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Akofena, Revue scientifique des Sciences du Langage,

Lettres, Langues & Communication


ISSN 2706 – 6312
revueakofena@gmail.com // contact@revue-akofena.org

Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire

Revue Akofena

PÉRIODIQUE : SEMESTRIEL

Sous-direction du dépôt légal, 1er trimestre 2020


Dépôt légal n°16304 du 06 Mars 2020
ÉDITEUR
INDEXATION INTERNATIONALE

01
q

https://reseau-
mirabel.info/revue/7228/Akofena_revue_scientifique_des_sciences_du_langage_lettres_lan
gues_et_communication

02
q

https://www.worldcat.org/search?qt=worldcat_org_all&q=revue+akofena

03
q

http://journalseeker.researchbib.com/view/issn/2706-6312

04
q

http://www.scipio.ro/en/web/revue-akofena

Mise à jour le 03 Mars 2020


SECRÉTAIRES ÉDITORIAUX

Directeur de Publication
ASSANVO Amoikon Dyhie, Université FHB, Côte d’Ivoire

Co-Directeurs de Publication
KRA Kouakou Appoh Enoc, Université FHB, Côte d’Ivoire
TAPE Jean-Martial, Université FHB, Côte d’Ivoire

Secrétaires Éditoriaux
ALLOU Allou Serge Yannick, Université FHB, Côte d’Ivoire
AMANI-ALLABA Angèle Sébastienne, Université FHB, Côte d’Ivoire
ANDREDOU Assouan Pierre, Université FHB, Côte d’Ivoire
ATSE N’Cho Jean-Baptiste, Université Alassane Ouattara, Côte d’Ivoire
BERE Anatole, Université Félix Université FHB, Côte d’Ivoire
DODO Jean-Claude, Université FHB, Côte d’Ivoire
GNABGEU Lawa Privat, Université FHB, Côte d’Ivoire
GNIZAKO Telesphore Symphorien, Université FHB, Côte d’Ivoire
GONDO Bleu Gildas, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
HOUMEGA Munseu Alida, Université FHB, Côte d’Ivoire
KONATÉ Yaya, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
KOSSONOU Kouabena Théodore, Université FHB, Côte d’Ivoire
KOUADIO Pierre Adou Kouakou, Université FHB, Côte d’Ivoire
KOUACOU N’goran Jacques, Université FHB, Côte d’Ivoire
KOUASSI N’dri Maurice, Université Péléforo Gon Coulibaly, Côte d’Ivoire
LOUA Kouassi Cyrille, Université FHB, Côte d’Ivoire
LOUM Daouda, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal
NIAMIEN N’da Tanoa Christiane, Université FHB, Côte d’Ivoire
N’GUESSAN Kouassi Akpan Désiré, Université FHB, Côte d’Ivoire
SEA Souhan Monhuet Yves, Université FHB, Côte d’Ivoire
YEO Kanabein Oumar, Université FHB, Côte d’Ivoire
YOUANT Yves Marcel, Université FHB, Côte d’Ivoire

Secrétaires de Rédaction
BOSSON BRA épouse DJEREDOU, Université FHB, Côte d’Ivoire
SIB Sié Justin, Université FHB, Côte d’Ivoire

Comptabilité
NIAMIEN N’da Tanoa Christiane, Université FHB, Côte d’Ivoire
AHATÉ Tamala Louise, Université FHB, Côte d’Ivoire
ALLA N’guessan Edmonde-Andréa, Université FHB, Côte d’Ivoire
COMITÉ SCIENTIFIQUE

Responsable : KOUADIO N’Guessan Jérémie, Université Félix Houphouët-Boigny


Directeur : Laboratoire de Description, de Didactique et de Dynamique
des Langues en Côte d’Ivoire (L3DL-CI)

ABOA Abia Alain Laurent, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire


ADEKPATE Alain, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
ADJERAN Moufoutaou, Université d’Abomey-Calavi, Bénin
AHOUA Firmin, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
AINAMON Augustin, Université d’Abomey-Calavi, Bénin
BOGNY Yapo Joseph, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
BOHUI Djédjé Hilaire, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
EKOU Williams Jacob, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
FOBAH Eblin Pascal, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
GOA Kacou, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
HIEN Sié, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
KABORE Bernard, Université Joseph Ki-Zerbo, Burkina Faso
KANTCHOA Laré, Université de Kara, Togo
KIPRE BLE François, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
KOUAMÉ Abo Justin, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
LEZOU KOFFI Aimée-Danielle, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
MALGOUBRI Pierre, Université Joseph Ki-Zerbo, Burkina Faso
MANDA Djoa Johson, Institut National Polytechnique Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
MOUSE Maarten, Université Leyde, Pays-Bas
N’GORAN POAMÉ Léa Marie Laurence, Université Alassane Ouattara, Côte d’Ivoire
QUINT Nicolas, Université Paris Villejuif, France
SILUE Sassongo Jacques, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
TCHAGBLE Boussanlègue, Université de Kara, Togo
TCHAA Pali, Université de Kara, Togo
TOUGBO Koffi, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
VAHOUA Kallet, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
YAGO Zakaria, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
LIGNE ÉDITORIALE

symbolise le courage, la vaillance


et l’héroïsme. Dans les royaumes Akan, les épées croisées
représentent les boucliers protecteurs du Roi. La revue
interdisciplinaire Akofena des Lettres, Langues et Civilisations publie
des articles inédits, à caractère scientifique. Ils auront été évalués en
double aveugle par des membres du comité scientifique. Les langues
de publication sont le français ou l’anglais. Enfin, Akofena est une
revue au confluent des Sciences du Langage, des Lettres, des Langues
et de la Communication et s’adresse aux Chercheurs, Enseignants-
Chercheurs et Étudiants.

M. ASSANVO Amoikon Dyhie


Maître de Conférences
Sciences du Langage
POLITIQUE ÉDITORIALE

La Revue Akofena publie des contributions originales (en français et en anglais) dans les
domaines des Sciences du Langage, des Lettres, des Langues et de la Communication. En
vertu du Code d’Éthique et de Déontologie du CAMES, toute contribution engage son
auteur et non la Revue Akofena.

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Numérotation numérique en chiffres arabes, en bas et à droite de la page concernée. Police :
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3cm.

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été publié auparavant dans une autre revue. Les manuscrits doivent impérativement
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• Titre : La première page doit comporter le titre de l'article, les Prénoms et NOMS
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• Résumé : Le résumé ne doit pas dépasser 300 mots. Il doit être succinct de manière
à faire ressortir l'essentiel de l’analyse.
• Mots-clés : ils ne doivent pas dépasser cinq.
• Introduction : Elle doit fournir suffisamment d'informations de base, situant le
contexte dans lequel l'étude a été entreprise. Elle doit permettre au lecteur de juger la
valeur qualitative de l'étude et évaluer les résultats acquis.
• Corps du sujet : Les différentes parties du corps du sujet doivent apparaître dans un
ordre logique. (Ex : 1. ; 1.1 ; 1.2 ; 2. ; 2.1 ; 2.2 ; etc.). L’introduction et la conclusion ne
sont pas numérotées.
• Notes de bas de page : Elles ne renvoient pas aux références bibliographiques, mais
aux informations complémentaires.
• Citation : Les références de citation sont intégrées au texte citant, selon les cas, des
façons suivantes :
o En effet, le but poursuivi par M. Ascher (1998, p.223), est : « d’élargir l’histoire
des mathématiques de telle sorte qu’elle acquière une perspective multiculturelle
et globale (…), »
o Le philosophe ivoirien a raison, dans une certaine mesure, de lire, dans ce choc
déstabilisateur, le processus du sous-développement. Ainsi qu’il le dit :
Le processus du sous-développement résultant de ce choc est vécu concrètement par
les populations concernées comme une crise globale : crise socio-économique
(exploitation brutale, chômage permanent, exode accéléré et douloureux), mais
aussi crise socio-culturelle et de civilisation traduisant une impréparation socio-
historique et une inadaptation des cultures et des comportements humains aux
formes de vie imposées par les technologies étrangères.
Diakité (1985, p.105)

• Conclusion : Elle ne doit pas faire double emploi avec le résumé et la discussion. Elle
doit être un rappel des principaux résultats obtenus et des conséquences les plus
importantes que l'on peut en déduire.

• Références bibliographiques : Les auteurs effectivement convoqués pour la rédaction


seront mentionnés dans le texte avec l'année de publication, le tout entre parenthèses.
Les références doivent être listées par ordre alphabétique, à la fin du manuscrit de la
façon suivante :
o Journal : Noms et prénoms de tous les auteurs, année de publication, titre complet
de l'article, nom complet du journal, numéro et volume, les numéros de première et
dernière page.
o Livres : Noms et prénoms des auteurs, année de publication, titre complet du livre,
éditeur, maison et lieu de publication.
o Proceedings : Noms et prénoms des auteurs, année de publication, titre complet de
l'article et des proceedings, année et lieu du congrès ou symposium, maison et lieu
de publication, les numéros de la première et dernière page.

Autres détails relatifs aux Références bibliographiques, Conclusion, Introduction, etc., se référer
à http://revue-akofena.org/index.php/politique-editoriale/

DROIT D’AUTEUR

La revue Akofena permet aux contributeurs de détenir le Copyright et les droits de


publication de leurs contributions.

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tant que données au logiciel, ou les utiliser à toute autre fin licite, sans barrières
financières, juridiques ou techniques autres que celles inséparables de l'accès à
Internet lui-même.
COORDINATEURS

Sié Justin SIB

Kanabein Oumar YEO

Revue Akofena ǀ N° 001 - Mars 2020


L3DL-CI, Université Felix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
SCIENCES DU LANGAGE, LETTRES, LANGUES & COMMUNICATION
www.revue-akofena.org ISSN 2706-6312

SOMMAIRE

Éditorial

SECTION – LANGUES AFRICAINES

01 Boukaré NACOULMA 005


La contribution des proverbes moose à la promotion de la citoyenneté dans les collèges multilingues
spécifiques au Burkina Faso

02 Kanabein Oumar YEO 015


L’adjectif qualificatif et son accord dans les langues sénoufo

03 Kiswindsida Michel YAMEOGO 031


Les chansons à la meule : un art et une arme pour la femme traditionnelle moaaga (Burkina Faso)

04 Kouabena Théodore KOSSONOU & Laurent EHIRE 049


Multifonctionnalité de la voyelle [a] en agni

05 Sié Justin SIB & Abel OUEDRAOGO 059


La focalisation en mooré

06 Tano Kouakou Frédéric MORIFIE 069


De la francisation des anthroponymes Bron aux problèmes de référence : une analyse
morphosémantique

SECTION - PSYCHOLINGUISTIQUE, SOCIO-DIDACTIQUE, ALPHABÉTISATION

07 Abdoulaye OUATTARA 081


Enseignement/apprentissage des savoirs au primaire en milieu rural : difficultés des élèves et
enseignants

08 Alou KEITA & Ahoubahoum Ernest PARDEVAN 093


Le traitement des emprunts du mooré et du dioula au français dans les écoles primaires bilingues du
Burkina Faso

09 Benjamin Odi Marcellin DON, Yaya KONATE & Konan Thomas KOFFI 113
Le dioula de Côte d’Ivoire : un standard apparent en attente de standardisation

Akofena ½ n°001 Mars½2020


10 Birame SENE 123
Les influences du français oral et des langues sources dans la production écrite A1 : cas de l’IFE de
Dakar

11 Djanhan Eric KOFFI 137


Difficultés en français d’élèves du secondaire ivoirien vues sous une approche éclectique

12 Imene MILOUDI 151


L’alternance codique (arabe dialectal/ français) dans les pratiques langagières des algériens : cas des
émissions télévisées

13 Issiaka BALLO 163


Concepts biologiques dépourvus de dénomination en bamanankan : quelques tentatives de
dénomination en fiches terminologiques

14 Martial Patrice AMOUGOU 173


Promotion de l’enseignement des langues nationales au secondaire : étude menée au lycée général
Leclerc de Yaoundé au Cameroun

15 Oumar LINGANI 185


Troubles sévères du langage écrit : cas d’enfants de CE et CM en fonction de leur profil de langage
oral

16 Tilado Jérôme NATAMA 203


La dictée au Brevet d’Étude du Premier Cycle au Burkina Faso : une injustice constatée dans le barème
de notation

17 Wendnonga Gilbert KAFANDO, Moussa Mamadou DIALLO & Dieu-Donné ZAGRE 217
La langue, une entrave à l’intégration des participants lors des colloques scientifiques internationaux
organisés en Afrique de l’ouest

18 Yao Charles BONY 227


Distorsion sémantique de l’usage du participe dans le continuum du français ivoirien

19 Yao Jacques Denos N’ZI 239


Le sous-titrage du français de Côte d’Ivoire dans les films ivoiriens

SECTION - ANALYSE DU DISCOURS - GRAMMAIRE -TRADUCTOLOGIE

20 Abdallah TERWAIT 255


Quelques notes sur les propositions introduites par comme

21 Abib SÈNE 265


The Truthfulness of a Cunning Feather in The Magic Calabash by Nana Grey-Johnson

Akofena ½ n°001 Mars½2020


22 Abir Muhammad DIB 275
Calixthe Beyala : une écriture de chair et de sang

23 Alexandre DJOULO & Jean-Benoît TSOFACK 289


La rhétorique du Pathos narratif dans L’ainé des orphelins de Tierno Monénembo

24 Amoin Virginie Marie Gertrude KOUASSI 299


Fantasmes et jouissances dans les œuvres de Duras, Ernaux, Abécassis et Millet

25 Arsène ELONGO & Monkala DZABOUA 309


Modernité stylistique de l’hypallage simple dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo

26 Baboucar DIOUF 331


Towards Reconciliable Religious Identities: Problems and Solutions in Ngũgĩ wa Thiong’o’s The River
Between

27 Bara NDIAYE 345


La problématique de la description : entre peinture et écriture

28 Bouna FAYE 355


La mise en scène de l’échec amoureux dans Madame Bovary de Gustave Flaubert

29 Brou Didier ANOH 367


Écrire en migration (s) : le Bazar de la migration en contexte dans Black Bazar d’Alain Mabanckou

30 Clémentine LOKONON 377


Présidentielle 2016 au Bénin. Face à face Patrice Talon - Lionel Zinsou : le symbolisme de la
négociation pour l’institutionnalisation des pouvoirs dans l’espace argumentatif

31 Dame DIOP 395


L’inscription de Montengon dans l’utopie Eusebio (1786) & Mirtilo (1795)

32 El Hadji Malick Sy WONE 411


Techniques de titrage dans la presse : l’exemple du journal Le Quotidien

33 Gaël NDOMBI-SOW 425


Pratique des titres en littérature africaine et caribéenne : entre esthétique, visibilité et fantaisies

34 Guilioh Merlain VOKENG NGNINTEDEM 435


Littérature et numérique : rupture ou continuité ?

35 Guillaume Ballebé TOLOGO 445


Problèmes de versification : l’alexandrin en question dans le poème « Héro d’Ébène » de Refrains sous
le sahel de Titinga Pacéré

Akofena ½ n°001 Mars½2020


36 Hervé WANDJI 455
Le contexte à l’œuvre dans le discours médiatique : postures médiatiques

37 J.-J. Rousseau TANDIA MOUAFOU & KIMBI Roger KIMBI 473


Consolidation et retravail discursifs de l’ethos préalable : le cas de Paul Biya dans son discours à la
nation le 10 septembre 2019

38 Joseph Ahimann PREIRA 489


Le récit mystique dans le roman africain francophone

39 Karima JOUIDA 503


La dimension politique et philosophique dans le film Le goût de la cerise d’Abbas Kiarostami

40 Kassikpa Georges KOUASSI 511


L’espace králien, éléments de géopoétique

41 Kouakou Béhégbin Désiré KONAN 523


La traduction dans l’apprentissage de l’espagnol en milieu universitaire ivoirien : quel impact ?

42 Kouassi Akpan Désiré N’GUESSAN & Kouadio Michel KONAN 537


Les journalistes font-ils preuve de politesse dans le traitement de l’information ?

43 Le Patrice LE BI 551
Advocating for the construction of a formal apparatus of enunciative objectivity

44 Mame Alé MBAYE 563


Diagnostic des conditions de vie des femmes africaines en Europe dans la noire de… d'Ousmane
Sembene et La préférence nationale de Fatou Diome : une inspiration du conte africain

45 Marwa HLEL 583


« Habiter poétiquement » Sidi Bou Saïd et Hammamet : les maisons côtières, un patrimoine
architectural, paysager et touristique (1920-1950)

46 Max-Médard EYI 599


La trace évidée du symbole littéraire : de l’(in)-désir d’être chez Verlaine a l’angoisse existentielle
chez Maupassant. Pour une économie générale de l’herméneutique blanchotienne

47 Mohamed YAMEOGO 613


Littérature africaine de langue allemande : potentialités didactiques de l´oralité

48 N’Dri Maurice KOUASSI 625


Le fonctionnement syntaxique et énonciatif de l’adverbe dans le discours littéraire de Kourouma : le
cas de Allah n’est pas obligé

49 Nadège Zang BIYOGUE 637


Lire les aléas de l’éducation permissive dans Les courbes du fleuve de Patrick Mbonguila Mukinzitsi

Akofena ½ n°001 Mars½2020


50 Nongzanga Joséline YAMEOGO 647
Esthétique et dramatisation de la violence dans Amoro de Jacques Prosper Bazie : expression et
typologie

51 Papa Bocar NDAW 663


Aimé Césaire : une émotion nègre et une poétique hellène

52 Rached CHAABENE 675


Réalité et construction imaginaire dans L’incendie de Mohamed Dib

53 Secka GUÈYE 687


Le baobab fou ou l’histoire d’une évasion

54 Yambaïdjé MADJINDAYE 697


De la transgression à l’exclusion sociale dans L’intérieur de la nuit de Leonora Miano

55 Yao Katamatou KOUMA 707


Investigating the interrelationship between the new black american drama and american sociopolitics

SECTION – VARIA – SOCIÉTÉ

56 Akpassou Isabelle ABOUTOU & Kambe Yves KAMBE 719


Les motivations sociales de la consommation de l’alcool chez la femme ivoirienne : cas de la femme
de la commune de Marcory

57 Chantale KY 731
Bolibana, la cité de la diaspora ou les exclus de la société ?

58 Gnamin Aman Diane GBOKO 743


Pour une approche interprétative de l’isotopie dans la chanson de Pierre Akendengué : l’exemple de
Marié avec

59 Mbaye DIOP 755


Le salut de la femme africaine dans l’exil : l’interaction bonheur- identité dans une perspective
problématique

60 TANO Mehsou Mylène ELLA & Félix Richard BROU 767


Mariages interethniques et accès au foncier en milieu rural ivoirien : une illustration du village de
Nandibo 2 dans le Sud de la Côte d’Ivoire

Akofena ½ n°001 Mars½2020


SECTION

LANGUES AFRICAINES
B. Nacoulma

LA CONTRIBUTION DES PROVERBES MOOSE À LA PROMOTION


DE LA CITOYENNETÉ DANS LES COLLÈGES MULTILINGUES
SPÉCIFIQUES AU BURKINA FASO

Boukaré NACOULMA
Université Joseph Ki-Zerbo – Burkina Faso
boukare.nacoulma@yahoo.fr

Résumé : Notre étude a pour objet d’appréhender la contribution de


l’enseignement des proverbes moose à la promotion des valeurs citoyennes
dans les collèges multilingues spécifiques. Les résultats de l’étude ont suscité
en nous des propositions didactiques pour promouvoir la citoyenneté à
partir de la culture mooga à l’école dont l’introduction de modules
spécifiques d’enseignement des valeurs traditionnelles moose dans les
collèges multilingues spécifiques. Le recours à des personnes de ressources
pour la transmission de certaines valeurs traditionnelles moose facteurs de
la promotion de l’acceptation de l’autre et de la cohésion sociale par le
truchement des proverbes.

Mots-clés : promotion de la citoyenneté, enseignement des proverbes,


culture, valeurs traditionnelles moose.

Abstract: The purpose of our study is to evaluate the contribution of teaching


moose proverbs to the promotion of civic values in specific junior high
schools. The results of the study helped us make didactic proposals to
promote civic behavior at school basing on the Mooaga culture. The
proposals include introduction of specific modules on moose traditional
values in specific multilingual junior high schools, the use of resource
persons in passing on some moose traditional values to the younger
generation, which can help promote acceptance of the fellow and social
cohesion trough proverbs.

Key words: Bilingual teaching, moose traditional values, civic culture,


proverbs.

Introduction
L’ère post insurrectionnelle au Burkina Faso est caractérisée par une
montée galopante de la violence sur toutes ses formes. C’est ainsi que la vie
nationale est souvent rythmée par des manifestations incendiaires et d’autres
formes d’incivisme qui gangrènent la vie sociale, entachent l’image du pays et
sapent les efforts de développement. Nonobstant les efforts consentis par les
pouvoirs publics et les organisations de la société civile pour dompter ce «
Léviathan », le phénomène de la violence demeure présent. Il colonise les esprits,
hante le pays et le fragilise. Malheureusement, les élèves et étudiants sont
souvent les principaux acteurs de cette violence. Dès lors se pose, la nécessité
d’une culture citoyenne dans les structures éducatives à partir de nos valeurs
traditionnelles. Les collèges multilingues spécifiques qui ne sont pas exemptent

Akofena çn°001 5
La contribution des proverbes moose à la promotion de la citoyenneté
dans les collèges multilingues spécifiques au Burkina Faso

de cette violence scolaire font appel aux valeurs culturelles moose pour
l’instauration d’une culture citoyenne en son sein. Cette réalité suscite en nous
des interrogations comme suit : Comment l’enseignement des proverbes moose
participe-t-il à la promotion de la culture citoyenne dans les collèges multilingues
spécifiques ? Quelles sont les difficultés de l’enseignement des proverbes qui
entravent la promotion de la culture citoyenne dans les collèges multilingues
spécifiques ? Quelles sont les stratégies pour une exploitation conséquente des
proverbes moose à la promotion des valeurs citoyennes dans les collèges
multilingues spécifiques ?

0.1. Objectifs de l’étude


- Évaluer la contribution de l’enseignement des proverbes moose à la
promotion des valeurs citoyennes.
- Évaluer les difficultés d’exploitation des proverbes moose dans la
promotion du vivre ensemble apaisé dans la société.
- Proposer des solutions didactiques pour une exploitation conséquente des
proverbes moose dans les écoles bilingues pour la promotion de la culture
citoyenne.

0.2. Cadre théorique


Notre étude se situe dans le cadre de la sociolinguistique appliquée à la
didactique de Pierre DUMONT et Bruno MAURER (1995). Ils rappelaient la
nécessité incontestable que des rapports étroits unissent sociolinguistique et
didactique. De ce fait, l’on s’interroge comment une didactique pourrait-elle
exister sans prendre en compte la dimension sociale du langage et d’un autre
côté, si l’on sait combien le terrain de l’école a compté pour la constitution de la
sociolinguistique comme discipline. La recherche devrait se fixer pour but
d’évaluer les corrélations possibles entre les attitudes, pratiques et
représentations des maîtres et celles des élèves. En somme dans quelle mesure le
modèle magistral, ses attentes comme ses productions influence-t-il
l’apprentissage de l’élève ? La socio-didactique de DUMONT et MAURER,
préconise l’analyse des méthodes d’enseignement, le modèle magistral. Elle
précise que chaque méthode constitue une prise de position particulière par
rapport à la langue comme par rapport à la culture. Une fois, ce rapport explicité
par une analyse, l’on sera à même d’apprécier son influence sur les pratiques et
les représentations des différents acteurs. On déterminera alors quelles options
méthodologiques sont à privilégier dans le but de créer les conditions de
réception de la langue les plus favorables à l’apprentissage, chez les deux
partenaires de la relation didactique. La socio-didactique prend en compte le
rapport de l’enseignant à la langue, le rapport des élèves à la langue, la pratique
didactique. C’est ce que soutiennent les précurseurs de cette théorie :

6 Mars 2020 ç pp. 05-14


B. Nacoulma

La liaison établie entre la sociolinguistique et la didactique concerne les


quatre paramètres de l’enseignement des langues : le maître, l’élève, la
méthode et la langue. Les retombées prévisibles de cette recherche
concernent aussi bien la formation des enseignants que la rénovation de
l’enseignement du français langue étrangère ou langue seconde ».
DUMONT et MAURER (1995, p.174)

Pour notre part, au regard de l’approche de cette théorie, notre étude cadre bien
avec ces orientations en ce sens que nous abordons une dimension de ces
recommandations. Il s’agit de la contribution de la langue comme fait de la
société dans les apprentissages pour une culture citoyenne sur la base des valeurs
traditionnelles moose à partir de l’enseignement des contes et des proverbes.

0.3. Cadre méthodologique


Pour mener à bien cette recherche et atteindre nos objectifs, notre travail s’est appuyé
sur une recherche documentaire et une enquête de terrain réalisée courant novembre et
décembre 2018. S’agissant de l’enquête de terrain, nous avons procédé à des observations
directes : nous avons suivi neuf (09) séances de cours d’éducation civique et morale dans
trois (03) collèges multilingues spécifiques différents (Loumbila dans l’Oubritenga,
Tanyoko dans la province du Sanematenga, Dafinso dans le Houet). Ce qui nous a permis
de noter les stratégies d’enseignement des valeurs morales et civiques à partir de la
culture moaaga par le biais des proverbes mais surtout les difficultés de cette démarche.
Nous avons également procédé au dépouillement et à l’analyse de questionnaires au
nombre de cinquante (50) portant sur les stratégies d’exploitation des proverbes moose
pour l’instauration d’une culture citoyenne, les difficultés rencontrées dans la mise en
œuvre de cette démarche ; la contribution de l’enseignement des contes et proverbes dans
la promotion de la citoyenneté à l’école et les solutions préconisées. Ledit questionnaire
a été administré aux enseignants de trois (03) collèges multilingues spécifiques dont cinq
(5) par collèges. Nous avons eu également des entretiens avec trois (03) directeurs des
collèges, et six (06) encadreurs pédagogiques au regard de l’orientation qualitative de
notre travail. Quant au choix des enseignants nous avons impliqué les enseignants de la
langue nationale mooré des trois (03) collèges multilingues spécifiques car l’éducation
civique et morale s’enseigne de manière systématique et occasionnelle à tous les niveaux.
Nous avons aussi procédé à une analyse des aides pédagogiques des enseignants et des
élèves, ainsi qu’à l’interview de trente (30) élèves et de vingt (20) parents d’élèves.

1. Stratégie d’exploitation des proverbes dans les écoles multiilingues


L’enseignement de l’éducation morale et civique dans les écoles bilingues
se fait de manière systématique à travers les causeries-débats. Il se fait également
à partir des contes (soalma), proverbes (yelbȗna) et l’actualité (kibaya).
Concernant l’exploitation des proverbes, sa mise en œuvre nécessite l’apport de
personnes de ressources qui peuvent venir du milieu pour l’exploitation et la
transposition des proverbes de la communauté moaaga . NAPON (2005,
p.12) soutient que : « L’enseignant du mooré peut être personne de ressources s’il
a la possibilité d’exploiter ces valeurs culturelles lors de la leçon ». L’éducation
civique se fait également à travers l’enseignement occasionnel, concernant la

Akofena çn°001 7
La contribution des proverbes moose à la promotion de la citoyenneté
dans les collèges multilingues spécifiques au Burkina Faso

causerie –débat l’on peut retenir ce qui suit : Le dictionnaire Le Nouveau Petit
Robert 1 (1993) définit la causerie comme étant un « entretien familier, une
conversation ». Quant au débat, il est « l’action de débattre d’une question, de la
discuter » d’où « l’idée de contestation, discussion, explication polémique ». De
ces deux définitions, on peut retenir que la causerie-débats est un échange à
bâtons rompus sur un thème donné.
Au plan pédagogique, la causerie-débats préconisée par IlBOUDO (2004)
est une séance d’animation qui offre l’opportunité aux élèves de s’exprimer, de
donner leur point de vue, de s’engager par une résolution face à un problème de
la vie quotidienne. La causerie-débats est issue de l’alphabétisation fonctionnelle
conscientisant. Dans les collèges multilingues spécifiques, le besoin d’implication
des parents d’élèves a conduit les encadreurs pédagogiques à recenser auprès
d’eux les thèmes jugés prioritaires pour l’éducation de leurs enfants. Ces besoins
sont traduits en slogans et proverbes que les élèves doivent retenir et appliquer
dans leur vie quotidienne. S’agissant de la démarche à suivre pour son
enseignement systématique, on peut retenir : Généralement, la séance de
causerie- débats se déroule selon le plan suivant :

Rappel de la leçon précédente


Elle consiste à faire rappeler par les apprenant(e)s au sujet du thème
précédent : Les principales constatations faites ; les principales réflexions et
analyses réalisées ; les solutions alternatives proposées ; la ou les actions
envisagées (s) pour transformer qualitativement la situation-problème ; le bilan
d’actions déjà engagées suite aux décisions antérieures.

Motivation
Présentation du problème du jour
Observation libre
● inviter les apprenant(e)s à observer l’illustration du jour ou la situation
concrète ;
● faire découvrir les éléments constitutifs de l’illustration ; compte rendu des
observations.

Discussion
Le point focal de la discussion/analyse interprète la sémantique du
proverbe et suscite l’interaction des élèves en fonction de leur culture se traduit
par un slogan. C’est au cours de cette étape capitale que le formateur doit amener
ses élèves à réfléchir, discuter, analyser la situation problématique par des
questions et des sous-questions, mais également par un éclairage technique.
Mesures et activités d’application de l’une ou des solution (s) proposée (s).
Toute leçon de causerie- débats doit déboucher sur des transformations socio-
économiques qui exigent la réalisation d’un certain nombre d’activités
individuelles ou collectives permettant la concrétisation des solutions proposées
lors des débats. L’ensemble des apprenant(e)s s’engage alors à tout faire pour la
réalisation de ces actions dans la mesure du possible, collectivement ou
individuellement.

8 Mars 2020 ç pp. 05-14


B. Nacoulma

Récapitulatif
Les apprenant(e)s avec l’aide du maître font un résumé de tous les débats.
Ils dégagent ensemble l’essentiel de ce qu’il faut retenir en rappelant : les
principales constatations faites, les principales réflexions et analyses réalisées ;
les solutions alternatives proposées ; la ou les actions envisagées (s) pour
transformer qualitativement la situation problème.
Application pratique (s’il y a lieu)
Rappel du slogan

2. L’exploitation de proverbe moaaga pour une culture citoyenne


Nous allons présenter d’abord chaque proverbe, ensuite une glose pour
chaque item, sa traduction et enfin sa valeur sémantique.
Exemple de Corpus de proverbe moaaga (yebȗna)
Sȏng n wãb m bȏang ka velem ye, yaa f me bȏang na n wa ki tɩ f rat sȏngre.
/ aider/ manger/moi/ âne/nég / friand de viande/c’est/toi/aussi/âne/mourir/
vouloir/aide/

Aidez-moi à manger mon âne, ce n’est pas être friand de viande, c’est parce que ton âne
mourra un jour et tu voudras de l’aide.

Aidez-moi à manger mon âne, ce n’est pas être friand de viande, c’est parce que
ton âne mourra un jour et tu voudras de l’aide. L’exploitation qu’on fait de ce
proverbe lors des séances de cours consiste à cultiver la solidarité entre les
apprenants sans distinction de race, d’ethnie pour une coexistence pacifique.

Kãsem yaa tãmpʋʋr sagdo : sag-sȏng be, sag-beed be / kãsem yaa tãmpʋʋr /
/aîné/être/dépotoire/ordure/ordure/bon/dedans/ordure/mauvais/dedans/aîné/
sagdo.
/être/dépotoir/
L’aîné st un dépotoir : la bonne ordure s’y trouve, la mauvaise ordure s’y trouve / l’ainé
est un dépotoir.

La valeur culturelle de ce proverbe invite à la tolérance dans les relations inter


personnelles et inter communautaires. Pour ce cas précis une personne de
ressources a fait une exploitation judicieuse au cours de la séance de causerie
débat dans une classe de 5ième au collège multilingue spécifique de Tanyoko pour
faciliter le travail en groupe des apprenants en classe et partant des relations
qu’ils entretiennent dans le quartier.

Nangur-n-paok koom seka ned ne a zoa yȗubu.


/arrachide/ coque/eau/suffit/homme/et/son/ami/ boire/
L’eau contenue dans la coque de l’arachide suffit à étancher la soif de deux amis.

La substance de ce proverbe nous interpelle sur la solidarité que nous devons


manifester envers autrui. Cette valeur de la tradition moaaga qui est une

Akofena çn°001 9
La contribution des proverbes moose à la promotion de la citoyenneté
dans les collèges multilingues spécifiques au Burkina Faso

dimension de la citoyenneté est exploitée dans les écoles bilingues


mooré/français pour inculquer l’esprit du vivre ensemble apaisé chez les jeunes
générations.

Saag sã n nag neba, bɩ b ra nag taab ye.


/pluie/si/battre/des gens/donc/nég/battre/vous/
Si la pluie bat des gens, ils ne doivent plus se battre.

La sémantique de ce proverbe encourage à la tolérance dans les relations


interpersonnelles et intercommunautaires. Ce proverbe a constitué une base pour
la leçon de sensibilisation de lutte contre les violences intercommunautaires suite
à des actes terroristes. La négation des conflits intercommunautaires de YIRGOU
(village situé dans le sahel du Burkina Faso) est une illustration.

Ba-yir pa lobgd ne kugr ye, ba-yir lobgda ne tãn-dagre.


/patrie/nég/lapider/avec/cailoux/patrie/lapider/avec/morceau de terre/
On ne lapide pas le ba-yiri (la mère patrie) avec un caillou, on utilise un morceau de terre.

A travers ce proverbe, les écoles bilingues mooré/français font usage de la


culture moaaga qui incite au patriotisme pour enseigner les valeurs du respect
de la mère patrie et du bien commun.

Yʋgemd poor pa mot tɩb wedg bȏang ye.


/chameau/dos/nég/enfler/opérer/ âne/
Quand le dos du chameau s’enfle, on n’opère pas le dos de l’âne.

Le contenu sémantique de ce proverbe fait allusion à l’équité qui est une valeur
prônée par la communauté moaaga. L’exploitation de cette valeur à travers le
présent proverbe participe à former le futur citoyen épris de justice qui est une
composante de la citoyenneté.

Ned pa zao will la a kɛɛd-a ye / ned kȏn zao will a wẽneg n kɛɛd-a ye
/être/nég/assis/branche/nég/couper/ /être/neg/assis/branche/couper/nég/
On ne coupe pas la branche sur laquelle, on est assis.

Par ce proverbe, la valeur culturelle moaaga enseignée est le respect du bien


commun. Au regard de l’incivisme galopante dans notre pays, ce proverbe a été
le socle pour sensibiliser les élèves des écoles bilingues contre la destruction de
bien public qui leur servent à l’école et dans la société.

Buud warb sã n saod laagẽ, bɩ ned kam ning a karga.


/famille/danse/dans/plat /donc/être/mettre/son/pied/
Quand la danse (de la communauté) se danse dans un plat, chacun n’a qu’à y mettre son
pied.

10 Mars 2020 ç pp. 05-14


B. Nacoulma

La valeur culturelle moaaga enseignée à partir de l’exploitation de ce proverbe


est le bien fait du travail d’intérêt commun. Les apprenants des écoles bilingues
ont été enseignés par le biais d’exemple pris dans les activités d’intérêt commun
de leur école et dans la vie.

Sãan pʋto-ned yȗuda a bĩnd koom / pʋto-ned yȗuda a bĩnd koom.


/étranger/méchant/boire/eau/excrement/ /être/méchant/boire/excrément/eau/
L’étranger qui fait de vilaines choses exprès boit l’eau de ses excréments / qui fait de
vilaines choses exprès boit l’eau de ses excréments.

Par ce proverbe, les séances de causeries-débats servent de tremplin pour


véhiculer les valeurs de respect du bien commun et surtout d’une prospection de
développement durable, c’est-à-dire exploiter les ressources actuelles en tenant
compte des autres et des générations futures. En somme, il peut être la situation
de base pour enseigner l’importance du bien fait.

Bugum sã n dit zoobd bɩ toɛɛng ra la ye / bugum sã yȏk zug bɩ yȏor ra la ye.


/feu/entrain/bruler/cheveux/barbe/nég/rire/ /feu/bruler/tête/donc/nez/nég/rire/
Si le feu consume les cheveux, que la barbe ne s’en moque pas.

A travers ce proverbe, les enseignants des écoles bilingues mooré/français


cultivent l’esprit d’humilité, la retenue et surtout la courtoisie dans les
comportements des apprenants. L’expression de ces valeurs est encouragée dans
la culture moaaga. L’exploitation de ce proverbe dans les collèges multilingues
spécifiques participe à renforcer les pratiques citoyennes des jeunes apprenants.

Ra maan tɩ kisame, yaa ned n maan n yã.


/nég/faire/interdit/être/dejà/faire/et/voir/
Quand on dit que telle chose est interdite, c’est que quelqu’un en a fait la mauvaise
expérience.

Ce proverbe met en exergue les conséquences néfastes de la violation de l’interdit


dans la société moaaga. La pratique citoyenne étant également le respect du
permis et de l’interdit, les cours de civisme se servent de la sémantique de ce
proverbe pour la promotion de la citoyenneté dans les collèges multilingues
spécifiques. Ils interpellent surtout sur le respect de la règlementation à l’école et
dans la vie par ces jeunes apprenants.

Zɩlemd ne yẽn bee ne taab wakat fãa la b mi n yȏsga taab.


/langue/et/dent/vivre/ensemble/tout/moment/et/ souvent/se/manquer/
La langue et les dents sont ensemble tout le temps mais il arrive qu’elles se fassent la
bagarre.

Le contenu sémantique de ce proverbe encourage le vivre ensemble apaisé dans


le respect de la diversité mais surtout dans la tolérance et la culture de la bonne
cohabitation qui sont des éléments de la citoyenneté.

Akofena çn°001 11
La contribution des proverbes moose à la promotion de la citoyenneté
dans les collèges multilingues spécifiques au Burkina Faso

Zamb noaag pa wekd ye.


/trichérie/poule/nég/reproduire/
La poule acquise malhonnêtement n’obtient pas de poussin.

La valeur citoyenne véhiculée par ce proverbe est l’honnêteté. A travers ce


proverbe, le maître attire l’attention des élèves sur la valeur traditionnelle
moaaga qui incite à la négation du détournement et du vol. L’enseignement tiré
de l’exploitation de ce proverbe participe à la culture de comportement citoyen
de jeunes apprenants des collèges multilingues.

Ned kȏn kɛ gȏos n los koomẽ n kẽ n tab ye.


/être/nég/couper épine/plonger/eau/et/rentrer/piétiner/
Personne ne couperait des arbres épineux qu’elle jetterait dans l’eau pour, par la suite y
entrer et marcher dessus.

La leçon tirée de ce proverbe est la préservation des biens publics pour les
générations actuelles et celles à venir. L’exploitation de la situation de base qu’est
le présent proverbe permet à l’enseignant d’attirer l’attention des élèves sur les
méfaits de destruction de biens publics lors des grèves et mouvements populaires
qui peuvent constituer des obstacles pour leur propre épanouissement.

Ned ba yel-somd n kȏt-a koom, t’a ma yel-sȏmd kȏ-a miuusg t’a saame.
/être/père/bienfait/donner/lui/eau/et/mère/bienfait/donner/lui/galette/delayer/
Le bienfait du père de chacun lui apporte de l’eau et le bienfait de sa mère lui apporte la
galette pour qu’il délaie.

Le contenu sémantique de ce proverbe exploité dans les collèges multilingues


spécifiques au cours de notre étude, est la valeur du développement durable qu’il
enseigne. Par ce proverbe, les enseignants mettent en exergue la valeur du
bienfait qui résiste au temps. En somme la valeur citoyenne véhiculée par ce
proverbe est la promotion d’actes responsables qui tiennent compte des
générations futures.

3. Résultats de l’étude
Il ressort des enquêtes que 92% des élèves reconnaissent l’impact de
l’enseignement des valeurs citoyennes à partir des proverbes moose dans leur
comportement dans la collaboration avec les autres élèves. Pour ce qui est des
enseignants enquêtés, 96% approuvent les effets de l’éducation à la citoyenneté
sur fond des proverbes moose comme facteur d’un climat apaisé entre élève et
entre élève et enseignant en classe. Quant aux des directeurs des collèges
multilingues spécifiques enquêtés, 90% admettent l’apport de l’exploitation des
proverbes moose comme facteur de culture citoyenne des apprenants de leurs
établissements scolaires. S’agissant des encadreurs de l’enseignement secondaire
enquêtés, 85% approuvent l’influence positive de l’enseignement à partir des
proverbes moose dans la lutte contre l’incivisme en milieu scolaire. Enfin, nous

12 Mars 2020 ç pp. 05-14


B. Nacoulma

retenons des parents d’élèves enquêtés que 74% reconnaissent l’effet positif de la
culture citoyenne par le biais de l’exploitation des proverbes moose sur le
comportement extra-muros des apprenants des collèges multilingues.

4. Difficultés liées à l’enseignement des valeurs traditionnelles moose dans les


écoles bilingues mooré/français
La promotion de la citoyenneté à partir de l’enseignement fondé sur les
proverbes moose se heurte à plusieurs difficultés dont la mauvaise interprétation
des proverbes par certains enseignants lors des séances de causerie débat. Il y a
également la réticence des personnes de ressources à accompagner les
enseignants lors des séances de cours pour une bonne exploitation des proverbes.
Le manque de formation des enseignants en didactique de l’enseignement
bilingue et de documentation sur les apprentissages en éducation civique et
morale en mooré constitue également des obstacles à la mise en œuvre réussie de
l’exploitation des valeurs culturelles moose dans les collèges multilingues
spécifiques. La violence récurrente en milieu scolaire constitue un paradoxe aux
efforts de l’école pour la culture citoyenne de ses pensionnaires. L’enseignement
des proverbes dans les écoles bilingues se heurte également aux difficultés de
transfert des notions de temps du mooré au français. Dans cette dynamique
NACOULMA (2018) note que : « Les difficultés de transfert des catégories
temporelles du mooré au français constituent une entrave sérieuse dans
l’enseignement des proverbes moose ».

5. Propositions didactiques
Les résultats de l’étude ont suscité en nous des propositions didactiques
pour promouvoir la citoyenneté à partir de la culture moaaga chez les apprenants
dont l’introduction de modules spécifiques pour l’enseignement des valeurs
traditionnelles moose à partir des proverbes dans les écoles primaires bilingues
et les collèges spécifiques multilingues qui peuvent participer à la lutte contre
l’incivisme. La prise en compte de ces modules dans les différentes évaluations
scolaires. L’accentuation de l’enseignement occasionnel pour la promotion du
vivre ensemble à partir des proverbes moose. Le recours à des personnes de
ressources pour la transmission de certaines valeurs traditionnelles moose
facteurs de la promotion de l’acceptation de l’autre et de la cohésion sociale par
le truchement des proverbes. L’exploitation des valeurs culturelles moose pour
susciter la négation du terrorisme sous toutes ses formes et les conflits
interpersonnels et intercommunautaires à partir des causeries débats dans les
collèges multilingues spécifiques. La création d’option spécifique réservée à la
formation des enseignants bilingues comme le suggère SOME (2005) peut
contribuer à la promotion des valeurs culturelles dans les écoles bilingues.

Conclusion
Au terme de notre étude dont l’objectif était d’évaluer la contribution de
l’enseignement des proverbes moose à la promotion des valeurs citoyennes dans
les collèges multilingues spécifiques, de relever les difficultés et d’y proposer des
solutions. Nous avons opté pour une démarche qualitative pour la collecte des

Akofena çn°001 13
La contribution des proverbes moose à la promotion de la citoyenneté
dans les collèges multilingues spécifiques au Burkina Faso

données qui a pris en compte les enseignants de trois collèges spécifiques, des
encadreurs pédagogiques, des parents d’élèves et des élèves de ces
établissements. Les résultats de l’étude ont révélé des difficultés dans
l’enseignement des proverbes moose qui ont suscité en nous des propositions
didactiques pour une bonne exploitation des proverbes moose dans
l’enseignement des collèges multilingues spécifiques. Pour ce faire, la prise en
compte des propositions didactiques au niveau des curricula, des stratégies
d’enseignement, d’évaluation et de la formation des enseignants peut améliorer
les rendements scolaires sur le plan comportemental des apprenants.
L’implication de la population par l’accompagnement des personnes de
ressource lors des séances de cours est également recommandée.

Références bibliographiques
DUMONT, P., MAURER, B. (1995). Sociolinguistique du français en Afrique
francophone, Edicef-AUPELF, 224p.
ILBOUDO, T.P. 2004. L’éducation bilingue au Burkina Faso : une formule alternative
pour une éducation de base de qualité, Dakar, La collection expérience africaines-
étude, Étude de cas national, ADEA, 256 p.
NACOULMA, B. 2018. « La problématique de transfert des aspects temporels du
mooré au français dans l’enseignement de la conjugaison dans les écoles
bilingues au Burkina Faso » in Actes du 2e colloque international de Bonoua du
laboratoire de description, de didactique et de dynamique des langues en Côte
d’Ivoire, Abidjan, CRELIS, p. 181-188.
NAPON, A. 2005. « aspects linguistiques et sociolinguistiques de l’alliance à
plaisanterie entre quelques groupes ethniques en milieu urbain », Annales
de l’université de Ouagadougou série A, vol.003, p.46-58.
SOME, M. 2005. « Éducation bilingue, une alternative au système éducatif de
base, en Afrique Pour un développement durable », penser la francophonie,
Actes des premières journées communes des réseaux de chercheurs
concernant la langue p. 421- 434

14 Mars 2020 ç pp. 05-14


K. O. Yeo

L’ADJECTIF QUALIFICATIF ET SON ACCORD


DANS LES LANGUES SENOUFO

Kanabein Oumar YEO


Université Félix Houphouët-Boigny – Côte d’Ivoire
cotedivoirerenouveau@gmail.com

Résumé : Dans les langues sénoufo1, l’adjectif qualificatif en tant que tel est
un attribut du sujet. Selon les langues, l’on observe entre l’adjectif et le nom
qu’il qualifie, des cas d’accord en genre et en nombre (accord total), des cas
d’accord en genre ou en nombre (accord partiel), des cas de non-accord, et
un cas (cas hybride) où l’on retrouve à la fois selon l’adjectif, un accord total,
un accord partiel, ou un non-accord. A l’analyse des langues comme le
nyarafolo et le tagbana illustrent la phase initiale de l’accord entre l’adjectif
qualificatif et le nom : c’est l’accord total. D’autres langues telles que le
djimini et le nafanan illustrent la phase transitionnelle du processus
d’affranchissement de l’accord : c’est l’accord est partiel. La phase finale
dudit processus est illustrée par le nafara et le palaka qui ne marquent plus
d’accord entre l’adjectif et le nom. En définitive, la tendance à
l’affranchissent des schèmes d’accord entre l’adjectif et le nom semble être
le sort de celui-ci dans les langues sénoufo.

Mots-clés : adjectif qualificatif, attribut du sujet, (non)accord, genre, nombre.

Abstract : In senoufo languages, the adjective functions as an attribute of the


subject. According to the language, it is observed on the one hand, with
regard to the adjective and the noun its qualifies, a full agreement in number
and gender, a partial agreement in number or a non-agreement; and a case
(hybrid case) where there is both, depending on the adjective, a full
agreement, a partial agreement and, or a non-agreement. When analysing
languages, like nyarafolo and tagbana it can be observed that these
languages illustrate the initial phase of a total agreement between the
adjective and the noun. Languages like djimini and Nafannan, however, are
illustrative of a transitional phase of the agreement schema, manifested by a
partial agreement. Nafara and palaka languages, which illustrate a final
phase of the process of agreement, do not show any agreement between the
adjective and the noun. It can be postulated on this basis that the non-
agreement tendency between the adjective and the noun is likely to
generalize in senoufo languages.

Key-words: adjective, attribute, gender, agreement, non-agreement

1 Sénoufo, c’est un terme générique qui désigne un sous-groupe de langues. A ce propos, Rongier (1996, p.
5) écrit: « …ce sont de nombreux parlers sénoufo parfois si éloignés les uns des autres que les sénoufo eux-mêmes ne
se comprennent pas ». Ce travail porte sur le le nyarafolo, le djmini, le palaka, le tagbana, le nafanan et le
nafara, des langues sénoufo du nord de la Côte d’Ivoire. YEO (2012)

Akofena çn°001 15
L’adjectif qualificatif et son accord dans les langues sénoufo

Introduction
Les adjectifs qualificatifs se définissent comme des termes qui servent
à préciser la manière d’être de quelque chose ou de quelqu’un, la qualité ou le défaut,
ou encore l’aspect d’un être, d’un objet, d’une abstraction. On les définit aussi
comme la qualité objective ou subjective d’une chose ou d’un être. Dans la
littérature linguistique africaniste, c’est l’une des catégories grammaticales la moins
étudiée. Même si on peut mentionner, à titre indicatif, les études de P. Roulon-
Doko (1994) intitulées « l’expression de la qualification en gbaya » et celles de D.
Creissels (2002) d é n o m m é e s « Adjectifs et adverbes dans les langues
subsahariennes » qui ont apportées des éléments d’analyses sur la notion de
qualification et d’adjectif qualificatif dans les langues africaines ; force est de
reconnaître que la question des adjectifs qualificatifs dans les langues africaines
reste encore problématique.
L’objectif de cette étude relative à un groupe de langues sénoufo est de
trois ordres. Le premier vise à démontrer l’existence d’adjectifs qualificatifs dans
les langues sénoufo. Le second consiste à relever les schèmes d’accord possible
de ceux-ci avec les noms qu’ils qualifient. Le dernier se résume en une analyse
comparative. Autrement dit, il s’agit de répondre au questionnement suivant :
existe-t-il, des adjectifs qualificatifs dans les langues sénoufo ? Y a -t-il, un schème
d’accord entre ceux-ci et les noms qualifiés ? Comment se manifeste l’accord de
l’adjectif dans les langues étudiées ? Qu’est ce qui explique variation des types
d’accord notés dans l’étude?
Pour conduire cette étude, nous nous appuyons sur un double cadre
théorique : la théorie fonctionnelle et la théorie comparative. La première
soutiendra l’étude des faits morphologiques et syntaxiques relevés dans chaque
langue, tandis que la seconde permettra de faire de l’analyse comparative entre
les langues sénoufo que sont : le nafara, la nyarafolo,le palaka, le tagbana, le
djimini et le nafanan. Au niveau méthodologique, les données de l’étude sont
issues d’une enquête de terrain réalisée, entre juin et juillet de l’an 2013, à Abidjan
(sud), à Ferkéssédougou (nord) et à Soko (nord-est) un village de Bondoukou en
Côte d’Ivoire. Ainsi, pour lever l’amalgame qui est fait entre la catégorie des
adjectifs qualificatifs et celle des verbes d’état et apporter la preuve de l’existence
des adjectifs dans ce groupe de langues, nous allons, dans un premier temps,
montrer la distinction entre adjectifs qualificatifs et verbes d’état. Nous
présenterons, ensuite, l’adjectif qualitatif en tant qu’épithète, puis en tant
qu’attribut ; avant d’examiner dans une étude comparative, l’accord entre
l’adjectif qualificatif en tant qu’attribut du sujet et le nom qu’il qualifie. In fine,
nous proposerons une explication historico-comparative du comportement du
schème d’accord de l’adjectif qualificatif dans les différentes langues étudiées.

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K. O. Yeo

1. Distinction entre verbe et adjectif qualificatif en sénoufo


Bien qu’étant tous deux (adjectif qualificatif et verbe d’état) des qualifiants
ou des qualificateurs, il existe des caractéristiques morphologiques et
syntaxiques propres à chaque catégorie de mots.

1.1 Présentation des verbes d’état


À l’instar des autres verbes, les verbes d’état sont conditionnés
morphologiquement l’aspect (accompli ou inaccompli) d’emploi. Ils ne peuvent
avoir que trois formes possibles : celle de l’infinitif (Inf.), celle de l’accompli (Acc.)
et celle de l’inaccompli (Inac.) Yéo (2016, p.202). Soit les exemples du tableau (I) :
(01)
Verbes d’état
Inf. Acc. Glose Inac. Glose
bi ɲɛ̰̄ nígɛ ɲɛ̰̄ nígɛ rougir ɲɛ̰̄ nígi devenir rouge
bi wúɔ̀ wúɔ̀ être noir worigi devenir noir
bi filige filige être blanc filigi devenir blanc
bi tɔ̰ni tɔ̰ni être long tɔnígi devenir long
bi weri weri être court werigi devenir court
bi carí carí être petit carígi devenir petit
bi kpɔʔɔ kpɔʔɔ être gros kpɔʔɔgi devenir gros
bi tòolɛ́ʔɛ tòolɛ́ʔɛ être laid tòoleegi devenir laid
bi pēe pēe être méchant pēegi devenir méchant

Tableau illustratif des verbes d’état en nafara (I)

Comme on peut l’observer dans le tableau (I), la forme de l’infinitif en


nafara est une forme « composée » car étant composée de la particule infinitive
bi et de la forme verbale de l’accompli. Si l’on observe bien, nous notons que la
forme verbale de l’infinitif s’obtient en ajoutant la particule bi à la forme de
l’accompli. Inversement, la forme verbale de l’accompli s’obtient en ôtant la
particule infinitive bi à la forme verbale de l’infinitif. C’est ce qui fonde à dire que
c’est la forme de l’accompli qui est la forme de base dans les verbes sénoufo Yéo
(2016, p.203).

1.2 Présentation des adjectifs qualificatifs


Si tout comme le nom, l’adjectif qualificatif est pourvu d’un suffixe de
classe dans l’énoncé, il en est dépourvu au plan lexical. Cette spécificité de
l’adjectif qualificatif dans les langues Gur (dont fait partie les langues sénoufo) a
été mentionnée par A. Delplanque (1996, p. 64) : « En ce qui concerne la

Akofena çn°001 17
L’adjectif qualificatif et son accord dans les langues sénoufo

qualification, l'adjectif est dépourvu de classificateur propre au plan lexical... ».


En effet, en contexte isolé, les adjectifs qualificatifs seront marqués comme des
bases adjectivales sans suffixe. Soit le tableau illustratif (II) suivant:
(2)
Base des adjectifs qualifcatifs Glose
cà̰- bon, beau
fɔ̰- nouveau
weri- court
carí- petit
ɲìi- rouge
wúɔ̄- noir
fii- blanc
kpɔʔɔ- gros

Tableau illustrative des bases lexicales de quelques adjectifs qualifcatifs (II)

-Pourquoi au plan lexical les bases adjectivales soient dépourvues de suffixe ?


En effet, une base adjectivale ne devient adjectif qualificatif au sens propre du
terme que lorsqu’elle est doté d’un suffixe adjectival. Or, le suffixe d’un adjectif
qualificatif est fonction de celui du nom qu’il qualifie. En clair, une base
adjectivale donnée est susceptible, selon le contexte d’emploi, de prendre tous les
suffixes de classe possibles. Ainsi, dans un énoncé donné, le suffixe de l’adjectif
qualificatif est conditionné par la classe nominale (et/ou le genre) et le nombre
du nom qualifié.

2. Des adjectif qualificatifs épithètes dans les composés nominaux ?


Dans les langues sénoufo, les bases des adjectifs qualificatifs éléments
constitutifs de certains noms composés sont souvent analysées comme des
épithètes.

2.1. A propos des adjectif qualificatif dans les compositions nominales


Dans les langues sénoufo, certains composés nominaux contiennent en leur
sein des « adjectifs qualificatifs ». A ce propos, K. O. Yéo (2012, p. 324) écrit : «
Le nyarafolo révèle des syntagmes nominaux composés de t y p e N-
Adj., où une base nominale est juxtaposée à un adjectif qui porte le
suffixe du nom composé. »

18 Mars 2020 ç pp. 15-30


K. O. Yeo

(3)
pìkpɔ́ʔɔ-ɔ̄ kokpɔ́ʔɔ-lɔ̄

pì-a kpɔʔɔ- kòlo kpɔ́ʔɔ


| |
pì -à kpɔʔɔ- kò + lo kpɔ́ʔɔ
| | | + …. |
pì + …. + kpɔʔɔ- ® pìkpɔʔɔ- +Suf. kò + …. kpɔ́ʔɔ® kòkpɔ́ʔɔ-+Suf
® kòkpɔ́ʔɔ-+lɔ̄
enfant + gros → gros enfant chaise + gros (se) → grosse chaise

Nous constatons qu’en nafara, en associant respectivement les noms : [pì-a]


« enfant » nom singulier de classe 1 et [kò-lo] « chaise » nom singulier de classe
3, à la base adjectivale [kpɔʔɔ] nous obtenons les noms composés respectifs :
[pìkpɔʔɔ] « gros enfant » et [kokpɔ́ʔɔ-lɔ̄] « grosse chaise ». Ici, dans les noms
composés obtenus, c’est bien la base de l’adjectif qualificatif qui porte le suffixe
des noms composés obtenus ; en l’occurrence les variantes suffixales -[ɔ] (classe 1)
et-[lɔ] (classe 3). Analysant une telle composition, Yéo (Op. cit) écrit : « Une
analyse sémantique des composés de séquence N-Adj., laisse apparaitre que N
est l’élément qualifié ou spécifié et que Adj. est l’élément qualificateur ou
spécificieur ». Il importe de faire plusieurs remarques quant à cette analyse. 1)
L’élément qualificateur ou spécifieur n’est pas un adjectif qualificatif mais plutôt
une base adjectivale. 2) L’élément qualifié ou spécifié est une base nominale et
non un nom. 3) Les deux éléments ne sont pas seulement juxtaposés mais aussi
composés. Bien que formé de parties diverses, nous obtenons un tout, un
nouveau mot qui est un nom composé.

2.2 Adjectif qualificatif et forme amalgamée de type épithétique


Ce type de composés nominaux sont dits épithétiques à cause de la
fonction épithète de la base de l’adjectif qualificatif. C’est ce que relève dans son
étude du Kar, M. Wichser (1994, p. 138): « Pour les noms à formes amalgamées,
nous avons ensuite fait ressortir la base nominale à l’aide d’un nom composé de
type épithétique ». L’exemple nafara en (), illustre assez bien l’amalgame qui
peut survenir quant à l’interprétation de ce genre de composés nominaux. Si, les
composés obtenus « gros enfant » et « grosse chaise », laissent entrevoir d’un
point de vue sémantique la qualification des noms « enfant » et « chaise », il n’en
demeure pas moins qu’ils désignent quelqu’un ou quelque chose De plus, d’un
point de vue syntaxique, il n’est pas possible que ce type de nom composé soit
perçu comme un syntagme épithétique car si telle était le cas, nous aurions eu
deux éléments distincts (nom et adjectif) et juxtaposés. Or, au plan
morphologique, nous avons affaire à un seul nom composé constitué d’un
radical complexe (une base nominale + une base adjectivale) et d’un suffixe
nominal. Si un tel nom composé n’est pas à confondre avec un syntagme

Akofena çn°001 19
L’adjectif qualificatif et son accord dans les langues sénoufo

épithétique, il est inexact de le qualifier d’épithète, quand il s’agit d’une base


adjectivale dans une composition nominale. Force est donc, d’admettre qu’il
n’existe pas d’adjectif épithète dans les langues sénoufo.

3. Langues sénoufo : langues à classes et à genres nominaux


Classées parmi les langues dites à classes nominales, les langues sénoufo
appartiennent au groupe Gur. P our justifier nos propos, lisons A.
Delplanque :
Un certain nombre de langues gur se comportent comme de véritables
langues à classes, dans la mesure où le concept de "classe" peut y être
défini comme un phénomène d'accord affectant toutes les catégories
nominales: les pronoms substitutifs, les pronoms déterminatifs et
l'adjectif. Autrement dit, l'accord intervient aussi bien au niveau de
l'énoncé (accord du verbe avec le sujet) qu'au niveau du syntagme
(accord de l'expansion avec le noyau). C'est le cas du groupe sénoufo,
du groupe gurunsi, des langues gourma, mais aussi du sous-groupe
cirma- curama-dogosé ».
A. Delplanque (1996, p. 63)

4. Accord de l’adjectif qualificatif en fonction attribut du sujet


À ce stade de notre étude, il importe de relever la différence entre classe
nominale et genre nominal. Bien que ces deux notions puissent désigner la
même chose, il existe une distinction entre elles. Les classes nominales se
manifestent uniquement au niveau morphologique, en l’occurrence par les
suffixes nominaux ou classificateurs nominaux. Quant aux genres nominaux, ils
se manifestent au niveau sémantique et syntaxique. Ainsi, du point de vue
sémantique, des noms ayant les mêmes suffixes ou classificateurs nominaux
auront toujours le même pronom anaphorique. Autrement dit, il existe un
schème d’accord entre le nom et son pronom. Au plan syntaxique, on observe
des schèmes d’accord entre le nom et son déterminant, son adjectif etc. Par
l’exemple du nafanan, Yéo (2012, p.159) démontre la différence entre classe et
genre. En effet, si le nafanan atteste cinq classes nominales, elle ne connaît en
revanche que deux genres nominaux fondés sur les traits sémantiques : +animé
et –animé. Voir le tableau (III) ci-dessous :

GI GII
[+Animés] [- Animés]
Genre nafanan Comptables Comptables Non-comptables
Nombre Sg Pl Sg Pl ………………

Tableau des genres nominaux du nafanan (III)

20 Mars 2020 ç pp. 15-30


K. O. Yeo

Contrairement au nafanan, dans les autres langues objet de l’étude, il existe une
stricte coïncidence entre les classes et les genres. C’est la conclusion à laquelle
arrive Yéo (2013, p. 81) quand il écrit : « En résumé, dans la plupart des langues
sénoufo, l’on dénombre entre trois et cinq classes nominales, avec une
coïncidence entre les classes nominales et les genres nominaux (Genre =Classe)
». Voir le tableau (IV)

GI GII GIII GIV GV


Comptables Comptables Comptables Non comptables
Genres
[+Animés] [+ Animés] / [-Animés] [-Animés]
Humains Grands Petits Objets de masse Objets liquides
Nombre Sg. Pl. Sg. Pl. Sg. Pl. ………… …………

Tableau des genres des cinq autres langues objets de l’étude (IV)

S’il y a accord entre l’adjectif qualificatif et le nom qualifié, cet accord sera fonction
du genre et/ou du nombre de celui-ci. Les nos propos de Delplanque corroborent
bien nos dires : « En ce qui concerne la qualification, l'adjectif est dépourvu de
classificateur propre au plan lexical, mais prend dans le discours le genre du nom
qualifié, au singulier et au pluriel. » A. Delplanque (1996, p. 64). Dans la suite de
cette étude, nous n’utiliserons que la notions de genres nominaux qui seront
affectés d’un chiffre romain. Ainsi, aurons-nous le genre I, le genre II, le genre III,
genre IV et le genre V que nous symboliserons respectivement GI, GII, GIII, GIV
et GV. Quant au nombre des noms dénombrables, le singulier et pluriel seront
respectivement symbolisés par Sg et Pl.

4.1 Les schèmes d’accord de l’adjectif qualificatif en nafara


En nafara, il n’existe pas de schème d’accord entre les adjectifs qualificatifs
et les noms qu’ils déterminent. L’adjectif qualificatif est invariable quel que soit le
genre nominal et le nombre (singulier ou pluriel) du nom qualifié. Considérons
les exemples (4) à (11) dans le tableau (V) ci- dessous:

(4) Singulier càw ma̰ ̀ wūɔ̄/ɲɛ̄nígɛ̄/cārí


Traduction La femme est noire /claire /petite.
GI (5) Pluriel càbēli ma̰ ̀ wūɔ̄/ɲɛ̄nígɛ̄/cārí
Traduction Les femmes sont noires /claires /petites.
(6) Singulier tiig̀ ma̰ ̀ wūɔ̄/ɲɛ̄nígɛ̄/cārí
GII Traduction L’arbre est noire /rouge /petite.
(7) Pluriel tiiỳ ma̰ ̀ wūɔ̄/ɲɛ̄nígɛ̄/cārí
Traduction Les arbres sont noires /rouges /petites.
(8) Singulier cāǹ ma̰ ̀ wūɔ̄/ɲɛ̄nígɛ̄/cārí

Akofena çn°001 21
L’adjectif qualificatif et son accord dans les langues sénoufo

Traduction La calebasse est noire / rouge / petite.


GIII (9) Pluriel cāgēlì ma̰ ̀ wūɔ̄/ɲɛ̄nígɛ̄/cārí
Traduction Les calebasses sont noires /rouges /petites.
GIV (10) ………… kār̀ ma̰ ̀ wūɔ̄/ɲɛ̄nígɛ̄/cārí
Traduction La viande est noire / rouge /petite.
GV (11) ………… súm̀ ma̰ ̀ wūɔ̄/ɲɛ̄nígɛ̄/cārí
Traduction L’huile est noire /rouge /petite.

Nous avons quel que soit le genre ( GII, GII, …GV) ou le nombre (Sg. ou Pl.)
du nom qualifié, nous notons que les adjectifs [wūɔ̄] « noir », [ɲɛ̄nígɛ̄] « rouge
», et [cārí] « petit » restent invariables. Néanmoins, nous relevons une exception,
avec l’adjectif qualificatif [kpɔ̄ʔɔ̄] « grand » au singulier qui devient [kpɔ̄liyɔ̄] au
pluriel. Dans le cas d’espèce, l’accord de l’adjectif est uniquement basé sur le
nombre.

4.2 Les schèmes d’accord de l’adjectif qualificatif en nyarafolo


En nyarafolo, on observe un accord en genre et nombre entre le nom et
son adjectif.

-Schèmes d’accord des adjectifs qualificatifs et noms du genre I


En nyarafolo, les suffixes de forme -wV au singulier, ainsi que leurs
variantes nasales ŋV̰ et ceux de forme -VlV au pluriel, sont les schèmes d’accord
des adjectifs qualificatifs des noms du genre I. Soit les exemples (12) et (13) ci-
dessous :
(12)
cɛ̄li-wɛ̄ wīi wūɔ̄-wɔ̄ / ɲíɛ̰̄-ŋɛ̄ /cíɛ̄-wɛ̄
cɛ̄liwɛ̄ wīi wūɔ̄-wɔ̄ / ɲíɛ̰̄ -ŋɛ̄ /cíɛ̄-wɛ̄
femme elle être noire.sg.GI rouge.Sg.GI/ petite.Sg.GI
La femme est noire / rouge / petite.

(13)
cɛ̄li-lɛ̄ pēē wūɔ̄-lɔ̄ / ɲíɛ̰̄ɛ̰̄-nɛ̰̄ /yīrīi-lē
cɛ̄lilɛ̄ pēē wūɔ̄lɔ̄ / ɲíɛ̰̄ ɛ̰̄ nɛ̰̄ /yīrīilē
femmes elles être noire.Pl.Gr rouge.Pl.GI/ petite.Sg.GI
Les femmes sont noires / rouges / petites.

-Schèmes d’accord des adjectifs qualificatifs et noms du genre II


En nyarafolo, les suffixes de forme -ʔV au singulier et -yV au pluriel
marquent les schèmes d’accord des adjectifs qualificatifs des noms du genre II.
Soit les exemples (14) et (15) ci-dessous :

(14)
sā-ʔà kìi wūɔ̄-ʔɔ̄ /ɲíɛ̄-ʔɛ̼̄ /cíɛ̄ʔɛ̄

22 Mars 2020 ç pp. 15-30


K. O. Yeo

sāʔà kìi wūɔ̄ʔɔ̄ /ɲíɛ̄ʔɛ̼̄ /cíɛ̄ʔɛ̄


maison elle être noire.Sg.GII /rouge.Sg.GII /petite.Sg.GII
La maison est noire / rouge / petite.

(15)
sɛ̄-yɛ̀ yīi wūɔ̄yɛ̄ /ɲíɛ̰̄-yɛ̼̄ /yīrī-yē
sɛ̄yɛ̀ yīi wūɔ̄yɛ̄ /ɲíɛ̰̄yɛ̼̄ /yīrīyē
maisons elles être noire.Sg.GII /rouge.Sg.GII /petite.Sg.GII
Les maisons sont noires / rouges / petites.

-Schèmes d’accord des adjectifs qualificatifs et noms du genre III


En nyarafolo, les suffixes de forme -lV (-nV la variante nasale) au
singulier, et -gVlV au pluriel, ainsi que leurs variantes nasales -ʔVlV sont les
schèmes d’accord des adjectifs qualificatifs des noms singulier et pluriel du
genre III. Soit les exemples (16) et (17) ci-dessous :
(16)
cɛ̰̄-nɛ̰̄ nìi wūɔ̄-lɔ̄ /ɲíɛ̄-nɛ̼̄ /cíɛ̄-lɛ̄
cɛ̰̄nɛ̰̄ nìi wūɔ̄lɔ̄ /ɲíɛ̄nɛ̼̄ /cíɛ̄lɛ̄
calebasse elle être noire.Sg.GIII /rouge.Sg.GII /petite.Sg.GIII
La calebasse est noire / rouge / petite.

(17)
cɛ̰̄-gɛ̄lɛ̄ kēyē wūɔ̄-ʔɔ̄lɔ̄ /ɲíɛ̰̄-ʔɛ̄lɛ̄ /cíɛ̄-ʔɛ̄lɛ̄ (yíɛ̄gɛ̄lɛ̄)
cɛ̰̄gɛ̄lɛ̄ kēyē wūɔ̄ʔɔ̄lɔ̄ /ɲíɛ̰̄ʔɛ̄lɛ̄ /cíɛ̄ʔɛ̄lɛ̄ (yíɛ̄gɛ̄lɛ̄)
calebasse elle être noire.Pl.GIII /rouge. Pl.GIII /petite. Pl.GIII
Les calebasses sont noires / rouges / petites.

-Schèmes d’accord des adjectifs qualificatifs et noms du genre IV


En nyarafolo, les suffixes de forme -rV marque le schème d’accord des
adjectifs qualificatifs des noms du genre IV. Soit l’exemple (18) ci-dessous :
(18)
kā-rā tìi wūɔ̄-rɔ̄ /ɲíɛ̄-rɛ̼̄ /cíɛ̄-rɛ̄
kārā tìi wūɔ̄rɔ̄ /ɲíɛ̄rɛ̼̄ /cíɛ̄rɛ̄
viande elle être noire.Sg.GIV /rouge.Sg.GIV /petite.Sg.GIV
La viande est noire / rouge / petite.

-Schèmes d’accord des adjectifs qualificatifs et noms du genre V


En nyarafolo, les suffixes de forme -bV marque le schème d’accord des
adjectifs qualificatifs des noms du genre V. Soit l’exemple (19) ci-dessous :
(19)
súmɔ̄ tìi wūɔ̄-bɔ̄ /ɲíɛ̄-bɛ̼̄ /cíɛ̄-bɛ̄
súmɔ̄ pìi wūɔ̄bɔ̄ /ɲíɛ̄bɛ̼̄ /cíɛ̄bɛ̄
huile elle être noire.Sg.GV /rouge.Sg.GV /petite.Sg.GV
L’huile est noire / rouge / petite.

Akofena çn°001 23
L’adjectif qualificatif et son accord dans les langues sénoufo

24 Mars 2020 ç pp. 15-30


K. O. Yeo

4.3 Les schèmes d’accord de l’adjectif qualificatif en palaka


En palaka, il n’existe pas de schème d’accord entre les adjectifs
qualificatifs et les noms qu’ils déterminent. Considérons les exemples (20) à (27)
dans le tableau (VI) ci- dessous:

(20) Singulier jɛ́liwɛ̄ wū gbúgɔ̀ /ɲɛ̰̄ligɛ̄ /wūɔ̄


Traduction La femme est grosse /claire /noire.
GI
(21) Pluriel Jílɛ̄lɛ̄ pē gbúgɔ̀ /ɲɛ̰̄ligɛ̄ /wūɔ̄
Traduction Les femmes sont grosses /claires /noires.
(22) Singulier gō kī gbúgɔ̀ /ɲɛ̰̄ligɛ̄ /wūɔ̄
Traduction La maison est grosse /rouge /noire.
GII
(23) Pluriel ŋwɛ̰̄ yi gbúgɔ̀ /ɲɛ̰̄ligɛ̄ /wūɔ̄
Traduction Les maisons sont grosses /rouges /noires.
(24) Singulier gōōlō li gbúgɔ̀ /ɲɛ̰̄ligɛ̄ /wūɔ̄
Traduction La calebasse est grosse /petite /noire.
(25) Pluriel gbōgōlō kē gbúgɔ̀ /ɲɛ̰̄ligɛ̄ /wūɔ̄
GIII Traduction Les calebasses sont grosses /rouges /noires.
GIV (26) ………… kārā tì gbúgɔ̀ /ɲɛ̰̄ligɛ̄ /wūɔ̄
Traduction La viande est grosse /rouge /noire.
GV (27) ………… sìnìmɛ̄ pì gbúgɔ̀ /ɲɛ̰̄ligɛ̄ /wūɔ̄
Traduction L’huile est grosse /rouge /noire.

Dans les exemples du tableau (VI) nous observons que quel que soit le genre ou
le nombre du nom qualifié dans les énoncés, les adjectifs qualificatifs [gbúgɔ̀]
« gros(se) », [ɲɛ̰̄ ligɛ̄] « rouge » et [wūɔ́] « noir(e) » restent invariables.

4.4 Les schèmes d’accord de l’adjectif qualificatif en tagbana


En tagbana, selon le genre et le nombre des noms qualifiés, les schèmes
d’accord associent aux adjectifs qualificatifs diverses formes suffixales.

-Schèmes d’accord des adjectifs qualificatifs et noms du genre I


En tagbana, les suffixes de forme -Ø et -V au singulier et -VlV ou -
bVlV au pluriel sont les schèmes d’accord des adjectifs qualificatifs des noms
du genre I. Soit les exemples (28) et (29) ci-dessous :

Akofena çn°001 25
L’adjectif qualificatif et son accord dans les langues sénoufo

(28)
cɛ̄lɛ̄ wī kṵ̀gbā̰-lā̰ /tātṵ̄-ṵ̄ /wūɔ̄
cɛ̄lɛ̄ wī kṵ̀gbā̰lā̰ /tātṵ̄ṵ̄ /wūɔ̄
femme elle être grosse.Sg.GI /petite.Sg.GI /noire.Sg.GI
La femme est grosse / petite / noire.
(29)
cɛ̄ pē kponō-ōlō /tatṵ̄-bēlē /wūɔ̄ɔ̄lɔ̄
cɛ̄ pē kponoolo /tutṵ̄bele /wūɔ̄lɔ̄
femmes elle être noire.Sg.GI /rouge.Sg.GI /petite.Sg.GI
Les femmes sont grosses / petites / noires.

-Schèmes d’accord des adjectifs qualificatifs et noms du genre II


En tagbana, les suffixes de forme -gV au singulier, ainsi que leurs
variantes -ʔV et -rV au pluriel, marquent les schèmes d’accord des adjectifs
qualificatifs des noms du genre II. Soit les exemples (30) et (31) ci-dessous :
(30)
jīō kī kù̄ ̰̰gbā̰̰-gā̰ /tutū-ʔū /wū-ʔɔ̄
jīō kī ̄
kṵ̰̀gbā̰̰gā̰ /tutūʔū /wūʔɔ̄
maison elle être grosse.Sg.GI /petite.Sg.GI /noire.Sg.GI
La maison est grosse / petite / noire.
(31)
jīōrō tī kù̄ ̰̰gbāāgā̰ /yīrīrē /wūɔ̄rɔ̄
jīōrō tī ̄
kṵ̰̀gbāāgā̰ /yīrīrē /wūɔ̄rɔ̄
maison elle être noire.Sg.GII /rouge.Sg.GII /petite.Sg.GII
Les maisons sont grosses / petites / noires.

-Schèmes d’accord des adjectifs qualificatifs et noms du genre III


En tagbana, les suffixes de forme -lV singulier et -gVlV avec sa variante
-ʔVlV pluriel, marquent les schèmes d’accord des adjectifs qualificatifs des noms
du genre III. Soit les exemples (32) et (33) ci-dessous :
(32)
cɛ̰̄lɛ̰̄ lī kù̄ ̰̰gbā̰̰-lā̰ /tutū-lū /wū-lɔ̄
cɛ̰̄lɛ̰̄ lī ̄
kṵ̰̀gbā̰̰lā̰ /tutūlū /wūlɔ̄
calebasse elle être grosse.Sg.GIII /petite.Sg.GIII /noire.Sg.GIII
La calebasse est grosse / petite / noire.

(33)
cɛ̰̄gēē-lē kē kù̄ ̰̰̰̀gbā̰̰-ʔā̰lā̰ /tātū-gēlē /wūɔ̄-ʔɔ̄lɔ̄
cɛ̰̄gēēlē kē ̄ ̀
kṵ̰̰̀gbā̰̰ʔā̰lā̰ /tātūgēlē /wūɔ̄ʔɔ̄lɔ̄
calebasses elle être grosse.Sg.GIII /petite.Sg.GIII /noire.Sg.GIII
Les calebasses sont grosses / petites / noires.

26 Mars 2020 ç pp. 15-30


K. O. Yeo

- Schèmes d’accord des adjectifs qualificatifs et noms du genre IV


En tagbana, les suffixes de forme -rV marquent les schèmes d’accord des
adjectifs qualificatifs des noms du genre IV. Soit l’exemple (34) ci-dessous :
(34)
kāā-r tī kù̄ ̰̰gbā̰̰-rā̰ /tātū-rū /wūɔ̄-rɔ̄
kāār tī ̄
kṵ̰̀gbā̰̰rā̰ /tātūrū /wūɔ̄rɔ̄
viande elle être grosse.Sg.GIV /petite.Sg.GIV /noire.Sg.GIV
La viande est grosse / petite / noire.

-Schèmes d’accord des adjectifs qualificatifs et noms du genre V


En tagbana, les suffixes de forme -mV sont les marques des schèmes
d’accord des adjectifs qualificatifs des noms du genre V. Soit l’exemple (35) ci-
dessous :
(35)
hú-m̄ pī kù̄ ̰̰gbā̰̰-mā̰ /tātū-mū /wūɔ̄-mɔ̄
húm̄ pī ̄
kṵ̰̀gbā̰̰mā̰ /tātūmū /wūɔ̄mɔ̄
huile elle être grosse.Sg.GIV /petite.Sg.GIV /noire.Sg.GIV
L’huile est grosse / petite / noire.

4.5 Les schèmes d’accord de l’adjectif qualificatif en djimini


En djimini, les schèmes d’accord entre adjectifs qualificatifs et noms sont
de trois types. Des cas d’absence d’accord, des cas d’accord en nombre
uniquement et des cas d’accord en genre et en nombre. Considérons les
exemples (36) à (43) dans le tableau (VII) ci- dessous:

(36) Singulier cɛ̄ wū kpɔ́ʔɔ̄ /fɔ̰̄ɔ̰̄ɲɔ̄ kúlō


Traduction La femme est grosse /nouvelle /petite.
(37) Pluriel cɛ̄ɛ̄lɛ̄ ki kpāʔārā /fɔ̰̄ɔ̰̄ɲɔ̄ kúlō
GI Traduction Les femmes sont grosses /nouvelles /petites.
(38) Singulier gō ki kpɔ́ʔɔ̄ /fɔ̰̄ɔ̰̄ɲɔ̄ kúlō
Traduction La maison est grosse /nouvelle /petite.
GII
(39) Pluriel gōōrō ki kpāʔārā /fɔ̰̄ɔ̰̄dɔ̰̄ kúlō
Traduction Les maisons sont grosses /nouvelles /petites.
(40) Singulier cɛ̄gɛ̄ʔlɛ̄ kē kpāʔārā /fɔ̰ ́ ɔ̰ ́ gɔ̰̄ʔɔ̰̄lɔ̰̄ kúlō
Traduction La calebasse est grosse / nouvelle /petite.
GIII
(41) Pluriel cɛ̄ɛ̄lɛ̄ li kē kpāʔārā /fɔ̰ ́ ɔ̰ ́ gɔ̰̄ʔɔ̰̄lɔ̰̄ kúlō
Traduction Les calebasses sont grosses /nouvelles /petites.
GIV (42) ………… kārā tī kpɔ̄ʔɔ̄ /fɔ̰ ́ ɔ̰ ́ rɔ̰̄ kúlō

Akofena çn°001 27
L’adjectif qualificatif et son accord dans les langues sénoufo

Traduction La viande est grosse / nouvelle / petite.


GV (43) ………… húmɔ̄ pī kpɔ̄ʔɔ̄ /fɔ̰ ́ ɔ̰ ́ mɔ̰̄ kúlō
Traduction L’huile est grosse /nouvelle /petite.

L’examen des exemples du tableau (VII) montre qu’en djimini, nous avons trois
cas de figures.1) Certains adjectifs s’accordent en genre et nombre avec les noms
qualifiés ; c’est le cas de [kpɔ̄ʔɔ̄] « nouveau ». 2) D’autres adjectifs [fɔ́ɔ́-] « gros »
ne s’accordent qu’en nombre. 3) Un troisième groupe d’adjectifs tel que [kúlō] «
petit » n’observent aucun schème d’accord.

4.6 Les schèmes d’accord de l’adjectif qualificatif en nafanan


Comme mentionné plus haut, le nafanan a cinq classes nominales basées
sur les traits morphologiques des noms par leurs suffixes nominaux et de deux
genres nominaux basés sur les propriétés sémantiques +animé ou – animé.
Pourtant, le schème d’accord entre les noms et leurs adjectifs ne tient compte, ni
des classes, ni des genres, mais seulement du nombre (singulier /pluriel) des
noms. Considérons les exemples (44) à (47) dans le tableau (VIII) ci- dessous:

cɔ̄lɔ̄ ū gbɔ̄ɔ̄ /wūɔ̄ / fíɛ̰


cɔ̄lɔ̄ ū gbɔ̄ɔ̄ /wūɔ̄ fíɛ̰
femme elle (être) grosse-Sg.GI / noire-Sg.GI / petite-Sg.GI
(44) Sg La femme est grosse /noire /petite.

cɛ́gɛ̄ lɛ̄ pē gbɛ̄ ɛ̄ /wūrɔ̄ / fíɛ̰ fíɛ̰


cɛ́gɛ̄lɛ̄ pē gbɛ̄ɛ̄ /wūrɔ̄ / fíɛ̰ fíɛ̰
(45) Pl
GI
femme elle (être) grosse-Pl.GI / noire-Pl.GI / petite-Pl. GI
Les femmes sont grosses /noires /petites.
ɲūgō cā ki gbɔ̄ɔ̄ /wūrɔ̄ / fíɛ̰
ɲūgō cā ki gbɔ̄ɔ̄ /wūrɔ̄ / fíɛ̰
(46) Sg
maison elle (être) grosse-Sg.GI / noire-Sg.GI / petite-Sg.GI
La maison est grosse /nouvelle /petite.

GII ɲūyō yā yi gbɛ̄ ɛ̄ /wūrɔ̄ / fíɛ̰ fíɛ̰


ɲūyō yā yi gbɛ̄ɛ̄ /wūrɔ̄ / fíɛ̰ fíɛ̰
(47) Pl
maisons les elles (être) grosse-Pl.GI / noire-Pl.GI / petite-
Pl.
Les G I
maisons sont grosses /nouvelles /petites.

28 Mars 2020 ç pp. 15-30


K. O. Yeo

5. Analyse comparative de l’accord de l’adjectif qualificatif dans les langues


sénoufo
L’adjectif qualificatif dans les langues sénoufo se présentent dans la
fonction d’attribut. L’adjectif qualificatif épithète n’existe pas dans ces langues.
L’étude des schèmes d’accord de l’adjectif qualificatif par rapport au nom, dans
ces langues, laissent transparaitre quatre types de classifications : nyarafolo et
tagbana qui marquent un schème d’accord en genre et en nombre ; le nafanan
ne marque que le schème d’accord de nombre uniquement ; le nafara et le palaka
qui ne marquent pas aucun schème d’accord. ; et le du djimini qui marque en
fonction des adjectifs soit un schème d’accord en genre et en nombre, soit un
schème d’accord en nombre ou soit aucun schème d’accord. Mis à part le nafara
et le palaka, qui ne marquent aucun accord, les différents types d’accord de
l’adjectif dans les langues sénoufo montre la tendance de celui-ci (l’adjectif) à se
comporter au plan morphosyntaxique comme catégorise qui se lexicalise. En
effet, l’étude de l’adjectif et son accord dans les langues sénoufo relève une
tendance : -soit en une réduction ou une sélection du type d’accord (genre et/ou
nombre), soit en l’abandon de tout schème d’accord avec le nom qualifié.

Conclusion
L’étude révèle qu’en sénoufo, il n’existe pas d’adjectif qualificatif dans la
fonction d’épithète. En tant qu’épithète, ce sont des bases adjectivales et non des
adjectifs que l’on retrouve dans certains noms composés. Autrement dit, dans
ce groupe de langues, l’adjectif qualificatif en tant que tel est un attribut du
sujet. Concernant l’accord entre l’adjectif qualificatif et le nom, l’on observe,
selon les langues, quatre cas de figure : des cas d’accord total (genre et nombre),
des cas d’accord partiel (genre ou nombre), des cas de non-accord et un cas
hybride (où l’on retrouve selon l’adjectif, soit un accord total, soit un accord
partiel, soit encore un non-accord). Des langues comme le nyarafolo et le
tagbana où l’accord est total, illustrent la phase de départ, tandis que l’exemple
du nafanan où l’accord est partiel, illustre la première phase transitionnelle de
ce processus. Le djimini qui atteste à la fois des cas d’accord total ou partiel et
de non accord représente la seconde phase transitionnelle. Enfin, les langues
nafara et palaka qui ne marquent aucun accord ont atteint la phase finale dudit
processus. L’absence ou la réduction des schèmes d’accord entre l’adjectif
qualificatif et le nom est probablement le sort de celui-ci dans les langues
sénoufo.

Akofena çn°001 29
L’adjectif qualificatif et son accord dans les langues sénoufo

Références bibliographiques

BOËSE Eleanor Leanea. 2006. Nyarafolo Grammar Sketch (Working Outline).


Ferkéssédougou, Centre de Littératures Nyarafolo, (copie non éditée reçue
de l’auteur), non publié, 82 p.
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30 Mars 2020 ç pp. 15-30


K. M. Yameogo

LES CHANSONS À LA MEULE :


UN ART ET UNE ARME POUR LA FEMME TRADITIONNELLE
MOAAGA (BURKINA FASO)

Kiswindsida Michel YAMEOGO


Université Professeur Joseph Ki-Zerbo – Burkina Faso
michelyameogo11@gmail.com

Résumé : Cette réflexion aborde la question de la littérature féminine qui se


déploie à travers les ailes de l’oralité africaine en général et moaaga en
particulier. Le texte oral dont il est question précisément est la chanson,
support d’activité, exécutée à la meule par la femme. Celle-ci utilise son art
poétique pour se défendre. Ainsi, l’objectif de cet article était d’analyser, sous
l’angle ethnolinguistique, les aspects littéraires et sémantiques des chansons
exécutées à la meule par la femme comme un art et une arme. Il ressort de
l’étude qu’à travers un certain nombre de lexiques et de procédés
stylistiques, la femme utilise la chanson pendant son activité de moulage
comme un prétexte pour dénoncer toutes les exactions à son encontre. Tout
en exprimant sa souffrance, elle se défend à travers l’ironie, la satire et la
vengeance. Les personnages visés dans ses attaques sont entre autres son
époux, sa belle-mère et sa coépouse.

Mots-clés : chansons, meule, moose, art, arme, ethnolinguistique

Abstract: This reflection addresses the issue of female literature, which


spreads through the wings of African orality in general, and moaaga in
particular. The oral text in question is precisely the song, a medium of
activity, performed with a millstone by the woman. She uses her poetic art
to defend herself. Thus, the objective of this article was to analyze, from an
ethnolinguistic angle, the literary and semantic aspects of songs performed
by a woman with a millstone as an art and a weapon. It emerges from the
study that through a certain number of lexicons and stylistic processes, the
woman uses the song during her molding activity as a pretext to denounce
all the abuses against her. While expressing her suffering, she defends herself
with irony, satire and revenge. The characters targeted in his attacks are,
among others, her husband, stepmother and co-wife.

Keywords: songs, millstone, moose, art, weapon, ethnolinguistics

Introduction
La littérature traditionnelle africaine donne un espace d’expressivité à
toutes les couches sociales. En effet, les enfants, les femmes et les hommes y
trouvent leur compte. Elle se distingue de celle écrite par son caractère oral. C’est
une littérature à travers laquelle la parole joue un rôle fondamental dans la
transmission des valeurs socioculturelles d’une génération à l’autre. Elle se
compose de plusieurs genres (contes, proverbes, chanson, etc.) dont la

Akofena çn°001 31
Les chansons à la meule : un art et une arme pour la femme traditionnelle Moaaga (Burkina Faso)

production est le fruit d’une imagination collective ou individuelle. L’individu


bien que fondu dans la société peut s’affirmer à travers la parole. Dans les sociétés
dites de « l’oralité » en général et moaaga1 en particulier, la parole est sacrée ; par
conséquent, elle ne doit pas être dite n’importe comment et n’importe où, sa
diction nécessite qu’elle soit réfléchie ; car elle a la même puissance destructrice
que le feu, voire plus. Selon F. Mounkaila (2008, p.179), « la parole qu’on profère
est en effet comparable à une arme de jet dont le tranchant peut faire très mal,
lorsqu’on ne prend pas soin d’en emmailloter le fil meurtrier ». C’est pourquoi,
en milieu traditionnel et au cours de certaines circonstances empreintes de
solennité ou de spiritualité, la femme n’a pas droit à la parole, car elle est
considérée comme un être versatile, et dont les sentiments priment sur sa raison.
Interdite de prendre la parole en public, surtout au milieu des hommes, la femme
s’est créé une littérature qu’elle exprime dans le cadre de ses activités
domestiques. Au cours de celles-ci, les chansons entonnées sont empreintes de
poéticité et de sémanticité.
La présente communication se mène autour de la question principale
suivante : En quoi les chansons exécutées à la meule sont-elles un art et une arme
pour la femme moaaga ? De cette interrogation découlent d’autres spécifiques.
Comment la femme se défend-elle à travers l’art poétique ? Comment exprime-t-
elle sa souffrance ? Comment dénonce-t-elle les exactions contre elle ? Eu égard
à cela, l’objectif principal de recherche est d’analyser les aspects littéraires et
sémantiques des chansons exécutées à la meule par la femme moaaga comme art
et arme. Il s’agira de montrer, d’une part, comment à travers des procédés
stylistiques, elle se défend, et d’autre part, dénonce et traduit sa souffrance.
Dans le cadre de ce travail, notre réflexion se base sur les chansons des
femmes exécutées à la meule. Pour y parvenir, l’analyse se fera sous l’angle
ethnolinguistique, ce qui nécessite la transcription des chansons en langue locale,
le moore, de leur traduction littérale et littéraire en français. Branche de la
linguistique ou de l’ethnologie, elle est une pratique interdisciplinaire. En effet,
selon G. Calame-Griaule (1979, p.163), « l’ethnolinguistique peut se définir
comme l’analyse des relations entre langue, culture et société, en tenant compte
bien sûr de la notion de variation linguistique, sociale et culturelle ». Ce qui veut
dire que l’analyse tiendra compte du principe de l’immanence et de la
transcendance. Le va-et-vient entre texte-contexte et société est nécessaire en vue
de mettre en relief les sens liés aux énoncés imagés. Cette approche permettra
d’une part, de relever la littérarité des chansons et d’autre part, de mettre en
exergue leur contenu sémantique. Mais cela ne consiste pas à dissocier le fond de
la forme, car il n’y a pas de contenu sans contenant. Pour Noke S. (2010, p.1) :
« On ne peut comprendre le texte qu’en se référant à son contexte, c’est-à-dire à
son origine, à la société qui l’a généré ». C’est dans la même veine d’idée que C.
Lévi-Strauss (2010, p.2) soutient qu’ « en matière de littérature orale, la
morphologie est stérile en moins que l’observation ethnologique ne vienne la

1 Moaaga (sing.), moose (pl.) : ethnie du Burkina Faso

32 Mars 2020 ç pp. 31-48


K. M. Yameogo

féconder ». C’est en tenant compte de toutes ces considérations que la réflexion


sera menée.
Ainsi, le travail s’articulera autour de deux mouvements. Dans le premier,
il s’agit de faire un aperçu sur le cadre conceptuel. Dans le deuxième mouvement,
il sera question de peindre les préoccupations soulevées par la femme moaaga
dans l’enclos familial à travers un style poétique ; car les structures profondes
dégagées à partir de l’analyse d’un texte oral, dans le contexte africain en général
et moaaga en particulier ne concernent pas seulement la forme du texte, mais sa
signification. En effet, la rime, par exemple constatée dans les chansons
africaines, n'est pas une simple homophonie ; elle induit entre les mots qu'elle
unit un rapport sémantique.

1. Cadre conceptuel
Il est nécessaire que dans une telle réflexion, on porte un éclairage sur des
notions en relation avec le sujet d’étude. Cela permettra d’une part, à la
connaissance théorique des concepts-clés du sujet de réflexion et d’autre part, à
une analyse efficiente des énoncés imagés dans le cadre de cette réflexion

1.1. Paga2 ou femme


Dans l’entendement des Moose, paga désigne en général le genre féminin
et en particulier pag sẽn be sɩd roogẽ « femme au foyer ». Du point de vue
morphologique, paga « femme » dérive du monème pυga « ventre ». Celui-ci est en
rapport avec la maternité de la femme. Le ventre dont il est question, n’est pas le
ventre « alimentaire »3. Il s’agit du ventre capable de concevoir une vie. De ce
point de vue, il apparait que la femme a deux ventres tandis que l’homme en
dispose un, puisqu’il ne peut pas concevoir. C’est pourquoi, pour désigner la
femme en gestation, on dira paga tara pυga, ce qui signifie que « la femme a un
ventre ».4Au regard de tout cela, la femme se distingue de l’homme par sa
fonction maternelle. Mais avant qu’elle devienne paga « femme au foyer » elle a
été bi-pugla ou pυgsada5 « jeune fille ». Au plan morphologique, pυgsada est
composé de « pυg- », dérivé de pυga « ventre » et sada, dérivé de sadga « jeune
femelle ». Cela désigne la jeune fille non mariée, résident encore dans le domicile
parental. Ainsi, pendant le moulage du mil, peut-on retrouver les femmes
« pagba » et les jeunes filles «pυgsadba » à la meule. Elles peuvent entonner des
chansons en chœur, comme chacune peut chanter selon son inspiration et ses
préoccupations. En effet, la femme et la jeune fille n’ont pas souvent les mêmes
problèmes, car chacune a ses devoirs et obligations selon son statut. La chanson
exécutée à la meule « neere » a une double fonction, notamment celle de
divertissement qui accompagne la femme en tant qu’adjuvant et celle de
dénonciation. Les échanges oraux constituent l’essentiel de la communication

2 Paga (sg.), pagba (pl.) : femme


3 Stockage des aliments
4 Pour désigner la femme enceinte.
5 Pυgsada (sg.), pυgsadba (pl.) : jeune fille

Akofena çn°001 33
Les chansons à la meule : un art et une arme pour la femme traditionnelle Moaaga (Burkina Faso)

quotidienne des humains en général et les sociétés dites de « l’oralité en


particulier ». Dans ce type de communication, la femme choisit la chanson pour
échanger non seulement avec son monde intérieur, mais aussi avec celui
extérieur, puisque la liberté de parole ne lui est pas accordée pour l’affirmation
de soi en dehors de ce cadre.
Du point de vue de la liberté de mouvement, les déplacements de la
femme sont réduits et contrôlés par rapport à la jeune fille. Celle-ci bénéficie de
cette liberté lorsqu’elle atteint l’âge nubile. Ainsi, les Moose étant exogamiques,
ils sont conscients que leurs futurs gendres viendront obligatoirement de
l’extérieur. Elle fréquente les lieux qui drainent de monde jusqu’à la tombée de
la nuit dans l’espoir d’avoir un prétendant. En effet, les jours de marché, les
cérémonies de présentation de dot, les cérémonies d’intronisation et bien d’autres
manifestations culturelles sont les moments propices pour rencontrer un
éventuel courtisant. Ce qui justifie que la jeune fille ou « pυgsada » à une situation
relativement atténuante par rapport au paga « femme mariée ». Néanmoins, des
règles intransigeantes sont établies à son encontre pour éviter tout déshonneur à
la famille. C’est pourquoi, il lui est interdit de découcher6. Si jamais elle venait à
enfreindre cette norme, un rituel doit être fait pour préparer son intégration dans
l’enclos familial7, au risque d’attirer un mauvais sort sur son père.
Quant à la femme mariée, elle aussi est autorisée à prendre part aux
évènements heureux comme malheureux, mais doit revenir à la maison
conjugale avant la tombée de la nuit, au risque d’être accusée d’infidélité. Seule
la femme, est passible de sanction suite à des actes d’infidélité. Par contre,
l’homme infidèle n’est pas sanctionné chez les Moose. Son infidélité est vue
comme une prouesse et traduit fort bien sa virilité. C’est pourquoi, avoir
plusieurs femmes dans la société traditionnelle moaaga est perçu comme un acte
de bravoure. Les monogames sont considérés comme des « incapables » des
« célibataires circonstanciels ». Il suffit que l’épouse voyage, soit enceinte ou
malade pour que l’homme se retrouve « sans épouse » et ne puisse plus par
conséquent jouir de son statut d’époux. C’est pour parer à toutes ces éventualités
que la polygamie serait admise. De ce point de vue, il apparait que dans l’enclos
familial, les désirs de l’époux étouffent ceux de l’épouse. Celle-ci n’a que des
devoirs envers son mari qui exerce sur elle un pouvoir autoritaire écrasant.
Toutefois, au-delà de la bravoure masculine, les Moose ne perdent pas de
vue la masculinité féminine. En effet, en dehors des attributs sexuels féminins, la
femme moaaga peut incarner la masculinité. Dans la société moaaga, on entend
souvent des qualificatifs tels que pυg-gãdaogo « femme autoritaire », poglem-
raoogo « femme-homme » attribués à certaines femmes au regard de leurs
caractères empreints de masculinité. Ce sont généralement des femmes
insoumises qui ne se laissent pas commander par leurs maris. Elles sont

6 Dans le cas où la fille aurait passé la nuit dans la maison d’un amant. Cela est une transgression grave aux
us et coutumes moaaga.
7 Se faire accompagner par un neveu utérin

34 Mars 2020 ç pp. 31-48


K. M. Yameogo

influentes dans les décisions familiales dont la portée incombe singulièrement à


leur couple. Très souvent, les avis de leurs maris sont contestés, à lors que leurs
avis deviennent la décision. Mais au-delà de toutes ses considérations, la femme
traditionnelle moaaga se caractérise par ses activités domestiques. Dans leurs
consciences collectives, elles doivent assurer et assumer avec dévotion les tâches
domestiques qui leurs sont dévolues, car c’est l’une des attributs de leur féminité.
C’est en cela qu’elles mènent l’activité de moulage à la meule avec art mêlé à de
divertissement et de satire. Il est nécessaire de découvrir l’outil servant à écraser
les graines à la meule.

1.2 Ne-bile ou l’outil de moulage


Le ne-bile est une pierre taillée en forme rectangulaire ovale pour écraser
des graines (sorgho, maïs, arachide, haricot, etc.) en vue d’obtenir de la farine.
L’activité de moulage se passe sur une sorte de terrasse sur laquelle chaque
femme implante son neere « meule ». Cet espace aménagé devient le moulin ou
par extension « l’usine familiale » où toutes les femmes se retrouvent
simultanément ou individuellement selon le besoin pour écraser leurs graines.

1.3 Neerwã ou le lieu de moulage


C’est l’espace aménagé pour l’activité de moulage. On peut le retrouver,
soit au milieu de la cour à l’air libre, ou à l’extérieur de la cour, quand il s’agit
d’une meule collective ; ou dans une case, lorsque c’est une propriété
individuelle. Celle qui appartient à toutes les femmes de la cour symbolise leur
unicité, leur solidarité. Cela leur rappelle du même coup leur appartenance à un
chef de famille dont elles sont au service. Ainsi, travaillant dans le même champ,
elles doivent écraser ses récoltes sur le même espace de moulage. Celui-ci est
connu des hommes, que ce n’est pas un lieu réservé seulement au moulage du
mil, mais un cadre d’expression féminine où les maris sont outragés. Pendant le
werbo « activité de moulage », les femmes entonnent des chansons qui les
galvanisent dans leurs efforts.

1.4. Werbo ou l’activité de moulage


Le werbo ne peut pas se dissocier de la chanson. C’est une activité qui
s’exécute en chantant. Cette réalité s’observe à travers ce proverbe moaaga : ket n
werd yaa ket n yẽenẽ ce qui stipule que « continuer d’écraser, c’est continuer de
chanter ». De ce point de vue, l’écrasement est assimilé à la chanson. Pour dire
qu’on ne peut pas écraser le mil à la meule sans chanter. C’est dans la chanson
que la femme exprime ses émotions, ses fantasmes et ses réalités sociales. Elle
extériorise son silence intérieur à travers sa bouche qui est son unique arme.
Conformément à la sagesse moaaga : pag nor la a loko, cela signifie que « la bouche
de la femme est son carquois. » Elle se retrouve dans la situation d’un soliloque
qui transforme ses paroles en chanson. Sans confident, la chanson devient son
véritable compagnon pendant son activité. Ce compagnon est pour elle une force

Akofena çn°001 35
Les chansons à la meule : un art et une arme pour la femme traditionnelle Moaaga (Burkina Faso)

supplémentaire qui l’aide au plan physique que mental à réaliser son travail.
C’est ce qui lui permet d’obtenir de la farine à l’issue de son activité.

1.5 Zom ou farine


Cette poudre céréalière est la conséquence des efforts énormes consentis
par la femme pour le bien-être de la famille. Cela témoigne de sa générosité qui
consiste à servir et n’ont pas être servie. C’est elle qui est au four et au moulin
pour faire manger les autres. La farine tout comme l’eau est un élément
incontournable dans la vie d’une famille ; et seule la femme connait le secret de
transformation de la matière première à la consommation. Ainsi, les Moose
conjuguent la farine au féminin, comme l’atteste ce proverbe : biig tar ma, a tar
zom, ce qui signifie que « l’enfant qui a une mère ne manquera pas de farine ».
Toutefois, la qualité de la farine obtenue peut varier en fonction de son état
d’esprit. Lorsqu’elle gite dans l’euphorie, le produit attendu est susceptible d’être
meilleur et lorsqu’il est dans la dysphorie le produit fini peut être de mauvaise
qualité. Il n’est pas exclu que pendant l’écrasement, les larmes de la femme
arrosent le mil moulu. C’est souvent avec amertume que la femme moud le mil.
De ce point de vue, il apparait qu’au-delà des chansons qui revêtent la pensée de
la femme à la meule, la farine également peut porter les marques d’une déception
ou d’une joie. Cependant, comment la femme exprime sa situation dans ses
chansons exécutées à la meule ?

2. Analyse et interprétation des chansons : de l’art poétique à l’arme verbale


La femme dans l’enclos familial moaaga est une esthéticienne. Elle s’occupe
de l’embellissement de sa case conjugale en particulier et de la cour en général.
De ce point de vue, si sa case ou la cour est malsaine, on l’accuse de ne pas jouer
son rôle de femme. Cette responsabilité sociale que porte la femme dans le
domaine artistique fait d’elle une artisane domestique. En effet, dans l’exécution
de ses tâches, elle fait montre de ses talents d’artiste chanteuse. Ainsi, en écrasant
le mil à la meule, entonne-t-elle des chansons dans un art poétique, qui, loin de
faire plaire, dénonce toutes les exactions dont elle est victime. La femme n’ayant
pas la parole devant son mari qui l’en prive, elle a trouvé moyen de se faire
entendre à travers la chanson. C’est à juste titre que L. Bodin (1919, p.11-12)
soutient que « l’'homme veut priver la femme de moyens d'expression
autonomes. La démarche de la femme écrivaine est typique de l'évolution de la
femme dans la lutte pour la reconnaissance de ses droits, de sa valeur, de son
être ». Dans le contexte africain en général et moaaga en particulier, la plume de
la femme, c’est sa bouche ; et le genre auquel elle a recours pour s’exprimer est la
chanson. Celle-ci (poésie orale) a les mêmes caractéristiques et fonctions que la
poésie écrite. En effet, même si la chanson de la femme porte un message du point
de vue du fond, celui-ci est tenu par la forme qui est une expression littéraire.
Ainsi, au-delà de l’idée de sagesse qui évoque d’abord l’ordre de la raison, selon
R. Ndiaye (1985 p.3), « la fine fleur décantée se nourrit aussi d’une intention

36 Mars 2020 ç pp. 31-48


K. M. Yameogo

esthétique : l’art du bien dire se fait jour et ordonnance l’organisation formelle


des paroles. Nous sommes alors en pleine littérature orale ». Pour G. Calame-
Griaule, cité par L. Bodin (1919, p.250) « la littérature orale a une visée esthétique
observable au niveau des règles stylistiques dans le domaine de la poésie,
notamment la phonétique, la morphosémantique, la syntaxe, le lexique, la
prosodie et le rythme ». Pour analyser les aspects stylistiques des chansons, nous
avons transcrit le corpus sous la forme versifiée8. Étant donné que le retour à la
ligne est une caractéristique fondamentale de la poésie en vers, nous nous somme
inspiré du rythme.

2.1. La femme, tabernacle de la maternité


La femme moaaga consciente de sa fonction maternelle est meurtrie
lorsqu’elle se retrouve dans l’incapacité de concevoir. Si certaines femmes
féministes d’autres cultures soutiennent qu’« on ne nait pas femme, mais qu’on
le devient » par ses prises de position en faveur de la femme mais en défendant
la condition humaine ; dans certaines cultures africaines en général et moaaga en
particulier, « on ne nait pas femme, mais on le devient par sa maternité »9. Or,
cette maternité s’acquiert grâce à l’implication de l’homme. Autrement dit, la
maternité de la femme dépend de son mari. Mais face au besoin pressant de
l’époux d’avoir un héritier ou d’un enfant selon les circonstances et que l’épouse
n’arrive pas à vivre sa maternité ; l’époux et par-dessus tout, la société l’accuse
d’être stérile. Il apparait donc que dans la conscience collective des Moose, la
stérilité a un visage féminin. On observe très souvent dans la société, des belles-
mère « sɩd-marãmba » qui exigent que leurs enfants se remarient à une autre
femme, sous-prétexte que la première est stérile, ou n’engendre que des filles. Par
conséquent, les relations entre bi-paga « belle-fille » et sɩd-ma « belle-mère »
deviennent hostiles. Ces réalités conjugales de la femme au domicile marital sont
dépeintes dans deux chansons exécutées au cours d’un moulage de mil à la
meule.

Chanson 110 :
M sɩd biiga
« L’enfant de mon mari »
1.Mba sɩdaa, mba sɩd woooo, m ba sɩda
« Cher mari, cher mari, cher mari !»
2.M ba sɩd yeel tɩ m ka bɩɩg ye,
« Cher mari dit que je n’ai pas d’enfant »

8 Chaque vers porte un numéro d’ordre.


9 Propos recueillis à Poa, le 15 janvier 2017 auprès de Ouigou Nikiéma, ménagère âgée de 74 ans.
10 Idem.

Akofena çn°001 37
Les chansons à la meule : un art et une arme pour la femme traditionnelle Moaaga (Burkina Faso)

3.Bale m ka doga raoog ye,


« Parce que je n’ai pas engendré Raoogo (garçon) »

4.Bale m ka doga pok ye


« Parce que je n’ai pas engendré Raogo »

5.M ba sɩd ye tɩm pʋgto wata beoogo,


«Cher mari dit que ma coépouse viendra demain »
6.La beoog na vẽege
« Mais demain viendra »
7.wῖntoog na puki
« Le soleil se lèvera »

8.Zῖi na sobge
« La nuit tombera »

9.Kide wɛng na ta
«Les neuf mois arriverons »

10.Bɩ yʋmd na ta
« Ou une année arrivera »

11.Tɩd gesse,m pugto na rog a raog bi?


«On verra si ma coépouse engendrera Raogo ? »

12.Bɩ a pok bɩ?


« Ou engendrera Poko »

13.M pa mie, m pa mie, m pa mie,


« Je ne sais, je ne sais pas »

14.La koom pa yũud n rog biig la


«Mais on ne boit pas de l’eau pour tomber enceint »

15.La sũur pa yik n ro biig la


« Le courage n’engendre pas un enfant »

16.Ad yaa ziig sobg he !he ! he siig sobg


«C’est dans la nuit et dans la nuit »

17.Tɩ wag sabgl wug tãntad n sẽrẽs bokẽ


« Qu’un serpent noir crache dans un trou »
18.Tɩ saba wẽnd ning barka
« Et par la bénédiction de Dieu »

19.Tɩ kiugo wɛn poore,


« Après neuf mois »

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K. M. Yameogo

20 tɩ a pok bi a raog yaal n tũ ra yak suk n wa.


« On peut attendre raogo ou Poko »
21.Rῖ yῖnga, m ba sɩda,
« Pour cela cher mari »

22 a raog ne a pok sã n ka mee f mi tiiri


« S’il n’y a pas Poko ou Raogo tu en es responsable

Cette chanson poétique est construite en vers libres, ce qui traduit la liberté
de la femme à choisir le thème qui sied à ses préoccupations et de les exprimer
sans contrainte. Cependant, dans sa liberté créative, plusieurs procédés
stylistiques sont notables.

-Au plan phonétique


On remarque une constellation de sons identiques en fin et en milieu de
vers. La récurrence des sons à travers le signifiant a un effet d’insistance sur le
signifié. Ainsi, sur les cinq premiers vers, le terme m’ba sida « cher mari » est
apparu cinq fois. Cette accentuation met en exergue l’époux en début de chanson,
une manière d’interpeller la société et de la mettre à témoin des accusations dont
elle est victime au sujet de sa maternité. Ainsi, à la fin des vers 2, 3 et 4, cela est
matérialisé par la négation adverbiale ka ...ye « ne ..pas » traduisant sa non-
procréation à travers la rime plate [ye]. Aussi, la femme justifie-t-elle sa position
accusatrice de son mari en utilisant l’anaphore. Le début des troisième et
quatrième vers, bale m ka roga « parce que je n’ai pas engendré... », insiste sur sa
stérilité. Celle-ci constatée par son mari dès le deuxième vers a conditionné le
cinquième vers : le mari décide de prendre une seconde épouse. Cette décision
reste un projet, mais heurte la sensibilité de la femme et elle lance un défi à son
époux. Si dans la première strophe, c’est elle qui est accusée ; dans la seconde,
elle défie son époux qui s’estime irréprochable.

-Au plan lexical


L’épouse, du sixième au douzième vers, utilise le champ lexical de la
maternité, notamment « demain », « jour », « nuit », « neuf mois », « un an »,
« engendre », « garçon », « fille » pour rappeler l’homme que si sa coépouse
venait, la vérité se dévoilera demain « beoogo » qui signifie l’avenir. Celui-ci est
mis en évidence à travers l’aggradation : « jour après jour », « nuit après nuit »,
« mois après moi » on saura si la nouvelle femme engendrera un garçon ou une
fille ? Dans ce passage, la femme pointe un doigt accusateur sur son mari. Elle se
blanchit du même coup et attire l’attention de la société sur son époux en
dévoilant indirectement son impuissance ou sa stérilité. En instaurant le doute
sur la virilité de son mari, elle a touché le talon d’Achille des hommes en général
et celui de son époux en particulier, car l’honneur, la fierté et l’estime de soi d’un
homme dans la société traditionnelle moaaga sont tributaires de sa virilité. La

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Les chansons à la meule : un art et une arme pour la femme traditionnelle Moaaga (Burkina Faso)

chanson a permis à la femme de dire haut ce qu’elle pensait bas et intérieurement


dans ses propos ordinaires. Ainsi apparait-il que les chansons d’activités
féminines précisément celles exécutées à la meule sont un moyen d’expression
libre et permissif pour la femme. Après qu’elle a tenu un discours révélateur sur
la virilité de son mari, elle se déculpabilise de sa prophétie en utilisant une ironie
au treizième vers. Après avoir défié son mari sur sa capacité de remplir son
devoir conjugal avec sa prochaine épouse, elle revient nier ses propos. Toutefois,
de façon imagée, elle réitère sa position.

-Au niveau symbolique


Dans les vers quatorze et quinze, l’usage de koom « eau » et sũuri « cœur »
qui symbolisent la quantité et la bravoure ne sont pas suffisants pour procréer.
Aussi, compare-t-elle d’une part, l’eau ordinaire en quantité suffisante et dénuée
de sacralité au sperme à quantité infime, mais empreinte de sacralité ; et d’autre
part, le cœur à la force brutale par rapport au sang, énergie vitale. Par ailleurs,
l’évocation de zĩig sobge « nuit », wag sabgl « serpent noir », tãntãado « crachat » et
bokẽ « trou » symbolise les rapports sexuels qu’elle devrait avoir avec son époux.
En effet, la nuit, c’est le moment indiqué pour entrer en intimité sexuelle avec sa
femme selon la morale moaaga. Le serpent noir symbolise le sexe masculin, le
trou, celui féminin et le crachat le sperme. Le rituel conjugal énoncé par la femme
en image traduit la non-tenue du devoir conjugal de son époux ; ou de sa
présence inefficace. Tout cela pour jeter l’anathème sur son mari. En effet, au plan
syntaxico-sémantique, on note un parallélisme entre les vers quatorze et quinze.

14. La koom pa yũud n rog biig la


« on ne boit pas de l’eau pour engendrer »

15. La sũur pa yik n ro biig la


« on ne s’énerve pas pour engendrer »

La femme revendique sa préoccupation pressante plus que son mari à


avoir un enfant. Si on buvait de l’eau pour avoir un enfant, ou si la rage suffisait
pour avoir un enfant, elle en aurait un. Mais malheureusement, ce n’est pas le
cas, il faut passer par l’acte sexuel sous la bénédiction de Dieu « Wẽnde » avant
d’espérer un enfant. Cela traduit l’idée selon laquelle la procréation dans la
conscience collective des Moose, est une volonté divine et non humaine. Donc,
engendrer un garçon, une fille ; ou ne pas pouvoir engendrer ne relève pas du
pouvoir des humains, mais de Dieu. Si dans cette chanson, la femme révèle à la
société les recoins les plus secrets de son âme du point de vue de son intimité
sexuelle avec son mari, dans la chanson suivante, elle affronte sa belle-mère en
lui exprimant toute sa haine. Cela renchérit les relations houleuses
qu’entretiennent belle-mère et belle-fille dans l’enclos familial à cause du fils
pour l’une et de l’époux pour l’autre.

40 Mars 2020 ç pp. 31-48


K. M. Yameogo

2.2. Belle-mère et belle-fille, de véritables rivales


S’il est difficile de faire plaire à son époux, il est encore plus difficile de
faire plaire à sa belle-mère. Selon la parenté qui régit la société moaaga, la belle-
fille doit prendre pour « mère », la mère de son mari. Celle-ci doit la reconnaitre
pour sa « fille ». Mais très souvent, ces deux parents liés l’un de l’autre par le lien
sacré du mariage n’ont toujours pas eu de bonnes relations. Dans un tel climat,
écrit F. Moukaila (2013, p. 101), « la femme fustigera sa belle-mère abusive qui a
trop facilement tendance à s’immiscer dans la marche des affaires du foyer de
son fils, et qui tient à garder la haute main sur les questions d’intendance. »
Chacune dans son for intérieur accuse l’autre d’être à l’origine des mauvaises
relations qu’elle entretient avec son fils ou avec son mari. Par conséquent, l’une
ou l’autre, n’hésite pas à renoncer officieusement à cette parenté à l’image de la
femme dans la chanson suivante.
Chanson 311 : m’ma
« Ma mère »

1.Fomẽ taara f ma
« Tu as ta mère »

2.mamẽ taara m ma
« moi aussi j’ai ma mère »

3.m pana m bool m sɩd ma tɩm ma yee


« je n’appellerai jamais la mère de mon mari ma mère » (bis)

Dans cette chanson, la femme refuse de façon catégorique d’appeler la


mère de son mari sa « mère ». Elle le fait savoir à travers les trois vers. Au plan
syntaxique et sémantique, on assiste à un parallélisme :
« Ta mère, c’est ta mère » ;
« Ma mère, c’est ma mère ».

En conséquence, elle refuse d’appeler la mère de l’autre sa mère, dont celui


de son mari. Par-là, elle défie non seulement, l’autorité de son mari ; mais par-
dessus tout, l’ordre établi par la société moaaga. Sous le couvert de la chanson,
elle transgresse sans punition, car la chanson n’est pas un acte, mais le reflet d’un
sentiment. Même si dans la pratique, elle appelle sa belle-mère, « mère », elle aura
exprimé ce qu’elle ressent pour elle. La belle-fille qui n’a pas le droit d’affronter
physiquement sa belle-mère a eu la latitude de l’agresser verbalement. Selon
SLAMA Béatrice (1981 : 53) « Le style “féminin“ est selon la critique, fluide,
gracile, gracieux, fleuri, floral. Mais parfois aussi inspiré, violent, surgi de forces

11Chanson recueillie, le 21 janvier 2018 à Koud-yiri, auprès de YAMEOGO Noëlie, ménagère, âgée de 49
ans.

Akofena çn°001 41
Les chansons à la meule : un art et une arme pour la femme traditionnelle Moaaga (Burkina Faso)

profondes et incontrôlées. ». Mais les attitudes de l’épouse peuvent être motivées


par la manière dont elle est traitée dans l’enclos marital.

2.3. La femme dans le domicile familial, une véritable esclave


Les conditions de vie de la femme moaaga ne sont toujours pas reluisantes.
Elle est la dernière à se coucher, pour préparer le sommeil des autres ; et la
première à se levez pour préparer le bon réveil des autres. Le bien-être de la
famille dépend de son efficacité dans les travaux ménagers et son degré de
serviabilité, car elle occupe toujours le statut de serviteur et la première à se
sacrifier pour le bonheur des autres. C’est en cela que B. Dieng (2010, p.13) écrit
que « la femme est considérée comme un modèle divinisé dans les sociétés
matrilinéaires de l’Ouest-africain ; elle est le socle qui permet la fondation de la
société et du pouvoir. Son destin est donc de porter le groupe par ses sacrifices »
Cependant, ce que la femme dénonce dans la chanson suivante, ce ne pas le fait
qu’elle travaille sans relâche ; elle s’insurge contre la non-reconnaissance de son
travail par son mari qui en ai le premier bénéficiaire.

Chanson 212 : M sɩd raaba


« Le désir de mon mari »

1. Bʋẽ lam na man tɩ taam sɩd raabo ?


« Qu’est-ce que je vais faire pour plaire à mon mari ?
2. Yibeoogo wῖndga, zabre yʋngo
«Matin, midi, soir et nuit »

3. M sɩd ye tɩm mang sɩn taa raab ye


« Mon mari dit que ne l’ai jamais satisfait »

4. tɩm ye tɩm na bao bãnge, tɩm ka yam ye


« Je lui demande de savoir, il me traite d’idiote »

5. ɩm ye tɩm na bao bãnge, tim ka yã wubre ye


«Je lui demande de savoir, il me traite de mal éduquée »

6.tɩm ye tɩm na bao bãng, tɩm ka bark ye


« Je lui demande de savoir, il me traite de vaurienne »

7.La sãor zɩn n puk n mik –m gãagẽ yeee


« Mais le lever du soleil ne m’a jamais trouvée au lit »

12Chanson recueillie, le 21 janvier 2018 à Koud-yiri, auprès de YAMEOGO Noêlie, ménagère, âgée de 49
ans.

42 Mars 2020 ç pp. 31-48


K. M. Yameogo

8.tʋʋma m tʋmda, lam zɩɩ paam pẽgr ye


« Je fais tous les travaux, mais jamais appréciée

9.m sãta yibeoog-pῖnd n pɩɩs zaka,


« Tôt le matin, je nettoie la cour »

10.n pak bẽer n kõ bãmba


«je prépare de la bouillie pour lui »

11.Tɩb baas n yõk m kudu-kudu-kudu yetɩ man zɩɩ tab raab ye


« Malgré tout, on me bat disant que je suis fainéante »
12.M na ya mana bʋẽ m ba sɩda, tɩm yʋʋr yɩ noog f noor yeee ?
« Que dois-je faire encore cher mari pour avoir ton estime ? »
13.M na ya mana bʋẽ m ba sɩd, tɩ yʋʋr tɩlg wɩdg f noorẽ yeee?
« Que dois-je faire pour mon mari afin d’éviter ses critiques acerbes ?

Le premier vers de cette chanson est une interrogation. Bʋẽ lam na man tɩ
taam sɩd raabo? « Que vais-je faire pour plaire à mon mari ? La femme
s’interroge sur les besoins de satisfaction de son époux. C’est une double
interrogation que revêt la question. Celle-ci s’adresse premièrement à l’époux qui
parait insatisfait au regard des travaux domestiques exécutés par la femme.
L’emploi des termes de temporalité Yibeoogo « matin » wῖndga « midi », zaabre
« soir » et yʋngo « nuit » montrent qu’à tous les moments de la journée, elle est
en activité, mais l’homme nie toujours ses efforts consentis pour lui. La deuxième
question est une auto-interrogation. Elle doute sur ce qu’elle fait pour son mari,
si cela était à la hauteur de ses attentes, car dans la société moaaga, il est du devoir
de la femme de satisfaire les besoins de son époux. Déterminée à accomplir son
devoir, elle va jusqu’à son mari pour lui demander ce qu’il attend d’elle. Mais
l’époux lui donne des réponses haineuses. Cela est illustratif à travers les vers
quatre, cinq et six de la chanson, portés par un ensemble de styles poétiques, à
savoir le parallélisme syntaxique, phonétique et rythmique ; mais également de
l’anaphore pour insister sur sa volonté de satisfaire son mari qui reste campé sur
sa position d’inimitié. Les injures de l’époux, notamment ka yam ye « idiote », pa
yã wubre ye « mal éduquée » ka bark ye « vaurienne » à l’encontre de l’épouse
malgré ses efforts de mieux faire, montre que la femme est perçue aux yeux de
son mari comme une bête de somme à qui on ne doit ni reconnaissance, ni repos.
La femme continue d’égrainer ses souffrances liées à ses activités domestiques.
Du septième vers au dixième, elle décrit comment certaines tâches sont effectuées
à l’aube.
D’abord, elle est matinale, balaie la cour, prépare la bouillie pour son mari.
En effet, la femme moaaga doit être la première à se lever, et sa première activité
est de rendre la cour propre ; après cela, faire le petit déjeuner. Tout cela est fait,
mais l’époux n’est jamais satisfait. Par conséquent, il passe de la menace verbale

Akofena çn°001 43
Les chansons à la meule : un art et une arme pour la femme traditionnelle Moaaga (Burkina Faso)

à celle physique. Pour mettre en évidence la violence dont elle a été victime, elle
joue sur le [kudu] /battre/. Il l’emploie trois fois « kudu-kudu-kudu » en vue de
dramatiser son mal. La femme confuse et désespérée s’interroge toujours enfin
de chanson, comme il l’a fait au début. Ce qui montre qu’elle n’a pas trouvé
réponse à sa question de savoir ce qu’elle doit faire pour plaire à son époux. Elle
réalise que la fin de sa souffrance n’est pour demain, car son mari n’aura jamais
d’estime pour elle et les critiques acerbes à son encontre seront permanentes.
Dans cette chanson, la femme se présente en victime et dénonce du même coup
les exactions de son mari, qu’elle subit.
Toutefois, les chansons à la meule ne sont pas exclusivement une
expression d’amertume et de désespoir, elles peignent souvent des sentiments
d’euphorie de la femme vis-à-vis de son mari. Mais sans s’opposer à la
polygamie, les rapports entre coépouses sont empreints d’inimitié, de jalousie,
de persiflage.

2.4. Le persiflage, comme arme de combat des coépouses


Les chansons exécutées à la meule sont choisies librement par la femme
pour dénoncer tous les actes et toutes personnes qui entraveraient son bien-être.
Parmi ces personnes, la coépouse en fait partie.

Chanson 413 m’ pʋgto-yirga


“ Ma co-épouse insensée”

1.M werd-m ki
« Je mouds mon mil »

2.M werd-m ki
« Je mouds mon mil »

3.M werd-m ki
« Je mouds mon mil »

4.Ki nan bɩ, tɩ m ba sɩd nan yɩ raag wa


« Mil sera en farine, parce que mon mari vient du marché

5. Ki nan bɩ, tɩ kombi yɩ rũmkɩm weog n wa


« Les enfants reviendront du pâturage »
6.Ki nan bɩ, tɩ yibeoog ya meenem ,tɩ zabre ya saase,
« Le mil sera en farine, car le matin , c’est la rosée ; le soir, c’est la pluie »

7.Tɩm werd-m ki tɩ pυg-beoog zoet n baod-a ne-bila


« Et je mouds mon mil

13 Chanson recueillie, le 27 janvier 2018 à Poa, auprès de ZONGO Awa, ménagère, âgée de 51 ans.

44 Mars 2020 ç pp. 31-48


K. M. Yameogo

alors que la femme mal aimée court dans tous les sens pour chercher sa meule.
Dans cette chanson, la femme en écrasant son mil à la meule attend
impatiemment son époux et ses enfants, mais tourne sa coépouse en dérision. Dès
les premiers vers, elle traduit sa joie d’être à la meule à travers un style
anaphorique construit dans un parallélisme syntaxique, sémantique et
phonétique : « Je mouds mon mil ». La femme continue d’exprimer son euphorie
à travers les vers quatre et cinq en se souvenant des êtres qui lui sont chers : m’ba
sid « cher époux », kombi « enfants ». Elle fait coïncider la fin de l’écrasement du
mil avec l’arrivée de son mari et de ses enfants quand on sait que tô rime avec
farine. Dans la société moaaga, la bonne femme doit accueillir son mari et ses
enfants qui reviennent des champs, de voyage ou de marché avec de la
nourriture. Ainsi, étant à la meule, elle est sur la bonne voie pour remplir ce
devoir. Par contre, elle trouve que sa coépouse étourdie ne pourra pas remplir
son devoir envers son mari puisqu’elle peine à trouver sa meule. C’est pourquoi
au vers sept, elle s’en félicite et traite sa coépouse de pυg-beoog « mauvaise
femme » et implicitement, elle se prend pour une pυg-rυmde « femme préférée ».
Au-delà de la raillerie dont est empreinte la chanson, elle a une
connotation méliorative. Loin d’être narcissique, elle montre que chaque femme
doit mériter l’attention de son époux à son image. Les femmes désordonnées,
insoucieuses de leur mari comme sa coépouse qui ne sait pas où se trouve sa
meule à cause de sa négligence, ne peuvent pas avoir l’amour de leur époux.
Conformément à la sagesse moaaga qui enseigne que : pag n manda meg rυmde
« c’est la femme qui se fait adorer ». Si dans la plupart des chansons féminines
exécutées à la meule attraient aux relations entre époux, épouse et belle-mère, le
pυgsada « jeune fille » s’invite à l’exercice d’expression de ses réalités sociales à
travers la chanson.

2.5 À la meule, lieu d’étalage de carence


Le moulage du mil à la meule est un art qui s’apprend. C’est un savoir-
faire qui se transmet de mère en fille. Dans la société traditionnelle moaaga, la
jeune femme nouvellement mariée est soumise à l’épreuve de la meule ; savoir
moudre, c’est un honneur pour la mère et une fierté pour sa fille, mais le
contraire, est un déshonneur pour la mère et une honte pour son enfant.
Chanson 5/

M pυgdba
«Cher tante »

1.M pυgdb kẽesm neerẽ


« Cher tante m’a introduite à la meule »

2.Tɩm pυg-taab na n bãng d bõngo


« Et mes camarade découvriront mes lacunes »

Akofena çn°001 45
Les chansons à la meule : un art et une arme pour la femme traditionnelle Moaaga (Burkina Faso)

3.M sẽn wa n be yiri n ka pek laag ye


« Quand j’étais à la maison je ne faisais
pas la vaisselle
4.Pag be nimbãanga (bis)
« La femme est pitoyable »

4.Pag rik-a noor yaa n maan-a kafika «


La femme a fait de sa bouche un éventail

5.Pag be nimbãanga
« La femme est pitoyable »

6.M pυgdb ra gãneg-m zãmbɛɛl ye


« Tante ne me couche pas sur mon dos »

7.Tɩ rapa gõoda tõdbeoogo


« Car les hommes se promènent à l’aube (bis)

8.Pag kẽna neerẽ n tẽgdẽ (bis)


« Une femme va à la meule pour essuyer »

9.Ta buglã tar wãgr wã


« Et ses murmures font wãgr wã (onomatoppées)

10.Wa ye he he he,
« Wa ye he he »

11.Wa yee yaa yeee yaa nimbãneg biiga


« Wa yee yaa yeee ya, enfant de pitié

12.Loalga be bãngre yeee!


« Il y a un veau dans la ferme »

13.Ti koms-ramb ne rat


« Et les handicapés veulent

15.B ne n rat lab kõ paam ye


« Ils veulent, mais ils ne peuvent pas l’avoir »

16.Bagrẽ loalg gẽng f yam yaa yee


« Veau de la ferme, dans ton élégance prends du plaisir »

Dès les deux premiers vers de la chanson, la jeune fille expose ses
insuffisances en matière de moulage de mil à la meule. Elle accuse sa tante de
l’exposer aux critiques moqueuses de ses camarades du fait qu’elle ne maitrise
pas le travail de la meule. Mais au troisième vers, elle réalise qu’elle est
responsable de son échec, car elle n’a même pas appris à faire la vaisselle quand

46 Mars 2020 ç pp. 31-48


K. M. Yameogo

elle était dans la cour paternelle. Cette méconnaissance la fait souffrir et elle le
fait savoir à travers les vers quatre, cinq et six. En effet, dans un style
anaphorique, elle met la femme en évidence en vue d’insister sur sa souffrance
au foyer. Elle dépeint son problème personnel en préoccupation générale de
toute femme. En d’autres termes, elle n’est pas la seule à vivre cette réalité. Face
aux difficultés auxquelles elles font face, elles n’ont que leur bouche pour se
défendre ou se protéger à l’image de kafika « éventail ». De cette façon, on
comprend avec B. Slama (1981, p.54) que « parler, c'est d'abord agir. La parole est
comme une arme redoutable et qu’on l'utilise pour attaquer et pour se défendre ».
Déjà vulnérable, elle supplie sa tante de ne pas l’exposer aux hommes qui
sont des courtisans voraces. Son expression zãmbɛɛla « coucher sur le dos »
symbolise les dispositions de relations sexuelles. Elle demande la protection de
sa tante qui joue le rôle de parent, de ne pas l’abandonner dans les mains des
hommes. Toutefois, il est admis chez les Moose, que c’est la tante qui initie son
pυɩgdenga « fille de son frère » à l’activité sexuelle. Elle peut aller jusqu’à la marier
à un homme de son choix, issu souvent de la famille de son mari. Mais au-delà
de ses carences en matière d’activités ménagères et de ses souffrances liées à cela,
elle montre qu’elle est au cœur de la convoitise des hommes grâce à son charme.
De façon métaphorique, elle se compare à un veau dans une ferme à l’image de
la concession familiale : « Il y a un veau dans la ferme ». Aussi les hommes
susceptibles de la convoiter sans succès par faute de moyens sont représentés
métaphoriquement par des handicapés qui ne peuvent avoir accès à la ferme
pour attraper le veau gras :

« Et les handicapés veulent


Mais ne peuvent pas l’avoir »

Dans ce passage, elle donne un message fort aux hommes, que la femme
malgré ses insuffisances au plan éducatif reste une proie réservée aux plus
offrants, donc à ceux qui ont les moyens. De ce point de vue, la femme a une
double qualité celle liée à son éducation et à son charme. Ainsi, la jeune fille dans
la chanson, consciente de ses carences éducationnelles met en évidence ses
qualités physiques qui ne laissent personne indifférente. De ce qui précède, que
peut-on retenir ?

Conclusion
Le contenu des chansons étudiées révèle les dessous de la réalité
existentielle de la femme et de la jeune fille. Cela apparait comme une force
exécutoire favorable à sa survie. Ainsi, la femme « vide-t-elle son ventre » pour
se libérer de l’énergie douloureuse qui gîte en elle. Il ressort de l’analyse
ethnolinguistique que l’activité de moulage à la meule au cours de laquelle, les
chansons sont exécutées, est l’un des cadres par excellence d’expression de la
littérature féminine sous forme satirique. Ensuite, dans ces chansons, on y trouve

Akofena çn°001 47
Les chansons à la meule : un art et une arme pour la femme traditionnelle Moaaga (Burkina Faso)

de l’art, car elles sont effectuées dans un style poétique et poétisé à travers la
prosodie, la morphosémantique, la syntaxe et le lexique. Enfin, cet art féminin
représente pour la femme son arme, dans la mesure où son but est d’attaquer ou
d’interpeler.

Références bibliographiques
BODIN Louise. 1919. « Les idées féminines », dans La Forge, cahiers 11 et 12,
CALAME-GRIAULE Geneviève, 1979, « Colloque ʺthéorie et méthodes de
l’ethnolinguistiqueʺ, dans Journal des africanistes, volume 49, numéro, 1979,
p. 163.
DIENG Bassirou. 2010. « L’amitié dans le conte ouest-africain comme instrument
de régulation et d’intégration », in Éthiopiques, n°84, 2010, p.13.
DORAIS Louis-Jacques. 1979. Anthropologie du langage, [en ligne]
http//www.ca/classiques des sciences sociales. Consulté, le 06/12/2017.
KABORE Oger. 1993. Les oiseaux s’ébattent. Chansons enfantines, L’Harmattan.
MOUNKAILA Fatoumata. 2013. « Poésie du pilon ou « duuru-ga yaasey » et
modèles socio-économiques en changement », dans Cahiers du CELHTO.
MOUNKAILA Fatimata. 2008. Anthologie de la littérature orale songhay-zarma.
Textes récréatifs : chants et histoires d’amour, formes théâtralisées des airs de jeux
de danses, critique sociale indirecte, Paris, L’Harmattan.
NOKE Simond. 2010. « La Critique Littéraire Africaine et le Colloque de Yaoundé
de : l’appropriation littéraire » in Littérature communautaire en [ligne] http :
//www.whisperingsfalls.over.blog.com, consulté le 17/07/2013, 16 p.
NDIAYE Raphäl. 1985. « Littérature orale et structuration sociopolitique en pays
sereer », dans Ethiopiques n° 42, volume III n°3.
SLAMA Béatrice. 1981. De la « littérature féminine » à « l'écrire-femme » :
différence et institution, dans Littérature, n°44, 1981.

Liste des personnes-ressources


Nom & prénom (s) Profession Lieu et date de collecte Âge
des chansons
NIKEMA Ouigou ménagère Poa, le 15/01/2018 74 ans
YAMEOGO Noëlie ménagère Koud-yiri, 21/01/2018 49 ans
ZONGO Awa ménagère Poa 27/01/2018 51 ans

48 Mars 2020 ç pp. 31-48


K. T. Kossonou & L. Ehiré

MULTIFONCTIONNALITÉ DE LA VOYELLE [a] EN AGNI

Kouabena Théodore KOSSONOU


Université Felix Houphouët-Boigny
coskoth@yahoo.fr
&
Laurent EHIRE
Université Alassane Ouattara de Bouaké
ehillaurent@gmail.com

Résumé : La voyelle [a], du point de vue de l’extériorisation des sons de nos


langues, apparait comme la première prononcée à l’étape infantile. C’est
alors que par la suite, les autres sons entrent dans la langue jusqu’à l’âge de
la maturité où l’apogée de la formation de phrases entre en ligne de compte.
Cette voyelle à l’instar de toutes les langues du monde est employée tant en
phonétique, en morphologie qu’en syntaxe et ce, en agni. Il s’agit
essentiellement pour ce qui concerne cet article de mettre en exergue ces
différents emplois afin de démontrer la multifonctionnalité de cette dernière.

Mots-clés : multifonctionnalité, phonétique, morphématique, voyelle.

Abstract : The vowel [a] appears from the point of view of the externalization
of sounds of our languages as the first pronounced vowel at the stage of the
language acquisition. Then afterwards, the other sounds come in the
language till the age of maturity where the peak of the formation of sentences
comes in line of sight. This vowel following the example of the other
languages of the world is employed as a syntactic, morphological and
phonetic element in Agni. It is essentially about enlighten its different usage
in order to demonstrate the multifunctionality of this last one.

Key-words: multifunctionality, phonetics, morphematic, vowel

Introduction
L’Agni est une langue ivoirienne issue du groupe kwa. De ce groupe, l’on
note plusieurs variétés dialectales (Cf. Ehiré 2009). Mais ce qui est intéressant
pour ces variétés est qu’elles partagent à quelques différences près le même
système phonologique comportant 14 voyelles et 25 consonnes. De ce système,
notre attention s’est focalisée sur la voyelle "a" pour une raison essentielle. En
effet contrairement aux autres, elle est susceptible de jouer plusieurs fonctions
dans la langue agni. L’objectif ici est de montrer que cette multifonctionnalité
permet de révéler l’importance de cette voyelle. Pour ce faire, nous nous
appuierons sur les théories de la grammaire générative initiées par Chomsky afin
de mieux appréhender cette multifacette. Notre travail se subdivisera en trois
parties. A savoir : la voyelle [a] du point de vue de la phonétique, la manifestation

Akofena çn°001 49
Multifonctionnalité de la voyelle [a] en agni

de la voyelle en morphologie et enfin le rôle joué par cette dernière dans les
constructions phrastiques.

1. La voyelle [a] du point de vue de la phonétique


L’agni, langue kwa de Côte d’Ivoire a été l’objet de plusieurs études.
Retord (1972), Ettien N’da (1990), Delafosse (1900), Assanvo (2012), Ehiré (2009).
De toutes ces études, l’on peut résumer au total quatorze voyelles rencontrées
dans cette langue. Neuf (9) voyelles orales et cinq (5) voyelles nasales. Cela peut
être résumé dans le tableau suivant :
(01)
[-nasale] [+nasale]
-Postérieure +Postérieure -Postérieure +Postérieure
+ATR -ATR -ATR +ATR +ATR -ATR -ATR +ATR
Fermées i ɪ ʊ u ĩ ɪ̃ ʊ̃ ũ
Mi-fermées e - - o - - -
Mi-ouvertes - ɛ ɔ - - - - -
Ouvertes a ã

1.1 Définition de la voyelle [a]


Les voyelles en générale sont des phonèmes présentant le trait vocalique et
n’ayant pas de trait consonantique. Du point de vue de la phonétique acoustique,
ce sont des vibrations périodiques de l’air laryngé qui s’écoule librement à travers
le chenal buccal. Ce sont des syllabes de type V. La voyelle [a] qui fait l’objet de
notre étude rentre dans ce canevas. Au-delà, elle est une voyelle ouverte et orale.
Notons aussi qu’au regard de la phonologie générative initiée par Chomsky
(1968) dont l’unité de base est le trait ou l’élément, cette voyelle est définie comme
une primitive de charme positif ayant les traits tel qu’élucidé par ce qui suit :
A+
+POST
-Haut
-Rond
+/-ATR
+bas
-Nas
/a/+

1.2 L’harmonie vocalique de l’agni


L’harmonie vocalique est un phénomène d’assimilation vocalique qui
peut jouer sur plusieurs voyelles d’un même mot… (Jean Dubois 2012, p.230). En
ce qui concerne l’agni, nous parlons d’harmonie d’avancement [ATR]. Ainsi
donc, deux groupes de voyelles au regard du système vocalique sont mis en
exergue. Il s’agit des voyelles dont la réalisation nécessite l’avancement de la
langue [+ATR] et les voyelles qui dans leur production nécessitent une rétraction

50 Mars 2020 ç pp. 49-58


K. T. Kossonou & L. Ehiré

de la racine de la langue [-ATR]. La rétraction ou l’avancement de la racine de la


langue permet de classifier les voyelles de l’agni tel que représenté en :
(02)

[+ATR] (Racine de la langue avancée) [-ATR] (Racine de la langue rétractée)


ii u u I I ʊʊ
e o ɛ ɔ

Par les exemples en (3) et (4) nous notons que pour un item donné, soit les
voyelles sont [+ATR] soit [-ATR].
(03)
tiké « ouvrir »
kùló « aimer »
kpúlé « écureuil »

(04)
bɔ̀lɔ̀ « balle »
sɛ̀cɪ́ « détruire »

Dans ces exemples, deux groupes se dégagent. Le premier (3) montre que les
voyelles sont toutes [+ATR] et le second (4), [-ATR]. La langue n’accepte pas qu’il
y ait dans un même item la conjugaison de voyelles (+ATR/-ATR). Cela est
démontré par l’exemple qui suit :
(05)
*t ì k ɛ́
| | | |
C V C V
| |
[+ATR] [-ATR]

En revanche, la voyelle [a] présente une particularité au regard de l’harmonie


ATR en vigueur dans la langue. Elle se conjugue aussi bien avec les voyelles
[+ATR] qu’avec les voyelles [-ATR]. Chose contraire pour les autres voyelles de
l’agni. Les exemples suivants attestent nos propos :
(06a)
búlà « puits »
fitá « souffler »

(06b)
bʊtá « blesser »
kálɛ̀ « dette »

Akofena çn°001 51
Multifonctionnalité de la voyelle [a] en agni

(06c)
kàlá « nouer »
kpàtá « demander pardon »
dàká « mentir »

Dans ces exemples, [a] se conjugue aussi bien avec les voyelles [+ATR] (6.a), avec
les voyelles [-ATR] (6.b) qu’avec elle-même (6.c). Au total, nous retenons qu’au
regard de la phonologie, la voyelle [a] est un constituant vocalique primitif se
conjuguant aussi bien avec les voyelles [+ATR] qu’avec les voyelles [-ATR] du
point de vue de l’harmonie en vigueur dans la langue. Toutefois, son occurrence
à certains niveaux de l’agni démontre qu’elle ne se limite pas à cette seule
manière d’être appréhender.

2. La voyelle [a] du point de vue de la morphologie


2.1 La voyelle [a] : un préfixe nominal
L’enrichissement d’une langue repose aussi bien sur la néologie
sémantique que sur la néologie formelle. Cette dernière branche de la néologie se
manifeste soit par emprunt à une autre langue soit par un processus de
fabrication de nouvelles unités lexicales (dérivation, composition, troncation ou
siglaison). Pour ce qui est de notre étude, nous pencherons sur la dérivation. Elle
se définit comme « une procédure lexicale grâce à laquelle un sujet parlant peut
former de nouvelles unités lexicales à partir des morphèmes de base » (Cf.
Dubois 2012). L’ensemble des nominaux rencontrés en agni sont issus d’un
processus de dérivation avec à l’initiale les voyelles [e], [ɛ] et [a]. Aussi, avons-
nous retenu en ce qui concerne l’harmonie ATR en vigueur dans la langue que
les voyelles [+ATR] fonctionnent entre elles et les voyelles –ATR également. Pour
ce qui est de la voyelle [a], elle apparait aussi bien avec les voyelles des deux
groupes qu’avec elle-même. Ces voyelles sont des préfixes nominaux contribuant
à l’enrichissement de la langue. Les exemples qui suivent viennent corroborer
nos propos :
(07a)
kùló « Aimer » ® èhùlo « Amour »
dí « Manger » ® èljè « Le fait de manger »
kpùtá « Laver (assiette) » ® èkpùta « Le fait de laver »

(07b)
kɛ̀lɛ́ « Ecrire » ® ɛ̀hɛ̀lɛ « écriture »
bɪ̀lɪ́ « Tordre » ® ɛ̀bɪ̀ljɛ̀ « Le fait de tordre »
tá « Briller » ® ɛ̀ta « Le fait de briller »

52 Mars 2020 ç pp. 49-58


K. T. Kossonou & L. Ehiré

(07c)
sɔ̀nɪ̰ ́ « Baptiser » ® àsɔ́nɪ̰ ́ «Église »
ɟɥɪ̀nɪ̰ ́ « Réfléchir » ® àɟɥɪ̀nɪ̰ ́ « Mémoire »
nʊà̰ « Bouche » ® ànʊà̰ « Porte»

Ces exemples viennent démontrer que pour la création de nouvelles unités


lexicale en agni, il y a nécessité d'adjoindre un préfixe vocalique qui est soit [e],
[ɛ] soit [a]. La présence de ces voyelles préfixées aux verbes conduit à un
changement de catégorie. Ainsi donc de la catégorie verbale, nous aboutissons à
la catégorie nominale par préfixation vocalique. En somme, la voyelle [a], à
l’image de [e] et [ɛ], est un préfixe nominal se préfixant à une base radicale
(Verbe) dans la création des nominaux. Cela peut être résumé par la règle
suivante :
(08)
/V/ ® [N] / [Pref (e, ɛ, a) + V]

2.2 La voyelle [a] : une marque aspectuelle


Au-delà de son rôle dans la formation des nominaux, la voyelle [a]
intervient également au niveau de la conjugaison en agni. Soient les exemples
suivants :
(09)
1 SG mà̰ hɔ́ « je suis parti »
2 SG à hɔ́ « Tu es parti »
3 SG jà hɔ́ « Il est parti »
1 PL jà hɔ́ « Nous sommes partis »
2 PL ɛ́mà hɔ́ « Vous êtes partis »
3 PL bà hɔ́ « Ils sont partis »

Le temps de conjugaison ici est l’accompli 1. Dans cette conjugaison, le


constituant mis en exergue est la voyelle [a]. C’est la marque de flexion pour ce
temps en agni. La présence de cette voyelle entraine l’élision de la voyelle finale
du pronom et cela pour respecter le principe du contour obligatoire (OCP) qui
stipule ceci : « A un même niveau de représentation on ne peut avoir deux objets
identiques adjacents. » Leben (1973, p.1978). Ainsi donc, nous aurons en présence
deux voyelles en finale telle qu’observé dans ce qui suit :
(10)
1 SG mɪ̰ ̀ à hɔ́ « Je suis parti »
2 SG ɛ̀ à hɔ́ « Tu es parti »
3 SG ɪ̀ à hɔ́ « Il est parti »
1 PL jɛ à hɔ́ « Nous sommes partis »
2 PL ɛ́mɔ̀ à hɔ́ « Vous êtes partis »
3 PL bɛ̀ à hɔ́ « Ils sont partis »

Akofena çn°001 53
Multifonctionnalité de la voyelle [a] en agni

En dehors de la voyelle [i] de la troisième personne du singulier qui se palatalise,


toutes les autres voyelles en finale de pronom s’élident et cèdent leur place à la
voyelle [a]. C’est d’ailleurs ce qui est observé dans l’exemple en (9) de l’accompli
1 de l’agni. Ce qu’il y a lieu de retenir dans cette section est que la voyelle [a] joue
un rôle prépondérant tant dans la formation des nominaux qu’en accompli. Il
s’agit en effet du point de vue morphématique d’un préfixe nominal et d’une
marque aspectuelle.

3. La voyelle [a] en syntaxe


3.1 La voyelle [a] : tête de syntagme
L’emploi de la voyelle [a] transcende les niveaux phonétique et
morphologique de l’agni. Cette voyelle en effet se manifeste en syntaxe comme
une tête de syntagme et cela est perceptible au niveau du syntagme génitival ainsi
que dans les constructions phrastiques complexes avec pour tête le
complémenteur discontinu [sɛ…à].

-Le syntagme génitival


Une série de substantifs en agni présente des particularités d’emploi. Il
s’agit des substantifs marquant la possession. Cela se manifeste de deux
manières. Un premier cas où il y a juxtaposition de deux substantifs (N1+N2) et
un second cas où les deux substantifs sont reliés par un connectif et en
l’occurrence la voyelle [a] dont la représentation est : N1 + a + N2. De ces deux
cas, le second est celui qui nous intéresse. Il s’agit d’une construction
déterminative se présentant comme suit : [N1 (Déterminant) + a (connectif) + N2
(Déterminé)]. Dans cette structure, la voyelle [a] marque l’appartenance ou la
provenance du déterminé. Il s’agit d’un génitif. Ce substantif est un syntagme
génitival à valeur possessive avec pour tête cette voyelle qui est la manifestation
de ce possessif (Ehiré 2009). Ce syntagme génitival (GP) aura pour tête G. Et cette
tête est la voyelle « aÝ ». Nous disons cela en nous appuyant sur les propos de
Abney (1987), Pollock (1989), qui disent que toutes les catégories mineures (ou
fonctionnelles) c’est-à-dire non lexicales, à l’instar des catégories majeures ou
catégories lexicales (N, V, A) représentent la tête d’une projection. Aussi, GP est
toujours dominé par un DP dont la tête D est lexicalement présente quand le
déterminé est un nominal et vide (représenté par : O) quand le déterminé est un
locatif. Notons que la structure du syntagme génitival s’identifie à celle du IP. En
effet, de même que I (marque flexionnelle), est une catégorie fonctionnelle, G de
GP est également une tête fonctionnelle. Au regard de ce qui précède, le
syntagme génitival ayant pour tête la voyelle [à ] peut être schématisé comme
suit :

54 Mars 2020 ç pp. 49-58


K. T. Kossonou & L. Ehiré

(11)
DP
|
D’

GP D

NP G’

G XP
|

Les exemples qui suivent viennent étayer nos propos.
(12a)
kòfí à ɟé è
/Koffi / Génitif/ dent+Def/
« La dent de Koffi »

(12b)
k̀akú à sʊ̀
/Kacou/ Génitif/ locatif/
« Sur Kacou »

Ces exemples en (12) peuvent être représentés comme suit :


(13)
DP
|
D’

GP D

NP G’

G XP
| |
kofi à ɟé è
« La dent de Koffi »

Akofena çn°001 55
Multifonctionnalité de la voyelle [a] en agni

(14)
DP
|
D’

GP D

NP G’

G XP
| |
kofi à sʊ

Nous retenons que la voyelle [a] est la tête fonctionnelle du syntagme génitival
en agni. Elle met en relation deux substantifs dont l'un est un déterminant et
l'autre un déterminé.

-Le complémenteur à tête discontinue [sɛ̀…à]


Traditionnellement appelé système hypothétique ou période
conditionnelle (Colette Bodelot 2013), les énoncés usant de la tête discontinue [sɛ̀
…à] glosée en français « si » sont des phrases complexes projetées en CP
(Complementizer phrase). Selon la structuration, ces phrases sont représentées
comme suit : « Si X, Y ». Dans cette formule, « si » est la conjonction et
précisément une conjonction chargée de supposition. « X » représente une
subordonnée de type circonstanciel et « Y » représente la proposition principale.
Soient les exemples en (14) :
(14a)
sɛ̀ èhìlé kùló à mɪ̰ ́ tó
/si/ Ehilé/aimer/ CONJ/1SG/acheter/
« Si Ehilé aime, j’achète. »

(14b)
sɛ̀ bà ŋgá̰ má̰. à̰ bàtʊ́má̰ à lɔ́ ɲɔ́ má
/si/3PL+Acc1/Neg (N...mà̰ +dire/CONJ/enfant+Def/Neg (N...ma…́) +
Fut/ faire/
« S’ils ne le disent pas, l’enfant ne le fera pas. »

Dans ces exemples, nous notons la présence remarquée de [sɛ̀…à] Il s’agit de la


tête C de ces phrases complexes en (14). De ce couple, la suppression de la voyelle
[a] conduit au rejet de l’énoncé tel qu’élucidé en (15) :

56 Mars 2020 ç pp. 49-58


K. T. Kossonou & L. Ehiré

* sɛ̀ èhìlé kùló mɪ̰ ́ tó


/si/ Ehilé/aimer/1SG/acheter/

Cette voyelle vient encore une fois faire parler d’elle au niveau de la syntaxe. En
effet elle participe avec obligation à la construction des énoncés complexes (CP)
de type hypothétique.

Conclusion
Tout au long de cet article, il a été question de la voyelle [a]. Il ressort que
cette dernière transcende les seuls domaines de la phonétique et de la phonologie
pour se manifester tant en morphologie qu’en syntaxe. En effet, [a] au vu de nos
analyses démontre qu’elle ne peut être réduite à une simple voyelle ou segment
phonétique mais doit être analysée comme un fait morphématique et syntaxique.
Ainsi donc, cette voyelle est à mesure de servir de marque aspectuelle, de préfixe
nominal, de tête de syntagme (GP) et de conjonction dans les énoncés complexes
(CP) de type hypothétique.

Références bibliographiques
ABNEY, S., 1987. The English noun phrase in its sentential aspect, MIT, Cambridge.

ADOU, A.G., 1986. Étude phonétique des voyelles et des tons de l’Agni indénié, ILA.,
Abidjan.

ASSANVO Amoikon, 2012, Syntaxe de l’agni indénié. Sarrebruck Allemagne,


Editions Universitaire Européennes, 343p.

CHOMSKY N. et HALLE M., 1968, The sound pattern of English, New-york, (trad.
Fr. : Principe de phonologie générative), Paris, Ed. Seuil, (1973)

Colette BODELOT, 2013, Étude synchronique des propositions subordonnées


circonstancielles en si dans la Correspondance de Cicéron, De lingua Latina,
no 9 : Varia, p. 1-26 www.paris-sorbonne.fr/Numero-9-Varia

DUBOIS J. 2012, Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Larousse,


Paris

EHIRE L. 2009, L’àfɪ̰ ̀ má (parler agni de la S/P de Maféré) : étude phonologique et
grammaticale. Thèse de Doctorat unique, université de Cocody.

KOSSONOU Théodore, 2014, « De la phonétique à la fonction grammaticale et


morphématique des voyelles : exemples des [i] et [a] », in Cahier d’Etudes
Linguistiques, Revue du Département des Sciences du Langage et de la
communication (DSLC)- Université d’Abomey-Calavi (UAC)

Akofena çn°001 57
Multifonctionnalité de la voyelle [a] en agni

KOSSONOU Théodore et KPAMI Carlos, 2019, « La numération en mɔ́ʤúkrù »,


in FLALY, Revue internationale de linguistique, didactiques des langues et de
traductologie, n°7, Second semestre ; Université Alassane Ouattara de
Bouaké, Côte d’Ivoire, PP.155-168

LEBEN W. R., 1973, Suprasegmental phonology, thèse de Doctorat d’Etat, M.I.T


POLLOCK J. Y., 1989. « Verb movement, universal grammar, and the structure of IP
», Linguistic Inquiry, Vol. 20, PP. 365-424.

58 Mars 2020 ç pp. 49-58


S. J. Sib & A. Ouédraogo

LA FOCALISATION EN MOORÉ

Sié Justin SIB


Université Félix Houphouët-Boigny - Côte d’Ivoire
sibsijustin@yahoo.fr
&
Abel OUEDRAOGO
Université Norbert Zongo - Burkina Faso
ouedraogoabell@yahoo.fr

Résumé : La présente étude est consacrée à l’analyse de la focalisation en


mooré, langue gur du Burkina Faso. Elle s’articule autour de la question
suivante : comment fonctionne la focalisation en mooré ? Ce travail s’inscrit
dans le cadre de la syntaxe transformationnelle, notamment les principes et
des paramètres. Il ressort que la focalisation est le résultat d’une
transformation traduisible en termes de déplacer-∝. (∝ étant le constituant
focalisé). En mooré, les constituants susceptibles d’être focalisés ou
topicalisés assument les fonctions syntaxiques de sujet, objet et circonstant.
Le constituant focalisé, nominal mis structuralement en emphase, se
déplace de la proposition subordonnée vers la proposition principale en
position de foyer. Ce déplacement est obligatoire et conditionne la
grammaticalité de la phrase.

Mots-clés : focalisation, mooré, syntaxe, déplacement

Abstract: This study deals with the transformational analysis of focusing in


moore, a gur language spoken in Burkina Faso. It’s based on the following
question: How is the focusing functioning in moore? This work adopts the
framework of the transformational syntax, particularly the theory of
principles and parameters. It reveals that the focusing is the result of
transformational facts which are explainable by move-∝.(∝ is the focalized
constituent). In moore, the moved constituent can be a subject, an object or
a circumstantial. The focalized constituent, nominal in emphasis, moves
from a subordinate clause to a main clause at the position of focus. This
movement is obligatory and influences the well-formation of the sentence.

Keywords: focusing, moore, syntax, movement

Introduction
Selon G. Manessy (1975), le mooré appartient au groupe des langues Oti-
volta occidental de la famille voltaïque des langues Niger-Congo. Il est parlé
par les moosé, un peuple occupant traditionnellement la partie centrale du
Burkina Faso » N. Nikiema, 1998. L’on convient avec P. Malgoubri (1988) que le
mooré connaît quatre dialectes à savoir : le dialecte central, qui regroupe les
régions du Centre, Est et Ouest ; le dialecte yaadre, au Nord-Ouest ; le dialecte
yaana, au Sud-Est et le dialecte zaoore, également au Sud-Est. Des quatre
dialectes, nous nous intéresserons au dialecte central. En effet, ce dernier a fait
l’objet de diverses descriptions syntaxiques y compris la focalisation. À notre

Akofena çn°001 59
La focalisation en mooré

connaissance, les travaux qui se sont intéressés à la focalisation en mooré sont


ceux de N. Nikiema (1978), R. Kabore (1985) et D. Zagré (2010). Ces travaux,
tous réalisés dans une approche structurale ont permis de décrire linéairement
la structure de la focalisation, mais la problématique liée au fonctionnement de
la focalisation en mooré connaît un certain nombre de questions, qui jusque-là,
sont en suspens. Pour conduire à bien cette étude, notre travail s’articule
principalement autour de la question suivante : Comment fonctionne la
focalisation en mooré ? Les préoccupations spécifiques de la présente recherche
sont : Comment s’effectue l’opération déplacement de constituants en position
ergative ou position sujet en mooré ? Comment se justifient les déplacements
des constituants focalisés en mooré ? Les constituants déplacés de leur site
d’origine vers la position de sujet entraînent-ils une agrammaticalité
sémantique de l’énoncé ?
L’objectif visé principalement est de rendre compte du fonctionnement de
la focalisation en mooré. Les objectifs spécifiques du travail sont : expliquer les
déplacements des constituants focalisés en mooré, déterminer le rapport entre
les déplacements des constituants focalisés et la grammaticalité des phrases,
déterminer le rapport structural existant entre la structure focalisante avec {yaa}
et celle sans {yaa }.
Notre travail s’articule autour des points suivants : la focalisation du
constituant sujet, la focalisation du constituant objet ou circonstant, rapport
structural existant entre la structure focalisante avec {yaa} et celle sans {yaa }.
Mais avant nous faisons remarquer que l’opération de focalisation en mooré
utilise des constructions clivées dans lesquelles le constituant est mis en
position de foyer pour sa mise en valeur. Au niveau syntagmatique, la
focalisation est le résultat d’une transformation traduisible en termes de
déplacer-∝. (∝ étant le constituant focalisé). Le constituant mis en valeur est
appelé focus. Il occupe toujours la position de foyer dans une phrase clivée.

0.1. Cadres théorique et conceptuel


L’analyse s’inscrit dans la « théorie des principes et des paramètres »,
développée par A. Radford (2005), et J. Moescher et A. Auchlin (2005). Cette
théorie définie différemment, un certain nombre de concepts par rapport à la
syntaxe structurale. Ainsi, il nous semble judicieux de proposer une clarification
terminologique à deux concepts fondamentaux liés à la présente recherche :
« énoncé verbal complexe » et « transformation ». Dans la théorie standard étendue,
l’énoncé verbal peut se définir comme suit :

[…] une projection maximale de la catégorie fonctionnelle Inflexion, qui est interprétée
syntaxiquement comme le complément de C, dont la projection maximale, CP, est le
niveau de représentation supérieur de la phrase.
Moeschler et Auchlin (2005, p.92)

60 Mars 2020 ç pp. 59-68


S. J. Sib & A. Ouédraogo

Quant à l’énoncé complexe, il ressort dans la définition suivante :

Les énoncés complexes peuvent se définir comme des énoncés verbaux


dans lesquels une projection IP est enchâssée dans un constituant de rang
supérieur CP. CP est la projection maximale dont la tête C, sélectionne IP
comme complément
Sib (2017, p.272)

Dans le cadre de notre travail, seules les opérations de suppression et les


déplacements sont des opérations de transformation. Ainsi « Les mouvements
sont toujours des mouvements de positions inférieures à des positions
supérieures »1 (op.cit., 2005, p.95). Cela implique que les déplacements se font
toujours vers la gauche et non le contraire. Ils ajoutent également que le
constituant déplacé est une : « Projection maximale ou une tête [...]. Les
éléments déplacés laissent une trace (une position vide) dans leurs positions
d’origines » p.95. La trace est un indice qui marque la position structurale
canonique du constituant déplacé. L’avantage de cette approche théorique est
qu’elle permet d’expliquer les transformations en termes de déplacement de
constituants d’une position A (en structure sous-jacente) vers une position B (en
structure superficielle). Chaque déplacement doit être motivé et contient une
trace en structure sous-jacente.

0.2.Cadre méthodologique
La collecte des données s’est faite à partir d’un questionnaire grammatical,
constitué de phrases à constituants focalisés. Ces phrases ont été formulées à
partir des ouvrages traitant des faits de transformations comme E. Biloa (1998),
de A. Liptako (2001), C. Tellier (2002), de J. Moescher et A. Auchlin (2005). Les
données ont été recueillies auprès d’un informateur natif de la langue étant
entendu que « Les phrases que les locuteurs natifs jugent bien formées, c’est-à-dire
conformes à la syntaxe de leur langue, sont dites grammaticales ; les phrases mal
formées sont dites agrammaticales » (C. Tellier, 2002, p12). Le corpus est transcrit
orthographiquement en se référant à P. Balima (1997) qui applique le Raabo du
30 septembre 1986 fixant l’alphabet et le code orthographique du mooré.

1. La focalisation des constituants


En mooré, les arguments (sujet et objet) et le non-argument circonstant sont
susceptibles d’être focalisés.
1.1 La focalisation du constituant sujet
En mooré, l’on peut focaliser les constituants en fonction syntaxique sujet
(1b et 2b). Considérons les exemples ci-dessous
(1a)
biigã di mui rundã
enfant.déf/manger.acc/riz/aujourd’hui
S. + V+O+ Cir. (Structure linéaire)
« L’enfant a mangé du riz aujourd’hui. ».

1
Les auteurs se réfèrent à l’arbre syntagmatique

Akofena çn°001 61
La focalisation en mooré

(1b)
yaa biigã n di mui rundã
C’est/enfant.déf/ compl./ manger.acc/aujourd’hui
V.at+S.F+ compl.+V+O+Cir. (Structure linéaire)
« C’est l’enfant qui a mangé du riz aujourd’hui. ».

(2a)
peosgã jũ kooma
mouton.déf/boire.acc/eau
S . +V + O (Structure linéaire)
« Le mouton a bu l’eau. ».

(2c)
yaa peosgã n jũ kooma
C’est/ mouton.déf/ compl./ boire.acc/eau
V.at.+S.F.+compl.+V+O (Structure linéaire)
« C’est le mouton qui a bu l’eau. »

-Structure sous-jacente de la phrase contenant un constituant sujet focalisé


Les énoncés en (1a et 2a) sont neutres. Par contre dans les énoncés en (1b
et 2b), les sujets sont focalisés. Dans ce cas, les phrases sont structuralement
constituées de deux propositions : une proposition principale de structure
{V.at+S.F.} et une proposition subordonnée de structure { compl.+V+O }. Dans
le premier bloc, le verbe copule est {ya.a} « Etre.acc » traduisible par « c’est » en
français ». Quant au deuxième bloc, il est constitué d’un complémenteur {n}
traduisible par « que ». Dans le cadre de travail, la proposition principale est
notée (C1’’) et la subordonnée (C2’’). Canoniquement, le sujet de la phrase en
mooré, est directement antéposé à son verbe (V). Pourtant dans les exemples ci-
dessus (1b et 2b), le sujet de la proposition subordonnée focalisé (S.F) se
déplace, pour se placer dans la proposition principale, notamment en position
de complément du verbe attributif, donnant ainsi lieu à la structure linéaire
suivante :
/ V.at+ 𝑺. 𝑭 +n +V+O /

Cette structure se réfère à la structure de surface, étant entendu que le sujet


focalisé n’est plus à sa position initiale. Dans le sillage de notre cadre théorique,
ce nouveau placement du sujet s’interprète comme étant une opération
transformationnelle de déplacement. De ce qui précède, nous pouvant
reconstituer la structure sous-jacente de ces phrases en maintenant tous les
constituants dans leurs positions d’origines. Dans cette reconstitution, le sujet
focalisé se place dans sa position canonique tandis que le verbe attributif à un
complément vide noté ∆. De ce qui précède, la structure sous-jacente de la
phrase contenant un constituant sujet focalisé se présente comme suit :

62 Mars 2020 ç pp. 59-68


S. J. Sib & A. Ouédraogo

[C1’’ [I1’’ V.at. ∆ [C2’’ n [I2’’ ti [V’’ N’’ sujet V O/Cir ]]]]]

Proposition principale. Proposition subordonnée.

Figure 1 : structure sous-jacente de la phrase contenant un constituant sujet focalisé

En se référant à la figure ci-dessus, la forme sous-jacente de l’énoncé en 1b se


présente comme suit :
(3):
[C1’’ [I1’’ yaa ∆ [C2’’ n [I2’’ ti [V’’ biig di mui rundã ]]]]]
/ yaa n biig di mui rundã / ( forme sous-jacente de 1b)

Dans la structure sous-jacente, le syntagme nominal N’’ sujet occupe la


position structurale de spécifieur dans V’’ dont il est partie intégrante. Cette
positon lui permet d’être dans une relation structurale appropriée avec le verbe
pour recevoir un rôle sémantique approprié (aussi appelé rôle thématique ou
encore rôle thêta (rôle-θ)). Le rôle sémantique qui « se réfère à ce qu’implique le
verbe quant à la façon dont chaque entité représentée par un constituant
nominal intervient dans le procès signifié par le verbe » (D. Creissels
2006, p279). Pour dire autrement, le rôle sémantique est le mode de
participation d’un argument dans un énoncé. Ce mode de participation peut
être « agent », « thème », « patient », « psychose », etc. Il convient de faire
remarquer que l’assignation du rôle sémantique aux arguments obéit au
principe suivant :
Principe d’assignation du rôle thématique :

Tout argument (constituant qui n’est pas un prédicat et qui a un contenu


sémantique) doit recevoir un rôle thématique et un seul. Tout rôle
thématique doit être assigné à un argument approprié et à un seul.
C. Tellier (2002, p.81)

Autant le syntagme nominal doit recevoir du verbe un rôle sémantique, autant


il doit aussi recevoir le cas nominatif assigné aux N’’ sujet. Ainsi, selon la
théorie de l’assignation des cas, tout syntagme nominal manifeste (c'est-à-dire
doté de traits phonologiques) doit être pourvu d’un cas et un seul. Le cas
(nominatif, accusatif etc.) est assigné à un syntagme nominal par une tête ayant
la capacité d’assignateur de cas. C’est-à-dire I.

-Le déplacement du syntagme nominal N’’Sujet


En structure sous-jacente, le nominal sujet occupe structuralement la
position de spécifieur dans le syntagme verbal. Cette position ne lui permet pas
de recevoir le cas nominatif. D’où la nécessité pour lui de se déplacer pour se
mettre à l’intérieur de la projection maximale de I (dans la phrase) plus
précisément à la position de spécifieur de I’’, pour recevoir de cette tête, le cas
nominatif. Le déplacement de N’’ sujet à la position de spécifieur de I’’ n’est pas

Akofena çn°001 63
La focalisation en mooré

suffisant pour rendre compte de la grammaticalité de la phrase puisque à ce


stade la position de complément du verbe attributif est toujours vide alors que
position doit être occupée pour que la phrase soit grammaticale. Ainsi, N’’ va
occuper la position de complément (foyer) du verbe copule {yaa}, vide en
structure sous-jacente. En se déplaçant, N’’ laissent derrière lui une nouvelle
trace. De ce qui précède, la structure superficielle illustrant la focalisation du
sujet se présente comme suit :

[C1’’ [I1’’ V.at. Ni’’ [C2’’ n [I2’’ ti [V’’ ti + V+ O/Cir ]]]]]

Figure 2: structure superficielle illustrant la focalisation du sujet


• t = trace laissée par le constituant déplacé

Par exemple, {biig}, en tant que sujet de la phrase (1) occupe la position de
spécifieur de V’’ en structure D. Cette position à l’intérieur de V’’ lui permet de
recevoir du verbe un rôle sémantique approprié. Il reçoit de {di} « manger », le
rôle sémantique d’agent. Mais, étant donné qu’il doit recevoir de I un cas
nominatif, il se déplace pour se placer à l’intérieur de I’’, plus précisément à la
position de spécifieur de I’’. Ce déplacement n’est pas suffisant pour rendre
compte de la grammaticalité de la phrase. Il faudra ensuite appliquer un
second déplacement pour que la phrase soit grammaticale. N’’ doit se déplacer
et aller occuper la position de complément du verbe copule {yaa} qui exige un
complément pour la grammaticalité de la phrase ; ce qui explique que {N’’} ne
peut occuper aucune autre position en surface que celle de foyer (complément de
{yaa}). En voici une illustration.
(4)
[C1’’ [I1’’ yaa biigi [C2’’ n [I2’’ ti [V’’ ti di mui ]]]]]

yaa biig n di mui.


« C’est l’enfant qui a mangé du riz. ».

1.2. La focalisation du constituant objet et circonstant


Les exemples ci-dessous montrent la focalisation du constituant objet (5b)
et la focalisation des constituants en fonction de circonstant (6b).
(5a)
a dita mui
3sg/manger.acc/riz
S/V/O
« Il mange du riz ».
(5b)
Yaa mui la a dita
C’est/riz.sg/compl./3sg/manger.inac/
V.at/O.F/compl./S/V
« C’est du riz qu’il mange. ».

64 Mars 2020 ç pp. 59-68


S. J. Sib & A. Ouédraogo

(6a)
Amusa wata rundã
Moussa/venir.inac/aujourd’hui
S/V/Cir.
« Moussa vient aujourd’hui »
(6b)
Yaa rundã la amusa wata
C’est/aujourd’hui/compl./moussa/venir.inac.
V.at/O. F/compl./S/V
« C’est aujourd’hui que moussa vient. ».

-Structure sous-jacente des phrases à objet ou circonstant focalisé


Les phrases ci-dessus sont des phrases contenant un objet ou un
circonstant focalisé. Elles sont structuralement constituées de deux blocs : la
proposition principale est de structure [V.at.+ N’’O ~ Cir ] et la proposition
subordonnée de structure [ la+ N’’+ V ]. Dans le premier bloc, le verbe attributif
est {ya.a} « Etre.acc » traduisible par « c’est » en français ». Quant au deuxième
bloc, il est constitué d’un complémenteur qui est toujours {la} traduisible
par « que ». Du point de vue structural, les phrases ci-dessus sont des phrases
complexes dont le premier bloc constitue la proposition principale (C1’’) et le
second, une proposition subordonnée (C2’’). Canoniquement, l’objet et le
circonstant sont directement postposés au verbe Or, dans les exemples ci-
dessus, le nominal objet (4) et le circonstant (5) focalisés, se trouvent être
complément du verbe attributif, dans la proposition principale donnant ainsi
lieu à la structure suivante [V.at.+ N’’O ~ Cir la+ N’’+ V ] qui se réfère à la
structure de surface. Le placement des constituants objet ou circonstant
s’interprète comme étant une opération transformationnelle de déplacement. La
structure sous-jacente suppose un placement canonique des constituants objet
et circonstant, tandis que le verbe attributif à un complément vide noté ∆ . Par
conséquent, la structure sous-jacente de la phrase contenant un constituant
objet ou un circonstant focalisé se présente comme suit :
[C1’’ [I1’’ yaa ∆ [C2’’ la [I2’’ N’’ [V’’ V + O/Cir] ]]]]

Proposition principale. Proposition subordonnée.

Figure 3 : structure sous-jacente de la phrase contenant un l’objet ou un circonstant


focalisé.

En se référant à la figure ci-dessus, la forme sous-jacente de l’énoncé en 3b se


présente comme suit :
(6)
[C1’’ [I1’’ yaa ∆ [C2’’ la [I2’’ a [V’’ dita ]]]]
/ Yaa la a dita mui/ ( forme sous-jacente de 3b)

Akofena çn°001 65
La focalisation en mooré

-Le déplacement du syntagme nominal objet ou circonstant


En surface, le nominal objet ou circonstant est extrait de la proposition
subordonnée vers la position de foyer, dans la proposition principale : c’est-à-
dire complément du verbe copule {yaa}. En effet, le nominal objet ou circonstant
occupe soit la position de complément, soit la position d’adjoint dans V’’ (à
l’intérieur de Ph). La position de complément de {yaa} est également vide. Mais
étant donné que {yaa} exige un complément, le nominal objet ou circonstant se
déplace pour occuper cette position afin de rendre la phrase grammaticale. Du
point de vue structural, le nominal objet ou circonstant se déplace hors de I’’. Il
quitte V’’ pour se placer dans C’’, à la position de spécifieur, notamment à la
position de complément de {yaa}. En se déplaçant, il laisse une trace t dans V’’,
qui lui est coïncidée. Ainsi, la structure superficielle illustrant la focalisation du
sujet se présente comme suit :

[C1’’ [I1’’ V.at N’’ O/Cirj [C2’’ la [I2’’ N’’ [V’’ V tj ]]]]]

Figure 4 : structure superficielle illustration la focalisation de l’objet ou du circonstant

En effet, dans les phrases (4) et (5), les nominaux {mui} « riz » et { rundã}
« Aujourd’hui », respectivement objet et circonstant doivent être normalement
postposés au verbe. Mais ils se retrouvent à la position de foyer dans chacune
des phrases. Du point de vu structural, ces nominaux se déplacent
respectivement de la position de complément et d’adjoint dans le syntagme
verbal (dans I2’’) vers la position d’accueil : complément de {yaa}. En quittant,
ils laissent dans leurs positions d’origine une trace tj. . (S. Sib.,2017, p.368)
affirme que : « Cette place symbolisée t est coïncidée avec le constituant déplacé
avec qui elle forme une chaîne ». Les exemples ci-dessous illustrent les
déplacements du constituant objet et circonstant.
- Le déplacement de l’objet {mui} vers la position de foyer
(7)
[C1’’ [I1’’ yaa muij [C2’’ la [I2’’ a [V’’ rita tj ]]]]]

- Le déplacement du circonstant { runda } vers la position de foyer


(8)
[C1’’ [I1’’ yaa rundaj [C2’’ la [I2’’ amusa [V’’ wata tj ]]]]]

2. Rapport structural existant entre la structure focalisante avec ou sans le


verbe attributif
En mooré, la focalisation peut se faire sans le verbe copule. Cette
structure focalisante est considérée comme étant une paraphrase de la
focalisation avec le verbe attributif. Considérons les exemples ci-dessous :
(9)
yaa mui la a dita
être.acc /riz.sg/ Compl./ Il(elle)/manger. inac.
« C’est du riz qu’il(elle) mange. »

66 Mars 2020 ç pp. 59-68


S. J. Sib & A. Ouédraogo

(10)
yaa rundã la amusa wata
Etre.acc /aujourd’hui/compl./moussa/ venir.inac
« C’est aujourd’hui que moussa vient. »
(11)
mui la a dita .
riz.sg/ Compl./ Il(elle)/manger. inac.
« C’est du riz qu’il (elle) mange. »
(12)
rundã la amusa wata.
être.acc /aujourd’hui/compl./moussa/ venir.inac
« C’est aujourd’hui que moussa vient. »

En effet, {yaa} est présent dans la structure sous-jacente de la focalisation (9 et


10), mais est facultativement omis en surface (11 et 12). L’effacement facultatif
de {yaa} n’est possible qu’après le déplacement du nominal objet ou circonstant
à la position de complément du verbe attributif {yaa}. Autrement dit, le verbe
attributif introduit une position d’attribut vide en structure sous-jacente, et
occupé par le focus en structure superficielle, suite à un déplacement justifié par
le fait que le verbe attributif exige un complément, autrement la phrase serait
agrammaticale. Ainsi l’effacement du verbe attributif dans l’exemple (11)
pourrait se traduire structuralement comme suit :
(13)
[C1’’ [I1’’ yaa muij [C2’’ la [I2’’ a [V’’ dita tj ]]]]]

{ mui la a dita} « c’est du riz qu’il(elle) mange. ».


Conclusion

Notre travail s’articule principalement autour de la question suivante :


Comment fonctionne la focalisation en mooré ? Les préoccupations spécifiques
de la présente recherche sont : Comment s’effectue l’opération déplacement de
constituants en position ergative ou position sujet en mooré ? Comment se
justifient les déplacements des constituants focalisés en mooré ? Les
constituants déplacés de leur site d’origine vers la position de sujet entraînent-
ils une agrammaticalité de l’énoncé ? L’objectif visé principalement est de
rendre compte du fonctionnement de la focalisation en mooré. Les objectifs
spécifiques du travail sont : expliquer les déplacements des constituants
focalisés en mooré, déterminer le rapport entre les déplacements des
constituants focalisés et la grammaticalité des phrases, déterminer le rapport
structural existant entre la structure focalisante avec {yaa} et celle sans {yaa }.
L’on a successivement apporté des éléments de réponse à ces questions en
faisant remarquer que les constituants susceptibles d’être focalisés sont en
fonctions syntaxiques de sujet, d’objet et d’adjoint. Les constituants déplacés
quittent leurs positions canoniques dans la proposition subordonnée pour se

Akofena çn°001 67
La focalisation en mooré

placer en position de complément du verbe copule {yaa}. Ces déplacements


sont obligatoires puisqu’elles requièrent de la grammaticalité des phrases. Il
ressort également que la focalisation avec {yaa} et celle sans {yaa} sont des
paraphrases. La seconde dérive du premier par un effacement volontaire du
verbe attributif qui intervient après le déplacement en position de foyer du
constituant focalisé.

Références bibliographiques
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Ouagadougou, Promo-Langue, 167p.
BILOA E. 1998. La syntaxe générative : la théorie des principes et des paramètres,
Collection linguistique N° 27, München, LINCOM EUROPA, 326p.
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application au Français contemporain, Strasbourg, Presses Universitaires de
Strasbourg, 338p.
LIPTAKO A. 2001. On the syntax of Wh- items in Hungarian, Netherlands Graduate
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MOESCHLER J. et AUCHLIN A. 2005. Introduction à la linguistique contemporaine,
Paris, ARMAND collin, 192p.
NIKIEMA N. 1978. Moor gulsg sebre. Manuel de transcription du Mooré.
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KABORE R. 1980. Essai d’analyse de la langue MʋʋRé (parler de Waogdgo :
Ouagadougou), Thèse pour le doctorat en lettres et sciences humaines,
Département de recherche, Paris VII, 758p.
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code orthographique du Mooré. Ouagadougou.
RADFORD A. 2005. Transformational syntax. A student’s guide to chomsky’s Extended
Standard Theory, ( Editeurs Comrie B. et alii ), Cambridge textbooks in linguistics,
Cambridge university press, Cambridge, New york, New rochelle, Melbourne, 2005
( 2e édition), 403p.
SIB S. J. 2017. Étude phonologique et grammaticale du téén, Éditions universitaires
Européennes, Sarrebruck (Allemagne), 440p.
TELLIER C. 2002. Éléments de syntaxe du français : méthode d’analyse en grammaire
générative, Boucherville, Gaétan Morin, 240 p.
ZAGRE D., 2010, Rapport entre rôles sémantiques et fonctions syntaxiques en
mooré.- Mémoire de maîtrise, Université de Ouagadougou, U.FR/LAC,
Département de linguistique, 105p.
- Abréviations
V’’ : syntagme verbal déf : défini
V : verbe Cir. : circonstant
V.at: verbe attributif C’’ : proposition
Sg:singulier acc : accompli
O: objet + : frontière entre constituants
N’’ : nominal Inac : inaccompli
I’’ : phrase

68 Mars 2020 ç pp. 59-68


T. K. F. Morifie

DE LA FRANCISATION DES ANTHROPONYMES BRON


AUX PROBLÈMES DE RÉFÉRENCE : UNE ANALYSE
MORPHOSEMANTIQUE

Tano Kouakou Frédéric MORIFIE


Université Alassane Ouattara - Côte d’Ivoire
tkouakoufrederic@yahoo.fr

Résumé : Les anthroponymes, africains en général et en particulier


ivoiriens, suscitent de plus en plus des interrogations. En effet, la
francisation dont sont victimes les noms propres d’ici ou ailleurs, depuis
une certaine époque, pose aujourd’hui avec acuité de nombreux problèmes
dans les sociétés africaines. Ces problèmes sont entre autres : celui du
référent, de la remise en cause du sémantisme et de l’identité des
anthroponymes, qui ont d’ailleurs fait pendant longtemps la richesse des
différents peuples. Il s’agit dans cet article de poser les faits, d’aborder la
morphologie et ensuite donner le sens de ces anthroponymes.

Mots-cles : francisation, anthroponymes, référence, morphologie,


sémantique.

Abstract : The anthroponyms, Africans in general and particularly Ivorians,


more and more are subject to questions. Indeed, the Frenchization of which
are victims the proper names from here or elsewhere, since a certain time,
curse today with acuteness of many problems in African societies. These
problems are among others: that of the referent, the questioning of the
semanticism and the identity of anthroponyms, which incidentally long the
wealth of different peoples. This article is about asking the facts, addressing
the morphology and then giving the meaning of these anthroponyms.

Keywords: francization, anthroponyms, surnames, reference, morphology,


semantics.

Introduction
La littérature sur les anthroponymes dans les langues africaines, en
particulier les langues ivoiriennes montre que le nom propre, en plus de sa
fonction de désignation, (le fait qu’il renvoie à un individu du monde réel) est
porteur de sens. N'goran-Poame (2006) s’inscrit dans cette même veine
lorsqu’elle dit :
Si l'analyse des anthroponymes ou noms propres de personne du baoulé
permet de confirmer la thèse de l'aridité syntaxique apparente du nom
propre, il en va autrement de celle qui pose son caractère asémantique. Car,
contrairement aux noms propres du français ou de l'anglais, ceux du
baoulé semblent permettre d'affirmer sans ambages que le nom propre a un
sens.
N'goran-Poamé (2006, p.198)

69
Akofena çn°001
De la francisation des anthroponymes bron aux problèmes de référence :
une analyse morphosémantique

L’univers anthroponymique du baoulé et bien d’autres langues africaines


diffère sémantiquement de celui du français ou de l’anglais. Pour les théoriciens
de la sémantique référentielle1, les expressions linguistiques dénotent une
réalité du monde, c’est-à-dire qu’elles renvoient à un objet du monde. Les noms
propres étant des expressions linguistiques assurent cette fonction. Selon cette
même théorie, le sens est ce qui nous permet d’accéder à la dénotation ou au
référent. Et le référent ou l’image nous permet aussi de mieux comprendre le
sens des expressions linguistiques ou de mieux décrire le sens vis-versa. Les
langues ivoiriennes, qui viennent mieux illustrer ces théories qui prônent la
sémanticité des noms propres, sont depuis l’arrivée du colon, victimes d’une
francisation (modification) qui de plus en plus engendrent des problèmes de
référent, de sens et d’identité. De ce fait, si les anthroponymes sont censés
dénoter une réalité du monde ou porter du sens, les modifications faites sur ces
expressions leurs permettent-elles de renvoyer toujours aux mêmes individus ?
Comment se manifestent-elles ? Celles-ci ne remettent-elles pas en cause cette
sémantique des anthroponymes du bron ? Enfin, le concept de patronyme
respecte-t-il les valeurs sémantiques des anthroponymes bron ?
Répondre à ces questions revient à analyser dans premier temps les
modifications phonétiques et sémantiques apportées sur les anthroponymes. Et
dans un second temps les conséquences liées à cette modification : les pertes
de référence et d’identité qui en résultent.

1 Cadres méthodologique et théorique


Le présent travail portant sur l’analyse morphosémantique des
anthroponymes bron francisés et non francisés et les conséquences qui en
résultent, s’est réalisé à partir d’un corpus composé de 100 noms propres. Pour
l’élaborer, nous sommes allés auprès des locuteurs natifs (six) avec une liste de
noms propres. Notre objectif était d’interroger ces derniers sur le sens, les
critères d’attribution de ces noms et de les recueillir dans leurs états non
francisés.
Pour mieux analyser ce corpus, nous nous sommes appuyés dans un
premier temps sur le variationniste de William Labov (1970) qui nous a permis
de mieux comprendre les variations ou modifications opérées en passant du
bron au français. Pour l’analyse des valeurs sémantiques et du problème de
référent de ces anthroponymes, nous avons choisi comme support théorique :
les théories référentielles de la signification (sémantique formelle dont la figure
de proue est Montague : (1930–1971). Elles établissent un rapport entre les
expressions linguistiques et les réalités désignées. Elles stipulent que la
meilleure signification d’une expression linguistique est la description de l’objet
du monde désigné par cette expression. En rapport avec cet article, elles
confirment la thèse de la sémanticité des anthroponymes. Elles nous permettent

1 Ce qu’on nomme généralement les théories référentielles de la signification.

70 Mars 2020 ç pp. 69-80


T. K. F. Morifie

de montrer que les noms propres bron sont significatifs et dénotent toujours des
individus et des objets du monde.

2. Analyse morphosémantique des anthroponymes francisés


Dans cette section, nous aborderons d’abord la raison ensuite la
francisation phonétique et enfin l’analyse sémantique.
2.1 Raison de la francisation des anthroponymes
La francisation est le fait de modifier un mot d’une langue étrangère dans
sa graphie ou dans sa prononciation de manière à ce qu’il ait des apparences
d’un mot français. Ce phénomène, touchant de plus en plus les noms propres
des personnes, est perçu comme une sorte d’adaptation de ces noms au système
phonétique du français. Cette adaptation est due au fait que les deux langues
disposent chacune son système phonético-phonologique. Pour passer donc
d’une langue A (bron) à une autre B (français), il faut harmoniser
phonologiquement ou phonétiquement le mot (nom propre) de façon à le
rendre conforme aux exigences de la langue d’arrivée (Morifié Tano, 2017 : 64).

2.2 Analyse morphologique


Deux types de modifications se dégagent dans l’analyse de la forme du nom
propre. Nous avons celles liées aux graphèmes et celles liées aux sons. Mais,
nous ne retiendrons que le deuxième niveau, appelé encore changements
phoniques, pour sa pertinence.

§ changements phoniques
Les changements phoniques consistent à supprimer, à ajouter ou à
changer un phonème d’un nom propre. Ces modifications affectent le mot, au
point même de perdre son sens ou de ne plus renvoyer au même référent.
Presque tous les noms que nous portons dans les sociétés africaines sont
aujourd’hui francisés. Ces modifications se manifestent à deux niveaux de la
structure interne du nom. Elles se situent le plus souvent, dans cette langue, en
position médiane et en final du nom.

-Position médiane
Il s’agit de la substitution ou de la suppression de certains phonèmes
vocaliques mais quelque rare fois les consonnes en milieu du mot. Ce
changement est dû en grande partie aux exigences du système phonétique ou
phonologique de la langue française. Considérons les exemples suivants :
(1)
Non-francisés Francisés
a) mùrùfìé Morifié / [morifie]
b) cɩ̀rɛ̀mɛ́ Krémé / [kreme]
c) Jɛ̀bwá Yobouah / [Jobwa]

71
Akofena çn°001
De la francisation des anthroponymes bron aux problèmes de référence :
une analyse morphosémantique

En (1-a) le nom [morifie] est la modification de mùrùfié en abron. La voyelle


/u/ de la première syllabe du nom non-francisé a été substituée par la voyelle
/o/. La voyelle / u /, la deuxième quant à elle s’est faite remplacer par la
voyelle /i/. Comment peut-on expliquer ce phénomène quand on sait que ces
deux voyelles existent dans la langue bron tout comme dans la langue française.
Une telle adaptation relève du transcripteur. En (1-b) de cɩ̀rɛ̀mɛ́, nous arrivons
à [kreme]. La voyelle /ɩ̀/ n’existant pas en français va être supprimée. Celle de
la deuxième syllabe (/ ɛ/) devient /e/. La voyelle /ɛ/ de la première syllabe
du nom jɛ̀bwá a été substituée par la voyelle /o/ au niveau du nom francisé
[jobwa]. Nous observons dans ces deux exemples la transformation des voyelles
[-ATR] à des voyelles [+ATR] pour une question d’harmonie vocalique.

-Position finale
A ce niveau, le procédé consiste à supprimer, à ajouter ou à changer des
phonèmes vocaliques en fin de mot. Soit les exemples en (3) ci-après :
(2)
Non-francisés Francisés
a) bràfɷ̄ Brafo / [brafo]
b) bwɔ̀ Bouo / [bwo]
c) kwàbénà̰ Kouabena / [kwabena]

En (2-a) la voyelle finale /ɷ/ du nom bràfɷ̄ est substituée par la voyelle /o/.
Cette transformation se justifie par le fait que, le / ɷ/ n’existe pas en français.
Elle a donc été remplacée par le /o/ la voyelle la plus proche. Dans l’exemple
(2-b), le nom bwɔ̀ devient [bwo]. La voyelle /ɔ/ a donné place à la voyelle /o/.
Un tel changement a lieu parce qu’en français le /ɔ/ n’apparait pas en fin de
mot. L’exemple 2-d (kouabenan), qui est la transcription de [kwàbénà̰], perd la
lettre ‘’n’’ en fin du nom après l’avoir francisé. Nous remarquons en 2a, b) que
les voyelles [–ATR] (ɷ, ɔ) deviennent [+ATR] (o). En 2-c) la voyelle nasale se
désanalise pendant la francisation.

2.3 Analyse sémantique


La présente rubrique montre les incidences de la francisation ou des
adaptations sur le sens.

§ Problèmes liés au sens


-Changement de sens
Le nom, une fois francisé, ne désigne plus celui souhaité par les parents. Par
conséquent, il renvoie à un autre mot de la langue ou à un mot qui n’existe pas
dans la langue. Ce qui n’épargne pas le sens. Pourtant, le nom tel que donné
par les parents porte un sens spécifique et est censé véhiculer un message dans
cette société. Pour illustrer ce fait, nous avons les exemples en (3) ci-après :

72 Mars 2020 ç pp. 69-80


T. K. F. Morifie

(3)
a- le nom bwɔ̀ après l’avoir francisé devient bwó. D’où les définitions
suivantes :
- bwɔ̀ : avant francisation, renvoie à caillou en français (« une pierre de
petite dimension » cette appellation parce que les parents ou les ancêtres
adoraient ou adorent le caillou. Ça veut vouloir signifier aussi un enfant
résistant).
- bwó : nom francisé, veut dire respect (« un sentiment de
considération, d’égard envers quelqu’un ou quelque chose»).
b- bḭ́nḭ̀ (masculin)/bḭ́nḭ̀wa (féminin) veut dire : « puissant, fort, invincible »,
après francisation devient bini ou biniwa.
- Bini désigne « l’excrément au sens dénoté, au sens connoté, c’est adopté
une mauvaise attitude en vers une personne ».
c- ábā̰ná̰ « le nom d’une fille née un mardi », devient ábrà̰ après l’avoir
francisé.
- ábrà̰ est « l’écorce d’un arbre mort ».
Nous avons dans les exemples ci-dessus un changement total de sens entre
noms francisés et ceux qui ne le sont pas.

-Perte de sens
Il y’a perte de sens lorsque le nom francisé n’existe pas dans le lexique ou ne
renvoie à aucun objet ou événement dans cette langue. L’exemple en (5) illustre
cela.
(5)
a) Morifié : est asémantique, il n’existe pas dans cette langue. Mùrùfìé 2, lui
a un sens qui est le suivant :

∀x [mùrùfìé] (x) → personne (x) ˄ né vendredi saint (x) ˄ appelé mùrùfìé (x)]
« Il est nécessairement vrai pour tout x que si x est mùrùfìé, alors x est une
personne et x est née vendredi saint appelé mùrùfié ».

b) Boffouo [bofwo], la francisation de bↄ̀fwↄ́, également ne veut rien dire.

En revanche à bↄ̀fwↄ́, nous pouvons donner la définition suivante :

∀x [bↄ̀fwↄ́ (x) → personne (x) ˄ chasseur (x)]

2 Mouroufié [mùrùfíé] est le vendredi qui précède ‘’fͻ̀mɩ̰ ́mɩ̰ ̀nɩ̰ ̀ ’’ : le samedi premier jour interdit de la
semaine en pays bron. Ce vendredi a lieu chaque 49 jours appelé en abron dādỳánà̰. C’est ce nom qui est
donné à la fête d’igname. Elle marque la nouvelle année.
Par jour interdit, il faut entendre le jour auquel il est interdit de traverser certains fleuves et rivières en
pays bron pour des travaux champêtres. Et il en existe deux que sont : fↄda et n’guida. Il y’a deux jours
d’intervalle entre le premier et le second.

73
Akofena çn°001
De la francisation des anthroponymes bron aux problèmes de référence :
une analyse morphosémantique

« Il est nécessairement vrai pour x que si x est bↄ̀fwↄ́, alors x est personne et x
est un chasseur».

c) Kouma [kuma] : n’est pas significatif compte tenu de la


dénasalisation de la voyelle finale. Mais, une fois nasalisée, le nom Kouman/
[kúmà̰]) signifie : le deuxième enfant successif d’une même mère, né le même
jour de la semaine. Ce qui se traduit formellement comme suit :

∀x kúmà̰ (x) → deuxième enfant d’une mère (x) ˄ né même jour que le premier
enfant (x).

3. Problème de référent et d’identité


3.1 Problème de référent
§ Perte de référent
Selon Roussarie (2017, p.49), « le sens d’une expression est ce qui nous
permet de connaître la dénotation de cette expression ». C’est-à-dire ce qui nous
donne accès au référent ou à l’objet du monde. Ainsi, le sens est la description
qu’on donne de l’objet auquel il renvoie. En clair « Connaître le sens d’une
expression linguistique c’est savoir comment doit ou devrait être le monde pour
que cette expression soit vraie » (idem : 52). Pour dire les choses autrement :
« savoir ce que signifie une expression, c’est savoir dans quelles conditions elle
est vraie ». Le sens est évalué ici en termes de valeur de vérité. Si les
modifications faites sur les anthroponymes affectent le sens, alors le référent
aussi n’est pas épargné : une fois modifiés, nous n’avons plus les mêmes
référents ou objets du monde. Nous avons l’exemple suivant :
(6)
a) Les noms Morifié, Brafo, Boffouo et Assouman, qui sont respectivement les
déformations de mùrùfié, bráfɷ̀, bↄ̀fwↄ́, àsɷ̰́mà̰ sont asémantiques. Ainsi, ne
renvoient-ils à aucune réalité du monde hormis leurs désignations des seuls
individus qui les portent. Ce qui les exclu de ’’ l’univers lexical des
anthroponymes’’ bron. Ces noms ont un référent ‘’zéro’’ et un sens ‘’zéro’’ dans
cet univers. En sémantique logique, la valeur sémantique ou la valeur de vérité
de ses noms est zéro. Ce qui donne la notation suivante :
N pour le Nom, [[ ]] M valeur sémantique par rapport au modèle (l’univers
lexical des anthroponymes’’bron). [[N]]M = 0 signifie que N est faux par rapport
à M. [[Brafo]]= 0 Ce qui veut dire que le nom Brafo est faux par rapport à l’
‘’univers lexical des anthroponymes’’ bron. En revanche, ces noms quittent
certes cet univers, mais peuvent renvoyer à un autre mot de la langue. Il prend
donc un autre référent. Nous avons les noms suivants :

74 Mars 2020 ç pp. 69-80


T. K. F. Morifie

b- kↄ́kↄ̀ↄ̀ réfère à une personne de teint claire, une fois francisé


devient koko, il renvoie à une bouillie (une sorte d’aliment liquide fait à base de
de farine de maïs ou de mil).

§ Vers la création d’un nouvel univers lexical des anthroponymes


Les noms propres, comme expression linguistique, dénotent des individus
particuliers du monde. Ils assurent tous cette fonction. L’approche convoquée
ne s’inscrit pas dans la veine des théories qui confirment l’idée de leur
asémanticité. Pour elle, la description qu’on fait du nom de la personne est son
sens. Une telle assertion nous amène à affirmer que les noms propres bron sont
polysémiques (dotés de deux sens ou plus). Le premier sens est la description
faite de l’individu qui le porte et le second la description du référent. Partant de
ce principe, nous pouvons dire que les anthroponymes bron dénotent deux
réalités ou deux objets du monde. Car en plus de l’individu, il renvoie à une
autre réalité. Nous avons d’abord, l’individu du monde que le nom désigne et
ensuite l’objet du monde auquel il se rapporte.
Partant de cette double désignation, nous pouvons affirmer que les
modifications une fois faites sur les anthroponymes peuvent remettre en cause
cette thèse. Parce que lorsqu’elles surviennent, elles font perdre au nom son
second sens et référent. Elles réduisent la fonction de désignation du nom. Les
noms modifiés que nous appelons noms francisés n’appartiennent plus à
l’univers lexical des anthroponymes bron, ni à celui du français. Ce qui nous
conduit donc vers un nouvel univers lexical des anthroponymes.

Exemple (9)
Morifié3, Bini, sroma4, Assaré ou Assalé etc. n’appartiennent plus à l’univers
des noms propres bron. Nous assistons ici à la création d’un nouvel univers, qui
n’est ni abron ni français. Si ces noms n’appartiennent pas à l’univers des
anthroponymes bron comme on le dit, c’est qu’il peut engendrer un autre type
de problème tel que celui d’identité.

3.2 Problème d’identité


§ Perte de fonction de détermination identitaire des Anthroponymes
Dans les sociétés africaines, les noms propres sont des moyens de
détermination de l’origine ou de l’identité des personnes. Par le nom, nous
pouvons facilement savoir de quelle région vient tel individu, son groupe
ethnique ou sa langue, voire son identité. Cette idée est partagée par Duzat
(1947) lorsqu’il affirme que « le sens originel des noms nous renseigne sur l’origine

3 La récurrence du nom Morifié (Mouroufié) s’explique par sa puissance à illustrer les arguments ou les
idées dans ce travail.
4 La déformation de ǹzɷ
̰ ́ rɷ̰̀má, étoile en français.

75
Akofena çn°001
De la francisation des anthroponymes bron aux problèmes de référence :
une analyse morphosémantique

géographique d’une population, sur sa stabilité ethnique ou sociales » cité par Garneau
(1985, p.35). Houis (1963) ne reste pas indifférent de cette idée. Il démontre que
les « noms individuels chez les Mosis d’Afrique noire constituent avant tout des
messages identifiables morphologiquement et sémantiquement » (Cf. Houis 1963,
p.35). Le nom propre, au-delà du fait qu’il soit porteur de sens ou désignateur,
véhicule des messages très importants ou encore des valeurs culturelles dans
nos sociétés. L’individu à qui on attribue le nom porte en lui sa culture et les
valeurs de son peuple. C’est pourquoi l’étude des onomastiques est un champ
convoité par les disciplines comme la psychanalyse, et l’anthropologie. Irie Bi
Tié (2016 :138) soutient cette même assertion. Il affirme :
Sur le point de la question des anthroponymes africains, il faut déjà
remarquer que plusieurs disciplines sont intéressées par la problématique
mais elles n’ont ni la même démarche ni les mêmes objectifs ».
Irie Bi Tié (2016, p.138)
Il s’agit ici, en grande partie des noms propres africains compte tenu de
leur richesse.
« Pour l’anthropologie, le nom est donc un outil de classement (ligné,
positions sexuées, de rang, de naissance, de prestige etc…), il porte des
significations (sur le nommeur, ses origines ses devoirs, ses désirs, sa
société ; sur le nommé …) et peut rendre compte de l’identité de l’individu
s’il est étudié sous tous ses angles.
Garneau (1985, p.37)
Le rapport entre l’identité et les noms propres est tellement fort qu’il est
souvent difficile de les dissocier.
Mais, la francisation vient remettre en cause cette démarche. Avec ce
phénomène, les anthroponymes bron perdent leurs valeurs de sémanticité et de
détermination identitaire. Aujourd’hui, certains noms ne sont plus des canaux
de détermination, de l’origine, de la langue et même de l’identité des individus
qui les portent. En effet, il est difficile voire impossible de donner l’origine de
certains individus à travers leurs noms, Car cette modification accrue proscrit
ces noms de l’univers des anthroponymes bron. Comme exemple nous avons :
(10)
Il n’est pas aisé de donner l’identité d’une personne qu’on désigne sous les
noms Morifié,Agama, kreme (…) tous francisés. Ces noms ne donnent aucune
piste pouvant permettre de les identifier dans telle ou telle communauté
linguistique.

§ La variation des règles d’attribution anthroponymique d’un peuple à un


autre
Si les noms propres des personnes sont totalement attribués chez certains
peuples du monde selon leurs libres choix, cela n’est pas le cas pour tous les

76 Mars 2020 ç pp. 69-80


T. K. F. Morifie

noms dans les peuples ivoiriens en particulier chez les akans. N’goran-Poamé
(2006) dans son étude sur la nature et le sens des anthropologies du baoulé
démontre bien cela. Elle dégage deux catégories de nom propre que sont : les
noms propres contraints et les noms propres libres. La première catégorie :

Celle des noms propres contraints, est constituée de noms dont l'attribution
est sous-tendue par l’ensemble de lois globalement liées aux modalités de
la naissance de l'individu.
N’goran-Poamé (2006, p.198).

Elle comprend les noms propres hebdomadaires (correspond aux sept Jours de
la semaine), les noms propres ordinaux (aux positions suivantes dans l’ordre
des naissances d’une famille) et gémellaires (aux enfants nés le même jour
d’une même mère). Les noms propres libres, la deuxième catégorie, correspond
aux noms attribués à l’individu pour des raisons d’ordre événementiel. Il s’agit
des noms propres religieux. Ce sont des « individus dont la naissance ou la survie a
été favorisée par un objet divin ». A cela, s’ajoute 1es noms propres circonstanciels.
Ils sont des noms qui rappellent « les circonstances heureuses ou malheureuses qui
ont marqué la naissance de l'individu » (idem). Telles sont les conditions
d’attribution des noms propres des personnes chez les akans en particulier chez
les baoulé. Ces règles d’attribution des noms propres du baoulé diffèrent
légèrement de celles du bron. Certains noms propres libres de l’abron de la
sous-catégorie des noms propres religieux ne semblent pas illustrer la thèse
selon laquelle ces noms sont considérés comme des noms propres libres. En
effet, certains noms religieux de l’abron peuvent être classés dans la catégorie
des noms propres contrains, car ils sont spécifiques ou liés aux sept jours de la
semaine. Ce sont des noms qui correspondent aux jours des cérémonies
religieuses. Il s’agit ici des jours saints en pays abron. Nous avons les noms
suivants :
Exemple (11)
a) Mùrùfié : un vendredi saint et c’est ce jour-là que la nouvelle année est
célébrée en pays bron. Cette cérémonie est appelée la fête des ignames
pour adulte.
b) fódjó:5 un lundi saint, jour de la fête des ignames pour enfants
c) fófìé6 : aussi un vendredi saint, c’est aussi ce jour-là que les féticheurs
fêtent l’igname.

Un enfant né pendant ces jours correspondant à ces cérémonies prend


obligatoirement le nom de cette cérémonie. Ce qui confirme l’idée selon laquelle
les noms propres portent en eux toutes les valeurs ou la culture du peuple de la
personne qui les porte. Par conséquent, nous pouvons dire que les noms dans

5Fodjo, c’est lorsque le premier jour interdit apparait un lundi.


6 Fofié, un vendredi, l’apparition du premier jour interdit. Le second jour interdit (Nguida) lorsqu’il
apparait un vendredi, ce jour est nommé N’guifié.

77
Akofena çn°001
De la francisation des anthroponymes bron aux problèmes de référence :
une analyse morphosémantique

les sociétés africaines respectent une certaine règle. Cependant, d’où vient l’idée
de patronymie qui parfois fait entorse à ces règles d’attributions des noms
propres ?

§ La transgression des règles d’attribution anthroponymique par les


patronymes
L’histoire des patronymes en Afrique en générale et en Côte d’Ivoire en
particulier est récente. En effet, le patronyme est un concept qui n’existait pas
dans nos cultures avant la colonisation. Nos parents attribuaient les noms à
leurs progénitures en fonction d’un « ensemble de lois globalement liées aux
modalités de la naissance de l'individu » ou encore pour « des raisons d'ordre
événementiel », N’goran-Poamé (2006, p.198). Cette idée de nom de famille
vient de la colonisation, qui a demandé à ce que nous soyons comme des
Français de la métropole. Alors les colons ont essayé d’imposer ce qu’on appelle
ici le patronyme. Jusque-là, cette façon de nomination de nos parents continuait
jusqu’au lendemain de l’indépendance voir même après. Et c’est en 1974 que le
président de la République décréta d’imposer le patronyme (Kouakou 2003 :55).
Nous pouvons affirmer sans ambages que c’est ce qui est à l’origine de
l’inadaptation des patronymes qu’on attribue à certaines personnes dans la
société bron. Les règles d’attribution ne conçoivent pas la dation de certains
noms (Mouroufié, Fofié, fokouo, fodjo, Nguibran, N’guifié …) comme
patronymes. Ils ne correspondent pas aux jours de naissance des personnes à
qui on les attribue. Ce concept de patronyme a été mal interprété par nos
parents. Pour eux, il fallait à tout prix donner l’un de leurs prénoms à leurs
enfants. Ils ne tenaient plus compte de la valeur sémantique des noms choisis
comme patronymes. Cela se faisait en transgressant les règles d’attribution
anthroponymique. C’est ce qu’exprime Yermeche (2005) en ces termes lorsqu’il
dit :

Créations artificielles, si l’on peut dire, l’état civil et le patronyme qui ont
été en quelques sortes imposés à la population locale, ont été bien souvent
mal compris par celle-ci. Ce qui a donné lieu, au niveau formel et
sémantique, à des modes de nomination nouveaux, souvent en complète
inadéquation avec les schèmes anthroponymiques traditionnels.
Yermeche (2005, p.61)
Les exemples en 8) illustrent bien ce fait. Nous avons les noms suivants :
(8)
a-) Mouroufié Kouakou [mùrùfié kwaku]
b-) Fofié Kouadio [fófìé kwádJó]
c-) Fofié Kouakou [fófìé kwákù]
d-) Fodjo Yao [fóɟó Jàɷ̄]
e-) Nguifié Kouame [ǹɟífié kwám]
f-) Nguibinan Kossua [ǹɟíbìnà̰ kòsỳá]

78 Mars 2020 ç pp. 69-80


T. K. F. Morifie

Comme nous l’avons dit plus haut, les noms en gras sont spécifiques à des jours
de la semaine. Logiquement, ils ne peuvent pas être associés à d’autres jours de
la semaine comme c’est le cas en 8, car ce sont des combinaisons qui ne tiennent
pas. Mouroufié correspond à un nom comme Koffi ou Affia (une personne de
sexe masculin ou féminin née un vendredi). Fofié également à Koffi ou Affofié
à Affia (une personne de sexe masculin ou féminin née un vendredi) mais ne
correspond pas aux mêmes évènements. Quant à Fodjo, nous avons Kouadio
ou Adjoua (une personne de sexe masculin ou féminin née un lundi jour
interdit). Attribuer ces noms à des personnes nées un jeudi, mercredi ou lundi,
(l’exemple en 8) n’est pas admissible vu leur valeur sémantique ou leur
signification.

Conclusion
Il ressort de cette analyse que la francisation dont sont victimes les
anthroponymes bron relève du fait que ces noms sont transcrits avec les outils du
système phonologique et phonétique de la langue française. Ces modifications qu’ils
subissent sont une sorte d’harmonisation afin de permettre à ces unités d’intégrer le
système de cette langue, car certaines voyelles ou consonnes du bron ne figurent pas
dans le système phonologique du français. Une fois survenue, elle entraine des
conséquences dont les majeures sont : la remise en cause de la thèse selon laquelle les
noms propres africains en général et en particulier ivoiriens sont porteurs de sens ; les
noms francisés ne sont plus de l’univers lexical anthroponymique de l’abron. Ce qui
amène à la création d’un nouvel univers lexical. Ainsi, le nom propre perd sa fonction
de véhicule de message culturel. Ce qui compromet l’identification de l’origine de
certains individus grâce à leurs noms. Ce fait de langue ne se limite pas uniquement au
bron mais s’étend presque à toutes les langues ivoiriennes voire au-delà. Mais qu’en
est-il de leurs corrections ?

Références bibliographiques
DAUZAT A. « introduction » Onomastica 1,1 : 2-11.
GARNEAU B. 1985. « « Identité et noms de personne à Bois-Vert (Québec) ».
Anthropologie et Sociétés, 9(3), 33–55. doi: 10.7202/006289ar
HOUIS M. 1963. les noms individuels chez les Mosi. Initiation et études africaines. XVII.
Dakar : institut Français d’Afrique Noire.
IRIE Bi Tié B. 2016. « Le Système des Anthroponymes Gouro, Langue Mandé-Sud de Côte
d’Ivoire: de L’Expression des Valeurs Culturelles Intrinsèques l’Intrusion de la
Diversité Linguistique » Revue du CAMES Littérature, langues et linguistique
Numéro 4, 1er Semestre, 137-150.
KOUASSI, K. 2003. « Nomination et identité dans la migration», Le Coq-héron /4 (no 175),
p. 54-61. DOI 10.3917/cohe.175.0054.
LABOV, W. sociolinguistique, Paris, Ed. de Minuit.
MONTAGUE R. 1970. « Universal Grammar », Theoria 36, p. 373–398, Reprinted in
Montague (1974), 222-246.
MORIFIE, T. K. F. 2017. L’emprunt lexical bron aux langues indo-européennes : inventaire et
analyse des procédés d’adaptation. Mémoire de Master sciences du langage,
Université Alassane Ouattara (Bouaké)

79
Akofena çn°001
De la francisation des anthroponymes bron aux problèmes de référence :
une analyse morphosémantique

N'GORAN-POAME L. M. L. 2006. « De l'essence au sens des anthroponymes du baoulé »


revue du CAM ES - Nouvelle Série B. Vol. 007 N° 2-2006 (2eme Semestre) p 197-
207
YERMECHE O. 2005. « Le patronyme algérien : essai de catégorisation sémantique ». PNR
du CRASC, p 61-8

80 Mars 2020 ç pp. 69-80


SECTION

PSYCHOLINGUISTIQUE, SOCIO-DIDACTIQUE,
ALPHABÉTISATION
A. Ouattara

ENSEIGNEMENT/APPRENTISSAGE DES SAVOIRS AU PRIMAIRE


EN MILIEU RURAL : DIFFICULTÉS DES ÉLÈVES ET ENSEIGNANTS

Abdoulaye OUATTARA
Université Félix Houphouët-Boigny - Côte d’Ivoire
abdoulouatt4@gmail.com

Résumé : cet article s’intéresse à la pratique de l’enseignement/apprentissage


des savoirs dans les écoles primaires en Côte d’Ivoire, plus particulièrement en
milieu rural. Il (article) essaie de mettre en exergue les difficultés auxquelles
sont confrontés les élèves et les maitres en situation d’enseignement et
d’apprentissage, quand on sait que le français langue d’enseignement est
quasi inexistante dans le cadre de vie des apprenants. Par ailleurs, dans cette
contribution, il sera question de mettre en relief l’impact de ces difficultés sur
l’acquisition des savoirs en milieu rural.

Mots clés : enseignement, apprentissage, difficultés, savoirs, milieu rural

Abstract: This article interest the practice of acquisition the knowledge in the
primary schools in Cote d’Ivoire, particularly in rural environment. The article
try to talk about the problems which students and teachers have when they are
in the classroom, when we know that the teaching language is not exist in the
learners living environment. Also, this contribution will talk about the
influence of teaching problems on the knowledge’s acquisition.

Keywords: teaching, learning, difficulties, knowledge, rural environment

Introduction
Depuis l’indépendance de la Cote d’Ivoire en 1960, les autorités d’alors ont
fait le choix de faire du français la langue la plus importante du pays. Ainsi elles
(autorités) le dotent-ils de multiples fonctions dont celle de langue de
l’administration, des médias et surtout de l’enseignement. Il sert de canal de
transmission des savoirs à tous les niveaux du système éducatif (maternelle,
primaire, secondaire et supérieur). Pourtant la Côte d’Ivoire est un pays à fort
hétérogénéité linguistique et culturelle, fruit de la migration de plusieurs peuples
d’origines diverses sur le territoire ivoirien. Cette migration a ainsi occasionné la
naissance de langues utilisées au quotidien par les populations. Elles (langues)
sont estimées au nombre de soixante (Delafosse, 1994) et sont reparties en quatre
grand groupes (Gur, Kru, Kwa, Mandé). En contact avec ces langues le français a
donné naissance à plusieurs variétés locales (français populaire ivoirien, français
ivoirien, nouchi). Ces différentes variétés sont plus usitées par la grande majorité
de la population du fait de leur accessibilité. Elles servent de véhiculaire dans

Akofena çn°001 81
Enseignement/apprentissage des savoirs au primaire en milieu rural : difficultés des élèves et enseignants

plusieurs secteurs d’activités. En famille, entre amis ou au travail, elles sont


généralement présentes. Pourtant en Côte d’Ivoire, ces variétés locales ne sont pas
admises en classe, seule la norme standard est officiellement autorisée à être
utilisée dans les salles de classe. Aussi l’enseignement/apprentissage en Côte
d’Ivoire se fait-il en exclusion des langues premières des élèves, comme si le
français était la langue maternelle de ces derniers. « Ils subissent ainsi un
enseignement du français langue maternelle alors qu’ils ne se trouvent pas dans
une situation de FLM prototypique ». ((Brou-Diallo 2008 :18).

Une situation de FLM prototypique serait par exemple une classe d’un pays de
langue maternelle française dans laquelle le répertoire verbal initial de tous les
enfants serait constitué de français.
(Cuq 2000, p.50 cité par Brou-Diallo 2008, p.18)

Par ailleurs en milieu rural, la majeure partie des élèves ne parlent que leurs
langues maternelles dans leur environnement extrascolaire. Pourtant ces langues
sont laissées par ces derniers lorsqu’ils franchissent l’entrée de la salle de classe.
Aussi faut-il dire qu’au-delà de la langue d’enseignement, l’acquisition du français
en milieu rural se fait bien souvent dans des conditions inadéquates rendant ainsi
difficile la transmission et l’appropriation des savoirs. Au regard de ce constat, il
nous a paru nécessaire de nous poser les questions suivantes : quelles sont les
difficultés auxquelles font faces élèves et enseignants en situation de classe en
milieu rural ? Comment ces difficultés impactent-elles l’acquisition des savoirs ?
Cet article portera tour à tour sur la présentation d’un bref aperçu de ce qui
caractérise le français dans la société ivoirienne, ensuite de quelques difficultés de
l’enseignement/apprentissage du français dans le contexte rural et enfin l’impact
de ces difficultés sur l’acquisition des savoirs

Cadre théorique et méthodologique


La socio-didactique est une discipline qui est à cheval entre la didactique
des langues et la sociolinguistique. Elle s’intéresse à l’étude du processus de
l’apprentissage des savoirs scolaires et au contexte dans lequel ils (savoirs) sont
acquis. Selon (BLANCHET Philippe, 2012) elle utilise des méthodes de recherche
sociolinguistique : observation participante, questionnaires et entretiens semi-
directifs, biographies langagières, observation de pratiques sociales
contextualisées. La sociolinguistique est une sous discipline complémentaire à la
didactique dans la mesure où elle essaie de mettre en relief la relation qui existe
entre l’environnement social d'un individu (élève) et les savoirs à acquérir. Notre
étude s’inscrit dans le champ de la sociolinguistique variationiste, une notion
développée par William Labov. Dans le cadre de ce travail, notre enquête a
consisté à des observations de classe et des entretiens avec les maitres dans le

82 Mars 2020 ç pp. 81-92


A. Ouattara

département de Sandégué (Bondoukou) afin de nous rendre compte des difficultés


lors du déroulement des classes.

1. Aperçu du français en Côte d’Ivoire


La Côte d’Ivoire, selon certains chercheurs, est l’un des pays les plus
francophones de l’Afrique de l’ouest au vu de l’appropriation faite du français par
sa population et également francophile au vu de l’adoption particulière de la
culture française. Marquée par une diversité linguistique, la Côte d’Ivoire est un
pays qui regorge sur son territoire une soixantaine de langues nationales. Non
investies de rôles particulières dans la société ivoirienne, ces langues « ne
bénéficient d’aucun statut juridique véritable et sont par conséquent incapables de
servir de façon légale » Kouamé (2012, p.7). Par ailleurs, aucune d’entre elles n’a pu
se hisser comme langue véhiculaire nationale. Elles ont été toutes supplantées par
le français qui au fil du temps est devenu le véhiculaire assurant
l’intercompréhension entre populations hétérogènes. En outre, le français introduit
en 1890 par le colon deviendra par la volonté du premier Président de la
république Félix Houphouët-Boigny, la langue officielle de la Côte d’Ivoire. A ce
titre il joue une triple fonction dans la société ivoirienne.

1.1. La fonction de langue de communication


Inscrite avec fierté dans la constitution ivoirienne de 1960 (Ayewa, 2015)
comme langue officielle de la Côte d’Ivoire, les autorités d’alors donnaient-ils les
armes à la langue française de dominer le paysage linguistique ivoirien. A ce titre
le français n’a pas failli à cette mission et se hisse aujourd’hui encore comme le
canal de communication, non seulement, entre les Ivoiriens mais aussi entre
l’ensemble des populations résidant sur le territoire ivoirien. En Côte d’Ivoire, le
français a su véritablement se maintenir au sommet de la communication. Il
(français) règne en maitre absolu à tous les niveaux de la communication. Dans le
secteur des médias, il est le principal canal de transmission de l’information. Que
ce soit la presse écrite, le journal télévisé, les affichages publicitaires, rien
n’épargne au français. Tout est diffusé dans cette langue. Dans les familles
métisses, dans une communauté de langues maternelles différentes, les
populations ne partagent en commun que le français. Il est le principal moteur de
l’activité langagière quotidienne des ivoiriens. Les populations ivoiriennes l’ont
adapté à leurs besoins de communication à tel enseigne que les différentes variétés
sont utilisées au quotidien selon le contexte. Ainsi pour atteindre le maximum
d’auditeurs et véhiculer le message souhaité, les animateurs de radio, en plus du
français standard, utilisent-ils ces variétés de français lors de leurs émissions
(KOUADIO P.A.K. 2019).

Akofena çn°001 83
Enseignement/apprentissage des savoirs au primaire en milieu rural : difficultés des élèves et enseignants

1.2. La fonction de langue de l’administration


Le français est la seule langue en Côte d’Ivoire habileté à servir dans
l’administration ivoirienne. Ainsi, dans tous les services publics comme privés,
l’on remarque sa présence. Dans l’ensemble des institutions et des organes de l’Etat
(parlement, universités, justice, diplomatie…) le français est beaucoup utilisé. Il se
porte bien dans l’administration car il reste un important canal de communication
entre employés au service. Les circulaires, les notes de service, les textes officiels
sont tous écrits et lus en français. En un mot, il serait difficile, voire impossible, de
servir dans l’administration ivoirienne sans avoir au préalable des compétences en
français. La pratique de la langue française dans toutes ces variétés est, on peut le
dire, facteur d’accès à l’administration. Manessy (1994, p.53) a si bien traduit cette
pensée à travers ce propos : « il est difficile en ville, surtout d’obtenir un emploi
salarié ou d’exercer un métier rentable sans savoir un peu de français ». Son usage
permet aux individus de se réaliser socialement. Selon (Kouamé, 2012) « La
connaissance du français peut être perçue comme un moyen de promotion
sociale ». La langue française est donc utilisée partout dans tous les secteurs
d’activités économiques. A ce sujet :

Aujourd’hui aucune couche sociale n’échappe à l’emprise du français. Ainsi


les fonctionnaires et hauts cadres intellectuels communiquent entre eux en
français, les ouvriers sur les chantiers, les petits employés qui forment la
majorité du prolétariat urbain sont obligés de communiquer entre eux ou
avec leur patron dans une langue qu’ils ne maitrisent qu’imparfaitement. De
même, les jeunes déscolarisés, les enfants de la rue, etc.
Kouadio, (2008, p.184) cité par Kouamé (2012)

1.3. La fonction de langue d’enseignement


Dans le système éducatif ivoirien, le français est instauré pendant et après la
colonisation comme langue d’enseignement. Il est ainsi le canal par lequel la
transmission et l’appropriation des savoirs se font. Il est medium mais également
objet d’enseignement. Le français dans le système éducatif ivoirien est une langue
qu’il faut d’abord apprendre et par la suite se servir d’elle pour acquérir d’autres
compétences. De l’enseignement préscolaire à l’enseignement supérieur en passant
par le primaire et le secondaire, il constitue un trait d’union entre élèves et
enseignants mais aussi entre élèves et les contenus enseignés. Le français joue donc
un double rôle dans le système éducatif, il est la langue qui permet d’enseigner et
d’apprendre les autres matières du programme au primaire. Il est « une langue
enseignée et apprise pour apprendre d’autres matières qu’elle-même ». (Gérard
Vigner cité par Verdelhan Michèle, 2002, p.02). Bien qu’il existe quelques langues
étrangères enseignées dans les établissements scolaires (anglais, allemand,

84 Mars 2020 ç pp. 81-92


A. Ouattara

espagnole) le français joue un rôle déterminant dans la transmission des savoirs. Il


est le canal par lequel les autres disciplines (mathématiques, les sciences) sont
dispensées. Au vue de ce rôle capital du français, son acquisition devient dès lors
un impératif pour l’évolution des élèves dans le cursus scolaire. Cependant, bien
que le français paraisse être une obligation pour les élèves, son acquisition ne se
fait sans aucune difficulté.

2. Quelques difficultés de l’enseignement/apprentissage des savoirs en milieu


rural
Les difficultés d’apprentissage du français par les écoliers se traduisent
souvent par l’influence des langues maternelles des élèves sur le français. Ainsi ces
derniers en situation d’apprentissage commettent certaines erreurs tant à l’oral
qu’à l’écrit.

2.1. Les interférences linguistiques


Les interférences à l’école sont le résultat des effets de la langue maternelle
sur le français en situation d’apprentissage. Il en résulte bien souvent des
difficultés de prononciation de certains mots. En effet ces difficultés de
prononciation est le fait que les langues ivoiriennes disposent d’un système
vocalique bien diffèrent de celui du français. Dans la pratique de l’acquisition l’on
peut ainsi constater les prononciations suivantes :

*élèf en lieu et place de « élève »


*acident pour « accident »
*guidron pour désigner « goudron » (cette prononciation est faite par le locuteur
dioula)

Aussi les élèves éprouvent d’énormes difficultés à faire la distinction entre certains
sons. C’est le cas de « ère » et « eur », il existe une confusion par les écoliers dans la
production de ces deux sons. Ces derniers pendant les séances de lecture,
substituent certains sons du système phonologique par d’autres qu’on aperçoit à
travers les exemples suivants :
(01)
*chaufère → chauffeur
*volère → voleur
*acélératère → accélérateur

Dans ces exemples, le son « eur » est réalisé « ère » avec un allongement vocalique.
Par ailleurs les difficultés de pronation se perçoivent à travers les confusions
suivantes : la confusion entre « é » et « eu ; e » et « in » et « un » Ainsi dans la

Akofena çn°001 85
Enseignement/apprentissage des savoirs au primaire en milieu rural : difficultés des élèves et enseignants

prononciation de certains morphèmes les élèves utilisent « é » pour désigner « eu ;


e » ; « in » pour désigner « un ». Dans leurs productions langagières, on pourrait
entendre
(02)
*vé → veux → « madame, je *vé lire »
*pé → peux → « je *pé prendre »
*révénir → revenir → « faut *révéni »
*in → un → « *in vélo »

2.2. Les difficultés liées à la langue d’enseignement


La langue d’enseignement dans les écoles primaire en Côte d’Ivoire
constitue un réel handicap pour l’enseignement/apprentissage des savoirs
scolaires. Le français qui est la langue d’enseignement des écoliers est étranger au
système linguistique de ces derniers. L’environnement de vie de ceux-ci marqué
par la présence et l’usage quotidien des langues maternelles contraste avec
l’environnement scolaire dans lequel le français est exclusivement utilisé. Ce qui
fait qu’en dehors des classes, la langue par laquelle les élèves doivent apprendre
devient pour eux une langue morte. Ainsi en situation de classe en milieu rural,
élèves et enseignants se trouvent confrontés à des difficultés d’ordre compréhensif,
« ils éprouvent des difficultés de compréhension orale » (KOUAME J.M. 2013,
p.105). En effet, dans le déroulement des séances de leçons, les élèves comprennent
souvent difficilement les consignes que donnent leurs maitres ou parfois ne les
comprennent pas du tout. Aussi les enseignants se trouvent souvent confrontés à
des difficultés pour faire passer leur message. Les situations de classe en zones
rurales ont une réalité particulière qui rend plus difficile l’acquisition des savoirs.
Non seulement le français langue d’enseignement est complètement étrangère aux
élèves mais également les élèves dans la majeure partie des cas ne partagent pas
avec leurs enseignants leurs langues maternelles. Ce qui empêche ces derniers de
venir en aide aux élèves en soutenant le français par les langues maternelles afin de
leur faciliter l’acquisition des savoirs. Si en milieu urbain le français n’est pas
forcement la langue maternelle de l’ensemble des élèves, il n’en demeure pas
moins une langue à laquelle ils sont habitués avant leur scolarisation car en dehors
du cadre scolaire il (le français) est présent dans le cadre de vie extrascolaire des
élèves. Les enfants dans la rue avec les amis, au marché et tout autre lieu partage le
français avec le reste de la population.
Bien que l’UNESCO encourage l’enseigne bilingue au travers les langues
maternelles des élèves et en dépit de quelques projets tendant à intégrer les
langues nationales dans le système éducatif ivoirien, le constat montre clairement
que la langue par laquelle les élèves acquièrent les savoirs dans les écoles primaires
reste officiellement le français et pose par conséquent d’énormes difficultés aux

86 Mars 2020 ç pp. 81-92


A. Ouattara

enseignants et aux élèves. Dans un établissement scolaire en classe de CP2 que


nous avons visité, le maitre s’adresse aux élèves en ces termes : « Qui peut me
donner la date du jour ? » la réaction des élèves face à cette question est
caractérisée par un silence absolu. Le maitre reformule sa question et la pose de
nouveau mais cette fois accompagnée par la gestuelle afin d’amener les élèves à
comprendre ce qu’il demande. « Hier c’est mercredi y a pas eu école, après
mercredi c’est quoi, y a quel jour qui vient ? » Quelques élèves ont les doigts en
l’air.
Cette scène a permis de comprendre comment la non-compréhension de la
langue d’enseignement rend difficile la transmission et l’acquisition des savoirs
dans les écoles. Un autre exemple qui traduit les difficultés de compréhension
orale à l’école est cette conversation avec un élève de CM1 de l’école primaire
publique Kouakoukankro qui mangeait juste du taro. La question suivante lui est
posée :
Interlocuteur : « Tu manges taro ? »
L’élève : « non » en remuant la tête.
La même question lui est posée par une autre personne mais cette fois en
langue (agni bona) et cette fois sa réponse fut « oui ». Cet élève a du mal à
satisfaire à la question posée parce qu’il ne comprend pas la consigne, il ne sait pas
ce qu’on lui demandait. L’intercompréhension est un élément essentiel dans la
réussite de tout processus d’apprentissage. Pour réussir un exercice ou une
acquisition donnée, il faut au préalable comprendre ce qu’on demande de réaliser.
Si les élèves sont dans une posture de non-compréhension de la consigne du
maitre, il va s’en dire qu’il serait difficile voir incertains que l’appropriation soit
une réussite, quel que soit la bonne volonté des différents acteurs.

2.3. L’analphabétisme élevé des parents d’élèves en milieu rural


L’enseignement/apprentissage des savoirs dans tout système doit obéir à
des fondamentaux pour s’assurer de la production de résultats probants à la fin de
la formation. La qualité des savoirs acquis et la qualité du processus d’acquisition
des savoirs demeurent un pilier essentiel. L’engagement des parents dans le suivi
de leurs enfants, est un élément qui conditionne la réussite scolaire. Dans les
établissements primaires en milieu rural, les parents abandonnent les enfants et ne
se préoccupent pas de leur suivi. Contrairement en milieu urbain où les parents
s’intéressent à l’évolution et au rendement de leurs enfants, l’école en milieu rural
est l’affaire du seul maitre. Les enfants sont abandonnés à eux-mêmes et à la seule
responsabilité des maitres. Les parents qui dans leur majorité n’ont pas eu la
chance d’être scolarisés pensent qu’ils n’ont pas leur mot à dire dans la chaine
d’acquisition des savoirs au point où c’est avec de réelles difficultés qu’ils
répondent à l’appel du maitre quand besoin est. En outre bon nombre d’élèves

Akofena çn°001 87
Enseignement/apprentissage des savoirs au primaire en milieu rural : difficultés des élèves et enseignants

sont soumis à des travaux domestiques qui constituent de véritables difficultés


pour l’apprentissage des savoirs. En dehors des classes, les élèves ne disposent pas
de temps nécessaire pour réviser leurs différentes leçons. Ils croupissent sous le
poids des travaux domestiques qui occupent le temps qu’ils doivent mettre à profit
pour les études quand ils ne sont pas à l’école. Les parents majoritairement
paysans contraignent ainsi les élèves, les jours non ouvrables (samedi, dimanche) à
les accompagner au champ afin de se soumettre aux travaux de la terre. Cette
situation constitue un véritable frein à l’apprentissage des enfants. Déjà que la
pratique du français est un véritable problème pour les élèves, ces derniers doivent
y consacrer plus de temps afin de parvenir à un meilleur niveau de cette langue car
elle constitue le socle des apprentissages, sans laquelle aucune acquisition de
savoirs n’est possible en contexte ivoirien. Les parents qui devaient constituer le
relais des enseignants après les classes se posent plutôt en source de difficultés.

2.4. L’insuffisance du personnel enseignant et le manque d’infrastructures socio-


éducatives
Les infrastructures scolaires sont d’une importance prépondérante dans le
processus d’acquisition des savoirs en milieu scolaire. La disponibilité des
enseignants en nombre suffisant est l’une des conditions d’un bon apprentissage
des savoirs scolaires. Les maitres constituent l’élément essentiel de la chaine de
l’acquisition des savoirs par les enfants. Cependant dans les écoles en milieu rural
le manque d’enseignant est un fait notoire. Ce qui contraint certains enseignants
dans certaines écoles à dispenser les cours dans deux classes différentes.
Par ailleurs L’insuffisance de salles de classe et de tables banc dans les écoles
primaires en milieu rural représentent l’un des principaux problèmes de
l’enseignement/apprentissage des savoirs au primaire dans ce milieu. La réussite
de l’action de l’enseignant en faveur de l’élève est soumise à la qualité du cadre
dans lequel cette action est effectuée. Malgré la bonne volonté que pourrait avoir
l’enseignant dans la pratique de son métier, il ne saurait être efficace si les
conditions de travail ne sont pas acquises. L’insuffisance des salles de classe induit
des effectifs pléthoriques d’élèves et empêche par conséquent le bon suivi de ces
derniers par l’enseignant. Ce propos ci-dessous est celui d’un maitre et traduit les
difficultés que ces derniers rencontrent dans l’exercice de leur fonction
d’enseignant : « C’est vraiment difficile de suivre correctement les élèves à cause
de l’effectif. Vous voyez comment ils bavardent et on ne peut pas les calmer ». Ce
sont des élèves qui sont parfois assis à trois par banc avec pour conséquence un
manque de concentration. En outre, l’un des principales difficultés de
l’enseignement/apprentissage des écoliers en milieu rural est l’absence de
l’électricité dans les salles de classe. Si en zone urbaine la quasi-totalité des écoles
dispose de l’électricité, il n’est pas le cas dans les écoles situées en zone rurale. La

88 Mars 2020 ç pp. 81-92


A. Ouattara

plupart des écoles primaires en milieu rural ne sont pas dotées de systèmes
d’éclairage. Ainsi les séances de cours commencent parfois un peu tard pour
s’assurer que la lumière du jour illumine les salles et permettre aux élèves de
mieux voir au tableau. Aussi ce problème d’éclairage que connaissent les écoles
contraint les enseignants à arrêter plus tôt les cours car à une certaine heure, les
salles de classe sombrent dans l’obscurité.

3. L’impact des difficultés sur l’acquisition des savoirs


Le système éducatif ivoirien à l’instar de tout système éducatif ne peut
produire de bons résultats que si l’enseignement/apprentissage se fait dans de
bonnes conditions. En Côte d’Ivoire, les difficultés auxquelles font face élèves et
enseignants en milieu rural sont réelles et impactent la qualité de l’enseignement.
D’abord la langue de l’enseignement mal maitrisée par les enfants est source de
mauvais rendement de ces derniers. Ils se trouvent incapables de comprendre les
leçons qui leur sont dispensés provoquant ainsi des résultats médiocres. Le
problème que pose le français en milieu rural est aujourd’hui encore d’actualité
comme ce fut le cas il y’a plus d’une décennie. En 2007, KOUAME mettait en
exergue cette difficulté à travers ce propos : « le pourcentage des échecs scolaires,
en Côte d’Ivoire, surtout dans les zones rurales est très préoccupant. Parmi les
nombreuses causes, une des plus importantes semble être le problème que pose la
langue française ». (KOUAME J.M. 2007, p.54)
La langue française comme canal d’apprentissage des écoliers en milieu rural
est source de redoublement, d’échec et même d’abandon scolaire. Le français ne
donne pas la possibilité aux enfants dont la pratique de la langue est absente dans
leur environnement de bénéficier d’une scolarisation réussie. En effet comme le
souligne ABOA, sous l’influence des langues locales, « l’accès de tous les enfants à
une éducation primaire de qualité est freiné, notamment pour les populations
rurales, par la difficulté d’acquisition de la langue française, unique médium
d’enseignement dès la première année d’apprentissage scolaire » (ABOA A.L. 2012,
p.1 cité par KONAN 2012). Par ailleurs les élèves se trouvent dans leur plus grande
majorité dans une posture d’incompréhension des leçons qu’ils apprennent. A ce
titre il leur est difficile de résoudre les différents exercices qui leur sont soumis
dans le cadre du processus d’acquisition des savoirs. Pour y remédier, il s’avère
nécessaire de mettre à disposition des élèves un canal d’apprentissage par lequel
ils pourront facilement acquérir les connaissances. A ce titre la mise à disposition «
d’un canal d’apprentissage adapté au contexte rural permettra au pédagogue de
supprimer ainsi la difficulté du français chez l’enfant de la zone rurale et de lui
donner le savoir de base dans sa langue maternelle » (KOUAME 2007, p.69). Par
ailleurs dans les colonnes de son intervention à Bamako au cours d’une conférence
donnant les raisons de la volonté d’intégration des langues nationales dans le

Akofena çn°001 89
Enseignement/apprentissage des savoirs au primaire en milieu rural : difficultés des élèves et enseignants

système éducatif ivoirien, KOKORA P alors directeur de l’institut de la


linguistique appliquée a mis en exergue l’impact négatif de la langue
d’enseignement sur les compétences des élèves dans les écoles primaires en Côte
d’Ivoire. Ainsi il soutient :

On se plaint à toutes les instances de notre système éducatif, du niveau de


connaissance en français, devenu médiocre chez nos enfants. Ceux-ci, entend-
on dire, ne peuvent plus parler et écrire correctement le français. A notre avis,
ce décalage tient au fait que les écoliers aujourd’hui débutent leur éducation en
français en négligeant la pratique de leur langue maternelle. Cet état de chose,
loin de favoriser comme on l’aurait cru, l’apprentissage aisé du français, le
dessert au contraire. Lorsque les élèves auront compris que l’incorrection de
leurs phrases en français est peut-être due à un calque grammatical de leur
langue ivoirienne, leur maîtrise de la langue française aura des chances de
devenir une réalité.
KOKORA (1979, p.63) cité par KONAN (2012)

En outre l’enseignement/apprentissage des savoirs est négativement


impacté par l’absence d’éclairage dans les salles de classe. En effet les séances de
leçon sont souvent interrompues à une certaine heure de l’après-midi et réduit le
rendement journalier des enseignants. La présence de l’électricité permet de
respecter l’entièreté des heures établies dans l’emploi du temps avec un rendement
positif des enseignants. Selon certaines recherches, l’effet de l’électricité, est
significativement positif au seuil de 10% en cinquième année de français
(WECHTLER, 2006 cité par SIKA G.L. 2012).

Aussi les effectifs pléthoriques dans les salles de classe dus à l’insuffisance
de tables banc, de salles de classe et d’enseignants engendrent le plus souvent un
manque de concentration de la part des élèves, ainsi qu’un manque de suivi et
d’encadrement correcte par le maitre qui se trouve dans l’incapacité de gérer le
nombre assez trop important d’élèves dans sa classe. Les enseignants dans
l’exercice de leur profession sont contraints de dispenser les leçons à des élèves
dont le nombre dans la classe est parfois plus que le double de la norme. Face à
cette situation les enseignants au fil du temps sont gagnés par la démotivation du
fait des conditions non satisfaisantes. Cette absence de motivation reflète en partie
le bas niveau des élèves décrié par l’opinion publique. En effet les maitres dans les
écoles, loin de trouver la satisfaction première dans la qualité des savoirs qu’ils
transmettent sont plutôt portés par l’acte de présence. Le maitre, sous le poids de
la démotivation ne se soucie plus de la qualité de son enseignement et de la qualité
de l’appropriation faite par ses élèves mais plutôt par l’atteinte des heures établies

90 Mars 2020 ç pp. 81-92


A. Ouattara

dans son emploi du temps. Pour lui, tout est gagné s’il a pu exécuter
quotidiennement son emploi du temps.

Conclusion
Notre travail a tenté de toucher du doigt l’enseignement/apprentissage des
savoirs dans les écoles primaires particulièrement en milieu rural. Dans le
processus de réalisation de l’acquisition des savoirs, élèves et enseignants font face
à d’énormes difficultés qui mettent en mal les résultats scolaires. La langue
d’enseignement totalement étrangère à l’environnement linguistique des élèves
dans les zones rurales est l’une des principales difficultés auxquelles font face les
élèves en situation d’apprentissage. Au-delà de la langue d’enseignement, il est à
noter que les infrastructures quasi absentes ou insuffisantes sont des difficultés qui
impactent négativement le processus d’acquisition des savoirs. Face à un nombre
pléthorique d’élèves dans les classes, caractérisé parfois par le double de l’effectif
normalement admis, les enseignants au bout de quelques années de fonction
sombrent dans une démotivation avec pour conséquence un rendement en dessous
de l’objectif, une qualité de l’enseignement non satisfaisant et des apprenants en
manque de savoirs.

Références bibliographiques
ABOA A.L. 2012. « Le français en contexte multilingue ivoirien », Revue CRELIS (2)
:5
CUQ J.P. 2000. « Langue maternelle, langue seconde, langue étrangère et
didactique des langues », Le français dans le monde : 42-54
BOUBEKER R. 2015. L’impact de la langue maternelle sur l’acquisition du FLE Cas des
apprenants de 1èreAM du CEM de Mouhamed Atmani à M’chouneche wilaya de
Biskra, Mémoire de Master
KONAN J-C.D.K. 2012. « L’enseignement du français au primaire en milieu rural
ivoirien », Revue Africaine d’Anthropologie, Nyansa-Pô, N°13 – 2012
KOUADIO P.A.K. 2019. « Les usages du français à travers les émissions
radiophoniques à Abidjan : attitudes et représentations chez des auditeurs »,
Revue Akofena, Septembre 2019
KOUAME K. J-M. 2013. « Les classes ivoiriennes entre monolinguisme de principe
et plurilinguisme de fait », in Danielle Omer et Frédéric Tupin (dir.),
Educations plurilingues. L'aire francophone entre héritages et innovations,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes
KOUAME K.J.-M. 2007. Etude comparative de la pratique linguistique en français
d’élèves d’établissements secondaires français et ivoiriens, Thèse nouveau
régime, Université de Montpellier III-Paul Valéry, Montpellier.

Akofena çn°001 91
Enseignement/apprentissage des savoirs au primaire en milieu rural : difficultés des élèves et enseignants

SIKA G.L. 2011. Impact des allocations en ressources sur l’efficacité des écoles
primaires en Côte d’Ivoire, thèse de Doctorat Institut de Recherche sur
l’Education Sociologie et Economie de l’Education, Université de Bourgogne

92 Mars 2020 ç pp. 81-92


A. Keita & A. E. Pardevan

LE TRAITEMENT DES EMPRUNTS DU MOORÉ ET DU DIOULA


AU FRANÇAIS DANS LES ÉCOLES PRIMAIRES BILINGUES
DU BURKINA FASO

Alou KEITA
Université Joseph Ki-Zerbo - Burkina Faso
alukeyita@netcourrier.com
&
Ahoubahoum Ernest PARDEVAN
Université Joseph Ki-Zerbo - Burkina Faso
ernestpardevan@yahoo.fr

Résumé : Le Burkina Faso est un pays caractérisé par le multilinguisme.


Plusieurs langues y sont en contact et engendrent des phénomènes
langagiers comme le xénisme, les alternances codiques, les interférences
linguistiques, les calques et les emprunts. Ce contact de langues a entraîné
l’usage de plus en plus important d’emprunts lexicaux dans la société, les
écoles et particulièrement dans les écoles primaires bilingues. Dans ces
écoles, les langues nationales empruntent au français qui est la langue
officielle. Le constat est qu’il y a une présence d’emprunts dans les manuels
en langues nationales destinés aux écoles primaires bilingues. Et la graphie
et la phonétique de ces emprunts, selon qu’il y a ressemblance ou
dissemblance avec la forme originelle, peut constituer un atout ou un
obstacle à leur enseignement-apprentissage en français. Il se pose alors le
problème du traitement didactique de ces emprunts dans l’enseignement-
apprentissage du vocabulaire français. Pour conduire à terme cette étude,
nous avons, dans la démarche méthodologique, exploité les manuels
didactiques et l’environnement scolaire pour constituer un corpus. Nous
avons aussi observé des séquences de classes et réalisé des entretiens avec
des enseignants des écoles bilingues afin de déterminer leur traitement
didactique. L’objectif de l’étude est, d’une part, de faire la description
taxonomique puis lexicale des emprunts attestés dans les manuels scolaires
en langues nationales mooré et dioula et, d’autre part, de faire des
propositions didactiques pour faciliter l’acquisition de leurs équivalents
français lors de l’enseignement-apprentissage du vocabulaire français. Au
terme de cette étude, la description taxonomique, lexicale et didactique des
emprunts est faite. Enfin, des propositions didactiques dans le sens du bon
traitement des emprunts lexicaux dans l’enseignement-apprentissage du
vocabulaire français sont élaborées.

Mots clés : didactique, vocabulaire, emprunt lexical, français, langues


nationales.

Abstract : Burkina Faso is a country characterized by multilingualism.


Several languages are in contact with it and generate linguistic phenomena
such as xenism, codic alternations, linguistic interferences, layers and
borrowings. This contact with languages has led to the increasing use of
lexical loans in society, schools and especially in bilingual primary schools.
In these schools, the national languages borrow from French, which is the

Akofena çn°001 93
Le traitement des emprunts du mooré et du dioula au français
dans les écoles primaires bilingues du Burkina Faso

official language. The observation is that there is a presence of borrowings


in textbooks in national languages intended for bilingual primary schools.
And the graphy and phonetics of these borrowings, according to whether
there is resemblance or dissimilarity with the original form, can constitute
an asset or an obstacle to their teaching-learning in French. The problem then
arises of the didactic treatment of these loans in the teaching-learning of
French vocabulary. To carry out this study in the end, we used
methodological textbooks and the school environment to build a corpus. We
also observed class sequences and conducted interviews with teachers in
bilingual schools to determine their didactic treatment. The objective of the
study is, on the one hand, to make the taxonomic and lexical description of
borrowing attested in textbooks in the national languages Mooré and Dioula
and, on the other hand, to make didactic proposals to facilitate the
acquisition of their French equivalents during teaching-learning of French
vocabulary. At the end of this study, the taxonomic, lexical and didactic
description of the loans is made. Finally, didactic proposals in the direction
of the good treatment of lexical borrowings in the teaching-learning of
French vocabulary are elaborated.

Keywords : didactics, vocabulary, lexical borrowing, french, national


languages.

Introduction
Le Burkina Faso est un pays caractérisé par le multilinguisme. Il compte une
soixantaine de langues nationales. La Constitution du 02 juin 1991 précise en son
article 35 que « La langue officielle est le français. La loi fixe les modalités de
promotion et d'officialisation des langues nationales ». Ainsi, dix langues
nationales sont présentement utilisées dans l’enseignement bilingue en plus du
français. Il s’agit du bissa, du bwamu, du dagara, du dioula, du fulfuldé, du
gulmancéma, du kassem, du lyélé, du mooré et du nuni. Dans le contexte
burkinabè, les Etats Généraux de l’Education de 1994 ont identifié l’éducation
bilingue comme l’une des solutions à la problématique de la qualité de
l’éducation de base. L’éducation bilingue est un système d’enseignement dans
lequel l’éducation est donnée en deux langues. Elle utilise, pour l’apprentissage,
une langue nationale maîtrisée par les enfants et la langue officielle (le français),
puisque cela facilite l’enseignement et l’apprentissage. Le contact du français et
des langues nationales a entraîné l’usage de plus en plus important d’emprunts.
Les langues nationales concernées par la présente étude sont le mooré et le
dioula, deux langues emprunteuses au français.
Le constat est qu’il y a une présence d’emprunts dans les manuels en langues
nationales en usage dans les écoles primaires bilingues. Et la graphie et la
prononciation de ces emprunts, selon qu’il y a ressemblance ou dissemblance,
peut constituer un atout ou un obstacle à l’enseignement-apprentissage de leurs
étymons en vocabulaire français.
Ainsi, avons-nous décidé de faire du traitement des emprunts dans les écoles
primaires bilingues l’objet de la présente réflexion. L’étude répondra aux
questions suivantes : Quelle est la taxonomie des emprunts attestés dans les
manuels scolaires en langues nationales mooré et dioula ? Quels sont les

94 Mars 2020 ç pp. 93-112


A. Keita & A. E. Pardevan

procédés utilisés pour l’intégration de ces emprunts attestés dans les langues
nationales mooré et dioula ? Les emprunts attestés du mooré et du dioula au
français constituent-ils un facteur favorable ou défavorable dans l’enseignement-
apprentissage du vocabulaire de leurs étymons en français ? Nous formulons
trois hypothèses : plusieurs types d’emprunts du mooré et du dioula sont attestés
dans les manuels des écoles primaires bilingues ; les emprunts attestés des
langues nationales mooré et dioula ont été intégrés par le biais de caractéristiques
phonétiques, graphiques, morphosyntaxiques et sémantiques ; les emprunts
attestés des langues nationales mooré et dioula constituent un facteur favorable
dans l’enseignement-apprentissage du vocabulaire de leurs étymons en français.
L’objectif général de cette étude est de faire le traitement des emprunts attestés
dans les manuels du mooré et du dioula au français lors de l’enseignement-
apprentissage de leurs étymons en vocabulaire. Il s’agit spécifiquement de
décrire la taxonomie des emprunts attestés dans les manuels scolaires en langues
nationales mooré et dioula ; décrire les procédés d’intégration de ces emprunts
en mooré et en dioula ; montrer que les emprunts attestés constituent un facteur
favorable dans l’enseignement-apprentissage du vocabulaire de leurs étymons
en français ; faire des propositions didactiques pour un traitement fructueux des
emprunts lors de l’enseignement-apprentissage de leurs équivalents en leçons de
vocabulaire en français.
La principale raison qui a motivé le choix de ce thème est que les emprunts
des manuels des écoles primaires bilingues sont relativement abondants et peu
étudiés. Le travail tel qu’il est articulé s’inscrit dans le domaine de la socio-
didactique et revêt un intérêt pédagogique et lexicologique. Il nous a permis de
constituer un répertoire d’emprunts attestés dans le milieu scolaire, répertoire
exploitable lors des cours de vocabulaire aussi bien en langues nationales qu’en
français.

1.Les cadres conceptuel et méthodologique


1.1 Le cadre conceptuel
Le contact du français et des langues nationales mooré et dioula a favorisé un
certain nombre de phénomènes linguistiques comme l’emprunt, l’hybridation, le
xénisme et le calque. Bien que l’objet de notre étude soit l’emprunt linguistique,
nous pensons qu’il est nécessaire d’élucider les concepts ci-dessus énumérés, ce,
pour éviter toute confusion et erreurs d’analyses.

L’emprunt
Pour J. Dubois et al.,
Il y a emprunt linguistique quand un parler A utilise et finit par intégrer une
unité ou un trait linguistique qui existait précédemment dans un parler B (dit
langue source) et que A ne connaissait pas ; l’unité ou le trait emprunté sont eux-
mêmes qualifiés d'emprunts.
Dubois et al. (2001, p. 177)

Et C. Loubier renchérit en disant que l’emprunt est :

Akofena çn°001 95
Le traitement des emprunts du mooré et du dioula au français
dans les écoles primaires bilingues du Burkina Faso

Un procédé par lequel les utilisateurs d’une langue adoptent intégralement, ou


partiellement, une unité ou un trait linguistique (lexical, sémantique,
phonologique, syntaxique) d’une autre langue. Unité ou trait linguistique d’une
langue qui est empruntée intégralement ou partiellement à une autre langue.
Loubier (2001, p.10)

Les raisons de l’emprunt sont multiples. D’abord, on emprunte avec une


fréquence particulière des mots à d’autres langues parce qu’on juge à tort ou à
raison que ces langues jouissent d’un grand prestige. La langue prêteuse est
considérée comme une langue de culture, des intellectuels, une langue de la
haute classe, d’une communauté plus développée dont la culture est rayonnante
ou l’économie florissante. Les mots d’une langue d’un pays jugé plus fort ou plus
développé dans les domaines culturel, linguistique, économique, technologique,
ou politique sont fréquemment empruntés. Donc, l’emprunt des mots étrangers
est lié essentiellement à la domination, aux rapports socio-économiques, culturels
et/ou politiques qui se sont installés entre les différentes communautés
linguistiques.
Ensuite, on emprunte des mots à d’autres langues pour satisfaire le besoin de
nommer des choses nouvelles, qui viennent d’une autre communauté. On
emprunte donc pour désigner un référent nouveau, un nouveau concept
provenant d’une autre culture et qui n’a pas encore de dénomination dans la
langue d’arrivée. La langue nécessite un signifiant pour tout signifié
nouvellement apparu dans l'univers langagier d'un groupe de locuteurs.
L’emprunt donc sert à combler un vide lexical dans la langue d’arrivée. C’est
pourquoi, par exemple, le français a emprunté à l’anglais les mots suivants
appartenant au domaine de l’informatique : « CD-ROM », « chat »,
« Messenger », « e-mail ». J. Serme précise à ce propos que :

L’emprunt est en effet un des moyens de satisfaire aux besoins de


renouvellement et d’innovation lexicaux qui se manifestent dans une langue. Un
emprunt peut devenir nécessaire quand, par la comparaison entre deux langues,
ont des différentiations insuffisantes dans certains champs sémantiques, qu’il
cherchera alors à combler.
Serme (1998, p. 20)

Ainsi, pour dire que parfois la langue emprunteuse se trouve en contact avec
des réalités auxquelles elle ne peut pas forger ses propres termes et donc elle les
emprunte. On emprunte également pour le souci d’originalité, de nouveauté, la
volonté d’être à la mode ou de faire jeune. Contrairement aux emprunts de
nécessité, les emprunts de luxe possèdent le plus souvent un équivalent, un
synonyme qui existe déjà et qui est assez répandu dans la langue cible. Ces
emprunts sont appelés emprunts par snobisme, parce que le locuteur pense que
le mot de la langue source est plus valorisé et il choisit d’employer cette unité
appartenant à une « langue de prestige ».
Enfin, on emprunte des mots à d’autres langues à cause du contact des langues
qui est l’une des raisons les plus importantes dans les situations d’emprunt
linguistique. En effet, le contact des peuples est forcément à l’origine du contact

96 Mars 2020 ç pp. 93-112


A. Keita & A. E. Pardevan

des langues et deux langues qui sont en contact dans la même localité finissent
par avoir des interférences linguistiques. Cette proximité géographique peut
amener qu’une langue emprunte des mots à l’autre et vice versa. Ainsi, aucune
langue ne peut se suffire à elle-même.

L’hybride
Il est important de souligner que l’emprunt est différent de l’hybride. En effet,
en distinguant ces deux concepts, A. Kéïta, affirme que :

L’hybride, en linguistique, est une lexie formée d’éléments relevant de


langues différentes. Il n’est pas à confondre à l’emprunt. Celui-ci est attesté
dans deux langues différentes, tandis que l’hybride n’existe que dans la
langue circonscrite. On dégage deux grands types d’hybridation :
l’hybridation morphologique et l’hybridation syntaxique.
Kéïta (2013, p. 90)

Ainsi, lorsqu'on parle d'emprunt linguistique, on fait généralement allusion à


un mot ou à une expression qu'un locuteur ou une communauté emprunte à la
langue d'une autre communauté linguistique, sans passer par la traduction, tout
en l'adaptant parfois aux règles phonétiques, morphologiques et syntaxiques de
la langue d'arrivée. C’est un acte par lequel une langue accueille un élément
d'une autre langue. Emprunt et hybridation ne sont pas à confondre au xénisme.

Le xénisme
J. Dubois et al. définissent le xénisme comme étant :

Une unité lexicale constituée par un mot d’une langue étrangère et désignant une
réalité propre à la culture des locuteurs de cette langue. [En d’autres termes, il
désigne] l’introduction de mots étrangers dans une langue donnée, sans que cela
n’altère la graphie, et sans aussi les marques de genre et de nombre de la langue-
hôte. Quand le mot, ou l’expression, étranger est d’une part plus court, d’autre
part intraduisible, le xénisme est légitime ; il est inutile lorsque l’équivalent
français existe.
J. Dubois et al. (2001, p. 512)

Le xénisme fait la description d’une réalité spécifique qui n’existait pas dans
la langue cible et est ainsi le premier stade de l’emprunt. Avec le temps, il
s’intègre petit à petit dans la langue receveuse et les locuteurs s’habituent à
prononcer ce mot puis ils cessent de le considérer comme un mot étranger et par
conséquent le xénisme devient un emprunt. Il est considéré comme une étape
dans le passage d’un mot d’une langue à une autre. Le xénisme est absent dans
les textes anciens, dans les dictionnaires et dans les encyclopédies de la langue
emprunteuse.

Le calque
Pour G. Rondeau (1986, p. 48), le calque est : « la traduction littérale et mot à
mot d'un terme d'une langue dans l'autre, y compris le modèle syntaxique ».

Akofena çn°001 97
Le traitement des emprunts du mooré et du dioula au français
dans les écoles primaires bilingues du Burkina Faso

Autrement dit, le calque est un type d’emprunt particulier dont la forme est
authentiquement de la langue d’arrivée, mais le sens de la langue de départ. Il
est une traduction littérale de la langue source qui intègre le sens étranger sous
une forme nouvelle obtenue par la traduction dans la langue d’accueil. Le calque
est en lien avec les emprunts surtout pour ce qui est de l’emprunt qui a trait au
sens et à la traduction, c’est-à-dire l’emprunt sémantique.

1.2 Le cadre méthodologique


Pour vérifier les hypothèses, nous avons suivi une démarche méthodologique.
Dans un premier temps, nous avons exploité les manuels scolaires pour
inventorier les différents emprunts en mooré et en dioula en usage dans les écoles
primaires bilingues. Dans un second temps, nous avons exploité l’environnement
scolaire pour l’étude de ces emprunts.
A la suite de ce travail, en plus de cinq séquences de classe suivies, nous avons
eu des entretiens avec une dizaine d’enseignants et cinq encadreurs
pédagogiques afin de recueillir leur point de vue sur le facteur favorable ou
défavorable des emprunts attestés dans les manuels dans l’enseignement-
apprentissage de leurs étymons en vocabulaire français.
L’objectif visé à travers une telle enquête c’est de récolter les avis des uns et
des autres sur la présence des emprunts attestés en langues nationales mooré et
dioula dans les manuels scolaires et d’analyser la possibilité de leur exploitation
en leçons de vocabulaire français dans les écoles primaires bilingues. Pour le
présent article, nous faisons à la fois une approche descriptive et synchronique
dont les résultats pourraient servir en didactique du vocabulaire français.

2.La taxonomie et les domaines des emprunts


2.1. La taxonomie des emprunts
De l’examen des manuels scolaires, nous distinguons deux types d’emprunts :
l’emprunt lexical ou de forme et l’emprunt sémantique ou de sens.

Les emprunts lexicaux


On parle d’emprunt lexical lorsqu’il y a introduction dans une langue donnée
d’un trait ou d’une unité linguistique qui n’existait pas auparavant dans le
lexique de cette langue et qui provient d’une autre langue. Les emprunts lexicaux
examinés ici correspondent à des emprunts d’unités lexicales françaises
employées dans le système linguistique du mooré ou du dioula.

Tableau n°1 : quelques emprunts lexicaux en mooré et en dioula et leurs étymons


en français
N° d’ordre Langues Emprunts Etymons en
nationales français
1 Elikoptɛɛre [elikɔptɛ:re] Hélicoptère
2 Mooré Farmasi [farmãsi] Pharmacie
3 Kolera [kolera] Choléra
4 Bɔnbɔn [bɔ͂bɔ͂] Bonbon
Dioula
5 Balɔn [balɔ͂] Ballon

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A. Keita & A. E. Pardevan

6 Dekalitiri [dekalitiri] Décalitre


Sources : emprunts extraits des manuels en mooré et en dioula des 1re, 2e et 3e années bilingues.

-Les emprunts sémantiques


On parle d’emprunt sémantique lorsque le terme emprunté est traduit
littéralement de la langue source à la langue d’accueil. Nous retrouvons ce type
d’emprunts principalement dans les livres de langage Tomes I et II (Cf. MENA,
2003 j et 2003 k).

Tableau n°2 : quelques emprunts sémantiques en mooré et en dioula et leurs


équivalents en français
Expressions en français Emprunts sémantiques Emprunts sémantiques
mooré dioula
Bonjour, Issa ! Yibeoogo, Isa ! I ni sɔgɔma Isa !
Bonsoir, Issa ! Zaabre, Isa ! I ni wula, Isa !
Bonjour Moussa. Yibeoogo, Musa. F yῖis I ni sɔgɔma Musa. I ka
Comment vas-tu ? gãase ? kɛnɛ wa ?
Léa, viens devant. Leya, wa taoore. Leya, na ɲafɛ.
Merci beaucoup, Bark wʋsgo, m ma ! I ni ce kosɔbɛ, nna !
maman !
Sources : emprunts sémantiques extraits des manuels de langage Tome I et II en 1re année
bilingue.

En résumé, nous retenons que les emprunts lexicaux sont les plus fréquents et
les plus nombreux dans les manuels scolaires. Ces manuels contiennent peu
d’emprunts sémantiques. Le mooré et le dioula empruntent-ils au français par
nécessité ou juste pour le luxe ?

-Les emprunts de nécessité


Un emprunt devient une nécessité quand on veut exprimer une idée et qu’on
ne trouve pas le mot adéquat pour le faire dans la langue cible. Dans ce cas,
comme c’est pour combler un vide lexical dans la langue emprunteuse, on fait
appel à des lexies d’une langue prêteuse pour exprimer les nouvelles réalités qui
se présentent aux locuteurs mooréphones et dioulaphones. Ce sont des emprunts
nécessaires, sinon indispensables, d’où leur nom d’emprunts de nécessité. Nous
citons dans le corpus les illustrations suivantes :
Mooré : meeri [mɛ͂:ri] ‘’mairie’’ ; kilogaraam [kilogara:m] ‘’kilogramme’’ ;
mikorskop [mĩkɔrskɔp] ‘’microscope’’ ; televizõ [televizɔ͂] ‘’télévision’’ ;
elikoptɛɛre [elikɔptɛ:re] ‘’hélicoptère’’, etc.
Dioula : siniman [sinĩmã] ‘’cinéma’’ ; polisiw [polisiw] ‘’policiers’’ ;
kiriyɔn [kirijɔ͂] ‘’crayon’’ ; tɛrɛn [tɛrɛ͂] ‘’train’’ ; wagɔn [wagɔ͂] ‘’wagon’’, etc.

-Les emprunts de luxe


L’emprunt de luxe, lui, désigne un mot emprunté et dont le synonyme existe
déjà dans la langue emprunteuse. Le locuteur effectue un choix entre deux
synonymes et il préfère employer l’unité appartenant à « la langue de prestige ».

Akofena çn°001 99
Le traitement des emprunts du mooré et du dioula au français
dans les écoles primaires bilingues du Burkina Faso

En d’autres termes, l’emprunt de luxe a déjà un équivalent dans la langue


d’accueil qui décrit la réalité que le locuteur veut exprimer et celui-ci aurait pu
ne pas emprunter à la langue source. L’emprunt de luxe ou emprunt par
snobisme est souvent dû à la paresse du sujet parlant. Au lieu d’utiliser dipẽ
[dipɛ͂], emprunté du français ‘’du pain’’, le locuteur mooréphone pouvait utiliser
directement buri [buri] qui désigne le ‘’pain’’ dans sa langue. Il en est de même
pour les emprunts suivants dont leurs synonymes existent déjà en mooré : kado
[kado] = kũuni [kũ:nĩ] ‘’cadeau’’; biskalɛt [biskalɛt] = kut weefo [kut we:fo]
‘’bicyclette’’; lakurs [lakurs] = zoeese [zoe:se] ‘’la course’’ ; dimaasã [dimã:sã]=
vʋʋsg daare [vʋ:sg da:re] ‘’dimanche’’ ; zãviye [zãvije] = yʋʋm-vẽkre kiuugu
[jʋ:m vɛ͂kre kjiu:gu] ‘’janvier’’.

-Les emprunts et les classes lexicales


Les classes lexicales des emprunts rencontrés dans les manuels examinés sont
les noms, les verbes et les adjectifs.
Les noms constituent la catégorie la plus fréquente dans le corpus, car dans
ces manuels, ils sont plus empruntés que les autres catégories linguistiques des
mots. Les exemples de noms empruntés sont :
- Les noms propres : a Maryʋʋs [a mãrjʋ:s] ; a Arsɛnde [a arsɛnde] ;
a Ameli [a ameli] ; a Viktorind [a viktorind] ; Afirik [afirik] ;
Kodenvoaare [kodɛ͂vɔa:re] ; Fãrens [fãrens] ; Ãngilin-tẽng [ãŋgilin tẽŋg] ;
Maari [mã:ri] ; Zerɔmu [zerɔmu] ; Zozɛfu [zozɛfu] ; Zizɛli [zizɛli].
- Les noms communs : montɛɛre [mɔ͂ntɛ:re] ; masõ [mãsɔ͂] ; sɩkre [sɩkre] ;
mansῖn [mãsῖn] ; sukaro [sukaro] ; buteli [buteli].
- Les noms abstraits : retaare [reta:re] ; minit [mĩnĩt] ; atmofɛɛr [atmɔ͂fɛ:r] ;
kʋʋrã [kʋ:rã] ; goosneerã [gɔ:sne:rã].
- Les noms concrets : ãmpulli [ãpuli] ; gitaar [gita:r] ; keryõ [kerjɔ͂] ;
tamati [tamati] ; baranda [baranda] ; tɔli [tɔli].
- Les noms animés : koafɛɛrã [kɔafɛ:rã] ; tayɛɛre [tajɛ:re] ; a Valɛɛre [a valɛ:re] ;
Valeri [valeri] ; Zozɛfu [zozɛfu].
- Les noms inanimés : laposdẽ [lapɔsdɛ͂] ; bõmbõ [bɔ͂bɔ͂] ; roaaba [rɔa:ba] ;
butik [butik] ; butelidatugunan [butelidatugunã] ; tabali [tabali].
- Les noms comptables : kagtõ [kagtɔ͂] ; orãensã [orãnsã] ; dekalɩtre [dekalɩtre] ;
kaaro [ka:ro] ; pãlãnse [pãlãse] ; karitɔn [karitɔ͂].
- Les noms non comptables : petroll [petrɔl] ; kolera [kolera] ; sayɛlle [sajɛle] ;
karensῖ [karɛ͂sῖ] ; tabã [tabã] ; esansi [esãsi].
- Les noms avec adjectifs : lise tɛknikã [lise tɛknĩkã] ;
mangɩ-gerefe [mãgɩ gerefe] ; bik-miuugu [bik mĩũ:gu].
- Les noms composés : poliis-rãmbã [poli:s rãmbã] ; papaye-tɩɩgã [papaje
tɩ:gã] ; rõmpõe [rɔ͂pɔ͂ɛ͂] ; foto-yõagda [foto jɔ͂agda] ; butel-lim [butel lim] ;
dɔgɔtɔrɔso [dɔgɔtɔrɔso] ; sukarobanatigiw [sukarobanatigiw] ;
esansibondo [esãsibɔ͂do] ; balɔntalaw [balɔ͂talaw] ; bitikitigi [bitikitigi].
- Les noms composés avec l’article collé à la première particule :
lakɛrɛ-raoogo [lakɛrɛ raogo] ; lakɔlimɛtiri [lakɔlimɛtiri] ; lakɔliden [lakɔliden] ;
lakɔliwili [lakɔliwili] ; lakɔlibila [lakɔlibila] ;
lakɔlidensomɔgɔ [lakɔlidensomɔgɔ].

100 Mars 2020 ç pp. 93-112


A. Keita & A. E. Pardevan

- Les groupes nominaux : logtor poaka [lɔgtor pɔaka] ; lakɛrɛ raoogo


[lakɛrɛ raogo] ; taksi sofɛɛre [taksi sofɛ:re] ; parfẽ boata [parfẽ bɔata] ;
wiski butɛl [wiski butɛl] ; logtor yiya [lɔgtor jija] ; bisiki pakɛ [bisiki pakɛ] ;
sukaro pakɛ [sukaro pakɛ] ; makɔrɔnin pakɛ [makɔrɔnin pakɛ].
- Les groupes nominaux avec l’article collé au premier nom :
lekollã dirɛktɛɛr [lekɔlã dirɛktɛ:r] ; lekoll biigã [lekɔl bi:gã] ;
lekollã sɛba [lekɔlã sɛba] ; lekoll korgo [lekɔl korgo] ; lakɔliso [lakɔliso] ;
lakɔliso magazɛn [lakɔliso magazɛ͂].
- Les noms et leurs articles écrits en un mot : lempo [lɛ͂mpo] ‘’l’impôt’’ ;
dipẽ [dipɛ͂] ‘’du pain’’ ; lɛɛre [lɛ:re] ‘’l’heure’’ ;
lekzameẽ [lekzamɛ͂] ‘’l’examen’’ ; lekolle [lekɔle] ‘’l’école’’ ;
lapelle [lapɛle] ‘’l’appel’’ ; lakɛrɛ [lakɛrɛ] ‘’la craie’’ ;
lakurs [lakurs] ‘’la course’’ ; lozĩnde [lozĩde] ‘’l’usine’’ ; divẽ [divɛ͂] ‘’du vin’’ ;
lakɔli [lakɔli] ‘’l’école’’ ; lakirɛ [lakirɛ] ‘’la craie’’.
Les verbes empruntés attestés dans les manuels en usage dans les écoles
primaires bilingues sont au nombre de 3. Ce sont : peese [pe:se] ‘’peser’’ ;
vɔti [vɔti] ‘’voter’’ ; balɔntan [balɔ͂tã] ‘’jouer au ballon’’.
Les adjectifs sont aussi une catégorie présente dans le corpus. Les adjectifs
repérés sont des adjectifs qualificatifs reliés aux noms qu’ils qualifient par un trait
d’union. D’autres ne sont pas reliés au nom. Nous distinguons 3 adjectifs
qualificatifs empruntés qui sont : mangɩ-gerefe [mãgɩ gerefe] ‘’mangue greffée’’ ;
bik-miuugu [bik mĩũ:gu] ‘’bic rouge’’ ; lise tɛknikã [lise tɛknĩkã]
‘’lycée technique’’.

-Les emprunts communs aux langues nationales mooré et dioula


Nous avons relevé dans le corpus des emprunts communs au mooré et au
dioula. Ce sont des lexies qui ont « le même étymon et employées dans les deux
langues sous une forme ou une autre » (A. Kéïta, 2011, p. 242).

Les emprunts identiques en graphie et en phonétique


Trois emprunts ont une même phonétique et une même graphie en mooré et
dioula. Il s’agit d’abord de ‘’papaye’’ qui a gardé la même graphie dans les trois
langues : mooré, dioula et français. La prononciation est identique dans les deux
langues nationales puisque le [e] finale se lit [é]. Il y a aussi tiyo [tijo] qui a la
même graphie et la même phonétique en mooré et en dioula et qui désigne
‘’tuyau’’ en français. Ensuite, gato [gato] ‘’gateau’’ a la même écriture et la même
prononciation en mooré, en dioula et en français. Toutefois, dans la graphie, le
[eau] final du français n’existant pas dans les langues nationales, il est donc
remplacé par son équivalent [o] comme aussi au niveau de la finale de tiyo [tijo]
‘’tuyau’’ évoqué plus haut. Enfin, foto [foto] ‘’photo’’ aussi a la même phonétique
dans les trois langues. Mais, en orthographe, le [ph] du français n’existant pas en
langues nationales mooré et dioula, il est remplacé par son équivalent qui est [f]
au début du mot.

Les emprunts identiques en phonétique

Akofena çn°001 101


Le traitement des emprunts du mooré et du dioula au français
dans les écoles primaires bilingues du Burkina Faso

Certains emprunts attestés ont la même phonétique en mooré et en dioula


mais leur graphie est différente. La différence des graphies de ces emprunts entre
les deux langues s’explique par le fait que le son [on] en français est représenté
par [õ] en mooré et par [ɔn] en dioula puisque le dioula n’a pas de voyelle nasale.
Mooré : bõmbõ [bɔ͂bɔ͂] ‘’bonbon’’ ; wagõ [wagɔ͂] ‘’wagon’’ ;
kamyõ [kamjɔ͂] ‘’camion’’; televiizõ [televi:zɔ͂] ‘’télévision’’.
Dioula : bɔnbɔn [bɔ͂bɔ͂] ‘’bonbon’’ ; wagɔn [wagɔ͂] ‘’wagon’’ ; kamiɲɔn [kamiɲɔ͂]
‘’camion’’ ; televizɔn [televizɔ͂] ‘’télévision’’.

Les emprunts différents en phonétique et en graphie


Le [ɔ] n’existant pas en mooré, il est remplacé par [ao] dans certains emprunts.
Taonda [taɔ͂da] en mooré et tɔni [tɔni] en dioula sont employés pour désigner la
‘’tonne’’ et boate [bɔate] en mooré et bwati [bwati] en dioula pour la ‘’boîte’’.
Dans d’autres emprunts, la remarque qui se dégage est que le dioula est une
langue qui fonctionne par syllabe. Pourtant, le mooré tolère la succession
consonantique : tolle/tɔli [tole]/[tɔli] ‘’tôle’’ ; lekolle/lakɔli
[lekɔle]/[lakɔli] ‘’école’’ ; sῖnma/siniman [sῖnmã]/[sinimã] ‘’cinéma’’ ;
biskui/bisiki [biskui/[bisiki] ‘’biscuit’’ ; dekalɩtre/dekalitiri
[dekalɩtre]/[dekalitiri] ‘’décalitre’’.
Nous avons même rencontré en mooré un emprunt avec une succession de 3
consonnes : mikorskop [mĩkɔrskɔp] ‘’microscope’’. Il y a aussi des emprunts en
mooré qui se terminent par une consonne ou qui contiennent des voyelles
longues, des voyelles nasalisées, ce que le dioula n’admet pas. Les mots sont
toujours formés de syllabes avec des voyelles simples dans la langue nationale
dioula : sɩgaar/sigarɛti [sɩga:r]/[sigarɛti] ‘’cigarette’’ ; minit/miniti
[mĩnĩt]/[miniti] ‘’minute’’ ; karot/karoti [karɔt]/[karoti] ’’carotte’’ ; butik/bitiki
[butik]/[bitiki] ‘’boutique’’ ; garaam/garamu [gara:m]/[garamu] ‘’gramme’’ ;
esãas/esansi [esã:s]/[esãsi] ‘’essence’’.

Quelques anthroponymes communs aux deux langues


Tableau n° 3 : anthroponymes communs au mooré et au dioula
N° d’ordre Emprunts mooré Emprunts dioula Etymons
1 A Musa [a mũsa] Musa [musa] Moussa
2 A Fati [a fati] Fati [fati] Fati
3 A Toma [a tomã] Toma [toma] Thomas
4 A Maari [a mã:ri] Mari [mari] Marie
5 A Polind [a polind] Polini [polini] Pauline

Les anthroponymes communs au mooré et au dioula désignent aussi bien des


hommes que des femmes et prennent en compte deux religions : le christianisme
et l’islam. Musa [musa] ‘’Moussa’’ est un nom musulman d’homme et Polini
[polini] ‘’Pauline’’ est un nom chrétien de femme. Certains anthroponymes ont

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A. Keita & A. E. Pardevan

la même graphie et la même phonie dans les deux langues : Fati [fati] ‘’Fati’’,
Toma [tomã] ‘’Thomas’’, etc. Mais en mooré, le nom propre est toujours précédé
de la préposition [a].

La taxinomie des emprunts communs aux deux langues


Deux types d’emprunts sont communs au mooré et au dioula : les emprunts
lexicaux et les emprunts sémantiques.
- Les emprunts lexicaux sont : tolle/tɔli [tole]/[tɔli] ‘’tôle’’ ; sɩgaar/sigarɛti
[sɩga:r/[sigarɛti] ‘’cigarette’’ ; bidu/bidɔn [bidu]/[bidɔ͂] ‘’bidon’’ ;
sɩɩro/siro [sɩro]/[siro] ‘’sirop’’ ; nivakindi/nivakini [nĩvakĩdi]/[nivakini]
‘’nivaquine’’.
- Les emprunts sémantiques sont : biskui pakɩ/bisiki pakɛ [biskui pakɩ]/[bisiki
pakɛ] ‘’paquet de biscuits’’ ; sɩkr pakɩ/sukaro pakɛ [sɩkr pakɩ]/[sukaro pakɛ]
‘’paquet de sucre‘’ ; sɩgaar pakɩ/sigarɛti pakɛ [sɩga:r pakɩ]/[sigarɛti pakɛ]
‘’paquet de cigarettes’’.

2.2 Les domaines des emprunts


Dans les manuels scolaires, plusieurs domaines ont fourni des emprunts au
mooré et au dioula par nécessité. Les exemples d’emprunts attestés relèvent
principalement des domaines suivants :
- Le domaine de l’éducation et de l’enseignement : lekolle [lekɔle],
dirɛktɛɛrã [dirɛktɛ:rã], mɛtrɛɛsã [mɛ͂trɛ:sã], sãntimetre [sãtimɛ͂tre],
hegtolɩtre [ɛgtolɩtre], ardoaasã [ardɔa:sã], keryõ [kerjɔ͂], papiye [papije].
- Le domaine de l’alimentation : tomaat [tomã:t], bõmbõ [bɔ͂bɔ͂], mangɩ [mãgɩ],
biskui [biskui], karot [karɔt], karotã [karɔtã], orãensã [orãnsã],
goyaaka [goja:ka], gato [gato], kafe [kafe], supɔnpe [supɔ͂pe],
pɔmitɛri [pɔ͂mitɛri].
- Le domaine du commerce : butik [butik], boate [bɔate], faktɩʋʋre [faktɩʋ:re],
petroll [petrɔl], sɩkr pakɩ [sɩkr pakɩ], sɩgaar pakɩ [sɩga:r pakɩ],
alimet pakɩ [alimɛ͂t pakɩ], lempo [lɛ͂mpo], bãnke [bãke], foaare [fɔa:re],
luzini [luzinĩ], mansin [mãsῖn].
- Le domaine du transport : montɛɛre [mɔ͂ntɛ:re], mobilli [mɔ͂bili],
mobilɛt [mɔ͂bilɛt], sarɛte [sarɛte], biskalɛt [biskalɛt], kamyõ [kamjɔ͂], tẽre [tɛ͂rɛ͂],
elikoptɛɛre [elikɔptɛ:re], sofɛɛrã [sofɛ:rã], kamyõ [kamjɔ͂], tɛrɛn [tɛ͂rɛ͂],
kamiɲɔn [kamĩɲɔ͂].
- Le domaine des métiers : mikãnisẽ [mĩkãnĩsjɛ͂], masõ [mãsɔ͂], tayɛɛre [tajɛ:re],
logtore [lɔgtore], logtor poaka [lɔgtor pɔaka], mininze [mĩnĩze],
poliis-rãmbã [poli:s rãmbã], taksi sofɛɛre [taksi sofɛ:re], koafɛɛrã [kɔafɛ:rã],
foto-yõagda [foto jɔ͂agda], dɔgɔtɔrɔ [dɔgɔtɔrɔ].
- Le domaine de la santé : kolera [kolera], logtor yiri [lɔgtor jiri],
farmasi [farmãsi], nivakindi [nĩvakĩdi], nivakini [nivakini],
mustikɛɛr [mũstikɛ:r], kolorokindi [kolorokĩdi], mikoroob [mĩkɔrɔ:b],
mikorskop [mĩkɔrskɔp], dɔgɔtɔrɔso [dɔgɔtɔrɔso].
- Le domaine de la religion : a labe [a labe], kɩɩre [kɩ:re], meesã [mɛ͂:sã],
kʋrwa [kʋrwa], dimaasã [dimã:sã], kiris-nebã [kiris nɛ͂bã], nowɛll [nɔwɛl],
nowellã raare [nɔ͂wɛlã ra:re], koralle [korale].

Akofena çn°001 103


Le traitement des emprunts du mooré et du dioula au français
dans les écoles primaires bilingues du Burkina Faso

- Le domaine des noms propres : a Rene [a rene], a Valeri [a valeri],


a Sidoni [a sidonĩ], a Emill [a emĩl], a Fidɛlle [a fidɛle],
Kodenvoaare [kodɛ͂vɔa:re], Wot-Voalta Repibliki [wɔt vɔalta repibliki],
Afirik [afirik], Poli [poli], Zozɛfu [zozɛfu], Zerɔmu [zerɔmu].
- Le domaine des sports et loisirs : ball reem [bal re:m], balle [bale],
marɛlle [mãrɛle], marɛll [mãrɛl], biyy [bij], sῖnma [sῖnmã],
kermeesẽ [kɛrmɛ͂:sɛ͂], zimnastiki [zimnãstiki], teyatre [tejatre], gitaar [gita:r],
balɔn [balɔ͂].
- Le domaine de la communication : raadyo [ra:djo], televizõ [televizɔ͂],
tele [tele], laposdẽ [lapɔsdɛ͂], telfonde [telfɔ͂de].
- Le domaine militaire : saare [sa:re], mitrayɛɛrã [mĩtrajɛ:rã], bõmbe [bɔ͂be],
pãlã [pãlã], kapitɛn [kapitɛn], dinamitã [dinãmĩtã].
- Le domaine de l’administration : depagtema [depagtemã], sɛgtɛɛr [sɛgtɛ:r],
komind [komĩd], meeri [mɛ͂:ri], delege [delege], porvẽns [pɔrvɛ͂s],
guvɛrneere [guvɛrnɛ͂:re], depite [depite], kãntõ [kãntɔ͂], sɛrkl [sɛrkl].
Le domaine le plus pourvoyeur d’emprunts est celui de l’éducation et de
l’enseignement. En somme, il y a une taxonomie variée d’emprunts attestés du
mooré et du dioula au français dans les manuels des écoles primaires bilingues.

3.La description des procédés d’intégration des emprunts attestés en mooré et en


dioula
Pour J.-F. Hamers et M. Blanc (1983, p. 79), « des emprunts adaptés sont des
mots empruntés, qui ont été modifiés conformément au lexique de la langue
emprunteuse afin de rentrer dans une catégorie grammaticale déterminée ».
Ainsi, les mots empruntés, venant d’une autre langue, s’intègrent dans le système
linguistique de la langue d’accueil en s’adaptant aux règles phonologiques,
morphologiques, syntaxiques, lexicologiques et/ou sémantiques de cette langue
emprunteuse.

3.1 L’adaptation phonétique et phonologique


L’intégration phonétique consiste à remplacer le phonème qui n’existe pas
dans la langue emprunteuse par un autre qui y existe. Dans ce sens, C. Loubier
(2011, p. 49-50) considère que l’adaptation phonétique est opérée

[…] par la suppression des phonèmes inexistants en français ou par le


remplacement de ces phonèmes par des phonèmes français qui s’en rapprochent
le plus.

Elle facilite la prononciation des emprunts par les locuteurs natifs de la langue
emprunteuse. En empruntant des lexies françaises, les mooréphones et les
dioulaphones remplacent les graphes qui n’existent pas dans leur langue
maternelle par des graphes qui sont proches afin de pouvoir les prononcer.
En mooré par exemple, l’adaptation phonétique est marquée par :
- Le graphe [ch] n’existant pas en mooré, il est donc remplacé dans l’emprunt
par le graphe le plus proche qui est [s]: sofɛɛrã [sofɛ:rã] ‘’chauffeur’’ ;

104 Mars 2020 ç pp. 93-112


A. Keita & A. E. Pardevan

simiisi [simĩ:si] ‘’chemise’’ ; su [su] ‘’chou’’ ; pãlãnse [pãlãse] ‘’planche’’ ;


sasɛ [sasɛ] ‘’sachet’’ ;
- Le graphe [ge] en français est remplacé par [s], [se] ou [sã] dans l’emprunt en
mooré : kolɛɛs [kolɛ:s] ‘’collège’’ ; sɩraas [sɩra:s] ‘’cirage’’ ; epõose [epɔ͂:se]
‘’éponge’’ ; baraase [bara:se] ‘’un barrage’’ ; giryaasã [girja:sã] ‘’le grillage’’ ;
orãensã [orãnsã] ‘’les oranges’’ ;
- Les graphes [gi], [ju] et [gy] en français sont remplacés par [zi] dans les
emprunts en mooré : zimnastiki [zimnãstiki] ‘’gymnastique’’ ; zip [zip]
‘’jupe’’ ; buuzi [bu:zi] ‘’bougie’’ ;
- Les graphes [ion], [tion] et [sion] en français sont remplacés respectivement
par [yõ], [sõ] et [zõ] dans les emprunts en mooré : kamyõ [kamjɔ͂] ‘’camion’’ ;
keryõ [kerjɔ͂] ‘’crayon’’ ; resitasõ [resitasɔ͂] ‘’récitation’’, televiizõ [televi:zɔ͂]
‘’télévision’’ ; sibdiviizõ [sibdivi:zɔ͂] ‘’subdivision’’ ;
- Le graphe [ar], [oc] et [ec] en français sont remplacés respectivement par les
sons [ag], [og] et [eg] ou [ɛg] dans les emprunts : kagtõ [kagtɔ͂] ‘’carton’’ ;
depagtma [depagtmã] ‘’département’’ ; logtor [lɔgtor] ‘’docteur, infirmier’’ ;
hegtogaraam [ɛgtogara:m] ‘’hectogramme’’ ; sɛgtɛɛr [sɛgtɛ:r] ‘’secteur’’ ;
- Pour les graphes [gr], [cr], [br], [tr], [pr], [cl], [pl], [gl] en français, une voyelle
est placée entre les deux consonnes pour faciliter la prononciation au locuteur
mooréphone : garaam [gara:m] ‘’gramme’’ ; dekagaraam [dekagara:m]
‘’décagramme’’ ; mikoroob [mĩkɔrɔ:b] ‘’microbe’’ ; lakɛrɛ [lakɛrɛ] ‘’la craie’’ ;
burwɛte [burwɛte] ‘’brouette’’ ; birkɛ [birkɛ] ‘’briquet’’ ; tẽrã [tɛ͂rã] ‘’le train’’ ;
tẽre [tɛ͂rɛ͂] ‘’train’’ ; porvẽns [pɔrvɛ͂s] ‘’province’’ ; kolorokindi [kolorokĩdi]
‘’chloroquine’’ ; kɩle [kɩle] ‘’clé’’ ; pãlãnse [pãlãse] ‘’planche’’ ; pãlã [pãlã]
‘’plan’’ ; palafõ [palafɔ͂] ‘’plafond’’ ; galaas [gala:s] ‘’glace’’ ;
- L’emprunt peut remplacer le [r] de la lexie source par un [d] car en mooré,
[r] et [d] sont des variantes libres : desoaar [desɔa:r] ‘’ressort’’ ;
- Il y a aussi l’ajout du [e] au début de la lexie pour faciliter la prononciation
des emprunts commençant par [st] en mooré : estati [estati] ‘’statue’’ ;
estop [estɔp] ‘’stop’’.
En dioula, l’adaptation phonétique est marquée par l’ajout de voyelles au
début et entre les deux premières consonnes de l’emprunt dont l’étymon
commence par [sp] : ɛsipɔri [ɛsipɔri] ‘’sport’’. Elle est aussi marquée par le graphe
[sion] en français qui est remplacé par [zɔn] dans les emprunts : televizɔn
[televizɔ͂] ‘’télévision’’.

3.2 L’adaptation morphosyntaxique


L’adaptation morphosyntaxique consiste à appliquer aux mots empruntés les
règles grammaticales de la langue d’accueil. Dans cette adaptation, on emprunte
généralement le mot sans connaître les règles de dérivation, de pluralisation, de
conjugaison, ... de la langue originelle du mot emprunté. Dans l’adaptation
morphosyntaxique, nous nous intéressons surtout à la petite syntaxe telle que
l’affixation, la pluralisation, etc. Par le facteur de la pluralisation, les mots
suivants ont subi une adaptation morphosyntaxique. « Les substantifs
connaissent plusieurs marques du pluriel en mooré » (A. Kéïta, 2000, p. 214).

Akofena çn°001 105


Le traitement des emprunts du mooré et du dioula au français
dans les écoles primaires bilingues du Burkina Faso

Tableau n° 4 : exemples de pluralisation des emprunts en mooré


N° Mot en Emprunt en mooré au Emprunt en mooré au
d’ordre français singulier pluriel
1 Tôle Tolle [tole] Tollse [tolse]
Mikãnisẽ Mikaninsẽembã
2 Mécanicien
[mĩkãnĩsjɛ͂] [mĩkãnĩsjɛ͂:mbã]
Tayɛɛre Tayɛɛr-dãmbã
3 Tailleur
[tajɛ:re] [tajɛ:r dãmbã]
4 Infirmier Logtore [lɔgtore] Logtoɛɛmbã [lɔgtoɛ͂:mbã]
5 Dispensaire Logtor yiri [lɔgtor jiri] Logtor yiya [lɔgtor jija]
A partir du tableau ci-dessus, nous remarquons qu’en mooré, plusieurs
terminaisons sont rencontrées au pluriel. Mais en dioula, le pluriel des mots est
marqué par l’ajout du [w] à la finale de l’emprunt.

Tableau n° 5 : exemples de pluralisation des emprunts en dioula


N° Mot en Emprunt en dioula au Emprunt en dioula au pluriel
d’ordre français singulier
1 Panneau Pano [pano] Panow [panow]
2 Policier Polisi [polisi] Polisiw [polisiw]
Butelidatugunan Butelidatugunanw
3 Capsule
[butelidatugunã] [butelidatugunãw]
4 Mangue Mangoro [mãgoro] Mangorow [mãgorow]
5 Elève Lakɔliden [lakɔliden] Lakɔlidenw [lakɔlidenw]
Avec l’adaptation morphosyntaxique, l’emprunt s’adapte à la structure
syllabique du mooré et du dioula. Ainsi en mooré, il est admis de toujours ajouter
une voyelle d’appui au début des lexies françaises empruntées qui commencent
par [st] : ‘’statue’’ = estati [estati] ; ‘’stop’’ = estop [estɔp].
Le dioula étant une langue syllabique, il respecte aussi cette règle surtout pour
les lexies françaises empruntées et qui commencent par [r] car aucun mot dioula
ne commence par cette vibrante : ‘’radio’’ = arajo [arajo] ;
‘’règle’’ = ɛrɛgili [ɛrɛgili].
En plus, les mots dioula n’admettent pas une succession consonantique et ne
se terminent pas par une consonne : pilansi [pilãsi] ‘’planche’’ ; sukaro [sukaro]
‘’sucre’’ ; visi [visi] ‘’vis’’ ; ɛsipɔri [ɛsipɔri] ‘’sport’’. Enfin, en mooré, il peut y
avoir une troncation du suffixe français dans l’emprunt. C’est le cas de
‘’cigarette’’ qui devient sɩgaar [sɩga:r], de ‘’ballon’’ qui devient balle [bale].

3.3 L’adaptation graphique ou orthographique


L’adaptation graphique consiste à écrire le mot emprunté suivant les règles
de la langue emprunteuse en vue de faciliter son écriture aux locuteurs natifs de
la langue d’accueil. C’est l’exemple des mots foto [foto] ‘’photo’’ et
gato [gato] ‘’gâteau’’pour le mooré et le dioula. En effet, dans foto [foto], [ph] du
français est remplacé par [f]. Dans gato [gato], [eau] du français est substitué par
[o] qui est le graphe connu dans les deux langues nationales. En langue nationale
mooré, [f] a remplacé [ph] dans les emprunts suivants : farmasi [farmãsi]

106 Mars 2020 ç pp. 93-112


A. Keita & A. E. Pardevan

‘’pharmacie’’, telfonde [telfɔ͂de] ‘’téléphone’’. Dans ce cas, l’orthographe du mot


d’origine n’est pas respectée. Toutefois, certains emprunts ont gardé leurs formes
lors du passage à la langue d’accueil (midi [midi], zero [zero], pelle [pele], sida
[sida], papaye [papaje], montre [mɔ͂ntre]) tandis que d’autres ont subi des
modifications pour s’installer dans la langue d’accueil (valiisi [vali:si],
tomaato [tomã:to], armoaar [armɔ͂a:r], zimnastiki [zimnãstiki]). Généralement, le
locuteur écrit le mot comme il le prononce sans respecter sa graphie originale ni
connaître les règles d’orthographe de la langue source.

3.4 L’adaptation sémantique


De l’avis de L. Deroy (1956, p.18), « l’emprunt d’un mot entraîne aussi parfois
des modifications sémantiques ». Dans l'adaptation sémantique, le mot emprunté
peut avoir un sens restreint, étendu ou un sens complètement différent de celui
de la langue d'origine. L’adaptation sémantique se fait suivant trois manières qui
sont : la restriction de sens, l’extension de sens et la spécification.

-La restriction de sens


Il y a restriction de sens lorsque le mot emprunté désigne une notion
particulière et spécifique tandis que ce même mot peut être signifiant d'une idée
plus large de la langue pourvoyeuse. Selon Le Petit Larousse Illustré de 2012, le
mot ‘’barrage’’ a trois sens. D’abord, il désigne l’action de barrer le passage, de
faire obstacle. Ensuite, il est une soudaine interruption dans le cours de la pensée,
dans la réalisation d’un acte. Enfin, le terme ‘’barrage’’ représente un ouvrage
artificiel coupant le lit d’un cours d’eau pour assurer la régulation, et servant à
alimenter les villes en eau, à irriguer les cultures ou à produire de l’énergie.
L’emprunt baraasã [bara:sã] en mooré ne désigne qu’uniquement le troisième
sens donné par la langue française.
Kuran [kurã] en dioula est un emprunt du mot français ‘’courant’’. Dans Le
Petit Larousse Illustré de 2012, ‘’courant’’ a plusieurs sens. Il est aussi bien ce qui
est habituel, ordinaire que ce qui n’est pas terminé au moment où on parle, ce qui
est en cours. ‘’Courant’’ désigne également le mouvement d’une masse d’eau
dans tel ou tel sens, le mouvement de l’air dans une direction, le mouvement de
personnes ou de choses dans une même direction, le flux ou le mouvement
d’idées, de tendances. Le ‘’courant’’ représente aussi le déplacement de charges
électriques dans un conducteur. C’est en outre la tendance au sein d’un parti
politique, d’une organisation ou encore l’écoulement d’une période donnée, le
cours du temps.
Le dioula, en empruntant le mot français ‘’courant’’, a réduit son sens au
« déplacement de charges électriques dans un conducteur ».

-L'extension de sens
Elle consiste à donner au mot emprunté un sens plus large que celui de la
langue emprunteuse. Elle se fait par l'ajout au sens initial de nouveaux traits
conceptuels, en passant d'un terme spécifique à un terme générique. Cette
relation des sens dépend principalement des besoins de la langue cible. Nous

Akofena çn°001 107


Le traitement des emprunts du mooré et du dioula au français
dans les écoles primaires bilingues du Burkina Faso

n’avons pas rencontré dans le corpus des emprunts qui se sont adaptés par le
biais de l’extension de sens.

-La spécification
La spécification, c’est le cas où les mots empruntés auraient une signification
tout à fait différente de celle de la langue originelle. Notre corpus ne contient pas
ce genre d’emprunts. De façon générale, l’adaptation sémantique des emprunts
dans les manuels en usage dans les classes bilingues s’est faite à travers la
restriction de sens. En résumé, l’intégration des emprunts attestés du mooré et
du dioula au français a été faite à travers des adaptations phonétiques,
graphiques, morphosyntaxiques et sémantiques.

4. Le traitement des emprunts lors de l’enseignement-apprentissage du


vocabulaire
Les leçons observées n’ont pas porté sur les étymons des emprunts en mooré
et en dioula. Ce qui ne permet pas d’apprécier l’apport des emprunts dans la
facilitation des acquisitions lexicales de leurs étymons. Néanmoins, des enquêtes
auprès des enseignants et des encadreurs, il ressort que la proximité phonétique,
graphique, morphologique et sémantique de l’emprunt en mooré et en dioula
avec son étymon en français constitue un facteur favorable lorsque ce dernier fait
l’objet d’enseignement-apprentissage en vocabulaire. En effet, l’emprunt
renferme déjà un premier sens de l’étymon et les apprenants comprennent vite
ce sens. La phonétique, la morphologie et la graphie, même si elles sont
différentes entre l’emprunt et l’étymon, les changements phonétiques et
orthographiques ne sont pas très grands. Il reste maintenant à ajuster
l’articulation et l’orthographe correcte, à ajouter les autres sens s’il en possède
plusieurs et enfin à préciser son emploi correct dans une phrase. Comment alors
traiter les emprunts lors de l’enseignement-apprentissage de leurs équivalents en
vocabulaire français? Prenons l’exemple sur l’étude de la lexie ‘’barrage’’ en
vocabulaire français. Texte de base : le Maire a construit un grand barrage dans
la commune.

Lecture et compréhension du texte


L’enseignant fait lire le texte et pose des questions de compréhension aux
élèves : qu’est-ce que le Maire a construit ? Où est-ce qu’il a construit le grand
barrage ? Y-a-t-il des mots difficiles à comprendre dans le texte hormis le mot
souligné ?

Le traitement phonétique
- L’enseignant fait lire le mot souligné et demander aux élèves comment on
l’appelle en L1 ;
- Est-ce que les 2 mots ont la même prononciation? baraase/barasi
[bara:se]/[barasi] et ‘’barrage’’
- Il fait répéter par beaucoup d’élèves le mot ‘’barrage’’.

Le traitement graphique

108 Mars 2020 ç pp. 93-112


A. Keita & A. E. Pardevan

- Il écrit au tableau ‘’barrage’’ et baraase/barasi [bara:se]/[barasi] ;


- Il invite les élèves à bien observer les deux mots, à les écrire sur leurs
ardoises et à dire les différences qu’ils constatent dans leur graphie ;
- Il attire l’attention des élèves sur la graphie dans les 2 langues:
- Barrage = 2 [r] et [ge] à la fin (français) ; baraase [bara:se] = 2 [a] et [se] à la
fin (mooré) ; barasi [barasi] = 1 [r] et [si] à la fin (dioula).
- Il invite quelques élèves à épeler ‘’barrage’’ sans regarder au tableau et sur
les ardoises.
- Il fait lire l’emprunt et son étymon au tableau par des élèves.

Le traitement morphosyntaxique
- Quel est le genre et le nombre de ‘’barrage’’ ? Quels sont les articles qui
peuvent l’accompagner ? Genre : masculin singulier ; articles : le, un, du.
- Quel est le pluriel de ‘’barrage’’ ? Pluriel : ‘’les barrages’’, ‘’des barrages’’.
- Quel est le pluriel de baraase/barasi [bara:se]/[barasi] en L1? Pluriel :
baraas-rãmba/barasiw [bara:s rãmba]/[barasiw].
- Il attire l’attention des élèves sur la morphologie dans les 2 langues :
‘’barrages’’ = ajout de [s] au pluriel (français) ; baraas-rãmba [bara:s rãmba] =
élision de la voyelle finale, trait d’union et ajout du suffixe de certains mots
étrangers au pluriel ; barasiw [barasiw] = ajout de [w] comme marque du pluriel.
- Il fait lire l’emprunt et son étymon au pluriel par quelques élèves.

Le traitement sémantique
- Il invite les élèves à expliquer dans leur L1 l’emprunt baraase/barasi
[bara:se]/[barasi].
- Il invite les élèves à donner le sens en français de la lexie ‘’barrage’’.

L’emploi dans des phrases


- Il invite les élèves à former des phrases en L1 avec baraase/barasi
[bara:se]/[barasi].
- Il invite les élèves à former des phrases avec ‘’barrage’’ en français.

Il est important de signaler que l’enseignant doit à chaque fois faire appel aux
emprunts déjà étudiés en L1 pour favoriser l’acquisition de leurs étymons en L2.
En somme, les emprunts attestés des langues nationales mooré et dioula
constituent un facteur favorable dans l’enseignement-apprentissage du
vocabulaire de leurs étymons en français.

5. Les propositions didactiques


Dans l’optique de développer la conscience lexicologique des élèves et de
rendre plus efficient l’enseignement-apprentissage des emprunts en L2 et en L1,
nous proposons l’établissement des répertoires bilingues (L1 et L2) d’emprunts
« lexématiques ». Ce répertoire servira aussi bien aux apprenants qu’aux

Akofena çn°001 109


Le traitement des emprunts du mooré et du dioula au français
dans les écoles primaires bilingues du Burkina Faso

enseignants lors de l’enseignement-apprentissage du vocabulaire en français et


aussi dans les autres disciplines scolaires.
Notre deuxième proposition consiste pour chaque enseignant de créer un
espace bilingue (L1 et L2) dynamique des emprunts en classe. Dans
l’organisation pédagogique d’une classe, les différents affichages fonctionnels
concourent à l’acquisition et à la consolidation des connaissances scolaires. En
d’autres termes, il s’agit de placer sur les murs des classes et au coin des tableaux,
des affichages fonctionnels en lien avec les emprunts et leurs étymons. Ces
affichages constituent dans la classe bilingue un mur de mots en L1 et en L2 en
vue d’aider l’enseignant à rendre l’environnement lettré favorable aux
apprentissages lexicaux. Ce mur de mots peut être élaboré à partir des mots et
expressions déjà étudiés en classe en les rangeant dans l’ordre alphabétique, à
partir des mots de la même famille.
Par ailleurs, une autre proposition est d’inviter les enseignants à toujours
recourir au transfert des acquis de L1 à L2 en vue de mettre en relation les deux
langues. Le transfert facilite l’apprentissage du français et réduit le temps
d’apprentissage. Il peut être positif ou négatif. Le transfert positif ou encore
transfert facile est celui qui facilite l’exploitation des connaissances de la L1 pour
une acquisition de celles de la L2. Le transfert positif exploite les ressemblances
qui existent entre l’emprunt et son étymon en français. Quant au transfert négatif
ou transfert difficile, il exploite les dissemblances entre l’emprunt et son étymon
en français. Les transferts positif et négatif s’observent en phonétique, en graphie,
en syntaxe, en sémantique. L’éducation bilingue est un enseignement axé
principalement sur le transfert.
Notre dernière proposition a trait à l’évaluation des apprentissages scolaires
en lien avec les emprunts. Il s’agit de proposer aux enseignants des exercices de
traduction ou de recherche d’équivalence de L2 vers L1 selon le type de faute ou
d’erreur que leurs apprenants rencontrent.
Exercice 1 : dans le tableau suivant et pour chaque langue nationale donnée, relie
chaque emprunt à son équivalent en français.
Mooré Dioula
Emprunts Equivalents Emprunts Equivalents
-Balle Tonne -Birike Garage
-Bõmbõ Numéro -Bwati Beurre
-Sɩgaare Crayon -Ekuru Clé
-Limoro Ballon -Garasi Boîte
-Taonda Cigarette -Kile Briquet
Tôle Ecrou
Bonbon Bouteille

Exercice 2 : trouve l’équivalent de chaque emprunt en français :


Mooré : sɩkr pakɩ ; giryaase ; lɩtre ; pãlã ; sῖnma.
Dioula : karɔti ; lanpa ; karamɛli ; buteli ; bidɔn.
Exercice 3 : pour chaque mot suivant, donne son équivalent en langue nationale :
Pour le mooré : courant ; planche ; essence ; quintal ; radio.
Pour le dioula : désert ; drapeau ; brosse ; assiette ; abattoir.

110 Mars 2020 ç pp. 93-112


A. Keita & A. E. Pardevan

Exercice 4 : dans les phrases suivantes, remplace chaque emprunt en langue


nationale mis entre parenthèses par son équivalent en français :
Pour le mooré : maman est allée au marché. Elle a acheté un (alimet pakɩ).
Pendant ce temps, papa ramasse du sable avec une (burwɛte). Salif mange (dipẽ)
avec du (formaase).
Pour le dioula : Doudou est au bord de (lamɛri). Il regarde de loin monter le
(darapo). Son ami est au (garasi) avec sa voiture. Il veut faire serrer certains
(ekuruw).
Il appartient à chaque enseignant d’adapter ces exercices au niveau et aux
besoins de sa classe.

Conclusion
L’objectif de cette étude était, d’une part, de faire la description taxonomique
puis lexicale des emprunts attestés dans les manuels scolaires en langues
nationales mooré et dioula et, d’autre part, de faire des propositions didactiques
pour faciliter l’acquisition de leurs équivalents français lors de l’enseignement-
apprentissage du vocabulaire français. L’étude nous a permis de répertorier les
emprunts attestés dans les manuels scolaires en langues nationales mooré et
dioula en usage dans les classes bilingues. Cette analyse documentaire a révélé
la taxonomie des emprunts qui comprend : l’emprunt lexical et l’emprunt
sémantique. Les domaines des emprunts sont généralement le transport, le
commerce, l’alimentation, l’éducation et l’enseignement, les métiers, la santé, etc.
Les classes lexicales des emprunts répertoriés sont en majorité les noms, puis
s’ajoutent quelques verbes et adjectifs. Les emprunts ont intégré le mooré et le
dioula par l’entremise de plusieurs adaptations comme celles phonétique,
graphique, morphosyntaxique et sémantique. Les emprunts constituent un
enrichissement pour les langues nationales mooré et dioula en ce sens qu’ils
viennent généralement combler un vide pour désigner de nouvelles réalités. Ils
deviennent ainsi des emprunts de nécessité. Pour pallier les difficultés
d’apprentissage du français par les interférences que les emprunts créent, nous
avons montré comment se fait le traitement des emprunts lors de l’enseignement-
apprentissage de leurs équivalents en vocabulaire français. Nous avons aussi fait
des propositions didactiques. Elles permettront de corriger les erreurs de
phonétique et de graphie des mots d’origine française et qui ont été intégrés au
mooré et au dioula par le biais de l’emprunt. En termes de perspective, une
réflexion sur les emprunts lexicaux contenus dans les dictionnaires mooré et
dioula est à mener. Elle permettra de proposer aux encadreurs pédagogiques et
aux enseignants des écoles primaires bilingues un répertoire d’emprunts,
exploitable lors des leçons de vocabulaire aussi bien en langues nationales qu’en
français.

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112 Mars 2020 ç pp. 93-112


B. O. M. Don, Y. Konaté & K. T. Koffi

LE DIOULA DE CÔTE D’IVOIRE : UN STANDARD APPARENT


EN ATTENTE DE STANDARDISATION

Benjamin Odi Marcellin DON


Université Félix Houphouët-Boigny - Côte d’Ivoire
odidon05@gmail.com

Yaya KONATE
Université Félix Houphouët-Boigny - Côte d’Ivoire
konatyay60@yahoo.fr
&
Konan Thomas KOFFI
Université Félix Houphouët-Boigny - Côte d’Ivoire
konanthoms@yahoo.fr

Résumé : En raison d’un grand usage, le dioula en Côte d’Ivoire est la


langue la plus commune des langues locales. De ce fait, ses spécificités
sociolinguistiques s’apparentent à celles d’une langue standard et
pourraient lui permettre de faire l’objet d’un processus visant sa
standardisation. Dans cet article, nous tentons de montrer la probabilité
d’une pareille option en nous aidant de la typologie des processus de
standardisation mise en œuvre par Einar Haugen (1959).

Mots clés : Dioula, langue commune, standardisation, langue standard

Abstract: Because of its widespread use, dioula in Côte d'Ivoire is the most
common language of local languages. As a result, its sociolinguistic
specificities are similar to those of a standard language and could make it
subject to a standardization process. In this article, we try to show the
probability of such an option by using the typology of standardisation
processes implemented by Einar Haugen (1959).

Keywords: Dioula, common language, standardisation, standard language

Introduction
Le dioula et le français sont les deux langues les plus communes de la
Côte d’Ivoire (Téra, 1986). Cependant, au niveau de la reconnaissance officielle,
force est de constater qu’elles ne sont pas logées à la même enseigne. Le français
a été propulsé par une politique expansionniste des colonisateurs et a profité
des égards bienveillants des successifs gouvernements dans ce pays. Les
différentes constitutions du pays ont régulièrement consacré son caractère
officiel et en ont fait la seule langue de l’administration et de l’enseignement. Et
même si « Dans le contexte actuel de la vulgarisation des savoirs et savoir-faire
locaux vers les autres mondes, la standardisation des langues africaines en

Akofena çn°001 113


Le dioula de Côte d’Ivoire : un standard apparent en attente de standardisation

général […] est une urgence » (Gangue, 2013, p.161), le dioula, lui, ne bénéficie
d’aucune reconnaissance officielle ce, en dépit des incessants appels des
linguistes et didacticiens à la prise en compte des langues locales dans
l’enseignement (Aboa, 2011).
De fait, il subit la marginalisation des langues minorées qui n’ont pas le
statut de langue internationale et dont le seul élément à charge semble de n’être
employées que dans l’une des parties les plus pauvres de ce monde. Pourtant,
au plan sociolinguistique, le dioula, par son statut fonctionnel, sa forte
implication dans les interactions communicationnelles et par l’adhésion dont il
est l’objet auprès des populations présente des apparences de langue standard ;
à ce titre, il mérite de recevoir la caution institutionnelle. Quels aspects du
dioula en font une langue apte à être standardisée ? Quelles sont les
implications de la standardisation de cette langue locale dans l’environnement
sociopolitique actuel de la Côte d’Ivoire ? Par le biais de la théorie de
l’aménagement linguistique, nous tentons d’élucider ces interrogations. Notre
démarche nous conduira, tour à tour, à décliner l’importance du dioula dans
l’environnement sociolinguistique ivoirien, à en exposer les caractéristiques
apparentes de langue standard et finalement, à analyser les enjeux liés à sa
standardisation.

1. Théorie d’aménagement linguistique et standardisation


Concept apparu dans les années 1930, l’aménagement linguistique
indique toute intervention sur un système linguistique particulier en vue de sa
réorientation ou de sa réorganisation. Il est généralement conduit par un État à
propos d'une ou plusieurs langues parlées dans les territoires relevant de sa
souveraineté pour en modifier le corpus ou le statut. Le terme aménagement
linguistique est une traduction de l’anglais language planning évoqué pour la
première fois en 1959 par Einar Haugen dans le cadre de l’analyse des efforts de
standardisation linguistique menés en Norvège1. La standardisation d’une
langue est justement l’un des objectifs possibles que peut viser une politique
d’aménagement linguistique2. Il s’agit « d’un phénomène d’ordre
sociolinguistique et linguistique qui affecte toutes les langues, à partir de la
constitution d’un État plus ou moins centralisé » (Lodge 1997, p.38).
Selon le dictionnaire de linguistique (Dubois et al., 1994, pp.440-441), la
standardisation est le processus par lequel une forme de langue tend à
s’imposer au point d’être employée couramment comme le meilleur moyen de
communication, par les gens susceptibles d’autres formes ou dialectes. Elle
consiste à modifier le statut d’une langue et contribue à en faire un standard.
Pour ce faire, une langue non encore standardisée devra suivre un processus à

1 En plus de Haugen qui en est une figure de proue, il convient de mentionner qu’en la matière, les
pionniers sont les adeptes de l’école linguistique de Prague notamment Jakobson, Havranek, Mathesius,
entre autres qui ont jeté les bases théoriques de la discipline.
2 Aussi, l’aménagement linguistique peut-il avoir pour finalité de limiter l’expansion d’une langue ou

même d’œuvrer à son éradication.

114 Mars 2020 ç pp. 113-122


B. O. M. Don, Y. Konaté & K. T. Koffi

la fin duquel elle acquiert des caractéristiques définitoires propres aux langues
dites standards. Ce processus comprend un certain nombre d’étapes isolées par
Haugen qui se résument comme suit :

- la sélection de la norme qui consiste à opérer un choix de langue ou de variété


de langue ;
- la codification qui a pour finalité de doter une langue d’un système de règles
(grammaticales, orthographiques, scripturales…) jouissant d’une
reconnaissance institutionnelle ;
- l’implantation ou l’acceptation notamment par l’intermédiaire de toutes les
structures et canaux de diffusion de langue à l’instar de l’école, la radio,
la télévision etc. ;
- l’élaboration /graphisation qui implique l’élaboration du vocabulaire et un
enrichissement fonctionnel et structurel. La mise en œuvre de ces étapes
du processus requiert de la langue certaines prédispositions préalables
dont cinq sont principales selon Zang Zang :

La première est qu’elle est fréquemment utilisée, la deuxième est qu’elle


s’utilise sur les places publiques et dans les discours publics, la troisième
est qu’elle est un fait social, elle s’impose aux usagers de la langue comme
le meilleur moyen de communication, la quatrième est qu’elle s’emploie
couramment c'est-à-dire qu’elle est neutre parce qu’elle n’évoque pas les
origines sociales ou ethniques de celui qui l’emploie, la cinquième est
qu’elle est ressentie comme correcte c’est bien pour cela qu’elle tend à
s’imposer comme le meilleur moyen de communication.
Zang Zang (2013, p.75)

A ces prédispositions, il faut associer cet autre critère important qui est que « les
langues standard voient le jour à mesure que des groupes de locuteurs
ressentent le besoin de fixer un ensemble de normes linguistiques communes »
(Lodge 1997, p.38). On notera, à la suite de cette énumération, que la mise en
œuvre du processus de standardisation requiert de l’action de la part des
autorités compétentes, mais également que certaines des caractéristiques sont
inhérentes à la langue elle-même qui les acquiert tout naturellement en fonction
de son environnement comme c’est le cas du dioula de Côte d’Ivoire.

2. Le dioula, une langue aux apparences de langue standard


2.1. De la portée du dioula en Côte d’Ivoire
Concluant son exposé sur les attitudes envers le dioula, Téra (1986, p.13)
le qualifiait « d’exemple de langue africaine d’avenir qui, analysée à la lumière
de la sociolinguistique, pourrait être d’un grand intérêt ». Bien avant lui, des
auteurs comme Dumestre (1971) et Lafage & Derive (1978) entre autres,
relevaient déjà la prépondérance de cette langue dans les interactions
communicationnelles en Côte d’Ivoire. Cette importance, le dioula l’a héritée de

Akofena çn°001 115


Le dioula de Côte d’Ivoire : un standard apparent en attente de standardisation

son appartenance à la famille linguistique mandingue. Composant avec le


malinké et le bambara les différentes fractions de cette famille, le dioula en a
profité des avantages liés aux facteurs linguistiques, historico-politiques et
socioéconomiques qui ont permis puis consolidé son implantation dans toute la
région ouest africaine. Aujourd’hui, le dioula est parlé dans douze pays en
Afrique de l’ouest portant, dans chacun de ces pays, une "identité" particulière.
Comme dans tous ces pays où il est parlé, le dioula, en Côte d’Ivoire, s’est
répandu grâce à la principale activité économique de ses locuteurs qu’est le
commerce. Par cette activité, les dioulas interagissent avec des peuples
d’horizons divers échangeant avec eux us, coutumes et civilisations ; mais
surtout leur apprenant la langue du commerce. L’activité commerciale a donc
fortement contribué à rendre au dioula sa notoriété quoique n’étant pas le seul
facteur.
La religion pratiquée par l’essentiel de ses locuteurs y a aussi participé. En
effet, la religion musulmane est fortement présente dans la zone d’implantation
originelle du dioula, c'est-à-dire le nord du pays. Il s’agit d’une zone qui couvre
environ le tiers du territoire de la Côte d’Ivoire et comprend plusieurs autres
langues. A la faveur de la guerre d’islamisation menée par Samory Touré dans
les années 18903, elle a connu une forte pénétration de la religion musulmane.
Ainsi, à l’exception de quelques groupes linguistiques (sénoufo par exemple),
les populations résidentes sont pour l’essentiel musulmanes. L’appartenance à
la même communauté religieuse créée chez les ressortissants du nord du pays
un fort sentiment d’appartenance à une même communauté linguistique, celle
de dioula. Ce pourrait être un sentiment abusif toutefois, la réalité est que
toutes ces populations ou presque sont locutrices dioula. Cette perception est la
même dans les autres contrées du pays où les populations dans leurs attitudes
envers cette langue qualifient de dioula toute personne adepte de la religion
musulmane (Konaté, 2016). En plus, le nombre de musulman, aujourd’hui, est
en forte croissance et leur religion se diffuse rapidement comme le témoigne le
dernier recensement général de l’habitat et de la population (RGPH, 2014). De
39 % en 1998, l’islam concentre, aujourd’hui 42 %. On note par ailleurs que
parmi la population étrangère, les musulmans représentent 72 % contre 18 % de
chrétiens. Relativement à l’appartenance de la grande majorité des dioulas à
cette religion, on peut considérer que le nombre de locuteurs dioula est aussi en
évolution et que le dioula gagne en importance aussi bien par ses locuteurs
natifs que par ses locuteurs non natifs. A ces derniers, le dioula sert de
véhiculaire, voire de socle pour une intégration dans la société ivoirienne (Téra,
1986). Le dioula tient également son importance de la forte urbanisation que
connaissent les grandes villes ivoiriennes. Dans ces villes, il assure, aux côtés du
français, les échanges nés des contacts entre des populations venues d’horizons
divers qui, attirées par les potentialités économiques, s’y retrouvent. Téra (1986)

3Voir biographie de Louis Gustave Binger (1856 – 1936), explorateur de l’Afrique occidentale, décembre
2008

116 Mars 2020 ç pp. 113-122


B. O. M. Don, Y. Konaté & K. T. Koffi

dira à ce propos que le dioula est la langue qui s’offre comme alternative aux
masses illettrées détribalisées qui forment le gros du prolétariat urbain. C’est
donc à juste titre que le dioula intervient dans tous les contours de la société
ivoirienne et sert de véhiculaire à une grande partie de la population avec des
allures de langue standard.

2.2. Le dioulaet ses aspects de langue standard


Par la force des choses, le dioula aujourd’hui, fait montre de certaines
prédispositions qui, comparées à celles identifiées ci-dessus, ne déclines pas de
véritables différences. En effet, il s’emploie fréquemment comme moyen de
communication entre populations du grand empire mandingue bien
évidemment, mais aussi entre populations de langues différentes pour qui le
français n’est pas nécessairement le véhiculaire de prédilection (Konaté, 2016).
Par ailleurs, c’est une langue qui a intégré tous les secteurs d’activités et tous les
groupes socioprofessionnels. À ce titre, elle est utilisée dans les espaces publics
(Kouadio, 2006). Cependant, le dioula n’a pas encore atteint la notoriété
nécessaire qui en ferait un potentiel choix de code dans des discours publics
officiels. Toutefois, il a fini par s’imposer en raison de l’activité commerciale et
de la religion qui le sous-tendent. Aujourd’hui, il est plus aisé pour un
commerçant de pratiquer son activité s’il est locuteur dioula, cette langue étant
reconnue comme celle du commerce par excellence. Par exemple, il n’est pas
rare de voir un commerçant entrer dans une concession, saluer, entamer la
présentation de ses articles et converser en dioula sans savoir à l’avance la
langue de ses interlocuteurs.
Relativement au rattachement ou à l’identification des locuteurs dioula à
une région spécifique, la tendance tend à s’amoindrir. Avec la forte pratique
dont il est l’objet et son taux élevé d’urbanisation, le dioula est aujourd’hui à la
portée de tous. Identifier donc un locuteur dioula à une région peut relever
d’un amalgame. Certes, des locuteurs "érudits" du dioula peuvent toujours
déceler dans les parlers des déclinaisons propres à des variétés ou à des
régions ; il n’empêche, cela ne saurait être une raison objectivement valable
pour évoquer l’origine sociale ou régionale du locuteur d’autant plus qu’il se
construit en Côte d’Ivoire un dioula urbain de plus en plus dépouillé des
pesanteurs spatio-temporelles d’origine.
En plus de ces prédispositions, le dioula, dans ces spécificités
sociolinguistiques, semble avoir intégré certaines des étapes parmi celles
identifiées par Haugen. Dans les conditions sociolinguistiques actuelles, la
sélection du dioula véhiculaire comme langue à promouvoir va de soi. S’il y a
lieu d’opérer un choix de langue à standardiser, le dioula se présente comme
l’alternative la plus objective. En effet, c’est la langue la plus commune des
langues locales. Il constitue, de fait, une langue sélectionnée en raison de son
usage. C’est le premier code de communication choisi par les Ivoiriens en
dehors du français. Par ailleurs, le dioula fait montre d’un niveau de

Akofena çn°001 117


Le dioula de Côte d’Ivoire : un standard apparent en attente de standardisation

codification assez élevé. De nombreux travaux ont porté sur cette langue et ce,
sur divers aspects. Ainsi, des études à visée descriptive ont été entreprises avec
pour objectif de déceler les systèmes de règles que comprend le dioula. Ont
donc été établis des syllabaires (Téra, 1995, 2002), des travaux syntaxiques,
phonétiques et phonologiques, lexicologique, etc. (Sangaré, 1984, Téra, 1983,
1984, 2011, Sanogo, 2006, Konaté, 2008, 2016). Par ailleurs, le dioula a fait partie
des langues locales sélectionnées dans le cadre de la phase pilote du projet de
l’enseignement bilingue Français/langue locale en Côte d’Ivoire dans la période
2016-2018. Lors de l’exécution de ce projet, certains résultats de recherche ont
été appliqués et ont permis des avancées notables. Une bonne synthétisation de
ces résultats et une meilleure synergie dans les actions de promotion des
langues locales pourraient servir de base de données pour élaborer puis enrichir
le lexique dioula afin de l’adapter aux réalités du moment pour ensuite entamer
la codification de cette langue commune.
Cela pourrait également contribuer à mettre en place le matériel
didactique adéquat pour une plus large diffusion de l’enseignement du dioula
boostant ainsi son implantation. Certes, pour ce qui est de son acceptation par
la population dans son entièreté, il faudrait faire appel à d’autres canaux de
diffusion par lesquels la sensibilisation à la pratique du dioula serait accentuée.
Pour l’heure, en dépit de quelques minimes tranches horaires réservées aux
langues locales sur la télévision nationale et des émissions aux audiences
relativement faibles sur des radios de proximité, cette disposition peine à se
réaliser. Au regard de la typologie des processus de standardisation et des
prédispositions sociolinguistiques du dioula, et nonobstant certaines étapes non
encore observables, Cette langue a les atouts suffisants pour être promue
comme langue standard. Mais dans le contexte actuel, standardiser une langue
locale peut engendrer des implications autres que celles relatives aux seules
questions linguistiques.

3. Les implications de la standardisation du dioula


3.1. De l’opportunité de standardiser le dioula
Dans une interview accordée au quotidien ivoirien Fraternité Matin (n°
15508 du samedi 20 au dimanche 21 Août 2016), le Professeur Kouadio affirmait
qu’« aucun pays ne s’est encore développé avec la langue et la culture
d’autrui ». Cette assertion est d’autant avérée qu’elle vient corroborer les
courants théoriques en la matière qui font de la langue un puissant outil au
service du développement. Vu sous cet angle, la standardisation du dioula de
Côte d’Ivoire est une aubaine pour ce pays qui se verrait bien être émergent à
l’horizon 2020. En dépit des prédispositions de langue standard relevées ci-
avant, le dioula permet une ouverture sur toute la région ouest-africaine qui
compte douze pays dans lesquels cette langue est utilisée. Par ailleurs, la
standardisation du dioula participerait à renforcer la consolidation de la nation
par l’établissement d’une identité linguistique propre car

118 Mars 2020 ç pp. 113-122


B. O. M. Don, Y. Konaté & K. T. Koffi

Sila pression en faveur de normes communes puise en grande partie son


énergie dans les besoins économiques de la communauté (le
développement de plus grands marchés, etc.), elle s’explique aussi par la
tendance universelle des groupes humains à faire de la langue un symbole
de leur identité.
Lodge (1997, pp.119-120)

En plus, standardiser le dioula suppose sa prise en compte dans


l’enseignement, dans l’administration et dans la presse. Cela s’avère opportun
dans la mesure où des études ont prouvé que les élèves assimilaient beaucoup
plus aisément quand ils apprenaient dans leur langue d’origine (Brou-Diallo,
2011)4 ; et qu’
En outre, celui qui étudie dans sa langue parvient à la valoriser
consciemment, car il peut mieux comprendre le monde à travers elle […] Il
en va de même pour les moyens de communication. Avoir accès à
l’information par le biais de sa propre langue amplifie la valeur de la
langue.
Garabide (2010, p.15)

Toutefois, cela ne peut se faire sans susciter d’importants enjeux et des


implications dont il faut tenir compte.

3.2. Implications et enjeux d’une potentielle standardisation du dioula


Aujourd’hui, les questions liées à la promotion d’une langue locale en
Côte d’Ivoire présentent des implications de divers ordres et d’importants
enjeux. Du point de vue réglementaire, une telle entreprise supposerait une
modification de la loi fondamentale en vue d’une réorientation de la politique
linguistique du pays. A ce jour, seule la langue française y est inscrite avec un
statut de langue exclusive de l’enseignement et de l’administration. L’adoption
de cette politique aurait nécessairement une répercussion sur le domaine
académique du pays et entrainerait, par conséquent, une refonte en profondeur
du système scolaire et de l’ensemble des programmes d’enseignement.
Au niveau purement technique, le dioula devra être lexicalement enrichi
par la création de néologies et de vocables technico- scientifiques
correspondants aux réalités actuelles. Sur ce point, les linguistes et autres
spécialistes de la langue devraient être mis à contribution et l’État devrait y
mettre les moyens nécessaires. Au plan sociolinguistique, l’État devra s’atteler à
promouvoir le dioula dans les institutions étatiques. A cet effet, et à l’actif de
l’Etat, un organisme chargé de la mise en œuvre de la politique de
normalisation et de standardisation linguistique devra voir le jour. Il pourrait

4 Concluant son article sur l’enseignement du français, elle a estimé que la formation pédagogique des
enseignants devrait comporter des modules de linguistique africaine et de linguistique française pour
favoriser une meilleure assimilation.

Akofena çn°001 119


Le dioula de Côte d’Ivoire : un standard apparent en attente de standardisation

être composé de linguistes, de didacticiens, de grammairiens, de dialectologues


et de sociologues. L’États’attachera également à faire ressortir la valeur
culturelle de cette entreprise de sorte à annihiler toute réticence liée au contexte
social délétère, fragilisé par une décennie de crise sociopolitique. En effet, s’il
est avéré que la standardisation du dioula est une probabilité envisageable, il
demeure aussi évident que le contexte sociopolitique actuel ne s’y prête guère et
constitue le facteur le plus réfractaire à ce projet. Selon Don (2018, p.199),
« Dans le paysage linguistique fortement diversifié qu’est celui de la Côte
d’Ivoire, opter pour la standardisation d’une langue en particulier peut s’avérer
être un choix difficile. Les ressentiments d’ordre socioculturels et politiques qui
couvaient depuis l’avènement du multipartisme dans le pays en 1990 ont été
exacerbés par dix années de crise militaro-politique ».
Par ailleurs, le peu d’intérêt porté par les dirigeants aux questions
relatives à la promotion de langue constitue un obstacle majeur à un tel projet.
A cela, on peut ajouter l’image flatteuse dont continue de jouir la langue
française auprès d’une bonne partie de la population et la pression des sociétés
occidentales qui tendent à promouvoir une certaine suprématie hégémonique
de leurs civilisations. Au surplus, toute action visant à institutionnaliser une
langue locale devra être entreprise dans un environnement global qui tient
compte des rapports entre la Côte d’Ivoire et les pays de la sous-région (voir de
l’Afrique), mais surtout des rapports privilégiés avec la puissance colonisatrice
qu’est la France. En somme, la standardisation du dioula entrainerait de
profondes mutations dans les dispositions légales et socioéconomiques actuelles
du pays ; et cela nécessite une réelle volonté politique.

Conclusion
Des dispositions d’ordre historique, culturel et sociolinguistique ont
contribué à faire du dioula une langue importante dans la sphère
sociolinguistique ivoirienne. Avec un emploi vulgarisé et intégré à tous les
niveaux de la société, le dioula s’est forgé des caractéristiques qui s’apparentent
à celles d’une langue standard tel qu’identifié par Haugen (1959). Au regard de
la typologie des processus de standardisation qu’il a conçu à cet effet, nous
nous sommes évertué à mesurer la probabilité de la standardisation du dioula,
langue la plus commune des langues locales ivoiriennes. Il en est découlé que le
dioula dispose de prédispositions suffisantes pour être standardisé, et qu’en
dépit d’un environnement sociopolitique hostile, cela pourrait se réaliser. Cette
éventualité est rendue opportune par l’impérieuse implémentation des
politiques linguistiques dans le développement des Etats quels qu’ils soient. Il
faudrait pour cela une volonté manifeste des gouvernants car la standardisation
est un acte de haute portée politique.

120 Mars 2020 ç pp. 113-122


B. O. M. Don, Y. Konaté & K. T. Koffi

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Le dioula de Côte d’Ivoire : un standard apparent en attente de standardisation

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122 Mars 2020 ç pp. 113-122


B. Sene

LES INFLUENCES DU FRANÇAIS ORAL ET DES LANGUES SOURCES


DANS LA PRODUCTION ÉCRITE A1 : CAS DE L’IFE DE DAKAR

Birame SENE
Institut de Français pour les Étudiants étrangers (IFE)
Université Cheikh Anta Diop de Dakar
Institut de Français pour les Étudiants étrangers
biramesene2@yahoo.fr

Résumé : À l’IFE (Institut de Français pour les Étudiants étrangers) de


l’Université Cheikh Anta Diop, le personnel enseignant accorde une
importance capitale à la corrélation étroite qui prévaut entre la production
écrite et la grammaire. En classe, ce personnel n’a de cesse d’exhorter ses
apprenants débutants à respecter les règles édictées par la langue française,
à construire des phrases simples qui prennent en bonne considération les
consignes données dans le libellé du sujet et qui conviennent à la situation
de communication proposée. Cependant, force est de remarquer qu’il existe
un fossé entre les objectifs fixés par l’équipe pédagogique et le niveau réel
des apprenants. Au sens strict, les résultats escomptés ne sont pas atteints ;
certains étudiants présentent, à l’issue des évaluations sommatives A1, des
productions écrites dont la qualité est moindre. Cette situation est d’autant
plus préoccupante qu’elle mérite réflexion.

Mots-clés : production écrite, acceptabilité, compétence écrite, profil


linguistique

Abstract: At IFE (Institut de Français pour les Étudiants étrangers) in the


Cheikh Anta Diop University, the teaching staff attaches great importance
to the close correlation between written production and grammar. In class,
this staff has constantly urged their beginners to respect the rules enacted
in French language, to construct simple sentences that take into
consideration the instructions given through the wording of the subject and
which are appropriate to the situation of the proposed communication.
However, it is important to note that there is a gap between the objectives
set by the teaching team and the actual level of learners. Strictly speaking,
the expected results are not achieved; some students produce, at the end of
the summative evaluations A1, written productions with poor quality. This
situation is all the more worrying as it deserves reflection.

Keywords: written production, acceptability, written competence,


linguistic profile

Introduction
Outre qu’elle tire sa force de la jonction entre la didactique, la syntaxe et
la sociolinguistique, la présente étude s’inscrit dans une démarche de
recherche-action. Elle engage la réflexion sur les facteurs exogènes (influences
du français oral, influences des langues sources) qui sont susceptibles de
ramener à un état inférieur la qualité des productions écrites par les apprenants

Akofenaçn°001 123
Les Influences du français oral et des langues sources dans la production écrite A1 :
cas de l’IFE de Dakar

du niveau A1. En termes clairs, nous tenterons de démontrer qu’il existe des
contraintes extérieures d’ordre linguistique qui peuvent affecter non seulement
la manière d’écrire des étudiants de l’IFE, mais aussi les combinatoires
syntaxiques de leurs phrases. Pour ce faire, nous adopterons un plan bipartite :
premièrement, nous présenterons les cadres environnementaux dans lesquels
les apprenants débutants évoluent ; secondement, nous focaliserons notre
attention sur les facteurs exogènes en question tout en proposant des pistes de
remédiation susceptibles d’améliorer d’un côté les pratiques enseignantes en
FLE (Français Langue Etrangère), de l’autre le niveau de compétence et de
performance des apprenants débutants.

1. Présentation du cadre institutionnel


L’IFE se trouve à côté de la bibliothèque de l’UCAD, notamment en face
de l’EBAD (École des Bibliothécaires Archivistes et Documentalistes). C’est
suite au décret n°79-175 du 28 février 1979 que cet établissement devient :
- le premier institut de français qui soit créé à l’Université de Dakar ;
- le premier institut de français qui soit fondé en Afrique occidentale
francophone.

Il s’y ajoute que cette institution n’ouvre pas seulement ses portes aux
ressortissants des pays de l’Afrique de l’Ouest. Elle accueille des étudiants
étrangers, à quelques nationalités que ceux-ci puissent appartenir. Sa vocation
est de proposer des cours de français à tout étudiant souhaitant perfectionner
son niveau à l’oral comme à l’écrit. Ses cours sont calqués sur les référentiels du
Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL). Les
apprenants débutants de l’IFE appartiennent à diverses nationalités. Ils sont
originaires de pays anglophones (Gambie, États-Unis, Sierra Léone, Nigéria,
Soudan...), lusophones (Cap-Vert, Guinée-Bissau, Brésil...), hispanophone
(Guinée-Équatoriale), francophones (Sénégal, Niger, Canada), arabophones
(Mauritanie, Maroc, Égypte, Soudan, Djibouti...). Ils forment, à proprement
parler, un public hétérogène désireux de maîtriser les rudiments
communicationnels de la langue française. Tout compte fait, ils évoluent entre
autres dans deux cadres environnementaux : cadre mésosocial (l’IFE) et cadre
microsocial (les salles de classe de l’IFE). Ne serait-ce que sommairement, ces
cadres méritent d’être étudiés en ceci qu’ils permettent de mieux percevoir les
facteurs exogènes qui peuvent être à l’origine des erreurs syntaxiques commises
par les étudiants dans leurs copies de production écrite A1.

1.1Cadre mésosocial
Les étudiants de l’IFE perçoivent leur institution non seulement comme
un lieu d’apprentissage, mais aussi comme un cadre de communion et
d’échange. Dans cet institut, ils ont plusieurs opportunités :
- intégrer l’Amicale des Étudiants de l’IFE ;
- être membre d’une association particulière (Association des
Capverdiens, des Bissau-guinéens…) ;

124 Mars 2020 ç pp. 123-136


B. Sene

- participer à la Journée Culturelle de l’IFE (moment festif pendant lequel


les étudiants sénégalais et étrangers montrent les spécificités de leur
pays dans le domaine culturel, artistique et gastronomique) ;
- participer au tournoi de football organisé par leur Amicale ;
- partir, pendant une journée, en excursion à Gorée (île historique se
trouvant non loin du port de Dakar).

Le constat qui s’impose est le suivant :


- les apprenants allophones aiment recourir à leurs langues sources
(anglais, espagnol, chinois, turc, portugais...) pour non seulement
échanger, mais aussi renforcer la complicité et l’entente cordiale avec les
ressortissants de leur pays ;
- ils s’appuient sur le français oral pour converser avec les étudiants ayant
un profil linguistique différent du leur.

Cela revient à dire qu’ils se trouvent dans une situation de bilinguisme où


s’enchevêtrent différents codes langagiers. Même s’ils se sentent à l’aise dans
leurs langues sources, ils éprouvent des difficultés dans la langue cible, surtout
dans le domaine lexical, syntaxique et pragmatique. S’agissant des activités
écrites, elles sont relativement marginalisées à l’IFE. S’il est vrai que le
personnel enseignant implique ses étudiants dans la participation et la réussite
des manifestations récréatives où prédomine l’oral (visite touristique à Gorée,
Journée Culturelle), il n’en demeure pas moins qu’il laisse de côté les activités
parascolaires destinées à la valorisation de la production écrite, en particulier
de l’écriture créative. En vérité, la pratique de l’écrit est enseignée en classe,
mais elle ne s’affirme pas comme une activité majeure dans le chronogramme
des animations culturelles de l’institution.

1.2Cadre microsocial
En classe, le recours aux langues sources est interdit, du moins désapprouvé.
Quant à la pratique de l’écrit, elle bénéficie d’une même considération que la
pratique de l’oral. Force est de préciser qu’au niveau débutant, l’apprenant
n’écrit pas uniquement pour le simple plaisir d’écrire ; il écrit pour
communiquer. C’est la raison pour laquelle Regina Bikulčienė (2007, p.89)
affirme : «L’expression écrite est une activité qui a un but et un sens : les apprenants
écrivent pour communiquer. »En plus de considérer comme dignes d’intérêt les
notions de besoin (dimension fonctionnelle), de tâche (dimension actionnelle) et
d’interaction (dimension interactionnelle), l’équipe enseignante de l’IFE centre
ses cours sur le milieu social, culturel ou professionnel de l’apprenant. Elle
accrédite l’idée que les ressources langagières de langue française ˗ qu’elles
soient orales ou écrites ˗ servent non seulement à communiquer, mais encore à
agir et interagir. S’il est vrai qu’au niveau élémentaire, elle diligente les activités
orales telles que les interactions verbales, les prises de parole et les jeux de rôle,
il n’en reste pas moins qu’elle organise des activités écrites au cours desquelles
elle met l’apprenant dans une situation de communication déterminée :

Akofenaçn°001 125
Les Influences du français oral et des langues sources dans la production écrite A1 :
cas de l’IFE de Dakar

- écrire un courriel pour se présenter, présenter quelqu’un, échanger,


s’informer, exposer ses sentiments, livrer ses impressions...;
- écrire une lettre amicale pour inviter, répondre à une invitation,
s’excuser... ;
- écrire une lettre administrative pour s’inscrire, postuler, demander un
stage...

Bien plus, elle insiste auprès de son public sur la nécessité de construire
des phrases simples. À proprement parler, une phrase simple ne contient qu’un
seul verbe conjugué ; elle peut être affirmative, interrogative, impérative ou
exclamative, sans compter qu’elle peut se prêter à diverses formes (forme
neutre / forme emphatique, forme active / forme passive) ou polarités (polarité
négative / polarité positive). Dans une large proportion, elle se différencie de la
phrase complexe qui a comme propriétés les verbes conjugués, les propositions
indépendantes (juxtaposées ou coordonnées), les principales, les subordonnées,
les incises et les incidentes. Elle se différencie enfin de la phrase canonique qui
est toujours déclarative, neutre, positive et active. En somme, à travers le
présent chapitre, nous pouvons retenir que les apprenants débutants de l’IFE
font face à différentes situations selon qu’ils se trouvent dans les cadres
mésosocial ou microsocial. Ces situations se résument dans le tableau ci-
dessous :
Tableau n°1 : Les situations des apprenants débutants
Cadre Carte linguistique Carte pragmatique
environnemental
Cadre mésosocial -Recours au français oral pour -Fortes activités orales à
communiquer à l’IFE l’IFE
Recours aux langues sources -Faible pratique de l’écrit
pour échanger avec les dans les activités
condisciples de même nationalité parascolaires de l’IFE

Cadre -Recours au français oral et écrit -Beaucoup d’activités écrites


microsocial en classe en classe
-Interdiction de recourir aux -Beaucoup d’activités orales
langues sources en classe

Il apparaît donc que le français oral domine le français écrit, selon que
l’on considère les cadres mésosocial et microsocial des apprenants. Il n’est pas
question de nier les avantages du français oral. Comme on le sait, cet outil
linguistique est d’autant plus gratifiant pour lesdits apprenants qu’il favorise
leur intégration sociale, leur dynamique communicationnelle et
l’enrichissement de leur répertoire lexical. Il n’est pas question non plus de nier
la relation de complémentarité qui prévaut entre l’oral et l’écrit. Mais, nous
estimons que le seul espace qui soit concédé à l’écrit – en l’occurrence le cadre
microsocial – est trop restreint pour qu’il y ait émergence de nouveaux talents
littéraires, maturation de l’écriture créative, et appropriation satisfaisante de la
syntaxe française. Par-là, nous pouvons comprendre pourquoi il y a un nombre
élevé de constructions asyntaxiques dans les copies de production écrite.

126 Mars 2020 ç pp. 123-136


B. Sene

2. Les marques du français oral et des langues sources dans la production


écrite
La qualité de la production écrite A1 peut être compromise par deux
grandes traces : la trace du français oral et la trace d’une langue source
(phénomène d’interférence linguistique). Chacune desdites traces fera l’objet
d’une étude minutieuse.

2.1. Traces du français oral


Le français oral se reconnaît grâce à des caractéristiques spécifiques.
Vient en appoint ce passage explicatif :

Les caractéristiques les plus importantes du langage oral sont :


• L'emploi d'interjections est abondant: Tiens, bon, et alors.., tu vois !
• Les procédés de mises en relief, reprise nominale par exemple, ou procédés
qui permettent d'insister sur un point, sont souvent présents : "La neige,
elle tombe du ciel".
• Dans l'énonciation, les temps du discours sont, essentiellement, le présent
et le passé composé.
• La syntaxe est caractérisée par phrases courtes, reprises, pauses...
• L'emploi des déictiques (présentatif, pronom démonstratif) est nécessaire
car l'oral se réalise en situation : "il y a", "c'est".
• On peut remarquer l'emploi du "on".
• La simplification dans l'oral, l'élision, est très commune: "y'a" au lieu de
"il y a"».
• Dans la négation, ne n'est pas souvent utilisé.
• On retrouve des marques suprasegmentales, ainsi, l'interrogation se trouve
dans l'intonation : "tu viens ?"» ou formulée avec "est-ce que ..?"
• Les répétitions de termes et de structures est plus grande. 1

Toutefois, parmi toutes les caractéristiques susmentionnées, celles qui


retiennent le plus notre attention et qui sont en lien avec les données du corpus
sont les présentatifs. Ceux-ci font partie des procédés de mise en relief ou
d’emphase. Ils forment des outils syntaxiques destinés à présenter et à décrire.
Dans cette ligne de mire, Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul
confirment :

Comme leur nom l’indique, les présentatifs servent à présenter un groupe


nominal ou un constituant équivalent qui fonctionne comme leur
complément. L’ensemble présentatif + GN forme une phrase irréductible
au modèle canonique. Cette structure est fréquemment employée à l’oral,
car elle sert à désigner un référent dans la situation d’énonciation : il y a
quelqu’un ; c’est mon mari ; voici un cadeau ; voilà un ours ; il est minuit.
Riegel, Pellat et Rioul(2008, p. 453)

1http://educativa.catedu.es/44700165/aula/archivos/repositorio/3500/3586/html/32_le_franais_crit_et

_oral.html. Site consulté le 4 mai 2019.

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Les Influences du français oral et des langues sources dans la production écrite A1 :
cas de l’IFE de Dakar

Dans le contexte de l’IFE, les présentatifs font l’objet de traitements particuliers.


En effet, ils se prêtent à diverses modifications formelles. Et pour autant que
nous puissions en juger par l’examen détaillé des données de notre corpus, les
deux présentatifs que les étudiants débutants tronquent le plus sont : "il ya" et
"c’est".

§Le présentatif « il y a » et ses formes


« Il y a » est le premier présentatif qui cristallise notre attention. Ses
formes sont diversement tronquées, suivant la polarité (positive ou négative)
des phrases assertives. À l’IFE, lors de l’évaluation sommative sur la production
écrite A1 de l’année académique 2015-2016, nombre de scripteurs ont omis le
pronom impersonnel sujet "il" du présentatif. Plutôt que d’écrire "il y a", ils
mettent seulement "y a" comme le prouvent les constructions asyntaxiques ci-
dessous :

-Polarité positive : "y a"


o "Au nord, y a une ville qui s’appelle Marakess."
o "Y a beaucoup de embouteullage."
o "Y a tout."
o "Y a beaucoup de chose la-ba."
o "Y a des tours et des mosquées belles."
o "Y a une personne qui aime beaucoup président Wade."
o "Y a beaucoup des grands hôtels, y a beaucoup des restaurants."
o "J’aime aller à l’école parce que j’étudie avec français et y a une
belle femme à l’école."

-Polarité négative : "il y a pas", "y a pas", "yana pas"


o "Dans la famille, il y a pas des problèms entre nous parce-que
nous sommes unis."
o "Même actuellement je ne suis pas tranquile comme y a pas des
cours et y a pas des amis."
o "Je vais aller à l’école tous les jours, mais yana pas de cours le
week-end."

Quand il s’agit de mettre la négation dans la phrase assertive, les


scripteurs font usage de formules présentatives tout au moins baroques ; ils
utilisent l’expression "il y a pas", la forme tronquée "y a pas", et la tournure
"yanapas" qui se rapproche nettement du parler populaire "y en a pas", lequel
parler n’est autre qu’une déformation du phrasème "il n’y en a pas". Selon que
l’on considère les polarités (positives ou négatives) des phrases assertives, il
reste évident que la compétence syntaxique des scripteurs fait relativement
défaut. Les phrases qu’ils ont construites sont certes intelligibles et acceptables à
l’oral, mais elles se révèlent agrammaticales, d’autant moins qu’elles
contiennent des fautes orthographiques. Elles se particularisent surtout par
l’absence ou la suppression du pronom impersonnel sujet "il". Les scripteurs en
question sont tombés sous l’influence dominante du français oral, plus

128 Mars 2020 ç pp. 123-136


B. Sene

exactement sous l’haplologie. Egalement appelée hapaxépie ou haplolalie,


l’haplologie est un phénomène complexe qui affecte le cadre environnemental
des unités phoniques. Jean Dubois, Mathée Giacomo, Louis Guespin et al.
définissent ce concept de la sorte :

Le phénomène d’hapaxépie (ou haplolalie ou haplologie) est un cas


particulier de dissimilation qui consiste à articuler une seule fois un
phonème ou un groupe de phonèmes qui aurait dû l’être deux fois dans le
même ordre…
Jean Dubois, Mathée Giacomo, Louis Guespin et al. (2007, p. 230)

Dans la même perspective, Maurice Grevisse et André Goosse donnent à


comprendre :

Dans la langue parlée, et surtout dans la langue populaire, le pronom


impersonnel est souvent omis, particulièrement avec y avoir (haplologie :
cf. § 218) et falloir, mais aussi avec d’autres verbes. Les écrivains attentifs à
la langue parlée n’ont pas manqué de l’observer :
Y a bien des gens qui débarqués de cette façon-là (CÉLINE, Voy. au
bout de la nuit, F°, p. 238). – Y a [jA] d’la joie. (chanson de Ch.
TRENET).
Maurice Grevisse et André Goosse (2006, p.315)

Eu égard aux informations données dans les deux précédents fragments de


texte, nous pouvons nous rendre compte que les formules présentatives telles
que "y a", "y a pas", "yana pas" forment les manifestations particulières de
l’haplologie, celle-ci n’étant rien de moins qu’une ramification du français oral.
Il est donc clair que c’est ce français oral qui est à l’origine des fautes commises
par les scripteurs. Il est également clair que ce langage oral constitue, à lui seul,
un puissant outil linguistique qui outrepasse les cadres microsocial et
mésosocial des étudiants allophones ; il refuse de se confiner dans un cadre
spatio-temporel précis ; il tire sa force de la mobilité des locuteurs de la langue
française (natifs comme non-natifs), du don d’ubiquité des mass media, de la
multiplicité des interactions verbales, de la prévalence des textes audio et écrits.
Induits en erreur par ce langage oral, les scripteurs de l’IFE peuvent s’adjuger le
droit de se considérer comme des victimes. Mais étant donné qu’ils n’ont pas
fait preuve d’observation critique sur leurs constructions phrastiques, pas plus
qu’ils n’ont d’effort pour tirer parti des éléments de connaissance transmis en
classe, ils s’exposent aux remarques dépréciatives de leurs correcteurs.
Toutefois, évaluer une copie de production écrite ne signifie pas
identifier uniquement les erreurs commises. Il ne s’agit pas pour nous de
donner la chasse à toutes les tournures inappropriées se trouvant dans les
copies de production écrite. Nous sommes d’accord pour dire qu’il y a des
éléments positifs dans les phrases écrites par les apprenants débutants. Il faut
par exemple reconnaître que sur le plan de la compétence de communication,
les étudiants qui ont recouru aux formes tronquées des présentatifs ont utilisé
les actes de parole qui conviennent. Ces actes de parole sont notamment la

Akofenaçn°001 129
Les Influences du français oral et des langues sources dans la production écrite A1 :
cas de l’IFE de Dakar

présentation et la description. Sans doute est-il important de rappeler qu’au


niveau introductif A1, ce que l’on attend de l’apprenant c’est : se présenter,
présenter quelqu’un et décrire. Cependant, il est donné de remarquer qu’un
scripteur a fait une description qui pose un réel problème de spécification. Nous
entendons par spécification le degré d’identification du référent qui est mis en
valeur par le présentatif. Pour tirer au clair notre assertion, nous allons
reconsidérer la phrase asyntaxique produite par le scripteur auquel nous
faisons allusion.

o "Au nord, y a une ville qui s’appelle Marakess."


Dans son texte, le scripteur raconte ses visites touristiques au Royaume
du Maroc ; il fait notamment référence à la ville de Marrakech. Mais le niveau
de spécification de ce référent spatial est faible à cause d’un double bémol.
Premièrement, Marrakech est présentée comme une ville se trouvant au nord
du Maroc, alors qu’elle est décrite comme « une ville située dans le centre de
Maroc ».2Le problème de spécification qui se pose ici est d’ordre géographique.
Secondement, l’expression "Marakess" est porteuse d’une erreur à dominante
idéogrammique. À l’oral, cette expression passe inaperçue et se comprend
aisément. Mais à l’écrit, elle ne facilite pas la spécification du référent considéré.
Elle peut prêter à confusion le décodeur pour peu que ce dernier ignore les
centres urbains du Maroc.

§ Le présentatif « c’est » et ses formes


Au même titre que la précédente ("il y a"), l’expression "c’est" fait partie des
marques distinctives du français oral et des attributs définitoires de la phrase à
présentatif. Il apparaît à maintes reprises dans les données de notre corpus.
Bien plus, il épouse différentes formes ("ce", "se"). Vient en appoint le catalogue
ci-dessous.

-Polarité positive : "c’est", "ce", "se"


o "La ville de Dakar, c’est très grande."
o "Le lieu, c’est très belle."
o "Dakar, c’est bonne."
o "La capitale de Dakar, c’est très grande, en plus c’est jolie."
o "Mon ami, Dakar ce trop difficile."
o "Mais ce très chere surtout la chambre et le transport."
o "Notre université, ce la plus grande du pays."
o "La personne que j’aime plus ce ma mere."
o "Ça, ce bien."
o "Sénégal se très bon."

-Polarité négative : "c’est pas"


o "J’aime le Sénégal parce-que c’est pas loin à mon pays où bien
c’est ma deuxième pays."

2https://fr.wikipedia.org/wiki/Marrakech. Site consulté le 5 mai 2019.

130 Mars 2020 ç pp. 123-136


B. Sene

o "C’est pas loin de l’aéroport."

Il est intéressant de constater qu’au niveau de l’axe syntagmatique, les étudiants


disposent les unités lexicales de manière à faire valoir leurs points de vue. Les
contenus assertés de leurs constructions se raccordent à la dimension
énonciative. Il suffit pour s’en convaincre davantage d’observer le
tableau suivant :

Tableau n°2 : La disposition significative des mots par les étudiants débutants
Première séquence Seconde séquence
énonciative Pivot énonciative
La ville de Dakar, c’est très grande.
Le lieu, c’est très belle.
Dakar, c’est bonne
Notre université, ce la plus grande du pays.
Ça, ce bien.
Sénégal se très bon.

Ainsi, le présentatif "c’est" – quelle qu’en soit la forme dans le tableau – tient
lieu de charnière entre la première séquence énonciative qui est réservée au
topique et la seconde qui se destine au commentaire, plus exactement à ce que
Catherine Kerbrat-Orecchioni (1999, p. 80) appelle « les subjectivèmes ». Ainsi
que la dénomination en suggère l’idée, les subjectivèmes mettent sur le
piédestal la subjectivité du sujet parlant ou du scripteur. En plus de cela, ils se
transforment en affectifs ou en évaluatifs, toutes les fois qu’ils expriment
respectivement les émotions ou les jugements de l’encodeur. Dans cette
perspective de vision, il apparaît que tous les adjectifs figurant dans la seconde
séquence énonciative du tableau sont des évaluatifs dans la mesure où ils
permettent aux scripteurs de donner leurs points de vue sur une question
donnée, de caractériser un lieu, de livrer leurs impressions sur la terre d’accueil
(la terre sénégalaise). Par ailleurs, nous constatons évidemment que les
constructions phrastiques de ces scripteurs demeurent asyntaxiques. Cela se
justifie principalement par trois faits :
- En premier lieu, sous l’angle de la polarité négative, les scripteurs ont fait
abstraction de la particule adverbiale "ne" dans l’expression "c’est pas loin". Une
telle façon de procéder ne relève pas d’une décision délibérée puisque ces
scripteurs savent qu’ils ne peuvent pas s’autoriser à supprimer, dans la
combinatoire syntaxique française, une partie du discours – toute petite qu’elle
soit. À l’évidence, ils ont machinalement réutilisé les expressions qui prévalent
dans leur milieu environnemental (cadres mésosocial et microsocial).
- En deuxième lieu, sous l’angle de polarité positive, la plupart des
scripteurs méconnaissent les règles syntaxiques, plus exactement les règles
d’accord. S’il est vrai qu’ils respectent la disposition significative des mots au
niveau de l’axe syntagmatique, il n’en reste pas moins qu’en accordant en genre
les adjectifs qualificatifs, ils font entorse à la grammaire française. Plutôt que
d’accorder avec le pronom neutre "ce", ils mettent en relation les adjectifs

Akofenaçn°001 131
Les Influences du français oral et des langues sources dans la production écrite A1 :
cas de l’IFE de Dakar

"grande", "belle", "bonne" avec la ville de Dakar. Ils ont donc procédé à un
accord logique et non à un accord syntaxique. Ils oublient bien souvent que la
logique et la grammaire ne font pas bon ménage.
- En dernier lieu, ils ont commis des erreurs syntaxiques parce qu’ils
confondent les trois expressions suivantes : "c’est" (présentatif), "ce" (adjectif ou
pronom démonstratif) et "se" (pronom personnel réfléchi). Du fait qu’elles sont
proches par leur sonorité, ces trois expressions entretiennent une relation
paronymique en linguistique française. Mais dans le contexte de l’IFE, aussi
étrange que cela puisse paraître, elles ne fonctionnent pas comme des
paronymes, mais comme des homonymes, plus exactement des homophones.
Les étudiants cap-verdiens et bissau-guinéens ont tendance à prononcer ces
trois expressions de la même manière : [se]. À la question de savoir pourquoi ils
les articulent de la sorte, ils répondent toujours que dans leur pays respectif – le
Cap-Vert et la Guinée-Bissau étant deux pays lusophones qui sont très proches
sur le plan historique, politique, social et linguistique – la lettre "e" se lit [e]. Par-
là, ils attestent qu’ils s’expriment par moments sous l’influence de leur langue
de départ (le portugais).

Et pour nous faire une idée précise du combat linguistique qui se trame
dans le processus psychique de ces apprenants, nous pouvons comparer la
production écrite à un terrain de tir à la corde. Se positionnant de chaque côté
de la cordelette, la langue cible et la langue source se livrent à une épreuve de
force. Leurs tiraillements créent une certaine angoisse chez l’apprenant. Ce
dernier parvient à se forger une interlangue, c’est-à-dire une langue
intermédiaire, transitoire et provisoire qui se constitue sur la base
d’interférences. En vérité, les formules "ce" et "se" que les étudiants utilisent
dans leurs copies de production écrite constituent les preuves matérielles et
vivantes de cette interlangue. En effet, même s’il reste évident qu’elles ne sont
pas bien écrites, ces formules présentatives marquent la jonction entre la langue
cible (le français) et la langue source (le portugais). Cela revient à dire que
chaque apprenant de l’IFE – qu’il soit issu de n’importe quel pays (lusophone,
russophone, anglophone, hispanophone, arabophone...) – est susceptible d’être
sous l’emprise de sa langue de départ. Et il n’est pas facile de mesurer avec
justesse cette emprise, tant il est vrai qu’elle implique des études pointues,
savantes et rigoureuses. Le moins que nous puissions dire, c’est que nous avons
nettement identifié les traces de la langue wolof dans les copies de certains
scripteurs.

2.2. Traces du wolof dans les énoncés de la langue française


Parmi les étudiants sénégalais qui sont à l’IFE, certains utilisent dans
leurs copies de production écrite les particularités phoniques de la langue
wolof. Il se trouve que ces traits phoniques affectent les catégories
grammaticales de la langue cible (le français), notamment l’adverbe, l’adjectif et
le nom. Plutôt que d’écrire "vraiment", "clair", "très", "place", ces Sénégalais
mettent respectivement "vairement", "celaire", "téré", "palace". Cela est
corroboré par le catalogue de phrases ci-dessous :

132 Mars 2020 ç pp. 123-136


B. Sene

o "Vairement, je suis très content."


o "Ma mere, elle a teint celaire."
o "Je l’aime beaucoup, il est téré poli et téré intelligent."
o "Il y a beaucoup de choses qui m’intéressent la palace de
l’indépendance."

Les scripteurs n’ont pas élaboré leur phrase de la même manière. Le


premier a construit son énoncé à partir du détachement de l’adverbe extra-
prédicatif, placé en position initiale. Certes, l’adverbe en question est mal
orthographié, mais il n’en donne pas moins une information manifeste sur l’état
émotif de l’encodeur. Quant au deuxième scripteur, il a utilisé un procédé
appelé la topicalisation. Le syntagme nominal "ma mere" fait office de topique,
alors que le reste de l’énoncé tient lieu de commentaire. Le troisième scripteur,
quant à lui, utilise à la fois des propositions indépendantes et des adjectifs
mélioratifs pour porter un jugement sur une personne. S’agissant du dernier, il
s’appuie sur une phrase hypotaxique (phrase impliquant un rapport de
dépendance entre les propositions) pour montrer l’intérêt qu’il porte aux sites
touristiques de la ville de Dakar, en particulier la Place de l’Indépendance qui
se trouve à quelques encablures du Palais présidentiel. L’impression qui se
dégage de tous les faits précédemment évoqués est que ces scripteurs sénégalais
élaborent des phrases courtes et intelligibles. Cela va de soi en ceci qu’ils sont
dans un bain linguistique, c’est-à-dire qu’ils évoluent depuis longtemps dans
un milieu où le français s’impose non seulement comme langue officielle, mais
encore comme langue des affaires, des mass media, des forces armées, de
l’enseignement, de la communication publique et même de la communication
religieuse. Néanmoins, comme le montre le catalogue de phrases ci-dessus,
cette langue subit quelques modifications. À cet effet, la question qui mérite
d’être posée est la suivante : pourquoi les scripteurs ont altéré l’écriture de ces
mots : "vraiment", "clair", "très" et "place" ? La réponse se trouve dans la
configuration même des quatre mots. En effet, ces termes sont porteurs de
groupes consonantiques [vR], [kl], [tR] et [pl]. Chaque groupe apparaît comme
le résultat d’une association entre une occlusive et une constrictive (vibrante [R]
ou latérale [l]). Il faut reconnaître que de tels groupes phoniques n’existent pas
dans le système linguistique wolof. De ce fait, certains Sénégalais ont trouvé à
l’oral une stratégie simple qui consiste à placer une voyelle entre l’occlusive et
la constrictive. Cette façon de procéder ne date pas de l’ère contemporaine, mais
d’une époque si lointaine que la mémoire n’en laisse pas de trace. Ont attiré
l’attention sur ce phénomène des chercheurs au nombre desquels figure Pierre
Dumont, ancien directeur du Centre de Linguistique Appliquée de Dakar
(CLAD). Se basant sur la consonne (C) et la voyelle (V), Pierre Dumont
explique :

Akofenaçn°001 133
Les Influences du français oral et des langues sources dans la production écrite A1 :
cas de l’IFE de Dakar

Dans les emprunts comportant initialement un groupe consonantique se


produit une disjonction permettant de passer de la structure C.C.V. à la
structure C.V.C. plus conforme au type canonique du wolof. La voyelle de
disjonction utilisée est toujours celle qui, en français, suit immédiatement le
groupe consonantique.
Exemples :
traite devient teret
programme devient porogaraam
place devient palaas
glace devient galaas. »
Pierre Dumont (1983, p. 123)

À la lecture de tout ce que nous venons de développer, nous pouvons


retenir qu’il existe bel et bien des facteurs extérieurs qui influent sur la
production écrite des étudiants. Parmi ces facteurs, il y a le français oral dont les
traces sont susceptibles de compromettre la charpente syntaxique du code écrit.
Il y a aussi les langues sources des apprenants allophones, lesquelles langues
laissent de subtiles marques qui nécessitent des études sinon savantes, du
moins pointues. Tout bien considéré, nous ne pouvons pas terminer notre
travail de recherche sans proposer quelques suggestions et pistes de
remédiation susceptibles d’améliorer la compétence écrite des apprenants
débutants. Ainsi, nous défendons les perspectives de visions qui sont ci-dessous
et qui concernent les cadres microsocial, mésosocial :

-Insister davantage sur la lecture


Nous accréditons l’idée selon laquelle la lecture peut contribuer à la
réduction d’erreurs syntaxiques dans les copies de production écrite A1. Elle a
ceci de particulier qu’elle implique la mémoire visuelle, la mémoire graphique,
la mémoire auditive et la mémoire phonique. En faisant beaucoup de lectures,
l’apprenant débutant affine inéluctablement ses aptitudes visuelles, cognitives,
linguistiques, orthographiques et sémantiques. Il peut se familiariser avec les
mots, augmenter son niveau de compréhension, et reconnaître certaines
tournures syntaxiques élémentaires. Pour aiguiser davantage la curiosité
intellectuelle de l’apprenant, l’enseignant de l’IFE doit multiplier les documents
(authentiques ou non-authentiques) qui évoquent les réalités sinon
francophones, du moins sénégalaises. Les textes sélectionnés doivent être
simples, adaptés aux besoins des apprenants. Ils peuvent se ramener aux genres
épistolaires, discursifs, prescriptifs, explicatifs, narratifs, descriptifs,
argumentatifs et même rhétoriques. Il faut qu’ils renferment quelques
présentatifs, redoublements de consonnes, syntagmes adverbiaux, car ces
éléments capitalisent le plus grand nombre d’erreurs dans les copies de
production écrite A1.

-Privilégier l’activité orale


Les activités orales sont d’une utilité manifeste pour les étudiants
débutants qui veulent améliorer leur compétence syntaxique. Elles doivent être

134 Mars 2020 ç pp. 123-136


B. Sene

consignées dans des supports écrits pour que l’apprenant s’accoutume aux
règles complexes qui unissent sons et lettres.

-Privilégier l’activité écrite


L’activité écrite n’est pas la concurrente de l’activité orale. En FLE, ces
deux activités s’inscrivent dans une dynamique de complémentarité. L’activité
écrite peut se destiner aux productions écrites (expressions guidées, semi-
guidées ou libres) ou aux exercices d’application. Sous l’angle des productions,
il appartient à l’enseignant de l’IFE d’exhorter ses étudiants à construire des
phrases courtes, simples qui débutent par des mots en majuscules, qui ont une
charge sémantique, et qui se terminent par une ponctuation forte (point, point
d’interrogation, point d’exclamation, points de suspension). Quant aux
exercices, ils forment un large éventail : exercices de conjugaison, exercices à
trous, exercices de reconstitution de phrases, exercices de repérage, exercices de
reformulations…Ces exercices permettent aux apprenants de maîtriser
progressivement les parties du discours ainsi que leurs dispositions au niveau
de l’axe syntagmatique.
Dans la même perspective, il est important que l’enseignant déploie
différentes stratégies pour faire aimer l’écriture aux étudiants : associer les
productions écrites à des images (dessins réflexifs, vidéos) ; associer les
productions écrites à des documents sonores. Il ne doit pas donc négliger de
préparer les matériels tels que les papiers, le vidéoprojecteur, la radio. Tous ces
éléments matériels rehaussent le niveau de solennité de l’activité écrite, sans
compter qu’ils frappent la mémoire, la sensibilité et l’imagination de
l’apprenant. Les efforts consentis par l’enseignant ne doivent pas se limiter à la
préparation du cours, pas plus qu’à son déroulement. Ils doivent déboucher sur
des évaluations qui permettent de vérifier si les apprenants s’approprient
véritablement les savoirs qu’ils ont acquis.

-Limiter les enseignements pour faire travailler les apprenants


L’enseignant bénéficie d’un rôle tout autant singulier. En effet, ce dernier
y est considéré non comme un transmetteur de savoirs, mais comme un
accompagnateur, un guide. Plutôt que de se cantonner à un seul mode
d’enseignement, il privilégie les démarches qui répondent le plus efficacement
possible aux besoins communicatifs de ses apprenants : démarche fonctionnelle,
démarche différenciée, démarche actionnelle…En plus de cela, nous pensons
que les résultats ne seront véritablement atteints que si le personnel enseignant
valide les propositions suivantes : diminuer les unités d’enseignement prévues
dans le syllabus, augmenter les activités liées aux interactions orales et écrites,
créer en classe des groupes de travail pour que les étudiants apprennent à
travailler ensemble, à interagir, à affûter leur capacité d’autocorrection et leur
capacité d’inter-correction, à faire des productions écrites communes sur des
sujets qui tournent autour de leur univers familier. Ces productions écrites
communes seront évaluées par l’enseignant et pourront être archivées dans un
document que nous appellerons Cahier de Productions Écrites des Étudiants
(CPEE). Ne serait-ce que pour laisser leurs traces à l’IFE, les étudiants seront

Akofenaçn°001 135
Les Influences du français oral et des langues sources dans la production écrite A1 :
cas de l’IFE de Dakar

prêts à redoubler d’ardeur dans les activités de production écrite. Ainsi, il serait
judicieux que leur établissement dispose d’une bibliothèque, d’un atelier
d’écriture et d’un chronogramme destiné spécialement à la valorisation de
l’écriture créative.

Conclusion
En définitive, la présente étude nous a permis d’engager la réflexion sur les
sphères environnementales des apprenants de l’IFE (cadres mésosocial ou
microsocial). Elle nous a également permis de découvrir comment les scripteurs
réussissent à gérer les tensions qui prévalent entre leurs langues sources et leur
langue cible, comment ils se forgent une interlangue pour sortir de l’impasse, et
comment ils développent une compétence transitoire pour maîtriser à fond la
langue cible. Bien plus, nous sommes amené à constater que la production écrite
transcende l’écriture et qu’elle est en corrélation avec divers facteurs
(sociolinguistique, pragmatique, discursif...). Cela tend à montrer qu’elle est plus
complexe qu’il n’y paraît, et qu’elle intéresse plusieurs branches du savoir.

Références bibliographiques
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136 Mars 2020 ç pp. 123-136


D. E. Koffi

DIFFICULTÉS EN FRANÇAIS D’ÉLÈVES DU SECONDAIRE IVOIRIEN VUES


SOUS UNE APPROCHE ÉCLECTIQUE

Djanhan Eric KOFFI


Université Félix Houphouët-Boigny – Côte d’Ivoire
kdjanhaneric12@gmail.com

Résumé : Les élèves du secondaire éprouvent des difficultés en français. Celles-


ci sont bien souvent à la base de leurs mauvaises performances dans les autres
disciplines scolaires et des taux d’échec élevés. Généralement, l’on ne s’attribue
guère la responsabilité de leur échec au point de les taxer de paresseux. Cet
article a essayé d’analyser la question tout en optant pour une approche
éclectique. Il ressort de cette analyse que les difficultés rencontrées en français
par les élèves du secondaire émanent aussi bien du contexte d’apprentissage
que de l’environnement linguistique. À côté de ces facteurs, il y a également les
représentations que les élèves se font de la discipline.

Mots clés : Approche éclectique, élèves, secondaire ivoirien, difficultés, en


français

Abstract: Secondary school students experience difficulties in french. These


often the reason for their poor performance in other school subjects and high
failure rates. Generally, they take little responsibility for their failure to the point
of calling them lazy. This article has tried to analyze the issue while opting for
an eclectic approach. It emerges from this analysis that the difficulties in French
for high school students stem from both the learning context and the linguistic
environment. Besides these factors, there are also the representations that
students make of the discipline.

Key words: Eclectic approach, pupils, Ivoirian secondary school, difficulties, in


french

Introduction
En Côte d’Ivoire, le français jouit d’un statut tout particulier. Il est le canal de
diffusion des savoirs scolaires et fait l’objet d’enseignement au même titre que les
autres disciplines scolaires. Sa maîtrise se présente comme l’une des clés de voûte
de la réussite scolaire et de la promotion sociale. Les difficultés rencontrées en
français par les élèves du secondaire ivoirien est une question très préoccupante.
Elle a fait l’objet de nombreux travaux de recherche dans le champ didactique. K. J.-
M. Kouamé (2008, p. 14) parle de « la faiblesse du niveau des élèves en français ».
De son côté, K. N. Ayewa (2009, p. 121), fait remarquer que ce sont « des élèves ayant

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Approche éclectique des difficultés en français d’élèves du secondaire ivoirien

appris les règles du fonctionnement du français et qui, lors de l’usage de la langue,


font entorse à ces règles ». Les enseignants interrogés par K. J.-M. Kouamé (2013)
lors d’une étude intitulée, « les classes ivoiriennes entre monolinguisme de principe
et plurilinguisme de fait », relèvent concernant les pratiques linguistiques des élèves
que « leur façon de parler le français fait penser que les cours de grammaire et de
perfectionnement linguistique ne servent à rien ». Abordant la question, K. A.
Kouakou (2015) mène une étude comparative entre les pratiques langagières de
lycéens et de lycéennes d’Abidjan. Sa réflexion a montré que la pratique du français
par les élèves est calquée sur le modèle des langues ivoiriennes et donc, loin de la
norme reconnue et admise par l’institution scolaire. K. M. Vahou (2013), lui, désigne
cela par une insécurité linguistique qui se manifeste d’une part, par une incapacité
des apprenants à engager un échange et le conduire jusqu’à terme, d’autre part par
un manque d’assurance lorsque ces derniers communiquent. C’est d’ailleurs pour
cela que Kouamé (2014a) s’interrogeait : « La langue française : quel enseignement
aujourd’hui ?».
Pour K. N. Ayewa (2004, p. 247), ces maladresses sont en grande partie
imputables à « l’ignorance de la spécificité linguistique des langues maternelles des
apprenants ». Partageant ce point de vue, S. Clerc (2008) soutient que le
bi/plurilinguisme en est l’une des causes. K. J.-M. Kouamé (2009), quant à lui,
indexe les manuels. Dans son argumentaire, il relève le fait que les manuels ne
s’harmonisent pas aux programmes en vigueur et de plus, ils sont loin des réalités
des élèves. Ces facteurs suffisent-ils pour expliquer les difficultés que les élèves
rencontrent dans leur apprentissage du français ? N’y avait-il pas lieu de
questionner les acteurs eux-mêmes pour nous en informer davantage ?
La présente étude essaie de répondre à ces interrogations à partir d’une
enquête de terrain effectuée dans un établissement du district d’Abidjan.

1. Cadre théorique de l’étude


Notre recherche prend appui sur des réflexions menées par plusieurs auteurs
sur l’enseignement/apprentissage en milieu plurilingue et pluriculturel. Ces
réflexions montrent une volonté d’inscrire au cœur des initiatives les paramètres
contextuels en lien avec les usages langagiers en situation d’apprentissage d’une
langue étrangère ou secondaire (K. G. Abaka, 2018, p. 44). Dans le cadre de cette
étude, nous avons opté pour une approche éclectique du fait qu’elle combine
sociolinguistique et didactique des langues. Elle prend en compte « des phénomènes
sociolinguistiques propres à certains contextes ou fonctionnements sociaux qui
peuvent influer aussi bien sur les représentations et les connaissances des
apprenants que sur les conditions à mettre en place pour des pratiques plus
efficaces. À ce stade de nos propos, il convient d’élucider la notion d’éclectisme.

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D. E. Koffi

1.1. L’éclectisme au sens large


Au sens étymologique, l’éclectisme vient du grec « ecleigein », qui signifie
choisir. L’éclectisme prend son envol avec la philosophie du rationalisme dont René
Descartes fut le précurseur. En prônant la pensée rationnelle, Descartes entendait à
la fois poser les fondements de cette nouvelle doctrine (science) et redéfinir la place
de l’homme dans un monde en plein bouleversement. Pour les partisans de la pensée
rationnelle, « le hasard n’a pas cours. Le monde est objectif, explicable,
rationnalisable et finalement victime de la simplification de la raison raisonnante »
(E. Martin, 2007, p. 37). Pour ces derniers, le monde devient raisonnable et
quantifiable grâce aux progrès techniques et aux inventions d’outils de mesure de
plus en plus sophistiqués. Cependant, au XXe siècle, on va assister à la crise de la
pensée rationnelle. Le monde, celui des scientifiques qui régnait, lequel donnait
l’impression de maîtriser tous les contours du système universel, comporte donc de
l’incertitude, de l’indéterminé, des zones floues insaisissables par la pensée
rationnelle. Cette découverte va engendrer de nouvelles orientations qui contrarient
fortement la conception classique des sciences adoptée depuis René Descartes.
Partant de ce fait, sera émise la thèse de la complexité car les rationalistes réalisent
que l’univers n’est pas entièrement saisissable et explicable par la raison, mais
comporte à la fois des régularités et des irrégularités qui en font un lieu complexe.
Et pour E. Martin (Id., p. 42), l’éclectisme peut être une piste, une notion à penser
qui permettrait de faire un premier pas vers l’appréhension de la complexité. C’est
dans la quête perpétuelle de se réconcilier avec la complexité du monde, afin de
produire des réseaux de sens que le choix s’impose. Donc, l’éclectisme est un
système qui consiste à choisir, entre les opinions d’autrui, celles qui paraissent les
plus vraisemblables. On comprend par là, qu’il s’agit d’un choix libre par la
personne d’idées diverses qui peuvent appartenir à des univers très différents. Vu
sous cet angle, il est une sorte d’ouverture aux différences, par la volonté d’accueillir
des idées très diverses sans envisager l’exclusivité.

1.2. L’éclectisme en didactique des langues


Dans le champ de la didactique des langues, cette notion a pris véritablement
forme avec les travaux de C. Puren (1994 ; 1998b ; 2013) car c’est lui qui en a posé les
jalons. En effet, en didactique des langues étrangères, toute situation
d’enseignement/apprentissage est complexe. Cette complexité s’exprime par le fait
que l’on a affaire à un système ouvert en constante interaction avec son
environnement dans lequel les différentes composantes ou les différents acteurs sont
en interrelation eux-mêmes, qu’ils enseignent ou apprennent la langue-cible (Perche,
2015, p. 4). Après s’être inspiré de la pensée de Morin (2000), Christian Puren va
appliquer l’éclectisme à la didactique des langues étrangères. Il se fonde sur le fait
que les méthodologies constituées ne peuvent se présenter comme des réponses à la

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Approche éclectique des difficultés en français d’élèves du secondaire ivoirien

complexité de la situation d’enseignement/apprentissage. En d’autres termes, il


n’existe pas une méthodologie unique qui puisse prétendre être la vérité didactique.
C’est pourquoi, la variation méthodologique semble indispensable. De son point de
vue, « il y a perception d’éclectisme, en effet, lorsque les types de pratiques observés
sont plus nombreux et diversifiés que ceux prévus par la méthodologie constituée
servant de référence à l’observateur » (C. Puren, 2013, p. 15). Cela sous-entend qu’il
y a là, un refus de systèmes clos et limités. Ici, l’option de la diversification
méthodologique maximale et la prise en compte des situations
d’enseignement/apprentissage s’avère une alternative nouvelle. À partir de là, on
assiste à une alternance de méthodologies, où le paradigme de l’innovation (logique
révolutionnaire) cède la place au paradigme de la variation (logique gestionnaire) et
inversement, comme en témoigne le tableau proposé par C. Puren (1993, p. 44) repris
par E. Martin (ibid., p. 48).

Paradigme de l’innovation Paradigme de la variation


ü simplification de la complexité ü gestion de la complexité
ü changement de cohérence ü changement dans la cohérence
ü niveau du projet et des outils ü niveau des pratiques
ü révolution ü réformisme
ü rationalisation ü pragmatisme
ü systématisation ü éclectisme
ü application ü adaptation
ü expérimentation ü observation
ü rigueur ü souplesse

Selon lui, nous sommes en train de basculer, depuis quelques années, d’une
polarisation à une autre. C’est-à-dire, on passe d’une logique révolutionnaire à une
logique gestionnaire. Pour ainsi dire, nous sommes entrés dans une nouvelle ère
éclectique (Puren, 1993 : 45 cité dans Martin, 2007 : 48). En substance, on peut retenir
que l’éclectisme est loin d’être un assemblage de théories, il est plutôt un choix
raisonné face à des situations de classe variées et complexes.

2. Cadre méthodologique
L’enquête a été effectuée au Lycée Gadié Pierre situé dans la commune de
Yopougon. Cet établissement secondaire public accueille des apprenant(e)s du
district d’Abidjan et d’autres régions de la Côte d’Ivoire. Il est plus orienté vers
l’enseignement général. Dans cette étude, deux techniques de recherche ont été
mises à profit. Il s’agit de l’observation de classe et de l’entretien semi-dirigé.
L’observation de classe consistait à voir la manière dont les cours de français étaient
conduits. Dans le collège, nous avons assisté à des cours de sixième, cinquième,
quatrième et troisième, en lecture suivie, lecture méthodique, expression écrite et en

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D. E. Koffi

grammaire. Les cours observés au lycée ont porté sur le résumé de texte
argumentatif et la dissertation littéraire du fait que ces activités interviennent aux
épreuves du baccalauréat. Par l’entretien semi-dirigé, nous avons recueilli les
propos de quelques apprenants sur leurs difficultés en français, à l’aide d’un
dictaphone numérique.
Notre échantillon est constitué de 182 élèves dont 10 pour la sixième, 20 pour
la cinquième, 28 pour la quatrième, 46 pour la troisième, 34 pour la seconde, 33 pour
la première et 14 pour la terminale. L’âge de ces enquêtés varie entre 11 et 23 ans.
Pour les lycéens, rappelons qu’ils sont issus de différentes séries d’étude. Les
données audio recueillies par enregistrement lors des échanges avec les élèves ont
été d’abord transcrites. Ensuite, elles furent rangées en fonction de leur similitude et
thématisées enfin. Au niveau de l’analyse des données, nous avons eu recours au
traitement qualitatif notamment l’interprétation des discours tenus par les enquêtés
lors des entretiens semi-dirigés. Nous avons symbolisé les questions par la lettre Q,
les réponses des collégiens par C et L, celles des lycéens.

3. Résultats et discussion
Notre enquête s’est intéressée aux difficultés que vivent les élèves du
secondaire ivoirien dans leur apprentissage du français. Nous leur avons donc
soumis la question suivante :
Q1 : « Rencontrez-vous des difficultés en français ?». Les avis recueillis indiquent
que les élèves éprouvent bel et bien des difficultés au niveau des sous-disciplines du
français. Pour comprendre les raisons qui sous-tendent leurs difficultés, nous avons
interrogé ces élèves de la façon suivante :
Q2 : « Pourquoi rencontrez-vous des difficultés en français ? ». Les enquêtés ont
donné les raisons qui, dans une certaine mesure, justifient leurs mauvaises
performances en français. À y regarder de près, on s’aperçoit que celles-ci
apparaissent sous plusieurs aspects.

3.1. Difficultés liées aux pratiques des enseignants


Pour cette frange d’élèves, leurs difficultés résultent de certaines pratiques des
enseignants parmi lesquelles, on a la mauvaise gestion du temps, la gestion de la
classe pendant les activités d’enseignement/apprentissage et la négligence des
cours ordinaires au profit des cours de renforcement.

-La mauvaise gestion du temps en classe


Les propos qui suivent sont ceux d’apprenants qui mettent en relief la mauvaise
gestion du temps en classe.

L128 : « Tout d’abord même, en classe d’abord, on n’arrive pas à bien comprendre

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Approche éclectique des difficultés en français d’élèves du secondaire ivoirien

les cours, surtout au lycée ici, les temps qu’on pouvait prendre pour mieux
faire les cours, les temps sont courts »
L131 : « Professeur, même quand il rentre en classe, il discute avec les élèves jusqu’à,
et puis on s’en va à la maison. Genre, il aime les commentaires, les causeries,
quand il vient, c’est ça seulement qu’il fait »
L132 : « Notre professeur quand elle vient, elle a 2 heures avec nous, elle passe 1
heure dans sa voiture ou bien 1 heure 30 mn. Et puis elle vient 30 mn, elle
explique. Littéralement il n’y a pas de temps d’exercice, il n’y a pas de
pratique. Quand c’est comme ça, on peut pas mieux développer ce qu’on a »
L135 : « ya le temps que nous avons en classe qui est restreint parce que, on n’a pas
le maximum en classe »

À l’analyse des réponses fournies, il ressort clairement que la gestion du


temps d’apprentissage en classe n’est pas au bénéfice des apprenants. Comme le
dépeignent les répondants L128, L131, L132, en classe, le temps imparti pour les
activités d’enseignement/apprentissage ne sont pas mis à profit. Et donc, les
exercices d’application qui sont donnés, à vocation de vérifier si les savoirs sont fixés
ou non restent sans suite. Dans ce cas, on pourra se permettre de dire que les
apprentissages sont foncièrement théoriques. Or, de l’avis de Bernadin (2013) repris
par K. G. Abaka (id., p. 50) « apprendre, demande du temps et une certaine
sérénité ». Et pour le moins qu’on puisse dire, c’est que cette attitude a des
conséquences fâcheuses sur l’acquisition du minimum de savoirs destinés aux
élèves et pourrait même créer une démotivation de ces derniers face à la discipline.
Loin de faire un procès, ceci résonne comme une invite aux enseignants à faire
preuve de responsabilité et de rigueur dans la gestion du temps mis à leur
disposition pour permettre aux élèves d’acquérir les contenus du programme.

-Mauvaise gestion de la classe pendant les activités


Savoir gérer une classe est une compétence professionnelle qui s’acquiert. Elle
nécessite à la fois un travail sur soi et une réflexion sur sa mission d’enseignement.
La gestion réussie d’une classe semble souvent relever d’une alchimie particulière
qui tient à la fois de ce que nous sommes, notre façon de nous exprimer, nos choix
pédagogiques et didactiques. Comme l’enseignant intègre un rôle d’éducateur de
même que celui de passeur de connaissances, sa présence doit permettre aux élèves
de construire leurs apprentissages en leur proposant un cadre et des situations de
travail adaptées. Mais, ce pari est loin d’être une réussite à la lumière de ces propos
d’élèves :

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D. E. Koffi

L130 : « les professeurs, ils n’expliquent pas bien. Ils se limitent à ceux qui sont
devant qui comprennent les cours à part ça, nous qui sommes derrière, on
ne comprend pas les cours ».
L135 : « On n’a pas le maximum en classe. Il faut même faire des recherches si nous
n’avons pas d’explication en classe encore plus lucide ».
L158 : « Au niveau des enseignants, pas qu’on n’aime pas la matière, mais quand tu
as un enseignant qui t’enseigne pas bien ou bien il ne donne pas l’essentiel,
toi, ça t’arrange pas ».

Ces répondants relèvent quelques points saillants qui, d’une certaine façon,
jouent considérablement sur les apprentissages. Il y a le fait que l’enseignant
travaille uniquement avec les élèves performants et abandonne les plus timides ou
inefficaces à leur triste sort. Même si cette pratique justifie en partie le souci de
dérouler le contenu de la progression définie, négliger des apprenants au motif
qu’ils sont moins performants semble contraire à l’éthique didactique. En effet, les
élèves ne progressent pas à la même vitesse, ne résolvent les problèmes de la même
façon et n’utilisent les mêmes techniques d’étude. En s’inspirant de ces paramètres,
il devrait plutôt être à l’écoute de tous les élèves pour pouvoir prendre en compte
leurs interventions et les intégrer à la démarche prévue. Il doit, si nécessaire,
s’attarder à expliciter les zones d’ombre. R. Noelizaire et al. (2014) précisent que
depuis que l’enseignement a acquis le statut de profession, les actes de l’enseignant
doivent être conçus, planifiés et construits en fonction de l’environnement scolaire,
les caractéristiques des élèves, leur niveau de connaissance, leur rythme
d’apprentissage.

-La négligence des cours ordinaires


Pour certains élèves, leurs difficultés résultent de la négligence dont font preuve
leurs enseignants dans leur agir professoral. Ces derniers l’expriment ainsi :

L44 : « Souvent les professeurs du lycée, c’est pas eux tous qui aiment bien expliquer
les cours. Au cours de renfo, ils expliquent bien, mais en classe ils
n’expliquent pas bien. Nous quand c’est comme ça nous permet de ne pas
bien faire les cours. »
L134 : « Nous ne comprenons pas vraiment les explications des professeurs. Il y a
les exercices qui sont donnés qui ne sont pas tellement expliqués en classe et
corrigés pour amener l’élève à comprendre »
L159 : « Bon, moi français, bon j’ai remarqué que les professeurs de français, ils
donnent pour la moitié au cours et puis le reste, c’est dans les renfos. C’est-à-
dire au cours, ils passent sur les leçons. Si tu viens pas au renfo, tu ne
comprendras pas. »

Akofena çn°001 143


Approche éclectique des difficultés en français d’élèves du secondaire ivoirien

Ces élèves mettent en avant le manque de conscience professionnelle de leurs


enseignants. Selon eux, leurs enseignants accordent plus d’intérêt aux cours de
renforcement qu’ils tiennent moyennant une bourse. Et donc, lors des séances, ces
derniers font des réserves pour les contraindre à assister aux cours de renforcement.
C’est le cas des exercices donnés en classe dont la correction est reportée pour les
cours de renforcement. Le pire est que les évaluations ne s’appuient pas sur les
savoirs transmis en classe, mais plutôt sur ceux rencontrés lors des séances de
renforcement. Cette réalité a été déjà soulignée par Brassart (1990) repris par B.
Diarra (2009, p. 7). Il indiquait qu’on « évalue en réalité ce que l'on n'a pas enseigné,
on juge de compétences que l'on n'a pas réellement contribué à construire ». Au
regard des arguments avancés par ces élèves, nous pensons qu’une telle pratique est
loin d’aider véritablement les élèves.

3.2. Difficultés liées aux conditions d’enseignement/apprentissage


Ces propos sont ceux d’élèves justifiant leurs difficultés par le contexte
d’enseignement/apprentissage.

C45 : « En deuxième trimestre, nous, on n’a pas eu de professeur de français. Même


jusqu’à présent on n’a pas de professeur de français »
C80 : « À cause des documents, je manque de documents »
C101 : « Pour mes camarades, ya certains qui ont du mal à pouvoir s’exprimer parce
que de nos jours, d’autres ont pris le mode nouchi. Ils parlent en nouchi, ils
peuvent pas s’exprimer en français. Ils s’expriment pas bien en français quoi »
L130 : « Ça dépend de l’effectif de la classe. Souvent nous sommes beaucoup en
classe, on n’arrive pas à mieux comprendre les cours »
L131 : « À force de s’habituer au langage, genre le nouchi, on est habitué à ça quoi.
Donc ça fait que pour pouvoir rédiger des tons, c’est un peu difficile, de
parler français courant, ce qu’on parle à l’école »
L140 : « Dans notre école même là, c’est pas chaque jour les bibliothèques sont
ouverts. Tu viens même, tu paies ta carte de bibliothèque, quand tu viens,
c’est fermé. Soit ya même pas de livre. Donc, ce sont les difficultés que nous
vivons dans notre école ».

Ces interventions décrivent plusieurs réalités qui semblent incidentes à


l’apprentissage du français. L’enquêté C45 relève le nombre très insuffisant des
enseignants par rapport à la demande (des établissements ou des classes). Cette
insuffisance pose d’énormes complications aux élèves qui sont obligés de progresser
avec leurs lacunes. Les répondants C80 et L141 soulignent un manque de supports
didactiques. De l’avis de K. N. Ayewa (2009, p. 122), il faut un environnement
intellectuel qui entoure et accompagne l’élève dans son apprentissage, surtout dans

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D. E. Koffi

le contexte ivoirien où les élèves sont fortement exposés à des variétés de français
qui livrent une rude concurrence au français normé, seule norme admise par
l’institution scolaire, comme le rapportent C101 et L131. La culture de la lecture les
aiderait à avoir directement accès à un « français normatif », en dehors de la classe.
Le « français du livre » viendrait ainsi en contre poids au français de la rue auquel
ils sont fortement exposés. À celles-ci s’ajoutent les effectifs pléthoriques (L130),
« qui leur interdisent d’assurer un encadrement pédagogique de qualité » (K. J.-M.
Kouamé, 2018, p. 74). En conséquence, les enseignants ne peuvent pas se préoccuper
du niveau de chaque élève. Ces enquêtés lèvent le voile sur le problème
infrastructurel qui constitue l’une des gangrènes que l’institution scolaire peine à
résoudre, en raison de l’absence d’une véritable politique. Le mieux serait de vite y
remédier si l’on ne veut voir le système éducatif aller sous les décombres.

3.3. Difficultés liées aux représentations que les élèves ont de la discipline
La discipline « français » a très souvent été l’objet de représentations en
milieu éducatif tant chez les enseignants que chez les élèves. Les enseignants
interrogés par K. J.-M. Kouamé (2018, p. 82-83) perçoivent le français comme une
langue imposée et une langue n’appartenant pas aux Ivoiriens, en dépit du statut
privilégié dont il jouit. Certaines opinions (une frange de ces répondants) qualifient
même le français comme un péril pour les langues ivoiriennes, au regard du danger
que sa promotion représente pour les langues locales. Si ces enseignants ont des
opinions défavorables au français, les élèves de leur côté ne disent pas le contraire.
Ils évoquent d’un côté la complexité du français, et de l’autre, l’inaccessibilité des
cours.

-La complexité de la discipline


Ces élèves perçoivent le français, discipline qui sert de support aux autres
apprentissages scolaires très complexe, et donc difficilement accessible. Cet état de
fait est traduit par les réponses suivantes :

C77 : « C’est parce que le français est compliqué on dirait caillou »


C78 : « Français est dur dêh, vieux père, français est dur »
C79 : « le français lui-même est très compliqué »
C82 : « Ce n’est pas une négligence tchê, mais français est dur même »
C84 : « les idées me viennent en tête, mais pour écrire là, je trouve que c’est trop
dur »
L140 : « la matière qui me fatigue, c’est français. C’est vraiment compliqué pour
moi »
L167 : « c’est une langue qui est un peu complexe »

Akofena çn°001 145


Approche éclectique des difficultés en français d’élèves du secondaire ivoirien

Dans les discours tenus, on constate que plusieurs expressions ont servi à
exprimer la complexité de la discipline. L’emploi des adverbes comme « trop »
(adverbe de quantité à valeur d’intensité), « vraiment » (adverbe de manière servant
à renforcer une idée), « très » (adverbe d’intensité à valeur superlative). Ces emplois
mettent en évidence le degré de complexité du français. À côté de cela, on note
l’emploi de l’adjectif indéfini « même » (C82) qui sert, en réalité, à souligner
l’identité d’une chose. Dans notre cas, cet emploi indique la particularité du français
en tant que discipline qui ne se laisse pas facilement déchiffrer. Ces arguments
tiennent au fait que les composantes qui servent à présenter cette discipline se fixent
elles-mêmes des objectifs au point d’apparaître comme étant de natures différentes,
s’éloignant ainsi du but général visé.
Ce cloisonnement porte préjudice aux apprenants qui se retrouvent devant
une multiplicité d’objectifs disparates qu’ils doivent atteindre simultanément en
faisant preuve d’ingéniosité. Établir les liens entre les différents objets à l’étude ne
semble pas une évidence pour tous les élèves (C. H. Chonou, 2018 ; K. S. Kouassi,
2018), quand l’on reconnait que les élèves ivoiriens sont plurilingues de fait, bien
que l’école prône le monolinguisme (K. J.-M. Kouamé, 2013). Or, ces composantes
devraient faciliter l’acquisition de compétences. Ce qui nécessite une conjonction des
différentes sous-disciplines qui donnera plus de sens aux apprentissages, dans la
mesure où les élèves verront les relations de ceux-ci et l’essor de leurs compétences
langagières.
Il en est de même de la présence des particules dicto-modales « dêh » et
« tchê », de la duplication « Français est dur dêh, vieux père, français est dur » qui ont
une valeur d’insistance. Si d’autres matières apparaissent très souples aux yeux de
la majorité des élèves, il n’en est pas le cas pour le français. Certains enquêtés vont
jusqu’à le comparer à du « caillou » (C77). Cet emploi métaphorique atteste
indubitablement qu’il est imperméable voire impénétrable. Ces interventions
corroborent les propos de L. Márcia (2001, p. 64) selon lesquels « les élèves se
représentent la langue française comme une langue difficile à apprendre ». Ce constat pose
le problème lié à l’inadaptation des contenus à l’environnement des apprenants. Si
le français est perçu comme une discipline complexe, qu’en est-il des savoirs
dispensés ?

-L’inaccessibilité des savoirs


Pour certains élèves, les cours dispensés sont inaccessibles comme en
témoignent ces énoncés :
C22 : « C’est parce que je comprends pas bien les cours »
C24 : « Quand on fait les cours je comprends pas bien »
C47 : « […] parce que c’est dur à comprendre »
C85 : « Je comprends pas, c’est compliqué »

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D. E. Koffi

L127 : « Production écrite comme ça là, on dit ça se ressemble, mais ce n’est pas
la même chose. Quand on fait pour la 3eme, le professeur nous dit que
non, c’est pas comme ça, on fait pas comme ça. Donc, on n’arrive pas à
comprendre, on sait pas pourquoi »
L135 : « Je peux dire que les cours sont difficiles à comprendre, c’est vraiment
difficile »

Ces répondants soulignent qu’ils ne comprennent pas les cours. Ils perçoivent le
français comme une discipline complexe. Les savoirs en français doivent a priori
répondre aux besoins et questions de ceux qui apprennent. Dans ce cas, les savoirs
destinés aux élèves ne devraient plus être présentés comme allant de soi, d’autant
plus que les élèves sont beaucoup demandeurs. Ils veulent toujours comprendre le
sens de ce qu’ils apprennent. Partant de là, l’enseignant doit prendre conscience de
la spécificité de son enseignement. Il doit comprendre qu’il a en face de lui des gens
qui apprennent une autre langue que leur langue maternelle (Dumont, 1983, p. 35
repris dans B. Diarra, 2009, p. 85). Aujourd’hui, les enseignants doivent intégrer la
pluriculturalité dont les apprenants sont porteurs. Bien que l’école soit tributaire du
monolinguisme, les élèves sont plurilingues par la force des choses, d’où la nécessité
de contextualiser l’enseignement.

3.4. Difficultés liées au manque d’intérêt pour la discipline


Pour certains apprenants, les difficultés qu’ils éprouvent en français résultent
de leur manque d’intérêt pour la discipline comme en témoignent les déclarations
ci-après :

C79 : « tchê, je n’étudie pas dèh »


C6 : « C’est parce que je suis pas trop concentré sur les cours »
C46 : « en fait moi mon problème, je lis pas trop ma leçon de français. Je lis pas ça, je
bosse même pas ça même. »
L116 : « je suis quelqu’un, je n’aime pas lire »
L137 : « je m’exerce pas »

Divers motifs peuvent conforter la position de ces élèves. Il est clair qu’à
l’école, toutes les disciplines ne suscitent pas le même intérêt chez les élèves. Même
si l’on peut taxer ces enquêtés de paresseux, il y a lieu de nous interroger sur la
nature même des savoirs transmis. En français, les savoirs sont abordés sous
plusieurs activités à travers les composantes dont la vocation est de faciliter
l’acquisition de la langue. Mais ces composantes se fixent elles-mêmes des objectifs
qui tendent parfois à s’éloigner du but général. Ce qui pose d’énormes défis aux
apprenants qui se trouvent confrontés à une disparité d’objectifs qu’ils doivent

Akofena çn°001 147


Approche éclectique des difficultés en français d’élèves du secondaire ivoirien

atteindre en faisant preuve d’ingéniosité. C’est cette réalité que dépeint K. J.-M.
Kouamé (2014a, p. 16) quand il énonce que « l’élève est le plus souvent exposé à des
savoirs qui ne signifient rien à ses yeux parce que construits sans prise analytique sur ses
besoins réels, ses intérêts et inadaptés au contexte dans lequel il vit ».
Outre cet aspect, comme l’indiquent R.-F. Gauthier et A. Florin (2016, p. 13),
le milieu socio-économique des élèves influence leurs performances scolaires. Ils
soutiennent que « les élèves issus d’un milieu défavorisé sont moins impliqués,
moins attachés à leur école, moins persévérants, plus anxieux ». Pour ainsi dire que
le désintérêt des élèves pour le français relève en partie des réalités sociales
incommodes. En plus de ces réalités, on pourrait aussi avancer que ces derniers
accordent plus de primauté aux disciplines scientifiques.

Conclusion
Notre regard sur les difficultés en français d’élèves du secondaire ivoirien
révèle qu’elles sont multidimensionnelles. D’une part, on note à travers les réponses
données à une question qui leur a été soumise, les pratiques des enseignants qui
accentuent leurs difficultés. À ce sujet, les réponses des enquêtés semblent indiquer
la mauvaise gestion du temps en classe, la mauvaise gestion de la classe pendant les
activités de même que la négligence des cours ordinaires au profit des cours de
renforcement qu’ils tiennent moyennant une bourse. D’autre part, il y a les
conditions d’enseignement/apprentissage. Parmi ces conditions, on a le déficit
d’enseignants par rapport à la demande (des établissements ou des classes), le
manque d’un environnement intellectuel pour entourer et accompagner les élèves
dans leurs apprentissages. À cette liste s’ajoute le paysage linguistique fortement
hétérogène et favorable à la véhicularisation du nouchi. Par ailleurs, certaines
réponses mettent en évidence les représentations que les apprenants se font de la
discipline. Au nombre de ces représentations figurent la complexité du français et
l’inaccessibilité des cours. À ces facteurs, s’ajoute le manque d’intérêt pour la
discipline. Cette étude pourrait servir à réviser la politique éducative aussi bien que
les pratiques de classe pour une pédagogie beaucoup plus objective. Il faudra
également rendre fonctionnelles, s’il en existe, les bibliothèques au sein des
établissements, au cas contraire, en créer pour accompagner les élèves dans leurs
apprentissages.

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150 Mars 2020 ç pp. 137-150


I. Miloudi

L’ALTERNANCE CODIQUE (ARABE DIALECTAL/FRANÇAIS)


DANS LES PRATIQUES LANGAGIÈRES DES ALGÉRIENS :
CAS DES ÉMISSIONS TÉLÉVISÉES
Imene MILOUDI
Université Elbachir El Ibrahimi, Bordj Bou Arreridj - Algérie
ling_fr@yahoo.fr
Résumé : Cet article se propose d’étudier le phénomène de l'alternance
codique (arabe dialectal/français) dans les émissions télévisées de
divertissement algériennes. Ce phénomène est devenu une réalité
incontournable dans le paysage linguistique algérien, comme nous
pouvons le constater dans d'autres pays maghrébins. Il est surtout observé
dans les milieux urbains où s'enchevêtrent davantage les langues. Mais,
l'introduction du français dans des émissions télévisées malgré la politique
d'arabisation rend l'étude du phénomène primordiale. Les invités de
certaines émissions télévisées ne sauraient être épargnés par ce phénomène
linguistique. Nous proposons d’étudier, alors, dans le cadre de cette
recherche, les fonctions que remplissent les alternances (arabe
dialectal/français) dans les émissions télévisées de divertissement.

Mots Clés : Alternance codique, pratiques langagières, émissions


télévisées, fonctions.

Abstract: This article aims to study the phenomenon of code-switching


(Arabic / French) in television entertainment programs. This phenomenon
has become a reality in the Algerian linguistic landscape, as we can see in
other Maghreb countries. It is mostly observed in urban areas where
languages have more contacts. But, the introduction of French in TV shows
despite the Arabization policy makes the study of this phenomenon very
important. Guests of some TV programs can not be spared by this linguistic
phenomenon. So, we propose to study, as part of this research, the roles of
code switching (Arabic / French) in television entertainment programs.

Keywords : Code switching, language practices-, TV shows-Functions.

‫ﻣﻠﺨﺺ‬
.‫ ﻓﺮﻧﺴﻲ ( ﻓﻲ ﺑﺮاﻣﺞ اﻟﺘﺮﻓﯿﮫ اﻟﺘﻠﻔﺰﯾﻮﻧﻲ‬/ ‫ﺗﮭﺪف ھﺬه اﻟﻤﻘﺎﻟﺔ إﻟﻰ دراﺳﺔ ظﺎھﺮة اﻟﻠﻐﻮي اﻟﺘﻨﺎوب )ﻋﺮﺑﻲ‬
. ‫ ﻛﻤﺎ ﻧﻠﺤﻈﮫ ﻓﻲ اﻟﺒﻠﺪان اﻟﻤﻐﺎرﺑﯿﺔ اﻷﺧﺮى‬، ‫ﻟﻘﺪ أﺻﺒﺤﺖ ھﺬه اﻟﻈﺎھﺮة ﺣﻘﯿﻘﺔ واﻗﻌﺔ ﻓﻲ اﻟﻤﺸﮭﺪ اﻟﻠﻐﻮي اﻟﺠﺰاﺋﺮي‬
.‫ ﻓﺮﻧﺴﻲ( ﻣﻼﺣﻆ ة ﻓﻲ اﻟﻐﺎﻟﺐ اﻟﻤﻨﺎطﻖ اﻟﺤﻀﺮﯾﺔ اﻟﺘﻲ ﺗﺴﺘﺨﺪم ﻓﯿﮭﺎ أﻛﺜﺮاﻟﻠﻐﺎت‬/ ‫ظﺎھﺮة اﻟﻠﻐﻮي اﻟﺘﻨﺎوب )ﻋﺮﺑﻲ‬
‫ اﺳﺘﺨﺪام اﻟﻔﺮﻧﺴﯿﺔ ﻓﻲ اﻟﺒﺮاﻣﺞ اﻟﺘﻠﻔﺰﯾﻮﻧﯿﺔ ﻋﻠﻰ اﻟﺮﻏﻢ ﻣﻦ ﺳﯿﺎﺳﺔ اﻟﺘﻌﺮﯾﺐ ﯾﺠﻌﻞ دراﺳﺔ ھﺬه اﻟﻈﺎھﺮة ﻣﮭﻤﺔ‬، ‫وﻟﻜﻦ‬
. ‫ﺟﺪا‬
،‫ ﻧﻘﺘﺮح دراﺳﺘﮭﺎ ﻓﻲ ھﺬا اﻟﺒﺤﺚ‬،‫ ﻟﺬﻟﻚ‬.‫ﺿﯿﻮف ﺑﻌﺾ اﻟﺒﺮاﻣﺞ اﻟﺘﻠﻔﺰﯾﻮﻧﯿﺔ ﻟﯿﺴﻮ ﺑﻤﻨﺄى ﻋﻦ ھﺬه اﻟﻈﺎھﺮة اﻟﻠﻐﻮﯾﺔ‬
.‫ ﻓﺮﻧﺴﻲ ( ﻓﻲ ﺑﺮاﻣﺞ اﻟﺘﺮﻓﯿﮫ اﻟﺘﻠﻔﺰﯾﻮﻧﻲ‬/ ‫ﻟﻤﻌﺮﻓﺔ دور اﻟﻠﻐﻮي اﻟﺘﻨﺎوب )ﻋﺮﺑﻲ‬

.‫ وظﺎﺋﻒ‬،‫ ﺑﺮاﻣﺞ اﻟﺘﻠﻔﺰﯾﻮن‬،‫ اﻟﻤﻤﺎرﺳﺎت اﻟﻠﻐﻮﯾﺔ‬، ‫ اﻟﻠﻐﻮي اﻟﺘﻨﺎوب‬: ‫اﻟﻜﻠﻤﺎت اﻟﻤﻔﺘﺎﺣﯿﺔ‬

Akofena çn°001 151


L’alternance codique (arabe dialectal/français) dans les pratiques langagières des algériens :
Cas des émissions télévisées

Introduction
Quiconque a pris le temps d'observer des groupes naturels en pleine
conversation se rend compte que l'information sur les schémas d'interprétation
est transmise à la fois par le contenu de la phrase et par des questions de
formes telles que le choix de la prononciation, du dialecte, ou le style de
discours.
Gumperz (1989)

Désirant suivre cette voie, nous avons choisi dans le cadre de cet article de
porter un regard sur les pratiques langagières des algériens dans les émissions
télévisées. Nous avons considéré que l'aspect linguistique des émissions de
divertissement peut constituer un centre d'intérêt pour tout chercheur curieux
de comprendre les raisons de l'emploi de deux langues au sein d'un même
discours. Nous avons constaté que l'alternance codique est omniprésente dans
les conversations quotidiennes des Algériens même de ceux qui ne maîtrisent
pas parfaitement le français. Or, si nous voulons réellement appréhender le
phénomène, nous avons vu qu'il est indispensable de l'analyser à partir de
données authentiques. En d'autres termes, essayer d'analyser le fonctionnement
d'échanges langagiers effectivement attestés, en prenant dans notre contexte de
travail les discussions enregistrées dans différents numéros d’une émission
télévisée hebdomadaire qu’a diffusé la Chaine nationale, "Saraha raha" qui
incarne parfaitement le phénomène dont il est question. Nous nous
interrogeons sur le recours excessif au français par les invités de l’émission ou
la fréquence de l’alternance codique ainsi que les fonctions que remplissent
celle-ci.

0.1. Cadre théorique


Scotton et Ury (1977) définissent comme : « L'utilisation de deux variétés
linguistiques ou plus dans la même conversation ou la même interaction » (Cf.
Taleb Ibrahimi 1997, p.106). Ils précisent que : « L'alternance peut porter
seulement sur un mot ou sur plusieurs minutes de discours » (Cf. Taleb
Ibrahimi 1997, p.106). Ce phénomène découle non seulement de la diversité des
stratégies de communication, mais aussi des différentes possibilités dont le
locuteur dispose quant au choix de la langue. Ainsi, nous parlons d'alternance
codique quand un locuteur se sert de segments de sa langue de base et les
alterne avec des segments qui font partie d'une seconde langue. On ne parlera
pas d'alternance codique si on constate que le locuteur utilise une langue avec
ses amis et une autre avec ses collègues par exemple. Mais pour qu'il y'ait
alternance codique il faut que les deux codes soient employés dans le même
contexte. Dans le cas d'alternance codique. D'après Ludi et Py (1986) : « il existe
une véritable grammaire du code switching ». Celle-ci permet aujourd'hui de
faire un classement des alternances codiques et de préciser leurs fonctions dans
la conversation. Ces auteurs ont ainsi proposé de distinguer les types suivants
selon que " l'alternance a lieu entre ou à l'intérieur d'un tour de parole, entre ou

152 Mars 2020 ç pp. 151-162


I. Miloudi

à l'intérieur d'une phrase, voire d'une proposition, entre ou à l'intérieur d'un


syntagme. Beaucoup de linguistes et sociolinguistes se sont accordés pour
distinguer trois types d'alternance codique : intraphrastique, interphrastique et
extraphrastique. L’alternance est intraphrastique lorsque des structures
syntaxiques de deux langues coexistent à l'intérieur d'une même phrase. En
effet, l'alternance intraphrastique requiert une grande maîtrise des règles qui
régissent les deux langues en présence. L'alternance interphrastique intervient
au niveau d'unités plus larges, dans les productions d'un même sujet parlant ou
dans les prises de paroles entre interlocuteurs. L'alternance peut être aussi
extraphrastique, lorsque les deux structures syntaxiques alternées sont des
expressions idiomatiques ou des proverbes. Elle est parfois indissociable de la
précédente, dans la mesure ou les proverbes ou les expressions idiomatiques
peuvent être considérées comme des fragments de discours. Il est à noter que ce
type d'alternance est le moins fréquent dans les conversations.

0.2. Objectifs
L’objectif est d’identifier les usages alternés des langues (arabe dialectal/
français) dans le cadre des émissions télévisées, leurs aspects
morphosyntaxiques ; ensuite, repérer les règles qui régissent le fonctionnement
de l’alternance codique et qui permettent de montrer son rôle au niveau
conversationnel et interactionnel.

0.3. Recueil de données et méthode


Pour étudier le phénomène de l’alternance codique dans les émissions
télévisées, il nous a fallu contacter la direction de la société "Afkar+" où se
préparait l’une des émissions de divertissement les plus connues, « Saraha
raha » pour avoir les archives de l’émission. En effet, notre travail n'a pas
nécessité un enregistrement par magnétophone où les sujets parlants sont
souvent influencés par la présence de l'observateur. Le premier numéro analysé
a été présenté par Soufiane Dani et la chroniqueuse Hassiba avait comme thème
"le nouveau langage des jeunes ". Les invités sont : Salima Souakri, championne
en Judo, Farid le Rockeur, acteur et ancien animateur de l'émission " Bled
musique". Moussa Sayeb, ancien footballeur international, Houari Dauphin,
chanteur de Rai. Le deuxième numéro est un numéro spécial. Il s'est déroulé
« hors studio » à Oran. L’animateur de l'émission appelé "Tayeb" a invité des
chanteurs de Rai connus : Khaled, Mohamed Lamine et Hakim Salhi. Ils se sont
exprimés en toute spontanéité. Le troisième numéro qui a coïncidé avec le 8
Mars, la fête de la femme avait comme invité principal Sali, une animatrice
d’une émission de divertissement. En se basant sur une approche
sociolinguistique, orientée vers l’étude des conversations bilingues, ce travail se
propose de considérer les différents aspects morphosyntaxiques, sémantiques
de l’alternance codique.

Akofena çn°001 153


L’alternance codique (arabe dialectal/français) dans les pratiques langagières des algériens :
Cas des émissions télévisées

1. Les formes d'alternances codiques enregistrées dans l’émission


L’analyse des conversations enregistrées dans l’émission nous a permis
de constater que les alternances intra phrastiques prédominent. Aussi, les mots
et les expressions en français introduits dans les productions des invités de
l'émission ont été classés selon leur fonction dans l'énoncé. La langue française
se manifeste sous différentes formes dont les principales catégories sont les
suivantes :

1.1. Nom simple ou nom précédé d'un article


Nous constatons que les invités de l'émission introduisent des noms en
français précédés d’un article ou des noms précédés d’un article arabe. Voici
des cas de figures :
Exemple 01
Locuteur A:
- kima chftou mou7tawa sara7a ra7 lyoum Xas beaucoup plus b l'actualité.
Exemple 02
Locuteur A
-Raki déjà dxalti lltarix bensba l l'émission tâ3na raki déjà awal invité li awal
adad ta3 l'émission; merci déjà li 3titina had l'occasion.
Exemple 03
- Og3di tchoufi les collègues ta3k f le métier li houma kol wahd fihom 3andou
Question.
Exemple 04
Locuteur S:
-Na7ki 3la la préparation.
Exemple 05

1.2. Groupe nominal et groupe prépositionnel


Exemple 1
Locuteur A
- N9admek hakda lljomhour avec un petit C.V chbab ha .
Exemple 2
Locuteur A:
-Sa7a lmoxridj 3tana de fausses informations…
Exemple 3
Locuteur A:
-…bsa7 ki tl79 L compétition officielle ; jeux olympiques aw botoula 3alamia…
Exemple 4
Locuteur A :
-kamel rahom y9oulou bli raki une mauvaise perdante.
Exemple 5
Locuteur A:
-mba3da zdna ktachfna d'autres talents, mawahib li Farid le rockeur…

154 Mars 2020 ç pp. 151-162


I. Miloudi

1.3. Groupe verbal et d'autres parties du discours


Exemple 1
Locuteur A:
-Je pense que had tsfi9a n'est pas à la hauteur 3la lbatala li 7adrt m3âna .
Exemple 2
Locuteur S:
- Non, kount nnchbehlhoum bzaf.J voulais jouer avec eux au foot .Mes parents
kanou ydjibouli des poupées kount narmihom et je préférais aller jouer au
ballon , au vélo ,etc.
Exemple 3
Locuteur X:
-W j'espère que ma nsitiche lxir dyalha.
Exemple 4
Locuteur F:
-Maniche dayrlou ahamia mahouche un objectif w lmaktub .W je pense que ça
va venir tani.
Exemple 5
Locuteur H:
- Donc, kayna hadi , tu peux faire passer s'il te plait .

1.4. Adverbes, locutions adverbiales et connecteurs logiques


Exemple 1
Locuteur A:
-Raki déjà dxalti lltarix bensba ll'émission tâ3na…
Exemple 2
Locuteur A:
- Déjà 9alouna que t'étais une grande 7agara ki kounti sghira , d'ailleurs kanou
y3aytoulek même Salim .
Exemple 3
Locuteur A:
- Effectivement, grande 7agara Salim , Salim ma3lich.
Exemple 4
Locuteur S:
- Alors Ana ki chghol jusqu'à maintenant.
Exemple 5
Locuteur S:
-Surtout 7na ljazairiyine …
Exemple 6
Locuteur A:
- Wach houwa nâdi li par contre li peut être ndmt 3andou snyit ?
- Ah! Parce que ntouma f tâdrib ta9dr tkoun m3a mra wala rajel. Ah oui !

2. Les fonctions d'alternance codique


Les premiers résultats d'observation des discussions enregistrées
montrent que les invités de l'émission alternent les deux langues à n'importe
quel moment : pour la prise de parole, l'explication (la reformulation),
l'interrogation etc. Nous avons tenté d’expliquer son fonctionnement en nous

Akofena çn°001 155


L’alternance codique (arabe dialectal/français) dans les pratiques langagières des algériens :
Cas des émissions télévisées

inspirant essentiellement de la classification établie par Gumperz


(Sociolinguistique interactionnelle, 1989).

2.1. Prise de parole et désignation d'un interlocuteur


Afin de prendre la parole, l'adresser à l'un des invités de l'émission ou
attirer l'attention sur un fait, les sujets parlants se sont servis des adverbes et de
connecteurs logiques. L'alternance intraphrastique où l'emploi des adverbes :
alors, voilà, déjà est fréquent permet d'interpeller l'un des invités ou encore
signaler un propos important ; une fonction de pointage. Dans les exemples
précités, l'alternance s'effectue par le biais d'adverbes et de connecteurs
logiques qui sont devenus très usuels chez les Algériens. Nous citons d'autres
exemples qui illustrent bien le rôle des connecteurs logiques lors du passage
d'une langue à une autre :
Exemple 01
Locuteur S:
- Parce que ki mantay7ch wahed xali ya wa7da, wahda xlat ga3.
Exemple 02
Locuteur A:
- Ah! Parce que ntouma f tâdrib ta9dr tkoun m3a mra wala rajel. Ah oui
!
Exemple 03
Locuteur S:
-tarbaoui parce que mich ghir lmachakil(…)

Dans le dernier exemple, nous avons un connecteur argumentatif à


valeur justificative. Les invités l'emploient pour expliquer ou justifier des
comportements. Ces invités ne maîtrisent pas parfaitement le français, donc ils
n'introduisent que des connecteurs logiques pour maintenir la parole avec
l'interlocuteur. Après "parce que" l'ordre des éléments reste identique à l'arabe.
Donc, le passage peut bien se faire en arabe.

2.2. Réitération
Exprimer un message en français puis le répéter littéralement ou avec
modification en arabe ou l'inverse est très fréquent chez les invités de
l’émission :
Exemple 01
Locuteur A:
-Nafs lmochkil howa mochkil lmonchaât riyadia, les infrastructures fi dzair.
Exemple 02
Locuteur A:
Les textes taw3ek matktebhoumche ki trou7 taxdm .Est ce que ya3touk
lfikra , l'idée w ba3d dalik tmodifiha?
Exemple 03

156 Mars 2020 ç pp. 151-162


I. Miloudi

Locuteur A:
-mba3da zdna ktachfna d'autres talents, mawahib li Farid le rockeur…

L'alternance intraphrastique permet aux locuteurs de s'assurer que


l'information qu'ils cherchent à faire passer est bien assimilée par leurs
interlocuteurs. Mais, cette alternance n'ajoute aucune information à ce qu’ils
disent en arabe. La réitération peut se produire sans aucune pause comme
l'indique les exemples précités où les locuteurs réitèrent pour préciser ou
interroger l'interlocuteur. Certains invités se permettent de substituer un mot en
arabe par un autre en français après un petit moment de silence pour s'auto
corriger. Cette stratégie de communication consiste à se servir de son répertoire
linguistique pour mieux transmettre un message. La réitération est une autre
fonction de l'alternance codique enregistrée dans notre corpus qui permet aux
locuteurs de reformuler leur discours.

2.3. Déficience lexicale en langue de base


Dans certains propos, la langue dominante des invités est l'arabe
dialectal avec une présence ponctuelle du français. Ces segments en français
sont généralement : des noms, des groupes nominaux, des noms précédés d'un
article ou des noms précédés d'un article en arabe. Il s’agit d’une stratégie de
communication qui consiste à combler un manque en langue arabe car
l'alternance est précédée parfois par une petite pause ou des hésitations qui
montrent que le locuteur ne trouve pas le mot qui convient pour exprimer son
idée. L'alternance codique dissimule donc une méconnaissance de la langue
arabe. Ainsi, pour désigner des faits appartenant à un domaine spécialisé,
certains invités font appel au français quand ils ignorent ou oublient le mot en
arabe. Nous avons constaté que l'alternance dans les exemples ci-dessus est
parfois involontaire. La traduction des mots français en arabe est rarement
utilisée par les Algériens. En fait, ce ne sont pas des mots courants en arabe. Il
est donc utile de rappeler que les Algériens se servent des mots et expressions
en français quand ils leurs échappent en arabe. Ce manque de mots est comme
nous l'avons dit, concernent surtout les invités qui ne maîtrisent pas
parfaitement l'arabe ; le cas des Kabyles. Dans l’un des numéros de l'émission,
les interventions de Moussa Saieb, par exemple ; révèlent une véritable
incompétence linguistique dans la langue de base. Donc, la fonction de
l'alternance codique est de combler des déficiences lexicales qu'ont les locuteurs
en langue maternelle. Il paraît aussi que pour interroger, les locuteurs
emploient souvent le mot interrogatif "est ce que". Observons les cas de figures
qui le démontrent :
Exemples :
-(…)est ce que tkteb les textes taw3ek wala ttkel bzaf 3la l'improvisation?
Les textes taw3ek matktebhoumche ki trou7 taxdm . Est-ce que ya3touk lfikra ,
l'idée w ba3d dalik tmodifiha?
-Est ce que tchater ray ly9oul c'est pour parler plus rapide ?Tsma bsour3a.

Akofena çn°001 157


L’alternance codique (arabe dialectal/français) dans les pratiques langagières des algériens :
Cas des émissions télévisées

- Est-ce que tu es du même avis que c'est pour parler rapidement, C’est-à-dire
rapidement?

Les exemples confirment ce que nous avons déjà avancé à propos de cette
déficience lexicale. Ainsi, l’animateur n'a pas cessé d'utiliser cette tournure dans
ses questions adressées aux invités. A notre avis, c'est un mot interrogatif qui
n'a pas d'équivalent en arabe dialectal. En arabe classique le mot interrogatif "
hal " est rarement employé par les Algériens surtout dans l'usage quotidien. En
outre le mot interrogatif "Pourquoi" qui a comme équivalent en arabe dialectal
"w3lach" et " leh" est peu utilisé par l'animateur ainsi que les invités de
l'émission. Donc, nous pouvons déduire que les locuteurs algériens n'hésitent
pas à se servir du mot interrogatif "est ce que " pour questionner ou interviewer.
Nous rappelons aussi que chercher à combler un vide par un mot français
dans le cadre de l'émission vise à éviter des pauses inutiles ou un blocage
non souhaité devant les spectateurs.

2. 4. Déficience lexicale dans les deux langues


Observons d'abord les exemples suivants dans un numéro ou l’invité est
« le chanteur de Rai Khaled » :
Exemple 01
-K : moi je pense ; Wahrn c'est une ville qui qui, qui, nasha c'est des pétards
quoi, on peut dire ce mot.
Exemple 02
K : Non, mais c'est vrai, 3lach 3raft bli had lmoussi9a ya3ni c'est comme le Jazz
, le blues, c'est vrai ilya ba3d mn nas , wahd nhar tla3t l'Alger , Safi Boutela ,
makountech na3rfh bzaf, c'est un Jazz man ,9ra fi Boston, c'est vrai ,quelqu'un
qui écrit la musique et tout, je respecte =, c'est un bon et un grand et à un
moment il me connaissait pas, il disait oui, le Rai c'est quoi ? C'est deux notes,
c'est comme attend (…)

Un constat s'impose : recours excessif au français, alternance codique très


fréquente. En revanche, les phrases formulées surtout par le chanteur ne sont
pas cohérentes. Nous avons constaté dès le début de l'interview qu'il est mal à
l'aise en s'exprimant en arabe ; il a fait appel plusieurs fois au français mais ses
phrases ont révélé une véritable incompétence langagière qu'on n'a pas
enregistrée chez tous les invités. Nous expliquons les interventions de Khaled
et même de Mohamed Lamine (un autre chanteur de Rai, présent sur le plateau
de l'émission), en disant qu'elles dépendent en partie des facteurs individuels :
scolarité, caractère, niveau intellectuel, classe sociale et d'autres. En revanche,
nous tenons à rappeler que les facteurs sociaux qui entrent en jeu dans ce
phénomène ne sont pas pris en compte dans notre analyse car nous n’avons
pas pu pas accéder à l'identité sociale de tous les invités de l'émission même si
nous pensons que ces facteurs sont déterminants quant au choix de la langue.
Mais, la célébrité de du chanteur Khaled nous conduit à interpréter son emploi

158 Mars 2020 ç pp. 151-162


I. Miloudi

inconvenable des deux langues comme une incompétence langagière. En effet,


il n'a réussi à maintenir la parole en aucune langue.

2.5. Expression d'opinion et de sentiments


L'emploi des verbes d'opinion dans les interventions des invités ne vise
pas à convaincre l'autre mais à démontrer, expliquer et reformuler. Le verbe
"penser" et d'autres cités précédemment dans la catégorie " groupe verbal et
d'autres parties du discours" expriment un point de vue personnel mais les
locuteurs ne les emploient qu'en français. La non fréquence de ces verbes en
arabe dialectal a favorisé l'exploitation du répertoire linguistique français. Voici
des cas de figures :
Exemple 01
Locuteur A :
-Je pense que had tsfi9a n'est pas à la hauteur 3la lbatala li 7adrt m3âna .
Exemple 02
Locuteur F:
-Maniche dayrlou ahamia mahouche un objectif w lmaktub .W je pense
que ça va venir tani.
Exemple 03
-Locuteur A
D'ailleurs 7ata f tarikh je pense que Moussa Saieb nsaf9ou 3lih je pense
que c'est le premier joueur avoir jouer un championnat du monde ta3 les
clubs l3abtou en Brésil?

Le verbe "penser" est parfaitement intégré dans le vocabulaire quotidien


des Algériens. Aucun moment de silence ne précède son emploi. Nous pouvons
dire que ces verbes d'opinion permettent aux locuteurs de mieux exprimer leurs
idées. La fréquence de l'alternance codique dans les productions langagières de
certains locuteurs dépend en grande partie du sujet de discussion car une telle
langue convient mieux pour un tel sujet et non pas l'arabe dialectal. Nous
parlons ici des verbes qui expriment un sentiment et des verbes de modalités
constatés dans notre corpus. Espérer, aimer, vouloir, préférer et d'autres verbes
précèdent des expressions en arabe dialectal.
Exemple 01
Locuteur K:
-Je voulais pas torath y moutou, j'aime reprendre, j'adore .
Exemple 02
Locuteur X:
-W j'espère que ma nsitiche lxir dyalha.
Exemple 03
Locuteur S:
Non, kount nnchbehlhoum bzaf.J voulais jouer avec eux au foot .Mes
parents kanou ydjibouli des poupées kount narmihom et je préférais aller

Akofena çn°001 159


L’alternance codique (arabe dialectal/français) dans les pratiques langagières des algériens :
Cas des émissions télévisées

jouer au ballon , au vélo ,etc. . w sa7 Kount nndarb bzaf.

La majorité des locuteurs algériens emploient ces verbes qu'ils


considèrent comme des euphémismes car leur équivalent en arabe dialectal est
moins soutenu. Ce qui confirme notre dernière hypothèse : Ce qui poussent les
Algériens à s'exprimer en français en évoquant un sentiment c'est les
représentations qu'ont sur cette langue.

3. Les facteurs déclencheurs de l'alternance codique dans les émissions


télévisées
En plus des fonctions citées précédemment, nous rappelons des facteurs
inhérents de l'identité sociale des locuteurs : scolarité, milieu, classe sociale, âge
et d'autres. Néanmoins, si nous n'avons pas introduit ces facteurs dans notre
analyse ne veut point dire que nous les excluons du phénomène. Au contraire,
nous pensons que les facteurs sociaux favorisent davantage le changement de
codes. L'expression langagière des Algériens est indissociable des mutations
socioéconomiques et culturelles que subit notre pays, les tensions et les conflits
résultant de la concurrence entre les langues en présence sur le terrain
linguistique algérien. Nous avons regroupé les fonctions précédemment
relevées en trois catégories majeures qui résument les motivations de
l'alternance codique :

-Solidarité avec le groupe


Il est évident que la fréquence du phénomène de l'alternance codique est
indissociable du contexte. Nous précisons que nous entendons par "contexte",
toutes les circonstances de la communication surtout celles qui ont un rapport
avec les locuteurs et leurs intentions communicatives (Orechionni K, 1986). En
effet, nous avons relevé de notre corpus deux fonctions non négligeables : Prise
de parole et désignation d'un interlocuteur et Réitération (Gumprez, 1989).
Nous avons constaté que dans les conversations, les invités se sont servis des
mots français pour : prendre la parole, expliquer ou encore mettre sur le point
sur un fait. Ainsi, ils alternent les deux codes pour mieux transmettre le
message et par conséquent assurer une communication efficace. C'est le groupe
qui détermine l'expression langagière de chaque personne. Donc, pour faciliter
les échanges entre eux et éviter les blocages, les invités n'hésitent pas à alterner
l'arabe dialectal et le français. La solidarité avec le groupe nécessite d'exploiter
tout son répertoire linguistique même en faisant intervenir une deuxième
langue afin d'être compris par l'autre. Le rôle de l'alternance codique dans ce
cas est de construire des énoncés intelligibles, cohérents c'est-à-dire pouvoir
relier ce qui précède avec ce qui suit et surtout avec ce que dit l'autre.

160 Mars 2020 ç pp. 151-162


I. Miloudi

-Déficience lexicale
Notre étude des discussions de l'émission a révélé un autre facteur
responsable de l'alternance codique : La déficience lexicale des Algériens en
arabe dialectal. Selon certaines études sur l'alternance codique (Gumperz1989,
Zongo B. 2004), ce manque de mots dépend du thème abordé par le groupe.
Certains domaines spécialisés exigent l'emploi des mots français car certains
d'entre eux n'ont pas d'équivalents en arabe dialectal. D'autres sont rarement
utilisés par les Algériens. Les mots peu utilisés dans la vie quotidienne
échappent aux locuteurs de l'émission et les remplacent par des mots français
afin de compléter une idée ou maintenir la parole.

- Conception de la langue française


Il est à souligner que la langue française vue comme langue de prestige
et de modernité peut servir à dire ce que les algériens n'osent pas l'exprimer en
arabe dialectal. C'est une stratégie de communication qui vise à atténuer
certaines images ou surmonter des tabous linguistiques. Certains verbes comme
" aimer, apprécier, préférer, adorer " sont considérés par les Algériens comme
des euphémismes qui expriment des sentiments. Auparavant, les locuteurs
algériens n'utilisaient le français que pour évoquer certains sujets tabous
comme : la femme ou la sexualité mais ce que nous avons conclu à travers la
présente étude est que la langue française n'a pas été employée pour exhiber ses
connaissances en langue française mais afin d'exprimer des sentiments de
manière plus soutenue. Tous ces paramètres ont fait surgir l'alternance codique
chez les invités de l’émission dont il est question qui ont vérifié ce qu'ils ont à
dire et non pas la manière de le dire…

Conclusion
Partie D'observations spontanées sur les pratiques langagières des invités
d’une émission de divertissement, nous avons voulu comprendre les règles qui
régissent le fonctionnement de l'alternance codique chez les locuteurs algériens
d'où la question de départ : Pourquoi le recours excessif au français dans une
émission télévisée où l'arabe est exigé? Les facteurs déclencheurs de l'alternance
codique répertoriés dans notre analyse comportent deux dimensions :

- la dimension linguistique ;
- la dimension extralinguistique.

La déficience lexicale ou le manque de mots en arabe dialectal par


exemple est un facteur linguistique. Les facteurs extralinguistiques sont régis
par des éléments de la situation de communication comme : le sujet de la
conversation, la prise de parole, l'explication d'un fait et surtout les
représentations de la langue française (dans le cas de l'émission, l'emploi des
verbes exprimant un sentiment). Nous sommes parvenus à la conclusion que la

Akofena çn°001 161


L’alternance codique (arabe dialectal/français) dans les pratiques langagières des algériens :
Cas des émissions télévisées

langue française véhicule le discours des Algériens même dans des situations
où l'arabe est exigé. Le phénomène de l'alternance codique est intimement lié à
l'étendue et la complexité du répertoire linguistique des sujets parlants
algériens.

Références bibliographiques
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apprentissage des langues, Hatier Didier.
BAYLON, C. 1996. La sociolinguistique société, langue et discours, Nathan
Université.
BLANCHETS, P. 2000. La linguistique de terrain, méthodes et théorie, une approche
ethno ociolinguistique, Le PUR.
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CASTELLOTI, V. Moore, D. 1999. Alternances des langues et construction des
savoirs, Bilinguisme et apprentissage, ENS cahier du français contemporain.
GAOUAOU, M. 1993. Approche de l'alternance codique dans le discours des
professeurs du second degré de la région de Batna. Mémoire présenté en vue
de l'obtention du magistère en Linguistique et Didactique sous la
direction de J.M. Prieur, Travaux conduits dans le cadre de l'accord
interuniversitaires de l'Université de Constantine et l'Université de
Montpellier III.
GARDNER, C. 1983. Code switching : approches principales et perspectives, Paris
PUF.
GUMPERZ J. J. 1989. Sociolinguistique interactionnelle, une approche interprétative,
Paris, L'Harmattan.
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GOFFMAN, E. 1974. Les rites d’interaction, Paris, Minuit.
HYMES, D.H. 1984. Vers la compétence de communication, Paris, Hatier.
ORECCHIONI, C. 1986. Décrire la conversation, Lyon. PUF.
ORECCHIONI, KC. 1990. Les interactions verbales, Paris, Armand Colin, Tome I.
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ORECCHIONI. K. C. 1994. Les interactions verbales, Paris, Armand Colin, Tome
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LABOV, W. 1976. La sociolinguistique, Paris minuit.
LUDI G, Py B. 2003 Etre bilingue. Peter Lang.
QUEFFELEC A. et al. 2002. Le français en Algérie, lexique et dynamique des langues.
Duculot AUF.
TALEB Ibrahimi, K. 1997. Les Algériens et leur(s) langue(s), Éléments pour une
approche sociolinguistique de la société algérienne, El Hikma.

162 Mars 2020 ç pp. 151-162


I. Ballo

CONCEPTS BIOLOGIQUES DÉPOURVUS DE DÉNOMINATION EN


BAMANANKAN : QUELQUES TENTATIVES DE DÉNOMINATION EN
FICHES TERMINOLOGIQUES
Issiaka BALLO
Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako - Mali
issiakaballo79@gmail.com
Résumé : Les concepts (notions) découverts par les sciences tardent
souvent à recevoir une dénomination dans des langues africaines telles le
bamanankan (bambara). Vu l’universalité que prônent les concepts
scientifiques, il parait indispensable d’avoir une étiquette stable à chacun
des concepts qui circulent dans les sciences. Un travail de thèse intitulé
« Enrichissement lexical du bamanankan : la dénomination des concepts de
la biologie humaine » (Ballo, 2019) a produit certaines données
terminologiques au sujet de 2055 concepts de la biologie humaine. Parmi
ces 2055 concepts, il s’est avéré que certains sont dépourvus de
dénominations dans le stock lexical de ladite langue. Vu que le travail de
recherche de thèse à forger des unités néonymiques à propos des concepts
en manque, la présente contribution vise à partager quelques ’uns de ces
concepts munis de leurs néonymes bamanankan. Elle relate le processus
ayant abouti à l’attribution de la dénomination bamanankan au concept
respectif. Le processus autour de chaque concept a respecté la rigueur de la
fiche terminologique. Chaque désignation française du concept constitue
alors la base d’une fiche. La limite a été faite à seulement 5 fiches pour la
présente contribution.

Mot clés : bamanankan, enrichissement, néonyme, dénomination,


terminologie
Abstract: The concepts (notions) discovered by the sciences often take time
to receive names in African languages such as Bamanankan (Bambara).
Given the universality advocated by scientific concepts, it seems essential
to have a stable label for each of the concepts circulating in the sciences. A
thesis work entitled "Lexical enrichment of bamanankan : the naming of
concepts of human biology" (Ballo 2019) has produced some terminological
data about 2055 concepts of human biology. Among those 2055 concepts, it
turned out that there are concepts on the one hand which are provided
with names in the lexical stock of bamanankan and on the other hand some
which do not. As the thesis work forged neonymic units about the concepts
in lack, the present contribution aims to share some of these concepts with
their bamanankan neonym. In doing so, the contribution describes the
whole process leading to the attribution of the bamanankan name to the
respective concept. The process around each concept respected the
precision of the terminology record. Each french designation of the concept
then forms the basis of a record. The limit has been made to only 5 records
for this contribution.

Akofena çn°001 163


Concepts biologiques dépourvus de dénomination en bamanankan :
quelques tentatives de dénomination en fiches terminologiques

Introduction
Le bamanankan (bambara) est une langue parlée par plus de 14 000 000
de locuteurs natifs (Ethnologue 2018) en Afrique de l’Ouest. Elle reste
cependant une des variantes du manding (mandenkan) dont l’épicentre est le
Mali. Elle est de loin la plus parlée de ses consœurs (Jula, Maninkakan,
kasonkakan) au Mali et demeure aussi la plus véhiculaire des 13 langues
reconnues nationales par les textes du Mali. Elle possède une population
locutrice autochtone de plus de 4 000 000. Le bamanankan fut doté d’un
alphabet officiel depuis 1966, un alphabet dont les 27 lettres proviennent de
l’alphabet latin. Il est également assez instrumenté en matière de livrets de
grammaire (Dnafla 1997) et de lexique (Dnafla 1983). A cet égard, il dispose
d’une métalangue assez stabilisée en grammaire et de quelques dictionnaires
monolingues (Koné 1995, Dukure 2008) et bilingues (Vydrine 1999, Bailleul
2007, Dumestre 2011). Les productions sur la terminologie restent quand bien
même en deçà des attentes, surtout dans la spécialité biologie.
Par conséquent, la présente contribution porte sur les fiches
terminologiques d’une thèse soutenue sur la biologie en 2019 ; des fiches, dont
les entrées, n’ont bénéficié d’aucun appariement bamanankan si ce n’est qu’à
l’issue d’une création néonymique. Il s’agit d’une thèse ayant fait le
dépouillement terminologique des entrées de sa nomenclature sur la base d’un
corpus représentatif du point de vue nombre de documents y contenant (voir
thèse, 1.6 méthodologie de la recherche). La biologie humaine y est traitée dans
les limites de celle étudiée à l’école fondamentale1. Le travail de recherche de la
thèse a conduit à une exploration de 3 zones dialectales du bamanankan
(Baninko, Segou, Bélédougou) à l’issue de laquelle les entrées pourvues de
dénomination bamanankan (793, soit 38,59%) et celles dépourvues de
dénomination bamanankan (1 262, soit 61,41%) ont été différenciées les unes
des autres.
Vu le nombre très élevé d’entrées pouvant figurer dans la présente
contribution, 1 262 entrées, il a été jugé nécessaire de fixer un nombre à
présenter dans la contribution. Il est donc procédé de trier, sur le volet, cinq
fiches parmi les 1 262. Le tri à viser principalement les notions clés des sous
domaines de la biologie traitée ayant un néonyme comme appariement
bamanankan. Les fiches sont consignées en ordre alphabétique dans la
nomenclature d’expression française comme ce qui suit : anatomie, appareil,
cellule, méninge, microbiologie, nerf.

1 L’école fondamentale ou enseignement fondamental est le cycle unique de base de l’organisation du


système éducatif au mali qui fait 9 ans. Il est organisé en deux cycles qui sont le premier cycle (6 ans) et le
second cycle (3 ans). L’âge de scolarisation correspondant au premier cycle commence à 7 et termine à 12
ans pendant qu’au second cycle il est de 13 à 15 ans. A titre comparatif, le premier cycle malien correspond
à l’école primaire en RDC et au Québec, à l’école élémentaire en France tandis que le second cycle malien
correspond à l’école secondaire en RDC et au Québec et au collège en France. Le nombre d’année peut être
différent d’un pays à l’autre dans les cycles respectifs.

164 Mars 2020 ç pp. 163-172


I. Ballo

1. L’inventaire des fiches sur les concepts


Les fiches composants le fichier sont composées de huit champs. Nous
avons entre autres : le numéro de la fiche, l’entrée (langue A), l’indicatif de
grammaire (catégorie lexicale et genre), la source de l’entrée (références du
document d’extraction de l’entrée et sa page), le relevé contextuel accompagné
de sa source, les données recueillies, l’appariement (langue B), et enfin
l’argumentation. Cependant, au premier champ de la fiche « fiche » correspond
le numéro de fiche. Le champ « entrée » qui suit correspond au lemme2 de la
vedette française. La rubrique « indicatif de grammaire » est le lieu de la
consignation de la nature et du genre respectif de l’entrée.
La rubrique « source » est renseignée avec le titre du document en
siglaison suivi par le numéro de page s’il s’agit d’un document sur support
papier. Vu que la page n’est pas une référence nécessaire dans un document sur
support électronique, aucune mention de la page n’est faite lorsqu’il s’agit d’un
document de ce type. A la rubrique « contexte » correspondent les informations
du relevé contextuel sur l’entrée. Le découpage des contextes a été appliqué sur
le même corpus que celui du dépouillement des termes. Aux quatre premiers
documents du corpus de repérage des unités terminologiques, il a été ajouté
d’autres documents pendant cette étape de relevé contextuel. La plupart de ces
documents ajoutés sont des encyclopédies, des atlas, des précis et des
dictionnaires spécialisés sur la biologie.
La rubrique « données recueillies » est l’ensemble des renseignements
issus des acquis de dénomination et des propositions d’appariement retenues
des investigations dans les zones dialectales. Les propositions de chaque
document des acquis et celles de chaque personne enquêtée forment une
microstructure propre à la rubrique. Ainsi, la source en code abrégé de chaque
proposition se trouve consignée juste après chaque proposition avant d’arriver
à la proposition suivante. Il manque à certaines fiches la rubrique « données
recueillies » pour la simple raison qu’une proposition n’a été faite à son sujet
lors de l’exploration dialectale ou encore provenant des documents des acquis
de dénomination.
Le contenu de la rubrique « appariement bamanankan » est le relevé de la
dénomination retenue et analysée dans les cases de la rubrique
« argumentation ».
A la rubrique « argumentation » (Dubuc 2009 :137), correspond le dossier
d’analyse de la dénomination forgée. La rubrique doit alors être assez bien
renseignée pour qu’il comporte le maximum d’éléments garantissant le visa de
la dénomination trouvée. Par conséquent, elle possède une microstructure
unique et assez fournie qui comporte treize cases dont les étiquettes sont les
suivantes : dénomination, procédé de formation, analyse des formants,
traduction littérale, descripteur, attestation, sens attesté, marque d’usage,
brièveté, typologie de formation, cadre normatif, productivité, commentaire.

2 « Forme graphique sélectionnée pour servir d'adresse, d'entrée dans une liste lexicale » (Gr05)

Akofena çn°001 165


Concepts biologiques dépourvus de dénomination en bamanankan :
quelques tentatives de dénomination en fiches terminologiques

Les libellés des cases portent sur les critères qui ont prévalu dans le choix et la
réalisation de l’unité retenue.
Le maximum d’éléments pouvant faire toute la lumière sur les modes de
formation, de relation, d’attestation, ou encore de prolificité de la dénomination
aux yeux du lecteur y a été intégré (Rondeau 1984 :134). Ce critères peuvent
servir de grilles d’appréciation des organismes de normalisation et de
validation en plus d’être des facteurs d’acceptabilité chez les usagers ordinaires
des termes.
Les cases ne sont quand même pas toutes régulièrement renseignées
d’une fiche à l’autre vu qu’il y a interdépendance entre certaines. Alors, selon
que la dénomination en étude soit en faveur d’un remplissage ou non d’une
case distincte, cela se répercute sur le remplissage de la case avec lequel il existe
une corrélation. A titre d’exemple, si la case « procédé de formation » est
renseignée avec la valeur « non construit », cela va forcément se répercuter sur
le contenu de la case « analyse des formants » qui restera vide parce que le mot
non construit ne possède de formants internes en dehors de lui-même. Par
ailleurs, les cases sont traitées de la manière suivante : la case « dénomination »
correspond à la dénomination bamanankan trouvée pour le concept véhiculé
par l’entrée française.
La case « procédé de formation » ou mode de formation selon les auteurs
a été ajoutée à cette microstructure dans le souci de s’apercevoir de la règle de
formation morphologique qui sous-tend la mise au point du vocable. Son
contenu est une variable à trois valeurs qui sont la composition, la dérivation et
le mot non construit3. La troisième valeur, non construit ou mot
monomorphématique chez certains auteurs, est à comprendre dans le sens de
toute formation qui ne fait ni appel à la composition ni à la dérivation encore
moins à la formation hybride. Il s’agit de la formation singulière du mot simple
(Lehmann 2008 :163) opposé au mot construit (composé, dérivé, hybride).
Dans la case « analyse des formants », la dénomination est segmentée en ses
plus petites unités constitutives porteuses de sens. Les mots non construits sont
d’office écartés d’une telle analyse puisque ces derniers ont une morphologie
insécable. Cet exercice sert à mieux appréhender les frontières morphologique
et sémantique du lexème tout en fournissant la traduction de ses unités
minimales en français. Il arrive de maintenir certaines parties en un seul bloc si
ce bloc est une formation figée ou s’il est beaucoup plus porteur de sens en
français étant en bloc qu’étant scindé. Même maintenus en bloc, les éléments
internes d’un tel formant sont délimités à l’aide d’un point dans leur frontière.
Comme son nom l’indique, la case « traduction littérale » est une section qui est

3Aïno (Niklas-Salminen 1997) attribue la métalangue « mot monomorphématique » au mot non construit.
Elle le décrit de la manière suivante : « quand le mot est formé d’un seul morphème (=
monomorphématique), il s’agit, d’après une terminologie courante, d’un mot simple : fille, maison,
ministre, moustique, timide, garçon, femme… » (p.17).

166 Mars 2020 ç pp. 163-172


I. Ballo

régulièrement renseignée au moyen de la traduction française de la


dénomination aussi près que possible du mot à mot.
Le trait sémantique de la compréhension relaté dans l’expression de la
dénomination est le contenu de la case « descripteur ». La case donne très
souvent le descripteur tiré du contexte fourni et qui a fait l’objet de la
formulation de la dénomination.
La case « attestation » fut ajoutée dans le souci de vérifier l’opérationnalité et la
maniabilité de la dénomination (Dubuc 2009 :130). Elle est fournie de l’énoncé
contenant la dénomination. L’énoncé fourni n’est pas forcément attesté dans
une littérature quelconque. Il peut s’agir d’une construction du rédacteur
relatant un contexte langagier (Rondeau 1984 :80-81) quelconque du terme
même à l’oral. C’est une illustration de la dénomination qui fait ressortir ses
collocations. Le champ est beaucoup plus constamment renseigné lorsqu’il
s’agit des dénominations dont la typologie de formation est la néologie de sens.
La case « sens attesté » rend compte du sens dénotatif de la dénomination.
Le contenu de cette case est en corrélation avec celui de la case « typologie de
formation » en ce sens qu’il est question des dénominations issues de la
néologie de sens. Le sens que la case relate n’est nullement celui pour lequel le
mot a été retenu comme dénomination. C’est plutôt le sens de l’usage ordinaire
du mot auquel ce travail de recherche veut ajouter la nouvelle acception de la
spécialité biologie. Il permet alors de faire la lumière sur au moins deux des
acceptions de l’unité, une première acception de la langue générale dont les
locuteurs ont l’habitude et une seconde non encore explorée par les locuteurs
parce que l’unité vient d’en être chargée.
A la case « marque d’usage » correspond l’énumération des « données qui
précisent la valeur d’emploi du terme du point de vue géographique, social, de
fréquence, chronologique, sémantique ou didactique » (Boutin-Quesnel 1978
:47). Ces données sont renseignées selon leur disponibilité au sujet du terme.
Les marques fréquemment renseignées sont le régionalisme avec indexation de
la région, le social (populaire, soutenu, familier), le temporel (archaïque, désuet,
vieilli, courant, néologisme) et la fréquence (fréquent, usité, rare, inusité). A
défaut d’une étude proprement dite sur les marques en bamanankan, ces
renseignements sont à prendre avec modération.
Le souci était aussi incessant de dévoiler le mètre de la dénomination
forgée. Pour cela, il a fallu ajouter une case appelée « brièveté » pour laisser voir
combien vaut la longueur de la dénomination en faisant le décompte des
syllabes et morphèmes constitutifs. Cette case est constamment renseignée
d’une entrée à une autre à l’aide des contenus sur le nombre de syllabes, le
nombre de morphèmes et la complexité de la composition (mot composé
complexe). Le contenu de la case « typologie de formation » oscille entre deux
valeurs : la néologie de forme et la néologie de sens. Les dénominations qui sont
formées par suite d’une composition ou d’une dérivation provoquée sont dites
néologie de formes. Par contre, celles qui utilisent un mot du stock lexical en

Akofena çn°001 167


Concepts biologiques dépourvus de dénomination en bamanankan :
quelques tentatives de dénomination en fiches terminologiques

pratiquant l’extension de sens sont dites néologie de sens. Dans ce dernier cas, il
peut s’agir d’un mot non construit, le plus fréquent, ou d’un mot construit se
chargeant avec une nouvelle acception.
La case « cadre normatif » est renseignée avec des informations relatives
à toute recommandation exigée par le processus normal du traitement. Puisque
toute question de normalisation appartient à un organisme mis sur pied à ce
titre, le rédacteur ne peut prétendre trancher aucune de ces questions à lui seul.
Cependant, la plupart des données de la section est notre propre intervention
pour trancher soit entre deux synonymes ou entre la dominante établie et une
autre dénomination plus crédible.
La case « productivité » est incorporée dans le souci de vérifier la
prolificité de la dénomination. Il s’agit des deux types de productivité
(Lehmann 2008, p.163) : la productivité attestée et la productivité prédictible. Il
montre jusqu’à quel degré, le vocable de la dénomination est capable de partir
en composition ou en dérivation avec d’autres morphèmes pour satisfaire des
besoins de dénomination pour d’autres concepts qui souffrent déjà ou qui
souffriront du manque de dénomination (Dubuc 2009 :141). En un mot, la
composabilité et la dérivabilité du néonyme y sont évaluées en provoquant
quelques constructions de mots, peu importe qu’on désigne ou pas un concept
que la construction servira à dénommer. Le champ est moins régulièrement
renseigné vu que certaines dénominations sont du modèle improductif. La
dernière case est celle du « commentaire ». Elle sert à contenir les réserves, les
observations et même les amendements qui garantissent la cote de pondération
de la dénomination. En cas de manque d’additifs, la case n’est pas renseignée.
Voici donc les fiches qui se suivent les unes après les autres.

1.1 Fiche : n°1


Entrée : anatomie
Source : b9 p.8
Contexte : /[L'anatomie est la] branche des sciences naturelles étudiant l’organisation
structurelle des êtres vivants (ME09)/.
Appariement : farisodɔn
Argumentation : Dénomination : farisodɔn ● Procédé de formation : composition ●
Analyse des formants : fari-so (structure interne du corps) + dɔn (connaissance) ●
Traduction littérale : intérieur du corps connaissance ● Brièveté : 4 syllabes, 3
morphèmes ● Typologie de formation : néologie de forme.

1.2 Fiche : n°2


Entrée : appareil
Indicatif de grammaire : nom masculin
Source : b9 p.67
Contexte : /[L'appareil est le] terme utilise en anatomie et en physiologie pour
designer l'ensemble des tissus ou des organes qui concourent à l'accomplissement
d'une même fonction (Gem)/
Appariement : minɛn

168 Mars 2020 ç pp. 163-172


I. Ballo

Argumentation : Dénomination : minɛn ● Procédé de formation : non construit ●


Analyse des formants : minɛn (outil) ● Traduction littérale : outil ● Descripteur :
fonction ● Attestation : Bailleul 2007 ● Sens atteste : outil ● Marque d’usage :
universel ● Brièveté : 2 syllabes, 1 morphème ● Typologie de formation : néologie de
sens.

1.3 Fiche : n°3


Entrée : cellule
Indicatif de grammaire : nom féminin
Source : b9 p.68
Contexte : /[La cellule est la] plus petite unité fonctionnelle d'un être vivant (ME09)/

Données recueillies : nimafɛnkisɛ Alab; si Am3; niso den Db3; niden, nikisɛ Db4;
unité de structure et de fonction d'un organisme = unité de vie Kb3; nimafɛn jujɔn Kb4;
ɲɛnamaya jusigilan fɔlɔ Kb5; nimafɛn bɛɛ daminɛ Sb1; fɛnɲɛnama jujɔn Sb2; fɛnɲɛnama
daminɛ Sb4; ɲɛnamaya sun Sb5.
Appariement : tufa

Argumentation : Dénomination : tufa ● Procédé de formation : non construit ●


Traduction littérale : brique ● Descripteur : analogie de fonction ● Attestation :
ka tufa gosi (Bailleul 2007) ● Sens atteste : brique ● Marque d’usage : rare,
vieilli ● Brièveté : 2 syllabes, 1 morphème ● Typologie de formation : néologie
de sens ● Productivité : tufama, tufaya, tufadɔn, tufaci, tufahɔrɔn, tufabagan ●
Commentaire : Nous faisons une analogie entre l'unité structurelle
fonctionnelle d'un organisme "cellule" et l'unité structurelle fonctionnelle d'un
édifice (maison) "brique". Le mot "brique : tufa en bamanankan" possède non
seulement un atout analogique, mais il est porteur d'un atout en création
terminologique. Cet atout n’est autre qu'en forgeant "tufa" comme
dénomination du concept appelé "cellule" en français, nous suivons d'office le
modèle de la néologie de sens. Et la néologie de sens, lorsqu'elle porte sur une
unité lexicale non hyper polysémique, contribue à faciliter son implantation
avec son nouveau sens en ce sens que son peu de sens précédent ne constitue
plus de gêne pour la diffusion de son nouveau sens. Heureusement, le mot
"tufa" n'est pas polysémique a en croire ses attestations dans certains répertoires
lexicographiques du bamanankan (Koné 1995; Bailleul 2007; Dumestre 2011).
Cela fait de lui un candidat potentiellement heureux mieux que tant d'autres. Sa
nouvelle acception "unité du tissu organique : cellule" n'augmentera ses
acceptions attestées qu'en seulement deux en plus de sa dénotation "unité de
construction d'un édifice : brique". Un tel terme pourrait gagner facilement le
visa des locuteurs parce qu’il est bref, pas plus que deux syllabes, économique,
limpide, le cumul d’un tout garantissant son intelligibilité. Sa dérivabilité et sa
composabilité s’avèrent aussi abondantes, car la potentialité d’avoir d’autres
termes comme "tufadɔn (cytologie)", "tufahɔrɔn (cellule souche)", "tufaci
(division cellulaire)", tufabagan (protozoaire) est très prometteuse.

Akofena çn°001 169


Concepts biologiques dépourvus de dénomination en bamanankan :
quelques tentatives de dénomination en fiches terminologiques

1.4 Fiche : n°4


Entrée : méninge
Indicatif de grammaire : nom féminin
Source : b9 p.43
Contexte : /[La méninge est une] enveloppe concentrique qui, au nombre de trois,
entoure complètement l'axe cérébro-spinal (Gem)/
Données recueillies : kunsɛmɛ wolofɛɛnɛ Am3; kunsɛmɛ fara Db1; baranin min bɛ
hakili latanga Db2; sɛmɛforoko Db3; hakiliso jolisira Db4; dimisira datugusira Dm5;
kunsɛmɛ foroko Kb3; kunsɛmɛ falaka Kb4; kunkolosɛmɛ fara Kb5; sɛmɛ datugufalaka
Sb1; sɛmɛ falaka Sb2; tɔn ju Sb3; sɛmɛ falaka Sb4; kunkolosɛmɛ koorilen bɛ ni falaka
min ye Sb5.
Appariement : sɛmɛfara

Argumentation : Dénomination : sɛmɛfara ● Procédé de formation :


composition ● Analyse des formants : sɛmɛ (moelle) + fara (enveloppe) ●
Traduction littérale : enveloppe de l'encéphale ● Brièveté : 4 syllabes, 2
morphèmes ● Typologie de formation : néologie de forme ● Productivité :
sɛmɛfaralabana ● Commentaire : Même s'il est question d'enveloppe ici, la
Dénomination que la dominante a délivrée "sɛmɛ falaka" parait trop banale. Le
concept renvoie au modèle de la couche concentrique qui se traduit par "fara,
firi ou golo" en bamanankan. Par conséquent, nous lui attribuons "sɛmɛfara" en
bamanankan en remplacement de la dominante "sɛmɛ falaka" pour continuer
avec le modèle de "fara" (couche, peau) tant usité dans la langue: sanfara.
Puisque la compréhension du concept "méninge" ne se limite pas uniquement
au seul méninge de l'encéphale "e.g: la moelle épinière, long cordon [...]
enveloppe dans une gaine méningée et loge dans la colonne vertébrale (LEB:
système nerveux)", la dénomination "sɛmɛfara" concerne alors toutes les
méninges recouvrant les substances neuronales dont la principale sous-
entendue est celle de l'encéphale.

1.5 Fiche : n°5


Entrée : microbiologie
Indicatif de grammaire : nom féminin
Source : b9 p.125
Contexte : / [La microbiologie est la] branche de la biologie médicale [...] ayant trait à
l'étude des microbes, ou germes [et qui] englobe la bactériologie et la virologie (Gem)/
Appariement : nimisɛndɔn
Argumentation : Dénomination : nimisɛndɔn ● Procédé de formation : composition ●
Analyse des formants : ni.misɛn
(microbe) + dɔn (connaissance) ● Traduction littérale : microbe connaissance ●
Brièveté : 4 syllabes, 3 morphèmes ● Typologie de formation : néologie de forme ●
Productivité : nimisɛndɔnna

170 Mars 2020 ç pp. 163-172


I. Ballo

Conclusion
La présente contribution met à la disposition des usagers de la biologie
humaine, la dénomination bamanankan toute nouvelle à propos de cinq
concepts. Certes, les dénominations sont des tentatives d’enrichissement de la
langue, mais elles demeurent une avancée en ce sens qu’aucune possibilité
d’utilisation de ces concepts dans l’acte de la parole en bamanankan n’est pas
encore aisée, faute de l’absence de dénomination consacrée qui circule en leur
nom. Ces propositions serviront de guide et peuvent à la longue être implantées
comme on le voie très souvent dans les métalangues forgées en bamanankan
dans les années 1970-1980 : mabɛn (grammaire), dafalen (voyelle), dafata
(consonne), wale (verbe). Tous ces néonymes suivent leur « petit bonhomme de
chemin » dans les centres d’alphabétisation et dans les échanges entre locuteurs
avertis du bamanankan.
Alors, tout porte à croire que les propositions faites dans cette contribution sont
promues à un bel avenir. Il s’agit de : farisodɔn (anatomie), minɛn (appareil),
tufa (cellule), sɛmɛfara (méninge), nimisɛndɔn (microbiologie), sɔmisira (nerf).

Références bibliographiques

Bailleul C., 2007, Dictionnaire bambara-français, Bamako, Éditions donniya.


Ballo I., 2019, Enrichissement lexical du bamanankan : la dénomination des concepts
de la biologie humaine, Thèse de doctorat de l'Institut Pédagogique
Universitaire (IPU), Bamako, IPU.
Boutin-quesnel R. et al., 1978, Vocabulaire systématique de la terminologie,
Montréal, OLF.
DNAFLA, 1983, Lexiques spécialisés Manding, Paris, ACCT
DNAFLA, 1997, Bamanankan sariyasun, Bamako, Dnafla.
Dubuc R., 2009, Manuel pratique de terminologie, linguatech, Quebec,
Dukure M. et Baalo I., 2008, Daɲεgafe Wagadu, Bamako, Makdas sεbεnca.
Dumestre G., 2011, Dictionnaire bambara-français, Paris, Karthala.
Kone G., 1995. Bamanankan daɲεgafe, Massachusetts, Mother Tongue Editions.
Lehmann A., et MARTIN-BERTHET Françoise. 2008. Introduction à la lexicologie :
sémantique et morphologie, Paris, Armand Colin.
Rondeau G., 1984, Introduction à la terminologie, Québec, Gaëtan Morin éditeur.
Vydrine V., 1999, Mandén-Ankile Daɲεgafe, St Petersburg, Dimitry Bulanin
Publishing House.
.
Webographie
Ethnologue, Bamanankan, https://www.ethnologue.com/language/bam,
(consulté 14 10 2018)
Simons, Gary F. and Charles D. Fennig (eds.), Ethnologue: Languages of the
World, https://www.ethnologue.com/language/bam, (consulté 26 08 2018)

Akofena çn°001 171


Concepts biologiques dépourvus de dénomination en bamanankan :
quelques tentatives de dénomination en fiches terminologiques

Cotes et abréviations
Adk : Acquis de dénomination, livret dɔnniyakalan, Mamadu Danbεlε 2004
Alab : Acquis de dénomination issus du lexique spécialisé ILAB 2010
Am1 : Acquis de dénomination, lexique spécialisé, DNAFLA 1983
Am2 : Acquis de dénomination issus de la thèse de Macki Samaké 2004
Am3 : Acquis de dénomination issus des travaux des groupes Bεnbakan
Dungew et MAKDAS 1975-2015
b6: Sciences d’observation 5è et 6è
b7: Biologie 7è
b88: Boden J., Biologie : géologie
b9: Sciences Naturelles 9è de Traoré Mamadou
bf6: Escalier Jean, Biologie 6è
Db1, 2, 3, 4 : Enseignant spécialiste de biologie 1, 2, 3, 4, zone de Dioïla
DEF09 : Dictionnaire encarta 2009
Dm1, 2, 3, 4, 5 : Médecin spécialiste 1, 2, 3, 4, 5, zone de Dioïla
DNAFLA : Direction nationale de l’alphabétisation fonctionnelle et de la
linguistique appliquée.
Gem : Bordes G., Grande encyclopédie Atlas de la médecine, Bruxelles, Atlas,
1980
Gr05 : Grand Robert de la langue française, version électronique, 2005
H04 : Welsch Ulrich, Dhem Antoine, Précis d’histologie, Lavoisier, 2004
Jaab93 : Musa Jabi, lexique spécialisé, DNAFLA 1993
Kb1, 2, 3, 4, 5 : Enseignant spécialiste de biologie 1, 2, 3, 4, 5, zone de
Kolokani
Km1, 2, 3, 4, 5 : Médecin spécialiste 1, 2, 3, 4, 5, zone de Kolokani
LEB : Larousse, Encyclopédie,
http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/biologie/27091 (11 02 2018)
MAKDAS (Mali Kanko ni Danbe Sebaaya): groupe de promotion de la
culture et des langues nationales du Mali.
ME09 : Microsoft Encarta 2009
MEJ09 : Microsoft Encarta Junior 2009
RDC : République Démocratique du Congo
Sb1, 2, 3, 4, 5 : Enseignant spécialiste de biologie 1, 2, 3, 4, 5, zone de Ségou
Sm1, 2, 3, 4 : Médecin spécialiste 1, 2, 3, 4, zone de Ségou

172 Mars 2020 ç pp. 163-172


M. P. Amougou

PROMOTION DE L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES NATIONALES


AU SECONDAIRE : ÉTUDE MENÉE AU LYCÉE GÉNÉRAL LECLERC
DE YAOUNDÉ AU CAMEROUN

Martial Patrice AMOUGOU


Laboratoire des Sciences Humaines et Sociales (LSHS)
Institut National de la jeunesse et des Sports de Yaoundé
amougoupat@yahoo.fr

Résumé : Le présent article part du constat selon lequel, les élèves du Lycée
Général Leclerc (LGL) de Yaoundé ne s’intéressent pas à l’enseignement des
langues nationales. Aussi, ce travail se donne pour objectif de montrer quel
peut être la contribution de l’Animation à la promotion de l’enseignement
de ces langues. La conduite de ce travail a mobilisé les techniques suivantes :
l’observation directe, la recherche documentaire, l’enquête par
questionnaires et les entretiens. Il ressort de l’enquête que la communauté
éducative du LGL et les élèves en particulier n’acceptent l’enseignement des
langues nationales que parce qu’il s’agit d’une instruction étatique. Au
regard de la situation et compte tenu de l’importance de la question des
langues nationales au Cameroun, il est proposé un dispositif de
dynamisation de l’enseignement des langues nationales dans cet
établissement.

Mots clés : promotion, langue nationale, enseignement, animation, LGL.

Abstract : This present article arrise from the observations stating that the
students of lycée General Leclerc of Yaounde are not interested in learning
of the national languages. The objective of this work is to show how
animation can promote or better the teaching of these languages. This work
pattern is to mobilise the various techniques. Direct observation,
documentary research, investigation by questioning and chats. From the
research it shows that the educative community of lycée General Leclerc of
Yaounde and the students in particuler do accept the teaching of national
languages because it is a goverment’s instruction. With regards to this
situation, and taking into considration the importance of national languages
in Cameroon, it proposed that dynamic disposition should be taken for the
effective teaching of national languages in this school.

Keywords : promotion, national language, teaching, animation, LGL.

Introduction
La communauté internationale célèbre le 21 février de chaque année, la
langue nationale. L’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science
et la Culture (UNESCO) lors de la première réunion d’experts chargés d’étudier
les problèmes linguistiques relatifs à l’éducation de base en 1947, posait déjà la
question de la pertinence des langues nationales dans l’enseignement. Cette idée
fut renforcée des années plus tard par la Conférence des Ministères de

Akofena çn°001 173


Promotion de l’enseignement des langues nationales au secondaire:
étude menée au Lycée général Leclerc de Yaoundé au Cameroun

l’Éducation des pays ayant le français en partage (CONFEMEN) à Bamako en


1979. En 1999, la conférence générale de l’UNESCO adopte le terme « éducation
multilingue » et l’introduction des langues nationales à l’école. Dans le même
ordre d’idée, la banque mondiale (2010) encourage l’utilisation des langues
africaines à l’école et pose la nécessité d’une revalorisation des langues nationales
pour permettre une adaptation des enseignements aux problèmes de
développent économique et social. C’est ainsi que plusieurs pays francophones
engagent des réformes nationales visant l’introduction d’une (ou des) langue(s)
nationale(s) comme medium d’enseignement dans le système éducatif, dans le
but de favoriser les apprentissages fondamentaux et de rendre plus aisé
l’acquisition progressive d’une langue de communication internationale. Ces
efforts sont soutenus en Afrique subsaharienne par l’Organisation Internationale
de la Francophonie (OIF), l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF), le
Ministère français des affaires étrangères et européennes, et l’Agence Française
de Développement (AFD) à travers le programme d’étude de Langue de
Scolarisation dans l’enseignement Fondamental en Afrique subsaharienne
Francophone (LASCOLAF).
Au Cameroun, l’enseignement des langues nationales remonte à l’époque
coloniale allemande en 1884, dans le but de faciliter la communication entre les
colons et les indigènes. Mais, avec l’arrivée de l’administration coloniale
française à la fin de la première guerre mondiale, les langues maternelles seront
interdites à l’école. Il faut attendre le réveil culturel des anthropologues et
linguistes camerounais au début des années 80 pour lancer le débat sur la
sauvegarde et partant, sur l’introduction des langues nationales dans
l’enseignement. C’est ainsi que la constitution du 18 Janvier 1996, dispose que: «
La République du Cameroun (…) œuvre pour la protection et la promotion des
langues nationales ». Par ailleurs, la loi No 98/004 du 4 Avril 1998 d’orientation
de l’éducation au Cameroun, en son article stipule que l’un des objectifs de
l’éducation est « la promotion des langues nationales ». Dans son article 11, l’on
peut lire que :

l’État veille à l’adaptation permanente du système éducatif, aux réalités


économiques et socio-culturelles nationales ainsi qu’à l’environnement
international particulièrement, en ce qui concerne la promotion des
enseignements scientifiques et technologiques du bilinguisme et de
l’enseignement des langues nationales.

Bien plus, en aout 2013, le document de stratégie du secteur de l’éducation et de


la formation (DSSEF) fait de la promotion des langues et cultures nationales un «
principe directeur » de la politique éducative au Cameroun. Il y est mentionné
que :
L’introduction graduelle de l’enseignement des langues et cultures
nationales à tous les niveaux du système d’éducation et de formation vise à
renforcer la qualité des acquisitions en formant des camerounais enracinés
dans leurs cultures et ouverts au monde, dans une perspective d’exploration

174 Mars 2020 ç pp. 173-184


M. P. Amougou

et d’exploitation du potentiel endogène capable d’accompagner l’émergence


du Cameroun.

Cependant, si l’on peut se réjouir de la mise en application de ces dispositions


institutionnelles par certains établissements d’enseignement, l’on relève tout
autant pour le déplorer, la faible généralisation de cette mesure, et la réticence de
la communauté éducative, à encourager la pratique. Sur la base de la question de
savoir dans quelle mesure promouvoir l’enseignement des langues nationales au
LGL de Yaoundé, le présent article se fixe pour objectif d’identifier d’une part,
les faiblesses du mécanisme de promotion de l’enseignement des langues
nationales au Lycée Général Leclerc de Yaoundé, et d’autre part, de trouver à
travers l’offre d’animation dans cet établissement, des stratégies de dynamisation
de la promotion de cet enseignement. Outre l’introduction et la conclusion,
l’article décline le cadre théorique de la recherche, la méthodologie de travail, les
résultats obtenus, ainsi que la discussion.

1. Approche théorique de l‘étude


Il est question à ce stade de procéder à la définition de quelques concepts
clés, puis, de décliner une revue sélective de la littérature avant de présenter les
théories à partir desquelles s’opérationnalise le processus de recherche.

1.1 Quelques concepts clés


Les principaux concepts à définir dans cette étude sont la promotion,
l’enseignement, la langue nationale, l’enseignement secondaire. Le terme
promotion vient du latin « promotio » et renvoie à l’encouragement, l’accession,
l’amélioration, l’avancement, l’élévation de quelque chose. Il s’agit de pousser,
favoriser, soutenir un thème, une idée, une action, etc. (dictionnaire Larousse
(1998 ; dictionnaire Reverso (2001) ; Centre National de Ressources Textuelles et
Lexicales (CNRTL). L’enseignement ici se comprend comme une activité sociale
complexe soutenue ou facilitée par de nombreux processus cognitifs et capacités
parmi lesquelles le langage, l’étayage, la lecture de l’intention d’autrui. C’est l’art
d’enseigner, de transmettre les connaissances (Reverso (2001).
La langue quant à elle renvoie à l’ensemble des signes oraux qui
permettent à un groupe de communiquer. Elle est non seulement un moyen
essentiel de la pensée et de la connaissance, mais aussi comme un moyen de
formation de la pensée (Reverso (2001); Bourdouin (1704)). La langue nationale
d’après Valentin Boudras-Chapon (2008), est la langue de la nation ou du peuple,
c’est-à-dire reconnue comme langue nationale par les Etats, mais aussi dans
certains cas par les autorités ou représentants de la communauté s’estimant
colonisées par d’autres nations. Elle a vocation par son utilisation hégémonique
dans le pays de souder l’unité nationale ; elle est ainsi l’élément primordial
constitutif de l’identité nationale. Au Cameroun, l’appellation langue (s)
nationale (s) désigne le statut reconnu aux langues ethniques dans la constitution
de Janvier 1996.

Akofena çn°001 175


Promotion de l’enseignement des langues nationales au secondaire:
étude menée au Lycée général Leclerc de Yaoundé au Cameroun

En ce qui concerne l’enseignement secondaire, il s’agit pour le dictionnaire


Reverso (2001), de l’ensemble des cours enseignés au collège et au lycée. Il arrive
après l’enseignement primaire.

1.2 Revue de la littérature


Diop (1979) affirme : « il est plus efficace de développer une langue
nationale que de cultiver artificiellement une langue étrangère. Un enseignement
qui serait donné dans une langue maternelle permettrait d’éviter des années de
retard dans l’acquisition des connaissances. En d’autres termes, l’auteur soutient
que l’usage des langues nationales comme médium ou comme vecteur de
l’enseignement rend aisé le transfert de connaissances. Pour Mbassi (2002), la
langue doit être transmise non seulement à cause du savoir linguistique qu’elle
met à la disposition des apprenants, de la compétence communicative que ceux-
ci se doivent de créer et d’entretenir mais aussi à cause des aspects culturels et de
l’identité sociale qui en résultent et qui, une fois assumés et vécus comme tels,
servent aussi de levain à la maintenance, à la protection et la diffusion de la
langue. Pour Sadembouo (2005) se penchant sur l’enseignement bi-vectoriel en
contexte multilingue au Cameroun, les méthodes PROPELCA permettront
l’usage des langues officielles et des langues nationales comme vecteur pouvant
être appliqué au Cameroun. Parlant de Hima (2007), secrétaire générale de la
CONFEMEN, elle s’intéresse à l’intérêt et l’importance des langues nationales
dans l’enseignement. Il est question pour elle de savoir si un enfant réussit mieux
dans sa langue que dans une langue d’emprunt, particulièrement durant les
premières années d’apprentissage. Bitja’a (2009) trouve que l’idée d’utilisation
des langues nationales comme vecteur d’enseignement va à l’encontre de la
teneur des textes en vigueur. A cet effet, il propose l’enseignement des langues
et cultures nationales comme matière à enseigner. Nikièma (2011) examine les
options des Etats dans le traitement des langues africaines dans l’éducation ainsi
que les arguments souvent avancés contre leurs utilisations dans l’éducation
formelle. Il confronte ces arguments aux résultats de la recherche et expose les
fondements scientifiques d’un enseignement bilingue. Il examine également les
pratiques d’enseignement bilingue et l’éclairage de la recherche sur les mérites
des méthodes appliquées.
Quant à Daouaga (2012), il s’intéresse à la politique linguistique éducative
du Cameroun, sur l’attitude et représentations relatives à l’intégration des
langues nationales dans les écoles primaires de l’Adamaoua. Il est question pour
lui d’analyser les comportements et images des acteurs de l’éducation de
l’Adamaoua en rapport avec l’intégration des langues nationales dans les écoles
primaires locales.
Qudos (2012) pense que la langue maternelle est d’une grande importance
pour construire son identité et conforter la confiance en soi. D’après cet auteur,
la langue maternelle facilite l’apprentissage des autres langues. Le fait de
connaitre la structure et la construction de sa propre langue forme la pensée et
les compétences de base pour apprendre d’autres langues, assure-t-il. S’agissant
de Nga (2016), elle s’intéresse à la promotion des langues nationales dans les
écoles primaires camerounaises. Pour elle, il est question d’analyser la démarche

176 Mars 2020 ç pp. 173-184


M. P. Amougou

d’enseignement des langues nationales adoptée depuis quelques années par


l’école publique de Mfandena. Elle démontre que le délaissement progressif de
nos langues maternelles au profit des langues officielles peut être un facteur qui
entrave la généralisation et la pérennisation du projet d’introduction des langues
nationales dans les écoles primaires.
Quant à Djene (2016), elle s’intéresse à la communauté Bakaka de Douala
et la promotion de sa langue maternelle en milieu urbain plurilingue. Elle nous
fait savoir que l’un des principaux facteurs qui freine l’utilisation de la langue
Bakaka est la stratégie de promotion développée par la communauté bakaka de
Douala. Pour cela, elle suggère que la promotion des langues maternelles intègre
une véritable place dans les activités hebdomadaires et annuelles des
associations.

1.3 Théories explicatives


Deux théories en raison de leur pertinence ont été retenues dans le cadre
de cette recherche. Il s’agit de la théorie de la représentation sociale et celle de
l’imaginaire linguistique.

Théorie de la représentation sociale


Dans un groupe social donné, la représentation d’un objet correspond à
un ensemble d’informations, d’orientations, de croyances relatives à cet objet.
Travailler une perception c’est « observer comment cet ensemble de valeurs, de
normes sociales et de modèles culturels est pensé et vécu par les individus de
notre société ; étudier comment s’élabore, se structure logiquement et
psychologiquement l’image de ces objets sociaux », Herzlich (1973). « La
représentation sociale est le produit et le processus d’une activité mentale par
laquelle un individu ou un groupe reconstitue le réel auquel il est confronté et lui
attribue une signification spécifique », (Abric 1987), « Les représentations sociales
sont des systèmes d’interprétations régissant notre relation au monde et aux
autres qui orientent et organisent les conduites et les communications sociales.
Pour Jodelet (1989), les représentations sociales sont des phénomènes cognitifs
engageant l’appartenance sociale des individus par l’intériorisation de pratiques
et d’expériences, de modèles de conduites et de pensées. Quant à Durkeim (1898),
il abandonne la notion de représentations collectives pour s’intéresser aux
représentations sociales. Il essaie de voir en quoi la production intellectuelle des
groupes sociaux joue un rôle dans la pratique sociale. Il propose la notion de
représentation sociale pour expliquer divers problèmes d’ordre sociologique.
S’agissant de Moscovici (1961), les représentations sociales sont des formes
de savoirs naïfs, destinées à organiser les conduites et à orienter les
communications. Ces savoirs naturels constituent les spécificités des groupes
sociaux qui les ont produits. Dans la théorie de représentation sociale nous avons
la théorie du noyau central. Cette théorie s’articule autour d’une hypothèse selon
laquelle « toute représentation est organisée autour du noyau central », Abric
(1988). Ce noyau est constitué d’éléments objectivés agencés en un schéma
simplifié d’objets. Selon Moscovici le noyau figuratif constitue une base stable
autour de laquelle pourrait se construire la représentation. L’idée fondamentale

Akofena çn°001 177


Promotion de l’enseignement des langues nationales au secondaire:
étude menée au Lycée général Leclerc de Yaoundé au Cameroun

de la théorie du noyau est que dans l’ensemble des cognitions se rapportant à un


objet de représentation, certains éléments jouent un rôle différent des autres. Ces
éléments appelés éléments centraux se regroupent en une structure qu’Abric
(1987,1994) nomme « noyau central » ou « noyau structurant ».
En somme, les différents chercheurs en sciences sociales, proposent une théorie
des représentations sociales qui s’orientent vers quelques idées centrales,
(Flament 1987) :
-Une représentation comporte des schèmes périphériques structurellement
organisés par un noyau central qui est l’identité même de la représentation ;
-Des désaccords entre réalité et représentation modifient d’abord les schèmes
périphériques, puis éventuellement le noyau central, c’est-à-dire la
représentation elle-même ;
-S’il y a contradiction entre réalité et représentation, on voit apparaitre des
schèmes étranges, puis une désintégration de la représentation ;
-Si la réalité entraine simplement une modification des schèmes périphériques, il
peut s’en suivre une transformation progressive mais néanmoins structurale du
noyau central. Ramenée à cette étude, cette théorie nous permet de mieux
comprendre la pensée de la société, plus précisément des élèves et de l’ensemble
de la communauté éducative face à l’enseignement des langues nationales au
secondaire ; ceci dans l’optique de mieux trouver les astuces pour contribuer à la
promotion de l’enseignement de ces langues.

Théorie de l’imaginaire linguistique


Selon Houdebine (1970), l’imaginaire linguistique est un processus basé
sur des normes objectives, représentant les facteurs relevés de contraintes
inhérentes au système de la langue. Elles représentent les attitudes linguistiques
des locuteurs, lesquelles dépendent d’un ensemble de facteurs d’ordre psycho-
sociolinguistique. Quant à Jakobson (1963), pour étudier l’imaginaire
linguistique, il s’est penché sur l’aspect attitudinal présent dans les discours
métalinguistiques des sujets parlés, de la fonction métalinguistique du langage
sans prétendre pour autant l’atteindre dans sa totalité, faute d’une étape
intermédiaire entre l’activité cognitive et son actualité linguistique explicite. Pour
Pitavy (2017), l’imaginaire linguistique peut s’appliquer à des concepts différents
dans le champ des études consacrées au langage, notamment à la littérature ou
l’art en général, et constituer une variable de ce qu’on peut aussi appeler «
imaginaire de langue » ou « imaginaire du langage ». Par rapport à notre étude,
cette théorie va nous aider à comprendre les attitudes linguistiques de la
communauté éducative du LGL ; attitudes qui peuvent dépendre d’un ensemble
de facteurs d’ordre psycho-sociolinguistique.

178 Mars 2020 ç pp. 173-184


M. P. Amougou

2. Méthodologie
Cette section présente d’une part, les participants à l’étude, et d’autre part,
les instruments et procédures d’enquête.
2.1 Participants
Les participants à cette enquête sont issus d’une population mère estimée
à 4193 sujets dont, 31 membres du conseil d’établissement et promoteur de
l’enseignement des langues nationales au secondaire, 4055 élèves, 07 enseignants
de langues et culture Camerounaise et 100 parents d’élèves. Sur la base d’une
technique d’échantillonnage non probabiliste, en l’occurrence l’échantillonnage
à choix raisonné, nous avons sélectionné 11 membres du conseil d’établissement,
125 élèves à qui l’on enseigne les langues nationales, 05 enseignants de langues
et cultures nationales et 30 parents d’élèves, pour un échantillon total de 1263
sujet soit un taux de représentativité de 30,12%. Les caractéristiques générales de
notre échantillon ont été répertoriées dans le tableau suivant :
Tableau 1 : Caractéristiques générales de l’échantillon

2.2 Instruments et procédures


L’investigation que nous avons menée dans la période allant de mars 2018
à juillet 2019 a pu se faire par le recours à quatre techniques, en l’occurrence
l’observation directe, l’exploitation documentaire, l’entretien semi direct et
l’enquête par questionnaire. La recherche documentaire a d’abord consisté à
repérer les tendances internationales, régionales et nationales relatives à la
promotion des langues nationales dans le système éducatif. Cette démarche nous
a permis de consolider l’intérêt de cette contribution. Par la suite, l’observation
directe effectuée sur la base d’une grille d’observation, est venue enrichir
l’exploitation documentaire, permettant de cerner de façon concrète, les
comportements linguistiques des acteurs de la communauté éducative du Lycée

Akofena çn°001 179


Promotion de l’enseignement des langues nationales au secondaire:
étude menée au Lycée général Leclerc de Yaoundé au Cameroun

Général Leclerc de Yaoundé. S’agissant de l’entretien semi direct, il a pu se


réaliser au travers des conversations moyennant un guide d’entretien. Ces
entretiens ont eu lieu avec les enseignants ciblés, ainsi que les membres du conseil
d’établissement. Cette procédure nous a permis d’avoir une idée de leurs
représentations linguistiques et de savoir s’ils sont disposés à soutenir
l’enseignement des langues nationales dans ce lycée. Pour compléter les données
qualitatives, les mêmes préoccupations ont fait l’objet des enquêtes individuelles
par questionnaire auprès des élèves et des parents. Les sections qui suivent
rendent compte des résultats de l’étude.

3. Résultats et discussions
Les résultats de ce travail sont présentés en deux blocs et discutés en même
temps. Le premier décline les insuffisances du dispositif d’enseignement des
langues nationales au LGL de Yaoundé, tandis que le deuxième présente à
travers une démarche fondée sur l’Animation, une stratégie de redynamisation
de l’enseignement des langues nationales dans cet établissement d’enseignement
secondaire.

3.1 Dispositif d’enseignement des langues nationales au lycée Général Leclerc de


Yaoundé
La présentation de ce dispositif intègre une brève présentation du cadre
d’étude, le dispositif d’enseignement des langues nationales ainsi que l’état des
lieux de cet enseignement.

-Le Lycée Général Leclerc de Yaoundé : une institution de formation


emblématique.
A la faveur d’une subvention du budget de la France en 1952, le LGL est
construit au Cameroun en hommage au Général Leclerc, héros de la 2ème guerre
mondiale qui avait pour mission de rallier les troupes coloniales aux troupes
françaises. Cette institution symbolise la reconnaissance de la France vis-à-vis des
soldats camerounais ayant participé à sa libération. C’est aussi la marque de
l’engagement de cet Etat à soutenir le système éducatif camerounais.
Bâti sur une surface de onze hectares, le LGL, conformément au décret No
2001/041 du 19/02/2001 portant réorganisation des établissements scolaires
publics, a pour principales missions de :
§ Former les enfants et les adolescents en vue de leur épanouissement
physique, intellectuel, civique et moral ;
o Développer leurs capacités intellectuelles ;
o Développer leurs personnalités et leurs apprendre à assumer leur
citoyenneté ;
o Faciliter leur intégration dans la vie professionnelle et sociale.

De 1952 à 1972, six (06) Proviseurs de nationalité française se succèdent à la tête


de cet établissement. C’est en 1973 dans le cadre de l’état unitaire qu’arrive le

180 Mars 2020 ç pp. 173-184


M. P. Amougou

premier chef d’établissement de nationalité camerounaise. Au plan administratif,


l’on dénombre .1 provisorat, 21 censorats, 19 surveillances générales, 01 service
de l’intendance, 01 comptabilité matière, 01 service d’orientation scolaire,
universitaire et professionnelle, 01 service des sports scolaires, 01 service des
activités post et périscolaires, 01 centre de documentation, et 86 salles de classe.
Ces données renseignent sur l’envergure et l’importance de cet établissement
dans l’histoire et le dispositif d’enseignement secondaire au Cameroun.
-Le dispositif d’enseignement des langues nationales
L’apprentissage des langues nationales dans cet établissement procède
des conclusions des états généraux de l’éducation de 1995, la loi fondamentale de
1996 et la loi No 98/004 du 14 avril 1998 d’orientation de l’éducation au
Cameroun et qui consiste à enraciner le citoyen camerounais dans les valeurs
linguistiques et cultures endogènes.
En classe de 6ème et 5ème, il s’agit de permettre aux apprenants de
pouvoir lire et écrire tous les sons et les tons de l’alphabet général des langues
camerounaises à travers la production des messages oraux et écrits, puisés dans
les langues du répertoire linguistique de la classe. Ainsi, l’apprenant est sensé
lire et écrire des mots, des syntagmes, des phrases et même des textes produits
dans toutes les langues nationales camerounaises selon l’alphabet enseigné. En
classe de 4ème, 3ème et 2nde littéraire, l’enseignement des langues nationales vise
l’apprentissage des langues spécifiques. Il s’agit de construire avec les
apprenants selon les approches méthodologiques actives et participatives, des
compétences sur lesdites langues. Ces compétences sont fondées sur les quatre
habiletés langagières qui sont l’élocution, la lecture, l’écriture et la
réception/écoute. Cet enseignement contribue à introduire dans l’enseignement
secondaire l’apprentissage des valeurs linguistiques endogènes, avec l’usage du
système d’écriture des langues nationales qui permet d’éviter les traductions
inexactes vers les langues indo-européennes. Son apport s’apprécie également
dans l’affirmation de soi en procurant à l’apprenant la fierté de développer sa
langue de cœur, et à la famille de se refaire un équilibre linguistique.

A l’analyse, il ressort que malgré les arguments historiques, qui fondent la


notoriété du LGL, cet établissement n’est pas épargné par les mutations
sociolinguistiques. En effet, la majorité des enfants découvre la discipline eu
regard au fait qu’elle est nouvelle au primaire, induisant l’intégration d’une
phase d’adaptation. Par ailleurs, il l’on note que les parents qui ne savent pas
eux-mêmes parler leurs langues, deviennent très peu favorables à leur
enseignement. Par conséquent, ils n’encouragent pas les élèves à aimer et
maîtriser à la maison ces langues. Il ressort également de l’enquête que certains
élèves ne sont pas assez intéressés. Il s’agit en grande parties des élèves des
classes de 3ème parce que cette matière n’est pas retenue comme une épreuve de
l’examen du BEPC. Dans les classes intermédiaires, ceux qui s’y intéressent le
font parce que le coefficient est assez élevé. Du côté des enseignants, l’enquête
révèle des insuffisantes importantes relatives à leurs compétences écrites et orales

Akofena çn°001 181


Promotion de l’enseignement des langues nationales au secondaire:
étude menée au Lycée général Leclerc de Yaoundé au Cameroun

en langues nationales. Cette situation est aggravée par le fait que plusieurs
d’entre eux n’appartiennent pas à l’ère linguistique de la langue enseignée.

3.2 Projet de plaidoyer a l’attention de la communauté éducative, du LGL


Il s’agit d’exécuter les activités planifiées en vue d’atteindre l’objectif de
dynamisation de l’enseignement des langues nationales au LGL.

-Suggestions à l’administration du LGL


Celle-ci a un devoir d’obligation légale dans la promotion des langues nationales
au LGL eu égard au fait qu’il s’agit d’une institution de l’Etat. De ce fait celle-ci
pourra :
• Conduire le plaidoyer au niveau de l’extérieur ;
• Prendre les mesures qui obligent les élèves du LGL à pratiquer leurs langues ;
• Introduire l’épreuve de langue écrite et/ou orale au concours d’entrée au lycée
;
• Intégrer le trilinguisme au LGL (français, anglais et langues nationales) ;
• Suivre obligatoirement les enseignements de langues nationales au LGL en
faisant un audit de temps en temps ;
• Tenir compte des rapports des enseignants et accompagner le département de
langue dans le développement de ces langues ;
• Renforcer l’acquisition des ouvrages de ces langues au niveau de la
bibliothèque ;
• Animer le développement des langues nationales.

-Suggestions au personnel enseignant du LGL


Le personnel enseignant pourra :
• Notifier les parents au travers des lettres pour qu’ils aident leurs enfants à faire
leurs devoirs ;
• Capitaliser la journée de langues nationales ; • Intégrer le journal en langues
nationales lors du rassemblement ;
• Apprendre aux enfants à chanter l’hymne nationale en langues nationales ;
• Faire des reportages lors des rencontres sportives en langues nationales ;
• Rédiger les affiches du lycée en trois langues à savoir français, langues
nationales et anglais ;
• Punir sévèrement les élèves qui ne font pas leurs devoirs du cours de langue
nationale.
-Suggestion au niveau des parents d’élèves du LGL
Ici, il sera question de :
• Organiser de façon régulière des rencontres spécifiques en rapport avec les
langues nationales et l’APE ;
• Inviter les parents d’élèves à prendre part aux activités organisées par les élèves
et faisant usage des langues nationales.

182 Mars 2020 ç pp. 173-184


M. P. Amougou

-Suggestion du CJA aux élèves du LGL


Pour l’atteinte de notre objectif, les élèves devront pratiquer des activités
qui appellent usage des langues nationales.

Conclusion
Notre travail avait pour objet fondamental la promotion de
l’enseignement des langues nationales au LGL. Nous sommes partis du constat
selon lequel, malgré les dispositions prises par le gouvernement camerounais
dans l’introduction de l’enseignement des langues nationales dans le système
éducatif, plusieurs membres de la communauté éducative y compris les élèves
n’y accordent pas assez d’importance. Au terme d’une menée auprès de la
communauté éducative du LGL, des insuffisances ont été identifiées au niveau
des parents, des élèves, des enseignants, donnant lieu à un ensemble de
suggestions.
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Delval.ABRIC J.C. 1976. Jeux, conflits et représentations sociales, Thèse de
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Akofena çn°001 183


Promotion de l’enseignement des langues nationales au secondaire:
étude menée au Lycée général Leclerc de Yaoundé au Cameroun

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permanent des pratiques, rencontre francophone, Lyon, 5-7 avril 2005- 15
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184 Mars 2020 ç pp. 173-184


Troubles sévères du langage écrit : cas d’enfants de CE et CM
en fonction de leur profil de langage oral

TROUBLES SÉVÈRES DU LANGAGE ÉCRIT :


CAS D’ENFANTS DE CE ET CM EN FONCTION DE LEUR PROFIL DE
LANGAGE ORAL
Oumar LINGANI
Institut des Sciences des Société
Centre national de la Recherche scientifique et technologique
olingani@yahoo.fr
Résumé : Nombre d’enfants rencontrent des difficultés dans les
apprentissages, notamment la lecture et la transcription. Les enfants
présentant des troubles spécifiques du langage oral semblent
particulièrement touchés. Ces troubles ont longtemps été étudiés sous la
forme d’un groupe homogène, notamment concernant les difficultés
retrouvées en matière de langage écrit. Ces éléments, qui interrogent
pourtant beaucoup de praticiens, n’ont pas beaucoup été étudiés en langue
française. Nous proposons donc d’étudier les différentes compétences de
langage écrit chez trois types de populations très déficitaires en termes de
langage écrit : un groupe d’enfant au profil correspondant à des troubles
spécifiques du langage écrit, un groupe d’enfants au profil correspondant à
des troubles du langage oral de type expressif seulement, et un groupe
d’enfants au profil correspondant à des troubles du langage oral mixtes. La
comparaison des compétences de ces différents groupes en matière de
langage écrit nous a permis de mettre en évidence une progression
équivalente en matière de lecture, mais une progression plus diversifiée en
matière de transcription.

Mots clés : trouble du langage ; écriture ; lecture ; orthographe.

Abstract: Many children experience difficulties in learning, including


reading and transcription. Children with specific oral language disorders
seem particularly affected. These disorders have long been studied in the
form of a homogeneous group, especially concerning the difficulties found
in written language. These elements, which nevertheless question many
practitioners, have not been much studied in French. We therefore propose
to study the different written language skills in three types of very deficient
populations in terms of written language: a group of children with a profile
corresponding to specific disorders of written language, a group of children
with a profile corresponding to expressive-only oral language disorders,
and a group of children with a profile corresponding to mixed oral
language disorders. Comparing the skills of these different groups in terms
of written language allowed us to highlight an equivalent progression in
reading, but a more diverse progression in terms of transcription.

Keywords: language disorder; writing; reading; spelling.

Akofena çn°001 185


O. Lingani

Introduction
Bien que phénomène réel, les statistiques ne sont pas courantes quant
aux enfants rencontrant des difficultés dans les apprentissages, notamment la
lecture et la transcription, qui sont en effet des activités cognitives très
complexes et qui reposent sur de nombreux autres processus cognitifs.
Beaucoup d’éléments peuvent entraver ces apprentissages, comme les inégalités
sociales, une inadéquation des pédagogies d’apprentissage avec les besoins et la
structure de la langue, les déficiences intellectuelles, les troubles sensoriels, les
troubles de comportement, les troubles de l’attention avec ou sans
hyperactivité, mais également les troubles spécifiques du langage, notamment
oral. Ces troubles apparaissent là encore en l’absence de tout autre trouble ou
de déficience intellectuelle (TSLO). Ces difficultés ont été cataloguées sous le
nom de dysphasie. Ces troubles ont longtemps été étudiés sous la forme d’un
groupe homogène, notamment concernant les difficultés retrouvées en matière
de langage écrit. Les multiples enjeux se superposent autour de l’acquisition du
langage écrit dans le cadre des troubles spécifiques du langage, ce qui induit
des questions suivantes : comment aborder un enfant qui a passé plusieurs
années dans le système scolaire sans parvenir à acquérir les différents principes
de la lecture ? Se concentrer sur l’apprentissage du langage écrit permet-il de
donner des compétences suffisantes à un enfant présentant un TSLO avec une
atteinte importante en matière de compréhension ? C’est pourquoi ces
questions nous préoccupent. En effet, nombre d’enfants scolarisés présentent
des troubles du langage oral qui impactent énormément leurs compétences
dans le domaine du langage écrit. A partir de toutes ces constations, faisons
d’abord l’hypothèse principale qu’il existe des différences entre les profils de
compétences en matière de langage oral et à l’écrit. De cette hypothèse
principale, des différences en matière de langage écrit peuvent apparaître
encore plus facilement en cas de compétences orales très déficitaires.
Avec l’appui des observations de classe, nous avons constitué des
groupes de compétences en matière de langage oral, des moins déficitaires aux
plus déficitaires. La comparaison des compétences de ces différents groupes en
matière de langage écrit peut nous en apprendre beaucoup sur leur évolution.
Aussi, nous sommes-nous fixé pour objectif général de porter un intérêt
particulier à l’impact des troubles du langage oral sur l’acquisition du langage
écrit. De cet objectif général découlent des objectifs secondaires qui sont de
rechercher le groupe qui progresse le plus dans l’acquisition de la lecture en
fonction du profil et du domaine étudié ; observer les dissociations qui peuvent
exister dans ces différentes populations présentant de grandes difficultés à
accéder au langage écrit.
Pour suivre le fil conducteur de notre étude, nous exposerons d’abord le
contexte théorique sur lequel nous nous sommes appuyés, puis nous
reviendrons sur les éléments de méthodologie de notre étude avant de donner
les résultats obtenus et de les discuter.

186 Mars 2020 ç pp. 185-202


Troubles sévères du langage écrit : cas d’enfants de CE et CM
en fonction de leur profil de langage oral

1. Contexte théorique
La relation entre sciences du langage et enseignement/apprentissage des
langues doit être appréhendée en fonction des prismes institutionnels et des
modèles théoriques qui l’organisent.

1.1 L’acquisition du langage écrit dans le cadre des troubles spécifiques


Chaque année, plusieurs milliers d’enfants entrent en classe préparatoire
de l’école élémentaire et sont alors initiés à l’apprentissage de la lecture mais
également à celui de l’orthographe. Or, on estime que la plupart de ces enfants
rencontrent des difficultés dans ces apprentissages. La lecture et la transcription
sont en effet des activités cognitives très complexes qui reposent sur de
nombreux autres processus cognitifs, mais aussi sur un objet culturel (F. Ramus,
2007). Beaucoup d’éléments différents peuvent aussi entraver ces
apprentissages avec les besoins et la structure de la langue, des déficiences
intellectuelles, des troubles sensoriels, des troubles du comportement, des
troubles spécifiques du langage.
Deux types de troubles spécifiques du langage ont été mis en avant ces
trente dernières années. D’une part, les troubles spécifiques, sévères et
persistants de l’acquisition de la lecture, donc de l’identification de mots,
apparaissant en l’absence de tout autre trouble ou de déficience intellectuelle
(TSLE). Ces difficultés ont été longtemps cataloguées sous le nom de dyslexie-
dysorthographie (S. Casalis et al., 2013). D’autre part, on remonte également des
difficultés de lecture chez des enfants présentant des troubles spécifiques,
sévères et persistants de l’acquisition du langage oral, apparaissant là encore en
l’absence de tout autre trouble ou de déficience intellectuelle (TSLO). Ces
difficultés ont longtemps été cataloguées sous le nom de dysphasie (C. Maillart
et M.A. Schelstraete, 2012).
Concernant ces troubles de l’acquisition du langage oral, il n’est pas
systématique mais très fréquent que ces enfants présentent des troubles de la
lecture. En effet, de nombreux auteurs ont montré que les compétences en
matière de langage oral contraignent l’acquisition du langage écrit, notamment
sur le plan du vocabulaire (Dorkrell et Connely, 2009, cités par C. Bednarek et S.
Neves, 2013). Il existe ainsi de grandes variétés dans les différentes trajectoires
développementales du langage écrit chez les enfants présentant des troubles du
langage oral (C. Maillart et M.A. Schelstraete, 2012). Certains entrent dans le
langage écrit sans difficulté, mais la majorité présente des difficultés dans le
décodage et/ou la compréhension en lecture, et également en transcription : les
profils peuvent donc être très variables selon les études, les langues étudiées,
les critères de sévérités utilisés, etc. Ces enfants sont réputés pour présenter ce
type de difficultés.

Akofena çn°001 187


O. Lingani

1.2 Le décodage et les compétences de compréhension : deux nécessités pour une


bonne lecture
L’un des modèles intéressants pour mieux comprendre les difficultés en
lecture est The Simple View of Reading Theory (A.W. Hoover et B.P. Gough,
1990), qui définit finalement deux critères essentiels pour accéder totalement à
la lecture : le décodage des mots et la compréhension. Ces deux éléments
permettent la construction d’un modèle qui engage les deux et permet de
prédire des difficultés en fonction des profils observés : on peut avoir de
mauvais décodeurs qui sont de mauvais compreneurs (traditionnellement les
enfants TSLO), de mauvais décodeurs qui sont de bons compreneurs
(traditionnellement les TSLE), de bons décodeurs qui sont également de
mauvais compreneurs, et enfin de bons décodeurs également bons
compreneurs (S. Casalis et al., 2013). C’est avec l’étude de ces différents profils
qu’il a été possible de dissocier ces différentes compétences. Chez les enfants
tout-venant, on observe que les compétences les plus prégnantes pour garantir
une bonne compréhension sont le décodage, notamment pour les énoncés les
plus courts, et la compréhension orale et le vocabulaire pour les textes plus
longs (E. Gentaz et al., 2013).
D’autres auteurs ont également proposé par la suite un modèle pour
venir compléter cette théorie avec les compétences phonologiques. En effet, de
nombreux éléments de littérature appuient fermement l’idée d’un lien
important entre compétences phonologiques et compétences en décodage en
lecture (O. Palikara et al., 2011, C. Maillart et M.A. Schelstraete, 2012). Ce
modèle se situe en miroir du The Simple View of Reading Theory (A.W. Hoover
et B.P. Gough, 1990), avec deux autres dimensions : les compétences
phonologiques sur une axe vertical, et les compétences non-phonologiques, les
aspects de compréhension du langage, sur une axe horizontal (D.V.M.Bishop et
J.M. Snowling, 2004, p.859). Ce modèle permet en effet pour les auteurs les liens
entre TSLO et TSLE :

188 Mars 2020 ç pp. 185-202


Troubles sévères du langage écrit : cas d’enfants de CE et CM
en fonction de leur profil de langage oral

non phonological
language skills
+
B
A classic no
dyslexia impairment

+ phonological
classic poor skills
- SLI comprehenders

C
-
Illustration n°1 : Modèle à deux dimensions de la lecture de D.V.M.Bishop et J.
M. Snowling (2004, p.859)

Ce type de modèle existe notamment parce qu’en étudiant les différents profils
des enfants présentant des troubles spécifiques du langage écrit et des troubles
spécifiques du langage oral, il devient rapidement difficile d’être parfaitement
certain de ce qui les sépare réellement.

1.3 Troubles spécifiques au langage oral et du langage écrit : une véritable


frontière ?
Il y a de grands débats sur ce qui constitue d’une part un trouble
spécifique, sévère et persistant du langage écrit (TSLE) et ce qui constitue
d’autre part un trouble spécifique, sévère et persistant du langage oral (TSLO).
En effet, plusieurs études différentes montrent l’existence de difficultés du
langage oral chez des enfants présentant en première instance un diagnostic de
TSLE, et des difficultés de langage écrit chez des enfants présentant en première
instance un diagnostic de TSLO (C. Bednarek et S. Neves, 2013, I. Talli et al.,
2014). Tout dépend également des critères avec lesquels on entend poser un
diagnostic, qui ne sont pas les mêmes selon les pays envisagés (C. Maillart et
M.A. Schelstraete, 2012).
Par ailleurs, il existe plusieurs classifications qui sont actuellement
remises en cause en raison de l’hétérogénéité des profils retrouvés dans les
difficultés rencontrées en langage oral (C. Maillart et M.A. Schelstraete, 2012).
La première classification nous vient de Rapin et Allen (1983), cités par C.
Maillart et M.A. Schelstraete, (2012), qui faisaient état de six sous-types en
fonction des traitements langagiers envisagés (bas et haut niveaux), et des
compétences en matière de compréhension orale. Une classification

Akofena çn°001 189


O. Lingani

francophone a vu le jour grâce à C-L. Gérard en 1993, inspirée de la précédente.


De nombreuses études longitudinales ont depuis remis en cause l’existence de
ces catégorisations en raison de l’évolution des enfants vers d’autres profils en
grandissant. C’est ce qui a poussé D.V.M. Bishop (2004) à établir une nouvelle
classification considérée comme plus opératoire et plus stable au cours du
temps, en fonction du niveau du système langagier atteint :
-la dyspraxie verbale, en lien avec des difficultés qui affecteraient les aspects
plutôt physiques du langage ;
-la dysphasie linguistique, en lien avec des difficultés qui interviendraient en
cas d’atteinte des processus directement impliqués dans le langage ;
-les troubles pragmatiques, représentant une atteinte des fonctions
communicatives du langage ;
-l’agnosie verbale, c’est plutôt ce que D.V.M. Bishop (1982) nomme « dysphasie
linguistique » qui nous intéresse.
Il est remarqué depuis déjà longtemps que toutes ces classifications ont
leurs limites et les enfants TSLO ont longtemps été considérés dans les études
en un seul groupe uni, alors qu’il ne s’agit pas d’une réalité, de la même
manière que pour les troubles du langage écrit. D’ailleurs, les limites entre les
troubles du langage écrit et les troubles du langage oral peuvent être assez
floues, comme nous l’avons signalé précédemment (I. Talli et al., 2014). En effet,
les enfants avec des troubles spécifiques du langage écrit et les enfants avec des
troubles spécifiques du langage oral présentent des difficultés en commun,
notamment concernant la phonologie, mais également des difficultés
différentes : en principe, on considère qu’il n’y a pas de difficulté de langage
oral chez les TLSE, et on considère également qu’il n’y a pas de difficulté
spécifique du langage écrit chez les enfants TSLO (S. Casalis et al., 2013). Un
autre enjeu vient également de la manière dont sont évalués ces enfants : il
existe différentes manières d’évaluer la phonologie qui peuvent induire une
variabilité dans les troubles détectés (C. Bednarek et S. Neves, 2013), diverses
manières d’évaluer la compréhension écrite (mots, C. Bednarek et S. Neves,
2013), phrases, ou encore texte (I. Talli et al., 2014). Même le point de jonction
entre les deux types de troubles est évalué de façon très différente selon les
études, et ne permet pas toujours un recoupage aussi évident qu’il peut y
paraître de prime abord (C. Bednarek et S. Neves, 2013, I. Talli et al., 2014).
C’est pour toutes ces raisons qu’il y a un réel intérêt, lorsqu’on s’intéresse
à ces troubles spécifiques et persistants, qu’ils soient du langage écrit et oral, de
bien différencier des profils en fonction des compétences montrées par les
enfants, mais également d’être rigoureux quant à la sévérité des troubles pour
être au plus près des difficultés rencontrées par les enfants.

190 Mars 2020 ç pp. 185-202


Troubles sévères du langage écrit : cas d’enfants de CE et CM
en fonction de leur profil de langage oral

1.4 Trouble spécifique du langage oral et orthographe


De nombreuses études de différentes origines font état du fait que les
enfants TSLO présentent des risques élevés de présenter des difficultés dans
leur abord du langage écrit (A.H.K. Cordewener et al., 2012 b). Dans leurs
travaux, C. Bednarek et S. Neves (2013) font état de quelques éléments de
littérature sur le sujet et constatent que l’orthographe et la transcription sont
beaucoup moins étudiés que la lecture. Le premier élément relevé est que les
difficultés restent stables et persistantes (A.H.K. Cordewener et al., 2012 b, cités
par C. Bednarek et S. Neves, 2013).
Le deuxième élément concerne un certain profil d’enfants présentant des
troubles spécifiques du langage oral : ceux qui ont un trouble phonologique
isolé. Ce type de profil ne présenterait que des répercussions limitées sur les
compétences en lecture mais plus importantes sur les compétences en matière
de transcription (Schuele et al., 2004, cités par C. Bednarek et S. Neves, 2013).

Enfin, il existe un débat au sujet des différents patterns retrouvés dans les
difficultés orthographiques entre les enfants présentant des troubles spécifiques
du langage oral et des enfants tout-venant, qui n’aboutit pas tout à fait au
même résultat selon les langues : plus d’erreurs phonétiquement inacceptables.
Finalement, il est moins abordé dans le domaine de la transcription
orthographique la question de l’existence d’une grande variation de profils que
dans celui de la lecture (C. Maillart et M-A. Schelstraete, 2012).

2. Méthodologie de la recherche
Un travail de recherche nécessite des outils et des procédures qui seront
appliqués à un public cible. Et pour analyser les résultats et les discuter, une
méthode de travail a été adoptée.

2.1 Le public cible


Pour étudier tous ces aspects chez les individus rencontrant des
difficultés à acquérir le langage écrit ou oral, le recrutement a été réalisé au sein
des enfants des classes de cours élémentaire, première et deuxième années (CE1
et CE 2) et cours moyen, deuxième année (CM 2) de l’école primaire publique
Tang-Zugu (Burkina Faso). Ces élèves ont tous été repérés suivant un canevas
proposé aux enseignants. Pour la classe de CE 1, trois élèves nous ont été
proposés, six au CE 2 et deux au CM2. Notons que les enseignants de cette école
ont bénéficié des formations sommaires pour une prise en charge des enfants
présentant des troubles spécifiques du langage. Nous proposons d’observer
trois groupes distincts présentant des troubles du langage écrit après plusieurs
années scolarisation :
-un groupe d’enfants présentant des troubles de l’identification des mots,
avec ou sans troubles de la répétition de mots, at avec ou sans trouble de la
production lexicale, en l’absence de toute autre difficulté orale ;

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O. Lingani

-un groupe d’enfants présentant des troubles globaux de l’expression orale sans
trouble de la compréhension ;
-un groupe d’enfants présentant des troubles mixtes, alliant à la fois des
difficultés de compréhension et d’expression orale.

2.2 Matériel et procédure


Ces enfants ciblés par notre enquête ont été évalués tout au long de l’année
scolaire lors de nos sorties au sein de l’école. Pour déterminer le profil en
matière en matière de langage oral, des épreuves ont été utilisées :
- Compréhension orale
• EVIP : test de vocabulaire en images – Peabody, de L. M. Dunn et C. M.
Thériault-Whalen (1993), pour tester la compréhension lexicale orale à
travers de la désignation d’image sur un mot oral. C’est un test considéré
comme très robuste et corrélé au QI.
• E.Co.S.SE : Epreuve de Compréhension Syntaxico-Sémantique de P.
Lecoq (1996), version française du TROG (D.V.M. Bishop, 1982),
permettant d’évaluer la compréhension syntaxique à l’oral par le biais de
la désignation d’images sur présentation d’une phrase à l’oral
- Expression orale
• Répétition de mots et de logatomes, subtest appartenant à une batterie
plus large, la Batterie Analytique du Langage écrit, dite BALE, (M.
Jacquier-Roux et alii., 2010), pour une rapide évaluation des compétences
phonologiques avec une épreuve de répétition de logatomes, épreuves
en principe réputées pour discriminer les enfants présentant des troubles
spécifiques du langage oral.
• Subtest de dénomination sur présentation d’une image pour évaluer la
production lexicale en fonction de l’âge ou du niveau de compétence de
l’enfant.
Épreuves utilisées pour comparer les résultats en matière de langage écrit
menés sur tous les enquêtés :
• Test de leximétrie, Alouette (1967) et Alouette-R de P. Lefavrais, pour le
déchiffrage en contexte de lecture de texte. Le score est ici basé sur les
anciennes échelles de l’Alouette, calculé en additionnant le nombre de
mots corrects et le nombre d’erreurs par rapport au temps de lecture. Le
score est enfin converti en âge développemental, en mois.
• Voies de lecture à travers le subtest de lecture de mots réguliers,
irréguliers et de pseudo-mots de la Batterie Analytique du Langage écrit,
dite BALE, de M. Jacquier-Roux et alii. (2010)
• Subtest de compréhension de texte de l’Evaluation des fonctions
cognitives et Apprentissages de l’enfant, dit EDA, de C. Billiard et M.
Touzin (2012).
• Subtest de transcription de syllabes et de phrases de la Batterie
d’épreuves pour l’école primaire, dite Batelem-R, de M. Savigny et alii.

192 Mars 2020 ç pp. 185-202


Troubles sévères du langage écrit : cas d’enfants de CE et CM
en fonction de leur profil de langage oral

(2001) pour évaluer les compétences en matière d’orthographe


phonétique, d’usage et grammaticale. Le score total est converti en âge
développemental, en mois.

Nous nous sommes intéressé à vingt enfants scolarisés, âgés de 9 ans à 14 ans. Il
y a six filles et quatorze garçons, ce qui semble conforme à la littérature dans la
mesure où les garçons sont les plus concernés que les filles par les troubles
spécifiques du langage (C. Maillart et M.A. Schaelstraete, 2012).

2.3 Méthode
Nous avons d’abord observé les résultats concernant le langage oral pour
établir plusieurs profils dans le domaine. Il a été choisi de réaliser seulement
trois groupes en fonction des différents troubles observés parmi les enfants et
en fonction des données admises par la littérature :
• Un groupe d’enfants présentant des troubles de l’identification des mots,
avec ou sans troubles de la répétition de mots, et avec ou sans trouble de
la production lexicale, en l’absence de tout autre difficulté orale (pas de
score en morphosyntaxe situé au-delà de -1 ET). Ces difficultés peuvent
être admises car dans d’autres études (D.V.M. Bishop et al., 2009), il est
admis que les enfants présentant un TSLE puissent présenter des
difficultés sur le plan phonologique et lexical. Ce groupe sera identifié
sous le nom de TLE.
• Un groupe d’enfants présentant des troubles globaux de l’expression
orale dans trouble de la compréhension. Les troubles de la
morphosyntaxe en expression sont ici systématiques. Ce groupe sera
identifié sous le nom de TLO-Exp.
• Un groupe d’enfants présentant des troubles mixtes, alliant à la fois des
difficultés de compréhension et d’expression orale. Ce groupe sera
identifié sous le nom de TLO-Mixte.
Ceci étant cette répartition effectuée, sur les vingt enfants concernés, on trouve
neuf enfants à la catégorie TLE, sept enfants à la catégorie TLO-Exp., et quatre
enfants à la catégorie TLO-Mixte.

3. Résultats et discussion
Distinguer l’ordre de l’écrit et l’ordre de l’oral constitue a priori un des
champs des sciences du langage, même si, sur le plan théorique, le débat se
poursuit y compris sur l’interprétation des observables.

3.1 Résultats
Concernant les résultats, il convient de distinguer plusieurs éléments. Il
est à noter dans un premier temps que tous les scores en lecture, en dehors du
niveau de compréhension écrite, et en orthographe sont déficitaires pour tous
les enfants par rapport à leur niveau scolaire et leur âge. En effet, ils sont

Akofena çn°001 193


O. Lingani

évalués en premier lieu alors qu’ils sont considérés comme non lecteurs/non
transcripteurs. Ils conservent un écart à la norme significatif, en particulier en
vitesse de lecture, mais sont capables d’accéder à la compréhension d’un texte
d’un niveau scolaire égal ou approchant celui dans lequel ils doivent retourner.
D’abord dans la comparaison des profils, il est attendu une réplication
d’une partie des résultats déjà retrouvés dans la littérature en lecture : il s’agit
de retrouver une forme de continuum. En effet, les enfants qui présentent le
plus de troubles du langage oral sont supposés présenter plus de difficultés à la
fois dans le décodage mais également dans la compréhension. Par ailleurs, nous
avons également été attentifs à la vitesse dans certaines épreuves, comme il est
préconisé dans l’étude de I. Talli et al. (2014), puis que c’est parfois sur ce type
de détails certaines compétences en lecture se jouent. Il est attendu le même
type de résultats concernant la transcription orthographique, sans forcément
beaucoup de références à la littérature : les enfants présentant le plus de
troubles du langage oral devraient être ceux présentant le plus de troubles en
matière d’orthographe, notamment au niveau de l’usage, comme dans l’étude
de D. Brizzolara et alii. (2011), qui s’appuyait sur la langue italienne, et
retrouvait des patterns orthographiques différents de ceux de la langue anglaise.
Notre orthographe étant moins opaque que celui de la langue anglaise, nous
pensons que des rapprochements sont plus faciles à établir. Des Anovas à
mesures répétées ont donc été utilisées en fonction des facteurs Temps
(début/fin de la prise en charge) et profil (TLE, TLO-Exp., TLO-Mixte) et en
fonction de l’épreuve utilisée.

-Résultats globaux

Niveau de déchiffrage : Alouette


Les résultats concernant l’Alouette ont été analysés selon deux
indicateurs : le nombre de mots en âge développemental de lecture et le nombre
de mots corrects par minute. Nous allons d’abord observer les résultats au
niveau du nombre de mois obtenus par les enfants sur les anciennes échelles au
début et à la fin de l’enquête. Il n’y a pas de différence significative entre les
différents groupes ; en revanche, il existe une différence significative en
fonction du temps : tous les groupes ont progressé de façon homogène. Il est
cependant intéressant de constater d’un point de vue descriptif que l’écart entre
la médiane et le troisième quartile est beaucoup plus grand que l’écart entre la
médiane et le premier quartile dans le groupe TLO-Mixte. Dans ce même
groupe, au-delà de ce troisième quartile qui semble également équivalent au
dernier décile, on remarque trois résultats qui se distinguent très visiblement à
la fois du groupe TLO-Mixte, mais également des autres groupes : il y aurait
ainsi trois résultats très différents au sein de ce groupe, et donc trois enfants
avec de très bons résultats. Concernant les résultats de l’Alouette analysées en
termes de mots par minute, les résultats obtenus sont sensiblement du même

194 Mars 2020 ç pp. 185-202


Troubles sévères du langage écrit : cas d’enfants de CE et CM
en fonction de leur profil de langage oral

type : il n’y a pas de différence significative entre les différents groupes, mais
une différence significative là encore au cours du temps.

-Voies de lecture : lecture de mots fréquents (BALE)


Au niveau du score en lecture de mots isolés, contrairement à ce qui était
attendu au départ, il n’y a pas de différence significative entre les différents
profils d’enfants, mais une différence significative dans le temps, entre le début
et la fin de l’enquête. Ce n’est pas le cas en termes de temps de lecture, où se
dégage une tendance à la différenciation des profils pour les mots irréguliers, et
des différences significatives pour les mots réguliers et les logatomes.

Types de mots Score Temps de lecture


présentés
Mots irréguliers Temps : F(1,114)=73,41, p˂0,01 Profil : F(2,76)=2,58, p=0,08
Différence significative Tendance
Mots réguliers Temps : F(1,114)=115,4, p˂0,01 Profil : F(2,76)=4,36, p=0,016
Différence significative Différence significative
Logatomes Temps : F(1,114)=122,27,p˂0,01 Profil : F(2,76)=7,44, p=0,01
Différence significative Différence significative

Illustration n°2: tableau d’analyse des différences significatives ou tendances


les plus marquantes concernant les voies de lecture

Les tendances qui se dégagent sur le temps de lecture sont en faveur des
enfants TLO-Exp. et TLO-Mixte : ils lisent les mots plus rapidement que les
enfants du groupe TLE.

-Compréhension en lecture
Le niveau de lecture est évalué sur un texte unique au cours duquel
l’enfant est examiné sur ses compétences en lecture. Le score est ici chiffré
comme suit : 0 représente une impossibilité totale d’accéder à la
compréhension, le niveau 1 correspond à la validation d’un niveau CE1, le
niveau 2 indique la validation d’un niveau CE2 et le niveau 3 la validation d’un
niveau CM. On remarque plusieurs choses au sujet de ces résultats : d’abord, il
existe une différence significative entre le début et la fin de l’enquête,
indépendamment de la question du profil (F(1,114)=244,85, p˂0,01) : les enfants
ont tous progressé. Néanmoins, ils ne semblent pas l’avoir fait de façon
homogène : on peut observer une tendance à la différenciation en fonction du
profil (F(2,114)=3,558, p˂0,023). Ce sont ici les enfants TLO-Mixte qui se
démarquent des groupes TLE et TLO-Exp., plus proches, que ce soit au début
ou à la fin de l’enquête. D’un point de vue descriptif, on remarque qu’en fin
d’enquête, la médiane chez le groupe TLO-Mixte est identique au troisième
quartile, ce qui implique une population déséquilibrée dans ses résultats. Si les
trois groupes ont la même médiane (3), ils sont plus nombreux chez les TLE et

Akofena çn°001 195


O. Lingani

TLO-Exp. à strictement la franchir que dans le groupe des TLO-Mixte qui s’y
arrête plus facilement. On remarque également que l’un des enfants n’a pas
progressé du tout sur ce plan parmi les enfants TLO-Mixte.

-Compétence en matière de transcription de syllabes et de phrases Batelem-R


L’évaluation de la transcription est réalisée sur plusieurs niveaux au
cours de ce test : tout d’abord, le score global permet de donner un niveau en
mois de développement, de la même manière que dans l’Alouette. Sont ainsi
évaluées plusieurs compétences de transcription, comme l’orthographe
phonétique, l’orthographe morphosyntaxique qui permettent d’obtenir ce
niveau global. Nous allons tout d’abord observer ce résultat global donné sous
forme de mois de développement :
-on observe ici une différence très significative en fonction de l’évolution entre
début et fin de l’enquête (F(1,114)=84,88 ; p˂0,01), et également une différence
significative entre les différents profils (F(2,114)=8,67 ; p˂0,01) : il semble que les
enfants du groupe TLO-Mixte aient des scores beaucoup moins élevés que ceux
des groupes TLE et TLO-Exp.
Concernant les compétences en matière de phonétique, les scores se
répartissent comme suit : les effets de l’évolution au cours de l’enquête sont très
clairement marqués (F(2,114)=108,34 ; p˂0,01), ainsi que ceux des différents
profils (F(2,114)=16,16 ; p˂0,01), notamment en raison de la faiblesse des
résultats des TLO-Mixte de façon générale, que ce soit au début ou à la fin de la
prise en charge. En matière de compétences en termes d’orthographe d’usage,
les résultats sont assez similaires :
- concernant l’évolution au cours de l’enquête, il y a encore une différence
significative (F(2,114)=81,21 ; p˂0,01), et également au niveau de la distinction
entre les profils, on décèle également une différence significative
(F(2,114)=6,66 ; p˂0,01). Comme pour les résultats globaux, mais également de
la même manière que dans les résultats en phonétique, l’évolution en fonction
n’est pas homogène. Enfin, concernant les résultats en matière d’orthographe
morphosyntaxique, les résultats sont plus nuancés mais tendent vers la même
direction :
-il existe bien une différence significative dans l’évolution liée à l’enquête
(F(2,114)=28,05 ; p˂0,01), et également une tendance vers la différenciation des
profils (F(2,114)=3,02 ; p˂0,052). De façon globale, on peut donc dire qu’il y a un
effet significatif de l’évolution au cours de l’enquête, et que les aspects de
profils se détachent légèrement dans la compréhension en lecture, bien plus sur
le temps de lecture des mots isolés, et nettement au cours de l’épreuve de
transcription.

3.2 Discussion
Dans cette partie, nous mettons en discussion les résultats en rapport aux
objectifs et aux hypothèses.

196 Mars 2020 ç pp. 185-202


Troubles sévères du langage écrit : cas d’enfants de CE et CM
en fonction de leur profil de langage oral

-Un effet global de progression


Lorsqu’on observe de façon très globale les résultats, on peut constater
que la progression est significative dans tous les domaines en dehors des temps
de lecture de mots isolés de la BALE, ce qui signifie que les enfants de tous les
groupes profitent des connaissances des enseignants en rapport à la prise en
charge des enfants présentant des troubles. On remarque d’ailleurs que cette
progression est homogène dans le déchiffrage, c’est-à-dire sur la progression
dans les mois de développement et de mots corrects par minutes à l’Alouette et
dans le score de lecture de mots isolés de la BALE pour les mots irréguliers,
réguliers et les logatomes : tous les enfants, peu importe le groupe dont ils font
partie, progressent de la même manière. Cela permet de réaliser qu’il n’y a donc
pas de mise en évidence d’une différenciation de progression en fonction des
profils réalisés dans tous ces domaines.

-Lecture de mots isolés


La lecture de mots isolés présente la particularité d’évaluer trois éléments
différents -la lecture de mots irréguliers, réguliers et de logatomes- sur deux
plans : d’une part sur le plan du score et d’une part sur le plan du temps. Sur le
plan du score, comme nous l’avons précisé plus tôt, l’évolution est tout à fait
significative tout groupe confondu ce qui implique une homogénéité : tous les
groupes progressent de la même manière dans le domaine. C’est sur le temps
de lecture qu’il y a des différences, et surtout une influence du profil : les
enfants ont une tendance à progresser de façon différente selon le groupe
auquel ils appartiennent. Dans ce cadre, on observe qu’il existe une tendance à
ce que les enfants du groupe TLE conservent une certaine lenteur par rapport
aux groupes TLO-Exp. et TLO-Mixte. Une interprétation possible est que les
enfants de ces deux groupes, contrairement à ceux du groupe TLE, ne
présentent pas de trouble spécifique de l’identification des mots et que c’est
pour cette raison qu’à score égal, puisque la progression est la même pour tous
les groupes dans ce domaine, ils lisent plus rapidement. Les enfants du groupe
TLE conserveraient donc une lenteur difficile à compenser, même par rapport
aux enfants des groupes TLO. N’en reste pas moins que la vitesse de lecture
enfants des groupes TLO-Exp. et TLO-Mixte reste déficitaire et pathologique
par rapport à l’étalonnage de la BALE.
Ces éléments demanderaient à être approfondis, notamment par la
lecture de mots fréquents et de mots non-fréquents pour observer un potentiel
effet de lexicalité dans la lecture de mots isolés et donner d’autres
interprétations. Ce que ces éléments apportent cependant est l’importance de la
vitesse dans la prise d’information concernant les enfants présentant des
troubles de langage écrit et oral, comme le soulignait I. Talli et al. (2014). C’est
un facteur d’observation important qui peut permettre de dissocier différents
processus cognitifs. En tous cas, les résultats observés ici reproduisent ceux qui

Akofena çn°001 197


O. Lingani

ont été trouvés par cette même équipe (I. Talli et al., 2014), où des enfants
présentant un trouble spécifique du langage écrit étaient comparés à un unique
groupe d’enfants présentant des troubles du langage oral, ainsi que des groupes
contrôles appariés en âge chronologique et en âge de lecture. Ces éléments
apportent ici un argument en faveur de l’idée que les troubles du langage oral
et les troubles du langage écrit ne se recoupent et simplement, et pourraient
constituer deux troubles distincts.

-Compréhension écrite
L’évaluation de la compréhension écrite est ici réalisée à l’aide d’un texte
proposé paragraphe par paragraphe à l’enfant, lui offrant la possibilité de
valider différents niveaux scolaires de lecture : absence de fonctionnalité de la
lecture, CE1, CE2 et CM, indiquée sous la forme de chiffres (0, 1, 2, 3, 4). On
constate une progression très importante dans le temps de l’enquête : la
différence est très significative entre le début et la fin de l’enquête. Tous les
groupes ont donc progressé. On remarque néanmoins une tendance à la
différenciation entre les profils, ce qui pourrait impliquer que la progression
n’est pas exactement homogène entre les groupes. Les enfants du groupe TLO-
Mixte semblent obtenir des scores légèrement plus faibles que le groupe TLO-
Exp. et TLE.
Néanmoins, il ne faut pas oublier que concernant la différenciation des
profils, il ne s’agit que d’une tendance, ce qui peut s’expliquer par le manque de
variabilité du score obtenu : l’écart-type est plutôt grand, notamment pour le
groupe TLO-Mixte (supérieur à 1) et les différences de scores possibles ne sont
pas très étendus, ce qui ne permet pas forcément d’obtenir la prise en compte
d’une variabilité significative. On observe ici une réponse à une interrogation
commune : malgré des scores très déficitaires en matière de compréhension
orale, que ce soit en termes de lexique passif ou de compréhension de phrases,
les enfants du groupe TLO-Mixte progressent en matière de compréhension
écrite, et d’une manière qui semble s’approcher de celle des enfants des deux
autres groupes. La compréhension écrite constitue donc un aspect à ne surtout
pas négliger, malgré les difficultés de compréhension orale qui peuvent exister
par ailleurs chez les enfants TSLO.

-Transcription
C’est l’un des points les plus originaux de notre travail dans la mesure
où c’est un processus peu étudié dans la littérature en psycholinguistique. Sont
ici évaluées la transcription des syllabes puis des phrases, contrairement à
d’autres études où est évaluée l’écriture de mots isolés, sur la même base que
celle utilisée pour les voies de lecture (mots irréguliers, mots réguliers,
logatomes), comme dans les travaux de C. Bednarek et S. Neves (2013), ou de D.
Brizzolara et alii. (2011). Cela ne permet pas forcément d’obtenir le même type
de critères et semble donc en frein aux comparaisons, tout en écartant des

198 Mars 2020 ç pp. 185-202


Troubles sévères du langage écrit : cas d’enfants de CE et CM
en fonction de leur profil de langage oral

principes importants en matière de transcription, notamment les aspects


morphosyntaxiques. On retrouve chez C. Bednarek et S. Neves (2013), dans une
étude réalisée en français, un effet de lexicalité important, tandis que chez D.
Brizzolara et alii. (2011), on parle d’erreurs plus fréquentes sur les mots
réguliers chez les enfants présentant un trouble spécifique du langage oral.
Concernant notre étude, d’abord, on remarque que le résultat global de
Batelem-R en âge de développement permet d’observer que tous les groupes
ont eu une progression significative, mais également qu’ils ne progressent pas
tous de façon homogène : en effet, on peut voir que les TLE progressent plus
sensiblement que les TLO-Exp., et que ces derniers progressent également que
les TLO-Mixte, résultat attendu dans l’hypothèse que nous avons
précédemment formulée. Plus les troubles du langage oral sont diffus, plus les
difficultés à accéder à une transcription efficiente semblent importantes.
Ces éléments se retrouvent également de façon tranchée concernant la
comparaison des scores bruts en phonétique et en orthographe d’usage. Par
ailleurs, une tendance apparaît dans l’orthographe syntaxique, ce qui permet
d’obtenir un certain mimétisme dans la situation. Ce résultat en termes de
tendance peut notamment s’expliquer par le fait que la plupart des enfants de
tous les groupes confondus n’obtiennent pas de très hauts résultats dans ces
domaines, avec un niveau global bien souvent situé dans la zone du CE1, et
rarement plus haut. La notation est nettement plus étendue en phonétique
qu’en usage, et elle l’est également plus en usage qu’en syntaxe. Ces éléments
ne favorisent pas l’obtention d’une grande variation.

-Répondre à nos hypothèses


Nous avions formulé plusieurs hypothèses au sujet notamment de la
différenciation des profils de langage oral en lecture, et en orthographe.
Concernant la lecture, notre hypothèse n’est pas véritablement validée. Les
différents groupes progressent de façon relativement homogène, que ce soit en
déchiffrage ou en compréhension, bien qu’une tendance se dégage en faveur de
la différenciation pour ce dernier aspect. On observe une tendance des enfants
du groupe TLO-Mixte à avoir des scores de compréhension moins élevés que
les autres groupes, alors qu’ils ont des scores comparables aux TLE et TLO-Exp.
en terme de déchiffrage. Ces éléments peuvent être mis en rapport avec l’idée
déjà évoquée auparavant qu’à niveau de compréhension équivalent, les enfants
du groupe TLO-Mixte peuvent être de meilleurs décodeurs que les enfants du
groupe TLE parce qu’ils n’ont pas de trouble spécifique à l’identification de
mots.
La tendance dégagée permet de suggérer que les enfants TLO-Mixte sont
moins bons compreneurs que les TLE. On peut y voir un impact des difficultés
en matière de compréhension orale et de développement du vocabulaire, tous
deux prégnants dans le profil des enfants TLO-Mixte en langue française,
comme le soulignent Gentaz et al. (2013). Dans notre étude, on observe tout de

Akofena çn°001 199


O. Lingani

même que cet effet reste relativement limité, dans la mesure où la


différenciation en termes de profil n’est basée que sur une tendance.
Il n’en reste pas moins que la manière de comptabiliser le niveau de
compréhension des enfants est probablement trop restreinte et demanderait à
être affinée pour permettre une plus grande variabilité d’obtention des scores,
et pour voir se détacher des éléments statistiques qu’on ne peut, sur le système
utilisé ici, pas observer.
L’hypothèse est cependant validée en matière de transcription. La
progression existe pour tous les profils d’enfants, mais plus les enfants ont des
domaines touchés en langage oral, plus leurs compétences en matière de
transcription sont réduites. Les performances en matière phonétique et en usage
semblent d’ailleurs plus faciles à obtenir, tous groupes confondus, que celles en
morphosyntaxe. Dans le domaine morphosyntaxique, les résultats se situent
dans une simple tendance à la différenciation des profils, mais c’est également
l’un des éléments les plus complexes à obtenir puisqu’en français, il ne
correspond pas strictement à des conversions graphèmes/phonème, et qu’il
devient un indicateur important et non audible d’un certain nombre de
composantes (genre, nombre, étymologie, etc.). La difficulté pour un enfant
présentant des troubles des apprentissages et ayant passé du temps avec des
compétences très faibles dans le domaine du langage écrit est très importante, et
le nombre de processus cognitifs pouvant entrer en jeu dans de telles situations
le semble également.

Conclusion
Si l’ensemble du traitement des données n’a pas pu fournir de résultat
permettant de répondre à toutes nos hypothèses, l’originalité de notre
démarche est de proposer des éléments concernant les processus entrant en jeu
dans la transcription en langue française. Par ailleurs, nous avons pu observer
que même pour des enfants avec des compétences extrêmement faibles dans le
domaine du langage écrit après plusieurs années dans le système scolaire
ordinaire, un enseignement scolaire adapté permettait d’accéder à une certaine
fonctionnalité de compréhension de la lecture pour une grande majorité d’entre
eux. Cette étude nous semble ouvrir d’autres perspectives pour mieux
comprendre comment fonctionnent les troubles de l’acquisition du langage oral
et du langage écrit. En effet, il serait intéressant d’étendre la population,
notamment au niveau des enfants présentant un trouble spécifique du langage
oral, pour permettre de construire des groupes avec des outils de compétences
plus fins. L’ajout de trois groupes d’enfants tout-venant semble également une
nouvelle voie d’exploration, comme I. Talli et al. (2014) le proposent dans leurs
recherches. Ici, on pourrait envisager la question en appariant les enfants
présentant des troubles à des enfants tout-venant de même âge chronologique
d’une part, de même âge de développement du langage oral, et enfin de même
âge de développement du langage écrit. Cela permettrait d’observer un certain

200 Mars 2020 ç pp. 185-202


Troubles sévères du langage écrit : cas d’enfants de CE et CM
en fonction de leur profil de langage oral

nombre de dissociations possibles avec ces différents groupes, et également de


quel (s) groupe (s) sont plus proches les enfants avec des troubles spécifiques
du langage oral, que ce soit justement sur le plan oral ou écrit. Toutes ces pistes
n’offrent pas également les mêmes éléments d’analyses, mais toutes ont pour
but de nous en apprendre plus sur l’évolution de ces enfants, en ne perdant pas
de vue que chaque enfant est unique et possède une trajectoire qui lui est
propre.

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patients présentant un trouble spécifique du langage oral à prédominance
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202 Mars 2020 ç pp. 185-202


T. J. Natama

LA DICTÉE AU BREVET D’ÉTUDE DU PREMIER CYCLE AU BURKINA


FASO : UNE INJUSTICE CONSTATÉE DANS LE BARÈME DE NOTATION

Tilado Jérôme NATAMA


Université Joseph Ki-Zerbo - Burkina Faso
tiladonatama@gmail.com

Résumé : La dictée est un outil qu’utilisent fréquemment les enseignants du


français pour contrôler le degré de maîtrise de la langue par les apprenants.
Pratiquée depuis l’école primaire, la dictée est omniprésente jusqu’en classe de
3e. C’est justement sa présence à l’épreuve de français au Brevet d’Étude du
Premier Cycle qui nous intéresse dans ce présent article. En effet, nous avons
remarqué que les taux de réussite au B.E.P.C. au Burkina ces dix dernières
années sont très faibles (cf. annexe 2). L’une des causes de l’échec des candidats
est le nombre élevé de zéros en dictée. En effet, nous avons mené une étude
dans un jury d’examen du B.E.P.C. de la session de 2019 dans la région du
Centre-ouest. À l’issue de l’étude, nous nous sommes rendu compte que le
mode d’évaluation de la dictée est inadapté, car le barème de notation est trop
rigide. La preuve est que dans le jury où a lieu l’étude, sur 428 candidats, 402
candidats ont eu zéro en dictée. Alors, pour réduire au minimum le nombre de
zéros, nous avons proposé le remplacement de la dictée classique par la dictée
à trous. Cette dictée à trous a l’avantage de demander expressément aux
candidats d’orthographier correctement vingt mots supprimés dans un texte.
De ce fait, chaque mot étant noté sur 1 point, il est donc impensable qu’un
candidat rate l’orthographe de tous les mots.
Mots-clés : Dictée, évaluation, enseignement-apprentissage, langue française,
examen, échec
Abstract : Dictation is a tool that French teachers frequently use to control the
level of language proficiency by learners. Practiced from primary school,
dictation is omnipresent up to the 3rd grade. It is precisely his presence in the
French test in the First Cycle Study Certificate that interests us in this article.
Indeed, we have noticed that the success rates at the First Cycle Study
Certificate in Burkina the last ten years have been very low (see Annex 2). One
of the causes of the candidates' failure is the high number of dictation zeros.
Indeed, we conducted a study in a First Cycle Study Certificate of the 2019
session in the Central West region. At the end of the study, we realized that the
way of evaluating dictation is unsuitable because the grading scale is too rigid.
The proof is that in the jury where the study takes place, out of 428 candidates,
402 candidates had zero in dictation. So, to reduce the number of zeros as
much as possible, we proposed replacing the traditional dictation by the hole
dictation. This gap dictation has the advantage of specifically asking
candidates to spell correctly twenty deleted words in a text. Therefore, each
word being marked on 1 point, it is therefore unthinkable that a candidate
misses the spelling of all the words.
Keywords : Dictation, assessment, teaching-learning, French language, exam,
failure

Akofena çn°001 203


La dictée au Brevet d’Étude du Premier Cycle au Burkina Faso :
une injustice constatée dans le barème de notation

Introduction
Le Brevet d’Étude du Premier Cycle (B.E.P.C.) est le second diplôme de
l’enseignement général au Burkina Faso. Il atteste de l'acquisition de
connaissances générales au terme de quatre années d’étude (6e, 5e, 4e et 3e) dans
les disciplines telles que les mathématiques, les sciences physiques, les sciences
naturelles, l’histoire-géographie, l’anglais, le français, et, l’éducation physique
et sportive.
L’épreuve de français, l’une des sept épreuves, comporte trois sous-
épreuves que sont la dictée, le maniement et la connaissance de la langue et
l’expression. Parmi ces sous-épreuves, la dictée semble redoutée par les
candidats, parce que nombreux parmi eux y obtiennent une note de « 00/20 ».
Pourtant la dictée fait depuis longtemps partie de l’enseignement-apprentissage
du français. Elle est donc un outil de contrôle du degré de maîtrise de la langue
française. Son objectif est d’amener l’apprenant à réinvestir ses acquis
linguistiques. C’est pour cela qu’elle est une composante de l’épreuve de
français au B.E.P.C. Mais, pourquoi plusieurs candidats ont-ils zéro en dictée ?
L’hypothèse qui découle de cette interrogation est que les zéros à la dictée sont
dus, d’une part, à la non maîtrise des règles grammaticales et orthographiques
par les candidats et, d’autre part, à la rigidité du barème de notation. Ces zéros
à la dictée contribuent à faire baisser le taux national de réussite au B.E.P.C.
Dans ce présent article, notre objectif est de proposer une nouvelle forme
d’évaluation de la dictée, afin de réduire au minimum le nombre de zéros et par
ricochet, rehausser le taux de réussite national. Pour étayer notre hypothèse,
l’analyse portera d’abord sur les outils de la langue, ensuite nous tenterons de
donner les causes des zéros des candidats à la dictée et enfin, nous proposerons
une nouvelle forme d’évaluation de la dictée au B.E.P.C.

1. Les outils de la langue


L’apprentissage de la langue française, dans un cadre formel, passe
prioritairement et impérativement par l’acquisition de son alphabet. Ainsi,
selon M. Riegel (2014, p.114), la langue française comporte « 26 lettres,
auxquelles s’ajoutent des accents (aigu, grave, circonflexe) et des signes
auxiliaires (tréma, cédille) » qui permettent aux usagers de la transcrire. Nul
besoin de les rappeler, car tous les apprenants de la langue française ont appris
ces vingt-six (26) lettres par cœur à l’école primaire. Néanmoins, l’alphabet
français commence par la lettre « a » et se termine par la lettre « z ». La lettre
« a » a été apprise à travers la leçon « La moto de papa. » et « Zida va au zoo. »
(Cf. Sanou/Dao et al. 2010) a permis d’apprendre la lettre « z » en classe de
cours préparatoire première année (CP1). Après l’apprentissage isolé des
lettres, il s’est agi, par la suite, de les combiner entre elles, surtout les voyelles et
les consonnes, pour former des syllabes, des mots. C’est ainsi que la leçon
« Antoine balaie la véranda. » a permis d’apprendre le son « an » et « Henri est

204 Mars 2020 ç pp. 203-216


T. J. Natama

l’enfant de Félix. » (Cf. Sanou/Dao et al. 2010) a permis d’apprendre une autre
variante du même son « an » mais s’écrivant cette fois-ci avec la lettre « e ».
Les lettres qui avaient été apprises pêle-mêle en classe de CP1 par
l’apprenant sont ordonnées par ordre alphabétique en classe de cours
élémentaire première année (CE1). La prononciation de certaines lettres a même
été modifiée. Il s’agit notamment des lettres « c, f, g, h, j, k, l, m, n, r, s, w, x, y,
z ». À partir du classement alphabétique des lettres, l’acquisition de l’alphabet
français est effective. Dès lors, il ne s’agit plus d’apprendre l’alphabet, mais de
combiner les lettres entre elles pour former des mots. Donc, nous pouvons
définir le mot comme étant formé d’un ou de plusieurs lettres. C’est ce que
Porée (2011, p.61) confirme en ces termes : « Les mots sont des entités formées
de petits signes appelés lettres. ». Par exemple, dans la phrase « Ali a un seau
d’eau sur son vélo.», le premier mot « Ali » est formé de trois lettres, alors que
le deuxième mot « a » est formé d’une seule lettre.
Une fois les vingt-six (26) lettres bien mémorisées, l’usager de la langue
française peut générer une infinité de mots. Ces mots, combinés entre eux, lui
permettent de construire des phrases. Une phrase est donc formée d’un ou de
plusieurs mots. Par exemple, « Les élèves inconscients bavardent en classe. »,
« Silence ! » sont des phrases. La première phrase est formée de six mots, tandis
que la seconde est formée d’un seul mot. Mais, il est judicieux de signaler qu’il
ne suffit pas d’aligner des mots pour former une phrase. Ainsi, « Les bavardent
inconscients en classe élèves. » n’est pas une phrase, car elle n’a aucun sens.
Une phrase est donc, selon Urbain Domergue cité par Tisset (2010, p.51), une
« unité ayant un sens complet, contenant autant de propositions que de verbes
finis ». L’agencement des mots dans la phrase tient compte des constituants
canoniques de la phrase verbale. De ce fait, « Les élèves inconscients bavardent
en classe. » est formé du groupe sujet « les élèves inconscients », du groupe
verbal « bavardent » et du groupe circonstanciel « en classe ».
Avec les milliers de mots que compte la langue française, comment
construire des phrases dépourvues de fautes ? À priori, il semble impossible
d’écrire un texte sans fautes. Il est à noter qu’un texte est un enchevêtrement de
phrases. Mais, pour Maingueneau (2001, p.143), il « n’est pas une simple
succession de phrases, [car] il constitue une unité linguistique spécifique ». Le
texte est alors « une suite bien formée d’unités (phrases, propositions, actes de
langage ou d’énonciation) liées progressant vers une fin ». (Adam et Petitjean
1995, p.84). La langue s’est dotée de règles permettant aux usagers
d’orthographier correctement les mots. Une application efficiente de ces règles
permet alors de produire un texte sans fautes d’orthographe grammaticale, ni
de fautes d’orthographe lexicale.

Akofena çn°001 205


La dictée au Brevet d’Étude du Premier Cycle au Burkina Faso :
une injustice constatée dans le barème de notation

1.1. L’orthographe grammaticale


L’orthographe grammaticale renvoie aux relations d’interdépendance
qu’entretiennent les mots dans une phrase. Selon Chartrand et al. (2011, p.68),
« l’orthographe grammaticale décrit les règles d’accord des mots de classes
variables dans une phrase écrite ». En effet, les mots de la langue française sont
répartis en dix classes (Cf. Dubois et Lagane, 2009, p.3), afin de faciliter leur
appropriation. Ces dix classes de mots se subdivisent en cinq classes variables
et cinq classes invariables. Les classes variables regroupent les noms, les
pronoms, les déterminants, les adjectifs qualificatifs et les verbes. Ces classes,
variant en genre et en nombre, regorgent d’une multitude de règles d’accord.
C’est la maîtrise de ces règles qui permet d’éviter les fautes grammaticales.
Quant aux classes invariables, elles ne varient ni en genre, ni en nombre. Les
mots invariables que sont les adverbes, les prépositions, les interjections, les
conjonctions de coordination et de subordination ne comportent donc pas de
règles d’accord. Mais, comment faire pour identifier la nature d’un mot lorsque
l’on écrit ?
L’identification des mots ou plutôt leur classification en catégories
grammaticales par les apprenants du français est étalée sur quatre années
d’étude. Les dix classes de mots ont été apprises une à une à partir de la classe
de CE1 et ce, jusqu’en classe de CM2. Par exemple, l’étude du nom passe par
son identification dans une phrase. De façon générale, le nom est précédé d’un
déterminant. Ensuite, vient la subdivision des noms en noms propres, noms
communs, noms concrets, noms abstraits, noms simples, noms composés, etc.
pour aboutir au féminin et au pluriel des noms. Les verbes font appel aux
modes, aux temps, aux groupes, aux personnes, etc. L’étude des classes de mots
est un véritable dédale. Pourtant, la maîtrise de la langue française passe
impérativement par la maîtrise de ces classes de mots.
En principe, à l’issue des quatre années d’étude, l’apprenant est nanti de
connaissances nécessaires lui permettant de déterminer la nature de n’importe
quel mot dans une phrase. L’identification systématique de la nature des mots
permet à l’apprenant d’appliquer efficacement les règles afférentes aux classes
de mots variables. Ainsi, il sait que :
- le nom s’accorde en nombre avec son déterminant,
- le déterminant s’accorde en genre et en nombre avec le nom qu’il accompagne,
- le pronom s’accorde en genre et en nombre avec le nom qu’il remplace,
- l’adjectif qualificatif s’accorde en genre et en nombre avec le nom qu’il
qualifie,
- le verbe s’accorde en nombre avec son sujet,
- etc.
Ces cinq règles sont à appréhender comme un résumé des centaines de
règles d’accord que renferme la langue française. Nous n’avons pas la
prétention de toutes les passer en revue ici, puisque les manuels de grammaire
ont déjà fait le travail. Tout compte fait, nous convenons avec Lefrançois

206 Mars 2020 ç pp. 203-216


T. J. Natama

(2009, p.28) que « la principale difficulté en matière d’accord n’est pas le


nombre de règles, mais bien la difficulté pour le scripteur de choisir celle qu’il
doit appliquer. Cela suppose nécessairement la capacité à discerner la classe des
mots en contexte. ». Donc, la maîtrise des classes de mots qui est synonyme de
la maîtrise des règles d’accord par les élèves leur permet d’éviter les fautes
d’orthographe grammaticale. Qu’en est-il alors des fautes d’orthographe
lexicale ?

1.2. L’orthographe lexicale


Précisons d’entrée de jeu que c’est le dictionnaire qui règle
l’apprentissage de l’orthographe lexicale aussi appelée orthographe d'usage.
Elle est donc la façon d'écrire un mot, tel qu’il est consigné dans le dictionnaire.
Selon Simard (1995, p.145), l'orthographe lexicale renvoie à « l'ensemble des
graphies imposées par des conventions linguistiques qui ne dépendent pas des
règles d'accord ». Si tel est le cas, par quel mécanisme l’élève apprend-il les
mots de la langue ? Le processus d’acquisition du vocabulaire de la langue
française commence déjà à partir de la lecture-écriture des lettres de l’alphabet.
Une fois l’alphabet mémorisé et grâce à la syllabation1, un élève peut,
théoriquement, ne serait-ce que phonétiquement, écrire n’importe quel mot
qu’il entend. Par exemple, le mot « papa » comporte deux lettres « p » et « a » et
deux syllabes « pa-pa ». Même si l’élève n’a pas encore vu le mot « papa », il est
capable de l’écrire correctement grâce à sa maîtrise de l’alphabet et à la
syllabation. Suivant la même logique, l’élève pourrait écrire le mot
« orthographe » ainsi : ortografe. Du point de vu phonétique, le mot est correct.
Mais il y a une omission de la lettre « h » qui ne transparaît pas dans la
prononciation syllabique et une substitution des lettres « ph » par la lettre « f »
qui se prononcent de la même manière. Pour réussir donc à écrire correctement
le mot « orthographe », il faudrait que l’élève l’ait rencontré préalablement au
cours de la lecture d’un texte et qu’il ait pris le temps de mémoriser l’image de
ce nouveau mot qu’il vient de rencontrer. C’est dans ce sens que Pacton, Fayol
et Perruchet (1999, p.26) déclarent : « Un enfant ayant préalablement rencontré
un mot pourrait l'écrire de mémoire alors qu'un autre ne l'ayant jamais
rencontré en construirait une graphie par correspondances phonèmes/
graphèmes. ».
En somme, l’acquisition du vocabulaire d’une langue passe par la
lecture-mémorisation. L’élève, au cours de la lecture d’un texte, doit faire
attention à l’image des mots qui ne lui sont pas familiers. C’est, du reste, ce
qu’affirment Siffrein-Blanc et Georges (2010, p.28) en ces termes : « L’acquisition
de l’orthographe lexicale passe par un processus complexe de mémorisation à
long terme de la forme entière des mots écrits. Sa connaissance correspond à la
connaissance de la forme orthographique des mots. ». Ainsi, l'un des moyens

1La syllabation est la prononciation d’un mot en syllabe. Une syllabe est l’association du phonème d’une
voyelle et celui d’une consonne formant un son unique.

Akofena çn°001 207


La dictée au Brevet d’Étude du Premier Cycle au Burkina Faso :
une injustice constatée dans le barème de notation

d'éviter les fautes d’orthographe lexicale, pour un élève, est de constituer un


stock lexical à travers la lecture régulière de textes. Ce stock lexical pourrait être
réinvesti ultérieurement dans ses productions personnelles de textes ou lors
d’une dictée.
Mais l'existence d'une pluralité de graphèmes associés à un même
phonème complique davantage l'apprentissage de l'orthographe lexicale. C’est
le cas des sons « an, am, en, em », « o, au, eau », « è, ai, ei », « in, ein, ain, aim »
etc. Par exemple, un élève aura des difficultés à choisir parmi les graphies « ein,
ain, aim, in » le graphème qui sied pour écrire les mots « frein, faim, fin, pépin
et pain. » Il aura plus tendance à écrire « *pépain » comme « pain », car le mot
« pain » lui est plus familier que le mot « pépin ». Il en est de même pour les
mots à double consonne. Ainsi, les mots « développement, correction,
connaissance, commander, battre, accorder, syllabe, difficile, additionner,
suggestion, etc. » comportent une double consonne. Par exemple, un élève qui,
lors une dictée, écrit le mot « battre » avec un seul « t » a commis une faute
d’orthographe lexicale et de ce fait il perd un point puisqu’en dictée les fautes
d’orthographe lexicale sont sanctionnées par le retrait d’un point.
Il existe néanmoins quelques règles permettant aux élèves de réussir
l’orthographe de certains mots. Nous faisons allusion à la formation des
adverbes en -ment, aux homonymes homophones et à la famille de mots. Les
mots « ardemment, abondamment » s’écrivent avec deux « m », parce qu’ils
sont des adverbes formés à partir des adjectifs qualificatifs « ardent et
abondant ». La règle stipule que lorsque l’adjectif qualificatif se termine par « -
ent » ou « -ant », on supprime le « t », puis on transforme le « n » en « m » avant
d’ajouter le suffixe -ment. De ce fait, un élève qui maîtrise bien cette règle et qui
est capable de déterminer systématiquement la nature des mots, écrira
correctement, lors d’une dictée, le mot « violemment » et non *violament,
puisque le « em » se prononce « a ».
Pour ce qui est des homonymes homophones, tels que « a/à », « se/ce »,
« son/sont », « ou/où », etc., des règles permettent de choisir la bonne
orthographe. Par exemple, « a » est le verbe « avoir » conjugué à la troisième
personne du singulier au présent du mode indicatif et « à » est une préposition.
Le choix de la préposition « à » est guidé par le fait qu’on ne peut pas la
remplacer par « avait » dans une phrase. Donc, on ne peut pas écrire : « L’élève
va a l’école. » mais « L’élève va à l’école. », car il est impossible de dire :
« L’élève va avait l’école. ». Par contre, on écrit « a », sans accent, quand on peut
le remplacer par « avait ». De même, « se », pronom personnel, suit toujours un
verbe, tandis que « ce », adjectif démonstratif, suit toujours un nom. Ainsi, dans
la phrase suivante : « Ce garçon se lave tous les jours. », si l’élève sait que
« garçon » est un nom et que « lave » est un verbe, le choix de « ce » ou « se »
sera approprié devant chaque complément.
Enfin, la famille de mots qui est un ensemble de mots formés à partir
d’un même radical peut aider l’élève à réussir l’orthographe des mots issus de

208 Mars 2020 ç pp. 203-216


T. J. Natama

la même famille. Il suffit, par exemple, que l’élève sache comment on écrit le
mot « physique » pour réussir aisément, à écrire correctement les mots
« physiologie, physiologiste, physionomie », car ayant le même radical que
« physique ».
La dictée est l’un des outils utilisés par l’enseignant pour contrôler le
degré d’acquisition des règles d’accord et la connaissance des mots de la langue
par l’élève. De ce fait, un texte lui est dicté et la tâche lui revient d’orthographier
correctement les mots. Ainsi, la correction d’une copie de dictée consiste à
rechercher des anomalies d’écriture. En effet, l’enseignant sillonne le texte des
yeux à la recherche de fautes. Pour espérer avoir la moyenne, l’élève doit éviter
de commettre beaucoup de fautes, car une faute d’orthographe grammaticale
lui coûte deux points et une faute d’orthographe lexicale un point.

2. Corpus
Dans la conduite de notre étude, nous nous sommes intéressé aux élèves
de la classe de troisième, candidats au Brevet d’Étude du Premier Cycle. Ainsi,
notre corpus est constitué de dix copies de dictée de l’épreuve de français de
l’examen du B.E.P.C. de la session de 2019 au Burkina Faso. Nous avons choisi
cet examen final, car les notes révèlent le niveau réel des candidats. La dictée
avait pour titre « La plaine commune » et a été extraite de l’œuvre Kalahaldi, la
patte de charognard de l’écrivain burkinabè Baba Hama. L’œuvre a été publiée en
2014 aux éditions L’Harmattan. La dictée comporte cent-vingt-quatre (124)
mots, y compris le titre.
Dans le centre d’examen de Léo, composé de six jurys, les correcteurs2,
en présence des encadreurs (deux inspecteurs de l’enseignement secondaire et
un conseiller pédagogique), ont adopté le barème suivant pour la correction des
copies.
- une faute d’orthographe grammaticale égale à moins 2 points ;
- un accent mal placé (accent entrainant le changement de la classe du mot
comme à et a ; ou et où) égale à moins 2 points ;
- un mot sauté ou inventé égale à moins 2 points ;
- absence de référence du texte égale à moins 2 points ;
- absence de titre égale à moins 2 points par mot ;
- une faute d’orthographe lexicale égale à moins 1 point ;
- absence de majuscule en début de phrase ou nom commun portant une
majuscule égale à moins 1 point ;
- absence d’accent (aigu, grave, circonflexe) au nombre de quatre égale à moins
1 point ;
- la ponctuation : absence de virgule3 au nombre de quatre égale à moins 0,5
point.

2 Nous étions l’un des correcteurs.


3 Parmi les signes de ponctuation, seule la virgule n’est pas dictée.

Akofena çn°001 209


La dictée au Brevet d’Étude du Premier Cycle au Burkina Faso :
une injustice constatée dans le barème de notation

Nous avions un lot de quatre-vingt-dix (90) copies à corriger. À la fin de


la correction et après avoir appliqué le barème susmentionné, un seul candidat
a obtenu la note 9 sur quatre-vingt-dix (90) candidats. Les quatre-vingt-neuf
(89) autres candidats ont eu zéro à la dictée.

3. Les causes des mauvaises notes des candidats en dictée


3.1. La non maîtrise des règles de la langue
L’analyse du corpus a révélé que les élèves ne connaissent pas les classes
de mots, ni ne maîtrisent les règles d’accord y afférentes. L’analyse de la
troisième phrase du texte de la dictée est explicite à ce propos :
« Le sable, d’un jaune ocre, virait peu à peu au vert là où quelques herbes
précoces avaient poussé. »
La phrase comporte cinq accords que sont :
- un verbe : virait,
- un déterminant : quelques,
- un nom : herbes,
- un adjectif qualificatif : précoces,
- le participe passé du verbe « pousser » conjugué avec l’auxiliaire « avoir » à
l’imparfait de l’indicatif : avaient poussé.
En plus des cinq accords, elle comporte un homonyme homophone
(vert : vers, verre, ver). Voici la répartition des fautes d’accord commises par les
candidats.

Fautes d’accord Nombre de candidats ayant commis la faute


virait 01
quelques 03
herbes 01
précoces 04
avaient poussé 07

Cette statistique sur les fautes d’orthographe grammaticale révèle


l’ignorance des règles d’accord par les candidats. Ainsi, sept candidats sur dix
ne maîtrisent pas l’accord du participe passé employé avec l’auxiliaire avoir. En
rappel, « le participe passé d’un verbe conjugué avec l’auxiliaire avoir ne
s’accorde jamais avec son sujet. Mais il s’accorde toujours en genre et en
nombre avec le complément d’objet direct (COD) qui le précède. » (Gaillard,
2015, p.246). Si cette règle avait été bien assimilée, le candidat H374 n’aurait pas
écrit : « …quelques herbes précoces avaient poussés ». En effet, le candidat ignore
qu’il n’y a pas de complément d’objet direct dans la phrase. Par conséquent, le
participe passé « poussé » ne s’accorde ni en genre, ni en nombre.

4 H37 est le numéro d’anonymat de la copie du candidat.

210 Mars 2020 ç pp. 203-216


T. J. Natama

3.2. Le désintérêt à la lecture


À l’ère des nouvelles technologies de l’information et de la
communication, la lecture est devenue une corvée pour les élèves. Pourtant, elle
est l’un des moyens majeurs d’acquisition de l’orthographe lexicale. À l’école
primaire, la lecture est une activité fréquemment pratiquée. Mais à partir de la
classe de 6e et ce jusqu’en 3e, elle semble négligée, voire abandonnée. Les rares
fois que les enseignants font lire un texte aux élèves, c’est en début d’une
séquence didactique où le texte modèle est distribué aux élèves. Ces derniers
ont tout au plus, dix minutes pour s’imprégner du contenu du texte, afin de
pouvoir répondre aux questions de l’enseignant. Cet état de faits ne leur permet
pas de fixer de nouveaux mots dans leur mémoire. C’est pour cela que les
candidats ont commis beaucoup de fautes d’orthographe dans la dictée, en
témoigne le tableau ci-dessous.

Copies Fautes d’orthographe Fautes d’orthographe Total


grammaticale lexicale
H18 22 26 48
H33 10 21 31
H37 12 15 27
H45 12 18 30
J6 04 11 15
J7 14 8 22
J8 04 03 07
J12 13 12 25
L10 25 16 41
L16 11 08 19

La lecture, nous insistons là-dessus, est ce qui permet à un élève


d’enrichir son vocabulaire et par ricochet, maîtriser les classes grammaticales.

4. Discussion
L’un des objectifs de l’enseignement du français au post-primaire est
d’amener l’élève à produire des textes selon la situation de communication.
Ainsi, l’élève, à la sortie de la classe de troisième, doit pouvoir s’exprimer
convenablement à l’oral et à l’écrit, de manière à se faire comprendre. Il doit
donc être capable de :
- rédiger une lettre privée ou officielle avec explication et argumentation,
- rédiger un récit riche et complet avec dialogue et/ou portrait,
- rédiger la suite d’un texte,
- rédiger la scène antérieure d’un texte donné,
- produire tout type d’argumentation.
(Inspection de Français, 2010)

Akofena çn°001 211


La dictée au Brevet d’Étude du Premier Cycle au Burkina Faso :
une injustice constatée dans le barème de notation

Nous remarquons donc qu’en classe de 3e, l’enseignant de français a


pour mission d’amener les élèves à produire six types de textes, à savoir la
lettre privée, la lettre officielle, le récit intégrant un dialogue, le récit intégrant
un portrait, poursuivre la narration du récit d’un texte donné et le texte
argumentatif. Pour réussir la production de ces types de textes, deux types
d’outils sont enseignés aux élèves. Il s’agit des outils de la langue (grammaire,
conjugaison, vocabulaire) et des outils formels (les éléments constitutifs de
chaque texte et leurs agencements). Les outils de la langue sont des
connaissances indispensables à la production d’un texte donné. Par exemple,
l’accord de l’adjectif qualificatif (grammaire), l’imparfait de l’indicatif
(conjugaison) et la dérivation (vocabulaire) sont des notions enseignées aux
élèves dans la séquence « Produire un récit intégrant un portrait ». L’élève doit
réinvestir ces connaissances lors de la production dudit texte.
Malheureusement, de nombreux élèves ne perçoivent pas ce lien. Ils
produisent des textes sans un réel réinvestissement des connaissances qui leur
ont été enseignées au niveau de la grammaire, du vocabulaire et de la
conjugaison. Cet état de faits résulte du mode d’évaluation des connaissances,
car un devoir de français au post-primaire comporte deux grandes parties. La
première partie, intitulée Maniement et connaissance de la langue, comporte des
questions isolées portant sur la grammaire, le vocabulaire et la conjugaison. La
seconde partie, elle, intitulée Compréhension et expression, comporte des
questions de compréhension portant sur le texte d’étude et un sujet
d’expression demandant aux élèves de produire un type de texte donné,
généralement du même type que le texte d’étude. Cette manière d’évaluer
cloisonne les connaissances au niveau de chaque entité (grammaire,
vocabulaire, conjugaison et expression) de telle sorte que l’élève ne perçoit pas
leur relation logique et la convergence des outils de la langue vers l’expression.
Étant donné que les élèves sont incapables de réinvestir les connaissances
de la langue dans la production des textes, il va s’en dire qu’ils ne pourront pas
non plus les réinvestir dans la dictée. C’est ce qui explique, en partie, les
nombreux zéros en dictée au B.E.P.C. En effet, dans le jury 2 où nous avons
corrigé, sur un total de quatre-cent-vingt-huit (428) candidats, quatre-cent-deux
(402) ont eu zéro en dictée, perdant ainsi 20 points et compromettant
dangereusement leur chance de réussite. Le jury a enregistré un taux de réussite
de 24,76%, soit cent-six (106) candidats admis. Trois-cent-vingt-deux (322)
candidats ont été ajournés, probablement à cause de leur zéro en dictée.
Au regard de ce résultat catastrophique, nous proposons de revoir le
mode d’évaluation de la dictée au B.E.P.C., afin de réduire au minimum le
nombre de zéros et par voie de conséquence, rehausser le taux de réussite. Nous
proposons donc l’abandon de la dictée classique au profit de la dictée à trous.
La dictée à trous consiste à supprimer des mots dans un texte, en
l’occurrence les adjectifs qualificatifs, les homonymes homophones, les noms et
les verbes. Au total, vingt mots sont supprimés du texte. Ces mots supprimés

212 Mars 2020 ç pp. 203-216


T. J. Natama

sont affectés de numéros, de 1 à 20 selon leur apparition dans le texte. Ces


numéros ont pour but de guider la réinsertion des mots dans le texte. Une
légende permet au candidat de choisir la bonne orthographe parmi des mots
proposés. Ensuite, il la reporte dans le texte au numéro correspondant. Quant
aux verbes, ils sont donnés à l’infinitif. Il revient au candidat de les conjuguer
aux temps et modes donnés entre parenthèses. Chaque bonne réponse égale à
un (1) point. Un exemple de présentation d’une dictée à trous se trouve à
l’annexe 1.
Dans la dictée classique, un candidat perd deux (2) points s’il commet
une faute d’orthographe grammaticale. Par contre, à la dictée à trous, il perd un
(1) point pour une faute d’orthographe, qu’elle soit grammaticale ou lexicale. La
dictée à trous a pour objectif explicite d’évaluer la compétence des candidats
sur la maîtrise de règles et de mots choisis. C’est exactement la même chose
pour l’évaluation de la grammaire et du vocabulaire où, lors d’un devoir « n »,
toutes les notions enseignées ne font pas l’objet d’évaluation. À un devoir
« n+1 », on n’évalue plus sur les mêmes notions qu’au devoir « n », mais de
nouvelles notions qui n’ont pas encore fait l’objet d’évaluation. De la même
manière, nous affirmons que la dictée à trous est le meilleur moyen d’inciter les
élèves à la mémorisation des cours et à l’application des règles de la langue, si
toutefois elle est pratiquée dès la classe de 6e. Elle leur permettra de découvrir
et de mémoriser de nouveaux mots. Car, au fil des dictées, l’enseignant choisira
de nouveaux mots qui n’ont pas encore fait l’objet d’évaluation. De ce fait,
l’élève qui aurait raté l’orthographe des mots évalués corrigera son erreur et
tâchera d’éviter les mêmes fautes à l’avenir, car on apprend en corrigeant ses
erreurs.
Au regard de ce qui précède, nous estimons que l’évaluation et la
notation de la dictée classique au B.E.P.C. sont une injustice faite aux candidats.
Un candidat qui aurait commis, par exemple, cinq (5) fautes d’orthographe
grammaticale et dix (10) fautes d’orthographe lexicale a zéro sur vingt (00/20).
Au total, il n’a pas pu orthographier correctement quinze (15) mots sur cent-
vingt-quatre (124) mots que compte le texte de la dictée (pour le cas de notre
corpus). Cela signifie qu’il a orthographié correctement cent-neuf (109) mots,
mais malgré tout, on lui donne zéro. Cela n’est pas juste. Il est donc difficile
pour beaucoup de candidats d’avoir la moyenne à la dictée classique, excepté
les candidats surdoués. Certains candidats sont même découragés et ne font
plus d’effort pour s’améliorer en dictée. Pour ces derniers, une dictée est
synonyme de zéro.
C’est pour éviter ces zéros et l’injustice faite aux candidats que nous
plaidons pour l’adoption de la dictée à trous qui, du reste, comporte des
avantages. En effet, avec la dictée à trous, la correction des copies se trouve
simplifiée, car chaque orthographe erronée est égale à moins 1 point. Alors qu’à
la dictée classique, il faut d’abord souligner toutes les fautes, ensuite les
catégoriser (puisqu’il y a des fautes de moins 2, moins 1, moins 0,5) avant de

Akofena çn°001 213


La dictée au Brevet d’Étude du Premier Cycle au Burkina Faso :
une injustice constatée dans le barème de notation

décider de la note qu’on doit attribuer à la copie. En plus, elle motive les élèves
à la lecture et à la rétention des règles d’accord, puisque désormais ils savent
que la dictée n’est plus synonyme de zéros. Enfin, l’élimination des zéros à la
dictée aura pour conséquence positive la réduction du taux d’échec au B.E.P.C.

Conclusion
L’on retient que la dictée est la bête noire des candidats au Brevet
d’Étude du Premier Cycle, parce que plusieurs d’entre eux y ont zéro. Sur cent
(100) élèves qui ont réussi au BEPC de la session de 2019, et, qui sont inscrits en
classe de seconde au titre de l’année scolaire 2019-2020 que nous avons
interrogés, soixante-treize (73) élèves affirment avoir eu zéro en dictée. La
principale cause du nombre élevé de zéro est la non maîtrise des règles de la
langue, doublée d’un désintérêt pour la lecture par les élèves. En plus de ces
deux causes, il ressort que le barème de notation, ainsi que le mode
d’évaluation de la dictée sont des facteurs aggravants. C’est ainsi que nous
estimons qu’il est préférable de remplacer la dictée classique, source de
mauvaises notes, par la dictée à trous, plus avantageuse.

Références bibliographiques
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pédagogique du français d’aujourd’hui, Montréal, Chènevière Éducation.
DUBOIS J. & LAGANE R. 2009. Grammaire, Paris, Éditions Larousse.
GAILLARD B. 2015. 100 jours pour ne plus faire de fautes ! Grammaire, orthographe,
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HAMON A. 2007. Grammaire et analyse. Analyse grammaticale et analyse logique,
Paris, Hachette Éducation.
LEFRANÇOIS P. 2009. « Mettons-nous d’accord ! », Vivre le primaire, n°1,
volume 22, p. 28-39.
MAINGUENEAU D. 2001. Éléments de linguistique pour le texte littéraire, 3e
édition, Paris, Nathan.
PACTON S., FAYOL M., PERRUCHET P. 1999. « L'apprentissage de
l'orthographe lexicale : le cas des régularités », In Langue française, n°124,
pp. 23-39.
POREE M.-D. 2011. La Grammaire française pour les Nuls, Paris, Éditions First-
Gründ.
RIEGEL M., PELLAT J.-C. & RIOUL R. 2014. Grammaire méthodique du français, 5e
édition, Paris, PUF.
SANOU, DAO B. & SIDIBE, DOUAMBA J. 2010. Lire au Burkina 1re année,
MEBA.
SIFFREIN-BLANC J. et GEORGES F. 2010. « L’orthographe lexicale », In
Développements, volume 1, n°4, pp. 27-36.

214 Mars 2020 ç pp. 203-216


T. J. Natama

SIMARD C. 1995. « L’orthographe d’usage chez les étudiants des ordres


postsecondaires », Revue des sciences de l'Éducation, pp. 145-165.
TISSET C. 2010. Enseigner la langue française à l’école, Paris, Hachette Éducation.

Annexe 1 : Dictée à trous

B.E.P.C. Burkina Faso


Session de 2019 Unité - Progrès - Justice

Epreuve de Français (1er tour)

Durée : 30 mn
Coefficient : 01

Nom ……………………………………………………………………………………...
Prénom(s)………………………………………………………………………………...
N° PV :……………………………………………………………………………………
Centre :…………………………………………………………………………………...
Jury :………………………………………………………………………………………

Dictée : La plaine commune


Un vent frais 1………. sur la plaine. Le ciel, d’un bleu azur, était chargé
par endroits de fins nuages 2………. Le sable, d’un jaune ocre, virait 3………..
au 4……… là 5……. quelques herbes 6………. 7………... Les pique-bœufs
avaient commencé 8……… vers le sud à tire d’ailes par vagues 9……….
Certains soirs, l’horizon se faisait 10……….. comme si un orage se préparait.
Les signes ne 11………… pas, l’hivernage était proche. Les bergers savaient
aussi lire 12……… signes 13………… de la saison des pluies. Bientôt, il leur
14…….. 15……… leur camp car les cultivateurs 16………. allaient eux aussi
17……… remettre au 18………... C’était ainsi depuis la nuit des temps. Bergers
et agriculteurs 19…………. sur cette plaine 20……………..

D’après Baba Hama, Kalahaldi, la patte du charognard, Ed. L’Harmattan, 2014,


p.85

Consignes
Choisissez la bonne orthographe et reportez-la dans le texte en vous servant des
numéros.
Conjuguez correctement les verbes dans le texte au temps indiqué entre
parenthèses.

1. souflait, soufflait 3. peu a peu, peu à peu, peut à peut


2. blancs, blanc, blanches 4. vert, vers, verre

Akofena çn°001 215


La dictée au Brevet d’Étude du Premier Cycle au Burkina Faso :
une injustice constatée dans le barème de notation

5. ou, où 13. anonciateurs, annonciateurs,


6. précoces, précoce, précosses, annonciateur
précosse 14. falloir (imparfait de l’indicatif)
7. avoir pousser (plus-que-parfait de 15. lever, levé
l’indicatif) 16. sédentaires, sédentaires
8. à migrer, a migré, à migré 17. se, ce, ceux
9. successifs, successives 18. travaille, travail
10. menaçant, menacant 19. se relayer (imparfait de
11. tromper (imparfait de l’indicatif) l’indicatif)
12. ses, ces, c’est 20. sablonneux, sablonneuse

NB : Une bonne réponse égale à 1 point.

Annexe 2 : Taux de succès au B.E.P.C. depuis ces dix dernières années au plan
national

Années Taux de succès
2010 30,70%
2011 30,63%
2012 52,30%
2013 22,57%
2014 28,73%
2015 39,22%
2016 29,41 %
2017 28,85%
2018 42,94%
2019 26,62%
Source : www.menapln.gov.bf

216 Mars 2020 ç pp. 203-216


W. G. Kafando, M. M. Diallo & D-D Zagre

LA LANGUE, UNE ENTRAVE À L’INTÉGRATION DES PARTICIPANTS


LORS DES COLLOQUES SCIENTIFIQUES INTERNATIONAUX
ORGANISÉS EN AFRIQUE DE L’OUEST

Wendnonga Gilbert KAFANDO


Département de Linguistique
Université Joseph Ki-Zerbo - Burkina Faso
wendnonga@yahoo.fr

Moussa Mamadou DIALLO


Département des Sciences du Langage
Université Félix Houphouët-Boigny - Côte d'Ivoire
diallomoussa2020@gmail.com
&
Dieu-Donné ZAGRE
Département de Lettres Modernes
Université Norbert Zongo - Burkina Faso
dieu_donne84@yahoo.fr

Résumé : Dans le cadre de la formation continue et permanente des


enseignants-chercheurs et chercheurs, sont régulièrement organisés des
colloques scientifiques internationaux à travers le monde et auxquels
prennent part des universitaires d’origines linguistiques diverses. Ces
rencontres sont, grâce à la langue, des occasions d’échanges, de débats,
d’apprentissage, de collaboration et de découverte de l’étranger pour les
uns et pour les autres. Aussi constate-t-on que ces cadres de réflexion
scientifique se multiplient ces dernières années dans la sous-région ouest-
africaine, avec pour principales langues de communication le français et
l’anglais, dont l’une est forcément la langue officielle du pays hôte. Or nous
avons parfois des participants qui ne parlent pas la langue des
communicants. Toute chose qui fonde à nous demander si le fait de ne pas
parler la langue des communicants ne constitue-t-il pas une entrave à
l’intégration de certains participants lors des colloques scientifiques en
Afrique de l’Ouest. C’est justement cette problématique qui nous a inspiré
le présent article et qui ambitionne d’analyser les difficultés d’intégration
des participants ne parlant pas la langue des communicants lors desdits
colloques. Pour ce faire, nous avons adopté l’enquête de terrain comme
méthode de recherche, avec pour public cible les participants et les
organisateurs de ces colloques. Par ailleurs, pour collecter les données,
nous avons eu recours à des questionnaires et à des observations directes
de comportements.
Mots-clés : Langue ; intégration ; colloque scientifique ; francophones ;
anglophones.

Akofena çn°001 217


La langue, une entrave à l’intégration des participants
lors des colloques scientifiques internationaux organisés en Afrique de l’Ouest

Abstract: In the frame of the continual training of teachers - researchers and


researchers, some international scientific symposiums are organized
around the world in which some universities teachers of diverse linguistics
origin take part. These meetings are thanks to the language an opportunity
of exchanges, debates, learning, collaboration and foreign discovering to
one another. Then, we noticed that these scientific thinking areas have
multiplied in these last years in west African sub- region with French and
English as the main languages of communication which the official
language of the host country is a prority. That is why, we wonder if the fact
not to speak the same language as the communicators does not constitute
an obstacle to the integration of some participants during these scientific
symposiums in west Africa. This problemantic leads us to the present
article which the main objective is to think about the difficulties of
participants integration who do not speak the same language as the
communicators during these symposiums .To have this possible, we have
adopted a field survey as a method of research with participants and
symposiums organizers as our target publics. Besides, to collect these data,
we have appealed for a set of questions and some observations of direct
behaviour.

Key words: Language, integration, scientific symposium, french speakers,


english speakers.

Introduction
Il n’y a point de chercheur solitaire au monde qui réussisse. Autrement dit,
il n’y a point de progrès scientifique sans une constante collaboration entre
chercheurs. Forts de cette exigence, les universitaires ouest-africains, à l’instar
de leurs pairs d’autres régions africaines et du monde entier, multiplient les
cadres de rencontres d’échanges et de formation tels que les séminaires, les
conférences, les symposiums, les congrès et les colloques. Aussi avons-nous
constaté que chacune de ces rencontres scientifiques rime avec un contact de
langues entre le français et l’anglais, deux langues internationales parfois en
conflit, qui constituent respectivement les langues officielles et d’enseignement
des pays francophones et anglophones de l’espace ouest-africain. Ce contact de
langues est d’autant plus évident que les communications sont animées, soit en
français, soit en anglais, et l’une ou l’autre langue est forcément la langue
officielle et d’enseignement du pays d’accueil des participants, venant
naturellement de pays francophones et anglophones. Or il y a des participants
francophones qui ne parlent pas l’anglais et vice versa.
Ainsi, dans cette situation de contact de langues, nous nous demandons si le
fait de ne pas parler la langue des communicants ne constitue-t-il pas une
entrave à l’intégration de certains participants lors des colloques
scientifiques en Afrique de l’Ouest. Pour répondre à cette préoccupation, la
présente étude se fixe pour objectifs, d’une part, d’analyser les difficultés
d’intégration des participants ne parlant pas la langue des communicants lors
des colloques scientifiques organisés en Afrique de l’Ouest et, d’autre part, de
proposer des mesures pour faciliter leur intégration harmonieuse.

218 Mars 2020 ç pp. 217-226


W. G. Kafando, M. M. Diallo & D-D Zagre

Pour ce faire, nous formulons les hypothèses que, lors des colloques
scientifiques internationaux de l’Afrique de l’Ouest :
- certains participants ne parlant pas la langue des communicants se
sentent marginalisés au cours des communications;
- certains participants ne parlant pas la langue de leurs collègues
participants éprouvent des difficultés pour sympathiser avec eux en
vue d’une collaboration scientifique.

Notre article s’articule autour de trois points essentiels : approches théorique et


méthodologique ; présentation, analyse et interprétation des données de l’étude
et propositions de solutions.

1. Approche théorique et méthodologique


1.1. Approche théorique
Notre étude s’inscrit dans le cadre de la sociolinguistique, et plus
précisément de la diglossie.
Le concept de diglossie, mis en circulation au XIXe siècle en domaine
hellénistique a été popularisé aux Etats-Unis d'Amérique, spécialement par Ch.
A. Ferguson et J.A. Fishman. En analysant la conception de ces sociolinguistes
nord-américains, nous remarquons que pour eux le concept de diglossie
désigne une répartition fonctionnelle de deux variétés d'une même langue ou
de deux langues différentes au sein d'une même communauté. Selon eux, la
diglossie caractérise une situation linguistique où la distribution linguistique
repose sur une délimitation claire et nette entre les fonctions de la variété ou de
la langue dite « haute », et celles de la variété ou de la langue dite « basse ». Par
exemple, la variété ou la langue « haute » peut être affectée traditionnellement
aux discours publics de type formel (administratif, religieux...) et la variété ou
la langue « basse » aux échanges « ordinaires ». Cette économie des usages
sociolinguistiques est, selon l'approche nord-américaine, stable et équilibrée.
Cependant, les sociolinguistes dits natifs ou « périphériques » (catalans et
occitans essentiellement, mais aussi plus tard certains créolisants), en utilisant le
concept de diglossie dans les années 60-70, vont lui attribuer un autre contenu
sémantique. Ils vont en effet l'intégrer à un champ conceptuel forgé au contact
d'un « terrain » spécifique: la situation, par exemple, des pays de langue
catalane en Espagne, situation de concurrence déloyale (car contrôlée par le
pouvoir franquiste) entre le catalan et le castillan. Ils vont donc modifier le
statut théorique du concept, qu'ils empruntent aux Nord-Américains en
retrouvant dans une certaine mesure l'usage qu'en faisait voilà un siècle
l'helléniste Psichari (Jardel, 1982 : p.9). A une vision fonctionnaliste statique
(chez Ch. Ferguson et J. Fishman...), à l'idée d'une distribution parfaitement
complémentaire de deux variétés de la même langue ou de deux langues
différentes en usage au sein d'une même communauté, distribution plus ou
moins immuable, la sociolinguistique catalane et par la suite la
sociolinguistique occitane et la créolistique vont opposer une vision beaucoup
plus dynamique et polémique: il ne saurait être question de coexistence
équilibrée entre deux langues concurrentes. S'il y a bien coexistence, c'est une

Akofena çn°001 219


La langue, une entrave à l’intégration des participants
lors des colloques scientifiques internationaux organisés en Afrique de l’Ouest

coexistence problématique entre une langue dominante et une langue dominée.


Et dans un contexte de domination, il y a forcément déséquilibre et instabilité, il
y a forcément conflit et dilemme (selon LI. V. Aracil). Car, ou bien la langue
imposée va se substituer lentement mais sûrement à la langue dominée (ce qui
est le cas de figure le plus probable, l'Histoire en témoigne), ou bien les usagers
de cette langue dominée vont résister et œuvrer à sa normalisation, c'est-à-dire
à son utilisation massive dans tous les domaines de la communication sociale,
en toutes circonstances et ce, en respectant des normes d'usage phonétiques,
orthographiques, lexicales, grammaticales, entre autres (Aracil, 1965).
En nous inspirant des deux conceptions différentes de la diglossie, nous
concevons une situation diglossique particulière. En effet, notre étude s’inscrit
dans le cadre d’une diglossie caractérisée par l’usage de deux langues
distinctes, notamment le français et l’anglais, auxquelles une communauté
scientifique réunie pour un temps d’échanges donné attribue les mêmes
fonctions, les mêmes valeurs : langue de communication lors du colloque. Mais,
au fond, l’observation directe des pratiques langagières durant les rencontres
scientifiques nous révèle des privilèges accordés tacitement à l’une des deux
langues, le français ou l’anglais selon les cas. Le choix de l’une ou de l’autre
langue pour donner les informations ou pour animer les cérémonies
d’ouverture et/ou de clôture des colloques, généralement avec ou sans
traduction intégrale ou partielle dans l’autre langue est assez caractéristique de
cette situation de diglossie douce et implicite.

1.2. Approche méthodologique


Les investigations relatives à la réalisation du présent article ont été menées
auprès de trois publics cibles : des participants francophones, des participants
anglophones et/ou organisateurs de colloques dans la sous-région ouest-
africaine. Concernant la collecte des données, elle a été rendue possible grâce à
des questionnaires administrés aux enquêtés ci-dessus énumérés.
Concernant ces questionnaires, précisons-le, nous les avons administrés
auprès de 30 participants francophones contre 10 participants anglophones et
10 organisateurs de colloques. Le déséquilibre entre le nombre de participants
francophones et anglophones n’est pas fortuit. En effet, il est fondé sur le fait
que lors des colloques organisés en Afrique de l’Ouest, on enregistre très
souvent plus de participations côté francophone. Cela est d’autant plus logique
que cette région ouest-africaine regorge plus de pays francophones
qu’anglophones. Rappelons que les pays francophones de cet espace sont au
nombre de huit : Benin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée, Mali, Niger,
Sénégal et Togo. Par contre, ses Etats anglophones ne sont que quatre sur les 15
Etats au total : Ghana, Gambie, Nigeria et Sierra Leone, les deux autres Etats
membres de cette sous-région étant bien entendu lusophones (Cap Vert et
Guinée-Bissau). Il ne serait pas anodin de souligner que, les organisateurs étant
en même temps des participants aux colloques, nos investigations ont porté sur
un total de 40 enquêtés au lieu de 50, comme on l’aurait pensé de prime abord.
Nous justifions le choix du nombre 40 enquêtés, soit 30 francophones et 10
anglophones, d’une part par la nature des données à recueillir qui sont

220 Mars 2020 ç pp. 217-226


W. G. Kafando, M. M. Diallo & D-D Zagre

qualitatives et d’autre part par la configuration de l’Afrique de l’Ouest en


termes de langue officielle des Etat membres.
1. Présentation, analyse et interprétation des données
Tableau n°1 : Sentiment de marginalisation de certains participants au cours
des communications.

Constat des observations directes sur le Constat Constat


comportement des participants lors des confirmé par infirmé par
colloques fait par les chercheurs. les enquêtés les enquêtés
Lors des colloques scientifiques internationaux 100 % 00%
organisés en Afrique de l’Ouest, les participants
ne parlant pas la langue du communicant se
sentent marginalisés au cours de sa
communication.

Une lecture analytique du tableau ci-dessus nous révèle clairement que


tous les enquêtés ayant participé à la présente étude ont également constaté,
comme nous, que, durant les colloques scientifiques internationaux organisés
en Afrique de l’Ouest, les participants ne parlant pas la langue du communicant
se sentent marginalisés au cours de sa communication. Un tel constat ne fait que
confirmer totalement notre première hypothèse. Cet état de fait est vraiment
regrettable en ce sens que l’un des objectifs fondamentaux de ces genres de
rencontres scientifiques est de créer et de renforcer des liens solides à tout point
de vue entre les chercheurs et/ou enseignants-chercheurs de tous les horizons
en vue d’une collaboration scientifique au profit de l’avancée spectaculaire de la
science, de la recherche. Mais comment se manifeste concrètement ce sentiment
de marginalisation chez ces participants ? Pour y répondre nous analysons les
résultats de nos observations directes lors de ces événements scientifiques et les
réactions de nos enquêtés ci-dessous synthétisés.

Tableau n°2 : Expression du sentiment de marginalisation de certains


participants au cours des communications.
Manifestations du sentiment de Manifestations Manifestations
marginalisation de certains participants confirmées par les infirmées par les
au cours des communications. enquêtés enquêtés
Ils font du bruit pendant la 52,50% 47,50%
communication ou les débats dans la
langue qu’ils ne comprennent pas.
Ils se retirent de la salle durant toute la 67,50% 32,50%
communication et les débats dans la
langue qu’ils ne comprennent pas
Ils sortent intempestivement de la salle 60% 40%
durant toute la communication et les
débats dans la langue qu’ils ne
comprennent pas
Ils exigent la traduction de la 47,50% 52,50%

Akofena çn°001 221


La langue, une entrave à l’intégration des participants
lors des colloques scientifiques internationaux organisés en Afrique de l’Ouest

communication et des échanges dans la


langue qu’ils comprennent
Ils se plaignent de la non-traduction de la 62,50% 37,50%
communication et des échanges dans la
langue qu’ils comprennent et parlent.
Ils viennent en retard ou sont totalement 62,50% 37,50%
absents lors des communications dans la
langue qu’ils ne comprennent pas.
Ils manifestent un certain complexe. 52,50% 47,50%
Ils font semblant de comprendre la langue 77,50% 22,50%
de communication
Ils ne participent pas aux débats suscités 87,50% 12,50%
par la communication dans la langue
qu’ils ne comprennent pas.
Ils ne prennent pas des notes pendant les 90% 10%
débats dans la langue qu’ils ne
comprennent pas.
Ils allument leurs ordinateurs ou 15% 85%
téléphones portables et se mettent à faire
un autre travail pendant la
communication ou les débats dans la
langue qu’ils ne comprennent pas.
Ils manifestent un empressement pour le 62,50% 37,50%
retrait de leur attestation de participation
pour repartir chez eux car trouvant le
séjour long et ennuyeux.
Ils déclinent le poste de modérateur ou de 67,50% 32,50%
rapporteur lorsque les communications
doivent se faire dans la langue qu’ils ne
comprennent pas.

Ce tableau synoptique des manifestations du sentiment de


marginalisation est assez éloquent. En effet, il nous révèle les caractéristiques
essentielles de ce sentiment de non- appartenance à la Communauté
scientifique regroupée en colloque: le bruit, le retrait de la salle, les sorties
intempestives, l’exigence de la traduction des échanges dans sa langue, les
plaintes relatives à la non-traduction des échanges dans sa langue, le manque
de ponctualité et/ou de régularité, le complexe d’infériorité, la simulation dans
la compréhension des échanges, la non-participation aux débats, l’absence de
prise de notes, le changement d’occupation, l’empressement dans le retrait de
son attestation suivi du retour au bercail et le désistement au poste de
modérateur. Voici là autant de manifestations que nous avons observées chez
certains participants, confirmées par nos enquêtés au regard des pourcentages
des réponses, et qui constituent évidemment des preuves tangibles du
sentiment de marginalisation de certains participants aux colloques. Ce qui
vient valider davantage notre première hypothèse de recherche.

222 Mars 2020 ç pp. 217-226


W. G. Kafando, M. M. Diallo & D-D Zagre

Tableau n°3 : Difficultés de collaboration scientifique entre participants de


langues différentes

Constat des observations directes sur les Constat Constat


difficultés des participants ne parlant pas la confirmé par infirmé par
langue de leurs collègues à sympathiser avec les enquêtés les enquêtés
eux en vue d’une collaboration scientifique
fait par les chercheurs.
Certains participants ne parlant pas la langue 92,50 % 07,50%
de leurs collègues participants éprouvent des
difficultés à sympathiser avec eux en vue d’une
collaboration scientifique.

Comme nous le remarquons à la lecture du précédent tableau, 92,50 % de


nos enquêtés contre seulement 07,50% ont observé, comme nous, que certains
participants ne parlant pas la langue de leurs collègues participants éprouvent
des difficultés à sympathiser avec eux en vue d’une collaboration scientifique.
Ce qui est encore dommage car c’est justement cette collaboration scientifique
entre chercheurs et/ou enseignants-chercheurs qui est au cœur même des
ambitions des colloques scientifiques. Mais quelles sont les preuves que ces
participants éprouvent des difficultés? Pour ce faire, analysons
méticuleusement les résultats ci-dessous présentés.
Tableau n°4 : Expression des difficultés de collaboration scientifique entre
participants de langues différentes

Manifestations des difficultés des Manifestations Manifestations


participants ne parlant pas la confirmées par les infirmées par les
langue de leurs collègues à enquêtés enquêtés
sympathiser avec eux en vue d’une
collaboration scientifique fait par
les chercheurs.
Pas ou peu d’échanges amicaux hors 87,50% 12,50%
atelier
Pas d’échanges de contacts 75% 25%
Pas de projets d’écriture d’articles 92,50% 07,50%
communs
Pas d’invitation aux prochains 87,50% 12,50%
colloques dans leur pays d’origine
Pas de partage d’informations 77,50% 22,50%
relatives aux appels à
communication ou à contribution
qu’ils détiennent
Pas de proposition ou de demande 62,50% 37,50%
d’excursion dans la ville d’accueil
Isolement ou fuite de l’autre du fait 82,50% 17,50%

Akofena çn°001 223


La langue, une entrave à l’intégration des participants
lors des colloques scientifiques internationaux organisés en Afrique de l’Ouest

de la différence de langues
Collaboration scientifique ponctuelle 67,50% 32,50%
et éphémère
Regroupement par affinité selon la 85,50% 14,50%
langue en partage

A la lecture de ce tableau synthétique, nous voyons que les difficultés de


collaboration entre certains participants se manifestent comme suit : pas ou peu
d’échanges amicaux hors atelier, pas d’échanges de contacts, pas de projets
d’écriture d’articles communs, pas d’invitation aux prochains colloques dans
leur pays d’origine, pas de partage d’informations relatives aux appels à
communication ou à contribution qu’ils détiennent, pas de proposition ou de
demande d’excursion dans la ville d’accueil, isolement ou fuite de l’autre du
fait de la différence de langues, collaboration scientifique ponctuelle et
éphémère, regroupement par affinité selon la langue en partage. Toutes choses
qui ne font que confirmer notre second postulat d’étude.
La confirmation de nos deux hypothèses d’étude fonde à nous demander
quelles mesures idoines devons-nous adopter pour une intégration intégrale et
harmonieuse des participants aux colloques ne parlant pas la même langue que
leurs collègues communicants.

3. Propositions de solutions pour une intégration intégrale et harmonieuse


des participants marginalisés
Ø Solutions avant la tenue du colloque
- Mixité des ressources humaines impliquées dans l’organisation
Il s’agira d’impliquer aussi bien des francophones que des anglophones, tout
comme des bilingues (français-anglais), dans toutes les sphères de
l’organisation du colloque. Aussi, cette mixité concernera, entre autres, le
comité scientifique, le secrétariat, les modérateurs, les rapporteurs, les maîtres
de cérémonie, les hôtesses, les guides de visites touristiques, entre autres.
- Proposition des résumés de communication dans toutes les langues du
colloque
Il sera exigé à chaque participant de traduire systématiquement son résumé
d’article dans l’autre langue (français ou anglais) avant de le proposer au
comité scientifique, sous peine de le voir rejeter.
- Traduction de tous les courriels ou correspondances
Il sera judicieux que toutes les correspondances adressées aux participants
soient en version double, française et anglaise. Au premier rang de ces
correspondances, figurent prioritairement les textes de référence des appels à
communication et/ou à contribution, les compilations de résumés retenus pour
communication lors du colloque, les messages d’information relatifs à
l’enregistrement au colloque, à l’hébergement, à la restauration, aux conditions
de vie générales dans le pays d’accueil durant la tenue du colloque (par
exemple, le climat et le contexte sécuritaire), etc.

224 Mars 2020 ç pp. 217-226


W. G. Kafando, M. M. Diallo & D-D Zagre

Ø Solutions durant le colloque


- Traduction de la communication et des échanges
La substance de chaque communication et des échanges, c’est-à-dire les
différentes questions-réponses qu’elle aura suscitées, sera systématiquement
traduite dans l’autre langue du colloque (français ou anglais).
- Traduction des informations ponctuelles
Il serait salutaire que toutes les nouvelles informations ou tous les rappels
d’informations connaissent une diffusion ou rediffusion dans toutes les deux
langues du colloque (français ou anglais). Nous pensons notamment aux
informations relatives à la modification ou à l’actualisation quotidienne du
programme du colloque, à l’établissement et à la remise des attestations de
participation, à la restauration, etc.
- Sensibilisation sur l’apprentissage des deux langues de colloque
Les sketchs, les pièces de théâtre, les déclamations poétiques, entre autres,
animés par de jeunes slameurs ou comédiens, pourraient être des outils
efficaces pour inciter les uns et les autres à apprendre et à aimer les deux
langues de colloque, sans oublier bien entendu les affichages dans les salles.
Ø Solutions après le colloque
- Maintien du contact entre organisateurs et participants

Chaque colloque n’étant qu’un tremplin pour une franche collaboration


scientifique, au grand bonheur du progrès de la recherche, après la tenue du
colloque, le contact sera maintenu d’une part entre organisateurs et d’autre part
entre organisateurs et participants, tout comme entre participants. Pour ce faire,
un groupe WhatsApp sera créé et animé par tous, avec pour administrateurs
des membres du comité d’organisation de chaque colloque. Ceux-ci élaboreront
un code de bonne conduite en français et en anglais. Tous les messages et autres
correspondances traduits dans les deux langues. Cette kyrielle de mesures, si
elles venaient à être mises en œuvre, permettraient à chaque participant à un
colloque d’avoir le sentiment d’appartenir à la communauté scientifique et par
conséquent de contribuer activement à son animation à travers des
participations régulières aux différents colloques.

Conclusion
Cette étude nous a permis d’aller à la rencontre de participants et
organisateurs francophones et anglophones de colloques en Afrique de l’Ouest.
Cette rencontre a été rendue possible par le truchement de questionnaires, après
des observations directes des comportements des participants au cours de
plusieurs colloques. Les résultats obtenus nous ont confirmé nos hypothèses de
départ, à savoir que certains participants ne parlant pas la langue des
communicants se sentent marginalisés au cours des communications et
éprouvent des difficultés pour sympathiser avec eux en vue d’une collaboration
scientifique. Les diverses manifestations de ce sentiment de rejet de certains
participants et de leurs difficultés ont été constatées par les observations
directes de leurs comportements et confirmées par des organisateurs de
colloques et par les participants eux-mêmes. Forts de cette situation déplorable

Akofena çn°001 225


La langue, une entrave à l’intégration des participants
lors des colloques scientifiques internationaux organisés en Afrique de l’Ouest

qui entrave le progrès de la recherche, des suggestions ont été proposées afin de
redonner à chacun la motivation et la joie de participer aux différentes
rencontres scientifiques. Il s’agit essentiellement de la mixité des ressources
humaines impliquées dans l’organisation, de la proposition des résumés de
communication dans toutes les langues du colloque, de la traduction de tous les
courriels ou correspondances, de la traduction de la communication et des
échanges, de la traduction des informations ponctuelles, de la sensibilisation sur
l’apprentissage des deux langues de colloque et du maintien du contact entre
organisateurs et participants. Ces mesures, rappelons-le, sont à appliquer tout
au long du processus, c’est-à-dire avant, pendant et après la tenue de chaque
colloque.

Références bibliographiques
ARACIL L.-V., 1965, Conflit linguistique et normalisation linguistique dans
l’Europe nouvelle, Nancy, CEU.
AKINCI, M.-A., 2003, " Une situation de contact de langues : le cas turc-français
des immigrés turcs en France ", Contacts de langues : modèles,
typologies, interventions, Jacqueline Billiez (dir.), Paris, L’Harmattan, 318
p., pp. 127-144.
CALINON, A.-S., 2013, L'« intégration linguistique » en question, Dans Langage
et société, n° 144, pp27- 40
CUMBE, C. et MUCHANGA, A., 2001, « Contact des langues dans le contexte
sociolinguistique mozambicain », Cahiers d’études africaines [En ligne],
163-164 | mis en ligne le 21 novembre 2013, consulté le 09 septembre
2019. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/111
DEPREZ, C., 2005, Langues et migrations : dynamiques en cours, Dans La
linguistique, Vol. 41, pp. 9-22
JARDEL, J.-P., 1982, « Le concept de diglossie de Psichari à Fergusson »,
in revue Lengas N°11, Montpellier, p 8.
LHOMME-RIGAUD, C. et DESIR, P., 2005, Langue et migration, Dans
Recherches en psychanalyse, n° 4, pp.89-101

226 Mars 2020 ç pp. 217-226


Y. C. Bony

DISTORSION SÉMANTIQUE DE L’USAGE DU PARTICIPE


DANS LE CONTINUUM DU FRANÇAIS IVOIRIEN

Yao Charles BONY


Université Peleforo Gon Coulibaly – Côte d’Ivoire
bony.yao@yahoo.fr

Résumé : La langue française est devenue progressivement le bien commun de


toute la communauté francophone. Langue imposée par le colonisateur, elle sert de
moyen de communication pour tout usager appartenant à cette communauté.
Quittant le lit de la métropole, cette langue sera en conflit avec d’autres langues.
Dans ce brassage linguistique, il s’opère une violation des principes classiques qui
caractérisent la langue française. On parle d’appropriation du français de la
communauté francophone. Ce faisant, en Côte d’Ivoire, la langue française connait
diverses subversions dans son usage, surtout dans l’usage du mode participe.
Forme verbale non finie, le participe, défini comme les canons du bon usage par les
puristes et les législateurs, rencontre des bouleversements lexicaux dans le
continuum du français ivoirien particulièrement à l’oral. Cette plurivocité
sémantique constitue une entrave dans le système éducatif. La présente étude
montrera d’une part les aspects morphologiques du mode participe et d’autre part
la résémantisation du participe dans le continuum du français ivoirien.

Mots-clés : participe, sémantique, langue, français, continuum

Abstract: The French language has gradually become the common good of the entire
Francophone community. Language imposed by the colonizer, it serves as a means
of communication for any user belonging to this community. Leaving the bed of the
metropolis, this language will conflict with other languages. In this linguistic mix,
there is a violation of the classical principles that characterize the French language.
We are talking about the appropriation of French from the Francophone
community. In doing so, in Ivory Coast, the French language knows various
subversions in its use, especially in the use of mode participates. An unfinished
verbal form, the participle, defined as the canons of good usage by purists and
legislators, encounters lexical upheavals in the continuum of Ivorian French,
especially in spoken form. This semantic plurivocity is a hindrance in the education
system. The present study will show on the one hand the morphological aspects of
the mode participates and on the other hand the resémantisation of the participle in
the continuum of the Ivorian French.

Keywords: participle, semantics, language, French, continuum

Introduction
À l’instar des autres modes, le mode participe est perçu comme le mode le
plus difficile de la grammaire française. Sa difficulté d’emploi relève de ses
variations morphosyntaxiques et de ses usages dans les énoncés. Ce qui laisse
paraitre ce mode constitue comme un morceau de bravoure de la grammaire

Akofena çn°001 227


Distorsion sémantique de l’usage du participe dans le continuum du français ivoirien

française selon M. Arrivé et.al, (1986, p. 26). En effet, la complexité des règles
d’accord liées au mode participe marquée par sa variation désinentielle lui
confère le caractère de bête noire pour les apprenants de la langue française. Le
français, langue impérialiste et commune à l’espace francophone, a connu ses
lettres de noblesse au XVIIe siècle grâce aux orfèvres du bon usage que sont
Malherbe et Vaugelas. Proscrivant les mots d’emprunts latins, ces puristes et
législateurs du français ont su l’enrichir en la dotant d’une forme stable.
Toutefois, en imprégnant les communautés où l’hégémonie de cette langue s’est
avérée, elle s’est muée sans se débarrasser de ses canons, de son identité et de sa
norme. Par ailleurs, elle « s’adapte à différentes niches écolinguistiques,
s’acclimate, se transforme, prend racine » (L.-J. Calvin, 2010, p. 122). En Côte
d’Ivoire, le français, en contact avec les langues locales, connait un avatar à partir
de certains idiomes à travers la diglossie qui y prospère. Ainsi, les Ivoiriens
s’approprient le français en l’adaptant à leur sensibilité, un moyen de
communication indispensable aux besoins de l’expression d’une pensée
ivoirienne. Comment se présente cette altérité discursive à travers l’usage du
participe ? Dans une démarche argumentative et prenant appui sur la grammaire
prescriptive, cette réflexion se conduira dans une perspective à la fois descriptive
et énonciative pour montrer finalement d’une part les aspects morphologiques
du mode participe et d’autre part la résémantisation de ce mode dans le
continuum du français ivoirien.

1. Les aspects morphologiques du mode participe


Le participe se caractérise par « des formes verbales dépourvues des
catégories de la personne, du nombre et dans une large mesure du temps » tel
que le stipule P. Imbs (1960, p. 158) . Par ailleurs, sa particularité réside dans ses
règles d’accord vu la complexité qui se présente pendant son usage. Selon M.
Grevisse (2016, p. 698) : « le participe est la forme adjectivale : il participe de la
nature du verbe et de celle de l’adjectif ». De ce qui précède, il importe d’observer
la structuration du mode participe.

1.1. La structuration du mode participe


Le mode participe offre deux temps : le participe présent et le participe
passé. Le participe présent se caractérise par la désinence ~ant commune à tous
les verbes. Il se matérialise ainsi : thème + ant. Invariable, le participe présent
garde toujours ses propriétés verbales. Ces exemples permettent de bien
l’apprécier :

(E1) : « La nuit précédant la fête des Ostensions, Saint-Junien s’emplit des voix
des ancêtres Armand et Junien. » (L’amour est toujours ailleurs, p. 19)
(E2) : « Un jour, fuyant la classe, l’enfant disparut dans la forêt. » (L’amour est
toujours ailleurs, p. 15)
(E3) : « Des rayons de lumières se croisaient dans les coins de ses yeux, faisaient
jaillir des bouquets de flammes, éclairant son visage. » (L’amour est toujours
ailleurs, p. 22)

228 Mars 2020 ç pp. 227-238


Y. C. Bony

Les mots en gras sont des participes présents du fait de la marque désinentielle
~ant. Ils ont tous une fonction verbale en ce sens qu’ils ont chacun un sujet
référentiel. Le participe présent « précédant » a pour sujet réel ou propre « la nuit
». Il est relié directement au participe. C’est la construction la plus usuelle dans
un énoncé. S’agissant du participe présent « fuyant », le sujet du verbe de la
principale est aussi celui du participe. En d’autres germes, le participe partage
son thème avec le verbe de la proposition principale. Il n’a pas de sujet propre.
La réécriture de cette phrase se présente ainsi : Un jour, l’enfant fuyant la classe
/ l’enfant disparut dans la forêt. L’on perçoit aisément le double usage du sujet
« l’enfant » qui embrasse les deux verbes « fuyant / disparut ». Quant au participe
présent « éclairant », il est rattaché au substantif « des rayons de lumières ». Les
catégories morphologiques du genre et du nombre du sujet n’affectent pas le
participe. Selon les principes grammaticaux, l’invariabilité du participe a été fixée
au XVIIe siècle. F. Brunot (1969, p. 354) note à cet effet que « l’Académie française
décida qu’on ne décline plus les participes actifs, depuis le 3 juin 1676 ». Cette
décision est relative à la nuance entre le participe présent et l’adjectif verbal. De
ce qui précède, l’on peut retenir que le participe présent est un temps du mode
participe. Il se caractérise par sa désinence ~ant et par son invariabilité. Par
ailleurs, il garde toujours ses fonctions verbales. Qu’en est-il du participe passé ?
Le participe passé combine deux fonctions : celle de l’adjectif et celle du verbe.
Ses principales caractéristiques résident d’abord, dans ses informités
désinentielles (~e, ~i, ~s, ~u, ~t.), ensuite, dans sa variabilité dans les règles
d’accord et enfin dans ses diverses formes (simple, composée et surcomposée).
Ces différentes caractéristiques se déclinent comme l’exposent les exemples ci-
après :
(E4) : « J.-C. me promenait à travers ces rues de forêts recréées, devant les vitrines
des magasins décorées aux couleurs de la fête et aux symboles de la foi. »
(L’amour est toujours ailleurs, p. 17)
(E5) : « Au moment où nous revenions au village, des gouttes de pluie avaient
commencé à écraser sur le sol. » (L’amour est toujours ailleurs, p. 16)
(E6) : « Elle se tenait seule, sur les marches de l’église, la luciole que j’ai vue hier,
toujours dans sa tunique en bure ; et la masse de clôture des Ostensions allait
prendre fin. » (L’amour est toujours ailleurs, p. 23)
(E7) : « Elle me préparait à ma première participation quand la guerre est venue
nous gommer de la terre. » (L’amour est toujours ailleurs, p. 117)
(E8) : « Marie-Chantal m‘aurait paru encore plus belle si son visage avait été
sculpté à mon goût. » (L’amour est toujours ailleurs, p. 53)
Les participes passés « recréées » et « décorées » représentent la forme simple de
cet aspect verbal. Ils se construisent sans auxiliaire. Par cet usage, ils arborent les
qualités adjectivales. Dans cette perspective, M. Riegel et al. (1994, p. 343)
attestent que « le participe passé employé sans auxiliaire peut jouer le rôle d’un
adjectif qualificatif ». Plus loin, ils indiquent que « le participe passé à valeur
adjectivale peut être épithète du nom ». De ce fait, ils sont variables. Les groupes
nominaux « ces rues de forêts » et « les vitrines des magasins » transposent leurs

Akofena çn°001 229


Distorsion sémantique de l’usage du participe dans le continuum du français ivoirien

marques flexionnelles à savoir le féminin / pluriel aux participes adjectivés.


Ainsi, le participe passé « recréées » se compose de : recréé + e + s. On note dans
la structuration de ce participe le radical (recréé) à qui on adjoint le genre féminin
(e) et le nombre (s) qui sont les éléments flexionnels. Comme dans le précédent,
le participe passé « décorées » s’écrit de la manière suivante : décoré + e + s.
L’accord du participe passé de forme simple s’accorde en genre et en nombre
avec le substantif auquel il se rapporte.
Les participes passés « avaient commencé » et «aie vue » et « est venue »
représentent la forme composée caractérisée par la présence d’un auxiliaire (avoir
/ être). La structure grammaticale de cette forme se présente de la sorte :
auxiliaire + participe passé. J.- C. Chevalier et al. (1964, p. 328) insistent que «
seuls avoir et être se construisent avec le participe passé du verbe auxilié.
L’emploi de l’un ou de l’autre dépend de la construction de la forme verbale ».
Vu la construction de ce temps du participe, il convient de dire qu’il garde son
statut verbal.
Le participe passé « avait été sculpté », du point de vue grammatical,
dénote de la forme surcomposée. Selon J.-C. Chevalier et al. (1964, p. 330), « une
forme verbale est surcomposée lorsqu’elle comprend un participe passé précédé
d’un double auxiliaire ». Telle que défini par les puristes, le participe passé mis
en relief répond à ce critère. Il se constitue ainsi : avait + été + sculpté. Le double
auxiliaire ou encore « auxiliaire composé » au dire de M. Riegel et al. (1994, p.
252) , est « avait été » et le participe passé est « sculpté ».
L’accord du participe passé de forme composée est beaucoup plus complexe. En
règle générale, le verbe s’accorde en personne et en nombre avec le sujet unique.
Cette norme ne régit toujours pas dans l’accord du participe passé. M. Riegel et
al. (1994, p. 348) en donnent la justification quand il écrit que « l’accord du
participe passé est conditionné par les cadres syntaxiques ». Il en résulte que
l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir présente deux cas. Il peut être
invariable ou variable. J.-C. Chevalier et al. (1964, p. 386) précise cet accord en
ces termes : La règle d’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir est surtout
une règle orthographique. Elle est fondée sur l’ordre des mots. La place que le
complément d’objet direct occupe par rapport au participe passé commande les
variations de celui-ci. Si le complément d’objet direct est placé avant le verbe, le
participe passé s’accorde avec lui en genre et en nombre ; s’il est placé après, le
participe passé reste invariable.
À l’analyse, l’accord du participe passé se perçoit comme la mise en
adéquation des marques du genre et du nombre entre le participe passé et le nom
auquel il se rapporte dans le discours. Il faut retenir que le mode participe
présente deux temps. Il s’agit du participe présent caractérisé par la désinence ~
ant et invariable, puis du participe passé marqué par ses formes diverses, par ses
variétés flexionnelles et par sa complexité dans les règles d’accord. La taxinomie
du mode participe ayant été élaborée selon les canons, il importe d’observer sa
syntaxe.

230 Mars 2020 ç pp. 227-238


Y. C. Bony

1.2 Les usages du participe


J. Dubois et al. (2002, p. 477) définissent l’emploi comme « toute utilisation
d’un item grammatical ou lexical, ou de tout type de phrase dans un acte de
parole ». Il s’agit de la charge qu’un mot entretient avec les autres mots dans la
phrase. Le participe, en tant que forme verbale et adjectivale, obéit à ce critère
syntaxique, comme opéré dans les phrases suivantes :

(E9) : « Revenu au village où nous l’attendions, angoissés et désespérés de ne


pouvoir organiser la grande fête de génération que nos parents préparaient
depuis sept ans pour nous faire entrer dans la classe des hommes… » (L’amour
est toujours ailleurs, p. 15)
(E10) : « Mes pensées erraient, chevauchant montagnes, mers et nuages, allant se
poser sur le visage de Marie-Chantal. » (L’amour est toujours ailleurs, p. 34)
(E11) : « Troublé, je dis à nouveau que j’étais heureux de l’entendre, et la
remerciai de m’avoir appelé » (L’amour est toujours ailleurs, p. 36)
(E12) : « C’est tout ce que tu as à me dire ? me demanda-t-elle, choquée. »
(L’amour est toujours ailleurs, p. 39)
(E13) : « Je courus dans le couloir, escaladai les escaliers quatre à quatre et vint le
décrocher, essoufflé, le cœur battant. » (L’amour est toujours ailleurs, p. 75)

Les participes « angoissés » et « désespérés » sont reliés par un relateur


appelé coordonnant. Dans l’exemple (E9), il s’agit de la coordination et. Adverbe
de liaison, ce monosyllabe se place entre les deux participes passés. L’écriture
syntaxique se présente ainsi : participe + coordonnant + participe. La conjonction
n’est exprimée qu’une seule fois entre les deux items ayant le même référent non
répété. J.-C. Chevalier et al. (1964, p. 405) diront en substance que : « le
coordonnant doit unir des éléments de même nature et donc former des
constructions symétriques ». Sur ce principe, la coordination permet à ces deux
éléments mis en relief de garder leur autonomie ou encore de garder leur sens.
M. Grevisse (2016, p. 127) indique, dans cette structure copulative, que « les faits
sont simultanés ou successifs et s’ajoutent l’un à l’autre ». J.-C. Chevalier et al
(1964, p. 108) argumentent que « cette forme d’expression met en exergue la
clarté, la précision ou encore l’explicité d’un énoncé afin de donner une lisibilité
dans ce que l’on dit ». De ce qui précède, l’on dira que le participe peut être
coordonné.
Les participes « chevauchant » et « allant » à l’opposé des participes «
angoissés, désespérés » ne sont reliés à aucun élément grammatical. En revanche,
leur agencement se fait par l’emploi de la virgule, à l’absence d’élément relateur.
Cet élément de ponctuation marque la disposition côte à côte des items
convoqués. La construction syntaxique donne : participe + virgule + participe.
Ce modèle scriptural, d’après M. Arrivé et al (1986, p. 360), « est un procédé de
mise en relation de phrases ou de constituants ». Dans cette même perception, M.
Riegel et al. (1994, p. 519) parle de « combinaison de propositions, mais aussi des
syntagmes et des mots ayant même fonction ». Cet usage a un caractère
énumératif. Il traduit la célérité, la simultanéité et du rythme à l’action. Les faits

Akofena çn°001 231


Distorsion sémantique de l’usage du participe dans le continuum du français ivoirien

évoqués sont autonomes et distincts. Le participe, dans cette structure


syntaxique, est dit juxtaposé.
Les participes « troublé », « choquée » et « essoufflé » se particularisent par
leur position dans l’énoncé. Ils sont soit en début de phrase, soit en fin de phrase
ou encore à l’intérieur de la phrase séparés des autres termes de la phrase. Ils sont
dénommés par M. Riegel et al, par le vocable de « modificateur ». Leur « […]
position détachée est matérialisée, à l’écrit, par la virgule » M. Riegel et al, 1994,
p. 190)). Tout en marquant la pause, la virgule constitue le lien entre les termes.
Il isole l’item aux groupes fonctionnels. Le participe « troublé » est détaché en
début de phrase. On dit qu’il est antéposé. S’agissant du participe « choquée », il
est mis en fin de phrase. Dans ce cas d’espèce, il s’agit de la postposition du
participe. Quant au participe « essoufflé », il se positionne à l’intérieur de la
phrase. Le constituant ainsi isolé est encadré par deux virgules. Il est intercalé.
Les diverses positions du participe dans l’énoncé indiquent une qualité en les
faisant fonctionner comme un adjectif qualificatif. Ces participes par leur mode
d’articulation dans la phrase induisent une emphase qui permet d’insister sur le
constituant mis en retrait. L’élément, en position détachée, est un apport
informationnel, permettant d’orienter l’interprétation du locuteur. Le participe,
dans cette construction, marque l’apposition. En définitive, la syntaxe du
participe s’opère de plusieurs manières. Il s’agit de la coordination, de la
juxtaposition et de l’apposition. Ces articulations du participe permettent aux
locuteurs d’exprimer leurs impressions et leurs sentiments dans les énoncés.
La morphologie du participe a permis de définir sa structuration et ses
usages tels que fixés par les puristes du bon usage. Les canons codifiés depuis le
XVIIe siècle en sont l’identité. Pour ce mode, il ressort qu’il présente deux temps
distincts à partir de leurs désinences : le participe présent et le participe passé.
Dans les énoncés, le participe arbore diverses constructions syntaxiques. Il peut
être coordonné, juxtaposé et apposé. Ces critères constituent la norme dans le
français standard. Or ce français n’est pas l’apanage des seuls Français mais il est
utilisé par l’ensemble des peuples qui ont le français comme langue officielle. En
Côte d’Ivoire, particulièrement, le mode participe connait une réadaptation
sémantique dans son expression.

2. La résémantisation de l’emploi du participe dans le continuum du français


ivoirien
L’expansion du français a commencé par la colonisation et l’appropriation
de cette langue au sein des pays soumis à l’influence de la France. En Côte
d’Ivoire particulièrement, le français connaît une adaptation pour véhiculer le
rapport des Africains francophones à leur univers. On parle de français normé
ivoirien, de français populaire ivoirien et de nouchi. Dans le cadre ce travail, il
s’agit du français ivoirien qui constitue un continuum. Il convient, pour nous,
d’indiquer quelques notions sur le français ivoirien, d’établir les particularités de
ce continuum et d’en observer le participe.

232 Mars 2020 ç pp. 227-238


Y. C. Bony

2.1 Quelques notions sur le français ivoirien


Le français ivoirien est une forme d’expression qui trouve ses
fondamentaux dans le français standard. Le caractérisant ivoirien n’est qu’une
démarcation d’avec le français de France tel qu’imposées par les institutions
scolaires. Certains linguistes, dans leurs recherches, ont émis des esquisses de
définitions afin de mieux apprécier cette notion de français ivoirien. Relativement
au réinvestissement du français dans l’espace ivoirien, A. Laurent (2014, p. 4)
parle « d’appropriation du français par les Ivoiriens ». Cette appropriation n’est
pas une démarcation avec la langue française normée, ni une rupture avec les
principes du bon usage. De fait elle est une adaptation aux différentes niches
écologiques des Ivoiriens, une marque de fierté de l’Ivoirien dans le but de
conserver et de renforcer son identité. N.K. Jérémie (2008, p. 53), quant à lui, le
qualifie « d’expression ésotérique ». En réalité, cette forme d’expression est
réservée à une population cible, en un mot, à des initiés dont le décodage ne cause
aucune ambiguïté. La construction du discours renferme des idiomes français
enrobés de touche sémantique. P.K.K. Adou (2014, p. 8) conçoit le français
ivoirien comme une expression « calquée sur les langues ivoiriennes ». Ce type
de français sur l’espace ivoirien est dévolu aux cadres moyens et aux personnes
n’ayant pas fait d’études supérieures. Il se décline en une pluralité d’usages.
Selon S. Lafage (2008) « c’est le français du peuple. C’est celui qui réellement nous
identifie et brise les barrières tribales et les particularismes ». Le français ivoirien
est le lieu de rencontre des caractéristiques lexicales et morphologiques du
nouchi et du français populaire ivoirien, mais également sa structure syntaxique
sous-jacente et calquée sur celles des langues locales ivoiriennes.
Il faut noter que le français ivoirien n’est pas une autre réécriture de la
langue française. C’est un concept né de l’imagination créatrice des Ivoiriens
dans le but d’engendrer un moyen de communication qui fédère toutes les
couches sociales qui structure la population hétéroclite ivoirienne, de marquer
leur pensée dans le but de s’affirmer et de s’identifier des autres peuples qui ont
en commun le français. La langue française, rappelons-le, est une langue
d’emprunt et par conséquent étrangère. Son usage est circonstanciel, ciblé. Il n’est
donc pas permanent. Elle s’emploie dans les espaces institutionnels et
administratifs. De ce fait, il importe d’indiquer quelques particularités de ce
continuum.

2.2 Les particularités du français ivoirien


Le français ivoirien se situe dans la variété mésolectale, définie par J.
Dubois et al. (2002, p. 298) comme « un usage plus ou moins identifiable, distinct
de la variété acrolectale et de la variété basilectale. » La variété mésolectale du
français ivoirien, tel que perçu par P..K.K, Adou (2014, p. 11) « correspond au
français des personnes qui ont fait des études secondaires. La syntaxe de ce
français diffère très peu du français standard. Mais elle est caractérisée par des
résémantisation, des emprunts lexicaux et très souvent par des expressions
particulières relevant d’une traduction littérale d’expressions spécifiques aux
langues africaines en général ». Dans ce même ordre d’idée, il rapporte les propos

Akofena çn°001 233


Distorsion sémantique de l’usage du participe dans le continuum du français ivoirien

de N.M. Knutsen en écrivant que « le français ivoirien est assez plus proche du
français standard, se distinguant de celui-ci par quelques traits d’ordre
phonétique et lexical, à un français basilectal se caractérisant par un nombre de
traits non standard, en passant par un français local ». De ce qui précède, il
convient de dire que le français ivoirien se détermine par le lexique et le niveau
de langue en rupture avec les normes académiques en respectant les normes du
participe, comme l’illustrent les phrases suivantes :

(E14) : « Les vigiles ont macheté les voleurs. » (Inédit)


(E15) : « Le voleur a pris drap devant le policier. » (Inédit)
(E16) : « Mon fils a versé ma figure par terre. » (Inédit)
(E17) : « Mon oncle est un corps habillé. » (Inédit)

Les mots en gras reflètent les caractéristiques morphologiques du participe. Ils


sont tantôt de forme simple, tantôt de forme composée. Cela dénote de ce que le
mode participe n’a subi aucune altération dans sa forme en se déportant dans le
discours mésolectal. La structure demeure intacte telle que fixée par les puristes
du bon usage. Par ailleurs, ces mots arborent d’autres aspects dans leurs usages.
Le participe « macheté » marque une dérivation verbale. Il est formé à partir du
substantif « machette ». Le radical (machette) est associé au suffixe (er). Cette
transformation est dite dérivation propre et définie par M. Grevisse (2016, p. 74)
comme « la création des mots nouveaux par l’addition de certaines terminaisons
spéciales appelées suffixes, qui modifient la signification du radical ». Le
participe « pris » est une extension d’emploi. Il quitte, en effet, son sens de base
pour épouser un autre sens. Dans ce cas d’espèce, l’on parle d’acclimatation ou
encore de tropicalisation du mot dans le lexique ivoirien. Il ne s’agit plus du mot
dont la sémantique serait « emporter », « posséder » ou « recueillir ». Par contre,
l’expression est calquée dans la notion de « mortification », de « confusion ». Le
participe « versé » est employé dans un cadre particulier. Il marque une
traduction littérale des langues locales. Cette structure phrastique n’est qu’une
transposition littérale de la pensée tout en formulant le discours tel qu’il est.
Chaque mot des langues locales correspond à un mot de la langue française. En
bon usage, la phrase « Mon fils a versé ma figure par terre » s’énonce « Mon fils
m’a humilié » ou encore « Mon fils m’a couvert de honte ». Dans ce mode
d’expression, il ne s’agit pas de subversion des langues importées, mais bien
selon L.-J. Calvet (2010, p. 146) d’une langue qui permet aux Africains
francophones « de disposer d’un français qui soit pas une langue de bois et dans
laquelle ils puissent s’exprimer, sans contrainte et sans à-peu-près, ce qu’ils
pensent et ce qu’ils ressentent. » En fonction des réalités sociolinguistiques, les
usagers opèrent des calques à travers des glissements sémantiques de leur
dialecte sur le français. Cette transposition des dialectes dans la langue française
marque le phénomène de « transport linguistique » tel qu’indiqué G. Kouassi
(2007, p. 55). Le participe « habillé » se définit comme un glissement de sens. Le
groupe syntagmatique « corps habillé » est le dénominatif des forces de l’ordre
(Police, Gendarmerie, Militaire). La fonction métaphorique du participe «
habillé » détermine l’activité exercée.

234 Mars 2020 ç pp. 227-238


Y. C. Bony

On retient que les particularités du français ivoirien présentent des


fortunes diverses. Dans une situation de communication, elles sont marquées par
la dérivation verbale, par l’extension d’emploi, par la traduction littérale et par le
glissement de sens. Toutes ces caractéristiques n’aliènent en rien la structure
morphologique du mode participe. Qu’en est-il de l’interprétation du participe
dans le français ivoirien ?

2.3 L’interprétation sémantique du participe dans le continuum du français


ivoirien

Considéré comme l’expression de bon usage selon les prescriptions de


l’Académie française, le participe constitue une dynamique dans la langue
française. Il se détermine comme une norme de clarté linguistique et une marque
d’érudition du fait qu’il soit très usité dans les énoncés tant à l’oral qu’à l’écrit.
Dans le français ivoirien, l’usage du participe ne constitue aucune ambiguïté dans
sa structure morphologique. Le respect scrupuleux de ses formes s’observe dans
cette variété mésolectale. Par ailleurs, cet idiome connait une réadaptation
sémantique dans son expression en Côte d’Ivoire, particulièrement. Le français
ivoirien est un parler hybride et difficile à circonscrire. Il est continuellement
influencé par les autres usages (français populaire ivoirien, nouchi, français
standard). Dans cette perspective, pour P..K.K. Adou (2017, p. 89.), « le français
ivoirien se présente comme le français vernaculaire de Côte d’Ivoire, c’est-à-dire
un français accessible à n’importe quel locuteur quels que soient son rang social
et son niveau d’étude. Ce français, qui se veut oral, est souvent rencontré dans
certains écrits notamment dans la presse écrite et dans certaines œuvres
littéraires. » Ces exemples permettent de confirmer cette assertion :
(E18) : « Le vin Château de France, on est tombé dedans. » (Publicité sur RTI)
(E19) : « Le voisin du balcon a collé l’étudiante. » (Inédit)
(E20) : « L’artiste-chanteur a tué pendant son concert ». (Inédit)
(E21) : « Cet étudiant a tapé poteau à l’examen. » (Inédit)
(E22) : « Le discours du Maire a enjaillé la population. » (Inédit)
(E23) : « Mon fils a versé ma figure par terre. » (Inédit)

Les mots marqués en gras sont des participes passés de forme composée.
Du point de vue morphosyntaxique, ils obéissent à celle établie par les normes
grammaticales. La subversion de ces usages réside dans la sémantique selon les
énoncés. Le participe passé « tombé » est une expression relative à une publicité
de vin diffusée sur la première chaine de télévision ivoirienne. Dans le français
standard, il indique l’action de chute, de défaillance d’ordre moral,
d’écroulement, d’effondrement… En extension d’emploi, il arbore le sens de
goût, de plaisir, d’affection. C’est un vin succulent prisé par un bon nombre de
consommateurs. Sous l’emprise de ce breuvage, l’on y renonce plus. L’emploi du
participe passé « tombé » traduit l’attachement, la volupté, la délectation qu’offre
cette boisson. Par ailleurs, il importe d’indiquer que le mot « tombé » reprenne
son sens originel en ce sens que l’abus de l’alcool mène à la déchéance, à la
dépravation. En étant dépendant à ce liquide, l’on risque de tomber

Akofena çn°001 235


Distorsion sémantique de l’usage du participe dans le continuum du français ivoirien

véritablement vu son effet sur l’organisme humain. Ce n’est pas fortuit lorsque
les fabricants estampillent la notice : ‟abus dangereux pour la santé”.

Le participe passé « collé » est un euphémisme pour désigner l’acte sexuel


entre deux individus. Cette liaison est en rapport avec les sentiments
qu’éprouvent deux individus l’un vers l’autre. C’est la résultante d’un sentiment
affectif. Dans ce schéma de rapprochement des êtres par le truchement du sexe,
il ressort que l’acte est, dans la majeure partie, consensuel, tout en favorisant et
en renforçant les liens d’amitié. Aussi, il marque la fusion charnelle et
sentimentale des amants. S’agissant du participe passé « tué », il ne rime pas avec
l’action de meurtre, de massacre ou d’homicide comme définie par le dictionnaire
d’usage. Cet emploi est un langage familier qui renvoie à l’intensité positive
marquée par la maitrise de son art, d’un public acquis à sa cause. On parlera ici
de subjugation du public face à la prestation d’un artiste lors d’un concert. Plongé
dans l’extase durant la prestation de l’artiste qui s’apparente à une idole, le public
peut dans un moment d’emportement commettre des actes qui échappent au
contrôle de leur conscience. Dès lors, le participe « tué » dans ce cas de figure
ramène au sens perdre le contrôle de sa personne, être envoûté par la prestation
d’un artiste. Concernant le participe passé « tapé », il faut noter qu’il dénote
l’échec, le fiasco, la défaite… En effet, pris en contexte, il a une fonction
métaphorique en rapport avec le substantif « poteau ». Objet rigide et fixe, le
poteau sert dans le domaine de la construction et de l’électricité. Il est immobile
et par conséquent observable. Le mouvement de heurter, de cogner cet objet
indique une maladresse dans notre vie quotidienne. Un échec peut être évité
lorsque nous prenons toutes mesures possibles dans tout ce que nous
entreprenons. S’agissant du participe passé « enjaillé », il répond à un
néologisme. Ce mot est formé à partir du radical « enjoy » qui est un usage
anglais. Il signifie la joie, la gaieté… Ce transfert idiomatique a permis de créer le
mot « enjailler ». Tout en demeurant dans le critère sémantique notionnel, le
participe passé « enjaillé » indique la satisfaction, l’adhésion, l’agrément,
l’approbation d’un fait. Cet idiome n’est qu’une transposition dans la
caractéristique lexicale de l’expression. Le locuteur ivoirien s’en est approprié
pour le réadapter. Il garde toujours ses traits syntaxico-sémantiques. Quant au
participe passé « versé », il est construit à partir de la traduction littérale des
langues locales. Le caractérisant du nom « figure » n’est pas essentiel. En réalité,
le mot figure du point de vue de l’anatomie de l’homme ramène à son faciès lié
rigidement au reste du corps de l’homme. En l’état, il ne peut s’assimiler à un
corps sécable qui peut être divisé en plusieurs entités ou à un liquide qui a la
propriété de couler comme un l’eau. En prenant pour image la ‟figure versée”, il
s’agit de l’attitude d’une personne humiliée qui n’arrive plus à soutenir le regard
des autres du fait de la honte et dont les yeux sont constamment rivés au soule
pour éviter de soutenir le regard des autres. De fait, ce transfert littéral des
idiomes convoqués qui composent cette structure phrastique peut se transcrire
ainsi : ‟Mon fils m’a couvert de honte” ou ‟Mon fils m’a fait subir une
humiliation”.

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Y. C. Bony

On peut donc déduire que le participe, dans le français ivoirien, présente


les mêmes caractéristiques morphologiques telles qu’elles ont été fixées par les
législateurs du bon usage. Par contre, il s’opère une plurivocité de sens dans leur
emploi en quittant leur notion définie par le dictionnaire académique pour
épouser d’autres sens. Cette distorsion sémantique est une créativité linguistique
propre au locuteur ivoirien.

Conclusion
En rapport avec l’étude du mode participe, il convient de retenir que le
participe, dans la langue française, constitue une marque de bon usage et une
norme de clarté linguistique. Cet idiome grammatical offre à tout usager un
respect scrupuleux de sa morphosyntaxe telle que fixée par les normes
grammaticales. Malgré le transfert des langues locales africaines dans la langue
française, il n’en demeure pas moins que les dialectes des pays colonisés
continuent d’observer la structure du mode participe. Ce qui dénote de la
créativité qui tend à ivoiriser la langue française jusqu’à un certain seuil. Les
principes immuables de la grammaire française fixés depuis le XVIIe siècle
s’observent dans le continuum du français ivoirien. Ainsi, l’emploi du participe
dans le contexte ivoirien produit une réadaptation lexicale au détriment de celle
énoncée par les usages. Cette expression détournée de la langue du colonisateur
relève de l’acclimatation.

Références bibliographiques
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linguistique française, Flammarion, Paris.
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CALVET, L.-J, 2010, Histoire du français en Afrique : Une langue en copropriété
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CHEVALIER, J-CI et al, 1964, Grammaire Larousse du français contemporain,
Larousse, Paris.
DUBOIS, J. et al, 2002, Dictionnaire de linguistique, Larousse, Paris.
GREVISSE, M, 2016, Le Bon Usage, 16e édition, De Boeck Supérieur,
Paris.
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grammaire descriptive, Librairie C. Klincksieck, Paris.
KOUASSI, G, 2007, Le phénomène de l’appropriation linguistique et Esthétique
en littérature africaine de langue Française. Le cas des écrivains ivoiriens :
Dadié, Kourouma et Adiaffi, Éditions Publibooks, Paris.
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appropriation, www.ltml.ci/files/articles3/Laurent℅20ABOA.pdf, 2014,
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Akofena çn°001 237


Distorsion sémantique de l’usage du participe dans le continuum du français ivoirien

KOUADIO, N.J, « Le français en Côte d’Ivoire, de l’imposition à l’appropriation


décomplexée d’une langue endogène », Document pour l’histoire du
français langue étrangère ou seconde, http://dhfles.revue.org/125, 2008,
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KOUADIO, P.A.K, Quelques particularités syntaxiques du français en Côte
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linguistique, www.ila.ci/upload/ila/article/7Article Adou 42.pdf.
2017, consulté le 28/01/2019.

238 Mars 2020 ç pp. 227-238


Y. J. D. N’Zi

LE SOUS-TITRAGE DU FRANÇAIS DE CÔTE D’IVOIRE


DANS LES FILMS IVOIRIENS

Yao Jacques Denos N’ZI


Université Félix Houphouët-Boigny - Côte d’Ivoire
jacquesdenosnzi@yahoo.fr

Résumé : Le sous-titrage du français de Côte d’Ivoire dans la création


filmique est une entreprise soumise à plusieurs écueils. Si cette pratique de
traduction est la plus usitée par les professionnels de la fiction
audiovisuelle, compte tenu de son coût et de sa technique plus maniable,
celle-ci n’arrive pas toujours à restituer le sens de départ. Dans les films
étudiés dans cet article, on se rend compte que la traduction du français de
Côte d’Ivoire vers le français standard renvoie parfois à des traductions
partielles et inadéquates. Bien qu’il s’agisse d’une traduction intralinguale,
certains codes linguistiques sont parfois résistants à la traduction. Notre
contribution est une étude descriptive qui met en exergue les écarts
langagiers intervenants lors du passage de l’oral à l’écrit (du français de
Côte d’Ivoire vers le français de référence) dans les films ivoiriens. Elle
présente par ailleurs les facteurs qui influent sur la traduction, comme la
non-maitrise du français de Côte d’Ivoire par les praticiens, mais aussi
certaines contraintes inhérentes à l’industrie de la traduction audiovisuelle
(marketing et technique). Cette étude démontre en filigrane la particularité
du français de Côte d’Ivoire, qui nécessite d’être maitrisée pour parvenir à
une meilleure traduction de la parole filmique.

Mots-clés : français de Côte d’Ivoire, sous-titrage, traduction audiovisuelle,


équivalence

Abstract: The subtitling of French of Côte d’Ivoire in film creation is a


subject to several pitfalls. If this translation practice is the most used by
audiovisual fiction professionals, given its cost and its more manageable
technique, it does not always manage to restore the original direction. In
the films studied in this article, we realize that the translation from French
of Côte d'Ivoire to standard French sometimes refers to partial and
sometimes inadequate translations. Although it is an intra-lingual
translation, some linguistic codes are sometimes resistant to translation.
Our contribution is a descriptive study which highlights the language
differences that occur during the transition from oral to written (from
French of Côte d’Ivoire to standard French) in Ivorian films. It also presents
factors that influence translation, such as the non-mastery of French of Côte
d'Ivoire by translators, but also some constraints inherent in the
audiovisual translation industry (marketing and technical). This study
highlights the specificity of French of Côte d’Ivoire which needs to be
mastered to achieve a better translation of filmic speech.

Keywords: French of Côte d’Ivoire, subtitling, audiovisual translation,


equivalence.

Akofena çn°001 239


Le sous-titrage du français de Côte d’Ivoire dans les films ivoiriens

Introduction

Le sous-titrage filmique est une technique de traduction audiovisuelle


(TAV) qui consiste à rendre accessible le contenu (le sens) d’un film à un public
qui ne maitrise pas toujours la langue ou les usages qui y sont utilisés (prises de
parole, dialogues, commentaire, voix off, etc…). C’est une traduction de l’oral
vers l’écrit. C’est l’une des techniques de traduction les plus usitées dans les
œuvres cinématographique et audiovisuelle ivoirienne car elle a un double
avantage. M. WURZENBERGER (2011) souligne que c’est d’une part une
technique audiovisuelle de traduction moins couteuse, et elle permet de garder
l’authenticité et l’esthétique du film d’autre part. De ce fait, en plus d’être moins
couteuse, elle permet au film de garder son originalité (esthétique et musicalité
de la parole), quand il est diffusé ailleurs.
Le sous-titrage permet à un public plus large de comprendre le film (lors
de la diffusion des films en salle, à la télévision, pendant les festivals,…). En
effet, même si les films ivoiriens sont essentiellement tournés en français,
l’usage de certaines formes langagières spécifiques au contexte ivoirien peut
être déroutant pour les publics francophones étrangers et même locaux. Pour
être diffusées à l’extérieur, les formes de français utilisées dans ces films
nécessitent souvent une traduction. Toutefois, Il arrive que le sous-titrage des
films connaisse un décalage assez important entre ce qui est dit et sa traduction.
Un sous-titrage décalé des pratiques orales du film peut impacter sur le
message que le film veut véhiculer auprès du public. Dans le cadre de ce travail,
nous nous intéresserons particulièrement au sous-titrage du français de Côte
d’Ivoire. La traduction de ce parler s’avère parfois problématique dans les films
ivoiriens. Un tel constat suscite le problème suivant : quelles sont les stratégies
de sous-titrage adoptées dans les films ivoiriens pour traduire le français de
Côte d’Ivoire ? En d’autres termes, comment les particularités linguistiques de
ce français sont-elles traduites vers le français de référence ?
Nous postulons comme hypothèse que la traduction du français de Côte
d’Ivoire s’avère parfois problématique du fait de la particularité de ce français,
qui s’éloigne de plus en plus de la norme de référence.
L’objectif visé à travers cette recherche est de rendre compte de certains
procédés de sous-titrage de ce français, à travers ses principales variétés
linguistiques (le français ivoirien et le nouchi), et d’analyser leur efficacité dans
la restitution du sens à l’écrit.

1. Cadre conceptuel et méthodologique de l’étude


- La traduction par le sous-titrage en question
Envisager l’étude du sous-titrage c’est également prendre en compte les
exigences de cette technique. On en relève deux importantes : les contraintes
techniques et les contraintes sociolinguistiques et culturelles. E. VAYSSIÈRE
(2012) établit une typologie des contraintes techniques qui régissent le sous-
titrage :

240 Mars 2020 ç pp. 239-254


Y. J. D. N’Zi

- le temps d’apparition du sous-titre à l’écran (1-2 secondes pour lire une


ligne simple de sous-titrage et de 2-7 secondes pour une double ligne,
une ligne étant formée de 32-36 caractères),
- la synchronisation propos/apparition et disparition du sous-titre/
image,
- le sous-titre ne doit pas chevaucher plusieurs plans,
- la taille du sous-titre qui ne peut excéder deux lignes.

Dans ce laps de temps court, le traducteur doit être à même de déceler les
éléments essentiels porteurs de sens dans les dialogues pour les afficher. Il
s’agit d’un « raccourcissement du texte original » comme le souligne M.
WURZENBERGER (2011, p.119). Le texte raccourcis doit toutefois rester en
adéquation avec le sens véhiculé par la scène ou dans le dialogue.
On note par ailleurs des contraintes d’ordre culturel. En effet, le sous-titrage
est une traduction audiovisuelle et non littéraire. C’est à dire que le traducteur
ne va pas s’appuyer uniquement sur les dialogues mais sur tout ce qui fait sens
dans le film. La restitution du sens passe par les éléments filmiques tels que les
dialogues, les images, l’environnement diégétique, le contexte, et le son. Le
traducteur doit également maitriser les aspects culturels de la langue de départ
pour parvenir à un meilleur transfert linguistique ; l’origine du film,
l’environnement et le contexte socioculturels du film (environnement
diégétique, la période dans laquelle l’histoire est filmée).
C’est pour parvenir à une telle traduction que des auteurs tels que
BERMAN, (1984) et VENUTI, (1998) évoquent l’idée d’une théorie de la
traduction éthique. Selon leurs études, La traduction doit tenir compte des unités
porteuses de sens (idiomes, situations, attitudes et gestuels, etc.) et du niveau de
langue employé. Selon BERMAN (1984, p.287) cité par MBOUDJEKE (2010), la
traduction est : « un processus où se joue tout notre rapport avec l’Autre ». Pour
l’auteur, la traduction réussie (éthique) doit viser non pas « le biffage de
l’Étranger » (1990, p.12), mais plutôt son respect, respect qui passe
nécessairement par une sorte de traduction contre-idiomatique. Elle doit donc
véhiculer les traits particuliers de la langue de départ. Ainsi on aura une
traduction qui permet de passer du basilecte de la langue de départ vers le
basilecte de la langue d’arrivée, du mésolecte de départ vers le mésolecte
d’arrivée et de l’acrolecte de départ vers l’acrolecte d’arrivée. Les différences
langagières doivent donc être perçues dans la traduction car elles sont
nécessaires dans la saisie du sens.

-Le français de Côte d’Ivoire


L’intérêt de présenter les formes du français parlé en Côte d’Ivoire vient du
fait que l’essentiel des œuvres cinématographiques ivoiriennes, surtout celles
qui sont l’objet de cette étude, ont pour langue principale le français. L’étude de
la variation linguistique a toujours été au centre des recherches sur le français
parlé en Côte d’Ivoire. Ces recherches soutiennent que le français se subdivise
en une pluralité d’usage en Côte d’Ivoire. Ainsi les études menées par N.
J.KOUADIO (2006 et 2008), A.B. BOUTIN (2002), J-M. KOUAMÉ (2012)

Akofena çn°001 241


Le sous-titrage du français de Côte d’Ivoire dans les films ivoiriens

distinguent trois variétés non-standards que sont le français populaire ivoirien


(Fpi), le français ivoirien (Fi) et le nouchi. Ces trois variétés cohabitent avec le
français standard, une variété plus proche de la norme de référence
internationale. Elles sont influencées par les langues locales ivoiriennes. Dans
les films étudiés, les variétés qui transparaissent dans les dialogues sont le Fi et
le nouchi.
Le nouchi : le nouchi est une variété de français apparue au début des années
1970 dans les quartiers populaires d’Abidjan1. N.J. KOUADIO, en 1990, dans sa
publication intitulée « Le nouchi abidjanais, naissance d’un argot ou mode
linguistique passagère ? » le définissait comme un argot de rue, au vu des
origines sociologiques de ses locuteurs (jeunes délinquants, loubards, enfants
de la rue,…) et de son caractère cryptique. Perçu par certains observateurs
comme une forme d’expressions passagères, le nouchi s’est au fil du temps
transformé en un parler urbain dynamique (J-C. DODO, 2015). Il sert de moyen
de communication à une large frange de la jeunesse urbaine ivoirienne et
représente une identité culturelle et linguistique pour celle-ci. Le nouchi est une
forme de langue hybride construite à partir du français. Il est caractérisé par
plusieurs emprunts aux langues locales et étrangères, des changements de sens
et certains procédés morphologiques (troncations, composition, néologismes,
dérivation,…).
Le français ivoirien (Fi) : la variété de français la plus répandue dans les
usages des locuteurs ivoiriens. Il s’est construit à partir des formes langagières
telles que le Fpi et le français standard. Son lexique et sa structure linguistique
sont fortement influencés par l’emploi des emprunts de mots issus des langues
endogènes et par des calques syntaxiques… A.B. BOUTIN (2002) le définit
comme la variété à partir de laquelle se structure la norme endogène du
français de Côte d’Ivoire. En effet, c’est une variété difficile à délimiter car elle
est hétérogène aux caractéristiques des autres variétés du français. Le Fi est la
variété mésolectale du continuum intralinguistique du français en Côte d’Ivoire
(P.A.K. KOUADIO et Y. J. D. N’ZI, 2017). Il représente le véhiculaire ivoirien
par excellence dans les contextes énonciatifs formels (rue, marché,
conversations entre pairs, etc…) et concurrence le FS dans plusieurs contextes
discursifs formels tels que les médias, l’administration, l’école, etc… Pour J-M.
KOUAMÉ (2012, p.11), le Fi est la forme ‘‘acclimatée’’ du français en Côte
d’Ivoire et véhicule de ce fait une identité pour les locuteurs ivoiriens.
Au fil du temps, l’on remarque que ces variétés se présentent comme des
usages continus dans les productions langagières des Ivoiriens. Elles
s’entremêlent et s’enchevêtrent dans le discours à telle enseigne qu’il est parfois
difficile de les délimiter (J-M. KOUAMÉ, 2012). Pour P.A.K. KOUADIO et Y. J.
D. N’ZI (2017), le français de Côte d’Ivoire est perçu aujourd’hui comme un
continuum de variétés linguistiques qui tend vers une homogénéisation (norme
endogène), qui se construit à partir du Fi.

1Capitale économique de la Côte d’Ivoire

242 Mars 2020 ç pp. 239-254


Y. J. D. N’Zi

-Méthodologie

Dans le cadre de cette étude, nous analysons le sous-titrage des films, Bla
Yassoua de Honoré N’ZUÉ (2008), Bronx-Barbès de Éliane DE LATOUR (2000),
Le Djassa a pris feu de Lonesome SOLO (2012), Brouteur.com de Alain GUIKOU
(saison 1, 2011). Ces films présentent des variétés de situation où sont utilisées
le français de Côte d’Ivoire. Ils proposent également un sous-titrage des
dialogues caractérisés par ce parler. Pour recueillir les données qui constituent
le corpus d’étude, nous avons eu recours à la technique de l’observation
indirecte en visualisant les films en question. Nous avons retranscrit les
dialogues des films et leur sous-titrage. Notre corpus d’étude est constitué de
parole filmique transcrite suivie de leur sous-titrage dans les films. L’analyse de ces
données est présentée dans les lignes suivantes.

2. La traduction du français de Côte d’Ivoire vers le français de référence dans


les films
Le sous-titrage consiste à la recherche d’une équivalence sémantique à
l’écrit à travers le dialogue (oral). Il s’agit ici d’une forme de variation
diamésique (oral/écrit) (Cf. GADET, 2007). Comme le souligne R. JAKOBSON
(1963, p.80) : « […] la traduction implique deux messages équivalents dans deux codes
différents ». Dans le cadre de cette étude, il est question d’une traduction
intralinguale entre des codes du français (Français de Côte d’Ivoire et français
de référence). Le corpus d’étude présente des cas de transferts sémantiques
totaux mais on y relève par ailleurs des cas d’ellipse, d’atténuation ou de
restriction sémantique, des cas de paraphrase, des cas d’inadéquation
sémantique ce qui conduit à des contre-sens (décalage) entre le dialogue oral et
sa traduction écrite.

2.1. La traduction totale


Dans ces films, on peut constater des cas de traduction totale dans le
sous-titrage :
(1) Extrait de Brouteur.com
John : Ya fohi, c’est une manière de me dja ou bien ! // Vous
êtes les môgô de la gnagne non ? c’est mieux vous allez
m’envoyer en prison.
Sous-titre : Pas de problème… Mieux vaut me demander de me
suicider // Vous êtes de la PJ non ? Moi je préfère que vous m’envoyer
en prison.
Dans cet extrait, la traduction se justifie par le fait que les propos du
personnage sont émaillés de termes et expressions en nouchi. On note une
traduction cohérente des éléments clés du premier énoncé Ya fohi, qui est une
expression nouchi empruntée au dioula pour dire (il n’y) pas de problème.
L’énoncé c’est une manière de me dja ou bien ! est traduit dans son sens propre
par Mieux vaut me demander de me suicider. Quant au terme d’adresse môgô de la
gnagne il est rendu contextuellement par PJ (siglaison de Police Judiciaire).
Dans l’extrait suivant, certains termes sont traduits totalement.

Akofena çn°001 243


Le sous-titrage du français de Côte d’Ivoire dans les films ivoiriens

(2) Extrait de Brouteur.com


John : (sourires) ééh mon viée, c’est une manière de me dire tu
me laisse sraka sôgô et puis en esprit je te fata mes frères sang
ou bien ?
Sous-titre : Donc vous me laissez bosser et en retour je vous vends
mes amis… C’est ce que vous me proposez.

On peut remarquer que le terme d’adresse ééh mon viée est omis du sous-titrage.
Par contre les autres éléments du discours sont traduits dans leur sens propre
de sorte à en éclairer le sens. C’est ce qui est observé dans la traduction de la
suite de l’énoncé. Ainsi l’expression nouchi sraka sôgô est traduite par « bosser »
et le mot fata est rendu par « vendre ». On note aussi une traduction adéquate
du terme d’adresse frère-sang rendu par « ami ». Selon J.D. N’ZI et E.K. KOUA
(2017) ce terme d’adresse issu du nouchi, loin de désigner un lien de
consanguinité dans son évocation, exprime en réalité une relation égalitaire, un
lien d’amitié et d’intimité. L’omission du terme d’adresse mon viée en début
d’énoncé peut-être perçue comme un élément non essentiel, dans la mesure où
cette omission n’influe pas sur le sens du propos. Dans le film Bla yassoua, on
peut relever aussi des cas de traduction totale. L’extrait suivant présente la
traduction d’un extrait du dialogue entre Bacchus et la prostituée dans un bar
en présence d’Aya.

(3) Extrait de Bla yassoua


Prostituée 1 : Réad Bacchus, c’est quelle science ça ? / Tu gnan
sur moi !/ Pae tu es venu aek ta vieille kpôkpô là ?
ST : Hé Bacchus ! C’est quoi ces manières ? / Tu m’ignores ou quoi ? /
Parce que tu es là avec ta vieille casserole !
Bacchus : Attends faut flo, elle va rester avec…
Prostitué : (…) arrête de trafiquer mon tympan ! Et puis
d’ailleurs même donne-moi 5 krika je vais quitter ici !
ST : Arrête de dire n’importe quoi ! Donne-moi 5000 et je m’en vais

Les propos de la prostituée sont en nouchi. Dans la première réplique,


l’expression Réad2 Bacchus joue le rôle d’une interpellation, ainsi le traducteur la
traduit également par une expression interpellative « Hé Bacchus ». La suite du
propos est émaillée d’expression nouchi qui trouve dans la traduction leur
équivalence en français standard. Ce sont science qui est désigné ici par
« manière » en fonction du contexte, gnan signifie « ignorer » et kpôkpô qui est
traduit dans un français familier par « vieille casserole » (sous-entendu : Aya est
comparée à une vieille casserole). Dans la deuxième réplique, on peut relever
l’emploi de l’expression arrête de trafiquer mon tympan ! qui est traduit de
façon cohérente par Arrête de dire n’importe quoi !. Il y a également la traduction
de 5 krika par « 5000 » (francs). La traduction totale est également perçue dans

2
Réad [read] est une contraction du verbe conjugué regarde [rəgard] (forme conjuguée de
regarder), crée par économie linguistique. Il s’agit d’un mode de prononciation très dynamique
en nouchi. Dans la prononciation on constate une ellipse du son [g].

244 Mars 2020 ç pp. 239-254


Y. J. D. N’Zi

des extraits du film Le djassa a pris feu. Comme exemple, on a le propos du


narrateur en début du film :
(4) Extrait de Le djassa a pris feu
N : Dans le ghetto ça djô, ça sort // Chaque fois les petits eux i
viennent eux i rentrent les vieux môgô eux i décallent, les petits
viennent eux i rentrent, les vieux môgô eux i décallent.
Sous-titres : Dans le ghetto, ça entre, ça sort. Les plus jeunes rentrent,
les ainés partent…

Cet extrait est dit en nouchi et traduit dans un français familier. Les termes
nouchi djô et vieux môgô sont traduits respectivement dans leur sens propre par
« entrer » et « ainés ». On peut remarquer que la réplique est plus longue que le
sous-titrage. En effet, il y a plusieurs répétitions dans le propos les petits eux i
viennent eux i rentrent les vieux môgô eux i décallent, les petits viennent eux i
rentrent, les vieux môgô eux i décallent. La traduction adopte le choix efficient de
ne pas répéter mais de dire l’essentiel par Les plus jeunes rentrent, les ainés
partent… Les traductions de ces extraits sont totales selon nous car elles
s’efforcent de rendre le sens le plus proche des termes et expressions en tenant
compte du contexte énonciatif.

2.2. Les cas de traduction partielle


La traduction partielle se caractérise par des ellipses ou omissions et des
atténuations sémantiques dans la langue d’arrivée.

-L’ellipse
L’ellipse se manifeste par l’omission de certaines parties de l’énoncé
quand il passe à l’écrit.

Répliques Sous-titrage du film Traduction


(1) Le vieux môgô à douf, la Le père est mort, la mère est Le père est décédé, la mère
vieille est seule, elle est seule tu peux l’aider. est seule, elle est dans la
dans sêguê. tu peux la misère / la souffrance. Tu
soutra si tu veux. (Le djassa a peux l’aider si tu le veux.
pris feu)
(2) Le temps là est choyé / Tu veux des cigarettes ? Le temps est mauvais. Tu
Tu veux fal ? Attend je vais veux des cigarettes ?
me po en même temps (Le Attends que je m’asseye
djassa a pris feu)
(3) C’est faitai, il est en train Pas du tout… Il a encore de Pas du tout, il est en train de
de se bôrô à l’haire (heure) l’argent. faire la fête actuellement, il
là c’est mort aek lui. a encore beaucoup d’argent.
(Brouteur. Com)

Tableau 1 : Cas d’ellipse dans le sous-titrage des films

On a une équivalence totale dans (1) le vieux môgô à douf, la vieille est seule traduit
par Le père est mort, la mère est seule. Par contre, l’idée de misère évoquée dans
elle est dans sêguê est omise. En (2) l’évocation du temps et la demande de

Akofena çn°001 245


Le sous-titrage du français de Côte d’Ivoire dans les films ivoiriens

permission de s’asseoir par le personnage sont omises. Le sous-titrage ne prend


en compte que l’énoncé interrogatif Tu veux fal ?. Dans l’énoncé (3) l’action
menée par l’allocutaire est supprimée dans la traduction par contre les autres
segments du propos sont bien traduits. Il en est de même dans les énoncés (5) et
(6) où il y a des omissions respectives dans le sous-titrage de elle est trop wêlêwêlê
(évoquant un comportement) et du terme d’adresse Grand-frère.

-L’atténuation
Cette approche est utilisée généralement par le traducteur quand celui-ci
ne trouve pas d’équivalence directe pour un mot où une expression dans la
langue d’arrivée. Il s’agit d’un décalage stylistique opéré par le traducteur mais
qui a un impact sur le sens du terme. Le terme traduit perd du sens quand il
passe dans la langue d’arrivée.

Répliques Sous-titrage du film


(7) Il a fait gnaga (Bla yassoua) Il a fait des histoires
(8) Donne le saco, Ba biè là ! (Bla yassoua) Donne le sac, imbécile !
(9) c’est les frères-sang de mon vieux. (Bla Ce sont des amis du quartier.
yassoua)
(10) mon vieux père. (Bla yassoua) mon frère
(11) les noms aek les vraies adresses. les noms et adresses
(Brouteur.com)

Tableau 2 : Cas d’atténuation dans le sous-titrage des films

Ce tableau présente quelques termes et expressions dont la traduction a


abouti à une restriction sémantique de la langue de départ à la langue d’arrivée.
Il s’agit surtout de propos en nouchi. On note une perte de l’expressivité dans la
traduction de ces différents termes. En effet, dans l’item (7) le terme gnaga
signifie en nouchi « le fait de se battre » (affrontement physique), mais il est
rendu par le simple fait de « faire des histoires », ou de « s’être disputé »
(affrontement verbal). La traduction omet dans le sens l’affrontement physique
pour le limiter à un affrontement verbal (faire des histoires). Dans l’item (8) il y a
l’emploi du terme injurieux Ba biè qui joue le rôle d’un appellatif. En effet, ce
terme est une injure sexuelle empruntée au dioula (sexe de la mère). Dans le
contexte ivoirien, cette injure est un immense outrage pour celui à qui elle est
proférée. Ce terme est traduit par l’injure « imbécile » dont le sens est, en réalité,
loin de ce propos. On a également une perte de sens dans le syntagme nominal
(9) les frères-sang de mon vieux qui est traduit par « des amis du quartier ». En
effet, ce syntagme, tel qu’énoncé, évoque une certaine proximité et une
familiarité entre l’allocutaire et le locuteur, un sens qu’on ne retrouve pas
exactement dans « des amis du quartier » où le sens de la proximité n’est pas
évident. Le même cas est perçu dans la traduction de l’appellatif (10) mon vieux
père. Selon J.D. N’ZI et E.K. KOUA (2017), ce terme d’adresse met en avant une
valeur de supériorité et de respect. Il est traduit par « mon frère » qui encode
une valeur d’égalité. Dans l’item (11) le syntagme nominal les vraies adresses est
traduit par « adresse ». On peut constater une omission de l’insistance (vraies

246 Mars 2020 ç pp. 239-254


Y. J. D. N’Zi

adresses) faite par le locuteur. On assiste ainsi à une restriction du sens dans le
sous-titrage pour certains termes et expressions.

2.3. Défaut de traduction ou traduction décalée : le cas de la littéralité


On peut relever une traduction littérale des répliques en nouchi et en français
ivoirien dans le sous-titrage. Cette traduction est éloignée d’un français qui pourrait
être universel. Elle est faite entre des variétés de français non-standards qui ont le
même substrat, notamment le français ivoirien et le nouchi. Dans d’autres cas, on a
une simple reprise de la réplique à l’écrit sans la traduire. Les items suivants en sont
une illustration :
Répliques Sous-titrage du film films
(12) Avant que moi yai commencé Avant que moi je chante comme Bailly
à gbayer on dirait Bailly Spinto Spinto.
Brouteur.com
(13) faut lui dire il n’a qu’à deposer dis-lui de calmer un peu son esprit.
son gblé gblé minds.
(14) eux ils montent sur terrain c’est eux qui braquent
Le djassa a pris
(15) Voilà ça 21 son propre ! Voici un 21 bien propre feu

(16) moi yai me changer non et Bon laisse-moi me changer et on bouge


puis on béou au yôrô. au coin

(17) Ouais tantie yé ve te kouman Oui tantie, Je vais te parler de quelque


de quelque chose là. chose
Bla yassoua
(18) Tu’as prendre drap ! Tu es un tu as chaud avec moi ! Tu es un bâtard
batard.
(19) Attrape poisson avec ta main Attrape poisson, je te donne à manger
je vais te donner à manger.
(20) Mange ta main qui est grillée, Mange ta main grillée, c’est poisson
c’est poisson aussi. aussi Bronx-Barbès
(21) je vais payer ça ! je vais payer ça !

(22) Toi bâtard là, tu as triché Bâtard, t’as triché flèche !


flèche là !
(23) Vieux père, toi-même tu as vu Vieux père tu as vu il a triché !
qu’il a triché.
(24) ceux-là c’est les faux types ! Des faux types ! À cause de ça je t’ai
C’est à cause de ça je t’ai défendu défendu

Tableau 3 : Cas de littéralité dans le sous-titrage des films

Les items suivants présentent quelques extraits de sous-titrage des films


Brouteur.Com, Le djassa a pris feu, Bla yassoua et Bronx-Barbès. Dans les items (12)
et (13), tirés de la série Brouteur.Com, on peut constater des traductions littérales
des répliques du nouchi au français ivoirien. En (12), l’analogie faite à l’artiste-

Akofena çn°001 247


Le sous-titrage du français de Côte d’Ivoire dans les films ivoiriens

chanteur ivoirien Bailly Spinto est reprise dans la traduction. Cette analogie
peut être difficilement perceptible pour les publics non-ivoiriens qui ne
connaissent pas forcément l’artiste. Dans l’item (13) on a le terme nouchi minds
(esprit, intelligence) qui est traduit sans tenir compte du contexte. Le sens du
terme n’est pas clair dans la traduction. En fait dans ce contexte, il signifierait
« ardeur ». Dans le film Le djassa a pris feu, on peut retrouver quelques faits de
littéralité comme dans les items (14) et (15). Dans l’item (14), on a la traduction
de l’expression familière eux ils traduite par une autre expression familière
« c’est eux ». L’exemple (15) présente également un cas de paraphrase avec
l’usage de propre à l’oral et à l’écrit. Dans le contexte ivoirien, ce terme est utilisé
parfois dans un sens figuré pour désigner ce qui est « sans équivoque » ou qui
est « bien fait ». Dans le contexte de son emploi ici, il désigne ce qui est « sans
équivoque ». Dans les items (16) à (20), tirés du long-métrage Bla yassoua, le
sous-titrage de certains termes met en exergue des cas de paraphrase. Pour la
traduction du terme nouchi béou (partir/aller) en (16) on a le verbe d’action
« bouge ». Il faut dire que le verbe bouge est utilisé dans le sous-titre avec
l’emploi que le français ivoirien lui donne. En fait, ce verbe est utilisé par les
locuteurs avec une extension sémantique. Il renvoie à aller ou partir. On constate
aussi un cas de paraphrase en contexte avec tantie en (17). Selon J-M. KOUAMÉ
(2012) ce terme est propre au français ivoirien dans la mesure où il est utilisé
avec une extension sémantique pour désigner une femme à qui l’on voue du
respect. Dans l’exemple (18), l’expression nouchi Tu’as prendre drap ! est traduite
par son équivalent en français ivoirien « tu as chaud avec moi ! ». En français
ivoirien « avoir chaud avec quelqu’un » c’est « avoir maille à partir avec cette
personne ». On a ainsi une traduction du nouchi au français ivoirien dans
certains cas. Dans le film Bronx-Barbès, on relève des extraits de traductions
littérales qui gardent les traces de l’oralité. On relève des cas d’omission de
déterminant qui sont présent tant à l’oral (réplique) qu’à l’écrit (sous-titrage)
avec Ø poisson (items 20), Ø flèche (item 22). Au niveau lexical on constate une
traduction littérale des appellatifs vieux père (item 23) et faux types (items 24).
Suite à l’analyse des éléments du tableau on constate que le sous-titrage
de ces films comprend parfois des traductions entre des codes ayant les mêmes
substrats (nouchi vers français ivoirien) ou des paraphrases intracodiques
(nouchi vers nouchi).

2.4. Contre-sens
Les contre-sens dans la traduction se manifestent par des inadéquations
dans le rendu du sens de départ. On en retrouve quelques exemples dans le
tableau ci-après :

248 Mars 2020 ç pp. 239-254


Y. J. D. N’Zi

Répliques Sous-titrage du film traductions


(25) On dit quoi Chauffeur, qu’est-ce que tu Bonjour chauffeur, comment
chauffeur ? Ca va un racontes ? vas-tu?
peu ? (Le djassa a pris feu)

(26) Le djassa c’est Qu’est ce qui se passe au ghetto ? Bonjour les gars !
comment ? (Le djassa a
pris feu)
(27) Frères-sang, les gars On dit quoi là-bas ? Comment allez-vous les amis
on dit quoi ? (Bla ?
yassoua)
(28) Yé dis… mais ye dis Quel sac ? Hé grand-frère ! (Hésitations), Mais, grand-
vié père !... Vié père ! frère !!...
(Bla yassoua)
(29) Vous êtes en drap Vous êtes dans les problèmes Vous êtes au courant ?
non ? (Bla yassoua)
(30) ye suis en drap de j’ai un souci Je sais quelque chose
quelque chose (Bla
yassoua)
(31) Anh noon, nous on Non, on s’en va tout près là-bas. Nous allons non loin d’ici
s’eeen tout près là là.
(Bla yassoua)

Tableau 4 : Cas d’inadéquation sémantique dans le sous-titrage des films

Ce tableau présente des inadéquations dans la traduction de quelques


répliques des films Bla yassoua et Le djassa a pris feu. Dans les items (25) et (26)
tirés de Le djassa a pris feu, les énoncés n’équivalent pas à leur traduction car ils
représentent des salutations, des ouvertures de conversation en français
ivoirien et en nouchi. Le contexte qui mène à l’énonciation de ces deux
répliques témoigne de ce fait. En (25) il s’agit des jeunes du ghetto qui arrêtent
un taxi et entament une discussion avec le chauffeur. La réplique (25) est
l’ouverture de cette conversation. Il en est de même pour la réplique (26)
utilisée par Tony pour entamer une conversation avec des jeunes du ghetto
jouant aux cartes. Dans le film Bla yassoua, on relève également une
inadéquation dans la traduction de la salutation en (27). En français de Côte
d’Ivoire, le terme on dit quoi est généralement utilisé comme une formule
d’ouverture de conversation. Son énonciation dans ce contexte pourrait être
traduit en français de référence par comment vas–tu ?. Aussi, faut-il souligner
qu’on ne retrouve pas en (27), dans les propos du personnage, l’adverbe là-bas
(apparait dans le sous-titre) ni une indication de lieu dont la traduction serait
proche de cet adverbe. Il s’agit en fait d’un cas d’ajout d’information qui rend
incompréhensible le sous-titre. On a aussi un ajout d’information en (28) où le
terme «sac » présent dans le sous-titre est absent dans la réplique. Dans les
items (29) et 30 on relève une confusion qui est faite par le traducteur entre les
expressions en nouchi « être en drap » (savoir, connaitre) et « être dans drap »
(avoir un souci ou des problèmes). En effet, en (29) le personnage interroge ses

Akofena çn°001 249


Le sous-titrage du français de Côte d’Ivoire dans les films ivoiriens

interlocuteurs s’ils sont au courant de ce dont il parlait. Dans l’exemple (30) le


personnage souligne qu’il sait quelque chose et non qu’il est dans des
problèmes comme le mentionne le sous-titre. C’est donc le fait de savoir ou de
connaitre qui est manifeste dans ces répliques. Dans l’exemple (31) on peut
relever une confusion dans l’indication du lieu. En français de Côte d’Ivoire,
l’adverbe là là désigne un lieu proche, cependant sa traduction est faite par son
contraire là-bas qui désigne plutôt un endroit plus ou moins éloigné.

3. Les défis de la traduction audiovisuelle du français de Côte d’Ivoire


La traduction du français de Côte d’Ivoire s’avère parfois difficile bien
que celle-ci vise une traduction intralinguale à travers une forme de français
internationale ou standard. Certaines données de l’analyse convergent dans ce
sens. Selon ces résultats, on relève des cas de traductions totales mais aussi
certaines inadéquations qui transparaissent dans la restitution du sens de ce qui
est dit (traduction partielle et des traductions décalées).
Ces résultats sont corroborés par les recherches de S. BASTIAN (2015).
Pour elle, la traduction par le sous-titrage requiert une recherche d’équivalence
entre la langue de départ et la langue cible. Cependant, le sous-titrage, suite aux
nombreuses contraintes techniques et linguistiques auxquelles sa réalisation est
confrontée, ne permet pas toujours à la traduction d’être fidèle au sens original.
Ainsi, on relève en général trois formes d’équivalences dans le sous-titrage. Il
s’agit de l’équivalence totale, l’équivalence partielle et l’équivalence zéro. Elle
les définit comme suit :

L’équivalence totale requiert un jeu identique entre sens figuré et sens non-
figuré, équivalences sémantique, stylistique et formelle, tandis que
l’équivalence partielle permet – là où c’est inévitable – un niveau stylistique
différé, des jeux de mots manquants, des modifications du phraséologisme
en question. Bien que le traducteur cherche dans la plupart des cas à
réaliser cette équivalence, ne serait-ce que pour préserver l’effet total
(expressif !) des dialogues, il y aura des cas de l’équivalence « zéro » : le
phraséologisme n’est pas traduit, soit il sera complètement omis, soit
paraphrasé d’une façon plus ou moins expressive.
BASTIAN (2015, p.50)

Ces trois types d’équivalence apparaissent le plus souvent dans les sous-titrages
des films, cependant, comme le souligne l’auteur, elles ne permettent pas toutes
un transfert adéquat du sens de départ des dialogues. L’équivalence totale a la
particularité de véhiculer le sens contextuel en tenant compte des contraintes
techniques. Cette particularité, telle que définie par l’auteur, correspond aux
formes de traductions totales relevées dans l’étude des données. On relève
également des cas d’équivalence partielle dans l’analyse. Ce sont en majorité
des ellipses et des atténuations sémantiques. Pour S. BASTIAN (2015),
l’équivalence partielle est une perte sémantique qui peut être favorisée par les
contraintes techniques (temps, espace, et densité du langage) liées au sous-
titrage. C. BRONNER (2017) abonde dans le même sens. Elle souligne que
l’atténuation des propos à l’oral dans la traduction écrite est un fait qui

250 Mars 2020 ç pp. 239-254


Y. J. D. N’Zi

transparait dans le sous-titrage « (…) à cause des contraintes techniques de temps et


d’espace du sous-titrage et parce que la vitesse d’énonciation est plus rapide que la
vitesse de lecture » (C. BRONNER, 2017, p. 20). Ces aspects techniques
contribuent à la perte de sens entre le dialogue oral et sa traduction.
Des faits d’équivalence zéro ont été repérés lors de l’analyse à travers les
défauts de traduction ou les traductions décalées. Ceux-ci sont caractérisés par
la littéralité et des contre-sens ou inadéquations. Dans le cas de la littéralité,
cette forme de traduction intervient en général pour les expressions qui peuvent
paraitre « trop colorées » ou « improvisées » par les personnages, selon A. VELEZ
(2012, p.111). La traduction littérale est donc une manière de contourner la
difficulté que pose le rendu du sens dans la langue cible. Les formes
littéralement traduites (relèvent du français ivoirien et pour la plupart du
nouchi), démontrent par-là que ces formes langagières s’éloignent plus ou
moins du français standard. Il parait difficile pour les traducteurs de trouver
leur équivalence en français standard. Cela montre la difficulté que suscite ce
parler lors de sa traduction. En effet, la plupart des études portées sur le
français de Côte d’Ivoire (Cf J.N. KOUADIO 1999, 2006, 2007, A.B. BOUTIN,
2002, P.A.K. KOUADIO, 2011, J-M. KOUAMÉ, 2012, J-C. DODO, 2015, …), le
présente comme un ensemble d’usage qui se démarque de plus en plus des
pratiques internationales du français. S. LAFAGE (2002) et S. KUBE (2005)
parlent d’une appropriation du français pour désigner des réalités nouvelles ;
celles du vécu des populations ivoiriennes. La problématique de la traduction
intralinguale entre le français de Côte d’Ivoire et le français standard ou
familier (susceptible d’être plus compris) permet de mettre en exergue les écarts
qui existent entre ces formes de français.
L’équivalence zéro est marquée également par des cas de contre-sens
repérés dans l’analyse des données. Dans les cas relevés, les traductions des
répliques véhiculent des sens éloignés de leurs sens de départ. On pourrait
imputer ces problèmes soit à la non-maitrise de la langue ou aux contraintes
techniques liées au sous-titrage.
Les traducteurs rencontrent souvent des difficultés dans la traduction du
français de Côte d’Ivoire surtout quand il s’agit de le faire passer en français
standard. En effet, l’une des pratiques du sous-titrage consiste à uniformiser les
variétés non-standards utilisées à l’oral vers des formes standards à l’écrit.
Selon J. DIAZ-CINTAS & A. REMAEL (2007, p.192) «Subtitling almost always
corrects grammar mistakes or dialectal grammar»3. L’une des difficultés majeures à
ce niveau c’est le rapport entre formes langagières orales et celles admises à
l’écrit. Les formes non-standards du français parlé en Côte d’Ivoire sont
généralement associées à l’oral et leur passage à l’écrit peut s’avérer
problématique. Cette position est soutenue par L. LEIGHTON (1991), qui argue
que les formes non-standards présentent le plus de résistance au concept
d’équivalence. En effet, le rapport de la variété non-standard avec la forme
linguistique (généralement standard) adoptée pour la traduction joue un rôle
important dans le rendu du sens. On constate que plus la variété est proche de

3
« Le sous-titrage corrige presque toujours les fautes de grammaire ou la grammaire dialectale »

Akofena çn°001 251


Le sous-titrage du français de Côte d’Ivoire dans les films ivoiriens

la norme sa traduction comprend peu d’écueils, par contre, plus celle-ci


s’éloigne de la norme, son transfert devient de plus en plus difficile. L’analyse
des données montrent que ces difficultés s’accentuent quand il s’agit de propos
tenus en nouchi.

Conclusion
Cette étude nous a permis de rendre compte de certaines particularités du
sous-titrage dans les films qui mettent en scène le français de Côte d’Ivoire. On
s’est rendu compte que si certaines formes étaient effectivement traduites,
d’autres par contre s’éloignaient de plus en plus de leur sens de départ. À ce
titre, on y a relevé des formes de traductions partielles et des traductions
décalées de leur sens d’origine. Le passage de l’oral à l’écrit du français de Côte
d’Ivoire vers le français de référence internationale est souvent problématique
(inadéquations et défauts de traduction). Ces problèmes de traductions mettent
en avant les difficultés que les traducteurs rencontrent face aux variétés du
français parlé en Côte d’Ivoire. À ce propos, nous pensons que le traducteur
doit veiller à rester le plus proche possible du sens premier. Il doit parcourir
toutes les possibilités que lui offre la langue cible. Une traduction qui s’éloigne
du sens peut biaiser la réalité que le film veut représenter. Cependant, il
convient de souligner que les praticiens de la traduction audiovisuelle sont
soumis à d’autres contraintes en plus des contraintes linguistiques. Il s’agit des
contraintes de marketing (Cf. Y. GAMBIER, 2004) et techniques (E.
VAYSSIÈRES, 2012). Cet ensemble de contraintes pourraient être des facteurs
qui influent sur l’adéquation sémantique entre la langue de départ et son
équivalence dans la langue cible. Ce dernier aspect représente une perspective à
cette étude. En définitive, il ne faut pas perdre de vue qu’une bonne traduction
donne plus de force à l’image et permet de ce fait de mieux cerner le film et son
message.

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cinématographique- un défi traductologique », dans L’argot : les
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Akofena çn°001 253


Le sous-titrage du français de Côte d’Ivoire dans les films ivoiriens

WURZENBERGER M., 2011, Zur Problematik der Untertitelung am Beispiel


ausgewählter Kulturspezifika im Film, Mémoire de Master en Philosophie,
Université de Vienne, 137 p.

Filmographie
DE LATOUR Éliane, 2000, Bronx-Barbès, long-métrage, fiction.
GUIKOU Alain, 2011, Brouteur.Com, série (saison 1), fiction.
N’ZUÉ Honoré, 2008, Bla yassoua, long-métrage, fiction.
SOLO Lonesome, 2012, Le djassa a pris feu, long-métrage, fiction.

254 Mars 2020 ç pp. 239-254


SECTION

ANALYSE DU DISCOURS, GRAMMAIRE,


TRADUCTOLOGIE
A. Terwait

QUELQUES NOTES SUR LES PROPOSITIONS INTRODUITES


PAR COMME

Abdallah TERWAIT
Institut Supérieur des Sciences Humaines de Médenine
Université de Gabès - Tunisie
Université Sorbonne Université – France
abdou200936@hotmail.fr
Résumé : Nous ferons, dans cet article, la lumière sur les enchaînements
ayant la forme suivante : P comme Q. Dans ce type particulier de phrases,
le morphème comme permet d’établir un parallèle entre deux
constructions verbales ou plus simplement entre deux propositions. Pour
illustrer ce cas de figure, soient à traiter les discours dans les deux
exemples qui suivent : oui, il s’ennuierait le lendemain au ministère,
comme il s’y était ennuyé la veille. (Zola, Au bonheur des dames) ; (…)
enfin, toute sa personne explique la pension, comme la pension implique
sa personne. (Balzac, Le père Goriot).

Mots clés : comme, propositions d’analogie, intra-prédicativité, extra-


prédicativité
Abstract : This article aims to study the structures responding to the
following pattern « P comme Q » in this particular type of sentences the
morpheme "comme" helps to draw a parallel between two verbal
structures or in simpler terms between two clauses. To illustrate this
figure case consists in dealing with this discourse in the following two
examples : oui, il s’ennuierait le lendemain au ministère, comme il s’y
était ennuyé la veille. (Zola, Au bonheur des dames) ; (…) enfin, toute sa
personne explique la pension, comme la pension implique sa personne.
(Balzac, Le père Goriot).

Keywords: comme, propositions d’analogie, intra-prédicativité, extra-


prédicativité
Introduction
Au point de vue grammatical, comme s’envisage, par les spécialistes, en
tant que conjonction de subordination. Ce morphème permet, entre entres,
d’introduire une subordonnée conjonctive circonstancielle de temps, de
manière (comparaison) ou de cause. Sur ce plan, le point important à
souligner est que la conjonction comme pourrait, dans certains emplois, subir
une recatégorisation en s’attribuant ainsi un emploi adverbial. Ce changement
catégoriel pourrait, nous le verrons, avoir des impacts sur les interprétations
en lien avec les propositions introduites par comme. De façon succincte, dans
cette communication, nous mettrons, d’abord, à profit quelques spécificités en
lien avec les propositions d’analogie introduites par le morphème comme.
Nous nous pencherons, ensuite, sur leur valeur sémantique en les comparant
notamment aux tournures en comme ayant une interprétation causale et/ou
temporelle (Comme il s’y était ennuyé la veille, il s’y ennuierait le lendemain.).
Nous nous questionnerons enfin, dans ce travail, sur ce que la notion de
comparaison pourrait apporter à l’étude des propositions d’analogie.

Akofena çn°001 255


Quelques notes sur les propositions introduites par comme

1. Remarques préliminaires sur les propositions d’analogie


Sur le plan formel, les propositions d’analogie correspondent
généralement à des enchaînements dont la structure équivaut à la forme
suivante : P comme Q. Dans ce cas de figure, les deux propositions, P et Q,
mises en lien, ne sont pas elliptiques. Il est à noter ici que la conjonction
comme semble assurer la connexion entre les deux propositions en question.
Les linguistes qualifient très souvent les propositions d’analogie d’extra-
prédicatives. Sur ce point, le recours au test de la négation, dans cette
situation, pourrait être utile dans la mesure où la proposition introduite par la
conjonction comme ne ferait pas partie de la portée de la négation affectant
l’assertion centrale ou plus simplement la phrase matrice. Afin de mieux
rendre compte de cette idée, considérons le discours dans l’exemple qui suit.
(1)
Comme un boxeur épuisé ne reconnaît plus son coin et se dirige vers celui de
son adversaire, il ne retrouvait plus le sien dans le couloir, où il titubait à son
tour, comme avait titubé sa victime. (Montherlant, Les bestiaires)

Dans certains cas, on peut avoir affaire au phénomène inverse en quelque


sorte. Autrement dit, les deux propositions décrites par les deux éventualités
en P et en Q semblent, elles aussi, faire partie de la portée de la négation et
non seulement le prédicat verbal de la proposition principale. Il serait, dans
un cas pareil, question d’une construction dite intra-prédicative. L’exemple
suivant en rend compte.
(2)
(…) S’il y avait des principes et des lois fixes, les peuples n’en changeraient
pas comme nous changeons de chemises. (Balzac, Le père Goriot)
Cet énoncé pourrait se paraphraser de la façon suivante :
4’) S’il y avait des principes et des lois fixes, ce n’est pas comme nous changeons de
chemises que les peuples en changeraient.

Bien plus, il serait opportun de noter que bien qu’elle soit importante pour
distinguer les deux modes de prédication dont on parle, intra-prédicativité et
extra-prédicativité, la ponctuation seule ne peut aucunement constituer une
ligne de démarcation exclusive entre les deux types de prédication précités. Il
existe, au fait, quelques configurations ambiguës qui posent possiblement
problèmes. Soit à traiter l’exemple suivant.
(3)
(…) Orso se sentit bientôt atteint par l’émotion générale. Retiré dans un coin
de la salle, il pleura comme pleurait le fils de Pietri. (Mérimée, Colomba)
En guise de commentaire, l’exemple en (5) pourrait donner le jour à plusieurs
interprétations en admettant ainsi différentes lectures. Pour plus de lisibilité,
lorsque la construction en question se conçoit comme étant de nature intra-
prédicative, le discours, dans l’exemple présent, se paraphraserait de la sorte :
Orso pleura de la même façon que le fils de Pietri. En revanche, quand on aurait
affaire à une extra-prédicativité, le même discours pourrait se gloser par : Le
fils de Pietri pleurait. Orso pleura lui aussi/ également. Dans le même ordre
d’idées, quand elle se considère comme élément intra-prédicatif, la

256 Mars 2020 ç pp. 255-264


A. Terwait

proposition introduite par la conjonction comme (comme q) pourrait


s’apparenter en quelque sorte à un adverbe de manière en lien avec le verbe de
la principale. Dans les faits, dans le cas de l’extra-prédicativité, la dernière
interprétation va être battue en brèche dans la mesure où la manière dont le
prédicat ou plutôt le procès se réalise n’est pas précisée et les deux
propositions, que les deux éventualités en question décrivent, seraient mises
en parallèle. Pour tout dire, le détachement ne pourrait pas, au sens de
Guimier (1996), assurer la valeur extra-prédicative. Cela dit, un adverbe intra-
prédicatif se présenterait ainsi « comme un ajout tardif au verbe, comme pour
réparer un oubli » (1996, p 44). Il n’en demeure pas moins remarquable que
certaines propositions d’analogie sont susceptibles d’être interprétées comme
étant des adverbiaux de manière ajoutés après coup; ce qui pourrait affecter la
lecture proprement analogique de ces configurations. Ces précisions faites,
nous nous attacherons, dans ce qui va suivre, à traiter de la forme de deux
propositions mises en relation au moyen de comme.

2. Les deux propositions mises en connexion par comme sont le plus


souvent à la forme affirmative
Nous partirons ici de l’hypothèse selon laquelle les deux propositions
mises en relation par le biais de comme sont très souvent à la forme
affirmative. En vue de mettre à l’épreuve ladite hypothèse, soit à traiter
l’énoncé dans l’exemple suivant.
(4)
Heureuse, elle eût été ravissante. Le bonheur est la poésie des femmes,
comme la toilette en est le fard. (Balzac, Le père Goriot,)
Il est aisé de constater que, dans le cas présent, les deux propositions mises en
lien sont à la forme affirmative. Néanmoins, les deux segments connectés au
moyen de la conjonction comme, peuvent être, dans certains cas, affectés par la
négation. Notons, sur ce point, que ce type de configuration semble être très
rare. L’exemple qui suit permet de rendre compte de cette possibilité.
(5)
Mais, tout comme il n’existe pas deux visages rigoureusement identiques, il
n’est pas deux gestes absolument semblables.
La particularité de cet enchaînement pourrait s’expliquer, entre autres, par le
parallélisme qui s’y associe intrinsèquement. Dans cette perspective, il est à
noter que le parallélisme est, au point de vue rhétorique, défini de la sorte :
« La correspondance de deux parties de l’énoncé est soulignée au moyen de
reprises syntaxiques et rythmiques » (Dupriez 1984, p.322). Ainsi conçu, le
parallélisme semble être fondé essentiellement sur une variation autour du
prédicat verbal. Un tel parti pris, il serait tout à fait légitime de noter que le
même prédicat peut être appliqué à :
a-des sujets identiques avec variation du temps grammatical.
(6)
J’ai eu mille fois raison de repousser tous les Chabert qui sont venus,
comme je repousserai tous ceux qui viendront. (Balzac, Le Colonel
Chabert)

Akofena çn°001 257


Quelques notes sur les propositions introduites par comme

b-des sujets différents sans variation du temps grammatical.


(7)
Pierre travaille dans la chaussure, tout comme ses parents travaillent dans la
chaussure.
Il reste à ajouter, dans ce contexte, que dans les deux cas : sujets identiques/
sujets différents, nous pouvons avoir affaire à :
• Une variation circonstancielle
(8)
Oui, il s’ennuierait le lendemain au ministère, comme il s’y était ennuyé la
veille. (Zola, Au bonheur des dames)

• Une variation au niveau de l’argument interne


(9)
Je sais bien qu’ils nous l’ont volé, comme ils nous volent tout. (Zola, Au
bonheur des dames)

En outre, des sujets différents pourraient s’associer à un même prédicat, avec


une variation du temps grammatical employé et du circonstant. L’énoncé
dans l’exemple suivant en rend compte.
(10)
La bénédiction nuptiale tirait à sa fin. Le digne prêtre prononçait les paroles
qui lient les époux devant Dieu, comme le maire (ou son adjoint) a prononcé
les paroles qui les lient devant la loi. (Allais, A se tordre)
Par ailleurs, les prédicats pourraient entretenir des relations de synonymie
entre eux. Pour exemplifier ces cas de figure, considérons les formes
linguistiques qui suivent.
• Synonymie (quasi-synonymie) avec une variation sur les arguments
contrastés (les sujets sont identiques)
(11)
Car elle ne cachait pas ses activités consistant à faire commerce de chair
fraîche, tout comme on vend des gâteaux, des vêtements ou des parfums.

• Synonymie (quasi-synonymie) avec une variation sur les arguments


opposés (les sujets sont différents)
(12)
Le malheur est une espèce de talisman dont la vertu consiste à corroborer
notre constitution primitive : il augmente la défiance et la méchanceté chez
certains hommes, comme il accroît la bonté de ceux qui ont un cœur excellent.
(Balzac, Le Colonel Chabert)
Le point important à souligner ici est que le parallélisme pourrait être
strictement formel et donc corrélé à la répétition d’une structure syntaxique.
Pour plus de lisibilité, soit à traiter le discours dans l’exemple qui suit.
(13)
L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme
le typhus est la conséquence des exhalaisons d’un hôpital. (Balzac, Le père
Goriot)

258 Mars 2020 ç pp. 255-264


A. Terwait

Par ailleurs, il existe des constructions chiasmatiques dans lesquelles les actants
se voient inversés. Les exemples suivants en rendent compte.
(14)
(…) et Mme Frédéric, la seconde, avait tranquillement donné son congé, la
veille, passant à la caisse pour faire régler son compte, lâchant le bonheur
d’une minute à l’autre, comme le bonheur lui-même lâchait ses employés.
(Zola, Au bonheur des dames)
(15)
Oui, toutes nos fortunes sont en toi, comme ton bonheur est le nôtre. (Balzac,
Le père Goriot)
Sur ce point, une variation sur le verbe employé pourrait accompagner
lesdites constructions chiasmatiques. L’exemple en (2), supra cité, en témoigne.
(…) enfin toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa
personne. (Balzac, Le père Goriot)

Pour finir ce tour d’horizon, le parallélisme pourrait ne pas être formellement


marqué. Dans ce cas de figure, les deux prédications donnent à interpréter
une idée identique en quelque sorte. Considérons le discours dans l’exemple
qui suit.
(16)
Comme l’usine, le soir, lâche sa vapeur au ruisseau, il venait là répandre en
paroles trop-plein de verve et d’idées. (Daudet, Souvenirs d’un homme de
lettres)
Après avoir fait la lumière sur quelques caractéristiques propres aux
propositions dites analogiques, le propos, dans le développement qui va
suivre, sera accentué sur les éventuels liens qui peuvent avoir lieu entre
lesdites propositions et les deux relations du discours : causalité et
temporalité. Ce point retiendra donc notre attention dans ce qui suivra.

3. Qu’y a-t-il entre temporalité, causalité et propositions d’analogie ?


Dans le but d’apporter quelques éléments de réponse à cette question,
nous vérifierons l’hypothèse selon laquelle il existe des points de
ressemblance entre les propositions exprimant la causalité et/ou la
temporalité et celles dites analogiques. Pour ce faire, soit à traiter le discours
dans l’exemple suivant.
(17)
(…) et comme ils la congédiaient d’un signe affirmatif, elle les enveloppa tous
les deux d’un regard assassin. (Zola, Au bonheur des dames)
En guise de commentaire, le morphème comme, dans le cas présent, met en
lien deux propositions conçues, au niveau logico-sémantique, comme étant
vraies toutes les deux. A l’en croire, le contenu propositionnel de P est posé,
alors que celui de Q semble être présupposé, au sens défini par Ducrot (1984).
Dit autrement, le locuteur oblige, d’une manière ou d’une autre,
l’interlocuteur d’admettre le contenu propositionnel véhiculé par Q, sans lui
laisser la possibilité d’enchaîner sur P. Le point important, à notre sens, à
noter, dans ce contexte, est que les propositions d’analogie et les
circonstancielles diffèrent dans le sens où ces dernières semblent préférer une

Akofena çn°001 259


Quelques notes sur les propositions introduites par comme

position détachée initiale (Moline 2006). En revanche, les propositions d’analogie


semblent être plus favorables pour une position détachée finale. Dans le même
ordre d’idées, la position que le bloc comme q occupe, dans certaines
configurations, pourrait, d’une manière ou d’une autre, avoir des
répercussions sur l’interprétation mise en place. En outre, le contenu, que la
proposition en Q décrit, se traite, dans les cas des circonstancielles, comme
étant thématique dans la mesure où il reprend le plus souvent un élément
saillant du cotexte antérieur. En ce sens, l’utilisation de la construction, au
point de vue discursif, correspondrait régulièrement à un changement de
thème. Cela ne serait plus compatible avec les propositions dites d’analogie.
Compte tenu de ce qui précède, il serait admissible de dire que les
propositions ayant une interprétation causale et celles qui ont une
interprétation temporelle ne semblent pas former deux catégories distinctes.
En effet, nous ne pouvons pas poser l’existence de deux comme homophones,
l’un causal et l’autre temporel. De surcroît, la lecture causale est due
principalement aux inférences sémantiques qui sont intrinsèquement liées aux
connaissances pragmatiques extralinguistiques (Comme il pleuvait, il resta
chez lui). Pour ce qui concerne l’interprétation temporelle, elle s’effectue, en
quelque sorte, par défaut, au cas où les connaissances du monde interdiraient
l’établissement d’un lien de cause à effet entre les deux propositions en
question comme dans l’exemple suivant : Comme il sortait de chez lui, il se mit à
pleuvoir.
Il existe, certainement, un faisceau d’indices linguistiques servant à
guider l’interprétation (entre autres, la présence ou l’absence d’une négation
dans Q, télicité ou atélicité du prédicat verbal de Q, etc.). Toutefois, tous ces
indices sont insuffisants pour imposer une interprétation causale ou, selon le
cas, une interprétation temporelle. Pour ce qui concerne maintenant les
propositions d’analogie, on peut se demander si elles représentent une
catégorie syntactico-sémantique autonome différente de celle des propositions
ayant une valeur causale et/ou temporelle, et de manière corollaire, celle de
l’apport sémantique de comme. D’une façon un peu simpliste, la question qui
doit se poser est la suivante : Est-ce que la lecture analogique dépend d’une
signification particulière du morphème comme ou est-elle due à des inférences
fondées sur des indices et/ou des savoirs métalinguistiques ? Il importe de
noter, à ce niveau, que, dans cette exploration, l’accent est mis notamment sur
deux types de propositions d’analogie. Dans le premier cas, le repère spatio-
temporel, en lien avec la proposition que P décrit, semble être particulier. En
outre, l’éventualité en Q correspond, à son tour, à une proposition présentée
comme ayant une valeur générique. Dans le second, les situations décrites par
P et Q s’inscrivent dans une série de situations analogiques (Estelle Moline,
2008)

4. La mise en lien d’une proposition générique avec un événement


Dans cette construction particulière, les deux propositions mises en
relation, étiquetées Q et P, ne se situent pas sur un même niveau discursif. En
effet, au point de vue temporel, la proposition décrite par Q est ancrée dans le
temps du récit. Cela pourrait se justifier par l’emploi d’un temps grammatical
compatible avec le cotexte. En revanche, la proposition, que l’éventualité en Q

260 Mars 2020 ç pp. 255-264


A. Terwait

décrit, se traite comme étant hors temporalité ; l’usage du présent de


l’indicatif en est témoin. Afin de rendre claire cette réflexion, soit à traiter le
discours dans l’exemple qui suit :
(18)
Ces dames, saisies par le courant, ne pouvaient plus reculer. Comme les
fleuves tirent à eux les eaux errantes d’une vallée, il semblait que le flot des
clientes, coulant plein vestibule, buvait les passants de la rue, aspirait la
population des quatre coins de Paris. Elles n’avançaient que très lentement,
serrées à perdre haleine, tenues debout par des épaules et des ventres, dont
elles sentaient la molle chaleur. (Zola, Au Bonheur des dames)

Dans ce contexte, en plus de l’usage du présent de l’indicatif, la proposition


que Q décrit s’apparenterait, en quelque sorte, à des phrases ayant un aspect
générique. Sur ce point, les syntagmes nominaux ne sont pas référentiels dans
la mesure où le rôle sujet pourrait être assuré par :

• Le pronom indéfini on:


(19)
(…) Le gouvernement vous jettera mille francs d’appointement, comme on
jette une soupe à un dogue de boucher. (Balzac, Le père Goriot)

• Un syntagme nominal non référentiel :


(20)
Il aurait voulu rouler aux pieds de Madame Beauséant, il souhaitait le
pouvoir des démons afin de l’emporter dans son cœur, comme un aigle
enlève de la plaine dans son aire une jeune chèvre blanche qui tête
encore. (Balzac, Le père Goriot)

Dans le cas présent, la proposition décrite par Q ne représente pas à


proprement parler une phrase générique, mais elle est conçue comme
décrivant une vérité générale. Au vu de ces données, il serait admissible de
dire que P et Q font partie de deux domaines différents. Cette idée serait
compatible avec la conceptualisation stylistique de l’analogie mise en avant
par Perlman & al. : « la spécificité de l’analogie réside dans la confrontation de
structures semblables bien qu’appartenant à des domaines différents. »
(Perelman & Olbrechts-Tyteca (1972, p.527). Force serait de constater que dans
l’exemple précité en (22), le bloc comme q peut occuper une position détachée
initiale tout en préservant sa valeur analogique. Cela pourrait s’expliquer de
la sorte : la rupture discursive corrélée à l’emploi du présent de l’indicatif et
de syntagmes nominaux non référentiels semble interdire toute interprétation
circonstancielle.
L’une des caractéristiques des propositions ayant une valeur causale ou
temporelle est l’existence d’un lien temporel spécifique. En effet, la
proposition que Q décrit ne peut jamais, au niveau temporel, être postérieur à
celle décrite par P. Dans le même ordre d’idées, le recours aux syntagmes
nominaux non référentiels empêche, d’une manière ou d’une autre, Q de
servir un repère temporel. Par ailleurs, puisque les deux propositions décrites
respectivement par P et Q ne font pas partie du même domaine, cela constitue

Akofena çn°001 261


Quelques notes sur les propositions introduites par comme

un empêchement dirimant devant l’établissement d’une inférence causale.


Après avoir mené succinctement cette analyse sur les éventuels liens qui
peuvent avoir lieu entre les propositions d’analogie et les deux relations du
discours : causalité et temporalité, nous nous attarderons un peu, dans le
développement qui suivra, sur le traitement d’une autre relation en rapport
avec l’analogie, soit la comparaison.

5. Analogie et Comparaison
La description des tournures en comme est intimement associée à ce qui est
communément désigné par comparaison. A vrai dire, il n’est pas toujours
aisé, dans le cas de la comparaison, de préciser méticuleusement s’il s’agit
d’un rapport sémantique, stylistique ou syntaxique. Dans ce sens, en tenant
compte des différences syntaxiques des constructions réunies souvent sous le
label comparatives en comme selon la terminologie de Martin Riegel (1994 ,
p.515), le fait de proposer une définition syntaxique rigoureuse de la
comparaison, articulée au moyen de comme, pourrait être problématique en
quelque sorte.
Sur ce plan, plusieurs définitions dites syntaxiques de la comparaison, se
sont basées principalement sur des notions de nature sémantique en
l’occurrence le comparant et le comparé (Delabre, 1984 , p.24). Ainsi traitée, loin
d’être une relation purement syntaxique, la comparaison articulée au moyen
de comme est plutôt une relation sémantique. Dans le même ordre d’idées,
Bernard Dupriez (1984) a mis à profit une définition rhétorique de la
comparaison figurative qui serait compatible avec le type de proposition
d’analogie que nous étudions : « la comparaison est une image où thème et
phore sont exprimés (…) et syntaxiquement séparés par une marque
d’analogie » (Dupriez 1984, p.123). Voici l’exemple que Dupriez a proposé
pour illustrer ce cas de figure :
(21)
Comme le sang gonfle les artères, bat au temple et pèse sur le typant quand la
pression de l’air ambiant devient moins grande, ainsi la nuit, dans cette
atmosphère raréfiée que fait la solitude, le silence-l’angoisse, contenus en
nous dans la journée, enfle et nous oppresse. (N.Sarraute, Portrait d’un
inconnu)

Il est aisé de remarquer que les tournures que nous avons analysées jusqu’à ce
niveau, semblent ressortir à l’analogie telle qu’elle est définie par Chaïm
Perelman (1972). En effet, ce dernier considère l’analogie comme une figure
argumentative rhétorique :

Bien que l’analogie soit un raisonnement qui concerne des relations,


celles qui existent à l’intérieur du phore et à l’intérieur du thème, ce qui
fait qu’elle diffère profondément de la simple proposition mathématique,
c’est que la nature des termes, dans l’analogie, n’est jamais indifférente. Il
s’établit en effet entre A et C, entre B et D, grâce à l’analogie même un
rapprochement qui conduit à une interaction, et notamment à la
valorisation ou à la dévalorisation des termes du thème.
Perelman (1972, p 508)

262 Mars 2020 ç pp. 255-264


A. Terwait

Dans cette même optique, l’auteur ajoute que


l’interaction entre thème et phore qui résulte de l’analogie (…) se
manifeste de deux façons, par la structuration et par les transferts de
valeur qui en dérivent ; transfert de la valeur du phore au thème et
réciproquement transfert de la valeur relative des termes du phore à la
valeur relative des deux termes du thème.
Perelman (1972, p.512)

Le point important à souligner est le fait que l’un des impacts,


sémantique, stylistique ou discursif, de ce genre de configuration est de
transmettre les traits de certains éléments de Q à leurs homologues de P,
syntaxiquement parallèles. Pour mieux rendre compte de cette propriété, soit
à considérer l’exemple suivant :
(22)
Admettons que vous soyez sage, que vous buviez du lait et que vous fassiez
des élégies ; il vous faudra, généreux vous l’êtes, commencer, après bien des
ennuis et des privations à rendre un chien enragé, par devenir le substitut de
quelque drôle, dans un trou de province où le gouvernement vous jettera
mille francs d’appointement, comme on jette une soupe à un logue de
boucher. A boire après les voleurs, plaide pour le riche, fais guillotiner les
gens de cœur. (Balzac, Le père Goriot)

En guise de commentaire, les deux personnages, Eugène Rastignac et Mme de


Beauséant sont respectivement assimilés à un aigle et à une chèvre blanche qui
tête encore. Dans ce cas, les caractéristiques des éléments constitutifs de la
proposition décrite par Q sont transférées aux éléments constitutifs de P et ce,
par le biais de l’analogie. Ainsi conçu, ce type de proposition d’analogie
pourrait s’apparenter à ce qu’Anne Reboul nomme comparatives intra-
prédicatives non littérales (comme dans l’exemple Il travaille comme un cochon)
dans la mesure où une assimilation préalable pourrait se constater entre deux
groupes nominaux parallèles sur le plan syntaxique. En d’autres mots, si la
comparaison établirait une relation entre ce type particulier de propositions
d’analogie et certaines constructions intraprédicatives en comme, celle-ci n’est
pas corrélé à l’emploi d’une structure syntaxique commune mais plutôt à
l’emploi d’une figure rhétorique. Tout compte fait, il serait, au point de vue
sémantique, possible d’admettre que comme semble avoir une valeur
identique dans les propositions dites analogiques et celles ayant une valeur
circonstancielle. A l’en croire, on peut dire que l’apport sémantique de comme
est minimal. Ce morphème indique seulement une mise en lien de deux
segments. Pour dire ainsi, la valeur causale, temporelle ou analogique serait
dépendante des inférences résultant des indications linguistiques et/ou
extralinguistiques.

Conclusion
Au terme de ce bref exposé, on peut affirmer que les propositions
d’analogie, bien qu’elles puissent constituer un sous-ensemble homogène au
niveau sémantique, ne diffèrent guère des constructions donnant à interpréter
des rapports causaux ou temporels. Dès lors, il est à noter que les effets
sémantiques ne sont pas liés à une différence en lien avec le morphème

Akofena çn°001 263


Quelques notes sur les propositions introduites par comme

comme, traité dans cette investigation, mais ils émanent principalement


d’inférences effectuées à partir des caractéristiques propres aux segments mis
connexion. Une étude détaillée sur les propositions décrites par Pet Q,
accordant une importance particulière aux temps grammaticaux, la typologie
de prédicats, les prémodifieurs, etc. devrait permettre de corroborer cette
exploration. Un traitement discursif mettant à l’épreuve le rôle de
l’antéposition ou de la postposition du segment introduit par comme pourrait
être également indispensable et bénéfique.

Références bibliographiques
DELABRE M. 1980. Étude syntaxique des systèmes de comparaison avec comme,
ainsi que, de même que en français contemporain, thèse de doctorat
d’état, Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris.
DELABRE M. 1984. « Les deux types de comparaison avec comme », Le
Français Moderne 52, 1-2 : 22-47.
DUPRIEZ B. 1984. Gradus. Les procédés littéraires, Paris, Union générale
d’édition, coll. 10/18.
GUIMIER C. (à paraitre.), « L’adverbe tout en construction comparative : tout
prémodifieur de comme », Linguisticae Investigationes.
LE GOFFIC P. 1991. « Comme, adverbe connecteur intégratif : éléments pour
une description », Travaux Linguistiques du CERLICO 4, P. U. R. : 11-31.
LORIAN A. 1966. L’ordre des propositions dans la phrase française : la cause, Paris,
Klincksieck.
MOLINE E. 2001. « Elle ne fait rien comme tout le monde, les modifieurs
adverbiaux de manière en comme », Revue Romane 36-2 : 171-192.
MOLINE E. 2008. « Elle volait pour voler, comme on aime pour aimer : Les
propositions d’analogie en comme », Dans Langue française 2008/3
(n° 159), pages 83 à 99
PIERRARD M. & LEARD J.-M. 2004. « Comme : comparaison et haut degré »,
Travaux linguistiques du CERLICO 17, P. U. R. : 269-286.
REBOUL A. 1991. « Comparaisons littérales, comparaisons non-littérales et
métaphores », TRANEL 17 : 75-96.
RIEGEL M., PELLAT J.-C. & RIOUL R. 1994. Grammaire méthodique du français,
Paris, P. U. F.

264 Mars 2020 ç pp. 255-264


A. Sène

THE TRUTHFULNESS OF A CUNNING FEATHER


IN THE MAGIC CALABASH BY NANA GREY-JOHNSON

Abib SÈNE
Laboratory of African and Postcolonial Studies
Cheikh Anta Diop University - Senegal
senabb2@yahoo.fr

Abstract: Set up in a political and economic troublesome context, The Magic


Calabash is a one-way mirror by which Nana Grey Johnson observes the
Gambian society. He gives the itemization of any unknown or invisible
reality that shows adhesiveness in the political and economic landscape of
the Gambian Republic. In this paper, we target to paint the economic
meltdown that puts the ordinary citizens in an after-effect situation and
denudes the Gambians into sheer desperation. A long with that
despondency, goes a feeling of self-lost and self-destruction which is deftly
clogged by a beacon of hope incarnated by a newly born generation. It
targets, as well, to highlight the inhumanity experienced by the Gambian
people who are indeed dived into a far fetching dream that cannot but be
disillusioning. It underpins a whole population self-deconstruction and
self-renouncement, portraying the political system as a metro-political
device that sucks mere citizens who, indeed, redefine their relationship
with their existence as human beings.

Key-words: politic, ill-governance, gobbling, citizen, hopelessness, misery.

Résumé: Écrit dans un contexte de troubles économiques, The Magic


Calabash de Nana Grey Johnson, dans la précision du détail, met en surface
les réalités connues et inconnues qui caractérisent la vie politique et
économique de la société gambienne. Dans cet article, nous faisons la
peinture des fondements de cette crise qui a plongé le citoyen lambda dans
une situation de désespoir de cause. A ce désespoir, s’ajoute un sentiment
d’autodestruction que seule une balise d’espoir incarnée par une nouvelle
génération pourra habilement endiguer. L’article vise également à mettre
en évidence l’inhumanité vécue par le peuple gambien qui, en effet, est
confiné dans un rêve d’un futur improbable. De plus, l’article sous-tend et
démontre le renoncement de toute une population assujettie par un
système politique dont le dispositif hautement métropolitique asservit et
déshumanise le citoyen ordinaire.

Mots-clés: politique, mauvaise gouvernance, engloutissant, citoyen,


désespoir, misère.

Akofena çn°001 265


The Truthfulness of a Cunning Feather in The Magic Calabash by Nana Grey-Johnson

Introduction
Led and dominate by a one-major ruling political party, the Republic of
The Gambia stepped down in a weak economic context that made life difficult
for the Gambians in the early 1990s. In suchlike context, Nana Grey-Johnson,
through The Magic Calabash, writes out, in the minutest detail, the social,
political and economic crises that befell on his country. He deeps his pen into
the customary and traditional beliefs and realities to shape out the day-to-day
heartfelt concerns among his fellow-citizens. Through a canny style, Johnson
strongly criticizes the bad governance of the Gambian state during the long
reign of the People’s Progressive Party. Having regard to such a fact, we take a
deep interest in analyzing the umbilical cords that links the temporal and the
spiritual powers in a society in which the handful ruling minority close the
doors of opportunity to the great majority of the population. The latter, who
kneel down under the pressure of a hectic existence, agog life for death and
death for life. Thereupon, it will be adequate to base our analysis on the theory
of “accumulation by dispossession”. According to its definition given by Jean
Batou, the dialectic of dispossession and accumulation is a topical point that gives
ground to primitive and modern capitalism. (Batou 2015 p.21).

In The Magic Calabash, Nana Grey Johnson resorts to the capitalist stand
of the People’s Progressive Party in the meanwhile of Jawara incumbency to
knuckle down to the paltry consequences that stem from the former’s ruling
system. How and why the demonized world is paralleled to the world of
humans? How despair has led mere citizens to extreme solutions to bail
themselves out? In a context of dictatorship and total destitution, how is the
future of the Gambians described and illustrated in The Magic Calabash?
Then, it will be particularly appropriate to challenge the political and
economic realities, as they are described in the aforementioned novel, in
looking further into the issue of the dialectical crossing of righting the wrong
and wronging the right in context of non-possessory right and wealth
accumulation. It will, as well, be interesting to unmask the side of falsehood of
the gangrening yoke of a fantasizing political power-system.

1. The world politics and the demons’ milieu: a telling parallel


Theorized by David Harvey and Jean Batou, the notion of “accumulation
by dispossession and by encroachment” highlights, on the one hand, the
centration of wealth by a group of individuals or by a specific community to the
detriment of the vast majority. That situation can bring about desperate
reactions among the have-nots who, indeed, may venture into awkward bids to
emerge from poverty and insolvency. Such reactions can be observed in The
Magic Calabash in which poor and decision-makers via for accumulation by
possession and dispossession. A game of centralizing and decentralizing plays
out to surface an ironized parallel between humans and non-humans.

266 Mars 2020 ç pp. 265-274


A. Sène

The hassled lives of New Town inhabitants is the tree that hide the bigger
picture of social realities. Erubami, a former government messenger, and her
wife are the set examples for many Gambians whose lives grow dark in the
midst of a hopeless environment. Not being able to reject with entire word the
life that imposes upon them, they stop nursing expectations to their highest
pitch. Indeed, in a country where citizens interval the metes and bound of their
very existence by daily tips-off, life cannot but be hunched by a pointless and
demeaning paranoia. New Town is pined to the ground of despair. Erubami,
his wife and suchlike citizens writhe in pain to make end meet:

Nothing is normal nowadays […] people walk in the middle of the road
and cannot hear the car horns. Schoolboys are going mad. They take drugs
and smoke Jamba. […] Only the poor have lost their jobs. While everything
remains the same at the top, they tell us about the government programs
that will make us happy again. But programs that will make us happy
again. But programs don’t put food on our table.
(Nana Grey-Johnson 2004, p.4)

These words from Erubami, magnify a labyrinthine collective world in


which the Gambian poor social classes are enmeshed and waived like
guttersnipes by a totalitarian regime that condemns the masses into an open-
mouthed discrimination: ‘‘only the poor have lost their jobs while everything
remains the same at the top’’ (Nana Grey-Johnson 2004, p.4).
Nana Grey-Johnson describes than the Gambian Republic as a country
where misgoverning, social and juridical segregation outstrip the have-nots of
their raison- d’être. The latter make belch of hate and bitterness for being nagged
about and hashed into a life or death issue. And Erubami to state:

The government is a club and people like us don’t belong to it […] no


electricity for us to listen the radio, but they can send money to England
and America. And when things go wrong they take away our jobs.’’
(Nana Grey-Johnson 2004, p.5)

A naked existence that crunches on the ground of a defective hope gives


basis to pulling and pushing reasons that rush Erubami into the world of
bogeymen. He risks his being, both for the best and for the worst, in engaging a
life and death combat against the kuus-kuus in the purpose to snatch away one
of the latter’s magic hats. Indeed, in the Gambian society, the belief in kuus-kuus
is rather irrational and popular. Said to be nocturnal creatures, goblins or kuus-
kuus are neither gods nor human beings. Short and little beyond measure, they
are bequeathed with mystical powers. On their big heads are “stuck” hats that
set and fix their deified endowments. Erubami’s victory over the malicious
creature puts him on the right edge of a must-come fulfilment. He then walks
out of the night defeating the symbols of peculiarity and maliciousness. The

Akofena çn°001 267


The Truthfulness of a Cunning Feather in The Magic Calabash by Nana Grey-Johnson

doors of the world of ‘‘retrenchment, no jobs, no money, no food’’ (Nana Grey-


Johnson 2004, p.31) are crack-opened to let flourish a light of hope and
prosperity.
Ghosts and goblins are indeed described as being “mysterious things’’
(Nana Grey-Johnson 2004, p.31) that ceil New Town with a cloud of
mischievousness and unableness. Their presence in the country is a furthering
point on the parallel regime which is in fact headed by men and women who,
like specters, play havoc and instill a hellish sort of life among the Gambian
citizens. The author informs in this ways:

Groups of people sat on the benches nearby talking about their problems:
the retrenchment, no jobs, no money and they had a new topic: mysterious
demons were a coming out at night and causing troubles. They were
accidents, fires, even deaths. No one could explain what was going on but
everyone was afraid.
(Nana Grey-Johnson 2004, p.31)

A parallel of existence and a symmetry of actions are designed out to


show up the closeness and likeness between a ghostly imposed nocturnal life
and a worked out political rule that demeans and limits the Gambians’ freedom
and blooming. Enameled with a superficial democratic functioning, Jawara’s
regime finds its expressions in an organized malfeasance through which
Gambians are dispossessed of their capital of goodwill and convenience.
Abdoulaye Saine states: “The Gambia under Jawara bears the image of a
plateau occasionally shaken by volcanic eruptions” (Abdoulaye S. 2008 p.98).
Left to their own, the inhabitants of Banjul and New Town make do with their
belief and faith in God to expect life to grant them with a better future. In her
Sunday prayers, Granma Lou voices out:

Dear God, listen to the prayers of your people […] conquer Satan and his
army who walk among us and try to destroy us. Protect this community,
Muslim as well as Christian, from the evil happening and dark times that
we are facing. Master Jesus, bring New Town back into the light.
Nana Grey-Johnson (2004, p.31)

Johnson centers then a critical viewpoint on an economic system that


moulds up class exploitation and a political agenda that engages “antagonistic
class structure (Bekman J. and Adeoti G. 1962).
Under strong bad governance, The Gambia collapse into a grey zone of
malevolent spirit and other evils beings. The country is hunted both by visible
and invisible forces that put the lambda citizen in an uncomfortable in-
betweenness. Indeed, the political sketched out confederation between Senegal
and the Republic of The Gambia in the mid-1980s deeply divided in both sides
political actors of both countries. Launched by President Abdou Diouf (Senegal)

268 Mars 2020 ç pp. 265-274


A. Sène

and President Dawda Jawara (The Gambia) in 1981 (Encyclopédie Universalis,


2016) the confederation will be glorified by some Confederationists, but
desacralized by separationists who indeed blew out the hope of building a
Senegambia state in 1989. Saine illustrates: “the two presidents agreed to form
the Confederation of Senegambia, [...] Baptized “marriage of confusion”, the
Confederation survived eight years before its collapse in 1989” (Abdoulaye S.
2008 p.98).
In highlighting the rising philosophy of a political union between Diouf
and Jawara, Grey-Johnson finds it well-suited to hint up the irresoluteness that
winds down many a Gambian person. He pinpoints the topic in a by-election
and lets the voice of one of the candidates rings as follows:

Worst of all, are we Gambians or are we Senegalese? The Senegalese have


taken over our country and they call it confederation. I say ‘yes’ to African
unity because we are all Africans, but ‘no’ to this Confederation. Gambia is
not ready for confederation.
Nana Grey-Johnson (2004, pp.39-40).

The philosophy of one for all and all for one is skewed and mortally
wounded. Therefore, the demons of disunion nonplus the key-influent
individual and introduce discrepancy among the Gambian people. A political
chaos glosses then over to jibe with a social destitution which hits lengthwise
the whole country “The Gambia during Jawara’s rule experienced one of the lowest
living standards on the continent, being ranked 166 out of 173 countries, according to
the UNDP Human Development Index”. (Abdoulaye S. 2008).
Enclosed in a cage of point-blank misery, the populations, who mooch
off the government’s aid and permanent assistant, mouth off their grievances in
a high-ringing voice. They goof off the street of New Town and cannot any
longer stomach the travails they experience: “We have no work, no rice on our
dinner plates, no money in our pockets, no electricity in our houses and no
petrol even to drive our taxis, but we still sit on benches and chew our ratt
sticks” (Nana Grey-Johnson 2004, p.41).
New Town is in troubles. And its persecutors are kuus-kuus and political
actors. The ones being the whiff of the others in terms of nuisance and ill-fate.
Officials play false with the Gambians and gnome play hell with the latter. Life
becomes nightmarish in the town and to bail oneself out by hook or by crook
appears to be a must-be stance. Nana Grey Johnson therefore wedges apart the
hiding mask of the Gambian authorities and lays naked the grasping grips that
stiffens life and blooming in New Town and Banjul.

2. Out of a Decoy: a Beacon of Hope


In a context of a second-best daily existence, the Gambian officials lost
themselves in political rocking and electoral concerns. At a time when
inhabitants of New Town yearn for food and drink, job and fulfilment, political

Akofena çn°001 269


The Truthfulness of a Cunning Feather in The Magic Calabash by Nana Grey-Johnson

decision-makers center their ins and outs on a trail campaign of a by-election.


To make the most of this moaning social reality, Erubami bests his destiny and
daily life with a stolen imp’s property. The magic calabash-like hat is well
stocked and kept out of anybody else’s reach. It supplies Erubami, as it magic
properties allow to, with uncountable bank notes and thereon staples
Modupeh’s husband and family-members with a strong purchasing power and
a priceless living standard. The former government messenger makes his pile
and backs himself off a fake life.
The rebellious act is a concrete attempt to unlock the “chain of being”
that batters the have-nots in the bottommost of nakedness and distraughtment.
His struggle against the gremlin, Boy Forth, is a symbolic fight against the
depowering political regime in the Republic of The Gambia and against the
enslaving conditions grounded on a basis of bad governance. His objective is to
dispossess the spirit of their supernatural power so as to detain the command to
accumulate wealth. The dialectic of bourgeoisie and peasantry, compradors
and masses looms large to express the heights and depths of a society siphoned
by his leaders. The latter, hands in gloves with Breton Woods Institutions,
embark their people on a course of structural adjustment policies, which,
indeed, bring putdownable consequences among the Gambian middle and low
social classes. A national report “reveilles financial and capacity constraints that
militate against further progress”.1 Standing on their last leg, the populations of
Banjul wake up of their slumbering delirium to cross the bordering line of the
byway life of demons to doff the dime times in which they are condemned.
Erubami thorns apart the dark side of his troublesome life and jostles for
the best. From an eked out life, he blooms into abundance and prosperity.
Crappy life is stowed in cupboard of bygone days and life moves into a phase
of solidarity and commonness. Modupeh’s husband, indeed, moves from a bar-
goer to a noble donator who is nimble-handed when it is about to assist or yank
out relatives and close friends.

After the candidate finished his speech, Erubami invited his old friend into
his bedroom. Fakaba Ceesay was shocked when Erubami put three bundles
of paper money in his hand. ‘Eru this is me than two thousand dalasi.
Nana Grey-Johnson (2004, p.71).

To crown their conjugal life with a wedding bunch, Eru and Modupeh,
in Sunday best, beat the drum of their dream to make it happen. They express
unity in a common gain. Their elan is furthered by distant and close relatives
who do not skimp on resources to loom high above any festive expectation:

It was not possible to have a small party after a wedding in New Town.
Twelve guests had been invited to the church, but by one o’ clock in the

1
Republic of The Gambia National Report 2012.

270 Mars 2020 ç pp. 265-274


A. Sène

afternoon, Granny Lucy’s house and backyard were full of people. […]. A
group of singers sang about Granny Lucy’s grandfather who they had
never known.
Nana Grey-Johnson (2004, p.56)

The rocking and celebratory wedding proves enough the egregious


opulence the public messenger puts on his shoulder for well-exposed images.
Eru plays it rough and gets it might. His dismissal of the public service is
smothered into a parallel success that raises and ranks him in the sheer class of
the privileged-ones in New Town. The goblin’s hat stands as a positive value
that humanizes the cracks of the prosperity gap between rulers and ruled.
Politicians rob off the lambda citizen, and the latter spoils the evil spirit to
survive. In so being, roles are subverted in a nation degraded and hashed by an
economic and financial retrenchment. The hopeless solution to rob gnomes of
their mystical and money-making powers is a highlighting x-ray that digs out
the unvoiced and unsurfaced economic troubles that loom large in The
Gambian Republic.
However, Erubami’s victory over a dim fashion of life will be ephemeral.
The kuus-kuus claims back his magic calabash and threatens the mugger’s house
and at large the whole community in New Town. Forth backlashes and
arrogates himself with the duty-bound to wreak havoc in the whole country for
sake of his magic hat.
Ill-intentioned, Forth, the kuus-kuus casts spells on the economic
backbone of New Town. The crucible and financial waypoint of the nation is
inflamed. The city is in fire. Flames unfurl everywhere and bear a holistic
dimension through which is expressed a message of decadence. A connection is
therein established between the consuming fire and the gregarious instinct of
the citizen who, indeed, suffers from the pathology an illicit income. The
symbol of fire helps then to read the modal axe of human being’s inner quest
and destructive nature. The conflagration smartens as a causal action that
indicates a judgelike investment of an angry detonator. The brownie makes the
fire incarnates an aspectual nature that goes hand in glove with the political
regime which, actually, hold back the inhabitants of New Town in a circle of a
hellish existence.
Money was for the farmers but now it is used for new cars and big houses
for the managers. And the same thing had happened with other
government projects for the poor people: ‘boreholes that need repairs,
village gardens without water, town halls that aren’t built. Where did the
money go for these projects? Not into the pockets of poor people!
Nana Grey-Johnson (2004, p.40).

The image of fire and the symbolism of the social and financial
oppression come into resonance through the might of the law to rush Banjul
and New Town into the bottom trawling of a disabled destiny. Evilness spreads

Akofena çn°001 271


The Truthfulness of a Cunning Feather in The Magic Calabash by Nana Grey-Johnson

out in the city and Erubami’s family is not spared. His wife and his unborn
children are victimized by Boy Forth and other pixies. Modupeh’s husband’s
wrong deed gets the gnome play god with the surrounding and offsprings of
their ill-doer. The personalized act is collectivized in its punitive consequences:

You took what was not yours. You took the curse into your neighborhood
and into your house. The curse brings death! […] the curs that has been
causing all the problem in New Town […] if he doesn’t take it back, more
people will die.
Nana Grey-Johnson (2004, pp.91-98).

Banjul is strengthened. New Town is up and down. Erubami is required


to hand back the magic hat. The latter is not akin to cut off his fortune supply.
He is aware of the danger and the risk he and his family members run, but he
doesn’t want to walk back to poverty and destitution. Eru then hoaxes the fiend
a second time and runs back with the magic hat he is supposed to restore to his
owner. In so being, Grey-Johnson puts light on the idea of self-destruction that
appropriates the hopeless citizen in days of economic meltdown under Jawara’s
regime. Erubami revolutionary act is a much telling answer to Shakespeare’s
thorny existentialist interrogation: “to be or not to be” (William Shakespeare
2011, p.61). The inhabitants of Banjul grab and take to eke out a living. They
have no room for manœuvre to breathe a word to a decent life. Men and
women get hands akimbo and farewell a dead and gone life of farnient. In such
a context, Modupeh’s husband takes his cross to head toward a supreme
sacrifice. Experiences on social transformations are achieved out of common
sense. He, thereupon, challenges again his naysayers and defies the ornery
spirits that purposefully threatens life in New Town. Erubami, willfully
addresses to Boy Fort and its likes in the following:

You have so many hats. Your father has one, your mother has one, why
can’t I keep this one?’’ this hat keeps me from eating grass. The money
shows my boss and my friends that I am still a man. Do you understand?
[…] if you want it you‘ll have to fight for it. This hat is mine. I want to live
like the bosses. I want a good house and a good school for my son.
Nana Grey-Johnson (2004, p.95).

The die is cast! Desperation stands as a roadblock and turns the citizen
into a diehard actor that truncates good for evil. “I’ve got a gun under my shirt
[…]. I will shoot them if they touch my hat’’ (Nana Grey-Johnson 2004, p.96).
The magic calabash then majestically and indifferently magnifies the magma-
life in The Gambia, but indirectly points an accusing finger to the political
regime, which, sledgehammers make his populations wring hands in
bemusement and submissiveness.

272 Mars 2020 ç pp. 265-274


A. Sène

This love and hate relation at best between human beings and kobolds is
zoomed to the top. Indeed, having fought at length against strange creatures,
Erubami appears to be a groundbreaking example of a self-determined man
who collects the pieces of a dislocated destiny. His struggle to liberate himself
from the claws of destitution finally heeds a voice that entangles with doubt
and renouncement. Nonetheless, Modupeh’s husband, under a strong pressure
from his cousin, Quashie, gives out and steps back to hand over the magic hat
to his owner. A choice is done! Another social reality blows up to wind again
throughout Banjul and New Town. The spirit of self-determination and self-
sacrifice wanes away from the lambda citizen and de-obstacles the road to
alienation and deprivation. A stressful situation and a social discomfort invade
again Eru’s household and, beyond them, the Gambian populations.
However, by dint of perspective and a positive afar vision, Nana shows
up a promising and hopeful up-coming with the birth of twins in Erubami’s
family. Modupeh’s gives birth to a triplet and, by the way, unbind the fate of a
whole community. The symbol of the trinity is convened to speak the language
of safety and liberation. Indeed the older generation can rely on the newly born
one to heal their twelve Egyptian wounds. The beautiful ones are born in Banjul
and a new page is hopefully to be opened for the sake of a fresh vista engrossed
with a mopped of a dead and gone past.

Conclusion
In closing, the recourse to the world of djiins and goblins is a literary
device that gives Johnson the margin to draw a closed circle between the ruler,
the ruled and the malevolent spirits. Nana Grey-Johnson raises the theme of
self-destruction conveyed by a gloomy stark nakedness. On the road to a fairer
and a more egalitarian society, the mere citizen is left behind. Being at sixes and
seven, the inhabitants of New Town and Banjul turn their daily pathway into
an everyday risk-taking. They open the box of tricks to yank themselves out of
the grinding poverty. In parallel, Johnson opens the doors of hope in giving
hints about newly born generation that can be expected to keep a close eye on
the philosophy of “country before the self”, much to the well-being of the
Gambian people.” Through The Magic Calabash Grey Johnson marks the flaws of
the regime based on dispossession and impoverishment of the masses. In so
doing, he demarks the corruptive identity of a system that debases the
subjugated into self-denegation. The magic calabash excitingly lays naked a
three-pronged concatenation of violence, demagogy and ill-governance. Banjul
is then corned in a terrible paranoia of coercion. And the ordinary citizen puts
on the receiving side of maltreatment. Written in an all-particular context of the
harshest and abest Jawara’s regime, The Magic Calabash inks out the derivative
policies that put forward decision-makers’ power-glorification at the expense of
the needy majority, who flounder to fulfil a dream of selfness. The political
duress is then stressed out and the intermixture of disgust and deceitfulness

Akofena çn°001 273


The Truthfulness of a Cunning Feather in The Magic Calabash by Nana Grey-Johnson

underlined, in minutest details, to arouse concerns and foster a favorable page-


turning in the rule of law and good governance in the Gambian Republic.

Bibliographic references
ABDOULAYE, S. “La Gambie” In Gouvernance du secteur de la sécurité en Afrique
de l’ouest : les défis à relever, Genève, Centre pour le contrôle démocratique
des forces armées, juin 2008.
AllGambian.net, “News: AI- Brooklyn Group Deplores Human Rights Abuses
in the Gambia”, htt in p://www.allgambian.net (mai 2006).
Amnesty International, June 2014, Index: AFR 27/006/2014.
BATOU, Jean. (2015). “Accumulation by Dispossession and Anti-Capitalist Struggles:
A Long Historical Perspective” in Science & Society.
BEKMAN, J. and Adeoti, G. (1962). “Intellectual and African Development:
Pretention and Resistance” In African politics: Zed Books: London.
COOPER, A. ( 2005). “Letter of Protest: The Gambia: CPJ Outraged by Conduct
of Probe into Editor’s Murder,” In Committee to Protect Journalists,
http://www.cpj.org/ protests/05ltrs/Gambia16june05pl.html.
Foreign Policy and The Fund for Peace, “Foreign Policy Failed State”, Index
July/August 2005 ; May/June 2006, ForeignPolicy.com,
http://www.foreignpolicy.com.
JOHNSON, Nana Grey. 2004. The Magic Calabash, Banjul, DBC Printers.
JOHNSON, Nana Grey. 2012. Republic of The Gambia National Report.
SHAKESPEARE, William. 2011. Hamlet, Act 3, scene1, London: Collins Classics.
SHAKESPEARE, William. 2014. The Gambia: Submission to the UN Universal
Periodic Review 20th Session of the UPR Working Group.

274 Mars 2020 ç pp. 265-274


A. M. Diop

CALIXTHE BEYALA :
UNE ÉCRITURE DE CHAIR ET DE SANG

Abir Muhammad DIB


Université Clermont Auvergne
abeer_11_20@hotmail.com

Résumé : Polémique, l’écriture de Calixthe Beyala n’a pas cessé d’interpeler


les lecteurs depuis la sortie de son premier roman C’est le soleil qui m’a brûlée
(Paris, J’ai lu, 1987) jusqu’en 2014, la date de son dernier livre Le Christ selon
l'Afrique (Paris, Albin Michel 2014.). Ce qui rythme la lecture de ses textes,
c’est entre autres, le choc, la répugnance ou encore la fasciation suscitée par
une écriture- corps. C’est une écriture qui se manifeste sous plusieurs formes
; une écriture qui parle du « corps », ce dernier se laisse délimiter par les mots
lorsqu’il est visible. Ce qui entraîne la présence d’un lexique corporel dans le
texte ainsi qu’un langage gestuel conditionné par les codes culturels et
sociaux. Une écriture « du » corps qui se dit, qui sent et qu’on sent à travers
le texte même s’il est invisible. La syntaxe devient alors une chair
linguistique où le corps textuel parvient à véhiculer un sens, un message.

Mots-clés : Calixthe Beyala, littérature féminine africaine, écriture du corps,


subversion, violence scripturaire.

Abstract : Controversial, the writing of Calixthe Beyala has not ceased to


interpellate to readers since the release of his first novel C'est le soleil qui lui
brûlée (Paris, J'ai lu, 1987) until 2014 , the date of his last book Christ according
to Africa (Paris, Albin Michel 2014.). What punctuates the reading of his texts
is, among other things, the shock, repugnance or even the fascination
aroused by a writing-body. It’s a writing that manifests in many forms; a
writing which speaks of the "body", the latter is delimited by the words when
it is visible. This leads to the presence of a body lexicon in the text as well as
a body language conditioned by cultural and social codes. A writing "of" the
body that says itself, that feels and that one feels through the text even if it is
invisible. The syntax then becomes a linguistic flesh where the textual body
manages to convey a meaning, a message

Keyword : Calixthe Beyala, African female literature, body writing,


subversion, scriptural violence.
Introduction
Appartenant à une société patriarcale, Calixthe Beyala fait partie de cette
génération de femmes qui ont rompu le silence institué par l’homme sur tout ce
qui est désir et sexualité. Alors que l’écrivain masculin s’arroge la prérogative
de parler du corps et du désir, pour la femme subsaharienne parler de son corps
et de ses désirs constitue un acte d’audace. Dès lors l’écriture du corps chez les
romancières subsahariennes s’est inscrite dans une dynamique de subversion
au niveau social, littéraire mais aussi politique. Ces romancières ont cherché
surtout à reconquérir un corps qui leur avait été enlevé. Car dans leurs sociétés
le corps féminin subit continuellement des manipulations d’ordre social qui en

Akofena çn°001 275


Calixthe Beyala : une écriture de chair et de sang

font une monnaie, un produit de consommation ou encore un lieu de tabous et


un objet de fanatisme machiste. La représentation du corps dans leurs textes
montre une progression dans sa description comme dans l’expression de sa
fonction. Du corps comme signe de la souffrance psychologique des femmes (Odile
Cazenave, 1996, p. 175) au corps comme lieu de subversion politique, sociale et
littéraire au féminin, le corps est pour ces femmes non seulement un champ
d’expression mais aussi un moteur de création littéraire.
L’objectif du présent analyse est de montrer que l’écriture de Beyala est
par excellence une « écriture du corps ». Une écriture faite de chair et de sang qui
s’articule de façon multiple avec les différents discours soutenus et portés par ses
textes. Pour cela, nous avons procédé à une lecture croisée de deux œuvres qui
thématisent le mieux notre problématique : C’est le soleil qui m’a brûlée (1987) et
Femme nue femme noire (2003). Une lecture « organique » (un terme emprunté
de « l’écriture organique » de Béatrice Didier, 1981) de ces œuvres nous permet
de déceler les liens qui existent entre le corps et les mots. L’entreprise de l’écriture
chez notre romancière place le corps au centre d’une problématique du « Dire ».
Mais elle en fait aussi un élément fondateur de l’écriture : le corps s’engage dans
l’acte scriptural et participe à la génération du texte. Ceci ne va pas sans
contribuer à construire une image corporelle présente dans le champ scriptural.
Cette analyse qui fait partie de notre thèse intitulée « Étude comparée sur l’écriture
du corps chez Calixthe Beyala et Ahlam Mosteghanemi » (Université Clermont-
Auvergne, Clermont-Ferrand, 2015) s’intéressera en premier temps aux « mots du
corps », par conséquent à l’émergence du corps dans et par le champ lexical. En
deuxième temps nous allons prélever les expressions corporelles qui font de
l’activité scripturale une expérience intime de la chair. Enfin, nous allons
examiner le « corps des mots » qui n’est que la dimension charnelle du texte.

1. Les mots du corps ou le rythme biologique de l’écriture :


Les textes de Beyala sont riches d’une gestualité vocale qui donne à
l’écriture un rythme corporel. Le champ lexical est imprégné d’émanations
vocales qui disent beaucoup sur les émotions des personnages mais aussi sur leur
gestualité. Les cris, les voix, les conversations et les points d’interrogation font
du texte un corps-écrit, où le corporel se mêle au verbal.

1.1 L’oral
L'écriture de Beyala se déploie en un mouvement continuel, traçant le
déplacement du corps dans l’espace. Ce déplacement du corps est exprimé dans
l’écriture par la circulation de la parole incarnée par la tradition orale ou le «
bouche à l’oreille ». À ce propos Zohra Mezgueldi constate que : « L’espace et
l’itinéraire dans l’écriture confirment l’irruption du corps dans le champ
scriptural, rejoignant ainsi le travail même de l’oralité en mouvement dans la
tradition orale dont le principe est justement la parole de l’errance et de la
transmission, le « bouche à oreille » Mezgueldi (2001, p.241) Dans C’est le soleil
qui m’a brûlée, ce lien complexe entre le déplacement du corps et l’oralité se
traduit par une circulation de la parole. Celle-ci émane du corps et se propage

276 Mars 2020 ç pp. 275-288


A. M. Diop

dans l’écriture. Quand le test de virginité approuve qu’Ateba est vierge,


l’information se propage de bouche à oreille dans le QG : Et le Verbe s'engouffre
dans le QG. Délire. Psychose. Inutilité. Il se déverse continûment. « Ateba est
vierge ! Ateba la fille d'Ada est vierge ! » « Super ! disent les fesses coutumières.
Nous aussi étions vierges à son âge.» « Ah ! Si notre fille pouvait lui ressembler !
» Et les mots déferlent dans les bars, dans les chambres, dans les casseroles, sans
répit, sans trêve, rien que les mots, le langage de l'homme hissé sous le soleil de
midi. Ce langage qui a oublié le verbe originel, qui trottine obstinément d'une
bouche à l'autre, d'un pas égal, indifférent aux temps et aux saisons. Beyala (1987,
p. 74.). La circulation de la parole symbolise la circulation du corps qui la produit.
Son écoulement se manifeste dans la syntaxe par l’usage des verbes comme «
déverser », « déferler », « trottiner ». Alors que l’aspect perpétuel de cet
écoulement s’exprime par des mots comme « continûment », « sans répit, sans
trêve », «obstinément». Le texte porte en lui la transmission incessante de la
parole, et par conséquent le déplacement du corps, soit par le choix des verbes et
des mots spécifiques, soit par la présence des phrases longues.
D’autre part, le texte transmet l’activité orale de la parole, à travers l’usage
d’un langage en acte, puisant ses sources dans la communication orale. Comme
dans ce passage prélevé de Femme nue femme noire où la bourgeoise, en pleine
activité sexuelle, bavarde à haute et intelligible voix pour tromper les clients qui
attendent chez le boucher ; sa voix s’énonce en fréquences à causes des secousses
de l’acte sexuel. On assiste alors à cette conversation érotique :
C’est vraiment un morceau spécial…Je suis impressionnée… par sa
grosseur… par sa puissance… par sa douceur… par son moelleux… c’est
vraiment bon … très bon… Mon mari va apprécier. Je vais conseiller tes
services … à mes amies… Elles sont riches… tu sais ? Oui… comme ça…
Donne encore… Encore…C’est ça, vraiment… délicieux... Donne… Donne
tout, maintenant … Merci… Merci
Beyala (2003, p. 206)

La typographie de ce passage et sa structure éclatée en phrases courtes et mots


séparés par des points traduisent le rythme haletant de la voix, la respiration
conditionnée ici par l’acte sexuel.

1.2 La voix
Sur le même plan, la présence de l’oral dans le texte donne à la syntaxe un
« rythme biologique2 » par la reproduction de la sonorité vocale dans l’écrit.
Beyala est attentive à la spécificité du timbre. Ainsi le texte enregistre cette
émanation signifiante et modulante du corps (Jacques Dupont, 2003, p. 178.) et
rend compte de la variété de ses timbres. Ainsi nous entendons une série de voix
qui font référence soit aux corps qui les émanent 5 soit à la situation émotionnelle
et physique dans laquelle se trouvent ces corps au moment de l’énonciation :
«[…] demande d’une voix nasillarde la bourgeoise qui attend la spéciale
[…]D’ailleurs, elle parle, la bourgeoise, d’une voix rendue saccadée par les
secousses » Beyala (2003, p. 204) « La voix rauque de la grosse assise à côté d’elle
», « Interrompt la vieille. Voix basse.» Beyala (1987, p. 25)

Akofena çn°001 277


Calixthe Beyala : une écriture de chair et de sang

Surgissant du passé, la voix est une mémoire. Ainsi résonne aux oreilles
d’Ateba de C’est le soleil qui m’a brûlée la voix de Grand-Maman avec laquelle
l’enfance lui revient en mémoire : « Grand-Maman. Sa voix évoquait pour Ateba
un monde mystérieux, un monde qui renfermait le véritable sens de la vie comme
le secret de la mort. » Beyala (1987, p.27). Faisant appel aux interprétations
symboliques, Beyala donne à la voix féminine et maternelle un caractère
mystérieux. Enfant, Ateba s’accroche à cette voix énigmatique « Et Ateba disait :
(Parle, Mâ, parle-moi encore.) » qui semble porter les mystères de la vie et de la
mort « Et durant des heures, Grand-Maman racontait : elle racontait les étoiles,
la pluie, le vent, Ateba ne comprenait plus, elle racontait encore» Tout en
communiant la passion maternelle « Ateba atteignait ses limites, les dépassait, les
transcendait et, enfin, brisée de sommeil, elle laissait sa tête couler sur ses seins
qui sentaient le hareng séché, et fermait les yeux, tandis qu’au loin l’aube courait
vers ses racines enflammées ». Beyala (1987, p.28). Cette voix mystérieuse fait
référence au corps de la vieille femme, surtout les seins qui évoquent la mère
nourricière. De même, la voix de la mère dans Femme nue femme noire résonne
aux oreilles d’Irène :

J’entends la voix grave de ma mère, cette voix qui gronde et qui caresse d’un
ton égal ; « Veux-tu descendre de cet arbre, Irène ? Quand est-ce que tu vas
te comporter comme une jeune fille digne de ce nom
Beyala (2003, p.64)
La voix maternelle est d’un ton grave et décrite comme voix inapte à marquer la
labilité émotionnelle. Le timbre invariable de cette voix révèle la personnalité de
la mère qui manque de pouvoir expressif et qui évoque par conséquent un
manque de communication affective entre mère et fille. Pourtant, la présence de
cette voix maternelle pendant l’agonie de sa fille est d’un grand symbolisme :
- Au secours ! Au secours ! Aidez-moi, je vous en prie. Ne restez pas là sans
bouger ! Aidez-moi, pour l’amour du ciel ! Ma fille se meurt !
C’est maman. Maman est venue…Sa voix, un écho, porte les mystères d’un
monde qui m’est devenue étranger.
Beyala (2003, p. 223)
Affligée, la voix de la mère énonce des phrases courtes suppliant la foule de
porter secours à sa fille lynchée par les hommes du quartier. Cette voix
maternelle est entendue par Irène agonisante comme un écho, donc une voix qui
vient de loin, qui marque le départ d’Irène d’un monde devenue étranger.
Cependant cette voix « irréelle » provenant d’un monde devenu « irréel » vocalise
la présence charnelle de la mère exprimée par son mouvement et son odeur :
Elle pose ma tête sur ses cuisses. Son torse balance d’avant en arrière, berçant
son chagrin. Je perçois son odeur aussi immuable que les légendes des
fleuves, aussi persistante que les étoiles que seules les ngagas-féticheurs
pouvaient attraper de leurs doigts cornés, au fond des Canaries d’autrefois.
Ses larmes coulent doucement et c’est tout.
Beyala (2003, p. 224)

278 Mars 2020 ç pp. 275-288


A. M. Diop

À travers la voix, le mouvement et l’odeur, Irène semble renouer avec le corps de


la mère avant de succomber à ses blessures. Ce dernier contact physique
représente en quelque sorte une remontée aux ressources que nous pouvons
entendre à travers la liquidité que portent les mots « fleuves » « larmes » et le verbe
« couler ». Aussi nous voyons dans cette scène finale un retour à l’enfance que
symbolise le mouvement de balancement de la mère berçant son chagrin.
Également une certaine analogie existe entre les cris de douleurs de la mère lors
de l’enfantement et les cris de détresse de la mère infligée recueillant la tête de sa
fille mourante dans ces bras. Nous y trouvons un retour symbolique aux origines,
à la mère génitrice. Ce retour ne peut se faire qu’en suivant le chemin du corps et
à travers la voix.

2. Des expressions corporelles :


Autre que la gestualité vocale, le corps possède un langage à travers lequel
il s’exprime et qui lui est particulier. Notre romancière s’en sert pour exprimer ce
que les mots ne peuvent pas exprimer. Plusieurs techniques scripturales
contribuent à ce vaste mouvement langagier où le corps et tous ses membres sont
sollicités. À travers la technique descriptive ou par l’usage des formes non
verbales de la communication perceptibles à travers le regard, la gestuelle et les
tournures familières, le langage corporel donne une valeur singulière à l’écriture.

2.1 Le langage gestuel


Au-delà de sa vocation dénonciatrice et revendicatrice, l’écriture de
Calixthe Beyala est d’une dimension charnelle qui se révèle dans la gestualité. Le
recours à cette gestualité a pour fonction non seulement d’inscrire le corps dans
la syntaxe mais aussi de créer un espace de communication non verbale. Parfois
ces gestes accompagnent la parole et parfois ils la remplacent complètement. Ils
sont surtout liés à la présence corporelle du personnage et rattachés à ses
sensations, ses actions, ses réactions qui tiennent à la jonction du lieu et de la
circonstance. L’interprétation des gestes donne une dimension de la
représentativité du corps dans la gestion et l’organisation de l’espace
romanesque. Le geste influence la mise en situation des personnages et détermine
le niveau d’échange entre eux. Lorsque Ateba, l’héroïne de C’est le soleil qui m’a
brûlée rencontre son amie Irène, un geste de tendresse s’exprime par les mains
des deux femmes :

Leurs mains se sont croisées dans une longue étreinte. Celle d'Irène était
chaude et terriblement vivante, celle d'Ateba tremblait dans son désir de
rassurer Irène, de lui montrer qu’elle n'était pas seule, qu'elle avait Ateba
Léocadie là et partout ailleurs, qu'elle ne devait plus jamais ni pleurer ni se
sentir seule. […] Elle s'est contentée de serrer très fort la main dans la sienne,
d'écouter cette vague de tendresse colorée, brutale, l'envahir et l'entraîner
vers des zones de bonheur tragiques.
Beyala (1987, p.100)

Akofena çn°001 279


Calixthe Beyala : une écriture de chair et de sang

Un autre échange gestuel intervient dans Femme nue femme noire entre Fatou et le
médecin qui la reçoit en urgence et la soigne. C’est un amour qui naît entre les
deux, sous les yeux d’Irène qui commente :

Non, mais je reste ici ce soir. N'est-ce pas, docteur ! » Il acquiesce. Mes yeux
passent de l'un à l'autre. On dirait qu'ils se connaissent. Il se dégage d'eux
une harmonie propre à ceux qui s’aiment. Une auréole spéciale les entoure.
Ils me font penser à certaines représentations du Paradis. Comment peut-on
tomber si vitement amoureux ?
Beyala (2003, p. 182)

Cet échange d’amour et de tendresse intervient comme un répit dans une trame
tissée de scènes érotiques et d’un langage cru. Les gestes peuvent s’interpréter
selon la culture. En Afrique, certains gestes chargés de sens peuvent suggérer une
condamnation ou une colère, comme dans ce passage de Femme nue femme noire,
où Irène rentrant chez elle fait face à la colère des femmes de son quartier :

La méchanceté fait gonfler leur corsage ainsi que leurs yeux. Leurs cœurs
s'emplissent d'une joie mauvaise à l'idée des atrocités qu'elles me feront
subir. Elles piaillent. D'exaspération, leurs sandales, coupées dans du
plastique usagé, battent la terre comme un troupeau de chèvres prêtes au
combat.
Beyala (2003, p. 219)
Dans ce passage le temps du présent : (« fait », «s'emplissent » , «piaillent », «battent
») dramatise l’action et sert à annoncer la violence à venir. La colère de ces
femmes s’exprime à travers leur aspect physique, notamment la poitrine et les
yeux qui gonflent sous l’emprise de l’émotion, ainsi que par le battement de leurs
pieds ; ce sont des gestes qui annoncent la mise à mort d’Irène à la fin du roman.
Le fait de battre les pieds est synonyme de menace et de préparation au combat
comme le dit Irène : « comme un troupeau de chèvres prêtes au combat ». Dans la
même perspective d’interprétation des gestes, nous pouvons noter le geste de
mettre les mains sur les hanches qui exprimerait le mécontentement et la colère
comme dans cette scène ou Ada reçoit sa nièce Ateba qui rentre tardivement à la
maison : « - D’où tu viens ? Tu as vu l’heure ? […] Les mains sur les hanches, Ada
gueule. Dehors, les manguiers ondulent. Ils annoncent la pluie. Ateba baisse la tête. »
Beyala( 1987, p. 41.) Le gestuel d’Ada exprime donc la prise d’autorité sur Ateba
qui est sa nièce et sa fille adoptive ainsi que la position soumise de cette dernière.
A la diversité des gestes correspond une pluralité d’interprétations. Faisant partie
du quotidien, les gestes sont des mouvements qui accompagnent pensées et
paroles des personnages. L’on peut observer les gestes matinaux de la tante Ada
observée par sa nièce Ateba :
Et maintenant, assise en face d'Ada, elle la regarde siroter son café malgré
son désir d'être ailleurs. Ateba déteste les psst du café entre les lèvres, les
cheveux défaits, les yeux bouffis du sommeil. Ils lui rappellent toutes ces
femmes qui, comme Betty, vendent leur corps pour la nuit. Ada s'essuie la
bouche. Elle tire de ses seins une petite blague à tabac. Elle prise une fine
mouture qu’elle enfouit dans ses narines. Elle tousse, elle éternue et, réjouie,

280 Mars 2020 ç pp. 275-288


A. M. Diop

elle prononce les premiers mots de la journée: «Aïe! Seigneur! » La sonorité


de ces mots ressemble à cette lumière qui s'étiole lorsqu'un peuple a perdu
la connaissance. »
Beyala, (1987, p.47)

Les gestes esquissés par Ada semblent communs à toutes (« ces femmes qui… »,
«comme Betty vendent leur corps pour la nuit. ») Ils ne sont pas appréciés par Ateba
et marquent la différence entre elle et sa tante. Il se profile derrière cette différence
l’idée d’une rupture entre Ateba, la rebelle qui se voue à l’alliance planétaire anti-
patriarcale avec d'autres femmes, et Ada la femme traditionnelle (qui cultive de
l’homme sans semence). Beyala (1987, p. 136.). Au-delà des gestes qui marquent la
présence corporelle des personnages ainsi que leurs échanges émotionnels, il
existe chez Beyala d’autres modes d’expression qui font appel au corps. Comme
l’usage des tournures et des expressions intégrant le corps dans la syntaxe même.

2.2 Les expressions relatives au corps


Les expressions relatives au corps abondent dans les textes de Beyala.
Ainsi nous notons l’emploi fréquent des tournures qui précisent l’interaction
entre les langues africaines et occidentales. Rangira Béatrice Gallimore le
constate. Les expressions africaines, les néologismes, les traductions très libres
trahissent chez Beyala une volonté d’africaniser le français et de l’adapter à
l’univers des bidonvilles qu’elle a su bien décrire dans ses romans. Gallimore
(1997 p.181.) Les tournures intégrant une expression liée au corps traduisent
combien les activités et les diverses situations de la vie prennent corps dans le
corps humain à travers l’évocation de ses parties. Dans les tournures, le mot
relatif au corps peut prendre différentes fonctions grammaticales liées à la
syntaxe. Il s’agit de diverses expressions qui s’organisent en unités significatives,
comme dans cette phrase : « […] elle sait que la vieille, l'ordure à la bouche,
déambulera de fenêtre en fenêtre remuer les sous-sols fangeux de l'éducation.»
Beyala (1987, p. 40.) L’expression « l’ordure à la bouche » veut dire « injurier ».
D’un point de vue sémantique, c’est toute l’expression qui donne et prend sens
dans le contexte d’énonciation. Quand Ateba annonce au client le prix de nuit,
celui-ci répond « -Tu n'y vas pas de main morte. J'espère que tu en vaux la peine.»
(Ibid., p.149.) ; l’expression « ne pas aller de main morte » veut dire frapper
brutalement, attaquer avec violence.
Certaines expressions introduisent plusieurs sentiments faisant ainsi
émerger l’expressivité des propos des personnages en situation. Des expressions
comme « regarder d’un œil tout retourné », « les yeux sur le front » et « rouler les
yeux» expriment des attitudes émotives reliées à des situations de gêne et de
surprise. D’autres expressions comme « la colère monte à mes joues » ou bien «
mon cœur pèse» expriment des moments forts de colère ou de malaise. Le temps
est parfois déterminé par des expressions qui font usage d’actions corporelles.
L’aube par exemple est désignée comme « l’heure où la vie encore hésitante
réapprenait à marcher7 » Beyala (1987, p. 79.) Dans cette phrase, l’image gestuelle
de la vie qui « réapprenait à marcher » évoque son recommencement lié à un
temps précis, à savoir l’aube, et évoque également la reprise du vécu corporel

Akofena çn°001 281


Calixthe Beyala : une écriture de chair et de sang

après la coupure introduite par le sommeil.


En matière de sexualité et de séduction, Beyala fait usage des formules
spécifiques fortement suggestives comme « parties jambes en l’air » pour évoquer
les séances des rapports sexuels pratiqués par les prostituées, « lever quelqu’un
» pour dire (séduire), « négresses suçoteuses » et « maîtresse à petits cadeaux »
pour désigner les femmes qui pratiquent la prostitution, « les baise-gratuit » et
«profiteurs de fesses » pour désigner les hommes qui manquent de payer l’argent
contre le rapport sexuel. Cet argent est désigné par « facture de cuissage ». Sur le
même plan, nous trouvons des personnages désignés par des formules inspirées
de leurs statuts spécifiques comme « va- nu- pied » pour désigner un homme
démuni et pauvre, ainsi que « cou plié » pour désigner un homme riche, et «
Blancs boucanés » pour évoquer les hommes blancs dont le teint est coloré par le
soleil. Quand Irène accompagne Fatou chez le médecin, elle observe sur les bords
de la route « les tourne-dos qui refusent ostensiblement de regarder vers la rue
pour ne pas être reconnus pour ce qu’ils sont[…] ». Dans ce passage nous
remarquons que « les tourne-dos » est une expression inspirée par le contexte
pour désigner des hommes qui tournent le dos pour préserver leur anonymat. La
raison de cette attitude de ces hommes nous est donnée par Irène : « […] : des
hommes vivants dans des foyers où les femmes sont si paresseuses qu’elles sont
incapables de cuisinier »
Enfin, nous notons une expression chère à Beyala les fesses coutumières
qui fait référence aux femmes gardiennes des traditions et des coutumes, ces
femmes qui maintiennent le bon fonctionnement de l’ordre patriarcal. Dans cet
oxymore l’association entre des deux mots fesses et coutume exprime à la fois le
fait que ces femmes se consacrent à garder les coutumes et les traditions qui font
perpétuer la loi masculine. C’est cette même loi qui les exploite sexuellement et
les contraint à la soumission. Nous voyons par-là une contradiction : le culte de
la femme traditionnelle pour une tradition qui la façonne pour remplir le rôle de
génitrice et assouvir les désirs de l’homme. Par l’usage de cet oxymore Beyala
semble déplorer l’absence de révolte chez ces femmes, et par-là elle fait le constat
que le changement doit commencer par la femme elle-même. Ces différentes
tournures provenant de C’est le soleil qui m’a brûlée et de Femme nue femme noire
permettent de découvrir la richesse de l’écriture de Calixthe Beyala. Une écriture
apte à donner vie au quotidien, en même temps qu’elle consacre la problématique
du corps vu comme noyau dans la manifestation de l’homme. D’autre part, ce
procédé narratif a pour fonction d’inscrire le corps dans la syntaxe rendant le
texte vivant.

2. Le corps des mots ou le texte éclaté


Nous venons de constater que la romancière camerounaise recourt à un
langage corporel, à des tournures et expressions relatives au corps pour rendre
compte du vécu corporel et faire du texte un corps vivant. Nous allons vérifier à
présent comment son écriture fragmentaire devient symboliquement un reflet
d’un corps morcelé et transforme la syntaxe en corps mutilé. Pour Rangira
Gallimore, l’écriture polymorphe de Beyala a contribué au renouvellement de la
littérature féminine africaine aussi bien sur le plan de son corpus thématique que

282 Mars 2020 ç pp. 275-288


A. M. Diop

dans sa configuration formelle :

Son écriture est au carrefour où se croisent et s’entrecroisent divers types de


caractéristiques formelles ; elle soumet tous les aspects du roman
traditionnel africain à un polymorphisme constant et opère une sorte
d’osmose entre l’oralité africaine et le nouveau roman français.
Galimore (1997, p. 145)

L’un des aspects de ce polymorphisme est l’aspect fragmenté de l’écriture qui


sera étudié dans ce sous-chapitre. Nous allons examiner les liens symboliques et
syntaxiques qu’entretient cette fragmentation avec le corps.

3.1 Écriture fragmentée, corps morcelé


Chez Beyala, la fragmentation de l’écriture s’effectue par le biais d’une
infraction aux règles de la construction syntaxique. Comme exemple de cette
infraction nous notons « l’autonomie syntaxique » (Galimore (1997, p.153) de
certains segments hypothétiques tel cet exemple prélevé de C’est le soleil qui m’a
brûlée : «Si elle sautait par la fenêtre. Elle tomberait. » Beyala (1987, p.23) Le
segment hypothétique « Elle tomberait » a acquis son indépendance, et la règle
grammaticale de la subordination est subvertie. Le morcellement syntaxique, qui
signale le rejet de la continuité et de toute contrainte de totalité, correspond chez
notre romancière à une volonté de se démarquer des règles de la construction
syntaxique. Il exprime un geste décisif et délibéré de désintégration des genres et
peut se lire métaphoriquement comme acte subversif. Le morcellement de
l’écriture se manifeste essentiellement chez notre romancière à travers l’usage
fréquent des phrases courtes voire très courtes et des phrases nominales. Comme
dans ce passage :« Zepp attend. Il se porte bien. Il s’applique à le faire voir. L’œil
offensif. La bouche encourageante. Un pouce levé. Les taxis passent. Le temps
aussi. » Beyala (1987, p. 9). La présentation du personnage de Zepp est faite avec
un style morcelé, des phrases descriptives courtes qui correspondent
parfaitement à sa gestualité. De même pour le profil d’une vieille inconnue qui
croise Ateba :

Une vieille s’approche d’elle. Visage délabré. Mèches grises s’échappent de


son foulard. Elle la regarde du coin de l’œil puis de haut en bas. Des rides
méfiantes plissent les coins de ses lèvres. « Tu ne pleures pas ? »
Beyala (1987, p.40)

La vieille est décrite avec des phrases courtes et d’une façon morcelée qui
correspond à sa gestualité mettant l’accent sur son aspect physique dégradé. Ce
morcellement marque l’ensemble de l’écriture qui subit un éclatement en
s’étiolant et se fragmentant. Il s’agit d’un style coupé par la présence excessive de
la ponctuation. Les phrases sont simplifiées à l’extrême :

Akofena çn°001 283


Calixthe Beyala : une écriture de chair et de sang

Dehors, l’air vibre. Les fesses tressautent. Cœurs emballés, les visages
bouillonnent. Un cercle se forme, les sueurs se mêlent. Quatre bras
maintiennent l’initié sur la feuille de bananier. « Rachitique », diraient les
médecins. Ses yeux, ivres de peur, virevoltent en tous sens. Il implore.
Beyala (1987, p.31)

Dans ce passage la fragmentation affecte la phrase elle-même. Les descriptions


corporelles sont rendues par des propositions très courtes faites parfois d’un sujet
et d’un verbe simplement. Mais la structure syntaxique morcelée reflète surtout
une image morcelée du corps. À l’image de cette écriture, le corps est dégradé,
démembré, et vice versa. La romancière favorise cette écriture fragmentaire pour
traduire la désintégration du corps. Comme dans ce passage, où le souvenir de
cadavre d’une vielle femme surgit dans la mémoire d’Ateba :

Un matin, pendant qu’elle faisait la vaisselle, Ateba a vu passer deux


hommes. Ils portaient au cimetière un cadavre suspendu à une perche. Elle
a reconnu la vieille. Son visage a changé, lavé par la mort, comme blanchi.
Les jambes par contre restaient les mêmes. Longues, osseuses, se terminaient
sur des orteils enchevêtrés, déformés par des chiques. On ne pleura pas. On
ne veilla pas.
Beyala (1987, p.31)

La description du cadavre est faite avec un style haché qui accentue la


désintégration et la déformation du corps. Autre que la déformation du corps,
l’écriture morcelée s’accorde avec la mise en scène de l’abjection et la laideur.
Comme dans ce passage où Irène décrit la physique de l’homme auquel elle
donne son corps :

Il est fou, me dis-je, dégoûtée. Son ventre bedonne. Son visage est couvert de
furoncle. Les ailes de son nez sont larges. Il bave comme un dément. Aussi
laid que le diable et ses cornes !
Beyala (2003, p.66)

Chez Beyala le morcellement n’affecte pas seulement la structure


syntaxique mais aussi la totalité de l’œuvre. Il s’agit d’une fragmentation du récit
mise en œuvre par le polymorphisme graphique et la perte de l’homogénéité «
paginale ». Dans ses romans, la romancière n’hésite pas à découper le texte et
briser sa linéarité par l’usage de la différentiation graphique. Notons à titre
d’exemple le paragraphe qui ouvre le récit de C’est le soleil qui m’a brûlée. Ce court
paragraphe, écrit en italique et séparé du texte suivant par des guillemets, a
l’apparence d’une épigraphe : « Ici, il y a le creux, il y a le vide, il y a le drame. Il
est extérieur à nous, il court vers des dimensions qui nous échappent. Il est
comme le souffle de la mort. » Beyala (1987 p. 5) Ces lignes ont pour rôle
d’introduire le lecteur dans l’ambiance du malaise général et du vide qui domine
dans le QG. Elles attirent également l’attention sur la nature énigmatique de la
narratrice. Cette dernière annonce son rôle1 dans le texte liminaire qui suit
immédiatement le paragraphe du début. Il est lui aussi écrit en italique et séparé

284 Mars 2020 ç pp. 275-288


A. M. Diop

du texte principal par une page blanche (p.8). L’insertion de l’italique ainsi que
l’usage des guillemets et la page blanche dans le texte créent une opposition avec
l’écriture romaine et opèrent une fragmentation du récit. D’autre part, l’usage des
lettres majuscules à la page 88 du roman met l’accent sur l’importance de l’énoncé
; Ateba qui veut rompre catégoriquement avec l’homme, inscrit sur une feuille en
capitales trois phrases :

RÈGLE N°1 RETROUVER LA FEMME. RÈGLE N°2 RETROUVER LA FEMME.


RÈGLE N°3 RETROUVER LA FEMME ET ANÉANTIR LE CHAOS. (Ibid., p.
88.)

L’insertion de ces phrases au sein du texte principal brise l’homogénéité


paginale et rompt avec le reste du texte écrit en lettres simples. Pour Rangira
Béatrice Gallimore ces procédés stylistiques traduisent chez Beyala le désir de
rompre avec le récit traditionnel confiné dans la linéarité. Gallimore (1997, p.162.)
Dans la même perspective, nous remarquons que la fragmentation de l’écriture
et du récit chez la romancière camerounaise crée désordre, ambiguïté et
complexité au sein du texte. Nous pouvons lire par cet accent mis sur la forme
une volonté de rébellion et d’insoumission aux règles. Il s’agit aussi d’une
volonté de donner vie à l’écriture et de lui conférer une dimension palpable où la
fragmentation véhicule du sens. Ainsi, sur le niveau symbolique, le texte littéraire
devient dans sa totalité un corps morcelé, mutilé qui témoigne d’un part du
désordre et de la complexité de l’écriture chez Beyala, et d’autre part de la
confusion et du chaos qui envahissent la société africaine. Ce qui marque cette
société, comme nous l’avons analysé dans la première partie de cette thèse, c’est
la violence. Nous allons voir maintenant les méthodes stylistiques et le langage
avec lesquels Beyala dénonce la violence. Cela va nous conduire à examiner
l’ancrage textuel de cette violence.

3.2 Violence scripturaire


Dans ses textes, Calixthe Beyala représente un des maux de sa société ; la
violence. Elle fait état des différents aspects de cette violence. Ainsi le lecteur est
confronté à des scènes de violence étatique ; oppression pratiquée par les
militaires, les policiers et les forces de sécurité, violence sociale ; crimes, pillage
et lynchage, et violence pratiquée sur les femmes et les enfants ; prostitution,
violence conjugale, viol, et inceste. Mais ce n’est pas que la fiction qui rend
compte de la violence. La structure du texte y contribue fortement. La violence
fictive est soutenue par une violence scripturaire qui se manifeste par la crudité
du langage et l’écriture fragmentaire. La violence ne se lit pas seulement par les
images mais aussi elle se répand dans le texte, bouleversant sa texture et sa
syntaxe, produisant le désordre et la cassure.
Beyala fait de cette perversion de l’écriture un moyen pour dénoncer et
contourner la violence. Ainsi elle n’hésite pas à user excessivement de la
ponctuation, de la répétition de certains mots subvertissant ainsi les règles de
l’écriture romanesque. A la lecture de ses œuvres nous constatons qu’il s’agit des
textes bousculés où la syntaxe est rebelle et où il y a un effondrement des formes.

Akofena çn°001 285


Calixthe Beyala : une écriture de chair et de sang

En effet la violence scripturaire répond à un sentiment de malaise, à un


effondrement social et individuel mais aussi à la violence produite par certains
rites et certaines traditions. Citons à titre d’exemple la violence que comportent
les rites de passage comme la circoncision mise en scène dans C’est le soleil qui m’a
brûlée. La scène de mutilation se déroule sous les applaudissements de la foule
en délire et sous les yeux fascinés d’Ateba :

Le couteau s’abaisse, le prépuce vole, un flot de sang jaillit. Un hurlement,


suivi des applaudissements de la foule. Le circonciseur se relève. D’un geste
las, il s’essuie le front, promène un regard distrait sur la foule, sourit. Les
applaudissements redoublent. Le spectacle est terminé. La foule se retire,
repue.
Beyala (1987, p. 32)

Dans ce passage, la violence corporelle est exprimée par des phrases courtes qui
renvoient à l’image mutilée et morcelée du corps. Ainsi que le champ lexical
utilisé rend compte de la brutalité du geste mutilant : « couteau », « sang », «
hurlement ». D’autre part le temps du présent dramatise l’action et confère à la
scène une dimension d’instantanéité. La phrase « Les applaudissements
redoublent » montre que la violence de ce rituel excite la foule et que son
spectacle devient une matière de distraction, une habitude. Une fois le spectacle
terminé, on recommencera, comme on mange tous les jours. La phrase (La foule
se retire, repue.) exprime la grossièreté et la paresse de l’habitude, comme s’il
fallait « bouffer » de la tradition sans cesse. L’espace textuel devient l’effet
immédiat de la violence comme dans ce passage où Ateba suit la scène de la
mutilation avec un certain plaisir mélangé à la haine :

Ateba a assisté à la circoncision sans qu’un frisson de dégoût vienne


perturber le plaisir trouble qu’elle a ressenti à voir le sang jaillir du membre
mutilé. Et, en voyant ses yeux hypnotisés par le sang, Moi, je ne peux
m’empêcher de penser que, si elle peut le regarder ainsi, sans frisson, sans
peur, sans dégoût, c’est parce que le sang ne peut plus la regarder. L’homme,
par sa cruauté aveugle, a crevé les yeux du sang, et, traqué par lui, le sang a
fini par déserter son Royaume… le règne du sang s’achève. Le sang à ses
yeux n’est plus qu’illusion, un sang artificiel crée par l’homme pour
remplacer l’originel. Puisque la flamme du sang n’est plus, tout ce qui sous
terre vibre va se ratatiner, s’écraser. Il n’y aura plus que le Rien.
Beyala (1987, p. 33)

Dans cet extrait, des images brutales sont utilisées pour exprimer la
violence. Ainsi qu’une isotopie d’horreur est créé avec des mots comme (frisson,
dégoût, membre mutilé, cruauté, crevé, traqué, se ratatiner, s’écraser). Nous
remarquons également la répétition du mot « sang » qui a pour fonction produire
une tension et donner une dimension visuelle et tactile à la violence. Sur le même
plan, la répétition du mot « sans » (homonyme du mot « sang ») rappelle ce sang
dont la vue procure à Ateba un plaisir lugubre. Il s’agit d’une image du sang qui
répand même dans la syntaxe du texte dévoilant la force destructrice de l’homme:

286 Mars 2020 ç pp. 275-288


A. M. Diop

«L’homme, par sa cruauté aveugle, a crevé les yeux du sang […] tout ce qui sous terre
vibre va se ratatiner, s’écraser. Il n’y aura plus que le Rien. » Il s’agit d’un monde
chaotique ou le sang s’est banalisé et où l’homme s’est donné le pouvoir
d’engendrer la peur et l’horreur qui jadis était le propre du sang. Le texte et sa
forme deviennent donc le lieu de la représentation de la violence. Le texte,
semblable au corps, subit les marques de la violence comme dans la scène de
lynchage qui clôture Femme nue femme noire. Après une initiation excentrique à la
sexualité, Irène décide de revenir chez elle et de confronter son destin. Les
habitants de son quartier qui la considèrent comme une « gangrène » dont ils
doivent se débarrasser, se rassemblent pour l’assassiner. Nous citons ce passage
d’extrême violence :

Monsieur Doumbé me donne le premier coup. J'ai la gorge nouée, alors


j'éclate d’un rire grotesque. Je ris encore lorsque monsieur Souza me frappe
à son tour. Puis, je ne sais plus... Je suis un amas de chair à claques, à fouets
et à pieux. Les coups pleuvent sur mon corps. Ils brisent mes hanches comme
des brindilles. Ils éclatent ma nuque. Je ne me débats pas. Je ne crie pas et
aucune larme impudique ne coule de mes yeux. Ils redoublent leurs coups.
J’ai mal, atrocement mal. Très vite le sang m'aveugle, exalte leur envie de
frapper avec plus de violence. Et le sang, le sang rouge sur la terre les excite
de plus belle. Mon visage est lacéré, mais en ai-je encore? […] Silencieux, ils
me traînent entre les vieux pneus. Ils déchirent mes vêtements. Ils me
violentent pour exorciser leur colère. Je perçois les mouvements de leurs
sexes dans mes entrailles douloureuses. Je sens leurs souffles chauds. Ensuite
ils me ramènent au bord de la route, m'abandonnent, nue, les jambes
écartées.
Beyala (2003, p. 33)

Dans cet extrait, une violence inouïe éclate la syntaxe en l’émiettant en


courtes phrases à l’image du corps violenté, éclaté de la narratrice. En décrivant
cette violence, Irène évoque ses membres : « (la gorge nouée), (mes hanches), (ma
nuque), (Mon visage), (mes entrailles douloureuses), (les jambes écartées) ».
Nous avons l’impression que le corps violenté d’Irène a perdu son intégrité, qu’il
est disséqué et démembré. Le viol final vient pour ajouter un aspect de supplice
à l’acte meurtrier. Nous constatons la présence d’une isotopie de la violence par
l’usage des mots crus et brutaux tels que les verbes « frapper - briser - éclater -
déchirer - violenter » et les mots « coups - mal - sang - violence - lacéré - colère –
douloureuse ». Le lexique de cet extrait dévoile l’atrocité et la barbarie d’un
phénomène social tel que le lynchage. Le temps du présent dramatise l’action et
lui donne un effet dynamique. La répétition des pronoms « je » et « ils » montre
que l’action est attribuée à ces deux côtés : le « je » de la narratrice subissant l’acte
violent et le « ils » des hommes exerçant la violence. Le « je » qui se répète dans
ce passage, est significatif de la présence du « moi » de la romancière qui à travers
la soumission de son personnage féminin « Je ne me débats pas. Je ne crie pas […]
» déplore la violence qui ronge sa société. Alors que le « ils » condense une
violence inouïe et une cruauté aveugle qui ne connaît pas de limites. Il s’agit d’un
rapport de force entre la narratrice-victime et sa communauté- bourreau. Un

Akofena çn°001 287


Calixthe Beyala : une écriture de chair et de sang

rapport qui rappelle le désarroi de l’individu face à la dégradation de sa société.


L’écriture de Beyala libère donc le texte des normes traditionnelles du roman. Le
corps morcelé du texte et le langage cru deviennent les marques d’une violence
complexe ; en exerçant une violence sur la syntaxe, elle exprime d’une part son
insoumission et sa révolte et d’autre part, elle dénonce le malaise de l’Afrique. À
la fin de cette analyse nous remarquons que le corps chez cette romancière
s’engage dans l’acte scriptural et participe à la génération du texte. Ceci ne va pas
sans contribuer à construire une image corporelle présente dans le champ
scriptural. La présence de gestualité vocale fait du texte un corps-écrit où le
corporel se mêle au verbal. De même la romancière fait usage de plusieurs
techniques scripturales et d’expressions relatives au corps pour construire un
mouvement langagier où le corps et tous ses membres sont sollicités. D’autre part,
son écriture fragmentaire traduit la désintégration du corps. À l’image de cette
écriture, le corps est dégradé, démembré, et vice versa.

Références bibliographiques

BEYALA Calixthe. 1987. C’est le soleil qui m’a brûlé, Paris, J’ai lu
BEYALA Calixthe. 2003. Femme nue femme noire, Paris, Albin Michel
CAZENAVE Odile. 1996. Femmes rebelles : Naissance d’un nouveau roman africain
au féminin, Paris, L’Harmattan
DIDIER Béatrice. 1981. L’Écriture - femme, Paris, PUF, 1999, (éd. Originale)
DUPONT Jacques. 2003. Physique de Colette, Cribles, Presse Universitaire Mirail.
GALLIMORE Rangira Béatrice. 1997. L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala : Le
renouveau de l’écriture féminine en Afrique francophone sub-saharienne, Paris,
L’Harmattan, coll. Critiques littéraires.
MEZGUELDI Zohra. 2001 Oralité et stratégies scripturales dans l’ouvre de
Mohammed Khaïr Eddine, Thèse de Doctorat d’État, Université Lumière-
Lyon II, http://www.limag.refer.org/Theses/Mezgueldi/II.htm.

288 Mars 2020 ç pp. 275-288


A. Djoulo & J-B. Tsofack

LA RHÉTORIQUE DU PATHOS NARRATIF


DANS L’AINÉ DES ORPHELINS DE TIERNO MONÉNEMBO

Alexandre DJOULO
Département des Langues Étrangères Appliquées
Université de Dschang - Cameroun
alexandre_djoulo@yahoo.fr
&
Jean-Benoît TSOFACK
Département des Langues Étrangères Appliquées
Université de Dschang - Cameroun
tsofackb@yahoo.fr

Résumé : La question des émotions à l’épreuve du texte écrit constitue


depuis une vingtaine d’années, un intérêt d’étude dans le vaste champ de la
linguistique. Notre objectif dans le présent article est de montrer que la trame
romanesque de L’ainé des orphelins est construite autour des émotions,
impliquant l’émission et la réception. Cela nous amènera à poser que le
pathos narratif est un registre de persuasion. Il n’est certainement pas
question d’une nouvelle forme d’écriture, mais nous proposons une façon
nouvelle de lire le roman. La vérification de ce postulat nous permet de
convoquer la grille de l’analyse du discours littéraire dans son approche
énonciative. Elle nous permettra de mettre en relief l’appel à la crainte et le
procès de la pitié comme effets pathémiques chez le récepteur. En clair, nous
montrerons que le pathos fonctionne par redéfinition de la réalité, exploitant
les rapprochements psychologiques entre l’univers fictionnel et le monde
empirique.

Mots-clés : discours littéraire, pathos narratif, crainte, pitié, effet pathémique.

Abstract: The study of emotions that holds a written text has been relevant
regarding the field of linguistics for over twenty years. In this article, we aim
at demonstrating that the romantic framework in Tierno Monénembo’s
written work, entitled L’ainé des orphelins is built with emotions involving
transmission and reception. This lead us to put forward that the narrative
pathos is a persuasive range. This is certainly not about a new form of writing,
but a new way of reading the novel. Verifying this assumption leads us to
summon the grid of the literary discourse analysis by its enunciative
approach. This will allow us to highlight the call to fear and the process of
pity as a pathemic effect on the recipient. The latter implies that we will point
out in the writing that the pathos displays itself by redefining reality,
exploiting psychological rapprochements between fictional universe and the
empirical world.

Keywords : literary discourse, narrative pathos, fear, pity, pathemic effect.

Akofena çn°001 289


La rhétorique du Pathos narratif dans L’ainé des orphelins de Tierno Monénembo

Introduction
La prose romanesque de Tierno Monénembo dans L’ainé des orphelins1 est
fortement tissée par de multiples appels à l’émotion, compte tenu du contenu
construit autour du génocide rwandais. Sa place suggérée dans le projet littéraire
Rwanda : écrire par devoir de mémoire2 en fait foi. Il est donc question d’un
investissement artistique stimulé par la force du ressentiment. L’écriture
romanesque cesse d’exister comme une simple élocution, vu que le marché de
réception fait aussi partie du processus de création, elle prend donc la
connotation d’une allocution. Cet acte de communication s’identifie à une
structure portée par deux embouts avec d’un côté, un sujet parlant/narrant et de
l’autre, la réception en relation avec le contexte : reconstruire le génocide, pour
notre cas. C’est alors que chez A. Halsall (1998, p.192), « Transposé du domaine
oratoire dans le littéraire, ce système permet, me semble-t-il, d’analyser le pathos3
du point de vue de l’énonciateur et des énonciataires encodés, virtuels ou visés ».
Lorsque nous parlons de « rhétorique du pathos narratif », il s’agit de la mise en
discours des émotions ou encore de la crainte que Faustin exerce sur la réception.
Le problème soulevé dans cet article porte sur les divergences interprétatives des
émotions.
Le dispositif d’énonciation est un des éléments clés dans le discours. C’est
donc à dessein que Catherine Kerbrat-Orecchioni stipule que toute analyse de
discours doit commencer par définir ce que l’on appelle parfois l’appareil formel
de l’énonciation4. Dans cette analyse du paysage énonciatif que nous proposons,
nous mettons en lumière les modes de sémiotisation des émotions, observés dans
L’AO de Tierno. C’est donc à la lumière du cadre théorique de l’analyse du
discours littéraire que nous étudions la mise en texte du pathos narratif. L’outil
approprié à l’étude de la mise en texte du pathos narratif est l’approche
énonciative. Dans le plan de construction de cet article fait de quatre
articulations, nous ferons d’abord une lecture analogique de l’œuvre avec son
contexte de production, ensuite un tour sur la question de l’émotion suscitée ou
éprouvée dans l’univers littéraire. Enfin nous présenterons quelques modes de
sémiotisation des émotions dans L’AO vu que l’émotion au-delà d’être dite, peut
aussi être montrée, étayée ou inférée selon Raphaël Micheli (2014, p.17).

1. L’ainé des orphelins ou l’écriture du génocide par « devoir de mémoire »


L’enjeu de cette partie est de montrer que L’AO communie avec le peuple
rwandais, il partage sa douleur psychologique et morale en redonnant vie aux

1 Désormais L’AO.
2 Programme mis sur pied à l’essor du festival de littérature africaine Fest’Africa (Lille). A propos, 10 écrivains
africains se sont réunis autour de la résidence d’écriture liée à la mémoire du génocide du Rwanda. L’objectif étant un
témoignage rendu au peuple, l’expression de leur solidarité morale, psychologique, envers les victimes, mais aussi et
surtout à la dénonciation des frasques du génocide. Cf. KAREGEYE, J.-P. (2009), « Rwanda : littérature post-
génocide, écritures itinérantes : témoignage ou engagement ? », Protée, n°37 volume 2, pp.25.
3Discours qui régit les appels émotifs que des énonciateurs provoquent intra /extradiégétiquement pour s’assurer de
l’acceptation des positions présentées par des destinataires : persuader.
4 L’expression L’appareil formel de l’énonciation est empruntée à Emile Benveniste, « L'appareil formel de l’énonciation»

In : Langages, 5ᵉ année, n°17 « L'énonciation »,1970.

290 Mars 2020 ç pp. 289-298


A. Djoulo & J-B. Tsofack

victimes mais dans un espace fictionnel. La question de mémoire doit être


comprise ici comme le refus d’un silence qui constituerait, pour les victimes du
génocide, une seconde mort. L’écriture du génocide à travers ce roman milite
d’une certaine façon en faveur de la reconstruction du Rwanda après la guerre.
Même si la description des scènes laisse découvrir des cadavres, des machettes,
miliciens et rafales etc., l’intention n’est pas d’heurter les sensibilités par des
clichés douloureux. Mais, Monénembo y crée un geste cathartique pour amorcer
le deuil. Le rassemblement des Africains autour de cette tragédie est un élan de
cœur.
L’AO est un récit du génocide rwandais avec Faustin Nsenghimana,
narrateur autodiégétique, âgé de quinze ans, condamné à mort pour avoir tué un
de ses amis, Musinkôro, qu’il a trouvé en train de violer sa petite sœur Esther. Il
est né d'un père Hutu et d'une mère Tutsi. Pendant son séjour en prison où ses
souvenirs lui viennent par séquences, il parle de sa famille désormais
déconstruite, ainsi que de ceux qui, au Rwanda, ont entouré les collines et ont
exhorté les gens à aiguiser les machettes et les couteaux. Ce roman est donc un
mélange des trois séquences narratives qui constituent le récit : le témoignage du
génocide, la vie des enfants de Kigali et enfin, le séjour de Faustin à la prison
centrale de Kigali. La plume du narrateur est ici perçue dans la logique d’un
émetteur investi par le « devoir de mémoire » au sujet de ce génocide rwandais,
dont l'écriture reprend une des caractéristiques d'une partie de la littérature
africaine qui se revêt du statut picaresque : le protagoniste est un jeune vagabond,
orphelin, dont la vie est remplie d'intrigues. Il est clair que de nombreux critiques
se sont insurgés en faux contre le fait de traduire une douleur en art. La
représentation d’un sujet scandaleux dans l’univers littéraire serait selon eux
absurde et scandaleux. C’est aussi à propos que nombreux ouvrages critiques
octroient au génocide l’épithète « indicible » comme étant ce qui n’est pas
descriptibles par les mots.
Le facteur fondamental que nous pouvons assigner à ce roman de Tierno
est la singularité de sa « storytelling ». Du point de vue interne, le récit porte le
lecteur au fil des péripéties par l’accroche de l’histoire. De l’incipit au
dénouement, le narrateur intradiégétique réussit à tenir le lecteur en haleine.
Loin de nous limiter à l’aspect de l’esthétique littéraire de Tierno, L’AO est un
récit allégorique qui essaie de reconstruire les dédales du massacre des rwandais.
Ce « devoir de mémoire » dont nous parlons, revêt un relent émotionnel assez
représentatif. Le besoin de redire l’histoire – dans la posture du survivant –
favorise automatiquement l’acquisition de l’histoire et la compassion chez un être
humain en situation de réception du récit. Le lecteur parcourant le récit par les
yeux du narrateur (Faustin), a tendance à s’identifier à lui. A cet instant se crée
un rapprochement psychologique entre le personnage fictionnel et soi-même. La
lecture du récit se fait par réadaptation et c’est donc à ce niveau que naît le lien
émotion et cognition. Mais :

Akofena çn°001 291


La rhétorique du Pathos narratif dans L’ainé des orphelins de Tierno Monénembo

La ‘’force’’ de l’intrigue réside aussi dans les émotions qu’elle suscite chez le
destinataire, telles que la crainte ou la pitié évoquées par Aristote, ou telles
que la surprise, la curiosité, le suspense ou la tension narrative dans des
typologies plus récentes.
Baroni (2006, p.164)

De là il ressort que le lien entre l’intrigue et l’émotion est un facteur majeur dans
le déclenchement de l’émotion.

2. Discours littéraire : émotion suscitée ou éprouvée ?


L’analogie entre les notions suscité et éprouvé ne doit pas être appréhendée
ici comme une opposition entre les deux termes. Il est vrai qu’il existe déjà un
flou sémantique dans le cadrage définitionnel du terme émotion en psychologie
comme en sciences du langage. Mais nous voulons préciser ici le fait qu’il est
question d’un tissu textuel à partir duquel nous menons une lecture. Il ressort
donc que, même si l’écriture est canalisée par une épreuve, une force de
ressentiment donnée, du côté de la réception, il y a un nécessaire besoin de
traduction et même de réattribution de l’affect. Pour plusieurs critiques à l’instar
de Charaudeau P. (2008), l’émotion que puisse dégager un texte ne se manifeste
pas par la présence des mots la désignant. Par exemple dans l’énoncé Je suis en
colère, la présence du mot colère n’est forcément pas le relai de l’émotion colère
chez le lecteur. C’est la raison pour laquelle il déclare :

Des mots tels que « colère », « horreur », « angoisse », « indignation », etc.


désignent des états émotionnels mais ne provoquent pas nécessairement de
l’émotion. Il peut même se faire que leur emploi ait un effet contre-productif :
expliciter un état émotionnel pourrait être interprété comme un faux-
semblant, car comme on le dit dans certaines cultures : « l’émotion vraie se
ressent, mais ne se dit pas ». D’autres mots comme « victime », « assassinat »,
« crime », « massacre », des images de sang de destruction, d’inondation,
d’écroulement qui ont partie liée avec les drames du monde, des
exclamations (ah ! oh ! hélas !) sont susceptibles d’exprimer ou d’engendrer
des peurs, des souffrances, de l’horreur, mais sont seulement
« susceptibles ».
P. Charaudeau (2008, p.51)

De même, Halsall (1988, p.188) prend à témoin Aristote qui déclare que
« l’on ne rend pas les jugements de la même façon selon que l’on ressent peine
ou plaisir, amitié ou haine ». De là il ressort que la texture du récit, liée à l’histoire
d’un lecteur ou pas, octroie le caractère d’émotion. Il est donc question de
pathémisation, d’effet sollicité, plus proche de l’aspect suscité de l’émotion.
L’expression qui décrit l’émotion n’est automatiquement pas représentative de
cette émotion. Dans notre analyse portée sur L’AO sous l’écriture de la peur ou
de la crainte, c’est par effet de pathémisation et de sensibilité.

292 Mars 2020 ç pp. 289-298


A. Djoulo & J-B. Tsofack

3. Tierno Monénembo et la peinture du pathétique dans L’ainé des orphelins


L’émotion dite ou l’implication émotionnelle des protagonistes de la
communication, à l’épreuve du texte écrit se traduit par la prégnance de la
première personne. C’est pourquoi elle est « mise en rapport, sur le plan
syntaxique, avec un être qui l’éprouve et, éventuellement, avec ce sur quoi elle
porte (Micheli R., 2014 : 17). Nous proposons ici d’étudier la façon par laquelle la
diégèse interne, sinon le récit, retransmet le relent pathémique par les
constituants primaires de la trame romanesque. Cela s’observe notamment à
travers la crainte observée chez Faustin et le procès de la pitié du côté de la
réception. Ainsi, ces éléments du pathos narratif ne s’identifient pas au méta-
lexique des émotions.

3.1. Faustin et l’appel à la crainte


A la lecture de L’AO, on ne manque pas d’être frappé par le statut
intradiégétique du sujet narrant : Faustin Nsenghimana qui, au fil des péripéties,
émet des signaux de détresse que nous appréhendons comme une crainte, visible
dans le texte par les pronoms personnels de la première personne :

« Elle en était maintenant au pathétique couplet des enfants séropositifs ».


Monenembo (2000, p.34)
« Ce que je veux c’est revoir mes parents ».
Monenembo (2000, p.18).

Aristote (Cf. Halsall 1988, p.205) définit ce terme comme « une peine ou un
trouble consécutif à l’imagination d’un mal à venir pouvant causer destruction
ou peine. […] Il faut, pour qu’on craigne le plus fortement, que la peine qui nous
menace se présente comme proche et sans remède ». Faustin est face aux dégâts
du génocide, sans les traces d’un membre de sa famille dont il recherche les
traces. La parole elle-même est donc un déictique qui identifie l’expression à la
pensée, à l’état d’esprit de celui qui parle. Le héros est un appareil générateur de
tristesse exprimée. Ils existent donc des signaux du sujet parlant
linguistiquement, perçus sous forme de déictiques et de modalités. Dans
l’appareil énonciatif, la visibilité de l’émetteur reste manifeste par de nombreuses
traces tant directes qu’indirectes. Le témoignage du génocide trahit l’expression
de la tristesse du narrateur par la disparition de ses parents, car la missive
informe le lecteur sur la scène d’après le massacre. Donc, nous pouvons voir en
ce choix délibératif l’exposition du statut du héros.

« Je n’en veux pas au sort. J’en veux à Thaddée. […] Il ne me reste plus
aucune chance : ils viendront me tuer demain ou après-demain. […] J’ai
besoin que l’on m’aide. […] ».
Monenembo (2000, p.11)

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La rhétorique du Pathos narratif dans L’ainé des orphelins de Tierno Monénembo

Ici, paraissent d’autres individus linguistiques comme les déictiques spatio-


temporels. Le largage émotif qu’émet Faustin dès cette entame du roman nous
renseigne suffisamment sur sa psychologie en situation d’incarcération.
Craignant que le pire ne lui soit arrivé, il se retrouve seul face à un destin que
voudrait lui proposer Funga1, son allocutaire intratextuel. Dans l’imbrication de
ces intrigues qui constituent le roman, la conscience du narrateur autodiégétique,
en situation d’incarcération après avoir essayé de venger un membre de sa
famille dont il est l’aîné, justifie davantage notre penchant analytique. Nous
pouvons remarquer que dans le vaste réservoir d’individus linguistiques se
rapportant à l’émetteur, l’extension est faite sur les pronoms personnels de la
première personne.

3.2. Le récepteur intratextuel face au procès de la pitié


Au même titre que l’émetteur, le récepteur est aussi un élément
déterminant pour la situation d’énonciation. Halsall, dans une approche de
convergence définitionnelle, note que « la pitié et la crainte sont, on le sait bien,
les deux principales émotions définies dans la Poétique [d’Aristote] » (Cf. Halsall
1988, p.192). Ce roman autobiographique a pour premier destinataire l’auteur
lui-même, puisque le projet qu’il entreprend vise à élucider les épisodes de sa vie
concernant le génocide, rechercher ses desseins et dire la vérité dans l’objectif
probable de trouver le bon chemin à suivre, pour le reste de son existence au gré
d’une narration.
Le concept de la subjectivité dans un texte étant une stratégie consistant à
atteindre les émotions de l’énonciataire. Comme C. Kerbrat-Orecchioni (1980 :
118) le réitère à propos de la subjectivité, « l’émetteur espère que la répulsion,
l’enthousiasme ou l’apitoiement qu’il manifeste atteindront par ricochet le
récepteur, et favoriseront son adhésion à l’interprétation qu’il propose des faits».
Faustin exprime clairement son émoi pour le partage de la peine à laquelle
pourrait s’attendre son interlocuteur. Kigali en ce contexte étant poétisé comme
un lieu trouble et même macabre, inspirant la peur, la terreur, la désolation… La
grande astuce du narrateur dans ce moyen d’expression est le fait de s’assumer
comme instigateur de pitié vu que la complexité dégagée dans son allocution nait
du fait qu’il nous permet de lire en la première personne les autres personnes.
C’est proprement le cas de « Nous » = Je + tu (vous).

« C’est vrai que par ici, les Blancs qui pleurent, on n’en avait
jamais vu, comme si toutes les larmes du monde avaient été
faites pour nous autres Noirs. » (L’AO.84)

1 Personnage ayant le rôle du sorcier dans L’AO.

294 Mars 2020 ç pp. 289-298


A. Djoulo & J-B. Tsofack

De même, Faustin crée ici un nuage de douleur chez le lecteur en indexant la


déception provoquée par la nature ou le destin, chez son amie. C’est proprement
dans cette même lancée qu’Halsall (1988 :196) stipule que « La déception ne fait
qu’accroitre la pitié qu’un lecteur […] ressentirait… ».

« Vous humiliez mon amie devant tout Kigali et vous osez revenir
ici ? » (L’AO.112)

Plus loin, Faustin extériorise la souffrance qu’ont subie ses amis miliciens,
une catégorie d’enfants baptisés de chair à canon dont le destin se tisse au fil des
salves perdues et des ravages du génocide. Ceci dans le souci de confronter le
récepteur à la compassion :

« Il nous suffisait – sous peine d’endurer la puanteur des cadavres,


les morsures des moustiques et des chardons – de suivre le cours de
l’Akanyaru. » (L’AO.40).

Ainsi pour des raisons d’économie, nous n’avons pas pu retenir toutes les
marques de l’émetteur et du récepteur. Le narrateur porteur de récit
communique par des traces pathémiques des signaux à son récepteur dans le but
de le soumettre au procès de la pitié. Mais au-delà des formes d’expression des
émotions, nous avons aussi d’autres modes de sémiotisation. L’émotion dite dans
L’AO n’est pas désignée par les mots de son lexique.

4. L’émotion montrée dans L’aîné des orphelins


Dans une trame romanesque, le pathos narratif ne se décline pas
uniquement par son paramètre discursif, mieux lexical. On y procède par
redéfinition de la réalité socioculturelle. Cela peut d’une certaine manière assurer
le rapprochement psychologique entre le lecteur empirique, mobile des émotions
ou encore véritable cible, et la structure interne du récit. C’est pourquoi Michael
Rinn pense que :

Les techniques argumentatives liées au pathos fonctionnant par redéfinition


d’une réalité culturelle et sociale donnée, l’analyse stylistique du pathos
cherche à relever les règles de construction des émotions dans le discours.
De prime abord, on peut dégager la problématique suivante : les passions
qui émeuvent les récepteurs doivent être des communes. La construction
pathémique puise largement dans les lieux communs en vigueur. Or
centrées sur la négociation de la distance entre les sujets parlants, les figures
pathiques réalisent ou bien la promesse d’un accord consensuel entraînant
apaisement et quiétude, ou bien la menace d’un conflit insoluble provoquant
discorde et souffrance.
Michael Rinn (2008, p.16)

Akofena çn°001 295


La rhétorique du Pathos narratif dans L’ainé des orphelins de Tierno Monénembo

Ce souci de reconstruction des émotions se lit dans L’AO par le choix exquis
des constituants majeurs du récit.

4.1. Le statut de Faustin : un sceau de la douleur compatissante


Faustin est un point d’ancrage mettant en relief des pensées collectives par
les émotions que ce fait puisse provoquer. Il représente la société relativement
aux valeurs idéologiques qu’il dégage. Son statut d’orphelin est un lieu commun
ou encore topoï, un vaste réservoir argumentatif permettant au scripteur de
manipuler l’opinion par la compassion ressentie à leur égard. Cette figure est
l’idée de l’enfant voué à un destin tissé de forces qui l’accablent. A cette réalité,
nous pouvons directement rattacher l’innocence, la faiblesse, une culture
commune. L’argumentation, voire la persuasion intervient dans ce sens que
l’auteur fait une actualisation de ce topoï préalablement conçu comme banalité
mais, qui en fait est une vérité. Nous parlons d’un sans défenses emprisonné pour
avoir vengé sa sœur violée.

« Je m’appelle Faustin, Faustin Nsenghimana. J’ai 15 ans. Je suis


dans une cellule de la prison centrale de Kigali. J’attends d’être
exécuté. Je vivais avec mes parents au village de Nyamata quand
les avènements ont commencé. » (L’AO.14)

« On me sortit du Club des Minimes, menottes aux poings. Il pleuvait. »


(L’AO.130)

Cette témérité que subit le narrateur au statut d’orphelin est mise en texte au
point d’en vouloir aux divinités :

« Le diable est partout ici ». (L’AO.15)


« Ici, les dieux n’ont plus de cœur ». (L’AO.17).
« Le lendemain, on m’offrit un copieux déjeuner avant de me filmer au
milieu des crânes entassés sur des tables, des ossements et des habits
ensanglantés fourrés dans des sacs en plastiques ou éparpillés dans les
champs au milieu des immondices ». (L’AO.108).

Ces extraits contiennent des passages expressifs qui mettent en relief le statut du
héros comme une entité en danger malgré l’idée de protection qu’il suggère à
l’opinion publique car un être sans parents est un objet à protéger. Cela crée un
univers macabre à l’actif du lecteur au milieu duquel, Faustin est englouti.

4.2. Kigali et le génocide entre nostalgie et regain d’espoir


Ici l’espace qui abrite les péripéties est une scène d’énonciation. L’écriture
de la mémoire, c’est l’aménagement des lieux en pensée pour y déposer des
images. L’espace joue donc le rôle de signe de la réminiscence. Le pathos
fonctionne par redéfinition de cet espace. C’est pourquoi ce qui émeut le public
est la chose commune, à l’image de l’espace ou de tout autre objet, etc. La

296 Mars 2020 ç pp. 289-298


A. Djoulo & J-B. Tsofack

construction pathémique doit donc largement puiser dans les espaces que nous
présentons comme un objet mémoriel de reconstruction. Le rapport de Tierno à
Kigali est un appel à la nostalgie dédoublée de lamentation et d’espoir, compte
tenu de l’histoire macabre du génocide. Cette analyse se lit dans ce besoin de
reconstruction de la civilisation par l’implication des espaces vécus.

« Pourtant, trois jours après, on abattait l’avion du Président. Et voilà les


avènements. […] Je vivais avec mes parents au village de Nyamata quand les
avènements ont commencé. » (L’AO.14)

« Le feu vorace finit par s’éteindre. Le bruit des fusils qui s’étaient estompé
dans les faubourgs cessa aussi sur le mont Kigali. » (L’AO.47)
« Les avènements ont emporté avec eux tout ce qui compte vraiment : les
marchés, les églises, les bureaux, les salles de jeu, les bordels aussi. »
(L’AO.95)

« Et ça criait partout : Kigali est tombé ! Kigali est tombé !’ » (L’AO.47)

« Mes souvenirs du génocide s’arrêtent là ». (L’AO.156)

Conclusion
L’AO de Tierno Monénembo est un type de récit pragmatique qui du point
de vue de l’esthétique d’écriture, constitue une nouvelle approche en matière
d’argument pathique. Cela se confirme davantage par son appartenance au
projet Rwanda écrire par devoir de mémoire ; projet tenu en main par Tierno et 9
autres écrivains. Son besoin de reconstituer l’histoire du génocide a fait de lui un
palier de l’histoire des civilisations. Dans le champ littéraire, il parvient à faire
cohabiter esthétique littéraire et vérité mémorielle. Mais ce que nous pouvons
retenir, c’est la stratégie argumentative mise sur pied par l’auteur pour capter au
grand nombre ses lecteurs. Donc la mise en texte du pathos narratif ou encore
l’appel aux émotions passe par deux modes de sémiotisation conformément à la
théorie des émotions de Raphael Micheli. L’émotion dite se fait jour par
l’entremise discursive d’un émetteur et son récepteur. Ensuite, le fil des
péripéties nous donne de voir comment sont inférés au texte, les autres éléments
ou mode de sémiotisation des émotions.

Références bibliographiques
BARONI, R. 2006. « Passion et narration », Portée, v. 34, numéro 2,3, automne,
hiver, p. 163–175.
CHARAUDEAU, P. & MAINGUENEAU D. 2002. Dictionnaire d’analyse du
discours, Seuil, Paris.
COSNIER, J. 1994. Psychologie des émotions et des sentiments, Retz, Lyon 2.
GERALD, P. 1973. « Introduction à l'étude du narrataire », in Poétique n°14,
pp.178-196.

Akofena çn°001 297


La rhétorique du Pathos narratif dans L’ainé des orphelins de Tierno Monénembo

HALSALL, A. W. 1988. L’art de convaincre, Le récit pragmatique, rhétorique, idéologie


et propagande, Paratexte.
KERBRAT-ORECCHIONI, C. 1980. L'énonciation. De la subjectivité dans le langage,
Armand-colin, Paris.
MAINGUENEAU, D. 1991. L'analyse du discours : introduction aux lectures de
l'archive, Hachette, Paris.
MONENEMBO, T. 2000. L’Ainé des orphelins, Points, Editions du Seuil, Paris.
GASENGAYIRE, M. 2006. L’écriture du génocide dans le roman africain. Comment
témoigner de l’indicible ? Université de Montréal, Québec.
RINN M. 2008. Émotions et discours. L'usage des passions dans la langue, coll.
Interférences, Presses universitaires de Rennes, Rennes.
SEMUJANGA, J. 2003. « Les méandres du récit du génocide dans L’aîné des
orphelins », Études littéraires, vol. 35, n° 1, p. 101-115.

298 Mars 2020 ç pp. 289-298


A. V. M. G. Kouassi

FANTASMES ET JOUISSANCES DANS LES ŒUVRES DE DURAS,


ERNAUX, ABÉCASSIS ET MILLET

Amoin Virginie Marie Gertrude KOUASSI


Université Félix Houphouët-Boigny - Côte d’Ivoire
virgeo2005@yahoo.fr

Résumé : Les XXe et XXIe siècles français sont deux époques marquées par
l’apparition d’une élite de romancières toutes aussi engagées pour la cause
féminine que pour la production littéraire. De plus en plus présente dans la
littérature en général et dans la littérature française en particulier, les
écrivaines brisent les barrières par le caractère agressif, subversif et sexuel
de leurs œuvres. Fondé sur l’analyse thématique des textes d’auteures
contemporaines du XXe siècle, notre article se propose par le canal de la
description, de mettre en évidence les fantasmes et les jouissances
représentés dans L’amant de Marguerite Duras, Passion simple, Se perdre
d’Annie Ernaux, Et te voici permise à tout homme d’Éliette Abecassis et La vie
sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet.

Mots-clés : Fantasme, jouissance, sexualité, féminine, littérature

Abstract: The twentieth and twenty-first centuries of France are two epochs
marked by the appearance of elite of romancers’ equally committed to the
feminine cause as to the literary production. Increasingly present in
literature in general and in French literature in particular, women writers
break the barriers by the aggressive, subversive and sexual nature of their
works. Based on the thematic analysis of the texts of contemporary authors
of the twentieth century, our article proposes by the channel of the
description, to highlight the fantasies and the enjoyments represented in
the lover of Marguerite Duras, simple Passion, To lose Annie Ernaux, And
here you are allowed to all men Eliette Abecassis and The sexual life of
Catherine M. Catherine Millet.

Key words: Fantasy, enjoyment, sexuality, womanly, literature

Introduction
Définir la sexualité, c'est préciser la place qu'elle occupe au niveau
collectif et individuel. C’est aussi s'intéresser à sa signification, son symbolisme,
ses rituels. La sexualité est en partie régie par la communauté et est étroitement
liée à la socialisation des individus. Mais elle est aussi une donnée intime,
psychoaffective et corporelle du sujet. Elle dépend du contexte social, historique
et culturel d'une société, mais contribue aussi à son évolution. Sexualité et
culture apparaissent indissociables. Une variété de point de vue : biologique,
phylogénétique, psychologique, anthropologique sociologique et médical sont
exposés par Robert Courtois en ce qui concerne la sexualité. Bien que plusieurs

Akofena çn°001 299


Fantasmes et jouissances dans les œuvres de Duras, Ernaux, Abécassis et Millet

points de vue sur la sexualité soient émis par différentes disciplines, nous nous
en tiendrons, à retenir le point de vue général proposé par Robert Courtois. En
effet, pour lui, la sexualité renvoie à l'activité génitale. Mais elle se confond
parfois avec l'affection, la tendresse, certaines émotions, l'amour. Elle peut aussi
renvoyer à l'imaginaire érotique, aux conduites de séduction, à la sensualité, au
plaisir, etc. Son caractère polymorphe persiste dans le cas d'une approche plus
rigoureuse. La définition de ce que serait la normalité de la sexualité (si on
suppose qu'elle existe pour un individu ou une collectivité donnée) varie selon
l'importance des facteurs socioculturels et religieux impliqués. Pour le
chercheur, elle varie aussi en fonction des modèles des champs d'étude
considérés et des savoirs interrogés (Robert Courtois, 1998).

0.1 Objectif de recherche

Notre sujet intitulé « Esthétique de la sexualité dans les œuvres de


Marguerite Duras, d’Annie Ernaux, d’Éliette Abecassis et de Catherine Millet »
a pour objectif général d’étudier la sexualité dans les textes des romancières
suscitées et pour objectif spécifique de mettre en évidence la représentation des
fantasmes et de la jouissance de leurs œuvres.

0.2 Problématique
La problématique qui sous-tend notre sujet est la suivante : qu’est-ce
qu’un fantasme et une jouissance ? À quel type de fantasme et de jouissance les
romancières du XXe siècles font-elles allusion dans leurs productions ?
Comment les fantasmes et les jouissances sont représentés ou manifestés dans
les œuvres et à quel dessein ? À travers ce questionnement, il importe de
spécifier que cet article procède à la description des fantasmes et des jouissances
présentes dans L’amant de Marguerite Duras, Passion Simple et Se perdre d’Annie
Ernaux, Et te voici permise à tout homme d’Éliette Abecassis et La vie sexuelle de
Catherine M. de Catherine Millet par le biais des indices textuels.

1. Généralité sur les fantasmes


Le cerveau a la capacité d’emmagasiner les souvenirs qui sont les traces
de notre passé mais il a aussi la capacité de nous projeter dans le futur. C’est un
va-et-vient imaginaire constant entre le passé et le futur qui alimente le désir
sexuel. C’est à travers nos expériences affectives significatives de notre vie que
l’univers de nos fantasmes va se constituer. D’abord avec nos parents et ensuite
avec les individus marquants qui auront croisé notre chemin et qui laisseront
des empreintes de leur passage en nous. Alors, aussi bénin ou complexe que
cela puisse paraître, une rupture amoureuse, un rejet, un amour refoulé et
inavoué peuvent causer un traumatisme ou une frustration suffisamment
émotive pour que notre cerveau l’enregistre et le relègue dans notre mémoire
affective. Donc, les fantasmes seront construits à partir du matériel enregistré
dans notre trajectoire relationnelle (Vincent Quesnel, 29 octobre 2018).

300 Mars 2020 ç pp. 299-308


A. V. M. G. Kouassi

1.1 définition du fantasme


Lorsque nous nous referons-nous à la définition que donne Michel
Perron-Borelli de la notion du fantasme, il ressort que celle-ci est aujourd’hui
d’un usage très banal et est communément associé à la sexualité. « Réaliser ses
fantasmes » est parfois évoqué comme un idéal d’accomplissement érotique. Le
fantasme est donc situé clairement du côté du désir précisément du désir sexuel
(Perron-Borelli M., 2001). Chez Freud ainsi que chez ces héritiers et
continuateurs, le fantasme à deux dimensions fondamentales en psychanalyse :
la sexualité et l’inconscient. L’étymologie du mot fantasme provient du latin
‟ fontôme ˮ qui lui-même trouve ses racines dans le mot grec ‟ Phantasma ˮ,
apparition. Mais son sens s’explique avec la découverte de la psychanalyse.
Auparavant, dans la langue française deux mots coexistaient : « Phantame »,
synonyme d’hallucination et « Fantaisie » qui renvoie à la capacité
d’imagination. Les premiers livres de psychanalyse de Freud traduits de
l’allemand en français ont fait naitre ce nouveau mot « Fantasme ». Il traduit le
mot allemand « phantasie » en mélangeant les deux termes : phantasme et
fantaisie. Le fantasme et la psychanalyse sont donc très liés.

1.2 Les fantasmes dans les textes


Dans L’amant, la représentation imaginaire de la mort de la mère de la
narratrice est apparente. Lorsque le petit frère de la narratrice meurt des suites
d’une broncho-pneumonie, Marguerite se représente dans l’esprit la mort de la
mère et de son frère ainé qu’elle tient pour responsable de cette tragédie. Nous
percevons ce fantasme aux pages 37-38 du livre :

Le petit frère est mort en trois jours d’une broncho-pneumonie, le cœur n’a
pas tenu, c’est à ce moment-là que j’ai quitté ma mère, c’était pendant
l’occupation chinoise. Tout s’est terminé ce jour-là […] Ce jour […] ils sont
morts maintenant […] c’est fini je ne m’en souviens plus.

Un autre fantasme que Marguerite souhaite réaliser est celui du


voyeurisme libre. Elle imagine Hélène Lagonelle, son amie, avoir des rapports
sexuels avec le chinois dans leur garçonnière. La satisfaction de son fantasme
consistera à voir le chinois : « donner de la jouissance qui fait crier » (Duras M.,
L’amant, p. 92) à Hélène, selon son désir. C’est dans la réalisation de ce fantasme
qu’elle trouvera une pleine jouissance, une satisfaction définitive. De même,
Nous surprenons Marguerite désirer sexuellement Hélène à la vue de la nudité
de son corps :
Le corps d’Hélène Lagonelle est lourd, encore innocent, la douceur de sa
peau est telle, celle de certains fruits, elle est au bord de ne pas être perçue,
illusoire un peu, c’est trop. […] je voudrais manger les seins d’Hélène
Lagonelle. […]. Je suis exténuée du désir d’Hélène Lagonelle, je suis
exténuée de désir
(Duras M., L’amant., p.91-92).

Akofena çn°001 301


Fantasmes et jouissances dans les œuvres de Duras, Ernaux, Abécassis et Millet

Le désir d’Hélène Lagonelle transporte Marguerite dans l’imaginaire, du


voyeurisme et du saphisme. Chez Annie, il apparaît trois types de fantasmes
dans Passion Simple : le fantasme sexuel, le fantasme mortel et celui de la
jalousie. Les extraits ci-après mettent en exergue ces fantasmes :
Rêverie érotique au supermarché, j’entendais sa voix murmure : « caresse –
moi le sexe avec ta bouche ». Une fois, à la station Opéra, plongée dans ma
rêverie, j’ai laissé passer sans m’en rendre compte la rame que je devais
prendre.
(Ernaux A., Passion simple, p. 21)

Il s’agit ici d’un fantasme sexuel manifesté dans un lieu public. La


rêverie sexuelle se perçoit tout le long du texte. Nous en avons une à la page
28 : « […] que je perdais en rêverie et attente et naturellement celle du corps :
faire l’amour à en tituber de fatigue, comme si c’était la dernière fois » ; à la
page 54 : « Une fois, à plat ventre, je me suis fait jouir, il m’a semblé que c’était
sa jouissance à lui » ; et la page 60 :

Dans les autres rêves […] je revoyais A. au milieu de gens, il ne me


regardait pas. Nous étions ensemble dans un taxi, je le caressais, son sexe
restait inerte. Plus tard, il m’est apparu de nouveau avec son désir. On se
retrouvait dans les toilettes d’un café, dans une rue le long d’un mur, il me
prenait sans un mot.

L’auteure fait également mention du fantasme de mort dans son texte. Il


s’agit de son désir de se faire tuer dans sa chambre : « Je désirais qu’un voleur
entre dans ma chambre et me tue » (Annie Ernaux, Passion simple, p. 52). Quant
au fantasme de la jalousie, il est manifeste à travers cette phrase : « À la fin,
j’étais sûre que A. qui connaissait Cuba, avait rencontré la danseuse de la photo.
Je le voyais avec elle dans une chambre d’Hôtel et rien n’aurait pu à ce moment
me convaincre que cette scène était invraisemblable » (Ernaux A, Passion simple
p. 44). Dans Se perdre, nous assistons également à un fantasme de scène de
rapport sexuel :
Par éclairs, je revois les moments de l’amour (il me demande de me
tourner— il est sur le dos et gémit sous la fellation— il me dit « Tu fais
l’amour incroyable. » Il me guide doucement vers son ventre, prenant enfin
des initiatives.
(Ernaux A., Se perdre, p. 36)

« Quand je pense à lui, je le vois nu, dans ma chambre, je le déshabille, je


ne pense qu’à son sexe tendu, son désir. » ; « Je me branle en pensant à S.et c’est
pire. Non, pas tout à fait » (Ernaux A, Se perdre, p. 79-80). Ernaux affirme au
sujet de la sexualité qu’elle est une écrivaine très sexuelle. Ce qui compte pour
elle, ce n’est pas le fait d’être admiré par le lecteur, mais c’est plutôt le fait de
donner du plaisir, c’est le désir, l’érotisme réel par imaginaire de télé ou du

302 Mars 2020 ç pp. 299-308


A. V. M. G. Kouassi

cinéma hard (Cf. p. 75). Elle fait allusion aux représentations sexuelles de Millet
qu’elle qualifie de plates (Cf. p. 111-112).

Dans Et te voici permise à tout homme le fantasme d’Anna répond plus à un


besoin affectif que sexuel :

Le soir, la nuit, le matin, je pensais à lui avec l’étrange sensation du


manque. Toutes les nuits, je me réveillais haletante. Dans le noir, je le
cherchais. Je rêvais qu’il me prenait dans ses bras. Je me plaisais à
l’imaginer. Mes pensées s’envolaient vers lui.
(Abecassis E., Et te voici permise à tout homme, p.30)

Le manque accentue le désir et plonge Anna dans l’imaginaire de la


tendresse, de l’embrasement sensoriel :

Je fermai les yeux, sentant monter le feu au fond de moi chavirée,


parcourue par un frisson, je fus embrasée par une tension fébrile. Je
m’autorisai à imaginer son odeur d’ambre et le contact de sa peau. Le désir
fit battre mon cœur et toutes mes veines, dans la joie et le tourment.
(Abécassis E., Et te voici permise à tout homme, p. 36)

Des cinq textes dont nous étudions les fantasmes, La vie sexuelle de
Catherine M. est celui qui en contient un nombre pléthorique. Il est question
dans ce texte de fantasme sexuel. La narratrice se livre joyeusement à ses
fantasmes des plus voluptueux aux plus pervers. Présentons quelques-uns à
travers les extraits ci-après :

J’étais celle que j’imaginais être dans quelques-uns de mes fantasmes, par
exemple celui où je me trouvais dans une loge de concierge, le cul
dépassant seul le rideau qui cache le lit, offert à une longue file d’hommes
qui battent la semelle et s’apostrophent.
(Millet C., La vie sexuelle de Catherine M., p. 40)

Catherine ne peut s’empêcher de fantasmer au contact des doigts d’une


masseuse dans un sauna :
Une autre fois, dans un sauna, c’est l’affection d’une petite masseuse qui
provoqua mon dédoublement. Les banquettes en lattes de bois, disposées
en escalier, m’avaient obligée à me tourner en tous sens. Je m’étais
alternativement penchée et haussée pour prendre dans la bouche des
queues quémandeuses
(Millet C., La vie sexuelle de Catherine M., p. 175)

Les fantasmes symbolisent un refuge sécuritaire pour Catherine. Elle le


signifie en ces termes :

Akofena çn°001 303


Fantasmes et jouissances dans les œuvres de Duras, Ernaux, Abécassis et Millet

[…] je préfère me réfugier dans un de mes vieux et sécurisant scénarios,


très loin de là où je me trouve dans la réalité. Dans un effort d’imagination
intense, soutenu, je construis par le menu, la scène, par exemple celle au
cours de laquelle je suis mise en pièce par une quantité de mains pulpeuse.
(Millet C., La vie sexuelle de Catherine M., p. 180).

Ses rêveries permettent de nourrir ses séances de masturbations les plus


actives :

Un fantasme actif qui alimentait depuis longtemps mes séances de


masturbations, à savoir que j’étais entrainés par deux inconnus dans un
hall d’immeuble obscur et que, me prenant en sandwiche, ils m’empalaient
ensemble, l’un par le con, l’autre par le cul, trouvait ainsi une consistance
dans une ambiance opaque où les images fabriquées dans mon cerveau et
la réalité s’interpénétraient mollement
(Millet C., La vie sexuelle de Catherine M., p. 100-101)

Elle déduit de ses expériences fantasmatiques que : « l’espace naturel ne


sert pas les mêmes fantasmes que l’espace urbain » (Millet C., La vie sexuelle de
Catherine M., p. 120). Cette assertion dénote de l’immersion profonde de
Catherine dans l’univers du fantasme. Retenons de cette première partie que le
récit des actes sexuels réalisés dans la dimension réelle ou fantasmatique
procure aux sujets qui les vivent une délectation, une jouissance physique ou
mentale.

2. La notion de jouissance
Évoquer la notion de jouissance dans un sens, c’est faire allusion au
plaisir intense que l’on tire de la possession de quelque chose ou de la
connaissance. Il s’agit d’une sensation ou émotion agréable, liée à la satisfaction
d’un désir, d’un besoin matériel ou mental. Sur le plan sexuel, il s’agit de
sensations érotiques et agréables que l’on retire pendant l’acte sexuel. Au sens
lacanien, la jouissance est un état qui transcende le plaisir. Elle amène l’individu
à outre passer ses limites pour obtenir quelque chose qui lui procure du bien.
Notre corpus présente la jouissance sous différents angles. Il s’agit de l’aspect
matériel, psychologique, érotique et pornographique de la jouissance. Comment
ces jouissances sont perçues dans notre corpus ?

2.1 La jouissance dans l’amant, passion simple et se perdre


Dans L’amant nous avons deux types de jouissances ; l’une rattachée à la
satisfaction du besoin matériel et l’autre liée à la satiété du besoin des sens.
Lorsque la narratrice plante le décor du cadre familial, de la situation financière,
et des conditions de vie de la famille Duras, il apparaît évident qu’elle fait face à
des difficultés et exprime inconsciemment des besoins. La mère de Marguerite
tente de pallier ses problèmes en renouant avec son métier d’enseignante.
Hélas, cette action ne permet pas à sa famille de retrouver son lustre d’antan car
les revenus de la veuve Duras sont minimes et ne permettent plus de subvenir

304 Mars 2020 ç pp. 299-308


A. V. M. G. Kouassi

convenablement aux besoins de la famille et de faire face aux charges de la


maison. Ses enfants reçoivent le stricte minimal en matière de vêtements, de
nourritures et autres. Dans ce contexte contraignant, la jeune blanche de quinze
ans est obligée d’emprunter le car pour indigène destiné au prolétaire de cette
époque, pour se rendre dans sa pension (Cf. L’amant, p. 58). Cette situation
familiale complexe amène la narratrice à rechercher les moyens pour venir en
aide à sa famille.
Sa rencontre avec le riche chinois de Cholen lui ouvre des portes et lui
permet d’accéder à la cour des nantis. Cette rencontre lui permet de non
seulement faire-corps avec le luxe, mais aussi de connaitre la jouissance par
l’acte sexuel. Au niveau de la satisfaction matérielle, elle reçoit de la part de son
amant le privilège d’être conduite en limousine dans sa pension, celui de
fréquenter les restaurants luxueux souvent en compagnie de sa famille et enfin
celui de porter une bague en fiançailles en diamant. Sur le plan érotique,
l’amant l’initie à l’acte sexuel, lui fait découvrir la tendresse ainsi que la
jouissance des sens. Au cours de leurs rapports sexuels, elle est choyée, câlinée,
lavée, transportée par son amant qui la prépare psychologiquement et crée le
cadre idéal pour favoriser la jouissance. Sa première jouissance sexuelle fut
tellement intense qu’après le premier acte, elle en redemande un autre :

Je lui dis de venir qu’il doit recommencer à me prendre. Il vient. Il sent bon
la cigarette anglaise, le parfum cher, il sent le miel, à force de fumer sa peau
pris l’odeur de la soi. Celle fruitée du tussor de soie, celle de l’or, il est
désirable.
(Duras M., L’amant, p. 54).

Les actions entreprises par le riche chinois pour satisfaire la narratrice


sur le plan matériel et sexuel procure un bien être mental à celle-ci. Dans Passion
Simple et Se perdre, la jouissance est également manifestée. Les jouissances à
travers ces deux textes sont celles qu’engendrent l’acte de l’écriture et celle
qu’occasionne l’acte sexuel. Écrire, procure à Annie une pleine satisfaction.
Pour elle, l’acte d’écrire doit être semblable à « cette impression que provoque
la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du
jugement moral » (Ernaux A., Passion simple, p. 12). Hormis l’écriture, la
jouissance sexuelle est très présente dans les deux textes. L’auto-érotisme en
rapport avec la masturbation se perçoit comme une jouissance tournée vers soi.
La narratrice révèle qu’une fois à plat ventre, elle s’est fait jouir, et il lui a
semblé que c’était sa jouissance à lui (Ernaux A., Passion Simple, p. 54). En dépit
du fait qu’Annie tire pleine satisfaction des sens pendant l’acte sexuel, sa
jouissance à elle n’atteint pas son paroxysme. D’ailleurs après chaque rencontre
avec l’amant, elle a « une faim absolue » de lui (Ernaux A., Se perdre, p. 25).
L’intensité du désir suscite en elle la tristesse, les pleurs. Auprès de son amant,
elle se considère par ailleurs comme « une mère-pute » (Ernaux A., Se perdre, p.
151). Elle apprécie ces deux rôles qui lui permettent de non seulement éduquer

Akofena çn°001 305


Fantasmes et jouissances dans les œuvres de Duras, Ernaux, Abécassis et Millet

mais aussi donner satisfaction sexuelle à son amant. Ces extraits de textes tirés
de Se perdre nous le démontre bien :

Il sait maintenant détacher les jarretelles (Cf., Se perdre, p. 107).


Il a dit une fois « mon amour » (Cf., Se perdre, p. 56).
Il est sur le dos et gémit la fellation. Il me dit « tu fais l’amour incroyable » (Cf.,
Se perdre, p. 36).
Aujourd’hui, il s’agenouille devant mon sexe, comme je le fais, (Cf., Se perdre,
p. 89).
Il crie de plaisir pour la première fois (enfin, il gémit tout haut) (Cf., Se perdre,
p. 95).
2.2 La jouissance chez Millet et Abecassis
La jouissance est aussi perceptible dans La vie Sexuelle de Catherine M.
Dans ce texte, il est plus question de masochisme sexuel, c'est-à-dire l’obtention
de la jouissance sexuelle par la souffrance. C’est la quête du plaisir sexuel par la
douleur et l’humiliation. La plupart des scènes sexuelles décrites, présente la
narratrice, l’instigatrice des partouzes dans des situations sexuelles assez
inconfortables. Dans le chapitre sur Le nombre, par exemple, le deuxième acte
sexuel met en scène cinq personnes (trois hommes et deux femmes). Il s’agit
d’une partouze qui a lieu dans la maison de la femme de Ringo, l’ami d’André
(Millet C., La vie sexuelle de Catherine M., p. 13). Catherine est pénétrée à tour de
rôles par André et Ringo. La vulve de celle-ci reçoit « la bite » de ces deux
hommes, différents dans leurs formes physiques et leur manière de « tremper
leur biscuit »1. André est assez doux tandis que Ringo est plus nerveux dans la
pratique sexuelle. Catherine affirme qu’elle était disposée à vivre autant
d’expériences qui se présenteraient à elle (Millet C., La vie sexuelle de Catherine
M., p. 15). Sa jouissance se trouve dans le fait de se faire tripoter par plusieurs
hommes à la fois et dans le fait de les « sucer ». Tout son corps participe à la
quête de la jouissance. Que ce soit « les mains, la bouche, le con, le cul » (Millet
C., La vie sexuelle de Catherine M., p. 18). Elle prend également plaisir aux
caresses et en particulier, à celles des verges qui allaient se promener sur toute
la surface de son visage ou frotter les glands sur ses seins (Millet C., La vie
sexuelle de Catherine M.,p. 22).
La souffrance du corps de Catherine se perçoit pendant les pratiques
sexuelles. La bouche, la tête, les seins, le sexe sont mis à rude épreuve. Dans les
soirées passées au « Bois » par exemple, elle se met à sucer plusieurs bites, la
tête coincée contre leur volant (Millet C., La vie sexuelle de Catherine M., p. 19).
Pendant les soirées que donne Victor à l’occasion de ses anniversaires,
Catherine est installée par Éric sur un lit ou sur des canapés, déshabillée et
exposée, laissée à la merci des voyeurs et des partouzeurs. Pendant qu’elle
reçoit les caresses de certains hommes, d’autres s’activent dans son sexe. Ces
gestes lui procurent non seulement du plaisir mais aussi des douleurs

1 Par définition, faire une pénétration sexuelle ; par extension, avoir des rapports sexuels.

306 Mars 2020 ç pp. 299-308


A. V. M. G. Kouassi

physiques. Elle le signifie en ces termes : « j’étais tiraillée par petits bouts ; une
main frottant d’un mouvement circulaire et appliqué la partie accessible du
pubis, un autre effleurant largement tout le torse ou préférant agacer les
mamelons […] » (Millet C., La vie sexuelle de Catherine M., p. 21-22). Après avoir
été travaillé près de quatre heures par beaucoup d’hommes qui maintenaient
ses cuisses très écartées, pour profiter de la vue et pour aller frapper loin, elle
eut une « ankylose ». Au moment où on la laissait en repos, elle prenait
conscience que l’engourdissement avait gagné son vagin. Et c’était une volupté
pour elle d’en sentir les parois raidies, lourdes, légèrement endolorie, gardant
l’empreinte de tous les membres qui étaient logés (Millet C., La vie sexuelle de
Catherine M., p. 22). Il eut des circonstances banales dans lesquelles les fonctions
de son corps se sont trouvées en conflit. Ce fut un combat incertain entre plaisir
et déplaisir, jouissance et douleur (Millet C., La vie sexuelle de Catherine M., p.
152). Même quand elle décide de mener une vie sexuelle stable avec Jacques,
elle se retrouve par moment à partouzer à l’insu de celui-ci. C’est dire qu’elle
n’arrive pas à se défaire de cette pratique qui lui procure une pleine jouissance.
Au moment où les multiples séances de partouze procurent de la
jouissance à Catherine, Anna reste confiner dans sa vie de femme civilement
séparée et religieusement mariée. La quête de la jouissance sexuelle n’est pas un
impératif pour elle. Ce qui pourrait lui procurer du plaisir serait l’obtention du
« guet » que son ex-mari Simon refuse de lui accorder. Cependant, quand elle
rencontre Sacha, un bouleversement sentimental se produit. Tout en cet homme
lui procure un bien être indescriptible. Sa voix, ses paroles, ses pensées, ses
loisirs, sa manière d’être, son amour pour elle lui redonnent non seulement
l’espoir de vivre un amour sincère et réciproque mais aussi la force de se battre
contre les préjugés religieux (Abecassis E., Et te voici permise à tout homme, p. 15).
Anna se trouve dans un carcan religieux, empêchée de manifester et de
vivre librement sa relation amoureuse avec son amant Sacha. Très ancrée dans
les pratiques religieuses judaïques et soucieuse de préserver l’image de sa
famille auprès des autres croyants, Anna prend toutes les dispositions pour ne
pas céder à la tentation sexuelle. Mais le contact, les rencontres répétées, le
désir, la passion, les actes de séduction finissent par avoir une forte emprise sur
elle. Elle finit par céder à la tentation et s’adonne pleinement à l’acte sexuel avec
son amant en dépit des contraintes religieuses et morales, pour découvrir la
véritable jouissance sexuelle longtemps méconnue. Elle découvre avec Sacha
une autre facette de l’acte sexuel. Simon était rustre dans sa manière de lui faire
l’amour. Non seulement il le lui faisait rarement mais en plus de cela, il était
préoccupé par sa jouissance à lui. Simon est en tout l’opposé de Sacha. Faire
l’amour avec Sacha relève de l’art. Il le fait avec tant de délicatesse et de désir
que tout le corps, l’être d’Anna se retrouvent embrassés par le feu de l’action.
La première fois avec Sacha, était magique. C’était aussi un moment de pure
découverte de la jouissance sexuelle qui conduit à l’extase. Elle l’exprime en ces
termes :

Akofena çn°001 307


Fantasmes et jouissances dans les œuvres de Duras, Ernaux, Abécassis et Millet

Il se leva, approcha sa bouche de la mienne. Puis nous nous sommes


couchés dans son lit. Il me prit dans ses bras. Sa délicatesse me fit chavirer.
Ses mains me lissèrent. Il suffisait qu’il me touche et je m’embrasais.
Lorsqu’il effleura ma peau, ce fut mon âme qu’il fit sursauter. À travers
mon corps, c’était ma vie qu’il caressait […]. Je ne savais pas qu’on pouvait
faire l’amour en parlant, je ne savais pas qu’on pouvait se caresser en se
disant autant de choses, je ne savais pas qu’on pouvait mélanger des mots
et des sentiments, des idées dans une telle sincérité, j’ignorais qu’on
pouvait avoir soif de connaitre l’autre et d’être connue en dehors de tout
rapport de force.
(Abecassis E., Et te voici permise à tout homme, p. 70).

Cette fameuse nuit où elle s’abandonne à son amant est celle qui
déclenche en elle le désir et lui donne la force d’aller à l’encontre de l’interdit
imposé par la loi religieuse pour vivre sa relation amoureuse avec son amant.

Conclusion
Il ressort de cette étude thématique sur les fantasmes et les jouissances chez
Duras, Ernaux, Millet et Abecassis que chaque auteure a une manière particulière
d’aborder les notions de fantasmes et de jouissance dans son texte. Ces fantasmes sont
d’ordre sexuel, mortel et se manifestent par le lesbianisme, le romantisme exalté, dans
l’imaginaire d’avoir des rapports intimes avec une star ou un parfait inconnu, le fait de
jouer le jeu de la soumission, de la domination pendant l’acte sexuel et enfin le fait
d’imaginer la mort d’une mère qu’on déteste. Les écrivaines adoptent un style
particulier pour représenter les fantasmes et les jouissances des personnages
principaux. Les indices textuels permettent aisément de les représenter. À travers ces
textes, les personnages féminins sont participants et très actifs dans l’acte sexuel.
L’écriture de la sexualité chez les romancières contemporaines du XXe siècle, est
devenue en quelque sorte, la norme et cette nouvelle norme se justifie, d’une part, par
la liberté qui caractérise le roman et, d’autre part, par sa dimension critique,
transgénérique et transgressive.

Références bibliographiques
ABECASSIS É. 2011. Et te voici permise à tout homme, Paris, Albin Michel, Paris.
COURTOIS R. 1998. « Conceptions et définitions de la sexualité : les différentes
approches », Annales Médico-Psychologiques, Revue Psychiatrique, Elsevier
Masson, N°156, pp. 613-620.
DURAS M. 1984. L’amant, Paris, Éditions de Minuit.
ERNAUX A. 1992. Passion simple, Paris, Gallimard.
ERNAUX A. 2001. Se perdre, Paris, Gallimard.
MILLET C. 2001. La vie sexuelle de Catherine M., Paris, Seuil.
PERRON-BORELLI M. 2001. Les fantasmes, Presses Universitaires de France, Que sais-
je ?.
VINCENT Q. « Les fantasmes : origine et fonction créatrice en psychothérapie », 29
octobre 2018/sexualité, disponible sur https://vitaminetavie.com/les-
fantasmes-origine-et-fonction-creatrice-en-psychotherapie/, consulté le 03
décembre 2018.

308 Mars 2020 ç pp. 299-308


A. Elongo & M. Dzaboua

MODERNITÉ STYLISTIQUE DE L’HYPALLAGE SIMPLE DANS


LUMIÈRES DES TEMPS PERDUS DE HENRI DJOMBO

Arsène ELONGO
Université Marien Ngouabi - Congo Brazzaville
arsene.elongo@umng.cg
&
Monkala DZABOUA
Université Marien Ngouabi - Congo Brazzaville
dzabouamonkala@gmail.com

Résumé : Cet article étudie le procédé de l’hypallage simple comme pratique


de la modernité dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo. Le choix
de cet auteur et de son roman se justifie par un réseau abondant d’hypallages
produisant la caractérisation non pertinente. Notre objectif est de montrer
que des épithètes décalées sémantiquement engendrent une figure de
l’hypallage. Cette figure véhicule trois traits de la modernité : la
transgression des normes traditionnelles entre le caractérisé et le
caractérisant ou entre le substantif et l’adjectif, la création d’un style nouveau
et l’engendrement de la subjectivité dans l’usage des épithètes chez Henri
Djombo. Cette modernité des hypallages s’inscrit dans l’actualisation
catégorielle et sémantique, du fait qu’il y a une rupture de la norme
canonique des épithètes avec leur substantif d’usage traditionnel
recommandé par la langue française et qu’il y a également une innovation
sémantique des épithètes employées avec les substantifs interdits par la
norme française. Nos résultats révèlent que les épithètes employées avec les
substantifs interdits par la langue créent le procédé de l’hypallage. Celle-ci
reste parmi des procédés de la modernité surréaliste, pratiquée également
par Henri Djombo, elle repose sur la transgression du système adjectival
avec le substantif et permet de lire l’innovation de la sémantique des
épithètes avec le caractérisé non autorisé par les règles de l’énoncé.

Mots-clés : épithète, substantif, rupture, nouveauté et subjectivité

Abstract: Our paper studies the process of epithet hypallage as a practice of


modernity in Henri Djombo's Enlightenment of Lost Times. The choice of
this author and his novel is justified by an abundant network of hypallages
producing irrelevant characterization. Our goal is to show that semantically
staggered epithets create a hypallage figure. This figure conveys three
features of modernity: the transgression of traditional norms between the
characterized and the characterizing or between the noun and the adjective,
the creation of a new style and the engendering of subjectivity in the use of
epithets at Henri Djombo. This modernity of hypallages is part of the
classification and semantic discount, because there is a break in the canonical
norm of epithets with their traditional noun recommended by the French
language and that there is also a break in the canonical norm of epithets with

Akofena çn°001 309


Modernité stylistique de l’hypallage simple dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo

their traditional noun recommended by the French language and that there
is also a semantic innovation of the epithets used with the nouns prohibited
by the French standard. Our results reveal that the epithets used with the
nouns forbidden by the language create the hypallage process. This remains
among the processes of surrealist modernity, also practiced by Henri
Djombo, it is based on the transgression of the adjectival system with the
noun and allows to read the innovation of the semantics of the epithets with
the characterized uncharacterized authorized by the rules of the statement.

Keywords: epithet, noun, rupture, novelty and subjectivity

Introduction
Les romans de Henri Djombo, un écrivain du Congo Brazzaville, constituent
un champ très riche pour étudier les figures de la rhétorique, ils contiennent des
métaphores, des comparaisons, les métonymies et les ironies. Ainsi, cette
fécondité rhétorique de cet auteur a permis à Arsène Elongo (2014, pp.157-178)
d’étudier les métaphores prédicatives. Son travail a justifié que les métaphores
d’Henri Djombo présentent quelques traits rhétoriques de la modernité.
Cependant, la présente étude aborde l’hypallage simple comme une autre
particularité stylistique de son innovation dans Lumières des temps perdus.
Cette figure rhétorique a une double construction : la structure complexe et la
structure simple. Ainsi, la structure complexe de l’hypallage fonctionne, de la
manière suivante : l’adjectif typiquement du substantif A caractérise le substantif
B, inversement, l’adjectif typiquement du substantif B détermine le substantif A.
Cet exemple explique le fonctionnement syntaxique de l’hypallage complexe : le
cuisinier lave une mangue incolore dans une eau mûre. L’on remarque que
l’adjectif « incolore » s’emploie traditionnellement avec le substantif « eau »,
alors que l’adjectif « mur » caractérise le substantif « mangue ».
Mais, la structure simple de l’hypallage se construit sur une relation
sémantique allotopique entre le substantif et l’adjectif. En effet, le titre Lumières
des temps perdus montre que l’on identifie l’hypallage simple entre le substantif
« temps » et l’adjectif participial « perdu ». Cet adjectif s’emploie notamment
pour caractériser les personnes ou les objets concrets et non pour apporter son
incidence sur le support des substantifs abstraits. Nous avons choisi d’étudier
l’hypallage simple, parce qu’elle présente plusieurs occurrences dans Lumières
des tempes perdus et qu’elle se construit par une relation sérielle du substantif-
adjectif. Au moyen de son étude, nous cernerions les motivations stylistiques et
intentionnelles de l’auteur sur la pratique de sa modernité rhétorique.
Une problématique de l’hypallage porte souvent sur les problèmes ci-après :
sa définition, sa structure syntaxique ou sémantique, sa caractérisation et ses
effets rhétoriques. Bien que ces problèmes soient posés dans de nombreuses
études de la stylistique et de la linguistique, d’autres problèmes émergent,
lorsqu’il s’agit de cerner ses rapports avec la modernité stylistique ou ses
rapports avec le sens littéral. Notre problème de l’hypallage simple est cerné par

310 Mars 2020 ç pp. 309-330


A. Elongo & M. Dzaboua

ces questions : les hypallages simples traduisent-elles une modernité stylistique


de Henri Djombo dans Lumières des temps perdus ? La rupture du sens littéral, la
nouveauté du sens figuré et la caractérisation subjective de l’écriture sont-elles
les options de sa modernité hypallagique ?
Cette question nous permet de proposer trois hypothèses pour évaluer la
portée novatrice des hypallages simples chez cet auteur congolais :
- Les hypallages simples créeraient une rupture avec le sens littéral entre le
substantif et l’adjectif,
- L’apport allotopique des hypallages simples seraient à l’origine de la
nouveauté stylistique
- Les épithètes hypallagiques formeraient un trait de la subjectivité
énonciative.
Notre objectif est de décrire des traits novateurs des hypallages simples selon
l’approche structurale pour élucider la pratique de la modernité stylistique de
Henri Djombo. Notre article se subdivise comme suit : d’abord, la définition de
la modernité et de l’hypallage, ensuite, hypallages comme pratique de la rupture,
de la nouveauté esthétique et de la subjectivité énonciative, enfin, hypallage et
effets de l’irradiation.

1. Définition des concepts


Notre étude a la mission de définir deux concepts : la modernité
stylistique et l’hypallage. L’acception de ces deux concepts aide à saisir les
orientations de nos analyses dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo.

1.1 Modernité stylistique


La modernité est une fonction évaluative de la production langagière et
littéraire. Elle permet particulièrement d’évaluer l’originalité stylistique de Henri
Djombo dans Lumières des temps perdus, elle est une notion analytique de la
littérature, de la sociologie et de la philosophie, elle a aussi un grand intérêt pour
les stylisticiens lors des études de procédés langagiers, elle vise à montrer que la
langue et ses usages subissent des ruptures, des transgressions, des évolutions,
des changements relatifs ou radicaux et des innovations dans le système de la
syntaxe, du lexique, de la phonétique, de l’énonciation et de la sémantique.
Notre étude exploite et discute spécifiquement quelques aspects de la
modernité qu’énonce Georges Molinié dans Éléments de stylistique française avec
l’intérêt d’élucider notre sujet sur les hypallages simples. En effet, Georges
Molinié (2011, p.167) a montré que le critère fondamental de la modernité est la
rupture. Cet auteur a souligné que la modernité est présente dans cinq domaines
de la langue : la structure de surface ou la structure profonde, l’actualisation
fondamentale, le lexique, les tropes et la syntaxe. Dans ces analyses, Georges
Molinié a noté que la modernité est définie comme la rupture avec des usages
intransgressibles de la structure phrastique notamment la structure de surface ou
la structure profonde.

Akofena çn°001 311


Modernité stylistique de l’hypallage simple dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo

Outre la structure phrastique, Georges Molinié parle de la modernité comme


« les manipulations de l’actualisation fondamentale » de l’instance énonciative.
Aussi précise-t-il que la modernité se justifie par « les jeux de caractérisation par
inversion ou dénaturation du rôle canonique dévolu aux catégories lexicales ».
Un autre aspect de la modernité chez Georges Molinié est le problème de
l’« effacement des identités isotopiques dans les tropes et des différences dans les
degrés de figure » . Dans son analyse de la modernité, Georges Molinié a
expliqué qu’elle est définie comme « la manipulation anti-normative de la
syntaxe ».
Bien que Georges Molinié définisse les axes de recherche sur la modernité en
stylistique, il est difficile d’aborder tous les aspects de cette notion, du fait qu’ils
impliquent plusieurs domaines sur les usages de la langue. Pour ses raisons,
notre étude retient les critères de la modernité comme la rupture et la
dénaturation du rôle canonique dévolu aux catégories lexicales pour montrer que
les adjectifs dénaturés sémantiquement, dans leur rôle canonique de la
caractérisation, sont susceptibles de devenir une pratique de la rupture, de
l’innovation et la subjectivité lors de la réception d’une écriture romanesque de
Henri Djombo.

1.2 Hypallage
L’hypallage est une notion de la stylistique. Bernard Dupriez (1984, p.236) en
parle comme procédé des surréalistes pour créer les discordances irréfutables et
montre qu’elle « devient ainsi une variété de l’irradiation ». Bernard Dupriez
(1984, p.236) explique cette notion de l’irradiation comme effets psychiques que
produisent le groupement de mots et de physionomies des mots,
indépendamment des liaisons syntaxiques, et les influences réciproques de leurs
voisinages ». Selon Jean Mazaleyrat et Georges Molinié (1989, p.169), le critère
de l’hypallage est sémantique, lorsqu’ « une lexie se rapporte syntaxiquement à
une autre lexie, différente de celle à laquelle elle se rapporte sémantiquement ».
Patrick Bacry (1992, p.143) décrit l’hypallage comme l’écart par rapport à la
norme sémantique », parce qu’elle remplit une fonction grammaticale différente
de celle que le sens exigerait ». Selon lui, la fonction de l’hypallage est de toucher,
son critère de déplacement et d’inversion attire l’attention du destinataire ou du
lecteur. D’où Patrick Bacry (1992, p.144) pense : « Pour attirer l’attention, on va
jusqu’à inverser les termes essentiels d’un énoncé ».
Avec Michel Pougeoise (1996, p.225), « l’hypallage est une figure qui consiste
à attribuer à un mot d’une phrase ce qui convenait à un autre mot sans que
l’on puisse pour autant se méprendre sur le sens ». Dans ses analyses, François
Rastier (2001, p.118) distingue deux constructions de l'hypallage : l’une simple et
l’autre complexe. Selon lui, « on peut définir l'hypallage simple, au sein du
syntagme nominal, comme une allotopie entre le nom et l'épithète ou le
complément du nom ». Aussi François Rastier (2001, p.119) pense-t-il que « la

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A. Elongo & M. Dzaboua

forme la plus complexe de l’hypallage s’étend sur deux syntagmes nominaux


censés échanger leurs déterminations ».
Pour Gaudin-Bordes Lucile, Salvan Geneviève ( 2008, p.14), l’hypallage est
une « rupture ou déplacement , une contradiction ou discordance entre l’ordre
syntaxique et l’ordre logico-sémantique. Elle associe un transfert ou un échange
de caractérisant(s) d’un terme A vers un terme B». Selon Nicole Ricalens-
Pourchot (2011, p.73), « l’hypallage, c’est un véritable échange de place (…). Il
s’agit le plus souvent d’une épithète qu’on attribue à un mot de la phrase qui
n’est pas celui que le sens exigerait, à un mot qui n’est pas celui prévu ».
Christopher Desurmont(2007 et 2013) a travaillé sur le thème de l’hypallage
depuis 2007, il la définit par le sens étymologique d’ « échange » et
d’ « interversion » et par sa détermination métonymique . Sa réflexion de 2013 (
p.106) enrichit encore la compréhension sur le fonctionnement de l’hypallage,
lorsqu’il écrit : « Avec l’hypallage, la qualification adjectivale ne joue donc plus
son rôle habituel. Une figure a été créée en détournant l’élément prédicatif de sa
fonction ordinaire : figure créée par caractérisation impropre ». Selon lui, on
pense que l’hypallage repose sur le critère de la nouveauté sémantique,
puisqu’elle ne s’appuie pas sur l’usage prédéfini de sa classe paradigmatique et
qu’elle rentre dans le nouveau système syntagmatique par violation des normes
discursives.
Dans son analyse, Hélène Collins (2013, p.43) partage la position de François
Rastier, lorsqu’elle pense : l’hypallage est « une incidence syntaxique insolite
sémantiquement ». Aussi apporte-elle une nuance corrective sur cette définition,
lorsqu’elle précise : « C'est le contraste d'une allotopie avec une isotopie plus
étroite qui caractérise l'hypallage ». Aussi Hélène Collin (2013, p.43-44) pose-t-
elle un postulat selon lequel « sans apport allotopique, point d’hypallage ». Elle
désigne deux aspects fondamentaux pour expliquer l’hypallage : d’une part,
l’allotopie ou discohésion ou une relation allotopique par la syntaxe, d’autre
part, une relation isotopique à travers l’interprétation. Outre cela, elle pense que
l’hypallage reçoit les influences de la métonymie et de la métaphore.
Avec Catherine Fromilhague (2015, p.43), l’hypallage est un « transfert plus
ou moins complexe d’éléments caractérisants, surtout d’adjectifs, catégorie dont
la plasticité est grande ». Cet auteur montre que l’hypallage instaure un
déplacement syntaxique créant une caractérisation non pertinente entre le
caractérisant et le caractérisé. Après ces études, nous retenons l’orientation
donnée par François Rastier sur la structure de l’hypallage, du fait que les
données de notre analyse portent sur une construction simple de l’hypallage
entre le substantif et l’épithète.

2. Hypallages comme allotopie sémantique


L’ hypallage est un procédé stylistique que Henri Djombo adopte dans son
style. Elle a une caractéristique principale fondée sur une allotopie ou
incompatibilité sémantique entre substantif et l’adjectif. Elle est apte à produire

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Modernité stylistique de l’hypallage simple dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo

une indécence insolite dans la caractérisation du groupe nominal. Cette rupture


est abordée à travers trois domaines des substantifs : les substantifs de la
maladie, les substantifs de la faune et les substantifs de la gestion.

2.1 Épithètes ou substantifs de la maladie


Les incidences externes des épithètes employées avec les substantifs de la
maladie créent une caractérisation de l’hypallage. A ce sujet, Henri Djombo
caractérise le pays et son économie par les adjectifs « malade » et « tabétique »,
lorsqu’il écrit :
1- « L’économie était tabétique, tous les clignotants en étaient au rouge » et « le
Kinango était très malade, presque frappé de cachexie. (p.12).

L’association syntaxique entre le substantif « économie » et l’adjectif


« tabétique » crée une violation sémantique, puisque l’usage normatif interdit un
tel groupe de syntaxe nominale. Aussi, le même usage identique est remarqué
entre le substantif « Kinago » (pays) et l’adjectif « malade ». Ces illustrations
montrent que le procédé stylistique de l’hypallage se forme entre le substantif et
l’adjectif, lorsque la norme discursive et sémantique est mise en question dans
une syntaxe nominale.
La violation syntaxique des règles sémantiques est à l’origine de la création des
hypallages dans l’écriture de Henri Djombo, lorsque ce dernier construit une
relation syntaxique entre le substantif « malaria » et l’épithète « financière »,
comme l’illustre cet exemple :

2- La malaria financière, la typhoïde politique (p.12).

Ces exemples montrent que la caractérisation des substantifs avec les épithètes
appelle une analyse sur des hypallages chez Henri Djombo. La structure
syntaxique entre le substantif « malaria » et l’épithète « financière » marque une
rupture sémantique, parce que l’adjectif relationnel « financière » s’emploie
souvent avec les substantifs des domaines administratifs, sociaux et de
l’économie et non avec le champ lexical de la maladie. L’emploi de l’hypallage
peut avoir une fonction de substitution in absentia, parce que Henri Djombo
n’emploie pas les substantifs « la crise » et la mauvaise gestion mais, qu’il les
pénalise au profit du substantif « malaria », d’où l’hypallage a une fonction
stylistique de la rupture sémantique permettant de transgresser l’usage normatif
entre le substantif et l’adjectif pour créer un groupe nominal dénotant une
rupture sémantique. Par conséquent, dans le groupe nominal « la malaria
financière », l’hypallage permet à Henri Djombo d’évoquer la mauvaise
gouvernance financière et de la critiquer. Il emploie également l’hypallage pour
critiquer les institutions financières, lorsqu’il pense qu’elles imposent « aux
gouvernements leurs recettes constipées ». (p.108).

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A. Elongo & M. Dzaboua

Outre la maladie de la malaria, Henri Djombo emploie le champ lexical des


maladies comme le sida pour créer une technique de l’hypallage avec l’épithète
« économique ». L’exemple suivant la montre :

3- Le sida économique et tous les maux dérivant de l'irresponsabilité (p.12).

Ce groupe « le sida économique » est syntaxiquement, mais il devient une faute


sémantique, parce que leur contenu sémantique apparaît comme une violation
des normes de la langue. Cette violation sémantique du domaine lexical
engendre le procédé de l’hypallage, le style choisi par Henri Djombo pour les fins
esthétiques et évocatrices. On peut identifier deux principes dans le
fonctionnement de l’hypallage : a) rupture sémantique et b) la substitution du
domaine recommandé , ou bien l’absence du substantif ou l’adjectif recommandé
pour former normativement un groupe nominal correct d’un point de vue
syntaxique et sémantique. Cependant, l’hypallage du groupe nominal « le sida
économique » permet à Henri Djombo de parler de la banqueroute financière et
de suggérer une fonction pragmatique, du fait qu’elle suscite soit une émotion
soit une réaction chez le lecteur : il s’agit de la destruction et la dévastation de
l’économie . Une autre technique de l’hypallage se construit sur les substantifs
« choléra », « peste » et vérole » avec les adjectifs relationnels de la société, de la
culture et de la politique. C’est ce que soulignent ces énoncés :

4- le choléra social, la peste culturelle (p.12),


5- Gagnée par la vérole politicienne, la justice respirait l'air du temps (p.71).

En analysant ces phrases, on constate que le champ lexical des maladies comme
le choléra, la peste et la vérole forment un couple syntaxique avec les adjectifs
relationnels de la société, de la culture et de la politique. Leur groupement
syntaxique crée une déviance sémantique en raison de l’irrespect des normes
fonctionnelles de la langue française. On remarque que Henri Djombo emploie
trois hypallages axées sur le lexique de la maladie pour décrire la déchéance de
la société, de la culture et de la politique. Le premier groupe nominal « le choléra
social » engendre une allotopie ou une incompatibilité sémantique entre le
substantif et l’épithète . Ainsi, le domaine lexical du substantif et celui de
l’adjectif restent sémantiquement incompatibles. Leur rapprochement
syntaxique crée une hypallage esthétique pour parler de la décadence sociale
traduisant la misère, la corruption, le vol, le mensonge et la violence.
Le deuxième groupe nominal « la peste culturelle » montre une incompatibilité
sémantique entre le substantif « peste » et l’adjectif relationnel « culturelle ».
Leur association sémantique est incongrue, mais elle évoque certainement une
critique sur les valeurs morales, considérées, par Henri Djombo, comme une
maladie grave et mortelle. Cet auteur emploie le champ lexical de la maladie pour
raconter une société et une culture envahies par la violence, la méchanceté et la
crise sociale.

Akofena çn°001 315


Modernité stylistique de l’hypallage simple dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo

Le troisième groupe nominal « la vérole politicienne » demeure une association


sémantiquement incompatible. Cette incompatibilité est à l’origine de l’hypallage
pour une fonction expressive et pragmatique, parce que la faute sémantique entre
le substantif et l’épithète active l’imagination du lecteur. En employant une telle
figure, Henri Djombo invite le lecteur à une analyse sur la corruption, le
mensonge, la trahison et les querelles du monde politique. En gros, l’ usage des
hypallages forme un trait discursif de la modernité chez Henri Djombo, du fait
qu’il emploie la langue française dans une dynamique de la rupture et de la
subjectivité répondant à ses choix esthétiques, expressifs et évocateurs. Par
ailleurs, les hypallages se construisent, dans le style de Henri Djombo, sur le
champ lexical de la faune.

2.2 Épithètes ou substantifs de la faune


La maladie, l’économie, la finance , la politique et l’environnement sont les
substantifs par lesquels les caractérisants allotopiques créent des hypallages sous
la plume de Henri Djombo. Cet auteur emploie librement les substantifs de la
faune ou de l’environnement avec les épithètes interdits d’usage par la norme
de la langue française. Dans cette perspective, il est utile d’examiner trois aspects
esthétiques de l’hypallage chez Henri Djombo. Le premier aspect de l’hypallage
est créé grâce à la relation syntaxique entre le substantif « faune » et l’épithète
« politique ». Ainsi, l’épithète relationnelle « politique » accepte un domaine
restreint avec les substantifs, elle exclut d’autres domaines lexicaux comme le
domaine de la faune. C’est ce qui se justifie à travers ces deux exemples :

6- « les complots qui formaient le quotidien de la faune politique » (p.234)


7- […] les rois fauves dussent […] favoriser l'établissement d'un nouvel ordre
mondial (p.169).
Ces structures syntaxiques « la faune politique » et « les rois fauves » engendrent
l’incompatibilité sémantique, puisque l’épithète relationnelle « politique » ne
s’emploie pas, par exemple, avec le champ lexical de la faune. Cette épithète
relationnelle entraine une faute sémantique produisant un procédé de l’hypallage
avec le substantif « faune ». L’épithète « fauve » caractérise les traits des bêtes
sauvages. Considérée comme un incident externe au support du substantif « rois »,
elle permet la création de l’hypallage. Mais, le substantif « faune » peut être une
métaphore pour décrire la diversité des hommes, des profils dans l’univers
politique.
Le deuxième aspect de l’hypallage est centré sur deux domaines incompatibles :
le domaine aquatique , comme souligne cet énoncé :

8- « Le président de la République indiqua, dans un discours limpide » (p.36)


9- « Et la loi, inodore et incolore, s'appliquait à tous ». (p.125)
10- « Une musique sirupeuse se répandait dans les cabines l »( p.13).

316 Mars 2020 ç pp. 309-330


A. Elongo & M. Dzaboua

Ces phrases possèdent une figure de l’hypallage formée à la base des domaines
incompatibles entre les substantifs et les adjectifs, car, le substantif « discours »
et l’adjectif « limpide » n’appartiennent pas au même champ lexical. En effet,
l’épithète s’emploie normalement avec les substantifs des liquides comme l’eau
et les liqueurs. Cependant, son usage décalé crée de l’hypallage ou de la
métaphore, lorsqu’il caractérise un domaine éloigné de son extension
sémantique. Dans cette perspective, Henri Djombo aime cette figure de la
rhétorique pour créer une esthétique de l’évocation et de l’expressivité fortes
envers ses lecteurs. Le troisième aspect stylistique de l’hypallage repose sur le
substantif « Kinango » ou pays avec l’épithète « mûri », comme l’indique cet
exemple :
11- « L'anéantissement du Kinango fait partie d'un plan minutieux et bien mûri... »
( p.281).
Cette structure « d’un plan (…) bien mûri » contient une hypallage, parce que
l’auteur associe le substantif abstrait « plan » à l’adjectif « mûri » relevant du
concret. La relation entre le substantif « plan » et l’adjectif « mûri » traduit une
esthétique du langage décalé propre à Henri Djombo. Cet auteur s’inspire des
référents de son environnement pour créer de l’esthétique dans l’usage des
hypallages. On retrouve, chez lui, les images rhétoriques du domaine de l’arbre.
Par exemple, la phrase suivante a une isotopie esthétique issue du domaine de
la végétation :
12- « D'ailleurs, les Kinangois avaient perçu le piège tendu par la béya : elle leur
demandait de juguler les tensions inflationnistes et de parvenir à des effets
positifs en utilisant des mesures propres à une inflation galopante, tandis
qu'au Kinango elle était rampante ! »(p.261)
À travers cet extrait, on voit bien que Henri Djombo reste le maître créateur
des hypallages. On identifie deux adjectifs que cet auteur emploie, il s’agit des
caractérisants « galopante » et « rampante », l’un issu du domaine du cheval,
l’autre celui de la plante, ayant une relation d’incompatibilité soit avec le
substantif « inflation » soit avec le pronom représentant « elle », antécédent du
substantif « inflation ». En restant fidèle à ses sources de référents, Henri Djombo
dérègle les codes esthétiques de la sémantique pour aboutir à une nouvelle
écriture ayant les traits de la modernité stylistique, ces traits portent sur ses choix
rhétoriques. En évidence, les hypallages de Henri Djombo se construisent avec
les domaines de la maladie et de l’environnement, référents mémoriels de sa
création esthétique, elles viennent également du champ lexical de la gestion.

2.3. Épithètes et substantifs de gestion


Les hypallages favorisent une lecture de la modernité stylistique, lorsqu’on
examine le style de Henri Djombo, du fait qu’il se veut libre des contraintes
normatives de la langue française et qu’il emploie des substantifs et les adjectifs
produisant sémantiquement des effets allotopiques et décalés. Il est intéressant
d’examiner trois formes d’hypallages analysables comme facteur de la modernité
stylistique, parce qu’elles sont reçues comme une esthétique de la rupture

Akofena çn°001 317


Modernité stylistique de l’hypallage simple dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo

sémantique par rapport aux usages traditionnels entre le substantif et l’épithète.


La première forme esthétique de l’hypallage se retrouve dans l’usage du
substantif « mesures » avec l’épithète « courageuses » . C’est ce qu’on remarque
à travers cette phrase :

13- « qui imposait la prise de mesures drastiques et courageuses »(p.37).

Si on analyse l’épithète « courageuse », on remarque qu’il ne s’emploie pas


dans son champ lexical habituel, celui de caractériser les actions héroïques mais
on note que cette épithète est utilisée dans un autre champ lexical non autorisé
par la norme. Cette transgression de la règle discursive engendre la naissance de
l’hypallage. Elle constitue une figure esthétique de la modernité dont bénéficie
l’écriture de Henri Djombo. Cet auteur prend le goût d’employer le substantif de
la maladie associée à l’épithète issue du domaine de la gestion pour les fins
esthétiques du style et de la critique. Cela est remarquable par l’analyse de cet
énoncé :

14- Ils (…) comptaient sur la vacuité, sur la cécité économique des décideurs, les
hypnotisaient ( p.278).

Le groupe caractérisant « la cécité économique » est considéré comme une


hypallage, on pense que le substantif « cécité » a un usage limité et restreint par
la norme française. Son emploi reste attaché au domaine du champ lexical de
l’homme. Cependant, lorsqu’on l’associe à l’épithète relationnelle
« économique », le groupe nominal formé crée la rupture avec les habitudes
traditionnelles, celle de respecter la norme sémantique gouvernant le substantif
et l’adjectif. Notre analyse vient à confirmer ce que Lucile Gaudin-Bordes,
Geneviève Salvan (2008,p.16) lorsqu’elles écrivent : « L’hypallage va à l’encontre
d’un appariement attendu relevant d’une habitude lexicale ». Il y a certainement
une raison chez Henri Djombo d’avoir décidé d’employer les hypallages, on
imagine que cette figure rhétorique est une technique puissante lui permettant
d’instruire son public de la gravité sur la mauvaise gouvernance ou sur le
désordre dans la gestion des finances.
Fidèle à son thème de la gestion ou de l’économie, Henri Djombo transgresse
les codes normatifs de la sémantique pour critiquer la mauvaise gouvernance,
car il emploie le substantif « crime » avec l’épithète relationnelle pour créer une
relation sémantiquement allotopique ou incompatible, comme le souligne cet
exemple :

15- « Ce procès est le premier dans son genre, pour crimes économiques contre le
Sud » (p. 263)

À la lecture de cette phrase, le groupe nominal « crimes économiques » peut


susciter une critique chez les puristes de la langue française, puisqu’ils ne tolèrent

318 Mars 2020 ç pp. 309-330


A. Elongo & M. Dzaboua

pas les usages impropres sur la structure sémantique de la détermination nominale.


Cependant, Henri Djombo emploie une détermination nominale incompatible pour
son écriture. Cette innovation se focalise sur une structure nominale typiquement
allotopique, par exemple, entre le substantif « crime » et l’adjectif relationnel.
L’impropriété sémantique entre le substantif « crime » et l’adjectif », bien qu’ils
soient une allotopie sémantique et une transgression de la norme paradigmatique,
se révèlent comme une hypallage au service de l’esthétique narrative . Ce dernier la
choisit pour moraliser la gestion des biens publics de l’état. Ainsi, il veut que le vol
de l’état soit similaire aux atrocités commises contre une population. Également, au
moyen de la technique stylistique de l’hypallage, il veut réclamer une justice contre
les pillages des ressources des pays du sud par les pays développés. Henri Djombo
trouve à l’hypallage une fonction critique. Dans ce cas, François Rastier (Id, p.125) a
déjà fait mention de la fonction révolutionnaire de cette figure, lorsqu’il écrit :
« l'hypallage trouble un ordre du monde [elle ] peut ainsi servir à détruire le réalisme
empirique ».
En conséquence, les usages des hypallages analysés en tant que technique de la
rupture sémantique entre le substantif et l’adjectif deviennent un trait de la
modernité stylistique de Henri Djombo, parce qu’il révolutionne l’écriture narrative
par les usages décalés entre les substantifs de la maladie, de la faune et de la gestion
et les adjectifs relationnels. Chez cet auteur, la propension aux hypallages est
énorme, il a certainement d’instituer une identité subjective de son écriture à travers
son roman Lumière des temps perdus. On remarque que le titre de ce roman se
construit sur l’esthétique de l’hypallage entre le substantif « temps » et l’adjectif
« perdu ». Outre la rupture, l’hypallage est une pratique choisie par Henri Djombo
pour réaliser et créer une nouveauté stylistique .

3. Nouveauté esthétique des Hypallages


L’hypallage est une figure rhétorique de la nouveauté sémantique. Notre
argument s’appuie sur l’interprétation que donne Christopher Desurmont(2007)
sur l’emploi de cette figure, lorsqu’il écrit : « L’’hypallage se caractérise(…) par
la conjonction de deux traits : la juxtaposition syntaxique de constituants dont
l’un est le support d’incidence de l’autre (typiquement, un nom et un adjectif), et
la non-conformité de l’objet né de cette association. La figure participe ainsi à la
création d’objets nouveaux, de représentations inédites. L’hypallage peut avoir
certainement les visées de la nouveauté esthétique, lorsqu’elle est employée
comme une figure rhétorique au service du langage narratif et qu’elle peut
devenir assurément un moyen stylistique de la modernité sémantique sous la
plume de Henri Djombo. Elle contribue à l’émergence de sa modernité à travers
des constructions décalées et novatrices entre les substantifs notionnels, concrets,
visuels, gustatifs, olfactifs, tactique et les épithètes sémantiquement allotopiques.

Akofena çn°001 319


Modernité stylistique de l’hypallage simple dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo

3.1 Substantifs conceptuels ou notionnels


L’une des particularités innovantes des hypallages, dans Lumières des temps
perdus de Henri Djombo, porte sur les relations décalées entre les substantifs
notionnels et les adjectifs du champ lexical de la réalité humaine ou des choses.
Examinons les nouveautés des hypallages des substantifs notionnels avec les
épithètes sémantiquement décalées . En effet, les substantifs notionnels « vérité »
et « réalité » donnent naissance à la figure de l’hypallage, quand ils sont associés
aux épithètes « crue » et « cruelle », comme le souligne cet énoncé :

16- Qu'il y eût démenti au moins de cette vérité crue, de cette réalité
cruelle(p.105).

En analysant l’hypallage dans cette phrase de Henri Djombo, nous


remarquons que deux substantifs « vérité » et « réalité » forment une
caractérisation innovante grâce à l’emploi des épithètes « crue » et « cruelle ». Ces
épithètes caractérisent les substantifs spécifiquement établis par la norme
paradigmatique de la langue française. La première épithète « crue » est souvent
utilisée dans le lexique de la cuisson pour évoquer les aliments non préparés
comme les légumes crus ou la viande crue. Cependant, employé avec le
substantif « vérité », le caractérisant « crue » apparaît comme une construction
innovante, parce que son usage porte atteinte aux normes du bon usage et qu’il
crée de la nouveauté stylistique en raison de l’inconvenance sémantique entre le
substantif et son épithète.
Par ailleurs, la seconde épithète « cruelle » s’emploie habituellement avec les
substantifs du champ lexical humain. Le transfert du domaine humain vers celui
de la réalité est pensé comme un usage nouveau, du fait que cet emploi suscite la
réaction chez des lecteurs pris par le goût de respecter les règles de la convenance
sémantique entre le substantif et l’adjectif. Certes, les épithètes « crue » et
« cruelle » peuvent également avoir une valeur de la métonymie de l’effet, parce
que la cause n’est pas exprimée, mais Henri Djombo les emploie pour créer une
innovation stylistique capable d’engendrer un effet actionnel chez ses lecteurs.
Il prend plaisir d’associer les substantifs notionnels avec les adjectifs concrets.
Nous examinons deux séries des substantifs notionnels avec les épithètes
sémantiquement décalées. La première série de substantifs notionnels montrent
que l’hypallage se construit avec les épithètes décalées sémantiquement, c’est ce
qui se dégage à travers ces énoncés :

17- « L'histoire tumultueuse de ce pays(…) troublait sa réflexion »(p. 9).


18- « Comme les constitutions oublieuses n'avaient pas prévu » […] (p.228)

Dans ces exemples, les épithètes « tumultueuse » et « oublieuse » se prêtent à des


usages sémantiquement décalés avec leurs substantifs comme « histoire » et
« constitution », elles s’appliquent normalement, pour l’une, à caractériser des forces
et réalités de la nature, pour l’autre, à préciser les traits spécifiques de la mémoire

320 Mars 2020 ç pp. 309-330


A. Elongo & M. Dzaboua

humaine. Mais, elles caractérisent les substantifs nouveaux, dans Lumières des
temps perdus, dont l’usage est interdit par la norme du bon usage. Elles constituent
des aspects principaux des hypallages en relation syntaxique avec les substantifs
« histoire » et « constitution » et elles créent des effets novateurs dans le style narratif
de Henri Djombo en fonction de l’engendrement d’un nouvel usage ou d’un sens
nouveau en rupture avec le sens normatif et traditionnel. Ce dernier aime les
épithètes décalées et suggestives pour attirer certainement la sensibilité de ses
lecteurs sur l’esthétique de sa narration. Il leur attribue une fonction esthétique de
la décoration narrative au service de son style.
La seconde série d’épithètes porte sur les substantifs notionnels « compétence »
et « position », il s’agit des épithètes comme « pointue » et « rigide », comme on les
identifie à partir de ces exemples :

19- « il aurait besoin de leurs compétences pointues ».(p.36)


20- « Ils le congratulèrent pour sa position rigide et conséquente »(p.100)

Les épithètes « pointue » et « rigide » s’appliquent souvent aux choses


matérielles, comme on parlerait du bois pointu ou de la corde rigide. Mais, elles
deviennent, sous la plume de Henri Djombo, une variante esthétique de
l’hypallage. Cette figure a une charge persuasive puissante pour réaliser une
motivation stylistique, pour capter l’attention du lecteur et pour créer de la
nouveauté sémantique. Elle remplit assurément une fonction de la modernité
stylistique dans Lumière des temps perdus, puisqu’elle apporte à ce roman une
mention particulière de la nouveauté narrative.

3.2 Substantifs concrets et abstraits


Bien que les substantifs notionnels créent de l’hypallage avec la technique des
épithètes sémantiquement décalées, Henri Djombo multiplie les transgressions
sémantiques entre les substantifs concrets ou abstraits et l’adjectif, il les emploie
dans une dynamique de créer de la nouveauté sémantique et esthétique à travers
son écriture. La première nouveauté de l’hypallage se voie à travers la rencontre
sémantique du substantif inanimé et abstrait « horizon » avec l’adjectif
« prédateur » issu d’une caractérisation des êtres animés comme le lion ou le
loup. C’est ce qui indique cet exemple :

21- « ces autres fous qui osaient toiser l'horizon prédateur » (p.70).

Le groupe nominal « l’horizon prédateur » est considéré comme une faute


sémantique, parce que le substantif « l’horizon » est dépourvu des traits
spécifiques propres aux animaux et qu’il ne peut pas recevoir normalement
qualification de l’adjectif « prédateur ». Cependant, Henri Djombo utilise cet
usage décalé pour créer sans doute de la nouveauté dans son style. Également,
nous savons que la nouveauté fonctionne comme briseur des usages normatifs,

Akofena çn°001 321


Modernité stylistique de l’hypallage simple dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo

c’est certainement la motivation qui pousse cet auteur à l’adopter dans Lumières
des temps perdus.
La seconde nouveauté des hypallages s’inscrit dans l’usage du substantif
abstrait comme l’adversité et musique avec une caractérisation du domaine
auditif « sourde » ou du domaine actif « dansante, comme l’illustrent ces
énoncés.

22- « pour affronter (…) l'adversité sourde qui se transmettait en échos. » (p.234)
23- « Une musique dansante hurlait nuit et jour » (p .254).
24- « on devrait leur apprendre à porter avec une plainte muette leur peine »
(p.89)

A la lecture de ces exemples, nous remarquons que Henri Djombo arrive à


former des hypallages grâce à l’emploi des adjectifs sémantiquement décalés. En
effet, le champ sémantique des adjectifs « sourde », « dansante » et « muette»
appartient à la caractérisation du substantif de la personne. Selon la combinaison
sémantiquement normative, les adjectifs « sourde », « dansante » et « muette »
peuvent avoir pour une caractérisation, par exemple, une femme : une femme
sourde, dansante ou muette. Mais, ces adjectifs créent de la nouveauté
sémantique et stylistique, lorsqu’ils caractérisent les substantifs « adversité »,
« musique » et « plainte » suggérant le domaine auditif.
En conséquence, le recours des hypallages par Henri Djombo participe à un
trait singulier de son écriture, celui de la modernité stylistique vécue comme une
exaltation de la nouveauté sémantique. Ce nouveau est obtenu au moyen d’une
rencontre syntaxique entre le substantif et l’adjectif décalé. Si l’adjectif suggère
l’impropriété sémantique avec son substantif, cette relation sémantiquement
insolite engendre une hypallage traduisant un trait de la modernité langagière.
Il s’agit là un goût esthétique de l’auteur de briser les clichés normatifs avec une
intention de réaliser du neuf. Un autre domaine des hypallages propices à la
réalisation de la nouveauté sémantique est celui des domaines tactiques, olfactifs
et gustatifs dans lesquels les adjectifs connotatifs se lisent comme facteur de la
novation esthétique dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo.

3.3 Substantifs et adjectifs sensoriels


La figure de l’hypallage est le champ des innovations sémantiques où les
auteurs comme Henri Djombo ne manquent pas à l’utiliser pour accomplir un
projet inattendu de sa modernité littéraire. Cet auteur congolais reste à attacher
à cette figure stylistique pour enrichir son écriture des indices de la nouveauté
langagière. C’est par la motivation actionnelle de celle-ci que la narration de
Henri Djombo produit de la nouveauté esthétique du style. On sait que sa
caractérisation hypallagique se fonde sur le support syntaxique des substantifs
et l’apport sémantique insolite des adjectifs sensoriels. Examinons, dans cette
optique, trois hypallages simples construites avec les substantifs ou avec les
adjectifs sensoriels.

322 Mars 2020 ç pp. 309-330


A. Elongo & M. Dzaboua

La rencontre sémantique entre le substantif « fraîcheur » et l’adjectif


« juvénile » produit une incidence insolite, parce que l’adjectif «juvénile » vient
des traits définitionnels de la jeunesse et du monde humain, comme l’indique cet
exemple :

25- « ni lacéré, ni froissé, ni défait la fraîcheur juvénile » (p.34).

On sait bien que l’adjectif « juvénile » peut être une contiguïté des traits
spécifiques de l’homme, une période de son développement physique, morale et
intellectuel. Dans cet emploi, il a une valeur dénotative, mais, il devient une
valeur connotative et hypallagique, quand il forme une structure caractérisante
avec le substantif « aube ». Ainsi, la caractérisation « la fraîcheur juvénile » peut
devenir une hypallage en raison de l’allotopie sémantique et elle ajoute un usage
sémantique nouveau au fonctionnement de la langue. Elle participe à une
écriture de la modernité dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo.
Cet auteur a multiplié les usages hypallagiques dans son roman. Il emploie
une caractérisation insolite ou allotopique entre le substantif « rumeurs » et
l’adjectif « persistante ». C’est ce qui est souligné dans cet exemple :

26- « Des rumeurs persistantes couraient sur la fuite imminente »(p.76).

Le substantif « rumeur » désigne souvent un bruit ou une nouvelle, mais il


forme une hypallage simple avec l’adjectif « persistante ». D’une manière
réductive, on emploie l’adjectif « persistante » pour parler des réalités suivantes :
une feuille persistante, une maladie persistante, une odeur persistante. Mais,
employé avec le substantif « rumeurs », cet adjectif a une valeur figurale de
l’hypallage ou de la métaphore. Son incidence caractérisante est insolite et
allotopique en raison d’un usage décalé avec son substantif, toutefois, elle
apporte une nouveauté stylistique à l’écriture de Henri Djombo, parce que cet
auteur forge un usage neuf, mais inadmissible parmi des variétés
conventionnelles de langue.
Toujours en cherchant les techniques innovatrices de son style, cet auteur
trouve l’hypallage comme un procédé de l’innovation, puisqu’il crée une
détermination nominale décalée, mais novatrice entre le substantif « aube » et
l’adjectif « mielleuse ». Son but d’employer l’hypallage répond aux aspirations
d’esthétiser la narration, comme le témoigne cet exemple :

27- « Un présent qui émergeait sans cesse d'une aube mielleuse » (p.216)

Le groupe caractérisant « une aube mielleuse » est considéré comme une


hypallage simple, car, l’épithète « mielleuse » a une valeur allotopique, parce
qu’elle caractérise un substantif interdit par l’usage de la norme sémantique. Elle
devient une faute du point de vue sémantique. Cet adjectif appartient du
domaine gustatif et du miel : on admet les usages suivants : une banane

Akofena çn°001 323


Modernité stylistique de l’hypallage simple dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo

mielleuse, un goût mielleux. Aussi constitue-t-il une figure de l’hypallage, quand


il caractérise le substantif « une aube ». La relation aube-mielleuse traduit une
réalité journalière et temporelle. En effet, le nouvel usage syntaxique « une aube
mielleuse » transgresse les habitudes normatives du sens propre. Il crée, chez le
lecteur, la séduction illusionniste du goût de l’aube semblable à celui du miel.
En conséquence, l’hypallage est une source fertile des nouveautés
sémantiques, elle apporte aux usages normatifs de la vitalité et de la motivation
expressive. Peut-être cette charge expressive et innovante de l’hypallage -a-t-elle
une fonction persuasive et conative. C’est certainement la puissance discursive
de l’hypallage, celle de toucher et de plaire, que Henri Djombo l’utilise pour
produire certainement un autre trait évaluatif de la modernité au cœur de son
style, il s’agit du trait de la subjectivité. A ce sujet, comment l’hypallage devient-
elle une instance de la subjectivité exaltant une modernité discursive ?

4. Hypallage, une écriture de la subjectivité


Un trait de la modernité se manifeste à travers l’appropriation subjective de la
langue . La notion de la subjectivité est l’un des critères de l’approche énonciative
développée par Émile Benveniste(1966). Un autre auteurs, comme Elžbieta
Jamrozik(1988, p.87) pense qu’ « on peut supposer que le lexique contienne d'une
part des termes « neutres », non marqués par la subjectivité́ du locuteur, et de
l'autre, des lexèmes qui, par leur signification même, renvoient à ses opinions,
représentant son univers de croyance au niveau de la structure du vocabulaire ».
Outre cela, Hélène Collins (Id, p.11) la souligne aussi, lorsqu’elle écrit : « Le texte
hypallagiques met en relief la subjectivité énonciative par le lien syntaxique tout
en conservant en arrière-plan sa contrepartie plus objective ». Cette acception
montre qu’il est possible d’étudier le réseau d’hypallages comme un trait
rhétorique de la subjectivité dans le cas de l’écriture de Henri Djombo. Pour nous,
la subjectivité d’un phénomène rhétorique peut devenir un trait de la modernité,
du fait que le scripteur décide de s’écarter volontairement de la voie
conventionnelle et objective et qu’il s’engage à proposer une variété nouvelle et
subjective par l’emploi d’un réseau sériel d’hypallage. Nous examinons la
subjectivité des hypallages à travers les caractérisations insolites des substantifs
suivants : bouche, yeux, narine, jour et du soleil.

4.1 Épithète du substantif de la bouche


Les adjectifs hypallagiques constituent un trait de la subjectivité énonciative,
parce que Henri Djombo construit un aspect singulier de son style autour du
champ lexical de la bouche avec les adjectifs allotopiques. Nous interprétons
quatre adjectifs décalés employés avec le réseau lexical de la bouche. Le premier
adjectif est « pâteuse » et il est employé pour caractériser le substantif « voix ».
c’est le cas de cet exemple :

28- « d'autres d'une voix pâteuse imitaient les femmes »(p.250).

324 Mars 2020 ç pp. 309-330


A. Elongo & M. Dzaboua

29- « le greffier exposa, d'une voix anonyme, néanmoins pas


ennuyeuse »(p.160).
30- « Une voix nasillarde qui venait des haut-parleurs enrhumés » ( p.18)

Le choix de l’adjectif « pâteuse » suggère deux phénomènes de la rhétorique :


celle de l’hypallage et celle de la subjectivité. D’une part, l’épithète « pâteuse »
s’emploie avec les substantifs culinaires comme le pain. Elle devient une figure de
l’hypallage, lorsqu’elle caractérise la voix. D’autre part, un tel emploi adjectival
traduit un trait de la subjectivité de l’auteur, il peut traduire sa vision sur la liberté
d’agencer les mots selon son propre beau plaisir sans tenir des recueils des règles
qu’impose la tradition de la langue française. Le deuxième adjectif subjectif et
hypallagiques vient du champ médicinal, il s’agit du participe « tétanisée » employé
comme un caractérisant, comme le témoigne cet exemple :

31- « Des bouches tétanisées ne s'échappaient plus la moindre plainte » (p.68)

L’adjectif « tétanisées » relève de la subjectivité, du fait qu’il existe d’autres


caractérisants pour déterminer le substantif « bouche » comme l’emploi des
adjectifs « paralysée », muettes, on obtient cette détermination nominale : « les
bouches »muettes ou paralysées. Troisième adjectif marque une subjectivité en
raison de l’évocation hypallagique, l’exemple suivant l’indique :

32- « Les suspendaient éternellement à leurs lèvres sorcières et venimeuses »


(p.214)

Les deux adjectifs « sorcières » et « venimeuses » caractérisent chacun un


substantif de son domaine sémantique . Ainsi, on rencontre ces caractérisants dans
les champs lexicaux différents : celui de l’humain et celui des serpents. D’une part,
la langue accepte qu’on emploie l’adjectif « sorcière » pour parler les actes
maléfiques de l’homme ou de la femme. Elle autorise les usages suivants : l’homme
sorcier, la femme sorcière. D’autre part, l’usage normatif se réalise par l’emploi de
l’adjectif « venimeuse » avec les reptiles et les insectes, comme ces variétés
stylistiques : un serpent venimeux, un scorpion venimeux. Dans ces contextes
syntaxiques et sémantiques, les adjectifs « sorcières » et « venimeuses » ont une
valeur objective, mais ils deviennent un indice de la subjectivité, quand ils
remplissent une valeur connotative et allotopique à travers de nouveaux domaines
du substantif. Par ailleurs, le quatrième « adjectif » montre que Henri Djombo
emploie le caractérisant adjectival de la bouche pour représenter subjectivement
l’aspect esthétique de la ville, comme l’indique cet exemple :

33- « Gabelou s'était transfigurée en une ville coquette et souriante »(p.220)

Les adjectifs « coquette » et « souriante » introduisent la subjectivité dans l’usage


des épithètes « coquette » et « souriante ». Certes, ils ne servent pas à embellir un

Akofena çn°001 325


Modernité stylistique de l’hypallage simple dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo

apport sémantique sur les supports prédéfinis de leur usage comme l’homme ou
de la femme, mais ils caractérisent de nouveaux supports non prédéfinis à l’exemple
du substantif « ville ». En conséquence, ils remplissent une fonction rhétorique de
l’hypallage. C’est là qu’il faut évaluer une part de la modernité rhétorique de Henri
Djombo, puisqu’il emploie librement et subjectivement les épithètes décalées avec
les substantifs non prédéfinis par la langue française pour marquer son empreinte
de la modernité traduisant également l’originalité scripturale.

4.2 Épithètes des substantifs « yeux » ou « narine »


La lecture de la subjectivité est identifiée, dans Lumières des temps perdus,
par une relation hypallagique des substantifs du visage avec les adjectifs
« picorés », « pétrifiées », « nauséeux », « lourd » et « enrhumée ». Notre objectif
est de montrer que chacun de ces caractérisants hypallagiques marque un trait
de la subjectivité de Henri Djombo à travers Lumières des temps perdus.
L’hypallage se construit sur une relation subjective du yeux-picoré ou celle du
yeux-pétrifiées. Ces relations hypallagiques s’illustrent à travers cet exemple :

34- « Les populations souffraient de leurs yeux picorés et pétrifiés » (p.216)

On retrouve, dans la formation hypallagique, deux classes discursives


allotopiques : la classe humaine vs la classe métaphorique de l’oiseau. Une telle
relation hypallagique est fausse et déraisonnable, parce que son apport incident ne
donne aucune caractérisation pertinente au support « yeux ». Mais leur relation
syntaxique suggère un principe de la subjectivité de l’écrivain, ce dernier est motivé
à dérégler la syntaxe habituelle pour fixer les variations langagières de sa singularité
stylistique. Ainsi, pour y parvenir, Henri Djombo sortirait de la route traditionnelle
de la norme française et créerait un chemin subjectif au profit d’une écriture de la
modernité. Cette subjectivité se voit à travers la relation hypallagique « yeux vs
pétrifiés ». L’adjectif participial « pétrifiés » s’emploie avec la classe prédéfinie de
l’homme, mais il devient un emploi inhabituel, lorsqu’il permet de caractériser le
substantif « yeux ». Dans cette perspective, son incidence orientée vers le substantif
entraine un transfert syntaxique et sémantique. Cet emploi traduit le goût de cet
écrivain, Henri Djombo, cherchant à esthétiser son récit pour émouvoir ses lecteurs.
Dans cette optique, il emploie des hypallages à travers la relation ci-après : regard-
lourd. Une telle relation subjective marque une empreinte de son écriture, une
manière subjective d’écrire, comme on peut le remarquer à travers cet exemple :

35- « de jeter sur lui un regard lourd de reproches »(p.140)

La valeur qualitative de l’adjectif « lourd » s’emploie traditionnellement avec les


substantifs de poids. Cet adjectif dénote un trait de la subjectivité, lorsqu’il remplit
une fonction hypallagique. Logiquement, le regard n’a pas une qualité de la
pesanteur ou ni du poids, mais métonymiquement, il est une action humaine. Ainsi,
on ne peut pas mesurer le poids du regard, mais il est possible de mesurer le poids

326 Mars 2020 ç pp. 309-330


A. Elongo & M. Dzaboua

humain. Dans cette perspective, l’élan de plaire à ses lecteurs pousse certainement
Henri Djombo à employer les adjectifs hypallagiques sans tenir compte de leur
classe prédéfinie par la classe paradigmatique. Ce romancier forme des relations
hypallagiques suivantes : discours-nauséeux et « Hauts-parleurs-enrhumés ». Ces
énoncés le témoignent :

36- « en deuil des discours nauséeux qui trituraient » (p.213)


37- « Une voix nasillarde qui venait des haut-parleurs enrhumés » ( p.18)

Les adjectifs « nauséeux » et « enrhumés » s’emploient normalement avec la classe


prédéfinie de l’homme avec les constructions suivantes : « un médicament
nauséeux » et une fille enrhumée ». Mais ces adjectifs hypallagiques subissent un
transfert syntaxique avec une nouvelle classe lexicale interdite par le système
paradigmatique : l’un (nauséeux) peut avoir une isotopie du caractérisant
« ignoble », l’autre (enrhumé), une isotopie du caractérisant « défectueux ».
Employés comme un transfert syntaxique, ils manifestent une marque de la
subjectivité, quand ils remplissent une fonction rhétorique de l’hypallage. Un autre
trait de la subjectivité de Henri Djombo se voit à travers la relation des adjectifs
hypallagiques avec le champ lexical « jour ».

4.3 Épithète du champ lexical « jour »


La construction de la subjectivité considérée comme un trait de la modernité se
manifeste à travers l’emploi de l’hypallage sous la plume de Henri Djombo. Dans
Lumières des temps perdus, cet auteur utilise soit des substantifs du champ lexical
du jour avec les adjectifs prédéfinis relevant des autres classes pour produire des
effets hypallagiques, soit des adjectifs prédéfinis du champ lexical du jour pour
caractériser le champ lexical de l’homme. C’est ce jeu subjectif sur l’utilisation des
hypallages qu’il faut évaluer les traits de sa modernité rhétorique. Nous analysons
ses deux techniques rhétoriques ci-après : a) le champ lexical du jour avec les
adjectifs prédéfinis du champ lexical de l’homme et b) le champ lexical humain avec
les adjectifs du champ lexical du jour. Premièrement, l’hypallage est une figure de
la subjectivité, parce qu’elle permet à Henri Djombo la réalisation d’une écriture de
la modernité. Cette innovation rhétorique porte sur le champ lexical du jour avec les
adjectifs humains, comme l’indiquent ces exemples hypallagiques :

38- « Un voile de brume couvrait dans les ténèbres pesantes le pays


abandonné » (p.150)
39- « Les lettres du Kinango étaient éclairées de jours radieux » (p224)
40- « avant de repartir plus en profondeur dans la nuit réparatrice » (p.210)

Les relations hypallagiques « ténèbres-pesantes », « jours-radieux » et « nuit-


réparatrice » composent une trace de la subjectivité du style, parce qu’Henri
Djombo s’écarte de leur emploi habituel et qu’il leur donne une relation syntaxique
non prédéfinie sémantiquement par les usages de la langue française. Chacun de

Akofena çn°001 327


Modernité stylistique de l’hypallage simple dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo

ces adjectifs apporte traditionnellement un apport d’ incidence sur le support de


l’homme. Mais, appliqués sur les substantifs « ténèbres », « jours » et « nuit », ces
adjectifs remplissent une valeur hypallagique en raison d’ un choix stylistique
subjectif opéré par son scripteur, Henri Djombo.
Deuxièmement, l’hypallage suggère les visions de la modernité rhétorique,
puisque ce romancier multiplie dans son écriture les adjectifs hypallagiques et qu’il
convoque un caractérisant de la classe prédéfinie sur le champ lexical du jour pour
esthétiser le substantif « souvenirs », comme l’évoque cet exemple :

41- « Les enfants devaient simplement interroger leurs souvenirs cré-


pusculaires. »(p.220)

La relation hypallagique « souvenirs-crépusculaires » se considère comme une


syntaxe de la subjectivité, parce que Henri Djombo forme une syntaxe nominale
sémantiquement allotopique. D’une manière normative, l’adjectif « crépusculaire »
désigne une qualité incidente des supports d’une clase prédéfinie, il s’agit de la
classe du jour, comme la lueur crépusculaire, un papillon crépusculaire. Employé
comme transfert syntaxique sur les classes non prédéfinies, l’adjectif
« crépusculaire » devient une figure hypallagique ou métaphorique. D’autres
techniques stylistiques de la modernité de Henri Djombo viennent de la pratique
de la subjectivité sur l’usage de l’hypallage à travers les épithètes prédéfinies des
actions humaines.

4.4 Épithètes prédéfinie pour décrire les actes humains


La fonction subjective de l’hypallage se construit sur les adjectifs
prédéfinis à décrire les actes humains, mais attribués à caractériser d’autres
domaines comme la terre, la salle, une ville et le soleil. C’est en fonction de ces
substantifs que nous dégageons la pratique subjective de l’hypallage dans
Lumières des temps perdus. La relation terre-débonnaire ou terre-accueillante
constitue une valeur hypallagique, comme l’indique cet exemple :

42- « heureux d'opérer en toute liberté sur cette terre débonnaire et accueillante.
« (p .273).

On remarque que les épithètes « débonnaire » et « accueillante » sont prédéfinies


pour décrire les actes humains. Mais, Henri Djombo les emploie pour parler d’une
représentation géographique. Le transfert discursif de ces adjectifs de l’homme vers
la terre s’avère être une insertion de l’auteur à travers son énoncé, il s’agit de
véhiculer une vision subjective sur la description de la terre. On voit aussi les traces
de la subjectivité chez Henri Djombo, lorsqu’il crée cette relation hypallagique salle-
folle à travers cet exemple :

43- « La grande salle était emplie et folle de musique. »(p.26)

328 Mars 2020 ç pp. 309-330


A. Elongo & M. Dzaboua

La relation salle-folle est considérée comme déraisonnable, parce que seul


l’homme manifeste l’émotion de la folie. Mais, un objet inanimé est dépourvu de
sentiment. Une telle caractérisation souligne la subjectivité de l’écrivain. Ce
dernier emploie les adjectifs allotopiques pour esthétiser ses descriptions et sa
narration. On retrouve une facette de la subjectivité dans Lumières des temps
perdus de Henri Djombo, quand on lit cet énoncé :

44- « (…) on apercevait(…) une ville étendue, assoupie »(p.18)

La relation syntaxique « ville-assoupie » est perçue comme une construction


logiquement fausse, puisque l’adjectif participial « assoupie » décrit un acte ou
une qualité propre à la caractérisation humaine. Henri Djombo reste fidèle à son
style novateur avec la caractérisation non pertinente des hypallages, il continue
de réaliser les transferts syntaxiques entre les substantifs et les épithètes décalées,
comme le témoigne cet énoncé :

45- « pas sous les sourires des soleils" radieux » (p.41)

Le transfert syntaxique de l’adjectif « radieux » pour rentrer dans le domaine


paradigmatique du substantif « soleil » est jugé comme une structure
logiquement anormale, parce que l’épithète « radieux » s’emploie typiquement
pour représenter le sentiment de l’homme. Une telle construction devient une
valeur hypallagique traduisant une trace de la subjectivité de Henri Djombo à
travers son énoncé. On qualifie aussi la syntaxe nominale de déraisonnable, si
le nom et l’adjectif forme une relation allotopique ou incompatible avec la
réception logique de la phrase.

Conclusion
Bien que l’hypallage soit un procédé de la modernité au temps des
écrivains surréalistes, notre article vient de montrer qu’elle l’est également à
l’époque de Henri Djombo, parce qu’elle répond à trois traits de la modernité: la
rupture, la nouveauté et la subjectivité. En effet, cette figure de style est un trait
dominant de l’écriture de Henri Djombo et elle permet à son style d’entrer dans
le panthéon de la modernité par trois raisons stylistiques. D’abord, notre étude a
noté que le constituant de la détermination nominale, dans Lumières des temps
perdus de Henri Djombo, s’est construit sur la toile de fond de la rupture
sémantique créant une figure de l’hypallage simple. On a fréquemment identifié,
dans l’écriture de cet auteur congolais, un réseau sériel d’hypallages et on a pensé
qu’il veut renouveler les canons esthétiques du langage littéraire, et qu’il adopte
le chemin de la rupture langagière ou stylistique de l’hypallage afin de
renouveler les emplois habituels de la détermination ou de la caractérisation
nominale. Ensuite, l’étude a constaté que l’hypallage simple engendre les
relations sémantiques nouvelles entre le substantif et l’adjectif instaurant une
dynamique de la modernité, les usages interdits par la norme deviennent comme

Akofena çn°001 329


Modernité stylistique de l’hypallage simple dans Lumières des temps perdus de Henri Djombo

une innovation dans le style de Henri Djombo. Ainsi, créer un style nouveau,
c’est savoir employer, comme lui, la figure de l’hypallage. Enfin, notre analyse a
souligné que l’hypallage simple manifeste une écriture de la subjectivité dans
Lumières des temps perdus de Henri Djombo, puisque les adjectifs décalés
sémantiquement ne peuvent pas marquer une valeur objective de la
caractérisation, mais une esthétique singulière de cet auteur.

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330 Mars 2020 ç pp. 309-330


B. Diouf

TOWARDS RECONCILIABLE RELIGIOUS IDENTITIES:


PROBLEMS AND SOLUTIONS IN NGŨGĨ WA THIONG’O’S
THE RIVER BETWEEN

Baboucar DIOUF
Université Assane Seck de Ziguinchor - Sénégal
b.diouf@univ-zig.sn

Abstract: Inspired by The River Between, this article situates Ngũgĩ’s novel
within the series of works dealing with the issue of identity. It argues that
the strife between Kameno, the traditionalists’ ridge, and Makuyu, the
Christians’ ridge, is based on the complex issue of religious identity. By
analyzing the religious identity of each ridge, via a psychosocial theory
analysis, I suggest that Ngũgĩ’s realistic depiction is crucial to backing up the
idea of a possible dialogue between Christianity and Gikuyu traditional
religion, which stops the ‘duelogue’ and opens up new ways of living within
a society where the members’ religious beliefs strongly differ.

Key words: Religion, identity, Gikuyu traditional religion, Christianity,


religious “duelogue”, religious dialogue.

Résumé : Inspiré par The River Between, cet article situe le roman de Ngũgĩ
dans la série des ouvrages traitant de la question de l'identité. Il met en
exergue le conflit entre les traditionalistes de la crête de Kameno et les
chrétiens de celle de Makuyu. Cette étude s’intéresse particulièrement à la
question complexe de l'identité religieuse. En s’appuyant sur la théorie
psychosociale, j’analyse respectivement l'identité religieuse des
traditionnalistes, des chrétiens, et des partisans d’une identité réformée.
Ainsi, je suggère que la représentation réaliste de Ngũgĩ, qui s’inspire des
données coloniales, est cruciale pour soutenir l'idée d'un dialogue possible
entre le christianisme et la religion traditionnelle Gikuyu pour mettre fin au
« duelogue » et ouvrir de nouvelles perspectives du vivre en commun au
sein d'une société où les croyances religieuses des membres s’opposent
fortement.

Mots-clés : religion, identité, religion traditionnelle Gikuyu, christianisme,


« duelogue » religieux, dialogue religieux.

Introduction
The problem of identity is still a recurrent and complex issue in literature.
Considering the elements constituting the issues of African literature derived
from the interaction between African people and other countries, one comes to
understand that the problem of identity is not an old-fashion subject. It is the
backbone of the elements which determine the objective of this work that focuses
on Ngũgĩ wa Thiong’o’s The River Between. This novel highlights the dilemma of
the new generation to be free from Gikuyu and Christian religious hardliners as
tensions grow between the two ridges, Kameno and Makuyu, after the arrival of

Akofena çn°001 331


Towards Reconciliable Religious Identity: Problems and Solutions in Ngũgĩ wa Thiong’o’s
The River Between

Christian missionaries. Disowned by the two ridges, Waiyaki, Nyambura and


Muthoni abide by their own conscience to follow what they consider central to
their identity as they try to reconcile the two groups to accept circumcision and
freedom of religious belief.
This novel will be analysed from a psychosocial perspective, mainly in the
light of what identity means for some specialists like Erikson (1968). According
to the latter identity may be understood either as “a subjective sense of an
invigorating sameness and continuity” (19); “a unity of personal and cultural
identity rooted in an ancient people’s fate” (20); or “a process “located” in the
core of the individual and yet also in the core of his communal culture, a process
which establishes, in fact, the identity of those two identities” (22). He further
states that identity is never static and unchangeable (24). Echoing this
understanding of identity, Berger and Luckman (1971, p.35) conclude that
identity is a social construction as each individual is influenced by daily multi-
realities and that each reality is not experienced the same way. From this
viewpoint, an individual’s identity is on an ongoing construction process.
From the multiplicity of identities produced by the religious clash between
Christianity and Gikuyu traditional religion, religious dialogue seems to be the
solution to appease the problem. Thus, basing our analysis on religious identity,
we will investigate to know whether these questions – who are the characters?
Themselves? Nobody? – will lead us to a religious “duelogue” or dialogue to
determine which kind of religious identity suits the members of a divided society
where it is difficult to assert one’s religious conviction.

1. The Gikuyu traditional identity

Aware of the fact that religion is very difficult to define (Koenig, 2009,
p.284), scholars accept that it embraces the whole life of all human beings
(Schuurman, 2011, pp.273-274) and pertains to the question of their existence or
being (Mbiti, 1999, p.15). Interested in deciphering the link between religion and
identity in the literary context, this part attempts to analyse the Gikuyu religious
identity from its traditional perspective. From this point, the study calls into
question the relationship between characters’ faith belonging and their identity:
who they are and in what they believe in.
Identity is a long-life project construction that is related to individuals’
histories (Erikson, 1950, 1968; see also Cooper, Behrens, & Trinh, 2009). This
implies that studying the Gikuyu traditional identity is about taking into account
the history of the Gikuyu society in terms of culture and belief. The latter is, in
the eyes of the first missionaries and the newly Christian converts, nothing but a
heathenistic way of living that merits no respectful consideration (Ngũgĩ, 1965).
The death of Muthoni, the Makuyu reverend’s daughter, when undergoing
clitoridectomy confirmed, according to the new converts, “the barbarity of
Gikuyu customs” (Ngũgĩ, 1965, p.55). This conviction is shared amongst the
Christians that the Gikuyu religion is a religion of mercilessness which testifies
to the extremely cruel and uncivilized identity of these people. This

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B. Diouf

understanding can make one consider the Gikuyu people as what Erikson
characterizes as a society having an “almost total prevalence of negative identity
elements” (Erikson, 1968, pp.297–298).
But, the Christians’ prejudices on the traditionalists prove that this society
is “being denied the bases for a collective identity formation and with it that
reservoir of collective integrity from which the individual must derive his stature
as a social being” (Erikson, 1950, p.154). Therefore, it is genuinely important to
specify that the Gikuyu people are known to be specific in the way they manifest
their religious identity. Unlike Christians who are convinced that a true believer
is but a follower of Jesus Christ, they abide by their God through the
recommendations of Gikuyu and Mumbi, father and mother of the tribe. Backing
up the idea of the existence of a multiplicity of religious identities, Gikuyu
traditionalists connect their religious faith to Ngai or Murungu and what
resembles much to what Steve Biko refers to as the religions of African peoples:

we did not believe that religion could be featured as a separate part of our
existence on earth. It was manifested in our lives. We thanked God through
our ancestor before one drank beer, married, worked, etc. We would
obviously find it artificial to create special occasions for worship. Neither did
we see it logical to have a particular building on which all worship would be
conducted. We believed that God was always in communication with us and
therefore merited attention everywhere and anywhere
(Biko, 1972, p.45).

This way of propitiating God which is particularly attributed to those whom


Christian and Muslims call heathens does not oppose what can be considered to
be the root elements which determine the religious identity of the Gikuyu people.
This Gikuyu religious identity is, in the eye of a member of the tribe, a sacred and
eulogized fact deep-rooting, legitimizing and legalizing the self-conviction
belonging to the group which deep-seats its pillars on the feeling that the
members of the community not only share the same geographic, linguistic,
cultural community, but also are faithful to the ancient rites of the tribe and
worship nothing but the Gikuyu God, who resembles what P. W. Schmidt (a
German scholar), Raffael Pettazzoni (an Italian historian of religion), and
Andrew Lang (a British anthropologist) respectively call the ‘highest being’, the
‘idealized God of heaven’, and the ‘familiar father deity’ (Delebecque, 1989,
p.571).
In TRB, it is clearly testified that the Gikuyu people believe that Murungu is
the God who gives credit to the importance of their existence. Their religious
identity, as in the Christian religion, depends on the first word uttered by the
supreme deity, Ngai, to the father and mother of the tribe, Gikuyu and Mumbi.
The permission to dwell in the Gikuyu land is a decree from Murungu who,
echoing the Christian God who said to Adam and Eve: “therefore the LORD sent
him forth from the Garden of Eden to till the ground from whence he was taken”
(Genesis, 3, 23), “had told to Gikuyu and Mumbi: this land I give to you, O man
and woman. It is yours to rule and till you and your posterity” (Ngũgĩ, 1965, p.2).

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Towards Reconciliable Religious Identity: Problems and Solutions in Ngũgĩ wa Thiong’o’s
The River Between

But, before Murungu dispatched them to their abode, Gikuyu and Mumbi
were given instructions as how to multiply and grow into a nation. They were
also told how to pray and worship God. Besides, they were given a code by which
they and their offspring were to conduct themselves daily. Gikuyu was then
commanded to take his wife, Mumbi to the land allocated to him by Murungu
and build his homestead near a “blessed and sacred place. … where… grew up
[a] tree” (Ngũgĩ, 1965, p.18). The father and mother [of the tribe] had nine
daughters who bore more children. The children spread all over the country.
Some came to the ridges to keep and guard the ancient rites…’ (Ibid.).
From Murungu’s recommendations, the Gikuyu people identify
themselves with the land and find the dogmatic view of worshipping their God
through all that belongs to the land, a manner which consolidates their religious
identity. This is evidence enough that the Gikuyu people is aware of the necessity
to stick to this recommendation as a condition without which their ‘Gikuyuness’
will be questionable. In their life, some behaviours, activities and rites of passage
– from rebirth to circumcision –, give them the opportunity to prove to
themselves, to the members of the tribe the gradual expression and conviction of
their faith to the tenant of “the mountain of he-who-shines-in-Holiness” (Ngũgĩ,
1965, p.17).
What testifies to the religiousness of a person, in the Gikuyu religion, is the
respect displayed towards seers, ancestors and spirits, and rites of passage. This
is part of what Erikson (1968) names the “social group history”, religiosity. In
TRB, Ngũgĩ skilfully underscores this fact.
Like Mugo wa Kibiro, Chege, Waiyaki’s father, is a seer. Protection of the tribe
is one of his main concerns. He is an active member of the society and is still
interested in the affairs of his people’s living conditions. He is believed to wield
great authority, having special power to influence the course of events or to
control the well-being of his living relatives. On top of that, he is a peace maker,
a link that fosters communication between the living and the dead, through
sacrifices and prayers. For this reason, “the other elders feared and respected
him. For he knew, more than any other person, the ways of the land and the
hidden things of the tribe. He knew the meaning of every ritual and every sign”
(Ngũgĩ, 1965, p.7). The attitude of the elders strengthens the belief that the
Gikuyu people have a religion and consolidate their religious identity through
the above-mentioned attitude vis-à-vis the seers: “a sense of membership and
belongingness” (Loewenthal, 2000) to the Agikuyu land.
Another important aspect in the displaying of one’s religious identity, in
the Gikuyu tribe, is related to the fact of propitiating spirits. Since the spirit
continues in some measures to be kin and be active participants in the life of the
community, the attitudes toward this force vary from love, respect and trust
mingled with particular feelings of admiration to total fear. The spirit of the dead
is often thought to help the living, but, often, they are thought to harm if they are
not appeased. In TRB, Waiyaki’s attitude regarding spirits is that of reverence,
and expectation of help and guidance as he wants “to feel at one with the whole
creation, with the spirits of his sister and father” (Ngũgĩ, 1965, p.73). It is believed

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B. Diouf

that ancestral spirits are anthropocentric conceptions similar to other


supernatural beings: that is, spirits have the qualities of personality and aptitude
of man, to which supernatural might is added. For this reason, ceremonies are
held to soothe them. Even the spirits are sometimes invoked to take part assist in
some rites of passage. This is all the truer that the ceremony of the second birth
is a way of appeasing the spirits of the dead and the living (Ngũgĩ, 1965, p.11).
This rite of passage is then a way of demanding permission to the spirits to accept
the change of status of the candidate to the other one with success and obedience
to Murungu’s will. This event guarantees the candidate the occasion to confirm
the sworn idea of the elders to perpetuate and keep intact the religious rites
which are amongst the pillars of the Gikuyu religious identity.
During these ceremonies, be it second birth ceremony, circumcision, death
ritual, etc., the spirits are given respect through sacrifices to help the concerned
individual profit from the divine favour. Thus, each rite of passage undergone
by a member of the tribe is a degree which is added to the so far acquired
religious identity. This means that in the Gikuyu belief every step towards the
state of wisdom is a sacred progression which convinces more and more people
of the sense of responsibility for a member of the tribe and of his great badge of
consideration which guarantees the passage from one status to another.
Specifically, in this novel, circumcision is a way of worshipping God, as
are other rites of passage. The severed part is a sacrifice to spirit beings. The
operation certifies the subjects’ readiness for marriage and adulthood and
testifies to his or her ability to withstand pain. Circumcision symbolizes a
person’s assumption of adult responsibilities – both social and cultural – and the
individual’s acceptance as a full member of the tribe (Kenyatta, 1938, p.134).
For the girl, circumcision meant that she is able to bear children. Suffering
on her bed, Muthoni, Joshua’s daughter, hardly articulates the following
statement: “I want to be a woman” (Ngũgĩ, 1965, p.50). Muthoni struggles to gain
her Gikuyu religious faith, to be fully accepted as a member of the Kameno ridge
where dwell Chege and his people whom their unfailing participation to all
activities of worship gives evidence in their religious identity strength. Waiyaki
himself understands another meaning different from the cutting of the flesh.
“Circumcision of women was not important as a physical operation. It was what
it did inside a person” (Ngũgĩ, 1965, p.43). This is to say that for both boys and
girls, initiation into man/womanhood – through circumcision or clitoridectomy
– marks their admission into full membership of the Gikuyu society and is thus
momentous occasions both socially and individually (Kenyatta, 1938, p.134).
Through circumcision, the period of initiation and instruction that accompanies
it, an individual becomes a full participant in society as a whole, beyond the
scope of the village and their families. Their responsibilities, therefore, are not
just extended to their family group, but to the Gikuyu nation according to which
any member of the Agikuyu land must abide by the worshiping of Murungu, the
propitiation of spirits (ancestors), the displaying of respect towards the seers
(priests), and the fact of being involved in all that make the tribe be a united one.

Akofena çn°001 335


Towards Reconciliable Religious Identity: Problems and Solutions in Ngũgĩ wa Thiong’o’s
The River Between

2. The question of a Christian identity


Contrary to the Gikuyu traditionalists’ religious identity, Christians’ fully
depends upon the doctrines of the Bible and the teaching of Jesus. The Heidelberg
Catechist clarifies that in displaying his/her religious identity, a Christian must
answer the following: “I with body and soul, both in life and death, am not my
own, but belong unto my faithful Saviour Jesus Christ” (The Hidelberg Catechist).
This answer emphasizes the belief in God, Jesus, the Holy Spirit and due respect
to priests and reverends (men of God). So, it is through an identity rooted in
Christ extra nos will the believer be able to find its true religion.
In TRB, the question of the uncontaminated Christian identity in the
Gikuyu land is a hot debate between Kameno and Makuyu. Ngũgĩ focuses on
religion during pre-colonial and colonial periods in the Gikuyu society to
realistically delineate the importance of religion in the episodes which plunge
Africa in perpetual religious tensions. In this passage our aim is to determine
what makes the Christian religion of the Makuyu ridge merit such a particular
attention. Here, this question of a Christian religious identity can be analysed
through different aspects, but our work is to highlight it on the point of
conversion and praxis.
In TRB, Livingstone, a European missionary, finds it necessary to save the
Gikuyu people by bathing the inhabitants living in “darkness and blind
superstition” (Ngũgĩ, 1965, p.89) with the light of the divine truth, by which they
can become co-heirs with them of the Kingdom of God and their fellow men.
Through Jesus, the expiatory victim, God announced this love, some centuries
before, as a supreme redemption act. For Christians, the world will not be saved
until the day all people on earth, without bloodshed, will obey the law of love
passed by the Christ who declared: “This is my commandment, that ye love one
another as I have loved you” (John, 15, 12). The love being talked about by Jesus
is extended to wishing one’s fellow man to be amongst the saved.
Obviously, according to Jesus’s doctrines, one cannot be amongst the
saved without being converted to Christianity. In Chambers Twenty Century
Dictionary, conversion is a religious concept that “refers to change in the religious
conviction, moral and spiritual fervour, from a state of unbelief, weak or
lukewarm faith to an ardent religious life” (1972, p.284). Conversion, therefore,
usually implies a change from one religious state to another religious state:

The change could be a permanent one, or it could last only a period of time.
Conversion could take place within the same religious system to which an
individual or a group already belongs or professes, or it could involve a
change away from a religion to which one was previously affiliated to
another one altogether.
(Eziju, 1989, p.110)

Another scholar, Humphrey Fisher, identifies a three-phase stage of


“adhesion”, “mixing”, and then “full conversion”, in the process of conversion
from a non-prophetic to a prophetic religion (Ikenga-Metuh, 1986, p.xiii).
Applying Fisher’s conclusions to what is noticed in TRB, our analysis easily

336 Mars 2020 ç pp. 331-344


B. Diouf

clarifies the problem of the religious identity, of either those who change their
religious identity from the Gikuyu religion or those who deny the Christian way
of living in favour of the traditional religion or mix up the two religions.
In TRB, it is shown that the conversion of Joshua and some of his followers
from the Gikuyu religion to Christianity is a full conversion-stage. The fact of
avoiding to act like someone who is in the adhesion stage during which he stands
“with one foot on either side of the fence adopting their new worship as useful
supplement” (Ikenga-Metuh, 1986, p.xiii) to the old. Their religious identity deep-
roots itself through their will and activities to spread the doctrine of the Bible and
act as fervent religious actors. In expanding the religious doctrines of the
Christian religion, Livingstone preaches Joshua and Kabonyi into being
enthusiastic servitors of Jesus Christ (Ngũgĩ, 1965, p.29).
After his conversion, Joshua becomes a devoted actor across the way of
Satan. He preaches and works for the expansion of the Christian faith for he is
aware of the fact that the Bible has a message of faith to be taken seriously. You
obey it to your good or neglect it to your risk (Ngũgĩ, 1965, p.85). He knows that
Livingstone, Kabonyi and his followers adore the one and merciful God who will
judge mankind on the last day (Bible). Joshua also believes in the message of the
Bible to be practical and involving because it is not a simple book to be read and
dropped in the cupboard of forgotten things; it is read merely to do what it says.
One has to follow Jesus’s teachings or goes to hell (Bible). For all these reasons
Joshua manifests a respectful attitude vis-à-vis the Bible and is at the service of
God’s son, Jesus, for he knows that in addition to the reward awaiting him, his
Christian identity must be fully displayed to make people know how respectful
he is regarding God’s volition. He preaches vigorously about coming “to Jesus”,
not to “hearken to [Satan’s] voice”, and “march with one heart to the New
Jerusalem “(Ngũgĩ, 1965, p.85).
Joshua’s message testifies to his irrevocable decision to act as an apostle of
Jesus. His sermon gives evidence that the basic aim of the Bible is to save people
from Satan and the everlasting punishment. It is to warn people not to wander in
the value of darkness where they are destined to be lost forever. The Bible is
revealed to Jesus to save people and be a guidance tool for a better place in the
world beyond. Thus, faithfulness to the words of God is part of the doctrines of
Christianity and determines the religious identity of the Makuyu people. Faith
can, then, be summed up in two points: it is the confidence on Jesus, by
committing oneself deeply in the respect of the religious doctrines; it is also a
commitment to action.
As a Christian family, Joshua’s “house had a strong Christian foundation and
he wanted his daughters wax strong in faith and the ways of God. [This] proved
to all [how] a Christian home should be […]” (Ngũgĩ, 1965, p.30). The way Joshua
runs his family is typical to what he considers to be the real way through which
a true Christian house must be ran. His wife’s educative advice to their daughters
is a great testimony of their will to build a Christian behaviour justifying their
religious identity. Miriamu’s “injunction to her children was always: “‘obey your
father’, […] an expression of faith, of belief, of a way of life” (Ngũgĩ, 1965, p.85).
This strictness in building a Christian family and feasting during Christmas

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Towards Reconciliable Religious Identity: Problems and Solutions in Ngũgĩ wa Thiong’o’s
The River Between

(Ngũgĩ, 1965, p.54) is part of the understanding that religious practice gives a
poignant meaning to theory. It also helps foster the Makuyu ridge’s religious
identity and sense of belonging. Therefore, even if Christian believers go a long
way to the church, these displayed efforts are not enough to guaranty the faithful
religiousness of all the members of the Church and mainly Joshua’s daughters
(Muthoni and Nyambura).

3. Syncretism: a solution to the problem of religious identity

In the colonial context, as it is described in the novel, religious identity


necessarily unfolds the relationship between the Gikuyu religious identity and
the Christian identity. Thus, far from limiting itself to the questioning of the
genuineness of each of these different elements, this passage fully focuses on the
permeability of identity “boundaries” (Coulmas, 2019, p.67) by addressing the
issue of religion blending for a newly adopted Christian identity.
Of the two religions, the traditional Gikuyu religion and Christianity, none
seems to suit the new generation of the colonial Agikuyu land to handle the
conflicting situation. Their understanding of religion, of what determines their
religiousness is very complex and cannot be fully comprehended by the
inhabitants of the two ridges, Kameno and Makuyu, who identify themselves
with the practices which back up either the recommendation of Murungu for
traditionalists or Jesus for Christians. As represented in TRB, the two religions’
members give different responses where some religious identities are derived.
Section 1 and 2, which represent the first two kind of religious identity we have
underpinned in this work, are the descriptions of the respective hierarchical
representations of the Gikuyu traditional religion and Christianity. But chart 1
and 2 are the descriptions of the different attempts to mix traditional religion and
the revealed religion, Christianity1.

It is known that when the Christian message is proclaimed in a non-


Christian context, there is always some types of synthesis between the message
and the culture. In TRB, people give their answers to this problem in accordance
with their conviction and their faithfulness to what they think to be best for
themselves and their community. In this context, the two religious identities may

1
In the charts above, H.S stands for Holy Spirit, Chr. Believers for Christian believers, and G. believers for
Gikuyu believers.

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B. Diouf

dialogue or clash. When Livingstone first set foot in the Agikuyu land, he was
convinced that dialoguing with the indigenous people was the best way which
could guarantee the success of his project. He was aware of the necessity to
combine the two ridges’ forces and religious convictions to correct the dirty
imprint of his predecessors in the Agikuyu land (Ngũgĩ, 1965, p.56). Later,
Livingston rejects the Gikuyu customs since he finds Kameno people’s way of
dealing with “religion” as savage and being in Tylor’s words: “the most
rudimentary form of religion which may get or bear that name” (Reddy, 1994,
36). Avoiding to make the same mistake by focusing his work only on the
propagation of the good news, Livingstone is consistent in accepting rites and
traditions while they do not conflict with divine laws (Ngũgĩ, 1965, p.56).
Strategic as he is, Livingstone aims to approach the indigenous population in
order to spread the doctrine of the Bible. For him, the missionary is an apostle of
Jesus Christ. It is then his task as a faithful Christian to light the torch for those
sitting on the shadow of death and open the gate of heaven to those who rush to
their destruction. Later, he realises that it is a mistake to attend the home-grown
people’s religious practices.
Therefore, the “duelogue”, which is presented as troublesome and counter-
productive, in chart 2, can be read in the relationship between Livingstone and
the defenders of the Gikuyu nation’s traditions and belief systems. After having
witnessed a ritual ceremony of the Gikuyu tribe, Livingstone changes his mind
about how to attract people to be converted to Christianity. “Livingstone is
frustrated by the prospect of failure for the larger civilizing mission” (Amoko,
2010, p.40). Thus, in his eyes, the doctrine of the Bible cannot go hand in hand
with such “satanic practices.” “But when he saw that this policy of letting things
happen gradually had not the expected result, he began to preach against the
custom vigorously” (Ngũgĩ, 1965, p.56). He becomes convinced that it is a great
charity for him, the Head of the Siriana missionary church, to help the local
population withdraw from their traditional religion in favour profit of the true
faith of Jesus, Christianity.
Livingstone’s project differs much from that of Waiyaki. Having lost his
father, Chege, the seer of the tribe, and his religious identity, Waiyaki is
convinced that the two religions can be reconciled under education and mutual
love. But, like Samba Diallo in Kane’s Ambiguous Adventure (1963), Waiyaki is lost
in the world created by colonial circumstances. His aim is to marry an
uncircumcised girl, Nyambura, Joshua’s daughter. As a member of the new
generation, his dream is to make people aware of the necessity to build a new
Gikuyu nation where Christians and non-Christians can live in peace. But the so-
called saviour cannot save himself from the claws of the society he is to keep
away from strife and warfare. This messianic project (Ogude, 1999, p.68) of using
love and education as remedies against estrangement fails to respond to
Muthoni’s wish to get Makuyu and Kameno in good terms. On this basis, Oliver
Lovesey states that “Ngũgi’s apparent message of unity and reconciliation
cannot be conveyed by a weak, internally divided leader, pulled between
commitments to both traditional values and Western education.” (2016, pp.150-
51)

Akofena çn°001 339


Towards Reconciliable Religious Identity: Problems and Solutions in Ngũgĩ wa Thiong’o’s
The River Between

For her part, Muthoni’s expectation is to make the division between the
Kameno people – who identify themselves with the traditional religion – and the
Makuyu people – who identify themselves with Christianity – fade away.
Therefore, her father and his followers come into direct conflict with the
defenders of the culture and religion of Kameno, because if Christian forms are
given non-Christian meanings, the result is syncretism; and, according to them,
in such syncretism the essential meanings of Christianity are lost (Hiebert, 1981,
p.378). Resisting that restrictive belief, Muthoni holds “the Bible in one hand and
[the] traditional religion in the other” (Steyne, 1989, p.16) and decides to join her
aunt for initiation. She hopes to integrate the two contradictory faiths. So, like her
father and mother whom circumcision “did not prevent […] from being
Christians”, Muthoni confesses that “the white man’s God does not quite satisfy”
and that she needs “something more”, the traditional religion (Ngũgĩ, 1965, p.26).
But beyond these considerations, one can say that Ngũgĩ’s delineation of
the character of his novel is a realistic depiction of the Kenyan society during the
colonial period. Muthoni’s rebellion against her father can be understood at three
levels: she objects to the puritanism of her father who “wanted his daughter to
wax strong in faith and the ways of God” (Ngũgĩ, 1965, p.30); she calls into
question what Livingstone and his missionary counterparts preach and what
they do; and she wants to affirm a new religious identity which belongs to the
new generation. Muthoni tries to mingle the Christian faith and the traditional
religion (Reddy, 1994, p.38). Her will to make the Christian priest and the seer
dialogue, the ancestors (spirits) and Jesus be reconciled, and the Christian God
(Jesus) and the Gikuyu God (Murungu) united in her, is an attempt to gather the
Christian identity and the Gikuyu religious identity as one. This practice is not
only the very essence of the Gikuyu culture that “has enormous educational,
social moral and religious implications”, but also “the tribal symbol which
identifies the age-groups” and the “spirit of collectivism and national solidarity”
(Kenyatta, 1938, pp.134-135) of the Gikuyu people.
This awareness makes Waiyaki realize that “Circumcision of women was
not important as a physical operation. It was what it did inside a person,
[because] if the white man’s religion made you abandon a custom and then did
not give you something else of equal value, you became lost” (Ngũgĩ, 1965,
p.142). Being conscious of the necessity for a Gikuyu woman to be circumcised
and become a full member of the tribe, Muthoni protests against the fact of
limiting herself to saying prayers to profit from an eternal rest in paradise –
according to the Christian teachings (Nicholls, 2010, p.38). For her, a woman in
the manner of the tribe is more than being a good Christian. Thus, pleading for
religious reconciliation or “Religious hybridity” (Gikandi, 2000, p.61) via
circumcision, Muthoni tells Waiyaki the following reconciliatory appeal: “I am a
Christian, see, a Christian in the tribe. Look. I am a woman and will grow big and
healthy in the tribe? Tell Nyambura I see Jesus. And I am a woman beautiful in
the tribe” (Ngũgĩ, 1965, p.53). So, for her, “genital mutilation” is a way to reaffirm
the “Kikuyu identity” (Gikandi, 2018, p.83). Her sister, Nyambura, is convinced
that a new religious identity must be coined out of what the Bible has stated. For

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B. Diouf

her, the religious identity of the Makuyu people, as taught by her father, does not
follow the doctrines of the Bible. This is nothing but a fallacious interpretation of
Joshua and his followers. For Nyambura, Joshua’s religion

could never be a religion of love. Never, never. The religion of love was in
the heart. The other was Joshua’s own religion, which ran counter to [my]
spirit and violated love. If the faith of Joshua and Livingstone came to
separate, why, it was not good. If it came to stand between a father and
daughter so that her death did not move him, then it was inhuman.
(Ngũgĩ, 1965, p.134)

So, the religious identity as being lived by Joshua’s followers is, according to her
daughter, a misconception of the Good News. Testifying to this, Nyambura refers
to Matthew, 11, 28 where we read: “Come unto me, all ye that labour and are
heavy laden, and I will give you rest” (Ngũgĩ, 1965, p.134). This verse
corroborates the idea according to which all suffering people such as her
deceased sister, Muthoni, and Waiyaki, her lover, may find their rest in the
religion of love where Kameno and Makuyu can dwell in brotherhood. By
condemning her father’s “own religion” (Ngũgĩ, 1965, p.134) by describing his
“disorientation” (Taylor, 1989, p.27), Nyambura focuses on “the most essential
element of Christianity in Christ, most decisively his human aspect” (Kruger,
2008, p.325). This Christ teaching, she identifies herself with, is that which can be
found in Isaiah, 11, 6-9:

The wolf also shall dwell with the lamb, and the leopard shall lie down with
the kid; and the calf and the young lion and the fatling together; and a little
child shall lead them. And the cow and the bear shall feed; their young ones
shall lie down together: and the lion shall eat straw like the ox. And the
sucking child shall play on the hole of the asp, and the weaned child shall
put his hand on the cockatrice’ den. They shall not hurt nor destroy in all my
holy mountain: for the earth shall be full of the knowledge of the LORD, as
the waters cover the sea.
(Ngũgĩ, 1965, p.134)

The true Christian religion must be based on mutual love and respect, a dialogue
between all members of the Gikuyu tribe. This dialogic relationship, which fails
to be materialized in TRB on account of mutual misunderstandings, has been
given credence when Pope John Paul II calls for dialogue with African
Traditional Religions.

With regard to African Traditional Religion, a serene and prudent dialogue


will be able, on the one hand, to protect [Christians] from negative influences
which condition the way of life of many of them and, on the other, to foster
the assimilation of positive values such as belief in a Supreme Being who is
Eternal, Creator, Provident and Just Judge, values which are readily
harmonised with the content of the faith.
(Paul II, 1995, pp.33)

Akofena çn°001 341


Towards Reconciliable Religious Identity: Problems and Solutions in Ngũgĩ wa Thiong’o’s
The River Between

This assertion proclaimed some years later after the publication of Ngũgĩ’s
novel testifies that the author of TRB was early aware of the fact that dialogue is
an important aspect that can help Christians and non-Christians respect and
listen to one another in full acceptance of each other’s religious identity. This
perspective backs up Hans Mol’s assertion that “Identity on the personal level is
the stable niche that man occupies in a potentially chaotic environment which he
is prepared vigorously to defend” (1976, p.65), and on the social level it is as a
“stable aggregate of basic and commonly held beliefs, patterns, and values (that)
maintains itself over against the potential threat of its environment and its
members” (Mol, 1976, p.65). As understood, Ngũgĩ’s aesthetic pleads for the
protection of Christian identity via the guarantee and the guarding of “religious
freedom” (Coertzen, 2008, p.345) as religion seems to be “the principal criterion
of (sic) demarcating identities” (Coulmas, 2019, p.89).

Conclusion
Ngũgĩ wa Thiong’o’s The River Between presents different aspects of the
Kenyan history and reveals a logical continuous struggle of the Kenyan society
against the mutual misunderstanding between non-Christians and Christians. It
delineates amongst other themes the impact of the Church on the promotion of
the value system of the settler over that of the natives and the Kenyan people’s
aim to adopt syncretism as a unifying agent and a way to marry the two religious’
identities. Exploring the complex quest of religious identity, this work ends with
the dialogic relationship encouraging mutual respect for the propagation of
interreligious dialogue which is the only choice to fight against any societal
disintegration caused by religious strife. This paper results in concluding that the
different dialoguing attempts include “personal dialogue of the heart”, “the
encounter between [two] religious groups”, “societal dialogues on common
issues”, and “theological dialogue” (Vroom, 2008, p.313). Further, Muthoni’s
death and Waiyaki and Nyambura’s difficult project achievement can be justified
by Ngũgĩ’s poetic justice. Moreover, the paper highlights that Ngũgĩ’s aesthetic
writing questions these challenging choices, in such a context, which cannot fully
be carried out without harsh consequences, for the incompatibility between
Kameno and Makuyu is greater than the will of a younger generation disarmed
by their loneliness in the struggle against two antagonistic forces. From this
standpoint, the paper proposes that to soothe a burning situation people must
rise to fight against division so as to settle any impending conflict.

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344 Mars 2020 ç pp. 331-344


B. Ndiaye

LA PROBLÉMATIQUE DE LA DESCRIPTION :
ENTRE PEINTURE ET ÉCRITURE

Bara NDIAYE
Faculté des sciences et Technologies de
l’Éducation et la Formation(FASTEF)
Université Cheikh Anta Diop - Sénégal
bara3.ndiaye@ucad.edu.sn

Résumé : Cet article réfléchit sur la description que fondent les interactions
entre peinture et écriture. Dans l’histoire de la critique d’art, un paradoxe
est à souligner. Il est clair que, dans toute forme de mutualisation, chacun
apporte ce qu’il a de meilleur. Dans le cas de ces deux derniers, l’un,
l’écrivain, parle, démesurément, de l’autre qui, en réalité, n’en fait pas
autant. Comment se justifie une telle extravagance ? Le peintre, qui choisit
le silence, ne condense t – il pas tout son message en un tableau ? La
représentation a – t – elle le droit d’être impassible pour un genre qui
abhorre les cloisons entre des pratiques artistiques différentes ?

Mots-Clés : Représentation – Ravissement – Délectation – Duel –conviction


– Idéologie – Interaction – Peinture – Écriture

Abstract: This article looks description into the interactions between


painting and writing. In the history of art criticism, there is a contradiction
to be highlighted. It is clear that in any form of mutualisation, each one
brings the best of themselves. In the case of these two, the one, i.e. the
writer, talks inordinately about the other, who, in fact, does not do so
equally? How can such an extravagance be justified? Does the painter who
chooses silence not condense all his message in the painting? Does
representation have the right to be impassible towards a genre that abhors
compartmentalization of different artistic practices?

Key words: Representation –entrancement – delectation – duel – conviction


– ideology – interaction – painting – writing

Introduction
Quand on parle de « description », nous pouvons tomber dans le piège
qui consiste à réduire cette activité à la peinture d’une contemplation que
prolongent l’esprit et l’expression. Cela veut dire que l’on continue à dire ce que
l’on a déjà vu. Or, « voir » est si complexe. Paul Eluard, dans « Donner à voir »,
nous invite d’ailleurs à remettre en cause le fruit de notre regard surtout s’il
porte sur un objet transmis par l’intermédiaire d’une image picturale. Par
instinct, nous isolons, dans une narration, le descriptif du récit. Cela veut – il
dire qu’il existerait des signes distinctifs qui en donnent les repères ? La
description, obéit – elle à un protocole qui lui fixe une mission et lui assigne des
objectifs ? De telles interrogations fondent les réflexions de Hamon (1972) qui se
penche sur les textes littéraires en général et particulièrement sur ceux de Zola.
Dans le fil conducteur pour toute séquence descriptive, Hamon admet trois

Akofenaçn°001 345
La problématique de la description entre peinture et écriture

prototypes qui nous inspirent trois interrogations : S’agit-il de se limiter à


narrer l’objet représenté ? N’entre t – on pas dans le fond pour en donner des
explications ? Ne dépasse t –on pas parfois l’objet représenté pour, au bout du
compte, agir sur lui ?
C’est cette troisième perspective qui va nous intéresser dans notre
propos. Nous parlons du texte qui prend naissance dans un tableau de
peinture. Dans un tel cas, le propos sur l’objet est statique. Dans un espace
donné, l’espace de la représentation, le peintre a couché son œuvre. Pour la
décrire, Denis Apothéloz (1981) ne perçoit rien d’autre que « l’iconicité » et la
« plasticité ». Ces deux dimensions amèneront le groupe Mu (1980) à identifier
deux systèmes de signes dans l’image : l’iconique, par essence analogique et le
plastique. Par conséquent, en réfléchissant sur des écrits qui parlent de
peinture, nous nous rendrons compte davantage que l’on n’agit guère sur
l’image. Au contraire, l’amateur qui en parle transforme la description en outil
lui permettant de la manipuler. Regarder l’objet, finalement, fait disparaitre
l’objet qui cède la place à ce qu’il contient d’invisible.

Problématique et perspective
Ce qui est amusant dans l’examen de la description en tant qu’imitation
dans les interactions entre écriture et peinture, c’est que cette analyse me fait
penser à une autre forme d’imitation, de représentation. Déjà, nous
réfléchissons sur un corpus qui emprunte certaines de ses ressources à l’écriture
et une bonne partie de sa matière à la peinture. Ce constat n’inspire – t – il pas
des interrogations ? S’agit – il, pour l’écrivain, d’écrire la peinture ? Ou bien, le
peintre ne tente – t – il pas de représenter physiquement, avec des couleurs, ce
que l’écrivain confie à l’écriture ? Pourquoi de tels attraits entre des arts qui ne
disposent point des mêmes matériaux ? Pour répondre, nous allons interroger
le temps. Et, on peut le dire dorénavant, Rabelais et Doré tout comme
Baudelaire et Delacroix font partie d’une large gamme d’artistes qui
s’influencent mutuellement. Un paradoxe est à souligner cependant. Il est clair
que, dans toute forme de mutualisation, chacun apporte ce qu’il a de meilleur.
Dans le cas de ces deux derniers, par exemple, l’un, l’écrivain, parle,
démesurément, de l’autre qui, en réalité, n’en fait pas autant. Comment se
justifie une telle extravagance ? Le peintre, qui choisit le silence, ne condense t –
il pas tout son message en un tableau ? La représentation a – t – elle le droit
d’être impassible pour un genre qui abhorre les cloisons entre des pratiques
artistiques différentes ? Et le temps aura révélé que le pacte qui lie écrivains et
peintres peut trouver son cordon ombilical dans l’époque d’autant que,
appartenant à la même mode, tous les arts s’inspirent des mêmes faits qu’ils
représentent – tels quels – ou qu’ils contestent. C’est dire que si le point de vue
idéologique ne justifie pas pareille affinité, la thématique peut bien être la
raison qui pousse peintres et écrivains à fraterniser.

346 Mars 2020 ç pp. 345-354


B. Ndiaye

Analyse

« Parler peinture » est signe de distinction. En effet, le contact avec la toile


déclenche une émotion, un sentiment ou inspire une idée que la plume prend
en charge. Dans ce programme d’écriture, les règles du jeu restent ouvertes.
Point n’est besoin de se soumettre à des normes pour redire ce que le peintre a
déjà dit. Ce qui autorise l’intervention de la subjectivité, même s’il est vrai que
les appréciations en question peuvent bien être objectives. Dans tous les cas,
pour tirer sur le ventre d’un colosse, il faut savoir s’y hisser. Ce que notre
propos n’illustre guère. Ils sont de piètres peintres, de minimes dessinateurs, les
écrivains qui « parlent peinture ». D’ailleurs, il arrive que les peintres se
prononcent sur leur texte. Autant ils s’enflamment quand ils noircissent leurs
pages blanches pour parler des pinceaux, autant ceux – ci s’en méfient s’ils ne
les condamnent pas.
Dans son journal, Delacroix (1981) écrit le 17 Juin 1855 : « il prend un
tableau, le décrit à sa manière, fait lui – même un tableau qui est charmant mais
il n’a pas fait un acte de véritable critique ». Dans le premier bout de cette
phrase, le peintre rend compte des actes que pose l’amateur d’art. Il s’appelle
Théophile Gautier, puisque c’est de lui qu’il parle dans ce passage. Prendre un
tableau, c’est certainement le choisir parmi d’autres – rien n’est dit sur les
motifs de ce choix ! – Le choisir, c’est le décrire. Décrire, logiquement, c’est se
limiter à nommer les procédés, les lignes qui ont permis au peintre
d’administrer efficacement la surface sur laquelle il représente son sujet. Il peut
même caractériser les couleurs mises en œuvre. Sont – elles chaudes ? Vives ?
Froides ?
Mais il y a un mais ! Et, bien avant cette conjonction de coordination, un
adjectif qualificatif attire l’attention. Il semble dire : attention, il y a un hiatus
entre le tableau et la description qu’on en fait. Décrire ne signifie point dire
comment le tableau est, mais plutôt témoigne d’une volonté de re – création du
tableau. Ce qui justifie l’emploi d’un adjectif mélioratif, « charmant », qui juge
plus les mots que la peinture. C’est dire que « parler peinture » est chose
permise. Cependant, cet acte n’est pas suffisant pour porter le statut de critique
d’art. Pour nous en convaincre, nous pouvons nous fier aux propos de
Claudette Sarlet (1992, p.11), pour qui, l’avènement de la critique d’art fit date
dans l’histoire d’autant qu’elle reçoit ses lettres de noblesses à partir du XVIIe
siècle.

Il s’agit de transcrire la perception visuelle, de donner à voir par les mots,


d’analyser le geste pictural dans un acte d’écriture, de transmettre
verbalement l’émotion suscitée par la contemplation d’un tableau.Ces
textes sont affectés d’une marque poétique ou rhétorique que ne
comportent guère les comptes rendus des critiques professionnels, qui
écrivent en journalistes, en connaisseurs, plus ou moins avisés de l’actualité
et de l’histoire de la peinture.
Claudette Sarlet (1992, p.11)

Akofenaçn°001 347
La problématique de la description entre peinture et écriture

L’écrivain qui trouve dans la peinture un motif de production de pensées


laisse son empreinte. Son talent est visible, son souffle soutenu, son langage
soigné au point de donner l’impression qu’il parle d’un tableau autre que celui
qui l’inspire. D’ailleurs, rappelons-le, la volonté d’écrire est partagée par les
peintres. La plupart d’entre eux entretiennent des journaux. Un tel phénomène
bat son plein au XIXe siècle. Malgré tout, les attirances sont incontestables entre
François Rabelais et Gustave Doré. Ils ne sont pas du même siècle. Mais les
idées et les convictions sont de tous les temps. On parle parfois de survivances
dans l’analyse des textes quand un usage désuet apparait quelque part, chez un
auteur d’une autre époque. En 1854, Doré illustre les textes, gigantesques, de
Rabelais qui reste une source intarissable pour les hommes qui ont vécu avec lui
et qui auront vécu, sur terre, après lui.Ces illustrations fouettèrent cette œuvre
colossale. Elles participent à une promotion déjà grandiose, en rendant certains
personnages si célèbres dans un contexte de concurrence, que rien d’autre
n’explique que la richesse et la fécondité des productions littéraires et
artistiques d’une part, et, du règne de l’image, d’autre part. Pour De Valmy et
Baysse, il était tout rempli de sagesse, de raison et d’humanisme pour
représenter la vie de Pantagruel et celle de Gargantua (1930). On peut en dire
autant entre Erasme et Holbein. L’interaction entre ces deux tout comme celle
que nous venons de souligner entre Rabelais et Doré ne peut se justifier que par
une convergence idéologique.
L’humanisme, parce qu’il faut des repères temporels, est intimement lié
au XVIe siècle. Mais, étant donné qu’il reste un mot d’ordre, il s’achèvera avec le
dernier des hommes. Autrement dit, chaque siècle, chaque génération, chaque
époque aura ses humanistes. C’est parce qu’il porte le même idéal que Rabelais,
Gustave Doré épouse les convictions de ce dernier en les matérialisant ; compte
non tenu des centaines d’années qui les séparent. Par le culte de l’éducation et
par le respect de l’autre, le monde peut devenir un espace convivial, un havre
de paix qui ne laisse aucun lopin à la ségrégation, au racisme et à l’intolérance.
Restant toujours dans le même siècle, on aura constaté le même élan de
sympathie entre Erasme et Holbein. Ces deux hommes sont contemporains.
L’actualité de leurs œuvres, la permanence de leur association se manifestent,
dans ce millénaire, par la publication, en 2009, d’une édition de L’Éloge de la folie
illustrée par les dessins du peintre (2009). Très imprégné de la philosophie de
l’humaniste hollandais, le peintre aura, non seulement donné corps à la folie que
l’on célèbre, mais il aura offert des portraits de ce dernier qui en disent long sur
son admiration.

348 Mars 2020 ç pp. 345-354


B. Ndiaye

Hans Holbein dit le Jeune,


Augsbourg, 1497 – Londres,
1543.

Erasme, vers 1523.

Perfectionniste et pointilliste, il représente, à la fois, un intime dont on se


souvient et un humaniste, non pas en travail, mais en pleine méditation.
Choisissant la représentation de profil, le portraitiste se soumet au respect d’un
protocole soucieux de la Bienséance. Très frugal, il choisit des couleurs qui
créent l’atmosphère d’un rituel. L’attitude de l’homme et le mouvement des
mains inscrivent le portrait dans l’univers du sacré. Écoutons ce qu’en dit
Foucart Walter Elisabeth :

Notre regard est attiré par le profil du visage aux yeux baissés, nettement
découpé sur la tenture vert sombre, et par la finesse des mains occupées à
rédiger. Holbein a d'ailleurs porté un grand soin à la description de ces
mains, comme nous le montre une feuille d'étude conservée au musée du
Louvre. La composition est sobre afin de refléter l'attention du modèle qui
se concentre exclusivement sur son activité littéraire. Le choix d'un profil
strict, très rarement pratiqué par Holbein, est une claire allusion aux
effigies d'empereurs romains gravées sur les médailles antiques. Ainsi ce
portrait, malgré le caractère intime de la représentation, revêt une allure
très officielle. Holbein nous livre une véritable icône de ce grand lettré,
dont la bouche légèrement pincée trahit l'exigence morale. Érasme, qui
prêtait une grande attention à son image, dut apprécier ce tableau savant et
calme, lui qui fut si déçu par son portrait sans concession gravé par
Albrecht Dürer.
Foucart Walter Elisabeth (1985, p. 20)

Dans ces propos, tout comme dans le tableau, rien n’est de trop. Avec un
sens élevé de la mesure et de la retenue, on rend compte d’une œuvre en
respectant la lettre et l’esprit qui en constituent la quintessence. Le champ
lexical qui les domine n’est ni appréciatif, ni dépréciatif. Il constate.
« Nettement », « finesse », « soin », « sobre », « attention », « concentre »,
« strict », « empereurs », « médailles », « allures », « officielles », « savant »,
« calme » sont autant de termes qui renvoient à la grandeur et à la noblesse. Le
propre des sages et des grands hommes reste leur humilité. Ne compte pour
eux que leur activité intellectuelle. C’est ce que le peintre met en relief au
détriment de toute notoriété qui ne manque pourtant pas à l’humaniste.

Akofenaçn°001 349
La problématique de la description entre peinture et écriture

Il ne nous représente que ce qu’il souhaite qu’on retienne de ce dernier.


Voilà le pacte qui le lie à celui -ci et qui témoigne d’une ligne de conduite qu’on
soutient ; d’une idéologie que l’on partage.Ainsi, se manifestent les interactions
entre écrivains et peintres. Ils ont été nombreux à fraterniser et à l’afficher sans
qu’on puisse considérer la critique d’art comme un genre autonome. Car, c’est à
partir de 1648 que L’Académie de peinture est créée à Paris par Mazarin. Plus
tard, en 1663, Jean – Baptiste Colbert finalise ses statuts et en fixe les activités.
Quatre ans après, on y mène des enseignements sous la forme de
conférence.Pour donner une idée de la faible ampleur de l’activité critique, nous
convoquons davantage l’histoire pour informer sur l’irrégularité des
expositions, et sur le fait que la parole qui porte sur la peinture cible « l’honnête
homme » et, par extension, un public composé d’amateurs appartenant à la
classe bourgeoise.
La première exposition des peintres Académiciens au Louvre date de
1667. Jusqu’en 1699, les expositions se tiennent régulièrement. Elles sont
abritées par la salle de la Grande galerie. Ce rythme sera interrompu par les
crises qui ont marqué la fin belliqueuse du règne de Louis XIV. Ces guerres
auront mis en berne les Beaux-Arts que le Roi Soleil adorait. La preuve est
qu’on quitte la grande galerie pour « Le Salon carré », lors de l’exposition de
1725 organisée par les Académiciens. Le recul de cette activité sera encore plus
tenace d’autant que le salon devient annuel ou bisannuel.
Dans ce contexte, les textes qui soutiennent les œuvres picturales
s’adressent à un public peu averti, qui compte dans ses rangs la grande
bourgeoisie qui détient les cordons de la bourse et leurs proches. Ils parlent
moins de peinture que de subterfuges pouvant appâter et trouer des poches.
L’objectif est de vendre. Pour que le texte qui parle peinture retrouve sa
véritable vocation, il faudra attendre le siècle suivant. Au XVIIIe siècle, on
assiste à un développement fulgurant des supports de communication.
Des journaux, « Le Mercure », « L’Année Littéraire » et des brochures
« Sentiments », « Lettres » prolifèrent. Ce qui favorise l’institution des salons et
la légitimation de la critique d’art comme champ autonome d’expression et
d’appréciation. C’est dans ce cadre qu’il faut situer les salons que Denis Diderot
esquisse à partir de 1759. Homme de lettres passionné d’esthétique,
encyclopédiste, philosophe, essayiste, romancier, dramaturge, critique d’art, il
entreprend dans ses salons un examen des relations entre la poésie, « peinture
parlante » et la peinture « poésie aveugle » paraphrasant ainsi Leonard de Vinci
(“La peinture est une poésie muette et la poésie une peinture aveugle” dit – il. In
www.mediadico.com/dictionnaire/citation/peinture).
Comment étudier un tableau ? Faire sentir son effet ? Souligner son
processus de composition ? Comment traduire la spontanéité du pinceau par la
successivité de la plume ? C’est là autant de questions qui trouveront des
éléments de réponses dans les réflexions de Diderot. Toutefois, ses écrits
n’auront pas manqué de souligner la subjectivité d’un homme qui ne cache
guère ses goûts et préférences. « C’est celui – ci qui est un peintre ; c’est celui –
ci qui est un coloriste » soutient – il (1984) fermement, quand il parle de
Chardin tout inspiré par le Bocal d’Olives et La Raie dépouillée.

350 Mars 2020 ç pp. 345-354


B. Ndiaye

Le Bocal d’olives, H : 0,71m ; L : 0,98m exposé au Salon de 1763.

Avec une reprise quasiment anaphorique associée à la mise en


apposition, se manifeste nettement la volonté de mettre son peintre au sommet
de la hiérarchie. L’ironie fait sentir les absents. Dans une comparaison in
absentia, ils sont évoqués pour être relégués au second plan. S’il insiste tant sur
le pronom démonstratif, c’est parce qu’il le situe dans un lot d’artistes et de
peintres avec qui il ne partage pas la même prestance. Pourtant, dans ses
propos qui fonctionnent comme un parti pris, rien ne renvoie à la technique. Ce
qui justifie l’éloge qui réside dans un amour fou et dans une convergence
idéologique entre l’écrivain et le peintre. Se laissant emporter par son
admiration, il se tait sur toute technicité au profit d’une émotion qui laisse
l’amateur non averti dans l’ignorance du talent de l’artiste.
D’autres, cependant, dotés d’un appareil critique, auront sévèrement
condamné le penseur qui se penche sur une peinture qu’il place gratuitement
au pinacle du perchoir. Parmi ceux – ci, nous retiendrons René Démoris.
Universitaire et spécialiste du XVIIIe siècle, il remet en cause le talent du
critique qui passe sous silence (René Démoris, « Diderot et Chardin : la voie du
silence », article publié sur fabula) le cheminement technique mis en œuvre par
le peintre pour réaliser ce qu’il considère comme un chef- d’œuvre. Il voit dans
l’analyse de Diderot un texte qui se livre à une activité rhétorique. Il estime que
ce dernier procède à une représentation de la représentation. Avec une claire
volonté d’imprimer au tableau une empreinte indélébile et éternelle – « ses
tableaux seront un jour recherchés » (Denis Diderot, 1984 p. 98), avoue – t – il
dans le Salon de 1759 ; il raconte le tableau au lieu d’en révéler sa teneur et le
talent de son auteur. Il identifie des suppositions, des propos gratuits qu’il met
dans le compte du vouloir faire de l’esprit et, surtout, dans la quête d’une
affirmation de soi qu’il jette dans les paniers de l’inconscient.

Akofenaçn°001 351
La problématique de la description entre peinture et écriture

L'autre en tant que je me reconnais en lui sans le connaître : c'est une des
possibles définitions de l'inconscient. Que le destin d’Éros se joue plus
parmi les fruits, poissons et légumes de Chardin que dans les libertinages
de Boucher et les grivoiseries de Greuze, c'est là un des paradoxes et l'une
des zones obscures du siècle des Lumières, essentielle pourtant pour saisir
le surgissement d'un art moderne. C'est bien cela que désigne
indirectement le texte de Diderot, à travers la rhétorique, l'ornement, le
creux, le silence, autrement dit à travers son éventuelle défaillance comme
critique, à travers l'aveu d'une impuissance de l'écriture. Tout cela n'était
guère possible sans braver parfois le bon sens, et parfois aussi le sens tout
court…
Denis Diderot (1984 p.98)

Alors, l’objectif n’est pas d’élever le peintre au rang des meilleurs. Il


s’agit de régler des contradictions qui dorment dans le critique. Elles le
torturent. Pour s’en échapper, celui – ci trouve dans la peinture une
échappatoire, dès lors que le tableau lui offre sa propre image. Comme dans un
jeu de délectation et de ravissement, le critique fait fi de la valeur intrinsèque
du tableau au profit d’une lecture de lui – même qu’il voit, désormais, dans
l’œuvre devenue son propre miroir.

Conclusion
En définitive, nous retenons de notre propos trois grands moments. Le
premier est révélateur d’une perspective qui situe la description au carrefour du
voir et du dire. Décrire signifie dire puisque l’image picturale n’est que prétexte
ou motif d’écriture dans la quête d’un plaisir qui profite beaucoup plus à
l’écrivain qu’au peintre. Autrement dit, la description devient un acte de re –
création d’autant qu’il s’agit de donner aux mots une mission qui situe l’écriture
entre le visible et l’invisible. En second lieu, nous nous sommes rendu compte
qu’il faut « parler peinture ». L’expression « parler peinture » n’est pas
d’ailleurs suffisante puisqu’autant que les écrivains, les peintures aussi écrivent.
Tous ou presque ont rédigent des journaux. C’est donc un effet de mode encore
qu’au 19e siècle, par exemple, foisonnent les salons. Les salons deviennent des
couloirs de circulation et de diffusion des nouvelles idées. En parlant peinture,
l’on ne s’attarde guère sur le tableau. On laisse vagabonder ses propres
émotions ou convictions de sorte que l’on peut promouvoir un peintre et toutes
ses œuvres comme on peut lui faire une mauvaise presse. En dernier lieu,
parlant peinture, l’écrivain cible un lecteur virtuel qui est défini sans équivoque.
L’acte décrire devient un acte commercial. Dans le point de mire, le bourgeois
est bien pointé. L’objectif consiste à l’amadouer, à l’encenser pour qu’il
consomme le produit artistique d’autant qu’il ne dispose point de culture
artistique ou scientifique qui l’aiderait à faire la part des choses. De fait, nous
retrouvons dans cette manœuvre dans l’usage de la description des traits de la
représentation classique. Partir d’un vide pour ensuite le meubler. Cet exercice
sera rendu possible par des similitudes qui fondent tous les rapprochements et
toutes les correspondances. En effet, se penchant sur l’analogie, cette pratique
montre sa force, du 16e siècle à nos jours. Elle reste le fil et l’aiguille qui tissent

352 Mars 2020 ç pp. 345-354


B. Ndiaye

des relations incontestables entres des choses que rien, parfois, ne rapproche
visiblement. Parce qu’on aime une chose ou parce qu’on la déteste, on s’en
approche ou, on s’en éloigne. Et, puisque la chose est traduite par un signe, le
signe lui – même matérialise la similitude et tous ses attributs. C’est cette
attitude aléatoire qui fait, dans une perspective de représentation, de
l’herméneutique et de la sémiologie, des ressources essentielles. Procédés de
déchiffrement, de lecture et de compréhension du signe pour l’une, de
connaissance rendant possible son identification pour l’autre, ces domaines
permettent d’aboutir à la ressemblance d’autant que les mots et les choses ne
sont pas sui generis.

Références bibliographiques
CLAUDETTE Sarlet. 1992. Les Écrivains d’Art en Belgique (1860 – 1914),
Bruxelles, Labor, p.11

DENIS Apothéloz. 1981. - In : Yves REUTER (éd.) La description. Théories,


recherches, formation, enseignement. Villeneuve-d’Ascq : Presses
Universitaires du Septentrion, 1998, pp. 15-31. Éléments pour une
logique de la description et du raisonnement spatiali Denis Apothéloz
Université de Fribourg (Suisse) Séminaire de linguistique française)

DENIS Diderot. 1984. Essais sur la peinture, Salons de 1759, 1761, 1763, Textes
établis et présentés par Gita May et Jacques Chouillet, Paris, Éditions
Hermann, p.219.

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Marcel.
De Valmy et Baysse J.“ La peinture est une poésie muette et la poésie une peinture
aveugle” dit – il. In www.mediadico.com/dictionnaire/citation/peinture

EUGENE Delacroix. 1981. Journal 1822 – 1863, Paris, Plon, p.515

ERASME – Hans Holbein.2009. Éloge de la folie avec les dessins de Hans Holbein,
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FOUCART Walter Elisabeth. 1985. Les peintures de Hans Holbein le Jeune au


Louvre, catalogue d’exposition, musée du Louvre, 1985, Edition de la réunion
des musées nationaux, Les dossiers du Département des peintures,
musées du Louvre, n°29, Paris, p.20.

GROUPE MU. 1980. « Plan d’une rhétorique de l’image », Kodikas/Code, II, 3,


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HAMON, P. 1972. « Qu’est-ce qu’une description? », Poétique, 12, 465-485.

Akofenaçn°001 353
La problématique de la description entre peinture et écriture

HAMON, P. 1980. « Décrire le descriptif », Degrés, 22, pages h.

HAMON, P. .1981. Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette.

MARIN, L. 1981. « La description du tableau et le sublime en peinture: sur un


paysage de Poussin », Versus, 29, 59-75.)

354 Mars 2020 ç pp. 345-354


B. Faye

LA MISE EN SCÈNE DE L’ÉCHEC AMOUREUX


DANS MADAME BOVARY DE GUSTAVE FLAUBERT

Bouna FAYE
Université Cheikh Anta Diop - Sénégal
bouna.faye@ucad.edu.sn
faye.lettres@gmail.com

Résumé : Cet article discute de la problématique de l’échec amoureux dans


Madame Bovary de Gustave Flaubert. L’amour dont il s’agit, en tant que
thématique d’écriture et de recherche, a toujours eu une place privilégiée
dans le paysage littéraire français, surtout dans celui du XIXe siècle. Thème
principal de l’oeuvre, il fonde l’armature textuel dans lequel l’héroïne,
Emma, rêvant d’un amour « parfait », à la manière de Roméo et Juliette, est
victime de ses passions. En déphasage notoire avec un mari taciturne qui
symbolise la médiocrité à tout point de vue, elle finit par s’éteindre en se
suicidant. Le mari, Charles, meurtri, s’en suivra peu après. L’auteur, avec un
style plein d’apprêt et une sensibilité exacerbée, peint remarquablement la
crise des valeurs de la société française de son temps. Il s’inscrit ainsi dans
l’orthodoxie, comme ses aînés, tels que Stendhal, Balzac, George Sand…, en
s’appuyant sur une matière première dominante du genre romanesque.

Mots-clés : adultère, amour, espoir, déchéance, échec, héroïne, passion, rêve.

Abstract : This article discusses the problem of romantic failure in Madame


Bovary by Gustave Flaubert. The love in question, as a thematic of writing
and research, has always had a privileged place in the French literary
landscape, especially in that of the 19th century. Main theme of the work, it
founds the textual framework in which the heroine, Emma, dreaming of a
"perfect" love, like Romeo and Juliet, is a victim of her passions. In noticeable
phase difference with a taciturn husband, who symbolizes mediocrity in
every respect, she ends up dying out by committing suicide. Bruised
husband Charles will follow soon after. The author, with a lively style and
heightened sensitivity, paints a remarkable picture of the crisis of values in
French society of his time. He thus subscribes to orthodoxy, like his elders,
such as Stendhal, Balzac, George Sand ..., based on a dominant raw material
of the romantic genre.

Keywords : adultery, love, hope, decline, failure, heroine, passion, dream.

Akofena çn°001 355


La mise en scène de l’échec amoureux dans Madame Bovary de Gustave Flaubert

Introduction
Thématique fondamentale des œuvres flaubertiennes, l’échec amoureux
fait de Madame Bovary, le roman de l’amour malheureux et impossible qui permet
à Flaubert de peindre avec beaucoup d’ingéniosité l’esprit du siècle auquel il
appartient. Cet échec est dû à l’énorme décalage qui existe entre le grand amour
passionné qu’a toujours rêvé Emma et celui qu’elle a trouvé en Charles Bovary,
son mari. De ce fait, il apparaît une incompatibilité d’humeur au sein du couple,
car les attentes romantiques de l’héroïne sont radicalement faussées. Une union
qui reste donc déterminée par des ennuis, des désillusions et des échecs sans
terme. En effet, Emma, comme tous les héros romanesques du XIXe siècle,
cherche à s’élever au-dessus de la condition qui lui est faite, rêve d’une vie
mondaine où tout est liberté et félicité. Élevée au couvent et nourrie très tôt
d’aventures romantiques grâce à ses lectures, Emma, en acceptant de se marier
avec Charles Bovary, médecin de campagne et de le rejoindre en province, croyait
pouvoir satisfaire ses illusions sentimentales, changer de cadre de vie et
améliorer son statut social. Mais malheureusement, elle se confronte à la
médiocre réalité qui caractérise son mari, incapable de donner satisfaction à ses
désirs sentimentaux. Cela est à l’origine de ses frasques et fantasmes ; d’où les
multiples amants qu’elle collectionnait, à son gré, et les dettes qu’elle contractait
pour tenter de se rattraper en amour et assouvir son instinct. Malgré ce palliatif,
elle échouera lamentablement et, ne pouvant supporter ce déshonneur, abrège
ses jours en buvant de l’arsenic, pour trouver remède à son chagrin.
Ainsi, dans cette étude, notre propos consistera à examiner la grande
espérance amoureuse qui habitait Emma et qui l’avait poussé à se marier avec
Charles Bovary, un jeune veuf. Il sera question aussi d’analyser les déboires et la
déchéance amoureuse d’Emma dans cet espace où l’âpreté et la mesquinerie
dominent le quotidien des populations.
Pour ce faire, nous adopterons une démarche intertextuelle, telle que
définie par Julia Kristeva : « […] tout texte se construit comme une mosaïque de
citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte » ()1.
Cela nous permettra d’établir des rapprochements entre Madame Bovary et
quelques œuvres des autres littératures, particulièrement française et africaine,
puisque l’amour, en tant que thème d’écriture, occupe une place charnière dans
tous les champs d’études.

1Sémeiotiké. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1979, p. 145 ; Philippe Sollers, à la suite de Kristeva,
donne une définition de l’intertextualité : « Tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à
la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur », Théorie d’ensemble,
« Tel Quel », Paris, Seuil, 1968, p. 75 ; Pierre-Marc de Biasi, « Intertextualité », in Encyclopaedia Universalis,
1989 ; Tiphaine Samoyault, L’Intertextualité, Mémoire de la littérature, Paris, Nathan, 2001.

356 Mars 2020 ç pp. 355-366


B. Faye

1. Les attentes amoureuses de l’héroïne


En choisissant, comme ressource d’écriture, la vie conjugale d’un jeune
couple, Flaubert intègre le groupe des réalistes dont l’ambition est de peindre un
fait social (Balzac, Stendhal…) Comme puissant moyen de révélateurs de réalités,
Madame Bovary met en jeu la vie d’une adolescente au couvent, Emma Rouault.
En effet, esclave de ses passions, l’héroïne est dominée par l’angoisse d’une vie
meilleure2 où tout est liberté, escapade, loisirs, etc. Les premières lectures de la
petite Emma, que le narrateur rappelle, après son mariage, en usant de la
technique de l’analepse (Cf. Gérard Genette, 1972), atteste, à bien des égards, ses
désirs utopiques :

Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le


nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l’amitié douce de quelque bon
petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands
arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous
apportant un nid d’oiseau3.
Flaubert (1972, p. 56)

Ce paragraphe rétrospectif campe, d’emblée, le décor et informe le lecteur sur les


projections amoureuses de l’héroïne. Sa rencontre avec Charles Bovary, jeune
officier de santé, venu donner des soins à son père à la ferme des Bertaux, semble
idéaliser, tout au début, ses rêves de jeune fille en quête d’aventure et de position
sociale4. À partir de cette rencontre inattendue, naîtra l’amour romantique qui
habitera Emma et qu’elle pensera être acquis définitivement :

[…] la présence de cet homme avait suffi à lui faire croire qu’elle possédait
enfin cette passion merveilleuse qui jusqu’alors s’était tenue comme un
grand oiseau au plumage rose planant dans la splendeur des ciels
poétiques ;− et elle ne pouvait s’imaginer à présent que ce calme où elle
vivait fût le bonheur qu’elle avait rêvé.
Flaubert (1972, pp. 62-63)

Au fil du temps, l’héroïne se fait des illusions dans son esprit et fonde
beaucoup d’espoirs en Charles Bovary, croyant qu’il sera l’homme idéal qui la
fera réaliser la vie paradisiaque qu’elle s’était créée grâce au plan de Paris et ses
nombreuses lectures des œuvres de Balzac et d’Eugène Sue :

2 Les remarquables notes de Claude Digeon confirment les préoccupations quotidiennes de l’héroïne et
expliquent ses profonds désirs : « C’est au couvent que certains déguisements (modernes et vulgaires) de ce
désir émerveillent Emma. Vagues rêveries, sensualités douceâtres de la religion, lectures romanesques lui
proposent sur fond de piété quelques images prestigieuses de ‘‘messieurs braves comme des lions, doux
comme des agneaux’’, de grandes dames et d’amours magnifiques », Connaissance des lettres, Paris, 1970,
Hatier, pp. 72-73.
3 Nous précisons, d’emblée, que nous travaillons avec l’édition de Madame Bovary, Paris, Gallimard, 1972 et

non avec la première (1857).


4 Dans la même perspective, on pourra lire les travaux d’Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve, Paris,

Librairie José Corti, 1961 ; Jacques Bony, Lire le romantisme, collection « Lire », Paris, Nathan, 2001, p. 140 ;

Akofena çn°001 357


La mise en scène de l’échec amoureux dans Madame Bovary de Gustave Flaubert

Elle s’acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle faisait
des courses dans la capitale. Elle remontait les boulevards, s’arrêtant à
chaque angle, entre les lignes des rues, devant les carrés blancs qui figurent
les maisons. Les yeux fatigués à la fin, elle fermait ses paupières, […]
Flaubert (1972, p. 88)

Rêvant d’une rapide ascension sociale et voulant vivre comme les gens de la
haute bourgeoisie, Emma imagine également que Charles était ce mari qui lui
apprendra la valse comme le vicomte l’avait fait avec elle au bal du château de la
Vaubyessard. Dans ce passage, qui suit, le narrateur décrit admirablement les
moments de jouissance d’Emma au cours de cet événement passionnel tant rêvé :

Ils commencèrent lentement, puis allèrent plus vite. Ils tournaient ; tout
tournait autour d’eux, les lampes, les meubles, les lambris, et le parquet,
comme un disque sur un pivot. En passant auprès des portes, la robe
d‘Emma, par le bas, s’ériflait au pantalon ; leurs jambes entraient l’une dans
l’autre ; il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui ; une
torpeur la prenait, elle s’arrêta. Ils repartirent ; et, d’un mouvement plus
rapide, le vicomte, l’entraînant, disparut avec elle jusqu’au bout de la galerie,
où, haletante, elle faillit tomber, et, un instant, s’appuya la tête sur sa
poitrine.
Flaubert (1972, p. 81)

Emma souhaitait que son mari, à la place du vicomte, lui fasse valser comme tous
les hommes font avec leurs épouses. Cet espoir « gargantuesque »5, qu’Emma
Bovary avait placé en Charles, au début de leur union, va se muer rapidement en
déchéance, du fait que le mari, malgré son attention, son affection, ses efforts de
séduction, n’arrive point à exaucer les grands rêves d’Emma. Pourtant, au
moment de la cérémonie de réception, apparaissaient les premiers signes qui
auraient dû alerter Emma sur la faiblesse de son mari :

Charles n'était point de complexion facétieuse, il n'avait pas brillé pendant


la noce. Il répondit médiocrement aux pointes, calembours, mots à double
entente, compliments et gaillardises que l'on se fit un devoir de lui décocher
dès le potage. Le lendemain, en revanche, il semblait un autre homme. C’est
lui plutôt que l’on eût pris pour la vierge de la veille, tandis que ne laissait
rien découvrir où l’on pût deviner quelque chose.
Flaubert (1972, pp. 48-49)
Ainsi, Emma, refusant d’être condamnée à finir ses jours dans l’amertume
et la déchéance, repense l’ordre des choses par un examen de soi qui consiste à
façonner soi-même son destin amoureux. C’est de là que vont commencer les
innombrables déboires de l’héroïne.

5Cet adjectif fait allusion à Gargantua, héros de Rabelais dans l’œuvre éponyme, qui aspire toujours à la
grandeur, au gigantisme.

358 Mars 2020 ç pp. 355-366


B. Faye

2. Les déboires
Plongée maintenant dans un cadre qui ne répond guère à ses aspirations
romantiques, Emma s’étouffe, s’ennuie et désespère. Pour elle, cette situation
dramatique qu’elle vit au quotidien émane du comportement de son mari. Un
comportement qui est l’opposé de ses rêves de jeune élève au couvent et qu’elle
décrit avec beaucoup de mépris : « Sa conversation était plate comme un trottoir
de rue, […], il n’enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien »
(Flaubert, 1972, p. 65). C’est à partir de ces regrets inattendus que commencent
ses interrogations sur son avenir sentimental et les stratégies à peaufiner afin de
se libérer de cette vie monotone, de cet espace qui la ronge intérieurement. Cet
extrait est fort évocateur des plaintes quotidiennes d’Emma :

Avant qu’elle se mariât, elle avait cru avoir de l’amour ; mais le bonheur qui
aurait dû résulter de cet amour n’étant pas venu, il fallait qu’elle se fût
trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait à savoir ce que l’on entendit au
juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui
avaient paru si beaux dans les livres
Flaubert (1972, p. 55)

Le bal du château de la Vaubyessard, où Emma avait pris part avec son époux,
est le lieu où ses aspirations les plus profondes se sont déclenchées, mais aussi
où des solutions, pour ses interrogations, se sont élaborées car, pour elle, la vie
qu’elle s’imaginait dans les œuvres romantiques vient d’être vécue :

Son voyage à la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, à la manière de


ces grandes crevasses qu’un orage, en une seule nuit, creuse quelquefois
dans les montagnes. Elle se résigna pourtant ; […] Ce fut donc une
occupation pour Emma que le souvenir de ce bal. Toutes les fois que revenait
le mercredi, elle se disait en s’éveillant : ‘‘Ah ! il y a huit jours…, il y a quinze
jours…, il y a trois semaines, j’y étais !’’Et peu à peu, les physionomies se
confondirent dans sa mémoire, elle oublia l’air des contredanses, elle ne vit
plus si nettement les livrées et les appartements ; quelques détails s’en
allèrent, mais le regret lui resta.
Flaubert (1972, pp. 85-86)

Donc Vaubyessard a réveillé les pulsions passionnelles d’Emma et a fait


naître, ipso facto, les plans créatifs qui puissent permettre à Emma de sortir de ce
gouffre, dans lequel son mari l’a entraînée. De nouvelles attitudes s’affichent ;
l’héroïne se fait désormais des inquiétudes, se plaigne et se questionne sur sa
relation conjugale parce qu’elle ne plus résister à cette « vie […] froide comme un
grenier dont la lucarne est au nord, et l’ennui, araignée silencieuse, filait sa toile
dans l’ombre à tous les coins de son cœur » (Flaubert, 1972, p. 70). Elle décide de
renouveler son approche de l’existence, en dominant son mari, calme et
débonnaire, afin d’asseoir sa suprématie. Pour appliquer son vœu, Emma, dès

Akofena çn°001 359


La mise en scène de l’échec amoureux dans Madame Bovary de Gustave Flaubert

leur retour au bal, se débarrasse immédiatement de la bonne Nastasie, à cause du


retard du dîner. Ce qui a irrité Charles, dans son for intérieur, à prendre ses
responsabilités : « Est-ce que tu l’as renvoyée pour tout de bon ? dit-il enfin. ̶
Oui. Qui m’en empêche ? ’’ répondit-elle. Puis ils se chauffèrent dans la cuisine,
pendant qu’on apprêtait leur chambre » (Flaubert, 1972, p. 85). Cette âpre dispute
des deux conjoints, due à l’autoritarisme d’Emma, a participé grandement à leur
revers sentimental6. Le bal du château de la Vaubysessard constitue, à cet effet,
le point de départ des multiples problèmes que subira le couple Bovary. De là,
Emma opère un repli sur elle-même, adopte un nouveau mode de vie contraire à
celui de son mari. De ce fait, la communication s’effrite progressivement, car
l’une ne voit plus l’autre comme le « seul miroir » (Starobinski, 1872, p. 123)
existant, pour reprendre Jean Starobinski. La crise de communication va alors
accélérer le drame de leur vie. Victime de ses rêves, de ses lectures romantiques,
Emma Bovary s’en désole de son mariage, avec Charles, et crie hautement :

Pourquoi, mon Dieu ! Me suis-je mariée ? Elle se demandait s’il n’y aurait
pas eu moyen, par d’autres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre
homme ; et elle cherchait à imaginer quels eussent été ces événements non
survenus, cette vie différente, ce mari qu’elle ne connaissait pas. Tous, en
effet, ne ressemblaient pas à celui-là. Il aurait pu être beau, spirituel,
distingué, attirant, tels qu’ils étaient, sans doute, ceux qu’avaient épousés ses
anciennes camarades du couvent.
Flaubert (1972, pp. 69-70)

Leur union, considérée au départ comme réussite sociale, devient, de facto,


problématique et constitue une source de conflit permanent entre mari et femme,
car Emma ne peut plus se résigner à cette déception, à cet univers qui effondre
profondément ses rêves. C’est pourquoi « Emma devenait difficile, capricieuse »
(Flaubert, 1972, p. 99). Même Mme Bovary mère, en visite chez son fils, n’est pas
épargnée des agissements de sa bru. Le paragraphe suivant témoigne,
éloquemment, des égarements de la femme de Charles :

Elle laissait maintenant tout aller dans son ménage, et Mme Bovary mère,
lorsqu’elle vint passer à Tostes une partie du carême, s’étonna fort de ce
changement. […] Du reste, Emma ne semblait plus disposée à suivre ses
conseils ; une fois même, Mme Bovary s’étant avisée de prétendre que les
maîtres devaient surveiller la religion de leurs domestiques, elle lui avait
répondu d’un œil si colère et avec un sourire tellement froid, que la bonne
femme ne s’y frotta plus.
Flaubert (1972, p. 99)

6Pour Guy Riegert, c’est « l’absence de caractère totale de Charles » qui est à l’origine de l’échec de leur
amour. Madame Bovary Flaubert, Analyse critique, Paris, 1971, Hatier, p. 22.

360 Mars 2020 ç pp. 355-366


B. Faye

Tostes lui devient de plus en plus hostile et invivable au point qu’elle


dépérit de jour en jour7. Pour se délivrer de cette souffrance morale, Emma
s’individualise davantage et médite désormais sur son sort. Ce que renseigne
magnifiquement le narrateur : « […] elle ne cachait plus son mépris pour rien, ni
pour personne ; et elle se mettait quelquefois à exprimer des opinions singulières,
blâmant ce que l’on approuvait, et approuvant des choses perverses ou
immorales » (Flaubert, 1972, p. 100). Cette solution, qu’elle pense être la
meilleure, conduira le couple, d’abord, à une déchéance amoureuse, ensuite à
une fin tragique.

3. La déchéance amoureuse
Appréhendé comme un véritable « laboratoire du réel »8 par Michel Butor,
le roman apparaît comme un document d’analyse psychologique. Madame Bovary
en est une parfaite illustration. Charles, un des personnages principaux de
l’œuvre, par un diagnostic comportemental, est arrivé à comprendre les causes
des profondes métamorphoses de sa femme. Inquiet, pour répondre aux désirs
romantiques de sa moitié, l’officier de santé décide, malgré lui, de quitter Tostes
: « Comme elle se plaignait de Tostes continuellement, Charles imagina que la
cause de sa maladie était sans doute dans quelque influence locale, et, s’arrêtant
à cette idée, il songea sérieusement à s’établir ailleurs » (Flaubert, 1972, p. 101). Il
migra vers Yonville-l’Abbaye, à la faveur du décampement du médecin polonais.
Ce lieu, vu comme échappatoire à l’existence morose dans laquelle se trouvait
Emma, se révèlera être la cause profonde de ses amères difficultés. Arrivée dans
un espace social où règne « le triumvirat : amant-femme adultère-mari » (Ndiaye,
1998, p. 139) et où les hommes sont orientés insidieusement vers la recherche
effrénée du gain et où l’argent est « le grand mot qui décide de tout […] »
(Stendhal, 1830, p. 24), Emma y connaîtra tous les déboires amoureuses et
financières. Elle devient ainsi la proie de tous les vices et malheurs de l’espace
yonvillien (adultère, mensonge, dette, etc.) à ce titre, le « changement de cadre de
vie et cette transplantation ont transformé son caractère » (Pavie, 2006, p. 29). Elle
se métamorphose donc psychologiquement, voire sentimentalement et tombe,
insidieusement, dans la décadence la plus absolue.
Puisque le mari est « incapable de combler le cœur insatisfait de son
épouse » (Stroppini, 1992, p. 175) et restant toujours occupé par ses patients,
Emma, « en quête de félicité » (Stroppini, 1992, p. 175), trouve l’occasion
d’entrevoir des possibilités amoureuses avec des hommes cyniques, sans
scrupules, dépourvus de tout moral. Le clerc, Léon Dupuis, sera le premier

7 Analysant la situation dans laquelle se trouve Emma, Guy Riegert note magnifiquement : « Mais rien ne
peut assouvir ses désirs vagues et elle s’irrite de plus en plus de la sottise absolue de son mari. Les saisons
se succèdent, l’ennui s’accroît et le caractère de la jeune femme s’altère. », Madame Bovary Flaubert, Analyse
critique, op. cit., p. 22.
8 Michel Butor, « L’Espace du roman », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, 1975, pp. 48-58 ; pour le même

sujet, on peut se référer à Michel Raimond, « L’Expression de l’espace », Le Roman, Paris, Armand Colin,
1989.

Akofena çn°001 361


La mise en scène de l’échec amoureux dans Madame Bovary de Gustave Flaubert

homme de Yonville avec qui elle partagera ses goûts romantiques et dont elle
sera fort éprise :

Elle était amoureuse de Léon, et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir


plus à l’aise se délecter en son image. La vue de sa personne troublait la
volupté de cette méditation. Emma palpitait au bruit de ses pas ; puis en sa
présence, l’émotion tombait, et il ne lui restait ensuite qu’un immense
étonnement qui se finissait en tristesse.
Flaubert (1972, p. 157)

Bien qu’étant amoureux de la dame, Léon, pour ne pas compromettre son avenir
professionnel, rompt, sans délai, cette liaison adultérine. Après Léon, c’est au
tour de Rodolphe, « un jeune aristocrate débauché » (Gianfranco,1992, p. 175), de
conquérir le cœur d’Emma et de s’en débarrasser aussitôt à cause de l’exaltation
trop poussée de l’héroïne :

Il leur fallait un bon quart d’heure pour les adieux. Alors Emma pleurait ;
elle aurait voulu ne jamais abandonner Rodolphe. Quelque chose de plus
fort qu’elle la poussait vers lui, si bien qu’un jour, la voyant survenir à
l’improviste, il fronça le visage, comme quelqu’un de contrarié. – Qu’as-tu
donc ? dit-elle. Souffres-tu ? Parle-moi ! Enfin il déclara, d’un air sérieux, que
ses visites devenaient imprudentes et qu’elle se compromettait.
Flaubert (1972, p. 233)

Déçue de ses aventures amoureuses, d’homme en homme, Emma finit par


être une femme de « mœurs légères », éternellement insatisfaite9. Ces nombreux
voyages à Rouen, pour voir son amant Léon et offrir des cadeaux à Rodolphe,
son amant confirmé, lui valent des dettes envers l’usurier Lheureux. Étant
incapable d’honorer ses engagements, Emma est menacée de saisie. Le passage
suivant rend aisément compte de ce malheureux temps qu’a vécu Emma Bovary :

Cependant, à force d’acheter, de ne pas payer, d’emprunter, de souscrire des


billets, puis de renouveler ces billets, qui s’enflaient à chaque échéance
nouvelle, elle avait fini par préparer au sieur Lheureux un capital, qu’il
attendait impatiemment pour ses spéculations. […] Il se détourna lentement,
et lui dit en se croisant les bras :
−Pensez-vous, ma petite dame, que j’allais, jusqu’à la consommation des
siècles, être votre fournisseur et banquier pour l’amour de Dieu ? Il faut bien
que je rentre dans mes déboursés, soyons justes ! Elle se récria sur la dette.
–Ah ! tant pis ! le tribunal l’a reconnue ! il y a jugement ! on vous l’a signifié !
Flaubert (1972, p. 408)

9 À ce propos, Claude Digeon précise : « Son rêve sentimental vient se confondre avec la réalité, qui va lui
faire découvrir l’universel mensonge », Connaissance des lettres, op. cit., p. 69.

362 Mars 2020 ç pp. 355-366


B. Faye

Cet espace urbain, tant rêvé et chéri, apparaît finalement comme source des
malheurs et des fatales déceptions pour Emma, car rien de bon ne lui réussit.
Tourmentée, déboussolée, bouleversée et déçue par cet espace, elle y perd ses
repères, connaît tous les vices et s’enfonce inéluctablement vers l’abîme en
s’empoisonnant avec de l’arsenic : « −Ah ! C’est bien peu de chose, la mort !
pensait-elle ; je vais m’endormir, et tout sera fini ! Elle but une gorgée d’eau et se
tourna vers la muraille » (Flaubert, 1972, p. 438). Emma a donc été victime des
méfaits de la ville, car « les lieux ont une fonction aussi importante que les êtres »
(Pavie, 2006, p. 29), à cause de sa folie de grandeur. Parlant de cet espace urbain,
avec son lot de conséquences, dans le contexte africain, Aminata Sow Fall dira
âprement que « La ville transforme les gens… Elle les attire et les détruit » (Sow
Fall, 1979, p. 12).
Le mari également, objet d’une stigmatisation déferlante et d’une série de
châtiments qui passent par le déshonneur, mourra peu après avoir traversé les
pires moments de son existence à cause d’un amour passionné. C’est dans ce sens
que Guy Riegert, avec une profonde analyse psychologique, décrit la mort de
Charles en ces termes : « Sa fin est pitoyable, dans sa solitude désespérée : image
d’une vie qui se défait, prédestinée à l’échec, dans l’indifférence et l’abandon de
tous » (1971, p. 12). Ce sont là les véritables raisons qui ont conduit à la déchéance
de l’héroïne, voire à la fin tragique du couple Bovary. Cet échec amoureux est
celui de toute « une jeunesse qui vient se briser contre les réalités brutales de la
société capitaliste de l’époque », selon les propos de Paul Lidsky et Christine
Klein-Lataud (1992, p. 35). Des ouvertures intertextuelles permettent de voir que
cet échec amoureux, dans Madame Bovary, fait aussi figure de marque dans les
œuvres de Balzac. Par exemple dans Le Père Goriot, nous notons l’abandon atroce
de Madame de Beauséant par Ajuda Pinto ; l’horrible trahison de Charles
Grandet à l’endroit de sa cousine, Eugénie Grandet, à qui il avait promis un
mariage dans Eugénie Grandet. À cet effet, comme le note Alioune-Badara
Diané, « La textualisation de l’échec amoureux a produit une œuvre qui s’évade
constamment d’elle-même pour aller à la rencontre d’autres textes qui la fondent
et lui permettent d’exister » (Alioune-Badara Diané 2012, p. 386).
Les procédés intertextuels nous ont permis également de remarquer cet
échec de l’amour dans le champ littéraire africain. Pour l’illustrer, nous nous
appuyons sur les œuvres de la Sénégalaise Mariama Bâ. Par exemple, dans Une
si longue lettre (1979) et Un chant écarlate (1982) tous les amours qui ont été bien
construits, au départ, sont brisés par la polygamie. On peut citer le couple
Aissatou/Maoda Bâ qui s’est soldé par un divorce parce que Maoda a pris une
seconde épouse ou encore Ousmane Guèye/Mireille de la Vallée qui vole en
éclat, du fait qu’Ousmane, lui aussi, a épousé Ouleymatou, une femme de son
ethnie, pour satisfaire les caprices de sa mère. Ici se pose, avec acuité, le problème
de l’’identité culturelle ; ce qui aboutit par conséquent à un échec cuisant de
l’amour.

Akofena çn°001 363


La mise en scène de l’échec amoureux dans Madame Bovary de Gustave Flaubert

Cette approche intertextuelle, que nous avons faite de l’échec de l’amour


dans les couples de manière générale, démontre le caractère universel de la
littérature. Pour nous résumer, nous dirons : en quittant la ferme paternelle, pour
cheminer avec Charles à Tostes, puis à Yonville, des lieux considérés comme terre
promise, idyllique, « l’immense pays des félicités et des passions » (Flaubert,
1872, p. 90), Emma Bovary pensait y vivre et réaliser pleinement ses rêves de
jeune fille romantique. Mais, vite, après sa déconvenue, elle s’aperçoit que son
aventure n’est que désillusion et amertume. Elle n’a pas pu trouver le bonheur
tant cherché dans son union avec Charles. De ce fait, les jours qui lui restent à
vivre seront « désormais placés sous le signe du désespoir et de la mort » (Balzac,
1831, p. 166). Ce qu’elle ne tardera point à faire ; elle boira tout simplement
l’arsenic pour mettre un terme à sa souffrance amoureuse. La mort est donc
l’ultime phase de son parcours sentimental que Victor Brombert résume, ici, avec
beaucoup de clarté : « De l’ennui au rêve du néant, en passant par l’attente,
l’évasion, la confusion, la torpeur funèbre » (1971, p. 65), Emma s’enlise et finit
par s’autodétruire. À ce point, l’amour débouche sur la mort tragique d’Emma et
symbolise la fin du roman et de l’échec amoureux qui constitue sa trame narrative
particulière.

Conclusion
Au terme de notre analyse, nous retenons que l’échec de l’amour, dans
Madame Bovary, est tributaire de l’échec d’un programme de vie conjugal non
atteint. Une relation qui a été bien débutée et qui finit, par la suite, dans le
véritable désastre, car l’héroïne n’a pu vivre dans le bonheur romantique qu’elle
rêvait. Emma, en acceptant de se marier avec Charles, pensait pouvoir réaliser
ses fortes ambitions sentimentales et se mettre au faîte de la société française.
Déçue de cette faible union, Emma bafoue « la fidélité conjugale » (Gianfranco,
1992, p. 175), pour exalter son cœur, par le biais de l’adultère, avec des hommes
cyniques. Ce qui la périclite profondément et permet ainsi à son mari, déchu, de
définir l’amour comme une « fatalité » (Flaubert, 1972, p. 481) à laquelle un cœur
sensible ne peut jamais échapper. À ce point d’ancrage, l’amour, comme fatalité,
rappelle le héros à l’époque classique par exemple Phèdre (héroïne de Phèdre de
Jean Racine), pour ne citer que celle-là. Triste roman de l’amour impossible,
reflétant, sans complaisance, les tares de la société de l’époque10, Madame Bovary,
à bien des points de vue, est aussi comparable à La Nouvelle Héloïse (1761) de Jean-
Jacques Rousseau où le thème de l’échec amoureux occupe une place capitale.
Cet échec amoureux du couple Bovary peut être considéré comme la résultante
de la transgression des structures formelles du genre romanesque que Flaubert
avait entamée pour réformer la littérature et annoncer, par ailleurs, le roman
moderne, qui occupera tout le XXe siècle. Au-delà de la thématique de l’échec de

10Abondant dans le même sens Guy Riegert renseigne : « Madame Bovary offre une galerie de types qui en
font assez une féroce satire de l’esprit du siècle. Esprit dominé par le lucre, la cautèle, l’égoïsme et dans tous
les cas par le conformisme le plus plat », Madame Bovary Flaubert, Analyse critique, op. cit., p. 39.

364 Mars 2020 ç pp. 355-366


B. Faye

l’amour dans Madame Bovary, « l’œuvre de Flaubert est présente, dans l’histoire
de la littérature occidentale, comme le symbole actif d’un véritable
renouvellement dont la critique d’aujourd’hui n’a pas fini de mesurer les
significations et les effets », dixit Pierre-Marc de Biasi (1990, p. 523).

Références bibliographiques
BALZAC. H. 1831. La peau de chagrin, Presses Pocket, Paris.

BIASI. P-M. 1990. L’homme-plume, in Encyclopaedia Universalis, France S.A, p. 523.

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Akofena çn°001 365


La mise en scène de l’échec amoureux dans Madame Bovary de Gustave Flaubert

PAVIE. C. 2006. « Le roman au XIXe siècle », in Histoire de la France littéraire,


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l'Association Guillaume Budé , n° 2, Paris, pp.174-180.

366 Mars 2020 ç pp. 355-366


B. D. Anoh

ÉCRIRE EN MIGRATION (S) : LE BAZAR DE LA MIGRATION EN


CONTEXTE DANS BLACK BAZAR D’ALAIN MABANCKOU

Brou Didier ANOH


Université Félix Houphouët-Boigny
anohbroudidier@yahoo.fr

Résumé : La question de la migration postcoloniale a fait l’objet de plusieurs


récits testimoniaux dont je me propose d’explorer un dans le cadre de cet
article: Black Bazar d’Alain Mabanckou (Paris, Seuil, 2009). Le choix porté sur
ce livre écrit par l’un des plus célèbres écrivains africains de la postcolonie
vise à analyser la réalité migratoire qui imprime une écriture qui postule le
double inventaire des pôles déictiques de l’ici et de l’ailleurs. Il sera ici
question de montrer comment un écrivain migrant de la trempe de
Mabanckou représente les transferts culturels en contexte migratoire qui
conduisent à des échanges discursifs complexes, à des représentations
individuelles et collectives marquées par le trauma du départ, par
l’immigration et par ‘‘l’ impossible’’ intégration, à des postures
d’énonciation plurielle à partir desquelles des sujets migrants ( qui sont pour
certains le double fictionnel de l’auteur) engagent le lecteur dans des
réflexions sur une réalité postcoloniale traumatisante liée à la dé-
territorialité: le drame de la migration des Africains vers l’Europe,
notamment en France.
Mots-clés : Migration, écriture migrante, ici et ailleurs, dé-territorialité,
transfert culturel, postcolonial.

Abstract: The question of postcolonial migration has been the subject of


several testimonial stories, which I propose to explore as part of this article:
Alain Mabanckou's Black Bazar (Paris, Seuil, 2009). The choice of this book
written by one of the most famous African writers of the post-colony aims to
analyze the migratory reality that prints a writing postulating the double
inventory of the deictic poles of here and elsewhere. The aim here is to show
how a migrant writer of the Mabanckou type represents cultural transfers in
a migratory context, which lead to complex discursive exchanges, to
individual and collective representations marked by the trauma of
departure, by immigration and by the impossible integration, to postures of
plural enunciation from which the migrant subjects (which for some are the
double fictional of the author) engage the reader in reflections on a traumatic
post-colonial reality related to the deterritoriality : the drama of the
migration of Africans to Europe, especially in France.

Keywords: Migration, migrant writing, here and elsewhere, de-territoriality,


cultural transfer, postcolonial.

Introduction
Quand entre 1980 et 1990, des intellectuels africains qu’A. Waberi a
appelés « les enfants de la postcolonie » (1998, pp. 8-15) émigrent en Occident
pour des raisons diverses, certains parmi eux sont soucieux de transcrire

Akofena çn°001 367


Écrire en migration (s) : le bazar de la migration en contexte dans Black Bazar d’Alain Mabanckou

l’expérience migratoire dans les pages du roman. L’écriture de la migration


marque ainsi un tournant important dans l’émergence d’une littérature qui laisse
apparaître une nouvelle génération d’écrivains dont les écrits s’inscrivent dans la
rencontre entre l’Afrique et l’Occident à partir de l’image du migrant. Et pour
cause, l’Afrique, terreau des conflits armés et de la misère, est l’un des points
principaux de départ vers ce que les migrants considèrent comme un monde
meilleur pour fuir leurs sociétés d’origine où « plus rien ne va » (P. Champagne,
2010, p.6). En général, la condition du Sujet migrant est le marqueur dominant
des textes narratifs qui mettent en évidence une réalité sociologique qui continue
d’écorcher l’image de l’Afrique. Mais force est de constater que cette
fictionnalisation de la migration est à la fois le lieu du procès de la société
d’accueil qui méprise et martyrise le migrant, et l’occasion de dénoncer des
attitudes du migrant qui jettent le discrédit sur l’Afrique. Black bazar d’Alain
Mabanckou en est une preuve incontestable, où la représentation des réalités de
la migration peut être perçue sous l’angle d’un double procès: celui de l’Occident
et de l’Afrique. Adossée à la démarche sociocritique telle que théorisée par
Claude Duchet ou encore Pierre Zuma, cette étude, qui épouse les formes
épistémologiques de l’écriture migrante, montre comment le roman de
Mabanckou transcrit la migration en mettant dos à dos les deux figures phares
du processus migratoire que sont le sujet migrant et la société d’accueil. Partant
de l’hypothèse selon laquelle la réalité migratoire imprime une écriture qui
postule le double inventaire des pôles déictiques de l’ici et de l’ailleurs, la
contribution pose la problématique de la migration en des termes plus
complexes, dans le rapport que le sujet migrant a avec sa terre d’accueil. Il s’agira,
plus précisément, d’abord, de faire une lecture critique d’une mise en texte
binaire du discours Mabanckouen sur la migration, ensuite, de montrer la
polémique observée entre deux pôles déictiques à propos de la migration, enfin,
d’analyser l’aventure d’une écriture migrante.

1. Le bazar de la migration en texte


L’expérience de la migration est au cœur de l’écriture de Black bazar dont
la ‘‘géographicité’’ (F. Mabenga, 2007, p. 280) s’inscrit dans le cas spécifique du
roman francophone migrant. Celui-ci a fait émerger, après 1980, des écrivains qui
« écrivent, publient et vivent hors de leur continent d’origine, et leurs œuvres
évoquent, à la fois, la France, l’Afrique et la condition de l’étranger en Europe »
(A. Mabanckou, 2012, p. 150). La thématique de l’immigration, avec ses avatars
systémiques qui s’originent dans le trauma de départ, domine le roman de
Mabanckou construit sur le schéma classique de l’écriture migrante: Terre
d’origine (Afrique)-voyage-intégration (Europe). Décrivant le caractère
déstabilisant du pays d’accueil et les mutations identitaires qui influencent le
parcours du sujet migrant, le roman de Mabanckou installe le lecteur dans le
drame migratoire en érigeant la migration/l’exil en point de crise. Rien
n’échappe au discours de la migration, lequel cristallise le roman sur certains
paradigmes contextuels et problématiques, qu’il s’agisse des questions liées au
sexe, au racisme, à la culture, à la violence, à l’identité… L’espace mouvant et sa
reconfiguration sont porteurs d’une écriture migrante dont les signes sont

368 Mars 2020 ç pp. 367-376


B. D. Anoh

perceptibles dans la forme du roman. À travers la difficulté d’intégration sur le


sol français dont la part de responsabilité est partagée par le migrant et sa société
d’accueil, la problématique de l’Afrique et ses crises, et le drame de
l’immigration, semblent se poser en termes d’échec des politiques de
migration/intégration, lequel « taraude forcement l’esprit » (D. Kasimi, 2012). Se
trouve ici en jeu le comment transcrire la réalité migratoire en termes plus
complexes qu’une simple lecture de réalités sociales et politiques comme celles
proposées par les premiers romanciers de la seconde génération. À titre
d’illustration, le personnage central du roman (Fessologue) est pris entre les
mailles des dures réalités de la migration. Il n’est malheureusement pas le
‘‘citoyen du monde’’ dont rêve Mabanckou et auquel il se définit lui-même,
encore moins le bienvenu en France qui « ne peut plus héberger toutes les misères
du monde » (p. 36). Son parcours est somme toute émaillé de soubresauts, de
tumultes, de questionnements qui offrent une réflexion sur une illusion du moi
autour de ce que J. Paterson appelle « une identité complexe […] hors des enclos
des souvenirs » (2009, pp.15-16).
Une analyse de l’impact de la migration sur le parcours du sujet migrant
permet de saisir la difficile transition/relation entre l’Afrique et l’Occident, entre
le monde-cauchemar (l’Afrique) et l’espace rêvé par le migrant (l’Europe). Sur
cette trajectoire qui convoque une écriture de la désillusion et du dépaysement,
émergent des personnages migrants. Ces derniers évoluent dans un bazar
qu’offre une terre d’origine aux souvenirs presqu’inexistants (avec une sensation
de non-retour) et une terre d’accueil crisogène aux multiples facettes. Considéré
par son auteur comme le complément de Verre Cassé et Mémoires de porc-épic, Black
bazar est l’illustration parfaite de la marginalité de la vie de certains personnages
dans un monde oppressant, qui semble être le motif de l’écriture d’un roman
social, migrant. Le fondement de l’écriture du roman est à rechercher dans les
préjugés qui continuent de nourrir les questions liées au colonialisme, au
communautarisme, voire la culture, auxquelles fait face le monde noir.
Connaisseur de la société africaine et des milieux branchés et malfamés de Paris,
Mabanckou dresse une sociologie du parcours des migrants africains qui a tout
l’air d’un bazar. Le bazar s’observe dans le difficile parcours des personnages du
roman et leur désir de se construire une vie de rêve, eux qui fréquentent les lieux
communs et les milieux nostalgiques, surtout ceux de Paris (le Jip’s, les boîtes de
nuit, l’Alizée, le Château Rouge, le Cœur samba dans le 16e ou le 8e
arrondissement, etc.), et dont la vie est un véritable chemin de croix.
Dandy africain des temps modernes, le héros de Black bazar est soumis aux
tristes conditions du monde occidental à tel point que son témoignage de la
migration navigue entre complainte et dérision au cœur d’un monde en déclin.
De fait, le cadre du témoignage que propose le narrateur découvrant sa vocation
d’écrivain au détour d’un chagrin d’amour (sa compagne l'a quitté pour un
joueur de tam-tam en emmenant leur petite fille), amène à s’interroger sur les
douleurs de la colonisation qui ne semble pas avoir été évacué par les uns et les
autres. En effet, la mémoire de la colonisation parcourt le roman dans un élan de
remémoration d’un passé douloureux encore inscrit dans « l’inconscient
collectif » (G. Jung, 2009, p.54) : celui du colonisateur et du colonisé. Certains

Akofena çn°001 369


Écrire en migration (s) : le bazar de la migration en contexte dans Black Bazar d’Alain Mabanckou

propos trahissent un imaginaire colonial qui continue d’habiter les esprits. Les
formes de réminiscences perçues ici et là sont le produit d’une page de la
colonisation de l’Afrique par l’Occident, difficile à tourner ; elles permettent de
saisir le poids du passé et les enjeux d’un combat idéologique.
M. Hippocrate, « ce voisin » au caractère trempé que le héros a du mal à
supporter, lui qui a « la malchance d’avoir son studio collé » à son appartement
(p. 34), ne cesse, par exemple, de rappeler ce que la colonisation n’aurait jamais
manqué ou cessé d’être. Le narrateur rapporte ses propos en ces termes: « Il dit
que les colons n’ont pas bien terminé leur boulot, qu’il leur en veut à mort pour
ça, qu’ils auraient dû nous fouetter encore plus pour nous inculquer les bonnes
manières. Le problème des colons français, c’est qu’ils ne sont jamais allés
jusqu’au bout des choses » (p. 35-36). Ces propos soulèvent la problématique
d’un sujet postcolonial (la migration) qui « fournit une clé de lecture de la société
d’immigrés noirs à Paris et des groupes sociaux ghettoïsés de par leurs statuts de
résidents provisoires ou de parias » (V. Tarquini, 2015, pp. 79-100). Les questions
migratoires et les problèmes qu’elles soulèvent posent la condition des Africains
migrants en termes de conflits entre l’Afrique et l’Occident au regard d’un
héritage colonial difficile à assumer et presqu’impossible à supporter. La
littérature africaine francophone est confrontée au problème de l’alternative entre
le passé colonial marqué par les brimades, les abus, les violations de droits de
l’homme, etc., et les réalités postcoloniales avec ses problèmes dont la question
migratoire. Ce dilemme impose à certaines figures du roman, le double soi et des
crises intérieures sous diverses formes, à l’image du personnage central dans le
roman de Mabanckou, dont l’histoire rappelle le parcours de millier de candidats
à la migration.
Pris entre deux mondes et deux cultures évoquant le bazar qui donne son
nom au roman, les personnages, dont Fessologue, s’acharnent à conserver leurs
origines tout en cherchant à s’intégrer dans la culture occidentale, au point qu’on
observe que quelques-uns vont jusqu'à se décrêper les cheveux et blanchir la
peau pour affirmer une forme d’ascension sociale et culturelle. Ce bazar dans
lequel évolue la communauté noire immigrée est la conséquence de la
colonisation que le roman passe au peigne fin, écorchant au passage l’Afrique
des indépendances avec ses dirigeants corrompus, ceux du Congo-Brazzaville
notamment. L’ironie et le rire se mêlent à l’autodérision, au pathétique des
descriptions et allusions, repérables dans le parcours de la plupart des Africains
immigrés dont l’histoire repose sur une alchimie des réalités de l’Ici et de
l’Ailleurs. L’univers fictionnel que propose Mabanckou est construit autour des
malheurs d’un ‘‘héros’’ qui n’est pourtant pas, dixit le narrateur, celui qui
« creuse le trou de la Sécurité sociale » (p.23). À l’instar de la plupart des migrants
qui sont accusés d’être à la base des problèmes économiques de leurs pays
d’accueil, de compromettre l’accès à l’emploi aux autochtones (l’actualité récente
en Afrique du Sud a été marquée par des scènes de meurtres et de pillages de
certains autochtones vis-à-vis des étrangers, les Nigérians en particulier, qu’ils
accusent de leur voler leurs emplois), Fessologue et ses amis migrants doivent
faire l’amère expérience d’un pays d’accueil hostile qui suscite une interrogation
sans réelle réponse: faut-il rester dans le pays d’accueil avec son lot de désillusion

370 Mars 2020 ç pp. 367-376


B. D. Anoh

ou retourner dans son pays d’origine qui n’offre pas de sécurité sociale et
économique crédibles? Les querelles liées au processus d’intégration, à l’identité
et à la culture, qui sont des paradigmes de la mobilité, offrent à l’écriture
migrante la posture épistémologique de l’entre-deux dont le personnage-migrant
est la figure représentative. Le point commun entre la mobilité du migrant et son
processus d’intégration est la crise identitaire qui se présente à lui, face à
l’impossibilité du compromis, à l’hybridité, à la tension spatiale, au
« double…soi ». Le péril parisien des aventuriers africains, avec sa galère et son
bazar (identitaire, linguistique, social, spatial…), porte le projet social de
Mabanckou qui légitime une écriture de la migration dont les contours (variés et
multiples) sont mis en texte pour mettre aux yeux du monde, une réalité
postcoloniale majeure dont la responsabilité incombe à la fois à la France et à
l’Afrique.

2. Black bazar ou la polémique migratoire entre l’Afrique et la France


Ces dernières années, la polémique liée à la migration des Africains vers
l’Occident ne cesse de faire des vagues. La littérature n’est pas en reste dans ce
débat qui passionne et anime notamment les lignes du roman. Des auteurs, et
non des moindres, ont produit des œuvres pour transcrire l’expérience de la
migration dans laquelle sont perçus le caractère déstabilisant du pays d’accueil,
le trauma de départ et les mutations identitaires frustrant pour le sujet migrant.
Sami Tchak (2001), Fatou Diome (2003), Patrice Nganang (2005), Maurice
Bandaman (2008), Fabienne Kanor (2003), etc., posent, pour l’essentiel, la
problématique de la migration et le statut d’immigré marqué par les difficultés
d’intégration, le poids des préjugés et des malentendus. Si ces textes narratifs
rappellent certains romans de la première génération qu’on a vite fait de rattacher
à la littérature de l’immigration (Mirages de Paris d’Ousmane Socé, 1937; Un nègre
à Paris de Bernard Dadié, 1959, etc.), ils ont la particularité de s’inscrire dans la
problématique de la migration dans laquelle les questions liées aux mutations
identitaires, à la culture, à l’identité, à l’obsession du pays d’accueil et aux
difficultés d’insertion, tiennent le haut de l’écriture. En arrière-plan d’une
écriture touchant à des questions culturelles, identitaires, civilisationnelles,
linguistiques, etc., se dresse la mémoire de la colonisation qui crée une tension
entre l’Afrique et l’Occident. Le sujet de la colonisation et ses conséquences
continuent d’alimenter les écrits des auteurs migrants qui ont une volonté quasi
unanime de se positionner contre la tentative de nier les rapports conflictuels
postcoloniaux entre l’Afrique et l’Europe. À travers leurs personnages, on assiste
à ce que J. Sévry appelle « une transparence des réalités […] » qui consacre le
divorce entre la fiction et la réalité au sens platonique du terme. Il ajoute :
Jamais le lien qui unit un contexte historique à des productions littéraires n'a
été sans doute aussi fort. Si la littérature peut se définir comme un système
de représentations de la réalité, il faut ajouter […] que la fiction finit par
constituer un écho pour des réalités socio-économiques très concrètes. Les
écritures, souvent, s'en retrouvent écrasées et comme aplaties de réalisme.
Sévry (1989, p. 9)

Akofena çn°001 371


Écrire en migration (s) : le bazar de la migration en contexte dans Black Bazar d’Alain Mabanckou

Le texte de Mabanckou, qui reprend la complainte permanente des


immigrés en proie aux dures réalités de l’immigration, et à leurs infortunes dans
les sociétés d’accueil, pose le problème de l’héritage colonial et des défis à relever
lorsque (malgré le temps et les efforts) le racisme, l’altérité, le mépris et
l’exclusion refusent de disparaître. En rapportant des propos de ceux qui
s’opposent à la migration (des Africains vers l’Europe), comme « congolais
lâchement installé en Europe » (p. 39), « Ya d’autres pays en Europe », et non pas
seulement la France, dans lesquels les Africains peuvent aller, sinon « retourner »
dans leurs « cases en terre battue » (p. 37), « ceux-là viennent tout droit de la
brousse profonde » (p.52), Mabanckou et bien d’autres écrivains de la postcolonie
tentent de cerner les questions sur les notions de cultures et d'identités
postcoloniales qui ont une représentation polémique.
D’ailleurs, les Africains migrants s’opposent et répliquent à ces dérives
langagières, refusant d’assumer à eux seuls, cette part d’héritage de la
colonisation et de ses conséquences que l’Europe tente d’éluder. En témoignent
ces propos: « L’Occident nous a trop longtemps gavés de mensonges et gonflés
de pestilences » (p. 23); « La nostalgie, il [M. Hippocrate] ne sait pas ce que c’est.
Lui, son pays c’est la France, et il me gueule sa fierté d’être né français de souche »
(p. 37) ; « J’en ai marre de balayer les rues de la Gaule alors que je n’ai jamais vu
un Blanc balayer les rues de ma Côte d’Ivoire » (p.102-103), etc. À travers ces
propos de part et d’autre, on note une tension entre l’Afrique et l’Europe, entre
l’Ici et l’Ailleurs. Les migrants sont perçus comme des envahisseurs, des
malfaiteurs s’adonnant à des « orgies », consommant des « drogues nouvelles »
et se livrant au « trafic illégal » de stupéfiants qui fait du célèbre marché de
château rouge, « le quartier général de la pègre africaine » (p.35), etc. Quant au
pays d’accueil (la France), il est considéré comme l’espace de la désillusion, de la
perte de soi, du paradis déchu, du manque… En mettant en relief ce que J.- F.
Côté appelle « la rencontre de l’altérité » (2003, p. 502), le roman de Mabanckou
traduit la difficile cohabitation entre deux pôles déictiques, entre deux identités
culturelles qui s’affrontent à travers leurs personnages. Ce qui frappe dans les
lignes du roman, c’est le procès dirigé aussi bien contre les Africains que la
France. Lieu de la désillusion, la France, pourtant terre des libertés, est l’espace
de la confrontation et du non droit dans l’imaginaire des Africains qui se
réfugient dans l’alcool, le sexe et la drogue pour apaiser leur souffrance.
La polémique que soulève Mabanckou, lorsqu’il décrit aussi bien les
dérives de l’espace d’accueil que les dérapages des sujets migrants, reste
consubstantielle d’une volonté de faire assumer à chaque partie, la crise
migratoire postcoloniale qui affecte les relations entre l’Afrique et l’Occident. La
question de fond est de savoir s’il est possible d’accuser uniquement la France
d’être à la base des malheurs des Africains migrants, lorsque ceux-ci, selon le
narrateur, s’adonnent à des pratiques qui ne respectent pas ‘‘l’âme’’, les valeurs,
la culture et les habitudes de l’Occident, notamment les nuisances sonores, les «
odeurs » qui se dégagent de leurs appartements (p. 36), la complicité avec des
« clandestins de France et des pays voisins » qu’ils emmènent dans leurs
immeubles (p. 98), etc. Si selon Clément Moisan, les questions de l’Ici et de
l’Ailleurs sont deux « formes et états qui entrainent un déracinement et un

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B. D. Anoh

enracinement, une polarisation sur l’Ici et l’Ailleurs, la recherche d’une identité


dans l’altérité, en somme une double appartenance » (Moisan, 2008, p.63), les
crises qui en sont les conséquences dévoilent la cristallisation des relations entre
deux pôles déictiques. Ces crises qui prennent leur point de départ dans le
trauma du pays d’origine (les migrants sont généralement sous le traumatisme
des crises socio-économiques et politiques, la violence) se nouent dans le pays
d’accueil qui devient un piège, de sorte que le Sujet migrant qui « n’est plus fixé
à un espace » se trouve partagé entre « l’Ici-passé et l’Ailleurs-maintenant »
(Konan, 2015, pp.183-200). Vu que le roman de la migration prend son sens dans
la tension inter-spatiale, dans la confrontation et la cristallisation des rapports,
Mabanckou s’efforce de mettre en conflit deux espaces qui se forgent, selon J.
Paterson, dans un « no man’s land » (2008, p. 98). L’un s’accroche à son identité, à
ses valeurs et à son histoire ; l’autre tente de s’insérer, de forcer la cohabitation
en s’acharnant à intégrer ses habitudes et sa culture dans un espace pourtant
austère. En effet, l’espace parisien ne laisse pas de répit à Fessologue et à ses amis
Africains qui doivent faire face à toutes formes de rejet, à une terre d’accueil
terrifiant, jalouse de sa culture et de sa civilisation. À l’inverse, les sujets
migrants, pour lutter contre les formes de discrimination, menacent de
« bâtardiser la Gaulle par tous les moyens » (p. 103) pour en faire un enfer ; une
sorte de rébellion face à la difficile intégration dans la terre d’accueil.
Le roman de Mabanckou trouve tout son sens dans le conflit culturel,
identitaire et civilisationnel entre l’Afrique et la France, puisqu’à travers une
histoire d’amour déçu, l’auteur plonge le lecteur dans une aventure migratoire
qui dévoile la face cachée des protagonistes de la migration et les réalités du pays
d’accueil. Le texte fait le procès de l’Afrique et de l’Europe, mais tente de trouver
une solution à un problème qui cristallise les attentions et déchaine les passions.
La question de la mobilité, de l’écriture migrante n’est donc pas un simple
procédé d’écriture, mais une tentative de réécrire le monde, de dévoiler ses
contradictions et ses attentes face aux questions cruciales du racisme, de
l’intolérance, etc., qui accompagnent un problème qui est devenu un sujet majeur
de la littérature africaine francophone moderne, et le point de cristallisation des
politiques africaines et européennes. Le roman de Mabanckou questionne les
mystères de cette migration et le sens des rapports entre l’Europe et l’Afrique
postcoloniale, au moyen d’une écriture qui épouse les traits d’une aventure du
récit, d’un possible narratif.
3. Écrire en migration (s)… avec une écriture instable.
Comment transcrire le parcours migratoire des migrants à travers
l’écriture ? C’est ce que certains auteurs-témoins de l’expérience migratoire
essaient de mettre en texte. Bien qu’une telle aventure d’écriture semble délicate
parce qu’elle touche à des expériences douloureuses, on observe des formes
d’écriture originales qui prennent la dimension d’une écriture de la rupture.
Mabanckou, à titre d’exemple, propose une écriture touchant à l’aventure du
récit et à la fabrique des formes d’écriture qui revendiquent une autonomie
narrative. C’est un roman à la verve endiablée touchant du doigt une réalité qui
sape les relations entre l’Afrique et l’Europe. Le bazar ponctuant la vie des

Akofena çn°001 373


Écrire en migration (s) : le bazar de la migration en contexte dans Black Bazar d’Alain Mabanckou

migrants parisiens, et qui donne son titre au roman, est soumis à une écriture
s’inscrivant dans le prolongement des écrits transgressifs de Mabanckou, cet
auteur majeur de la littérature africaine contemporaine.
Le roman de l’écrivain congolais ne s’écarte pas de décrire, avec des mots
crus, une réalité qui frappe aussi bien l’Afrique que l’Europe. Le texte est traversé
par des sujets liés au racisme, à l’alcool, au sexe, à la prostitution, à la drogue. Le
ton est cru et les descriptions sont ouvertes pour donner une visibilité au lecteur
face à une situation critique qui continue de hanter les esprits. Le conflit culturel
entre Noirs et Blancs, bien que n’étant pas un sujet nouveau, permet de montrer
la face sombre des rapports entre l’Afrique et l’Europe au lendemain de la
colonisation. La critique semble poser le sujet de la migration sous l’angle d’un
conflit culturel, à l’instar de celui qui a marqué la littérature ante-coloniale avec
des figures de proue qu’étaient Césaire, Senghor, etc., qui évoquaient les rapports
difficiles entre Noirs et Blancs, sauf que celui-ci, postcolonial, semble ne pas
comprendre cette logique d’altérité systémique, au moment où tous parlent
d’intégration, de brassage culturel, de liberté de circulation, etc. Le lien
métaphorique entre Black et Bazar qui est une forme d’euphémisation de noir,
trahit une remarquable écriture qui est une sorte de pont entre l’Afrique et
l’Europe, entre le migrant et sa terre d’accueil hostile; une écriture somme toute
marquée par le sceau de l’Histoire /l’histoire et des réalités postcoloniales. Selon
des analystes dont Justin Bisanswa, les romans de Mabanckou, à l’instar de Black
bazar, fonctionnent comme une partie de la société à l’échelle réduite.
D’ailleurs, l’écriture de Mabanckou rappelle les romans de Louis-Philippe
Dalembert et ceux de Dany Laferrière. Dalembert (2005), par exemple, raconte la
vie quotidienne dans cette rue, d’un enfant qui ne sait pas qu’il est haïtien. La
question de l’identité, de la territorialité et de la culture est mise en exergue pour
montrer l’une des faces sombres des sociétés postcoloniales où l’identité du
migrant est perçue sous l’angle dépréciatif. Alain Mabanckou construit son
roman dans cet univers conflictuel et cristallisant. En plus de tourner en dérision
l’aventure migratoire et l’anxiété de l’exil, il propose une écriture de soi et une
représentation des autres dans lesquelles la force des préjugés et des apparences
décentrent le récit. À tout point de vue, le corps favori de l’écriture de Mabanckou
reste l’informe, cette forme d’écriture qui trahit les habitudes et qui inscrit le texte
dans l’aventure et le possible narratif. Construit à la première personne à travers
la figure du « je » témoin, le roman traduit l’aventure migratoire, avec ses joies
éphémères et ses doutes, ses contradictions et ses mystères. La forme
autofictionnelle du récit sous l’angle foulcauldien rappelle la condition de
l’auteur qui est dans la peau du Sujet-migrant (son double fictionnel) témoin de
la réalité de la migration. Sans être exclusivement l’image ou la représentation de
l’auteur, le héros semble cependant assumer le parcours de celui-ci, tout comme
les textes migrants sont, en général, la représentation du parcours de leurs
auteurs dans des espaces de crise. Dans la posture d’une contre-écriture marquée
par le désordre, la parole libérée, l’écriture de la migration devient cette « autre
forme du témoignage, puisque le sujet migrant est le porteur de l’envers de la
mémoire officielle qu’il dénonce par son écriture » (S. Harel, 2005, p.63). Le sexe,
l’alcool, la prostitution (comme celle pratiquée par des Nigérianes pour sortir de

374 Mars 2020 ç pp. 367-376


B. D. Anoh

la précarité que leur impose une société d’accueil hostile, p. 84), etc., ne sont plus
des sujets tabous, mais participent à la représentation d’une écriture qui est de
l’ordre de la réalité dicible, mais aussi de l’histoire, celle qui, selon P. Nganang
(2007), traduit « un lieu du départ et un lieu de l’arrivée » dans lesquels se noue
le projet migratoire du migrant. Mabanckou offre ainsi une écriture de
déconstruction dont les multiples facettes montrent les difficultés que connaît la
société française à accueillir des migrants, à leur offrir un mieux-être, à l’instar de
ce que raconte François Durpaire (2006), où l’on découvre l’espoir déçu par une
France incapable d’apporter un épanouissement total à ses citoyens. La
géographie parisienne est certes marquée dans le roman de Mabanckou, mais
celle-ci évoque tous les espaces occidentaux dans lesquels la lutte pour la survie
est ce qui guide la vie des Sujets migrants.
Cette fiction de l’aventure parisienne, qui témoigne des contradictions des
sociétés modernes, est construite sur des regrets, des déceptions, des trahisons.
Ces réalités semblent marquer Mabanckou dont l’écriture comble le vide et la
solitude qui caractérise le plus souvent l’aventure migratoire. À l’instar de
Laferrière qui a dit: « j’écris comme je vis », Mabanckou écrit comme il vit, avec
la posture d’un écrivain ‘‘naïf’’ dont le projet social est aussi celui des Sujets
migrants (Fessologue notamment) qui rêvent d’une vie meilleure que leur terre
d’origine ne peut leur offrir. Dès lors, l’écriture devient totale, tranchée, ouverte,
et le langage semble faire écho à un mal africain qui continue de hanter les esprits.
Le jeu des formes, l’écriture désarticulée et cette espèce d’auto-flagellation
scripturale qui installe son auteur dans l’ambiguïté et le paradoxe, consistent à
faire du texte littéraire le lieu du désordre, de l’aventure pour échapper à toute
classification. À l’instar des migrants qui trouvent quelquefois leur chemin dans
l’incertitude, l’inachevé et dans des lieux de débris, les textes migrants forment
une esthétique de l’informe, de la déconstruction, de la violence scripturale qui
offrent des formes variables et irrégulières au tissu narratif.

Conclusion
Dans sa réflexion sur les effets de la colonisation de l’Afrique par l’Occident,
B. Ashcroft écrit ceci:

Plus de trois quarts des gens vivant dans le monde aujourd’hui ont eu leur
vie forgée par l’expérience du colonialisme […] La littérature leur offre l’une
des voies les plus importantes par lesquelles ces nouvelles perceptions sont
exprimées et c’est dans leurs écrits que les réalités quotidiennes vécues par
les peuples colonisés ont été transcrites avec plus de force […] Toutes les
littératures émergent dans leur forme présente de l’expérience de la
colonisation.
Ashcroft (1989, pp. 1-2)
La perspective de lecture du passé colonial débouche sur la pertinence
d’une réévaluation de certains paradigmes qui sont, aujourd’hui, des motifs à la
base des tensions du récit. L’immigration par exemple est un motif
paradigmatique et narratif autour duquel se cristallisent les querelles déictiques
liées au trauma de l’ici et à l’aventure dans l’Ailleurs. S’il est admis que la

Akofena çn°001 375


Écrire en migration (s) : le bazar de la migration en contexte dans Black Bazar d’Alain Mabanckou

colonisation a laissé des douleurs difficiles à fermer, la topique de l’exil sur


laquelle sont construits certains textes narratifs d’immigrés de la diaspora
africaine autorise un réexamen de cette notion que la critique (africaine) a du mal
à évacuer. C’est le cas d’A. Mabanckou dans Black Bazar qui soulève la question
de l’enfer et du péril parisien des aventuriers africains, avec une vision
identificatoire de ce qui est la représentation réaliste des malheurs de la diaspora
africaine postcoloniale. Doubles fictionnels et figures fictionnelles et sociales, ses
personnages représentent les immigrés noirs en lutte contre la ‘‘galère’’ au bord
de la seine, et posent le problème du dialogue et /ou conflit des civilisations. La
contribution a montré comment Mabanckou traduit la vie des immigrés africains
sous le rapport colonisés / colonisateurs. Elle a analysé les termes et les rapports
sur lesquels de nouvelles configurations sociales subjectivent l’Histoire/
l’histoire, et révèle des entités lexématiques comme le racisme, la violence, la
prostitution etc., lesquelles impriment des textes narratifs parasitaires, inventifs
et subversifs. En somme, l’étude a mis en relief une nouvelle épistémè qui
impacte le tissu narratif des écrivains migrants dont Mabanckou.

Références bibliographiques
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CÔTÉ, J.- F. 2003. « Littérature des frontières et frontières de la littérature de quelques
dépassements qui sont aussi des retours », Recherches sociographiques, 44, pp. 499-
523.
DIOME, F. 2003. Le ventre de l’Atlantique, Paris, Anne Carrières.
HAREL, S. 2005. Les passages obligés de l’écriture migrante. Montréal : XYZ éditeur.
KASIMI D. 2012. « L’immigration mise en texte : une lecture de Purple hibiscus »,
Éthiopiques n° 89.
KONAN Y. L., 2015. « D’un débat… autour de l’écriture migrante dans Le ventre de
l’Atlantique de Fatou Diome et Le Paradis français de Maurice Bandaman », Les
écritures migrantes. De l’exil à la migrance littéraire dans le roman francophone, Paris,
L’Harmattan, pp.19-48.
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MABENGA YLAGOU, F. 2007. « Être ou ne pas être : la littérature africaine de
l’immigration n’existe pas », Revue Palabres, Vol. VII, n°2.
MOISAN, C. 2008. Écriture migrante et identité culturelle, Québec, Edition Nota bene,
NGANANG P., 2001. Place des fêtes, Paris ? Gallimard.
PATERSON, J. 2009. « Le sujet en mouvement : postmoderne, migrant et transnational
», Nouvelles Études Francophones, vol. 24, n°1, p. 15-16.
PATERSON, J. 2008. « Identité et altérité : littératures migrantes ou transnationales ? »,
Interface, Barsil/Canada, Rio Grande, n° 9.
SÉVRY, Jean 1989. Afrique du Sud, ségrégation et littérature, Paris, L'Harmattan.
TARQUINI, V. 2015. « Vers une légitimation du non-figé : Alain Mabanckou et
Abdourahman A. Waberi », Roger Tro Dého et Yao Louis Konan (dir.), L’(in)forme
dans le roman africain formes, stratégies et significations, Paris, L’Harmattan, pp. 79-
100.
WABERI, A. 1998. « Les enfants de la postcolonie. Esquisse d'une nouvelle génération
d'écrivains francophones d'Afrique noire », Notre librairie n°135, septembre-
décembre.

376 Mars 2020 ç pp. 367-376


C. Lokonon

PRÉSIDENTIELLE 2016 AU BÉNIN. FACE A FACE PATRICE TALON-


LIONEL ZINSOU : LE SYMBOLISME DE LA NÉGOCIATION POUR
L’INSTITUTIONNALISATION DES POUVOIRS DANS L’ESPACE
ARGUMENTATIF
Clémentine LOKONON
Institut Universitaire Panafricain (IUP) -Bénin
clementinelokonon@gmail.com
lok_rosemonde2000@yahoo.fr

Résumé : Notre postulat est que le débat de l’entre-deuxtours de l’élection


présidentielle béninoise de 2016 est « une interaction symbolique » où il
faut traiter « les rapports sociaux développés » comme « des rapports de
pouvoirs symboliques où s’actualisent les rapports de force entre les
locuteurs et/ou leurs groupes respectifs et les interlocuteurs » (Bourdieu,
1982, 14).Ainsi, chaque interactant étant pris comme une institution, il est
question de s’assurer que la reconnaissance de soi en tant que tel est
assimilée par chaqueacteur1pour la construction d’un positionnement dans
l’espace public argumentatif qu’il faut absolument occuper. Dans ce cadre,
trois instances institutionnelles s’offrent à notre étude : l’instance
institutionnelle du camp de la continuation pour la sauvegarde du
‘’pouvoir déjà détenu’’, l’instance institutionnelle du camp de la rupture
pour ‘’la récupération du pouvoir afin de l’exercer’’ et l’instance
institutionnelle médiatrice pour ‘’la gestion des droits et devoirs des deux
autres instances dans l’espace argumentatif’’. De toute évidence, le ‘’droit
de garder et de céder2’’ a tôt fait de se transformer en ‘’devoir de
conservation et de confiscation’’ ; l’interaction en sort forcément
handicapée et interpelle la recherche. Pierre Bourdieu (1982) avec la
définition des acteurs de l’espace public de communication comme des
‘’acteurs légitimés’’ de la prise de parole, Catherine Kerbrat-Orecchioni
(1998) sur les signifiants de l’image de soi prononcées dans les débats
électoraux, Pamphile Mebiame-Akono (2016) par rapport aux médias et
leur négociation de place aux travers les actes questionnant, ont fourni à
cette étude les outils scientifiques indispensables pour sa réalisation.
Mots clés : interaction, tour de parole, droit de garder et céder, devoir de
conservation, confiscation.

1 Soumis outre à des règles de contrats de communication (Charaudeau, d’autorité énonciative (Bourdieu,
1982) mais également aux paradigmes de représentation d’images de soi (Amossy, 2010 et Kerbrat-
Orecchioni, 2016) pour l’exigence de la construction d’un miroir politique (Lamizet, 2002) où locuteurs,
allocutaires et objets discursifs doivent partager la même représentation sociale (1994) mais également aux
contrats de communication (Charaudeau, 1997) et d’autorité énonciative (Bourdieu, 1982).
2 Nous indiquons là le système des tours de parole dans la logique de Catherine Kerbrat-Orecchioni (1990 :

160) où nous considérons cela naturellement comme un système d’attente normale entre les agents qui
interviennent dans un espace discursif et aussi comme un système de droits et devoirs pour l’optimisation
du rendement de la conversation et surtout pour la promotion du principe de coopération et d’harmonie
indispensable pour la construction de l’espace argumentatif.

Akofena çn°001 377


Présidentielle 2016 au Bénin. Face à Face Patrice Talon- Lionel Zinsou :
Le symbolisme de la négociation pour l’institutionnalisation des pouvoirs dans l’espace

Abstract: We ask from the beginning for the writing of this article that this
debate between the two-rounds of the presidential election is "a symbolic
interaction" where it is necessary to treat "developed social relations" as
"relations of power symbolic where force relations between the speakers
and / or their respective groups and interaction topics are actualized
"(Bourdieu, 1982, 14). Thus, each participant being taken as an institution, it
is a question of ensuring that the recognition of oneself as such is
assimilated for the construction of a positioning in the argumentative
public space that must absolutely be occupied. In this context, three
institutional bodies are available to our stud y: the institutional body of the
camp of the continuation for the safeguarding of the "already detained
power", the institutional organ of the camp of the rupture for "the recovery
of the power to exercise it '' and the mediating institutional body for '' the
management of the rights and duties of the other two bodies in the
argumentative space ''. Clearly, the "right to keep and give in" soon
becomes a "duty of preservation and confiscation"; the interaction leaves
necessarily disabled and challenges research. Pierre Bourdieu (1982),
Catherine Kerbrat-Orecchioni (1998) and PamphileMebiame-Akono (2016),
thanks to their work, provided this study with the scientific tools necessary
for its realization.

Keywords: interaction, turn of speech, right to keep and give away, duty of
preservation, confiscation.

Le genre journalistique, ‘’le débat’’ révèle sur la plate-forme communicative un


acteur invité à écouter la parole à lui adressée par un autre acteur, pris comme
possédant un savoir, une connaissance à partager mutuellement; et, convoqué
en tant que tel par un autre acteur intermédiaire, conscient de leur statut de
sachant et qui, s’assumant comme ‘’pouvoir’’ les soumet aux principes
d’organisation du système de tours de parole pour le triomphe de
l’argumentation. L’argumentation dans son développement est forcément
tributaire donc de ce mécanisme structurant,des comportements de toutes les
instances présentes sur le plateau et surtout de la gestion de leur statut respectif
de ‘’pouvoir’’.
La complexité de cette étude réside dans le fait qu’elle se soustrait à
l’analyse des actes questionnant3-symbolisme du pouvoir des médias- pour
s’appesantir sur les diverses constructions de négociation de soi comme
‘’pouvoir’’ et comme composante devant occuper une position donnée à un moment
déterminé, malgré les principes de structuration doxique. La négociation respecte-
t-elle le cadre de ‘’coopération’’ au sein de l’espace communicationnelle comme
l’expliquent Paul Grice (1979), Geoffrey Leech (1983) ?
Pour ce débat électoralde l’entre-deuxtours, nous abordons le mécanisme
de base pour l’organisation structurelle de l’espace argumentatif (i), les

3 Il s’agit de l’ensemble des questions sous diverses formes des animateurs aux débatteurs.

378 Mars 2020 ç pp. 377-394


C. Lokonon

éléments de distribution d’accord pour l’organisation de ce mécanisme


structurant (ii) et enfin les constituants de rejet de ce mécanisme
organisationnel (iii) développés et soutenus dans ce débat par les divers acteurs
pour la négociation de la position de soi comme pouvoir.
Le jeudi 17 mars 2016 à 21heures (heure locale), les Béninois suivaient
pour la première fois dans l’histoire électorale de leur pays, un débat
contradictoire entre les deux candidats sortis premier et deuxième après le
premier tour de l’élection présidentielle de mars 2016. Il est à rappeler que, c’est
sur initiative de la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication
(HAAC)4 que s’offre aux citoyens un espace de confrontation argumentatif lors
d’une élection au Bénin. En effet, après ‘’Moi, président’’, une plateforme
communicationnelle réservée à chaque candidat pour présenter sa vision et son
programme de société face à deux journalistes lors de la campagne pour le 1er
tour, l’institution avait promis déjà aux candidats, selon la décision n° 16-012,
un face à face pour aborder la dernière ligne droite de l’élection présidentielle de
2016. Des informations mises à la disposition des citoyens, il ressort que le face à
face sera animé par deux journalistes : George Amlon de l’Office de
Radiodiffusion et Télévision du Bénin (ORTB), le service public de
communication audiovisuelle du Bénin et Benjamin Agon, de la radio Tokpa,
une radio privée commerciale, béninoise. Aussi, informe l’e-
journal,24haubenin.info,dans sa parution du 17 mars 2016 que

Il a été retenu après les échanges avec les représentants des candidats et à
l’issuede la conférence de production avec les techniciens de l’Ortb des
dispositions dont la présence d’une minuterie visible qui affiche le temps
de parole de chaque intervenant, l’interdiction du plan d’écoute, la mise en
place d’un cadre de confort, l’option de la position assise et la répartition de
la parole.

Tout porte à croire que, c’est un programme installé sur un mécanisme


organisationnel et structurel préétabli : du comportement des divers acteurs de
l’axe de la communication au contenu discursif à mettre sur l’espace public en
passant par l’organisation technique ; en un mot du cadre technique à la
construction des relations en passant par le choix des unités linguistiques (le
mot). Ce que précise Vincent Ague du site www.ortb.bj, « la HAAC a aussi
composé les chapeaux de questions », soit une dizaine au total avec pour
consignes fermes : interdiction « d’interruptions tous azimuts » aux animateurs,
« d’attaques personnelles » aux débatteurs. De plus, après le tirage au sort, il
revient au candidat Patrice Talon d’ouvrir le bal des questions et à Lionel
Zinsou de prononcer les « derniers mots du débat ». Il est à noter de ce fait, le
positionnement des médias comme ‘’pouvoir’’ face aux autres instances5qui sont

4 Instance de régulation instituée constitutionnellement comme pouvoir, depuis 1990, pour assurer l’accès
équitable des partis politiques aux médias publics en République du Bénin.
5 Les débatteurs avec leurs multiples représentations : le ‘’soi’’ comme légitimation de la prise de parole, le

‘’soi’’ comme représentation légitime puisque déclaré et tant que tel, donnant droit à être sur le plateau, le

Akofena çn°001 379


Présidentielle 2016 au Bénin. Face à Face Patrice Talon- Lionel Zinsou :
Le symbolisme de la négociation pour l’institutionnalisation des pouvoirs dans l’espace

appelées à se manifester en tant que tel (‘’pouvoirs)dansl’espace argumentatif à


construire. Dès lors, le type de relation à construire se laisse lire et se dessine
entre une construction hiérarchique et/ou horizontale-symbolisme de la
manipulation des unités linguistiques et de l’espace6. De toute évidence, selon
la typologie7 de ce genre journalistique-débat-, les symbolismes des médias
doivent demeurer ‘’pouvoir’’ dans l’espace. Alors, comment s’est installé le
mécanisme structurant puisqu’entre le site de conception (l’organisation du
débat), le site de production (organisation et exécution du tournage du débat) et
le site de transmission (exécution)8, chaque acteur s’institutionnalisant compte
tenu de sa mission finit par modifier la perception définitive de l’animation de
l’espace ? Avant toute analyse, il est impérieux de constater la mise en place des
éléments constituant de l’organisation structurelle.

1. La mise en place du mécanisme organisationnel et structurel


Si le cadre présente trois catégories d’acteurs comme on doit le noter : les
récepteurs (téléspectateurs), les débatteurs (les candidats) et les animateurs (les
journalistes) ; la seule composante habilitée, à partir du site de production, à
installer le mécanisme structurant de gestion de l’espace demeure la catégorie
des animateurs. Comment s’est-ellealors prise pour rendre effectif ce qui est dit
hors espace public en construction et lui donner un caractère de force de loi ?
En audiovisuel, tout mécanisme organisationnel, structurant est souvent la
résultante de l’intégration par la médiation, à ce stade de préparation, de son
rôle de canal de facilitationnon au détriment de l’autre acteur passif de l’axe de
communication (le téléspectateur) qui, doit devenir le réel acteur de médiation
entre les deux protagonistes.
L’objet de cette étude n’est pas de revenir sur le mécanisme technique de
‘’production’’ d’une œuvre audiovisuelle ; néanmoins, pour la compréhension
de la négociation de position sur un espace médiatique, tout commence
toujours par ‘’l’ouverture’’ ou encore ‘’l’entrée’’, dont les conceptions varient
selon plusieurs modèles. Si pour les uns, l’ouverture commence par le
‘’générique’’9 et, pour les autres par le discours du premier intervenant qui

‘’soi’’ avec double casquette, à savoir représentant de sa propre personnalité et de celle du groupe, le ‘’soi’’
comme image doxique d’identité personnelle et de ceux dont le ‘’je’’ réclame le droit de représenter et le
‘’soi’’ comme sachant de l’objet discursif.
6 Il s’agit là du polissage mutuel des faces, de la maitrise du processus énonciatif pour affirmer un ‘’je’’

même dans une relation horizontale (Goffman, 1974, Kerbrat-Orecchioni, 2016).


7Ceci dans la volonté d’aller au-delà des repères de différenciation classique qui donnent des grilles de

lecture aux usagers des médias ou encore des modèles de rédaction aux réalisateurs des œuvres
médiatiques dans le but de partager la réflexion de Patrick Charaudeau (1997) qui met en exergue
combien, lorsqu’on parle de télévision, « l’objet est d’une origine et d’une matérialité sémiologique très
composite» et combien les composantes de tout texte dans ce cadre (en termes de matérialité signifiante, de
règles, de systèmes, de construction linguistique et de procédés d’organisation discursive) ne peuvent être cernées
sans une approche par rapport aux ‘’types de mode discursif, d’instance énonciatrice, de contenu et des
caractéristiques du dispositif scénique’’. Ce qui certainement a conduit Catherine Kerbrat-Orecchioni (2016) à
l’aborder comme « genre discursif bien particulier » par ses formes de construction et de ritualisation.
8Lokonon, Clémentine (2015 : 120) sur les sites d’un discours politique oral
9le titre de l’émission montée avec des images sous fond d’une musique qui n’excède pas souvent 20 à 30

secondes.

380 Mars 2020 ç pp. 377-394


C. Lokonon

s’affiche après le générique qui annonce l’événement, il n’en demeure pas


moins vrai que pour les productions nécessitant des présences sur un plateau,
dans un décor préconçu, l’ouverture demeure le ‘’speech’’ de celui sur qui le
générique lève le rideau. Ainsi, cette ‘’entrée’’ demeure le point culminant où le
modérateur, c’est-à-dire l’animateurdu programme,précise les règles, les fixe et
les laisse entendre par les uns et les autres, invités à s’installer dans l’espace
convoqué. Quand ils sont deux, ce rôle revient souvent à l’animateur principal ;
le plateau de notre étude offrant deux animateurs, la levée du rideau pour
l’installation de l’un ou de l’autre situe sur les rôles respectifsà jouer sur le
plateau. Dans ce cadre-ci, voici ce que donne la scène introductive, dès la fin du
générique :

- discours Animateur 1 (Amlon George)


- réaction candidats à la salutation de George (1- Talon, 2 Zinsou) sq a
- discoursAmlon
- Réaction Bénjamin Agon. sq b

On peut détecter là deux (2) séquences concourant à signifier à tous les invités
de l’espace, qu’ils soient ‘’actifs’’ ou ‘’passifs’’ le mécanisme structurant devant
permettre la conduite de l’espace argumentatif. La question est : de ces deux
séquences (a) et (b), laquelle permet d’informer l’autre acteur (le citoyen), qui
n’était invité ni de près, ni de loin dans les préparatifs de la construction d’un
espace public, du mécanisme structurant mis en place ?
De cette séquence b positionnée ici, à savoir,

Amlon : Nous voilà partir pour 120 /mn et je ne serai \pas seul’ à
vous accompagner : dans ce débat/ J’aurai à mes\ côtés mon
confrère Benja:BenjaminAgon qui sera avec moi /pour modérer ce
débat/ et faire↑ en sorte qu’il soit le plus équitabl’ possible. Monsie’
BénjaminAgon Bonsoir

Agon : bonsoir George Amlon / bonsoir \PatriceTalon/, bonsoir


Lionel Zinsou\ nous allons démarrer en : en : faisant quelque
précisions rapid’ment : nous démarrons avec vous/ c’est vous↑ qui
allez \prendre la parole tout à/ l’heure monsie’ Talon : puisque le
tirage l’a confirmé comme ça et vous allez conclure cet entretien
avec nous Lionel Zinsou;

l’analyse permet de voir l’animateur Amlon se confirmer dans le rôle


d’animateur principal «et je ne serai \pas seul’ à vous accompagner : dans ce débat/ » ;
puis, il laisse transparaître la représentation symbolique de leur catégorie en
termes de pouvoir sur le plateau : « Benjamin Agon qui sera avec moi /pour modérer ce
débat/ et faire↑ en sorte qu’il soit le plus équitabl’ possible ». Ne sommes-nous pas en
présence d’un positionnement pour l’institutionnalisation des pouvoirs où il
attribue à chacun sur le plateau son rôle ! Seulement le contenu du discours

Akofena çn°001 381


Présidentielle 2016 au Bénin. Face à Face Patrice Talon- Lionel Zinsou :
Le symbolisme de la négociation pour l’institutionnalisation des pouvoirs dans l’espace

interpelle ;Quifinalement modère ? Les deux animateurs ou Agon seul ? Le


cotexte laisse croire le contraire avec l’usage de l’unité linguistique « et » et non
« pour » ; ceci évoque un problème de comportement langagier conflictuel entre
exprimabilité et réelle intention du dire ou peut aussi être vu comme l’implicite
d’une intention. Car, la mission doit en réalité être dévolue à cette catégorie fut-
elle constituée d’un ou de deux acteurs ; et ceci pour cause : le pouvoir d’un
animateur n’est pas seulement de ‘’modérer’’ surtout quand on évoque la
construction de l’espace argumentatif. De plus, il faut le préciser sur le plateau
de télévision (en audiovisuel), les précisions dans l’entrée permettent toujours
de situer les uns et les autres sur le statut de chaque animateur et sur la position
ou le rôle que chaque animateur est appelé à jouer. In fine, l’animateur principal
rassemble les matériaux pour la concrétisation du pouvoir et son
positionnement ; on aurait pu dire ‘’sans négociation’’ ;car, avec cet énoncé« faire↑
en sorte qu’il soit le plus équitabl’ possible », il y a unrenvoi à une réalité
socioprofessionnelle et surtout juridico-existentielle-ceci prend ses racines dans
la Constitution du Bénin).
On peut donc dire que, les téléspectateurs sont mis dans le secret des
dieux. De toutes les manières, la structure organisationnelle est mise en place, à
savoir, les acteurs avec eux les gendarmes pour assurer l’ordre. Il est de bon aloi
de se demander : l’ordre de quoi ? C’est dans le discours de George Amlon,
séquence a que se retrouve lé réponse :

« AMLON : […] que 2compétiteu--rs qui ont concouru dans cette


compétition particulière qu’est l’élection présidentiel-lese retrouvent sur un
plateau de tv pour échanger leurs idées, pour confronter leurs points de
vue, pour au besoin porter la contr’ tradiction à leur vis-à-vis est réellement
inédit dans l’histoir’ de notre pays. Il s’agit d’une authentique première, ils
seront 2 sur ce plateau pour participer à ce débat désormais historique. A
ma droite le candidat Patrice Talon, à ma gauche le candidat Lionel Zinsou.
Monsieur Zinsou, Mr Talon Bonsoir
Réaction des candidats : bonsoir »

On voit donc qu’il s’agit de l’ordre de la contradiction, de l’échange et de la


confrontation des idées.
A partir de ces deux séquences (a et b), on retient qu’il s’agit de :
- entretien entre 2 candidats finalistes ;
- échanger, partager, contredire ;
- sous l’œil vigilant de modérateurs ;
- espace équitable le plus que possible ;
- le candidat Talon démarre ;
- le mot de fin est réservé au candidat Zinsou ;
- durée : 120 minutes et non 90 minutes comme l’ont fait savoir les
diverses publications de la place après la conférence de presse du
Conseiller, président de la commission temporaire.

382 Mars 2020 ç pp. 377-394


C. Lokonon

C’est donc un « système de représentation » qui se joue, comme le souligne Noël


Nel (1989) sur la base des informations fournies par les acteurs, se positionnant
déjà comme ‘’pouvoir’’ et qui n’ignorent pas que, le contrat de communication
n’a de sens que lorsque le marché linguistique ouvert laisse s’exprimer sans
contrainte ‘’les valeurs symboliques’’ et ‘’le sens du discours’’ (Bourdieu, 1982, 15).
Les ‘’valeurs’’, le ‘’pouvoir’’, lors de la construction de l’espace argumentatif
sont constants et/ou variables selon les jeux qui se forment et se jouent ; et, ce
sont des modèles qui s’affrontent comme pour dire : ‘’je sais, je dis’’ (médias),
dans ce cadre-ci contre ‘’vous savez mais vous ne pouvez pas dire’’
(débatteurs) ;donc ‘’suis le seul à pouvoir le dire’’ (médias). Alors, face aux actes
interpellatifsde l’autre acteur conscient également de sa représentation, les
médias et leurs acteurs évoluent dans leurs modèles : ‘’vous ne me croyez pas
capable, tenez’’ contre ‘’je vous arrête, n’évoluez pas plus que cela’’ des débatteurs
politiques. Ainsi, s’installe chaque pouvoir dans un modèle correspondant à
celui développé ou déployé par l’interlocuteur avec une telle visibilité que seule
peut permettre une plateforme contradictoire. C’est donc la loi du plus fort
10pour régner sur le marché des mots ; ouvrant la voie pour affirmer avec Pierre

Bourdieu que,
Plus le marché est officiel, c’est-à-dire pratiquement conforme aux normes
de la langue légitime, plus il est dominé par les dominants, c’est-à-dire par
les détenteurs de la compétence légitime, autorisés à parler avec autorité ».
Pierre Bourdieu (1982, p.64)

Comment, les animateurs ont su imposer leur compétence légitime sur le


plateau ? Signalons, que seules les données qu’offre la police du plateau
conduisent nos pas dans cette analyse ; car, les faits viennent de nous
démontrer qu’entre les coulisses et le plateau proprement dit, beaucoup de
choses peuvent changer.

2. Les éléments de distribution d’accord pour le mécanisme structurant


Le contrat de crédibilité du débat « repose sur une éthique du direct et
du vrai qui ne refuse ni la dramaturgie de l’émotion, ni la performance de
l’acteur, ni le travail de l’instance de mise en scène », selon Noël Nel (1989).
Ainsi, tout concourt-il à faire croire à un régime officiel de visibilité et du réel
confectionné en l’instant et déroulé en ce moment précis. L’instance de
domination qu’est le média forge toute sa crédibilité sur cela et développe un
système de production de l’argumentation lui permettant d’être acceptée et vue

10la force venant à la fois du statut légitime que d’actes langagiers légitimant pour dire qui ‘’on est’’ (ayant
droit) et pour le montrer et l’exhiber. Le duel prend alors plusieurs visages et ne se joue plus simplement
entre ‘’débatteurs’’ ; il implique également les acteurs des médias sur l’axe de communication parce que
tenus de faire respecter l’ordre (mécanisme structurant)- symbolisme de tout leur pouvoir. L’espace
communicationnel permet la force ; cependant, il privilégie la négociation-et, les uns et les autres ne
viennent là (en négociation) qu’avec ce qu’ils possèdent en interaction verbales : leurs faces- face négative
(territoire) et face positive (narcissisme). C’est donc un combat pour montrer « qu’en plus de la légitimité
qu’on a la ‘’charisme’’ » (Charaudeau, 2012).

Akofena çn°001 383


Présidentielle 2016 au Bénin. Face à Face Patrice Talon- Lionel Zinsou :
Le symbolisme de la négociation pour l’institutionnalisation des pouvoirs dans l’espace

comme ‘’compétence légitime’’. « monsie’ Talon si vous voulez répliquer / »,


indique l’animateur George Amlon comme pour dire ‘’je vous offre le plateau’’ ;
ou encore «: je rappelle que votre intervention est bien chronométrée » de
l’animateur second Benjamin Agon pour planter dans le décor le drapeau d’un
des principes du mécanisme structurant ‘’temps de parole égal pour les 2
pouvoirs contradicteurs’’. La séquence qui suit montre parfaitement la
distribution de l’accord pour la construction du mécanisme structurant et
organisationnel.
« Talon : oui mais
Zinsou : oui oui
Talon : je voudrais que monsie’ Zinsou ne m’interromp pas
Agon : allez-y
Talon : parce que c’est une tactique pour me couper : l’élan »

Comme cela se laisse lire, les deux débatteurs, par la locution interjective « oui !
mais »ou « oui ! oui ! », s’il est vrai qu’ils disent au pouvoir modérateur ‘’nous
sommes en accord avec toi’’, ils expriment pourtant l’état émotionnel dans
lequel ils se trouvent sur ce plateau, à savoir, ‘’la confiance en soi comme
pouvoir’’.Ainsi, ce mot « oui » n’est pas « vide de sens » dans ce cadre-ci et il est
difficile de le voir comme « servant de soupape de sécurité intonative11 »,
comme l’a fait remarquer Volochinov (1929). Il faut les voir comme ces
‘’marqueurs d’accord’’ obligeant également l’autre partie à adopter une position
donnée, la position tolérable et non choquante ou désobligeante. La compétence
linguistique dominante peut-il ne pas avoir, comme l’évoque Pierre Bourdieu,

Plus de chance de fonctionner sur un marché particulier [tel que celui-ci –


débat de l’entre-deux-tours] comme capital linguistique capable d’imposer
la loi de formation de prix la plus favorable à ses produits et de procurer le
profit symbolique correspondant que la situation est officielle, […] ?
Pierre Bourdieu (1982, p.65)

Les signes expressifs de réussite de ‘’soi’’ à s’imposer comme ‘’légitimité


reconnue’’ ne font l’ombre d’aucun doute sur la plateforme argumentative.
Ainsi, le ‘’pouvoir médias’’ reconnaît la légitimité de sa présence sur le plateau
et cette reconnaissance ne s’extrapole-t-elle pas déjà au-delà de ce site ! De toute
évidence, comme c’est souvent le cas sur des plateaux médiatiques, dans ce
cadre-ci, les exemples suivants démontrent la possession de l’espace et sa
gestion pour le bien des participants ; « monsieur Zinsou : vous avez envie de
réagir/ »(Benjamin Agon), «avec votre permission Messieurs » (George
Amlon)».Ceci montre donc une volonté de se positionner dans la logique de
11Nous positionnant ainsi dans ce point fait par Laurence Rosier (2000), « Estienne cité par Livet, une
verbalisation ‘’pour démontrer l’affection de celui qui parle’’ p.457 ; Megret, idem : ‘’l’interjection est une
voix d’une passion excessive’’, p102 ; Damourette et Pichon ‘’l’extériorisation locutoire des états d’âme’’,
§54 ; Dictionnaire de linguistique Larousse : ‘’exprimant une réaction affective vive’’ ; ‘’le mot phrase que
nous appelons subjectif et rejoint ce qu’on désigne habituellement par interjection [est] l’expression
comme irrésistible d’une sensation ou d’un sentiment’’ (Grevisse, Le Bon usage, xiiiéd., p. 1567) »

384 Mars 2020 ç pp. 377-394


C. Lokonon

Alexy (1978) qui veut que l’on exclut dans l’espace de communication, toute
contrainte pouvantinfluencer l’intercompréhension ; car,« chacun doit pouvoir
problématiser toute affirmation quelle qu’elle soit ; chacun doit pouvoir faire
admettre dans la discussion toute affirmation quelle qu’elle soit ; chacun doit
pouvoir exprimer ses points de vue, ses désirs, et ses besoins » (Robert Alexy,
1978 : 40-41). Autrement dit, il revient au pouvoir médias de veiller à ce que
rien ne vienne de l’intérieur ni de l’extérieur mettre à mal le processus de
construction de l’espace argumentatif quelle que soit sa force, quelle que soit la
puissance. Cela y va de l’intérêt de tous ; car, le coût qu’exigent ces
interférences dépasse parfois toutes les évaluations ou pronostics faits avant
l’ouverture de l’espace public. Or, tout est question de prix sur le marché de
l’argumentation, de coût et de bénéfice pour tout interactant dans un espace
discursif. En effet, de façon caricaturale, le jeu se révèle êtreavant tout, celui du
‘’questionneur’’ et des ‘’questionnés’’ ; tout schéma contraire retire de ‘’la
compétence légitime’’. Néanmoins, une interrogation : les ‘’questionneurs’’
sont-ils réellement ‘’ceux’’ qu’on voit sur le plateau puisque les chapeaux sont
déjà déterminés (10 au total pour 120 minutes de débat) ? Ceci permet de faire
une brève incursion dans le monde des actes questionnant avant de poursuivre
pour voir comment les animateurs ont construit le mécanisme structurant et
sont arrivés à l’imposer sur la plateforme communicationnelle.
Ainsi, en tant que ‘’pouvoir questionneur12’’, il faut retenir que les animateurs
ont fait usage de plusieurs formes d’actes :
- les questions avecpourquoi … ? qu’est-ce que … ?, que … ?, comment
… ?; ce sont là des marqueurs qui orientent bien le contenu de la
réponse du questionné. Les candidats ont-ils pu rester dans le cadre
tracé par les questionneurs ? La réponse est peu évidente. Ce qui
justifie donc ces rappels, ces insistances des animateurs.
Exemples :
1- Amlon : et nouzauront l’occasion
Talon : alors on nous dira
Amlon :d’aller encore plus en profondeur sur ce sujet puisqu’ (inaudible)

Certainement que l’animateur Amlon voulait juste rappeler au ‘’questionné’’


que ce thème qu’il aborde en cet instant est pourtant prévu dans les questions à
venir.Pourtant, le questionné le sait très bien puisqu’ils ont reçu les chapeaux et
les ont approuvés. Pourquoi volontairement sortir du cadre même si on conçoit

12 Et c’est réellement un pouvoir, car, en politesse linguistique, on sait bien que celui qui pose de question
court le risque de voir l’autre lui mal répondre, ne pas lui répondre ou encore lui renvoyer sa propre
question. Ainsi, toutes ses faces (positive et négative) sont menacées ; surtout quand on sait que la réponse
peut lui imposer en retour l’obligation de poser d’autres actes langagiers. (voir C. Kerbrat-Orecchioni,
1991). Ceci nous conforte dans notre position et montre combien sur un plateau de télévision, il est difficile
de rencontrer une scène où un invité rejette la co-construction qu’imposent les genres journalistiques
(interview, entrevue, débat). Néanmoins, il faut le souligner, la ‘’démonstration de compétence légitime’’
se met parfois en scène ailleurs afin de contrer d’autres actes ou comportements langagiers, justifiant cette
légitimité de porter une ‘’telle parole interrogatoire ou interpellative’’ à un moment donné.

Akofena çn°001 385


Présidentielle 2016 au Bénin. Face à Face Patrice Talon- Lionel Zinsou :
Le symbolisme de la négociation pour l’institutionnalisation des pouvoirs dans l’espace

qu’il faut anticiper dans un tel espace argumentatif ? Car, ceci se passe dans les
10 premières minutes du débat.
2- « Agon : jusque-là /vous n’avez pazencore tous deux hein vous n’avez pas encore
répondu à la
question
Talon : si
Agon : comment comptez-vous réellement assurer↑ça je l’ai dit dès le départ
Talon : j’en viens »
3- « mais nous n’avons pas répondu à la question posée par Benjamin Agon sur la question du
partenariat »

L’exemple 2 montre bien que les débatteurs déroulent parfois leur plan sans
tenir compte de la présence du ‘’pouvoir-modérateur’’ sur le plateau ; même s’il
est reconnu que tout sujet occupant la position de ‘’questionneur’’s’expose à un
risque de menace de faces lors de la réalisation de l’acte. Le risque perçu justifie
donc cet acte langagier performatif que pose le modérateur Amlon George :
« mais nous n’avons pas répondu à la question posée par Benjamin Agon sur la
question du partenariat ». On voit là une négation de ce qui est dit
précédemment par le candidat Patrice Talon : « si » et « j’en viens ». Quand bien
même le déictique utilisé est le « nous » dans ce contexte n’est nullement
inclusif puisque dans ce cadre, ‘’je’’ Amlon n’occupe nullement la position de
‘’questionné’’. On peut déduire facilement que c’est le jeu de négociation de
position, de mise en place d’une stratégie ‘’soft’’ pour la valorisation du
‘’pouvoir représenté’’dans l’espace. Alors, face à des ‘’pouvoirs contradicteurs’’
qui se reconnaissent comme tels et qui luttent pour l’occupation afin de sortir
‘’gagnant’’ de l’espace argumentatif ouvert, la ‘’soft stratégie13’’ portera-t-elle son
fruit ?
Les autres procédés utilisés pour jouer le rôle du ‘’pouvoir questionneur’’ sont
également :
- Les appellations par le nom avec les intonations : monsie’ Lionel
Zinsou/, monsie’ Patrice Talon/ monsie’ Zinsou/, monsie’ Talon ; sans faire
abstraction des autres énoncés qui portent en eux la typographie de
l’interrogation14 ;
- assertion orientée:’’vous avez envie de réagir, ‘’vous avez sans doute envie
de :: ben’’, ‘’vous avez encore quelques minutes de retard : vous pouvez vous
rattraper en réagissant’’, ‘’Alors le partenariat public privé’’, ‘’toujours à
propos de…’’, ‘’… si vous permettez messieurs nous allons quitter ce terrain
qui me semble bien épineux pour aller vers celui de l’emploi’’, ‘’éducation,
formation, emploi’’

13 Terminologie emprunter au marketing pour signifier dans la ‘’douceur’’, sans la brutalité.


14 Selon Pamphile Mebiame-Akono (2016), l’acte questionnant peut être lu à travers les « les questions
totales, la structure en ‘’est-ce que’’, l’inversion du sujet, la structure réalisée par la présence exclusive d’un
point d’interrogation dans l’énoncé, les questions orientées, la structure ‘’interro-négative’’, la structure
réalisée par le marqueur ‘’non’’ en fin d’énoncé, les questions partielles, la question avec ‘’qui’’, ‘’que’’,
‘’quoi’’, ‘’quel’’, ‘’où’’, ‘’quand’’, ‘’combien’’, ‘’comment’’, ‘’pourquoi’’ »

386 Mars 2020 ç pp. 377-394


C. Lokonon

- l’usage de l’impératif : ‘’allez-y’’, ‘’mais vous avez touché là à un sujet


que nous devrons forcément évoquer qui est celui des réformes
institutionnelles : développez/’’, ‘’sur cette question précise \euh :
euh : Patrice Talon développe/ et qu’ensuite nous puissions : voir/ce
qui est faisa-ble et que vous promettez vouzaussi↑ dans ce secteur-là
↓’’
A ce niveau, il est aisé de constater que le temps linguistique (l’impératif
présent) permet de poser l’acte questionnant qui se résume dans ce contexte à
une chose : « vous avez l’autorisation de vous exprimer », « parlez », « vous
avez la parole » ; des marques symboliques d’expression du pouvoir- le pouvoir
distributeur de parole- sur cette plateforme communicationnelle ; assimilable à
l’acte directif. Comme on le note, tout est ‘’pouvoir’’ ; alors, le débat dévoile-t-il
d’autres marques symboliques d’expression du pouvoir ? Aussi, les pouvoirs
peuvent-ils réellement se neutraliser ? Pour Gaël Villeneuve (2010, p.172) « le
débat est une interaction parlante où les discours sont liés entre eux par le respect d’un
principe de partage » ; ce qui suppose donc un accord mutuel de se tenir, se
soutenir pour la protection de ‘’l’image de soi’’15. La séquence ci-après dévoile
cette volonté du ‘’pouvoir-médias’’ de rappeler les règles et de voir les autres
pouvoirs se soumettre ; carchaque débatteur représente ‘’un pouvoir
institutionnalisé’’ dans ce contexte.

Exemple 1 :

« Zinsou : non non vous parlez des exceptions


Talon : oh là là c’est grave↑ tout ce qui ne va pas est-il exception
Zinsou : rendez hommage
Talon : laissez-moi
Amlon : monsieur Lionel Zinsou c’est Patrice Talon qui a la parole
L’exemple
Zinsou : je la1 etlui2laisse
montrent un pouvoir
: acceptez contradicteur
mes excuses allergique au
pour les interruptions et mécanisme
puis vous avez le
structurant et se retrouvant dans
temps : vous avez la minute de retard l’obligation de s’y conformer. Alors, quel sort
peut êtreréservé
Exemple 2 au pouvoir qui tente de ne pas s’y conformer, de semer une
Talon : je note que
mélodie discordante, pour vous l’égalité c’est
de mettre à venir‘’le
en péril c’estspectaculaire
da--ns 10 ans préparé’’ et en
Zinsou :
déroulement dans l’espace argumentatif ? C’estah le non
lieu de le rappeler ici, tout en
Talon : oh là là
nous appuyant sur le constat de Gaël Villeneuve (2010 : 173)« ne passe pas qui
Agon : monsie’ Zinsou s’il vous plaît nous allons faire un débat qui pourrait /beaucoup plus
veut au débat politique d’une chaîne nationale » ; car, « les invités sélectionnés sont
intéresser les béninois↑ on va se laisser\ on va s’écouter un peu\ »
placés dans une position d’exception ». C’est aussi cela la gestion de ce marché des
mots pour la maîtrise des coûts et des bénéfices pour chaque interactant dans
l’espace intercatif. Cette mutualisation et/ou actualisation des forces en
présence à travers cette gestion permet la protection des acteurs dans une
logique de négociation de faces. Toute tentative de particularisation de ‘’soi’’
sur le plateau ne se paie-t-il pascher dans l’instant du débat ? Exemple :

15L’espace de communication demeure un espace de coopération ; le polissage mutuel de valorisation et


de protection des faces est bénéfique pour l’auteur comme pour le bénéficiaire (Grice, 1974 ; Leech, 1983)
sur les maximes de conversation

Akofena çn°001 387


Présidentielle 2016 au Bénin. Face à Face Patrice Talon- Lionel Zinsou :
Le symbolisme de la négociation pour l’institutionnalisation des pouvoirs dans l’espace

Amlon : nous allons commencer si vous le voulez bien monsieur Lionel Zinsou avec monsieur
Patrice Talon qui a du retard
Talon : vous savez monsieur Zinsou dit beaucoup de contre-vérité ↑ ça me gêne …. ……… il a
dit une énormité je l’ai relevé et puis après il a parlé des appels d’offre qui ont été lancé
j’aimerais qu’il me dise quel appel d’offre a été lancé :::: Alors le partenariat public privé
Amlon : si vous permettez monsieur Lionel Zinsou peut répondre tout de suite à cette
interpellation16
Zinsou : alors au fond on a des espaces d’accord ………. je vous remercie …….. vous avez
fondamentalement raison parce que nous avons un programme

Il faut signaler que nous sommes à plus de 80 minutes de débat ; pourquoi, en


tant que seul ‘’pouvoir questionneur’’ sur le plateau, on cède17 une partie de ses
prérogatives, de son ‘’pouvoir’’ à un des autres ‘’pouvoirs débatteurs’’,‘’pouvoir
contradicteur’’ sachant pertinemment que ‘’le pouvoir débatteur’’ à qui on
impose la soumission à l’autre ‘’pouvoir contradicteur’’ met en danger ses
faces (négative que positive)? Le territoire (face négative) n’est-il pas menacé là !
car, cela dénote d’une tactique de remise en cause de l’institutionnel que
représente ‘’ce débatteur’’ sur le plateau, ensuite d’une distribution d’accord par
un pouvoir (médias) pour l’accusation portée contre ‘’le candidat’’ (qui n’est
pourtant pas le président de la République, même s’il est un premier ministre
sans cadre juridique ; donc ne pouvant pas être considéré comme comptable de
tous les actes posés surtout dans un régime présidentiel comme celui du Bénin)
et enfin d’une volonté manifeste de lui retirer l’un de ses biens précieux sur ce
plateau, à savoir le temps. Dans ce cadre, peut-on affirmer que la face positive
(le narcissisme, la dignité) du candidat n’est pas menacée ? L’illusion cultivée
que procure ‘’les débats télévisés‘’ ne peut pourtant pas être inexistante au Bénin
où pour les publications ‘’c’est l’inédit’’, ce que n’a pas manqué de souligner
également George Amlon, l’animateur principal ; donc, c’est un exploit en
termes de construction du marché des mots, de la contradiction et voire de la
démocratie. Alors, quelqu’un doit sortir vainqueur, comme c’est le cas lors du

16 cet énoncé aussi performatif qu’il soit devrait être voué à l’échec comme l’a expliqué Austin s’il n’avait
pas été réalisé par un locuteur possédant, ou reconnu comme ‘’le pouvoir’’ devant le prononcer ; Bourdieu
(1982 :113)fera reconnaître que « le langage d’autorité ne gouverne jamais qu’avec la collaboration de ceux
qu’il gouverne, c'est-à-dire grâce à l’assistance des mécanismes sociaux capables de produire cette
complicité, fondée sur la méconnaissance, qui est au principe de toute autorité ». On est en droit de se
demander où sont ‘’les sorciers de la communication’’ de Lionel Zinsou ? Ceci fait partie des astuces à
mettre en jeu quand le respect du ‘’principe de la complicité’’ exige beaucoup de coût ! Car, le débatteur
devrait simplement amener ‘’le pouvoir-médias’’ en faillite à se reconnaître en tant que tel et à lui
permettre à lui de rebondir et de s’installer. Ce faisant, il n’aurait pas céder son droit de conclure le débat
que les deux autres ‘’pouvoirs’’ lui ont facilement arraché. S’ils transforment Patrice Talon en
‘’modérateur’’, c’est leur droit ; mais lui, il ne peut payer le coût pour eux ; conséquence, le candidat
Zinsou, tout en voulant s’exécuter, va répondre pas ‘’dans son temps’’ mais dans leurs ‘’temps à eux’’.
Doit-on rappeler ici que, c’est au moins cinq (5) minutes de temps d’antenne qui ont été soustraits
volontairement de celui de Lionel Zinsou !
17C’est là un des aspects qui détruit toutes les formes de ritualisation auxquelles est soumis le débat entre-

les-deux-tours et qui le particularise par rapport au débat simple-fut-il politique. Les formes d’expressivité
en font « une forme particulière, remarquable par rapport à son caractère exceptionnel et son fort degré de
ritualisation », comme l’a si bien démontré Kerbrat-Orecchioni (2016) par rapport aux diverses
fonctionnalités de l’image de soi.

388 Mars 2020 ç pp. 377-394


C. Lokonon

déroulement de ce genre ; et, tous les supporters (les militants politiques de


chaque camp) attendent cela. Car,
Les débats jouent largement, pour les téléspectateurs, le rôle de tests
projectifs, de sorte que ceux qui, par exemple sont ‘’pour’’ L. Fabius
tendent à voir, dans ses interruptions répétées, le signe d’une rare
pugnacité alors que ses adversaires n’y verront à l’inverse qu’incorrection.
Patrick Champagne (1989, p.16)

Ainsi, il est aisé de s’imaginer combien doivent se morfondre dans leur salon les
partisans de Zinsou qui ne comprennent plus pourquoi il ne se détache pas du
régime en place et veut répondre de tout alors qu’il ne partage que les réalités
de cette gestion depuis peu ; pendant que ceux soutenant Talon doivent jubiler
puisque leur ‘’candidat’’ arrive même à sortir de son couloir pour s’installer
dans celui des journalistes – animateurs qui ne s’en offusquent guère mais
semblent apprécier, tout en lui cédant en plus de ‘’son pouvoir institué’’ leur
‘’pouvoir institutionnel’’. Alors, quelle chance pour l’autre ‘’pouvoir
contradicteur’’ de se voir accepté et protégé dans le jeu, malgré les actes de
dissonance ? « On perd toujours cher ‘’la singularisation de soi’’ dans la mise en
scène » informe Villeneuve (2010), dès qu’on s’isole du principe de
‘’performance collective’’. Le morceau suivant pose davantage le problème.

«Talon : dans le domaine du partenariat public privé il est important cela provient …….si vous
étiez candidat en France
Amlon : alors
Talon : tant que c’est pourquoi je répète monsieZinsou que vous êtes atteint du syndrome
de l’aspirant gouverneur d’une contrée de sauvage
Amlon : Alors justement monsieur Talon désolé de vous interrompre sur la question mais vous
avez touché là à un sujet que nous devrons forcément évoquer qui est celui des réformes
institutionnelles : développez/
Zinsou : ah pardon monsieur j’ai été interpellé et cette interpellation est fausse
Amlon : pardon monsie Lionel Zinsou vous aurez le loisir de répondre tout à l’heure mais je
souhaiterais que sur cette question précise euh euh Patrice Talon développe et qu’ensuite nous
puissions voir ce qui est faisable et que vous promettez vous aussi dans ce secteur là
Agon : mais nous n’allons pas occulter tout de même la question de l’emploi qui avait été
évoquée tout à l’heure
Talon : Oui ok
Amlon : sans aucun doute »

Comme le montre cette séquence, quand ‘’le candidat est interpellé’’, ‘’le pouvoir
modérateur’’ exige de lui de s’expliquer ; mais quand ‘’il est attaquéad
hominem’’, le seul ‘’pouvoir’’ habileté à accorder la parole la lui retire et lui
demande de laisser le débat se dérouler « pardon monsie Lionel Zinsou vous
aurez le loisir de répondre tout à l’heure :: ». Jusqu’à quand, jusqu’où, un
pouvoir peut accepter de sacrifier ses prérogatives ? C’est certainement parce
que percevant ces risques que Robert Alexy (1978)indiquequ’« aucun locuteur ne
doit être empêché par une pression autoritaire, qu’elle s’exerce à l’intérieur ou à
l’extérieur de la discussion, de mettre à profits ses droits […] ». Poser ou subir l’acte

Akofena çn°001 389


Présidentielle 2016 au Bénin. Face à Face Patrice Talon- Lionel Zinsou :
Le symbolisme de la négociation pour l’institutionnalisation des pouvoirs dans l’espace

revient à sortir du cadre d’une discussion pratique dont l’objectif réel est ‘’la
recherche en commun de la vérité18’’comme c’est surtout le cas pour un débat
entre-les-deux-tours d’une élection présidentielle. Les rapports de force sont
inversés forcément pour l’installation d’un système loin de la négociation pour
l’institutionnalisation des pouvoirs déjà ‘’institués’’ juste par rapport à la
justification de la présence dans l’espace.

3. Les constituants de rejet de la structure organisationnelle


Comme l’a fait remarquer Pierre Bourdieu (1982, p.119), « l’efficacité
symbolique des mots ne s’exerce jamais que dans la mesure où celui qui la subit
reconnait celui qui l’exerce comme fondé à l’exercer » ; sinon, la position
occupée peut être bien modifiée par les actes de celui qui prend l’engagement
d’exister et de se repositionner comme pouvoir. C’est aussi là un acte de
pouvoir : décider de rejeter celui qui pense exercer le pouvoir ; néanmoins, ça
peut ne pas avoir la possibilité de se réaliser.
C’est avec la suite de la séquence précédente que nous poursuivons la réflexion
sur cette partie consacrée aux ‘’signes symboliques de résistance’’.
Zinsou : j’ai été traitée […] français
Amlon : je vous en prie
Zinsou : de voi--you c’est ça
Talon : non non je n’ai pas dit ça
Amlon : lionelZinsou
Zinsou : …..
Talon : je n’aurai pas fait
Amlon : je vous en prie Lionel Zinsou vous aurez tout le loisir oui mais Patrice Talon est encore
en retard et je lui demande de développer ce qu’il a envie de nous dire concernant son
programme de réforme justement pour ce que pour que la justice revienne dans l’Etat que vous
souhaitez
Talon : heureusement que notre justice résiste …………. on a vu ça avec la HAAC …. c’est pour
cela que j’ai dit ….. il faut un mandat unique ».

Cette séquence montre bien que la résistance n’a pas porté ses fruits, le
débatteurZinsou a essayé mais il n’a pas pu dire au ‘’pouvoir média’’, « arrête,
ne continue pas, ça ne passe pas » ; même si cela doit dépiter ceux qui sont
‘’contre’’ lui. Le ‘’pouvoir médias’’ a à défendre son image, sa position ; il rejette
toute négociation et tend à laisser voir en Lionel Zinsou,l’acteur détruisant ‘’le
mécanisme structurant’’. « je vous en prie », puis « Lionel Zinsou » pour finir par
« je vous en prie Lionel Zinsou : vous aurez tout le loisir oui … » répétait sur le
plateau George Amlon. L’analyse de l’énoncé fait découvrir l’usage du verbe

18 Si toutes les vérités préétablies s’effondrent aujourd’hui même en droit (Alexy, Robert (2005) ;
Fridman,Bénoît (2000)), il y a lieu de comprendre que, sur un espace d’échange et d’argumentation, il faut
se battre quels que soient les objectifs, pour la rencontre des consentementssur les faits de développement ;
Perelman et Olbrechts-Tyteca (2008) feront comprendre dans ce sens que, « sur certaines ‘’prémisses de
l’accord’’, à savoir, les faits, les habillages et le logis, les voix ne s’accordent pas forcément dans la convergence mais
dans l’inhérence et l’évidence ».

390 Mars 2020 ç pp. 377-394


C. Lokonon

métalinguistique « prier 19» avec appellation par le nom « Lionel Zinsou » sans
oublier le « je » ; quelle construction pour dire combien on déifie un simple
individu qui, transformé en ‘’pouvoir’’ sur le plateau est devenu ingérable,
s’impose même à soi ‘’pouvoir’’ ; alors, on ‘’le supplie’’, on ‘’l’implore’’ de se
taire pour laisser circuler l’information, pour ne pas confisquer la parole en
rompant de ce fait l’harmonie existante sur le plateau. Et pourtant, dès
l’entame, comme nous l’avons démontré, déjà dans les 10 premières minutes, le
mécanisme structurant est mis à mal, il est confronté à l’entêtement des
contradicteurs sur le plateau, à la motivation de leurs actions sur l’espace. Nous
sommes là en présence d’une activité de communication que Jürgen Habermas
(1986 : 148) décrit comme « le cas où des acteurs s’orientent exclusivement vers
le succès, autrement dit lorsqu’ils se concentrent exclusivement sur les
conséquences de leurs actions, […] ». De toutes les manières, le ‘’pouvoir
média’’ s’est maintenu comme ‘’pouvoir’’, il a gagné le duel20 ; la position n’a
pas été négociée, on l’occupe et la garde. Arrive-t-on à garder, maintenir la
position occupée pour tous les duels ?

Exemple :

« Talon : vous permettez


Amlon : avec votre permission nous allons évoluer dans ce débat parce qu’il y a des questions
que nous n’avons pas traité
Talon : il y a des questions mais il y a un aspect grave dans ce que monsieZinsou a dit on ne
peut pas sur un plateau à la veille d’un 2nd tour entre deux candidats qui sont appelés à gérer le
pays et se taire là-dessus : vous serez responsable si vous m’empêcher de le dire
Agon : allez-y
Amlon : allez-y »

Il est remarquable de constater l’importance de l’agencement minutieuse des


mots en argumentation. Aucun modérateur ne veut porter la lourde
responsabilité face à l’énoncé performatif du contradicteur Talon «on ne peut
pas sur un plateau à la veille d’un 2nd tour entre deux candidats qui sont
appelés à gérer le pays et se taire là-dessus : vous serez responsable si vous
m’empêcher de le dire » ; à travers ces énoncés, non seulement le locuteur pose
l’acte locutoire en disant ; mais, il dit pour faire- acte illocutoire- (dénoncer son
proposant, attirer l’attention sur sa personnalité (‘’des candidats appelés à
gérer’’) pour finir par dire pour faire faire (amener les téléspectateurs à agir, à
réagir). Curieusement, ce sont déjà les modérateurs qui, comme s’ils se sont
tous deux entendus, lui cèdent la place « allez-y », « allez-y », simultanément à

19Cette unité linguistique laisse lire le code qu’utilise le locuteur Amlon dans son discours ; c’est un
enrichissement qui permet au mot comme le souligne Gheorghe Has (1975) « d’acquérir un sens nouveau
sans éliminer le sens précédent ». En interaction verbale, le choix n’est jamais anodin, le mot dit pour faire et
faire-faire (référence à la classification des verbes en actes de langage (Austin, 1970. Roulet, 1978). C’est
aussi implicitement une injonction adoucie parmi la panoplie dont dispose les animateurs sur le plateau.
20 A un certain moment, sur le plateau du débat entre-les-deux-tours de l’élection présidentielle, les

animateurs, comme l’imposent leur statut, doivent garder la position haute, réussir à tenir sa position, à ne
pas capituler est aussi une prouesse dans ce cadre. (Kerbrat-Orecchioni, 2013).

Akofena çn°001 391


Présidentielle 2016 au Bénin. Face à Face Patrice Talon- Lionel Zinsou :
Le symbolisme de la négociation pour l’institutionnalisation des pouvoirs dans l’espace

quelques tiers près. La suite montre un opposant attaquant à la fois ‘’le


proposant’’ et mettant en difficulté ‘’le pouvoir médias’’ dans sa globalité.
Morceau :
Talon : merci monsieZinsou vient de dire qu’il n’a jamais dit que l’Etat pouvait se poser aux
décisions de justice……… il vient de nier cela …… j’aimerais que l’ORTB demain
Amlon : (voix) monsieur
Talon : je viens si vous↑ me laissez parler
Amlon : on va vous donner acte de cet élément-là »

On constate donc que Talon ne voit plus les représentants du média comme
‘’pouvoir’’ « que l’ORTB demain », il indique et délimite ; puis percevant
quelques signaux de résistance de la part des représentants des médias qui, se
sont souvenus qu’ils jouent également leur image dans ce duel21, les menace « si
vous me laissez parler » ; alors, le débatteur les conduit à déposer les armes sans
une forme de défense « on va vous donner acte de cet élément- là ». C’est là le
symbolisme d’un débatteur, obligeant l’interlocuteur à se revêtir d’une toge qui
n’est pas prévue pour lui : « donner acte » : un acte exercitif, réservé à un corps
social donné. Comme on le voit tout au long de ce face à face, les rapports de
force s’actualisent pour la négociation de l’institutionnalisation des pouvoirs.

Conclusion
Si les journalistes-animateurs constituent les représentants du ‘’pouvoir
institué-médias’’parce que contraints de déployer dans l’espace argumentatif le
mécanisme structurant malgré la volonté manifeste des forces internes ou
externes à l’espace de le modifier pour satisfaire la motivation de leur action, il
faut reconnaître que ‘’toute raté’’ par complaisance ou connivence peut
définitivement faire perdre la position de ‘’pouvoir institué’’. Le débat d’entre-
deux-tour d’une élection présidentielle est comme le souligne Jürgen Habermas
(1986), un moment de ‘’recherche en commun de la vérité’’ ; alors, le seul canal de
facilitation demeure le ‘’pouvoir médias’’ face aux ‘’pouvoirs contradicteurs’’ qui
se résume en ‘’proposant’’ et ‘’opposant’’ pour la conquête du pouvoir, de la
gestion du pays et surtout pour le bien-être des citoyens. Ainsi, la fin peut
devenir ce qui doit justifier les moyens au détriment de l’argumentation comme
cela a été démontré dans ce travail. Un ‘’pouvoir contradicteur’’ peut facilement
se donner pour ambition de dérégler le ‘’mécanisme structurant’’ afin de sortir
‘’gagnant’’ de la guerre sur le marché linguistique. Alors, de simple négociation
de positionnement et d’affirmation de soi comme ‘’pouvoir institué’’, un
candidat débatteur peut sortir de son couloir, occuper l’espace de l’autre,
pendant que l’autre candidat débatteur s’efforce de lui rappeler qu’il viole
constamment ‘’les dispositions institutionnelles’’ (Habermas, 1986). Or, le seul

21Selon le nombre de débatteurs sur un plateau, selon que peuvent se développer divers duels ; le tout
dépend du but de chaque acteur sur le site et du jeu mis en place : coalition des animateurs contre les
débatteurs ou des débatteurs contre les animateurs (Kerbrat-Orecchioni, 2013) ; ou dans le sens contraire
quelque fois, comme s’est noté dans ce débat : coalition d’un débatteur et d’animateurs contre un
débatteur.

392 Mars 2020 ç pp. 377-394


C. Lokonon

devant demeurer ‘’pouvoir institué’’22 reste les médias ; dès qu’il cède face à la
pression, aux charmes, ou encore à la volonté manifeste d’un des ‘’pouvoirs
contradicteurs’’ de ‘’violenter’’, ‘’d’agresser’’, de ‘’faire chanter’’, il(pouvoir
médias) laisse construire en sa présence un espace public d’argumentation sans
les pouvoirs, sans les rapports de force.

Références bibliographiques
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Normenbegrüdung, Normendurchsetzung (La fondation et la mise en place des
normes), Schǒning, Paderborn
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des débats politiques à la télévision » in Mots n° 20. La politique à la
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CHARAUDEAU Patrick. 1994a. « Le contrat de communication médiatique » in
Le français dans le monde, numéro spécial, éd. Hachette : Paris
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DAIGNEAULT Pierre-Marc Petry, François. 2017. (dir.), L’analyse textuelle des
idées, du discours et des pratiques politiques, éd. Presse de l’Université Laval
KERBRAT-ORECCHIONI Catherine. 2013. « Animer à deux un débat électoral :
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élections présidentielles françaises. Constantes et évolutions d’un genre, éd.
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mars 2017. URL : http://edc.revues.org/2856 ; DOI :10.4000/edc.2856

22 Parce qu’institutionnelle par essence et institué selon le site en construction en ayant conscience que
l’animation est à eux acteurs des médias et non aux débatteurs, très tournées vers leurs personnes, leurs
images sur ce plateau.

Akofena çn°001 393


Présidentielle 2016 au Bénin. Face à Face Patrice Talon- Lionel Zinsou :
Le symbolisme de la négociation pour l’institutionnalisation des pouvoirs dans l’espace

ROSIER Laurence. 2000. « interjection, subjectivité, expressivité et discours


rapporté à l’écrit : petits effets d’un petit discours » in Cahier de
praxématique [en ligne], 34 I 2000, mis en ligne le 01 janvier 2009, consulté
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VILLENEUVE Gaël. 2010. « bat télévisé comme performance collective :
l’exemple de mots croisés », in La Découverte n° 64, mis en ligne par
Cairn.info sur https://www.cairn.info/revue-mouvements-2010-4-page-
165

WEBOGRAPHIE
www. cairn.info/https://www.cairn.info/revue-mouvements-2010-4-page-
165.htm
https://www.persee.fr/doc/mots_0243-6450_1989_num_20_1_1483
http://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00493561/fr/

394 Mars 2020 ç pp. 377-394


D. Diop

L’INSCRIPTION DE MONTENGON DANS L’UTOPIE


EUSEBIO (1786) & MIRTILO (1795)

Dame DIOP
Université Assane Seck de Ziguinchor - Sénégal
dame.diop@univ-zig.sn

Résumé : Rêve, imagination et perfections sont les maîtres mots qui


caractérisaient l’utopie traditionnelle de Thomas More à travers la
description des cités et des nations parfaites. De fait, l’île d’utopie est le règne
de nulle part, qui sert aux auteurs de romans utopiques à échapper à la
réalité d’une Europe invivable, plongée dans l’Âge de Fer. Il s’agissait de
fausses utopies sous-tendues par la quête d’un monde meilleur, voire d’un
paradis terrestre. L’Âge d’Or est cependant incarné au XVIIIe siècle en
Espagne par la répugnance pour le roman utopique, un sentiment renforcé
par la censure à travers le contrôle strict des romans publiés sur le territoire
espagnol, voire la censure et l’interdiction des livres des philosophes des
Lumières. Mais malgré cette restriction littéraire, des figures emblématiques
comme Pedro Montengón (1745-1824) ont réussi à se faire publier en
Espagne, en essayant plus ou moins de se conformer à la volonté des
censeurs, grâce tantôt à l’autocensure ou à des transpositions dans le temps
et l’espace. Aussi l’analyse des travaux de Paul Guinard sur le XVIIIe siècle
espagnol nous sert-elle de support pour aller plus loin dans l’étude des
aspects et des manifestations des romans utopiques de l’Espagne, dont la
figure principale est sans doute Pedro Montengón. Même si tous ses écrits
peuvent être considérés comme utopiques au vu de l’ancrage du récit dans
l’espace et le temps, le propos de cet article porte sur le choix de deux de ses
romans (Eusebio, 1786, & Mirtilo, 1795) afin de démontrer son inscription
dans l’utopie de manière possible, dynamique et expérimentale.

Mots-clés : Utopie, XVIIIe siècle, espace, temps, Pedro Montengón.

Abstract: Dream, imagination and perfections are the key words that
characterized Thomas More's traditional utopia through the description of
perfect cities and nations. In fact, the island of utopia is the reign of nowhere,
which helps authors of utopian novels to escape the reality of an unbearable
Europe, immersed in the Iron Age. These were false utopias underpinned by
the quest for a better world, even an earthly paradise. The Golden Age,
however, was embodied in the eighteenth century in Spain by the
repugnance for the utopian novel, a feeling reinforced by censorship through
the strict control of novels published on the Spanish territory, even the
censorship and prohibition of Enlightenment philosophers books. But
despite this literary restriction, emblematic figures like Pedro Montengón
(1745-1824) managed to get published in Spain, trying more or less to comply
with the will of the censors, thanks to self-censorship or transposition in time
and in space. Also, the analysis of Paul Guinard's works on the 18th century
in Spain serves us as a support to deepen the study of the aspects and
manifestations of the utopian novels of Spain, whose main figure is
undoubtedly Pedro Montengón. Even if his whole writing can be considered
as utopian in view of the anchoring of the story in space and time, the

Akofena çn°001 395


L’inscription de Montengón dans l’utopie Eusebio (1786) & Mirtilo (1795)

purpose of this article is to choose two of his novels (Eusebio, 1786, & Mirtilo,
1795) to demonstrate his utopian inscription in a possible, dynamic and
experimental way.

Keywords: Utopia, 18th century, space, time, Pedro Montengón.

Introduction
Selon Marti (1994, p. 501) : « L’utopie donc, malgré son caractère irréel, est
en étroit rapport avec la réalité de son époque. Elle se définit toujours, à des
degrés divers, comme un contre-modèle de la société de son temps. ». Étant
normalement un règne de nulle part qui relève de l’imagination et du rêve, la
pensée utopique (Zavala, 1984, p. 1) peut être définie comme un ensemble de
grandes aspirations, d’illusions et d’idéaux dans une société en profonde
mutation. Il s’agit d’une pensée aux allures irréelles qui se manifeste à travers des
visions du monde structurées et cohérentes. Selon Iris Zavala, l’auteur des
utopies de « l’Ancien Régime » est la plupart du temps un savant coupé du
monde et enfermé dans son bureau ou dans sa cellule, à la recherche de la « pierre
philosophale » pour créer un monde meilleur. La cible de ses écrits était les rois
et les ministres, ou les classes privilégiées qu’il souhaite convaincre et faire
adopter des causes nobles. Pour une telle définition de l’utopie, Iris Zavala s’est
basée sur l’abondance des écrits utopiques à partir du créateur de ce genre en
1516, Thomas More, sans oublier le best-seller de Francis Bacon la Nouvelle
Atlantide (1526), Richard III de Shakespeare, y compris dans le Nouveau Monde
où le premier évêque de Michoacán (Don Vasco de Quiroga) tentait
d’expérimenter « l’utopie agraire » de More qu’il considérait comme la « parfaite
communauté chrétienne ».
Cependant l’île fictive d’Utopie représentait une république idéale où
régnait la justice. La vie était organisée et tout le monde était heureux. Cet
horizon de perfection (Domínguez, 2016) se retrouve au-delà du monde réel et
s’associe, de manière naturelle, à l’idée d’un paradis terrestre. L’Utopie était une
île imaginaire qui avait réussi à avoir une organisation juste et durable, grâce à
l’esprit humain toujours préoccupé par l’existence d’un monde meilleur. L’Utopie
de Thomas More a servi de contrepoint à l’atmosphère d’avarice, de corruption
et d’incompétence qui régnait dans son propre pays.
Dans son article intitulé Realismo y utopía en la literatura española (Baquero,
2005), Mariano Baquero Goyanes attire notre attention sur la répugnance des
Espagnols par rapport aux utopies ayant trait à la théorie politique, la spéculation
philosophique et scientifique (Baquero, 2005, p. 11) en s’appuyant sur les
exemples de la Ville du Soleil de Campanella en Italie au XVIe siècle, l’Histoire
comique des États de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac en France au XVIIe,
les Voyages de Gulliver de l’Irlandais Swift au XVIIIe. Toutefois les utopies existent
bel et bien en Espagne sur le plan purement littéraire, c’est-à-dire à travers la
« satire » et la « critique littéraire » : ce sont des œuvres caractérisées par le rêve
et l’utopie. Les exemples connus (Baquero, 2005, p. 11-12) sont les
incontournables Voyages du Parnasse, à travers la version de Cervantès, ou
encore la República Literaria de Saavedra Fajardo au XVIIe siècle, ou alors au XVIIIe

396 Mars 2020 ç pp. 395-410


D. Diop

siècle avec La derrota de los pedantes de Leandro Fernández de Moratín et les


Exequias de la Lengua castellana de Juan Pablo Forner. Il s’agit d’œuvres littéraires
satiriques dont le socle est la tradition et l’ascendance humanistique, où
prédomine le plus souvent le recours du rêve antique et classique comme cadre
et prétexte de la vision fantastique.
Quant à l’étude des textes utopiques du XVIIIe siècle en Espagne, il a fallu
attendre les travaux de Paul Guinard (Guinard, 1977) consacrés à la période de
1781 à 1796 afin d’avoir une tentative de classement de six romans en rapport
avec la réalité contemporaine des auteurs qui tantôt ancrent le récit dans les
demi-utopies, tantôt dans les vraies utopies. C’est ainsi qu’il a successivement
fait la présentation des teneurs de l’ensemble de ces romans : Juan Luis (1781),
Eusebio (1786), Antenor (1788), Mirtilo (1795), Eudamonopeia (1796), Sinapia
(découvert en 1975). L’importance des travaux de Paul Guinard réside dans le
fait que c’est l’écrivain d’Alicante, Pedro Montengón (1745-1824), qu’il considère
comme le seul vrai romancier utopique du XVIIIe siècle espagnol, avant de
dévoiler ses apports et ses spécificités dans le vrai roman utopique, dynamique
et expérimental, en s’intéressant particulièrement à deux de ses romans (Eusebio,
1786 et El Mirtilo, 1795) qui lui semblent renfermer beaucoup plus d’éléments
relatifs à l’utopie. Dans Eusebio (1786), Montengón utilise des procédés tels que
les toponymes référentiels, le voyage, le mythe connexe du « bon sauvage » en
Amérique, la philosophie rationnelle, l’évangélisme (utopie intérieure),
l’expérience vitale avec l’exemple de la douleur intérieure d’Hardyl et d’Eumeno,
sans oublier la campagne. La différence de ce chef-d’œuvre de Montengón avec
l’Émile de Rousseau est que le jeune homme Eusebio est ouvert au monde, au
regard de son éducation et de ses voyages utiles. Dans El Mirtilo (1795), le
protagoniste est à la recherche du « paradis perdu » en quittant la corte (Madrid)
pour la campagne, où il finit par fonder une nouvelle humanité dans la vallée des
rêves, juste après la séparation avec ses compagnons bergers transhumants dont
la destination est l’Andalousie. Paul Guinard révèle ainsi dans Mirtilo deux types
d’utopies basées sur la campagne et la poésie lyrique, c’est-à-dire sur deux récits
superposés. En ce qui concerne El Antenor (1788), il affirme que l’utopie n’y
apparaît que dans quelques chapitres.
En nous inspirant des travaux de Paul Guinard, nous nous sommes
finalement rendu compte que non seulement l’utopie ne se limite pas au récit,
mais elle s’étend également à l’espace et au temps. Si nous avons l’Espagne du
XVIIe siècle transposée dans le roman du XVIIIe à travers Eusebio, c’est le retour
à la vie bucolique et primitive que tente Montengón dans Mirtilo en vue de
trouver une alternative à la réalité étouffante. Ce sont deux romans au genre
différent, qui nous permettront d’examiner comment l’écrivain d’Alicante a
réussi à se distinguer dans l’utopie romanesque, grâce aux nouvelles idées qui
pullulaient partout en Europe sauf en Espagne. Étant en contact direct avec
l’éclosion de ces nouvelles idées pendant son exil qu’il a mal vécu en Italie après
l’expulsion des Jésuites en 1767, Montengón a une vision du monde différente
des autres écrivains espagnols restés en Espagne. Son chef-d’œuvre didactique
(Eusebio) et son roman pastoral (Mirtilo) sont les deux principaux ouvrages sur
lesquels nous nous baserons pour analyser la manière dont le romancier

Akofena çn°001 397


L’inscription de Montengón dans l’utopie Eusebio (1786) & Mirtilo (1795)

philosophe, poète et dramaturge s’inscrit dans l’utopie du XVIIIe siècle grâce au


récit en rapport avec l’espace, voire avec le temps.
La problématique de cet article est liée au fait qu’il n’y a pas eu de travaux
majeurs concernant l’utopie au XVIIIe en Espagne, en particulier dans l’œuvre de
Montengón, avant le long article de Paul Guinard considéré comme les prémices
et qui sont essentiellement basées sur l’analyse du récit (Guinard, 1977). Malgré
la rareté des sources en Espagne, les résultats de la recherche de ce dernier sont
une source d’inspiration incontournable. Nous proposons ainsi de continuer la
recherche initiée par le célèbre hispaniste français en abordant la spécificité de
Pedro Montengón dans les écrits utopiques romanesques. Cette analyse sera
menée grâce aux outils littéraires qui nous permettront de définir dans le roman
une topographie mimétique et son lien avec la fonction narrative de l’espace.
Les hypothèses de notre recherche et l’analyse menée nous ramènent de
fait aux questions suivantes : comment Montengón se singularise-t-il des autres
écrivains utopiques traditionnels ou modernes ? Pourquoi cette utopie est-elle
une réalité expérimentale ? Comment s’opère le passage de l’espace romanesque
à l’espace utopique ? Quels moyens utilise Montengón pour l’évasion dans
l’espace et le temps ?
L’objectif de cette recherche vise à élargir davantage le champ de la
recherche sur les différentes manifestations de l’utopie dans le roman de
Montengón en nous focalisant sur l’espace, voire le temps.
Notre réflexion pourra ainsi s’articuler sur deux parties. Dans la première
partie, nous examinerons d’abord les utopies en Espagne au XVIIIe siècle à partir
des travaux de Paul Guinard, afin d’en faire une synthèse, avant d’aborder la
nouvelle utopie dans le roman de Montengón dans une seconde partie, où il sera
question de voir sa spécificité dans l’utopie à travers Eusebio (1786) et Mirtilo
(1795).

1. Les utopies du XVIIIe siècle en Espagne : aspects et manifestations


1.1. La présentation des travaux de Paul Guinard : les résultats des prémices
d’une recherche
Sans pour autant vouloir être exhaustif dans ses travaux sur les utopies en
Espagne, Paul Guinard présente le résultat de six romans utopiques (Guinard,
1977), à savoir Juan Luis (1781), Eusebio (1786), Antenor (1788), Mirtilo (1795),
Eudamonopeia (1796), Sinapia. Son article inédit est une réflexion consacrée à un
travail qu’il a bien pris soin de qualifier de premiers résultats d’une recherche
incipiente (Guinard, 1977, p. 171) consacrée tantôt aux romans à moitié utopiques,
tantôt aux vrais romans utopiques, dynamiques et possibles. Ce sont des romans
publiés entre 1781 et 1796, à l’exception de la Sinapia dont il n’a pas la date de
publication. Selon toujours Paul Guinard, au vu de la rareté des textes (Guinard,
1977, p. 172) utopiques du XVIIIe qui est liée au contrôle strict de l’Inquisition
dans l’Espagne des Bourbons, le résultat déjà découvert ou à découvrir ne peut
être que modeste. Les livres importés sont ainsi soumis au contrôle de
l’Inquisition, chargée de vérifier s’ils sont conformes aux « bonnes mœurs » et à
la « religion ». Les rapports de censure portent la signature de la plupart des
« grands ilustrados », en l’occurrence Cadalso, Meléndez Valdés et Jovellanos.

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D. Diop

C’est ce qui pousse Paul Guinard à tirer la conclusion selon laquelle les utopies
ne pouvaient pas faire florès en Espagne en raison de leur essence critique
intolérable, provoquant même une « vigoureuse autocensure » (Guinard, 1977,
p. 172).
Au XVIIIe siècle, les ouvrages utopiques sont « très nombreux » (Guinard,
1977, p. 171) en Europe, surtout en France, à travers la description d’une société
parfaite, par opposition à la société contemporaine. Il s’agit en effet de
« critiques » ou de « satires » avec des réformes en vue de corriger cette société.
Toutefois, les manifestations de ce genre de romans sont loin d’être connues en
Espagne pour Jacques Guinard qui s’est employé à en faire le point dans son
article Les utopies en Espagne (Guinard, 1977, p. 171-188). Ainsi affirme-t-il que
l’utopie n’apparaît que dans quelques chapitres en ce qui concerne Juan Luis et
Antenor, contrairement à l’Eudamonopeia qui décrit des sociétés antithétiques à
une époque contemporaine de l’auteur même s’il y a des descriptions pouvant
être considérées comme anachroniques et intemporelles (Guinard, 1977, p. 173).
Conformément à la tradition pastorale, le récit de Mirtilo débouche sur une
situation utopique qui est le contre-modèle de la société fuie par le héros. Sinapia
est cependant la « description cohérente » d’une société des « terres australes »
en contraste avec la société espagnole du XVIIIe siècle : l’utopie n’y apparaît que
dans l’imagination. Paul Guinard pense que cela est encore plus vrai que la
description du pays des Ayparchontes dans El Censor (Guinard, 1977, p. 173).
Postérieur de cinq ans à Juan Luis (1781), Eusebio (1786) de Pedro Montengón pose
le problème de l’éducation d’un jeune aristocrate (Guinard, 1977, p. 177) espagnol
recueilli dans une famille de quakers en Pennsylvanie, juste après un naufrage
où ses parents ont péri. Ce roman est un chef-d’œuvre, qui a permis de faire
connaître Pedro Montengón que Paul Guinard considère comme « le seul vrai
romancier » (Guinard, 1977, p. 180) de l’Espagne au XVIIIe siècle. De plus, il y a
eu un décalage entre son discours et celui des écrivains restés dans la Péninsule
ibérique (Guinard, 1977, p. 180-181), à cause de son exil en Italie où s’est déroulée
sa vie littéraire. Ses maîtres jésuites ont été expulsés vers l’Italie par Charles III
en 1767. Le jeune Valencien d’origine modeste quitte l’Espagne pour les retrouver
lors d’un exil qu’il a mal vécu. C’est en Italie qu’il renonce à la vie ecclésiastique
pour se mettre en contact avec des idées nouvelles qui circulent en Europe, avant
de se marier. Parmi ses cinq romans publiés, Paul Guinard s’est particulièrement
intéressé à Antenor et à Mirtilo afin de mettre Pedro Montengón au sommet de la
pyramide dans sa tentative de classer les écrivains espagnols dans les utopies du
XVIIIe siècle.
La réflexion de Paul Guinard a eu le mérite de passer au peigne fin les
procédés par lesquels les romans du XVIIIe siècle espagnol s’insèrent dans
l’utopie à travers le récit, l’espace ou le temps, en partant de la plus ancienne des
utopies dont la date est connue, (Guinard, 1977, p. 173), (Las aventuras de Juan
Luis, de Diego Ventura y Rejón, parues en 1781). L’année 1781 symbolise
également la fondation de l’hebdomadaire satirique et critique, El Censor, qui
était le journal le plus important de l’Espagne du XVIIIe siècle (Guinard, 1977, p.
174), à l’image du Spectator anglais.

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L’inscription de Montengón dans l’utopie Eusebio (1786) & Mirtilo (1795)

1.2. Juan Luis (1781) : l’impact de l’Île Fortunaria sur Nogalia devenu une
« nation civilisée »
Dans Juan Luis, nous avons l’Île Fortunaria où l’on fait fortune, c’est-à-dire
une ancienne colonie de Nogalia qui est la métropole (Guinard, 1977, p. 175). Au
lieu d’améliorer le sort de ses habitants, les Nogaliens ne pensaient qu’à
l’exploitation des richesses en rudoyant de plus en plus ces malheureux
opprimés qui se sont finalement libérés, grâce à l’aide d’une puissance voisine.
L’île, désormais libre sans les oppresseurs Nogaliens chassés à la suite d’une
révolte, devient une république oligarchique gouvernée par un prince élu
(Guinard, 1977, p. 175-176). Juan Luis, protagoniste principal y voit maintenant
une société idéale qui ne cesse de l’éblouir, au regard de son organisation et de
son mode de fonctionnement. C’est une société austère (Guinard, 1977, p. 175-
176), sans peine de mort, qui bannit « toutes les formes de luxes » (alimentaire,
vestimentaire ou autre), en plus de l’ordre qui y règne. Les autorités ont tout fait
pour éradiquer l’oisiveté, en interdisant la mendicité, l’ivrognerie et le
vagabondage. De retour à Nogalia, Fortunaria lui servira de modèle pour réaliser
les progrès qui font défaut à sa patrie pour devenir une « nation civilisée ».
Fortunaria est une île dont la description nous ramène aux « traits
typiques des grandes utopies traditionnelles », mis à part la « relative liberté de
circulation », l’omission des « éléments essentiels » en rapport avec la description
des structures sociales. Aussi se demande Paul Guinard s’il y existe une noblesse
héréditaire, des esclaves, une organisation économique. Bref, des thèmes sont
donc passés sous silence (la propriété des biens, la monnaie, le commerce, l’industrie),
(Guinard, 1977, p. 176), au profit d’autres familiers à la « minorité éclairée »
(Guinard, 1977, p. 176).

1.3. Eusebio (1786) : « l’Émile espagnol ». La satire de l’Europe et le mythe du


bon sauvage
Dans Eusebio (1786) et Juan Luis (1781), nous avons des conventions et des
procédés du roman d’aventures byzantin, à savoir les « voyages », les « pirates »,
les « naufrages », les « séparations » et « rencontres stupéfiantes » (Guinard,
1977, p. 180-181). Eusebio est une critique des pays européens (l’Angleterre, la
France et l’Espagne) où se rendra le jeune noble pour l’application de son
éducation théorique à travers une confrontation entre les mœurs de ces pays et
celles de la nouvelle société américaine libre, égalitaire, vertueuse et active.
Toutefois, c’est une société américaine qui rejette les aventuriers pervers venus
d’Outre-Atlantique pour gruger ou exterminer les bons sauvages.
Au-delà de l’aspect critique envers l’Europe, c’est surtout la présence de
deux mythes qui retiennent l’attention, notamment la « simplicité édénique » des
tribus indiennes et la « nouvelle société » où le jeune européen (Eusebio) sera
régénéré (Guinard, 1977, p. 181). Toutefois, Paul Guinard pense que Montengón
n’est pas entré de plain-pied dans l’utopie lorsqu’il affirme sans insister sur son
pendant féminin (Eudoxia, 1793), (Guinard, 1977, p. 181): Un pas de plus,
Montengón eût débouché dans l’utopie.

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D. Diop

1.4. El Antenor (1788) : les pérégrinations et la sagesse d’un prince éclairé


Dans El Antenor (1788), Montengón change de registre et nous fait entrer
dans un « monde fabuleux » dont une partie est analysée par (Guinard, 1977, p.
181). Il pense qu’à première vue Antenor peut donner l’impression d’un « simple
divertissement de lettré ». Déjà mentionné par Homère et Virgile, Antenor (le
prince troyen) abandonne Troie après sa chute pour entamer une série de
pérégrinations que Montengón imagine librement, « en virtuose », dans son livre
tout en tenant compte des « minces indications » laissées par les poètes antiques
(Guinard, 1977, p. 181-182), sans oublier la « sagesse d’Antenor ».

1.5. El Mirtilo (1795) : le retour vers la nature et la découverte d’une nouvelle


humanité
Dans El Mirtilo (1795), Paul Guinard pense qu’il s’agit « peut-être du
roman le plus authentiquement utopique » parmi les trois romans déjà
considérés (Guinard, 1977, p. 182), avant d’ajouter que le livre est très
déconcertant. En effet, l’histoire de Mirtilo a pour théâtre l’Espagne de Charles
IV. Montengón y relate l’histoire d’un jeune homme de bonne famille si « mal
dans sa peau » dans cette Espagne de la fin du XVIIIe siècle. Ce personnage
principal, qui représente la « clase media » est d’une part écœuré par la
corruption à la corte (Madrid), et d’autre part découragé par la « vénalité » de
l’administration qui l’empêche de « faire valoir certains droits », en plus d’être
attristé par la frivolité de la « femme à la mode dont il est épris ». Pour toutes ces
raisons, Mirtilo décide de quitter la ville et de revenir à la nature. Nous avons par
la même occasion le souvenir de Rousseau, et surtout le vieux thème si cher aux
Espagnols : l’opposition de la « ville impure » à la « campagne édénique ». En
compagnie des bergers avec leur troupeau transhumant, Mirtilo se dirige vers les
« pâturages d’hier » d’Estrémadure en passant par la Manche.
Cependant, Paul Guinard rejette catégoriquement l’idée de Fabbri selon
laquelle Montengón critique ainsi la fameuse « Mesta », avant d’affirmer que le
roman n’est autre chose que le récit du voyage (Guinard, 1977, p. 182) qui se
déroule sur deux plans : le premier est d’ordre narratif avec la succession des
étapes marquées par des « heurts » et des « malheurs », et le second est lyrique
car Mirtilo et ses compagnons profitent de « chaque étape », de « chaque
incident » à l’image de la « pure tradition » pastorale de Garcilaso et de
Montemayor pour chanter leurs chagrins d’amour (Guinard, 1977, p. 183). Ces
deux plans, d’ordre narratif et lyrique, représentent respectivement le « monde
réel », y compris les intrusions de la « société rejetée » dans la quête de Mirtilo à
travers la rencontre des « fermiers inhospitaliers », des « personnages insolites »,
« fous », « malfaiteurs ou autres », et un « deuxième monde » irréel superposé au
monde réel grâce à l’évasion. D’après Paul Guinard, l’utopie réside dès le début
de cet impossible retour à une société pastorale imaginaire, en dépit du fait du
développement de Montengón jusqu’à une conclusion logique (Guinard, 1977, p.
183). Mirtilo souffre de la solitude, au moment où les bergers sont unis ou fiancés
à de « belles bergères », « robustes », « sages et tendres ». A la fin du voyage à
Mérida, il poursuit son chemin vers l’Occident à la recherche de la « campagne
idéale » qu’il ne tarde pas à découvrir au soleil couchant (Guinard, 1977, p. 183).

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L’inscription de Montengón dans l’utopie Eusebio (1786) & Mirtilo (1795)

Mirtilo trouve enfin le bonheur dans une « vallée séparée »,


« paradisiaque », au fond d’un vallon à la « végétation riante » où vit une famille,
Mélanie la mère et sa fille dont le père n’a pas tardé à mourir, juste après leur
aménagement. Victime des persécutions des hommes, elles se réfugient dans
cette retraite depuis longtemps. Leur mode de vie nous ramène au primitivisme,
puisqu’elles dépendent des produits de la nature (fruits, baies, herbes) sans pour
autant travailler la terre. Elles y mènent une vie « naturelle et heureuse ». Cette
rencontre de Mirtilo avec la « nouvelle Eve », éloignée des perversions de la
« civilisation », marque pour Mirtilo la fin de la quête de la « femme pure et
vraie » qui le rendra heureux en tant qu’homme qui a préféré se détourner des
« fastes et des prestiges » de la vie en société. Ainsi se demande Paul Guinard si
Mirtilo fondera une nouvelle humanité, à cause de la fin du roman au moment
où la mère Mélanie commence à raconter ses malheurs.

1.6. Eudamonopeia (1796) : les aventures de Philarètes et son arrivée dans le


« pays du bonheur parfait »
S’agissant de l’Eudamonopeia de Traggia (1796), Paul Guinard s’est
principalement intéressé à la première version estimée utopique (Guinard, 1977,
p. 184), puisqu’il y en a deux. La seconde version est un récit de voyage
« didactico-historico-politique ». Il s’agit d’un poème de l’accession au bonheur,
racontant les aventures de Philarète, « l’ami de la vertu ». Chypriote, ce serviteur
du Tsar échoue sur le rivage d’une île déserte avec Sosiclès (Guinard, 1977, p.
185). Ils ont réussi à subsister grâce aux ressources naturelles de cette île, à l’aune
de Robinson. Les péripéties de cette robinsonnade sont ponctuées de l’exaltation
de la sagesse, de la raison et de l’ingéniosité de l’homme. Cependant, il y existe
l’interaction d’un système surnaturel qui associe des éléments païens et antiques
à des éléments chrétiens tels que Dieu, le Créateur, l’Éternel (Guinard, 1977, p.
185). Conseillé par le spectre de son père, « mort de mort violente », Philarète
découvre une inscription sibylline (en grec) qui le pousse à construire un bateau
en vue de se rendre dans l’Île du bonheur. Ayant mal interprété l’inscription, les
navigateurs débarquent chez les Hédonites dont l’existence est sous-tendue par
la « recherche délibérée » et « systématique de la jouissance ». C’est une société
où il n’existe que des « activités agréables ». Toute cause de déplaisir (le spectacle
de la déchéance physique et de la mort) y est éliminée, (Guinard, 1977, p.185).
C’est une société égoïste, hypocrite et despotique constituée de jouisseurs
qui se méfient des étrangers (Guinard, 1977, p. 185). Malgré le bon accueil qu’on
lui réserve, Philarète sera vite mis aux arrêts avant de s’évader pour aller dans
l’îlot des malades où il guérira des malades qui forment une « nouvelle société ».
Cette dernière est dirigée, et surtout guidée dans ses premiers pas, par Philarète
qui se charge de l’organisation. En revanche, il abandonne l’îlot et poursuit son
voyage en direction du pays du bonheur parfait. Par conséquent, Paul Guinard
s’interroge sur la valeur « allusive » et « symbolique » de l’apparition de cette
société au sein des « infirmes », fondée par un « sauveur éclairé », sans réponse
(Guinard, 1977, p. 185). Dans sa description, nous avons une « République » dont
les thèmes sont proches des « grandes utopies classiques », notamment celles de
More, Campanella et autres. Des gouvernants élus sont aux rênes de cette société

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créée par Philarète et régie par l’austérité, l’égalité. De plus, la vie y est
communautaire et fraternelle, sans oublier l’absence de la société privée.
Estimant sa mission accomplie juste après l’élection d’un roi, Philarète
prodigue des conseils au peuple à travers un discours et quitte l’îlot afin de
poursuivre son voyage vers « le pays du bonheur parfait » (Guinard, 1977, p. 185-
186). Un pays sans nom et sans configuration. Dans la nouvelle société tout
comme dans le pays « du parfait bonheur », Paul Guinard déclare que nous
avons affaire à des utopies au sens strict du mot et non à des projets réformistes
(Guinard, 1977, p. 185-186). C’est en ce sens qu’il assimile ces utopies à celles de
More et Campanella, si l’on tient compte du rejet d’une « société caricaturée »
dans « l’utopie négative » des Hédoniens. Par conséquent, Traggia n’y émet pas
l’espoir de sa transformation. Enfin, conformément à la convention, le roman
prend fin au moment où Philarète raconte son enfance à ses hôtes.

1.7. Sinapia (découvert en 1975) : l’anagramme d’Hispania ou l’Espagne


inversée
Cependant découvert sans nom d’auteur dans les archives du comte
Campomanes en 1975, Sinapia est attribué à son détenteur par l’éditeur M. Avilés
Fernández (Guinard, 1977, p. 186) sans preuves objectives. En tout cas, cette
attribution peut poser problème selon Paul Guinard, au regard de certaines
considérations purement sémantiques. Ce dernier s’est demandé si l’auteur
faisait partie des nombreux Italiens qui exerçaient des fonctions à la cour de
Charles III entre 1775 et 1780, avant d’essayer d’y apporter des « preuves » à
travers le rapprochement de vocables italiens et castillans (Guinard, 1977, p. 186).
C’est ainsi qu’il fait le parallélisme entre l’usage de deux mots qui relèvent de
l’italianisme, à savoir « Machiavelli » (Machiavel en français) et « parruquere »
(perruquier en français). Quant au comte Campomanes, il déclare avoir traduit
une traduction française d’un « inédit du grand navigateur Tasman ». Quoi qu’il
en soit, le raisonnement de Paul Guinard est plausible, même si l’énigme sur le
vrai auteur de cet ouvrage persiste.
Sinapia est une péninsule des terres australes parée de « touches d’un
exotisme oriental de pacotille», selon Paul Guinard (Guinard, 1977, p. 186) qui
affirme qu’il s’agit de la conception typique du lieu isolé. Les mondes utopiques
sont des « prisons » (Guinard, 1977, p. 187), c’est-à-dire des lieux
hermétiquement fermés et inaccessibles aux étrangers, à l’image de l’Île d’Utopie
(Guinard, 1977, p. 186). En ce qui concerne le concept de Sinapia, c’est conçu à
partir de l’anagramme d’Hispania pour exprimer l’idée d’antipode, d’antithèse,
ou plus précisément l’idée d’une Espagne inversée. Une idée étayée aussi par sa
configuration géographique, compte tenu de son rattachement au continent situé
au sud à travers l’isthme montagneux. L’auteur, cité par Paul Guinard, confirme
cette interprétation : « Finalement, il est clair que par son emplacement comme
en toute chose, cette péninsule est l’antipode parfait de notre Espagne »
(Guinard, 1977, p. 187). Du point de vue de la description, la référence à l’Espagne
y est constante, à l’aune de celle des Ayparchontes même si la péninsule de
Sinapia est beaucoup plus développée et systématique au niveau de la société
idéale. Constituée de Malais, de Chinois, de Péruviens et de Persans, la société

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L’inscription de Montengón dans l’utopie Eusebio (1786) & Mirtilo (1795)

des Sinapiens est égalitaire, si ce n’est les esclaves achetés, les prisonniers de
guerre ou prisonniers de droit commun (Guinard, 1977, p. 188). Par conséquent,
les enfants de ces victimes de l’inégalité sont libres. Enfin, cette population
pourvue de tout le nécessaire se voit interdire le luxe, que ce soit dans la
nourriture, le costume et l’ameublement.

Synthèse
Pionnier de l’étude des utopies de l’Espagne du XVIIIe siècle, Paul
Guinard avait eu raison de ne pas clore le champ de la recherche au cours de la
présentation de ses travaux qu’il considérait comme les premiers résultats d’une
recherche incipiente. Les multiples facettes de l’utopie à laquelle il s’est intéressé
concernent essentiellement les romans publiés entre 1781 et 1796. Sa tentative
d’expliciter l’utopie dans ces romans est incontournable pour mieux explorer
d’autres pistes de recherche dans la même veine mais sous d’autres angles
d’analyse, notamment l’espace ou le temps en rapport avec le récit. Rappelons
que Paul Guinard s’est appuyé sur le récit des romans afin d’examiner l’idéologie
des différents auteurs en corrélation avec l’Utopie de Thomas More, La cité du
soleil de Campanella, La nouvelle Atlantide de Bacon, ou avec de nombreux
ouvrages publiés en France au XVIIIe siècle (Guinard, 1977, p. 171). Il s’agit d’une
démarche intéressante qui consiste à faire comprendre l’utopie dans les romans
espagnols du XVIIIe siècle en partant du récit romanesque ou de la réalité
contemporaine critiquée, fuie, avant d’être vite abandonnée au profit du récit
utopique ou de la recherche de la société idéale, grâce à l’insertion du personnage
principal dans un environnement artificiel. Pour tout dire, il a dans un premier
temps abordé les « fruits d’un humanisme imprégné de Platon », très influencés
par les grandes découvertes du XVIe siècle, avant de circonscrire le champ de sa
recherche sur le XVIIIe siècle européen et espagnol (Guinard, 1977, p. 171) où l’on
assiste à la description d’une société parfaite sous-tendue par des critiques d’une
société contemporaine et par l’évocation des réformes.
Le voyage est le symbole fonctionnel dans ce genre de romans, dans la
mesure où les personnages principaux effectuent des déplacements pour fuir le
réel (la société contemporaine) à travers par exemple des évasions dans le temps
et l’espace comme dans les romans de Pedro Montengón (Blanco, 2001). Mais la
différence de Pedro Montengón avec tous ces écrivains de romans utopiques,
c’est qu’il s’est distingué dans l’utopie possible (Fabbri, 1985), dynamique.

2. La nouvelle utopie dans le roman de Pedro Montengón


Dans le roman de Pedro Montengón, nous avons une nouvelle utopie
différente de l’utopie traditionnelle où l’individu est inséré dans un
environnement artificiel. L’utopie est désormais possible et dynamique dans
l’œuvre de Montengón, sauf dans El Mirtilo (1793) où il y a deux sortes d’utopies :
l’une dynamique et possible, l’autre régressive. Rappelons que le roman
utopique a pour principales structures le récit de voyages à travers des nations et
des cités parfaites, inexistantes et impossibles. Mais, l’écrivain d’Alicante utilise
l’espace pour se distinguer des autres écrivains utopiques du XVIIIe siècle, sans
oublier ceux de l’utopie traditionnelle. Si Paul Guinard considère Montengón

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D. Diop

comme le vrai romancier du XVIIIe siècle espagnol, l’analyse de son espace


romanesque démontrera qu’il est également le seul vrai auteur de romans
utopiques, dynamiques et empiriques. L’utopie est dès lors expérimentale. Aussi
y a-t-il différents modèles utopiques dans son espace romanesque, notamment le
paradis perdu dans El Mirtilo, la polis dans Antenor, la campagne dans Eusebio et
Eudoxia, entre 1786 et 1796. Cependant, les romans Eusebio (1786) et Mirtilo (1793)
nous permettront de mieux voir dans les détails comment Montengón s’inscrit
dans l’utopie à travers l’espace.
Original à l’intérieur du genre de la littérature utopique, Eusebio (1786)
renferme beaucoup d’éléments nouveaux, inconnus aux « fausses utopies »
traditionnelles ou aux « demi-utopies » du XVIIIe siècle (Krauss, 1970), ayant
pour finalité la régénération de l’humanité à travers l’éducation à la vertu
naturelle, l’’évangélisme (utopie intérieure), le mythe connexe du bon sauvage,
le voyage utile, le romantisme et le rationalisme.

2.1. La spécificité de Montengón dans l’utopie : Eusebio (1786) et Mirtilo (1795)


Ce sont deux œuvres romanesques au genre différent, à savoir le roman
didactique dans Eusebio (1786) et le roman pastoral dans Mirtilo (1795), qui
pourront nous permettre de démontrer avec force détails l’inscription de
Montengón dans l’utopie possible, dynamique et expérimentale. Dès lors, le
règne de nulle part et la fermeture hermétique de l’île de l’utopie traditionnelle
qui rejette systématiquement tout étranger sont remplacés par des toponymes
référentiels, des espaces clos ou ouverts, ancrant le récit dans le réel (Jouve, 1997,
p. 21-22). Il y a entre autres exemples le sauvetage des rescapés (Eusebio et Gil
Altano) sur les côtes de Maryland et de la Caroline, le séjour à la grange (maison
de campagne d’Henrique Myden), le voyage à Philadelphie et le périple d’une
part, ou d’autre part le lieu de naissance de Mirtilo (Valence), son voyage d’étude
en Italie et son retour en Espagne (la corte), y compris la transhumance dans le
sud de l’Espagne (Andalousie, Mérida, Estrémadure). Bref, nous aborderons
successivement dans cette partie l’utopie dans Eusebio et Mirtilo à travers des
orientations et des références que Montengón utilise pour se singulariser parmi
les romanciers utopiques.

2.2. L’utopie dans Eusebio (1786) : la campagne


La campagne occupe une place de choix dans ce chef-d’œuvre de
Montengón dans la mesure où elle constitue l’alpha et l’oméga de la structure
romanesque. Même si l’Amérique (Guinard, 1990, p. 61) y symbolise l’un des
éléments de l’utopie avec le voyage, la campagne (Marti, 2001) est primordiale
dans la quête du bonheur basée sur la vie à la campagne (ouverture du roman
juste après le naufrage et l’éducation du fils d’Eusebio, Henriquito). Outre l’idée
de paradis, Montengón nous suggère le mythe connexe du bon sauvage qui
constitue un schème (Durand, 1960, p. 51) relatif au récit historique et légendaire.
Quant à Isidoro, il voyage en Italie et y reste à son tour heureux dans un temple
de Diane (« el ameno templo ») avec sa femme paysanne, Dorotea, pour y mener
une vie bucolique grâce aux délices de la campagne. Ce personnage secondaire
du roman de Montengón (Isidoro) y achète une portion de terre et devient berger,

Akofena çn°001 405


L’inscription de Montengón dans l’utopie Eusebio (1786) & Mirtilo (1795)

en plus de ses travaux champêtres afin de diversifier ses activités. Aussi certains
critiques littéraires appellent-ils ce best-seller de Montengón l’Émile espagnol, en
se fondant sur le retour vers la nature pure vierge, l’éducation du jeune Eusebio
dans la vertu naturelle, y compris celle de son fils Henriquito. La seule différence
entre ces deux romans est que le jeune Eusebio est dans une société ouverte au
monde contrairement au jeune Émile.
La campagne est un havre de paix et source de richesses (fortune
d’Henrique Myden, homme d’affaires à Philadelphie) où prédominent l’espoir,
la tranquillité et la fertilité, contrairement à la ville où se nichent les vices de
l’orgueil et de l’ambition. Cependant, la ville symbolise dans Eusebio le danger.
C’est pourquoi elle joue un rôle de contrepoint, mettant en relief les bienfaits de
la campagne. Dès leur sortie de la prison de Newgate à Londres, Eusebio et son
maître Hardyl se rassérènent à la campagne en compagnie du lord et de sa femme
Nancy, la jeune fille bergère. L’histoire d’Adélaïde à Paris est le point d’orgue
d’une ville pervertie : cette jeune fille de la campagne, originaire de Linnois (lieu
de résidence de ses parents), y est victime de maladies vénériennes avant d’être
sauvée in extremis par Hardyl qui l’a fait sortir de l’hôpital de Bicêtre (un asile
ignominieux) pour la ramener à ses parents.
Le Locus amoenus fait son apparition dans le roman lorsque par exemple
Eusebio et sa femme Leocadia quittent la ville de S… en Espagne après y avoir
vécu l’enfer de la prison. En partance pour l’Amérique, ils découvrent une plage
paradisiaque, un lieu dont la végétation est luxuriante et où coule l’eau et règne
une tranquillité totale, avec un sol fertile et amène. Tous ces exemples que nous
venons de voir par rapport à l’espace utopique de la campagne justifie le fait que
le voyage n’est pas uniquement le seul moyen pour Montengón d’aborder
l’utopie qui apparaît dans Eusebio sous plusieurs facettes à la fois philosophiques,
(Serra, 1981), (la raison), anthropologiques (Quintana, 1996), imaginaires et
romantiques (http://www.auladeletras.net/), intérieures pendant le périple et
expérimentales avec l’expérience vitale d’Hardyl et d’Eumeno à travers la
douleur et la souffrance, sans oublier son projet de société basé sur l’éducation
de Rousseau et le voyage utile (Lafarga, 1994).
A l’image des meilleurs auteurs du XVIIIe siècle espagnol, il (Lafarga, 1994,
p.10) pense que ce roman de Montengón marque un tournant dans la littérature
de voyage. Selon lui, Eusebio est à l’aune de Las cartas marruecas de Cadalso et de
Las cartas turcas de Meléndez Valdés. A cette époque la littérature de voyage était
limitée en Espagne, contrairement au reste de l’Europe, où dominait la tendance
aux voyages. Il s’agit donc d’un paradoxe. D’autant plus que les autres pays de
l’Europe voulaient découvrir ce qui se passait dans les pays voisins, voire en
dehors de leur continent (l’Amérique). La France, l’Angleterre, l’Italie et
l’Amérique étaient les destinations privilégiées (Lafarga, 1994, p. 5). Ce sont des
voyages qui avaient comme objectif de faire connaître les expériences vécues et
les réalités observées à travers ces différents toponymes référentiels. Ainsi le
périple d’Eusebio et de son maître Hardyl démontre-t-il que la véritable utopie
est intérieure. D’où la différence entre Eusebio et toutes les utopies classiques,
même si Montengón s’en inspire.

406 Mars 2020 ç pp. 395-410


D. Diop

L’intérêt de son article (Lafarga, 1994, p. 18) réside dans le fait qu’il nous
permet de comprendre comment Montengón, Cadalso et Meléndez Valdés ont
accéléré le passage du XVIIIe au XIXe siècle en caractérisant le changement de
mentalité et de goût, à l’instar des écrivains de la fin du XVIIIe siècle. Épris de
connaissances, ces voyageurs étaient préoccupés par l’éducation de leurs
compatriotes recroquevillés sur leur terroir et rétifs aux nouvelles idées.
Autrement dit, ce sont des voyageurs dont la préoccupation n’était pas
uniquement la curiosité.
Dans El Mirtilo (1795), la campagne est l’espace utopique tandis que son
modèle utopique nous ramène à un paradis perdu. Le protagoniste Mirtilo fuit
la ville (corte) qu’il avait regagnée dans l’espoir de décrocher un emploi, juste
après ses études en Italie. Sa déception à la ville désordonnée et tumultueuse est
telle que Mirtilo décide de vivre à la campagne où il suit des bergers en
transhumance vers le sud de l’Espagne, l’Andalousie. Il s’agit donc d’un roman
où il n’y a guère d’action (Montengón, 1998, p. 43). Marc Marti fait savoir dans
son article (Marti, 2001, p. 206) qu’à partir du XVIIIe siècle l’espace romanesque
abandonne les références littéraires du topos de « menosprecio de corte y
alabanza de aldea », au profit de l’imitation concrète de la réalité à travers la
description de ses beautés et de ses imperfections. Au niveau de la construction
du récit, il y a une évolution du genre pour les romanciers de cette époque. C’est
ce qui explique l’abondante toponymie et les fonctions de l’espace urbain. En
guise d’exemple, Marc Marti nous donne l’exemple de La Serafina de José Mor de
Fuentes Marti, 2001, p. 204-205).
Faisant partie des premiers romans urbains, l’auteur de La Serafina nous
livre la description d’une ville contemporaine, Saragosse. Les premières lettres
du protagoniste Alfonso expriment son aversion pour la corte, en faveur de la
ville province. Avec Mor de Fuentes le monde rural cesse d’être idéalisé en ce qui
concerne la représentation spatiale, marquant ainsi l’autonomie du genre envers
les poétiques classiques (Marti, 2001, p. 206). Mais dans son roman pastoral, El
Mirtilo, o Los pastores transhumantes, Montengón s’en sert comme point de départ
de la narration (Marti, 2001, p. 199) : le topos devient dans ce roman un noyau
narratif.

2.3. L’utopie dans Mirtilo (1795) : le paradis perdu


C’est un roman dont la structure est basée sur la transhumance (Marti,
2001, p. 199). Dès son départ de la ville pour la campagne, Mirtilo tombe sur un
groupe de bergers qui se dirige vers l’Estrémadure. A l’ouverture du roman,
Mirtilo dresse un tableau sombre de la capitale (corte) à travers un monologue.
Les qualificatifs pour décrire les mirages de la corte ne sont pas du tout
reluisants compte tenu de la corruption et du désordre (tumulto de aquella
Babilonia) qui y règnent, en plus de l’infortune (escollo de la fortuna) vécue par le
personnage principal. L’image de la ville impure et celle de la campagne
édénique nous rappellent le traité d’Antonio de Guevara (Marti, 2001, p. 198),
Menosprecio de Corte y alabanza de aldea, qui remonte au XVIe siècle même si Marc
Marti précise qu’il s’agit d’un topos qui peut être situé en référence à la poésie
latine en donnant l’exemple du Beatus ille de Horace et des Géorgiques de Virgile.

Akofena çn°001 407


L’inscription de Montengón dans l’utopie Eusebio (1786) & Mirtilo (1795)

Par ailleurs, les deux plans proposés par Paul Guinard pour déterminer la
structure romanesque de Mirtilo sont d’ordre narratif et lyrique (Guinard, 1977,
p. 183), c’est-à-dire deux mondes superposés : un monde respectivement réel à
travers le récit et un autre irréel introduit par la poésie. Aussi Marc Marti parle-
t-il à ce propos de noyau narratif (Marti, 2001, p. 199), issu du topos. Toutefois,
l’analyse de l’espace de Mirtilo peut nous permettre de démêler l’écheveau du
noyau narratif, qui peut s’articuler sur trois espaces, à savoir un espace
romanesque relatif à Madrid (la corte) et deux autres espaces utopiques, ayant
trait à la campagne et à la poésie lyrique, mythique. Dans ce roman pastoral, qui
est un contre-modèle de la société du temps de Montengón, nous avons trois
sortes d’utopies : l’utopie dynamique possible grâce aux toponymes référentiels
(l’Espagne, l’Andalousie, l’Estrémadure), l’utopie imaginaire et mythique avec la
poésie pendant les heures de pause, l’utopie régressive avec la découverte de la
vallée des rêves (la grotte de Melania et Melanira).
Arrivé en Estrémadure (Mirtilo, 1795, p. 264-265), Mirtilo s’étonne du
retard de cet endroit presque désert où le commerce et l’industrie n’y existent
pas, sans oublier l’agriculture abandonnée. C’est l’élevage qui est la principale
activité économique de cette zone. Aussi propose-t-il des réformes : les petits
troupeaux sédentarisés doivent remplacer les grands troupeaux transhumants.
Autrement dit, la propriété des paysans doit remplacer celle des latifundistes.

Conclusion
L’inscription de Montengón dans le roman utopique du XVIIIe siècle
marque la révolution du genre, eu égard aux différentes facettes de l’utopie que
l’écrivain d’Alicante exploite, afin de se singulariser des autres romanciers
utopiques, que ce soit les fausses utopies traditionnelles purement imaginaires et
hermétiques, ou les demi-utopies de l’Espagne à partir de 1781 jusqu’en 1795.
Avec Montengón, l’utopie devient vraie, c’est-à-dire une réalité expérimentale.
En attestent les toponymes utilisés dans ses romans, et notamment dans Eusebio
(1786) et Mirtilo (1795) qui ont fait l’objet d’étude de cet article. Étant soit un
espace romanesque ou un espace utopique, la topographie mimétique facilite
ainsi l’ancrage du récit dans le réel, pour ne pas dire dans la vraie utopie au
travers des voyages dans Eusebio et de la transhumance dans Mirtilo.
Dans ses romans utopiques, les différents protagonistes de Montengón
quittent l’espace romanesque pour se réfugier dans l’espace utopique, à savoir la
campagne dans Eusebio (1786) et son pendant féminin Eudoxia (1793), dans Mirtilo
(1795). Eusebio, Eudoxia et Mirtilo se sont tous régénérés à la campagne. Les
rescapés Eusebio et Gil Altano se retrouvent en Amérique, à la granja d’Henrique
Myden, juste après le naufrage de leur embarcation venue d’Espagne.
Accompagnée de Domitila, la famille d’Eudoxia est déportée de la ville de
Constantinople pour la campagne à cause de la jalousie du roi. Quant à Mirtilo,
il est à la recherche du paradis perdu dont le retour semble dès le début
impossible : il a finalement trouvé une nouvelle humanité à la campagne pure et
vierge, à l’image des primitifs incarnés par la mère et la fille (Melania et
Melanira).

408 Mars 2020 ç pp. 395-410


D. Diop

Quant au romantisme, il permet à Montengón de faire des transpositions


dans l’espace et le temps au travers de l’imaginaire et du réel. Dans Eusebio (1786),
nous avons des repères historiques qui permettent de démontrer qu’il existe un
décalage, puisque l’Espagne du XVIIIe siècle est transposée dans celle du XVIIe.
Il s’agit par exemple des allusions aux guerres anglo-hollandaises (Eusebio, 1786,
p. 412) de 1652-1654 et au port de Plymouth (Eusebio, 1786, p. 131), symbolisant
ainsi la fin de l’hégémonie navale espagnole en 1588 (Battesti, 2019). Toutefois, le
voyage en Amérique et le naufrage sur les côtes de Maryland sont des critères
d’évasions dans l’espace au moment où l’Europe est invivable à cause de l’Âge
de fer. Dans son roman pastoral El Mirtilo (1795), le monde bucolique est
introduit par des espaces génériques où séjournent Mirtilo et ses compagnons
bergers pendant la transhumance vers l’Andalousie: vallées, montagnes, fermes,
bergeries, auberges, bois, grottes et cabanes (Marti, 1994, p. 507). C’est pourquoi
Marc Marti distingue deux espaces dans ce roman pastoral : l’espace diégétique
où se déroule l’action et l’espace extradiégétique construit par les poésies (Marti,
1994, p. 506-507), tout en affirmant que ces deux espaces ne sont pas foncièrement
différents parce qu’ils ne sont que des avatars du Locus Amoenus, même s’ils ont
des rôles distincts. C’est grâce à la poésie que sont évoqués des schèmes
mythologiques, en l’occurrence Anacreonte pour faire l’éloge de la beauté et
l’harmonie de la nature (Montengón, 1795, pp. 59-65), les trois nymphes dans une
source (Montengón, 1795, pp. 72-73), un fils d’Hercule (Hilas), (Montengón, 1795,
p. 76), et la hermosa Filis (Mirtilo, 1795, p. 115). L’imaginaire de la ville n’est qu’un
contrepoint dans Mirtilo, évoquant le tumulte, le désordre (Montengón, 1795, p.
9) et les ruines (Mirtilo, 1795, p. 214). Bref, l’inscription de Pedro Montengón dans
le roman utopique du XVIIIe siècle s’opère de manière complexe si l’on tient
compte de l’ensemble des procédés utilisés, c’est-à-dire la philosophie (la raison),
l’espace et le temps (le voyage & la transhumance, l’évasion grâce au
romantisme), le récit (la poésie lyrique), l’évangélisme (la religion & l’équilibre),
la douleur (Hardyl & le vieux Eumeno).

Références bibliographiques
Romans de Pedro Montengón
MONTENGÓN P. 1998. Eusebio, Edición de Fernando García Lara, cátedra,
Letras Hispánicas.
MONTENGÓN P. 1990. Eudoxia, hija de Belisario, Edición de Guillermo Carnero,
Alicante, Instituto de Cultura Juan Gil-Albert.
MONTENGÓN P. 2002. El Rodrigo, Ediciones Cátedra, Madrid.
MONTENGÓN P. 1795. El Mirtilo ó Los pastores trashumantes Madrid, Imprenta
de Sancha.
MONTENGÓN P. 1788. El Antenor, primera parte, con licencia en Madrid: por
Don Antonio de Sancha. http://books.google.fr
MONTENGÓN P. 1788. El Antenor, parte segunda, por Don Pedro Montengón,
con licencia en Madrid: por Don Antonio de Sancha.
http://books.google.fr/

Bibliographie sur Montengón

Akofena çn°001 409


L’inscription de Montengón dans l’utopie Eusebio (1786) & Mirtilo (1795)

BLANCO R. 2001. Pedro Montengón y Paret (1745-1824): un ilustrado entre la utopía


y la realidad, Universidad Politécnica de Valencia, 2001.
FABBRI M. 1985. « Utopías posibles al acabar un siglo: Montengón y Thjulén »,
Homenaje a José Antonio Maravall / coord. por Carlos Moya Espí, Luis
Rodríguez de Zúñiga, Carmen Iglesias, Vol. 2, pages. 65-78.
GUINARD P. 1977. « Les utopies en Espagne au XVIIIe », in Recherches sur le
roman historique en Europe XVIIIe-XIXe siècle, Université de Besançon, Paris,
éd. Les Belles Lettres, pp. 171-202.
GUINARD P. 1990. « Les utopies en Espagne au XVIIIe », dans Recherches sur le
roman historique en Europe XVIIIe-XIXe siècle, la Casa de Velázquez,
Universidad Complutense, Madrid.
QUINTANA J. A. 1996. « El Eusebio de Pedro Montengon: Una Antropología
utópica », Revista de historia de la psicología, Vol. 17, Nº 3-4, pags. 23-31.
SERRA J. 1981. Sur l’éducation philosophique dans l’«Eusebio » de Montengón, thèse
de 3ème cycle : Etudes ibériques, Besançon.

Articles sur le XVIIIe siècle


KRAUSS W. 1970. « Quelques remarques sur le roman utopique au XVIIIe », in
Roman et Lumières au XVIIIe, Centre d’Études et de Recherches Marxistes,
éd. Sociales.
LAFARGA F. 1994. Territorios de lo exótico en las letras españolas del siglo XVIII,
Anales de Literatura Española [Publicaciones periódicas] Numéro 1, ,
Universidad Pompeu Fabra.
MARTI M. 1994. Ville et Campagne dans l'Espagne des Lumières (1746-1808), Saint
Étienne, Thèse de doctorat nouveau régime, troisième partie, chapitre 8 et
10.
MARTI M. 2001. «Menosprecio de corte y alabanza de aldea en la novela de
finales del siglo XVIII», Revista de Literatura, n°125, Madrid, CSIC, pp. 197-
206.
ZAVALA I. M., Utopía y astrología en la literatura popular del Setecientos: los
almanaques de Torres De Villarroel, Rijksuniversiteit Utrecht, pp. 14.

Bibliographie générale
BAQUERO M. G. 2005. Realismo y utopía en la literatura española, Università di
Murcia, art. cité le 30/10/2017 à 8h45 http://www.cervantesvirtual.com
BATTESTI M., Batailles navales (âge de la voile), (repères chronologiques).
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DOMINGUEZ E. U. Utopía en tiempos de distopías, art. consulté le 09/11/2016 à
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DURAND G. 1960. Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Bordas.
JOUVE V. 1997. La Poétique du Roman, Paris, Sedes. Literatura romántica, pp. 10.
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ZAVALA I. M. 1984. Utopía y astrología en la literatura popular del Setecientos: los
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410 Mars 2020 ç pp. 395-410


E. H. M. S. Wone

TECHNIQUES DE TITRAGE DANS LA PRESSE :


L’EXEMPLE DU JOURNAL LE QUOTIDIEN

El Hadji Malick Sy WONE


Université Cheikh Anta Diop - Sénégal
malickwone@gmail.com

Résumé de l’article : L’ambition de cet article est de comprendre comment


se construit un titre de presse qui se veut attrayant et accrocheur. Et pour se
faire, nous avons choisi « Le Quotidien » - un organe de presse sénégalais
réputé pour sa maîtrise du titrage- pour explorer cette thématique. Il s’agit
ici, après avoir détaillé les aspects généraux liés aux titres de presse (traits
distinctifs, typologie et fonctions) d’analyser les techniques de titrage dudit
journal. Et cette analyse nous apprend entre autres que c’est par le biais de
détournements patronymiques, de jeux de mots, et de figures rhétoriques
que se façonnent généralement les titres de ce quotidien.

Mots clés : Titres, sous-titres, types de titres, fonctions du titre, techniques


de titrage, détournement, jeux de mots, figures rhétoriques

Abstract: The ambition of this article is to understand how to build a press


title that wants to be attractive and catchy. And to do so, we have chosen
"Le Quotidien" a Senegalese press organ renowned for its mastery of
titration. It is here, after having detailed the general aspects related to the
press titles (distinguishing features, typology and functions) to analyze the
techniques of titration of that newspaper. And this analysis teaches us
among other things that it is through patronymic diversions, word games,
and images that the titles of this daily newspaper are usually shaped.

Key words: Titles, subtitles, types of titles, title functions, titling


techniques, diversion, word games, images.

Introduction
Dans tout discours écrit adéquatement structuré, le titre est l’élément
scriptural avec lequel entre en contact, en premier, l’œil du lecteur. Il sert à la
fois de porte d’entrée, mais aussi de condensé du contenu discursif qu’il
s’agisse d’un livre, d’un chapitre d’ouvrage ou d’un texte quelconque. Dans le
domaine de la presse, le titre occupe une place cruciale en raison de son essence
appellative et de sa grande capacité à nommer les êtres, les choses et les
évènements. Tous les praticiens des médias de manière générale (et écrite de
manière particulière) connaissent le rôle clé de l’art du titrage dans la fortune
ou l’infortune d’un journal. Savoir titrer est un impératif majeur, car étant l’un
des moyens les plus efficaces pour attirer, capter et garder un éventuel lectorat.
Titrer un article, ou la page Une, peut s’apprendre dans une école de
journalisme ou dans une salle de rédaction. Cependant, au-delà de cette

Akofena çn°001 411


Techniques de titrage dans la presse : l’exemple du journal Le Quotidien

transmission d’outils et de techniques de titrage, il y a des éléments qui ne


relèvent pas nécessairement de l’apprentissage mais de l’inspiration et de
l’intuition. Le journal sénégalais « Le Quotidien », crée il y a une quinzaine
d’années, s’illustre journellement dans ce type d’intitulés d’articles. Aussi
avons-nous jugé utile de procéder à une étude fouillée des méthodes de titrage
dudit quotidien à travers un corpus de plusieurs dizaines de titres et sous-titres
répartis sur plusieurs parutions.

0.1 Aspects généraux du titrage de presse


– Traits distinctifs du titre
Il y a essentiellement trois traits distinctifs consubstantiels aux titres de
presse : la brièveté, la clarté et la mise en forme graphique. En effet, le titre est
toujours un concentré de l’article qu’il introduit et présente en même temps.
Impérativement, il doit exister une continuité informationnelle entre le titre, le
sous-titre, le chapeau et le corps de texte. Et s’il y a rupture entre ces différents
segments, le lecteur aura le droit de se sentir floué ou d’opiner négativement
sur la qualité du produit proposé. La concision des titres s’effectue le plus
souvent par l’élision des verbes, mais surtout des articles ou déterminants. D’où
le fameux propos de G. Guillaume : « la détermination zéro semble être le
signal univoque d'un statut formel du titre » (Cf. Guillaume 1919, p.293). Ces
retranchements volontaires visent à donner de la souplesse et du punch tout en
évitant des surcharges lexicales inopérantes. S’agissant de la clarté, elle est le
maître-mot qui gouverne l’écriture journalistique. Sans elle, l’écriture de presse
entrerait dans un hermétisme contre-productif, symbole de l’échec rédactionnel
du journaliste. Donc, un bon titre se doit d’être accessible et à la portée de
toutes les intelligences. Enfin, le troisième et dernier trait distinctif du titre de
presse est son caractère graphique à travers le jeu des mises en gras, des mises
en couleurs et mais aussi l’usage des grandes tailles et de la majuscule.

0.2 Classement des titres


La catégorisation des titres peut s’effectuer sous un angle sémantique
et/ou syntaxique. Ainsi, au niveau sémantique, nous pouvons dire qu’il existe
deux types de titre : les informatifs et les incitatifs. Incontestablement, les titres
informatifs sont les plus usités et les plus récurrents. Et selon Yves Agnès, ils
tiennent le haut du pavé et sont « le titre-roi de la presse quotidienne, mais
aussi pour tous les articles de la presse périodique » (Cf. Yves Agnès 2002,
p.143). Les titres informatifs donnent l’information de manière directe. Leur
objectif premier est de livrer d’entrée de jeu la « marchandise » au lecteur tout
en mettant en exergue un certain nombre d’éléments. Et en agissant ainsi, ils
installent ce dernier dans le vif du sujet et par ricochet l’invitent à poursuivre la
lecture. Voici quelques exemples tirés de notre corpus :

412 Mars 2020 ç pp. 411-424


E. H. M. S. Wone

- La CSS risque de mettre la clef sous le paillasson


(Le Quotidien, 28 mars 2018, N° 4537, P 5)
- Trois fournisseurs d’accès adoubés par l’ARTP
(Le Quotidien, 28 mars 2018, N° 4537, P 5)
- La FAO s’interroge sur l’avenir des résultats de la réforme
(Le Quotidien, 28 mars 2018, N° 4537, P 5)

Dans le même ordre d’idées, les titres informatifs

Contiennent l’essentiel de l’information et doivent être précis. On leur


demande de répondre aux questions principales : Qui ? (l’agent de l’action,
le sujet de l’événement) ; Quoi ? (ce qui s’est exactement passé) ; Où ? et
Quand ? (les références d’espace et de temps) (…) Et si on a la place, on
dira le Pourquoi et le Comment.
Jean-Luc Martin-Lagardette (2005, p.13)

En somme, le titrage informatif facilite la compréhension du sujet traité en


campant efficacement la thématique. S’agissant des titres incitatifs, ils ne :

[…] résument pas le contenu de l’information, mais ils ont pour but de piquer la
curiosité. Ils cherchent toujours à surprendre, à faire sourire, à intriquer par des images
audacieuses, des mots chocs, des jeux de mots, des formules détournées….
Ngoc Q. Tran, (2017, p.27)

Et bien sûr, le dessein ultime des titres incitatifs est de vendre le journal.
Car, ne l’oublions jamais, l’activité journalistique est à la fois intellectuelle et
commerciale :
- La reine des rois
(Le Quotidien, 08 mars 2018, N° 4520, P 3)
- GARDE A FOU !
(Le Quotidien, 20 juillet 2014, N° 3441, P1)
- La mosquée bleue ne connait pas le blues
(Le Quotidien, 13 avril 2013, N° 3067, P 8)
Au niveau syntaxique, les titres de presse s’identifient sous trois variétés
phrastiques :

Akofena çn°001 413


Techniques de titrage dans la presse : l’exemple du journal Le Quotidien

- L’intitulé verbal (titre ayant un verbe conjugué ou non)


LA POLEMIQUE RAFFINE ALIOU SALL
(Le Quotidien, 14 octobre 2016, N°4104, P1)
- L’intitulé averbal (titre dépourvu de verbe)
Visite de Macron au Sénégal (Surtitre)
EN MARCHE ! (Titre)
(Le Quotidien, 01er février 2018, N° 4490, P1)
- L’intitulé à vocable unique (titre constitué d’un seul mot avec
généralement un point d’exclamation).
MACKYAVELIQUE !
(Le Quotidien, 26 octobre 2016, N°4113, P1)

A ces aspects syntaxiques, on pourrait ajouter les ellipses verbales et de


déterminants (déjà évoquées) sans omettre le singulier maniement de la
ponctuation.

- Les fonctions du titre de presse


Les titres de presse jouent fondamentalement deux rôles : une fonction
nominative et une fonction d’attirance. La première permet l’identification et
« l’individualisation » de l’article. De ce fait, elle participe à l’agencement et aux
positionnements des textes sur la page, ceci afin de procurer un confort de
lecture et de faciliter le choix du papier à lire. La seconde fonction cherche à
attirer le lecteur par des procédés langagiers multiples et variés que nous
aborderons dans la phase suivante de notre étude.

0.3 Analyse des techniques de titrage


Les méthodes de titrage du journal « Le Quotidien » reposent
majoritairement sur des détournements patronymiques, des jeux de mots de
toutes sortes et la création d’images et de figures rhétoriques.

1. Détournements patronymiques :
Les détournements patronymiques sont très usités dans les intitulés du
journal qui nous a servi d’objet d’observation. En effet, dans notre corpus, il y a
beaucoup de titres qui ont été construits autour de noms de famille de
personnalités publiques :
- ABDOULAYE ELIMANE TIENT BIEN SA KANE
(Le Quotidien, 05 janvier 2018, N° 4467, P1)
- LE PRESIDENT SY ATTENDU A TIVAOUANE
(Le Quotidien, 09 décembre 2016, N° 4149, P1)
- TIRS SECK SUR IDY

414 Mars 2020 ç pp. 411-424


E. H. M. S. Wone

(Le Quotidien, 02 juillet 2016, N°4020, P1)

- Le Touré joué
(Le Quotidien, 02 septembre 2013, N° 3181, P2)

Les trois premiers exemples sont des titres de Une et le dernier, quant à lui,
surplombe un article de page intérieure. Notons que « KANE », « SY »,
« SECK » et « TOURE » sont des patronymes sénégalais bien connus. Et qu’en
l’occurrence, ils renvoient ici à Abdoulaye Élimane Kane (un ancien ministre), à
la famille maraboutique de Tivaouane et enfin à deux anciens premiers
ministres : Idrissa Seck et Aminata Touré. Ces différents titres sont des
détournements qui reposent sur un jeu d’homophonie entre noms de famille et
mots existant dans la langue française.
Dans le premier cas de figure, le journaliste substitue le substantif « canne »
(bâton dont on se sert pour marcher) au patronyme de la personne évoquée par
l’article. Ceci pour signifier que cette dernière a échappé à une exclusion de son
parti, contrairement à d’autres membres de celui-ci. Tel est également le cas
avec « si pour SY » et « secs pour SECK ». En effet, dans le second exemple,
l’auteur du titre insiste sur la forte attente que les dignitaires de Tivaouane (une
ville religieuse) auraient par rapport une visite imminente du président (de la
République). La troisième Une découle du binôme « sec / SECK ». Et les « tirs
SECK » auxquels fait allusion le journaliste ne sont rien d’autres que des
attaques verbales acerbes adressées à un adversaire politique. Et enfin, le
dernier titre est un calembour réussi : « Le tour est joué » pour « Le Touré
joué ». Voici d’autres exemples du même genre qui concernent des célébrités
non sénégalaises :
- VALLS DE MILLIARDS
(Le Quotidien, 24 septembre 2016, N°4088, P1)
- SAMIR dit Amine
(Le Quotidien, 15 novembre 2016, N°’4129, P1)
- DONALD TRUMP 137 SENEGALAIS
(Le Quotidien, 22 février 2017, N°4210, P1)

Pour ces trois titres à la Une, les procédés de fabrication n’ont pas variés.
Les techniques créatives sont similaires à celles déjà évoquées. VALLS est le
nom de famille d’un ex-chef de gouvernement français qui avait effectué une
visite officielle au Sénégal, au cours de laquelle il aurait promis un soutien
financier à l’Etat sénégalais. D’où le rapprochement entre « valse » et
« VALLS ».

Akofena çn°001 415


Techniques de titrage dans la presse : l’exemple du journal Le Quotidien

« Samir dit Amine » est également un détournement forgé à partir du prénom


et du patronyme du célèbre économiste égyptien. Notons que « AMINE » (autre
variante AMEN) signifie : « Ainsi soit-il ». Autrement dit, ce titre souligne l’aval
ou l’agrément de Samir AMINE par rapport à la question abordée dans l’article.
Enfin, « Donald TRUMP 137 sénégalais » : ce titre évoque l’expulsion de
Sénégalais des Etats-Unis quelques mois après l’accession au pouvoir du 45è
président américain. Le vocable « Trump » en plus d’être un patronyme
d’origine germanique est un substantif polysémique en anglais américain
signifiant « atout » ou « carte maîtresse » dans le jeu de cartes. Et dans le
registre vulgaire de l’anglais britannique, « to trump » signifie « péter ». Et
donc, « Trump » renvoie au pet. En français, « Trump » se rapproche de
« trompe » du verbe « tromper » ou bien de la « trompe » de l’éléphant. Et tout
cela ajouté au caractère atypique du bonhomme procure aux journalistes des
possibilités de manipulation infinies de son nom de famille. Le titre suivant en
est une illustration :

- TRUMP AU FOND DU TROU


(Le Quotidien, 13 janvier 2018, N° 4474, P1)

Cette Une parut suite aux propos désobligeants que le milliardaire président
avait tenus à l’encontre des pays africains qu’il avait traités de « pays de
merde ». Et le journal intelligemment répond en alliant le mot « trou » (qui ici
renverrait à l’anus) à Trump (qui rappelons-le peut signifier « pet »). Réponse
ne pouvait être plus subtile et ajustée. Par ailleurs, le patronyme de l‘actuel chef
de l’Etat du Sénégal (Macky SALL) semble être une aubaine et du pain béni
pour les pisse-copies sénégalais et surtout ceux du journal « Le Quotidien ». En
effet, le vocable « SALL », en plus de ses homonymes français « sale » et
« salle », a une proximité phonétique avec « salé » ou même « saleté ». D’où les
titres suivants :

- Sall crash !
(Le Quotidien, 24 avril 2014, N°3371, P11)
- Bokk Guis-Guis fustige la Sall gestion
(Le Quotidien, 11 novembre 2016, N° 4126, P7)
- BATAILLE SALEE
(Le Quotidien, 18 février 2017, N° 4207, P1)
- SALL PIEGE
(Le Quotidien, 04 janvier 2017, N° 4169, P1)
Le détournement de prénom est aussi une pratique récurrente dans la titraille
de notre canard. Et à l’instar du cas précédent, le dessein recherché est d’attirer
l’attention par le moyen d’un jonglage de mots qui, très souvent, est réussi :

416 Mars 2020 ç pp. 411-424


E. H. M. S. Wone

- MACRON MARINE LE PEN


(Le Quotidien, 08 mai 2017, N° 4271, P1)
- SAGNA OUVRE SON GRAND ROBERT
(Le Quotidien, 02 février 2016, N°3895, P1)
- MACKYAVELIQUE !
(Le Quotidien, 26 octobre 2016, N°4113, P1)

« Macron marine Le Pen » : cette pépite évoque la défaite de Marine Le Pen face
à Emmanuel Macron lors des élections présidentielles françaises de 2017. Ici, ce
qui rend plaisant et savoureux la construction, c’est la métaphore culinaire par
le biais du prénom « Marine » et le verbe « mariner ». En procédant de la sorte,
l’effet recherché est de souligner à grands traits la défaite à plates coutures de
Le Pen.
Le titre suivant est de la même teneur. Robert SAGNA est un ancien
ministre sénégalais réputé pour sa grande compréhension de la crise
casamançaise. Et comme le fameux dictionnaire éponyme qui a une réputation
de qualité avérée, SAGNA apporte des éclairages précieux. L’intitulé
« Mackyavélique ! » est composé du prénom « Macky » (celui du chef de l’Etat
sénégalais) et des dernières syllabes de l’adjectif « machiavélique » de
« Machiavel » ; le très connu théoricien politique florentin du 16è siècle.
Cependant, signalons que les techniques de détournement ne se limitent pas
seulement aux noms de famille. Les exemples suivants l’illustrent parfaitement :
- C’EST LENT 3
(Le Quotidien, 25 mars 2015, N°3644, P1)
- MACKY MARS A RECULONS
(Le Quotidien, 26 mars 2017, N°4237, P1)
- BOCAR SAMBA DIEYE NE RIZ PLUS !
(Le Quotidien, 07 juin 2017, N°4295, P1)

Entre les deux premiers titres, il y a 2 ans d’intervalle. Néanmoins, ils évoquent
le même thème : l’anniversaire de l’accession au pouvoir de Macky Sall. « C’est
lent 3 » (comprenez, C’est l’an 3) insiste sur la lenteur de l’avènement des
changements promis. La même critique est renouvelée deux ans plus tard :
« Macky mars à reculons » pour dire qu’il « marche à reculons ». « Mars » parce
que c’est le mois où il est arrivé au pouvoir. Le dernier titre fait allusion à des
difficultés rencontrées par l’un des plus grands importateurs de riz du Sénégal.
C’est ce qui explique le remplacement du verbe rire à la 3è personne du
singulier « rit » par « riz ».

Akofena çn°001 417


Techniques de titrage dans la presse : l’exemple du journal Le Quotidien

2. Jeux et jonglages de mots :


Le titrage axé sur un jeu de mots est fort courant dans les colonnes du
« Quotidien ». Jouer avec des termes qui ont des prononciations presque
identiques ou paronymiques est un exercice très prisé par les rédacteurs dudit
journal :

- LE GIGN NE SE GENE PAS


(Le Quotidien, 15 janvier 2018, N°4475, P1)
- COMPTE DES MECOMPTES
(Le Quotidien, 02 juillet 2016, P1)
- GORGUI MET MACKY GROGGY
(Le Quotidien, 26 avril 2014, N° 3373, P1)
- NIAMEY GERE, DAKAR DIGERE
(Le Quotidien, 11 avril 2017, N°4250, P1)
- MOTS DES VAINQUEURS, MAUX DES VAINCUS
(Le Quotidien, 25 mars 2013, N° 3052, P6)
Ces titres ont été construits sur un rythme binaire, à partir de deux mots qui
s’opposent et se complètent à la fois : GIGN/GENE, COMPTE/MECOMPTE,
GORGUI/GROGGY, GERE/DIGERE et enfin Mots/Maux. En plus de cela, le
sens qu’ils véhiculent et la musicalité qu’ils procurent grâce aux rimes
intérieures font que ce type de titres ne laisse personne indifférent. De même,
toujours dans le cadre des jeux de mots, il a été noté des licences
orthographiques qu’il serait bon d’examiner :

- Footeur de trouble !
(Le Quotidien, 17 novembre 2016, N° 4131, P2)
- CODE DEHONTEOLOGIE
(Le Quotidien, 12 juillet 2015, N°3731, P1)
- BATHILY PROFESSORT
(Le Quotidien, 31 janvier 2017, N°4191, P1)
- Le (dis) court message de Macky
(Le Quotidien, 05 avril 2017, N°4245, P7)
- RETOUR SUR LA PLANETE MACK’S
(Le Quotidien, 25 mars 2013, N°3052, P1)
- ERDOGAN DEGULËN A DAKAR
(Le Quotidien, 02 mars 2018, N°4515, P1)

418 Mars 2020 ç pp. 411-424


E. H. M. S. Wone

À notre connaissance, « Le Quotidien » est le premier journal sénégalais


(non satirique) à s’être adonné à ce genre de liberté graphique dans la
fabrication de titres. Le mot « footeur » n’existe pas bien sûr dans la langue
française. Sa convocation (ou création) est due à une colère journalistique suite
à l’arbitrage tendancieux d’un match de football. Et au lieu de dire « Fauteur de
trouble ! », l’auteur du titre fait d’une pierre deux coups en sortant « footeur de
trouble !».
Le titre suivant « CODE DEHONTELOGIE » défigure l’orthographe du
mot « déontologie ». Cet écart s’explique par l’indignation du titreur qui réécrit
le mot en y insérant sciemment le substantif « HONTE ». Si les deux premiers
extraits sont dictés par la colère et l’indignation, le troisième est marqué du
sceau de la moquerie. En effet, ce titre blagueur relate narquoisement
l’élimination dès le premier tour du professeur Abdoulaye Bathily à la
candidature au poste de Secrétaire général de l’Union africaine (UA) :
PROFESSEUR/PROFESSORT. Ceci étant dit, les trois derniers exemples sont
moins réussis du point de vue de leur construction et de leur intelligibilité : Le
(dis) court message de Macky. Ici, le concepteur de l’article en voulant faire du
beau produit, malgré lui, un propos flou.
L’expression « planète mack’s » n’est pas des plus heureuses, même si
nous comprenons très bien que le journaliste voulait faire une mayonnaise avec
« Macky » et « planète mars ». Le dernier titre de la série est le plus flou de tous.
Là aussi, la mixture « Erdogan », « Gulën » et « Dakar » a produit un résultat
mitigé et discutable. En somme, la conclusion à tirer de tout cela est que l’usage
des licences orthographiques dans les titres comporte des limites et des risques
avérés.

3. Images et figures rhétoriques


Dans la rédaction des textes de presse, la création d’images et de figures
rhétoriques est une donnée très importante. Et ceci à tous les compartiments de
l’article : titraille, chapeau et corps de texte. Ces éléments discursifs (images et
figures rhétoriques) rendent concret et agréable à lire le récit journalistique.
Ainsi, ce dernier devient-il moins aérien, moins abstrait et donc, à la portée du
lecteur lambda. C’est le même effet qui est recherché quand ils sont convoqués
dans le modelage des titres. Car après tout – comme cela a été précédemment
souligné- le titre est le segment du discours de presse le plus visible et le
premier à être en contact avec l’œil du lecteur. Les titreurs du journal « Le
Quotidien » s’inspirent toujours des mots de l’actualité pour produire leurs
intitulés : ceci est chez eux un réflexe systématique. Par exemple, l’affaire
« Khalifa Sall » (actuel maire de Dakar emprisonné depuis mars 2017) et celle de
la multinationale française TOTAL le confirment parfaitement.

Akofena çn°001 419


Techniques de titrage dans la presse : l’exemple du journal Le Quotidien

- LE PM ENFERME KHALIFA DANS LA CAISSE


(Le Quotidien, 24 mars 2017, N°4236, P1)
- KHALIFA ENCAISSE D’AVANCE
(Le Quotidien, 06 mars 2017, N°4220, P1)

Deux mots étaient au cœur des discussions et controverses afférant au dossier


Khalifa Sall : caisse (d’) avance. Deux mots chargés d’images et qui sont en
même temps capables d’en créer. Et cela n’a pas échappé à la rédaction du
quotidien dakarois. Aussi s’est-elle mise à compter les coups à travers des
formulations imagées (cyniques ou drôles selon le camp auquel on appartient) :
« enfermer dans la caisse », « encaisser d’avance », etc. Par ailleurs, le traitement
de ce qu’on pourrait appeler « l’affaire TOTAL » ne s’écarte pas des méthodes
de titrage habituelles. Ici, tout tournera autour du nom de l’entreprise qui a
aussi une signification dans la langue de travail des journalistes du
« Quotidien ». Aussi, faudra-t-il à tout prix trouver un titre qui rapporte
fidèlement les faits tout en utilisant le terme « Total » :
- Les SALL en désaccord TOTAL
(Le Quotidien, 03 mai 2017, N° 4267, P15)
- RETOUR TOTAL DE LA FRANCE
(Le Quotidien, 21 décembre 2016, N°4158, P1)

« Les SALL » renvoient à Macky Sall et à son ancien ministre de l’énergie


Thierno Alassane Sall, qui finalement quittera le gouvernement à cause de cette
« affaire TOTAL ». Le titre suivant (Retour TOTAL de la France) se fait l’écho
des inquiétudes de gens qui s’interrogent sur la forte présence des entreprises
françaises au Sénégal. En tout état de cause, ce qu’il faut retenir est que les
techniques productrices d’images s’appuient généralement sur le ou les mots
qui font l’actualité. Toutefois, il arrive qu’elles résultent de la nature intrinsèque
d’un lieu ou de la personne médiatisée. Nous illustrerons cela à travers des
titres qui parlent de l’île de Gorée ou qui annoncent le décès d’une personnalité
connue. En effet, tous les titres de notre corpus qui parlent de Gorée sont tissés
avec des figures rhétoriques qui renvoient à l’eau. Gorée étant un caillou dans
l’océan, les titres qui lui sont consacré, sont toujours des images aquatiques :

- Célébration du 4 avril dans l’île historique (Surtitre)


Gorée se noie dans l’allégresse (Titre)
(Le Quotidien, 05 avril 2017, N°4245, P5)
- Ligue africaine des Champions (Surtitre)
Gorée veut nager dans son passé glorieux (Titre)
(Le Quotidien, 09 février 2017, N°4199, P8)

420 Mars 2020 ç pp. 411-424


E. H. M. S. Wone

Les titres nécrologiques, dans les pages du journal « Le Quotidien », ne


s’éloignent pas de cet itinéraire rédactionnel. Le titreur s’efforce toujours de
créer un lien figuré entre la personne disparue et ses activités ou appartenances
terrestres :
- Décès de Souleymane Ndiaye (Surtitre)
Le journaliste des paysans retourne à la terre (Titre)
(Le Quotidien, 02 février 2016, N°3895, P1)
- Nécrologie (Surtitre)
La magistrate Mame Konaté rend son dernier jugement (Titre)
(Le Quotidien, 03 juin 2016, N°3995, P4)
- Djibo Kâ est décédé hier (Surtitre)
LE BERGER REJOINT LES PRAIRIES CELESTES (Titre)
(Le Quotidien, 15 septembre 2017, N°4377, P1)
- Décès du professeur Oumar Sankharé (Surtitre)
L’ultime cours de l’agrégé (Titre)
(Le Quotidien, 27 octobre 2015, N°3817, P16)
- Mort de Doudou Ndiaye Rose (Surtitre)
LE TAMBOUR PERD SON MAJOR (Titre)
(Le Quotidien, 20 août 2015, N°3763, P1)

Enfin, avant de refermer cette étude, il nous faut évoquer deux points non
négligeables des techniques de titrage du « Quotidien » : l’alternance codique et
l’emploi d’éléments sémiotiques. On parle d’alternance codique quand dans un
énoncé oral ou écrit sont utilisés des codes (ou langues) différents. « Le
Quotidien », comparé à d’autres journaux sénégalais, n’est pas très friand
d’alternances codiques. Et d’ailleurs, soulignons au passage que celles-ci sont
davantage l’apanage des journaux dits « people », qui alternent souvent le
wolof avec le français. « Le Quotidien » n’appartient pas à cette catégorie ; c’est
peut-être ceci qui explique cela. Cependant, quelques exceptions contenues
dans notre corpus :

- IBRAHIMA DOU DEME !


(Le Quotidien, 11 février 2017, N°4201, P1)
- Mboka is back
(Le Quotidien, 22 octobre 2016, N°4110, P5)
- Cinéma à Soweto (Surtitre)
DIONNE EN GUEST STAR (Titre)
(Le Quotidien, 13 mars 2015, N°3634, P1)

Akofena çn°001 421


Techniques de titrage dans la presse : l’exemple du journal Le Quotidien

- Présidence de l’OFNAC
NAFI OFF, NABOU IN
(Le Quotidien, 26 juillet 2016, N°4039, P1)

« Dème » veut dire en wolof « partir » et « Dou dème » signifie « ne partira


pas ». Ce titre joue, encore une fois, avec le patronyme d’un magistrat
démissionnaire nommé « DEME ». Le titre suivant emprunte les accents du
wolof gambien. Au Sénégal, on dit « Mbok » et en Gambie « Mboka ». Ce mot
peut se traduire en français par : « mon frère » ou « mon parent ». Les deux
dernières alternances codiques sont des additions du français avec l’anglais.
Notons qu’en la matière, les effets recherchés et obtenus diffèrent en fonction de
la langue convoquée. L’usage du wolof a pour objectif de créer de la proximité
avec le lecteur ou de susciter son rire ou son sourire. Et quant à l’anglais, on
l’emploie soit par contrainte lexicale (dans le cas d’un emprunt par exemple),
soit pour faire chic ou branché. Et s’agissant des éléments sémiotiques, nous
tenons à dire que tout ce que nous avons mis en gras et de couleur noire (pour
des commodités de lecture) est en réalité rouge dans les pages du journal. Le
rouge et le noir (et accessoirement le bleu) sont les gammes de couleurs utilisées
pour faire les titres du « Quotidien ». La manchette, toujours très large, est
rédigée en gros caractères. Les appels et le surtitre de la Une sont écrits avec des
lettres minuscules mises en gras. Ces mises en forme visuelles sont dévolues
aux monteurs du journal.

Conclusion
En somme, le journal « Le Quotidien » dans ses productions journalières
s’évertue tout le temps à rendre attrayant et captivant sa titraille. Ceci par le
biais d’images, de figures rhétoriques et de détournements patronymiques
vivants et attrayants. Ce procédé est devenu la marque de fabrique de cet
organe et explique entres autres sa fortune dans le paysage médiatique
sénégalais.

Références bibliographiques
AGNES, Yves. 2002. Manuel de journalisme. Paris : La Découverte.
GUILLAUME, G. 1919. Le problème de l’article et sa solution dans la langue
française. Paris : Hachette.
MARTIN-LAGARDETTE. 2005. Jean-Luc. Le guide de l’écriture journalistique.
Paris : La Découverte.
TRAN, Ngoc Quan. 2017. Étude des titres de presse : classement syntaxique, valeurs
sémantiques et pragmatiques. Mémoire de Master (Université de Toulon),
184 pages.

422 Mars 2020 ç pp. 411-424


E. H. M. S. Wone

CORPUS UTILISE POUR FAIRE CET ARTICLE :


- N° 4467 DU 05 JANVIER 2018/ N°4464 DU 02 JANVIER 2018/ N°3984
DU 20 MAI 2016
- N° 3902 DU 10 FEVRIER 2016/ N°3895 DU 02 FEVRIER 2016/N°3995
DU 03 JUIN 2016
- N°4243 DU 01 AVRIL 2017/ N°4245 DU 05 AVRIL 2017/N°4208 DU 20
FEVRIER 2017
- N°4220 DU 06 MARS 2017/N°4191 DU 31 JANVIER 2017/N°4230 DU 17
MARS 2017
- N°4237 DU 26 MARS 2017/N°4236 DU 24 MARS 2017/N°4250 DU 11
AVRIL 2017
- N° 4228 DU 08 AVRIL 2017/N°4252 DU 13 AVRIL 2017/N°4257 DU 20
AVRIL 2017
- N°4166 DU 31 D2CEMBRE 2016/N°4158 DU 21 DECEMBRE 2016
- N°4083 DU 19 SEPTEMBRE 2017/N°4068 DU 30 AOUT 2017/N°4039
DU 26 JUILLET 2016
- N° 4210 DU 22 FEVRIER 2017/N°4113 DU 26 OCTOBRE 2016/N°4169
DU 04 JANVIER 2017
- N°4271 DU 08 MAI 2017/N°4084 DU 20 SEPTEMBRE 2016/N°4088 DU
24 SEPTEMBRE 2016
- N°4207 DU 18 FEVRIER 2017/N°4201 DU 11 NOVEMBRE 2017/N°4104
DU 14 OCTOBRE 2016
- N°4216 DU 01 MARS 2017/N°4129 DU 15 NOVEMBRE 2016/N°4126
DU 11 NOVEMBRE 2016
- N°4124 DU 09 NOVEMBRE 2016/N°4199 DU 09 FEVRIER 2017/N°4209
DU 21 FEVRIER 2017
- N°4200 DU 10 FEVRIER 2017/N°3181 DU 02 SEPTEMBRE 2013/N°3052
DU 25 MARS 2013
- N°4377 DU 15 SEPTEMBRE 2017/N° 4295 DU 07 JUIN 2017/N°4443 DU
06 DECEMBRE 2017
- N°4270 DU 06 MAI 2017/N°4267 DU 03 MAI 2017/N°4266 DU 02 MAI
2017/N°3441 DU 19 JUILLET 2014
- N°3817 DU 27 OCTOBRE 2015/N° 3371 DU 24 AVRIL 2014/N°3817 DU
27 OCTOBRE 2015
- N°3644 DU 25 MARS 2015/N°3763 DU 20 AOUT 2015/N°3067 DU 13
AVRIL 2013
- N°3373 DU 26 AVRIL 2014/N°4211 DU 23 FEVRIER 2017/N°4213 DU 25
FEVRIER 2017
- N°4184 DU 23 JANVIER 2017/N¨4149 DU 09 DECEMBRE 2016/N°4110
DU 22 OCTOBRE 2016/N°3052 DU 25 MARS 2013
- N°4114 DU 27 OCTOBRE 2016/N°3634 DU 13 MARS 2015/N°3731 DU
12 JUILLET 2015

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Techniques de titrage dans la presse : l’exemple du journal Le Quotidien

- N°4290 DU 31 MAI 2017/N°4285 DU 25 MAI 2017/N°4020 DU 02


JUILLET 2016
- N° 4131 DU 17 NOVEMBRE 2016/N°4474 DU 13 JANVIER 2018/N°4475
DU 15 JANVIER 2018
- N°4491 DU 02 FEVRIER 2018/N°4434 DU 25 JANVIER 2018/N°4490 DU
01 FEVRIER 2018
- N°4515 DU 02 MARS 2018/

424 Mars 2020 ç pp. 411-424


G. Ndombi-Sow

PRATIQUE DES TITRES EN LITTÉRATURE AFRICAINE ET


CARIBÉENNE : ENTRE ESTHÉTIQUE, VISIBILITÉ ET FANTAISIES

Gaël NDOMBI-SOW
CRELAF/CELIG
Université Omar Bongo - Gabon
sowgael@yahoo.fr

Résumé : Comment décoder le sens des titres des œuvres en littératures


africaine et caribéenne, dans un contexte d’adaptation aux réservoirs
sémiologiques et de lutte pour la visibilité au sein du champ littéraire ? Telle
est la problématique centrale de cet article, qui s’emploie à analyser les effets
de lecture et les fonctions des titres romanesques, en se servant d’un corpus
tiré de la littérature francophone du sud. Une option essentielle est de
s’intéresser aux titres répondant à trois niveaux d’interprétation :
l’esthétique, la visibilité littéraire et la fantaisie afin de rendre compte de
l’illusio et du positionnement auctorial.

Mots clés : Titre, Visibilité, Stratégie, Littérature francophone, Champ


littéraire

Abstract: How to decrypt the meaning of the title of african-caribbean


literary works, in a context of adaptation to the semiotics reservoir to allow
more visibility in literary field? This is our problematics in this article, which
attempts to analyze the reading effects and the functions of novel titles, using
a corpus taken from French-speaking literature in the south. The interest of
this article is to answer to three interpretation steps: aesthetics, literary
visibility and fantasy in order to reflect the illusio and the authorial standing.

Keywords: Title, Visibility, Strategy, French-speaking literature, Literary


field

Introduction
Les études sur les titres en littérature sont porteuses de plusieurs
anecdotes, aussi croustillantes les unes que les autres. On apprend par exemple
que Gustave Flaubert doit la gloire de son roman Madame Bovary, à ce titre, lui-
même rendu célèbre après le procès qu’a connu le jeune auteur de 35 ans avant
la publication de cette première œuvre. En janvier 1857, Flaubert est traîné devant
le tribunal correctionnel de Paris pour répondre au délit d’outrage à la morale
publique et à la religion, intenté contre lui alors qu’il avait déjà publié quelques
épisodes du futur roman dans la Revue de Paris. En cause notamment, le titre qui
mettait en avant le nom d’un personnage dépravé, dont les actions et les actes
dans le roman portaient atteinte à la morale. Le procès, considéré comme l’un des

Akofena çn°001 425


Pratique des titres en littérature africaine et caribéenne : entre esthétique, visibilité et fantaisies

plus curieux que la France littéraire a connu, a apporté au jeune écrivain une
monumentale publicité, lançant avec fracas ce livre au titre tant querellé.
L’anecdote susmentionnée souligne que le titre d’une œuvre, à de
multiples facettes, peut jouer un rôle primordial dans sa réception. Défini par
Charles Grivel comme un « ensemble de signes linguistiques [...] qui peuvent
figurer en tête d’un texte pour le désigner, pour en indiquer le contenu global et
allécher le public visé » (Charles Grivel 1978, pp.169-170), le titre est un élément
essentiel de la constitution du livre, en raison de sa place stratégique : c’est le
premier élément qui entre en contact avec le lecteur. Dans la majeure partie des
cas, le choix d’un titre accrocheur est un facteur commercial efficace. Selon les
mots de Marie-Eve Thérenty :

Le titre […] offre matière à réflexion éditoriale. La fonction publicitaire,


séductrice attachée au titre, conduit souvent l’auteur et l’éditeur à choisir des
expressions scandaleuses aux connotations immorales ou contraires aux
bienséances. Certains titres des écrivains jouent sur des connotations
sexuelles. D’autres auteurs au lectorat moins populaire choisissent pourtant
des titres du même registre. Une sorte de contradiction s’instaure entre des
titres de plus en plus scandaleux et des textes qui restent, malgré les
accusations d’immoralité de la critique, relativement chastes. Le pacte de
lecture est donc très souvent trahi.
Marie-Eve Thérenty (2003, p.107)

La littérature francophone du sud, sous-entendue africaine et caribéenne,


se situe dans cette dynamique des œuvres aux titres multi-communicationnels,
en fonction des aspirations auctoriales et éditoriales. Dans la profusion des titres
qui vitalisent depuis bientôt deux siècles cette littérature, les références
constituent un excellent corpus qui permet d’entrevoir trois niveaux de lecture,
suivant un questionnement central à cette étude : l’œuvre correspond-t-elle aux
indications du titre ? Le titre porte-t-il le sens de l’œuvre ou le message de
l’auteur ? Le choix d’un titre peut-il participer au positionnement de l’écrivain
dans un champ littéraire ? Sans prétendre à une analyse exhaustive des titres
composant le répertoire de ces deux espaces littéraires francophones, l’objectif ici
est de faire un décodage à partir de quelques cas significatifs, sous l’œil
sociologique, afin de déterminer les effets de lecture et les logiques de sens.

1. Le rapport du titre programmatif à la thématique de l’œuvre


Le contexte d’émergence des littératures du sud, située dans le combat
pour la reconnaissance de l’identité noire, a orienté les écrivains vers l’adoption
d’une écriture réaliste. Si la toile de fond des fictions s’investissait à respecter
cette caution réaliste, les titres donnés aux œuvres se situaient dans une sorte de
complémentarité au contenu. Le premier roman de la série, publié en 1921,
portait déjà cette marque : Batouala, véritable roman nègre (1921) de René Maran.
Le titre ici reprend le nom du personnage éponyme, avec un supplément indicatif

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G. Ndombi-Sow

sur la nature ou la visée de l’œuvre. Le sous-titre « véritable roman nègre » est


mis pour faire un pied de nez à la littérature coloniale, écrite généralement par
des « Blancs » et longtemps étiquetée « complaisante » dans les descriptions
faites. Le roman de René Maran, à travers son titre, se présente donc comme un
opuscule visant à corriger les premiers écrits sur les empires coloniaux, avec
l’avantage d’être écrit par un « nègre », une sorte de caution de parole.
Dans cette veine, la littérature africaine de la période anticolonialiste a
adopté les mêmes codes, en termes de titres. Que ce soit chez Ferdinand Oyono
avec Une vie de boy (1956) et Le vieux nègre et la médaille (1956), ou chez Mongo Beti
avec Le pauvre Christ de Bomba (1956), les titres des romans sont programmatifs et
mettent en avant les thèmes phares de cette période : la colonisation et la
décolonisation de l’Afrique, la désillusion religieuse. Bien des années après ces
pionniers, les écrivains de la rupture, situés au tournant de l’année 1968,
prolongent cette esthétique du titre en rapport avec les thématiques abordées.
Ahmadou Kourouma intitule son premier roman Les soleils des indépendances
(1968), pour faire un clin d’œil à la venue des indépendances en Afrique, comme
période salutaire. Le soleil ici est métaphorique et fait référence à la clarté sensée
faire suite à la période coloniale, durant laquelle les pays africains étaient
phagocytés et obscurcis par l’oppression. Même si la trajectoire finale de Fama
Doumbouya, le personnage central de cette fiction, le conduit à l’échec, l’idée de
l’avènement de l’indépendance comme espoir de jouissance et de liberté pour les
Africains traverse tout le roman et se présente tel une permanente quête. Le titre
du roman cadre donc parfaitement avec les objectifs thématiques de la période.
On peut également le voir chez Yambo Ouologuem, avec Le devoir de violence, Prix
Renaudot 1968. Le Malien va à contre courant du positionnement général des
écrivains africains qui prenaient les Occidentaux pour auteurs des premiers faits
de colonisation qui ont bouleversé le continent. Dans son livre :

Yambo Ouologuem se démarque aussi par sa liberté de ton face à des


questions sensibles telles que l’esclavage ou la colonisation. Dans Le Devoir
de violence, il nous dresse le portrait d’un moyen-âge africain méconnu à
travers une dynastie fictive. Il suit alors les travers de cette dynastie jusqu’au
début du 20ème siècle, date de l’arrivée des colons. Dans la foulée, [il]
n’épargne ni les dirigeants africains corrompus et empêtrés dans la tragédie
de l’esclavage, ni les colonisateurs aux desseins peu bienveillants. C’est un
regard perspicace et sans concessions qu’il jette sur le malheur du peuple
africain, pris entre deux oppressions, entre le marteau et l’enclume.
Bouzit (2018)

Ce choix du titre par Yambo Ouologuem répond au besoin de « faire


violence » sur une logique que se faisait l’ensemble des écrivains africains, en tête
de fil ceux se réclamant de la négritude. Le devoir de violence sonne dès lors comme
un devoir de mémoire, une urgence de recadrer un discours erroné devenu vérité
générale.

Akofena çn°001 427


Pratique des titres en littérature africaine et caribéenne : entre esthétique, visibilité et fantaisies

De manière générale, les titres programmatifs sont à ranger en fonction du


réservoir sémiologique dans lesquels les écrivains situent leurs thématiques. Sur
la question de l’immigration et ses dérivés tels que l’exil, la délocalisation et
l’errance, un panel de titres nourrit la littérature du sud. On pense notamment au
titre Passages (1991) d’Emile Ollivier, qui retrace l’exil montréalais d’un Haïtien ;
ou aux œuvres d’appel au départ en exil de Louis-Philippe Dalembert : L’autre
face de la mer (2005) et L’île au bout des rêves (2007), ou aux écrits de Fatou Diome,
notamment Le ventre de l’atlantique (2003). Il ressort qu’il y a une tendance à la
poétique de la mer dans ces titres, une sorte d’invitation à découvrir l’Ailleurs à
travers le voyage d’exil ou d’immigration.
Toujours dans la logique du réalisme, les titres romanesques traduisent
également cette esthétique lorsqu’il est question d’écrire sur des sujets en rapport
avec la mémoire. C’est le cas des titres des romans historiques de Raphaël
Confiant, tels que Le nègre et l’amiral (1988) et Le bataillon créole (2013). Ces deux
œuvres mettent en valeur l’actualisation des héros noirs, naguère minorés dans
les grands combats menés par la France. Les titres, dans ces cas, jouent sur la
réhabilitation de ces combattants, longtemps rangés dans les poubelles de l’oubli.

2. Titres accrocheurs et délit de provocation pour une entrance dans le champ


littéraire
Dans la perspective d’une entrance dans un champ littéraire, le titre a pour
rôle de mettre en valeur l’œuvre et de séduire un public, afin de garantir, autant
que possible, le succès de l’écrivain. On sait que le choix d’un titre authentique
joue un rôle majeur dans la réception de l’écrivain. A cet effet, il y a dans le
répertoire des romans de la littérature du sud, des titres qui font le bonheur des
adeptes de la sociologie littéraire, du fait de leur propension à servir d’objet
d’étude scientifique. L’une des tendances à l’ordre du jour est que certains
écrivains optent pour des titres longs et accrocheurs, dont parfois le lien avec le
contenu de l’œuvre est inexistant. Si le premier regard explicatif oriente vers la
stratégie commerciale du titre plaisant et vendeur, à l’arrivée, c’est soit l’entrance
dans le champ littéraire qui est recherchée par les néophytes, soit le maintien
d’une position de pouvoir pour les écrivains déjà consacrés.
Plusieurs cas de figures font école dans la littérature du sud. Cette pratique
se vérifie chez l’écrivain haïtien Dany Laferrière. En effet, pour la publication de
son premier roman, l’écrivain choisit un titre très sulfureux, présageant un
programme érotique sous la forme d’une notice servant au bon usage : Comment
faire l’amour à un nègre sans se fatiguer (1985). Cette formule annonce un
enseignement méthodique en réponse à une supposée demande d’information
chez le lecteur ou l’acheteur en librairie. Au premier abord, ce titre mène le
lecteur vers une œuvre érotique, sinon pornographique. Après lecture, on se rend
compte que l’écrivain n’a pas respecté le pacte établi dans le titre, puisque le
roman de Dany Laferrière n’est en rien un guide sur la réussite de la pratique

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G. Ndombi-Sow

sexuelle avec un « nègre ». L’auteur lui-même est conscient de l’impact de son


titre sur le public :
On m’a souvent dit que c’est à cause de son titre (Comment faire l’amour avec
un nègre sans se fatiguer) que mon premier roman a eu du succès. Ce n’est pas
vrai. Au contraire, les gens sont fâchés quand ils ont l’impression d’avoir été
bernés. C’est ce qui s’est d’ailleurs passé à la sortie du livre. Beaucoup de
gens avaient cru qu’il s’agissait d’un bouquin porno, et ils se sont lancés tête
baissée dans l’aventure. Ils ont été un peu déçus. Ce bouquin parle de
littérature, de peinture, de jazz, de vin, de filles quand même, de sexe mais
sur le plan analytique et politique […]. Les autres ont fait contre mauvaise
fortune bon cœur, certains même, ce qui est à peine croyable, ont attendu
d’avoir lu le livre avant de s’en faire une opinion, et c’est comme ça que ce
bouquin se trouve encore quinze ans plus tard, sur les rayons des librairies.
Laferrière (2000, p.74)

Ici, on est en présence d’un titre à « fonction incitative » (Nobert, 1983,


p.380), répondant ainsi à l’adage selon lequel « un beau titre est le vrai proxénète
d’un livre » (Genette 1987, p.95). Dans tous les cas, ce titre est séducteur,
« incitateur à l’achat et/ou à la lecture » (Genette 1987, p.95). C’est un titre
provocateur qui, implicitement, joue sur les rapports raciaux, nourris des
préjugés sur la sexualité déchaînée des « Nègres ». A sa sortie en 1985, le livre
reçoit un accueil très favorable et devient un best-seller, sans doute aidé par
l’attrait du lectorat québécois pour un jeune écrivain noir qui effectue son entrée
dans le champ littéraire en publiant un roman au titre séduisant1. Dany Laferrière
lui-même en parle avec une certaine ironie : « le livre est sorti en novembre 85.
C’était pendant le salon du livre. Je suis passé dans l’émission de Denise
Bombardier à la télévision. C’était un jeudi à peu près. Le vendredi, j’étais au
salon du livre et le lundi, j’étais célèbre ! »2. En Afrique, Calixthe Beyala s’est
essayée au même jeu, mais avec moins de succès. Le titre de son roman Comment
cuisiner son mari à l’africaine (2000) joue aussi sur les codes raciaux et l’ambiguïté
de sens pour distiller en filigrane l’idée d’un mode d’emploi pour conquérir
sexuellement un homme.
Dans la continuité de cette veine du titre à connotation sexuelle, le
deuxième ouvrage de Dany Laferrière porte lui aussi un titre séducteur et
provocateur. Eroshima (1987) est construit sous la forme d’un mot-valise
oxymorique, supposant la fusion de deux notions presque opposées, l’amour et
la mort, à partir de « eros » et de la troncation de Hiroshima. Ici le titre met en
scène l’idée d’une sexualité explosive, en référence tacite au bombardement
atomique qu’a connu la ville de Hiroshima en 1945, lors de la seconde guerre

1 Toutefois, il faut se garder de penser que la réussite littéraire de ce texte réside exclusivement dans son
titre tapageur. A ce sujet, l’avertissement de Gérard Genette est à prendre en considération : « si le titre est
bien le proxénète du livre, et non pas de lui-même, il faut sans doute craindre et éviter que sa séduction ne
joue trop à son propre profit, et au détriment de son texte » (Genette, op.cit : 97).
2 Extrait du film-documentaire réalisé en 2009 par Pedro Ruíz, Dany Laferrière, la dérive douce d’un enfant de

Petit-Goâve.

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Pratique des titres en littérature africaine et caribéenne : entre esthétique, visibilité et fantaisies

mondiale : « de Hiroshima à Eroshima : une érotique de la bombe atomique en


forme de haïku selon Dany Laferrière » (2005), pour reprendre le titre d’un article
de Cécile Hanania. Commentant cette forme de titre, Marie-Eve Thérenty
remarque que

Les auteurs excentriques jouent souvent la surenchère dans le titre tapageur.


[…]. L’usage domine vers 1830 de jouer avec le titre et sa fonction descriptive
et connotative pour essayer d’obtenir un effet de séduction. Les titres
tapageurs miment la fonction publicitaire du paratexte jusqu’à obtenir ce que
Gérard Genette appelait un « effet-Jupien » : un titre qui parle plus haut que
le texte. Cette saturation de l’effet publicitaire est recherchée notamment
dans les titres-valises qui lient des éléments hétérogènes. […] La critique, peu
sensible à l’aspect parodique et désespéré de ces titres, y voit, une fois de
plus, mensonge de libraire et trahison du pacte de lecture.
Thérenty (2003, p.112)

Dans tous les cas, les lecteurs se trouvent confrontés à des titres énigmes
dont ils attendent la révélation à l’issue de la lecture. Chez Alain Mabanckou, ce
processus littéraire est aussi présent. Le premier roman de l’écrivain congolais,
publié en France, a la particularité de porter comme titre une réinscription des
trois couleurs du drapeau français : Bleu blanc rouge (1998). Le fait qu’un écrivain
non français, au nom exotique – qui de plus est originaire d’une ancienne colonie
française –, publie une œuvre en mettant en exergue le drapeau français laisse
penser qu’il s’agit là d’un livre qui, soit fait le procès de la France, soit voue un
amour pour cette patrie. On peut penser que l’auteur a choisi ce titre dans
l’intention de séduire et si possible de faire scandale. Ce genre de titre
provocateur, à l’instar de Je suis noir et je n'aime pas le manioc (2005), attire
l’attention et constitue une manière d’inscrire son identité d’auteur sur la scène
littéraire. Gaston Kelman s’est fait connaître avec ce titre qui semble renier son
identité africaine, à travers la non-consommation du manioc. Ce refus ici traduit,
dans une lecture globalisante, l’idée du déni de ses origines, au détriment de la
culture occidentale. Justement, le livre de Gaston Kelman, qui place au cœur de
sa narration l’indélicate alliance entre l’immigration et l’intégration, a connu une
réception mitigée en Afrique, tiraillé entre les sceptiques qui voient en lui un
« traitre » et les modérés qui considèrent que l’identité d’un individu ne se limite
pas au produit de son pays d’origine.

3. Emprunt, pastiche et fantaisie de titre


Dans les pratiques de trouver des nominations aux œuvres, « le vol des
titres est aussi légion » (Thérenty, op.cit : 108). Par vol de titre, on entend
l’utilisation d’un titre déjà paru en librairie ou en discothèque, sinon l’emprunt
délibéré d’un passage assez célèbre tiré d’une œuvre, pour exprimer une
probable affinité intertextuelle et susciter un intérêt certain des lecteurs déjà
avertis :

430 Mars 2020 ç pp. 425-434


G. Ndombi-Sow

Chaque emprunt […] produit son effet. Les énoncés intertextuels que sont
les pastiches ou parodies de titres proposent aux lecteurs un jeu ou un défi
par rapport au champ littéraire. […] Ces titres transformés, ou « titres-
citations », affichent en clair une référence supposée connue du lectorat et
dont la reconnaissance est comme un point de départ de la lecture. Cette
reconnaissance est un premier acte interprétatif du lecteur. Le sens qui en
résulte peut ne correspondre qu’à un aspect de l’œuvre, le renvoi au canon
littéraire n’est pas moins significatif, puisqu’il définit ou fixe, par avance, un
certain horizon esthétique.
Roy (2008, p.51)

Dans le cas d’Alain Mabanckou, on parlera plutôt « d’emprunt de titre »,


formule atténuée pour qualifier l’analogie. En effet, lorsque l’écrivain congolais
publie Verre cassé (2005), il se situe en réalité dans une reprise de titre. Avant de
devenir un succès littéraire international, Verre cassé est à l’origine un titre du
célèbre chanteur Simaro Massiya Lutumba (1984), membre de la mythique
formation « Le Tout-Puissant Ok Jazz », groupe musical qui excellait dans le
genre « Rumba ». Pour l’écrivain congolais, le choix d’une chanson de Simaro
Massiya Lutumba comme titre de son roman est une forme d’hommage rendu
au compositeur et poète. Ce clin d’œil d’Alain Mabanckou n’est pas passé
inaperçu, car nombreuses sont les études aujourd’hui qui relèvent cette filiation3.
Calixthe Beyala, une fois de plus, n’est pas loin de ce procédé, lorsqu’elle titre
l’un de ses romans Femme nue, femme noire (2003). Elle emprunte ce titre au
premier vers du poème « Femme noire » (1948) de Léopold Sédar Senghor, tout
en jouant sur les codes de compréhension : si chez Senghor, la femme est célébrée
pour sa beauté et sa vertu, chez Beyala, elle acquiert les caractères d’une
« amazone » qui bouleverse l’ordre du monde en se servant de son sexe.
S’agissant de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, même si
le contenu de l’œuvre n’honore pas le pacte de lecture annoncé par le titre, celui-
ci ne fait pas forcément l’unanimité au sein de la critique. Kathleen Gyssels, qui
place le cas Dany Laferrière sous le signe de l’imposture, relève que ce titre est en
réalité la parodie d’une œuvre publiée aux Etats-Unis :

A vrai dire, quasiment tout chez Laferrière […] a été emprunté. A


commencer par Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. Ses soi-
disant titres géniaux ont leurs homologues américains. Car Michael
Morgenstern publia en 1982 How to make love to a Woman ?, publié par
Clarksob and Potter à New York, avec une diffusion canadienne chez
« General Pub Ltd. ». Traduit en français la même année encore, aux Editions
Le Jour sous le titre Comment faire l’amour à une femme ? Réponses à toutes les
questions que vous vous posez, l’ouvrage reparut chez Marabout en 1985.
Gyssels (2010, pp.165-166)

3 On peut notamment citer Pierre-Yves Gallard, « Mémoire et intertextualité dans Verre Cassé d’Alain
Mabanckou », Malfini, publication exploratoire des espaces francophones, en ligne : http://malfini.ens-
lyon.fr/document.php?id=140, publié le 25 mars 2015.

Akofena çn°001 431


Pratique des titres en littérature africaine et caribéenne : entre esthétique, visibilité et fantaisies

On serait donc en face d’un emprunt fantaisiste, avec un soupçon de


plagiat4. L’écrivain aurait transposé un titre bien connu dans les librairies anglo-
saxonnes pour le réutiliser dans le domaine littéraire francophone, en prenant le
soin de changer le genre concerné. Et Kathleen Gyssels de conclure que
« Laferrière veut prétendre à une originalité alors que ce qu’il nous propose n’est
en réalité que du réchauffé » (Gyssels 2010, p.167). Alain Mabanckou en fait
autant avec le titre African psycho (2003), qui est, en réalité, une parodie du titre
de Bret Easton Ellis, American psycho (2000) :

African psycho : ce serait le sens commun qui parlerait ici dans ce titre bizarre,
en anglais, et quasiment intraduisible. [...]. On sait aussi qu'il y a un prétexte
à ce titre, un roman de Bret Easton Ellis : American psycho. Et Alain
Mabanckou, qui habite désormais dans le monde étatsunien, mais qui écrit
en français, joue habilement de cette posture. Il y a une universalité
désormais de cette culture des États-Unis.
Chemla (2009).

Pour ce cas, le rapprochement ne concerne pas seulement le titre, car Alain


Mabanckou emprunte beaucoup à l’œuvre de Bret Easton Ellis, tant au niveau
du titre que de la trame fictionnelle où le récit emprunte le sentier du genre
policier. Au final, il apparaît que le pastiche de titre se lit également comme un
emprunt de posture, comme le démontre Jérôme Méizoz dans Postures littéraires.
Mises en scène modernes de l'auteur (2007), à partir de l’analyse des cas Louis
Ferdinand Céline, Blaise Cendrars ou encore Charles Ferdinand Ramuz.

Conclusion
Il est connu que les livres sont mis dans le circuit littéraire selon deux
modalités différentes constituées par la double face économique et symbolique.
Soit ils appartiennent à la sphère de production restreinte ; soit l’aspect
économique domine lorsque le livre appartient à la sphère de grande production.
Ces deux données impactent systématiquement sur les stratégies mobilisées par
les écrivains pour se conformer à la pratique littéraire. Pour le cas de certains
écrivains du Sud, il s’agit de se mobiliser pour se sociabiliser dans l’un des codes
et de se construire une identité d’auteur en usant de plusieurs stratégies de
visibilité. De ce fait, le choix d’un titre, à quelques égards, répond à un besoin de
consécration : parvenir à se faire un nom et à taper dans l’œil des lecteurs. Le
succès obtenu par ces titres auprès du public, procure une « autonomie » aux
écrivains vis-à-vis des instances de légitimation, puisqu’ils se voient accorder une

4 Toutefois, le rapprochement entre les deux titres, fait par Kathleen Gyssels, est peu objectif. S’il est vrai que
la familiarité est évidente, leur programme d’annonce est différent. Le titre de Michael Morgenstern joue
sur la question des genres, notamment la satisfaction des désirs sexuels de la femme, qui consiste, selon une
idée répandue, à atteindre le mythique point G, foyer du plaisir féminin. A contrario, le titre de Dany
Laferrière joue avec les codes raciaux et la question du genre. C’est l’image du « nègre », bête sexuelle, aux
prises avec la femme occidentale qui est ici relayée. Le point commun entre les deux titres est le motif du
sexe, mais approché de manière différente.

432 Mars 2020 ç pp. 425-434


G. Ndombi-Sow

reconnaissance : « la seule accumulation légitime […] consiste à se faire un nom,


un nom connu et reconnu, capital de consécration impliquant un pouvoir de
consacrer » (Bourdieu 1998, p.240). Mais tout le monde ne vise pas l’aspect
commercial et publicitaire, bien d’autres écrivains optent pour des titres
traduisant les thématiques développées dans leurs romans. On est là dans la
conception du titre programmatif qui est un élément important de l’acte
interprétatif de l’œuvre. Dans tous les cas, le final est de constater que l’adoption
d’un titre répond à une ligne de sens qui mérite analyse afin d’être compris.

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Akofena çn°001 433


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434 Mars 2020 ç pp. 425-434


G.M. Vokeng Ngnintedem

LITTÉRATURE ET NUMÉRIQUE :
RUPTURE OU CONTINUITÉ ?

Guilioh Merlain VOKENG NGNINTEDEM


Université de Maroua - Cameroun
gvokeng@yahoo.fr

Résumé : Le numérique entre aujourd’hui de plus en plus dans la praxis de


la littérature. De ce point de vue, la littérature et le numérique
entretiennent désormais des relations très étroites. La littérature côtoie le
numérique au quotidien à telle enseigne qu’on pourrait parler de la
cyberlittérature ou encore de la digital literature qui fait naître une culture
numérique. La littérature et le numérique sont dès lors complémentaires.
Ainsi, avec la littérature numérique, on ne saurait parler d’une rupture ou
d’une continuité entre la littérature et le numérique mais plutôt d’une
complémentarité ou alors d’un changement de support qui met en œuvre
les spécificités du médium pour de nouvelles ouvertures artistiques.

Mots-clés : E-livre, Informatique, Littérature, Numérique, TIC

Abstract: Today, digital is slipping into the praxis of literature. From this
point of view, literature and digital now have very close relations.
Literature rubs shoulders with everyday digital technology to the point
where we could talk about cyberliterature or digital literature, which gives
birth to a digital culture. Literature and digital are therefore
complementary. Thus, with digital literature, one cannot speak of a break
or continuity between literature and digital but rather of a complementarity
or a change of medium that implements the specificities of the medium for
new artistic openings.

Keywords: E-book, Computer science, Literature, Digital, ICT

Introduction
De tous les arts, la littérature est curieusement celui qui a rencontré
l’informatique le plus tôt, bien que cette rencontre soit restée longtemps secrète.
Le numérique fait partie du quotidien de la littérature tant du côté des écrivains
que du côté des consommateurs. On peut parler, dans cette optique, d’usages
au quotidien et au-delà de culture numérique. Ainsi, le numérique côtoie
considérablement la pratique de la littérature, et produit à cet effet de multiples
phénomènes nouveaux tels que l’utilisation d’outils informatiques et
audiovisuels pour la diffusion et la consommation massive des contenus des
livres. Cela débouche sur une (ré)industrialisation du secteur du livre et crée
des connections étroites et raisonnées entre la littérature et le numérique. Dans
ce sens, Jean Clément affirme que

Les rapports qu’entretient la littérature avec l’univers du numérique sont


complexes et l’enjeu de ce croisement va bien au-delà des problèmes posés
par la simple transposition d’un support à l’autre. Ramener cet enjeu à des
questions d’ergonomie de lecture, de droits d’auteur ou encore de viabilité

Akofena çn°001 435


Littérature et numérique : rupture ou continuité ?

économique serait méconnaître la nature particulière de la littérature et de


son rapport aux supports matériels de son inscription et de sa circulation. Il
ne semble pas que tous ceux qui œuvrent dans le champ littéraire (auteurs,
éditeurs, diffuseurs, critiques, lecteurs, institutions diverses) aient pris la
mesure des problèmes épistémologiques qui se posent à la littérature
lorsque celle-ci se risque à quitter le support du livre qui a été pendant si
longtemps le sien. Il est vrai que nous ne sommes qu’au début de cette
transition et que la littérature dite numérique n’est le plus souvent qu’une
littérature numérisée, simple recyclage sur un nouveau support de textes
appartenant aux fonds éditoriaux classiques. Il est significatif à cet égard
que les premiers prix de littérature électronique décernés à la foire de
Francfort en l’an 2000 aient couronné des ouvrages d’abord publiés sous la
forme d’un livre avant d’être édités sur un support électronique.
Clément (2001a, p.124)

De ce point de vue, la littérature dite numérique ou encore appelée


« littérature de l’écran » n’est possible que parce qu’elle utilise l’outil
informatique comme moyen de transmission, de diffusion voire de
consommation. C’est aussi ce matériel informatique qui fait sa particularité et sa
spécificité. Ainsi, elle pourrait intégrer les médiacultures c’est-à-dire des
« ressources culturelles importantes dans le processus d’acculturation qui sont
typiques des sociétés transnationales de la seconde modernité » (Collet et
Wilhelm, 2015 :32). Depuis plus de trente-cinq ans, une production d’œuvres à
lire sur écran inclut les médias textuels, sonores et visuels dans un espace-
temps dont la maîtrise est parfois laissée au lecteur. La littérature numérique a
amplement choqué l’opinion publique et a fait naître crainte, rejet et
incompréhension, réactions qu’on peut encore rencontrer aujourd’hui. Née
dans le sillage de la cybernétique (Norbert Wiener, 1948), elle a produit des
préjugés issus, pour certains, de l’imaginaire techno-futuriste pessimiste que la
science-fiction a forgé et, pour d’autres, à une interprétation protectrice donnée
aux modifications profondes qu’elle apporte à l’écriture, à la lecture et au texte.
C’est dans cette mouvance que Pierre-Olivier Fineltin dans son « manifeste de
la webature » diffusé sur e-critures.org affirme :

Oui, il existe une forme d’œuvre textuelle de fiction propre au Web. Oui,
cette forme possède une structure différente du roman en livre. Oui, cette
forme est vécue différemment par le lecteur. Oui, l’élément fondamental est
le lien hypertexte. J’appelle cette forme webature. Il s’agit d’un texte de
fiction utilisant une structure en liens hypertexte. [...]
Fineltin (2001, p.6)

On le sait, la littérature numérique voit le jour en 1952. Toutefois, elle


n’utilise pas l’informatique jusqu’en 1953, année où Boris Vian1 crée le mythe
du « robot-poète » qui est un robot en mesure de concevoir de la poésie. Cette
figure hante pendant longtemps l’imaginaire collectif et symbolise une
méfiance extrême à l’égard de la littérature numérique. Le questionnement
directeur de la présente étude est le suivant : En quoi la littérature et le
numérique entretiennent-ils des relations exclusives ? La littérature et le

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G.M. Vokeng Ngnintedem

numérique sont-ils complémentaires ? L’avènement du livre électronique est-il


une simple transition ? Comment la technologie modifie l’écriture ? Dès lors,
nous montrerons dans le cadre de cette réflexion que la littérature et le
numérique se côtoient désormais au quotidien pour la fabrication d’une écriture
électronique qui a ses propres modes d’expression et techniques bien différents
des règles éditoriales prescrites par le livre papier. Nous verrons aussi que la
littérature informatique a son style de communication et de consommation qui
font que la littérature et le numérique soient complémentaires afin que
l’informatique et l’électronique offrent aux auteurs de nouveaux lecteurs dont
les goûts sont véritablement tournés vers ce qu’on pourrait appeler la réception
numérique des textes.

1. « Littérature et numérique : quand l’écrit invente son avenir »


De plus en plus, des auteurs et des éditeurs s’adaptent à cette nouvelle
technologie qui a jeté l’encre et le papier. C’est dans cette logique qu’on peut
comprendre l’écrivain François Bon lorsqu’il souligne dans son essai intitulé
Après le livre que « […] l’écriture a toujours été une technologie ! On a simplement
changé d’appareil ». La littérature numérique, parfois dénommée cyber littérature
ou par le terme anglais digital literature, est apparu en même temps que
l’informatique. Elle s’enracine dans des problématiques scientifiques
d’exploration de possibilités nouvelles et des questions littéraires issues des
avant-gardes poétiques du XXème siècle ou des écritures plus traditionnelles.
Depuis l’existence de l’informatique et du web, des ressources, des applications
et des enregistrements des livres existent. La littérature numérique transforme
les progrès technologiques et se nourrit des ressources numériques, tapuscrits
et livres en ligne. Grâce au web, elle développe de nouvelles configurations
d’écriture. La littérature par le numérique fait donc naître une nouvelle
industrialisation de la production qui
se reflète […] dans le modèle économique qui passe du tout gratuit vers
un modèle rappelant le freemium, caractéristique de l’économie
numérique […]. Les approches de l’industrie culturelle […] et
spécifiquement de l’industrie éducative […] permettent de questionner ces
modèles […] de production
Wilhelm (2015, p.34)

Elle développe aussi des modalités de lecture numérique qui enrichissent


les modalités traditionnelles de l’écriture du livre imprimé, ou parfois s’y
opposent. Parlant par exemple de l’apport du numérique à la littérature dans le
contexte africain, Romuald Blaise Fonkoua affirme concis et péremptoire :

[…] L’un des problèmes que connaît l’Afrique noire c’est l’absence de
bibliothèque. On ne peut pas avoir à côté de grandes universités des
bibliothèques indigentes ! Certes ça coûte cher une bibliothèque,
notamment au niveau des acquisitions, de la formation du personnel ; mais
en même temps, et sauf d’avoir décidé de renoncer à la formation de
l’intelligence, je ne vois aucune explication. Ceci étant dit, je pense qu’on
peut en sortir par un excès de pratiques numériques. J’ai coutume de dire

Akofena çn°001 437


Littérature et numérique : rupture ou continuité ?

que l’Afrique a une chance inouïe : c’est celle de passer du néant au plus en
termes technologique [Sic]. La technologie va nous permettre de faire
l’économie de toutes les étapes qui permettent d’évoluer vers le numérique
performant.
Romuald Blaise Fonkoua (2017, p.10)

Le numérique crée donc une histoire « littéraire » en marche, une liberté


nouvelle, un autre rapport au monde, un « nouveau territoire de créativité »
comme le dirait l’écrivaine et journaliste Laure Adler. Le numérique est alors au
service du marketing et de l’autonomie afin d’atteindre un idéal d’efficacité.
C’est dans ces conditions qu’on peut comprendre Ellul lorsqu’il affirme que « la
préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps [est] de
rechercher en toutes choses la méthode la plus efficace » (Ellul cité par Collet et
Wilhelm, 2015, p.11). À la sortie de son livre Le Banquet des affamés, Didier
Daeninckx estime que l’un des atouts de la littérature numérique est le gain de
temps. De ce point de vue, il déclare fort pertinemment que « quatre-vingts
pour cent de mes sources viennent de la bibliothèque numérique Gallica. En
trois mois, j’ai accompli un travail qui aurait dû me prendre plusieurs années.
C’es un raccourcissement exceptionnel du temps, et tout arrive là, chez soi, sur
l’ordinateur ». En sus, au-delà du caractère désormais simplifié des recherches
grâce au numérique, on peut confirmer avec Paul Fournel2 qu’il permet aussi de
« redonner vie à des formes dont le papier ne veut pas ou ne veut plus, et que
les éditeurs boudent ». Paul Fournel est l’auteur du roman intitulé La Liseuse qui
décrit la vie d’un éditeur « à l’ancienne » ayant passé sa vie « dans un silence de
vieux papier ». Paul Fournel en fait décrit la révolution initiée par les nouvelles
technologies en matière de lecture, et donc d’édition. De ce point de vue, on
comprend aisément qu’il n’y a point de méfiance envers la création numérique.
D’ailleurs, à en croire Paul Fournel :

Le livre électronique peut donner une chance à la nouvelle, à la poésie. Si


tous les matins, on peut recevoir par abonnement un bon poème sur son
iPhone, qui dit qu’on ne prendra pas l’habitude de le lire dans un métro ?
Idem pour les nouvelles, qui trouveraient bien leur place dans un
abonnement quotidien.
Paul Fournel cité par Ferniot et Landrot (2012, p.3)

Ainsi, l’informatique devient un dispositif. Michel Foucault définit un


dispositif comme :
[…] un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des
institutions, des aménagements architecturaux, des décisions
réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés
scientifiques, des propositions philosophiques, morales et
philanthropiques.
Foucault (1994, p.30)

Nous pouvons actualiser cette liste en rajoutant les appareils électroniques et


les sites web. En littérature numérique, le dispositif3 informatique ne se limite
pas à pouvoir simuler des appareils d’enregistrement (tels que : machine à

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G.M. Vokeng Ngnintedem

écrire, caméra, appareil photo…) ou des appareils de restitution (livre,


projecteur, radio…), ni même un médium traditionnel comme la télévision ou la
radio. Il offre des possibilités nouvelles. C’est pourquoi nous considérons que le
dispositif informatique constitue davantage un médium qu’un appareil. Il est
tout à la fois seul médium du média numérique travaillé par le programme,
mais également support du résultat multimédia produit par le programme à
destination du lecteur, milieu dans lequel s’effectue l’écriture, et siège de
processus physiques comme l’exécution du programme ou la transmission des
informations entre machines ou entre programmes. Il s’agit donc d’un médium
complexe. Dans ces conditions, Jean Clément pense :

La littérature a toujours été dépendante de ses supports et de ses moyens


de production. La pierre gravée, le volumen, le codex, le livre imprimé, la
machine à écrire, le traitement de texte ont tour à tour suscité des modes de
lecture et d’écriture différents. Avec l’informatique s’ouvre un nouvel
espace d’inscription dont les modalités sont infiniment plus riches et plus
diverses que celles offertes par les supports précédents. Cette richesse et
cette diversité tiennent essentiellement à trois caractéristiques du texte
numérique que nous distinguerons désormais du texte numérisé, simple
reproduction d’un texte destiné d’abord à une lecture sur papier. La
première est son mode d’affichage.
Clément (2001a, p.129)

On l’aura constaté, contrairement à la version papier qui bloque le texte


dans une forme définitive, l’écran de l’ordinateur accueille des mises en page et
des options typographiques transformables. Ceci donne aux auteurs voire aux
lecteurs une partie des privilèges des éditeurs en ce qui concerne la disposition
matérielle du texte. Dans cette logique, le texte, grâce à des programmes
informatiques, n’est plus seulement mis en scène mais il est généré par la
machine. L’écrivain se fait alors ingénieur du texte. Dans ce cas, le lecteur a la
possibilité d’intervenir dans le processus même de l’écriture par des options qui
agiront sur les textes qui lui sont donnés à lire.

2. Le numérique, le e-book ou la fin de la bibliothèque


Une œuvre littéraire numérique constitue un dispositif de
communication entre l’auteur et le lecteur. Deux grands ensembles permettent
de classer les œuvres. Le premier comprend celles qui mettent en relief la
lecture du texte à l’écran, le second met l’accent sur le rôle de l’ensemble du
dispositif communicationnel. Le dispositif de l’œuvre comprend l’ensemble des
composants matériels et logiciels qui interviennent dans la communication que
l’œuvre instaure entre l’auteur et le lecteur ainsi que les acteurs qui y
participent. Les acteurs (lecteur et acteur) n’y sont pas considérés comme des
machines mais comme des sujets agissants de manière réfléchie et autonome.
La littérature numérique est un champ littéraire repéré à partir d’un
terme relatif à la technique utilisée comme c’est souvent le cas dans les
dénominations artistiques (peinture, photographie…). « Les débats qui
opposent de façon binaire un équilibre à un autre équilibre sont vite stériles :

Akofena çn°001 439


Littérature et numérique : rupture ou continuité ?

c'est le déplacement qu'il faut examiner ». Fort de ce credo très mobile, François
Bon explore les changements qui touchent actuellement l'écrit. Il le fait en tant
que praticien de la littérature, sur un mode personnel qui tranche avec les
synthèses publiées sur le sujet. Évoluant de l'imprimé vers le numérique, le
livre est entraîné à pa(ge)s grandissant(e)s vers sa propre dématérialisation.
Pionnier en matière de nouvelles technologies, l'auteur de Sortie d'usine et de
Paysage fer le sait mieux que quiconque : « Le contemporain s'écrit numérique »,
peut-on lire noir sur blanc dès la page d'accueil de la coopérative d'édition
numérique4 qu'il a fondée. Et pourtant, jamais la matérialité de l'objet-livre ne se
sera plus fait sentir que dans cet essai si dense, composé de fragments, d'incises
- qui fut d'abord publié en ligne... De l'épaisseur des volumes à leur odeur, en
passant par leur emplacement sur les rayonnages d'une bibliothèque, émane
une même gestuelle : « Le livre imprimé appelle une manipulation qui le constitue
comme mémoire ». Mais le propre de cette mémoire est de n'être jamais figée,
jamais unique. Le livre existe toujours au contact d'autres livres. Le livre, en un
sens, c'est toujours le Tiers Livre, nom du site personnel de l'auteur inspiré par
Rabelais. De même, l'art du griffonnage et le goût des petits carnets
continueront à trouver leur place « entre nos téléphones à tout faire, nos
tablettes, et le bureau bien rangé de l'ordinateur ». Contre les prophètes de
malheur, Après le livre préfère tricoter des fils heureusement plus colorés : ceux
que tresse justement la pluralité de nos usages. La numérisation des textes a
pour conséquence leur « déterritorialisation » et leur dématérialisation. Pour
Jean Clément,
Ce mouvement, déjà amorcé sur les premiers supports magnétiques, s’est
accéléré avec la popularisation du réseau Internet. Désormais les textes ne
sont plus seulement dans les livres et dans les bibliothèques, ni sur un
disque dur ou un cédérom, ils circulent sur les réseaux, ils sont devenus «
nomades ». À la différence des livres toujours soumis à des contingences
matérielles incontournables de diffusion et de communication, les textes
numériques s’affranchissent des distances et des dispositifs lourds de la
chaîne éditoriale. Un roman de huit cents pages se duplique en quelques
secondes et s’expédie à l’autre bout du monde en quelques minutes. Pour
lire un texte, il n’est plus besoin d’en passer par les médiateurs habituels du
livre. Sur Internet, des auteurs, comme Stephen King diffusent eux-mêmes
leurs œuvres. Des associations comme Gutenberg aux États-Unis ou l’ABU
(Association de Bibliophiles Universels) en France mettent à contribution
les internautes pour constituer des fonds textuels en libre accès. Des sites
de référence comme Athena dressent des catalogues interactifs des textes
disponibles à travers le monde. Des libraires font de la vente en ligne et des
éditeurs expédient à leurs clients des ouvrages numériques.
Clément (2001a, p.115)

On le sait, l’association Gutenberg5 aux États-Unis a pour but de


numériser des livres. Un livre numérique6 aussi appelé e-livre conçoit et met en
place un livre publié, diffusé et même consommé en version électronique ou
soft. Il peut être téléchargé et sauvegardé pour être lu sur écran à travers un
outil informatique ou des nouvelles technologies de l’information et de la

440 Mars 2020 ç pp. 435-444


G.M. Vokeng Ngnintedem

communication. Il est aussi disponible sur un dispositif de lecture audiovisuel.


C’est précisément dans cette mouvance que Jean Clément estime :

Récemment arrivé sur le marché, le livre électronique, que les anglo-saxons


appellent e-book, semble promis à un bel avenir si on en juge par le nombre
d’opérateurs engagés dans sa promotion. Concepteurs, fabricants, éditeurs,
opérateurs sur Internet, tous sont à la recherche de la formule magique qui
permettra de concilier les habitudes culturelles de l’édition traditionnelle et
le potentiel du livre électronique.
Clément (2001a, p.120)

Le livre électronique met ainsi en place de nouveaux lieux de savoirs


numériques. À partir de la fin du XXe siècle, nous vivons dans une société
marquée par le numérique. On comprend pourquoi Le Deuff explique le besoin
d’une « formation aux cultures numériques » (Le Deuff, 2012, p.25). C’est aussi
dans cette logique que nous pouvons être d’accord avec Isabelle Compiègne
lorsqu’elle stipule que « l’accès à tout pour tous a progressivement quitté son
statut de projet idéaliste, conjointement à l’invention d’Internet, et s’est imposé
comme un des paradigmes de la société numérique » (cité par Pérès-
Labaurdette Lembé, 2015, p.44). En effet, le numérique est une nouvelle porte
ouverte à de diverses formes d’apprentissages formels et informels. Une
importante quantité de matériels informatiques, de sites web, de réseaux
sociaux ont ainsi été mis sur pied. Dans leur article intitulé « Une typologie des
typologies des applications des TIC en éducation », Basques et Lundgren-
Cayrol soulignent l’importance de ces nouvelles technologies. Ils affirment
d’ailleurs que
Lorsqu’elles sont combinées ou interconnectées, [elles] permettent de
rechercher, de stocker, traiter et de transmettre des informations, sous
forme de données de divers types (textes, son, image, etc.) et permettent
l’interactivité entre des personnes, et entre des personnes et des machines.
Basques et Lundgren-Cayrol (2002, p.10)

Grâce à ces technologies, le livre électronique ou e-book offre quatre


avantages majeurs notamment la manœuvrabilité, l’accessibilité, le coût
amoindri et l’autonomie et l’autogestion du dispositif de lecture. De tout ce qui
précède, nous pouvons être du même avis avec Jean Clément qui laisse
entendre que

Parallèlement à cette mutation qu’il provoque dans le commerce des livres,


le livre électronique pourrait être à l’origine d’un nouveau rapport au texte.
Sans être aussi puissant que les machines de bureau, le livre électronique
offre quelques-unes des fonctionnalités des bases de données textuelles.
Livré avec un stylet et munis d’une interface interactive, il permet au
lecteur ordinaire de pratiquer sans difficulté une lecture dite « savante »
réservée jusqu’à présent aux spécialistes. Les fonctions de recherche
d’occurrences de chaînes de caractères et d’activation de liens
hypertextuels sont simplifiées, tandis que les possibilités d’annotation
dynamique (soulignement, pose de signets et de post-it, annotations dans

Akofena çn°001 441


Littérature et numérique : rupture ou continuité ?

les marges, constitution de corpus, etc.) favorisent une lecture active dans
laquelle le lecteur est prêt à tout moment à passer à l’écriture.
Clément (2001a, p.130)

Toutefois, le livre numérique présente quelques risques. Richard Stallman, un


militant du logiciel livre américain, a mis en garde contre plusieurs menaces,
notamment : Étant donné qu’on doit s’identifier pour payer en ligne ou
télécharger un livre sur un site commercial ou une bibliothèque numérique, les
« autorités » peuvent avoir accès à votre liste de lecture ; Il y a plusieurs
précédents d’effacement à distance d’ouvrages par au moins un distributeur sur
des appareils de personnes les ayant téléchargés même si elles les avaient
payés. De nos jours, la littérature est en péril et elle conçoit et voit la venue du
numérique d’abord et avant toute chose comme un danger et un écueil. La
numérisation ou si l’on veut l’informatisation de la « fortune littéraire » qui est
appelée à se poursuivre est loin d’être une simple entreprise de conservation
des textes. Elle fait naître de nouveaux modes de lecture qui valorisent des
lectures extensives au détriment de la lecture intensive. De nouvelles pratiques
apparaissent, de nouvelles habitudes naissent. Avec le numérique, la littérature
imprimée respire son tombeau et sa perte définitive est à craindre. Ainsi,
associer littérature et numérique revient à rapprocher deux termes dont la
complexité est de même niveau. Littérature et numérique sont donc en train
d'entrer réellement en collision et/ou en symbiose.

Conclusion
Il est plausible de rappeler qu’il n’y a pas séparation brutale entre une
œuvre littéraire numérique et les œuvres non numériques mais une continuité
qui a établi, progressivement, un lent déplacement de la question littéraire. Dès
lors, nous convenons avec Antonio Casilli qu’
il est désormais impossible d’affirmer que les seules vraies communautés
sont basées sur un lieu qu’on partage. Les rencontres en face-à-face ne sont
plus la modalité exclusive d’interaction. Le contexte sociétal contemporain
s’est enrichi de nouvelles manières de « se sentir en communauté » et, par
cela, de « faire de la communauté ». Il faut bien souligner ce dernier point :
les pratiques communautaires en ligne s’ajoutent à celles qui préexistent et
ne se substituent pas à elle [sic]
Antonio Casilli cité par Pérès-Labaurdette Lembé ( 2015, p.44)

En effet, depuis le début du XXème siècle, les diverses avant-gardes ont fait
quitter le texte de la page imprimée en l’insérant dans des tableaux et des
objets. Elles ont aussi transformé de manière manifeste les relations
auteur/texte/lecteur, par exemple à travers le happening, et se sont penchés sur
la production de sens elle-même, en travaillant la relation des lettres entre elles,
des mots entre eux et, plus généralement, la relation entre le mot et d’autres
systèmes de signes. C’est pourquoi Philippe Castellin, l’éditeur d’une des
revues les plus importantes en littérature numérique, estime que la littérature
numérique serait un « achèvement » des formes travaillées par ces avant-

442 Mars 2020 ç pp. 435-444


G.M. Vokeng Ngnintedem

gardes. L’idée d’achèvement suppose une amélioration et une limite


inaccessible. Or les propositions des avant-gardes sont précisément achevées et
aucune question littéraire ne saurait rencontrer de limite infranchissable. Par
ailleurs, une telle conception ne saurait prendre en considération la spécificité
du médium car elle considère implicitement que le médium informatique se
réduit à un changement de support. Aussi vaut-il mieux considérer que la
littérature numérique réalise à la fois une continuité avec les mouvements
antérieurs et un déplacement qui met en œuvre les spécificités du médium pour
de nouvelles propositions artistiques qui relativisent le concept de texte.

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invente son avenir ». In Télérama. N°3256. Du 09 au 15 juin 2012.
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Numérique, éducation et apprentissage. Enjeux communicationnels. Paris :
L’Harmattan. p.29-42.

Notes
1. La littérature numérique voit le jour en 1952. Un an plus tard, Boris Vian pose avec
Gustave le robot. Une belle illustration de sa nouvelle futuriste La peur des modernes,
dans laquelle il popularise le mythe du “robot-poète”. Exposition “Présence du Futur”
(1953).
2. Paul Fournel est un éminent membre de l’OULIPO (Ouvroir de Littérature
Potentielle, association fondée en 1960 par Raymond Queneau et le mathématicien
François le Lionnais, pour réfléchir autour de la notion de littérature « sous contrainte »
et auteur d’un roman intitulé La liseuse.
3. Ici, il faut prendre le terme « dispositif » au sens de Giorgio Agamben. Selon
Agamben, le dispositif est « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de
capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer
les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants », in Giorgio
Agamben, Qu’est-ce que le dispositif, Paris, Payot/Rivages poche, 2007, p.31.
4. www.publie.net
5.Marie Lebert, « Une courte histoire de l’ebook » [archive] [PDF], sur www.etudes-
francaises.net, Études françaises de l’Université de Toronto, 2009 (consulté le 21 février
2017) : « Chose souvent passée sous silence, Michael Hart est le véritable inventeur de
l’e-book. Si on considère l’e-book dans son sens étymologique, à savoir un livre
numérisé pour diffusion sous forme de fichier électronique, celui-ci aurait bientôt
quarante ans et serait né avec le projet Gutenberg en juillet 1971. », p. 11.
6. Ce terme est officiellement recommandé en France dans le JORF du 4 avril 2012. La
République française, « Vocabulaire de l’édition et du livre (liste de termes, expressions
et définitions adaptés) », [archive], n°0081, sur legifrance.gov.fr, Journal officiel de la
République française, 4 avril 2012 (consulté le 201 février 2017), p.6130.

444 Mars 2020 ç pp. 435-444


G. B. Tologo

PROBLÈMES DE VERSIFICATION :
L’ALEXANDRIN EN QUESTION DANS LE POÈME « HÉRO D’EBÈNE »
DE REFRAINS SOUS LE SAHEL DE TITINGA PACÉRÉ

Guillaume Ballebé TOLOGO


Université Joseph Ki-Zerbo - Burkina Faso
gtologo@gmail.com

Résumé : La poésie africaine francophone, depuis ses pères fondateurs, Léon


Gontran Damas, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, n’a pas adopté le
classicisme comme mode d’écriture. Les poètes de la deuxième génération, dont
un des valeureux représentants est Titinga Pacéré ont perpétué cette tendance.
Cependant, il y a quelques textes qui se présentent selon le modèle classique que
Jean Louis-Joubert a examiné et conclut que les poètes africains s’inscrivent
presque tous à l’école de « l’alexandrin ». Cette présente étude porte sur un poème
singulier de Titinga Pacéré. C’est le seul poème de l’auteur, qui soit écrit en vers
classique, apparemment en alexandrin. Dans cette étude il est précisément
question d’interroger la versification de ce poème. Nous avons donc tenté de
démontrer que Titinga Pacéré ne s’inscrit pas dans l’école du classicisme, encore
moins celle de l’alexandrin, bien que son poème, typographiquement présente
l’allure d’un poème classique.

Mots clés : Alexandrin ; Titinga Pacéré ; poésie africaine ; poésie classique ;


Alexandre le Grand.

Abstract: French-speaking African poetry, from its founding fathers, Léon


Gontran Damas, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, has not adopted classicism
as a mode of writing. Second generation poets, one of whose valiant
representatives is Titinga Pacéré, have continued this trend. However, there are
some texts which appear according to the classic model that Jean Louis-Joubert has
examined and concludes that almost all African poets enroll in the "Alexandrian"
school. This present study relates to a singular poem by Titinga Pacéré. It is the
author’s only poem, written in classical verse, apparently in Alexandrian. In this
study it is precisely a question of examining the versification of this poem. We have
therefore tried to demonstrate that Titinga Pacéré does not enroll in the school of
classicism, much less that of the Alexandrian, although his poem, typographically
presents the appearance of a classic poem.

Keywords: Alexandrian; Titinga Pacéré; African poetry; classical poetry; Alexander The
Great.

Introduction
Cet article s’inspire d’un écrit de Joubert (1999). L’auteur, dans cet écrit met en
évidence l’aventure de l’alexandrin dans la poésie africaine francophone. Il y affirme
que les poètes africains se mettent presque tous, implicitement ou explicitement, à
l’école de l’alexandrin :

Le vers régulier et particulièrement l’alexandrin est l’un des instruments poétiques


que les poètes de la négritude ont acquis en même temps que la langue française.
Ils y ont recours, parfois avec ostentation comme ceux qui écrivent des poèmes

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Problèmes de versification : l’alexandrin en question dans le poème « Héro d’Ebène »
de Refrains sous le Sahel de Titinga Pacéré

dont la régularité saute aux yeux (…) Mais tantôt l’alexandrin se glisse presque
incognito dans de grandes coulées de vers libres. On pourrait faire une anthologie
de ces vers blancs des poètes noirs.
J. L. Joubert (1999, p.3)

En partant de ce constat, il s’agira pour nous d’examiner la régularité, la métrique du


poème « Héros d’Ebènes » du recueil Refrains sous le Sahel (1976) de Titinga Pacéré. Le
choix de ce poème se justifie par sa particularité. En effet, de toute la production
poétique de l’auteur, depuis les premières œuvres Ça tire sous le Sahel (1976) ; Quand
s’envolent les grues couronnées (1976) jusqu’aux plus récentes Poème d’une termitière
(2007), ce poème est le seul, à se conformer apparemment au classicisme occidental. Il
constitue de ce fait un écart, par rapport à une norme (qui s’affranchit des règles de la
versification occidentale) que l’on peut qualifier de style pacéréen.
Dans le Dictionnaire de Rhétorique et de Poétique (Cf. Aquien et Molinie 1999), les
auteurs définissent le terme de versification, à partir de deux termes latins, versus
(vers) et facere (faire). À partir de ces deux termes, se dégage un art, celui de savoir
faire les vers. On peut dès lors définir la versification comme l’étude de tous les types
de structuration du vers, qu’il s’agisse du vers régulier, du vers libre ou même du
verset. Partant de cette définition, l’on constate déjà que le titre de cet article pose
problème ; celui de la problématique du vers dans « Héros d’Ebènes ». Mais de quels
problèmes s’agit-il ?
Pour répondre à cette préoccupation, nous verrons qu’au-delà de la métrique,
d’autres aspects sous-tendent l’écriture de ce poème et que « à une écriture du
politique », émerge « une politique de l’écriture » (Cf. Jacques Chevrier, 2006, p.202).
C’est pour ce faire aussi que la réflexion s’articule autour des axes suivants : ce poème
est-il vraiment régulier ? Pacéré est-il à l’école du classicisme, de l’Alexandrin ?
Alexandre le Grand est-il le Héros de référence pour Pacéré ? Ces questions seront
abordées sous le prisme d’une sémiotique à base stylistique. Il s’agit de la
sémiostylistique, approche proposée par Georges Molinié qui allie la sémiotique à la
stylistique.

1. Alexandre le Grand, inspirateur de l’alexandrin


D’entrée de jeu, Jean-Louis JOUBERT, explique que « Alexandre le Grand » a
prêté son nom à la forme du vers français régulier qui est devenu, à partir du XVI è
siècle, la forme canonique de la poésie de langue française ». Mais alors qui est
Alexandre le Grand ? Alexandre le Grand1, est un Macédonien né (356- 323) avant J.C.
Selon la légende, il serait d’origine divine par ses ancêtres. Son père (le roi Philippe II
à qui il succéda, était descendant d’Héraclès2) ; sa mère la princesse Olympias d’Epire
aurait eu Achille3 pour ancêtre. Cette double descendance et par son père (Héraclès)
et par sa mère (Achille) qui était par ailleurs une sorcière, le prédestinait à une vie
d’éclats. Aristote fut son maitre ; il l’initia à la philosophie, à la rhétorique et aux

1 Alexandre le Grand est fils du roi Philippe II à qui il succéda. Mais au sommet de sa gloire, il va se construire sa
propre légende, tentant à convaincre l’opinion générale que Philippe II ne fut pas son père. Il serait né, selon ce
mythe d’un dieu qui se serait transformé en serpent pour s’introduire dans le lit de sa mère pendant que celle-ci
dormait. C’est cette visite dans la plus parfaite discrétion qui aurait donné naissance à Alexandre que l’on connait.
2 Héraclès ou Hercule est l’une des mythologies grecque la plus connue, dont la littérature est la plus abondante.

On le connait à travers sa force, accomplissant douze travaux, au-delà de l’entendement humain.


3 Achille est cet autre dieu grec dont la gloire est en concurrence avec Hercule.

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G. B. Tologo

différents arts. En plus de tous ces savoirs, il fut aussi initié à l’art des armes. Puis, en
(-336) Alexandre le Grand, après la mort de son père, devint roi de Macédoine. Il
entreprit de soumettre à son joug, le reste de la terre. On lui doit, en (-332) la Cité
d’Alexandrie, qui porte d’ailleurs son nom. Cette ville, à l’embouchure du Nil devint
le centre littéraire, scientifique et commercial du monde hellénique. Elle est par ailleurs
rendue célèbre par son emblématique symbole, le « Phare 4» : « le Phare
d’Alexandrie ».
Il est tout à fait vrai qu’Alexandre le Grand a été un grand conquérant. Il a
remporté une importante victoire contre les Perses ; il a fécondé un vaste empire qui
partait de l’Occident jusqu’en Égypte ; de l’Orient jusqu’en Inde. Toutes ces conquêtes
se moulèrent dans un vaste ensemble, qu’on appellera royaumes hellénistiques. Cette
période de domination qui va durer près de trois cents (300) ans, sera appelée
l’hellénisme5. Dans le roman, Le Monde de Sophie, Jostein Gaarder revient sur cet
épisode :

Une nouvelle société à l’échelle mondiale vit le jour au sein de laquelle la culture et la
langue grecque jouèrent un rôle prédominant. Cette période qui dura 300 ans, on l’a
appelée l’hellénisme. Le terme « d’hellénisme » recouvre à la fois la période proprement dite
et la culture à prédominance grecque qui s’épanouit dans les trois grands royaumes
hellénistiques : la Macédoine ; le Syrie ; et l’Égypte.

J. Gaarder (1995, p.147)

Voilà l’aventure d’Alexandre le Grand, considérée par les Occidentaux comme


les plus audacieuses des conquêtes, jamais entreprises sur la surface de la terre.
L’alexandrin, dans ce même élan, marquait en termes de grandeur, le plus important
mètre. Il ne devait donc pas avoir un mètre qui dépassât l’alexandrin puisqu’il n’eut
pas dans l’esprit occidental, un homme qui surpassât Alexandre le Grand. Alors,
l’alexandrin devint la référence suprême dans la poétique occidentale, française.
Écoutons l’historique de ce phénomène fait par Molinié :

On appelle ainsi (alexandrin) le vers de douze syllabes. Seul vers français dont le
nom n’est pas fondé sur la quantité syllabique, l’alexandrin date du début du XIIè
siècle. Son nom, qui ne lui a été donné qu’au XVè siècle, est dû à un poème de
douze syllabes sur Alexandre le Grand, qui parut à la fin du XIIè siècle et connut
un vif succès. Au XIIIè siècle, il est utilisé dans les épopées hagiographiques, les
discours majestueux, les chansons de geste remaniées, (…) Au XVIIè siècle, il
s’impose désormais comme le grand vers. Il n’a cessé depuis d’être le plus employé
de la poésie française, jusqu’à en être une sorte de figure emblématique, …
A. Michèle et G. Molinie (1999, pp. 443-444)

2. Problèmes de versification
2.1. La métrique

4 Le phare en question, qui symbolisant Alexandrie était une tour de 134 m au sommet de laquelle on faisait brûler
des feux en guise de repère pour les bateaux.
5 On se rappellera cette hypothèse de Léopold Senghor qui a d’ailleurs fait grand bruit. Des désapprobations

fusèrent de partout parmi l’intelligentsia noire. En effet, quand Senghor affirme « L’émotion est nègre, la raison est
hellène », le terme de hellène renvoie à cet empire grecque antique, symbolisant l’Occident ; alors il eut des
protestations au sein des intellectuels noirs.

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Problèmes de versification : l’alexandrin en question dans le poème « Héro d’Ebène »
de Refrains sous le Sahel de Titinga Pacéré

« Héros d’Ebènes » est le onzième des seize poèmes que compte le recueil
Refrains sous le Sahel qui compose la trilogie de Oswald 1976. Ce poème aux allures
classiques s’organise autour de onze strophes composées chacune d’un quatrain.
Typographiquement, il se construit autour de quatre pages, reparties en 3-3-3-2 ; c’est-
à-dire que les trois premières pages comptent trois strophes chacune, tandis que la
quatrième page en compte deux. Au total, il y a onze (11) strophes et par conséquent
quarante-quatre (44) vers. Dans cette séquence, nous examinerons la métrique de ce
poème.
Observons la première strophe du poème. Les trois premiers vers qui la
structurent sont des décasyllabes (10 syllabes) chacun. Le dernier vers, est un
alexandrin (12 syllabes). Il y a un dysfonctionnement rythmique, créant une
impression de régularité. Il s’agit donc d’une régularité irrégulière, en ce sens que
l’équilibre est intentionnellement faussé. Au-delà de la métrique, il importe par
ailleurs d’avoir un regard sur la rime : « Monde/ anathèmes/ Suprêmes/ confondent ».
On reconnaitra assez facilement la disposition ABBA, caractéristique de la rime
embrassée. On notera dans l’illustration suivante que toutes les rimes sont féminines,
au lieu d’une alternance entre rimes masculines et féminines, principe important dans
le classicisme :

Spectre d’infamie ? Scandale du Monde ?


Réalisations de frondées anathèmes ?
Ou prostitutions des Pouvoirs Suprêmes ?
Ou grands que l’oprobre6 et l’hypocrisie confondent ?

La deuxième strophe du poème comprend la même disposition des rimes : « Vipère/


émulations/ sélection/ terre », avec cette fois-ci une alternance entre rime masculine et
rime féminine. Le premier vers comprend dix (10 syllabes) ; le deuxième un alexandrin
(12 syllabes) ; le troisième quatorze (14 syllabes) et le quatrième (12 syllabes). On voit
apparaitre dans cette strophe un phénomène singulier, un vers au-delà de l’alexandrin.
La cinquième strophe est assez particulière également. En ce qui concerne la rime, elle
s’inscrit dans la même disposition que les autres : « non-violence/ canons/ fons/
délivrance/ », avec une alternance entre rime masculine et féminine. Le premier vers
comprend quinze (15 syllabes) ; le deuxième est un alexandrin (12 syllabes) ; le
troisième treize (13 syllabes) et enfin le quatrième quatorze (14 syllabes) :

Dites-le Voulet-Chanoine, « hommes de la non-violence »,


Attaquant les arcs du Mogho par les canons,
Dites-le assaillants des Aladians ou des Fons,
Dites-le, dites-le, messagers de la délivrance !

Présentons enfin, en guise d’illustration la dernière strophe. La rime, encore une fois
de plus conserve la même disposition avec alternance : « haine/ Hamar/ Omar/
D’EBENE ! ». Le dernier vers du poème est mis en exergue par le caractère
typographique, écrit en lettres capitales. Les trois premiers vers de cette strophe sont
des alexandrins (12 syllabes) chacun. Cependant le dernier vers comprend, quinze (15
syllabes) ; comme on peut le remarquer à travers cette illustration :

6 (Sic). Le mot est ainsi écrit (avec un seul p.) dans le poème au lieu de opprobre !

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De valeureux méconnus dorment dans la haine :


Samory, Béhanzin, Mohamed, El Hamar,
Ahmadou, Koutou, Rabah, El Hadj Omar !
LUMIERE DE VERITE, ECLAIRE LA TERRE D’EBENE !

Une lecture exhaustive de ce poème permet d’observer une régularité de la rime


à tous les niveaux. C’est la même disposition ABBA, en rimes embrassées, dans
chacune des strophes, tout au long du poème. Cependant, au niveau de l’alternance
quant au genre de la rime, apparaissent des « incohérences ». En effet, dans la
troisième strophe, on notera l’usage d’une rime hétérogène : « blâme/ Cham », le mot
blâme en poésie étant féminin et Cham masculin. C’est le même constat que l’on peut
faire dans cet autre cas : « histoire/ Noir » de la sixième strophe. On notera
respectivement dans la septième strophe « eux / Niagassola / Dioula/ aïeux » ;
neuvième strophe : « Mogho/ Lat-Dior/ Cayor/ Sanankoro » ; dixième strophe : « amis
/ héros / Goureau / Lamy », qu’il n’y a pas de rimes féminines, toutes étant masculines.
Inversement, dans la première strophe, ainsi que dans la huitième strophe : « herbes/
Racine/ famine/ Faidherbe », il n’y a pas de rimes masculines ; toutes étant féminines.
Cette étude permet de saisir toute la complexité des rimes. En apparence, les
rimes sont évidentes à tout point de vue. Toutefois, cette situation cache une réalité
subtile ; celle d’un poème pseudo classique, puisque ne respectant pas la grande règle
classique au sujet de la rime.
Quant à la métrique, une lecture plus détaillée permet de faire quelques observations
importantes. Il ressort assez clairement que tous les vers n’ont pas le même mètre. En
prenant ainsi l’alexandrin comme référence, l’on s’apercevra qu’il y a des vers qui sont
en deçà, par contre d’autres sont au-delà de ce mètre. Sur les quarante-quatre (44 vers)
que compte le poème, il y a neuf (9 vers) qui ont moins de douze syllabes ; il y a dix-
sept (17 vers) en alexandrin, et enfin dix-huit (18 vers) qui ont plus de douze syllabes.
Justement, cette observation pose au moins un problème crucial, insoluble. En
effet, la poésie classique française, celle que l’imaginaire collectif français a érigée au
statut de « patrimoine national », se limite à l’alexandrin. Parce que construite en
référence et en hommage à Alexandre le Grand, le surhomme par exemple, cette poésie
n’allait pas au-delà de l’alexandrin. Voilà que dans ce poème, il y a des vers de treize
(13 syllabes), quatorze (14 syllabes), même quinze (15 syllabes). A travers cette
métrique on ne peut plus audacieuse, l’auteur passe d’une «écriture du politique» à
une « politique de l’écriture», c’est-à-dire, d’un fait de style à un parti pris axiologique
et/ou idéologique. Alors qu’est-ce qui se cache derrière cette pratique ?

2.2. Typologie du vers


-Poème classique ou poème en prose ?
Le poème en prose (l’expression relève d’un oxymore) est une forme poétique
issue du mouvement de libération à l’égard de la versification ; à partir de là, elle
diffère de la forme traditionnelle (poésie classique). Toutefois, ce que l’on désigne sous
le nom de poème en prose n’est pas à confondre avec la prose poétique. On appelle
prose poétique un type d’écriture particulière à des ouvrages en prose qui emprunte à
la poésie ses instruments ; non seulement, elle peut lui emprunter sa thématique (le
lyrisme caractérisé entre autres par la description de la nature, des sentiments, etc.)
mais aussi ses procédés spécifiques, appelés figures de style. Toutefois, l’œuvre toute

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Problèmes de versification : l’alexandrin en question dans le poème « Héro d’Ebène »
de Refrains sous le Sahel de Titinga Pacéré

entière n’a pas une visée purement poétique. La présentation typographique du


poème en prose s’apparente à la prose, mais utilise l’univers du langage poétique à
savoir des structures récurrentes, une rythmique bien marquée, des sonorités, des
images.
Le poème classique ou vers réguliers se caractérise par ses exigences, ses
contraintes aux plans formels. D’abord, la métrique doit être d’une régularité sans
faille, en ce sens que tous les vers doivent avoir le même mètre ; ensuite, il y a la rime.
Cette dernière comporte plusieurs aspects : il y a le genre (rime féminine et rime
masculine) ; la qualité (rime pauvre, suffisante, riche). L’alternance des rimes est une
des conditions primordiales de la poésie classique. Dans ce poème la forme « poème
en prose », n’est pas de mise ; la forme « poème classique » n’est pas tout à fait utilisée.

-Vers libérés ou vers blancs ?


Ce qu’on désigne sous le terme de « vers libérés » est un autre type de vers en
marge des vers blancs ou du vers libres. Il est au carrefour entre la forme traditionnelle
(il garde de la forme classique la métrique) ; il peut se construire en alexandrin ou en
décasyllabe, avec des rimes régulières. Mais, il y a dans cette forme un relâchement
sur les contraintes de la rime :

Le vers libéré est un vers de mètre traditionnel, mais de forme assouplie (…) Le code est,
comme dans le vers régulier d’une double nature : m étrique et sonore. Métrique car
le vers libéré est de mètre commun : alexandrin libéré, décasyllabe libéré. Sonore,
car il reste soumis à un principe de liaison des vers par homophonies finales (…)
La rime s’allège de ses contraintes graphiques (abandon de la règle des consonnes
équivalentes), renouvelle ses alternances du système « masculine/ féminine » au
système « vocalique/ consonantique » ou les supprime (…)
Mazaleyrat et Molinie (1989, pp.198-199)

L’expression vers blancs ne s’emploie souvent qu’au pluriel. Elle désigne un ou


des vers qui ne comportent pas de rimes. On retrouve le vers blanc dans la poésie
classique ; en ce sens qu’il peut arriver que certains poètes, à la recherche de formes ou
de significations particulières, peuvent incruster des « blancs » dans leurs vers
réguliers, classiques. Ce type de vers « intrus » respecte la métrique mais, cesse de
former avec les autres, une structure parallèle au plan phonique. On constate donc que
ce poème « Héros d’Ebène » ne s’inscrit pas dans cette dynamique.

-Le vers libre


On appelle vers libre cette forme de poème sans règles ni structure codifiée. Le
vers est tout à fait libre ; par ailleurs la rime est totalement absente du vers libre. L’une
des principales contraintes est la majuscule souvent en début de vers. Partant de ces
différents éléments qui caractérisent le vers libre, on peut alors dire que ce poème n’est
pas construit en vers libres. Il y a un souci d’une régularité métrique, même si l’on peut
constater quelques légèretés. Il y a également un souci marqué de la rime. Tout le
poème comprend en effet des rimes, même si encore une fois de plus, il y a un
relâchement, à propos des contraintes. On ne peut donc pas classer le « Héro d’Ebène »
dans la catégorie de poème classique.

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G. B. Tologo

3. La remise en cause de l’alexandrin : défense et illustration des figures africaines


Dans un article consacré aux tendances de la poésie africaine francophone, Lilyan
Kesteloot, notait que cette poésie a connu d’importantes mutations. Inscrivant son
étude à partir des années 1960, période des indépendances dans de nombreux pays
africains, l’auteur explique que les poètes de cette période ont poursuivi la verve
militante de la négritude, mais constate tout de même certaines modifications dues
aux pratiques politiques des nouveaux États. Elle identifie deux courants majeurs, un
premier courant militant qui demeurait anticolonialiste, et le second courant de type
plus romantique :
(…) un courant militant qui demeurait anticolonialiste, mais se teintait d’une
sévère critique envers les pouvoirs africains ; et un courant de type plus
romantique, qui reprenait les thèmes doloristes de l’esclavage, de la sujétion de
l’Afrique, de l’histoire niée, des traditions perdues, du « retour aux sources », et
enfin, était considéré comme remède incontournable dans toute entreprise de
reconstruction de la personnalité africaine.
L. Kesteloot (1999, p.76)

Il n’y a pas une distinction catégorique entre ces deux tendances établies par Lilyan
Kesteloot. En effet, il arrive que certains poètes, tout en empruntant un ton plus
lyrique, voire romantique critique avec verve le néocolonialisme. C’est dans cette
veine que l’on peut classer par exemple le recueil Ça tire sous le Sahel (satires nègres), de
Titinga Pacéré. On constate que le sous-titre de ce livre « satires nègres » est indicatif
dans ce sens. Dans ce poème précisément, nous verrons comment se manifeste la
remise en cause de l’alexandrin.
Il y a dans ce poème, comme nous l’avons constaté, deux problèmes qui se
posent : le problème de la rime et celui de la métrique. La rime est d’une régularité
apparente et déroutante en ce sens que les règles qui régissent le classicisme en la
matière ne sont pas scrupuleusement respectées. Il y a donc à partir de là, un écart qui
peut s’expliquer par une volonté de l’auteur de s’affranchir du prisme occidental. La
problématique de la métrique participe de cette même dynamique. Dès lors « le
fétichisme de l’alexandrin » tombe en désuétude. Cette démystification de l’alexandrin
n’a d’égal que son désir ardent de restauration, une défense et illustration des héros
africains. Pour s’en convaincre, arrêtons-nous sur le titre du poème « Héros
d’Ebènes ». Le terme « Ebènes » est connoté et porte en lui deux sèmes importants, à
savoir force et noir. Syntaxiquement, « d’Ebènes » est rattaché à « héros », duquel il est
complément. Le syntagme « Héros d’Ebènes » est un hommage rendu aux figures
historiques du continent noir, l’Afrique. C’est en ce sens qu’il participe à une défense
et illustration des héros africains. Cette entreprise de restauration ne peut
véritablement prendre forme, qu’en dénonçant une supercherie, savamment
entretenue par ces « Libérateurs de l’Afrique ». Des hommes pourtant considérés
comme des « Dieux », qui sont venus « nous » asservir au lieu de délivrer. L’auteur les
interpelle de la sorte dans la quatrième strophe :

« Qu’avez-vous fait « Dieux venus nous délivrer »


Qu’avez-vous fait pour mériter de tels lauriers ? »

Le poète cite des noms bien connus, à travers une remarquable ironie. En traitant en
effet, « Voulet-Chanoine » d’hommes de la non-violence, c’est bien une ironie pour
souligner leur cruauté. Parce qu’un non-violent renonce à la violence ; il s’inscrit dans

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Problèmes de versification : l’alexandrin en question dans le poème « Héro d’Ebène »
de Refrains sous le Sahel de Titinga Pacéré

une dynamique de rencontre de l’autre dans la paix et dans l’amitié. Surtout, en aucun
cas il n’usera d’armes pour se défendre encore moins pour attaquer. Ce qui est tout à
fait l’opposé de Voulet-Chanoine qui ont fait usage des canons contre les arcs du
Mogho, comme il ressort dans ce passage :

« Dites-le Voulet-Chanoine « hommes de la non-violence »


Attaquant les arcs du Mogho par les canons »

Après cette mise au point de l’histoire l’auteur se tourne vers les Africains, les Sofas. Il
les encourage et les appelle à la résistance contre la colonne Voulet-Chanoine :

« Allez Sofas, vaillants Sofas, criez sur eux :


Défendez, intrépides, la terre des aïeux »

Le poète se transforme presqu’en griot. Il chante les louanges de ces illustres et


intrépides combattants qui se sont opposés au projet de la colonisation. Depuis le
Mogho jusqu’au Sénégal (Cayor), l’auteur appelle à une résistance farouche :

« Ne fléchit pas devant le Blanc, illustre Mogho !


Le marché est ignoble, Damel Lat-Dior
Refuse tout chemin de fer dans le Cayor !
Reste le chef suprême, fils de Sanankoro ! »

Enfin, à travers cette dernière strophe, le poète indique que l’histoire de l’Afrique, telle
que jusque-là écrite (par les vainqueurs) et enseignée aux Africains est un long tissu
de mensonges. Il en appelle à la vérité, la vraie connaissance de l’histoire pour qu’elle
jaillisse et éclaire la terre d’Ébène, c’est-à-dire l’Afrique :

« De valeureux méconnus dorment dans la haine :


LUMIERE DE VERITE, ECLAIRE LA TERRE D’ENBENE ! »

Dans ce poème, les grands résistants africains sont cités, en signe d’hommage rendu.
Ce sont entre autres : « Damel Lat-Dior » ; « Samory » ; « Béhanzin » ; « Ahmadou » ;
« Koutou » ; « El Hadj Omar » ; etc. L’auteur déplore le fait que ces illustres hommes
ne soient pas suffisamment connus ; toute chose qui met l’Afrique en péril. L’auteur
devient par ailleurs plus amer quand il note qu’en lieu et place des héros africains,
l’Afrique « A ses fils apprend des noms célèbres : Goureau, // Bouet Willaumez, Protet,
Faidherbe, Lamy ! »

Conclusion :
Problèmes de versification, voilà la préoccupation que cette réflexion a voulu
examiner dans ce poème « Héros d’Ebènes ». Le terme problèmes (au pluriel) n’aurait
sans doute pas passé inaperçu ; parce qu’au moins deux problématiques ont pu être
dégagées et examinées, à savoir d’une part la rime et d’autre part la métrique. Au
terme donc de cette analyse, il ressort assez clairement que « Héros d’Ebènes » est un
poème pseudo-classique. L’auteur, dans ce poème s’engage à déconstruire le système
métrique français (l’alexandrin). En élargissant cette étude, on peut noter que nombre
d’auteurs africains, dans les différents arts, proposent chacun à son niveau un

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G. B. Tologo

renouvellement des pratiques, une volonté d’adaptation à l’être du Noir. C’est à cette
conclusion également que Justin Ouoro est parvenu dans son analyse sur le cinéma
africain :

On a souvent oublié que ce qui est considéré comme renouvellement thématique


dans le cinéma africain découle avant tout d’une volonté d’adaptation de l’écriture
cinématographique à l’etre du Noir. La réappropriation du cinéma par les
Africains s’est opérée dans la perspective de reterritorialisation de ce mode
d’expression, à l’effet de servir de lieu de manifestation de la culture africaine.
J. Ouoro (2011, p.240)

Cette réalité participe à une entreprise de valorisation des figures historiques, des
valeurs africaines. C’est ce que nous avons appelé Défense et illustration des
valeurs/figures africaines, parallèlement à Joachim Du Bellay, à l’époque de la
reconnaissance, s’engageant dans une défense et illustration de la langue français.
Alors Pacéré, à travers ce poème, rejette le classicisme occidental, rejette l’alexandrin,
prône le retour/recours à l’Histoire, à l’Afrique. « Héros d’Ébènes », semble défendre
l’idée selon laquelle, il y a eu en Afrique des Héros plus grands que Alexandre le Grand
que nous méconnaissons, parce que comme le dit ce vers du poème : « L’Afrique
ignorante vilipende ses héros ! »

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RIFFATERRE, Michael. 1983. Sémiotique de la poésie. Seuil.

454 Mars 2020 ç pp. 445-454


H. Wandji

LE CONTEXTE À L’ŒUVRE DANS LE DISCOURS MÉDIATIQUE :


POSTURES MÉDIATIQUES

Hervé WANDJI
Université de Douala - Cameroun
wandjiherve51@yahoo.fr

Résumé : Les manuels en journalisme définissent le journalisme comme un


métier qui s’appuie sur un locuteur observateur qui informe, explique,
éduque, témoigne objectivement le factuel. Tout ceci cadre avec le
journalisme idéal qui n’existe presque pas sur la planète. On ne peut pas
seulement être objectif pour l’être quand on sait que nos dits constituent des
produits commercialisables qui permettent de vivre au quotidien. Cette
communication vient ainsi poser le problème de l’impossible transparence
du discours médiatique. Elle analyse la place du contexte dans la
médiatisation du déraillement du train 152 survenu à Eséka le 21 octobre
2016. Elle s’appuie sur la théorie de l’argumentation et sur la méthode de
l’observation pour démontrer la bipolarisation idéologico-discursive de la
presse écrite francophone camerounaise. Il en ressort que ces organes
médiatiques se convergent lorsqu’il faut qualifier le jour du déraillement
comme un « vendredi noir », lorsqu’il faut apprécier péjorativement le train
152 et lorsqu’il faut voir Camrail comme étant le responsable de la tragédie.
Cependant un contre-discours se manifeste des énoncés du corpus : la presse
à capitaux privés (Le Messager et La Nouvelle Expression) accuse, critique
Camrail1 et le gouvernement quand la presse publique (Cameroon Tribune)
blanchit ce dernier en recadrant l’accusation sur Camrail, en montrant
comment tout va de mieux en mieux et comment le lecteur-Camerounais
doit développer la compréhension et rester calme.

Mots-clés : Contexte, Discours médiatique, Visée argumentative,


Catastrophe et Postures.

Abstract: Journalism books conceive profession as one in which the


journalist objectively informs, explains, educates, testifies to the reality.
These characteristics of the ideal journalism are hardly noticeable. In fact,
how can one write objectively just for the sake of, knowing they rely on their
products for earning their living? It derives from this communication the
issue of impossible transparency of media discourse. This paper focuses on
the contribution of context in the media coverage of the 152 train derailment
occurred in Eséka in October 21, 2016. The argumentation and observation
are respectively the theory and the method used for demonstrating the
ideological-discursive bipolarization in Cameroonian French-speaking
written press. The analysis shows that these media organs come together
while describing the derailment day as ‘Black Friday’, while pejoratively
appreciating the 152 train, and while holding Camrail responsible for the
tragedy. A counterdiscourse is however expressed in the corpus, too,
noticeable as the privately-owned press (Le Messager and La Nouvelle
Expression) accuses, criticises Camrail, and the government whereas the

1 Cameroon Railways

Akofena çn°001 455


Le contexte à l’œuvre dans le discours médiatique : postures médiatiques

public press (Cameroon Tribune) whitens the same Government, reframing


the accusation on Camrail and showing how everything is getting much
more better, and how the Cameroonian reader must understand the
phenomenon and keep quiet.

Keywords: Context, Media discourse, Argumentative aim, Catastrophe and


Postures.

Introduction
Le vendredi 21 octobre, au Cameroun, aux environs de 13 heures, le train
152 qui quittait Yaoundé pour Douala a déraillé à Eséka dans l’arrondissement
du Nyong-et-Kelle. Les journaux de la presse écrite en particulier ont
événementialisé cet accident suivant leurs lignes éditoriales en produisant des
discours à dimension argumentative. L’argumentation vise à agir sur l’autre, sur
l’interlocuteur. Même « une description journalistique […] peut avoir une
dimension argumentative » (Amossy, 2000 : 25) parce que l’organe médiatique
doit satisfaire son double marché de consommation. Les journalistes sont les
représentants d’une façon de voir le monde, ce sont eux qui écrivent la société.
Ils subissent à cet effet plusieurs influences. C’est pourquoi Koren (1996 : 41)
pense que « le regard idéologique aurait même pour caractéristique
fondamentale de se servir de l’événement comme un prétexte ». C’est dire que la
liberté du journaliste est compromise par les « conventions, les idéologies, les
points de repère, les habitudes » (Koren, ibid. : 31). Cette communication vient
ainsi poser le problème de l’impossible transparence du discours médiatique.
Maingueneau (2002 : 13 et 2012 : 15) trouve qu’on peut mobiliser trois
types de contextes dont on peut extraire des éléments nécessaires à
l’interprétation. Il s’agit de l’environnement physique de l’énonciation ou
contexte situationnel ; du cotexte et des savoirs partagés. Dans la présente
communication, nous focaliserons notre attention sur la première et la troisième
typologie car ils permettent mieux de voir les positionnements des machines
médiatiques. Ce travail, en s’appuyant sur la théorie de l’argumentation, fait
savoir que les contextes des énoncés renforcent leur dimension argumentative
dans la presse écrite francophone2 dans le traitement médiatique du déraillement
du train 152 survenu le 21 octobre 2016 à Eséka et répond aux préoccupations de
savoir comment et dans quel but le sujet parlant a l’intention de persuader, à

2 Il s’agit de Cameroon Tribune (avec 130 articles et 6 titres à la une) d’une part, Le Messager (avec 85 articles
et 14 titres à la une) et La Nouvelle Expression (avec 71 articles et 21 titres à la une) d’autre part ayant pour
moment discursif le 24 octobre au 30 novembre 2016. Ce moment discursif est constitué d’un corpus de 286
articles et 41 titres à la Une. On s’intéresse autant à l’énonciation des journalistes qu’à l’énonciation des non-
journalistes qui charrient les données contextuelles pour l’interprétation-compréhension de la médiatisation
du déraillement du train 152. Tous ces trois journaux sont des quotidiens qui paraissent régulièrement du
lundi à vendredi. Dans les exemples du corpus, LNE, CT et LM correspondent respectivement à La Nouvelle
Expression, Cameroon Tribune et Le Messager. Si nous avons choisi ces presses, c’est d’abord pour aller dans le
sens de Charaudeau (2009 : 56-57) qui dit que le choix du corpus doit être fait sur la base des similitudes
(l’accident ferroviaire) et de différences (les quotidiens aux lignes éditoriales différentes). Aussi, nous tenons
à rappeler que nous suivons la logique du volume et non celle des publications. D’ailleurs Cameroon Tribune
va de 30 à plus de 40 pages or, les deux autres presses rodent autour de 12 pages par numéro. C’est la raison
pour laquelle nous réunissons ces deux quotidiens, rappelons-le, en termes de volume, pour essayer de «
challenger » le premier.

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H. Wandji

travers les contextes, le lectorat dans les prises de position des machines
médiatiques3.
Sur le plan méthodologique, notre démarche va consister, tout d’abord, à
rassembler l’ensemble des quotidiens des différentes publications qui constituent
notre corpus. Ensuite, nous identifierons les différentes références au contexte
présentes dans les supports du corpus et les analyserons. Il s’agira de se focaliser
d’une part sur les savoirs partagés et sur la situation d’énonciation d’autre part.

1. Les savoirs partagés


Les savoirs partagés s’organisent ici en deux ensembles : les notions
d’élément doxique et d’interdiscours comme le précise Amossy (2000 : 99) : « les
notions d’élément doxique et d’interdiscours permettent ainsi de marquer à quel
point l’échange argumentatif est tributaire d’un savoir partagé et d’un espace
discursif, tout en évitant de conférer à ces matériaux préexistants une trop grande
systématicité ».

1.1 Les énoncés doxiques


Les savoirs partagés constituent l’un des fondements de l’argumentation.
Amossy (2000 : 89) nous fait savoir que « le discours argumentatif se construit
sur des points d’accord, des prémisses entérinées par l’auditoire. C’est en
s’appuyant sur une topique (ensemble de lieux communs), que l’orateur tente de
faire adhérer ses interlocuteurs aux thèses qu’il présente à leur assentiment ».
C’est dire que la doxa, dans laquelle s’articulent les opinions dominantes et les
représentations collectives, est le lieu du plausible tel que l’appréhende le sens
commun (ibid. 89-90). Parler de la doxa revient à s’intéresser aux préconstruits
tels que le lieu commun, les idées reçues, le cliché, etc. Il s’agira dans cette section
du discours sentencieux, du lieu commun, des arguments de communauté et
d’analogie.

-Le discours sentencieux : l’accusation de Camrail


Les sentences appartiennent généralement au domaine de la parémie. En
effet, ce sont des « énoncés que l’on attribue au sens commun » et dont la forme
linguistique peut être variable (Amossy, 2000 : 109). Voici une implémentation :

(1) Le malheur de Camrail fait le bonheur des autres (titre) Pour s’acheter le
ticket de voyage, il faut avoir 8000 Fcfa. Pas question de négocier. En ce
moment où il y a très peu de bus disponibles pour Douala, ce sont les
chauffeurs qui choisissent leurs passagers. LM4, 24/10/2016 Amandine
Atangana P.4

Le titre du Messager est une sentence. Cette dernière « est une affirmation
portant non pas sur des faits particuliers […] mais sur des généralités » (Aristote,
1991 : 254 ).Comme pour être effectives, les sentences doivent énoncer des vues
qui sont admises par l’auditoire auquel s’adresse le discours (Amossy, ibid. : 109),
3 Machine médiatique (Charaudeau, 2011 :119) est le synonyme d’organe médiatique.
4 Le Messager

Akofena çn°001 457


Le contexte à l’œuvre dans le discours médiatique : postures médiatiques

« Le malheur de Camrail fait le bonheur des autres » qui est une paraphrase de
la sentence « le malheur des uns fait le bonheur des autres », vient légitimer un
cas particulier à partir d’une sagesse globale (ibid.). L’organe médiatique veut
faire comprendre au lectorat que le déraillement de train avec son corolaire de
morts et blessés à prendre en charge, porte atteinte à l’image de la compagnie
Camrail, la met de ce fait dans une posture inconfortable et profite aux
entreprises de voyages routiers qui ont doublé, voire triplé, les frais de transport
Douala-Yaouné-Douala. De cette séquence titrale, une évidence naît du sous-
entendu : Camrail est responsable du déraillement. Cameroon Tribune suit la
logique du Messager dans l’accusation de la société ferroviaire :

(2) C’est l’auteur du dommage qui paye. Maintenant, est-il assuré ? Si oui,
c’est son assureur qui paye. C’est l’assureur qui répond aux dommages subis
par les personnes qui ont été transportées. CT5, 26/10/2016 Aaron Lemb,
assureur, directeur du pool Véhicules de transport public de voyageurs, Asac.
Propos recueillis par Alliance Nyobia p.6

L’assureur Aaron Lemb commence ses propos par un discours doxique bien
connu. Même si son discours est représenté par un locuteur identifié (Aaron
Lemb), « il est endémique dans les sphères sociales ou professionnelles auquel il
appartient » (Njoh Komè, 2010 : 61). L’énoncé « C’est l’auteur du dommage qui
paye » produit par le représentant de la compagnie d’assurance, peut être
considéré comme la reprise de l’adage « Qui casse paye » ancré dans la mémoire
collective au Cameroun. On a affaire à ce que Maingueneau (2004 : 112) appelle
une « particitation », « mot-valise qui mêle «participation» et «citation», car
l’énoncé d’Aaron Lemb « est un énoncé autonome : parce qu’il l’est
originellement, ou bien parce qu’il a préalablement été autonomisé par
détachement d’un texte » (ibid.). Comme on sait que la sentence n’est efficace que
dans son rapport avec l’ethos de l’orateur (Amossy, 2000 : 109), la presse officielle
camerounaise vient étayer son accusation implicite par un directeur de la
compagnie d’assurance, qui éclaire avec sa notoriété dans son domaine.
D’ailleurs, dans l’argumentation qui structure cet article de la presse
gouvernementale, le journaliste fait appel à un expert en assurance dans son
activité de démonstration pour tenter de dire l’exact (Charaudeau, 2011 : 73) :
Camrail « est le premier responsable » (Jean Jacques Ekindi, LNE, 04/11/2016)
du drame et « c’est Camrail, le transporteur, à travers son ou ses assureurs, qui
doit s’occuper de toutes les victimes » (Me Célestin Kengoum, avocat au Barreau
du Cameroun, LNE, 24/10/2016). En dehors de ces discours parémiques, les
instances journalistiques s’appuient également sur les lieux communs pour agir
sur le lecteur.

5 Cameroon Tribune

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H. Wandji

-Le lieu commun : expression de contre-discours


C’est un sous-ensemble de la doxa. En considérant le lieu commun comme un
thème rabattu ou une opinion partagée qui insiste seulement sur le caractère
collectif d’une idée, d’une prise de position, sur leur mise en commun et leur
circulation au sein d’une communauté (Amossy, 2000 : 102), nous voyons
comment les médias se servent de lui pour faire adhérer l’auditoire à leur prise
de position. Certaines personnes, comme le témoigne Vincent-Sosthène Fouda ne
vont pas accepter qu’on livre le ministre seul. Il précise à juste titre « Chers
compatriotes, le ministre des Transports n’est pas le seul responsable du drame
survenu à Eséka, ce serait trop facile – qu’a fait l’Etat ? » (Vincent-Sosthène Fouda,
LM, 26/10/2016) :

(3) « Personne ne peut soustraire la responsabilité du gouvernement dans ce


drame. L’Etat, depuis des années est en pilotage automatique et considère la
politique comme l’art de mentir » souligne Vincent Sosthène Fouda LM,
26/10/2016 par Edouard Kingue P.2

(4) Les catastrophes et scandales en série dans ce pays sont dus à la mauvaise
gouvernance et à l’absence de politiques publiques claires et lisibles. Nous
avons subi 33 années d’improvisation tous azimuts où tout se résumait
uniquement à maintenir le prince au pouvoir. LM, 04/11/2016 p.3 Joshua
Osih

(5) « Notre véritable problème c’est l’impunité et l’inertie », lâche-t-il [Petit


Pays] LM, 31/10/2016 P.3 Christian Tchapmi

(6) Le gouvernement rendra-t-il des conclusions qui pourront incriminer ses


membres ? B-P.D., LM, 01/11/2016 P.2

(7) Le Président de l’Ufp6, Olivier Bilé, pour lui, la gouvernance actuelle est
en cause. « 60 morts et 650 blessés dans l’accident de train de camrail. Révélation
d’une crise majeure de la gouvernance actuelle en matière de travaux publics et de
transports. C’est la gouvernance globale de l’État qui est plus que jamais en cause.
Les responsabilités des acteurs doivent être établies car la vie des camerounais ne peut
être ainsi vendangée7. » LNE8, 24/10/2016 Ben Christy Moudio P. 7

(8) C’est trop. Combien de personnes doivent mourir ? Combien doivent être
blessées ? Combien allons-nous encore sacrifier sur l’autel de l’incompétence
de notre gouvernement? [...] Il ne fait aucun doute que nous avons perdu des
dizaines de vies camerounaises aujourd’hui parce que le régime actuel est
incapable de fournir des services de base, sûrs et sécurisés le transport de ses
citoyens entre ses deux plus grandes villes LNE, 24/10/2016, Edith Kah
Walla, P.8

6 Union pour la Fraternité et la Prospérité


7 Ces extraits sont en italique dans les presses
8 La Nouvelle Expression

Akofena çn°001 459


Le contexte à l’œuvre dans le discours médiatique : postures médiatiques

(9) C’est très grave ce qui s’est produit dans notre pays et je précise que
cela relève de l’irresponsabilité général (sic) du gouvernement qui nous
gère […] l’Etat doit assumer ce qui s’est passé […] les pouvoirs publics on
(sic) carrément délaissés (sic) le Cameroun Honorable Soub Lazare (Mrc9)
LNE, 24/10/2016 P.9 réalisé par Hervé Villard Njiéle

(10) «Vous avez nommé une commission d’enquête indépendante, vous avez
nommé une commission composée entièrement de votre gouvernement ; lequel fait
partie des acteurs et des responsables clés dans ce drame », observe le
mouvement Stand up For Cameroon… « Comment le gouvernement va-t-il
être juge et partie ? » LNE, 01/11/2016 Linda Mbiapa P.3

À regarder les arguments avancés ci-haut, l’endoxon qui est ce sur quoi
peuvent s’accorder tous les hommes, ou tout au moins la plupart d’entre eux, ou
encore les sages (Amossy, 2000 : 90), consistent à désigner le gouvernement
comme étant le responsable des malheurs du « vendredi noir ». Tout porte à
croire, lorsqu’on lit les extraits ci-dessus, que le gouvernement est le principal
responsable de ce qui est arrivé ce vendredi. D’ailleurs, les personnalités de
différents bords comme Vincent-Sosthène Fouda, Petit Pays, Ben Christy
Moudio, Edith Kah Walla, Soub Lazare, sont d’avis que tout part de l’inertie, de
l’impunité, des détournements et de bien d’autres gangrènes que le
gouvernement Rdpc a lui-même instauré. Ils trouvent que « personne ne peut
soustraire la responsabilité du gouvernement dans ce drame » (Vincent Sosthène
Fouda), que « les catastrophes et scandales en série dans ce pays sont dus à la
mauvaise gouvernance et à l’absence de politiques publiques claires et lisibles »
(Joshua Osih), que « notre véritable problème c’est l’impunité et l’inertie » (Petit
Pays), que « C’est la gouvernance globale de l’État qui est plus que jamais en
cause » (Ben Christy Moudio), que « le régime actuel est incapable de fournir des
services de base, sûrs et sécurisés le transport de ses citoyens entre ses deux plus
grandes villes » (Edith Kah Walla) et que « cela relève de l’irresponsabilité
général (sic) du gouvernement qui nous gère » (Honorable Soub Lazare), bref
« c’est trop » (Edith Kah Walla). Aussi, les questions rhétoriques que les uns et
les autres posent sont révélatrices de ce que le gouvernement est totalement
immergé en matière de responsabilité lorsqu’il s’agit du déraillement du train
152. La presse gouvernementale dans sa vitrine du deuxième jour de la médiation
du déraillement, recadre l’accusation des responsables du drame :

(12) Et pourtant, dans une approche moins généreuse rien ne saurait


dédouaner les entreprises ou les administrations gestionnaires s’il
s’avérait que les aléas techniques à l’origine de cette hécatombe étaient dus
à la négligence ou un défaut de maîtrise CT, 25/10/2016 EDITO de Marie-
Claire Nnana p.3

9 Le Mouvement pour la Renaissance du Cameroun

460 Mars 2020 ç pp. 455-472


H. Wandji

Pour la rédactrice en chef du quotidien public, dans l’éditorial, il est


difficile de parler avec assurance parce qu’« Un éditorial fonctionne souvent à
coup d’allusions » (Moirand, 2006, p.53). Polyphoniquement, elle rend les
opinions qui circulent dans la société au moment où elle prend sa plume pour
partager les responsabilités du déraillement. C’est pour cela qu’elle emploie le
pronom indéfini « rien », le conditionnel et la négation pour, d’une certaine
manière, accuser le transporteur : « rien ne saurait dédouaner les entreprises ou
les administrations gestionnaires s’il s’avérait que les aléas techniques à l’origine
de cette hécatombe étaient dus à la négligence ou un défaut de maîtrise ». Elle
emploie la logique conséquence-cause.
Les propos de cette rédactrice en chef sont donc un contre-argument à
l’accusation du gouvernement en tant que responsable de l’hécatombe. En effet,
Charaudeau (2002, p.141) conçoit le contre-argument comme une forme de
réfutation propositionnelle, applicable dans le modèle argument-conclusion. En
citant P.Y. Brandt et D. Apothéloz (1991, pp.98-99), Charaudeau et Maingueneau
(2002) distinguent quatre modes de contre-argumentation parmi lesquels le cas
selon lequel son orientation est inversée comme on peut le voir ici avec les
responsables du drame. Le contexte se met également en œuvre dans les
typologies d’argument utilisées par les machines médiatiques constituant le
corpus.

- L’argument de communauté : innocence et accusation du gouvernement


Parler d’arguments de communauté revient à s’appuyer sur des préjugés
communs pour étayer une thèse, pour persuader l’autre ou faire en sorte qu’il
adhère à ce qu’on dit. Ce « sont des idées toutes faites qu’on épouse, sans
éprouver le besoin de les remettre en cause » (Bernard Mbassi, 2010, p.34). Les
journalistes prennent appuie sur des valeurs, ou croyances partagées par
plusieurs personnes pour atteindre leur objectif comme on peut le voir dans les
cas suivants :

(13) Ce drame a encore le mérite de confirmer ce que nous savions déjà : nous
avons un réel problème d’infrastructures routières et ferroviaires. CT,
25/10/2016

(14) La catastrophe d’Eseka, de Matomb ne sont que des conséquences d’une


histoire qui dure et d’une dégradation qui colle à la peau de tous les
programmes d’émergence. Le temps des hommes est court. On ne peut pas
attendre que 2035 répare. LNE, 31/10/2016

Dans Cameroon Tribune, c’est par le biais du pronom personnel « nous » que
la rédaction exprime la communion au Cameroun en insistant sur la conscience
de la vétusté des voies de transport qui s’avère une belle excuse pour les
défenseurs du gouvernement quant au déraillement. L’expression « confirmer ce
que nous savions déjà » vient légitimer le fait que la faute revient non pas au
gouvernement, mais à la vétusté des infrastructures qui s’avérait être un manque
de moyens financiers pour la réhabilitation des infrastructures par le régime en

Akofena çn°001 461


Le contexte à l’œuvre dans le discours médiatique : postures médiatiques

place. La Nouvelle Expression pour sa part, montre que le déraillement du train


152 est lié à l’histoire du Cameroun avec les mensonges répétés du parti qui
gouverne depuis 34 ans. On convainc également dans la presse en utilisant les
connecteurs qui établissent le rapprochement, l’analogie entre les faits.

-L’argument par analogie : entre dénonciation et gestion positive de la


catastrophe
Cette typologie d’argument utilise la comparaison implicite ou explicite pour
faire adhérer l’autre, le dissuader ou même le persuader. Les extraits suivants
sont une preuve palpable de ce type d’argument :

(15) A force de faire comme « on a toujours ou souvent fait », sans problème, on


a fini par croire qu’on peut bricoler toute la vie ; et quand arrive ce qui est
arrivé vendredi dernier, on demande aux Camerounais de « faire preuve de
courage » comme on leur a demandé de serrer naguère la ceinture, le bout du
tunnel n’étant pas loin. LM, 28/10/2016

(16) Comme d’autres jeunes gens et filles, elle a témoigné de l’émotion qui a
parcouru le petit monde de l’université : « je suis très touchée par ce que nous
avons vu. Je voudrais que les blessés soient soignés dans de bonnes conditions
mais je n’ai pas d’argent pour les assister. Je donne donc un peu de mon
sang. » CT, 03/11/2016

(17) Une : Accident d’Eseka (surtitre) Le train 152 comme l’affaire Albatros ?
(titre) LNE, 16/11/2016

C’est à travers le connecteur, le mot-outil « comme », que les journalistes


rapprochent les éléments dans les extraits ci-dessus. Le Messager utilise la
comparaison pour démontrer l’habitude laxiste du gouvernement camerounais
qui est à l’origine du déraillement du train 152. Cette dénonciation s’appuie sur
les éléments doxiques à coloration ironique comme : « on a toujours ou souvent
fait » et « faire preuve de courage » qui sont des stéréotypes qui « désigne[nt] une
représentation qui est le prisme à travers lequel les interactants perçoivent les
membres d’un groupe » (Amossy, 2000 : 110), en l’occurrence les gouvernants du
pays. En fait, ces expressions dans ces extraits sont considérées comme des îlots
textuels et sont toujours entendues, pour la première comme le règne du laxisme,
de l’incapacité et la deuxième comme la réclamation incessante d’une patience
qui n’a que trop durée et qui passe pour être une situation normale dans le pays.
Cameroon Tribune cherche plutôt à montrer le positif, les actions louables qui
accompagnent la prise en charge des victimes, la gestion de l’après déraillement.
Cette presse crée l’analogie, dans une ambiance marquée par les émotions
positives, entre une jeune fille (« elle ») et les « autres jeunes gens et filles » au
moyen du mot-outil « comme ». Ainsi, on assiste à un discours d’héroïsation («Je
donne donc un peu de mon sang »). Pour Charaudeau (2007 : 8), « Le discours
d’héroïsation consiste à mettre en scène une figure de héros, réparateur d’un
désordre social ou du mal qui affecte ces victimes. Cette figure peut être celle de

462 Mars 2020 ç pp. 455-472


H. Wandji

sauveteurs occasionnels (telle personne portant assistance, ou officiels


(pompiers, services médicaux, Croix rouge, etc.) ».
La Nouvelle Expression de son côté s’interroge sur le rapprochement entre
l’accident et l’affaire Albatros si jamais les commissions d’enquête ne prenaient
pas en considération les pistes qu’offrait le journal. En effet, cette affaire
concernant l’achat frauduleux d’un avion présidentiel en 2001 avec des fonds de
la Société nationale des hydrocarbures à l’insu du FMI, a valu la prison à deux
anciens secrétaires généraux (Marafa et Antagana Mebara) de la présidence
pourtant le Directeur de l’entreprise n’a pas été cité à comparaître à la barre. Cette
typologie d’argument oriente généralement le journaliste dans une activité
interdiscursive qui fonde toute l’adhésion de l’auditoire étant donné que « le
préconstruit signale la présence de l’interdiscours sous l’intradiscours » (Adam,
J.-M., 2006 : 7).

1.2 L’interdiscours
Le jeu d’interdiscursivité participe des stratégies discursives que le sujet met
en œuvre pour tenter d’influencer son interlocuteur (Charaudeau, 2006 : 34).
Amossy (2000 : 99) utilise le terme d’interdiscours pour renvoyer à la
dissémination et à la circulation des éléments doxiques dans les discours de tout
type. L’interdiscursivité est omniprésente dans tous les actes de communication,
mais elle n’est pas toujours montrée comme dans les citations (Charaudeau,
2006 : 38).

-L’îlot textuel : entre conformisme, glorification et condamnation

L’îlot textuel est l’une des manifestations de l’interdiscours. En effet,


l’intérieur ou à l’extérieur de ces bribes de discours cités, on trouve des mots
qui, à l’insu parfois des locuteurs cités et du scripteur lui-même, semblent
charrier en eux-mêmes des discours autres (des mots "habités" au sens de
Bakhtine): c’est là que surgit, me semble-t-il, de "l’interdiscours" au fil d’un
texte ou d’un segment cité qui fait, consciemment ou pas, la part belle aux
fils verticaux, c’est-à-dire aux discours transverses qui viennent se blottir
dans le fil horizontal du texte, à l’insu souvent du scripteur/énonciateur de
l’article (celui qui signe l’article…)
Moirand (2006, p.47)

Laurence Rosier (2002 : 31) le défini pour sa part comme un « sous-marin »


de l’énonciation primaire intervenant dans le cours du dit rapporté. Il s’agit d’une
reprise énonciative qui signale que certains mots du message d’origine ont résisté
à la reformulation, que le rapporteur, en citant les mots d’un autre, ne veut pas
ou ne peut pas donner l’équivalence (Komur, 2004 : 58). D’ailleurs, « En règle
générale, toutefois, l’apparition d’un segment sous forme d’un îlot textuel
signifie la prise de distance que l’auteur veut manifester par rapport à ce segment
du dit. En d’autres termes, ce type d’emploi signifie que l’auteur ne s’identifie
pas, pour une raison ou une autre, avec les mots qu’il met entre guillemets »
(Katarina Chovancova, 2008, p.371). C’est tout simplement dire que « D’un autre
côté, nous distinguons dans les guillemets du « discours rapporté » ceux relevant

Akofena çn°001 463


Le contexte à l’œuvre dans le discours médiatique : postures médiatiques

de la modalisation autonymique dans le cadre du discours indirect, appelés par


J. Authier-Revuz (1996) « les îlots textuels » (Komur, 2009, p.72). Dans les
publications que nous analysons, on s’accorde sur le fait que le vendredi de cet
accident est un vendredi particulier. On peut lire dans ces presses :

(18) Au total, le mauvais sort semble s’être acharné sur le Cameroun le 21


octobre. D’aucuns l’ont qualifié de « vendredi noir » CT, 24/10/2016,
Rousseau-Joël Foute

(19) […] la meilleure compréhension du public des tristes événements de


ce « vendredi noir » au Cameroun. LM, 28/10/1016, Marie Louise
Mamgue

L’expression « vendredi noir », qui s’emploie en société par les uns et les autres,
est récupéré dans les presse comme un « îlot » qui a échappé à l’opération de
reformulation du discours par le locuteur-journaliste et que l’on peut donc
qualifier de « textuel » (elle est utilisée déjà pour formuler les titres de presse et
viennent dans ces deux presses évaluer le jour de l’accident). L’adjectif « noir »
qui accompagne le jour vient connoter l’inhabituel, le deuil, la perte énorme en
vies humaines. Même au niveau de la dénomination du train 152, on a des îlots
textuels qui la dénomment autrement, surtout négativement :

(20) Le membre du gouvernement s’est réjoui de la solidarité dont a fait


montre le peuple camerounais envers les victimes de « ce train de la mort »
[…] A cet effet, André Mama Fouda demande d’intensifier la
sensibilisation et d’encourager les Camerounais à donner leur sang, parce
que, dit-il, ce sang contribue à sauver des vies. LM, 31/11/2016, Blanchard
Bihel

(21) Jean Roger KEMYO rend l’âme dans le « train fou » LM, 26/10/2016

(22) surtout lorsqu’il faut défendre des personnes en détresse comme les
victimes du « train de la mort ». LNE, 18/11/2016 David Nouwou

Tout comme le jour de l’accident, les expressions « ce train de la mort », « train


fou », « train de la mort » résistent à la reformulation par les journalistes. En effet,
on a un mot-thème qui revient dans les trois expressions, « train », propriété de
la compagnie Camrail et évaluer négativement (« fou », « de la mort »). Ces
expressions cacheraient derrière elles une accusation, celle de Camrail, car c’était
à cette entreprise de contrôler et de soigner son train. À travers ces expressions
la presse de rupture maintiendrait en quelque sorte l’opinion qui circule dans
leurs numéros : Camrail est en grande partie responsable dans ce déraillement
de train. Les autres îlots textuels du corpus apprécient, évaluent les actions :

464 Mars 2020 ç pp. 455-472


H. Wandji

(23) Des sources proches de ce dossier révèlent que l’un des ministres qui
a été le plus « cuisiné » par cette commission est bien le ministre des
travaux publics (sic) Emmanuel Nganou Djoumessi. LNE, 30/11/2016
PAS SIGNE P.10

(24) L‘enquête « approfondie » dont parlait le chef de l’Etat… LM,


01/11/2016 B-P. D.

(25) DRAME D’ESEKA (surtitre) Marafa dénonce « l’incurie » de


l’administration de Paul Biya. (Titre) LM, 01/11/2016, Ludovic Amara

(26) Un autre qui brandit également « l’incapacité » du gouvernement


camerounais est le Président de l’Ufp, Olivier Bilé, pour lui la gouvernance
actuelle est en cause. LNE, 24/10/2016, Ben Christy Moudio

(27) René Emmanuel Sadi a en outre tenu à souligner, au-delà de vanter


les « mérites » du gouvernement que cette concertation de bilan mi-
parcours se veut une instruction du Président de la République. LNE,
31/10/2016, Ben Christy Moudio

(28) Dans la suite logique de sa déclaration de dimanche dernier à


l’aéroport international de Yaoundé-Nsimalen, le président de la
République a matérialisé hier le souci de connaître les « causes
profondes » de la catastrophe qui endeuille le Cameroun CT, 26/10/2016,
Yves Atanga

Les mots et expressions qui ont résisté à la reformulation dans le texte


appartiennent à différentes catégories. Nous avons le participe passé « cuisiné »,
les groupes nominaux tantôt constitués du déterminant et du nom (« l’incurie »,
« l’incapacité ») tantôt du nom et de l’adjectif (« causes profondes ») et d’un nom
simple au pluriel « mérites ». Nous sommes ici, comme dans tous les autres cas
d’îlot textuel, en plein dans une situation de monstration en ce sens que dans les
propos ci-haut, c’est le signe, c’est le mot que l’on « montre » (Authier-Revuz,
1992, p.39).
Dans Cameroon Tribune, l’îlot textuel « causes profondes » utilisé par Yves
Atanga vient montrer que le Président de la République prend au sérieux cet
accident. Cela montre également qu’il ne voudrait plus que ce genre de spectacle
de la mort se reproduise. Cette volonté de Paul Biya se fait également sentir dans
la presse de rupture quand celle-ci convoque les membres du gouvernement ou
de l’administration. C’est pourquoi on lit au Messager : L‘enquête « approfondie »
dont parlait le chef de l’Etat et à La Nouvelle Expression : au-delà de vanter les
« mérites » du gouvernement, René Sadi veut faire comprendre aux citoyens
camerounais que la volonté du président s’applique parfaitement. Cette presse
de rupture dans une visée démocratique ne saurait uniquement clamer le
gouvernement quand elle sait qu’il y a beaucoup de choses à dénoncer chez lui.
C’est pourquoi la presse de Séverin Tchounkeu rapporte les dire d’Olivier Bilé

Akofena çn°001 465


Le contexte à l’œuvre dans le discours médiatique : postures médiatiques

qui pense que s’il y a eu catastrophe à Eséka, c’est tout simplement parce que les
gouvernants ne sont plus à la hauteur des enjeux du pays. Plus précisément, l’une
des personnes qui est en incapacité de gérer dans le gouvernement est Emmanuel
Nganou Djoumessi qui a été « cuisiné » par la commission d’enquête. Si donc ce
gouvernement est dans l’incapacité de gérer les affaires publiques et citoyennes,
c’est parce que, comme le dit un ancien membre du gouvernement, Marafa, au
Messager, ce gouvernement travaille dans la distraction, la négligence, dans une
« incurie » totale. Ces îlots textuels ne sauraient avoir, chacun, un équivalent
sémantique dans la langue parce qu’ « Une autre propriété essentielle de
l'autonyme est qu'il n'a pas de synonyme. Cette propriété est due au fait que,
contenant son signifiant dans son signifié, il ne saurait être mis en relation avec
un autre signe qui aurait le même signifié, et un autre signifiant, ce qui est la
définition de la synonymie » (Authier-Revuz, 1992, p.40).
Nous venons de voir comment le discours sentencieux, les lieux communs et
les typologies d’argument qui sont des manifestations du discours doxique,
viennent permettre aux machines médiatiques, dans un conformisme, d’accuser
Camrail comme étant le responsable du drame. Également, la presse privée à
travers les énonciations internes et externes, trouve que le gouvernement à sa
part de responsabilité dans ce drame. Enfin, la presse officielle veut montrer que
tout va pour le mieux par un discours d’héroïsation. Il faut bien voir cependant
que, dans le discours argumentatif, les phénomènes de stéréotypie interviennent
sur le plan de l’énonciation aussi bien que de l’énoncé (Amossy, 1994).

2. La situation d’énonciation
La rédaction d’un article de presse suppose deux parties au préalable. On a
un auteur qui construit une information en direction d’un lecteur. Entre ces deux
parties, l’objet-article qui est une marchandise doit remplir un certain nombre de
caractéristiques notamment la pertinence et la beauté. Très souvent, l’auteur d’un
article, dans l’optique de vouloir faire savoir à l’autre que ce qu’il dit est vrai,
doit s’impliquer dans le texte. Le texte argumentatif suppose une forte
implication de l’argumentateur (Claude Jamet et Anne-Marie Jannet, op. cit. :
240). D’ailleurs, l’environnement physique de l’énonciation, ou contexte
situationnel permet d’interpréter des unités comme « ce lieu », le présent, le « je »
ou « tu » (Maingueneau, 2012 : 15). Dans cette section, nous analyserons
uniquement les marques de l’énonciateur car une analyse des pronoms
personnels permet ainsi de faire intervenir l’auditoire, défini comme l’ensemble
de ceux qu’on veut persuader, aussi bien sous la forme d’un « tu » et d’un
« vous » que d’un « nous » (Amossy, 2000 : 42). C’est à travers cette dernière
catégorie de marques que les journalistes véhiculent leurs positionnements.

2.2 Cameroon Tribune et l’expression d’une norme sociale sous la forme d’une
morale à maintenir
Dans le cas de Cameroon Tribune, nous avons une mise en évidence des
interlocuteurs par le prisme des pronoms dans l’article « Forts, ensemble » de
Marie-Claire Nnana du mardi 25 octobre 2016. En gros, les éléments linguistiques
qui permettent de repérer les marques de celui qui parle dans le texte sont entre

466 Mars 2020 ç pp. 455-472


H. Wandji

autres le pronom de la première personne du pluriel « nous » avec 7 occurrences,


l’adjectif possessif « nos » qui compte 2 occurrences et l’impératif « soyons » et
« convainquons ». Le pronom représente plusieurs personnes dans ce texte.
Lorsque la journaliste dit :

(29) Même si nous n’avons pas encore le recul nécessaire pour tirer les leçons
de ce drame, nous pouvons déjà en dégager quelques-unes. CT, 25/10/2016
Marie-Claire Nnana

Le pronom « nous » est un pronom de modestie. Un pronom qui peut être


remplacé par « je ». Ici, le locuteur veut donner les leçons qu’elle tire des actes
posés par le chef de l’État dans le cadre du malheur qui s’abat sur le pays. Ce
pronom peut également représenter tous les Camerounais :

(30) Si les Camerounais restent unis et contraints en l’avenir, dit-il, en


substance, alors la tragédie ferroviaire n’aura été, d’une certaine façon,
vaine. Elle nous aura rendu fort ensemble […] Ce drame a encore le mérite
de confirmer ce que nous savions déjà : nous avons un réel problème
d’infrastructures routières et ferroviaires […] Chacun est donc son propre
gendarme. Et plutôt que de créer la panique et l’effroi, soyons des
marchands d’espérance. Et convainquons-nous que dans la tragédie, nous
serons fort ensemble. CT, 25/10/2016 Marie-Claire Nnana

Le pronom dans ces séquences textuelles représente les autres


Camerounais + « moi ». L’on remarque dans cet article que la journaliste va d’un
« nous » individuel à un « nous » collectif, général qui représente tous les
Camerounais, y compris elle. Elle passe par cette intégration du lecteur pour
mieux le convaincre de ce que « nous serons forts ensemble ». Elle veut que les
Camerounais cessent de critiquer les actions du gouvernement, qu’ils s’alignent
derrière elle pour la modernisation du gouvernement. Son texte est apaisant.
C’est dans la même logique qu’elle inscrit l’utilisation du pronom et de l’adjectif
possessif contenus dans le fragment suivant :

(31) Sous le ciel paisible où s’écoulaient nos jours, une vraie déflagration
[…] On peut admettre, dans une lecture réaliste, que les effondrements de
ponts et les déraillements de trains ne sont pas l’apanage des pays en
développement comme le nôtre. Ces derniers mois, ils se sont produits
aussi bien en Amérique du Nord, qu’en Europe du Nord et en Asie. […] Il
faut une modernisation tous azimuts de nos infrastructures. CT,
25/10/2016 Marie-Claire Nnana

On voit bien la trajectoire. Elle montre d’abord que tous les Camerounais
vivaient paisiblement (« Sous le ciel paisible où s’écoulaient nos jours ») avant de
faire savoir que la situation de crise dans laquelle le peuple camerounais est
immergé (« les effondrements de ponts et les déraillements de trains ne sont pas
l’apanage des pays en développement comme le nôtre ») se retrouve également

Akofena çn°001 467


Le contexte à l’œuvre dans le discours médiatique : postures médiatiques

dans les pays développés en l’occurrence ceux de l’Amérique du Nord, l’Europe


du Sud et l’Asie. Et au lieu de « jeter les pierres sur le gouvernement, Il faut
[plutôt] une modernisation tous azimuts de nos infrastructures ». Elle procède
toujours, par ces indices de la première personne, à la sensibilisation des
Camerounais (comme si elle voulait les empêcher à se soulever) à l’instauration
d’une morale positive chez ses compatriotes.

2.2 La presse privée et l’expression d’une morale dénonciatrice et accusative


Quant au Messager du vendredi 28 octobre, dans l’article « La facture de nos
incuries », sous la rubrique « Tempo », Jacques Doo Bell s’affirme comme sujet
énonciateur. Il marque sa présence par les pronoms « je », 02 occurrences,
« nous » 04 occurrences et les adjectifs possessifs « nos » et « notre ». Le pronom
« je » utilisé dès l’entame de l’article, précisément dans la deuxième phrase,
montre que Jacques Doo Bell assume entièrement sans détour ses propos. Il dit à
juste titre : « Je ne reviendrai point sur les circonstances de cette catastrophe dont
les tenants et les aboutissants ne sont pas difficiles à déceler » et « le témoignage
du sous-préfet de Matomb que je prends plus haut est suffisamment édifiant sur
les méthodes et habitudes de travail ici ». Les déictiques de la première personne
du pluriel dans cet article représente le locuteur-journaliste + tu ou vous :

(32)Tout est parti de l’effondrement de la chaussée de notre axe lourd à


Matomb, 68 km de Yaoundé […] Finalement il y a eu rupture. Les usagers de
notre axe lourd savent que la plupart des buses posées sur les rivières
qu’enjambe cet axe sont pourries et que d’autres ruptures vont arriver LM,
28/10/2016 Jacques Doo Bell

« Notre », dans ce fragment, désigne le journaliste et tous les autres Camerounais.


Dans le fragment suivant, les déictiques de la première personne du pluriel
désignent une catégorie de personnes :

(33) C’est parce que le prosaïque axe lourd comme nous appelons
bêtement ici10 s’est effondré à cet endroit que des illuminés qui nous
gouvernent ont pensé bien faire en attelant maladroitement ces voitures
qui ont achevé le voyage dans un ravin […] Parce que nos vies à nous ne
comptent que pour des prunes. LM, 28/10/2016 Jacques Doo Bell

Il s’agit du journaliste et les gouvernés, les administrés qui sont mis en exergue.
Enfin ce déictique s’élargit pour toucher le Cameroun en général. C’est pourquoi
on lit :
(34) Ailleurs, on a le sens de responsabilité, chez nous on ne se soucie que
de son confort personnel. LM, 28/10/2016 Jacques Doo Bell

La subjectivité n’est plus restrictive, le journaliste implique tout le monde à


travers ce « nous ». C’est pour faire comprendre à l’interlocuteur qu’il ne se

10 Ici renvoie au Cameroun.

468 Mars 2020 ç pp. 455-472


H. Wandji

trompe point, ce qu’il dit est vrai et serait même accepté par tous les autres
compatriotes. Le pronom « on », la négation restrictive « ne … que » et la forme
pronominal « se soucie » associé à « chez nous », viennent démontrer la
dénonciation d’un malaise qui dure, de la corruption que tout le monde est censé
le savoir et même le partager. D’ailleurs, Roseline Koren estime que

L’objectivité résulte alors de l’adhésion d’interlocuteurs « rationnels » à une


thèse commune. Elle n’est pas une qualité inhérente de la thèse qui peut être
partiale et partisane, mais une qualité acquise par voie de consensus. Est
donc considérée comme la Vérité une vérité particulière qui correspond aux
idées dont un groupe dispose pour comprendre l’actualité. Ce conformisme
est, d’ailleurs, d’autant plus séduisant qu’il procure au lecteur le plaisir du
sentiment d’appartenance.
Roseline Koren (1996, p.32)

Certains indices spatio-temporels situent l’information de Jacques Doo Bell : « le


week-end dernier » qui ouvre l’article et situe ce sur quoi le journaliste doit
orienter son propos qui n’est rien d’autre que l’accident d’Eséka. L’espace se lit
dans les expressions : « nous l’appelons ici », « chez nous » qui renvoient au
Cameroun. Chez La Nouvelle Expression, les déictiques de la première personne
que nous avons relevés sont ceux de la première personne du pluriel. Ainsi, nous
avons l’impératif, le pronom personnel et l’adjectif possessif comme le dévoilent
les extraits suivants :

(35) Rappelons que la commission si décriée au niveau des membres qui y


figurent, a pour devoir de proposer des mesures […] LNE, 02/11/2016

(36) Face au silence de la société Camrail et pouvoirs publics au moment


où nous allions sous presse, chacun y allait de son bilan. LNE, 24/10/2016

(37) on nous signale cependant, que l’eau a atteint son trop plein et qu’il
faut penser à amener autre chose LNE, 26/10/2016

(38) force est de constater, à notre grande surprise qu’aucun de ces 43


blessés n’a été pris en charge par Camrail. Du moins, c’est ce qui ressort
de nos échanges avec les proches des victimes et ces dernières. LNE,
26/10/2016

Ces déictiques traduisent la modestie du journaliste parce qu’on peut, dans


d’autres circonstances, remplacer ces déictiques par le pronom personnel « je »
pour les pronoms et l’impératif ; « ma » pour l’adjectif possessif et « mes » pour
l’adjectif possessif et ces énoncés garderont leur sens. L’impératif « rappelons »
est utilisé pour attirer l’attention la finalité de la commission d’enquête et par
ricochet à travers le superlatif « si décriée au niveau des membres » préciser la
partialité qui pourrait ressortir des conclusions de cette commission. Le fragment
« à notre grande surprise », suivi de « aucun des 43 blessés n’a été pris en charge

Akofena çn°001 469


Le contexte à l’œuvre dans le discours médiatique : postures médiatiques

par Camrail » laisse penser non seulement à l’accusation de la compagnie comme


étant responsable du drame, mais aussi à son irresponsabilité.

De ce qui précède, les éléments de la situation d’énonciation nous ont


permis de voir que les discours recueillis de la presse gouvernementale visent à
calmer la situation, à désamorcer les bombes afin d’éviter un délitement social
possible. Il s’agit de construire une bonne morale à maintenir. La presse privée
pour sa part procède par dramatisation en critiquant, en dénonçant et en accusant
autant la compagnie ferroviaire que le gouvernement en place.

Conclusion
L’exploitation des contextes par les machines médiatiques du corpus a une
visée argumentative surtout que chaque instance médiatique a une position
qu’elle défend. En effet, Lamizet (2006 : 65) affirme que « le discours des médias
est à la fois une représentation de l’événement et un engagement politique ». Ces
organes médiatiques se conforment lorsqu’il faut qualifier le jour du déraillement
comme un « vendredi noir », lorsqu’il faut apprécier péjorativement le train 152
et lorsqu’il faut voir Camrail comme étant le responsable de la tragédie. La presse
privée accuse tous les responsables de l’accident, Camrail et le gouvernement,
tandis que la presse publique en déclinant la responsabilité des gouvernants,
recadre l’accusation sur Camrail et montre comment la gestion de l’après
déraillement est parfaitement maitrisée par ledit gouvernement. Est-ce la même
logique qui se dessine lorsqu’il s’agit des émotions mises en discours ?

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Akofena çn°001 471


Le contexte à l’œuvre dans le discours médiatique : postures médiatiques

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472 Mars 2020 ç pp. 455-472


J.-J. R. Tandia Mouafou & Kimbi R. Kimbi

CONSOLIDATION ET RETRAVAIL DISCURSIFS DE L’ETHOS


PRÉALABLE : LE CAS DE PAUL BIYA DANS SON DISCOURS
À LA NATION LE 10 SEPTEMBRE 2019

J.-J. Rousseau TANDIA MOUAFOU


Université de Dschang - Cameroun
rtandia@yahoo.fr
&
KIMBI Roger KIMBI
Université de Dschang - Cameroun
kimbiroger@yahoo.fr

Résumé: Ce travail ambitionne de mettre en lumière les procédés de


consolidation et de retravail de l’ethos préalable aux fins stratégiques de
regagner et/ou de conserver la confiance de l’auditoire dans le discours de
Paul Biya, Président de la République du Cameroun, à la Nation le 10
septembre 2019. Ce discours a été prononcé dans un contexte marqué par la
crise sécuritaire dans les régions dites anglophones. Dans une perspective
de l’analyse du discours selon Maingueneau et suivant une approche
argumentative intégrative selon Amossy, cette étude a montré que ce
discours charrie deux éléments de la procédure d’élaboration de l’image
discursive. C’est d’abord un appui sur les croyances fondatrices du champ
politique qui permet de réitérer la légitimité et la crédibilité du locuteur.
C’est aussi l’appui sur les valeurs partagées qui permet à ce locuteur de se
présenter comme président soucieux du bien-être de son peuple, près de lui
et promoteur de l’unité nationale et de l’inclusion sociale, un homme de
paix. Il se veut aussi un défenseur de sa propre souveraineté et de
l’intégrité territoriale de son pays, toutes deux victimes des agressions
terroristes. Par le même biais, il se présente aussi comme un promoteur du
respect des lois de la République et de la justice. Par cette image, le locuteur
réussit l’intégrité discursive et rhétorique et devrait susciter la confiance de
son auditoire.

Mots-clés: ethos préalable, l’ethos discursif, procédés, discours, analyse du


discours.

Abstract: This paper sets out to delve into the means of consolidation and
rework of the prediscursive ethos with the strategic aim of regaining
and/or conserving the audience’s confidence in the Cameroonian President
Paul Biya’s speech to the Nation on 10 September 2019. This speech was
delivered within the backdrop of a serious security crisis in the two
English-speaking regions of Cameroon. In the light of discourse analysis as
conceptualized by Maingueneau and of an integrative argumentative
approach dear to Amossy, this study shows that this speech show-cased
two elements of the procedure for the elaboration of a discursive personal

Akofena çn°001 473


Consolidation et retravail discursifs de l’ethos préalable :
le cas de Paul Biya dans son discours à la nation le 10 septembre 2019

image. First, the speaker stands on the foundational beliefs of the political
field in order to reiterate his legitimacy and credibility. Then he mobilizes
shared values in order to present himself as a president who is close to his
people, cares about their well-being and who promotes national unity and
social inclusion, a man of peace. He also portrays himself as a fervent
defender of his sovereignty as Head of State and of the territorial integrity
of his country, both being victims of terrorist aggressions. Using the same
tools, he also wants to be seen as a fervent promoter of respect for the laws
of the republic and of justice. Through this elaborate image, the speaker
realizes a good discursive and rhetorical integrity that would have aroused
the confidence of his audience.

Keywords: prediscursive ethos, discursive ethos, means, discourse,


discourse analysis

Introduction
Sortant de son calendrier traditionnel d’adresses à ses compatriotes, Paul
Biya, Président de la République, Chef de l’État du Cameroun, s’est adressé à la
Nation le 10 septembre 2019. Ce message1 radio-télévisé intervient à un
moment où la nation camerounaise est secouée en ses régions dites
anglophones par une importante crise sécuritaire et par des tensions socio-
politiques et à un moment où, de fait, une certaine pression politico-
diplomatique semble s’exercer avec acuité sur lui. De ce fait, la réputation de
l’homme politique chevronné semble aussi en recevoir des coups importants.
Ainsi, ce message à la Nation est traversé par un projet de consolidation et de
retravail de son ethos ou image de soi qui seront l’objet du présent article. Dans
une perspective qui est celle de l’analyse du discours entendue comme l’étude
de l’imbrication d’un texte et d’un lieu social (Maingueneau 2014, pp.43-44),
nous nous proposons de mettre en lumière les procédés par lesquels Paul Biya
tente d’effectuer discursivement la consolidation et le retravail de son image
aux fins de regagner et/ou de conserver la confiance de son auditoire, qui est à
la fois national et indirectement international. Ceci nous conduit à adopter
l’approche argumentative intégrative que Ruth Amossy développe dans
L’Argumentation dans le discours (2000). Cette approche s’intéresse au pouvoir de
la parole à influer sur son public et aux moyens verbaux qui assurent la force
illocutoire de la parole sans aucun penchant évaluatif.

1 Nous avons travaillé avec la version PDF de ce discours téléchargée du site officiel de la Présidence de la
république du Cameroun ˂http://www.prc.cm/discours˃. Elle est donnée en annexe de cette réflexion.

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J.-J. R. Tandia Mouafou & Kimbi R. Kimbi

1. La notion d’ethos : mise au point théorique


Considéré comme le langage en acte (Jaubert 1990, p.5), le discours ne
peut être compris « si nous ne tenons pas compte du but de la communication »
(Strawson 1970, p.33, cité par Jaubert 1990). Et le but de toute communication
réside dans son pouvoir d’influencer autrui ou l’auditoire : renforcer, modifier,
changer sa façon d’agir et/ou de penser. Or ce but est porté et orienté par
l’instance productrice du discours dont les marques peuvent y être repérables.
L’atteinte de ce but est conditionnée aussi bien par l’articulation des arguments
du locuteur que par la schématisation de son image de soi et par les sentiments
qu’il active dans le cœur de son auditoire, selon le triptyque logos, ethos et
pathos. Mais Aristote signalait que parmi toutes ces trois preuves
argumentatives engendrées par le discours, « l’ethos constitue presque la plus
importante des preuves » (Eggs 1999, p.31). L’ethos est ainsi « l’image de soi
que l’orateur construit dans son discours pour contribuer à l’efficacité de son
dire » (Amossy 2000, p.60). Mais cette acception donne l’impression de faire
abstraction de certaines querelles nourries par une opposition entre l’ethos
discursif et l’ethos dit préalable. C’est la raison pour laquelle la précision
suivante nous paraît judicieuse.
Parlant de l’ethos, Aristote précisait qu’il ne revêt un caractère persuasif,
une force illocutoire, que lorsqu’il est un produit du discours. Eggs (1999, p.34)
renchérit ce raisonnement d’Aristote concernant l’ethos et le pathos en tant que
preuves techniques de l’argumentation: « Il veut tout simplement souligner que
ces deux preuves ne sont entechniques, c’est-à-dire, n’appartiennent à la
rhétorique que si elles sont produites dans et par le discours lui-même. Il faut
que la crédibilité d’un orateur “soit l’effet de son discours’’ » et non pas
seulement une réputation établie en dehors du discours. En science du langage,
c’est donc dans le discours qu’il convient d’étudier la construction d’une image
de soi comme le soutient aussi Roland Barthes (1994, p.135), cité par Amossy,
(2000, p.61) en définissant l’ethos comme les « traits de caractère que l’orateur
doit montrer à l’auditoire (peu importe sa sincérité) pour faire bonne
impression: ce sont ses airs […] L’orateur énonce une information en même
temps qu’il dit: je suis ceci, je ne suis pas cela ». Maingueneau (1993, p.138)
emprunte le même chemin quand il précise que « L’ethos est ainsi attaché à
l’exercice de la parole, au rôle qui correspond à son discours, et non à l’individu
“réel”, appréhendé indépendamment de sa prestation oratoire ». De ce point de
vue, l’ethos est une construction discursive à laquelle convient l’appellation
« ethos discursif » par opposition à ce qu’on peut appeler « ethos préalable »
(Amossy 2000 p.70).
L’ethos préalable correspond à ce qu’Isocrate présente comme ce qui
compte pour la persuasion : la réputation préalable ou le « nom » de l’orateur.
C’est ce sens que suppose le vir boni dicendi peritus (un homme qui joint au
caractère moral la capacité à manier le verbe) de Cicéron. L’idée est encore
appuyée par Quintilien qui avancera que « l’argument avancé par la vie d’un

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Consolidation et retravail discursifs de l’ethos préalable :
le cas de Paul Biya dans son discours à la nation le 10 septembre 2019

homme a plus de poids que celui que peuvent fournir ses paroles », « un
homme de bien est seul à pouvoir bien dire » (Amossy 2007 pp.62-63). Il s’agit
de l’image que porte le locuteur ou que se fait l’auditoire de lui avant sa prise
de parole. Il correspond à ce que Charaudeau appelle « identité sociale »
(Charaudeau 2009 p.19).
Dans ce travail, nous ne nous intéressons pas à la querelle qui vise à
valoriser l’un ou l’autre de ces deux versants de l’ethos oratoire. Ce qui nous
intéresse, c’est l’intrication des deux dans le discours au service de l’efficacité
discursive ou de l’influence de la parole. Si l’on s’en tient à l’affirmation de
Christian Plantin (Cf. Charaudeau 2009 p.63) selon laquelle « Le discours est
obligatoirement teinté par la réputation du locuteur, et même, à l’occasion, par
l’histoire conversationnelle qu’on entretient avec lui : il y a une permanence de
l’image de soi donnée à l’autre », on est en droit de dire que l’ethos préalable,
tout comme l’ethos discursif, est pris en compte dans le discours. C’est sur lui
que l’ethos discursif dans tout son déploiement s’appuie pour donner à
l’homme du discours tous ses airs rhétoriques. Du fait que tous les deux se
trouvent désormais dans le discours, il est tout à fait raisonnable de parler de
l’ethos tout court ou encore de l’ethos discursif pour parler de ces deux
versants. Un locuteur, selon les objectifs de sa sortie discursive, peut choisir de
renforcer ou de retravailler une image qui circule déjà de lui ou encore d’en
créer une toute autre. Le reste de ce travail s’interroge sur comment Biya
consolide et retravaille l’image qui lui est déjà collée par l’imaginaire collectif
depuis le début de la crise dans les deux régions d’expression anglaise.
Comment Paul Biya procède-t-il dans son discours à la consolidation de
certains aspects de l’image qui circule de lui dans la société camerounaise et
internationale ?

2. Consolidation de l’ethos par l’illusio politique: L’ethos d’un dirigeant


légitime et crédible
Si l’on s’en tient à la définition de Christian Le Bart selon laquelle « le
discours politique est défini de façon restrictive comme le discours émanant des
seuls acteurs investis dans le champ politique » (Le Bart, op. cit. 97), il est
évident que le discours de Paul Biya est du type politique. Or le discours
politique, selon l’approche structurale (Le Bart, ibid. 98), est régi par l’illusio
politique dont les croyances fondatrices indiscutables et indiscutées,
intériorisées sous forme d’évidences sont la croyance en la grandeur originelle
du pouvoir politique sacralisée par le suffrage universel d’une part, et la
croyance en la grandeur fonctionnelle du pouvoir politique, d’autre part.
Conscient de ces valeurs politiques qui participent de la légitimité et de la
crédibilité du politique, Paul Biya s’en sert dans ce discours pour rappeler et
consolider son ethos de dirigeant légitime et crédible.

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J.-J. R. Tandia Mouafou & Kimbi R. Kimbi

2.1. De la grandeur originelle du pouvoir politique : L’ethos d’un dirigeant


légitime et souverain
La grandeur originelle du pouvoir politique repose sur la sacralisation du
suffrage universel, véritable gisement de légitimité qui irrigue l’ensemble des
institutions politiques démocratiques. Les dirigeants reçoivent le pouvoir du
peuple et par-là ils sont donc légitimes. Pour jeter le discrédit sur la légitimité
de ceux qui ont pris les armes dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest dans un
projet de sécession et se revendiquant d’exprimer la volonté des peuples de ces
régions, Paul Biya lance : « En démocratie, seule l’élection confère une telle
légitimité » (Cf. Biya 2019, p.5). Par cet énoncé, ce locuteur affirme que le
Cameroun est une démocratie et que tous ceux qui prétendent parler au nom
du peuple doivent être élus par ce peuple lors d’une élection libre et
transparente. Il semble par le même biais se montrer du doigt pour se présenter
comme l’exemple de dirigeant démocratiquement élu. Il n’est un secret pour
personne que Paul Biya a été réélu à la magistrature suprême du Cameroun en
2018 avec un score de plus de 71%. Il le souligne d’ailleurs sans donner des
chiffres : « Fort du soutien massif que vous m’avez accordé lors de la dernière
élection présidentielle, je continuerai à œuvrer sans relâche, avec toutes les filles
et tous les fils de notre pays… » (Cf. Biya 2019, p.3). Il est clair que son pouvoir
émane du peuple par le biais de l’élection et c’est par la force de ce pouvoir
qu’il continuera à œuvrer pour l’amélioration des conditions de vie de ce
garant. En rappelant obliquement ce fait, il rappelle la légitimité dont il est
porteur et qui manque au camp adverse. Le pouvoir lui ayant été confié par le
peuple, qui représente le garant de la souveraineté démocratique, ce locuteur se
veut également porteur de cette souveraineté comme le souligne Charaudeau :

La souveraineté est une affaire de représentation : quand on représente, on


parle (ou agit) au nom d’une entité qui nous dépasse et qui nous a délégué
-provisoirement- ce pouvoir de parler en son nom. On n’est pas cette entité,
on est seulement mis pour elle, mais en même temps on se confond avec
elle en se faisant porteur des valeurs qui font sa puissance.
Charaudeau (2005, p.53)

En tant que président de la République, ce locuteur représente et parle au


nom du peuple dans la gestion de la cité. Il n’est pas seulement « mis pour » ce
garant de la souveraineté, mais il est aussi porteur de ce peuple, donc de cette
souveraineté. Il est donc l’incarnation de l’État et c’est à ce titre qu’il peut
employer la première personne du singulier « je » pour parler des actions de
l’État : « Dans le même ordre d’idées, j’ai adressé une offre de paix… » (Cf. Biya
2019, p.3), « Au plan humanitaire, j’ai décidé du lancement d’un vaste… »
(ibid.). Ayant mis en avant sa légitimité et sa souveraineté comme émanant du
peuple, sa parole peut avoir plus d’effet sur son auditoire, le pousser à accepter
ses dires, ce qui suppose la crédibilité du locuteur. Mais cette souveraineté dont

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Consolidation et retravail discursifs de l’ethos préalable :
le cas de Paul Biya dans son discours à la nation le 10 septembre 2019

il est bénéficiaire doit chaque jour être méritée à travers des actes concrets, d’où
la question de la grandeur fonctionnelle du pouvoir politique.

2.2 De la grandeur fonctionnelle du pouvoir politique : L’ethos d’un dirigeant


crédible
Tout pouvoir politique, fut-il légitime, se doit de se soutenir par des
actions concrètes visant à améliorer le quotidien du peuple dont il tire son
existence. C’est un aspect qui fonde la réputation et la crédibilité de l’homme
politique. Vu la capacité d’action du verbe, les politiques ont intégré cet aspect
comme une valeur indiscutable et indiscutée de l’activité et de la parole
politiques. On met toujours en vedette, chaque fois qu’on prend la parole en
tant que politique ce qu’on fait et ce qu’on fera pour le peuple. C’est là le
contenu de la grandeur fonctionnelle du pouvoir politique qui « suppose la
capacité [du politique] à agir sur la société pour en régler les problèmes les plus
aigus. » (Le Bart 2003, p.101). Le politique se doit donc d’être un homme
d’action. On le voit chez Paul Biya :

Dès le départ, fidèle à une option qui m’est chère, j’ai instruit l’instauration d’un
dialogue entre le Gouvernement et les organisations syndicales en vue de trouver
des réponses appropriées à ces revendications. Les mesures qui ont été prises par
le Gouvernement à l’issue de ces concertations sont allées bien au-delà des
revendications de départ. Qu’il me soit permis d’en énumérer quelques-unes.
Biya (2019, p.1)

Cet extrait présente un dirigeant soucieux du bien-être de son peuple et


qui est capable de résoudre des problèmes au-delà de ceux qui ont été posés. La
liste des mesures prises aux fins de la résolution de la crise est vraiment longue.
Un président qui agit de la sorte est suffisamment digne de toute la confiance
du peuple, d’où sa crédibilité.
En dehors de ces aspects de l’ethos de Paul Biya, qui sont consolidés dans
son discours, les autres, qui semblent plus affectés, sont retravaillés afin de le
rendre davantage crédible et ainsi de sauvegarder son pouvoir.

3. Du retravail de l’ethos : les déictiques personnels et les évidences partagées


en branle
Selon Ruth Amossy (2010, p.52), le retravail de l’ethos préalable
« intervient dans le dynamisme du positionnement dans la mesure où celui-ci
est toujours la reprise et la réélaboration de positions préexistantes. La parole
vivante (qu’elle soit orale ou écrite) a la capacité d’infléchir ce qu’on sait et
pense du locuteur ». Si le locuteur sait que ce qu’on sait ou pense de lui ne lui
est pas favorable, il a la laborieuse tâche de réélaborer ses positions, d’amener
son auditoire à penser à une autre chose, qui, bien sûr, lui est plus favorable. La
crise anglophone et les autres instabilités socio-politiques qui secouent le pays
semblent avoir poussé les concitoyens de Paul Biya et même les pays et

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J.-J. R. Tandia Mouafou & Kimbi R. Kimbi

organismes étrangers à se développer des pensées négatives et défavorables à


son sujet. Il s’est donné dans ce discours à la Nation la lourde tâche de les
déconstruire, de les refaire, de les modifier et de les rendre plus commodes à ses
projets. Il semble ainsi répondre aux dires ou aux pensées des autres, réfutant
certaines thèses en rectifiant d’autres, d’où la pluralité des voix ou la
polyphonie. Il se présente donc, à travers des déictiques personnels et des
évidences partagées, comme un dirigeant proche de son peuple, un homme de
paix, une victime des agressions terroristes en position de légitime défense et
un défenseur des institutions et de la justice, comme nous verrons dans les
analyses qui suivent.

3.1. Paul Biya : L’ethos d’un homme proche de son peuple


Depuis le début de la crise anglophone au Cameroun en fin 2016, certains
hommes politiques proposaient en vain qu’en dehors de ses discours de routine
le président fasse un discours qui est exclusivement consacré à ce problème. Ce
silence du président faisait déjà croire qu’il n’écoutait pas son peuple, qu’il était
insensible à sa douleur vu les atrocités qui s’enregistraient dans le Nord-Ouest
et le Sud-Ouest. Mais que non. Cette sortie, à elle seule, tente de prouver le
contraire. En plus, il utilise des procédés comme les termes d’adresse, la
première personne du pluriel et la large connaissance qu’il démontre de la
situation pour marquer son rapprochement avec son peuple.
En ce qui concerne les termes d’adresse, il faut dire qu’il s’agit de «
l’ensemble des expressions dont le locuteur dispose pour désigner son
allocutaire » (Charaudeau et Maingueneau 2002, p.30). Ils sont syntaxiquement
détachés du reste de la phrase. Ils précisent l’allocutaire, c’est sa fonction
déictique. Paul Biya commence son discours par un traditionnel
« Camerounaises, Camerounais » qui circonscrit clairement son auditoire. Il
s’agit de tous les Camerounais sans distinction de sexe, mais là n’est pas notre
intérêt. Il est plutôt sur ce qui suit cette entrée : « Mes chers compatriotes » (11
occurrences). Au-delà de sa fonction déictique, cette formule tente de signaler
ou de suggérer le type de relation que le Président entretient ou qu’il entend
entretenir avec cet auditoire, son peuple. Par cette formule, le Président descend
de la hauteur de sa magistrature pour se mettre au même niveau que ses
compatriotes afin de se projeter comme un modèle de la fraternité entre
compatriotes. L’adjectif possessif « mes » marque l’appartenance et annule les
frontières entre le président et le peuple dont il est mandataire. Il projette là une
relation d’intimité avec son peuple. Qui plus est, il ajoute de la politesse
positive (Brown et Levinson 1987, p.18, cité par Lagorgette 2006, p.43) à travers
la marque de proximité sociale d’intimité « chers » qui le rapproche davantage
du peuple de qui émane sa légitimité et à qui il s’adresse. Par-là, il déclare
l’amitié ou la fraternité vis-à-vis de son peuple. Pour lui, le peuple camerounais
lui est cher et ce qui est cher mérite du respect. Vu que la fonction relationnelle
de l’appellatif est aussi normative que constitutive (Perret 1970, p.117), cette

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Consolidation et retravail discursifs de l’ethos préalable :
le cas de Paul Biya dans son discours à la nation le 10 septembre 2019

marque de rapprochement social entend à la fois signifier une relation qui


existe déjà et la construire ou reconstruire entre le locuteur et son auditoire afin
d’assurer de la crédibilité à ses dires et à ses actes et aussi l’adhésion de celui-ci.
Ce rapprochement se voit davantage à travers la première personne du
pluriel (le « nous » et ses correspondants possessifs) qui opère une sorte de
fonte des deux entités pour n’en faire qu’une. L’emploi très privilégié de cette
personne grammaticale n’est pas un fait négligeable. Dans ce discours de huit
pages, cette personne revient 52 fois dont 15 fois le pronom personnel « nous »,
02 fois le pronom possessif « nôtre » et 35 fois l’adjectif possessif « notre » et
« nos ». Le pronom personnel « nous » a essentiellement pour référent
l’ensemble de la nation camerounaise, l’ensemble du peuple camerounais,
chaque Camerounais sans aucune exception. Il est quelques fois accompagné
par l’adjectif indéfini « tous » pour davantage mettre l’accent sur la
totalité nationale:

Je voudrais d’ailleurs en profiter pour préciser que le respect de la règle de


droit et la lutte contre l’impunité constituent les piliers de la consolidation
de l’État de droit, à laquelle nous aspirons tous.
Biya (2019, p.7)

Par le « nous » de la nation, Paul Biya se pose en un vrai bâtisseur de l’esprit


national, de l’unité nationale en rattachant à ce « nous » en tant qu’entité unie et
unique la capacité qui est la sienne à surmonter tous les défis de tous les temps :

Nous avons prouvé que lorsque nous sommes unis, il n’y a pas de difficulté
que nous ne puissions surmonter, d’obstacle que nous ne puissions
franchir. Nous l’avons prouvé hier. Nous le prouverons encore aujourd’hui
et demain.
Biya (2019, p.8)

Ce pronom personnel construit un collectif national qui est appelé à être soudé
en tant que tel pour pouvoir faire face à ses défis collectifs et individuels. Ce
n’est que quand ce collectif national agit comme une entité unie et inséparable
qu’il a la victoire (« Nous avons prouvé que lorsque nous sommes unis… »). Il
s’agit donc d’un « nous » de l’inclusion sociale, politique, culturelle et
économique de toutes les forces positives de la nation camerounaise. Paul Biya,
dans ce discours se montre proche de son peuple dans une formule d’unité et
d’inclusion nationale sans laquelle la nation cesserait d’exister : « Ensemble
nous avons relevé de nombreux défis et remporté d’innombrables victoires »
(Cf. Biya 2019, p.8). C’est la preuve que nous le ferons encore et toujours.
Les pronoms possessifs et les adjectifs possessifs, quant à eux marquent
davantage cet appel à l’unité nationale, cette inclusion socio-politique, cette
appartenance et surtout cet attachement viscéral de Paul Biya à son peuple et à
sa nation. Ces possessifs se retrouvent prioritairement dans des expressions

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J.-J. R. Tandia Mouafou & Kimbi R. Kimbi

telles que « notre pays », « nos populations », « nos compatriotes/ nos frères et
sœurs des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ». Par ces expressions, l’on
voit bien que le pays appartient à tous les citoyens au rang desquels le
président lui-même et ainsi sa construction et sa gestion ont été et sont une
affaire de tous :

Au fil du temps, nous avons su tirer parti de notre formidable diversité


linguistique et culturelle, du talent de nos filles et de nos fils, de nos efforts
et de nos sacrifices méritoires, pour bâtir un pays solide et une Nation forte.
Biya (2019, p.8)

Il doit continuer à être ainsi. Par le « nous » et ses possessifs


correspondants, Paul Biya met en exergue le collectif national dont il fait partie
et met en déroute discursivement ceux qui arguent qu’il est un président très
distant de son peuple. Il prône l’esprit de l’unité nationale et de l’inclusion
sociale. Par cette inclusion sociale qu’il préconise, Paul Biya peut botter en
touche toute accusation d’une quelconque marginalisation des Anglophones,
montrant surtout que la formation de tous ses gouvernements, au-delà de
respecter le principe de l’équilibre régional et des capacités humaines et
professionnelles des personnes nommées, a toujours accordé le poste de
premier ministre aux Anglophones, ce depuis 1992 (p.4). Il répond aussi par ce
même procédé à ceux qui clament l’inacceptable partition de son pays :
« L’avenir de nos compatriotes du Nord-Ouest et du Sud-Ouest est au sein de
notre République » (Cf. Biya 2019, p.8).
Paul Biya illustre encore son rapprochement au peuple en démontrant sa
parfaite connaissance de la situation qui prévaut sur le terrain et son sens
d’écoute vis-à-vis de ses populations contrairement à ce qu’auraient pensé
certaines personnes. Il sait parfaitement comment commence la crise dite
anglophone et a toutes les informations jusqu’aux moindres détails :

Cette crise, faut-il le rappeler, est née des revendications corporatistes des
Avocats et des Enseignants, qui réclamaient la traduction en langue
anglaise des Actes Uniformes OHADA et la préservation de la spécificité
du système judiciaire et du système éducatif anglo-saxon dans les deux
régions.
Biya (2019, p.1)

En un président qui écoute son peuple, il affirme avoir apporté des réponses
appropriées à travers des mesures qui allaient au-delà des revendications
exprimées : « Les mesures qui ont été prises par le Gouvernement à l’issue de
ces concertations sont allées bien au-delà des revendications de départ » (Cf.
Biya 2019, p.1). C’est un président qui ne peut dormir si une partie de ses
populations est en souffrance et se rapproche davantage d’elle pour
comprendre ses cris et ses désirs :

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Consolidation et retravail discursifs de l’ethos préalable :
le cas de Paul Biya dans son discours à la nation le 10 septembre 2019

Les nombreuses consultations que je n’ai cessé de mener au sujet de cette


crise, m’ont permis de prendre la mesure de l’ardent désir des populations
des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest de retrouver le cours normal
de leurs vies, de pouvoir de nouveau, en toute sécurité, exercer leurs
activités économiques et sociales, de voir les réfugiés et les personnes
déplacées revenir et les enfants retrouver le chemin de l’école. La récente
tournée du Premier Ministre dans les deux régions a permis de confirmer
ce sentiment.
Biya (2019, p.5)

Et il est prêt à permettre la réalisation de ces désirs et invite toutes les


forces positives de la nation à y mettre la main : « J’ai la ferme conviction, à cet
égard, que le moment est venu de mobiliser toutes les forces positives et
constructives de notre pays, à l’intérieur comme dans la diaspora, pour que ce
désir devienne une réalité » (Cf. Biya 2019, p.5). C’est donc à la faveur de cela
qu’il invitera les fils et filles de la Nation autour d’une table afin de discuter des
voies et moyens qui permettraient l’accès à la réalisation de ces désirs. C’est la
grande annonce de ce discours :

C’est pourquoi, j’ai décidé de convoquer, dès la fin du mois en cours, un


grand dialogue national qui permettra, dans le cadre de notre Constitution,
d’examiner les voies et moyens de répondre aux aspirations profondes des
populations du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, mais aussi de toutes les
autres de notre Nation.
Biya (2019, p.6)

Par ces procédés, Paul Biya est donc attaché à son peuple, ressent ce qu’il
ressent, l’écoute et œuvre à la réalisation de ses désirs les plus profonds. Il est
attaché à l’unité de la Nation, à sa sécurité, à sa paix et à son progrès. Pour lui,
c’est ensemble, dans l’unité que l’on peut et pourra relever tous les défis
auxquels on fait face en tant que Nation.

3.2 Paul Biya : un homme de paix


Proche de son peuple, Paul Biya se présente aussi dans ce discours comme
un homme de paix, ce à travers la primauté qu’il entend accorder à la valeur
partagée qu’elle représente. Nous tenons à rappeler que ce discours intervient à
un moment où le Cameroun est secoué par une crise sécuritaire importante
dans ses deux régions dites anglophones. Et ce discours est essentiellement
centré sur ladite crise. Le locuteur, Président de cette République en crise, se
présente comme un homme de paix en signifiant son penchant pour le dialogue
et pour l’apaisement et le pardon dès le début de la crise. Son penchant pour le
dialogue peut se lire à travers les lignes de cet extrait :

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Dès le départ, fidèle à une option qui m’est chère, j’ai instruit l’instauration
d’un dialogue entre le Gouvernement et les organisations syndicales en vue
de trouver des réponses appropriées à ces revendications. Les mesures qui
ont été prises par le Gouvernement à l’issue de ces concertations, sont
allées bien au-delà des revendications de départ.
Biya (2019, p.1)

Il a toujours accordé une importance particulière au dialogue, bref, c’est


son choix premier en toute situation de conflit comme l’exprime si bien « fidèle
à une option qui m’est chère ». Il dira aussi : « Depuis la survenance de cette
crise, je n’ai ménagé aucun effort, avec l’aide de Camerounaises et de
Camerounais de bonne volonté, pour rechercher les voies et moyens d’une
résolution pacifique de celle-ci » (Cf. Biya 2019, p.3). Il réfute ainsi la thèse selon
laquelle il aurait privilégié une solution militaire dans cette crise au détriment
du dialogue :

Il y a toutefois lieu de remarquer que la prolifération de ces initiatives s’est


malheureusement appuyée sur des idées simplistes et fausses, procédant
de la propagande sécessionniste. Il en est ainsi de la prétendue
marginalisation des Anglophones, du refus du dialogue par notre
Gouvernement au bénéfice d’une solution militaire à la crise ou des
accusations ridicules de génocide.
Biya (2019, p.5)

Cette réfutation est davantage mise en vedette par les qualificatifs


« simplistes », « fausses » liés aux idées qui sous-tendent les multiples initiatives
qui ont proliféré, tant au Cameroun qu’à l’international, dans la voie de la
recherche des solutions à cette crise. Parce que simplistes et fausses, ces idées
sont « prétendues » et « ridicules » et relèvent de la « propagande
sécessionniste ». En dénonçant et en réfutant ainsi ces idées qui servent la cause
sécessionniste, ce locuteur se présente comme l’apôtre de la paix au Cameroun
à travers des actes concrets que nous avons soulevés tantôt. Malgré tout ce qui a
ainsi été fait, les agressions, qu’il qualifie de terroristes, persistent. Mais, il
persiste, lui aussi, dans la voie du dialogue. C’est la raison pour laquelle il
convoque cette fois-ci un dialogue national : « C’est pourquoi, j’ai décidé de
convoquer, dès la fin du mois en cours, un grand dialogue national… » (Cf.
Biya 2019, p.6). C’est donc l’image d’un homme de paix qui préconise et préfère
le dialogue à la violence malgré les provocations croissantes.

Dans cet élan d’homme de paix, ce locuteur fait voir aussi les airs d’un
homme qui préconise l’apaisement et le pardon en temps de crise. C’est ce qui
ressort de cet extrait : « Dans un souci d’apaisement, j’ai même décidé de l’arrêt
des poursuites judiciaires pendantes devant les tribunaux militaires contre 289
personnes arrêtées pour des délits commis dans le cadre de cette crise » (Cf.
Biya 2019, p.3). Cela participe d’un acte d’apaisement et de pardon. Il le fait en

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Consolidation et retravail discursifs de l’ethos préalable :
le cas de Paul Biya dans son discours à la nation le 10 septembre 2019

bon père de famille pour ceux qui avaient été arrêtés pour des délits liés à la
crise. Ce pardon va plus loin pour toucher ceux qui sont encore en train de
perpétrer des actions au rang des plus barbares et inhumaines.

Dans le même ordre d’idées, j’ai adressé une offre de paix aux membres des
groupes armés, en les invitant à déposer les armes et à bénéficier d’un
processus de réintégration dans la société.
Biya (2019, p.3)

Je voudrais solennellement réitérer en ce jour cette offre. (Biya 2019, p.7)

Il n’y a pas d’homme plus pacifique pour ouvrir une telle porte en temps de
guerre à celui qui est considéré comme l’ennemi. Le caractère pacifique de Paul
Biya est ainsi dessiné dans son discours pour refaire la pensée populaire qui
commençait déjà à être négative à son sujet. Si l’homme politique, un dirigeant,
est si proche de son peuple et si doux et pacifique et une partie de ce peuple
continue de livrer la guerre contre la Nation, cet homme peut se considérer
comme une victime des agressions terroristes.

3.3 Paul Biya : des valeurs de souveraineté et d’intégrité territoriale à l’ethos de


victime des agressions terroristes
Paul Biya se présente encore comme victime des agressions sécessionnistes
et terroristes dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest en se basant sur
les principes de sa souveraineté et de l’intégrité territoriale. Malgré sa proximité
et son écoute du peuple et son caractère pacifique, qu’il démontre et a démontré
par sa promptitude à voler au secours des organisations syndicales de ces
régions lorsqu’elles ont crié dès le départ de la crise, des mouvements
extrémistes ont récupéré la situation pour la mettre au service d’un projet de
sécessionniste :

Malgré ces efforts du Gouvernement, des mouvements radicaux, principalement


inspirés de l’étranger, ont récupéré et dévoyé les revendications corporatistes. Ils
ont ainsi ourdi un projet sécessionniste avec pour but, la partition de notre pays.
A cette fin, ils ont constitué et financé des groupes armés qui ont causé un lourd
tribut aux populations des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.

Le monde entier a été témoin des atrocités commises par ces groupes armés :
mutilations, décapitations, assassinats des éléments Forces de Défense et de
Sécurité, des autorités administratives et des civils sans défense, destructions des
infrastructures et édifices publics, incendie des écoles, des hôpitaux, etc. ».
Biya (2019, p.2)

Nous l’avons déjà vu, Paul Biya, Président de la République, Chef de


l’État, est l’incarnation de la souveraineté du peuple parce qu’élevé à ce titre par
ce peuple à travers le vote. À ce titre, il est directement concerné par toute

484 Mars 2020 ç pp. 473-488


J.-J. R. Tandia Mouafou & Kimbi R. Kimbi

souffrance de ce peuple et peut parler en son nom. Si le peuple est attaqué, c’est
lui qui est attaqué. Encore plus si un projet de partition est formulé au sujet du
territoire dont il est gardien, c’est lui qui est provoqué. Les termes qu’il emploie
pour désigner ceux qu’il considère comme des ennemis de la Nations son
suffisamment graves et relèvent du registre réservé aux mouvements terroristes
dans le monde : « mouvements radicaux », « projet sécessionniste », « groupes
armés ». Leurs actions sont aussi suffisamment déplorables et causent la
souffrance des populations et la terreur: « ont causé un lourd tribut aux
populations », « atrocités commises », « mutilations, décapitations, assassinats,
destructions des…, incendie des écoles et hôpitaux ». Tout ceci réalise l’acte de
langage d’affirmation et de réaffirmation que l’État est victime des agressions
terroristes.
Pour se rendre plus crédible, il prend à témoin le monde entier : « Le
monde entier a été témoin des atrocités commises par ces groupes armés ». Les
exactions « intolérables » attribuées aux groupes armés dans les régions en crise
mettent davantage en lumière le statut de victime que se donne Paul Biya et
justifie des interventions des Forces de défense et de sécurité en légitime
défense :
Face à ces actes intolérables, les Forces de Défense et de Sécurité ont
pris des mesures énergiques, souvent au péril de leur vie, pour
assurer leur devoir de protection des citoyens et de leurs biens.
Biya (2019, p.2)

En plus, malgré les actes d’apaisement et l’offre de paix adressée à ces


groupes armés de déposer les armes et de revenir dans la République, certains
persistent. Cette obstination des citoyens rebelles renforce davantage ce statut
de victime et justifie le ton un peu plus dur qu’adopte cet homme d’État :

En revanche, ceux qui persisteront à commettre des actes criminels et de


violer les lois de la République feront face à nos Forces de Défense et de
Sécurité et subiront toute la rigueur de ces mêmes lois
Biya (2019, p.7)

3.4 Paul Biya : un défenseur de la légalité et de la justice


Fort de ce statut de victime, Paul Biya se donne aussi à voir comme un
homme de justice. Malgré sa sollicitude, son pacifisme et sa douceur, il est
ferme en ce qui concerne le respect des lois de la République quelles que soient
les circonstances. Son attachement au respect des lois et des institutions de la
République se montre d’abord dans son insistance sur l’encadrement de la
Constitution dans tous les débats et actions :
C’est pourquoi, j’ai décidé de convoquer, dès la fin du mois en cours, un grand
dialogue national qui nous permettra, dans le cadre de notre Constitution,
d’examiner les voies et moyens de répondre aux aspirations profondes des
populations du Nord-Ouest et du Nord-Ouest.

Akofena çn°001 485


Consolidation et retravail discursifs de l’ethos préalable :
le cas de Paul Biya dans son discours à la nation le 10 septembre 2019

Biya (2019, p.6)

Tout doit être « dans le cadre de notre Constitution ». Tout ce qui ne cadre
pas avec la Constitution de la République est d’office exclu de tout débat
républicain. Cette précision montre à suffisance que ce locuteur tient
farouchement à la loi. Ensuite, il insiste sur le fait que tous ceux qui ont commis
et commettent des crimes odieux contre le peuple et contre la Nation doivent
être punis conformément à la loi, à moins que l’on veuille instaurer l’anarchie :

Il est donc fondamental, à ce stade, de dissiper les rumeurs selon lesquelles


l’on peut tranquillement piller, violer, incendier, kidnapper, mutiler,
assassiner, dans l’espoir qu’un éventuel dialogue permettra d’effacer tous
ces crimes et assurera l’impunité à leurs auteurs ».
Biya (2019, p.7)

Il croit fermement au principe de justice. Tout criminel doit faire face à la


loi. Et en ce qui concerne le grand dialogue qu’annonce ce discours, le locuteur
pense que la justice ne peut en aucun jour être un obstacle au dialogue comme
tentaient de faire croire ce qu’il appelle « la propagande sécessionniste ». Paul
Biya se présente donc comme un président respectueux des institutions et des
lois de la République et acquis à la justice et à la promotion de l’État de droit.

Conclusion
À tout prendre, le discours de Paul Biya à la Nation le 10 septembre 2019
est traversé de part en part par une volonté de regagner et/ou de conserver la
confiance de son auditoire, la communauté nationale, voire internationale, dans
une situation de crise dans les deux régions anglophones du pays. Nos analyses
montrent bien que cela est possible à travers des procédés de consolidation et
de retravail de l’ethos qui est l’image de soi élaborée discursivement et appuyée
sur un redéploiement de la réputation pré/extradiscursive que d’aucuns ont
appelée ethos préalable. Par le truchement des croyances fondatrices de l’illusio
politique que sont la grandeur originelle et la grandeur fonctionnelle du
pouvoir politique, il a pu asseoir sa légitimité et sa crédibilité. Il ira plus loin
construire et promouvoir les valeurs d’inclusion sociale et d’’unité nationale à
l’aide des procédés tels que les termes d’adresse, les déictiques personnels de la
première personne du pluriel et l’étalage de sa parfaite connaissance et de ses
actions relatives à la crise anglophone. Par-là, il crée une certaine intimité avec
le peuple et reste permanemment à son écoute, ce qui montre sa bienveillance
vis-à-vis de ce peuple. L’inclusion sociale, qu’il opère principalement par le
« nous », réfute la thèse d’une quelconque marginalisation des Anglophones. En
se servant des évidences ou des valeurs partagées, à savoir la paix, la
souveraineté et l’intégrité territoriale et la justice, Paul Biya a montré son
attachement à la paix par le dialogue et le pardon (bienveillance), son
attachement à la justice par sa détermination à assurer le respect des institutions

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J.-J. R. Tandia Mouafou & Kimbi R. Kimbi

et des lois de la Nations (raisonnable) et son statut de victime par la tentative de


partition de la Nation par des extrémistes (honnêteté). Cela est conforme à ce
que Eggs appelle l’intégrité discursive en rapport avec la procédure d’inspirer
la confiance en discours: « il faut se montrer et apparaître et être perçu comme
compétent, raisonnable, équitable, sincère et solidaire. Quand un orateur réussit
à manifester ces dimensions, je parle d’intégrité discursive et rhétorique ».
(Eggs, 1999, p.43). Il a donc réussi cette intégrité discursive et rhétorique et c’est
pourquoi ce discours avait, en son temps, suscité beaucoup d’espoir dans le
cœur des Camerounais.

Références bibliographiques
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Paris, L’Harmattan.

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CHARAUDEAU P. ET MAINGUENEAU, D. (dir.). 2002. Dictionnaire d’analyse


du discours, Paris, Seuil.

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Amossy, R. (dir.), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos,
Génève, Delachaux et Niestlé, pp.31-59.

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LAGORGETTE D. 2006d. « Du vocatif à l’apostrophe : Problèmes


terminologiques et théoriques, termes d’adresse et détachement en
diachronie en français ». In L’information grammaticale, n°109, pp.38-44.

LE BART C. 2003. « L’analyse du discours politique : de la théorie des champs à


la sociologie de la grandeur». In Mots. Les langages du politique. (2003): 97-
110. PDF. [En ligne] ˂http://mots.revues.org/6323˃ (consulté le
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MAINGUENEAU D. 2014. Discours et analyse du discours, Paris, Armand Colin.

Akofena çn°001 487


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MAINGUENEAU D. 1993. Le contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain,


société, Paris, Dunod.

PERRET D. 1970. « Les appellatifs. Analyse lexicale des actes de parole »,


Langages, n°17, L’énonciation, pp.112-118.

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J. A. Preira

LE RÉCIT MYSTIQUE
DANS LE ROMAN AFRICAIN FRANCOPHONE

Joseph Ahimann PREIRA


Université Assane Seck de Ziguinchor - Sénégal
jobarity@gmail.com

Résumé : Le mysticisme peut se définir comme une notion relative au


secret. Souvent liée à la religion, la marque du mystique entoure aussi
une bonne partie des pratiques et réalités africaines. Étant le genre le
plus proche des réalités sociales, le roman africain permet de mieux
découvrir l'Afrique dans son intégralité à travers la représentation de
certaines croyances culturelles et cultuelles des peuples noirs. Ainsi
dans des romans comme Le soleil, la folle et le taureau, La grève des bàttu,
Mémoire de porc-épic et Les soleils des indépendances, le récit est souvent
associé à des scènes mystiques.

Mots clés : Mystique, initiation, culte, fétiche

Abstratct: Mysticism can be defined as a notion that have a relation


with secret. Sometimes related to the religion, the mystic takes into
account a good part of african realities and practices. Being the closest
genre of social realites, the african novel allows to discover all Africa
through the representation of certain cultural and cultic beliefs of
black people. Thus, in novels like Le soleil, la folle et le taureau, La grève
des bàttu, Mémoire de porc-épic et Les soleils des indépendances, the story is
often associated with mystical scenes.

Keywords : Mystic, initiation, religion, fetish

Introduction
Dans son évolution, la littérature africaine a connu plusieurs étapes.
Après la période de désillusion qui a suivi la période de contestation, les
romanciers continuent leur entreprise de révélation de l'Afrique sous toutes ses
formes. En effet, à côté de la représentation des réalités africaines, les écrivains
africains donnent de mieux découvrir l'Afrique dans son intégralité à travers la
représentation de certaines croyances culturelles et cultuelles des peuples noirs.
La représentation de ces croyances comme la métempsycose, la sorcellerie, Le
culte des mânes etc., invite alors à entrer dans un univers mystique et surnaturel.
Devons-nous par conséquent parler de littérature fantastique africaine plus
précisément dans le genre romanesque ? Quelle que soit la réponse, un constat
montre que le roman ne laisse plus au conte, à la légende, au mythe et à l'épopée
le soin de plonger le lecteur dans un univers magico-religieux. Dans leurs écrits,
l’on observe que des romanciers se sont lancés dans cette entreprise, insérant dès
lors le surnaturel dans leur récit. Cette présence du mystique pousse à

Akofena çn°001 489


Le récit mystique dans le roman africain francophone

s'interroger sur la définition du concept. Selon Lamine Ndiaye, étudier la


mystique ou le mysticisme reviendrait à questionner ce qui est de l’ordre du
caché. Ainsi, dans une tentative de définition de la notion, il stipule :
Le mysticisme, qu’il soit de l’ordre de la gnostique ou de l’agnostique, a
trait au mystérieux et désigné des croyances, et des pratiques sociales par
le truchement desquelles les êtres humains […] passent pour être en
contact avec l’invisible » ( L. Ndiaye, 2013, en ligne ).

Dans Les Soleils des indépendances, Kourouma évoque certaines de ces


réalités comme la métempsycose1 tout comme Alain Mabanckou, dans Mémoires
de porc-épic, peint les turpitudes des mœurs, de la culture de son pays : le Congo,
revisitant ainsi les phénomènes inimaginables du double2. Au Sénégal, des
auteurs comme Aminata Sow Fall et Mamadou Samb ont aussi fait de leurs
romans un lieu de représentation de ces croyances. Le premier, dans La Grève des
baatu, expose l'impact des croyances magico-religieuses dans la vie
administrative et politique du Sénégal ; quant au second, il fait de son roman Le
Soleil, la folle et le taureau, un voyage en plein milieu traditionnel diola, un peuple
de la Basse Casamance du Sénégal où une femme est victime de deux
malédictions impitoyables qui ne lui laissent aucune échappatoire. En effet, à la
malédiction des esprits territoriaux, s’ajoute la malédiction du fétiche du village.
L'étude comparative et anthropologique que nous nous proposons de faire a
pour but d'analyser le récit mystique dans ces quatre ouvrages sus-cités.
En étudiant le récit mystique dans le roman africain francophone, nous
cherchons à analyser le rapport entre le réel et le surnaturel dans le roman
africain. Pour réussir cette étude, nous analyserons d'abord la dimension
mystique des romans, ensuite notre analyse portera sur les pratiques mystiques
pour enfin soulever les procédés esthétiques qui introduisent le mystique.

1- Le roman et l’écriture mystique


Selon Anna Swoboda : « En Afrique, le schéma dualiste entre l’esprit et la
matière n’est pas applicable. Comme les êtres invisibles et les esprits font partie
de la vie quotidienne, leur apparition dans une œuvre littéraire ne provoque pas
la peur » (A. Swoboda 2018 : 362). Cela laisserait comprendre que la présence du
mystique dans les récits n’est pas surprenante. Au regard de l'analyse
socioculturelle de chaque roman, nous pouvons les classer en deux catégories.
Dans la première catégorie, nous retrouvons deux romans (Mémoire d'un porc-épic
et Le Soleil, la folle et le taureau) qui permettent d'entrevoir des pratiques dans des
sociétés purement païennes. La seconde catégorie qui comprend (Les Soleils des
indépendances et La grève des battu) évoque des pratiques mystiques dans des
sociétés partagées entre la religion et les pratiques traditionnelles.
Mémoire de Porc-épic raconte une histoire de sorcellerie. L'action se déroule
au Congo-Brazzaville, précisément à Mossaka et à Séképenbé. Le personnage

1Dans la religion païenne, c’est Le passage d’une âme d’un corps dans un autre.
2 Selon une légende populaire, chaque être humain possède un double animal dans la nature. Pour Kibangui, le
personnage principal, il s’agit d’un porc-épic. Ce dernier est un « double nuisible » destiné au mal contrairement aux
«doubles pacifiques » qui protègent et recherchent du bien.

490 Mars 2020 ç pp. 489-502


J. A. Preira

principal, le jeune Kibandi, a été depuis l'âge de dix (10) ans initié par son père à
la sorcellerie. Cette initiation lui procure un double animal qui l'aidera dans sa
mission de mangeurs d'hommes et avec qui il mit fin à la vie de quatre vingt dix
neuf (99) personnes.
Dans ce roman de Mabanckou, la première dimension mystique se trouve
dans le fait que l'histoire est narrée par un animal (un porc-épic) doté d'une
capacité humaine : la parole. L'introduction du porc-épic dans le récit en fait le
narrateur principal et introduit une dimension surnaturelle dans le roman. Ce
dernier joue d'ailleurs dans la narration le rôle du double nuisible. Mabanckou
présente ainsi un roman d'une dimension surnaturelle qui relate l'histoire d'un
homme et de son double nuisible et invisible qui usent de méthodes surnaturelles
pour procéder à des assassinats en série.
Le roman de Mabanckou nous plonge aussi dans la cosmogonie africaine
à travers le mythe des jumeaux. En effet, le personnage Kibangui, que rien ni
personne ne semblait pouvoir arrêter, sera mis en échec par deux jumeaux qui
seront d'ailleurs à l'origine de sa mort.
Dans le roman de Mamadou Samb, le personnage principal traverse une
série d'oppressions liée à une certaine malédiction traditionnelle en vigueur dans
sa vie. Dans Le Soleil, la folle et le taureau, Mamadou Samb s’intéresse à la société
diola. Il plonge ainsi le lecteur dans l’univers mystique de cette société à travers
l’histoire de Néné. Cette dernière est victime d’une malédiction ancestrale qui la
poursuit depuis sa jeune enfance. Cette malédiction va ébranler son foyer à
travers la mort de ses enfants et de son mari. Elle va tenter en vain, par tous les
moyens de s’opposer au destin fatal que ses ancêtres ont dressé pour elle.
Le récit de Samb tourne alors autour d'un cycle meurtrier qui introduit le
thème de la mort. Cependant, cette mort est loin de ne pas passer pour une réalité
mystérieuse. La mort hante le récit car elle est présente sous plusieurs formes.
Trois scènes de morts ne manquent cependant pas d’attirer l’attention du lecteur.
La première se trouve être la scène de la mort des jumeaux. La maladie de la
jumelle était venue rappeler à Gueudjine (le mari de Néné) que la sentence de
mort jadis proclamée sur la descendance de Néné était toujours active.
Cette maladie d’ordre mystique était l’œuvre de divinités supérieures aux
hommes. C’est ainsi qu’Ambou, voulant ramener Gueudjine à la raison lui fit
comprendre que le combat était loin d’être simple : « Gueudjine, tu es très fort
physiquement, mais il ne s’agit pas d’un conflit entre hommes... Fais ce que tu
as à faire, mais avec sagesse » (M. Samb, 2003, p.56).
Contre toute évidence, la mort de leur fille apparaît comme une évidence.
Ce couple était conscient de la mort spirituelle qui planait sur lui à cause de la
malédiction jetée sur Néné. Le caractère mystérieux de cette mort réside aussi
dans le fait que les jumeaux sont morts presqu’en même temps alors que rien ne
laissait présager ce cas. Dans ce dialogue entre l’infirmier et la grand-mère Clara,
le lecteur prend conscience du tragique de la situation :

Akofena çn°001 491


Le récit mystique dans le roman africain francophone

– Mais au fait, le mort dont vous parlez c’est un garçon ou une fille ?
– Monsieur vous n’allez pas me dire que vous ne reconnaissez pas une fille d’un
garçon ?... Celui qui est dans la salle, c’est le jumeau, il ne fait que dormir, le corps
de la fille se trouve dans la chambre.
– Si tel est le cas, répondit l’infirmier, j’ai peur que tous les deux ne soient alors morts,
car le garçon qui se trouve dans la salle, ne vit plus.
Samb (2003, pp. 77)

Ces deux morts en série, inexplicables selon l’entendement humain, sont


certainement un signe des esprits pour montrer leur colère face au manque de
confiance de Néné et de son mari qui, dans leur désespoir, ont préféré un secours
humain à celui du divin. La seconde scène de mort, difficile à expliquer est celle
du vieux féticheur qui est mort subitement après que son fétiche ait été attaqué
et détruit par Néné. Dans le récit de la mort du vieux féticheur, le narrateur
mentionne :
On se demandait si quelque chose d’invisible l’étouffait […] Les mains croisées
autour de son cou, Le vieillard tendait sa langue, bavait et roulait dans la poussière.
Il finit par bander tous ses muscles […] Sa tête bascula de côté, montrant un visage
cauchemardesque. Le vieillard venait de mourir, comme s’il existait un lien entre Le
fétiche déraciné et Le souffle de sa vie.
Samb (2003, pp. 137-138)

La dimension mystique dans Les Soleils des indépendances, et La grève des


bàttu est très variée. Les personnages ont recours à diverses formes de pratiques
mystiques qui plongent le lecteur dans un cycle syncrétique. Fama Doumbouya
se réclame musulman. On le voit prier longuement dans la mosquée et faire à de
nombreuses reprises mention d’Allah. Cependant, il cautionne les bains et tous
les rituels ésotériques de sa femme Salimata qui recherche à tout prix la joie de
l'enfantement. De plus, Fama n'hésite pas à se rendre dans le Horodougou afin
de procéder au rituel païen devant l’introniser roi du Horodougou. Ce mélange
chez Fama, peut traduire tout le bouleversement qui se produit à la fin de
l'œuvre : Fama meurt après avoir été attaqué par un Caïman sacré. Cet animal
totémique, qui n'attaque que pour sanctionner une faute grave, avait signé l'arrêt
de mort de Fama. Cependant, la fin du dernier prince Doumbouya est présentée
avec des allures apocalyptiques :

Les oiseaux : vautours, éperviers, tisserins, tourterelles, en poussant des cris


sinistres s'échappèrent des feuillages, mais au lieu de s'élever, fondirent sur
les animaux terrestres et les hommes. Surpris de cette attaque inhabituelle,
les fauves en hurlant foncèrent sur les cases des villages, les crocodiles
sortirent de l'eau et s'enfuirent dans la forêt […] Les forêts multiplièrent les
échos, déclenchèrent des vents pour transporter aux villages les plus reculés
et aux tombes les plus profondes le cri que venait de pousser le dernier
Doumbouya.
Kourouma (1970, p.192)

Cette synchronisation mystique peut se comprendre dans la mesure où


dans certaines sociétés africaines, le roi est aussi un chef de terre. L'appellation
chef de terre signifie que ce dernier est maître spirituel de l'endroit où il a été

492 Mars 2020 ç pp. 489-502


J. A. Preira

intronisé. Par conséquent, la réaction des animaux témoigne que Fama avait une
dimension de chef de terre. Dès lors, son décès ne pouvait passer inaperçu.
Dans La grève des battus, on découvre un personnage, un homme politique,
qui veut bénéficier d'un haut poste politique. Pour espérer avoir la faveur du
Président, ce fervent musulman tente le tout pour le tout et recherche des sciences
occultes capables de changer le cours des choses en sa faveur. C'est ainsi qu'il
demande les services de Kiffi Bokul, un homme que l'auteur peine à décrire, mais
qui peut facilement être considéré comme un esprit incarné ou un féticheur hors
norme. Toujours est-il que ce dernier lui préconise des offrandes à donner aux
mendiants de la rue. Cette prescription est un dilemme pour Mour Ndiaye car
c'est lui-même qui avait pris des mesures contre tous les mendiants de la ville de
Dakar et avait demandé de les bouter hors de la capitale. Dès lors, sa quête
désespérée pour ramener ces mendiants dans la circulation afin de s’acquitter de
son offrande, témoignent de la portée spirituelle des mendiants dans la société
sénégalaise. Malheureusement Mour ne parvient pas à faire céder les mendiants
qui s'étaient repliés aux parcelles assainies. Par conséquent, il perd le poste de
vice- président auquel il aspirait. Pour mieux cerner la portée de cette écriture du
mystique, nous porterons notre analyse sur les pratiques dites mystiques.

2. Les pratiques mystiques


Dans son étude sur le bois sacré en milieu diola, Alphouseyni Diatta
écrivait : « Les traditions africaines tirent souvent leur vitalité de la relation
qu'elles entretiennent avec la nature et, en particulier, avec ces lieux sacrés » (A.
Diatta, 2019 :195). Les pratiques mystiques sont ainsi des cérémonies ou des
rituels qui visent à faire intervenir le surnaturel dans le naturel. Elles varient
selon le contexte géographique et culturel.

2.1. Le culte des idoles et le fétichisme


Dans un monde animiste, l’idole est la représentation visible d’une ou de
plusieurs entités spirituelles. Installées dans une maison ou un territoire, ces
idoles sont l’objet d’un culte particulier et on leur voue un grand respect. Dans
Le soleil la folle et Le taureau, le gardien du fétiche ne manque pas l’occasion pour
parler de la mystique loi qui recouvre l’existence du peuple et inspire la crainte
au jeune Kouyack qui se plaignait de l’injustice qui s’abattait sur Néné. En effet,
pour montrer l’impuissance de l’humain face au divin, le féticheur parla en ces
termes à Kouyack :

Il existe un devoir plus grand, plus noble que celui d’aimer un individu, fût-
il notre parent. Mon fils, c’est ce devoir qui arme la main du juge, qui arme
la main du responsable du chef ... dans cette enceinte, on vient pour se
soumettre. Tu devras comprendre que tu n’es pas libre de dire et de faire ce
que tu veux, car ton bonheur ne réside pas dans la liberté mais dans
l’acceptation de l’héritage que tes ancêtres ont accumulé.
Samb (2003, p. 127)

À travers ces mots, on sent qu’il existe une certaine homologie de sens entre la
souffrance corporelle et morale pour la quête du divin. Louis Gardet dans son

Akofena çn°001 493


Le récit mystique dans le roman africain francophone

œuvre La Pensée religieuse d’Avicenne allie la souffrance à l’amour :

La souffrance est toujours liée au sacrifice, sacrifice de la parole pour le tout,


de ce qui a une valeur inférieure au profit de ce qui a une valeur supérieure,
qu’elle est inséparable de la mort et de l’amour : de la mort, puisque si la
partie meurt, c’est pour que le tout soit sauvé ; de l’amour puisqu’une valeur
supérieure ne peut nous commander l’immolation d’une valeur inférieure
parce que nous l’aimons d’avantage. Ainsi la souffrance nous oblige à
subordonner notre vie à une activité spirituelle.
Cité par Diouf (2012, p.83)

Le culte des idoles impose une relation de soumission de l’homme face au


divin. Les hommes se doivent de pourvoir aux besoins des mânes, quitte à
s’oublier. Dans l’œuvre précédemment citée, c’est le gardien du fétiche qui joue
le rôle d’interprète entre les deux mondes. D’ailleurs, le chapitre intitulé
«L’héritage » (p. 123) est l’occasion pour le narrateur, à travers les propos du
vieux féticheur, de livrer en plénitude la porté du culte. Ainsi ce personnage fait
connaître à Kouyack la portée de la vénération des fétiches. Sa réponse au jeune
Kouyack était comme une sentence sans appel :

Ici, mon enfant, je m’occupe de la préservation de l’héritage que nos ancêtres nous
ont laissé. Je veille à l’application des règlements, au suivi strict des rites de nos
traditions qui semblent absurde à vos yeux et qui pourtant façonnent chacun d’entre
nous.
Samb (2003, p. 126)

Il apparaît donc comme un fait impossible que celui de se départir du culte des
idoles et des fétiches. Ceci est d’autant plus vrai que les fétiches semblent
posséder une arme fatale qui se trouve être la mort que rien ne peut stopper. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle les féticheurs comme Balla sont craints.

[…] Au refus d’Allah, à son insuccès devant un sort indomptable, le Malinké


court au fétiche, court à Balla. Le fétiche frappe, même parfois tue. Et Le
malveillant client de Balla paie et sacrifie aux fétiches ; la victime aussi, ou
ses héritiers, pour arrêter la destruction d’un sort maléfique accroché à la
famille.
Kourouma (1970, p.112)

Ainsi, les libations et les sacrifices sont les monnaies d’échange auprès des
fétiches soit pour apaiser leur colère soit pour avoir leur faveur. Ces sacrifices
doivent être accompagnés d’une disposition précise et rigoureuse que doit
adopter le sacrificateur au moment des sacrifices rituels.

2.2. Les sacrifices


Un sacrifice est une offrande. Le dictionnaire Le Littré en donne cette
définition : « Il se dit de ce qui est offert aux dieux, dans le polythéisme » (Le
Nouveau Littré, 2004 : 1253). Cette définition s'accorde le plus au contexte de notre
corpus. Souvent recommandé après une séance de voyance, les sacrifices ont une

494 Mars 2020 ç pp. 489-502


J. A. Preira

portée spécifique que seuls les initiés maîtrisent. C'est pourquoi ils sont
accompagnés d’un rituel précis et rigoureux. Dans nombre de traditions
africaines, le sacrifice permettait de déjouer le mauvais sort. « Dans toute
l'Afrique d'avant les soleils des indépendances, les malheurs du village se
prévenaient par des sacrifices » (A. Kourouma, 1970, p.154). Chaque sacrifice est
en lui un rituel particulier qui nécessite une ou plusieurs phases d’incantation.
Ainsi à travers le personnage de Kouyack, le lecteur découvre la gestuelle du
vieux féticheur- Kouyack fit remarquer :

Le vieil homme était absorbé par ses libations et entrecoupait ses


incantations par des gestes que lui seul pouvait comprendre. [...] Le vieil
homme, tantôt debout, tantôt à genoux, souvent les bras en l’air, ou tendus
vers le fétiche comme pour recevoir quelque chose, absorbait mon attention.
Samb (2003, pp. 123-124)

La description de ce rituel magico-religieux invite à voir l’invisible avec crainte.


D'ailleurs l’idolâtrie ne peut pas être disloquée du fétichisme car l'idole que
vénère le vieux joue à la fois le rôle de fétiche. C'est ainsi qu’à la suite de la
profanation du fétiche par Gueudjine, le féticheur lâcha des propos qui
témoignent du pouvoir suprême du fétiche sur la vie de tous les hommes. Ayant
convoqué tout le village sur la place du fétiche, il demande un sacrifice en tenant
ces propos :

Ce spectacle désolant et profanateur que vous voyez ici est l’œuvre de


Gueudjine... Il vient d’accomplir un acte qui est la signature de notre arrêt de
mort à tous. Je ne répondrai en rien des conséquences qui pourraient en
découler, parce qu’elles seront sans limite sur nous et notre génération.
Samb (2003, p. 90)

Tous les sacrifices qui sont faits dans les romans du corpus passent
inconditionnellement par du sang versé. Le sang a toujours été, dans l'univers
spirituel, comme une monnaie d'échange pour une alliance ou pour l'obtention
d'une faveur divine. La valeur du sacrifice est déterminée par la valeur de ce à
quoi on s'attend. Le sang versé est ainsi le moyen par lequel les esprits se
déploient pour opérer dans le surnaturel. Plusieurs passages évoquent ainsi la
valeur de ce liquide vital. Dans Les Soleils des indépendances, le narrateur évoque
la valeur de ce liquide au moment des sacrifices de Fama pour la cérémonie
mortuaire du quarantième jour de son cousin. Il déclara à cet effet : « Le sang est
prodigieux, criard et enivrant. De loin, de très loin, les oiseaux le voient
flamboyer, les morts l'entendent, et il enivre les fauves. Le sang qui coule est une
vie... » (A. Kourouma, 1970, p.141).
Chaque sacrifice a une valeur qui lui est propre ainsi qu'un rituel
particulier. C'est ainsi que Sow-Fall, pour présenter le personnage de Kiffi
Bokoul, parle du sacrifice spécial qui a été offert par ses parents afin de conjurer
leurs années de stérilité. A cet effet, le narrateur fit savoir : : « Pour cette femme
exemplaire, le mari avait offert aux esprits poudre d'or, lait de chamelle et sang
de taureau tout fumant dans la fraîcheur de l'aube à peine naissante » (Sow-Fall,

Akofena çn°001 495


Le récit mystique dans le roman africain francophone

1979 : 108). De même, plus le sacrifice que l’homme offre aux esprits est rare et
précieux, plus il a de chances de recevoir ce qu’il demande.

2.3. La voyance
Le rituel de voyance ou divination est bien présent dans les œuvres mais
encore plus dans La grève des bàttu. Aminata Sow Fall y montre que cette pratique
est le quotidien de certains comme Mour Ndiaye. Dans le roman de Sow Fall, le
maître d'œuvre des pratiques mystiques religieuses est la personne du marabout.
Le marabout, selon les croyances de bon nombre de pays islamisés, est
quelqu'un qui a une assise dans la connaissance du Coran. Cette maîtrise de ce
livre saint lui donne alors la capacité surnaturelle de manipuler ou d'influencer
le cours naturel des choses. En effet, les pratiques divinatoires de Abdoulaye,
marabout de Salimata nous permet de découvrir tout le syncrétisme qui entre en
jeu dans les pratiques de voyance : « Il usait de trois pratiques : le traçage des
signes sur sable fin (évocation des morts), jet de cauris (appel des génies), lecture
du Coran avec observation d’une calebasse d’eau (imploration d’Allah) » (A.
Kourouma, 1970, p.68).
Cette forme de main mise que ces voyants ont sur le monde invisible fait
qu’ils sont prisés par les hommes d'affaires et les hommes politiques de la trame
de Mour Ndiaye en quête d’un avenir meilleur. En effet, après avoir fait interdire
toute forme de mendicité dans les rues de la ville de Dakar, le fonctionnaire de
l’administration est informé d'un imminent remaniement ministériel. Alors, pour
se donner les chances d’être nommé vice-président, Mour a recours aux services
d'un marabout et d'un féticheur, lesquels lui demandent d'offrir des sacrifices
aux mendiants. À partir de là, le récit entre dans une autre dimension, celle où
un acte, à première vue anodin, influencerait une décision politique et
administrative. Par-delà même le rôle de ces deux hommes mystiques, c'est
l'image du mendiant qui est auréolée d'un titre mystique. En effet, ces êtres
humains considérés comme des rejetés, des loques humaines, semblent être l'âme
même des citadins. Ces derniers donnent aux mendiants une si grande capacité
d'intercession divine qu'ils n'hésitent pas à se déplacer pour les trouver dans leur
maison aux parcelles assainies afin de leur donner une offrande.
La voyance ici est pratique dans le seul but de conjurer le mauvais sort, de
maximiser les chances d'un individu en vue d'une situation socio-politique ou
financière bien précise. C'est ainsi que Salimata, dans en quête d'un enfantement
a recours aux services de marabouts dont Abdoulaye qui après ses pratiques
divinatoires annonçait le sacrifice nécessaire (cf. p. 70).

2.4. Le culte des morts


Le culte des morts peut prendre les allures d'une séance de voyance. Les
pratiques cultuelles mortuaires sont courantes dans la plupart des sociétés
africaines. L’anthropologie africaine reconnaît l’étroite coexistence entre les
morts et les vivants. Cette relation est visible dans un ensemble d’œuvres de la
littérature africaine. La mort n’est alors point une rupture mais une continuité
voire une ouverture au monde illimité des esprits puisque le mort devient esprit
et rejoint les mânes de ses ancêtres. Pierre Martial Abossolo évoque cette

496 Mars 2020 ç pp. 489-502


J. A. Preira

coprésence du visible et de l’invisible en ces termes :

Les morts, considérés comme des esprits, ont le don d’ubiquité et


s’impliquent dans les activités des vivants. […] En Afrique, Le groupe social
comprend les vivants et les morts, avec des échanges constants de services
entre les uns et les autres.
Abossolo (2015, p.90)

Abossolo montre ainsi qu’il n’existe pas de frontière entre les deux mondes. Cette
implication des morts et vivants apparaît dans les propos de Néné pour mettre
en garde les villageois venus pour l’enterrement de Gueudjine et qui élevaient
des propos malveillants à l’endroit du défunt : « Sachez que, lui mort, son âme
est beaucoup plus libre pour hanter vos esprits. [...] Que ceux qui avaient peur
de lui vivant sachent qu’il est temps de se cacher maintenant qu’il est mort » (M.
Samb, 2013, p.100).
Ces propos témoignent du respect qui est plus voué aux morts qu'aux
vivants car le mort revient auprès des siens, plus fort et plus insaisissable. Cela
semble d'autant plus vrai lorsqu'on voit l'attitude des populations face au taureau
ayant blessé l'immolateur, affolé par un coup de fusil. L’intervention d’Ambou,
père de Kouyack donne un aperçu sur le mystère :

Gueudjine, nous savons, nous tous ici réunis, que le Gueudjine, ton
homonyme animal, n’a rien à voir avec ce drame. Ton âme s’est introduite
en lui pour continuer à nuire, ce qui ne peut durer. Il est temps d’en finir, dit
mon père, qui pointait son doigt tantôt sur le corps de Gueudjine homme,
tantôt sur le corps de Gueudjine animal.
Samb (2003, p. 99)

Ce processus de transsubstantiation est une des nombreuses possibilités


dans la mystique africaine pour entrer en contact avec les morts. Cette forme de
nécromancie est pratiquée dans certaines cultures sous la forme de
l'interrogatoire du mort. Dans Mémoire de porc-épic, ce rituel est présenté dans
tous ses détails. A chaque fois qu'une mort paraissait douteuse aux yeux des
populations, ces derniers demandaient de procéder à l'interrogatoire. La force
du mort est d'autant plus grande qu'il a la capacité, une fois dans l'au- delà, de
cerner la cause de sa mort. C'est ce pourquoi certains peuples africains
s’adonnent à la pratique consistant à interroger le mort. Cette pratique,
perceptible dans l'œuvre de Mabanckou, permet de voir dans les détails, les
contours d’une réalité incontestable. A la page 141 du roman, le lecteur découvre
le rituel qui tourne autour de cet interrogatoire :

Quatre gaillards portent le cercueil sur leurs épaules, un féticheur désigné


par le chef du village se saisit d'un bout de bois, frappe trois coups sur la
bière et demande au cadavre […] Le cercueil se met tout d'un coup à bouger,
les quatre gaillards qui le portent sont comme entraînés dans une danse
endiablée ».
Mabanckou (2006, p.141)

Akofena çn°001 497


Le récit mystique dans le roman africain francophone

Dans les pratiques liées au culte des morts, figure en bonne place la
chanson qui peut servir de point de contact entre le visible et l’invisible. Dans Le
Soleil la folle et le taureau, les rites funéraires de Gueudjine permettent aussi de
mettre en évidence la relation entre les morts et les vivants en milieu diola. Le
mort reçoit ainsi des hommages qui lui sont dus à travers des chants et des danses
qui se font toute la nuit : « La veillée fut unique dans son genre. Ses amis, ses
anciens compagnons et adversaires de lutte étaient venus nombreux des villages
voisins, pour chanter et danser toute la nuit au son des tam-tams et des flûtes
guerriers ». (M. Samb, 2013, p.95). Guiomar considère ces chansons qui entrent
dans le rite funéraire comme étant un signe de refus de l’idée de la mort. Il
s’explique en ces termes :
Dans le funéraire entre à la fois les conceptions métaphysiques d’une société
et d’un individu mais aussi, avec toutes les catégories de la Mort venue de
ces conceptions, une sorte de divertissement, parure mise sur la Mort et sur
le mort, pour voiler ce qui est inconsciemment refusé, la destruction.
Guiomar (1967, p.149)

De plus dans la société diola, les morts sont honorés à travers du sang
provenant d’immolations d’animaux. C’est un moment solennel car la grandeur
de la personne est rendue visible par la quantité de sang versé le jour de son
enterrement. Parlant de celui de Gueudjine, le narrateur raconte:
Les animaux furent amenés au milieu du grand cercle que formait
l’assistance, face à la demeure du défunt. Un grand taureau noir aux longues
cornes fermait le défilé de chèvres et de cochons qui criaient en tentant de
s’échapper [...] Les animaux, tués à tour de rôle, agonisaient avant de
s’éteindre dans une dernière ruade de souffrance.
Samb (2003, p. 96)

Les animaux agonisant, ouvraient comme une porte au défunt pour le


monde des ancêtres morts. Dans ce sacrifice, il s’opère comme un transfert de
substance dont le processus permet de savoir si l’âme du défunt et celui des
ancêtres sont satisfaits ou pas. Cette croyance n'est pas seulement le propre des
sociétés diolas. On retrouve cette conception dans Les Soleils des indépendances où
le narrateur, à la question « Pourquoi les Malinkés fêtent-ils les funérailles du
quarantième jour d'un enterré ? » (p. 138), répond : « Parce que quarante jours
exactement après la sépulture, les morts reçoivent l'arrivant mais ne lui cèdent
une place et des bras hospitaliers que s'ils sont tous ivres de sang » (Kourouma,
1970 : 138).

2.5. L'initiation
L'initiation est le chemin par lequel d'autres portes de connaissances sont
ouvertes à l'initié. Dans certaines cultures africaines, l'initiation est le moment où
certains éléments sociaux et spirituels sont révélés à l'initié. Ce dernier découvre
alors les réalités mystiques autour de laquelle sa société est régie. Le dictionnaire
Le Nouveau Littré le définit en ces termes : « Chez les anciens, action d'initier aux
mystères ; cérémonie qui accompagnait cette action » ou encore : « Première

498 Mars 2020 ç pp. 489-502


J. A. Preira

introduction à certaines choses ou secrètes ou élevés » (p. 718). Dans l'œuvre de


Mabanckou, le jeune Kibandi est initié à la sorcellerie par son père. Cela se fit
sans l'aval de la maman qui a tout ignoré du rituel. L'initiation avait une portée
spécifique d'autant plus qu'elle avait ses exigences car elle devait se faire dans un
endroit précis et à un moment particulier. La clé de l’initiation résidait dans le
fait de boire un breuvage : le « mayamvumbi » qui servait de moyen d'activation
du double de l'initié. Le récit du narrateur animal stipulait à cet effet : « La potion
brûlait la gorge, et lorsqu'il ouvrit les yeux, mon jeune maître aperçut un gamin
qui lui ressemblait » (A. Mabanckou, 2006, p.82). L'initiation donnait ainsi au
jeune Kibandi la capacité de se dédoubler et d'entrer en contact avec le surnaturel.
Cette initiation activait aussi un autre double animal qui sera chargé
d'exécuter les missions d’assassinat. Le double du père étant un rat, Kibandi fils
aura quant à lui un porc-épic. Ce dernier étant le narrateur raconte : « J'étais le
troisième œil, la troisième narine... » (A. Mabanckou, 2006, p.14). Dès lors, celui
qui est appelé « double» animal devient un animal introduit dans l'univers des
hommes avec comme seule mission de procéder à des exécutions commandités
par le double de son maître : « Moi je me retrouvais au milieu de ces deux êtres,
non pas en spectateur puisque, sans moi, l'autre lui-même de mon maître aurait
succombé faute d'assouvir sa gloutonnerie » (p. 17)
A travers ce récit, Mabanckou aborde une réalité bien connue en Afrique :
celle du dédoublement attribué aux sorciers et autres agents du monde des
ténèbres. Face à son fils qui ignorait ce qui se passait, Kibandi père, dans une
explication préliminaire, répondit à son fils : « Je suis moi, et celui qui est couché
à côté de ta mère, eh bien, c'est aussi moi, je peux être à la fois moi-même et l'autre
moi-même qui est couché, tu le comprendras bientôt. » (A. Mabanckou, 2006,
p.82)

3- Les procédés esthétiques


De la même manière que la pratique mystique échappe aux règles
communes, certains auteurs comme Mabanckou utilisent un style loin du
commun des mortels. En effet, la structure de l'œuvre est en soi particulière. Le
romancier congolais utilise du début à la fin du roman la virgule et les guillemets
comme seul signes de ponctuation. De plus, l'ensemble des phrases commence
par une lettre minuscule. L'œuvre constitue donc une véritable entorse aux règles
de la langue. Dans une analyse publiée par le journal Jeune Afrique, Tshitenge
Lubabu analysait ce style en ces termes : « l'absence du point donne une
continuité sans bornes au récit, l'ouvrant à tous les possibles, et impose au lecteur
un rythme effréné » (www.jeuneafrique.com consulté le 03 avril 2019).
De même, pour mieux refléter le caractère mystique de leurs énoncés, les
écrivains usent d’un récit hyperbolique. Le recours à l'exagération contribue à
déplacer le récit vers l'univers symbolique du surréel, du fantastique. Ce procédé
stylistique amplifie alors le récit en dehors du registre fantastique présents dans
nombre de récits. Les éléments liés au mystique sont représentés comme étant
hors du commun. Dans Les soleils des indépendances, les fétiches de Balla avaient
le pouvoir d'empêcher la sortie du soleil.
Le féticheur jurait que le soleil ne brillait pas sur le village tant que ses

Akofena çn°001 499


Le récit mystique dans le roman africain francophone

fétiches restaient exposés. Comme le matin il se réveillait tard, il les sortait


tous pour leur tuer un coq rouge. Donc pendant un lourd moment, le soleil
gêné s’empêtrait et s’embrouillait dans un fatras de brouillard, de fumée et
de nuages. Les fétiches de Balla rengainés, entrés et enfermés, le soleil
réussissait à se libérer.
Kourouma (1970, p. 121)

Autant la description de certains faits liés au domaine mystique est faite


avec une forte exagération, autant les personnages imbus de sciences occultes
sont mythifiés. C'est ainsi que dans le roman de Sow Fall, l’hyperbole tend à
déifier le marabout féticheur Kifi Bokoul ainsi que la grandeur de sa science. En
effet, l’homme mystique est présenté au lecteur comme plus qu'un homme selon
les propos de Mour Ndiaye : « Assurément cet homme est extraordinaire, ce n'est
pas un homme… non, ce n'est pas un homme... » (Sow-Fall, 1979, p.115) ; ailleurs
Mour Ndiaye présentait encore Kifi Bokoul en ces termes : « … on dit que ce Kifi
Bokoul ne se trompe jamais… » (Sow Fall, 1979, p.130).
Enfin, l’esthétique dans le récit mystique est celui de la mort. La mort
apparaît ainsi comme l’un des thèmes majeurs des œuvres romanesques. Si ce
n’est pas la mort d’un animal, qui se substitue à celle d’un humain, c’est la mort
du personnage qui est interprétée comme un décret auquel on ne peut échapper.

Conclusion
Cette étude a révélé que la présence du surnaturel est ancrée avant tout
dans la tradition et la vie quotidienne de l’Afrique noire. C’est alors ce qui justifie
la grande place donnée aux pratiques mystiques dans nombre de romans
africains, surtout ceux constituant ce corpus qui accordent à chacun de découvrir
le mysticisme tel vécu dans de nombreuses sociétés africaines. Dans le roman
africain la représentation de cette particularité mystique est mise en valeur par
un style particulier prompt à faire voyager le lecteur dans un monde fantastique.
Les romans du corpus nous introduisent ainsi dans un univers mystérieux, où
des éléments surnaturels ne provoquent toujours pas de sentiment de peur mais
l’admiration et le respect. Cette étude a permis de redécouvrir la métaphysique
africaine à travers l’écriture romanesque. Cette dernière expose le surnaturel
comme un élément ordinaire au monde africain. La présence d'éléments liés au
fantastique, au surréel montre une écriture tournée vers le mystique et à ses
pratiques. Cette dernière puise sa source d’une tradition millénaire qui est de
plus en plus révélée par le monde romanesque africain.

Références Bibliographiques

CORPUS
SOW F. A. 1979. La Grève des Bàttu, Dakar, NEAS.
KOUROUMA A. 1970. Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil.
MABANCKOU A. 2006. Mémoires de Porc-épic, Paris, Seuil.
SAMB M. 2013. Le soleil, la folle et le taureau, Dakar, NEAS.

500 Mars 2020 ç pp. 489-502


J. A. Preira

OUVRAGES CRITIQUES
ABOSSOLO P.M. 2015. Fantastique et littérature africaine contemporaine. Entre
rupture et soumission aux schémas occidentaux. Paris, Honoré Champion.
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BA M. K. 2012. Nouvelles tendances du roman africain francophone contemporain
(1990- 2010), Paris, L’Harmattan.
GADOMSKA K. ; LOSKA A. ; SWOBODA, A. (sous la direction de). 2018. Le
Surnaturel en littérature et au cinéma (ouvrage collectif en français). Presse
de l'Université de Silésie, Pologne, 386p.
GUIOMAR M. 1967. Principes d’une esthétique de la mort. Paris, Librairie José Corti.
MAUSS M. 1947. Manuel d’ethnologie, Paris, Payot.
VÉDRINE H. 1990. Les grandes conceptions de l’imaginaire. De Platon à, Sartre et
Lacon, Paris, Librairie Général Française.
TODOROV T. 1970. Introduction à la littérature fantastique. Paris, Seuil.

ARTICLES
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n°24, Italie, Alliance Française de Lecce, Italie, pp. 191-205.
DIENG S.. 2001. « L’Islam et L’Imagination », in Éthiopiques n°66-67, 1er et 2em
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DIOUF A. 2012. « Écriture mystique dans L’aventure ambiguë de Cheikh
Hamidou Kane et Les soleils des indépendances d’Ahmadou
Kourouma », in Sophia n°001, février 2012, Laboratoire de Littérature
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MICONI J. 2013. « Orchestrer le réel et le surnaturel : dissonances passagères et
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Université Degli Studi de Milan.
SWOBODA A. 2018. « Le personnage face au surnaturel dans La Folie et la mort
et De l’autre côté du regard de Ken Bugul », in Le Surnaturel en littérature
et au cinéma, 2018, Presse de l'Université de Silésie, Pologne, pp. 359-371.

WEBLIOGRAPHIE
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Anthropologie et Sociétés, Université Laval, 2001, https://
doi/org/10.7202/000268ar
LEFRANKE M. 1988. « Structure et thèmes du merveilleux dans le roman négro-
africain : cas du Regard du roi de Camara Laye ». Annales Aequatoria, Vol.
9 (1988) pp. 183-198 en ligne https://www.jstor.org/stable/25836486
MPALA-LUTEBELE M. A. 2012. « Esthétique du fantastique dans le roman
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littératures francophones du Maghreb et subsahariennes, en ligne, pp. 1-38.
MAYER J. 1967. « Le roman en Afrique noire francophone : tendances et
structures ». Études françaises, 3 (2), 16-195.
https://doi.org/10.7202/0362ar

Akofena çn°001 501


Le récit mystique dans le roman africain francophone

NDIAYE L. 2013. « Mysticisme et identité négro-africaine, activité politique et


pratiques mystiques ». Éthiopiques n°90 (en ligne),
http://ethiopiques.refer.sn, consulté le 20 octobre 2017.

Usuel
Le Nouveau Littré. 2004. Edition augmentée du Petit Littré. Paris : Garnier.
THINES G. et LEMPEREUR A. 1975. Dictionnaire général des sciences humaines.
Paris : Éditions Universitaires.

502 Mars 2020 ç pp. 489-502


K. Jouida

LA DIMENSION POLITIQUE ET PHILOSOPHIQUE DANS LE FILM


LE GOÛT DE LA CERISE D’ABBAS KIAROSTAMI

Karima JOUIDA
Université Abdelmalek Essaâdi – Maroc
jouida.karima@gmail.com

Résumé : Abbas Kiarostami (1940-2016) est parmi les grandes figures


cinématographiques qui ont marqué la scène artistique tout au long du XXe
siècle et pendant le début du XXIe siècle. Où est la maison de mon ami (1987),
Close-up (1990), Le Goût de la cerise (1997), ou encore Copie conforme (2010) …
sont tous des chefs-d’œuvre qui s’articulent entre la poétique,
l’humanisme, le néoréalisme et le mental décrypté par le réalisateur iranien
Abbas Kiarostami. L’article se propose une analyse du film Le Goût de la
cerise, qui représente ces déchirements psychologiques à l’intérieur d’un
personnage paradoxal en délire. Il s’agit de cet homme qui roule en Range
Rover dans la banlieue industrielle de Téhéran, et qui cherche quelqu’un
pour l’aider à réussir son projet de suicide. Notre analyse va essayer de
décrypter la portée philosophique et politique de l’œuvre de Kiarostami.

Mots-clés : Kiarostami, scène artistique, dimension philosophique, suicide,


Le Goût de la cerise.

Abstract : Abbas Kiarostami (1940-2016) is among the great


cinematographic figures who marked the artistic scene throughout the
twentieth century and during the early twenty-first century. Where is the
friend's home? (1987), Close-up (1990), Taste of Cherry (1997), or Certified Copy
(2010)… are all masterpieces that are articulated between poetics,
humanism, neorealism and the mind deciphered by the Iranian director
Abbas Kiarostami.The article proposes an analysis of the film Taste of
Cherry, which represents these psychological heartbreaks inside a
paradoxical character in delirium. This is the man who rides a Range Rover
in the industrial outskirts of Tehran, and who is looking for someone to
help him succeed in his suicide project. Our analysis will try to decipher
the philosophical and political dimension of Kiarostami's artwork.

Keywords: Kiarostami, artistic scene, philosophical dimension, suicide,


Taste of Cherry.

Introduction
Depuis la révolution de 19791, le cinéma iranien ne cesse de gagner un
public curieux qui cherche non seulement à découvrir les secrets d’un pays
excessivement jaloux de sa culture, mais également un pays subissant les vents
du changement qui transforment lentement mais sensiblement l’ensemble des
constantes identitaires de sa civilisation multiséculaire. Rien ne semble pouvoir

1 Également nommée révolution islamique. Il s’agit de la révolution iranienne qui a renversé l’État
impérial d’Iran de la dynastie Pahlavi.

Akofena çn°001 503


La dimension politique et philosophique dans le film Le goût de la cerise d’Abbas Kiarostami

entraver aujourd’hui ce processus de développement filmographique qui


commence déjà à prendre une dimension bouleversante grâce au nombre
croissant de jeunes cinéastes parmi les deux sexes. Malgré la censure des
autorités, dans un pays qualifiant toute entreprise artistique de subversive si
elle bouscule l’ordre éthique établi, le cinéma iranien continue à produire des
films qui créent souvent de vives réactions. Le Goût de la cerise compte parmi les
films iraniens ayant suscité beaucoup de controverses. Qui est donc Kiarostami
le réalisateur de ce film ? Dans quel courant artistique peut-on classer le cinéma
kiarostamien ? Et dans quel cadre s’inscrit le film Le Goût de la cerise ? Quel
aspect revêt-il ?

1. Le Goût de la cerise : film et réalisateur


1.1 Abbas Kiarostami, le réalisateur
Outre sa qualité de poète et de photographe, Abbas Kiarostami est
également un cinéaste de grande renommée. Il est né à Téhéran le 22 juin 1940.
Son répertoire compte plus de quarante films qui varient entre courts-métrages,
fictions et documentaires, tournés en Iran et à l’étranger. La trilogie de Koker2,
Close-up (1990), ou encore Copie conforme (2010) … sont tous des chefs-d’œuvre
qui s’articulent entre la poétique, l’humanisme, le néoréalisme et le mental
décrypté par ce réalisateur connu chez le public par son audace.

1.2 Le synopsis du film


En 1977, le cinéaste tourne Le rapport3, un film qui traite la thématique du
suicide. Pour Kiarostami, « se tuer et tuer l’autre sont les deux plus grandes
préoccupations de l’être humain » (L.Barras, 2016). Le fait de travailler sur le
phénomène de suicide laisse croire que kiarostami fait l’une des figures de
réalisateurs s’inscrivant dans le réalisme noir. En 1997, Kiarostmi reprend le
même thème dans son film Le Goût de la cerise qui a connu un succès aussi bien
national qu’international. Le Goût de la cerise est un film franco-iranien, qui a
remporté la Palme d'Or lors du 50e festival de Cannes en 19974. Ce long
métrage est un road movie5 dans la banlieue industrielle de Téhéran, où un
homme désespéré d’une cinquantaine d'années, nommé Badii, à bord de son
Range Rover, cherche quelqu’un pour l’aider à réussir son projet de suicide. Il

2 La trilogie de Koker est une saga de trois films : Où est la maison de mon ami (1987), La vie continue (1991) et
Au travers des oliviers (1994) dont les histoires convergent, liés par un point commun le village de Koker.
3 (En persan : ‫ﮔﺰارش‬, Gozāresh), est un long métrage, d’une durée de 112 minutes, racontant la vie d’un

couple qui traverse une grave crise conjugale. Il est l’un des rares films de Kiarostami interprété par des
acteurs professionnels.
4 En outre de ce prix, le film a obtenu Prix du meilleur film étranger au Boston Society of Film Critics

Awards de 1998 ainsi que le prix Federico Fellini de l’U.N.E.S.C.O.


5 Littéralement « film de route » apparut aux Etats-Unis en 1969 : les Américains marchaient sur la Lune,

mais s’enlisaient dans les rizières du Viêt Nam. Etroitement lié à la contestation sociale qui animait une
partie de la jeunesse américaine, le genre développe le thème de l’errance dans un esprit proche du roman
picaresque revu par la beat generation. Le road movie exploite le thème traditionnel de la route : il exprime
une quête, un désir d’espace, de découvertes, de rencontres nouvelles. Le récit se cale sur les sinuosités
d’un parcours initiatique, ce qui lui confère une grande liberté de composition et de ton.

504 Mars 2020 ç pp. 503-510


K. Jouida

demande à plusieurs personnes de l’enterrer, peu de temps après sa mort. En


contrepartie, il leur promet une grande somme d’argent (200 000 tomans).
Chacun d’entre eux va réagir à sa proposition de façon différente. Au début, il
demande de l’aide à un jeune soldat mais celui-ci refuse. Par la suite, il adresse
sa proposition à un séminariste. Ce dernier juge qu'un tel geste irait à l’encontre
de sa religion. Enfin, le protagoniste propose son offre à un vieux
taxidermiste du musée d'histoire naturelle qui va suggérer à Badii le goût de la
cerise et par conséquent le goût, la douceur et la beauté de la vie.

2. La portée politique et philosophique du film Le Goût de la cerise


2.1 La dimension politique et ses manifestations
Personne ne peut nier le génie d’Abbas Kiarostami, qui a su présenter des
œuvres originales en se servant de la poésie, de la peinture et du cinéma, et qui
prônent un islam savant imprégné de poésie mystique. Kiarostami a su
également détourner ses idées politiques et religieuses tout au long de son
parcours cinématographique. Ainsi le passage du message artistique part du
réel pour devenir irréel. Le cinéma en général dans le monde est un moyen de
manipulation. En Iran, il en est de même, car tout le régime chiite est aux mains
du guide suprême, qui gère un pays séculaire en assumant tous les pouvoirs.
Cela nous mène à confirmer que la politique iranienne est au cœur de toute
production artistique, surtout quand il s’agit d’une œuvre nouvelle, d’un thème
provocant, ou encore de tout ce qui critique vivement le régime. La censure est
alors la solution efficace afin d’abolir toute œuvre avant-gardiste.
Le film Le Goût de la cerise d’Abbas Kiarostami n’a pas pu passer inaperçu
puisqu’il a été sujet de censure iranienne. C’est pour cela d’ailleurs qu’on a
entravé sa distribution à l’étranger6. Le cinéaste, qui n’a pas admis qu’on lui
refuse son film, conteste implicitement la censure qu’il considère insensée. Pour
les autorités iraniennes la cause de la censure est plus que claire : le thème du
suicide relève des tabous en Iran en particulier et dans le monde religieux en
général. En effet, le réalisateur adopte le point de vue d'un homme qui n'est pas
heureux de la vie qu'il mène. De plus, il le présente non pas comme un illuminé
mais comme un être tout à fait rationnel, qui analyse les choses suivant les
catégories de la logique. Par conséquent, Kiarostami souligne habilement les
abus d’un système despotique qui bafoue les droits et les libertés de l’Homme.
Il opte en outre à une description sans complaisance d'un monde parfois dur et
cruel. Ce faisant, Kiarostami formule une critique implicite à l'égard d'une
société obéissant à des règles civiles et religieuses très strictes mais se détourne
des valeurs humaines, qui changent en fonction du changement continu de la
société. Ainsi, le film en question s’inscrit dans un cadre politique caractérisé
par l’hostilité aux valeurs occidentales et aux instances politiques étrangères qui

6 Interdit en Iran, ce film est arrivé à Cannes à la dernière minute parce que les autorités refusaient le visa
de sortie. En effet, Kiarostami ne l’avait pas présenté au Festival de Téhéran pour obtenir l’assentiment de
la censure.

Akofena çn°001 505


La dimension politique et philosophique dans le film Le goût de la cerise d’Abbas Kiarostami

qualifient le régime iranien de tyrannique. Un régime austère, aux yeux


occidentaux, n’ayant aucun respect pour les droits individuels et politiques.
Kiarostami, cherchait donc à exprimer, par délégation, le besoin impérieux à la
liberté. Dans Le Goût de la cerise le personnage principal, interprété par
Homayoun Ershadi7, s’adresse au séminariste, mais en réalité parle au guide
suprême (qui est le plus haut responsable politique et religieux) voici ce qu’il lui
avait dit en lui faisant des remarques dénonçantes :

Je sais que ton devoir c’est de prêcher et de guider les gens. Mais tu es
encore jeune, tu as le temps tu pourras le faire plus tard. C’est de tes mains
dont j’ai besoin. Je n’ai ni besoin de ta langue, ni de ton esprit. C’est ma
chance que ces mains appartiennent à un homme de foi. Avec la patience,
l’endurance et la persévérance qu’on vous apprend, vous êtes la meilleure
personne pour venir à bout du travail.
A. Kiarostami (1997)

Quand le cinéaste dénonce le système politique, il ne fait en fait que


dénoncer la doctrine chiite initiée par le guide suprême qui monopolise la
pensée sur laquelle repose l’organisation de la société.
Dans le film auquel nous avons sujet, il s’agit d'un homme, Badii, désespéré
à tel point qu’il a opté pour le suicide. Il partage les mêmes convictions des
intellectuels iraniens notamment l’écrivain Sadeq Hedâyat. Ce dernier se
distingue par son écriture romanesque qui le place parmi les grands écrivains
de l’Iran moderne. Toute son œuvre, étrange et sombre, est marquée par la
hantise du suicide. Il avait d’ailleurs tenté de se faire tuer une première fois
durant ses années d’études en Europe. Célèbre pour son chef-d’œuvre La
Chouette aveugle8, influencé par Franz Kafka et Anton Tchekhov, Hedâyat porte
un regard désespéré et pessimiste sur l’absurdité du monde à travers des
personnages vivant en marge de la société. Son œuvre écrite en persan est
traversée par la description humoristique des superstitions et des mœurs
persanes. Confronté à l’hostilité des régimes politiques, aux contraintes
économiques ou la guerre, Sadeq Hedâyat a quitté son pays l’Iran pour aller
s’installer et vivre ailleurs. N’ayant pas trouvé de place ni dans son pays
d’origine ni en France choisie comme pays d’exil, il a fini par se donner la mort.
L’histoire de Sadeq Hedâyat rappelle celle de l’écrivain autrichien Stefan Zweig
qui a fuit son pays suite de la monté du nazisme pour enfin se suicider en
Brésil.

7 Signalons qu’Abbas Kiarostami a fait appel à des comédiens non professionnels pour incarner les
différents personnages du film. Parmi lesquels, Homayon Ershadi qui, pour interpréter le rôle de Badii,
recourt à des moyens qui vont au-delà des apparences pour toucher des profondeurs. C’est pour cela
d’ailleurs qu’il a pu suggérer intelligemment tout le mystère qui se rattache au protagoniste.
8 Roman fantastique qui relate les hallucinations d’un fumeur d’opium poursuivi jusque dans sa vie

présente par les tragiques interférences d’une existence antérieure. Jugeant trop audacieuse pour le public
iranien, Hedayat n’en a tout d’abord donné qu’une édition confidentielle (1936) ; il attendit 1941 pour la
publication réelle de ce livre qui, même alors, fit scandale à Téhéran.

506 Mars 2020 ç pp. 503-510


K. Jouida

En effet, le film décrit une société iranienne, aux antipodes avec la culture
occidentale, qui prêche la liberté dans tous les domaines. Concentrée sur sa
culture, cette société, si l’on excepte une élite d’intellectuels éclairés, lutte contre
tout ce qui peut secouer ses constantes identitaires, pourtant mal adaptées à la
modernité.
Par ailleurs, les iraniens accusent l’implication du régime en Afghanistan,
en Irak, au Liban, en Syrie, au Yémen, qui ont été néfastes aux populations de
ces pays, au peuple iranien et à la communauté internationale.
Tout au long du film, Kiarostami a su dissimiler ses convictions politiques
pour éviter le scandale. Le film propose néanmoins une vision sur la société
iranienne qu’on ne peut déduire qu’en cherchant derrière les mots des acteurs
les messages subtiles du cinéaste. Kiarostami semble avoir été influencé par la
culture politique de son pays c’est pourquoi il essaie de prendre part à l’action
politique par le biais du septième art. C’est d’ailleurs le seul choix qu’il devait
exploiter, en tant que professionnel, pour dire son mot sur ce qui se passe dans
ce pays. L’Iran qui a vécu sous des systèmes politiques qui varient entre le
radicalisme et l’ouverture sur l’autre offre au réalisateur, à l’image de
Kiarostami, la possibilité d’exercer le cinéma et d’exprimer des contradictions
d’une société qui cherche encore sa chance d’échapper à l’hostilité occidentale.

2.2 La dimension philosophique


Quand Abbas Kiarostami critique la religion, stricte et austère, il cherche,
en contrepartie à valoriser la liberté du culte. Dans ce sens, il rejoint la
philosophie d’Omar Khayyâm9, ce poète persan du XIIème siècle, qui sans
jamais avoir nié Dieu ou contesté les religions, prêche une religion personnelle.
Une religion qui répond à la sérénité intérieure. Il a d’ailleurs exprimé ses
convictions philosophiques et religieuses dans ses célèbres Quatrains–Roubayat10
à propos desquels Kiarostami exprime une attitude complètement positive en
disant qu’ils : « sont un constant éloge de la vie, avec une omniprésence de la
mort. La mort lui sert à saisir la vie ». (M. Garneau, 2003)
Le réalisateur a choisi le taxidermiste pour mettre sur sa bouche ce qu’il
veut transmettre et partager avec son public. Les idées ontologiques qu’il
véhicule rappellent non seulement la philosophie d’Omar Khayyâm mais aussi
l’existentialisme d’Albert camus et de Jean Paul Sartre. Cela est vrai puisqu’il
soulève la question du libre arbitre. Le suicide, qui constitue le thème principal
du film, a préoccupé penseurs, philosophes et théologiens à travers l’histoire.
Kiarostami revient sur ce thème pour dévoiler ses convictions vis-à-vis des
questions qui étaient toujours l’apanage du religieux. Il conteste ainsi
l’hégémonie intellectuelle des soi-disant représentants de la nation en critiquant

9 Mathématicien, astronome, philosophe et poète musulman perse, Omar Khayyam s'intéressait également
à la musique, la mécanique et la géographie. De son vivant, il fut célébrité dans les deux domaines qu’il
illustra à la perfection : la poésie et les mathématiques.
10 Les Quatrains sont perçus comme épicuriens, mais en réalité profondément empreints de mysticisme

soufi, sinon de gnosticisme.

Akofena çn°001 507


La dimension politique et philosophique dans le film Le goût de la cerise d’Abbas Kiarostami

leur pouvoir absolu sur la société sous prétexte qu’ils détiennent la réalité.
Kiarostami cherche donc à réhabiliter l’esprit humain en insistant sur le
principe de la liberté même devant le suicide. L’individu, pour lui, doit exercer
sa liberté totale en faisant de son corps ce qu’il veut et personne n’a le droit de
lui imposer ses choix.
Au cours de sa quête, le personnage principal fait plusieurs rencontres
dans la banlieue de Téhéran avec un soldat, un étudiant en théologie, un
gardien et un taxidermiste. Chacun d’entre eux réagit différemment à sa
proposition. Plus conservateur et marqué par la religion, le jeune séminariste
met en exergue les impasses théologiques du choix de se suicider. L’ordre
religieux interdit le suicide puisqu’il le considère comme un péché. « Puisque
d’après les Hadiths, nos douze Imams et aussi le Coran font allusion au suicide
et disent que l’homme ne doit pas se tuer. Le corps de l’homme est confié par
Dieu. L’homme ne doit pas affliger son corps » réplique le séminariste, (A.
Kiarostami, 1997). L’homme doit se conformer que son corps appartient à Dieu.
A cet effet, on n’a pas le droit de suicide. D’ailleurs le fait de se suicider est un
acte contre soi-même comme le laisse entendre encore une fois le séminariste en
appuyant son idée par des versets du Coran : « Vous ne vous tuerez pas vous-
mêmes »11 et « Et ne vous jetez pas par vos propres mains dans la
destruction ».12
Le taxidermiste, qui est le dernier personnage à qui Badii a demandé de
l’aider dans son projet, a fini par accepter la proposition du protagoniste en
exhaussant ainsi son vœu.
Pour tenter d’endiguer cette envie de mourir chez Badii, le taxidermiste se lance
à la fois dans un plaidoyer poétique et hédoniste sur l’amour de la vie, et lui
racontant des récits qui sont autant d’hymnes à la vie. «Tu es désespéré? Tu as
vu la lune? Tu ne veux pas voir les étoiles?" Tu veux fermer les yeux. Mais mon
cher, tout ça il faut le voir!» dit le taxidermiste, (A. Kiarostami, 1997). En effet, le
taxidermiste pousse Badii à réfléchir sa décision et à voir la vie d’un œil
optimiste en lui rappelant l'abondance des dons de Dieu, la beauté du monde,
les couleurs scintillantes des paysages, les suggestions séductrices de beaux
corps, la saveur des mets succulents,…et le goût de la cerise. La réconciliation
avec l'existence passe par le goût de la cerise suggéré par le vieil homme. Pour
qu'il soit changé, le monde a besoin de bonnes intentions et d'actes de bonté. A
l’encontre du séminariste, le taxidermiste chante la vie et rejette la mort.
Les protagonistes (Badii, monsieur Baghreri,…) dont le rôle varie selon la
parole et l’acte que leur accorde le cinéaste, n’ont ni les mêmes affinités ni la
même vision du monde. Leurs divergences sur Dieu, l’existence, le
bonheur…reflètent les courants de pensées et de philosophie qui agitent la
société iranienne. Dans un climat de contestation politique et religieux, on peut
visiblement relever des courants et des contre-courants mettant en question des

11 Sourate 4 Les femmes (An-Nisa), verset 29.


12 Sourate 2 La vache (Al Baqara), verset 195.

508 Mars 2020 ç pp. 503-510


K. Jouida

valeurs, qui soutiennent le système iranien. On trouve donc le religieux, le


laïque et ceux qui hésitent entre les deux. Kiarostami, à travers Le Goût de la
cerise, brosse un tableau significatif sur les tendances et les passions qui
déchirent la société iranienne et s’efforce de trouver des réponses aux différents
phénomènes qui entravent le développement spirituel et politique de son pays.
Cependant, il ne se contente pas de décrire ce qui se passe en Iran mais il va au-
delà puisqu’il exprime un sens de révolution. Une révolution qui touche les
valeurs mais qui reste dans les limites de l’action artistique loin de l’anarchie et
du populisme. Il semble donc légitime de qualifier son film de révolutionnaire
car il bouscule le régime établi sur des principes qui ne sont plus adaptables
avec les changements qui façonnent le monde d’aujourd’hui.
Kiarostami joint l’agréable à l’utile pour garantir à son public un
spectacle combinant plaisir et instruction. Le choix de l’espace n’est pas
arbitraire. Il répond, en fait, à deux exigences :
- mettre en valeur la création divine qui se manifeste à travers les éléments de la
nature. Tout au long du film, le héros, ne cesse pas de parcourir les chemins
sinueux creusés dans des terrains escarpés et des lieux inhospitaliers inspirant
la peur.
- inciter à un retour à soi-même pour mieux comprendre à maîtriser ses actes
ou faire ses choix même s’ils s’avèrent parfois difficiles comme le suicide dont il
est question dans Le Goût de la cerise.

Dans ce film où le politique est indissociable du philosophique, le


réalisateur engage une réflexion qui ne cesse pas de revenir dans les textes
philosophiques de tendance ontologique. Il s’agit du dilemme auquel on n’a pas
encore trouvé de réponses convaincantes, en l’occurrence le libre arbitre et la
volonté divine. Quand le réalisateur pense au suicide, non pas seulement
comme thème mais comme acte prémédité par Badii, il voulait en fait mettre
son public devant un phénomène déconcertant puisqu’il ne peut s’expliquer ni
par des raisons purement personnelles ni par une force extérieure. La
responsabilité à l’origine d’un tel acte reste indéfinie. Kiarostami, dont les
propositions vis-à-vis des régimes politiques iraniens fondés sur un système
théocratique des plus fermés du monde, cherche en fait à intimider les religieux
qui prétendent posséder la réalité pour l’imposer à leur société. Il est dans ce
sens hostile à la pensée unique qui se donne le droit de façonner l’esprit de la
société selon des principes qui excluent toute tentative de poser les questions
sur la légitimité des choses. Ce film vise à faire triompher la raison contre un
fondamentalisme erroné.

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La dimension politique et philosophique dans le film Le goût de la cerise d’Abbas Kiarostami

3. La spécificité du cinéma kiarostamien et son impact sur l’opinion public


iranien
Attaché viscéralement à leur culture persane qui faisait la gloire de leurs
ancêtres et la fierté des générations à travers l’histoire, les iraniens contestent les
films de Kiarostami et dénoncent leur substance occidentale même s’ils aspirent
à l’ouverture sur les autres cultures et réclament la démocratie comme elle
s’exerce chez les occidentaux. Il faut quand même reconnaître le fait qu’une
bonne partie de l’élite iranienne éclairée considère les films de Kiarostami
comme une révolution non seulement sur le plan artistique mais aussi au
niveau culturel et politique. Ne pouvant plus sympathiser avec un système
politique austère et hostile à tout ce qui vient de l’occident, la jeune génération
iranienne soutient Kiarostami qui prône le changement et la réforme qui
aboutissent à un Etat de droit. Il est donc question de deux attitudes qui
s’opposent l’une à l’autre. La première fidèle à l’esprit théocratique de l’Etat et
la seconde laïque, c’est pourquoi les films de Kiarostami ne peuvent plus
gagner l’unanimité des iraniens.

Conclusion
La production cinématographique de Kiarostami s’inscrit dans un courant qui
s’interroge sur la légitimité des fondements politiques et culturels de l’Etat iranien. Un
qui se cherche encore dans un contexte où une confrontation acharnée entre l’esprit
théocratique et la laïcité prend une dimension de plus en plus importante. De ce point
de vue, les thèmes que nous propose Kiarostami méritent d’être traités non seulement
au sein des institutions officielles fermées mais également et surtout aux instances
mises à la disposition du grand public. Dans le film Le Goût de la cerise, comme nous
l’avons constaté, Kiarostami, par le biais d’un questionnement d’ordre philosophique,
s’adresse à toutes les composantes de l’Etat iranien tout en impliquant les dirigeants
qui façonnent, à leur manière, la société sans en avoir le plus souvent son
consentement. Les critiques de cinéma s’accordent, non sans fondement, à qualifier le
cinéma kiarostamien d’avant-gardiste en raison de son esprit révolutionnaire.

Références bibliographiques
AUMONT Jacques, MARIE Michel. 2008. Dictionnaire théorique et critique du cinéma,
Paris, Armand Colin, 2ème édition.
BARRAS L., (2016), « La poésie cinématographique selon Abbas Kiarostami »,
Deuxième page, (juillet), [en ligne], https://www.deuxiemepage.fr (Page
consultée le 20 mars 2019)
GARNEAU M. 2003. « L’image du trépas ». Intermédialités, 2, automne pp. 133–153, [en
ligne], https://doi.org/10.7202/1005461ar (Page consultée le 24 avril 2019)
KIAROSTAMI Abbas (réalisateur), 1997, Le Goût de la cerise [DVD]. Giby Distribution,
,99 minutes.
LAFFONT Robert, BOMPIANI Valentino. 1994. Le nouveau dictionnaire des auteurs de
tous les temps et des tous les pays, Paris, Editions Robert Laffont.
PINEL Vincent. 2006. Genres et mouvements au cinéma, Paris, Larousse,
THORAVAL Yves. 2001. Dictionnaire de civilisation musulmane, Paris, Larousse.

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K. G. Kouassi

L’ESPACE KRÁLIEN, ÉLÉMENTS DE GÉOPOÉTIQUE

Kassikpa Georges KOUASSI


Université Félix Houphouët-Boigny – Côte d’Ivoire
kassikpageorges@gmail.com

Résumé : À mesure qu’on lit et relit Petr Král, son œuvre et sa vie semblent
de plus en plus à l’analyste qui y consacre une étude que cet auteur s’inscrit
de plein pied dans le champ géopoétique fondamental tel que conçu et initié
par l’Institut international de géopoétique. La dimension transdisciplinaire
de ce champ de recherche et de création, fondé par Kenneth White en 1989,
de même que la prédominance de certains principes tels que créer le poème
de la terre, se consacrer à une belle méditation du monde tout en se posant
la question fondamentale qui consiste à chercher à savoir ce qu’il en est de la
vie sur terre et ce qu’il en est du monde sont si saillants dans l’œuvre de Petr
Král qu’il importe de le souligner.

Mots-clés : Petr Král, voyage, espace, monde, géopoétique.

Abstract: As one reads and re-reads Petr Král, his work and his life seem
more and more to the analyst who devotes to it a study that this author fits
fully into the fundamental geopoetics field as conceived and initiated by the
International Geopoetics Institute. The transdisciplinary dimension of this
field of research and creation, founded by Kenneth White in 1989, as well as
the predominance of certain principles such as creating the poem of the
earth, devoting oneself to a beautiful meditation of the world while asking
the question Fundamental which consists in seeking to know what it is about
the life on earth and what it is of the world are so salient in the work of Petr
Král that it is important to underline it.

Keywords: Petr Král, travel, space, world, geopoetics.

Introduction
Depuis quelques années, la dimension spatiale se taille une place de choix
dans le vaste domaine de la critique littéraire. Notamment avec la géopoétique
de Kenneth White que l’on pourrait considérer comme une étude des formes
littéraires qui façonnent l’image des lieux, et une réflexion sur les liens qui
unissent la création littéraire à l’espace. En effet, vers 1978, lors d’un voyage au
Labrador, le mot « géopoétique » vient à l’esprit de cet auteur écossais
contemporain. Son but est de se mettre en étroite relation avec le dehors. « Loin
de la poésie du terroir, il retourne au sens initial du mot « cosmos » et déploie
un monde poétique où le nomadisme intellectuel brise tout carcan idéologique
» (Sophie Chiari-Lasserre, 2006). En fait, l’approche analytique qu’il propose
associe littérature et géographie. Dans le cadre de l’analyse qui est faite ici, cela
permettra d’apprécier les espaces évoqués dans les œuvres de Petr Král et la

Akofena çn°001 511


L’espace králien, éléments de géopoétique

façon dont l’imaginaire de celui-ci les affecte tout en mettant en avant leur valeur
symbolique et leur dimension poétique.
En outre, l’étude de la littérature Králienne à travers cette approche est des
plus adaptée dans la mesure où, en tant que théorie, elle servira à analyser, à
interroger l’ouvrage sur la façon dont l’auteur s’intéresse à l’espace comme
représentation de sa mentalité tout comme évolution de celle de l’humanité.
Cette approche permettra aussi de lire dans les textes choisis comment l’auteur
écrit son propre rapport à l’espace qui met en crise le savoir géographique, et
comment au lieu de reproduire les données géographiques, celui-ci les réinvente
et les recrée (M. Collot, 2015, pp.8-23).
Dire le monde à travers une crise de la narration, une déconstruction du
personnage et de l’intrigue au profit de l’espace est l’une des postures de Petr
Král que cette façon de lire le texte permet de révéler. Le thème de l’espace prend
de la valeur dans l’œuvre de cet auteur piéton dont les déambulations
permettent de saisir les lieux à la manière d’un peintre, d’un photographe ou
d’un enquêteur. C’est selon le cas. Cette attention portée sur le lieu se ressent
dans la transcription faite dans l’œuvre. Dans quelle mesure justement cette
large description du lieu noie-t-elle le récit au point de rendre ambiguë pour le
lecteur la scission entre récit et documentaire, fiction et reportage ? Aussi, dans
le souci de mesurer son intérêt pour les espaces qui l’entourent, ceux qui sont
rares comme ceux du quotidien, comment s’en nourrit-il et à quel point ceux-ci
impactent-ils sa création littéraire et sa vision du monde ?

1. Fabrique d’une littérature de l’espace : belle méditation du monde


Interrogé sur la façon dont il se définirait, Petr Král se présente comme un
métaphysicien piéton. Il s’agit pour l’auteur de soigner son rapport à ce qui le
rapproche le mieux de la nature, de l’univers en se consacrant par exemple à son
activité favorite qu’est la marche. De cet exercice physique, de la pratique
littéraire que l’auteur y greffe, tout comme le mode de vie qui en découle, surgit
le caractère d’hyperboréen tel que conçu par Kenneth White. Celui-ci conçoit ce
terme "hyperboréen" dans deux sens apparentés. D’abord, pour désigner
l'homme qui, sur la base d'une révolte instinctive, entreprend une critique
radicale de notre civilisation, qui lui apparaît gravement déficiente, et qui en
outre, s'est engagé dans une traversée vers quelque chose d'autre. Puis, pour
désigner le complexe culturel circumpolaire nord-occidental et psycho mentale
dont les premiers Grecs avaient eu vent, mais qui fut, plus tard, obscurci par
l'hellénisation, la romanisation, et la christianisation ( K. White, 1997, p. 73.).
Pour mieux comprendre, il faut retenir que Petr Král peut être qualifié
d’hyperboréen en ce qu’il s’est déplacé et se déplace constamment par l’action
des voyages. Il n’est pas fixe. N’ayant aucune stabilité, c’est exact de dire qu’il est
inconstant. En outre, cette inconstance physique, le fait qu’il n’ait aucune
habitation fixe a une influence sur son comportement dans la mesure où on ne
peut lui reconnaitre aucun modèle, aucun comportement planifié ou prévisible.
Il est tel un Hyperboréen.

512 Mars 2020 ç pp. 511-522


K. G. Kouassi

Personne ne sait rien des Hyperboréens. L'Hyperboréen est un homme en


chemin erratique vers une région située par-delà. Les gens ne voient que
l'erratique (les pierres qu'il laisse sur son chemin), mais lui voit par éclairs la
région par-delà. De ce qui se trouve par là-bas, aucune définition n'est
possible. On est à vingt mille lieux de toute civilisation.
K. White (1976, p.48)

Le déchirement, la solitude et l’envie de partir. Autant d’attitudes qui sont


propres à celui qui fuit et se met constamment en mouvement, à la merci de l’exil
quelques fois subit : « propulsés vers les gares (…) contre le gris glacial des
quais » au point de se trouver au matin dépossédé, mais de quoi. Sinon de soi qui
n’existe plus Ex-il ! » (P. Král par P. Commère, 2014, p. 23).

Le mot "hyperboréen" dans mon vocabulaire remonte évidemment à


Nietzsche. On se rappellera le premier paragraphe de son livre L’Antéchrist :
"Nous sommes tous des hyperboréens. Nous savons très bien dans quel
éloignement nous vivons. Au-delà de la mer et des glaces, notre vie, notre
bonheur...". Dans le vocabulaire de Nietzsche et dans le mien, le mot
hyperboréen indique une distance vis-à-vis de l'état de choses.
L'Hyperboréen est quelqu'un qui ose dire : Non, je ne vais pas vivre de cette
façon, je ne peux vivre selon ces normes-là, je prends mes distances, je
m'éloigne, et dans cet éloignement je vais essayer de travailler, je vais essayer
de déployer mes énergies d'une autre manière que celle que m'offre la
société. Je vais - égoïstement dira-t-on - essayer de me développer, d'ouvrir
un nouvel espace de vie et de pensée, un espace existentiel et intellectuel. On
ne peut pas les séparer.
R. Misrahi (2003, p. 14)

Vivre en hyperboréen, c’est choisir délibérément la marge comme lieu


d’habitation. C’est avoir la conviction de l’existence d’un monde qui serait là
pour loger toute singularité. Ainsi, dans sa vie et dans son œuvre, Petr Král
travaille depuis des années à en recueillir les traces et les signes. Ayant une
opinion de la vie et du monde partagée par très peu de gens, il ne se sent bien
qu’à l’écart de la société, adoptant une langue, le français, incomprise par la
plupart des membres de sa communauté d’origine et pratiquant une littérature
ne respectant pas les normes de formes et de genres habituelles.
Si Petr Král se présente comme étant en communication avec le monde, le
message qu’il semble entendre de celui-ci est : souvenez-vous-de-moi ! De ce fait,
être au monde, bien savoir son monde et être au fait de la façon dont va le monde,
c’est-à-dire de l’ensemble des choses et des êtres existants, c’est de travailler
rigoureusement à « comprendre le pourquoi et le comment du monde qui nous
entoure » (A. Berger, 1992, p.10). L’examen attentif du monde, lui fait
comprendre que le monde n’a pas toujours existé et qu’il n’est pas, par
conséquent, à jamais donné. Pour le recouvrir d’éternité, un seul moyen : s’en
souvenir ! Mais au-delà de la terre considérée comme le séjour de l’homme, c’est
aussi et surtout de son imaginaire, de son environnement, de ses passions qu’il
discute dans ses écrits et qui font justement de ses œuvres un monde qu’il aime,
un monde à son image et tel qu’il l’imagine. Se souvenir de ce monde et le

Akofena çn°001 513


L’espace králien, éléments de géopoétique

retranscrire passe pour Petr Král, comme il le fait dans son œuvre Enquête sur des
lieux, par se souvenir du monde de son enfance, le monde premier. De cette
tendre enfance, il s’en souvient ainsi :

Dans l’enfance, les lieux semblaient donnés une fois pour toutes,
irremplaçables et définitifs. Pour être dans le vrai, il eut en quelque sorte
suffi d’apprendre leur usage ; gagner leur confiance et veiller à la conserver.
Alors que, dehors, la façade de la villa s’endormait sous des vagues d’été
palpitant contre le crépi de sable, il exploitait l’intérieur dans l’espoir d’en
découvrir les sèves cachées et leurs circuits secrets dans les murs. […] Deux
pièces voisines, à l’étage, se disputaient sa curiosité. Le « boudoir » de la
mère, clair, rêveur, égayé des grands éclats du jour qui entraient par les vitres
larges, rarement voilées, pour mouiller le blanc des porcelaines rangées sur
une longue commode ; une grande psyché, à l’angle, renvoyait à son tour au
ciel le reflet de ses élans. Le salon, à côté était une pièce d’homme : plus
sombre, lambrissé, à la fois protectrice et distante. Porte-fenêtre donnant sur
un balcon, rideaux empesés et blancs, comme tissés de toiles d’araignée, dont
les mailles inégales rendaient doublement diffus, la nuit, le clair de la lune
qui pénétrait à l’intérieur. À droite de la porte-fenêtre, flanqué d’une lampe,
un grand fauteuil marron foncé dominait un recoin « fumeur ». Trône
abandonné qui, après le départ du père, devait seul tenir la place du roi.
P. Král (2007, p. 15-16.)

Dans cet extrait, le monde c’est d’abord le pays de l'enfance. Il ne s’agit pas de
l’État ou de la Nation mais simplement de la villa familiale qui a logé son enfance
avec tout ce qu’elle avait d’insouciante, de fragile et de neutre. Cette villa est
significative en ce qu’elle représente l’habitat premier et désigne tout ce qu’il y a
d’essentiel et de structurel.

Je ne pense pas en termes de patrie, ni même de matrie. Matrice, peut-être,


mais avec un élan, non une nostalgie... surtout un idéogramme, ou peut-être
un psychocosmogramme.
K. White, (1987, p.77)

Parler du monde de l’enfance, des lieux et de leurs secrets à la conquête


desquels il fallait aller pour acquérir et conserver leur confiance, de la façade de
la villa, du boudoir de la mère comme du fauteuil marron, trône abandonné par
le père. C’est suggérer qu'une vie, un cadre de vie rigide et délimité, voir
restrictif, fut le lieu de son enfance. Ces quelques monuments qui lui restent de
cette époque lointaine attestent que les premiers moments de sa vie avaient déjà
les germes de la douleur, de la solitude et de l’absence paternelle. De ce monde
de l’enfance, va naitre plus que le goût du voyage, une poésie de l’itinérance sur
le chemin duquel une œuvre sera semée à chaque tournant du voyage.
C’est alors qu’il entreprend un long voyage qui sera en soi « l'ouverture
d'un champ, la découverte d'espaces matriciels, de parcours possibles, de lignes
d'horizon » (K. White, 1987, p. 11). Enthousiasmé par le voyage et sans cesse
ressentant le besoin de se déplacer, jamais il ne se sent effaré, brisé ou perdu au
milieu du vaste monde. Bien au contraire, c’est avec joie et dynamisme qu’il

514 Mars 2020 ç pp. 511-522


K. G. Kouassi

construit pas à pas le récit de son périple, qu’il relate comme un événement
majeur la moindre chose vue, découverte ou apprise en voyageant. Et quand
voyager serait impossible dans le sens d’emprunter un véhicule pour aller d’une
ville à une autre, le marcheur qu’est Petr Král, ne trouve aucun problème à faire
d’une simple déambulation dans une rue tout un voyage. Ce besoin de
mouvement est pour le moins significatif.

Même besoin d'une configuration, même besoin d'accord, même besoin de


monde, même entrée dans un champ qui n'est plus celui de la philosophie
éternitaire ni celui de la dialectique, mais un champ matriciel.
K. White, (1987, p. 35)

Être constamment sur la route, à la recherche de nouveaux espaces et


paysages, traverser les lieux, les observer et les ‘’reluquer’’ en espérant y trouver
un nouveau monde est déjà un exploit. Mais, dégager toutes ces nouvelles
figures, traverser sans cesse des champs nouveaux et y dégager avec autant
d’aisance des images extravagantes sorties de l’ordinaire alors que cet ordinaire,
on l’aurait regardé cent fois sans y prêter attention est surprenant et relève peut-
être du génie littéraire. Une question nait quand on prête attention à la
démarche : comment sélectionne-t-il les cadres qu’il retient ? « Pour George
Borrow, les lieux les plus poétiques (c'est-à-dire existentiellement fertiles et
intellectuellement stimulants) étaient les dingles, de petits vallons (quelles
matrices y attendent l’esprit ?) et les "croisées de quatre chemins" (quelle
possibilité, là, de connexions interculturelles ?) » (K. White, 1987, p. 87). Petr Král,
pour sa part, précise :
Tout poème tombe du ciel et s’élève comme une herbe patiente au bord du
chemin parcouru. S’il se suffit à lui-même, il reste secrètement lié – comme à
sa gangue – à l’expérience qu’il résume, aux rencontres et aux accidents de
terrain qui l’ont fait naitre et auquel il répond en écho. En livrant ici à la fois
le message final et son « brouillon » caché dans les coulisses, l’auteur
voudrait montrer ce que, trop souvent, on a le tort d’oublier : la mission du
poète est moins celle d’un beau parleur que, plus simplement, celle d’un
arpenteur de l’existence. S’il parle, c’est d’abord pour donner de ses
nouvelles, en indiquant le lieu jusqu’où il a porté sa lampe. Au besoin, aussi,
en dehors du poème…
Petr Král (1989, p.7)

Si le poème relève de l’inspiration, Petr Král ne nie pas la part d’expérience, cette
somme de faits quotidiens, d’anecdotes, de flâneries en banlieue, de faits vécus à
la sortie au restaurant ou à la traversée d’un pont. La magie créatrice, qu’elle se
manifeste sous la forme de poème ou de prose tient en un arrêt sur des moments
de ses promenades que l’auteur réussit à faire basculer dans un voyage intérieur,
un tourbillon duquel émergera le secret du monde et le secret en lui. C’est ainsi
que Jack Doron fait l’éloge du monde intérieur mis à découvert à travers le
paysage extérieur :

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L’espace králien, éléments de géopoétique

Le soi, la partie la plus cachée, vitale de la psyché, ne se perçoit qu’au dehors,


et c’est à juste titre que l’on peut parler de "figure du dehors". Le propre de
la démarche géopoétique est de saisir dans l’univers des choses, du paysage,
la matrice, le contenant de notre fonctionnement psychique qui est
représentable, entre autres, sous la forme du paysage archaïque. Nous avons
ainsi un renversement du fonctionnement psychique : ce qui est le plus à
l’intérieur est inaccessible par le dedans, mais il est par contre représentable
comme "figure du dehors", c’est-à-dire comme forme organisatrice de notre
fonctionnement psychique.
K. White (1982, p.98)

Il est clair que, peu importe le genre, poème ou prose, Petr Král propose une
définition du geste créateur comme la mise en évidence d’un monde qui
émergerait de l’esprit de l’écrivain et de son environnement. Quand le contact est
adroit, délicat, recherché, on invente un monde au sens fort de ce mot : un espace
d’épanouissement créé à dessein pour être cet univers qu’il cherche en vain
partout et qu’il ne trouve nulle part. Qu’est-ce donc que ce monde ? Lisons
Kenneth White :
Ce que tu as appelé monde, lit-on dans Zarathoustra, il faut commencer par
le créer - ta raison, ton imagination, ta volonté, ton amour, doivent devenir ce
monde." Et, ajoute-t-il ceci : "La vie n'aura servi à rien à celui qui quitte le
monde sans avoir réalisé son propre monde".
K. White (1982, p.52.)

2. Voyage et déambulation pour une topographie de l’ordinaire


Si l’on devait définir Petr Král par une attitude qui serait constante et qui
lui serait attachée quelle que soit l’époque et quelle que soit l’œuvre et son genre,
prose ou poème, ce serait le mouvement vers l’avant. Mouvement qui consiste,
bon nombre de fois, en l’action de se déplacer par un chemin plus ou moins long
pour se rendre d’une ville à une autre, d’un pays à un autre ou d’un lieu à un
autre. C’est aussi se promener, aller à pied, lentement, sans but précis sinon celui
de camper la même attitude que durant le voyage : s’interroger à chaque pas
qu’il pose. Ne pas s’aligner sur les actions communes mais choisir d’être en
marge tout en s’interrogeant au travers d’une topographie de l’ordinaire. Sans
outils tels que le niveau de chantier, le théodolite ou le tachéomètre pour
mesurer l’espace. Mais ayant le compas dans l’œil, il se fait une représentation
de tous les paysages qu’il parcourt. Ce ne sont ni les formes, ni les reliefs qui le
préoccupent mais plutôt le rapport de l’humain à son milieu. Le lieu est donc
une fenêtre ou un prétexte vers l’ordinaire qu’il faut prendre plaisir à observer
autant que possible pour profiter du voyage qu’est la vie et non simplement la
traverser brutalement. Cela rendrait l’expérience inutile si l’on ne s’attardait pas
le long du chemin notamment par le biais des tournants. Justement, à ce propos il
écrit :
Le tournant
Détente au milieu d’un inexorable trajet, un tournant seul donne sens au
voyage et le transforme en joie. Rien d’étonnant que les trains poussent dans
les virages un sifflement et font jaillir au ciel un fier panache de vapeur –
alors que sur le hautain récif de New-York, ville des villes, pèse un affront

516 Mars 2020 ç pp. 511-522


K. G. Kouassi

secret : le fait qu’il ne surplombe qu’un plat échiquier sans tournants. Luxe
nécessaire, le tournant est le seul à alléger la prose de notre séjour au monde
et à changer la traversée de celui-ci en danse. Même les joies de l’amour
consistent dans les détours, sans quoi il ne serait qu’un stupide va-et-vient
de piston-boucles et laisses de la séduction, flottement de jupe, lent
enlèvement du gant ou du chapeau, douces déviations par la courbe de
l’épaule ou par le creux discret dans le pli du coude. Le tournant permet de
s’attarder avec les choses de passage, de maintenir plus longtemps dans les
yeux la lueur d’un éclat de verre et la pâleur d’un buisson qui, au bord de la
route, glisse contre l’horizon.
P. Král (2005, p.90)
Ces rendez-vous pris avec les tournants constituent un enseignement de vie
basé sur la préservation poétique du monde et favorisant du même coup un
assainissement de l’esprit.

Je pense que la pratique du haïku, en Occident, est une bonne chose. Et j'ai
recommandé pour tout le monde ce que j'ai appelé le haïku-walking (la
"promenade-haïku"). Cela invite l'esprit à se concentrer, et affine la
perception des choses. Et puis cela débarrasse la poésie de la Poésie.
K. White, 2005, p. 98)

La déambulation est, justement, adaptée au recueillement. Et le


recueillement peut prendre plusieurs formes. On peut marcher pour se
décongestionner la tête et déstresser, c’est la méditation qui favorise la
préservation de l’être malgré la vacuité et l’ignominie du quotidien et le gouffre
dans lequel il invite à tomber. La marche permet de résister et de refuser d’y
sauter. Mais, on peut aussi laisser errer l’esprit, réfléchir dans et sur le vide,
mener une conversation avec soi-même et sur l’étrangeté des paysages et la
nouveauté des cadres qui se présentent sous les yeux, fussent-ils habituels. Un
tel exercice commencera peut-être par simplement capter des phénomènes
comme le précise Massimo Rizzante dans la préface qu’il rédige dans Notions de
base. Ce qui rend Petr Král attaché à cette démarche, c’est justement qu’il trouve
cette pratique exempte de tout ornement superflu. Tout, en cette pratique est
réduit à ‘’ un cendrier, un verre, une carafe, la semelle d’une chaussure, une
cigarette allumée’’, etc… c'est-à-dire à l'ordinaire. Or, justement pour en
découvrir le particulier, ‘’l’extra-ordinaire’’, tout cela doit absolument être
présent d’une manière extrêmement ordinaire : nulle transmutation dans le but
secret de surenchérir ou d’habiller l’ordinaire autrement que par la
quotidienneté.

3. Une présence envahissante du paysage, devenu acteur et non simple décor


L’étude des créations littéraires de Petr Král rapportent les éléments lexicaux
de sa présence au monde et confirment l'hypothèse selon laquelle les multiples
déplacements de l'être se réduisent à une quête d’identité et de bien-être. Son
œuvre, prise dans son ensemble est pleine d’espaces. On y perçoit le souci qu’il a
de mettre en évidence dans sa littérature les relations qu’il entretient avec son
environnement spatial. À chaque parution, des poèmes aux proses, il se montre

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L’espace králien, éléments de géopoétique

de plus en plus attentif à l’inscription des faits humains dans l’espace tout en
accordant un point d’honneur à la représentation de l’espace dans ses écrits.
Comment s’expriment ici les liens qui unissent la création littéraire à l’espace ? le
propre de l’œuvre de Petr Král est que dans celle-ci, le texte s’efface, l’auteur
s’efface, et les personnages s’effacent pour laisser place au monde. Il fait tout cela
pour faire voir le monde. Écrire, pour lui, c’est faire plus une description du
monde qu’autre chose. C’est le cas notamment dans une prose telle qu’enquête sur
des lieux, qui rompt avec le schéma linéaire de la narration, et parfois avec la
narration elle-même pour accorder une part importante et parfois dominante à
la description, et où les personnages tendent à perdre leur autonomie au profit
d’une présence envahissante du paysage, devenu acteur et non plus simple décor
( J-Y. Tadié, 1978.). Voici un extrait des plus illustratifs :

La résidence
Avant de s’endormir, parfois, il fuyait la villa en s’inventant pièce par pièce
une maison à lui, tout à son image. Il ne la voyait pas neuve ; qu’il l’ait située
au cœur de vieilles ruelles ou parmi les jardins quartier résidentiel, elle
ressemblait à un palais décrépit, confortable et vaste mais passablement
marquée par le temps et l’usure. Son parc lui-même – s’il choisissait une
résidence – serait laissé à l’abandon, peu à peu gagné par une végétation
sauvage ; la tour qui surmonterait le toit, faite de planches grossièrement
assemblées et peintes en blanc, aurait l’aspect écaillé et terni de quelque
vieille piscine ou d’un enclos de banlieue. D’entrée de jeu, par une sorte
d’allergie naturelle à l’odeur du mortier ou du ciment frais, il plaçait la
maison aux antipodes d’un nid charmant et perfectionnable sans fin par un
bricolage assidu. Destinée simplement à tomber peu à peu en ruine, elle
appellerait d’emblée un orage qui la ferait trembler sur ses gonds et blêmir
sous les éclairs, révélant brièvement ses charmes parmi les arbres courbés et
les touffes d’orties fouettées par la pluie.
P. Král (2005, p.22)

La tendance se poursuit partout dans cette œuvre. C’est pareil ailleurs,


même dans les recueils de poème comme dans Témoins des crépuscules, œuvre
dans laquelle l’écrivain laisse la turgescence, l’abondance de la description
ralentir voire embourber l’anecdote de laquelle elle nait pour finalement aboutir
à l’étouffer.
Les gares
fin d’année. Après des semaines, des mois de tâtonne-
ment,
À nouveau la vérité du silence répandu en cercles
aveugle, sans fin, sur les cendres bleues d’une pénombre peu profonde.
Le
bruissement ténu d’une feuille tournée distraitement
pour seul bruit et pour seule mémoire. Propulsés vers
les gares, toujours photogéniques, nous allions encore tous exposer le
profil
contre le gris glacial des quais ; le décor du monde, dans

518 Mars 2020 ç pp. 511-522


K. G. Kouassi

le dos des silhouettes furtives, de nouveau montrait toute l’étendue de


l’exil.
P. Král (2005, p.45)

Tout cela, pour rendre compte des visites faites dans les gares, détours
indispensables pour prolonger l’errance. Œuvres après œuvres, le récit tourne
court, on relève des évocations autobiographiques et des recueils de fragments
dans lesquels l’inspiration géographique occupe une place prédominante. Une
telle évolution du contenu textuel peut être assimilée à un récit d’espace, une
tentative pour découvrir le lieu et en rendre compte auprès de ses lecteurs.

La cour (…), on croit pouvoir surprendre tout un monde à part, peut-être


même retrouver un pan de son passé enseveli (…) un paysage d’été ouvert
en tous sens est une salle inaccessible par excellence, tant il nous demande,
avec insistance, de chercher à le rejoindre partout à la fois. Le seul à y entrer
un peu est le peintre qui pose son chevalet en face et peu à peu, de loin,
prospecte le paysage à petits coups attentifs de pinceau.
P. Král (2005, p. 119)

L’espace parait subséquemment exploiter la crise du récit et la condition


d’angoissé de l’auteur pour occuper une place importante dans la création du
nomade et exilé qu’est Petr Král. Il s’agit là, sans doute, du déplacement littéraire
de manifestations plus profondes. C’est l’avènement d’une nouvelle
représentation du monde et de l’être. Laquelle vision permet de remettre en cause
la supériorité de la personne humaine, capable de se saisir, par sa seule raison au
profit d’une connaissance supérieure : la relation qui lie l’être au monde.

4. Dire le monde
La quête d’un écrivain tel que Petr Král c’est de trouver cet espace si singulier
dans son esprit de créateur, mais vertigineusement si ordinaire pour le reste du
monde. En fait, pour lui, c’est justement cet ordinaire qui reste à définir. La
poétique fondamentale de Petr Král, consiste à découvrir cet espace, ce monde
dont très peu ont la clairvoyance et face auquel nombreux sont ceux qui souffrent
de cécité. En effet, s’il fallait être métaphysicien piéton comme l’est Petr Král, sans
doute que l’on gagnerait aussi à se loger dans le confort d’une vie de penseur
existentialiste qui s’arroge la liberté de vivre comme il le souhaite et aussi
librement qu’il l’entend. Une telle attitude dispose-t-elle plus favorablement aux
signes du monde et au message de celui-ci ? Comment le savoir ? Quoiqu’il en
soit, l’écrivain s’est imposé le sacerdoce d’observer le monde et de le dire. C’est
à croire qu’il se sent l’élu du paysage et qu’il a été oint par lui pour dire auprès
du reste des humains les paroles sacrées que seuls peuvent entendre les initiés.
Le but serait alors de transmettre à d’autres les visions reçues afin d’éviter que
l’humanité ne disparaisse. Dire le monde pour un nomade tel que le piéton
métaphysicien Petr Král, c’est vivre un rêve de démiurge créant une suite d’état
tous divers par leur qualité et leur quantité en faisant le choix des paysages qui
représentent des images de sa psyché en dépression dont l’écriture constitue un
soulagement. Cet esprit créateur d’une œuvre originale, celle d’un nouveau

Akofena çn°001 519


L’espace králien, éléments de géopoétique

monde qui est la mise en évidence du rapport entre l’homme et son


environnement. La littérature sert ici le projet de vie d’un être. Cela se fait en
créant dans la fiction un paysage, un monde qui réduit son effort d’adaptation
mais qui est propre à sa volonté d’être singulier et à part.
Naturellement, on comprendra que les œuvres de Petr Král mettent en
perspectives ce qui l’intéresse, le monde qu’il dit est nécessairement une vision
de voyageur. Qu’est-ce donc que cet environnement dont l’auteur rend compte ?
Puisque la vie est quotidienne, c’est le rapport de cette quotidienneté qui est fait,
c’est d’abord l’inventaire des composantes matérielles qui meublent son paysage.
On lit :
Le paysage
L’été n’insistait pas. Répandu glorieusement jusqu’à
l’horizon du monde
deviné, il repoussait le temps – comme pour toujours
– au bord de la plaine.
Le trésor était partout et nulle part ; l’or du pré étalé
sous une branche penchée avec douceur,
la chambre allumée par le soleil dans le taillis lointain,
offraient la demeure et l’abri. Loin du glissement des
trains qui traversaient le paysage
avec des toiles peintes couvertes de poussière, de sang
à peine séché,
le silence des clairières s’embrasait par instants
de la nudité d’une statue en éveil ; la vieille divinité frot-
tait à nouveau sa peau brûlante
contre l’écorce des arbres taciturnes. Au lendemain de
l’examen réussi, la cour paisible entourait à nouveau
l’élève
seul vide des coulisses, inondant avec éclat
toute la scène. La promesse de Noel, blottie toujours
plus timidement
dans sa cachette de fin d’année, disparut le même soir derrière les feux de
l’orage
illuminant soudain le jardin et ses arbustes. Il n’y eut
guère besoin d’apporter la lampe
pour qu’une pale comète brillât là, en silence,
sur la page du calendrier.
P. Král (1989, p. 17)

D’autre part, dire le monde c’est aussi en révéler les signes et symboles. C’est
laisser son attention être captivée par ceux-ci. Tout le secret consiste à savoir
reconnaitre ses signes et à savoir en user pour en tirer la sagesse nécessaire à la
conduite d’une vie. La routine du comportement est interrogée dans chacun des
textes de l’auteur comme s’il y trouvait une nécessité quasi vitale à penser ce qui
meuble les journées comme ce qui meuble l’environnement. Toutefois, du fait
que la vie se vit au quotidien, c’est-à-dire au jour le jour, le déroulement des jours
et le cadre spatial qui en est le théâtre impactent largement sur la qualité de la
vie. C’est pour cela que pour Král, la cadre de vie doit correspondre au projet de

520 Mars 2020 ç pp. 511-522


K. G. Kouassi

vie. Et, tant que celui-ci n’y correspond pas, il faut mener une quête tellement
rigoureuse qu’elle conduira à une découverte ou permettra de trouver la voie de
celle-ci.

Or notre existence devient de plus en plus symbolique, les choses de la


nature : arbres et ruisseaux ont quitté la vie quotidienne pour devenir des
pôles de désirs lointain et peu accessibles, dans des lieux presque mythiques,
campagnes et parcs nationaux quasi interdits d’accès, elles sont remplacées
par des objets fabriqués, des formes normalisées et surtout des signes, ce qui
fait que notre existence se passe de plus en plus dans un empire de signes où
nous préparons nos actions moins avec les objets eux-mêmes qu’avec les
signes qui les désignent et engendre les routines d’actes stéréotypés. Dans la
ville, dans l’aéroport, sur la route, dans l’appartement, nous agissons à partir
des idéogrammes qui désignent les choses : des signaux routiers, des
symboles, des écrits.
A. Moles Abraha (1988. pp. 68-77)

Tout ce rapport de symboles est fonction de l’évolution du monde et de la


culture générale de l’humanité qui donne la vie à lire avant d’être vécue. Pour
bien vivre sa vie, il faut donc que chaque être humain développe une compétence
à la lecture et à la compréhension de ce qui l’entoure d’où la forte attraction que
le lieu exerce sur l’auteur.

Rien qu’à suivre attentivement ses lignes de force, en même temps que ses
propres envies secrètes, il forcerait le décor à raconter l’histoire qu’il contient
en germe, voire à révéler sous ses divers attraits un ordre cohérent. Peut-être,
c’est vrai, cet ordre est-il déjà à lire à la surface des choses ; si les lieux qui
l’attirent lui paraissent en même temps singuliers et « justes », cela tient
aussi, sans doute, à leurs qualités purement plastiques : aux accords et échos
par quoi leurs recoins et leurs niches, les teintes des murs et des rideaux, les
masses et les contours des objets présents se répondent comme les formes et
les couleurs d’un tableau achevé. Mais ne peut-on autant inverser le propos,
pour voir dans l’unité plastique d’un lieu (ou d’une toile) le simple signe
d’un ordre plus occulte, et autrement important ? Reste que suivre l’appel
des lieux, c’est aussi leur donner la réplique et les inciter à parler, fût-ce au
moyen d’un simple aménagement.
P. Král (2007, p.129-130)

Ainsi, faire un inventaire du monde dans lequel l’humain est logé, avec les lieux
qui sont son habitat et les objets qui meublent celui-ci, les symboles qui
représentent sa vie et son cadre de vie pour essayer de soigner l’embarras de son
identité et justifier sa singularité dans un monde qu’il aura rendu plus lisible : tel
est le projet d’écriture de Petr Král.

Conclusion
Taraudé par la question de la nature du monde qui l’entoure et bien
souvent dégouté par le sentiment d’incarcération qu’il éprouve, Petr Král est
comme aspiré par le goût de l’ailleurs et de l’exploration d’espaces nouveaux.

Akofena çn°001 521


L’espace králien, éléments de géopoétique

Que les désirs de la marche, du déplacement, du voyage et de l’ailleurs soient


motivés par un mal de vivre ou par un besoin touristique, il en résulte un
témoignage du monde relevant du rapport de l’auteur à l’espace et à la pratique
directe que celui-ci en a.
Les différents périples auxquels celui-ci s’adonne visent à la découverte de
son identité, à la conquête de son amour propre par la découverte et la conquête
de territoires qui l’attirent et captent son attention. Ces territoires n’étant pas
méconnus, il les revisite et les fixe dans le temps. Ils sont pour lui des balises qu’il
fixe pour se créer une stabilité dans le tourbillon de ce monde qui bouge trop vite
sous les pieds à la manière d’un tapis roulant. On pourrait aussi le comparer à
une scène de théâtre visionnée en accéléré et dont le décor change trop vite pour
qu’on s’en aperçoive. Une telle vitesse laisse le spectateur avec des interrogations
empêchant d’aller de l’avant.
Ainsi, la géopoétique en tant que méthode d’analyse aura permis de
relever le nomadisme artistique et géographique de l’auteur. Transgressant les
limites des espaces qui bornent les nations, Petr Král pousse la démarche jusqu’à
ce que l’œuvre et l’espace dont elle est la représentation s’entremêlent et
s’enrichissent mutuellement.

Références bibliographiques

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Bruxelles (Belgique)
CHIARI-LASSERRE S.. 2006. « Catherine Chauche, Langue et Monde. Grammaire
géopoétique du paysage contemporain. », Transatlantica [En ligne], 1 , mis en
ligne le 23 avril 2006, consulté le 28 avril 2016. URL :
http://transatlantica.revues.org/598
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d’études françaises. IIe série, nº 3
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KRÁL P.. 1989. Témoins des crépuscules, Champ Vallon, Seyssel
KRÁL P.. 2005. Notions de base, Flammarion, Paris
KRÁL P. 2007. Enquête sur des lieux, Flammarion, Paris
MISRAHI R.. printemps 2003. « Dans l’océan de la pensée heureuse » (Entretien),
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WHITE K. 1997. Une stratégie paradoxale, Presses universitaires de Bordeaux, Bordeaux

522 Mars 2020 ç pp. 511-522


K. B. D. Konan

LA TRADUCTION DANS L’APPRENTISSAGE


DE L’ESPAGNOL EN MILIEU UNIVERSITAIRE IVOIRIEN :
QUEL IMPACT ?

Kouakou Béhégbin Désiré KONAN


Université Félix Houphouët-Boigny – Côte d’Ivoire
desirebehegbin@gmail.com

Résumé : La présente étude traite du rôle de la traduction dans


l’apprentissage des langues étrangères, et c’est le cas de l’Espagnol Langue
Étrangère (ELE) en milieu universitaire ivoirien qui est mis en relief. En effet,
des techniques d’apprentissage des langues étrangères sont proposées par
les didacticiens depuis toujours. Parmi celles-ci, figure la traduction qui à
notre avis est un moyen efficient d’aide à l’apprentissage des langues
étrangères. Nous voulons donc par cette étude attirer l’attention sur ces deux
notions (traduction-langues) qui se trouvent inter-liées par le facteur de
l’apprentissage. En clair, il s’agira de ressortir le rôle ou l’impact de cette
activité dans le processus d’apprentissage de l’espagnol en milieu
universitaire ivoirien. En nous appuyant sur les méthodes quantitative et
explicative, nous sommes parvenus aux conclusions selon lesquelles dans
l’apprentissage de l’espagnol langue étrangère, les apprenants considèrent
trois principaux rôles liés à la traduction : elle enrichit le vocabulaire, facilite
la rédaction et la communication.

Mots-clés : traduction, apprentissage des langues étrangères, Espagnol


Langue Étrangère.

Abstract: This study deals with the role of translation in the learning of
foreign languages, and it is the case of the Spanish foreign language (SFL) in
Ivorian universities that is highlighted. Indeed, techniques of learning
foreign languages have always been offered by didacticisms. One of them is
the translation that we think is an efficient way of assisting foreign language
learning. This study therefore draws attention to these two concepts
(translation-languages) which are inter-linked by the factor of learning.
Clearly, it will be necessary to highlight the role or impact of this activity in
the process of learning Spanish in an Ivorian university setting. Based on
quantitative and explanatory methods, we arrived at the conclusion that in
learning Spanish as a foreign language, learners consider three main roles
related to translation: it enriches the vocabulary, facilitates writing and
communication.

Key words: translation, foreign languages learning, Spanish foreign


language.

Introduction
Les stéréotypes et préjugés sur les langues lors des débats scientifiques en
didactique de langues suscitent généralement des polémiques sur la
problématique de l’intérêt ou la nécessité d’apprendre les langues étrangères.

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La traduction dans l’apprentissage de l’espagnol en milieu universitaire ivoirien : quel impact ?

Pourtant, très vraisemblablement, les défis socio-économiques, scientifico-


technologiques et professionnels de ce nouveau monde contemporain exigent la
connaissance et/ou la maitrise de certaines langues étrangères.
Cette présomption se confirme à l’analyse de la pensée ci-après d’Alvaro
B. LYNCH et Robert R. ALFARO (2012: 2): «El aprendizaje de idiomas
extranjeros, si bien es conocido, trae consigo ventajas competitivas para quien lo
domine ante los demás. Este ha sido una de las herramientas utilizadas por
muchas naciones alrededor del mundo para hacer crecer su economía mediante
la capacitación lingüística de sus habitantes en áreas afines a las industrias,
actividades comerciales e intereses internacionales que busquen1…». Dès lors,
nous comprenons qu’au-delà même de toute considération d’ordre théorico-
conceptuel, l’apprentissage des langues étrangères est à promouvoir, car
participant au bon fonctionnement de la société. C’est donc dans le souci de faire
face à ces défis qu’aujourd’hui, la plupart des institutions scolaires et
universitaires au monde enseignent les langues étrangères. Entre autres, il y a le
français, le portugais, l’anglais et l’espagnol dont l’apprentissage par le biais de
la traduction en milieu universitaire ivoirien, fait l’objet de la présente réflexion.
Pour être plus précis, nous faisons un rapport entre la traduction et
l’apprentissage de l’espagnol ; et nous comptons ainsi ressortir le lien existentiel
de complémentarité ou d’interdépendance entre ces deux notions d’étude, qui à
notre avis sont indissociables. En réalité, il est presqu’impossible de parler
d’apprentissage des langues étrangères sans toutefois évoquer l’activité de
traduction qui se présente comme une méthode d’aide particulièrement efficiente
pour réussir ce complexe processus d’apprentissage. Ainsi, la problématique qui
va constituer la toile de fond dans cette réflexion se présenter comme suit : Quel
est le rôle ou l’importance de la traduction dans l’apprentissage de l’Espagnol
Langue Étrangère ? À cette problématique qui représente le cœur de notre
analyse, sont rattachées ces quelques hypothèses : la traduction : facteur
d’enrichissement du vocabulaire en langue étrangère, facteur d’enrichissement
de la capacité de rédaction, facteur d’enrichissement de la capacité de
communication en langue étrangère.
En clair, nous souhaitons par cette étude, attirer l’attention, décrire le rôle
ou l’impact de la traduction sur l’apprentissage des langues étrangères en
général, et en particulier l’espagnol en milieu universitaire ivoirien. Pour mener
à bien cette étude et atteindre les objectifs ci-avant explicités, nous considèrerons
trois (3) différentes phases :
1) Fondements théoriques : cette première partie va consister à décrire
quelques théories relatives à la traduction ; 2) Méthodologie et corpus : ici nous
présenterons la ou les méthodes utilisée/s et l’instrument employé pour la collecte des
données ; 3) Résultats, analyse et discussion : cette dernière partie sera consacrée
à la présentation, l’analyse et à la discussion des résultats.

1L’on sait que l’apprentissage des langues étrangères apporte des avantages compétitifs pour ceux qui les maitrisent
par rapport aux autres. C’est l’un des outils utilisés par de nombreux pays dans le monde pour développer leur
économie grâce à la formation linguistique de leurs habitants dans les domaines liés aux industries, aux activités
commerciales et aux intérêts internationaux qu’ils recherchent. (Notre traduction).

524 Mars 2020 ç pp. 523-536


K. B. D. Konan

1. Fondements théoriques de la recherche


Multiples sont les théories mises en exergue par les chercheurs pour étayer la
notion de traduction et les caractéristiques qui lui sont propres. En réalité, toutes
les théories de la traduction développées par les théoriciens se retrouvent dans
la traductologie qui est considérée comme la science de la traduction ; c’est donc
à partir d’elle que plusieurs théories vont naitre. Nous allons à présent décrire
trois différentes approches théoriques sur la traduction de textes afin d’une
meilleure appréhension de cette notion, ainsi que son rôle dans l’apprentissage
des langues étrangères que nous préconisons dans cette étude.

1.1 La traductologie linguistique théorique de George MOUNIN (1910-1993)


Dans sa thèse de doctorat, G. MOUNIN (1963) étudie les problèmes généraux
de la traduction dans le cadre de la linguistique générale contemporaine,
essentiellement structuraliste. Dans le point de départ de sa réflexion, l’auteur
soutient que la traduction est « un contact de langue, un fait de bilinguisme ». Il
avait pour soucis premier la scientificité de la discipline, ce qui le conduit à poser
une question obsédante à l’époque : « L’étude scientifique de l’opération
traduisante doit-elle être une branche de la linguistique ? ». MOUNIN avait pour
objectif de faire accéder la traductologie au rang de « science » ; c’est alors qu’il
revendiqua pour l’étude scientifique de la traduction le droit de devenir une
branche de la linguistique car il ne voyait pas d’autre possibilité que de passer
par la linguistique. À ce propos, rappelons que son ouvrage Les problèmes
théoriques de la traduction (1963) est structurée suivant les distinctions binaires qui
relèvent de la linguistique théorique : 1) Linguistique et traduction, 2) Les
obstacles linguistiques, 3) lexique et traduction, 4) Vision du monde et
traduction, 5) civilisations multiples et traduction, 6) syntaxe et traduction. Un
facteur assez intéressant dans cette approche, c’est la mise en relief de la
segmentation différente de la réalité extralinguistique par les langues naturelles
(un découpage différent des champs sémantiques) qui pose d’énormes difficultés
aux traducteurs. Aussi, l’auteur évoque parmi d’autres exemples abondants, les
différentes paroles utilisées en français ou en italien pour désigner le pain et qui
ne trouvaient pas forcément l’équivalent dans d’autres langues. Par cette
approche, MOUNIN rejoint l’hypothèse humboldtienne et les idées formulées
par deux auteurs américains Edward Sapir et Benjamin Lee Worf, connues sous
la dénomination de « relativisme linguistique ». Selon l’auteur « la traduction
n’est pas toujours possible… Elle ne l’est pas dans une certaine mesure et dans
certaines limites, mais au lieu de poser cette mesure comme éternelle et absolue,
il faut dans chaque cas déterminer cette mesure, décrire exactement ces limites. »
(MOUNIN, 1963, cité par GUIDERE, 2010, p.46). Dans la réflexion de l’auteur, la
question de l’intraduisibilité, liée étroitement au relativisme linguistique,
occupait une place de choix ; mais sa réponse était nuancée. MOUNIN voulait
faire comprendre à travers son approche que la traduction est bel et bien une
activité difficile car il n’affiche pas de façon catégorique la pensée de
l’intraduisibilité. Cela nous semble vraiment intéressant car avant toute autre
considération, nous partons sur la base du fait que la traduction reste une activité

Akofena çn°001 525


La traduction dans l’apprentissage de l’espagnol en milieu universitaire ivoirien : quel impact ?

difficile. Et, pour rejoindre l’auteur, certaines notions seraient même


intraduisibles.

1.2 La traductologie linguistique appliquée de John CATFORD (1917-2009)


Il est important de souligner que la linguistique appliquée est une branche de
la linguistique qui s’intéresse davantage aux applications pratiques de la langue
qu’aux théories générales sur le langage. La traduction a pendant longtemps été
perçue comme un champ d’investigation privilégiée de la linguistique appliquée.
À ce propos, la production de J. CATFORD (1965) en est un exemple de cette
approche. L’auteur affirme son intention de se concentrer sur « l’analyse de ce
que la traduction est » afin de mettre en place une théorie qui soit suffisamment
générale pour être applicable à tout type de traduction. Aussi désirait-il étudier
les « processus de traduction » en ayant recours à la linguistique appliquée, mais
en même temps il estimait que la traductologie doit être rattachée à la
linguistique comparée, étant donné que la théorie de la traduction s’intéresse à
des relations entre les langues. GUIDERE (2010, p.47), se basant sur sa première
parution de CATFORD (1993) souligne que ce dernier était, sans doute, inspiré
par plusieurs idées de la linguistique comparée. Quelques années après sa
première parution, CATFORD (2010) va faire une autre étude dans laquelle il va
faire une distinction terminologique entre la correspondance formelle et
l’équivalence textuelle. La correspondance formelle est un fait relevant plutôt du
système entier que les unités particulières de traduction et elle appartient au
niveau de la langue (au sens saussurien) plutôt qu’à celui de la parole. Le
correspondant formel peut être n’importe quelle catégorie de la langue d’arrivée
(unité, classe, structure). L’équivalence textuelle n’est presque jamais réalisée par
la correspondance formelle de mot-à-mot ou de structure à structure. Cela
provient des différences de découpage de la réalité selon les langues ; soit sur le
plan lexical soit sur le plan syntaxique. Cette théorie catfordienne nous a permis
de comprendre la relation entre la linguistique appliquée et la traduction, ainsi
que quelques aspects de la linguistique comparée qui pourraient se rattacher à la
traduction.

1.3 La traductologie linguistique textuelle de Robert LAROSE (1931-2010)


La multiplicité des points de vue et de la diversité des perspectives
textuelles va amener nombre de traductologues à s’orienter vers des approches
discursives de la traduction ; car l’analyse du discours offre un cadre d’étude plus
rigoureux pour aborder les problèmes de traduction. En effet, dans son ouvrage
de synthèse intitulé Théories contemporaines de la traduction (1989), R. LAROSE
analyse les éléments constitutifs des discours sur la traduction au cours des
années (1960-1980). L’auteur propose un modèle axé sur la finalité du texte
traduit : « l’exactitude d’une traduction se mesure à l’adéquation entre l’intention
communicative et le produit de la traduction. Aucun idéal de traduction n’existe
hors d’un rapport de finalité ». L’objectif du modèle intégratif de LAROSE est de
faire apparaitre le profil respectif des textes en présence. Il distingue deux types
de structures dans les textes sources et cibles :

526 Mars 2020 ç pp. 523-536


K. B. D. Konan

- La superstructure et macrostructure : elles englobent l’organisation


narrative et argumentative, les fonctions et les typologies textuelles, mais
aussi l’organisation thématique du texte.
- La microstructure qui se réfère à la forme de l’expression avec ses trois
niveaux d’analyse (morphologique, lexicologique, syntaxique) et d’autre
part, à la forme du contenu avec ses quatre niveaux d’analyse
(graphémique, morphologique, lexicologique, syntaxique).

L’approche théorique de LAROSE repose sur la finalité, c’est-à-dire le produit


de la traduction ; et c’est à notre avis le plus important dans l’activité de
traduction de textes. En somme, les différentes théories de la traduction
permettent de cerner véritablement la notion même de la traduction ainsi que son
rapport avec la linguistique appliquée. Chaque auteur met en exergue un point
particulier relatif à cette science qui joue un rôle important dans l’apprentissage
des langues étrangères. C’est d’ailleurs l’objectif que nous cherchons à atteindre
dans cette étude : attirer l’attention des étudiants inscrits en espagnol, mettre en
relief l’importance ou l’impact de cette activité sur l’apprentissage de l’espagnol
langue étrangère (ELE) en milieu universitaire ivoirien.

2. Méthodologies et corpus
2.1. Méthodologies
Pour l’atteinte de nos objectifs d’étude, nous avons opté pour deux
méthodes : à savoir la méthode quantitative de collecte et d’analyse des données
et la méthode explicative dans la mesure où la présente réflexion repose en partie
sur l’observation, l’analyse et la connaissance empirique du contexte de ce champ
d’étude que nous avons. La première nous permettra de faire une enquête de
terrain dans l’objectif de connaitre le point de vue des étudiants du département
d’espagnol sur la question de l’impact ou du rôle de la traduction dans
l’apprentissage de celle-ci. Quant à la deuxième, explicative, elle vient appuyer
et compléter la première. Elle permettra en effet de décrire, d’expliquer les
différents avantages liés à la traduction au moment d’apprendre l’espagnol,
langue étrangère. Dans cette étude, nous soulignons qu’il y a complémentarité
entre les deux méthodes privilégiées, et ce, pour une analyse plus pertinente et
plus scientifique de la question de l’importance de la traduction dans
l’apprentissage de l’espagnole en milieu universitaire ivoirien.

2.2. Informateurs
Ce sont des apprenants universitaires de l’espagnol, langue étrangère à
l’Université Félix Houphouët d’Abidjan, inscrits aux deux premiers cycles
(Licence et Master). Au niveau des deux cycles universitaires, nous avons
particulièrement orienté notre enquête vers les étudiants de Licence 3 et Master
1, toutes les spécialités confondues. Nous estimons que ces derniers sont mieux
outillés et capables de mesurer la portée scientifique de cette étude analytique en
répondant de façon très objective aux questionnaires. Nous voulions au départ
étendre notre enquête au deuxième niveau du deuxième cycle, c’est-à-dire, les
étudiants de Master 2, mais cela n’a pas été possible car la période d’enquête

Akofena çn°001 527


La traduction dans l’apprentissage de l’espagnol en milieu universitaire ivoirien : quel impact ?

coïncidait malheureusement avec les programmations des cours de ce niveau


(Février 2020), et nous devrions faire l’enquête dans un bref délai pour achever
les corrections et retourner l’ouvrage à la revue avant la fin de ce même mois.
C’est ce qui nous a contraint à nous contenter donc de la participation des
étudiants de Master 1, en appui à ceux de Licence 3. Il s’agit au total de 80
informateurs disponibles, 50 au premier cycle et 30 au second cycle, 37 filles et 43
garçons.

Licence Master

Licence 3 Master 1

50 30

Tableau n 1 : Niveau d’étude des informateurs


Source : Elaboration propre

2.3. Collecte des données


Un questionnaire de quatre (4) items a permis de recueillir des données
auprès de 60 informateurs inscrits en Licence 3 et Master 1 d’espagnol à
l’Université Félix Houphouët Boigny. Les réponses à toutes les questions fermées
de ce questionnaire sont des croix à mettre dans l’échelle de Likert avec les
mentions suivantes : ‘’Pas du tout à l’aise’’, ‘’Un peu à l’aise’’, ‘’Sans avis’’, ‘’A l’aise’’,
‘’Très à l’aise’’. (Voir Annexe).
Pour atteindre nos objectifs décrits antérieurement, les items suivants nous ont
été d’une grande utilité :
1) Leur degré d’amour pour la traduction,
2) Leurs stratégies d’exercice pour réussir les activités de traduction,
3) Leur avis sur le rôle de la traduction dans l’apprentissage de l’espagnol
langue étrangère,
4) Les mots associés à la traduction.

2.4 Résultats, analyse et discussion


-Résultats
Au niveau de leur profil général, pour commencer, des 83 étudiants
enquêtés, 37 sont des filles (46,25 %) et 43 sont des garçons (53,75 %). Ce sont tous
des étudiants de Licences 3 et Master 1, ils ne sont pas étrangers à la traduction
de textes car ils participent tous aux cours de traduction et aux examens afférents
(traduction directe, traduction inverse) depuis la première année (Licence 1).

528 Mars 2020 ç pp. 523-536


K. B. D. Konan

-Le degré d’amour pour la traduction

Tableau 2. Le degré d’amour des étudiants pour la traduction

Niveau des enquêtés et leur degré d’amour pour la trad Nombre Pourcentage
(%)

Moins fort 1 1,25

Un peu fort 7 8,75

Etudiants de L3 Sans avis 13 16,25

Fort 27 33,75

Très fort 2 2,5

Moins fort 3 3,75

Un peu fort 14 17,5

Etudiants de M1 Sans avis 0 0

Fort 11 13,75

Très fort 2 2,5

Source : Élaboration propre

À la lecture de ce tableau, nous constatons qu’au niveau des étudiants L3, vingt-
sept (27) ont souligné que leur amour pour la traduction est fort et seulement
deux (2) ont coché la case « très fort ». Aussi, treize étudiants ont refusé de donner
leur avis sur la question en cochant la case « sans avis », sept (7) disent aimer la
traduction « un peu fort » et un seul a coché la case « moins fort ». Quant aux
étudiants de M1, presque la moitié (11/30) était convaincu de leur amour « fort »
pour la traduction, seulement deux (2) étudiants ont coché la case « très fort »
pour exprimer leur degré d’amour. Quatorze (14) étudiants disent aimer la
traduction « un peu fort » et trois (3) soulignent aimer « moins fort » cette activité.
Cela nous amène à dire que les étudiants de M1 de notre échantillon, étant mieux
imprégnés de la traduction en tant que discipline, n’ont aucun doute quant à leur
amour pour cette activité ; contrairement à ceux de L3 ou 13/30 n’ont pas
exprimé un amour « très fort » pour celle-ci.

Akofena çn°001 529


La traduction dans l’apprentissage de l’espagnol en milieu universitaire ivoirien : quel impact ?

-Les stratégies d’exercices pour réussir les activités de traduction

Niveau des enquêtés Description

Etudiants de L3 Lecture (29), Apprentissage des


mots du dictionnaire (37)

Etudiants de M1 Lecture (25), Autoévaluation


(27), apprendre le lexique (17)

Tableau 3 : Descriptif des stratégies d’exercices des enquêtés par niveau


Source : Elaboration propre

Nous remarquons ici que les trois (3) stratégies décrites par les étudiants sont la
lecture, l’apprentissage des mots et l’autoévaluation. En L3, vingt-neuf (29)
étudiants ont parlé de lecture et trente-sept (37) d’apprentissage des mots du
dictionnaire. En M1, vingt-cinq (25) étudiants ont évoqué la lecture et vingt-sept
(27), l’autoévaluation et dix-sept (17) ont proposé d’apprendre le lexique
espagnol. En clair, (2) deux stratégies ont été décrites par l’ensemble des
étudiants de L3 (lecture et apprentissage des mots du dictionnaire) et trois (3) ont
été décrites par ceux de M1 (lecture, autoévaluation et apprentissage du lexique).
Certains ont décrit une seule stratégie et d’autres en ont décrit deux.

-L’avis des étudiants sur l’importance de la traduction dans l’apprentissage de


l’espagnol
À cette question, tous les soixante (80) enquêtés des niveaux (L3 et M1) ont
répondu OUI. Et, quand il a été question de justifier leur affirmation en citant
trois (3) avantages de la traduction, l’on a pu voir de part et d’autre les réponses
suivantes :
- Elle permet d’enrichir le vocabulaire espagnol (60),
- Facilite la communication en espagnol (37),
- Permet de mieux écrire en espagnol (4),
- Mieux apprendre l’espagnol langue étrangère (43)
Certains étudiants n’ont cité qu’un (1) seul avantage, d’autres en ont cité deux
(2). Dans l’ensemble, seuls quatre (4) étudiants de Master 1 ont cité trois (3)
avantages tel que demandé dans l’énoncé. Aussi, nous n’avons pas eu besoin de
spécifier les chiffres par niveau car l’analyse des réponses à cet item n’est pas faite
dans une perspective de comparaison.

- Quelques mots associés à la traduction


Les enquêtés devraient répondre à la question suivante : Sans trop penser,
quels mots associez-vous à la traduction ? (Citez 1 à 3 mots). L’ensemble des mots
cités par les étudiants peut est sous-catégorisé en trois grands champs
sémantiques : Intéressant (Fantastique, intéressant, génial), Particulier
(complexe, spécifique, unique, riche) et difficile (difficile, fatiguant).

530 Mars 2020 ç pp. 523-536


K. B. D. Konan

Niveau des enquêtés Description

Licence 3 Fantastique (19), intéressant (27), géniale (25), complexe (39),


difficile (5), fatiguant (2)

Master 1 Fantastique (15) Complexe (17), spécifique (17), unique (9),


riche (5)

Tableau 4 : Champs sémantiques des perceptions de la traduction par niveau

Source : Elaboration propre

En L3, dix-neuf (19) étudiants ont trouvé que la traduction est fantastique, 27
(intéressant), 25 (génial), 39 (complexe), 5 (difficile) et 2 (fatiguant). Nous
constatons en M1 que quinze étudiants ont qualifié la traduction de
« fantastique », 17 (complexe), 17 (spécifique), 9 (unique), 5 (riche). Il est
important de souligner que les réponses se chevauchent entre elles, les étudiants
qui ont utilisé les qualificatifs ‘’fantastique’’ ou ‘’complexe’’ ne sont pas
forcément les mêmes qui ont écrit ‘’génial’’ ou ‘’unique’’ ; et cela se perçoit au
niveau de la quantification des qualificatifs par niveau. Il en est de même pour
les résultats quantitatifs présentés plus haut.

-Analyse
-La traduction : moyen d’enrichissant du vocabulaire en langue étrangère
Soixante-cinq étudiants sur quatre-vingts (65/80) ont évoqué ce point
dans notre enquête. En réalité, il est impossible de nier le bien-fondé de la
traduction dans le perfectionnement des langues étrangères, au risque
d’offusquer les travaux scientifiques qui ont été effectués à ce sujet. Et, l’aspect
qui est touché du doigt ici est la traduction qui est perçue par les étudiants
comme un moyen d’enrichissement du vocabulaire en langues étrangères, ici,
l’espagnol. Cette perception n’est aucunement pas fortuite, surtout quand nous
considérons cette définition simple et standard selon laquelle un texte est un
ensemble de mots. Ainsi, traduire un texte revient donc à traduire un ensemble
de mots ou de vocables d’une langue de départ à une langue d’arrivée. En effet,
dans l’activité de traduction, l’on découvre toujours de nouveaux mots, de
nouvelles expressions qui parfois empêchent de transcrire fidèlement le texte de
départ. C’est pourquoi au niveau des stratégies d’exercices, des étudiants ont
proposé d’apprendre les mots. KONAN (2017 : 33) va plus loin en parlant
d’acquisition lexicale, il dit en ses termes : « l’acquisition lexicale demeure
primordiale dans l’apprentissage des langues étrangères dans ce sens ou c’est le
lexique qui qui caractérise, révèle la langue ». Pour revenir à ces nouveaux mots
que l’on rencontre parfois dans les textes à traduire, il faut dire qu’ils sont d’une
grande utilité. Car rencontrer un mot nouveau, inconnu, incite la curiosité de
l’étudiant qui va chercher à mieux connaitre celui-ci et son emploi dans différents
contextes, enrichissant ainsi son lexique. Plus il découvre des mots inconnus, plus
il enrichi son vocabulaire, il est donc de son avantage de rencontrer ce genre de

Akofena çn°001 531


La traduction dans l’apprentissage de l’espagnol en milieu universitaire ivoirien : quel impact ?

mots dans les activités de traduction de textes. En clair, la traduction de textes


permet particulièrement d’enrichir le vocabulaire des apprenants, d’aiguiser ou
de renforcer les capacités linguistiques de ceux-ci.

-La traduction : moyen d’enrichissement des capacités de rédaction et de


communication
C’est ce que les enquêtés ont traduit par l’expression « permet de mieux
écrire ». Rappelons que les deux bornes de la traduction pédagogique sont la
traduction inverse (ici, la traduction vers la langue seconde) et la traduction
directe (ici, la traduction vers la langue étrangère). Tandis que l’activité de
version permet d’évaluer la connaissance dans la langue étrangère, celle de
thème consiste à cerner et à évaluer les capacités de rédaction de l’apprenant en
prenant en compte le respect des règles grammaticales. La connaissance et/ou la
maitrise des nouveaux mots dont nous avons parlé dans la sous-section
précédente va lui permettre de les utiliser lors des activités de rédaction. C’est un
facteur très important car pour faire de bonnes rédactions en langues étrangères,
il faut avoir un vaste champ lexical. Cela permet également d’éviter les
répétitions. En outre, nous sommes sans ignorer que l’objectif premier dans
l’apprentissage d’une langue, c’est la communication ; pourtant, pour mieux
communiquer en langue, il est important d’avoir une certaine base lexicale. Ces
mots nouveaux qui lui permettront d’avoir une certaine capacité en rédaction, lui
permettront également de mieux communiquer. En un mot, tout apprenant qui
s’adonne régulièrement à cette activité peut être un bon communicateur.

-La traduction pédagogique2 : un moyen de mise en relief des points de


différence/ressemblance entre deux systèmes linguistiques (LE et L1)
Ce point n’a pas été évoqué par les étudiants, mais il importe d’en parler.
Grammaticalement, la traduction permet également la mise en relief des points
de différence/ressemblance entre les deux systèmes linguistiques (ici, l’espagnol
et le français) : la notion du temps verbal, la spécificité de quelques tournures
dans une langue, etc. La contribution de la traduction à
l’enseignement/apprentissage des langues étrangères est indéniable, elle
demeure un moyen efficient et est d’une grande utilité dans l’enseignement de la
langue étrangère. Malheureusement, elle n’est pas beaucoup appréhendée sous
cet angle, surtout par les apprenants qui la perçoivent généralement comme une
corvée. C’est une activité de classe qui sert à renforcer la connaissance de la
langue étrangère, elle exige des connaissances et habiletés suffisantes sur les deux
langues. Aussi, pour mener à bien cette activité, l’apprenant doit-il mobiliser ses
compétences de compréhension et d’expression écrites, ce qui lui permettra de
développer ses capacités à comprendre, saisir, analyser et traduire
convenablement. Les apprenants doivent savoir que les textes se distinguent les
uns des autres par leurs propres traits caractéristiques, tous les types de textes ne

2 DELISLE (1988) distingue la traduction pédagogique de la traduction professionnelle. Selon l’auteur, cette dernière
consiste à finaliser un texte destiné aux lecteurs de la langue cible, déjà maitrisée par le traducteur. Sa pédagogie a un
objectif bien défini qui consiste à la formation de futurs traducteurs professionnels ou la formations de futurs
formateurs de traducteurs.

532 Mars 2020 ç pp. 523-536


K. B. D. Konan

peuvent pas être traduits de la même façon. Ils doivent acquérir une connaissance
assez conséquente de chaque type de texte : littéraire, technique, académique, etc.
À ce propos BOZTAS (1992, p.37) dit : ‘’on estime que la traduction est possible
quand les apprenants connaissent précisément les différentes façons de dire, les
types de textes, les profils de langue et l’usage de langue dans le contexte de la
langue d’arrivée. En somme, la traduction permet de faire le parallélisme entre
les langues française et espagnole afin de cerner leur ressemblance et leur
différence aux niveaux morphosyntaxique et lexico-sémantique, etc.

-Stratégies d’exercices pour réussir les activités de traduction


« Apprendre le vocabulaire ou les mots du dictionnaire », « s’adonner à la
lecture », « s’autoévaluer à la maison » : telles sont les stratégies décrites par les
étudiants. Nous partageons ces avis mais nous souhaitons souligner quelque
chose au niveau de l’apprentissage des mots du dictionnaire. Il n’est pas mauvais
d’apprendre les mots du dictionnaire, toutefois, il faut maitriser le sens véritable
de ceux-ci afin de les utiliser dans les contextes convenables. Car si l’on ne fait
pas attention au contexte, il est très probable de faire des traductions erronées,
littérales, etc. Analysons la pensée de MOUNIN (2004) sur la question :

Pour traduire une langue étrangère, il faut remplir deux conditions, dont
chacune est nécessaire, et dont aucune en soit n’est suffisante : étudier la
langue étrangère ; étudier t’ethnographie de la communauté dont cette
langue est l’expression. Nulle traduction n’est totalement adéquate si cette
double condition n’est pas satisfaite. L’ignorance de cette double condition
se reflète aussi dans ce fait que l’on appelle indistinctement erreurs de
traduction les erreurs qui ressortissent à l’insuffisante connaissance de la
langue étrangère, qui ressortissent à l’ignorance de la civilisation dont cette
langue est l’expression ; et donc le traducteur commet ces erreurs à cause de
l’ignorance de la langue qu’il traduit.
Mounin (2004, p.236)

L’auteur expose des conditions pouvant aider les apprenants à commettre


moins d’erreurs dans les activités de traduction de textes. Nous terminons cette
partie par la perception de KOKSAL (2005, p.101) qui dit que ‘’la traduction peut
aider les apprenants à attirer leur attention sur les erreurs permanentes comme
les faux doublets, l’ordre lexical et la différence de la conjugaison du temps et du
verbe. En même temps, la traduction contribue à l’analyse des erreurs pour
stigmatiser les stratégies d’apprentissage dans l’enseignement de la langue
étrangère’’. En somme, la traduction demeure l’un des moyens les plus efficaces
d’usage de la langue dans l’enseignement de la langue étrangère. De ce fait,
l’enseignement de la traduction mérite une attention particulière et doit prendre
en compte les différents traits évoqués par MOUNIN (2004) et KOKSAL (2005),
etc.

Akofena çn°001 533


La traduction dans l’apprentissage de l’espagnol en milieu universitaire ivoirien : quel impact ?

3.3. Discussion
Au niveau des résultats ou il était question de décrire quelques avantages
de la traduction dans l’apprentissage de l’espagnol, citer des stratégies
d’exercices pour réussir les activités de traduction de textes, citer quelques
qualificatifs de la traduction, les réponses se chevauchent entre elles. Les
réponses peuvent différer d’un étudiant à un autre ; cela signifie que celui qui a
cité la lecture comme stratégie d’exercice n’est pas forcément celui qui a parlé
d’autoévaluation ; et cela se perçoit au niveau de la quantification des réponses
par niveau. Aussi, dans l’ensemble, les étudiants prétendent aimer la traduction
(L3, amour fort 33,75 % ; M1, amour fort 13,75) ; cependant, très peu choisissent
cette discipline comme spécialisation. Nous le comprenons mieux quand nous
nous référons aux chiffres de l’année universitaire 2018-2019 : L3 (aucun étudiant
spécialisé en traduction), M1 (1 étudiant spécialisé en traduction). Il se peut que
les étudiants aiment de loin cette activité, mais préfèrent se spécialiser dans
d’autres disciplines. En tout état de cause, cela reste une réalité à éplucher dans
d’autres études à l’avenir. Au-delà des stratégies d’exercices des étudiants et de
leur degré d’amour pour la traduction, nous pouvons retenir de façon générale
que la traduction pédagogique est une activité à double fonction ; 1) tester les
capacités linguistiques de l’apprenant dans la langue étrangère (ici, l’espagnol),
2) augmenter ou renforcer ses capacités quand le test démontre que la capacité
linguistique de celui-ci s’avère faible.

Conclusion
Dans les méthodes traditionnelles de l’enseignement des langues, la
traduction était perçue comme un moyen de consolidation des acquis
linguistiques en langue étrangère à travers l’exercice de traduction directe, de
contrôle de la compréhension des textes à l’aide de la traduction inverse.
LAVAULT (1985, p.18) abonde dans ce sens et affirme que ‘’l’objectif de la
traduction pédagogique est essentiellement didactique… La traduction n’est plus
une fin mais un moyen, dans la mesure où ce qui importe, n’est pas le message,
le sens que le texte véhicule, mais l’acte de traduire et les différentes fonctions
qu’il remplit : acquisition de la langue, perfectionnement, contrôle de la
compréhension, de la solidité des acquis, de la fixation des structures […]’’.
Les enquêtés ont décrit différents avantages exprimant le rôle de la
traduction dans l’apprentissage de l’espagnol langue étrangère : elle enrichit le
vocabulaire, elle facilite la rédaction et la communication. En un mot, elle permet
d’apprendre mieux les langues étrangères. C’est pourquoi les étudiants
universitaires ivoiriens en particulier, inscrits en espagnol, doivent s’intéresser
davantage à cette activité dont le but est de les aider à découvrir leurs lacunes
lexicales, linguistiques afin de les corriger et se perfectionner.
Pour terminer, lors des activités de compréhension de textes en langues
étrangères, les apprenants s’adonnent généralement à un exercice cognitif de
traduction avant même de répondre aux questionnaires du texte ; dans certaines
productions écrites, les apprenants recourent parfois à la traduction sans s’en
rendre compte. Au regard de toutes ces observations, n’est-il pas possible de
déduire que tout est traduction dans l’apprentissage des langues étrangères ?

534 Mars 2020 ç pp. 523-536


K. B. D. Konan

Références bibliographiques
CARMEN M.C. 1998. « La lingüística en la traducción. » Universidad de Oviedo,
Livius, 12, pp.141-162.
CATFORD J.C. 1965. A linguistic Theory of Translation. Oxford University Press,
(version française).
DURIEUX C. 2010. « L’enseignement de la traduction : enjeux et démarches. »
Meta : journal des traducteurs vol.55, n2, p.275-286.
EL QUESSAR M. 2009. « La traduction dans l’apprentissage des langues, un
objectif linguistique, mais une approche communicative. » Revue AFN
Maroc.
GUIDERE M. 2010. Introduction à la traductologie. Penser la traduction : hier,
aujourd’hui, demain (2ème ed). Bruxelles, Belgique : De Boeck.
JAMAL J. 2014. Didactique de la traduction à l’Université : Réflexions sur quelques
éléments de base. Université Mohamed V (Rabat, Marruecos).
KONAN K.B.D 2017. Le problème d’acquisition lexicale en langues étrangères : cas de
l’espagnol en milieu universitaire ivoirien. Nodus Sciendi, p.33.
LAROSE R. 1992. Théories contemporaines de la traduction. Presses de l’université
du Québec, 1989, 2ème impression.
LAVAULT- OLLEON, E. 1985. Fonctions de la traduction en didactique des langues.
Paris, Didier Érudition. Traduction pédagogique et pédagogie de traduction,
p.18.
LEFEAL K. D. 1987. « Traduction pédagogique et traduction professionnelle. » Le
français dans le monde, n0 spécial aout-septembre, pp.107-112.
MOUNIN G. 1996. Linguistique et traduction. Bruxelles, Dessart et Mardaga.
MOUNIN G. 2004. Les problèmes théoriques de la traduction. Paris: Gallimard.
UNSAL, G. 2013. Traduction pédagogique et analyse d’erreurs. Synergie Turquie
n6, p.91.

Annexe

ENQUÊTE SUR « L’IMPORTANCE DE LA TRADUCTION DANS


L’APPRENTISSAGE DE L’ESPAGNOL EN MILIEU UNIVERSITAIRE
IVOIRIEN »
Cette enquête a pour objectif de recueillir des données fiables sur l’importance de la
traduction dans l’apprentissage en milieu universitaire ivoirien. Nous vous remercions
d’avance de votre précieuse contribution. C’est vous qui rendez notre étude possible.
Grand merci !

Akofena çn°001 535


La traduction dans l’apprentissage de l’espagnol en milieu universitaire ivoirien : quel impact ?

I. IDENTIFICATION DE L’ENQUÊTÉ(E)

Sexe : H F Niveau d’étude : L3 M1

Spécialité :
II. QUESTIONS
1- A quel degré aimez-vous la traduction de textes ? :
Très élevé Un peu élevé Elevé Moins élevé Sans avis

2- Comment vous exercez-vous pour réussir les activités de traduction de textes


(traduction directe et traduction inverse) ? (NB : Citez-les par ordre
d’importance : 3 techniques ou stratégies d’exercices.)
1…………………………………………………………………………………………
2…………………………………………………………………………………………
3…………………………………………………………………………………………
3- Pour vous, la traduction est-elle vraiment importante dans l’apprentissage de
l’espagnol en milieu universitaire ivoirien ?
Si oui, citer trois bienfaits de cette activité dans l’apprentissage de la langue
espagnole :
OUI : NON
1…………………………………………………………………………………………
2…………………………………………………………………………………………
3…………………………………………………………………………………………
4- Sans trop penser, quels mots associez-vous à traduction ? (Citez 1 à 3 mots)
Mot 1 :…………………………………………………………………
Mot 2 :…………………………………………………………………
Mot 3 :…………………………………………………………………
Merci à vous !

536 Mars 2020 ç pp. 523-536


K. A. D. N’guessan & K. M. Konan

LES JOURNALISTES FONT-ILS PREUVE DE POLITESSE


DANS LE TRAITEMENT DE L’INFORMATION ?

Kouassi Akpan Désiré N’GUESSAN


Université Félix Houphouët-Boigny – Côte d’Ivoire
dezakpan@gmail.com

&

Kouadio Michel KONAN


Université Félix Houphouët-Boigny – Côte d’Ivoire
mikeoklair@yahoo.fr

Résumé : L’objectif principal de la presse écrite est de fournir des


informations objectives aux lecteurs afin de faire d’eux des citoyens
modèles pour leur propre intérêt et aussi pour l’intérêt de la cité. Mais avec
la multiplication des organes de presse et la prolifération des sites
d’information, on assiste à une course vers l’audience dans le but de faire
du profit ; ce qui impacte la présentation des informations avec une baisse
notable de l’objectivité sensée caractérisée la presse. Ce présent travail, qui
s’inscrit dans l’analyse du discours des médias, a pour objectif de
démontrer cette subjectivité grandissante dans la presse (en ligne) à partir
de la théorie de la politesse élaborée par Brown et Levinson et revisitée par
certains auteurs dont Catherine Kerbrat-Orecchioni.

Mots-clés : journaliste, information, théorie de la politesse, gestion de la


face, Côte d’Ivoire.

Abstract : The main objective of the written press is to provide objective


information to readers in order to make them become model citizens for
their own interest and also for the interest of the city. But with the
proliferation of media outlets and the proliferation of news sites, we are
witnessing a race towards the audience in order to make a profit ; this
affects the presentation of information with a noticeable decrease in the
sensible objectivity characterized the press. This work, which is part of the
analysis of media discourse, aims to demonstrate this increasing
subjectivity in the press (online) from the theory of politeness developed by
Brown and Levinson and revisited by some authors including Catherine
Kerbrat-Orecchioni.

Keywords : journalist, information, politeness theory, face management,


Côte d’Ivoire.

Akofena çn°001 537


Les journalistes font-ils preuve de politesse dans le traitement de l’information ?

Introduction
Les organes d’information, ayant connu un développement prodigieux
avec l’avènement des technologies de l’information et de la communication, ont
tendance à se particulariser dans l’intention de se démarquer de leurs
concurrents afin d’attirer le plus de lecteurs (pour la presse), d’auditeurs (la
radio) ou de téléspectateurs (l’audiovisuel). Cette particularisation se ressent
même dans le traitement des informations qui sont mises à la disposition des
citoyens désireux de s’informer. On peut remarquer que les nouvelles traitées
ne remplissent pas toujours les critères d’objectivité et d’impartialité car par sa
manière de présenter l’information, le journaliste peut approuver ou
déconstruire les actions des personnalités qui font l’actualité selon sa propre
sensibilité politique.
Ainsi, quand un homme politique rencontre son assentiment, le
journaliste a tendance à le présenter sous un angle favorable et même à le
défendre lorsque son image est écornée. Mais quand il s’agit d’un homme
politique dont il ne partage pas les idéaux, le journaliste se montre plus critique
envers ses faits et gestes, et a tendance à le blâmer à la moindre occasion
(N’Guessan, 2018). Cette manière de traiter l’information souvent biaisée et
tendancieuse peut mettre à mal les faces des acteurs concernés par les
nouvelles. Or, Goffman (1974) recommande de préserver la face des personnes
avec lesquelles l’on interagit au risque de créer des précédents. D’autant plus
que lors des échanges, chaque individu est amené à gérer ses deux faces
(positive et négative) et les deux faces de l’autre interactant prenant part à
l’échange.
La présente étude sera basée sur la théorie de la politesse telle
qu’élaborée par Brown et Levinson, en prenant appui sur la notion de « face »,
mise en place par Goffman. Les préoccupations suivantes seront au centre de la
recherche :
Les journalistes font-ils preuve de politesse ou d’impolitesse dans le
traitement de l’information qu’ils présentent à leur lectorat ? Ne peut-on pas
cerner la subjectivité des journalistes au regard de la théorie de la politesse ?
Notre objectif est de chercher à comprendre la subjectivité des journalistes au
regard de la théorie de la politesse, qui a été initialement mise en œuvre pour
l’étude des interactions interpersonnelles.

1. Cadre théorique et méthodologique


1.1. Cadre théorique
Pour mener à bien cette étude concernant la ‘‘face’’ des acteurs de
nouvelle dans le traitement de l’information médiatique, précisément de la
presse écrite en ligne, notre cadre théorique sera le modèle de la théorie de la
politesse telle qu’élaborée par Penelope Brown et Stephen Levinson (1987).
D’après leur modèle, tout individu possède deux faces qui entrent en ligne de
compte lors des différentes interactions. Il y a une face négative qui est

538 Mars 2020 ç pp. 537-550


K. A. D. N’guessan & K. M. Konan

constituée des territoires corporel (le corps et ses prolongements), spatial (la
bulle dans laquelle chaque individu évolue) et temporel (le temps de parole
imparti à l’individu). Quant à la face positive, il s’agit de l’ensemble des images
valorisantes que chaque locuteur a de lui-même et qu’il tente d’imposer à
l’autre durant l’interaction. Il y a donc quatre faces en présence durant une
interaction, ce qui correspond aux faces positive et négative de chaque individu
prenant part à l’échange (dialogue).
Au cours des échanges, les individus sont amenés à accomplir plusieurs
actes potentiellement menaçants, qui peuvent être verbaux ou non-verbaux ; ces
différents actes sont nommés Face Thratening Acts (FTAs) par ces auteurs parce
qu’ils constituent des actes menaçants pour l’une ou l’autre des deux faces de
chaque interactant. Mais ils précisent que certains procédés sont mis en place
par les interlocuteurs afin de ménager la face des individus avec lesquels ils
sont engagés dans l’interaction ; ce qui permettrait de préserver leurs faces et
celles de l’autre.
La théorie de la politesse de Brown et Levinson a connu plusieurs
critiques et aménagements. Nous pouvons retenir l’apport de Kerbrat-
Orecchiono (1996) qui veut que la politesse puisse consister non seulement en
un adoucissement des menaces, mais aussi, plus positivement, en une
production d’« anti-menaces ». Dans l’apport de Kerbrat-Orecchioni, il faut
souligner qu’il a été mis en exergue certains actes de langage visant à valoriser
la face de l’interlocuteur ; actes qui constituent en quelque sorte le pendant
positif des FTAs et qu’elle a baptisés Face Flattering Acts (actes « cajoleurs) ou
FFAs. Ces aménagements qui ont abouti à la distinction entre les FTAs et les
FFAs ont permis aux chercheurs de faire la part entre la politesse négative
(consistant essentiellement à adoucir les FTAs) et la politesse positive (qui
consiste à créer plutôt des FFAs de préférence renforcés).
Ainsi, il convient de tenir compte des aménagements apportés par d’autres
chercheurs afin de cerner tous les contours du problème à analyser dans cette
étude.

1.2. Communication de masse et théorie de la politesse


La presse écrite, qui est un média de masse ayant pour objectif d’informer
les populations afin de faire d’elles des citoyens modèles, permet à un individu
(le journaliste) de s’adresser à un grand nombre de personnes sur un espace
donné. Il n’y a donc pas d’interaction directe entre le journaliste et ses lecteurs ;
même s’il est donné à certaines personnes (acteurs de nouvelles) de produire un
droit de réponse si elles se sentent diffamées. Mais avec la presse en ligne, les
interactions sont rendues possibles puisque n’importe lequel des lecteurs peut
commenter un article, donner son opinion ou même interpeller le journaliste,
s’il trouve judicieux de lui faire des reproches.
Ainsi, le journaliste qui lira probablement certains commentaires liés à son
article, peut en tenir compte dans la rédaction des prochains articles, ou même

Akofena çn°001 539


Les journalistes font-ils preuve de politesse dans le traitement de l’information ?

peut être amené à se justifier ou à éclairer certains points de l’actualité qu’il a


précédemment traités. Voyant que le journaliste ne demeure pas insensible à
tous ces retours d’information (feed-back) pouvant l’aider à affiner sa
présentation des faits, nous pensons que la théorie de la politesse peut servir à
éclairer la manière de traiter les informations qu’il met à la disposition de ses
lecteurs. Cela est d’autant plus vrai que Charron et Jacob, qui citent Padioleau,
soulignent que :

Le discours de presse prend forme à travers des « rhétoriques


journalistiques » qui englobent bien sûr les procédés d’écriture de presse
pour communiquer des nouvelles mais aussi les représentations qu’y
projettent les journalistes d’eux-mêmes, des alters, des éléments physiques
ou culturels présents dans le contexte d’interaction attachés à leur position
de journalistes.
Charron et Jacob (1999, p.6)

Le discours de presse n’est pas seulement la représentation du monde de façon


factuelle comme tendrait à le faire croire le journaliste, il est aussi un lieu de
mise en relation de celui qui parle à celui à qui il parle ; ce qui aboutit à un lieu
de construction d’un type de rapport avec les lecteurs. À partir des relations qui
y sont construites, il est donc possible d’étudier la manifestation de la politesse
dans les articles de la presse en ligne. Mais sachant que le journaliste, en
intervenant sur l’actualité, ne fait pas mention de lui, l’étude se focalisera sur les
actes menaçants et/ou rassurants pour les différentes faces des acteurs des
nouvelles qui sont rapportés.

1.3. Corpus d’analyse


Pour notre étude, nous avons retenu un corpus comportant plusieurs
articles de la presse en ligne ivoirienne. Il faut dire qu’avec la vulgarisation des
smartphones et d’Internet, il est plus facile de suivre l’actualité car presque tous
les quotidiens de la presse écrite ont des sites internet, quand bien même ils
continuent l’édition de la version papier.
La presse en ligne s’est enrichie également de plusieurs quotidiens qui
n’ont pas de version papier, vu qu’il est plus facile de produire un article en
ligne que sa version papier ; sans oublier que la consultation de la version en
ligne est plus aisée que la version papier car l’internaute n’a pas besoin de
parcourir tout le site pour s’informer mais plutôt choisir l’article de presse qui
l’intéresse. Pour le présent travail, les quotidiens retenus sont les suivants :
L’infodrome, Koaci, Ivoirebusiness, Yeclo (anciennement Ivoiresoir.net) et
Connectionivoirienne.net, … Concernant le choix des articles, il a paru
judicieux d’opter pour la rubrique politique nationale et la période de recension
s’étend du mois de juin à juillet 2019, au cours de laquelle nous avons consulté
plusieurs articles de presse sur les différents sites d’information
susmentionnées.

540 Mars 2020 ç pp. 537-550


K. A. D. N’guessan & K. M. Konan

Les articles qui ont été retenus sont au nombre d’une soixantaine (56) mais il se
trouve que ce sont les mêmes faits d’actualité qui ont été traités différemment
par les différents sites de la presse en ligne puisque ces faits datent de la même
période.

2. Les actes menaçants et les actes rassurants les faces dans la presse en ligne
Selon la théorie de la politesse de Brown et Levinson, les actes de langage
peuvent être classés en quatre catégories qui sont : les actes de langage
menaçant la face positive du locuteur, les actes de langage menaçant la face
négative du locuteur, les actes de langage menaçant la face positive de
l’interlocuteur et les actes de langage menaçant la face négative de
l’interlocuteur. À la suite du réaménagement de la théorie de la politesse, il a
été inclus des actes servant à valoriser les faces des acteurs en présence. Vu que
le journaliste ne traite pas de faits se rapportant à lui de manière explicite,
l’accent sera mis sur les actes de langage menaçant et les actes de langage
valorisant pour les faces des acteurs de nouvelles.

2.1. Les énoncés potentiellement menaçants pour la face positive des acteurs de
nouvelles
Sont classés dans la catégorie des actes menaçants la face positive de
celui qui les subis, tout acte qui menace le narcissisme de l’autre tels que les
critiques, les reproches, les moqueries, les accusations, etc. En parcourant la
presse en ligne, on peut voir apparaître un nombre important d’articles
contenant des énoncés qu’on pourrait qualifier d’acte menaçant pour la face
positive de l’interlocuteur. Sont considérés comme interlocuteur, les différents
lecteurs de la presse car les informations qui sont traitées leur sont destinées.
Mais on peut également considérer les acteurs des nouvelles comme des
interlocuteurs, sachant qu’ils peuvent intervenir sur une information les
concernant dans l’intention de démentir certains faits qui leur sont reprochés ou
de préciser certains actes qui leur sont attribués.
Ce sont donc les acteurs politiques qui sont au centre des informations
divulguées, sachant que nous avons retenu les articles de la rubrique politique
nationale. Dès lors, il convient de les considérer comme des interlocuteurs. Ce
sont donc leurs faces qui subissent d’éventuelles menaces qui feront l’objet
d’analyse. En guise d’exemples, nous pouvons mentions ces énoncés issus de la
presse en ligne :

Exemple 1 : La procureure en chef de la Cour Pénale Internationale, Fatou Bensouda, a


avoué avoir lamentablement échoué dans l’affaire Laurent Gbagbo et Blé Goudé
contre le procureur.

Akofena çn°001 541


Les journalistes font-ils preuve de politesse dans le traitement de l’information ?

Dans cet exemple, même s’il est évoqué une idée d’échec, celle-ci n’a pas
été émise par la procureure elle-même mais plutôt par des personnes s’étant
érigées en critiques des actions de la Cour Pénale Internationale. Ainsi, en
affirmant que ‘‘la procureure a avoué avoir lamentablement échoué’’, le
journaliste s’attaque à son image, et au-delà à l’image de l’institution qu’elle
représente, tout en énonçant des propos qu’elle n’a pas tenus, ou du moins pas
sous cette forme.
Cette affirmation qui peut s’apparenter à la moquerie vise à discréditer
les actions et l’image de la Cour Pénale Internationale auprès des populations et
particulièrement des lecteurs du journaliste. Le journaliste s’érige ainsi en
critique et non pas en collecteur d’information, comme son rôle de journaliste le
préconise. D’où le manque d’objectivité et d’impartialité qui pousse l’auteur à
employer l’adverbe ‘‘lamentablement’’, au lieu de faire une description des faits
qu’il doit présenter à son lectorat. Avec le deuxième exemple, nous sommes
face à une menace qui concerne aussi la face positive de l’acteur dont il est
question, en l’occurrence le président de la république :

Exemple 2 : Le deuxième boulon de Ouattara qui saute au point de pâlir son


arrogance, c’est le « boulon » Henri Konan Bédié. C’est avec le soutien de Bédié et de
son PDCI que Ouattara pouvait faire croire qu’il a gagné les élections.

Le président Ouattara et Bédié avaient fait alliance lors du deuxième tour


de l’élection présidentielle de 2010 contre le président sortant de l’époque,
Laurent Gbagbo. Mais depuis quelques temps, les alliés d’hier sont en
désaccord et s’accusent de trahison. C’est pourquoi l’auteur fait mention d’un
boulon de Ouattara qui saute. Et il ajoute même que ce boulon qui saute est
dommageable pour ‘‘l’arrogance’’ du président ; d’où l’insinuation que le
président de la république est arrogant sans toutefois mentionner des actes ou
faits susceptibles de corroborer ses dires (justification de l’arrogance).
Le journaliste s’attaque encore à la face positive de l’interlocuteur (le
président) dans ce même énoncé en l’accusant de tenir des propos qui ne sont
pas vrais (Ouattara pouvait faire croire qu’il a gagné les élections). En d’autres
termes, le président Ouattara n’a pas gagné les élections mais il fait croire à
l’opinion qu’il les a gagnées. C’est un acte de langage menaçant pour la face
positive du président qui est ainsi accusé de faire du faux. À la suite des actes
de langage menaçants la face positive de l’interlocuteur, il y a certains actes qui
sont de potentielles menaces pour la face négative.

2.2. Les énoncés potentiellement menaçants pour la face négative des acteurs de
nouvelles
Les actes menaçants pour la face négative de celui qui les subit sont les
actes du type violations territoriales, qu’elles soient non verbales ou verbales,
comme les questions indiscrètes, les comportements incursifs. Ce sont les actes

542 Mars 2020 ç pp. 537-550


K. A. D. N’guessan & K. M. Konan

tels que l’ordre, la requête, les suggestions, les conseils, les interdictions et
autres qui entrent dans cette catégorie.
Ce type d’actes de langage se rencontre très régulièrement dans les
communications interpersonnelles puisque les interlocuteurs sont en présence
et peuvent de ce fait préciser ou réorienter leurs propos s’ils sont mal perçus
lors de l’échange. Ce qui n’est pas le cas de la presse écrite qui est une
communication de masse même si avec la presse en ligne, certains lecteurs ont
la possibilité de laisser des commentaires, sans oublier que les acteurs de
nouvelles concernés peuvent également réagir de façon instantanée sur les
réseaux sociaux en guise de droit de réponse. Ainsi, les énoncés potentiellement
menaçants pour la face négative des acteurs de nouvelles peuvent se rencontrer
dans la presse en ligne quand bien même ils ne sont pas très nombreux. En
guise d’illustration, cet exemple peut être mentionné :

Exemple 3 : Arrêtez donc les intimidations et les menaces pour obliger les Ivoiriens
à adhérer à votre RHDP. […] Investissez dans l’école, la recherche scientifique et
l’innovation.

Depuis la rupture entre le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) et


son allié du Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et la Paix
(RHDP), le bruit court que les cadres du PDCI et tous les cadres de
l’administration, en général, subiraient des pressions afin d’adhérer au RHDP.
Ces rumeurs ont été confirmées plus tard par certains hauts responsables du
parti au pouvoir qui ont publiquement demandé à tous ceux qui n’étaient pas
RHDP de ‘‘libérer le tabouret 1’’ qu’ils occupent.
C’est à la suite de ces informations, que le journaliste s’est donné la
latitude d’interpeler les responsables politiques du parti au pouvoir. Dans cet
exemple, nous sommes face à un acte de langage qu’on pourrait qualifier
d’ordre (Arrêtez donc les intimidations et les menaces …). Cet acte de langage
pourrait être qualifié d’ordre, puisqu’il est à la forme impérative. Néanmoins,
pour donner un ordre, il faut que celui qui le fait soit supérieur à celui à qui
l’ordre est donné, car le donneur d’ordre doit avoir un moyen de pression pour
contraindre le subordonné à obéir. Or dans notre exemple, l’on peut remarquer
que le journaliste qui donne cet ordre n’a, apparemment, aucun moyen de
pression sur ceux à qui il parle (les responsables politiques du parti au pouvoir)
puisque ces derniers ont plus de pouvoir et d’autorité que lui. Néanmoins, le
journaliste peut donner des conseils ou faire des suggestions après avoir
analysé la situation sociopolitique qui prévaut. C’est ce qu’il est donné de
constater avec la suite de l’énoncé pris en exemple : Investissez dans l’école, la
recherche …

1 « Libérer le tabouret » signifie rendre sa démission, céder le poste qu’on occupe.

Akofena çn°001 543


Les journalistes font-ils preuve de politesse dans le traitement de l’information ?

Cet énoncé est potentiellement menaçant pour la face négative de


l’interlocuteur, ici les responsables politiques à qui le message est adressé, car
ces actes de langage sont une violation du territoire des acteurs concernés ;
d’autant plus que ces derniers n’ont pas sollicités le journaliste qui leur fait ces
propositions. Passons à l’exemple suivant :

Exemple 4 : Carte d’identité à 5.000 F en Côte d’Ivoire : Il nous faut désavouer ce


régime RHDP !

En juin 2019, toutes les cartes nationales d’identité délivrées en Côte


d’Ivoire arrivaient à expiration puisqu’elles ont une validité de dix ans et
qu’elles ont été délivrées dix ans plus tôt. Pour le renouvellement de ces cartes,
le gouvernement demande à chaque individu désireux d’acquérir cette pièce de
débourser la somme de cinq mille francs, alors qu’elles avaient été établies
gracieusement pour toutes les personnes en âge de posséder une pièce
d’identité
.
Dans cet énoncé, le journaliste exhorte les populations ivoiriennes à
refuser de payer le montant de 5.000f exigé pour entrer en possession de la carte
d’identité. Le « nous » employé renvoie aux populations qui doivent se
désolidariser (désavouer) d’une décision émanant des autorités étatiques. En
parlant ainsi, le journaliste se met quelque peu au-dessus du peuple à qui il
donne un conseil pour son bien (le bien du peuple). Or dans le cadre d’un
conseil ou même d’une suggestion, celui qui parle trouve judicieux que celui à
qui il parle mette en pratique ce qu’il lui recommande afin d’en retirer des
bénéfices.
C’est donc en connaisseur que le locuteur, qui se trouve être le journaliste
donne des orientations à l’interlocuteur. Il empiète sur le territoire de son
interlocuteur, ici le « nous » mis pour les populations ivoiriennes. Or tout
énoncé qui pousse le locuteur à empiéter sur le territoire de son interlocuteur
est un acte potentiellement menaçant pour la face négative de ce dernier.

2.3. Les actes rassurants les différentes faces


À la suite des critiques qui ont été portées contre la théorie de la politesse
de Brown et Levinson, certains auteurs y ont apporté des aménagements. C’est
le cas de Kerbrat-Orecchioni (op. cit.) qui parle de Face Flattering Acts, actes
cajoleurs ou de FFAs qui constituent en quelque sorte le pendant positif des
Face Threatening Acts ou FTAs (actes menaçants).
Ainsi, les énoncés qu’on pourrait renfermer dans les actes de langage
rassurants concernent tous les énoncés permettant aux journalistes de valoriser
les faces des acteurs des nouvelles. Cette valorisation des faces des acteurs de
nouvelles peut se présenter sous plusieurs formes. Il peut s’agir pour le
journaliste d’adoucir les différents énoncés potentiellement menaçants pour les

544 Mars 2020 ç pp. 537-550


K. A. D. N’guessan & K. M. Konan

faces des acteurs en privilégiant la question au détriment de l’ordre. Pour


revenir à l’exemple 3, on pourrait avoir : « ne pouvez-vous pas arrêter les
intimidations et les menaces … » ou même une suggestion du genre « il serait
préférable d’arrêter les intimidations et les menaces … » au lieu de « arrêtez les
intimidations et les menaces … ».
Quant à l’exemple 4, au lieu que le journaliste écrive : « …. Il nous faut
désavouer ce régime RHDP ! », il pouvait commencer par employer des
désarmeurs qui sont des termes par lesquels on anticipe une possible réaction
négative de l’interlocuteur. Ce qui pourrait donner par exemple : « Carte
d’identité à 5.000 F en Côte d’Ivoire : il est souhaitable que les frais
d’établissement n’incombent pas aux populations au vu de la paupérisation
grandissante » ou encore par l’emploi de modalisateurs qui donnent à
l’assertion une allure moins péremptoire : « Carte d’identité à 5.000 F en Côte
d’Ivoire : il semble que le gouvernement ne doit pas nous imposer ce montant ».
Le journaliste a aussi la possibilité d’utiliser des minimisateurs qui ont pour
fonction de réduire la menace que constituent les actes menaçants la face. Ce
qui pourrait donner : « Carte d’identité à 5.000 F en Côte d’Ivoire : s’il y a
quelque chose à faire, c’est de ne pas accepter que l’on impose cela au
contribuable ».
Le journaliste dispose donc de plusieurs procédés lui permettant de ne
pas faire perdre la face ou heurter la sensibilité de son interlocuteur qui peut
être l’acteur de la nouvelle qu’il rapporte ; et il peut toujours valoriser la face de
celui-ci en soutenant ses points de vue, en défendant ses positions ou en
justifiant tous les propos qu’il tient. C’est ce que nous pouvons remarquer avec
l’exemple suivant :

Exemple 5 : Les motivations politiques avancées par l’opposition méritent


considération (sécurité, protection de la nationalité et inclusion démocratique).

Avec cet énoncé, il est question des griefs soulevés par l’opposition eu
égard aux conditions d’obtention de la nouvelle carte d’identité. Par le fait de
donner raison et de soutenir la position de l’opposition, le journaliste valorise sa
face et lui démontre que le combat qu’il mène est fondé. Or, les écrits du
journaliste seront consultés par plusieurs personnes et certaines d’entre elle
auront également tendance à abonder dans ce sens.
Mais il faut ajouter que le journaliste n’emploiera pas des énoncés
valorisants pour la face pour tous les acteurs de nouvelles dont il parle. Il agit
ainsi, en général, pour les acteurs politiques ou hommes publics qui rencontrent
son assentiment. En d’autres termes, le journaliste sera prompt à encenser les
acteurs politiques dont il partage les idéaux, dont il se sent plus proche d’une
manière ou d’une autre. Cette manière de faire du journalisme, quand même
elle n’est pas conforme à la déontologie de cette pratique, est possible parce que

Akofena çn°001 545


Les journalistes font-ils preuve de politesse dans le traitement de l’information ?

les articles de la presse sont emprunts d’une subjectivité presqu’impossible à


voiler car inhérente à la langue (Kerbrat-Orecchioni, 1980).

3. Théorie de la politesse et presse en ligne


Nous savons avec Bakhtine que :
Toute énonciation, même sous sa forme figée écrite, est une réponse à
quelque chose et est construite comme telle. Elle n’est qu’un maillon de la
chaine des actes de parole. Toute inscription prolonge celles qui l’ont
précédée, engage une polémique avec elle, s’attend à des réactions actives
de compréhension, anticipe sur celles-ci, etc.
Bakhtine (1977, p.105)

Ainsi, si l’on considère toute énonciation comme une réponse à de quelconques


actes de parole précédents, alors l’on peut également considérer les écrits de la
presse écrite comme des réponses à certains propos précédemment tenus. Mais
même si la théorie de la politesse peut être appliquée à la presse en ligne, il
convient de souligner quelques particularités inhérentes à ce mode de
transmission des informations.

3.1. Subjectivité du journaliste et Théorie de la politesse


Un locuteur, qu’il soit journaliste ou pas, ne peut pas formuler un énoncé
sur le monde sans qu’une posture face à la réalité n’y soit exprimée, sans que sa
manière de penser en tant que locuteur n’y soit imprimée d’une certaine
manière et sans que l’identité de l’interlocuteur et la nature des liens que le
locuteur cherche à nouer avec lui n’y soit aussi définies. Les différents choix
opérés par le locuteur sont fonction de la position qu’il s’attribue face à lui-
même, face aux objets dont ils parlent et face à ceux à qui son discours est
destiné. En d’autres mots, les caractéristiques d’un discours recèlent toujours
des traces, plus ou moins manifestes, des conduites de sa production et de sa
communication (Françoise Armengaud, 1990). C’est donc en fonction de ses
choix discursifs que le journaliste peut produire des articles de presse dans
lesquels on peut trouver des énoncés qui peuvent être, soit menaçants pour les
faces des acteurs, soit valorisants pour les faces de ces derniers. Ceci se faisant
généralement en conformité avec la ligne éditoriale de l’organe de presse en
question, d’autant plus qu’un même fait d’actualité peut recevoir des
traitements différents selon que l’organe de presse se sent plus ou moins proche
de l’acteur de nouvelle ou de l’homme politique concerné.
Ainsi, le discours de presse, tel qu’il se donne à lire dans les pages du
journal (qu’il soit en ligne ou en version papier), ne se définit pas seulement
comme un lieu de représentation du monde ou des évènements, comme un
contenu ou un ensemble de propositions sur le monde. Le discours de presse
est aussi un lieu de construction et d’affirmation de l’identité sociale du
journaliste et un lieu de mise en relation de celui qui parle à celui à qui il
s’adresse (les lecteurs), et donc un lieu de construction d’un type de rapport au

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K. A. D. N’guessan & K. M. Konan

public. En livrant des informations sur un fait d’actualité, le journaliste donne


aussi une représentation de ce fait et, ce faisant, définit la nature du rapport
qu’il entretient avec le fait en question.
En s’adressant au public, le journaliste lui attribue également une
certaine position et une certaine identité et détermine la nature du rapport qu’il
entretient avec lui. Ainsi, les différents choix du journaliste (que ce soit au
niveau des informations à retenir que le choix des termes à employer)
s’établissent en fonction du public auquel il s’adresse (Jean-Claude Bondol,
2006). En prenant en compte tous ces paramètres, le locuteur journaliste tend à
la subjectivité vu qu’il se met en scène lui-même en tant que sujet dans son
énonciation, lorsqu’il engage plus ou moins manifestement son identité en tant
que sujet du discours, lorsqu’il rend perceptible, par ses choix langagiers, le fait
que l’énoncé est lié au locuteur (Charron et Jacob, op. cit.).
Ainsi, s’instaure un certain contrat de communication, de manière tacite,
entre le journaliste, l’organe de presse et les lecteurs de cet organe de presse en
question. C’est donc en vertu de ce contrat de communication que le lecteur sait
« lire » le journal et qu’il sait, avant même de le lire, le genre d’informations et
de discours qu’il va y retrouver (Gilles Gautier, 1996). Le journaliste saura donc
satisfaire les attentes de ses lecteurs, c’est pourquoi ces derniers rencontreront
presque toujours des informations qui sont en général conformes à leurs
opinions de départ, et qui seront renforcées par les articles qui leur sont
proposés.

3.2. Particularité de la presse en ligne


En nous appuyant sur la définition donnée par Jean Charron (2000), nous
pouvons dire que le journalisme est un ensemble institutionnalisé de pratiques
discursives portant sur l’actualité et sur les affaires d’intérêt public, réalisées
dans le cadre d’organisations commerciales et industrielles et visant à la fois un
objectif concret de rentabilité et un objectif déclaré d’information des citoyens.
Et la presse écrite, qui fait partie du journalisme, et qui a pour rôle principal
d’informer les citoyens d’une région ou d’un pays, prend également en compte
les objectifs susmentionnés. C’est ainsi que pour un souci d’efficacité, la presse
écrite a été subdivisée en plusieurs parutions, ce qui a donné naissance aux
quotidiens, aux hebdomadaires, aux bihebdomadaires, aux mensuels et aux
bimensuels, la presse spécialisée, etc. Toutes ces parutions ont les mêmes
objectifs, elles visent à apporter une connaissance à leurs lecteurs et cette
connaissance concerne un vaste ensemble qui part des sujets d’actualité aux
sujets d’ordre général et aux domaines spécialisés. Cette catégorisation permet
de distinguer la presse généraliste qui présente des informations d’ordre
politique, économique et social de la presse spécialisée qui traite de domaine
spécifique (le sport, l’économie, la mode, la technologie, la science, etc.). Et étant
donné que toutes les nouvelles n’intéressent pas tous les lecteurs, les journaux

Akofena çn°001 547


Les journalistes font-ils preuve de politesse dans le traitement de l’information ?

sont donc repartis en différentes rubriques qui sont : la politique, l’économie, la


société, le sport, les faits divers, …
La subdivision et la répartition en rubrique qu’on peut observer avec la
presse écrite traditionnelle sont difficilement observables avec la presse en
ligne. En effet, sur le site internet de certains journaux en ligne, il est souvent
donné d’observer un menu qui fait la répartition des articles comme suit :
politique, économie, société, sport, etc., un peu comme le fait la presse écrite
traditionnelle. C’est notamment le cas de L’infodrome. Mais ce qu’il y a à
remarquer, c’est que pour avoir généralement accès à ces sites, les lecteurs n’y
vont pas directement puisqu’il y a certaines applications permettant de
visualiser tous les articles disponibles sur les différents sites d’information
avant d’opérer un choix, à l’exemple d’Opéra mini ou de Google chrome. C’est
donc à partir de ces applications que plusieurs lecteurs ont généralement accès
aux sites d’information en ligne, surtout qu’il permet d’avoir divers articles de
sites différents sans toutefois parcourir tous ces sites en question en entier. Or, à
partir de ces applications, les subdivisions ne sont pas toujours clairement
mentionnées. Mais le véritable problème concerne les auteurs des articles.
À partir de notre pratique de lecteur et à la suite de nos recherches, il
nous a été donné d’observer que plusieurs articles publiés par différents sites
d’information ne sont pas rédigés par des journalistes de métier mais plutôt par
des hommes politiques, des cyberactivistes, des politologues ou des personnes
se faisant passer pour des libres penseurs ou des éveilleurs de consciences voire
des personnes s’improvisant journalistes. Ce qui pose un véritable problème de
déontologie puisqu’on ne sait pas à qui imputer la responsabilité de ces articles,
sachant très bien que certains auteurs utilisent des avatars pour éviter de se
faire repérer.
Il arrive que certains de ces journaux en ligne publient des articles
d’information qu’ils ont pris soin de relever sur les réseaux sociaux, quand
d’autres publient des articles qu’ils reçoivent des individus mentionnés plus
haut. Ce qui a pour conséquence de créer une certaine confusion entre les
articles publiés par les journalistes travaillant pour l’organe de presse en ligne
et les articles émanant de sources diverses souvent difficiles à recouper, sans
oublier les fakes news ou infox qui se répandent. Par ses différentes pratiques,
la presse en ligne met en mal la survie même de la fonction de journaliste
puisque n’importe quel individu peut s’improviser comme tel.
Or, la principale fonction du journalisme d’information consiste à
rapporter des évènements sous la forme de nouvelles après investigations et
vérifications de leur véracité. Le rédacteur s’abstient de ce fait de porter des
jugements de valeur sur ce qu’il décrit, des jugements impliquant une prise de
position à partir d’un système de valeurs (choix moraux, politiques, sociaux,
esthétiques, …). Il se contente ainsi de jugements d’existence par le biais de la
fonction référentielle de la communication, ce qui consiste en un rappel
impartial des faits. Par conséquent, ce modèle repose sur un système de

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K. A. D. N’guessan & K. M. Konan

reproduction conforme de la réalité dont le trait fondamental est l’objectivité.


Cette objectivité conduit inévitablement à l’universalité. Ainsi, cette adéquation
qui devrait exister entre le réel et le témoignage journalistique sur cette réalité
donne à l’information un caractère universel.
L’information objective, il faut entendre sensé dire le vrai, s’adresse à
tous indistinctement et concerne chacun des lecteurs. Ce qui n’est pas le cas
avec la presse en ligne. Même s’il faut noter que cette subjective apparente
existe aussi bien avec la presse traditionnelle, il faut reconnaitre que le
problème a pris de l’ampleur avec la presse en ligne vu que ces personnes se
faisant passer pour des journalistes ne font aucune investigation et sont prêtes à
relayer des informations aussi farfelues les unes que les autres, sans fondement
et dénuées souvent de tout ce qui caractérise les pratiques journalistiques.
Néanmoins, certains sites d’information en ligne essaient, tant bien que mal, de
tirer leur épingle du jeu ; ce qui pousse à nuancer nos propos et nous empêche
de les vouer toutes aux gémonies.

Conclusion
La théorie de la politesse et de la gestion des faces est plus appropriée
pour des études concernant des interactions verbales car il est plus facile de
suivre les tours de paroles et de voir apparaitre les différents phénomènes à
étudier. Bien que les articles de la presse en ligne ne rentrent pas dans ce
canevas, on peut aussi leur appliquer cette théorie, vu que selon le dialogisme,
tout propos peut être qualifié de réponse à des actes de parole précédemment
proférés. Cette théorie a permis de comprendre quelques traits de subjectivité
liés au traitement de l’information ; sachant que le journaliste devient plus ou
moins poli en fonction de l’information à traiter, et que ce traitement est
quelque peu conforme à la ligne éditoriale du quotidien et à l’acteur de
nouvelle concerné (homme politique en général). Ainsi, il se montrera plus poli
lorsqu’il traitera les informations relatives aux acteurs politiques qui
rencontrent son assentiment ; par la même occasion, il se montrera moins poli
lorsqu’il s’agira d’écrire des articles concernant les faits et actes qui concernent
les acteurs de nouvelles envers qui il n’a pas de sympathie.
Néanmoins, la manière de traiter les nouvelles, qui peut être considérée
comme biaisée, répond, en général, aux désirs des lecteurs du quotidien en
question ; d’autant plus que ces derniers s’attendent à rencontrer certaines
informations qui doivent correspondre à leur opinion de départ. Le journaliste
se charge donc de satisfaire cette attente, de sorte qu’il s’instaure une certaine
complicité entre le journaliste et les lecteurs. Ce qui amène à comprendre que
les lecteurs ne lisent pas seulement la presse, qu’elle soit écrite ou en ligne,
uniquement pour s’informer mais pour conforter le point de vue qu’ils se sont
déjà forgés sur certains acteurs de nouvelles ou sur certains faits de société.

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Les journalistes font-ils preuve de politesse dans le traitement de l’information ?

Références bibliographiques
ARMENGAUD Françoise. 1990. La pragmatique, Paris, PUF
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médiatique : Fonctionnement de l’implicite subjectif dans le discours du
mode authentifiant de la télévision », Thèse de doctorat, Université Paris 8
CHARRON Jean, JACOB Loïc. 1999. « Énonciation journalistique et
subjectivité : les marques du changement », Études de communication
publique, Cahier n°14, Département d’Information et de Communication,
Université Laval, Québec
CHARRON Jean. 2000. « La nature politique du journaliste politique », Etudes
de communication publique, Cahier n°15, Département d’Information et
de Communication, Université Laval, Québec
Dictionnaire d’analyse du discours. 2002. Seuil, Paris
GOFFMAN Erving. 1974. Les rites d’interaction, Paris, Minuit
KERBRAT-ORECCHIONI Catherine. 1980. L’énonciation. De la subjectivité dans le
langage, Paris, Armand Colin
KERBRAT-ORECCHIONI Catherine. 1996, La conversation, Paris, Le Seuil
KERBRAT-ORECCHIONI Catherine. 2005. Le discours en interaction, Paris,
Dunod
KERBRAT-ORECCHIONI Catherine. 2014. « (Im) politesse et gestion des faces
dans deux types de situations communicatives : petites commerces et
débats électoraux », Pragmática Sociocultural / Sociocultural Pragmatics 2(2),
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N’GUESSAN Kouassi Akpan Désiré. 2018. « Orienter la compréhension par le
verbe introductif du discours rapporté dans la presse écrite », Crelis, pp.
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PENELOPE Brown and STEPHEN C. Levinson. 1978/1987. Politeness: Some
Universals in Language Usage, vol. 4 of Studies in Interactional
Sociolinguistics.
PENELOPE Brown and STEPHEN Levinson. 1978/1987. Politeness: Some
Universals in Language Usage, vol. 4 of Studies in Interactional
Sociolinguistics Cambridge: Cambridge University Press

550 Mars 2020 ç pp. 537-550


L. P. LE BI

ADVOCATING FOR THE CONSTRUCTION


OF A FORMAL APPARATUS OF ENUNCIATIVE OBJECTIVITY

Le Patrice LE BI
Université Peleforo Gon Coulibaly – Côte d’Ivoire
lebilepatrice@yahoo.com

Abstract: This article is to be regarded as a follow-up to the views contended


and upheld in my doctoral dissertation. It therefore aims to further reflect on
some aspects of the then coined concept of Enunciative Objectivity incepted in my
previous research works which aimed at exploring the dichotomy
subjectivity/objectivity in contemporary reflections grounded in the framework
of Enunciative Linguistics. The article therefore claims to be a part of an on-
going and ever-growing project the final goal of which is to favor the advent of
a Formal Apparatus of Enunciative Objectivity in concurrence with or as opposed
to Benveniste’s Formal Apparatus of Enunciation. The project should first and
foremost be able to progressively and thoroughly conduct a critical assessment
of the framework of Benveniste’s theoretical thought so as to justify the
relevance of the ambition it bears.

Key Words: Enunciative Objectivity, Formal Apparatus of Enunciation, Formal


Apparatus of Enunciative Objecivity

Résumé : Le présent article s’inscrit dans le prolongement des vues défendues


dans notre thèse de doctorat. Il vise à approfondir certains aspects de la réflexion
amorcée sur la problématique du concept d’objectivité énonciative appréhendée
à l’aune de la dichotomie fondatrice subjectivité/objectivité qui est de saison
dans les réflexions scientifiques contemporaines se réclamant de la linguistique
dite énonciative. Il s’agit spécifiquement de faire entrer dans sa phase opératoire
le projet dont la finalité ou le but ultime est de parvenir à la construction d’un
éventuel Appareil Formel de l’Objectivité Énonciative à l’instar ou à l’opposé du
cadre conceptuel benvenistien de l’Appareil Formelle de l’Énonciation. Un tel
projet doit pouvoir se donner les moyens de faire un réexamen critique et
progressif du cadre conceptuel de Benveniste et de justifier la pertinence de
l’ambition dont il est porteur.

Mots-clés : Objectivité énonciative, Appareil formel de l’énonciation Appareil


formel de l’objectivité énonciative

Akofena çn°001 551


Advocating for the Construction of a Formal Apparatus of Enunciative Objectivity

Introduction:
A common belief in the French School of discourse analysis in general, and
enunciative linguistics in particular, tends to present language as being exclusively
and irrevocably subjective. That perception of language as being subjective was
extensively advocated by Benveniste (1966: 258-266; 1974: 79-88) and carried over by
many other linguists, Catherine Kerbrat Orrechionni (1999: 39-162), Antoine Culioli
(1980; 1984; 1991; 1999) and Oswald Ducrot (1972; 1973; 1980; 1989; 1998) being some
of them. Contrary to post-benveniste reflections on human language which
favoured the study of subjectivity, objectivity could also be studied in another
conceptual framework which we intend to present in a scientific project termed the
Formal Apparatus of Enunciative Objectivity.
The scientific project referred to as the Formal Apparatus of Enunciative
Objectivity was inspired by Emile Benveniste’s L’Appareil formel de l’énonciation and
Gustave Guillaume’s Psychomechanics. However, the project tends to draw a lot
more on Antoine Culioli’s Theory of Enunciative Operations. The conceptual
framework and the methodological approach to this project which is at the
crossroads of three linguistic theories aims to turn the concept of objectivity into a
special scientific object amenable to study. As such, the project tends to further
explore and oppose the concept of ‘’subjectivity’’, which has informed many
research works in the framework of the French School of Discourse Analysis, to that
of objectivity. However, the portion of the research program presented here is to be
taken as the prolegomena to a bigger research program the tools of which are still
under construction.
In this article whose aim is to give a rough idea of the conceptual framework
mentioned above, a special emphasis will be laid on the need for such theoretical
tool by justifying its reason for being and by unveiling some of its theoretical tools
and operating concepts which will help conduct an analysis of the traces of
objectivity. The article also revisits and brings out the flaws of some indexicals of
subjectivity as developed by Benveniste’s theoretical thoughts. The article finally
describes some of the anchorage points of objectivity as perceived in the framework
of the Formal Apparatus of Enunciative Objectivity.

1. On the Need for a Formal Apparatus of Enunciative Objectivity


Generally speaking, the development of a conceptual or theoretical tool
obviously aims to meet an accurate, cognitive or scientific need with a view to
puzzling out a given phenomenon. It is therefore the existence of that need which
justifies the advent of the theoretical or conceptual tool meant to work out the
phenomenon targeted. That’s why it seems auspicious, at the outset, to justify the
relevance of the Formal Apparatus of Enunciative Objectivity.

552 Mars 2020 ç pp. 551-562


L. P. LE BI

1.1 Justification of the Project


«De longues perspectives s’ouvrent à l’analyse des formes complexes du
discours, à partir du cadre formel esquissé ici.» (Benveniste 1974, p.88). It was by
means of that utterance that Benveniste then concluded the presentation of what he
later termed the Formal Apparatus of Enunciation (L’appareil Formel de l’Énonciation in
French). Further construed in an article, titled L’appareil Formel de l’Énonciation, and
published in the second volume of his fundamental book titled Problems in General
Linguistics (Problèmes de Linguistique Générale), the Formal Apparatus of
Enunciation has turned into a key concept in the frame of the French School of
Discourse Analysis. In so doing, Benveniste paved the way for an ever-evolving and
fruitful field of knowledge and research program grounded in the framework of
theoretical and formal linguistics; framework which upheld and raised discourse to
the rank of an object of science amenable to study. Thus, by mere serendipity, the
developments of contemporary research works in the field of enunciation have
taken pathways and directions Benveniste himself surely did not expect nor did he
predict. Therefore, the current article is to be considered as a part of the building
block of the conceptual and methodological framework under construction termed
the Formal Apparatus of Enunciative Objectivity.
Just as the way Saussure deliberately made the epistemological choice to prefer
langue to parole to guarantee the falsifiability of the findings of research works in
early Modern Linguistics period to meet the requirements of the then positivist
exigences, the conceptual framework we intend to develop intentionally aims to
exclusively trace the indexicals of objectivity in language, meaning langue in the
saussurean sense of the word. That epistemological choice aims to trigger and favor
a certain balance between studies whose objective is to retrieve and single out
markers of subjectivity in discourse on the one hand and the ones which will be
devoted to identifying markers of objectivity in discourse on the other hand.
With a view to stepping progressively toward the final stage of the conceptual
and methodological framework under construction, an appropriate metalanguage
made up with operational concepts likely to describe it with accuracy will primarily
be coined. Those operational concepts were prompted out or popped up as a result
of the observation of a few facts of language noticeable in the analyses therein. It is
those facts of language which are likely to justify the relevance of the concepts to be
coined. However, those concepts the description of which will be limited in this
article will further be accounted for in future articles.

1.2 Coinage of a few Theoretical tools and Operational Concepts


Still in its embryonic stages, the conceptual framework under construction will
primarily rest on basic concepts or theoretical tools among which we could name:
• The Formal Apparatus of Enunciative Objectivity (FAEO) itself,

Akofena çn°001 553


Advocating for the Construction of a Formal Apparatus of Enunciative Objectivity

• The Impersonalization Effect,


• The Objectivity Effect,
• The Property of Delocution,
• The Aoristic Value,
• Aoristicization.

As a matter of fact, the FAEO designates the scientific framework in which we intend
to later conduct the analyses meant for tracing the ‘’linguistic individuals’’ aiming to
objectivize the discourse of the utterer. On the long run, that theoretical ground
should be able to provide the necessary tools likely to help list some ‘’objectivemes’’,
that is, markers of objectivity in discourse.
As for the Impersonalization Effect, though it was inspired by the
Guillaumian concept of Speech Effects, it should not be semantically and conceptually
equated with it. The two concepts rather run in opposite directions. The concept of
Speech Effects, amply systematized and described in Gustave Guillaume’s theory and
later literally carried over in Henri Adamczweski’s Meta-Operational Grammar,
refers to the different values a given linguistic unit takes in different contexts or
places of occurrence. Those different contextual values derive from a core or
invariant value. That invariant value is unique and absolute. Hence the pluralization
of the word ‘’Effects’’ in the phrase ‘’Speech Effects‘’.
Contrarily to the Guillaumian concept of Speech Effects, the concept of
Impersonalization Effect rather refers to a set of linguistic forms or a bunch of various
occurences of linguistic units likely to yield a unique or single effect. The terms
‘’Effect’’ and ‘’Impersonalization’’ have been carefully chosen given that objectivity is
basically an ideal in the sense that an enunciation always originates from a more or
less personified instance. The figure provided below brings out the difference and
gives a good account of the opposition between the psychomechanic concept of
Speech Effects and that of Impersonalization Effect that is being developed. In the figure
below, the following acronyms SE, LF and LU respectively stand for Speech Effects,
Linguistic Form and Linguistic Unit.
Under those circumstances, SE would range from 1 to n, meaning that
the invariant value of a linguistic unit is likely to yield several Speech Effects while
different Linguistic Forms and/or Linguistic Units ranging from 1 to n could be used
objectively to yield an Impersonalization Effect.

554 Mars 2020 ç pp. 551-562


L. P. LE BI

SE1 LF1/LU1
SE2 LF2/LU2
Impersonnalization Effect
Invariant/Linguistic Unit SE3 LF3/LU3
SE4 LF4/LU4
SEn LFn/LUn

Illustration of the concept Speech Effects Illustration of the concept of Impersonnalization Effect

Figure 1: Comparison between the Concepts of Speech Effects and that of the Impersonalization Effect

We postulate the existence of a correlation between the concept of Impersonalization


Effect and that of Objectivity Effect. In fact, The Objectivity Effect semantically and
conceptually refers to the scope or the perlocutionary value of an utterance or a
discourse which seems truthful by virtue of the iconicity it establishes between the
said discourse and the data or elements of the extralinguistic world. That perception
of the concept of Objectivity Effect draws on that of truth-correspondence developed
in Lena Soler’s Introduction à l’épistémologie1.
As for the concept of Delocution Property, it refers to a set of features formerly
associated with the third person and to all its possible variants in many theories of
enunciation. For years, it has been taken for granted that the alleged traits of
objectivity were not associated but only with the third person. That established and
engraved perception will somewhat be questioned in the sense that the effect of
objectivity attached to the third person could further be extended to the other
persons, that is to the first and second persons of conjugation, under the modalities
yet to be presented in utterances which will serve as an exemplification of the
concept of extended objectivity. However, while the concept of Delocution Property
aims to bring out the objectivity expressed through personal deictics or indexicals,
the concept of Aoristic Value helps analyze the objectivity based on the occurrence,
on the surface structure, of verbal tenses. The concept of Aoristic here may be
equated with the one developed in the framework of the Theory of Enunciative
Operations. In effect, Aoristicization, is to be perceived as that process by means of
which the utterer mobilizes a set of discourse strategies marked by linguistic
constructions or utterances which embody verbal tenses featuring the Aoristic Value.
Constructions of that type, be they motivated or not, aim to yield an Objectivity
Effect. To enable my readers to be progressively familiar with them, those basic
concepts will be used concurrently with the already existing metalanguage of

1 Léna Soler (2000) presents what he calls three types of scientific truths. He first of all presents scientific truth
as a correspondence between scientific discourse and the extra-linguistic reality. He then defines scientific truth
as coherence. In other words, within the framework of that second type of scientific truth, a theory is believed
to be true if it is devoid of any contradictions. Finally, when scientific truth is perceived as a consensus, it is
accepted by the scientific community as being valid.

Akofena çn°001 555


Advocating for the Construction of a Formal Apparatus of Enunciative Objectivity

enunciative theories. The final goal is to smoothly get rid of the already known
terminology of Enunciative Linguistics so as to let the one which is being suggested
within the framework of the Formal Apparatus of Enunciative Objectivity to surface.

2. Revisiting a few Indexicals of Subjectivity in Enunciative Linguistics


Today, it is an established knowledge in Linguistics, especially in Generative
Syntax, that the sentence is made up with two major constituents, that is the noun
phrase and the verb phrase. In accordance with that basic segmentation of the
sentence, the re-examination of the indexicals of subjectivity will target the
realizations or manifestations of those two major constituents. Therefore, a special
emphasis will be laid on personal pronouns as a realization of the noun phrase while
verbal tenses will be analyzed as elements of the verb phrase.

2.1 Questioning the objectivity of the benvenistian «non-person»

For Benveniste,
Il y a des énoncés de discours, qui en dépit de leur nature individuelle, échappent à
la condition de personne, c'est-à-dire renvoient non à eux-mêmes, mais à une
situation « objective ». C’est le domaine de ce qu’on appelle la « troisième
personne. »

La « troisième personne » représente en fait le membre non marqué de la corrélation


de personne. C’est pourquoi il n’y a pas truisme à affirmer que la non-personne est
le seul mode d’énonciation possible pour les instances de discours qui ne doivent
pas renvoyer à elles-mêmes, mais qui prédiquent le procès de n’importe qui ou
n’importe quoi hormis l’instance même, ce n’importe qui ou n’importe quoi
pouvant toujours être muni d’une référence objective.
Benveniste (1966, pp.255-256)

The third person perceived as a personal deictic referred to by Benveniste as


the «non-person» is thus presented as the utmost expression of enunciative
objectivity. However, by raising the third person to the rank of a marker of
objectivity, it is the semantic value of it which is underscored and highlighted more
than its formal and material representation. But a cursory look at the argument put
forth by Benveniste to support his views will help understand that the notion of
«non-person» conveys an idea of impersonalization. That’s one of the reasons why
the third person is very often kept away from the interlocution framework while the
first and the second persons, in many or almost all languages, are considered as
being highly subjective. If we consider the interplay between the concept of
objectivity and that of impersonalization, the latter should not be limited to and can
go far beyond the third person and be extended to the first and second persons, and

556 Mars 2020 ç pp. 551-562


L. P. LE BI

even to all personal pronouns in general. Thus, the correlation between objectivity
and impersonalization can be corroborated through the following statement by
Benveniste, ‘’Je crois (que…) équivaut à une assertion mitigée. En disant je crois
(que…), je convertis en une énonciation subjective le fait asserté impersonnellement,
à savoir le temps va changer, qui est la véritable proposition.’’ (Benveniste, 1966,
p.264).
Benveniste’s thought indicates that the personalization of a stated fact raises
the latter fact to the rank of a subjective enunciation. Conversely, one could be led
to say that an impersonally-stated-fact is non-subjective. In other words, it is
objective. Whereas there is no better way of impersonally asserting than resorting to
the third person that Benveniste calls the non-person.
Impersonalization which is substituted for by the concept of Impersonalization
Effect takes shape through all types of pronouns. The defining features of
impersonalization can therefore be extended to all the other persons of conjugation
in accordance with the perspectives opened by the Guillaumian theory.
Obviously, it is under those circumstances that A. Joly and D. O’Kelly, whose
approach to the matter carries over the position held by Guillaume within the
framework of Psychomechanics, underscore the irrelevance of the perception of the
third person as a ‘’non-person’’. That very position held by A. Joly and D. O’Kelly
grapples with and brings out some flaws of Benveniste’s views related to the third
person. The ‘’non-person’’ is consequently substituted for by that of ‘’intercolutive non-
person’’. For, even though the third person does not basically seem to share in the
communicational or conversational space governed by the interlocutive relation
between the ‘’I’’ and the ‘’you’’, this does not question its very status of person of
conjugation.
It could therefore be contended that the Delocution Value or Delocution Property
which seems intrinsically inherent in the third person (the Delocuted) could also be
found in the other persons with regard to some particular literary uses or
occurrences of personal pronouns. This state of fact can be ascertained in the
utterances below borrowed from Joly and O’Kelly:
(1)
‘’It will keep me’’, says I, ‘’If you will let me live with you’’; and this I said
=in such a poor petitioning tone, that (…).
(D. Defoe, Moll Flanders)
(2)
I was just walking out of a dance hall, when this geezer nabs me. ‘’What do you
want?’’ I says. ‘’Information,’’ he says. (
B. Behan, The Hostage)

Akofena çn°001 557


Advocating for the Construction of a Formal Apparatus of Enunciative Objectivity

In the two utterances (1) and (2) under study, the Delocution Value, which is basically
the defining property of the third person (possibly He, She or It), is transferred to the
first person ‘’I’’. The Impersonalization Effect which is thus expressed semantically
actually originates from the Delocution Property associated with the third person. By
transitivity, it is that very impersonalization which is generally equated with
objectivity, but particularly with the objectivity of the non-person from Benveniste’s
perspective. The second person also abides by the principle mentioned above as
illustrated in utterance (3) below:
(3)
‘’You always gets it at pore, dear Mrs Heregroves’’
(H.F Head, A Taste for Honey, p.13)

The phenomenon of delocution and impersonalization is actualized through the


second person as shown in utterance (3) above. Beyond the fact that the verb ‘’gets’’
is associated with the formal mark of the third person, that is, -s in English, basically,
there seems to be an effect of detachment from the latter. It is that very detachment,
regarded as a discourse strategy deployed by the speaker-utterer, which is very
often taken as objectivity in discourse.
Eventually, one comes to the conclusion that Benveniste’s views aiming to
raise the third person to the position of an objective linguistic form is limited and
ineffective to some extent. Objectivity should rather be derived from the
Impersonalization Effect conveyed by what Benveniste refers to as the non-person. For
the Impersonalization Effect can well be associated with the third person as well as
with the second and first persons. Hence the postulate that the objectivity of
personal deictics is rather dependent on their Impersonalization Effects more than it is
on their formal representations. That Impersonalization Effect does not seem to be
limited to pronouns only. It is likely to be extended to the various manifestations of
the verb and the grammatical categories associated with it.

2.2 Aoristicization or the Expression of Temporal Objectivity?


Briefly presented in this paper, Aoristicization appears as a marker of discourse
objectivization. Though it does not seem to be a concept which is new to enunciative
linguistics, the way aoristicization is used in the conceptual framework under
construction calls for further clarifications to better grasp its scope. Two key notions
which will be used within this work need to be recalled before being combined and
turned into an operational concept. Those two notions are on the one hand the
concept of narrative deriving from Benveniste’s dichotomy Discourse/Narrative and
on the other hand that of Aoristic as it was introduced into the field of discourse
analaysis and further developed by Antoine Culioli and his many followers within
the framework of the Theory of Enunciative Operations. The narrative whose

558 Mars 2020 ç pp. 551-562


L. P. LE BI

kingpin is the verbal tense termed passé composé in French was presented by
Benveniste as the absolute marker of temporal objectivity. It is that very primary
perception of temporal objectivity which informed the taxonomy of verbal tenses in
terms of Tenses of Discourse (‘’passé composé’’, ‘’présent’’ and ‘’futur’’) on the one hand,
and tenses of Narrative (‘’prétérit’’ or ‘’passé simple’’ and certain uses of the
‘’imparfait’’) in French, the latter tenses being regarded as objective.
One of the first attempts to theorizing the Aoristic by Culioli (1999: 140) within
enunciative linguistics reshuffled the then classificatory perception of verbal tenses.
Hence, the passé simple, the imparfait, the passé composé, the présent, and the futur
which were held close together in their relation to objectivity were all unified within
a single concept referred to as the Aoristic. That new status raises them to the rank
of potential markers for the expression of aspecto-temporal objectivity.
The unification of those verbal tenses under a homogenous fact or reality seems
to present the Aoristic as the absolute characteristic or defining property common to
all those tenses considered as objective. The objective expression of verbal tenses will
therefore be dependent on that property. Though constructed in different verbal
tenses, the utterances2 provided below feature that property of the Aoristic which
further yields an impersonalization effect. That impersonalization effect is finally
likely to be perceived as the expression of aspecto-temporal objectivity.
(4)
Young, naive mathematician Andrea Aspinall comes to Lisbon in 1944 to spy
on a man suspected of involvement in making Germany’s ultimate ‘’secret
weapon’’. She meets Karl Voss, Military Attaché to the German Delegation,
and they have an urgent clandestine love affair (…)
(The Gardian Weekly).

(5)
The last few days at Gaze had been exceptionally somnolent. She had started
reading La Princesse de Clèves with Hannah and they had almost fallen
asleep over it (…) Feeling today lively and more than usually liberated from
shyness, she resolved to question Jamesie about a lot of things before the
journey should be out.
(I. Murdoch)
(6)
They’re leaving at 2:30

2These utterances were borrowed from Jacqueline Guillemin-Flescher, especially from her book titled Autour
des prédicats: variables aspectuo-temporelles et sémantiques (page 11).

Akofena çn°001 559


Advocating for the Construction of a Formal Apparatus of Enunciative Objectivity

(7)
Il [Naruse] préférait rester reclus chez lui, dans un silence quasi-total, négligeant
ses épouses comme ses amis, qui finiront par le laisser seul, et ne semblait
éprouver d’amour réel que pour le saké.
(Le Monde, 10/01/2001)

(8)
Le lendemain, lors de ce repas en tête à tête, il avait pris brusquement
conscience de l’importance que Catherine avait acquise dans sa vie (…)
(Détective, cité par J. Simonin, 1984)

(9)
On le retrouve quelques années plus tard, chantant en yaourt dans un groupe
de rock. Il entend sur Europe 1 le Lonely Woman d’Ornette Coleman avec
Don Cherry à la trompette. ‘’Un choc énorme’’. Il s’acoquine alors avec
quelques musiciens en marges de la scène de jazz (…)
(Le Monde 10/01/2001)

Those utterances feature the Aoristic value of various verbal tenses which are
respectively the past simple, the plu-perfect progressive and the present progressive
for utterances (4), (5), (6) in the English language, and the futur simple, the plus-que-
parfait and the présent simple for utterances (7), (8), and (9) in the French language.
Though the third person seems to be on focus here, the different occurences of verbal
tenses rather evidence the recourse to an Impersonalization Effect for the facts
presented or the events ‘’narrated’’. Finally, it stems from this short account of the
tools of analysis presented therein that markers of objectivity can possibly be traced
in discourse. However, it is to be understood that the theoretical tools which inform
the FAEO were presented in a raw state. This means that those tools are yet to be
refined in a more systematized and rigorous manner so that the conceptual and
methodological framework under construction may be worthy of the ambition it
claims to bear.

Conclusion
This article tried to argue against the ingrained postulate that ‘’linguistic
individuals’’ traditionally presented as traces of subjectivity could well, and
seriously, be regarded differently. Their status of subjective entities, that is
‘’subjectivemes’’, could be questioned as a result of the position held in this article.
Even though those very indexicals which have always been believed to be markers
of subjectivity from a certain standpoint, with regard to some of their particular
manifestations or occurences in discourse, they could at the same time be considered

560 Mars 2020 ç pp. 551-562


L. P. LE BI

as linguistic forms expressing and conveying an idea of objectivity. This revisited


perception of the concept of objectivity as opposed to subjectivity would only be
possible through the lenses of the Formal Apparatus of Enunciative Objectivity, a
conceptual framework under construction.

References

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l’Université Laval.

562 Mars 2020 ç pp. 551-562


M A. Mbaye

DIAGNOSTIC DES CONDITIONS DE VIE DES FEMMES AFRICAINES


EN EUROPE DANS LA NOIRE DE… D'OUSMANE SEMBENE ET LA
PREFERENCE NATIONALE DE FATOU DIOME :
UNE INSPIRATION DU CONTE AFRICAIN

Mame Alé MBAYE


Université Gaston Berger du Sénégal
engagementmbaye@gmail.com

Résumé : Si le voyage demeure l’un des thèmes les plus exploités dans la
littérature africaine d’expression française, notons tout de même que son
traitement dans la nouvelle est d’une autre nature. En d’autres termes, si le
roman par exemple se borne, le plus souvent, à nous présenter les
aventures d’un personnage masculin, dans la nouvelle, les auteurs
s’intéressent généralement aux conditions de vie des femmes qui
s’exposent à toute sorte de situations qui leur enlèvent leur « morceau de
dignité ». En cela, la structure de la nouvelle s'apparente à celle du conte.
Ainsi, à travers La Noire de… d’Ousmane Sembene et La Préférence nationale
de Fatou Diome,1 cet article diagnostique les conditions dans lesquelles
baignent les femmes africaines, et cela, avant, pendant le départ et lors de
leur séjour en terre étrangère. Cette situation médiocre dans laquelle elles
vivent est aggravée par leur différence biologique (relative à la couleur de
leur peau) et par leur non-appartenance à la société européenne. Dans ces
conditions, leurs rêves de jadis, se transforment maintenant en cauchemar
car, ni la société ni le milieu professionnel ne reconnaît à la femme
immigrée le statut d’être humain.

Mots clés : voyage, nouvelle, condition, femme, situation, société, rêve,


statut.

Abstract : If travel remains one of the most exploited themes in both oral
and written African francophone literature, let us note that its treatment in
the short story is of a different nature. In other words, if the novel confines
itself in depicting the adventures of a male character, in the short story, the
authors are generally interested in the living conditions of women who are
exposed to all kinds of situations that take away their "piece of dignity". In
this, the structurr of the short story is similar to that of the take. Thus,
through La Noire de... by Ousmane Sembene and La Préférence nationale
by Fatou Diome, this article diagnoses the conditions in which African
women evolve, beforr, during departure and during their stay in the
foreign land. This mediocre situation in which they live is aggravated by
their biological difference (relative to the color of their skin) and by their
non-belonging to the European society. Under these conditions, their
yesteryears dreams are now turning into a nightmare because; neither the

1Pour plus d’économie, à la place de La Noire de…, nous écrirons L.N.D… et à la place de La Préférence
nationale, nous mettrons L.P.N.

Akofena çn°001 563


Diagnostic des conditions de vie des femmes africaines en europe dans La noire de…
d'Ousmane Sembene et La préférence nationale de Fatou Diome : une inspiration du conte africain

society nor the professionnal world recognizes immigrant women as


human beings.

Keywords : travel, short story, condition, women, situation, take, société,


dreams, beings.

Introduction
La littérature a toujours été considérée comme un des lieux privilégiés de
contacts entre les peuples et les civilisations. Dans la littérature sénégalaise, la
fascination extrême pour les valeurs de la civilisation occidentale provoque un
avide désir de se rendre à ces lieux dont la capitale mythique est considérée
comme un endroit de consécration et de réussite sociale. Dès lors, étudier le
thème du voyage, c’est s’engager dans une réflexion sur un phénomène de plus
en plus abordé sous une autre forme dans la littérature postcoloniale.
Déjà, les romans d’apprentissage des années soixante tels que Kocoumbo,
l’étudiant noir d’Aké Loba, L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane nous
ont habitué à la confrontation brutale entre l’Afrique et l’Occident. Comme
Mirages de Paris, ces romans s’inspirent de la Négritude qui idéalise l’Afrique et
accuse l’Occident d’être responsable du mal dans lequel baigne le continent
noir. Sensibles comme leurs prédécesseurs à la souffrance des Noirs en Europe,
des nouvellistes et des romanciers tels que Ousmane Sembene, Calixthe Beyala,
Sami Tchack, Fatou Diome,... abordent le thème tout en essayant de mettre un
terme à cette idéalisation forcenée de l’Occident. Ils dénoncent non seulement le
passé colonial qu’aucun Africain ne peut oublier mais aussi les rapports qui
lient l’Afrique à l’Occident.
Ainsi, l’illusion séduisante et les raisons socio-économiques constituent les
deux causes les plus visibles qui poussent les personnages de la littérature
africaine à vouloir s’expatrier vers des pays de l’Europe. En effet, aux contacts
avec l’environnement, le milieu physique et les autochtones, les voyageurs
bénéficient d’une forte expérience hexagonale. Celle-ci est le but d’une peinture
acerbe des conditions exécrables de ces derniers et les sottises des Français.

1. Causes et manifestations du voyage


Depuis l’homo sapiens à nos jours en passant par les deux Antiquités et
les temps modernes, l’homme est perçu comme un éternel déplacé, un nomade
déçu de son foyer originel. Ce déplacement, communément appelé « voyage »,
joue un rôle important dans l’évolution de la littérature africaine. Du fait de
l’importance et du caractère universel de ce thème, il a fait l’objet de curiosité
de la part de beaucoup d’auteurs, et ceci à travers tous les genres littéraires dont
la nouvelle et le roman. Ainsi, pour certains nouvellistes, le phénomène du
voyage constitue le socle de la trame des récits.
Dès lors, la recherche du bonheur, la quête du savoir et l’exotisme
poussent souvent l’homme à quitter son milieu naturel pour explorer d’autres
horizons où la vie s’avère meilleure. En effet, avec la mondialisation,

564 Mars 2020 ç pp. 563-582


M A. Mbaye

l’impossibilité de satisfaire tous les besoins conduit des milliers d’individus à


quitter leurs pays pour d’autres, dans l’espoir d’y trouver une exultation
foncière. Cependant, pour une étude approfondie, nous abordons les causes et
les manifestations du départ tout en mettant l’accent sur les illusions et les
raisons socio-économiques.

1.1. L’illusion séduisante


Dans la littérature africaine et particulièrement dans la nouvelle, il appert
que beaucoup de personnages manifestent un engouement profond par rapport
à d’autres horizons qui leur semblent merveilleux. Ce sont en général des
milieux inconnus qu’ils imaginent paradisiaques ou qu’ils croient recouvrer une
vie idéale, conforme et adaptée à leurs aspirations. Déjà, cet attrait de l’Occident
sur les Africains ne date pas d’aujourd’hui. Pendant la colonisation, parler la
langue du maître est synonyme de promotion sociale : « Le père Gilbert, dit
Toundi, [...] m’a appris à lire et à écrire [...] Rien ne vaut cette richesse » (F.
Oyono, 1956, p. 24). Ce même sentiment provoque également chez les étudiants
des années trente l’envie d’aller en France pour parfaire leur formation. À partir
de là, Paris est considéré comme le centre de toutes civilisation, voire la capitale
des « belles lettres ». Selon Sally Ndongo, « La fascination quasi-mythique
exercée par l’Europe, l’ancienne métropole, l’image culturelle qu’elle s’est
donnée [ou qu’on lui accorde] font que tout élève africain considère sa
formation globale comme incomplète tant qu’il n’a pas réalisé une partie de ses
études en Europe » (S. Ndongo, 1976). Toutefois, sa rieuse apparence et son
entrain sympathique la rendent agréable, voire acceptable, au plus grand
nombre. À cause de la publicité et de la promotion que certains vacanciers se
font de l’Occident, les rêves deviennent des nécessités que l’individu – homme
ou femme – doit acquérir. Le chemin de l’Europe promet toujours la même
chose : le bien-être, le confort, l’efficacité, le bonheur et la réussite. Il fait
miroiter une promesse de satisfaction. Il vend du rêve, propose des raccourcis
symboliques pour une rapide ascension sociale. Il fabrique des désirs et
présente un monde en vacances perpétuelle, détendu, souriant et insouciant,
peuplé de personnages heureux et possédant le secret de la modernité.
Face à un tel univers que la télévision rend présent à tous, la publicité faite
sur l’Europe évoque un monde idéal, sans explosion démographique, un
monde innocent, plein de sourires et de lumières, optimiste et paradisiaque. Par
accumulation, le mirage de l’Occident répète et accrédite les grands mythes de
notre temps : Modernité, Bonheur, Jeunesse, Loisir, Abondance...Toute critique
lui donne le beau rêve, tout pamphlet renforce l’illusion de sa tolérance
doucereuse.
Ousmane Sembene et Fatou Diome en sont si obsédés que, presque, toutes
leurs œuvres en sont imprégnées et qu’elles en sont inséparables. Leurs
personnages, surtout féminins, manifestent une envie, une volonté de se rendre
en ces lieux qu’ils considèrent comme un Eldorado. Là, ils espèrent de surcroît
mener une vie sublime, un changement spectaculaire à cause d’une vision

Akofena çn°001 565


Diagnostic des conditions de vie des femmes africaines en europe dans La noire de…
d'Ousmane Sembene et La préférence nationale de Fatou Diome : une inspiration du conte africain

mythique. Dès lors, le snobisme, c’est-à-dire ce sentiment que certains portent à


tout ce qui est en vogue dans les milieux tenus pour distingués, atteint tous les
esprits. C’est ainsi que Tive Coréa, un personnage dans L.N.D..., soutient avec
assurance : « Quel est le jeune Africain qui n’ambitionne pas d’aller en France
? » (P.N.D, p.171).
La présence de celui-ci est symbolique dans la nouvelle car elle sert à
décourager les candidats au voyage risqué. Comme Charles Moki, un
personnage dans Bleu, Blanc, Rouge d’Alain Mabanckou, Tive Coréa est le
modèle d’une jeunesse africaine victime des méfaits du périple. Il a fait vingt
longues années en France ; « il était parti riche de sa jeunesse, plein d’ambition,
et en était revenu telle une épave » (L.N.D…, p.171). Son expérience hexagonale
lui donne l’autorité de s’opposer au départ de Diouana pour qui, seul le chemin
de l’Europe reste l’unique voie vers le changement et le bonheur.
Elle n’arrête pas de prononcer admirablement le mot « France ». En effet,
cette partie de la terre hante ses rêves et la conduit jusqu’à vouloir dépenser
toutes ses « économies », rien que pour découvrir la « beauté », « la richesse »
sans oublier la « douceur » de l’Hexagone, tant chantées par ceux qui ont la
chance d’y séjourner et d’y réussir. Dans la nouvelle de Fatou Diome, le mirage
de l’ailleurs aboutit au départ fougueux vers ce pays de rêve. Pour Satou, le
village natal est devenu un enfer. Seule compte pour elle, une seule idée : partir
avec son mari en France, à Strasbourg. Ce sont en fait tous les personnages
indigènes qui caressent ces rêves. Leur envie de partir pour l’Europe est perçue
comme un acte de salut public. Ainsi, perdant tout contact avec la réalité
présente, les compatriotes de Diouana sauf Tive Coréa ne vivent plus qu’au
diapason d’un avenir brillant et heureux. Au moment de partir, chacun lui
confie ses petits secrets, comme si l’argent s’y ramasse avec facilité. Pour les
habitants de Zourian également, être parmi les Blancs est une promotion
sociale, voire une « chance » (F. Oyono, 1956).
Parallèlement dans Le Ventre de l’Atlantique, presque tous les passages
décrivent le caractère paradisiaque de l’Europe. Cette dernière y est assimilée
au paradis, notion qui y est employée trois fois. Essayons de les citer :

Au Paradis, on ne peine pas, on ne tombe pas malade, on ne se pose pas de


questions : on se contente de vivre, on a les moyens de s’offrir tout ce que
l’on désir, y compris le luxe du temps, et cela rend forcément disponible.
Voilà comment Madické imaginait ma vie en France.
Diome (2003, p.50)

Resté à Niodior, un village sérère situé sur la Petite Côte au Sénégal, Madické a
ainsi une perception paradisiaque de la France. L’emploi de « imaginer »,
conjugué à l’imparfait et à la troisième personne du singulier révèle l’ancrage
de la réputation de l’Occident dans l’imaginaire populaire africaine. C’est le
début de la manifestation du mythe de l’Europe, d’autant que le verbe suggère
une certaine illusion que le passage suivant rend davantage visible

566 Mars 2020 ç pp. 563-582


M A. Mbaye

[Les glaces Miko] restent pour eux [les étrangers africains] une nourriture
virtuelle, consommée uniquement là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique,
dans ce paradis, où ce petit charnu de la publicité a eu la bonne idée de
naître, pourtant, ils y tiennent à cette glace et, pour elle, ils ont mémorisé
les horaires de la publicité. Miko, ce mot, ils le chantent, le répètent comme
les croyants psalmodient leur livre saint. Cette glace, ils l’espèrent comme
les musulmans le paradis de retour du Christ.
Diome (2003, p.21)

L’idée, dans ce passage, du dogmatisme religieux renforce le mythe de


l’Europe. Les candidats au voyage croient en cela tout comme les musulmans
croient au Paradis ou, pour les chrétiens, la venue du Christ. D’autres, par
contre, qui sont entraînés dans cette illusion, se fondent uniquement sur des
présomptions, sur la base de simples informations fallacieuses de certains
voyageurs dépourvus de tout sens : certaines de ces personnes qui ont la chance
de réussir en Occident seraient de grands pourvoyeurs d’illusions en ne disant
pas la vérité, en se nourrissant d’utopies et en jouant sur tous les ressorts de
l’émotion. Cette remarque est particulièrement vraie avec le roman d’Alain
Mabanckou, Bleu, Blanc, Rouge (A. Mabanckou, 1998). Le héros, Massala
Massala, veut aller en France après avoir interrompu ses études. Paris se
présente à ses yeux comme un espace de la réussite et de la consécration.
L’envie de partir lui est administrée par son ami Charles Moki. Celui-ci revient
chaque année au pays avec des idées séduisantes et toutes faites sur la France.
Par conséquent, si la plupart des personnages de la littérature du voyage
sont imprégnés de la beauté des villes parisiennes, il n’en demeure pas moins
que le désir d’avoir un mari Blanc conduit d’autres en l’occurrence les femmes à
vouloir s’expatrier. Nafi, la correspondante des « Lettres de France », est
expatriée du Sénégal à Marseille par son père qui a encaissé une dot afin qu’elle
se marie avec un vieillard qu’elle n’a jamais vu auparavant, si ce n’est à travers
une photo que lui avait montré son papa. Elle souligne avec un ton triste : « Je
suis victime de mirage. Mon père m’avait montré une photo d’un certain
homme. Il était beau sur la photo et il était en France [...] Cet homme veut de
[moi] comme épouse. Il est en France. Il y travaille » (L.N.D…, p.78).
Toutefois, l’être humain, pour se libérer d’un environnement qui l’étouffe
et le soumet aux difficultés de la vie, cherche une solution consistant à lutter
pour préserver sa vie. Et le départ vers un ailleurs plus clément (cette idée,
toujours fondée sur un mirage, demeure la seule issue possible afin de parvenir
à un tel résultat). Donc, l’aspiration au bonheur va se concrétiser par le voyage
imposé par le hasard de la vie, par le destin donc ou par la volonté des autres
personnages.
Structurellement réductrice, le mirage de l’ailleurs offre une vision
condensée, systématique, simple de la vie. Il recourt volontiers à des
stéréotypes pour nous dicter nos désirs. Il nous fait accepter notre propre
asservissement. Ainsi, face à cette perception idyllique de la France et la

Akofena çn°001 567


Diagnostic des conditions de vie des femmes africaines en europe dans La noire de…
d'Ousmane Sembene et La préférence nationale de Fatou Diome : une inspiration du conte africain

représentation paradisiaque de l’Europe, se construisent d’autres éléments qui


conditionnent le départ des personnages vers des lieux proches ou lointains,
connus ou méconnus : il s’agit des raisons socio-économiques.

1.2. Les raisons socio-économiques


Dans la pensée de certains Africains, le voyage en Europe représente le fait
par excellence de la réussite. Le quotidien très difficile occasionne l’obsession de
l’ailleurs et du départ. Ainsi, la ville est souvent la première étape de ce
parcours ; si elle n’offre pas de possibilités de réussite, c’est alors le
déplacement au-delà des frontières. En vérité, les études faites par la Société
Générale de l’Immigration (S.G.I.) et l’Office Nationale de l’Immigration
(O.N.I.) démontrent qu’il y a dans l’histoire trois grandes périodes toutes
caractérisées par des raisons de capital, de gain, de bénéfice, de rentabilité, en
un mot, d’économie.
La Révolution industrielle en France a provoqué le premier mouvement
de voyageurs, tous originaires des pays d’Europe de l’Est. Elle a permis à ces
pays d’accueil de bénéficier d’une main-d’œuvre bon marché, docile qui
accepte des conditions de travail pénibles, des salaires bas. Cela est amplifié par
la période qui a suivi la Première Guerre Mondiale pendant laquelle les pays
industrialisés encouragent l’immigration pour des raisons de redressement
économiques. En plus, après la Guerre, certains combattants sont restés en
Europe pour travailler afin de pouvoir envoyer de l’argent à la famille restée au
pays d’origine.
La troisième vague est précisément localisée au lendemain de la seconde
Guerre Mondiale. À cet effet, aux prises avec des conflits politiques et des
situations économiques peu enviables, certains Africains ne se limitent pas à
une migration Sud-Sud, vers des régions d’Afrique dont la situation
économique apparaît meilleure. Ils se tournent également vers cette Europe de
l’Ouest avec laquelle ils ont tant de liens historiques, du fait des acquis et des
vicissitudes de la découverte de l’Afrique par l’Europe. Ainsi se développe des
migrations Sud-Nord. La motivation essentielle est donc d’entreprendre les
chemins du voyage afin de se procurer « comme tout le monde » des biens
matériels ainsi que des richesses. Ce phénomène est renforcé par l’avancée du
football, un marché bien payé : les joueurs internationaux reviennent avec des
milliards en poche. Pour confirmer cette idée, Dominique Schnapper note :

Les mouvements de populations ont toujours existé et sont inévitables,


pour des raisons [...] économiques. D’aucuns fuient de leurs propres chefs
des régimes qui ne leur assurent pas les conditions de vie qu’ils souhaitent
ou sont expulsés. D’autres cherchent à améliorer leur sort matériel.
Schnapper (1992, pp.9-10)

De même, touchés par une situation économique comme nous l’avons


démontré un peu en haut, beaucoup d’Africains vont se ruer d’abord dans les

568 Mars 2020 ç pp. 563-582


M A. Mbaye

villes (voyages interurbain) et ensuite à l’extérieur de leur propre pays (voyage


intercontinental), toujours attirés par les nombreuses promesses, souvent
fausse. Dans la nouvelle africaine d’expression française, les déplacements sont
guidés par les mêmes problèmes d’ordre économiques. La situation bloquée du
continent, la montée en puissance du chômage intensifiée par le sous-
développement du continent africain, l’obtention de diplômes qui ne favorisent
ou ne facilitent guère l’insertion à la vie active, voire professionnelle mais aussi
la baisse des salaires, provoquent chez beaucoup de jeunes l’extrême envie
d’aller tenter leurs chances dans les pays du Nord.
De toute évidence, c’est le quotidien difficile qui occasionne l’obsession de
l’ailleurs et du départ. Dans LND..., Diouana - l’héroïne - vit une situation
précaire. Avec une somme miséreuse de trois mille francs CFA qu’elle perçoit
chaque mois, elle compte nourrir toute sa famille, son papa Boutoupa et sa
mère. C’est dans cette pauvreté qu’elle évolue ; et elle cherche à s’en sortir en
empruntant la voie du voyage. Par ailleurs, si l’on prend en considération la
doctrine à laquelle adhère Sembene, le marxisme, nous allons nous rendre à
l’évidence que la cause principale du départ de ses personnages reste dictée par
des besoins économiques. Ses héros et héroïnes sont des ouvriers et des bonnes
qui vivent dans des conditions de pauvreté extrême et auxquelles ils aspirent
sortir en empruntant les chemins de l’Europe ou ailleurs ; l’essentiel, c’est de
quitter l’Afrique. C’est le cas de Mahmoud Fall dans la nouvelle éponyme du
même recueil. Fatigué de rester dans sa Mauritanie natale en ayant les poches
vides, sans aucunes ressources lui permettant de satisfaire ses besoins les plus
élémentaires, « [Il] avait entrepris un voyage » vers le Sénégal où il change de
nom et se nomme « Aїdra » (sic), c’est-à-dire un chérif, membre et descendant
de la famille du Prophète Muhamed.
En vérité, tout individu quel qu’il soit cherche toujours à améliorer sa
condition de vie à l’intérieur de son propre pays. Mais, si cette tentative ne
s’avère pas fructueuse pour diverses raisons, c’est alors le départ vers d’autres
lieux, voire d’autres pays beaucoup plus propices à l’existence humaine. Satou,
n’en reste pas indifférente. Son appartenance sociale laisse supposer qu’elle vit
et grandit dans la même situation d’extrême pauvreté. Aussi, la famille dans
laquelle elle a été hébergée nous édifie-t-elle sur sa situation de pauvreté car
s’agissant d’une « famille polygame de deux femmes et dix-huit enfants
parqués dans trois chambres et un salon » (« La Mendiante et l’écolière »,
L.P.N., p.23). Et, elle compte s’en sortir en effectuant le voyage par le biais d’un
mariage avec un Blanc.
Le manque de débouchés parmi les Noirs, la honte et la frustration de ne
pouvoir subvenir aux besoins de la famille alors qu’on est aîné, ont contribué à
l’augmentation du taux de voyageurs dans la littérature africaine. Dès lors, la
nécessité de redorer le blason familial s’affirme comme une obligation servant à
honorer la famille. Ecoutons les propos du père de Moussa avant son départ : «
Je me fais vieux et tu es mon seul fils, il est donc de ton devoir de s’occuper de
la famille. Epargne-nous la honte parmi nos semblables. Tu dois travailler,

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d'Ousmane Sembene et La préférence nationale de Fatou Diome : une inspiration du conte africain

économiser et revenir au pays » (D. Fatou, 2003, p.90). Quant à Madické, le petit
frère de Salie, lui, il éprouve une réelle fascination pour la France où il espère
servir en qualité de footballeur. Le départ est l’occasion pour lui aussi de fuir
son village, démunie d’activités comme le note Salie : « Mon frère avait la ferme
intention de s’expatrier [...]. L’immigration était la pâte à modeler avec laquelle
il comptait façonner son avenir (F. Diome, 2003, p.90). C’est donc l’instinct de
survie qui semble dicter les déplacements des Africains.
À travers cette affirmation, c’est donc l’espoir de toute une jeunesse
africaine qui est mis en exergue car, confrontée à un problème de sous-
développement économique ; notons par conséquent que celle-ci est habituée à
prôner l’idée très répandue et très ancrée dans les mentalités et consistant à dire
: Barca ou Barzak (ce qui signifie littéralement « Partir pour Barcelone ou pour
l’Au-delà ».
Outre ces prétextes économiques, s’ajoutent d’autres motifs purement
sociaux qui justifient les départs des jeunes Africains vers les métropoles
occidentales. En effet, dans la littérature africaine, surtout, dans la nouvelle,
miroir de celle-ci, la sempiternelle recherche du bonheur semble être au cœur
des préoccupations majeures et des aspirations les plus profondes des
personnages en vue de s’assurer un présent radieux aux lendemains qui
chantent. Dans la nouvelle « Voltaïque », c’est l’aspiration à de meilleures
conditions d’existence qui motive les déplacements des habitants vers d’autres
localités. En vue de se soustraire de la cruauté des négriers, les chasseurs
d’esclaves, ces derniers se cachent dans les forêts et les brousses. Ils ont été
forcés de vivre soit « dans la forêt et être exposés [aux maladies] ou bien rester
sur la savane » (L.N.D…, 1962, p. 109) et faire partie des captifs. En vérité, la
cause première de ces déplacements reste marquée par la quête de sécurité
sociale car, dans ces conditions, ils vivent de « lamentation sur lamentation »
(L.N.D…, 1962, p. 106).
Le chemin du voyage est pour Ken Bugul un moyen de s’évader, voire de
se « sauver au loin » (Ken Bugul, 1984, p.34) afin de s’être épargnée de la «
solitude ». C’est pourquoi tout au long de son livre, elle ne cesse d’assimiler
l’Europe à une « Terre Promise » (Ken Bugul, 1984, p.45). Dès lors, l’on constate
que l’impossibilité de vivre une vie sécurisée en milieu naturel conduit la
plupart des gens à l’errance. À cela s’ajoute la volonté de fuir une situation
sociale sombre et la quête d’une meilleure amélioration, du point de vue
matériel ou autre.
De son côté, L.P.N. présente des nouvelles dans lesquelles l’héroïne
émerge à une liberté affamée après un itinéraire douloureux. En fait, si l’on croit
à la Préface à l’œuvre du Professeur Madior Diouf (2001), le milieu dans lequel
Satou vit « nous montre la bêtise humaine, les violences exercées sur les enfants,
la lubricité de l’homme combinée à l’autoritarisme que favorise la tradition et la
pauvreté ». En plus de cela, elle se sent mal en compagnie de certains de ses
condisciples issus de familles riches : « Aujourd’hui les canards, dit-elle, ne se
mêlent plus à la danse des paons » (L.P.N.). Tenaillée par cette pauvreté, cette

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M A. Mbaye

misère, le tout coiffé par le manque de respect envers l’être humain, pousse
Satou à lutter chaque jour pour retrouver la liberté. Celle-ci, elle l’aspire depuis
qu’elle est au lycée ; on se souvient de son choix qui porte sur un poème de
Césaire intitulé « Partir » (voir la nouvelle « Mariage volé »). C’est dire que
l’individu cherche un certain réconfort dans son propre environnement mais
dès lors que celui-ci ne parvient pas à lui procurer l’épanouissement dont il a
besoin, c’est alors le départ vers d’autres espaces plus cléments. Et tout cela la
motive davantage dans son désir de sortir de ces difficultés en empruntant les
chemins de l’Europe.
Ousmane Sembene dans L.N.D... suggère qu’en Afrique, la dégradation
des valeurs s’est opérée à partir de leur fausse perception de l’Occident. À
Dakar, l’implantation du couple Blanc qui détient seul une voiture dans tout le
village, la nature de sa villa sur la route de Hann, suscitent davantage de l’envie
d’aller en Europe. C’est cette aisance matérielle qui enfonce de plus en plus les
Africains au mirage. Ainsi, considéré comme un lieu de consécration et de
réussite sociale, un endroit où l’argent se gagne sans grande peine, Paris
demeure l’espace mythique vers où convergent beaucoup de personnages
africains en quête de meilleures conditions de vie, le savoir y compris.
Toutefois, l’être humain, pour se libérer d’un environnement qui l’étouffe
et le soumet aux difficultés de la vie, trouve une solution : lutter pour la survie.
Et le départ vers un ailleurs plus clément (cette idée est toujours fondée sur un
mirage) demeure la seule issue possible pour les personnages de la nouvelle
afin de parvenir à un tel résultat. Donc, l’aspiration au bonheur va se
concrétiser par le voyage imposé par le hasard de la vie ou par la volonté des
personnages.
Si certains sont motivés par la recherche du bonheur, d’autres sont guidés
par la quête du savoir. Celle-ci est une activité par laquelle l’être humain tente
de comprendre le monde et la nature des choses tels qu’ils se manifestent à
partir de données fournies par l’observation. Ce savoir peut être ésotérique ou
exotérique et il permet à l’homme de percer le mystère de l’univers. Vivre sans
savoir équivaut à vivre inutilement et à dormir pendant toute sa vie. D’emblée,
ceux qui en manifestent une soif inassouvie s’offrent tous les moyens possibles
quelles que soit les pertes hideuses qu’ils peuvent encourir pour arriver à leur
fin. Cela se justifie par la détermination farouche de Satou à vouloir sauver ses
études et sa dignité, à la suite de son divorce avec son mari. Ailleurs, Fatou
Diome nous dit que le savoir est l’objectif le plus grand et le plus noble qu’une
femme puisse se fixer sur terre. En tout état de cause, semble nous dire
Ousmane Sembene, aucun écolier africain ne refuserait pas le chemin de
l’Europe. Il dit : « Quel est l’écolière qui n’a pas rêvé de la France, des rues
illuminées » (L.N.D..., p.78). C’est le cas de François Gogodi dans Kocoumbo,
l’étudiant noir. Celui-ci veut coûte que coûte aller en France afin d’étudier «
comme tout le monde » (A. Loba 1960).
Nous nous souvenons déjà le fait que, dans L’Aventure ambiguë, Samba
Diallo, durant une étape de sa vie, quitte son Diallobé natal afin d’aller en

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France quérir du savoir pour obtenir le pouvoir, selon la Grande Royale, de «


vaincre sans avoir raison » ou bien de posséder « l’art de lier le bois au bois »,
selon Thierno (Ch. H. Kane, 1961). Ce même phénomène a, quelques années
plutôt, suscité l’attention de Camara Laye, dans son premier roman L’Enfant
noir où il revient en détail, tel un Balzac ou un Stendhal, sur sa vie partagée
entre la maison paternelle à Conakry, la demeure maternelle à Tindican et son
départ de Conakry à Paris dans le seul but de développer sa formation
intellectuelle (C. Laye, 1953).
La nouvelle africaine, reflet de la société qu’elle décrit, accorde une grande
importance à la femme, à sa condition. Elle exhibe les conditions d’existence
pénibles de la femme dans les sociétés patriarcales où seuls les avis des hommes
comptent. Ces derniers se basent sur l’autorité qu’ils se donnent eux-mêmes
pour exercer une oppression, voire une dictature féroce sur les femmes. C’est
dans le but de combattre cette « injustice » qu’il faut situer la nouvelle
d’Ousmane Sembene et celle de Fatou Diome.
Pour Calixthe Beyala, l’ailleurs reste l’unique destination vers où cette
quête de liberté est possible. Ses héroïnes, souvent, victimes d’une société en
proie au chaos et à la violence, prennent les chemins de l’Europe pour se
réconforter et fuir cette société où la parole ne sert que des intérêts
phallocratiques et gérontocratiques, sous le joug masculin. Dans Les Honneurs
perdus, nous remarquons la récurrence systématique des mêmes types de
personnages dans un environnement quasi-identique de violence, d’horreur et
de misère. Las de vivre dans ce milieu en proie au chaos, l’héroïne Saida
Benerafa, possédant un billet aller simple, compte tourner le dos à l’Afrique
miséreuse pour aller ailleurs, en France par exemple où elle est employée
comme domestique chez une compatriote, Ngaremba, féministe, engagée dans
la lutte pour les droits de la femme noire (C. Beyala, 1992). De même, étudiante
niodioroise et résidente à Strasbourg, Salie, dans Le Ventre de l’Atlantique, nous
confie les causes qui l’amènent à s’expatrier :

Petite déjà, incapable de tout calculer et ignorant les attraits de


l’émigration, j’avais compris que partir serait le corollaire de mon existence.
Ayant trop entendu que mon anniversaire rappelait un jour funeste et
mesuré par la honte que ma présence représentait pour les miens, j’ai
toujours rêvé de me rendre invisible.
Diome (2003, p. 260)

Enfant illégitime, élevée par sa grand-mère, elle ne peut pas supporter de


grandir « avec ce sentiment de culpabilité, la conscience de devoir expier une
faute qui est [sa] vie même » (F. Diome, 2003, p. 161) une situation qui la
condamne au regard des lois communautaires. La définition qu’elle donne elle-
même de ce voyage est assez significative : « désireuse de respirer sans
déranger afin que le battement de mon cœur ne soit plus considéré comme un
sacrilège, j’ai pris ma barque et fait de ma valise des écrins d’ombre » (F. Diome,

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M A. Mbaye

2003, p.162). Dès lors, le départ vers l’ailleurs apparaît comme une voie qui
mène au salut, un moyen de soulager la douleur d’un quotidien incertain,
marqué par l’injustice, la pauvreté, l’exploitation abusive de la femme
gardienne du foyer qui ne cesse de vivre dans la misère et dans l’absurdité de la
vie. L’idée d’une quête de liberté et l’épanouissement social constituent un
élément central qui contribue à favoriser les déplacements comme le note
toujours Fatou Diome dans Le Ventre de l’Atlantique: « L’exil est pour moi gage
de liberté » (F. Diome, 2003, p.262).
En résumé, si nous faisons l’exégète de ce vaste et complexe thème, nous
nous rendons compte que les sempiternels déplacements d’un lieu vers
d’autres, proches ou lointains, sont, en général, motivés par la quête de
meilleures conditions à savoir le bonheur dans toutes ses dimensions. Dans ces
conditions, l’Africain, traumatisé par un présent qui ne lui donne aucune
possibilité de réussite, mythifie l’Occident jusqu’à la considéré comme un
Eldorado, idée elle-même illusoire. Par ailleurs, d’autres sont motivés par la soif
de savoir qui, seul, permet à l’homme, dans sa quête, de percer les mystères de
ce monde et d’instaurer une vie sécurisée. Ainsi, tels que décrits dans leurs
consciences et dans leurs imaginations, ces biens par excellence ne cessent de
stimuler leur curiosité et de hanter leurs rêve. De toute façon, la recherche de
gain, de capital est aussi l’une des causes du départ qu’il ne faut pas négliger.
Cependant, une étude sur l’univers des voyageuses nous élucide davantage sur
le phénomène.

2. La représentation de l’univers des voyageuses.


Conditions, misère, enfermement, racisme et intégration des voyageurs
sont les quelques thèmes liés au voyage dans la nouvelle africaine francophone.
Au contact avec le Blanc, le Noir souffre au plus profond de sa chair et de son
âme. En effet, ses rêves d’antan en Afrique ne sont désormais qu’illusions,
pures utopies, fictions, voire mirages.
En réalité, avec des conditions climatiques pas tout à fait favorables à leur
corps et une société inhospitalière, les personnages de la nouvelle africaine
francophone qui aborde le thème du voyage se trouvent cernés dans des
situations confuses. Ils vivent dans un environnement en vérité malsain car
habités par des êtres racistes et sadiques qui n’acceptent ni ne considèrent que
ceux qui ont la même couleur de peau qu’eux.
Le personnage voyageur, étranger en Occident, est confronté à divers
problèmes qui rendent difficile son insertion dans la société d’accueil. Cette
situation qui complique davantage son séjour est analysée aussi bien sur le plan
social que sur le plan professionnel.

2.1. L’univers social des voyageurs.


Pour beaucoup d’Africains, le voyage représente le fait par excellence de
la réussite. Le quotidien très difficile au pays natal occasionne l’obsession de
l’ailleurs et du départ. C’est ainsi qu’en essayant de fuir un présent radieux, les

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d'Ousmane Sembene et La préférence nationale de Fatou Diome : une inspiration du conte africain

personnages de la littérature africaine, surtout ceux des nouvelles, découvrent


de meilleures conditions d’existence. Et l’endroit ciblé reste l’Europe. Mais, en
réalité, les épreuves imposées par la providence durant le voyage sont de sorte
que les candidats arrivent souvent à remettre en cause le succès de leurs projets
qui, parfois, deviennent compromettants au point d’installer les héros dans le
tourment. Les personnages sont confrontés à des problèmes sociaux comme
l’insertion, l’intégration et la survie. Ils sont victimes de rejet social. L’Europe
est apparue à leurs yeux comme un univers carcéral et coercitif.
La nouvelle africaine a ainsi la prétention de produire une copie fidèle de
la réalité. L’artiste peint la société telle qu’il la sent, telle qu’elle lui apparaît à
travers un prisme personnel de facteurs culturels, psychologiques,
idéologiques...Cependant, la lecture de L.N.D… et L.P.N. nous a convaincu que
les deux auteurs rendent compte assez fidèlement des conditions des
Négresses, des voyageuses en l’occurrence. Si dans certaines pages la
description ou l’évocation des faits et des situations sont laconiques, ailleurs
nous remarquons une profusion de détails pittoresques, de sorte que l’on a
l’impression que le but visé est de mettre en évidence ce qu’il y a d’anormal, de
cruel, d’inhumain, d’intolérable dans le sort de ces derniers. Dès lors, le
principe unificateur de ces deux recueils de nouvelles reste le racisme et la
xénophobie.
En effet, au premier contact avec l’Occident et les autochtones, les
voyageuses restent émerveillées par le nouveau milieu qu’elles construisaient
dans leurs rêves. Mais, cela est de courte durée, car une fois en France, Diouana
par exemple, est d’une part enfermée dans une maison à Antibes ; engagée au
marché des bonnes de Dakar, elle est devenue chez ses patrons un « objet »
(L.N.D..., p.180) qu’on paie, et qu’on exhibe partout comme une curiosité
esthétique : « C’était, dit Sembene, la centième fois qu’on la trimbalait de villa
en villa. Une fois chez les uns, une fois chez les autres. C’est chez le
Commandant » (L.N.D…, p.178). D’autre part, elle est parquée comme une folle
dangereuse ou un animal féroce dans son lieu de résidence, « entre quatre murs
». Une telle évocation est systématique de sa condition précaire. Dès lors, son
rêve d’antan s’amenuise et se transforme en cauchemar qui, par conséquent,
contrarie l’idée de « la France...la Belle France », image mythique du Paradis
(L.N.D..., p.175).
En outre, la solitude de Diouana, son enfermement dans un espace de plus
en plus rétrécit – l’appartement de ses patrons, la salle à manger, puis la salle de
bains où elle s’est suicidée – tiennent à l’impossibilité où elle se trouve d’entrer
en communication linguistique avec qui que ce soit : ne parlant pas français, elle
dépend entièrement de ses patrons, qui ne lui font entendre que des ordres
indifférents ou des questions sèches, auxquelles elle répond par des
monosyllabes. Le court métrage réalisé à cet effet est beaucoup plus illustratif.
Dans L.P.N., Satou, l’héroïne, vit dans une situation climatique inconnue
jusque-là. Dès son arrivée en France, elle est aux prises avec le temps qui est
différent de celui du Sénégal, son bercail où brille constamment un beau soleil.

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M A. Mbaye

En effet, dans ce pays étrange et étranger, sous le poids de la fraîcheur, ses


activités se trouvent paralysées. Aussi, reste-t-elle pour la plupart du temps
enfermée dans son appartement car ne supportant pas le climat hivernal qui
occupe toute la ville. En d’autres termes, le temps constitue un obstacle à ses
activités comme elle le fait entendre : « Là j’ai hiberné de janvier à mai ne
sortant que lorsque je ne pouvais faire autrement » (L.P.N., p.57). Satou vit
donc comme une prisonnière dans ce milieu où elle souffre de la perte de son
Afrique ensoleillé.
À côté de ce constat amer, figure en bonne place le racisme qui jalonne les
deux œuvres. Aussi, s’exerce-t-il à l’égard des indigènes et se traduit-il par une
rigoureuse séparation de l’espace dans lequel évoluent Noires et Blancs. Dans
ce milieu, la négresse est toujours identifiée par son aspect extérieur : sa couleur
noire. Psychologiquement, elle est un être traumatisé. C’est pourquoi Ousmane
Sembene et Fatou Diome insistent plus sur le portrait moral de leurs héroïnes
que sur leur portrait physique. Car l’objectif est de nous peindre les
discriminations raciales, sur le plan moral, dont sont victimes la plupart des
personnages dans leurs pays d’accueil. Ainsi, l’Occident est décrit tel un enfer
comme en témoigne ces propos de Tive Coréa : « Hélas ! les jeunes confondent
vivre en France, et être domestique en France » (L.N.D…, p. 172).
En d’autres termes, le voyage constitue une source d’angoisse pour les
personnages. En effet, si ce ne sont pas les difficultés rencontrées dans les
études, ce sont le racisme, la ségrégation et ses adjuvants qui obligent les
voyageuses à remettre en cause le succès de leur entreprise. L’Africaine quitte
son pays natal pour plusieurs raisons dont le sous-développement, la misère, la
crise économique,... Mais, une fois à l’étranger, elle commence à découvrir que
tout n’était que leurre, tromperie et mirage. Elle est de ce fait, marginalisée,
banalisée et éprouve d’énormes difficultés pour s’insérer et s’imposer dans une
société qui la rejette à cause tout simplement de la couleur de sa peau. Ainsi,
elle se découvre étrangère dans ce milieu étrange qui, chaque jour, l’étouffe.
Conscient du degré de haine raciste qu’ont les Blancs dans leurs rapports
avec les Noirs, l’écrivain sud-africain Ezéchiel Mphalele nous confie sa méfiance
envers les Européens. Il dit : « Je n’ai des Blancs que la connaissance que l’on a
de ceux qui sont de l’autre côté de la ligne [...] Les Blancs, ce sont des contours
pour moi, ce ne sont pas des êtres qui ont un visage. Ils sont Blancs et c’est tout
» (A. Meistre, 1966). Cette situation se reflète également au niveau du langage.
Selon Ousmane Sembene :

Ayant mal assimilé des phrases où interviennent des notions de


discrimination raciale, entendues dans les conversations de papa, de
maman, de voisins, là-bas en Afrique, ils les commettent [les enfants de
couples Blancs] avec exagération à ses copains. À l’insu de ses parents, à
l’improviste, ils surgissaient, chantant : - voilà la Négres-se / Voilà la
Négres-se / Noire comme le fond de la nuit.
(L.N.D…, p. 176)

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Par ailleurs, dans L.P.N., Satou se sent gênée au plus profond d’elle à
cause des regards fixés vers sa direction du fait de son caractère exotique. À
travers cette attitude des Français, elle se sent comme exclue et prend, alors,
conscience de la singularité qui caractérise sa personne « une carte
d’immatriculation raciale et ethnique voilà pourquoi on me regardait tant »
(L.P.N., p.59). Par l’emploi de l’expression « carte d’immatriculation », Fatou
Diome fustige l’ethnocentrisme des Blancs qui affichent toujours un regard
étonnant devant d’autres races qu’ils considèrent comme des gens dépourvus
de cultures, à la limite comme des choses. C’est le cas par exemple de M.
Dupont qui se plaint devant sa femme pour dire : « Mais qu’est-ce que tu veux
qu’on fasse avec ça ? » (L.P.N., p.62). En parlant d’une telle façon à propos de
Satou, celui-ci fait preuve d’un manque de respect total à l’égard de la
Sénégalaise mais aussi de la race noire toute entière. Cela se note aussi dans les
paroles malveillantes du retraité de la Marine Nationale dans L.N.P. : « Oh ! les
indigènes ignorent la date de leur naissance » (L.N.D..., p.161). Même le moyen
de transport avec lequel Diouana est embarquée rappelle la triste période de
l’esclavage : le bateau. Comme l’a noté Ousmane Sembene dans « Nostalgique
», une nouvelle du recueil intitulé Voltaïque, La Noire de... : « Elle est victime
comme nos ancêtres / du troc » (p.186). La discrimination atteint son comble au
moment où le voyage de ses patrons est « assuré par la compagnie » de
l’aéronautique de Dakar.
Cependant, les familles Dupont, Dupire dans L.P.N., Monsieur, Madame
et les enfants dans L.N.D… ne sont pas les seuls à mépriser les étrangers ; les
autorités étatiques aussi démontrent cette indifférence. En fait, ils ne
développent aucune politique consistant à venir en aide aux Noires. C’est ainsi
que Satou se retrouve seule et sans secours suite aux démêlées qui résultent de
son mariage. Ce dernier n’est en vérité qu’une autre forme d’exploitation dont
elle est victime et qui démontre que les étrangers, à son image, subissent les
abus des Français qui les utilisent d’abord, et les abandonnent ensuite. Leur sort
devient ainsi plus pathétique que celui des animaux qui semblent être plus
considérés qu’eux comme en témoignent ces propos : « dans ce pays il y a la
SPA pour les animaux abandonnés par leurs maîtres, mais rien pour les
étrangers que les Français ont livré à la mort » (L.P.N., p.76).
Dans L.N.D…, les inspecteurs chargés d’enquêter sur la mort de Diouana
n’ont pas approfondi leur investigation pour déterminer les véritables causes
du suicide de cette bonne qui est heureuse quand elle quitte l’Afrique pour la
France. Ainsi, par la marginalisation et la non-assistance des Noirs en Europe,
les nouvellistes, Ousmane Sembene et Fatou Diome, font dans leurs œuvres un
procès de la xénophobie qui fait que renforcer le visage masqué de la misère
européenne. Cette déconstruction de l’image idyllique de la France est
amplifiée par la relation sado-machochiste qui lie Blanc et Noir depuis toujours.
Le sadisme est la volonté perverse qui consiste à humilier l’autre et à le faire
souffrir dans sa chair comme dans son âme. Cette maladie psychique imprègne

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M A. Mbaye

la conduite des personnages européens mis en scène par les deux nouvellistes.
S’adressant à Diouana, Madame dit : « Diouana, tu es sale quand même. Tu
aurais pu laisser la salle de bain en ordre [...] Que tu en aies marre, c’est
possible. Mais que tu mentes comme les indigènes [...] J’aime pas les menteuses
et tu es une menteuse » (L.N.D..., p.184).
Persécutée, Diouana choisit de se suicider pour ne pas vivre dans la
soumission et dans la misère totale. Quant à Satou, de ce jadis de son bonheur,
elle repasse à l’ici de son malheur. En ce sens, les deux héroïnes subissent toutes
le même sort ; elles sont exploitées, opprimées et déçues : l’une dans vie de
bonne de maison, l’autre dans sa vie de couple. C’est à travers l’isolement moral
et la solitude physique que nous saisissons la souffrance morale des deux
héroïnes. Elles sont perpétuellement en proie à un déséquilibre psychologique
profond qui les vide d’elles-mêmes. Devant la fragilité de leur condition sociale
et des menaces constantes qui pèsent sur leurs personnes, elles ne peuvent
s’empêcher de méditer sur leur sort. C’est pourquoi, Léon-François Hoffmann
écrit : « De pitoyable victimes, le Noir deviendra ce grand enfant que la France
[a] pour vocation de civiliser »2.
Fatou Diome a raison d’écrire dans Le Ventre de l’Atlantique : « Clandestins,
sans diplôme ni qualification, vous risquez de galérer longtemps, si toutefois
vous avez la chance de ne pas vous faire cueillir par la police prête à vous
étoffer dans un charter » (2003, p.203).
En somme, en plus des modifications climatiques qui ne facilitent pas leur
séjour en Europe, les voyageuses sont victimes du racisme des Blancs qui
abusent d’elles et les maltraitent. Cette haine, présente dans l’univers social,
visible à travers une technique de déconstruction de l’ailleurs, se trouve aussi
dans le monde de l’emploi.

2.2. L’univers professionnel.


La recherche de l’emploi constitue l’une des principales motivations des
personnages qui partent pour l’Europe. Mais l’obtention d’un travail digne,
n’est pas toujours à la portée des voyageurs Noirs autour de qui, l’Occident
développe tout un ensemble de préjugés qui militent en leur défaveur. Cela est
beaucoup plus dramatique pour la femme. Victime d’un rejet social, elle
éprouve d’énormes difficultés pour s’insérer dans sa nouvelle société.
En réalité, si le racisme se trouve dans la vie sociale, il ne fait pas exception
dans le monde du travail. L’image des femmes dans les deux recueils de
nouvelles de notre corpus est alarmante. Elles sont présentées comme des abus
de la société française, surtout dans leurs relations avec leurs patrons. En effet,
le seul lien qui lie Maître et domestique, c’est une relation de domination-
soumission-souffrance. C’est d’ailleurs pourquoi Fatou Diome, pour nous
donner plus de renseignements sur le rapport voyage-travail, intitule la
deuxième nouvelle de son recueil « Le visage de l’emploi » (L.P.N., pp. 55-72). Il

2 Revue Notre librairie no 90, p.39.

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est à noter aussi qu’après les conditions climatiques, l’autre difficulté que
rencontrent les voyageuses, c’est l’insertion dans le marché du travail. Ce
problème fait d’elles de misérables chercheuses de jobs.
La femme domestique en France n’est jamais perçue comme un acteur,
mais toujours comme une cible qu’il faut exploiter. Or, la réalité ne correspond
pas tant s’en faut, à cette image : loin de se construire en irresponsables,
nombreuses sont les femmes domestiques qui sont devenues, de ce fait, des
soutiens financiers de leurs familles, qui en ont une claire conscience et qui en
tirent souvent une légitime fierté. À cela s’ajoute l’inhospitalité des employeurs
qui se considèrent comme de véritables rois. Ils éprouvent un dégoût vis-à-vis
des Noires. Parfois, ils refusent d’être envahis par des étrangers qu’ils jugent,
non seulement de trop, mais surtout souillant. Ainsi, Négresse dans une maison
où les Blancs sont maîtres, Diouana possède une sensibilité et une perspicacité
lui permettant de comprendre les moindres gestes et paroles mais que sa
condition de « bonne » lui permet de se taire.
Dans ce milieu, l’oppression commence quand on nie à la femme
domestique son statut de personne, la responsabilité de ses actes ; l’exploitation
la renvoie à la confiscation d’un « surtravail », partie non rémunérée du temps
de travail, condition nécessaire pour que, l’employeur réalise une plus-value. À
la stricte exploitation économique s’ajoute l’oppression liée au statut de la
femme.
Par ailleurs, faire travailler des femmes se pratiquait dans le but d’avoir
du travail gratuit ou à moindre coût. L’examen historique des faits l’atteste, tout
comme le vocabulaire de la dépendance, réelle ou symbolique. Toute une
parodie terminologique renvoie, en effet, à l’équation « femme = infériorité », «
femme= soumission ». Prenons le plus plein des termes latins classiques. Le «
servi », devenu « serfs » au cours du Moyen-âge central, et la désignation
ethnique des esclaves de traite à partir alors d’un état d’infériorité de sexe et
d’âge. Dès lors, il apparaît normal que le travail des femmes ait été
fondamentalement un travail domestique, c’est-à-dire lié à la famille, à la
maison, à l’économie domestique. Car le travail domestique est affaire de
subordonnés. D’autres études faites sur la condition des voyageuses en France
indiquent des résultats semblables concernant les bas salaires, des conditions de
travail pénibles, de longues heures, un bien-être réduit au minimum. Diouana
est une bonne-à-tout-faire qui perçoit uniquement trois mille francs par mois.
Quant à Satou, non seulement elle travaille « 7 heures par semaine » (L.P.N.,
p.106), mais « elle fait tout dans la maison » (L.N.D..., p. 65).
Toutefois, à la base du sort douloureux réservé aux femmes Noires dans
les sociétés européennes où l’esclavage est loin d’être éradiqué, du moins dans
les mentalités et les pratiques, il y a l’idée, le mythe selon lesquels le Blanc est le
Maître et le Noir, l’esclave. En effet, celui-ci est considéré comme un citoyen de
deuxième classe. Ce racisme qui l’empêche de s’épanouir librement est illustré
et traduit en acte et en parole. Dans L.P.N., la narratrice entre dans la pensée du
maître de famille Dupire et devine le fond de sa pensée envers Satou dont il

578 Mars 2020 ç pp. 563-582


M A. Mbaye

suggérerait qu’elle est venue piquer leur pain à la bouche : « Il secoua la tête,
l’air de dire : encore une qui veut le pain de nos gosses » (p.78) ou bien « la
relation entre employeur et employé, dit Fatou Diome, n’est pas une relation de
personne à personne, mais de ventre à pain » (L.P.N., pp. 92-93). Diouana, de
l’autre côté, est contrainte d’accomplir un travail digne des camps de
concentration nazis ; elle le doit uniquement à la cruauté de Madame. Le
dialogue qui les oppose en est une illustration :

Diouana, tu vas laver aujourd’hui. / - Viye Madame. / - Bon. Monte


prendre mes combinaisons et les chemises de ‟Missié”. / - Une autre fois
c’était : / - Diouana, tu repasses cet après-midi. / - Viye Madame. / - La
dernière fois tu as mal repassé mes combinaisons. Le fer était trop chaud.
En outre les cols de chemises de ‟Missié” ont été brulés. Fais attention à ce
que tu fais, voyons ! / - Viye Madame. / - Ah ! J’oubliais...il manque des
boutons à la chemise de ‟Missié” et à son pantalon
(L.N.D…, 1962)

Tout cela n’est qu’une conception révélatrice, en quelque sorte, du racisme


dont sont victimes les Noires qui vivent en Europe. La femme, par exemple,
reste enfermée dans une parole qui, le plus souvent, ne la connaît que comme
objet, sujet domestique ou nurse. Elle est traquée et culpabilisée, rendue
responsable de la saleté de la maison ou du linge, de la santé des enfants et des
économies du foyer. À la cuisine, à la bibliothèque ou sous la douche, sa
dépendance ne varie pas : elle est toujours esclave du maître. Celui-ci la jugera
quoi qu’elle fasse, et même si elle se libère par son travail à l’extérieur, elle
surveille le hâle de sa peau. En effet, pour la réduire en esclave, l’Occident a
choisi la domination et l’exploitation. Dans ce même ordre d’idées, si Diouana
avait au moins un travail stable, Satou, elle, rencontre souvent le refus de ses
employeurs, comme c’est le cas du chef boulanger qui lui refuse son premier
emploi temporaire ; c’est aussi l’attitude de la caissière du supermarché qui
recherche un professeur particulier pour sa fille. Tous ces employeurs justifient
leur refus par la haine à la race noire. C’est d’ailleurs ce que lui fait comprendre
la caissière lorsqu’elle lui avoue : « Je veux une personne de type européen »
(L.P.N., p.82). Pour elle, employer Satou comme professeure pour sa fille peut
causer des conséquences traumatiques à la gamine. Elle pense que Satou, par sa
« sauvagerie » africaine ne peut pas apporter à l’enfant une formation raffinée,
digne d’une petite européenne.
Face à cette humiliation des Noires qui se trouvent sous estimées quant à
leurs capacités intellectuelles, deux démarches sont adoptées par les deux
héroïnes. Satou apporte des répliques très agressives : « si vous aviez ce que j’ai
dans la tête, vous ne seriez pas caissière » (L.P.N., p.83) tandis que Diouana,
beaucoup plus passive, se refuge dans une sorte d’absence et de désir vague de
révolte. Elle se pose des questions : « Pourquoi Madame désirait-elle tant que je

Akofena çn°001 579


Diagnostic des conditions de vie des femmes africaines en europe dans La noire de…
d'Ousmane Sembene et La préférence nationale de Fatou Diome : une inspiration du conte africain

vienne ? Ses largesses étaient calculées. Madame ne s’occupait plus de ses


enfants [...] La Belle France, où est-elle ? » (L.N.D..., p.181).
Toutefois, les titres même des deux recueils de nouvelles sont parlant ; il
s’agit dès lors d’une société qui se fonde sur l’identité de l’individu pour
l’intégrer ou le bannir. Cela suppose nettement que, pour être reconnu comme
membre à part entière de la société française, il faut que l’étranger – voyageur –
soit de nationalité et parfois de couleur de la peau des habitants du pays qu’il
veut intégrer. De ce fait, « la préférence nationale », expression française forgée
en 1985 par des personnes proches du Front National3, en est un exemple. Elle
exprime la volonté politique de réserver des avantages – généralement
financiers – ainsi que la priorité à l’emploi aux détenteurs de la nationalité
française, ou à refuser les aides sociales à des personnes qui n’auraient pas la
nationalité française. Concrètement, on parle de « préférence nationale à
l’embauche» quand on refuse l’accès de certains emplois à des personnes ne
détenant pas la nationalité française. C’est ce qui se passe dans L.P.N. de Fatou
Diome. D’ailleurs, dans un entretien accordé à Renée Mendy-Ongoundou, celle-
ci note que « le concept ‟préférence nationale” se définit négativement. Car ce
n’est pas tant favoriser certains, mais surtout en exclure d’autres » (R. Mendy-
Ongoundou., novembre 2001, p. 46).
De ce fait, éliminées d’office pour les bons emplois, les voyageuses, à
l’image de Diouana et Satou, se tournent vers les sous emplois, les plus durs
mais les moins rétribués. Parmi ceux-ci, il y a les travaux ménagers dont elles se
contentent pour subvenir à leurs besoins. Diouana perçoit, elle, trois mille
francs CFA par mois. Même si l’emploi est acquis, les personnages font l’objet
d’une exploitation sans précédent. C’est ainsi qu’elles sont obligées d’accepter
des travaux de baby-sitting, de bonne-à-tout faire. Ici, le paradoxe est que, tout
en les reléguant dans des domaines considérés comme secondaires, les Blancs
confient à ces domestiques la mission la plus délicate, la plus importante : la
surveillance des enfants.
Cependant, pour les Blancs, les Noires ne connaissent pas leurs droits, ni
leurs date de naissance, donc qu’elles sont passibles de faire « toutes les corvées
» (L.N.D..., p.180). Cette façon de penser caractérise également Madame Dupont
pour qui « Africain est synonyme d’ignorance et de soumission ». Pire encore,
elles sont soumises à des maltraitances de toutes sortes de la part de leurs
patrons. C’est ce que révèle Diouana en ces termes : « Je suis cuisinière, bonne
d’enfants, femme de chambre, je lave et repasse, et n’ai que 3000 francs CFA par
mois. Je travaille pour six. Pourquoi donc suis-je ici ? » (L.N.D..., p.180). Quant à
Satou, elle nous confie ceci : « pendant une année les Dupire m’ont exposée leur
saletés ». Ainsi M. Dupire la surnomme-t-il « Cunégonde », lorsqu’il l’a vu avec
surprise à la bibliothèque en train de se documenter. Son sort devient si
malheureux qu’elle amène à se poser la question de savoir : « si ce que l’on

3 Parti politique français nationaliste fondé en Octobre 1972 et présidé depuis lors, par Jean-Marie Le Pen.
Son nom complet, à l’origine, était Front National pour l’Union Française (FNUF).

580 Mars 2020 ç pp. 563-582


M A. Mbaye

gagne vaut les valeurs que l’on perd ». Devant toutes ces ridiculisations,
l’héroïne, pour garder son travail, est obligée d’accepter la soumission.
En somme, les Noires en quête d’un meilleur avenir en Europe sont
confrontées non seulement à une rude exploitation, mais aussi à une
humiliation qui leur vole leur dignité et ternie l’image de toute une race. La
société décrite à ce niveau est faite de toute les horreurs. Ainsi, l’élément
commun aux deux recueils de nouvelles est sans doute la médiocrité et la
banalité navrantes des Blancs. Il apparaît que tous les contre-héros sont
dominés par une animalité sourde et qu’ils se rapportent invariablement aux
instincts du racisme, de la discrimination, de la ségrégation et de
l’ethnocentrisme qui réduisent leur champ d’épanouissement d’où les titres des
nouvelles. Toutefois, tenace et vaillantes, grâce à leur intelligence et leur
dignité, Satou parvient à surmonter les obstacles et se construire un autre
univers socio-professionnels confortable à sa survie, tandis que Diouana résout
le problème par le suicide qui signifierait implicitement le refus catégorique à
toute forme de soumission au Blanc.

Conclusion
En définitive, à travers cette analyse, il semble que les nouvellistes comme
Ousmane Sembene et Fatou Diome tentent de dénoncer le caractère
inhospitalier de l’Occident et le déracinement total dont sont victimes les
candidats au voyage. Que ce soit celles qui, depuis leurs villages, convoitent la
ville, attirées par ses mirages et ses promesses ou celles qui quittent
complètement leurs pays pour le chemin de l’Occident, le constat reste le même
: elles sont toutes victimes d’illusion. Dès lors, longtemps synonyme d’espoir et
de progrès du fait qu’elle semble permettre à la femme africaine de satisfaire ses
besoins élémentaires et d’y développer une vie sociale, la ville africaine ou la
capitale occidentale devient aujourd’hui pour beaucoup si invivable.

Références bibliographiques

AKE L. K. 1960. L’étudiant noir. Paris : Flammarion.


DIOME F. 2001. La Préférence nationale. Paris : Présence Africaine.
BEYALA C. 1992. Les honneurs perdus. Paris : Albin Michel.
CAMARA L. 1953. L’Enfant noir. Paris : Plon.
DIOME F. 2003. Le Ventre de l’Atlantique. Paris : Anne Carrière, p.50.
DIOUF M. 2001. Préface à La Préférence nationale de Fatou Diome. Paris : Présence
Africaine.
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MABANCKOU A. 1998. Bleu, Blanc, Rouge. Paris : Présence Africaine.
MEISTRE A. 1966. L’Afrique peut-elle partir ? Paris : Seuil.
MENDY-ONGOUNDOU R. 2001. « La Préférence nationale par Fatou Diome :
Être libre en écrivant... ». Amina 379, novembre p. 46.
NDONGO S. 1976. Coopération et néocolonialisme. Paris : Maspero.

Akofena çn°001 581


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OYONO F. 1956. Une vie de boy. Paris : Julliard, p.24.


OYONO F. 1956. Le Vieux nègre et la médaille. Paris : Julliard.
SCHNAPPER D. 1992. L’Europe des immigrés. Paris : François Bourin, p. 9-10.
SEMBENE O. 1962. « Voltaïque, La Noire de...Paris » : Présence Africaine, p.128.
Revue Notre librairie no 90, p.39.

582 Mars 2020 ç pp. 563-582


M.Hlel

« HABITER POÉTIQUEMENT » SIDI BOU SAÏD ET HAMMAMET :


LES MAISONS CÔTIÈRES, UN PATRIMOINE ARCHITECTURAL,
PAYSAGER ET TOURISTIQUE (1920-1950)

Marwa HLEL
Université Paul Valéry Montpellier - France
Laboratoire CRISES
hlel.marwa@gmail.com

Résumé : Selon un regard analytique et réflexif apporté sur les maisons


côtières européennes construites entre 1920 et 1950 à Sidi Bou Saïd et à
Hammamet, ce présent essai qui se concentre sur le rapport entre le concept
de l’artialisation, l’architecture côtière et le patrimoine matériel et immatériel,
dévoile les formes d’un métissage culturel et artistique entre l’Orient et
l’Occident. Des représentations picturales, littéraires, poétiques, auxquels se
mêlent des registres linguistiques, mythiques et architecturaux esquissent un
cheminement vers la construction d’une œuvre architecturale esthétisée et
un nouveau savoir vivre sur le littoral tunisien. Souvent marginalisé, ce
patrimoine côtier trouve dans le détournement de la fonction initiale un
passé qui se préserve et survit.

Mots-clés : Maisons côtières, artialisation de la nature, patrimoine, discours,


tourisme

Abstract : Starting from the analytical and reflexive look brought to the
European coastal houses built between 1920 and 1950 in Sidi Bou Saïd and
Hammamet, the present work focuses on the relationship between the
concept of the artialisation, the coastal architecture and the tangible and
intangible heritage. The aim is to reveal the different forms of the cultural
and artistic mix between the East and West. In fact, pictorial, literary and
poetic representations, mixed with linguistic, mythical and architectural
registers outline a path towards the construction of an aesthetic architecture
and a new way of life on the Tunisian coast. Often marginalized, this coastal
heritage finds in the diversion of the initial function a preserved past that is
still surviving.

Keyword : Coastal houses, artialisation of landscape, heritage, discourse,


tourism

Introduction
Depuis l’instauration du Protectorat en 1881, la Tunisie connaît des
mutations politiques, sociales, économiques ainsi qu’architecturales et artistiques
caractérisant cette période transitoire de son histoire. Sa réception des flux
d’européens allait du quartier franc de la Médina, à la nouvelle ville européenne
jusqu’aux les villages de la banlieue de Tunis et la région de Cap Bon où les
résidences permanentes et secondaires en bords de mer constituent une véritable

Akofena çn°001 583


« Habiter poétiquement » Sidi Bou Saïd et Hammamet :
Les maisons côtières, un patrimoine architectural, paysager et touristique (1920-1950)

œuvre architecturale. Sidi Bou Saïd et Hammamet, deux villes emblématiques,


illustrent parfaitement ce nouvel art de vivre. Du Palais Ennajma Ezzahra (1911-
1922), à Dar Lekbira (1927), Dar Henson (1927) et Dar Patout (1945-1948), se
dévoilent les histoires plurielles de ces lieux. Ils demeurent depuis
l’Indépendance l’emblème d’un style architectural au moment où de nombreux
espaces de villégiature tombent en ruine laissant la place à des nouvelles
structures touristiques. Cet article aspire à saisir les concepts latents occultés dans
les supports artistiques, les discours et les architectures d’Erlanger, Sébastian,
Henson et Patout qui tendent vers un savoir-faire et un savoir vivre innovateurs
sur les côtes tunisiennes.

1. Maisons côtières à Sidi Bou Saïd et à Hammamet, une double artialisation


in situ et in visu
Selon l’ouvrage Palais et résidences d’été de la région de Tunis (XVI-XIXe
siècles) de Jacques Revault (1974)1 et d’autres travaux en architecture et en
sociologie tels Sidi Bou Sa’id, Tunisia. Structure and form of a Mediterranean village
(S. Hakim, 1978), Le vieux-Kram (Bey, 2016) et L’homme méditerranéen et la mer
(Galley et Ladjimi Sebai, 1981), on pourra distinguer l’ancienneté de la culture de
villégiature et ses constructions en allant de la civilisation romaine jusqu’à
l’époque turque et celle coloniale. A la campagne ou au bord de mer, « la
villégiature, c’est d’abord et avant tout un site, lequel doit être ou majestueux, ou prenant,
ou aimable » (Laroche et al., 2014). Il est d’une qualité paysagère émouvante qui
favorise sa contemplation et son occupation. Dans son Court traité du paysage,
Alain Roger (1997) décèle l’invention du paysage par le biais de la peinture
renaissante italienne ; autrement dit la naissance de l’artialisation de la nature par
le biais de l’art et de la culture. Ce concept philosophique qu’il emprunte à
Montaigne faisait son apparition en Europe au cours du XIXème siècle puis en
Tunisie au début du XXème siècle dont la littérature, les récits de voyage, la
poésie servaient énormément à son développement. Benedetto Crose, quant à lui,
va jusqu’à la théorisation de l’esthétisation de la nature par la représentation
artistique et le regard éduqué et instruit. En effet, selon la définition d’Augustin
Berque, un paysage nécessite la présence de quatre critères fondamentaux :

« 1. Des représentations linguistiques, c’est-à-dire un ou des mots pour dire


« paysage »
2. Des représentations littéraires, orales ou écrites, chantant ou décrivant les
beautés du paysage
3. Des représentations ayant pour thème le paysage
4. Des représentations jardinières, traduisant une appréciation esthétique de la
nature»
Cité par Boukraa (2008, p.69)

1 Parmi ses ouvrages sur l’architecture tunisienne, on cite : L’habitation tunisoise. Pierre, marbre et fer dans
la construction et le décor (1978), Palais et résidences d’été de la région de Tunis (XVIe-XVIIe siècles) (1974),
Aspects de l’élément andalous dans les palais et demeures de Tunis (1973).

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M.Hlel

Ces éléments fondamentaux correspondent aux conceptions mentales mises en


œuvre par le Baron d’Erlanger à Sidi Bou Saïd, et par Sébastian et Henson à
Hammamet. Pour le cas de Henson Catherine Hermary-Vieille témoigne dans
son ouvrage, Le Jardin des Henderson (1991), sa démarche artistique et sensuelle
pour concrétiser son rêve paysager. Ridha Boukraa précise également dans son
ouvrage, Hammamet. Etudes d’anthropologie touristique (2008) qu’« Il est intéressant
de souligner l’importance de la représentation dans la naissance d’une culture du
paysage. Le paysage est une nature culturée et une culture naturée. Et c’est grâce
à la représentation que s’opèrent le passage de la nature à la culture et celui de la
culture à la nature» (Boukraa 2008, p.70). Il dénote que le paysage balnéaire de
Hammamet est créée par les représentations artistiques et littéraires des grands
peintres, écrivains et poètes cosmopolites, mais aussi, par les architectures et les
jardins des esthètes venus d’ailleurs. Ce qui prouve l’importance du processus
de l’artialisation à travers les différents supports artistiques ainsi que les maisons
de villégiature dans le développement urbain et paysager. Nombreux sont les
artistes, les amateurs d’art et les élites qui suivent Jean Henson et George
Sébastian à Hammamet. Citons, d’après la revue La Tunisie Illustrée (1936) et
l’ouvrage Maisons de Hammamet (1988), Hoyningen-Huene, David Dulavey, De-
Givenchy, Pepino Patroni Griffi, etc., donnant un aspect glorieux à cette ville
méditerranéenne.
De par ses compositions artistiques à savoir « Hammamet coup d’œil sur les
jardins », « Vue sur le port de Hammamet », « Hammamet et sa mosquée » (voir
Illustration 1), le peintre Paul Klee construit dans son Journal (2004) un discours
émotionnel témoigner de l’impact de la lumière et les couleurs sur son âme et ses
peintures. Il note ainsi : « La couleur me possède. Point n’est besoin de chercher
à la saisir. Elle me possède, je le sais. Voilà le sens du moment heureux : la couleur
et moi sommes un. Je suis peintre » (Duvignaud, 1980, p.49). En révélant à Paul
Klee son identité d’artiste peintre, le paysage de Hammamet et de la Tunisie
d’une manière générale fournissait aux européens une variante d’atmosphère
introuvable en Occident. Guy De Maupassant la résume par cette question :

Pendant combien d’années faudra-t-il tremper nos yeux et notre pensée dans
ces colorations insaisissables, si nouvelles pour nos organes instruits à voir
l’atmosphère de l’Europe, ses effets et ses reflets avant de comprendre celle-
ci, de les distinguer et de les exprimer jusqu’à donner à ceux qui regarderons
les toiles où elles seront fixées par un pinceau d’artiste la complète émotion
de la vérité.
De Maupassant (1993, p.90)

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« Habiter poétiquement » Sidi Bou Saïd et Hammamet :
Les maisons côtières, un patrimoine architectural, paysager et touristique (1920-1950)

Illustration 1 : Hammamet et sa mosquée, Paul Klee, 1914/199, Aquarelle


Source :Duvignaud, Jean, Klee en Tunisie, Cérès Productions, Tunis, 1980

A son tour le Baron d’Erlanger a exprimé son enchantement de l’atmosphère à


Sidi Bou Saïd par les œuvres picturales, les compositions musicales, les
promenades de son jardin et l’architecture de son palais. Pour la construction
picturale, le Baron :

peignait surtout la réalité immédiate : les abords de sa demeure ou la portion


de ciel et de mer qui s’offrait à son regard quand il s’abandonnait, sur l’une
des nombreuses terrasses d’Ennajma Ezzahra, à ses rêveries devant
l’immensité.
Louati (2006, p.17)

Son palais était un véritable carrefour de rencontre pour les peintres, les
musiciens, les voyageurs, les hommes de sciences d’origine européenne,
tunisienne ou maghrébine. Sans oublier le grand intérêt qu'il portait à la musique
andalouse et du Malouf ainsi qu’aux instruments musicaux pour compléter son
œuvre orientale.

586 Mars 2020 ç pp. 583-598


M.Hlel

Illustration 2 : Vue du Golf de Tunis à partir des terrasses NejmaEzzohra,


Rodolphe d'Erlanger, huile sur toile, 36*53cm
Source : Centre des Musiques Arabes et Méditerranéennes
http://www.cmam.nat.tn/content/fr/33/L-atelier-de-peinture.html

Léandre Vaillat, ami et propagandiste du Baron d’Erlanger, consacre dans Collier


de Jasmin (1924) tout un chapitre pour Ennajma Ezzahra. De ses promenades dans
le jardin, il écrit :

Nous nous promenons avec lenteur, et nous avons la sensation, en suivant


les arcanes de ce jardin suspendu, de nous promener moins sur le sol que
l’on foule, et l’on se trouve sur les champs incertains de l’eau glauque. Je me
surprends à répéter ces deux mots : lumière, fleur, comme si ’ils étaient le
sésame de ces contrées plus imaginées que réelles.
Vaillat (1924, p.85)

Ce mode de vie poétique et convivial submerge à Sidi Bou Saïd et Hammamet où


les cérémonies et les soirées mondaines sont organisées en l’honneur des artistes
et des hôtes. Ces hommes aiment sans doute le tissu métissé de la terre et de
l’espace, la métamorphose de couleurs, de lumière et de lignes, l’allure de
maisons et de terrasses portées vers le ciel. Plus tard, vers la fin de la deuxième
guerre mondiale, les architectes de la reconstruction de la Tunisie entre 1943-1947
ont bâti malgré les contraintes matérielles des projets publics et privés d’une
sensibilité paysagère distinguée. On peut prendre le cas du lycée Carthage de
l’architecte Jacques Marmey. Celui-ci travaille sur le concept d’intégration de la
bâtisse dans son milieu. De cette expérience, il atteste :

À l’aide d’un petit bateau, je me suis rendu au large pour vérifier la justesse
de l’implantation de mes bâtiments. Je voulais, du lycée, profiter de la vue
tout en respectant, l’intégrité du site millénaire.
Institut français d’architecture (1991, p.228)

Un tel intérêt au rapport paysage-architecture se démontre dans les nombreuses


aquarelles travaillées à Sidi Bou Saïd et Carthage (voir Illustration 3).

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« Habiter poétiquement » Sidi Bou Saïd et Hammamet :
Les maisons côtières, un patrimoine architectural, paysager et touristique (1920-1950)

Illustration 3 : Sidi Bou Saïd, Jacques Marmey, Aquarelle, 1987, Le centre d’archives d’architecture du
XXe siècle, Paris Source : Fonds Jacques Marmey. Centre d’archives d’architecture du XXe siècle

Une double artialisation, in visu à travers le regard, le discours et la peinture, in


situ par la conception architecturale et jardinière, marque la période d’entre deux-
guerres en Tunisie. La rencontre entre les peintres occidentaux et orientaux
permet d’élever la représentation paysagère, considérée comme un art mineur,
au même rang que la représentation de la médina et du patrimoine, souvent
privilégié en Tunisie. Les côtes se peuplaient progressivement par des maisons-
coquilles largement ouvertes sur le paysage. Elles illustrent d’une part l’aspect
mystique et la quête de soi, et d'autre part l’aspect convivial de la demeure.

2. L’architecture des maisons côtières : Entre un patrimoine matériel et


immatériel revisité
Autre que l’aspect paysager, Sidi Bou Saïd et Hammamet se distinguent par
leurs caractéristiques historiques et mythologiques. Penché sur une colline, le
village de Sidi Bou Saïd doit l’origine de son nom à un marabout Abou Saïd el-
Baji qui s’y est établi pour monter la garde. Il est connu également par le surnom
maitre des mers ou Rais lebhar à cause de la protection que les pêcheurs et les
marins pensent recevoir. Son mausolée est implanté en haut de la colline, face à
la mer pour bien mener son action protectrice. Pareillement, le cimetière marin
possède un emplacement stratégique (voir Illustration 5). Il est orienté vers la
plage afin d’assurer une continuité symbolique entre les pêcheurs décédés et la
mer. Quant à l’aspect authentique de Hammamet, l’antique Pupput, s’attache à
l’histoire de sa forteresse, Qsar (Al-burj), la médina arabe, le mausolée de Sidi
Bouhdid niché sur les remparts (voir Illustration 4) ou encore à son cimetière
marin. Ce dernier :

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M.Hlel

[…]est au ras du rivage, il côtoie la mer, l’eau arrive jusqu’aux sépultures. Et


le sable de la plage forme des dunes qui donnent aux tombes une apparence
instable et mouvante. La voix des vivants vient jusqu’aux morts, leur
apporter toutes les nostalgies des cœurs fleuris.
Bouthina et Mankai (1995)

De cet univers mythologique, les demeures de Sébastian, Henson, Rodolphe


d’Erlanger et Michaël Patout tirent leurs formes symboliques. Si leurs
architectures sont fortement inspirées du patrimoine matériel, le marabout et la
maison traditionnelle, alors leurs vies témoignent d’un ermitage laïc et d’un
mysticisme islamique. Ceci facilite l’intégration de ces étrangers dans la société
tunisienne. Chez Sébastian, la tradition locale s’aperçoit en premier temps dans
l’aménagement du jardin. Il est inspiré du modèle arabe oasien avec ses longues
allées délimitées par une séparation en maçonnerie et blanchie à la chaux,
appelée qsima. Elle est très répondue dans les vergers et les maisons rurales de
Hammamet. Les allées garnies de deux côtés par une variation de plantes,
d’arbres, d’agrumes, de roses et de jasmins, offrent des perspectives vers la
maison, le pavillon des amis, la médina et la mer.

Illustration 4 : Vue sur le jardin et la mer à partir de terrasse


Source : Photo de l’auteur

En deuxième temps, la conception architecturale de Dar Lekbira, est inspirée du


modèle vernaculaire2 hammamétois avec une recherche formelle et constructive.
La typologie de la maison traditionnelle s’aperçoit dans l’usage d’un patio à ciel
ouvert, autour duquel les unités spatiales sont organisées. Le seuil et l’entrée en
chicane mettent en valeur l’entrée principale séparant la zone commune de son
milieu extérieur. Les éléments d’ouvertures, telles les larges fenêtres, les portes,

2L’architecturevernaculaire est avant tout une architecture amie du patrimoine et de l’environnement. Elle
est mise en œuvre par le biais de discours transmis d’une génération à une autre. Elle présente le modèle
d’une intégration à un environnement aussi complexe tels que le désert, la montagne, le littoral, etc. Selon
Amos Rapoport, l’architecture vernaculaire se définit à partir du climat, de l’économie, de la technologie,
des matériaux et de la religion.

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« Habiter poétiquement » Sidi Bou Saïd et Hammamet :
Les maisons côtières, un patrimoine architectural, paysager et touristique (1920-1950)

le moucharabieh, mais aussi, les terrasses et la piscine encadrée par une galerie
d’arcades, sont agencés d’une manière à capter les segments de la nature, les
couleurs et la lumière dans son évolution journalière (voir Illustration 7 et 8).
Toute blanche, cette maison se fonde nettement dans l’atmosphère
méditerranéenne, excluant toute illusion de construction ou d’aménagement.

Illustration 5 : Façade principale de Dar Sébastian


Source : Photo de l’auteur

Illustration 6 : Vue sur la piscine à colonnes


Source : Photo de l’auteur

Ces caractéristiques s’appliquent à dar Henson avec une jonction entre les arts.
Des éléments architecturaux comme le patio, le bortal3, le moucharabieh, la
dokkana4, l’atba5 ou le seuil, les portes traditionnelles à double battants affirment
le style arabo-musulman (voir Illustration 9). L’agencement de l’espace intérieur,
quant à lui, est imaginé par Jean-Michel Frank, ami proche de couple Henson. Il

3
Bortal (bratel en pluriel) est un débordement au niveau de la dalle permettant de protéger les pièces
ouvertes sur le patio à ciel ouvert.
4
Dokkana ou dukkana (dkaken en pluriel) est une banquette en pierre, blanchie à la chaux.
5
Atba (atteb en pluriel) est une marche située à l’entrée principale de la maison.

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M.Hlel

relie entre le style Bauhaus avec une touche de l’artisanat tunisien.


Progressivement, la maison et son jardin prennent vie et s’enrichissent par des
éléments architecturaux et végétaux provenant de différentes villes tunisiennes.
Le jardin botanique de Henson est une enveloppe végétale où s’accumulent
continuelle les espèces végétatives, animales, minérales, mais aussi les éléments
archéologiques. Tout ceci se mêlent dans un touffu chaotique (voir Illustration
10).

Illustration 7 : Vue sur la terrasse de l’entrée Illustration 8 : Vue sur le jardin


Source : https://www.pinterest.fr

De Hammamet à Sidi Bou Saïd, la démarche poétique de Henson et Sébastian


trouve dans l’entreprise de Baron d’Erlanger sa continuité. Sur un domaine en
forte pente d’environ trois hectares intitulé Saniet El Harrane, Rodolphe a mis en
œuvre son rêve oriental. Son jardin inspiré du modèle persan alliait les
végétations, les sources d’eau, les promenades et les terrasses d’une part, la mer
et le paysage urbain d’autre part (voir Illustration11). De la mer, une longue et
haute façade blanche se dévoile au milieu du jardin. Elle est rythmée par les
fenêtres et les moucharabiehs bleus en harmonie avec l’atmosphère maritime.
Dictés par le baron d’Erlanger, le blanc et le bleu, deviennent par le décret de
1915 les couleurs de Sidi Bou Saïd.

Illustration 9 : Terrasse dans le jardin persan du palais


Source : Centre des Musiques Arabes et Méditerranéennes http://www.cmam.nat.tn/

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« Habiter poétiquement » Sidi Bou Saïd et Hammamet :
Les maisons côtières, un patrimoine architectural, paysager et touristique (1920-1950)

En faisant appel aux meilleurs artisans tunisiens, marocains et égyptiens Ennejma


Ezzahra, l’Etoile de Venus, se construit sur deux parties principales ; le rez-de-
chaussée et l’étage. Elles mêlent l’architecture tunisienne traditionnelle et
l’architecture hispano-andalouse. La première se distingue par l’usage d’une
cour intérieure entourée d’un portique à arcades et par les puits de lumière
discrets reflétant une ambiance tamisée (voir Illustration 14). Alors que
l’aménagement de l’étage est une implication du style hispano-andalous. Il
comporte un ample salon central avec une décoration raffinée de bois et de stuc
et une délicatesse dans le choix de meubles, de tissus, d’objets d’ornementation
(voir Illustration 15).La succession des plans, le découpage des espaces
d’encombrement et de circulation, la distribution des pièces communes et privées
produisent un univers architectural unique puisé dans le patrimoine matériel et
reformulé en fonction des besoins et des projections personnelles.

Illustration 10 : Le découpage de patio central


Source : Centre des Musiques Arabes et Méditerranéennes http://www.cmam.nat.tn/

Comme ses peintures, l’ambiance du palais se distingue par la maitrise de


couleurs, de lumière et leurs impacts sur l’œil. Rodolphe créait un contraste entre
le milieu extérieur, la nature et la mer ayant des couleurs froides (bleu, vert,
blanc) et le milieu intérieur dominé par une gamme chromatique chaude (rose,
jaune, marron, acajou…). L’ambiance favorise l’éclairage naturel (engendré par
les multiples percements du toit) qui rappelle l’approche de Sébastian.

Illustration 11 : L’aménagement d’un salon


Source : Centre des Musiques Arabes et Méditerranéennes http://www.cmam.nat.tn/

592 Mars 2020 ç pp. 583-598


M.Hlel

Cependant, cet espace référentiel de la ville devient un lieu mondain d’échange


artistique et un véritable mémorial de l’histoire de Baron d’Erlanger en Tunisie.
Une vingtaine d’année après la construction d’Ennejma Ezzahra, Michaël Patout,
architecte et membre de l’équipe de la reconstruction, choisit ce village
résidentiel pour s’y établir. Aidé par ses amis architectes, Jacques Marmey et Paul
Herbé, Dar Patout se construit selon le style arabo-musulman. Il s’affirme par le
découpage simple et ascétique de la façade (voir illustration 16), l’aménagement
intérieur autour d’un patio central et les éléments d’ornementation basés sur
l’essence des matériaux (voir Illustration 17). Pour accentuer l’aspect historique
de sa demeure, Patout embellit le salon qui donne sur le patio par les colonnes
romaines et les chapiteaux de marbre trouvés chez l’antiquaire.

Illustration 12 : Façade principale de Dar Patout Illustration 13 : Galerie à arcades


Source : Photo de l’auteur Source : Centre d’archives d’architecture du XXe siècle

La réutilisation des éléments architecturaux antiques et romains dans les œuvres


du XXème siècle permet dans le cas de Patout une meilleure intégration de la
maison dans le champ historique de Sidi Bou Saïd et constitue un moyen pour la
préservation d’un patrimoine matériel mal protégé. Chez Henson la récupération
des chapiteaux et des colonnes antiques s’agit d’un moyen d’identification dans
l’espace, d’un rappel à ses origines et d’une recherche d’un aspect ancestral à sa
demeure. Cette approche est adoptée également dans les maisons conçues par
Jacques Marmey, Bernard Zehrfuss, celles de Victor Valensi et Raphaël Guy ou
encore dans la maison de Jean-Claude Pascal, d’Ernesto Azzalin et d’autres.
Cependant, les esthètes et les architectes européens se réfèrent au registre
linguistique local pour nommer leurs maisons de villégiature. Dans la culture
tunisienne, l’appellation d’une construction comporte deux éléments : un préfixe
et un nom de propriétaire ou un adjectif qualificatif. Dar, ksar, saraya, borj,
foundouk et oukala sont des préfixes qui désignent à la fois le type de la bâtisse et
son usage. Le préfixe Dar associé au nom du propriétaire, souvent utilisé dans la
médina arabe pour identifier les demeures, forme alors le modèle de référence.
On cite : Dar Lekbira, Dar Pascal, Dar El-Kamar, Dar Ambara, Dar Griffi…à
Hammamet et Dar Patout, Dar Martin, Dar En-Njoum, Dar Driss Guiga…à la
banlieue de Tunis.
Construire une dar est un acte associé à la fondation d’une famille. Elle
rime avec famille ou gynécée. Sur le plan architectural, Dar se distingue par le

Akofena çn°001 593


« Habiter poétiquement » Sidi Bou Saïd et Hammamet :
Les maisons côtières, un patrimoine architectural, paysager et touristique (1920-1950)

patio, wesetel-dar entourée par des portiques et des pièces ayant la forme de T
renversée. Cet usage du terme Dar par les européens est voulu probablement
pour sa signification sociolinguistique et patrimoniale ainsi qu’architecturale. Ils
désiraient n’est-ce pas déchiffrer les signes de la culture arabo-musulman et de
s’investir profondément dans le patrimoine au moment où les tunisiens le
laissent en préférant le style moderne et international.

3. Formes de préservation du patrimoine tunisien


Si ces maisons côtières restent un témoignage d’une architecture esthétisée
et d’un art de vivre alors les actions des esthètes européens mémorisent leur rôle
fondateur dans la préservation du patrimoine tunisien. Sidi Bou Saïd qui était un
lieu de villégiature d’été pour la bourgeoisie depuis le XVIIIème siècle, subit une
démarche militante par Rodolphe d’Erlanger pour la protection de son
architecture. Il était à l’origine du décret de 6 aout 1915 en interdisant dans le
premier article :
1) de donner aux façades aucun ornement, corniche, balustre, etc… ;
2) de peindre les façades autrement qu’à la chaux blanche ;
3) de modifier le style des portes, fenêtres, balcons ainsi que celui des grilles en
fer et des treillis en bois dont sont pourvus les fenêtres et les balcons ;
4) de transformer les terrasses qui forment les toitures ;
5) de modifier la disposition et les alignements actuels des rues, places et
impasses »
(Décret du 6 Aout 1915, 25 Ramadan 1333).

Une initiative privée tout en faisant appel à des acteurs variés et complexes
en Tunisie et en France aboutit finalement au classement du village Sidi Bou Saïd
patrimoine mondiale par l’UNESCO en 1979. Avec Sébastian et Henson le
tourisme qui se fonde sur le voyage passager se transforme en un tourisme
romantique de résidence ou selon la formule de Paul Klee une manière d’«habiter
poétiquement Hammamet » (Duvignaud, 1980 :31). Cependant, les architectures
produites sont fortement attachées au paradigme patrimonial dont le concepteur
le façonne et le réutilise selon ses approches personnelles et ses rêveries. Il n’était
pas difficile que cette créativité architecturale se diffuse en tant qu’un véritable
art de vivre et de construire. Après des années d’isolement dans la Dar Lekbira,
Sébastian se remet à réaliser des actions de rénovation, de sauvegarde et de
réaménagement dans la ville de Hammamet.

Il aménagea des souks couverts, installa un bain maure, rénova les échoppes
offertes aux artisans, créa un café-maure aux pieds des remparts y imposant
son style reconnaissable aux trois grands arcs qui reposent sur de frêles et
hauts piliers formant trois portiques rythmés en alternance avec trois
mûriers. […]. Il fit disparaitre les câbles électriques qui défiguraient la
médina et interdit les antennes collective, installée extra muros.
Revue d’art et de décoration (1967)

594 Mars 2020 ç pp. 583-598


M.Hlel

Ses ambitions n’ont pas de limite ce qui lui amène d’ailleurs à déclarer que pour
la région de Cap Bon jusqu’au le Sahel :

Pas de route en bordure directe de la mer, affichages publicitaires interdits,


pas de construction sans permis et pas de permis de bâtir si le style du
bâtiment ne respecte pas l’esprit de l’architecture traditionnelle.
Revue d’art et de décoration (1967)

Une initiative qui est en continuité avec celle de Rodolphe même si les processus
et les résultats ne sont pas les mêmes. Palais Ennajma Ezzahra, Dar Patout, Dar
Sébastian et Dar Henson qui ont une mission militante dans la valorisation de
l’architecture arabo-musulmane continuent leur mission aujourd’hui sous une
forme nouvelle. Ennajma Ezzahra détournait de sa fonction initiale pour devenir
le Centre des Musiques Arabes et Méditerranéennes. Après l’acquisition de Dar
Sébastian par l’Etat, elle devient le Centre Culturel International de Hammamet.
Dar Patout et Henson, quant à eux, immortalisent l’histoire de leurs propriétaires
et leurs sites d’implantation. En effet, le concept de détournement se voit comme
une alternative pour revivre les bâtiments et préserver le patrimoine. Certaines
maisons en bords de mer qui ont tombé dans l’oubli pour des années ouvraient
leurs portes au public sous forme de musée de mémoire tels que le palais de
Habib Bourguiba (Palais de marbre à Skanès), le musée privé Dar El Annabi6 à
Sidi Bou Saïd. D’autres sont réaménagées en maisons d’hôtes à savoir Dar Babi
et Dar Lebhar à Hammamet, ou en accueillant une institution à savoir Dar El-
Kamila, la résidence de France à la Marsa. Le changement de la fonction initiale
ne se limite pas aux maisons côtières mais il atteindra les espaces sacrés comme
les zaouïas converties en un espace de loisir (café ou restaurant) ou culturel.
Même si la raison de leur existence s’estompe progressivement, ce nouvel usage
présente une forme de préservation face aux menaces du tourisme en masse.

Conclusion
De ces quelques maisons côtières, on arrive à parcourir une partie de
l’histoire de l’architecture tunisienne. Entre 1920 et 1950, Sidi Bou Saïd et
Hammamet ont connu des esthètes européens d’origine allemande, américaine,
française, italienne. Ils ont joué un rôle pionnier dans l’intégration d’un concept
nouveau l’artialisation de la nature et d’une œuvre architecturale esthétisée et
largement ouverte sur le paysage. C’est dans la trilogie : maison, jardin et mer
que la vie de ces esthètes se déroulait sans épanouissement. Cette artialisation in
situ est accompagnée par une artialisation in visu. Elle s’illustre dans les œuvres
artistiques, musicales, littéraires et poétiques. Paul Klee et ses amis peintres,
Auguste Macke et Louis Moilliet ont mémorisé leur voyage artistique à
Hammamet en 1914 par les peintures qui enchantent la lumière, la couleur et les
symboles de la Tunisie. Le discours élaboré par des artistes, écrivains, poètes,
architectes…à savoir Le Baron d’Erlanger, Jacques Marmey, Gustave Flaubert,
Guy de Maupassant complètent cette démarche esthétique. L’ensemble des

6 Dar El Annabi est une ancienne résidence d’été du Mufti Mohamed Annabi à Sidi Bou Saïd.

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« Habiter poétiquement » Sidi Bou Saïd et Hammamet :
Les maisons côtières, un patrimoine architectural, paysager et touristique (1920-1950)

représentations met en valeur le paysage tunisien qui est à l’origine de cette


transition entre nature et culture et inversement.
Ennajma Ezzahra, Dar Patout, Dar Sébastien et Dar Henson sont la mise
en œuvre d’un rêve oriental. Auquel s’associe des initiatives de protection du
patrimoine immatériel : musique, tradition orale, nature, artisanat…et du
patrimoine matériel : l’architecture vernaculaire. Ils tendent à enrichir
l’architecture tunisienne par des formes et des techniques constructives résultant
d’un métissage entre l’art indigène, maghrébin et européen. Palais Ennajma
Ezzahra reste un impressionnant exemple de la circulation transnationale de
savoir et de savoir-faire. Il est une référence de l’architecture arabo-musulmane
et de la politique de patrimonialisation de Sidi Bou Saïd. Il n’est pas étonnant que
les institutions tunisiennes du patrimoine poursuivent sur la même voie de Baron
en sauvegardant l’Etoile Resplendissante, sous la forme de Centre des Musiques
Arabes et Méditerranéennes. A Hammamet, Dar Henson est léguée par le
propriétaire à une femme tunisienne, Leilla Menchari, présentant une forme de
remerciement à cette terre accueillante. Alors que Dar lekbira est détournée par
l’Etat en un Centre Culturel International de Hammamet.
Rodolphe d’Erlanger, Patout, Sébastian, Henson et leurs adeptes, tous,
vibreront de plaisir à découvrir par leurs bâtisses et jardins un cadre de vie
harmonieux, au cœur du paysage naturel tunisien, loin des sentiers obliques des
contentements que pourvoit l’ostentation. Car, s’il est une denrée rare et
appréciée au monde, c’est sans doute une architecture amie du patrimoine.

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Akofena çn°001 597


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598 Mars 2020 ç pp. 583-598


M-M. Eyi

LA TRACE ÉVIDÉE DU SYMBOLE LITTÉRAIRE : DE L’(IN)-DÉSIR


D’ÊTRE CHEZ VERLAINE A L’ANGOISSE EXISTENTIELLE CHEZ
MAUPASSANT. POUR UNE ÉCONOMIE GÉNÉRALE
DE L’HERMÉNEUTIQUE BLANCHOTIENNE

Max-Médard EYI
Université de Libreville - Gabon
medardeyi2004@yahoo.fr

Résumé : Une étrange dissonance encercle et prescrit tout le XIXe siècle


dans ce que Walter Benjamin a appelé le « temps de l’enfer ». La résonance
assourdie de cette Saison en enfer (Rimbaud), par sa scansion, préfigure la
hantise de l’étrangeté permanente dans l’écriture de Paul Verlaine et de
Guy de Maupassant. L’obsolescence des valeurs, l’expérience de l’échec
et/ou la dissolution dans le vide total valorisent un type de nouvel
absurde : la question de l’évidement et sa suppléance dans une littérature
qui s’impossibilise à persévérer dans un univers stable et ordonné. La
pliure blanchotienne, ramenée à sa question testamentaire, identifie
l’interrogation sur la « mort » comme l’unique question qui neutralise
toutes les autres questions et qui menace de détruire la littérature.

Mots clés : angoisse ; déstabilisation ; dissidence ; vide ; large.

Abstract: A strange dissonance encircles and prescribes the whole century


in what Walter Benjamin called « the time of hell ». The muffled resonance
of this season in hell (Rimbaud), by its scansion, prefigures the obsession
with permanent strangeness in the writing of Paul Verlaine and Guy de
Maupassant. The obsolescence of values, the experience of failure and / or
dissolution in total emptiness value a type of new absurdity: the question
of recess and its substitution in a literature that is impossible to persevere
in a universe stable and orderly. the whitish fold, reduced to his
testamentary question, identifies the interrogation on "death" as the only
question that neutralizes all other questions and threatens to destroy the
literature.

Key words: anxiety; destabilization; dissent; empty; open.

Introduction
L’herméneutique blanchotienne trace la ligne de démarcation entre ce qui
serait littéraire et ce qui ne le serait pas encore. Elle instruit que la littérarité du
dire littéraire se signalerait lorsque l’œuvre devient consciente de sa propre
question. La réflexion menée ici tente de creuser la voie par laquelle on peut
aller à la littérarité questionnante du texte de Verlaine et de Maupassant.
Autrement dit, lire le XIXe siècle à travers nos deux auteurs, mieux, cerner la
littérarité de Verlaine et de Maupassant dans le XIXe siècle s’écrivant, c’est
pointer le texte comme un être de langage en question, par une intensité telle

Akofena çn°001 599


La trace évidée du symbole littéraire : de l’(in)-désir d’être chez Verlaine à l’angoisse existentielle
chez Maupassant. Pour une économie générale de l’herméneutique blanchotienne

que cette question tient en haleine tout écrivain : le vide par le vide ; le mal
inconnu ; le climat mental ennuyeux. En fin de compte, ce qui est antérieur au
langage et qui est l’ancienne question qui se questionne sans cesse au point de
s’abolir est la tentative vaine et téméraire d’écrire la mort.

1. Caractérologie du XIXe siècle littéraire


La caractérologie se définit comme l’étude des types de caractères, c’est-
à-dire l’ensemble des manières habituelles de sentir et de réagir qui distinguent
un individu d’un autre :

C’est la science du caractère ou des caractères (entendus comme ensemble


des déterminations propres à un individu ou à un groupe d’individus qui
commandent habituellement leur manière de sentir, d’agir, de réagir.
Baraquin et al.(1995, p. 45-46)

En effet, c’est de sentir et réagir qu’il est question ici. Il s’agit par-là de saisir,
sous ce double rapport qu’est l’a-perception1(L.-M. Morfaux,1999, p. 21-22) et la
ré-action, la manifestation épistémologique du XIXe siècle littéraire. En d’autres
termes, l’ambition pointer ici est de montrer les différents traits saillants de cet
immense siècle. Ce travail de la pensée mis délibérément en action est décelable
à travers toute la texture (R. Barthes, 1973, p. 101) des œuvres de Verlaine et de
Maupassant, ainsi que dans leur vie sociale. Il n’entre ni dans mon objet, ni
dans mes intentions de perdurer ici dans l’élan donné par le romantisme à
l’histoire, à la philosophie et/ou à l’élargissement de l’homme. Il m’importe
davantage de souligner comment à peine esquissée, la nosographie du « Mal du
siècle » romantique irrigue une vaste littérature de la plainte, de la déréliction,
du manque et … de la fascination du « moi ». Le sentiment romantique général,
c’est une itinérance incertaine et probabiliste ; des horizons toujours instables,
indistincts et désorientés :

C’est l’insatisfaction qui engendre deux attitudes contrastées :


l’enthousiasme, si l’individu s’élance avec passion vers un idéal ; la
déception, s’il [y échoue et] se laisse aller à la mélancolie. Dans tous les cas,
les romantiques sont très attentifs à leurs tourments intérieurs et
développent un véritable culte du moi
Echelard (1984, p. 16)

Ainsi le désaveu frontal, l’ampleur et l’âpreté du désaccord entre la société et


les écrivains romantiques se déclinent mieux dans « Le Mal du siècle ». Il est le
synonyme de spleen, de mélancolie, d’inadaptation, d’attente angoissée, de

1 « Terme créé par Leibniz signifiant la prise de conscience réfléchie par les monades douées de raison des
choses qui les entourent. Chez Kant, conscience de soi, soit aperception empirique, qui accompagne toute
connaissance du réel, soit aperception transcendantale ou Je Pense, principe suprême du moi, qui confère
l’unité au divers de la pensée. Chez Maine de Biran, aperception immédiate : acte par lequel le moi se
saisit comme cause et comme sujet dans le fait de l’effort ».

600 Mars 2020 ç pp. 599-612


M-M. Eyi

conséquence d’une sorte de vacuité en l’homme. Forces romantiques ont


ressenti et exprimé une dysharmonie entre le moi et le monde, entre leurs
aspirations et la réalité environnante. Chateaubriand, pour parler de cet ennui
maladif, évoquera - « Le vague-à-l’âme » ou « vague-des-passions » - sorte de
contraste entre l’essor de l’imagination et la précarité de l’existence concrète.
Abattement profond, sentiment du néant, mélancolie, névrose, nervosisme,
hystérie, pessimisme et lassitude, le romantisme littéraire est animé par un
sentiment d’échec et d’impuissance. Entre les soupirs de Lamartine et les
rugissements de Hugo, le romantisme inaugure en grand la mélancolie
moderne et instaure le Mal en littérature selon les mots de « la meilleure tête
pensante française »2 : « Cette connaissance qui ne lie pas seulement l’amour à
la clarté, mais à la violence et à la mort - parce que la mort est apparemment la
vérité de l’amour. Comme aussi bien l’amour est la vérité de la mort. » (G.
Bataille, 1957, p 12).Du romantisme, il y a l’image du Prométhée moderne,
« drame de l’opposition entre le monde de l’esprit a priori et le monde des
faits » (J.-M. Heimonet, 1991, p. 58).Conspiration d’une génération de poètes ?
Déchirure complexe entre nature « instinctive » et une autre relativement
rationnelle ? Le romantisme, cette « insociable sociabilité »3 pointe dans ses
chagrins quelque chose de véritablement « terrible ».Cette « terribilité » (M.-M.
Eyi, 2007, p. 69) s’autorise du spectacle des ruines et de la mort, de l’imminence
de la fin…et de la vanité du monde
Le geste fondamental pour l’âme romantique, c’est d’accueillir le
sentiment eschatologique 4(L.-M. Morfaux, 1999, p. 105-106) comme l’habitation
première de l’homme. S’affirme ainsi un « sentiment désespérant si
parfaitement décrit par Kierkegaard « de ne pouvoir mourir ». L’effroyable
monotonie d’un temps qui traîne avec irrégularité son propre vieillissement,
l’impression de stagnation et de régression… » (M. Haar, 1994, p. 119).
S’écrivent ainsi ce que Baudelaire nomme la longueur des « boiteuses journées »
(C. Baudelaire, 2000, p.62) ; l’impossibilité Mallarméenne d’atteindre
« l’insensibilité de l’azur et des pierres » (M. Haar, 1994, p. 120) ; la précarité de
nos amours sur « cette terre où les morts ont passé » (M. Haar, 1994, p.167) ;
l’exaltation mériméenne de ramener le monde au mal : « il n’y a rien de plus
commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire » (J.d’.Ormesson, p. 201) ;
l’ironie plaisante de Flaubert d’écrire une œuvre « arrangée de telle manière
que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non » (J. d’Ormesson, p.
220); l’impossibilité balzacienne de dominer la beauté de la ville de Paris, tant
elle a fait vacance sur son sol, devenant par les caprices des dieux une ville où

2 Il s’agit d’une phrase de Martin Heidegger à l’encontre de Georges Bataille.


3 Expression utilisée par Emmanuel Kant pour désigner le caractère paradoxal de la nature sociale de
l’homme. En effet, condamné à vivre en société, l’homme est en même temps l’être dont les élans « anti-
sociaux » résistent aux idéaux de la communauté. Écartelé entre sociabilité et a-sociabilité, l’homme est
prisonnier de cette antinomie (que Rousseau résoudra).
4 « Théol. Doctrine concernant les fins dernières soit de l’individu après la mort (ce qui implique la

croyance à la vie future), soit de l’humanité ou de la nature (fin du monde, « jugement dernier », etc.). Phil.
Anal. Toute conception concernant les fins à venir de l’humanité et de l’univers (sens et fin de l’histoire) ».

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La trace évidée du symbole littéraire : de l’(in)-désir d’être chez Verlaine à l’angoisse existentielle
chez Maupassant. Pour une économie générale de l’herméneutique blanchotienne

« tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore,
s’éteint, se rallume, étincelle, pétille et se consume » (H. de Balzac, 1958, p. 166).

Une question se pose ici : « Mais qu’arrive-t-il quand l’époque tout entière
connaît l’épreuve du vide ? » (M. Haar, 1994, p.136). L’épreuve du vide
ensemence tout autre chose : la présence répétée de la détresse ressortissant
au registre de « la beauté tôt vouée à se défaire ». Mais au fond de cette
présence infinie de la détresse, ce que je veux clarifier dans ces pages
s’identifie à l’intensité de l’irréconciliation des romantiques avec le monde,
les amenant quasiment à souscrire au saut vers l’Inconnu, lieu qui
préfigure l’horizon ultime de formulation de ce « quelque chose » d’autre
que tout ici a clos :
H. de Balzac (1958, p. 166)
Calme-toi. Je suis mieux. - Vers des clartés nouvelles
Nous allons tout à l’heure ensemble ouvrir nos ailes.
Partons d’un vol égal vers un monde meilleur.
Un baiser seulement, un baiser !
Levaillant (1959, p. 150)

2. Singularité du questionnement et structure testamentaire dans la littérarité


blanchotienne
Pour circonscrire l’origine du sens, Blanchot introduit l’étrange vocable du
« Neutre ». Celui-ci appellerait une interprétation sans lieu ni fin, qui renverrait
toujours elle-même à une opération de rature du sens. La pensée du Neutre
reposerait ainsi sur quelque chose qui lui échapperait sans cesse, et qui lui
demeurerait insaisissable. La question du Neutre « se dissipe dans le langage
qui la comprend » (M. Blanchot, 1969, p. 22). Elle comporterait ainsi une
redoutable aporie méthodologique et épistémologique : elle s’offrirait en même
temps qu’elle se déroberait. Comment dès lors la saisir ? Le projet même de
l’interprétation de la « parole du Neutre autorise-t-il sa compréhension
certaine ? Comment la critique, l’herméneutique et la poétique dont le propre
est de dire le sens et d’élaborer des conceptspeuvent-elles prétendre approcher
un tel objet qui se pose en se dérobant tout à la fois ?Dès lors, il convient de
pointer l’oxymoron qui sépare et unit les mots « parole et Neutre ». Tandis que
la parole énonce, agence, déploie, parle, le Neutre suspend, interrompt, érode,
neutralise :

Serait neutre celui qui n’intervient pas dans ce qu’il dit, de même que
pourraitêtre tenu pour neutre la parole, lorsque celle-ci se prononce sans
tenir compted’elle-même, comme si, parlant, elle ne parlerait pas, laissant
parler ce qui ne peut se dire dans ce qu’il y a à dire.
Blanchot (1969, p. 447)

Comment dès lors nommer la parole Neutre ? Comment espérer


approcher une parole qui ainsi se rétracte ? S’agit-il encore d’une parole

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M-M. Eyi

apophantique, c’est-à-dire une parole capable de dire le vrai, de le distinguer du


faux, et de prononcer le sens véritable de sa déclamation ? En se projetant de se
dire en même temps qu’elle détruit la chose dite, ne tait-elle pas à jamais ce
qu’elle est et voudrait énoncer ? Paradoxalement, la structure anatreptique de la
question du Neutre ne crée-t-elle pas le désir de son exploration ? Quel est
l’impensé de cette parole du Neutre ? Par sa puissance de lisibilité des ruses de
la raison et sa mise en épochè aussi bien du logos que de la lettre, la parole
blanchotienne a brisé les chaînes d’une sujétion séculaire en ruinant le projet de
maîtrise totale du sens auquel était attachée l’interprétation du texte. Il n’entend
y parvenir que par l’intermédiaire d’une herméneutique de la question, où le
travail de la lecture consiste à localiser et à entendre la question qui questionne
toute œuvre.En somme, l’article veut creuser une des multiples voies par
laquelle on peut aller à la littérarité questionnante chez Verlaine (la
problématique de l’in-désir5 - plusieurs tentatives d’étranglement sur sa mère)
et chez Maupassant (l’angoisse existentielle comme espace tout de question (F.
Collin, 1986) - croyance à l'anéantissement définitif de chaque être qui
disparaît). On s’appuiera dans cette analyse - sur les traits biographiques –
parce que l’ivrognerie (Verlaine) et la hantise de la démence (Maupassant) vont
plus loin que la biographie. Traits qui dépassent la simple biographie parce
qu’aussi bien ces « gestes » vont être répétés durablement tout au long de leur
aventure scripturaire. La question de la création artistique chez nos auteurs
entrouvre des horizons fluctuants sans direction prévisible, accessible. Aborder
donc Verlaine dans ses Poèmes saturniens et le Maupassant de Fort comme la mort,
c’est faire mienne l’injonction qui clôt L’Œuvrede Zola : « Allons travailler » !

3. Paul Verlaine : l'in-désir d'être


Mon propos n’est pas nécessairement de faire redécouvrir la « face
cachée » de Verlaine. La nouvelle conception de la littérature se déshabitue de
produire le sens exact, à l’appui des diagrammes et des figures signifiantes de
l’œuvre, mais propose un sens possible, qui préserve et prescrit son illisibilité.
L’œuvre de Verlaine n’est que l’écho de sa vie misérable, transposé par le don
de la poésie. Comme tout romantique, celui qui fut proclamé prince des poètes
de sa génération, conçoit la poésie comme le chant de l’âme : personnelle et
intime au suprême degré. La notion si étrange de Neutre chez Maurice Blanchot
se caractérise par son effort total à transgresser l’ordre nominal et à échapper
aux ruses du sens. Cette notion, ramenée chez Verlaine, fait tombeau sur le
signifié et neutralise le signifiant, par une épistémologie de la suspension.
Qui est donc ce Paul Verlaine, poète français, « fils de l'Ardenne et de
l'ardoise » (Paul Claudel) ? Est-ce un déséquilibré connu pour avoir tiré, le 10

5 L’in-désir n’est pas le non désir ou le refus du désir. Sa postulation, plus ontologique, découle du
substantif adjectival « in-désiré ». À l’inverse du non désiré et/ou du refus du désir qui ressortent de
l’aspect technique des choses, l’in-désir défend et valorise la dénégation du vouloir et du sens. Dans son
acception terminale, le concept s’enveloppe du poids du néant des choses, de leur impossibilisation. En
tout court, son contexte d’énonciation topographie toujours et déjà la hantise de la finitude.

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La trace évidée du symbole littéraire : de l’(in)-désir d’être chez Verlaine à l’angoisse existentielle
chez Maupassant. Pour une économie générale de l’herméneutique blanchotienne

juillet 1873, à Bruxelles, deux coups de revolver qui blessent légèrement son
amant adolescent de dix-huit ans, Arthur Rimbaud... ou un grand poète, « le
plus grand poète français » d'après Borges, qui s'y connaissait en poésie ?
Il fut sans doute les deux. En tant qu'homme social, sa trajectoire nomme un axe
constant de l'être humain qui persévère dans la jubilation de « l'évidement »6:
Le destin silencieux trame les fils invisibles de nos vies mais s'annonce parfois en
sonorités prémonitoires. Venir au monde et s'appeler Paul Verlaine présage un
bonheur harmonieux. Moduler l'anagramme Pauvre Lélian inverse cette chance en
mélodie du malheur. (G. Gardes, 1996).Dans ses proses peu connues, Mémoires
d'un veuf (1886), Mes Hôpitaux (1891), Mes Prisons (1893), Confessions (1895), ainsi
que « Les poètes maudits » où «il se place au terme d'une lignée qui comprend
Tristan Corbière, Rimbaud, Mallarmé, Marceline Desbordes-Valmore, Villiers
de L'Isle-Adam » (P. Brunel, 1979, p. 1172), « Pauvre Lélian » fut sans doute son
propre premier biographe.
En 1844, notre planète accueillit la venue de Paul Marie Verlaine. Enfant très
choyé par sa mère et une cousine Elisa Moncomble, le petit-bourgeois fait des
études secondaires passables et, après son baccalauréat, il est employé de
bureau à l'Hôtel de Ville de Paris en 1864. Très affecté par la mort de sa cousine
Elisa en 1867, Verlaine se met à boire :
Je suis un berceau
Qu'une main balance
Au creux d'un caveau
Silence, silence!

Les traversées infinies et impossibles d'une existence autotélique et


autodestructrice pousseront Verlaine à tenter d'étrangler à plusieurs reprises sa
mère :

On admettra l'ivrogne, et le mauvais mari, le clochard infirme et miséreux...


le fils qui battit et ruina sa mère... les histoires (euphémisme pour
l'homosexualité) avec Rimbaud et son étudiant Lucien Létinois deviendront
des aventures d'école buissonnière.
Gardes (1996,p.12)

Verlaine, dans sa « suite maussade d'événements contradictoires »


(Confessions), épouse Mathilde Mauté un 11 août 1870. Un instant, ce mariage
lui procure « un vaste et tendre apaisement ». Mais la silhouette instable de
l'alcoolisme encrapule encore et encore son existence garrotée. Il se remet à
boire. Perd son emploi et...en septembre 1871, il rencontre le « Satan
adolescent » Rimbaud. Le mal astré se consumera dès lors dans une virulence
sans cesse croissante qui le conduira pendant deux ans en prison à Bruxelles et

6L'évidement en littérature prescrit une certaine manière de penser le personnage, qui ne sera plus cet être
entier, linéaire, compact, se posant lui-même comme maître absolu de son destin. Désormais, c'est un être
qui doute et assiste inexorablement à sa dissolution. Il expérimente l'échec, l'obsolescence valéryenne des
valeurs tout en découvrant le nouvel absurde par lequel un visage se dissout dans le vide.

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M-M. Eyi

à Mons, à la séparation d'avec Mathilde, à l'exclusion du Parnasse, au retour à


la terre comme agriculteur au nord de la France, au professorat en Angleterre, à
Stickney et à Bournemouth, puis...point essentiel de son esthétique et de sa
vision de créateur : l'échec le guette. Il perd son poste d'enseignant à
l'Institution Notre-Dame de Rethel parce qu'il a recommencé à boire ; son
protégé, Lucien Létinois, décède d'une typhoïde en 1883 ; la mort de sa mère
en1886 le désoriente encore plus ; tous ses efforts pour retrouver son ancienne
place à l'Hôtel de ville de Paris restent vains.
Pourtant, cet évidement du sens et de la suspension des certitudes qui est
l'apogée de l'image maudite du « Pauvre Lélian » accroîtra son audience. Car
jusqu'à sa mort en 1896, le cercle de ses fidèles s'élargira sans cesse. Peut-être sa
mutilation où se lisent en condensé les échecs comme les relations, ont fait jaillir
dans et chez le poète Verlaine, une liberté têtue et indifférenciée, un paradoxe
du désespoir innommable qui transmue l'écriture comme son moyen
médicamenteux, son louable défaut, apte à expulser en soi les déchets et les
glaires. La poésie de Verlaine exprimera une sorte d'Absence au monde. C'était
un trait de l'époque: exilé dans le monde, Verlaine exile le monde et se noie
dans la contingence muette des choses: ce que Mallarmé nomme « l'évidence de
tout l'être pareil » (S. Mallarmé, 1951, p. 648).De Verlaine, nous retiendrons sa
recherche et sa pratique poétique comme une sorte d'« extase méthodique » (J.-
L. Charvet, 2000, p. 7). De la face d'ombre à sa lucidité(J.-P.Sartre, 1986, p. 22),
Verlaine eut la sagesse, comme Leconte de Lisle, de se faire doctrinaire:
Vous aimez toucher, sentir, écouter. Dans la campagne flamande vous expérimentez
les sons discordants : bruit d'un orchestre chaos, clarinette folle, piston enroué, violon
intempérant et triangle. Dans le salon de Ninas Callias les accords qui frôlent le cœur
vous émeuvent. Vous ne jouez d'aucun instrument mais fréquentez le concert et
l'opéra, connaissez par cœur des dizaines d'airs d'opérettes, avec de l'amitié pour
Chabrier, une préférence pour Offenbach et la passion de la voix. [...] Amateur à la
sensibilité toujours en éveil, vous visitez les musées de Paris, de Londres, les palais
remplis de tableaux d'Amsterdam. [...] (G. Gardes, 1996, p. 44-45).
Aborder la poésie de Verlaine en professionnel n'a donc aucun sens pour
moi. Ce qui est prioritaire ici, c'est le sentiment qu'il nous donne du sensible : en
lui résonne le souffle de vie. Il nous donne à sentir et à percevoir le monde par
la résonance, par un accord, un son, par tout le jeu du sensible. En suivant le
mouvement de sa phrase, nous assistons à l'incarnation se faisant. La phrase
s'habite et nous habite. Elle se déporte. La phrase crée l'être à travers la
combinaison des mots. Elle lui confère pour ainsi dire sa possibilité, sa vérité.
Son œuvre comporte un certain déchet et un peu de fatras. La postérité dira que
Verlaine a libéré la poésie par rapport aux règles : sa poésie est la réaction
contre la clarté implacable des parnassiens, leur exigence de « vérité
scientifique », leur goût de l’érudition, leur recherche du mot technique, de la
parfaite propriété des termes, leur volonté en art de rivaliser avec le sculpteur,
le peintre, l’orfèvre, par la netteté du contour, l’éclat de la couleur, le fini, le
ciselé du détail.

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La trace évidée du symbole littéraire : de l’(in)-désir d’être chez Verlaine à l’angoisse existentielle
chez Maupassant. Pour une économie générale de l’herméneutique blanchotienne

L'école symboliste7 reconnaît en Verlaine un maître de musique. De fait


le théoricien Verlaine examine-t-il la pertinence des critères d'acceptabilité de la
musique arrimée à la poésie :« la musique avant toute chose ». Car Verlaine est
essentiellement musicien comme toute son existence ; celle d’un bohême
incorrigible. Par les sonorités, il crée l’harmonie :disparition de la rime au profit
d'assonances et d'allitérations, modulation des voyelles... Mais pour que la
douceur ne devienne pas fadeur, il cultive aussi la dissonance (hiatus et diérèse)
et l'irrégularité dans le rythme (préférence pour le vers impair, décalage du
rythme et du sens dans les rejets) :
Léandre le sot,
Pierrot qui d'un saut
De puce
Franchit le buisson,
Cassandre sous son
Capuce,
Arlequin aussi,
Cet aigrefin si
Fantasque
Aux costumes fous,
Ses yeux luisant sous
Son masque,
- Do, mi, sol, mi, fa, -
Tout ce monde va,
Rit, chante
Et danse devant
Une belle enfant
Méchante. (P. Verlaine, 2007, p. 88-89).

Si le poème est constitutif de la pensée, celui de Verlaine allègue un


chemin à chercher, un mouvement de tension, une quête intense, une recherche
perpétuelle. C’est davantage le constat de l’échec apparent dans sa vie qui
stimule l’élan poétique chez le « Pauvre Lélian » et crée la possibilité de
l’autodépassement. Mais ce sont avant tout les déchirements intimes, les
influences contradictoires, les tendances antagoniques qui caractérisent l’œuvre
de Verlaine, profondément originale, et parfois inégale. En prétendant se placer
sous l’égide ambiguë de Saturne, « fauve planète », en montrant son aptitude au
pastiche, en se plagiant ou même en s’autoparodiant, Verlaine joint à la
sincérité des épanchements, de la contrition ou des bonnes résolutions une
distance critique qui rend souvent probable une lecture ironique et souligne
d’avance une rechute, toujours possible, dans le péché. Le gardien rebelle, « le

7 L'école symboliste vouait un culte à Baudelaire et à l’idéalisme : le monde visible n'est qu'un reflet du
monde spirituel que seul le langage poétique permet d'atteindre. Chez Verlaine, reconnu comme le père
de cette école, l'idéalisme prend une forme particulière puisque le signe et la réalité à laquelle il renvoie
sont mêlés : l'âme et le paysage vivent au diapason sans que l'on sache lequel des deux est métaphore de
l'autre (« Il pleure dans mon cœur / Comme il pleut sur la ville »).

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M-M. Eyi

plus beau d’entre tous les mauvais anges » (Rimbaud) n’est jamais bien loin, la
tentation du crime de l’amour est toujours prête à surgir […] Ce que Verlaine a
essentiellement apporté à la poésie est un plaisir nouveau, fondé sur les
innovations prosodiques, une musicalité inédite, les claudications du mètre
impair ou d’un rythme discrètement syncopé : le dialogue de l’Indécis et du
Précis qu’évoque son « Art poétique » exclusivement orienté vers la recherche
de la nuance (Jadis et Naguère)/ Tout en recourant à un vocabulaire familier et
à des formes classiques. Verlaine crée des ruptures, dissonances, équivoques
par lesquelles le rêve s’introduit, la fantaisie se déploie, le paysage-état d’âme se
construit. Sachant bien que tout le reste… est littérature !(B. Valette/G.
Mathieu, 2003, p. 191).
On peut établir que le dispositif de la dislocation propre au Blanchot du
Livre à venir (M. Blanchot, 1959) incorpore une structure eschatologique « qui vit
de l’impossibilité même de se stabiliser » (D. Maingueneau, 2004, p. 53). La vie
et l’œuvre de Verlaine se mesurent par la multiplication des paramètres
paratopiques. On n’est pas loin de Mendelsohn parlant de « chien crevé », car
tout de lui sent le dangereux miroitement du gouffre, un parfum de péché, de
messe noire. D’ailleurs, il mourut dans un taudis et toute son existence
désordonnée semble une lamentable aventure, entrecoupée de repentirs sans
lendemains.

4. Guy de Maupassant : la traversée de l'angoisse et l'architecture du vide


L'angoisse qui traverse l'écriture de Maupassant est ce type d'écriture qui
vient thématiser l'affolement, l'inquiétude, le souci. Cela se donne à lire dans
toute son œuvre à travers la référence à des lieux et/ou situations évoquant
l'effroi, à des personnages qui expriment la difficulté d'être, d'écrire, qui est
aussi impossibilité de se taire. On a ici affaire à un premier moment durant
lequel la littérature prend le thème de l'angoisse et produit une œuvre.
L'angoisse devient un opérateur de l'imaginaire et de l'imagination ravitaillant
le continent littéraire et justifiant son fondement. L'angoisse dans l'écriture de
Maupassant illustre l'obsession de Pierre de Boisdeffre dans son œuvre, Les
Écrivains de la nuit: « Pourquoi écrire, pour qui écrire, comment écrire si la vraie
vie est absente? »(P.deBoisdeffre, 1973, p. 3). Chez Guy de Maupassant,
l'aboutissement à cette ultime difficulté se traduit par l'impossibilité du geste
d'écriture ou angoisse de la page blanche, prise entre un désir voire une
nécessité d'écrire et l'angoisse de ne pouvoir le faire, écriture qui
irrémédiablement se transmue alors en angoisse: c'est là le deuxième moment.
L'angoisse, textualise, spatialise, économise et structure tout le discours.
Négation de l'aspect thématique, elle prend dès lors le rôle d'actant dans
l'écriture de Maupassant. Ainsi s'opère une séparation d'avec la personnalité de
l'auteur. La lettre maupassantienne sera désormais interrogée en questionnant
les structures narratives et discursives puis les invariants de l'angoisse.

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La trace évidée du symbole littéraire : de l’(in)-désir d’être chez Verlaine à l’angoisse existentielle
chez Maupassant. Pour une économie générale de l’herméneutique blanchotienne

Aborder donc Maupassant à travers le tableau littéraire de l'angoisse, c'est


possibiliser le décodage verbal de ce sentiment de terreur :l'œuvre de Guy de
Maupassant est traversée par ce que Goncourt eût appelé le "hantement de la mort". Et
la mort y est conçue comme une complète annihilation du moi. A ce thème, s'associe
celui de la souffrance morale des êtres humains - qui savent quel est leur destin. (J.
Salem, 2000, p. 11).Je n'aborderai pas le « tout » Maupassant. Je m'accroche à
examiner la relation articulant tout d'abord l'angoisse, puis la désarticulant.
Autrement dit, interroger la poétique de la terreur dans l'écriture
maupassantienne.
Dans la préface de ses Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté
de l'homme et l'origine du mal, Leibniz écrivait que : « c'est la cause de Dieu
qu'on plaide ici ». Maupassant enrage sur Dieu en présentant les injustices, les
férocités et les méfaits de la Providence. Sur les horreurs de notre condition
mortelle, Maupassant a un long réquisitoire contre le dossier : « Sais-tu
comment je conçois Dieu? », déclare un certain Roger de Salins dans L'Inutile
beauté (1890) : « comme un monstrueux organe créateur inconnu de nous, qui
sème par l'espace des milliards de mondes, ainsi qu'un poisson unique pondrait
des œufs dans la mer. Il crée parce que c'est sa fonction de Dieu. » La cause
première qui est en même temps cause de l'existence du mal dans le monde,
paraît être la volonté maligne d'un Etre ayant présidé à la mise en place d'un
désordre universel et d'une inadéquation radicale entre nos aspirations infinies
et le trivial effroi que suscite en nous le sentiment de la finitude. Dieu est
méchant! C'est là la leçon des aveux que passe l'instituteur Moiron sur son lit de
mort; Moiron, homme « très religieux », qui avait obtenu la grâce de l'empereur
Napoléon III, malgré les charges accablantes qui avaient jadis pesé contre lui,
avoue finalement avoir joué à Dieu un bon tour en lui subtilisant sept victimes:
« Ce n'est pas lui qui les a eus, ceux-là. Ce n'est pas lui, c'est moi ! »Si Moiron a
fait mourir sept petits élèves en leur faisant croquer des sucreries remplies de
fragments de verre et de morceaux d'aiguilles cassées, c'est, dit-il, qu'il devait
assouvir son désir tout naturel de « vengeance »contre le mal qu'il lui a fait.
« Je crois à l'anéantissement définitif de chaque être qui disparaît » (G.de
Maupassant, 1974). Ainsi exprimés, les thèmes abordés par Maupassant
s'articulent autour de l'impossibilité de penser un futur, de la fuite du temps, du
nocturne de nos vies, de la solitude humaine. Interroger ou convoquer la
littérature de Maupassant sous le signe de Saturne8, revient à faire une peinture
de cette littérature qui se déploie sous condition de l'angoisse. L'angoisse est
alors angoisse devant le mal où l'homme découvre la possibilité du péché et
angoisse devant le bien, que le pécheur ressent quand il prend conscience qu'il
pourrait se libérer du péché. C'est vivre dans l'affrontement de ces deux
possibilités qui suppose la liberté qui, par enchaînement causal des arguments,
nourrira l'intelligence de la modernité qui, au demeurant, se donne comme une

8Chez les écrivains, la figure de Saturne est considérée comme la planète de la mélancolie, froide et
malfaisante, ennemie de la nature, de l'homme et des autres créatures.

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M-M. Eyi

typologie décisive, au lieu où elle tient que l'œuvre véritable est celle qui
parvient à s'affranchir de sa répétition paresseuse du Même pour devenir une
écriture auto-prescriptive, autodestructrice, et inventive. En clair, une œuvre
qui devient une immense institution subversive, transgressive, mais surtout
exclusive.
Du latin exclusio, l'exclusion produit les modes de lisibilité moderne du
texte littéraire. En effet, une approche sociologique de type goldmannien (L.
Goldman, 1995) pourrait montrer que le « dieu caché » de cette exclusion se
réciproque avec l'idée de frustration, de privation des droits les plus légitimes.
Mais aussi, la relégation, l'interdiction, la marginalisation, l'excommunication,
le tortillage, l'expulsion, la radiation, l'élimination, la révocation, le rejet. Encore
convient-il de prendre la mesure de ce thème qui se consacre de manière
patiente et détaillée à ce qu'il convient d'appeler le nomadisme9 (I. Stengers,
1988) des horizons de sens du langage littéraire. Revenons à Maupassant ! Son
écriture est révélatrice d'un mal ontologique présent au XIXe siècle. En effet, ce
« clandestin »(O. Fribourg, 2000) nous convie à lire le déclin qui relève d'une
difficulté à vivre, car chez lui, l'identification au monde et l'identification de soi
est désormais impossible:
Son navire cachait au fonds des cales une marchandise monstrueuse, le Cthulhu de
Lovecraft, plus communément appelé le "hors-là", qui, penché au-dessus de lui, lui
faisait écrire: "À présent, je sais, je devine. Le règne de l'homme est fini. Il est venu,
celui que redoutaient les premières terreurs des peuples naïfs, celui qu'exorcisaient les
prêtres inquiets, que les sorciers évoquaient par les nuits sombres" [...]. (J. Macé-Scaron,
p. 14-18).
En repensant la conscience lucide de l'histoire de Maupassant et l'altérité
de son activité d'écrivain, il apparaît que dans son « soleil noir » (J. Kristeva,
1987), il y a dépression et création. Toute son œuvre est empreinte d'un
pessimisme profond, dû peut-être à sa santé fragile10. Mais avant de
« s'animaliser »11 peu à peu, la désinence de l'écriture de Guy de Maupassant
démontre que « plutôt que de chercher le sens du désespoir, il n'y a de sens que
du désespoir » (J. Kristeva, 1987). En effet, le désespoir est ce qui fait sens dans
son écriture car l'identité narrative tend vers la hantise de l'héritage de la
démence. Cette permanence du malheur à venir dans la vie de l'auteur détruisit
son équilibre psychique et le fit tomber dans la dépression. Disciple de
Schopenhauer12 (E. Clément, 1994, p. 322), les pleurants affligés entourés de la

9Sous l’appellation de « concepts nomades », elle montre que certains concepts voyagent d’une science à
une autre en commettant des infidélités sémantiques qui souvent, sont à l’origine de la naissance d’un
nouveau savoir.
10 Rappelons que Maupassant avait contracté dans sa jeunesse une syphilis et qu'il aurait hérité des

troubles mentaux de sa mère car, à la fin de sa vie, il sombrera dans la démence.


11 Les mots du Docteur Blanche durant l'internement de Maupassant de 1892 à 1893.
12 « Pour Schopenhauer, le monde n’est pas seulement absurde, il est, pour l’homme, tragique et

douloureux. Le désir, qui est l’expression consciente et individuelle de ce « vouloir-vivre » est tragique,
parce que l’homme croit, en l’assouvissant, servir ses propres intérêts, alors qu’il est au service de l’espèce,
comme cela est clair dans le cas de la sexualité. De surcroît, le désir est douloureux parce qu’il est

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La trace évidée du symbole littéraire : de l’(in)-désir d’être chez Verlaine à l’angoisse existentielle
chez Maupassant. Pour une économie générale de l’herméneutique blanchotienne

bile noire qui enragent et s'enragent dans la page maupassantienne


complexifient et étrangefient le destin impossible de la représentation. De ce
fait, l'écriture de l'angoisse ici est soumise à l'épreuve de la « solitude
essentielle »13 énoncée par Blanchot : un sentiment d’être à un lieu de fracture,
d’avoir un abîme ouvert devant soi, ou dans le temps. Il est minuit partout.

Conclusion
Avec Verlaine et Maupassant, la littérature atteint la jonction
problématique du corps et de l’âme ; une contamination entre dedans et dehors.
Dans ce type de « réalisme aggravé »14, la bile ou l’humeur noire se déverse sur
« l’extérieur des choses » : l’homme est au bord du précipice. C’est cet
effacement constant des traces et des signes qui conduit souvent la pensée
littéraire moderne à célébrer une mythologie blanche, une écriture sans origine
ni consistance. Dans ce paysage vide, côtoyant une sensation d’étouffement, la
littérature semble se détruire, disparaître, se retirer d’elle-même et expérimente
l’échec, la chute sans fin. Le gouffre est sans fond. Dans le projet scriptural de
Verlaine et de Maupassant, le langage constitue une expérience sans limites en
ce sens où il serait l’utopie de l’homme.

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13 La solitude essentielle est selon Blanchot le travail de l'écrivain qui consiste à rencontrer pleinement et

douloureusement le langage.
14Flaubert, pour son roman, Madame Bovary a été inculpé de « réalisme aggravé ».

610 Mars 2020 ç pp. 599-612


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612 Mars 2020 ç pp. 599-612


M. Yaméogo

LITTÉRATURE AFRICAINE DE LANGUE ALLEMANDE :


POTENTIALITÉS DIDACTIQUES DE L´ORALITÉ

Mohamed YAMEOGO
Université Joseph Ki-Zerbo Ouagadougou – Burkina Faso
ouagazoodo@yahoo.fr

Résumé : L´apprentissage de l´allemand langue étrangère, surtout loin des


pays germaniques, implique que l´apprenant consente beaucoup d´efforts
pour acquérir, aussi bien, des compétences, à l´écrit qu´à l´oral. Ceci est
d´autant plus capital car témoignant de la maîtrise de la langue à apprendre.
Cependant, étant donné que pour des besoins pratiques, le parler prend très
souvent, le dessus sur l´écrit ; il va de soi que l´apprenant étranger et/ou
burkinabè travaille plus non seulement, à intégrer les principes cardinaux de
l´écrit, mais aussi, et surtout, à développer ses compétences à l´oral. Au
regard de ce fait, certains genres oraux de la littérature africaine de langue
allemande regorgent de potentialités instructives à même de permettre, à
l´apprenant de se familiariser ou d´améliorer ses compétences
communicationnelles. Le présent article tente de montrer comment les
pratiques de l´oralité, dans la fable et le conte peuvent contribuer, à booster
l´expression orale chez les apprenants d´allemand au Burkina Faso.

Mots-clés : genres oraux ; didactique ; langue étrangère ; littérature


africaine de langue allemande, compétence orale, apprenants

Abstract : Learning German as a foreign language, especially far from


Germanic countries, implies that the learner makes a lot of effort to acquire
both writing and speaking skills. This is all the more important because it
shows the mastery of the language to learn. However, given that for practical
purposes, the spoken word very often takes precedence over the written
word, it goes without saying that the foreign and / or Burkinabè learner
works more not only to integrate the cardinal principles of writing but also
and especially to develop one´s oral skills. On behalf of that, certain oral
genres of the African literature in German language are full of didactic
potentialities to enable the learner to become familiar with or improve his
communication skills. This article attempts to show how the practices of
orality in fables and tales can help boost oral expression in German language
learners in Burkina Faso.

Key words: oral genres; didactic; foreign langage; African literature in


German language; Communication skills; Learners

Akofenaçn°001 613
Littérature africaine de langue allemande : Potentialités didactiques de l´oralité

Introduction

Bien que l´écriture soit désormais, un médium, à travers lequel le savoir


se conserve et se transmet dans les pays d´Afrique subsaharienne, il n´en
demeure pas moins que la pratique de l´oralité ait conservé certaines de ses
lettres de noblesse. Mieux, ce sont pratiquement, deux médias qui se complètent,
en favorisant du même coup, l´innovation dans les productions littéraires (Cf.
Simo 2008, p.48). Très longtemps, avant qu´on en vienne, à fixer les contes, les
fables, légendes ou les chansons etc. sur papier, ces genres, ici, mentionnés,
faisaient partie de la littérature orale et à travers eux, des valeurs ancestrales, des
us et coutumes ainsi que des connaissances médicinales, étaient véhiculés. Ce qui
d´ailleurs servait de cadre, lors des veillées de contes à éduquer les plus jeunes.
Ces potentialités éducatives indéniables, faisaient d´ailleurs passer la littérature
orale, pour une forme d´institution scolaire par excellence, où la communion
entre conteur et auditeur débouche aussi bien, sur une transmission de
connaissances que sur la production du savoir. On pourrait aisément, parler d´un
rendez-vous du donner et du recevoir. Cette donnée culturelle qui a fait, ses
beaux jours dans des œuvres d´écrivains africains, de langue française, anglaise
ou portugaise, ressort également, dans certaines productions de la récente
littérature africaine de langue allemande. Avec cependant des apprenants
burkinabè vivant loin des pays germaniques et qui n´ont affaire à la langue
allemande qu´exclusivement dans le cadre scolaire, les chances de voir se
développer leur expression orale demeurent faibles. Le parler étant toutefois, une
compétence incontournable dans le processus de l´apprentissage d´une langue
étrangère, nous pouvons alors partir du postulat suivant : sur la base des schémas
d´émission, de réception et de réaction, principes cardinaux de la communication
; des compétences orales pourraient, être acquises par les apprenants d´allemand,
grâce au travail avec des textes comme la fable ou le conte.
Ainsi, le présent article poursuit-il l´objectif de démontrer la valeur
instructive de certains genres oraux, dans la littérature africaine d´expression
allemande. Cela, afin de contribuer au développement de l´expression orale chez
les apprenants d´allemand au Burkina Faso.
Pour atteindre cet objectif, nous tâcherons de rappeler de prime à bord le
rôle de la tradition orale en Afrique, puis nous ferons ressortir la dimension
didactique des genres oraux, avant d´aborder en dernier ressort des cas
pratiques. Il s´agira de montrer à travers deux œuvres, non seulement la
dimension didactique des textes littéraires des écrivains africains de langue
allemande, notamment Ngono Mefane, das Mädchen der Wälder de Jean Félix
Belinga Belinga et Die Basaa Fabeln de May Yomb, mais aussi la possibilité, d´en
acquérir des compétences à l´oral, surtout avec l´approche tournée vers l´action et la
production, développée par Kasper H. Spinner.

614 Mars 2020 ç pp. 613-624


M. Yaméogo

1. Le rôle de la tradition orale en Afrique


La littérature orale a pendant longtemps, été marginalisée dans la
recherche que celle écrite du fait qu´on la jugeait peu valeureuse (Cf. N´guessan
2008, p.262). Ce n´est qu´après avoir été expérimentée avec succès, au début du
20è siècle par les avant-gardistes qu´elle eut un statut plus positif (Cf N´guessan
2008, p. 261).
Dans la pratique de la littérature orale, l´artiste et le public entretiennent
en Afrique un rapport mutuel (Cf. Simo 2008, p.26). Conter sert donc
principalement à renforcer le sentiment communautaire. Dans cet ordre d´idée,
la littérature orale peut alors, être perçue comme une littérature engagée, car
justement l´art pour l´art lui, est autant étrangère que l´expression des sentiments
individuels et/ou égoïstes. Tandis que les genres écrits comme le roman ou la
poésie doivent communément, leur imagination à la seule ingéniosité de leurs
auteurs, la littérature orale quant à elle, relève de manière générale, d´un fait
collectif. Cette caractéristique particulière de la littérature évoquée, indique
qu´elle est, étroitement, liée aux réalités de la communauté. En raison de son
caractère collectif, l´oralité a, en plus, pour fonction de transmettre des faits
passés. La fonction fondamentale de la tradition orale réside, surtout dans la
liaison entre le passé et le futur. C´est pour ainsi dire, que la littérature orale puise
généralement dans les évènements du passé, et s´oriente en même temps vers le
futur. En traitant des problèmes actuels du quotidien, elle garantit la pérennité et
la survie de la collectivité. Elle aborde entre autres, des questions comme le
conflit de génération ou la polygamie et remplit des fonctions pédagogiques,
politiques, magiques et/ou ludiques. Elle joue par conséquent, un rôle
considérable, lors des cérémonies initiatiques parce que les rites d´initiation,
s´opèrent dans un langage codé qui ne sont déchiffrables que par les initiés.
La tradition orale occupe aussi, une place non négligeable dans les œuvres
des écrivains africains de langue allemande. Même, s´il faut reconnaître que
l´oralité n´est pas facilement perceptible dans les textes indiqués, des extraits de
dialogues et des constellations de narration ainsi que, l´emploi de genres oraux
comme le proverbe, la chanson, le conte ou la fable font généralement, référence
à la tradition orale. Toutefois, cette approche évidente, de la littérature orale et
écrite, ne vise pas dans le présent contexte, à faire ressurgir à nouveau, la
discussion autour de la dichotomie sur l´écriture et l´oralité. L´objectif primordial
est d´attirer, à travers cet article, l´attention que les formes de conservation et de
production du savoir, présentent des avantages (Cf. Hofmann 2008, p.290) à plus
d´un titre. « La redécouverte » (Simo 2008, p.29) de l´écriture en Afrique, n´a
apparemment pas empêché, la pérennité de la littérature orale. Bien au contraire,
la culture scripturale est devenue pour beaucoup d´écrivains africains, un
moyen, par l´entremise duquel la tradition orale peut être perpétuée. Ici, la
perpétuation ne signifie, cependant pas, d´opérer une simple reproduction, mais
elle devrait donner lieu à des innovations (Simo 2008, p.48). Beaucoup
d´écrivains africains de langue française, ou anglaise comme Ahmadou

Akofenaçn°001 615
Littérature africaine de langue allemande : Potentialités didactiques de l´oralité

Kourouma, Hamadou Hampâté Bâ ou Chinua Achebe, pour ne citer que ceux-ci,


ont su lier tradition et innovation dans certaines de leurs œuvres. Le lien entre la
culture de l´écrit et de l´oral, se laisse percevoir selon Hofmann comme un signe
de désaffection dans le processus de la modernisation. A ce propos, il note ceci :

Mündlichkeit wird in die Schriftkultur integriert als eine Quelle des Wissens
und der Artikulation von Welterfahrung und kann insofern als kritische
Reflexion der Entfremdung in Prozessen der Modernisierung begriffen
werden.
Hofmann (2008, p.290)1

Même perçue comme « source de savoir », la littérature orale ne perd en


rien de son importance instructive ; ce, d´autant plus que les sociétés africaines
demeurent encore marquées par la culture de l´oralité. De ce point de vue, une
étude didactique des genres oraux dans les œuvres mentionnées plus haut serait
bénéfique.

2. Dimension didactique des genres de la littérature orale


La littérature orale compte plusieurs genres, parmi lesquels, on peut citer :
le conte, la fable, le mythe, la légende, la prière et la parole etc. La plupart de ces
genres oraux se retrouvent dans la littérature africaine de langue allemande. En
se présentant sous forme de texte, l´écrit semble bien être plus important en
termes de volume que l´oralité et il faut bien noter que cela n´est pas le fruit du
hasard. En réalité, les données performatives qui sont fondamentales à la
pratique de l´oralité, notamment, les mouvements corporels ou
l´accompagnement musical, tendent à être de plus en plus écartées, voir ignorées
(Cf. Tokponto 2013, p.97). Ce fait est en général vérifiable pour les genres comme
le conte, la fable ou la légende.
L´écriture comme média de la conservation et de l´archivage peut, d´une
part, paraître problématique, mais elle garantit d´autre part, la durabilité du
souvenir. Et comme le soutient Tokponto : „[…] geschriebene Märchentexte
scheinen trotz ihrer Mängel im Vergleich zu deren oralen Fassungen
verlässlicher und halten länger“ (Tokponto 2013, p.98).2
Comme réponse au problème de la non prise en compte des aspects performatifs
de l´oralité dans les œuvres écrites, une nouvelle forme d´écriture verra le jour
avec les écrivains africains qui se servent, des différents moyens offerts par la
culture de l´oralité et de l´écrit pour pouvoir jouir des avantages que présentent
les deux médias. Allah n´est pas obligé du romancier ivoirien Ahmadou Kourouma

1 « L´oralité est intégrée dans la culture de l´écriture en tant que source source de connaissance
et d´articulation de l´expérience du monde, et peut de ce fait, être comprise comme une réflexion
critique de l´éloignement dans le processus de la modernisation ». [Texte traduit en français par
nos soins]
2« […] les textes écrits des contes, en dépit de leurs manques, semblent être plus fiables et durer

plus longtemps que leurs versions orales ». [Texte traduit en français par nos soins]

616 Mars 2020 ç pp. 613-624


M. Yaméogo

emploie des caractéristiques de l´oralité pour les mettre habilement, en relation


avec des moyens d´expression de la culture scripturale. À cet effet, Simo note
ceci :

Was Kourouma demonstriert, ist die Tatsache, dass afrikanische orale


Literaturen über einen Fundus von Formen, Bildern, Motiven und
Themen verfügen, die für die Realisierung von anspruchsvollen
geschriebenen Werken hier und überall mobilisiert werden können.

Simo (2008, p.51)3

De l´assertion de Simo, on comprend que la littérarisation d´un texte de la


tradition orale, ne peut se produire que lorsque l´auteur ou le conteur entretient
ou instruit son public de manière créative. Les participants sont par conséquent,
invités à s´approprier aussi, la connaissance transmise et ce au moyen des
techniques narratives employées.
En prenant en compte cet aspect didactique important, il peut s´avérer
judicieux à titre illustratif de jeter un coup d´œil dans l´œuvre Ngono Mefane, das
Mädchen der Wälder de Jean Félix Belinga Belinga, écrivain camerounais de langue
allemande. Dans cette œuvre, il est question d´une grand-mère qui raconte à sa
petite-fille l´histoire de Ngono, une fille qui n´est pas née en tant qu´enfant, mais
plutôt en tant qu´adulte. À sa naissance, Ngono ne possédait ni bras encore
moins, de jambes. Cette nature particulière provoqua la panique dans tout le
village. En dépit de son grand handicap, elle parvint avec l´aide de plusieurs
animaux sauvages, à sauver son village d´un terrible sort.
Belinga Belinga a certes, produit un texte écrit, mais, il s´est beaucoup plus
inspiré de la pratique de la tradition orale. Son œuvre est construite autour de
plusieurs soirées de contes, où une conteuse professionnelle entretient un
auditeur. L´auditeur qui n´est personne d´autre que la petite-fille de la conteuse,
signale dès le début du conte, le talent de la grand-mère en ces termes :

Meine Großmutter konnte immer erzählen. Sie war wie eine


unversiegbare Quelle. Sie wußte nicht, wer ihr welche Geschichte
erzählt hatte. Ihre Mutter oder ihre Großmutter? Ihr Vater oder
Großvater?
Belinga Belinga (1990, p.10)4

3« Ce que démontre Kourouma, c´est le fait que les littératures orales africaines disposent d´un
ensemble de formes, d´images, de motifs et de thèmes qui peuvent être mobilisés ça et là pour la
réalisation d´œuvres écrites de belle facture ». [Texte traduit en français par nos soins]
4« Ma grand-mère savait toujours conter. Elle était une source intarissable. Elle ne savait pas qui

lui avait conté quelle histoire. Sa mère ou sa grand-mère ? Son père ou son grand-père ? » [Texte
traduit en français par nos soins]

Akofenaçn°001 617
Littérature africaine de langue allemande : Potentialités didactiques de l´oralité

L´habilité de la conteuse rappelle les conteurs professionnels africains, ou


tout simplement les griots qui savent bien tenir en haleine leur public, en leur
contant avec intelligence, créativité et beaucoup d´imagination, plusieurs sortes
de contes. Elle racontait aussi, des histoires très instructives, selon les dires de la
petite-fille : « An einem Abend begann meine Großmutter, mir eine
unvergessliche zu erzählen » (Belinga Belinga 1990, p.11) (Un soir, ma grand-
mère se mit à me conter une histoire inoubliable). En tant qu´histoire inoubliable,
on ne doit, selon le principe, la garder pour soi. Elle doit inexorablement, être
transmise :

Meine Großmutter wußte, daß die Geschichte von Ngono Mefane nicht
bei mir gefangen bleiben, sondern weitererzählt werden sollte. Sie
erwartete ein deutliches Zeichen von mir, daß ich dies auch wirklich tun
würde.
Belinga Belinga (1990, p.170)5

Ainsi, la petite-fille qui joue en même temps, le rôle d’auditrice, ne compte pas
intérioriser l´histoire de manière passive. Elle apprend à l´interpréter et ce, de
manière à inventer une nouvelle histoire, sur la base de l´ancienne.
Par cette illustration, Belinga Belinga tente de démontrer qu´il est bien
possible, de lier oralité et écrit sans toutefois, omettre des pratiques inhérentes, à
la manifestation de la tradition orale. Les commentaires ouvrent la voie à
l´auditrice d´exprimer ses sentiments. Puisque l´histoire se fonde sur des
situations spécifiques de la vie, alors le narrateur se permet facilement des
comparaisons entre les réalités de l´univers du conte, et celles de la vraie vie. En
outre, on peut aussi, noter la présence d´autres genres oraux comme les
proverbes, dans les pages 28, 48, 51, 52, 59 et même des chansons dans les pages
21, 69 et 118 qui ont été intégrées dans l´histoire. Tous ces genres de l´oralité sont
très importants, au regard de leur fonction didactique. Le texte de Belinga
Belinga pourrait être bien considéré comme source de motivation pour les
apprenants d´allemand du Burkina Faso, car en dehors, du cadre scolaire et/ou
en cours d´allemand, langue étrangère, il pourra leur offrir des possibilités
d´identification. Par conséquent, l´apprenant ne se verra pas seulement comme
un lecteur, mais aussi, comme un protagoniste et, cela devrait alors, lui permettre
une compréhension, plus facile du texte.
À côté des contes, dont la dimension éducative est considérable dans les
traditions orales, les fables ne sont pas aussi en reste. Avant leur processus de
littérarisation, elles existaient déjà, dans les sociétés africaines, mais se
transmettaient oralement. Elles admettent tout comme le conte, la présence d´un
auditoire et d´un conteur.

5 « Ma grand-mère savait que l´histoire de Ngono Mefane ne devait pas rester avec moi, mais
devrait plutôt, être transmise. Elle attendait un signe de moi, prouvant que je le ferais. » [Texte
traduit en français par nos soins]

618 Mars 2020 ç pp. 613-624


M. Yaméogo

Les fables attirent fréquemment, l´attention sur les dangers par le biais des
mises en scène fantaisistes et elles visent généralement, à donner des leçons de
vie de manière ludique (Lange / Petzoldt 2011, p.63). Par conséquent, elles sont
du point de vue de Walter Schäfer des (avertisseurs) « Mahner » qui invitent à se
comporter selon la bienséance (Schäfer 1999, p.181). Ce sont d´ordinaire, des
animaux qui sont certes, au cœur de l´intrigue, mais cela n´exclut pas le fait que
les personnages soient des humains, ou d´autres entités. La morale de la fable se
trouve communément, à la fin de celle-ci, et il appartient à l´auditoire, au cas où,
elle n´est pas explicitement exprimée, de la deviner.
En partant de la fable des Basaa, une œuvre éditée par le Camerounais Yomb
May, on peut tenter d´illustrer, un certain nombre de caractéristiques propres aux
fables, ayant été évoquées ici. Le projet de Yomb May à travers son œuvre, est
bien de démontrer à travers la prose que la littérarisation, n´entrave pas
forcement, les récits oraux et leurs caractères performatifs. Dans le même ordre
d´idée, il insiste que l´interaction entre le conteur et l´auditoire, favorise
continuellement, la reconstitution du contexte, du lieu et du motif de la narration
May (2000, pp.78).
Pour des apprenants africains de la langue allemande, ayant une
(socialisation littéraire double) «doppelten literarischen Sozialisation» , pour
ainsi reprendre les expressions de Riesz (1993, p.18), la lecture des fables éditées
par May, devraient être facile d´accès. Les aspects performatifs comme des
expressions « So geschah es ! »6 ou « Hört mir zu ! »7 font en général référence à
un contexte d´oralité.
L´emploie des proverbes pendant la narration est aussi, un autre élément se
renvoyant à la pratique de l´oralité. Dans le cas spécifique des fables Basaa, on
constate que l´illustration d´un proverbe peut conditionner la narration d´une
histoire donnée comme cela se remarque avec la fable Die Löwenjagd. Dans cette
fable, on raconte comment un écureuil, en mission pour des chiens est tombé
malade, en tentant de garder un répère dans lequel un lion avait trouvé refuge.
En se référant au motif de la narration, le conteur lui-même, explique le processus
de la transmission du proverbe illustré par la fable de la manière suivante :

Hört mir genau zu: Das Sprichwort »Das Eichhörnchen hat sich bei der
Löwenjagd den Keuchhusten geholt« kommt von einer Geschichte unserer
Vorfahren, die ich euch nun erzählen möchte. So“.
May(2000, p.32)8

6 Ceci étant!
7 Écoutez-moi!
8 « Ecoutez-moi bien : Le proverbe « l´écureuil a piqué la coqueluche en allant à la chasse au lion »

vient d´une histoire de nos ancêtres que j´aimerais vous raconter. » [Texte traduit en français par
nos soins]

Akofenaçn°001 619
Littérature africaine de langue allemande : Potentialités didactiques de l´oralité

Et ensuite, il reprend le proverbe et explique la morale en ces termes :

Deswegen sagt man: »Das Eichhörnchen hat sich bei der Löwenjagd den
Keuchhusten geholt.« Dieses Sprichwort warnt uns davor, uns in
Angelegenheiten einzumischen, die uns nicht direkt angehen.
May (2000, p.33)9

Autant qu´une fable peut être introduite par un proverbe, il arrive aussi qu´un
un proverbe résulte de la narration d´une histoire. Pour cela, la fable n°12
intitulée Die schildkröte und der Hund constitue là, un exemple patent. Un chien
avait été nommé roi des animaux. Lors de la nomination, tous les animaux étaient
présents, sauf la tortue. Lorsqu´elle apprit la nouvelle, elle s´y opposa et entreprit
à la prochaine bonne occasion à tenter de prouver que le chien n´était pas digne
de la couronne. Lors d´une rencontre de tous les animaux, chez le chef choisi, elle
détourna l´attention du chien et de sa famille avec un os. Ce fut de cette manière
que le chien perdit son trône. Cette fable va amener le conteur à poser la question
rhétorique suivante: „Denkt ihr, daß die Vorfahren töricht waren, als sie sagten:
»Beherrsche deine Gelüste und üblen Angewohnheiten, wenn du dir Ansehen
und Respekt verschaffen willst?« (May 2000, p. 44).10
Les fables sont aussi bien importantes, d´un point de vue esthétique, que
didactique, et pourrait à plus d´un titre, jouer un grand rôle dans le cours
d´allemand, surtout au niveau du secondaire au Burkina Faso. Sa brièveté et sa
structure, facilement compréhensible, peuvent favoriser la promotion de la
lecture, chez les apprenants. Les lecteurs pourraient aussi, développer leurs
compétences communicationnelles sur la base de leur manière de narrer
l´histoire. En effet, les 20 fables de May Yomb offrent la possibilité d´identifier
des cas d´interaction, et des styles particuliers de narration. En dernier ressort, il
y a aussi, la possibilité à travers le travail, avec les textes d´acquérir des
connaissances grammaticales, ainsi que lexicales.

3. La pratique de l´oralité et l´acquisition de compétences orales

Pour un travail productif avec des textes littéraires, les adeptes de


l´approche orientée vers l´action et la production, proposent de se tourner idéalement,
vers des formes d´expression littéraires ou d´autres formes artistiques (Cf.
Spinner 2012, p.241). À partir de cela, on peut trouver plusieurs manières
d´accéder à un texte et ce, en faisant interagir par exemple les personnages entre
eux, en laissant les apprenants, mener des interviews entre eux, en donnant des

9 C´est la raison pour laquelle on dit : « l´écureuil a piqué la coqueluche pendant la chasse du
lion ». Ce proverbe nous prévient de ne pas nous immiscer dans des affaires qui ne nous
concernent pas directement. [Texte traduit en français par nos soins]
10 «Pensez-vous que les aïeux étaient fous lorsqu´ils disaient : « contrôles tes envies et tes

mauvaises habitudes, si tu veux te faire respecter et avoir une bonne image ? » [Texte traduit en
français par nos soins]

620 Mars 2020 ç pp. 613-624


M. Yaméogo

conseils à des personnages, en adoptant une posture critique à l´endroit de la


position d´un personnage, en décrivant un texte à travers des images, en
envoyant une lettre à un personnage, en récitant un poème avec des gestes, en
inventant des textes sur la base d´un modèle donné, ou en proposant des suites
à des récits etc. La liste pourrait être prolongée à souhait. Il faudra toutefois,
souligner qu´ avec des techniques pédagogiques créatives, surtout dans le but
d´atteindre un objectif d´apprentissage donné, on devrait faire un usage
stratégique de l´approche orientée vers l´action et la production.
Pour le cas spécifique de la littérature orale dont le principe fondamental
demeure, la préservation de la tradition orale, il est judicieux de clarifier la
manière dont on parvient par le biais d´exercices de productivité à acquérir des
compétences communicationnelles à l´oral. Si on a par exemple, affaire à un conte
ou une fable, alors on peut essayer en trois étapes de s´approprier le texte. Dans
un premier temps, il s´agira de tenter individuellement, de comprendre le texte.
Pour ce faire, la lecture à haute voix, la mémorisation ou l´assimilation du
vocabulaire peuvent s´avérer fructueuses. Au regard de cela, on pourrait orienter
les apprenants avec les tâches suivantes :
- Lesen Sie den Text mehrmals laut (mindestens 5-mal).11
- Lernen Sie den Text möglichst auswendig.12
- Lernen Sie die Vokabeln mithilfe von Karteikarten, indem Sie auf der
einen Seite das Wort auf Deutsch schreiben und auf der anderen Seite die
Bedeutung des Wortes auf Französisch.13

À cette étape suivra dans un deuxième temps, le travail sur la structure du


texte. Il s´agit principalement, d´amener les apprenants à dégager le fil
conducteur pour mieux comprendre, le fond du texte. Cela revient dans le cas
présent, de repérer et cerner la situation initiale (manque et/ou déclencheur de
l´action), les conséquences qui en résultent, ainsi que la situation finale (morale,
proverbe, leçon). Il est aussi, important de pouvoir connaître et décrire les
différents personnages en présence, et leurs caractéristiques. À ce titre, les
exercices suivants peuvent servir d´orientation pour l´enseignant :
- Notieren Sie das Problem, das zu Beginn des Textes aufgeworfen wird.14
- Nennen Sie alle Figuren, die mehr oder weniger mit dem Problem zu tun
haben.15
- Notieren Sie die Folgen des aufgestellten Problems.16

11 Lisez le texte à haute et intelligible voix (au moins 5 cinq fois).


12 Apprenez à mémoriser le texte et amusez-vous à le reciter devant un ou une camarade de classe
ayant aussi connaissance du texte.
13 Apprenez le vocabulaire à l´aide de bouts de papier tout en prenant surtout soin d´écrire le mot

allemand sur le recto et la signification du terme en français au verso.


14 Dégager le problème posé au début du texte.

15 Citer les personnages qui sont plus ou moins concernés par le problème.

16 Citer les répercussions du problème soulevé par l´histoire.

Akofenaçn°001 621
Littérature africaine de langue allemande : Potentialités didactiques de l´oralité

- Listen Sie die Elemente der Endsituation auf (Lehre, Moral, Sprichwort).17

Dans une troisième étape, l´apprenant peut s´amuser à se raconter la fable


tout, en jouant le rôle du conteur et de l´auditeur. Il ne devrait pas se munir du
texte. C´est un exercice qui pourrait être enregistré avec un dictaphone afin
d´apprécier plus tard, ses propres performances. Après cette phase d´exercice,
l´apprenant pourrait tenter l´expérience devant un petit auditoire de 3 à 4
personnes. Les dialogues apparaissant dans le texte, peuvent être présentés à
travers un jeu de rôle. Cela signifie cependant, que les différents participants au
projet de narration, se sont aussi préparés au préalable.
Le processus d´apprentissage proposé ici, pourrait d´une part, aider les
apprenants d´allemand à développer des aptitudes en lecture, parler et en écoute,
surtout dans une atmosphère ludique, et dépourvue de toute peur de faire, l´objet
de moquerie. Il est aussi possible, que les apprenants soient amenés d´autre part,
à entreprendre des initiatives d´apprentissage autonome, en dehors du cadre
scolaire, tout en associant aussi d´autres apprenants, ce qui débouchera
naturellement, sur une motivation mutuelle dans le processus de l´apprentissage.

4. L´approche orientée vers l´action et la production

Les deux facteurs fondamentaux de la pratique littéraire dans les traditions


orales ont été exprimés par Simo de la façon suivante :

In der Mündlichkeit sind das Sprechen und das Hören simultan und stehen
in Interaktion zueinander. Die Art, wie der Sprecher spricht, hat einen
Einfluss auf die Art und Weise, wie der Hörer zuhört. Umgekehrt beeinflusst
die Art, wie zugehört wird, das Sprechen. Sprechen bedeutet also immer
zuhören. Und zuhören bedeutet zugleich sprechen, deutlich sichtbar
machen, dass man zuhört, und zwar durch artikulierte Fragen oder durch
eine Körpersprache, die Zustimmung, Skepsis oder Ablehnung signalisiert.
Simo (2008, p.33)18

Le parler et l´écoute sont donc importants pour le déroulement de la


communication et interagissent entre eux. La parole qui véhicule pour ainsi dire
des connaissances, n´est pas reçue passivement. Elle a des incidences et amène le
récepteur, à s´exprimer implicitement ou explicitement. Pour donc maintenir le
cycle de la communication à travers lequel des connaissances et des sagesses sont
transmises, des stratégies de mémorisation mnémotechniques, ont été

17Enumérer les éléments de la situation finale (leçon, morale, proverbe).


18« Dans l´oralité, le parler et l´écoute sont simultanés et interagissent entre eux. La manière dont
parle l´émetteur a une influence sur la manière dont l´auditeur écoute. Dans le même temps, la
manière d´écouter influence le parler. Parler signifie donc toujours écouter. Et écouter signifie en
même temps parler, clairement notifier qu´on écoute et ce à travers des questions explicites ou à
travers un langage corporel qui implique l´accord, le scepticisme ou le refus. » [Texte traduit en
français par nos soins]

622 Mars 2020 ç pp. 613-624


M. Yaméogo

développées dans les sociétés marquées par l´oralité (Cf. Tokponto 2013, p.87).
Cela justifie alors, le développement et l´usage des moyens performatifs comme
la gestuelle, la mimésis et l´accompagnement musical dans la pratique de
l´oralité. Pour cela, l´artiste n´est pas le seul maître de la parole, il doit aussi,
écouter son auditoire afin qu´une communication interactive puisse être possible.
L´œuvre ainsi réalisée, est le fruit de l´artiste et du public (Cf. Simo 2008, p.33).
Acquérir des compétences à l´orale signifie apprendre à parler et à écouter,
en d´autres termes, c´est parler pour susciter des réactions et écouter pour
pouvoir prendre la parole. Ce schéma d´apprentissage tel que présenté, pourrait
éventuellement servir en classe comme en dehors du cadre scolaire à faire non
seulement, la promotion des compétences orales chez les apprenants d´allemand,
mais aussi renforcer le goût à la lecture.

Conclusion
Malgré la forte présence de la culture scripturale dans les habitudes, la
tradition orale occupe encore une place importante, aussi bien dans les sociétés
africaines que dans les productions littéraires. En entreprenant de l´analyser sous
une perspective didactique, il en résulte qu´elle favorise la communication. Les
acteurs en présence, c´est-à-dire l´émetteur (conteur) et le destinataire (auditeur),
ont la possibilité d´interagir dans le cadre du déroulement de la narration. Cette
valeur instructive de la littérature orale africaine se révèle être utile ; surtout dans
la perspective de trouver une solution au problème d´acquisition de compétences
orales chez les apprenants de la langue allemande au Burkina Faso. À ce titre,
l´étude des deux genres oraux dans la littérature africaine de langue allemande
permet de mettre les potentialités didactiques de ladite littérature en vedette.
Pour des apprenants, qui, justement pratiquent peu les connaissances acquises
en classe et dont la culture communicationnelle repose encore sur l´oralité, il
serait souhaitable d´avoir recours, à la pratique de la littérature orale comme
moyen de promotion de la communication orale. Toutefois, la condition pour un
accès plus efficient aux textes, serait de les faire accompagner de quelques
techniques dérivées de l´approche orientée vers l´action et la production.

Références Bibliographiques
BELINGA Belinga J. F. 1990. Ngono Mefane, das Mädchen der Wälder. Ein Märchen
aus dem Regenwald, Verlag der Evangelischen Lutherischen Mission
(Aachen, Missions-Aktuell-Verlag), Erlangen.
HOFMANN M. 2008. « Oralität in der deutschen Epik des 20. Jahrhunderts:
Döblin, Johnson, Özdamar ». In: Weltengarten. Oralität und Moderne
Schriftkultur. Deutsch-Afrikanisches Jahrbuch für Interkulturelles Denken,
274-290.
LANGE G., PETZOLDT, L. 2011. Textarten – didaktisch. Grundlagen für das Studium
und den Literaturunterricht, 6. Auflage, Baltmannsweiler.

Akofenaçn°001 623
Littérature africaine de langue allemande : Potentialités didactiques de l´oralité

MAY Y. 2000: Basaa-Fabeln. Aufzeichnungen aus der oralen Tradition Kameruns,


Athena Verlag, Oberhausen.
N´GUESSAN B. P. 2008. « On peut être poète sans avoir écrit un seul vers. » Zur
Rezeption der afrikanischen oralen Dichtung in den europäischen
Avantgarden. In: Weltengarten. Oralität und Moderne Schriftkultur. Deutsch-
Afrikanisches Jahrbuch für Interkulturelles Denken, 260-273.
RIESZ J. 1993. Koloniale Mythen – Afrikanische Antworten, IKO – Verlag für
Interkulturelle Kommunikationvv, Frankfurt am Main.
SCHÄFER W. 1999. « Die Fabel im Dienste der Spracherziehung ». In: Joachim S.
Hohmann (Hg.): Sprichwort, Rätsel und Fabel im Deutschunterricht:
Geschichte, Theorie und Didaktik „einfacher Formen“.
SIMO D. 2008. Die Oralität im Zeitalter der Interkulturalität und der
Globalisierung. Afrikanische Erfahrungen und Perspektiven. In:
Weltengarten. Oralität und Moderne Schriftkultur. Deutsch-Afrikanisches
Jahrbuch für Interkulturelles Denken, 26-51.
SPINNER K. H. 2012. « Handlungs - und produktionsorientierter
Literaturunterricht ». In: Michael-Klaus Bogdal und Hermann Korte (Hg.):
Grundzüge der Literaturdidaktik. 6. Auflage, 241-258.
TOKPONTO M. W. 2013. « Gedächtnis- und Erinnerungspraktiken: Ein
Vergleich zwischen oralem Märchenerzählen in Westafrika und den
schriftlich fixierten Märchen der Brüder Grimm ». In: Mont Cameroun.
Afrikanische Zeitschrift für interkulturelle Studien zum deutschen zum
deutschsprachigen Sprachraum, Bd. 8/9, 87-99.

624 Mars 2020 ç pp. 613-624


N. M. Kouassi

LE FONCTIONNEMENT SYNTAXIQUE ET ÉNONCIATIF DE L’ADVERBE


DANS LE DISCOURS LITTÉRAIRE DE KOUROUMA :
LE CAS DE ALLAH N’EST PAS OBLIGÉ

N’Dri Maurice KOUASSI


Université Peleforo Gon Coulibaly - Côte d’Ivoire
nd_mauri@yahoo.fr

Résumé : L’usage de l’adverbe occupe une place de choix dans l’œuvre de


Kourouma. Son fonctionnement syntaxique obéit à une kyrielle de fonctions
dans la phrase. D’un point de vue énonciatif, l’adverbe est largement mis à
contribution dans le processus d’assignation de sens. Les deux « catégories »
mises ensemble affectent le contenu sémantique du discours littéraire. L’acte
d’appropriation de la langue en discours par le locuteur pour son propre
compte détermine une situation d’énonciation dans laquelle émergent les
énoncés. Tous ces facteurs créent en définitive un effet de style particulier
chez l’écrivain.

Mots clés : Discours, syntaxe, énonciation, valeur sémantique,


modalisateurs, langue, commentaire axiologique.

Abstract: The use of the adverb occupies a capital place in Kourouma’s work.
Its syntactic working obeys a stream of functions in the sentence. In an
expressive point of view, the adverb is extensively used in the process of
sense assignment. Both "categories", put together, affect the semantic content
of the literary speech. The act of appropriation of the language in speech by
the speaker for his own account determines a situation of enunciation in
which the statements emerge. All these factors finally create a particular style
effect for the writer.

Keywords: Speech, syntax, enunciation, semantic value, modalisators,


language, axiological commentary.

Introduction
L’adverbe est un mot invariable qui modifie le sens d’un verbe, d’un
adjectif qualificatif, d’un autre adverbe. Il fait partie des termes invariables
comme les prépositions et les conjonctions. Il diffère néanmoins de ces deux
classes grammaticales parce qu’il peut assumer une fonction syntaxique dans la
phrase et possède en conséquence un contenu sémantique propre. En un mot, on
définit l’adverbe d’une manière générale par l’association de trois critères
fondamentaux à savoir : l’invariabilité, le caractère généralement facultatif et la
dépendance par rapport à un autre élément de la phrase. Du point de vue
morphologique, il existe une variété d’adverbes. Après cette définition de
l’adverbe, il convient de statuer sur ce qui nous occupe fondamentalement dans
l’analyse à venir. En effet, dans l’œuvre littéraire de Kourouma, l’emploi de

Akofena çn°001 625


Le fonctionnement syntaxique et énonciatif de l’adverbe
dans le discours littéraire de Kourouma : le cas de Allah n’est pas obligé

l’adverbe occupe une place importante. Quelles sont les fonctions qu’occupe
l’adverbe chez l’écrivain ? Qu’en est-il de son fonctionnement syntaxique et
énonciatif dans l’économie générale du texte ? Quels sont les effets de style qui
en résultent ? Notre analyse s’articulera autour de cette problématique.

1. La place de l’adverbe dans la phrase


Le type de dépendance qu’entretient l’adverbe avec l’élément sur lequel il
porte a une incidence sur la place qu’il est susceptible d’occuper dans la phrase.
En d’autres termes, la place de l’adverbe varie selon le rapport qu’on veut lui
faire entretenir avec les mots ou les propositions, les groupes de mots dans la
phrase.

1.1 Les adverbes de phrase


Les adverbes de phrase se situent nettement dans une position extérieure
au noyau de la phrase. Du point de vue syntaxique, ils ont un « comportement »
différent des adverbes qui sont intégrés dans la phrase. Ils se placent par ailleurs
en positions détachées. Eu égard à cette considération, deux points sont à
analyser :

-L’antériorité de l’adverbe par rapport à la phrase.


C’est le fait que l’adverbe occupe une position initiale par rapport à la
phrase entière. L’auteur de Allah n’est pas obligé nous le fait découvrir à travers
certaines précisions ou instances sur des moments du récit. Exemples :
1-Brusquement, nous avons été entourés par une dizaine de guerrillos armés
jusqu’aux dents (Allah P. 224)
2-Autrement, il sera pardonné par le colonel Papa le bon (P.86)
3-Partout, il allait en tenue de parachutiste et le revolver à la ceinture (P105)
4-Le lendemain, elle commença à mendier (P.95).

Dans ces extraits qui précèdent, nous avons les adverbes antéposés aux
différentes phrases mais séparés d’elles par une virgule. La remarque que nous
pouvons faire ici dans ce cas, c’est la mobilité de ces adverbes ; ils peuvent se
placer soit en tête comme nous venons de le voir, soit en fin de phrase sans
aucune affection du contenu sémantique de la phrase. Ainsi, nous avons : il sera
pardonné par le colonel Papa le bon, autrement ; il allait en tenue de parachutiste
avec le revolver en main, partout. Quelle que soit la place qu’occupent les
adverbes de phrase, l’aspect sémantique de la phrase reste inchangé. Cela est dû
au détachement que connaissent ces adverbes. Ils correspondent à cet effet (en
position détachée) à une seconde affirmation qui est un commentaire de
l’énonciateur sur l’énoncé auquel ces adverbes sont associés. Par ailleurs, ces
adverbes « permettent à l’énonciateur de porter un jugement » (Dominique
Maingueneau 1999, p.94). Aussi l’antéposition de ces adverbes ne produit-il pas
le même effet que quand ils sont postposés. En position initiale, ils expriment une
réaction affective de l’énonciateur.

626 Mars 2020 ç pp. 625-636


N. M. Kouassi

-La postposition de l’adverbe par rapport à la phrase.


Soit les énoncés ci-après :
1-A l’habitude, les choses se passent autrement (p 56)
2-Samuel Doé avait réussi le coup avec Thomas Quionkpa et Thomas Quionkpa
était toujours là (p 105).
3-On nous avait drogués, mais pas beaucoup (p.156).

Nous constatons dans ces énoncés que les adverbes placés en fin de phrases sont
difficilement détachables de la phrase car ils sont directement liés à elle. Qu’en
est-il de la position de l’adverbe par rapport au verbe ?

1.2. La place de l’adverbe par rapport au verbe


Sous cet aspect, trois observations sont à relever selon le temps du verbe.
Le verbe est à un temps simple : la règle générale concernant la place de l’adverbe
dans la phrase, par rapport au verbe est que l’adverbe suit le verbe. « Un adverbe
qui détermine un verbe se place après lui si le verbe est à la forme simple »
(Frontier Alain, 1997, p.263).
Exemples : -Je déclare humblement que j’ai fauté (p 126).
-Je vais jamais au front (p118)
-Et Johnson déclara tranquillement que ce n’était pas fini….. (p167).

Le verbe est à un temps composé : « si le verbe est à une forme composée, les
adverbes de temps et de lieu se placent ordinairement après le groupe auxiliaire
+ forme adjective » (Pinchon, 1962, 416).
Exemples : Nous les avons pris tout de suite en chasse. (p 97)
Ils avaient pleuré auprès du dictateur Houphouët Boigny (108).

Le verbe est à la forme infinitive : la place de l’adverbe avec un infinitif est


relativement libre ; cependant, on le retrouve plus fréquemment avant l’infinitif.
Exemples : Où les trouver ? Où les décrocher ? (p 118). Une mission secrète dont
Sékou ne devait jamais parler. (p123). La place de l’adverbe joue un « rôle
discriminatoire pour les participes présents » (Claire B. 1974 : 413). Lorsque le
participe présent est pris comme adjectif, l’adverbe qui l’accompagne se place
avant. Exemple : Oui, répondit le propriétaire toujours tremblant (p 124). En
revanche, lorsque le participe présent est pris comme un verbe, l’adverbe se place
devant : une fillette obéissant naturellement.

-La place de l’adverbe par rapport à l’adjectif, à l’adverbe.


Un adverbe qui détermine un adjectif ou un autre adverbe se place avant
l’adjectif ou l’adverbe. Exemples : Elle était complètement dingue (p92). La façon
franchement scandaleuse dont Patrice Lumumba a été éliminé lui donne à
réfléchir. (p.175). Nous retenons de cette étude que la plupart des règles
concernant les places de l’adverbe dans la phrase ne sont valables de façon stricte
que dans la mesure où cet adverbe fait sémantiquement corps avec le mot sur
lequel il porte. GREVISSE (1993, p.1382) renchérit en ces termes : « vu la variété
des adverbes, il est difficile de donner des règles rigoureuses au sujet de leur
place dans la phrase ; il faut d’ailleurs tenir compte des intentions des locuteurs

Akofena çn°001 627


Le fonctionnement syntaxique et énonciatif de l’adverbe
dans le discours littéraire de Kourouma : le cas de Allah n’est pas obligé

(mise en évidence, lien avec ce qui précède) et des choix des écrivains ». En
somme, les différences de construction permettent de distinguer les sens et les
valeurs. Ainsi un adverbe peut-il avoir une valeur différente selon qu’il
détermine :
-un terme ou une phrase : on opposera ces deux énoncés suivants : Le colonel se
mettait nu et les femmes aussi. Dans cet énoncé, l’adverbe est placé après le verbe,
il a une valeur d’addition. Aussi le colonel se mettait-il nu. Ici, l’adverbe est proche
d’une conjonction, ceci donne un lien de conséquence.
-un verbe ou un adjectif : soit les énoncés ci-après :

Les guerrillos ont agi follement. L’adverbe a une valeur de manière dans
cette phrase. En revanche, dans ‘‘les guerrillos sont follement soûl’’, l’adverbe
devant l’adjectif qualificatif « soûl » prend une valeur d’intensité. En tout état de
cause, les adverbes de manière, selon le mot avec lequel ils sont construits, selon
leur place dans la proposition, selon l’intonation peuvent avoir des « valeurs très
variées » .Pour ce qui nous concerne et avec un regard de linguiste sur les
faiblesses de la grammaire traditionnelle, nous nous demandons : qu’en est-il du
fonctionnement de l’adverbe dans bien d’autres langues autre que le français ?
Existe-il des problèmes de place de cette classe grammaticale dans ces langues
du fait de sa variété ?

2. Étude des fonctions de l’adverbe dans la phrase.


La notion de fonction peut avoir un sens assez général. Elle peut
s’appliquer par ailleurs à différents niveaux de la description linguistique.
Arrivé(M) et al (1986, 270) définissent la notion de fonction syntaxique comme
« la relation que les constituants d’une structure entretiennent entre eux au sein
de cette structure ». En termes différents, la notion de fonction est perçue comme
le rôle syntaxique que joue un mot ou un groupe de mot dans un ensemble
(proposition, phrase). Quelles fonctions l’adverbe peut-il assumer entre les
différents mots de la phrase ?

2.1. Les adverbes substantifs ou sujets dans la phrase.


Exemples :
-Beaucoup ne connaissent pas Allah et sont toujours méchants mais quelques-
uns sont bons. P23
-Tout est déballé, pesé, ou estimé (p57)
-Et rien ne marche chez toi et avec moi (p12).

Dans les trois énoncés ci-dessus, « beaucoup, tout et rien » sont par nature
des adverbes et par leur fonction des sujets. Isolément, ils gardent leur nature
adverbiale, mais n’ont plus de fonction. La fonction est ce qui les rattache aux
contextes dans lesquels ils figurent, c’est ce qui distingue le mot dans un contexte
du mot isolé. Ainsi, les adverbes « beaucoup, tout et rien » n’assument la même
fonction : la fonction de sujet, respectivement par rapport aux verbes
« connaissent », « est déballé » et « marche ».

628 Mars 2020 ç pp. 625-636


N. M. Kouassi

2.2. Les adverbes adjectivaux


Exemples :
C’était bien (p128) ; le gâchis était bien (p58) ; le concert était trop (p61) ;
Les Malinkés sont bien parce qu’ils sont des combinards fieffés (p91-92).
On bouffait mal (p141)

Dans les quatre premiers énoncés, les adverbes sont précédés des verbes
d’états. En effet, les adverbes permettent d’attribuer par le truchement de la
copule « être » , des qualités aux mots ‘‘ gâchis, concert, malinkés et au présentatif
‘‘c’est’’ .Ils occupent dans les phrases la fonction de sujet. Quant aux adverbes
eux-mêmes, ils ont une valeur adjectivale en ce sens qu’ils qualifient les procès.
Le dernier énoncé, lui, met l’accent sur la qualité de la bouffe qui est
nutritionnellement pauvre et non sur la manière de bouffer. En un mot, l’adverbe
« mal » joue le rôle d’un qualificatif.

2.3. L’adverbe complément de circonstance


Dans l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma, bon nombre
d’adverbes fonctionnent comme des compléments de circonstance. A ce niveau
d’analyse, nous étudierons les fonctions de l’adverbe selon trois critères, à savoir
les circonstances de manière (CCM), de lieu (CCL) et de temps (CCT).

-La fonction de complément circonstanciel de manière (ccm)


Celle-ci est remarquablement représentée dans l’œuvre car elle est en
corrélation avec les adverbes de manière qui abondent dans le texte de l’auteur
ivoirien.
Exemples :
-« Et Johnson, avec le sourire, déclara tranquillement que ce n’était pas fini… ».
-« Sani Abacha recevait Foday Sankoh et discutait secrètement avec lui….. »
-Conditions de faire partir de Sierra Léone les troupes de l’écomog du Nigéria ;
les assaillants résistèrent héroïquement.

-La fonction de complément circonstanciel de lieu (CCL)


Exemples :
-La voiture s’est dirigée vers le village (p 68)
-Après le tour du cercle de danse, elle vint s’asseoir, les belles filles et le fils autour
d’elle (p 130)
-Le marché, c’était là que les samedis on exécutait les voleurs (p115)
-Ces prévenus sont amenés enchaînés où toute la population se trouve réunie
(p111).

-La fonction de complément circonstanciel de temps (CCT)


Exemples :
-Le général Prince Johnson expliqua qu’il cherchait depuis longtemps et
longtemps un chef pour sa brigade féminine (p159)
-Quand elle vit le soleil décliner et que c’était bientôt l’heure de laver le bébé….
(p95)
-Samuel Doé fut dépecé un après-midi dans Monrovia….. (p150).

Akofena çn°001 629


Le fonctionnement syntaxique et énonciatif de l’adverbe
dans le discours littéraire de Kourouma : le cas de Allah n’est pas obligé

Nous retenons des adverbes circonstanciels de temps qu’ils évoquent une


date, une époque, un moment, la durée d’un procès. Quant aux adverbes
circonstanciels de lieu, ils servent à localiser le déterminé par rapport à un point
de l’espace… Tous ces compléments circonstanciels jouent un rôle déterminant
dans l’œuvre car ils permettent ainsi au locuteur de circonscrire les faits,
d’apporter de plus amples précisions. Mieux, la charge émotive que comportent
les adverbes de manière révèle en quelque sorte l’affection, la compassion ou
l’apitoiement que l’énonciateur a en face de cette situation désastreuse qu’est la
guerre. Comme tous les caractérisant susceptibles de mettre en valeur des
qualités liées à des fonctions diverses, les compléments circonstanciels apportent
des renseignements très variés aux différentes modalités du procès. L’analyse des
fonctions de l’adverbe nous indique que la détermination du rôle de l’adverbe
n’est pas forcément liée à la position qu’occupe cet adverbe dans la phrase. Ainsi
pouvons-nous dire modestement qu’une fonction est attribuée à un adverbe
selon l’intention de l’auteur. Bien plus, un même adverbe, peut occuper
différentes fonctions grammaticales en fonction de l’usage qui en est fait par
l’énonciateur dans le mécanisme de description des faits.

3. Étude énonciative de l’adverbe


L’acte d’énonciation par lequel « tout sujet énonce sa position de
locuteur » est tout à la fois un acte de conversion et un acte d’appropriation de la
langue en discours (Sarfati 2014, p.19). Le fait que par cet acte le locuteur mobilise
la langue pour son propre compte détermine une situation d’énonciation dans
laquelle émergent les énoncés. La valeur sémantique de construction d’un
adverbe est fonction de la construction dans laquelle il se trouve. Soit l’adverbe
« franchement ». Il peut enregistrer une polysémie de sens comme nous pouvons
apprécier dans les énoncés qui suivront. Selon les constructions, il peut avoir :
-un sens intensif : la façon franchement scandaleuse dont Patrice Lumumba a été
éliminé lui donne la nausée, lui donne à réfléchir. (Allah p.175). Dans cette
construction, l’adverbe suit l’adjectif ‘‘scandaleuse’’ et conforte l’idée
d’intensification de cet adjectif (très scandaleuse).

-adverbe de manière qualifiant un procès : Patrice Lumumba a été éliminé


franchement. Ici, l’adverbe franchement caractérise le procès (le locuteur le dit :
avec franchise, Patrice a été éliminé.

-commentaire énonciatif : franchement, Lumumba a été éliminé. L’énonciateur


le dis avec franchise que Lulumba a été éliminé. C’est un commentaire énonciatif
qu’il fait sur la situation décrite. L’adverbe porte non pas sur le fait que le
locuteur exprime un sentiment de regret relatif à la mort de Lumumba ; mais sur
sa propre parole même. On peut gloser la phrase en ces termes : « je te dis
franchement que Partice Lumumba a été éliminé. » Nous observons les énoncés
suivants avec l’occurrence des adverbes « même et déjà » :

630 Mars 2020 ç pp. 625-636


N. M. Kouassi

E1 : Elle (Gabrielle Aminata) était jalouse et protégeait les filles de la brigade


contre toutes les approches, même celles des chefs comme Tieffi. (Allah p196).
E2 : Même une personne qui vit dans le sang comme la sœur Hadja Gabrielle
Aminata a pleuré à chaudes larmes en la découvrant. (Allah p196).
E3 : Tellement, tellement la mitraille qui sortait de l’institution était bien nourrie.
C’était la mère elle-même, la sainte elle-même avec tout et tout qui était à la
mitraille. (Allah p156).

E4 : Les royalties tombaient juste à la fin du mois, toutes les fins de mois. Johnson
décida que cela méritait d’être fêté. On organisa une grande fête au camp. On a
payé les salaires en retard. Même les enfants-soldats ont eu des dollars pour
acheter du haschisch. On dansait, buvait, mangeait, se droguait. Au milieu de la
fête, Johnson fait arrêter les festivités. (Allah p 163).
E5 : Le deuxième tour des élections se fait quand même. Malgré les amputations
des mains de nombreux citoyens sierra-léonais, le petit peuple sierra-léonais
s’enthousiasme pour le vote. Même les nombreux manchots et surtout les
manchots. Les manchots votent quand même. Ils entrent dans l’isoloir avec un
ami ou un frère pour accomplir leur devoir. (Allah p 180).
E6 : Alors le dictateur Eyadema aura une idée géniale, une idée mirifique.
Cette idée sera activement soutenue par les USA, la France, l’Angleterre et
l’ONU. Cette idée consistera à proposer un changement dans le changement sans
rien changer du tout. Eyadema proposera avec l’accord de la communauté
internationale au bandit Foday Sankoh le poste de vice-président de la
République de Sierra Léone, avec autorité sur toutes les mines que Foday Sankoh
avait acquises avec les armes, avec autorité sur la Sierra Léone utile qu’il tenait
déjà. (Allah p185).

A l’observation des énoncés, (de 1 à 5) du point de vue de la structure


syntaxique, « même » est suivi de plusieurs classes grammaticales. Dans les
énoncés 2 et 4, l’adverbe est suivi de syntagmes nominaux (une personne et les
enfants). Quant aux énoncés 1, 3 et 5, l’adverbe est respectivement suivi de
pronom démonstratif (celles), de préposition (avec) et d’adjectif qualificatif
(nombreux). L’interprétation sémantique et énonciative qui en découle est que
« même » donne un argument, une force supérieure à celle de tous les arguments
précédents. En effet, le degré de jalousie (E1), l’attitude d’apitoiement (E2),
l’intensité de la mitraille (E3) en passant par la paie des combattants y compris
les enfants soldats (E4) jusqu’à la catégorie des électeurs, les manchots (E5) sont
donnés avec une force argumentative à l’énonciation. Le même degré de vigueur
est perceptible dans l’énoncé (6) avec l’adverbe « déjà ». Toutefois, la particularité
ici est que l’information entretenue dans la phrase par le truchement de l’adverbe
« déjà » est supposée connue par l’énonciateur. En d’autres termes, le poste de
vice-président proposé à Foday Sankoh et la partie riche diamantaire du pays
qu’il tient depuis belle lurette sont des informations déjà données ou qu’elles
devraient être connues de l’énonciateur.
Nous pouvons souligner par ailleurs que « déjà » et « même » sont à la
frontière entre les simples marqueurs de phrase et les commentaires énonciatifs.
Ces adverbes de commentaire énonciatif sont aussi des modalisateurs, mais leur

Akofena çn°001 631


Le fonctionnement syntaxique et énonciatif de l’adverbe
dans le discours littéraire de Kourouma : le cas de Allah n’est pas obligé

particularité, c’est qu’ils ne portent pas sur le contenu du procès mais sur l’acte
même de proférer la phrase. Tout comme ces modalisateurs, d’autres apportent
un commentaire axiologique (bon / mauvais) ou un degré de réalité du procès.
On peut les apprécier respectivement dans les extraits qui suivent :
E7 :Walahé ! Le colonel Papa le bon était bizarrement accoutré (….) une soutane
blanche, soutane blanche serrée à la ceinture par une lanière de peau
noire…..P61.
E8 : La meilleure protection contre les balles sifflantes, c’est peut-être un peu de
chair de l’homme. Moi Tieffi, je ne vais jamais au front sans une calebassée de
sang humain…(…) une boule de sang qui est sûrement de la chair humaine.
P188-189
Les adverbes modalisateurs d’énoncé, (Sarfati, 2014, p.26) précisent le degré
d’adhésion du locuteur au contenu de l’énoncé (…) permettant, à travers cette
phraséologie spécifique, l’expression du certain, du possible, du probable etc.
Pour Émile Benveniste, dont nous partageons les propos :

Toutes les langues ont en commun certaines catégories d’expression qui


semblent répondre à un modèle constant. Les formes que revêtent ces
catégories sont enregistrées et inventoriées dans les descriptions, mais leurs
fonctions n’apparaissent clairement que si on les étudie dans l’exercice du
langage dans la production du discours.
Emile Benveniste (1974, p.67)

L’énonciateur dans Allah n’est pas obligé, a su manier le discours par le biais de la
classe adverbiale pour rendre compte d’une situation donnée, et attirer
l’attention de l’homme sur les méfaits de la guerre.

4. Les effets de style de l’adverbe.


Toute extériorisation de la pensée, qu’elle se fasse par la parole ou au moyen
de l’écriture, est une communication : elle suppose une activité émettrice du
sujet parlant, et une activité réceptrice du destinataire. Cette communication
peut être objective, purement intellectuelle, se borner à constater l’existence
d’un fait. Mais il s’y ajoute une intention, le désir d’impressionner le
destinataire.
Cressot (1959, p.9)

Dans le même ordre d’idée, Léo Spitzer (1970) indique que le style est « la mise
en œuvre méthodique des éléments fournis par la langue ». A la suite de ces deux
auteurs, nous disons que l’œuvre littéraire, au même titre que toute autre
communication fournit à la stylistique les matériaux dont elle dispose pour sa
description, les faits. L’adverbe a été largement mis à contribution dans
l’expression des faits dans la production littéraire de Kourouma. Son étude a
consisté en la caractérisation de la vision de l’écrivain à partir des détails
linguistiques révélateurs. Ainsi, dans le processus d’assignation de sens, nous
étudierons les figures qui donnent une épaisseur à la production romanesque.
Nous nous attacherons essentiellement à montrer comment l’adverbe participe
aux effets de style dans son usage par l’auteur ivoirien. A ce titre, nous étudierons

632 Mars 2020 ç pp. 625-636


N. M. Kouassi

particulièrement deux images fortes largement mises à contribution que sont la


métaphore et la comparaison.

1. La métaphore
La métaphore se définit comme une image qui opère par transfert de sens.
Ce transfert de sens se fait sur la base d’une identification de deux objets, souvent
par le moyen de la copule « être ». Selon le point de vue de la linguistique
moderne, le fonctionnement de la métaphore repose sur la mise en valeur ou la
sélection d’un ensemble de traits communs à deux termes qui sont par ailleurs
sémantiquement disjoints. Du point de vue de ses fonctions, on attribue
ordinairement trois fonctions essentielles à la métaphore. La première, d’ordre
cognitif dont le chef de file est Aristote « instruit et donne la connaissance » et est
de pratique constante dans les discours philosophiques, scientifiques
pédagogiques ou simplement quotidiens. La fonction persuasive, elle, opère dans
les discours politiques, juridiques moraux, en imposant des opinions sans les
démontrer. Sa force tient à ce qu’elle fournit une « analogie condensée, un
jugement de valeur accentué, elle endort la vigilance de l’esprit » en transférant
analogiquement une valeur décisive attachée au terme métaphorique sur la
proposition à faire accepter. La dernière fonction de cette image, qui est la
fonction esthétique dans laquelle s’inscrit notre étude, concerne les énoncés
littéraires. Dans cette fonction, de nombreux stylisticiens perçoivent la
métaphore comme un « ornement brillant » du discours. Son esthétisme émane
de son relief, de sa force imageante et de ses effets de concrétisation.
Dans le processus de communication, toutes les classes grammaticales ou
de mots peuvent s’employer métaphoriquement. Cependant, les classes
susceptibles d’être employées à ce titre sont les noms, les verbes et les adjectifs
qualificatifs. Quant à l’adverbe qui fait l’objet de notre étude, Fontanier P. (1986,
99) avance qu’il peut être « employé métaphoriquement mais assez rarement ».
Dans Allah n’est pas obligé, seulement quelques adverbes de négation et de
manière, bien que n’étant pas représentatifs jouent un rôle important à côté du
nom, de l’adjectif qualificatif ou du verbe qui font véritablement appel à l’image
métaphorique. Les quelques extraits qui suivent illustrent fort bien notre propos.

Exemples :
E1 : Sous l’emprise de l’alcool, le Colonel Papa le bon se rendit dans la prison ; à
l’intérieur, il souffrait, grognait, la colère ne s’éteignit pas d’une petite braise.
E2 : Les bandits de grand chemin se sont servis, (….) c’est au moment de partir
qu’un enfant soldat s’est réveillé et a tiré, tout en parlant obscurément…

Dans le premier extrait, le rapport d’assimilation qui se dégage entre le comparé


et le comparant s’identifie à travers la colère (le comparé) et le feu (le comparant)
qui contient la braise. L’énonciateur confère dans ce processus, à la colère, le
caractère propre au feu. En effet, ce rapport est rendu possible grâce au verbe
« éteindre ». L’adverbe de négation « ne…pas » joue un rôle important à côté du
verbe. Il révèle par ailleurs le caractère de continuité de l’état de colère du
personnage du Colonel en question. Il vient pour accentuer la colère et montrer

Akofena çn°001 633


Le fonctionnement syntaxique et énonciatif de l’adverbe
dans le discours littéraire de Kourouma : le cas de Allah n’est pas obligé

qu’en aucun moment, le Colonel ne peut atténuer sa colère. Cette situation


naturellement est sous-tendue par la consommation abusive de l’alcool selon le
registre des substantifs. Quant au deuxième énoncé d’illustration, il en va
autrement avec l’usage de l’adverbe « obscurément ». Ici, l’adverbe associé au
verbe « parler » est une métaphore. Parler obscurément, traduit dans ce contexte
la manière peu intelligible de l’enfant soldat après avoir posé son acte ignoble et
criminel. Le mécanisme de cette métaphore s’explique par la confusion totale des
propos difficilement perceptibles du jeune soldat. En un mot, celui-ci tient un
langage confus, obscur de sorte qu’on ne puisse pas comprendre et décrypter
aisément ce qu’il dit ou qu’il veut dire. Si notre relevé portant sur la métaphore a
été moins abondant, il en va autrement pour la comparaison.

2. La comparaison
La comparaison est une image qui identifie deux objets à partir d’un détail
qui leur est commun. Elle procède par un rapprochement de sens entre deux
réalités au moyen, bien souvent, d’un terme de comparaison qui peut être un
verbe (sembler, paraître), une expression (on n’aurait pu le prendre pour), ou un
adverbe (comme, aussi…). Les comparaisons sont extrêmement nombreuses et
largement mises à contribution dans Allah n’est pas obligé. Elles font souvent appel
à des réalités faciles à visualiser par le lecteur et le rapprochement entre le
comparé et le comparant est sous un angle ironique. Nous pouvons apprécier la
comparaison rendue possible dans les extraits qui suivent par l’adverbe
« comme » :
E 3 : Elle était jolie comme une gazelle, comme un masque gouro.
E4 : Nous étions tous forts par le hasch comme des taureaux.
E5 : Ils étaient vilains et sales comme l’anus de l’hyène.
E6 : La première fois que j’ai pris du hasch, j’ai gueulé comme un chien.
E7 : Tous les hommes de l’univers avaient eu marre de voir au Libéria les nègres
noirs africains indigènes s’égorger comme des bêtes sauvages ivres de sang.
E8 : Le général Onika était une petite femme énergique comme un cabri auquel
on a pris le petit.
E9 : Le Prince Johnson commanda qu’on coupe les doigts de Samuel Doé, (…) le
supplicié hurla comme un vau.

Dans ces illustrations, nous nous rendons compte que l’écrivain semble établir
une corrélation entre deux isotopies différentes par leur mode d’existence à
savoir celle de l’humanité et celle de l’animalité. L’homme et l’animal semblent
coexister chez Kourouma et cela crée une sorte de comique. Par ailleurs cette
coexistence n’est pas fortuite. Elle donne ou attire une attention très particulière
quant à l’attitude inhumaine de l’homme face à son semblable. Dans ces
exemples rigoureusement sélectionnés, sans exception d’ailleurs, nous avons
remarqué trois éléments : l’objet ou l’homme dont on parle, la qualité commune
exprimée par le verbe et l’objet repère considéré comme le prototype de cette
qualité. Ainsi, la comparaison dans son fonctionnement dans la phrase est plus
analytique : elle détaille, explique. Ce processus d’assignation de sens nous
amène à dire que ces comparaisons semblent attirer l’attention de l’être humain,

634 Mars 2020 ç pp. 625-636


N. M. Kouassi

en l’occurrence les dirigeants noirs africains, sur les méfaits de la guerre ; une
attention mêlée d’humour.

Conclusion
La classe adverbiale a été largement mise à contribution tant au niveau
syntaxique et sémantique qu’au niveau énonciatif. Dans une virulence
langagière, du fait des faits poignants dans une période donnée, dans une
Afrique en proie à la guerre civile, l’écrivain a su mettre en relief par le
truchement de l’adverbe, le mécanisme d’engendrement énonciatif du discours
littéraire. On a fort bien remarqué, les différentes fonctions qu’occupe l’adverbe
ont une incidence sémantique sur le contenu de l’énoncé. Ce fait énonciatif, si
l’on se réfère à son instauration dans le discours littéraire, correspond bien
souvent dans certaines situations à travers notre analyse, à une tension
objectivisante. En vertu d’une situation de guerre avec son corolaire de pertes en
vies humaines en masse, l’énonciateur se pose ici dans les constructions
syntaxiques amenées par les adverbes, comme un éveilleur de conscience qu’il
justifie à l’envi la prolifération des formes diverses d’adverbes dans les énoncés.
Le trait sémantique de l’adverbe, lequel entretient des relations privilégiées avec
le trait axiologique, est un fait révélateur de la mise en sens du discours
romanesque. Le discours littéraire est essentiellement un moyen d’agir et il doit
être observé en situation. A ce titre, la classe adverbiale est un processus
linguistique énonciatif majeur parmi d’autres classes grammaticales qui a, dans
l’œuvre de Kourouma, montré la force argumentative du discours. Les adverbes,
pour terminer, dans le discours littéraire de l’écrivain ont mis en relief, sur les
plans syntaxique et énonciatif, l’esthétique d’une œuvre par les effets de style qui
en découlent.

Références bibliographiques

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DOMINIQUE Maingueneau. 1990. Éléments de linguistique pour le texte littéraire,


Paris, Bordas.

DOMINIQUE Maingueneau. 1990. Pragmatique pour le discours littéraire, Paris,


Bordas.

CRESSOT Marcel. 1959. Le style et ses techniques, Paris, PUF.

CHARAUDEAU Patrick, MAINGUENEAU Dominique. 2002. Dictionnaire


d’analyse du Discours, Paris, Seuil.

FRONTIER Alain. 1997. La grammaire du français, Paris, Belin.

FONTANIER Pierre. 1968. Les figures du discours, Paris, Flammarion

Akofena çn°001 635


Le fonctionnement syntaxique et énonciatif de l’adverbe
dans le discours littéraire de Kourouma : le cas de Allah n’est pas obligé

GREVISSE Maurice. 1993. Le Bon usage, 13ème édition (refondu par André Goosse),
Paris, Duculot.

KERBRAT-ORECCHIONI Catherine. 2016. Les actes de langages dans le discours,


Paris, Armand Colin,

PINCHON Jacqueline. 1986. Morphologie et syntaxe du français, Paris, Hachette

VERONIQUE Shot-Bourget. 1994. Approches de la linguistique, Paris, Nathan.

636 Mars 2020 ç pp. 625-636


N. Z. Biyogue

LIRE LES ALÉAS DE L’ÉDUCATION PERMISSIVE DANS


LES COURBES DU FLEUVE DE PATRICK MBONGUILA MUKINZITSI
Nadège Zang BIYOGUE
Université Omar Bongo
CRELAF
nadegeevine@gmail.com

Résumé : Les courbes du fleuve de Patrick Mbonguila Mukinzitsi proposent


l’analyse d’un fait sociétal gabonais qui défraie la chronique depuis des
décennies : l’éducation. L’écrivain présente les causes et les conséquences
néfastes d’une éducation manquée au sein de la jeunesse diégétique. En
effet, il met en œuvre l’histoire d’un jeune immature qui finit par polluer et
déstabiliser tout le système éducatif, à cause du laxisme et de
l’irresponsabilité de son père. L’œuvre de l’écrivain gabonais reconsidère
l’éducation dite permissive en y mettant en évidence ses aléas. Au-delà du
système éducatif permissif remis en question, la sémiotique discursive du
personnage-anaphore de Philipe Hamon, fera office d’appareil
méthodologique. L’actorialisation permettra de mieux comprendre les
représentations actorielles de la permissivité, en proposant des valeurs
religieuses, sociales, juridiques et morales, qui participent des fondements
du bien-être et du développement de la société. Car le père, la mère et
l’enfant sont les conditions, les moteurs et le noyau du développement.

Mots clés : littérature, écriture, éducation, acteur, personnage-anaphore.


Actorialisation

Abstract: Patrick Mbonguila Mukinzitsi’s curves of the river offer us an


analysis of a Gabonese societal fact that has been in the news for decades:
education. The writer presents the causes and the harmful consequences of
a missed education among the Gabonese youth. Indeed, it implements the
story of a young immature who ends up polluting and destabilizing the
entire education system, because of his father's laxity and irresponsibility.
The work of the Gabonese writer reconsiders so-called permissive
education by highlighting these risks. Beyond the permissive educational
system questioned, the discursive semiotics of the anaphoric character of
Philipe Hamon will act as a methodological device. Memorialization will
allow a better understanding of the actorial representations of
permissiveness, by proposing religious, social, legal and moral values,
which participate in the foundations of well-being and the development of
society. Because father, mother and child are the conditions, the driving
forces and the core of development.

Key words: literature, writing, education, actor, character-reference,


actorialization

Akofena çn°001 637


Lire les aléas de l’éducation permissive dans Les courbes du fleuve de Patrick Mbonguila Mukinzitsi

Introduction
Si Saint Augustin a pu dire qu’il n’est pas de crime que l’enfant ne serait
tenté de commettre s’il avait la liberté totale sur ses actes, il voulait
certainement faire comprendre que l’enfant est une réserve du mal ou du péché.
En effet, l’enfant, des siècles durant, a été représenté d’un côté comme un ange,
de l’autre comme un démon. Donc, il fallait recourir à des mesures punitives (la
fessée), afin de lui inculquer une éducation fiable et prometteuse. C’est dire et
reconnaître que l’enfant est voué au mal, tout en ayant des prédispositions
susceptibles de l’aider à apprendre et à comprendre le monde qui l’entoure. A
cet effet, le rôle de l’éducateur serait de l’éloigner de ses inclinations supposées
naturelles afin de lui apprendre et de lui transmettre les savoirs utiles à son
adaptation familiale et sociale. Cependant, c’est avec F. Dolto (1977), que
l’enfant devient « l’enfant-roi ». L’enfant a une conscience et un langage dès sa
naissance. Donc l’enfant est « un sujet à part entière » (idem) à qui il faut donner
la liberté d’entreprendre. Pour Dolto (id), l’éducation bascule à la permissivité,
sur la base de laquelle les parents doivent la liberté à l’enfant sur tout ou
presque. P. Mbonguila Mukinzitsi, estime qu’une telle éducation participe de la
destruction de l’enfant et de sa désocialisation. C’est dans ce cadre que s’inscrit
son roman les courbes du fleuve (2016).
Cette œuvre romanesque propose et présente les causes et les
conséquences néfastes du style éducatif permissif ou laxiste. Le roman met en
œuvre l’histoire d’un jeune immature qui finit par polluer et déstabiliser le
système éducatif de toute une école. L’instabilité et le déséquilibre, imputables
au jeune garçon, irradient vers la société entière, occasionnant mort, séparation,
délinquance juvénile, mensonges, dépravation des mœurs et désobéissance. À
cause du laxisme et de l’irresponsabilité de son père, l’adolescent prendra goût
au mal, voulant éliminer tout ce qui se dresse contre son égo démesuré.
Cependant, le roman ne donne pas à voir passivement le spectacle d’un univers
voué à l’échec à cause des caprices d’un « enfant à papa », orgueilleux et
prétentieux qui pense obtenir tout ce qu’il désire. Sa perspective est de réunir et
de proposer, à travers le chaos orchestré par le jeune garçon, les valeurs
religieuses, sociales et juridiques, qui participent de la construction de
l’équilibre et du développement d’une société.
Comment ce roman traite-t-il l’éducation ? Comment se manifeste-t-elle ?
Quelles sont les voies et techniques textuelles dont il se sert pour le montrer ?
Quel est l’objet visé par l’auteur, en dévoilant les causes d’une éducation
permissive chaotique ?
Afin de construire une étude scientifique fiable et répondre
convenablement à ces questions, il nous paraît appliquerons à notre corpus la
sémiotique « figurative » de P. Hamon et D. Bertrand (2000), notamment
l’actorialisation. C’est l’étude du personnage comme signe dans la lisibilité
sémiotique. P. Hamon (1972) identifie trois catégories de personnages : le
personnage-référentiel, le personnage-embrayeur et le personnage-référentiel. Mais
celui qui nous intéresse est le personnage-référentiel. C’est une instance discursive
qui renvoie au monde réel perceptible. Il peut être historique, mythologique
allégorique (l'Amour, la Haine, ..) ou social (ouvrier, chevalier, père, mère,

638 Mars 2020 ç pp. 637-646


N. Z. Biyogue

enfant, etc.). Le personnage-référentiel n’est pas une donnée stable, a priori, mais
une construction du lecteur qui se fait progressivement, le temps d’une lecture
ou d’une aventure fictive dans le roman. Ladite construction se fonde sur la
mémoire, lui donnant un sens fixe en fonction d’une culture, de la participation
du lecteur à cette culture, afin de lire l’illusion du réel de la société gabonaise.
Le principe de cette analyse de l’acteur repose sur la lecture et
représentation des personnages d’ancrage culturel gabonais à travers l’homme
de papier. La meilleure lisibilité de cette étude porte sur trois articulations : la
présentation des différents styles éducatifs à travers trois familles différemment
présentées dans le corpus, les conséquences nocives d’une éducation parentale
permissive à travers les relations des personnages et quelques principes de
l’éducation à adopter, en vue du développement humain.

1. Les différents styles éducatifs à travers les familles


Trois types de familles et trois types d’éducation attirent d’emblée notre
attention, deux familles riches (la famille Embomba, la famille d’Emilienne) et la
famille pauvre (la famille Koumba).

1.1. La famille Émilienne ou le style éducatif négligent


La famille Émilienne, complète, est composée de trois membres : le père,
la mère Émilienne et Guivouandi leur fille. Seulement, bien qu’en faisant
allusion au père dans la diégèse, ce dernier est absent du rôle auquel tout père
est assigné au sein d’une famille ; d’où il ne porte pas de nom. Son épouse
Emilienne joue le rôle de mère qui inculque à sa fille une éducation négligée.
Emilienne exclut tout contrôle sur les faits et gestes de sa fille. Belle fille
physiquement : « Avec sa peau de banane mûre, ses yeux de fée, son nez droit,
sa bouche fine, sa taille moyenne et son corps un peu potelé, Guivouandi était
d’une beauté rare » qu’elle n’a pas su valoriser. (P. Monguila Mukinzitsi 2016,
p.11). Imprudente, contrairement à sa copine Orêma, « très attachée aux valeurs
morales »et bien éduquée par ses parents, Guivouandi fait plus attention à sa
beauté qu’à ses valeurs morale et sociale. Et le narrateur de la qualifier de fille
aux mœurs « légères » qui tombe amoureuse du premier venu. C’est l’une de
ses caractéristiques observables à l’égard du jeune et dangereux Essêrênguila.
Sans le connaître, elle parle déjà de lui en termes de : « reconnaître qu’il
[Essêrênguila] a réussi à produire une étrange sensation [elle] » (ibidem, p.32).
Même lorsque sa camarade la raisonne, elle se met sur la défensive en tarissant
d’éloges au sujet de ce son amoureux, du style : « C’est plutôt un beau garçon
non ? Et puis…et puis…il a l’air…il a l’air d’appartenir à la même classe sociale
que nous. Que demander de plus ? » (ibid, p.32). On comprend la légèreté
rationnelle de son jugement qu’elle réfère à la beauté physique et la position
sociale, plutôt qu’à la moralité du jeune homme. Ainsi, on se demanderait si
cette légèreté n’est pas imputable à l’absence du père et à la négligence de sa
mère, même si ces derniers finissent par comprendre et reconnaître leur erreur
tout en la corrigeant.
Par ailleurs, on observe des limites quant à l’éducation de leur fille
Guivouandi. Le rôle de la mère ne suffit pas à éduquer un enfant ; il faut

Akofena çn°001 639


Lire les aléas de l’éducation permissive dans Les courbes du fleuve de Patrick Mbonguila Mukinzitsi

l’adjoindre à celui de son père, malheureusement défaillant. D’où le style


éducatif négligent. Les parents ne se sont pas pleinement impliqués dans
l’éducation. Mieux, ils n’assurent aucune discipline, aucun suivi en matière
d’éducation à leur fille, désormais abandonnée à ses pulsions libidinales très
expressives et incontrôlables. Guivouandi peut faire des fugues sans que les
parents s’en rendent compte. Le père absent et la mère négligente transmettent
une santé émotionnelle très fragile à leur enfant et causent, ainsi, de sérieux
dommages psychologique, affectif et relationnel. En fin des comptes, la jeune
fille est face aux écueils impardonnables que la réalité réserve aux filles naïves,
en manque de repère, en se faisant effroyablement violer par un groupe de
garçons, nourris par des complots et des pulsions vengeresses.

1.2. La famille Embomba, style permissif


Les parents d’Essêrênguila incarnent l’éducation permissive qui fait l’objet
de cette réflexion. Essêrênguila est fils famille de Monsieur et Madame
Embomba. Il est leur fils unique. C’est une famille riche comme celle
précédemment évoquée. Le père est colonel de l’armée de terre, la mère est
haute fonctionnaire des douanes. Excepté cette information, le roman ne fait
aucunement mention des parents du jeune Embomba dans la première moitié
du texte (évocation à la 83 ème page sur 177). Ce n’est qu’après les dégâts de
leur fils qu’ils apparaissent. C’est dire, de façon sous-jacente, que les deux
parents sont absents et participent qu’en cas d’extrême nécessité à l’éducation
de leur fils. On ne s’étonnera pas du déséquilibre mental et moral
d’Esêrênguila. M. Embomba est décrit comme un père laxiste et irresponsable,
surprotecteur de son fils. En dépit des impairs commis par son fils, il préfère
surprotéger ce dernier.
Comment ne pas comprendre le comportement préjudiciable et nuisible
de son fils ? Le jeune garçon a tout ce qu’il désire de la part de ses parents ; il est
libre de faire ce qui lui vient à l’esprit. Cependant, la richesse ne peut pas tout
acheter. Esêrênguila est un garçon très violent et discourtois aux mœurs peu
recommandables. Le portrait que lui dresse le narrateur fait de lui un « garçon
très violent. Peu brillant à l’école, son arrogance était basée sur son apparence
physique et le statut social de ses parents » P. Mbonguila M. (ibid, p. 88). Cette
observation tient du comportement qu’il a affiché après avoir heurté
verbalement une condisciple à l’école. En lieu et place des excuses, le garçon
réagit de manière « indélicate » et arrogante vis-à-vis de la jeune fille, en
donnant les réponses du style « Ah quoi ! Et toi ? Tu ne pouvais aussi m’éviter»
(op.cit, p. 23). En dépit de l’indignation de la victime, dans le but de lui faire
entendre raison, le jeune homme n’a « aucune excuse » à lui présenter, ce,
malgré sa position sociale raffinée qui subodore délicatesse et courtoisie à
l’égard des autres. Guivouandi comprend que les apparences sont bien
trompeuses. Être issu d’une bonne famille, être bien vêtu n’est pas synonyme
de bonnes mœurs. Le civisme ne fait pas partie de son vocabulaire personnel.
Qu’il ait tort ou raison, le jeune n’a d’égard ni d’estime que pour lui-même.
Même dans le cercle familial, la mère de l’adolescent est victime de son
comportement irrespectueux. En fait, il est insensible, au point que ses

640 Mars 2020 ç pp. 637-646


N. Z. Biyogue

divertissements s’avèrent plus importants que sa propre mère. Après avoir été
mise au courant de l’inconduite de son fils, Madame Embomba voudra le
reprendre de son comportement déviant. Comme accusé de réception, le garçon
se permet de dire insolemment : « Hôôôô, maman ! A cause de toi, j’ai perdu la
partie » (ibidem, p. 84). Ainsi, l’insolence, le manque de respect, l’arrogance et
l’égoïsme caractérisent le portrait moral de l’écolier. Le jeune garçon est sujet au
mal. En plus de répandre le mal autour de lui, le garçon « avait un passe-temps
bizarre : il aimait suivre les films de la mafia italienne et visualiser les images
pornographiques.» (ibid., p. 24). Cela sous-entend qu’Esêrênguila ne pouvait
prétendre à une bonne éducation. Car tous ces hobbies cinématographiques
avaient une influence très négative, voire néfaste sur lui. On comprend
finalement son attrait au mal ; il ne peut pas s’en passer. Il donne l’impression
que la malfaisance fait partie de sa nature et de ses valeurs morales, au point
qu’il ne plaît qu’aux seuls enfants issus des familles économiquement faibles
comme celle de Marc, séduit et corrompu.

2. Les conséquences nocives d’une éducation permissive


Les conséquences de l’éducation permissive repose sur les relations
actantielles. L’étude des rapports entre actants renvoie à l’étude du schéma
actantiel, dont voici l’ossature.

L’axe de communication

Parents Embomba Guivouandi Esêrênguila (fils)

L’axe de désir

Guivouandi Sujet ses camarades corrompus


Orêma
Emilienne
Le professeur d’histoire-géographie
Toute l’administration
Sylvana L’axe de pouvoir

Le schéma actantiel repose sur trois axes qui définissent les relations ou
rapports entre les actants. L’axe de communication (en gris), l’axe de pouvoir
(en bleu) et l’axe de désir (en rouge). Dans cette analyse, il nous appartient de
lire l’interaction actantielle à partir des axes correspondants. Le but de cette
étude est de montrer comment l’éducation parentale permissive a un impact
nocif sur l’enfant Esêrênguila, sur ses relations familiales, scolaires et sociales.

2.1. L’impact sur les relations familiales : analyse de l’axe de communication


L’éducation définit l’enfant et l’homme de demain. Elle peut le rendre
social ou l’exclure et en faire un paria de la société. Aussi, l’axe de

Akofena çn°001 641


Lire les aléas de l’éducation permissive dans Les courbes du fleuve de Patrick Mbonguila Mukinzitsi

communication indique-t-il la relation entre le mandateur et le mandataire. Le


mandateur est celui qui assigne une mission au destinataire. Il transmet le faire-
faire et même le vouloir-faire quelque chose ou le désir de faire quelque chose
au sujet. M. Embomba, à travers son laxisme, c'est-à-dire peu ou pas autoritaire,
transmet à son fils la volonté d’agir en toute liberté, bien qu’étant un adolescent.
Il peut faire ce qu’il veut (le bien ou le mal), du moment qu’il reçoit des
encouragements de la part de son père. M. Embomba adoube son fils d’une
éducation libertine, en lui accordant une trop grande liberté de faire ce qu’il lui
passe à l’esprit, sans se soucier des conséquences qui peuvent en résulter. Dans
ce contexte, le concept et le règne de l’enfant-roi prend tout son sens. Tout lui
est permis et il est seul maître des décisions sans aucune restriction, ni menace
de représailles, encore moins de punition de la part de son père. Il faut
absolument éviter de le contrarier au risque de le traumatiser. La relation entre
la mère et le fils est conflictuelle, mais son père approuve. P. Mbonguila M. (op.
cit., p. 82). Cette question vient confirmer le désir du père de donner à son fils le
pouvoir et le contrôle sur tout. Avec cette méthode, l’on inverse les rôles, on
supprime les limites nécessaires à la construction de l’identité de l’enfant. À
quinze déjà Essêrênguila devient un affreux tyran. Ainsi, le père transmet des
valeurs cognitives nuisibles à son fils.

2.2. L’axe de désir et de pouvoir


2.2.1. L’axe de pouvoir
Il y a Esêrênguila et Guivouandi. Esêrênguila veut posséder la belle
Guivouandi. Mais cette dernière, avec l’aide de ses camarades, lui résiste
d’abord, mais voulant à tout prix obtenir tout ce qu’il désire, l’adolescent, en lui
tendant les pièges, multipliant ruses et subterfuges finit par la conquérir de la
plus horrible des manières. Ainsi, caractérisé par la sécheresse affective et par
un désert sentimental, il se servira de ses camarades, moyennant de l’argent et
ses capacités personnelles de nuisance pour assouvir ses pulsions libidinales
primaires. Après plusieurs tentatives couronnées par l’échec, Esêrênguila
profite de la naïveté affective et de la légèreté sentimentale de la jeune fille.
L’adolescent et ses amis commettront un viol commun sur la personne de
Guivouandi. L’épisode dramatique, ainsi décrit, traduit une fois de plus, le
caractère nocif de l’adolescent. Si l’éducation familiale avait été régulée et
réglementée, il ne poserait pas ces actes criminels et il n’entrainerait pas ses
amis à son infortune.

2.2.2. Étude de l’axe de pouvoir : exclusion sociale


Toujours dans l’étude des personnages, l’axe de pouvoir permet
d’examiner les rapports qu’Essêrênguila entretient avec les personnages qui
l’aident à obtenir sa quête et ceux qui s’y opposent. Les adjuvants sont ceux qui
l’aident à atteindre son but. Et comme adjuvants, on peut citer son père et ses
amis (Natacha, Bruno, Martino, issus des familles indigentes), qu’il soudoie
pour obtenir leur amitié.
Mis à part les adjuvants, apparaissent les opposants. Et le premier constat
qu’on peut faire, au regard du schéma actantiel, porte sur l’important nombre

642 Mars 2020 ç pp. 637-646


N. Z. Biyogue

d’opposants par rapport aux adjuvants dans l’intrigue. Cela suppose


qu’Esêrênguila n’est pas aimé, ou du moins, il ne suscite aucune sympathie de
la part de ses camarades de classe. Le jeune Essêrênguila est soumis à des
difficultés d’insertion et on a l’impression que l’adolescent est presque coupé
du cadre socio-scolaire, puisqu’il vit en marge des règles qui en régissent la vie.
C’est pour cette raison qu’étant abhorré aussi bien par ses camarades que par
les administratifs de son école, Esêrênguila trouve réconfort auprès des
personnes dans des structures peu recommandables. Par conséquent, les
personnages de son premier cadre de contact social (l’école), l’adolescent a des
grandes difficultés d’adaptation, car prédestiné à transmettre chagrin, colère et
affliction dans la société.
En somme, pour avoir été rejeté par Guivouandi lors de leurs deux
rencontres, Essêrênguila va trouver des subterfuges et des stratégies
délictueuses afin obtenir l’objet de sa quête, quitte à tuer ou à mettre en péril
d’autres vies pour assouvir la moindre de ses pulsions libidinales. Ainsi,
Esêrênguila fait office d’enfant-tyran qui ne peut participer au développement,
tant son éducation et son insertion posent de graves problèmes. En revanche,
l’intrigue ne présente pas la nocivité de l’éducation permissive pour se reposer
sur ses lauriers. Au contraire, il propose des principes d’éducation sérieuse et
responsable qui participent à la vie développementiste d’une société en
mutation.

3. Les principes et valeurs de l’éducation développementiste


3.1. Les principes juridiques et socioculturels
Parler de principes revient à évoquer la loi de la relativité qui les
rapporte aux intérêts de la société de production. Chaque société, conçoit son
organisation sur les valeurs propres et spécifiques. Toutefois, la relativité ne
décerne pas la perfection de ces valeurs auxquelles nous venons de faire
allusion. Et aucune société ne peut subsister en dehors des lois et règles qui la
régissent. On assisterait autrement à l’anarchie totale telle que décrite dans Les
courbes du fleuve, à travers Esêrênguila et son père qui ont causé le chaos dans la
société. Mais le narrateur ne présente pas ces perturbations pour la forme. En
effet, sa vision est de proposer une pédagogie correctionnelle, en proposant les
mesures juridiques répressives afin de corriger l’enfant et de participer à sa
réinsertion. Pour cela, il propose la prison. Esêrênguila pensait que le viol
collectif que ses pairs et lui avaient perpétré resterait impuni, car surprotégé par
son père, colonel de l’armée de terre. Il a appris à ses frais que l’autorité et la
surprotection de son père avaient des limites ; ce, d’autant plus que ce dernier
avait tenté, sans succès, de corrompre le président du tribunal, lui proposant
une somme d’argent en échange de l’acquittement de son fils.
Le père et le fils se sont rendu compte que nul n’est au-dessus de la loi, et
que même les adolescents criminels étaient autant passibles des peines
carcérales. L’univers carcéral peut être perçu comme le lieu de l’expiation des
crimes. Mais il peut aussi être le lieu qui « canalise » Essêrênguila. On dirait que
le seul endroit qui peut ramener à la raison les jeunes délinquants de cette
envergure, c’est la prison. C’est effectivement après la sentence qui pesait contre

Akofena çn°001 643


Lire les aléas de l’éducation permissive dans Les courbes du fleuve de Patrick Mbonguila Mukinzitsi

eux, qu’Essêrênguila et ses complices réalisent la gravité des préjudices causés à


l’endroit de la jeune Guivouandi. Le fils d’Embomba cherchera réparation de
ses abominables actes commis. Et le roman nous informe que quelques temps
après son incarcération, « Essêrênguila demanda à son père de contacter
Sylvana, Antoinette, la mère de Sarah, Orêma et Givouandi » (P. Mbonguila
Moukinzitsi op. cit., p.170), ses nombreuses victimes, afin de leur demander
pardon. A partir de cet instant on comprend que juridique et religieux sont
corollaires.

3.2. Les principes religieux de l’éducation ?


Les sociétés actuelles sont des sociétés laïques. Les défenseurs de la
laïcisation de l’Ecole, à l’instar de Jules Ferry, estimaient que la séparation de
l’Église et de l’École était plus que favorable et primordiale en ce sens que
l’Ecole devait s’émanciper de la Religion en lui apportant la science. On venait
ainsi de décréter la fin de l’enseignement religieux dans les structures scolaires.
Cela revient à dire que l’instruction religieuse est sortie du champ de l’action
publique. Comme l’indique F. Buisson, (1883-1887, p.1472), « L’école n’est plus
seulement mixte quant au culte […] elle est neutre quant au culte ». J. Ferry
(1883) en donnait une position corollaire dans sa fameuse « Lettre aux
instituteurs »: la morale n’est plus assise sur la religion ».
Dans certaines sociétés africaines, gabonaises en particulier, la laïcisation
de l’Ecole n’est pas sans conséquence désastreuse. Le roman soumis à notre
analyse le fait remarquer par le biais de son roman. Les parents Embomba ont
failli à l’éducation de leur enfant, pour avoir fait preuve de laxisme. On a
l’impression que l’auteur a construit son intrigue autour du verset biblique
(Proverbes 29 : 15-17) dans la version Louis Segond : « La verge et la correction
donnent la sagesse à l’enfant, Mais l’enfant livré à lui-même fait honte à sa
mère. » Et c’est exactement ce que nous apprend le roman. Dans la lecture de
discernement, on retrouve les bribes du fragment biblique disséminées dans la
conversation que Madame Embomba avec son fils. Les propos qui suivent
signalent que « Madame Embomba était complètement bouleversée. Elle avait
l’impression que le monde s’écroulait autour d’elle […], les yeux fermés, se
tenant le visage. Saisie par un sentiment de violente colère, la jeune femme
s’affola. » P. Mbonguila (op. cit., p.84). Il présente une femme totalement
abattue, effondrée par le comportement déviant de son fils et elle en est
psychologiquement atteinte. M. Embomba n’ira pas rendre visite à son fils
durant son séjour carcéral qu’après avoir appris que ce dernier fut admis au
B.E.P.C. Par ailleurs, l’écrivain tient à revaloriser le principe religieux de
l’éducation en rappelant les valeurs qui fondent la vie religieuse. Parmi ces
principes, on peut citer la repentance, le pardon et l’humilité. Le dernier
chapitre en est révélateur. Au soir de la condamnation des violeurs,
Essêrênguila, Tanguy, Steve, pour avoir abusé sexuellement de la jeune
Guivouandi, « se portèrent très mal. Une terrible déception les rongeait, eux,
qui avaient cru avec certitude que Maître Onanga allait réussir à les acquitter. »
(ibidem, p. 165) En effet :

644 Mars 2020 ç pp. 637-646


N. Z. Biyogue

La nuit en prison fut très longue. Les trois garçons n’arrêtaient pas de
pleurer, de se lamenter et de plaindre leur sort […] Le lendemain, l’état des
jeunes garçons était loin de s’améliorer. Assis dans un coin, à même le sol,
Essêrênguila méditait sur son sort. Il semblait regretter son acte. » (ibid,
p.165).

Cette séquence renseigne le lecteur sur l’étape de la repentance afin de


revenir aux fondements de la vie qui voudrait que tout homme reconnaisse et
avoue son forfait, suivi de la demande de pardon. Ce passage raisonne comme
étape des prémices de la réinsertion des adolescents dans la société. Ce
processus est décrit dans le dernier chapitre du roman. Après avoir passé une
nuit d’éternité en prison, Essêrênguila réalise le désagrément et le mal qu’il a
causés aux autres et à ses parents. Lui qui n’écoutait « jamais » sa mère, avait
commencé à avoir une « oreille attentive aux conseils maternels ».
On pourrait effectivement émettre des réserves quant au changement
brusque ou brutalement positif du jeune. Ce serait passer outre le travail que les
religieux abattent dans cet univers carcéral. En effet, le narrateur raconte (à la
page 165), que : « l’enseignement religieux que les prêtres, les pasteurs et les
imams autorisés leur dispensaient en prison avait complètement changé le
jeune garçon autrefois attaché aux vices » (idem). C’est dire et reconnaître que le
principe religieux participe de la prise de conscience, de la moralisation des
enfants. Les valeurs religieuses sont fondamentales et indispensables à la
formation, à la socialisation et à la construction sociétale de l’individu. L’artiste
gabonais rejoint la position médiévale de la conception de l’éducation. Elle
permet de combattre et même, dans certains cas, de vaincre le mal et
l’ignorance. Dans ce cadre, l’éducation demeure le vecteur et le moteur du
développement et de la transformation de toute société désireuse de participer
au rendez-vous du « donner et du recevoir »

Conclusion
L’examen portait sur « Les aléas de l’éducation permissive dans l’œuvre
de Patrick Mbonguila Moukinzitsi ». Bien qu’étant inépuisable et vaste, nous
avons voulu appliquer à cette étude, la sémiotique figurative, plus précisément
le personnage-référentiel selon Philipe Hamon. L’étude a donné l’occasion de
questionner les personnages qui renvoient au monde extérieur perceptible, afin
de créer l’illusion du réel. Pour ce faire, à la question de savoir comment se
manifeste cette éducation permissive à travers ces personnages, nous avons
voulu y répondre en organisant ce travail en trois axes essentiels. Le premier
axe s’articulait autour de la présentation des systèmes éducatifs à travers deux
familles ; l’une négligente et l’autre permissive ou laxiste. Mais nous avons
focalisé notre attention sur l’éducation permissive dont les informations sont
fournies. Le but de cette partie était de décrire le portrait moral et le psychisme
abimé d’un jeune délinquant ayant reçu, de la part de ses parents une liberté
sans limite dans son éducation au point d’être devenu enfant-roi. Le deuxième
axe a permis de lire les relations chaotiques que le jeune homme entretient avec
ses parents, ses camarades et la société entière qui tend à l’en exclure. Enfin, la

Akofena çn°001 645


Lire les aléas de l’éducation permissive dans Les courbes du fleuve de Patrick Mbonguila Mukinzitsi

troisième articulation reposait sur la résurgence des principes traditionnels et


religieux jadis rejetés à cause de la laïcisation de l’école. Même si la question
n’est pas prête de connaître son épilogue, nous pouvons, à des niveaux
différents, à des domaines de savoirs et à des connaissances diversifiés,
proposer des méthodes qui contribuent au discours sur le développement. En
effet, un homme qui néglige l’éducation, « traverse la vie d’un pas chancelant ».
Elle est un investissement rentable. Car dans toute société qui aspire au mieux-
être, la valeur du capital humain est primordiale. L’écrivain gabonais participe
à l’évolution et à l’amélioration de la société ; posant ainsi les conditions et les
fondements du développement à partir du premier acteur: l’homme et son
éducation qui sont de véritables garants du développement. Dans ce sens, ils
constituent le noyau et la base de toutes réflexions qui aspirent au mieux. Ces
résultats confortent la position des éducateurs puritains, voire certains
rationalistes sur la question de l’éducation de l’enfant.

Références bibliographiques
Barthes (R.). 1968. « L'Effet de réel », Communications, n° 11, Paris, Éd. du
Seuil.
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ERNY P. 1972. L’enfant dans son milieu en Afrique, Essai sur l’éducation
traditionnelle, Paris, Payot.
J. FERRY 1883. La lettre de Jules Ferry aux instituteurs (27 novembre 1883),
https://www.ac-paris.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2015-
06/lettre_ferry_instituteurs.pdf
JAMIL CURY C. R. 1972. Réflexions sur les principes juridiques de l’éducation
inclusive au Brésil légalité, droit à la différence, équité,
https://www.cairn.info/revue-recherche-et-formation-2009-2-p-41.htm.
Les premiers pas dans la vie de l’enfant, Naissance et première enfance, Paris, L’Ecole.
MBONGUILA MUKINZITSI P. 2016. Les courbes du fleuve, Gabon, La Maison
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MOUMOUNI A. 1967. L'éducation en Afrique, Présence Africaine.
MOURALIS B. 1981. Littérature et développement, Paris, Silex.
OUATTARA V. 2016. Littérature et sciences de l'éducation, Lectures
interdisciplinaires, Harmattan International Burkina Faso.
HAMON P. 1972. « Pour un statut sémiologique du personnage », Littérature,
vol. 6, n° 6, p. 86-110.
VERNEUIL Y. 2014. « L’école et la laïcité, de l’Ancien Régime à nos jours :
enjeux du passé, enjeux dépassés ? », Tréma [En ligne], 37 | 2012, mis en
ligne le 01 avril 2014.

646 Mars 2020 ç pp. 637-646


N. J. Yameogo

ESTHETIQUE ET DRAMATISATION DE LA VIOLENCE DANS AMORO


DE JACQUES PROSPER BAZIE : EXPRESSION ET TYPOLOGIE

Nongzanga Joséline YAMEOGO


Université de Ouaga Pr Joseph Ki- Zerbo - Burkina Faso
Université Franche Comté de Besançon - France
yameogojoceline@yahoo.fr

Résumé : La pièce de théâtre, Amoro, de Jacques Prosper Bazié porte les


stigmates d’une communauté dévastée par une confrontation brutale et
sanglante, d’une société atrocement affectée dans sa dynamique
communautaire, d’un peuple traumatisé et violenté. Aussi, le présent
article se propose d’examiner les stratégies discursives, langagières,
verbales, mobilisées pour dire la violence. Quels procédés littéraires sont
mis en place pour entraîner le lecteur dans un univers violent ? Quelles
caractéristiques définissent l’imaginaire « bazién » de la violence ? Cet
article questionne l’espace et les enjeux de la violence communautaire, sous
l’angle de la théorie et de la création littéraires.

Mots clés : Esthétique, dramatisation, violence, Pragmatique, Amoro

Abstract : The theater piece, Amoro, by Jacques Prosper Bazié carries the
stigma of a community devasted by a brutal and bloody confrontation of a
society excruciatingly affected in its communnity dynamics, of a
trauùatized and abused people. This article therefore sets out to examine
the discursive, linguistic and verbal strategies used to say violence. What
literary procedures are in place to draw the reader into a violent universe ?
What characteristics define the « bazien » imagination of violence ? This
article questions the space and the challenges of community violence from
the angle of literary theory and creation.

Keywords : Aesthetic, dramatization, violence, pragmatic, Amoro

Introduction
La violence est très présente dans les pièces de théâtre. En effet, des
dramaturges comme les tragiques grecs, Shakespeare, Jean-Pierre Guingané et
Prosper Kompaoré disent la violence dans leurs œuvres. S’inscrivant dans cette
lancée, Jacques Prosper Bazié met en texte des sentiments dévastateurs et de
pulsions destructrices dans Amoro. Cette pièce de théâtre est le lieu d’expression
de la cruauté, de la férocité et de l’atrocité de Samory. C’est une violence sujette
à des mutations thématiques et esthétiques qui la font évoluer tout au long de la
pièce. Prise au piège d’événements tragiques, atroces et d’actes révolutionnaires
qui ne peuvent être tus, la dramaturgie de Bazié est hantée par les images
horribles de la confrontation sanglante entre Amoro et Samory dont elle se fait
l’écho. Comment la violence se manifeste-t-elle dans Amoro ? Quels sont les
moyens mis en œuvre pour la dire ? Pour répondre à ces questions, nous
exploitons les travaux de Jean-Pierre Ryngaert et Jean-Pierre Sarrazac qui
proposent des pistes d’analyses et des voies d’entrée dans le texte dramatique.

Akofenaçn°001 647
Esthétique et dramatisation de la violence dans Amoro de Jacques Prosper Bazie :
expression et typologie

Notre démarche est de poser la violence comme une réalité en étroite relation
avec son univers d’émergence. Le présent article sur les structures théâtrales de
la violence s’organise autour de trois axes. Le premier renvoie à la
dramatisation de la violence dans Amoro. Le deuxième révèle les procédés de sa
dramatisation. Le troisième est consacré aux implications signifiantes des
stratégies langagières pour dire la violence sur les plans esthétique et
pragmatique.

1. La dramatisation de la violence dans Amoro


Ce point est consacré aux stratégies de mise en drame de la violence dans
la pièce en étude. Jacques Prosper Bazié s’appuie sur quelques aspects
folkloriques de la littérature et des traditions orales. Ce qui explique le recours
aux proverbes, maximes et dictons. La pièce décrit des enjeux politiques
dialectiques et met l’accent, sur l’action du héros du Noumoundara. L’héroïsme
des Tiéfos a contribué à retracer l’histoire de ce peuple. Cela répond au souci de
restituer le passé. Il s’agit d’une violence compensatoire qui réhabilite, voire
revendique les violences assumées par les Tiéfos à travers la magnificence de
leur bravoure.
À ce repositionnement, succède la monstration d’une lutte
révolutionnaire organisée par un peuple brimé, en vue d’accéder à sa libération.
En plus de l’éloge de la grande figure des Tiéfos, il s’agit des exactions de
l’envahisseur. C’est une illustration d’une violence exutoire et cathartique. Cette
forme de violence forge la fable dramatique durant la période de la révolution
voltaïque, où la répression fait place à la réhabilitation, à la libération des
peuples. Cette féroce lutte génère beaucoup de douleur, de cris, de sang et de
mort.
La révolution étant propice à la dénonciation de l’oppression, cette
période constitue le bon moment au cours duquel, Jacques Prosper Bazié se
décharge de son désir de révolte. C’est une sorte de défoulement qui procède
d’une représentation systématique des violences sociales. Ces aspects
correspondent aux temps forts d’un processus qui éclaire l’histoire des Tiéfos.
Aussi, Jacques Prosper Bazié est-il passé d’une violence de la souveraineté
territoriale à une violence politique engagée contre l’autorité d’Amoro. Plus que
de se confondre à l’histoire des Tiéfos, ces formes de violence constituent le
point de départ d’une dramatisation.

1.1 L’expression de la violence


La pièce de théâtre, en étude, dit une violence qui s’est déroulée à
Noumoundara. Le dramaturge, pour exploiter cette situation dramatique,
investit les entrelacs de l’histoire des Tiéfos et apporte une vérité documentaire.
Jacques Prosper Bazié donne, ainsi, à voir la résurrection du passé du
Noumoundara comme une enquête qui a mobilisé un recueil de témoignages,
des archives et une critique de sources. Certes, il repose cette somme
documentaire sur une enquête approfondie, méthodique menée avec des outils
scientifiques, mais il ne se contente pas de visiter les lieux du drame et de
mobiliser les documents qui illustrent son récit. Cela met en exergue

648 Mars 2020 ç pp. 647-662


N. J. Yameogo

l’intentionnalité du dramaturge, celle de restituer la mythique bataille de


Noumoundara de façon documentée et d’assurer une transmission vivante de
ce passé.
Les conflits en question, sont issus d’affrontements entre communautés
rivales dont les intérêts divergent. Bien qu’étant constituée, du point de vue de
la forme, d’un brassage esthétique (la littérature orale et l’historiographie), la
pièce de Jacques Prosper Bazié, reste une œuvre fortement thématique. L’accent
est mis sur la vraisemblance des événements racontés, l’objectif final étant
d’informer le lecteur des réalités du passé des Tiéfos. De là, découle la primauté
de l’histoire sur les moyens de transcription de la violence. Dès lors,
l’expression de la violence dans ce théâtre, se résume à un traitement
thématique qui prend son ancrage dans la culture traditionnelle. La
consultation de marabouts, l’invocation de puissances célestes, spirituelles sont
autant de faits qui dominent la pièce. Nous essayons de voir, comment ces
éléments culturels qui, du reste, génèrent la violence, parviennent à occuper
l’espace dramatique.

-Les matériaux de l’écriture de la violence


Pour rendre compte du massacre des Tiéfos, Jacques Prosper Bazié a recours
à des procédés littéraires qui traduisent l’émotion et explorent l’intimité des
expériences collectives/individuelles des personnages. Il s’agit de la métaphore
animalière et des événements liés au quotidien traditionnel africain. Ces deux
réalités constituent les sources d’inspiration de Jacques Prosper Bazié, mais
aussi, les caractéristiques de sa pièce.

►La métaphore animalière


Omniprésente dans la fiction littéraire, « la métaphore animalière est
abordée tantôt comme outil analogique […] tantôt comme objet d’altérité […] »
souligne Michel Martin-Sisteron (2006, p7). Ainsi, elle est, ici, la manifestation
d’un concept telle l’image du léopard et du lion. Ce qu’illustre Jacques Prosper
Bazié (1986, p15) en ces termes : « Je conseille à mon frère la prudence du
léopard et la colère du lion». Ce propos allusif aborde de manière critique et
métaphorique la conduite de l’Almamy et l’aguerrit face à cette situation qui
semblait lui échapper. Ainsi, cette rhétorique de l’allusion éveille dans l’esprit
de Samory l’idée dont le marabout ne parle de façon expresse. Ce procédé
stylistique permet d’enseigner un auditeur averti par peu de mots. La
métaphore animalière traverse toute la trame dramatique en étude. C’est une
donnée constante de l’imagination de l’auteur.

►L’exploitation de proverbes, de dictons, de maximes et de sentences


D’origine folklorique, ces formules constatent des faits, résument une
théorie ou tirent une conclusion des constats, expriment un conseil, énoncent un
enseignement, édictent une règle de conduite et émettent un jugement moral,
dogmatique. Ces formules métaphoriques, imagées, allégoriques et
symboliques témoignent d’une conviction déjà éprouvée. Ce que traduisent les
propos du grand notable Madou : « Un homme sans terre [est] pire qu’une hyène

Akofenaçn°001 649
Esthétique et dramatisation de la violence dans Amoro de Jacques Prosper Bazie :
expression et typologie

vagabonde […]. J’ai entendu les griots clamer que qui honore et vénère le sol des siens
ne sera jamais perdu dans la furie des combats […] », Jacques Prosper Bazié (1986, p17)

►La pièce est inspirée d’un fait historique réel


La transcription du récit historique sur la bataille de Noumoundara sur
le terrain dramatique est marquée par la narration de faits réels. Cela fait de la
pièce de théâtre, un entrecroisement de l’histoire et de la fiction. Ce qui est,
pour Paul Ricoeur (2000, p739), constitutif de toute écriture de l’histoire. Cela
implique que Jacques Prosper Bazié transforme l’histoire en fiction, mais ne
l’efface pas quand bien même que sa rhétorique et sa dramatisation soient à la
frontière de l’histoire et de la littérature. Recréés par le dramaturge, les
événements mis en intrigue sont adaptés à la réalité orale. Cette réadaptation
s’aperçoit à travers la dramatisation du récit qui donne la parole directement
aux personnages. Ces personnages s’expriment en style direct.
La pièce recourt à la métaphore animalière, à l’exploitation des
proverbes, des dictons, des maximes, des sentences. Ces éléments relèvent de la
réalité orale. Le réalisme dans la dramatisation facilite la pénétration du présent
par le passé. Aussi, le langage métaphorique et les formules consacrées
constituent l’armature du discours traditionnel. En plus de reconstruire le passé
des Tiéfos, dont elle est l’écriture dramatique, le fond et la forme sont des
emprunts à la tradition. La tradition constitue, également, une autre source
d’inspiration à l’imaginaire dramatique de Jacques Prosper Bazié.

-La tradition
La tradition constitue pour Jacques Prosper Bazié, une riche matière de
réflexion. Il y tire directement certains thèmes abordés dans la pièce.

►Il s’agit du fétichisme transposé dans la trame. Il développe un domaine de


la vie du peuple de Noumoundara et du Wassoulou. Ceux-ci, croient en des
êtres surnaturels, aux mânes de leurs ancêtres censés leur garantir protection,
soutien, assistance et victoire. Le fétichisme et le maraboutage sont au cœur de
la vie des deux groupes sociaux. Ces pratiques régissent le fonctionnement et
partant conditionnent le comportement des peuples. Les divinités occupent une
place importante dans la vie traditionnelle. Les fétiches et les vertus
prémonitoires ont un pouvoir et peuvent influer sur les personnages. Amoro
galvanise ses hommes par l’assurance que donne le sacrifice immolé aux
ancêtres. Il y fonde sa détermination, sa bravoure. Leur sort en dépend et le
dénouement des affrontements est fonction de l’avis des ancêtres.

►En plus de ce volet, Jacques Prosper Bazié recours au discours du griot dans
sa pièce. Maître de la parole, gardien de la tradition orale, conservateur des
mœurs ancestrales, le griot joue un rôle social important. Son statut fait de lui,
le conseiller proche du roi. Responsable de la tradition orale, le griot transmet
entre autres l’histoire et la poésie. Cet art oratoire est un genre vivant. Les
paroles du griot malgré une certaine fixité, s’adaptent à chaque interlocuteur et
se renouvelle constamment. Ce sont des paroles empreintes d’une force de

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N. J. Yameogo

persuasion. Des formes littéraires de ce discours oral, se structurent et évoluent


pour se conformer au contexte social de communication. Dans la pièce, les
discours du griot ont une portée idéologique et un impact politique. Le griot
officialise des statuts tout en glorifiant l’identité et les valeurs culturelles des
Tiéfos. Ces paroles formalisées possèdent un pouvoir : celui de faire en sorte
que le grand chef Amoro se rende compte de l’impuissance de ses hommes face
à la férocité de Samory. Même si elles n’engagent que l’orateur, les paroles
proférées font exister la peur, la possibilité de l’échec. Ainsi, les échanges qui
rythment la vie autour d’Amoro et de ses hommes se fondent en partie, sur la
pratique régulière de cet art verbal. Il se dégage un lien entre la forme du texte
oral et les valeurs de la société tiéfolaise engagée dans l’acte de parole. Ce qui
met la dramatisation du récit en rapport avec la société qui le produit. Toute
chose qui révèle l’influence du style du griot sur la structure des rapports
langagiers.
Le griot, ici, apparait comme un gardien héréditaire de la tradition orale
et un garant généalogique. Par des formules stéréotypées, le griot d’Amoro
rappelle les exploits des héros du passé, tout en insistant sur leur prévenance,
leur prudence, etc. De par ses discours, il donne sens aux événements et les
adapte à la vie sociale actuelle. Il place les événements dans leur contexte et
demande à Amoro de capituler. Ce qui a pour conséquence le mépris de
Madou, l’un des grands notables. Il se trouve en rupture avec les ambitions,
aspirations de celui-ci : d’où sa contestation. Cette interaction entre le griot,
Amoro, Madou et les autres révèle un statut ambivalent du griot dans la
tradition orale, à la fois admiré, méprisé et contesté. Toutefois, son langage est
ancré dans le social. C’est une satire sociale qui interpelle, sur le retour aux
origines dans toute entreprise humaine.
Il faut retenir que la pièce est le produit de l’imaginaire créé à partir des
réalités socio-culturelles du Noumoundara et du Wassoulou. La dramatisation
de ce fait historique, permet un dévoilement de la violence. Il s’agit de deux
communautés, l’une est foncièrement animiste et l’autre est musulmane.
L’interaction entre ces deux groupes sociaux montre aussi, que les relations
sociales se construisent par et dans le langage. Le discours violent, peut être la
cause d’un affrontement. La fonction de l’agir communicationnel est ici,
d’établir un consensus social du langage.

-La manifestation de la violence à travers les catégories dramatiques


La violence qui se déploie dans la pièce de Jacques Prosper Bazié
s’exprime à travers le discours des personnages, le dualisme et l’éclatement de
l’espace, le dérèglement du temps et les actions des personnages.

►Le discours des personnages


Le discours est l’énonciation assumée par chaque personnage et qui
s’inscrit dans le discours global du dramaturge. La parole des personnages est
empreinte des différentes étapes de l’affrontement. C’est un discours mouvant
dont les caractères semblent liés à l’évolution du conflit. Tout est parti d’un
discours initial de refus qui s’est progressivement mué en paroles injurieuses,

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Esthétique et dramatisation de la violence dans Amoro de Jacques Prosper Bazie :
expression et typologie

menaçantes et d’intimidation. De ces propos vexants, l’on est parvenu à des


propos d’incitation à la violence. Le discours de contestation est proféré en
guise d’opposition aux desseins de Samory. Ce que corrobore la réplique d’
Amoro:« Griot, plutôt la mort que l’asservissement », Jacques Prosper Bazié (1986, p24)
Ce refus catégorique du camp d’Amoro n’a pas pu repousser les velléités
de domination affirmées par le camp de Samory. La négation dans ces discours
est comparable à celle de « l’homme révolté ». Son non traduit l’existence d’une
limite à ne pas dépasser. Cette délimitation de frontière rencontre la
désapprobation du camp de Samory qui se lance dans des attaques verbales. Ce
qui contribue au durcissement du discours. Les hommes de l’Almamy
recourent à des propos injurieux. C’est par exemple, « Il faut que ces sauriens sachent
que le margouillat ne sera jamais le petit-frère du caïman. » Jacques Prosper Bazié, (1986, p13)
Ainsi, les Tiéfos sont qualifiés de « sauriens ». A cette désignation
dégradante, s’ajoutent les menaces qui viennent renforcer la violence du
discours de résistance. Ces discours comminatoires retentissent en échos dans le
camp d’Amoro où plusieurs voix s’engagent à lutter plutôt que de se laisser
asservir, […] L’homme qui meurt pour le pays de ses pères renaît cent fois de ses
cendres. », Jacques Prosper Bazié (1986, p22)
Le discours est le premier outil de la violence dans la mesure où, il
traduit l’organisation de l’affrontement. C’est à travers la parole que les
personnages conçoivent le combat à mener. Les stratégies d’attaque exercées
sur le terrain, font préalablement l’objet d’un débat. La fréquence des
rencontres, des échanges est la manifestation d’un conflit qui est avant tout, une
réalité discursive.
Les échanges entre Amoro et ses hommes rendent compte de
l’organisation mise sur pied pour repousser les sofas de l’Almamy. Les propos
des soldats d’Amoro révèlent une réplique solide. Amoro, lors de la deuxième
entrevue ordonne à ses hommes de renforcer la surveillance et de se disperser
aux alentours du village. Préfigurant un affrontement sanglant, ce discours
dévoile la stratégie de guerre mise en place contre Samory. C’est la preuve que
l’énonciateur lui-même est un puissant stratège pour qui la guerre est un art
exigeant que toute action, soit planifiée et donc bien réfléchie. Le discours
apparaît de ce point de vue, comme une action parlée. Par sa force
performative, en effet, la parole énoncée constitue simultanément l’acte auquel
elle se réfère : la guerre. Quand :
Samory dit à ses sofas : « Vous détruirez cases et champs, bosquets et
fétiches. Brûlez moissons et greniers. Rasez les fondations. Il faut que de la
demeure du peureux, l’on contemple flamber le toit du courageux. Mon
cheval s’abreuvera du sang des orphelins et se baignera dans le caillot des
cafres. N’épargnez pas un nourrisson (…) Jacques Prosper Bazié, (1986, p
26)
et qu’Amoro ordonne à ses hommes de doubler la garde des miradors,
cela n’est rien d’autre que de la violence transcrite par l’outil langagier.
Somme toute, le discours revêt un caractère offensif dans la mesure où, il
est produit comme élément de riposte à une puissance étrangère. Plus on
progresse dans le conflit, plus la parole devient grave, restituant ainsi, le
mouvement de résistance à la conquête de l’Almamy. Dans les différents

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niveaux de discours énoncés, transparaissent les temps forts des hostilités. Le


discours est par conséquent, le reflet de la lutte engagée et donc construit à son
image, tout comme l’espace et le temps dans lequel il est produit.

►L’espace-temps comme élément stratégique de combat


L’écriture de ces deux catégories dramatiques répond au caractère
marxiste de la pièce étudiée. C’est pourquoi l’espace, représenté dans une
structure dualiste à la base, va connaître un éclatement. Ce qui permet de voir
l’ampleur du phénomène qu’est la conquête de Samory. Il y a dans ce
traitement, non pas une politique de rétablissement organique des faits, mais un
besoin naturel de dénoncer les exactions de l’Almamy. L’organisation de
l’espace reflète clairement le conflit entre le Noumoundara et le Wassoulou. Son
caractère dualiste fondé essentiellement sur les catégories religieuses, rend
compte de la politique d’injustice et d’inégalité criarde que génère l’invasion.
L’espace est comme un élément stratégique de combat. Il s’agit
essentiellement de l’espace textuel qui s’appréhende comme le cadre
d’accomplissement de la fiction, du déploiement des actants. C’est également le
lieu d’affrontement entre les antagonistes qui créent un climat conflictuel.
L’espace se trouve ainsi étroitement lié aux éléments qui le composent dans la
mesure où, tous concourent à le déterminer. Dans la pièce étudiée, l’espace reste
fortement influencé par le mouvement de résistance mis en scène, en
l’occurrence, le palais royal. Servant de cadre de concertation aux personnages,
il constitue le lieu principal de la rébellion. Les rebelles s’y réunissent afin de
mettre en place des tactiques pouvant, permettre de repousser les troupes de
l’envahisseur. Dans le camp d’Amoro, c’est la salle d’audience du palais qui
abrite la concertation entre Amoro et Madou, les griots, les notables quant à
l’attitude à, adopter face au « déferlement » des hommes de Samory. Le palais
royal se transforme en un véritable quartier général. Il s’y réfugie constamment
en compagnie de ses notables pour convenir des offensives à mener, mais aussi,
pour faire le point de la situation de guerre.
Acte 2, Scène 3, Le griot : « nos camps sont dévastés, brûlés par les sofas…
Leurs poignards mangeront de la chair des ennemis », Jacques Prosper
Bazié, (1986, p20)
Acte 3, Scène 2, Second guerrier : « Frères, l’aile droite de notre armée a été
massacrée. Les soukalas de Darsalamy ont été brûlés. Amoro, nos chefs de
file Soungalo et Chinoké sont morts. » Jacques Prosper Bazié, (1986, p27)
Acte 3, scène 4 Madou : « Tam-tams, dites-moi que Noumoundara n’est pas
mort. » Jacques Prosper Bazié, (1986, p 29)

L’espace est donc une catégorie au service de la résistance. Son écriture


est fonction de la manifestation de ce mouvement et de son traitement. Parti
d’un affrontement, la rébellion s’est muée en un vaste mouvement d’exil, ayant
pour but de fuir l’ennemi afin de se protéger. Influencé par ce dynamisme,
l’espace devient mouvement parce qu’occupé par une action en déplacement.
L’espace, on peut le dire, rend compte de la lutte elle-même. Le temps connait
un règlement. Il est ici, question du temps historique. Ce n’est pas un rappel des
faits ayant contribué à la construction de la trame, mais, il s’agit de voir

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Esthétique et dramatisation de la violence dans Amoro de Jacques Prosper Bazie :
expression et typologie

comment cette catégorie qui est resté classique s’insère dans la forme
dramatique. En effet, le dramaturge raconte de façon chronologique les repères
historiques de sa trame et présente les personnages comme des résistants.

►Les personnages, des agents de la résistance


Le personnage s’inscrit dans la perception aristotélicienne ; les
personnages n’agissent pas pour imiter leur caractère, mais ils reçoivent leurs caractères
de surcroît, en raison de leur action, de sorte que les actes sont la fin de la tragédie, et
c’est la fin qui, en toute chose, est le principal. De fait, les personnages se définissent
par leurs agissements et par la façon dont ils évoluent dans la fable. Ils
deviennent ainsi, le support et le vecteur essentiel de l’action. Les personnages
constituent des forces agissantes acquises à la cause de la résistance. Ce statut
de résistant reconnu aux personnages procède des actes de bravoure et de
l’investissement total de ceux-ci, dans le mouvement de la rébellion. En effet, ce
sont des êtres déterminés, convaincus de la justesse de leur action. Mobilisés
autour de leur roi, le peuple fait preuve de dynamisme quant au refoulement de
la domination étrangère. C’est ce qui explique qu’Amoro ne s’est pas lancé seul
dans la révolution. Il était suivi par sa communauté.
Les personnages sont constitués de figures antonymiques : la trame est
marquée par une opposition fondamentale de deux personnages vivant aux
antipodes l’un de l’autre. Ce sont l’Almamy Samory, un conquérant sanguinaire
et Amoro, le résistant farouche. Ils sont conditionnés par de fortes pesanteurs
extérieures. Ce qui donne à voir une situation de duel où les deux personnages
se retrouvent comme les revers d’une médaille, constituant ainsi, deux camps
radicalement opposés. Les deux personnages produisent les signes de
l’histoire ; c’est l’expression d’un terrorisme communautaire qui se manifeste
par le déni de la souveraineté de l’État autonome du Noumoundara. Cette
négation des Tiéfos est question d’une homologie avec les sociétés actuelles. En
rendant, ainsi, compte de l’histoire des Tiéfo, Jacques Prosper Bazié aborde des
problèmes que vivent les sociétés actuelles. Cette manière de voir le monde est
transcrite par les différentes formes de violences.

1.2. Les différents types de violences


Les violences dans cette pièce proviennent de la convoitise de l’Almamy
Samory. Elles mettent à nu les intérêts politiques qui deviennent des facteurs
d’oppression des communautés. Nous distinguons plusieurs formes de
violence.

-La violence politico-historique


Cette violence se fonde sur des intérêts socio-politiques. Samory
est un conquérant. Il veut étendre le Wassoulou, son royaume en envahissant
les contrées voisines. Ainsi, une violence politique vit le jour. Les effets
fondateurs de cette violence sont la conquête, le totalitarisme, la tyrannie. Ce
qui a engendré des troubles à l’ordre public, des affrontements, des répressions
sociales, d’effroyables exterminations et d’invasions étrangères. Elle a entrainé

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le déchirement des Tiéfos. Les razzias et les exterminations ont suscité la terreur
en leur sein.
L’histoire est le fondement de cette violence politique. Les conflits mis en
intrigue ont une dimension historique. Ils constituent un épisode de la vie des
Tiéfos. L’histoire et les conflits permettent au lecteur de remonter le cours de la
mémoire collective des Tiéfos. Le passé génère la violence dont il porte les
germes et l’histoire sert de creuset aux antagonismes. C’est un mécanisme de
conditionnement, voire de mise en forme du mécanisme conflictuel.
L’opposition entre Amoro et Samory remonte à l’origine des conquêtes du
Wassoulou. Le conflit se présente comme une obsession chez les personnages
ayant un statut de roi. Ils se sentent investis d’une mission historique. Ce qui
renforce l’idée que le devoir fonde le conflit mis en trame. La guerre prend
l’allure d’un destin à accomplir impérativement. Mener la lutte contre
l’adversaire est une question d’honneur dès qu’elle implique l’avenir d’une
communauté. La violence menée dans cette pièce est, également, une violence
historique qui dans son déploiement ramène le passé au présent. Ce qui suscite
la révolution.

-La violence révolutionnaire


Elle a des causes sociales, voire politiques et se présente comme une
guerre « juste ». Il s’agit, en fait, d’une répression qui s’inscrit dans la
dynamique de la légitime défense. Elle est la conséquence de la violence
politique. Les Tiéfos, acculés à l’autodéfense, ont recours à la contrainte, à la
coercition. Ils se positionnent en résistant, recourent à la lutte armée et
protestent contre l’atteinte à leurs propriétés. Cette violence a un but noble : elle
vise à se protéger de l’atrocité et à rétablir l’ordre. Alors, Amoro légitime cela au
nom d’un objectif politique : une résistance à l’oppression. Son peuple se trouve
face à un tyrannicide et manifeste ainsi, son droit à l’insurrection à travers la
révolte. La réaction du Noumoundara apparait juste et légitimable.
Madou. : « Fama, beaucoup de tes hommes sont morts déjà. Regarde mes pieds
gris de poussière et rouges de sang. Ils disent plus que mille mots. Fama, c’est à
toi qu’il appartient de sauver les hommes et les fils de ce village. J’ai vu de
grands fusils tonner aux portes de la forêt. Leur bruit a percé l’oreille des
cynocéphales, troué les tympans des ourang-outans et sillonné toute la savane.
» Jacques Prosper Bazié, (1986, P24)
Ainsi, les Tiéfos planifièrent des actions de résistance. Les Tiéfos
apparaissent ici comme des victimes de la violence criminelle occasionnée par
Samory. Aussi la révolution se répercute dans les propos.

-La violence verbale


C’est une pratique langagière qui consiste à menacer ou à injurier. Elle se
manifeste essentiellement par l’usage de la parole et porte le plus souvent
atteinte à la morale, à l’éthique. Ainsi, la violence verbale peut être dite morale
ou psychologique. Elle est présente dans Amoro. En effet, la pièce commence
sur des notes d’injonction, de menaces, et d’injures. En guise d’illustration, nous

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Esthétique et dramatisation de la violence dans Amoro de Jacques Prosper Bazie :
expression et typologie

avons parmi tant d’autres : Le messager : « L’almany te demande de céder et de


laisser ce village. Jacques Prosper Bazié, (1986, p13)
Il est clair, ici, que tout risque de tourner au tragique car l’agressivité
verbale s’intensifie au cours de la conversation. La violence verbale atteint son
paroxysme et dégénère en terrorisme à travers une violence très extrême telle
que le génocide, d’où la violence criminelle.

-La violence criminelle


La violence criminelle ou violence d’une communauté se matérialise par des
crimes organisés. Face au refus d’Amoro, Samory organisa ses hommes pour
saccager le Noumoundara. Les lieux de la violence sont circonscrits. Il est
question d’un affrontement et les aires de combat sont déterminées. Pour ce
faire, il planifia des opérations meurtrières comme suit : Le messager : « Amoro,
Amoro, les soldats, les sofas de l’Almany sont là. Tout Noumoundara est couvert de
leurs ombres. Mille lances en l’air ! Tous les pics de Karfiguela et les monts de
Bérégadougou sont hérissés de lanciers. Impossible de bouger. Amoro, les soldats de
l’Almany sont là. » Jacques Prosper Bazié (1986, p 11)
Dans la pièce en étude, les formes de violence traduisent une utilisation
intentionnelle de menaces, des comportements de domination ou d’asservissement
de la part de l’Almamy à l’encontre des Tiéfos. Ces formes d’embrigadement
impliquent des blessures, de la souffrance et engendrent même la destruction de
biens humains, matériels ou d’éléments naturels. Ce qui occasionne fortement un
traumatisme, des dommages psychologiques, des problèmes de développement et
des pertes en vies humaines. La mise en drame résulte de l’exploitation de stratégies
discursives.

2. Stratégies discursives et implications signifiantes


2.1. Ethique de vérité
La fictionnalisation de l’histoire des Tiéfos s’explique par le fait que la
violence extrême du massacre de Noumoundara exige une éthique de vérité.
C’est pour cela que le dramaturge a recours, aux procédés littéraires pour
restituer et transmettre la façon, dont l’histoire fut vécue par les Tiéfos. En fait,
la littérature parvient mieux qu’un récit historique, à rendre compte du destin
et des expériences singulières des personnages. Elle a cette force de toucher
personnellement et individuellement les lecteurs. C’est un mode d’expression
de l’intime, de la subjectivité et de l’individu. Les procédés littéraires
permettent au récit essentiellement fictif, de retrouver la mémoire des Tiéfos et
l’expérience individuelle et singulière du peuple de Noumoundara. Ce qui
favorise une restitution qui se veut exacte, fidèle à la réalité du passé des Tiéfos.
Ainsi, les contraintes éthiques liées à l’exigence de la vérité qui surgit du
massacre de Noumoundara présentent les procédés littéraires, comme une
stratégie privilégiée de toute restitution du passé historique. La littérature
donne accès à la vérité des expériences passées et conditionne la capacité
d’imagination de la fiction, tout en garantissant un horizon référentiel.
Le discours est fortement à visée réaliste. L’écriture de Jacques Prosper
Bazié reproduit des événements qui arrivent partout dans le monde : le déni de

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N. J. Yameogo

la souveraineté d’un État autonome. Ainsi, le dramaturge présente une


description minutieuse de la dévastation du Noumoundara. Quelques indices
spatio-temporels suggèrent fortement l’espace et la temporalité de la trame.
C’est une représentation d’une communauté révolutionnaire en proie à un
terrorisme social. C’est une communauté très forte de ses valeurs sociales
comme le patriotisme, l’honneur, la bravoure, le sens de la collectivité, du bien
commun, la dignité, l’intégrité, l’indépendance, etc. Certains personnages tels
Amoro, Madou et les notables d’un côté et Samory, le marabout et le messager
de l’autre, sont présentés comme des catalyseurs de ces actes violents. La
conflictualité est bien présente dans toute la pièce. Cette tension débouche
finalement sur un affrontement. Ce qui détermine le fonctionnement des
réseaux discursifs. Le discours de la violence structure toute l’histoire et se
présente comme un élément médiateur entre la fiction et le réel. Ce jeu
d’oppositions/ de conflits apporte une caution thématique à la trame
fictionnelle.

2.2. Les contours théoriques de l’écriture de Jacques Prosper Bazié


Le traitement de la guerre ou sa dramatisation se caractérise par les
attaques frontales entre les belligérants. Il ya aussi un détour qui privilégie ce
que David Lescot (2001, p.46) caractérise d’« état de guerre » c’est-à-dire « un
phénomène dont les déterminations se détachent de son ancrage dans la
sphère militaire pour gagner le monde civil et ceux qui le peuplent, dans leur
individualité ou leur nature d’êtres humains. » « L’état de guerre » serait, ici,
l’atmosphère créée par la guerre, la tension et les comportements qu’elle
suscite chez les personnages ; mais aussi, chez le lecteur.
C’est en d’autres termes, le spectre de la guerre, tout ce qui l’entoure, la
suggère, témoigne de sa présence. C’est pourquoi l’accent est mis sur les
contours de la guerre. On trouve des moments de préparation du conflit. Les
hommes d’Amoro dans l’acte 1 sonnent l’alerte et incitent leur chef à se
préparer pour un éventuel affrontement. Les sofas de l’Almamy, la
consultation du marabout et les sacrifices aux mânes des ancêtres constituent
un apprêt considérable. Ces éléments sont une stratégie de préparation à la
guerre et vise à déstabiliser l’adversaire.
L’écriture du conflit apparait de ce point de vue, comme une adaptation
dramaturgique de la théorie de Tzu Sun (1772) L’auteur chinois préconise
dans son traité « le combat non frontal, la guerre de contournement. Il soutient
que l’art suprême de la guerre consiste à vaincre l’adversaire avant même que
le combat ne soit engagé. » C‘est ce volet qui crée les conditions de
l’affrontement. Le conflit est annoncé puis supposé s’être produit. C’est un
bond qui crée conséquemment, une rupture dans la dramatisation de la
violence. Ce contournement de la guerre, semble être un moyen pour Jacques
Prosper Bazié de mettre en évidence, le fonctionnement du corps social
traditionnel. C’est une société unifiée ou les actions des villageois sont
coordonnées. La configuration des antagonismes entre le camp d’Amoro et
celui de Samory, s’inscrit dans une logique de déviation du fait de guerre : pas
de signe de combat. C’est seul le décompte des dommages : plusieurs pertes

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Esthétique et dramatisation de la violence dans Amoro de Jacques Prosper Bazie :
expression et typologie

en vies humaines, des biens animaux et matériels détruits. Scène 4, Le griot :


« (…) un peuple brûlé, incinéré à jamais dans les broussailles (…) » Jacques Prosper
Bazié (1986, p24)
Le drame est clos par le suicide d’Amoro. En définitive, la guerre est
assumée par toute la communauté. Sa transcription par Jacques Prosper Bazié
n’admet pas d’affrontement interhumain. C’est un conflit visible par la
mobilisation des personnages et la gravité de leurs discours. La guerre est
absente en tant qu’action, mais présente en tant qu’état : c’est un conflit évoqué,
suggéré. En somme, la tension dramatique créée au sein de la pièce est générée
par ce détour de l’attaque frontale.

2.3. La transcription du mystique


La présence du mysticisme dans Amoro tient du caractère animiste de la
société des Tiéfos. C’est une communauté fondée sur la divination qu’elle
considère comme une pratique nécessaire à la compréhension des mondes réel
et invisible. L’intégration de cette réalité dans l’espace dramatique donne à
l’écriture de la violence une dimension particulière. Elle influe sur le
fonctionnement des catégories du texte. L’action, les personnages et leurs
discours sont construits dans une perspective mystique. En illustration, le
système des personnages fonctionne de façon triadique. Nous avons d’un côté
le pôle dominant que constituent les dieux, les ancêtres qui sont des
commanditaires. D’un autre, les dominés que sont les villageois avec un statut
d’exécutant. Le troisième pôle est formé du devin, du féticheur ou du sorcier
qui est l’intermédiaire entre les humains et les ancêtres. Ce sont des individus
à qui des êtres surnaturels délèguent leurs pouvoirs. Ils sont en relation avec le
monde céleste et agissent pour le compte d’esprits censés protéger le village.
Ce sont, les dépositaires des secrets divins.
Par eux, la communauté communique avec les puissances d’ « en haut ».
Il y a ici, une hiérarchisation des personnages dont les faits et gestes rendent
compte d’une logique surhumaine. Tout ce que fait le devin est téléguidé par
les dieux. Ces personnages qui en réalité ne sont qu’évoqués, excepté le
marabout de Samory où la divinité est matérialisée par une interrogation faite
aux dieux. Il s’en remet aux divinités pour savoir comment mener le combat
qu’il projette de livrer à Amoro. C’est à travers l’interrogation aux esprits,
matériau de la divination, que le marabout et les fétiches d’Amoro vont à tour
de rôle leur révéler les actions à poser avec précision. La pratique divinatoire
apparaît ici comme un élément stratégique de combat, dans la mesure où, elle
contribue au succès de la lutte menée par Samory. C’est une source de
motivation qui pousse les personnages à agir dans un sens ou l’autre. Les
propos de Madou montrent clairement l’influence des dieux sur les
personnages. Un tel discours permet de voir l’autorité des dieux, leur
participation plus ou moins directe, aux actions de violence. Ces êtres
invisibles ont droit de vie et de mort sur les autres personnages. Ils ont le
pouvoir de les réprimer ou de les gracier. Au nom des ancêtres, Amoro s’est
donné la mort. Il en résulte ainsi, que le mysticisme est générateur de violence.
Amoro et ses hommes sont morts à cause du crédit accordé à un supposé

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soutien qu’accorderaient les mânes des ancêtres. La résistance d’Amoro est


partie de la divination qui apparait comme le support efficace de son action.
En fin de compte, le mysticisme constitue un catalyseur de l’action de
violence. Il est une réalité dramatique nécessaire à la compréhension des
conflits représentés. Comme dans la tragédie grecque, en effet, les
personnages sont soumis à une sorte de fatalité conditionnant le dénouement
tragique de la fable. Leur parcours est ainsi, fonction du tandem
fétichisme/fatalisme. Emanant des sociétés indigènes, la violence épouse tant
au niveau du fond que de la forme, les réalités du cadre traditionnel.

3.Esthétique et poétique de la dramatisation de la violence dans Amoro


3.1. Amoro, une poésie performative
La pièce de théâtre, Amoro est non seulement une poésie performative
mais aussi, un langage poétique. Cette stratégie persuasive présente une
esthétique collective et naturaliste qui utilise le langage du griot. Elle défend
une illusion théâtrale qui ne vise pas uniquement l’exposition d’une vérité
historique après une longue démonstration sur la base de procédés
argumentatifs, mais compte également sur l’énoncé, l’énonciateur et
l’énonciataire pour être bien reçu. Cette rhétorique révolutionnaire de Jacques
Prosper Bazié s’intéresse beaucoup plus aux modes de communication
parallèles qui modulent le sens de sa pièce. La violence, un mécanisme pour
démontrer concrètement les conflits entre les personnages, est très présente
dans la pièce de théâtre de Jacques Prosper Bazié (1986). Cette pièce commente
une réalité socio-historique : la mythique bataille du Noumoundara. Plusieurs
types de violence sont représentés dans l’œuvre. Cette violence communautaire
est une métaphore des diverses formes de violence contemporaine. Le
dramaturge, à travers, l’usage d’un langage performatif, l’exploitation de
proverbes, de sentences et de paraboles, propose une réflexion sur les origines
de ce terrorisme communautaire et sur sa mécanique. Il expose avec nuances, le
processus prévisible de la violence dans les communautés et montre comment
elle se déploie et perdure. En disant la violence, le dramaturge infléchit sans
doute une action de prise de conscience des nombreux dommages qui résultent
des affrontements sociaux : destruction de biens matériels, humains ; pertes en
vies humaines, entre autres.
Ces violences se manifestent essentiellement par le discours, le langage.
C’est un véritable argumentaire sur la nécessité de résister face à l’invasion
meurtrière et de promouvoir des attitudes d’unification. Jacques Prosper Bazié
convoque une certaine esthétique, en prenant en compte cet événement
marquant de la communauté des Tiéfos. Cette esthétique traverse l’ensemble
des discours des personnages qui renferment une poéticité évidente par la
présence accrue de proverbes et de sentences et la quête d’informations
vraisemblables. Cette dimension discursive de la violence présente dans Amoro
fait voir le spectacle terrifiant des destinées individuelles et collectives qui
s’écroulent dans un univers en proie à un conflit sanglant. Cette intrigue
présentant une communauté « tiéfolaise » condamnée à subir l’atrocité de
Samory. Bazié s’inscrit dans la lignée des dramaturges hantés par les violences

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Esthétique et dramatisation de la violence dans Amoro de Jacques Prosper Bazie :
expression et typologie

communautaires et qui imaginent des mondes où l’horreur s’est banalisée. Il


insiste sur les sensations, conséquentes de l’obstination à se défendre que
produisent les images du ravage et décrit le choc ressenti par des personnages
qui ont disparu. De cette manière, plusieurs formes de violence se sont
manifestées dans la pièce en étude

3.2. L’influence de l’esthétique marxiste


L’esthétique marxiste admet la primauté du fond censé participer à
l’éducation, à la formation des peuples et à l’éveil de leur conscience. C’est donc
une esthétique du contenu fondée sur le réalisme socialiste, c’est-à-dire la
relation exacte des conditions désastreuses, des situations d’exacerbation dans
lesquelles, est contrainte la classe prolétarienne. Le marxisme devient dans cette
optique, une sorte de « technologie de l’endoctrinement » destinée à dégager les
moyens offerts par la littérature, pour contrôler et orienter l’attitude politique.
La pièce liée à la dénonciation de la violence impérialiste, apparait comme un
outil de propagande politique. Les personnages y sont engagés dans de vastes
mouvements de rébellion, qui occupent l’œuvre. Le héros, propulsé en
éclaireur, représente un être dont l’action, nourrit des réalités du moment, est
projetée dans un temps à venir.
Sa défaite n’est jamais définitive, l’illusion héroïque qu’il anime n’est que
la première vision encore incertaine d’un avenir plus ou moins proche Quant
aux discours proférés, ils font office de catéchisme à travers lequel les meneurs
de luttes incitent les masses au soulèvement. La forte dose de violence
contenue, en effet, dans la parole, trouble le dialogue dont les répliques
s’apparentent plutôt à des hymnes à la révolte (Cf. Henri Avron 1979).
Différentes répliques constituent des couples conversationnels. Les
personnages, en effet, se parlent. Ils proclament l’un après l’autre et même tous
ensembles, la lutte à mener. Le dialogue fonctionne finalement, comme un essai
idéologique pris en charge par les personnages Madou et le griot. Loin de
communiquer entre eux, « ces êtres de papier » théorisent sur la lutte
révolutionnaire, si bien que le texte dramatique prend l’allure d’un cours
marxiste, dispensé aux lecteurs. On y retrouve par conséquent, l’écriture de
slogans politiques, appelant à l’insurrection.
La parole ici, est performative, en ce sens qu’elle est simultanée à l’action
de violence prônée. L’invitation du peuple à se rebeller, est en elle-même, une
rébellion. Il est clair que les éléments dramaturgiques sont soumis au contenu
de l’histoire racontée.
Le théâtre vu donc sous l’angle marxiste, a la particularité de refléter les
aspirations et les besoins sociaux des peuples, à un moment donné de leur
histoire. La dramaturgie de Jacques Prosper Bazié dont il est question ici,
s’inscrit dans une logique de libération aussi bien, politique que culturelle des
peuples assujettis. La dénonciation des répressions et surtout, la monstration
des violences révolutionnaires, tendent à la fois, au bouleversement des
autorités envahissantes, et au rétablissement du pouvoir des peuples opprimés.
L’écriture de ces luttes armées, traduit le besoin impérieux d’une réhabilitation
des peuples avilis par les conquérants islamiques.

660 Mars 2020 ç pp. 647-662


N. J. Yameogo

Cette œuvre échappe ainsi, à la « gratuité artistique», dans la mesure où


elle permet la mobilisation des lecteurs autour d’un idéal : combattre la
dictature des classes dominantes afin d’instaurer une société d’égalité.
L’esthétique marxiste, telle qu’on la perçoit dans la pièce étudiée subordonne à
la subjectivité des auteurs, une forme pouvant traduire la volonté collective des
peuples opprimés. Elle s’insère dans une super-structure dont la révolution
politique et sociale constitue le fondement. En somme, l’influence du marxisme
sur le théâtre de Jacques Prosper Bazié donne lieu à une forte critique de la
violence impérialiste qui suscite la transformation du discours des personnages
en polémique militante.

Conclusion
L’intérêt d’une telle analyse, relève de la texture particulière de la parole
et de son rapport à la violence. Souvent allégorique, elle est tissée de propos
dont l’hermétisme contribue à créer la tension dramatique. Le langage
allégorique, met en place une opération d’encodage qui nécessite un exercice de
décodage. Il s’agit d’une parole pour initiés, dont l’hermétisme ne manque pas
de susciter le suspens. Elle met, en effet, en alerte le lecteur puis le noie dans un
flot interminable de proverbes. La violence se manifeste à travers la puissance
de la parole. Elle rend compte de la gravité de certaines situations dramatiques.
Le discours constitue à la fois, l’énoncé et la preuve de l’intensité du conflit. Un
examen plus approfondi des proverbes et des métaphores employés, conduit à
un autre lien avec la violence. En plus de son rôle de générateur de la violence,
le langage est annonciateur de drame. Il fonctionne dans ce cas, comme un
discours prémonitoire. Au-delà de son caractère obscur, la parole imagée est un
art poétique dont la beauté et la richesse amortissent souvent l’effet de violence.
C’est une circonlocution qui exprime indirectement ou par contournement la
pensée afin d’éviter de choquer l’interlocuteur. Cette manière d’embellir le
discours pourrait renvoyer à la fonction de « l’agent rythmique » Ce texte
théâtral apparaît être le lieu de la mise en œuvre de stratégies discursives pour
dire la violence. Ce qui interroge l’acte énonciatif et ses effets pragmatiques.
Ainsi, nous avons analysé la violence et son effet, en montrant comment la
violence verbale a pu être, un moyen de réalisation des effets perlocutoires
désirés ou réels. Notre question a porté sur la manifestation de la violence à
travers les mécanismes discursifs de l’énoncé théâtral. Nous avons démontré
comment l’énoncé, le discours pouvait être le résultat des contraintes
énonciatives imposées par la communication théâtrale. Cet article a présenté les
multiples formes que revêt la violence dans Amoro. Il s’est agi d’établir la
typologie des formes de violence puis de révéler les modalités de leur
énonciation. Enfin, nous avons examiné les implications signifiantes des
stratégies mises en œuvre pour dire la violence des conflits sur les plans
esthétique et pragmatique.

Akofenaçn°001 661
Esthétique et dramatisation de la violence dans Amoro de Jacques Prosper Bazie :
expression et typologie

Références bibliographiques

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Hygiène et sécurité du travail, n° 236
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662 Mars 2020 ç pp. 647-662


P. B. Ndaw

AIMÉ CÉSAIRE :
UNE ÉMOTION NÈGRE ET UNE POÉTIQUE HELLÈNE

Papa Bocar NDAW


Laboratoire d’Études Africaines Francophones
Université Cheikh Anta Diop - Sénégal
papecamus@gmail.com

Résumé : Poète manifeste de la littérature africaine dont il se place d’ailleurs


aux fondements et à la fondation de celle-ci, mais aussi un des chantres les plus
acharnés du mouvement de la Négritude, on ne peut se douter pourtant à quel
point Aimé Césaire, dans son écriture poétique, reste imprégné et façonné par
l’imaginaire occidental. Jusque dans ses derniers retranchements, le texte
césairien, dans l’esthétique, se nourrit, pour mieux se déployer ensuite, de tout
un champ référentiel propre à l’Occident et à son ordre de discours. Cette
considération majeure est très souvent mise à l’écart par certains qui
voudraient, sans réserve, apparenter les sources de la création poétique à un
imaginaire purement africain, parmi qui, d’ailleurs, le professeur et critique
littéraire, Lilyan Kesteloot. Ainsi, pour analyser valablement la poésie de
Césaire, on ne saurait faire abstraction de cet apport de la culture occidentale
sur sa sensibilité littéraire, un point d’ancrage du texte césairien. C’est
justement ce que nous tentons de démontrer dans cette étude. Aimé Césaire
dans son texte poétique, et c’est un truisme de le rappeler, crie sa négritude et
se réclame de ses « ancêtres bambara ». Voilà pourquoi nous lui concédons une
« émotion nègre ». Mais ce qui nous intéresse ici et qui parait moins évident, et
que nous avons l’ambition de montrer justement, c’est l’imaginaire sans cesse
réaffirmé par le texte d’un univers référentiel propre à l’Occident, ce que nous
nommons sa « poétique hellène ».

Mots-clés : négritude, imaginaire, intertextualité, poétique.

Abstract: An obvious African literature poet who is all the same at the basis
places and at the foundations of this movement, but also one of the most
relentless bards of the negritude movement, we can’t imagine how much Aimé
Césaire is soaked and shaped by the Western imagination in his poetic writing.
The césairien text feeds on a whole referential field specific to the West and its
order of speech. This major consideration is very often sidelined by some who
would like to relate the sources of poetic creation to a purely African
imagination, among whom we can quote Lilyan Kesteloot. Thus, to validly
analyze the poetry of Césaire, we cannot ignore the contribution of the western
culture in his intellectual training and his literary sensitivity. This is precisely
what we are trying to demonstrate in this article. In his poetic text, Aimé
Césaire shouts his negritude to claim his “Bambara ancestors”, it is why we
grant him his “Negro emotion”. But what interests us here and which seems
less obvious, it is the imagination constantly reaffirmed by the text of a
referential universe specific to the West, that is what we call its “Hellenic
poetics”.

Keywords: negritude, imaginary, intertextuality, poetic.

Akofena çn°001 663


Aimé Césaire : une émotion nègre et une poétique hellène

Introduction
Suite aux humiliations et aux souffrances connues ces dernières années
par les Africains subsahariens – avec l’émigration dite clandestine, la mal
gouvernance, la vulnérabilité face aux calamités, entre autres – nous nous
sommes demandé, dans une étude, s’il ne fallait pas réinventer la Négritude.
Voilà une question à laquelle nous avions tenté de répondre par un « non,
mais ». C’est là une préoccupation qui s’inscrit en droite ligne d’une série de
travaux que nous voulons consacrer au bilan sur la Négritude. C’est dans cette
perspective que j’invite à lire, ici, la véritable valeur nègre de l’un des plus
farouches défenseurs de cette poésie, à savoir Aimé Césaire. Une posture qui
tiendrait en piètre considération cet héritage helléniste qui conditionne
l’imaginaire césairien, serait même qualifiée de « ridicule » (Bernard Zadi-
Zaourou, 1978, p.117).
En interrogeant le texte poétique lui-même, la question qui se pose alors
est celle de savoir si Aimé Césaire n’est pas un poète français à part entière.
Nombre de pistes que nous tenterons de tracer dans cette étude militeraient en
faveur de cette hypothèse. Aussi ne devrait-on pas seulement le confiner dans
une littérature africaine comme on a tendance à le voir dans certaines
anthologies. Ainsi, à partir d’une approche intertextuelle, nous entendons
montrer comment le texte poétique césairien se présente comme un hypertexte
de la pensée occidentale mais aussi comment ses fondements trouvent leur
cristallisation dans l’univers référentiel helléniste.

1.La poésie comme discours hypertextuel


Tel un palimpseste dont les traces sédimentées s’effacent difficilement, la
poésie césairienne s’adosse sur un hypotexte (Genette, 1982, 13) qui en
conditionne la profération. Qu’il émane d’une entreprise négationniste contre
un ordre discursif ou d’une inspiration résolument revendiquée, ce rapport
intertextuel entre le texte de Césaire, d’une part, et celui des poètes occidentaux,
de l’autre, est réel.

1.1 Un texte poétique au second degré


Si Cahier d’un retour au pays natal marque bien l’œuvre inaugurale de la
poésie césairienne, c’est aussi un ouvrage qui jette les bases d’une prise de
conscience dans l’intelligentsia nègre invitée à défendre les valeurs de
civilisation du monde noir mais aussi à dénoncer les exactions perpétrées par
l’homme blanc depuis la traite des esclaves. On le reconnaît dans le ton, dans la
langue comme dans les thématiques abordées, le texte césairien pose la
dénonciation comme principe et postulat d’écriture. Il érige ainsi son texte
poétique en une « écriture au second degré » (Genette, 1982). C’est pourquoi il
ne pourra jamais s’affranchir pleinement de ce substrat occidental à partir de
quoi le poète lui-même a justement appris à voir le monde et à le penser. C’est
dire que, même avec une peau noire et une sensibilité qui se veut nègre, Aimé
Césaire semble écrire, dans son imagination, comme un français,
essentiellement. Son écriture poétique depuis son œuvre première paraît trahir
et traduire cette posture notée dans sa création poétique.

664 Mars 2020 ç pp. 663-674


P. B. Ndaw

Lorsque le poète du Cahier prétend : « nous vous haïssons vous et votre


raison, nous nous réclamons de la démence précoce, de la folie flambante, du
cannibalisme tenace… », sans doute fait-il par là un « Éloge de la folie » qu’il
nomme ailleurs dans le texte :
La folie qui se souvient
La folie qui hurle
La folie qui voit
La folie qui se déchaine
Assez de ce goût de cadavre fade. (Cahier, 27)
Ce passage du Cahier informe ô combien le poème épouse les contours
d’une diatribe entièrement tournée contre un ordre du discours dominant, et
véhicule un rejet de la philosophie occidentale et un reniement de ses racines
françaises, dans leurs valeurs intellectuelles et culturelles. En réalité, ces vers
ont été composés au début des années 40 et sont extraits d’un poème intitulé :
« En guise de manifeste littéraire », dédié à André Breton puis intégré dans le
texte du Cahier dans les deux éditions de 1947. Ces vers en question s’inscrivent
ainsi dans une logique surréaliste. C’est pourquoi nous y avons une subversion
de l’Occident dans ses valeurs de rationalité et dans sa morale.
La volonté manifestée chez le poète de s’arroger les aires perdues
derrière les marges balisées par l’imaginaire de l’Occident, c'est-à-dire, une
revendication de la folie qui trouve sa logique hors des normes érigées par la
raison, est un signe parfait qui permet de poser l’altérité comme principe
d’écriture. C’est une entreprise négationniste.
Le poète, et c’est là que le texte devient important, tente de poser son
texte comme un « anti-texte », comme une « contre-poésie ». Ici, en même temps
qu’on rejette la logique cartésienne caractéristique de la civilisation occidentale,
on en crée une autre qui n’existe que parce qu’opposée à cette première.
Autrement dit, la poésie de Césaire n’existe que parce qu’il y a un ordre de
discours qui la précède pour en conditionner l’énonciation, et contre lequel
ordre, justement, elle s’inscrit en faux. Mais en même temps, les deux discours,
quoique contradictoires et divergents, sont incontestablement corrélés et unis.
Cela relève d’une loi proprement dialectique.
À partir de ce fait naît une sorte de distribution manichéenne qui crée
une relation dialectique entre l’Occident rejeté et l’Afrique à laquelle on aspire.
Ce faisant, Césaire, de manière inconsciente ou délibérée, emprunte les voies de
l’Occident pour le combattre. « Les armes miraculeuses » sont d’abord affutées
contre l’Occident, mais aussi, par celui-ci. Tout le texte du Cahier affiche, en
effet, cette détermination farouche du poète à vouloir démanteler cette vision
manichéenne qui est le propre de l’Histoire contemporaine.
L’entreprise poétique s’emploie alors à annihiler une scission du monde
en civilisés d’une part et barbares de l’autre, en dominants colonisateurs et
dominés aliénés, bref, un planisphère culturel en noir-et-blanc, deux couleurs
qui ne peuvent s‘attirer sans s’altérer l’une l’autre.
Dès l’exorde du Cahier, d’ailleurs, l’univers s’en trouve bien campé : « Va-
t-en, lui disais-je, ». Même si Césaire croit rejeter ici un univers référentiel pour
prétendre faire appel à un autre, nous voyons que son imagination ne reste pas

Akofena çn°001 665


Aimé Césaire : une émotion nègre et une poétique hellène

moins baignée et fortement inspirée de ce rejeton. Il ne peut parler que de


l’Occident, ou du contre-Occident, ce qui revient au même. En réalité, il ne
pouvait déconstruire cette culture sans en avoir, au préalable, une forte
imprégnation, ni ne pouvait la démentir tout en ignorant les détails de son
discours en question. C’est pourquoi, nous devons comprendre que Césaire est
d’autant plus savant de la culture occidentale qu’il est à même de la démolir
avec succès.
Aussi, c’est fort de cette connaissance qu’il peut en arriver à subvertir
certaines pensées européennes nourries d’une certaine malhonnêteté
intellectuelle. Lorsqu’il écrit :
Et qu’ils servent et trahissent et meurent
Ainsi soit-il. Ainsi soit-il
C’est écrit dans la forme de leur bassin (Cahier, 39),
Nous reconnaissons là une parodie tournée essentiellement contre un
Ernest Renan qui prétendait que les nègres sont nés et formatés par la Nature
pour s’adonner, de manière innée, au travail de la terre. C’était, pour le père de
la citoyenneté française, une façon ignoble de cautionner l’entreprise coloniale
en terre africaine. Dans ces vers sus-cités, le poète veut déconstruire les
fondements de cette pensée qui, de manière dialectique, conditionne l’existence
du discours poétique considéré dans la perspective de Genette comme un
hypertexte du discours propre à l’Occident.

1.2 Césaire et ses maîtres-poètes français


La poésie de Césaire, il faut le dire, trouve ses « pères » non pas dans
l’Afrique des profondeurs à la manière d’un Léopold Sédar Senghor débutant,
mais bel et bien dans ce que la France a de plus prestigieux comme poètes. C’est
pourquoi il peut reconnaître : « je ne nie pas l’influence française moi-même.
Que je le veuille ou non, en tant que poète, je m’exprime en français, et la
littérature française m’a influencé » (Césaire, interview, 1967). Mais s’agit-il là
d’une simple influence ?
On le sait bien, Césaire, et même Senghor quelque part, doit beaucoup
aux poètes du 19ème siècle comme les symbolistes, notamment. C’est ce qu’il
confie lui-même à Bernadette Cailler : « si j’ai beaucoup aimé Mallarmé, c’est
parce qu’il m’a montré, c’est parce que j’ai compris à travers lui, que la langue,
au fond, est arbitraire » (René Hénane, 2003, 18). Césaire dira aussi dans un
entretien accordé à Daniel Maximin : « s’il faut parler d’un révélateur,
évidemment ce fut pour moi Rimbaud » (Présence Africaine, N° 26, 7-23). Et dans
le même ordre d’idées, il confiera à René Depestre : « Lautréamont et Rimbaud
ont été une grande révélation pour de nombreux poètes de ma génération. Je
dois aussi dire que je ne renonce pas à Claudel. Sa poésie, par exemple A Tête
d’or, m’a profondément impressionné » (Congrès culturel de La Havane, 1967).
En dehors de ces révélations tirées du poète, et dans une analyse des
structures textuelles, nous retrouverons même des passages superposables
entre certains textes poétiques symbolistes et celui du poète de la Négritude.
Cette intertextualité est à voir dans Une saison en enfer de Rimbaud où l’on peut
lire :

666 Mars 2020 ç pp. 663-674


P. B. Ndaw

Je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me
tanneront […] Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre,
l’œil furieux. Sur mon masque on me jugera d’une race forte. Je serai mêlé
aux affaires politiques. Sauvé. (« Mauvais-sang »)
Cet extrait, renvoie à un passage du Cahier, dans un ordre d’idées presque
similaire, et où Césaire dit :
Partir. Mon cœur bruissait de générosités emphatiques. Partir... j'arriverais
lisse et jeune (…) : «J'ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertées
de vos plaies ».
Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : « Embrassez-moi sans crainte...
Et si je ne sais que parler, c'est pour vous que je parlerais ». (Cahier, 22)
Cette fuite d’un ici par indignation pour un ailleurs revigorant, et le désir
d’un retour prodigieux où le poète, tel après un temps d’exil, vient s’immiscer
dans les questions politiques, peuvent être notés dans les deux passages. Partir
puis revenir pour s’engager, tel est la trajectoire dessinée par les deux hommes.
On reconnaît, par ailleurs, le style rimbaldien à travers la prose poétique
empreinte d’une suppression fréquente du verbe, ce qui peut aboutir à des
constructions paratactiques. Ce style sera emprunté par l’écriture césairienne
dans le but de prêter une certaine fulgurance aux images poétiques à partir des
effets de surprise nés des ruptures syntaxiques.
Et vous fantômes montez bleus de chimie d'une forêt de bêtes traquées de
machines tordues d'un jujubier de chairs pourris d'un panier d'huîtres
d'yeux d'un lacis de lanières découpées dans le beau sisal d'une peau
d'homme… (Cahier, 21)
Ici, dans cet extrait cité en guise d’exemple, nous pouvons remarquer le
style accumulatif avec des constructions nominales, dans un champ lexical qui
fait appel à l’horreur. Il est caractéristique de l’écriture de Rimbaud, notamment
d’un ouvrage comme Une saison en enfer.
En outre, l’épisode du nègre « COMIQUE ET LAID » dans le tramway est
un pastiche sans équivoque du célèbre poème « L’Albatros » de Charles
Baudelaire. Cette intertextualité permet de placer le nègre dans le tramway
dans la même posture que l’oiseau « sur les planches » devant les méchantes
risées des « hommes d’équipage ». Ce « prince des nuées », à la risée « des
hommes d’équipage » devient semblable à « ce nègre comique et laid » dont
« des femmes derrière ricanaient en le regardant » (Cahier, 41). C’est tout comme
la description de la rue Paille dans le Cahier, avec ses laideurs repoussantes,
passage qui irait bien dans un extrait des Chants de Maldoror du comte de
Lautréamont. D’ailleurs, dans la même veine, dans un poème publié dans
Tropiques (n° 8/9, 1948) et intitulé « Maintenir la poésie », Césaire écrit à juste
cause :
Ici la poésie égale insurrection
C’est Baudelaire
C’est Rimbaud, voyou ou voyant
C’est notre grand André Breton.
Césaire prétend qu’il faudrait « maintenir la poésie ». Mais pour lui, il
pense qu’ « ici poésie égale insurrection » et s’appuie pour sa pleine réalisation
sur un Baudelaire, sur un Rimbaud et sur un André Breton, des figures illustres

Akofena çn°001 667


Aimé Césaire : une émotion nègre et une poétique hellène

de la poésie française et dans le sillage de qui, justement, il entend tremper sa


plume, et en réclamer l’héritage.
Il faut rappeler que le titre du recueil Soleil cou coupé, sera tiré d’un vers
de « Zone » publié dans les Alcools d’Apollinaire, ce qui semble confirmer la
proximité entre ce poète de « l’esprit nouveau » et les précurseurs de la
Négritude. C’est ainsi aussi que Césaire, avec une forme de calligramme digne
d’Apollinaire, peut écrire dans Les Armes miraculeuses :
Les lumières flambent. Les bruits rhizulent
la rhizule
f
u
m
e
silence.
Un autre passage pareil ce dernier est à noter dans le même poème titré
« Les Pur-sang », paru dans Les Armes miraculeuses (1946).
À la manière de Césaire, d’ailleurs, Damas lui aussi sera tenté par ces
formes de calligramme. C’est dire donc que Césaire, dans sa création poétique,
a pris ce que la France a de plus illustres comme poètes pour forger son
imagination créatrice.
Mais, l’influence la plus apparente a été certainement celle d’André
Breton et du mouvement surréaliste. Il faut remarquer tout de suite que même
si en 1939, lors de la première parution du Cahier dans la revue Volontés, Césaire
n’avait encore aucun lien direct avec le mouvement surréaliste, le texte n’a pas
pour autant échappé à cette attraction du mouvement de Breton dans la mesure
où, ses dernières versions ont dû subir d’énormes retouches faisant justement
intégrer des laisses qui s’inspirent délibérément du surréalisme. Ces parutions
successives qui aboutiront à celle dite « définitive » chez Présence Africaine ont
connu un grand nombre d’évolutions.
Aussi, une grande partie des manuscrits poétiques qui seront ensuite
publiés dans le recueil des Armes miraculeuses fut adressée d’abord à Breton qui
en fait l’appréciation. Et le recueil de Soleil cou coupé va paraitre aux Éditions K,
une maison d’édition surréaliste.
Par ailleurs, l’écriture poétique dans certaines constructions syntaxiques
cherche à s’insérer dans une tradition et dans une généalogie de textes
poétiques français que le poète semble revendiquer. Dans ce passage :
mais est-ce qu’on tue le Remords, beau comme la
face de stupeur d’une dame anglaise qui trouverait
dans sa soupière un crâne de hottentot ? (Cahier, 21),
l’image anthropophagique « d’un crane de Hottentot » retrouvé dans la « soupière
d’une dame anglaise » défie toute la morale bourgeoise occidentale. Mais cette
idée, de même que la tournure en question, « Beau comme… », sont à
rapprocher du texte de Lautréamont : « … tu as une figure plus qu’humaine,
triste comme l’univers, belle comme le suicide ». Maints poèmes
surréalistes furent composés sur cette formule par Breton et par Péret, à la suite

668 Mars 2020 ç pp. 663-674


P. B. Ndaw

de Lautréamont. Nous en relevons quelques occurrences dans la rhétorique des


Chants de Maldoror :
Je ne vois pas les larmes de ton visage beau comme la fleur du cactus
(Chant III).
Le scarabée, beau comme le tremblement des mains dans l’alcoolisme
(Chant V).
Beaux comme des squelettes qui effeuillent des panoccos de l’Arkansas.
(Chant IV).
C’est donc à juste raison que Jean-Louis Bédouin, dans son ouvrage La
Poésie surréaliste (1964), va ranger le poète de la Négritude parmi les illustres
poètes surréalistes, dans la même horde que les Breton, Soupault, Aragon,
Artaud, Char, Desnos, Péret, et autres. Bref, toutes ces références placent
Césaire au nombre des poètes dont l’inspiration de même que l’imagination
sont inséparables d’un univers culturel et référentiel occidental, et plus
spécifiquement, français. Il ne le niera jamais. Quoiqu’on ait toujours voulu le
placer aux sources de la littérature africaine écrite, le texte césairien, comme
nous venons de le voir, s’explique, à bien des égards, à partir d’un intertexte
occidental qui en produit « la signifiance » (Riffaterre, Poétique n° 40, 1979).

2. L’imaginaire occidental dans la poésie césairienne


L’écriture poétique chez Aimé Césaire, surtout dans les premières œuvres
comme le Cahier, (1939), Les Armes miraculeuses (1946) et dans Soleil cou coupé
(1948), répond d’une inspiration qui semble trouver ses sources dans la
tradition gréco-romaine tout comme dans la pensée judéo-chrétienne.

2.1 L’influence de la culture gréco-romaine


Dans la poésie césairienne, on pourrait s’étonner de voir que les termes
savants fourmillent dans les textes, quand on sait que ce dernier n’avait qu’une
connaissance relative du grec et que sa formation en latin n’en était pas des plus
achevées. Au lycée Schœlcher à Fort-de-France, il n’avait pas de professeur de
langue ancienne et, une fois arrivé au lycée Louis-Le-grand en France, il
préférera faire l’anglais à la place du grec (Ngal, 1975, 68).
Dès lors, on ne peut que présager que c’est au cours de ses nombreuses
lectures sans doute que le poète, très tôt, va acquérir ce sens des mots anciens,
toujours savants, qui sont cueillis depuis les sources de la langue française. Cela
traduit aussi son goût pour cette langue avec quoi, nous avons l’impression, il
se permet de faire des jongleries.
Les allusions à la mythologie gréco-romaine ne font que confirmer cette
inspiration des textes anciens qui est aussi le propre de la poésie de Césaire.
Une forte imprégnation et une culture très développée de celle-ci, seulement,
permettraient par exemple de découvrir que « l’épervier qui tient les clés de
l’orient » (Cahier, 22) désigne sans conteste la constellation de l’aigle ; mais aussi
que ce « serpent noir du midi qui achevez le ceinturon du ciel » (Cahier, 22) dans
la strophe suivante, renvoie à la constellation de l’Hydre ou du Serpent, du
moins si l’on se fie à l’analyse qu’en fait le professeur Michel Balmont dans un

Akofena çn°001 669


Aimé Césaire : une émotion nègre et une poétique hellène

article intitulé : « Le Lexique du Cahier d’un retour au pays natal »


(balmont.free.fr/pedago/cesaire.html). Nous pouvons remarquer que cette
dernière constellation est la plus vaste et la plus longue des quatre-vingt-huit
que compte le système astronomique grec, c’est pourquoi elle peut « achever le
ceinturon du ciel ». C’est par des allusions pareilles que nous pouvons voir
comment dans le texte du Cahier notamment, nous retrouvons les structures
référentielles de cette civilisation qui a façonné pour beaucoup l’imaginaire
occidental. Cet intertexte de la mythologie grecque permet seul de lire ces
passages cités en guise d’exemples.
Dans un autre registre, les grands écrivains et penseurs romains ne sont
pas en reste dans la poésie césairienne. Nous reconnaissons facilement la
paraphrase de la sentence de Térence lorsque Césaire écrit : « Je défie le
craniomètre. Homo sum etc. » (Cahier, 39). Il est d’autant plus fidèle au poète
antique qu’il conserve même la formule avec la langue originelle, c'est-à-dire le
latin « homo sum » qu’il pouvait bien rendre par « je suis homme ». Et le
« etc. » qui veut dire littéralement « et le reste », fait référence au reste de la
citation : « je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger »
Cette maxime humaniste, dans sa forme et dans son contenu, permet
ainsi au poète de puiser dans les réserves de l’un des plus grands poètes que
compte la civilisation latine, cet esclave affranchi qui donne des leçons à ses
anciens maîtres. Ne peut-on pas voir là aussi l’image du poète nègre,
descendant d’esclave lui aussi et qui tente de contester ses anciens maîtres ?
C’est dans cette posture de Térence que Césaire peut plaider pour une égalité
des hommes, des races et des peuples, au grand profit de sa race en convoquant
ces sources de la pensée européenne. Aussi dans le même ordre d’idées, un
terme comme « Eia » qui revient plusieurs fois dans ses textes est-il une
interjection empruntée par Césaire aux tragiques grecs chez qui elle signifiait
« Allons ! Courage !» (Diop, 2010, 307).
L’étude du lexique pourrait être intéressante dans notre analyse. Il faut
une certaine connaissance du latin ou du moins de l’ancien français pour
comprendre que dans l’extrait : « C'est toi cent ans de ma patience… » (C., p.
30), le mot « patience », du latin patientia, signifie souffrance et non attente.
Dans le même sillage, « ému » dans le passage : « tout notre sang ému par le
cœur mâle du soleil » (C. p. 48), vient du latin exmovere, c’est-à-dire mettre en
mouvement, d’où le mot « émeute ». De ce fait, « notre sang ému » est à
comprendre comme « notre sang en révolte ». C’est exemples fourmillent dans le
texte césairien.
Le poète nègre, en usant d’un lexique rare et savant dans son texte, se
laisse trahir par une certaine affection portée sur la culture gréco-romaine, mais
aussi cela traduit une expérience qui permet de déterminer les contours de la
poésie césairienne. C’est pour en arriver ainsi à voir que la culture occidentale,
dans toutes ses latitudes, imprègne la poésie césairienne, sous-tendue par une
imagination abreuvée aux mêmes sources que les plus grands poètes et
penseurs que compte l’Occident. Ces sources sont entre autres celles de la Grèce
et de la Rome antiques. Mais aussi, celles des Écritures qui ont forgé la pensée
judéo-chrétienne sont prépondérantes dans l’imaginaire occidental.

670 Mars 2020 ç pp. 663-674


P. B. Ndaw

2.2 La prégnance de la pensée judéo-chrétienne


La littérature française, comme d’ailleurs celle occidentale, de même que
les arts, sont inséparables, nous semble-t-il, des textes bibliques, de manière
générale. Northrop Frye dans son Grand code (1984) avait tenté de montrer
l’intertexte biblique dans la littérature anglo-saxonne, et même européenne. Ici,
il s’agira aussi pour nous d’étudier cet intertexte dans la poésie de Césaire et
notamment dans le Cahier et de tenter de l’interpréter à la lumière de
l’orientation générale de la poésie d’Aimé Césaire pour montrer à quel point la
Bible, dans ses mythes et même que dans sa rhétorique, a contribué à façonner
l’imaginaire du poète.
La vision de Césaire sur l’Église est d’abord marquée par une relation
polémique. En effet, pour le poète, il est impardonnable à cette institution
d’avoir cautionné et pris part à l’entreprise coloniale. C’est suite à cette
contradiction manifeste entre les principes d’amour et de justice qui sous-
tendent la religion chrétienne, d’une part, et les exactions commises dans les
colonies avec la complicité de l’Église, d’autre part, que le poète en arrive à
perdre la foi. C’est la raison pour laquelle, très tôt, et cela bien avant la lettre
ouverte adressée à Monseigneur Varin de la Brunelière, évêque de Fort-de-
France (A. James-Arnold, 2013, 1345), il avait manifesté son sens critique envers
cette religion, et la composition du Cahier conforte bien cette posture.
C’est ainsi que Cahier d’un retour au pays natal renvoie très souvent à des
images et expressions bibliques, et cela, le plus clair du temps, pour tourner en
dérision cette institution. Dans l’incipit déjà, le « Va-t-en » est adressé aussi bien
à l’administration coloniale qu’aux prêtres de l’église catholique, qu’il nomme :
ces « punaises de moinillons ». Le diminutif est plus qu’expressif. Dans la
même veine, « les sodomies monstrueuses de l’hostie et du victimaire »
suggèrent le viol perpétré par la religion à la communauté antillaise, comme
dans un sacrifice expiatoire (« hostie ») exécuté par un bourreau (« le
victimaire ») (Cahier, 12).
Dans l’épisode de Noël, l’évocation de la fête à travers son rituel est
fortement subvertie dans son essence. Dans la vision du poète, Noël se résumait
en ceci :
une journée d’affairement, d’apprêts, de cuisinages, de nettoyages,
d’inquiétude […], puis le soir, une petite église qui se laissât emplir
bienveillamment par les rires, les chuchotis, les confidences, les déclarations
amoureuses, les médisances et la cacophonie gutturale d’un chantre bien
d’attaque […] Et ce ne sont pas seulement les bouches qui chantent, mais les
pieds, mais les fesse, mais les sexes, … (Cahier, 15-16)
Et, à cette description caricaturale de la fête et de l’office religieuse, le
poète ajoute que la cérémonie va prendre fin dans « les vallées de la peur, les
tunnels de l’angoisse et les feux de l’enfer » (Cahier, 16). La position anticléricale
est nettement dévoilée, poussée même à l’excès peut-on constater. Nous avons
là un passage qui, depuis la première version du Cahier, n’a subi aucun
changement, ce qui montre la réticence du poète face à cette religion depuis sa
tendre jeunesse déjà, attitude dont il ne se repentira jamais.

Akofena çn°001 671


Aimé Césaire : une émotion nègre et une poétique hellène

Comme tantôt avec le discours hiérarchisant du colon, Césaire dresse un


réquisitoire contre le discours religieux dont il veut saper l’ordre. Ce faisant, il
crée là encore une relation proprement dialectique entre son texte et celui des
Écritures. Ainsi, le discours rejeté conditionne l’existence et la lecture du
discours rejetant. Ce dernier, sans la détermination du premier, n’aurait peut-
être jamais existé.
C’est pourquoi, nourri des écritures bibliques qu’il ne pouvait ignorer à
son époque, le poète use d’images et de termes relatifs à ce texte.
Alléluia
Kyrie eleison... leison... leison,
Christe eleison... leison... leison.
Nous avons là une louange à Dieu suivie des paroles d’une prière
prononcée dans la première partie de la messe catholique ; comme aussi
« hosannah », mot d’origine hébreu, renvoie à une louange à Dieu dans
L’Ancien Testament ; « Ainsi soit-il. Ainsi soit-il » est la formule bien connue qui
clôt les prières dans la liturgie catholique. Ce lexique installe déjà le texte
poétique dans un dialogue perpétuel avec la Bible qui permet donc, par ce
lexique-même, d’être une piste de lecture qu’on ne saurait ignorer, pour qui
veut valablement déchiffrer toute la signifiance de la poésie de Césaire.
Au-delà de ces expressions, les images bibliques aussi sont très
importantes, en ce sens qu’elles permettent d’installer l’œuvre dans un univers
référentiel bien connu de l’Occident, et de conforter l’idée d’un imaginaire
césairien nourri de cette culture. En effet, l’idée du Noir dévalorisé et maudit
parce que cramé, c'est-à-dire, la culpabilité inhérente à la couleur de la peau, est
sans doute l’image qui est la plus répandue dans le texte. Cette couleur est,
pour ainsi dire, le péché originel du Nègre. Un passage en devient très
illustratif :
Et voici ceux qui ne se consolent point de n'être pas faits à la ressemblance de
Dieu mais du diable, ceux qui considèrent que l'on est nègre comme commis
de seconde classe […] ceux qui disent à l'Europe : « Voyez, je sais comme vous
faire des courbettes, comme vous présenter mes hommages, en somme, je ne
suis pas différent de vous ; ne faites pas attention à ma peau noire : c'est le
soleil qui m'a brûlé » (Cahier, 58-59).
Césaire, à travers la différence de la peau, tente d’annihiler la
distinction établie par un critère racial entre un « je » Nègre responsable du
discours et un « vous » Blanc, à qui l’on s’adresse. Il emprunte cette citation à la
Bible, dans le « Cantique des cantiques » de Salomon. Ce passage permet de
justifier sa cause. Et, la version biblique connue de cet extrait emprunté par
Césaire qui dit : « je suis noire, mais je suis belle, fille de Jérusalem », n’est rien
d’autre qu’une déformation volontaire de la part des traducteurs occidentaux.
Ces derniers n’avaient pas à traduire la conjonction de coordination par
« mais », mais plutôt par « et ». Ainsi, la formule originelle en langue hébraïque
serait : « je suis noire et je suis belle » ce qui éviterait de placer un rapport de
contradiction entre la couleur noire de la peau et l’idée de beauté même. Sans
cela, on prêterait au texte des Écritures des connotations racialement
discriminatoires, et l’idée de beauté s’opposerait à la noirceur de la peau
apparentée à une malédiction divine.

672 Mars 2020 ç pp. 663-674


P. B. Ndaw

À partir de la traduction erronée d’une conjonction de coordination, on


note un racisme délibéré né depuis ce texte biblique qui apparente le nègre à un
suppôt de Satan plus qu’à une image de Dieu. Ce sont donc « ceux qui ne se
consolent point de n'être pas faits à la ressemblance de Dieu mais du diable ».
En prenant en son compte ce « Cantique » pour dire : « ne faites pas attention à
ma peau noire, c’est le soleil qui m’a brûlé », le poète laisse apparaître une
intériorisation de ces préjugés et une énonciation des considérations racistes
essuyés par le Noir, ce qu’il voudrait justement combattre.
Dans la même veine, lorsqu’ailleurs dans le Cahier toujours, on note :
« hosannah pour le maître et pour le châtre-nègre ! / Victoire ! Victoire, vous
dis-je : les vaincus sont contents ! », nous remarquons tout de suite une
inversion des rôles et des connotations. Ce qui crée un rapprochement avec
L’Évangile de Matthieu, notamment l’épisode du père de famille qui avait loué
des ouvriers pour les faire travailler dans sa vigne et à qui il devait donner leur
paie le soir venu. Le vigneron paya à tous un denier, à ceux qui étaient venus
depuis très tôt comme à ceux qui étaient arrivés quelques heures plus tard. Ce
qui créa l’ire des premiers venus qui ne comprenaient point cette attitude
discriminatoire.
C’était là une manière pour le Christ de prévenir les siens sur le fait
qu’au Royaume des cieux, « les derniers seront premiers, et les premiers seront
les derniers, car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus » (Évangiles,
Mathieu, XX, 16). Ce triomphe des « derniers » sur les « premiers » justifie de
manière presqu’épique « la victoire des vaincus ». C’est ce qui installe un
dialogue permanent et une commune direction entre le texte césairien et le texte
des Écritures. Les souffrances qui ont jalonné l’histoire des Noirs « depuis
Akkad, depuis Élam, depuis Sumer…», sont ainsi comparées à la Passion du
Christ, et ipso facto, le peuple nègre du Cahier au peuple élu de Dieu dans la
Bible. C’est dans ce sens que l’espoir reste permis car ces souffrances ne sont que
le prix à payer pour accéder à la « terre promise » – qui se substitue au « pays
natal » césairien – à un peuple noir en errance, et surtout à un peuple en
déshérence, comme les Antillais.
Le texte biblique donc, comme nous venons de le montrer à travers les
structures dégagées, constitue un intertexte important dans l’œuvre de Césaire
et permet de justifier davantage ô combien le poète nègre reste pourtant et
malgré tout un très grand poète français, depuis les sources d’inspiration,
depuis un formatage dans cette culture, bref, depuis son imaginaire propre.

Conclusion
En définitive, l’on s’aperçoit que l’écriture poétique césairienne, sans une
connaissance poussée des structures de la pensée occidentale, serait
difficilement déchiffrable. Bien sûr, on ne saurait nier que la poésie de Césaire
constitue le produit fini d’un homme issu d’un moule à trois compartiments ; et
que ce sont donc ces trois sources référentielles, à savoir africaine, antillaise et
occidentale, qui conditionnent cette écriture. Né à basse-pointe en Martinique,
son pays natal, formé par la France, sa patrie, et rêvant d’une terre africaine, sa
« matrie », Aimé Fernand David Césaire est difficile à cerner dans une culture

Akofena çn°001 673


Aimé Césaire : une émotion nègre et une poétique hellène

donnée. Cette analyse de notre part le reconnaît pleinement. Cependant, elle


s’est voulu, sinon de corriger, du moins de nuancer une lecture diffuse et
partisane qui ferait de Césaire un saint apôtre annonciateur de la littérature
africaine. Elle a voulu, partant de la poésie d’Aimé Césaire, d’autre part, rendre
à la France ce qui est à la France, pour montrer en fin de compte que le substrat
occidental est la clef de voûte qui permet, plus que toute autre, de saisir les
mécanismes de la création poétique chez Césaire. Il fallait, en outre, poser des
pistes permettant de percer toute la signifiance d’un texte poétique qui, comme
le reconnait Roger Toumson, demeure très souvent « hermétique mais non
point obscure » (Toumson, 1993, 24), pour autant. Je voudrais retenir, en dernier
ressort que, après la chute d’un certain nombre de remparts pour la défense
d’un Césaire chantre de la négritude, l’heure est venue de rendre le Césaire-
poète à la littérature française, de la même manière que le Césaire-citoyen, lui,
est déjà au Panthéon où reposent les illustres hommes de la France, et cela dans
une sorte de rétrocession patrimoniale qui, à notre avis, rend justice à la poésie
césairienne.

Références bibliographiques
CESAIRE A. 1982. Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, Version
définitive.
CESAIRE A. 1946. Les Armes miraculeuses, Paris, Seuil.
CESAIRE A. 1948. Soleil cou coupé, Edition K.
DIOP P. S. 2013. La Poésie d’Aimé Césaire, Proposition de lecture, Paris, Honoré Champion.
GENETTE G. (1982), Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil.
HENANE R. (2004), Glossaire des termes rares dans l’œuvre d’Aimé Césaire Paris, Éditions
Jean-Michel Place.
JAMES-ARNOLD A. (2013), Aimé Césaire, Poésie, Théâtre, Essais et Discours, Édition
critique sous la direction, Paris, Présence Africaine – Planète Libre – CNRS
Édition – ITEM.
NGAL M. 1975. Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie, Dakar, NEA.

674 Mars 2020 ç pp. 663-674


R. Chaabene

RÉALITÉ ET CONSTRUCTION IMAGINAIRE


DANS L’INCENDIE DE MOHAMED DIB

Rached CHAABENE
Faculté des lettres, arts et sciences humaines.
Lettres, Sciences Humaines et Sociale
Laboratoire interdisciplinaire : Récits, Cultures et Sociétés
rached03@yahoo.fr

Résumé : Le travail consiste à prouver une double intention dans l’écriture


dibienne. Cette double intentionnalité procède de deux points
névralgiques. Elle met d’abord, en évidence l’utilisation consciente de
l’Histoire comme substrat du roman, entraînant par ce fait, son exploitation
pour aboutir à une fiction. C’est d’ailleurs, ce que Jean-Marie Schaeffer
appelle « la contamination du monde historique par le monde fictionnel ».
En réalité, c’est le monde imaginaire et imaginable qui s’empare du monde
historique pour créer le monde fictionnel. Tel que posé, le monde fictionnel
équivaut au monde imaginaire.

Mots-clés : Histoire, roman, fiction, écriture, réalité.

Abstract : this article is to prove a double intention in Dibian writing. This


double intentionality stems from two critical points. First, it highlights the
conscious use of history as a substrate for the novel, thereby leading to its
exploitation to lead to a fiction. It is, moreover, what Jean-Marie Schaeffer
calls "the contamination of the historical world by the fictional world". In
reality, it is the imaginary and imaginable world which seizes the historical
world to create the fictional world. As posed, the fictional world is
equivalent to the imaginary world.

Keywords: History, novel, fiction, writing, reality

Introduction
En 1954, Mohammed Dib publie L’Incendie, un texte qui deviendra un
classique de la littérature francophone du Maghreb. Ce roman, qui fait partie
de la trilogie inaugurée par La Grande maison (1952) et clôturée par Le Métier à
tisser (1957), prolonge et complète le programme de l’auteur. Le lecteur retrouve
le personnage d’Omar, jeune garçon de Tlemcen qui est témoin des
bouleversements que connaît la société algérienne pendant les années 1930.
C’est l’œil d’Omar qui fonctionne comme un témoignage de plus en plus, lucide
de l’histoire de l’Algérie, au temps de la colonie. Pourtant le regard du garçon
évolue au fur et à mesure qu’il grandit. En ce sens, le roman conjugue le
principe du « Bildungsroman », comme histoire d’un parcours initiatique, et le
projet politique d’une littérature clairement engagée. Dans ce roman, il ne
s’agirait pas d’une écriture historique selon la tradition du XIXe siècle, mais
d’un mélange de plusieurs types d’écriture. Nous y trouverons intégrés dans le
cadre historique, des éléments du roman de formation, des éléments de
l’autobiographie, des éléments du roman réaliste, etc. Il s’agit d’Histoire

Akofenaçn°001 675
Réalité et construction imaginaire dans L’Incendie de Mohamed Dib

mémorisée, d’Histoire en tant qu’objet de réflexion et non pas d’Histoire de


mise en scène ; les personnages de Dib ne sont pas des acteurs ou des
observateurs d’un événement historique, mais les sujets d’une reconstruction
historiographique. L’écriture dibienne est une écriture hybride dans laquelle se
côtoient le factuel et le fictionnel, l’individuel et le collectif, le réel et
l’imaginaire, le concret et le spirituel, l’actuel et l’universel. Or, il nous semble
que cette diversité est d'abord la manifestation d'une constante interrogation
sur l'écriture et ses pouvoirs, sur les moyens dont elle dispose, non tant pour
décrire, restituer, que pour produire le réel.
Notre article s’inscrit dans le prolongement des débats théoriques récents
sur l’Histoired’une part, et de la mise en cause des « grands récits »(Cf. Lyotard
(1979, p. 31) d’autre part. Nous prenons en compte les évolutions que
connaissent aujourd’hui, l’écriture et la critique littéraire. En effet, nous allons
montrer que cette écriture composite pourrait être insérée à la fois, dans la
fiction ou/et l’Histoire et d’autres formes. Le texte en question apparaît comme
un genre ouvert aux autres genres, ainsi L’Incendie s’ouvre au merveilleux, au
fantastique et embrasse l’univers du surnaturel et du mythique. Les multiples
phénomènes d’intertextualités insèrent le récit dans ce que nous appelons "l’au-
delà de l’Histoire". Nous envisagerons de montrer, par conséquent, que
l’Histoire dans ce roman est plutôt une invention ou une construction.

1. La juxtaposition d’écriture face au défi de la réalité historique


L’Incendie est l’un des plus célèbres romans de Mohammed Dib ; il fait
partie de ses écrits classés par la critique comme étant "réalistes", car son
écriture connaîtra par la suite une bifurcation vers l’onirisme, le fantastique et
l’allégorique. Née d’un projet de « donner à voir », ce roman est l’œuvre de
l’enracinement dans le réel :

J’avais imaginé, écrit l’auteur, un roman aux proportions assez vastes. Il


devait présenter une sorte de portraits divers de l’Algérie. Je me suis mis au
travail, mais je n’ai pas tardé à mesurer que dans le monceau de feuillets
noircis j’ai "coupé" une partie qui pouvait constituer un tout ; cela est
devenu la trilogie "Algérie".
Dib (1952)

Ce roman est une partie constituante des premières œuvres classées sous
l’égide de la trilogie "Algérie" inspirée par la ville natale de Dib, où est décrite,
dans une "écriture de constat", l'atmosphère de l'Algérie rurale. Publié en 1954 –
c'est-à-dire au moment où, se déclenche la lutte armée pour l'Indépendance –, il
évoque des événements antérieurs d'une quinzaine d'années, puisque se
déroulant dans l'hiver 1939-40, qui fut effectivement très sombre pour le peuple
algérien, au plan climatique et politique. Dib y témoigne tel un "écrivain
public", à partir de faits authentiques, de la misère des villes et campagnes, des
grèves des ouvriers agricoles, et des revendications nationalistes naissantes. La
trame narrative de ce roman est relativement simple. Omar, le jeune citadin
pauvre de La Grande Maison, dont l'adolescence bourgeonne, vient passer des
vacances à la campagne. Il y sera le prétexte à des descriptions de l'exploitation

676 Mars 2020 ç pp. 675-686


R. Chaabene

coloniale, que lui fait entre autres un vieillard nommé Comandar. Et, il assistera
à la montée progressive, de discussion de fellahs en discussion de fellahs, d'une
prise de conscience politique jusque-là, inconnue. Cette prise de conscience
apparaîtra donc comme un langage que les paysans vont apprendre, non pas de
la bouche d'un militant, Hamid Saraj, pourtant présent, mais au contact
quotidien de l'injustice. À cette prise de conscience, les autorités coloniales
comme leurs alliés parmi les paysans riposteront par l'Incendie des masures,
point de départ de la métaphore qui donne son titre au livre. Incendie dont le
retournement et la généralisation seront bien sûr, des annonces de la Révolution
à venir.
Au début de L’Incendie, le lecteur retrouve Omar à la campagne, où il
passe les grandes vacances d’été, dans un cadre tlemcénien qui complète celui
de Dar Sbitar. En recourant à un témoin direct de la guerre de colonisation
française, Dib raconte quelques instants distinctifs de l’histoire algérienne. Dib
crée un personnage fictif en l’intégrant dans un tableau sombre et réaliste ; cette
méthode l’autorise de traduire, en mots, cette période d’horreur, de crainte et
de barbarie coloniale. Par ailleurs, une œuvre littéraire supposant un tel projet
idéologique, se lit à plusieurs niveaux, où s’imbriquent sens littéral et implicite
ou sous-entendus produits par le travail textuel de l’auteur. C’est pourquoi
nous proposons l’analyse du prologue de L’Incendie afin d’illustrer les traits
stylistiques et narratifs de l’écriture dibienne. Ainsi, en parcourant ce prologue,
nous avons d’abord, été frappés par les techniques d’écriture qui, tout en
inscrivant le texte dans la fiction, nous renvoient à la réalité. Le prologue
produit donc une profusion de noms géographiques issus de la toponymie
réelle de la région de Tlemcen : Mansourah, Attar, Scharf-el-Ghorab, Ain-el-
Hout etc… Renvoyant à des entités sémantiques stables, des noms authentifient
d’emblée le récit, en l’ancrant dans un contexte spatio-culturel précis. Et, tout en
étant caution du réel, en traçant les limites d’un espace géographique, le
prologue déploie un registre isotopique lisible idéologiquement : la description
est élaborée de telle sorte et douée d’une telle homogénéité par un entassement
de qualificatifs que le lieu-cadre est transformé progressivement en lieu-
atmosphère, puis en lieu sur-signifiant. Nous nous trouvons dès lors, devant un
condensé du milieu paysan et de sa misère, qui transparaît dans la
transfiguration du paysage :

Les dernières vagues des cultures qui accourent de l’horizon viennent


mourir ici, sur les contreforts de BniBoublen. Sans transition, leur succède
un pays désertique semé de monts lugubres. […]. Ces hommes vivent à la
lisière des bas-fonds cultivables, fixés sur la montagne, déjà relégués du
monde […]. Leur existence se passe en journée agricoles chez les colons.
[…] Les fellahs sont souvent en proie à la famine, la nuit, quand les
masures s’enfoncent dans les ténèbres, les chacals errent et hurlent à la
mort.
Dib (1954, pp.7-8)

Akofenaçn°001 677
Réalité et construction imaginaire dans L’Incendie de Mohamed Dib

L'Incendie n'échappe pas à l'ambiguïté des lieux d'énonciation propre au


roman réaliste dont il suit, en partie le modèle. Fidèle, en ce sens, au modèle
réaliste français du XIXe siècle, le roman commence par décrire le paysage dans
lequel l'action va se situer, et les fellahs apparaîtront d'abord, comme un
"continent oublié" où "la civilisation n'a jamais existé". C'est -à- dire que
d'emblée sera soulignée la différence par rapport à un modèle inhérent au
langage de la description, et qui est l'univers de la "civilisation" : celle d'où vient
le "on", voyageur à l'identité aussi évidente et "neutre" que celle du "visiteur" à
Verrières, au début du Rouge et le Noir de Stendhal, ou celle des "touristes" à Tizi
chez Feraoun. Au-delà du prologue, de l’ouverture et tout au long de la trame
du discours, toutes ces procédures d’ancrage référentiel continuent de produire
leurs effets et d’assurer le maintien du roman dans le registre réaliste. Les
prénoms et surnoms des personnages, plus précisément de leur motivation ou
démotivation: Omar, Aini, Zhor, Zina, Hamid Saraj, Ba Dedouche, Kara Ali, etc.
ne renvoient, dans le texte, à aucun signe particulier. Pourtant, l’on sait qu’à
l’origine dans la tradition culturelle de la société de référence, le nom propre est
l’inscription même du destin. Omar appelle un destin tout de plénitude, Zhor
sera une femme, aussi chanceuse que belle, Aini est aussi, source de vie que
d’affection sublimée. Aussi, l’auteur fait-il plus souvent, appel aux surnoms
pour marquer ses personnages d’un signe social ou d’un trait de caractère.
Commadar tient son surnom de sa participation à la guerre de 1914. Une
certaine aisance matérielle qui n’est pas celle de toutes les autres femmes de la
trilogie donne à tante Hasna le droit de s’appeler Lalla. Le propriétaire de Sbitar
est Si Salah, Si étant le diminutif de Sidi, équivalent masculin de Lalla. Ba
Dedouche, le viejo suggère l’intrusion de la langue espagnole dans le dialecte
algérien de la région d’Oran.
L'attitude de L'Incendie face à l'Histoire, ou plus précisément entre la
société traditionnelle et l'Histoire, est à l'opposé de celle de La Terre et le sang de
Feraoun, ou de La Colline oubliée de Mammeri. Jean Déjeux a montré
que L’Incendie est en grande partie issu de faits réels, et principalement d'une
grève à AïnTaya, dont Dib a rendu compte en 1951 dans Alger Républicain,
quotidien communiste. Le réel, ici, précède l'écriture, qui le transpose à peine.
Mais la transposition n'est pas innocente. De la région d'Alger, l'action est
déplacée dans celle de Tlemcen, que Dib connaît mieux, et dont le site se prête
mieux, à la poésie de certaines descriptions. Surtout, situer l'action en 1939, et
non en 1951, permet de renvoyer à une guerre que tout le monde connaît, mais
dont le déclenchement, dans le roman, se confond étrangement avec ce que les
lecteurs, depuis la publication du roman, savent du déclenchement de la
Révolution. Le fait passé et connu désigne ainsi, indirectement le fait à venir,
dont l'importance est bien plus grande pour le peuple algérien. A certains
moments, il semble que la confusion soit volontaire, par exemple dans cette
description bien ambiguë de la "drôle de guerre", dont le nom prête au sens
double :

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R. Chaabene

Tous les jours, des hommes partaient ; on s'en apercevait bien : leur départ
créait un remous pendant quelque temps ; puis ils disparaissaient, absorbés
par l'inconnu. Des mois s'écoulèrent encore. La même vie continuait. C'était
la drôle de guerre. Mais quelque chose que l'on sentait venir de loin, et qui
allait peut-être loin, une lame de fond qui se transformerait peut-être en
une vague géante s'approchait insensiblement
Dib (1954, p.171)

Cette séquence narrative sert doublement l’illusion réaliste puisqu’elle


réactualise une parole (la drôle de guerre est un énoncé directement
emprunté aux hebdomadaires de l’époque commentant la guerre de 39-45),
un texte déjà écrit, et renforce le caractère objectif de l’énoncé général, en lui
donnant une seconde assise, tout en constituant des remplissages au niveau
textuel. L’auteur s’approche beaucoup de la réalité historique en décrivant
quelques images dans l’histoire algérienne des années quarante. En
s’appuyant sur des choses vues et vécues par lui-même, Dib nous fournit des
scènes sombres sur le quotidien algérien pendant la colonisation française. De
plus, quelques indices prouvent la transcription de cette nouvelle dans ce
quotidien médiocre. Citons l’exemple de la description des enfants de fellahs :
"Omar avait découvert là des enfants plus misérables que lui…" (Dib 11). Dib
s’inspire nettement de la grave actualité de son époque ; une image sombre
mais authentique d’un peuple épuisé par la panique, l’effroi et la mort.
Le roman, comme nous avons déjà vu, se caractérise par une tentative
d’homologation de deux espaces discursifs, de deux réalités, l’une textuelle,
l’autre extratextuelle. Le monde réaliste du récit postule l’existence d’un hors
texte et de toute une pratique sociale, des faits historiques et des idées
politiques qui l’accompagnent. Les relations sont alors désignées en termes
d’analogie. Mais le dévoilement de la réalité algérienne pendant la guerre
n’est qu’un acte d’engagement et même de combat. Le simple fait de nommer
la réalité entraîne implicitement, une contestation de l’ordre établi parce que
l’œuvre réaliste remet en cause, la représentation reçue de la réalité. Elle fait
voir autrement. « Elle ne produit pas la réalité, ses détracteurs le savent bien,
elle donne à lire, à penser. Elle l’interroge, et fait apparaître le refoulé de la
conscience collective ». (Barthes : 90). En ce sens, L’Incendie ne reproduit pas
le réel, elle le représente, au sens où, elle reconstruit, l’organise, et, dés lors,
l’interprète.

2. Le dépassement du réalisme
2.1 La tension didactique dans l’œuvre
Le réalisme est ici, bien souvent, synonyme d’"engagement". La critique
littéraire, nous enseigne que l’écriture est d’abord là, pour réaliser une intention
et servir un projet initial. L’Incendie en tant que production, se propose de créer
un effet, et le projet réaliste, écrit Hamon, "s’identifie avec le désir pédagogique
de transmettre une information sur telle ou telle partie du référent jugée comme
inexplorée ou mal connue" (Hamon, p.243). Les Histoires de la littérature
maghrébine, ont coutume de "classer" L'Incendie, avec la trilogie dont il fait

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Réalité et construction imaginaire dans L’Incendie de Mohamed Dib

partie, dans le "courant ethnographique" des années 1950.1 Quoi qu'il en soit, et
contrairement à la plupart des textes de ce "courant ethnographique" des
années 50, L'Incendie est explicitement un roman "engagé", qui convoque
l'Histoire et l'énonce. Mais si l'écriture du roman procède d'un engagement
devant lequel la critique coloniale, ne s'est pas trompée, ce roman n'en est pas
moins, en même temps, une mise en question des dires de cet engagement :
réflexion sur leur efficacité, mais aussi, sur leur fidélité au réel, ou au contraire,
sur leur trahison. La description, base du "réalisme", sera implicitement mise en
question ici. Mais peut-être aussi, déjà, la relation de l'écriture et de la réalité : si
au lieu de rendre compte, plus ou moins, fidèlement de cette réalité, l'écriture
tentait de la produire, en créant une perception dynamique des choses ? On le
voit, c'est la question même de l'efficacité d'une écriture littéraire "engagée" qui
est ici posée, dans un premier temps, par ce roman.
L'apprentissage du langage politique par les paysans, ne peut se faire qu'à
partir des langages, bien différents de ceux, des citadins qui leur sont familiers.
Le roman sera donc aussi, une manifestation captivante de ce langage bien
étrange des paysans, pour les lecteurs citadins. Langage fort éloigné des
catégories idéologiques, et bien rarement décrit par la littérature romanesque.
L'Incendie, par ailleurs, a été composé explicitement dans l'optique d'une
efficacité pédagogique militante. En témoignent ses articles dans Alger
républicain sur « Littérature décadente et littérature progressiste aux USA » (26
juillet 30 avril 1950), ou l'article de Liberté intitulé « Pourquoi nous devons lire
les romans soviétiques » (27 juillet 1950). Le libellé même de ces titres est
révélateur, dans l'injonction « nous devons », et dans l'opposition "décadente" –
"progressiste", d'un moralisme idéologique dont l'écrivain se défera vite. Le
roman, en ce sens, tente de décrire pour dénoncer la situation coloniale, relève
d’un double projet réaliste/idéologique et prétend à une communication de
masse. Dès lors, le roman s’inscrit dans un circuit d’échange réel-auteur-roman-
public. Le travail du Dib consisterait, non plus à copier un monde réel, mais à
créer, un modèle de société vraisemblable qui emporte l’adhésion du lecteur.
Plus qu'une description, réaliste ou non, de la réalité coloniale, L'Incendie est
une parole en train de se trouver, une parole en train de se dire elle-même. Peu
de descriptions, et surtout pas de descriptions de type ethnographique : les
modes et coutumes de la vie quotidienne des fellahs et des cultivateurs, leurs
"travaux" et leurs "jours" sont bel et bien présents, et nullement éludés, mais
jamais, ils ne sont isolés dans une description, à l'usage du lecteur étranger,
curieux de coutumes inconnues. Çà et là, une note discrète, explique un terme
de vocabulaire, c'est tout. Ainsi, l’œuvre dibienne naissante, se présente comme
« littérature à thèse » dont le but humaniste et universaliste était de familiariser
"le monde" avec cet "indigène" que l’idéologie coloniale présentait comme
étrange, voire barbare. Mais, par-delà cette volonté de témoignage, impulsée
1 Au même titre que les romans de Feraoun ou Mammeri en Algérie, de Sefrioui au Maroc. Ce courant
ethnographique se caractériserait surtout, par sa description d'une Société traditionnelle figée,
idylliquement, hors du temps chez Sefrioui, tragiquement condamnée par l'Histoire à laquelle, elle ne
participe que négativement, chez Mammeri. Ce qui permet à la critique idéologique, que ce soit celle
d'intellectuels nationalistes comme Mostefa Lacheraf à l'époque, ou celle d'universitaires actuels, un peu
pressés d'établir une continuité entre ce courant et celui du roman colonial.

680 Mars 2020 ç pp. 675-686


R. Chaabene

par une situation historique excessivement contraignante, L’Incendie, reçu par


son premier public comme chronique de la vie quotidienne du petit peuple de
Tlemcen et de la campagne environnante, a surtout eu la vertu d'introduire l'
Algérien sur la scène romanesque - cette scène mise en place par les écrivains de
la colonisation, qui en avaient exclu l' autochtone - et de lui restituer ainsi, la
parole qui lui avait été confisquée. Le romancier de langue arabe Tahar Quattar,
dans une conférence à Alger le 24 février 1976 sur "La conscience de classe dans
le roman arabe", avance que "Dib fait partie de ceux dont l’action a engendré la
guerre de Libération". D’ailleurs, le roman devient un pamphlet de la misère
sociale, celui, comme les romans de Hanna Mina et de Najib Mahfoud au
Proche Orient, ont pris d’emblée le parti de défendre les misérables, les
exploités et les opprimés. Le quotidien algérien est présenté d’une manière
quasi-identique d’un texte à l’autre. Ce romancier de la misère milite au service
d’un idéal de liberté et de progrès. Mais, la réussite esthétique de l’œuvre réside
surtout, dans une interaction du discours politique et de la recherche poétique.
Car, la thèse de la "défense et illustration" de l’humanité des indigènes se trouve
reprise et modifiée par le travail métaphorique qui transforme la problématique
humaniste et sociale, ouvertement affichée dans le texte, en revendication
nationale diffuse, mais insistante.

2.2 Du réalisme descriptif au symbolisme romanesque :


Le mot générateur de ce déplacement est "l’Incendie" qui donne son titre
au volet central de la trilogie. Matrice métaphorique de la révolution, le feu
gagne tous les niveaux du texte, de la petite à la grande unité: incandescence de
la nature, embrasement des adolescents, flamboiement de l' automne, eau qui
"crépite" dans les rigoles d'irrigation des champs... il se propage, de proche en
proche, à toutes les manifestations de la vie, jusqu'à l' apothéose de cet Incendie
des gourbis - désastre et féerie à la fois, - qui permet à l' auteur-narrateur,
conscience collective, de proclamer: "Un Incendie avait été allumé, et jamais
plus, il ne s' éteindrait. Il continuerait à ramper à l’aveuglette, secret,
souterrain: ses flammes sanglantes n'auraient de cesse qu'elles n'aient jeté sur
tout le pays leur sinistre éclat" (Dib : 154). Effet de l’écriture, le feu allumé par
les colons, est ramené aux fellahs et ses configurations discursives tissent la
relation terre/femme/patrie qui médiatise la transformation du jeune héros et
le propulse dans le monde des adultes - prématurément! Cependant, cette
cohérence de la représentation de la société, avec un mouvement historique qui
a largement, fait l' audience de cette œuvre lors de sa publication, ne lui aurait
cependant pas permis, de survivre à ses conditions historiques de production.
C'est, du reste, ce travail singulier qui a permis la découverte de la trajectoire
révolutionnaire, à partir du projet de témoignage objectif, en même temps qu'il
instaurait une tension productive à l’intérieur du texte, en instituant une
polyphonie discursive.
Dès lors, la narration, même si elle obéit au code réaliste, n'est pas surface
de transparence, réfléchissant sans diffraction des rapports qui se nouent hors
du texte, mais le lieu d'une "littérarisation" de drames inscrits dans la vie, mais
qui, ici, se jouent entre des discours. Et cette polyphonie permet de naturaliser

Akofenaçn°001 681
Réalité et construction imaginaire dans L’Incendie de Mohamed Dib

dans le roman, en langue étrangère, une parole et des types génériques


originels alors même que, les prémisses structurelles du texte ne pouvaient en
laisser, prévoir le surgissement. Jeu de devinette auquel est invité l’enfant
pendant sa randonnée au hameau de BniBoublen, au cours de laquelle il
apprendra, bien des choses: "Jaune et fané, entouré de langes: devine-moi ce
que c'est ou va-t-en de mes côtés" (Dib :24).
Légende du cheval qui hante les ruines des remparts de Mansourah, la
vieille cité disparue et qu'évoque pour Omar le vieil homme Comandar, son
mentor: "cheval blanc sans selle, sans rênes, sans cavalier, sans harnais, la
crinière secouée par une course folle..." Cheval dont le galop répercuté par les
tours sarrazines plonge les habitants dans une sombre perplexité. "Et depuis,
ceux qui cherchent une issue à leur sort, (...) qui veulent s’affranchir et
affranchir leur sol, se réveillent chaque nuit et tendent l’oreille. La folie de la
liberté leur est montée au cerveau" (Dib 31). Par l’insertion de toutes ces
traductions/adaptations de morceaux du répertoire culturel local, le roman
dibien se forge les instruments de son émancipation du roman colonial, avatar
du roman réaliste et - plus radicalement - prépare son décrochement des
fondements mêmes du réalisme en tant que comportement social conventionnel
discursivisé.
C'est, également, dans une relation conflictuelle de codes que le travail
métaphorique de l’écriture instaure deux réseaux qui s’entrecroisent, se
télescopent et finissent par se filer ensemble, en motifs d'une étrange originalité.
Le chapitre XXXVI (Dib :179-80) de L'Incendie montre en quoi, une description
apparemment réaliste, est mise si subtilement, et, en connivence avec le lecteur,
au service du symbolisme romanesque. Les associations, les allusions, les
symboles et les multiples jeux sémantiques conduisent naturellement, le lecteur
attentif, à considérer ce paysage de façon métonymique : certes le pays, comme
ses habitants, restent noyés dans la misère, la nuit et le désespoir ; certes ils
paraissent s'y abandonner, "défaits" et "solitaires"... Mais prenons garde au feu
qui couve, et à cet instant où il resurgira, révélant "le pays dans toute sa force",
pour vaincre la fatalité et mettre "en déroute" les forces d'asservissement. Une
lecture attentive de ce fragment, permet donc d'y déceler une volonté de mise
en place, d'une stratégie trompeuse d'objectivation du discours. Dans
l'ensemble de ce roman, à lire comme une allégorie – et, au-delà, d'un roman à
l'autre de Mohammed, quel qu'en soit le prétendu cycle – se tisse un réseau
symbolique, très subtil et très dense. Le roman, en ce sens, est une
représentation aux deux sens du terme : elle est toute à la fois, une image
vraisemblable de la réalité et un miroir de l’imaginaire et de la culture d’une
époque donnée. Elle associe un cadre réel – les évènements historiques – à des
héros fictifs, ce cadre est tout à la fois, exact et imaginaire. Le récit mêle donc
l’objectivité, et le souci de l’engagement à la subjectivité, à l’individualisation et
à l’intimité. Nous pouvons, en fait, constater une sorte de dualité irréductible
du roman dibien : d’un côté la fiction et l’aventure, de l’autre, l’information et
l’histoire.

682 Mars 2020 ç pp. 675-686


R. Chaabene

3. Quand la fiction glisse dans l’Histoire : intertextualité et représentation


idéologique
Cette tentative de transcrire l’actualité historique algérienne, au moment
de la guerre, se heurte à plusieurs problèmes qui pourraient se transformer en
lacunes, et limite la présence de l’Histoire. En effet, la fiction et l’Histoire
s’entrecroisent au sein du même texte pour créer une certaine vraisemblance
donnant, au roman une tendance réaliste, grâce aux techniques d’effet de réel.
Cependant, le texte se fonde aussi, sur l’ʺeffet de fictionʺ qui nous plonge dans
l’univers d’une non-réalité ou une réalité autre, celle de la fiction. Dès lors,
l’intervention de la création romanesque au sein du récit historique pose le
problème de ʺl’intertextualitéʺ au sens où l’entendent Tzvetan Todorov et
Ducrot Oswald "Ainsi du discours même qui, loin d’être une unité close sur
propre travail, est travaillé par les autres textes. […] Tout texte est absorption et
transformation d’une multiplicité d’autres textes" (Oswald/ Todorov : 446).Une
sorte de voisinage et/ou de concurrence se trouve entre cette écriture réaliste et
« historique » et d’autres genres littéraires proches tels que le récit de voyage, le
récit d’initiation, le récit d’aventure et le récit autobiographique. A ce propos,
Claudie Bernard, dans son ouvrage Le Passé recomposé, montre les limites
fluctuantes du genre (le récit historique), un genre sans cesse menacé dans sa
spécificité.
Dans notre texte, nous constatons une concurrence entre le récit historique
et le récit de voyage ou le récit d’apprentissage. D’ailleurs, il existe nombre de
points de rencontre entre le récit historique qui cible la représentation des faits
historiques en Algérie française et les récits des enquêtes individuelles. En effet,
la limite entre les deux genres se montre parfois fluctuante. L’espace scénique
de la trilogie en générale, Dar Sbitar (vieille bâtisse d'habitation collective) et ses
prolongements offerts à l’exploration du jeune héros Omar (la rue, l’école, le
café maure, le hameau de BniBoublen, la cave des tisserands...), est le lieu où se
découvrent les drames sociaux et existentiels du peuple algérien colonisé, à
travers des figures et des situations exemplaires à la fois et singulières. Roman
d'éducation, le récit accompagne Omar de l'enfance misérable mais, somme
toute, relativement heureuse, à son entrée dans le monde du travail, dans un
climat très pesant, fait d'angoisse et de morosité existentielles, de menues
exaltations suscitées par la lutte sociale et politique et de timides échappées vers
l' univers quasi interdit de l' amour et de l' amitié. Le roman se présente dans ce
cadre, comme un récit de mise à l’épreuve, le héros doit faire ses épreuves dans
le monde. Face à cette découverte, les paroles de Comandar, un vieil homme
lucide qui avait résisté, non seulement à la guerre, mais aussi, à l’arrogance des
nouveaux propriétaires terriens, deviennent un guide pour le jeune Omar. Ce
dernier développe ainsi, une lucidité qui lui permet de prendre conscience non
seulement, des injustices commises à l’égard des fellahs, mais de l’oppression
que suppose la colonisation. Sa réflexion, même si elle n’apparaît que rarement
explicitée, met en évidence, la clairvoyance qui caractérise ce personnage
Mais, l'écrivain n'est pas seulement lecteur d'autres écrivains, ou de ses
propres écrits. Il est aussi, l'individu qui énonce. Le texte s'élabore à partir d'une
essentielle gratuité, qui est la liberté de l'écrivain. Mais en même temps, il serait

Akofenaçn°001 683
Réalité et construction imaginaire dans L’Incendie de Mohamed Dib

facile de relever d'une œuvre à l'autre de Dib des constantes thématiques,


imaginaires ou simplement événementielles, qui renvoient de toute évidence à
sa propre biographie. L'important n'est pas, par exemple, à partir du thème
narratif de la mort du père, récurrent dans la quasi-totalité de l'œuvre dibienne,
de se demander ce que la mort de son véritable père a pu représenter pour
l'homme Mohammed Dib. Mais, de dégager à partir de ce qui est visiblement
une hantise personnelle de l'écrivain, comment elle donne à la fois, réalité au
texte, et souligne l'irréalité du dire. Ainsi, dans notre roman, la mort du père
est-elle aussi, une des variations sur l'origine de l'écriture. Il y a donc entre
l'écriture et la biographie, chez Dib comme chez tout écrivain, un rapport
extrêmement complexe. Charles Bonn affirme que "dans son apport avec sa
propre écriture, son être même est en jeu, car autant qu’il fait être son écriture,
son écriture le fait être"2. Ce qu'il importe de décrire ici, sera la manière toute
particulière dont écriture et biographie se confèrent réalité et se l'enlèvent en
même temps.
Depuis plusieurs années, la question de la légitimation de l’Histoire
comme récit véridique, totalisant et scientifique a fait l’objet d’une sérieuse
interrogation, notamment en France, dans les écrits de Paul Veyne3, et Michel
de Certeau4. Ces théoriciens insistent sur le fait qu’à l’instar du roman, le récit
historique est limité. Les événements qu’il raconte sont non seulement choisis,
mais aussi, simplifiés et organisés. L’enjeu essentiel de Dib est bien celui de la
représentation, il s’agit de faire voir, de faire comprendre la guerre algérienne.
Le récit historique comme le soulignent déjà Veyne et Certeau, est diegesis et
non mimesis puisque l’écrivain ne peut pas poser toutes les questions ou
décrire tous les points de vue sur la guerre algérienne. Les moments de la
guerre tels qu’ils sont décrits par Dib ne peuvent pas être ceux des actants car le
récit "historique" adopte généralement une narration où la part de la synthèse
est magistrale. Non seulement, la réalité "historique" est limitée, mais elle est
également subjective. Mohamed Dib semble participer dans cette frénésie de la
commémoration, de cette mythification de la guerre. Nous notons ici, que
l’histoire de cette guerre est traitée de façon complètement différente en France.
Dib rédige L’histoire de la guerre algérienne dans une perspective subjective et
individuelle et nie par là même, toute sorte d’idée d’une vérité historique. Dib
n’a pas mentionné le ralliement de dizaines de milliers d’Algériens aux troupes
françaises (les harkis), il n’a pas évoqué les exactions perpétrées par le FLN sur
les populations autochtones pour les forcer à rejoindre l’armée de libération.
Dib passe sous silence ces exactions commises par le FLN contre les "pieds
noirs". C’est une sélection des faits historiques qui est révélatrice d’une vision
partielle de l’Histoire que nous considérons plutôt proche à la fiction.

2Charles Bonn « Parole et silence : La Rive Sauvage » ʺEcriture et biographie, ou l’ambiguïté tragique du
sensʺ, op. cit. [www.limag.refer.org/Textes/Iti21/Itineraires21-22Dib.htm]
3 Paul Veyne, Comment on écrit l’Histoire, Paris, Seuil, 1979.
4 Michel de Certeau, L’écriture de l’Histoire, Paris, Gallimard, 1975.

684 Mars 2020 ç pp. 675-686


R. Chaabene

Conclusion
Nous soulignerons, pour conclure, que l’Histoire (comme savoir) n’est pas
remise en cause dans ce roman. Ce sont les formes traditionnelles de la
légitimation de l’Histoire qui sont mises en question. Le roman n’est pas, en
effet, déraciné du contexte historique puisqu’il inclue d’une façon significative
l’événement historique dans l’intrigue. Mais, il l’inclue en témoignant d’une
nouvelle volonté discursive, celle qu’on appelle, peut-être, moderne. Le roman
dibien apparaît comme un espace ouvert capable de faire rejoindre l’aventure
collective et l’aventure individuelle, de fusionner le récit de voyage, le récit
d’aventure et le récit d’initiation au sein du même texte. D’un autre côté, il sera
utile, peut-être, de montrer que Dib fait, parfois, référence directement à sa vie
personnelle. Dans ce cas, une autre problématique se pose donc, en mettant en
question, une des caractéristiques fondamentales du récit historique, celle de la
neutralité et de l’opacité de l’auteur, vis-à-vis de son texte et de ses
personnages. Ce qui nous amène à supposer que le texte revêt parfois, les
accents de l’histoire personnelle de son écrivain. Les éléments
autobiographiques qui surgissent dans le roman peuvent nuire à la
représentation historique objective et complète. En contredisant le caractère
traditionnellement réaliste de l’écriture de l’Histoire, Dib ouvre la voie à une
nouvelle réécriture de l’Histoire qui implique avant tout, une inversion de la
relation hiérarchique entre Histoire et Fiction. Une telle rencontre des deux
notions s’ajoute à la dimension mythique et allégorique pour donner au roman
un fort symbolisme qui contraste avec la simplicité du ton de la narration et la
structure schématique des personnages. Au-delà de l’information historique,
L’Incendie renferme le plus souvent d’autres sens cachés, autorisant ainsi,
plusieurs niveaux de lecture.

Références bibliographiques
BARBERIS P. 1980. Le prince et le marchant, Fayard.

BONN Ch. « Parole et silence : La Rive Sauvage » ʺÉcriture et biographie, ou


l’ambiguïté tragique du
sensʺ[www.limag.refer.org/Textes/Iti21/Itineraires21-22Dib.htm] (consulté le
19/07/2018)

CLAUDIE B. 1984. « Le roman historique, tranche de l’Histoire» in Le Roman


Historique : Récit et Histoire, Paris, Presse Universitaires de France, 1984.
pp. 15-25

DE CERTEAU M. 1975, L’écriture de l’Histoire, Paris, Gallimard.

DIB M. 1954. L’Incendie, Paris, Seuil, coll. « Points »

DIB M. 1952. « Interview » in L’effort Algérien

Akofenaçn°001 685
Réalité et construction imaginaire dans L’Incendie de Mohamed Dib

LYOTARD J. 1979. La Condition postmoderne, Paris, éditions de Minuit.

OSWALD D et TODOROV T. 1972. Dictionnaire encyclopédique des sciences du


langage, Paris, Seuil.

PHILIPPE H. 1982. « Un discours contraint », in Littérature et réalité, Paris,


Edition du Seuil, pp. 119-169.

VEYNE P. 1979. Comment on écrit l’Histoire, Paris, Seuil.

686 Mars 2020 ç pp. 675-686


S. Guèye

LE BAOBAB FOU OU L’HISTOIRE D’UNE ÉVASION

Secka GUÈYE
Université Cheikh Anta Diop - Dakar/ARCIV
seckagueye@gmail.com

Résumé : Ken Bugul fait partie de ces romancières qui essaient de mettre au
service de la création romanesque les grandes questions contemporaines. Il
s'agit moins, pour notre auteur, de s’inscrire dans une logique bien-pensante
que de poser des contrastes vigoureux qui tourmentent la femme africaine
émancipée dans sa quête identitaire. Les péripéties du voyage du
personnage en Europe nous installent dans un questionnement identitaire
plus immédiat de l’Afrique moderne désorientée par la colonisation.
L’approche d’écriture particulièrement intimiste grossit les traits de la
marginalité et met en avant la portée révolutionnaire de l’écrivaine
sénégalaise en tant qu’elle est porteuse d’une transgression des valeurs
sociales.

Mots-clés : marginalité- solitude- femme-identité-quête.

Abstract: Ken Bugul belongs to those novelists who try to put expertise at
the disposal of the novelistic creation of the great contemporary questions.
It is les for our author, to belong in a well-logical thinking than to raise
vigorous contrasts which torment the emancipated woman in her quest for
her identity. The events of the character's journey to Europe place us in
obsession with issues of identity more immediate for the modern Africa
which is thrown into confusion by the colonization. The approach of the
writing that is specifically intimist swell the features of the marginality and
put forward the revolutionary impact of the Senegalese writer as she is the
bearer of the breaking of the social values.

Key words: marginality, solitude, woman, identity, quest.

Introduction
La société exerce souvent sur l’individu une pression inadmissible.
L’engagement moral qu’elle demande ne peut pas être donné librement. Dès lors,
il perd sa valeur et l’échec s’érige en règle surtout quand l’africain doit quitter
son espace traditionnel pour s’installer en Europe. Chacun tient à gagner le
monde libre même quand les scrupules sont encore plus forts que le désir. Il
suffirait de se référer à ces propos de Mahriana Rofheart :

Akofena çn°001 687


Le baobab fou ou l’histoire d’une évasion

The individuals who undertake these journeys are fundamentally alone as


they encounter inequality and racism, despite the existence of black
communities in France. Whether physically or mentally, the protagonists of
these texts are unable to escape fully from their experiences in France; the
works thereby indicate France’s centrifugal pull on those from Senegal.
Mahriana, Rofheart (2010)

L’écriture rend l’expression de la quête identitaire à la fois facile et


émouvante. Elle se trouve au cœur du roman féminin africain. Le texte de Ken
Bugul lui permet surtout de mettre ses idées sur les rapports entre la femme
émancipée et la société. Quand elle ne trouve pas chez le personnage les principes
qui l’organisent, elle le bouscule et l’entraîne vers un destin en marge. Ce dernier,
loin du soutien de son entourage, se radicalise dans la frustration et décide très
souvent de laisser son être se retirer au plus profond de lui-même. Voilà la
situation dans ce roman avec ce personnage féminin. Dans tout le récit, ses
principes se heurtent à des épreuves accablantes. De péripétie en péripétie, elle
décrit ses rapports avec sa famille en Afrique et ses amis en Belgique. Elle élabore
la symbolique d’une vie abimée dont elle n’était pas totalement étrangère.
Si cette analyse est admise, une question cruciale s’impose : en quoi Le baobab fou
peut-il se lire comme l’histoire d’une évasion ?
C’est dans le contexte d’une société africaine concernée par un choc de
civilisations : traditionnelle et moderne, qu’il semble possible de poser les
fondements de la crise identitaire qui plonge le personnage de Ken Bugul dans
la marginalité et le solitarisme. L’histoire de cette femme représente la suite des
choses qui sont arrivées à tout un peuple dans tout leur détail ; mais, faudrait-il
pour mieux comprendre le rapport de la femme africaine avec la civilisation
occidentale réfléchir sur le questionnement et les tourments identitaires des
africains détournés par la colonisation. Il ne faudrait surtout pas ignorer les
changements mémorables que la suite des temps a opérés dans tout le continent.
Une telle justification de la problématique de l’identité est un motif non
négligeable de choisir un point de vue particulier pour considérer ce roman.
Dans les pages de ce roman, il est clair que le personnage désapprouve
fondamentalement une certaine conduite érigée en règle en Afrique. Ainsi, on
peut lui reprocher de rompre avec les traditions, de refuser son adhésion totale à
certains tabous de son époque : l’intimité sans restriction sur tout ce qui a trait à
la sexualité. Cette hostilité latente devient ouverte lorsqu’elle arrive en Belgique.
Et ces divergences ne cessent de s’accentuer tout au long du récit et le lecteur les
acceptent de plus en plus difficilement.
Il n’est pas dénué de fondement d’inscrire l’histoire du personnage dans la
perspective des changements sociaux ayant d’une manière ou d’une autre valeur
de révolution de l’écriture et traduisant la reconstruction des rapports humains
et de l’identité de l’africain. Cependant, à l’horizon des crises, dans la mesure où
celles-ci s’observent dans la quête du personnage, on voit apparaitre
immédiatement les traces de la solitude et de la marginalité. C’est là que plonge
ses racines la critique de la civilisation contemporaine et l’élaboration des
perspectives sociales ou identitaires.

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S. Guèye

1. Le solitarisme comme « marge d’isolement »


Le roman de Ken Bugul se montre particulièrement attentif à la crise de
l’identité des jeunes africains au point qu’il s’en fait une expression directe. Les
phénomènes de modernisme et de métissage culturel, l’enfance et la socialisation,
la montée de l’occidentalisme et le besoin de s’affranchir des tabous traditionnels
constituent autant d’éléments d’importance qui marquent profondément les
sociétés africaines détournées par la colonisation. Une étude portant sur Le baobab
fou ne peut pas éluder ces facteurs sociologiques incontournables dans lesquels
le roman s’inscrit et qui représentent son arrière-plan. Ce roman témoigne en
quelque sorte de ces phénomènes et, par l’espace, par les thèmes traités, ainsi que
par sa structure peut être considéré comme un exemple représentatif d’un mal-
être profond, qui est, en l’occurrence, le solitarisme.
Nous étions une famille d’exode. Or l’exode comporte toujours une part de
désorganisation des traditions, de la civilisation ancienne, en conséquence
de toutes les structures. Le remodelage se faisait sans s’intégrer, sans
adhérer, sans base. La transmission s’était égarée dans la transposition non
adaptée. Comme toujours, l’être humain cherchait une référence. Par
nécessité des liens, de stabilité, de cadre. Le père n’était plus la présence qui
tissait le lien émotionnel de la référence filiale, qui donnait structure à la
fonction de situation de l’être et de son entourage, le repère. La femme était
le témoin. La tâche de la femme était essentiellement le respect de ce rôle et
avec quel zèle elle s’y appliquait.
Ken Bugul (1996, p.228)

Le Baobab fou marque son ancrage dans les tourments identitaires de la femme
africaine. L’expression littéraire devient représentative de l’organisation et de la
structuration que la société se donne. Le choix du voyage voire de l’exil n’est
donc pas négligeable et marque l’inscription en filigrane de l’errance, à la fois
psychologique et physique, dans la « migritude ». Le lien intrinsèque que nous
venons de mettre en avant entre le voyage et la quête identitaire, nous permet de
tracer la double articulation qui relie le roman de Ken Bugul à la révolte et à la
marginalité qui se voient donc reflétées dans le texte où s’exprime une
contestation radicale de la romancière envers les codes et les règles qui l’aliènent
dans la vie courante. La vie solitaire du personnage suscite un questionnement
autour de l’identité afin que s’opère la réconciliation au cœur des antagonismes
culturels. Ainsi, elle construit son identité dans la solitude qui s’exprime d’abord
par un retour à son enfance, une sorte de découverte de soi qui laisse le
personnage s’enfermer dans sa propre existence. Ce retour lui permet, a priori,
de reconstruire son identité dès lors qu’elle éprouve le sentiment d’exister en
dehors des conventions traditionnelles. Simone Vierne, psychanalyste de
formation, apporte dans son étude sur le lien entre la psychanalyse et l’initiation,
une analyse détaillée des éléments qui permettent de percevoir dans le retour à
l’enfance le reflet d’une construction de l’identité.

Akofena çn°001 689


Le baobab fou ou l’histoire d’une évasion

En effet la psychanalyse peut se concevoir comme une forme moderne de


l'initiation. L'homme qui subit une analyse est amené à descendre en lui-
même, dans les ténèbres de l'inconscient, où il retrouve son enfance, et
même, avec les analyses jungiennes, les grands mythes traditionnels des
hommes, sous la conduite d'un guide. Ce retour, cette régression, est une
sorte de mort initiatique, puisque conduite à bon terme, elle permet une
renaissance: si la cure réussit, le malade est guérit, c'est-à-dire que l'homme
est délivré des chaînes de sa précédente condition psychique.
Vierne (1973, p.35)

Ce roman est avant tout une histoire thérapeutique qui repose sur un dialogue
interculturel tributaire de l’émancipation du personnage féminin. C’est par le
voyage en Belgique que le personnage tiraillé entre le désir et la réalité se
réconcilie avec la mémoire identitaire africaine. Celle-ci participe, par un retour
à l’enfance, à la construction d’une identité. « C’est la mémoire du passé qui nous
dit pourquoi nous sommes ce que nous sommes et nous donne notre identité. Et
les individus le savent, comme ces enfants trouvés qui se forcent à découvrir leurs
origines pour guérir de ce manque physionomique qui les rend malheureux,
psychologiquement imprécis, défigurés, parce que sans visage. » (Klomlan
Gbanou 2003, p. 53).
Ken Bugul, dans son roman, s’éloigne des passions qui sont les plus
convenables à l’homme notamment l’amour et l’ambition. Son récit met en
perspective une vision de l’existence qui procède d’une certaine quête de la
vérité, d’une identité nouvelle qui est le lieu de la condition de la femme africaine
émancipée. Cette quête enferme le personnage dans la plus grande solitude
l’entrainant ainsi dans une sorte d’errance. Elle trouve les raisons de son repli
dans son enfance.
La solitude ! Encore… Je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui. Depuis
deux, trois semaines, ma mère préparait ses affaires. Cela m’inquiétait. Je
n’avais plus envie de m’éloigner de la maison, tant je pressentais un départ
imminent. « Mon Dieu, si ma mère partait, que deviendrais-je ? »
Dans cette maison, il n’y avait qu’elle que je distinguais. Il y avait père, mais
il était le père de tout le monde ; il avait autant d’affection pour ses propres
enfants que pour les autres.
Ken Bugul (1996, p.144)

L’avantage majeur de cette étude est justement d’observer le Baobab fou en tant
que « symbole de résistance » et surtout de livrer une analyse des enjeux
idéologiques à la base des thématiques du roman. De manière générale, l’histoire
du roman reflète, aux yeux du lecteur, l’histoire de la force subversive de la
femme africaine occidentalisée, l’affirmation d’une identité dans un monde
socialement régi par l’interculturalité. Sur la base de l’analyse apportée par
Rodah Sechele-Nthapelelang, il nous est donné de surtout comprendre que :
« C’est en étant adulte, en se rendant compte de la perte de repères que l’on se
pose la question de l’identité. Autrement dit, la perte de frontières, de repères
oblige les sujets à se repenser. A l’instar de l’enfant, les identités sont en devenir,
en construction et il faut faire un retour à l’enfance pour ainsi cerner les cadres

690 Mars 2020 ç pp. 687-696


S. Guèye

de l’identité. » (Sechele-Nthapelelang, 2009, p.3). La reconstruction identitaire se


fait dans la plus grande solitude. Les propriétés de la résistance structurent le
texte afin de signifier la contradiction centrale entre l’espace collectif et solidaire
de la famille africaine, et l’espace individuel et solitaire de l’occident. Un des
procédés qui nous semble recouvrir une certaine importance par sa charge
psychologique implicite et qui est à la base de la quête d’identité est le
mouvement continuel de l’isolement qui va du groupe à l’individu, et qui
constitue un des traits essentiels de l’histoire de Ken Bugul. Le schéma est en effet
celui de déconstruire les rapports avec les autres, de vivre un destin en marge.

Je vivais en définitive seule après avoir essayé vainement de trouver « le »


compagnon dans un jeune français qui avait fait le tour du monde et
s’adonnait à une vie ascétique comparable à celle des lamas de l’Himalaya.
La vie que je menais, il n’y avait qu’avec moi-même que je pouvais la
partager.
Ken Bugul (1996, p.149)

La solitude me suivait silencieusement partout. Je la fuyais et elle me


poursuivait. Je fumais beaucoup de marijuana et prenais de plus en plus de
sirop d’opium, pour chercher vraiment abri, comme sur le quai de la gare,
au village, au départ de la mère. Cette solitude que j’avais retrouvée
durement, avec le choc d’avoir perdu, ici, mes ancêtres les gaulois. Le reflet
dans le miroir, le visage, le regard, cette couleur qui me distinguait en me
niant ; cette solitude jusque dans les draps des amants d’un soir ; ce besoin
lancinant des autres, introuvables.
Ken Bugul (1996, p.169)

Si la solitude est subversive, c’est qu’elle s’introduit précisément dans les limites
de la reconstruction de l’identité de la narratrice. Il nous semble que ce que nous
appelons rapidement ici la solitude est, pour l’essentiel, profondément fidèle à
l’inspiration sociétale européenne dans la mesure même où elle est l’expression
de la formation d’une personnalité nouvelle. La rupture des relations durant le
séjour de la narratrice en Europe va déboucher sur une sorte de vacuité renforcée
par les souvenirs d’une enfance malheureuse relevant essentiellement du
manque affectif. La solitude devient ainsi le miroir des hantises et des grandes
interrogations contemporaines.

J’avais mille choses à raconter, à échanger. L’amour, l’amitié la tendresse. La


violence de la solitude depuis la perle d’ambre dans l’oreille, depuis le
départ de la mère, avait développé en moi la notion de l’autre dans des élans
généreux. J’étais seule comme seul un arbre savait l’être (…) il était là. Il
affrontait seul, les baobabs, la savane, les vents, le soleil, le festival des nuits
de Ndoucoumane. Cette solitude-là n’était pas comparable. Bon sang, que
signifiait la notion fondamentale de la famille, qui signifiaient les maliens
consanguins, que signifiait l’amitié, que signifiait l’amour, que signifiait être
ensemble ? Comment les structures avaient-elles éclaté ?
Ken Bugul (1996, pp.251-252)

Akofena çn°001 691


Le baobab fou ou l’histoire d’une évasion

Dans le parallèle, satisfaisant et décisif, qu’elle établit entre le personnage et


le baobab, on retrouve cette force dans la solitude qui exprime la résilience de
cette dernière dans sa quête du bonheur. Le passage d’un système traditionnel
caricatural à la construction d’une existence solitaire se fait bien évidemment
dans le sens de la représentation de la marginalité du personnage dans Le baobab
fou. Nombreux sont les passages tout au long du récit soulignant le fort contraste
existant entre l’espace collectif et solidaire de la famille africaine, et l’espace
individuel et solitaire de l’occident. Ken Bugul le constate :

Dans ce pays, les malades étaient seuls, les handicapés seuls, les enfants
seuls, les vieux seuls. Et c’étaient les étapes les plus riches de la vie humaine.
Là-bas tout le monde est intégré, concerné, entouré ; tout vit ensemble.
Même l’arbre donne l’ombre et la fraicheur, a son utilité culinaire, ou
thérapeutique, il est un lieu de méditation.
Ken Bugul (1996, pp.146-147)

2. La marginalité et le refus à l’adhésion des tabous


Dans les formes d’actuation de la culture occidentale en Afrique, le tabou et
la décence sont ignorés dans le sens de la transgression des valeurs
traditionnelles. Si dans les paragraphes précédents nous avons pu rendre compte
de la solitude de Ken Bugul pour représenter la déconnexion du personnage avec
son milieu et du procédé de mise à jour des rapports entre exil et mémoire
identitaire, nous tenterons ici de voir comment elle exprime son refus d’adhérer
aux tabous, désormais corrompus par une écriture de l’intime dans tout le récit.
La romancière sénégalaise crée une représentation de la crise identitaire qui
apparaît aux yeux du lecteur comme le lieu de la marginalité. Le personnage
principal s’abandonne dans la déperdition qui semble à la fois volontaire et subie,
le résultat d’un choix et le recours à une rupture dans sa communication avec la
société, notamment le silence dans lequel elle décide de s’enfermer.

Chacun se disait obligé de m’aider, de faire quelque chose pour moi. Quoi ?
Que pouvaient-ils m’apporter ? Le gouffre dans lequel ils m’avaient jetée, ils
étaient en train d’y sombrer. Cela ne fit qu’empirer ma folie. J’essayais de
scandaliser la société, dans des robes transparentes aux couleurs vexantes, le
crâne rasé, de chapeaux immenses, cherchant à afficher le surréalisme à
l’envers, les délires intellectuels, le jeu de la couleur noire : être une femme
noire qui plaise à l’homme blanc.
Ken Bugul (1996, pp.148-149)

La mère et moi ne nous parlions jamais. Nous parlions de choses et d’autres,


mais nous ne nous sentions point mère et fille. Je m’enfermais plus en moi-
même depuis ma première menstrue. Aucune complicité.
Ken Bugul (1996, p.200)

La distance que j’avais maintenue avec les autres élèves du lycée, qui était le
seul endroit où je parlais, n’était nullement prétentieuse et ils le savaient. La
communication ne pouvait s’établir avec des êtres qui avaient une famille,
qui avaient soudé des liens, des êtres qui avaient une enfance et s’en

692 Mars 2020 ç pp. 687-696


S. Guèye

souvenaient. Je n’avais pas de souvenirs. Je me fabriquais des souvenirs et


ils étaient intenses.
Ken Bugul (1996, p.252)

Le récit met en perspective des visions du monde opposées, et c’est dans


l’interstice de leur relation, le lieu même de la condition de Ken Bugul. Elle y
trouve un espace exilaire, dominé par le sentiment de subversion, qui lui permet
de reconstruire une identité. Cette nouvelle conception du discours révèle des
changements essentiels dans le mode de pensée de l’écrivain africain et nous
pouvons affirmer que ceux-ci sont liés à des changements sociaux fondamentaux.
Cette conception du discours ne suit pas le modèle de la pensée traditionnelle ;
on peut plutôt la considérer comme une conception s’orientant vers la
marginalité, une rupture qui correspond à une tendance générale du cadre de
l’identité. Ken Bugul met en rapport la marginalité et ses déterminants sociaux.
Il est remarquable de voir que le tabou entretenu dans le roman africain
traditionnel et sous l’étiquette de la bienséance traditionnelle, est dans ce roman
brisé et s’impose comme un principe dans cette subversion. Dans ce cadre c’est
la vie intime de la romancière qui domine tout le récit : « Avec la drogue, je
découvris le monde des trafiquants, des boîtes de nuit et de la prostitution, les nuits
veillées et les journées de sommeil. » Ken Bugul (1996, p.149). Dans ce roman, elle
écrit sa vie intime en dévoilant son corps, qui devient un moyen chez la
romancière de défier les structures traditionnelles :

C’est cette année-là que je m’étais fait "devierger" par mon professeur
d’histoire. Expérimentant avec le corps, je n’en avais pas tiré ce que
j’attendais des lectures, des propos tenus par les autres. La sexualité ne
m’avait pas apporté l’orgasme.
Ken Bugul (1996, p. 259)

Nous nous rattachons dans ces remarques à l’un des points mis en exergue
précédemment, selon lequel l’ensemble des données picturales rattachées à la
trame constituent les tourments identitaires. Comme Rodah Sechele-
Nthapelelang nous le fait remarquer, l’image de la femme qui se dégage de
l’histoire « reflète aussi l'autre visage de Ken; celui d'une fillette, née dans un
village du Sénégal, qui finit par s’aliéner en absorbant des modes de vies
étrangers. Reflet de Ken, le baobab vit les mêmes événements que l’héroïne, dont
la folie, l’aliénation, symbole d’une mort mentale, sociale et culturelle au sein de
sa communauté.» (Sechele-Nthapelelang, 2009, p.3)
L’auteur relate ainsi l’état de marginalité dans lequel se trouve plongée la
femme africaine émancipée et la responsabilité individuelle et collective de sa
déchéance qui pose la question de l’identité au détour de la trajectoire du
personnage féminin dans Le baobab fou. Alpha Noel Malonga conduit son analyse
sur le thème : « migritude, amour et identité… ».

En voulant s’assimiler à la civilisation occidentale, elle devient un objet de


curiosité pour de nombreux Blancs attirés par sa peau noire et se perd dans
les méandres de la prostitution. Elle tombe enceinte, avorte et découvre

Akofena çn°001 693


Le baobab fou ou l’histoire d’une évasion

l’homosexualité, perdant dès lors tout repère corporel. Les différentes


facettes par lesquelles nous cernons Ken Bugul au cours de son séjour en
Europe la projettent loin du moule de l’éducation traditionnelle dans lequel
elle fut façonnée jusqu’à son départ d’Afrique.
Malonga (2006, p.5)

« Mal aimée par sa famille, mal aimée par cette Europe qui l’a méprisée, Ken plonge
dans les gouffres de la déchéance, et puisqu’il faut boire jusqu’à la lie, elle boit, seule et
tremblante cette coupe (…) » (Alarcon, 2012, p.146). À la base de cet engrenage
pervers nous constatons la place prépondérante assignée à la soif de liberté pour
laquelle tous les moyens sont mobilisés, y compris le reniement des valeurs
socioculturelles africaines.

De plus en plus il me laissait libre. Je pouvais faire ce que je voulais ; il voulait


que je m’épanouisse, que je m’assume. Pousser à la liberté ne rendait pas
libre, enlever les chaines au prisonnier n’était pas lui donner la liberté. La
liberté c’était la paix. Qu’avait deviné Jean Wermer en moi pour me parler
de liberté ? Qui étais-je ? Comment étais-je ? Quel jeu jouais-je ? Je n’étais
consciente de rien. Que voulait dire s’assumer quand l’être ne s’était accepté
et édifié ? Je voulais vivre sans appréhension, sans savoir-vivre l’instinct
dont je n’avais aucune conscience, aucun contrôle.
Ken Bugul (1996, p.128)

La subversion est d’autant plus saisissante qu’elle provient d’une femme


africaine, d’un personnage qui symbolise la résignation et la soumission. Que de
valeurs traditionnelles sont sacrifiées à la liberté de la femme. Ainsi, à chaque
page elle cherche à fuir un destin collectif, détruire des clichés : « Pourquoi était-
ce l’homme qui mettait la femme dans certaines situations et pourquoi était- ce toujours
l’homme que la femme allait trouver régler ses problèmes. » (Ken Bugul, 1996, p.93).
Un premier niveau d’interprétation est rendu explicite à l’intérieur de l’intrigue
même du roman où le personnage informe ainsi le lecteur de la métamorphose à
travers laquelle s’exprime l’altérité dans le destin du personnage principal en tant
que femme africaine :

La façade en miroir d’une vitrine me renvoya le reflet de mon visage. Je n’en


cru pas mes yeux. Je me dis rapidement que ce visage ne m’appartenait pas :
j’avais les yeux hors de moi, la peau brillante et noire, le visage terrifiant.
J’étouffais à nouveau parce que ce regard-là, c’était mon regard.
Ken Bugul (1996, p.70)

Le phénomène de marginalité, auquel elle semble avoir fait recours dans


ce roman, restitue à la femme la parole et brise ainsi le tabou sur la condition de
la femme africaine émancipée ; dans son identité elle subit des changements
considérables qui compromettent sérieusement l’approche traditionnelle dans la
communication, car dans la nouvelle approche narrative imposée par l’auteur au
personnage, elle ne porte plus la mentalité que les sociétés traditionnelles ont
voulu leur accorder ; c’est une nouvelle identité qui se constitue bien que Ken
Bugul exprime sa nostalgie de son identité originelle, notamment à travers

694 Mars 2020 ç pp. 687-696


S. Guèye

l’image du baobab qui marque son enracinement à ses origines. Tout en persiflant
des valeurs vénérées par les milieux africains qu’elle dépeint, elle sait faire
susciter la pitié devant le drame de l’identité d’une femme africaine. Ce qui fait
attendrir le cœur à la lecture de ce roman, c’est bien le spectacle navrant de
l’existence troublée d’une femme en quête d’identité. Il est significatif de
constater que c’est une femme qui éprouve intensément la nécessité de repenser
l’identité africaine dans un contexte de métissage culturel. Si elle a touché juste,
c’est qu’elle a su fédérer les destins des femmes africaines subjuguées par
l’occident. Vue sous cet angle, le destin du personnage est une échappée à la
tentation d’une identité sclérosée et un triomphe « des échappées solitaires ».
Pour mieux apprécier ce texte, il faut le rapprocher de celui de Cheikh H.
Kane : L’aventure ambiguë. Le comportement à la fois dramatique et cathartique
s’inscrit bel et bien dans une tendance de questionnement sur l’identité. La
tradition africaine, objet de souvenirs énamourés, s’étiole dans cette entreprise
mutilante pour l’intégrité originelle.

Conclusion
Le roman de Ken Bugul, par son très fort lien implicite au tourment
identitaire, déjà mis en évidence par de nombreux analystes (Alpha Noel
Malonga, Rodah Sechele-Nthapelelang etc.), porte les contradictions centrales de
l’époque notamment la quête irrépressible de modernité et le sentiment
d’ancrage au pays natal. Le personnage principal inscrit sa quête d’émancipation
dans une perspective de métissage culturel marquée par une situation de
tragique qui enserre ce dernier dans la solitude et la marginalité. Un lien existe
indubitablement entre la parole et l’identité et il est ainsi difficile de concevoir la
crise de l’identité sans la dégénérescence de la moralité dans le discours de la
femme africaine. Devant les contingences du modernisme, l’identité s’effrite
progressivement. La représentation picturale très audacieuse et la violence
verbale que nous rencontrons dans les lignes de ce récit, nous prouvent
suffisamment, qu’il existe chez la romancière, une tentative très symbolique
d’inscrire son œuvre dans un tournant remarquable de l’histoire du roman
féminin d’Afrique noire francophone. On ne peut pas reprocher à la romancière
sénégalaise, dans son roman, la peinture de réalités étrangères aux lecteurs. Mais
à ne considérer les tabous que sous ses rapports immédiats, nous ne voyons pas
ce que l’écriture de Ken Bugul, conservée dans un genre qui se prête le plus à la
peinture réaliste du quotidien, peut avoir de si déplaisant. L’écriture doit varier
avec les époques pour nous extraire d’une certaine logique de « l’homme
éternel ».

Références bibliographiques

ALARCON Isabel E. G. 2012. Douleur, exil et déchéance dans le Baobab fou de Ken
Bugul », Cuad. Invest. Filol, N°37-38, p. 139-150.
BUGUL Ken. 1996. Le baobab fou. Dakar: Les Nouvelles Éditions Africaines.

Akofena çn°001 695


Le baobab fou ou l’histoire d’une évasion

KOMLAN GBANOU S. 2003. « Les voyageurs de l’infini : Thierno Monenembo et ses


doubles », p.53, Ponts : langues, littératures, civilisations des pays
francophones. Présence francophone, Numéro 61.
MALONGA Alpha Noel. 2006. « Migritude », amour et identité. L’exemple de
Calixthe Beyala et Ken Bugul. » Cahiers d’études africaines, mise en ligne le
1 janvier 2008, consulté le 12 juillet 2019.
ROFHEART Mahriana. 2010. Don’t Abandon « Our Boat» :Shifting Perceptions
of Emigration in Contemporary Senegalese Literature and Song. Retrieved
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University Community Repository, /pdfs/Accessed on12/11/2011.
SECHELE-NTHAPELELANG Rodah 2009. Écriture femme et le retour à l’enfance
pour mieux se définir : le Baobab Fou de Ken Bugul
VIERNE Simone. 1973. Rite, roman, initiation. Grenoble: Presses Universitaires de
Grenoble.

696 Mars 2020 ç pp. 687-696


Y. Madjindaye

DE LA TRANSGRESSION À L’EXCLUSION SOCIALE DANS


L’INTÉRIEUR DE LA NUIT DE LEONORA MIANO

Yambaïdjé MADJINDAYE
Université de N’Djaména - Tchad
madji_genial@yahoo.fr

Résumé : Le présent article explore les contours de l’exclusion, notamment


l’exclusion sociale dans L’Intérieur de la nuit de la romancière camerounaise
Leonora
onora Miano. La réflexion, tel telle qu’elle est menée, traite de l’exclusion
l’e
sociale à l’aune de la grille thématique de Jean Jean-Pierre Richard.. L’analyse
approfondie des transgressions auxquelles se livrent le les protagonistes
protagoniste révèle
que l’individu, n’importe lequel, ne peut valablement s’épanouir dans la
société que s’il adopte et int
intègre
ègre les normes et les valeurs de cette société. Dans
le cas contraire, il s’expose à de lourds châtiments qui le mettent à l’écart de la
communauté. C’est l’exemple des héros problématiques de L’Intérieur de la nuit
dont la conscience individuelle se heur heurte violemment contre la conscience
collective. La réflexion débouche finalement sur la conclusion selon laquelle
l’œuvre romanesque de la C Camerounaise
amerounaise passe de la transgression à
l’exclusion sociale.

Mots-clés: Société, Normes et valeurs, Transgression sociale, Exclusion sociale,


sociale
Conscience individuelle
individuelle, Conscience collective.

Abstract: This article explores the contours of exclusion, in particular social


exclusion in L’Intérieur de la nuit by cameroonian novelist Leonora Miano. The
reflection as it is carried out, deals with social exclusion in the light of the
thematic grid of Jean-Pierre
Pierre Richard. An in-deph analysis of the transgressions
which the protagonists engage in reveals that the individual, no matter who,
can only thrive inn society if the adopts and integrates the norms and values of
this sociéty. Overwise, he is exposed to heavy punishments which put him
away from the community. This is the example of the problematic heroes of
L’Intérieur de la nuit whose individual conscience violenty collides with
collective conscience. The reflection ultimately leads to the conclusion that the
romantic work of the Cameroonian goes from transgression to social exclusion.

Key-words: Society, Norms and values, Social transgression, Social exclusion,


Consciousness, Collective consciousness.
Individual Consciousness

Introduction
Synonyme de précarité, de vu vulnérabilité, de discrimination et de
ségrégation, la notion d’exclusion est avant tout perçue comme une marque
profonde de dysfonctionnement de la société. À la fois mouvant uvante et imprécise,
elle se définit «comme
comme un phénomène multidimensionnel et tout à fait nouve nouveau,
qui peut affecter les gens, quelle que soit leur situation dans la hiérarchie
sociale, à n’importe quel moment ou sous n’importe quel aspect de leur
existence » (Alban,
Alban, 2004, p.44)
p.44). En d’autres termes, l’exclusion sociale désigne la
mise à l’écart,, la relégation ou la marginalisation sociale d’un ou de plusieurs
individus, ne correspondant pas ou plus au modèle dominant d’une société.

Akofena n°001 697


De la transgression à l’exclusion sociale dans L’intérieur de la nuit de Leonora Miano

Dans la présente réflexion, le phénomène d d’exclusion1 est essentiellement


appréhendé sous l’angle social. Étant le symptôme d’une société en proie à de
multiples conflits liés à ses croyances et coutumes, ses normes et valeurs,
l’exclusion découle ainsi de l’inadaptation sociale, c’est-à-dire du non respect
des règles qui régissent, normalisent et/ou harmonisent la société. En nous
appuyant sur la critique thématique richardienne, qui ne se veut ni explication
ni interprétation, mais description des paysages littéraires, puis inventaire et
répertoire du champ perceptif particulier à un auteur, nous pourrons
appréhender le contenu sémantique de L’Intérieur de la nuit de Leonora
Le Miano.
Cependant, étant
tant donné que toute œuvre littéraire recèle des ressources
difficilement épuisables, nous utiliserons également la sociocritique qui part des
considérations des structures et des faits littéraires de la société du texte
texte.

1. « L’Intérieur de la nuit »ou l’esthétique de l’exclusion sociale


L’analyse de l’esthétique de l’exclusion sociale,, telle que nous la
projetons, porte,, d’une part, sur le système social et la caractérisation des
personnages et, d’autre part, sur l’évolution des personnages
personnages,, pour déboucher
finalement sur la répartition spatiale
spatiale.

1.1Le système social et la caractérisation des personnages


En sociocritique, lle système social désigne l’ensemble des individus
vivant ensemble et interagissa
interagissant
nt suivant les valeurs et les normes qui
réglementent leurs comportements les uns vis vis-à-vis
vis des autres. Étant un tout
cohérent et, a priori, harmo
harmonieux, la société est organisée en un système qui
comprend entre autres, les institutions étatiques
étatiques, le pouvoir traditionnel,
l’autorité patriarcale et familiale, etc.
C’est l’exemple de L’Intérieur de la nuit de la romancière camerounaise où
la société est structurée een groupes et sous-groupes. Ces groupes et sous
groupes vivent selon des normes et des valeurs qui régissent leurs
comportements. Dans le roman, llaa société du texte dans laquelle se manifeste
l’exclusion est Eku, un village situé au fin fond du pays imaginaire Mboasu,
oublié du pouvoir central dont le village même ignore l’existence. Le village
Eku est dirigé par Ayoum, un chef-marabout, garant du pouvoir traditionnel.
traditionnel
Comme tout chef traditionnel, Ayoum est assisté d’un certain nombre de
notables. À part les notables, il y a des figures imposantes dont l’âge et
l’expérience en imposent le respect. Il s’agit notamment de la doyenne Io, mère
de six enfants particulièrement de Eké, son benjamin qui va s’exclure et subira
l’exclusion de la communauté d’Eku. L Le mari de Io lui-même était un notable.
Dans le village
ge d’Ek
d’Eku, les hommes sont des chefs de familles dont
l’influence s’étend à leurs femmes et brus, fils et petits-fils
fils ainsi que d’autres
membres de la famille. Après les hommes, viennent les femmes et les jeunes
garçons dans la hiérarchie sociale. Les filles non pubères et les garçons de moins

1L’expression "exclusion sociale" trouve son origine dans l’ouvrage de René Lenoir intitulé Les Exclus : un
Français sur dix, collection « Points actuels », Paris, Éditions du Seuil, 3e édition mise à jour, 1981 (1974).

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Y. Madjindaye

de douze ans sont les derniers de la couche sociale et doivent,, par conséquent,
obéissance et loyauté à ceux cités supra. Cette organisation sociale rigoureuse
laisse déjà voir des conséquences liées à l’exclusion au cas où un des membres
viendrait à transgresser volontairement ou involontairement l’interdit ou à
manifester une vie différente et/ou contraire à celle de la communauté.
En ce qui concerne la caractérisation, les habitants d’Eku ont des
habitudes et des attitudes qui les prédisposent à un conflit évident ; en effet,
tous n’ont pas la même vision du monde. Dans la conscience collective des
habitants d’Eku, la femme n’est autre qu’une domestique sur qui repose tout le
travail, mieux le poids total de la famille : piler l’igname et le plantain, aller
puiser de l’eau, garder et entretenir la maison, s’occuper des enfants, enfants faire la
cuisine, s’occuper de son mari, bref de sa famille. En revanche, les hommes,
eux, ne se donnent pas trop aux travaux domestiquesdomestiques. Ils partent en ville de
Mboasu et les villes des pays voisins pour chercher du travail et revenir une ou
deux fois l’an pour rendre visite à leurs femmes et repartir aussitôt. Ils restent
assez rarement avec leur leurs familles et ne manquent pas de prendre d’autres
femmes ou d’aller se satisfaire ailleurs
ailleurs,, ce qui est d’ailleurs permis et accepté de
tous. Io, sa bru Ié ett toutes les femmes du village partage partagent et intègrent cette
même conception des choses.
En revanche, Eké, fils d’Io, sa femme Aama (une une étrangère)
étrangère et Ayané leur
fille se distinguent des leurs à travers leurs comportements complètement
marginaux. Eké, qui devrait être en ville comme les autres hommes du village village,
décide de rentrer et de rester au village. Pire encore, il épouse une étrangère et
refuse de prendre une seconde épouse parmi son peuple : « Lorsque ses frères
lui conseillaient de prendre une autre femme, d’abord parce que c’était mal
d’avoir rejeté toutes celles du clan, ensuite parce que c’était mal de trop aimer
une femme, il répondait qu’il ne voyait pas pourqu pourquoioi il le ferait » (LDN, 2005,
p.17). De même, au u lieu de cultiver la terre
terre, Eké fabrique des objets en boue
pétrie qu’il teint et il sculpte des objets en bois is pour les vendre aux étrangers de
la ville.. Bien plus, il couvre sa femme d’d’une attention particulière, contribue aux
travaux ménagers, s, s’occupe de leur enfant Ayané qui ne sera autre que le reflet
de ses parents. Aama, la femme d’Eké d’Eké, travaille sans relâche et sans contrainte,
prend bien soin de son mari et de sa fille, aime les habitants d’Eku, ku, quoiqu’elle
quoi
ne soit pas aimée en retour et, pour couronner onner le tout, elle refuse d’adhérer
d’ à
leur réunion pour ne pas s’attirer de des malheurs.
Ces caractères et comportements à la fois distincts et contraires aux
normes et valeurs de la communauté ne peuvent les amener qu’à une fin
indésirable, notamment l’ex l’exposition à une éventuelle exclusion de la société.

1.2 Le personnage d’Eké entre transgressions sociales et ouverture d’esprit


Il est question ici d’apprécier comment les habitants du village d’Eku
développent des comportements et/ou ou effectuent des travaux qui
q les font
avancer ou retarder dans leur vécu vécu. Dans une société
ciété où les habitants vivent
dans la précarité la plus totale
totale,, l’essor d’un individu peut lui valoir beaucoup
d’admiration, mais aussi de cinglants reproches, surtout sii tout ne profite qu’à

Akofena n°001 699


De la transgression à l’exclusion sociale dans L’intérieur de la nuit de Leonora Miano

lui. C’est
est la situation dans laquelle se trouve Eké qui rentre entre de la ville
uniquement avec sa femme Aama, l’étrangère non appréciée de la
communauté. En effet, p psychologiquement et socialement, Eké prend l’initiative
de faire un pas en avant sur sa communauté de par ses idées avant-gardistes.
avant
Psychologiquement, il s’arme de toutes les idées pos possibles
sibles lui permettant de
faire face aux réactions de sa communauté
communauté. Il décide de les ignorer ignor pour
pouvoir mener une vie à la manière dont il la conçoit. Sur le plan social, Eké
évolue plus que tout autre habitant du village.. Son activité lui rapporte
beaucoup d’argent. Ill constr
construit
uit une belle maison à sa femme. En témoignent les
propos du narrateur rapporté dans l’extrait ci ci-après: « Il l’avait installée comme
une princesse dans la case qu’il a b bâtie de ses mains,s, avec une pièce de plus que
les autres. Il lui avait construit un abri de tôle […] » (LDN, 2005, p.17), p. les
maisons en tôle étant rarissimes dans la région.
Après la mort d’Eké
d’Eké,, Aama s’est tant bien que mal défendue pour garder
son confort et assurer un bon avenir à sa fille Ayané en faisant le commerce. commerce
Elle travaillait, subvenait aux besoins de sa fille et la contraignait à faire les
études jusqu’à l’université
université pour aller poursuivre ses études en France. La
famille d’Eké ne faisait que prospérer en d dépit de leurs comportements
comportement hostiles
à la tradition. Les habitants d’Eku
d’Eku, en revanche, n’évoluent pas du d tout : la terre
ne leur est point rentable alors qu’ils ne savent avent pas faire ce que fait f Eké.
Conséquence : les es hommes s’ébranlent vers la ville sans pouvoir subvenir aux
besoins de leurs familles. L’enfant le plus avancé du village est Epa. Il a arrêté
ses études après l’obtention de son brevet. Bref, d’un ’un côté, nous avons la
communauté soudée qui régresse et de l’autre, la famille d’Eké marginalisée
marginalisé qui
progresse. Cettette situation paradoxale suscite en particulier la jalousie des
femmes, provoquant ain nsi la colère de toute la communauté d’Eku contre la
famille d’Eké.
Par ailleurs, l’espace
’espace dans lequel vivent les personnages du roman est
révélateur de leur mode de vie, de leur mode de pensée ainsi que de la nature
même de leur relation aux autres et au monde monde. Il revêt, au-delàdelà d’un simple
espace d’habitation, une valeur profondément symbolique. Dans L’Intérieur de
la nuit, les villageois sont répartis en trois communautés différentes : les
dignitaires, les gens du commun et les étrangers. Chaque habitant d’Eku occupe
un espace qui est conforme à son statut
statut. L’extrait ci-après en dit plus :

Sa case [celle de Ié ] était peu distante de celle qui abritait les fétiches du
clan, dans la partie est du village
village,, où se trouvait les habitations des
notables, des familles de haut rang [...]. Les cases du centre étaient celles
des gens du commun
commun. Celles de la partie ouest appartenaient aux étrangers
étrange
intégrés,, familles dont l’origine n’était pas du clan et dont un ancêtre avait
été captif de guerre ou une femme enlevée aux siens pour sa beauté. Au fil
du temps, l’histoire ne s’était plus racontée que parmi les notables
notables, de qui
était qui dans ce vill
village,
age, et on les avait considérés comme les autres.
autres S’ils
vivaient à gauche, c’était par habitude. Pas du tout parce que le ccôté
ôté gauche
était réputé maléfique et que personne ne voulait y résider. Et si la casecas à
plusieurs pièces des parent
parentss d’Ayané se trouvait là, ce n’était pas parce

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Y. Madjindaye

qu’ils l’avaient voulu


voulu. Son père avait souhaité être tranquille, s’affranchir
des obligations qu’un nom voulait lui imposer. Il s’était trouvé mieux dans
la partie du village attribuée aux gens à généalogie co
complexe.
(LDN, 2005, p.70-71)
p.
Cet extrait situe un peu plus clairement le lecteur sur la signification et la
portée de la répartition spatiale
spatiale. Quoiqu’il appartienne à la famille des
dignitaires, Eké, par exemple, décide volontairement de s’installer
staller parmi les
étrangers et les
es individus aux origines gommées par le temps. Ce choix de
l’espace
ce d’habitation n’est point fortuit : il reflète eflète son état d’esprit
révolutionnaire et avant--gardiste.
Le décor étant ainsi planté avec l’analyse de l’esthétique de l’exclusion
sociale, notamment le système social décrit dans le roman, la caractérisation des
personnages, leur ouverture d’esprit et la répartition spatiale, il est d’ores et
déjà judicieux de traiter de l’ampleur des transgressions et de la portée des
conséquences qui l’accompagnent
l’accompagnent.

2. Le héros problématique face au ccarcan traditionnel


La seconde
conde partie de cette réflexion vise à présenter le héros
problématique de L’Intérieur de la nuit face au carcan traditionnel qu’il refuse
d’intégrer et pour lequel il s’expose à l’exclusion sociale
sociale.

2.1 Les causes de l’exclusion sociale d’Eké


Comme nous l’avons défini dans l’introduction de ce texte, l’expression
"exclusion sociale" peut être entendue comme le processus de rupture du lien
social au cours duquel l’individu perd peu à peu les liens avec d’autres
individus ou groupes d’individus. L’exclusion sociale correspond donc à la
marginalisation sociale des individus ne se conformant pas ou plus au mode de
vie d’une communauté donnée.
Dans toutes les société
sociétés humaines, en effet, il y a des normes et des
valeurs que l’individu ne devrait pas transgresser au risque de subir
inévitablement un n châtiment. Or, trop souvent
souvent,, des individus anticonformistes
an
décident, non seulement de transgresser volontairement ces es valeurs,
valeurs mais aussi
de dévier ces normes. De tels individus essayent de se libérer du joug de la
conscience
nscience collective pour être des héros problématiques, provoquant
provoqu ainsi leur
exclusion de la société. Eké, le protagoniste de L’Intérieur de la nuit,
nuit en est un
exemple probant. Il faitait face au carcan traditionnel en raison de ses idées
révolutionnaires, avant--gardistes et rébarbatives. Il est incontestablement le
prototype du héros problématique. L’extrait ci-après après se passe de tout
commentaire :

Eké, l’homme d’Aama, contrevenait aux règles qui avaient toujours régi le
clan. Il se rendait à la source à sa place, et elle avait en permanence une
petite réserve d’eau.
eau. Lorsque ses frères lui conseillaient de prendre une
autre femme, d’abord parce que c’était mal d’avoir rejeté toutes celles du
clan, ensuite parce que c’était mal de trop aimer une femme, il répondait
qu’il ne voyait pas pourquoi il le ferait. Il était le benjamin et ses aînés

Akofena n°001 701


De la transgression à l’exclusion sociale dans L’intérieur de la nuit de Leonora Miano

avaient tous entre deux et quatre épouses, qui avaient chacune au moins
trois enfants. Comme ils étaient six frères, la pérennité du clan n’était pas
en péril : on pouvait bien le lai
laisser vivre comme il l’entendait.
(LDN,
LDN, 2005, p.17-18)
Ce passage montre le les règles de base que transgresse volontairement
Eké, non pour causer du tort aux siens siens, mais pour son propre ropre bonheur.
Cependant, étant donné que ses nouvelles règles à lui diffèrent de celles de la
communauté, cette dernière est amenée à les lui reprocher.. Les premiers à lui
faire des remontrances sont ses propres frères. Quelquess-unes de ces
remontrances mentionn
mentionnées
ées dans le roman méritent d’être relevées. Quand
l’épouse d’Eké était à trois mois de l’ l’accouchement, il faisait it tout à sa place.
Cette attitude déplut à sa communauté
communauté. Au moment de donner un nom à
l’enfant,
enfant, lui et sa femme invent
inventent un nom : Ayané. Cela est exprès ; en effet,
aucun des noms, qui existaient dans ce village, ne leur plaisaient. Une fois de
plus, les habitants
tants d’Eku prirent cela comme ""une injure à la tradition".tradition" En
outre, le travail d’Eké, qui consistait à fabriquer des statuettes, des jarres, jarres des
écuelles à l’aide de la boue
boue, et son métier de sculpteur, lui attirai aient beaucoup
d’ennuis. En témoignent les propos du narrateur : «Tout Tout le monde le trouvait
bizarre.. Ce n’était pas dans les mœurs de ces paysans d’envisager la terre
autrement que comme la source de leur pain quotidien. Les calebasses dans
lesquelles les femmes transportaient l’eau n’étaient pas d’argile mais de bois bois»
LDN, (2005, p.18). Sa femme Aama non plus n’est pas à l’abri des reproches r en
raison de son comportement. Son hospitalité et sa générosité sans hypocrisie lui
sont reprochées par les femmes qui se rendaient malgré elles chez elle, à la
recherche de leurs enfants venus jouer avec Ayané. Ses es qualités de bonne mère,
mère
qui se plaît à bien prendre soin de sa fille unique et de femme réservée sont de
même mal vues. Son refus d’intégre
d’intégrer la réunion des femmes est mal interprété.
Or, voici ce qu’Aama dit à sa fille Ayané : « – Tu sais, ma fille, je ne suis pas
d’ici. Alors, si je me mêle d’histoires d’argent, je suis certaine de m’attirer des
ennuis » (LDN, 2005, p. p.39). Quoi qu’elle fasse, elle fait face aux critiques qui
sont sanctionnées par son rejet. Il en est de même de leur eur fille Ayané.
Ayané En effet, le
simple fait que son éducation diffère de celle d des
es enfants de son âge la met dans
une situation inconfortable au même titre que ses parents. La pauvre fille paye
innocemment pour les déviances de ses géniteurs. Somme toute, toute en vérité, la
mentalité des habitants d’Eku, à la fois teintée d’hypocrisies et de jalousies,
exclut, d’emblée, Eké et sa famille dont la conscience se heurte contre la
conscience collective. La réaction de la communauté prouve que rien de ce qui
vient
ient de la famille d’Eké ne les intéresse. Pourtant, lorsqu’AyanéAyané rentrait de la
France, tout le village l’att
l’attendait au lieu où on accueillait les voyageurs.
voyageurs Pour les
habitants d’Eku, elle devai
devait leur rapporter des cadeaux.. Cela ne fut pas le cas :
elle passa au milieu d’eux sans mot, ce qui suscita l’indignation de toute la
population qui se ligua contre elle, en l’injuriant.
L’exclusion sociale d’Eké nous a semblé finalement être une exclusion
choisie en raison de ses idées révolutionnaires. Le fait de choisir de mener une
vie différente de celle de la communauté dans ans laquelle l’on vit peut amener

702 Mars 2020  pp. 697-706


Y. Madjindaye

l’individu à subir des sanctions dont le rejet. En revanche anche, rien de ce


qu’entreprend Eké est de nature à contrarier la population ou à mépriser la
tradition. Son nouveau comportement serait llaa conséquence de son voyage en
ville pour se faire un peu de fortune, voyage au cours duquel il rencontre sa
femme Aama. Pour lui, i, ra
ramener chez lui les bonnes manières de l’autre ne
devrait pas créer un problème. Bien au contraire, ce serait une solution à
certains problèmes
oblèmes et un renouvellement des pensées.
De l’avis final, aux yeux de la communauté d’Eku, les attitudes déviantes
de la famille Eké sont constitutives de fautes lourdes. P Pour
our avoir
avoi choisi de
"franchir le Rubicon", c’est
c’est-à-dire de se libérer du carcan traditionnel,
traditionnel Eké, son
épouse et son enfant se sont exposés à l’exclusion sociale
sociale. Loin de considérer
leurs comportements comme une ouverture d’esprit qui pourrait être profitable
à tous, les habitants d’Eku les considèrent, bien au contraire, comme une insulte
à la tradition, à l’imaginaire collectif, aux mânes des ancêtres.

2. 2 De la représentation aux conséquences de l’exclusion sociale


Dans L’Intérieur de la nuit
nuit, la représentation de l’exclusion sociale se passe
de plusieurs manières. Notion à la fois mouvante, imprécise et protéiforme,
l’exclusion est, au regard de l’analyse faite là haut, sous
sous-tendu
tendu par des préjugés,
des prétextes ou des hypocrisie
hypocrisies. En effet, les faits reprochés à la famille d’Eké
par les habitants d’Eku ne sont pas toujours fondés. Ils sont souvent
simplement axés sur des stéréotypes, des préjugés ou des clichés erronés. erronés Io,
par exemple, a commencé à détester sérieusement sa petite petite-fille
fille Ayané qu’elle
considère, depuis toujours et sans aucune preuve matérielle, matérielle comme une
sorcière. D’ailleurs, quand elle était petite, Io auscultait régulièrement son corps
pour voir en elle un signe
igne qui attesterait qu’elle était sorcière, mais en vain. En
témoignent les propos du narrateur:

Cette femme l’[Ayané]


Ayané] avait toujours détestée. Lorsqu’elle était enfant, elle
était toujours la première
mière à la traiter de sorcière. La première à laa saisir par
le bras lorsqu’elle passait par ici ou par là, afin d’ausculter son corps à la
recherche d’un signe. N’importe quoi. Quelque chose qui pût attester
qu’elle était bel et bien une sorcière dont on aavait
vait marqué la peau afin de
savoir qui elle était, si d’avent
d’aventure, elle choisissait de reparaître
tre au milieu
des humains. Elle n’avait jamais rie rien
n trouvé, ce qui n’avait pas mis un
terme à ses élucubrations
élucubrations.
(LDN, 2005, p.32)
Le refus de la différence aveugle ainsi les habitants d’Eku au point
d’amener la doyenne du village, femme respectée par tout le mondemonde, y compris
le chef, à se baser sur des préj
préjugés pour donner raison à sa rancœur. Le
narrateur a raison lorsqu’il qualifie ses idées d’élucubrations.
Ensuite, le prétexte constitue un autre aspect de la représentation
représen de
l’exclusion sociale. Pour n’avoir pas réservé des cadeaux aux ux villageoises en
rentrant de la France, Ayané a essuyé d’intelligentes remontrances de la part
d’une
une femme du nom d’Inoni. Ne pouvant cacher sa déception,déception et même sa

Akofena n°001 703


De la transgression à l’exclusion sociale dans L’intérieur de la nuit de Leonora Miano

méchanceté, elle saisit le prétexte selon lequel Ayané a chassé les femmes qui
s’occupaient de sa maman pendant qu’elle était en France :

Mais pour qui te prends


prends-tutu ? Tu reviens comme ça, tu cours ici sans saluer
personne, et maintenant tu chasses les femmes qui prennent soin de ta
mère ? On aurait bien voulu te voir avant ! Elle souffre depuis des mois !
Je n’ai chassé personne, avai
avaitt répondu Ayané un peu surprise. Je J voulais
seulement les soulager…
Que tu dis ! Et où sont tes présents, hein, qu’as
qu’as-tu
tu rapporté pour le clan ?
Mon voyage s’est décidé très vite…
Bien sûr.. Et avant d’arriver au village, tu ne pouvais pas t’arrêter à la ville
pour t’acheter un sac de riz ? Tu es mauvaise, c’est tout !
(LDN,
LDN, 2005, pp.26-27)
En d’autres termes, les reproches faits à l’endroit d’Ayané
Ayané concernant les
femmes qui s’occupaient de sa mère n’étaient qu’un beau prétexte. prétexte Cause
simulée ou supposée, l’accusation d’Inoni n’est rien qu’une raison apparente.
Elle s’en sert simplement pour cacher le véritable motif de son action. Ayané est
mauvaise, non parce qu’elle l’est vraiment
vraiment, mais parce qu’elle n’a rien rapporté
de la France pour Inoni et les autres villageois
villageoises. La mère d’Ayané elle-même
elle a
été victime de plusieurs prétextes sauf qu’elle était sage et savait lire entre les
propos. Quand on lui avait demandé d’intégrer grer la tontine des femmes du
village, le narrateur nous livre la pensée de ces dernières de la manière
suivante : « On aurait préféré la voir courir ce risque [participer aux réunions
des femmes]. Se laisser, ne serait
serait-ce
ce qu’une fois, bizuter par les femmes du clan.
Leur donner une occasion de passer sur elle leur eur rage de voir exister ce qu’on
leur avait appris si tôt à enterrer » (LDN, 2005, p.39). L’hypocrisie
’hypocrisie est donc la
dernière forme d’exclusion sociale que nous repérons dans le texte Miano. Ce
vice a été utilisé avec bonheur dans le corpus. Lorsque les femmes sont appelées
à se réunir
éunir chez Io, la belle
belle-mère d’Aama qui l’aimait beaucoup p à cause de son
caractère doux,, les autres femmes ont vertement manifesté de l’hypocrisie à son
égard : « Onn l’avait saluée autrement qu’en marmonnant comme réprimer un
juron.. On avait fait comme si on avait cessé de croire que sa fille était une
sorcière réincarnée […] » (LDN, 2005, p.23). Bien plus, les villageois avaient fait
semblant d’être ouvertss envers Ayané juste pour profiter de ses cadeaux.
Malheureusement, c’est la désillusion
désillusion. Les enfants également sont interdits de
fouler le sol d’Aama de peur de jouer avec sa fille et de s’exposer à des coups de
fouet.
Ainsi, dans L’Intérieur de la nuit, la représentation de l’exclusion
’exclusion sociale
est multiforme. Mais, ssi la transgression, sous quelque forme que ce soit,
entraîne l’exclusion sociale, le refus de la différence, lui, constitue une véritable
tare qui entrave l’épanouissement d’Eku. En d’autres termes, laa non acceptation
accep
d’autrui avec ses propres valeurs
valeurs, peuvent constituer une braise susceptible
d’embraser,, à long terme, toute la société,, car un tel comportement peut se
transmettre de génération en g génération. C’est l’exemple de L’Intérieur de la nuit
où l’indignation des villageois contre Aama et son mari est également

704 Mars 2020  pp. 697-706


Y. Madjindaye

manifestée contre leur fille. É Évidemment, à leur tour, les enfants relayent ce
comportement en rapportant les paroles injurieuses et rancunières de d leurs
mères sur Ayané. Nous comprenons donc pourquoi Ayané n’a jamais eu un ou
une amie dans lee village.
La mort d’Aama peut également être perçue comme la conséquence
directe de la mort de son époux. Elle se meurt depuis la disparition de son mari
qui était l’unique personne avec qui elle partagea
partageaitit ses convictions. Aussi a-t-
elle préféré quitter cette société qui a refusé de la comprendre.. À l’aube de la
mort de la mère d’Ayané, le narrateur affirme que « personne n’avait le temps
de s’inquiéter d’elle,, de cette balafre qu’
qu’elle trimbalait au-dedans,
dedans, de n’être de
nulle part » (LDN, 2005, p. p.34). Bien évidemment, Ayané souffre du fait de
n’appartenir à aucun groupe. Ses parents so sont
nt décédés et son clan ne la
reconnait pas comme une des leur leurs. Tous les fâcheux événements,
événements qui ont
frappé le village dont les rebelles en sont les auteurs, lui sont portés à charge.
Son
on bannissement définitif a été prononcé. Cette fois, devant tout le monde, Ié
lui a demandé de s’en aller :

Tu es une sorcière par nature. Tu n’y peux rien, mais nous non plus. Tu
apportes le mal, et nous ne pouvons t’accepter parmi nous.
Ai-je déjà fait le moindre mal à aucune de vous ? avait demandé Ayané à Ié
qui la dardait de ses yeux ronds.
Tu fais le mal sans le savoir, c’est en toi. Tout ce que nous pouvons
t’accorder,, c’est de venir saluer tes paren
parents
ts une fois par an. Nous ne
toucherons pas à leur maison. Ils sont morts à la même période de l’année.
Tu viendras donc une fois pour les deux. Quant à nous, nous aurons
effectué nos rituels de protection en prévision de ta venue
venue.
(LDN, 2005, pp.206-207)
pp.
Le sort d’Ayané
Ayané est définitivement scellé. Elle est désormais bannie
b et
rejetée par les siens à causes de sa différence
différence. Ne pouvant pas comprendre
l’attitude d’Ié
Ié à son égard, sa tante maternelle Wengisané l’aide,
l’aide tant bien que
mal, à la comprendre en disant qu’en elle, « elle voyait une farouche protectrice
de la cohésion de son groupe
groupe.. Lorsqu’elle la traitait de sorcière, ce qu’elle
voulait surtout dire, c’était qu’elle mettait en danger la santé du corps que
représentait le clan en refusant de s’y fondre » (LDN, 2005, p.207)
207). Les dégâts de
cette exclusion sociale sont énormes. Ayané remet tout en question : ses études
en France, la certitude que lui apporterai
apporterait son diplôme,, la confiance en elle, en
l’homme, en l’humanité..

Conclusion
Il a été question, dans cette réflexion, d’explorer les contours de
l’exclusion,, notamment l’exclusion sociale et les différentes formes de
transgression qui la sous
sous-tendent ou l’accompagnent. Le phénomène, tel qu’il se
produit dans le roman de Leonora Miano
Miano, montre qu’il existe dans toutes
toute les
sociétés humaines des normes et des valeurs que l’individu ne devrait pas
transgresser au risque d’encourir ou de subir de lourds châtiments. En d’autres
termes, l’individu
’individu ne peut valablement s’épanouir dans la sociét
société que s’il

Akofena n°001 705


De la transgression à l’exclusion sociale dans L’intérieur de la nuit de Leonora Miano

adopte et intègre la conscience collective. L’exemple du héros de L’Intérieur de la


nuit est fortement illustratif. Le fait qu’il se décide tout seul à faire un pas sur sa
communauté,, à se libérer du carcan traditionnel, pose d’énormes problèmes.
Considérés comme distincts et contraires aux normes et valeurs de sa
communauté, ses caractères et comportements l’exposent à une exclusion
sociale. L’inadaptation sociale, le non res respect
pect des règles qui régissent,
régissent
normalisent et/ou harmonisent la société,, l’adoption des comportements
déviants ou marginaux, le refus de s’établir en ville comme les autres hommes,
le refus de cultiver la terre comme l’exige la tradition,, le refus d’épouser une
fille du clan en vue perpétuer la race pure
pure, le fait d’épouser unee étrangère, le fait
de couvrir son épouse d’une attention particulière, de contribuer aux travaux
ménagers, de s’occuper de leur unique enfant, le refus de son épouse d’adhérer
à la réunion des femmes d du village, sont autant de transgressions ou de fautes
lourdes retenuess contre Eké et son épouse. Les personnages clés du roman de
Leonora Miano deviennent ainsi des héros problématiques pour avoir pris
l’initiative de se libérer du joug de la conscience collective et, en particulier, du
carcan traditionnel.

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ZIMA Pierre. 2000. Manuel de sociocritique
sociocritique, Paris, L’Harmattan.

706 Mars 2020  pp. 697-706


Y. K. Kouma

INVESTIGATING THE INTERRELATIONSHIP BETWEEN THE NEW


BLACK AMERICAN DRAMA AND AMERICAN SOCIOPOLITICS

Yao Katamatou KOUMA


Université de Lomé - Togo
gilbertoyao@gmail.com

Abstract. The new black American drama (NBAD) has marked a turning
point in African American literature, though it has emerged and come of age
in the most politically turbulent era of the twentieth century. Without
focusing on any specific book, this work aims at exploring the link between
this dramatic form and American sociopolitics (ASP) from 1950 to 1975. It
examines how NBAD and ASP interconnection operated within that time. In
light of New Historicist theory, this paper posits that there is a form of
reciprocity, where black drama, shaped by American politics, becomes a
mule for sociopolitical reforms.

Keywords: the new black American drama, politics, black arts, revolt,
racism

Résumé. La nouvelle forme du théâtre noir américain a marqué un tournant


dans la littérature noire américaine, bien qu’elle ait émergé et atteint sa
maturité lors des plus grands troubles socio-politiques du vingtième siècle
aux États-Unis. Sans se limiter à des pièces de théâtre sélectionnées, cette
étude se propose d’explorer la relation entre cette nouvelle forme théâtrale
et l’espace sociopolitique aux États-Unis de 1950 à 1975. Elle examine le
fonctionnement de cette relation, en se basant sur la vision néo-historiciste.
Cette étude découvre une réciprocité, où la nouvelle forme théâtrale, forgée
par la situation sociopolitique, redevient une source d’inspiration pour les
réformes politiques.

Mots clé : théâtre noir américain, politique, arts noirs, révolte, racisme

Introduction
The new black American drama, in this very study, spans the fifties to the
mid-seventies, when racism became a less serious matter (Amiri Baraka, 1969,
1979, p. 251). This period has been, for black theatre practitioners, an
outstandingly prolific, but also the most sociopolitically turbulent era in the
twentieth century. Consequently, whereas several thinkers posit that the political
change had its roots in the previous decade (Strain, 2017, p. 16) celebrated
scholars, such as Amiri Baraka, draw a conclusion that it rather has swelled from
the artistic prolificacy. He made the point that art is politics (Watts, 2001, p.196).
Meaning, art is meant to change (LeRoi Jones, 1966, p. 212) sociopolitical
dispositions. In the same vein, August Wilson observes that all art is political,

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Investigating the interrelationship between the new black american drama and american sociopolitics

because it serves the politics of someone (Bonnie Lyons and August Wilson, 1999,
p.2). I take up this thought to assert that a close examination shows the art-politics
link is not unilateral, but reciprocal. For, artworks mostly are prior offshoots of
politics, but also inspire politics. Wilson confesses that in America, Whites have
a particular view of Blacks, therefore his plays offer them a new different way to
look at black Americans (ibid.). The fact that white Americans have a particular
view of Blacks is political. The subjugation on the basis of complexion projects a
disdainful way of seeing Blacks. This racist policy shocks the heedful artist who
addresses it through arts. So, Wilson’s plays spring from politics, or reality, and
aim at reforming that politics.
This article explores the forms and the roles of the NBAD focusing on the
reciprocity between dramatic art and American sociopolitical changes from 1950
to 1975. It shows, on the one hand, how politics has influenced the emergence of
the new black drama, and, on the other hand, how this dramatic form has
reshaped American politics. The applied literary tool encompasses thematic,
autobiographic, individual and collective works, focusing on a series of striking
historical events, and the New Historicist approaches. Knowing that the latter is
not monolithic, I consider Stephen Greenblatt’s definition that any literary work
is a framework of non-literary texts (Peter Barry 1995, p.173). The literary and the
non-literary texts are interconnected, for, both are given equal importance and
allowed to work as sources of information and interrogation with each other
(Rajani Sharma, 2014, p.3). In this context, it is used to reexamine this reciprocity
by considering each field (politics/drama) a source of inspiration.

1. The Offshoots of American Politics


1.1 The 1950s Protest Drama

At the beginning of the fifties, the political deadlocks pertained to the


sequels of World War II atrocities, the Jim Crow laws, the Anticommunism fever,
the Korean war, and the specter of atomic bomb, to name but a few, were
overwhelmed by the cold war tension. Martin Halliwell observes that the cold
war ideology is central to understand 1950s culture (Martin Halliwell, 2007, p.2).
For, it has greatly influenced American culture by putting a bridle on the
keenness of their ardor. The art critic Fred Orton reasserts, the cold war is a
constraining notion, a closure, which conditions us not to probe deeper the real
determinations of foreign and domestic policy and to ask harder questions about
the relationship between art and politics. (ibid. p.3) The cold war has created a
crippling mood making it difficult to address sociopolitical issues. Likewise,
Douglas Field thinks, on closer inspection of the cold war era, the decade reveals
a number of political, social and cultural currents that cannot easily be expressed
(ibid. p.5). This is what characterizes the protest drama in the 1950s. In light of
character craft, plots, themes, symbols and language styles, it appears a kind of
weakness and timidity compared to the 1960s drama. Yet, in spite of the

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constraining sociopolitical atmosphere, the idea of protesting against the Jim


Crow laws, and the endeavor to distance from the minstrelsy, still haunted black
playwrights. Advocated by several theatre practitioners and critics mainly Alain
LeRoy Locke, this dramatic form is intended to unrelentingly get rid of “the dust
spectacles of past controversy [like] mammies…Uncle Tom and Sambo” (Samuel
A. Hay, 1999, p.11) for a realistic representation, because the time was ripe to
settle down to a realistic facing facts (ibid.) impelled by the current politics. The
main characters of the protest drama of the 1950s are built to nonviolently defy
the oppressive political powers.
In William Blackwell Branch’s A Medal for Willie (1951), the sorrows of Mrs.
Jackson, whose son Willie Jackson was killed in a battle, rejected the medal1, as
depicted in the following extract.

[…] with all eyes on her, she turns again in the direction of the officials,
defiance in her gaze. Her hand comes up to finger the medal on her lapel.
Then, looking down at it, she hastily unpins the medal and comes forward,
extending it in her hand. Here... Yes, here! You take it—General. Take it back!
There are ad-libs amazement…Yes, Willie’s dead and gone now, and I’m
proud he was brave and helped save somebody else ‘fore he got killed. But
I can’t help thinkin’ Willie died fighting’ in the wrong place. (Quietly intense)
Willie should had that machine gun over here! So you can take this medal
back on up to Washington and tell ‘em I don’t want it!
Woodie King and Ron Milner (1986, pp.469-471)

Mrs. Jackson’s refusal marked a new starting point in black drama. She does not
comply with General. Rather, she stubbornly defies the racist and oppressive
powers. At this very juncture, the critic Hay stresses that the image shocked the
audience …What made Mrs. Jackson’s truth spilling so painful was its
complementing theme: Eliminate racism by eliminating racists (op. cit., p.88).
This recurring conflicting mood, without compliancy, penetrates Alice
Childress’s Trouble in Mind (2001), which portrays a friction between Manner, a
white patronizing stage director and Mayer Wiletta, a black actress. Her
audacious stand against Manners’s disdainfulness is a relatively unprecedented
attack. Commenting on Wiletta’s activism, Hay thinks she unveils the hidden
toughness of African American actresses in that time. She demands African
American theatre practitioners to boycott foolish characterizations shaped by
public perception and policies (op. cit., p.89). That defiance filters through Loften
Mitchell’s A Land Beyond the River (1975), another famous landmark play which
tackles, in the same perspective, racism through the protest of some characters.
Lorrain Hansberry’s A Raisin in the Sun (1987) the best play in its time, is hailed
as the epitome of modern black drama. For, the playwright has produced on

1[This medal is] offered to the dead Willie Jackson, an African American soldier killed in battle overseas, as
his posthumous award for bravery.

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Investigating the interrelationship between the new black american drama and american sociopolitics

Broadway, before a mixed-race audience, the most realistic depictions of African


American life. The play is a fertile crucible where the real African American life
experiences, traditions, cultures, heritages and dreams are put together and
displayed on a stage. These realistic aspects in the characterization have drawn
the attention of many critics. The most striking fact is the determination of Mama
to move into their new house at the Clybourne Park, the white residential
neighborhood, and mainly her flat refusal of the racist Karl Lindner’s tentative to
keep her out. Mama’s step in the current political mood, can be considered a
brave defiance of the American politics that time. These policies, in light of the
new historicist theory, have shaped the protestant characters. They constitute the
ground on which the protesters, including Lena Younger, acquire and grow such
repelling attitudes. In other words, the characters’ noncompliant stance swells
from the 1950s sociopolitical mood where racial segregation and other social
injustices undermine American society.
Another illuminating remark is that mostly the protesters, in this dramatic
form, are female characters. Though nonviolent, they embody the resilience to
frustrations and grievances laid on Blacks. Mance Williams argues that the plays
during the 1950s expressed a new form of protest, one that not only exhorted
black people to stand up for their rights but warned whites that Blacks would
settle for nothing less than their full share of the American Dream (Mance
Williams, 1985, p.112) they have been deprived of. Therefore, despite its willful
attempts, the 1950s dramatic form, contrary to the 1960s revolutionary drama,
remains shy, nonviolent as an outgrowth of the cold war.

1.2 The 1960s Attack Drama

The black attack dramatic form covers the sixties and the early seventies. It
mirrors the sociopolitical battles for equal justice in that era. Indeed, the rise of
the New Liberals in the 1960s has brought profound transformations to black
drama. The general shyness and the reluctance to speak out on controversial
issues (Martin Halliwell, 2007, p.18) in the past years faded away, and the
tongues have been loosened up. The 1960s attack drama emerged in lieu of the
protest drama. It represents a solid springboard where black artists slackly
address any sociopolitical issues, galvanizing for prompt revolt. Several
theatrical movements, and groups mushroomed. Baraka founded Black Arts
Repertory Theatre/School (1965), and Black Arts Movement (1965). In addition,
he published Black Revolutionary Theater (1968) to adumbrate the criteria of the
new black drama. In the same vein, Larry Neal launched Black Aesthetic (1968).
Whereas, many theatre companies such as The Free Southern Theater (1964), The
New Lafayette Theater (1967), National Black Theater (1968), The Negro
Ensemble Company (1966) to name but a few, emerged and operated in line with
the new policies. Theodora Tsimpouki explains:

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The sixties was an era of great social and cultural upheaval. It was a period
of mass mobilization that attempted to redefine “America” by addressing
issues of racial exclusion, sexual subordination and national identity. […]
Rock music, radical activism that included civil rights and anti-war
demonstrations, consciousness-raising groups, anti-disciplinary politics as
well as alternative lifestyles that adopted willed poverty, communal living,
drug experimentation and non-Western, non-Christian practices and beliefs
created a powerful yet loosely organized cultural movement.
Theodora Tsimpouki (2009, p.45)

The new liberal policies have given rise to unprecedented freedom of speech
which resulted in the growth of several free cultural movements. A growing
slogan was “Free your mind and the rest will follow” (ibid. 47). Freeing one’s
mind, according to Baraka, is the ability to express or translate through art the
political trends in a country. (Dennis Büscher-Ulbrich and Amiri Bakara, 2010,
p.2) As a result, the endless sociopolitical upheavals, riots, and violent
repressions inspire many adamant playwrights who pig-headedly engage in
human sacrifice performances, by exposing bloody exactions against Blacks.
Consequently, the 1960s attack dramatic form realistically addresses the
sociopolitical issues through many devices include language styles, themes,
plots, symbols, and characterizations.
The themes are mostly centered on violence. Both, the titles and the contents
are peppered with provocative styles, exposing killings of any sorts in America,
especially in South and at the same time, calling for an immediate retaliation.
Kalamu Ya Salaam titled his play, The Destruction of the American Stage (1972),
Philip Hayes Dean called his own, The Owl Killer, (1971) whereas Amiri Baraka
(LeRoi Jones) published Junkies Are Full of (SHHH…) (1971), Bloodrites (1971), and
Four Black Revolutionary Plays, (1969) which comprises: Experimental Death Unit
#1, A Black Mass, Great Goodness of Life, Madheart, and Why No J-E-L-L-O? In the
introduction to this very collection, LeRoi Jones warned that: “Unless you killing
white people, killing the shit they’ve built, dont read this shit, you wont like it,
and it sure wont like you.” (op. cit. 1969, p. vii) Violence is tangible through the
titles. It alludes to rebellion, destruction, death. In this extensive euphoria, Shelby
Steele, in “Notes on Ritual in the New Black Theatre”, opines that one of the
salient characteristics of the New Black Theatre that maintains its separation from
the mainstream American drama is its ritualistic aspect (Errol Hill, 1987, p.30).
Ritualistic, Steele explains, means the strong presence of symbols, characterizations,
themes, and language styles which are frequently repeated from play to play and
over a period of time (ibid.). The repeat refers to the hidden idea of violence
against Blacks, which permeates not only the titles, but also the contents.
Likewise, the content of the black attack drama is peppered with inner
frustrations, anger, protest, and violence. It becomes a battle field where the
exactions against Blacks are loosely exposed to serve as severe frontal attacks on
Whites. William Wellington Mackey explains that his play is

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Investigating the interrelationship between the new black american drama and american sociopolitics

[a] dramatic dialogue about black people trapped in the ghetto. It is an


expression of repressed feelings of anxiety and deep inner frustrations. It is
a shout, a cry of mercy, a lamentation for understanding. It is a spit at the
black middle class for turning their back on the black […] in bondage. It
triggered anger and hostility toward the white masses […]. It is a requiem
for the dead black people buried in the stone jungles of this country.
William Wellington Mackey (1986, p. 325)

This excerpt illustrates the objective of the new black drama that it should not
only express “repressed feelings of anxiety and deep inner frustrations”, but it
should trigger “anger and hostility toward the white masses”. Mackey’s vision
matches with Joseph A. Walker’s in Ododo, where he chronicles in a persistence
emotional style the plight of black Americans from their enslavement. He stresses
on how Blacks are murdered, hung and humiliated. (Joseph A. Walker, 1986,
pp.363-364) Actor G is endeavoring to give the statistic of Blacks killed by Whites.
ACTOR A: Dig it.
WOMEN (sing): Six million people
ACTOR A: Yeah, that’s a lot.
ACTOR G: How many millions of blacks died by lynchings, rapings,
murderings, torturings, starvings, and diseasings?
ACTOR A: Before and after slavery.
ACTOR G: Dig it
(ibid. p. 378)
Beside these exactions against Blacks which littered the attack drama, the
playwrights also propel for violent actions. Walker claims that when a man tries
to put his hands on you, insults your dignity, plays around with your humanity,
messes with your manhood, you better kill him, kill him, kill him, and kill him
good! I say kill that man! (ibid. pp. 381-382) The black attack drama, contrary to
protest drama, eschews resignation. It is a form of drama that preaches assault
on the oppressor. In Gabriel, Clifford Mason, through the character of Gabriel,
appeals for resistance and frontal attack: Get up, shoot, kill, change, (Amiri
Baraka 1969, p.218) for, black drama must accuse and attack anything that can be
accused and attacked (ibid. p.211). Archie Shepp, in Junebug Graduates Tonight,
through the character of Junebug suggests: kill him (white) back when he
murders you! (Archie Shepp, 1986, p.58)
The new black drama must attack the oppressive American politics
embodied by Whites who are dehumanized. They are referred to as beast, savage,
bitch, devil, hell. In Baraka’s A Black Mass, the white character claims to be the
beast as follow:

BEAST: I White. White. White. White. (Leaps, coming to stiffness, then screams
stupidly) White! White! White! (Hops like beast goon, making horrible farting
sounds with his mouth) White! White! White! (Hops back toward stage, and
up) White! White! (…)

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TIILA: White! White! (Her humanity breaks through the dead animal language
briefly.)OH LORDS HELP ME I AM TURNED INTO A MONSTER. OH
LORDS... (LeRoi Jones, 1969, pp.30-35)

The white inhumanity is artistically portrayed in the beastliness of the


characters. In Marvin X’s Take Care of Business, black character bears a name,
whereas the white character is called ‘Devil’ (Shelby Steele, 1987, p.37). Shelby
emphasizes, ‘Devil’, in Herbert Stokes’s The Man Who Trusted the Devil Twice,
stands for the white man (ibid.) McKay and GA underscore that it [the attack
drama era] is a period frequently characterized by extraordinarily persistent and
powerful manifestations of violence at all levels of society throughout the 1960s
(McKay, 2005, p.10). That extreme violence issued from the dominating liberalist
ideology which penetrates the character craft as well.
In Baraka’s Dutchman (1964), The Slave (1964), and The Toilet (1963), the
main characters respectively Clay, Walker and Ray have been sacrificed on the
altar of racism. He explains that they are all victims (LeRoi Jones, 1966, p. 212)
and their role is to report on the cold-blooded politics of America. It must show
horrible coming attractions of The Crumbling of the West. …and show the
missionaries and wiggly Liberals dying under blasts of concrete. (ibid.
p.211)Baraka recalls that recently four Negro children were blown to bits while
they were learning to pray […] and Police dogs, fire hoses, blackjacks, have been
used on Negroes, trying to reinforce a simple and brutal social repression. And
all these terroristic tactics are used, finally toward the same end. Yet in spite of
this brutality, certain elements in America ask the Negro to be nonviolent, (ibid.,
pp. 133-134) which he thinks unfair.
Therefore, the black attack drama flatly avoided nonviolence, because
American politics was not nonviolent. As an art form, it reflects the sociopolitical
facts, it is an offshoot of American politics. Wole Soyinka highlights that art is
unavoidably linked to its formative—or at the least, inspirational—reality (Wole
Soyinka, 1993, p.197). Meaning that art always refers to “experiences outside the
artistic object” (ibid., p.191). These experiences constitute the mold that shapes
the new black drama.

2. The Mold of American Sociopolitical Reforms

Art is not only a reflection of politics, it is essentially politics, because it is


meant to reshape politics. New historicists give literary and non-literary texts
equal weight, for they constantly inform and interrogate each other. In the same
vein, the new black American dramatic form is referred to a literary text
employed to review reality, the non-literary text. It questions the reality and
suggests reforms through political militancy.

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Investigating the interrelationship between the new black american drama and american sociopolitics

2.1. The Revolutionary Drama

The fight for equal justice seriously started when the dramatists published
and staged plays to awake Blacks’ consciousness and incite them to public
manifestation against many social injustices. Topical social issues, like the right
of vote, the segregation of public facilities, services and unequal opportunities,
permeate the plays. However, two different ideologies, the integrationist and the
separatist visions, have divided the dramatists.
The integrationist playwrights believe, to resolve the problems of Blacks,
they must integrate the white mainstream. Championed by W.B.B Dubois, this
vision is carried on by other celebrated playwrights like Langston Hughes,
Lorraine Hansberry, James Baldwin, Sonia Sanchez, Steve Carter, to name but a
few. Baldwin, in The Amen Corner, (1968) has subtly expressed his position
through the character of Alexander Margaret. When because of racism, and hate,
she lost her husband, child and church, she realizes that love, compassion and
forgiveness constitute the solid soil she can build her family and congregation
on. This metaphorical description illustrates the playwright’s vision of American
community. For Baldwin, love and compassion have nothing to do with the color
of anybody’s skin (ibid. v). This is a plea for racial integration which Hansberry
in her pioneering play, A Raisin in the Sun, sees not only as the suitable response
to racism, but also, as Blacks’ right to claim for. Commenting on Mama’s choice
in this play, Silvia Castro Borrego thinks, considering the sociopolitical
atmosphere, integration becomes a well-deserved reward for the moral choices
the members of the Younger family have made with great effort on their part
(Borrego, 2015, 124). It calms down people who feared violent uprisings, and
contributes to demonstrating that life in the ghetto does not always lead to crime
or disgrace (ibid). Sonia Sanchez takes it up stressing on the need to reclaim the
right to assimilate into the white mainstream. In her one-act play, The Bronx is
Next (Sonia Sanchez, 1971), she provides a revolting depiction of black ghetto in
Harlem. The burning of the buildings, the death of White Cop, and the
humiliation of Black Bitch, the white cop’s mistress convey a message that
propels to uprising. Dr Hasan Mohammed Saleh and Shatha Amanallah Aziz
observe that:

It is quintessentially a black militant play, focusing on the impact of


American racism and the radical response of the black community to that
oppression. The central focus of this play is an examination of the frustrated
anger brewing in isolated and impoverished black communities and the
militant vision that recognizes these communities as prime places for
fostering revolutionary change.
Dr Hasan Mohammed Saleh and Shatha Amanallah Aziz (2017, p.5)

This quotation underscores that the new black American drama has been
essentially a political and a catalyst agent in the fight for sociopolitical reforms.

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Unlike the integrationists, the separatists flatly reject any form of subordination
to white supremacy and seeks for total independence. This stance leads to the
emergence of a new form of nationalism to quest for black political and cultural
freedom. It is led up by several celebrated playwrights and political activists such
as Douglas Turner Ward, Ed. Bullins, Marvin X, Archie Shepp, and Amiri Baraka
at the forefront. Advocating for separation, the latter asserts that the struggle is
not simply for “equality”, or “better jobs” or “better schools” and the rest, it is to
completely free the black man from the domination of the white man…The black
man has been separated and made to live in his own country (LeRoi Jones, 1966,
pp.84-85). The envisioned black country refers to an enclosed arena to celebrate
black history, culture, and politics. Thus, he proposed, as quoted by Komozi
Woodard, that "Harlem secede from the United States” (Komozi Woodard, 1999,
p.66), and pleaded for black unity as follow: “If you want a new world, Brothers
and Sisters, if you want a world where you can all be beautiful human beings,
we must throw down our differences and come together as black people. We are
asking for a unity so strong that it will shake up the world” (ibid.). These ideas
permeate many of Baraka’s plays. Bloodrites, for example, is a provocative,
violent, and highly revolting play which insistently calls for unity of action. The
character of Loudspeaker asserts: “We all need each other. If we are to survive.
We all need to love each other […] Brother, sister, seeing this, react, move…”
(Amiri Baraka, 1971, pp.28-29). He believes that unity of black people is a key in
the achievement of their goals. Therefore he suggests that “black […] theatre will
show victims so that their brothers in the audience will be better able to
understand that they are the brothers of the victims, and that they themselves are
victims if they are the blood brother.” (LeRoi Jones, 1966, p.213)
Thus, the new black American playwright’s role is to draw from the daily
realities and to cast on the stage through characterization shocking conditions of
black American citizens. He has to shape them as victims, so that it strikes the
audience, awakes its consciousness and incites to revolt.

2.2 The Committed Political Militancy

In quest for radical changes, the new black American playwrights,


integrationists and separatists, are altogether converted into political activists.
They array to eradicate any racial barrier erected against Blacks in America.

Between 1965 and 1970, more than 500 urban uprisings galvanized a new
generation in the struggle for black liberation. The massive tumult of the
ghetto revolts set the stage for the fusion between the nationalism of small
circles of radical artists and intellectuals and the grassroots nationalism of
the broad urban masses; out of that explosive mix came a new generation of
militant Black Power organizations, demanding self-determination, self-
respect, and self-defense. In the midst of the uprisings the politics of black
cultural nationalism and the Modern Black Convention Movement took

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Investigating the interrelationship between the new black american drama and american sociopolitics

form, unleashing the dynamics of nationality formation. During those


turbulent years, Amiri Baraka's poetry raised the slogan, "It's Nation Time!"
Komozi Woodard (1999, pp. xiii-xiv)

The quotation above delineates the broad scope of the riots around
America. At the forefront, there are artists and intellectuals notably the new black
American dramatists. Abney Louis Henderso refers to women artists and
activists like Lorraine Hansberry, a playwright and activist, and Sonia Sanchez,
poet, Audre Lorde, poet, activist, and feminist, all took part in the liberation of
Blacks during the civil rights movement in 1950s-1970s. They attended rallies,
and were fully involved in political movements that changed the lives of black
people in America. (Abney Louis Henderson, 2014, p.13) In addition to this, a
good deal of theatrical movements, groups, and companies altogether joined the
rallies. In the limelight, the Black Arts Movement, co-fathered by Baraka in 1965.
It is a broad association of radical visual artists, playwrights, poets, novelists, and
musicians whose common target is black liberation. It is a form of cultural and
political separation from white dominating concepts through black arts. The
director of the FST (the Free Southern Theatre) then, John O'Neal, argued that,
politics is to art as content is to form, one cannot exist without the other. Art is
dominated by and is an expression of politics. Thus, the FST believes that political
actions can be stimulated by art (Errol Hill, 1987, p. 294)
Consequently, within this period (1950 to 1975), a new generation of
committed black dramatists and political activists has emerged and influenced
many political reforms such as: the Brown v. Board of Education in 1954 which
aims to end segregation in school in America, the Voting Rights Act in 1965,
allows African American voters who have been disenfranchised to vote, the 1968
Fair Housing Act proscribes the sale of housing based on race, sex, or religion2.

Conclusion
This paper has examined the reciprocal relationship between the new
black American drama and American politics from 1950 to 1975. It has
highlighted, on the one hand, how American sociopolitical ideologies have given
birth to a new dramatic form, and, on the other hand, how this new black drama
has triggered sociopolitical reforms. The result reveals that the new black drama
which emerged in the 1950s and died at the mid-1970s was fundamentally a
product of American politics. For, its three waves: the protest drama, the struggle
drama and the revolutionary drama, are influenced by the political tendencies
mainly: the cold war, the liberalist ideology, and the Jim Crow. Besides, the new
black drama is seen as a political tool employed to raise black consciousness,
promote black revolution, black aesthetic and nationalism, by reforming
American politics. It is seen as the stimulus of many political reforms until mid-
seventies, the milepost of a new dramatic form.

2
http://www.thefilmspace.org/selma visited on 03/2019

716 Mars 2020 ç pp. 707-718


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718 Mars 2020 ç pp. 707-718


SECTION

VARIA - SOCIÉTÉ
A. I. Aboutou & K. Y. Kambe

LES MOTIVATIONS SOCIALES DE LA CONSOMMATION DE L’ALCOOL


CHEZ LA FEMME IVOIRIENNE : CAS DE LA FEMME DE LA COMMUNE
DE MARCORY

Akpassou Isabelle ABOUTOU


Université Pelefero Gbon Coulibaly – Côte d’Ivoire
akpassouisabelle@yahoo.fr
&
Kambe Yves KAMBE
Université Felix Houphouët-Boigny - Côte d’Ivoire
kambekves@yahoo.fr

Résumé : La prévalence de l’alcoolisme chez la femme demeure élevée


(64%) en Côte d’Ivoire (STEPS, 2012). Cette présente étude a pour but
d’expliquer les logiques sociales de la consommation de l’alcool chez la
femme ivoirienne dans la ville d’Abidjan à travers la commune de Marcory.
Elle a été réalisée à l’aide d’entretiens individuels sur une période de trois
mois. Pour le recueil de données, nous avons utilisé un questionnaire
comportant quatre variables : les caractéristiques sociodémographiques des
femmes consommatrices de l’alcool, leurs motivations à la consommation
de l’alcool, le mode et la période de consommation, le type d’alcool
consommé. L’analyse des données s’est faite à l’aide du logiciel Sphinx.
Cette étude nous a permis de relever les causes individuelles des conduites
d’alcoolisation de la femme. Elles se traduisent en plaisir, imitation
(conformisme), curiosité, moyen désinhibiteur (oubli des soucis et
contraintes familiales).

Mots-clés : Alcoolisme, consommation d’alcool, dépendance, ivresse,


femme.

Abstract: The prevalence of alcoholism in woman remains high in Ivory


Coast. The purpose of this present studys is to explain the social logic of
alcohol consumption among ivorian women in the city of Abidjan through
the commine of Marcory. It was carried out using individual maintenance
over a period of three months. For the data collection, we used a
questionnaire comprising for variable : socio-demographic characteristics
of women who drink alcohol, their motivation for alcohol consumption,
mode and and period of consumption, the type of alcohol consumed. Data
analysis was done using Sphinx software. This study allowed us to identify
individual causes of a woman’s drinking. They translate into pleasure,
imitation, (conformism), curiosity, inhibitor means (forgetting family
concerns and constraints)

Keywords : alcoholism, alcohol consumption, addiction, intoxication,


women.

Akofena çn°001 719


Les motivations sociales de la consommation de l’alcool chez la femme ivoirienne :
cas de la femme de la commune de Marcory

Introduction
L’alcoolisme demeure l’une des causes de mortalité avec 3,3 millions de
décès dont 28,9% des femmes dans le monde et 4% pour les ivoiriennes (OMS,
2012). Par conséquent, l’alcoolisme chez les femmes devient une préoccupation
quelles que soient les raisons évoquées. En Afrique, la Côte d’Ivoire occupe le
deuxième rang avec un taux de prévalence de 64% en 2012. Le pourcentage des
femmes qui ont consommé de l’alcool est de 60,7% contre ceux 39 ,3% qui
s’abstiennent et celles qui ont consommé 5 verres d’alcool ou plus par jour est
de 22 ,1% (STEPS, 2012). Si l’alcool est considéré traditionnellement « la
drogue » culturelle dans nos sociétés, son utilisation est en plus renforcée
volontairement et efficacement.
Ainsi la vulgarisation de l’alcool apporte aussi ses propres
représentations au féminin ; représentations qui vont dans le sens des intérêts
financiers des entreprises. Ainsi le regard posé sur la femme qui boit de l’alcool
évolue. Le regard consterné adressé à la femme alcoolique s’efface avec la
publicité diffusée, car les femmes sont devenues un marché potentiel pour eux.
La culture commence à se modifier au sein des générations plus jeunes Gueibe
(2008). Les façons de boire changent d’après les générations de femmes. « Ce
sont les groupes sociaux auxquels les femmes appartiennent et la société où elles vivent
qui déterminent si ces femmes consomment de l’alcool de manière excessive. » Cordis,
(2008). En somme, ce sont ces tabous destinés à réprimer l’alcoolisme féminin
qui incitent les femmes à se cacher pour boire et les préjugés à leur égard
accentuent les problèmes des alcooliques à la clandestinité par les mœurs
sociales. Elles sont amenées à dissimuler rapidement leur vice jusqu’à ce que le
regard de l’autre ne leur importe plus. Wilson et al., (1995). Par ailleurs
l’urbanisation rapide est l’une des causes les plus visibles des transformations
des modes de vie et de consommation dans la famille : 49,73% de la population
vit dans les villes selon le RGPH (2014). Cette urbanisation favorise le
développement d’une culture individualiste et affecte les structures familiales et
communautaires qui assuraient la solidarité au sein de la famille élargie.
L’organisation actuelle de la société ne permet pas de réduire les
dépendances allouées (ou face) à l’alcool. A titre d’exemples, l’on peut citer les
multiplications des tâches ménagères, le silence contre les violences conjugales,
le non recours aux instances juridiques, les conditions de travail difficiles dans
les emplois essentiellement féminins. Au regard de ces séries de constats
empiriques, il importe de comprendre les motivations sociales liées à la
consommation de l’alcool par la femme ivoirienne particulièrement celle vivant
à Marcory l’un des quartiers d’Abidjan. Ainsi pour mieux comprendre cette
situation, nous nous sommes posé la question suivante : Quels sont les facteurs
qui expliquent la consommation des boissons alcoolisées chez les femmes dans
la commune de Marcory ? Il s’agit en clair pour nous de rechercher les causes
efficientes liées à l’alcoolisation de la femme.

720 Mars 2020 ç pp. 719-730


A. I. Aboutou & K. Y. Kambe

Corpus et méthode
L’étude effectuée en milieu urbain dans la commune de Marcory, l’un
des quartiers de la capitale économique ivoirienne, Abidjan qui, au dernier
recensement de 2014, compte près de 500 000 habitants dont 70% ont moins de
30 ans avec un taux de scolarisation de 79%. La commune de Marcory peut
aussi être considérée comme un laboratoire du vivre-ensemble par le caractère
cosmopolite de sa population composée d’Ivoiriens, d’Africains, de Libanais,
Syriens et d’Occidentaux.
Cette étude porte sur les femmes qui consomment de l’alcool dans la
ville d’Abidjan et a été réalisée à l’aide d’entretiens individuels sur une période
de trente jours. Les entretiens ont été menés dans les domiciles respectifs des
enquêtés si nécessaire, sur les lieux de consommation et enfin sur leurs lieux de
travail. Pour le recueil de données, nous avons utilisé un questionnaire
comportant quatre variables, à savoir : les caractéristiques
sociodémographiques des femmes consommatrices de l’alcool ; leurs
motivations pour la consommation de l’alcool ; le mode de consommation ; la
période de consommation ; le type d’alcool consommé. L’enquête s’est déroulée à
du 24 novembre au 29 décembre 2018. Nous avons mené une étude spontanée,
analytique auprès des femmes quel que soit leur âge. Ont été incluses dans
l’enquête, toutes les femmes quelques soient leur âge, religion, profession,
nationalité, ethnie, lieu de d’habitation et niveau d’instruction.
L’échantillonnage accidentel a été utilisé. Il a consisté à interroger les femmes
qui consommaient de l’alcool dans les bars, maquis (fermés, couverts ou à ciel
ouvert). Les données ont été saisies et enregistrées à l’aide du logiciel Sphinx.

Résultats

1. Caractéristiques socio-démographiques des femmes

1.1. L’âge
L’âge est un critère de référence lié à la consommation de l’alcool
affectant l’existence de la femme. L’âge influe sur les raisons des femmes à
consommer de l’alcool. La consommation de l’alcool croit avec l’âge. Les
femmes de moins de 15 ans constituent 0,35% ; 2,87% des femmes ont entre 15
ans et 17 ans, Clles de 18 ans à 21 ans, 22 ans à 25 ans, 26 ans à 29 ans et de plus
de 30 ans représentent respectivement 11,78% ; 28,05 %; 34,53% et 22,42%. C’est
une méthode à laquelle le chercheur a recourt quand il n’a pas le choix, il
procède alors au prélèvement d’un échantillon de la population qui lui
convient.

1.2. Le niveau d’instruction


Le niveau d’instruction est l’indice qui situe le niveau de ce groupe social
des femmes défini du point de vue de l’alphabétisation. Ainsi 8,27% des

Akofena çn°001 721


Les motivations sociales de la consommation de l’alcool chez la femme ivoirienne :
cas de la femme de la commune de Marcory

femmes enquêtées sont analphabètes, 48,56% d’entre elles ont le niveau


primaire ; 30,21% ont atteint le secondaire ; enfin, 12,94% pour le supérieur.

1.3. La religion
Cette varaible donne les résultats suivants : 56,83% de femmes
animistes ; 21,63% de femmes chrétiennes ; et 21,54% de femmes musulmanes.

1.4. La profession
Lié à l’existence humaine, le travail est au cœur des rapports sociaux et
entre les groupes de personnes. Au niveau de cette variable, les enquêtées sont
composés de commerçantes (82,73%); de ménagères ( 1,91%). 5,19% travaillent
dans le secteur public et 10,17% dans le secteur privé.

1.5. Le statut matrimonial


Le statut matrimonial peut être un facteur plus ou moins stabilisant pour
la consommation de l’alcool. L’étude a fait ressortir pour les mariés 7,91% ;
63,66% célibataires ; 27,69% vivent en concubinage ; 7,94% pour les divorcées
0,71%.

2. Motivations sociales de la consommation

2.1. La période de consommation


Graphique 1 : Répartition des enquêtées selon la période de consommation de
l’alcool.

25,0%
50,50%
19,40% Week-end
Fête
Repas
78,60%
Avant et ou après le travail

Source : Notre enquête, 2018

Nous voudrions montrer à travers cette sous-section que la consommation de


l’alcool chez les femmes est directement liée aux différents évènements
temporels. Dans ce graphique, il en ressort que 78,60% consomment

722 Mars 2020 ç pp. 719-730


A. I. Aboutou & K. Y. Kambe

simultanément de l’alcool pendant les périodes de fêtes, les week-ends, les


repas et entre l’activité professionnelle ; 50,50% en consomment le week-end ;
19,40% le prennent uniquement pendant les repas ; 25,20% consomment
uniquement avant ou après le travail. Les fêtes sont des évènements heureux,
de détente où la consommation de l’alcool est très utilisée. Il en est de même des
moments de détente où la femme consomme de l’alcool pour passer du bon
temps. Les femmes buvant uniquement de l’alcool en week-end se trouvent
souvent hors de leur milieu familial. Elles sont occupées par des activités
épuisantes qui renforcent leur consommation. Les week-ends, dans la majorité
des cas, sont les périodes où s’acquiert l’expérience de la consommation
normale, socialement intégrée. Après plusieurs heures de travail, les femmes se
retrouvent pour « trinquer » un verre. Cette période de repos est par
conséquent perçue comme une période stable qui bouscule les habitudes, tout
en favorisant le temps des confrontations et des rencontres. 19,40% des femmes
consomment de l’alcool pendant les repas. Cette pratique se fait soit en groupe,
soit entre amis ou soit à la maison avec leurs parents. L’alcool est associé à la
pratique alimentaire. 1,90% d’entre elles se sont abstenues de répondre. Pour
celles-ci, boire de l’alcool est un fait intégrant la vie sociale.

2.2. Logiques de consommation de l’alcool


Graphique2 : Raisons sociales de la consommation de l’alcool par les enquêtées
300 284 278

250

200 176

150

100
72

50 29
10 100%
5,10% 30,80% 49,70% 12,60% 1,80%
0
Non réponse Plaisir Curiosité Imitation Soucis de la TOTAL OBS.
vie

Nb. cit. Fréq.

Source : Notre enquête, 2018

A l’analyse de ce graphique, la curiosité et le plaisir sont les deux


principales raisons de la prise du premier verre d’alcool chez la population
enquêtée. Ce sont respectivement 49,70% et 30,80 %. La troisième raison est
celle des soucis de la vie soit 1,80%. Les femmes manifestent donc un intérêt par
le désir de découvrir et d’expérimenter les types de boissons alcoolisées. 30,80%
déclarent l’avoir pris par plaisir, par sensation agréable. Chaque femme boit de

Akofena çn°001 723


Les motivations sociales de la consommation de l’alcool chez la femme ivoirienne :
cas de la femme de la commune de Marcory

l’alcool pour obtenir des effets spécifiques particuliers. Le plaisir est l’un des
principaux mobiles qui sous-tendent la consommation de l’alcool chez les
femmes. Le plaisir est en effet un état affectif lié à la satisfaction d’un désir, d’un
besoin. Il indique également une sensation, un sentiment agréable.
Les passages du temps de travail à celui de repos, se réalisent autour des
lieux de consommation d’alcool. L’usage de l’alcool ne peut pas seulement être
perçu comme un acte individuel ; il relève au contraire d’un fait social qui va
prendre sens à travers les valeurs normatives collectives du groupe. Les
femmes soulignent particulièrement avoir recours à l’alcool en cas de soucis, du
fait du caractère réciproque du lien entre soucis et alcool : alcool pour oublier
ses soucis et l’effet de l’alcool sur la personne consommatrice. On en conclut
que ces femmes qui utilisent l’alcool comme moyen pour faire face aux
évènements stressants constituent une population particulièrement à risque de
développer une dépendance.

2.3. Mode de consommation de l’alcool chez les femmes

Graphique 3 : Répartition des enquêtées selon le mode de la consommation de


l’alcool

Effectif; Total;
278

Effectif
(%)
(%); Total; 100
Effectif; Amis;
61 (%); Conjoint;
(%); Amis; 41,8 (%); Seule; 39,2 (%); Parents;
38,8
28,2

Source : Notre enquête, 2018

Les enquêtées ont la possibilité de nous faire part de leurs choix quant au
mode de consommation de l’alcool. 41,80% déclarent boire de l’alcool avec leurs
amis. Ces femmes, tout comme le décrit le milieu social, choisissent leurs amis
en fonction de leur préférence et leur affinité en matière de consommation
d’alcool. 39,20% des femmes affirment boire de l’alcool seule. Ce choix
s’explique par la stigmatisation voire le rejet des femmes alcooliques. Cette
stigmatisation renvoie à la dépravation. 28,20% de femmes le font avec leurs

724 Mars 2020 ç pp. 719-730


A. I. Aboutou & K. Y. Kambe

parents. La consommation de l’alcool se fait avec le lien de parenté qui joue un


rôle important dans la formation des attitudes et comportements. 38,80% en
consomment avec leur conjoint. Consommer avec le conjoint marque
l’harmonie qui existe à l'intérieur d'un couple ou d'une famille. Cependant
parler d’alcoolisme au sein du couple revient à parler des responsabilités
partagées entre les différents acteurs et à considérer qu'un arrêt de l'alcool ne
pourrait s'envisager sans un réaménagement des liens conjugaux. 28,2% de
femmes l’ont fait en cachette. Elles le font à l’insu des parents, amis,
connaissances, voire de la société. Elles ont peur d’être stigmatisées car elles
savent consciemment que cette pratique est interdite dans la société.

5. Type d’alcool consommé par les femmes

Graphique 4 :Répartition des enquêtées selon le type d’alcool consommé


300 278

250

200

150
115
105
100

45
50
13
4,67% 16,16% 37,76% 41,36% 100%
0
Non réponse Breuvage de luxe Bière Breuvage local TOTAL OBS.

Nb. cit. Fréq.

Source : Notre enquête, 2018

Les résultats de ce graphique montrent progressivement que 16,16% de femmes


interrogées consomment des breuvages de luxe tels que le vin, les liqueurs ;
37,76% consomment de la bière. Ces deux types d’alcool peuvent être
regroupées dans la famille des boissons alcoolisées industrielles. 41,36%
consomment le breuvage local composé du bangui, du tchapalo, du
koutoukou, etc... Parmi les types d’alcool consommés, la bière est la boisson la
plus consommée par les femmes concernées quel que soit le milieu socioculturel
dans lequel elles se trouvent. Boisson alcoolisée énergisante, elle fait l’objet
d’une multiplicité d’affiches publicitaires et de parrainages des activités
sportives et culturelles. Toutefois, la proportion des femmes qui consomment le
breuvage local est plus élevée. Ces produits ne coûtent pas chers et leurs prix
varient à partir de 50 F CFA. Ce sont ces bourses que certaines femmes peuvent
facilement s’offrir. Elles peuvent en consommer plusieurs verres par jour sans

Akofena çn°001 725


Les motivations sociales de la consommation de l’alcool chez la femme ivoirienne :
cas de la femme de la commune de Marcory

toutefois se soucier de la quantité journalière d’alcool admise à ingérer dans


l’organisme. Elles en dépassent le seuil et cela constitue des risques pour la
santé.

Discussion
Les raisons de consommation sont diverses, mais elles sont reliées à un
modèle que nous avons décrit. Les motifs trouvent aussi leur place ici
: « Lorsqu’une personne attend de l’alcool qui lui permette de se sentir mieux,
cela peut constituer un motif à consommer ». Les raisons de boire diffèrent
selon le contexte de consommation et permettent d’expliquer en partie la
quantité d’alcool consommée dans une occasion. Elles ont aussi tendance à
boire davantage pour être plus sociables, pour faire comme les autres. Les
raisons exprimées par les enquêtées concernant leur consommation sont soit de
nature extrinsèque ; soit par curiosité, soit pour le plaisir, soit pour faire une
nouvelle expérience, soit pour appartenir à un groupe ou de nature intrinsèque,
c’est à dire besoin d’oublier les soucis, les conflits familiaux. Ainsi, en initiation
ou consommation occasionnelle, les femmes consomment par curiosité, par
identité familiale parce que le parent consomme, ou pour appartenir à un
groupe de pairs.
Lorsque la fréquence de consommation augmente, les motifs évoluent et
deviennent par désir d’affiliation pour une quête d’identité. Les usages de
l’alcool et les discours qui s’y rapportent relèvent des conceptions socialement
construites et s’inscrivent dans un système culturel particulier. Consommer de
l’alcool est une pratique qui structure un mode de relations aux autres. Boire de
l’alcool permet la transition entre des espaces et des temps sociaux différents :
en privé, en famille, au passage du lieu au public, maquis, bistrots.
La manière dont quelqu’un vit les effets de l’alcool peut à son tour
influencer la consommation. Ou encore, l’environnement social peut influencer
les attitudes des personnes de diverses manières et donc aussi l’attitude vis-à-
vis de la consommation d’alcool. Les résultats de cette section sont estimés à
11,41% la proportion de femmes qui s’adonnent à la consommation journalière
d’alcool. Cette proportion, bien que significativement faible par rapport aux
femmes qui ont une consommation hebdomadaire 35,92% et 53,26% pour celles
qui le font mensuellement constitue un motif d’alerte. En effet, ces valeurs
reflètent le degré de consommation des femmes issues des milieux urbains quel
que soit leur statut socio-professionnel. Selon Henri (1999), le risque alcoolique
s’installe à partir d’une consommation régulière de 30g d’alcool par jour pour
une femme. Autant la consommation régulière est un facteur déterminant ;
autant le milieu socioculturel est un élément influent.
Quel que soit le milieu de la femme, le modèle de consommation d’alcool
est élevé. Cette situation est contraire à celle du Canada que révèle l’analyse de
(Desrochers, 1968); les modèles de consommation au Canada diffèrent d’un
milieu culturel à un autre. On conclut que les modèles de consommation, les

726 Mars 2020 ç pp. 719-730


A. I. Aboutou & K. Y. Kambe

types de consommation existent bien dans tous les milieux tant sociaux,
professionnels et culturels. Aussi n’est-il pas surprenant de constater une
relation entre les facteurs explicatifs de cette habitude de consommation tels
que l’âge de consommation 51,63% qui survient entre 16-20 ans et favoriserait
une consommation à l’excès.
Cet âge d’initiation à la première consommation peut être avancé par les
modèles de conduites de consommation du père ou de la mère 49,57% (Fattah
et al., 1969) associé cela au milieu culturel, au statut socio professionnel des
parents et renforcé par le degré d’entente entre les parents. C’est la thèse que
soutient (Daigneault-Racicot, 1970), pour qui le milieu familial d’origine et
actuel est celui qui influence l’alcoolisme d’un individu. Cette affirmation ne
sous-estime pas l’importance des facteurs génétiques et héréditaires.
Contrairement à Fouquet (1971) qui estime que ce sont les facteurs de
l’environnement social qui constituent une prédisposition à l’alcoolisme.
Toutefois, notons que cet âge coïncide bien avec le désir de connaître,
d’expérimenter et de s’affirmer. C’est une pré-consommation ou l’on prend
conscience des boissons alcoolisées mais ne dit pas pour autant que l’on doit
pratiquer sa consommation. Cette explication nous amène à rechercher les
facteurs explicatifs d’une telle attitude.
Les raisons qui pourraient justifier un tel type de consommation sont à
l’origine de la première consommation. Elles sont d’ordre psychologique ou
mental : plaisir 40,76% et curiosité 41,84% (Moss, 1970). L’habitude une fois
installée crée à la longue la dépendance psychologique, la fréquence (Laforest,
1972 ; Murphy et Beauchesne, 1972). Les motifs de boire se catégorisent en motif
de renforcement (plaisir), motif de conformité (imitation). Les raisons sont aussi
associées au type d’alcool consommé. L’alcool procure de la convivialité. Il faut
souligner que la consommation d'alcool est aussi une pratique culturelle ; ce qui
peut aussi s'inscrire dans le processus de la construction identitaire, mêlant à la
fois la pérennité et le changement. La construction identitaire est un processus
qui s'élabore tout au long de la vie. Les boissons alcoolisées font partie de
véritables codes de convivialité.
Il existe aussi le type d’alcool qui est un déterminant social dans le
processus d’alcoolisation. Le Vin et la bière jouissent d’un statut véritablement à
part qui semble jouer un rôle fondamental dans la consommation quotidienne
d’alcool et dans les attitudes et comportements de régulation qui caractérisent
la cible des consommatrices excessives. La bière et le vin sont des alcools très
profondément ancrés à la fois dans le généalogique (famille) et dans le
quotidien (repas ou rituels traditionnels). D’où la remarque suivante :
l’assimilation de la bière et surtout du vin avec l’aliment.
Concernant le vin, son statut d’acteur incontournable du repas l’intègre
directement dans la culture gastronomique et plus largement dans un savoir-
vivre. Le breuvage local et la bière restent les boissons les plus consommées.
Elles sont présentes dans toutes les surfaces, boutiques, et donc d’un accès très

Akofena çn°001 727


Les motivations sociales de la consommation de l’alcool chez la femme ivoirienne :
cas de la femme de la commune de Marcory

facile. En plus, du point de vue financier, ces boissons sont relativement à la


portée de tous. Pour les femmes, la bière (48,18%) est la boisson préférée. Ce
résultat est en accord avec les données obtenues par May et Gossage (2001)
dans une enquête sur le même sujet aux États-Unis. La bière est consommée à
l’occasion des festivités qui sont des instants de joie et de détente. C’est à ce
moment-là que l’alcool perd sa fonction symbolique et devient un instrument
de plaisir à toutes les occasions. C’est ce que contredit l’idéologie de Fumera et
Fiume (1972) en affirmant que l’alcool est un nouveau mode de vie qui engendre
l’angoisse et qui réduit de plus en plus la liberté de l’individu.
Les habitudes à boire de l’alcool, associées aux évènements festifs
trouvent leur origine dans le milieu familial. Lequel milieu est le creuset où se
développe les comportements et attitudes face à l’alcool. Mais notons que de
plus en plus, l’on s’intéresse aussi aux bienfaits de l’alcool, tels les bénéfices
d’une consommation modérée d’alcool et ses effets thérapeutiques. En
conséquence, les réseaux d’amis se caractérisent par une compatibilité sur le
plan de l’alcool. Ces processus réciproques sont souvent classés sous la
direction du groupe. Les règles de conduite sont dictées par des valeurs sociales
du groupe d’appartenance. Déroger à ces règles peut entraîner la mise à l’écart,
voire l’exclusion du groupe d’appartenance. La femme qui se trouve dans cette
situation pourrait avoir le sentiment d’être anormale. Le groupe d’amies a une
fonction socialisante et complémentaire de celle des parents. C’est dire que les
amis constituent une représentation symbolique dans la consommation de
l’alcool. Les habitudes de consommation se font plus avec les amis. Les amis
font partie de l’environnement social dans lequel les femmes apprennent à
boire et à se conformer aux normes et valeurs instaurées par le groupe d’amies.
Cette influence est réciproque : des femmes sont admises dans le cercle d’amies
de femmes consommatrices en raison de leurs habitudes de consommation
d’alcool et de leur attitude vis-à-vis de l’alcool. Et le groupe social qui entretient
le mode de consommation (69,92%), la pratique se fait avec des pairs, cadre
social préféré par les consommatrices tandis que l’initiation s’est faite dans la
clandestinité. Le rôle de ce groupe est primordial quant au choix du lieu, du
type de boisson ainsi que la quantité absorbée. Si l’apprentissage se fait avec les
pairs, sa continuité reste associée aux situations vécues dans la famille. Tous ces
paramètres indiquent que la consommation des boissons alcoolisées est un
comportement social acquis et dicté par un milieu social donné appartenant à
un mode de vie. L’individu apprend des autres ou, comment, et à quelles
conditions obtenir de l’alcool pour en consommer.
D’une manière schématisée, on pourrait dire que la société tend à
protéger les alcooliques, surtout les hommes par la valeur culturelle qu’elle
accorde à l’alcoolisation virile. Ils font partie du monde des buveurs. Pour la
femme qui boit de l’alcool, l'objet alcool a une importance si vitale qu'une
attention ou considération doit lui être accordée.

728 Mars 2020 ç pp. 719-730


A. I. Aboutou & K. Y. Kambe

Ce modèle comportemental accorde une importance aux apprentissages


en particulier l’apprentissage social par imitation par un modèle qui conduit à
l’alcoolisation. Ainsi, les transitions de la vie comme le passage de
l’appartenance à une famille originelle à la fondation d’une nouvelle famille (le
mariage) ou encore de la vie à la mort (les funérailles), sont souvent
accompagnées des boissons alcoolisées. En effet, les hommes doivent effectuer
certains gestes afin que ces transitions puissent s’effectuer plus facilement. Dans
ces gestes s’inclut souvent l’ingestion de boissons ébrieuses qui concrétise
l’intégration de l’individu à son nouveau groupe d’appartenance. Pour notre
part, l’usage et la dépendance à l’alcool ne peuvent être compris que dans leur
contexte social qui joue un rôle primordial. Ce sont nos sociétés qui en gèrent la
fabrication, la distribution et la consommation. Quant à la prévention, ce n’est
pas le fait de fuir les mauvaises compagnies (57,78%), ou de s’asseoir dans les
bars et maquis (29,89%) ; c’est une solution idéale mais difficile à atteindre et à
réaliser d’autant plus que l’étiologie est multifactorielle. Elle doit être effectuée
sur la base d’un dépistage ou diagnostic précoce afin d’identifier et de
reconnaître les alcooliques qui s’ignorent dans cette catégorie. Kim (1973)
s’inscrivant dans cette perspective a entrepris des recherches biologiques,
psychologiques, sociales et anthropologiques afin d’établir un modèle.

Conclusion
Notre réflexion sur l’alcoolisation en milieu féminin en Côte d’Ivoire a
fait ressortir progressivement quatre résultats. Ces résultats se situent au niveau
de la période de consommation, des motivations, du mode de consommation et
du type d’alcool consommé. Ces réponses ont permis de saisir les contours de
cette réalité sociale à travers les questionnaires et le guide d’entretien. Le fait de
boire de l’alcool quelle que soit la raison est un fait social. Il marque une
consommation sociale. Cette prise d’alcool est consciemment vécue et pratiquée
suivant le mode, le temps, l’espace, le type d’alcool et la raison évoquée par les
femmes. Elle est socialement acceptable et donc admise par la société. Elle est
une bonne source de catalyseur pour les brasseries.

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Akofena çn°001 729


Les motivations sociales de la consommation de l’alcool chez la femme ivoirienne :
cas de la femme de la commune de Marcory

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730 Mars 2020 ç pp. 719-730


C. KY

BOLIBANA, LA CITÉ DE LA DIASPORA OU LES EXCLUS


DE LA SOCIÉTÉ ?
Chantale KY
Langue, Discours et Pratiques Artistiques
Université Joseph Ki-Zerbo – Burkia Faso
kk.chantou@yahoo.fr

Résumé : Le mercredi 11 juillet 2018, en marge du forum de la diaspora


burkinabè, le Premier Ministre Paul Kaba THIEBA posait la première pierre
de la cité de la diaspora à Guiguemtenga, dans la commune rurale de
Koubri, à 25 kilomètres de Ouagadougou. Aussi, dans Bolibana, un recueil
de nouvelles, Paul DELMOND note que dans beaucoup de villes de
l’Afrique occidentale, il existe un quartier Bolibana, c’est-à-dire un quartier
où résident les étrangers à la contrée, ou les gens revenus après une longue
absence. Dans l’un ou l’autre cas, il s’agit d’une destination réservée aux
nationaux qui, pour diverses raisons, volontairement ou involontairement,
se sont éloignés de leur patrie, et décident à un moment d’y revenir. Quelle
est la symbolique de ces localités ? L’occupation de ces cités est-elle de
nature à permettre une réelle intégration de ces anciens exilés ? Pourquoi
cette nécessité de retour aux sources ? En nous inspirant de l’histoire d’un
personnage de Bolibana, nous tenterons de comprendre la vie de ceux dont
les circonstances de la vie les ont amenés à porter l’étiquette de la diaspora.
Ce sera également l’occasion d’apporter notre jugement critique sur les
mouvements migratoires des Africains, à une époque où l’unanimité n’est
pas faite autour de cette problématique.
Mots clés : migration, recueil de Nouvelles, diaspora, intégration, Afrique,
exil.
Abstract: On Wednesday July 11, 2018, on the sidelines of the Burkinabè
diaspora forum, Prime Minister Paul Kaba THIEBA laid the cornerstone of
the diaspora city in Guiguemtenga, in the rural commune of Koubri, 25
kilometers from Ouagadougou. Also, in Bolibana, a collection of short
stories, Paul DELMOND notes that in many cities in West Africa, there is a
district of Bolibana, that is to say a district where foreigners or people reside
returned after a long absence. In either case, it is a destination reserved for
nationals who, for various reasons, voluntarily or involuntarily, have
moved away from their homeland and decide at some point to return there.
What is the symbolism of these localities? Is the occupation of these cities
likely to allow a real integration of these former exiles? Why this need to
return to basics? Drawing inspiration from the story of a Bolibana character,
we will try to understand the lives of those whose circumstances led them
to bear the label of the diaspora. It will also be an opportunity to bring our
critical judgment to the migratory movements of Africans, at a time when
there is not unanimity around this issue.
Keywords: migration, news collection, diaspora, integration, Africa, exile.

Akofenaçn°001 731
Bolibana, la cité de la diaspora ou les exclus de la société ?

Introduction
La question de la migration constitue de nos jours une préoccupation
majeure. Elle est, au même titre que les catastrophes naturelles et les guerres,
source de nombreux dégâts, aussi bien en termes de pertes en vie humaines que
de dommages moraux et psychiques. Pourtant, l’humanité n’a jamais été
confrontée à ce phénomène, tant les candidats au départ ne cessent d’accroître.
Malgré les mesures drastiques déployées pour réduire le flux migratoire,
surtout des pays pauvres vers ceux de la métropole, tels des essaims d’abeilles
mus par le même objectif, convergent des effectifs considérables d’émigrés vers
les pays développés. Or, pensons-nous, l’exil ne saurait constituer une solution
définitive au besoin d’épanouissement de la jeunesse. C’est pourquoi, à travers
une étude comparative de la situation d’un personnage d’un recueil de
nouvelles (Bolibana) et celle des migrants africains telle que vécue de nos jours,
nous tenterons de déterminer les enjeux de ce fléau social. Mais pourquoi cet
entêtement des migrants ? La destination européenne constitue-t-elle vraiment
une porte de sortie pour les personnes en quête de mieux vivre ? Quelle peut
être la portée d’une telle option ? Ce sont autant de questions dont les réponses,
dans les lignes qui suivent, aideront à mieux comprendre le phénomène. De
quoi est-il question dans cette œuvre ?

1. Bolibana ou l’histoire d’un exilé africain


Bolibana de Paul DELMOND est un recueil de six nouvelles de 202 pages.
C’est une œuvre fictive à travers laquelle l’auteur fait une analyse ethnologique
du phénomène de la migration. Les cinq dernières nouvelles sont intitulées,
selon leur ordre de succession, comme suit : Le doigt levé, Les mangeuses d’âmes,
Les pacifiques, Les derniers confins et enfin Au relais des Lotophages. Ces récits, dans
leur majorité, racontent les déboires rencontrés par les expatriés européens en
Afrique, parce qu’incapables de comprendre, et de s’adapter aux croyances,
ainsi qu’aux us et coutumes de cette partie du monde. La première nouvelle,
Bolibana, qui donne son titre à l’œuvre, raconte l’histoire de Simbo Diakité alias
Djigui Camara, un Malien de nationalité qui se retrouve à Bordeaux, en France.
Après plus d’une dizaine d’années de vie bordelaise, ce dernier décide un jour
de rentrer aux bercails, après avoir joué et gagné une forte somme à la loterie.
Cette envie de retrouver les siens se transforme très vite en une désillusion, car
Djigui se retrouve contraint de vivre au milieu d’autres anciens exilés. Quelles
sont les raisons qui l’ont conduit en France ? Quelles en sont les conséquences ?

2. La migration, une donnée inévitable


La notion de migration n’est pas une réalité propre à un continent ou à
une nation. Elle est un fait mondial qui concerne tous les peuples du monde.
C’est une forme de relations interhumaines qui peut se situer à l’échelle
nationale ou continentale (les migrations internes, continentales ou nationales)

732 Mars 2020 ç pp. 731-742


C. KY

ou sur le plan international (les migrations internationales). Plusieurs raisons


peuvent justifier le déplacement des populations vers d’autres horizons. Selon
qu’il se fait de façon volontaire ou forcée, on distingue plusieurs formes de
migrations :
Il y a les migrations d’établissement avec naturalisation ou non dans les
pays d’accueil. En effet, pour des raisons personnelles, des migrants peuvent
décider de s’installer dans des pays autres que les leurs, et demander ou pas,
l’acquisition de la nationalité de ces localités hôtes. Il faut noter que les
conditions d’acquisition de cette naturalisation dépendent de chaque pays. Il
peut s’agir entre autres, de la durée de séjour et de l’engagement du demandeur
à se conformer aux principes et lois du pays de résidence.
Il existe aussi les migrations de travail ou d’études. Il s’agit des cas où,
dans le cadre du service ou des études, des citoyens soient amenés à résider
dans d’autres pays. Ce sont des migrations temporaires dont la durée dépend
de celle du motif de la migration. Des contraintes d’ordre politique, social,
religieux, environnemental ou naturel peuvent aussi être à l’origine de la
migration. Ce sont les migrations forcées qui peuvent être dues aux conflits et
violences interethniques, religieuses, politiques, ou être liées aux désastres
environnementaux tels que les famines, la sécheresse. (Bario BATTISTELLA et
autres, 2012, pp.348-353). Dans tous les cas, l’acceptation ou le rejet des
migrants varie en fonction des raisons qui motivent le déplacement et la
destination du migrant. Dans Bolibana, plusieurs raisons justifient l’éloignement
de Djigui de sa terre natale. Très jeune, il avait été recruté et avait intégré
l’armée nationale. En tant que militaire, il avait connu et vécu dans de
nombreuses localités, des départs en détachements avec armes et bagages: la France,
le Maroc, l’Indochine, le Sénégal. Jusque-là, aucun problème majeur n’a entaché
la vie du jeune militaire qu’il est. Comme le dit le narrateur, à cette époque :

La vie s’écoulait, alternant les séjours dans les régions tropicales nouvelles
et ceux que l’on faisait dans les villes de midi de la France, mais toujours
dans une ambiance familière de chambrées, de service de garde, de salut
aux couleurs, de manœuvres, de tir au fusil, de revues de détail, de défilés,
de fêtes militaires, de mission de service d’ordre, de permissions
dominicales.
DELMOND (1999, p.11)

Tout comme Djigui, plusieurs émigrés africains partis de chez eux pour
accomplir des missions de travail ou dans le cadre de leurs études, mènent une
vie plus ou moins paisible dans de nombreux pays autres que les leurs, que ce
soit sur le continent ou ailleurs. En dehors de ces cas, les demandeurs d’asile
africains sont de plus en plus confrontés à de multiples difficultés, surtout pour
s’intégrer dans les pays de la métropole. C’est ce qui nous révèle cet autre pan
de la vie du personnage.

Akofenaçn°001 733
Bolibana, la cité de la diaspora ou les exclus de la société ?

Rendu à la vie civile, Djigui décide de s’installer à Dakar, pour y faire du


commerce. Il entreprit de nombreuses activités dans ce sens, mais fut ruiné un
jour par un coquin sénégalais avec qui il s’était associé. « D’autres
mésaventures enfin l’avaient conduit à la ruine totale et au sentiment qu’il
n’était pas doué pour les affaires » (DELMOND, 1999, p.12). Alors, il débarqua
un jour à Bordeaux, une vieille valise à la main, au bord d’un bateau des
chargeurs réunis. Débardeur sur le port, ses relations étaient de très petites gens
comme lui, de diverses nationalités, et exerçant de petits métiers. Cette situation
du personnage est à l’image de celle de plusieurs immigrés africains, si le destin
leur permet d’accéder à leur destination. Sans un travail décent, sans papiers,
sans domicile, beaucoup d’entre eux sont contraints à la clandestinité, s’ils ne
veulent pas se faire rapatrier de force dans leur pays.

3. L’exilé, un être mort


En Afrique la notion de mort revêt plusieurs formes : elle peut être bonne
ou mauvaise, naturelle ou symbolique. La bonne mort est celle qui s’accomplit
selon les normes traditionnelles. Elle permet à l’individu d’accéder à l’au-delà
grâce aux rites funéraires qui sont organisés à cette occasion. La mauvaise mort,
celle redoutée, est révélatrice du courroux des puissances religieuses. C’est le
cas des morts subites et violentes qui peuvent être causées par le suicide, des
maladies honteuses, des accidents, etc. La mort naturelle, quant à elle, est une
mort physique, réelle, vécue. Elle extrait la victime de son milieu naturelle en la
séparant des siens. Elle peut être bonne ou mauvaise. Enfin, la mort
symbolique, qui sera l’objet du présent propos, est celle simulée ou rituelle. Elle
n’entraîne pas la disparition de l’individu, mais le détache de ses racines, de ses
repères. C’est une mort psychologique, qui rompt les liens familiaux, amicaux,
sociétaux. Plusieurs niveaux peuvent permettre d’attribuer cette mort à Djigui
et, partant, à bien d’autres exilés dont la vie serait similaire à la sienne.
Membre d’une société patrilinéaire, Djigui, à sa naissance, fut nommé
Simbo Diakité, le patronyme Diakité étant celui de son père biologique. Mais
pour des raisons non élucidées par le narrateur, c’est en tant que Camara Djigui
qu’il se fit recruter comme militaire, un nom emprunté à un de ses oncles
maternels. Dans une communauté patrilinéaire, un tel changement peut être
interprété comme la perte d’une partie de soi, de son identité. Il était un homme
à moitié mort et dès lors, il devait s’éloigner des siens, se détacher de sa racine,
mais pas pour toujours. C’est pourquoi, malgré les obligations que lui imposait
son métier, il revenait souvent voir ses parents, à la faveur des congés. Mais un
jour qu’il était en permission, sous l’effet de l’alcool, il offensa son père. À partir
de cet instant, il était considéré comme un homme complètement mort, oublié,
banni ; son père ayant adressé les mots suivants à son encontre : « je te chasse, je
te chasse, va-t-en d’ici, fils de rien ! » Il pouvait alors commencer son deuil, « et
il avait dû partir après avoir cuvé sa bière de mil, sans revoir ses parents, sans
dire adieu à personne […] » (DELMOND, 1999, p.18). Et c’est à Dakar qu’il avait

734 Mars 2020 ç pp. 731-742


C. KY

trouvé refuge, jusqu’à la fin de son service militaire. Il y avait perdu sa femme,
une fille de son pays qu’il avait épousé.
À Bordeaux, la situation de Djigui ne sera pas non plus reluisante.
Désormais, on l’appelait « La-paix-seulement », parce qu’il répondait toujours
par ces mots lorsqu’on lui demandait « Comment ça va ?». Pire, nul ne pouvait
le désigner par ses origines, note le narrateur : « On ne savait pas d’où il était
[…]. Il venait, disait-on, de contrées lointaines de l’intérieur de l’Afrique qui,
pour un bordelais moyen, sont impossibles à situer » (DELMOND, 1999, p.8).
Pire,
C’était un homme seul, sans femme ni maîtresse attitrée, sans parents ni
congénères. L’étranger total, que l’océan déposa sur la grève, et qu’il
viendra reprendre, à moins qu’entre temps, malade, il ne s’en aille mourir à
l’hôpital Saint-André, anonyme, parmi les anonymes, et que son squelette
serve à instruire des générations d’étudiants.
DELMOND (1999, pp.8-9)

À l’image de ce personnage, beaucoup d’exilés se perdent dans les confins


du monde. Sans repères, oubliés par les siens, rejetés de l’extérieur, ils
deviennent ainsi des citoyens de nulle part, des hommes égarés, perdus,
ignorés. N’est-ce pas aussi ce que met en exergue Fatou DIOME, à travers la
description faite des personnages immigrants de son œuvre vivant dans la
clandestinité pour échapper au racisme et aux menaces d’expulsion en Europe ?
(DIOME, 2003)

4. Le retour, une solution envisageable


Le retour aux bercails est une option pour beaucoup de migrants africains,
s’ils ne sont pas expulsés de force des terres d’accueil. Mais à quelle condition ?
Qu’est-ce qui justifie ce retour en arrière après un long temps de rupture des
liens familiaux ? Abdessalem YAHYAOUI, dans Thérapie familiale des migrants
(2010, p.1), note « qu’il y a des deuils qu’on ne peut jamais faire : deuil de sa
langue, deuil de sa culture, deuil des siens, deuil de son pays, et plus
particulièrement si les liens réels n’ont jamais été effectivement rompus. » En
effet, la nécessité de rétablir les relations culturelles s’impose à la plupart
d’entre eux. Tel est le cas du personnage principal de Bolibana qui, après une
trentaine d’années passées hors de son pays, décide d’y revenir.

C’était une inspiration irrésistible, comme si elle avait veillé dans un recoin
caché de son esprit, depuis de longues années. Regagner l’Afrique ! Quelle
Afrique, et pour faire quoi, et pour revoir qui ? Il n’en savait rien, il n’y
réfléchissait même pas. Oui, regagner l’Afrique ! Fuir bordeaux, ses pierres
et ses hommes, les copains déjà abolis et qui allaient le harceler de
questions et de requêtes, fuir, repartir […].
DELMOND, (1999, p.10)

Akofenaçn°001 735
Bolibana, la cité de la diaspora ou les exclus de la société ?

Quel est l’élément déclencheur de cette envie nourrie par le personnage ?


Existe-t-il un motif valable permettant de justifier ce besoin de retour aux
sources ? Une des conditions qui puissent motiver le retour en arrière est la
réussite matérielle ou financière de ces immigrés ; ce qui n’est toujours pas
évident. Tant que Djigui ne remplissait pas cette condition, tant qu’il se
contentait de son salaire de débardeur sur le port, il n’avait manifesté aucune
nécessité allant dans ce sens. Mais dès qu’il eut encaissée son gain à la loterie,
cette utilité irrésistible commença à l’envahir. « Du moment qu’il ne rentrait pas
en miséreux, il fallait qu’il rentrât : cela allait de soi, il n’y avait pas à se poser de
questions à ce sujet. » (DELMOND, 1999, p.12). Il y a aussi le fait qu’il existe un
cordon qui lie Djigui à son pays. En effet, avant la mort de sa femme à Dakar,
était née une fille nommée N’Batogoma, fruit de leur l’union. Cette dernière
avait été récupérée par ses grands-parents maternels et vivait désormais avec
eux. Voici donc deux raisons qui pourraient justifier le choix du personnage, un
choix dont lui-même ignore les tenants et les aboutissants. « L’Afrique
l’attendait. Elle attendait son fils dévoyé, mais non pas oublieux. Quel accueil
lui réservait-elle, il ne le savait ; mais il n’y avait aucun doute, ce retour au
bercail était logique » (DELMOND, 1999, p.12). C’était un besoin pressant qu’il
fallut satisfaire.
Alors, en route pour le village, il rejoint le Mansarèna, le chef-lieu de sa
région, sans que personne ne le reconnaisse. Il trouva refuge chez Noumou
Diakité à Sébékoro, à quelques encablures de son village. Le lendemain, il prit le
chemin de Bonkôni, son village, et fut surpris de constater que celui-ci est réduit
en ruines. En lieu et place des habitations et de tout ce qu’il avait laissé il y a
quelques années, il ne restait que des tombes sur le carré de sa cour paternelle.
La prochaine étape le conduit à Siraninkoro, le village de sa mère. Pour
éviter de se faire connaître, il se fit passer pour un ami de Simbo Diakité qui
avait pris le nom de Djigui Camara en s’engageant dans l’armée. Après une
tentative de reconstitution de l’histoire par quelques vieux appelés à la
rescousse, un d’entre eux qui n’est autre que son cousin, posa la question de
savoir si ce n’était pas celui qu’il prétend rechercher. Sans aucune explication, il
s’échappa, promettant de revenir le lendemain.
Le jour suivant, c’est à Torofiladji, le village de sa femme défunte qu’il se
rendit. Là, il lui fut présentée sa fille, N’Batogoma. Reconnu par son beau-père,
il s’échappa une fois de plus, sans mot dire. Ayant eu vent de la présence de
Bolibana, C’est-fini-de-courir, l’idée lui vint alors d’y aller vivre avec ses frères,
les anciens soldats.

5. L’émigration, un fossoyeur de plaies indélébiles


L’éloignement ou la séparation des migrants de leur espace géographique
crée d’énormes douleurs aussi bien chez eux que chez leurs proches. Pour ces
derniers, la rupture des liens est considérée comme une forme d’abandon et de
rejet de la société de laquelle sont issus certains de ces immigrés. Quelle image

736 Mars 2020 ç pp. 731-742


C. KY

avaient les villageois de Djigui ? Pour beaucoup de villageois, Djigui était


considéré comme une personne ivrogne et irrespectueuse, un raté de la société
ayant causé de la peine à ses parents. Pour eux, bien qu’ayant été banni par son
père, Djigui aurait pu rétablir le contact avec lui en revenant lui demander
pardon. Il était aussi, à leurs yeux, considéré comme un père indigne qui s’est
démarqué de l’éducation de sa fille et de tout ce qui la concerne. Des propos ci-
dessous provenant de Boandiougou, le frère puîné de Penda, ressortent ces
différentes appréhensions :
Simbo n’était pas bon, parait-il, il buvait le toubaboudlo, et c’était un
orgueilleux, et un bavard. Il a manqué de respect à son père. Et jamais il n’a
écrit, jamais il ne s’est occupé de sa fille, jamais il n’a envoyé quelque
argent pour elle, pour son entretien ou pour son mariage, ou pour autre
chose. Nous ne savons rien en dehors de cela.
DELMOND, (1999, p.28)

Une des preuves de cette mauvaise image envers le personnage est le


comportement de sa fille lorsqu’on l’appela pour la mettre au courant de la
démarche de celui qui se faisait passer pour un étranger. Pour montrer sa
déception, elle « crache sur le sol en prononçant des paroles injurieuses pour ce
père qu’elle n’a pas connu » (DELMOND, 1999, p.18).
Djigui lui-même était partagé entre deux sentiments. Lorsqu’il constata la
disparition de son village et les bosses de terres qu’il considérait comme les
tombes de ses parents, il fut envahi par la déception, la tristesse. « Il se sentait
accablé et souhaita mourir sur place. Après avoir médité un long moment, il
poussa un soupir et se releva » (DELMOND, 1999, p.23). À ce sentiment, il faut
ajouter celui de la nostalgie. Tout en se demandant ce qu’était advenu de son
village et ses siens, resurgissaient dans sa mémoire des scènes et des
évènements « rattachés à ce tout petit coin de terre où une famille avait vécu
pendant des générations, et il se demandait pourquoi on lui avait joué ce
mauvais tour d’effacer le village » (DELMOND, 1999, p.22). Et lors d’un
entretien avec le personnage, Paul DELMOND dit lui avoir signifié ce qui suit :

[…] dans sa déception, entrait pour beaucoup le rêve de retrouver toutes


les choses sur place, les cases blotties sous le douballé de Bankôni, ses
parents bien sûr un peu plus âgés, mais valides encore et faisant au fils
prodigue le geste qui pardonne, ses frères et sœurs mariés dans les villages
environnants et accourant pour le voir, et lui qui étalerait orgueilleusement
les boubous de fête et les pagnes, les bagues et les friandises et les
distribuait à la ronde, comme il sied à l’oncle riche qui revient d’outremer.
DELMOND, (1999, p.31)

Mais hélas, c’est un accueil blessant et injurieux, un accueil des plus amers
qui lui fut réservé. Alors, en vint-il à regretter sa décision de rentrer au pays :
« Revenir au pays, c’est bien joli ; mais tous les problèmes ne sont pas résolus
parce qu’on a les poches pleines et un passeport en règle ; il te faudra peut-être

Akofenaçn°001 737
Bolibana, la cité de la diaspora ou les exclus de la société ?

d’autres passeports pour arriver chez soi. » (DELMOND, 1999, p.26).


Finalement, il décida de repartir à la ville, à Bamako, où il obtient l’autorisation
de résider dans le quartier de Bolibana, où vivent des gens d’origines diverses,
des gens ayant exercé divers métiers, et surtout de très nombreux anciens
militaires. Bien que ces derniers aiment s’adonner à des débats sur divers sujets,

Djigui demeurait toujours un peu en retrait dans ces conversations. Il était


rare qu’il trouvât des souvenirs communs avec les autres, et il répugnait à
faire des efforts de mémoire pour être à l’unisson. Du reste, il n’avait qu’un
seul ami, un de ses anciens camarades de régiment du nom d’Issa Sangaré,
qui avait sa concession tout près de la sienne.
DELMOND (1999, p.30)

C’est la preuve que, tout comme à Dakar et à Bordeaux, Djigui est un


étranger chez lui, dans le Fouladougou. C’est plus tard qu’il sera extrait de ce
milieu pour Noumoussoulou, un village où résident actuellement les gens de
son village et où il fut accueilli par Moussa, son frère aîné : « Et ils s’étreignirent
longuement. Simbo ! faisait son frère, et ce nom effaçait à jamais Djigui, il
ressuscitait les temps d’autrefois, il rejetait dans le néant trente années
d’abandon, d’exil, de solitude. » (DELMOND, 1999, p.36).

6. À qui la faute ?
Deux principales raisons sont évoquées par le narrateur pour justifier l’exil
de Djigui, d’abord à Dakar et plus tard, en France. Dans un premier temps, son
départ définitif de chez les siens serait dû à son comportement irrespectueux
envers son père, ce qui s’est soldé par le bannissement de ce dernier. Il y a aussi
les raisons financières car, incapable de joindre les deux bouts à Dakar, il décide
d’aller vers d’autres cieux, vers l’eldorado. Mais quelle lecture peut-on faire de
ces causes ?
Dans un entretien accordé à René HOLENSTEIN, Joseph KI-ZERBO (2013,
p.49), abordant la question de la migration, note que ce n’est toujours pas de
gaieté de cœur que les gens vont de chez eux. S’ils le font, c’est parce qu’ils sont
plutôt refoulés de chez eux à cause des fléaux tels que les guerres et la pauvreté.
Quelles sont les véritables raisons ayant poussé Djigui à la migration ?
Le comportement de Djigui envers son père est le symbole de la situation
des jeunes Africains de façon générale. En effet, la jeunesse africaine est en proie
aux maux sociaux tels que le banditisme, l’alcoolisme, le vol, le chômage, parce
qu’il n’existe pas une bonne politique de développement en sa faveur.
Abandonnée à elle-même, elle ne sait pas à quel saint se vouer. Comme le dit si
bien abbé Luc Hema (in Les jeunes en Afrique : la politique et la ville, 1992, p.372),
les jeunes sont souvent désabusés dans la famille, perdus à l’école ou au village, révoltés
dans les milieux urbains et professionnels.
L’on assiste de nos jours à une fuite de responsabilité de la part de certains
parents. Quelle éducation a-t-elle été donnée à Djigui pour qu’il arrive à

738 Mars 2020 ç pp. 731-742


C. KY

offenser ses parents ? Ces derniers ont-ils réellement joué leur rôle dans le
devenir de cet enfant ? Comment en est-il arrivé à s’adonner à l’alcool de sorte à
commettre l’irréparable ? Ce sont là autant d’inquiétudes dont la responsabilité
pourrait incomber aux parents ?
Sur le plan culturel, certains pesanteurs jouent négativement sur les
rapports sociaux, et contribuent à éloigner les jeunes de leur biotope. En nous
référant au cas de Djigui, du moment qu’il avait porté atteinte à la dignité de
son père, obligation lui était faite dès lors de quitter sa famille, même s’il avait
la possibilité de revenir s’excuser auprès des siens plus tard. Tout en
reconnaissant son erreur, il trouve sévère cette sanction. Pour lui, il était jeune à
l’époque et cette immaturité a été sans doute à l’origine de toutes les fautes qu’il
aurait commises. Alors, un bon encadrement lui aurait sans doute permis
d’emprunter le bon chemin et d’éviter toutes ces souffrances inutiles.
Sur le plan scolaire, la politique éducative de la plupart des pays, surtout
ceux de l’Afrique de l’ouest est essentiellement orientée vers les connaissances
théoriques. Dans un pays où l’enseignement général est développé et où les
jeunes sont incapables de s’auto-employer, il va de soi que le taux de chômage
soit élevé. Or, l’État ne peut embaucher tous les diplômés qui sortent des
structures éducatives. Alors, sans repères et sans aucune débouchée, ceux-ci se
tournent vers l’ailleurs, espérant y trouver des lendemains meilleurs.
Même les fonctionnaires n’arrivent pas à vivre décemment des salaires qui
leur sont servis. Sinon, comment comprendre le fait que Djigui n’arrive pas à
joindre les deux bouts, lui, un ancien combattant de l’armée ? Comment a-t-il
pu se retrouver en Europe après avoir rendu service à la Nation ? Comment se
fait-il qu’il mène une vie misérable malgré la pension qui lui est servie ? Ne
pouvait-il pas être utile à l’État à la fin de son service militaire ? Voilà autant de
raisons qui peuvent servir à comprendre le phénomène de la migration, surtout
en ce qui concerne les pays pauvres. Elles permettent de situer la responsabilité
des uns et des autres, face à un phénomène à multiples conséquences. Mais
quelles solutions pouvons-nous proposer ?

7. Que faire ?
Outre les problèmes ci-dessus évoqués, il en existe bien d’autres fléaux qui
sont en défaveur des migrants africains: noyades dans les côtes occidentales,
problèmes de sans-papiers, retour forcé des exilés. Face à ces multiples
problèmes, des solutions doivent être impérativement trouvées. Pour éviter que
les populations des pays pauvres ne soient amenées à choisir entre partir ou
périr, il faut travailler à relever leur niveau de vie. Il faut faire des villes et des
campagnes des pôles attractifs et des lieux d’espoir pour la jeunesse. Cela
suppose que les peuples africains doivent travailler à atteindre un véritable
développement. Et pour Joseph KI-ZERBO (2013, p.189), l’atteinte d’un vrai
développement passe obligatoirement par trois conditions. Dans un premier
temps, il préconise que les Africains aient une culture de l’intégration, y

Akofenaçn°001 739
Bolibana, la cité de la diaspora ou les exclus de la société ?

compris dans la recherche scientifique. Il faut aussi mettre l’accent sur la


formation et l’information des peuples et instituer une vraie démocratie à la
base, à tous les niveaux, pour éviter les frustrations de quelle que nature que ce
soit. Pour lui (KI-ZERBO, 2008, p.49), l’accent doit être mis sur l’enseignement
technique et artisanal afin que nos villages soient des foyers d’épanouissement
culturel, et non des pôles répulsifs. Le Burkina Faso semble être sur la bonne
voie, à travers plusieurs projets et programmes visant la formation et
l’employabilité des jeunes. De ceux-ci, nous pouvons citer : le Fonds à la
Promotion de l’Emploi (FAPE) crée en 1998, le Fonds d’Appui au Secteur
Informel (FASI) en 1998, le Programme de Formation de cinq mille jeunes en
Entreprenariat (PFE) en 2006, le programme Opération Permis de Conduire
(OPC) en 2008, le fonds d’appui aux Initiatives des jeunes (FAIJ) créé en mai
2017, et récemment le programme ma patrie, mon eldorado, un projet qui vise à
implanter des usines dans les régions du Burkina, en vue de permettre
l’employabilité des jeunes et de leur ôter l’envie de partir. Ces projets, s’ils
s’inscrivent dans la durabilité et s’étendent à plusieurs jeunes, surtout ceux des
zones défavorisées, réduiront considérablement le taux de chômage et de
départ des jeunes vers d’autres horizons.
À défaut de donner de telles possibilités aux personnes désœuvrées, il faut
repenser les politiques migratoires. Comme le suggère si bien Aminata
TRAORÉ dans l’Afrique Humiliée (TRAORÉ, 2009), il faut que chaque Nation
accepte de prendre et de donner, afin de poursuivre l’histoire d’un monde tissé
d’échanges entre les peuples. En effet, une franche collaboration entre les
différents États doit permettre de donner une dignité aux migrants, dans tous
les pays du monde. Il s’agit de faire en sorte qu’aucun migrant ne soit laissé à
lui-même, qu’il existe des mécanismes d’accompagnement et de soutien aussi
bien des pays d’accueil que des pays d’origine. Il faut assainir le domaine en
vue de permettre une renaissance juvénile, et de donner vie à tous les déplacés.
Il est évident que beaucoup de migrants regrettent par moment le chemin
emprunté et éprouvent des difficultés pour le retour. Mais que font les
dirigeants africains pour les aider dans ce sens ? Pas grande chose, si l’on se
réfère au cas de Djigui :
Et puis les années s’étaient écoulées, il aurait fallu qu’il revint en Afrique, et
son service le retenait au loin […] mais les autres, eux, qu’avaient-ils fait
pour se rapprocher de lui ? Il se rappelait avoir écrit pour donner son
adresse, demander des nouvelles ; jamais il n’avait reçu de réponse […] et
c’est ainsi qu’il était devenu un étranger, qu’il ne comptait plus pour rien,
et qu’à cause de la méchanceté des siens il se trouvait proscrit […]
DELMOND, (1999, p.30)

En rapprochant la patrie des exilés, naîtront en eux la fibre patriotique et


l’envie de se tourner vers leur pays d’origine, et d’apporter leur pierre à
l’édification de leur société. Il faut impliquer la diaspora dans les politiques de
développement, les amener à se sentir concernés par tout ce qui concerne leurs

740 Mars 2020 ç pp. 731-742


C. KY

pays. Dans ce sens, nous saluons l’esprit qui sous-tend la création d’une cité de
la diaspora au Burkina Faso, d’autant plus que ces aménagements, selon le
Ministre de l’urbanisme et de l’habitat, vont témoigner d’un équilibre entre
développement et qualité de vie. Toutefois, il faut éviter toute action visant à
isoler davantage les migrants de leur société. Alors, nous pensons qu’il aurait
été préférable d’assister les candidats au retour pour l’acquisition de terrains et
la construction de leurs logements dans les localités de leur choix. Cela éviterait
sans doute de les isoler davantage, et permettra un brassage entre ces derniers
et leurs communautés d’origines. Est donc fort appréciable, l’exemple des
Burkinabè de l’étranger qui décident de construire une citée de la diaspora dans
la région du centre-est, en la faveur des festivités de la fête nationale 2019. Une
telle initiative, tout en permettant une meilleure intégration de ces derniers,
peut être un remède efficace contre les attaques subies par les richesses
culturelles et sociales de l’individu en situation migratoire : langue, croyance,
rituels, normes, valeurs, etc.

Conclusion
Aussi longtemps qu’existera le monde, les hommes continueront de
migrer pour diverses raisons. Mais bien que parfois inévitable, l’émigration
constitue de nos jours un problème social auquel il semble impératif de trouver
des solutions efficaces. Au-delà des difficultés d’acceptation et d’intégration
dans les pays d’accueil, les émigrés, quelles que soient les raisons qui justifient
leur choix, subissent une rupture communautaire, avec des conséquences tout
aussi dramatiques sur leur existence. Alors, à chaque Nation de faire des
questions migratoires sa priorité et de travailler à ce qu’elles ne constituent pas
une gangrène pour sa société. Car, bien exploités, les migrants peuvent
constituer de véritables leviers de développement, aussi bien pour les pays
d’accueil que ceux d’origine. C’est dans cette vision qu’il faut comprendre
l’œuvre de Paul DELMOND qui, tout en faisant une peinture réaliste, suggère
des mécanismes à mettre en œuvre pour une gestion efficace de ce phénomène.

Références bibliographiques
Abbé HEMA L., Les jeunes, la religion, la spiritualité : formes d’encadrement au
Burkina Faso, in Les jeunes en Afrique : la politique et la ville, pp.361-374.
BATTISTELLA B., F. PETITEVILLE et autres, 2012 Dictionnaire des relations
internationales, Édition Dalloz, Paris.
D’ALMEIDA-TOPOR H., O. GOERG et autres, 1992, Les jeunes en Afrique : la
politique et la ville, l’Harmattan, Paris.
DELMOND P., 1999, Bolibana et autres nouvelles africaines, l’Harmattan, Paris.
DIOME F., 2003, Le vent de l’atlantique, Roman, Edition Anne-Carrière.
KI-ZERBO J., 2008, Regards sur la société africaine, Panafrica, Fann, silex/
Nouvelles du sud, Dakar.

Akofenaçn°001 741
Bolibana, la cité de la diaspora ou les exclus de la société ?

KI-ZERBO J., 2013, À quand l’Afrique ? Entretien avec René HOLENSTEIN,


Éditions d’en bas, Lausanne, Suisse.
TRAORÉ A., 2009, L’Afrique humiliée, Éditions Fayard.
www.gouvernement.gov.bf/ spip.php ? article 2169. Accès aux logements :
bientôt, une cité pour les diapos, en ligne, consulté le 30 juin 2019.
YAHYAOUI A., 2010, Exil et déracinement : Thérapie familiale des migrants,
Dunod, Paris.

742 Mars 2020 ç pp. 731-742


G. A. D. Gboko

POUR UNE APPROCHE INTERPRÉTATIVE DE L’ISOTOPIE


DANS LA CHANSON DE PIERRE AKENDENGUÉ :
L’EXEMPLE DE MARIE AVEC

Gnamin Aman Diane GBOKO


Université Félix Houphouët-Boigny
gbokod@gmail.com

Résumé : L’isotopie, telle que définie par Rastier, est prise comme l’effet de
récurrence d’un même sème. Cette conception sera adoptée pour les besoins de
l’analyse d’un texte chanté de Pierre Akendengué « Marié avec ». L’étude
implique les isotopies sémantiques ou sémiotiques desquelles découlera un sens
construit sur la base d’une sémiotique interprétative. De ce fait, l’analyse les
concernant fera ressortir les différents parcours interprétatifs qui les structurent.
Il s’agira d’abord de présenter quelques remarques théoriques sur le concept
d’isotopie du point de vue de la sémantique interprétative. Ensuite, on
distinguera les types d’isotopies présents dans « Marié avec ». Pour finir, on
localisera les réseaux isotopiques. En réalité, c’est une description de quelques
opérations interprétatives de base qui régulent l’affectation des significations
aux mots en contexte par rapport à une stratégie d’interprétation de texte
orientée sur l’isotopie.

Mots clés : sémantique interprétative, isotopie, valeur, sème, sémème, contexte

Abstract : The isotopy, as defined by Rastier, is taken as the recurrence effect of


the same seme. This conception will be adopted for the purposes of the analysis
of a sung text by Pierre Akendengué "Married with". The study involves the
semantic or semiotic isotopies from which will derive a meaning constructed on
the basis of an interpretative semiotic. Therefore, the analysis concerning them
will bring out the different interpretative paths that structure them. First, we
will present some theoretical remarks on the concept of isotopy from the point
of view of interpretative semantics. Next, we will distinguish the types of
isotopies present in "Married with". Finally, we will locate the isotopic networks.
In reality, this is a description of some basic interpretive operations that regulate
the assignment of meanings to words in context in relation to an isotopically
oriented text interpretation strategy.

Keywords : interpretative semantics, isotopy, value, seme, sememe, context

Introduction
Les anciens encyclopédistes et les synonymistes du XVIIIe siècle ont fait une
distinction quant au caractère différentiel de la signification lexicale. Au niveau du
texte, sont plutôt formulées des théories de l’interprétation unifiant tous les paliers
de la description linguistique. Cet héritage a été pris en compte par la sémantique

Akofena çn°001 743


Pour une approche interprétative de l’isotopie dans la chanson de Pierre Akendengué :
l’exemple de Marié avec

interprétative de François Rastier. En réalité, différentes disciplines se sont attachées


à décrire les trois principaux paliers traditionnels (Cf. Rastier, 1994a, p.137) de
description linguistique, ce qui marquait l’interdiction de ramener ces paliers à des
principes de structuration communs. En utilisant une même conceptualisation, la
sémantique interprétative relie trois paliers de la théorie sémantique (la micro-, la
méso- et la macrosémantique) aux trois paliers de la description linguistique (mot,
phrase, texte). Ainsi, ces trois paliers théoriques permettent une caractérisation des
spécificités de chaque palier. Le sens et la signification sont traditionnellement
définis au niveau du mot, ce dernier assure la référence ; tandis que le palier de la
phrase se charge de la représentation susceptible de jugement de vérité. Quant au
palier du texte, il reste primordial, car la connaissance de ses caractéristiques permet
de donner du sens à la phrase et au mot. Pour Rastier, privés de leur contexte, les
mots et les phrases conservent, en général, des caractéristiques morphosyntaxiques
indentifiables, mais leur sens reste indéfiniment équivoque. Seule la connaissance
du contexte proche et lointain peut guider les interprétations plausibles. La
sémantique interprétative permet donc de faire communiquer l’en-deçà du mot et
l’au-delà de la phrase. C’est le cas des isotopies [métaphoriques] qui se constituent
par la récurrence de traits sémantiques et qui s’étendent du mot au texte. Pour Pierre
Akendengué : « l’art doit être d’abord un instrument de libération. Et l’artiste ne doit
pas parler pour ne rien dire… »1 Cela suppose que le mélomane doit pouvoir
comprendre et (re)dire le contenu de toute œuvre artistiquement bien menée. Les
désirs de communiquer et de signifier étant au cœur de la poésie chantée de Pierre
Akendengue, la perspective interprétative semble, pour analyser les textes,
l’approche la mieux adaptée. Ainsi, il convient de réfléchir sur le sujet: « Pour une
approche interprétative de l’isotopie dans la chanson de Pierre Akendengué
(1984) l’exemple de « Marié avec ».
Qu’il s’agisse d’interprétation orale ou écrite, l’opération interprétative comporte
toujours deux volets : comprendre et dire. Le principe est de « dé-verbaliser », puis
de reformuler ou de ré-exprimer ce qui a été dit. La théorie interprétative devient
alors théorie du sens ; le sens compris comme étant la valeur d’un mot, qui n’est plus
uniquement fonction de l’idée qu’il représente, mais qui dépend aussi des autres
mots avec lesquels il est en corrélation. Il s’agit alors de voir comment les indices
linguistiques se combinent pour dessiner le sens en contexte dans la chanson de
Pierre Akendengué. L’objectif est le dévoilement du sens, construit et organisé en
contexte, comme procède la conception morphosémantique du texte initiée et
progressivement affermie par François Rastier. Cette perspective permettra
d’interpréter l’œuvre de Pierre Akendengué sous un angle isotopique.

1. La sémantique interprétative : présupposés théoriques


La conception morphosémantique adapte certains principes de la
psychologie de la forme pour décrire la constitution du sens textuel au moyen de

1https://www.lusafrica.com, consulté le 10 décembre 2019.

744 Mars 2020 ç pp. 743-754


G. A. D. Gboko

l’interprétation. Elle développe l’hypothèse de la perception sémantique pour


laquelle l’interprétation s’apparente plus à la reconnaissance de formes et de fonds
qu’au calcul. Elle peut alors être décrite sur un modèle perceptif qui consiste à
« élaborer des formes, établir des fonds, et faire varier les rapports fond-forme » (Cf.
Rastier, 2001a, p.48). En intitulant cet article « pour une approche interprétative de
l’isotopie dans la chanson de Pierre Akendengué », nous envisageons de reprendre
certains points théoriques du volet interprétatif de la discipline fondée par François
Rastier (1987), la sémantique interprétative. De manière générale, celle-ci peut être
présentée comme une synthèse et une continuation des sémantiques structurales
européennes2. Elle introduit, de façon décisive, la question de l’interprétation dans
son dispositif théorique. Ce thème interprétatif comporte deux volets qu’il importe
de distinguer.
Le premier volet est conditionnel ou herméneutique. Il consiste dans
l’assomption du caractère historiquement et culturellement situé de toute activité
linguistique, productive comme interprétative. Ce thème critique commande la
pratique descriptive dans la mesure où celle-ci doit s’efforcer de restituer les
conditions de production et d’interprétation des textes, par exemple, leurs discours
et genre d’appartenance (Cf. Rastier, 2001a, p.301). C’est sans doute le thème critique
qui motive cette caractérisation de la sémantique de l’auteur : « une sémantique des
textes (…) entend préciser les contraintes linguistiques pour l’interprétation (…) »
(Cf. Rastier, 1997a, p.124). Mais, d’un autre côté, la sémantique interprétative est
également une théorie qui permet, avec le développement du concept de parcours
interprétatif, de décrire l’effectivité de l’interprétation, entendue comme
« assignation d’un sens à un passage » (Cf. Rastier, 1997, p.299). Bien que ces deux
aspects soient évidemment liés, retenons qu’une description de type
morphosémantique est essentiellement portée sur le second. L’analyse de
l’interprétation concerne le processus qui vise à traduire sémantiquement un fait, un
être ou une chose. Il doit être saisi du point de vue du palier global dans et par la
production d’un élément mental, qui, lui, est dérivé ou dépendant du premier, avec
qui il entretient une relation d’équation. Ainsi, en considérant la dimension
sémantique, un certain nombre d’applications, comme la recherche d’informations
sur le texte intégral ou le calcul de représentations synthétiques, de collections de
documents, vise, avant tout, à rendre compte des thèmes présents dans le texte. Le
recours éventuel à des connaissances lexicales ou morpho-syntaxiques est considéré
comme un moyen de mieux approcher la langue au service d’une saisie de ce qui
fait sens. Ayant pour objet les textes (dans leur diversité) et pour objectif leur
interprétation, cette sémantique met d’abord au point une microsémantique qui
permet de rendre compte de questions éparses léguées par la rhétorique, la
stylistique et la critique littéraire ; puis elle élargit son ambition à un projet plus vaste
dont l’objectif est de fournir des critères accessibles aux textes. Dans le cas qui nous

2Dans le cas du versant structural de la sémantique interprétative, il faudra évoquer les noms de Pottier, Greimas
et Caseriu.

Akofena çn°001 745


Pour une approche interprétative de l’isotopie dans la chanson de Pierre Akendengué :
l’exemple de Marié avec

concerne, l’on propose de comprendre les parcours interprétatifs sur le modèle


d’une perception du fond et de la forme ; une forme définie comme un groupe
structuré de sèmes et un fond s’appréhendant comme un faisceau d’isotopies. Le
sème se perçoit comme l’« élément d’un sémème, défini comme l’extrémité d’une
relation fonctionnelle binaire entre sémèmes » (Cf. Rastier, 1997, p.276). Il n’est pas
un atome de sens, mais un moment d’un parcours interprétatif. Quant à l’isotopie,
d’après le premier tome du Dictionnaire de Greimas et Courtés :

[elle] a désigné d’abord l’itération, le long d’une chaîne syntagmatique, de


classèmes qui assurent au discours-énoncé son homogénéité. D’après cette
acception, il est clair que le syntagme réunissant au moins deux figures
sémiques peut être considéré comme le contexte minimal permettant d’établir
une isotopie.
Greimas et Courtés (1979, p. 197)

Le concept, reconsidéré dans l’objectif de la sémantique des textes, sert


principalement à expliquer ce qui fait l’unité d’un texte : l’isotopie est l’« effet de la
récurrence syntagmatique d’un même sème. Les relations d’identité entre les
occurrences du sème isotope induisent des relations d’équivalence entre les
sémèmes qui les incluent » (Cf. Greimas et Courtés (1979, p. 277). La récurrence d’un
élément produit un effet qui s’apparente à une continuité. Il faudra relever la
convenance qualitative qui s’oppose à la discontinuité locale (le sème) de la
continuité globale (l’isotopie) par l’effet d’un opérateur qui reste quantitatif (la
récurrence). D’une certaine manière, elle couvre le texte et, en règle générale, elle
n’est pas isolée : les isotopies sont structurées entre elles, elles peuvent se mettre en
relation, constituer des « faisceaux » qui parcourent le texte ou des « fibres » qui se
succèdent ou s’entrelacent. Mais, elle ne se limite pas à la couverture du texte. Elle
sert aussi à décrire des phénomènes linguistiques locaux ; par exemple, des relations
sémiques entre les classes de définition de sémèmes voisins dans le texte. L’isotopie
caractérise alors de nouveaux ensembles de sémèmes établis dans et pour un texte.
Pour la sémantique interprétative, l’isotopie est faite de tout type de composants
sémantiques, elle ne se constitue qu’au niveau manifeste de la signification. Elle
récuse le double sens où l’un serait supérieur et caché, l’autre subordonné et
apparent, etc. Ainsi se pose le problème suivant : comment l’isotopie est elle-même
instaurée ? Il est évident qu’il n’existe pas de réponse définitive à cette question car
la faculté humaine de la construction du sens resterait probablement à jamais
inexpliquée. Nous essayerons tout de même d’examiner les rapports que la
constitution d’une isotopie entretient avec les sèmes inhérents et afférents. En
proposant une théorie « unifiée » de l’isotopie, la sémantique interprétative offre un
cadre performant pour l’analyse de toute performance sémiotique, qui peut
engendrer de multiples isotopies à la lecture. Cette théorie de l’isotopie trouve une
conversion dans l’approche morphosémantique du texte, où, sur la base de la
Gestalt-théorie figure/fond, elle est considérée comme constituant la base

746 Mars 2020 ç pp. 743-754


G. A. D. Gboko

sémantique sur laquelle se greffent certaines formes sémantiques saillantes telles


que les molécules sémiques (comme thème, défini en tant que structure de sèmes
récurrents dans un texte).

2. Typologie et structures des isotopies dans la chanson de Pierre Akendengué


L’isotopie est ramenée à la récurrence de certains traits qui assurent la
cohérence d’un énoncé. La notion de cohérence reste intimement liée au concept
d’isotopie qui, lorsqu’il est repéré, assure la lecture d’un texte comme un tout
cohérent. L’isotopie pourrait être d’ordre phonique, sémantique, syntaxique, etc.
Dans le cadre de ce travail, l’isotopie sémantique retient notre attention. L’isotopie
sémantique tient une place centrale parmi les indices qui conduisent le lecteur à faire
des conjectures à propos d’un texte. Prise comme extension de la notion d’isotopie,
elle est le point commun sémantique entre toutes les phrases d’un texte.
Par ailleurs, un même lexème peut participer à deux isotopies différentes. De
ce fait, lire un texte consiste à identifier les isotopies qui le parcourent et à suivre de
proche en proche leurs cours. Toute lecture isotopique d’un texte est précédée
d’opérations interprétatives élémentaires qui rendent compte du processus de
variations sémiques en contexte et des règles d’assignation de la signification aux
sémèmes occurrents. La signification du mot en discours résulte de ces traits codifiés
dans la norme sémantique (ensemble de tous les traits sémantiques supra-
individuels) et du contexte de son emploi (ou son interprétant largement compris,
c’est-à-dire dans son contexte linguistique et extralinguistique ainsi que du
locuteur), dans lequel il actualise et/ou virtualise les traits inhérents et/ou afférents.
Les types de relations isotopiques et les parcours interprétatifs correspondants se
fondent, selon Rastier, sur la distinction entre les sèmes spécifiques et génériques. Les
isotopies résultant de la récurrence des sèmes génériques, appelées isotopies
génériques, sont de trois types : isotopie microgénérique, isotopie mésogénérique et
isotopie macrogénérique3. Quant aux isotopies spécifiques, elles constituent la
récurrence de sèmes spécifiques dont le rôle est de singulariser les sémèmes au sein
des paradigmes donnés. Prenons l’exemple du vers d’Eluard cité par Rastier : L’aube
allume la source, où la récurrence du sème spécifique inhérent /inchoatif/ dans
‘‘aube’’, ‘‘allume’’ et ‘‘source’’ constitue une isotopie spécifique. Il s’agira de décrire,
ici, de la manière la plus méthodique possible, la façon dont se tissent les trames
thématiques de ce texte. Nous proposons les relations suivantes.

3 L’isotopie microgénérique (récurrence d’un sème microgénérique dans les sémèmes du même taxème ; par
exemple, /humain/ dans ‘‘homme’’, ‘‘femme’’, ‘‘garçon’’, ‘‘fille’’, etc. ou /fruit/ dans ‘‘pomme’’, ‘‘orange’’,
‘‘framboise’’,‘‘myrtille’’…), isotopie mésogénérique (récurrence d’un sème mésogénérique dans les sémèmes du
même domaine ; par exemple, /maritime/ dans ‘‘bateau’’, ‘‘naviguer’’, ‘‘vigie’’, ‘‘ancre’’, ‘‘matelot’’, etc.),
isotopie macrogénérique (récurrence d’un sème macrogénérique dans les sémèmes de la même dimension
sémantique ; par exemple, /animé/ dans ‘‘femme’’, ‘‘mouche’’, ‘‘oiseau’’, ‘‘rat’’, etc. ou /non animé/ dans
‘‘pierre’’, ‘‘table’’, ‘‘montagne’’, ‘‘verre’’, etc.).

Akofena çn°001 747


Pour une approche interprétative de l’isotopie dans la chanson de Pierre Akendengué :
l’exemple de Marié avec

2.1 Isotopie mésogénérique /union/


Il convient de souligner l’existence de l’isotopie /union/, même si elle se
montre plutôt légère par deux occurrences textuelles de son sème isotopant. Ce texte
consiste notamment en la description assez complexe d’une pratique sociale
« l’union » qui constitue une isotopie mésogénérique sur laquelle se fonde
l’impression globale du texte. Entendons par isotopie mésogénérique la récurrence
du sème mésogénérique /union/ dans les sémèmes ‘‘marié avec’’ (12 fois) et
‘‘mariage’’. Ces sémèmes appartiennent au même domaine de conception. Le sème
/union/ inhérent dans le substantif mariage et le syntagme prépositionnel marié avec
se présente comme une anaphore. Celle-ci correspond au titre de la chanson et forme
une sorte de leitmotiv permettant la reprise de l’idée générale. Le titre Marié avec est
tout à fait représentatif puisque ce syntagme est repris treize fois à l’intérieur du
texte. Il est reproduit (avec le substantif mariage) à l’entame de chaque strophe ; et le
texte est également constitué de treize strophes. On pourrait qualifier cette isotopie
de mono-isotopie parce qu’elle est énoncée à propos de marié…avec et de mariage,
suite à la récurrence du sème générique /abstrait/ ; puis lexicalisée, parce qu’elle
indexe des sémèmes qui incluent un sème isotopant en tant que trait inhérent. Selon
la première définition du dictionnaire Littré4, l’union est la réunion de deux ou
plusieurs choses en une seule : l’union de deux domaines, l’union de deux charges.
L’union peut donc se faire entre deux domaines ou deux charges. Cette acception
prend tout son sens dans le texte, car il ne s’agit pas ici d’un mariage habituel entre
un homme et une femme. Dans cette chanson, Pierre Akendengué unit plutôt des
phénomènes de l’univers cosmique, terrestre et naturel. Ceux-ci donnent lieu à
d’autres isotopies très représentatives dans le texte.

2.2 Isotopie mésogénérique /nature/


L’archisème de la nature se développe dans la chanson « Marié avec » à travers
différentes réalités qui entrent dans sa composition. L’isotopie mésogénérique
/nature/ englobe ainsi trois isotopies microgénériques : l’isotopie de la nature
cosmique, l’isotopie de la nature atmosphérique et l’isotopie de la nature végétale.
La nature /cosmique/ transparaît à travers les éléments lexicologiques suivants :
- « soleil », « ciel », « lune », « mer », « montagne », « fleuve », « vallée », des
combinaisons tropiques « étoile du ciel » (métonymie), « les airs et folies de la
terre » (métaphore) et de la répétition anaphorique du substantif « terre » (10
fois).
- La nature /atmosphérique/ se construit autour des termes « temps », « pluie »,
« vent », « nuit », « pleut », puis « saisons ».
- La nature /végétale/ est mise en évidence par les substantifs « feuillage »,
« feuilles », « brousse », « bois ».

4 Le Littré, Dictionnaire de la langue française [en ligne] https://www.littre.org/, consulté le 20/11/2019.

748 Mars 2020 ç pp. 743-754


G. A. D. Gboko

Certains constituants de ces isotopies microgénériques peuvent se combiner pour


créer également des isotopies microgénériques ou spécifiques. Pour cette tranche,
nous pouvons relever :
- Isotopie spécifique /lumière/ perceptible à travers les réalités essentielles
« soleil », « étoile », « lune ».

Ce sont des signifiés appartenant au domaine de la galaxie. Ils ont pour particularité
de produire de la lumière, de l’éclat.
- Isotopie spécifique /eau/ est mise en évidence par les sémèmes « mer »,
« fleuve », « pluie », « pleut ».

Cette isotopie est constituée de la récurrence du sème spécifique inhérent /eau/


dans ces sémèmes.
- Isotopie microgénérique /terre/ traduite par les termes « terre »,
« montagne », « vallée », « mer », « fleuve », « brousse ».

Ces signifiés s’inscrivent dans le domaine de la « terre », car ils n’existent nulle
part que sur la planète terre. L’anaphorisation et la métonymie sont les principaux
moyens par lesquels se constitue la redondance du trait //terre//. Selon Rastier
(1994, p.187), l’anaphore peut « désigner toutes sortes de renvois sémantiques par des
mots ou syntagmes à des mots ou syntagmes précédents ou successifs dans le même
texte ». Par exemple, « chacun voyage jusque dans la terre » correspond
sémantiquement à « tout homme est l’égal de son frère jusque dans la tombe ». La
métonymie se manifeste, quant à elle, dans des cas comme « dès qu’on est sur cette
terre ». L’élément terre étant mis pour représenter le tout, la vie.
La combinaison de ces éléments fait aussi naître un autre phénomène isotopique
qu’on pourrait nommer ‘‘mutation isotopique’’. Cette mutation se décrit dans la
transformation d’une isotopie vers une autre. Ce mécanisme est rendu possible
grâce aux relations tropiques relevées plus haut. Il s’agit de : la mutation de
l’isotopie de la /terre/ vers l’isotopie de l’/homme/ ; et de la mutation de l’isotopie
du cosmos vers l’isotopie de l’/homme/ mise en évidence au moyen des
métaphores :
« folies de la terre »,
« la montagne qui tourne le dos »
« étoile du ciel pose pied… ».

Les substantifs « terre » et « montagne » sont des composants du domaine terre,


tandis que le syntagme métonymique « étoile de ciel » renvoie à la réalité « soleil ».
Celle-ci est un constituant du cosmos. Ils sont reliés aux paradigmes « folies », « dos »,
« pied », qui, dans leurs référents, sont des parties et un état psychologique
spécifiques au domaine de l’être humain. On note également la mutation de
l’isotopie de l’/homme/ vers l’isotopie de la /matière/, traduite encore par une

Akofena çn°001 749


Pour une approche interprétative de l’isotopie dans la chanson de Pierre Akendengué :
l’exemple de Marié avec

métaphore : « cadres supérieurs en bois de chauffage ». Le syntagme « cadres supérieurs »


appartient au domaine /humain/ tandis que le substantif « bois » implique celui de
la /matière/.

2.3 L’isotopie mésogénérique /homme/


De même que l’isotopie /nature/, l’isotopie mésogénérique /homme/
englobe également un ensemble d’isotopies microgénériques qu’on pourrait classer
comme suit :
- Isotopie du /lieu humain/: « frontières », « pays », « rue », « trottoir »,
« royaume », « village », « tombe » ;
- Isotopie du /rang/, /qualité humain/ : « chefs », « sous-chefs », « général »,
« cadres supérieurs », « sorcier » ;
- Isotopie de l’/activité humaine/: « pagaient », « voyage », « danse »,
« commerce », « quête » ;
- Isotopie du /statut humain/: « enfant », « enfance », « amitiés », « frère » ;
- Isotopie de la /difficulté humaine/: « faillite », « famine », « menace »,
« guerre ».
Tous ces champs, inclus à l’intérieur du domaine //homme//, renvoient,
soit à des espaces créés et occupés par l’homme, soit aux grades qui le distinguent
dans la hiérarchie sociale : ils désignent des pratiques auxquelles se soumettent
l’homme, des états ou des sentiments qui lui sont liés, ou encore les obstacles qui
s’opposent à lui. Ainsi, la description du domaine //homme// concerne
fondamentalement l’être humain et certains aspects (lieu, rang, activité, état,
sentiment, obstacle) de son existence. Comme on peut le voir, la chanson de Pierre
Akendengué laisse paraître plusieurs isotopies à la fois. On la qualifiera donc de
texte bi- ou poly-isotope, car il contient plus de deux isotopies génériques. C’est ainsi
qu’on peut extraire trois isotopies dominantes de ce texte : /union/, /nature/ et
/homme/. Elles s’avèrent les plus fécondes de cette production textuelle ; et à
l’exception de l’isotopie //union//, elles se scindent chacune en différents sous-
champs : //nature// = /cosmique/, /atmosphérique/, /végétale ; //homme// =
/lieu/, /qualité/, /activité/, /statut/, /difficulté/. On peut joindre à ces isotopies
d’autres qui se sont montrées moins représentatives sur le plan lexical, mais qui
seraient productrices de valeur. Ce sont les champs isotopiques de la /guerre/ et de
la /mort/. L’isotopie de la /guerre/ est perceptible à travers les lexèmes « armes »,
« chars » et « guerre ». Cette isotopie est manifestée par trois occurrences du trait
isotopant qui, par sa nature, est entièrement inhérente. Quant à l’isotopie de la
/mort/, elle se montre plus dense que celle de la /guerre/. Elle est récurrente dans
les paradigmes « mortes », « voyage », « tombe » (2 fois) et les propositions « où finit le
royaume des vies… », « au-delà de cette terre » et « jusque dans la terre ». Cette fois-ci, le
sème isotopant est relativement plus afférent qu’inhérent.

750 Mars 2020 ç pp. 743-754


G. A. D. Gboko

3. De la valeur des isotopies


L’analyse « isotopique » de cette chanson rend compte de différentes
relations sémantiques établies dans un texte poly-isotope. Il sera maintenant
question de renverser cet ordre descriptif par une stratégie interprétative qui rend
compte d’une lecture isotopique d’un texte. Généralement, on distingue deux étapes
lors d’une lecture d’isotopies. La première, sur laquelle s’est constitué le premier
point, consiste en une exploration des sèmes inhérents aux sémèmes du texte et
suppose leur décomposition préliminaire en traits microsémantiques. Elle
correspond à une démarche inductive qui procède des sémèmes du texte à
l’établissement de son (ses) isotopie(s) par une recherche des traits sémantiques
communs aux sémèmes-occurrences. Cette démarche réside dans la récurrence de
certains sémèmes, et consiste à faire la liste des sémèmes isotopes indexés sur telle
ou telle isotopie en raison de leurs traits génériques isotopants. La deuxième étape
abonde dans le sens inverse : elle suit la trajectoire des isotopies du texte à ses
sémèmes. C’est donc une démarche déductive. Elle consiste à reprojeter l’(les)
isotopie(s) établie(s) sur des sémèmes qui ne la lexicalisent pas directement. En cela,
elle est une lecture active qui consiste à comparer les isotopies préalablement
établies et à analyser les réseaux isotopiques qu’elles pourront former. Il s’agit de
réécrire, là où c’est possible, des sémèmes lexicalisés d’une isotopie, d’une autre non
lexicalisée, et/ou associer des sémèmes lexicalisés à des isotopies différentes en vue
de sélectionner des traits sémantiques communs aux sémèmes connectés. Cette
lecture active est obligatoire si l’on veut comprendre le contenu du message. Et dans
une situation de construction de sens, nous essaierons de dévoiler les significations
de certains messages. À l’issue d’un classement thématique des signifiés qui
composent la chanson de Pierre Akendengué, il ressort que le signifié « terre » et
l’expression « marié avec » réunissent un grand nombre d’occurrences. Avant toute
analyse, il faut dire que lorsque l’auteur évoque certains sémèmes, c’est toujours leur
aspect symbolique qu’il met en évidence. Par exemple, le signe « terre » subit, par
métaphore, des mutations pour décrire l’être humain ; ou des correspondances, par
métonymie, pour représenter d’autres aspects de l’ensemble ‘‘terre’’. La structure
adopte ces images mais la signification s’en éloigne nettement. Récapitulons en
analysant le passage suivant : « Mon enfance m’attend parmi les airs et folies de la
terre, j’ai rendez-vous avec la terre. ». Ce vers contient deux isotopies génériques :
homo- et hétéropositionnelles lexicalisées partiellement. On envisage ici une
isotopie constituée de la récurrence des traits isotopants /humain/ et/ou /abstrait/
dans les sémèmes:‘‘enfance’’, ‘‘airs’’, ‘‘folies’’ et d’une autre constituée par celle des
traits /cosmos/ et/ou /concret/ dans ‘‘terre1’’ et ‘‘terre2’’. Cette étape consiste à
établir deux isotopies inhérentes qui correspondent à la lecture passive. Il faut
maintenant procéder à une lecture active en se soumettant, dans un premier temps,
à la réécriture de sémèmes de l’isotopie lexicalisée sur l’isotopie non lexicalisée :
‘‘folies’’→ [difficultés] ; ensuite associer des sémèmes lexicalisés, chacun sur une
isotopie différente, en vue d’extraire leurs sèmes communs : ‘‘terre1’’↔‘‘terre2’’

Akofena çn°001 751


Pour une approche interprétative de l’isotopie dans la chanson de Pierre Akendengué :
l’exemple de Marié avec

(/homme/ ou /vie/ sont de ces sèmes. La « terre » est normalement une réalité
inerte, insensible et inexpressive. C’est un élément de l’univers s’opposant à d’autres
corps célestes, d’autres mondes ou d’autres éléments. Elle est la troisième planète
du système solaire au-delà de Mercure et Venus. Toutefois, en plus d’évoquer ce
sème inhérent, le sémème terre actualise, dans ce passage, les afférents /homme/ et
/vie/. La terre est prise pour l’homme même ; elle devient un être vivant et, avec
elle, tout ce qu’elle comporte. Elle représente le monde matériel, imparfait. On peut
lire d’autres afférences également du sémème terre dans les exemples ci-après:
« On danse mieux sur notre terre » : afférent /origine/
« Chacun voyage jusque dans la terre » : afférent /tombe/
« Ici commence ou fini le royaume des vies étranges sur cette terre » : afférent
/monde/
« De telles amitiés n’iront guère, guère plus loin que la tombe guère au-delà de cette
terre » : afférent /vie/
« Marié la terre avec le soleil » : afférent /divinité/.

On perçoit, dans cette dernière phrase, une union parfaite entre deux planètes
(terre et soleil). La lecture symbolique dégage le cas de l’isotopie /divinité/ établie
dans ce vers. Ainsi, évidemment attaché à l’idée de lumière, le soleil est lié au concept
du Dieu céleste5 qui détruit les ténèbres. Il est représenté comme le conditionneur
de la vie sur terre ; la terre considérée comme l’origine de toute fécondité, l’élément
primordial conçu comme la mère universelle. Elle est incarnée par une déesse mère.
Pour décrire une autre propriété importante de la lecture isotopique, il faut rappeler
que les significations des sémèmes-occurrences peuvent être actualisées par
assimilation du trait isotopant. Cette propriété renvoie au principe de présomption
d’isotopie.
En général, on considère l’isotopie comme une forme remarquable de
combinatoire sémique, un effet de la combinaison des sèmes. Ici au contraire, où
l’on procède paradoxalement à partir du texte pour aller vers ces éléments,
l’isotopie apparaît comme un principe fondamental. Ce n’est pas seulement la
récurrence de sèmes déjà donnés qui constitue l’isotopie, mais à l’inverse la
présomption d’isotopie qui permet d’actualiser des sèmes, voire les sèmes. Cela
apparaît dans le processus d’identification des sémèmes : on distingue deux
sémèmes différents dans casser un verre1 et dans boire un verre2 parce que le trait
/rigidité/ dans ‘casser’ sélectionne le trait /rigidité/ dans ‘verre’1, et le trait
/liquidité/ dans ‘boire’ sélectionne /liquidité/ dans ‘verre’2.
Rastier (1997, p.82)

La lecture active de certains fragments montrera comment cette action est menée
dans le texte.

5 Dans l’ancien Testament, l’avent proche de Jésus fut prophétisé comme un renouvellement de Lumière et Soleil.
Le symbolisme de la Lumière est donc toujours associé à Christ. La Lumière, ce Feu qui brûle le mal et dissipe
les ténèbres, purifie ; le soleil qui donne de nouvelles énergies : fertilité et fécondité. Tout cela est concentré dans
l’optique chrétienne dans la figure de Jésus Sauveur, https://www.holyart.fr/blog/.

752 Mars 2020 ç pp. 743-754


G. A. D. Gboko

- « Même l’étoile du ciel pose pieds sur la vague » : sème isotopant /rayon/
assimilé par le sémème ‘‘pieds’’ dans le contexte ‘‘étoile du ciel’’ (soleil).
- « Tout homme est l’égal de son frère jusque dans la tombe sans votre guerre
sur cette terre » : sème isotopant /mort/ assimilé par le sémème ‘‘tombe’’
dans le contexte ‘‘terre’’.
- « Marier les chefs avec les sous-chefs, et s’il y a sous-chefs c’est qu’il y des
dessous » : sème isotopant /corruption/ assimilé par le sémème ‘‘dessous’’
dans le contexte ‘‘chefs’’, ‘‘sous-chef’’.
- « Marier les chefs devant les cadres du pays, Cadres supérieurs en bois de
chauffage » : sème isotopant /incompétence/ assimilé par le sémème ‘‘bois
de chauffage’’ dans le contexte ‘‘cadres supérieurs’’.

Il arrive dans certains cas que l’isotopie présumée soit extrinsèque au texte. C’est le
cas de l’isotopie de l’/incompétence/ établie dans le vers « marier les chefs devant les
cadres du pays, cadres supérieurs en bois de chauffage » par une lecture ironique, et
l’isotopie de /divinité/ du vers « marier la terre avec le soleil » par une lecture
symbolique. Il se pose donc une distinction entre isotopie intrinsèque de l’isotopie
extrinsèque6. Á cet effet, Rastier souligne que :

Le mot intrinsèque ne doit cependant faire oublier que l’actualisation de certains


sèmes et l’identification de leurs interprétations dépendent de normes sociales
autres que le système de la langue, ainsi que des conditions pragmatiques. La
distinction intrinsèque/extrinsèque est indépendante a priori des oppositions
littéral/figuré : c’est ainsi qu’un sens figuré, par exemple, peut relever d’une
interprétation intrinsèque.
Rastier (1997, p.221)

Une lecture qui relève d’une isotopie entièrement ou principalement extrinsèque


n’en perd pas pour autant son intérêt propre. Les significations des vers cités ci-
dessus rendent compte de l’écart pouvant exister entre les significations des mots
actualisés dans leur interprétant intrinsèque et leurs réinterprétations extrinsèques.
« Marier la terre (S1) avec le soleil (S2) ». Dans l’interprétation intrinsèque de ce vers
pour les significations actualisées dans les lexèmes mis en relief, on admet
respectivement S1 : planète du système solaire habitée par l’homme, S2 : astre diurne
dont le rayonnement produit la lumière et réchauffe la terre. Mais dans une
interprétation extrinsèque, par exemple, dans une lecture symbolique, on lira ces
significations comme : S1déesse-mère, celle qui enfante, S2 Dieu donneur de vie.
Dans le deuxième vers : Marier les chefs devant les cadres du pays, cadres supérieurs en
bois de chauffage (S1), les significations actualisées dans les lexèmes donnent :

6L’isotopie intrinsèque est constituée à la base d’une interprétation intrinsèque (et dans un interprétant
intrinsèque) mettant en évidence des sèmes (inhérents ou afférents) actualisés dans un texte ou une séquence
linguistique. L’isotopie extrinsèque est construite à la base d’une interprétation extrinsèque (dans un
interprétant extrinsèque) produisant des sèmes non actualisés dans le texte ou une séquence linguistique.

Akofena çn°001 753


Pour une approche interprétative de l’isotopie dans la chanson de Pierre Akendengué :
l’exemple de Marié avec

S1« hauts dirigeants », « gouvernants de pacotille », « incompétents »; tandis que


l’interprétation extrinsèque ironique établie S1 « brûleurs », « faiseurs de troubles ».
Les cadres sont ici ramenés à leur fonction d’origine, celui d’être combustible et donc
susceptible de brûler. Les réinterprétations suggérées sont cependant extrinsèques
et s’appuient sur la réactualisation des traits virtualisés dans l’interprétant
intrinsèque. Leurs effets, symbolique et ironique, résultent de la connaissance des
significations réellement actualisées.

Conclusion
Le concept d’isotopie fait l’objet de maintes recherches et s’étend à tous les
domaines des sciences de la signification. L’itération d’un même thème dans
différentes unités donne lieu à différentes structures d’isotopies et de stratégies
interprétatives dans la chanson de Pierre Akendengué. C’est un texte poly-isotope
dans lequel nous avons pu distinguer des isotopies génériques et spécifiques. Le
concept a servi à décrire les mécanismes d’assignation des significations aux mots
dans l’interprétation intratextuelle (isotopie intrinsèque) et dans l’interprétation
extratextuelle (isotopie extrinsèque). Il a permis également de mettre en évidence la
nature de ce texte qui s’avère plurivoque parce qu’il comporte plusieurs isotopies
génériques, donc un grand nombre d’isotopies homogénériques et un grand nombre
de sémèmes indexés sur elles. Le texte qui n’en comporte qu’une seule est univoque.
De ce fait, ce texte, poly-isotopique, a permis d’affecter, par réécriture ou par
association, une seule et même unité lexicale à différentes isotopies génériques.
Ainsi, le concept d’isotopie permet non seulement de donner une description
cohérente à des relations sémantiques établies dans la chanson interprétée sous son
angle, mais de décrire le processus d’interprétation rendant compte de règles
d’assignation de la signification à un texte.

Références bibliographiques
AKENDENGUE Pierre. 1984. « Marié avec » in Réveil de l’Afrique.
GREIMAS Julien et COURTÉS Joseph. 1979. Sémiotique: dictionnaire raisonné de la
théorie du langage, tome 1, Paris, Hachette.
RASTIER François. 1985. L’isotopie sémantique, du mot au texte, Paris
RASTIER François. 1987, Sémantique interprétative, Paris, PUF
RASTIER François. 1994, Sémantique pour l’analyse. De la linguistique à l’information,
coll “Sciences cognitive”, Paris, Masson
RASTIER François. 2001. Arts et sciences du texte, Paris, PUF
RASTIER François. 1997. « Herméneutique matérielle et sémantique des textes », in
F. Rastier, Salanskis J-M, Scheps R (Eds), Herméneutique : textes, sciences, Paris,
PUF.
Dictionnaire Littré-Dictionnaire de la langue française [en ligne]
https://www.littre.org/Interview [en ligne]https://www.lusafrica.comLes
symboles chrétiens et leur signification [en ligne] https://holyart.fr/blog/

754 Mars 2020 ç pp. 743-754


M. Diop

LE SALUT DE LA FEMME AFRICAINE DANS L’EXIL : L’INTÉRACTION


BONHEUR- IDENTITÉ DANS UNE PERSPECTIVE PROBLÉMATIQUE

Mbaye DIOP
Université Gaston Berger – Sénégal
mbayediopoete@gmail.com

Résumé : De son vrai nom Mariétou Mbaye, Ken Bugul est l’une des
premières romancières à représenter, dans Le Baobab fou publié en 1982, une
Africaine qui vit en Europe des aventures telles que l’avortement, la
drogue, la prostitution et le suicide. Par contre, Calixthe Beyala fait partie
des écrivains expatriés pour qui l’exil représente un véritable salut. Pour la
romancière franco-camerounaise, la liberté de la femme se trouve dans
l’immigration parce qu’elle considère l’homme africain comme un agent
aliénateur dans ses œuvres. Ainsi, les deux écrivaines présentent le rapport
dialectique qui existe entre les pays du Sud surexploités et appauvris et le
Nord industrialisé. Par extension, elles montrent la tendance des Noires
émancipées ressortissantes des pays francophones à voir en l’ancienne
métropole, la solution à la crise, le sous-développement et les pesanteurs
sociales. Mais, une fois en Europe, il y a le rejet de l’autre et la quête d’une
identité noire à reconquérir. C'est dire que la littérature africaine confère
une importance à l’exil de la femme africaine avec ses conséquences
heureuses et malheureuses que nous nous proposons d'étudier à travers cet
article qui problématise l’interaction bonheur et identité dans une
perspective problématique.
Mots-clés : bonheur, amour, migritude, exil, émancipation.
Abstract: With her real name Mariétou Mbaye, Ken Bugul is one of the first
novelists to represent, in The abandoned Baobab published in 1982, an African
woman who lives in Europe adventures such as abortion, drugs,
prostitution and suicide. On the other hand, Calixthe Beyala is one of the
expatriate writers for whom exile represents a true salvation. For the
French-Cameroonian novelist, women's freedom is found in immigration
because she considers the African man as an alienating agent in her works.
Thus, the two writers present the dialectical relationship that exists
between the overexploited and impoverished countries of the South and
the industrialized North and, by extension, the tendency of emancipated
black women from French-speaking countries to see the former metropolis
as the solution to the crisis, underdevelopment and social burdens. But,
once in Europe, there is the rejection of the other and the quest for a black
identity to be regained. That is to say that African literature gives
importance to the exile of African women with its happy and unhappy
consequences that we propose to study through this article which
problematizes the interaction between happiness and identity in a
perspective of failure.
Keywords: happiness, love, migritude, exile, emancipation.

Akofena çn°001 755


Le salut de la femme africaine dans l’exil : l’interaction bonheur- identité
dans une perspective problématique

Introduction
Dans les fictions, seuls les personnages féminins inscrivent leur quête
d'émancipation et de bonheur dans une perspective de métissage culturel. Avec
une bonne touche de mémoire identitaire et de dialogue avec l'homme, ils
atteignent leur objectif et deviennent, dès lors, les agents d'un changement
possible pour l'Afrique. Chez Calixthe Beyala, l'interaction bonheur et identité
ne peut être réalisée que par la conjugaison de l'intériorité et de l'extériorité, par
la synthèse des valeurs africaines et occidentales, c'est-à-dire la modernité. Cela
signifie que cette modernité devient la mémoire identitaire de l'universalité. La
force subversive des personnages féminins de Calixthe Beyala se dresse en
prétexte pour « penser autrement l'Afrique », en revendiquer la réinvention.
Ken Bugul, quant à elle, replace l’interaction bonheur et identité dans une
perspective d'échec. En effet, elle milite pour une émancipation féminine
thérapeutique, voire cathartique ; avant tout, la femme doit d'abord se sentir en
harmonie avec elle-même, et ce quel que soit son régime matrimonial. L’écriture
du Baobab fou est une écriture thérapeutique. Il y a, dans ce livre, une volonté de
revenir sur soi. Ce discours de la romancière rappelle l'élan autobiographique
où le personnage féminin narrateur porte le même nom que l'auteure, Ken
Bugul. Puisant aux sources d'une expérience authentique, ce livre mène une
réflexion paradoxale et courageuse sur les traditions africaines, la polygamie, la
monogamie, l'aliénation, la séduction, la vie et la mort. Ainsi, les romans de la
migritude1 de Ken Bugul se lisent comme le prolongement de la même histoire.
Ken Bugul invite l'Homme à réfléchir sur les notions de féminisme et de
bonheur au sein d'une relation amoureuse. Féminisme et polygamie seraient-ils
incompatibles ? La polygamie ne pourrait-elle pas être un pan de la modernité,
si tant est qu'elle permet à la femme de vivre une relation amoureuse en accord
avec ses repères culturels et spirituels ? Deux itinéraires de quête du bonheur
amoureux se dessinent : Afrique-France-Afrique pour les personnages féminins
de Calixthe Beyala ; Afrique-Europe-Afrique pour ceux de Ken Bugul.
Cependant, dans les deux cas, ce bonheur n'est réalisable que dans une logique
de retour temporaire ou définitif et d'ancrage au pays natal. Le bonheur
amoureux, dans le contexte de la migritude, nécessite de rester fidèle à son
identité. Calixthe Beyala et Ken Bugul proposent deux démarches qui, si elles se
recoupent en certains points, sont révélatrices de l'établissement géographique
propre à chaque auteure. Le lieu géographique participe bien, par un jeu
d'influence, à la construction de l'identité et du mode de pensée de tout
individu. Dans les œuvres de l’immigration actuelles, l’interaction amour-
identité détermine le destin de nombreux personnages féminins qui
entreprennent le voyage Afrique-Europe et/ou Europe-Afrique. Chez les
écrivaines, la littérature de la migritude est véritablement née dans les années

1 Jacques Chevrier a écrit un article qui aborde cette question définie sous le terme «Migritude», en
opposition á la Négritude. Selon Chevrier ce «néologisme renvoie á la fois á la thématique de
l’immigration, qui se trouve au cœur des récits africains contemporains, mais aussi au statut d'expatriés de
la plupart de leurs producteurs qui ont délaissé Dakar et Douala au profit de Paris, Caen. Loin d'être
source d'ambigüités, ce statut semble avoir désinhibé les écrivains par rapport aux questions
d'appartenance...», in «Afrique(s)-sur-Seine : autour de la notion de «migritude». Notre Librairie, n° 155-156,
juillet-décembre 2004.

756 Mars 2020 ç pp. 755-766


M. Diop

1990, après Le baobab fou de Ken Bugul paru en 1982. Nous analyserons les
œuvres de Calixthe Beyala — écrivaine vivant en France —, notamment Maman
a un amant, Assèze l'Africaine ; et à celle de Ken Bugul, Le baobab fou qui
proposent une dimension particulière et nouvelle du rapport que la femme
africaine intellectuelle et « évoluée » entretient avec l'Afrique. Il s'agira de
montrer d’abord que, dans le roman féminin d'Afrique noire francophone, l’exil
est le lieu d’échappatoire de la femme africaine. Ensuite, nous démontrerons
que seuls ces personnages ayant migré inscrivent leur quête de bonheur dans le
cadre de la mémoire identitaire et parviennent à atteindre leur objectif.

1. Lieu de l’émancipation de la femme


Il est important de remarquer qu’aujourd’hui l’exil masculin est différent
de l’exil féminin dans la littérature africaine contemporaine. L’exil n’est plus
associé à toute une série de sentiments négatifs tels que la solitude, l’isolement,
l’aliénation, le bannissement, la déportation et le dépaysement. Il est plutôt
question d’un certain nombre de raisons qui conditionnent la femme africaine.

1.1 Les raisons sociales


La littérature africaine, qui se veut le miroir de la société, décrit, de
manière saisissante, la situation des femmes africaines vouées à l’exil. Les
romancières mettent en scène des personnages qui s’exilent en Europe pour
essayer de changer le cours de leur destin. Dans Le Baobab fou, par exemple, Ken
Bugul, toute jeune, aspire à la liberté. Violant la tradition, elle prend plaisir à
s’adonner aux jeux des garçons. En partant pour la Belgique terminer ses
études, elle veut relever le défi et tient tête à cette grand-mère qui la déteste
parce qu’elle est allée, selon elle, à l’école française, ce qui a exacerbé son
penchant pour le féminisme et sa révolte contre les principes traditionnels : « Ce
fut le début d’une épopée que je vécus, moi, une femme, une Noire, qui, pour la
première fois, accomplissait l’un de ses rêves, le plus cher. Partir vers la Terre
promise. » (Ken Bugul, 1996. p. 42). Sa désillusion sera d'autant plus grande que
son manque d'attaches parentales (abandon de sa mère et père très vieux) se
mêle à son assimilation ratée. S'ensuit une dégringolade sociale et personnelle.
Convaincue que « dans tout exode, il y a altération de l’échelle de valeurs (ken
Bugul, 1996. p.77), Ken Bugul perd ses normes. Elle affiche et adopte un
comportement de dégénéré. Sans repère, elle se réfugie dans la drogue et le port
vestimentaire agressif : « J’essayais de scandaliser la société dans des robes
transparentes aux couleurs vexantes, le crâne rasé, des chapeaux immenses,
cherchant à afficher le surréalisme à l’envers » (Ken Bugul, 1996. p.119).
Découvrant que ces gens auxquels elle s’identifiait tant « ne s’identifiaient pas à
[elle] » (Ken Bugul, 1996. p. 67), ayant tourné le dos aux valeurs de sa race à
laquelle elle ne peut pas s’assimiler non plus, car ses compatriotes eux-mêmes,
« aliénés » par le colonialisme, ont perdu toute identité propre, Ken Bugul
sombre dans la déchéance de la drogue et de la prostitution. Ne parvenant pas à
« être » une personne reconnue, repoussée dans une fonction de bel objet noir,
accablée de solitude, un dernier sursaut la fait fuir ce monde et retourner « au
village ». De même, Mariama Bâ, dans Une si longue lettre (1979), expose une

Akofena çn°001 757


Le salut de la femme africaine dans l’exil : l’interaction bonheur- identité
dans une perspective problématique

situation similaire avec son personnage Aïssatou. Présentée comme l’alter ego
de Ramatoulaye, elle refuse les consensus sociaux et lois édictées par la famille
de son mari Mawda. Ses études d’interprétariat en France, qui lui ont permis de
s’exiler aux Etats-Unis dans un milieu diplomatique, lui confèrent la possibilité
d’assumer son statut de femme divorcée. Quant à Calixthe Beyala, elle fait
partie des écrivains expatriés pour qui l’exil, loin d’être synonyme de
bannissement, de séjour obligé et pénible, représente au contraire un véritable
salut, d’où une conception positive de l’ailleurs perçu avant tout comme la
solution aux difficultés rencontrées par les Africaines. Elle soutient dans un
entretien qu’elle accorde à Emmanuel Matateyou : « L’exil résout beaucoup de
choses […]. L’exil me donne la liberté qui m’est refusée, l’exil me donne la
parole qui m’est refusée, l’exil est ma survie. Je ne dirai pas vie, mais survie »
(Emmanuel Matateyou, 1996. p.613). L’Afrique post-coloniale, telle qu’elle
apparaît sous la plume de Beyala, est un enfer pour la femme. C’est, en effet, un
cadre qui s’illustre par une précarité. Ainsi, le salut se trouve de l’autre côté,
dans l’hexagone. Dans Assèze l’Africaine de Calixthe Beyala, l’héroïne est victime
du test de l’œuf, épreuve consistant à introduire un œuf dans le vagin d’une
fille pour vérifier sa virginité : « Grand-mère s’acharnait à faire de moi une
épouse. Tous les mois, je subissais l’épreuve de l’œuf » (Calixthe Beyala, 1994.
p.20). De même, dans C’est le soleil qui m’a brûlée, Ateba est également soumise
au test de l’œuf sous l’œil vigilant de sa tante Ada ; l’objectif étant de s’assurer
du « bon état » du corps féminin avant le mariage, devenu une vente aux
enchères. C’est ce qui ressort des propos de Mégri lorsqu’elle relate sa
cérémonie de dot :

Les pourparlers commencèrent. On énuméra les vaches, les moutons, les poules
qu’il fallait apporter en échange de ma personne. Je me faisais l’impression d’une
esclave sur le marché public. Mon corps était mis aux enchères… Mais regardez ses
dents, elle a toutes ses dents. Mille francs ! J’ai entendu deux mille, qui dit mieux.
Allez, messieurs ! Mais regardez-moi ce corps. Fait pour enfanter. Ces seins. Trois
mille francs. D’ailleurs que vois-je ? Elle est enceinte. Une parfaite reproductrice
avec preuve à l’appui […] Le pire fut quand, à la fin, mon futur beau-père, après
m’avoir longuement dévisagée, me prit dans ses bras et me donna un baiser
sonore sur les joues pour me souhaiter la bienvenue dans la famille. Un
baiser reçu comme un sceau marquant l’appartenance.
Calixthe Beyala (1990, p.41)

Au contrôle de la virginité, s’ajoute l’excision qui, elle, consiste à retrancher le


clitoris de la jeune fille. Notons, aussi, que la plupart des personnages féminins
ont subi cette aliénante et épouvantable pratique. La tradition devient, dans ces
conditions, l’un des plus grands obstacles à l’épanouissement de la femme
africaine. En effet, dans sa lutte désespérée vers la liberté, celle-ci se heurte
constamment aux écueils de la tradition, partout, ils s’amoncellent, bouchant la
vue, obstruant la gorge, éraflant la main timide tendue vers la lumière. C’est
donc tout naturellement que la femme va se tourner vers l’ailleurs proposé
comme l’ultime solution. Si la France est l’espace de l’émancipation, c’est,
d’abord, parce qu’elle permet à la femme africaine de rencontrer un partenaire,

758 Mars 2020 ç pp. 755-766


M. Diop

capable de l’aider et lui procurer le bonheur en la personne du Blanc. C’est


l’occasion pour l’auteure d’opposer le comportement amoureux de l’homme
noir à celui du Blanc. De fait, contrairement au Noir qui est incapable de
manifester de la tendresse, le Blanc, lui, est plus attentionné et mû par le désir
de procurer de la joie à sa partenaire. Calixthe Beyala reprend, en quelque sorte,
le mythe africain relatif à la tendresse du Blanc et qui pousse de nombreuses
femmes à rechercher, avec acharnement, la compagnie d’un homme de peau
blanche. Quant à Sorraya, elle affirme qu’« aucune femme […] ne peut
prétendre devenir une femme si elle n’a pas lu Simone» (Calixthe Beyala, 1994.
p.67). Comme l’a si bien affirmé Ambroise Kom, l’auteur « semble fonder son
espoir de libération de la femme sur les bonnes dispositions de l’Autre»
(Ambroise Kom, 1999- 2000. p. 48), sur ses luttes, sur ses victoires. Dans son
essai Lettres d’une Africaine à ses sœurs Occidentales, la romancière écrit :

Je suis venue en Occident, attirée par vos théories, vos combats, vos
victoires. Grâce aux revendications des femmes Occidentales leurs
consœurs des pays africains ont vu l’espoir de se libérer des pratiques
ancestrales rétrogrades poindre à l’horizon.
Calixthe Beyala (1995, p.10)

Mais, bien plus, son œuvre est une invitation à la solidarité entre les femmes
quelles que soient leur origine, leur couleur, leur classe. Toujours, dans les
œuvres de notre article, les raisons qui poussent les héroïnes à s’exiler
demeurent à peu près semblables. Si elles empruntent le chemin de l’exil, ce
n’est pour acquérir une connaissance livresque et retourner au bercail mais bien
pour y reconstruire leur vie, bâtir d’autres projets, en un mot pour se réaliser.
Lieu de supplice pour l’homme qui a désormais tout perdu de ce qui constituait
son prestige (sa tradition, sa religion, sa place au sein de la famille), l’exil est
plutôt, pour la femme, une occasion d’ouverture et de prise de conscience.
Désormais, libérée des préjugés et de la domination de l’homme, la femme peut
sereinement envisager sa propre liberté : sexuelle mais aussi politique et sociale.
L’exil sauve, donc, les personnages féminins, ce qui aboutit à la dégénérescence
masculine.

1.2 Lieu de déchéance masculine


Dans ses romans, Calixthe Beyala fait le procès de l’homme africain,
considéré comme un agent aliénateur. Pour la romancière franco-camerounaise,
si la femme souffre, c’est toujours la faute des hommes dans la mesure où ce
sont eux qui tiennent le bâton du commandement. Partout, « les hommes
ordonnaient […]. Les femmes obéissaient » (Calixthe Beyala, 1999 p.37). Pour
Calixthe Beyala, même sur le plan sexuel, les Africains s’illustrent par leur
brutalité. C’est ce type d’homme qu’incarne le père de Loukoum dans Le petit
prince de Belleville et sa suite, Maman a un amant. Ces deux romans racontent
l’histoire de la famille d’Abdou Traoré, un ancien combattant, parti du Mali,
son pays natal, pour chercher fortune dans la capitale française. Dans le quartier
populaire de Belleville où il vit avec ses deux épouses et ses enfants dont

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Le salut de la femme africaine dans l’exil : l’interaction bonheur- identité
dans une perspective problématique

Mamadou Traoré, alias Loukoum, narrateur principal du récit, Abdou rejette


les idéologies occidentales pour ne considérer que les lois traditionnelles
musulmanes relatives à la supériorité de l’homme sur la femme. Même dans la
gestion de sa famille, cet homme se comporte comme un véritable dictateur.
M’am affirme :

Il savait être le centre du monde, ou la totalité, un point d’intercession où


tout lui était ramené, agencé dans l’ordre qu’il aurait prévu. Ses mains
n’imploraient pas elles prenaient. Il ordonnait. Il était plus grand que les
ténèbres. En dessous de lui, c’était le désordre de l’ordre.
Calixthe Beyala (1999, p.145)

En dépit des plaintes de son mari, Mammaryam dite M’am, la première épouse
et mère adoptive de Loukoum décide d’aller encore plus loin en mettant en
exécution le projet qu’elle nourrissait depuis belle lurette : « Partir, acheter [la]
liberté »(Calixthe Beyala, 1999. p.61). Elle commence, pour ainsi dire, par
transformer sa façon de s’habiller en optant pour les petites culottes courtes et
des robes à fleurs. Ensuite, elle trouve l’occasion de changer sa vie de femme
pauvre et dominée en créant une petite « entreprise » de fabrique de bijoux
exotiques avec le concours de Lokoum. Grâce aux bénéfices réalisés, elle peut se
payer le luxe d’envoyer toute sa famille en vacances à Cannes. Cela constitue en
soi un événement car, comme le dit Loukoum, « ce n’est pas tous les jours que
des Nègres de Belleville se tirent à Cannes» » (Calixthe Beyala, 1999, p.15). Lors
de ce séjour, M’am se prend un amant pour trouver et éprouver l’amour. Le
narrateur, le jeune Loukoum, témoin privilégié, rapporte le désespoir de son
père face au comportement de sa femme. Cette relation, qui sera, en fin de
compte, une école d’amour, permet à M’am d’apprendre l’érotisme et de
découvrir « le relais de tendresse qu’Abdou [lui] refusait » (Calixthe Beyala,
1999. p.232). Avec les encouragements de son amant blanc, M’am apprend à lire
et à écrire et ce malgré le sentiment de désapprobation des Nègres de Belleville
très attachés à la culture africaine. Cette décision l’aide à se débarrasser de son
manteau de « femme née à genoux aux pieds de l’homme» » (Calixthe Beyala,
1999. p.34). Si, plus tard, elle revient à la maison, le rapport de force s’est
équilibré, voire inversé en sa faveur. Comme on peut le remarquer, l’exil scelle
la déchéance de la gent masculine. L’homme, tel qu’il apparaît dans les deux
romans de Calixthe Beyala, est un être faible et vulnérable, totalement
désemparé et incapable de s’adapter aux exigences de la vie en Occident et à
l’évolution irréversible du monde. L’image de l’homme fort, dominateur et
maître de la femme qui prévalait dans l’espace africain a disparu pour laisser
place à celle d’un homme désabusé, totalement impuissant. Affaibli, l’homme
adopte désormais la posture de la victime. Les hommes deviennent passifs et
inactifs ; les femmes dynamiques et actives. Pourtant, il faut souligner que la
négation totale du sexe masculin chez Beyala est à la fois rare et extrémiste, bien
que le séparatisme soit inévitable pour que l'Afrique progresse. La vision
séparatiste de Calixthe Beyala n'est usuellement pas partagée car en Afrique
noire le séparatisme comme le féminisme est rejeté comme un prolongement de
l'individualisme, antithèse de l'esprit communautaire de la tradition africaine.

760 Mars 2020 ç pp. 755-766


M. Diop

D'autres écrivaines adoptent une position moins radicale mais toujours


féministe, si nous comprenons par féminisme un appel à la solidarité entre les
femmes. Il est sûr que les rapports ambigus avec le féminisme dont les textes de
notre corpus et leurs auteurs font preuve, soient symptomatiques de la nature
conflictuelle de l'identité culturelle de la femme africaine. L'équilibre entre
l'individu et la communauté, la modernité et la tradition est toujours à
renégocier. Quoique les propos féministes de Calixthe Beyala et de Ken Bugul
paraissent distincts et proposent une diversité de féminismes et/ou de voies
d'émancipation, ils restent, toutefois, tous deux ancrés dans l'identité africaine.
Une identité généreuse, qui s'ouvre à celle de l'autre, en l'occurrence l'Européen.
L'émancipation, sinon le féminisme entendu ici comme épanouissement,
permet de s'accomplir dans l'altérité. Les différences entre les immigrés ne
détournent pas le regard lucide que les romanciers contemporains, à l’instar de
ceux des années antérieures, posent sur le continent, sur les préoccupations de
l’Afrique d’aujourd’hui et ses relations économiques et culturelles avec le reste
du monde, sur l’appel à plus de liberté et d’égalité dans les rapports entre le
Nord et le Sud, sur la place de l’Afrique et des Africains dans le monde
contemporain. Toutefois, dans les œuvres de notre corpus, le diptyque amour-
identité détermine le destin de nombreux personnages féminins qui
entreprennent le voyage Afrique-Europe et/ou Europe-Afrique que nous allons
à présent étudier.

2. Le diptyque amour-identité à la croisée des destins


Ces femmes romanesques de Calixthe Beyala et de Ken Bugul ont en
commun la fuite de soi, la passion de faire leurs la pensée, la psychologie et le
mode de vie du Blanc — et ce de manière parfois inconsciente —, bref, de se
fondre en l'autre tout en gommant, extirpant la mémoire et leur identité
africaines. Ainsi, jalousie, crise, dépression, mort de la vie — corollaire de la
dés-identification — les caractérisent.

2.1 Afrique/Europe : amour et refus de soi


Les personnages féminins, dans les romans dits de la migritude, évoluent
dans une situation du tragique, notamment dans le contexte de l'interaction
migritude, amour et identité. Ils se trouvent, alors, tiraillés entre leur recherche
du bonheur dans l'amour et leur quête irrépressible de modernité, quoiqu'ils
soient aliénés. Le destin de ces personnages devient, dès lors, tributaire de leur
réaction face au tragique. La situation du tragique entraîne, chez les
personnages féminins de Calixthe Beyala, la démesure et la violence verbale ;
chez ceux de Ken Bugul, la résignation et, finalement, le renoncement au
combat. Les deux romancières sont marquées par une complicité de destins
avec leurs personnages. Elles les habitent, les scrutent, les façonnent de
l'intérieur par une littérarité de l'introspection, voire de la confession.
L'expression de l'écriture est alors à la hauteur de l'intensité osmotique entre les
auteures et leurs personnages féminins. Chez la majorité des personnages
féminins beyaliens, la source du tragique émane de la rupture entre la réalité et
le désir, la tradition et la modernité, le passé et le présent, la mémoire et

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Le salut de la femme africaine dans l’exil : l’interaction bonheur- identité
dans une perspective problématique

l'identité à forger. Ces personnages qui tournent inexorablement le dos à


l'Afrique sombrent dans la fragilité et la précarité dans l'univers parisien. Si on
peut y déceler ici une forme de rébellion matérialisant un processus de
désamour, le problème de l'apparence corporelle, elle-même liée à l'identité, se
pose aussi. Sorraya, dans Assèze l'Africaine, mariée à un Blanc, se signale par son
arrogance vis-à-vis de son entourage immédiat, de l'Afrique et de son époux.
Après quatre tentatives de suicide en deux ans de mariage, elle parvient, enfin,
à mettre fin à ses jours. Sorraya a donc échoué dans sa quête de la femme, de la
personnalité et de la modernité. Quoiqu'elle ait eu tout pour réussir, dans son
égocentrisme et sa mégalomanie, elle a ignoré les valeurs de douceur et de
« soumission » propres à la femme africaine et rejeté les vertus de générosité et
de solidarité africaines en voulant être autre. Chez Ken Bugul, l'héroïne et
narratrice du roman autobiographique Le Baobab fou, venue à Bruxelles pour
poursuivre ses études supérieures, échoue, elle aussi, dans sa quête. En voulant
s'assimiler à la civilisation occidentale, elle devient un objet de curiosité pour de
nombreux Blancs attirés par sa peau noire et se perd dans les méandres de la
prostitution. La transformation de Ken en Belgique qui se traduit par ses habits
provocants et son refuge dans la drogue garde comme signification sociale,
l’impasse identitaire dans laquelle elle se trouve, la frustration et la déception
d’une politique et d’un système social raciste qui la broie sans effort
d’intégration. Ses propos sont suggestifs : « J’étais par terre, le corps lacéré, le
cerveau en feu, incapable de faire un mouvement. […] Je m’étais accrochée à
elle [Laure] et lui demandais de m’arracher la peau ; je ne voulais plus avoir la
peau noire » (Ken Bugul, 1996. pp.137-138). Cet acte ouvre la perspective d’un
changement d’état, de statut de Ken. De l’étudiante passive, elle se décide de se
lancer dans la recherche d’un emploi. En conséquence devient-elle danseuse
dans un club tenu par des Arabes. Aussi, découvre-t-on que cette puissance
économique, bâtie sur le matériel, renferme des dessous, des tares. D’ailleurs,
de nombreuses études ont montré que ce sont souvent la drogue, la mafia avec
les réseaux d’exploitation…, qui participent à la puissance de l’ailleurs qui
fascine. Toutefois, celles-ci sont perçues comme des voies qui facilitent l’accès
rapide à la réussite, voire l’enrichissement qui obnubile certains immigrés
africains. Mais ceux qui, comme Ken Bugul dans Le Baobab fou, croyaient avoir
assimilé l’identité des anciens colonisateurs, qui avaient cru sincèrement
pouvoir s’identifier « aux Blancs », ont découvert avec amertume que ces Blancs
ne voulaient pas se ressembler à eux : « J’étais plus frustrée encore : je
m’identifiais à eux, ils ne s’identifiaient pas à moi » (Ken Bugul, 1996 p.67). Ken
Bugul a été marquée à vie par cet enseignement colonial, qui a conditionné tous
ses choix par la suite. Elle tire la conclusion : « Le Noir était ridiculisé, avili,
écrasé [...] On les représentait [les Noirs] à l’encre de Chine la plus opaque et ils
étaient laids et sans lumière » (Ken Bugul, 1996, p.106). Ces aspects négatifs
brisent le mythe de l’Occident qui présentait cet espace comme le lieu privilégié
pour l’obtention d’un emploi. Elle est en proie d’un Occident luxueux dans sa
chute généreuse : « Un pion dont ces gens-là avaient besoin pour s’affranchir
d’une culpabilité inavouée. […] Leur décadence, je ne pouvais me l’imaginer,
car depuis vingt ans, on ne m’avait appris rien d’autre d’eux que leur

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supériorité » (Ken Bugul, 1996, p.74). Aussi, elle avoue, consciente : « De plus en
plus je me rendais compte que je jouais un jeu avec le Blanc. Léonora m’en fit la
remarque une fois : “Arrête de jouer, sois toi-même.” Mais qui étais-je ? » (Ken
Bugul, 1996, p.67). En fin de compte, tout au long du livre, en contrepoint, il
ressort que l’Occident, gris et froid, décadent, trépidant, souffre davantage de
« mal être » que l’Afrique traditionnelle, laquelle évolue avec lenteur dans
l’immanence du soleil et des baobabs. Seuls ceux qui cherchent leur reflet dans
le miroir occidental « brisent l’harmonie », au risque de devenir « fous ».
Nombreux sont les Africains qui s’adonnent à ces pratiques dès leur arrivée.
Cela est surtout lié au fait qu’ils se trouvent très vite confrontés au manque
d’emploi, tant occulté mais qui, de plus en plus, sévit dans les pays
occidentaux. Son séjour européen inscrit sa vie dans une logique de
bouleversement, de perte de repères jusqu'au moment où l'échec se matérialise
par un retour précipité en Afrique afin de « renaître ». C'est également un
retour précipité en Afrique qu'effectue Marie Mbaye, alias Marie Ndiaga,
l'héroïne de Cendres et braises. Cette femme tombe amoureuse de Y., un Français,
et accepte de le suivre à Paris. Elle découvre alors que Y. est marié et aime son
épouse. Elle va donc vivre seule, dans un quartier cossu du sixième
arrondissement de Paris, « cinq années de drames, de tourmentes [...], où le
bout du tunnel n'était pas toujours visible » (Ken Bugul, 1996. p.105). Tout en
endurant l'alcoolisme de son amant blanc et sa violence, elle éprouve
perpétuellement un sentiment de culpabilité pour usurpation d'époux, la
législation française ne permettant pas à l’homme d'afficher sa polygamie.
Instruite, comme toutes les héroïnes de l'auteure d'ailleurs, Marie Mbaye
perçoit l'union maritale ou conjugale avec le Blanc comme le ferment de son
total accomplissement et s'inscrit, dès lors, dans un refus absolu de la condition
traditionnelle de la femme africaine, d'autant plus que « Y. était un homme
élégant, très distingué » (Ken Bugul, 1996. p.105) et intelligent. Cendres et braises
peut, alors, se lire comme l'expression d'un dépit né de ses espoirs déçus.
Calixthe Beyala et Ken Bugul axent leur analyse sur les dures conditions de vie
des immigrés qui évoluent dans un espace carcéral avec toutes les
conséquences. Cela participe à mettre en exergue les aspects les plus négatifs du
voyage qui sont la privation, le manque de liberté, le dénuement, l’humiliation.

2.2 Europe/Afrique : amour et mémoire identitaire


Chez Calixthe Beyala, deux figures de femme, M'ammaryam, dans
Maman a un amant, et Assèze, dans Assèze l'Africaine, réussissent leur subversion
et leur quête du bonheur. Elles font des concessions et acceptent de reprendre le
dialogue avec l'homme, car « chez le Nègre, on a toujours penché du côté du
cœur » (Calixthe Beyala, 1999, p.298). M'ammaryam, chef de sa propre fabrique
de bracelets, ne se laisse pas, quant à elle, éblouir par le mirage de l'Occident et
décide de regagner le toit conjugal, afin d'y réinsuffler la lumière vitale. Elle
avait pourtant une alternative : devenir l'épouse de Monsieur Tichit, son amant
français dont le registre de langue soutenu et l'apparence physique dénotent
l'instruction et l'aisance matérielle. Mais le choix de M'am est dicté par l'amour
qu'elle porte à ses enfants et à son époux auxquels elle se doit d'assurer une

Akofena çn°001 763


Le salut de la femme africaine dans l’exil : l’interaction bonheur- identité
dans une perspective problématique

bonne existence. L'amour de M'am pour autrui fonde, finalement, la forme la


plus directe, la plus riche de son accomplissement et de son émancipation. Elle
répond, de ce point de vue, au programme de l'auteure pour qui la femme
subversive, accomplie et émancipée est intelligente, pleine de bon sens, de sens
d'organisation et de créativité ». Aussi, comme en témoigne le narrateur
Loukoum, M'am est-elle heureuse :

Mon papa reprend du poil de la bête et M'am frissonne devant lui comme une
Scarlett, et tout est limpide autour d'eux comme une illusion. Ils sont heureux, ces
Nègres de Belleville, avec cet amour qui les ensanglante comme un coucher de
soleil.
Calixthe Beyala (1999, p.298)

Assèze, le second personnage qui exprime son bonheur (Calixthe Beyala, 1994,
p. 348) — ce cas est unique dans les fictions de Beyala —, hisse, tout au long de
son itinéraire, l'Afrique au rang d'espace de référence et de repère. Son
itinéraire est cyclique. Assèze quitte son village natal pour Paris, en passant par
Douala, avec, à la fin du roman, un voyage Paris-village natal-Paris. C'est là un
véritable parcours initiatique de la femme africaine, synthèse de l'humanité,
c'est-à-dire celle qui est façonnée par les valeurs vitales de l'Afrique et de
l'étranger, dans un procès d'interpénétration des cultures, de quête de soi et de
l'autre. Le récit d'Assèze a toutes les composantes d'un récit de voyage
ulyssien : départ, épreuves, victoire, retour chez soi ainsi que la dialectique
narrative du dehors et du dedans. L'héroïne, après avoir conquis la Toison d'or
(l'époux et le bonheur), regagne son village, pleine d'usage et de raison, pour se
laver de la souillure des épreuves endurées en Europe. Le pays natal apparaît
ici comme un espace privilégié d'assomption, de transcendance et
d'accomplissement de soi. Ce retour avec l'époux français pour y célébrer leur
mariage se comprend aussi comme une plongée effectuée dans les profondeurs
de la mémoire, celle qui consolide l'union du couple, bien qu'il soit mixte et la
possibilité pour l'homme blanc de connaître l'Afrique. Ce retour permet
également une mise à jour des conditions des relations entre époux et de leur
rapport au monde. Parallèlement, les récits de Ken Bugul, quant à eux,
fonctionnent différemment : les personnages ne retournent pas au pays natal
avec la Toison d'or ; celle-ci les y attend. Les personnages féminins de l'auteure
entreprennent donc des voyages pour rien. Le cercle ici n'est plus symbole de
plénitude, mais plutôt parcours initiatique qui aide à réaliser la valeur de
l'enracinement culturel. Dans Le baobab fou, Ken Bugul entreprend un retour au
village natal pour prendre du recul. Le silence qui l'envahit lorsqu'elle se trouve
devant le baobab signifie sa réconciliation avec la réalité traditionnelle africaine
et sa réintégration dans celle-ci. Plus prégnant encore est le destin de la
narratrice-personnage de Cendres et braises et Riwan ou le chemin de sable,
intellectuelle « évoluée » dont la vie est meurtrie par les tumultes d'une longue
quête, non d'identité mais d'identification à l'Europe et aux cités africaines. Le
retour au village lui sert de tremplin pour recouvrer l'harmonie identitaire.
L'héroïne de Ken Bugul choisit de devenir la vingt-huitième épouse d'un
marabout. Elle révèle : « Je fonctionnais dans mon milieu familier, avec des

764 Mars 2020 ç pp. 755-766


M. Diop

repères de mon environnement et les repères de mon éducation traditionnelle »


(ken Bugul, 1996. p.181). L'intelligence de ce personnage n'est certainement pas
étrangère à ce choix de vie. Ainsi, les femmes qui intègrent la mémoire à
l'interaction exil-amour finissent par connaître le bonheur, quel que soit le lieu
— Afrique ou Europe — dans lequel elles choisissent de vivre. La mémoire
permet à l'homme de demeurer homme ; elle enracine définitivement en lui son
identité.

Conclusion
En définitive, quelles que soient les conditions dans lesquelles l’Africaine
arrive en Europe, le salut dans l’exil demeure problématique comme nous
l’avions émis dans notre hypothèse de départ. Il est une constante épreuve pour
les étrangers qui doivent affronter la xénophobie, la discrimination, le racisme,
le défaut d’intégration et les stigmatisations qui les présentent comme
d’éternels envahisseurs, des usurpateurs d’emplois. Les romancières des
nouvelles écritures de l’immigration, telles Calixthe Beyala et Ken Bugul,
situent leurs œuvres dans le contexte d’une Europe aux frontières extérieures
régies par les accords de l’espace Schengen. Elles suggèrent que, pour parer à
tout cela et en même temps réhabiliter la situation de l’immigré à l’étranger,
comme beaucoup d’autres pays d’Afrique à forte tendance à l’émigration,
l’Europe se doit de revoir leur politique intérieure. Les pays du Sud doivent
éradiquer les disparités économiques, par l’intégration de la population jeune
dans la vie active. Pour ce faire, les Africains eux-mêmes doivent rompre avec
les clichés habituels qui présentent l’Afrique comme pauvre et l’Europe comme
« Terre promise ». Calixthe Beyala et Ken Bugul montrent que la route
conduisant les personnages féminins de l'Afrique à l'Europe traduit un
sentiment ambivalent fait d'amour et de rejet. Ce parcours provoque en eux un
sentiment de tragique du fait d'une rupture entre la réalité et le désir. Le
bonheur de ces personnages est alors tributaire de leur fidélité à la mémoire
identitaire, quel que soit le lieu de résidence : l'Europe ou l'Afrique. Quoi qu'il
en soit, chez les deux écrivaines, le bonheur des personnages n'est possible que
dans une logique de retour temporaire ou définitif et d'ancrage au pays natal.
La question qu’il faille se poser est de savoir : est-ce que l’Afrique n’est-elle pas
finalement une terre de rédemption pour se recréer ?

Références bibliographiques

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BEYALA Calixthe1994. Assèze l’Africaine, Paris, Albin Michel
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Akofena çn°001 765


Le salut de la femme africaine dans l’exil : l’interaction bonheur- identité
dans une perspective problématique

BUGUL Ken. 2001. Riwan ou le chemin de sable, Paris, Présence Africaine


CHEVRIER Jacques. 2004. « Afrique(s)-sur-Seine : autour de la notion de
« migritude », Notre Librairie, n° 155-156, Juillet - Décembre
BEYALA Calixthe. 1990. Seul le diable le savait, Paris, Pré-aux-clercs
BEYALA Calixthe 1995. Lettre d’une Africaine à ses sœurs occidentales, Paris,
Mango.
KOM Ambroise. 2000. « Pays, exil et précarité chez Mongo Béti, Calixthe Beyala
et Daniel Biyaoula », Notre Librairie, n° 138-139, septembre 1999-mars

766 Mars 2020 ç pp. 755-766


Tano. M. Mylène Ella & F. R. Brou

MARIAGES INTERETHNIQUES ET ACCÈS AU FONCIER EN MILIEU


RURAL IVOIRIEN : UNE ILLUSTRATION DU VILLAGE DE NANDIBO 2
DANS LE SUD DE LA CÔTE D’IVOIRE
TANO Mehsou Mylene ELLA
Institut National de la Jeunesse et des Sports
Laboratoire d’Étude et de Recherche
Interdisciplinaires en Sciences Sociale – Côte d’Ivoire
ella_2020@yahoo.fr
&
Félix Richard BROU
Institut d’Ethno-sociologie
Laboratoire d’Étude et de Recherche
Interdisciplinaires en Sciences Sociale
Université Félix Houphouët-Boigny – Côte d’Ivoire
brouf_richard@yahoo.fr

Résumé : Cet article est une contribution à la compréhension des questions des
mariages interethniques et le droit d’accès au foncier en milieu rural dans le
village de Nandibo 2 dans le sud ivoirien. L’objectif de cette étude est d’analyser
les mécanismes d’accès au foncier dans les alliances matrimoniales (mariages
intra ethniques et interethniques), le mode d’accès au foncier des descendants et
les différentes interprétations de ces acteurs. Les données présentées dans cette
contribution s’appuient sur des enquêtes qualitatives réalisées dans le village de
Nandibo 2 auprès de 25 couples, mais également avec les acteurs ayant
contractés les mariages inter ethniques avec des descendants (les enfants ayant
de plus 18 ans) de cette union. Elle s’est servie de l’analyse de contenue pour
exposer les rapports qui structurent les mariages interethniques au foncier rural.
A cet effet, les résultats révèlent que même si les mariages interethniques
participent à la consolidation de la cohésion sociale, une reconnaissance des
descendants issus de cette alliance matrimoniale. Ils génèrent des tensions au
niveau de la circulation des biens d’héritage.

Mots-clés : Mariages inter-ethniques, mariages intra ethniques, la cohésion


sociale, foncier, milieu rural.

Abstract: This article is a contribution to understanding the issues of inter-ethnic


marriage and the right of access to land in rural areas in the village of Nandibo
2 in southern Côte d’Ivoire. The objective of this study is to analyze the
mechanisms of access to land in matrimonial alliances (inter-ethnic and inter-
ethnic marriages), the method of access to land of descendants and the different
interpretations of these actors. The data presented in this contribution are based
on qualitative surveys conducted in the village of Nandibo 2 with 25 couples,
but also with those who have contracted inter-ethnic marriages with
descendants (children over the age of 18) of this union. She used the content
analysis to expose the relationships that structure inter-ethnic marriages to rural
land. To this end, the results reveal that even if inter-ethnic marriages contribute
to the consolidation of social cohesion, recognition of the descendants of this
marriage alliance. They generate tensions in the movement of inheritance goods.

Akofena çn°001 767


Mariages interethniques et accès au foncier en milieu rural ivoirien:
une illustration du village de Nandibo 2 dans le sud de la Côte d’Ivoire

Keywords: inter-ethnic marriage, intra-ethnic marriage, social cohesion, rural


land, rural environment.

Introduction
De tout temps les hommes se sont déplacés, d’une localité à une autre,
d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre. La migration est un fait social
inhérent à la condition humaine et la physionomie des déplacements de
population reflète un monde en perpétuel changement en Afrique et
particulièrement en Côte d’Ivoire (Djédjé, 2006). En Côte d’Ivoire, au cours du
XVIIè et du XVIIIè siècle, le Bas-Bandama (l’actuelle région des grands ponts) a
connu un flux des populations qui ont participé à l’organisation de cet espace
(Sékou, 1993). En effet, dans le cadre des échanges commerciaux et le
développement de l’économie de plantation (coton, anacarde, café et cacao)
plusieurs groupes ethniques ont migré dans la partie sud du pays à la conquête
de l’espace et de la ressource foncière. La quête de conditions climatiques et
végétales propices à l'activité agricole, la recherche de bien-être économique et
sociale, les guerres et la fuite des travaux forcés pendant la période coloniale sont
les différentes causes de la migration des groupes ethniques (Djédjé, 2006). Les
migrations ont ainsi conduit à la cohabitation de différents groupes ethniques
d’origines diverses sur le même terroir villageois. C’est le cas du village de
Nandibo 2. Ce village de la région des grands ponts, situé à 2 Km du fleuve
Bandaman, est un espace structuré par un environnement pluiri-ethnique où
se déroule un commerce qui attire les populations de différentes cultures. Ainsi,
dans cette région des grands ponts (Bas- Bandaman) aux anciennes populations
les Kotrowu et les Zeiri du littoral, les Asren, les Akpatifwe, les Akrowufwe, les
Krobou et les Mandu de l’hinterland forestier sont venus se joindre d'autres
populations (Avikam, Anyi-Alangwa, Baoulé-asabu (elomwen, swamlin warebo,
ngban) Abe, Abidyi, Anyi-aali, Anyi-amantyan (Sékou, 1993), par la suite il y a
eu des migrants venus du Nord de la Côte d’Ivoire (Malinké) et des pays voisins
(Soudan et Haute-Volta).
La proximité de ces différents groupes ethniques dans la région des
« grands-ponts » et particulièrement dans le village de Nandibo 2 favorise les
alliances matrimoniales, partant des mariages interethniques qui sont un
excellent révélateur du niveau d'intégration et d'homogénéisation socio-
culturelle des populations qui cohabitent depuis plusieurs siècles ou entre
autochtones et immigrés (Snjezana, 2000). Les mariages intra ethniques facilitent
la définition des conditions d’accès au foncier et l'appartenance ethnique des
descendants de ce type de mariage de façon générale et particulièrement à
Nandibo 2. Ils constituent, par ailleurs, une continuité dans le processus
d'assignation des appartenances ethniques (Bogui, 2006). Cependant, le mariage
interethnique suscite une restriction au niveau du droit foncier. Mais alors,
quelles sont les logiques sociales d’accès au foncier à partir d’un mariage intra
ethnique et interethnique dans le village de Nandibo 2 ? Comment les
descendants issus de ces mariages ont-ils accès au foncier ? Comment est-elle
interprétée par les enquêtés?

768 Mars 2020 ç pp. 767-778


Tano. M. Mylène Ella & F. R. Brou

L’objectif de cet article est de montrer les mécanismes d’accès au foncier


dans les mariages intra-ethniques et interethniques, le mode d’accès au foncier
des descendants issus de ces alliances matrimoniales et présenter les différentes
interprétations des enquêtés.

0.1. Démarche méthodologique


L’étude a été réalisée en Côte d’Ivoire dans le village de Nandibo 2 dans
la sous-préfecture de Grand-Lahou sur le littoral ivoirien dans la région des
Grands-ponts. Le village de Nandibo 2 est localisé dans la région des grands-
ponts et à quatorze kilomètres du département de Grand-Lahou. Les données
présentées dans cet article sont articulées autour des guides d’entretien
administrés à la notabilité autochtone, les acteurs sociaux des alliances
matrimoniales. Nous avons opté pour la technique d’échantillonnage en boule
de neige ou en réseaux qui consiste à choisir un noyau auquel sont ajoutés tous
ceux qui sont en relation (d'affaires, de travail, d'amitié, etc.) avec eux, et ainsi de
suite ( N’Da, 2015). Des entretiens semi-structurés ont été effectués auprès de 10
couples mixtes inter-ethniques et 15 couples ayant contractés un mariage intra
ethnique. La méthode d’analyse utilisée est l’analyse de contenu directe et
indirecte. L'analyse de contenu directe consiste à ne se contenter de prendre au
sens littéral la signification de ce qui est étudié. On ne cherche pas dans ce cas à
dévoiler un éventuel sens latent des unités d'analyses. Quant à l'analyse
indirecte, elle cherche inversement à dégager le contenu non directement
perceptible, le latent qui se cacherait derrière le manifeste. L’étude s’est déroulée
du 10 au 29 septembre 2019.

2. Résultats
2.1 Les moyens de production
« Les moyens de productions sont constituées par l’objet sur lequel on travaille
et par les moyens de travail au sens le plus large » (Harnecker, 1975, p. 21). Il
s’agit notamment des terres, des capitaux, des énergies humaines et animales,
des outils, des machines, des matières premières. Dans le cadre de notre étude,
nous nous intéressons à certains catégories des moyens comme les terres.

-Les formes d’occupation de l’espace


Dans la région des grands-ponts, l’histoire révèle deux formes
d’occupation de l’espace. Il s’agit du recours à la force et les alliances
matrimoniales. En effet, les Elomwen et les Agni (Anyi-Alangwa, Anyi-aali,
Anyi-amantyan) reconnaissent à leurs prédécesseurs (les Asren, les Akpatifwe,
les Akrowufwe, les krobou) la qualité de propriété des terres et des eaux
(Sékou, 1993). Dans ces deux cas, l’occupation s’est faite sans violence apparente
mais surtout avec l’accord et le concours des premiers habitants. Les événements
n’ont pas toujours été conformes à ce schéma (Sékou, 1993). Dans certains cas, le
recours à la force s’impose comme seul moyen pour occuper une portion de terre
ou d’eau.

Akofena çn°001 769


Mariages interethniques et accès au foncier en milieu rural ivoirien:
une illustration du village de Nandibo 2 dans le sud de la Côte d’Ivoire

-Le recours à la force


Cette forme d’occupation recèle des nuances en fonction de l’acteur
principal qui peut être soit un chasseur soit un guerrier. Jadis dans la région
des grand-ponts, le chasseur est considéré comme un être exceptionnel, car il
est doué de courage et souvent de puissance surnaturelles. En ce qui concerne
le village de Nandibo 2, les sources orales des sachant soulignent qu’à l’origine
se fut un chasseur au cours de ses randonnées dans la forêt, il fit la découverte
d’un espace vacante, celui-ci se renseigne pour savoir s’ il est effectivement
inoccupé et, il s’en empare. Cet espace devient le village de Nandibo 2.

2.2 Les formes d’alliances matrimoniales


Une autre forme d’occupation de l’espace ou de la terre est l’alliance
matrimoniale. Il s’agit des mariages intra ethniques ou des mariages inter
ethniques.

-Les mariages intra ethniques


Le mariage intra ethnique est l’union de deux acteurs sociaux (un homme
et femme) du même groupe ethnique. Cette alliance matrimoniale peut fournir
l’occasion d’acquérir de nouveaux biens, et en particulier la terre. Dans le village
de Nandibo 2, le mariage intra ethnique s’effectue entre: un homme avec une
femme du même groupe ethnique Baoulé (Elomwen) ou Agni. Ces mariages
intra ethniques vont s’accomplir entre les six familles que constitue le village. Il
s’agit des familles: Dagbé, Tigba, Sapo, Abouanou, Djidjianoussou et
Kpatcheanouan. Ce choix du conjoint ou de la conjointe du même groupe
ethnique permet un retour à des règles, aux coutumes et à des comportements
hérités des ancêtres qui se perpétuent dans ce nouveau cadre de vie. Elle se
résume également à la recherche et à la reconstitution de cet espace (le village
de Nandibo 2) du cadre protecteur de l’ethnie. Dans le cas des mariages intra
ethniques, « les circonstances et les conditions de vie commune qui scellent une
union, traduisent en même temps l’adhésion au principe de l’identité ethnique
(Gibbal, 1971, p 5) ».

- Les mariages interethniques


Il s’agit de l’alliance matrimoniale entre deux acteurs sociaux (un homme
et une femme) issus de différents groupes ethniques, religieux ou de nationalités.
L’auteur DUPONCHEL (1971) décèle deux types de mariages interethniques.
Les mariages entre deux ethnies d'aire culturel différent; et les mariages entre
ethnique d'un même aire culturel. Dans le cas de notre étude, les mariages
interethniques s’accomplissent à la fois dans un même aire culturel (Baoulé
Elomwen ou Agni, Avikam, Krobou, Adjoukrou,) et dans l’aire culturelle
différente (Dida, Malinké, Baoulé ou Agni). Le mariage interethnique « est
souvent associé à une plus grande ouverture d’esprit antérieure. Le mariage
mixte apparait comme le lieu privilégié où les cultures s’affrontent, dialogue et
se fondent (Delacroix, 1989, p.2) ». Il permet de comprendre la dynamique
intra-groupe, la cohésion, l’acculturation et l’assimilation dans le village de
Nandibo 2.

770 Mars 2020 ç pp. 767-778


Tano. M. Mylène Ella & F. R. Brou

Ces alliances matrimoniales entre les groupes ethniques sont des


échanges. Elles fournissent le moyen de maintenir, d’éviter le fractionnement et
le cloisonnement indéfinis qu’apporterait la pratique des mariages consanguins.
Elles participent aussi à la « prohibition de l’inceste, qui oblige comme elle
autorise les enfants à obtenir les partenaires sexuelles en dehors de leur famille
biologique. La prohibition de l’inceste est la condition impérieuse de
l’organisation, de la sécurité et de la survie du groupe. Elle vise en fait, à
échanger des sécurités individuelles, contre une sécurité collective plus grande
qui naîtra de l’alliance (Lévi, Strauss, 1952, p.112). Les alliances matrimoniales
introduit la culture dans la nature en cassant et ouvrant le noyau biologique
de la famille sur la loi de l’échange des femmes, échange qui constitue non
seulement un échange de personnes mais un échange plus global, d’ordre
économique, politique, religieux ,artistique, scientifique, etc. (Dantier, 2008) ».

2.3 Circulation des biens d’héritage, organisation foncier et mode d’accès au


foncier dans le mariage intra ethnique.
-La circulation des biens d’héritage.
Le village de Nandibo 2 est cosmopolite. Une distinction majeure s’opère
à l’intérieur de celle localité. Les populations qui s’y trouvent sont en effet, soit
à dominante patrilinéaire, soit à dominante matrilinéaire. Les Baoulés, les Agni,
les Avikam ont un système matrilinéaire alors que les Dida, les Krobou, et les
malinkés, quant à eux ont un système patrilinéaire. La transmission de l’héritage
est divergente d’un groupe ethnique à un autre. Chez les Dida, les Korobou et les
malinkés, la patrilinéarité de la filiation semble être prédominante chez eux, c’est
le fils qui hérite de son père. Les sociétés Akan (Baoulé, Agni et les Avikam
sont matrilinéaires). Elles ont recours aux mêmes arguments pour justifier ou
expliquer leur système matrilinéaire. Ce recours constant à la traversée d’un
cours d’eau et au sacrifice d’un enfant est une justification quasi-universelle du
passage d’un système à un autre système de parenté. En se référant à la théorie
de la pureté du sang telle que définit par Delafosse (1990). ‘’ cette coutume est
expliquée ainsi par les Agni, on n’est jamais sûr d’être le père de son fils, au
contraire, on est sûr que ses frères (de même mère) sont du même sang (au
moins maternel) que soi-même et il en va de même pour les enfants de sa sœur
( Delafosse, op cit )‘’ d’où la transmission de l’héritage entre l’oncle utérin et
neveu. Lors de notre enquête, il nous a été révélé que depuis 2000, les
populations de Nandibo 2 optent pour la transmission des biens d’héritage
aux ayant-droits c’est-à-dire les enfants du défunt ; ainsi selon S.J 42 ans
membre de la notabilité de Nandibo 2 :
Discours 1 Un homme est décédé, les enfants du défunt ont collecté de
l’argent pour organiser les obsèques. Le neveu et quelques autres
membres de la famille vont déterrer le palmier, vendre à des togolais afin
de participer également aux obsèques. Ils se sont tous retrouvés chez le
vieux Assa (défunt chef de terre) suite aux querelles entre les enfants et
ceux-ci. Celui-ci a demandé à Bohoussou et Kouassi (neveu et membre de
la famille du défunt), ils disent qu’ils ont déterré le palmier pour
rembourser les dettes des obsèques. Le vieux demanda à Bohoussou,

Akofena çn°001 771


Mariages interethniques et accès au foncier en milieu rural ivoirien:
une illustration du village de Nandibo 2 dans le sud de la Côte d’Ivoire

quelles ont été les dépenses effectuées t’ayant amené à déterrer le palmier.
Suite à la question Bouhoussou reste muet. Le vieux Assa (défunt chef de
terre) souligne que les enfants eux-mêmes ont fait leurs dépenses,
pourquoi vous êtes allé déterrer le palmier. C’était Kouassi qui était
l’héritier, ils se sont fâchés en disant qu’il ne veulent plus d’héritage. Le
vieux Assa a décédé cette année-là, maintenant ceux sont les enfants qui
héritent de leur défunt père.

La circulation des biens dans le village de Nandibo 2 semble être en contradiction


avec le mode traditionnel d’accès à l’héritage. En effet, suite à des circonstances
déplorables liées soit à l’abandon des ayants droits du défunt et de la veuve,
les autochtones s’inscrivent dans la logique de l’attribution des biens aux
ayants droits du défunt. Il s’agit d’une remise en question du mode traditionnel
de circulation des biens par les ayants droits. C’est une déconstruction sociale de
la circulation biens d’héritages préétablis dans le système matrilinéaire par ces
ayants droits. Ils recherchent une autonomie afin d’acquérir les biens d’héritage
de leur défunt père.

-Organisation foncière traditionnelle et mode d’accès à la terre


• Organisation foncière traditionnelle
C’est une gestion lignagère, placée sous le contrôle du chef de terre. Le terroir
villageois est composé des terres de chaque famille. Le village de Nandibo 2 est
composé de six grandes familles. C’est lui (chef de famille) en charge d’assurer
la distribution des terres aux membres qui en font la demande. La terre dans ce
milieu traditionnel permet aux différents groupes ethniques résidant dans le
village de Nandibo 2 de pratiquer l’agriculture.

- Mode d’accès à la terre


Bien avant le mariage, le jeune autochtone accompagne et participe avec
son père aux travaux champêtres. Cette forme de socialisation lui permet
d’acquérir des compétences et des connaissances auprès de son géniteur. En
effet, en milieu rural la socialisation est présente dans la vie quotidienne. Les
jeunes apprennent et intériorisent les normes et les valeurs de la société à
laquelle ils appartiennent. Ils construisent leur identité sociale, mais aussi leurs
interactions entre eux et leur environnement. En termes de valeurs inculquées
aux jeunes, elles se rapportent aux qualités physiques et morales qu’ils
doivent adopter. En effet, l’effort, le travail et l’endurance sont des valeurs qui
permettent aux jeunes d’aider leurs parents dans toutes les activités de la vie
en général, et dans les travaux champêtres en particulier. Suite à cette
socialisation, le père ou le chef de famille ( ayant la gestion de foncier familial)
attribue également une portion de terre à son fils pour un droit d’usage.
L’alliance matrimoniale permet d’acquérir une portion de terre. Celle-ci
s’effectue de deux manières : le droit d’usage et le legs. H.A 40 ans, (Baoulé
Elomwen) en union avec une femme (Baoulé Elomwen) de Nandibo 2 l’atteste
dans son témoignage qu’il a reçu une portion de terre de son gendre comme
droit d’usage.

772 Mars 2020 ç pp. 767-778


Tano. M. Mylène Ella & F. R. Brou

Discours 2 « Avant mon mariage avec ma femme, j’accompagnais mon père au


champs, après le mariage, le père de ma femme me dit, voilà mon fils une
place, une portion de terre pour que tu puisses faire ta plantation pour
manger. »

Ce droit d’usage de la parcelle de terre, s’inscrit dans la volonté du


père de la mariée d’attribuer à son gendre une parcelle de terre pour s’occuper
et assurer la subsistance de la nouvelle famille. Il faut souligner que les biens
issus de cette plantation appartiennent du vivant du conjoint à toute la famille
c’est-à-dire ( le conjoint, la femme et les enfants issus de ce mariage intra
ethnique). D.D. 55 ans Baoulé Elomwen) en union avec une femme (Baoulé
Elomwen) de Nandibo 2 indique également que : « Mon gendre lègue la
portion de terre à sa fille, mais moi je reçois la parcelle comme un droit
d’usage. » Au cas où survient un évènement malheureux, soit le décès d’un
des conjoints ou à la suite d’un divorce la parcelle de terre revient aux ayants
droits c’est-à-dire les enfants issus de la défunte relation. En effet, lorsque le
gendre attribue la portion de terre au conjoint, c’est un droit d’usage pour
celui-ci, et un legs pour sa fille. Le legs qui est une forme de transfert de droit
dans le mariage intra ethnique, concerne la conjointe et les enfants issus de
cette union dans le village. Dans le cas où les deux conjoints n’ont pas eu
de descendants, la mise en valeur de la terre peut se poursuivre par le gendre.
Cette autorisation est liée à la bonne conduite du gendre. Mais, si la parcelle
rendre en jachère, le conjoint fait une nouvelle demande de portion à la belle-
famille, en offrant des bouteilles de boissons (liqueur) enfin de continuer à
exercer la mise en valeur.

-Circulation des biens d’héritage et mode d’acces au foncier dans le mariage


interethnique
• Circulation des biens d’héritage
La circulation des biens d’héritage suit le système matrilinéaire à la fois
dans le groupe ethnique ((Baoulé Elomwen) et Avikam. La transmission de
l’héritage suit la parenté en lignée maternelle. C’est en effet l’héritier dans la
ligne maternelle (le neveu) qui lui succède après la mort de l’oncle maternelle.
Cette circulation des biens d’héritage attribuée au neveu, concerne les biens
familiaux du défunt si celui-ci avait une plantation sur la parcelle de terre
familiale. Les enfants et les frères du défunt héritent des biens propres. Il
convient d’indiquer également, s’il y a eu un partage des biens propres du
père avec ses frères, suite au décès de celui-ci, les enfants reçoivent une part
de l’héritage. K. M, 30 ans, descendant d’une union entre un Avikam et une
femme (Baoulé Elomwen) explique cette circulation d’héritage de biens :
Discours 3 « Après le décès mon père, la portion de terre familiale a été
récupérée par la grande famille, je veux dire le chef de la famille
maternelle de notre défunt père ; Nous avons eu comme héritage les
biens propres qu’il avait acquis de son vivant, il eut une dispute avec

Akofena çn°001 773


Mariages interethniques et accès au foncier en milieu rural ivoirien:
une illustration du village de Nandibo 2 dans le sud de la Côte d’Ivoire

les frères de notre défunt père qui voulait prendre tous ces biens
propres. »

- Mode d’accès au foncier dans les mariages interethniques


Le mode d’accès à la terre dans le mariage interethnique est semblable à
celui de l’alliance intra ethnique présenté au préalable. Voici le témoignage du
chef de la famille de Sapo de Nandibo 2 :

A.T, 60 ans chef de la famille Sapo :


Discours 4 « Si tu es gentil avec la famille, à la fin de l’année tu offres des
présents, tu rends des services, le père dira, ah ! mon beau comme tu es
avec ma fille, je te donne cette parcelle, ensuite il dira à la fille ; j’ai donné
une portion de terre à ton mari pour qu’il travaille et vous mangez ».

A travers ce discours, il est à noter que l’acquisition d’une parcelle de terre


par le biais du mariage interethnique fait office de droit d’usage pour le gendre.
Quant à la conjointe, cela apparaît comme un legs. Un autre témoignage de S.J.
42 ans membre de la notabilité de Nandibo 2 pour illustrer le mode d’accès
au foncier dans le mariage interethnique.
Discours 5 « Jadis, un homme Ahizi Tigba de Tiévièssou a pris une femme
de Nandibo 2, la famille de la femme lui a attribué une portion de terre.
Celui-ci s’est approprié de l’espace et à ensuite attribué à d’autre
personnes. Les gens reconnaissent que c’est lui qui donné alors qu’il a
reçu celle-ci de la famille de son épouse. Aujourd’hui, celui-ci n’est plus
là, on ne sait plus qui lui avait attribué l’espace de terre. L’espace de terre
sur lequel se trouve toutes les plantations de palmier à huile situé vers
Irobo appartient au village de Nandibo 2, mais c’est à Tiéviéssou. Ils sont
venus mettre une limite près de nous ici en disant que c’est eux qui
nous commande. Ils reçoivent chaque année les ristournes de la société
PALMCI. Les parents en voulant rendre service, aujourd’hui il ont perdu
un grand espace de terre. Actuellement c’est difficile que les parents
donnent une portion de terre, s’ils ne te font pas confiance, ils ne vont
pas te donner ».

Cette illustration du témoignage montre que le mode d’accès au foncier dans


le mariage inter-ethnique occasionne des malentendus dans la délimitation de
l’espace et une certaine méfiance des acteurs donateurs. En ce qui concerne
les enfants issus des mariages interethniques, ils ont accès à terre de deux
manières : le don et le legs. Pour le don, ils peuvent avoir accès à la terre de la
part du géniteur. En ce qui concerne le legs c’est la portion de terre léguée à
leur mère par leurs grands-parents, ou le chef de famille maternel. Voilà le
témoignage d’un descendant d’une union interethnique.
T. B, 40 ans : Discours 6 « le champs de palmier que j’ai actuellement,
c’est ma mère qui a demandé à son père, je veux un coin pour faire
mon champ, celui-ci à donner la parcelle de terre à ma mère, ensuite
elle me l’a remis. »

774 Mars 2020 ç pp. 767-778


Tano. M. Mylène Ella & F. R. Brou

-Perception des descendants des mariages interethniques face au mode d’accès à


la terre
Pour les descendants issus des mariages interethniques, la perception
qu’ils se font du mode d’accès à la terre est liée à l’appropriation de la parcelle
de terre. Pour ceux-ci, les différents modes d’accès ( le don, le legs) est une
forme de droit de propriété sur la parcelle de terre qui leur a été attribuée.
Les descendants issus de cette alliance matrimoniale sont dans un système
matrilinéaire où le neveu est l’héritier en ligne maternelle. Après une
concertation familiale de côté maternel, ils peuvent devenir chef de famille. Dans
ces conditions, ils reçoivent en quelque sorte les faveurs de la famille maternelle.
Une illustration de cet état de fait.

G. L, 45 ans oncle maternel : Discours 7 « Quand moi je marie une femme, mon
père préfère les enfants de ma sœur que les miens , quel que soit l’homme
que ma sœur va épouser, ces enfants sont plus considérés que les enfants
que je vais faire, c’est une femme c’est le système matrilinéaire. Les parents
diront que ces leurs enfants ».

Cette situation est source de querelles et disputes entre les enfants issus
d’une alliance matrimoniale interethnique, c’est à dire les oncles maternels et
les enfants issus d’un mariage intra ethnique. Lorsque les enfants du frère de la
sœur égo revendent, les autres membres de la famille disent :

Discours 8 « Toi si tu veux héritage, allez-y hériter du côté de votre maman


là-bas, chez vos oncles maternels ».
B.M. 28 ans issu d’une union intra ethnique, renchérit : Discours 9 « Moi qui suis
ici je gagne pas, et c’est toi étranger qui va gagner, moi je suis là pour observer
seulement et une autre personne va prendre pour manger. »

Dans cette situation, lorsque la parcelle de terre n’a pas encore été mise en
valeur, si celui-ci commence à empiéter sur la parcelle de terre en pratiquant les
cultures vivrières ou pérennes. Cet état de fait suscite des querelles au sein
de la cellule familiale. L’analyse montre qu’au niveau des alliances
matrimoniales inter-ethniques, l’existence d’une reconnaissance des
descendants issus de cette alliance qui leur permet d’être reconnus socialement
au sein de la cellule familiale, voire dans la communauté et une importance
accordée aux cousins croisés patrilatéraux; c’est-à-dire le fils du frère de la
mère d’ego, il est associé dans la circulation des biens dans le système
matrilinéaires.

3. Discussions
3.1 Le mode de production.
L’écrit de Karl Marx et Friedrich Engels met en lumière nos résultats
concernant le mode de production des populations de Nandibo 2. En effet pour
ces auteurs, l’acte de production établit des relations entre les hommes eux-
mêmes, entre ceux-ci et la nature. Karl Marx et Friedrich Engels ont bien perçu

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Mariages interethniques et accès au foncier en milieu rural ivoirien:
une illustration du village de Nandibo 2 dans le sud de la Côte d’Ivoire

cette dimension de la production lorsqu’ils ont écrit : « les hommes doivent être à
même de vivre pour pouvoir faire l’histoire. Mais pour vivre, il faut avant tout boire,
manger, se loger s’habiller et quelques autre choses » (Cf. Marx et F. Engels, réed.1968,
p.57). Ils montrent l’importance du mode de production dans l’évolution de
l’histoire des sociétés. Le mode de production, c’est la production des moyens
matériels élémentaires d’existence et, partant, chaque degré de développement
économique d’un peuple ou d’une époque forment la base d’où se sont
développées les institutions d’Etat, les conceptions juridiques, l’art et même
les idées religieuses des hommes. Le mode de production inclut une forme de
la production de la vie matérielle. La ressource foncière s’inscrit dans cette
forme de production, les différents groupes ethniques en Côte d’Ivoire et
singulièrement ceux de Nandibo 2, ont eu besoin de celle-ci pour assurer leur
survie.

3.2 Transformations sociales et conflits des acteurs


Certains travaux empiriques abordent les changements sociales liés à la
l’accroissement de la population et la pression du foncier. Cette situation révèle
clairement les mutations et les transformations sociales en cours dans le milieu
rural. C’est d’ailleurs ce qu’avait anticipé Boutillier (1964), lorsqu’il écrivait qu’

[…] au fur et à mesure que la densité croît, c’est-à-dire que la terre se fait de
plus en plus rare, la tenure se fait de moins en moins souple ; les règles de
dévolution successorale deviennent plus rigides, ce qui a pour effet de faire
baisser la proportion des champs hérités et d’usage permanent hérité et de
faire monter la proportion des champs prêtés.

Boutillier (1964, p.97)

A la suite de Boutillier, Ouédraogo et al (2007), évoquent les transformations


survenues dans la transmission de l’héritage en milieu rural Burkinabé.
L’héritage reste la principale forme d’accès à la terre en milieu rural. Dans sa
forme originelle, l’héritage se faisait à l’intérieur du lignage premier occupant de
la terre. Cependant, avec l’évolution récente, l’héritage tend à passer de père en
fils. Au sein des ménages enquêtés dans les villages situés au sein de la région
plateau central et ouest, l’ensemble des autochtones cultive sur des terres
héritées. Les normes sociales et la cohésion familiale leur garantissent le droit de
jouissance. L’héritier ne peut être exproprié. Dans la circulation des biens
d’héritage dans le système matrilinéaire, des tensions surviennent entre les
ayants droits c’est-à-dire les enfants du défunt et le neveu utérin. Ces tensions
ou conflits sont liés aux ressources foncières. Chauveau (2006), souligne qu’il
n’est donc pas rare de voir apparaitre des tensions entre membres de la parenté
pour le contrôle de la ressource foncière. A l’intérieur du groupe familiale, quel
que soit le mode d’accès à la terre, les générations ne se succèdent pas à
proprement parler car les membres des différentes classes sont pour partie au
moins de leur vie, des contemporains. Cette situation peut conduire à des conflits
ouverts, selon que les membres des différentes classes, surtout les jeunes
générations, respectent ou non les formes de repartage, les rapports de

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Tano. M. Mylène Ella & F. R. Brou

production ou de circulation du produit, ou la répartition des droits faite par


leurs aînés qui engage en partie leurs conditions d’existence (Chauveau et al.,
2006). Ces différents auteurs énumèrent les changements qui surviennent dans
la transmission de l’héritage en milieu rural. Ceux-ci sont liés à la
démographie, à la réduction de la ressource foncière occasionnant les conflits
au sein de la cellule familiale. Notre étude montre qu’au-delà, des aspects
énumérés par ces auteurs entrainant des transformations sociales, les alliances
matrimoniales peuvent être une cause des transformations sociales.

3.3. Les changements socioéconomiques en amont des stratégies matrimoniales


Le mariage interethnique contribue à l’accroissement de la population.
Robitaille (2003) indique que le mariage sous sa forme exogamique, il a pour
objectif la procréation afin d'accroître et de renouveler les autochtones du
Canada. L'exogamie profite de plus en plus à la fécondité de tous groupes
d'identités autochtone étant donné la diminution de la surfécondité des couples
endogames. Quant à Piguet (2005), met en évidence un autre intérêt se
dissimulant dans le mariage interethnique. Il souligne que l’homme afar est un
conformiste à la tradition. Ce conformiste ce traduit par le mariage préférentiel
avec la cousine patrilatéral. Cependant leur rapprochement des centres urbains,
et leur implications dans les circuits économiques, il tende à épouser en secondes
noces une femme non afar susceptible de leur faciliter l’accès à la ville, au marché
avec des activités rémunératrices et de veiller à la scolarisation des enfants. Il
indique également au-delà des intérêts économiques attachés à ces unions, elles
jouent un rôle dans la résolution de conflits entre clans rivaux ou entre des
groupes ethniquement différenciés. Certains auteurs américains et français
élaborent une théorie en relation avec les mariages interraciaux. Il s’agit de la
théorie compensatoire. Selon cette théorie, les personnes qui s'unissent hors de
leurs groupes cherchent à le faire avec des partenaires qui maximisent les
bénéfices du mariage. Les femmes auront tendance à considérer les
caractéristiques économiques des époux alors que les hommes considèrent les
avantages des caractéristiques sociales des femmes (Schoen et Thomas, 1982). Il
faut retenir du bref état de connaissance des travaux de certains auteurs précités
qu’il existe divers facteurs influençant une union entre groupe ethnique et
racial. Elle s’apparente à la proximité, à l’aspect économique et social auxquels
les différents acteurs aspirent. Outre ces éléments, notre étude montre
également que l’acquisition d’une portion de terre est à prendre en compte
dans les stratégies matrimoniales.

Conclusion
« Les mariages mixtes sont, en quelque sorte, le condensé de la communication
entre deux cultures et représentent en cela un phénomène universel » (Delcroix, 1989).
L’investigation dans le village de Nandibo 2 en utilisant la technique d’échantillonnage
en réseau et l’analyse de contenu ont mis en évidence que cette alliance matrimoniale
contribue à l’accès au foncier pour les conjoints. Cependant, il s’agit d’un droit d’usage
de la terre pour le conjoint et un legs pour la conjointe puisse qu’elle reçoit cette
portion de terre de la part de son géniteur. Aussi, il faut noter une déconstruction
concernant la circulation des biens d’héritage dans ce système matrilinéaire de cette

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Mariages interethniques et accès au foncier en milieu rural ivoirien:
une illustration du village de Nandibo 2 dans le sud de la Côte d’Ivoire

localité. Outre, cet aspect les descendants issus de cette alliance (mariage mixte
interethnique) acquièrent une reconnaissance sociale au sein de la communauté.

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