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Présentation

« La Mecque existe pour nous façonner. »

Ce livre exceptionnel retrace la véritable histoire de l’un des sites


religieux majeurs de notre planète : La Mecque, cœur de l’Islam.
Mêlant le récit de ses propres pèlerinages aux sources historiques,
sans oublier les récits de voyage des plus célèbres orientalistes,
Ziauddin Sardar nous en offre un aperçu unique. De la Kaaba des
origines à la « Las Vegas saoudienne », il raconte la vie du prophète
Mahomet, l’autorité religieuse de ses descendants, les caravanes de
chameaux et leurs précieux présents, la riche cité commerçante, ses
étudiants, ses femmes fardées, ses esclaves, ses visiteurs occidentaux
fascinés, les intrigues, les luttes de pouvoir et les batailles sanglantes,
la domination ottomane, l’émergence du wahhabisme…

Ziauddin Sardar dirige le Centre de politique et de prospective à


l’Université de Chicago, est co-rédacteur en chef de la revue Critical
Muslim, et préside l’Institut musulman de Londres.
ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES
payot-rivages.fr

Conception graphique de la couverture : Sara Deux - Illustration : Vue schématique de La


Mecque, XIXe siècle © Bridgeman Images

L’éditeur remercie Ruth Grosrichard.

:
TITRE ORIGINAL
Mecca. The Sacred City
(Bloomsbury)

© Ziauddin Sardar, 2014


This translation of Mecca : The Sacred City
is published by Payot & Rivages
by arrangement with Bloomsbury Publishing Plc.

© Éditions Payot & Rivages, Paris,


2015 pour la traduction française
et 2017 pour l’édition de poche

ISBN : 978-2-228-91868-8

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du
client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout
ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par
les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le
droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les
juridictions civiles ou pénales.
À mon ami disparu, Ayyub Malik, grand
architecte et céramiste, en souvenir de
conversations brillantes et de moments
agréables dans les rues de La Mecque et de
Djedda ainsi que dans mon jardin d’hiver.
Avertissement concernant la translittération
des termes arabes

Destinée notamment à des lecteurs susceptibles d’ignorer l’arabe


et d’autres langues du monde musulman, cette traduction a fait des
choix de translittération qui n’obéissent pas toujours à ceux en usage
chez les spécialistes de ce domaine. Ces choix ont pour but d’accroître
la lisibilité de ce livre où abondent personnages historiques, lieux et
notions diverses.
Ainsi, l’attaque glottale (hamza) n’a pas été transcrite ; les points
diacritiques qui différencient les lettres emphatiques n’ont pas été
retenus. De même, la laryngale sourde ‘ayn n’est pas rendue par le
signe habituel : s’y substitue l’usage orthographique ordinaire des
mots concernés.
Le kh se lit comme la « jota » en espagnol dans Juan ou le « ch »
en allemand dans Buch ; le gh comme le « r » grasseyé français dans
Révolte.
Les voyelles brèves sont écrites a, i, u (ou encore ou), les longues :
â, î, û (ou encore ou).
Plusieurs noms propres de personnes et de lieux ont conservé
l’orthographe courante, admise en français. Il en est de même pour
certaines notions spécifiques à l’islam, devenues familières au grand
public.
Les spécialistes arabisants s’y retrouveront, malgré les libertés
prises avec la translittération scientifique en vigueur.
INTRODUCTION

L’appel de La Mecque

Le car des pèlerins était pris dans un gigantesque embouteillage.


J’observais à travers la brume du matin cette masse désordonnée et
grouillante qui se déployait sur des kilomètres. Les cars de pèlerins –
de ces traditionnels cars jaunes qui transportent les écoliers
américains – se reconnaissaient aux grandes inscriptions en
caractères arabes et anglais qui ornaient leurs flancs. Autour de
chacun d’eux tournoyait une vague de tissus blancs abritant les âmes
d’innombrables pèlerins et formant un océan dont émergeaient
diverses nuances de couleurs de la peau humaine. Les hommes
étaient tous vêtus du même habit traditionnel, deux pièces d’étoffe
non cousues appelées « ihrâm » laissant une épaule découverte. Cette
marée humaine en ébullition était composée de deux à trois millions
de personnes venues de toutes les régions du monde, toutes
accourues pour se trouver à ce moment précis en ce lieu bien
particulier : La Mecque.
Une fois rassemblés, les pèlerins se déplacent en masse dans la
ville et ses environs, passant d’un lieu sacré au suivant. Cette vague-ci
les mènerait de Muzdalifa, qui les avait accueillis pour une nuit sous
les étoiles, à Mina, à quelque 6 kilomètres de là, où ils humilieraient
symboliquement Satan en jetant des cailloux sur trois stèles. Pour
l’heure toutefois, tel un raz-de-marée échouant à forcer le passage
d’un étroit canal, la foule était restée bloquée, vague d’écume
brutalement stoppée dans son élan. De mon poste d’observation, ce
n’était pourtant pas cette application de la dynamique des fluides qui
me fascinait. La lutte immobile qui se jouait devant mes yeux était en
voie de devenir un élément de la tradition au même titre que l’habit
de pèlerin. Les fréquentes interruptions dues aux embouteillages sont
la réponse de la modernité au problème du transport des masses de
lieu en lieu par les moyens les plus actuels. Dès cette époque, ces
pauses me semblaient incompatibles avec mes grandioses espérances
et les idées que je nourrissais quant à l’expérience que devrait offrir
ce lieu en pareil instant. Peut-être était-ce cette discordance entre
mon idéal et la réalité qui troublait mon esprit. Peut-être était-ce la
force qui émanait de cet endroit. Mais alors que j’observais la scène
qui se déroulait devant moi, mon attention fut attirée à travers la
foule par un car, et dans ce car, par un visage.
Le car se trouvait bloqué dans un immense embouteillage. Par
l’une de ses fenêtres, je discernai un pèlerin assis à l’intérieur,
parfaitement immobile. Illuminant un visage ridé, des yeux au regard
déterminé fixaient un point au-dessus de l’horizon. Comme hypnotisé
par ce regard, je me déplaçai au travers du tumulte, comme flottant
hors du temps, en direction du vieil homme. Alors que je me frayais
un chemin dans la cohue, j’eus l’intuition qu’il avait senti ma
présence ; il n’avait pourtant fait aucun mouvement. Il ne bougea que
lorsque je fus à proximité du car. Avec ces infinies précautions qui
sont la marque de l’âge, et au prix d’efforts considérables, il avança à
contre-courant de la foule et quitta le véhicule. Cela lui prit un temps
qui me parut infini. J’observai chacun des pas chancelants qu’il fit
pour me rejoindre. Son visage face au mien, je sus enfin ce qui
m’avait attiré vers ce vieil homme à l’exclusion de tout autre : une
profonde sérénité, une bienheureuse quiétude émanaient de sa
personne. Sans un mot, il me tendit les deux draps qu’il tenait entre
les mains. Je pris instinctivement possession de ce paquetage et le
laissai me guider à travers la foule.
Nous parvînmes enfin dans un endroit tranquille derrière la
chaussée. Là, il me fit signe de déposer un drap au sol. Celui-ci gonfla
au vent, telle une voile, dans la brise du matin. Je l’étendis par terre
et il y abaissa son corps frêle. Ainsi au repos, il me fit un signe de la
tête et je sentis sa gratitude. Je restai assis près de lui – combien de
temps ? je ne sais. Nous étions silencieux. Il n’y avait rien à dire.
Enfin, je sus qu’il avait traversé l’horizon. Doucement, avec respect, je
le recouvris du second drap. C’est alors seulement que l’inquiétude
me saisit. Et maintenant, que devais-je faire ? Quelle stèle choisir,
quelles démarches entreprendre, qui informer, comment empêcher
son corps d’être piétiné par quelque subit mouvement de foule ? Je
restais là avec mes questions. Lui avait trouvé sa réponse, sa
destination finale.
Nous étions le 16 décembre 1975. J’accomplissais alors l’un des
plus importants devoirs qui incombent à un musulman : le hajj, ou
pèlerinage dans la Ville sacrée de La Mecque. Enthousiaste,
euphorique même, je me sentais comme relié aux plus de
deux millions d’autres âmes qui effectuaient le pèlerinage avec moi.
J’espérais m’en retourner élevé spirituellement. Et voilà que ce vieil
homme était venu mourir ici. Il me semblait qu’il avait compris mieux
que moi le sens profond du hajj.
La Mecque, qui a vu naître l’islam et le Prophète Mahomet, est la
ville la plus sacrée de cette religion. Cette ville, comme tout
musulman, je l’ai connue toute ma vie. Se rendre à La Mecque une
fois dans son existence est un devoir important. Et cependant, la
plupart des musulmans ne viendront jamais ici, tout en ayant appris,
et peut-être même mémorisé, sa géographie dès l’instant de leur
première prière. La première leçon que reçoit tout jeune musulman
avant de prier consiste à localiser La Mecque, puis à se prosterner
dans sa direction non pas une, mais cinq fois par jour.
Dans notre maison de Depalpur, au Pakistan, où je suis né et où
j’ai passé mes premières années, se trouvait, accroché au mur, un
vieux calendrier tout abîmé – probablement le seul élément de
décoration de toute la maison. Ce calendrier contenait une image
(d’assez mauvais goût, je m’en avise aujourd’hui) de la Mosquée
sacrée au cœur de La Mecque, avec ses minarets qui s’élèvent dans le
ciel au milieu des collines environnantes. Au centre de la mosquée –
au centre de l’image –, attirant l’œil, se dressait la Kaaba. Simple
structure cuboïde enveloppée dans une étoffe noire brodée d’or,
c’était une présence brute et saisissante. Si l’on regardait la
photographie avec suffisamment d’attention, l’on parvenait tout juste
à distinguer que les flots de couleur blanche évoluant autour de ce
centre de gravité étaient composés d’une multitude de pèlerins.
Inscrit en arabe, en caractères gras, juste au-dessus des minarets, on
pouvait lire le mot « Allah ».
Le temps a passé, mais la vision de la Kaaba sur le calendrier qui
ornait notre mur est restée gravée dans ma mémoire. Cette image, la
toute première dont j’ai le souvenir, a affermi en moi la certitude que,
quand bien même Dieu est partout, la puissance divine est d’une
certaine façon concentrée en cet unique lieu ; que la Kaaba est, en
somme, la maison de Dieu. Cette image si emplie de la présence de
Dieu fut à l’origine de ce lien originel et infrangible qui, je le savais,
m’unirait à jamais à cet endroit. Aussi enfantine et naïve que fût cette
conviction, tout ce que j’appris par la suite ne fit que la renforcer.
Celle-ci grandit en moi à mesure que ma compréhension
s’approfondissait. Ce sentiment d’attachement personnel ne m’est pas
particulier ; cet amour et ce dévouement, cette aspiration et ce rêve,
je les partage avec plus d’un milliard d’autres personnes. C’est un lien
qui unit tous les musulmans : ce que La Mecque est pour moi, c’est
aussi, dans le même temps, ce que La Mecque est pour tous les
autres. La Mecque est la racine identitaire de chaque musulman et le
dénominateur commun d’une communauté présente dans le monde
entier.
Mes premiers cours de religion avaient tous La Mecque pour
thème. Lorsque, tout petit, j’appris à lire le Coran avec ma mère,
celle-ci m’enseigna que le texte sacré de l’islam est la parole sacrée de
Dieu d’abord révélée à Mahomet dans la Ville sainte. Le récit que l’on
me fit de la vie du Prophète me rendit cette ville et ses environs plus
familiers que le pays même où je vivais : la grotte de Hira, à la
périphérie de La Mecque, où le Prophète reçut ses premières
révélations en 611 ; la ville de Médine, encore appelée « Yathrib » à
l’époque de Mahomet, et où le Prophète alla fuir les persécutions des
Mecquois ; le puits de Badr et le mont Uhud, où il mena ses batailles.
Mais selon la tradition islamique, l’histoire de la ville a commencé
bien avant le VIIe siècle. Les abords sacrés de la Kaaba sont le théâtre
de récits qui remontent au tout début des temps. Adam, le premier
prophète selon la tradition islamique, a visité La Mecque et y a été
enterré ; le prophète Ibrâhîm (ou Abraham), père du monothéisme, a
bâti la Kaaba avec son fils Ismaël. Chacun de ces récits berce
l’enfance de chaque musulman, qui en intériorise ainsi la géographie,
formant un paysage dont les contours et l’histoire forgent son
identité.
Mais La Mecque est bien autre chose encore que la succession
d’événements qui s’y sont déroulés. Son importance tient à ce que,
comme l’a si souvent dit ma mère, c’est là que Dieu a révélé au
Prophète Mahomet ses principes d’une vie morale. On m’apprit ainsi
que l’enseignement du Prophète, ses propos, son comportement
étaient les modèles que je devais m’efforcer de suivre pour devenir
moi-même quelqu’un de bien. Les événements de La Mecque étaient
vivants tant dans les actes les plus simples de ma vie quotidienne,
dans toutes les restrictions par lesquelles les adultes cherchaient à
domestiquer mon exubérante jeunesse, que dans les épineuses
considérations auxquelles s’adonnait le jeune homme extraverti que
j’étais afin de déterminer, chaque fois que nécessaire, s’il se
comportait vraiment mal, ou juste pas tout à fait bien. Jamais je n’ai
douté qu’il me faudrait toujours regarder en direction de La Mecque
si je voulais parvenir à quelque chose de bien en ce monde.
Lorsque l’on m’envoya prendre des cours de religion plus formels,
la manière souple et compatissante de ma mère fit place à la
discipline plus rigide de la madrasa. Les leçons qu’il me fallait
assimiler nourrissaient ma fascination pour la Ville sainte. Comme
tout jeune musulman, j’appris que l’un des cinq piliers de notre culte
était l’obligation de se rendre à La Mecque, si l’on en avait la
possibilité, au moins une fois dans sa vie afin d’y accomplir le hajj, de
faire partie de ce grand pèlerinage annuel qui est l’expression la plus
haute de la vie d’un musulman. J’en buvais tous les détails : il fallait
tourner autour de la Kaaba – pour de vrai. Les autres stations du
pèlerinage devinrent des points de repère dans ma connaissance de
plus en plus fine de la géographie des lieux : le hameau de Mina, où
les pèlerins devaient passer quelques nuits ; les plaines d’Arafat, au
pied du mont de la Miséricorde, où ils faisaient à l’unisson la prière
du midi ; le paysage sec de Muzdalifa, où ils passaient une nuit à la
belle étoile. Quelle aventure ce serait – traverser les continents et se
tenir là même où le Prophète s’était tenu, marcher sur ses traces en
accomplissant les rituels qu’il avait lui-même instaurés, me fondre
dans cet océan de fraternité qui unissait des gens de toute race et de
tout pays. Et, finalement, prendre place au sein de ce vaste
rassemblement et m’adresser directement à Dieu pour implorer sa
miséricorde et sa bénédiction – naturellement, comme tout
musulman où qu’il vive, j’étais déterminé à me rendre un jour à
La Mecque. Je serai moi aussi un pèlerin, La Mecque ne serait pas
toujours qu’une image : un jour, j’irai là-bas.
Ma famille a traversé les continents, même si nous n’avons pas fait
halte à La Mecque lorsque nous avons quitté le Pakistan pour nous
établir à Londres ; nous avons modifié le cours de notre vie à de
nombreux égards – mais la Ville sainte est restée un point fixe de
notre existence. Bien sûr, il nous fallait la localiser depuis une
nouvelle direction, mais elle restait néanmoins un élément central
d’une identité par ailleurs mouvante. Notre nouveau chez-nous
soulevait des interrogations complexes et inédites, des plus
existentielles aux plus terre à terre ; La Mecque était alors un élément
essentiel des choix que nous faisions. Une boussole morale ne cesse
pas de fonctionner pour la seule raison que le paysage alentour est
nouveau et inaccoutumé, ou bien alors ce n’est pas une boussole.
Tandis que je grandissais à Londres, La Mecque a continué d’agir
sur moi comme un aimant, elle est restée mon but et mon idéal. J’ai
étudié les splendeurs de l’histoire islamique, je me suis intéressé à
d’autres villes – Damas, Bagdad, Le Caire, Fès, Samarcande, Grenade
ou encore Delhi, où se trouve la source de mon propre héritage
moghol. Parmi ces merveilles, la naissance de la science, les joyaux de
l’architecture, les chefs-d’œuvre littéraires, les débats subtils, l’histoire
des idées, autant d’héritages qui sont venus enrichir tout le
patrimoine de l’humanité à mesure que celle-ci se les appropriait bien
au-delà des frontières de la civilisation musulmane. Où que soient
nées ces réalisations, c’est à La Mecque, fondatrice de leurs valeurs et
de leurs vertus, qu’elles doivent d’exister. C’était évidemment là la
raison de l’existence du hajj, ce perpétuel retour aux sources qui doit
apporter, chaque année, complétude et vivification spirituelles aux
musulmans d’où qu’ils viennent.
Et alors que je rêvais de La Mecque et prévoyais de m’y rendre
vers mes 25 ans, c’est finalement La Mecque elle-même qui est venue
à moi, sous la forme d’une offre de travail comme l’on n’en reçoit
qu’une dans sa vie. On me proposait de faire partie de l’équipe du
tout nouveau Centre de recherches sur le hajj situé à Djedda, ville
portuaire d’Arabie saoudite. Le centre lui-même avait été installé sur
le campus de l’université du roi Abd al-Azîz qui venait d’ouvrir, et
mon travail consisterait à étudier les problèmes logistiques que posait
le hajj pour y apporter des solutions, ainsi que de m’intéresser à
l’histoire passée, présente et future de la Ville sainte.
Depuis la naissance de l’islam jusqu’à la découverte du pétrole,
La Mecque a accueilli chaque année une centaine de milliers de
pèlerins venus à pied, par voie de mer ou encore à dos d’animal. Ce
monde appartient désormais au passé et du fait de l’émergence des
réseaux de transport moderne, jusqu’à trois millions de musulmans
accomplissent désormais le pèlerinage chaque année, faisant du hajj
le plus grand rassemblement au monde. La soudaine prospérité
apportée par le pétrole a permis de répondre à cet immense défi
logistique par des moyens tout à fait inédits. On m’informa que des
projets étaient en cours pour transformer la ville. La modernisation,
toutefois, charriait également son lot de problèmes substantiels et
menaçait d’entraîner certains dommages collatéraux. Tout allait très
vite. Le temps manquait pour apprendre à gérer les changements à
venir au moyen d’une meilleure compréhension des dynamiques du
pèlerinage et de la dimension historique de la ville et de ses environs.
Comment aurais-je pu refuser pareille opportunité ? J’allais pénétrer
dans cette image originelle que je chérissais depuis l’enfance, faire
partie de la plus extraordinaire aventure qu’il m’ait été donné
d’imaginer – et être payé pour ce privilège !
J’allais me rendre à La Mecque. Et c’est ainsi que je me trouvai
dans la Ville sainte en ce fameux jour de décembre 1975.
Je travaillai au Centre de recherche sur le hajj pendant quelque
cinq années 1. Durant chacune d’elles, je pris moi-même part au
pèlerinage, étudiant les allées et venues des pèlerins du hajj et
estimant celles à venir du « petit » pèlerinage de l’oumra. Les rituels
de l’oumra sont une forme réduite du hajj et peuvent être effectués à
n’importe quel moment de l’année, contrairement au hajj, qui doit
être accompli durant le douzième et dernier mois du calendrier
lunaire islamique. Ces années-là, j’appris à connaître intimement
La Mecque et ses environs. Je les vis changer, presque jamais dans le
sens des plans et des recommandations que nous avions élaborés au
Centre. À cette époque, mais aussi depuis lors, j’ai réalisé maintes fois
et par différents moyens le voyage entre La Mecque et un grand
nombre d’endroits dans le monde. Et cependant, rien ne vous prépare
tout à fait à pareille expérience. De même, rien ne se compare à la
toute première fois où je suis entré dans la ville à laquelle aspirait
mon cœur et où je me suis retrouvé dans la Mosquée sacrée.
C’était la fin d’après-midi. Je franchis la grande porte du nom de
Bâb al-Malik. Alors que je traversais ce bâtiment frais et ombragé
soutenu par d’innombrables arcades, je me mis à trembler à
l’approche de la dernière colonnade. J’eus un mouvement de recul en
passant de l’ombre de la Mosquée à la lumière de l’esplanade
centrale. Ce n’était pas la lumière du jour. C’était quelque
rougeoiement glorieux et intense, une luminosité propre à ce lieu et
circonscrite à la place ouverte qui occupe le cœur de la Mosquée
sacrée. L’air se retira de mes poumons. « Me voici. » Cette pensée
traversait mon corps de part en part à chacune de mes inspirations.
« Me voici. » Les mots luttaient pour sortir par ma bouche ouverte.
J’avais la tête qui tournait, mais mes yeux restaient fixés sur la Kaaba.
J’étais comme saisi tout à la fois d’éblouissement et
d’émerveillement, de vénération et de stupéfaction, d’allégresse et de
perplexité ; une profonde tristesse et un irrésistible sourire
s’emparèrent simultanément de moi pendant un instant qui me parut
ne jamais devoir finir.
Je fus pris du désir ardent d’étendre les bras et d’étreindre le
monde entier, d’envelopper chacun dans mon exultation. Et
cependant, j’étais merveilleusement inconscient de la présence
d’autres gens en ce lieu. J’étais seul avec la Kaaba. Par quel prodige se
trouvait-elle ici ? Comment se pouvait-il que je me tienne, moi, en cet
endroit ? Comment était-il possible qu’elle se trouve ici devant mes
yeux ? Tout cela était au-delà du concevable, au-delà de ce que ma
raison pouvait appréhender, au-delà de la réalité. C’était le point où
seule subsistait la prière.
J’étais pénétré de mon insignifiance, comme figé à la vue de la
Kaaba, impressionné par la puissance des émotions qui me
submergeaient, luttant de toutes mes forces pour conserver la
maîtrise de mes sensations et retenir chaque facette de cette
expérience. Cette vue, cette lumière – et, peu à peu, il y eut aussi
cette odeur. Quelle était donc cette odeur de sainteté qui imprégnait
l’atmosphère ? Je pouvais y distinguer les traces persistantes de
l’encens qui se mêlaient à la poussière ambiante, les particules
infiniment fines de sable en suspension mélangées à ces petits bouts
de laine que soulevait une nuée de pieds franchissant un lit de tapis.
Cette mixture se mêlait aux sécrétions corporelles. Et puis, il y avait
autre chose. Quelque chose en plus, d’âcre et de pénétrant. Soudain,
une volée de pigeons prit son envol dans l’espace ouvert devant moi.
Le battement de leurs ailes me surprit, me ramenant à la réalité et me
faisant prendre conscience de cette chose toute simple : cet
ingrédient supplémentaire, c’étaient des fientes de pigeon.
Tous, nous sommes tirés de la glaise, dit le Coran, et quoique nous
nous hissions plus haut que des anges, l’humanité garde son
empreinte dans la boue. Alors, pourquoi l’odeur de sainteté ne
contiendrait-elle pas l’odeur des fientes de pigeon ?
Je n’eus aucun besoin de réfléchir à ce que je devais faire. Je pris
instinctivement ma place, me fondis dans le courant et devins partie
intégrante de ce flot de gens évoluant inlassablement autour de la
Kaaba. Sept tours doivent être effectués autour de ce point fixe. Mais
je n’étais plus capable de compter. J’aurais pu marcher sans jamais
m’arrêter. Je ne formais plus qu’un avec mon image primitive, un
avec le cours de l’Histoire, un avec tous ceux qui avaient marché ici
avant moi, un avec moi-même. « Me voici. » Telle est la formule du
pèlerin : « Labbayk. » – « Me voici. » C’est là la seule affirmation qui
fasse sens, la seule chose qui se puisse dire en pareil lieu.
Je me suis souvent tenu devant la Kaaba depuis lors. Je l’ai vue à
toute heure du jour et de la nuit, et en toute saison. Bien sûr,
La Mecque ne connaît pas de véritables saisons. Des variations
considérables de températures ou du niveau d’humidité peuvent se
produire au cours d’une journée comme d’une année. Au plus fort de
l’été, les températures excèdent largement les 40 degrés Celsius.
Lorsque le soleil se couche, la chaleur décline rapidement et les nuits
peuvent être fraîches, parfois même d’un froid mordant. Les
premières heures des nuits d’été sont aussi chaudes qu’une chaude
nuit d’été en Europe du Nord, tandis que l’aube recèle la fraîcheur
d’une matinée d’automne. Le passage des chaleurs intenses du jour
au froid des fins de soirée peut vous conduire à enfiler un pull de
laine ou à vous envelopper dans un châle épais.
Néanmoins, la vie à La Mecque est régie, non par le climat, mais
par les rythmes et les rituels du calendrier islamique. Ainsi, durant le
ramadan, le mois du jeûne, la ville dort pendant la journée et se
réveille la nuit, quand le jeûne est rompu. Durant chaque nuit du
ramadan, la Grande Mosquée fourmille de pèlerins assistant à des
prières spéciales du nom de tarâwîh, à l’occasion desquelles chacune
des 114 sourates du Coran est récitée à voix haute une fois sur la
durée du mois. De nos jours, les tarâwîh de La Mecque sont
accessibles à quiconque possède un téléviseur ou un ordinateur ; mais
autrefois, il fallait encore être sur place pour pouvoir contempler cet
événement.
Tout comme la saison du hajj, le mois de ramadan parcourt les
différentes températures de l’année. Le calendrier islamique, fondé
sur l’année lunaire, est onze jours plus court que le calendrier
grégorien ; pour cette raison, ses différentes dates traversent les
saisons avec une lente majesté. Le hajj dure officiellement dix jours et
se déroule durant le mois de dhû-al-hijja. Toutefois, de nombreux
pèlerins arrivent environ un mois plus tôt et s’attardent ensuite dans
la ville de nombreuses semaines. Ces gens ont rêvé toute leur vie de
venir à La Mecque et peinent à prendre congé de la ville. Il faut du
temps pour se faire à l’énormité de son nouveau statut de « hâjj », qui
est le titre honorifique octroyé à qui a effectué le pèlerinage. De
même que le pèlerin sort transformé de cette expérience, de même,
toute la ville de La Mecque est transformée durant le hajj. Son aspect,
ses traits structurels même sont modifiés. Ce qui n’est guère qu’une
petite ville le reste de l’année se trouve subitement envahi par une
foule venue de partout, des gens en perpétuel mouvement, pressés de
se rendre ici ou là, sans un instant où tout le monde dorme.
La Mosquée sacrée est bondée à toute heure du jour et de la nuit.
Le blanc devient la couleur dominante alors que les pèlerins se
bousculent dans leur enthousiasme et leur ardeur à découvrir tout ce
que La Mecque a à leur offrir, des moments les plus sublimes de leur
existence à l’incessante agitation qui préside à la collecte de
souvenirs. Bouteilles, et même bidons d’eau en provenance du puits
sacré de Zemzem, sont choses essentielles, tout comme le sont dattes,
chapelets, tapis de prière et copies du Coran ; tout ce qu’il est
possible de rapporter chez soi pour faire partager la bénédiction de la
Ville sainte ; des choses qui, aussi banales soient-elles, auront une
signification particulière pour ceux qui sont restés à la maison parce
qu’elles proviennent de La Mecque. Les gens ne cessent jamais de
venir dans la Ville sainte ; comme la température, leur nombre varie
simplement durant l’année. Impossible aussi de décrire la chatoyante
diversité des langues et des couleurs qu’embrasse ce rassemblement
d’individus si nombreux et si différents, riches et pauvres, personnes
instruites et raffinées se mêlant sans façon à de simples paysans
sachant, au mieux, tout juste lire et écrire. Une communauté
mondiale, avec toutes ses particularités et toutes ses différences,
transcendée dans un but commun et une euphorie partagée. De toute
cette expérience, le caractère incommensurable est la seule chose
immuable.
Ce moment où l’on se tient devant la Kaaba ne connaît pas le
changement. Et pourtant, j’ai vu La Mecque, la ville qui l’entoure, se
métamorphoser durant mes années en Arabie saoudite au point d’en
devenir méconnaissable. À mon départ, la Mosquée sacrée avait été
agrandie, presque entièrement reconstruite, et s’était tout à fait
éloignée de l’image que j’avais portée dans mon cœur depuis
l’enfance. Peut-être était-ce ce sentiment que quelque chose touchait
à sa fin que j’avais pourtant cru éternel, peut-être était-ce l’écologiste
hippie en moi, ou même quelque soupçon de romantisme qui me
décida à effectuer mon cinquième hajj à l’ancienne, autrement dit à
pied. Ce décalage entre idéal et réalité que j’avais ressenti lors de
mon premier hajj n’avait cessé de croître au fil des années. Toujours
plus de gens, d’embouteillages, de gaz d’échappement et de
circulation concentrés en un immobilisme fébrile. Je voulais savoir
comment les choses se passaient avant l’avènement du transport
motorisé. J’étais convaincu que cela me permettrait de mieux
comprendre l’expérience vécue par les pèlerins des siècles passés.
Quelle expérience Ibn Battouta avait-il vécue, par exemple ? Cet
homme du XIVe siècle, auteur de l’un des plus grands classiques du
récit de voyage, était devenu pour moi une sorte de héros 2. Il partit
de chez lui, à Tanger, le 14 juin 1325, à l’âge de 22 ans, pour
accomplir le hajj – une expédition qui sera sans retour. À l’instar de
tant de grandes figures de l’histoire, il passa une grande partie de sa
vie sur la route et effectua le hajj cinq fois. C’est en se rendant à
La Mecque qu’il contracta le virus du voyage, si consubstantiel à
l’expérience musulmane dans l’histoire. Très instruit, il parvint à
financer par son travail son expédition non seulement vers
La Mecque, mais dans tout le monde musulman, se faisant tour à tour
embaucher comme juge ou comme attaché à la cour de l’un ou l’autre
souverain pour ses précieuses qualités d’érudit. En route pour
La Mecque, il fit une halte en Égypte, puis séjourna aux Maldives, en
Inde, en Asie du Sud-Est, en Asie centrale et en Chine avant
de finalement rentrer chez lui après un détour par l’Afrique de
l’Ouest. J’étais friand de ce sentiment d’appartenance à un monde
sans frontières dont sa vie et ses écrits étaient l’illustration – de
nombreux siècles avant que la technologie et les modes de
communication modernes ne fassent de cette idée un cliché. Et
pourtant, il était manifeste à la lecture de son œuvre qu’Ibn Battouta
n’était aucunement indifférent au monde. C’était au contraire un
observateur passionné, curieux et ouvert à toutes les différences,
subtiles et moins subtiles, entre les us et les coutumes des autres
peuples et des autres lieux qu’il découvrait. C’était un citoyen du
monde, et sa vision des choses était un effet typique du hajj.
Le virus du voyage, l’intérêt porté à l’humanité dans toute sa
diversité et le respect envers elle, ce désir ardent d’apprendre et de
relater son expérience, autant de choses dans lesquelles je voyais un
cadeau de La Mecque, non seulement au monde musulman, mais à
l’humanité tout entière. Ce cadeau avait fait d’Ibn Battouta l’homme
qu’il était, et je me disais que, peut-être, goûter un peu à ce qu’il avait
vécu aurait sur moi le même effet. Il avait accompli le hajj cinq fois,
je m’apprêtais moi-même à entreprendre mon cinquième pèlerinage :
cela me paraissait le plan idéal. Je parcourrais la dernière étape de
l’ancienne route des caravanes partant du Yémen et passant par
Djedda ; c’est de là que je prendrais la route qui me conduirait à
La Mecque. Il s’agirait pour moi d’une marche de trois jours, quelque
80 kilomètres à vol d’oiseau.
Mais avant toute chose, il me fallait un âne.
Pourquoi pas un chameau, direz-vous peut-être. Un chameau
aurait assurément été le meilleur moyen de ressusciter le passé, mais
l’avènement du pick-up avait fait de cette perspective un rêve
impossible. Certes, je percevais pour mon travail en Arabie saoudite
un salaire d’expatrié, mais je ne gagnais pas non plus des mille et des
cents, et la bête de somme de jadis (j’ai nommé le chameau) était
désormais une aristocrate choyée ; la fortune voulait qu’elle brille sur
les pistes de course, et elle changeait de propriétaire pour des
sommes exorbitantes. Par conséquent, un modeste âne me paraissait
une option plus à ma portée pour transbahuter l’eau dont nous
aurions un besoin impérieux ainsi que d’autres provisions, en vue de
notre humble reconstitution d’un pèlerinage du passé.
Je m’étais figuré qu’il serait possible de trouver un âne à Djedda
ou dans les environs ; mais après plusieurs semaines de recherches
assidues, ma quête restait vaine. Puis, en un après-midi
particulièrement étouffant, l’une de ces journées entrecoupées des
coupures d’électricité qui faisaient alors l’ordinaire de ce chantier
géant qu’était Djedda, je me rendis dans mon qahwa favori, un
sympathique café traditionnel situé dans ce qui subsistait encore de la
vieille ville. Ici, les grandes maisons, blanchies à la chaux ou bien
peintes dans de délicats tons pastel et dotées de moucharabieh – des
fenêtres à jalousie montées en saillie –, s’inséraient parfaitement dans
leur environnement. Celles-ci laissaient l’air circuler à l’intérieur,
rafraîchissant les lieux tandis que l’éclat brûlant du soleil était filtré
par le maillage des jalousies. Dehors, la hauteur des bâtiments alliée
à l’étroitesse des allées permettait de se promener dans une ombre
bienfaisante. La vieille ville était la partie de Djedda la mieux
préservée de la chaleur. C’était, je le savais, un décor qui avait dû être
familier à Ibn Battouta – et son caractère historique le rendait
d’autant plus accueillant et humain.
Les habitués du qahwa savaient maintenant que je m’étais résolu à
acheter un âne bien portant. La bonne santé de l’animal était un
critère important puisqu’à Djedda la plupart étaient soit trop maigres,
soit recouverts d’une couche de tout ce que l’air ambiant avait jugé
bon de disperser sur eux. Cet après-midi-là, je fus cordialement
accueilli par le sergent du commissariat local, un homme avec qui je
partageais souvent une tasse de thé et un narguilé, appelé « chicha »
dans la région.
« J’espérais que vous passeriez, me dit-il. J’ai trouvé un Bédouin
disposé à vendre son âne. » Sans perdre de temps, je le suivis jusqu’à
la maison du Bédouin. Effectivement, celui-ci proposait à la vente un
âne en assez bonne forme. « Combien ? », lui demandai-je avec
enthousiasme.
« Dix mille riyals » (environ 2 500 euros), fut sa réponse.
« C’est beaucoup trop, rétorquai-je. Ce n’est qu’un âne ! »
« Depuis plus d’un mois, répondit le Bédouin, j’entends parler de
cet homme qui cherche vainement un âne. Je me suis dit qu’il était si
désespéré qu’il en paierait un bon prix. C’est un bon animal et il a
beaucoup de vie en lui. »
Le vieux renard m’avait coincé, et je suspectais que le sergent
devait également toucher sa part du marché. Néanmoins, je
marchandai bien et obtins finalement l’animal pour la moitié du prix
demandé.
« Il y a une chose que je dois vous dire en toute honnêteté, me dit
le Bédouin avant de me confier la laisse. Il observait là strictement
l’étiquette saoudienne. Si je l’ai bien nourri, je n’ai pas été capable de
pourvoir à tous ses besoins. »
« Que voulez-vous dire ? », demandai-je, quelque peu déconcerté.
« Eh bien, il n’y a plus autant d’ânes dans cette ville qu’autrefois.
Il est donc difficile d’apprivoiser les animaux. J’ai essayé pendant plus
de deux ans, mais hélas… »
À ce moment, le sergent coupa court aux circonvolutions
diplomatiques du Bédouin. « Ce que vous avez ici, déclara le policier,
est un âne en manque de sexe. Mais comme c’est le seul âne
disponible, vous feriez aussi bien de l’acheter. » Je n’avais
effectivement guère d’autre choix. Je saisis la laisse de mon nouveau
compagnon et nous nous mîmes en route dans les rues sinueuses de
la vieille ville de Djedda.
La semaine suivante, au sixième jour du mois islamique de dhû-al-
hijja, le mois du pèlerinage, le petit groupe que j’avais constitué en
vue de cette expédition se réunit devant l’entrée du Centre de
recherche sur le hajj. Mes compagnons pour cette longue marche vers
La Mecque étaient mon ami Zafar Malik, notre guide yéménite Ali et
notre précieux âne, que nous baptisâmes « Gengis » en l’honneur du
grand roi mongol, célèbre pour son tempérament et sa propension à
s’en prendre aux gens sans raison valable. Comme nous allions
bientôt le découvrir, Gengis était bien décidé à se montrer digne de
son homonyme.
J’avais rencontré Zafar durant mes années d’études à Londres.
C’était un bon copain, nous avions fait les quatre cents coups
ensemble, en sorte que quand surgit l’opportunité de partir travailler
à Djedda, il se joignit à moi pour travailler au Centre de recherche sur
le hajj comme graphiste et directeur des publications. Zafar avait (et
a toujours) pour signe distinctif une barbe somptueuse et taillée avec
précision. C’était la façon qu’il avait trouvée de dire au monde qu’il
n’était ni un doctrinaire sans cervelle (lesquels laissaient leur longue
barbe pousser de façon désordonnée), ni un extrémiste (qui
favorisent les barbes courtes et touffues). Zafar avait aussi un sens de
l’humour contagieux, à mon sens un prérequis indispensable au
voyage qui nous attendait.
Notre guide Ali était, quant à lui, un homme petit et mince de
près d’une trentaine d’années résidant à Sanaa. Chaque fois que sa
famille ou lui avait besoin d’argent, il traversait la frontière et
travaillait en Arabie saoudite jusqu’à ce qu’il ait récolté ce qu’il lui
fallait. Il s’en retournait alors chez lui. Ali était venu au Centre
chercher du travail, et compte tenu de sa connaissance du terrain, il
était pour nous comme un don de Dieu. Bien qu’assez frêle d’aspect,
il avait une résistance extraordinaire et pouvait se mouvoir, selon ses
propres mots, « comme un lézard sur le sable ».
Zafar et moi, nous prîmes prudemment position en tête du convoi,
laissant à Ali le soin de s’occuper de Gengis.
Nous commençâmes par marcher le long de l’autoroute reliant
Djedda à La Mecque. Après quelques kilomètres, nous bifurquâmes en
direction de la chaîne de montagnes du Hedjaz. Nous entendions
parfois Ali exhorter Gengis, participant pour le moins récalcitrant à
notre aventure, à avancer un peu plus vite. Nous marchâmes jusque
tard dans la nuit, et sur les conseils d’Ali, nous montâmes le camp
dans une vallée.
Nous reprîmes la route tôt le lendemain matin ; et nous avions
parcouru plus de 15 kilomètres quand, l’après-midi venu, Gengis
commença à se montrer capricieux. Ali dut admettre que l’animal
devenait de plus en plus irascible. C’est alors que Zafar avisa au loin
un animal au sommet d’une colline. « Ah, fit-il, je parie que c’est pour
ça que Gengis est agité. »
Ali jugea qu’il serait bon de faire fuir l’âne errant et, laissant
Gengis à nos bons soins, il s’éloigna en hâte pour chasser l’intrus,
criant à notre intention : « Tenez Gengis aussi fermement que
possible ! » Mais les efforts d’Ali restaient vains. Il eut beau mugir et
crier, jeter des cailloux et même tenter d’attraper la bête : rien n’y fit.
Il ne parut pourtant, à son retour, nullement découragé par son
échec. « Tout va bien, annonça-t-il. C’est un mâle. »
Soulagés, nous relâchâmes légèrement notre étreinte. L’autre âne
fit quelques pas nonchalants dans notre direction. Gengis émit alors
un puissant et victorieux braiment, donna une ruade et, après un
nouveau braiment, jeta son fardeau à terre et s’élança au loin pour
rejoindre l’élu de son cœur.
Zafar contempla l’eau renversée qui se répandait rapidement au
sol, avant de s’évaporer sur la terre desséchée. Entre-temps, Gengis
avait rejoint l’objet de ses désirs, et tous deux opéraient un
rapprochement. Zafar se mordit la lèvre inférieure. Me lançant un
regard chargé de reproches, il déclara : « Je crois que Gengis a des
contacts physiques inappropriés avec l’autre âne. Je suppose, ajouta-t-
il, que le vieux Bédouin qui te l’a vendu a omis de te dire que Gengis
était homosexuel. »
Alors que je commençais à me demander ce qu’il convenait de
faire, je sentis approcher une présence hostile. Presque au même
instant, nous nous regardâmes Zafar et moi ; puis nous tournâmes le
regard vers un groupe de Bédouins qui nous encerclait, l’air surpris.
Se pouvait-il que nous ayons rejoint le passé, cette époque où les
caravanes de pèlerins se faisaient régulièrement attaquer sur la route
de La Mecque ?
« Que faites-vous là ? », demanda un jeune homme d’un ton
bourru.
« Nous sommes en pèlerinage », répondit Zafar.
« Un pèlerinage ? », répéta l’autre avec perplexité. Il réfléchit un
instant. « Vous devriez être dans un car avec les autres pèlerins. Ce
n’est pas là le chemin de La Mecque. Ici, il n’y a que les montagnes et
le désert. »
« Nous nous rendons à La Mecque à pied, expliqua Zafar. Nous
tentons de suivre l’ancienne route des caravanes et d’effectuer le hajj
comme dans l’ancien temps, comme Ibn Battouta. »
« À pied ? Ibn Battouta ? Le jeune homme n’en croyait pas ses
oreilles. Pourquoi voulez-vous donc marcher ? Le gouvernement a
dépensé des millions de riyals pour transporter les pèlerins. Quel est
le problème avec le car ? ou avec la voiture ? », demanda-t-il.
Nous sentîmes qu’il était temps de faire profiter aux Bédouins du
savoir de quelques-uns des meilleurs experts du Centre de recherche
sur le hajj. Nous leur expliquâmes que le hajj était une quête
d’illumination spirituelle ; que le mot hajj lui-même signifiait
d’ailleurs « faire des efforts », et que le pèlerinage devait être une
quête marquée par de très grands efforts spirituels. Le hajj moderne,
en revanche, nous ajoutâmes, transportait les pèlerins comme du
bétail le long d’un réseau complexe de routes, de ponts et de nœuds
routiers qui avaient détruit le milieu naturel. Nous préférions
marcher plutôt que voir cet environnement sacré détruit par les
bulldozers afin d’y construire des routes et des ponts routiers.
Le jeune homme se tourna vers ses compagnons. Ceux-ci nous
fixaient comme si nous étions des extra-terrestres. Je décidai alors
d’opter pour une approche plus radicale.
« Savez-vous, mes frères, dis-je, que les voitures et les cars de
Mina dégagent chaque jour quelque 50 tonnes de gaz
d’échappement ? La plupart des pèlerins passent plus de temps à
tousser qu’à prier. Une voiture ou un car met plus de cinq heures à
parcourir un kilomètre dans le périmètre sacré durant la saison du
hajj. Et le bruit ! Les sirènes. Les klaxons. Les moteurs qui démarrent
et qui s’arrêtent. Isolés dans leurs voitures, les riches pèlerins
papillonnent d’un lieu à l’autre sans presque jamais rencontrer des
gens d’autres pays. Les pauvres passent leur temps à esquiver les
voitures et à suffoquer sous l’effet des gaz d’échappement. Qu’est-il
donc advenu de la fraternité que le hajj est censé exprimer ? »
Cette nouvelle stratégie semblait fonctionner. Le jeune homme
hocha la tête comme pour acquiescer. Quelque peu enhardi, je
poursuivis.
« Vois-tu, mon frère, nos recherches ont montré que si chacun
faisait la route à pied, le flux serait régulier. Pas d’embouteillages, pas
de pollution ; les pèlerins jouiraient du sublime impact spirituel du
hajj tel qu’il a toujours été. »
« Recherches ? Quelles recherches ? » Un Bédouin âgé, qui était
resté jusqu’alors impassible, parut brusquement s’alarmer.
Je notai que le jeune homme avait disparu.
« Le gouvernement a-t-il donné son accord à ces recherches ?
Avez-vous l’autorisation de marcher ? Et que faites-vous donc avec cet
âne ? Il a abusé de mon animal devant mes propres yeux. Que Dieu
me pardonne ! » Le vieil homme s’échauffait tout seul.
Avant même que nous eussions pu répondre, deux voitures de
police, gyrophares en marche et toutes sirènes hurlantes, pilèrent à
nos côtés. Un hélicoptère surgit, qui se mit à planer au-dessus de
nous. Deux agents de police, le jeune Bédouin à leur suite, sortirent
d’un bond de l’une des voitures et exigèrent de voir nos papiers. Je
jetai un regard à Zafar, qui était maintenant tout sourire. Il sortit une
lettre de sa poche et la remit à l’un des policiers. Intrigué, son
collègue jeta un œil par-dessus son épaule.
Bientôt, le policier se tourna vers les Bédouins et annonça d’un
ton impérieux : « Retournez à vos domiciles. Ces personnes ont
l’autorisation de Sa Majesté de se rendre à pied à La Mecque. »
Quelques secondes plus tard, l’hélicoptère s’évanouissait à
l’horizon dans un tourbillon. Les Bédouins s’en retournèrent aussi
silencieusement qu’ils étaient venus. « Bonne chance », nous lança
l’agent de police en redémarrant.
Nous mîmes plus de trois heures à retrouver la trace de Gengis et
à l’attraper. Il nous fallut encore quelques heures pour atteindre
l’entrée (mîqât) de l’espace sacré que les autochtones appellent
« haramayn ». Cette limite est importante à connaître, car la tradition
exige que, parvenus à cet endroit, les pèlerins fassent leurs ablutions
et se vêtissent des deux pièces d’étoffe non cousues qui forment
l’ihrâm. L’ihrâm, toutefois, n’est pas qu’un bout de tissu : c’est aussi un
état d’esprit. Pour se rendre dans l’haramayn, les pèlerins doivent se
trouver en état d’ihrâm : un état continu de prière et de méditation,
qui implique d’être en harmonie avec l’environnement, sa faune et sa
vie naturelle, de s’en montrer respectueux et d’être exempt de tout
désir terrestre. Nous décrétâmes qu’il n’y avait pas lieu ici de nous
interroger si ce principe s’appliquait à Gengis ou si celui-ci – et par
quels moyens – avait pu sublimer ses besoins et ses désirs.
Nous marchâmes jusque tard dans la nuit et, après un dîner fait
de fruits secs, nous passâmes la nuit sous la tente dans le désert.
Nous nous réveillâmes peu avant l’aube pour découvrir que nous
avions reçu la visite de serpents et de lézards. La population de
reptiles dans le désert autour de Djedda et de La Mecque est
proprement extraordinaire et compte plus de cinquante espèces de
serpents, parmi lesquelles des cobras et des vipères à cornes, ainsi
que plus d’une centaine d’espèces de lézards. Au vu des traces sur le
sable, je déduisis qu’une famille d’échides colorées, semblables à des
vipères heurtantes, se trouvait à proximité. Celles-ci ont une
magnifique peau brune constellée de taches noires et rondes. Une
curieuse bande de longs lézards maigres et délicats, que je tins pour
des lézards crapauds à grandes oreilles, traînaient encore dans les
parages. Ils bougeaient si vite que l’on n’en apercevait que les longues
queues. Zafar avisa une superbe famille de geckos : gris et longs de
seulement 8 ou 10 centimètres, ils semblaient en patrouille pour
protéger leur territoire.
Après un petit-déjeuner composé de pain, de fromage et d’olives,
nous repartîmes en direction de La Mecque. À midi, nous avions
franchi le désert. Le sable du désert est le plus fin et le plus doux qui
soit. Charrié par le vent, presque soyeux, il pénètre sans difficulté les
fibres des vêtements. Sa couleur et, partant, celle du paysage, change
de teinte avec la lumière du soleil, passant d’un pâle jaune crémeux
aux premières heures du jour à un doré intense et éblouissant sous
un soleil éclatant, pour finalement prendre une douce teinte de pêche
le soir venu. Où que l’on se tourne, le sable sculptait de sensuels
arrondis. Les seules lignes rugueuses étaient le fait d’affleurements
rocheux brûlés par le soleil. Comme tourmentés par la chaleur, ces tas
de pierres se tordent en des formes disgracieuses. Leurs entrailles se
muent en un liquide suintant qui forme une croûte noirâtre à la
surface. Ils semblent souffrir d’une peau sèche qui ne diffuse une
lueur iridescente qu’à la faveur de certains éclairages, comme le ferait
un morceau de charbon.
Nous étions maintenant prêts à entamer l’étape suivante de notre
voyage. Devant nous s’élevaient de ces escarpements rocheux qui
jonchent le désert. Formant un rideau de montagnes, ils viennent
envelopper la vallée aride de La Mecque. Nous entamâmes la rude
ascension du premier sommet. Gengis s’avéra être le plus lent et le
plus réticent des grimpeurs. Tous les quelques pas, Ali devait le
menacer pour le faire avancer. Finalement Zafar s’immobilisa, se
tourna vers Ali et lui lança d’un ton accusateur : « Que fais-tu donc
là ? Tu es censé être en état d’ihrâm, dans un état de paix, d’amour et
de grâce. Tu ne peux pas battre cet âne ! » Gengis, qui paraissait avoir
saisi le sens général de ces paroles, refusait maintenant tout à fait de
bouger. Il était comme cloué sur place. Nous tentâmes de l’amadouer
avec des fruits secs ; il mangea le tout, mais resta inflexible. Zafar
voulut alors le flatter et l’enjôler, ce qui eut pour seul effet de l’inciter
à faire demi-tour et à repartir dans l’autre sens, vers le bas de la
montagne. Nous marchâmes à sa suite. Une fois parvenu au bas de la
montagne, Gengis se mit à courir en direction de l’autoroute, et nous
après lui. Plus nous essayions de l’attraper, plus il accélérait.
Finalement, nous tombâmes droit sur l’hôtel Intercontinental de
La Mecque.
Situé sur l’ancienne route de Djedda à la périphérie de la ville, le
Mecca Intercontinental, un édifice conçu sur le modèle d’une grande
tente bédouine, était encore à l’époque le seul hôtel cinq étoiles de
La Mecque. Dans une enclave à l’avant de l’hôtel se trouvait un vieux
puits classé. Gengis, courant toujours, dépassa le puits et entra dans
le hall bondé. Le personnel d’un hôtel cinq étoiles est formé à faire
face à toutes les situations, du client qui libère sa chambre avec
retard jusqu’aux catastrophes naturelles. Mais un âne qui déboulait
dans le hall de l’hôtel, voilà qui était inédit. Les employés
interrompirent leur travail toutes affaires cessantes pour mettre
Gengis en chasse sous le regard médusé de la clientèle. Finalement,
un groupe de bagagistes parvint à maîtriser l’animal déchaîné et se
mit en devoir de l’éjecter de l’hôtel, et nous-mêmes par la même
occasion. Zafar tenta de les adoucir : « C’est la saison du hajj, mes
frères. Le moment de faire montre d’amour et d’amitié envers toute la
création », plaida-t-il.
« Aimez cet âne si vous voulez, répondit leur chef irrité, mais
aimez-le hors de l’hôtel. »
Nous soulageâmes donc l’hôtel de notre présence et attachâmes
Gengis au puits dans la cour. Je savais que le moment était venu de
nous dire adieu. Ce maudit âne, véritable pillard mongol des temps
modernes, ne faisait que nous ralentir et paraissait n’avoir aucun
égard pour la noble cause que nous servions dans cette aventure.
L’ihrâm n’était visiblement pas l’affaire de ces bêtes-là. Ali suggéra que
nous le ramenions en pick-up à notre camp de Mina. Malgré toutes
nos réticences, pactiser avec la modernité semblait notre seule
option.
Nous tentâmes de négocier avec quelques conducteurs de pick-up,
qui se montrèrent peu disposés à nous aider. Ali en trouva finalement
un prêt à faire le travail pour une somme exorbitante. « On peut voir
les choses comme ça, expliqua le conducteur : je prends jusqu’à
cinquante pèlerins par trajet. Maintenant, avec un âne à l’arrière, je
ne trouverai sans doute aucun autre passager. Qui voudrait partager
sa place avec un âne ? Vous devez payer le prix d’un chargement
complet. » Nous n’avions pas le choix et nous le savions.
Le pick-up recula en direction de l’hôtel. L’homme rejoignit Zafar,
Ali et moi-même afin d’installer Gengis ; mais comme à son habitude,
celui-ci refusa de s’en laisser conter. Nous poussâmes et poussâmes
encore. Nous tentâmes même de le soulever. Gengis refusait
absolument de bouger. Finalement, Ali nous demanda à tous de rester
en arrière. « Hajj ou pas, il n’y a pas deux solutions avec les ânes »,
annonça-t-il. Il remonta ses manches, cracha sur ses mains et les
frotta l’une contre l’autre. Son visage devenu l’incarnation même de
la détermination, il s’empara d’une grande canne et se dirigea vers
Gengis. Zafar fit un geste pour retenir Ali, avant de se raviser. J’étais
moi-même la personnification des trois singes – muet, sourd et
aveugle.
Quelques minutes plus tard, Gengis avait pris place dans le pick-
up. Ali s’était assis à côté du conducteur et nous disait au revoir d’un
geste de la main. Lentement d’abord, puis plus rapidement, le
véhicule s’éloigna en direction de notre camp de recherche, dans les
collines de Mina.
Prenant une profonde inspiration, nous fîmes le point sur le début
de notre périple. « Qu’Ibn Battouta aille se faire voir, déclara Zafar.
Moi, je m’en tiens aux sentiers battus. »
Il avait raison : nous n’avions plus ni l’énergie, ni la motivation
nécessaire pour retourner dans les montagnes. Je craignais que sans
Ali pour guide, nous ne nous perdions à jamais dans leurs
circonvolutions faute de parvenir à trouver notre chemin. Sans plus
discuter, nous entamâmes le long de l’autoroute les vingt derniers
kilomètres qui nous mèneraient jusqu’à la Mosquée sacrée abritant la
Kaaba. Nous regrettâmes notre décision presque immédiatement.
Marcher sur l’autoroute n’était pas seulement dangereux, c’était aussi
plus long et plus fastidieux que d’escalader une chaîne de montagnes.
Nous risquions à tout moment de nous faire renverser par une
voiture, un car ou un camion. De fait, nous frôlâmes plusieurs fois la
mort avant d’atteindre la Mosquée sacrée. En outre, nous étions
essoufflés et nous avions la tête qui tournait sous l’effet des gaz
d’échappement.
Je suppose que la morale de cette histoire est qu’on n’échappe pas
à son époque. Tout ce que l’on peut faire, c’est trouver le moyen de
mieux gérer les problèmes que pose celle-ci. Toutes les visions
romantiques de notre voyage s’évanouirent lorsque nous entrâmes
dans la Mosquée sacrée. Nous nous joignîmes aux autres pèlerins – ils
étaient dans les 80 000 – et commençâmes à tourner autour de la
Kaaba. La paix et la tranquillité, la contemplation et l’allégresse ainsi
que cette connexion entre le présent et le passé que j’avais recherchée
dans la marche étaient et sont toujours là, présentes à chaque instant.
Comment l’on parvient en ce lieu est sans importance ; la seule chose
qui compte, c’est d’y être.
La nuit était déjà tombée lorsque nous quittâmes la Mosquée
sacrée. Nous parcourûmes à pied les quelque dix kilomètres qui nous
séparaient de Mina en contournant les grands axes. Nous
connaissions bien la ville, et pourtant nous nous retrouvâmes
complètement perdus. Nous ne reconnaissions pas les lieux,
transfigurés par les innombrables boutiques, étals et restaurants qui
ouvrent la nuit pour pourvoir aux besoins des pèlerins. Des coins
familiers se tapissaient pourtant sous leurs auvents. Le paysage avait
aussi connu de vrais bouleversements : un nouvel échangeur aux
hideux enchevêtrements avait fait son apparition.
« Ça ne devrait pas être trop difficile de trouver le camp du Centre
de recherche, affirma Zafar avec assurance. Il est situé sur la
montagne juste en face du Jamarât » – cet endroit où les pèlerins
procèdent à la lapidation rituelle de Satan. Il ne nous restait plus qu’à
trouver le Jamarât.
Nous nous approchâmes d’un membre de la Garde nationale
saoudienne, un homme très pieux d’aspect qui passait le temps en
égrenant son chapelet.
« Pour les diables, c’est par où ? », demanda Zafar.
Le garde glissa son chapelet dans la paume de sa main droite,
avant de l’envoyer d’un geste s’enrouler autour de son index. « Les
diables ? répéta-t-il d’un air songeur. Vous êtes ici au Royaume
d’Arabie saoudite. Ici, les diables sont partout. Il y en a même parmi
les pèlerins. C’est pourquoi ils sont ici. Pour implorer le pardon et la
miséricorde du Seigneur. »
« Ce que nous recherchons est une manifestation plus spécifique »,
précisai-je.
« Ah ! fit-il alors. Nous en avons trois. C’est par là. Faites votre
choix. » Il indiqua une direction.
Suivant son doigt, nous parvînmes finalement à notre destination.
Mais nulle grande montagne ne faisait face au Grand Satan.
D’ailleurs, il n’y avait pas la moindre montagne à des kilomètres à la
ronde.
Abasourdi, je regardai Zafar.
« Ils ont déplacé notre montagne », lâcha-t-il enfin, perplexe.
« Ne sois pas stupide. Ça ne se déplace pas, une montagne. »
« Je te dis qu’ils ont déplacé notre montagne. Elle était juste là. Ils
l’ont déplacée. »
À ce stade, j’étais très fatigué, totalement affamé et j’avais une
terrible envie de dormir. Je suggérai que nous nous mettions en quête
d’un coin libre pour nous y étendre.
Mais Zafar avait une autre idée en tête : « Le camp de recherche a
dû être installé sur le sommet le plus haut. C’est ce sommet qu’il nous
faut chercher. Notre camp ne peut être que là. »
Après quelques pérégrinations autour de Mina, nous nous
accordâmes finalement sur une montagne dont il nous paraissait à
tous deux que nos collègues, suivant une logique similaire à la nôtre,
auraient dû la choisir pour y installer le camp de recherche.
Certainement, celui-ci devait se trouver à son sommet.
Nous commençâmes notre ascension le long d’une côte
accidentée, près de 500 ou 600 mètres à pic. Nous évoluions
maintenant dans le noir le plus complet, lentement et avec mille
précautions ; sur chaque centimètre de terrain disponible, des
pèlerins se tenaient assis ou en équilibre précaire, dormaient ou bien
faisaient leurs prières. Je manquai à plusieurs reprises de marcher sur
la tête d’un pèlerin endormi. En plusieurs occasions, je plantai mon
pied non dans la terre glaise dont a jailli l’humanité, mais dans une
tout autre sorte de glaise jaillie des hommes. J’avais en outre fort à
faire pour préserver ma pudeur et ma dignité alors que la partie
inférieure de mon ihrâm, mal ajustée, menaçait à chaque instant de
se défaire. Nous persévérâmes néanmoins. Parvenu à quelques mètres
du sommet, j’entendis un son familier. Je fis un dernier pas, pris pied
sur le sommet plat de la montagne – et me retrouvai nez à nez avec
Gengis. Même dans le noir, je pouvais distinguer son sourire
moqueur.
Gengis était en train de se payer notre poire.
Nous avions escaladé la montagne par le mauvais versant. Nous
étions passés par la falaise, alors que nous aurions pu sans difficulté
emprunter la pente douce de l’autre côté. Les routes et les échangeurs
qui venaient d’être construits nous avaient perturbés au point que
nous n’avions pas réalisé que nous étions du mauvais côté du
Jamarât. C’était là notre montagne, le site du camp de recherche.
Le matin suivant était le neuvième jour du mois de dhû-al-hijja,
lors duquel se déroule traditionnellement le principal rituel du hajj.
On l’appelle le « jour d’Arafat » : deux millions de pèlerins se rendent
alors sur la plaine d’Arafat pour prier ensemble de l’aube jusqu’au
coucher du soleil. Après un lever tardif, nous quittâmes Mina vers
neuf heures du matin. Deux heures plus tard, nous arrivions à Arafat
où, comme chaque année, une ville entière de tentes était érigée pour
accueillir les pèlerins du hajj une journée durant. Cette vaste bande
de terre est située à l’ombre d’une petite colline du nom de « mont de
la Miséricorde ».
Lorsque le soleil atteint son zénith, les pèlerins entament le rituel
du wuqûf, la « station ». Le principe en est tout simple : il s’agit de se
tenir debout, face à la Kaaba, et de demander à Dieu la rémission de
ses péchés. À perte de vue se succèdent les rangées de pèlerins vêtus
de blanc. À l’heure de la prière de midi, tous se prosternent à
l’unisson. Et pourtant, pour chacune des deux millions de personnes
réunies en ce lieu, ce moment est le plus fort et le plus intime de leur
existence. Je suis seul avec mon Seigneur ; ici, au sein de cette vaste
assemblée, nulle foule organisée ; ici, le Seigneur me voit tel que je
suis ; tous, nous sommes vus de lui et révélés à nous-mêmes, dans
notre inimitable individualité. Il est une sérénité et une paix que les
mots sont impuissants à décrire. La simplicité pure et profonde de ce
moment constitue l’expérience spirituelle ultime. C’est ce moment qui
avait donné au vieil homme du car venu mourir à La Mecque sa
sérénité, cette bienheureuse assurance avec laquelle il avait abordé
son dernier voyage.
Après le coucher du soleil, nous nous joignîmes au nafrah : cette
marche de la masse des pèlerins de la plaine d’Arafat jusqu’à
Muzdalifa. Surnommée la « mosquée à ciel ouvert », Muzdalifa est
une vallée située entre Arafat et Mina. Nous y dormîmes à la belle
étoile, avant de rentrer à pied à Mina au point du jour.
La joie que j’éprouvai à mon retour à Mina n’était pas que
spirituelle. Toutes mes prières et tous mes efforts d’introspection
n’avaient pas tout à fait suffi à faire taire mon ego. Je ne pouvais
réprimer ma fierté. Mon pèlerinage avait été différent. J’avais marché
– autant que me l’avaient permis la modernité et un âne sadique. Je
m’étais inscrit, autant qu’il m’avait été possible, dans la lignée d’Ibn
Battouta et de ses semblables, et de ceux qui les avaient précédés,
fidèle à une tradition remontant jusqu’au Prophète Mahomet lui-
même. Bien installé dans ma tente plantée sur le plus haut sommet
de Mina, je me rasais pour la première fois depuis mon départ de
Djedda. Soudain je pensai : c’est peut-être ça, le sens profond du
voyage.
C’est le moment que choisit Zafar pour entrer dans ma tente, un
autre pèlerin à ses côtés. Il me regarda comme s’il pouvait lire mes
pensées les plus intimes.
« Je voulais te présenter frère Sulaymân », me lança-t-il.
Frère Sulaymân, un Africain grand et mince, sac fourre-tout jeté
sur l’épaule gauche, s’appuyait nonchalamment sur un gros bâton en
bois.
« Il est venu en pèlerinage depuis la Somalie. Il a fait toute la
route à pied. Ça lui a pris sept ans. »
Je sentis mon ego battre en retraite. Mon voyage entre Djedda et
La Mecque paraissait maintenant tout à fait insignifiant.
Je pris également conscience que j’avais marché en quête de deux
Mecque différentes. L’une d’elles n’était pas accessible par des moyens
matériels, ou, plus précisément, le moyen de transport adopté et la
route choisie pour y parvenir étaient indifférents. C’était celle que
j’avais connue toute ma vie et idéalisée depuis l’enfance, un centre
spirituel fixe qui abritait la maison de Dieu ; la boussole morale par
laquelle j’abordais la vie, l’univers et tout le reste. La seule Mecque
qui avait réellement existé à mes yeux était une destination
métaphysique ; et ce n’était pas tant un lieu qu’une façon d’être,
située hors du temps et de l’espace et à laquelle ne menait nulle
route, car elle se devait d’exister partout pour guider l’âme et la
conscience. C’était là La Mecque chère au cœur de tous les
musulmans. Il importait que nous nous tournions vers cette Mecque-
là : mais désormais, je comprenais combien la localisation de cette
dernière sur la planète comptait peu. Certes, les pèlerins font le
voyage depuis partout dans le monde, mais seulement pour découvrir
à quel point la question du lieu est secondaire. L’expérience du pèlerin
consiste à se dépouiller de toutes les catégories qui ont cours sur
Terre, géographie y comprise, pour se laisser pénétrer de vérités plus
grandioses. En route pour cette Mecque-là, l’âne, le désert ou encore
l’ascension de la montagne n’avaient été que de simples distractions.
Qu’avait donc été le sens de mon aventure avec Gengis ? Nous
avions marché vers une Mecque tout à fait différente, vers un tout
autre lieu. Cette seconde Mecque est fermement ancrée dans le temps
et dans l’espace, c’est un lieu où des gens ont vécu à travers l’histoire,
qui ont connu tous ces bonheurs et tous ces revers de fortune qui font
une vie humaine. C’est le lieu vers lequel d’innombrables gens ont
voyagé au cours des millénaires. Tous ces voyages ne se sont, comme
le mien, pas déroulés hors du temps mais ont été le fruit de
circonstances particulières à une époque, dans laquelle ils se sont
eux-mêmes inscrits. Cette seconde Mecque, où se sont établies des
personnes réelles avec leurs qualités et leurs défauts, est une ville en
constante mutation, prise dans les rapides de l’histoire. Marcher vers
elle, un âne caractériel à ma suite, n’était pas de nature à améliorer
mon expérience de pèlerin, comme l’avait montré ma rencontre avec
le Somalien, mais plus simplement à enrichir ma connaissance de la
pratique du pèlerinage dans l’histoire.
À quoi sert-il de comprendre La Mecque comme lieu de vie
humaine ? Pour l’appréhender dans toute sa complexité, il nous faut
percevoir son caractère tant sacré que profane. Le présent livre
examine tout ce qui, tel un mirage dans le désert, s’est tapi à la
périphérie de notre perception, ce territoire inexploré parmi tout ce
que nous croyons savoir de notre Mecque tant aimée, ce point focal
de la conscience musulmane. Qui veut connaître l’histoire de la Ville
sainte doit accepter tout ce qui s’y est réellement produit. Et il s’avère
qu’une partie considérable de ce qui fait le passé de ce coin de
planète est très éloignée de notre idéal ; car celle-ci n’a été épargnée
par aucun des maux qui ont gangrené la civilisation musulmane à
travers les siècles.
Depuis que j’ai effectué ce hajj à pied avec Zafar et Gengis, j’ai lu
et relu d’un œil nouveau ce qui a été dit de cette destination à propos
de laquelle tant de pages ont été noircies. Ce que j’ai appris m’a
souvent choqué, comme cela aurait choqué tout lecteur. Pour la
majeure partie, cela m’a montré à quel point l’amalgame entre les
deux Mecque est moins un accident que la raison pour laquelle une
mauvaise lecture de l’histoire est devenue la norme parmi les
musulmans. La confusion entre l’idéal et la réalité était et reste la
ligne de faille sur laquelle se situent tant des problèmes que
rencontrent les sociétés musulmanes.
La plupart des musulmans croient, comme je le croyais moi-
même, que La Mecque a toujours été un lieu déterminant dans
l’histoire de l’islam. Et pourtant La Mecque, ce point focal immuable
de la vie de tous les musulmans, n’a jamais été un élément central de
l’histoire de la civilisation musulmane. Comment cela se peut-il ? La
Ville sainte n’a jamais été le centre du pouvoir d’aucune société
musulmane, pas même celui du Prophète Mahomet. Elle s’est vue
supplantée par Médine avant même le début officiel de l’histoire de
cette religion et est restée à l’écart du monde, quoique occupant une
place à part. Médine elle-même a été rapidement éclipsée en tant que
centre de l’histoire musulmane. Le Califat omeyyade (661-750) a
établi sa capitale à Damas ; le Califat abbasside (749-1258) a déplacé
sa capitale vers Bagdad, avant que le centre de gravité ne se déplace
vers Istanbul à l’ère de l’Empire ottoman (1299-1922). D’autres villes
majeures de la civilisation musulmane – telles Le Caire, Fès, Tunis,
Grenade, Cordoue, Tombouctou, Samarcande, Boukhara, Delhi ou
Lahore – ont connu grandeur et décadence. La culture, les
réalisations, l’enseignement attachés à tous ces lieux ne faisaient que
peu sentir leurs bienfaits à La Mecque. Personnalités grandes et
généreuses, riches et puissantes venaient d’ailleurs combler les lieux
saints de leurs largesses, avant de s’en retourner chez elles. Les
voyageurs tels qu’Ibn Battouta, s’ils allaient jusqu’à la Ville sainte,
écrivaient bien davantage sur tous ces autres lieux qu’ils visitaient à
l’occasion de leur pèlerinage.
On retrouve siècle après siècle, chronique après chronique, ce
même déséquilibre dans le récit des événements. Ce qui nous est dit
de La Mecque nous paraît infiniment familier car ce qui reliait les
visiteurs à cette cité, c’étaient les rituels du hajj, des rituels qui sont
restés inchangés depuis l’époque du Prophète Mahomet. En réalité,
les passages les plus fascinants de leurs livres ne parlent pas de
La Mecque mais du chemin parcouru pour s’y rendre ou en revenir en
traversant un monde en constante évolution. La population de
La Mecque elle-même ne joue qu’un rôle mineur dans les chroniques
sur le hajj. Celle-ci avait ses propres soucis, des préoccupations tout à
fait terre à terre très éloignées des sublimes idéaux auxquels le reste
du monde musulman associait la Ville sainte. Les grandes idées de la
civilisation musulmane, ses chefs-d’œuvre, sa science et son
enseignement, son art et sa culture, toutes ces choses n’étaient que
peu présentes à La Mecque. Alors que des intellectuels, des
scientifiques de haut niveau venaient la visiter, les Mecquois eux-
mêmes n’étaient en rien intéressés par ce que ces derniers avaient à
leur enseigner et ne se préoccupaient que de théologie étriquée aux
relents bien souvent obscurantistes. Dans leur majorité, les érudits
mecquois défendaient des idées conservatrices et, à ce titre, ils
exerçaient une influence tendant à freiner et à dénoncer les œuvres
intellectuelles et culturelles bien plus qu’à les encourager.
Si La Mecque a aujourd’hui une telle force d’évocation pour les
musulmans de partout, c’est pour une raison évidente : sa
signification est certes purement spirituelle et hors du monde, encore
que l’essence de la religion réside dans la façon dont celle-ci doit être
investie dans l’existence terrestre pour en devenir une force motrice ;
mais si cet endroit est devenu un idéal qui transcende le temps et
l’espace, c’est parce que peu de musulmans sont jamais parvenus à
réaliser ce rêve d’accomplir le hajj. La formule à retenir, concernant
l’obligation de pèlerinage, est naturellement « si vous en avez la
possibilité ». Les réalités de la société, de l’économie et du transport
ont fait que la grande majorité des musulmans au fil des siècles n’ont
pas eu cette possibilité. Il y a certes toujours eu des pèlerins, mais
leur identité et leur origine a changé avec le temps. Et
numériquement, ils ne constituent qu’une infime minorité au sein des
peuples musulmans ayant jamais existé. Au résultat, les événements
qui se sont produits à La Mecque, son histoire vécue, tout cela est
resté éloigné et largement inconnu du reste du monde musulman.
L’inverse est d’ailleurs tout aussi vrai. La ville de La Mecque, qui avait
déjà fort à faire en tant que lieu de pèlerinage, ne subissait que peu
l’influence des événements qui affectaient le reste du monde
musulman.
Ce livre n’est donc pas consacré à La Mecque telle qu’elle a été
idéalisée, même s’il s’intéresse aux mécanismes ayant conduit à cette
idéalisation. Son propos est d’évoquer cette Mecque périphérique et
négligée, ce lieu où des vies ont été vécues, où des héros, mais aussi
des gredins ont prospéré, où des atrocités ont été commises, et où
cupidité et intolérance étaient la norme. Il s’implante au sein de la vie
extrêmement désordonnée de ceux qui ont habité cette ville, et de
quelques-uns de ceux qui sont venus y accomplir le hajj. Une part
importante de cette lecture est de nature à susciter le malaise. Même
dans ce lieu qui paraît si sublime aux musulmans, les pieds de
l’homme restent fermement ancrés dans la glaise et la boue. Les
Mecquois ont eu tout autant de peine à guider leur âme et leur
conscience que les gens de partout ailleurs. L’histoire de La Mecque
est aussi terrible et sanglante que celle de maintes autres villes. Il y a
une leçon à tirer de tout cela et, je l’espère, quelques événements
intéressants à relater.
CHAPITRE PREMIER

La Vallée des larmes

Les premières lueurs de l’aube venaient éclairer l’horizon tandis


qu’un vent frais faisait peu à peu place à une chaleur poussiéreuse.
Vêtu d’une longue et ample tunique aux nombreux replis, un homme,
immobile, suivait du regard un petit groupe de personnes qui se
hâtaient vers le centre de la ville. Il les vit ainsi déboucher sur une
place circulaire occupée en son centre par une structure cubique
bordée de statues ; après avoir dépassé les idoles, elles se
prosternèrent une à une pour déposer un baiser sur la plus grande
d’entre elles, un buste en cornaline représentant le dieu Hubal.
L’homme se détourna de cette scène familière et reprit sa route. Il
dépassa un couple qui se rendait au cimetière, un petit enfant
enveloppé de mousseline dans les bras. Le bruit d’une caravane à
l’approche se fit entendre ; lorsqu’elle surgit dans la ville, il fit un pas
de côté pour l’esquiver. Chameau après chameau, avec son
chargement de soie et d’épices, de vin et de parfums, la caravane se
dirigea vers le marché avec nonchalance ; à sa suite, une longue file
d’esclaves avançait d’un pas lourd. Le clapotement et l’odeur de
liquides aromatiques emplissaient l’air. C’était l’heure où s’éveillait la
ville. L’homme poursuivit sa route en direction d’une montagne située
au nord-est. Moins d’une heure plus tard, il s’engageait sur sa pente
douce. Parvenu à cet endroit où la côte se raidit brusquement et où
l’ascension devient plus ardue, il marqua une pause. Alors, il se
tourna pour observer la ville cerclée de montagnes en contrebas.
Cette ville, c’était La Mecque.
L’homme avait pour nom Mahomet. De taille moyenne, il était âgé
d’un peu plus de 40 ans. Sa peau, naturellement pâle, avait pris un
ton rougeâtre aux endroits où elle avait été exposée aux éléments. Il
avait le visage plutôt rond, le front large et les sourcils fins mais
broussailleux. Ses cheveux bouclés, séparés par une raie au milieu,
tombaient en masse autour de son cou.
La Mecque a reçu de nombreuses appellations au cours de
l’histoire. On l’a connue sous le simple nom de « al-Balad » : la
« capitale », en référence à son statut de centre urbain et de ville de
commerce. Elle a aussi été baptisée « al-Qarya » : lieu de grands
rassemblements, où convergent les hommes tels de l’eau s’écoulant
dans un réservoir. Elle est également mentionnée dans la Bible sous le
nom de « Baca », aux psaumes 84, 5-6 :

Heureux ceux qui placent en toi leur appui ! Ils trouvent dans
leur cœur des chemins tout tracés. Lorsqu’ils traversent la vallée
de Baca, Ils la transforment en un lieu plein de sources, Et la pluie
1
la couvre aussi de bénédictions .

Certains voient dans « Baca » un baumier, un « arbre suintant de


la gomme (un arbre pleureur) », ou encore des « parois rocheuses
versant des larmes ». Sous sa forme arabe, « Bakkah », ce mot peut
être traduit par « absence de cours d’eau ». De fait, la « vallée de
Baca » était un lieu aride et désolé. Les Grecs, quant à eux, ont
traduit Baca par « Vallée des larmes ». Cette « vallée de Baca » est
fortement associée à l’idée de sécheresse et de « profond chagrin », de
lieu de lamentation. Et pourtant, lorsque les justes traversaient la
vallée, ils pouvaient « la transforme[r] en un lieu plein de sources »,
d’où jaillissait la vie.
Le point de mire du pèlerinage dans la vallée de Baca était un
édifice simplement appelé le « cube », ou, en arabe, « Kaaba ». Les
langues fourmillent d’exemples de ce phénomène courant que l’on a
pu observer à travers les siècles : le remplacement, l’ajout ou la
suppression, au fil du temps, d’une lettre dans les noms de lieu.
Londres, par exemple, avait été baptisée « Londinium » à sa création
par les Romains. Dans le cas de La Mecque, cette modification a pris
la forme du passage d’une « consonne labiale à une autre, de B à M.
C’est ainsi que Baca, ou Bakkah en arabe, est finalement devenu
Makkah, ou La Mecque en français 2 ».
Les habitants de la ville étaient autrefois appelés les « Aribi ». Ce
mot, qui apparaît pour la première fois dans le récit en symboles
cunéiformes, livré par le roi assyrien Salmanasar III, de la bataille de
Qarqar (853 av. J.-C.), signifie « nomade » ou « habitant du désert ».
Sur les sculptures de cette époque, récemment découvertes en grand
nombre dans les tombes et les cimetières du nord de l’Arabie
saoudite, on découvre des Arabes au visage ovale, au nez large et
droit, au menton discret et aux yeux immenses. Ces derniers,
représentés avec des pupilles dilatées (incrustées de pierres noires ou
de lapis-lazuli), symbolisent peut-être un état d’hébétement mystique.
Ou peut-être faut-il y voir une allusion à cette croyance, répandue
dans la région, que les yeux possèdent des pouvoirs d’ordre spirituel ?
Ainsi, de même qu’un regard bienveillant pourrait provoquer la
béatitude, l’œil du malin aurait la capacité de tuer.
La Mecque n’était pas la seule grande ville de la région. L’oasis de
Taïf, à 65 kilomètres au sud, était surnommée le « jardin du Hedjaz »
car les vins, les fruits et les légumes y abondaient. À environ
450 kilomètres au nord de La Mecque se trouvait Yathrib ; à l’époque
de Mahomet y résidaient des tribus juives dont les orfèvres et les
érudits, fins connaisseurs de la Bible hébraïque et du Talmud, étaient
très réputés. Et à quelque 80 kilomètres au sud-ouest se trouvait le
port de Djedda, porte ouverte sur le vaste monde. Outre la Kaaba,
La Mecque présentait encore un autre avantage sur ces villes : elle
était située au carrefour de deux grandes routes de commerce. La
première traversait les montagnes du Hedjaz selon un axe nord-sud.
Au sud, elle s’enfonçait jusqu’au Yémen, où elle rejoignait les voies de
commerce en provenance de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est via l’océan
Indien ; vers le nord, elle ralliait la Syrie et le littoral méditerranéen.
La seconde route suivait un axe est-ouest. Vers l’est, elle traversait
l’Irak, puis l’Iran et l’Asie centrale jusqu’à la Chine ; vers l’ouest, elle
reliait La Mecque à l’Abyssinie, aux ports égyptiens de la mer Rouge
et à l’est de l’Afrique.
La ville devait sa réputation à la Kaaba. Les noms de choses sont
riches d’associations qui vont des plus simples, comme pour la Kaaba,
aux plus complexes, telles celles qui font référence à la vallée de Baca
tout autour. S’il est possible d’identifier les glissements subtils qui
relient tous les termes désignant ce bout de planète, les dater est une
tout autre affaire. Le temps est une dimension de l’esprit humain, un
défi posé à nos préjugés, à notre imagination et à notre capacité à
établir des liens et à savoir les rompre lorsque nécessaire. Nombre
d’hypothèses ont été formulées quant à l’origine et à l’âge de la Kaaba
et de la ville qui s’est construite tout autour.
Certains universitaires modernes remettent en question la théorie
selon laquelle La Mecque aurait été un lieu de pèlerinage ancestral,
aucune fouille n’ayant mis au jour de preuves à l’appui de cette
hypothèse 3. Or, l’absence de preuve invoquée n’est ici rien d’autre
qu’une absence de vestige archéologique ; il s’agit pourtant de deux
choses bien différentes.
La Mecque actuelle, au sein de l’Arabie saoudite moderne, est
depuis quatre-vingts ans sous la domination d’une famille qui tient en
horreur histoire et témoignages historiques – une détestation qui
englobe tant les ressources archéologiques que manuscrites. Le
gouvernement a effacé toute l’histoire de la ville en juin 1973
lorsqu’il en a rasé des quartiers entiers au bulldozer, supprimant de la
carte patrimoine culturel et sites historiques comme il aurait gommé
de simples marques au crayon sur une feuille de papier. Les rares
fouilles qui ont été entreprises dans le pays sont situées à grande
distance des lieux saints. Les Saoudiens ont choisi de faire comme si
La Mecque n’avait ni préhistoire, ni histoire avant Mahomet, ni
histoire après lui. Ce déni s’explique très simplement : les Saoudiens
refusent que l’on vénère Mahomet. Leur crainte est que les sites
historiques, plutôt que Dieu, ne fassent l’objet d’un culte.
Les vestiges archéologiques ne sont toutefois pas notre seul
moyen de connaissance du passé. Nous avons d’autres outils à notre
disposition, et notamment les mots et les souvenirs – ce que l’on
appelle aujourd’hui l’« histoire orale ». Analyser les mots pour
connaître le passé nécessite un certain travail d’investigation. Les
archives écrites de l’humanité sont un puzzle dont nombre de pièces
restent manquantes. Ces lacunes existent pour la simple raison que
les écrivains d’hier ne s’adressaient pas aux lecteurs d’aujourd’hui ; ils
avaient leurs propres préoccupations, leurs propres motivations pour
écrire, et nulle raison de chercher à répondre aux questions que nous
nous posons aujourd’hui.
S’il n’est pas possible de situer dans le temps la construction de la
Kaaba et de la ville alentour, la mention dans les Psaumes de
« chemins tout tracés » (désignant les routes de pèlerinage) devrait
nous permettre de déterminer un moment où la pratique du
pèlerinage était suffisamment établie et connue pour que sa mention
dans les poèmes du peuple juif soit intelligible. En d’autres termes,
les Psaumes pourraient être un bon point de départ pour tenter une
datation, pour peu que les spécialistes parviennent à se mettre
d’accord sur le moment de leur rédaction.
Nombre de psaumes sont attribués au roi David, dont on situe
généralement le règne aux alentours de 1040-970 av. J.-C. On prête
toutefois la rédaction du psaume 84 aux « fils de Koré », une formule
qui fait probablement référence à une famille de chantres ou à une
guilde de chanteurs et de musiciens. Initialement, les fils de Koré
furent mandatés par le roi David pour fournir chants et musique
durant l’édification du temple de Jérusalem. Ils poursuivirent
toutefois cette tâche bien après son achèvement. Le psaume 84 a
donc pu être rédigé n’importe quand, depuis l’époque du règne du roi
David jusqu’au moment où l’existence des 150 psaumes de l’Ancien
Testament est avérée sous leur forme écrite, ce qui couvre une
période allant d’à peu près 1040 av. J.-C. à environ 165 av. J.-C. Il fut
un temps où la plupart des spécialistes s’accordaient pour le situer
vers la fin de cette période, et plus probablement vers le IIIe siècle av.
J.-C. Mais en s’appuyant sur les formes musicales et littéraires
comparables existant dans les autres cultures de la région à cette
époque, ceux-ci ont finalement à nouveau fait remonter l’origine des
Psaumes plus loin dans le temps 4. Pour parvenir à cette conclusion,
de nombreuses recherches auront été nécessaires – sans pourtant
donner de résultats très probants.
Nous pouvons au moins affirmer avec Edward Gibbon, historien
du XVIIIe siècle et auteur de la célèbre Histoire de la décadence et de la
chute de l’Empire romain, que « l’authentique ancienneté de la Kaaba
est antérieure à l’ère chrétienne 5 ». Gibbon avait connaissance de
documents affirmant que l’existence de La Mecque était connue des
Grecs anciens. Diodore de Sicile, un historien grec ayant vécu au
er
I siècle av. J.-C., mentionne la Kaaba dans sa Bibliotheca historica, un
livre qui s’attache à décrire différentes régions du monde connu :
« [U]n temple a été édifié là, qui est très saint et extrêmement révéré
de tous les Arabes 6. » La ville est aussi mentionnée par l’Égyptien
Ptolémée, ce citoyen de l’Empire romain ayant vécu aux alentours de
90-168 apr. J.-C., dans Géographie, son grand classique rédigé en
grec. L’œuvre de cet astronome et mathématicien a continué de faire
autorité jusqu’à l’avènement de l’ère moderne. Dans son enquête sur
le monde habitable, il fournit une liste de villes de l’Arabia Felix
(l’« Arabie heureuse »). Parmi elles, « un lieu du nom de Macoraba 7 »,
que « nous pouvons identifier comme une création saoudienne érigée
autour d’un sanctuaire 8 ».
On peut aussi remonter l’histoire en s’intéressant aux objets,
particulièrement à ceux relatifs aux échanges à longue distance au
Moyen-Orient, dont on retrouve la trace jusqu’en 14 000 av. J.-
C. L’obsidienne, par exemple, est un verre volcanique peu répandu et
sa composition chimique caractéristique permet de reconstituer ses
déplacements au cours du temps. Une série continue de sites
archéologiques allant de l’actuel Irak au Pakistan, berceau de la
civilisation de la vallée de l’Indus avec ses sites d’Harappa et
de Mohenjo-Daro, témoigne de l’existence d’une route de commerce
dès 3000 av. J.-C. 9. Lorsque le pharaon égyptien Ramsès II fut
inhumé en 1224 av. J.-C., des grains de poivre provenant
probablement d’Inde ou même d’Asie du Sud-Est furent employés,
avec d’autres onguents, lors du processus de momification 10. Le
chameau, bête de somme utilisée pour les échanges à longue
distance, fut domestiqué aux alentours de 1000 av. J.-C. 11.
Venant s’ajouter au commerce par voie de terre, l’existence d’un
commerce maritime est attestée à partir du Ier siècle apr. J.-C. entre
l’Asie du Sud-Est, d’une part, et le Moyen-Orient romain et le monde
méditerranéen, d’autre part, via la péninsule Arabique. Rédigé en
grec, le Périple de la mer Érythrée décrit ces routes avec moult détails.
Écrit vers 40 apr. J.-C., il ne mentionne pourtant pas La Mecque.
Néanmoins, la ville présentait toutes les caractéristiques nécessaires –
notamment sa localisation idéale – pour laisser à penser qu’elle a pu
jouer très tôt un rôle dans la liaison entre les différents réseaux bien
implantés du commerce mondial.
Alors qu’il embrassait sa ville du regard, Mahomet n’avait nulle
raison de douter de la place des échanges dans la vie de sa
communauté. Lui-même avait pris part au commerce caravanier. Son
succès dans les affaires l’avait même fait remarquer de Khadija, cette
riche veuve qui était devenue sa femme. Ce n’était donc pas la
situation économique de La Mecque qui le préoccupait ; l’inquiétude
qu’il ressentait, tandis qu’il observait la vallée qui s’étendait sous ses
yeux, portait bien plutôt sur ce qu’il était advenu de cette « vallée
d’Abraham ». Alors qu’il se tenait là, ayant gravi environ un tiers du
chemin jusqu’à Jabal al-Nûr, la montagne de la Lumière, il pouvait
distinguer sans peine la Kaaba au cœur de la ville. Ses pensées se
mirent à errer en direction du lien qui unissait Abraham et la Kaaba.
Dans les récits et les poèmes de l’Arabie préislamique, La Mecque
était la ville d’Abraham, prophète biblique, patriarche des Israélites et
Ismaélites et fondateur du monothéisme. Et effectivement, il n’y avait
rien dans cette vallée aride et stérile avant qu’Abraham n’en fasse un
lieu habité. Selon la tradition, il serait né dans la ville d’Ur des
Chaldéens dans l’actuel Irak. Mais on ne sait précisément ni où ni
quand il a vécu. Des sources judaïques indiquent qu’Abraham aurait
vécu quelque part entre 1812 et 1637 av. J.-C. ; auquel cas il serait né
sous Ur III, la troisième dynastie de l’empire suméro-akkadien d’Ur-
Nammu, situé au-dessous de la confluence de l’Euphrate et du Tigre
dans l’actuel Irak. C’est là l’hypothèse dominante chez les juifs, que
l’on retrouve sur la plupart des cartes bibliques modernes.
On ne savait que peu de choses de la cité État d’Ur jusqu’au début
des excavations de 1922, qui furent réalisées sur un grand tertre de
briques à quelque 370 kilomètres au sud de Bagdad. Même alors,
nulle référence à Abraham ne fut trouvée. Puis, durant les fouilles de
1928-1929, les archéologues mirent au jour l’un des vestiges les plus
évocateurs qui soient à propos de l’Ancien Monde : une statuette d’or
et de lapis-lazuli représentant un animal juché sur ses pattes arrière,
pris dans les branches d’un buisson doré. Celle-ci rappela aux
chercheurs les paroles de Dieu à Abraham dans la Genèse 22:13 :
« Abraham leva les yeux, et vit derrière lui un bélier retenu dans un
buisson par les cornes » ; et on l’appela le « bélier pris dans le
buisson ». Elle se trouve maintenant au British Museum. Je me
rappelle encore ma fascination lorsque je l’ai vue pour la première
fois. À elle seule, cette statuette a autant fait pour confirmer le lien
entre Abraham et Ur que tout ce que l’on a pu découvrir par ailleurs à
propos de cette puissante cité.
Toutefois, une opinion divergente a également cours depuis
longtemps, tant dans la tradition islamique que par la voix de
Maïmonide, un grand intellectuel juif du Moyen Âge. Cette théorie
concurrente situe Abraham à Urfa (anciennement Edessa), une ville
du sud de l’actuelle Turquie. Il s’agirait, selon cette théorie, d’un point
de départ plus logique pour une migration qui mena le patriarche de
sa ville natale via Haran, en Turquie, jusqu’au pays de Canaan,
quelque part entre le Liban et la vallée du Jourdain. D’autres
hypothèses évoquent encore différents lieux dans le nord de la
Mésopotamie. L’époque où il aurait vécu porte également à
controverse : certains pensent qu’il serait né bien plus tôt, jusqu’en
2153 av. J.-C.
Alors qu’il se tenait sur Jabal al-Nûr, Mahomet ne se souciait
aucunement des détails historiques de la vie d’Abraham, mais
méditait plutôt sur le sens à donner à la fondation de la Kaaba et de
La Mecque, ainsi qu’à la portée de cet acte. Il est certain que
Mahomet a dû grandir avec les récits selon lesquels le père
d’Abraham fabriquait et vendait des idoles. Observant son père qui
sculptait des statues dans le bois, le jeune Abraham se mit à
l’interroger : comment une chose façonnée par la main de l’homme
pouvait-elle devenir objet d’adoration ? Ses doutes le conduisirent
non seulement à dénoncer l’adoration des idoles mais aussi à dédier
sa vie entière au Dieu unique. Mahomet connaissait Abraham sous le
nom de Khalîl Allâh, l’ami intime de Dieu. Et, comme le confirment
de récentes recherches, il comptait lui-même parmi les disciples de
ceux qui, tel Abraham, croyaient en un Dieu tout-puissant, Créateur
des cieux et de la terre et de ce qu’il y a entre les deux 12.
Abraham échoua dans la mission qu’il s’était donnée de libérer
son peuple du paganisme. Irrité par ses questions et sa manie de
railler ses dieux, celui-ci le punit en le jetant au feu. Mais Abraham
fut sauvé par Dieu et s’en alla vivre, avec sa femme Sarah, d’abord en
Palestine, puis en Égypte.
Le couple voulait des enfants. Or, Sarah ne pouvait concevoir ;
elle suggéra donc à Abraham de prendre pour concubine son esclave
Agar, qui donna bientôt naissance à Ismaël. Plus tard, lorsque Sarah
accoucha elle-même d’Isaac, son fils tant désiré, elle devint
terriblement jalouse de cette autre famille d’Abraham et lui demanda
de les éloigner tous deux. Conscient que les deux femmes ne
pouvaient vivre sous le même toit, Abraham prit Agar et son fils avec
lui et les emmena vers le sud, avec l’une des grandes caravanes, sur la
route de l’encens.
Tous trois quittèrent la caravane dans la vallée de Baca. Abraham
laissa là Agar et son enfant avec quelques provisions. Agar construisit
un abri et s’y installa dans l’attente d’une visite prochaine d’Abraham.
Lorsque les provisions furent épuisées, elle partit en quête d’eau et de
nourriture – en vain. Elle se mit alors à courir frénétiquement entre
les deux petites collines de Safâ et de Marwa. À son retour, elle
trouva son fils assoiffé et en pleurs. Elle courut et courut encore, et
son désespoir grandissait à chaque instant. Ce jour-là, la vallée mérita
bien son nom : Baca, le lieu sans cours d’eau, la « Vallée des larmes ».
À sept reprises, elle courut d’une colline à l’autre, sans aucun résultat.
On peut ensuite lire dans la Bible :

Quand l’eau de l’outre fut épuisée, elle laissa l’enfant sous un


des arbrisseaux, et alla s’asseoir vis-à-vis, à une portée d’arc ; car
elle disait : Que je ne voie pas mourir mon enfant ! Elle s’assit
donc vis-à-vis de lui, éleva la voix et pleura. Dieu entendit la voix
de l’enfant ; et l’ange de Dieu appela du ciel Agar, et lui dit :
Qu’as-tu, Agar ? Ne crains point, car Dieu a entendu la voix de
l’enfant dans le lieu où il est. Lève-toi, prends l’enfant, saisis-le de
ta main ; car je ferai de lui une grande nation. Et Dieu lui ouvrit
les yeux, et elle vit un puits d’eau ; elle alla remplir d’eau l’outre,
13
et donna à boire à l’enfant .

Agar et Ismaël burent tout leur soûl. La fontaine et la source qui


l’alimentait passèrent à la postérité sous le nom de Zemzem. Mère et
fils s’établirent dans la vallée, qui devint un lieu où caravanes et
voyageurs venaient se reposer et se restaurer. En échange des services
qu’ils rendaient aux gens de passage, Agar et Ismaël recevaient de
quoi subvenir à leurs besoins. « Dieu fut avec l’enfant, qui grandit,
habita dans le désert, et devint tireur d’arc 14 », nous dit la Bible.
Abraham rendait parfois visite à Agar et Ismaël. Selon la tradition
islamique, c’est à l’occasion de l’une de ces visites qu’il trouva son fils
en train de tailler une flèche sous un arbre près de la source de
Zemzem. Lorsqu’il vit son père, Ismaël se leva pour le saluer. Après
qu’ils se furent donné l’accolade, Abraham lui dit : « Oh Ismaël, Dieu
m’a commandé de faire quelque chose. »
« Tu dois faire ce que ton Seigneur t’a commandé de faire », lui
répondit Ismaël.
« M’apporteras-tu ton aide ? », demanda alors Abraham.
« Bien sûr », lui répondit aussitôt le garçon.
« Dieu m’a commandé de bâtir une maison ici 15 », annonça alors
Abraham, désignant du doigt un petit monticule qui surplombait les
alentours.
Père et fils se mirent ensemble au travail. Ils posèrent tout d’abord
les fondations de la maison. Puis, Ismaël se mit à réunir des pierres
en provenance des collines environnantes, tandis que son père les
plaçait soigneusement de façon à dessiner une structure aux lignes
claires. À mesure que celle-ci gagnait en hauteur, Abraham avait de
plus en plus de difficulté à soulever les pierres et à les placer à son
sommet. Ismaël apporta alors un grand bloc de roche. Abraham
s’installa à son sommet et poursuivit son travail ; la tâche était si dure
que ses pieds laissèrent leur empreinte dans la pierre ; cet endroit est
aujourd’hui connu dans la tradition islamique sous le nom de Maqâm
Ibrâhîm (la Station d’Abraham).
Lorsque l’édifice, de forme cubique, fut presque achevé, un ange
apporta une pierre spéciale tombée du paradis sur la colline toute
proche d’Abû Qubays. Abraham et Ismaël placèrent cette pierre noire
(al-hajar al-aswad) venue du ciel dans l’angle est de la Kaaba. Le
bâtiment, qui n’avait pas de toit, était maintenant terminé. Abraham
proclama qu’il s’agissait d’un sanctuaire, un lieu de pèlerinage que les
hommes et les femmes devaient venir visiter « à pied et sur toute
monture, venant des contrées les plus éloignées ».
Je me suis souvent interrogé sur le récit de la vie d’Abraham livré
tant par la Bible que par l’orthodoxie musulmane. Abraham,
supposément un dévoué serviteur de Dieu, s’y avère plutôt cruel,
n’hésitant pas à abandonner Agar et son fils nouveau-né en un lieu
aride et inhospitalier. Est-ce là l’exemple, est-ce là le prophète dont
l’humanité est censée s’inspirer ? De même, je me demande pourquoi
Sarah fait don d’Agar à Abraham 16. Mais une chose me laisse plus
perplexe encore : la localisation des événements rapportés dans la
Bible et par la tradition musulmane.
Selon la Bible, Agar aurait erré dans la ville de Beersheba, dans le
désert du Néguev, avant de finalement s’établir dans le désert dit de
Paran. Si tel est le cas, il n’est guère concevable qu’elle se soit rendue
à La Mecque, qui en est éloignée de plusieurs centaines de
kilomètres, ou qu’Abraham lui ait rendu de fréquentes visites. En
revanche, il est possible, comme le suggèrent de récentes
découvertes, qu’Abraham et sa famille aient vécu non en Égypte et en
Palestine, mais dans la province d’Asir, qui possède du côté ouest une
frontière commune avec le Yémen, au sud-ouest de l’Arabie 17. Le
compte rendu musulman des événements en deviendrait alors
naturellement plus plausible. En outre, Abraham aurait alors été en
mesure de rendre visite à Agar et son fils plus fréquemment et sans
grande difficulté.
L’histoire d’Abraham, comme d’ailleurs celle de tous les
patriarches bibliques, est, avec toutes ses contradictions, ses
invraisemblances et toutes les interprétations qu’elle permet, une
histoire sans biographie aux contours précis et définitifs. C’est un
récit qui, transmis de génération en génération, relève
majoritairement de l’épopée orale 18. L’absence d’une biographie avec
des faits concrets ne signifie toutefois pas que cette histoire soit
entièrement dépourvue de matérialité. Abraham, Ismaël, Isaac, Sarah
et Agar sont autant de personnages réels, même si les détails de leur
existence varient selon la tradition religieuse que l’on sollicite. En
outre, leur histoire n’est pas qu’un conte sur les origines de
La Mecque. Elle nous dit aussi ce que La Mecque signifie pour des
millions de gens, et comment cela s’est fait. Son importance tient tout
autant au symbole qu’au détail des faits.
La vie d’Abraham aurait-elle davantage de sens si nous pouvions
lui assigner un cadre temporel et géographique ? N’oublions pas que
la morale de cette histoire est intemporelle, et que son essence porte
au-delà du temps. Abraham ressent la présence de l’Éternel, il le
vénère et lui est loyal ; voilà ce qu’il nous faut retenir, nous qui
sommes venus après lui, où et à quelque époque qu’il ait vécu. C’est
aussi le sens de la maison qu’il a bâtie, la Kaaba, et de la ville qui s’est
déployée tout autour. Et malgré tout, je ne laisse pas d’être fasciné
par tout le travail d’enquête, l’examen minutieux des éléments à
notre disposition, la façon dont les indices nouveaux et anciens sont
interprétés et réinterprétés à mesure que, pièce par pièce, le puzzle
du passé de l’humanité est reconstitué jusqu‘à donner un tableau
toujours incomplet.
Comprendrions-nous vraiment mieux Abraham et ce qu’il
représente si l’on mettait au jour une preuve incontestable de son
existence ? J’en doute, et cette situation m’évoque la découverte de la
ville de Troie par les archéologues en 1868. L’œuvre d’Homère est
gravée dans l’imaginaire des Européens, et on peut affirmer sans
crainte de se tromper que le monde n’a pas su mieux apprécier l’Iliade
et l’Odyssée pour la seule raison que la science avait connu pareille
avancée 19.
Le récit que font les textes de la vie d’Abraham et de ses fils se
scinde en deux pour établir les origines de deux peuples différents. La
Bible met Isaac en avant, tandis qu’Ismaël est traité avec un certain
mépris dans le Nouveau Testament et dans l’épître de Saint-Paul aux
Galates. Dans la tradition musulmane, Isaac est certes respecté, mais
ignoré. Les descendants d’Ismaël deviendront les Arabes, tandis que
les juifs sont les descendants d’Isaac et de son fils Jacob. Un seul
patriarche et ses deux fils ont donc donné le jour à trois traditions
religieuses différentes : le judaïsme, le christianisme et l’islam.
Après Abraham, nous devons nous en référer presque
exclusivement aux sources musulmanes. Il n’existe pas d’autres
sources d’information sur La Mecque ancienne. Le premier livre à lui
avoir été consacré est antérieur à 865 et a été compilé par un natif de
la ville. Il s’agit de La Chronique de La Mecque d’Al-Azraqî 20. Si l’on ne
sait pratiquement rien d’Al-Azraqî lui-même, on sait en revanche que
son œuvre, « le tout premier exemple préservé d’un livre dédié à une
seule ville 21 », a été par la suite éditée et augmentée par l’un de ses
étudiants. Elle inclut des références à des faits allant jusqu’en 923.
Mais La Chronique de La Mecque n’est pas un livre d’histoire au sens
où on l’entend habituellement. Tout d’abord, elle s’attache aux
monuments de la ville, par exemple à la Kaaba et à Maqâm Ibrâhîm,
et à ses quartiers d’habitation. Ce que l’on y apprend sur La Mecque
ancienne repose sur la tradition orale et sur des récits des habitants
de la ville. Si pour sa part, Al-Azraqî nous apprend peu de choses sur
l’ordre politique et social en vigueur à La Mecque, on peut trouver
ailleurs des descriptions d’ordre plus général des notables de la ville,
de sa politique et de ses luttes. L’une des plus importantes est une
somme en quarante volumes, Chroniques de Tabarî 22, rédigée par
l’historien, théologien et chroniqueur éponyme. D’origine persane,
Tabarî (838-923) était un ardent collectionneur de récits ; bons et
mauvais, vrais et faux, ils ont tous trouvé place dans son œuvre, sans
aucun commentaire. Né à Bassora en Irak, le biographe Ibn Saad
(784-845), qui avait d’abord travaillé comme scribe avant de se
découvrir une vocation d’écrivain, était, à ce qu’il semble, non moins
ouvert d’esprit. Les narrations de tout type abondent dans les
multiples volumes de son Livre des classes dominantes 23, un recueil de
données bibliographiques sur des personnages célèbres considéré
comme l’un des tout premiers exemples de littérature bibliographique
en langue arabe. Il est difficile, je pense, de lire ces ouvrages dans
leur totalité. D’autres historiens se sont montrés plus sélectifs. Ainsi
du biographe et historien Ibn Ishâq (mort en 767 ou 761), qui a fait
preuve de plus de discernement dans sa Vie du Prophète
Muhammad 24, un ouvrage dont la première partie est consacrée à
l’histoire de La Mecque ancienne.
On peut estimer que ces narrations, qui ont pour fondement des
récits oraux, traditionnels ou généalogiques, ou bien encore des
poèmes, des mythes ou des épopées, relèvent toutes d’une certaine
forme de transmission. On aurait pourtant tort d’en conclure qu’on
peut les négliger. Le contenu de la transmission orale et écrite n’est
pas toujours nécessairement faux ; en revanche, il est vrai qu’il faut
examiner ce matériau avec rigueur et circonspection. Une analyse
prudente et réfléchie de ces données peut permettre d’établir un
compte rendu réaliste de l’histoire de La Mecque ancienne.
La tradition islamique nous dit qu’alors qu’il se tenait sur la
montagne de la Lumière, Mahomet peinait à comprendre ce qui avait
bien pu venir corrompre l’héritage de ses ancêtres. Qu’était-il donc
arrivé à l’enseignement d’Abraham et Ismaël ? À quel moment les
choses avaient-elles mal tourné ? « Mais qui donc sinon un esprit
insensé se détournerait, pensait-il, du culte d’Abraham 25 ? » Il reprit
son ascension, une ascension abrupte mais à laquelle il était
accoutumé. Arrivé près du sommet, il fit une pause pour reprendre
son souffle. Puis, ayant pris place sur un grand bloc de roche, il
tourna une nouvelle fois son regard sombre et profond vers la ville en
contrebas en se remémorant ce qu’il savait de son histoire.
C’est au début du deuxième millénaire av. J.-C. que la maison
d’Abraham devint un sanctuaire placé sous la garde des descendants
d’Ismaël. On se mit à venir honorer cet endroit de toute la région et,
peu à peu, il devint un lieu de pèlerinage qui attira les visiteurs de
plus loin encore. Les enfants et petits-enfants d’Ismaël travaillaient
dur à assurer la paix dans le sanctuaire et dans les environs, à
préserver la nature alentour et à veiller à ce qu’aucun arbre ne soit
abattu. Les visiteurs et les habitants des abords du sanctuaire se
rendaient à la Kaaba pendant la journée et se retiraient dans leurs
tentes ou leurs habitations de la campagne environnante au coucher
du soleil. La nuit, le temple restait vide et silencieux.
Mais les Ismaélites n’assumèrent pas longtemps ce rôle de
gardiens du sanctuaire. L’Arabie était placée sous la domination des
Amalécites, un peuple de lignée arabe qui s’était établi dans les
principales villes et régions de la péninsule ainsi qu’en Syrie et en
Palestine. Plusieurs tribus amalécites s’engagèrent dans de longs
conflits intertribaux. C’est durant l’un de ces conflits que les
Amalécites attaquèrent les Ismaélites. Ces derniers, pour qui la
violence était un péché, ne voulurent pas se défendre. Les Amalécites
les chassèrent de la vallée de Baca, et c’est ainsi qu’ils devinrent
nomades dans les régions autour de La Mecque.
Finalement, les Amalécites eux-mêmes furent chassés non
seulement de La Mecque, mais de la région du Hedjaz, par les efforts
conjugués de deux tribus : les Jurhum et les Qatura. Les Jurhum
étaient originaires du Yémen ; ils migrèrent à Baca, où on les
considérait, contrairement aux Ismaélites, comme des « Arabes
authentiques » parce que l’arabe était leur langue maternelle.
Inversement, les Ismaélites faisaient figure d’Arabes « naturalisés » du
fait qu’ils n’avaient appris la langue qu’après s’être établis dans la
vallée de Baca. Les Qatura étaient une tribu cousine des Jurhum, et
firent avec eux le voyage du Yémen à La Mecque. Les Jurhum, qui
vivaient sur les pentes occidentales de Baca, gardaient le passage au
niveau du port voisin de Djedda et protégeaient les environs de la
Kaaba. Les Qatura occupaient la montagne d’Abû Qubays à l’est et
contrôlaient les entrées depuis le Yémen. Les pèlerins qui arrivaient
de l’un ou l’autre côté devaient acheter leur protection à ces tribus.
Mais il s’agissait là d’un arrangement précaire, et inéluctablement,
des querelles se firent jour qui débouchèrent sur des affrontements
entre les deux tribus. Finalement, les Jurhum l’emportèrent sur les
Qatura et devinrent, à une date qui nous est inconnue, la seule
autorité civile et religieuse du sanctuaire 26.
Les Jurhum justifiaient leur domination de la ville par leurs liens
étroits avec les Ismaélites, des liens qui s’étaient principalement
constitués par mariage. Cette parentèle autorisa non seulement les
Ismaélites à vivre dans la vallée de Baca, mais permit en outre à
certains de leurs membres de se voir confier de prestigieuses charges
de prêtrise. Les Jurhum dirigèrent La Mecque pendant plusieurs
générations. La ville connut une paix relative durant la majeure
partie de leur règne ; mais selon certaines sources, au sommet de leur
puissance, les Jurhum auraient commencé à se montrer cupides et à
négliger leurs devoirs. Plutôt que d’assurer la paix dans le sanctuaire
et de protéger les pèlerins qui leur versaient un impôt, ils se mirent à
les dépouiller. Pire : ils volaient les dons et les sacrifices que ceux-ci
venaient déposer dans la Kaaba 27. Les voleurs pénétraient par le haut
dans le bâtiment dépourvu de toit et dérobaient tout ce qui leur
tombait sous la main. La nature sacrée des environs était également
compromise. Il n’était pas rare que l’on surprenne dans le temple des
couples en plein acte sexuel, ou adoptant d’autres comportements
inconvenants.
Le chef des Jurhum, un dénommé Mudad ibn Amîr, surnommé le
« Mudad », et selon ses propres dires un descendant du beau-père
d’Ismaël, craignait que les dieux du sanctuaire ne punissent son
peuple pour ses péchés. Il y en avait eu un premier signe manifeste :
la source de Zemzem avait commencé de s’assécher. Mudad
rassembla donc tous les trésors de la Kaaba – parmi lesquels se
seraient trouvées deux gazelles dorées et des épées finement
ouvragées – et les cacha dans le puits vide pour les mettre hors de
portée des pilleurs. Puis, il s’enfuit dans le désert dans l’attente du
jugement de ses dieux à La Mecque.
Dans le lointain royaume de Saba au Yémen, le grand barrage de
Marib, considéré comme l’une des merveilles du génie civil de
l’Ancien Monde, tombait en ruines. Il se dégradait depuis déjà plus
d’un siècle : à en croire les inscriptions et les documents retrouvés,
probablement depuis une période comprise entre le IVe et le Ve siècle
apr. J.-C., il était sur le point de céder et d’inonder la ville de Saba.
Alertés par leurs prêtresses, les habitants de la ville décidèrent de fuir
le désastre imminent et de migrer vers le nord. Lorsque les réfugiés
atteignirent La Mecque, ils trouvèrent face à eux des Jurhum peu
disposés à les accueillir. Les Ismaélites vinrent apporter leur soutien
aux réfugiés. Une bataille rangée s’ensuivit, qui se solda par une
cuisante défaite pour les Jurhum. Les guerriers furent massacrés et
les femmes réduites en esclavage. Depuis la montagne d’Abû Qubays,
le Mudad regarda alors La Mecque en pleurant, et déclama les vers
suivants :
Plus d’une récitante, ses larmes coulant abondamment,
Les yeux rougis par les pleurs,
(dit) : « C’est comme si (jamais), de Hajun à Safâ,
il n’y avait eu un ami ou un compagnon à qui parler dans
la nuit mecquoise »
Et je lui répondis, tandis que mon cœur
palpitait en moi tel un oiseau entre ses ailes :
« Oui, nous étions son peuple, et nous avons été
exterminés. »

Les yeux versent des larmes, sanglotant pour un pays


qui abrite un sanctuaire sûr et de saintes stations
Sanglotant pour ce temple où les colombes sont indemnes,
Où elles vivent en sécurité. C’est là aussi que (demeurent)
les moineaux,
Et les bêtes sauvages, indomptées.
28
Et s’ils s’en vont, ils s’en reviendront volontiers .

Pour les vainqueurs non plus, la situation n’était pas idyllique :


une violente épidémie se déclara parmi les tribus des envahisseurs
qui, voyant là un mauvais augure, décidèrent de quitter La Mecque.
Certains se rendirent à Oman, d’autres à Yathrib, d’autres enfin
gagnèrent la Syrie. Seule la tribu sabéenne des Khuzâa décida de
rester. Elle souhaitait que les Ismaélites reviennent dans la ville et
endossent une nouvelle fois le rôle de gardiens de la Kaaba. Ceux-ci
étaient toutefois plongés dans des luttes intestines ; les Khuzâa
décidèrent donc de s’occuper eux-mêmes de la Kaaba. Soucieuse de
dissiper toute hostilité et d’assurer la paix, la famille régnante des
Luhay fit alliance avec la famille des Mudad ; grâce à quoi, les
Khuzâa apportèrent la prospérité à La Mecque vers le début de l’ère
chrétienne.
Amr, le chef des Luhay, était un homme extrêmement généreux. Il
se donnait beaucoup de peine pour nourrir et vêtir les pèlerins,
n’hésitant pas pour ce faire à sacrifier ses propres chameaux afin d’en
offrir la viande aux visiteurs. Mais sa renommée lui vient d’ailleurs
encore : c’est lui en effet qui aurait introduit le paganisme à
La Mecque et placé les premières idoles dans le sanctuaire. Cela
débuta avec une statue de Hubal qu’il avait reçue en cadeau, cette
divinité qui rendait des oracles avec des flèches. La statue, faite de
cornaline, était endommagée. Amr, qui était exceptionnellement
riche, fit remplacer la main brisée par une main d’or avant de placer
la statue au sommet du puits aux trésors situé à l’intérieur de la
Kaaba. D’autres familles prirent ensuite l’initiative de placer leurs
propres idoles dans la cour de la Kaaba : Manâf, le dieu du soleil ;
Quzah, qui tenait l’arc-en-ciel ; Nasr, le dieu à forme d’aigle. Les
sculptures elles-mêmes étaient d’inspiration gréco-romaine. Manâf,
par exemple, avait tous les traits d’un dieu solaire hellénisé. Trois
divinités plus actives occupaient une place d’honneur dans ce
panthéon mecquois et étaient particulièrement vénérées des Arabes :
Al-lât, la déesse-mère ; Manât, la déesse du destin qui représentait la
lune décroissante ; et Uzza, « la diablesse », déesse de l’amour, du
sexe et de la beauté. Ces déesses exerçaient une influence
surnaturelle sur les pierres et les arbres de la région. On disait d’Uzza
qu’elle fréquentait trois arbres de la vallée de Nakhla. Une pierre à
Taïf était consacrée à Al-lât 29.
Le pèlerinage à La Mecque était désormais une affaire
entièrement païenne. Les Luhay instaurèrent des rites et rituels dont
la stricte observance était obligatoire, et qui avaient pour but inavoué
de rapporter de l’argent. La date du pèlerinage était calculée chaque
année par un voyant et synchronisée avec une série de foires qui se
tenaient dans toute la région. Les pèlerins en route pour La Mecque
assistaient d’abord à ces foires et festivals de moindre importance
avant de se rendre au sanctuaire pour la grande cérémonie. Un
concours de poésie était organisé à Ukâz, près de Taïf, où les gens se
réunissaient pour écouter des poètes faire la démonstration de leurs
talents. On pouvait y entendre de courts vers de quatre pieds (les
rajaz) imitant le pas des chameaux, des poèmes épiques et de longues
odes, les qasîdas, qui célébraient des dieux, des personnalités arabes
majeures et des maîtresses enchantées, ou bien encore, toujours sur
ces mêmes thèmes, des fables ou des aventures se déroulant dans le
désert.
Il y avait aussi parfois des satires dont les piques acérées étaient
dirigées contre des ennemis réels ou imaginaires. Les sept meilleurs
poèmes, sélectionnés par un oracle, étaient recopiés à la main et
préparés en vue d’être accrochés aux murs de la Kaaba. Le concours
terminé, les poètes rejoignaient les autres pèlerins. Les processions de
pèlerins, menées par des sorciers et des sorcières, constituaient des
événements joyeux et bigarrés, véritables cirques itinérants à
caractère religieux. Il s’y trouvait des chameaux chargés des présents
de tous les dignitaires et souverains de la région, de même que des
chameaux consacrés, décorés avec des charmes et des bijoux
magiques et portant les idoles de diverses tribus. Emel Esin, un
historien turc du XXe siècle spécialiste de La Mecque, raconte :

Il y avait des prophètes en état de transe qui gazouillaient,


roucoulaient ou sifflaient selon le génie oiseau ou serpent qui les
inspirait. Les sorcières, dont la croyance voulait qu’elles
bouleversent le cours des vies humaines en nouant
symboliquement des nœuds, avançaient avec leurs longs cheveux
flottant librement derrière elles, et proférant des incantations. Les
musiciens faisaient sonner cymbales et tambourins. Derrière eux,
la foule des pèlerins s’écoulait, certains d’entre eux transportant
certainement des présents d’Amr ou des robes yéménites à
rayures, dans les tons sombres des teintures arabes 30.

Les divertissements ne manquaient pas, non plus que le vin de


datte local et les vins raffinés venus de Syrie, les danseuses, les
jongleurs, les magiciens et les occasions de paris ou de rencontres
sexuelles.
Les foires, l’équivalent de nos centres commerciaux, regorgeaient
de marchandises locales telles que les bois parfumés, l’huile et le
parfum, l’or, l’argent et les pierres précieuses venues des montagnes
d’Arabie. D’autres marchandises de luxe étaient importées : épices
des Indes, soie de Chine, coton fin d’Égypte, cuir tanné d’Anatolie,
armures de Bassora, esclaves de Perse et d’Afrique. On y trouvait
aussi des produits de première nécessité : céréales transportées à dos
de chameau depuis par-delà l’Arabie, fruits et légumes en provenance
des oasis de la région. Sur place se trouvaient des herboristes
soignant les malades, des chirurgiens itinérants réalisant des
opérations ou réparant des os brisés et des dentistes remplaçant les
dents cassées par des dents en or.
Après les foires, les concours de poésie, voire parfois les orgies
d’alcool, les différentes processions de pèlerins convergeaient vers
Muzdalifa, un espace ouvert situé à quelques kilomètres de
La Mecque, mais déjà à l’intérieur des limites du territoire sacré. Ils y
étaient accueillis par des nobles mecquois aux longues robes
flottantes reflétant leur statut et leur charge religieuse. Le grand-
prêtre de La Mecque allumait un feu. Les hôtes et les alliés des
souverains mecquois les rejoignaient dans leurs camps. Les invités
des Ismaélites étaient logés dans les tentes en cuir de couleur
écarlate. Tous les autres – les gens ordinaires, les Bédouins, les gens
vivant trop loin de La Mecque, les étrangers qui ne faisaient pas
partie de la noblesse, ceux qui avaient été bannis de leur tribu, les
mendiants et les vagabonds – étaient conduits vers les plaines
d’Arafat, de l’autre côté de la frontière de l’espace sanctifié. Là, ils
attendaient un signal. Juste après le coucher du soleil, une fois le
signal donné, la masse des pèlerins se précipitait vers le feu de
Muzdalifa et le plantureux repas préparé par les Mecquois. Après le
festin, les rites du pèlerinage se poursuivaient. Hommage était rendu
aux arbres et pierres sacrés. Une abondance de dons – colliers,
boucles d’oreille, anneaux de nez – étaient déposés pour les idoles.
On consultait les oracles. Des sacrifices étaient pratiqués aux autels
qui ponctuaient la route de Muzdalifa à La Mecque.
À l’approche de la Kaaba, les pèlerins ôtaient tous leurs
vêtements. Quelques-uns se couvraient légèrement de quelque tissu
acheté ou emprunté à La Mecque ; mais la plupart restaient
entièrement nus. Dansant, tapant dans leurs mains, nous dit Hichâm
ibn al-Kalbî, un historien arabe mort en 819 apr. J.-C., ils pénétraient
alors dans le temple, qui comptait désormais pas moins de 360 idoles,
dont les statues d’Abraham et de son fils Ismaël, et effectuaient des
circumambulations autour de la Kaaba en psalmodiant :

Par Al-lât et Uzza,


Et Manât, la troisième idole à leurs côtés.
En vérité, ce sont là les plus glorieuses des femmes
Dont l’intercession doit être recherchée 31.

Mahomet, qui avait maintenant retrouvé des forces après sa halte


sur la montagne de la Lumière, reprit son ascension. Il avait coutume
de se retirer dans cette montagne afin de réfléchir ou de méditer
quand la vie dans la ville devenait par trop oppressante ou
déprimante. Que savait-il exactement des Jurhum et des Mudad, ou
bien d’Amr ibn Luhay ? Mahomet était ce que l’on appelle un
analphabète : il ne savait ni lire ni écrire. Cela n’en faisait pas
forcément un homme sans instruction. Il était le produit d’une culture
fondée sur l’oralité, où l’histoire et la tradition étaient transmises de
génération en génération par le biais de l’épopée, du récit
généalogique et, surtout, de la poésie. Il connaissait probablement
très bien l’histoire de La Mecque ancienne, ayant dû en entendre les
épopées à de multiples reprises, ainsi que les poèmes épiques, les
odes, les satires et les lamentations des Mudad, ou encore les
distiques d’Amr ibn Luhay :

Nous sommes devenus les gardiens de la Kaaba après les


Jurhum afin d’assurer à notre tour sa prospérité et de la
préserver de tout
Malfaiteur et de tout incroyant
Une vallée dont les oiseaux et les animaux sauvages
doivent rester intouchés
Nous sommes ses gardiens et accomplissons notre devoir
sans malhonnêteté
Non ! Nous étions son peuple, mais fûmes anéantis
Par les vicissitudes du temps et d’une destinée titubante 32.

L’histoire de La Mecque était récitée à tout instant dans ses rues et


sur ses places, ses allées et ses lieux de rassemblement, dans le
sanctuaire et dans ses abords. Les Mecquois vivaient et respiraient
leur histoire. Dans cette société farouchement tribale, Mahomet
connaissait évidemment l’histoire de sa propre tribu, les Quraychites.
Les Quraychites, vaste tribu descendant d’Ismaël, occupent une
place à part dans l’histoire de La Mecque ancienne. Le tout premier
Quraychite à avoir laissé sa marque sur la ville fut Zayd ibn Kilâb, né
vers 400 apr. J.-C. Le père de Zayd mourut peu après sa naissance ; sa
mère Fatima resta alors seule avec lui et son frère Zuhra. Elle fit
bientôt la rencontre d’un homme venu d’Aqaba en pèlerinage à
La Mecque et l’épousa. Le nouveau mari de Fatima l’emmena avec
son fils Zayd dans sa ville natale, laissant derrière eux Zuhra, qui
était bien plus âgé, au sein de sa tribu à La Mecque. C’est ainsi que
Zayd grandit dans l’ancienne colonie d’Aqaba parmi les Nabatéens,
un peuple arabe d’Arabie du Nord qui contrôlait les réseaux
commerciaux entre l’Arabie et la Syrie, de l’Euphrate à la mer Rouge,
depuis leurs camps dans les oasis. On peut supposer que sa nouvelle
famille le perçut comme différent car il y fut surnommé « Qusay »,
soit, en français, « le petit étranger ». C’est d’ailleurs sous ce nom qu’il
passa à la postérité 33.
Qusay détestait qu’on le considère comme un étranger et était
résolu à retourner à La Mecque. Mais sa mère refusa de le laisser
partir jusqu’à ce qu’il soit adulte ; il rejoignit alors une caravane de
pèlerins qui traversait le désert en direction du sud. Une fois parvenu
à La Mecque, il eut tôt fait de trouver l’épouse idéale : il demanda à
Hulayl, le chef des Khuzâa, gouverneur de La Mecque et gardien de la
Kaaba, la main de sa fille Houbba. Père et fille étaient tous deux
tombés sous le charme de ce jeune homme si beau et intelligent.
Qusay épousa Houbba et emménagea dans la maison de Hulayl. Sa
femme lui donna quatre fils, chacun d’entre eux nommé d’après l’un
des dieux de la Kaaba et lui étant consacré. Il devint très riche,
s’attirant ainsi le respect des Mecquois.
Lorsque Hulayl fut trop vieux pour accomplir les rituels et remplir
ses devoirs de gardien de la Kaaba, il demanda à sa fille de prendre la
relève. Celle-ci s’adressa à son tour à son époux, au grand dam de sa
tribu. Les Khuzâa étaient furieux qu’un devoir sacré qu’ils exerçaient
depuis tant de générations se trouve confié à un parvenu et un
étranger sur ce qui n’était à leurs yeux qu’un simple caprice. Qusay,
de son côté, se considérait comme un descendant direct d’Ismaël, et,
à ce titre, il estimait qu’il était le plus légitime pour être le gardien de
la Kaaba et diriger la ville. Il décida de chasser les Khuzâa de
La Mecque et, pour ce faire, convoqua tous ses proches, Ismaélites
comme Nabatéens. De partout, ils répondirent en nombre à son appel
et arrivèrent, rapides et silencieux, de nuit à cheval. Une sanglante
bataille se tint à Mina, près de La Mecque. Qusay et ses troupes
l’emportèrent sans difficulté sur leurs opposants et acceptèrent de
recourir à un arbitre pour décider du sort des vaincus. Son verdict :
les Khuzâa étant liés à Qusay par les liens du mariage, ils ne
pouvaient être expulsés. Néanmoins, Qusay était désormais le maître
incontesté de la cité et son grand-prêtre. Il demanda à tous les
membres de sa tribu, les Quraychites, disséminés dans toute la
région, de venir s’établir à La Mecque. C’est ainsi que, après deux
mille ans d’exil, les Ismaélites reprirent place dans la cité de leurs
origines.
Qusay était aussi brillant administrateur qu’il était bon politicien.
Sous sa direction, La Mecque devint une véritable ville, unie sous une
tribu unique. Jusqu’à ce qu’il en prenne le contrôle, nulle maison ne
bordait la Kaaba. Les habitations les plus proches étaient situées sur
les pentes des montagnes d’Abû Qubays qui surplombaient la vallée.
Le puits de Zemzem avait été perdu et son existence oubliée. Qusay
fit construire de nouvelles maisons à proximité de la Kaaba, qui
furent disposées en cercles concentriques autour du sanctuaire. Tout
près du temple, entourant une cour poussiéreuse et faisant face au
côté nord de la Kaaba, il avait fait installer sa propre maison et, à sa
suite, les maisons de ses fils et parents proches. Les rangées suivantes
étaient attribuées selon des règles strictes de caste et de statut. Plus le
prestige d’une tribu (ou d’une famille) était grand, plus elle vivait
près du temple. Place était également faite aux tribus alliées aux
Quraychites ou jugées comme leur égale, telle la tribu des Khuzâa.
Les marginaux, les esclaves et les étrangers, en revanche, étaient
circonscrits à la périphérie de la ville. De nouveaux puits furent
creusés autour de La Mecque afin d’approvisionner toute la
population en eau. Les maisons elles-mêmes furent conçues sur le
modèle de la Kaaba : un simple cube doté d’une porte. Tandis que la
plupart étaient faites de grossières pierres locales, d’autres furent
bâties avec des briques cuites ou crues, et quelques-unes enfin furent
décorées avec du marbre, des pierres colorées ou encore des
coquillages acheminés depuis la mer Rouge. Les plus riches
disposaient même de plafonds surélevés par des colonnes ou d’un
jardin avec, ici ou là, un palmier qui poussait dans une cour. « Le long
des rues étroites, des marchands vendaient parfums et épices, étoffes
locales ou d’importation, vêtements et sandales, outres, récipients en
pierre, miel et dattes, ainsi que le jus de raisin de Taïf et le millet qui
composait leur quotidien. Il y avait des puits avec des citernes sur les
places de la ville, où l’on conduisait les chameaux des caravanes et les
faisait s’agenouiller pour qu’ils puissent déposer leur fardeau et
étancher leur soif 34. »
Cette nouvelle ville était ouverte au commerce. Elle faisait bon
accueil tant aux visiteurs venus en pèlerinage ou pour assister aux
nombreuses foires organisées alentour qu’aux caravaniers de passage.
Gérer cet afflux ininterrompu de visiteurs nécessitait d’assurer leur
sécurité et de disposer de certaines infrastructures. La défense
relevait de la responsabilité de tous les clans et tribus. Conformément
aux lois tribales, c’était un pour tous et tous pour un : chaque clan
avait pour devoir d’assurer la protection non seulement de ses
propres membres, mais aussi de tous ceux qu’il plaçait sous sa garde
en leur qualité d’hôtes – pèlerins, amateurs de sensations fortes,
marchands aussi bien qu’hôtes étrangers ; apporter sa protection
pouvait d’ailleurs être source de beaucoup d’honneur. Pour toutes les
autres charges, Qusay instaura différents conseils : un conseil
municipal responsable de l’administration générale de la ville, un
conseil des aînés, un conseil des dignitaires et un conseil pour
l’administration de la Kaaba. Un certain nombre de tâches furent
assignées à différentes familles : certaines étaient chargées
d’approvisionner les pèlerins en eau, d’autres de collecter les impôts
qui servaient à nourrir les pèlerins pauvres, d’autres encore
s’occupaient des chevaux et des chameaux. Il y avait aussi un comité
d’urgence ou encore des ambassadeurs chargés des affaires
étrangères. Au sommet de cette hiérarchie, responsable à la fois des
affaires profanes et spirituelles, se trouvait Qusay lui-même. C’est lui
qui présidait les cérémonies dans le temple, consultait les oracles et
supervisait la distribution d’eau et de nourriture aux pèlerins. Sa
maison faisait également office de mairie : c’est là que se tenaient les
réunions des différents conseils, et l’on venait solliciter son
autorisation pour toutes affaires, y compris pour les mariages
intertribaux. En temps de guerre, c’est lui qui menait les troupes au
combat.
La politique poursuivie par Qusay reposait sur deux principes
essentiels : l’unité et la neutralité. Qusay ambitionnait d’unifier la
ville sous une même foi issue de la fusion de différents cultes
mecquois. Les totems sacrés et les symboles de chaque clan de
La Mecque furent ainsi rassemblés dans la Kaaba. Il encouragea aussi
les autres tribus d’Arabie à apporter là leurs symboles et fétiches et à
se réunir dans un même sens du sacré. Toutes les divinités de tous les
clans de La Mecque et d’ailleurs étaient placées sous l’autorité d’un
dieu suprême, Al-lâh, littéralement le « dieu », garant du pèlerinage
et de l’unité parmi les clans de la ville.
Pour maintenir un afflux constant de pèlerins et de caravanes,
La Mecque se devait de jouir d’une réputation de neutralité dans la
région ; Qusay visait donc à la fois la neutralité politique et
religieuse. Des communautés juives étaient maintenant bien
implantées dans le nord du Hedjaz, et le christianisme était
particulièrement présent dans le sud, au Yémen. De fait, les juifs
s’étaient établis en Arabie bien avant l’arrivée des chrétiens. Ils
étaient arrivés dans le Hedjaz en tant que commerçants dès le
er
I siècle av. J.-C. ; les migrations s’étaient considérablement
intensifiées après la destruction du second temple en 70 apr. J.-C. et
leur bannissement de Jérusalem par les Romains en 135 apr. J.-C. De
vastes communautés juives peuplaient des villes telles que Yathrib,
Khaybar, Tayma et Fadak, auxquelles elles fournissaient agriculteurs,
artisans, orfèvres ou fabricants d’armures de très bonne facture. Plus
d’un tiers de la population de Yathrib aurait été juive. En revanche,
les juifs étaient pratiquement absents de La Mecque, alors qu’on
y comptait quelques chrétiens. La communauté chrétienne la plus
nombreuse se trouvait non dans le Hedjaz, mais à Najrân, dans le sud
de l’Arabie. Le Hedjaz comptait quant à lui davantage de monastères,
fondés par des moines syriens, que d’églises. Les Mecquois étaient
admiratifs des chrétiens, qui jouissaient d’une réputation de grande
érudition. Ceux-ci avaient en effet appris à maîtriser l’art de l’écriture
à la cour d’al-Hîra, une ville chrétienne d’importance située sur la rive
ouest du sud de l’Euphrate, bien avant que son usage ne se répande
dans la péninsule Arabique. En outre, les chrétiens étaient respectés
pour leurs talents de poètes. Sur la côte est de l’Arabie, le
zoroastrisme occupait aussi une place importante. Les Mecquois
accueillaient les membres de toutes ces communautés religieuses et
se mettaient à leur service. N’en favorisant aucune, ils les invitaient
toutes à passer par leur ville et à assister à ses foires et ses
pèlerinages. « Même les Arabes de foi chrétienne venaient en
pèlerinage à la Kaaba, y honorant Al-lâh en tant que Dieu le
Créateur 35. »
Géographiquement, La Mecque était située pratiquement à
équidistance de trois grandes puissances politiques de la région. À mi-
chemin entre la Syrie et le Yémen, elle était aussi presque à égale
distance de l’Empire perse sassanide, qui tenait alors l’actuel Irak sous
son contrôle. Qusay s’employait à maintenir à l’écart toutes ces
grandes puissances et à préserver la neutralité de La Mecque et de la
tribu régnante des Quraychites. Lors de son accession au pouvoir,
Qusay avait su tirer avantage de l’intérêt que les Byzantins portaient
à sa ville, se servant d’eux pour la placer entièrement sous son
contrôle tout en restant hors de leur sphère d’influence. Il était
conscient que les Romains et les Abyssins avaient le regard tourné
vers le Hedjaz, et savait qu’ils avaient déjà fait des incursions dans la
région. De fait, les Abyssins avaient envoyé leurs troupes dans le nord
jusqu’à Yathrib, s’attaquant aux peuplements juifs le long de la route
commerciale. La Mecque était une cible de choix pour un empire
avide de richesses faciles, et un terreau fertile pour des moines et des
prêtres en quête de convertis. Maintenir la neutralité n’était pas chose
aisée. Pourtant, Qusay parvint à mener une politique forte dans ce
domaine et à garder sous son contrôle l’axe de commerce nord-sud
qui assurait la prospérité de la ville. À sa mort, La Mecque avait
acquis un prestige considérable, et la tribu des Quraychites, devenue
synonyme de valeurs telles que l’honneur et l’honnêteté, inspirait
confiance.
Qusay une fois disparu, ses différentes charges furent réparties au
sein de sa famille. Dans un tel contexte, il était inévitable que des
conflits se fassent jour ; et naturellement, une véritable guerre civile
éclata entre les fils de l’ancien souverain, dont ses petits-fils, des
jumeaux, sortirent grands gagnants : Abd Chams, « le serviteur du
soleil », et Amr, qui était connu sous le nom de Hâchim, « celui qui
rompt le pain », pour cette raison qu’il avait distribué du pain aux
pèlerins. Les jeunes frères, connus pour leur courtoisie et leur bon
caractère, se répartirent entre eux deux les attributions de leur grand-
père, Hâchim et les siens conservant la tâche de fournir eau et
nourriture aux pèlerins.
Hâchim, un jeune homme renommé pour sa noblesse et sa
générosité, voyageait fréquemment dans la région pour affaires. Lors
d’un séjour à Yathrib, il tomba amoureux de Salma, une noble de la
tribu des Khazar. Ils se marièrent, et un an plus tard Salma donnait
naissance à un garçon, Chayba. Hâchim n’eut pas le loisir de voir son
fils grandir : il décéda peu après sa naissance à l’occasion d’un voyage
d’affaires à Gaza, non sans avoir confié à son frère Muttalib la
mission de prendre soin de l’enfant, resté à Yathrib avec sa mère.
Chayba, qui resta auprès de sa mère jusqu’à ses 7 ou 8 ans, était
un garçon passionné de tir à l’arc. Lorsque son oncle Muttalib vint le
chercher pour le ramener à La Mecque dans le clan de Hâchim, celui-
ci craignit que Salma refuse de lui abandonner son fils. À son arrivée
à Yathrib, il aperçut un groupe de jeunes garçons qui jouaient sous
l’œil vigilant de quelques vieillards. Il leur demanda s’ils
connaissaient son neveu. Ceux-ci le lui désignèrent : « Voici le fils de
ton frère ; si tu veux l’emmener, fais-le maintenant avant que sa mère
ne l’apprenne. Sinon, elle refusera de le laisser partir et nous devrons
t’empêcher de le prendre avec toi. » Muttalib appela Chayba : « Mon
neveu, je suis ton oncle, et je veux te ramener à ton peuple 36. » Sans
hésiter, le jeune Chayba monta sur le chameau de son oncle. Il était
encore tôt le matin lorsqu’ils atteignirent La Mecque, et les habitants
de la ville étaient encore dans leur assemblée. Muttalib était vêtu
d’une délicate robe safranée et de l’écharpe pourpre des Quraychites,
symbole de leur haut rang ; le garçon ne portait que sa modeste
tenue d’archer. Croyant que Muttalib s’était acheté un nouvel esclave,
les citoyens de la ville surnommèrent le garçon Abd al-Muttalib, le
« serviteur de Muttalib » – un nom qui lui restera.
Abd al-Muttalib hérita de son oncle la charge d’approvisionner les
pèlerins en eau et de collecter l’impôt pour nourrir les pauvres parmi
eux. La première de ces charges le conduisit à redécouvrir Zemzem,
le puits d’Ismaël dont l’eau avait été enfouie et oubliée sous le sable
depuis plusieurs siècles. Il aida également à instaurer une
confédération réunissant les tribus de La Mecque afin de prévenir
conflits et effusions de sang. Tout ceci accrut sa renommée et sa
gloire, à telle enseigne qu’il devint le gouverneur de La Mecque. La
ville était alors florissante. Le paganisme était parvenu à faire
obstacle au christianisme. L’idolâtrie qui avait cours à La Mecque avait
aussi évolué en compromis avec le judaïsme, incorporant
suffisamment de ses légendes pour attirer des tribus juives à la
dérive. La principale source de richesse de La Mecque était
l’adoration des idoles. Et au centre de tout cela, il y avait la Kaaba,
qui n’était pas seulement une source de profits pour les Mecquois,
mais qui leur valait également de jouir d’un respect et d’une estime
sans pareils.
La prospérité de la Ville sainte ne manqua pas de susciter l’intérêt
des autres provinces et tribus d’Arabie. Certaines, dont les
Ghassanides, une tribu du sud de l’Arabie, bâtirent leur propre
maison sacrée pour distraire à leur avantage les pèlerins de
La Mecque. Le plus splendide de ces édifices, spécialement conçu
pour détourner les pèlerins de la Kaaba, fut construit à Sanaa, la plus
grande ville du Yémen. Ce projet était celui d’Abraha, le vice-roi
chrétien du Négus d’Abyssinie, qui dirigea le Yémen au milieu du
e
VI siècle. Sa cathédrale, un superbe ouvrage rempli de meubles et de
statues raffinés, fut appelée « al-Qalîs ». Le vice-roi était convaincu
que son sanctuaire attirerait non seulement les pèlerins de toute
l’Arabie, mais aussi les Mecquois eux-mêmes ; mais personne ne vint.
La Mecque restait aux yeux des Arabes païens la seule ville digne de
pèlerinage. Même les Yéménites en route pour La Mecque
contournaient le monument. Abraha estima que le seul moyen
d’augmenter la fréquentation de sa cathédrale était de se débarrasser
de son rival en démolissant l’autre site. C’est ainsi que, à la fin du
e
VI siècle, il quitta Sanaa, une armée grandiose à sa suite, et
chevauchant un éléphant spécialement amené d’Abyssinie pour
l’occasion 37.
L’armée d’Abraha campa dans un lieu baptisé « al-Mughammas »
près de La Mecque. On envoya des cavaliers saisir toute possession de
Mecquois qui leur tomberait sous la main. Ils s’en revinrent avec du
bétail ainsi que deux cents chameaux qui étaient la propriété d’Abd
al-Muttalib. Abraha fit alors remettre un message à ce dernier : « Je
ne suis pas venu pour te livrer la guerre. Je suis seulement venu
détruire la Maison. Si tu ne me résistes pas, je n’aurai pas à verser ton
sang. » Les Mecquois avaient déjà décrété qu’Abraha était un
adversaire trop redoutable pour eux. Lorsque Abd al-Muttalib
annonça qu’il ne souhaitait pas combattre, Abraha l’invita avec les
autres dignitaires de La Mecque pour négocier en personne.
Abd al-Muttalib était un homme beau et de noble apparence.
Lorsqu’il le vit, Abraha fut impressionné par ses manières. Il descendit
alors de son trône et s’assit sur le tapis à côté d’Abd al-Muttalib.
« Que veux-tu ? », demanda Abraha par la voix d’un interprète.
« Rends-moi mon bien, les deux cents chameaux qui
m’appartiennent et que tu as pris. »
Cette réponse déconcerta Abraha. « Tu m’as impressionné lorsque
je t’ai vu, répliqua-t-il, mais j’ai perdu le respect que j’avais pour toi
quand tu t’es adressé à moi. Tu parles des chameaux qui
t’appartiennent. Mais tu ne dis rien de la Maison qui fait partie de ta
religion et de la religion de tes ancêtres, et que je suis venu
détruire. »
« Moi, je suis le maître des chameaux, et je souhaite récupérer ce
qui est mien, répondit Abd al-Muttalib. Quant à la Kaaba, elle a son
propre maître qui la défendra. »
« Personne ne peut la protéger contre moi », lui rétorqua Abraha,
et il congédia ses hôtes 38.
À son retour à La Mecque, Abd al-Muttalib enjoignit la population
d’évacuer la ville et de se retirer dans les collines et les montagnes
avoisinantes. En quelques heures, La Mecque fut vidée de ses
habitants et laissée à la merci des redoutables soldats d’Abraha. Avec
l’armée qui approchait de la ville et le vice-roi à sa tête chevauchant
un éléphant richement paré, la destruction de la Kaaba et de la ville
de La Mecque semblait imminente. C’est alors que se produisit une
chose extraordinaire.
L’éléphant se révolta. Lorsque l’on essayait de le faire avancer vers
La Mecque, il se mettait sur son séant. On avait beau battre l’animal,
il refusait de bouger. Lorsqu’on le faisait avancer en direction du
Yémen, il se levait et commençait à courir. Prié de se diriger vers l’est,
en direction de la Syrie, il se mettait même à galoper. Mais lorsque
l’on voulait le faire charger vers La Mecque, il s’asseyait de nouveau.
La suite est encore plus étonnante. Les soldats d’Abraha
contractèrent une maladie mortelle – peut-être la variole. Celle-ci se
propagea rapidement dans les rangs de l’armée et sévit avec une
férocité sans pareille. Abraha fut attaqué par des vagues d’oiseaux qui
firent tomber sur son armée une pluie de cailloux mortels. Terrifié par
ce qu’il voyait, Abraha ordonna à son armée de rentrer au Yémen. Ils
se mirent alors à fuir, tombant et mourant les uns à la suite des autres
tandis qu’ils cherchaient une issue hors de la Vallée des larmes. Au
retour d’Abraha à Sanaa, son armée était pratiquement réduite à
néant. Le vice-roi lui-même tomba malade ; on ne sait s’il succomba
alors, ou s’il fut tué trois ans plus tard par un général perse du nom
de Wahriz, l’envahisseur du Yémen. Mais les événements
extraordinaires dont les Mecquois furent les témoins imprimèrent
leur marque sur la ville : sa réputation s’en trouva rehaussée et ses
habitants en retirèrent un grand prestige. Cette année, rebaptisée
l’« année de l’éléphant », marqua le début d’une nouvelle ère.
Abd al-Muttalib s’occupa dès lors d’affaires plus personnelles. Il
désirait une famille nombreuse et fit le serment, si les dieux voulaient
bien lui accorder d’engendrer dix fils, de sacrifier l’un d’entre eux à
une idole. Son souhait fut exaucé. Pour honorer sa promesse, il
résolut de choisir l’enfant à immoler selon le procédé alors en vigueur
à La Mecque : il consulta les flèches divinatoires placées dans le
sanctuaire sous la protection de Hubal. C’est Abd Allâh, le plus jeune
et le préféré des fils d’Abd al-Muttalib, qui fut désigné. Ce dernier
sentit sa détermination vaciller. La mère d’Abd Allâh et ses proches
n’étaient guère plus enthousiastes. Ils dirent à Abd al-Muttalib : « Par
le seigneur ! Ne le sacrifie pas, mais trouve une excuse pour n’avoir
pas à agir ainsi. Dût-il nous en coûter toutes nos richesses en échange
de sa vie 39 ! » On l’engagea à consulter un devin pour chercher une
issue. L’oracle exauça leurs vœux : la vie d’Abd Allâh pouvait être
rachetée contre cent chameaux. Fort soulagé, Abd al-Muttalib fit le
sacrifice exigé et célébra l’événement en emmenant son fils à Yathrib
rendre visite à des proches.
Dans l’existence de tous les patriarches qui façonnèrent le paysage
politique et social de La Mecque, l’on retrouve comme un même
canevas. Ainsi, il était inévitable qu’Abd Allâh rencontre et épouse
une noble de Yathrib : il s’agit ici d’Amina, fille de Wahhâb, un haut
dignitaire de la ville. Il était tout aussi inévitable qu’Abd Allâh parte
en voyage d’affaires. C’est ainsi qu’il se rendit presque
immédiatement en Syrie où, de façon tout aussi prévisible, il tomba
malade. Il s’en retourna à Yathrib, où il mourut. Amina était alors
déjà enceinte de Mahomet, ce même Mahomet dont nous avons suivi
la trajectoire vers la montagne de la Lumière, et dont nous venons de
retracer l’ascendance à travers l’histoire.
La Mecque avait bien changé depuis Qusay. Les temps étaient
durs. Les voies maritimes étaient désormais ouvertes, diminuant
d’autant le dynamisme du commerce dans la ville. Les caravanes se
faisaient rares. Les difficultés économiques en conduisaient certains à
l’infanticide. Mais les Mecquois restaient fidèles à la religion de leurs
ancêtres, la source même de leur prospérité : l’adoration des idoles.
Mahomet grandit donc dans une ville où régnait le paganisme.
Comme la plupart de ses habitants, il devint marchand. Et comme
son père, son grand-père et son arrière-grand-père avant lui, il prit
part au commerce caravanier et partit en Syrie pour affaires. Ses
façons lui valurent les qualificatifs d’« honnête » et de « digne de
confiance » ; mais au contraire de ses ancêtres, il n’épousa pas une
noble de Yathrib bien plus jeune que lui. À l’âge de 25 ans, Mahomet
s’unit à Khadija, une femme plus âgée qui était « digne et riche 40 ». La
ville et le paganisme qui y avait cours avaient peu d’attrait à ses yeux
– ce qui n’empêchera pas La Mecque et ses habitants de chercher à
s’imposer à lui.
Alors que Mahomet avait environ 35 ans, la Kaaba prit feu et une
partie de la structure dut être démolie. L’incendie aurait été provoqué
par une femme qui brûlait de l’encens dans le sanctuaire. Les
Quraychites décidèrent de reconstruire la Kaaba et de profiter de
l’occasion pour agrandir le sanctuaire. L’ancienne structure n’était pas
plus haute qu’un homme, ce qui facilitait la tâche aux voleurs qui
venaient dérober ses trésors. Elle était en outre dépourvue de toit et
son seuil se trouvait au niveau du sol, en sorte que l’eau pouvait y
pénétrer durant les fréquentes inondations qui frappaient la ville. Les
Mecquois décidèrent d’ajouter un toit et de doubler la hauteur du
bâtiment.
Un navire en provenance de Byzance s’abîma juste à ce moment
dans le port voisin de Djedda. Les Mecquois purent récupérer son
bois et s’en servir pour le nouveau bâtiment. Un Copte, maître-
charpentier de son état, était justement en visite dans la ville. Tout
était donc en place pour reconstruire la Kaaba.
Mais avant toute chose, les ruines de l’ancien bâtiment devaient
être rasées. Les Mecquois craignaient la colère de leurs dieux ;
terrifiés, ils n’osaient s’approcher. Après quelque temps toutefois, un
homme du nom d’Al-Walîd ibn al-Mughîra s’avança et annonça qu’il
allait commencer la démolition. Il s’empara d’une hache et se mit au
travail, déclamant : « Ô Seigneur, ne crains rien. Ô Seigneur, nos
intentions sont les meilleures 41. » Au bout de près d’une journée de
labeur, il était parvenu à abattre de petits segments de deux coins de
la structure. Le matin suivant, il reprit le travail. Lorsque les autres
virent que rien de fâcheux ne lui était arrivé, ils se joignirent à lui.
La Kaaba fut ensuite rebâtie avec des couches successives de teck
et de pierre. Les tribus de la ville se répartirent le travail, chacune
d’entre elles collectant des pierres et travaillant sur sa propre partie
de la structure. Les travaux progressaient de manière satisfaisante, la
hauteur de l’édifice fut doublée et un toit ajouté. Une porte fut placée
au-dessus du niveau du sol ; pour entrer, il faudrait désormais gravir
une échelle. Il ne restait qu’une chose à régler : l’installation de la
Pierre noire. Les Mecquois commencèrent à se disputer l’honneur de
s’acquitter de cette tâche. Des épées furent tirées de leur fourreau,
des serments de sang furent scellés. Quatre jours durant, la ville fut à
vif, prête à sombrer dans la violence.
Puis, le cinquième jour, alors que les Mecquois s’étaient réunis
autour de la Kaaba dans une nouvelle tentative de résoudre leurs
différends, un ancien s’avança et fit une suggestion. Son nom était Al-
Mughîra ibn Abd Allâh ibn Omar ibn Makhzûm. Al-Mughîra exhorta
la foule exaspérée à confier la décision au premier homme qui
pénétrerait dans le sanctuaire. Sa proposition fut acceptée.
Le premier homme à franchir la porte du sanctuaire fut Mahomet.
« Tu es le “digne de confiance”, dirent-ils. “Nous accepterons ta
décision” 42. » Mahomet leur demanda d’apporter une cape, qu’il
étendit au sol. Il saisit la Pierre noire de ses mains nues et la plaça sur
l’étoffe. Puis il déclara : « Que chaque tribu prenne un coin de cette
cape. Ensuite, vous la soulèverez tous ensemble 43. » Cet arrangement
équitable suscita l’approbation de tous ; et tous, ils mirent la Pierre
noire en position sur l’étoffe. Puis, Mahomet souleva la pierre et la
mit à sa place. La reconstruction de la Kaaba était maintenant
achevée.
Un peu plus de cinq ans plus tard, Mahomet, après une journée
d’ascension de la montagne de la Lumière, mettait un terme à ses
réflexions. Depuis maintenant plusieurs siècles, peut-être même un
millénaire, La Mecque et son sanctuaire étaient associés au
paganisme. Cet état de fait le troublait profondément. Il entama la
dernière partie de son ascension, une partie relativement facile. La
montagne s’aplanissait à son sommet. Il suivit le sentier tortueux qu’il
avait si souvent emprunté, puis descendit en direction d’un espace
abritant une caverne à l’abri des regards. À l’entrée, il marqua une
pause ; alors, il se tourna et jeta un dernier regard à la ville devant
lui. Le soleil s’enfonçait lentement à l’horizon. Dans la lumière
évanescente, il distinguait à peine les contours de la ville. Enfin, la
nuit vint l’envelopper.
Il s’engouffra dans la caverne.
CHAPITRE II

« Je t’aime plus que le monde


entier »

Au sortir de la caverne, Mahomet était devenu prophète. « Durant


mon sommeil, racontera-t-il plus tard, l’archange Gabriel vint à moi.
Il était muni d’une pièce de brocart portant une inscription. Il me dit :
“Lis”, et je répondis “Je ne sais pas lire”. Il me pressa fort contre lui et
m’étouffa presque, jusqu’au point où je crus que j’allais mourir. Puis il
me relâcha et dit : “Lis”, et je répondis, “Que dois-je lire ?”, et je ne le
disais que pour qu’il me laisse tranquille, car je craignais qu’il ne
recommence ce qu’il venait de me faire 1. »
Les mots que répéta Mahomet étaient les suivants : « Lis au nom
de ton Seigneur qui a tout créé, qui a créé l’homme d’une adhérence !
Lis, car la bonté de ton Seigneur est infinie ! C’est Lui qui a fait de la
plume un moyen du savoir et qui a enseigné à l’homme ce qu’il
ignorait 2. » Sa vision était devenue révélation.
Il n’existe aucun test qui permettrait de démontrer objectivement
l’authenticité d’une révélation divine, ni aucun élément de preuve à
examiner. Même pour le croyant, pareille expérience se situe au-delà
de tout entendement. C’est, pour reprendre les mots de T. S. Eliot, le
point d’intersection de l’intemporel avec le temps. Peut-être les
simples mortels peuvent-ils percevoir par intermittence des indices de
cette expérience si profonde, qui est le thème de son poème The Four
Quartets 3. Un prophète, par définition, n’a rien d’une personne
ordinaire. La seule preuve concrète que nous ayons de ce qui s’est
produit dans la caverne de Hira au septième jour du mois de
ramadan de l’an 611, ce sont les mots de Mahomet – et la Parole qu’il
rapporta de la montagne de la Lumière.
Les événements qui se déroulèrent dans cette grotte allaient
bouleverser sa vie. De ce moment, il vivrait régulièrement des
expériences extraordinaires et proprement étourdissantes. Ces
paroles reçues dans la caverne ne furent que les premières de la
succession de révélations qui deviendront le Coran (littéralement « La
Récitation »). Lorsqu’on lui demandait : « Comment la révélation
vient-elle à toi ? », Mahomet répondait : « Parfois, elle vient à moi
sous la forme d’un tintement de cloche, c’est alors que c’est le plus
difficile pour moi ; puis elle me quitte ; et d’elle, j’ai compris ce qu’Il
disait. Et parfois, l’ange prend à mes yeux la forme d’un homme ; et il
s’adresse à moi, et je comprends ce qu’il dit 4. »
Chaque épisode de la révélation qu’il recevra au cours des vingt-
trois années suivantes viendra s’ajouter pièce par pièce à la
Récitation, qui se réfère elle-même à de nombreuses reprises en tant
que « Le Livre ». Or, qui dit livre, dit aussi auteur et structure
cohérente. Au fondement de la foi musulmane, il y a cette croyance
que le Livre et son auteur sont d’essence divine. Être musulman, cela
consiste précisément à croire que le Coran est la Parole de Dieu
révélée à Mahomet par l’entremise de l’Ange Gabriel. En tant que
messager de ces mots, le Prophète retourna à La Mecque chargé de la
lourde et grandiose mission de faire connaître son expérience de la
révélation divine ainsi que de la rendre intelligible et chère au cœur
de sa communauté, et finalement du reste de l’humanité.
À tout âge, la foi peut se résumer à cette seule chose : accepter la
parole. On aurait tort, toutefois, de ne voir là qu’acceptation aveugle ;
ce processus devrait au contraire être alimenté par la réflexion. Pour
les musulmans, la profondeur, la puissance des mots de la Récitation
– sa prose, son contenu, son pouvoir d’évocation –, tout proclame son
essence divine. Les musulmans acceptent également le témoignage de
Mahomet, et croient qu’il a rapporté fidèlement chaque mot qui lui a
été révélé. Cette distinction entre témoignage et parole divine est
évidente lorsque l’on compare les mots du Coran et la langue utilisée
par Mahomet pour relater son expérience, ou d’ailleurs tout ce qu’il a
pu dire ou faire.
Notre époque est faite de scepticisme, et le caractère probant des
mots est sans cesse – et de plus en plus – remis en question. Slogans
publicitaires, avec leurs promesses désinvoltes, longue litanie des
engagements non tenus et des utopies manquées de la rhétorique
politique, et jusqu’aux engagements sanglants inspirés par cette
rhétorique et remplis en son nom, nous accueillons toute affirmation
avec une bonne dose de scepticisme. Pour nous faire notre propre
idée, c’est à d’autres moyens de preuve que nous avons recours. Mais
en l’absence de tout autre élément, nous en sommes malgré tout
réduits à suivre cette devise autrefois en vigueur à la Bourse de
Londres : « My word is my bond », que l’on pourrait traduire
approximativement par : « Ma parole m’engage. » Jauger la personne
– ses qualités, son caractère, ses actes –, c’est cela qui rend, ou non,
ses dires crédibles. Et en dernier ressort, c’est bien à la parole d’autrui
qu’il faut nous fier. À cet égard, rien ne nous distingue de ces
habitants de La Mecque qui, pour la première fois, eurent à entendre
la parole de Mahomet et le récit de son expérience.
Quelle est donc la réaction appropriée face à des allégations aussi
étonnantes ? Imaginons que nous ayons vécu à cette époque, ou que
quelqu’un, aujourd’hui, se prétende prophète : que se passerait-il
alors ? Cette idée a fasciné nombre de dramaturges et de romanciers,
qui en ont nourri leur œuvre de façon parfois explicite, et parfois plus
subtile. Et pourtant, lorsque je me suis mis à repenser à tout ce que
j’avais appris sur La Mecque dans ma quête pour faire jaillir son
histoire vécue, j’ai réalisé que la fiction offrait peu de matière dont les
sources historiques elles-mêmes seraient exemptes. Lorsqu’on lit tous
ces récits en ôtant ce vernis de sainteté et les siècles de déférence
dont toute la littérature musulmane sur cette ville porte la marque,
celle-ci se met à palpiter. La nature humaine, avec toutes ses
faiblesses et sa férocité, du veule égoïsme et de la duplicité à la
noblesse, à la vertu et au sacrifice de soi pour réformer la société, y
est présente dans sa totalité.
Masqués derrière les pieux écrits que j’ai mémorisés enfant
apparaissent d’autres récits bien plus puissants à propos de gens
ayant vraiment existé, d’une humanité identifiable avec toutes ses
bassesses et ses vilenies, et qui sont en définitive bien plus
convaincants. C’est à ce trait précis qu’à mon sens il est fait référence
lorsqu’il est dit que le Coran s’adressait à la société mecquoise telle
qu’elle était réellement. Il traite des faiblesses humaines et du
dysfonctionnement d’un certain ordre social en mettant les gens au
défi d’accepter certains principes éthiques et moraux, de s’y adapter
et de vivre conformément à ces principes de la façon qu’appellent les
circonstances. En ce sens, la mission de Mahomet était une remise en
question aussi profonde de la société de l’époque qu’elle peut l’être
pour les gens d’aujourd’hui.
La toute première personne à réagir comme un simple mortel fut
Mahomet lui-même. Son expérience dans la caverne ne fit pas
subitement de lui un nouvel homme dans un éclair de
lumière. Lorsqu’il en ressortit, il n’avait nulle trace de cette assurance
de quelqu’un qui vient de prendre conscience qu’il est devenu une
figure puissante de son pays. Il était bien plutôt terrifié, désorienté et
comme abasourdi. Il s’empressa de s’en retourner dans la ville,
bataillant pour donner un sens à ce qu’il venait de voir et
d’entendre. Une fois chez lui, toujours plongé dans un état de trouble
tout à la fois physique, mental et spirituel, il alla chercher du
réconfort auprès de sa femme. C’est Khadija, son aînée, la mère de
ses quatre enfants survivants, cette femme qui avait été si
impressionnée par l’intégrité et la loyauté de Mahomet qu’elle lui
avait d’elle-même proposé le mariage, qui le rassura et lui prodigua
ses conseils. La toute première personne à admettre la réalité de cette
révélation divine fut ainsi celle-là même qui connaissait le plus
intimement la nature et le caractère du Prophète.
On admet généralement qu’il s’écoula deux ans (613) avant que
Mahomet n’ait de nouvelle révélation – un laps de temps empli de
doutes, d’incertitude et même de désespoir, nous dit-on. Et pourtant,
ce qui s’était passé dans la caverne était trop extraordinaire pour qu’il
taise son expérience. Mahomet parla donc à sa famille et à ses plus
proches amis. Bien sûr, une histoire si extraordinaire ne pouvait
longtemps demeurer secrète. La Mecque n’avait rien d’une grande
ville. Elle comptait à peine quelques milliers d’habitants, tous unis
entre eux par des liens familiaux, économiques et tribaux étroits et
complexes. Les Mecquois découvrirent donc que Mahomet prétendait
désormais avoir recueilli la parole de ce qu’il affirmait être le Dieu
unique. C’était, au demeurant, pour méditer sur cette idée qu’il se
retirait si souvent dans les montagnes. Mais tant que cela restait une
affaire privée, un caprice personnel d’un citoyen respectable et
tranquille, il n’y avait pas matière à y voir davantage qu’un simple
sujet de commérage. Rien ne laissait encore présager qu’il pourrait
représenter une menace pour l’ordre local.
Pourtant, La Mecque ne serait plus jamais la même. Lorsque ces
prodiges reprirent finalement, leur message fut clair et précis.
Mahomet devait proclamer publiquement que les principes à la base
du polythéisme pratiqué par les Mecquois étaient erronés, et qu’ils les
mèneraient à leur perte. Les révélations intimèrent à Mahomet de
leur annoncer ceci : « Dis : “C’est Lui, Dieu l’Unique, Dieu le Suprême
Refuge, qui n’a jamais engendré et qui n’a pas été engendré, et que
nul n’est en mesure d’égaler !” 5 » Ce ne sont pas les divinités du
sanctuaire, annonçaient les révélations, mais Dieu qui permet aux
Quraychites « de conduire leurs caravanes hiver comme été » –
jusqu’en Syrie. « [Qu’ils] adorent le Seigneur de ce temple la
Kaaba 6. » Les révélations demandaient aux Mecquois de se traiter les
uns les autres avec équité et bonté, de ne « [jamais] brime[r]
l’orphelin » ou « repousse[r] l’homme qui est dans le besoin 7 », de
faire l’aumône et de croire en la vie après la mort, le jour du
Jugement dernier lorsqu’il sera dit aux anges : « Rassemblez, sera-t-il
ordonné, les impies ainsi que leurs épouses et les divinités qu’ils
adoraient, en dehors de Dieu ! Conduisez-les en Enfer ! Saisissez-
vous-en ! Ils ont des comptes à rendre 8 ! » Les révélations accusaient
également les dignitaires de la ville de fermer les yeux face à la
détresse des plus pauvres – « Eh bien non ! C’est bien vous qui n’êtes
pas généreux avec l’orphelin ; c’est bien vous qui n’encouragez pas à
nourrir l’homme dans le besoin ; c’est bien vous qui spoliez les
héritiers de leurs biens et qui vouez à la richesse un amour infini 9 ! »
– et décrivaient ses habitants, « les idolâtres », comme « les êtres les
plus abjects de l’humanité 10 ».
L’aristocratie mecquoise était horrifiée. Ces mots étaient un affront
non pas seulement à sa dignité et au sentiment qu’elle avait de sa
propre valeur, mais à toute sa vision du monde et à ce qui en
découlait. Ce que Mahomet dénonçait, c’étaient les dieux, les
croyances, les pratiques et les ancêtres de sa propre tribu. Il martelait
que son dieu était incompatible avec leurs propres dieux – unique,
universel et ancestral, il était le Créateur de tous les Arabes. Cette
affirmation, à la portée non seulement religieuse, mais encore
politique, rendait nulles et non avenues les divisions tribales fondées
sur les divinités ancestrales du polythéisme, et qui se trouvaient
légitimées par elles. Mahomet ne réclamait pas seulement un
changement de croyances, mais aussi la mise en place d’un tout
nouvel ordre politique et social. La place accordée aux pauvres et aux
orphelins, à l’aumône et au refus des richesses par trop ostentatoires
donnait à penser qu’il avait pour ambition de refonder la solidarité
sociale. Il dénonçait le mode de vie en place avec ses deux mamelles,
le commerce et le système tribal, au motif qu’il était corrompu et
inopportun dans ce monde et le suivant. Son message s’attaquait aux
racines mêmes des sources du pouvoir sur lesquelles reposait le
système hiérarchique mecquois et à tous ceux qui dépendaient de ce
système.
La consternation de la population était quelque peu tempérée par
la qualité de ce qui lui était donné à entendre. Les Mecquois
baignaient en effet dans la poésie ; et pourtant, aussi exigeants qu’ils
fussent, ils ne pouvaient ignorer que les Révélations de Mahomet
étaient sans équivalent. Ce constat les prit par surprise. « Ce n’est pas
de la poésie », disaient-ils. C’était donc autre chose. Était-ce de la
sorcellerie, le fruit de la magie ? Était-ce l’œuvre d’un devin, ou bien
d’un poète possédé par un esprit ? Toutes leurs conjectures, qui
s’enracinaient dans les croyances de l’époque, devaient leur paraître
moins invraisemblables que les affirmations de Mahomet.
Mahomet commençait de rallier des gens à sa cause ; mais dans
une société fondée sur le rang et les privilèges, ceux qui dans la ville
occupaient les échelons supérieurs prirent tout d’abord le parti de
tourner en dérision ces premiers adeptes. Les convertis appartinrent
tout d’abord à sa famille proche. Son épouse dévouée, Khadija, son
jeune cousin Ali et son plus fidèle et vieil ami, Abû Bakr, l’acceptèrent
comme prophète sans la moindre hésitation. Tout le monde à
La Mecque n’était pas polythéiste. La ville comptait quelques
personnalités reconnues qui s’étaient détournées de l’idolâtrie : les
Hanîfs. S’ils n’avaient pas de foi propre, les Hanîfs croyaient en un
Dieu unique et se qualifiaient eux-mêmes de disciples d’Abraham ou
de chercheurs de vérité. Certains avaient une tendance au
mysticisme. C’est de leur groupe que provinrent les convertis
suivants 11. Comme ils se tenaient en marge de la société, aucun
d’entre eux n’occupait de position enviable dans la hiérarchie des
Quraychites – la plupart étaient pauvres, certains avaient le statut
d’esclave. Les Quraychites les méprisaient pour leur dénuement. Leur
conversion n’était guère un problème, encore moins une menace.
« Ces gens sont-ils ceux que Dieu nous a préférés ? », raillaient-ils,
manifestant ainsi leur dédain envers leurs inférieurs.
Tant que Mahomet prêchait en secret, l’aristocratie mecquoise
pouvait l’ignorer comme on le ferait d’un homme aux divagations
temporaires. Mais lorsqu’il se mit à dénoncer ouvertement le culte
des idoles, la moquerie céda la place à l’inquiétude. Un groupe de
dignitaires quraychites alla se plaindre à Abû Tâlib, oncle de
Mahomet et chef du propre clan du Prophète, les Banû Hâchim. Abû
Tâlib écarta poliment leurs doléances. Mais à mesure que Mahomet
diffusait plus ostensiblement le message de l’islam, les puissants de la
cité, prenant conscience des conséquences que celui-ci pouvait avoir
pour eux, s’alarmaient davantage. Un petit groupe rendit une
nouvelle fois visite à Abû Tâlib. Comment pouvait-il laisser son neveu
maudire leurs dieux, insulter leur religion, railler leur mode de vie et
accuser leurs ancêtres d’avoir été dans l’erreur ? Ils furent très clairs
sur leurs intentions : « Fais taire ton neveu, où nous nous en
chargerons. »
Nous savons aujourd’hui que les liens entre Abû Tâlib et son
neveu furent, paradoxalement, un élément déterminant de la réussite
de sa mission. Il semblerait qu’une forte affection ait uni les deux
hommes. Suivant en cela la coutume de son clan, Abû Tâlib avait pris
Mahomet sous son aile lorsqu’il était devenu orphelin à l’âge de
7 ans. Il éleva le garçon et prit soin de lui, lui enseigna les rudiments
du commerce et lui fit découvrir le vaste monde en l’emmenant avec
lui lors de ses expéditions commerciales. Si Mahomet put se faire une
place dans la société mecquoise, c’est à son oncle qu’il le dut.
L’historien Ibn Ishâq, auteur d’une biographie de Mahomet, nous
apprend qu’Abû Tâlib voyait parfaitement le tour fâcheux que
prenaient les choses. Il fit venir son neveu auprès de lui. « Ne fais pas
peser sur moi un fardeau plus lourd que je ne peux porter, lui dit-il.
Épargne-moi et épargne-toi. » Mahomet craignit que son oncle ne
s’apprête à lui retirer sa protection. Les yeux pleins de larmes, il lui
répondit : « Par le Seigneur, même si l’on plaçait le soleil dans ma
main droite et la lune dans ma main gauche à la condition que
j’abandonne cette voie, je n’en ferais rien jusqu’à temps que Dieu me
rende victorieux ou que je périsse. » Alors qu’il se détournait, Abû
Tâlib le rappela à lui : « Va et dis ce qui te plaît. Par le Seigneur,
jamais je ne t’abandonnerai, quoi qu’il en coûte 12. »
Abû Tâlib n’était pas un converti. C’était simplement un homme
qui avait de l’affection pour son neveu et admettait la sincérité de son
cri de conscience, aussi importun ou déconcertant que puisse être
celui-ci pour le reste de la société. En quoi cela constitue-t-il un
paradoxe ? Les principes prêchés par Mahomet avaient vocation à
renverser, et même à supplanter tout à fait le système de valeurs et
les normes de la solidarité tribale. Et c’est pourtant précisément ce
système de valeurs, dont Abû Tâlib se portait garant, qui permit
d’assurer la sécurité de Mahomet et lui fournit donc les moyens de
poursuivre sa mission. C’est un paradoxe de la dynamique des
rapports humains que les idées nouvelles doivent souvent leur
progression à la survivance des usages anciens ; cette situation ne
cessera, du reste, de se répéter au long des siècles de l’histoire de
La Mecque.
Lorsque les Quraychites comprirent qu’Abû Tâlib n’abandonnerait
pas son neveu, ils retournèrent le voir avec une proposition d’une
ahurissante brutalité. Amenant avec eux un homme jeune et fort, ils
lui firent une proposition : « Prends-le pour fils. Tu pourras ainsi
bénéficier de son intelligence et de son soutien. Et laisse-nous ce
neveu qui s’est opposé à notre religion et à la religion de nos
ancêtres, afin que nous le tuions. Ce sera un homme pour un
homme. » Abû Tâlib répondit : « Par le Seigneur, vous me proposez là
un diabolique marché. Jamais je n’accepterai 13. »
Voyant leurs plans une nouvelle fois contrariés, les Mecquois
étaient maintenant confrontés à un dilemme : Mahomet représentait
un danger pour l’ordre établi ; et pourtant, il bénéficiait de la
protection du clan même qu’il cherchait à renverser. Les tenants du
pouvoir ne pouvaient le tuer, sous peine de déclencher une vendetta
qu’il ne serait plus possible de contenir. Ils se mirent donc en quête de
moyens de rendre sa vie intolérable. À la moindre occasion, ils
l’accostaient et l’insultaient, jetaient des épines et des ordures sur son
passage ou encore le bombardaient de pierres. Quant à ses disciples,
sans la protection dont bénéficiait Mahomet, ils étaient molestés,
torturés, quand ils n’étaient pas tout bonnement assassinés.
L’opposition à Mahomet était le fait d’un petit nombre de
personnalités importantes de la cité. Parmi les plus farouches
ennemis de Mahomet figurait un autre de ses oncles, Abû Lahab, le
plus âgé des membres de sa famille et l’un des principaux dignitaires
quraychites. Il y avait également Abû Sufyân, dont la richesse faisait
l’envie de toute la ville, et son impétueuse épouse, Hind. Enfin, il y
avait Abû Jahl, le chef de la tribu des Makhzûm, qui avait pour
ambition de prendre le pouvoir à La Mecque. Leur hostilité envers
Mahomet était à la mesure de leurs intérêts personnels. Leur logique
était la suivante : s’il fallait qu’un citoyen de La Mecque soit prophète,
alors pourquoi pas eux ? Pourquoi pas un homme de la noblesse
mecquoise ? Dans l’hypothèse où La Mecque devait voir émerger une
nouvelle foi, alors son chef de file ne pouvait être qu’un homme avec
de l’argent et de l’influence. Il était impensable qu’il en fût autrement.
Ensuite, ils étaient inquiets des répercussions qu’auraient les
« blasphèmes » de Mahomet. Ils craignaient que ses critiques de leurs
dieux ne leur attirent infortune, famine, infertilité, guerre et
vendettas. Mais le plus préoccupant était peut-être les conséquences
que tout ceci pouvait avoir pour l’économie de la cité. Le sanctuaire
et ses divinités étaient sa principale source de revenus. Les visiteurs
devaient payer pour entrer dans la ville ; ils devaient acheter la tenue
correcte pour accomplir les rituels dans le sanctuaire ; et ils devaient
encore payer pour les offrandes aux dieux. La Mecque n’était pas
seulement l’un des plus vieux sanctuaires au monde ; c’était, à
proprement parler, une citadelle du capitalisme. On appelait
« Hums » les personnes qui huilaient cette mécanique de la vie
religieuse mecquoise. Ce groupe de privilégiés, installé de longue
date dans la Ville sainte et qui se réclamait de la descendance
d’Abraham, était connu pour sa conception austère de la religion. En
revanche, les Hums avaient le sens des affaires et n’hésitaient pas, par
exemple, à inventer des rituels pour augmenter leurs gains.
Dans les prêches de Mahomet, l’aristocratie mecquoise croyait
déceler – en quoi elle n’avait pas tort – comme un écho du
christianisme, encore une chose qui pouvait entraîner une baisse des
ressources de la ville. Le christianisme était alors communément
associé à Abraha et aux autres envahisseurs de La Mecque venus du
Yémen ; c’était en outre la foi d’un Empire byzantin honni, qui avait
cherché à prendre pied en Arabie lors de ses tentatives pour gagner
du terrain sur les Perses. Mais c’était surtout l’économie de la ville,
tributaire de l’attrait qu’elle exerçait sur les adorateurs polythéistes,
qui risquait de pâtir du moindre soupçon de monothéisme. Les
sermons prononcés par Mahomet sur les places de La Mecque
n’étaient pas seulement dérangeants : ils constituaient en eux-mêmes
une menace.
Il fallait agir, non seulement pour préserver cet édifice bâti par la
société mecquoise au cours des siècles, mais pour le consolider. Les
Quraychites décidèrent de changer leur fusil d’épaule. Il n’était plus
temps de faire appel à des intermédiaires : ils allaient s’adresser
directement à Mahomet. Les Mecquois dépêchèrent un de leurs chefs,
Utba ibn Rabîa, un homme sage et intelligent, réputé pour son tact et
ses qualités de négociateur. On le chargea de piéger Mahomet avec
une offre séduisante. Il trouva ce dernier seul, assis dans le
sanctuaire, et se plaça à ses côtés. « Ô mon neveu, aurait-il dit sur un
ton d’affection, tu es l’un des nôtres, de la tribu la plus noble, et de
digne ascendance. Écoute-moi, je vais te soumettre quelques
suggestions, peut-être l’une d’entre elles t’agréera-t-elle. » Mahomet
accepta de l’entendre, et Utba poursuivit. « Si c’est de l’argent que tu
veux, nous nous collecterons pour faire de toi le plus riche d’entre
nous. Si c’est l’honneur qui t’intéresse, nous ferons de toi notre chef
pour que plus aucune décision ne se prenne sans ton aval. Si tu
recherches la souveraineté, nous ferons de toi notre roi. Si cet esprit
qui vient te hanter, et que tu vois, est tel que tu ne parviens pas à t’en
débarrasser, nous te trouverons un médecin et consacrerons tous nos
remèdes à te guérir. Eh bien, que dis-tu 14 ? »
La réponse que lui fit Mahomet prit la forme d’une révélation :
« Dis-leur : “Je ne suis qu’un homme comme vous, à qui il a été révélé
que votre Dieu est un Dieu Unique. Servez-Le avec droiture et
implorez Son pardon ! Malheur à ceux qui Lui donnent des égaux,
qui ne s’acquittent pas de la zakât et qui s’obstinent à renier la vie
future ! Ceux, au contraire, qui ont la foi et font le bien recevront une
récompense qui jamais ne prendra fin 15.” » Utba l’écoutait avec
attention, et tandis qu’il l’écoutait, il l’entoura de ses bras et s’appuya
contre lui. Lorsque Utba s’en retourna voir les Quraychites, ceux-ci le
trouvèrent changé. Cet homme, à qui avait été confiée la mission de
circonvenir Mahomet, avait été lui-même ému par la puissance de la
parole divine. Ce que Mahomet lui avait récité n’était pas de la
poésie, leur dit-il, mais bien autre chose. Jamais auparavant il n’avait
entendu pareil langage. « Suivez mon conseil, dit-il aux Quraychites,
et faites comme moi. Laissez cet homme en paix. » « Il t’a ensorcelé
avec sa langue », auraient répondu les Quraychites à leur envoyé,
bien décidés à ignorer son avertissement 16.
Puisque Mahomet ne pouvait être ni acheté, ni assassiné, il ne
restait que la répression brutale. Les Quraychites jurèrent de faire
s’abattre un déchaînement de violence sur ses disciples. Mais cette
stratégie devenait de plus en plus difficile à mettre en œuvre. Que le
petit groupe de convertis du Prophète parvienne à attirer un à un de
nouveaux convertis mettait en fureur l’aristocratie mecquoise. Deux
des hommes les plus craints de la ville avaient embrassé l’islam.
L’oncle paternel de Mahomet – Hamza, un chasseur et un héros
militaire –, et Omar, connu des habitants de la ville pour son
inébranlable volonté, sa bravoure et ses manières franches et directes,
avaient tous deux rejoint ses ouailles. Pareils notables étaient hors
d’atteinte. En revanche, les choses étaient différentes pour les
pauvres, les esclaves et toute personne privée d’un puissant
protecteur ; sur eux se faisait sentir toute la brutalité de la vengeance
de leurs chefs. Quiconque traversait la ville pouvait entendre les cris
des personnes torturées, ou assister au spectacle des châtiments
publics et d’autres démonstrations de violence.
Khabbât ibn al-Aratt fut l’une de ces victimes. Esclave converti à
l’islam, il avait reçu de son propriétaire l’ordre d’abjurer sa foi, ou
bien de s’étendre sur des charbons ardents. Khabbât choisit la
deuxième option ; son maître planta alors son pied sur sa poitrine
afin de l’empêcher de bouger, sans parvenir à faire fléchir le nouveau
converti. Ammâr, un jeune marié dont le passage à tabac fut si brutal
qu’il en perdit conscience, resta lui aussi inflexible. Ses parents ayant
voulu lui venir en aide, ils subirent le même traitement.
Il existe d’innombrables récits de nouveaux convertis soumis à la
torture, et parfois de femmes fouettées en public. Mais aucun, sans
doute, n’a marqué les consciences et traversé les générations comme
celui de Bilâl ibn Rabâh, un esclave éthiopien mort en 641. Lorsque
son propriétaire apprit sa conversion, il lui ordonna de s’allonger sur
du sable brûlant, de lourdes pierres sur la poitrine. Le soir, il le
traînait dans les rues de la ville, attaché par une corde autour des
jambes. Si l’histoire de Bilâl reste une référence pour les musulmans
d’aujourd’hui, c’est aussi parce qu’elle nous dit que rien, pas même la
répression la plus brutale, ne compte comme la croyance en un Dieu
unique. Chaque fois, son maître lui demandait d’abjurer sa foi. Et
chaque fois, Bilâl répondait d’un seul mot : Ahad, « un » en arabe.
Le règne de terreur pratiqué par l’aristocratie mecquoise ne
laissait guère de choix à Mahomet. Il conseilla à ses disciples de partir
pour l’Abyssinie, où se situe l’actuelle Éthiopie. C’était un choix
raisonnable pour un migrant en quête d’un refuge, puisque l’on était
assuré de s’y voir au moins accorder un asile temporaire. Bien
qu’étant un royaume chrétien, l’Abyssinie entretenait de longue date
des relations commerciales avec La Mecque. C’est ainsi qu’environ
quatre-vingts musulmans autorisés à voyager s’échappèrent de la ville
et franchirent la mer Rouge sur un navire marchand.
La nouvelle de leur fuite rendit les Mecquois fous de rage. Un
détachement fut mis sur pied à la hâte pour les ramener. Le Négus
(ou roi) d’Abyssinie ne l’entendait toutefois pas de cette oreille ; il
parut davantage intéressé, peut-être même impressionné, par les
paroles de révélation d’un Dieu unique que lui récitaient ces gens
qu’il avait toujours pris pour des polythéistes. Il accorda sa protection
aux migrants et les Quraychites durent repartir les mains vides.
De retour à La Mecque, les dignitaires quraychites fomentèrent
leur coup suivant : un boycott de toute personne ayant des liens avec
les Banû Hâchim, le clan de Mahomet. À cette époque, ce type de
rétorsion incluait l’interdiction d’épouser un membre de ce clan, de
pratiquer toute forme de commerce avec lui ou de s’associer à lui
d’aucune autre manière. Ce pacte fut couché par écrit et accroché au
mur de la porte de la Kaaba. Le boycott devait se poursuivre jusqu’à
temps que les Banû Hâchim se décident à livrer Mahomet aux
Quraychites.
Ainsi ostracisés, les membres de ce clan, et Mahomet avec eux,
n’avaient guère d’autre choix que de quitter la ville. Sous la conduite
de l’oncle de Mahomet, Abû Tâlib, toujours désireux de protéger son
neveu, ils partirent vivre un peu plus loin, dans une grotte dans la
montagne. Mais tout le monde ne les suivit pas. Certains dans le
camp des Banû Hâchim, et parmi eux un autre oncle de Mahomet,
Abû Lahab, choisirent le camp du pouvoir quraychite et restèrent sur
place.
La vie en dehors de la ville, sans nourriture, n’était pas facile. On
raconte que les nouveaux convertis en étaient réduits à manger des
feuilles. Abû Jahl et Abû Sufyân, parmi d’autres dignitaires, veillaient
au strict respect de leur isolement. Le blocus, si complet que les cris
des enfants affamés résonnaient depuis derrière la montagne jusque
dans les rues et les places de la ville, se prolongea presque trois
années. Mais il prit fin, grâce en partie à la réaction des habitants.
Nombre d’entre eux commencèrent à être révoltés par ce qui était
infligé à leurs amis et voisins d’autrefois. C’est là un effet de la
tyrannie dans sa forme la plus brute : elle frappe au cœur les gens de
bien, les incite à se mobiliser et à s’opposer au pouvoir en place. À
La Mecque, un vieil homme, parent des Banû Hâchim, se serait
approché d’un jeune homme et lui aurait demandé : « N’avez-vous
nul scrupule à vous nourrir, vous vêtir et prendre femme lorsque vos
oncles maternels se trouvent dans la condition que vous savez ? »
« Seul, que puis-je faire ? », aurait alors répondu le jeune homme. « Si
j’avais un autre homme à mes côtés, je m’appliquerais à remédier à
cela et persévérerais jusqu’à obtenir satisfaction 17. »
L’éveil des consciences était en marche. D’autres hommes furent
bientôt ralliés à la cause. Ensemble, ils se rendirent jusqu’à la Kaaba
et s’adressèrent à l’assistance. « Peuple de La Mecque, dirent-ils,
mangerons-nous, boirons-nous, nous vêtirons-nous quand les Banû
Hâchim perdent la vie ? Par le Seigneur, nous n’aurons de cesse que
ce document inique, qui rompt nos liens, ne soit déchiré. » Abû Jahl
était présent. « Tu mens, s’écria-t-il. Il ne sera pas déchiré. »
« Tu es un plus grand menteur encore. Nous n’avons pas consenti
à sa rédaction au moment où il a été rédigé », fut la réponse. C’est
une chose qui a été décidée durant la nuit, et qui a été décidée
ailleurs qu’en ce lieu 18. » Une bagarre s’ensuivit alors. Quelqu’un se
rendit jusqu’à la porte de la Kaaba, pour s’apercevoir que le document
avait été dévoré par les termites. Presque aussitôt, un groupe de
Mecquois prit les armes et s’en alla ramener les Banû Hâchim dans la
ville.
Les privations avaient abîmé la santé d’Abû Tâlib. Peu après son
retour, il tomba malade. Mahomet se précipita au chevet de son vieil
oncle, cet homme qui avait tant souffert pour le protéger. Il y trouva
notamment Abû Jahl. Dans une ultime tentative pour convaincre son
protecteur d’embrasser l’islam, Mahomet lui dit : « Ô mon oncle !
Dis : nul ne doit être adoré qu’Allâh. » Abû Jahl intervint alors : « Ô
Abû Tâlib, vas-tu dénoncer la religion de [ton père], Abd al-
Muttalib ? » Mahomet réitéra sa requête encore et encore. Abû Tâlib
lui répondit finalement : « Je le dirais si les Quraychites ne croyaient
pas que je n’agis ainsi que par peur de la mort. Mais je ne le ferais
que pour t’être agréable 19. » Jusqu’au bout, il sera resté maître de ses
choix.
Abû Tâlib une fois mort, les puissants de La Mecque eurent toute
latitude pour porter enfin un coup fatal à cet homme qu’ils
considéraient comme un insurgé en leur sein. Toutefois, les réalités
de la solidarité tribale n’avaient pas disparu avec le décès d’Abû
Tâlib. Pour éviter des rétorsions de la part des Banû Hâchim,
l’assassinat ne devait pas être le fait d’un clan unique. L’intervention
devait recevoir l’approbation de tous, et l’action être concertée et
coordonnée. Il était urgent d’agir. Mahomet s’absentait de plus en
plus souvent. On le voyait quitter la ville en hâte tôt le matin, ou bien
rendre visite à d’autres tribus arabes – hors de La Mecque, à Aqaba et
même plus loin. La rumeur commença à enfler à propos d’alliances
qu’il serait en train de conclure avec les tribus d’autres villes. Les
Quraychites craignaient que son message ne commence à porter au-
delà des limites de leur cité. S’il parvenait à convertir d’autres tribus,
qu’adviendrait-il du statut de ville sainte et des rituels de
La Mecque ? Le flux de pèlerins s’assécherait ; l’économie de la ville
perdrait sa sève. Avec de nouveaux convertis, Mahomet pourrait
convaincre des tribus extérieures de lancer une offensive inopinée sur
La Mecque.
Lorsqu’il s’avéra que les disciples de Mahomet avaient
secrètement fait sortir de la ville leurs enfants et toute autre personne
à leur charge, les dirigeants locaux y virent la confirmation de leurs
pires cauchemars : Mahomet lui-même s’apprêtait à partir. Le fléau
qu’il représentait devait être contenu avant de se propager au-delà de
tout contrôle. La Mecque était fébrile ; l’atmosphère se faisait tendue
autour du sanctuaire.
Durant la première semaine de juin 622, les dirigeants de la ville
convoquèrent une réunion. Les chefs de tous les clans et de toutes les
tribus de La Mecque se réunirent à la Dâr al-Nadwa, la salle
d’assemblée des Quraychites. Abû Jahl, Abû Sufyân et Abû Lahab
étaient présents. Différentes suggestions furent faites. Quelqu’un
proposa d’enchaîner Mahomet et de le séquestrer, un autre de le
bannir de la ville de sorte que la vie reprenne son cours à La Mecque.
Ces deux propositions furent rejetées. Abû Jahl prit alors la parole :
« Choisissons une personne habile et robuste dans chaque tribu des
Quraychites ; munissons les hommes ainsi désignés d’une épée
tranchante, et ordonnons-leur de le frapper comme un seul homme.
La responsabilité de la vendetta se partageant entre eux tous, les
Banû Hâchim ne sauront que faire 20. » Le conseil examina cette
proposition et y vit un excellent moyen de parvenir à ses fins. Si tous
ont du sang sur les mains, nul en particulier ne peut être blâmé. Il en
fut donc décidé ainsi.
Juste après le coucher du soleil, durant la nuit du 13 juin 622, la
maison de Mahomet fut encerclée. Mais personne n’entra. Par des
fentes dans la porte, les assaillants avaient pu constater la présence
de femmes. Même dans des circonstances aussi exceptionnelles que
celle-ci, le code d’honneur et la dignité d’un Arabe, fût-il un assassin,
lui interdisaient absolument de pénétrer dans les appartements d’une
femme durant la nuit. Ils attendirent donc que Mahomet se montrât
au-dehors. Ils patientèrent jusqu’à l’aube. C’est alors seulement,
tandis que le soleil pointait à l’horizon, qu’ils se précipitèrent dans la
maison, l’épée à la main. Sous le drap hadhramî rouge dont Mahomet
se couvrait pour dormir, ils découvrirent non le Prophète, mais Ali,
son jeune cousin et fils d’Abû Tâlib. Mahomet s’était échappé durant
la nuit. Il était maintenant en route pour Yathrib, à 400 kilomètres
plus au nord. Un groupe fut constitué à la hâte pour le prendre en
chasse. Les Quraychites promirent une très forte récompense – cent
chameaux – à qui le capturerait. En vain.
Le plus célèbre enfant de La Mecque avait quitté la ville qui l’avait
vu naître. « Ô Mecque, dit Mahomet la nuit où il partit s’installer à
Yathrib, je t’aime plus que le monde entier, mais tes fils refusent de
me laisser vivre 21. » La ville l’avait rejeté avec ostentation. Pour les
onze ans écoulés depuis qu’il était devenu Prophète, il n’avait à son
crédit que des privations et des persécutions ; en outre, le nombre de
ses convertis n’atteignait pas deux cents. Il en alla tout autrement à
Yathrib, qui l’accueillit les bras ouverts. Les citoyens de la ville
sortirent de leurs demeures pour venir le saluer, et se mirent à
chanter et à danser dans les rues en signe de jubilation.
Yathrib changea même de nom : on l’appellerait désormais « Madînat
al-Nabî », ou « Médine » : la ville du Prophète. Paradoxalement, l’exil
de Mahomet ne portera pas atteinte au prestige de La Mecque : une
série de révélations coraniques viendront au contraire décupler son
rayonnement.
Tant que Mahomet prêchait à La Mecque, les passages du Coran
qu’il récitait durant la prière se référaient à la Ville sainte à la
troisième personne : « la ville », « la cité ». Dans le texte sacré, Dieu
l’invoque seulement lorsqu’il fait une promesse : « Non ! J’en jure par
cette cité dont Tu [le Prophète] seras bientôt le maître incontesté 22 »
et « Par le figuier et l’olivier, par le mont Sinaï et par cette cité
sacrée ! En vérité, Nous avons doté l’homme, en le créant, de la forme
la plus parfaite, pour le ravaler ensuite au plus bas de l’échelle,
excepté ceux qui croient [et] font œuvre pie 23 ! » Mais dès lors que
Mahomet est à Médine, le Coran désigne La Mecque en tant que
« Mère des cités 24 » ou « Cité mère ». Et même, sa position de premier
lieu du monothéisme est reconnue et confirmée : « En vérité, le
premier temple qui ait été fondé à l’intention des hommes est bien
celui de La Mecque, qui est à la fois une bénédiction et une bonne
direction pour l’Univers. Terre de signes sacrés, c’est aussi l’Oratoire
d’Abraham. Quiconque y pénètre sera en sécurité 25. »
Le lien entre Abraham et La Mecque, et toute l’histoire qui lui est
associée, avait maintenant un mandat divin. Puis, vers 633-634,
La Mecque acquit ce statut de point focal de l’islam qui serait
désormais le sien. Tant qu’ils étaient à La Mecque, les musulmans
priaient en direction de Jérusalem. Une fois à Médine, Le Coran leur
dit : « De quelque lieu que tu viennes, oriente-toi vers la Mosquée
sacrée ! Où que vous vous trouviez, tournez vos visages dans la même
direction 26. » La Mecque n’était pas la « ville du Prophète » – cet
honneur revenait évidemment à Médine –, mais elle possédait et
conserverait son statut prééminent en tant que « ville de Dieu ».
Les polythéistes de La Mecque étaient informés en continu des
nouvelles révélations. Leurs craintes semblaient se confirmer.
Mahomet devenait le chef tant religieux que politique de Médine. La
population originelle de la ville et ses migrants ne formaient plus
qu’une seule et même communauté de croyants – certains
partageaient même leur foyer et leurs possessions avec les réfugiés.
Le nombre des musulmans augmentait rapidement. Le Prophète fit
bâtir une mosquée et instaura une série de rituels qui allaient donner
forme à la nouvelle religion qu’il prêchait, comme l’âdhân, ou appel
des fidèles aux prières quotidiennes depuis la mosquée. Il s’occupait
aussi activement à conclure des traités avec les tribus voisines. Les
dignitaires mecquois observaient ces développements avec horreur.
La menace la plus grave et la plus évidente qu’ils percevaient
concernait le commerce caravanier en provenance de Syrie. Les
caravanes devaient passer par Médine, où elles étaient à la merci
d’une attaque. Le risque était surtout élevé au printemps et au début
de l’été, moment où les échanges étaient les plus intenses. Il fallait
agir.
Pour parer au danger, ils firent courir des bruits à propos du
moment du passage des caravanes et de leur trajectoire précise. Bien
qu’une ou deux d’entre elles fussent découvertes et dévalisées, la
plupart parvinrent à rallier La Mecque sans dommage. Mais la venue
de l’une des caravanes les plus importantes de l’année, composée,
disait-on, de plus de 2 500 chameaux, ne put rester secrète. À sa tête,
Abû Sufyân se savait une cible de choix. Il dépêcha un courrier dans
la Ville sainte pour demander des renforts. Lorsque le message
parvint aux Quraychites, ceux-ci étaient déjà en train de se préparer à
une guerre avec Médine. Ils eurent tôt fait de prendre la route avec
un millier d’hommes en armes et une centaine de cavaliers. Tout ce
que La Mecque comptait de notables, et notamment Abû Jahl, était
présent. En route pour Médine, les Quraychites reçurent la nouvelle
que la caravane d’Abû Sufyân était passée sans encombre et faisait
maintenant route vers La Mecque. Mais entretemps, Mahomet avait
été vu à Badr, une vallée près de Médine, avec une armée de
313 musulmans.
Certains Quraychites se mirent à douter. L’objectif avait été de
défendre la caravane d’Abû Sufyân, et cet objectif était rempli. En
outre, si une guerre éclatait, il se trouverait des deux côtés des gens
liés par un même sang. Ainsi, le fils d’Utba, le commandant
quraychite, se trouvait-il dans le camp musulman.
« Par Allâh, déclara Abû Jahl, nous ne nous retirerons pas que
nous ayons monté le camp à Badr 27. » Accusant les Quraychites de
lâcheté, il leur rappela qu’ils avaient juré d’éliminer les musulmans de
la surface de l’Arabie. C’était là, selon lui, leur meilleure occasion
d’en finir une fois pour toutes avec le pouvoir musulman. Ce discours
galvanisa ses troupes. Après avoir voyagé toute la nuit, ils gagnèrent
Badr au matin du 17 mars 624. Une pluie drue était tombée la veille
et chameaux et chevaux peinaient à prendre de l’allure. L’armée
mecquoise arriva à Badr pour découvrir que Mahomet avait pris
possession de la source dans la vallée et rendu hors d’usage les puits
alentour. Ses hommes avaient pu profiter d’une bonne nuit de
sommeil et étaient prêts à en découdre. Néanmoins, il parut aux
Quraychites que, trop peu nombreux, mal armés et n’ayant aucun
cavalier parmi eux, leurs adversaires n’avaient aucune chance et
seraient facilement anéantis.
Comme le voulait la coutume, les hostilités débutèrent avec trois
champions mecquois défiant les soldats de Médine en combat
singulier. Les trois Mecquois furent tués, un musulman grièvement
blessé. Les Quraychites ne purent se retenir plus longtemps. Leur
armée chargea comme un seul homme les rangs musulmans. Alors
que la bataille faisait rage, les Mecquois virent leurs chefs tomber l’un
après l’autre. Abû Jahl et le commandant Utba furent tués. La
panique s’empara des rangs quraychites. Ils se mirent à courir en tous
sens ; certains tombèrent sous les coups des musulmans, d’autres
prirent la fuite dans l’espoir de sauver leur peau. Tout fut fini en
quelques heures. Soixante-dix Mecquois avaient été tués, et autant
capturés.
La Mecque était sonnée par cette cuisante défaite. La Vallée des
larmes résonna des sanglots des femmes. Les hommes, quant à eux,
refusaient de pleurer. Leurs chefs annoncèrent qu’aucune
démonstration d’affliction ne serait tolérée. Un habitant se lamenta :
« La vie a perdu toute sa saveur. » Abû Sufyân prit alors les rênes de
la ville. Lorsque l’armée défaite s’en retourna, il jura de ne plus
oindre ses cheveux ou se baigner tant qu’il n’aurait pris sa revanche.
Enrichi par sa précédente caravane, il décida d’utiliser ces capitaux
pour monter une nouvelle armée qu’il lancerait à l’assaut de Médine.
À cette fin, il confia à quelques poètes la mission de mettre à profit
leurs talents rhétoriques et leur fougue pour échauffer les esprits au
sein des tribus. Des deux côtés, on se servit du pouvoir des mots pour
créer – ou préserver – un certain monde. C’était le sens des mots
utilisés qui différait. Des personnalités féminines importantes de la
ville – parmi elles Hind, l’épouse d’Abû Sufyân et fille d’Utba, le
commandant de l’armée mecquoise, que la perte de son père et de
son fils à Badr avait dévastée ; et Oumm Hakîm, l’épouse d’Ikrima,
fils d’Abû Jahl – déambulaient dans les rues pour inciter les hommes
à préparer leur vengeance, et à n’avoir de répit qu’ils n’auraient bu le
sang de ceux dont l’épée avait massacré leurs fils. Il fallut un an pour
réunir une armée de 3 000 hommes, dont 200 cavaliers, et même des
femmes ! Cette fois, les Quraychites comptaient bien prendre les
musulmans par surprise. Ils marchèrent d’un pas rapide et assuré en
direction de la périphérie de Médine et montèrent le camp près du
mont Uhud. Nous étions alors le 19 mars 625.
Mais Mahomet avait été averti. Il avait avec lui, parée pour le
combat, une armée de 700 hommes et 50 archers qu’il avait placés
stratégiquement sur les hauteurs de la montagne. Ces derniers
avaient reçu pour consigne de ne quitter leur poste sous aucun
prétexte. Tirant les leçons de l’expérience de Badr, les Quraychites
déployèrent leurs lignes avec un soin tout particulier ; Abû Sufyân
avait pris la tête de la principale armée, avec 200 cavaliers en
réserve.
La bataille débuta par les chants guerriers des femmes
quraychites. Sous la conduite de Hind, frappant tambours et
tambourins, celles-ci chantaient :

Ô vous, les fils d’Abd al-Dâr,


Ô protecteurs de nos arrières,
Frappez de chaque lance affûtée !

Avancez, et nous vous embrasserons,


De doux tapis sous vos pas nous étendrons ;
Battez en retraite, et nous vous quitterons,
Mais si vous partez, jamais plus nous ne vous aimerons 28.

Sans même attendre que résonne la dernière note, les Quraychites


vinrent défier les musulmans. Ceux-ci, menés par Hamza, l’oncle de
Mahomet, et Ali, son cousin et gendre, ne tardèrent pas à réagir,
faisant de nombreuses victimes. Hamza et Ali enfoncèrent les rangs
quraychites, balayant des formations entières sur leur passage. Dès
que les Quraychites tentaient une avance, ils se trouvaient accueillis
par une pluie de flèches décochées par les archers installés au
sommet de la montagne. Ils tentèrent une manœuvre d’encerclement,
mais durent battre en retraite face aux archers. Les femmes venues
encourager les guerriers couraient de tous côtés pour se mettre à
l’abri. L’armée musulmane, se croyant victorieuse, commença à mettre
son butin en sûreté. Triomphants, les archers quittèrent leurs
positions pour se joindre à eux.
Le commandant quraychite Khâlid ibn al-Walîd, dont les hommes
avaient été les principales victimes des archers, enjoignit à Abû
Sufyân de tenir bon : « Tu peux encore remporter cette bataille. » Il fit
tourner bride à ses cavaliers, contourna avec eux le mont Uhud,
franchit un col et fondit sur les musulmans par l’arrière. Il s’attaqua
tout d’abord aux archers qui étaient restés à leur poste. Il était
maintenant en position de prendre l’armée musulmane à revers. Un
par un, les piliers de l’armée musulmane se mirent à tomber. Dans la
confusion qui s’ensuivit, le rang avant, incapable de distinguer ses
amis de ses ennemis, se mit à combattre les rangs arrière. Hamza, qui
était la cible d’un certain Wahchî, un esclave éthiopien au service de
Hind, fut transpercé d’un coup de lance. L’armée mecquoise pouvait
maintenant partir à la conquête de son plus grand trophée : Mahomet
lui-même.
Celui-ci était blessé. Vague après vague, les Mecquois se lancèrent
à sa poursuite. Le Prophète était entouré de onze de ses hommes
dont Ali, Omar et Abû Bakr. Telle une mer puissante, les Mecquois
s’engouffraient en avant, pour chaque fois se voir repoussés. Un
célèbre guerrier quraychite réussit enfin à s’approcher de Mahomet. Il
le frappa si violemment au visage que deux maillons de la visière de
son casque transpercèrent sa chair. Les Quraychites se mirent à
décocher des flèches dans sa direction. Les compagnons de Mahomet
formèrent alors un cordon autour de lui et le couvrirent de leurs
boucliers. Lentement, le petit groupe se fraya un chemin vers le
sommet de la montagne, jusqu’à se trouver hors de portée des
Mecquois. Les Quraychites se regroupèrent et chargèrent vers le haut
de la colline. Bombardés de pierres, ils durent toutefois reculer.
Les Mecquoises se jetaient sur les dépouilles des musulmans
tombés dans la bataille et leur coupaient le nez et les oreilles.
Certaines, Hind parmi elles, se firent des colliers de leurs funestes
trophées et les exhibèrent fièrement autour de leur cou. On dit que
lorsque Hind trouva le corps de Hamza, elle lui aurait ouvert le
ventre pour se repaître de son foie ; mais que, incapable de l’avaler,
elle l’aurait recraché. Elle aurait ensuite escaladé un grand rocher et
se serait écriée :

Nous t’avons rendu la monnaie de ta pièce pour Badr


Une guerre qui succède à une guerre est toujours violente.
La perte d’Utba, de mon frère et de son oncle et de mon
premier-né
Voilà plus que je n’en pouvais supporter.
J’ai assouvi ma vengeance et rempli mon serment.
Toi, ô Wahchî, tu as soulagé cette brûlure dans ma poitrine.
Tant que je vivrai, je te serai reconnaissante
29
Et jusqu’à ce que pourrissent mes os au tombeau .

Abû Sufyân s’approcha aussi près qu’il pût de la position


musulmane et cria : « Mahomet est-il là ? » Mais rien ne vint. Il clama
ensuite les noms d’Abû Bakr et d’Omar. Après un temps, la réponse
arriva enfin : « Ô, ennemi de Dieu ! Nous sommes tous saufs. » Abû
Sufyân répliqua : « Il y a des corps mutilés parmi vos morts. Par le
Seigneur, cela ne me donne nulle satisfaction et nulle colère. Je n’ai
pas interdit, pas plus que je n’ai ordonné les mutilations 30. » Il
conduisit alors ses troupes un peu plus loin pour leur faire reprendre
des forces et réfléchir à la suite des événements. Lorsqu’il apprit que
Mahomet envoyait des troupes à sa poursuite, il décida de rentrer à
La Mecque.
La Ville sainte jubilait. Cette victoire remportée à Uhud avait
revivifié la population. La nouvelle fit rapidement le tour des autres
tribus d’Arabie – elles aussi désiraient lancer une offensive contre
Médine. Les Mecquois mettaient un point d’honneur à insuffler la
haine de leurs ennemis aux pèlerins en visite. Des tribus furent ainsi
encouragées à opérer des raids contre Médine, raids qui n’eurent
toutefois que peu d’effet. Abû Sufyân, qui avait été de toutes les
intrigues pour détruire Mahomet, ne pouvait se garder du sentiment
que sa tâche n’était pas tout à fait achevée. Il était besoin d’une force
bien plus puissante, une force impossible à mettre en échec, pour
anéantir Médine. Des messagers secrets furent envoyés en mission,
des réunions à huis clos furent organisées dans des points d’eau
oubliés, des plans secrets furent fomentés en vue d’une bataille qui
devait se tenir l’année suivante.
Un petit groupe d’émissaires vint un jour à La Mecque.
Appartenant à la tribu juive des Banû Nadîr, que Mahomet venait
d’expulser de Médine, ils voulaient savoir si les Quraychites
souhaitaient unir leurs forces aux leurs pour lancer une offensive
contre la ville. Les dignitaires mecquois furent ébahis de leur bonne
fortune. Mais Abû Sufyân désirait une armée plus puissante encore
que celle née de la réunion de leurs seules tribus, et d’autres encore
furent recrutées. En premier furent approchées deux tribus
importantes, les Ghatafân et les Fazâra, qu’ils purent convaincre sans
mal de se joindre à eux. Vinrent ensuite les Banû Asad, alliés des
Ghatafân, les Banû Saad, alliés des Banû Nadîr, et les Banû Sulaym,
liés aux Quraychites par le sang. Cette coalition montait en puissance
à mesure que de nouvelles tribus venaient s’ajouter aux précédentes.
Bientôt, une armée confédérée, forte dit-on de 10 000 hommes et de
600 chevaux, fut prête à marcher sur Médine.
L’armée mecquoise se composait de trois divisions principales. Les
forces quraychites, avec leurs 4 000 fantassins et leurs 300 cavaliers,
étaient conduites par Abû Sufyân, qui faisait ici office de général
d’armée. Les deux autres divisions étaient placées sous le
commandement, pour l’une du chef des Ghatafân, et pour l’autre des
Banû Asad. Leur plan était d’attaquer Médine simultanément par le
nord et par le sud, « par le haut et par le bas ». Pour préserver l’effet
de surprise, ils maintinrent leurs intentions secrètes et le déploiement
se fit en silence. Après avoir prestement traversé le désert, l’armée
confédérée gagna Médine le 31 mars 627.
Mais le désert arabe n’est pas propice aux secrets, et Mahomet fut
informé de ce plan. Le temps que les Mecquois et leurs alliés arrivent
à destination, ils y découvrirent un fossé, trop large pour être franchi
d’un bond, qui leur bloquait l’entrée du côté non protégé de la ville.
La situation les déconcerta. « Jamais les Arabes n’ont employé pareil
stratagème 31 ! », s’exclamèrent-ils. Quelques cavaliers tentèrent bien
de sauter par-dessus l’obstacle ; les rares hommes à parvenir de
l’autre côté furent aussitôt mis à mort. Incapables de franchir le fossé,
la plupart en furent réduits à jeter des pierres et décocher des flèches
vers leurs lointains adversaires. Se voyant dénier la guerre qu’ils
étaient venus mener, les membres de l’alliance mecquoise passèrent
plusieurs jours à s’insulter avant de changer finalement de tactique.
D’illustres guerriers se virent confier le commandement pour une
journée chacun ; tous tentèrent un assaut général avec l’ensemble de
l’armée, sans résultat. Ils tentèrent ensuite de convaincre les Banû
Qurayza, une tribu juive de Médine, de se rebeller et d’attaquer les
musulmans depuis l’intérieur de la ville, là encore sans succès.
La fébrilité s’emparait des chefs quraychites. Venus combattre, ils
n’étaient pas en situation de mener un siège avec 10 000 soldats. Les
provisions commençaient à manquer, les chevaux et les chameaux
rendaient peu à peu l’âme. À cela s’ajoutait que les tentes quraychites
n’offraient qu’une maigre protection contre les rigueurs de l’hiver. Il
ne fallut pas longtemps pour que les alliés se rejettent mutuellement
la faute, et, bientôt, les Quraychites et les Ghatafân se battirent entre
eux. Alors que la confusion gagnait les forces coalisées, Abû Sufyân
comprit qu’aucune victoire ne serait possible tant que Médine serait
sous le contrôle de Mahomet. Il savait aussi que les musulmans
étaient en position de force et pourraient quant à eux tenir des mois,
peut-être même des années.
Puis, une nuit, le temps changea. Une violente tempête vint semer
le chaos. Des vents puissants emportaient les tentes au loin ; les
animaux inquiets couraient en tous sens, piétinant de nombreux
soldats sur leur passage. Convaincus que les Médinois allaient
profiter du mauvais temps pour attaquer, les Mecquois préférèrent
prendre la fuite. L’un des premiers à quitter les lieux fut Abû Sufyân,
qui dit à ses hommes : « Ô Quraychites ! Nous ne sommes pas ici
dans un camp permanent ; nos chevaux et nos chameaux sont
mourants. Les Banû Qurayza ont manqué à leur parole envers nous et
il nous a été rapporté d’inquiétantes choses à leur propos. Voyez donc
la violence du vent qui ne nous laisse ni marmite, ni feu, ni tente sur
quoi compter. Partez donc, car pour ma part, je m’en vais 32. » Et après
être monté sur son chameau qui boitait, il repartit pour La Mecque.
Pour les dignitaires mecquois, le succès de la précédente
campagne contre les soldats de Mahomet importait peu, puisqu’ils
étaient sortis perdants de cette bataille, qui passera à la postérité sous
le nom de bataille de la Tranchée. Qui plus est, monter et entretenir
une armée coûte cher, et faute de victoire, l’économie de la ville était
exsangue. Les Mecquois avaient le sentiment que rien ne pourrait
plus empêcher la ville de Médine de devenir une puissante rivale, ni
Mahomet de propager son message ; et la nouvelle que leur allié d’un
jour à Médine, la tribu juive des Banû Qurayza, avait été punie, leur
disait assez que les nouveaux musulmans n’étaient pas d’humeur à
accorder leur pardon. Et pourtant, alors qu’ils se tournaient vers la
Kaaba en signe d’adoration et de supplication, ils restaient
déterminés à contrecarrer les ambitions du Prophète.
Peut-être l’ancien sanctuaire entendit-il leurs prières, car c’est à ce
moment que s’engagea le formidable renouveau d’une Mecque qui
venait pourtant d’être mise sur la touche ; un renouveau qui eut une
origine des plus inattendues. Mahomet reçut en effet une nouvelle
révélation qui fit de la ville un lieu de pèlerinage, et de ce pèlerinage
une obligation pour les croyants de la nouvelle foi : « En faire le
pèlerinage est un devoir envers Dieu pour quiconque en a la
possibilité 33. »
En mars 628, les Mecquois apprirent par un messager que
Mahomet s’apprêtait à revenir dans sa ville natale pour y effectuer le
« petit pèlerinage » – ce qui impliquait de se rendre à la Kaaba et de
parcourir en courant les 450 mètres séparant les collines de Safâ et
de Marwa. La population ne savait que penser. S’agissait-il d’honorer
leur ville ? Ou bien était-ce un piège, quelque nouvelle tactique de
Mahomet, comme l’avait été le fossé de Médine ? Ils décidèrent de lui
refuser définitivement l’accès à leur cité.
D’importants préparatifs furent entamés pour défendre
La Mecque. Les Quraychites appelèrent à leur aide tous leurs alliés, et
ceux-ci vinrent en nombre camper à la périphérie de la ville. Un
détachement de 200 cavaliers fut envoyé pour intercepter la
procession – quelque 1 400 hommes et femmes – qui était déjà en
marche. La foule fit halte à al-Houdaybiyya, une colonie située à
15 kilomètres à l’ouest de La Mecque. Mahomet fit dire aux
dignitaires qu’il n’avait aucune intention de se battre, que son unique
désir était de visiter le sanctuaire, et que c’était là la raison pour
laquelle il avait convié des tribus non musulmanes à se joindre à lui.
Il ajouta que si les Quraychites persistaient à vouloir le combattre
durant les mois sacrés alors que la coutume imposait à tous une
trêve, et que s’ils persistaient à empêcher les fidèles de toutes
croyances de se rendre à la Kaaba, ils se trouveraient isolés et
condamnés par tous les Arabes.
Les Quraychites hésitèrent sur la conduite à tenir. Mahomet avait
pris l’avantage sur un plan moral. Mais quand bien même ses
intentions seraient pacifiques, arguaient-ils, il ne devait pas être
autorisé à entrer dans la ville contre leur volonté accompagné de si
nombreux disciples. Même si l’on faisait abstraction du danger
militaire que pareille entreprise leur ferait courir à l’évidence, les
Quraychites craignaient de devenir la risée de l’Arabie. Un premier
détachement rapporta la nouvelle que les hommes de Médine étaient
désarmés et en habit de pèlerin. Même cette annonce ne suffit pas à
les convaincre, et une nouvelle délégation fut envoyée pour confirmer
cette étonnante nouvelle. D’autres tribus se mêlèrent à cette affaire et
les négociations se poursuivirent quelque temps. Finalement, les
Quraychites envoyèrent un homme de confiance pour mener les
pourparlers en leur nom. Habile et expérimenté, Suhayl ibn Amr était
aussi connu pour sa vivacité d’esprit.
Suhayl se rendit auprès de Mahomet et les deux hommes
devisèrent longuement. Ils se mirent d’accord sur les termes d’un
traité qui engagerait les deux parties. Mahomet commença à dicter à
Ali, son cousin et ami proche : « Au nom d’Allâh, le Miséricordieux, le
Compatissant. » Suhayl, qui était polythéiste, intervint : « Je ne
reconnais pas ceci ; écris donc : “En ton nom, Ô Allâh.” » Furieux, les
musulmans protestèrent, des épées furent dégainées, et Ali refusa de
rayer ce qu’il venait de noter. Mahomet, qui ne savait ni lire ni écrire,
prit le crayon, demanda où se trouvaient les mots litigieux et barra
lui-même « Messager d’Allâh ». « Écris, dit-il à Ali, voici ce dont
Mahomet, apôtre de Dieu, est convenu avec Suhayl ibn Amr. » Suhayl
désapprouva de nouveau. « Si j’avais été témoin que tu es l’apôtre de
Dieu, je ne t’aurais pas combattu. Écris ton propre nom et le nom de
ton père. » Mahomet reprit donc :

Voici ce dont Mahomet ibn Abd Allâh est convenu avec Suhayl
ibn Amr.
Ils sont convenus de renoncer à la guerre pendant dix ans,
pendant lesquels les hommes seront en sûreté et s’abstiendront de
tout acte d’hostilité à la condition que quiconque, étant venu à
Mahomet sans la permission de son gardien, lui sera rendu ; et
que nul, étant venu aux Quraychites alors qu’il était avec
Mahomet, ne lui sera rendu. Nous ne ferons montre d’aucune
inimitié l’un envers l’autre, et nul n’aura de réserves secrètes, ni
ne fera preuve de mauvaise foi. Quiconque souhaitera s’allier à
Mahomet et conclure un accord avec lui en aura la capacité, et
quiconque souhaitera s’allier aux Quraychites et conclure un
34
accord avec eux en aura la capacité .

Il fut également décidé que Mahomet n’entrerait pas dans


La Mecque cette année-là, mais que les Quraychites ne s’opposeraient
pas à ce que les musulmans se rendent sur les lieux saints l’année
suivante. Mahomet et ses disciples auraient accès à la ville trois jours
durant, à la condition que les pèlerins entrent désarmés. Les
musulmans, qui voyaient dans ce traité une abjecte capitulation,
supplièrent le Prophète de ne pas signer.
Mahomet ne les écouta pas. Avant qu’il eût pu apposer sa
signature sur le traité, un jeune homme surgit au travers des rangs
mecquois. Il s’agissait d’Abû Jandal, le fils de Suhayl ibn Amr.
Converti à l’islam, il avait été torturé et jeté en prison. Il se précipita
vers les musulmans, traînant autour de la cheville les maillons de sa
chaîne qu’il avait brisée. Lorsque Suhayl vit son fils, il se leva, le
frappa au visage et, le tirant par le col, déclara : « Mahomet, cet
accord qui nous lie a été conclu avant que cet homme ne vienne à
toi. » « Tu dis vrai », répondit Mahomet 35. Abû Jandal fut alors remis
aux Quraychites. Mahomet demanda aux membres des deux parties
de porter témoignage du contrat et rentra à Médine.
Les Mecquois ne doutaient pas un instant qu’ils étaient les grands
gagnants des négociations. Mahomet n’entrerait pas dans la ville – au
moins pour un an ; ceux des leurs qui s’étaient convertis et exilés à
Médine leur seraient rendus ; et ils pourraient retenir quiconque
viendrait de l’autre camp. Il leur paraissait qu’ils avaient triomphé à
tout point de vue sur les Médinois. Ils se figurèrent que quelques
années de paix leur suffiraient à recouvrer les forces qu’avaient
entamées de précédentes batailles, rebâtir leur économie et envoyer
une nouvelle fois leurs troupes à l’assaut de Médine.
L’année suivante, Mahomet reparut pour effectuer le « petit
pèlerinage », comme le traité l’y autorisait. Les Mecquois, dans
l’incapacité de supporter ce spectacle, quittèrent la ville avec une
bonne partie de l’aristocratie quraychite pour gagner les collines
avoisinantes. Quelques-uns observèrent les événements depuis une
montagne proche. Mahomet était accompagné de quelque
2 000 musulmans. Tous déposèrent leurs armes avant d’entrer dans la
ville et suivirent Mahomet lorsqu’il tourna autour de la Kaaba d’un
bon pas. Les musulmans sillonnèrent les rues, les natifs de la ville
montrant à leurs compagnons les maisons où ils avaient vécu. Après
trois jours, les Mecquois descendirent des collines et prièrent les
musulmans de s’en aller.
L’émergence d’une « menace islamique » avait distrait les
Mecquois de leurs propres différends intertribaux. Mais, en l’absence
d’un ennemi commun, les vieilles querelles refirent surface. La tribu
des Banû Bakr par exemple, qui, suite au traité d’al-Houdaybiyya,
avait pris parti pour les Quraychites, était bien décidée à régler de
vieux comptes avec ses ennemis, les Khuzâa, quant à eux alliés des
musulmans. Les deux tribus étaient en guerre depuis si longtemps
qu’elles avaient oublié jusqu’à la raison de leurs différends. Avec
l’appui secret des Quraychites, les Banû Bakr attaquèrent les Khuzâa
à la faveur de la nuit. Ces derniers allèrent se réfugier dans le
sanctuaire ; les Banû Bakr, respectant le caractère sacré de la Kaaba,
restèrent à distance. Enfin, leur chef parla. Si vous n’agissez pas
maintenant, vous perdrez une occasion unique, déclara-t-il aux
membres de sa tribu ; alors, les Banû Bakr pénétrèrent dans le
sanctuaire et massacrèrent les Khuzâa qui s’y étaient réfugiés. Une
quarantaine de survivants parvinrent à fuir vers Médine, où ils firent
à Mahomet le récit de leurs mésaventures.
Mahomet envoya un message à La Mecque. Les habitants de la
ville avaient trois possibilités : ils pouvaient payer le prix du sang
pour chaque membre des Khuzâa tué par les Banû Bakr ; les
Quraychites pouvaient dissoudre leur alliance avec les Banû Bakr ; ou
enfin, le traité d’al-Houdaybiyya pouvait être déclaré nul et non
avenu. Sans hésiter, les Quraychites choisirent la troisième option.
Mais Abû Sufyân, le chef de La Mecque, avait des doutes. Ce traité
conférait en effet certains avantages à sa ville. Il décida de se rendre
à Médine pour tenter de convaincre Mahomet de ne pas l’abroger ;
mais ce dernier refusa de le recevoir. Abû Sufyân demanda audience
à quiconque accepterait de le rencontrer et rendit même visite à
Fatima, la fille de Mahomet. Mais partout, il essuya un refus, et Abû
Sufyân s’en retourna à La Mecque sans bien savoir s’il devait
conseiller à sa tribu, les Quraychites, de se préparer à une guerre.
En une nuit froide de janvier 630, les Mecquois virent le désert
autour de la ville s’illuminer de points de lumière. Rangée après
rangée, les flammes éclairaient les environs aussi loin que le regard
portait. Les dirigeants de la ville se réunirent en hâte dans le
sanctuaire. « Jamais je n’ai vu pareils feux ni pareil camp 36 », aurait
déclaré Abû Sufyân, avant de demander à quelques autres dignitaires
de l’accompagner. Les torches provenaient d’une armée de
musulmans campant pour la nuit. Abû Sufyân fut découvert, et
amené devant Mahomet.
« Pourquoi, ô Abû Sufyân, lui demanda Mahomet, nies-tu toujours
qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allâh ? »
« S’il y avait eu un Dieu, lui répliqua Abû Sufyân, il nous aurait
aidés. »
« Doutes-tu que je sois son messager ? »
« De cela, je doute encore 37. »
Mahomet ordonna qu’il fût conduit au sommet d’une colline
avoisinante, afin qu’il puisse observer les événements. Quelques
heures plus tard, la puissante armée de Mahomet – plus de
10 000 hommes selon certaines sources – se mit en mouvement.
Abû Sufyân vit tribu après tribu, chacune sous sa propre bannière,
marcher en direction de La Mecque. Le drapeau de la tribu des Ghifâr
fut le premier à paraître, suivi de celui des Juhayna, des Hudhaym,
des Sulaym et des Saad, et enfin des Ansâr, les musulmans de
Médine, splendidement équipés et prêts pour la bataille. « Quel genre
d’armée est-ce donc là ? », aurait déclaré Abû Sufyân stupéfait. Car
Mahomet était entré dans La Mecque sans rencontrer d’opposition et
avait offert l’amnistie à qui déposerait les armes, chercherait refuge
dans la maison d’Abû Sufyân, fermerait sa porte ou encore irait
s’abriter dans le sanctuaire. Presque toute la ville suivit son conseil ;
mais un petit groupe de Quraychites voulut encore résister et fit
tomber une pluie de flèches sur les troupes musulmanes. Après de
brèves escarmouches, le silence se fit enfin.
Les rues et les places de La Mecque résonnaient de l’écho de la
voix de Mahomet :
« Ô Quraychites ! Je suis Mahomet. […] Il n’y a de Dieu
qu’Allâh. Il n’a pas d’associés. Je déclare abolie toute revendication de
privilèges fondée sur la propriété ou sur le sang, à l’exception de celle
liée à la garde du sanctuaire et à l’approvisionnement en eau des
pèlerins. L’homme est issu d’Adam, et Adam de la poussière 38. »
Lorsque Mahomet eut fini, les citoyens de la ville – tenants du
pouvoir qui avaient comploté en vue de son assassinat ; ceux qui
avaient été cause de son départ, qui avaient torturé, assassiné et
violenté ses disciples ; ceux qui avaient livré à Médine une guerre
sanglante – se présentèrent devant lui.
« Que croyez-vous que je vais vous faire ? », demanda Mahomet à
la foule.
« Tu seras bon. Tu es un noble frère, fils d’un noble frère », lui
répondit le peuple.
« Allez votre chemin. Vous êtes libres 39 », dit alors Mahomet.
Le Prophète, revenu au lieu de ses racines, avait accompli ce qui
constitue selon moi au plan moral le cœur de sa mission. À l’instant
de son plus complet triomphe, il avait affirmé qu’une coexistence
pacifique est non seulement possible, mais encore que c’est sur cette
seule base qu’il est possible de faire le bien, et que c’est grâce à elle
que la justice et l’équité peuvent devenir des réalités vécues par tous.
Un dernier acte manquait encore pour achever de démontrer qu’il
était bien prophète. Mahomet se fraya un chemin vers le sanctuaire.
Après les sept circumambulations rituelles autour de la Kaaba, il
avança en direction des collines de Safâ et de Marwa. Toute la zone
était recouverte de statues de ces divinités mineures – 360 au total –
vénérées par les Mecquois, une sur Safâ, une autre sur Marwa, et le
reste parsemant l’espace entre elles. De son bâton, il les brisa une à
une, récitant ce faisant la formule suivante : « Voici que la Vérité est
venue et que l’erreur a disparu ! Certes, l’erreur est vouée à
disparaître 40. » Selon certaines sources, le mur de la Kaaba contenait
une eau-forte de la Vierge Marie, que le Prophète aurait laissée
intacte.
Mahomet se voyait maintenant sollicité par les musulmans qui
s’étaient exilés à Médine. Leurs maisons étant passées aux mains des
Mecquois, ils voulaient récupérer leur bien. Les Mecquois, qui
s’attendaient à cette revendication, craignaient l’issue de cette
affaire ; mais Mahomet convainquit ses disciples de renoncer à exiger
leur dû.
Le jour suivant, Mahomet s’était installé en hauteur sur la colline
de Safâ. Les citoyens de La Mecque firent la queue pour lui rendre
hommage. Certains lui prêtaient allégeance conformément à la
coutume tribale ; d’autres formulaient le souhait de se convertir à
l’islam. Aux personnes du second groupe, le Prophète demandait de
s’engager à observer les rituels de base, de se comporter avec probité
et de traiter autrui avec équité et dignité. Puis, il plongeait la main
dans une bassine d’eau ; le converti en faisait autant, et la conversion
était ainsi scellée. Parmi ces gens désireux d’embrasser l’islam se
trouvait Hind, la plus virulente de ses persécutrices et l’épouse d’Abû
Sufyân, celle-là même qui avait célébré la victoire des Mecquois à
Uhud en éviscérant Hamza, l’oncle de Mahomet tombé au combat et
en se repaissant de sa chair crue. Hind portait un voile qui révélait
son rang tout en préservant son anonymat. Elle se montra à la fois
défiante et respectueuse ; et Mahomet, ne sachant qui elle était, lui
demanda si elle promettait de ne pas donner d’associés à Dieu.
« Par le Seigneur, répondit-elle, tu nous charges d’une mission
dont tu n’as pas chargé les hommes, et nous la mènerons à bien. »
Il dit : « Tu ne voleras point. »
Elle répliqua : « Par le Seigneur, j’avais coutume de prendre un
peu de l’argent d’Abû Sufyân et je ne sais si cela est licite ou non. »
Abû Sufyân était présent. Il lui déclara que le passé était
maintenant pardonné. Mais la mention et l’intervention de son mari
avaient trahi son identité.
« Tu es donc Hind ? », lui demanda Mahomet.
« C’est bien moi, répondit-elle. Pardonne-moi mon passé et Dieu
te pardonnera. »
Il dit : « Tu ne commettras pas l’adultère. »
Elle répondit : « Une femme libre commet-elle l’adultère ? »
Il dit : « Tu ne tueras pas tes enfants. »
Elle répondit : « Je les ai élevés quand ils étaient petits et une fois
adultes, tu les as tués, en ce jour de la bataille de Badr, tu es donc le
mieux placé pour savoir ce qu’il en est d’eux. »
Il dit : « Tu ne calomnieras pas. »
Elle répondit : « Par le Seigneur, la calomnie est une disgrâce,
mais il vaut parfois mieux l’ignorer. »
Il dit : « Tu ne me désobéiras pas quand j’ordonnerai de faire le
bien. »
Elle répondit : « Nous n’aurions pas attendu tout ce temps [dans
la longue file qui s’était formée pour voir le Prophète] si nous avions
eu pour intention de te désobéir 41. »
Mahomet accepta alors sa conversion. Il fait peu de doute, si nous
lisons les sources classiques en les dépouillant des ajouts ultérieurs
d’historiens musulmans et des idées reçues auxquelles ceux-ci ont
donné jour, que les femmes furent des actrices à part entière du
drame humain qui se joua à La Mecque, et qu’elles y tinrent même un
rôle essentiel. De Khadija, la première épouse de Mahomet, jusqu’à
Hind en passant par Fatima, la fille du Prophète, sa future épouse
Aïcha et ses autres compagnes, les femmes furent rien moins que des
agents actifs de l’Histoire.
Mahomet est né à La Mecque. C’est là que se trouvait son clan –
celui des Banû Hâchim –, et il y avait deux maisons. Il était le
Prophète dont le message avait fait de La Mecque le cœur spirituel de
sa mission. Et pourtant, à la grande surprise des Mecquois, il préféra
rentrer à Médine, quinze jours après son entrée pacifique et
triomphante dans la ville.
C’est Médine, et non La Mecque, qui deviendra la capitale du tout
nouvel État musulman. « Ma résidence dans la vie comme dans la
mort sera toujours Médine », déclara-t-il. Puis, à l’été 632, il annonça
son intention de se rendre en pèlerinage à La Mecque. La nouvelle se
propagea rapidement ; les gens affluèrent de tout le Hedjaz pour
accompagner le Prophète à cette occasion. Mais ce pèlerinage sera
différent des précédents. Il marquera le début du hajj, le pèlerinage
selon l’islam, qui célèbre et commémore la tradition monothéiste du
principal lieu de culte de cette religion.
Tous les regards étaient maintenant tournés vers Médine. Plus
qu’une capitale, celle-ci constituait le centre culturel et intellectuel du
nouvel État musulman. À La Mecque, par contraste, tout était
immobile. La cité restait en sommeil la majeure partie de l’année – et
s’éveillait à la vie durant la seule époque du pèlerinage. D’ailleurs, à
ce stade elle s’efface de l’histoire de l’islam au profit de la seule
Médine. Mais une ville peuplée de gens si farouchement
indépendants ne pouvait se satisfaire bien longtemps de rester en
sommeil. La Mecque avait trop d’ambition pour cela. Bien au-delà des
limites religieuses et terrestres du hajj, c’était à devenir le royaume de
la métaphysique céleste qu’elle prétendait.
CHAPITRE III

Rébellions au Trône de Dieu


sur terre

La Ville sainte reçut du Prophète une ultime visite avant sa mort.


Nous étions alors en mars 632, durant le mois islamique de dhû-al-
hijja. Cette fois, c’est en tant que pèlerin qu’il voyagea, effectuant là
son premier et unique hajj, ou pèlerinage à La Mecque. Le
« pèlerinage d’adieu », comme l’a baptisé la tradition, est un
événement majeur à deux titres. D’une part, il indique comment le
hajj doit être effectué, et fixe ses rites et rituels ; de ce moment en
effet, les pèlerins ont inscrit leurs pas dans ceux du Prophète. D’autre
part, le sermon que livra Mahomet au point culminant de son hajj
résume son enseignement et les musulmans aiment à le citer.
Le Prophète était à la tête d’une procession de plus de
90 000 personnes – hommes et femmes, époux et épouses, tous vêtus
de ce qui est devenu l’habit traditionnel des pèlerins : deux simples
pièces de tissu non cousues pour les hommes, l’une servant de pagne,
l’autre jetée sur l’épaule, simple tenue de couleur blanche pour les
femmes. Sur la route de Médine à La Mecque, la procession fit halte
dans différentes mosquées pour prier. Tout au long du voyage, l’air
sec du désert vibra des supplications de la multitude : « À ton service,
ô Seigneur ! À ton service ! Tu n’as pas d’associé ! À ton service, ô
Seigneur ! Louange à Dieu ! » Parvenu à La Mecque, le convoi passa
la nuit à la périphérie de la ville. Le matin suivant, Mahomet gagna
directement la Mosquée sacrée et fit sept fois le tour de la Kaaba,
après quoi il se rendit à la Station d’Abraham pour prier. Puis, il
parcourut sept fois en courant la distance séparant la colline de Safâ
de celle de Marwa, et tous les autres pèlerins firent de même.
Le lendemain, huitième jour du mois islamique de dhû-al-hijja,
Mahomet fit route vers la vallée de Mina à dos de chameau. Il y
demeura un jour et une nuit, et, à l’aube, le neuvième jour de dhû-al-
hijja, il gagna la montagne de la miséricorde à Arafat. Tandis qu’il
gravissait la montagne, les pèlerins l’entouraient à perte de vue. C’est
là que, toujours sur sa monture, il prononça son sermon lorsque le
soleil eut passé le zénith. Phrase après phrase, des crieurs placés en
des endroits stratégiques répétaient ses paroles, dont l’écho résonnait
au loin. Le plus proche de ces crieurs, placé sous son chameau, nous
dit la tradition, avait la tête recouverte de la bave coulant de la
gueule de l’animal.
« Ô peuple !, commença ainsi Mahomet. Par la grâce de Dieu,
écoutez mes paroles et fixez-les dans vos esprits. Maint juriste n’y
comprend goutte. […] Tout comme vous considérez ce mois, ce jour,
ce pays comme sacrés, sachez que votre vie et vos biens sont eux
aussi sacrés. Et maintenant, sachez que les cœurs ne trahiront pas
trois choses : la sincérité des actes divins ; les conseils de ceux qui ont
autorité ; et l’attachement à la communauté des musulmans. Toute
chose datant de la Jâhiliyya [la période préislamique] est abolie 1. »
Puis il exhorta les musulmans à se traiter avec bonté, à ne commettre
ni ne tolérer aucune iniquité, ni à faire montre d’injustice envers
autrui ou envers eux-mêmes, à ne pas pratiquer l’usure et à faire bon
usage de leur raison. Il demanda aux époux de respecter leurs droits
mutuels, leur enseigna qu’il fallait prendre soin des orphelins et des
pauvres et déclara que tous les musulmans étaient frères : « Sachez
que tout musulman est le frère d’un musulman, et que les musulmans
sont frères. Il n’est licite de prendre d’un frère que ce qu’il vous donne
librement ; ainsi, ne vous faites pas de tort à vous-même 2. »
Après le sermon, Mahomet invita la congrégation à prier. Au
coucher du soleil, il poursuivit sa route vers Muzdalifa, où il passa la
nuit à la belle étoile. Le matin du dixième jour de dhû-al-hijja, il
retourna à Mina où il jeta des cailloux sur la stèle symbolisant Satan.
Après avoir regagné sa tente, il sacrifia 63 chameaux, un pour chaque
année de son existence, et en distribua la viande aux pauvres. Enfin,
le Prophète se rasa le crâne et déclara le pèlerinage accompli.
Mahomet rentra directement à Médine, où il mourut quelques
mois plus tard, le 8 juin 632. La Mecque avait alors connu de
profonds bouleversements. Du moment où Mahomet s’était tenu,
victorieux, sur la place centrale de La Mecque, tout avait changé. Et
avant que ne décèdent ces gens qui avaient entendu Mahomet
annoncer l’amnistie de sa ville natale, ou ceux-là qui s’étaient réunis
deux ans plus tard pour assister à son dernier sermon durant le hajj,
il se produirait des événements majeurs. Les répercussions pour
La Mecque furent pourtant exactement contraires à ce qu’on aurait
pu imaginer. Dans ce nouveau monde où tout avait été chamboulé,
c’est au moment même où fut scellée la prééminence de La Mecque
en tant que point focal de la nouvelle religion que s’engagea le long
déclin qui la fit entrer en sommeil. Son prestige en tant que cité de
Dieu lui était certes assuré pour l’éternité, mais les intérêts personnels
pour lesquels elle s’était si longtemps battue avaient été ruinés. Face à
tous les événements qui bouleversaient le monde autour d’elle, il
faudrait du temps à la population pour prendre conscience du
caractère décisif bien que contradictoire du retournement de fortune
qui lui était imposé.
La puissance dont avait joui La Mecque durant la période
préislamique, ou Jâhiliyya, avait changé de main. La Mecque
conservait sa place au plan religieux : être à La Mecque, c’était être
en présence de Dieu. Mais pour être avec Mahomet – autrement dit,
pour avoir le pouvoir temporel et compter vraiment –, il fallait être à
Médine, la ville qui avait été rebaptisée en l’honneur du Prophète.
Médine serait désormais la capitale, le centre politique de cette
nouvelle société qu’il était en train de bâtir. Tout cela était
parfaitement logique : en s’obstinant à persécuter l’islam, La Mecque
avait rejeté ses propres origines, celles qui avaient fait d’elle la ville
d’Abraham et du monothéisme. Yathrib, qui avait fait le choix de
devenir Médine, avait, à l’inverse, embrassé le message de Mahomet
et soutenait fermement le nouvel ordre social et spirituel dont il
proclamait l’avènement. Médine était le berceau de cette nouvelle
société, le terreau de cette nouvelle manière d’être que les disciples
de Mahomet s’apprêtaient à partager avec le reste du monde. Le
choix de Médine en tant que centre politique et stratégique du
pouvoir venait confirmer le rejet des racines tribales de la solidarité
sociale. C’était une ratification des liens de foi et d’engagement
comme nouveau principe fondateur de la communauté.
L’élite mecquoise devait non seulement accepter la défaite, mais
encore ravaler son orgueil. L’autonomie politique qu’elle avait
protégée et défendue au fil des siècles avait vécu. Le prestige et les
avantages qu’elle avait tirés de son statut de site prédominant du
pèlerinage païen n’étaient plus. Pour se faire une place dans ce
nouveau monde et améliorer leur sort, c’est ailleurs que les Mecquois
devaient désormais chercher. S’ils voulaient influer sur le cours des
événements, il leur fallait quitter la Ville sainte.
Ce camouflet infligé à La Mecque fut quelque peu tempéré par
une autre décision de Mahomet. Ayant accepté sa capitulation et la
conversion à l’islam d’une grande partie de sa population, il fit
accéder nombre de ses dignitaires à des responsabilités élevées dans
son gouvernement. Des gens tels qu’Abû Sufyân, son fils Muawiya et
Khâlid ibn al-Walîd, qui avaient pourtant si longtemps ouvertement
intrigué contre lui et l’avaient combattu avec énergie, jouirent de
postes avantageux dans le système même contre lequel ils avaient
bataillé. Ce geste de paix et de réconciliation scandalisa les partisans
de Mahomet qui l’avaient suivi en exil et soutenu sans faillir tout au
long de sa lutte avec la Ville sainte.
À en croire les historiens musulmans, il n’est rien resté du passé
païen de la ville : son histoire s’est définitivement évaporée, telle la
vapeur s’échappant d’une eau bouillante. Mais les comportements et
les mentalités hérités de la « Période de l’ignorance » (Jâhiliyyah)
restaient, eux, omniprésents – et à ce jour, ils sont restés intacts. La
structure tribale, avec ses codes de loyauté et ses liens de sang,
conserva auprès des citoyens de La Mecque islamique la place
prééminente qu’elle avait toujours eue pour ceux de La Mecque
païenne. Si, en apparence, la ville s’était islamisée, il restait un
substrat invisible et immuable de traits culturels ancestraux. Alors
même que les nouveaux convertis formaient des recrues
enthousiastes pour le projet islamique, les réflexes de l’ordre ancien
continuaient d’opérer dans le nouveau système. Il faut bien
l’admettre, le dernier sermon de Mahomet ne fut pas entendu des
habitants de la ville.
Le Prophète une fois mort, un nouveau chef fut désigné à Médine.
Abû Bakr, le premier successeur – ou calife – était comme de bien
entendu un Mecquois. Après un règne d’à peine deux ans, il eut lui-
même pour successeur un autre Mecquois : Omar. Siècle après siècle,
tout au long de la chaîne des successeurs du Prophète, l’appartenance
à une famille, à une lignée et à une tribu originaires de la Ville sainte
continuera de compter. Ce n’est qu’en 1517 que sera déposé le
dernier rejeton d’une famille mecquoise, chassé par la conquête
ottomane. Mais à ce moment, cela fera bien longtemps que les califes
pouvant faire remonter leur ascendance jusqu’à la Ville sainte ne
seront plus que des hommes de paille, dont le rôle se limitera à
conférer du prestige aux tenants réels du pouvoir.
À partir du règne d’Abû Bakr, les califes portèrent le regard au-
delà du Hedjaz, miné par les querelles de clocher, et de l’Arabie, où
sévissaient les conflits tribaux. Abû Bakr s’étant donné pour mission
de propager le message de Mahomet à travers le monde, il ne fallut
pas plus de quelques décennies aux forces musulmanes pour prendre
le contrôle de l’Irak, de la Perse, de la Syrie, de la Palestine, de
l’Égypte et pour pénétrer jusque dans la Méditerranée. Quelle
conséquence tout ceci eut-il pour La Mecque ?
On peut supposer que la Ville sainte fut dépossédée de ses
personnalités de premier plan. Les jeunes, les vigoureux, les
ambitieux quittèrent la ville. Beaucoup d’entre eux obtinrent des
postes permanents d’administrateurs des territoires nouvellement
conquis. Bien sûr, ils rentraient probablement pour le hajj et pour
remplir leurs obligations familiales quand les circonstances le leur
permettaient. Mais les hommes qui répondaient à cet appel n’avaient
certainement plus grand-chose à voir avec ce qu’ils avaient été à leur
départ : des hommes qui jetaient sur leur ancienne maison un regard
désormais bien différent de celui des défenseurs fiers et insolents du
vieil ordre païen qu’ils avaient été. On peut imaginer que nombre
d’entre eux s’installèrent dans les territoires conquis, y prirent femme
parmi la population locale et donnèrent le jour à de nouvelles lignées
fières de leur ascendance mecquoise. L’ampleur et la rapidité des
conquêtes musulmanes permettent mal d’appréhender les
dynamiques humaines qui changèrent le monde des Mecquois et
autour d’eux. Une chose est sûre : dès lors, les événements qui se
produisirent à La Mecque, ceux qui la concernèrent ne peuvent se
comprendre que dans le contexte de ce monde musulman en rapide
expansion.
Alors que tant de ses citoyens consacraient leur énergie à d’autres
lieux, ceux qui étaient restés sur place devaient adapter la ville à la
nouvelle notoriété dont jouissait ce lieu de pèlerinage. La Kaaba et la
Mosquée sacrée exigeaient d’être rénovées. Le sanctuaire n’était
bordé d’aucun mur ; en revanche, il était encadré de maisons de tous
côtés, et l’accès à la Kaaba se faisait par les allées ménagées entre
elles. Avec l’accroissement inexorable du nombre de pèlerins qui
s’annonçait, une extension devenait nécessaire. Le sanctuaire était
par ailleurs constamment menacé par les inondations. D’ailleurs,
en 638, l’année où Omar, le second calife, entra dans Jérusalem, la
Kaaba fut traversée par des eaux torrentielles. Les maisons contiguës
et les zones environnantes furent rachetées et démolies, et l’espace
autour du sanctuaire fut agrandi à cette occasion. Omar fit construire
autour du sanctuaire un mur – haut comme un homme de taille
moyenne – surmonté de lampes. L’oued Sayl Wâdî Ibrâhîm fut
détourné de son cours et une digue de terre fut bâtie afin de mettre le
sanctuaire à l’abri des inondations. La Mosquée sacrée connut un
nouvel agrandissement sous Othman, le troisième calife, en 646. Des
terrains supplémentaires furent acquis, et des arcades installées afin
de fournir de l’ombre aux fidèles.
Tandis que La Mecque était occupée à agrandir son sanctuaire, la
capitale, Médine, était embourbée dans un grave conflit de
succession. Abû Bakr, le premier calife gouverna de 632 à 634.
Vinrent ensuite Omar (règne 634-644), puis Othman (règne 644-
656). Si le passage de flambeau du premier au troisième calife se
déroula de façon paisible et démocratique, Omar et Othman
moururent néanmoins tous deux assassinés. Les trois califes étaient
des Mecquois de la tribu des Quraychites qui avaient migré à Médine,
mais chacun était d’un clan différent, et aucun d’entre eux n’était issu
du clan de Mahomet, les Banû Hâchim. Les choses commencèrent à
se compliquer avec l’élection du quatrième calife, Ali, le cousin et
gendre du Prophète. Les enjeux politiques étaient alors fortement
mâtinés de religion et La Mecque allait devenir le centre de deux
grandes rébellions en l’espace de quelques décennies après la mort du
Prophète.
Ali fut élu le lendemain du meurtre d’Othman. L’historien perse
classique Tabarî (de son nom complet Abû Jaafar Muhammad ibn
Jarîr al-Tabarî) décrit Ali comme « un homme à la peau très mate,
aux yeux lourds et grands, corpulent, chauve et plutôt petit 3 », mais
cette description peu flatteuse oublie de préciser que le « Chevalier de
l’islam », comme on l’appelait, était aussi un esprit héroïque et
généreux. C’était un érudit et un artiste aux tendances mystiques. Au
Moyen Âge, on le considérait comme le patron des peintres
musulmans ; de nombreuses miniatures en notre possession furent à
l’évidence inspirées par lui. Quantité de sermons, de lettres et
d’expressions de grande éloquence lui sont attribués 4. C’était en outre
un poète accompli. Ses partisans étaient pour la plupart natifs de
Médine. Les Mecquois, estimant qu’ils n’avaient pas été proprement
consultés, furent mécontents de l’élection du nouveau calife. Des
figures importantes des Quraychites qui se trouvaient alors à Médine,
et dont certains aspiraient eux-mêmes à devenir calife, rentrèrent à
La Mecque sans prêter allégeance à Ali. Lorsque celui-ci nomma ses
propres gouverneurs en remplacement de ceux d’Othman, la Ville
sainte et la Syrie refusèrent de suivre ses ordres. La Syrie était dirigée
par Muawiya, fils de Hind et d’Abû Sufyân et parent d’Othman. Il
soutint qu’Ali ne pouvait prétendre régner tant que les assassins
d’Othman, qui s’étaient maintenant ralliés à Ali, ne seraient pas
traduits en justice.
À La Mecque, la situation s’envenimait. La rébellion s’organisa
autour d’Aïcha, la plus jeune femme du Prophète et fille d’Abû Bakr.
Les Mecquois exigeaient eux aussi que les meurtriers d’Othman soient
jugés, et que son successeur soit désigné par la choura, un conseil
consultatif associant toute la communauté des musulmans. Ce qui se
produisit alors donne une idée des dimensions nouvelles de l’univers
mecquois. Une décision arrêtée à Médine, et contestée par le peuple
mecquois, n’était plus désormais une simple source de dissensions
entre deux villes ; ses conséquences n’étaient pas confinées au
Hedjaz. Les principaux épisodes de ce conflit-ci se déroulèrent en
Irak, et leurs répercussions se firent sentir aux quatre coins du monde
musulman. Aïcha leva une grande armée formée des membres de
nombreux clans des Quraychites, et en octobre 656, elle conduisit ses
troupes à Bassora, dans le sud de l’Irak, où elle fut rejointe par des
forces supplémentaires. À l’issue d’une brève altercation avec les
forces du gouverneur d’Ali, elle prit possession de la ville.
Ali rassembla alors une vaste armée avec les chefs des mutins
contre Othman, et se mit en route pour Bassora afin d’y affronter
Aïcha. Les armées des deux camps se rencontrèrent juste à l’entrée de
la ville. Dans chaque camp se trouvaient de proches compagnons du
Prophète. Les deux armées comportaient des membres de plusieurs
tribus, et la plupart de ces tribus comptaient des membres des deux
côtés, certains soutenant Ali, d’autres Aïcha. C’était un conflit de
croyants contre croyants. Sans surprise, certains refusèrent de se
battre, au motif qu’ils ne soutenaient aucun des deux camps. Des
émissaires firent des allées et venues, de longues tractations furent
menées. D’un côté comme de l’autre, on se lançait des accusations.
Tout fut tenté pour éviter de faire couler le sang. Mais un jour, aux
premières heures du matin, alors qu’il faisait encore sombre, les
forces des mutins lancèrent une attaque-surprise contre les forces
d’Aïcha. La confusion fut totale, chaque camp se croyant la cible
d’une attaque menée par l’autre camp. À l’aube, les belligérants
étaient engagés dans une lutte à mort. L’épicentre de la bataille se
trouvant autour du chameau qui portait Aïcha sur son dos, on parlera
désormais pour la désigner de « bataille du Chameau ». Le bilan fut
lourd des deux côtés : on estime à 15 000 le nombre de personnes
tuées en quelques heures. Finalement, les forces d’Ali eurent le
dessus. Aïcha s’en retourna à La Mecque, où elle demeura
brièvement, avant d’aller vivre à Médine non sans avoir reçu d’Ali
l’interdiction stricte de se mêler de politique.
La bataille du Chameau fut pour La Mecque un véritable
traumatisme dont le souvenir allait hanter la ville pendant des
siècles. L’enjeu de cette toute première guerre civile de l’islam – qui
n’était, au fond, qu’une guerre entre membres de la famille du
Prophète – n’était pas seulement, tant s’en faut, de faire juger les
assassins d’Othman. La question fondamentale était de savoir qui
pouvait prétendre au trône : des membres de la famille de Mahomet,
ou bien des hommes élus par toute la communauté : le Prophète
avait, après tout, aboli les privilèges fondés sur les liens du sang. Il
était aussi question de la situation des femmes : les Mecquoises, nous
l’avons vu, étaient farouchement indépendantes et, après l’avènement
de l’islam, elles étaient bien décidées à jouir de l’égalité des droits
proclamée par le Prophète. Aïcha avait un certain nombre de griefs
légitimes. Sa sœur, Oumm Kalthoum, avait refusé d’épouser Omar, un
homme « dur et brutal avec les femmes 5 ». Alors que celles-ci avaient
pris par le passé une part active dans la vie publique, Omar les
confinait désormais au foyer. Elles n’étaient pas consultées sur les
questions sociales, et leur avis sur les affaires politiques était ignoré.
On leur enseignait à obéir à leur mari en toute situation. Même leur
droit à la propriété était remis en question.
Les coutumes préislamiques étaient non seulement conservées,
mais renforcées. Les femmes, chez qui le mécontentement était
général, avaient trouvé leur ambassadrice en la personne d’Aïcha.
Mais cet épisode s’est produit bien trop tôt dans l’histoire de l’islam
pour que l’on puisse affirmer que cette sorte d’assignation à résidence
d’Aïcha serait venue sceller le sort des femmes. Aïcha conservera de
l’influence, mais cette influence se déploiera dorénavant depuis des
portes closes du fait de sa mise à l’écart politique. Reste que son
recueil des paroles et des actes du Prophète constituera une base
essentielle de l’évolution ultérieure des études religieuses islamiques.
J’ai pourtant le sentiment que la bataille du Chameau et ses suites
constituent l’un de ces moments charnières qui pèseront lourdement
sur les esprits des siècles suivants. Aïcha a subi le destin de tous les
perdants de l’histoire : blâmée pour les troubles qu’elle a causés en
dépit de la noblesse de la cause qu’elle défendait. Et, implicitement,
elle en est sortie souillée parce qu’elle s’est mise à incarner le
stéréotype de ces membres aussi têtus que passionnés du sexe
« faible » ayant fait la démonstration de leur inaptitude à s’occuper de
politique. À ce titre, elle est citée en exemple de façon peu subtile
pour justifier que l’on « exclu[e] les femmes de la vie publique, les
relègu[e] au foyer et les limites […] au rôle de spectateurs muets 6 ».
La victoire ne suffit pas à consolider le bref règne d’Ali. Il était en
train de devenir pratiquement impossible de gouverner toute la
communauté musulmane de Médine, maintenant fortement
dispersée. Dans ces circonstances, il semblait logique de déplacer une
nouvelle fois le centre du contrôle politique du monde musulman.
Chaque changement de capitale éloignait davantage de La Mecque,
point focal de la religion, le centre de l’autorité et du pouvoir
temporels. Ali choisit d’installer son gouvernement à Koufa en Irak.
Koufa, fondée à peine vingt ans plus tôt, était une émanation du
camp militaire utilisé par les troupes musulmanes pour envahir
l’Empire sassanide. Avant-poste militaire devenu ville, elle devait
permettre d’isoler les musulmans des non-musulmans qu’ils avaient
sous leur domination. L’émergence de villes à partir de camps de
garnison devint un trait caractéristique de l’expansion de l’empire
musulman. Celles-ci étaient supposées mettre les musulmans à l’abri
des séductions qu’exerçaient le luxe et les distractions offertes par des
coutumes et des cultures différentes des leurs. Naturellement, ce fut
en vain, mais cette stratégie donna du moins au monde quelques
villes magnifiques. La nouvelle capitale était considérée comme
meilleure sur un plan stratégique, ce qui prouve que les califes et leur
gouvernement avaient choisi de se montrer pragmatiques en opérant
les ajustements qu’imposait une perspective plus globale.
À La Mecque, les derniers représentants de la vieille aristocratie,
mécontents de la perte de leur influence, considéraient les califes
avec méfiance. Leurs vieux réflexes s’apprêtaient à resurgir. On
conçoit aisément leur raisonnement ; c’est le même que l’on retrouve
dans toute période de grands changements. En à peine vingt-cinq ans,
cette conception radicalement nouvelle de la religion et de la société
avait profondément changé le monde. Il en résulta une expansion
territoriale proprement considérable, et que de nombreux musulmans
tiennent pour miraculeuse ; celle-ci ouvrait des possibilités presque
illimitées. Inversement, elle engendra aussi chaos et guerre civile.
Peut-être le changement était-il simplement trop subit. Ce qu’il fallait,
c’était de l’espace pour respirer, du temps pour faire incuber les idées
nouvelles ; et non, nécessairement, l’abandon des nouveaux usages,
tels que la participation consultative au choix d’un chef, mais plutôt
un retour temporaire à des coutumes éprouvées afin d’amener une
certaine stabilité.
L’élite mecquoise n’eut pas à chercher loin son candidat idéal,
quelqu’un qui fût en mesure de restaurer les liens tribaux et les liens
du sang. Muawiya, fils d’Abû Sufyân et de Hind, était dans une
position idéale pour devenir calife. En dépit de sa conversion tardive,
datant de la conquête de La Mecque, il avait été nommé secrétaire du
Prophète. Un quart de siècle plus tard, il était devenu le puissant
gouverneur de la Syrie. Des commentateurs proches de cette époque
brossent le portrait d’un acteur politique terriblement ingénieux. « Il
était grand et corpulent, de teint clair ; il avait les cuisses épaisses,
une toute petite tête, des yeux globuleux, une barbe teinte et une
expression sinistre 7. » L’homme savait habilement tirer parti des
occasions qui se présentaient. Il aimait les débats d’idées ; et lorsqu’il
se trouvait en infériorité, il déstabilisait son adversaire par un trait
d’humour.
Une fois étouffée la rébellion d’Aïcha, Ali tourna son attention
vers la menace que présentait Muawiya. En mai 657, il marcha donc
vers la Syrie pour y affronter ce dernier. Muawiya avait lui-même
mobilisé ses troupes et avançait en direction de l’Euphrate afin de
stopper l’avance de son adversaire. La rencontre des deux armées eut
lieu un mois plus tard près de la ville de Siffin, sur les rives de
l’Euphrate, dans l’actuelle Syrie. Aucun des deux chefs ne bénéficiait
du soutien inconditionnel de ses troupes. D’interminables
négociations furent entamées, dont les progrès étaient toujours nuls
au bout de plusieurs semaines. Une bataille rangée s’ensuivit fin
juillet, qui fit de nombreuses victimes dans les deux camps. Mais juste
alors que la situation tournait à l’avantage d’Ali, Muawiya demanda à
ses troupes d’attacher des copies du Coran sur leurs lances, et de les
hisser en l’air. Ceci fut interprété comme un appel à déposer les
armes, et les forces d’Ali se replièrent presque aussitôt. Il y eut de
nouveaux pourparlers. Des deux côtés, on convint de désigner des
arbitres indépendants, un pour chaque camp, et d’accepter leur
verdict sur le choix du calife.
Cette décision ne faisait pas l’unanimité. Une faction aux
préceptes rigoristes au sein de l’armée d’Ali estimait qu’en donnant
son accord à l’arbitrage, ce dernier avait ôté Dieu de l’équation. Or, le
choix du calife revenait à Dieu seul, et un différend à ce propos ne
pouvait faire l’objet d’aucune solution de compromis. « L’arbitrage
n’appartient qu’à Dieu », affirmaient-ils. En allant à l’encontre de ce
principe, Ali avait non seulement admis qu’il n’était pas le seul chef
légitime, mais il s’était fait mécréant. Les tenants de ce point de vue
quittèrent l’armée d’Ali et montèrent le camp sur les rives du
Nahrawân en Irak. On les connaît sous le nom de kharijites (« les
séparatistes »).
Les kharijites furent peut-être les premiers extrémistes violents de
l’islam, même si leur principal grief fut d’abord, comme dans le cas
d’Aïcha, l’inégalité qu’ils constataient autour d’eux, et qui perpétuait à
leurs yeux les anciens usages de la Période de l’ignorance de
La Mecque. Ils étaient révoltés par la manière dont les Arabes,
quelque vingt-cinq ans après la mort de Mahomet, persistaient à se
juger supérieurs à autrui. Un sentiment de supériorité qui
se manifestait dans la pratique du « parrainage » des convertis non
arabes et qui, concrètement, faisait du nouveau musulman le client
d’un Arabe plutôt qu’un citoyen égal à lui. Cette pratique était une
autre façon pour la vieille élite de préserver son statut, qui prenait
ainsi le pas sur l’égalité créée par le partage d’une même foi. Elle
tomba toutefois en désuétude dans tout l’Empire musulman après l’an
750 de notre ère – à l’exception d’une seule région, où elle perdure
jusqu’à ce jour. En Arabie saoudite et dans plusieurs pays du Golfe, la
pratique du parrainage des travailleurs étrangers a toujours cours à
notre époque ; en outre, ceux-ci ne jouissent pas des mêmes droits
que les nationaux.
Les kharijites étaient scandalisés par cette pratique qui, du fait
qu’elle faisait des non-Arabes des êtres inférieurs, était selon eux
contraire aux enseignements de l’islam. Ils étaient aussi opposés à
cette règle, illustrée par le choix des quatre premiers califes (dont
trois étaient même issus de la tribu des Quraychites), qui interdisait
aux non-Arabes de prétendre au califat. Mais ce qui les mettait le plus
en rage était que certains soutiens d’Ali le paraient maintenant d’une
légitimité d’essence divine. Aux yeux des kharijites, la tribu, le clan
ou encore la famille ne devait jouer aucun rôle dans le choix d’un
souverain ; tout candidat devait pouvoir être désigné calife pourvu
qu’il soit d’une moralité irréprochable. En outre, les kharijites « ne
considéraient pas comme une obligation absolue la présence d’un
imâm », un chef doté d’une autorité à la fois religieuse et politique.
Au lieu de quoi, « ils établissaient une distinction entre conduite
religieuse et conduite politique de la communauté 8 ». Leurs
convictions faisaient des kharijites des êtres rigides et absolutistes ;
quiconque se montrait en désaccord avec eux était considéré comme
un apostat et, à ce titre, méritait la peine capitale.
Les premiers temps, Ali, davantage préoccupé par l’issue de
l’arbitrage, préféra ignorer les kharijites. Mais les discussions
s’éternisaient et, souvent, les noms d’oiseaux fusaient. En une
occasion, le représentant d’Ali, le Mecquois Abû Mûsâ, lança à
l’adresse du représentant de Muawiya : « Tu es comme un chien qui
déploie sa langue quand on attaque, et qui la déploie aussi quand on
le laisse tranquille. » À quoi Amr répliqua : « Tu es comme un singe
qui porte avec lui des écrits 9. » Comme on pouvait s’y attendre, ils
furent incapables de trancher le litige et suggérèrent l’instauration
d’un conseil consultatif plus vaste, comme l’avait déjà recommandé
Aïcha, afin de résoudre cette affaire. Ils s’accordèrent au moins sur un
point : Othman avait été indûment assassiné.
Muawiya, sa famille et ses partisans virent là une confirmation
qu’ils étaient fondés à réclamer justice pour le meurtre d’Othman.
Leur démarche visait particulièrement Ali et ses partisans, parmi
lesquels se trouvaient les conspirateurs. Muawiya se proclama
« commandeur des croyants » en Syrie ; mais il avait aussi des projets
en Égypte, laquelle était alors entre les mains malhabiles de l’un de
ces conspirateurs, placé là par Ali. Muawiya chargea Amr, son
représentant lors de l’arbitrage, de mener une offensive contre ce
pays ; offensive dont ce dernier sortit vainqueur pratiquement sans
coup férir. Nommé gouverneur d’Égypte, il reconnut aussitôt
Muawiya comme calife légitime. Ali se sentit alors obligé d’affronter à
nouveau son rival.
Mais Ali était maintenant affaibli, et les kharijites le qualifiaient
ouvertement d’apostat, de même que ses partisans. Être musulman,
déclaraient-ils, c’est être parfait et sans péché. Dès lors qu’un
musulman commet un péché, il cesse d’être musulman et devient
apostat. Or, il n’y a qu’une chose à faire avec un apostat, disaient-ils,
c’est de le mettre à mort. Toute personne reconnaissant le califat d’Ali
était donc un pécheur et méritait de mourir. Les kharijites, qui avaient
déjà assassiné nombre de ses partisans à Koufa, voulurent cette fois
s’en prendre directement à lui.
La façon dont Ali choisit de lutter contre la menace en provenance
des kharijites nous fournit des indices intéressants sur sa façon
d’aborder les conflits : usage de la raison et argumentation
théologique. À l’issue d’un sermon dans lequel il blâmait les
kharijites, ces derniers surgirent de tous côtés de la mosquée, hurlant
leur slogan : « L’arbitrage n’appartient qu’à Dieu. » L’un d’eux s’écria :
« Il t’a été révélé, et à ceux qui étaient avant toi, que si tu commets le
péché d’association, tu agiras en vain et seras toi aussi perdu. » Ali
leur répondit : « Endurez avec patience, car la promesse de Dieu est
vérité, et ne laissez pas vous mépriser ceux qui ont moins de
certitudes que vous 10. » Ali demanda également aux kharijites
pourquoi il était selon eux licite de se battre contre d’autres
musulmans. Mais les kharijites n’avaient qu’une réponse à cela :
prépare-toi à mourir. Ali alla jusqu’à admettre qu’il avait fait une
erreur de jugement. « Qu’avez-vous à opposer à un homme qui a été
soumis à la tentation et a trouvé parmi nous sa repentance ? » « Hâte-
toi, hâte-toi d’aller au paradis », mugirent alors les kharijites, avant
de passer à l’attaque.
La bataille au canal de Nahrawân en 658 fut brève, et son issue
sans appel. Presque tous les kharijites, 1 500 au total, dont de
nombreux amis et compagnons du Prophète lui-même, tombèrent si
promptement qu’on eût dit qu’ils ne désiraient rien tant que mourir.
Bien qu’il ne pût être tenu responsable de cette hécatombe, l’autorité
morale d’Ali à commander la communauté des musulmans pâtit du
massacre, et ses soutiens continuèrent de s’amenuiser. Il avait perdu
le contrôle des provinces occidentales de Syrie et d’Égypte. Les
kharijites absents à Nahrawân saisissaient chaque occasion de saper
son autorité. Ils parvinrent finalement à l’assassiner pendant qu’il
priait dans la mosquée de Koufa. En 660, Muawiya se proclama calife
lors d’une cérémonie à Jérusalem, inaugurant ainsi la dynastie
omeyyade. Les Omeyyades, qui appartenaient au clan mecquois des
Banû Ummaya (fils d’Ummaya), étaient considérés comme la famille
(au sens large) la plus puissante de la ville. C’est ainsi que le
descendant de l’aristocratie mecquoise qui s’était opposé avec le plus
de constance à Mahomet devint son successeur. Hind, sa mère, aurait
été fière.
Bien sûr, Muawiya était un Mecquois, mais c’était aussi le cas de
nombreux kharijites, et les événements de Nahrawân avaient, pour
ainsi dire, traumatisé toute la ville. Presque dans chaque maison, on
pleurait la perte d’un être cher. Beaucoup étaient vêtus de noir, en
signe non seulement de deuil, mais aussi de protestation contre le
joug omeyyade. Les gens ne cachaient pas leur mépris du goût des
Omeyyades pour le luxe et le décorum. Celui-ci leur rappelait les
extravagances de l’époque païenne, tout en leur démontrant que les
usages et le comportement de leurs nouveaux souverains n’étaient
pas différents de ceux des empires qu’ils avaient supplantés. De
fréquentes réunions étaient organisées dans la Mosquée sacrée,
souvent conduites par les kharijites, afin de fomenter rébellions et
guérillas contre les Omeyyades. Muawiya tenta de s’attirer les faveurs
de ses contempteurs par l’urbanisme. Il était le propriétaire de la
majeure partie des biens immobiliers de la ville et, de par sa position,
il avait largement les moyens d’investir. Il finança ainsi sur ses deniers
la toute première maison en briques – faite de briques cuites et de
mortier de gypse – de La Mecque. La maison de Khadija fut convertie
en mosquée. Mais les Mecquois lui demandèrent des comptes : de
quel droit reconstruisait-il ainsi leur ville ? L’avait-il conquise par la
force ou par traité ? S’il s’était emparé de la ville par la force, alors les
maisons étaient la propriété de la commune, et rien ne l’autorisait à
les acheter ou à les vendre ; s’il était devenu gouverneur par voie de
traité, alors, et alors seulement, ces maisons pouvaient être achetées
et vendues puisqu’elles relevaient de la propriété privée. Muawiya
comprit qu’une si constante opposition lui interdisait d’élire pour
capitale la ville où il était né, ou d’ailleurs de s’établir où que ce fût
dans le Hedjaz.
En d’autres termes, il lui fallait à son tour déplacer le siège de son
gouvernement. Contrairement à Ali, qui avait fait de Koufa sa
capitale, Muawiya porta son choix sur Damas, d’où il avait déjà
annoncé sa candidature pour le califat. Il forgea des plans pour faire
de l’une des plus anciennes églises de Damas une somptueuse
mosquée destinée à rivaliser avec la Mosquée sacrée de La Mecque.
En lieu et place de la Kaaba, elle se verrait doter d’une relique de
saint Jean-Baptiste qui lui conférerait l’attrait spirituel indispensable
à pareil lieu. Ces projets ne firent que renforcer la colère de
nombreux Mecquois. Une nouvelle rébellion paraissait inéluctable.
En 680, Yazîd Ier, fils de Muawiya et petit-fils d’Abû Sufyân,
succéda à son père. Des personnalités de premier plan refusèrent de
prêter allégeance au nouveau calife omeyyade. Parmi elles, des fils et
petit-fils des plus proches compagnons du Prophète qui se jugeaient
plus légitimes pour accéder au trône : ainsi, notamment, d’Abd Allâh
ibn Zubayr, le petit-fils d’Abû Bakr, et de Hussayn ibn Ali, le fils d’Ali,
le quatrième calife.
Les rebelles se rendirent séparément à La Mecque pour y chercher
asile et planifier leur prochaine manœuvre. C’est peut-être là que
revint pour la première fois à La Mecque le rôle qui serait le sien pour
les siècles à venir, et jusqu’à notre époque : celui de sanctuaire pour
ceux qui n’ont pas la faveur du pouvoir en place. Il faut y voir un
signe de reconnaissance à la fois du prestige et de l’importance
de La Mecque en tant que point focal de la religion, et de son statut
de lieu isolé, situé à une sûre distance du centre réel du pouvoir
politique. La Mecque était donc, tout à la fois, centre et périphérie.
La population de la ville commençait maintenant à se coaliser
autour de Hussayn, le second fils d’Ali, lequel décida de se rendre en
Irak pour y affronter Yazîd. Ses représentants dans la ville irakienne
de Koufa l’informèrent qu’il y était le bienvenu et qu’il trouverait là
un appui dans son combat contre son rival. Cependant, les partisans
de Hussayn à La Mecque doutaient de la loyauté des habitants de
Koufa et jugeaient peu sage à ce stade de défier Yazîd. Son cousin fit
partie de ceux qui tentèrent de le dissuader : « Tu arriveras dans un
pays où se trouvent les percepteurs d’impôts et les lieutenants de
Yazîd. Ce sont eux qui tiennent les cordons de la bourse. La
population est esclave des dirhams et des dinars. Qui peut dire si
ceux qui t’ont promis leur appui ne se retourneront pas contre
toi 11 ? » Hussayn ne voulut rien entendre.
Avec Hussayn comme nouveau rival à la fonction de calife,
Abd Allâh ibn Zubayr hésitait sur la stratégie à adopter. Ses rapports
avec Hussayn avaient pâti de ses propres ambitions califales. Mais
tous deux se montraient toujours extrêmement polis chaque fois
qu’ils se croisaient dans la Mosquée sacrée. Un matin, Ibn Zubayr dit
à Hussayn : « Je ne sais pourquoi nous sommes restés les bras croisés
et avons laissé le pouvoir à ces gens. […] C’est nous, plutôt qu’eux,
qui devrions contrôler le gouvernement. » Il lui demanda ensuite ses
intentions. « Par le Seigneur, lui répondit Hussayn, j’ai pensé me
rendre à Koufa. Mes shîa [partisans] là-bas et les nobles parmi la
population m’ont écrit. Je remets la décision entre les mains de
Dieu. » Ibn Zubayr lui dit alors : « Si j’avais là-bas des partisans de ta
trempe, je n’irais pas chercher d’autre soutien. » Il resta alors
silencieux un moment, puis s’aperçut que Hussayn pourrait deviner
ses raisons de parler ainsi. « En revanche, si tu restes dans le Hedjaz,
tu pourras poursuivre ici cette affaire sans rencontrer d’opposition. »
Ibn Zubayr une fois parti, Hussayn déclara : « Rien ne lui ferait plus
plaisir que de me voir quitter le Hedjaz pour l’Irak. Il sait qu’il n’aura
aucune part dans les événements tant que je resterai, car personne ne
verra en lui mon égal. Il ne souhaite donc rien tant que me voir m’en
aller d’ici et lui laisser le champ libre 12. »
Hussayn, comme, en général, l’histoire de l’islam telle qu’elle s’est
écrite, se montrait quelque peu injuste envers Ibn Zubayr. Alors qu’il
est vénéré et que de nombreux ouvrages lui ont été consacrés 13, Ibn
Zubayr est quant à lui pratiquement tombé dans l’oubli. Le fait est
qu’il bénéficiait d’une meilleure assise auprès des habitants de
La Mecque, lesquels étaient, dans l’ensemble, convaincus que la
mission de Hussayn était vouée à l’échec. Le sentiment vague qu’une
tragédie allait bientôt s’abattre sur la ville était palpable. La
population se mit à sangloter du moment où Hussayn quitta
La Mecque avec son armée de soixante-douze soldats.
En route pour Koufa, Hussayn reçut la nouvelle que la plupart de
ses partisans là-bas avaient été exécutés sur ordre de Yazîd et que,
venant confirmer les mises en garde qui lui avaient été faites, la
population de la ville avait changé de camp. Son petit groupe de
partisans fut intercepté par les troupes de Yazîd dans la ville de
Karbala située à environ 80 kilomètres de Koufa, soit deux jours de
voyage. La bataille de Karbala du 10 octobre 680 est aujourd’hui
encore commémorée au moyen d’un genre théâtral religieux
particulier, pratiqué tous les ans dans le monde entier en son jour
anniversaire. Ces pièces décrivant la bataille par le menu, et
complétées de rituels de deuil, sont un élément essentiel de la
pratique religieuse de nombre de musulmans d’obédience chiite. La
bataille elle-même ne dura pas plus de quelques heures. Les soldats
de Hussayn n’étaient pas de taille face à Yazîd, et l’affrontement se
solda par le massacre de toute l’armée hussaynite ainsi que
l’exécution de sa femme et de ses enfants.
Pour la plupart, les hommes de Hussayn qui succombèrent
appartenaient au clan des Banû Hâchim. La tragédie de Karbala fit
donc une fois encore de La Mecque une Vallée des larmes. Les
hommes ne se cachaient pas pour pleurer dans les rues, les femmes
sanglotaient, toute la population était vêtue de noir.
Toute la cité se rassemblait maintenant autour d’Abd Allâh ibn
Zubayr. Mais les Mecquois n’étaient pas seuls à le soutenir. « La
politique de piété qu’il avait engagée trouvait un écho manifeste
auprès de cette écrasante majorité de musulmans » qui s’identifiaient
avec « les valeurs consensuelles qu’il défendait 14 ». Ibn Zubayr,
cependant, hésitait sur la conduite à adopter. Ce fut sa mère, Asma,
qui lui souffla l’idée de se rebeller ouvertement contre Yazîd. Sœur
d’Aïcha, Asma est une autre de ces femmes fortes des premiers temps
de l’islam, quant à elle presque oubliée des historiens du passé. Elle
joua un rôle important dans la fuite de son père, Abû Bakr, et du
Prophète vers Médine, en un moment où elle était enceinte d’Ibn
Zubayr. Désormais vieille dame courageuse et sage de plus de plus
90 ans, sa vie n’avait été que tumulte, violence et terreur politique.
Son fils fut le tout premier musulman à naître à Médine ; le Prophète,
présent à l’accouchement, choisit son prénom : Abd Allâh, ou « le
serviteur de Dieu ». Son mari, qui avait été un des principaux
soutiens d’Aïcha contre Ali, fut tué lors de la bataille du Chameau.
Asma s’était appliquée à faire de son fils un homme à la volonté de
fer et encouragé ses extraordinaires dons de poète. Ibn Zubayr,
comme son père avant lui, s’était battu en Égypte mais aussi dans la
province du Khorassan, à l’extrémité est des territoires de l’expansion
musulmane. C’était un soldat doué. S’il ne soutenait pas les kharijites,
leurs préoccupations avaient sa sympathie. Les liens du sang et la
généalogie n’étaient pour lui en rien compatibles avec l’égalité que
professait l’islam ; en outre, les musulmans non arabes devaient être
traités à égalité des Arabes, les droits des femmes respectés, et les
gouvernants faire œuvre de piété et d’équité. Encouragé par sa mère,
il déclara que les Omeyyades n’étaient pas dignes de leur charge ni
aptes à régner sur la communauté des musulmans – et proclama
effectivement l’indépendance de l’État de La Mecque. Nous étions
alors en 683.
Le calife Yazîd, fils de Muawiya, envoya un régiment doté
d’énormes catapultes pour mater les rebelles. L’armée omeyyade
encercla La Mecque et n’hésita pas à diriger ses projectiles vers la
Kaaba. Pareil sacrilège mit les Mecquois hors d’eux, au point que
tous, kharijites comme non kharijites, s’unirent à Ibn Zubayr pour
défendre le sanctuaire. Les femmes quittèrent leur maison l’épée à la
main pour combattre et soigner les blessés. Certaines ferraillèrent si
bravement avec des soldats omeyyades qu’elles forcèrent ceux-ci à
battre en retraite. Un projectile enflammé toucha la Kaaba,
incendiant son toit et l’ossature en bois ; un autre brisa la Pierre noire
en trois morceaux. La structure dans son entier menaçait de céder à
tout moment. Mais du moins l’envahisseur était-il maintenu à
distance et dans l’incapacité d’entrer dans la ville en dépit de ses
incessants bombardements.
Après deux mois de siège, la nouvelle parvint de Damas que le
calife était mort. Incertaine de ce qu’il convenait maintenant de faire,
l’armée des envahisseurs cessa les hostilités. Ibn Zubayr était face à
un dilemme : devait-il tirer parti de la mort de Yazîd pour quitter la
ville et marcher sur Damas ? Non seulement toute la province du
Hedjaz, mais l’empire musulman dans son ensemble paraissait
dénoncer ouvertement le gouvernement omeyyade. De plus en plus,
Ibn Zubayr faisait figure de successeur légitime à la fonction de calife.
D’un autre côté, La Mecque réclamait ses soins : la Kaaba se trouvait
dans un état si déplorable que « le vol de l’une de ses colombes
suffirait à la faire s’écrouler ». Voilà encore l’un de ces moments où je
ne peux m’empêcher de me demander ce qu’il serait advenu si les
choses avaient pris un tour différent. Je sais bien que l’historien E.
P. Thompson qualifiait pareilles spéculations de « merde de cheval » –
même s’il emballait cette idée dans un mot allemand aussi long
qu’imposant ; mon esprit n’en est pas moins sans cesse porté vers ces
quelques moments des premiers temps de l’islam où s’est jouée son
histoire. Comment se fait-il que toutes les héroïnes et tous les héros
de mon récit se trouvent, à l’image de La Mecque, condamnés à rester
en périphérie de la marche de l’histoire ? Pourquoi se contentent-ils
au final toujours de suggérer un avenir possible, là où ils auraient pu
peser effectivement sur le cours des événements ? À quels choix
politiques, économiques et sociaux nous faudrait-il donc nous ouvrir
pour qu’enfin ce soient les gentils qui triomphent ? Il me semble que
cette question n’a rien d’hypothétique.
S’il avait fait le choix d’éliminer ces Omeyyades honnis, Ibn
Zubayr aurait peut-être changé le cours de l’histoire musulmane. Le
pouvoir aurait alors été entre les mains d’un homme élevé selon les
préceptes éthiques et moraux du nouvel ordre social. Certainement, il
aurait ainsi été possible de résoudre ces tensions internes entre les
anciens et les nouveaux usages qui gauchissaient le développement
du monde musulman. N’aurait-il pas été capable de donner jour à un
mode de vivre-ensemble qui aurait sapé les fondements du
fondamentalisme – puritain, rigoriste, violent, et pourtant ardemment
séduisant – des kharijites, et qui a rendu un son si lugubre au fil des
siècles ? N’aurait-il pas rendu La Mecque conforme à mes rêves
d’enfant ?
Au lieu de cela, Ibn Zubayr consacra son énergie à rebâtir le
sanctuaire et refusa résolument de quitter la Ville sainte. Ce qu’il fit et
ce qu’il s’abstint de faire eut des conséquences jusqu’à nos jours.
J’irais jusqu’à dire que les priorités qui furent les siennes sont à
l’origine de l’émergence de ces deux Mecque, celle du centre et celle
de la périphérie, mais aussi celle d’un idéal imaginaire et celle du
monde réel. Désormais, La Mecque resterait à distance de l’exercice
du pouvoir et de l’autorité politique, et les principes d’un régime
monarchique et héréditaire seraient entérinés. Le caractère sacré du
territoire de La Mecque était confirmé, et le territoire lui-même tenu
à l’écart de la brûlante question du choix d’un gouvernant. Ainsi
perdurerait une brèche immense dans la conscience des musulmans.
Siècle après siècle, les personnalités religieuses, méfiantes, se
tiendraient à bonne distance des puissants et des potentats de tout
poil ; et jamais les radicaux ne trouveraient le moyen de promouvoir
un mode de vivre ensemble permettant de cultiver et de mettre en
œuvre toute la panoplie des préceptes de l’islam pour la société civile.
Ibn Zubayr, pensant à l’avenir, mit en branle de nouveaux travaux
en vue d’un nouvel agrandissement du périmètre de la Mosquée
sacrée. Déjà étendu par Omar, le second calife, puis par son
successeur Othman, celui-ci n’était toujours pas d’une taille suffisante
pour faire face au nombre croissant des pèlerins. Ibn Zubayr voua ses
jours et ses nuits à la reconstruction de l’édifice qui avait été dévasté.
Des maîtres-artisans du Yémen furent embauchés pour reconstruire
les fondations ; des pierres en provenance des montagnes bordant la
ville furent taillées et liées avec du mortier en argile de ce même
pays. La Kaaba elle-même fut agrandie. Son accès en fut facilité par
deux portes placées au niveau du sol ; deux fenêtres furent en outre
ajoutées à la structure. Ses murs furent polis à l’intérieur et à
l’extérieur avec du musc, et la structure cubique recouverte de qibatî,
une étoffe spéciale importée d’Égypte. L’allée servant aux
circumambulations fut pavée de pierres. Les bâtiments jouxtant le
sanctuaire furent rachetés ; toute la zone fut agrandie et les murs
réparés ; et de nouveaux portiques soutenus par des piliers et
surplombés d’un toit en bois furent construits. L’ensemble dessinait
maintenant un carré. Les travaux durèrent neuf années, et leur
achèvement fut l’occasion de multiples réjouissances et célébrations.
« Que celui qui m’a prêté allégeance, déclara Ibn Zubayr, accomplisse
le petit pèlerinage, et que celui qui est à même de pratiquer un
sacrifice en fasse ainsi. » Lui-même sacrifia cent chameaux, dont il
distribua la viande aux pauvres ; les citoyens de La Mecque, pour leur
part, se disputèrent l’honneur d’affranchir leurs esclaves et
rivalisèrent de charité.
Tandis qu’Ibn Zubayr était occupé à rebâtir la Mosquée sacrée, le
nouveau calife était mort à son tour. Yazîd avait laissé pour héritier
un fils qui n’était encore qu’un nourrisson. Celui-ci n’ayant pu
emporter l’adhésion de la population, l’empire était divisé selon des
lignes de fracture tribales. Lorsque le fils de Yazîd mourut à son tour
en 684, s’éteignait avec lui le dernier des descendants d’Abû Sufyân.
La dynastie omeyyade ne prit pas fin pour autant. Le doyen du clan,
Marwân ibn al-Hakam, un homme de 70 ans, fut nommé calife. Il ne
survécut qu’une seule année émaillée de troubles avant que le califat
ne passe entre les mains vigoureuses de son fils, Abd al-Malik ibn
Marwân (règne 685-705). Administrateur brillant, politicien habile,
Abd al-Malik donna à son fidèle commandant Al-Hajjâj ibn Yûsuf al-
Thaqafî l’ordre d’étouffer la rébellion mecquoise. Homme sans pitié,
Al-Hajjâj s’était déjà distingué en écrasant des mouvements de
résistance au régime omeyyade en Irak et en Iran. Sa première idée
fut d’assiéger La Mecque afin d’affamer Ibn Zubayr et ses partisans.
Lorsqu’il comprit que les Mecquois pouvaient tenir un temps
considérable, il changea son fusil d’épaule. En mars 692, il se dirigea
vers La Mecque au prétexte d’accomplir le hajj. Mais dès que ses
troupes arrivèrent aux abords de la ville, il se mit à la bombarder
avec ses catapultes. Une trêve de courte durée fut observée pendant
la saison du pèlerinage en mai de la même année, durant laquelle on
feignit dans les deux camps d’accomplir le hajj. Les combats reprirent
à l’instant où les pèlerins quittèrent les lieux.
Le sanctuaire, qui venait d’être reconstruit, garda de lourdes
séquelles du bombardement. La Kaaba avait été touchée à tant de
reprises qu’elle en était devenue fragile et instable. Les réserves de la
ville s’épuisaient. Certains des alliés d’Ibn Zubayr, diminués par la
famine, se détournèrent de lui. D’autres, à l’exemple des kharijites,
dont le puritanisme l’insupportait désormais, furent congédiés. Plutôt
que de voir la Mosquée sacrée détruite une nouvelle fois, Ibn Zubayr
décida d’ouvrir la ville à l’armée omeyyade et de faire le sacrifice de
sa propre vie. Lorsque les troupes d’Al-Hajjâj entrèrent dans la
Mosquée sacrée, ils le trouvèrent seul sur les lieux, en prière. Une fois
qu’il eut fini, Ibn Zubayr tira calmement son épée et chargea les
soldats omeyyades, tuant tous ceux qui osaient l’approcher.
Quelqu’un lança une brique qui le frappa au visage ; le sang jaillit.
L’ennemi en profita pour le cerner. Attaqué avec une férocité sans
pareille, il tomba à genoux. « Mes blessures ne seront pas dans mon
dos mais face à moi », s’exclamait-il à l’instant de se faire trancher la
tête par un soldat. Al-Hajjâj le fit crucifier tête en bas à l’entrée de la
ville.
Les gens s’attroupaient pour contempler sa dépouille. Symbole du
chagrin de toute une ville, un compagnon du Prophète Mahomet,
désormais un homme chétif et aveugle, pleurait le mort devant la
croix. L’un des généraux d’Al-Hajjâj, un dénommé Târiq ibn Amr,
considérant la dépouille d’Ibn Zubayr, déclara : « Jamais femme n’a
donné la vie à un être plus digne du nom d’homme. » « Ferais-tu
l’éloge de celui qui a désobéi au Commandeur des croyants ? »,
demanda Al-Hajjâj. « Oui, lui répondit Târiq sans hésiter. Il nous a
épargné le blâme ; car sauf son courage, nous n’aurions nulle excuse.
Nous l’avons assiégé sept mois durant. Il n’avait nulle tranchée pour
se défendre, nulle forteresse et nulle place forte ; et malgré cela, il
s’est vaillamment défendu, en égal, et nous a même dominés à
chacune de nos rencontres 15. » Mais le plus déchirant fut qu’il revint à
Asma, désormais largement centenaire, de descendre son fils de la
croix. Vivant, il avait résolu de ne jamais quitter La Mecque. Mort, il
fut ramené à Médine par sa mère, qui le fit inhumer tout à côté du
Prophète.
Sur les ordres du calife Abd al-Malik ibn Marwân, toute trace dans
le périmètre du sanctuaire de ce dévouement qui avait détourné Ibn
Zubayr des sirènes du pouvoir temporel devait être éradiquée. La
restauration du sanctuaire lui conférerait cette fois tous les
ornements seyant à une gloire impériale. Al-Hajjâj avait été désigné
gouverneur de La Mecque – un choix peu habile. L’une des deux
entrées de la Kaaba fut murée, l’autre surélevée de telle sorte que
seuls quelques privilégiés munis d’une autorisation spéciale puissent
y accéder. L’extension bâtie par Ibn Zubayr fut démolie. Tout, dans le
sanctuaire, y compris les portiques bordant la cour, fut recouvert de
plaques d’or et d’argent. Mahomet aurait désapprouvé ces choix, mais
cela ne semblait pas troubler les Omeyyades. En rebâtissant
La Mecque, ils cherchaient à faire étalage de leur pouvoir temporel.
La vieille maison de Qusay, où s’étaient tenues les réunions du conseil
municipal, fut rachetée par le calife et ornée de pierres colorées et de
mosaïques. Du verre coloré fut importé et vint agrémenter les
résidences des princes, des dignitaires et des citoyens aisés. Le
domicile des plus riches était éclairé par des lampes qui brûlaient
toute la nuit, projetant leur ombre sur la Mosquée sacrée. Des princes
étrangers étaient invités à venir s’installer dans la ville. Les
maisons de la noblesse regorgeaient de poètes, de peintres, d’artisans,
de musiciens et de chanteurs. Cette nouvelle réalité était à mille
lieues de tout ce que les Mecquois avaient jamais connu en matière
de luxe et d’opulence. Les manières se relâchèrent. Même au sein de
la Mosquée sacrée, on commença à assister à des scènes de débauche.
Il fallut même séparer les hommes et les femmes en deux processions
distinctes pour accomplir les circumambulations rituelles de la
Kaaba !
Après avoir effacé toute trace de la place d’Ibn Zubayr
dans l’histoire, les Omeyyades se désintéressèrent de la Ville sainte.
Un monde de plus en plus vaste de glorieuses cités accaparait leur
attention. Ils investirent du temps et de l’argent dans Jérusalem et
dans Damas, bâtirent des châteaux et des palais en Palestine, en
Jordanie et en Syrie. Il leur fallait aussi ériger des villes nouvelles
dans les pays dont ils prenaient le contrôle. Al-Hajjâj, qui avait été
deux années gouverneur de La Mecque, ne savait que trop bien à quel
point les Omeyyades étaient haïs de la population. Ces descendants
des Quraychites passaient, non sans raison, pour des tyrans assoiffés
de sang – des tyrans qui s’étaient contentés de faire de La Mecque
une sorte de vitrine de leur empire en expansion.
La dynastie omeyyade perdura encore cinquante-huit années
après la défaite d’Ibn Zubayr. En tout, elle produisit treize califes
durant les quatre-vingt-neuf ans d’un règne qui s’étendit de 661 à
750. Ceux-ci agrandirent leur empire, instaurant la domination
musulmane depuis l’Espagne à l’ouest jusqu’à la vallée de l’Indus dans
l’actuel Pakistan à l’est, et jusqu’à la frontière chinoise en Asie
centrale. Leur règne était toutefois fréquemment en proie à des
révoltes et des dissensions internes. Quant aux califes eux-mêmes, ils
devinrent synonymes de luxe et de dépravation.
Le comportement des dirigeants scandalisait les plus dévots. Les
kharijites n’avaient pas abandonné tout espoir de provoquer la ruine
des califes impies. Un vent de révolte se levait contre la domination
omeyyade non seulement dans le Hedjaz, mais dans tout le monde
musulman – et particulièrement chez les ajam, ou « barbares »,
comme on appelait les musulmans non arabes. La révolte qui mit
finalement un terme à la domination omeyyade vint justement des
ajam, dans la province du Khorassan dans l’est de l’Iran. La rébellion
fut menée par Abû Muslim, un agitateur de génie qui sut tirer parti
d’une multiplicité de motifs de grogne pour détrôner les Omeyyades.
Le soulèvement avait été patiemment attisé et orchestré par le chef
du clan abbasside. En l’an 750, Marwân II, dernier calife de la
dynastie omeyyade, subit une lourde défaite à la bataille du Grand
Zab, à l’est de Mossoul en Irak. Abû al-Abbâs Abd Allâh al-Saffâh
(règne 749-754), un membre de la famille abbasside, prit alors les
rênes du pouvoir.
Tous ces événements qui décidaient du destin du monde
musulman se déroulaient loin, très loin de La Mecque. Et pourtant,
les Abbassides, du clan des Banû Hâchim, étaient eux aussi
originaires de la Ville sainte. Descendants d’Abbâs ibn Abd al-
Muttalib, un oncle du Prophète, ceux-ci s’estimaient seuls successeurs
légitimes de Mahomet. La Mecque accueillit avec un certain
soulagement la nouvelle d’un changement de calife et l’avènement
d’une dynastie nouvelle. Les attentes étaient grandes d’un régime
plus à l’écoute de son peuple. Mais tout d’abord, il convenait de
placer devant leurs responsabilités les auteurs des excès omeyyades,
et de venger Ibn Zubayr.
Le nouveau calife, dont le surnom al-Saffâh signifie « celui qui fait
couler le sang », avait installé son gouvernement à al-Hîra en Irak. La
cérémonie, qui eut lieu en 749, fut aussi fastueuse que l’exigeait
l’occasion. Les membres du clan au pouvoir, assis dans des sièges
richement décorés, entouraient le nouveau calife ; les membres de la
famille de la dynastie déchue étaient, quant à eux, installés chacun
sur deux coussins posés au sol. À peine la cérémonie était-elle finie
que le calife fut informé de la présence d’un visiteur inattendu en
provenance de La Mecque. « Ô Prince des Croyants ! », souffla un
officier de la cour à l’oreille d’al-Saffâh, « il s’est présenté à votre
porte, demandant audience, un homme chevauchant un chameau
pur-sang. Il vient du Hedjaz. C’est un Nègre. Son visage est voilé. Il
refuse de donner son nom ou de soulever son voile hors votre
présence. » L’homme lui fut présenté. Il jeta un regard au souverain,
puis aux Omeyyades par terre. Puis il se mit à réciter un poème dont
les vers évoquaient la tyrannie omeyyade et le traitement infligé à Ibn
Zubayr. Le calife s’y voyait exhorté à « se garder d’une erreur »,
« couper l’arbre maudit à la racine et aux branches », « les décimer »
et à « laisser ce glaive te sauver de cette lignée impure 16. »
Le poème eut l’effet escompté. Bouleversé, al-Saffâh se mit à
trembler. Les larmes coulaient le long de ses joues. « Criminelle
engeance », clama-t-il à l’adresse des Omeyyades. « J’ai devant les
yeux l’image des miens que vous avez assassinés. Et vous respirez
encore, et vous jouissez encore de la vie. » Il fit signe à ses gardes du
Khorassan de se charger d’eux. Un par un, ceux-ci frappèrent de leur
massue les hôtes rassemblés, y compris la famille omeyyade, jusqu’à
tous les tuer. Ceci fait, al-Saffâh demanda que les corps encore
palpitants soient dissimulés sous un tapis. Un somptueux dîner fut
alors servi au-dessus des dépouilles, et l’entourage du calife se joignit
à lui pour le repas. L’homme voilé put alors tranquillement se retirer.
La persécution et le massacre de l’ancienne famille régnante
furent poursuivis avec méthode. En janvier 750, Marwân II al-Himâr,
le quatorzième et dernier calife de la dynastie omeyyade, mena une
dernière bataille sur les rives du Grand Zab, un affluent du Tigre à
l’est de Mossoul, où il subit une cinglante défaite face à Abd Allâh ibn
Ali, l’oncle d’al-Saffâh. Quelques mois plus tard, en juin 750,
Abd Allâh convia quelque quatre-vingts princes omeyyades à un
banquet dans sa forteresse en Syrie, où il avait été nommé
gouverneur. Les princes furent assassinés alors qu’ils prenaient place
pour le festin. Dâwud, le frère d’Abd Allâh, fut nommé gouverneur de
La Mecque et de Médine, avec pour instruction d’exterminer les
Omeyyades des deux villes saintes. Seul un prince survécut à ce
carnage : Abd al-Rahmân (731-788), surnommé le « Faucon des
Quraychites ». Ayant réussi à s’enfuir, il erra comme fugitif avant de
finalement s’installer en Espagne. Là, il bâtit un nouvel empire,
l’émirat de Cordoue (755). Cette dynastie nouvelle donnera jour au
califat omeyyade d’Al-Andalus.
Après avoir versé le sang, le règne abbasside ramena la paix et la
prospérité à La Mecque. Princes et princesses venaient régulièrement
visiter la ville pour y accomplir le « petit pèlerinage ». Les caravanes
annuelles pour le hajj au départ de Bagdad, où les Abbassides avaient
instauré leur capitale en 762, avaient souvent à leur tête les califes
eux-mêmes, ou leur héritier désigné. Pour cette raison, la route entre
Bagdad et La Mecque était bien entretenue et périodiquement
améliorée. Au calife al-Saffâh succéda son frère, al-Mansour (règne
754-775). Ce dernier conduisait la caravane en l’an 754, lorsqu’il
reçut la nouvelle de la mort de son frère et de sa propre élévation à la
dignité de calife. Al-Mansûr fut le premier à transformer entièrement
la Mosquée sacrée, lui donnant des proportions véritablement
monumentales. Il redessina les lieux suivant des lignes géométriques.
Ses architectes tracèrent la diagonale de la nouvelle enceinte à l’aide
d’un fil de maçon, et bâtirent de nouvelles extensions des côtés nord
et ouest, doublant ainsi la capacité du sanctuaire. La Dâr al-Nadwa, la
vieille salle d’assemblée de Qusay, était maintenant contenue dans
l’enceinte, et un minaret fut ajouté à l’angle ouest de la façade nord
de la mosquée. Sept nouvelles portes furent construites – la porte de
Banû Jamah comportait trois arcades surplombant un cours d’eau. De
nombreuses colonnes en marbre furent ajoutées, et l’intérieur orné de
mosaïques et de calligraphies coraniques.
Le calife al-Mahdî (règne 775-785), fils d’al-Mansour, poursuivit
l’œuvre de son père. Ayant accompli le hajj en octobre 776, il donna
l’ordre d’agrandir et de restaurer encore un peu plus le sanctuaire,
puis quitta La Mecque. Deux nouvelles arcades couvertes et cinq
entrées furent ajoutées à la Mosquée. Des colonnes en marbre
spéciales furent importées d’Égypte et de Syrie et disposées en
réseau. La Kaaba fut mise à nu, aspergée de parfum, puis coiffée
d’une nouvelle étoffe – la kiswa – qui, comme les précédentes, avait
été spécialement tissée en Égypte. Lorsque al-Mahdî rentra en 780
pour inspecter les travaux et accomplir un nouveau pèlerinage, il
constata que la Kaaba n’occupait plus le cœur de la Mosquée sacrée :
les extensions réalisées avaient fini par la décentrer. Al-Mahdî
convoqua architectes et ouvriers. Après d’innombrables calculs, ceux-
ci conclurent qu’en raison de la présence de l’oued et du cours
emprunté par l’eau, il n’était pas possible de placer la Kaaba au centre
exact de l’enceinte. « L’oued de La Mecque est sujet à d’énormes crues
et il est très profond », expliquèrent-ils au calife. « Nous craignons
que si nous modifions son cours présent, l’eau ne s’écoule pas ainsi
que nous le souhaitons. Et derrière le fond de l’oued, il y a tant de
maisons et de résidences que le coût serait très élevé et en fin de
compte, le projet échouerait peut-être. »
Al-Mahdî répondit : « Il doit être agrandi quoi qu’il en coûte de
sorte que la Kaaba se trouve au centre du sanctuaire. J’y consacrerai
tout l’argent de l’État s’il le faut 17. » Le sanctuaire fut donc agrandi
une nouvelle fois. Pour déterminer son centre, on érigea
provisoirement des lances sur les auvents longeant l’oued sur toute sa
longueur, et on mesura la distance entre leurs pointes afin de définir
quelle part de cette zone serait intégrée à l’enceinte du sanctuaire, et
laquelle serait laissée à l’oued. Puis, al-Mahdî escalada la montagne
d’Abû Qubays et observa la cour du sanctuaire. Ainsi placé, il était
capable de désigner précisément les maisons à démolir et la zone où
devraient s’épancher les crues afin que la Kaaba occupe le centre de
la structure. Les travaux d’extension débutèrent en 783, mais al-
Mahdî mourut avant de pouvoir admirer le résultat final de « la
première de ses préoccupations ». Le projet fut achevé avec le
soutien de son fils, le calife Mûsâ al-Hâdî (règne 785-786). Parce
qu’al-Hâdî lui aussi était sur le point de mourir – son frère, le
légendaire Hârûn al-Rachîd (règne 786-809), devait lui succéder un
an plus tard –, il fallut accélérer les travaux. Au lieu de colonnes de
marbre, on eut recours à des pierres revêtues d’une couche de plâtre ;
le toit, lui non plus, n’était pas conforme aux directives précises d’al-
Mahdî. Malgré cela, l’extension du sanctuaire dont il est à l’origine
n’est pas seulement la plus vaste ; elle est aussi reconnue comme
étant la plus belle et la plus raffinée de toutes. Par la suite, plus
personne n’entreprendrait de travaux aussi grandioses.
Le sanctuaire contenait maintenant pas moins de 484 colonnes,
pour la plupart dorées à leur base, munies d’ornements en teck
sculpté et de moulures dorées, et peintes en différentes couleurs –
rouge, violet, vert, chamois et or. Toutes comportaient des
inscriptions en arabe ; deux, en calligraphie coufique peinte avec de
l’argent, faisaient spécialement référence à al-Mahdî. On pouvait
dénombrer 19 entrées, selon le cas portes donnant sur la cour
intérieure ou issues hors de la mosquée, et toutes ornées de
mosaïques. Un minaret surmonté de créneaux se dressait à chacun
des quatre angles de la mosquée – al-Mahdî en avait fait ajouter trois
à celui bâti par al-Mansour. L’intérieur de la mosquée comptait
272 créneaux, des fenêtres décorées de stuc, ainsi que des
embrasures cintrées dotées d’un relief en stuc et d’une barrière en fer.
Deux nouveaux plafonds avaient été ajoutés : le plus haut était fait de
bois dum du Yémen, l’autre de superbe teck agrémenté d’inscriptions
coraniques, de prières du Prophète et de prières pour le calife al-
Mahdî. Certaines zones, telle la Station d’Abraham, avaient fait l’objet
d’une attention particulière et avaient été rehaussées d’or. Les abords
de l’entrée de la Kaaba étaient eux aussi recouverts de feuilles d’or. Le
sanctuaire – ou haram – avait maintenant une identité propre
immédiatement reconnaissable. Son aspect intérieur et extérieur
devint un emblème de La Mecque, et plus généralement de l’islam. Si
l’on n’y retrouvait pas encore la toute première photographie de mon
enfance, il s’agissait en tout cas de son équivalent de l’époque.
Ce n’était pas simplement le sanctuaire qui avait changé.
La Mecque était différente. C’était devenu une cité riche et
cosmopolite. Les Abbassides se sentaient peu à leur aise à Médine, où
les descendants d’Ali vivaient toujours et d’où ils continuaient à
prétendre au califat. Les partisans d’Ali (les chiites) s’y étaient déjà
soulevés contre les Abbassides en l’an 762. C’est donc La Mecque,
patrie de leurs ancêtres, qui fut l’objet de toutes leurs attentions. Les
califes firent bénéficier population et pèlerins de leurs largesses. On
dit ainsi qu’al-Mahdî aurait distribué 30 millions de dirhams et
150 000 habits à sa première visite à La Mecque. Dans les caravanes
venues de Bagdad, de Damas, du Caire ou du Khorassan ne se
trouvaient pas que des pèlerins, mais aussi des aumônes et de
nombreux présents. Presque chaque année, l’une des places de la ville
témoignait de l’arrivée d’un nouveau cadeau. Une année, Bagdad
envoyait un trône qui avait appartenu au roi de Kaboul. L’année
suivante, c’était au tour de la Chine d’offrir une statue en or, installée
sur un trône en argent de forme carrée, lui-même posé sur un tapis
de soie agrémenté de clochettes en or et en argent – courtoisie du roi
du Tibet, qui, s’étant converti, avait voulu faire don de cette idole aux
citoyens de La Mecque.
Une visiteuse régulière de la ville était la princesse Zubayda,
petite-fille d’al-Mansour et cousine de Hârûn al-Rachîd. Elle initia et
supervisa un projet de grande ampleur visant à assurer durablement
à la ville un approvisionnement en eau de qualité. Des aqueducs
souterrains furent construits, qui transportaient jusqu’à La Mecque
l’eau de différentes sources – notamment celle de Hunayn, à quelque
20 kilomètres à l’est sur la route de Taïf. Les travaux, qui furent
terminés en 810, auraient coûté dans les 1,75 million de dinars. Ou,
pour reprendre les mots de la princesse : un dinar d’or pour chaque
coup de pioche. Elle s’attaqua ensuite à la construction d’un réseau de
distribution d’eau à Arafat – qui porte son nom : Source de Zubayda –
et fit aménager plusieurs fontaines dans la ville.
La période abbasside, qualifiée par certains historiens de
« révolution » intellectuelle et culturelle 18, vit prospérer la littérature,
la philosophie, la théologie et toutes les sciences naturelles, autant de
disciplines qui tiraient bénéfice de l’influence fertile de la Perse, de
l’Inde et du monde hellénique. Voyager en quête de savoir et
d’érudition était une pratique courante. Sans surprise, de par son
statut et du fait de l’amélioration des routes et autres installations
pour les voyageurs, La Mecque était souvent la première escale des
érudits itinérants. La ville en elle-même ne comptait pas plus de
quelques milliers d’habitants. Mais le nombre de ses occupants se
trouvait gonflé par un afflux constant de visiteurs, tous
reconnaissables à leur habit. Les Abbassides, comme les
fonctionnaires et les administrateurs, étaient vêtus de noir. C’était
pourtant, à l’origine, la couleur des kharijites, de certains dévots ainsi
que des disciples d’Ali : les chiites. Ceux-ci portaient le noir, pour les
uns en signe de protestation, pour les autres de deuil. Dans le cas des
chiites, le noir symbolisait le deuil de la défaite de Karbala. En
s’appropriant cette couleur, les Abbassides espéraient, d’une part,
domestiquer les mouvements de dissidence et, d’autre part, garder
l’œil sur les dissidents eux-mêmes. Dissidents et partisans d’Ali furent
contraints à se vêtir de manteaux et de turbans de couleur verte. Le
simple peuple portait principalement du blanc. Savants et aspirants
au savoir affectionnaient les manteaux aux larges manches et aux
grands turbans, avec des écharpes qu’ils jetaient en travers de leur
épaule. Le vêtement était une marque de statut, d’appartenance à un
métier, et même d’idéologie et d’appartenance politique.
Les érudits, aisément identifiables dans les rues de La Mecque,
étaient très prisés. On tenait des discours sur différentes places de la
ville. De lieu d’adoration, le sanctuaire devint en outre lieu
d’apprentissage. Savants, voyageurs, mystiques – toutes sortes
d’hommes de savoir venaient ici pour prononcer ou écouter des
sermons et des conférences. Certains parcouraient même des
centaines de kilomètres depuis le Nil, l’Afrique du Nord, l’Inde ou la
Perse afin d’accomplir le hajj et de rester ensuite plusieurs années
étudier ou enseigner dans la ville. Quelques-uns ne repartaient
jamais.
C’est de cette époque que datent les recueils de hadîths du
Prophète Mahomet et le canon de la loi islamique. L’imâm Al-Bukhârî,
ce grand collectionneur des déclarations du Prophète, était un
visiteur illustre de la ville. Né à en 810 à Boukhara en Asie centrale,
c’est à l’âge de 16 ans qu’il vint à La Mecque avec son frère et sa
mère, alors veuve, afin d’y accomplir le pèlerinage. Il y resta plusieurs
années avant de poursuivre sa route vers d’autres centres d’érudition
de l’Empire abbasside. Il ne fait pas de doute qu’il a recueilli à
La Mecque nombre des hadîths de son recueil canonique, le Sahîh Al-
Bukhârî.
Les fondateurs de deux des quatre écoles de jurisprudence
islamique avaient eux aussi arpenté les rues de la ville. L’imâm
Muhammad ibn Idrîs al-Chafiî, à qui l’on doit l’école chaféite, avait
une section spéciale du sanctuaire qui lui était réservée. Né à Gaza
en 767, il appartenait à la tribu des Quraychites et faisait remonter sa
descendance jusqu’à Abd al-Muttalib, le grand-père du Prophète. Son
père mourut alors qu’il était encore très jeune, laissant sa mère, une
Yéménite, seule pour l’élever. Estimant que sa place était dans la
patrie de ses ancêtres, elle l’envoya vivre à La Mecque chez un parent
alors qu’il était âgé d’une dizaine d’années. À 20 ans, al-Chafiî, qui
vivait en ascète, s’était déjà forgé à La Mecque une réputation de
grand savant doté d’un sens aigu de la justice. Musulman modéré, ne
craignant pas l’erreur, il tenait en piètre estime la théologie et les
théologiens. Ahmad ibn Hanbal, étudiant d’al-Chafiî et fondateur de
l’école de pensée hanbalite, fut l’autre juriste à avoir arpenté les rues
de la Ville sainte. Bien qu’Arabe, il était né en Asie centrale en
l’an 780 et s’était établi à Bagdad. Homme de grande piété, Ibn
Hanbal fut persécuté pour son interprétation du Coran par le calife
abbasside Al-Mamoun (règne 813-833). Il séjourna longuement à
La Mecque vers la fin de sa vie avant de rentrer à Bagdad, où il
mourut en 855. C’est à peu près au même moment que La Mecque vit
naître son seul et unique historien illustre, Al-Azraqî, l’auteur de La
Chronique de La Mecque (Akhbâr Makkah), dont nous avons fait la
connaissance au premier chapitre.
La Mecque n’attirait pas que les savants, mais fascinait aussi les
mystiques poursuivant une tâche bien particulière : ouvrir leurs
cœurs à la lumière du « brillant éclat » du Prophète. Ils venaient à
La Mecque et dans les environs pour y méditer et y mener une vie
d’ascète. Au contraire d’autres visiteurs, trahis par leurs habits, les
mystiques n’étaient pas faciles à identifier. Prenons l’exemple du
grand mystique Mansûr al-Hallâj : « vêtu d’une façon pitoyable », il
errait sans but dans les rues de la ville, un peigne en forme de
croissant à la main, et se proposait de peigner les cheveux des
passants. Né en 858 dans le Fars, en Perse, il se rendit par trois fois à
La Mecque et séjourna chaque fois dans la ville pour des durées allant
jusqu’à un an. On dit qu’en une occasion les habitants prirent pitié de
ses haillons et lui firent don de quelques vieilles robes. Il refusa les
vêtements et cita les vers suivants :

Si vous me trouvez ce soir dans un accoutrement


qui est doublement celui de la pauvreté,
Soyez assurés que sur mon dos usé
celui-ci généreusement
19
m’a accordé la liberté .

Il est douteux que les vues hétérodoxes de Mansûr aient fait forte
impression sur les passants, qu’ils aient été autochtones ou visiteurs.
Il croyait en l’union avec Dieu et avait coutume de se perdre dans une
sorte d’introspection mystique. Dans cet état, il déclarait alors : « Je
suis la Vérité. » Cette affirmation lui vaudra d’être longuement jugé
puis incarcéré à Bagdad, jusqu’à son exécution, sur l’ordre de juristes
orthodoxes, en mars 922.
Ce charpentier réparant une maison dans le quartier le plus
pauvre de la ville, qui se présente comme un simple zâhid (ascète),
est peut-être en réalité le sultan Ibrâhîm bin Adham (730-777).
Ancien roi de Balkh en Perse, Ibrâhîm reçut un miroir alors qu’il se
tenait assis sur son trône. « Je m’y suis miré, aurait-il dit, et je n’ai vu
qu’un voyageur en route pour la tombe, vers un lieu où nul ami ne
viendrait me réchauffer le cœur. J’ai vu un long voyage s’étendant
devant moi, pour lequel je n’avais nulle provision. J’ai vu un juge
équitable, et moi-même dépourvu d’éléments de preuve à soumettre
en vue de mon ordalie. De cet instant, être roi m’a inspiré du
dégoût 20. » Ibrâhîm abandonna son trône pour vivre en mystique et
passa un temps considérable à errer dans les rues de La Mecque. Un
autre ancien prince de la ville, que l’on pouvait fréquemment voir
mendier près du sanctuaire, était le fameux soufi perse Bâyazîd
Bistâmî (804-874) surnommé le « Splendide mendiant ». Bâyazîd
était perpétuellement en état de transe et faisait des déclarations des
plus scandaleuses – mais supposément mystiques : « Gloire à moi ! » ;
« Il n’y a nul autre dans mes habits que Dieu 21 » et « Je suis moi, il n’y
a d’autre Dieu que moi-même, adorez-moi ! » Une autre mystique
déambulant en apparence sans but dans la ville était Râbia al-
Adawiyya (713-801), qui, pour son premier voyage à La Mecque,
parcourut en rampant toute la distance d’Arafat à la Kaaba. Par la
suite, elle mena une vie d’ermite dans le désert tout proche, suivant
pour se nourrir un frugal régime végétarien 22. Dans l’ensemble, les
Mecquois portaient très peu attention aux mystiques parmi eux. Ces
gens deviendraient pourtant des figures importantes du soufisme, la
branche mystique de l’islam.
Tandis que La Mecque était devenue une ville cosmopolite,
fourmillant de théologiens, d’historiens, de mystiques et de voyageurs
et bourdonnant de débats et de discussions, une discipline brille par
son absence : la philosophie. Pas un philosophe réputé ou presque ne
faisait le déplacement depuis Bagdad, centre de la pensée et de
l’érudition musulmanes, ou depuis l’Espagne islamique, où le dernier
survivant de la dynastie omeyyade avait fondé son propre califat et
donné jour à une civilisation de grande culture et de grand
raffinement. Le contraste était vif avec La Mecque, havre des
antirationalistes. Il faut y voir d’une part l’effet de l’influence des
puritains, des kharijites et en général des conservateurs obsédés par
la « pureté » d’un islam non contaminé par ce qu’ils appelaient
« bida » (souvent traduit en français par « innovation ») ou par les
idées étrangères ; c’était, d’autre part, une façon pour la ville de se
démarquer de Bagdad, sa rivale, où la philosophie et le rationalisme
n’étaient pas seulement en vogue, mais positivement pratiqués au
titre de principe d’État. De fait, les Abbassides « voyaient dans l’usage
de la raison le fondement unique de la vérité et la réalité, et
considéraient la sphère de la philosophie et la sphère religieuse
comme une seule et même chose 23 ». Les Mecquois, pour leur part,
estimaient qu’un tel point de vue revenait à placer l’islam, religion
révélée, au même plan que la philosophie, qui était un produit de la
raison humaine – chose presque aussi condamnable que le péché
d’association.
L’aversion des Mecquois pour la philosophie se trouvait encore
renforcée par la mihna, qui fit beaucoup pour asseoir la réputation
d’Ahmad ibn Hanbal en tant que plus grande figure du
traditionalisme de son temps. La mihna était une tentative du calife
abbasside pour imposer à ses sujets ses propres vues en matière
théologique. Rationaliste et chantre de la philosophie grecque, Al-
Mamoun était aussi un progressiste sophistiqué et très cultivé qui
encourageait l’usage de la réflexion et la quête du savoir dans la
civilisation musulmane. Fin connaisseur du Coran et des traditions du
Prophète Mahomet, on dit qu’il aurait récité le livre saint dans son
intégralité pas moins de trente-trois fois durant le ramadan. C’est
pourtant ce même homme, qui a soutenu et donné forme à l’une des
périodes les plus riches et fertiles aux plans scientifique et
philosophique de l’histoire humaine, qui institua ce qui se rapproche
le plus dans l’histoire de l’islam de l’Inquisition espagnole. Le terme
mihna signifie « épreuve » et « examen » ; cette épreuve consistait en
une série de lettres écrites par Al-Mamoun à ses cadis (juges) et
administrateurs ainsi qu’aux savants, penseurs et personnalités
réputés de l’époque, et dans lesquelles il leur posait une question bien
précise. Tous les musulmans, quelles que fussent par ailleurs leurs
convictions, s’accordaient sur le fait que le Coran était la parole de
Dieu sans altération d’aucune sorte. Ce qu’Al-Mamoun cherchait à
savoir, c’était si le Coran était créé ou incréé. En bon rationaliste, le
calife croyait pour sa part que le Coran était créé. Il tenait que voir
dans le Coran la parole incréée de Dieu constituait une sorte de
tyrannie spirituelle qui fermait l’esprit à la recherche intellectuelle, à
la pensée rationnelle et à la philosophie. Mais en cherchant à mettre
à bas cette tyrannie, Al-Mamoun se fit lui-même tyran. Ceux qui ne
donnaient pas la réponse attendue étaient emprisonnés, fouettés,
démis de leurs fonctions publiques ou même torturés.
La première cible d’Al-Mamoun était un groupe de juristes très
pieux se désignant comme les Ahl al-Hadîth (ou gens du hadîth), et
pour qui les traditions du Prophète Mahomet formaient la source
principale du dogme. Extrêmement conservateurs, ils s’employaient à
mettre en forme la loi islamique, ou charia, et estimaient que le
Coran et l’exemple du Prophète « suffisaient à eux seuls à permettre à
une communauté d’humains de conduire leur vie en rendant des
comptes directement à Dieu. Ce qui pouvait être ressenti ainsi dans la
mesure où Dieu pouvait être trouvé sans médiation aucune dans la loi
elle-même 24 ». D’où leur doctrine, qui voulait que le Coran soit la
parole éternelle de Dieu et que la communauté musulmane n’ait nul
besoin de raisonnements, mais de la seule loi divine, telle que les
propos et les actions de Mahomet l’illustraient. Les gens du hadîth
insistaient sur la nécessité de la rigueur morale, « plus émotionnelle
qu’intellectuelle 25 », et voyaient dans chaque tentative de procurer
des soubassements rationnels à leur foi une insulte à la puissance de
Dieu. Pour Al-Mamoun, c’était là pur obscurantisme, lourd de
conséquences pour la culture et la civilisation musulmanes.
Ahmad ibn Hanbal faisait partie d’un groupe d’une trentaine de
juristes qui furent conduits devant un fonctionnaire de Bagdad. Après
avoir reçu lecture de la lettre du calife, les savants, tentant de
louvoyer, prétendirent n’avoir pas d’opinion. « Le Coran est la parole
de Dieu », dirent-ils. Après qu’on les eut pressés un peu, ils
ajoutèrent : « Dieu est le créateur de toute chose. » « Le Coran n’est-il
pas une chose », leur fut-il demandé. S’ensuivit une discussion sur ce
qu’était une chose. « Toute chose hormis Dieu est créée », conclurent-
ils finalement. Mais ce constat ne répondait toujours pas à la question
posée, et le fonctionnaire insista. Il est certain, répondirent-ils d’une
voix, « que le calife a entendu des choses qui ne nous ont pas été
rapportées, et qu’il sait ce que nous ne savons pas 26 ». Ibn Hanbal fut
l’un des deux intellectuels à exposer clairement son opinion. « Si je
me tais et que tu te tais, alors qui enseignera aux ignorants ? »,
déclara-t-il. Le fonctionnaire rapporta fidèlement les réponses de
Hanbal au calife, qui ordonna qu’on le lui présente, en chaînes, pour
qu’il défende sa vision des choses. Mais, pour une raison inconnue,
l’audience n’eut jamais lieu. Ahmad ibn Hanbal passa vingt-huit mois
en prison. La mihna continua d’être pratiquée par les successeurs
d’Al-Mamoun, Al-Mutasim (règne 833-842) et Al-Wâthiq (842-847),
jusqu’en 861, à l’issue de seize années peu glorieuses.
À La Mecque, la mihna était perçue comme une lutte opposant de
puissants rationalistes corrompus inféodés à l’État à des
traditionalistes indépendants craignant Dieu. Ce point de vue n’était
pas dépourvu de fondement. Si les rationalistes étaient effectivement
très cultivés, tenaient la philosophie en estime et défendaient la
liberté de pensée, ils avaient aussi, dans l’ensemble, une certaine
tendance à l’hédonisme et à la complaisance. Les philosophes
prêchaient l’évangile de la liberté pour une raison simple, pensait-on :
à leurs yeux, la loi et la religion étaient une gêne car elles les
empêchaient d’agir comme bon leur semblait. Que ces champions de
la liberté de pensée fassent, pour la plupart, partie de l’appareil d’État
ou soient en accord avec la ligne de l’État et ses politiques
n’arrangeait rien à l’affaire. Les traditionalistes étaient à l’inverse
extrêmement pieux, ou du moins vus comme tels. Ahmad ibn Hanbal,
par exemple, faisait montre d’une humilité et d’une satisfaction quant
à son propre sort tout à fait exemplaires, tout en manifestant un
grand sens de la justice et de l’équité. Il se vouait aux gens du
commun – lesquels étaient méprisés des rationalistes et des
philosophes, comme l’illustre le fait que, dans la première lettre de la
mihna, le calife Al-Mamoun qualifiait les hommes et les femmes
ordinaires d’« insignifiants », de « vulgaires », de gens « sans
entendement ni réflexion profonde 27 » et incapables de raisonner. À
l’opposé des philosophes et des rationalistes, les traditionalistes se
consacraient à toutes ces choses que les gens ordinaires chérissaient :
Dieu, le Prophète, le Coran, les traditions et l’exemple du Prophète,
l’égalité de tous et pour tous. Hanbal refusa même de toucher une
compensation pour l’injustice qui lui avait été faite et s’opposa à ce
que sa famille perçoive une allocation de l’État.
La Mecque raffolait des juristes dévots. Rien de ce qu’ils disaient
ou faisaient ne pouvait être remis en question. Et leur travail sur les
principes de la jurisprudence islamique – fiqh – faisait l’objet d’une
véritable vénération et était étudié avec zèle. Al-Chafiî, durant les
neuf années qu’il vécut à La Mecque, enseigna à ses étudiants à
rejeter déductions logiques, philosophie et conjectures rationnelles.
La logique, assurait-il, n’était d’aucune utilité pour le théologien.
L’analogie était le seul outil légitime pour la formulation de la loi
islamique ; tout devait ainsi être déduit par analogie avec les sources
primaires, à savoir en premier lieu le Coran, mais aussi et surtout
avec les hadîths. Hanbal enseigna que les paroles des compagnons du
Prophète – appelés les « tâbi’în » – devaient être honorées et
observées. Et si les successeurs du Prophète défendaient entre eux
des avis différents, alors tous ces avis différents devaient être jugés
également valides. L’imitation (taqlîd) des compagnons, de leurs
successeurs et des successeurs de leurs successeurs devait devenir la
norme pour tous les aspects de la religion ; l’innovation (bida), quant
à elle, était proscrite.
La vénération dont les juristes dévots faisaient l’objet et la
tradition de leur présence à La Mecque eurent de lourdes
conséquences, puisqu’on leur doit la montée en puissance des érudits
religieux en tant qu’autorité indiscutée pour toute question de
théologie ou de droit. Les pèlerins et les visiteurs venus des quatre
coins du monde musulman étaient à chaque instant gratifiés
d’anecdotes sur la piété de ces hommes ; ils rentraient chez eux avec
un amour des érudits religieux et de la tradition exempt de tout esprit
critique, et avec un dégoût tout aussi puissant de la philosophie, la
raison et la spéculation. La Mecque devint un bastion de la tradition
et du traditionalisme, et en particulier de l’école de pensée hanbalite,
particulièrement stricte et ultraconservatrice. Quiconque vivait dans
la ville durant quelques mois subissait son influence – une influence
qui perdure depuis plus de quatorze siècles.
La Mecque fut élevée au rang de cité céleste pour une autre raison
encore. Après toutes ces souffrances, tout le sang versé, ces sièges et
ces rébellions qu’ils avaient endurés, ses habitants avaient le
sentiment d’occuper une place à part. La Mecque devait être bien plus
qu’une simple ville de pèlerinage, que le lieu de naissance du
Prophète de l’islam et que le fief de la tradition. L’honneur d’être le
lieu où avait été construite la Maison de Dieu n’était pas encore une
distinction suffisante. Il devait s’agir d’une ville bâtie non sur terre
mais au ciel : au lieu d’origine même de la création.
C’est ainsi que La Mecque se forgea son propre mythe. Ce fut tout
d’abord une allégorie, une certaine interprétation du récit de
l’expulsion d’Adam du paradis tel qu’il apparaît dans le Coran. Après
avoir créé Adam et Ève, Dieu leur demande de vivre dans le jardin
d’Éden. « Mangez de ses fruits à votre guise ! Mais n’approchez, sous
aucun prétexte, de l’arbre que voici ! Sinon, vous seriez du nombre
des injustes 28 », leur est-il dit. Mais Satan les dupe et les séduit par
ses mensonges. « Mais lorsqu’ils eurent goûté à l’arbre, ils virent
apparaître leur nudité qu’ils s’empressèrent de couvrir avec des
feuilles du Paradis. Le Seigneur les interpella alors : « […] Ne vous ai-
Je pas dit que Satan était votre ennemi déclaré ? » – « Seigneur,
dirent alors Adam et son épouse, nous avons agi injustement envers
nous-mêmes. Si Tu ne nous pardonnes pas, et si Tu nous refuses Ta
grâce, nous serons à jamais perdus. » C’est ainsi qu’Adam et son
épouse furent expulsés du jardin d’Éden et envoyés sur terre « où
vous trouverez un séjour et une jouissance temporaires. Et Il ajouta :
C’est là où vous vivrez, c’est là où vous mourrez et c’est de là qu’on
vous fera sortir un jour 29 ! » Mais sur quel endroit de la planète Adam
alla-t-il donc après avoir été banni du paradis ? Les Mecquois avaient
leur propre réponse à cette question. Comme le rapporte l’historien
Tabarî, Adam descendit sur terre un vendredi, alors que le soleil se
couchait sur le mont Nudh, en Inde ou à Ceylan. Lui qui aimait à
entendre les voix des anges du paradis se sentait maintenant bien
seul. Il dit : « Seigneur ! Cette terre qui t’appartient n’héberge-t-elle
nul autre que moi pour te louer et te sanctifier ? » À quoi Dieu
répondit :

J’aurai certains de tes enfants pour M’y louer et M’y sanctifier.


J’y aurai des maisons pour M’y mentionner, des maisons où Mes
créatures loueront et diront Mon nom et l’appelleront Ma maison.
J’élirai l’une de ces maisons pour y exercer ma générosité et la
distinguerai de toutes les autres en y apposant Mon nom et
l’appellerai Ma maison. Je la ferai proclamer Ma grandeur, et c’est
sur elle que j’ai placé Ma majesté. Puis, étant dans toute chose et
avec toute chose, Je ferai en outre de cette maison un sanctuaire
sûr dont la sacralité s’étendra à ceux autour, à ceux au-dessous, et
à ceux au-dessus de lui. Quiconque le sanctifiera de Ma sacralité
M’obligera à Me montrer généreux envers lui. Quiconque y
effraiera ses occupants perdra Ma protection et violera Ma
sacralité. J’y ferai bâtir Ma première maison, comme une
bénédiction pour l’humanité, dans la vallée de La Mecque. Ils y
viendront débraillés et couverts de poussière […], s’écriant avec
émotion : À Ton service ! Versant de copieuses larmes et
proclamant à grands cris Allâhu Akbar [Dieu est grand]. […] Tu
demeureras là, Adam, tant que tu vivras. Puis les nations, les
générations et les prophètes de tes enfants vivront ici, une nation
après l’autre, une génération après l’autre 30.

Adam reçut ensuite l’ordre de se rendre à la Maison sacrée, qui fut


précipitée du paradis sur la terre, et d’accomplir des
circumambulations, à l’image des circumambulations qu’il avait vu les
anges accomplir autour du trône de Dieu. La Pierre noire, qui était
originellement blanche, fut également descendue à son intention. Il
fut assisté par un ange lors de son voyage vers La Mecque. « Chaque
fois qu’Adam passait à côté d’un pré ou d’un lieu à sa convenance, il
disait à l’ange : faisons donc halte ici ! Et l’ange disait : Qu’il en soit
fait ainsi ! Ceci continua jusqu’à ce qu’ils atteignent La Mecque.
Chaque lieu où ils faisaient halte se muait en une terre cultivée ; et
chaque lieu qu’ils contournaient se muait en un morne désert 31. » À
son arrivée dans la vallée de La Mecque, Adam bâtit la Maison. Après
avoir accompli ses circumambulations, il pénétra en errant dans la
contrée sauvage d’Arafat et y accomplit tous les rites du pèlerinage.
Lorsqu’il eut fini, l’ange lui dit : « Tu as parfaitement effectué le
pèlerinage. » Ceci l’étonna. Remarquant sa surprise, l’ange lui dit
alors : « Adam ! Nous avons accompli le pèlerinage vers cette Maison
deux mille ans avant ta création 32. » Adam se sentit réprimandé. La
Maison était le reflet du trône de Dieu sur terre. Dans la plaine
d’Arafat, Adam fut réuni avec sa femme. Le couple vécut non loin de
La Mecque avec ses enfants. Adam mourut dans la Ville sainte et fut
inhumé par son fils Seth, un homme d’une grande piété, dans une
grotte en contrebas d’Abû Qubays, la montagne la plus haute de la
région de La Mecque. Son épouse, elle, fut enterrée à Djedda.
Dans cette allégorie, La Mecque représente le trône de Dieu sur
terre. De même que les anges tournent en prière autour du trône de
Dieu dans le ciel, les hommes tournent autour de la Kaaba sur terre.
La Mecque est le reflet du ciel : ce n’est pas simplement le chemin du
paradis – c’est le paradis sur terre. Certes située dans une « vallée
aride », sa véritable essence n’en est pas moins ailleurs. La Mecque
n’est pas qu’une ville, c’est une idée métaphysique : voilà pourquoi les
anges effectuaient le pèlerinage vers le sanctuaire avant même la
création d’Adam.
Cette allégorie devint d’abord credo officiel, puis fut diffusée avec
enthousiasme. Les Mecquois tiraient beaucoup de fierté de la relation
qu’ils en faisaient aux visiteurs – pèlerins, savants, étudiants et
voyageurs itinérants. L’histoire se propagea en tous lieux. Pour les
musulmans où qu’ils fussent, La Mecque était devenue la plus
importante des villes, un avant-goût du paradis avant la mort et un
aimant pour l’âme de chaque croyant.
CHAPITRE IV

Chérifs, sultans et courants


de l’islam

Il fallut à La Mecque au moins deux siècles après la naissance de


l’islam pour accéder au rang de royaume paranormal. La Ville sainte
en vint alors à être considérée, non plus seulement comme la source
de toute doctrine et de toute conduite correctes sur un plan
islamique, mais comme un lieu céleste où tout, bon ou mauvais, était
béni. Bien sûr, certaines choses y avaient toujours été tenues pour
telles : l’eau de Zemzem, cette source jaillissant sur ordre de Dieu
dans la vallée désolée pour venir au secours d’Agar et d’Ismaël, était
évidemment une bénédiction divine. La Kaaba symbolisait le centre
de la vénération divine. De là à ce qu’on lui attribue des pouvoirs
magiques ainsi qu’à tout ce qui lui était associé, il n’y avait qu’un pas.
La kiswa, cette tenture brodée recouvrant la Kaaba, était découpée et
vendue aux riches – mais donnée aux pauvres ; bientôt, toute chose
présentant un lien, aussi ténu fût-il, avec la Ville sainte – une relique,
un livre, un produit local – inspirerait la dévotion. Aujourd’hui, même
la terre et la poussière de la ville sont devenues précieuses et sacrées.
Pareille élévation de La Mecque n’était pas sans soulever
d’épineuses questions. À qui revenait-il, par exemple, de décider de
ce qui était sacré et ce qui ne l’était pas ? Qui fixerait les règles
régissant les entrées et les sorties de la ville ? Les pèlerins
n’hésiteraient pas à détruire les reliques ou toute autre marchandise
acquise à La Mecque si celles-ci risquaient de tomber aux mains de
non-musulmans. Certains croyaient même que le simple contact avec
l’un d’entre eux invaliderait leur visite à la Ville sainte et les
contaminerait d’une quelconque façon. Non pas qu’il se trouvât des
non-musulmans dans la Mère des cités ; ceux-ci avaient déjà
interdiction de s’y rendre. Muawiya, le premier calife omeyyade, avait
en effet banni juifs et chrétiens de La Mecque et de Médine.
Plus je réfléchis à cette décision si lourde de conséquences, plus je
m’interroge : ne fut-elle pas le produit d’un subtil processus
orwellien ? Le fils d’Abû Sufyân et de Hind, persécuteurs de Mahomet
et gardiens de la tradition mecquoise, avait-il voulu par ce biais
réaliser l’ardent désir de ses parents ? Cette idée de la supériorité
mecquoise refusa de disparaître alors que l’autorité musulmane
s’étendait rapidement au-delà de l’Arabie. Elle était évidente tant
dans le statut de client imposé aux nouveaux convertis, que dans
l’isolement des armées musulmanes arabes dans des camps de
garnison. Et pourtant, la pratique de l’exclusion des non-musulmans
de la Ville sainte contrastait nettement avec ce qui se faisait ailleurs.
La communauté originelle fondée par Mahomet à Médine avait, du
reste, inclus les membres de plusieurs religions : musulmane, juive,
chrétienne et païenne. Cette forme d’hétérodoxie est ce qui a permis
de maintenir en état les grandes villes de l’islam, et l’on en perçoit
encore la trace de nos jours à Bagdad, à Damas, au Caire, à
Marrakech, à Cordoue ou à Téhéran. Mais La Mecque était différente.
N’autoriser l’accès à cette ville, qui était aussi la porte du paradis,
qu’aux seuls musulmans impliquait que le paradis n’appartenait à nul
autre qu’à eux.
Le message d’ouverture et d’intégration prêché par Mahomet se
teinta ainsi de nouvelles connotations. Désormais, l’islam appartint
aux seuls fidèles. Son autre sens, qui en faisait un ensemble de
valeurs à l’aune duquel seraient jugés tout humain et toute œuvre
humaine, n’a jamais disparu ; il est simplement devenu comme un
complément mineur au système de valeurs incarné par La Mecque.
Les conséquences négatives de cette approche restent vivaces. Quand
l’on sait à quel point les Omeyyades avaient mauvaise presse,
particulièrement auprès des érudits religieux, il est intéressant de
constater que cet héritage précis, l’interdiction de La Mecque aux
non-musulmans, pourtant annonciateur d’une certaine fermeture
d’esprit en islam, n’a jamais – pas même de nos jours – été remis en
question. Même s’il faut bien dire qu’à faire de ce reflet du paradis
sur terre un fruit interdit, il en est devenu une source d’irrésistible
fascination et d’infinie tentation pour les aventuriers non musulmans
durant l’Histoire, comme nous le verrons plus loin.
Plus les simples mortels prenaient leurs aises dans cette porte du
paradis sur terre, plus divers groupes et mouvances, jouant des
coudes en quête de pouvoir et d’honneurs dans la ville, cherchaient à
imprimer leur marque, prétendant chacun être l’unique dépositaire
de l’authentique paradis mecquois. Chaque courant possédait une
section dédiée au sein de la Mosquée sacrée, où il priait derrière son
propre imâm ou chef spirituel. Après la prière, les fidèles s’asseyaient
devant une lampe portant la couleur de leur courant, et écoutaient
des sermons et des discours vantant les vertus particulières de leur
groupe. À la fin du IXe siècle, les quatre écoles de pensée existaient
déjà, et contrairement à l’ancien adage, selon lequel « seul [était]
réellement connu ce qui a[vait] été mémorisé 1 », la priorité était
désormais de coucher par écrit hadîths et avis juridiques. L’espace à
côté de la Station d’Abraham était réservé aux disciples d’al-Chafiî.
D’autres lieux étaient affectés aux disciples de Hanbal, le héros de la
mihna, à ceux d’Abû Hanîfa (699-767), fondateur de l’école hanafite,
et à ceux de Mâlik ibn Anas (711-795), le professeur d’al-Chafiî et
fondateur de l’école malikite. Les partisans d’Ali, d’abord appelés
« alides », puis « chiites », et divers autres groupes qui s’étaient
organisés en opposition secrète au règne abbasside, et dont certains
prônaient la violence, avaient leurs places réservées au sein de la
Mosquée sacrée.
Il arrivait que des courants franchissent les limites de leur
territoire, ou bien insultent ou défient d’autres courants, faisant alors
éclater de graves conflits. La sainteté n’a jamais été une garantie
contre les ravages des pharisiens ; c’est là une triste réalité dont
l’islam est loin d’avoir l’apanage. Autour d’une Mosquée sacrée déjà
largement éprouvée par les batailles dynastiques pour la succession
au trône, les rixes et les pugilats géants ayant pour prétexte tel ou tel
point du dogme n’étaient pas rares. À plusieurs reprises, les querelles
opposant différents courants s’envenimèrent au point qu’il fallut
fermer les portes du sanctuaire pour empêcher les combattants
d’entrer. Durant la saison du hajj, chaque mouvance se disputait
l’attention des pèlerins, qui constituaient autant de disciples et
d’ambassadeurs potentiels susceptibles de porter leur enseignement à
d’autres parties du monde musulman.
Plus que jamais au cours de leur longue histoire, les Mecquois en
vinrent alors à voir dans les pèlerins une ressource aussi religieuse
qu’économique. « Nous ne semons ni blé ni sorgho, les pèlerins sont
nos cultures 2 », dit un vieux dicton local que l’on peut sans crainte
faire remonter à cette époque. D’autres cités, à l’instar du port de
Djedda, accueillaient les commerçants en toute saison ; et Médine, où
se trouve la tombe du Prophète, recevait un flux régulier de visiteurs.
Mais La Mecque, elle, était presque entièrement tributaire de cet
afflux de pèlerins qui se produisait à un moment précis de l’année.
Les visiteurs n’apportaient pas que leur ferveur, mais aussi des
marchandises dont la population de la ville et les autres pèlerins
avaient un impérieux besoin. Tel pèlerin pauvre apportait quelque
objet ou produit de chez lui dont la vente servait à financer son
voyage ; tel autre achetait des objets d’artisanat ou divers ustensiles
aux villageois et aux Bédouins qu’ils croisaient sur la route, afin de
les revendre avec bénéfice au bazar de la ville. Outre des provisions,
les visiteurs devaient aussi apporter tous les biens de première
nécessité dont ils auraient besoin : miel, beurre, huile, olives, riz et
blé, la seule exception étant la viande, qu’ils achetaient à La Mecque.
La majeure partie de l’année, les autochtones vivaient des produits
qu’ils achetaient et du revenu que leur fournissaient les pèlerins.
Durant le hajj lui-même, à peu près la moitié des habitants œuvraient
comme hôtes et comme guides à leur service, pendant que d’autres
gardaient le sanctuaire et vivaient de leur générosité.
La population de la ville décuplait durant la saison du hajj, en
sorte que La Mecque devait fournir aux pèlerins tous les produits
essentiels, comme l’eau, dont ceux-ci ne pouvaient se charger par
eux-mêmes. Il fallait non seulement étancher leur soif, mais encore
permettre l’accomplissement du wûdû – ces ablutions rituelles
précédant chaque acte des cinq prières quotidiennes et qui venaient
s’ajouter aux ablutions usuelles. L’eau était un problème constant pour
la ville, qui se trouvait toujours en situation de pénurie pendant la
saison du pèlerinage. Cela n’empêchait pas La Mecque d’être sujette à
de fréquentes inondations, une difficulté à laquelle furent confrontés
tous ceux qui, dès les premiers travaux engagés par le calife Omar
en 638, entreprirent de transformer la Mosquée sacrée. Le problème
devint tel que le calife abbasside Al-Mutadid (règne 892-902) fit
complètement nettoyer l’oued de telle sorte qu’en cas de crue, au lieu
d’envahir le sanctuaire, les eaux ne quittent pas son lit. Cette
opération déboucha sur de nouveaux travaux de rénovation et
d’agrandissement de la zone du sanctuaire.
Mais le hajj n’était pas une source de revenus que pour la Ville
sainte. C’était aussi une affaire très lucrative pour les bandits et les
Bédouins : les pillages de caravanes étaient en effet chose fréquente.
Une fois que le pèlerin, parti de chez lui, avait gagné le point de
départ de l’un des trois grands convois, il retrouvait tous les autres
fidèles réunis là afin d’aborder la dernière étape de leur voyage. Les
pèlerins du nord et du nord-ouest de l’Afrique, par exemple,
rejoignaient la caravane au départ du Caire. De là, ils franchissaient
la péninsule du Sinaï ; suivant la plaine côtière, ils gagnaient
La Mecque en une quarantaine de jours. Une deuxième grande
caravane se formait à Damas ; partant vers le sud, elle atteignait
La Mecque via Médine en une trentaine de jours. Le troisième convoi
traversait la péninsule Arabique depuis Bagdad. Ces caravanes étaient
de véritables petites villes en mouvement : on y trouvait tout ce qui
fait une vie humaine, et tout ce qui est nécessaire à cette vie. Outre le
transport, il y avait des commerçants qui géraient des épiceries, des
infrastructures médicales, des hommes cultivés qui expliquaient aux
pèlerins les nombreux rites de l’islam, quantité de mystiques et
d’érudits en quête de gnose et de savoir, et des musiciens, des
chanteurs et toute sorte d’amuseurs publics. Mais ce qui intéressait
surtout les pillards, c’étaient les biens précieux – épices, vêtements,
bijoux – envoyés par les califes et les sultans, soit en tant que présents
pour La Mecque, soit pour être vendus dans la ville. La tentation était
si grande qu’il arrivait même que les caravanes se pillent entre elles !
Vers la fin du IXe siècle, soit le milieu du règne abbasside, les
qarmates se faisaient un devoir d’attaquer les convois et parvinrent à
semer la violence dans la Ville sainte. Comme les kharijites avant eux,
ceux-ci étaient à l’origine un mouvement réformateur émanant des
Ismaélites qui avait vu le jour vers 870 en Syrie et en Mésopotamie,
et dont le programme radical était issu « autant de la grogne sociale
de l’époque que de leur message religieux 3 ». À son tour, leur
mouvement ne tarda pas à se muer en un véritable culte extrémiste.
Comment expliquer que les visions du paradis introduisent toujours
l’enfer dans les esprits ? Cette énigme éternelle de l’âme humaine n’a
rien de théorique, ni n’est d’ailleurs exclusive à l’islam. Les qarmates
contestaient le luxe et les outrances du califat abbasside. Là où les
Omeyyades étaient connus pour avoir adopté les excès d’une Syrie
hellénisée, les Abbassides reprirent à leur compte toute la panoplie
des usages de la cour sassanide, dont l’empire avait gouverné un
temps l’Empire perse depuis Ctésiphon, sa capitale. Les ruines de
cette ville jouxtaient Bagdad, la nouvelle capitale des Abbassides, qui
fut fondée en 762. Les qarmates, déterminés à faire tomber les
Abbassides, « sentaient que les mœurs anciennes devaient être
balayées, les classes privilégiées renversées, et qu’une justice pure
devait régner 4 ».
Ce mouvement tirait son nom de Hamdân Qarmat. En 894, celui-
ci avait instauré un État qui s’étendait de Koufa en Irak jusqu’à
Bahreïn, et englobait les zones côtières du sud de l’Irak et de l’est de
l’Arabie. Les qarmates, qui avaient choisi pour quartier général Hajar,
la capitale de Bahreïn, se mirent en demeure de bâtir une société
utopique. C’est ainsi que leur État se fondait sur des principes
égalitaires dont étaient absentes la propriété privée et la pratique de
l’usure. Terres et biens furent également distribués entre les citoyens,
et nul ne paya plus d’impôts. Quiconque s’endettait ou tombait dans
la pauvreté recevait du Trésor public un prêt sans intérêts. Le peuple
élisait son chef, l’imâm, et un conseil consultatif de six vizirs, qui
prenaient les décisions politiques par voie consultative. Les
travailleurs étaient organisés en guildes. La population était
composée majoritairement de végétariens stricts, raison pour laquelle
on nomme parfois les adeptes de ce culte les « maraîchers ». Les
qarmates séduisaient une population jeune et urbaine, envoyée dans
des camps d’entraînement spéciaux où on lui inoculait la ferveur
révolutionnaire.

Il nous a été rapporté l’histoire de cette mère pieuse qui se


rendit dans les camps du désert afin qu’on lui restitue son fils,
lequel avait rejoint les rebelles. Elle fut horrifiée par l’atmosphère
de défiance qui régnait dans les camps, égalitaristes et rejetant
délibérément les convenances d’une société établie – et qui
exigeaient une stricte adhésion à leurs principes révolutionnaires.
Le fils émancipé s’appliquait à se montrer dur et cruel et ne
rendait aucun des hommages dus à une mère ; celle-ci le renia et
s’en retourna chargée de griefs à l’encontre des qarmates 5.

Alors que les qarmates croyaient fermement en l’égalité entre les


hommes et en l’usage de la raison, c’étaient aussi, comme souvent
avec les utopistes, des messianistes. Ils attendaient donc l’arrivée
imminente du Mahdî, le Messie promis. Un État militaire et religieux
fort était un préalable indispensable à son avènement. Tandis qu’ils
patientaient, ils devinrent donc des adeptes d’Abd Allâh ibn Ali
(règne 909-934), le fondateur du califat fatimide en Afrique du Nord,
dont ils prêchèrent les enseignements avec ardeur. Ils cultivaient une
vision cyclique de l’Histoire : selon eux, celle-ci ne cessait de se
répéter.
Quand je pense à tout ce que l’Homme a commis au nom de la
religion, j’ai le sentiment de me retrouver piégé dans Un jour sans fin,
ce film de 1993 où Bill Murray revit encore et encore une même
journée, jusqu’au jour où il comprend que pour briser la fatalité, c’est
lui qui doit changer. Si seulement les choses se passaient dans la vie
comme au cinéma ! Au lieu de cela, voyez tous ces mouvements
messianiques et mystiques à travers les âges et dans toutes les
religions qui ont rejoué encore et encore le même répertoire ; tous
thèmes et toutes idées qui, aussi nobles qu’en fussent les idéaux,
connaissent toujours une triste fin. La ferveur messianique a une
certaine tendance à dégénérer en action violente, en impératif
totalitaire et en intolérance à l’égard de tous ceux qui n’embrassent
pas sa vision du monde. Invariablement, ces courants en viennent à
défier la société dans laquelle ils ont prospéré et, bien souvent, à
devenir eux-mêmes les victimes du terrible sort que celle-ci leur
réserve. Souvenons-nous des bêcheux (Diggers), des muggletoniens,
des anabaptistes et des niveleurs (Levellers), ces sectes non
conformistes engendrées par une exaltation religieuse qui fut le
contrecoup de la Guerre civile anglaise (1649-1688) 6. Opposées à la
religion établie aussi bien qu’à la corruption et à la tyrannie
monarchiques, elles défendaient un programme de réformes sociales
remarquablement similaire à celui des qarmates, et qui, du reste, ne
manqua pas de leur valoir une même réputation de violence et
d’oppression.
Le culte qarmate donna le jour à une société ésotérique dont les
rites initiatiques, obligatoires pour tout nouvel adepte, n’avaient
toutefois rien de secret. On pourrait presque dire que les qarmates
constituèrent le premier État communiste de l’histoire, aux relents
d’ailleurs fortement staliniens. Ils instaurèrent à Koufa un règne de
terreur qui dura près d’un siècle, allant jusqu’à mettre en péril
Bagdad, avant d’être repoussés de justesse par les généraux
abbassides. C’est toutefois pour ce qu’ils firent subir à La Mecque
qu’ils sont surtout restés dans les mémoires.
Aux yeux des qarmates, le pèlerinage à La Mecque était une
pratique païenne. Une fois qu’ils eurent assis leur domination sur l’est
de l’Arabie, ils formèrent des alliances avec les tribus bédouines et
menèrent des raids sur les caravanes de pèlerins. Tout au long des
premières décennies du Xe siècle, ils persécutèrent les caravanes
irakiennes. En l’an 906, ils tendirent une embuscade à la caravane de
Bagdad et massacrèrent environ 20 000 pèlerins. Pendant des
dizaines d’années, presque toutes les caravanes en provenance de la
capitale irakienne furent ainsi pillées avant d’arriver à La Mecque.
Celle de 925 n’arriva pas même à destination. Le trafic depuis Bagdad
cessa pratiquement en conséquence de la terreur semée par les
qarmates.
Jusqu’à ce qu’un jour de janvier 930, sous le règne d’Abû Tâhir al-
Qarmatî, ils s’en prennent à La Mecque. C’était la saison du hajj et la
ville, remplie de pèlerins, fut attaquée par surprise. Qutb al-Dîn, un
historien ottoman du XIXe siècle, rapporte ce qui se passa ensuite :

Ils entrèrent dans le haram [le sanctuaire] armés et à dos de


cheval, et passèrent par l’épée les pèlerins en train d’accomplir les
circumambulations – toutes ces personnes en prière et en ihrâm
[en habit de pèlerin] étaient sans armes et en état de
sacralisation – et tuèrent au final environ 30 000 personnes dans
le haram, à La Mecque et dans les ravins autour de la ville. […]
Saoul et l’épée à la main, Abû Tâhir chargea et stoppa devant la
Noble maison [la Kaaba], où son cheval déféqua et urina. […] Le
puits de Zemzem et tous les autres puits et fosses de La Mecque
furent remplis jusqu’à déborder des restes des martyrs. Abû
Tâhir alla jusqu’à la porte vénérée de la Kaaba et l’arracha en
s’écriant : « C’est moi, par Dieu, et par Dieu c’est moi. Il crée et
j’extermine. » Puis il hurla en direction des pèlerins : « Imbéciles !
Vous affirmez que quiconque pénètre ici sera en sécurité (Coran
3,97). Mais étiez-vous en sécurité lorsque nous avons agi comme
nous l’avons fait ? » Un homme, choisissant la voie du martyr en
se livrant pour être tué, saisit la bride du cheval d’Abû Tâhir et
déclara : « Le sens de cet honorable verset n’est pas tel que tu dis ;
il est plutôt qu’à quiconque pénètre ici, la sécurité est due. » Sur
quoi, Abû Tâhir tourna bride sans plus lui prêter attention 7.

Les qarmates demeurèrent onze jours à La Mecque, durant


lesquels ils ôtèrent le dôme qui recouvrait le puits de Zemzem et
pillèrent son trésor. À leur départ, ils emportèrent la Pierre noire avec
eux. Celle-ci ne retrouvera sa place que vingt ans plus tard, en 951,
brisée en plusieurs morceaux. Selon certaines sources, ces morceaux
auraient été au nombre de sept, un chiffre qui constitue une référence
codée aux sept imâms reconnus par les courants ismaélites. Quant à
Abû Tâhir, on dit qu’il connut une mort atroce : « Affligé de plaies
gangréneuses, il eut la chair dévorée par les vers 8. » Nul ne le pleura
dans la vallée de La Mecque.
Le massacre perpétré, allié à la profanation de la Mosquée sacrée,
provoqua des ondes de choc dans tout le monde musulman. Cet
événement était pourtant symptomatique des turbulences, des
rivalités et des conflits tant religieux que politiques où les fidèles se
trouvaient embourbés. Cette situation a quelque chose de
profondément ironique quand l’on sait que la période abbasside est
aujourd’hui considérée comme une phase de consolidation : c’est en
effet de cette époque que datent les institutions et pratiques
coutumières caractéristiques de la société musulmane, auxquelles on
doit des réalisations absolument extraordinaires. Grâce à elles, un
musulman pourrait dès lors voyager d’un bout à l’autre du monde
connu en ressentant partout cette forme de familiarité diffuse qui lui
permettrait de se sentir un peu chez lui. Il en est encore de même de
nos jours, comme j’ai pu en faire l’expérience dans tous mes voyages
au travers d’un monde islamique désormais subdivisé en États-nations
très divers.
Ce fut également une période particulièrement florissante sur le
plan des idées, qui inaugura l’âge d’or de la civilisation musulmane ;
cette effervescence intellectuelle fut aussi remarquable, et son
expansion aussi considérable que l’avait été son expansion
territoriale. L’arabe n’était pas que la langue du Coran ou du culte.
En 696, il fut déclaré langue de l’empire, du gouvernement et de
l’administration. Partout dans le monde islamique, il devint, tant pour
les musulmans que pour les non-musulmans, la langue commune des
idées et de l’enseignement. On attribue au calife Al-Mamoun la
fondation du Bayt al-Hikma (Maison de la sagesse) de Bagdad vers
l’an 813, qui collectait des manuscrits du monde entier et traduisait
en arabe le savoir perse, grec et indien. La fabrication du papier,
héritée des Chinois, permit de faire de la « Communauté du Livre »,
comme les musulmans aiment à se décrire, une véritable civilisation
du livre. Une usine de papier fut fondée à Bagdad en 793. Les
bibliothèques gratuites, dotées de collections réunissant plusieurs
centaines de milliers de textes, devinrent un dénominateur commun
des villes musulmanes. Les sociétés savantes et scientifiques se mirent
à proliférer. Ce fut l’ère des grands esprits universels, ces noms
illustres dans l’histoire des idées qui contribuèrent au développement
de nombreuses disciplines scientifiques, mathématiques, médicales et
philosophiques. Des avancées technologiques majeures virent le jour
avec la création de machines fabuleuses et l’invention d’industries
nouvelles ; une révolution agricole eut lieu, avec des innovations
dans le domaine de l’irrigation qui permirent de transplanter les
cultures d’un bout à l’autre de l’empire 9.
Un hôpital public gratuit, proche de nos hôpitaux actuels, fut
inauguré à Bagdad en 806. On y enseignait la médecine et la
pharmacologie. D’autres villes s’emparèrent de cette idée et, peu à
peu, des centres de formation de haut niveau émergèrent qui
contribuèrent à la propagation de ces nouveaux savoirs. C’est sur leur
modèle que seront conçues les premières universités européennes 10.
On trouvait ces établissements dans des villes aussi éloignées de
Bagdad que Cordoue (université fondée en 970) et Tombouctou
(989). Une science théorique et une pratique de la jurisprudence
communes furent élaborées, qui purent être enseignées et appliquées
dans les différentes écoles de droit islamique en dépit de leurs
divergences. C’est cette culture de l’apprentissage, avec les formes et
la pratique institutionnelles auxquelles elle donna le jour, qui unifia la
civilisation musulmane. L’Al-Fihrist d’Ibn Al-Nadîm 11, publié en 987,
montre bien toute l’étendue, la profondeur et l’ouverture sur le
monde de cette culture. Ce catalogue annoté de tous les livres qu’un
acheteur pouvait demander à se faire copier, pour son propre usage, à
la librairie d’al-Nadîm à Bagdad, incluait des textes sur l’islam, mais
aussi sur les autres grandes religions connues des musulmans,
l’alphabet et la grammaire de nombre de langues de leur monde
connu en sus de l’Arabie, les textes classiques de la Grèce, de l’Inde et
de la Perse, et la science, la philosophie, la culture et le savoir
produits par les savants de la civilisation islamique. Cette vitalité
culturelle se frayait régulièrement un passage jusqu’à La Mecque,
facilitée en cela par l’obligation du pèlerinage. Mais à l’évidence, elle
quittait la Ville sainte sitôt que les pèlerins repartaient chez eux,
souvent par de tortueux détours. La Mecque était différente : ni
grande bibliothèque, ni université ou hôpital n’y fut fondé comme
dans les autres villes majeures du monde musulman. Plus elle faisait
partie du royaume du ciel, moins elle avait à se conformer aux
exigences du monde temporel.
D’un autre côté, la fragmentation du monde musulman telle
qu’elle se trouvait incarnée par les qarmates était loin de ne
concerner que les activités de cette mouvance. La diversité des
aptitudes et des centres d’intérêt des califes abbassides et l’immensité
du territoire officiellement sous leur contrôle ont ainsi conduit
nombre d’historiens à paraphraser le poème de W. B. Yeats « La
seconde venue » en affirmant que « le centre ne [pouvait] tenir ».
Pour ma part, j’estime que d’autres passages de ce poème
décrivent également tout à fait bien le monde musulman du Xe siècle.
On peut avoir le sentiment qu’effectivement l’anarchie se déchaînait
sur le monde en ce temps-là, et la population en terre d’islam n’avait
guère d’autre perspective que celle-ci. Et comment mieux résumer la
terreur semée par les qarmates qu’avec les mots de Yeats :

Comme une mer noircie de sang : partout


On noie les saints élans de l’innocence… 12

La poésie était alors – elle est d’ailleurs toujours – la forme


artistique favorite des Arabes. À l’apogée de l’âge d’or de l’islam, au
moment où son modèle universitaire ultramoderne était
intégralement copié par les régions sous domination chrétienne de
l’Espagne, les professeurs se désespéraient de voir leurs étudiants
négliger l’étude du latin, tant ces derniers étaient férus de poésie
d’amour arabe 13. Il n’est donc que justice que je rétablisse un peu
l’équilibre en rendant hommage à l’un des représentants les plus
illustres de la poésie anglaise de l’époque moderne, lequel, on le sait,
était un Irlandais. La fracturation du monde musulman fut une
résultante de l’occupation du pouvoir local par les gouverneurs et
chefs tribaux arabes, qui donna le jour à pléthore de dynasties et
régimes politiques. Le pouvoir central s’éroda peu à peu, subissant les
effets d’un cercle vicieux alimenté par la faiblesse en son cœur.
Souvent, cette fracture fut attisée par des débats houleux sur des
points de dogme dont l’écho, infailliblement, parvenait jusqu’à
La Mecque. Cette situation connut un point d’orgue avec
l’établissement de trois califats rivaux, qui remit à l’ordre du jour
dans la Ville sainte une vieille antienne : les prétentions attachées à la
lignée et au sang.
L’émirat omeyyade de Cordoue avait été fondé en 756 par Abd al-
Rahmân Ier. Dernier prince survivant de la maison des Omeyyades, le
« Faucon des Quraychites », comme on l’appelait, se revendiquait
descendant d’Othman, le troisième successeur du Prophète. En 929,
en cette époque troublée du début du Xe siècle, Abd al-Rahmân III
(règne 912-961) s’attribua les titres de calife et de défenseur des
croyants. La majorité de ces « croyants » étaient désormais des
sunnites, qui reconnaissaient les quatre premiers califes comme
successeurs légitimes de Mahomet et dont la conception du droit se
fondait sur la Sunna, autrement dit sur l’exemple du Prophète. Il
fallait un certain courage pour affirmer qu’il était besoin d’un
nouveau défenseur de l’orthodoxie sunnite face à la faiblesse du
tenant du pouvoir, le calife abbasside de Bagdad. Ce nouveau calife
omeyyade espagnol, mais aussi le calife abbasside en Irak, étaient
tous deux également confrontés à la montée en puissance d’un
troisième prétendant au trône, le calife fatimide d’Afrique du Nord,
qui se prétendait seul héritier légitime par droit du sang. À cet
argument de la filiation se mêlait une interprétation sensiblement
différente de la religion. Le fatimisme était un courant de
l’ismaélisme, lui-même une branche du chiisme. Ce califat fut fondé
par Abd Allâh ibn Ali (règne 909-934), à qui les qarmates faisaient
allégeance. Al-Mahdî prit les titres de Mahdî et de calife en 909,
année où il évinça la dynastie aghlabide locale pour établir son
propre gouvernement au Maroc. Les Fatimides se qualifiaient eux-
mêmes d’autorité gouvernementale légitime, ou dawlat al-haqq en
arabe. Le nom de Fatimides vient, quant à lui, de ce qu’Al-Mahdî se
prétendait le descendant de Fatima, la fille du Prophète, et de son
mari Ali, le cousin du Prophète et son quatrième successeur.
L’authenticité de cette généalogie était, bien sûr, vigoureusement
contestée par les érudits religieux, ce qui contribua à maintenir au
cœur du débat la question du caractère héréditaire du pouvoir. Cette
impérieuse question de la filiation fut le prétexte à des effusions de
sang dont les motifs étaient aussi bien temporels que religieux. De ce
moment, l’idée d’une communauté unie sous un gouvernement
unique s’enlisa.
Les Fatimides n’étaient pas moins brutaux et cruels que leurs
acolytes qarmates. Tandis que ces derniers causaient des ravages aux
caravanes terrestres et étaient géographiquement situés de manière à
menacer La Mecque, eux possédaient une flotte qui leur permit de
prendre le contrôle des routes maritimes de la Méditerranée, en sorte
qu’ils présentaient un danger immédiat pour l’Espagne omeyyade. Les
Fatimides capturèrent la Sicile, attaquèrent les côtes françaises et
italiennes et mirent Gênes à sac. Leur grande ambition restait
toutefois de s’emparer de l’Égypte, ce qui fut fait, mais en 969
seulement, après quatre tentatives. Ils s’y firent alors bâtir une
nouvelle capitale, Le Caire : al-Qâhira, qui signifie « la Victorieuse ».
À ce moment, les Abbassides n’avaient déjà plus de califes que le
nom. À Bagdad, l’exercice effectif du pouvoir était passé entre les
mains des Bouyides, une fière communauté de montagnards issue de
la province de Daylam, au sud-est de la mer Caspienne, et dont les
troupes de mercenaires se battaient au service du califat. Profitant de
l’instabilité généralisée et de la faiblesse du pouvoir central, l’armée
bouyide prit le contrôle de Bagdad en 945. Le calife al-Mustakfî
(règne 944-946) fut alors extrait de sa cachette et contraint à céder le
pouvoir. Il décerna ainsi respectivement au chef bouyide et à ses trois
fils les titres ronflants de chef Amîr, de « consolidateur », de « pilier »
et de « soutien » de l’État ; ayant fourni les titres de noblesse
nécessaires à l’instauration d’une nouvelle dynastie héréditaire, le
malheureux al-Mustakfî fut rendu aveugle et destitué. Preuve s’il en
fallait que l’anarchie était maintenant aux commandes, les Bouyides –
des chiites – se mirent à transmettre leurs ordres par l’intermédiaire
du commandeur abbasside des fidèles sunnites, une pratique qui
perdura jusqu’à la fin de leur règne en 1055. Les infortunés « califes »
n’étaient alors plus que de pitoyables marionnettes touchant de
l’argent de poche pour leur entretien. Du reste, leur situation ne
s’améliora guère lorsque les Seldjoukides vinrent déloger les
Bouyides.
Rivalités califales et califes fantoches posaient des difficultés
d’ordre religieux. Les troubles de part et d’autre du monde musulman
étaient un problème concret qui ne pouvait être ignoré. Les
conséquences pour la Ville sainte en furent multiples. L’essor culturel
de la civilisation musulmane pouvait bien traverser La Mecque et
quitter la ville sans pratiquement y laisser aucune trace ; l’anarchie
politique et les troubles en résultant avaient quant à eux un impact
réel et direct sur la cité. La terreur qarmate a peut-être été la vague la
plus violente, et l’exemple le plus flagrant, des événements du vaste
monde ayant bouleversé La Mecque ; ce ne fut pas pour autant la
dernière. Tant que l’instabilité prévalait, on pouvait élever la ville au
rang de royaume céleste tant qu’on voulait, rien n’empêcherait les
événements du monde de l’atteindre et d’affecter la vie de ses
habitants. Les puissances rivales qui se disputaient les faveurs des
musulmans sur un plan tant religieux que politique étaient un
problème sérieux pour la ville. Et, comme toujours, sa prospérité
dépendait de la capacité des pèlerins à se frayer un chemin jusqu’à
elle. Tout au long d’un interminable siècle, le sort de la ville connut
des hauts et des bas au gré des événements bouleversant le reste du
monde musulman, et qui y rendirent souvent la vie tout sauf
paradisiaque.
Lorsque Nasser Khosrow, ce grand voyageur persan, arriva là en
août 1050, ce fut pour y découvrir une ville maigrement peuplée, en
bien mauvais état et où la famine faisait rage. « J’ai calculé, écrit-il,
que la ville de La Mecque ne compte pas plus de deux mille âmes, le
reste, environ cinq cents personnes, étant composé d’étrangers ou de
voyageurs 14. » Le blé était rare et cher, ce qui avait entraîné le départ
de nombreux habitants. La ville avait même diminué de taille : elle ne
mesurait « pas plus de deux tirs de flèche de long de chaque côté 15 »
au total.
Né au Tadjikistan, Nasser Khosrow (1004-1074 ou 1088), un haut
fonctionnaire du gouvernement seldjoukide, nous livre l’un des tout
premiers témoignages de première main de la vie à La Mecque.
Sunnites d’origine turque ayant peu à peu adopté la culture perse, les
Seldjoukides régnèrent du Xe au début du XIVe siècle sur la vaste
bande de terre s’étirant de l’Anatolie à la Perse. Si, au quotidien,
Nasser était percepteur des impôts, il avait pour premières amours la
poésie et la philosophie, avec leurs inévitables corollaires : le vin et
les femmes. En 1045, il eut une crise spirituelle ; après avoir
démissionné et s’être délesté de tous ses biens, il mena une vie de
dévotion. Converti à l’ismaélisme, il se mit à voyager, à la fois pour
étancher sa soif de spiritualité et pour prêcher la doctrine
ismaélienne. Du nord-est de la Perse, ses pas le menèrent jusqu’en
Azerbaïdjan, en Arménie, en Anatolie, en Syrie, en Palestine, en
Égypte et à Jérusalem, puis, tout naturellement à La Mecque pour
accomplir le hajj. Nasser visita la Ville sainte à trois reprises entre
mars 1046 et octobre 1052. Homme très cultivé et curieux du monde
qui l’entourait, c’était aussi un observateur affûté qui notait avec
force détails tout ce qu’il voyait. Le résultat en fut son Livre du voyage,
considéré non sans raison comme l’une des œuvres majeures de la
littérature musulmane mondiale.
Nasser tenait en piètre estime les pèlerins qu’il avait rencontrés à
La Mecque. Il se montre même grossier, voire raciste envers les
pèlerins du Yémen, lorsqu’il déclare : « [Ils] ont généralement l’aspect
d’Hindous : comme eux, ils se vêtissent de lungis, ont le cheveu long
et la barbe tressée, et portent à la taille des poignards de Qatîf
appelés kataras 16. » Il croyait, à tort, que le nom de ce poignard
indien à deux dents, ou katar en hindi, était dérivé du mot arabe
qitâl, qui signifie « meurtre ». C’est ainsi que les pauvres pèlerins
yéménites furent dépeints comme des assassins d’origine indienne. Il
faisait en revanche preuve de plus d’objectivité dans sa description de
la cité, avec ses monuments et ses rituels.
Le sanctuaire était situé en plein cœur de la ville. Il précise :

Les allées et les bazars de la ville étaient construits tout autour.


À chaque ouverture de la montagne, on avait placé un rempart
avec une porte. Les seuls arbres de la ville sont au niveau de la
porte ouest donnant sur la Mosquée sacrée, où on en compte
quelques-uns autour d’un puits. Côté est de la mosquée, un grand
bazar s’étend du nord au sud. À l’extrémité sud se trouve Abû
Qubays ; au pied de la montagne, la colline de Safâ forme un
escalier, les pierres ayant été placées de manière à permettre aux
gens de monter prier. À l’autre bout du bazar, la colline de Marwa,
plus petite, est située en plein cœur de la ville et donc surmontée
de nombreux édifices. Pour courir entre Safâ et Marwa, les
pèlerins traversent le bazar 17.

Il existait des hospices pour les natifs de chaque région, du


Khorassan à l’Irak, mais « la plupart étaient tombés en ruine », tout
comme les « superbes structures » bâties par les Abbassides. « Toute
l’eau des puits de La Mecque est trop saumâtre et amère pour être
bue » ; nombre de grands bassins avaient été construits pour capter
l’eau de pluie venue des collines, mais « ils étaient vides ». Et même si
des conduites souterraines avaient été aménagées pour transporter
l’eau jusqu’à La Mecque, seules de faibles quantités parvenaient
jusqu’à la ville. « Un bassin avait donc été réalisé pour recueillir l’eau,
et des porteurs la puisaient et venaient la vendre à la ville 18. » Nasser
parvint néanmoins à trouver du raisin et des pastèques dans le bazar.
Le sanctuaire (l’enceinte renfermant la Mosquée sacrée), écrit-il,
« est orienté dans sa longueur de l’est vers l’ouest, tandis que la
largeur suit un axe nord-sud. Les murs, cependant, ne se croisent pas
à angle droit, car les coins sont arrondis de sorte que l’ensemble
présente une forme ovale, pour cette raison que quand les gens prient
dans cette mosquée, ils doivent faire face à la Kaaba depuis n’importe
quelle direction ». L’enceinte est donc plus ou moins large selon les
endroits. « La mosquée est bordée de trois colonnades de marbre
voûtées. Au milieu de la structure, on a ménagé un espace carré. Sur
la longueur de la voûte, qui fait face à la cour de la mosquée, on
compte quarante-cinq arcs, contre vingt-trois sur la largeur. Les
colonnes de marbre sont au nombre de cent quatre-vingt-quatre au
total. » Nasser rapporte une anecdote à propos des colonnes,
importées de Syrie par la mer :
« On dit que lorsque ces colonnes arrivèrent à La Mecque, les
cordes qui avaient servi à les attacher à bord du navire et sur les
charrettes auraient été découpées et vendues pour six mille dinars.
L’une des colonnes, une longue tige de marbre rouge, est installée en
un endroit du nom de porte al-Nadwa ; elle aurait été achetée pour
son poids en dinars. » Le sanctuaire comptait dix-huit portes, « toutes
construites avec des arcs soutenus par des colonnes de marbre ; mais
aucune […] ne peut être fermée 19 ».
Au milieu de la cour trône la Kaaba, avec sa porte en teck
« tournée vers l’est ». À un angle, la Pierre noire arrive « à peu près à
hauteur de la poitrine d’un homme ». « La porte est ornée
d’inscriptions et de cercles d’argent. Les inscriptions sont en or bruni
avec de l’argent, et contiennent le verset coranique suivant : « En
vérité, le premier temple ayant été fondé à l’intention de l’Homme est
bien celui de Becca 20. » Il y a également deux grands anneaux
d’argent attachés aux portes « de telle manière que nul ne puisse les
atteindre » et un grand cadenas fait du même matériau.
Nasser assista à la cérémonie d’ouverture de la porte de la Kaaba.
Celle-ci n’a lieu, nous dit-il, que le lundi, durant les mois de shaban,
ramadan et shawwâl (juste avant et après la période de jeûne rituel).
Le gardien des clés de la Kaaba arrive accompagné de six personnes.
Tandis qu’il s’approche du sanctuaire, des escaliers sont apportés et
placés face à la porte. « Le vieil homme gravit les marches et se tient
au seuil. Pour ouvrir la porte, deux hommes se tiennent à ses côtés et
retiennent la pièce de brocart recouvrant celle-ci comme s’ils avaient
entre les mains un habit précieux dont on l’aurait vêtu 21. » Lorsque la
porte s’ouvre, les pèlerins réunis lèvent les mains et louent le
Seigneur à pleine voix – et toute la ville sait alors que les portes de la
Kaaba ont été ouvertes. Le gardien entre seul dans la Kaaba et offre
ses prières. Puis « les deux battants de la porte sont ouverts » et le
gardien livre un sermon. Les pèlerins sont ensuite autorisés à entrer.
Le rituel régissant l’ouverture de la Kaaba n’a guère changé de nos
jours. Pouvoir entrer dans la Maison de Dieu est considéré comme un
grand privilège et, à l’évidence, Nasser a vécu là un grand moment.
Je dois avouer que, pour ma part, j’ai été nettement moins
impressionné lorsque j’ai été invité à me rendre à l’intérieur de la
Kaaba en 1987. La Kaaba est mon point de repère dans la vie et vers
le Divin. Où se tourner lorsque l’on est à l’intérieur d’un compas ? Un
point n’indique aucune direction. Pour honoré que j’étais, il m’était
donc tout à fait impossible de comprendre l’enthousiasme que
procure ce privilège. Ce que j’éprouvai en entrant dans le cube n’était
en rien comparable au sentiment d’éblouissement et de vénération
qui se saisissait de moi chaque fois que je l’observais du dehors.
À l’intérieur de la structure, Nasser décrit un sol pavé de marbre
blanc, avec « trois petits cabinets tels des plateformes, l’un face à la
porte, les deux autres côté nord ». Les colonnes intérieures, observe-t-
il, « sont en bois de teck et reliées au plafond et, sauf une qui est
ronde, elles sont sculptées des quatre côtés 22 ». Les murs sont en
marbre multicolore, et l’un, côté ouest, abrite six niches d’argent –
des mihrâbs, qui dans une mosquée ordinaire indiqueraient la
direction de La Mecque –, « chacune de la hauteur d’un homme et
délicatement ouvrée en or et brunie en argent. Dans la Kaaba, les
pèlerins font face à la porte durant la prière ».
Après quatre pèlerinages, Nasser Khosrow quitta La Mecque pour
Taïf, puis Bassora. Il laissait alors une ville qui avait un impérieux
besoin de stabilité et d’un pouvoir fort. La sécurité des pèlerins
laissait à désirer et il fallait maîtriser les qarmates. La ville était
placée en étau entre des puissances rivales : les Abbassides de
Bagdad, en plein déclin, et les Fatimides qui montaient en puissance
en Afrique du Nord. Pire encore, et bien plus proche, était le péril que
représentait une vieille rivalité : à Médine, les gouverneurs successifs
menaçaient constamment de renverser La Mecque. Devenue capitale
du Hedjaz de son vivant, la « Ville du Prophète » avait su conserver ce
titre tandis que la capitale du califat s’éloignait toujours davantage.
Elle dominait le Hedjaz depuis maintenant trois cents ans ; une
hégémonie qui faisait envie à La Mecque, laquelle aspirait à retrouver
son indépendance et à être gouvernée par un homme suffisamment
fort pour se dresser contre les deux califats.
Nombre de groupes tribaux et courants religieux se disputaient le
pouvoir dans la cité. Chacun s’efforçait de rallier des soutiens et
cherchait l’opportunité de s’emparer de la ville. Les plus puissants
étaient les Alides, ou descendants d’Ali, le quatrième calife. C’est à
eux qu’était traditionnellement dévolue l’obligation d’assurer la
sécurité des pèlerins et, en ces temps troublés, ils usaient de toute
leur influence pour conclure des accords permettant temporairement
aux caravanes de circuler sans encombre. Tandis qu’autrefois ces
membres de la famille et du clan du Prophète avaient lancé depuis
La Mecque leurs campagnes contre les califes omeyyades à Damas et
contre les Abbassides à Bagdad, voici maintenant que la ville leur
demandait d’affirmer leur autorité en cherchant une issue aux conflits
meurtriers que les rivalités dynastiques faisaient subir non seulement
à La Mecque, mais à tout le monde musulman.
Les califes omeyyades et abbassides avaient tenté une stratégie :
nommer gouverneur de La Mecque un descendant de la famille du
Prophète. Reste que cette appartenance à la famille de Mahomet
n’eut pas toujours la même importance, ni d’ailleurs le même sens, au
cours du temps. Au tout départ, durant le règne du second calife
Omar (règne 634-644), les membres de sa famille proche se voyaient
octroyer une pension spéciale. Les choses se compliquèrent avec son
successeur, le troisième calife Othman (règne 644-656), lorsque
différents groupes revendiquant une filiation commune avec le
Prophète réclamèrent leurs propres privilèges. Lorsqu’ils conquirent le
pouvoir en 750, les Abbassides redéfinirent ces liens : ils décrétèrent
que seuls seraient considérés de la proche famille du Prophète les
descendants d’Ali ou les personnes parentes de son arrière-grand-père
Hâchim. Les chiites, quant à eux, choisirent de considérer que
faisaient seuls partie de la vraie famille du Prophète les descendants
d’Ali et de son épouse Fatima, fille de Mahomet, ainsi que leurs fils
Hassan et Hussayn. À la fin du IXe siècle, c’est cette définition qui
prévalait dans le Hedjaz. Pour devenir gouverneur de La Mecque – ce
qu’on appellera un « chérif » –, il fallait donc désormais être
descendant direct d’Ali.
Le mot chérif lui-même a subi plusieurs transformations
étymologiques. Au cours des VIIe et VIIIe siècles, il était couramment
utilisé pour désigner un personnage important, d’une parfaite
intégrité et faisant montre d’une ouverture d’esprit que nourrissait
une vaste culture. Ultérieurement vint s’y ajouter l’idée d’une
noblesse héréditaire ; et le temps qu’il devienne un titre dans la
seconde moitié du IXe siècle, il s’était mis à symboliser les prétentions
légitimes des « gens de la maison » du Prophète : les nobles
descendants d’Ali et Fatima. C’est ainsi que l’idée (bien peu
islamique) de la noblesse du sang en vint à faire partie intégrante du
titre. Personne hors cette caste n’était autorisé à se faire appeler
chérif. Il semble que, où que portât le regard, l’obsession ancestrale
des Mecquois pour les questions de filiation refusait tout bonnement
de s’effacer. Aujourd’hui encore, elle reste prégnante. Partout dans le
monde, de nombreux gens portent des noms incluant les titres
honorifiques de « sayyid » ou « sayyed » (pour les hommes) ou
« charîfa » (pour les femmes), qui désignent les descendants du
Prophète. Lorsque ceux-ci, des quatre coins du monde, se retrouvent
en un même lieu, cette rencontre donne rarement lieu aux
embrassades émues dont les réunions de famille sont habituellement
le prétexte. Au contraire : tension et défiance emplissent
généralement l’atmosphère tandis que l’on se met à discutailler,
parfois des heures durant, de points obscurs de sa propre généalogie
et à reconstituer pour ses interlocuteurs le parcours de ses ancêtres
de La Mecque jusqu’en Indonésie, en Afrique de l’Ouest ou ailleurs.
Honneurs et rang conférés par la naissance prennent d’autant plus
d’importance qu’ils ne sont assortis d’aucun avantage temporel. Bien
sûr, à cette époque les enjeux étaient plus grands – mais à mon sens,
ils n’étaient pas plus estimables lorsque pouvoir et richesses
tombaient dans l’escarcelle des membres de la juste lignée.
Les citoyens de La Mecque étaient fort exercés sur ce sujet. Ils
organisaient régulièrement des réunions pour décider d’un candidat
approprié au titre de gouverneur du « trône de Dieu sur Terre ». Le
premier chérif ne fut pourtant pas un Mecquois. Il arriva avec la
caravane du Caire, et prit les commandes de la ville à l’insu de tous :
Jaafar ibn Muhammad al-Hassanî, un chiite modéré, était
accompagné de troupes fatimides ; mais si conquête il y eut, celle-ci
passa inaperçue des historiens eux-mêmes, ou bien ceux-ci jugèrent la
nouvelle du transfert du pouvoir trop peu importante pour mériter
que l’on en relève la date exacte. Celui-ci eut lieu quelque part
entre 965 et 968, ou peut-être entre 951 et 961. On peut toutefois
retenir comme dates les plus probables la période de 965 à 969, qui
coïncide avec la conquête de l’Égypte par les Fatimides.
Bien qu’arrivé en compagnie de troupes fatimides, Jaafar était un
indépendant, et il réussit à assurer l’autonomie de La Mecque en
exploitant à son avantage les intérêts rivaux des Fatimides et des
Abbassides. On peut porter au crédit de la dynastie qu’il instaura, et
qui prit son nom – la dynastie hassanide – l’amélioration de la
sécurité des caravanes de pèlerins, qui se remirent à affluer en plus
grand nombre. Jaafar eut pour successeur son fils, Îsâ, qui resta
quatorze ans au pouvoir. Comme son père, Îsâ refusa d’honorer les
califes fatimides. En retour, les Fatimides voulurent le contraindre à la
soumission par l’asphyxie : ils bloquèrent toutes les importations
depuis l’Égypte, et leurs troupes empêchèrent tout
approvisionnement en provenance d’autres régions. Îsâ n’eut d’autre
choix que de céder. Rang et honneurs s’étant imposés à lui, il lui fallut
dorénavant citer le nom du calife fatimide lors de chacun de ses
sermons du vendredi (khutba) dans la Mosquée sacrée, sans bien sûr
omettre les louanges et salutations de rigueur. Les candidats à la
dignité califale recherchaient l’allégeance de tous les musulmans et,
pour ceux-ci, La Mecque serait toujours le lieu où faire asseoir la
suprématie de leur pouvoir temporel.
Bizarrement, ce furent les concessions faites au pouvoir fatimide
qui permirent à La Mecque de conserver une certaine autonomie.
En 994, le jeune frère d’Îsâ, Abd al-Futûh ibn Jaafar, lui succéda au
pouvoir, pour un règne qui durera quarante-cinq années. L’influence
qarmate était maintenant sur le déclin. Des divergences importantes,
sources de conflits, s’étaient fait jour avec les Fatimides. Les qarmates
furent finalement expulsés d’Irak en 985 par les Bouyides ; et en
1077, l’État qarmate de Bahreïn n’était plus. La Mecque était alors
relativement sûre et prospère. Les Fatimides, en revanche,
continuaient leur progression et devaient bientôt dominer les
territoires syriens et palestiniens. Le nouveau calife fatimide, Al-
Hâkim (règne 996-1021), avait tout juste onze ans lorsqu’il accéda au
califat. Celui-ci ne tarda pas à se comporter bizarrement et à
propager des croyances jugées hérétiques par les musulmans. Il
n’était pas seulement convaincu d’avoir reçu de Dieu l’autorité
politique et religieuse, mais se prenait en outre pour un « esprit
cosmique », le principal lien entre Dieu et sa création. Pour les
Mecquois, il ne faisait pas de doute qu’il n’avait pas toute sa tête.
Suffisamment sûr de sa propre position, le chérif Abd al-Futûh
sentit que la situation était mûre pour sauver les musulmans de
l’hérésie, et en profiter pour s’imposer comme calife. Il était
probablement encouragé dans cette démarche par un homme assoiffé
de vengeance : Abd al-Qâsim al-Maghribî, fils du vizir, mort assassiné,
du calife Al-Hâkim. Pourchassé par les forces du calife, Abd al-Qâsim
avait fui Le Caire et trouvé refuge auprès des tribus bédouines de
Syrie. Celles-ci, non seulement avaient repoussé les forces d’Al-
Hâkim, mais étaient encore parvenues à les bouter hors de leurs
terres. Abd al-Qâsim les convainquit alors de prêter allégeance au
chérif de La Mecque, qui fut invité à venir se proclamer calife. Abd al-
Futûh mobilisa une puissante armée composée de membres de son
clan et se rendit en Syrie. À l’appui de ses revendications califales, il
emporta avec lui l’épée légendaire d’Ali et des reliques du Prophète.
Le calife cairote n’était toutefois pas si fou que l’avaient cru les
Mecquois. Parfaitement au courant des plans d’Abd al-Futûh, il avait
déjà largement rempli les poches des chefs bédouins qui s’étaient
rangés du côté de son rival. Lorsque Abd al-Futûh arriva en Syrie, ce
fut pour découvrir, comme tant d’autres avant lui, que l’argent était
un moyen plus utile pour s’offrir la loyauté de ses sujets que les
reliques sacrées ou la pureté d’une lignée. Pendant ce temps, à
La Mecque, un membre de sa famille s’était à son tour proclamé
chérif. Abd al-Futûh réussit à rentrer juste à temps pour reprendre le
pouvoir et rétablir l’ordre dans la ville.
La dynastie hassanide prit fin avec Muhammad Choukr, fils d’Abd
al-Futûh. Choukr, qui devint chérif en 1039, resta vingt-deux ans au
pouvoir. Homme cordial et généreux, il était passionné de poésie et
écrivait sous le nom de plume de Taj al-Maali. Fait rare pour l’époque,
il mourut sans avoir engendré d’héritier mâle. Cette situation donna
évidemment lieu à des conflits de succession au sein de la famille,
avec les conséquences habituelles pour La Mecque. L’un des esclaves
de Choukr prit les commandes et s’employa à apaiser les choses, ce
qui ne fit qu’aggraver encore la situation. Des membres de la famille
Âl Hassanî allèrent jusqu’à se saisir de métaux et d’ornements
précieux du sanctuaire pour leur propre usage. La situation politique
dans la cité devint si catastrophique que le souverain yéménite,
Muhammad al-Sulayhî, dut intervenir. Venu en 1063 accomplir le
pèlerinage, il resta sur place afin de rétablir l’ordre et la sécurité dans
la ville. L’ingérence d’une personne extérieure paraissait moins
déplaisante aux Âl Hassanî que leurs luttes intestines. Ils
demandèrent donc à al-Sulayhî de désigner un chérif.
Al-Sulayhî porta son choix sur Muhammad ibn Jaafar, descendant
de Hassan, petit-fils du Prophète. Connu sous le nom d’Abû Hâchim,
probablement parce que son fils s’appelait Hâchim, il fut le premier
souverain de la dynastie des Hachémites en 1063. Toutes les
premières années de son règne furent consacrées à une épuisante
lutte pour réduire au silence la résistance opposée par les siens, dont
beaucoup n’avaient pas abandonné toute ambition politique. Ceci
fait, Abû Hâchim se mit en demeure de laisser sa trace dans l’histoire.
La première chose à faire était naturellement de choisir un
suzerain : Bagdad et les Abbassides, Le Caire et les Fatimides, ou bien
encore la nouvelle puissance émergente, les sultans seldjoukides qui
avaient déposé les Bouyides en 1055 à la tête de l’empire d’Orient.
Toute honte bue, Abû Hâchim vendit son allégeance au plus offrant.
Celle-ci s’accompagnerait d’une mention spéciale lors de la khutba, à
laquelle Abû Hâchim avait ajouté quelques rites impliquant de
flatteuses mentions supplémentaires. Il suggéra même que le nom du
gagnant pourrait être inclus dans l’âdhân, l’appel à la prière. Selon
toute apparence, l’offre fut remportée par les Abbassides ; et le calife
de l’époque, Al-Muqtadir (règne 1075-1094), se satisfit d’une simple
mention à sa gloire dans la khutba.
Lorsque Hâchim cessa de citer le nom du calife fatimide durant
son sermon pour le remplacer par celui de son homologue abbasside,
les Mecquois surent à quoi s’en tenir. Et de fait, comme par le passé,
les Fatimides suspendirent instantanément toutes leurs livraisons
depuis l’Égypte. Abû Hâchim fut contraint de s’approvisionner à des
tarifs bien plus élevés et, pour lever les fonds nécessaires, il vendit
des ornements du sanctuaire. Le calife abbasside vint à son secours
avec un don de 30 000 dinars. Mais l’argent ne dura pas, et la
mention officielle des Fatimides dans la khutba fut réintroduite. Les
changements furent si fréquents que le sultan seldjoukide, Adud ad-
Dawla Alp-Arslan (règne 1063-1072), plus puissant que le calife
abbasside ou que les Fatimides, décida finalement de mettre un terme
à cette comédie. Il expédia à La Mecque un régiment de soldats
turkmènes qui, après avoir accompli le pèlerinage, demeurèrent dans
la région, où ils saisirent la moindre occasion de persécuter et
d’humilier Abû Hâchim ; à la fin, ils le chassèrent de la ville.
La mésentente entre le chérif et le sultan seldjoukide fut à
l’origine de grandes souffrances pour les pèlerins. L’arrivée de la
caravane irakienne pour le hajj, d’habitude attendue avec fébrilité par
les Mecquois, suscitait maintenant l’appréhension de la population.
Sur ce signal, chacun prenait les armes. Jusqu’alors placée sous la
conduite des Alides, les descendants du cousin du Prophète Mahomet
et de sa fille Fatima, la caravane était désormais commandée par des
fonctionnaires et des militaires turcs. Abû Hâchim lui-même n’hésita
pas à ordonner des pillages. Haine réciproque et attaques de
caravanes ne prirent fin qu’une fois que le sultan Alp-Arslan et le
calife Al-Muqtadir furent morts et enterrés et qu’Abû Hâchim eut
refait alliance avec les Fatimides en 1075.
Le règne de la dynastie fondée par Abû Hâchim à La Mecque fut
des plus troublés. Ville la plus sainte de l’islam et site de pèlerinage,
elle fut tout naturellement la cible des manœuvres des califes et des
sultans du monde musulman, membres tant de dynasties en déclin
qu’émergentes, qui cherchaient ainsi à l’influencer. Pour préserver sa
souveraineté, La Mecque devait se livrer à un numéro d’équilibrisme
politique permanent. Mais la situation d’anarchie était encore
exacerbée par les chérifs eux-mêmes, dont l’avarice et l’avidité sans
bornes les conduisaient à commanditer leurs propres pillages. Les
Hachémites étaient convaincus que le pouvoir leur revenait par
décret divin. En tant que descendants d’Ali, ils estimaient pouvoir
agir comme bon leur semblait : rien n’entamerait le soutien des
habitants de la ville. L’histoire leur donnera d’ailleurs raison. La
population éprouvait du respect pour eux et les soutenait avec
loyauté. Tout juste éprouvait-elle de la gêne face à leurs excès. En
1091, Qâsim succéda donc à son père Abû Hâchim et parvint à se
maintenir au pouvoir jusqu’à sa mort en 1132. Dans les tout premiers
temps de son règne, Qâsim s’en prit aux soldats seldjoukides, qu’il
battit lors d’une bataille à Usfân sur la route de la caravane, à
quelque 80 kilomètres au nord de La Mecque. Sa première décision,
une fois aux commandes, fut d’imposer une lourde taxe aux pèlerins.
Les chérifs décidèrent également de désigner pour leurs gardes
permanents un groupe de féroces jeunes Bédouins d’un dévouement
sans faille, dont ils se servirent pour terroriser les pèlerins et, lorsque
nécessaire, faire respecter l’ordre dans la ville.
Il n’est guère surprenant que dans ce contexte de chaos généralisé
et d’incessantes luttes de pouvoir, nul à La Mecque n’ait pris vraiment
note en 1095 d’un événement qui s’était produit à Clermont, dans la
lointaine France. L’Europe était alors en proie à ses propres démons :
troubles à l’intérieur du pays, rivalités d’une élite féodale cupide et
violente. Mais il y avait une solution : le pape Urbain II, au titre de
chef de l’Occident chrétien, somma les chrétiens de partir en croisade
pour reprendre aux infidèles sarrasins la Terre sainte qui avait
accueilli le Christ et défendre leurs coreligionnaires assiégés. En
échange, il leur promettait la rémission de leurs péchés. Ce fut là le
début des croisades. Prince ou simple paysan, tous répondirent à son
appel. À l’occasion d’une marche sanguinaire, qu’inaugurèrent des
pogroms contre les Juifs d’Europe, la première croisade fit route vers
son objectif : Jérusalem, qui fut prise en 1099. Avec l’implantation
d’un royaume latin au beau milieu de puissances musulmanes
ennemies vint ainsi s’ajouter, pour près de deux siècles, une nouvelle
strate de complexité au paysage géopolitique moyen-oriental. Aussi
cruciale sur un plan historique que puisse paraître la chute (ou la
libération) de Jérusalem au premier regard, force est de constater
que celle-ci ne fit que peu de différence, tant le désordre régnait du
côté des chrétiens aussi bien que des musulmans.
Durant le quart de siècle qui suivit, le pouvoir dans la Ville sainte
passa de père en fils. La plupart d’entre eux portant le nom de Qâsim
ou de Hâchim (les Mecquois se montraient peu originaux dans le
choix des prénoms) et étant constamment occupés à combattre les
chefs des caravanes irakiennes, il n’est pas simple de les différencier.
Les escarmouches avec les caravanes et les confrontations avec les
envahisseurs furent si nombreuses que la famille régnante décida de
faire construire un château pour renforcer sa protection. Celui-ci fut
installé sur la montagne d’Abû Qubays sur les hauteurs de la ville. La
famille s’y repliait pour se défendre, ou lorsque La Mecque
connaissait une phase d’instabilité politique. Il fut décidé d’augmenter
les subsides versés aux tribus bédouines, parmi lesquelles se
recrutaient les membres d’une armée permanente à leur service, ainsi
qu’aux gardes bédouins, surnommés les « lanciers » en raison des
grands javelots qu’ils portaient sur eux. Ces mesures de sécurité
supplémentaires ne furent pourtant pas d’une grande utilité. En 1175,
le chef de la caravane irakienne, qui nourrissait une forte aversion
pour les chérifs, voulut destituer Mukthâr ibn Isâ. Après une bataille
qui fit de nombreuses victimes, celui-ci fut défait et le château
sérieusement endommagé. L’émir de Médine prit alors la place de
Mukthâr.
Pour les Mecquois, pareil sort était pire que la mort. Avoir un
païen à leur tête eût été moins terrible que de se voir imposer un
Médinois. La population se souleva en masse et fit de la vie de l’émir
un enfer. Constatant qu’il lui était impossible de gouverner la Ville
sainte, ce dernier préféra se retirer et sauver le peu d’honneur qui lui
restait. Son règne n’avait pas duré une semaine. Mukthâr reprit les
rênes du pouvoir. À son retour, sa première mesure fut d’imposer une
lourde taxe aux pèlerins.
À ce stade, le paysage politique au Moyen-Orient avait connu de
profonds changements. Les derniers vestiges du règne fatimide en
Égypte avaient disparu avec l’avènement, en 1169, de la nouvelle
dynastie des Ayyûbides, inaugurée par Al-Malik al-Nâsir Salâh al-Dîn
(connu en français sous le nom de Saladin). C’est ici qu’entre en
scène un véritable héros, et pas seulement le mien, car de façon assez
remarquable, Saladin – et lui seul – paraît avoir été épargné par toute
la propagande de dénigrement déployée par les forces européennes
en soutien des croisades 23. Il faut croire que l’héroïsme et la noblesse
arrivent parfois à briser toutes les frontières. Saladin prônait, en
matière religieuse et éducative, un sunnisme parfaitement orthodoxe.
En 1173, les Ayyûbides envahirent le Yémen, tant pour anéantir des
Ismaélites par trop encombrants que pour prendre le contrôle de la
route des Indes. Une part importante du sud de l’Arabie – Aden, le
Hadramaout, Tihâmah et les provinces au sud de Sanaa – était
maintenant sous la domination de Saladin, qui avait instauré une
administration centralisée dans la région. Saladin livrait également
une bataille acharnée aux croisés ; à force de persévérance, il parvint
à unir les armées turque, kurde et arabe autour d’une cause
commune. Trop occupés à se battre entre eux, à se défendre contre
les caravanes irakiennes et à plumer les pèlerins, les Mecquois ne
semblaient quant à eux pas entendre les appels au combat que la
campagne croisée faisait pourtant résonner dans tout le Moyen-
Orient.
Le nouvel impôt introduit par Mukthâr pesait lourdement sur les
épaules des pèlerins, dont la plupart avaient sur eux tout juste de
quoi faire face aux nécessités du voyage. Certains s’étaient fait
dépouiller en chemin. Ceux qui ne pouvaient payer étaient jetés en
prison. Les plus pauvres étaient parfois torturés : « Parmi les sévices
infligés, il y avait la pendaison par les testicules 24. » Entre les mains
du chérif, les pèlerins « subissaient la plus terrible des oppressions,
sans aucune remise de ses rigueurs ». Les Mecquois paraissaient
éprouver du plaisir à « saisir presque toutes les provisions des
pèlerins, les détrousser et trouver des raisons de les déposséder de
tous leurs biens 25.
La nouvelle des exactions des chérifs, des troubles politiques
permanents et de l’oppression des pèlerins parvint jusqu’aux oreilles
de Saladin au Caire. Le sultan envoya une lettre au chérif. « Vous et
nous, y disait le sultan, avons la charge du bien-être des pèlerins.
Méditez sur cette noble mission et ce généreux dessein. Les bienfaits
de Dieu seront doublés pour celui-ci qui fait le bien auprès de Ses
serviteurs, et Ses généreux soins parviendront jusqu’à celui-ci qui leur
prodiguera ses propres soins 26. » Sur quoi, le sultan abolit la taxe sur
les pèlerins, à laquelle vinrent se substituer des subsides annuels
versés par Le Caire, des envois de céréales depuis l’Égypte et de
nombreux autres dons. Le pouvoir des chérifs ainsi contenu, la paix et
la stabilité furent restaurées et La Mecque changea de visage en
l’espace de quelques années.
En conséquence, lorsqu’en 1183, plus de cent trente ans après
Nasser Khosrow, Ibn Jubayr parut à son tour à La Mecque, il trouva
une ville dynamique et florissante. De père haut fonctionnaire, Ibn
Jubayr était né à Valence, en Espagne, en l’an 1145. Fin connaisseur
du Coran et des hadîths, mais aussi du droit et de la littérature, il
était réputé pour son exceptionnelle piété. Après avoir travaillé
quelque temps comme secrétaire du gouverneur de Grenade, à
l’époque l’une des villes les plus riches et les plus sublimes du monde
musulman, il prit le bâton de pèlerin et partit pour La Mecque le
3 février 1183. S’étant embarqué sur un navire génois, il fit route vers
l’Égypte, qu’il explora de fond en comble, et à l’issue de multiples
aventures sur le Nil, dans le désert et sur la mer, il arriva enfin dans
la Ville sainte. Fin observateur du monde qui l’entourait, doté d’un
sens aigu du détail, Ibn Jubayr raconta ses voyages par le menu dans
son journal. La Relation de voyages d’Ibn Jubayr nous fournit donc
l’exposé le plus fidèle et précis – mais aussi le plus fervent – en notre
possession sur La Mecque de la fin du XIIe siècle.
Ayant traversé la mer Rouge à bord d’une fragile embarcation, Ibn
Jubayr gagna la Terre sainte via Djedda sous le règne de Mukthâr. Le
pays qu’il avait tant brûlé de visiter lui parut bien différent de sa
propre patrie. À Djedda, observe-t-il ainsi, chacun ou presque « mène
une vie si dissolue qu’il ferait se briser de compassion la plus dure des
pierres. [Les gens] s’emploient à toute sorte de négoce, comme la
location de chameaux, pour ceux qui en possèdent, ou bien la vente
de lait ou d’eau ou d’autres choses, comme des dattes qu’ils ont
trouvées, ou du bois qu’ils ont collecté 27 ». Ibn Jubayr entra dans
La Mecque par al-Zâhir, la plus imposante des trois portes de la ville.
Utilisée par les voyageurs venus de Djedda, de Médine et de Syrie,
celle-ci était aussi connue sous le nom de Bâb al-Umra (porte de
l’Oumra) car elle marquait l’endroit où les pèlerins de l’Oumra (ou
petit pèlerinage) devaient faire leurs ablutions et revêtir l’habit rituel
avant d’entrer dans la ville. On trouvait aussi là des lieux d’ablutions
et un long banc avec des tasses pour s’hydrater ainsi que des cuves
remplies d’eau pour les ablutions rituelles. Toute la zone était
ombragée et bordée de jardins. Rien n’a changé depuis lors, et ce sont
à ces mêmes usages que mon ami Zafar et moi nous sommes
conformés lors de notre pèlerinage avec cette teigne de Gengis.
À l’instar de tous ceux qui couchent sur le papier le récit de leur
pèlerinage, Ibn Jubayr livre une description méticuleuse de la
Mosquée sacrée. L’aspect le plus intéressant des carnets de voyage,
lesquels constituent un genre à part entière dans la littérature
musulmane, réside d’ailleurs souvent dans les chapitres dédiés à
l’arrivée et au départ de la Ville sainte. Dans les évocations de la ville
elle-même, les descriptions des sites sacrés ont quelque chose de
répétitif et de convenu. Il n’y a sans doute rien de surprenant à cela.
Ces gens qui prennent la plume se font les témoins de la porte du
royaume du ciel, de La Mecque idéale. Ils écrivent pour d’autres qui
n’auront peut-être jamais la chance de visiter en personne la Ville
sainte. Ces portraits d’une grande précision ont pour vocation de
graver cette cité si chère à leur cœur et leur âme dans les esprits de
tous les musulmans.
Ibn Jubayr se distingue de ses congénères en ce qu’il livre une
description plus complète du lieu et de son époque. La principale
information que l’on peut retirer de son œuvre est l’amélioration de
l’état de la ville depuis l’époque de Nasser Khosrow. Et, que cela fût
intentionnel ou non, cette présentation circonstanciée, parce qu’elle
vient se superposer avec bonheur à d’autres récits, est révélatrice.
« La Mosquée sacrée est entourée de colonnades. Sur toute la
longueur de cette colonnade, des bancs ont été disposés sous les
arcades voûtées où copistes, lecteurs du Coran et quelques tailleurs se
tiennent assis 28. » Le long des murs de la colonnade, Ibn Jubayr
relève la présence d’étudiants assis en cercle autour de leur
professeur – un cercle pour chaque courant de l’islam.
Il rapporte encore que la porte de la Kaaba est placée du côté de
son angle le plus important, où se trouve enchâssée la Pierre noire
dans un ouvrage d’artisanat en vermeil d’un goût exquis. Il relève la
présence de gravures dorées sur la porte, « avec de gracieux
caractères longs et épais qui retiennent l’œil par leur forme et leur
beauté », et qui portent ces mots : « Voici l’une de ces choses érigées
par ordre du serviteur et Calife de Dieu, l’imâm Abû Abd Allâh
Muhammad al-Muqtafî li Amri llâh, Prince des croyants. Dieu le
bénisse ainsi que les imâms, ses justes ancêtres, qui perpétuent pour
lui l’héritage prophétique et en font la parole imprescriptible de sa
prospérité jusqu’au jour de la Résurrection. En l’an 550 [1155]. » La
porte était également ornée de deux feuilles sur lesquelles était écrit :
« Cela est-il sage 29 ? »
Pour ce qui est de la Pierre noire elle-même, Ibn Jubayr indique
que ses quatre fragments ont été réunis. « On dit que ce sont les
qarmates – que Dieu les maudisse – qui l’ont brisée. Ses coins ont été
renforcés par une feuille en argent d’un blanc éclatant qui contraste
avec le reflet noir et le brillant poli de la Pierre, présentant à
l’observateur un spectacle saisissant qui le marquera durablement. »
Puis, investi de toute l’intensité du pèlerin, il ajoute : « Lorsqu’on
l’embrasse, la Pierre a une douceur et une moiteur qui ravissent tant
la bouche que quand on y pose ses lèvres, l’on désire ne jamais les en
retirer 30. » À la Station d’Abraham (Maqâm), où s’est tenu le Prophète
Abraham alors qu’il bâtissait la Kaaba, Ibn Jubayr dit qu’il distinguait
nettement l’empreinte de ses pieds : « L’eau de Zemzem fut versée
pour nous dans l’empreinte de deux pieds bénis, et nous la bûmes.
[…] les traces des deux pieds sont visibles, tout comme sont visibles
les traces des gros orteils honorés et bénis 31. »
Après la visite du sanctuaire, Ibn Jubayr part à la découverte de la
ville. Il constate ainsi que celle-ci compte deux bains, nommés d’après
des juristes réputés de l’époque. Au sommet d’Abû Qubays, il trouve
un refuge pour les nécessiteux et une mosquée surplombant la ville.
Également au sommet de la montagne « se trouvent les vestiges d’un
spacieux édifice en stuc dont l’émir Îsâ, père de Mukthâr, avait fait
une forteresse, mais que l’émir du pèlerinage irakien, en raison d’un
différend avec lui, avait détruite et laissée en ruines 32 ». Observant
La Mecque depuis Abû Qubays, il prend alors conscience que la ville
possède un don, un « miracle manifeste » : sa capacité à s’étendre et à
héberger tous les pèlerins qui se rassemblent pour rendre hommage à
la Kaaba durant le hajj. « [Sise] dans le lit d’une vallée large d’un jet
de flèche ou moins », écrit-il quelque peu surpris, elle peut s’adapter
et s’étendre jusqu’à accueillir une « foule innombrable » – « son
élargissement pour les nouveaux venus est celui d’un utérus pour le
fœtus 33 ». Il constate aussi qu’il en est de même d’Arafat et des autres
lieux sacrés autour de La Mecque.
Ce pieux voyageur visite nombre de lieux saints et de sites sacrés
de La Mecque et des environs. Il commence – naturellement – par là
où est né le Prophète, où une mosquée a été bâtie, « surtout faite
d’incrustations d’or », qui était ouverte aux visiteurs chaque lundi de
rabîa al-awwal, le mois du calendrier musulman qui a vu naître
Mahomet. Il se rend ensuite à la maison de Khadija et sur le lieu
de naissance de Fatima, la fille du Prophète, ainsi que de ses petits-
fils Hassan et Hussayn. « Ces lieux saints, qui sont verrouillés et
gardés, étaient bâtis d’une manière qui leur seyait. » Il passe quelque
temps dans la maison de Khayzurân, lieu de culte que le Prophète
fréquentait en secret avec ses premiers compagnons, ainsi que dans la
maison d’Abû Bakr, et s’émerveille à la vue du dôme d’Omar, entre
Safâ et Marwa, « dont le centre est un puits, où il siégeait pour rendre
ses jugements. » Il visite même le lieu où Al-Hajjâj a crucifié Ibn
Zubayr.
En parlant avec les pèlerins, Ibn Jubayr découvre que, contre
toute attente, la Mère des cités était exempte de toute criminalité :
« Nous nous aperçûmes que les pèlerins établis en ce lieu, ceux qui
étaient déjà venus par le passé et ceux qui avaient longuement
séjourné ici, parlaient avec émerveillement de la disparition des
voleurs qui [les] dépouillaient autrefois […], s’emparaient de ce
qu’ils avaient dans les mains, et qui étaient une plaie pour le noble
haram. Nul ne pouvait détourner le regard de son bien ne fût-ce
qu’un instant, sous peine de se le voir enlever des mains avec une
habileté et une facilité tout à fait étonnantes. » En outre, « les
pèlerins parlaient également des nombreuses marchandises présentes
à La Mecque cette année et de la douceur de leurs prix, ce qui était
contraire à leur expérience passée 34 ».
De fait, le bazar « débordait de bonnes choses et de fruits tels que
figues, raisins, grenades, coings, pêches, citrons, noix, fruits de
palmier, pastèques et concombres, et de tous les légumes tels que des
aubergines, citrouilles, carottes, choux-fleurs, et d’autres plantes
aromatiques et odorantes. » Il apprécia particulièrement la pastèque,
qui avait l’« exceptionnel mérite d’avoir l’odeur la plus parfumée et la
plus plaisante. Lorsque l’on vous en présente une, c’est d’abord son
parfum qui vous parvient, et c’est un tel plaisir pour les sens que pour
un peu, vous vous abstiendriez de la manger 35 ».
Mais les marchés ne regorgeaient pas seulement de fruits et de
légumes. Puisque tous les pèlerins, qu’ils viennent « d’Orient [ou]
d’Occident », pouvaient voyager en relative sécurité et sans crainte de
se faire détrousser, ils avaient apporté, ainsi que les marchands et les
hommes d’affaires qui avaient emprunté la même caravane, toute
sorte d’articles qu’ils entendaient vendre à La Mecque : « [pierres]
précieuses telles que des perles et des saphirs, différentes sortes de
parfum telles que le musc, le camphre, l’ambre et l’aloès, des drogues
de l’Inde et d’autres articles importés d’Inde et d’Éthiopie, le produit
des industries irakienne et yéménite, ainsi que la marchandise du
Khorassan et du Maghreb, et d’autres articles impossibles à énumérer
ou à estimer correctement ». La profusion était effectivement telle
cette année-là que dès le jour du festival, à la fin du hajj, la Mosquée
sacrée elle-même fut transformée en un immense marché où, farine
comme agate, blé comme perles, l’on pouvait se procurer de tout. La
farine était vendue dans la salle d’Assemblée de Dâr al-Nadwa. Mais
« une partie du marché était établie dans la colonnade », où il était
fait commerce d’esclaves. Homme pieux et fin connaisseur du droit
islamique, Ibn Jubayr goûta peu la vue de celle-ci. « C’est un fait
connu que la loi de Dieu l’interdit », dit-il à ses lecteurs 36.
Il est, en revanche, séduit par la pompe et le cérémonial attachés
au sermon et aux prières du vendredi et semble approuver les
innovations et ajouts rituels décidés par les chérifs à la fois pour
donner à l’ensemble un vernis plus mystique, et faire étalage de leur
puissance. Une chaire de prédicateur, montée sur quatre roues pour
lui permettre d’être déplacée sans peine, était conservée au Maqâm
Ibrâhîm. Aux heures de prière du vendredi, elle était conduite sur le
côté de la Kaaba faisant face au Maqâm, et adossée à celle-ci. Le
prédicateur s’engouffrait dans le sanctuaire par la Porte du Prophète.
« Il arbore un habit noir, ouvré avec de l’or, un turban noir
similairement travaillé, et un taylasân [grande cape de couleur verte
portée par les érudits les plus éminents] en lin fin. » Marchant
calmement et avec majesté, « il évolue lentement entre deux
bannières noires tenues par deux muezzins de sa tribu. Devant lui
avance un autre membre de sa tribu. Celui-ci tient un bâton rouge
fabriqué sur un tour avec, attaché à son sommet, une cordelette de
peau torsadée longue et fine munie d’une petite lanière à son
extrémité. Il le fait claquer dans les airs, provoquant une déflagration
si puissante qu’on l’entend à la fois dans le haram et en dehors,
comme pour avertir de l’arrivée du prédicateur. Il continue à le faire
claquer jusqu’à ce qu’ils se trouvent à proximité de la chaire ». Quand
le prédicateur arrive enfin jusqu’à la chaire – ce qui semble prendre
une éternité –, il se tourne pour embrasser la Pierre noire.

Puis il se dirige vers la chaire, conduit par le muezzin de


Zemzem ; également vêtu de noir, c’est le chef des muezzins du
noble haram. Il porte sur les épaules une épée qu’il tient dans les
mains sans la ceindre. Le muezzin ceint le khâtib [prédicateur] de
l’épée tandis qu’il gravit la première marche, et avec la virole de
son fourreau, il y porte un coup que toutes les personnes
présentes peuvent entendre. Il porte un nouveau coup sur la
deuxième marche, puis sur la troisième. Lorsqu’il atteint la
dernière marche, il porte le quatrième coup, et se tient face à la
Kaaba en priant à voix basse. Puis il se tourne vers la droite et
vers la gauche et déclare : « Que la paix, la miséricorde et les
bénédictions de Dieu soient sur vous. » La congrégation lui
retourne son salut, et il s’assied. Les muezzins se placent devant
lui et récitent l’âdhân [l’appel à la prière] d’une même voix. Ceci
fait, le khâtib prononce son sermon, évoquant, exhortant,
inspirant et se montrant éloquent. Puis il s’assied comme il
convient aux prédicateurs et porte un cinquième coup avec l’épée.
Il livre alors une seconde khutba 37.

C’est ce second sermon qui avait été motif de conflit avec divers
califes et sultans. Qui était mentionné dans ce sermon, et dans quel
ordre chacun était mentionné revêtaient une grande importance.
Pour tous ceux qui se disputaient l’allégeance des fidèles, il n’y avait
pas meilleur moyen de faire étalage de son statut et de revendiquer
son droit de préséance auprès de toute la communauté musulmane.
Le khâtib commence par le plus évident :

Il multiplia les prières pour Mahomet et sa famille, il implora


la faveur de Dieu pour ses compagnons et nomma en particulier
les quatre califes [Abû Bakr, Omar, Othman et Ali], il pria pour les
deux oncles du Prophète, Hamza et Abbas, ainsi que pour
Hassan et Hussayn, les unissant dans sa prière par ces mots :
« Que Dieu leur accorde sa faveur. » Puis il pria pour les Mères des
croyants, les épouses du Prophète [et] implora la faveur de Dieu
pour Fatima la Douce et Khadija la Grande.

C’est à ce moment que surgissent les enjeux de pouvoir.


Ibn Jubayr écrit alors : « Puis il pria pour le calife abbasside Abû al-
Abbâs Ahmad al-Nâsir, puis pour l’émir de La Mecque, Mukthâr ibn
Îsâ », dont toute la généalogie est mentionnée jusqu’à Abû Hâchim
pour bien faire valoir sa légitimité. À ce stade, la congrégation
conserve encore le silence. Puis, nous dit Ibn Jubayr, le khâtib se met
à prier « pour Saladin Ayyûb et son héritier et frère Abû Bakr ibn
Ayyûb. À la mention de Saladin dans les prières, de toutes parts
l’émotion fut palpable tandis que l’assemblée s’exclamait “Amen”
d’une voix tremblante. » Mon héros est donc le héros de tous, désigné
par acclamation populaire. Pendant tout ce temps, « deux bannières
noires sont plantées sur la première marche du minbar [chaire], et
tenues par deux muezzins. Sur le côté du minbar se trouvent deux
anneaux dans lesquels sont placées les bannières 38 ». Le khâtib ayant
terminé les prières, il s’en retourne avec la même pompe et le même
cérémonial qu’il était venu.
En plusieurs occasions, Ibn Jubayr aperçut le chérif Mukthâr dans
le sanctuaire. Celui-ci entrait dans la Mosquée sacrée par la Porte du
Prophète, accompagné de sa suite, dans laquelle figuraient des
lecteurs du Coran et ses lanciers « qui, lance à la main, virevoltaient
devant lui ». Vêtu de blanc et coiffé d’un turban de fine laine blanche,
une courte épée à la ceinture, il apparaissait « modeste, calme et
digne ». Lorsqu’il parvint jusqu’au Maqâm Ibrâhîm, un tapis de prière
en lin fut étendu devant lui. Il embrassa la Pierre noire, puis entama
ses circumambulations autour de la Kaaba. Après le premier tour, un
jeune garçon d’à peine 11 ans, vêtu de ses meilleurs habits et ayant
gravi le dôme de Zemzem, fit l’éloge du chérif d’une voix sublime. Il
débuta par ces mots : « Ô Dieu, accorde en ce jour à notre seigneur
l’émir le bonheur éternel, et que ta faveur demeure sur tous. » Ceci
fut suivi d’un discours en prose rimée, élégamment tourné et chargé
d’invocations et d’éloges ; et après trois ou quatre vers de poésie à la
gloire de l’émir, de ses nobles aïeux et de la prophétie, il se tut
finalement 39. » Mais il ne resta silencieux que jusqu’au tour suivant.
Alors, il reprit tout du début – et ce, sept tours durant !
Le chérif Mukthâr était peut-être « digne » ; mais à en juger par
ses actes, il n’était en rien « modeste », comme Ibn Jubayr le
constatera par lui-même. Son obsession du luxe et sa quête
incessante du plaisir révulsaient jusqu’à ses soutiens mecquois. Tout
allait bien tant que les libéralités parvenaient à la Ville sainte. Si la
livraison accusait un retard, ou si, pour une raison ou une autre, elle
était annulée, c’est alors vers les pèlerins qu’il se tournait. Il
ordonnait, nous dit Ibn Jubayr, que « les pèlerins se portent
mutuellement garants de leurs paiements avant de pouvoir accéder à
la Mosquée sacrée. Si l’argent et les vivres de Saladin arrivaient, tout
allait bien ; dans le cas contraire, il ne se privait pas de réclamer son
dû aux pèlerins. À l’entendre, le haram de Dieu était son héritage,
qu’il lui revenait de droit de louer aux pèlerins 40 ». Pire, ses gardes –
les lanciers – saisissaient chaque occasion de terroriser les habitants
pour bien leur faire passer le message, et en profitaient volontiers
pour commettre viols et pillages. Saladin savait tout des méfaits de
l’émir.
En janvier 1184, La Mecque était en effervescence suite à
l’annonce de la visite d’un hôte distingué venu d’Égypte. Le sultan
Sayf al-Islâm (également appelé « Taghtakin »), frère du sultan
Saladin, était en route pour la Ville sainte. « Quant au motif de son
voyage, écrit Ibn Jubayr, les hommes disaient qu’il se rendait au
Yémen du fait de conflits qui s’y étaient fait jour et d’une rébellion
fomentée par ses émirs. Mais dans l’esprit des Mecquois s’insinua
également une terrible appréhension, et l’inquiétude s’empara
d’eux. » Le chérif Mukthâr sortit de la ville apparemment pour le
saluer, mais « en réalité pour se soumettre à lui ». L’entrée du sultan
Sayf al-Islâm dans la Mosquée sacrée provoqua un vif émoi : « Les
voix des hommes en prière pour lui et son frère Saladin s’élevèrent si
haut qu’elles en devinrent assourdissantes, au point que l’on n’en
comprit plus rien. De son poste élevé au-dessus de Zemzem, le
muezzin éleva la voix en prière et en louanges en son honneur ; les
voix du peuple couvrirent celle du muezzin ; et grand fut
l’ébahissement que suscita cette scène 41. »
À l’opposé de la boursouflure d’un chérif Mukthâr, dont les gardes
du corps, toujours sur le qui-vive, gardaient dégainées leurs lances et
leurs épées, et dont l’entourage devait, sur son insistance, porter
uniquement des vêtements raffinés, le sultan Sayf al-Islâm se
montrait quant à lui parfaitement modeste. « Les épées étaient dans
leur fourreau », « les vêtements fins avaient été abandonnés » et lui-
même faisait preuve d’« humilité ». Ses troupes se précipitèrent dans
la Mosquée sacrée « avec l’impétuosité d’un papillon de nuit sur une
lampe. L’humilité avait courbé leur tête et les larmes baignaient leur
moustache ».
Le sultan Sayf al-Islâm séjourna plusieurs mois à La Mecque, et
prit part au pèlerinage de 1185. À ce moment, Ibn Jubayr était déjà
en route pour Grenade. Le chérif Mukthâr, comprenant que la ville ne
lui appartenait plus, se retira avec ses partisans dans le fort en ruines
d’Abû Qubays. La première idée du sultan avait été d’abolir le
chérifat, mais les faits montrent qu’il changea d’idée. Au lieu de cela,
il maintint les livraisons en provenance du Caire à destination des
pèlerins et insista pour que se poursuivent le versement des subsides
annuels et les envois de céréales depuis l’Égypte. Puis il convoqua les
« lanciers », ces gardes du corps bédouins du chérif qui étaient
responsables du règne de terreur et des pillages dans la ville. Il les fit
exécuter dans le parc public, sous les yeux d’une famille régnante
réduite à l’impuissance. Nul n’est au-dessus des lois, déclara-t-il – pas
même les chérifs et leurs gardes du corps. Finalement, il fit frapper
monnaie au nom de Saladin, laquelle fut déclarée monnaie légale de
la ville.
Mais même les puissants sultans ayyûbides ne pouvaient
améliorer les choses que temporairement. Dès le départ du sultan, la
famille régnante descendit du fort et s’en retourna dans la ville.
Mukthâr reprit les rênes du pouvoir et les conserva jusqu’en 1200. Le
peuple de La Mecque, qui avait toujours attaché plus d’importance à
la loyauté au clan qu’à la justice et au bien-être des pèlerins, se rallia
à lui et célébra la libération de leur ville. Une taxe plus exorbitante
encore fut imposée aux pèlerins. On renoua avec tous les usages
d’antan de la Ville sainte, y compris, à l’occasion, le pillage des
caravanes de pèlerins.
Néanmoins, la dynastie instaurée par Abû Hâchim touchait à sa
fin. Ailleurs dans le Hedjaz, la révolution grondait. Bientôt,
La Mecque aurait de nouveaux souverains. Au début du XIIIe siècle, le
pouvoir politique devait passer entre les mains d’une nouvelle lignée
de chérifs – lignée qui le conserverait pas moins de six cents ans.
CHAPITRE V

Amour et fratricide dans la Ville


sainte

Durant toute la première année du XIIIe siècle, Les Mecquois


eurent le cœur à la fête. Ils avaient toutes les raisons de se réjouir.
Vers la fin de 1195, un vent noir surgi de nulle part avait englouti la
ville. Des jours durant, il avait plu du sable rouge. Certains virent
dans ce prodige l’annonce de la fin des temps et du Jugement
dernier ; mais le vent disparut aussi soudainement qu’il était arrivé,
laissant le sanctuaire quelque peu ébranlé et la Kaaba à peine abîmée.
Les Mecquois qui avaient déjà échappé d’un cheveu aux assauts des
soldats chrétiens dix ans plus tôt, vécurent ce retour à la normale
comme une nouvelle délivrance.
Pour la plupart des habitants, les croisades n’étaient qu’un
phénomène lointain. Le point focal du monde musulman se situait à
la périphérie du théâtre des événements ; celui-ci se trouvait à
Jérusalem et dans ses alentours, que les chrétiens tenaient pour le
centre du monde. C’est là, dans l’église du Saint-Sépulcre, que se
trouvait cette pierre qu’ils appelaient le « nombril du monde ». La
cartographie médiévale européenne, un art qui tenait plus de la
représentation de l’histoire biblique que de la géographie, ne disait
d’ailleurs pas autre chose en plaçant Jérusalem tout au centre 1.
Pèlerins et visiteurs de l’Égypte informaient régulièrement les
Mecquois des batailles et des victoires remportées contre les
chrétiens. La Mosquée sacrée résonna de ferventes prières lorsque
Saladin libéra Jérusalem en 1187. Immédiatement, il lui réattribua le
statut de ville ouverte où, de nouveau, musulmans, juifs et chrétiens
pouvaient vivre côte à côte 2, comme ils l’avaient fait au cours des
quatre siècles précédents de domination musulmane, et comme
c’était l’usage dans toutes les autres grandes villes du Moyen-Orient.
Au cours des quatre-vingt-huit années de règne des croisés, l’accès à
Jérusalem n’avait été autorisé qu’aux seuls chrétiens.
Le triomphe de Saladin intervint deux ans à peine après que son
frère eut libéré La Mecque du fléau des lanciers bédouins à la solde
des chérifs. Nul à La Mecque n’envisageait sérieusement que les
païens chrétiens pussent réellement fouler le Hedjaz. Pareille chose
était tout bonnement impensable. De ce territoire avaient été bannis
les non-musulmans pendant plus de quatre siècles, c’est-à-dire depuis
l’avènement du premier calife omeyyade. La Mecque, reflet sur terre
du royaume céleste, ne pouvait être qu’inviolable.
Renaud de Châtillon (1125-1187), un chevalier venu de France,
voyait les choses d’un tout autre œil 3. Homme sans fortune, il avait
participé à la deuxième croisade et était resté là dans l’espoir de s’y
enrichir. Les États latins d’Orient, créés par les chrétiens au Moyen-
Orient, étaient une véritable terre d’opportunités pour ces chevaliers
désireux de partir en croisade et qui acceptaient les risques que
pareille entreprise supposait. Renaud gravit les échelons dans la
société grâce à ses deux mariages. On eût dit que l’Outre-Jourdain
produisait une abondance de riches héritières en quête d’un mari. À
sa première union, il devint prince d’Antioche. Mais pris en
embuscade, il fut bientôt fait prisonnier par les musulmans. Après
quatorze ans de captivité, où il apprit l’arabe et le turc, il fut relâché
contre le paiement d’une rançon. À sa sortie, il était veuf – et prêt à
reprendre femme. Son second mariage lui apporta en dot le pays
d’Outre-Jourdain : plus vaste seigneurie du royaume latin, celui-ci
contenait les châteaux de Montréal et Kérak à l’est de la mer Morte.
De puissantes forteresses dominant les environs étaient le moyen par
lequel les croisés exerçaient leur contrôle sur les terres et les peuples
conquis. Renaud était maintenant en possession de deux de leurs plus
beaux spécimens, stratégiquement situés sur la route du pèlerinage
vers la Ville sainte. De là, il pouvait mener ses raids sur les caravanes
en toute impunité.
Bien en sécurité sur ses terres, Renaud agissait en indépendant
plutôt qu’en homme lige du roi de Jérusalem. Il fomenta un plan
audacieux : attaquer les deux villes saintes de Médine et de
La Mecque, cœur de l’islam. Son projet était de les mettre à sac et de
dérober, à Médine, la dépouille du prophète Mahomet et, à
La Mecque, les trésors de la Kaaba. Première étape de son expédition
en 1181, il rançonna la caravane lorsqu’elle passa aux abords du
château de Kérak, rompant ainsi une trêve conclue avec Saladin. Ce
dernier fut « si scandalisé par cet acte qu’il fit le serment de ne jamais
lui accorder son pardon » 4. L’illusion dont s’étaient jusqu’alors bercés
les Mecquois, selon laquelle les croisades n’étaient qu’un problème
lointain, s’en trouva du même coup pulvérisée.
Les historiens musulmans dépeignent Renaud sous les traits d’un
pirate et d’un pillard assoiffé de sang, ce qu’il était effectivement. On
peut encore ajouter qu’il était aussi perfide envers ses
coreligionnaires qu’envers ses ennemis. L’un de ses passe-temps
favoris consistait à jeter ses prisonniers depuis les remparts de ses
châteaux pour observer leur corps se briser sur les rochers. Mais
c’était aussi un fin stratège. Il lança une attaque-surprise qui lui
permit de s’emparer du port d’Eilat dans le golfe d’Aqaba.
Puis, il déroba des navires dans un port du sud de la Palestine, les
fit démanteler et transporter à dos de chameau dans le désert, puis
rebâtir à Eilat. Peu à peu, il se constitua une véritable flotte de
guerre ; manœuvrées à la rame, ces galères étaient plus rapides et
mobiles que les grands voiliers des Arabes. Il fut alors en mesure de
couper toute communication entre les petits ports arabes, de
s’emparer des navires marchands et de bloquer le trafic. Les troupes
de Renaud passèrent la majeure partie de l’an 1182 à piller et
saccager selon leur bon plaisir les villages bordant la mer Rouge. Plus
au sud, ils pillèrent le port d’Aydhab, une escale importante pour les
pèlerins entre le Nil et La Mecque. On dit même que Renaud aurait
un temps envisagé de voguer au-delà du détroit de Bâb al-Mandab
pour tenter de rallier la route des épices vers les Indes 5. Puis, sa flotte
coula un navire de pèlerins en route pour Djedda. Saladin répondit à
cette agression en janvier 1183 par l’envoi d’une flotte confiée à un
commandant réputé pour ses prouesses navales. En deux mois, celui-
ci mit un terme aux agissements du Français dans la mer Rouge,
incendia trois de ses galères et captura presque toute son armée. Mais
un petit bataillon parmi l’armée de Renaud, qui était parvenu à
rentrer dans les terres, faisait maintenant route vers Médine.
Les chiffres varient, mais on estime généralement à 300 le nombre
de ces hommes lourdement armés qui se firent guider en chemin par
leurs captifs. Après une marche de cinq jours à travers le désert,
ayant monté le camp au sommet d’une colline à quelques kilomètres
de Médine, ils tombèrent sur Âdil ibn Ayyûb, le jeune frère de
Saladin. La bataille fut brève. Les quelque 170 croisés qui en
réchappèrent furent faits prisonniers : certains furent exécutés à Mina
devant une immense foule de Mecquois, d’autres conduits au Caire,
où ils furent humiliés en public. La première image d’Ibn Jubayr à
Alexandrie fut celle d’« une imposante foule de gens s’avança[n]t et
fixa[n]t du regard les prisonniers rûm que l’on amenait dans la ville à
dos de chameau, assis dos à la route, au milieu des timbales et des
cors 6 ».
Renaud lui-même, désormais surnommé le « démon de
l’Occident » dans le monde musulman, connut une fin similaire.
Capturé lors de la terrible déroute des forces croisées à la bataille de
Hattin en 1187, il fut conduit devant Saladin. Pourtant réputé pour sa
magnanimité, le sultan fit cette fois-ci une exception et décapita en
personne son ennemi juré.
Le sauvetage de La Mecque n’était pas le seul motif de
célébrations. La population de la ville décida d’organiser des festivités
le jour anniversaire de l’achèvement de la reconstruction de la Kaaba
par Ibn Zubayr. Celui-ci tombait le premier jour de l’oumra (le petit
pèlerinage), le 27e jour du mois de rajab 597, correspondant au 2 mai
1201. Mais cette date était symbolique pour une autre raison encore :
elle commémorait en effet le « Voyage nocturne » du Prophète, une
vision dans laquelle il se rendait à Jérusalem, puis montait au ciel.
Pour accomplir l’oumra, les habitants de La Mecque devaient se
rendre au mîqât (point d’entrée du périmètre sacré) en dehors de la
ville, revêtir l’habit d’ihrâm et, après les ablutions rituelles, retourner
dans la ville, cette fois en tant que pèlerin. Toute la population de la
ville se mit en route ; à son retour, elle eut la stupéfaction de
découvrir qu’un prince guerrier avait pris possession des lieux. Leur
nouveau chef avait pour nom Qatâda ibn Idrîs.
Qatâda, un descendant des Hachémites que l’on disait grand,
mince et digne d’estime, était réputé pour sa piété et son courage. Il
se peut qu’il ait eu une part dans la déroute des soldats de Renaud
près de Médine, et qu’après la bataille il ait simplement marché avec
ses troupes en direction d’une Mecque vidée de ses habitants. Il
venait d’avoir 70 ans. Bien sûr, le fils du chérif Mukthâr tenta, avec
l’appui de l’émir de Médine, de reprendre le contrôle de la ville – en
vain. Le nouveau chérif était un homme politique très habile et ses
ambitions ne se limitaient pas à La Mecque. Ce qu’il voulait, c’était
placer tout le Hedjaz sous son contrôle et en faire un territoire
indépendant, à l’instar de ce qui avait déjà été réalisé dans de
nombreuses autres régions du monde musulman. En deux ans, il
soumit Médine et s’empara de plusieurs villes des environs, dont Taïf.
De ce leader puissant et farouchement indépendant furent issus tous
les chérifs suivants. La Mecque lui dut, quant à elle, dix années de
paix et de prospérité.
Que la ville se soit alors trouvée dans une situation de relative
stabilité était une grande chance. Elle recevait en effet à cette époque
un illustre visiteur qui avait besoin de concorde et de tranquillité
pour se consacrer à son œuvre. Lorsqu’il vint effectuer le hajj en
1202, Muhyî al-Dîn Ibn Arabî était déjà connu dans tout le monde
musulman sous le titre de al-Chaykh al-Akbar (le plus grand des
maîtres). Né à Murcie (al-Andalûs) en 1165 et formé à Séville, la
légende veut qu’il se soit coupé du monde à 16 ans. À 25, il jouissait
déjà d’une réputation d’homme à la spiritualité intense et à
l’imagination puissante. Les trois années qu’il séjourna à La Mecque
lui fournirent la matière d’une partie importante de son œuvre : ainsi
de la monumentale somme de ses Illuminations de La Mecque 7, dans
laquelle il cherche, tout au long de trente-sept volumes, à percer le
mystère du hajj et où il bâtit à son tour son propre édifice
métaphysique à propos de la ville.
Ibn Arabî était un visionnaire au sens propre du terme. Il avait des
visions, beaucoup de visions. Ses textes, aux multiples niveaux
d’analyse, sont souvent à la fois le produit de ces expériences, et une
sorte d’exploration de ces dernières. Ibn Arabî est un écrivain
complexe dont l’œuvre, riche de références et de symboles, au point
d’en devenir parfois inintelligible, mettait à rude épreuve les talents
interprétatifs des érudits les plus habiles. Il eut un grand nombre de
visions dans la Ville sainte. S’il fallait n’en retenir qu’une, ce serait sa
rencontre avec la Kaaba. Dans celle-ci, Ibn Arabî se voit effectuant
des circumambulations autour de la Kaaba, lorsqu’il s’aperçoit que
celle-ci « me poussait pour m’empêcher d’effectuer les
circumambulations et me menaçait avec des mots que je pouvais
entendre avec mes oreilles ». L’effroi le paralyse. Puis, « prenant sa
queue et se préparant à se lever de sa base et en elle-même », la
Kaaba se met à parler : « Avance, et vois ce que je vais te faire !
Comment oses-tu abaisser mon pouvoir et élever le pouvoir des Banû
Adam [de l’humanité]. Tu me préfères les agnostiques. Le pouvoir
appartient à celui qui a du pouvoir. Je ne te laisserai pas tourner
autour de moi. » Paniqué, Ibn Arabî tente de se mettre à l’abri.
« Lorsque je l’ai vue quitter sa place d’un bond et rassembler son
habit autour d’elle, il m’a également semblé qu’elle se voilait afin de
m’attaquer et que sa forme était mouvante. » Le mystique tente alors
d’apaiser la Kaaba en chantant ses louanges par quelques vers : « Elle
montra du contentement à ce que je lui fis entendre, et reprit sa
forme antérieure 8. »
De sa vision, Ibn Arabî conclut que le symbolisme véritable de la
Kaaba, de la Mosquée sacrée, des rites du hajj et de La Mecque restait
incompris de la plupart des musulmans. Ils viennent par centaines de
milliers dans la Ville sainte, mais ne sont pas vraiment présents. Ils ne
voient pas ce qu’ils sont venus contempler. Ils ne vivent pas ce qu’ils
sont venus vivre. La dimension proprement céleste de la ville leur
demeure inaccessible. Une allégorie illustre bien cette idée. Elle est
relatée du point de vue d’un pèlerin qui fait la rencontre d’un saint.
Celui-ci lui demande :
« As-tu regardé La Mecque ? » « Oui », répondis-je. Il demanda
alors : « Le Réel t’a-t-il contemplé tandis que tu contemplais
La Mecque ? » « Non », admis-je. Il dit : « Alors, tu n’as pas vu
La Mecque. »
« Es-tu entré dans le Masjid al-Harâm ? » « Oui », répondis-je.
Il dit : « Lorsque tu es entré dans le Masjid al-Harâm, t’est-il paru
que tu t’étais dépouillé de toute chose interdite ? » « Non », dis-je.
« Alors, tu n’es pas entré. »
« As-tu vu la Kaaba ? » « Oui », dis-je. Il demanda : « As-tu vu
ce que tu cherchais ? » « Non », répondis-je. Il dit : « Alors, tu n’as
pas vu la Kaaba. »
« As-tu ôté ton habit ? » « Oui », répondis-je. Il me demanda :
« T’es-tu mis entièrement à nu ? » « Non », répondis-je. Il dit
enfin : « Alors, tu ne l’as pas ôté 9. »

Cette histoire passe ensuite en revue chaque site de la Ville sainte


et chaque rituel du hajj pour montrer que les actes de la plupart des
musulmans sont mécaniques et dépourvus de charge spirituelle. Dans
le reste de l’ouvrage, Ibn Arabî révèle le sens multiple de tous ces
sites et rites et analyse en grand détail le symbolisme du hajj. On
apprend ainsi qu’accomplir les circumambulations revient à tourner
autour du trône de Dieu. La Pierre noire est la main droite de Dieu
sur terre ; la toucher, c’est toucher le Réel et être changé à jamais.
Effectuer le parcours entre les collines de Safâ et de Marwa est un
acte de suprême compassion ; c’est se rendre « de Dieu vers Dieu avec
Dieu et par Dieu. »
Après d’innombrables allégories et poèmes abstraits, de sibyllins
récits en prose, et un système complexe d’imagerie codée aussi
déroutant qu’impressionnant, Ibn Arabî donne à entendre que visiter
La Mecque et la Mosquée sacrée équivaut à visiter sa propre maison.
La Maison de Dieu à La Mecque, écrit-il, est comme notre maison, et :

C’est-à-dire qu’elle est faite de votre genre biologique. De sorte


que lorsqu’Il vous guide vers la Maison, c’est vers vous-même qu’Il
vous guide avec Ses mots : « Qui se connaît soi-même connaît son
Seigneur. » Aussi, lorsque vous vous dirigez vers la Maison, vous
vous dirigez vers vous-même. Lorsque vous vous atteignez vous-
même, vous vous découvrez tel que vous êtes. Lorsque vous vous
découvrez tel que vous êtes, vous découvrez votre Seigneur, et
ainsi vous savez si vous êtes Lui ou si vous n’êtes pas Lui. Et vous
acquérez là un solide savoir 10.

Contempler La Mecque, semble dire Ibn Arabî, c’est contempler


un miroir divin : il reflète Dieu en vous et ce reflet peut vous guider
vers la « perfection » humaine et une vraie connaissance de Dieu.
L’image du miroir tient une place essentielle dans l’œuvre d’Ibn
Arabî ; celui-ci fait en effet partie intégrante de sa philosophie de
l’Unicité de l’Être (wahdat al-wujûd), dans laquelle Dieu et sa création
sont un, et la seule vérité dans l’univers est Dieu lui-même.
Tout le monde à La Mecque ne tenait pas en haute estime les
analyses riches de symboles, de spéculations et de visions d’Ibn Arabî.
Les quatre écoles de pensée, très influentes à La Mecque,
s’offusquaient de sa thèse de l’Unicité de l’Être. Le bruit courait qu’il
était hérétique. Certains érudits conservateurs exprimaient leur
mépris en déformant délibérément son nom, qu’ils prononçaient Mâhî
al-Dîn ou Mumît al-Dîn (l’effaceur ou le meurtrier de la religion) au
lieu de Muhyî al-Dîn (le régénérateur de la religion). Ibn Arabî n’en
avait cure. En outre, il avait d’autres préoccupations. Avant d’arriver à
La Mecque, il avait consacré pratiquement toute son existence à Dieu
et à la quête de l’amour divin. La ville exerça sur lui une influence si
profonde que les spécialistes diviseront plus tard sa vie en deux
périodes : l’une « pré- », l’autre « post »-mecquoise. Il y rédigea non
seulement ses Illuminations, mais aussi les premiers chapitres du
Futûhât, son autre chef-d’œuvre, ainsi que des sections de nombreux
autres ouvrages. C’est aussi là qu’il découvrit l’amour sous un jour
plus terrestre en s’entichant de la fille de la famille qui l’accueillait.
Naturellement, celle-ci devint pour lui la personnification même de la
beauté et de la sagesse, et elle lui inspira tout un recueil de poèmes :
L’Interprète des désirs 11 est une véritable merveille ; moins
impénétrable que ses épanchements mystiques, il constitue un
hommage à la tradition de la poésie arabe classique. On y retrouve
largement le symbolisme qui était sa marque, mais agrémenté de
l’imagerie arabe traditionnelle du désert et de cette pratique
consistant à donner de multiples noms à la personne aimée :

Ô merveille ! Un jardin parmi les flammes,


Mon cœur s’ouvre désormais à toutes les formes,
C’est une prairie pour les gazelles, un monastère pour les
moines ;
Un temple pour les idoles, et la Kaaba du pèlerin ;
Les tables de la Torah, le livre du Coran.
Ma religion est l’amour. Où que ses montures dirigent leurs
pas,
12
Là est ma religion et ma foi .

Les jeunes hommes qui regardaient les filles dans les rues de
La Mecque, peu curieux des Illuminations de La Mecque, dévoraient
en revanche L’Interprète des désirs. Et le plaisir qu’ils éprouvaient à sa
lecture était, à la grande consternation de son auteur, des plus terre à
terre. Mais comment aurait-il pu en être autrement ! Car en dépit de
tous les troubles politiques et de toute la violence qui ont traversé
l’histoire de la ville, La Mecque possédait aussi une scène culturelle
dynamique dont la poésie d’amour formait l’épicentre. Ainsi, tandis
qu’Ibn Zubayr défendait la ville contre les troupes de Yazîd,
La Mecque était au cœur d’une autre révolution. La poésie
préislamique subissait une profonde mutation avec l’invention d’un
tout nouveau type de poème d’amour : le ghazal, consistant en des
couplets rimés et un refrain composés de vers d’égale longueur. À
l’origine de ce nouveau genre fut le poète quraychite Umar ibn Abî
Rabîa (mort en 712) 13. Son œuvre hardie faisait fureur dans la ville ;
plus tard, sa réputation serait telle que l’adjectif « umarien » en
viendrait à désigner tous les ghazals érotiques du Hedjaz. Cette forme
littéraire fut ensuite adaptée dans des langues et des cultures qui,
bien qu’éloignées de l’Arabie, venaient chercher leur inspiration du
côté de La Mecque. La poésie ourdou qui a bercé mon enfance lui
doit ainsi sa grandeur. Les ghazals finiront même par marquer de leur
influence les films bollywoodiens de l’époque classique – les années
1950 et 1960 –, lorsque des poètes réputés fourniront les textes des
interludes musicaux qui jouent un si grand rôle dans ces
productions ; et dans les plus grands chefs-d’œuvre, ces artistes en
feront des éléments constitutifs du récit au lieu des mélodies
abrutissantes qui semblent être en faveur de nos jours.
Umar, dont les ghazals s’inspiraient largement de sa propre vie,
était peu intéressé par les soupirs des amants malheureux – le thème
habituel de ce genre littéraire tel qu’il avait été inventé par son
contemporain du Hedjaz, le poète Jamîl (mort en 701). Dans les
poèmes de ce dernier, des amants éplorés se consument de désir,
n’ont que rarement l’occasion de se rencontrer ou de consommer leur
amour, et finissent bien souvent par mourir de désir inassouvi. Ce
motif est plus largement typique non seulement de la poésie arabe,
mais encore des ghazals persans, turcs et ourdous. Aux yeux d’Umar
cependant, souffrance et chagrin n’étaient déjà que trop présents à
La Mecque. Il était bien plus curieux des délices de la passion, de la
folle étreinte des amants qui précède la consommation de leur amour.
Dans la poésie arabe classique, l’histoire est toujours racontée au
passé. Pour Umar en revanche, l’amour se vit ici et maintenant, c’est
un jeu avec, certes, de nombreux obstacles à surmonter, mais aussi
avec des récompenses d’autant plus désirables qu’elles sont frappées
du sceau de l’interdit 14. Les Mecquois ont peut-être de l’admiration
pour les juristes et les érudits religieux, mais, comme le souligne
Umar, ses héros sont autres : ce sont de jeunes hommes à l’affût de
conquêtes sexuelles. Le poète se met souvent lui-même en scène – il
est alors le beau jeune homme auquel nulle ne résiste. Lorsque, par
extraordinaire, les amants se trouvent effectivement réunis dans la
poésie arabe classique, le rideau se ferme à l’instant de leur rencontre
et la suite est laissée à l’imagination de chacun. À l’inverse, avec
Umar, ses personnages se déshabillent ; le jeu de deux jeunes amants
se révèle alors, et l’on apprend même comment le couple s’arrange
pour disparaître sans se faire prendre après son rendez-vous :

Derrière moi, ils faisaient coulisser l’ourlet de leurs


vêtements,
d’un tissu doux au toucher,
afin que la trace de leurs pas ne pût être découverte 15.

Outre les deux amants, il est souvent question d’une tierce


personne, le confident mis dans le secret qui organise les rendez-vous
et les aide à se sortir de situations délicates. Dans l’un de ses poèmes,
cette tierce personne est la servante de l’amante, qui aide le héros à
fuir déguisé en femme. Parmi les pèlerins qui arrivaient à La Mecque
avec les caravanes du hajj se trouvaient des jeunes femmes. Ainsi,
l’on pouvait souvent trouver Umar et ses jeunes compagnons « se
tenant dans un coin et observant toutes les jeunes filles [en
pèlerinage] passer à leurs côtés ». Une fois qu’ils avaient repéré leur
proie, ils se mettaient à la suivre :

Je l’aperçus de nuit, marchant avec ses dames, entre le


sanctuaire et la Pierre [noire].
« Eh bien, dit-elle à une camarade, pour Umar, gâchons donc
cette circumambulation.
Va après lui, de sorte qu’il puisse nous voir, puis, ma douce
sœur, lance-lui un regard malicieux. »
« Mais j’ai déjà fait cela, dit-elle, et il s’est détourné. »
Sur quoi, elle se précipita dans ma direction 16.

La poésie d’Umar rencontrait indéniablement un vif succès auprès


des jeunes hommes de la Ville sainte. La popularité de ce genre
littéraire était d’autant plus grande qu’il était rédigé dans un style
oral très accessible ; son public n’était que trop désireux de suivre
l’exemple d’Umar. Avec le temps, son succès ne se démentant pas, il
était inévitable qu’il applique la même grille de lecture aux ouvrages
plus hermétiques d’Ibn Arabî. Mais le problème n’était pas
simplement le caractère profane de cette nouvelle lecture de
L’Interprète des désirs. C’était aussi que, tout comme les ghazals
d’Umar, ses textes étaient mis en musique.
À l’époque d’Ibn Arabî, le monde musulman disposait d’une
théorie musicale très avancée. C’est leur intérêt pour les
mathématiques qui porta les philosophies et les penseurs musulmans
à s’intéresser à la musique. Pour beaucoup, cette discipline n’était pas
qu’un simple divertissement, mais un véritable médicament : elle
apaisait l’âme et adoucissait les mœurs. À La Mecque, tout homme de
culture connaissait les études sur la musique réalisées par Al-Kindî
(mort en 873), cet Irakien connu pour être « le premier philosophe
arabe », et qui s’est intéressé à la dimension cosmologique de la
musique ; l’on connaissait aussi Al-Fârâbî (mort en 950), l’autre
philosophe bagdadien majeur de cette période, dont Le Grand Livre de
la musique (Kitâb al-Mûsîqâ al-Kabîr) dresse la liste des principaux
instruments de musique alors en usage, ainsi que des gammes qu’ils
permettaient de produire 17. Les étudiants de La Mecque se
plongeaient également dans l’œuvre du grand esprit universel persan
Ibn Sînâ (mort en 1037), dont le Canon de la médecine contenait une
partie magistrale sur les propriétés thérapeutiques de la musique 18,
ou dans le traité musical rédigé par son étudiant Ibn Zaylâ (mort en
1048) qui circulait dans la ville. Les jeunes hommes éduqués de
La Mecque appréciaient donc tout à la fois la théorie (mûsîqâ) et la
pratique (ghina, ou art du chant) musicales.
Les cours omeyyade et abbasside réservaient une place de choix
aux musiciens de talent. Ceux-ci incorporaient dans leur jeu des
influences tant byzantines que persanes, et un nombre non
négligeable de ces chanteurs et instrumentalistes virtuoses – dont
seul le nom nous est parvenu : Ibn Misjah (mort en 710 ?), Ibn
Muhriz (mort en 715), Ibn Surayj (mort en 726) ou Mabad (mort en
743) –, venus accomplir le hajj, restaient séjourner quelque temps
dans les maisons de riches Mecquois pour leur faire profiter de leurs
talents. Souvent, ils laissaient derrière eux des élèves qui, une fois
devenus à leur tour des maîtres de leur art, allaient eux-mêmes se
produire devant de riches patrons en périphérie de la ville. À distance
de la Mosquée sacrée, La Mecque possédait une scène musicale
dynamique. Les poèmes d’Umar étaient régulièrement joués, sur un
mode ludique, à l’occasion de ces rassemblements. Et voici que
désormais, L’Interprète des désirs d’Ibn Arabî faisait partie de leur
répertoire. Des artistes prestigieux le chantaient, qui lui conféraient
une tonalité résolument profane. Les érudits conservateurs prirent
prétexte de ce scandale pour dénoncer la philosophie mystique d’Ibn
Arabî.
Horrifié par le détournement dont son recueil faisait l’objet, Ibn
Arabî n’eut d’autre choix que d’en rédiger un commentaire détaillé,
afin de montrer que chaque vers recelait de multiples interprétations,
et que l’« être aimé » n’y avait rien de commun avec les amants
umariens mais symbolisait la beauté divine. Pour donner plus de
poids à sa démonstration, il cessa de courtiser la fille de son hôte et
épousa une autre Mecquoise, Fatima bint Yûnus.
En dépit des scandales et des accusations d’hérésie proférées à son
encontre, Ibn Arabî était totalement épris de la ville, à propos de
laquelle il construisit un vaste système métaphysique et
philosophique qui continue aujourd’hui encore de fasciner ses
lecteurs. Son enthousiasme englobait les Mecquois : « Le pays de
La Mecque est le meilleur pays de Dieu », écrivait-il, et le meilleur
pays de Dieu ne pouvait naturellement que donner le jour aux plus
estimables des gens. Les Mecquois sont « les voisins de Dieu et les
gens de Sa maison, et les créations les plus proches des premiers des
lieux d’adoration. Alors Dieu se révèle à eux en Son nom – le
Premier – et seuls les gens du haram reçoivent cette révélation. Pour
cela, ils rivalisent de mérite 19. »
Eu égard à son attachement passionné pour La Mecque, il n’est
guère surprenant que dans ses Illuminations, Ibn Arabî juge oiseux le
débat visant à déterminer quelle ville est la plus digne d’éloges.
Toutes deux sont vertueuses. Mais La Mecque est absolument sans
égale :
Ô Médinois ! L’excellence de votre terre est supérieure aux
terres, mais l’excellence de La Mecque est plus grande encore,
Une terre qui héberge la Maison sacrée comme une qibla pour
les mondes vers lesquels les mosquées se tournent.
Il a fait un haram de sa terre et de son gibier bien que le gibier
soit licite sur chaque terre.
Là sont toutes les balises, les signes et les pratiques et
l’humanité se transporte vers son excellence…
Alors cherche ton émir, rends-lui visite et n’attaque pas une
ville qui est immense ; il est mieux de t’avertir.
Dieu fait tomber la pluie sur la vallée de La Mecque, et tu es
désaltéré par elle, et ses gouttes tombent sur Médine 20.

Le problème avec les mystiques, c’est que grisés par l’amour divin,
ils ont une certaine tendance à déambuler les yeux fermés. Peut-être
La Mecque était-elle digne de louanges ; mais on ne pouvait dire de
même des Mecquois. Sans compter que les choses devaient bientôt
reprendre leur cours passé. Je dois admettre que plus je m’engage
profondément dans La Mecque réelle plutôt que dans sa version,
idéalisée, du royaume céleste, plus je me sens d’affinités avec la
théorie qarmate d’une histoire qui se répète à l’infini sans jamais
s’amender. Les mystiques, intoxiqués par leurs visions merveilleuses,
pouvaient bien visiter La Mecque et en repartir ; la ville qu’ils
laissaient derrière eux reproduisait encore et encore ses vieux
schémas. Qatâda aurait peut-être réussi, comme il en avait eu
l’intention, à régner dans un splendide isolement, s’il n’y avait eu
deux choses : la façon dont il traitait les pèlerins irakiens, et le
problème que représentaient ses fils. Des incidents opposèrent les
Mecquois aux pèlerins irakiens en 1210, puis à nouveau en 1212.
La caravane de 1212 comportait en son sein Râbia Khâtûn, la
sœur d’Âdil ibn Ayyûb, et la mère de Saladin. À Mina, durant la
cérémonie de la lapidation de Satan, des assassins ismaéliens – actifs
dans la région depuis plusieurs décennies, ils massacraient des
personnalités et des chefs politiques pour des motifs politiques et
religieux – encerclèrent un chérif, cousin de Qatâda qui lui
ressemblait. Se méprenant sur son identité, ils l’exécutèrent. Fou de
rage, l’émir réunit ses gardes du corps africains et leur commanda de
gravir les collines des deux côtés de Mina, puis de faire usage de leurs
catapultes et de leurs arcs contre les pèlerins. Le jour suivant, il
dépouilla la caravane, faisant des victimes dans les deux camps.
Conseil fut alors donné au chef du convoi de conduire les pèlerins à
leur campement habituel, près de Bâb al-Zâhir, l’une des principales
portes donnant accès à La Mecque. Qatâda vit dans ce déplacement
un signe que les pèlerins s’apprêtaient à prendre les armes ; il lança
alors une attaque préventive qui fit plusieurs centaines de morts
parmi les pèlerins. « Comme ils voulaient me tuer, je ne laisserai la
vie sauve à aucun d’entre eux 21 », aurait-il déclaré.
Le chef de la caravane, désespéré, emmena ses ouailles dans le
refuge le plus sûr qu’il put trouver : le camp de Râbia Khâtûn. Celle-ci
fit venir Qatâda et lui demanda impérieusement quel crime, selon lui,
les pèlerins avaient bien pu commettre. Ou bien le meurtre de son
cousin lui servait-il simplement d’excuse pour piller la caravane ?
Confronté à une matriarche de la dynastie ayyûbide, Qatâda accepta
de cesser les hostilités, à la condition toutefois que les pèlerins lui
versent 100 000 dinars en compensation. Trente mille dinars furent
effectivement collectés pour son compte auprès des pèlerins, dont
une part importante provenait de Râbia. Des centaines de personnes
n’osèrent quitter les abords de la tente de leur protectrice avant trois
jours, « nombre d’entre eux affamés, blessés, nus et parfois mourants.
Convaincu que l’assassinat avait été fomenté par les califes, Qatâda
jura de tuer tout pèlerin qui viendrait de Bagdad l’année suivante 22 ».
En dépit de ce serment, ou peut-être justement à cause de lui,
Qatâda envoya l’année suivante son fil Rijal à Bagdad avec un
message d’excuse. Le calife pardonna sa conduite, fit envoyer de
nombreux présents et une grande quantité d’argent, et invita Qatâda
à Bagdad. Ce dernier, répondant à l’invitation, se rendit jusqu’à Koufa
avant de changer d’avis et de rebrousser chemin – il envoya alors au
calife un nouveau mot d’excuse, cette fois rédigé en vers.
Tous ces siècles de ferveur, de pensée et de poésie religieuses
avaient servi l’objectif de convaincre les musulmans que La Mecque
était un lieu à part, non pas tant différent de tous les autres qu’exalté
au-dessus d’eux. Il y avait pourtant un aspect sur lequel La Mecque ne
se distinguait en rien du reste du monde musulman et où on aurait
cherché en vain la moindre trace de paix divine : la quête du pouvoir.
À cet égard, La Mecque était un miroir, le parfait reflet des réalités du
monde. La meilleure démonstration en est sans aucun doute livrée
par la fin du règne de Qatâda, en 1220. Il avait alors 90 ans et sa
santé déclinait rapidement. Ses huit fils prétendaient tous à sa
succession ; Qatâda, pour sa part, avait accordé sa préférence à Rijal.
Mais Hassan, l’aîné, prit les choses en main. Il commença par se
débarrasser d’un de ses oncles, rival potentiel, puis étouffa son père
avec un oreiller. Un de ses frères, qui se trouvait à Yanbu, fut ensuite
convié à La Mecque, où il fut assassiné. Ses autres frères fuirent le
pays, à l’exception d’un seul : Rijal.
Hassan s’en prit ensuite à l’émir d’une caravane de pèlerins
irakienne, dont il exposa la tête au bout d’une pique dans la Mosquée
sacrée : il suspectait celui-ci d’être venu soutenir Rijal. Mais les
ambitions politiques de Hassan furent contrecarrées par le prince
ayyûbide al-Massoud (également connu sous le nom d’Aqsis), alors
vice-roi du Yémen. Tandis que Hassan exécutait ou repoussait ses
frères hors de La Mecque, al-Massoud intervint et l’attaqua depuis
l’intérieur de la ville. Hassan s’enfuit, laissant au vice-roi toute
latitude pour prendre les rênes du pouvoir, qu’il conserva jusqu’à sa
mort sept ans plus tard. À ce moment – nous étions alors en 1228 –,
l’un de ses lieutenants affirma son autorité. Hassan, qui avait
rassemblé une armée depuis Yanbu, lança une offensive sur les forces
yéménites à La Mecque pour reconquérir la ville. Mais, défait, il dut
battre en retraite à Bagdad et mourut sans jamais avoir revu la Ville
sainte.
C’était maintenant au tour de Rijal de tenter de mettre la main
sur l’héritage de son père. Sa première tentative, en 1229, fut un
échec. Il eut plus de chance en 1232, mais dut s’enfuir à nouveau dès
l’année suivante. Pendant les vingt années qui suivirent, La Mecque
changea de gouverneur presque chaque année : les Égyptiens, les
Syriens, les Yéménites et les chérifs se disputaient le pouvoir à tour
de rôle. On peut supposer que c’est cette succession de gouverneurs à
La Mecque qui inspira, un siècle plus tard, sa grande théorie à Ibn
Khaldoun, historien arabe et fondateur de la sociologie. L’Histoire se
répète à l’occasion de cycles, écrit-il en effet dans sa Muqaddima 23
(Les Prolégomènes), un ouvrage précurseur ; et cycle après cycle, ce
sont les mêmes folies qui se répètent – on le voit, Ibn Khaldoun
reprenait là, avec bien plus d’élégance et de subtilité, cette idée selon
laquelle l’Histoire radote.
Les troubles politiques ne dissuadaient pas pour autant les
visiteurs de se rendre à La Mecque, et ceux-ci témoignaient par la
suite de tout ce qu’ils avaient vu. Par chance, tous n’éprouvaient pas
de curiosité pour le machiavélisme politique de ses dirigeants ni pour
ses rituels obscurantistes. Ainsi du Persan Ibn al-Mujâwir qui, lorsqu’il
y séjourna de 1226 à 1230, s’intéressa bien plus aux gens qu’à la
politique. Ibn al-Mujâwir était probablement issu du Khorassan. Il
connaissait bien les provinces orientales du monde musulman et
nourrissait certaines ambitions littéraires. À la différence de la
plupart des voyageurs musulmans de cette période, ce n’était ni un
érudit, ni un juriste, ni un penseur religieux, mais simplement
quelqu’un de manifestement très pieux. Ayant le commerce pour
principal centre d’intérêt, il n’était, en dehors de ce qui concernait
strictement le hajj, nullement intéressé par la dimension religieuse de
la ville ni par ses rites. Il porta plutôt son attention sur les pratiques
sociales, les marchés, la monnaie, ou encore les récits faisant la part
belle à la magie et à l’étrange. Homme à l’humour mordant, Ibn al-
Mujâwir se décrivait comme un « géographe historien ». Tarîkh al-
Mustabsir 24, l’ouvrage en prose rimée qui fait la chronique de ses
voyages, offre une fascinante plongée dans la vie sociale de la Ville
sainte et de ses environs au cours de la seconde moitié du XIIIe siècle.
Au contraire d’Ibn Arabî, Ibn al-Mujâwir jugea les Mecquois peu
intègres. Les habitants, nous dit-il, sont « des gens à la peau sombre,
puisque la plupart de leurs partenaires sont des esclaves noires
d’Abyssinie et de Nubie. De grande taille, ils parlent correctement,
sont pauvres mais appartiennent à de nombreuses familles et tribus et
se satisfont de leur sort 25 ». Ce sont les détails d’ordre
anthropologique qui fascinent et séduisent. Ibn al-Mujâwir note ainsi
que la tenue des Mecquois est faite d’un fin tissu en soie et lin de
Nishapour et que les femmes portent des coiffes. Eu égard à l’éternel
débat sur ce qui constitue le hidjab, souvent appelé « voile », ou plus
généralement à la délicate question du type de couvre-chef qui
satisfait aux critères d’une tenue « islamique » convenable, il eût été
intéressant qu’Ibn al-Mujâwir nous décrive plus précisément ces
coiffes. Mais il fut plus prompt à informer le lecteur que, loin d’être
belles, les Mecquoises étaient dotées d’un large arrière-train
« puisqu’elles en augmentent délibérément les dimensions » et
qu’elles se tiennent « constamment à quatre pattes 26 » – sans doute
pour frotter le sol et assouvir les désirs des dignes héritiers d’Umar
ibn Abî Rabîa !
Dans la ville d’Al-Mahâlib, à quelques kilomètres de La Mecque,
Ibn al-Mujâwir découvre des femmes seulement vêtues de cuir : « La
femme prend deux pièces de cuir et les coud ensemble, y découpe un
rond et s’en vêt. Lorsqu’elle marche, tout son corps se dévoile, en
haut comme en bas. » Cette indication paraît cohérente avec ses
propos sur la pauvreté des gens. Mais elle fournit aussi un éclairage
sur les interprétations classiques du Coran. Ce dernier invite les
femmes à « rabattre leurs voiles sur leurs poitrines 27 », ce qui laisse à
penser que l’objectif était de masquer sa nudité plutôt que de se
dissimuler intégralement derrière l’abaya, ce carré de tissu noir
couvrant tout le corps en usage à notre époque. À l’évidence, la
question de ce qui constituait une tenue décente pour les femmes
n’était toujours pas résolue au XIIIe siècle.
Tout au long de Tarîkh al-Mustabsir, Ibn al-Mujâwir convoque
deux personnages imaginaires – Zayd et Amr – pour illustrer les us et
coutumes des peuples et des tribus qu’il croise sur son chemin. Il nous
raconte ainsi comment, « lorsque Zayd se fiance à la fille d’Amr » à
La Mecque, « tous les futurs mariés ont un rapport avec leur femme
en public et font une démonstration ». Pourquoi cela ? Parce que
toute la population de La Mecque se consacre aux pèlerins durant la
période du hajj, en sorte que leur vie sociale s’interrompt de façon
temporaire. C’est lorsque les pèlerins s’en vont que fiançailles,
festivals, noces reprennent leur cours. Les jeunes gens ne pouvant
attendre, ils ont un rapport sexuel dès le moment de leurs fiançailles
– avant même leurs noces ! Le mariage suppose tout d’abord qu’ait
été fixée la dot à verser à la femme. Ibn al-Mujâwir précise que c’est
l’homme qui « teint ses mains et ses pieds de façon décorative » afin
d’annoncer l’événement à venir. J’avais toujours cru que cette
pratique était réservée aux femmes. C’est certainement effectivement
le cas sur le continent indien, où la cérémonie du mehndi est
précédée d’un rassemblement entre femmes où la jeune épousée, en
position assise, s’arme de patience pendant qu’on lui dessine au
henné de riches motifs sur les mains et les pieds. Il lui faut ensuite
attendre, plus patiemment encore, que ceux-ci finissent de sécher.
La famille des deux futurs époux se réunit ; chaque personne
apporte un bout de papier portant son nom, avec le poids et la
quantité de tout ce qu’il a l’intention d’offrir au jeune homme,
« chacun selon sa situation et ses ressources. Les femmes font de
même ». Le fiancé se rend ensuite à la Mosquée sacrée, où il
accomplit les circumambulations parmi d’autres rituels. Une bougie à
la main, il gagne ensuite « la maison de la mariée et celle-ci lui est
révélée. Il consomme le mariage et demeure sept jours avec elle ». Le
septième jour, il prend congé, collecte tout l’argent qui lui a été
promis, et s’en sert comme d’un capital pour se créer une situation :
« Il ouvre sans plus attendre une boutique qui lui permettra de
gagner sa vie. » Cette pratique coutumière se retrouve dans de
nombreuses régions du monde. Baptisée « réciprocité mutuelle » par
les anthropologues, elle constitue un élément essentiel de la solidarité
tribale. Il n’est pas question ici d’un cadeau ; le marié sera tenu de
reverser à ses proches, au moment de leur mariage, « la même
somme qu’ils lui ont donnée, ou même davantage 28 ».
Dans la ville tout proche d’Al-Mahâlib, les mœurs sont plus
étonnantes.

Si Zayd demande la main de la fille d’Amr et que celui-ci


donne son accord, Zayd la déflore et passe la nuit avec elle. Le
matin de son départ, il laisse ses chaussures dans la chambre de la
jeune femme, afin qu’Amr sache que Zayd est content d’elle. Le
contrat de mariage est alors rédigé. Mais s’il enfile ses chaussures
et s’en va, Amr saura que Zayd n’est pas satisfait de sa fille.
Pareille situation continue de se produire, même aujourd’hui, chez
les plus honorables d’entre eux 29.

Si rien ne permet de douter de la véracité du tableau dressé par


Ibn al-Mujâwir, l’homme ne fait pas mystère de son peu d’estime pour
les habitants de la ville. En comparaison du cosmopolitisme
sophistiqué en cours à Bagdad (qu’il nomme « al-Baghdadî »,
indiquant par là qu’il y a vécu plusieurs années) ou des manières
raffinées des Perses, les Mecquois lui paraissent incultes et grossiers,
embourbés dans leurs coutumes tribales et dénués de tout savoir-
vivre. Il lui arrive de les condamner ouvertement : « Nulle part sur la
planète, on ne trouve gens à l’odeur plus nauséabonde, plus
négligents, plus débauchés ni plus vils que ceux-ci qui s’approprient
les richesses des pèlerins », écrit-il. Ils les appellent la « sébile de
Dieu » !

Si tu dis à l’un d’entre eux, « Que Dieu te prive de tes moyens


de subsistance qui sont illicites », il te répondra, « Non, que Dieu
te prive plutôt de tes moyens de subsistance qui sont licites. Car
vois-tu, le seul bien que nous avons, ce sont ces montagnes
noires ; nous n’avons ni agriculture, ni bétail, ni source de
revenus, et rien dont nous puissions faire commerce. […] C’est
pourquoi Dieu nous a donné l’avantage sur vous dans cette
région, afin que nous soit retourné ce qui est juste pour les
pèlerins parmi vous et un tiers de ce qui est injuste 30. »
Il faut croire que la dimension spirituelle d’une existence qui se
déroule dans un royaume céleste échappe aux habitants de
La Mecque.
Ibn al-Mujâwir souligne à l’occasion la perfidie des Mecquois par
la relation de simples faits, comme son observation que l’étalon de
mesure utilisé dans la ville diffère légèrement pendant la saison du
hajj dans un sens profitable aux Mecquois. Parfois aussi, il détourne
telle observation par un commentaire insidieux, qui prend souvent la
forme d’un récit. Tout près de La Mecque, nous dit-il, se trouve un
lieu du nom de Maqtalat al-Kalib (qui pourrait se traduire par « le
lieu où l’on tue les chiens ») : « Cet endroit tire son nom de ce que le
chien d’un certain Bédouin attaqua un homme du village, le mordit et
le rendit aveugle d’un œil. En représailles, cet homme tua le chien. Le
propriétaire du chien réunit alors ses parents du côté paternel,
l’homme qui avait été mordu rassembla ses propres gens, et la guerre
éclata entre les deux camps. Les adversaires s’entretuèrent jusqu’au
dernier. Voilà pourquoi l’endroit est baptisé Maqtalat al-Kalib 31. »
Il n’est pas interdit de penser que cet endroit où l’on « tuait les
chiens » n’a jamais existé. Peut-être cette histoire d’Ibn al-Mujâwir
doit-elle être lue comme une simple allégorie des machinations
politiques qui se succédaient à La Mecque. En dépit de la nature
sacrée de la ville, le comportement de ses habitants en matière
politique et sociale n’avait lui-même rien de saint ou d’admirable. Les
chérifs étaient à l’opposé de ce que suggérait leur titre : nobles et
humains. Un gouverneur après l’autre, ils envahirent La Mecque,
destituèrent les tenants du pouvoir, régnèrent brièvement par la force
et la terreur avant d’être à leur tour renversés par un nouveau chérif.
Rijal s’installa sur le trône de la ville en pas moins de huit occasions.
Nulle trace ici de poésie ni de musique : c’était bien de pouvoir qu’il
s’agissait, dans un jeu souvent sanglant de chaises musicales. Une
certaine forme de continuité fut instaurée en 1254 avec l’avènement
de Muhammad Abû Numay. Homme trapu à la peau sombre, plus à
son aise dans le désert qu’à la mosquée, Abû Numay Ier était
profondément respecté par son peuple pour cinq qualités : honneur,
générosité, patience, courage et talents de poète. Pendant près d’un
demi-siècle, il gouverna La Mecque d’une main ferme mais avec
intégrité, parfois en coopération avec son fils et parfois en alliance
avec l’émir de Médine. La Mecque avait grand besoin de cette
stabilité.
Sa prise de pouvoir intervint à un moment charnière de l’histoire.
Au milieu du XIIIe siècle, tout le monde musulman connut de profonds
bouleversements. En 1258, Bagdad fut mise à sac : la horde mongole,
sous la férule de Hulagu Khan, avait surgi de l’Asie centrale telle une
immense force de la nature et tout dévasté sur son chemin. Cette
puissante marée humaine, porteuse de mort et de destruction, eut des
répercussions dans le monde entier. La nouvelle fut reçue à
La Mecque avec des sentiments mêlés : il y eut tout d’abord le choc
face à l’annonce de la chute du califat de Bagdad, de l’assassinat du
calife et de ses fils, et de l’incendie qui ravageait la ville. Le constat,
évident, que nul pèlerin ne viendrait d’Irak cette année-là, était
particulièrement préoccupant – il n’y aurait d’ailleurs plus de
caravane irakienne pendant neuf ans ; mais du fait de l’inimitié
opposant les deux villes, la fin du califat fut aussi accueillie avec un
certain soulagement. Du reste, les caravanes irakiennes, quand elles
reprendraient la route, n’auraient plus la portée politique d’antan.
Un séisme politique s’était également produit au Caire, où le
pouvoir passa des mains des Ayyoubides à celles des mamelouks.
L’Égypte était dorénavant gouvernée par d’anciens esclaves, ex-soldats
qui avaient servi sous les régimes abbasside et ayyûbide.
Particulièrement intéressante pour La Mecque était la nouvelle que le
roi mamelouk al-Zâhir Rukn al-Dîn Baybars al-Bunduqdarî (règne
1260-1277) avait décidé de venir accomplir le hajj.
Baybars était une figure imposante 32. Grand, doté d’une voix qui
suscitait le respect, c’était un homme très énergique ; passionné de
voyages, il était constamment sur les routes. Né en Crimée, il fut
vendu comme esclave alors qu’il n’était encore qu’un jeune garçon.
Son premier maître s’en sépara rapidement du fait d’un défaut
mineur, possiblement une cataracte, dont l’un de ses yeux (bleus)
aurait été affligé. Avec le temps, il entra comme garde du corps au
service d’un sultan ayyûbide et prit finalement la tête d’une armée
mamelouke. Il fut à l’origine de la cuisante défaite infligée au roi
Louis IX de France lors de la septième croisade : les croisés avaient en
effet résolu de s’en prendre au centre effectif du pouvoir au Moyen-
Orient en visant directement l’Égypte. Après avoir jeté l’ancre à
Damiette sur les bords du Nil, Louis fut capturé à l’issue de la bataille
de Fariskur en 1250, qui vit son armée réduite à néant. Libéré contre
une très forte rançon, il se retira à Saint-Jean-d’Acre avant de rentrer
en France. Si Louis reprendra la croix en 1270 pour une huitième
croisade – qui sera elle aussi un échec –, on estime généralement que
c’est sa confrontation avec Baybars qui scella la chute des États latins
d’Orient, dont les villes tombèrent une à une : Antioche en 1268,
Tripoli en 1289 et Saint-Jean-d’Acre, son dernier avant-poste, en
1291.
Près de deux siècles de conflits avaient laissé des traces en
Europe. Loin d’être de simples campagnes militaires dont la
population aurait été maintenue à l’écart, les croisades firent naître
au contraire un vaste courant culturel et social qui influença le regard
que l’Europe porta sur elle-même et sur le reste du monde. Dès lors
que lui parvinrent les enseignements du monde musulman sous une
forme non altérée, débuta une période d’échanges intenses. Les
universités – une idée empruntée aux musulmans qui se propagea
partout sur le continent – se mirent à enseigner les travaux des
grands érudits de l’islam, dont le nom commença d’être connu sous
une forme latinisée. Pour convaincre le peuple du bien-fondé des
croisades, un vaste travail de propagande fut réalisé en Europe, qui
colportait dans la littérature populaire et semait dans les esprits
quantité d’idées fausses sur l’islam, son prophète et sur La Mecque.
Ces croyances pernicieuses ne disparurent pas avec la fin des États
latins ou des incursions européennes au Moyen-Orient : leurs
répercussions sur la culture restent sensibles aujourd’hui encore. Au
e
XIII siècle, elles alimentaient cette hostilité qui faisait voir en l’ennemi
de son ennemi un possible ami. C’est ainsi que des missionnaires
chrétiens furent dépêchés pour convaincre les Mongols de faire cause
commune avec les croisés ; mais le plan échoua faute d’une
coordination efficace. Là encore, c’est Baybars, à la tête de l’avant-
garde de l’armée mamelouke, qui aurait stoppé la progression de la
horde mongole lors de la bataille d’Aïn Djalût en 1260, la même
année où il conquit le sultanat d’Égypte.
Lorsqu’il visita La Mecque en 1269, Baybars était au sommet de sa
gloire ; c’était même, à dire vrai, le plus puissant souverain du monde
musulman. Il avait apporté une véritable fortune, qu’il distribua
généreusement aux habitants comme aux pèlerins. Il fit également
don d’un nouveau voile – ou kiswa – pour la Kaaba sur lequel il avait
fait broder son nom. La légende veut que des fleurs aient été
apportées d’Égypte chaque jour qu’il passa dans la Ville sainte.
Baybars fit de son mieux pour panser les plaies au sein de la famille
régnante. Voyant dans Abû Numay un gouverneur compétent et
dynamique, il se montrait satisfait que le pouvoir local soit dans ses
mains. Ainsi, tandis que des pans entiers du monde musulman étaient
encore sous le choc des bouleversements qu’avait entraînés la terreur
mongole, La Mecque restait, elle, protégée par sa localisation
périphérique. Elle tira même profit des démonstrations de pouvoir et
de générosité qui présidèrent à la riposte musulmane à l’invasion
mongole.
Malgré toutes ses qualités, Abû Numay Ier avait aussi, à en croire
certaines sources, un gros défaut : ses trente fils. Juste avant sa mort,
il abdiqua en faveur de deux d’entre eux : Humaydha et Rumaytha.
Le vieil homme mourut de mort naturelle – fait rare parmi les
souverains mecquois – en 1301, à l’âge de 70 ans. Il fut inhumé dans
le cimetière de la ville où reposaient désormais tous ses chérifs. Son
corps était encore chaud qu’une guerre éclata entre ses fils.
Sur les trente fils d’Abû Numay, quatre occuperont effectivement
le pouvoir : Abû al-Ghayth, Utayfa, Humaydha et Rumaytha. Le récit
de ce conflit est assez complexe, mais je vais tenter d’en rapporter les
principaux traits. Humaydha ne se satisfaisait pas de partager le
pouvoir avec Rumaytha, comme le prévoyait l’arrangement
conclu avec son père. Il craignait en outre la concurrence de ses
autres frères. Il assassina donc Abû al-Ghayth en 1314. On raconte
qu’il emporta sa dépouille dans sa propre maison et invita tous ses
autres frères à dîner. Lorsque ceux-ci prirent place, un esclave, garde
du corps de Humaydha, se tint derrière chacun, l’épée tirée. Au menu
ce soir-là, il y eut Abû al-Ghayth en personne, cuisiné d’un seul
tenant. Certains des frères de Humaydha reçurent parfaitement le
message et quittèrent le Hedjaz ; d’autres, unissant leurs forces,
jurèrent de lui régler son compte. Finalement, Humaydha lui-même
fut contraint de prendre la fuite.
Il trouva asile auprès du souverain mongol en Irak. Les Mongols
s’étaient alors convertis. L’ancestrale fascination exercée par la Ville
sainte et la promesse d’une mention dans le sermon du vendredi pour
asseoir la légitimité du roi auprès des musulmans suffirent à lui
assurer son soutien. C’est ainsi qu’en 1318, Humaydha retourna à
La Mecque et, avec l’appui d’une armée mongole, prit le contrôle de
la ville. Le nom du roi mamelouk d’Égypte, Al-Nâsir Nâsir al-Dîn
Muhammad, fut abandonné sans plus tarder au profit de celui d’Abû
Saîd Khurbandr dans la khutba. Comme on l’imagine, le sultan Al-
Nâsir ne fut pas content. Il envoya une armée à la poursuite de
Humaydha, qui parvint toutefois de justesse à quitter la ville. La
vacance du pouvoir fut aussitôt comblée par Utayfa, revenu d’Égypte
pour l’occasion. L’armée du sultan captura finalement Humaydha
deux ans plus tard, en 1320, et le mit à mort. Utayfa accepta de
partager le pouvoir avec Rumaytha, conformément à la volonté de
son père. Tous deux régnèrent pendant quelques années sur une
Mecque pacifiée.
La ville connut une nouvelle prospérité, largement grâce à la
rivalité qui, au lieu de leur colère, provoquait la générosité des rois et
empereurs. Dans une tentative pour regagner les faveurs des
Mecquois, Abû Saîd Khurbandr couvrit la ville d’or et d’espèces
sonnantes et trébuchantes. Al-Nasr, qui ne voulait pas être en reste,
augmenta la ration de blé et de maïs, particulièrement bienvenus en
temps de disette. Puis, en 1325, Mansa Moussa, l’empereur du Mali,
vint à La Mecque. Sa générosité fut sans pareille. Son royaume, avec
sa capitale Tombouctou, une ville réputée pour ses érudits et ses
savants, contrôlait le commerce avec les mines qui fournissaient la
majeure partie de l’or circulant en Occident 33. Ayant traversé
l’Afrique pour rejoindre la caravane du Caire, il reçut un accueil
enthousiaste à La Mecque. On dit qu’il avait à sa suite pas moins de
60 000 pèlerins, ainsi que des centaines de chameaux chargés d’or.
Les avis des érudits divergent quant à la quantité d’or exacte qu’il
aurait transportée. « Certains parlent de 100 chameaux chargés d’or,
ou d’aucun chameau, mais de 150 kilogrammes d’or, ou de
500 esclaves portant 6 livres d’or chacun, plus 300 chameaux avec
300 livres d’or, ou encore de 500 esclaves portant chacun un bâton
d’or de 2 kilogrammes 34. » Quels que soient les chiffres réels, sa
générosité était sans limites et il traitait chacun, Mecquois comme
pèlerin, souverain comme citoyen ordinaire, avec un égal respect et
une égale dignité, tout en le couvrant de présents. Le comportement
et la politesse de sa suite firent forte impression sur les Mecquois.
Mais ceux-ci furent plus frappés encore par son apparence physique :
son teint, pâle, paraissait aux Mecquois presque rouge ou jaune, ce
qui lui donnait un aspect singulier à leurs yeux. Et, contrairement à la
plupart des monarques qui venaient en visite, il n’était animé par
aucun mobile politique. Il était là pour la simple raison qu’il voulait
effectuer le pèlerinage, et une fois qu’il eut accompli son devoir
religieux, il s’en retourna, avec un chargement certes
considérablement allégé, mais bénéficiant à ses côtés de la présence
d’un poète andalou pour lequel il s’était pris d’amitié dans la Ville
sainte. Plus important encore, il recruta également un architecte
andalou qui repartit au Mali avec lui. Si le grand palais dessiné par
l’architecte n’est plus, sa mosquée Djingareyber, à Tombouctou, est
quant à elle toujours debout.
L’afflux d’or occasionné par les prodigalités de Mansa Moussa fut
tel qu’il entraîna une dévaluation dont les effets se firent sentir
du Caire jusqu’à La Mecque durant toute une décennie. Le récit de la
générosité déployée lors de ce pèlerinage se propagea non seulement
de part et d’autre du monde musulman, mais encore en Europe, où
elle donna naissance à la légende de la cité d’or de Tombouctou.
Cette ville légendaire au cœur de l’Afrique exaltait les aventuriers
européens presque tout autant que la ville interdite de La Mecque. Le
mystère de sa situation géographique ne fut pas résolu avant la
seconde moitié du XIXe siècle, quand on découvrit que la toiture des
bâtiments en briques de terre crue de cette ancienne cité universitaire
n’était finalement pas en or.
Il était difficile de rivaliser avec Mansa Moussa. L’année suivante,
Abû Saîd Khurbandr tenta donc une stratégie différente : il envoya un
éléphant à La Mecque, qui bénéficia d’une visite guidée du sanctuaire
et dut accomplir tous les rites du hajj, y compris les
circumambulations rituelles. Il fut ensuite conduit à Médine pour y
visiter la mosquée et la sépulture du Prophète. Malheureusement, la
pauvre bête décéda aux portes de Médine.
Peu de temps après Mansa Moussa et l’éléphant du « roi tartare »
arriva le célèbre explorateur marocain Ibn Battouta. Celui-ci se rendit
cinq fois à La Mecque entre 1325 et 1354, pour des séjours d’une
durée allant jusqu’à un an. Il nous raconte dans Voyages (Rihla) 35
qu’à sa première visite deux frères régnaient sur La Mecque :
Rumaytha, qui se considérait comme l’« Épée de la religion », et
Utayfa, qui se qualifiait quant à lui de « Lion de la religion ». Utayfa
vivait près du sanctuaire, dans une maison près de la colline de
Marwa, tandis que son aîné Rumaytha demeurait dans un couvent
aux abords de la ville, près de la porte de Banû Chayba. Chaque
matin, on battait longuement le tambour aux portes des deux chérifs.
La Mecque apparut à Ibn Battouta comme « une grande ville,
compacte et rectangulaire, située dans le creux d’une vallée si fermée
qu’elle n’apparaît au visiteur qu’à l’instant où il l’atteint
effectivement 36 ».
Ibn Battouta confirme nombre des observations faites par Ibn
Jubayr cent quarante deux ans plus tôt, notamment à propos de la
Mosquée sacrée et des cérémonies entourant les prières du vendredi
et la khutba. Pour ce qui est de la description des « citoyens de
La Mecque » en revanche, le contraste avec Ibn al-Mujâwir est
saisissant : ceux-ci sont décrits comme « inclinant au bien, d’une
exquise générosité et de bonne composition, généreux avec les
pauvres et à ceux qui ont renoncé au monde, et amènes envers les
étrangers ». Les habitants sont élégants et proprement vêtus ; et leurs
habits, blancs le plus souvent, sont toujours immaculés. Ils font un
usage abondant du parfum, ont les yeux fardés de khôl et se polissent
constamment les dents avec des bâtons de bois vert d’Arak.
Les Mecquois sont si généreux, ajoute Ibn Battouta, que même
s’ils n’ont qu’une miche de pain, ils n’hésiteront pas à en donner un
tiers ou la moitié, qu’ils céderont « joyeusement et sans réticence ». Le
comportement des jeunes orphelins travaillant au bazar
l’impressionne. Quand les gens de la ville viennent y acheter céréales,
viande et légumes, ils confient leurs achats à l’un des garçons
présents, qui place les céréales dans un premier panier et la viande et
les légumes dans le second, et les emporte jusqu’à la demeure de
l’homme afin que l’on puisse lui préparer son repas. Pendant ce
temps, celui-ci continue de vaquer à ses occupations religieuses et
profanes. On ne connaît aucun cas où un garçon se serait montré
malhonnête – tous livrent au contraire avec la plus scrupuleuse
probité les marchandises qui leur ont été confiées. « Pour ce service,
ils reçoivent un montant fixe de quelques piécettes 37. » Au contraire
d’Ibn al-Mujâwir, auquel l’arrière-train des Mecquoises répugnait
plutôt, Ibn Battouta est d’avis que celles-ci sont « d’une beauté, d’une
piété et d’une chasteté rares et sans égales ». En revanche, elles font
grand usage du parfum, à telle enseigne qu’une femme préférera
rester le ventre vide le soir si elle a besoin de l’argent du repas pour
s’acheter du parfum. La veille du vendredi, jour de la prière
communautaire, des groupes de femmes se réunissent pour accomplir
les circumambulations. Elles « viennent dans leurs toilettes les plus
délicates, et le sanctuaire est saturé de l’odeur de leurs fragrances 38 ».
Il ne trouve à se plaindre de rien, si ce n’est de la chaleur, si
accablante que les pierres du sanctuaire lui brûlent les pieds.
La paix entre Utayfa et Rumaytha fut de courte durée. Les deux
frères s’étant remis à se quereller, le sultan Al-Nâsir les convoqua à sa
cour. Au Caire, Utayfa fut incarcéré et mourut en prison en 1343.
Rumaytha fut autorisé à rentrer à La Mecque et à gouverner assisté
de son fils Ahmad. De fait, les incessantes crises politiques dans la
Ville sainte commençaient à tant exaspérer le sultan qu’il songea à
massacrer les chérifs une bonne fois pour toutes ! Mais les érudits
religieux lui déconseillèrent cette mesure qu’ils jugeaient par trop
draconienne : ce n’était peut-être qu’une bande d’assassins et de
potentats véreux, ils n’en étaient pas moins descendants du Prophète,
et appliquer la sanction suprême aux chérifs pourrait provoquer des
désordres chez les sujets du sultan. Al-Nâsir se laissa convaincre.
Rumaytha ayant également compris de son côté que les chérifs
étaient menacés d’extinction, il prit le parti de réviser ses ambitions et
sa conduite.
Ce dernier eut même l’intelligence de transmettre le pouvoir à son
fils Ajlân en 1344, deux ans avant sa mort. Ajlân, surnommé le
« Vif », conserva le pouvoir vingt-cinq années au total – depuis ses
37 ans jusqu’à sa mort à 70 ans – à l’occasion d’un règne discontinu
et, bien sûr, émaillé de conflits. La paix et la stabilité prévalurent à
La Mecque à cette période, et il put donc consacrer un temps
considérable à son développement. Il fit ainsi construire plusieurs
citernes d’eau, hospices et écoles dans la ville et quelques forts à ses
abords. Pour apaiser les monarques du Moyen-Orient, il permit que
soit mentionné le nom du sultan mongol dans la khutba. Mais il est
surtout connu pour le traitement brutal qu’il infligea aux zaïdites, ce
courant chiite qui avait prêté allégeance à Zayd ibn Ali, le petit-fils de
Hussayn ibn Ali. Les zaïdites, beaucoup plus proches des sunnites sur
un plan théologique que les autres chiites, étaient majoritaires au
Yémen. Leur groupe, certes peu nombreux à La Mecque, y était
toutefois très actif, et ils avaient été mêlés à nombre des
débordements de violence – révoltes et troubles politiques – qu’avait
connus la ville. Leur allégeance envers leurs propres imâms et chefs
spirituels primait tout le reste.
Nombre de chérifs étaient initialement des zaïdites, leurs ancêtres
étant adeptes de cette école. Mais désormais, l’orthodoxie à
La Mecque – et dans une bonne partie du monde musulman de
l’époque – était l’école de pensée chaféite. Ajlân fit attacher à des
poteaux et flageller sur la place publique de nombreux notables
zaïdites de la ville. Un muezzin fut fouetté avec tant de brutalité qu’il
y laissa la vie. Mais plutôt que d’abjurer leur foi, la plupart des
zaïdites se résignaient à subir les persécutions ; certains réussirent
toutefois à fuir au Yémen.
Ahmad, le fils d’Ajlân, suivit la même ligne politique que son père.
La ville s’était maintenant beaucoup développée et, grâce aux
richesses dont l’avaient comblée les monarques en visite, elle était
plutôt prospère. La stabilité politique avait également des avantages :
Ahmad devint si puissant que même le sultan cairote se sentit
menacé. Surnommé le « Météore de la religion », Ahmad ibn Ajlân fut
convié à plusieurs reprises dans la capitale égyptienne, mais trouva
toujours une excuse pour rester à La Mecque. Vers la fin de son règne,
qui dura de 1360 à 1386, il se convainquit que les Égyptiens, ou peut-
être sa propre famille, s’apprêtaient à l’assassiner. Il se mit à porter
une cotte de mailles, ce qui lui interdisait désormais d’accomplir le
hajj ou l’oumra. Même les circumambulations autour de la Kaaba
posaient problème. Les craintes d’Ahmad étaient pourtant justifiées.
La cotte de mailles, en revanche, ne lui servit de rien. Il fut
empoisonné en 1386 et quelques jours plus tard, son jeune fils,
Muhammad, fut poignardé à Mina en plein hajj. S’ensuivit
évidemment une période de troubles : en une année, La Mecque
compta pas moins de cinq chérifs – dont trois gouvernèrent
simultanément.
Deux des fils d’Ajlân (par chance, ceux-ci n’étaient qu’au nombre
de cinq) connurent un règne relativement prospère. Ali ibn Ajlân
resta sept ans sur le trône – de 1387 à 1394 avant d’être assassiné.
Son frère Hassan lui succéda et resta au pouvoir, en association avec
divers corégents, jusqu’en 1425. Durant son long règne, Hassan
monta une armée de mercenaires, qui fut maintenue par tous les
chérifs suivants, pour défendre La Mecque. Il persuada également le
sultan égyptien de lui décerner le titre d’« adjoint du sultan » pour
tout le Hedjaz. Mais contrairement à Ajlân, son père, qui avait su
conserver son indépendance, Hassan ne put se soustraire à l’influence
des sultans mamelouks en Égypte et agit davantage en qualité de
vassal que de chérif indépendant.
Cet arrangement fut profitable à la ville. La Mecque avait un
impérieux besoin de stabilité politique. En 1399, le pan ouest de la
Mosquée sacrée fut ravagé par un incendie. Le feu, parti d’une école
dont une porte communiquait avec la mosquée, se propagea
rapidement ; plus d’une centaine de colonnes furent réduites en
cendres, et une partie du plafond s’effondra. Puis il s’étendit au côté
nord, endommageant deux sections de portiques. Les flammes
auraient pu sans difficulté dévorer tout le sanctuaire, si une crue
subite n’avait contenu l’incendie. Très affectés, les Mecquois
souhaitaient que leur souverain se consacre entièrement à la
reconstruction de la Mosquée sacrée. À cette époque, le sanctuaire
s’était tant étendu, il était devenu si complexe, que cette tâche
excédait les moyens et les capacités des seuls Mecquois. En sa qualité
d’« adjoint du sultan », Hassan put obtenir le soutien plein et entier
du sultan mamelouk Al-Nâsir Faraj ibn Barqûq ; celui-ci dépêcha un
architecte de talent, al-Amîr Bist-al-Zâhirî, pour superviser la
reconstruction de la mosquée. La majeure partie de la ville prit part
aux travaux. La pierre fut extraite des montagnes bordant la Ville
sainte. De nouvelles colonnes vinrent remplacer les 130 colonnes de
marbre qui avaient été endommagées. La reconstruction du toit fut
quant à elle retardée, le temps que le bois choisi puisse être importé.
Quand il fut enfin terminé, des rangées de lampes, dans lesquelles
des motifs décoratifs avaient été gravés, furent suspendues au
plafond.
Durant cette période, trois des fils de Hassan se disputèrent la
succession. Soucieux d’éviter toute effusion de sang, le sultan
égyptien, al-Zâhir Sayf al-Dîn Jaqmaq, décida de confier le pouvoir à
Barakat, et en fit le corégent de Hassan du vivant de celui-ci. Son
choix ne devait rien au hasard. La Mecque comptait de nombreuses
écoles et centres de formation, et la ville ne manquait pas de savants
en quête d’élèves. L’enseignement dispensé à La Mecque, toutefois,
différait de celui qui était devenu la norme partout ailleurs, et se
limitait pratiquement au droit et à la théologie. Pour bien étudier la
philosophie et la rhétorique, l’astronomie et les mathématiques, la
médecine et la géographie ou encore la musique et la littérature, c’est
au Caire, à Damas ou à Bagdad qu’il fallait se rendre. Aussi, il était
d’usage chez les riches Mecquois d’envoyer leurs fils à l’étranger pour
qu’ils y reçoivent une éducation plus complète. Barakat ibn
Hassan fut lui-même formé en Égypte, où sa grande culture littéraire
fit sa renommée. Il devint un enseignant très prisé : les étudiants
venaient du monde entier pour étudier sous sa direction. Lorsqu’il
était au Caire, le sultan Jaqmaq conviait les plus grands érudits et
hommes de lettres à le rencontrer. C’est ainsi que Barakat devint
proche du souverain. Lorsque son père mourut en 1425, il n’eut
aucune peine à lui succéder et son propre règne, émaillé de quelques
brèves interruptions, dura jusqu’à sa propre mort en 1455.
Barakat ne devait pas sa célébrité qu’à ses prouesses littéraires,
mais aussi à sa grande intelligence, son authentique piété et ses
bonnes œuvres. Ce fut même probablement le seul chérif de la ville
dont l’honnêteté et l’intégrité ne faisaient aucun doute aux yeux de
ses sujets, et qui ne tua personne pour prendre le pouvoir, ni ne
flagella quiconque pour ses croyances. Il s’habillait modestement –
seul son turban permettait de le distinguer des autres habitants de la
ville. En dépit de son statut, on s’adressait à lui sans faire de
manières. Il passa un temps considérable à faire restaurer les édifices
publics et construire une nouvelle mosquée ainsi que plusieurs
pensions, d’ailleurs si bien bâties qu’elles étaient pour la plupart
encore en usage à la fin du XVIIIe siècle.
Mais Barakat Ier n’était guère qu’un agent du sultan cairote. À
cette époque, ni lui, ni les habitants de la ville ne s’inquiétaient plus
du poids politique sans cesse croissant de l’Égypte. La Mecque aspirait
à la paix, et par son influence, ce pays non seulement la lui apporta,
mais il rehaussa le prestige des chérifs en matière religieuse. Chaque
année, le sultan envoyait une nouvelle kiswa et un khila. L’arrivée de
la parure noire qui recouvre la Kaaba durant la saison du hajj était
célébrée en grande pompe et la cérémonie de changement de kiswa
était l’occasion de fastueuses célébrations. Le khila, une robe
d’honneur symbolisant l’autorité attitrée du chérif et la légitimité de
son règne, arrivait par le même convoi. Même si les deux souverains
s’entendaient très bien et s’accordaient une mutuelle confiance, le
sultan ne voulait courir aucun risque. Il plaça donc dans la Ville
sainte une garnison permanente de cinquante cavaliers, tous
ingénieurs de métier, qui, d’abord venus reconstruire le sanctuaire,
restèrent ensuite sur place comme soldats. Leur chef, appelé
« inspecteur des lieux saints », prenait ostensiblement ses ordres
auprès du chérif, mais informait aussi directement le sultan de la
situation politique et économique de la ville. Pour la gestion des
affaires financières et la supervision de la collecte des impôts, le
chérif désignait un vizir, généralement un homme instruit venu de
l’extérieur. De cette façon, les recettes de la ville purent être
stabilisées. Nombre des usages instaurés par Barakat Ier pour la
collecte et la répartition de la zakât (l’aumône légale imposée par
l’islam), de la taxe sur le hajj et d’autres ressources financières
perdurèrent plusieurs siècles.
Le chérif Barakat Ier désigna son successeur avant sa mort. L’accord
du sultan avait préalablement été obtenu, et ses représentants dans le
Hedjaz et à La Mecque approuvaient son choix. Le transfert du
pouvoir de Barakat à son fils Muhammad se fit donc dans le calme.
Muhammad, qui régna durant quarante ans, poursuivit les bonnes
œuvres de son père. Il fit ériger de nouveaux édifices dans et autour
de La Mecque : en particulier, une mosquée de toute beauté qu’il fit
bâtir à Maymouna (« bénie »), près de la Ville sainte – un lieu baptisé
d’après Barra bint al-Hârith, douzième femme du Prophète, ainsi
surnommée par son époux car il s’unit à elle au moment où, pour la
première fois, il put retourner à La Mecque après son exil à Médine.
Muhammad gouvernait la ville depuis trois ans lorsque lui parvint
la nouvelle de la chute de Constantinople, l’ancienne capitale de
l’Empire byzantin. Face au vacillement de l’Europe, La Mecque ne se
sentait plus de joie. Tous ses habitants se précipitèrent vers la
Mosquée sacrée pour des prières d’Action de grâce. Les plus
perspicaces et les plus instruits d’entre eux devinaient l’imminence
d’une redistribution des rapports de force dans le monde musulman :
le sultan ottoman Mehmet II « Fatih » (le conquérant) avait réussi en
mai 1453 là où avaient échoué en leur temps les califes abbassides et
mamelouks ; sa victoire sur Byzance fut en effet le point culminant
d’un projet qu’avaient invariablement éludé les forces musulmanes
depuis 670, année du premier assaut sur la ville par Yazîd – fils de
Muawiya, le premier calife omeyyade.
Le temps dirait quelles conséquences la domination ottomane
aurait sur La Mecque. En attendant, la ville restait sous l’influence des
sultans égyptiens. Lorsqu’il accéda au trône en 1468, le sultan
mamelouk Al-Achraf Sayf al-Dîn Qâïtbây devint le principal
bienfaiteur de la Ville sainte. Qâïtbây était né esclave en Circassie.
S’avisant de son intelligence peu commune, le sultan al-Zâhir Sayf al-
Dîn Jaqmaq en fit son protégé. Il gravit rapidement les échelons, et
monta finalement lui-même sur le trône. En l’espace de dix ans, il fit
alors nettoyer et restaurer presque chaque monument de la Ville
sainte : la mosquée de Muzdalifa fut blanchie à la chaux, le puits
d’Arafat nettoyé, et la Kaaba reçut un nouveau toit. Des canalisations
d’eau tombées dans l’oubli furent remises en service. Les quartiers des
pèlerins égyptiens furent rénovés et agrandis. Les vieux hospices
furent réparés, et des nouveaux furent construits. Enfin, quatre
nouvelles écoles furent bâties, une pour chaque école de pensée –
chaféite, hanafite, hanbalite et malikite. En 1479, le sultan Qâïtbây
vint avec toute sa cour accomplir le hajj. Il réalisa alors un vieux
rêve : il nettoya l’intérieur de la Kaaba sous le regard des nobles et
des érudits religieux de la ville. Le sultan et le chérif étaient si
proches que Muhammad nomma l’un de ses fils Qâïtbây.
À son décès en 1495, Muhammad, fils de Barakat, laissa seize fils.
Le plus connu fut Barakat ibn Muhammad. Comme son grand-père, il
était renommé pour sa piété et sa grande culture. Lui aussi avait été
éduqué en Égypte et, de façon assez inhabituelle, il avait été l’élève
de plusieurs femmes juristes de premier plan. Le sultan, à qui il avait
fait forte impression, approuva sa nomination. Mais c’était compter
sans ses frères Hamza et Yazân : s’ensuivit, inéluctablement, une
période de guerre et de pillages de caravanes. Barakat II fit plusieurs
tentatives pour s’emparer de La Mecque et mena pour ce faire
plusieurs batailles contre ses frères. En une occasion, il fut même
arrêté par le commandant des troupes égyptiennes et conduit
enchaîné au Caire. Mais en définitive, il réussit à prendre le contrôle
de La Mecque et en arriva même à régner sur tout le Hedjaz. Son
frère Qâïtbay et son jeune fils Ali devinrent alors cogouverneurs de la
Ville sainte.
Néanmoins, le paysage politique du Moyen-Orient s’apprêtait à
vivre un nouveau bouleversement. En 1517, le sultan ottoman
Selim annexa l’Égypte et mit un terme à la dynastie mamelouke. Le
Hedjaz, avec La Mecque et Médine, fut incorporé à l’Empire ottoman.
Barakat II, vieillissant, envoya immédiatement à la cour du nouveau
souverain son fils, Muhammad Abû Numay, en le chargeant d’une
mission : profiter de ce qu’il allait rendre hommage au nouveau
souverain pour garantir une certaine indépendance à La Mecque. Le
sultan ottoman fut charmé par le jeune homme. Du haut de ses 13
ans, Abû Numay s’exprimait avec aisance. Il régala le sultan de ses
anecdotes sur la Ville sainte et lui fit un rapport détaillé de la
situation politique dans le Hedjaz. Le sultan reconnut aux chérifs le
droit de gouverner La Mecque, confirma l’indépendance de la Ville
sainte, et fut même d’accord pour étendre la souveraineté des chérifs
à Médine, Djedda et à tout le Hedjaz. Il posa une seule condition :
que la suprématie de la « Sublime Porte » – terme symbolique
désignant l’Empire ottoman – soit reconnue.
Abû Numay s’en retourna à La Mecque muni d’un firman – un édit
du sultan. Lecture en fut faite sur les places publiques de la ville et
dans le sanctuaire, et il fut apposé sur la robe d’honneur envoyée par
le sultan. La khutba ne fit alors plus mention que d’un seul nom :
celui du sultan ottoman.
CHAPITRE VI

Des caravanes chargées


de précieux présents

Selim Ier assista à la prière du vendredi à la Grande Mosquée


d’Alep après avoir vaincu les mamelouks en 1517. C’est à compter de
cette date que sa souveraineté sur La Mecque fut ouvertement
reconnue. Pendant le sermon, donné en présence d’Al-Mutawakkil III,
le dernier calife abbasside, l’imâm déclara que le sultan était
dorénavant le « Maître des deux sanctuaires » (La Mecque et
Médine). Prenant acte de la supériorité des Ottomans, l’imâm avait
délibérément évité d’utiliser la formule « Protecteur des deux
sanctuaires », qui avait été le titre adopté par les mamelouks. Le
sultan le corrigea cependant promptement, assurant qu’il n’était que
le « Serviteur des deux sanctuaires 1 ». « Ce titre avait une
signification plus grande que celui de calife, qui était alors porté par
tout souverain musulman 2. » Mais quels que fussent le titre du sultan
et sa portée, La Mecque était désormais contrainte de se tourner vers
Constantinople, qui deviendra plus tard Istanbul, plutôt que vers
Le Caire ou Bagdad, pour obtenir protection et assistance financière.
Une protection dont les cités avaient un besoin urgent, car à peine
Selim Ier avait-il quitté Alep pour se rendre au Caire qu’il apprit
qu’une flotte portugaise était entrée dans la mer Rouge avec
l’intention d’attaquer Djedda et La Mecque. Les citoyens de la Ville
sainte l’appelaient à l’aide.
Si le monde musulman avait les yeux rivés sur La Mecque, le
destin de ceux qui y vivaient se décidait pourtant ailleurs à la suite
d’une redistribution des rapports de force dans le monde. Des siècles
durant, la ville avait vu le siège du pouvoir s’éloigner. Les prétentions
au contrôle de la Ville sainte ne tiraient plus, depuis longtemps, leur
légitimité de l’appartenance à une lignée et des liens du sang. Afin
de diriger, de protéger et de servir efficacement La Mecque, il ne
fallait en outre plus seulement prêter assistance à ses habitants, mais
il convenait également d’assurer la sécurité des routes empruntées
par ceux qui faisaient vivre la ville : les pèlerins. Ainsi que les
mamelouks l’avaient déjà appris à leurs dépens, les Portugais
s’étaient, dans leur quête du monopole du commerce des épices dans
l’océan Indien, fait une habitude de perturber le hajj et de menacer
La Mecque.
Plus qu’une simple réorganisation des forces internes au monde
musulman, l’arrivée des Portugais annonçait un profond changement
des structures du pouvoir à l’échelle mondiale. La mer Rouge
constituait une des principales artères du réseau commercial de
l’océan Indien. Ainsi, depuis l’Antiquité, les épices, le textile et les
autres produits provenant des Indes suivaient les routes maritimes
dessinées par la mousson pour arriver à la péninsule Arabique et en
Égypte. Les marchandises étaient ensuite vendues dans l’ensemble du
Moyen-Orient et jusqu’en Europe. Afin de « pérenniser leur
suprématie commerciale, les Portugais entamèrent une campagne de
sape du négoce musulman » 3. L’islam se diffusa le long de ces routes
commerciales, autour d’un océan Indien dont les pèlerins
empruntaient les voies maritimes pour aller accomplir le hajj. La
détermination portugaise à attaquer La Mecque posa aux Ottomans
un défi de taille, non que la menace elle-même sortît de l’ordinaire,
mais l’océan Indien était un monde qui leur était étranger. Afin de
servir et de protéger efficacement La Mecque, les Ottomans
s’embarquèrent dans près d’un demi-siècle d’intenses efforts
militaires, diplomatiques et intellectuels pour se familiariser avec des
parties du monde musulman qu’ils connaissaient à peine. Cette
démarche rappelait par bien des aspects l’entreprise de découverte
des intrus portugais.
Les Portugais n’étaient pas arrivés du jour au lendemain. Leur
périple avait débuté en 1415 par la capture de Ceuta, un port sur la
côte marocaine 4. Ils avaient espéré s’emparer des légendaires sources
aurifères de Mansa Moussa pour les siphonner mais ne les trouvèrent
pas au Maroc. La couronne portugaise ne se découragea pas et
dépêcha des corsaires qui, année après année, pillèrent la région
tandis qu’ils progressaient le long de la côte d’Afrique de l’Ouest à la
recherche d’or, d’une voie maritime vers les mythiques îles aux épices
des Indes ou bien encore d’alliés potentiels susceptibles à la fois de
prendre à revers la domination musulmane sur l’économie
européenne et de freiner l’expansion du pouvoir ottoman.
À l’instar de celles de leurs voisins espagnols, les expéditions
portugaises étaient autorisées et légitimées par des déclarations
papales formulées dans les termes et selon la rhétorique et les
conventions des croisades 5. Le problème était qu’aucun des
navigateurs des deux nations ne savait précisément comment se
rendre aux Indes et que leurs connaissances sur ce qu’ils pouvaient y
trouver n’allaient guère au-delà de ce qu’en disaient les mythes et les
légendes de l’Antiquité. Il fallut attendre près d’un siècle avant que
Vasco de Gama ne guidât finalement, en 1498, sa petite flotte dans
l’océan Indien. Il y découvrit une mer qui, si elle n’était pas
exclusivement sous contrôle musulman, n’en constituait pas moins un
monde commercial ordonné composé d’États, de communautés et de
marchands musulmans prospérant partout, depuis l’archipel
indonésien jusqu’à la côte orientale de l’Afrique. Les routes maritimes
du pèlerinage mises en place pour la mer Rouge faisaient partie
intégrante de ce système. Le nombre exact de pèlerins s’étant rendus
à La Mecque par cette voie plutôt que par des caravanes sur terre n’a
pas encore été déterminé par les historiens. Contrairement au
commerce maritime, dont l’ampleur n’a jamais fait aucun doute, des
zones d’ombre subsistent concernant l’expansion de l’islam et
l’évolution du nombre de musulmans souhaitant faire le hajj. Ce que
l’on sait en revanche, c’est qu’avec l’arrivée des Portugais il fallut
organiser la défense du commerce et du pèlerinage.
Au moment où Selim Ier formait des plans pour protéger
La Mecque, il était parfaitement instruit des entreprises européennes.
Quelques semaines seulement après l’arrivée du sultan en Égypte,
l’un des capitaines de sa marine lui avait personnellement remis la
copie d’une carte remarquable présentant avec force détails les
« découvertes » portugaises et espagnoles : la carte dite de Piri Reis,
du nom de l’amiral Piri ibn Haji Mehmed (env. 1465-1554) qui
dessina l’original en 1513. Probablement né à Gallipoli et issu d’une
famille originaire d’Anatolie, Piri Reis était le neveu de Kemal Reis, le
célèbre amiral de la flotte ottomane. Comme tous les marins
ottomans, Kemal et Piri sont souvent qualifiés avec mépris de
« corsaires », ce qui laisse entendre que la marine ottomane n’était
guère autre chose qu’une concentration de forbans. Piri Reis oppose
toutefois mieux que quiconque un démenti à ces inexactitudes
historiques. Les Ottomans veillaient particulièrement à ce que leurs
marins maîtrisent les compétences les plus récentes en matière de
navigation, et sous le règne du sultan Mehmet II (1451-1481), ils
commencèrent à s’intéresser de près à la cartographie. Des siècles
durant, la carte de Piri Reis avait disparu, perdue dans les archives du
palais de Topkapi. Sa mise au jour en 1929 fit sensation. Il s’agit en
effet d’une des plus anciennes cartes représentant le littoral des
Amériques, juste après leur découverte 6. D’après une note figurant
dans la marge, son auteur s’était appuyé sur la carte d’un certain
« Colombo », Christophe Colomb. De manière générale, il ressort des
notes marginales que Piri était bien informé des entreprises menées
pour le compte des couronnes portugaise et espagnole. Il avait
également connaissance du traité de Tordesillas, négocié par le pape
en 1493, qui assignait au Portugal l’exploration et l’exploitation de la
partie est du globe et à l’Espagne celle de la partie ouest.
La carte de Piri Reis avait été conçue pour synthétiser toutes les
informations disponibles et représenter le monde entier selon une
même échelle. Elle devait davantage aux dernières conventions
cartographiques européennes qu’à celles des géographes arabes. Mais
sa caractéristique la plus remarquable était peut-être qu’elle tirait
l’essentiel de ses informations sur le « Hind, le Sind et la Chine », soit
l’océan Indien et les contrées situées au-delà, de portulans qui
« venaient d’être dessinés par quatre Portugais 7 ». La partie
représentant l’océan Indien a été perdue. Les historiens supposent
qu’elle fut prélevée par Selim en personne, qui s’en servit pour
planifier sa réplique à la nouvelle menace pesant sur La Mecque.
Comme en témoigne la carrière de Piri Reis, les Ottomans étaient
une puissance navale majeure en Méditerranée au moment où ils
étaient responsables de la défense de La Mecque. Il se trouve qu’ils en
apprirent davantage sur l’océan Indien par leurs ennemis que par les
Arabes, dont la profonde connaissance de la région, de ses habitants
et de ses voies de navigation avait pourtant constitué la spécialité
depuis des siècles. Sous le patronage des sultans, une salve de
traductions des principaux ouvrages arabes de géographie et de récits
de voyage rejoignit les archives ottomanes avant que Piri Reis, qui
sembla toute sa vie durant toujours se trouver au cœur des
événements dans les moments les plus cruciaux, ne réapparaisse dans
l’océan Indien pour y faire face aux Portugais. Lorsqu’il n’était pas au
centre de l’action, il se retirait à Gallipoli pour y rédiger son grand
œuvre, le Kitab-i Bahriye ou Livre de Navigation, dont la première
édition fut achevée en 1521 et la seconde en 1525 8. On y trouve une
synthèse exhaustive des informations compilées à partir de cartes
arabes, espagnoles, portugaises, chinoises, indiennes et d’autres
encore remontant à la Grèce antique. La première partie de l’ouvrage
présente les différents types de tempêtes, les techniques d’utilisation
de la boussole, les méthodes d’orientation recourant aux étoiles, des
cartes détaillées des côtes, les caractéristiques des principaux océans
et des terres les bordant. C’est une somme d’érudition plutôt qu’un
simple manuel de piraterie.
Les Portugais étaient déterminés à s’opposer aux musulmans
partout où ils les rencontreraient. Il devint rapidement manifeste que
cette posture se traduirait par l’attaque de La Mecque et la
perturbation du voyage maritime des pèlerins. Les archives
portugaises mentionnent abondamment l’« abomination » que
représente la Maison de La Mecque et les aspirations des Portugais à
mettre la main sur le tombeau de Mahomet, dont on pensait alors
encore, selon une légende ancienne, qu’il était suspendu dans les airs
à l’intérieur de la cité. Vasco de Gama fit dans ce contexte une
découverte qui allait grandement conforter ces ambitions : les
vaisseaux marchands qui sillonnaient ces mers n’étaient pas armés !
Vasco de Gama revint en 1502 à la tête de la troisième flotte
annuelle portugaise. Il leva des tributs en or sur les côtes d’Afrique de
l’Est, où il avait par ailleurs trouvé le pilote musulman qui l’avait
guidé sur le dernier tronçon de son prétendu « voyage de
découverte » de l’Inde. Il coula ensuite le Meri, un bateau de pèlerins
qui appartenait au sultan mamelouk, causant la mort de l’ensemble
de ses 300 passagers. Le sultan mamelouk, Al-Achraf Qânsûh al-
Ghifârî (règne 1501-1517), ne pouvait laisser cette agression sans
réponse et lança donc la construction d’une flotte à Suez. Mais les
mamelouks ne disposaient pas des ressources nécessaires à un tel
chantier. Ils dépendaient de l’assistance et du matériel militaires de
leurs rivaux, les Ottomans, pour mettre sur pied une riposte navale
efficace. Puissance méditerranéenne, les Ottomans savaient non
seulement utiliser la poudre à canon mais étaient même experts dans
le domaine. Piri Reis avait servi dans les convois se rendant en Égypte
qui transportaient non seulement du bois, mais aussi et surtout les
canons destinés à la construction de la flotte de la mer Rouge.
En 1505, avant que la flotte ne pût être mise à l’eau, Francisco de
Almeida parvint à se faire nommer vice-roi des Indes portugaises par
le roi, lequel se faisait désormais appeler « Seigneur de la conquête
de la navigation et du commerce d’Éthiopie, d’Arabie, de Perse et
d’Inde ». Almeida était un homme façonné par la Reconquista, le
renversement du pouvoir musulman dans la péninsule Ibérique. Il
avait d’ailleurs pris part à la chute de Grenade en 1492. Piri Reis s’y
était également trouvé, dans les rangs de la flotte ottomane dépêchée
sur place afin de défendre le dernier avant-poste de ce qui avait
autrefois été le puissant califat omeyyade d’Espagne. Après la chute
de Grenade, Piri revint en deux autres occasions en Espagne pour
aider à évacuer les Juifs et les musulmans expulsés par la couronne et
pour les accompagner en lieu sûr en territoire ottoman.
Avec 21 navires sous son commandement, Almeida avait pour
mission d’établir des forteresses à des endroits clés sur le pourtour de
l’océan Indien, et surtout d’empêcher les expéditions musulmanes
d’accéder à la mer Rouge, porte d’entrée vers La Mecque 9. Il s’attela à
la tâche avec entrain, mettant à sac des villes sur la côte est de
l’Afrique, incendiant Mombasa et tuant ainsi 1 500 personnes,
attaquant Aden, pénétrant dans la mer Rouge avant d’attaquer
d’autres ports le long de la côte de la péninsule Arabique,
bombardant Calicut en Inde et fondant sur tous les navires qui
croisaient son chemin. Il captura le convoi qui était envoyé tous les
sept ans comme présent au chérif de La Mecque et qui transportait
l’or et l’argent collectés par des musulmans indiens. En 1507, il
occupa Mascate sur la côte arabique.
La même année, la flotte de Suez fut finalement prête à
appareiller. Elle constituait en définitive moins une réponse des seuls
mamelouks qu’un effort commun des parties concernées. Un
émissaire de Diu, une île au large de la côte du Gujarat, s’était déjà
rendu en Égypte pour proposer une alliance contre les intrus. Venise,
dont l’emprise sur le commerce européen avec le Moyen-Orient était
menacée, prit part à l’alliance, comme le fit également un important
contingent de marins ottomans. Après avoir fortifié Djedda, la flotte
lança une attaque-surprise contre les Portugais devant le port de
Chaul, sur la côte ouest de l’Inde. Le fils d’Almeida fut tué durant
l’offensive. Almeida prit sa revanche en 1509 dans les eaux de Diu où
il défit les mamelouks. Ces derniers se trouvèrent un peu plus
affaiblis encore par le coût de cette opération infructueuse montée
contre les Portugais. Déchirés par des dissensions internes, ils
dépendaient fortement de l’appui d’autres puissances pour s’acquitter
de leur mission de protection des lieux saints ; leur suprématie était à
l’agonie.
La succession d’Almeida fut assurée par Alfonso de Albuquerque,
le véritable architecte de la mise en œuvre de la stratégie du Portugal
visant à s’arroger le monopole de l’océan Indien. La priorité du pays
était de disposer d’une base permanente pour sa flotte. Celle-ci fut
établie en 1510 à Goa, sur la côte de Malabar, en Inde, et demeura
une enclave portugaise jusque dans les années 1960. Depuis ce
quartier général, sis dans la capitale de l’« Estado da India », les
Portugais estimèrent qu’il leur suffirait de prendre le contrôle de trois
autres points clés pour asseoir leur domination sur l’océan : Malacca
sur la péninsule malaise, Ormuz à l’entrée du golfe Persique, et Aden
à l’embouchure de la mer Rouge. Albuquerque commença par
Malacca en 1511. En 1513, il assiégea Aden. Si la ville tombait aux
mains des Portugais, la route de La Mecque serait bloquée. La flotte
de l’alliance mamelouke engagea alors le combat avec les Portugais.
La bataille dura une journée entière et les mamelouks durent se
contenter de disperser les assiégeants, les navires portugais parvenant
à trouver refuge à l’intérieur du détroit de Bâb al-Mandab, dans les
îles Kamaran, à partir desquelles ils harcelèrent, avant de se retirer,
les convois naviguant en mer Rouge. L’année suivante, Albuquerque
réussit à capturer non seulement la ville d’Ormuz mais également la
petite île désolée d’Ormuz qui allait devenir leur comptoir le plus
riche dans l’océan Indien. Il ne restait plus aux Portugais qu’à
assujettir Aden. Ils envoyèrent chaque année une flotte afin de
bloquer Bâb al-Mandab sans toutefois jamais parvenir à étouffer
complètement le trafic empruntant ce détroit à l’embouchure de la
mer Rouge. Il n’en reste pas moins que ses nouveaux maîtres
ottomans étaient loin de rassurer La Mecque.
Les Ottomans durent construire leur propre flotte cantonnée en
mer Rouge pour être en mesure d’envoyer des détachements annuels
faire face à la menace portugaise, une entreprise pour laquelle il leur
fallait en outre étendre leur connaissance de la région. En 1538, enfin
prêts à déclencher une offensive d’envergure, ils détachèrent
100 navires et 20 000 hommes le long de la mer Rouge jusque dans
l’océan Indien. Leur plan était de lancer conjointement avec Bandar
Chah, le souverain du Gujarat, un assaut important sur Goa. Lorsque
la flotte ottomane arriva, Bandar avait déjà été tué par les Portugais,
ce qui incita son héritier à concéder une alliance avec les Européens.
À la suite de l’échec du siège de Diu, la flotte ottomane fit demi-tour.
Durant leur voyage de retour, ils conquirent l’essentiel du Yémen et
s’emparèrent d’Aden. Les Portugais contre-attaquèrent, assiégeant
Djedda, harcelant les convois de la mer Rouge, et établirent une
nouvelle fois leur position à Aden.
Dix ans plus tard, les Ottomans montèrent une deuxième grande
expédition qu’ils placèrent sous le commandement du nouvel amiral
de la flotte de l’océan Indien : Piri Reis. Celui-ci réussit à reprendre
Aden, puis alla libérer Mascate de l’influence portugaise avant de
mettre les voiles sur le golfe Persique dans le but de s’emparer de l’île
d’Ormuz. Il prit possession de la ville mais faillit à se saisir de la
citadelle, dont il se détourna pour capturer la péninsule qatarienne et
Bahreïn. À ce stade, Piri conduisit sa flotte à Bassora, en Irak, un pays
que les Ottomans avaient annexé en 1534. Il abandonna alors la
flotte pour des raisons qui restent obscures et retourna à Suez. Le
vizir d’Égypte n’apprécia guère ce revirement et le fit savoir. Alors âgé
de 90 ans, Piri Reis, un des hommes les plus extraordinaires qu’eût
connu cette époque extraordinaire, et « probablement le plus éminent
cartographe ottoman », fut publiquement décapité parce qu’il « avait
perdu des navires contre les Portugais dans le golfe Persique 10 ».
Cette histoire en rappelle si nettement une autre, qui vit
ultérieurement l’amiral britannique Byng 11 refuser d’embarquer ses
vaisseaux dans une confrontation sans espoir avec les Français et être
exécuté pour encourager les autres 1, qu’on ne peut que supposer
qu’une même logique irrationnelle préside à la conduite de tout
empire.
Le plus triste dans cette affaire, c’est que l’expédition de Piri Reis
de 1548-1552 fut pourtant par bien des aspects un succès. Elle
marqua en effet un tournant : les Portugais renoncèrent
implicitement à la lutte pour le monopole du négoce dans l’océan
Indien, se contentant de participer au réseau commercial existant. Ils
poursuivirent par ailleurs leur « racket de protection », qui consistait
à imposer aux autres armateurs l’achat d’une cartaz, une licence
disponible uniquement auprès des Portugais donnant le droit de faire
du commerce et de naviguer sans risquer d’être coulés. Il s’agissait là
d’un désagrément dont l’océan Indien pouvait s’accommoder, le
maintien du trafic commercial et maritime étant dans l’intérêt de
tous. Cela ne signifia pas pour autant la fin des violentes exhortations
portugaises à s’emparer de La Mecque ni celle des arrêtés pris par
leurs conseils législatifs et religieux exigeant la cessation du
pèlerinage musulman. La situation était toutefois différente dans la
pratique. Une merveilleuse maxime qu’aimaient à prononcer les
dignitaires espagnols du Nouveau Monde décrit très bien cet état de
fait : obedezco pero no cumplo (J’obéis, mais je n’obtempère pas).
L’océan Indien resta une zone émaillée de conflits et le théâtre
d’autres incursions européennes, mais le reste du XVIe siècle connut
une certaine stabilité dont bénéficièrent tant La Mecque que la
circulation maritime des pèlerins.
Grâce à leur marine, les Ottomans s’acquittèrent de leur
obligation de protéger et de servir la Ville sainte. Cette mission les
amena à accumuler et à assimiler une vaste quantité de
connaissances sur l’Est et l’Ouest. Ils constituaient désormais une
véritable puissance mondiale : bien établis dans l’océan Indien, ils
avaient inauguré des relations avec plusieurs souverains en Inde et
notamment avec l’empire émergent des Moghols, avaient conquis
presque toute l’Afrique du Nord, le Levant, l’Irak et l’Arabie, et
s’étaient tenus aux portes de Vienne, semant la terreur dans toute
l’Europe. Nul autre endroit ne se prêtait mieux à l’étalage de leur
influence et à la démonstration de leur force que la Ville sainte, dont
ils avaient assuré la sécurité comme ils avaient veillé sur celle des
flots de pèlerins. Pendant leur période de gloire, les Ottomans
couvrirent La Mecque de richesses et y laissèrent leur empreinte. La
ville servit, comme elle avait d’ailleurs peut-être toujours servi, de
scène sur laquelle était représenté l’état du monde musulman ou,
plus précisément, l’état de la puissance musulmane dominante.
L’arrivée des Ottomans marqua pour La Mecque l’entrée dans un
siècle de paix et de prospérité. Pour la première fois ou presque
depuis la mort du Prophète Mahomet, la ville semblait s’être
réconciliée avec elle-même. Le jeune Abû Numay, qui divertissait
Selim Ier en lui contant des histoires sur La Mecque, prit la succession
de son père Barakat II à l’âge de 19 ans et fut connu sous le nom
d’Abû Numay II (règne 1524-1584). Le territoire dirigé par les chérifs
fut grandement étendu sous la protection ottomane, atteignant
Khaybar au nord, Hâli au sud et la région du Najd à l’est.
« L’administration ottomane » fit profiter la ville de ses largesses et
« distribua l’équivalent de 15 000 à 17 000 pièces d’or, en grande
partie sous la forme de pièces d’argent, aux Bédouins qui résidaient à
proximité des routes caravanières. Les Bédouins étaient ainsi en
mesure de faire l’achat, sur des marchés urbains, de certaines
marchandises telles que des armes et du textile 12 ». Le jeune chérif
s’attacha à améliorer l’infrastructure de La Mecque et les conditions
de vie de ses habitants : il fit construire un grand nombre d’écoles, de
tribunaux, d’hospices et de centres d’accueil pour les pèlerins, et fit
réparer le sanctuaire. Parmi les Ottomans, sultans, membres de la
famille royale, vizirs, hommes d’État, riches négociants et fondations
construisaient à qui mieux mieux des mosquées, des fontaines, des
écoles, des bains publics, des bibliothèques et des hôpitaux dans la
Ville sainte. La Mecque commençait enfin à rattraper son retard dans
le domaine, s’équipant à son tour des installations qui existaient
depuis des siècles dans d’autres villes musulmanes. Emetullah Râbia
Gülnuş, épouse du sultan Muhammad IV (règne 1648-1687), y fonda
un dispensaire, puis deux hôpitaux. Les propriétés historiques et
culturelles, telles que la maison dans laquelle le Prophète Mahomet
était né, furent réparées, rénovées et placées sous la protection du
sultan. Les anciens murs de la ville furent remis en état et les
Ottomans construisirent une série de forts le long des routes
caravanières pour assurer la sécurité des pèlerins.
La Mecque n’était plus la même. On dit à juste titre que la ville ne
fut jamais aussi heureuse qu’à l’époque du chérif Abû Numay II, qui
régna pendant soixante ans jusqu’à l’âge vénérable de 80 ans.
L’architecture acquit à cette période une apparence caractéristique,
conférant progressivement à La Mecque l’aspect d’une cité ottomane.
Les demeures se virent adjoindre des vérandas, de sorte qu’elles
surplombaient la rue, ainsi que des cours intérieures conçues de
manière à former des habitations aussi rectangulaires que possible.
Ces habitations disposées en porte-à-faux semblaient se bousculer le
long des ruelles. Les fondations étaient le plus souvent en brique et
en pierre, tandis que les étages supérieurs étaient en bois avec de la
brique et du torchis pour combler les interstices. Les maisons
accueillirent des jardins. La Ville sainte s’enrichit de treillis de bois, de
façades classiques, de coupoles et de hauts et délicats minarets. Au
marbre égyptien se substitua la céramique turque à motifs fleuris. La
mode d’Istanbul trouva un écho puissant à La Mecque, qui n’avait
désormais plus rien d’une « vallée aride ».
Si ce développement fulgurant fut en partie le résultat de la
générosité de l’administration ottomane, il est aussi à mettre au
crédit d’une nouvelle institution spéciale : le surre des villes saintes.
Le mot turc surre signifie « précieux présents ». Qu’il s’agisse d’argent
ou de marchandises, ces présents étaient collectés dans le seul but
d’être distribués aux citoyens et aux pèlerins en visite à La Mecque et
à Médine. Les dons ainsi faits chaque année, non seulement par le
sultan et les dignitaires de l’État mais par l’ensemble des citoyens de
l’Empire ottoman, étaient envoyés à La Mecque durant la saison du
hajj. Nombre de fondations, appelées « Awqâf al-Haramayn »
(fondations pieuses pour les villes saintes), furent créées en Anatolie
et dans d’autres régions afin de financer des projets et des institutions
à La Mecque. Ces fondations poursuivaient des objectifs précis :
certaines levaient des fonds exclusivement pour les pauvres de
La Mecque, d’autres pour la restauration de sites religieux, d’autres
encore pour la rémunération de bibliothécaires, d’enseignants, de
techniciens, de médecins, d’infirmières et d’agents d’entretien. Des
guildes d’artisans consacraient chaque année du temps à la
fabrication de produits destinés à la Ville sainte ; des « ordres de
jeunes hommes chevaleresques » qui avaient fait le serment de
protéger les pauvres passaient une bonne partie de leur temps libre à
collecter de l’argent pour les nécessiteux de La Mecque ; des femmes
turques crochetaient des couvertures pour les autels du sanctuaire.
Tous ces dons en provenance de l’empire étaient collectés tous les ans
à la même période. Des fonctionnaires étaient mandatés pour
sillonner tous les quartiers des principales villes et les recueillir. Les
détails concernant chacun des présents et des donateurs étaient
consignés dans un registre spécial en présence de témoins. Le
douzième jour du mois de rajab, soit trois mois avant le hajj, la
caravane surre quittait Istanbul pour entamer son long périple jusqu’à
La Mecque.
Tout Istanbul se rassemblait pour faire ses adieux à la caravane,
assister aux cérémonies spectaculaires qui avaient lieu avant le départ
et prendre part au somptueux festin organisé pour l’occasion. Chaque
cérémonie était accomplie selon une procédure détaillée, sous le
contrôle de fonctionnaires du protocole. Les Ottomans étaient
particulièrement pointilleux sur les questions d’étiquette. Le chef du
protocole faisait la description des produits et de l’argent réunis, qui
étaient ensuite inventoriés en présence du sultan ; les coffres et les
listes surre recevaient le sceau du sultan avant d’être confiés à
l’officier surre avec une lettre destinée au chérif de La Mecque. Les
dons étaient alors chargés sur les chameaux surre, puis la caravane
quittait enfin le palais de Topkapi au son de récitations du Coran ainsi
que de chants et de poèmes à la gloire du Prophète. Elle faisait escale
dans soixante lieux différents avant d’atteindre La Mecque, et
s’arrêtait notamment à Damas pendant le jeûne du ramadan, après le
mois de rajab. Chaque étape le long du chemin était entretenue et
gardée. À son arrivée à La Mecque, les coffres surre étaient remis au
chérif lors d’une nouvelle cérémonie sophistiquée.
Outre l’argent et les présents, les caravanes surre apportaient une
autre ressource de valeur : des savants, des intellectuels, des
mystiques, des architectes et des artisans. Tous ces gens se rendaient
à La Mecque non pas simplement pour y vivre mais pour servir la
ville. Nombre d’entre eux bénéficiaient d’une bourse versée par des
fondations pieuses et offraient à un prix dérisoire leurs services aux
habitants, aux pèlerins et aux autorités de la ville. Certains savants
arrivaient avec d’importantes sommes d’argent surre à distribuer à
leurs étudiants. Il n’est dès lors pas surprenant que ces érudits, en
particulier les juristes, eussent compté un très grand nombre
d’étudiants que la générosité de la Ville sainte à l’égard des jeunes
hommes en quête de savoir avait su attirer des quatre coins du
monde musulman. La Mosquée sacrée fonctionnait désormais autant
comme une université que comme un lieu de pèlerinage et de prière.
Elle accueillait des savants invités ainsi que des étudiants et abritait
une superbe bibliothèque qui s’enrichissait année après année de
nouvelles acquisitions ; les livres faisaient d’ailleurs partie des
présents apportés par la caravane surre.
La ville regorgeait de madrasas, sorte d’institutions
d’enseignement supérieur auxquelles étaient rattachées des écoles
primaires et secondaires ainsi que des bibliothèques. La plus ancienne
madrasa de la ville fut imaginée par le grand architecte turc Mimar
Sinan (1489/1490-17 juillet 1588), le Michel-Ange de l’Islam, au
début du XVIe siècle, sous le règne du sultan Soliman le Magnifique
(règne 1520-1566). Il ne s’agissait pas d’une mais de quatre madrasas
puisqu’il y avait quatre bâtiments, chacun accueillant une des quatre
écoles de pensée islamique. D’autres madrasas portèrent le nom de
ceux qui les érigèrent, comme Murut II et Dâwud Pacha, ou celui du
groupe ou du mouvement qui aida à les financer, comme les
Mahmûdiyya. Le programme dans ces institutions incluait l’étude du
Coran, de la vie du Prophète Mahomet, de la logique, des
mathématiques, de la médecine, de la métaphysique et des sciences
naturelles. La Mecque était en train de s’aligner sur la culture
intellectuelle du monde musulman.
Les professeurs des madrasas, qui dirigeaient souvent la
congrégation de mosquées locales, étaient tenus en haute estime, à
tel point qu’il leur fallait se prêter à des confrontations pour préserver
leur réputation : des disputations au cours desquelles les professeurs
de différentes madrasas débattaient entre eux. Un professeur invité
devait ainsi justifier de sa qualification en prononçant une conférence
inaugurale avant de pouvoir s’entourer d’étudiants et de débattre
avec d’autres professeurs. Les leçons étaient habituellement
dispensées dans des mosquées dans lesquelles le professeur était
installé sur un petit tabouret (la chaire professorale) et les étudiants
assis, à même le sol et les jambes croisées, en arc de cercle autour de
lui 13. Les juristes et professeurs de droit réputés de la ville, parmi
lesquels se trouvaient de nombreuses femmes, tenaient leur propre
halqa (le cercle d’auditeurs assis dans une mosquée autour de
l’enseignant) dans les quartiers de la ville où ils rendaient des
décisions juridiques et émettaient sur des sujets donnés ces avis
juridiques appelés « fatwas ».
Les « hôtes de Dieu », comme étaient qualifiés les membres de
cette communauté d’apprentissage, incluaient de nombreux
mystiques désireux de se soustraire aux dures réalités du monde.
Préférant leur propre compagnie, ils se réfugiaient dans les cloîtres,
les hospices et les sanctuaires de la ville. Certains soufis privilégiaient
la méditation dans l’obscurité totale, que ce fût après s’être retirés
dans un sanctuaire ou mis à l’abri d’une simple cape noire. Les
mystiques, ainsi que les mausolées dans lesquels on trouvait
habituellement ces derniers, étaient hautement révérés. La
rénovation et l’entretien des mausolées abondamment ornementés
grâce à de somptueux tapis faisaient l’objet d’une attention toute
particulière. Les caravanes surre apportaient toujours des objets pour
décorer les sanctuaires et des fonds pour entretenir les mausolées et
pourvoir aux besoins des mystiques.
Nombre de mystiques turcs suivirent les traces du poète et soufi
Yunus Emre 14, figure emblématique de la littérature turque qui se
rendit à La Mecque au début du XIVe siècle, bien avant que la ville ne
passât sous contrôle ottoman. On dit qu’il aurait marché jusqu’à
La Mecque avec la caravane, tête baissée et bras croisés sur la
poitrine en signe d’humilité. À son arrivée à La Mecque, Yunus écrivit
un poème, devenu un hymne que l’on continue aujourd’hui de
chanter en Turquie :

Je quittai prestement la terre romaine,


Je devenais une bougie qui fondait.
Béni Dieu soit-Il que je puisse en ce lieu courber la tête,
Seigneur apôtre, que les voies de la Kaaba étaient justes.
La lune se levait lorsque je me mis en route,
Je psalmodiai des bénédictions.
Oh, viens avec moi, marchons ensemble,
Seigneur apôtre, que les voies de la Kaaba étaient justes.
Les sommets se rapprochent ;
Volontiers boirait-on quelques gouttes, car il fait chaud.
Personne ne pleure l’homme qui meurt au bord de la route,
Seigneur apôtre, que les voies de la Kaaba étaient justes.
Les montagnes surplombent la Kaaba,
Le printemps qui vit l’Épiphanie jamais ne tarit.
Yunus l’affectueux se souvient et pleure,
Seigneur apôtre, que les voies de la Kaaba étaient justes 15.

Les Ottomans transformèrent La Mecque en un centre cosmopolite


florissant et animé. Bien que la ville continuât de dépendre du Caire
pour les céréales, les marchés regorgeaient de marchandises et les
habitants étaient prospères. Le chérif et sa famille percevaient la
moitié des taxes collectées à Djedda ainsi qu’une généreuse pension
du sultan. Il n’était pas nécessaire d’infliger de lourdes taxes aux
habitants, très nettement minoritaires par rapport aux « hôtes » et
aux érudits et artisans étrangers. On a une idée relativement précise
de ce qu’était la population de la ville vers la fin du XVIe siècle
puisqu’à la fois les bureaucrates ottomans, qui devaient effectuer des
versements à chaque ménage, et les nobles de la ville établirent une
liste de tous ses habitants. Celle-ci recensait « toutes les maisons
occupées et tous les habitants de la ville à l’exclusion des marchands
et des soldats, soit les femmes, les enfants et les domestiques en plus
de la population masculine adulte, pour un total de
12 000 personnes 16 ». Le nombre de pèlerins augmenta également
sensiblement, passant de 80 000 environ au milieu du XIIIe siècle à
150 000 au début du XVIe siècle. Il y avait par ailleurs un afflux
constant de princes et princesses turcs venus en visite, qui insistaient
pour être reçus en grande pompe et à coup de cérémonies. Une de
ces princesses arriva par exemple avec une caravane
de 400 chameaux, qui portaient tous un palanquin identique de
manière à ce que personne ne sût lequel elle chevauchait. On
raconte que cette même princesse se suicida plus tard, accablée par
les sollicitations insistantes d’une légion de prétendants indésirables.
Différentes races, classes et sectes, hommes et femmes confondus, se
mêlaient en une société bourdonnante, multiculturelle et
intellectuellement active.
La cité connaissait toutefois des tensions. Les Ottomans
s’évertuaient à intervenir dans l’administration de la justice. La
tradition voulait que le principal juge de la ville fût un cadi
appartenant à l’école de pensée chaféite, dominante à La Mecque. La
fonction avait été occupée par la même famille pendant des siècles.
Désormais, le cadi en chef était nommé et délégué par Istanbul, au
grand mécontentement de la plupart des Mecquois. Les Ottomans,
qui étaient strictement sunnites, n’étaient pas favorablement disposés
à l’égard des chiites. En 1501, le chah séfévide Ismaïl Ier (règne 1501-
1524), qui venait d’être couronné, s’était proclamé chahanchah d’Iran
et avait institué le chiisme comme religion d’État. Il s’ensuivit une
longue lutte pour le pouvoir entre Ottomans et Séfévides, qui prit la
forme de périodes de guerre ouverte et de troubles permanents aux
limites orientales de l’expansion territoriale ottomane. Les tensions
qui agitaient le reste du monde se traduisaient à La Mecque par des
querelles entre érudits et juristes sunnites et chiites, les uns et les
autres s’accusant mutuellement d’hérésie.
Par la suite, les Ottomans allaient avoir une occasion de réunir les
deux principales branches de l’islam, sunnites orthodoxes et chiites,
et de mettre un terme à leurs différends. Nâdir Chah, roi de Perse
(règne 1736-1747), successeur des Séfévides désormais disparus, fit
au sultan ottoman une proposition d’une grande sagesse. Connu tant
pour son génie militaire que pour son « amour des femmes » et ses
« soirées arrosées 17 », Nâdir était d’origine turque et tenait les
Ottomans en haute estime. Bien que lui-même chiite, il « rabaissait
systématiquement les oulémas chiites [érudits] en confisquant leurs
propriétés, en abolissant leurs postes cléricaux au sein du
gouvernement et en restreignant la juridiction des tribunaux
religieux 18 ». Il expliqua qu’il reconnaîtrait le sultan à Istanbul comme
calife si celui-ci accordait aux chiites un statut équivalent à celui des
autres sectes de La Mecque et s’il acceptait le chiisme comme
cinquième école de pensée islamique. Le sultan deviendrait alors le
calife des communautés sunnite et chiite. Malheureusement, les
Ottomans, qui craignaient de voir leur propre population se convertir
au chiisme, déclinèrent l’offre et manquèrent une opportunité inédite
d’unir l’islam et de mettre fin à des siècles d’inimitié et d’un conflit
tragique.
Si la résolution du conflit entre sunnites et chiites n’intéressait
guère les sultans ottomans, le développement de la ville la plus sacrée
de l’islam était en revanche au centre de leurs préoccupations. Ils y
voyaient un acte de charité, peut-être une forme de compensation
pour le fait qu’aucun d’entre eux ne s’était jamais rendu à La Mecque
ni n’avait accompli le hajj. Nombre de projets d’envergure furent ainsi
initiés. Les Ottomans reprirent à leur compte le dessein urbanistique
de leurs prédécesseurs et cherchèrent à garder le sanctuaire au centre
de la ville. Avant de démarrer un projet quel qu’il fût, on veillait à
consulter les éminences, les érudits et les juristes locaux. On ne
regardait pas à la dépense pour La Mecque et on redoubla d’efforts
pour améliorer l’image du califat et s’assurer la confiance et les
louanges des Mecquois ainsi que des pèlerins. À une époque où la
communication de masse n’existait pas encore, La Mecque était sans
conteste le lieu le plus approprié pour quiconque cherchait à s’attirer
les faveurs de tout le monde musulman. La grande distance séparant
La Mecque d’Istanbul, la durée des voyages, le manque d’ingénieurs
et de travailleurs qualifiés, la difficulté à trouver et à transporter les
matériaux de construction les plus adaptés au sanctuaire, le temps
nécessaire à la réalisation des travaux ornementaux complexes
utilisant l’or et l’argent, ainsi que la rudesse du climat de La Mecque
avaient toutefois pour corollaire qu’il fallait souvent des décennies
avant que les grands projets aboutissent.
Que le développement de La Mecque serait une entreprise ardue
devint manifeste en 1557, lorsque la ville connut une autre grave
pénurie d’eau. Le cadeau fait par Zubayda à la Ville sainte en 810, un
réseau complexe d’aqueducs, s’était tari. Le chérif sollicita en urgence
l’aide du sultan Soliman le Magnifique (règne 1520-1566), qui était
également surnommé le « Législateur » et qui se trouvait par ailleurs
être le fils et successeur de Selim Ier. Le coût des travaux fut estimé à
35 000 dinars ; la sœur du sultan tint à financer le projet, dont la
supervision fut confiée à un trésorier égyptien du sultan, Ibrâhîm Bey.
Quelques mois plus tard, ce dernier était à La Mecque avec plus de
400 soldats mamelouks, un groupe d’ingénieurs d’Anatolie, de Damas
et d’Alep, et, surtout, une bourse de 50 000 dinars. Les ingénieurs
décidèrent de creuser un canal jusqu’à la source de Zubayda. Mais à
peine avaient-ils commencé qu’ils tombèrent sur une roche qui
s’avéra presque impossible à scinder. On essaya de la dissoudre en
brûlant d’énormes quantités de combustible. Dix ans plus tard, les
progrès obtenus étaient négligeables au regard des efforts consentis
et du fait que tout le bois à brûler de La Mecque et des environs était
parti en fumée dans l’opération. Les ingénieurs étaient épuisés ; de
nombreux ouvriers avaient succombé à la chaleur ou à la rigueur de
la tâche. Les Mecquois étaient déçus.
Le sultan nomma un autre superviseur, le bey Muhammad Akmal
Zadi. Celui-ci reçut une enveloppe encore plus importante de la sœur
du sultan, mais il échoua lui aussi, perdant la vie au cours de cette
nouvelle tentative. L’eau continuait de manquer dans la Ville sainte et
ses habitants commençaient à donner libre cours à leur exaspération.
Le sultan confia enfin la tâche à un duo constitué de Qasim Bey, le
gouverneur de Djedda, et d’un juge mecquois du nom de Hussayn
appartenant à l’école de pensée malikite. Ce fut Hussayn qui réussit
finalement à mener à bien le projet, quelques mois seulement après le
décès de Qasim en 1571. La Mecque était enfin alimentée
abondamment en eau ; toute la ville fêta copieusement l’événement.
Le coût total du projet fut évalué à 500 700 dinars, intégralement
payés par la sœur du sultan, laquelle alla jusqu’à financer la
construction d’une série de fontaines.
Le sultan Soliman était quant à lui davantage intéressé par
l’augmentation de la capacité d’accueil du sanctuaire. Sinan, qui
travaillait alors à Istanbul à l’érection de la magnifique mosquée
Süleymaniye, reçut l’ordre de se rendre à La Mecque et de concevoir
un plan d’extension de la Mosquée sacrée. Le sultan souhaitait tout
particulièrement voir le toit des galeries remplacé par des dômes.
Sinan acheva la mosquée Süleymaniye en 1558 et arriva à La Mecque
un an plus tard. Si on ne sait pas précisément combien de temps il
passa dans la ville, son séjour fut en tout cas suffisamment long pour
lui permettre de s’acquitter de certains travaux de réfection, de
restaurer des aqueducs améliorant l’alimentation en eau pendant la
construction du canal et de produire un plan détaillé de restauration
et d’extension du haram. Mais il avait trop de projets en cours en
Anatolie, en particulier la mosquée Selimiye à Edirne, généralement
considérée comme son chef-d’œuvre, pour s’impliquer de manière
active dans les travaux à La Mecque. Ses plans pour la ville ne
deviendraient pas une réalité de son vivant. Il n’en demeure pas
moins que durant le règne du sultan Soliman, le plafond de la Kaaba
fut modifié, le pavement dans le sanctuaire refait (dans une zone
connue sous le nom de « Matâf »), et un nouveau minaret érigé. Le
sultan fit également parvenir à la Mosquée sacrée une chaire en
marbre marqueté (minbar).
Il revint à Sedefhar Mehmed Aga (1540-1617), un élève de Sinan
aussi talentueux et célèbre que lui, de donner corps aux plans de son
maître. Musicien accompli, Aga était versé dans quantité de formes
artistiques. Outre la Mosquée bleue d’Istanbul, il construisit
également la mosquée de Mourad III à Manisa dans la région
égéenne (Turquie), ainsi qu’un splendide trône en noyer incrusté de
nacre et d’écailles de tortue, et un pont enjambant la rivière Toundja
à Edirne. Il avait acquis le surnom Sedefhar (« travailleur de la
nacre ») lorsqu’il s’était spécialisé dans l’incrustation. Aga, qui devint
en octobre 1606 l’architecte impérial en chef et fut « un des rares
artistes ottomans qui eut l’honneur d’une biographie approfondie de
son vivant » 19, fut envoyé à La Mecque par le sultan Selim II (règne
1566-1574). Il utilisa le plan de Sinan pour rénover et agrandir
l’esplanade autour de la Kaaba avec le concours d’Égyptiens
hautement qualifiés dépêchés pour l’occasion par le sultan. Les dix-
neuf portes du sanctuaire furent refaites sans être toutefois déplacées.
D’autres furent ajoutées, de sorte que la mosquée en comptait
désormais pas moins de vingt-six : cinq à l’est, six à l’ouest, sept au
sud et huit au nord. Les colonnes de l’entrée furent remplacées par
d’autres en marbre, et des colonnades en pierre jaune furent insérées
entre elles pour aider à soutenir les arcs et coupoles en pierre et en
stuc qui avaient été installés en lieu et place des anciens
aménagements en bois. Au total, 881 arcs supportaient les galeries
encadrant la mosquée, en plus de ceux, plus modestes, situés à
l’arrière. Au toit plat du sanctuaire avaient été substitués 152 petits
dômes disposés sur les quatre côtés de l’esplanade. On peut supposer
que Sinan assista et donna son accord à certains de ces travaux
puisqu’en 1583, à 94 ans, il se rendit à La Mecque une seconde fois
pour effectuer le hajj.
Une fois que Mehmed Aga eut mené à bien sa mission, Selim II
mandata Abd Allâh Lutfî, un artiste de talent, pour décorer le
sanctuaire. Ce dernier agrémenta l’intérieur des coupoles de
compositions calligraphiques et de motifs dorés. On sait que Lutfî
resta à La Mecque après avoir terminé son travail sur le haram pour
faire des esquisses de la Terre sainte. À cette époque, d’élégantes
lampes étaient accrochées aux colonnes à l’intérieur du sanctuaire et
des chandeliers en forme de palmiers dattiers étaient disposés dans la
cour. Les sièges des enseignants des quatre écoles de pensée furent
remplacés par d’autres évoquant les kiosques turcs. L’appel à la prière
débutait désormais au « minaret du calife », le plus haut et le plus
élancé des sept minarets, construit avec trois balcons dans le style
ottoman, avant d’être repris par les muezzins des six autres minarets.
L’architecture ottomane avait profondément marqué de son empreinte
la Mosquée sacrée.
Quand Abd Allâh Lutfî revint à Istanbul, Mourad III (règne 1574-
1595) avait entre-temps succédé à Selim II. À la demande du
nouveau sultan, Lutfî commença à transformer ses esquisses en
d’éblouissantes miniatures qui serviraient à illustrer La Vie du
Prophète Mahomet, un ouvrage de Mustafa Dariri Erzeni, érudit soufi
aveugle qui s’était rendu à La Mecque vers 1370 20. Celui que les
Mecquois surnommaient l’« Aveugle d’Erzurum » comptait de
nombreux disciples dans la ville. Sa biographie du Prophète y était
connue et lue, et Lutfî, qui avait une inclination mystique, fut
certainement influencé par Erzeni.
Il fallut à Lutfî presque deux décennies et le concours de dizaines
d’autres artistes pour venir à bout de la tâche : 814 miniatures
réunies en six volumes, un des premiers portraits visuels exhaustifs
de la vie du Prophète Mahomet. Les peintures sont fortement
stylisées, le trait audacieux bien que subtil. Les paysages sont
dépouillés, les silhouettes nettes et les détails toujours sommaires.
Sur l’une d’elles, on voit La Mecque et la Kaaba sur la montagne
d’Abû Qubays, un édifice rectangulaire au premier plan ainsi que des
anges à dos de cheval et dans les airs. Une peinture représentant la
naissance du Prophète ne montre que cinq personnages : le
nourrisson enveloppé dans un nuage doré, sa mère voilée assise à
droite et trois anges. Une autre peinture montre le Prophète enfant
en train d’être allaité par sa nourrice (dont on discerne clairement le
bout du sein) sous le regard de sa mère et de huit autres femmes
assises. Si le Prophète apparaît toujours avec un voile, le visage de ses
compagnons est en revanche toujours clairement dessiné.
Le style de Lutfî diffère nettement de celui des miniatures
persanes antérieures réalisées par le peintre indien Muhyî al-Dîn Lari
(mort en 1526), sur lequel on en sait encore moins que sur Lutfî. Les
peintures de Lari illustrent son guide du hajj intitulé Futûh al-
Haramayn (« Conquêtes des deux sanctuaires ») 21. Les peintures de
Lari sont bien plus détaillées que celles de Lutfî et nous offrent des
« représentations schématiques » du sanctuaire 22. Peinte à la gouache
et rehaussée d’or, sa représentation maintes fois reproduite de la
Mosquée sacrée montrant en son centre la Kaaba entourée par une
galerie circulaire indique par exemple les lieux de culte assignés aux
différents courants de l’islam ainsi que l’emplacement de la source de
Zemzem. Les portes autour de la Kaaba sont désignées par leur nom.
On aperçoit dans chaque angle de la cour un minaret assorti de
structures de petite taille et de minbars. Une porte d’entrée dans
l’enceinte donne accès à une vaste esplanade circonscrite par deux
colonnades avec des lampes à huile suspendues entre les colonnes.
Lari s’appuya manifestement sur son expérience personnelle et sa
connaissance de La Mecque, « reproduisant avec soin les détails
architecturaux et utilisant des couleurs brillantes pour égayer la
scène 23 ».
Tant Lari qu’Abd Allâh Lutfî influencèrent des générations
d’artistes : déjà copiées par leurs contemporains, leurs peintures
furent reprises jusqu’au XIXe siècle. Presque toutes les illustrations
classiques que l’on voit dans les ouvrages sur l’art islamique et le hajj
sont d’eux ou sont inspirées de leurs peintures. Et pourtant, rien n’a
été écrit sur ces deux pionniers.
Mourad III ne vécut pas assez longtemps pour voir le fruit des
efforts colossaux fournis par Abd Allâh Lutfî : le travail fut achevé le
16 janvier 1595, quelques jours après le décès du sultan. Le chérif
Abû Numay II mourut également avant d’avoir pu contempler les
nouvelles extensions du sanctuaire. Il décéda en 1584, lors d’un
voyage d’affaires à Nadj, à dix jours de marche environ de
La Mecque. Les nombreuses transformations que la ville avait
connues sous le règne d’Abû Numay expliquent la dévotion des
Mecquois pour ce dernier. Son corps fut rapporté de Nadj et la ville
entière se joignit au cortège funèbre. La vallée résonnait des pleurs
des femmes tandis que la procession pénétrait dans la ville par l’un de
ses côtés et que le nouveau chérif, qui avait travaillé au Yémen,
arrivait de l’autre.
À Abû Numay II succéda son fils, Hassan ibn Abî Numay, à l’âge
de 59 ans. Celui-ci poursuivit la politique de son père tout en
consacrant une part considérable de son temps à sa passion pour la
poésie. Sous son règne, les poètes s’épanouirent et la Ville sacrée fut
plongée dans la musique et la culture. Il fit construire un palais
spécial, appelé la « Maison du bonheur », dans lequel poètes,
musiciens et autres artistes se réunissaient pour faire la
démonstration de leurs talents. Il semblait associer culture et
urbanisme et considérait les nomades et les habitants du désert
comme des êtres rustres. De fait, on le disait sévère, voire despotique,
dans ses relations avec les Bédouins. Les Mecquois diraient plus tard
de lui qu’il avait été le dernier souverain habile et talentueux qu’ils
aient eu et que son règne avait constitué l’âge d’or de La Mecque. La
ville n’en resta pas moins heureuse et prospère durant les quatre
décennies qui suivirent. Lorsque le chérif Hassan mourut en 1602,
son fils Idrîs, que l’on appelait « Abû Awn », fut choisi à l’unanimité
pour lui succéder. Abû Awn décida de régner en partenariat avec son
frère et son neveu, un triumvirat qui ne perturba pas la stabilité
politique de la cité. La situation changea néanmoins rapidement
quelques années après la mort d’Abû Awn en 1624.
La série d’événements qui conduisit à ce bouleversement
avait pourtant démarré de façon assez anodine. Le sultan avait
nommé au Yémen un nouveau gouverneur, Ahmad Pacha. Celui-ci
arriva à Djedda avec la pompe et le cérémonial habituels.
Malheureusement pour La Mecque, un des navires du pacha
transportant la plupart de ses effets coula près du port dans des eaux
relativement profondes. À La Mecque, le chérif Muhsin, neveu d’Abû
Awn, avait pris la relève. Le pacha lui fit parvenir un message
requérant deux plongeurs pour récupérer ses bagages. Les plongeurs
arrivèrent comme convenu mais ne trouvèrent rien malgré plusieurs
jours de recherches. Le pacha se mit à soupçonner Muhsin, qui n’était
pas venu l’accueillir à Djedda, d’avoir demandé à ses plongeurs de ne
pas se donner trop de mal. Subissant l’influence d’Ahmad ibn Tâlib,
un ambitieux parent de Muhsin qui fomentait des intrigues, il fit
arrêter et exécuter le messager de Muhsin, fournit de l’argent et des
troupes à Ibn Tâlib, qu’il chargea de prendre le pouvoir à La Mecque.
Mais avant que celui-ci eût pu lancer ses hommes à l’assaut de
La Mecque, le pacha mourut, probablement empoisonné par la
famille du messager. Ibn Tâlib saisit l’opportunité qui se présentait à
lui et intima l’ordre à toutes les troupes turques stationnées à Djedda
de l’accompagner à La Mecque. Voyant Ibn Tâlib et son armée
approcher, Muhsin se prépara à engager les hostilités. Les Mecquois,
qui s’étaient habitués à la prospérité, le persuadèrent toutefois
d’éviter toute effusion de sang. Muhsin n’eut d’autre possibilité que
d’abdiquer et Ibn Tâlib entra triomphalement dans la ville 24.
Le règne du chérif Ahmad ibn Tâlib ne dura que deux ans. Son
premier acte après être entré dans la Ville sainte fut de faire arrêter et
exécuter le mufti de La Mecque, auquel l’opposait un grief de longue
date. Il lui reprochait de l’avoir empêché d’épouser une princesse et
d’avoir tenu, pendant le mariage de cette dernière avec un autre
homme, des propos désobligeants à son encontre puisqu’il avait
affirmé qu’il était le diable incarné. De plus, à la mort du frère
d’Ahmad, le mufti était venu habillé en blanc plutôt qu’en noir pour
présenter ses condoléances. Enfin, le mufti avait lancé contre lui une
fatwa, dont une copie écrite avait été découverte sous un coussin
dans le palais du chérif Muhsin.
La position du mufti était sans doute justifiée. Les Mecquois, qui
adoraient leurs juristes, furent néanmoins horrifiés par son exécution.
Ils méprisaient le nouveau chérif et étaient eux aussi enclins à voir en
lui le diable. Des messages secrets furent envoyés au sultan à
Istanbul, et les habitants commencèrent à choisir des successeurs
potentiels. Bientôt, un nouveau gouverneur, Qunsowa Pacha, se
rendit au Yémen. Il arriva à Djedda en 1630 et annonça son intention
de visiter la Mosquée sacrée. Quand Qunsowa et sa grande armée
parvinrent à proximité de La Mecque, le chérif Ahmad partit à leur
rencontre. Le chérif et sa suite furent accueillis avec enthousiasme et
invités à passer en revue les soldats et les marins qui accompagnaient
le pacha. La fanfare militaire jouait tandis que le chérif inspectait les
troupes alignées devant leurs tentes. Qunsowa invita ensuite Ahmad
dans sa tente pour une partie d’échecs, qui dura jusqu’au crépuscule.
Quand elle fut terminée, Qunsowa prit congé. Un groupe de marins
turcs entra alors dans la tente et étrangla sans un bruit le chérif. Sa
suite fut invitée à retourner à La Mecque et à y répandre la
nouvelle 25.
Durant les années qui suivirent, La Mecque fut témoin d’une lutte
assez monotone entre divers membres de la famille du chérif, et les
souverains se succédèrent. Aucun ne resta en place plus d’une année
malgré le soutien des dignitaires turcs. La ville était alors confrontée
à un problème pressant. Si le sanctuaire était en train d’être
redessiné, rénové, agrandi et embelli, rien n’avait en revanche été
prévu pour l’élément le plus important dans son enceinte : la Kaaba.
Il devenait manifeste depuis l’époque du sultan Selim, au début du
e
XVI siècle, que la Kaaba tombait en ruine. Un simple ravaudage ne
suffirait pas, il fallait la reconstruire entièrement. Les cadis des quatre
écoles de jurisprudence de La Mecque, ainsi que le Cheikh al-Islâm à
Istanbul, estimaient que les travaux devaient rapidement être
entrepris. Les habitants de La Mecque abondaient dans le sens de
leurs juristes. Restait toutefois un obstacle de taille : l’imâm chiite de
La Mecque avait déclaré qu’il était illégal de démolir la Kaaba et
qu’elle ne pourrait être reconstruite que si elle s’effondrait toute
seule. La controverse dura des années, presque des décennies.
Finalement, la question fut réglée en 1629 par une catastrophe
naturelle. Du ciel se déversèrent des pluies torrentielles qui
submergèrent l’édifice, démolissant les murs est et ouest ainsi que le
plafond. Quelque 500 habitants de La Mecque perdirent la vie. Même
cela ne suffit pourtant pas à convaincre l’imâm chiite. Lorsqu’une
seconde crue provoqua de nouveaux dégâts et que toute la structure
menaça de s’écrouler, l’imâm donna alors enfin son accord et il fut
décidé à l’unanimité d’abattre ce qui restait de la Kaaba. Les travaux
d’excavation, exécutés sous le regard vigilant des habitants, se
poursuivirent jusqu’à ce que les fondations d’Abraham fussent
atteintes. On décida de construire la nouvelle Kaaba sur ces
fondations, en utilisant l’essentiel de la maçonnerie ayant survécu de
l’époque d’Ibn Zubayr.
Le sultan Mourad IV (règne 1623-1640) envoya son chambellan
superviser la reconstruction. Homme pieux originaire du Caucase, le
chambellan craignait les Mecquois. Persuadé que ces derniers
trouveraient à redire à son travail, il priait beaucoup avant de donner
un ordre quel qu’il fût. Il était conseillé par des architectes d’Istanbul,
d’Ankara et d’autres villes turques. La Pierre noire fut confiée à un
architecte indien. Comme lors des précédentes reconstructions de la
Kaaba, à l’époque du Prophète Mahomet et d’Ibn Zubayr, la ville
entière participa aux travaux. Les chefs des quatre écoles de pensée,
l’imâm chiite et les membres de son clergé, juristes et juges,
bureaucrates et fonctionnaires administratifs, habitants et visiteurs,
hommes, femmes et enfants, tous se relayèrent pour trouver et porter
des pierres. La reconstruction était accompagnée sans discontinuer de
récitations du Coran.
À l’intérieur de la Kaaba, les anciennes colonnes furent renforcées
et enduites d’un agent conservateur composé de safran et de gomme
arabique avant d’être recouvertes d’or. La porte en argent, don du
sultan Soliman, fut remise en place. On installa une chaire aux
boiseries sophistiquées, autre cadeau du sultan, et une nouvelle
gargouille dorée, provenant d’Istanbul et portant des inscriptions en
émail bleu, fut disposée sur le toit de la Kaaba. Deux escaliers
portatifs en argent, un présent venant d’Inde, furent ajoutés pour
accéder à la porte. L’ensemble de la Kaaba fut ensuite recouvert de
deux kiswas, l’une rouge, l’autre noire. Pour finir, on nettoya le sable
de l’esplanade. La « Maison de Dieu », le principal symbole de la foi
d’Abraham et de Mahomet, était désormais achevée : reconstruite
pour durer des milliers d’années 26.
La Mecque était alors gouvernée par Zayd ibn Muhsin (règne
1631-1666), qui, bien qu’il n’eût que 25 ans, s’était déjà illustré dans
de nombreuses batailles. Homme d’une grande rouerie, il avait grandi
parmi les tribus de Bédouins dans le sud du Hedjaz, où il avait acquis
courage et confiance. Zayd fut le premier des chérifs de La Mecque à
utiliser des armes à feu, lesquelles venaient de faire leur apparition
dans le Hedjaz. Celles-ci conférèrent à son armée un avantage décisif
et lui permirent d’assujettir la plupart des tribus et clans belligérants
de la ville et de ses environs ainsi que de restaurer un semblant de
paix dans la région. Mais les querelles politiques et religieuses
qu’avait connues La Mecque au cours des dernières décennies
n’étaient rien en comparaison de ce qui allait arriver.
Après s’être débarrassé du chérif Ahmad, Qunsowa avait conduit
son armée au Yémen. Mais l’expédition fut un échec cuisant et le
pacha décida de rentrer en Égypte par la mer, laissant ses hommes
quelque peu indisciplinés revenir par la terre. Le chérif Zayd reçut un
message de deux généraux, Mahmûd et Ali Bey, qui lui demandaient
la permission de s’arrêter à La Mecque. Nous devons nous reposer et
nous ressourcer à la fois physiquement et spirituellement avant de
reprendre notre difficile voyage, déclaraient-ils. Zayd hésita. Il réunit
les Mecquois pour s’enquérir de leur opinion. Ces derniers estimaient
qu’on ne pouvait faire confiance aux généraux, que ceux-ci pourraient
se montrer polis, sembler amicaux et se comporter parfaitement
avant d’étrangler sans un bruit le chérif (comme il était déjà arrivé à
l’un de ses prédécesseurs) ou même de s’emparer de la ville. Il
s’agissait, après tout, d’une armée vaincue ayant toutes les raisons
d’être insatisfaite. Le chérif était du même avis et opposa donc un
refus aux généraux. Il leur interdit l’accès à la ville et ordonna qu’on
bouchât tous les puits entre La Mecque et Qunfidha, où les armées en
question étaient cantonnées.
Les généraux furent abasourdis par cette inhospitalité, qu’ils
prirent comme une déclaration de guerre. Ils décidèrent d’entrer par
la force dans La Mecque. Le chérif rassembla ses troupes et appela à
l’aide le gouverneur turc de Djedda, qui lui promit immédiatement
son soutien. Au matin du 18 mars 1631, les troupes de Zayd se
retrouvèrent au point du jour près de La Mecque, dans un endroit
appelé « Wâdî al-Abar », face aux armées de Mahmûd et Ali Bey. Il se
produisit alors une des batailles les plus sanglantes de l’histoire de la
ville. Plus de 500 soldats mecquois perdirent la vie, et parmi eux de
nombreux membres de la famille et du clan du chérif. Le gouverneur
turc de Djedda mourut également d’épuisement. Les survivants furent
peu nombreux ; il y eut même quelques victimes parmi les
spectateurs qui assistaient à la bataille à bonne distance. Seul Zayd
parvint à s’enfuir pour se réfugier à Médine. La Mecque était
désormais à la merci de Mahmûd et Ali Bey, qui entrèrent en
vainqueurs dans la ville.
Il s’ensuivit un véritable carnage. Les soldats tuèrent tous ceux qui
auraient pu leur opposer de la résistance, saisirent les denrées
alimentaires et mirent à sac la ville entière. Femmes et jeunes garçons
furent violés. Les riches citoyens furent torturés pour leurs trésors.
Les pillages et les viols durèrent une semaine entière. Lorsqu’ils en
eurent fini avec La Mecque, les soldats rebelles se tournèrent vers
Djedda, qui connut le même sort. Voyant La Mecque s’enfoncer dans
l’anarchie, les tribus de la région saisirent l’opportunité pour renouer
avec les raids ancestraux sur les caravanes se rendant dans la Ville
sainte. La Mecque était au fond du gouffre. À Médine, le chérif Zayd
recouvrait ses esprits et formait des plans pour sauver la ville. Il lança
des appels désespérés aux dirigeants égyptiens et au sultan
Mourad IV à Istanbul. Le sultan prit rapidement des dispositions : il
dépêcha sur place sept généraux, chacun à la tête d’une armée
impressionnante, et fit parvenir au chérif Zayd une robe d’honneur.
Quelques semaines plus tard, l’armée du sultan était à Médine, où
Zayd recevait officiellement dans la mosquée du Prophète la robe
cérémonielle indiquant qu’il était le dépositaire légitime du pouvoir à
La Mecque. Le chérif se joignit ensuite à la marche contre les soldats
rebelles.
Quand Mahmûd et Ali Bey eurent vent de l’importance du
contingent en approche, ils prirent la fuite avec leurs hommes. Ils
furent poursuivis jusqu’à la frontière du Najd, où leurs armées furent
définitivement vaincues. Les deux généraux parvinrent toutefois à
trouver refuge dans un château à partir duquel ils envoyèrent un
message : nous nous rendrons à condition que nos vies soient
épargnées. Zayd, qui était entré dans La Mecque sans rencontrer de
résistance et sans effusion de sang, convoqua un conseil de guerre.
Les Mecquois, parmi lesquels les érudits et les juristes, se réunirent
avec les soldats turcs dans la Mosquée sacrée pour discuter du sort à
réserver aux pillards et aux agresseurs de la Ville sainte. Zayd
privilégiait le pardon pour tous deux, en particulier pour Ali Bey. Au
cours du pillage de La Mecque, ce dernier avait apparemment traité
avec respect les femmes du clan du chérif. Il avait fait tout son
possible pour protéger les femmes de la famille de Zayd contre les
soldats en maraude et leur avait rendu visite quotidiennement pour
vérifier si elles avaient besoin de quoi que ce soit. Le conseil avait
néanmoins soif de vengeance et exigeait que tous deux fussent punis.
Au terme d’une discussion animée, il fut décidé qu’Ali Bey serait
pardonné s’il arrêtait Mahmûd et le conduisait à La Mecque. Ali Bey
livra en effet Mahmûd à la ville et fut autorisé à rentrer libre en
Égypte.
Mahmûd « fut battu et torturé, puis attaché nu à un chameau, le
visage tourné vers le ciel, la tête dirigée vers la queue pour accentuer
l’outrage avant d’être exhibé à travers les rues de La Mecque 27 ».
Après cette humiliation rituelle, il fut crucifié devant une des portes
de la ville. Alors qu’il se trouvait sur la croix, ses bras et ses épaules
furent entaillés, des pièces de tissu furent trempées dans de l’huile,
insérées dans les plaies et enflammées. Au bout d’un ou deux jours,
on le décrocha, encore vivant, pour l’emmener au cimetière où il fut
cloué par la main droite et le pied gauche à un poteau à côté de sa
tombe. Il ne cessa de crier durant son agonie, maudissant La Mecque
et ses habitants, insultant le chérif et les érudits. Il finit par rendre
l’âme deux jours plus tard.
Pendant ce temps, un tribunal d’érudits et de juristes examina
plusieurs affaires : certaines concernaient un groupe de Mecquois qui
avait collaboré avec les soldats rebelles, d’autres des membres du clan
du chérif qui avaient cherché à s’approprier le pouvoir. À la fin de
chacune, les érudits devaient rendre leur verdict, qui était toujours le
même : « le jugement de Dieu ». Après la sentence, les accusés étaient
immédiatement décapités et leur tête exposée en public.
Une fois la soif de vengeance étanchée et la stabilité politique
restaurée, La Mecque connut quelques années de paix et de
prospérité, jusqu’au jour où le sultan Mourad IV demanda une faveur
au chérif Zayd. Les chiites, disait-il, s’étaient montrés
particulièrement pénibles : ils « exigeaient qu’un tiers de toutes les
subventions fût envoyé à La Mecque 28 », ils avaient retardé pendant
des décennies les importants travaux de reconstruction de la Kaaba,
et les chiites persans n’étaient pas favorablement disposés à l’égard
de la Sublime Porte. C’est pourquoi il aurait aimé voir le chérif
expulser les chiites de la Ville sainte et leur interdire d’effectuer le
hajj à l’avenir.
Zayd n’était pas convaincu de la pertinence de cet ordre. Ni lui ni
les élites de La Mecque ne voulaient chasser les chiites, qui étaient en
majorité des artisans talentueux dont la ville avait grand besoin.
Quant aux pèlerins chiites, ils apportaient de l’argent et des
marchandises, deux ressources auxquelles La Mecque ne souhaitait
pas renoncer. Et expulser les chiites donnerait en outre aux
turbulentes tribus de la région un prétexte pour détrousser les
Persans fortunés. Le chérif n’était néanmoins pas en mesure de
s’opposer au sultan. Non seulement une violation ouverte susciterait-
elle sa colère, mais le chérif et les Mecquois pourraient eux-mêmes
être alors taxés d’hérétiques. Zayd se sentit obligé d’accepter l’ordre
du sultan mais ne manqua pas de recourir à la stratégie classique
« J’obéis, mais je n’obtempère pas. » Ainsi, lorsque le gouverneur turc
de La Mecque ordonna aux chiites de quitter la ville, le chérif leur
donna discrètement la permission de rester et de participer au
pèlerinage.
Pour ne rien arranger, le sultan nomma un fonctionnaire turc au
poste d’inspecteur des lieux saints. Zayd était furieux. Voyant dans
cette initiative une tentative évidente d’accroître l’emprise turque sur
la Ville sainte, il fut plus déterminé que jamais à conforter son
influence non seulement à La Mecque mais dans toute la région. Il se
lança dans une campagne clandestine contre les autorités turques
dans le Hedjaz. Il fit ainsi assassiner par un Bédouin l’inspecteur turc
de Djedda, et on le soupçonne également d’avoir commandité le
meurtre du cadi turc à Médine. Parti de Taïf et chevauchant vers
Djedda, Mustafa Beg, l’inspecteur turc de Djedda, perdit son escorte
au moment de traverser une vallée étroite et se retrouva seul. Un
Bédouin descendit de la montagne, courut vers lui et le poignarda
avec une dague empoisonnée. Mustafa Beg mit trois heures à mourir.
Le cadi turc de Médine tomba pour sa part dans une embuscade au
moment de se rendre aux prières du soir. Alors qu’il chevauchait avec
ses compagnons et passait devant le bureau du trésorier général, un
Bédouin émergea de l’obscurité et le pourfendit d’un coup d’épée
avant de s’échapper. Le cheval se dirigea dans la mosquée du
Prophète avec le cadi mourant agrippé à sa nuque et déboucha dans
la niche de prière d’Othman, le troisième calife, où des fidèles ébahis
posèrent son corps à terre.
Zayd avait certainement conçu un dessein similaire pour
l’inspecteur turc de La Mecque. Mais un autre décès, non pas dans le
Hedjaz mais à Istanbul, s’avéra tout aussi bénéfique. Le sultan avait
nommé comme inspecteur un Abyssinien du nom de Bashir Agha et
l’avait délégué à La Mecque, nanti de pouvoirs stupéfiants. Zayd
savait que si l’inspecteur prenait ses fonctions à La Mecque, sa propre
autorité et son indépendance seraient drastiquement réduites. L’idée
même de devoir témoigner de la déférence à un Abyssinien, fût-il
officiellement investi par les Turcs, lui était insupportable. C’est
pourquoi lorsque Bashir Agha débarqua dans le port de Yanbu, le
chérif n’alla pas l’accueillir mais dépêcha un représentant chargé de
réunir des renseignements sur la taille et l’équipement de l’armée de
l’Agha. Le représentant obtint les renseignements recherchés ainsi
qu’une information essentielle : l’Agha venait de recevoir une lettre
d’Istanbul l’instruisant de la mort du sultan Mourad IV, une nouvelle
qu’il désirait vivement garder secrète. Apprenant cela, Zayd
abandonna l’idée d’organiser une réception pour l’Agha et de mettre à
sa disposition et à celle de sa suite des appartements spéciaux. Quand
l’Agha arriva à proximité de La Mecque, le chérif alla à sa rencontre.
Ils chevauchèrent ensemble vers la Ville sainte, Zayd ne cessant
cependant d’éperonner sa monture de manière à garder en
permanence une longueur d’avance sur l’Agha. Lorsqu’ils parvinrent à
la porte de la ville, Zayd se tourna vers l’Agha et cria : « Que le sultan
repose en paix. » Bashir Agha comprit alors que Zayd était au courant
de la mort du sultan et que sa mission venait de sombrer avec lui.
Zayd continua de diriger La Mecque pendant un quart de siècle. Il
marqua l’histoire principalement par les efforts qu’il déploya pour
contrarier les tentatives turques d’ingérence dans les affaires de
La Mecque et du Hedjaz. Dans cette entreprise, il put compter sur le
soutien des tribus bédouines parmi lesquelles il avait grandi et qui en
étaient venues à lui faire confiance. Il fut le fondateur du Dhawî
Zayd, une nouvelle branche du clan du chérif qui passa les trois
siècles suivants à combattre le Dhawî Barakat, formé par Barakat ibn
Hassan au milieu du XVe siècle.
Le chérif Zayd mourut en 1666. Sa succession donna lieu entre
ses fils aux habituelles querelles. Les deux principaux prétendants,
Saad et Hammûd, ouvrirent les hostilités, chacun s’en prenant à la
maison de l’autre. Des pugilats opposèrent leurs partisans et plusieurs
escarmouches éclatèrent sur le marché et autour de la Mosquée
sacrée. Au bout de trois jours, Saad prit le dessus, en grande partie
parce qu’il jouissait du soutien et de la bénédiction du calife. De taille
moyenne, le teint mat et portant une fine moustache, le chérif Saad
avait la réputation d’être généreux alors qu’il était en réalité
absolument impitoyable. Il contraignit son frère Hammûd à quitter la
Ville sainte. Mais Hammûd ne s’avoua pas vaincu ; il n’était pas prêt à
renoncer à la lutte pour le trône de La Mecque. Il commença à
dévaliser les caravanes et ne manqua pas une occasion d’intimider les
Mecquois et de semer la terreur parmi eux. Ses hommes
s’introduisaient dans la ville à la nuit tombée pour dépouiller et
enlever ses habitants. Trois années durant, La Mecque vécut avec le
terrorisme.
Ses problèmes ne s’arrêtèrent pas là. Aussi intemporel un lieu soit-
il, il n’en reste pas moins soumis à la marche de l’Histoire. Des
changements à l’échelle mondiale étaient en train de saper la
prospérité et, partant, l’autonomie du monde musulman. En 1600,
deux nouvelles puissances arrivèrent dans l’océan Indien : les
Compagnies britannique et néerlandaise des Indes orientales, qui
venaient s’attaquer à la mainmise des Portugais sur la route maritime
directe menant à l’Europe. Ces compagnies marchandes se
distinguaient nettement de leur prédécesseur par leur mode de
fonctionnement et eurent au XVIIe siècle un impact grandissant sur
l’organisation internationale du commerce. Le négoce maritime
commençait à ébranler la viabilité économique des caravanes
terrestres, détournant de leurs bénéficiaires traditionnels les revenus
engendrés par ces dernières et modifiant progressivement les
modèles de distribution des denrées. Même les pèlerins qui
traversaient l’océan Indien pour se rendre à La Mecque étaient de
plus en plus enclins à voyager à bord de navires anglais, néerlandais,
français ou danois. Et depuis les terres récemment mises au jour de
l’autre côté de l’Atlantique et cartographiées par Piri Reis arrivait un
afflux de richesses. En 1545, les Espagnols découvrirent une
montagne de minerai d’argent à Potosí, dans l’actuelle Bolivie. Les
cargaisons annuelles d’argent et d’or provenant du Nouveau Monde
saturèrent progressivement l’économie mondiale. Le dinar ottoman
perdit de sa valeur. Les incessantes guerres menées sur plusieurs
fronts engloutirent des fortunes et eurent raison de la vitalité de
l’empire. En 1529, au moment d’assiéger Vienne, les Ottomans
étaient à l’apogée de leur puissance et de leur expansion. En 1683, ils
furent repoussés lors de la bataille de Vienne. Démarra alors une
longue stagnation qui eut des répercussions insidieuses dans tout le
monde musulman.
La vie à La Mecque suivit le rythme de l’histoire. Les caravanes se
firent rares. En 1667, la ville connut une grave famine. Les marchés
étaient vides ; les gens se mirent à vendre leurs possessions contre de
la nourriture. Le pain était fabriqué avec des pois chiches et des fèves.
Les indigents attaquaient les maisons des riches dans des tentatives
désespérées de trouver de quoi s’alimenter. D’autres encore se
rabattaient sur les chats, les chiens, les chauves-souris et les rats, sur
tout ce qui était comestible. Il n’y eut bientôt plus rien à manger. Les
gens commençaient à mourir dans la rue. Le chérif Saad multipliait
les appels désespérés au sultan. Finalement, juste avant la saison du
pèlerinage, dix cargaisons de céréales arrivèrent d’Égypte et les
habitants de La Mecque poussèrent un soupir de soulagement.
Ce n’est pas seulement le sort économique et politique de la ville
qui semblait mis à mal par l’Histoire. La connaissance et la civilisation
suivirent la même trajectoire, avec ses hauts et ses bas. On prétendait
désormais que la détresse de La Mecque se reflétait dans les cieux. Un
matin du mois de juin 1668, deux heures après le lever du jour, un
intense faisceau lumineux émanant du soleil apparut dans le ciel.
Bleu, jaune et rouge, le « faisceau s’étendait vers l’ouest et aveuglait
temporairement quiconque le regardait 29 ». Pour la plupart des
habitants de La Mecque, il s’agissait d’un mauvais présage : un signe
clair, un avertissement divin contre la fitna (rébellion et conflit) qui
s’était emparée de la Ville sainte. Des Mecquois plus instruits
reconnurent dans le visiteur stellaire une comète. Le plus éminent
d’entre eux était un astronome maure du nom de Muhammad ibn
Sulaymân al-Maghribî. Il comptait parmi les derniers musulmans
expulsés d’Espagne en 1614 sur ordre du roi Philippe III. La plupart
de ceux qui avaient été contraints de quitter l’Andalousie avaient
trouvé refuge au Maroc ou dans les terres de l’Empire ottoman en
Algérie et en Tunisie. Sulaymân al-Maghribî choisit quant à lui
La Mecque et consacra quelque temps à l’érection dans la cour de la
Mosquée sacrée d’un cadran solaire, dont l’inauguration tomba le
même jour que l’apparition de la comète. Les deux événements furent
évidemment associés par les Mecquois dépourvus d’éducation. Une
campagne visant à démolir le cadran solaire émergea du jour au
lendemain et un groupe d’habitants demanda au chérif de le faire
enlever et d’expulser l’astronome. Le chérif consulta le cadi et tous
deux convinrent qu’il fallait enlever l’ouvrage. Muhammad ibn
Sulaymân se tourna alors vers le cheikh al-Islâm, le chef des érudit
musulmans à Istanbul. Celui-ci déclara que l’astronomie était une
science essentielle et que le cadran solaire était un instrument à la
fois important et nécessaire. Il fut donc restauré mais resta en place
une brève période seulement 30.
La ville comptait une autre grande personnalité : le voyageur
ottoman Evliya Celebi, homme très instruit et raffiné. Inspiré par les
versets coraniques « En vérité, il y a dans les Cieux et la Terre des
signes pour ceux qui ont la foi 31 » et « Parcourez la Terre et voyez
comment Dieu a créé […] les êtres vivants 32 », Celebi avait sillonné
toute l’Anatolie, la Syrie, le Caucase, l’Azerbaïdjan et l’Arménie,
parcouru l’Irak, l’Iran et la Russie, exploré la Grèce, la Hongrie,
l’Autriche et la Crimée, et conclu ses expéditions internationales par
un pèlerinage et un séjour à La Mecque. Il était peiné, disait-il, par le
déni et la négligence de la connaissance ainsi que par l’ignorance et
la passivité qu’il avait observés dans la Ville sainte. Ses pérégrinations
sont décrites dans les dix volumes du Seyahatname (Livre des
voyages) 33.
Celebi estimait que la plupart des hommes de La Mecque étaient
peu sociables, ignorants et hautains. « Ils s’expriment de manière
fruste, que ce soit dans les transactions commerciales ou dans leurs
relations quotidiennes », dit-il. « Ils ne sont pas particulièrement
versés dans l’artisanat et n’ont pas la capacité de soulever des charges
importantes ; en fait, la plupart d’entre eux sont des marchands et les
autres s’en sortent grâce à la charité du sultan 34. » Ils passent
l’essentiel de la journée à musarder en tenues élégantes, la barbe et
les pieds teints au henné, « ils vont d’un café à l’autre, puis rentrent
chez eux avec une tasse de café dans une main et des pâtisseries dans
l’autre, et, là, s’endorment sur un coussin en sirotant le café et en
dévorant les pâtisseries ». Les femmes, en revanche, « sont connues
pour leur beauté et leur grâce ; avec des visages de fée et un air
d’ange, telle la lune au milieu du mois ou tels des paons de jardin ; et
avec une démarche rappelant celle de perdrix sautillantes ». Mais
elles sont également « lentes et lourdes » et même paresseuses, « ne
travaillent jamais, ne font jamais la lessive ni ne filent la laine ou
balayent la maison ». Comme Ibn Battouta, Celebi note que les
Mecquoises s’aspergent de parfum : « Quand une femme passe devant
un homme de Dieu, le cerveau de ce dernier est submergé par des
parfums de musc et d’ambre gris et de civette. » La ville héberge par
ailleurs quantité d’« esclaves éthiopiennes, des chanteuses en fait, qui
mettent les cœurs en émoi. Certaines dansent en public dans les
cafés. Elles portent toutes des bas bleu clair et des chaussons
bleus 35 ». Globalement, conclut-il, les gens de La Mecque sont
« particulièrement déraisonnables », « peu impliqués dans
l’apprentissage » (la ville n’a pas de médecins), et leur passe-temps
préféré, à part flâner, est de se quereller.
À Istanbul, le sultan Muhammad IV (règne 1648-1687)
s’exaspérait logiquement des disputes et des fiascos que connaissait
La Mecque ainsi que du comportement de ses habitants. En 1669, il
envoya un de ses généraux de confiance, Hassan Pacha, y restaurer
un semblant de stabilité politique. Hassan Pacha arriva à la tête de la
caravane du hajj ; mais avant même qu’il eût atteint La Mecque, le
bruit se répandit dans la ville qu’il venait pour se débarrasser du
chérif et placer le Hedjaz sous le contrôle du sultan. La rumeur avait
été lancée délibérément à Médine, où la nouvelle fut très bien
accueillie. Le chérif Saad et sa famille décidèrent de se retrancher à
La Mecque et exclurent d’en partir, même pour accomplir les rituels
du hajj à Arafat et à Mina. Hassan Pacha fut traité avec un mépris
total ; les commerçants refusèrent de servir ses hommes, et
La Mecque ferma ses portes à son arrivée. Hassan Pacha, en revanche,
se montra extrêmement poli et demanda à ce qu’un conseil fût
convoqué, à l’occasion duquel il pourrait déclarer ouvertement qu’il
n’était pas venu pour se débarrasser du chérif et ainsi faire taire la
rumeur.
Pendant plusieurs jours, les Mecquois oublièrent Hassan Pacha,
éclipsé par l’arrivée de la caravane du chah de Perse et de ses
immenses trésors distribués à la famille du chérif, à son armée, à ses
gardes du corps et à un nombre restreint d’habitants soigneusement
choisis. Le chérif changea d’humeur et sortit de la ville pour assister
au rituel de la lapidation à Mina. Les trois journées se déroulèrent
normalement, mais il y eut ensuite un incident. Hassan Pacha se
rendit sur place pour mener l’enquête et fut entraîné dans une rixe.
Des balles commencèrent à siffler et le pacha fut blessé. Ses hommes
l’emmenèrent en lieu sûr. Saad rentra immédiatement à La Mecque et
donna une série d’ordres pour préparer la guerre. Le hajj se
poursuivit. Une fois les rituels achevés, Hassan Pacha et tous les
pèlerins se rendirent en ville pour effectuer la dernière
circumambulation autour de la Kaaba, qui signale la fin du hajj. Les
pèlerins furent autorisés à pénétrer dans la Mosquée sacrée, mais les
portes se refermèrent sur eux. Celebi fut témoin des événements qui
suivirent.

Les hommes du chérif avaient entre-temps gravi le mont


Qubays tandis que le chérif Saad avait dépêché des tireurs dans
les sept minarets de la Mosquée sacrée. Ces derniers ouvrirent le
feu sur les troupes et les pèlerins cernés par eux-mêmes et par les
séminaires voisins, faisant sept cents blessés et tuant deux cents
personnes dans l’enceinte du sanctuaire. Rien de comparable à ce
massacre sanglant dans le sanctuaire ne s’était jamais produit
auparavant, pas même du temps d’Ibn Zubayr […]. Les combats
durèrent un jour et une nuit […]. Les corps s’amoncelaient dans
la cour du sanctuaire ; Hassan Pacha lui-même fut touché par des
balles et les pèlerins et les troupes se firent dérober leurs
36
possessions .

Après que les pèlerins et les troupes eurent finalement quitté la


ville, ils furent attaqués pendant leur voyage de retour par Hammûd
et ses hommes. Beaucoup furent tués d’un coup de lance, d’autres
fauchés par des épées. Hassan Pacha succomba à ses blessures près de
Gaza.
Quand la nouvelle du massacre parvint à Istanbul, elle provoqua
la fureur du sultan. Celui-ci dépêcha sans plus attendre d’Égypte en
Syrie un bataillon de 2 000 soldats triés sur le volet et d’autres
comptant chacun 3 000 hommes. L’armée, conduite par Hussayn
Pacha, accompagnait la caravane de pèlerins et établit son
campement à Wâdî Fâh, à deux escales de La Mecque. Tous les nobles
de la ville allèrent rendre hommage à Hussayn Pacha : les érudits, les
marchands influents et les principaux membres du clan du chérif.
Chacun d’entre eux reçut de précieux cadeaux de la part du pacha. Il
y eut toutefois une absence remarquée, celle du chérif Saad. Tout le
monde savait pertinemment que le pacha venait cette fois avec l’ordre
de se débarrasser du chérif.
Après être entré dans la ville, Hussayn Pacha commença par
accomplir les rites religieux avant de se rendre auprès de Saad. Tous
deux échangèrent des plaisanteries et des présents, puis Hussayn
Pacha invita le chérif à lui rendre visite le lendemain matin pour lui
remettre une robe d’honneur et un firman (décret royal) envoyés par
sa majesté le sultan. Quand Saad arriva à l’endroit convenu, il reçut à
nouveau des présents et des louanges. Il fut reconduit dans ses
fonctions et tous partirent en grande pompe à Mina et à Arafat. Les
Mecquois se joignirent à la cérémonie, qui dura quatre jours.
Dès que le pèlerinage fut terminé, Hussayn Pacha passa à l’action.
Il prit le contrôle de l’approvisionnement en eau à Arafat et plaça des
troupes sur toutes les routes menant à La Mecque. Saad savait ce qui
l’attendait et décida de fuir, abandonnant tous ses effets personnels.
Le pacha entra dans la cité en compagnie des pèlerins et convoqua
une réunion publique à laquelle toute la ville se rendit. On y
demanda aux habitants de choisir leur nouveau chérif, ce qui suscita
de longues discussions. Hussayn Pacha était enclin à écouter le plus
docte d’entre eux : l’astronome maure Muhammad ibn Sulaymân.
Tous deux se connaissaient. Ibn Sulaymân, qui se faisait appeler
« Muhammad le Maure », avait quitté La Mecque, écœuré par ses
habitants, pour rejoindre le grand vizir à Istanbul. Il avait enseigné
l’astronomie aux dignitaires ottomans de la capitale et donné des
leçons à Hussayn Pacha en personne. Il était revenu à La Mecque avec
le pacha en qualité de conseiller et de mentor.
Ibn Sulaymân suggéra que Barakat ibn Muhammad, l’arrière-petit-
fils de Barakat II, qui était connu pour son intégrité et sa soif de
savoir, fût nommé à la tête de la ville. Le pacha y consentit. Mais
l’astronome andalou ne se satisfit pas de voir un dirigeant corrompu
et sans pitié remplacé par un autre honnête et instruit. Il
recommanda en outre l’adoption de certaines réformes. Les madrasas
devaient remettre les mathématiques et l’astronomie à leur
programme. Il convenait d’instaurer un système de comptabilité
digne de ce nom, en particulier dans les bureaux des legs religieux.
Les roulements de tambour et la danse dans les séminaires des ordres
derviches, de même que la pratique de l’astrologie et la débauche
dans les sanctuaires et certains quartiers de la ville devaient être
interdits. Il fallait enfin décourager les femmes de se vêtir de manière
inconvenante et de s’asperger de parfum pour déambuler seules en
ville au milieu de la nuit.
Barakat ibn Muhammad se révéla être un dirigeant sage et
compétent, notamment grâce aux conseils avisés d’Ibn Sulaymân.
Pendant les onze années que dura son règne, La Mecque renoua avec
la paix. Mais une logique invétérée voulut que son décès en 1682 fût
suivi de troubles. Son fils Saîd prit sa succession et réussit à écraser
plusieurs rébellions fomentées par des membres de sa famille. Les
Mecquois en avaient assez des mathématiques et de l’astronomie et
aspiraient à retrouver l’astrologie, les battements de tambour et les
escapades sexuelles dans les alcôves obscures des sanctuaires. Ils
commencèrent à envoyer au sultan de pernicieux messages à propos
d’Ibn Sulaymân. L’astronome avait perdu la plupart de ses amis à
Istanbul. Le sultan ordonna donc au chérif Saîd de l’exiler à
Jérusalem. Le chérif chercha à dissimuler l’ordre et à en différer
l’application, mais les habitants, qui suivaient l’affaire de près,
découvrirent le firman royal et firent pression pour qu’il fût mis à
exécution sans plus tarder. Le chérif fut contraint d’obtempérer. Un an
plus tard, dégoûté par le comportement de ses fidèles et des habitants
de cette ville qui lui était si chère, accablé par l’anarchie et le
désordre qui y régnait, Saîd lui-même renonça à sa charge et partit à
Damas.
Ce fut le chaos. Le Dhawî Barakat et le Dhawî Zayd se livrèrent
une guerre ouverte qui entraîna un carnage sans nom. Au cours du
siècle suivant, la ville assista à un défilé de chérifs. Peu d’entre eux
réussirent à conserver le pouvoir plus de quatre ou cinq ans. À
Istanbul, les sultans étaient entre-temps arrivés à la conclusion qu’il
était pratiquement impossible de gouverner les tribus rivales et les
Bédouins indisciplinés de La Mecque. Le mieux qu’ils pouvaient faire
était de maintenir la population occupée avec des rituels
obscurantistes. À l’aube du XVIIIe siècle, des célébrations officielles
commémorant la naissance du Prophète Mahomet furent instituées
par un édit du sultan. Le jour dit, une procession se formait dans la
cour de la Mosquée sacrée. Elle quittait la Kaaba après les prières du
soir, les fidèles portant des bougies et des bannières, se frayait un
chemin jusqu’à la Mosquée de la nativité, érigée en 1547 sur le lieu
de naissance présumé du Prophète, et psalmodiait des poèmes et des
chants à la gloire du Prophète. La cérémonie se terminait tard dans la
nuit par un poème déclamé par un unique interprète. L’assemblée se
mettait à bouger en rythme au son des premiers mots prononcés par
le poète :

Durant cette nuit du douzième jour de rabia al-awwal,


Dame Amina, la mère de Mahomet…

puis s’animait lorsque le poète en venait à décrire la naissance du


Prophète, avant d’atteindre finalement un état d’extase et de se
joindre au chœur :

Je Te salue, Ô Lune de splendeur, je Te salue !


Je Te salue, Ô Bienfaiteur des délaissés !
Dieu bénisse notre seigneur Mahomet, le Prophète de
l’Indivisible 37.

Mais pareilles cérémonies n’apportaient qu’un répit temporaire.


Économiquement, la ville était sur le déclin. La pagaille politique la
laissait souvent en proie à des pillages et à des saccages lors desquels
les habitants étaient harcelés, attaqués et tués. Le racisme et la
xénophobie, latents à La Mecque, éclatèrent au grand jour et les
habitants prirent à partie ceux qu’ils considéraient comme des
étrangers. Les nobles persuadèrent le chérif (alors Abd Allâh ibn Saîd,
qui régna de 1723 à 1733) d’expulser tous les résidents étrangers. Ils
prennent nos emplois et nos postes, affirmaient les Mecquois. Dans
les faits, pourtant, les étrangers travaillaient comme clercs,
fonctionnaires gouvernementaux, scribes, administrateurs,
enseignants ou médecins, autant de métiers pour lesquels les
Mecquois n’étaient pas qualifiés ou qu’ils n’étaient pas disposés à
exercer. L’ordre fut néanmoins donné à tous les étrangers de quitter la
ville. La plupart des Marocains et des Égyptiens partirent. Les Indiens,
les Persans et les Ouzbeks se montrèrent plus réticents mais furent en
fin de compte contraints à l’exode. Il ne resta plus que quelques Turcs
chargés par le sultan de veiller à la bonne organisation des caravanes.
Le chérif interdit en outre de fumer en public et fit fermer à la
demande d’érudits religieux tous les débits de tabac et les cafés. La
vie s’arrêta à La Mecque, qui devint rapidement une ville fantôme.
Les chérifs ne contrôlaient plus grand-chose. L’ordre ne pouvait
plus désormais être rétabli que lorsque l’armée turque se trouvait
dans la ville pour apporter son soutien au chérif. Le 12 juillet 1770,
Abd Allâh ibn Hussayn, du Dhawî Barakat, fut proclamé chérif de
La Mecque aux dépens du candidat du Dhawî Zayd. Mais le chérif
Hussayn ne resta au pouvoir que tant qu’il bénéficia de l’appui de
l’armée turque. Dès que les forces ottomanes partirent, Ahmad ibn
Saîd, le candidat du Dhawî Zayd, attaqua avec le concours de tribus
bédouines de la région. Au terme d’une bataille acharnée, il entra
dans la ville et ordonna que toutes les habitations du Dhawî Barakat
fussent brûlées. Le sac qui suivit fut si dévastateur qu’il priva les
habitants de nourriture et entraîna une famine. Quelques membres
du Dhawî Barakat réussirent à s’enfuir à Djedda, où Yûsuf al-Qablî, le
représentant d’Ahmad ibn Saîd, leur accorda sa protection. Furieux,
le chérif Ahmad envoya des soldats à Djedda avec pour mission de
faire Al Qabil prisonnier et de le lui amener.
Une fois de plus, un Mecquois jeune et fringant vint à la rescousse
de la ville et la sauva d’un grave péril. Il s’agissait de Surûr ibn
Masaad, le neveu d’Ahmad ibn Saîd. Surûr n’avait guère que 17 ans,
mais c’était déjà un habile guerrier doté d’un sens aigu de la justice. Il
était consterné par le comportement de son oncle. Quand il apprit
qu’Al Qablî devait être arrêté, il s’esquiva de La Mecque au milieu de
la nuit et chevaucha aussi vite qu’il le pût jusqu’à Djedda. À leur
arrivée, les soldats du chérif Ahmad le trouvèrent planté devant celui
qu’ils étaient venus arrêter, l’épée à la main. Al Qablî, déclara-t-il,
était désormais sous sa protection. Mais les deux hommes étaient en
nette infériorité numérique ; on trouva donc un compromis. Surûr
accepta de laisser les soldats ramener Al Qablî à La Mecque à
condition qu’il les escortât et qu’aucun châtiment ne lui fût
administré jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la Ville sainte. En chemin,
ils parvinrent ensemble à fausser compagnie aux soldats et trouvèrent
refuge dans un endroit appelé « Wâdî al-Marr », depuis lequel Surûr
écrivit à son oncle pour l’informer de son intention de le combattre.
Ahmad ibn Saîd répondit en lui faisant remarquer qu’il appartenait
au Dhawî Zayd et qu’il lui devait à ce titre fidélité, ajoutant qu’il
n’était par ailleurs qu’un adolescent et qu’il n’avait aucunement la
capacité de défier le chérif de La Mecque.
Surûr passa quelques mois à mobiliser ses jeunes amis et à
élaborer des plans. Le 5 février 1773, il mena une armée de
300 cavaliers à la rencontre des forces de son oncle à Wâdî al-
Minhana. La bataille dura deux petites heures. Un peu plus tard,
Surûr entrait dans La Mecque comme nouveau chérif.
À peu près au même moment, un objet « ressemblant à une étoile
avec une longue queue » « de la taille d’une lance » traversa le ciel. La
comète resta visible de l’aube jusqu’au crépuscule. Elle inquiéta et
effraya les habitants. Des prières spéciales furent prononcées à la
Mosquée sacrée. Et, comme par le passé, les Mecquois virent dans la
comète un mauvais présage. Les astrologues n’avaient-ils pas prédit
que l’apparition d’un signe céleste serait rapidement suivie d’un
destin tragique ? Ce signe, déclarèrent-ils, annonçait l’arrivée à
La Mecque d’un nouvel et dangereux infidèle qui se présenterait
comme un musulman.
Cette fois, l’avenir leur donna raison.
1. En français dans le texte [N.d.T.].
CHAPITRE VII

La menace wahhabite

Les premières mesures que prit Surûr ibn Masaad au début de son
règne furent de supprimer des impôts injustifiés et d’améliorer
l’administration de La Mecque. Les Mecquois commençaient à
admirer sa générosité, sa passion pour la justice et son sens du
pardon. Sa réputation et son prestige furent encore rehaussés
lorsqu’il épousa la fille du sultan du Maroc en 1779. Toute la ville
assista au mariage, à l’occasion duquel de nombreux cadeaux en
provenance du Maroc furent distribués aux habitants. Si le règne de
Surûr apporta à la Ville sainte la paix dont elle avait cruellement
besoin, la vie du chérif fut en revanche loin d’être paisible.
Il lui fallut affronter deux grands ennemis. Bien qu’il eût essuyé
une défaite indiscutable, son oncle Ahmad n’avait pas renoncé à son
ambition de diriger La Mecque. Il y disposait encore d’un groupe de
partisans qui ne cessaient de conspirer et de faire campagne pour
favoriser son retour. Les délégations se succédèrent auprès du
représentant turc à La Mecque pour le convaincre de s’opposer à
Surûr. Le haut dignitaire, qui était à titre personnel favorablement
disposé à l’égard du jeune chérif, débouta les partisans d’Ahmad sur
ordre d’Istanbul. Ces derniers allèrent jusqu’à encercler la maison du
chérif et à ouvrir le feu, mais Surûr les contint aisément. Ahmad
réussit à recruter une nouvelle armée et utilisa Taïf comme base pour
lancer ses offensives. Surûr le mit cette fois encore en échec et
l’expulsa ensuite avec ses sympathisants. L’affrontement entre le
neveu et l’oncle continua durant six longues années avec pas moins
de quinze batailles. Surûr dut finalement se résoudre à faire
incarcérer Ahmad ainsi que ses fils et ses principaux partisans. Épuisé
par ses tentatives répétées visant à s’emparer de La Mecque, Ahmad
mourut en prison en 1780.
C’est à peu près à ce moment qu’apparut un nouvel ennemi : la
tribu des Harb. Féroce et farouchement indépendante, elle contrôlait
une vaste zone autour de Médine. Comme les caravanes du hajj
devaient traverser leur territoire, les Harb ne manquaient pas une
occasion de les attaquer et de les piller. Il ne faisait guère de doute
que la ville même de Médine coopérait avec les Harb et qu’elle
encourageait activement la tribu à assaillir les caravanes et à prendre
des Mecquois en otage. Surûr estima donc qu’il n’avait d’autre choix
que d’attaquer Médine. La cité du Prophète lui opposa une vive
résistance mais finit par céder au terme d’une semaine de combats,
permettant à Surûr de prendre la ville et de libérer plusieurs
centaines de Mecquois. Les Harb prirent la fuite et se fondirent dans
la région environnante, confrontant Surûr à une perspective
intimidante : son voyage de retour passait par les terres Harb, où une
embuscade serait inévitable.
Il annonça à Médine son intention de traverser le pays Harb mais
emprunta en réalité un itinéraire plus sinueux à l’est, à travers le
désert, jusqu’à Taïf. En chemin, il se trouva à court d’eau et dut son
salut à des nomades bienveillants. Une fois arrivé à Taïf, il apprit que
les Harb avaient pris d’assaut La Mecque et s’étaient emparés de
Médine. Ils avaient également capturé le port de Yanbu et pris en
otage son gouverneur. Un autre conflit d’envergure semblait se
profiler.
Le jeune chérif persuada différentes tribus de se joindre à lui pour
une rapide campagne contre les Harb. À la tête d’une
impressionnante armée comptant 12 000 soldats et membres de
tribus, 150 artisans et ingénieurs et 7 000 chameaux pour transporter
le matériel, Surûr finit par arriver en territoire Harb. La marche dans
le désert fut éprouvante et suscita de nombreuses plaintes et
récriminations parmi les membres des tribus. Les conducteurs de
chameaux de la tribu des Hudhayl décidèrent ainsi de s’arrêter,
refusant d’aller plus loin. Il y eut une échauffourée, des coups de feu
furent accidentellement tirés dans la direction de Surûr et une balle
le manqua de peu. Les Hudhayl furent pris de panique, convaincus
que le chérif chercherait à se venger, et décampèrent en masse. Surûr
essaya en vain de leur expliquer que la vengeance ne l’intéressait pas.
Les Hudhayl annoncèrent même leur intention d’attaquer et de
saccager La Mecque. Surûr fut contraint d’interrompre sa campagne
contre les Harb afin de poursuivre et de défaire les Hudhayl. Ces
derniers implorèrent son pardon, que Surûr, magnanime comme à
son habitude, leur accorda.
Pendant ce temps, les Harb continuèrent leur entreprise de pillage
et de terreur. Surûr planifia méticuleusement et plus mûrement son
second assaut contre les Harb. Après avoir rassemblé une armée plus
importante encore que la précédente, il réussit à infliger de lourdes
pertes à l’incontrôlable tribu. Mais la victoire ne fut pas totale. Les
Harb se regroupèrent et réapparurent. Entre-temps cependant, Surûr
tomba malade « peu après une fête particulièrement réussie donnée
en l’honneur de la circoncision de son fils et de ses neveux » 1. Il avait
été empoisonné, probablement par l’un des partisans de son oncle, et
décéda le 20 septembre 1788. Il avait alors tout juste 34 ans. Les
Mecquois se remémoreraient pendant des décennies avec admiration
et révérence le nom de ce chérif beau, courageux et si prometteur.
Pendant que Surûr menait ses campagnes contre les Harb, une
tempête se préparait dans une autre partie de l’Arabie. Un de ses
contemporains, un érudit religieux du Najd du nom de Muhammad
ibn Abd al-Wahhâb (1703-1792), était en train de jeter en Arabie
centrale les bases d’un mouvement de retour aux sources.
Muhammad ibn Abd al-Wahhâb appartenait à une tribu sédentaire ;
sa famille avait produit plusieurs érudits religieux mais n’était pas
particulièrement riche. Il « vivait dans la pauvreté avec ses trois
femmes. Il possédait un bustân, un verger de dattiers et dix ou vingt
vaches 2 ». Suivant les traces de ses ancêtres, il se rendit à Bassora et
Médine pour y étudier et chercher fortune. Là, il fut influencé par des
savants appartenant à l’école de jurisprudence hanbalite. À l’instar de
l’imâm Ahmad ibn Hanbal, qui fut persécuté par le calife Al-Mamoun
pour avoir pris la défense du traditionalisme, Ibn Abd al-Wahhâb était
un fervent traditionaliste.
Au XVIIIe siècle avait cours à Médine une tradition intellectuelle qui
« se propagea le long du pourtour musulman de l’océan Indien : le
retour de l’étude des hadîths et un désir concomitant de mettre les
pratiques des ordres soufis en conformité avec les règles de la loi
islamique » 3. Ibn Abd al-Wahhâb, qui fut probablement influencé par
ce mouvement, estimait que les musulmans s’étaient pervertis et
dégénérés, qu’ils étaient devenus superstitieux et qu’il était nécessaire
de purifier l’islam de toutes les formes de contamination. Il s’était
insinué dans les croyances musulmanes – ce que ses disciples actuels
appellent des « innovations », des pratiques s’apparentant à
l’idolâtrie. Ibn Abd al-Wahhâb était effaré par ce qu’il avait vu à
La Mecque, où les habitants s’intéressaient davantage au culte des
saints qu’à leurs prières quotidiennes. La danse et la musique étaient
courantes dans la ville, et nombre d’hommes et de femmes étaient
des fumeurs invétérés. Pour opérer la nécessaire purification de
l’islam, les musulmans devaient, selon lui, renouer avec la pureté
théologique des enseignements du Prophète. Il amorça donc un
mouvement de réforme dans le Najd afin de changer les musulmans.
Mais Ibn Abd al-Wahhâb ne souhaitait pas modifier leur
environnement social, culturel ou politique. Son mouvement visait
uniquement à purifier leur foi en l’expurgeant de ce qu’il considérait
comme une hérésie, en éliminant les intrusions dans les croyances
musulmanes et en imposant les bonnes doctrines aux fidèles de
l’islam.
Ibn Abd al-Wahhâb considérait que les musulmans s’étaient
dégénérés au point de régresser à l’état d’ignorance qui prévalait dans
l’Arabie préislamique. Le sens premier de la profession de foi de
l’islam – « J’atteste qu’il n’y a d’autre divinité que Dieu et que
Mahomet est le messager de Dieu » – s’était évaporé. Cette
proclamation, bien qu’obligatoire, ne suffit pas à faire d’un individu
un musulman. Pour être un vrai musulman, il convient de diriger les
actes d’adoration sous toutes leurs formes sans exception vers Dieu et
seulement vers Dieu 4. Les musulmans qui prononçaient la profession
de foi mais pratiquaient l’idolâtrie ou ne suivaient pas
rigoureusement l’exemple du Prophète Mahomet étaient des
mécréants (kuffâr). Ceux qui priaient des saints ou utilisaient des
charmes portaient atteinte à l’unicité de Dieu et se détournaient de la
vraie foi. Ces gens devaient être ramenés à la foi ; s’ils s’y refusaient
et persistaient dans leurs pratiques déviantes, alors la peine de mort
pouvait leur être appliquée. Il était en outre du devoir de l’État de
veiller à ce que les musulmans suivent la voie de l’islam authentique
et qu’ils en respectent chacun des aspects, politique, culturel et social.
Les enseignements d’Ibn Abd al-Wahhâb rencontrèrent
initialement une forte opposition. Même son père et son frère
rejetèrent son appel au changement. Il réussit néanmoins à se faire
quelques disciples dans le village d’Uyayna, dont le chef fit fermer des
sanctuaires et aplanir la tombe d’un compagnon du Prophète. Les
tribus locales réagirent violemment à ces actes et menacèrent de tuer
le réformateur. Forcé de partir d’Uyayna, Ibn Abd al-Wahhâb chercha
refuge dans le village voisin de Dariya. Un choix judicieux. Les deux
frères du seigneur de Dariya, Muhammad ibn Saoud, avaient été des
élèves d’Ibn Abd al-Wahhâb. Ils l’accueillirent et persuadèrent
Muhammad ibn Saoud de nouer une entente avec le réformateur.
Une « alliance irrévocable » fut donc scellée :

Muhammad ibn Saoud s’engagea avec sa famille à soutenir et


à promouvoir la doctrine wahhabite de l’islam. En contrepartie,
Ibn Abd al-Wahhâb lui promit la domination. L’épée et le pouvoir
politique associés seraient le royaume de Muhammad ibn Saoud
et de ses descendants. Le Livre [le Coran] et l’autorité religieuse,
morale et éducative relèveraient du domaine du cheikh
Muhammad ibn Abd al-Wahhâb et de ses descendants, les Âl
Cheikh 5.

Le pacte entre Muhammad ibn Abd al-Wahhâb et la maison Saoud


conclu en 1747 marque la naissance du mouvement wahhabite.
Quand Ibn Abd al-Wahhâb mourut en 1792, les forces wahhabites
étaient alors en mouvement et avaient déclaré le djihad contre les
musulmans qu’ils considéraient comme des mécréants et des apostats,
notamment les chiites, les soufis et divers autres courants de l’islam.
« Le corollaire de l’identification des musulmans non wahhabites à
des muchrikûn (individus polythéistes ou associant d’autres êtres à
Dieu) était que la guerre contre ces derniers n’était plus seulement
permise, mais obligatoire : leur sang pouvait légitimement être versé,
leurs biens confisqués, leurs femmes et leurs enfants réduits en
esclavage 6. » Ils commencèrent par faire incursion en Irak. En 1799,
ils avaient atteint les portes de Bagdad et contraignirent les Ottomans
à conclure un traité avec eux. Deux ans plus tard, ils mirent à sac
Karbala, la ville sainte des chiites. Puis ils portèrent leur attention sur
La Mecque.
Les Mecquois voyaient dans les puritains wahhabites de
dangereux fanatiques, des infidèles déguisés en musulmans. Le cadi
de La Mecque les avait, en plusieurs occasions, accusés d’être des
non-musulmans qui ne devraient pas avoir le droit d’entrer dans la
ville. Les Ottomans comparaient les wahhabites aux qarmates du
e
IX siècle (chapitre IV) ainsi qu’aux kharijites (chapitre III). Chaque
fois que les wahhabites demandèrent l’autorisation d’effectuer le
pèlerinage, on la leur refusa fermement. Quand les wahhabites
s’adressèrent à Surûr, celui-ci leur accorda cette permission en la
subordonnant toutefois à une condition : ils devraient payer
exactement la même somme que les pèlerins persans et donner cent
chameaux par an à La Mecque. Il s’agissait là d’une manière polie de
dire « non ». Les wahhabites comprirent le message.
Bien que les wahhabites se fussent manifestés sous Surûr et ses
prédécesseurs, c’est Ghâlib ibn Masaad qui vit le mouvement
véritablement déferler sur La Mecque tel un raz-de-marée. S’il
succéda sans encombre à son frère Surûr, Ghâlib n’en entama pas
moins son règne en 1788 dans la tradition mecquoise, soit au milieu
d’intrigues fomentées contre lui et ses frères. Même son neveu âgé de
12 ans, Abd Allâh ibn Surûr, conspira contre lui. Ghâlib était un
géant que ceux qui le rencontrèrent décrivirent comme « habile »,
« attachant », « gentil et réfléchi » 7. Aussi raffiné et cosmopolite fût-il,
il éprouvait un grand respect pour les Bédouins du désert, parmi
lesquels il avait grandi.
L’explorateur suisse John Lewis Burckhardt (1784-1817) fit la
connaissance du chérif Ghâlib pendant son séjour à La Mecque.
Burckhardt était alors officiellement employé par l’African Association
pour trouver la source du Niger. Le monde connaissait une nouvelle
ère d’exploration avec des aventuriers expédiés par les capitales
européennes aux quatre coins du globe pour de prétendues missions
scientifiques qui étaient loin d’être désintéressées. Afin de préparer ce
périple qui allait l’emmener dans le Fezzan, le désert inhospitalier
situé au sud de ce qui est aujourd’hui la Libye, et en Afrique de
l’Ouest, Burckhardt se rendit en Égypte. Il y étudia l’arabe et le droit
islamique pour perfectionner le déguisement de marchand arabe qu’il
prévoyait d’endosser au moment de rejoindre la caravane du Fezzan,
en Égypte. Bien que sa famille eût toujours nié qu’il se serait converti,
d’aucuns supposent que le personnage de musulman ainsi incarné
était davantage qu’un simple camouflage. Il sillonna l’Égypte, la
Nubie et le Levant, redécouvrant au passage les ruines de l’ancienne
cité nabatéenne de Pétra, « la cité vermeille “moitié vieille comme le
temps” », dans la Jordanie actuelle. À chaque étape de son voyage, il
faisait parvenir ses calepins et ses lettres à ses employeurs
londoniens.
Malgré la grande minutie de ses préparatifs, Burckhardt fut
emporté par la dysenterie et la fièvre avant même d’avoir pu
rejoindre la caravane du Fezzan. La dernière excursion qu’il fit avant
de retourner au Caire fut de réaliser le hajj. Pendant son séjour à
La Mecque, il put constater que Ghâlib se montrait extrêmement poli
envers les Bédouins, les appelant « pères », « mères » et « frères ».
Lorsque les Bédouins visitaient La Mecque, ils logeaient dans une de
ses maisons. Il gouvernait avec « clémence et prudence : il respectait
la fierté des Mecquois et mettait rarement en péril leur sécurité ou la
fortune des particuliers […]. Il autorisait ses ennemis déclarés à vivre
en paix au sein de leurs familles et le peuple à se livrer des rixes
sanglantes, ce qui arrivait fréquemment ».
La bienveillance de Ghâlib ne s’étendait cependant pas aux
wahhabites, dans lesquels il voyait de violents extrémistes. Quand ces
derniers l’approchèrent pour obtenir la permission de visiter
La Mecque et d’effectuer le hajj, Ghâlib ne se contenta pas de la leur
refuser catégoriquement, il annonça en outre son intention de faire la
guerre à ce qu’il appelait la « menace wahhabite ». Le terme
« wahhabite », inventé par les Ottomans « afin de suggérer que le
mouvement ne relevait pas de l’islam dominant et qu’il était focalisé
sur Ibn Abd al-Wahhâb plutôt que sur Dieu 8 », était désormais
largement utilisé pour décrire les disciples de Muhammad ibn Abd al-
Wahhâb. La première expédition de Ghâlib contre les wahhabites fut
conduite en 1790 par son frère, Abd al-Azîz ibn Masaad. Elle dura six
mois et connut un certain succès. La deuxième campagne fut menée
par Ghâlib en personne, qui s’assura la victoire en utilisant des
canons de campagne. Le succès de ces manœuvres ne suffit toutefois
pas à décourager les wahhabites. Leurs armées étaient nombreuses et
combattaient avec acharnement. Les wahhabites « déferlaient comme
des sauterelles ou comme les torrents se déversant des collines après
la pluie 9 » et infligèrent de lourdes pertes aux forces de Ghâlib. Le
chérif parvint à les garder à distance de La Mecque mais ne put leur
porter de coup décisif. Les wahhabites commencèrent de leur côté à
harceler les caravanes de pèlerins et levèrent des impôts toujours plus
écrasants sur les pèlerins qui traversaient leur territoire. Quelques
années plus tard, aucune caravane n’atteignait plus La Mecque.
Désespéré, le chérif Ghâlib se tourna vers le sultan ottoman. Il
envoya un message en urgence à Istanbul en 1793 et un autre en
1798 pour solliciter munitions et assistance. Mais la Sublime Porte
considérait que la menace wahhabite planant sur La Mecque était une
difficulté locale mineure comparée au problème auquel étaient alors
confrontés les Ottomans, qui devaient se débattre avec les
implications des plans d’expansion d’une puissance européenne
majeure. En lieu et place d’un soutien, La Mecque reçut fin 1798
l’ordre de se fortifier et de se préparer à une éventuelle invasion des
Français. La nouvelle galvanisa la ville, et ses habitants firent dès lors
la queue pour participer chaque soir à des séances d’entraînement
militaire, prenant leurs dispositions en attendant l’arrivée imminente
des armées françaises. Le chérif fut informé que l’enveloppe
extérieure de la Kaaba, la kiswa, ne viendrait pas d’Égypte comme
c’était la coutume. Elle serait fabriquée à Istanbul. Toute l’esplanade
de la mosquée du sultan Ahmad fut ainsi bouclée pour le tissage de
l’étoffe de soie noire qui finit par arriver comme convenu.
Les revirements de fortune de l’Europe pesaient sur le monde
musulman et La Mecque n’allait pas tarder à en ressentir à son tour
les effets. Une nouvelle vague colonialiste était sur le point de
s’abattre, inaugurant une ère qui verrait les rivalités entre Européens
se cristalliser autour de la possession de terres étrangères et de la
domination sur des peuples non européens. Les puissances de
l’Europe du Nord avaient retiré des profits considérables de leur
entrée modeste et apparemment anodine en 1600 dans le monde du
négoce de l’océan Indien. L’équilibre de l’économie mondiale avait
changé. Depuis sa victoire contre le nabab du Bengale et ses alliés
français lors de la bataille de Plassey en 1757, la Compagnie
britannique des Indes orientales régnait de fait sur une importante
population musulmane tout en jouant le rôle d’agent de l’empereur
moghol. Année après année, elle étendait son emprise sur un
territoire indien toujours plus grand. Les Français furent
progressivement évincés d’Inde et les richesses de l’empire
modifièrent la société européenne. En France, les appels au
changement aboutirent à la révolution sanglante dont émergea le
génie militaire de Napoléon Bonaparte. Craignant la puissance de la
marine britannique, Bonaparte abandonna la possibilité d’une
invasion de la Grande-Bretagne et préféra frapper un maillon
indispensable à la communication avec l’Inde : l’Égypte.
Napoléon débarqua le corps expéditionnaire à Alexandrie au mois
de juillet 1798 et défit lors de deux brèves batailles les mamelouks
qui défendaient cette province de l’Empire ottoman. Mais ses plans
furent contrariés par cette même flotte britannique qu’il avait
justement cherché à éviter. En août, tous ses vaisseaux sauf deux
furent capturés ou détruits par l’amiral Horatio Nelson pendant la
bataille d’Aboukir. Au lieu de s’ouvrir la voie vers l’Inde, Napoléon se
détourna de son projet initial pour conquérir la Terre sainte. Pas la
terre musulmane des lieux saints, comme l’avaient craint les
Mecquois, mais la Terre sainte biblique en quête de laquelle s’étaient
mis les croisés. Il marcha sur la province ottomane de Damas,
s’emparant d’El-Arich, de Gaza, de Jaffa et de Haïfa, mais il ne réussit
pas à prendre Acre et battit en retraite en Égypte, où il vainquit
l’armée ottomane à Aboukir. Il quitta ensuite son armée pour rentrer
en France, où il monta l’année suivante un coup d’État et devint
Premier Consul. Cinq ans plus tard, le Sénat français le proclamait
empereur.
Les Ottomans étaient empêtrés dans les machinations qui étaient
ourdies par les puissances européennes et dont le nombre allait
grandissant à mesure que les guerres napoléoniennes déferlaient sur
le vieux continent. Les nations européennes pensaient et planifiaient
désormais leurs conflits à l’échelle mondiale, luttant pour des
possessions situées dans des régions reculées du globe et négociant la
paix à coup d’échanges de terres étrangères sous domination
européenne. L’Empire ottoman était un facteur prépondérant dans la
stratégie européenne. La Sublime Porte cherchait à tirer parti de
l’évolution des alliances entre puissances européennes pour préserver
non seulement son vaste territoire mais également son autonomie.
Plus la pression européenne sur l’Empire s’accentuait, plus les
dissensions internes menaçaient de le fracturer. Les puissances
européennes mirent ces divisions à profit pour influer sur les régions
musulmanes et en prendre le contrôle. Les serviteurs des lieux saints
ne furent pas épargnés par ces intrigues géopolitiques. Ils déléguèrent
la protection de La Mecque à leurs sous-fifres égyptiens tandis qu’ils
cherchaient à faire alliance avec nul autre que les Français. Il faut
croire que les alliances avec les ennemis étaient alors à l’ordre du
jour.
C’est ainsi que, un an après l’aventure alexandrine de Napoléon
en 1798, La Mecque aspirait à conclure une trêve avec les
wahhabites. Ceux-ci permirent en 1799 le passage de la caravane du
hajj qui apporta la kiswa d’Istanbul en 1800. La caravane était
escortée par Saoud ibn Abd al-Azîz Muhammad ibn Saoud en
personne, prince héritier de l’État saoudien et protecteur en chef des
disciples d’Ibn Abd al-Wahhâb. Au grand dam des Mecquois, les
wahhabites furent autorisés à entreprendre le pèlerinage. Ils saisirent
l’occasion pour consolider leur position en capturant le port de Hâli
sur la mer Rouge, en mettant une deuxième fois à sac Karbala en
1802 (l’offensive eut lieu précisément le 10e jour de Muharram, le
jour où les chiites pleurent le martyre de Hussayn à Karbala) et en
assaillant la caravane persane. Saoud disposait d’un réseau d’agents
et d’informateurs particulièrement efficace qui le tenait au courant
des intentions et des initiatives du chérif Ghâlib.
Ce dernier parvint à reprendre Hâli avant d’en perdre à nouveau
le contrôle en 1802. Estimant que la voie la plus judicieuse était celle
de la renégociation d’une nouvelle trêve avec les wahhabites, il
envoya son beau-frère Othman al-Madhaifi entamer des pourparlers
avec Ibn Saoud. Ce fut une grave erreur, car al-Madhaifi avait ses
propres desseins pour La Mecque. Plutôt que de négocier une trêve, il
conclut un accord secret avec Ibn Saoud : en contrepartie de son
soutien, ce dernier ferait de lui le chérif de La Mecque et l’émir de
Taïf. Encouragé et aidé par Ibn Saoud, Othman attaqua sans plus
attendre Taïf. Ses plans furent cependant déjoués par le frère de
Ghâlib, Abd al-Muîn, qui était alors gouverneur de Taïf. Sidéré par la
perfidie d’Othman, Ghâlib ne sut comment y réagir. Prévoyant
qu’Othman reviendrait à la charge avec une armée wahhabite plus
importante encore, il décida de prendre l’initiative et de l’attaquer sur
ses propres terres, dans le château d’Al Abaqla, près de Taïf, où il
s’était replié. Conduire un vaste contingent à Al Abaqla impliquait
d’exposer La Mecque aux attaques wahhabites. Il rejoignit néanmoins
son frère Abd al-Muîn et marcha avec lui contre Othman. Avant
d’arriver à destination, il dut faire demi-tour après avoir appris que
des troupes wahhabites se rassemblaient dans le Hedjaz pour lancer
un assaut sur La Mecque. Grâce à de nouveaux renforts, Othman put
prendre Taïf assez facilement, ce qui ne l’empêcha pas de perpétrer
un véritable carnage auquel succombèrent presque tous les habitants,
y compris ceux qui s’étaient réfugiés dans la Mosquée du vendredi. Il
continua rapidement sur sa lancée et s’empara du port de Qunfidha,
au sud de Djedda, où il laissa moins de 200 personnes en vie.
Encouragé par les succès remportés par Othman, Ibn Saoud se dirigea
vers La Mecque.
La panique éclata dans la ville. Les érudits et les juristes se
rassemblèrent dans la Mosquée sacrée pour discuter de l’invasion
imminente. Ils tombèrent d’accord sur le fait qu’il s’agissait de la
première invasion de la ville organisée par des forces extérieures au
Hedjaz depuis la bataille préislamique dite de l’Éléphant, lors de
laquelle Abraha, le vice-roi chrétien du négus d’Abyssinie, avait
attaqué la Ville sainte. L’assemblée proclama le djihad contre les
puritains wahhabites. Des crieurs publics furent dépêchés dans tous
les quartiers de la ville pour annoncer le djihad et recruter des
volontaires pour l’armée du chérif. Ce dernier essaya de convaincre
les chefs des caravanes de pèlerins de lui apporter leur soutien et de
se joindre au djihad. Mais tout ce qui intéressait les pèlerins était
d’accomplir leurs rituels et de repartir aussi vite que possible. Le
chérif Ghâlib ne pouvait compter que sur lui-même.
Les forces coalisées d’Ibn Saoud et d’Othman arrivèrent près de
La Mecque et établirent leur camp à Hussayniyya, où se trouvaient les
maisons de vacances des riches Mecquois. Les troupes wahhabites
stoppèrent le trafic entrant et sortant de la ville et coupèrent
l’approvisionnement en eau douce depuis Arafat. Mis à part quelques
raids lancés de manière sporadique, ils attendirent à bonne distance.
Le chérif Ghâlib résista vaillamment, faisant installer des mines à
l’intérieur et autour de la ville pour prévenir une invasion
généralisée.
Au bout de deux mois, la ville commença à souffrir de la pénurie
d’eau potable. Il fallut même rationner l’eau saumâtre du puits de
Zemzem. La nourriture vint à manquer. Les provisions stockées pour
l’armée de Ghâlib étaient presque épuisées. Le chérif estima qu’il
n’avait d’autre choix que de quitter la ville. Il brûla ce qu’il ne pouvait
emmener et s’échappa de nuit avec sa famille et ses soldats pour
chercher refuge à Djedda.
Un matin de début mai 1803, les wahhabites entrèrent à l’aube
dans La Mecque. À Taïf, les wahhabites avaient « tué quelque deux
cents habitants, sur les places de marché et dans leurs maisons » 10 ;
Karbala avait connu un sort similaire. Les Mecquois s’attendaient
donc à un massacre et se barricadèrent chez eux. Aussi furent-ils
surpris de voir les wahhabites avancer de façon ordonnée. Ibn Saoud
annonça qu’aucun mal ne serait fait aux habitants et donna l’ordre de
rouvrir les magasins pour que la vie puisse reprendre son cours
normal. Les érudits et les juristes de la ville furent ensuite réunis
devant lui. Il leur dit qu’il avait vu le Prophète Mahomet en rêve, ce
qui était une tactique plutôt habile pour gagner leur confiance. Le
Prophète, affirma-t-il, l’avait dissuadé de maltraiter les habitants de
La Mecque. Sa mission se résumait à rétablir les enseignements
originaux de l’islam. Il fit fermer les sanctuaires, interdit aux hommes
de se parer d’or ou de soie et proscrivit toute mention du nom du
sultan pendant la prière du vendredi, comme cela était la coutume.
Le tabagisme et le commerce des hommes et des femmes en public
furent également bannis. Les pipes à eau, les chichas, furent
confisquées et brûlées devant le bureau d’Ibn Saoud et les débits de
tabac furent fermés. La présence lors des cinq prières quotidiennes
devint obligatoire et les absents devaient être battus violemment en
public.
L’occupation wahhabite de La Mecque ne dura que deux mois. Ibn
Saoud savait que tant que Ghâlib serait en vie, il ne serait pas facile
de tenir la ville. C’est pourquoi il porta son attention sur Djedda, où
Ghâlib regroupait activement ses troupes, et s’empressa de l’assiéger.
À son arrivée à Djedda, Ghâlib s’était assuré de disposer de lignes de
ravitaillement et de communication transitant par son port et allant
jusqu’en Égypte, au Yémen et en Inde. Il était maintenant bien mieux
préparé et ses troupes se battirent courageusement. Au bout de onze
jours, durant lesquels il perdit quelques hommes, Ibn Saoud décida
de se replier dans le Najd.
Ghâlib rentra presque aussitôt à La Mecque. La petite garnison de
soldats wahhabites qu’Ibn Saoud avait laissée derrière lui se rendit
sans guère opposer de résistance. La ville renoua avec ses habitudes
et vit notamment les commerces de tabac reprendre leurs affaires
florissantes. Mais Ghâlib savait qu’il était désormais à la merci des
wahhabites. Ceux-ci avaient pris Médine et y avaient instauré un
régime strict fondé sur la prière et l’austérité. Des sanctuaires y
avaient été fermés et la mosquée du Prophète avait été dépouillée de
ses trésors. Les wahhabites avaient en outre fermé les routes
caravanières, de sorte que La Mecque n’en vit plus arriver après 1803.
L’insécurité et l’incertitude régnaient partout à l’extérieur de
La Mecque et le chérif n’était plus en mesure d’empêcher les
wahhabites de venir faire le hajj.
Ils arrivèrent en nombre pour le pèlerinage au cours des années
qui suivirent. Domingo Badia y Leblich, noble espagnol dont le nom
de plume était Ali Bey al-Abbâsî, assista à la venue des pèlerins
wahhabites. Contrairement à Burckhardt, Ali Bey était musulman,
bien qu’il fût, lui aussi, probablement à la solde d’une puissance
européenne. Après avoir traversé l’Afrique du Nord, il était arrivé à
La Mecque en 1807, juste à temps pour le hajj. Il se trouvait sur
l’artère principale vers 9 heures du matin lorsqu’il vit un afflux de
wahhabites :

Quels hommes ! Il faut imaginer une foule d’individus, massés


les uns contre les autres, sans autre vêtement qu’une petite pièce
de tissu serrée autour de la taille, à l’exception de quelques-uns
qui avaient passé sur l’épaule une serviette glissée sous le bras
droit. Par ailleurs entièrement nus, ils portaient un mousquet sur
l’épaule et un kandjar à la ceinture. Les gens fuyaient à la vue de
ces hommes qui avaient ainsi la rue pour eux seuls […]. Je vis
une colonne composée de cinq ou six mille hommes défiler sur
toute la largeur de la rue, tellement pressés les uns contre les
autres qu’ils n’auraient pu bouger une main. La colonne était
précédée de trois ou quatre cavaliers armés d’une lance de douze
pieds de long et suivie de quinze ou vingt hommes à dos de
cheval, de chameau et de dromadaire, eux aussi avec des lances ;
mais ils n’avaient ni drapeau ni tambour, ni aucun autre
instrument ou trophée militaire. Certains poussaient des cris
exprimant leur sainte joie, d’autres psalmodiaient haut et fort des
prières au milieu d’un brouhaha confus 11.

Les pèlerins wahhabites continuèrent leur progression jusqu’à la


Mosquée sacrée. La plupart des adultes avaient entre-temps quitté la
ville et il ne restait plus que des enfants. Ces derniers guidèrent les
wahhabites dans la Mosquée sacrée et jusqu’à la Kaaba. Quand les
premiers pèlerins puritains entamèrent leur circumambulation autour
de la Kaaba, la foule wahhabite

commença à se presser vers la Pierre noire pour l’embrasser,


tandis que les autres, retenant difficilement leur impatience,
avançaient dans la cohue, se mélangeaient aux premiers ; et la
confusion, bientôt à son comble, les empêchait d’entendre la voix
de leurs jeunes guides. Le tumulte succéda à la confusion. Tous
désiraient embrasser la pierre et se précipitaient dessus ; nombre
d’entre eux se frayaient un chemin à coups de bâton. C’est en vain
que leurs chefs montèrent sur la base près de la pierre pour
prendre de la hauteur et faire respecter l’ordre : leurs cris et leurs
gesticulations étaient inutiles, la sainte passion pour la maison de
Dieu qui les consumait ne leur permettait pas d’entendre un
discours raisonné ni même la voix de leur chef. Le mouvement
circulaire s’accentuait sous l’effet des bousculades. Ils
ressemblaient à la fin à un essaim d’abeilles évoluant confusément
autour de leur ruche, circulant rapidement et de manière
désordonnée autour de la Kaaba et, par leurs mouvements
frénétiques, cassant avec les armes qu’ils portaient sur l’épaule
toutes les lampes disposées alentour 12.

Puis les wahhabites se ruèrent sur le puits de Zemzem. La simple


vue de cette horde s’approchant d’eux terrifia ceux qui étaient
employés pour s’occuper de la source. Ils abandonnèrent en courant
leur poste par crainte pour leur vie. Quelques instants plus tard, les
sceaux, les cordes et les poulies étaient irrémédiablement
endommagés. Les wahhabites grimpèrent dans le puits et, « se
donnant la main, formèrent une chaîne pour descendre jusqu’au fond
et obtinrent l’eau comme ils le purent 13 ».
La présence des wahhabites pendant le hajj signalait un net déclin
du pouvoir de Ghâlib. Les wahhabites sévissaient librement dans le
Hedjaz et s’en prenaient à qui ils voulaient. Leur simple évocation
suffisait à affoler les Mecquois. Le chérif Ghâlib s’adressa à maintes
reprises au sultan à Istanbul pour demander son aide, soulignant que
les wahhabites présentaient même un danger pour l’Empire ottoman.
Mais la Sublime Porte, trop préoccupée par les guerres en Europe, ne
bougea pas. Ce n’est que lorsque les wahhabites attaquèrent Damas
en 1810 que le sultan sortit de son inertie. Méhémet Ali (1769-1849),
vice-roi ottoman et pacha d’Égypte, fut chargé d’intervenir. Le Caire
reçut l’ordre de débarrasser La Mecque et le Hedjaz des wahhabites.
Méhémet Ali, qui était originaire de Kavala en Macédoine
ottomane, s’était élevé au rang de second commandant du contingent
des volontaires de Kavala. En 1801, son unité se joignit aux forces
ottomanes qui réinvestirent l’Égypte après le départ de Napoléon.
Homme politique habile, Méhémet Ali réussit à monter les uns contre
les autres les mamelouks qui n’avaient pas été totalement vaincus et
les forces ottomanes. En profitant de l’anarchie et en s’appuyant sur
le soutien des érudits religieux, il parvint à devenir en 1805
gouverneur d’Égypte. Son objectif était l’autonomie et la construction
d’un État moderne capable de rivaliser avec les avancées des nations
européennes. Il mit en place une nouvelle forme de gouvernement et
de système économique, industrialisa le pays, amplifia l’irrigation et
modernisa la bureaucratie en reprenant des réformes mameloukes
antérieures et en faisant largement appel non seulement à des idées
européennes mais aussi à des « conseillers » européens et notamment
britanniques. C’est pourquoi il est considéré à la fois comme « le
dernier des mamelouks 14 » et comme « le fondateur de l’Égypte
moderne 15 ».
Dès que Ghâlib apprit que Méhémet Ali avait reçu l’ordre
d’envahir le Hedjaz, il entama une correspondance secrète avec ce
dernier. Le chérif y assurait le gouverneur d’Égypte de sa volonté de
coopérer avec lui pour assujettir les wahhabites et lui fournit à cet
effet des informations sur l’armée d’Ibn Saoud, sur le tempérament
wahhabite et sur les meilleures solutions offensives à sa disposition.
En contrepartie, Ghâlib voulait la garantie que son autorité à
La Mecque et dans le Hedjaz serait respectée et que les droits de
douane provenant du port de Djedda, une de ses principales sources
de revenus, lui resteraient acquis. Méhémet Ali, qui n’accordait que
peu de crédit aux engagements de Ghâlib, accéda à ses requêtes. La
situation politique en Égypte étant toutefois loin d’être stable, il
répugnait à s’absenter trop longtemps du siège du pouvoir. Il posa
donc à son tour des exigences, demandant à Istanbul de lui donner
l’assurance que l’Égypte ne serait pas occupée en son absence. Au
même moment, un conseiller expliqua au sultan qu’il pouvait bien
« accorder le monde à Méhémet Ali, celui-ci n’irait pas pour autant se
battre dans le Hedjaz 16 ». Méhémet Ali finit par envoyer une
expédition contre les wahhabites commandée par son fils, Toussoun
Bey.
À l’instar de Surûr et d’Abû Numay II, Toussoun Bey était, à
17 ans, un adolescent exceptionnellement doué et déjà aguerri. Son
père pensait toutefois qu’il était prudent de placer à ses côtés
quelqu’un de plus expérimenté en mesure de lui prodiguer de
précieux conseils quand il en aurait besoin. Il choisit pour cela
Ahmad Agha, un de ses loyaux trésoriers. Agha était connu pour sa
bravoure et sa férocité. D’abord trésorier (khaznadar) de Méhémet
Ali, il devint par la suite commandant et conduisit des campagnes
victorieuses contre les mamelouks et les Arabes en Égypte. Ses succès
militaires et sa cruauté sans bornes lui avaient valu « le surnom de
Bonaparte, qui l’emplissait de joie et sous lequel il était connu partout
en Égypte 17 ». Tous deux arrivèrent à Yanbu avec leur flotte en
octobre 1811 et prirent le port aux wahhabites. À La Mecque, la
nouvelle fut accueillie dans l’allégresse et la prise de Yanbu fut
qualifiée de victoire majeure contre ceux dans lesquels les Mecquois
voyaient des fanatiques d’Arabie centrale. La cavalerie arriva deux
semaines plus tard par voie de terre sans avoir rencontré de véritable
résistance pour la simple raison que la plupart des tribus avaient
préalablement été soudoyées grâce à d’importantes sommes d’argent.
Mais Toussoun découvrit bientôt qu’elles n’étaient pas toutes aussi
anti-wahhabites que le chérif Ghâlib l’avait laissé entendre à son père.
Les féroces Harb, en particulier, étaient en admiration devant Ibn
Saoud. En dépit de leur aversion des wahhabites et de leur
empressement à participer à nouveau au commerce lié au pèlerinage,
ils n’étaient pas prêts à s’unir aux Turcs contre ce dernier. Toussoun
Bey passa plusieurs mois à négocier avec les tribus dans le but de
créer une alliance contre les wahhabites.
Même le chérif Ghâlib n’avait pas particulièrement hâte de rallier
l’armée ottomane. Que se passerait-il si Toussoun Bey ne parvenait
pas à soumettre les wahhabites ? Leur vengeance serait terrible pour
lui et pour La Mecque. Il préféra donc ne pas s’engager. Il écrivit à
Toussoun des lettres de soutien tout en s’excusant de ne pas rejoindre
ses rangs. Mon armée n’est pas bien grande et je ne peux pas laisser
La Mecque sans défense, dit-il au pacha. Le chérif fut également
contacté par Ibn Saoud, qui lui rappela que les Turcs avaient la
fâcheuse habitude de remplacer le souverain de La Mecque. Ne ferait-
il pas mieux de s’allier aux wahhabites contre les envahisseurs turcs ?
Ghâlib lui répondit en invoquant les mêmes excuses. Il espérait en
fait que les deux camps s’épuiseraient mutuellement et qu’il serait en
mesure de s’opposer au vainqueur.
Toussoun envisagea un temps de déplacer ses troupes à
La Mecque avant de rejeter l’idée. Le chérif, pensait-il, serait contraint
de choisir son camp d’une manière ou d’une autre et il y avait
toujours un risque qu’il prenne le parti des wahhabites. Ses tentatives
pour obtenir le soutien des tribus bédouines s’étaient par ailleurs
soldées par un échec. Finalement, il décida de capturer Médine,
située à six jours de marche de Yanbu, sans perdre plus de temps. La
cité du Prophète était le bastion des wahhabites et leur point d’accès
au Hedjaz.
Pendant le mois de janvier 1812, Toussoun Bey commença sa
progression vers Médine. Les Mecquois retinrent leur souffle. Ils
apprirent qu’après une courte escarmouche, Toussoun était entré
dans Badr, là où avait eu lieu en 624 la fameuse bataille entre le
Prophète et ses ennemis. Médine n’était qu’à deux jours de marche.
Badr se trouvait en territoire Harb, à l’entrée d’une chaîne de
montagnes qu’il fallait traverser pour rejoindre Médine. Toussoun
s’attendait à rencontrer de la résistance à ce passage contrôlé par les
Harb. Il laissa une petite garnison à Badr et fit marcher son armée
pendant huit heures pour atteindre Safra, une bourgade Harb, où ses
adversaires se battirent farouchement avant d’être vaincus. À quatre
heures de Safra se trouvait l’oasis de Judayda, la principale ville des
Harb. La route depuis Safra, qui passe par une vallée étroite aux
pentes abruptes et rocailleuses ne faisant pas plus de 60 mètres de
large, constituait l’endroit idéal pour une embuscade. Lorsque les
Turcs s’aventurèrent dans la gorge, les Harb apparurent
soudainement. Toussoun l’avait anticipé et s’y était préparé. Il y eut
une brève et violente escarmouche au terme de laquelle l’armée
turque prit en chasse les Harb qu’elle pensait avoir mis en déroute.
Elle fut en fait attirée plus profondément dans le ravin. Toussoun
n’avait pas prévu ce qui suivit. Des milliers de wahhabites
commandés par Abd Allâh et Faysal, fils d’Ibn Saoud, descendirent
des deux versants de la montagne et fondirent sur l’armée turque.
Surprise et déconcertée, l’infanterie turque exécuta un repli que
couvrit la cavalerie. Des montagnes émergèrent alors plusieurs
centaines de cavaliers et de chameliers wahhabites. Agiles et rapides,
les Arabes prirent aisément de vitesse les troupes turques sur le
terrain accidenté et firent pleuvoir les balles. La panique éclata dans
les rangs turcs et les soldats prirent leurs jambes à leur cou. Seul le
jeune Toussoun maintint sa position. Il essaya de rallier ses hommes
et les exhorta à lui prêter main-forte. Une vingtaine de cavaliers
apparurent pour le protéger. La cavalerie reforma ses rangs et les
Turcs furent en mesure de se replier sous sa protection. Les
wahhabites descendirent des hauteurs mais ne les poursuivirent pas,
préférant se concentrer sur le butin. Le pacha perdit 12 000 hommes.
Il se retira à Badr, d’où il repartit, éreinté et abattu, à Yanbu.
La nouvelle de la défaite turque à Judayda suscita une vive
émotion à La Mecque. Les Mecquois craignaient que ce succès n’incite
les wahhabites à s’en prendre à la Ville sainte. Le fait qu’Othman al-
Madhaifi et son armée rôdaient près de La Mecque n’était pas pour
les rassurer. Le chérif Ghâlib estimait qu’il n’avait plus d’autre choix
que de soutenir ouvertement les wahhabites. Il se rendit à Badr pour
rejoindre ses ennemis d’autrefois. Enhardis par leur bonne fortune,
les wahhabites pensaient qu’ils pourraient dorénavant vaincre les
Turcs partout en Arabie. Leur victoire à Judayda conforta leur
réputation et ils en profitèrent pour imposer des tributs et des taxes
aux tribus bédouines jusqu’à Bagdad et à Damas.
Toussoun était anéanti par la défaite. Mais une lettre de son père
lui remonta le moral. Ne sois pas découragé, écrivait Méhémet Ali,
« la guerre est un divertissement et l’odeur de la poudre évoque à
mes narines celle de l’aloès et des roses […]. J’ai combattu les
Britanniques et les Français et les princes égyptiens et les ai vaincus
avec l’aide du Tout-Puissant et ai fait briller notre nom et affermi
notre rang 18 ». Méhémet Ali lui envoya par ailleurs de grandes
sommes d’argent à distribuer aux tribus bédouines. Toussoun passa
les huit mois suivants à préparer un deuxième assaut contre Médine.
Il rallia progressivement plusieurs tribus grâce à l’argent reçu. Il
s’attacha tout particulièrement à gagner la confiance des Harb et finit
par convaincre plusieurs de leurs clans de se joindre à lui en échange
de sacs d’or exceptionnellement bien remplis. De nouvelles troupes et
des munitions arrivaient pendant ce temps d’Égypte à intervalles
réguliers. En octobre 1812, Toussoun Bey était prêt à se lancer une
nouvelle fois à l’attaque de Médine.
La conversion du chérif Ghâlib à la cause wahhabite semblait peu
sincère et constituait certainement une alliance temporaire de
circonstance. Nous le savons grâce aux lettres désespérées qu’il écrivit
à Toussoun, dans lesquelles il protestait de sa loyauté et expliquait
n’avoir rejoint le camp des wahhabites à Badr que par crainte de ces
derniers et dans l’espoir que cela les dissuaderait d’attaquer
La Mecque. Toussoun se montra compréhensif et assura le chérif qu’il
ne lui gardait pas rancune.
L’armée turque installa son quartier général à Badr. Toussoun
confia le commandement des troupes à Ahmad Agha Bonaparte, qui
traversa sans encombre la vallée dans laquelle l’armée turque avait
été défaite. Il laissa une importante garnison à Judayda et gagna
ensuite Médine. La cité du Prophète était bien équipée, bien
approvisionnée et prête à soutenir un long siège. Les wahhabites
sortirent dans les faubourgs pour organiser la défense, mais, n’ayant
aucun avantage particulier, ils durent se replier dans le cœur de la
ville. Le centre de Médine était protégé par des murs hauts et
robustes, à plusieurs centaines de mètres desquels s’élevait un
château fort. Les Turcs essayèrent d’éventrer le château grâce à des
mines, mais les wahhabites les empêchèrent de s’approcher trop près
du mur. Une occasion se présenta à eux pendant les prières du midi.
Une partie du mur fut détruite, ce qui permit aux soldats turcs de
s’engouffrer dans l’enceinte. Stupéfaits par la tournure des
événements, les wahhabites fuirent en direction du château. Plus d’un
millier furent massacrés dans la rue.
Ils furent environ 1 500 à parvenir à l’intérieur de l’édifice, que la
construction en solides moellons rendait impénétrable. Les Turcs se
contentèrent d’encercler le château et attendirent que leurs ennemis
tombent à court de nourriture. Trois semaines plus tard, les
wahhabites se rendirent contre la promesse qu’ils pourraient sortir de
la ville et que des chameaux et des provisions seraient fournis à ceux
qui souhaiteraient rentrer dans le Najd. Mais quand les défenseurs
émergèrent du château, ils furent dépouillés et tués. Seule une
poignée fut autorisée à retourner dans le Najd pour porter la nouvelle
de leur terrible défaite.
Une fois Médine conquise, Toussoun Bey et Ahmad Bonaparte
tournèrent leur attention vers La Mecque. Un détachement composé
de 1 000 cavaliers et de 500 fantassins y arriva en janvier 1813.
Othman al-Madhaifi, le commandant des forces wahhabites
cantonnées à l’extérieur de La Mecque, estima qu’il ne serait pas sage
d’engager le combat contre les Turcs et décida donc de lever le camp
pour rentrer dans son bastion à Taïf. Le chérif Ghâlib sortit accueillir
les troupes et fit célébrer l’événement dans toute la ville. Quelques
semaines plus tard, il se joignit aux troupes turques pendant la
campagne menée contre Taïf. Les wahhabites essuyèrent une fois de
plus une importante défaite.
Le chérif Ghâlib avait quant à lui encore des comptes à régler. Son
gendre errant, Othman al-Madhaifi, était encore en liberté. Le chérif
élabora donc un plan pour l’arrêter. Il annonça une récompense de
5 000 dollars pour sa capture et les Bédouins du désert furent parmi
les premiers à répondre à l’appel. Déguisé en nomade démuni, al-
Madhaifi fut rapidement attrapé, enchaîné et amené devant le chérif.
Il fut ensuite envoyé au Caire avant d’être transféré à Istanbul comme
présent pour le sultan, où il fut décapité peu après son arrivée.
C’est ainsi que le Hedjaz se trouva à nouveau sous le contrôle des
Turcs. Les drapeaux ottomans flottaient sur La Mecque, Médine,
Djedda, Taïf et Yanbu. Ahmad Bonaparte fut invité à rentrer au Caire,
Toussoun Bey fut nommé pacha de Djedda et les caravanes de
pèlerins furent restaurées. Dans la Ville sainte, la vie reprit son cours
normal, aussi normal du moins qu’il l’avait toujours été. Mais ailleurs,
l’emprise des Ottomans faiblissait face au souverain égyptien
Méhémet Ali, qui cherchait à étendre son pouvoir au Soudan ainsi
qu’au Levant et qui menaçait même Istanbul. Méhémet Ali se
proclama khédive, ou vice-roi, d’Égypte, fondant ainsi une dynastie
qui régnera jusqu’en 1952.
Malgré les revers de fortune et en dépit de la destruction par les
wahhabites de ses monuments et sanctuaires, La Mecque restait « une
belle ville », relativement prospère, qui ne comptait que peu de
familles de « condition modeste » 19. C’est en tout cas ce que pensait
Burckhardt. Le voyageur suisse était peut-être un espion, mais il était
aussi un fin connaisseur de la culture mecquoise et un observateur
extrêmement attentif. Il nous propose une description des plus
exhaustives de la ville, de ses habitants et de leurs préoccupations au
début du XIXe siècle. Contrairement à la plupart des autres voyageurs
européens, Burckhardt était, par chance, relativement dépourvu de
préjugés anti-arabes ou de tout sentiment de supériorité.
D’après Burckhardt, les rues de La Mecque étaient larges, ses
maisons hautes ; on y trouvait des palais, des madrasas et des
collèges, des pavillons pour les voyageurs ainsi que des bains publics.
Les habitations étaient en pierre et disposaient de nombreuses
fenêtres aux cadres finement ouvragés offrant une vue imprenable
sur la ville. La majorité des maisons étaient divisées en appartements
distincts permettant de loger les pèlerins. Mais les guerres et les
pillages incessants avaient laissé des traces, et nombre de bâtiments
de la Ville sainte étaient dans un état de délabrement avancé. Les
rues n’étaient pas pavées, s’embourbant et se gorgeant d’eau dès qu’il
pleuvait. La ville n’avait ni police ni système administratif chargé de
pourvoir aux besoins de base des habitants. Il n’y avait pas d’éclairage
public et la sécurité des marchands était loin d’être une priorité. Les
ordures étaient jetées dans les rues où elles étaient abandonnées aux
mouches et à la vermine. Les mendiants, les infirmes et les pèlerins
indigents jonchaient les rues demandant l’aumône et une gorgée
d’eau douce. Le courrier était quant à lui régulièrement ramassé et
distribué !
Le savant suisse trouva que La Mecque était une cité hautement
cosmopolite essentiellement peuplée d’« étrangers », comme il les
appelait. Les Quraychites, les premiers habitants de la ville, avaient
presque disparu. Burckhardt ne put en trouver que trois familles. Les
seules personnes présentes en nombre pouvant revendiquer une
lignée remontant à des époques très anciennes étaient les clans du
chérif. Les autres Mecquois étaient originaires du Yémen et de
l’Hadramaout, d’Inde, d’Égypte, de Syrie, de Turquie ou du Maroc. Il
y avait aussi de petites communautés de Persans, de Tatars, de
Kurdes, d’Afghans et d’autres populations venant de Samarcande et
de Boukhara. Pour la plupart, il s’agissait de pèlerins qui avaient
épousé des femmes du cru et qui s’étaient installés pour faire du
commerce. Et chaque communauté cherchait à conserver les
coutumes et les traditions de sa région natale. De nouveaux pèlerins
des quatre coins du monde musulman venaient régulièrement grossir
leurs rangs. Les indigènes tenaient à se démarquer des nouveaux
arrivants en se tatouant le visage de trois longues estafilades courant
le long des deux joues et deux autres à la tempe droite. Le rituel,
auquel les enfants étaient soumis lorsqu’ils avaient quarante jours,
interdisait aux étrangers de se targuer d’être nés dans la Ville sainte.
Si La Mecque était une métropole internationale et pluriethnique,
elle était également une ville dans laquelle régnait fréquemment une
ségrégation fondée sur les classes, les professions et les ethnies. La
majorité des Arabes vivaient dans le quartier d’El Shebeyka, un des
plus propres et des plus spacieux de la Ville sainte, où l’on trouvait
certaines de ses plus grandes demeures. Le chérif Ghâlib y en
possédait d’ailleurs une dans laquelle vivait la plus grande partie de
sa famille proche. Les érudits religieux et les juristes habitaient dans
le quartier aisé d’El Shebeyka, près de la Mosquée sacrée. Les guides
des pèlerins, les mutawwafs, vivaient dans plusieurs rues à proximité
de la Mosquée sacrée, dans un quartier appelé « Hârat Bâb al-Umra »,
que privilégiaient également les pèlerins turcs. Un grand nombre de
pauvres, et parmi eux les serviteurs du chérif, occupaient les
logements à moitié en ruines de Hârat al-Jyat, en bordure de la
montagne. Les plus démunis, et notamment les Bédouins, vivaient
près d’un ancien cimetière désaffecté, où l’on trouvait des magasins et
des services de base.
La plupart des bijoutiers venaient d’Inde, essentiellement de
Surate ; ils achetaient et vendaient de l’or et de l’argent et gardaient
jalousement leur partie de la ville. Ces riches marchands vivaient
dans le quartier de Modaa, où ils conduisaient leurs affaires dans
leurs résidences cossues. Les Indiens plus modestes vivaient dans le
quartier de Misfala, dont les habitations, autrefois solides, étaient
désormais délabrées. Qu’ils fussent riches ou pauvres, ces marchands
indiens s’acquittaient scrupuleusement de tous les rituels religieux
sans toutefois trouver grâce aux yeux des Arabes qui leur
reprochaient une culture islamique quelque peu déficiente. Il règne
« beaucoup de préjugés » contre les Indiens, dit Burckhardt. Les
Chinois et les populations d’Asie centrale étaient victimes de préjugés
semblables. Leur quartier se trouvait entre Modaa et Mala. Les
bâtiments y étaient en très mauvais état, les rues étroites et
particulièrement sales : « [L]a saleté n’est jamais éliminée et l’air frais
y est toujours exclu 20. »
Un des quartiers les moins respectables, Shab Âmir, abritait un
certain nombre de « femmes publiques ». Copieusement fardées, elles
n’apparaissaient jamais en public sans un voile. Il s’agissait souvent
d’esclaves abyssiniennes, dont les anciens maîtres partageaient les
revenus de leur métier. Le shérif Ghâlib avait imposé à ces prostituées
une taxe qui augmentait considérablement pendant la saison du hajj
lorsque la demande était la plus forte. Le marché aux esclaves était
en revanche situé dans le très honorable quartier de Soueyga. Les
esclaves proposés à la vente, principalement originaires d’Abyssinie,
étaient utilisés comme signes extérieurs de richesse. Presque tous les
Mecquois aisés en avaient et il n’était pas rare de voir les esclaves
féminines remplir également la fonction de concubine. Si une esclave
donnait naissance à un enfant, son maître était toutefois tenu de
l’épouser sous peine de s’exposer à la critique de ses pairs. Les
acheteurs potentiels étaient assis sur des bancs de pierre pour
examiner la marchandise, mais tous n’avaient pas les moyens ou
l’intention de faire des acquisitions. De nombreux pèlerins, jeunes et
vieux, feignaient de « marchander avec les marchands pour pouvoir
voir les esclaves féminines dans un quelconque appartement
attenant 21 ».
L’artère principale de la ville passait entre les collines de Safâ et
Marwa au milieu d’un quartier appelé « Messa », dans lequel les
pèlerins accouraient pour effectuer un des rituels du hajj. Cet endroit
bruyant qui regorgeait de boutiques ressemblait d’après Burckhardt à
un « bazar constantinopolitain ». On y trouvait quantité de
commerces turcs vendant des habits, des épées de qualité, de belles
montres anglaises et des copies merveilleusement illuminées du
Coran. « Des pâtissiers constantinopolitains y vendaient, le matin, des
tartes et des friandises ; l’après-midi, du mouton grillé ou des
kebabs ; et, le soir, une sorte de gelée appelée mehalabye. Il y a, ici
aussi, de nombreux cafés, qui ne désemplissent pas entre trois heures
du matin et onze heures du soir. » Mais le café n’était pas la seule
boisson servie : « [D]eux magasins vendent publiquement, certes pas
en journée mais uniquement la nuit, des liqueurs enivrantes : l’une,
préparée à partir de raisin fermenté, est, bien qu’habituellement
additionnée d’une bonne dose d’eau, si forte que quelques verres
suffisent à provoquer l’ivresse ; l’autre est une sorte de bouza
mélangé avec des épices que l’on appelle soubye 22. » Les commerces
sont « généralement des magasins situés au rez-de-chaussée des
maisons et devant lesquels on a installé un banc de pierre. Le
marchand s’y assoit à l’ombre d’un léger auvent fixé à de grands
poteaux 23 ». Cette rue abritait également des artisans spécialisés qui
fabriquaient des bouteilles en étain destinées au transport de l’eau du
puits de Zemzem. Toutes les habitations de ce quartier étaient louées
aux pèlerins. Le quartier comptait nombre de bâtiments publics
remarquables, dont une grande école publique avec pas moins de
soixante-douze salles distinctes et une immense bibliothèque. Le
vendredi, le quartier de Messa était le théâtre des châtiments publics
et des décapitations des criminels condamnés.
Les bains du quartier de Hârat Bâb al-Umra constituaient l’édifice
public le plus abouti de la ville. Celui-ci était, comme c’est souvent le
cas, principalement utilisé par les étrangers et les pèlerins. Le quartier
le plus frais était celui de Soueyga, où de grands bâtiments
projetaient une ombre bienfaisante et où les rues étaient couvertes de
plafonds voûtés en pierre. L’affluence y était forte à la mi-journée,
mais les lieux étaient également très prisés par les fumeurs de pipe le
soir venu. Le quartier de Moabede, situé complètement à l’est de la
ville, dans un passage étroit menant à Wâdî Fatima, abritait les
jardins du chérif Ghâlib. Ces derniers étaient bordés de dattiers et
d’arbres fruitiers, équipés de fontaines et entourés de grands murs et
de tours. Les maisons y étaient presque entièrement en ruines, mais
le site était ouvert à quiconque, riche ou pauvre, souhaitait le visiter.
Partout en ville, des édifices, de petites mosquées ou des
sanctuaires marquaient les lieux de naissance de ses habitants les
plus célèbres. Un de ces bâtiments, « une rotonde, dont le sol [était
situé] environ 25 pieds en dessous du niveau de la rue, avec un
escalier y descendant 24 », s’élevait sur le lieu de naissance du
Prophète Mahomet dans le quartier portant son nom, Mawlid al-Nabî.
Le sol comportait un petit renfoncement à l’endroit où sa mère aurait
été assise pour accoucher. Un autre bâtiment en pierre, lui aussi
pourvu d’un escalier menant au rez-de-chaussée situé en dessous du
niveau de la rue, signalait le lieu de naissance de Fatima, sa fille. Une
petite mosquée attenante était dédiée à Abû Bakr, son plus proche
compagnon et le premier calife. Elle faisait face à une pierre
marquant l’endroit où Abû Bakr avait l’habitude de saluer le Prophète
quand ils se croisaient en public. Située non loin du quartier chinois,
la rue comprenant ces deux bâtiments était logiquement appelée la
« rue des pierres ». Une autre petite mosquée dans le quartier de
Shab Ali indiquait l’endroit où Ali, cousin et gendre du Prophète et
quatrième calife, était né. Près de la maison du chérif, dans le
quartier de Mala, se trouvait la tombe d’Abû Tâlib, l’oncle de
Mahomet. Le grand cimetière de Mala contenait la tombe de Khadija,
la première épouse du Prophète. Il s’agissait d’une sépulture très
simple constituée de quatre murs et d’une pierre tombale portant une
inscription dans le style calligraphique coufique. Non loin de là se
trouvait la tombe d’Amina, la mère du Prophète, tout aussi simple,
mais avec une dalle en marbre. Les wahhabites avaient démoli les
deux tombes, mais les Turcs les avaient restaurées. Les puritains
d’Arabie centrale avaient détruit la plupart de ces sanctuaires, mais
tous, à l’exception de la tombe d’Abû Tâlib, furent restaurés soit par
le chérif soit par les Turcs.
La paix et la tranquillité furent de courte durée à La Mecque.
Vaincus dans le Hedjaz, les wahhabites rôdaient désormais dans les
déserts du Najd qu’ils utilisaient comme base pour étendre leur
influence. Le Najd entier reconnaissait la suprématie de la maison
Saoud. Dès qu’ils en avaient l’occasion, les wahhabites attaquaient et
harcelaient les troupes turques. Et chaque fois, les Turcs sortaient
diminués de ces confrontations.
Méhémet Ali avait le sentiment que les wahhabites présentaient
une grave menace pour La Mecque et pour le Hedjaz et qu’il lui fallait
les mater. Avec l’Égypte entière sous son contrôle, il prévoyait de
mener personnellement une campagne contre la secte puritaine sur
son propre territoire et de lui porter un coup fatal. Il débarqua à
Djedda en septembre 1813 avec 2 000 fantassins et un
impressionnant corps de cavalerie. Un cortège de 8 000 chameaux
transportant le matériel et les provisions arriva par voie de terre à
peu près au même moment. Le chérif Ghâlib se rendit à Djedda pour
accueillir le pacha et y fut reçu cordialement par Méhémet Ali. La
première préoccupation du chérif était de s’arroger le bénéfice
exclusif des douanes et des impôts de Djedda. Méhémet Ali accéda à
cette requête. Tous deux conclurent en outre un pacte par lequel ils
promettaient de s’entraider et de ne rien entreprendre qui pourrait
nuire à leurs intérêts ou à leur sécurité. Méhémet Ali demanda par
ailleurs au chérif de lui fournir plusieurs milliers de chameaux dont il
avait besoin pour le transport des provisions et du matériel durant sa
campagne. Le chérif exigea à cet effet une somme considérable qui
lui fut accordée.
Il s’agissait de la première visite de Méhémet Ali à La Mecque.
Après avoir effectué les rituels de rigueur, il partit à la rencontre des
juristes et des érudits religieux pour s’assurer leur appui en leur
distribuant des présents. Il ouvrit également sa trésorerie aux pauvres
et aux nécessiteux et consacra autant de temps qu’il le put à la
réparation et à la rénovation de la Mosquée sacrée. Mais il avait
surtout hâte de poursuivre sa campagne contre les wahhabites et de
transporter ses provisions de Djedda à Taïf, une tâche qui requérait
des milliers de chameaux.
Le chérif n’honorait toutefois pas son engagement. Le pacha se fit
plus insistant, mais « en dépit d’une seconde avance réclamée au
pacha, aucun chameau n’apparut 25 ». Peut-être les Bédouins du
Hedjaz répugnaient-ils à se séparer de leurs chères bêtes de somme,
même en échange de grandes sommes d’argent. Peut-être Ghâlib
hésitait-il à satisfaire cette demande. Quoi qu’il en fût, Méhémet Ali
conçut des soupçons à son égard. Les plaintes récurrentes de Ghâlib
concernant la retenue des droits de douane de Djedda malgré toutes
les promesses faites n’arrangèrent pas la situation. Méhémet Ali prit
en outre conscience que les tribus bédouines autour de Djedda
voyaient dans le chérif, surtout depuis la capture d’Othman al-
Madhaifi, leur protecteur contre les wahhabites, mais aussi contre les
Turcs. Il en conclut que, loin d’être un allié, le chérif Ghâlib était un
obstacle qu’il convenait de supprimer s’il voulait que sa campagne
contre les wahhabites fût un succès.
Méhémet Ali décida de prendre des mesures contre le chérif et
l’assigna, de fait, à résidence. Ce dernier était alors installé dans son
palais situé à flanc de colline, le Bait al-Sade. Avec ses nombreuses
cours et ses salles de grandes dimensions entourées de murs à la fois
hauts et solides, l’édifice avait tout d’une forteresse. Le chérif avait
d’ailleurs par le passé tenté de le détruire par le feu lorsqu’il avait fui
l’occupation wahhabite de La Mecque, mais le palais s’était révélé
trop robuste. Désormais gardé par des soldats, le palais était relié au
grand Château au sommet de la montagne Abû Qubays par des
passages secrets souterrains qui servaient également de moyen de
communication. Le château avait fait, sous le règne de Surûr, l’objet
d’importantes réparations et avait par la suite été considérablement
fortifié par Ghâlib qui l’avait en outre équipé de canons lourds. Il était
généralement admis que ses murs à l’épreuve des bombes le
rendaient imprenable. Une garnison d’un millier d’hommes était
stationnée en permanence au château, qui disposait d’un important
stock de provisions et d’une abondante réserve d’eau grâce à des
aqueducs souterrains.
Il y avait plusieurs autres forts à prendre en compte. Ghâlib en
avait notamment construit un sur une petite colline à proximité de
son palais, l’avait flanqué de deux tours et équipé de canons. Un
autre encore, appelé « Jabal Hindî » et réparé par Ghâlib, s’élevait sur
une colline face au précédent et disposait également de larges
réserves et de canons de gros calibre. Le chérif était à la tête d’une
armée de 15 000 soldats et pouvait faire appel à des troupes
supplémentaires de Djedda et Taïf. Il se trouvait sous la protection
permanente d’une garnison de guerriers farouchement loyaux et
d’une douzaine de canons lourds. Méhémet Ali dut se rendre à
l’évidence : un assaut frontal serait une entreprise sanglante et
probablement vouée à l’échec. Si le chérif se retranchait dans le
château sur Abû Qubays, un éventuel siège pourrait durer des mois.
Le pacha était en outre convaincu que les habitants de La Mecque
prendraient le parti du chérif et que les Bédouins autour de la ville se
soulèveraient. Le chérif devait être séparé de ses hommes et arrêté en
toute discrétion.
Méhémet Ali et le chérif Ghâlib jouèrent dès lors au chat et à la
souris. Quand Ghâlib devait voir Méhémet Ali pour des affaires
administratives, il se rendait au bureau de ce dernier, une vaste école
près de la Mosquée sacrée, accompagné de plusieurs centaines de
soldats. Mais de manière générale, le chérif évitait de quitter son
palais sauf pour la prière du vendredi. Méhémet Ali chercha à lui
faire baisser sa vigilance en lui rendant visite avec quelques assistants
seulement dans le vain espoir qu’il en ferait de même. Mais le chérif
ne lui rendit pas la politesse. Frustré, le pacha envisagea d’arrêter le
chérif dans la Mosquée sacrée pendant les prières du vendredi, mais
le cadi de La Mecque l’en dissuada en invoquant la réaction publique
que pareille entreprise ne manquerait pas de déclencher.
Il s’écoula ainsi plusieurs semaines. Finalement, Méhémet Ali
conçut un plan ingénieux. Il demanda à son fils, Toussoun Bey, de
venir à une date donnée à La Mecque en arrivant tard dans la nuit. Le
protocole exigeait que le chérif aille accueillir le pacha de Djedda.
Enfreindre cette obligation constituerait non seulement un grave
manquement à l’étiquette mais aussi, selon le protocole turc, une
déclaration de guerre. Ghâlib, conscient qu’un tel faux pas pourrait
être utilisé comme prétexte pour l’attaquer, décida d’aller le voir dans
l’obscurité du petit matin. Il se rendit donc chez Toussoun escorté
d’une poignée de soldats, avec l’intention d’être de retour avant le
lever du soleil. La manœuvre avait été anticipée. Quand Ghâlib
arriva, lui et ses hommes furent conduits dans une pièce où on
l’informa que Toussoun, fatigué par son voyage, se reposait dans sa
chambre. Le chérif fut invité à y entrer tandis que ses hommes
attendraient. Dès que Ghâlib pénétra dans la chambre du pacha, des
soldats turcs cachés dans la maison apparurent et encerclèrent les
hommes de Ghâlib. Toussoun salua chaleureusement le chérif et tous
deux s’entretinrent. Lorsque Ghâlib voulut partir, Toussoun lui
expliqua qu’il était désormais son prisonnier. On le mena à la fenêtre
et on lui ordonna de dire à ses soldats rassemblés en contrebas que ni
eux ni lui ne couraient aucun risque et qu’ils pouvaient rentrer à la
caserne.
La Mecque apprit à son réveil l’arrestation de Ghâlib et redouta un
bain de sang. Les deux fils du chérif et son armée se barricadèrent
dans le château et commencèrent à organiser la défense. Pendant ce
temps, Ghâlib gardait son calme. Méhémet Ali lui demanda d’écrire
une lettre à son fils lui ordonnant de se rendre. Il hésita d’abord, mais
la perspective des violences qui s’abattraient sur la Ville sacrée et les
menaces de mort formulées à son encontre l’amenèrent à s’exécuter.
Le matin suivant, l’armée turque pénétra dans le château. Les
hommes de Ghâlib se dispersèrent ; certains retournèrent auprès de
leur tribu dans les environs de La Mecque, d’autres rejoignirent les
wahhabites.
Lorsque le cadi commença à faire l’inventaire des biens du chérif,
il découvrit que celui-ci avait accumulé une véritable fortune. On
trouva, dissimulés dans des endroits secrets, d’énormes liasses de
billets, de l’or et de l’argent sous diverses formes, ainsi que des
documents et des contrats commerciaux. Le chérif faisait du
commerce en Inde et possédait deux navires de 400 tonnes chacun
ainsi que d’autres embarcations plus modestes qu’il utilisait pour le
négoce du café au Yémen. Il semblait être impliqué dans toutes sortes
d’affaires dans la région et était un acteur majeur du commerce dans
la mer Rouge.
Le chérif fut détenu à La Mecque pendant quelques jours. Puis il
fut transféré à Djedda, où lui et l’essentiel de sa fortune furent
envoyés par bateau en Égypte. Lorsque Burckhardt le rencontra en
Égypte, le chérif s’exprimait avec assurance et dignité et ne paraissait
pas abattu. Il passait le plus clair de ses journées à jouer aux échecs.
À l’été 1816, il fut transféré à Salonique, où une résidence fut mise à
sa disposition, la Sublime Porte lui versant en outre une confortable
pension mensuelle. Il « arriva avec une suite de quarante personnes
et fut traité avec déférence : il y vécut quelques années avant de
succomber à la peste. Son fils et successeur, Abd al-Muttalib, “un
patriarche de 60 ans à la peau fine et très foncée, presque noire, vêtu
d’une longue robe bleue et d’un turban de cachemire”, marcha
finalement sur les pas de son père et érigea même à sa mémoire une
tombe en forme de dôme qui resta en place jusqu’au début du
e 26
XX siècle ».
Pendant ce temps à La Mecque, Méhémet Ali était impatient de
mettre la main sur les milliers de chameaux nécessaires à sa
campagne contre les wahhabites, une entreprise qui s’annonçait des
plus incertaines.
CHAPITRE VIII

Chameaux, Indiens et reines

La plupart des Mecquois n’aspiraient qu’à la paix et à la stabilité


et ne s’inquiétaient pas outre mesure de la capture et de l’exil de leur
souverain, le chérif Ghâlib. Il en allait en revanche tout autrement
des Bédouins, du clan du chérif et de ses partisans, qui craignaient
pour leur vie. Toute la famille de Ghâlib ainsi que plusieurs des
puissantes familles qui soutenaient le chérif quittèrent la ville dès
qu’elles apprirent la nouvelle pour se réfugier chez les tribus
bédouines des environs. Elles ne considéraient plus les Turcs comme
les serviteurs des lieux saints. Elles qui avaient autrefois sollicité la
protection d’Istanbul contre les menaces extérieures voyaient
désormais dans les Ottomans des envahisseurs déterminés à dicter
leurs règles à la Ville sainte. En ces temps d’alliances mouvantes, elles
prirent ouvertement le parti des wahhabites. Certains proches de
Ghâlib se rendirent à Dariya, la capitale wahhabite, pour rallier
Ibn Saoud, le chef d’inspiration wahhabite du clan Saoud. Ce dernier
les reçut à bras ouverts et leur octroya une importante aide financière
ainsi que des titres ronflants. Conformément à une longue tradition,
l’élite de La Mecque troquait en fait simplement un protecteur contre
un autre.
Les tribus bédouines du Hedjaz s’unirent rapidement contre les
Ottomans dans une coalition articulée autour des Baqoum. Cette
tribu arabe comptait parmi les plus fortes de la région et avait
triomphé des Turcs en de nombreuses occasions. Peuple de bergers et
d’agriculteurs, les Baqoum vivaient à Taraba, une bourgade à l’est de
La Mecque, à 150 kilomètres environ de Taïf. La tribu avait cette
particularité unique d’être menée par une femme intrépide, Ghâliyya,
résolue et féroce comme le fut jadis Hind, l’ennemie jurée du
Prophète Mahomet. Le mari de Ghâliyya avait été un des chefs de la
tribu, et elle hérita à sa mort de sa fortune. Les Baqoum avaient
officiellement un chef mâle, mais c’est Ghâliyya qui dirigeait
effectivement : ses idées et ses opinions prévalaient toujours au
conseil. L’armée turque avait eu un aperçu de sa colère et la redoutait,
allant même jusqu’à faire circuler des rumeurs selon lesquelles elle
était une sorcière qui aurait envoûté les chefs wahhabites et les aurait
rendus invincibles 1. Ghâliyya accueillit la famille du chérif et les
Bédouins de La Mecque, leur donna de l’argent et les encouragea à se
préparer à se battre contre les Turcs.
Méhémet Ali, gouverneur ottoman d’Égypte, espérait intégrer
l’Arabie à l’empire qu’il était en train de constituer à l’intérieur des
terres ottomanes. Parfaitement au courant qu’une alliance se nouait
contre lui, il nomma Yahya ibn Surûr, un neveu de Ghâlib, au poste
de chérif de La Mecque. Yahya n’était pas le plus qualifié, mais le
pacha avait surtout besoin de quelqu’un qu’il pourrait contrôler et
manipuler facilement. Il ordonna par ailleurs à Toussoun Bey de
s’attaquer à l’alliance que venaient de former le chérif et les
wahhabites. Le fils dévoué obtempéra et quitta Taïf au début du mois
de novembre 1813 avec 2 000 hommes et trente jours de provisions.
En route, il traqua diverses tribus et les asservit. Quand il arriva à
Taraba, le quartier général de l’alliance, il ne lui restait que trois jours
de provisions.
Il lança immédiatement ses troupes à l’assaut. L’alliance bédouine,
encouragée par Ghâliyya, défendit vaillamment la ville et repoussa
aisément la première offensive. Les Turcs attaquèrent à nouveau le
lendemain mais durent battre en retraite en abandonnant derrière
eux les paquetages, les tentes, les armes et les dernières provisions.
Les Bédouins les prirent en chasse, leur tendirent des embuscades et
les assaillirent avec férocité, laissant les cadavres de plus de
700 hommes pour marquer leurs points de retraite. Ce qui restait de
l’armée turque revint à Taïf épuisé et brisé ; nombre de ceux qui
avaient survécu au massacre moururent plus tard de faim et de soif.
D’autres expéditions connurent un sort similaire. Dans le port de
Qunfidha, les Turcs furent surpris par l’apparition soudaine d’une
dizaine de milliers de soldats wahhabites. Le fort fut submergé par les
wahhabites qui pénétrèrent dans la ville et tuèrent des centaines de
soldats. Les troupes en déroute essayèrent de s’échapper en se jetant
à la mer, mais les wahhabites les suivirent dans l’eau, l’épée entre les
dents.
Après cette défaite humiliante, Méhémet Ali changea de tactique
et décida de gagner le cœur des Mecquois et de consacrer davantage
de temps à la préparation de la campagne. Il abolit ou réduisit de
nombreux droits de douane, en particulier sur le café ; il prêta
attention aux besoins des érudits et des juristes, auxquels il fit des
dons généreux ; il fit réparer la Mosquée sacrée. Il punit les soldats
turcs que l’on avait entendus tenir des propos insultants ou grossiers
à l’égard des Mecquois. Et bien qu’il fût un sceptique déclaré, il passa
beaucoup de temps à prier et s’attacha à accomplir scrupuleusement
les rituels de l’islam. Pendant la saison du hajj, les caravanes de
pèlerins arrivèrent chargées de présents et de marchandises pour la
ville. Même la caravane syrienne, suspendue depuis une décennie, fut
autorisée à faire le voyage. Pour traverser le territoire bédouin, il lui
fallut néanmoins s’acquitter d’un péage non seulement pour l’année
1813 mais également pour les dix précédentes. Les Mecquois
s’enthousiasmèrent de voir autant de pèlerins dans la Ville sainte.
Lorsque le pacha décida de délier les cordons de sa bourse pour les
habitants et les pèlerins, l’allégresse fut générale. La crainte des
wahhabites s’estompa temporairement et le pacha passa quelques
mois à planifier l’étape suivante.
Une occasion se présenta finalement. Ou peut-être la dévotion et
les prières de Méhémet Ali portèrent-elles leurs fruits. Ibn Saoud, le
grand patriarche wahhabite, mourut en mai 1814. Allongé sur son lit
de mort, souffrant de la fièvre, il aurait murmuré son dernier conseil
à l’oreille de son fils, Abd Allâh ibn Saoud : « N’engage jamais le
combat en plaine avec les Turcs 2. » Abd Allâh succéda à son père,
mais seulement au terme d’un différend qui fut réglé par les érudits
wahhabites. Bien qu’il fût extrêmement compétent et courageux, il ne
parvint pas à contrôler les tribus bédouines aussi bien que son père.
Nombre d’entre elles commencèrent à agir de façon indépendante, et
des conflits éclatèrent entre leurs chefs. Les tribus du sud, la cible la
plus proche pour Méhémet Ali, cessèrent de recevoir le soutien de
leurs alliés du nord. Le pacha sut dès lors qu’il pourrait les éliminer
les unes après les autres.
Il lui manquait cependant toujours les chameaux nécessaires au
transport des provisions à travers les vastes étendues désertiques. La
caravane en provenance du Caire en amena plusieurs milliers ainsi
que des chevaux frais, mais leur nombre était loin d’être suffisant. Les
routes entre Djedda et La Mecque ainsi qu’entre Taïf et La Mecque
étaient « littéralement jonchées de carcasses de chameaux morts,
signe de ce qu’un renouvellement permanent du train de
ravitaillement était absolument nécessaire 3 ». La ville comptait
tellement de chameaux morts que la puanteur de leur chair et de
leurs os en décomposition empêchait presque les habitants de vaquer
à leurs occupations quotidiennes. Ils demandèrent donc au chérif de
déblayer la ville. Des groupes de pèlerins pauvres furent
réquisitionnés à cet effet. Ceux-ci apportèrent de l’herbe sèche des
montagnes qu’ils utilisèrent pour brûler les carcasses, une tâche qui
leur prit plusieurs jours. Quelque 30 000 chameaux avaient péri dans
la Ville sainte et ses alentours depuis l’arrivée de Méhémet Ali.
Le pacha redoubla d’efforts pour acquérir plus de chameaux. Il
envoya en expédition le chérif Yahya, qui revint avec quelques
centaines d’animaux. Toussoun Bey confisqua de son côté les
chameaux des caravanes. Et Méhémet Ali acheta personnellement
3 000 chameaux de Syrie. En novembre 1814, les caravanes de
pèlerins de Syrie et d’Égypte parvinrent sans encombre à La Mecque.
L’épouse de Méhémet Ali, qui était également la mère de Toussoun,
arriva par la mer pour effectuer le hajj. Elle amenait 400 bêtes, dont
la plupart portaient ses bagages. Après le hajj, qui fut accompli par
80 000 pèlerins, Méhémet Ali s’appropria les chameaux des deux
caravanes. Celle en provenance d’Égypte fut privée de
2 000 chameaux, et les pèlerins furent renvoyés chez eux par la mer
en passant par Djedda. Celle venant de Syrie comptait plus de
12 000 chameaux. Le pacha demanda aux pèlerins de prolonger leur
séjour pour que leurs bêtes puissent transporter les provisions pour
ses troupes.
Lorsque Méhémet Ali disposa d’un troupeau suffisant, il fut enfin
prêt. Le 7 janvier 1815, il quitta La Mecque avec ses 20 000 hommes
et les conduisit à Taraba. Son armée comportait douze canons lourds
de campagne, plus de 500 hommes équipés de haches et prêts à
abattre les arbres qui entraveraient leur progression, et de nombreux
maçons et poseurs de mines, dont la tâche serait de saper les murs de
la localité ennemie. L’expédition comptait en outre des chargements
inhabituels : des graines de pastèques ramassées par les Mecquois à
Wâdî Fatima, que Méhémet Ali prévoyait de planter sur le site de
Taraba une fois le village rayé de la carte.
Les wahhabites s’étaient, eux aussi, préparés à l’affrontement.
Menés par Faysal, frère d’Abd Allâh, et par la redoutable Ghâliyya,
leurs forces totalisaient 25 000 hommes et 5 000 chameaux. Leur
alliance incluait désormais les tribus du sud-est de l’Arabie ainsi que
nombre de tribus du Yémen. Ils décidèrent de suivre le conseil
d’Ibn Saoud et d’affronter Méhémet Ali à l’extérieur de Taraba, dans
une zone plane circonscrite par des remparts naturels à travers
lesquels des défilés étroits menaient au village. Les wahhabites se
déployèrent sur les hauteurs et attendirent. Ils ne bougèrent pas à
l’approche de l’armée du pacha. Puis, lorsque l’armée ottomane passa
à l’offensive, ils tirèrent avantage de leur position pour la contraindre
à la retraite. La cavalerie ottomane put être fauchée en plaine grâce à
des raids éclair que les wahhabites lançaient avant de se replier
rapidement sur leurs positions en hauteur. Pour donner confiance à
ses troupes, Méhémet Ali décida de planter les graines qu’il avait
apportées, de sorte qu’une journée entière fut consacrée à cet
exercice futile. Les wahhabites profitèrent de l’occasion pour mener
de nouvelles incursions contre les soldats ottomans, des sorties si
vives et si mortelles que la terreur s’empara des soldats de Méhémet
Ali et des Bédouins qui combattaient à leurs côtés. Les wahhabites
exultaient et commençaient à parler de victoire. Cette fois encore, les
soldats ottomans se désespérèrent et pensèrent que la défaite était
imminente. Certains désertèrent et rentrèrent à La Mecque.
À La Mecque, les déserteurs firent courir le bruit que Méhémet Ali
aurait été tué et que les wahhabites auraient remporté la bataille.
« La terreur causée par ces récits », dit Burckhardt, le voyageur suisse
au service de la Grande-Bretagne, « est difficilement imaginable. J’y
demeurais à l’époque et peux donc en parler en témoin oculaire.
Traînards appartenant à l’armée, hâjj turcs se préparant à rentrer
chez eux ou encore marchands et soldats turcs alors en ville, tous
s’attendaient à périr à l’arrivée des wahhabites victorieux 4. » On se
bouscula pour quitter la ville. Beaucoup décidèrent de marcher
jusqu’à Djedda et partirent le soir même. Certains se travestirent en
Bédouins. D’autres cherchèrent refuge au château sur Abû Qubays.
Bien qu’il n’eût reçu aucun compte rendu officiel, le chérif Yahya
conçut des plans pour s’enfuir rapidement à Djedda. Quant à
Burckhardt, il se joignit à ceux qui avaient décidé de se cacher dans la
Mosquée sacrée, quoique personne ne crût que les wahhabites
respecteraient son caractère sacré. Chacun redoutait une mort
imminente.
Sur le champ de bataille près de Taraba, la situation n’était
toutefois pas aussi désastreuse que le suggéraient les rumeurs.
Méhémet Ali se rendit compte qu’il ne pourrait vaincre les
wahhabites tant qu’ils resteraient dans les montagnes. Il fallait les
attirer d’une manière ou d’une autre sur le terrain plat. Après avoir
réfléchi à la question, il s’inspira d’un chapitre de l’histoire islamique :
la bataille d’Uhud qui opposa en 625 le Prophète Mahomet aux
Quraychites. Les musulmans perdirent la bataille parce qu’ils
pensaient l’avoir gagnée. Abandonnant leur position protégée sur le
mont Uhud, ils descendirent pour récupérer le butin. Une fois dans la
plaine, ils furent assaillis de deux côtés en même temps et la victoire
se mua en lourde défaite. Méhémet Ali recourut à la même tactique.
Il passa une journée à retirer une grande partie de son armée du
champ de bataille pour la placer dans des endroits stratégiques à
l’arrière. Le lendemain matin de bonne heure, il ordonna aux officiers
restants de faire avancer leurs colonnes vers la position wahhabite, de
s’approcher beaucoup plus qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors et de se
replier après avoir ouvert le feu. Mais il fallait que leur repli
ressemble à une débâcle. Le plan fut mis à exécution. Voyant les
Ottomans battre en retraite de façon apparemment complètement
désordonnée, les wahhabites pensèrent qu’ils avaient gagné et
estimèrent qu’il était temps d’anéantir définitivement leur ennemi. Ils
descendirent de la montagne et poursuivirent dans la plaine les Turcs
en train de fuir. Les forces du pacha suivirent le plan à la lettre : dès
que les wahhabites furent à quelque distance des montagnes, ils
furent encerclés par les troupes que Méhémet Ali tenait en réserve.
Le pacha choisit alors un endroit où le terrain était plat, « y fit
étendre son tapis, se fit apporter sa pipe et s’assit en disant qu’il ne
bougerait pas de ce lieu avant que la victoire ou la mort ne résulte de
ses actions 5 ». Il offrit une récompense de six dollars pour chaque tête
wahhabite qu’on lui présenterait. La bataille fut remportée en moins
de cinq heures. Quelque 5 000 têtes furent empilées devant lui :
« [D]ans une vallée étroite, mille cinq cents wahhabites avaient été
encerclés et taillés en pièces 6. » Toute la plaine était jonchée de corps
de combattants wahhabites. Seuls 300 wahhabites survécurent, dont
Faysal et Ghâliyya, la reine guerrière, qui réussirent tous deux à
s’échapper.
Après s’être emparé de Taraba, Méhémet Ali décida de pousser
son avantage et de s’en prendre à plusieurs soutiens wahhabites, en
commençant par le port de Qunfidha. La longue marche à travers le
désert préleva toutefois un lourd tribut : des centaines de chevaux et
de chameaux succombaient chaque jour, tandis que les troupes elles-
mêmes souffraient de faim et d’épuisement. Quand il fut finalement
de retour à La Mecque le 21 mars, seuls 1 500 soldats turcs et moins
de 300 chameaux étaient encore en vie ; la magnifique armée qui
avait quitté la ville seulement dix semaines plus tôt n’était plus que
l’ombre d’elle-même.
Les wahhabites avaient été considérablement affaiblis. Leur
déroute près de Taraba fut annoncée comme une grande victoire pour
la Porte. Les 300 prisonniers wahhabites furent exhibés à La Mecque,
où l’on avait tremblé à la seule évocation de leur nom. Cinquante
furent empalés devant les différentes portes de la ville ; douze devant
les cafés et dans les lieux de rassemblement ; les autres devant
l’entrée principale de Djedda. Les corps furent ensuite abandonnés
aux chiens et aux vautours.
À son arrivée à La Mecque, Méhémet Ali réunit tous les érudits,
les juristes et les nobles de la ville. Une lettre adressée à Abd Allâh
ibn Saoud fut lue à l’assemblée. Elle enjoignait au chef wahhabite à
Dariya de se rendre et citait les conditions d’une paix. Quelques mois
plus tard, le pacha rentra au Caire.
Le gouvernement de La Mecque changea à cette époque de
structure. Les Égyptiens étaient désormais représentés par un
muhâfiz, un « gardien », tandis que les Ottomans avaient un walî
(gouverneur) à Djedda. Pris en sandwich entre les deux, Yahya ibn
Surûr, le chérif de La Mecque, n’était plus qu’un souverain d’apparat
qui ne jouait plus aucun rôle administratif et n’avait plus guère
d’influence sur les affaires de la Ville sainte. Pour le maintien de
l’ordre public dans la ville, les Mecquois s’en remettaient dorénavant
au muhâfiz égyptien, lequel veillait également à ce que le sanctuaire
eût suffisamment de blé et de céréales pour faire du pain. Et pour
obtenir de généreux dons et présents, ils se tournaient vers le walî.
Cet arrangement était accepté par la plupart des habitants, qui
vaquaient, satisfaits, à leurs occupations.
Le chérif était en revanche pour le moins mécontent de cette
situation et il passa sa colère sur le messager lui apportant les
communiqués et les ordres que Méhémet Ali destinait aux habitants
de La Mecque : en 1827, il le fit assassiner alors qu’il lisait une
dépêche du pacha. Par peur des représailles, Yahya fila sur le champ
au château et se prépara à le défendre, mais les canons égyptiens
étaient déjà braqués dans sa direction. Il se rendit donc et promit de
se présenter devant Méhémet Ali au Caire mais se réfugia en fait dans
la tribu Harb. Il fut finalement capturé par des soldats égyptiens près
de Taïf et conduit en Égypte, où il mourut en 1838.
La Mecque avait besoin d’un nouveau chérif. Méhémet Ali soutint
initialement la candidature d’Abd al-Muttalib, le fils de Ghâlib, qui
avait été exilé avec son père à Salonique en 1815. Il était le choix des
Mecquois et revint régner pendant un an. Mais après réflexion, le
pacha changea d’avis et décida que Muhammad ibn Abd al-Moin ibn
Awn, un ancien compagnon d’armes qui avait aidé le pacha durant
ses expéditions dans le Hedjaz, ferait un dirigeant plus compétent.
Ibn Awn remplaça officiellement Abd al-Muttalib en 1828. Au cours
des trois décennies suivantes, le pouvoir oscilla tel un pendule entre
Ibn Awn et Abd al-Muttalib, chacun devenant chérif à trois reprises.
Comme d’habitude, Ibn Awn dut passer par les traditionnels
démêlés avec les proches. Le choix s’avéra néanmoins judicieux bien
qu’il ne répondît pas en définitive aux attentes de Méhémet Ali. Des
témoins oculaires décrivirent un homme « sage et modéré, diplomate
de caractère, mesurant cinq pieds sept pouces, avenant, avec un
menton proéminent, de belles dents et de très longues boucles » 7. Il
était connu pour son bon goût vestimentaire : on dit qu’il portait des
tuniques aux couleurs vives, de grands turbans blancs ceints de
bandes bigarrées, des chemises en mousseline, des pantalons brodés,
et qu’il avait toujours sur lui une dague dorée, une épée persane tape-
à-l’œil et un bâton de chamelier. Tous ceux qui le rencontraient
étaient stupéfaits, et même déconcertés, par la dignité, le charme et
l’aisance avec laquelle il gérait les affaires. Mais ces manières
agréables cachaient une détermination sans faille à doter La Mecque
d’un gouvernement indépendant. Muhammad ibn Awn considérait
que sa première mission, maintenant que les wahhabites n’étaient
plus une menace, était de débarrasser la Ville sainte du détachement
égyptien. Comme ses ancêtres, il commença par former des alliances
avec les tribus bédouines dans le Hedjaz, en particulier avec les Harb.
Mais ses efforts éveillèrent les soupçons du muhâfiz égyptien, et le
conflit entre les deux entraîna leur rappel au Caire en 1836.
Ibn Awn retrouva son poste et son rang grâce à ses talents
diplomatiques en 1840. Un traité signé entre Méhémet Ali et le sultan
d’Istanbul avait replacé La Mecque sous le contrôle de la Sublime
Porte. Celle-ci était en train de réaffirmer sa position après la débâcle
de la guerre d’indépendance grecque, au cours de laquelle les Grecs
avaient reçu le soutien de diverses puissances européennes. Le second
mandat d’Ibn Awn en tant que chérif de La Mecque dura douze ans.
C’est à cette époque qu’Istanbul acquit le nom d’« homme malade de
l’Europe » et devint la victime toujours plus fréquente des
machinations européennes qui allaient déboucher sur la guerre de
Crimée (1853-1856). Le chérif de La Mecque jugea le moment
opportun pour accroître l’indépendance de la Ville sainte. Là encore,
ses efforts engendrèrent des frictions, cette fois avec Osman Pacha, le
walî de Djedda.
Osman Pacha était un ami de Méhémet Ali et il utilisa cette amitié
pour contrarier les initiatives diplomatiques du chérif. Osman Pacha
s’était attiré les faveurs du sultan grâce à une carrière de brillant
administrateur à Médine et à ses multiples expéditions contre les
wahhabites, qui avaient établi une nouvelle capitale à Riyad. Les
raids d’Osman Pacha en Arabie méridionale avaient en outre préparé
le terrain à la conquête politique du Yémen par les Ottomans. Il
jouissait donc d’une position bien plus assurée que le chérif, qui ne
disposait d’aucun soutien.
La situation s’envenima lorsque les Harb se révoltèrent. Leur
colère était dirigée contre Osman Pacha, qui ne leur versait pas les
subsides destinés à assurer la sécurité des pèlerins. Menés par leur
cheikh, Ibn al-Rûmî, ils attaquèrent une petite garnison turque près
de Médine pour manifester leur mécontentement. Le pacha agit alors
fidèlement à la tradition ottomane. Il invita Ibn al-Rûmî à des
négociations, le reçut en grande pompe et organisa en son honneur
un dîner somptueux. Une tente spéciale fut érigée, dans laquelle des
clowns le divertirent. Osman Pacha s’excusa pendant le spectacle et
sortit. Des soldats coupèrent les cordes de la tente, de sorte que le
cheikh et ses hommes se trouvèrent piégés comme des poissons dans
un filet. Il s’ensuivit l’inévitable carnage. Tous furent décapités, même
le frère cadet de douze ans du cheikh Ibn al-Rûmî. Leurs têtes furent
empalées sur des piques et envoyées à La Mecque pour y être
exposées.
Le chérif Ibn Awn avait travaillé dur pour établir des relations
cordiales avec les Harb ; les agissements d’Osman Pacha nuisirent
profondément à sa politique et amputèrent considérablement le
crédit dont il jouissait auprès des tribus bédouines. Les Harb
considérèrent dès lors, assez logiquement, les Turcs comme leurs
ennemis jurés et commencèrent à harceler les caravanes de pèlerins.
Pendant les deux décennies suivantes, les années 1850 et 1860, les
incidents sur les routes de pèlerinage se multiplièrent et les Harb
prélevèrent sur les caravanes des droits de passage élevés.
Le chérif et le pacha étaient désormais en conflit ouvert, mais la
lutte était inégale. Osman Pacha convainquit le sultan de remplacer
Ibn Awn et reçut en août 1852 l’ordre de l’arrêter. Le jour même, le
palais du chérif fut cerné sans préavis. Ibn Awn aurait pu opposer une
certaine résistance. Mais face à l’artillerie déployée devant son palais,
il jugea plus sage de se rendre calmement. Abd al-Muttalib ibn
Ghâlib, alors âgé de 60 ans, fut réinvesti à la tête de La Mecque.
Le temps qu’il avait passé à la cour ottomane à Istanbul avait
profondément influencé Abd al-Muttalib. Homme grand et mince au
teint mat, il se vêtait à la manière des dignitaires de la Cour : un
turban de cachemire surmontait une longue robe bleue, et une dague
splendide sertie de diamants brillants ornait sa ceinture. Il mit à
profit ses amitiés à la cour du sultan, en particulier celle qui le liait au
grand vizir, et s’efforça d’apporter paix et stabilité à La Mecque. Mais
son second règne fut, comme le premier, de courte durée.
Son deuxième mandat débuta alors que la ville traversait un des
épisodes les moins glorieux de son histoire. Une série d’édits
promulgués par Istanbul et interdisant l’esclavage avaient rendu les
Mecquois furieux. La Sublime Porte, à l’instar des Européens et
d’autres nations, se débattait alors avec les exigences de
modernisation d’une époque qui s’était éveillée aux droits civiques,
ou, plutôt, qui avait pris conscience que la majorité des gens en
étaient tout simplement privés. La France avait été la première à
abolir l’esclavage en 1794 dans l’ivresse de sa révolution. Il y fut
restauré en 1802 et ne fut définitivement aboli qu’en 1848. La
Grande-Bretagne mit un terme au commerce des esclaves en 1807,
mais l’esclavage ne fut pas aboli dans l’Empire britannique avant
1834, sauf à Ceylan et dans les territoires administrés par la
Compagnie des Indes orientales. Les États-Unis se confrontèrent dans
les années 1860 à cette grande question, que seule une guerre civile
sanglante permit de résoudre. Quant à la Russie, elle émancipa ses
serfs en 1861.
L’Europe s’était également débattue avec la question des droits à
accorder aux minorités religieuses. La France avait ouvert la voie avec
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen votée par la
première Assemblée révolutionnaire en 1789, qui déboucha sur
l’émancipation des Juifs en 1791. Les Pays-Bas suivirent l’exemple en
1796. En Grande-Bretagne, l’émancipation catholique fut décrétée en
1829, tandis que l’émancipation des Juifs fut instituée en 1858. La
Turquie n’était pas plus malade que le reste de l’Europe et les
difficultés qu’elle rencontrait avec ses éléments conservateurs
n’étaient pas moins grandes, et ce tout particulièrement à La Mecque.
En 1830, le sultan Mahmûd II (règne 1808-1839) promulgua un
firman affranchissant les esclaves blancs. Son fils et successeur, le
sultan Abdülmecid Ier (règne 1839-1861), jugeait « honteuse et
barbare la pratique par laquelle des êtres humains rationnels
achetaient et vendaient leurs congénères 8 », et émit en octobre 1854
un autre firman qui abolissait le commerce d’enfants circassiens. Et le
18 février 1856 parut l’édit intitulé Hatti-Humayun, « la Magna Carta
turque du XIXe siècle 9 », qui garantissait l’égalité de droits aux juifs et
aux chrétiens et qui comprenait des mesures énergiques contre
l’esclavage. Cet esclavage faisait néanmoins partie de l’ordre naturel
des choses à La Mecque, et c’est d’ailleurs ainsi qu’il était perçu. Il
faisait partie intégrante de l’économie de la Ville sainte. Les esclaves
noirs servaient de gardes du corps et de soldats. Les enfants
circassiens étaient utilisés comme domestiques. Les esclaves femmes
étaient considérées comme des concubines et servaient, ainsi que
Burckhardt l’avait noté, de maîtresses pour la plupart des riches
marchands. De nombreux Mecquois pieux croyaient vraiment que le
Coran et le Prophète Mahomet approuvaient l’esclavage. La simple
suggestion de son abolition les atterrait. L’esclavage étant mentionné
dans le Coran, qui était après tout intemporel et éternel, arguaient-
ils, il devait donc exister de toute éternité. De plus, comment ferait-
on pour libérer des esclaves, et s’élever ainsi vers la vertu selon les
recommandations du Coran, s’il n’y avait plus d’esclaves à libérer ?
Tout aussi difficile à accepter était le fait que le Hatti-Humayun
autorise les juifs et les chrétiens à témoigner devant les tribunaux
musulmans et qu’il leur garantisse un accès équitable au
gouvernement et aux postes administratifs. Dans les faits, l’édit
rompait avec la vision traditionnelle selon laquelle juifs et chrétiens
étaient des dhimmis, des minorités protégées devant s’acquitter d’un
impôt spécial, la jizya. Les Ottomans les considéraient désormais
comme des citoyens à part entière jouissant des mêmes droits et
privilèges que les autres. Les Mecquois y virent une atteinte directe à
la loi islamique.
Toute la ville se souleva contre le Hatti-Humayun. Elle fut le
théâtre de violentes manifestations. Les érudits et les juristes
exhortèrent les habitants, autochtones et étrangers, à s’insurger
contre la violation de la loi divine. Des Turcs furent agressés en pleine
rue, et il leur devint impossible, qu’ils fussent résidents, pèlerins ou
soldats, de circuler librement dans la ville. Le chérif Abd al-Muttalib
tenta de rétablir l’ordre mais échoua. Il songea à demander l’aide du
sultan mais estima que l’implication de la Turquie dans la guerre de
Crimée réduisait drastiquement ses chances de recevoir une réponse.
Il décida donc de prendre les choses en main, de réunir ses troupes et
d’employer les moyens militaires pour faire respecter l’ordre. Mais
cette initiative fut mal interprétée par les Turcs, qui y virent des
préparatifs dirigés contre eux. La situation se détériora plus encore
lorsqu’un dignitaire turc se trouvant dans la ville fut frappé au visage
par une pierre lancée pendant une manifestation. Quelques semaines
plus tard, Abd al-Muttalib était renvoyé à Salonique tandis
qu’Ibn Awn prenait les rênes du pouvoir pour la troisième fois.
Désormais trop âgé pour exercer une réelle influence sur la ville, ses
efforts pour restaurer l’ordre à La Mecque ne furent pas plus efficaces
que ceux de son prédécesseur. Les Mecquois refusaient de prononcer
le nom du sultan pendant les prières du vendredi et les Turcs
continuaient à se sentir en danger. Ibn Awn mourut en mars 1858 à
l’âge de 90 ans.
Abd Allâh ibn Muhammad ibn Awn succéda à son père, Ibn Awn.
Comme ce dernier, Abd Allâh avait vécu longtemps à Istanbul et était
membre du Conseil d’État du sultan. Mais contrairement à son père,
Abd Allâh voyait que les temps étaient en train de changer. Les
Britanniques et les Français avaient ouvert des consulats à Djedda et
il lui fallait désormais traiter avec des puissances européennes.
La Mecque était en outre connectée au reste du monde par le biais du
télégraphe. Abd Allâh s’efforça de s’adapter à la nouvelle donne.
Après avoir rétabli un semblant d’ordre dans la Ville sainte, il utilisa
deux bateaux à vapeur britanniques pour transporter ses provisions et
mener avec succès une expédition à Qunfidha en 1869.
L’ouverture du canal de Suez la même année eut également une
profonde incidence sur l’Arabie. Les mamelouks et, plus
particulièrement, les Ottomans avait eu l’idée du canal lorsqu’ils
avaient été confrontés à l’arrivée au XVIe siècle des forces portugaises
dans l’océan Indien. La question avait ensuite été de savoir comment
transférer la puissance navale ottomane de la Méditerranée à la mer
Rouge. Il s’agit là d’un de ces moments décisifs qui nous font nous
demander « Et si ? », une question que je déteste, mais à laquelle je
ne peux m’empêcher de réfléchir. S’ils avaient disposé d’un canal, les
Ottomans seraient-ils restés engagés dans un océan Indien avec
lequel ils avaient si longtemps cherché à se familiariser ? N’auraient-
ils pas récolté à la place des Européens les fruits du réalignement des
routes du commerce mondial ? Et comment cela aurait-il influé sur le
cours de l’histoire ? Lorsque le canal de Suez devint finalement une
réalité, ce fut l’œuvre d’un ingénieur français, Ferdinand de Lesseps,
et de la finance française. Celle-ci parvint ainsi à instituer la
surveillance européenne des affaires égyptiennes, réussissant là où
Napoléon avait échoué. La finance s’était dans ce cas avérée plus
forte que l’épée. Comme le canal constituait pour la Grande-Bretagne
un lien vital avec le joyau de sa couronne impériale, l’Inde, il fit de
l’Égypte le théâtre d’expression de la rivalité persistante entre la
Grande-Bretagne et la France, qui s’affrontèrent pour le droit de
manipuler et de diriger les affaires intérieures du pays. Pour
La Mecque, le canal signifiait que les armées turques, qui mettaient
auparavant des mois pour atteindre la terre sainte et arrivaient
exténuées au terme d’une longue marche à travers le désert,
pourraient dorénavant rejoindre Djedda promptement et recevoir des
renforts tout aussi rapidement. La Ville sainte n’était plus épargnée
par des tendances mondiales dont elle commençait à ressentir les
effets.
Le tissu social de La Mecque changea considérablement. Près de
vingt pour cent de ses habitants étaient désormais d’origine indienne,
du Gujarat, du Pendjab, du Cachemire et du Deccan, connus sous la
désignation collective Hindis (un terme dérivé de Hindoustan, ancien
nom de l’Inde). La majorité des pèlerins venaient également d’Inde et
voyageaient en bateau jusqu’à Djedda. C’est l’Inde qui fournissait la
plus grande contribution financière à La Mecque. L’économie de la
ville était de facto de plus en plus étroitement liée au commerce
indien, et plus particulièrement au commerce avec Surate, la capitale
du Gujarat. Celle-ci se consacrait presque exclusivement à « la route
de la mer Rouge » qu’empruntaient les chargements de textile,
d’épices et d’autres marchandises qui arrivaient non seulement au
moment du hajj mais tout au long de l’année. Durant la saison du
hajj, les navires se succédaient pour faire venir d’Inde pèlerins, biens
et provisions. La Mecque acquit ainsi durant la seconde moitié du
e
XVIII siècle un caractère distinctement indien à mesure que son
économie et sa santé financière devenaient tributaires des musulmans
d’Inde.
Mais les relations entre les chérifs et les Hindis ne furent pas
toujours cordiales. Elles avaient connu des débuts pour le moins
chaotiques sous le règne de l’empereur Babur (1483-1530), qui fonda
en 1526 l’Empire moghol dans le sous-continent indien.
Contrairement aux califes abbassides et aux sultans ottomans, les
Moghols ne faisaient pas parvenir à intervalles réguliers des trésors à
la Ville sainte. Bien que les navires qui transportaient les pèlerins en
Arabie fussent exploités par ces derniers, aucune caravane ne venait
d’Inde. Et jamais les Moghols ne vinrent à l’aide des souverains de
La Mecque. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le nombre de pèlerins
venant d’Inde fut en outre négligeable, incomparable à celui des
pèlerins d’Égypte, de Syrie ou de Turquie. Peut-être cela s’explique-t-il
par le fait que, pour beaucoup, les Indiens ne s’estimaient pas
astreints au hajj. Cette conception était motivée par des
considérations qui étaient moins théologiques que géopolitiques, le
voyage depuis l’Inde jusqu’à La Mecque pouvant à cette époque
seulement être entrepris, par voie de mer, en naviguant dans les eaux
sous domination portugaise ou, par voie de terre, en passant par la
Perse chiite. L’empereur moghol Akbar le « Grand » (1542-1605)
suggéra qu’une caravane parte de l’Hindoustan, sur le modèle de
celles d’Égypte et de Syrie, mais l’idée ne fut jamais mise en pratique.
À la place, les empereurs moghols rédigèrent de leur propre main des
copies du Coran qu’ils envoyèrent comme cadeaux à la Ville sainte.
Babur, qui n’était pas connu pour sa piété, fut le premier à envoyer
une de ces copies manuscrites. Mais davantage intéressés par les
espèces sonnantes et trébuchantes, les dirigeants mecquois
contemplèrent ces cadeaux avec dérision. Les rapports entre les
chérifs et les Moghols en pâtirent.
En 1659, l’empereur Aurangzeb (1618-1707) offrit
660 000 roupies à la Ville sainte. Les chérifs rejetèrent ce don au
montant insignifiant à leurs yeux et refusèrent même de reconnaître
Aurangzeb, qui était pourtant le plus dévot de tous les empereurs
moghols, comme roi légitime. Cette somme était en effet assez
modeste comparée à d’autres, mais elle avait été choisie à dessein par
Aurangzeb, qui, comme ses prédécesseurs, jugeait que les chérifs
étaient foncièrement corrompus. Il craignait que ses cadeaux ne
fussent empochés par ces derniers au lieu de profiter au peuple, et il
s’arrangea donc pour les contourner entièrement et distribuer ses
dons directement aux érudits, aux juristes et aux autres citoyens. Son
stratagème ne fit qu’accentuer la colère des chérifs.
Si les Moghols avaient une assez piètre opinion des chérifs, leur
vision initiale de La Mecque avait pourtant été celle d’une ville
utopique, d’une ville honnête et pure, un lieu tout désigné pour la
rédemption. C’est la raison pour laquelle ils y exilaient les nobles
discrédités et tombés en disgrâce : « [P]artir pour La Mecque, et donc
s’engager dans un voyage qui pouvait durer un an et souvent plus,
était sur le plan politique une lourde punition, dont il était difficile de
se relever 10. » La liste des agissements susceptibles de mener un
noble ou un courtisan à La Mecque était longue. Parfois, la simple
menace de l’exil suffisait à induire une modification du
comportement. Mais lorsque la menace ne produisait pas les résultats
escomptés, les nobles étaient expédiés en bateau dans la Ville sainte
pour y reprendre leurs esprits. Akbar envoya deux dignitaires
religieux faire le hajj parce qu’ils ne cessaient de se quereller en
public. Perdre une bataille pouvait également se solder par un
pèlerinage. En 1690, un des généraux d’Aurangzeb déçut sur le
champ de bataille. Il fut démis de ses fonctions et expédié à
La Mecque. Le but était d’amender et d’éclairer les personnes
concernées, bien que cela ne fonctionnât pas toujours. Certains
disaient à leur retour avoir été maltraités par les Mecquois, d’autres
devenaient des criminels endurcis. Comme on pouvait s’y attendre,
l’opinion qu’avaient les empereurs moghols des Mecquois évolua
progressivement et ils finirent par perdre tout intérêt pour la Ville
sainte, si ce n’est comme destination de dernier recours pour leurs
aristocrates indisciplinés.
Contrairement aux empereurs moghols, les souverains des
principautés indiennes étaient profondément épris de la ville. Les
rajahs, sultans et nababs consacraient un temps et des ressources
considérables à la prise en charge de leurs pèlerins à La Mecque. Le
sultan Muzaffar II du Gujarat (règne 1511-1526), qui cherchait à
faire cause commune avec les Ottomans contre les Portugais, fit par
exemple en sorte que des logements fussent construits à La Mecque
pour les pèlerins indiens nécessiteux et finança entièrement le
transport des pauvres. Un autre souverain du Gujarat, le sultan
Mahmûd II, affecta les revenus de certains villages de sa principauté
à un fonds destiné à la Ville sainte et à la construction de divers
édifices religieux à La Mecque. Les dirigeants du Bengale, ainsi que
d’autres régions, suivirent son exemple.
Les relations tumultueuses entre La Mecque et les Hindis ne
furent pas sans conséquence pour les habitants indiens de la ville.
Être financièrement dépendants de l’Inde plutôt que de l’Égypte et de
la Turquie n’était pas du goût des Mecquois. En raison de la présence
accrue de la Compagnie britannique des Indes orientales dans l’océan
Indien, les pèlerins indiens étaient convoyés jusqu’à leur destination
par des navires marchands britanniques, ce qui réduisait
considérablement les impôts prélevés par le chérif sur les itinéraires
terrestres et les moyens que la Porte octroyait à ce dernier. Les
Mecquois n’avaient par ailleurs guère d’égards pour des Indiens –
qu’ils fussent riches ou pauvres – auxquels ils reprochaient leur
manque de générosité. Et ces derniers étaient absolument sans
défense, car contrairement aux Turcs qui ne représentaient pourtant
que cinq pour cent de la population de la ville, les Indiens n’avaient
pas d’armée qui les protégeait. Pire, ils étaient pris pour cibles à la
fois par les Arabes et par les Turcs. Seuls les Malais et les Indonésiens,
qui constituaient environ cinq pour cent de la population et étaient
appelés les « Jawi », étaient encore moins bien traités. Le terme
même de « Hindi » était connoté négativement.
C’est dans ce contexte que Sikandar Bégum (1838-1901) se rendit
à La Mecque alors que le chérif Abd Allâh était encore au pouvoir.
Fougueuse, indépendante et raffinée, la bégum était la souveraine
héréditaire de l’État princier de Bhopal, la deuxième principauté
anglo-indienne la plus vaste du sous-continent. Sikandar Bégum ne se
conformait jamais au purdah, était formée aux arts martiaux et
conduisait même occasionnellement ses troupes au combat. Cette
femme immensément riche était dotée d’un sens des affaires et d’une
intelligence hors du commun 11.
Elle hérita de sa mère les rênes du pouvoir de Bhopal et compta
parmi les quatre femmes qui dirigèrent l’État. Une femme monarque
n’avait rien d’une curiosité sur la scène mondiale à l’époque où
Victoria occupait le trône du Royaume-Uni. Je suis toujours frappé
par la ressemblance entre la bégum et la femme qui fut proclamée en
1876 impératrice des Indes. Sur les photographies, Sikandar Bégum
paraît aussi difficile à distraire que la reine Victoria, et tout aussi
corpulente. La bégum manifestait une loyauté indéfectible vis-à-vis de
la Grande-Bretagne et fit notamment le choix controversé de
s’engager aux côtés du Raj pendant la première guerre
d’indépendance indienne, que l’on appelle également la « révolte
indienne de 1857 ». Elle désavoua les dignitaires religieux de son
territoire qui souhaitaient conférer au soulèvement la qualité de
djihad. Cette décision lui attira sans aucun doute, à elle et à ses
descendants, les bonnes grâces des Britanniques et la plaça dans une
position privilégiée pour recevoir des récompenses, y compris sous
forme d’insignes et de lettres accolées à son nom. Ainsi que le relata
le London Illustrated News en 1863 12, Sikandar Bégum KSI fut, à
l’exception de la reine Victoria, la seule femme membre de l’ordre de
l’Étoile d’Inde. Tout cela participait de la pompe et du cérémonial qui
régnaient à l’apogée du Raj britannique, lorsque les règles de
préséance ordonnaient avec subtilité les rangs des chefs d’État indiens
et trouvaient leur expression dans le nombre de coups de canon tirés
en l’honneur de chacun des dirigeants. L’étiquette, la déférence et le
protocole compliqué, la courtoisie des Britanniques, tout cela
masquait en fait le manque d’indépendance et d’autonomie des
souverains indigènes.
En effectuant le hajj, la bégum s’inscrivait dans une tradition qui
remontait à l’empereur Babur et qui voyait les femmes de la noblesse
indienne aller à La Mecque accompagnées de leur suite. Elle y avait
été précédée par Gulbadan Bégum, fille de Babur et tante de
l’empereur Akbar. Cette dernière était venue à La Mecque en 1575
escortée d’une suite comptant plusieurs centaines de personnes et
composée, à l’exception des domestiques, presque exclusivement de
femmes. Tous restèrent à La Mecque, accomplirent plusieurs fois le
hajj et rentrèrent sept ans plus tard, en 1582. En 1660, la reine
douairière de Bijapur conduisit un autre cortège de femmes à la Ville
sainte. Les princesses et les femmes nobles du Deccan se rendirent
régulièrement à La Mecque tout au long du XVIIe siècle. La bégum
marchait ainsi dans les pas des femmes indiennes indépendantes,
raffinées et excessivement riches, qui étaient parties sans leur mari et
avaient surmonté tous les périls et les dangers de leurs voyages.
La bégum arriva à Djedda en janvier 1864 avec une cargaison de
présents qu’elle prévoyait de distribuer à La Mecque. En tant que
souveraine d’un État indien, elle escomptait être reçue selon le
protocole attaché à sa qualité. Pourtant, les Arabes et les Turcs la
traitèrent de manière épouvantable. Le chérif Abd Allâh ne prit pas
même la peine de l’accueillir ni d’aller à sa rencontre mais n’attendait
pas moins d’elle qu’elle vienne le saluer et suive son protocole.
Parallèlement, sa fortune, affichée, attira tel un aimant les voleurs et
brigands de la région, tant arabes que turcs, qui s’en prirent à ses
bagages dès que son navire se mit à quai à Djedda. Le pacha de la
ville lui manqua lui aussi d’égards et exigea des impôts ridiculement
élevés. Sa caravane de 80 chameaux fut attaquée à de multiples
reprises par des voleurs entre Djedda et La Mecque. À La Mecque, le
logement qu’elle allait occuper et qu’elle avait réservé fut loué à
quelqu’un d’autre sous ses yeux. Bref, la Ville sainte humilia de toutes
les manières possibles la digne souveraine d’Inde.
Elle réagit à chaque affront par des lettres qu’elle envoyait au
chérif et aux responsables turcs. Le récit de sa visite à La Mecque,
rédigé en ourdou et publié dans deux versions – une pour elle, une
pour la reine Victoria qui fit l’objet d’une traduction anglaise en
1870 –, est constitué en grande partie de ces lettres et des réponses
qu’elle reçut. Un des incidents rapportés dans The Princess’s
Pilgrimage (Le pèlerinage de la princesse) reflète parfaitement la
teneur des relations entre Mecquois et Hindis.
À son arrivée à La Mecque, la bégum suivit l’usage et alla
directement à la Mosquée sacrée. Après s’être acquittée des rituels,
elle marcha jusqu’à son domicile accompagnée de son assistant
personnel, Mawlâwî Abd al-Qayyûm (le titre mawlâwî indique qu’il
s’agissait d’un érudit religieux), et d’un dignitaire turc, Jafir Effendi.
Quatre esclaves du chérif de La Mecque prirent soudain en chasse le
mawlâwî, l’acculèrent contre un mur et se mirent à le frapper :

Le mawlâwî s’écria d’une voix forte, « Voyez, madame ! Un des


esclaves du chérif me frappe ignominieusement ». Je dis à
l’homme, « Bhai [frère], pourquoi frappes-tu le mawlâwî qui est
avec moi ? » Il répondit : « Vous devez aller à la maison de notre
chérif et manger le dîner qu’il vous a préparé. » Je rétorquai : « Le
chérif ne m’a pas invitée ; je reviendrai quand j’aurai fait mon
offrande. » Je m’apprêtai à continuer mon chemin lorsqu’un
esclave qui était avec Jafir Effendi, un homme très grand et fort,
dégaina son épée et attaqua le mawlâwî. Ce dernier m’appela
comme il l’avait fait précédemment et je me plaignis auprès de
l’homme qui l’agressait en lui disant que le mawlâwî ne faisait que
suivre mes ordres et qu’il me menait à mon domicile. L’esclave
répondit : « Le festin de mon maître le chérif, qui lui a coûté
5 000 roupies, est en train de se gâter et son argent est gaspillé. »
Jafir Effendi dit alors, « Votre Altesse ferait mieux d’aller chez le
chérif, sous peine de le mettre très en colère, et je peux vous
assurer que sa colère n’est pas plaisante 13. »

La bégum dut obtempérer. Mais une fois arrivée, elle ne trouva


pas de chérif pour l’accueillir, seulement une table dressée pour le
dîner. « La chère consistait en quelque cinq cents mets arabes,
certains salés, d’autres sucrés. Ils me dirent : “Mangez votre repas.” Je
refusai en expliquant que je n’avais pas d’invitation. » La bégum fut
néanmoins contrainte de s’asseoir et de manger la nourriture froide et
insipide. Elle resta ensuite pour la nuit. Le matin suivant, elle
découvrit à son réveil qu’« un tapis, somptueusement brodé au fil
d’or, avait été étendu 14 » devant sa chambre. Comme la plupart des
nobles indiens, la bégum était très friande du paan, une préparation à
base de feuilles de bétel contenant des noix d’arec, de la chaux
éteinte et des épices. Mâcher du paan nécessite toutefois d’avoir un
crachoir sous la main. Craignant d’abîmer le tapis, la bégum demanda
qu’on le range. Avant que la tâche ne fût accomplie, Jafir Effendi
arriva avec vingt-cinq plateaux chargés de victuailles.
« J’ai pris son repas hier soir, déclara la bégum, pourquoi
m’envoie-t-il d’autres plats ce matin ? Ce n’est pas la coutume de
régaler un hôte après le premier jour. » Il affirma : « La coutume dans
notre pays veut qu’on apporte aux voyageurs deux repas par jour
pendant trois jours. » Elle objecta : « Comment puis-je prendre ce
repas sans en avoir été informée et sans aucune invitation du
chérif ? » Il dit : « Vous devez l’accepter ; il est exclu de le renvoyer,
car vous mécontenteriez vivement le chérif. » Ce à quoi elle répondit :
« Si le chérif prévoit de me faire festoyer pendant trois jours
conformément à l’étiquette de ce pays, qu’il le fasse quand le navire
transportant toute ma suite sera là. Je suis arrivée ici seulement
accompagnée de vingt à vingt-cinq personnes et le chérif m’a servi
suffisamment de nourriture pour cent à deux cents individus. À qui
puis-je la distribuer ? Car enfin, c’est dilapider les réjouissances du
chérif. » Les Turcs qui apportaient les plats s’irritèrent violemment et
dirent : « Vous désobéissez aux ordres du chérif et vous montrez
irrespectueuse envers lui 15. »
Cette fois encore, la bégum dut accepter la nourriture qu’on
continua de lui servir toute la journée. Le lendemain, des soldats
armés et en uniforme firent irruption au petit matin. Ils s’emparèrent
du tapis brodé du chérif, donnèrent des coups de bâton aux suivantes
de la bégum, mirent sens dessus dessous la cuisine et menacèrent la
bégum.
On ne sera pas surpris d’apprendre que la bégum n’avait pas une
haute opinion ni du chérif ni de la ville. Elle trouvait La Mecque
« sauvage » et hostile, ses habitants hypocrites. Les hommes et les
femmes de La Mecque « sont des bons à rien ». « Ils ne manquent de
rien, écrivit-elle, mais ils n’en sont pas moins mesquins et envieux ; ce
n’est une honte pour personne de mendier ; quelle que soit leur
extraction, jeunes et vieux, hommes et femmes, garçons et filles de
tous âges, tous sont plus ou moins des mendiants. Quoi que vous leur
donniez, ils ne sont jamais satisfaits. Même quand ils sont payés pour
faire leur travail, ils ne font rien de manière satisfaisante et exigent
d’être payés avant que leur travail ne soit achevé. De leur côté, les
employeurs trichent autant qu’ils le peuvent 16. » Tous, « nobles et
plébéiens », réclament « obstinément et violemment des
“bakchichs” ».
« À La Mecque, les gens ne savent ni chanter ni danser », écrivait
la bégum, qui encourageait dans sa cour la pratique de la poésie, du
chant, de la danse, des arts et d’une culture raffinée. Elle n’aimait pas
non plus la tendance qu’avaient les Mecquoises à siffler, ce qui en
disait peut-être plus long sur ses propres préjugés que sur les
Mecquoises. « Durant les mariages, les dames entonnent des
chansons humoristiques et dansent, mais elles le font si mal qu’on ne
prend pas le moindre plaisir à les écouter ou à les regarder et qu’on
en ressent au contraire même un léger dégoût 17. » Elle était encore
plus révoltée par la fréquence à laquelle les Mecquoises se mariaient.
Il n’était pas rare pour elles d’enchaîner jusqu’à dix mariages :
« [C]elles qui n’ont été mariées que deux fois sont une minorité. Si
une femme trouve son mari vieillissant, ou s’il advient qu’un autre
suscite son admiration, elle va voir le chérif, et après avoir réglé la
question avec lui, elle se défait de son mari et en prend un autre,
peut-être jeune, séduisant et riche. De sorte qu’un mariage tient
rarement plus de deux ans. » 18 La bégum, qui était veuve, ne
présentait pas ce penchant, même si elle ne porta pas le deuil toute sa
vie comme son homologue, la reine Victoria, certainement la plus
célèbre veuve endeuillée de l’histoire. Presque toutes les mauvaises
dispositions « qui ont été extirpées d’Inde, concluait la bégum, se
trouvent à La Mecque 19 », qui abritait plus d’individus originaires de
Delhi, observait-elle, que toute autre ville hors de l’Inde. Mais ces
derniers étaient traités sans égards et n’étaient pas craints. Elle fut
témoin de nombreux incidents durant lesquels des Bédouins s’en
prenaient violemment à des pèlerins indiens.
La Mecque était peut-être « sauvage », « morne » et
« répugnante », ainsi que le suggérait la bégum 20, mais elle était aussi
relativement sûre. La vie à l’extérieur de la ville était précaire et
risquée. Se rendre de La Mecque à Médine pour les pèlerinages était
alors aussi dangereux qu’à l’époque des qarmates au Xe siècle. La
bégum prit la sage décision de ne pas aller à Médine, avançant une
longue liste de raisons, parmi lesquelles le fait que « les routes étaient
très mauvaises », qu’elle « avait très peu de troupes », que « les
Bédouins exigeaient des bakchichs à toutes les étapes » et que « les
autorités locales ne se démenaient pas pour protéger les pèlerins 21 ».
Les Mecquois eux-mêmes cherchaient à décourager les pèlerins de
partir pour Médine, mais la piété et la ferveur de ces individus, qui
venaient pour beaucoup d’entre eux de contrées lointaines, étaient
telles qu’ils insistaient bien souvent pour entreprendre le périlleux
voyage. Le chérif s’efforçait, dans la mesure du possible, d’assurer la
protection des caravanes de pèlerins qui quittaient La Mecque.
Les dangers liés au voyage de La Mecque à Médine furent
parfaitement décrits par le hâfiz Ahmad Hassan, qui effectua le hajj
quelques années après la bégum Sikandar. Le hâfiz fut au nombre de
ceux qui décidèrent de suivre la très ancienne tradition qui consistait
à visiter la ville du Prophète après un séjour dans la « Maison de
Dieu ». Le hâfiz (personne qui connaît le Coran par cœur), un
représentant du nabab de Tonk au Rajasthan, se rendit en 1871 à
La Mecque avec un détachement de 150 hommes. Comme la bégum,
il était, lui aussi, fidèle à la couronne britannique. Ainsi que le
suggère le titre de son ouvrage, Pilgrimage to the Caaba and Charing
Cross (Pèlerinage à la Kaaba et à Charing Cross), son pèlerinage
s’acheva à Londres, mais, contrairement à la bégum, il réussit à se lier
d’amitié avec le chérif, qui accepta de lui fournir une escorte jusqu’à
Médine.
Le hâfiz jugea que le chérif Abd Allâh était « un gentleman
extrêmement raffiné » et « un homme ayant fière allure 22 ». Le hâfiz
n’en partageait pas moins l’aversion de la bégum pour les Mecquois.
Il affirmait que la plupart d’entre eux étaient ignorants, incultes et
avides. « Les habitants adorent porter des habits de soie et de laine
aux couleurs gaies et voyantes », écrivit-il. « Les pièces vestimentaires
sont produites par les manufactures d’Angleterre et de France, mais
les ignorants croient qu’elles sont toutes confectionnées à Istanbul et
ils ne se laisseront pas convaincre qu’elles proviennent d’autres pays
bien qu’elles portent le nom du fabricant et du lieu où elles ont été
réalisées 23. » Il s’agit là d’un exemple intéressant de la convergence
des pratiques internationales. C’est évidemment le textile indien qui
changea le visage, ou plutôt les sous-vêtements de l’Europe. Et
pourtant, les nouvelles modes et les produits exotiques qui arrivèrent
en Europe après l’ouverture des Amériques et de l’océan Indien
étaient souvent perçus comme ayant un style turc, comme étant,
quelle que fût leur véritable origine, des produits provenant des
terres ottomanes. C’est ainsi que la dinde reçut son nom anglais :
turkey ! La bégum et le hâfiz estimaient tous deux que les Bédouins,
tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la ville, étaient de « violents
pillards » rustres et antipathiques, ce qui n’étonne guère étant donné
le traitement qui leur fut réservé.
Tandis qu’il préparait son voyage à Médine, le hâfiz découvrit que
de nombreux conducteurs de chameaux de La Mecque étaient de
mèche avec les voleurs et les bandits bédouins. Ils menaient les
pèlerins directement dans des traquenards où ceux-ci étaient
massacrés. Le chérif lui promit une escorte composée de dix
chameliers de confiance bien armés et d’un groupe d’esclaves, « des
hommes solides et vigoureux sur lesquels il pouvait compter ». Le
jour suivant, « une dizaine de pauvres hères laids, disgracieux,
difformes et à l’apparence particulièrement vilaine, qui portaient de
longs vêtements amples taillés dans de vieilles nappes ou assemblés à
partir de bandes de tapis élimés, me furent présentés par le chérif. Ils
étaient armés de lourds mousquets à silex et de dagues et semblaient
complètement esseulés et désespérés 24 ». Le hâfiz les prit pour des
voleurs, mais on lui assura qu’il s’agissait bien de son escorte. Même
après avoir rassemblé une garde solide, « tout à fait capable de régler
son compte à n’importe quel groupe de pillards bédouins », le hâfiz
pensait encore être insuffisamment protégé. Il chercha donc ailleurs
des moyens de renforcer sa sécurité.
Non loin de la Mosquée sacrée, le hâfiz rencontra un homme
décrit par les Indiens de la ville comme le cheikh al-Haram, « le
prince des voleurs et des brigands ». Haram est un terme ourdou
signifiant « bâtards » et dont je soupçonne qu’il fut utilisé par les
Hindis pour désigner tous les Bédouins. « On dit, nota le hâfiz, qu’il
appartient à la plus noble des tribus de bandits et que son influence
serait telle que sa simple présence dans notre caravane suffirait à
nous préserver de toute attaque 25. » Le hâfiz eut la bonne idée
d’engager le vieillissant cheikh al-Haram avant de se mettre en route
avec sa suite.
Malgré toutes ces précautions, la caravane du hâfiz fut néanmoins
attaquée dès la première nuit. Certains de ses chameaux furent volés
et quelques-uns de ses compagnons agressés. Le lendemain, ils
rencontrèrent une autre caravane qui avait été assaillie et dont
plusieurs membres avaient été grièvement blessés. « J’ai moi-même
vu un homme, écrivit le hâfiz, originaire du Cachemire, à la peau
claire et bien bâti. Ses sourcils et ses joues avaient été affreusement
tailladés par les bandits. » La tactique de prédilection des voleurs
était de prendre les pèlerins à revers pour leur crever les yeux et
balafrer leurs joues avec leurs dagues. « Le cas du Cachemirien me
paraissait sans espoir tellement les entailles sur son visage et ses yeux
étaient profondes. » Il y eut un autre incident bouleversant : « Un
membre du groupe, un gentleman turc, avait perdu la raison après
que cinq de ses compagnons eurent été enlevés avec leurs chameaux
par les brigands tandis qu’ils dormaient. Les malheureux avaient été
emmenés dans un lieu isolé et impitoyablement massacrés 26. »
Les Bédouins continuèrent de lancer des raids contre la caravane
du hâfiz. En dépit de la vigilance du cheikh al-Haram, qui n’hésitait
pas à se montrer et qui interpellait régulièrement les Bédouins,
plusieurs membres du groupe du hâfiz, en particulier les individus
âgés et faibles en queue de peloton, se faisaient attraper et
sauvagement abattre. Certes, mais sans le cheikh al-Haram, c’est
toute la caravane qui aurait péri.
Les pèlerins n’étaient pas les seuls qui se faisaient malmener et
détrousser de manière systématique à La Mecque et au-delà, dans le
Hedjaz. La ville semblait en proie à la xénophobie et fut le théâtre
d’une campagne insensée contre les Juifs et les chrétiens. Comme il
n’y avait aucun non-musulman à La Mecque, ses habitants allèrent à
Djedda pour laisser libre cours à leur colère. On y recensa de
nombreuses agressions contre les chrétiens, le plus souvent préparées
et perpétrées par les Mecquois. L’antagonisme entre Arabes et
Européens était devenu une constante dans la vie du port, qui
culmina avec l’assassinat du consul français.
À La Mecque, la xénophobie contraignit le chérif Abd Allâh à
accepter une réorganisation municipale qui réduisit son autonomie et
rendit pratiquement impossible l’application de la loi. Les Arabes
refusaient d’être jugés par les Turcs et d’être soumis au modernisme
de la loi ottomane, dont ils estimaient qu’elle allait à l’encontre de la
charia, la loi islamique. Les Arabes ne purent dès lors plus être jugés
que par le chérif, sauf lorsque l’affaire exigeait que le procès fût pris
en charge par le tribunal de la charia de la ville. Les Turcs étaient
jugés par le walî ou par des juges turcs. Les Indiens et les autres
nationalités représentées à La Mecque faisaient appel à leurs propres
juristes. L’usage selon lequel les Bédouins et les Mecquois de
naissance ne pouvaient être jugés que par le chérif avait toutefois ses
limites. Un homme jugé par le chérif pouvait ainsi être arrêté ou
libéré par le walî, et inversement. En d’autres termes, la confusion
régnait.
Le successeur d’Abd Allâh, le chérif Hussayn ibn Muhammad ibn
Awn, devint la victime du courroux des Mecquois. Hussayn succéda à
son frère en 1877 et poursuivit sa politique. Homme modéré et
libéral, Hussayn pensait que l’influence grandissante des puissances
européennes sur la région du Hedjaz ne pouvait être ignorée. Aux
yeux des Mecquois cependant, il s’agissait d’une collaboration avec
les chrétiens, un acte de trahison.
On dispose de deux brèves descriptions du chérif Hussayn
s’attachant à son apparence et à ses manières. La première est signée
John F. T. Keane, un aventurier anglo-indien qui vécut à La Mecque
pendant six mois en 1877-1878. Né dans l’Inde de Kipling, fils d’un
chanoine de la cathédrale anglicane de Calcutta, il s’enfuit de chez lui
alors qu’il était encore enfant pour prendre la mer. Keane manifestait
tous les stéréotypes et l’attention aux détails caractéristiques des
administrateurs blancs de l’époque du Raj. Il parlait parfaitement
ourdou et était tellement à l’aise avec les musulmans indiens que la
couleur de sa peau et son accent anglais n’attiraient pas l’attention à
La Mecque, de nombreux habitants pensant probablement qu’il était
cachemirien. Il accompagna à La Mecque un prince indien qui
accomplissait le hajj en grande pompe. Keane explora librement la
ville. S’il la trouva surpeuplée, il fut également fasciné par sa
diversité ethnique, dont il recensa méticuleusement la répartition. Ce
réflexe classificatoire était emblématique des habitudes de l’Inde
britannique, une région codifiée, délimitée et gouvernée à la manière
d’un État ethnographique. Cette pratique ingénieuse qui consistait à
pallier l’ignorance des réalités locales par leur description, les
Britanniques la mirent au point en Inde et l’exportèrent ensuite
partout où ils allèrent. Keane nota que, outre les Indiens, les Arabes
et les Turcs, qui représentaient l’essentiel de sa population,
La Mecque comptait également de petits groupes d’Africains, de
Persans et de natifs du Maghreb ainsi que des Syriens, des Tatars et
des Bédouins. Parmi les autres minorités notables figuraient les
Chinois, les Russes et « des sauvages venant de Dieu sait où 27 ». Pour
Keane, La Mecque était un lieu passionnant et il était possible d’y
prendre du bon temps à condition de savoir où chercher les
distractions.
Keane se tournait à cet effet vers une Anglaise qui vivait à
La Mecque depuis vingt ans et dont il avait appris l’existence par un
barbier hindi chez lequel il allait régulièrement. Keane l’appelait
« Lady Venus » (née Macintosh, Devon) et eut plusieurs rendez-vous
secrets avec elle durant son séjour dans la Ville sainte. Il se plaisait à
imaginer que cette femme entièrement voilée avait été enlevée et
forcée à se convertir à l’islam, ce qui n’étonne guère de la part d’un
homme qui avait vécu une vie d’« aventures trépidantes » et qui avait
rêvé de secourir des demoiselles en détresse. Il est plus probable
qu’elle fut faite prisonnière lors du siège de Lucknow pendant la
révolte de 1857 et ajoutée au harem de l’un des rebelles. Une fois la
rébellion écrasée, les Britanniques mirent à prix la tête de cet homme
et, conformément à l’ancienne tradition moghole, ce dernier alla
chercher refuge à La Mecque pour se mettre hors de portée du Raj.
Son mari était ensuite décédé et, bien qu’elle se sentit un peu seule,
elle était satisfaite de sa situation.
Keane découvrit le chérif Hussayn à Arafat au cours du hajj qu’il
effectuait par simple curiosité. Le chérif arriva durant la cérémonie
sur un cheval gris acier, « vêtu du costume des cheikhs bédouins, une
cape bleu clair et dorée autour des épaules et la robe de soie
ordinaire des Bédouins retenue sur la tête par une bande de laine de
chameau 28 », ainsi que le décrivit l’observateur ethnographique
qu’était Keane. On disait du chérif qu’il était « un homme menu, sec,
bien fait, d’une taille inférieure à la moyenne ; son teint pouvait être
considéré comme très sombre, même pour un Bédouin, presque noir.
Il a[vait] une petite tête ronde et allongée et, malgré l’intelligence et
la perspicacité qui se dégageaient de son visage, cette physionomie
particulière qui vous fait dire de quelqu’un qu’il a le visage d’un singe.
Sa barbe et sa moustache [étaient] courtes et broussailleuses 29 ».
Keane s’amusa également à deviner l’âge du chérif : « Je lui donnerais
moins de quarante ans. Difficile toutefois d’évaluer son âge
précisément, il pourrait avoir entre vingt-cinq et quarante ans, ou
plus s’il recourt à des produits de régénération des cheveux comme le
font de nombreux Mecquois 30. » Il nous livra par ailleurs une
observation qui ne manque pas de sel : le chérif « utilisait une selle
anglaise et effectuait donc le grand pèlerinage installé sur une peau
de porc, heureux et inconscient ! L’âme de ce porc, où qu’elle soit, doit
grogner des alléluias triomphants 31 ».
Le tableau que dresse Keane tranche nettement avec celui de
Charles Doughty (1843-1926), le second Anglais qui rencontra le
chérif Hussayn. Excentrique, poète, géologue et globe-trotter,
Doughty méritait autant le qualificatif de fanatique religieux que
n’importe qui alors dans la Ville sainte. Il errait en quête d’aventure
dans le Hedjaz dans les années 1870, habillé comme « un Syrien de
condition modeste » et se faisait appeler « Khalil ». Il se joignit à la
caravane du hajj en provenance de Syrie et voyagea à l’arrière avec
des chiites persans sur lesquels les Bédouins sunnites crachaient
lorsqu’ils les voyaient passer. Le chérif Hussayn était, selon lui, « un
homme au visage agréable, aux yeux vifs et au comportement
altruiste », qui s’exprimait d’une « voix douce et enjouée ». Doughty
n’avait aucun doute sur son âge : à peu près 45 ans. Contrairement à
Keane, qui ne l’aperçut que de loin, Doughty eut le privilège d’une
entrevue avec le chérif, qu’il relata dans son style fleuri
caractéristique inspiré de la Bible du roi Jacques :

Assis, il offrait l’image d’un personnage viril, de grande taille,


au teint brun, à la large poitrine et aux membres longs. Le chérif
était, à la manière des habitants des villes ottomanes, vêtu d’un
long jubba bleu taillé dans une étoffe de laine claire. Il était
installé dans son divan, le port altier […] avec une expression de
sobre aménité ; et fumait le tabac à la pipe comme les « vieux
Turcs ». Un simple bol en terre était disposé devant lui sur une
soucoupe : sa tige de jasmin blanc avait presque la longueur d’une
lance – Il leva les yeux, satisfait, et me reçut avec une gravité
bienveillante 32.
Peu après cette rencontre, le chérif fut brutalement assassiné à
Djedda. Doughty retraça précisément les faits dans un compte rendu
noyé dans l’index de ses Travels in Arabia Deserta (Voyages dans les
déserts d’Arabie) :

Le chérif Hussayn fut poignardé dans les entrailles par un


individu déguisé en derviche persan le 14 mars 1880, à six heures
et demie du matin, au moment où il entrait dans Djedda. Le
prince blessé fut transporté dans la maison de son agent ; dans
l’heure qui suivit, ne s’inquiétant pas outre mesure, il dédramatisa
la douleur et fit parvenir des nouvelles rassurantes de son état aux
puissants de la région et à sa famille à Stamboul. Mais une
hémorragie intestinale forma un caillot, et Hussayn, qui survécut
à la nuit, était agonisant au lever du jour ; il décéda paisiblement
à dix heures dans les bras de ses médecins. L’assassin, qui avait été
soustrait par les gens d’armes à la fureur du peuple, fut jeté en
prison, mais on ignore tout de son interrogatoire. Il se murmurait
néanmoins parmi les officiers ottomans que le chérif avait été
assassiné parce qu’il était favorable aux Anglais 33 !

Le chérif Abd al-Muttalib fit son retour pour un troisième règne


plus court encore que les précédents. La ville était alors en proie au
choléra, nota Keane. Le pèlerinage avait en effet inondé La Mecque
de carcasses d’animaux sacrifiés, dont les cadavres pourrissaient dans
son enceinte et ses environs. Une épidémie se déclara et se propagea
rapidement dans toute la ville. D’après Keane, soixante-trois
personnes périrent le premier jour. Les habitants bravèrent cependant
le danger pour aller acclamer l’arrivée à La Mecque du chérif Abd al-
Muttalib, sans nul doute impressionnés par sa détermination et son
grand âge. Mais ils étaient attirés par autre chose encore. Peut-être
par son instinct de survie, ou le fait qu’il incarne le maintien des
traditions. Quoi que ce fût, les Mecquois percevaient désormais chez
lui une qualité mystérieuse et ils se rassemblèrent autour de lui
comme s’il était leur dernier espoir. Ses actes excentriques et parfois
cruels ne firent que consolider sa réputation. Il annula diverses
licences commerciales octroyées par ses prédécesseurs pour les
vendre aux enchères. Il fit arrêter trois individus respectables et
innocents en pleine nuit, simplement parce qu’il concevait des
soupçons à leur endroit, et les fit fouetter devant la Mosquée sacrée
jusqu’à ce que deux d’entre eux meurent. C’était aux yeux des
Mecquois une démonstration de la puissance et de l’autonomie de la
ville. Il fit démolir un palais érigé par un de ses parents parce qu’il
faisait face à sa propre demeure. Des Bédouins qui s’étaient plaints
auprès du walî de sa cruauté furent attaqués et plusieurs d’entre eux
brutalement tués. Cet acte contribua, lui aussi, à asseoir sa
réputation, auprès des Mecquois mais également auprès des tribus
bédouines.
On aurait dit que La Mecque avait à nouveau basculé dans la
folie. Mais au bout d’un an, le gouvernement du vieil homme devint
intolérable même à ses plus ardents admirateurs. Des pétitions
secrètes lancées contre lui principalement par des membres de sa
propre famille et du clan du chérif furent soumises au sultan, qui
ordonna son remplacement en novembre 1881. Sa fuite devait à tout
prix être empêchée, car Istanbul craignait de le voir fédérer les
nombreux habitants de la ville qui continuaient de le vénérer pour se
retourner contre les Turcs. Le walî fit cerner l’habitation du chérif au
milieu de la nuit ; des canons postés sur une colline à proximité
étaient braqués sur la maison. Plusieurs chefs de factions avaient
discrètement préparé leurs hommes et bloquaient toutes les issues.
Au lever du soleil, l’édit d’Istanbul ordonnant la destitution du chérif
fut lu à haute voix et il fut fait prisonnier. Il fut autorisé à passer le
reste de sa vie près de La Mecque, à Mina, où il mourut en
janvier 1886.
Toute la Ville sainte assista à ses funérailles, les indigènes et les
Bédouins pleurant comme s’ils avaient perdu un parent proche. Ce
qui, d’une certaine façon, était le cas. La longue lignée des chérifs
était presque arrivée à son terme. La Mecque ne tarderait pas à
accueillir un nouveau groupe de dirigeants. La ville que les chérifs
avaient conduite, celle dont ils avaient si souvent incarné le caractère
et l’histoire, n’était plus l’espace clos, le lieu interdit qu’elle avait
longtemps été. Elle était désormais ouverte sur le reste du monde.
Le colonialisme européen était aux portes du Hedjaz. Doughty
avait été précédé et serait suivi d’une succession de voyageurs au
service des puissances européennes. Certains d’entre eux s’étaient
convertis à l’islam, d’autres le feignirent simplement et vinrent
déguisés en Arabes. La fascinante ville fermée aux non-musulmans
était appelée à prendre une importance croissante dans les intrigues
fomentées par les puissances européennes qui comptaient sous leur
coupe un nombre grandissant de musulmans à travers le monde.
Leurs agents et leurs aventuriers publieraient quantité de récits de
leurs séjours dans la Ville sainte. Qu’ils fussent écrits pour satisfaire
l’appétit du public ou pour remplir les archives de sociétés savantes,
tous ces comptes rendus eurent des conséquences politiques sur la
manière dont La Mecque, l’islam et les musulmans étaient perçus
dans les capitales occidentales, là où le sort de l’Arabie allait bientôt
se décider. La Mecque continuerait de voir la fortune tourner au gré
des intérêts de ceux qui détiendraient le pouvoir. En s’ouvrant au
monde, La Mecque l’attira à elle. Et le monde vint par des moyens et
dans des proportions qui avaient été inimaginables sous le règne des
chérifs. La disparition du chérif Abd al-Muttalib semblait avoir sonné
la fin d’une ère dans l’histoire de la ville.
CHAPITRE IX

Visiteurs occidentaux et tenues


arabes

Une photographie panoramique de La Mecque prise en 1880


depuis le fort sur le mont Abû Qubays donne à voir la ville dans toute
sa splendeur traditionnelle. L’élément central en est la Kaaba au cœur
de l’esplanade de la Mosquée sacrée. Le sanctuaire est encadré par
des maisons comptant jusqu’à cinq étages, munies de moucharabiehs
– ces grillages en bois obturant les fenêtres –, orientées vers
l’extérieur avec des cours intérieures et élégamment disséminées sur
les collines aiguës qui se dressent autour du haram. On distingue
nettement à l’intérieur de ce dernier des structures en forme de dôme
conçues pour chacune des quatre écoles de pensée (hanafisme,
malikisme, chaféisme et hanbalisme) ainsi que la bibliothèque du
haram et l’horloge utilisée pour déterminer l’horaire des prières. La
ville est dans un triste état : les maisons adjacentes au fort d’Abû
Qubays sont laissées à l’abandon ou tombent en ruine et on n’aperçoit
que peu de gens dans la Mosquée sacrée. Les photographies des
grandes prières congrégationnelles du vendredi autour de la Kaaba
montrent que les lieux étaient loin d’être encombrés. Cela n’est pas
surprenant, car la population de la ville fluctuait énormément sous
l’effet des bouleversements politiques et des exodes réguliers qu’ils
suscitaient. Durant les dernières décennies du XIXe siècle, la
population de La Mecque était tombée en dessous de
40 000 habitants. Elle n’allait augmenter que lentement au cours des
décennies suivantes pour atteindre 60 000, soit considérablement
moins que les 150 000 qu’elle comptait dans les siècles précédents.
Le cliché fait partie d’une immense collection (qui en contient
environ 36 000), les Albums de Yildiz 1. Les albums, qui comprennent
certaines des premières photographies prises de la Ville sainte,
constituaient une commande de l’amateur d’opéra qu’était le sultan
ottoman Abdülhamid II (règne 1876-1909). Ce dernier se passionnait
également pour la menuiserie, comme en témoignent ses meubles
qu’il fabriqua lui-même et que je pus admirer lors d’une récente visite
au palais de Dolmabahçe à Istanbul. Désireux de retracer l’intégralité
du voyage entrepris par les pèlerins qui partaient d’Istanbul pour se
rendre à La Mecque en passant par le Liban, le sultan chargea des
officiers militaires de photographier des édifices, des écoles, des
châteaux, des forts, des casernes, des bâtiments gouvernementaux
ainsi que La Mecque et la Kaaba. Les photographies montrent les
routes que les caravanes de pèlerins empruntaient, les villages et les
villes qu’ils visitaient, les pensions dans lesquelles ils logeaient, des
sites naturels, culturels et militaires remarquables à Beyrouth,
Médine ou La Mecque, ainsi que les lieux dédiés aux rituels du hajj
(Arafat, Mina, Muzdalifa).
Tout un chacun pouvait acheter de tels clichés de la ville et de la
Mosquée sacrée dans les bazars de La Mecque. On trouvait également
dans les librairies des cartes postales du hajj, certaines avec des vues
d’Arafat et de Mina, d’autres donnant à voir la lapidation des diables
ou les caravanes royales surre. Les librairies de la Ville sainte
proposaient presque exclusivement des livres imprimés en Égypte.
Les ouvrages mis en vente étaient essentiellement de nature
théologique, avec des commentaires du Coran et de la vie du
Prophète, mais également des essais de droit canonique, des travaux
calligraphiques, des poèmes et de la littérature arabes. Les Mille et
Une Nuits 2 étaient disponibles partout et jouissaient d’une grande
popularité. Les Séances de Al-Harîrî 3 étaient alors un autre best-seller.
Ce texte du XIe siècle contient cinquante « rencontres » : des histoires
courtes qui illustrent toutes une morale particulière sont
accompagnées de proverbes, d’expressions et d’extraits connus de
poèmes classiques prononcés par les personnages mis en scène. Les
Mecquois les plus instruits mémorisaient à l’époque partiellement ou
entièrement ce recueil. On pouvait alors également se procurer
quelques œuvres d’écrivains locaux, parmi lesquelles les Six Discours
du cheikh Haqqî, un texte prisé qui fut imprimé au Caire en 1882.
L’avertissement qu’y formulait le cheikh contre l’incroyance promue
par la culture moderne faisait écho à l’opinion qui prévalait à
La Mecque. La culture occidentale, écrivait-il, avait placé « sur toutes
les marchandises utilisées par les hommes des images de créatures
vivantes, si bien qu’il n’exist[ait] plus guère de maison, de magasin,
de marché, de bains, de forteresse ou de navire dépourvus d’images ».
Il y voyait la marque du diable et des « choses qui conduis[ai]ent en
enfer 4 ».
Les livres sur les sciences ou les arts, même ceux écrits par des
musulmans, survivaient rarement aux foudres du censeur. Les
libraires vendaient par ailleurs deux journaux locaux. Al-Qibla, la
gazette officielle, commença à paraître en 1885 lorsque Osman Nuri
Pacha, le walî ottoman, dota la ville d’une presse typographique.
L’autre journal était un hebdomadaire intitulé Hedjaz, qui était
constitué de quatre feuilles de papier et rédigé pour moitié en turc
(puis transcrit en écriture arabe), pour moitié en arabe. Ces deux
publications locales ne relayaient qu’exceptionnellement des
informations sur le monde extérieur.
Les photographies, les livres et les journaux étaient autant de
signes annonciateurs de l’avènement des communications modernes
dans la Ville sainte. Un nouvel âge débutait et un nouveau chérif
voulut s’inscrire dans cette ère naissante. Awn al-Rafîq, fils du chérif
Muhammad ibn Awn, avait 50 ans lorsqu’il accéda au pouvoir en
1882, après la mort du chérif Abd al-Muttalib. À la surprise de ses
sujets, une de ses premières actions fut de se faire photographier.
Après tout, si le sultan en avait fait sa passion, le chérif pouvait bien
se prêter lui aussi à l’exercice.
La photographie figure en annexe de Mekka in the Later Part of the
19th Century (La Mecque dans la dernière partie du XIXe siècle),
ouvrage d’un orientaliste néerlandais très respecté, Christiaan Snouck
Hurgronje (1857-1936) 5. Au moment où le hajj et La Mecque étaient
immortalisés en 1880, Hurgronje recevait son doctorat à l’université
de Leyde pour une thèse sur « Les festivités de La Mecque ». Le
gouvernement néerlandais régnait sur une vaste population
musulmane ; ses Compagnies des Indes orientales s’étendaient alors
notamment sur ce qui est aujourd’hui le pays musulman le plus
peuplé au monde, l’Indonésie. En quête d’un agent qualifié pour
étudier le problème des indigènes rebelles, celles-ci élurent
Hurgronje, un spécialiste de l’Islam maîtrisant l’arabe. Ce dernier
partit pour l’Arabie aux frais du gouvernement néerlandais. L’argent
transitait cependant par l’Institut royal de linguistique et
d’anthropologie selon une pratique classique mettant en lumière le
lien qui unissait la « recherche scientifique », le « travail de
renseignement » et les « opérations secrètes », un lien qui irrigue
l’histoire du colonialisme occidental en général et que l’on retrouve
dans les tentatives de pénétration dans la ville interdite de
La Mecque.
Hurgronje s’installa pendant plusieurs mois au consulat
néerlandais de Djedda pour nouer de précieux contacts avant de se
rendre à La Mecque, où il demeura six mois en 1884-1885. Il prit un
nom musulman, Abd al-Gaffar, et envisagea d’effectuer le hajj. Son
expulsion de la Ville sainte par le walî ottoman contraria toutefois ce
projet. L’histoire de son départ rappelle fortement celles d’Indiana
Jones. La célèbre fiction hollywoodienne mettant en scène le
personnage de Dr Jones, à la fois archéologue, aventurier et agent
secret, relève d’une certaine nostalgie pour une forme de cinéma
qu’elle copie allègrement. Au-delà de l’esbroufe qu’elle déploie, cette
production cinématographique recèle une part d’authenticité dans sa
représentation des liens qui existaient à la fin du XIXe siècle entre la
quête de savoir et d’artefacts anciens et les aspirations impérialistes.
Les mésaventures de Hurgronje résultèrent, pour leur part, de la
malveillance du vice-consul français de Djedda. Deux scientifiques,
l’un allemand, l’autre français, étaient tombés en Arabie du Sud sur
une fascinante inscription lapidaire. Très peu de temps après, le
Français fut assassiné. Se posa alors la question du rapatriement de
ses possessions, et notamment de l’énigmatique inscription qui était
restée à Djedda. Hurgronje traduisait à l’époque pour le vice-consul
français, qui ne maîtrisait ni le turc ni l’arabe, la correspondance qui
lui était destinée. C’est dans ce contexte que ce dernier soupçonna
Hurgronje de chercher à s’approprier pour le compte de l’Allemagne
l’artefact en question, la pierre de Tayma. Il l’en accusa ouvertement
dans un article qui parut dans un journal français et attira ainsi
l’attention des autorités turques et mecquoises. Hurgronje avait
jusque-là été considéré et accepté comme un intellectuel qui s’était
converti à l’islam. L’article donna à penser à tous ceux qui avaient
croisé son chemin qu’il s’était servi d’eux, qu’il les avait trahis et
menés en bateau. Hurgronje fut immédiatement déclaré persona non
grata. Bien qu’il fût ultérieurement disculpé par les autorités turques
de tout méfait dans cette affaire, il ne chercha plus jamais à revenir
en Arabie. Il multiplia les arguments philosophiques et philologiques
pour maintenir l’ambiguïté sur la raison et la nature véritables de sa
« conversion » tout en faisant cependant savoir sans équivoque qu’elle
n’avait pas été sincère.
Durant son séjour à La Mecque, la liberté totale dont jouissait
Hurgronje et la confiance des habitants lui permirent de découvrir
comment ces derniers enseignaient et apprenaient, comment ils
parlaient des sujets politiques et de la foi dans les mosquées, sur les
divans, dans les cafés et les salons. Il épousa une Mecquoise et passa
beaucoup de temps à étudier en détail la vie quotidienne des
habitants. Quand on lui donna l’ordre de partir, il laissa sa femme
derrière lui. Comme tout anthropologue ou agent qui se respecte,
Hurgronje avait besoin d’un informateur fiable pouvant jouer le rôle
d’un assistant de recherche. Son épouse lui fut à ce titre certainement
d’une aide précieuse, comme le fut également un jeune étudiant
javanais qui cherchait désespérément à obtenir dans son pays natal
un poste dans l’administration néerlandaise. Hurgronje, qui pouvait
l’aider à le décrocher, constata qu’il s’acquittait de toutes les missions
et qu’il ne ménageait pas ses efforts pour satisfaire le programme de
recherche de son employeur. On ne sait pas ce qu’il advint d’eux après
le départ de Hurgronje.
La brusque expulsion du Néerlandais ne nuisit en rien à sa
carrière. Il devint conseiller de son gouvernement dans les Indes
orientales. Le principal conseil qu’il donna fut étonnamment similaire
au contenu du rapport tristement célèbre sur l’éducation que Thomas
Babington Macaulay, alors gouverneur colonial et historien, avait
remis en 1835 aux Britanniques en Inde. Macaulay y prônait la mise
en œuvre d’une éducation occidentale pour créer une classe
d’indigènes dociles façonnée sur le modèle du Raj et capable de gérer
l’empire en son nom. Selon Hurgronje, une éducation occidentale
devait permettre de court-circuiter l’éducation religieuse islamique et
d’installer au pouvoir des élites locales obéissantes qui serviraient et
préserveraient les intérêts de l’empire. Une fois rentré aux Pays-Bas,
Hurgronje devint un éminent universitaire et contribua à
l’instauration des sciences islamiques comme discipline moderne.
Les photographies de La Mecque qu’amassa Hurgronje véhiculent
un certain charme impérial. Divisé en trois parties, « Vues de
La Mecque », « Une galerie des habitants de La Mecque » et « Portraits
de pèlerins », son livre comprend des clichés magnifiques et
remarquables. Une photographie panoramique, bien plus nette que
celle figurant dans les Albums de Yildiz, donne à voir une ville bien
aménagée et nichée au creux d’une vallée, entre les montagnes, avec
de belles habitations uniformément réparties autour de la Mosquée
sacrée. Les Mecquois, pour la plupart assis et vêtus de la robe
traditionnelle, avaient l’air sérieux et élégants. Les pèlerins, en
groupes et dans leurs costumes nationaux, semblaient fatigués mais
heureux d’être photographiés.
La collection comprend un cliché du chérif Awn al-Rafîq se tenant
debout et regardant au loin. Il a le teint foncé, une moustache
raffinée et une petite barbe. Il a manifestement abandonné l’immense
turban et la tenue dorée de ses prédécesseurs pour les troquer contre
un petit turban blanc quelconque et une robe noire richement brodée
maintenue par un shash, un foulard noir pâle bordé de blanc. Une
grande étoile est suspendue au bouton de cette robe. Lorsqu’il
voyageait, le chérif était habillé plus simplement encore, souvent à la
manière d’un Bédouin. Il avait pour principe de ne jamais parler de
politique en public. Ce choix, que les Mecquois trouvaient étrange,
répondait à la volonté du chérif de détourner l’attention des agents
turcs et de dissimuler la haine vivace que lui inspirait le joug
ottoman. Il ne bénéficiait par ailleurs pas du soutien du walî turc,
Osman Pacha, dont le portrait figure dans l’album de Hurgronje. On y
voit le pacha vêtu d’une robe similaire à celle du chérif mais coiffé
d’un fez plutôt que d’un turban. La barbe fournie et le visage austère,
il se tient sur un tapis, une main fermement posée sur l’épée qu’il
porte à la taille. Énergique et compétent, il avait été nommé en même
temps que le chérif. Les deux hommes semblaient s’épier avec
circonspection et laissaient à penser que la situation n’allait pas
tarder à s’envenimer.
Tous deux disposaient d’attributions administratives comparables
et s’affrontaient fréquemment. Osman Pacha chercha et parvint à
réduire le pouvoir du chérif grâce à sa mainmise sur les droits de
douane de Djedda. La part du chérif ne fut plus dès lors versée sous
la forme d’un droit mais d’un salaire. Le pacha payait directement les
gardes du chérif et prit le contrôle de l’administration de la justice, ne
permettant plus au chérif de traiter que les affaires qui concernaient
soit sa famille et son clan, soit les Mecquois indigènes. Le walî prit
également en main les travaux publics dans la Ville sainte. Il améliora
l’approvisionnement en eau, fit réparer l’aqueduc de Zubayda et
construire un nouveau bureau gouvernemental, de nouvelles casernes
et des corps de garde. Il empiétait franchement sur le territoire du
chérif, qui vit dans ces actes un affront à son rang et à sa dignité. Awn
al-Rafîq ne permettrait pas que son autorité fût davantage érodée et
estima qu’il était temps de prendre des mesures fermes contre le walî.
Le chérif décida de suivre l’exemple du Prophète Mahomet. Il
profita d’une hijra imminente, un mouvement de migration de
La Mecque à Médine, pour se glisser discrètement à la faveur de la
nuit hors de la ville avec sa famille et la plupart des juristes, érudits,
nobles et marchands de La Mecque. Le matin suivant, les Turcs se
retrouvèrent seuls, à l’exception des pèlerins et des visiteurs. Les
maisons étaient majoritairement vides et fermées à clé. Sur certaines
figuraient des affiches : « Entrée au paradis, sans pot-de-vin, pour qui
débarrasse La Mecque de son maudit walî corrompu. »
Une fois à Médine, le chérif écrivit lettre après lettre au sultan
pour se plaindre des excès d’Osman Pacha. Istanbul finit par lui
donner raison et renvoya le walî en 1886. Le chérif et ses fidèles
rentrèrent triomphalement à La Mecque. On érigea devant son palais
une nouvelle pierre dans laquelle on grava en grandes lettres :
« Bureau du noble émir et de son glorieux gouvernement. » Les walîs
se succédèrent et le chérif réussit à les tenir à distance et/ou à les
faire remplacer. Seuls ceux qui fermaient les yeux sur ses affaires ou
qui se laissaient soudoyer pouvaient conserver leur poste.
Après la mort d’Awn al-Rafîq en 1905, le pouvoir revint à son
neveu, Ali ibn Abd Allâh ibn Muhammad ibn Awn. Celui-ci devint
chérif sur la recommandation d’Ahmad Ratib Pacha, alors walî de
La Mecque. Les deux hommes étaient amis ; ils s’admiraient
mutuellement et surent gérer conjointement la ville pendant quatre
ans. Mais une révolution grondait à Istanbul. Il était devenu
manifeste que le vieillissant et vacillant Empire ottoman vivait ses
dernières heures. Sa bureaucratie centralisée, la répression de toute
opposition, l’espionnage obsessionnel de ses citoyens et la perte de
territoires et de prestige débouchaient logiquement sur des troubles
et une rébellion qui secouaient l’empire entier. À Istanbul était en
train de s’imposer la conviction que la pénétration économique des
puissances étrangères ne pourrait être contrée que par la dissolution
de l’empire. Les Jeunes-Turcs, leaders d’un mouvement de réforme,
faisaient campagne contre le sultan Abdülhamid II et pour un
gouvernement parlementaire sous leur contrôle. Le succès de leur
mouvement conféra une certaine symétrie au règne d’Abdülhamid II.
Ce dernier était devenu sultan quand son frère avait été destitué, et
c’est un autre frère qui lui succéda lorsqu’il fut renversé à son tour en
1909. Il y avait toutefois une différence de taille : lorsque Mehmet V
devint sultan, il n’était guère qu’un symbole sans réels pouvoirs en
raison de la nouvelle constitution turque proclamée à la fin de l’année
1908. Ahmad Ratib Pacha, le walî de La Mecque, était considéré par
les Jeunes-Turcs comme indéfectiblement loyal à l’ancien régime et
fut donc destitué. Quand le chérif Ali connut le même sort, il chercha
refuge auprès des Britanniques en Égypte.
Ces derniers étaient devenus la première force du pays lorsqu’ils
avaient, en 1875, acquis au nez et à la barbe des Français les parts
que détenait le khédive dans le canal de Suez. Il fallut des décennies
au Royaume-Uni et à la France pour parvenir à s’entendre sur le
statut du pays. S’il ne fut jamais formellement une colonie, la
concrétisation de l’« Entente cordiale » entérina la reconnaissance par
la France et le Royaume-Uni de l’appartenance de l’Égypte à la sphère
d’influence britannique ainsi que de la domination française au
Maroc, en Algérie et en Tunisie. Pour les Égyptiens, le résultat était le
même : leurs vies dépendaient d’une « direction » étrangère. Il était
prévu que le chérif Ali fût remplacé par Abd Allâh, frère d’Awn al-
Rafîq, lequel était aussi vieux et malade que la Sublime Porte elle-
même. Ravi de cette nomination, Abd Allâh décida de se rendre sur la
tombe de son fils pour lui faire ses adieux. Tandis qu’il priait devant
la pierre tombale, il eut une grave attaque et mourut sur-le-champ.
La nouvelle de sa mort raviva à La Mecque les anciennes rivalités
entre les deux branches du clan du chérif, le Dhawî Zayd et le Dhawî
Awn. Le Dhawî Zayd désigna Ali Haydar, petit-fils de Ghâlib, comme
son candidat. Haydar était un homme cultivé et modéré qui abhorrait
la violence et avait passé le plus clair de sa vie à Istanbul. Bien que
grandement respecté par les Ottomans qui lui accordaient toute leur
confiance, il était généralement considéré par les Mecquois comme
probritannique, d’autant plus qu’il était marié à une Anglaise.
Hussayn, le candidat du Dhawî Awn, avait lui aussi longtemps vécu
(près de quinze ans) à la cour du sultan à Istanbul. Égocentrique,
acariâtre et adepte des manœuvres politiciennes, il déjoua avec
facilité les plans d’un Haydar trop doux, obtint le soutien de la Porte
et devint en 1908 chérif de La Mecque, le dernier qui régnerait sur la
ville.
Le chérif Hussayn prit les rênes du pouvoir au moment où était
inaugurée la voie de chemin de fer traversant le Hedjaz, qui allait
révolutionner le pèlerinage. Le train de Damas à Médine et de
Médine à La Mecque était sur le point de remplacer la caravane
syrienne. Pour les Ottomans, le projet présentait un avantage
supplémentaire : il s’agissait d’un moyen commode et bon marché de
ravitailler et de renforcer leurs garnisons dans le Hedjaz. Ils
présentèrent le projet non pas comme une opération impérialiste
mais comme une entreprise islamique, un service rendu aux pèlerins
pour les conduire à leur destination spirituelle, Médine et La Mecque.
La ligne de chemin de fer fut financée par le biais des waqfs, des
donations faites à des œuvres d’utilité publique. Le sultan
Abdülhamid II réunit les fonds provenant de l’ensemble du monde
musulman en promettant en contrepartie que la voie ferrée serait
construite par des ouvriers et avec des matériaux issus exclusivement
de pays musulmans. Et à l’exception d’un ingénieur allemand ainsi
que des rails et des voitures provenant d’Europe, il tint parole.
L’essentiel du travail fut accompli par l’armée turque ; le reste fut
réalisé par des ouvriers égyptiens et indiens. Au bout de huit ans de
dur labeur, le premier tronçon, celui reliant Damas à Médine, était
achevé. Pour le prix modique d’un billet de troisième classe, soit
3 livres sterling et 10 shillings, les pèlerins pouvaient désormais
parcourir plus de 1 500 kilomètres dans un certain confort et une
relative sécurité.
À bord du train inaugurant la ligne entre Damas et Médine se
trouvait Arthur J. B. Wavell, un soldat de 25 ans du régiment gallois.
Wavell était le dernier des explorateurs-espions en date à rejoindre
La Mecque. Il avait fait ses classes au Royal Military College, à
Sandhurst, avait déjà combattu dans la Guerre des Boers et travaillé
pour le compte des services de renseignements britanniques lors de
ses voyages en Afrique du Sud (Swaziland, Tongaland et certaines
parties du Zoulouland) et plus tard en Afrique de l’Est, quand il s’était
rendu à Mombasa. Wavell était un des nombreux espions
britanniques parcourant l’Arabie pour recueillir des informations. Les
Britanniques manifestaient un intérêt prononcé pour la région, que ce
fût dans le dessein de prendre pied dans les terres saintes
musulmanes ou de saper l’Empire ottoman. Ils s’intéressaient de
façon générale au Moyen-Orient en tant que maillon vital de leur
chaîne de communication et en tant que lien avec l’Inde. Galvanisés
par l’incursion de Napoléon en Égypte et par l’ouverture du canal de
Suez, ils amplifièrent leurs efforts dans la région : au Koweït, en Perse
et dans les territoires sous contrôle des cheikhs autour du golfe
Persique. Ce qui se passait à Istanbul et à La Mecque importait en
définitive autant aux Britanniques qu’aux autorités néerlandaises, car
ils régnaient sur une vaste population musulmane qui s’étendait sur
l’ensemble du sous-continent indien et dans les États malais.
Les Britanniques financèrent également les pérégrinations de John
Lewis Burckhardt. Ce dernier fut suivi par le plus illustre des Anglais
qui se rendirent à La Mecque : Sir Richard Burton. Burton arriva dans
la Ville sainte en 1853, à 32 ans, après avoir travaillé pendant sept
ans pour la Compagnie des Indes orientales comme soldat en Inde
(dans la province de Sind), où il fit ses armes en tant qu’espion. Sa
décision d’aller à La Mecque et d’effectuer le hajj était un choix
judicieux pour sa carrière. L’objet du voyage, avait-il expliqué à ses
soutiens de la Royal Geographical Society, était de faire progresser les
connaissances scientifiques et de fournir à la Compagnie des Indes
orientales de précieuses informations sur les routes commerciales
arabes. Particulièrement doué pour les langues, Burton se travestit et
troqua le déguisement perse qu’il avait adopté jusqu’alors contre
l’apparence d’un Afghan lorsqu’il mesura l’hostilité que rencontraient
les pèlerins chiites. Il n’eut cependant pas grand-chose à ajouter aux
descriptions qu’avait faites Burckhardt de La Mecque, si peu même
qu’il se contenta de citer ce que ce dernier avait écrit. Burton n’en
incarna pas moins l’aventurier victorien dans toute sa splendeur.
Après son départ de La Mecque, il accompagna John Hanning Speke
dans une expédition dont l’objectif était de remonter aux sources du
Nil. Toujours entêté et belliqueux, ses manières donnaient
fréquemment lieu à des querelles et Burton estimait que ses exploits
n’étaient pas reconnus à leur juste valeur. Il se détourna de
l’exploration pour se consacrer à la traduction, au premier rang
desquelles celle des Mille et Une Nuits. Lorsqu’il se rendit compte que
le public britannique se passionnait moins pour les anciens contes
évoquant Shéhérazade que pour le contenu grivois de ses notes de
bas de page, il leur livra toute la mesure de l’exotisme oriental avec
sa traduction de La Prairie parfumée 6, un choix tout indiqué tant le
laxisme et les appétits sexuels des Mecquois avaient été un sujet
récurrent des nombreux récits de voyageurs.
Eldon Rutter fut probablement un des autres espions qui
écumèrent la région. Il accomplit le hajj en 1925 et fit un des comptes
rendus les plus complets et les plus détaillés de la vie à La Mecque.
L’originalité de son récit en deux volumes réside dans le fait qu’il était
arrivé par le sud et non par le nord comme tous ceux qui l’y avaient
précédé.
Ces visiteurs anglais non musulmans parlaient un arabe excellent.
Nombre d’entre eux possédaient une connaissance approfondie de
l’islam et de ses coutumes, et entrèrent dans la ville affublés de
tenues arabes et de pseudonymes musulmans. Burton utilisa divers
déguisements ; Wavell disposait d’un passeport turc acquis au marché
noir et s’était adjoint les services de deux compagnons de voyage, un
certain Masaudi, originaire de Mombasa, qui parlait swahili, et
Abd al-Wahîd, un Arabe d’Alep qui avait vécu à Berlin ; Rutter devint
Syrien et prit le nom de Salâh al-Dîn. Les Britanniques n’étaient en
aucun cas les seuls à parrainer de tels visiteurs. Outre les Néerlandais
et Hurgronje, les Français étaient également de la partie, eux dont les
colonies comptaient un nombre croissant de populations musulmanes
en Afrique centrale ainsi qu’en Afrique du Nord et de l’Ouest. Dix ans
après le passage de Hurgronje, les Français envoyèrent Gervais
Courtellemont en mission secrète dans la Ville sainte. Le mystère qui
entourait La Mecque rendait plus redoutable encore le défi auquel
étaient confrontés ces explorateurs et ces espions. La discrétion était
impérative dans une ville interdite aux non-musulmans.
Courtellemont, de son propre aveu, semble avoir enfreint ce principe
en manifestant un manque de tact et une maladresse qui dépassent
l’imagination. Son compagnon de voyage, Ali, dut régulièrement le
sortir d’un mauvais pas et amadouer les autorités. En dépit de ses
mésaventures, Courtellemont fut un photographe de talent et, à une
époque qui semble dominée par le besoin de prendre des
photographies, il réalisa une série de clichés remarquables de
La Mecque.
Wavell fut le premier qui n’eut pas à endurer de lourdes privations
lors de son voyage. Après être arrivé à Médine par la ligne ferroviaire
du Hedjaz, il gagna La Mecque, où il séjourna plusieurs mois.
Pendant le hajj de 1908, il tomba sur le campement du chérif
Hussayn. Il était, écrivit-il, érigé

sur une plate-forme artificiellement surélevée [et] comprenait


quatre grands chapiteaux et de nombreuses tentes plus petites.
Les troupes étaient alignées pour former un passage et empêcher
les badauds d’approcher. Des fanfares défilaient dans l’espace
ainsi créé. Les divers notables présents arrivaient les uns après les
autres avec leurs escortes et étaient reçus par le chérif installé sur
une estrade à l’extrémité du plus grand chapiteau. [Après le
départ des notables, le chérif organisa] une sorte de réception à
laquelle pouvait assister quiconque le souhaitait […]. Bien que
sensible à la dignité de sa charge, il s’efforce de raviver les
anciennes traditions du Prophète et des premiers califes, qui se
rendaient accessibles à tout un chacun et mettaient en pratique
les principes d’égalité et de fraternité prônés par le Coran 7.

À La Mecque même, Wavell découvrit que les cartes postales que


l’on trouvait alors dans les librairies ne montraient pas toutes
d’innocentes scènes de la vie urbaine et du hajj. Dans la petite rue
menant à l’entrée principale du haram, on lui présenta quelques
cartes qu’il « n’[était], du moins en Angleterre, pas conseillé d’utiliser
pour la correspondance ». Pensant qu’il était intéressé par des
illustrations plus coquines, le propriétaire des lieux, un Mecquois de
naissance, le conduisit dans « un obscur recoin à l’arrière de sa
boutique et sortit un album d’images dont il n’est pas nécessaire de
préciser plus avant la nature 8 ». La clientèle des librairies était
presque exclusivement composée d’étrangers, de pèlerins et de
visiteurs comme Wavell, les Mecquois n’étant pour leur part guère
attirés par la lecture.
Le seul livre que la plupart des Mecquois lisaient était le Coran.
Une personne instruite dans la Ville sainte était quelqu’un qui avait
mémorisé le Coran et qui pouvait élégamment en retranscrire les
versets. Cela explique que l’éducation des enfants fût concentrée sur
l’art de la récitation et de la calligraphie. Ces derniers étaient envoyés
dès l’âge de 3 ou 4 ans dans les écoles coraniques traditionnelles, les
kuttâbs, où la mémoire était considérée comme la seule faculté
humaine d’importance. Les élèves étaient traités durement et les
enseignants les plus sadiques étaient tenus dans la plus haute estime.
Le journaliste et critique social saoudien Ahmad Suba’i (1905-1984)
fut emmené par son père au kuttâb de la ruelle al-Chîch, près du
quartier de Mudda. « Monsieur, dit son père à l’enseignant, la chair et
les tendons sont pour vous, les os pour nous. Monsieur, vous avez le
droit de casser ses os, nous les réparerons 9. » Suba’i explique ainsi
dans son autobiographie intitulée My Days in Mecca (Quand je vivais
à La Mecque) que les enseignants ne faisaient preuve ni de tolérance
ni de gentillesse envers les enfants dont ils s’occupaient. Ils « nous
punissaient régulièrement en nous battant généreusement au moyen
d’une falaqa, un long bâton muni à son extrémité d’une corde avec
des nœuds – une pratique qui faisait partie intégrante du système des
kuttâbs 10 ». Les enfants devaient rester assis toute la journée et
apprendre par cœur chacun des versets du Coran sans aucune pause.
Au bout de trois ans, il passa du Coran à la première des grammaires
arabes, puis aux œuvres et biographies de poètes célèbres.
Suba’i, le premier historien moderne de l’Arabie saoudite, grandit
à La Mecque à l’époque du chérif Hussayn. Comme tous les enfants
de la Ville sainte, il fut soumis à une discipline draconienne. Les
enfants devaient suivre scrupuleusement les règles vestimentaires en
vigueur et impérativement porter en public un turban serré par un
aqâl (un bandeau), une ceinture autour de la robe et des chaussures
traditionnelles. Ils devaient manifester le plus grand respect pour
leurs aînés, en particulier pour leur père. Lorsqu’il était assis face à
son père, Suba’i devait se tenir d’une manière qui témoignait le plus
profond respect et la plus nette soumission. Il n’avait pas le droit de
prononcer le moindre mot en sa présence. Toute infraction à cette
règle était suivie d’une correction sévère. Les sanctions étaient
fréquentes et normales : « [Q]ue je fusse coupable ou innocent, je me
faisais battre 11. » Il fut témoin de tant de cruauté dans cette ville,
envers les humains mais aussi envers les animaux et les ânes en
particulier, qu’il en fut traumatisé et qu’il finit par se rebeller. À
l’adolescence, il voulut désespérément lire autre chose que le Coran
ou des ouvrages de grammaire et de théologie. Mais les lectures
étaient rares dans la Ville sainte pour un jeune garçon à l’esprit
curieux. Il lut des histoires mettant en scène des soufis et des djinns
ainsi que des livres scientifiques d’une qualité douteuse qui portaient
des titres tels que La Beauté des fleurs, Les Merveilles du monde ou
encore Mystères de la mer. « Il me fallut apprendre tous les détails sur
les sept niveaux de la terre et les différentes populations de djinns qui
les peuplaient. Je lus également des textes sur les sources du Nil et
sur le fait qu’il trouvait son origine au paradis 12. »
Malgré son anti-intellectualisme, la Ville sainte attirait nombre
d’étudiants internationaux, principalement d’Inde, d’Afrique et d’Asie
du Sud-Est. Ces derniers ne se rendaient pas dans les kuttâbs mais
étudiaient sous la direction d’éminents érudits et juristes. L’endroit le
plus prestigieux pour apprendre et enseigner était la Mosquée sacrée,
où les professeurs se disputaient les étudiants. Des espaces y étaient
réservés aux enseignants les plus réputés. Les cours étaient dispensés
entre les prières, en journée, mais aussi durant la nuit, entre les
prières du soir et les prières nocturnes. Ils étaient gratuits et
quiconque âgé de 16 à 60 ans pouvait y assister. Ces cours
s’appuyaient sur les commentaires classiques et les livres de loi
islamique mais aussi et surtout sur un ouvrage intitulé Revivification
des sciences de la foi rédigé par un théologien et juriste du XIIe siècle,
l’imâm Abû Hâmid al-Ghazâlî (1058-1111) 13. Bien qu’al-Ghazâlî fût
un philosophe, la philosophie elle-même était interdite. Les idées et
les travaux de l’école rationaliste de la pensée islamique, les
mutazilites, qui étaient considérés comme des hérétiques et comparés
à des païens ignorants, étaient strictement proscrits. D’après les
professeurs, tout ce que les étudiants avaient besoin de savoir, c’était
que « les mutazilites étaient de stupides têtes de mule qui mesuraient
la vérité à l’aune de la raison humaine, terrible superstition 14 ».
Les professeurs devaient passer un examen avant de pouvoir
enseigner et recevoir un salaire. Les candidats potentiels postulaient
auprès du cheikh des oulémas, qui était généralement nommé par le
gouvernement. Après avoir été convaincu par des érudits connus, et
parfois même par un pot-de-vin, que le candidat présentait les
qualités requises, le cheikh appelait le candidat. L’examen avait
habituellement lieu l’après-midi, à un endroit précis de la Mosquée
sacrée, et en public. Le cheikh et ses assistants étaient assis en cercle
autour du candidat, et derrière eux étaient installés les amis et le
reste du public. Un petit groupe de professeurs suivait à distance la
procédure. L’examen consistait en une unique question : le candidat
devait faire un commentaire de la basmallâh (« Au nom de Dieu »), la
formule prononcée avant toute lecture d’un verset du Coran ou avant
toute action. L’exégèse permettait aux examinateurs de juger de la
connaissance du candidat de la langue et de la grammaire arabes, de
la logique et de la théologie, des commentaires classiques du Coran et
des textes canoniques de la loi islamique, et, partant, de sa capacité à
rendre des jugements sur des questions relatives à la foi.
La compétition entre savants et professeurs était féroce. Ceux qui
appartenaient à l’école de pensée chaféite et avaient été formés à
l’université al-Azhar au Caire jouissaient de la plus grande
considération. Les érudits d’Inde et d’Asie du Sud-Est étaient moins
réputés et ne pouvaient le plus souvent pas officier dans la Mosquée
sacrée. Ils faisaient cours chez eux, pour l’essentiel à des étudiants de
leur propre milieu, et vivotaient grâce aux dons de fondations pieuses
financées par des princes indiens. Il n’était pas rare qu’un érudit en
dénonce un autre, parfois d’une école de pensée différente, ou rédige
des tracts condamnant certaines pratiques. Les différends étaient
fréquents entre les cheikhs des groupes de soufis, qui s’accusaient
mutuellement de s’adonner à des pratiques mystiques non islamiques.
Hurgronje relate un de ces incidents qui mit aux prises un érudit et le
cheikh des oulémas. L’érudit en question, fils d’un copte converti, fit
circuler parmi ses disciples un traité plaidant contre le tabagisme et
suggérant qu’il s’agissait d’une pratique non islamique. Le cheikh des
oulémas, qui appréciait sa chicha, riposta immédiatement. « Si fumer
du tabac était impie, expliqua-t-il, les fumeurs, soit pratiquement tous
les Mecquois, étaient donc, du fait de leur impiété, inaptes à être
témoins durant les mariages, de sorte que la plupart des mariages
mecquois n’étaient pas valides. » 15 L’assertion initiale ne pouvait donc
être qu’erronée, absurde et en fait elle-même non islamique. Ces
querelles étaient souvent résolues par l’invocation de coutumes et de
l’orthodoxie plutôt que par des arguments. Et elles pouvaient aboutir
à la censure ou à l’autodafé des livres incriminés, voire à
l’emprisonnement de leurs auteurs, qui étaient alors accusés
d’hérésie.
Étant donné l’importance dévolue à la récitation et à la
mémorisation du Coran, ceux qui le récitaient étaient naturellement
tenus en haute estime. Ils ne se considéraient pas comme des
intellectuels mais comme des artistes, à la manière des chanteurs
d’opéra, et exigeaient des rémunérations élevées pendant les
rassemblements tant formels qu’informels. De manière générale,
comme c’est également le cas de certains chanteurs d’opéra, ils
étaient souvent vaniteux et jaloux de leurs concurrents. Lorsque le
cachet leur semblait trop faible, ils réalisaient délibérément une
prestation imparfaite, ce qui ne manquait pas, bien entendu, de
mécontenter l’audience.
Quand ils ne lisaient et n’écoutaient pas le Coran, qu’ils ne
s’occupaient pas des pèlerins pendant la saison du hajj, les hommes
n’avaient pas grand-chose à faire. Une journée typique à La Mecque
était pour le moins paisible pour l’habitant de sexe masculin. Le
Mecquois moyen se réveillait une heure et demie avant le lever du
soleil au son de l’âdhân, l’appel du muezzin à la prière du matin. Il
faisait ensuite sa toilette et ses ablutions dans un petit cabinet en
pierre avant de courir au haram, une brindille faisant office de brosse
à dents, le miswak, coincée dans la bouche (encore largement utilisé
de nos jours, le miswak est fabriqué à partir d’un arbuste, l’arak :
l’extrémité de la pousse est mâchée pour séparer les fibres qui
frottent les dents, la sève de la branche fonctionnant comme
dentifrice). Après la prière du matin, il rentrait chez lui pour le petit-
déjeuner, qui était généralement constitué de pain, d’un bol de
haricots, d’œufs et de plusieurs verres de thé sucré. Le repas terminé,
il discutait pendant quelques heures de questions domestiques tout
en fumant la chicha. Puis, il se rendait au bazar pour acheter de la
viande et des légumes ainsi que d’autres provisions pour le
lendemain. Une fois la corvée de la journée accomplie, il allait
s’asseoir dans le mogo’od, son lieu de réunion favori, habituellement
une petite pièce située au rez-de-chaussée ou sur une plate-forme
surélevée dans le hall d’entrée, où il recevait ses amis et ses hôtes
pour se divertir et fumer encore la chicha jusqu’au moment où
retentirait l’appel à la prière du midi. Après la prière, le Mecquois se
reposait ou dormait jusqu’à l’Asr, la prière de l’après-midi. Le
principal repas de la journée était normalement composé de riz
bouilli avec des lentilles, d’un ragoût de mouton ou de chèvre
agrémenté de quelques tomates et oignons, et d’un plat de légumes,
généralement de la courge, des épinards ou de l’aubergine bouillis.
Un peu de repos et une petite sieste avant le coucher du soleil. Puis,
après la prière du soir, il était l’heure de sortir dans la fraîcheur du
crépuscule pour bavarder et fumer la chicha.
On comprend que la plupart des Mecquois ne voulaient pas voir le
monde extérieur interférer avec leur existence idyllique. La ligne
ferroviaire du Hedjaz était ainsi perçue comme une nuisance et une
intrusion attirant une attention non sollicitée sur la Ville sainte. Le
chérif Hussayn avait un autre sujet de préoccupation : il voyait le
train comme une menace directe susceptible d’amener plus
facilement et plus rapidement l’armée turque à La Mecque. Pour ses
alliés bédouins, le chemin de fer représentait une perte de revenus :
les pèlerins ne devant plus traverser leur territoire, ils ne pouvaient
donc plus prélever d’impôts ni les déposséder aisément de leurs biens.
Chérif, habitants et Bédouins arabes étaient ainsi tous fermement
opposés à la réalisation du projet.
Le consensus était qu’il fallait empêcher l’extension de la ligne de
Médine à La Mecque. Heureusement pour les Mecquois, la Turquie
était alors empêtrée dans la Première Guerre mondiale, ce qui avait
éteint la passion ottomane pour le train. Dans le jeu des alliances
internationales éphémères, celui-là même qui avait accompagné le
lent déclin des Ottomans, ces derniers avaient choisi d’entrer en
guerre aux côtés de l’Allemagne. Le chérif Hussayn était confronté à
un choix difficile : soutenir la Turquie dans cette épreuve décisive et
gagner sa reconnaissance ou chercher la liberté pour La Mecque et les
Arabes par une révolte ouverte. Si le sultan Mehmet V n’était qu’un
fantoche, il n’en demeurait pas moins théoriquement un calife,
successeur du Prophète et chef de file des fidèles. Sa dernière action
notable fut de déclarer le djihad contre les forces alliées alignées
contre l’Allemagne et son allié turc. La déclaration visait à pousser les
sujets musulmans de la France, de la Grande-Bretagne et des Pays-
Bas à se soulever contre leurs maîtres impérialistes.
L’appel au djihad aurait eu un impact plus grand s’il avait
bénéficié de l’appui de La Mecque. Le chérif Hussayn reçut de
nombreux messages d’Istanbul l’engageant, en tant que souverain de
la principale ville sainte de l’islam et chef religieux des musulmans, à
reprendre à son compte cet appel au djihad. Les Turcs estimaient que
tous les musulmans avaient le devoir religieux de les rejoindre dans
leur lutte contre les « infidèles » européens. Le chérif donna des
réponses enthousiastes : il était avec la Turquie par la pensée, écrivit-
il, il priait pour son succès, l’assurait de sa bénédiction. Mais la
situation sur le terrain lui interdisait de déclarer publiquement le
djihad, ce que le sultan dans son infinie sagesse savait fort bien. La
mer Rouge était sous la domination des Britanniques, qui pouvaient
en bloquer les ports et affamer La Mecque et les habitants du Hedjaz.
Ses mains étaient liées. Le chérif communiquait en fait secrètement
avec les Britanniques, qui briguaient son soutien contre les Turcs. Il
était également en contact avec des groupes clandestins au Moyen-
Orient, en particulier le mouvement « Union » en Mésopotamie et le
mouvement « Liberté » en Syrie, qui prônaient la rébellion ouverte
contre les Turcs. Il se plaisait à imaginer La Mecque en cité État
indépendante et se rêvait roi d’Arabie.
Le chérif redoutait toutefois les conséquences désastreuses
qu’aurait l’échec d’une révolte ouverte. Il était par ailleurs convaincu,
à raison, que la Grande-Bretagne et la France avaient des vues sur
d’autres territoires de la région, comme l’Irak, le Liban et la Syrie. S’il
voulait empêcher la colonisation de terres arabes, il devrait donc, au
moins dans un premier temps, prendre le parti de la Turquie. Si la
guerre se soldait cependant par la victoire de la Grande-Bretagne et
de la France, il craignait que ces territoires arabes ne connaissent le
même sort que la Turquie.
Il décida de donner aux Britanniques suffisamment de raisons
d’espérer son ralliement et délégua des émissaires auprès des
souverains arabes de la région pour sonder leur disposition à se
révolter. Elle était univoque. Il continua néanmoins de tergiverser. Si
vous voulez que je reste tranquille, écrivit-il à un chef militaire turc
stationné dans la région, vous devrez reconnaître mon indépendance,
non seulement à La Mecque mais dans tout le Hedjaz. Et, insista-t-il,
faire de moi un roi héréditaire. La réponse turque fut prudente.
La position britannique vis-à-vis de La Mecque était en revanche
plus claire. Elle fut précisée dans une lettre envoyée au chérif
Hussayn par Lord Kitchener, secrétaire d’État à la Guerre. La lettre

contenait une promesse ferme : si Hussayn et ses partisans


prenaient fait et cause pour l’Angleterre contre la Turquie, le
gouvernement britannique lui garantirait le titre de grand chérif
et tous les droits et privilèges afférents et le défendrait contre
toute agression. Elle comprenait en outre la promesse que le
gouvernement britannique soutiendrait les Arabes dans leur quête
de liberté, à la condition qu’ils s’allient à l’Angleterre. Elle se
concluait en laissant entendre que dans le cas où le chérif serait
proclamé calife, il pourrait compter sur la reconnaissance de ce
titre par l’Angleterre 16.

C’était un message rassurant pour le chérif qui caressait l’idée


d’être calife. Les Britanniques furent en outre heureux de lui remettre
des quantités illimitées d’or par l’intermédiaire du colonel T.
E. Lawrence dans le cadre d’une mission militaire britannique.
Personnage sachant se mettre en valeur et rappelant les voyageurs
qui s’étaient aventurés en Arabie avant lui, T. E. Lawrence ne fut pas
le personnage romantique que met en scène le film de 1961 Lawrence
d’Arabie. Après un diplôme à Oxford, Lawrence avait passé beaucoup
de temps à sillonner le Moyen-Orient en tant qu’archéologue.
D’ailleurs, sa première affectation durant la guerre l’envoya en
compagnie de l’éminent archéologue Leonard Woolley, pour lequel il
avait travaillé quelques années plus tôt, en mission de
renseignements maquillée en étude archéologique du désert du
Néguev. En temps de guerre plus encore qu’en temps de paix, les
liens entre une investigation « scientifique » et des renseignements
présentant une portée politique et militaire étaient évidents.
Lawrence avait une estime de soi démesurée. Les Anglais, écrivait-
il, étaient toujours « certains de leur excellence absolue ». Ils avaient
« un sens collectif du devoir vis-à-vis de l’État » et un « sentiment
d’obligation individuelle de faire progresser une humanité se
débattant avec ses difficultés ». Il était venu en Arabie, déclarait-il,
pour redresser la situation 17. Il se lia d’amitié avec le troisième fils du
chérif Hussayn, Faysal, qui cherchait à convaincre son père qu’une
révolte pourrait aboutir avec l’aide des Britanniques. Faysal présidait
plusieurs sociétés arabes secrètes et informa le chérif que les
préparatifs engagés dans toute la région en vue de cette révolte
étaient à un stade avancé. Si le chérif avait alors encore des doutes,
ils furent dissipés lorsqu’il apprit qu’une expédition turque partie de
Médine était en route pour le Yémen. Il comprit qu’elle pouvait faire
un détour par La Mecque pour le destituer. Il prit finalement une
décision.
Le 5 juin 1916, le chérif Hussayn prononça une déclaration
unilatérale d’indépendance et entra en guerre aux côtés des alliés.
Des troupes turques furent assiégées dans leur forteresse mecquoise
et invitées à se rendre. Elles refusèrent. Il s’ensuivit des combats
acharnés qui se concentrèrent sur le siège du gouvernement, où le
walî s’était barricadé avec une garnison. Au bout de trois jours,
l’armée du chérif parvint à prendre d’assaut le palais et à contraindre
la garnison à se rendre. D’autres officiers cachés dans différentes
parties de la ville refusaient de déposer les armes. On se battait
même à l’intérieur de la Mosquée sacrée et des coups de feu furent
tirés en direction de la Kaaba. La reddition complète des Turcs ne fut
obtenue que le 4 juillet après que des canons lourds eurent été
apportés de Djedda. La ville entière fut vidée des Turcs. Cela faisait
exactement quatre cents ans qu’ils en avaient pris le contrôle. Le
22 juin 1916, alors que La Mecque était encore en proie aux combats,
le chérif Hussayn se proclama roi d’Arabie, libérateur des Arabes et
calife de l’islam. Il condamna la tyrannie des Turcs et demanda à tous
les musulmans de suivre son exemple et de se soumettre à leur calife.
Britanniques et Français reconnurent rapidement le chérif
Hussayn comme « roi du Hedjaz ». Faysal, aidé et encouragé par
Lawrence, réussit à unir et à mener différentes tribus contre les Turcs,
essentiellement grâce à des pots-de-vin en or fournis par les
Britanniques. En septembre, des navires britanniques furent utilisés
pour la première fois pour le transport de matériel cérémoniel destiné
au hajj. Les ambitions du chérif Hussayn étaient en train de se
réaliser.
La nouvelle de la révolte provoqua l’émoi en Turquie. Les Jeunes-
Turcs furent stupéfaits d’entendre qu’un chérif qu’ils avaient soutenu
et nommé, quelqu’un sur les échecs et les défauts duquel ils avaient
régulièrement fermé les yeux, s’était rebellé contre le sultan. La
nouvelle de la révolte fut cachée au public pendant plusieurs
semaines. Istanbul se tourna vers le candidat du Dhawî Zayd, Ali
Haydar. Celui-ci reçut le titre de nouveau chérif de La Mecque et fut
dépêché au Hedjaz. Haydar ne parvint cependant pas au-delà de
Médine, où il demeura plusieurs mois, tandis que Faysal et ses
hommes assiégeaient la ville. Le chérif désigné demanda à plusieurs
reprises à Istanbul des troupes et des munitions, mais ses requêtes
restèrent sans réponse. Dix-huit mois plus tard, Haydar renonça à
défendre Médine et fut forcé de rentrer en Turquie. Rapidement, le
chérif Hussayn contrôla, grâce au concours actif des Britanniques, la
majeure partie du Hedjaz.
La fin de la Première Guerre mondiale révéla l’existence des
accords secrets Sykes-Picot signés le 16 mai 1916, par lesquels
Britanniques et Français se répartissaient les territoires de l’Empire
ottoman. Les territoires sous mandat étaient une fiction politique
dissimulant un régime colonial et la réorganisation massive des
frontières et des peuples dans l’intérêt des puissances européennes. À
peine arrachée aux Ottomans, l’indépendance arabe était déjà
hypothéquée au bénéfice des Britanniques et des Français. Dans un
tel contexte, la prétention de Hussayn au titre de « roi d’Arabie » était
aussi bizarre que l’était le personnage. La plupart des principautés et
des territoires contrôlés par des cheikhs en Arabie étaient désormais
complètement indépendants. Le cheikh du Koweït, longtemps inféodé
aux Britanniques, fut reconnu comme souverain indépendant, de
même que le sultan de Mascate, qui avait conclu un traité avec la
France et les États-Unis. Bahreïn et le Yémen étaient, eux aussi,
dorénavant des États indépendants. Et le Najd, la plus grande région
d’Arabie, était dirigée par un roi wahhabite totalement indépendant :
Abd al-Azîz ibn Saoud.
Après que leurs tentatives de s’emparer de La Mecque eurent été
déjouées par Méhémet Ali, les wahhabites s’étaient concentrés sur
l’édification d’un État stable dans le Najd. En 1902, le roi Abd al-Azîz
prit Riyad aux émirs rachidis, qui avaient établi en 1891 en Arabie
centrale un État s’étendant de Hâli, au nord, à Qâsim, dans le centre,
et à Riyad, au sud. Après Riyad, les wahhabites jetèrent leur dévolu
sur Qâsim. Les Ottomans vinrent au secours des Rachidis en leur
fournissant des troupes et des munitions, tandis que les Britanniques
portèrent assistance à Abd al-Azîz, qui réussit à capturer la ville en
1906. Pourtant, malgré le soutien qu’ils lui apportaient, les
Britanniques voyaient dans le roi Abd al-Azîz un sympathisant
ottoman. Les Ottomans conclurent d’ailleurs également un accord
avec lui et le reconnurent comme souverain du Najd. Les hostilités
entre lui et les Rachidis ne cessèrent pas pendant la guerre, durant
laquelle Abd al-Azîz saisit toutes les occasions de s’allier tant avec les
Ottomans qu’avec les Britanniques. Après la guerre, en 1921, Abd al-
Azîz parvint à prendre Hâli grâce à des munitions et à des fonds
britanniques. Maître désormais quasi incontesté du Najd, Abd al-Azîz
était, contrairement au chérif Hussayn, un roi au pouvoir bien réel.
Et, comme ses ancêtres wahhabites avant lui, il tourna alors toute son
attention vers le Hedjaz.
La rébellion du chérif Hussayn laissa pantois le roi Abd al-Azîz,
qui déclara que la famille de Hussayn n’avait fait que semer la
discorde en agissant de la sorte. Il fut plus exaspéré encore par la
prétention de Hussayn au califat. Il envoya néanmoins à Hussayn
plusieurs invitations à le rencontrer et à discuter à l’amiable de leurs
différences. Hussayn les rejeta. Il refusa même d’assister à une
conférence qui devait avoir lieu au Koweït en 1925 et lors de laquelle
divers leaders devaient se réunir afin de régler des questions de
frontières nationales. En dépit des efforts de médiation consentis par
les Britanniques, Hussayn resta intransigeant. Une invasion
wahhabite du Hedjaz semblait imminente.
En août 1924, au moment où les forces wahhabites progressaient
vers le Hedjaz, le chérif de La Mecque écrivit au Premier ministre
britannique. Il voulait des troupes et des munitions et demandait
l’application des garanties qui lui avaient été données pendant la
guerre, à savoir le maintien de ses droits et privilèges et leur défense
contre les agresseurs de toutes sortes. Mais Hussayn était entre-temps
devenu un objet de risée au ministère des Affaires étrangères. Il était
considéré comme un mégalomane dément, et des histoires sur son
comportement erratique – certaines vraies, d’autres inventées –
circulaient parmi les fonctionnaires. Il ne reçut aucune réponse. En
septembre, les wahhabites envahirent le Hedjaz et prirent Taïf.
Hussayn n’était guère équipé pour défendre La Mecque. Ses
20 000 fusils Mauser n’avaient pas de cartouches, l’artillerie pas
d’obus, et ses avions un nombre insuffisant de bombes. Les habitants
de la ville fuirent à pied vers Djedda. Les magasins furent fermés. Le
chérif vida sa trésorerie et déménagea sa famille et les dignitaires à
Aqaba. Le 13 octobre 1924, La Mecque fut à nouveau occupée par les
wahhabites. La longue lignée des chérifs était arrivée à son terme.
Ali, le fils du chérif, revint à Djedda dans l’espoir de pouvoir
reprendre un jour La Mecque et poursuivre la dynastie. Le roi Abd al-
Azîz assiégea le port et Médine pendant un an en cherchant à éviter
un bain de sang et l’intervention des puissances européennes. Les
deux villes se rendirent en décembre 1925. À Aqaba, Hussayn lança
un ultime appel aux Russes pour être réinvesti chérif de La Mecque. Il
mourut le 4 juin 1931, ruiné, en exil à Amman, revendiquant jusqu’à
son dernier souffle son droit divin à régner sur La Mecque.
Le roi Abd al-Azîz contrôlait maintenant une zone bien plus
grande que celle que les chérifs dirigèrent jamais et disposait d’un
pouvoir tel que l’Arabie n’en avait plus vu depuis la fin de la
domination abbasside. Il consolida rapidement sa position en
maintenant une discipline stricte parmi les Bédouins, en créant une
police militaire et en recourant à la mutawwa (la police religieuse)
pour imposer l’ordre religieux et améliorer la sécurité des pèlerins. Il
s’attacha par ailleurs à rassurer le monde musulman en garantissant
la sauvegarde des lieux saints et des biens culturels de La Mecque. Il
envisagea d’installer un nouveau chérif à la tête de la Ville sainte. Les
journaux d’Istanbul, de Damas, de Bagdad, d’Hyderabad et de New
York firent même état de plans prévoyant de rappeler le chérif Ali
Haydar. Mais Abd al-Azîz décida en fin de compte qu’il valait mieux
garder le contrôle de la Ville sainte et il nomma à cet effet son fils
Faysal au poste de gouverneur. Le chérif Haydar se vit refuser la
permission d’effectuer le hajj en 1926 et n’eut pas même le droit de
débarquer de son navire alors qu’un grand nombre de Mecquois
s’étaient rassemblés pour l’accueillir.
La ville attendait nerveusement les changements que ne
manqueraient pas d’introduire les wahhabites, mais le roi Abd al-Azîz
semblait être d’humeur conciliante. Il convoqua une conférence des
principaux érudits des différentes écoles de pensée pour leur
demander de débattre et de régler les différends qui les opposaient
aux oulémas wahhabites. Eldon Rutter, un des premiers étrangers à
se rendre dans la ville après la prise du pouvoir par les wahhabites,
assista aux débats. Le consensus, indique-t-il, fut que les pratiques
wahhabites n’étaient pas si différentes de celles des autres écoles de
pensée. L’accord eut un effet radical sur la manière dont les prières
étaient organisées à la Mosquée sacrée. Il y avait jusqu’alors dans le
haram des stations de prière pour chaque école : une pour chacun
des imâms chaféite, malikite, hanbalite et hanafite. Les fidèles
priaient derrière leur imâm à des moments légèrement différents.
Pourquoi, demandèrent les érudits wahhabites, fallait-il que les
différentes écoles de pensée occupent des endroits différents de la
Mosquée sacrée et accomplissent leurs prières sous la conduite
d’imâms différents et à des moments différents ? De la même façon
qu’il n’y avait qu’un appel à la prière, n’était-il pas dans l’intérêt de
tous les fidèles, quelle que fût leur école, d’effectuer leurs prières
ensemble, au même moment et sous la conduite d’un seul imâm ? Cet
argument l’emporta. Sur ordre du roi, on enleva les stations des
différentes écoles de pensée et les prières furent dès lors conduites
par un unique imâm wahhabite.
Il y eut un point cependant sur lequel les participants à la
conférence ne purent s’entendre. Les représentants des différentes
écoles de pensée suggéraient que les wahhabites haïssaient les
musulmans qui n’appartenaient pas à leur communauté. Le roi Abd
al-Azîz s’efforça de persuader les personnes rassemblées que ce n’était
pas le cas. Les wahhabites déclarèrent qu’ils ne haïssaient que les
musulmans dont ils estimaient qu’ils avaient des pratiques contraires
à l’islam. Cela ne suffit pas à convaincre les non-wahhabites. D’après
Rutter :

si un groupe d’hommes crie « Dieu est unique » et qu’il en


rencontre un autre dont il diffère par le langage, les habits et les
manières, mais dont les membres crient aussi « Dieu est unique »,
alors deux cas de figure sont possibles. Soit les hommes de ce
groupe ne tiennent pas compte des différences de coutumes, des
différences linguistiques et vestimentaires, et s’unissent aux autres
pour crier ensemble « Dieu est unique ». C’est ce qu’a choisi de
faire Mahomet. Soit ils se mettent à détester les autres et, si ces
derniers sont forts, ils les fuient, s’ils sont faibles, ils les
anéantissent. C’est ce que choisissent de faire les wahhabites
ignorants, et la plupart des wahhabites sont des ignorants 18.

Et les ignorants étaient au pouvoir. De sorte que les différences en


matière de pratiques religieuses et de jurisprudence islamique furent
rapidement éradiquées à La Mecque.
Les voyages sur de longues distances ne cessèrent de s’améliorer
tout au long du XIXe siècle grâce à l’émergence des chemins de fer et,
à partir des années 1850, des bateaux à vapeur. Au lendemain de la
Grande Guerre, les années 1920 virent l’avènement du transport de
masse. Il était plus facile que jamais pour les musulmans d’aller à
La Mecque. Le pèlerinage attira un nombre grandissant de
personnalités, dont Muhammad Asad, intellectuel musulman de
renom qui se rendit dans la Ville sainte en 1927. Juif australien (son
nom de naissance était Leopold Weiss), il se convertit à l’islam et fit,
pour le compte du Frankfurter Zeitung, de nombreux voyages dans le
Hedjaz en tant que journaliste. Asad, qui séjourna six années durant
en Arabie et y devint l’ami et le confident du roi Abd al-Azîz, décrivit
19
ses aventures dans Le Chemin de La Mecque , qui, paradoxalement,
ne contient presque rien sur la Ville sainte à proprement parler. Il y
eut beaucoup d’autres visiteurs qui, comme Asad, s’étaient convertis à
l’islam, et nombre d’entre eux étaient anglais.
Il y avait à cela une bonne raison. Dans les premières décennies
e
du XX siècle, la Grande-Bretagne comptait une communauté
florissante de musulmans blancs. Les ports du pays abritaient depuis
longtemps des lascars, ces marins recrutés dans les colonies pour
travailler sur les navires britanniques. Il s’agissait souvent de
musulmans qui étaient descendus à terre pour fonder leurs propres
petites communautés dans les enclaves cosmopolites autour des
ports. Parmi eux figuraient notamment des Yéménites, Aden étant un
poste de ravitaillement en charbon essentiel pour tous les navires qui
empruntaient la route du canal de Suez vers l’est. Les convertis
britanniques appartenaient à une autre catégorie sociale. Ils étaient
menés par Lord Headley, cinquième baron de Headley (1855-1935),
qui s’était converti à l’islam en 1913. Excellent mathématicien ainsi
que champion de boxe poids lourds et poids moyens, Lord Headley
était un homme influent. Il fit campagne pour la construction à
Londres d’une mosquée centrale dans Regent’s Park. Lord Headley,
qui effectua le hajj en 1923 et en 1927, était en outre président de la
British Muslim Society. L’association comptait dans ses rangs des
membres distingués tels que Muhammad Marmaduke Pickthall,
connu pour sa traduction du Coran 20, la fougueuse aristocrate Lady
Evelyn Cobbold, qui prit le nom de Zaynab après sa conversion, et
Mahmûd Moubarak Churchward, artiste et peintre en décors de
théâtre. Comme l’establishment se défiait des convertis musulmans,
nombre d’entre eux gardèrent longtemps leur foi secrète. Leur désir
de voir La Mecque était néanmoins grand et il n’était pas possible
d’accomplir le hajj sans déclarer publiquement sa conversion. Lady
Evelyn Cobbold la révéla au début de l’année 1915. Peu après,
pendant un dîner au Claridge’s, elle essaya de convaincre Pickthall
d’en faire de même en prenant deux serveurs à témoin. Lady Cobbold
et Churchward effectuèrent finalement le hajj et relatèrent leur
expérience dans des récits remarqués.
Mais ce n’est pas parce qu’ils étaient musulmans qu’ils rentrèrent
facilement dans La Mecque. Leur teint européen était un handicap
dans une ville où les réserves et les soupçons à l’égard des étrangers
étaient aussi naturels que le paysage. Les Mecquois se méfiaient en
outre des non-musulmans européens qui venaient habillés comme des
arabes et qui rédigeaient ensuite des descriptions peu flatteuses de
leur chère cité. Churchward fut accusé d’être un chrétien, un espion,
et fut arrêté. Il lui fallut comparaître devant le tribunal du walî et il
ne dut son acquittement qu’à un certificat de conversion signé par le
cadi d’Égypte. Tandis que Churchward arriva à La Mecque en simple
pèlerin, Lady Cobbold, personnalité mondaine d’une grande beauté et
d’une grande élégance, se présenta comme l’aristocrate terrienne
qu’elle était. Bien qu’elle eût déjà beaucoup voyagé, La Mecque
constituait une destination particulière : de nos jours encore, une
femme ne peut entrer dans la Ville sainte sans être accompagnée par
un homme. Il en fallait plus toutefois pour déstabiliser quelqu’un qui
avait la réputation d’exceller à la pêche et à la chasse et qui était la
première femme britannique à avoir abattu un cerf 14 cors. Elle avait
passé son enfance en Afrique du Nord, où elle se fit de nombreux
amis célèbres qui connaissaient sa sympathie pour les Arabes. Ils
l’aidèrent à obtenir une invitation du roi Abd al-Azîz ibn Saoud en
personne. Elle bénéficia en particulier du concours d’un ami : Harry
Saint John Bridger Philby, père du fameux agent double soviétique,
Kim Philby, et proche conseiller du roi Abd al-Azîz ibn Saoud.
Philby senior, qui se faisait appeler « cheikh Abd Allâh » dans cette
région du globe, était le résident étranger le plus connu de
La Mecque. Explorateur, écrivain et agent de renseignement pour le
ministère des Colonies britannique, il fut un des premiers socialistes à
rejoindre le corps de fonctionnaires de l’Indian Civil Service et parlait
aussi bien ourdou et arabe qu’anglais. Il fut chargé en novembre 1917
d’une mission auprès du roi Abd al-Azîz, avec lequel il se lia d’amitié.
Philby soutenait secrètement le roi wahhabite au mépris de la
politique britannique et lui transmettait des renseignements sur le
chérif Hussayn. En novembre 1921, il fut par ailleurs nommé à la tête
des services secrets pour la Palestine mandataire. Mais Philby
considérait la déclaration de Balfour comme une trahison des
Arabes : adoptée par les Britanniques pendant la Première Guerre
mondiale, elle signait leur engagement en faveur de l’établissement
en Palestine d’un foyer national pour les Juifs. C’est pourquoi lorsque
le roi Abd al-Azîz l’invita à devenir son conseiller, Philby se convertit
à l’islam et s’installa à La Mecque.
Il vivait dans une somptueuse demeure située dans le quartier de
Jarwal, à côté du palais du roi. La maison lui avait été offerte par le
roi à l’occasion de sa conversion. Ce dernier lui avait également fait
don d’une fille esclave. Tandis que son épouse, Dora, vivait à Djedda,
Philby passait l’essentiel de son temps à La Mecque, cultivant le jardin
qu’il avait créé avec amour, relatant ses aventures dans The Empty
Quarter (Le quartier vide) 21 et écrivant une biographie du calife
abbasside Hârûn al-Rachîd 22. Il entretenait des relations cordiales
avec sa femme, mais, celle-ci n’étant pas musulmane, elle ne pouvait
aller à La Mecque, où Philby occupait une position idéale, sorte
d’intermédiaire entre la cour du roi Abd al-Azîz à Riyad et son fils
Faysal, gouverneur de La Mecque. Cette situation lui facilitait
considérablement son autre travail, celui de représentant d’une
compagnie pétrolière, la Standard Oil of California. En d’autres
termes, Philby était en mesure d’obtenir la permission pour Lady
Cobbold de se rendre à La Mecque.
Lady Evelyn arriva dans la Ville sainte le 26 mars 1933. Philby mit
un logement approprié et une voiture à la disposition de celle qu’il
décrivait comme ayant « la silhouette et les manières de Gertrude
Bell : mince, énergique, plutôt snob et à la conversation
divertissante » 23. Elle voyagea de Djedda à La Mecque en voiture et
mit deux heures pour un trajet qui se faisait habituellement en deux
jours en caravane. Elle devint non seulement la première femme
britannique à se rendre officiellement à La Mecque mais également la
première étrangère à faire le pèlerinage en voiture, la première à
rendre compte des nouveaux bus de pèlerins, la première femme
pèlerin à filmer le périple en voiture de Mina à Arafat et, selon elle, la
première femme à se rendre par voie aérienne en Afrique. D’après le
frontispice de l’édition de 1934 de son ouvrage intitulé Pilgrimage to
Mecca (Pèlerinage à La Mecque), elle arriva à La Mecque en habits de
pèlerin : elle était vêtue de deux pièces de tissu blanc, son visage
couvert d’une voilette. Il est manifeste que Philby trouva rapidement
Lady Evelyn un peu trop enthousiaste. Et il semble qu’il en alla de
même de l’establishment britannique. Malgré tout ce qu’elle avait
accompli, son livre fut accueilli froidement par le ministère des
Affaires étrangères et la Royal Geographical Society, où l’on ne
goûtait guère son amitié avec Philby et son portrait bienveillant des
Mecquois.
Les visiteurs anglais de La Mecque, tant musulmans que non
musulmans, décrivent la ville en des termes similaires. Wavell
appréciait ses nombreux cafés de qualité et son marché principal, qui
était couvert et disposait de très bons magasins. Mais il trouvait la
ville moins agréable que Médine, trop détachée du monde, trop
absorbée dans des pratiques religieuses obscurantistes. Pour Rutter,
La Mecque était un vieux village arabe sans aucun charme, ni
ornement ou jardin, mais néanmoins fascinant.
Cette fascination était en grande partie à mettre au crédit de la
Mosquée sacrée et du hajj. Cette humanité grouillante, cette masse
simplement vêtue de blanc se prosternant et effectuant divers rituels
est pour le moins impressionnante. Wavell fut ébahi en voyant les
prières à l’intérieur de la Mosquée sacrée :
la prière du vendredi dans le haram est un spectacle
absolument grandiose. Pas un mètre carré de l’immense espace
qui ne soit pas occupé. Le mouvement uniforme de cette vaste
foule pendant la prière et l’étrange calme qui se répand frappent
l’imagination. Pendant la sajda, cette phase de la prière durant
laquelle le front est placé contre la terre, nul autre son que le
roucoulement des pigeons ne vient briser le silence ; puis, quand
la centaine de milliers de fidèles ou plus se lèvent, le bruissement
des vêtements et le tintement des armes balaient l’espace comme
une soudaine rafale 24.

Lady Cobbold estimait même qu’une « plume d’exception » était


nécessaire pour pouvoir décrire la scène à Arafat :

Un rassemblement humain d’une intensité poignante, dont


j’étais un petit élément, complètement perdu dans la ferveur de
l’enthousiasme religieux. Nombre de pèlerins avaient des larmes
qui ruisselaient sur leurs joues ; d’autres levaient leur visage vers
un ciel étoilé qui, si souvent, avait assisté à cette scène au cours
des siècles passés. Les yeux brillants, les appels passionnés, les
mains pitoyablement tendues au cours de la prière m’émurent
comme jamais auparavant et je me sentis emportée par une
puissante vague d’exaltation spirituelle 25.

Elle connut une expérience semblable lorsqu’elle pénétra la


première fois dans la Mosquée sacrée et qu’elle se retrouva face à la
Kaaba : j’étais « perdue et émerveillée par ce qui m’entourait 26 ».
Rutter entra dans la Mosquée sacrée tôt le matin et se tint devant
la Kaaba, méditant sur son importance :
Je m’avançai au bord des déambulatoires et portai mon regard
sur la grande esplanade de la mosquée, puis sur le vaste cube
drapé de noir, cet étrange édifice que des dizaines de milliers,
voire des millions d’êtres humains ont cherché à atteindre au prix
de leur vie et à la vue duquel des millions de personnes eurent
l’impression de se trouver aux portes du paradis. Il s’élevait avec
la simplicité et l’imposante grandeur d’un roc solitaire au milieu
de l’océan, symbole expressif de l’unicité de Dieu, dont c’est la
maison. Majestueusement dressé au centre de la grande cour
intérieure ouverte, il semblait distant et mystérieux : les hâjj
haletants se pressaient impatiemment autour de sa base,
proférant d’ardentes supplications – « Ô Dieu ! accorde-nous ta
bonté ici-bas et dans l’au-delà ; et sauve-nous du châtiment du
feu 27. »

Mais en dehors de la Mosquée sacrée et du hajj, La Mecque était


un lieu différent. Les Mecquois avaient peu de qualités, et Burton, qui
était arrivé en septembre 1853, juste au moment du hajj, les jugeait
grossiers et apathiques :

Le Mecquois est dépensier et envieux. Sa fortune, facilement


gagnée, est facilement gaspillée. Salaire, pension, allocations,
présents et ihrâm (soit les pèlerins) lui fournissent les moyens
d’être oisif. Avec lui, tout coûte cher, son mariage, ses cérémonies
religieuses ; les divertissements sont fréquents, et les virées de ses
femmes onéreuses. Il est courant qu’il anticipe la saison du
pèlerinage et fasse appel à un usurier. S’il a de la chance, il
attrape et dépouille un ou plusieurs des hâjjs les plus riches 28.
Burton s’agaçait de leur fierté, en particulier du sentiment de
supériorité que leur inspiraient leur langue et leurs ancêtres. Ils se
considéraient comme « le sel de la terre » et ne supportaient pas la
moindre critique à l’égard de la Ville sainte. « Ils se targuent de leur
sainte ascendance, de leur rejet des infidèles, de leur jeûne rigoureux,
de leurs hommes de lettres et de la pureté de leur langue. En fait,
leur fierté se manifeste à tout instant 29. »
Rutter était d’accord. Il estimait que les Mecquois endossaient dès
l’enfance certains traits tels que la fierté et l’avarice, la prodigalité et
l’avidité, qu’ils étaient intrinsèquement xénophobes, « irrités par
l’intrusion des étrangers dans leur communauté » et totalement
hypocrites. La caractéristique la plus désagréable des Mecquois était,
selon lui, leur sentiment d’« appartenir à une race supérieure »,
conséquence du fait qu’ils se considéraient comme les « voisins de
Dieu 30 » et les maîtres des pèlerins en visite. « L’absorption de toutes
les classes dans les questions de profits et de pertes et leur manque
de précision au moment de discuter d’un sujet important, y compris
leur religion, créaient une atmosphère d’embarras et de futilité 31 »,
écrivait-il. « Parfois, la vie à La Mecque semblait se parer du manteau
étrange de la folie. En comparant mentalement les manières de
nombre de mes compagnons avec celles des habitants de pays plus
chanceux, je les trouvai repoussants. J’ai parfois eu l’impression,
quand ils plaisantaient ensemble, qu’un rire comme le leur avait sa
place entre les murs d’un asile de fous et que leur visage grimaçant et
leur regard fixe n’avaient d’équivalents que dans les cellules
capitonnées 32. » Wavell partageait ce sentiment. Il trouvait que les
habitants de la Ville sainte étaient « les pires des hypocrites 33 ».
Les Européens musulmans, aux yeux desquels la cité revêtait une
importance sans pareille, voyaient ses habitants sous un jour plus
favorable. Il n’en reste pas moins que des termes comme fierté,
bigoterie, avidité, ostentation et hypocrisie reviennent également
fréquemment dans leurs descriptions.
Les pèlerins musulmans étaient enchantés par les maisons
mecquoises. Churchward était très content de la pension dans
laquelle il logeait : un bâtiment de sept étages avec « une cour carrée,
dallée, bordée de sept niveaux de galeries ; la plupart d’entre elles
étaient fermées par des moucharabiehs, ces cloisons ajourées en bois
entrelacé qui permettent aux femmes de voir les hommes en
empêchant ces derniers, lorsqu’ils se tiennent en contrebas, de
découvrir un visage féminin ». Il passa de bons moments assis à côté
de la fontaine « agréablement ombragée par toutes les façades » de la
véranda 34. Lorsque Lady Cobbold, qui jouissait d’un accès inédit aux
lieux réservés aux femmes, visita un harem, elle fut absolument ravie.
Il s’agissait d’une vaste et belle habitation dans laquelle les femmes
vivaient dans la splendeur, en compagnie de chèvres, avec tout ce
dont elles avaient besoin :

Les pièces sont lumineuses, décorées avec des tapis orientaux,


des divans recouverts de soie et une petite cage qui renferme un
bulbul. La plus grande donne sur un toit plat qui est un jardin de
fleurs […]. Plusieurs dames sont installées sur les divans, les plus
âgées fument le narguilé. Dans les quartiers des femmes, il y avait
un fournil pour faire du pain, une grande cuisine, une buanderie
et un atelier dans lequel elles cousaient en s’échangeant des
potins. Tout ce qui est nécessaire pour faire fonctionner la maison
est réalisé à l’intérieur du harem ; les toits plats sont utilisés pour
aérer et sécher le linge, chacune disposant de son propre toit sur
lequel dormir au printemps quand il fait trop chaud dans les
chambres. N’oublions pas non plus les chèvres, qui disposent
également d’un toit et sont abondamment nourries avec des
bottes de trèfle provenant du Wâdî Fatima, une oasis située sur la
colline à l’ouest 35.

Mais les attraits des maisons mecquoises ne suffisaient pas à


Churchward. Ce dernier était particulièrement troublé par l’absence
ostensible du rire, de la musique et des femmes, lesquelles, dans les
rares occasions où elles s’aventuraient à l’extérieur, étaient
enveloppées dans « une ample couche de lin fortement amidonnée
qui faisait disparaître les formes de leur silhouette et touchait le sol
36
autour de leurs pieds ». Les rues étaient très sales et un nombre
alarmant de reptiles venimeux infestaient la ville. Une odeur
légèrement fétide planait en permanence sur la cité. Tant
Churchward que Rutter l’imputent à l’archaïsme du système
d’évacuation des eaux usées – « on creuse devant la maison, à même
37
la rue, un trou large et profond jusqu’auquel on guide un conduit »
– et à l’existence d’innombrables fosses d’aisances vidées chaque
année à une date précise au milieu de la nuit. Churchward s’estima
heureux de rater l’événement, mais Rutter y assista : un groupe de
pèlerins indigents, surtout des Malais et des Indiens, était alors
engagé pour ouvrir les égouts, charger les effluents à dos d’ânes afin
de les transporter et de les déverser à l’extérieur de la ville. Il fallait
faire attention à ce qu’on ingérait, non seulement à cause des
mouches, de la saleté et des déchets qui étaient omniprésents, mais
aussi en raison de dangers cachés. Churchward était particulièrement
friand des kebabs qu’un boucher installé près de sa pension vendait à
un prix très inférieur à celui du marché. Mais ses amis mecquois
observèrent l’abattoir du boucher depuis les toits de leurs maisons et
remarquèrent qu’il attirait des chiens errants dans son repaire. Les
savoureux kebabs étaient en fait de la viande de chien. Le boucher fut
arrêté, fouetté et expulsé de la Ville sainte, assis sur un âne, le corps
tourné vers l’arrière de l’animal.
Les quelques commodités modernes dont disposait la ville
manquaient cruellement d’efficacité. Churchward indique par
exemple que malgré « l’extrême tolérance » dont faisaient preuve les
Mecquois pour les devises et le fait qu’il circulait des pièces et des
billets provenant d’un peu partout dans le monde, il n’y avait pas de
banque. Wavell eut ainsi les plus grandes difficultés à encaisser des
chèques. La Ville sainte comptait un bureau de poste, mais les lettres
n’étaient pas distribuées. Il fallait se rendre dans le bâtiment blanchi
à la chaux, répondre aux questions du receveur des Postes et arracher
son courrier des mains des fonctionnaires. Acheter un timbre durait
une éternité, et si l’on en voulait plusieurs, les stocks devaient d’abord
être soigneusement vérifiés avant de se les voir remettre
cérémonieusement.
Quand Churchward en avait assez des innombrables prières et
visites à la Mosquée sacrée, il flânait en ville à dos d’âne à la
recherche d’un peu de gaieté. Il en trouvait, note-t-il, sur les marchés,
où des commerçants vêtus d’une robe blanche étaient assis en train
de fumer de longs narguilés. L’un d’entre eux criait : « Belles montres,
par Allah. » Un autre clamait : « Perles, perles du paradis. » Un
troisième vendait des citrons : « Citrons pour vrais croyants ! » Les
porteurs d’eau musclés et à moitié nus, avec des outres en peau de
chèvre autour des hanches, couraient çà et là pour livrer l’eau et
offraient un spectacle impressionnant. Churchward finit par découvrir
où se cachait le rire à La Mecque. Il était dans les cafés des faubourgs
de la ville, où les habitants discutaient autour d’une partie d’échecs,
leur jeu favori, mais aussi dans les histoires des Mille et Une Nuits que
narraient les conteurs.
On pouvait aussi prendre plaisir à nourrir les pigeons dans la
Mosquée sacrée. Burton, Wavell, Rutter et Lady Cobbold tombèrent
tous sous le charme de ces oiseaux sur lesquels ils ne tarirent pas
d’éloges. « Il y a autant de pigeons ici que sur la place Saint-Marc à
Venise, indiqua Wavell, et ils sont presque aussi dociles 38. » Mais ils
recevaient tellement de nourriture qu’ils ne venaient que rarement
manger dans la main des visiteurs. Rutter précise que les pigeons,
d’« une belle couleur gris bleuté », bénéficiaient même d’un fonds de
dotation dont la seule vocation était la fourniture de céréales et la
satisfaction des besoins des animaux. « Deux petits abreuvoirs en
pierre, enfoncés dans le sol de la cour ouverte, sont régulièrement
remplis d’eau qui leur est destinée. Un homme occupe la fonction de
distributeur de céréales pour les pigeons, tandis qu’un autre est
chargé de leur donner de l’eau. » Rutter suppose que les Mecquois
considéraient que les oiseaux étaient sacrés et que ceux-ci ne se
juchaient sur le toit de la Kaaba ni ne la souillaient jamais. Pour
prouver cette allégation, il dormit pendant plusieurs mois chaque nuit
sur un toit donnant sur la Kaaba et fut ravi de pouvoir conclure :
« J’ai observé régulièrement le toit de l’édifice sacré et n’y ai jamais
vu aucun oiseau ni aucune autre créature vivante. Toutes les fois où
les toits […] et le sol en contrebas étaient couverts d’une myriade de
pigeons, le toit de la Kaaba était systématiquement vide et
silencieux 39. » Lady Cobbold fit également le constat que les pigeons
étaient « trop sages pour souiller le haram 40 ».
Deux facettes de la société mecquoise troublaient particulièrement
les visiteurs de la Ville sainte, qu’ils fussent musulmans ou non :
l’esclavage et l’ignorance. L’esclavage prospérait à La Mecque. Les
maisons mecquoises comptaient souvent plusieurs esclaves et les
hommes en faisaient fréquemment leurs concubines. Le marché aux
esclaves se portait bien et attirait du monde. Wavell s’y rendit
plusieurs fois. Il pensait que la Ville sainte était

un des rares endroits dans lesquels ce commerce était encore


conduit aussi ouvertement. Les esclaves, qui sont placés dans des
pièces d’exposition spéciales, sont en règle générale assis les uns à
côté des autres sur un long banc installé sur une plate-forme
surélevée. Il s’agissait exclusivement de femmes ; les esclaves
masculins et les eunuques peuvent être achetés de gré à gré mais
ne sont pas exposés sur le marché. L’acheteur est conduit dans
chaque pièce par le propriétaire, qui vante ses marchandises et le
prix phénoménalement bas qu’il demande. L’acheteur peut, s’il le
souhaite, appuyer sur leurs côtes, examiner leurs dents ou
s’assurer par un autre moyen de leur intégrité mentale et
physique, que leur propriétaire est d’ordinaire prêt à garantir si on
le lui demande. Ils sont cependant rarement garantis sans vice,
cela ne ferait d’ailleurs qu’en réduire la valeur […]. Le prix d’une
41
esclave féminine varie habituellement entre 20 £ et 100 £ .

Burton pensait que les Mecquois avaient généralement un teint


bien plus sombre que d’autres Arabes du Hedjaz en raison du
« nombre d’esclaves féminines qui se retrouv[ai]ent sur le marché » et
parce que la « plupart des Mecquois [avaient] des concubines
noires 42 ».
Beaucoup d’étudiants démunis, essentiellement indiens et malais,
qui voulaient s’installer à La Mecque pour y étudier l’islam, se
mariaient avec des esclaves. Trop pauvres pour affranchir leurs
épouses, ils avaient des enfants qui naissaient esclaves et
appartenaient au propriétaire de la femme. « Un maître peut marier
ses esclaves les uns avec les autres selon son bon vouloir », écrit
Rutter. « L’esclave masculin d’un propriétaire était souvent marié à
l’esclave féminine d’un autre, et la progéniture issue de leur union
était considérée appartenir au propriétaire de la femme 43. » Rutter
découvrit de nombreux esclaves vieillissants dans la ville, libérés ou
abandonnés par leurs propriétaires parce qu’ils n’étaient plus aptes au
travail. « Plusieurs de ces pauvres créatures, y compris des femmes,
vivaient dans le haram pendant mon séjour à La Mecque » et y
survivaient en mendiant 44.
Rutter avait étudié le Coran et était un expert de la loi islamique.
Il n’arrivait pas à concilier les enseignements de l’islam avec la
prééminence de l’esclavage dans la Ville sainte. Si les
commandements de l’islam étaient « correctement appliqués »,
observait-il, il devrait s’ensuivre « l’arrêt complet de l’esclavage dans
l’État islamique […] Le Coran réitère régulièrement l’enseignement
selon lequel un des actes les plus satisfaisants aux yeux de Dieu est la
libération d’un esclave. Dans une société musulmane idéale,
l’esclavage doit donc disparaître rapidement 45 ». Plusieurs esclaves
soudanais noirs donnèrent à Churchward un bain immédiatement
après son arrivée. Il fut offusqué de découvrir que deux tiers de la
population de la ville étaient asservis. Ayant fait ses études à la
célèbre université Al-Azhar au Caire, il était en mesure de présenter à
ses connaissances et amis mecquois des arguments islamiques
éloquents contre l’esclavage, mais ses objections furent balayées :
« [I]ls pensaient tous que c’était une institution parfaitement
naturelle et inoffensive 46. » Lady Cobbold fut tout autant étonnée de
voir que chaque maison de la ville comptait plusieurs esclaves. Bien
qu’elle soutînt l’idée que l’islam ne permettait pas l’esclavage, elle
chercha à minimiser le rôle de la tradition en faisant remarquer que
les esclaves eux-mêmes semblaient « parfaitement heureux » de leur
sort. Ils étaient le plus souvent traités comme des membres de la
famille. « Il y a une femme âgée à la peau aussi noire que le jais qui
est un vrai personnage et qui fait la loi. Je l’ai vue essayer de frapper
l’oreille d’Abd Allâh, un jeune deux fois plus grand qu’elle qui l’a alors
soulevée pour l’embrasser avant qu’elle ne s’enfuie en riant et en
agitant un doigt desséché 47. »
Les anecdotes sur l’ignorance et le poids des superstitions à
La Mecque abondent dans tous les récits. Les Mecquois, explique ainsi
Rutter, pensent que le traitement le plus efficace contre la maladie est
d’écrire un verset du Coran sur un morceau de papier, de tremper le
papier dans l’eau jusqu’à ce que l’encre disparaisse et de boire l’eau
contenant l’encre. Pendant qu’il était à La Mecque, Rutter assista à
une éclipse lunaire. La plupart des habitants se précipitèrent pour
accomplir des prières spéciales en l’honneur de l’éclipse. À la fin de la
longue prière, on lui demanda : « Laquelle est plus brillante ? Votre
lune à Damas ou notre lune ? » « La lune est une », répondit-il.
« Cette lune que nous voyons ici est la même que celle que voient les
Syriens et les Égyptiens et les Indiens et le reste du monde. » Quand
sa réponse fut rejetée, Rutter tenta de convaincre les Mecquois en
citant le Coran. Dans le Coran, leur dit-il, « on trouve un chapitre
appelé La lune. S’il y avait plus d’une lune, ne serait-il pas plutôt
intitulé Une lune ou Les lunes 48 ? » Après discussion, la confirmation
coranique fut finalement acceptée.
Une étrange coïncidence voulut que Churchward arriva à
La Mecque au moment où la comète de Halley était visible dans le
ciel et il indiqua pouvoir en effet la distinguer facilement depuis sa
pension. Les Mecquois estimaient qu’il était exceptionnellement
chanceux « d’être venu avec une telle étoile ». Churchward suggéra
qu’il s’agissait d’une simple coïncidence. « Les hommes peuvent
calculer les dates de passage des comètes. » Sa réponse suscita la
colère. On le somma de se repentir. « Elle est l’œuvre de Dieu et tu ne
dois pas dire que les hommes savent quand elle passe 49. »
Churchward relate également l’histoire d’un pèlerin indien qui
apporta un phonographe à La Mecque dans le but de gagner un peu
d’argent et de financer son pèlerinage. Il plaça l’appareil dans le
bazar et lança quelques morceaux. Les badauds s’amassèrent et le
pèlerin indien fit appel à leur générosité. Mais il eut la désagréable
surprise de voir la foule se retourner contre lui. « Des mauvais esprits
sont entrés dans la Cité de Dieu », criait-elle. Le phonographe fut
confisqué, le pèlerin arrêté et conduit devant le cadi. On lui demanda
de faire une démonstration. Le pèlerin joua un chant religieux à la
louange du Prophète, dans l’espoir que cela impressionnerait le juge,
mais l’instrument musical troubla le cadi et l’effraya même un peu.
« Il est contraire aux règles de La Mecque de posséder de tels
appareils », tonna-t-il. Le cadi se fit apporter un marteau, et, en
présence d’un public nombreux, fit voler en éclats la machine
parlante. Le pèlerin fut condamné à une lourde peine 50.
Mais les Mecquois ne pouvaient tenir indéfiniment à distance la
technologie. Son déferlement allait bientôt transformer leur ville au
point de la rendre méconnaissable.
CHAPITRE X

La Mecque sous la dynastie


saoudienne

À sa mort en 1953, le roi Abd al-Azîz ibn Saoud laissait derrière


lui une ville sensiblement modernisée. Comme si souvent par le
passé, les nouveaux maîtres de La Mecque l’avaient marquée de leur
empreinte. Mais contrairement aux chérifs, les nouveaux souverains
ne possédaient ni liens du sang ni lignées dans la Ville sainte. Ces
deux facteurs allaient pourtant devenir les principaux instruments du
pouvoir de la maison Saoud.
Les changements introduits par le roi Abd al-Azîz n’étaient pas
tant le résultat d’un retour aux traditions ou d’une adaptation à la
modernité que la conséquence de sa fidélité à la vision wahhabite du
monde 1. Par la suite, le sort de La Mecque allait être déterminé par
les relations complexes et fréquemment contradictoires entretenues
par la maison Saoud et sa manne pétrolière croissante avec les
religieux wahhabites contribuant à légitimer la famille régnante. Dès
le début, malgré les assurances d’Abd al-Azîz et les protestations
d’autres pays musulmans, tous les mausolées de la ville, y compris
ceux de la famille du Prophète, furent démolis. Les sanctuaires soufis,
auxquels les wahhabites vouaient une haine toute particulière, furent
rasés au bulldozer. Les programmes scolaires furent radicalement
modifiés : seuls les ouvrages de Muhammad ibn Abd al-Wahhâb et
une partie de la littérature traditionnelle pouvaient encore faire
l’objet d’un enseignement.
La découverte en mars 1938 de pétrole en Arabie saoudite amorça
dans le royaume un vaste programme de développement et permit à
La Mecque de bénéficier de nouvelles richesses. Au même moment, la
ville devint ultra-puritaine et sa diversité religieuse disparut presque
complètement. Paradoxalement, son statut de métropole de l’islam ne
souffrit pas de cette évolution et en fut même renforcé grâce à un
afflux d’immigrés du Moyen-Orient, principalement des Égyptiens,
des Hadramîs du Yémen, des habitants d’Asie Centrale ainsi que des
Malais et des Indonésiens. Reste que les Saoudiens considéraient
qu’ils étaient supérieurs à tous les autres et traitaient avec mépris les
habitants non wahhabites de la ville.
Le prince héritier Saoud succéda à Abd al-Azîz et régna de 1953 à
1964. Mais il n’avait pas les compétences politiques et administratives
de son père. Il dilapida les richesses du royaume, ce qui nourrit la
rancœur et suscita des querelles au sein de la famille royale. Pour
consolider sa position, il se lança dans une vague de dépenses
destinées à acheter la loyauté de certaines tribus et à constituer une
immense armée de sentinelles appelée « armée blanche » parce que
les gardes qui la composaient portaient la tenue arabe traditionnelle
au lieu de l’uniforme militaire. Si le règne mouvementé et émaillé de
conflits de Saoud est passé à la postérité, c’est uniquement parce qu’il
vit l’aménagement de la première extension saoudienne de la
Mosquée sacrée.
L’arrivée de Saoudiens venant d’autres parties du pays accrut la
population de la Ville sainte, qui comptait désormais
150 000 habitants. Pendant la saison du pèlerinage, elle accueillait
200 000 visiteurs, un défi qu’elle relevait avec difficulté 2. Il était
devenu relativement facile de s’y rendre. La plupart des pèlerins
venaient maintenant par la mer, débarquaient à Djedda et
empruntaient des bus et des voitures pour parvenir jusqu’à
La Mecque et se déplacer à l’intérieur de la cité et dans ses environs
immédiats. Ces chiffres allaient augmenter considérablement avec
l’avènement du voyage aérien. Abd al-Ghafûr Cheikh, un étudiant de
la Harvard Business School, fut en 1953 un des premiers à voyager de
cette manière ; il relate son expérience dans un article qui fit la une
du National Geographic Magazine et qui était intitulé « From America
to Mecca on Airborne Pilgrimage » (De l’Amérique à La Mecque, un
pèlerinage en avion) 3. Les vols charters amenèrent rapidement un
nombre croissant de pèlerins. Un agrandissement de la Mosquée
sacrée s’imposait.
La décision d’aménager la mosquée fut prise par le roi Abd al-
Azîz, qui chargea son fils Faysal de superviser cette tâche. Les
travaux, qui débutèrent en 1956, furent réalisés en quatre étapes.
Pendant la phase initiale, le travail se concentra autour des collines
de Safâ et Marwa. Les maisons voisines furent démolies, la zone dans
laquelle les pèlerins passaient entre les deux monticules fut pavée,
une barrière installée pour séparer les pèlerins se mouvant dans les
directions opposées et un second étage ajouté pour permettre aux
pèlerins d’effectuer les rituels sur deux niveaux. La Mosquée sacrée
reçut de nouvelles portes et entrées : huit portes au rez-de-chaussée
sur la façade est donnant sur la route principale, deux entrées au
premier étage du côté du haram, à Safâ et Marwa. La mosquée
proprement dite fut pavée avec du marbre blanc. Une entrée plus
grande encore fut ajoutée pendant la deuxième phase, entre 1961 et
1969. Elle circonscrivait trois petites portes qui lui étaient antérieures
et fut nommée d’après le nouveau souverain : « porte du roi
Saoud » 4.
Le roi Saoud fut détrôné par Faysal en 1964 juste après que la
Mosquée sacrée eut accueilli la nouvelle porte construite en son
honneur. Faysal, administrateur charismatique et talentueux,
poursuivit les travaux d’agrandissement de la mosquée.
Au cours de la troisième phase, les habitations situées sur le
versant ouest de la Mosquée sacrée furent démolies afin de faire de la
place pour une nouvelle galerie. Durant la quatrième et dernière
phase, deux nouveaux minarets furent érigés et toutes les portes
furent rénovées dans un style similaire afin de conférer à l’ensemble
une certaine cohérence visuelle. La superficie du haram avait été
multipliée par six et comptait désormais sept minarets et deux
galeries avec des parapets. Une autoroute à quatre voies conduisait
les pèlerins rapidement de Djedda à La Mecque, tandis que de
nouvelles routes et de nouveaux ponts routiers les amenaient jusqu’à
Mina et Arafat. Au Jamarât, où les pèlerins lapidaient les diables, un
édifice à deux étages fut construit pour permettre à davantage de
pèlerins d’accomplir le rituel.
Quand le militant afro-américain Malek al-Shabazz, plus connu
sous le nom de Malcolm X, effectua le hajj en avril 1964, il ne lui
fallut que deux heures pour se rendre en voiture de Djedda à la
Mosquée sacrée. Il rencontra d’abord des difficultés avec les agents de
l’immigration, qui lui demandaient de prouver qu’il s’était
véritablement converti à l’islam, mais une fois cette question réglée, il
fut traité comme un invité d’honneur de Faysal. « Une autoroute à
péage moderne et bien éclairée facilita le voyage. » Quand il entra
dans La Mecque, il trouva la ville « aussi ancienne que le temps.
Notre voiture ralentit au moment de passer dans les rues tortueuses
dans lesquelles s’entassaient des deux côtés les magasins ainsi que les
bus, les voitures et les camions, et partout des dizaines de milliers de
pèlerins venus des quatre coins du monde ». Il était ravi de voir les
travaux d’aménagement de la Mosquée sacrée. « Quand ils seront
terminés, écrivit-il, elle surpassera la beauté architecturale du Taj
Mahal en Inde 5. »
La Mecque paraissait peut-être « ancienne » mais elle n’en avait
pas moins radicalement changé. La ville s’était développée librement
dans toutes les directions, et de nouveaux bâtiments avaient poussé
de manière erratique à l’intérieur des barrières montagneuses
naturelles. De nouveaux quartiers avaient été construits à la lisière de
la ville, à l’ouest, à l’est et au sud, principalement pour loger les
guides et offrir un hébergement bon marché aux pèlerins. Les tours
étaient rares, car de nombreux habitants soutenaient qu’elles
contrevenaient au caractère sacré de la mosquée et de la Kaaba. C’est
pourquoi des normes avaient été adoptées qui limitaient la hauteur
des bâtiments dans la Ville sainte. Les nouvelles habitations devaient
se conformer au style architectural local de manière à respecter le
legs de La Mecque. Les nouveaux bâtiments avaient des murs
blanchis et des fenêtres munies de cloisons grillagées pour préserver
l’intimité et piéger un peu d’air frais dans cette ville chaude et
humide. La zone entourant la Mosquée sacrée était réservée aux
piétons. Il existait même des plans de rénovation des édifices
historiques et des sites culturels restants (essentiellement de vieilles
mosquées), de préservation de l’environnement urbain et des espaces
ouverts ainsi que de contrôle du développement urbain afin d’assurer
la compatibilité avec les traditions et l’héritage de la ville. Jamais
La Mecque n’avait eu aussi fière allure : une métropole cosmopolite à
la fois « ancienne » et « moderne ».
Mais Faysal avait des ambitions d’une tout autre envergure. Il
voyait dans la Ville sainte le symbole de l’unité musulmane, et dans
l’Arabie saoudite le centre du monde musulman. La réforme de la
communauté musulmane internationale, l’oumma, passait par la
modernisation de l’Arabie saoudite elle-même. Dès qu’il eut pris les
rênes du royaume, il annonça un plan de réforme en dix points. Le
royaume devait recevoir une nouvelle constitution et un corps
judiciaire indépendant avec des juges laïques et religieux ; le pouvoir
devait être délégué à un gouvernement local et une série de réformes
sociales devaient être mises en œuvre, y compris des conventions de
sécurité sociale, des indemnités de chômage et une éducation gratuite
tant pour les hommes que pour les femmes. Le premier acte de la
réforme de Faysal en 1962 fut d’abolir, enfin, l’esclavage.
La même année, Faysal organisa à La Mecque une grande
conférence internationale avec les leaders musulmans. Des délégués
de plusieurs pays vinrent l’écouter demander davantage de
coopération et de solidarité entre musulmans. Ce que le roi voulait
avant tout, c’était créer une organisation musulmane sur le modèle
des Nations Unies. Il fit à cet effet le tour des capitales musulmanes
pour promouvoir la tenue d’un sommet qui amènerait « les
principales autorités du monde islamique à s’entretenir des affaires
musulmanes et, avec la volonté de Dieu, à prendre des décisions dans
leur intérêt » 6. Faysal voulait que le sommet se déroulât en 1965 à
La Mecque, mais, après le désastre de la guerre israélo-arabe de
1967, il eut finalement lieu en septembre 1969 à Rabat, au Maroc. Le
secrétariat permanent de l’OCI, l’Organisation de la coopération
islamique (qui prit plus tard le nom d’Organisation de la conférence
islamique avant de retrouver son appellation initiale), fut établi à
Djedda en 1970. En dépit de ses efforts, Faysal ne parvint pas non
plus à ramener le deuxième sommet islamique à La Mecque ; celui-ci
se tint en février 1974 à Lahore, au Pakistan. En définitive, Faysal, ce
personnage passionné et captivant qui allait devenir le chef de file
musulman le plus populaire de son époque, ne vivrait pas assez
longtemps pour voir son rêve se réaliser.
En mars 1975, le roi Faysal fut assassiné par un de ses neveux
dans ce qui fut apparemment un acte de vengeance isolé. Il était assis
en audience publique et recevait des visiteurs et des citoyens venus
lui soumettre des requêtes. Le meurtrier, le prince Faysal ibn Musâid,
fils du demi-frère du roi, s’avança calmement vers le monarque. Au
moment où ce dernier se pencha pour l’embrasser, le prince lui tira
dessus à deux reprises. Son successeur et frère cadet, le roi Khâlid,
enterra ses réformes avec lui.
Khâlid s’intéressait davantage aux faucons qu’à la gestion du
royaume, et pendant son règne, entre 1975 et 1982, le pays fut, de
fait, dirigé par le prince héritier Fahd. Ce dernier était un
modernisateur achevé qui éprouvait une aversion prononcée pour
tout ce qui avait l’air vieux et traditionnel. La conservation était une
idée aussi étrangère au nouveau roi que le paganisme. Il voulait que
La Mecque eût un aspect ultramoderne, à l’instar de villes
américaines comme Houston au Texas par exemple. Un modèle
judicieux pour qui voulait concevoir la plaque tournante d’un État
pétrolier. Il est difficile de ne pas faire le parallèle avec Dallas, cette
série télévisée américaine arrivée sur les écrans en 1978 qui devint
culte dans le monde entier avec ses intrigues, ses complots de famille
et cette curieuse façon dont le faste et le glamour des nouveaux
riches se mêlaient à un certain charme désuet : malgré toute leur
fortune, les Ewings vivaient dans une seule maison. Mais au dehors,
tout à Dallas devait renvoyer une image de nouveauté, d’immensité,
de technologie et de profonde modernité.
La Mecque commença donc rapidement à se transformer. Des
tours, des échangeurs et des pylônes d’éclairage peu élégants
sortirent rapidement de terre. Les rares sites ayant encore une portée
historique furent rasés. Les restrictions en matière de planification
furent assouplies, les spéculateurs immobiliers investirent les lieux,
charriant dans leur sillage l’inévitable déclin urbain et de graves
problèmes sociaux. La ville la plus sainte de l’islam devint laide,
bruyante, sale, malodorante et pleine d’une architecture moderne qui
était aussi effroyable qu’elle était inhumaine dans ses dimensions. Il
n’y avait presque plus d’espaces verts, les arbres brillaient par leur
absence et les quelques aménagements paysagers manquaient
d’imagination. La ville entière avait été abandonnée aux voitures,
pratiquement sans aucune disposition pour les piétons. La cité
comptait un nouveau Dieu : l’argent. La manne pétrolière semblait
consumer La Mecque. La ville s’était métamorphosée presque du jour
au lendemain ; elle avait embrassé la modernité en sacrifiant les
qualités susceptibles d’en compenser les défauts. Seuls la beauté de la
Kaaba dans la Mosquée sacrée et l’esprit communautaire qui habitait
les villages périphériques donnaient un aperçu de ce que la ville avait
encore été quelques années plus tôt.
Des familles éclairées et bien établies qui vivaient là depuis des
générations s’inquiétèrent pour leur ville. Les jeunes se sentaient
étrangers à l’évolution à laquelle ils assistaient. Les personnes âgées
déploraient la disparition de leurs quartiers et des liens qui les
unissaient : activités sociales, structures économiques et architecture
traditionnelles 7. Certaines familles de la ville faisaient remonter leurs
origines aux chérifs de La Mecque, et, au-delà, au Prophète Mahomet,
et étaient fières d’appartenir au peuple du Hedjaz. Elles se
considéraient, à juste titre, comme différentes des habitants du Najd,
province du nord dont venaient les souverains saoudiens. Les
considérables changements économiques, sociaux et religieux
introduits par les wahhabites avaient altéré leur statut et leur
identité. Les Hedjazis appréciaient la musique et le Mawlid, la fête
commémorant la naissance du Prophète. S’inscrivant dans la tradition
urbaine du mysticisme religieux, ils tendaient vers le soufisme 8, ce
que les puritains du Najd avaient en abomination, de sorte que les
Hedjazis étaient contraints de tenir secrètes leurs cérémonies. Leurs
activités traditionnelles étaient devenues obsolètes ; même la place
de leurs érudits religieux avait été usurpée par l’État. Ils se sentaient
marginalisés et opprimés. Ils méprisaient les familles rustres de
Najdis qui avaient pris le contrôle de la ville et qui devaient leur
ascension à l’argent du pétrole. Aux yeux des Hedjazis, La Mecque
n’était pas seulement le centre de l’islam, elle était également une
part de leur identité. Son legs culturel et son architecture
traditionnelle raffinée étaient intimement liés à leurs généalogies,
essentielles à leur survie en tant que Hedjazis. Sous le règne plus
éclairé du roi Faysal, dans les années 1960 et 1970, ils avaient
orchestré un petit essor architectural et fait construire nombre de
magnifiques demeures et édifices hedjazis, mêlant le style hachémite
aux anciens modèles turcs, égyptiens et maures. Tout cela était
désormais menacé. Des murmures étouffés se répandirent dans la
ville : le sanctuaire devait être sauvé du développement urbain
débridé et de l’obsession technologique et moderniste des Najdis.
Mais rares étaient ceux qui avaient le courage ou la capacité de
faire quelque chose. La seule exception était Sami Angawi, un
architecte mecquois issu d’une famille distinguée de marchands
hedjazis qui avait fait ses études en Grande-Bretagne et aux États-
Unis. Passionné par l’architecture traditionnelle et les sites culturels
de la Ville sainte, Angawi dégageait un charme puissant et beaucoup
à La Mecque voyaient en lui le leader secret du Hedjaz. Lorsque je le
rencontrai pour la première fois en 1974, il me rappela Faysal, le fils
du chérif Hussayn, tel que l’incarne Omar Sharif dans Lawrence
d’Arabie de David Lean : le personnage qui finit par devenir la
conscience morale du film à travers ses réflexions nuancées sur le défi
que représente le changement. Angawi pensait que le recours
inconsidéré à la technologie était en passe de transformer
radicalement La Mecque. Des sommes astronomiques étaient
dépensées pour faire ressembler La Mecque à Houston, où de
nombreux ministres du gouvernement avaient fait leurs études
supérieures. Un « master plan pour la Ville sainte de La Mecque 9 » fut
bien rédigé, encore que celui-ci ne fut jamais suivi par les
promoteurs, et les conseillers occidentaux ne cessèrent de concevoir
des plans toujours plus spectaculaires et préjudiciables. Ceux-ci
prévoyaient d’aplanir les montagnes, d’ériger des gratte-ciel et de
mettre en pièces la structure même qui assurait la cohérence de la
Ville sainte. Le défi auquel La Mecque faisait face, déclarait Angawi,
était d’opérer la synthèse entre tradition et modernité, autrement dit
d’« adapter les variables aux constantes 10 ». Cette tâche, concluait-il,
ne pouvait être menée à bien que grâce à des « travaux de recherche
interdisciplinaires ».
Angawi forma une alliance avec un autre Hedjazi, Abd Allâh
Nassif. Ce dernier rentrait de Grande-Bretagne après y avoir terminé
un doctorat en géologie et venait de décrocher le poste de secrétaire
général de l’université du roi Abd al-Azîz, à Djedda. Nassif
appartenait à une famille distinguée d’intellectuels et de marchands
de Djedda. Son grand-père, Omar Nassif Effendi, avait été le
gouverneur de Djedda lorsque le chérif Abd Allâh ibn Awn et ses
divers successeurs de la famille Awn régnaient sur La Mecque durant
la seconde moitié du XIXe siècle. Grand bibliophile, Effendi passa la
majeure partie de sa vie à collectionner de précieux manuscrits et
livres rares. Pour accueillir sa collection de 6 000 volumes, il fit
construire une magnifique demeure de style ottoman au centre de
Djedda, dans sa rue principale, Sûq al-Alawî. Avec 106 chambres, de
nombreuses salles de réception, des boiseries élaborées et finement
ouvragées ainsi que de splendides rawashins (fenêtres en baie
traditionnelles), la maison demanda près de dix ans de travaux ; elle
fut achevée en 1881. Effendi n’était pas lui-même un érudit, mais il
veilla à ce que son neveu orphelin, Muhammad Nassif, dont il prenait
soin depuis que ce dernier avait 3 ans, se plonge dans les études.
Muhammad Nassif devint un célèbre savant versé dans la religion, le
droit et la linguistique. Dans les dernières années de sa vie, après la
mort de son oncle, il se retira de la vie publique et se consacra
principalement à la gestion de sa collection, qui comptait alors
quelque 16 000 volumes. La maison de Nassif était devenue un
important pôle intellectuel et social qui attirait les universitaires, les
intellectuels et les artistes 11. Le roi Abd al-Azîz y séjourna lorsqu’il se
rendit la première fois à Djedda en décembre 1925.
Comme La Mecque, Djedda avait également été métamorphosée
par un développement urbain incontrôlé. Nombre de bâtiments
traditionnels avec des portes sculptées en teck, des vérandas et des
fenêtres en baie ornementées succombèrent aux bulldozers. Une
intense campagne fut néanmoins organisée pour préserver le symbole
du vieux Djedda qu’était la maison de Nassif. En 1975, Muhammad
Nassif la transforma en une bibliothèque publique. Cette initiative et
sa réputation permirent de sauver le bâtiment historique et son
magnifique arbre plusieurs fois centenaire, le seul de Djedda qui se
trouvât à l’intérieur d’une habitation.
Abd Allâh Nassif était donc un allié naturel pour Sami Angawi.
Tous deux étaient animés par une même passion pour la conservation
et l’architecture traditionnelle et étaient déterminés à sauver
La Mecque du déferlement d’une modernité sans fard. Angawi créa le
Centre de recherches sur le hajj en septembre 1974 et Nassif l’invita à
l’installer à l’université du roi Abd al-Azîz à Djedda. Six mois plus
tard, à la demande d’Angawi et de Nassif, avec lequel je m’étais lié
d’amitié pendant mes études, je rejoignais le Centre et emménageais
à Djedda.
L’unité dont mes collègues et moi faisions partie fonctionnait de
manière semi-autonome. Du moins, c’est ce que nous pensions. Mais
les Najdis, qui constituaient une large part de l’administration
universitaire, appréciaient peu Nassif et Angawi ; ils considéraient le
Centre comme une enclave illégale des Hedjazis. Presque tous les
obstacles bureaucratiques imaginables furent dressés sur le chemin
du Centre et de sa demi-douzaine de chercheurs. Mais motivés par la
noblesse de notre objectif – sauver La Mecque de la destruction –,
nous persévérâmes. Nous réunîmes des données sur l’histoire et les
sites culturels de La Mecque, sur ses quartiers traditionnels et ses
structures sociales, sur sa géographie et sa géologie, sur ses
contraintes urbanistiques et ses nouveaux bâtiments et sur chacun
des aspects du hajj, depuis le logement et le mouvement des pèlerins
jusqu’à l’approvisionnement en vivres en passant par les
embouteillages, la pollution et les questions de santé. Nous
photographiâmes, filmâmes (notamment en vue aérienne et en
infrarouge) et documentâmes presque tout ce qui pouvait l’être dans
la Ville sainte et dans les lieux du hajj. Enfin, nous modélisâmes la
ville et le hajj.
Nos travaux montrèrent que, derrière sa façade de métropole,
La Mecque fonctionnait en fait comme un conglomérat ou un réseau
de villages nichés dans de petites vallées ou perchés au sommet des
montagnes. Elle offrait les opportunités économiques d’une grande
ville et la sécurité sociale d’un village. Et notre examen du master
plan pour la Ville sainte nous amena à la conclusion, inéluctable, qu’il
détruirait le patchwork unique qui caractérisait La Mecque, lisserait
ses contours, nivellerait ses collines et montagnes et marginaliserait
ses habitants au profit de la voiture. Le Centre souligna que deux
qualités propres à la Ville sainte, « la beauté » et « l’intemporalité »,
disparaîtraient sous l’effet de la « planification moderne ». « De
grands bâtiments laids devaient fleurir dans une jungle de béton
nourrie au fertilisant de l’avidité 12. » Personne ne semblait
comprendre que La Mecque avait des limites naturelles, qu’elle ne
pouvait croître indéfiniment. Au contraire même : pour les différents
organes gouvernementaux impliqués dans le développement de la
ville et pour leurs conseillers occidentaux (qui ne pouvaient pas
visiter le sanctuaire et devaient se le représenter), il ne pouvait y
avoir de limites à la croissance. Nous craignions pour
l’environnement naturel des lieux saints ainsi que pour les habitants
et redoutions l’effacement de leur histoire. Nos recherches montraient
que la cellule familiale risquait de se briser et les structures
associatives nécessaires à la sécurité psychologique et sociale de
disparaître, l’incidence des maladies mentales d’augmenter et les
spécificités culturelles des Hedjazis de se désagréger. La Mecque était
sur le point de devenir une jungle de béton inhumaine dans laquelle
de grotesques bâtiments de verre et d’acier se disputaient l’attention.
D’autres problèmes urgents appelaient une solution rapide. Le
nombre de pèlerins venus de l’étranger pour accomplir le hajj avait
été multiplié par quatre en vingt ans, passant de 200 000 environ à la
fin des années 1950 à plus de 800 000 au milieu des années 1970 13.
En ajoutant les pèlerins locaux, on dépassait le million. Nos
projections suggéraient que la décennie suivante verrait le nombre de
pèlerins atteindre la barre des 2 millions. Loger et déplacer
rapidement d’un lieu de rituel à un autre des foules de cette ampleur
posait d’immenses problèmes de santé et de sécurité. Cela devint
manifeste en 1975, lorsque 200 pèlerins furent tués dans les
campements de Mina au cours d’un incendie causé par l’explosion
d’une bouteille de gaz ; l’accident se produisit durant mon premier
hajj alors que nous procédions à des recherches sur le terrain.
Pendant le hajj de 1976, je notai qu’il fallait neuf heures en
moyenne à un pèlerin pour voyager en bus de Mina à Arafat et donc
parcourir une distance de moins de 15 kilomètres. Dans certaines
parties de La Mecque, pratiquement dans tout Mina et dans la zone
autour d’Arafat, les embouteillages étaient permanents. L’air y était si
vicié qu’il était difficile de respirer. Nous avions calculé que 80 tonnes
de gaz d’échappement étaient émises chaque jour en période
pointe 14. Les effets nocifs des gaz d’échappement, de la chaleur et de
l’épuisement n’étaient que trop évidents : j’ai vu des gens s’évanouir
et mourir. Quelque 800 000 moutons, chèvres et chameaux avaient
été sacrifiés et leurs carcasses s’entassaient sur des kilomètres 15.
L’abattoir était bloqué par des piles de cadavres et ses employés ne
pouvaient y pénétrer ; des accès d’urgence durent être créés à l’aide
de bulldozers. Il fallut plusieurs jours pour enterrer les carcasses dans
des fosses. Les gens tombaient des ponts au Jamarât, où les effigies
sont lapidées, ne faisant toutefois heureusement aucune victime cette
année-là.
Il était évident pour l’équipe du Centre de recherches sur le hajj
qu’un désastre majeur guettait les pèlerins si la situation perdurait.
Grâce à nos modèles informatiques, nous pûmes présenter
visuellement ce qui était susceptible d’arriver sur le site du Jamarât et
à l’intérieur de la Mosquée sacrée en matière de pollution et
d’encombrement de la circulation si la tendance se maintenait. Nous
recommandâmes le recours immédiat à des tentes ignifugées et la
construction de zones piétonnes ombragées pour permettre aux
pèlerins de s’asseoir et de se reposer. Et il convenait d’encourager les
pèlerins à marcher jusqu’à Mina, Arafat et Muzdalifa. Nous
demandâmes l’interdiction de l’usage des véhicules particuliers sauf
en cas d’urgence ou de nécessité. Le Centre exhorta en outre le
gouvernement « à geler tous les projets de démolition et de
construction en raison de leurs conséquences considérables et
irréversibles 16 ». Qui plus est, nous avions formulé une critique
argumentée du master plan et élaboré quantité de mesures et de
méthodes permettant un développement plus respectueux de
l’environnement. Le gouvernement saoudien ne prêta guère attention
à nos propositions. Le Centre et son directeur si tenace, Sami Angawi,
étaient perçus comme un abcès purulent qu’il faudrait crever le plus
tôt possible.
En attendant, le royaume devait faire face à des questions plus
pressantes. L’islam avait près de mille quatre cents ans et les
préparatifs étaient en cours pour célébrer comme il se devait le
nouveau siècle. À La Mecque, on parlait beaucoup du « renouveau
islamique ». Le début du XVe siècle du calendrier islamique, estimait-
on dans les cercles intellectuels musulmans, annoncerait le retour de
l’islam sur le devant de la scène mondiale et son regain d’influence
dans les sociétés musulmanes. Les Saoudiens seraient aux
commandes, prêts à alimenter la résurgence grâce à leurs
pétrodollars. Si La Mecque n’avait pu organiser aucun sommet
islamique, elle était en revanche devenue la capitale des conférences
musulmanes. En 1976, la ville accueillit la première Conférence
internationale sur l’économie islamique, qui institua comme discipline
émergente l’« économie islamique » et qui conduisit à la création
d’une série de banques et d’institutions financières islamiques ainsi
que de départements d’économie islamique dans les universités du
monde entier 17. L’année suivante, la ville accueillit les délégués de la
première Conférence mondiale sur l’enseignement musulman 18.
Celle-ci déboucha sur la formation d’une Académie islamique à
Cambridge, au Royaume-Uni, et suscita un débat international sur la
manière dont l’islam pouvait être intégré à l’enseignement supérieur.
J’assistai aux deux conférences, à la première en tant qu’observateur,
à la seconde en tant que participant. De nombreuses autres
conférences portant sur tout un éventail de sujets furent prévues et
des efforts considérables furent déployés afin d’amener à La Mecque
le principal sommet islamique des chefs d’État. Des prédicateurs et
des enseignants de La Mecque furent envoyés dans les mosquées et
les universités du monde entier pour diffuser la parole wahhabite et
contribuer au mouvement de renouveau de l’islam. Et quand les
religieux ne pouvaient se rendre dans un lieu, celui-ci était inondé
d’innombrables ouvrages et tracts wahhabites.
Au début de l’après-midi du 19 novembre 1979, à la veille du
nouveau siècle islamique, je me rendis de Djedda à La Mecque pour
visiter le campus de l’université d’Oumm al-Qurâ. Tout premier
établissement saoudien d’enseignement supérieur de la Ville sainte,
créé en 1949 par le roi Abd al-Azîz sous la forme d’un Institut du
droit islamique, celle-ci était informellement rattachée à l’université
du roi Abd al-Azîz. Un décret royal annonça que l’institut deviendrait
un ou deux ans plus tard une université autonome à part entière et
que tous les liens avec Djedda seraient rompus. Cela constituait une
nouvelle préoccupante pour nous, car nous redoutions que le Centre
de recherches sur le hajj ne fût également absorbé par cette
institution ultraconservatrice. Une manœuvre rusée destinée à
museler une voix dissidente.
Après avoir terminé ce que j’étais venu à faire à Oumm al-Qurâ, je
marchai en direction de la Mosquée sacrée pour y retrouver mes
collègues du Centre, avec lesquels je prévoyais de mesurer le flux de
fidèles autour de la Kaaba. Il régnait dans la ville une atmosphère
joyeuse et les rues et les ruelles étaient si encombrées qu’il était
difficile de se mouvoir. Nombre d’habitants qui évitaient en temps
normal d’aller à la Mosquée sacrée pendant les festivals en raison de
l’affluence cherchaient ce jour-là à s’y rendre. La mosquée était pleine
à craquer. Cela n’avait toutefois rien de surprenant, étant donné que
le hajj ne s’était achevé que dix jours plus tôt et que le XVe siècle de
l’islam allait commencer le lendemain. Néanmoins, la présence d’un
contingent étrangement important d’étudiants de l’université de
Médine tenant des réunions dans l’enceinte était assez inhabituelle.
Nous les connaissions bien. Chaque année pendant la saison du hajj,
nous chargions des centaines d’entre eux de collecter des données
pour nos recherches. Nous nous moquâmes gentiment d’eux, de leurs
croyances irrationnelles et de leurs idées obscurantistes, et
poursuivîmes notre travail. Je restai pour la prière du soir et partis
ensuite passer la nuit chez un ami en banlieue. La plupart des fidèles
restèrent dans la Mosquée sacrée pour lire le Coran toute la nuit.
Le matin suivant, je cherchais un taxi pour rentrer à Djedda
quand je remarquai un véhicule blindé se dirigeant à vive allure vers
la Mosquée sacrée et entendis des coups de feu. Je me précipitai pour
voir ce qui se passait mais me heurtai à un cordon de policiers, qui
ordonnaient aux badauds de quitter immédiatement les lieux et de
s’en éloigner le plus possible. Un groupe d’hommes lourdement armés
avait pris le contrôle de la Mosquée sacrée et y retenait plus de
100 000 fidèles. La Mecque était en état de siège.
Une fois rentré à Djedda, je constatai que toutes les liaisons avec
le royaume avaient été coupées. L’Arabie saoudite est un État policier
et les mauvaises nouvelles y sont rapidement et définitivement
étouffées. Le silence médiatique était complet et personne n’avait la
moindre idée de ce qui se passait. Djedda bruissait de rumeurs.
Certains disaient que La Mecque était attaquée par des conspirateurs
impérialistes américains et sionistes. D’autres supposaient que la
Mosquée sacrée avait été investie par des chiites renégats de l’Iran de
l’ayatollah Khomeiny. Selon une troisième théorie, la famille royale
était en proie à des divisions internes et les hommes du prince
héritier Fahd cherchaient à renverser le roi Khâlid.
Face à la profanation de leur ville sacrée, des musulmans
scandalisés organisèrent de violentes manifestations devant les
ambassades américaines et européennes de diverses capitales
musulmanes. À Islamabad, six personnes furent tuées lorsque la
foule, qui comptait quelque 20 000 individus, prit d’assaut
l’ambassade américaine. Des groupes de militants manifestèrent
également devant les ambassades en Turquie, au Bangladesh et en
Inde.
Lorsque la vérité commença à émerger, elle déstabilisa un peu
plus encore la situation. Un anneau de 5 kilomètres de barrages
routiers fut mis en place autour de la mosquée. Les gens qui vivaient
à l’intérieur de ce cercle durent partir et des dizaines de milliers de
pèlerins furent évacués par pont aérien à Djedda. Nous réussîmes à
reconstituer dans les grandes lignes ce qui était en train de se
produire en parlant à des témoins oculaires, des riverains et des
pèlerins venant de La Mecque.
Des coups de feu retentirent dans la zone du haram juste après la
fin de la prière du matin. Des centaines de Bédouins brandirent des
mitraillettes, des fusils et des revolvers dissimulés jusque-là dans
leurs robes et tirèrent en l’air. Les insurgés, équipés « principalement
de fusils d’assaut Kalachnikov » de conception soviétique et d’« Uzis
fabriqués en Israël », avaient préalablement introduit dans la
mosquée une grande quantité d’armes et de munitions qu’ils avaient
cachées dans des cercueils. Les gardes armés à l’intérieur de la
mosquée, qui étaient postés devant chacune des portes principales et
à côté de la Kaaba près de la Pierre noire, étaient en infériorité
numérique et furent rapidement maîtrisés. Trois d’entre eux furent
abattus. Les insurgés prirent le contrôle de la Mosquée sacrée et
annoncèrent que le « Mahdî » (rédempteur) était arrivé pour purifier
l’islam. Leur chef exigea que l’imâm et les autres religieux le
reconnaissent et l’acceptent comme le Mahdî avant de condamner
formellement la corruption et la déviance religieuse de la famille
royale. Sa revendication fut rejetée. Les insurgés verrouillèrent de
l’intérieur l’intégralité des trente-neuf portes de la mosquée et
commencèrent à tirer, tuant au moins une douzaine de civils et un
religieux. Les pèlerins séquestrés paniquèrent ; certains réussirent à
s’échapper en se glissant à travers d’étroites ouvertures dans les murs
de la mosquée. Une fois la panique retombée, les insurgés
autorisèrent les pèlerins étrangers à partir librement. Ils ordonnèrent
aux Saoudiens de rester dans la mosquée mais ne firent rien pour les
retenir. À la fin de l’après-midi, l’enceinte de la Mosquée sacrée était
vide et les insurgés avaient pris position dans les minarets et dans les
travées couvertes de la galerie supérieure.
Ils étaient menés par un prédicateur bédouin, Juhaymân al-
Utaybî, et par son beau-frère de 27 ans, Muhammad Abd Allâh
Qahtânî, le prétendu Mahdî. Parmi les rebelles se trouvaient
notamment des Égyptiens, des Pakistanais et des Américains
convertis, mais la plupart étaient des Saoudiens de la tribu des
Utayba. Cette dernière avait activement soutenu le roi Abd al-Azîz
dans ses guerres contre les émirs rachidis au moment de la capture de
Riyad en 1902. Après la fondation de l’Arabie saoudite, les Utayba
furent pour la plupart employés dans la garde royale, une affectation
prestigieuse, et furent couverts de subsides royaux. Mais dès 1930, ils
se rebellèrent contre la famille Saoud. Les réformes wahhabites des
Saoud n’étaient pas suffisamment wahhabites à leur goût. Ils
estimaient que la famille royale était profondément corrompue, que
l’État promouvait des hérésies, que les érudits religieux aidaient la
famille royale à répandre des pratiques immorales et que l’Arabie
saoudite était un royaume obsédé par l’argent et la consommation. Ils
considéraient en particulier comme sacrilège la modernisation,
encouragée par la famille royale, de l’Arabie saoudite et des villes
saintes de La Mecque et de Médine. Les Utayba étaient aussi puritains
que l’avaient été les kharijites aux premiers temps de La Mecque et
aussi véhéments que les qarmates du Xe siècle. Le mouvement de
modernisation mettait en outre en péril le nomadisme de leur tribu
bédouine.
Juhaymân et ses hommes étaient des disciples du cheikh Ibn Bâz
(1910-1999). Grand architecte du wahhabisme saoudien
contemporain, ce savant occupait plusieurs postes influents. Nommé
vice-président de l’université islamique de Médine en 1961, il en
devint par la suite le président. Il dirigeait par ailleurs le Comité pour
la recherche scientifique et les édits religieux (Dar al-Iftâ), la
principale institution d’émission de fatwas du royaume. En 1992, il
devint en outre Grand Mufti d’Arabie saoudite et prit la tête du
Conseil des grands oulémas. Ibn Bâz endoctrina à l’université
islamique de Médine des milliers d’étudiants avec son puritanisme
séditieux. Les disciples les plus fervents étaient invités à des retraites
dans le désert, où ils recevaient une attention particulière. Juhaymân
fut l’un d’entre d’eux. Je croisais fréquemment Ibn Bâz à La Mosquée
sacrée. Il était toujours entouré de ses étudiants, qui le conduisaient
d’un endroit à un autre, lui baisaient la main et tressaient ses
louanges. Les conversations que j’eues avec eux me convainquirent
qu’ils étaient tous, sans exception, des fanatiques irrationnels. Ce
peuple essentiellement tribal avait troqué l’objet de sa loyauté,
substituant à la tribu sa propre conception de l’islam, un islam qui
prêtait une grande importance à des traditions assez douteuses et
historiquement contestables du Prophète Mahomet plutôt que sur
les enseignements du Coran. Ils se considéraient comme les seuls
vrais gardiens et défenseurs de la religion. Toute personne extérieure
à leur territoire sacré était, par principe, considérée comme
mécréante et hostile à l’islam. Cette définition incluait les chiites, les
mystiques soufis et les libéraux comme moi. Les étudiants me disaient
souvent que mon association avec des infidèles relevait de l’apostasie.
Mes collègues et moi tenions pour acquis que les étudiants de
l’université de Médine finiraient par entreprendre des actions
radicales. L’Histoire semblait se répéter dans une macabre parodie.
Les autorités saoudiennes ne comprirent que tardivement ce qui
s’était passé. Ce n’est qu’une fois que des agents de la police et de la
sécurité eurent été éliminés que l’État passa avec réticence à l’action.
La Garde nationale fut appelée en renfort, mais ses premières
tentatives échouèrent malgré le soutien des chars et d’un hélicoptère.
Les insurgés avaient investi des positions idéales dans les neuf
minarets de la mosquée et étaient en mesure d’abattre quiconque
s’approchait du site. Des tireurs d’élite de l’armée prirent pour cibles
les snipers dans les minarets mais limitèrent leurs assauts par crainte
d’endommager l’édifice. Plusieurs offensives menées par la police, la
Garde nationale et l’armée se terminèrent par un bain de sang.
Leur gestion de la situation montra que les autorités étaient
totalement incompétentes et qu’elles ne disposaient pas même des
plans architecturaux de la Mosquée sacrée. Les trois corps de sécurité
avaient des commandements différents, se défiaient les uns des
autres et étaient incapables de communiquer entre eux parce qu’ils
utilisaient des systèmes radio différents. Seules deux institutions dans
tout le royaume possédaient les plans détaillés de la mosquée. L’une
était la Bin Laden Construction Company, entreprise en bâtiment qui
entretenait des relations étroites avec la famille royale et qui avait
construit la nouvelle extension du sanctuaire. L’autre était mon Centre
de recherches sur le hajj. Durant les quatre années qui avaient
précédé, nous avions mesuré et photographié presque chaque
centimètre carré de la mosquée. S’exposant à des risques
considérables, Sami Angawi, notre directeur, fournit les plans aux
troupes en première ligne.
La stratégie originale était d’affamer les insurgés, mais dans la
nuit du 22 novembre 1979, le roi Khâlid donna l’ordre à la Garde
nationale de lancer l’assaut. Elle identifia une des portes comme le
point d’entrée pour cette nouvelle offensive et la fit sauter au moyen
d’une très forte charge d’explosifs. Des parachutistes, protégés par des
véhicules de transport de troupes (VTT), pénétrèrent à l’intérieur
mais tombèrent immédiatement dans une embuscade qui se solda par
une nouvelle effusion de sang. Les insurgés semblaient en mesure de
riposter à toutes les initiatives de l’armée. Même l’explosion des
minarets resta sans effet. Finalement, l’artillerie lourde et des
vingtaines de VTT permirent à l’armée et à la Garde nationale de se
frayer, au prix de lourdes pertes, une voie jusqu’au centre de
l’enceinte, là où se trouve la Kaaba. Qahtânî, le Mahdî autoproclamé,
qui se battit avec une hardiesse exceptionnelle, fut tué lors de cet
affrontement.
La victoire n’était toutefois que partielle. Les rebelles s’étaient
retirés dans les souterrains de la mosquée, un dédale de pièces et de
ruelles, une ville miniature dans laquelle les insurgés avaient stocké
la majeure partie de leurs armes. Cette nouvelle tentative de l’armée
pour pénétrer dans les lieux échoua et fit de nombreuses victimes.
Au bout d’une semaine de combats terriblement sanglants, il était
évident que les Saoudiens avaient besoin d’aide. Ils se tournèrent vers
leurs principaux alliés : les États-Unis et la CIA. Dans son récit très
détaillé des événements, The Siege of Mecca (Le siège de
La Mecque) 19, le journaliste d’investigation Yaroslav Trofimov
explique qu’une multitude d’agents de la CIA furent convertis à la
hâte pour leur permettre d’entrer dans la Ville sainte et d’analyser le
champ de bataille. La décision fut prise de recourir à des armes
chimiques. De puissants gaz lacrymogènes furent déversés dans les
souterrains par diverses entrées, mais la manœuvre tourna au fiasco.
Les combattants rebelles endurcis utilisèrent des matelas, du carton
et des pièces de vêtements pour empêcher le gaz de se répandre dans
les corridors, leurs coiffes imbibées d’eau leur permettant de respirer.
Le gaz avait une tendance naturelle à s’élever et remonta dans
l’enceinte de la mosquée. Les soldats saoudiens n’étaient pas bien
préparés à l’utilisation des masques à gaz. Leurs barbes fournies
empêchèrent les masques de créer un joint étanche avec la peau, de
sorte que le gaz s’infiltra à travers leurs barbes et assomma tout un
contingent. Il progressa ensuite dans les zones environnantes,
obligeant les autorités à évacuer les Mecquois qui ne l’avaient pas
encore été.
Les bruits qui couraient à Djedda suggèrent que les sous-sols
auraient finalement été inondés et que les rebelles qui échappèrent à
la noyade auraient été capturés au moment de rejoindre la surface.
Mais Trofimov découvrit également que les Saoudiens durent faire
appel à la Légion française. Si l’on en croit son récit, Paris dépêcha en
« mission prévôtale » au royaume le capitaine Paul Barril, un
spécialiste de ces situations. Barril recommanda l’utilisation d’une
nouvelle dose de gaz, une tonne entière de gaz CS, assez pour
empoisonner une petite ville. Les Français ne disposant cependant au
total que de 300 kilos, l’opération fut limitée à cette quantité. Cette
fois, le gaz fut utilisé de manière particulièrement ingénieuse.
D’innombrables ouvertures furent pratiquées dans le sol et le gaz fut
injecté dans ces trous pour se diffuser dans le souterrain. Au même
moment, des bataillons de l’armée y pénétrèrent en deux points pour
prendre les rebelles en tenaille. Ils parvinrent à les maîtriser et
capturèrent Juhaymân. La libération de la Mosquée sacrée aura pris
deux semaines entières.
Juhaymân fut jugé par un tribunal religieux et comparut devant
son maître et mentor, le cheikh Ibn Bâz. Le mufti, qui avait donné
l’aval religieux pour l’assaut militaire de la Mosquée sacrée, indiqua
comprendre les insurgés. À la lecture de leurs chefs d’accusation, il
approuva la plupart. Les insurgés avaient, d’après lui, raison de faire
remarquer qu’un État wahhabite digne de ce nom ne devrait pas
s’associer avec des incroyants, que les hérésies et la déviation de
l’islam pur devraient être éliminées, que les images en tous genres
étaient interdites et que le consumérisme et le culte de l’argent
étaient devenus la norme en Arabie saoudite. Les Najdis de
La Mecque, et presque tous les établissements religieux du pays,
partageaient d’ailleurs ce sentiment. Mais, ajouta Ibn Bâz, les
insurgés avaient eu tort de défier la famille royale et d’annoncer
l’arrivée du Mahdî. Comme les juges mecquois du passé, il arriva à la
seule décision possible : « le jugement de Dieu ». Son jugement fut
mis à exécution. Juhaymân fut publiquement décapité 20.
Pourquoi Juhaymân, un sunnite convaincu, déclara-t-il que son
beau-frère était le Mahdî ? Si la plupart des musulmans partagent
informellement ces convictions, elles constituent pour les chiites en
revanche un véritable article de foi. Le Mahdî est censé être le
douzième imâm caché, qui disparut en 869 et qui réapparaîtra dans
le futur comme le sauveur ultime de l’humanité. Peut-être une sorte
de fièvre millénariste avait-elle coïncidé avec le XVe siècle islamique
imminent et conduit Juhaymân à embrasser une telle croyance. Mais
c’est sa déclaration qui amena initialement de nombreux Mecquois, et
plus généralement de nombreux Saoudiens, à soupçonner des
militants chiites, impatients de propager leur révolution, d’être
derrière le siège de la Mosquée sacrée. Le moment choisi venait
également étayer la thèse d’une conspiration chiite : les chiites
pleurent la mort du petit-fils du Prophète, Hussayn, à Karbala, en
Irak, pendant les dix premiers jours du premier mois du calendrier
islamique. Les Saoudiens s’étaient d’ailleurs préparés à cette
éventualité et avaient arrêté un groupe de pèlerins iraniens qui
distribuait des pamphlets révolutionnaires. Une flotte d’avions de
transport C-130 Hercules était en alerte rouge au cas où les autorités
saoudiennes seraient forcées d’évacuer des milliers d’agitateurs
chiites. Même lorsque l’identité des insurgés ne fit plus de doute,
beaucoup à La Mecque continuèrent de croire que les chiites iraniens
tramaient quelque chose et que l’antique rivalité entre chiites et
sunnites avait atteint un point critique.
Les Iraniens n’apprécièrent pas ces insultes. L’ayatollah Khomeiny,
le guide spirituel et politique de la révolution iranienne, publia des
réponses appropriées aux premiers bulletins d’information qui
donnaient à penser que les insurgés étaient chiites. Le hajj de 1980
vit arriver relativement peu de pèlerins d’Iran, la guerre ayant éclaté
entre l’Irak et l’Iran. En 1981, les relations entre le royaume et la
République islamique étaient devenues ouvertement hostiles et le roi
Khâlid exhorta Saddam Hussein à écraser les Iraniens. Des pèlerins
iraniens ripostèrent en organisant une immense manifestation devant
la Mosquée sacrée, où des slogans prorévolutionnaires furent
scandés. Le roi Khâlid écrivit une lettre à l’ayatollah Khomeiny dans
laquelle il suggérait que les pèlerins iraniens avaient souillé le
caractère sacré du haram avec leurs slogans blasphématoires.
Pendant qu’ils accomplissaient la circumambulation autour de la
Kaaba, affirmait le roi, les pèlerins iraniens psalmodiaient « Dieu est
grand, Khomeiny est grand ». Il s’agissait là d’une tentative délibérée
de présenter les chiites comme polythéistes aux yeux du monde
sunnite. En fait, ils psalmodièrent « Dieu est grand, Khomeiny est
notre guide ». Dans sa lettre, l’ayatollah posa une question à laquelle
le roi ne put répondre. « Comment se fait-il, écrivait Khomeiny, que la
police saoudienne attaque des musulmans avec des rangers et des
armes, les batte, les arrête et les envoie en prison de l’intérieur de la
Mosquée sacrée, un lieu qui, selon l’enseignement de Dieu et le texte
du Coran, est un refuge pour tous, même pour les déviants 21 ? »La
mention des « déviants » était une référence explicite à Juhaymân et
à ses disciples.
Il est incontestable que l’Iran considérait le hajj comme un
événement non pas seulement spirituel mais aussi politique. Aux yeux
de l’Iran révolutionnaire, les Saoudiens étaient corrompus et inaptes
à gérer la cité la plus sainte de l’islam. Les tensions entre l’Iran et
l’Arabie saoudite dominèrent le troisième sommet islamique, qui eut
finalement lieu à La Mecque en janvier 1981. La ville, qui ne s’était
pas encore remise du siège, n’était absolument pas en mesure
d’accueillir un événement de cette ampleur. C’est pourquoi le sommet
fut déplacé dans la ville voisine de Taïf après la séance d’ouverture.
Le communiqué final fut connu par la suite sous le titre de
« Déclaration de La Mecque » ; il appelait à la « solidarité » entre
frères musulmans et leur demandait de « surmonter les désaccords et
les divisions pour régler de manière pacifique tous les différends
susceptibles d’émerger [entre eux] sur la base de conventions et des
principes de fraternité, d’unité et d’interdépendance 22 ». La
déclaration eut l’effet escompté et il sembla, provisoirement au
moins, que le conflit entre l’Iran et l’Arabie saoudite autour de
La Mecque et du hajj avait été résolu. L’ayatollah enjoignit aux
pèlerins iraniens de prier derrière les imâms sunnites dans la
Mosquée sacrée et de tempérer leur activisme politique. En
contrepartie, les Saoudiens autorisèrent ces pèlerins à manifester
dans des lieux spécifiques de La Mecque, sous leur strict contrôle et
selon des règles précises. Les manifestants pouvaient crier des slogans
contre les États-Unis et Israël mais pas contre d’autres gouvernements
musulmans ou leurs hôtes. Et ils n’avaient pas le droit d’apporter de
pancartes et de matériel de propagande d’Iran pour le distribuer à
La Mecque. Les deux camps respectèrent l’accord au cours des années
suivantes.
La situation changea radicalement en 1986 quand les autorités
saoudiennes appréhendèrent un groupe de pèlerins iraniens opposés
à la modernisation de La Mecque et à la destruction des biens
culturels alors qu’il était en train d’introduire clandestinement de
grandes quantités d’explosifs dans leurs valises. Plus d’une centaine
furent arrêtés. Les Saoudiens étaient convaincus que les Iraniens
conspiraient pour s’emparer de la Mosquée sacrée. L’année suivante,
en 1987, les forces de sécurité saoudiennes étaient en état d’alerte
maximale. La ville fut littéralement envahie pendant la saison du hajj
par des soldats armés. Chaque entrée de la Mosquée sacrée était
gardée et, pour la première fois, toute personne pénétrant dans le
sanctuaire fut soumise à une fouille corporelle complète. Personne
n’était autorisé à apporter quoi que ce fût à l’intérieur de la mosquée.
Le 31 juillet, le jour où la manifestation iranienne était prévue, la
ville s’éveilla dans une atmosphère tendue. Les habitants étaient dans
l’expectative.
La manifestation débuta dans l’après-midi par les traditionnels
discours et slogans. Puis, les manifestants, conduits par des femmes
en tchador noir, entamèrent leur marche ; la police saoudienne et la
Garde nationale guidèrent le cortège le long du parcours prévu. Vers
la fin, les manifestants se heurtèrent à un cordon de policiers et de
soldats qui bloquaient leur chemin et qui demandaient aux
manifestants de faire demi-tour. Ces derniers exigèrent de pouvoir
entrer dans la mosquée. Pendant ces échanges, quelqu’un commença
à lancer des briques et des pierres sur les manifestants, qui
ripostèrent. Une échauffourée éclata entre la police, qui était armée
de matraques et de bâtons électriques, et les manifestants, qui
utilisèrent tout ce qui leur tombait sous la main pour se défendre. Il
sembla momentanément que la police saoudienne ne serait pas
capable de les contenir lorsqu’ils chargèrent tel un tsunami. Elle
appela donc des renforts. Un contingent de Gardes nationaux arriva
rapidement et utilisa du gaz avant d’ouvrir le feu. Selon les chiffres
saoudiens officiels, qu’il convient toujours de prendre avec des
pincettes, 402 personnes furent tuées, dont 275 pèlerins iraniens,
87 policiers saoudiens et 42 pèlerins d’autres pays ; 649 personnes
furent blessées 23.
Le carnage horrifia les musulmans du monde entier. Les deux pays
s’invectivèrent mutuellement. Les Saoudiens accusèrent les Iraniens
de « sédition » et de salir le haram. Les Iraniens, de leur côté,
déclarèrent que La Mecque était aux mains d’« une bande
d’hérétiques », la « clique malfaisante » des « hooligans wahhabites »
qui ne reculerait « devant aucun crime 24 ». Les deux pays exposèrent
l’affaire au public musulman de la manière habituelle. Les Saoudiens
organisèrent en octobre 1987 une conférence à La Mecque et
dépensèrent plusieurs centaines de millions de dollars pour faire
venir par avion des quatre coins du globe six cents de leurs partisans,
la plupart en première classe. Elle fut inaugurée par le roi Fahd, qui
avait accédé au pouvoir en juin 1982 après la mort de son frère. Ces
délégués bien payés ne mâchèrent pas leurs mots pour condamner les
chiites iraniens qui attisaient « les feux de la vilenie » et qui s’étaient
« habitués au terrorisme et [étaient] assoiffés de sang musulman ».
Les Iraniens répliquèrent le mois suivant avec leur propre « Congrès
international sur la sauvegarde de la sainteté et de la sécurité de la
Grande mosquée ». Leurs délégués appelèrent à la « libération » de
La Mecque des « griffes d’Âl-Saoud » et à la création d’une alliance
musulmane internationale qui gouvernerait la Ville sacrée comme
une cité-État indépendante 25.
Les Saoudiens changèrent alors d’angle d’attaque. Ils proposèrent
que le nombre de pèlerins iraniens, qui constituaient avec
150 000 personnes le groupe le plus important de tous, fût réduit
pour ne plus dépasser 45 000. À ce sujet, un autre problème
demandait à être examiné. En 1987, le nombre de pèlerins locaux et
internationaux avait excédé le million. Il était question d’un « hajj à
deux millions » pour la décennie suivante. Le roi Fahd, qui s’était
autoproclamé « Gardien des deux mosquées saintes », pensait que le
problème du nombre croissant de pèlerins, pas seulement des
Iraniens, pouvait être résolu simplement. Les Saoudiens présentèrent
la question lors d’une réunion de l’Organisation de la conférence
islamique à Amman en mars 1988. Un système de quotas devait
permettre de réduire le nombre total de pèlerins. Chaque pays aurait
le droit d’envoyer chaque année 0,1 % de sa population effectuer le
hajj. Il devait s’agir selon les Saoudiens d’une mesure provisoire qui
s’appliquerait pendant trois ans, le temps pour eux d’améliorer les
infrastructures de La Mecque et de moderniser la ville. S’ils
dominaient l’Organisation, les Saoudiens ne la contrôlaient toutefois
pas totalement. La proposition suscita des débats animés et une
grande résistance de la part de l’Iran et de ses soutiens. Mais les
Saoudiens finirent par emporter la décision. Le système de quotas fut
même adopté de manière permanente. Leur population s’élevant en
1988 à 51 millions d’habitants, les Iraniens furent limités à
50 000 pèlerins. Ils réagirent en annonçant un boycott du pèlerinage.
Les Saoudiens fermèrent leur ambassade à Téhéran, rendant
impossible l’accomplissement du hajj à partir de l’Iran, qui n’envoya
aucun pèlerin entre 1988 et 1990.
Le conflit perdura et sa solution n’intervint que plusieurs années
plus tard au prix d’importantes concessions de la part des deux
camps. Les pèlerins iraniens revinrent en 1991 en bénéficiant d’une
dispense spéciale résultant d’un commun accord qui portait leur
nombre à 115 000. L’Iran et l’Arabie saoudite n’en continuèrent pas
moins à se défier l’un de l’autre.
Durant cette période de discorde entre l’Arabie saoudite et l’Iran,
les Saoudiens poursuivirent leurs travaux sur la Mosquée sacrée. La
priorité initiale était de réparer les dégâts provoqués par le siège de
1979. La structure de la mosquée était intacte et la Kaaba avait été
épargnée par les fusillades. Mais la zone du sa’y, ce long couloir qui
jouxte la mosquée et qui relie les collines de Safâ et de Marwa, avait
été lourdement endommagée : bon nombre de portes et de murs en
marbre nécessitaient des réparations, et de longues rangées de lustres
demandaient à être remplacées. Cinq minarets devaient être
reconstruits. Les mosaïques à l’intérieur de l’édifice étaient criblées
d’impacts de balles et exigeaient d’importants travaux, et les
vingtaines de tapis inestimables venant du monde entier étaient
tellement abîmés qu’il fallait les remplacer. La réfection de la
mosquée dura plus d’un an.
Ensuite débutèrent les travaux de la seconde extension
saoudienne. Nous étions en 1982, l’année où le roi Fahd arriva au
pouvoir. Le premier élément construit fut évidemment la porte du roi
Fahd, dans la nouvelle aile de la partie ouest de la mosquée.
Quatorze autres portes et entrées furent ajoutées au sous-sol, ainsi
que trois nouveaux dômes et deux nouveaux minarets, tandis que le
toit de la mosquée fut modifié pour pouvoir accueillir les fidèles. Cinq
escalators furent installés tout autour pour leur permettre d’accéder
au premier étage et au toit. Une zone de prière en plein air
recouverte de marbre blanc fut construite dans la partie ouest, au
pied de la montagne d’Abû Qubays.
Le haram flambant neuf n’avait guère de ressemblance avec
l’édifice historique. Il disposait désormais de quatre portes principales
et de cinquante-quatre autres plus petites, en plus des six entrées
menant au sous-sol et de celles débouchant sur le deuxième niveau.
La Mosquée sacrée pouvait accueillir 820 000 fidèles les jours
ordinaires et un million pendant la saison du hajj. On construisit de
nouvelles routes et de nouveaux tunnels pour amener les pèlerins
directement du haram jusqu’à Mina et à d’autres sites de rituel.
Si certaines recommandations du Centre de recherches sur le hajj
furent prises en compte pour la deuxième extension, la plupart de nos
craintes se réalisèrent cependant. Une loi interdit les véhicules
particuliers dans la zone du hajj. Des voies piétonnes furent
construites entre Mina et Arafat, ce qui en fit la portion la plus sûre et
la plus agréable. Mais la mosquée et le palais attenant étaient une
horreur. L’ensemble était imposant mais n’avait rien de la beauté
imaginée par Malcolm X.
Notre Centre de recherches sur le hajj, qui avait fini par être
formellement et légalement reconnu par le roi Fahd en 1980,
s’opposa vigoureusement à la construction de tunnels. Nous
soutenions qu’ils étaient des « pièges mortels » : les foules quittant la
mosquée sacrée et s’engouffrant dans les tunnels pour se rendre à
Mina étaient promises à des accidents fatals. C’était comme si
l’ensemble des spectateurs de trente grands stades de football
partaient tous en même temps et se dirigeaient simultanément vers
un goulot d’étranglement. Comme toujours, les objections du Centre
furent balayées. Les Saoudiens s’engagèrent dans une troisième
extension des lieux saints.
Les travaux démarrèrent en 1988, peu après la mise en place du
système de quotas, et se poursuivirent jusqu’en 2005. La Mosquée
sacrée fut encore agrandie : elle reçut de nouveaux minarets et fut
équipée de la climatisation pour l’été et de sols chauffants pour les
nuits fraîches. Mina, Arafat et Muzdalifa connurent également
d’importants aménagements. La zone du Jamarât disposait désormais
d’une structure permanente de cinq étages et de 950 mètres de long
avec onze points d’accès et douze sorties et une capacité d’accueil de
300 000 pèlerins par heure. Le Centre avait toujours considéré la
zone du Jamarât comme un secteur propice aux accidents et estimait
que les nouveaux aménagements constituaient un facteur de risque
supplémentaire. Lorsque la troisième extension fut achevée en 2005,
le roi Fahd voyait la Kaaba depuis la chambre de sa nouvelle
résidence à La Mecque. Le palais était situé sur le côté est et faisait de
l’ombre à l’ensemble de la mosquée. La mosquée Bilâl, qui datait de
l’époque du Prophète Mahomet et qui jouxtait le palais, fut démolie
pour des raisons de sécurité. Lors des travaux d’urbanisme, on avait
veillé à ce que le roi eût une vue dégagée sur les fidèles dans
l’enceinte du haram ; c’est pourquoi aucun minaret ne fut érigé face
au palais. Le roi ne profita cependant pas beaucoup de sa nouvelle
demeure, car il décéda cette année-là.
Une série d’accidents majeurs mit en évidence les dangers que
recelaient ces constructions spectaculaires mais mal conçues. En
1990, 1 426 pèlerins perdirent la vie dans une bousculade à
l’intérieur du tunnel Al-Ma’aisim 26. Au moment où les pèlerins
marchaient du haram à Mina, une panne de courant coupa la
climatisation et l’éclairage dans le tunnel. Pris de panique et piégés à
l’intérieur, ils périrent asphyxiés. On ferma les tunnels. L’accident
majeur suivant se produisit sans surprise dans la zone du Jamarât, où
270 pèlerins moururent piétinés en 1994. De fait, les mouvements de
foule n’y sont pas rares. Pèlerins se faisant écraser ou piétiner, rampes
s’effondrant sous le poids immense des piétons, les accidents sont
d’une triste banalité : 118 personnes moururent à cause de l’affluence
en 1998, 35 périrent écrasées en 2001, 14 en 2003, 251 en 2004, 346
en 2006. Lors du dernier accident en date, un bus fit descendre ses
passagers sur des rampes d’accès au pont du Jamarât. Les pèlerins
qui sortaient du bus se ruèrent sur les « diables », les stèles
symboliques, trébuchèrent et provoquèrent une cohue mortelle. La
même année, l’hôtel Al-Ghaza, situé près de la Mosquée sacrée,
s’effondra. On estime que 76 pèlerins qui s’y trouvaient, qui
mangeaient dans son restaurant ou qui faisaient des achats dans sa
supérette, perdirent la vie à cette occasion. Le site du Jamarât fut
réaménagé après chaque accident, mais la conception de base et ses
dangers restèrent les mêmes.
Fin 1979, je quittai l’Arabie saoudite et le Centre de recherches
sur le hajj après cinq ans passés en son sein 27. Il était évident que rien
n’empêcherait les Saoudiens de transformer La Mecque en
Disneyland, leur cauchemardesque conception de la modernité. Il
était tout aussi manifeste que la Ville sainte serait le théâtre
permanent d’accidents et je pronostiquai d’ailleurs qu’il se produirait
une catastrophe majeure tous les trois ans. J’admirais la passion et la
persévérance de Sami Angawi mais ne partageais pas son optimisme.
Le transfert du Centre en 1993 de Djedda à La Mecque, de
l’université du roi Abd al-Azîz à celle d’Oumm al-Qurâ, signa
définitivement la fin de la lutte pour le salut de La Mecque. Le Centre
devint un bureau statistique sous la tutelle d’un organisme
ultraconservateur, ce qui n’était pas sans rappeler les pratiques en
vigueur en Union soviétique. Angawi fut taxé de dissident et
pratiquement assigné à domicile jusqu’à la fin de sa vie.
Je me sentais coupable. Coupable de jeter l’éponge trop tôt.
Coupable d’abandonner un homme qui avait tout sacrifié pour sauver
des griffes d’une modernité laide et omniprésente une ville que tous
les musulmans sont censés révérer et considérer comme sacrée. Je
voulais une seconde chance, j’en avais besoin.
Celle-ci se présenta en 1987. Le monde musulman ne s’était pas
encore complètement remis du choc causé par le massacre des
pèlerins iraniens à La Mecque. On me demanda d’organiser une
conférence qui réunirait des penseurs et intellectuels musulmans et
dont l’objectif serait d’identifier des moyens viables et pérennes
d’aller de l’avant et de trouver un terrain d’entente entre les sunnites,
les chiites et les autres musulmans. Il y avait un fort engouement
pour ce type de conférence et nous réussîmes à recueillir plus d’un
million de dollars en Malaisie et au Pakistan, auprès de musulmans
aux États-Unis et en Grande-Bretagne ainsi qu’auprès d’hommes
d’affaires saoudiens. Pour jouer sur les sensibilités religieuses des
Saoudiens mais aussi pour les contrarier, j’imaginai un titre sortant de
l’ordinaire : « Dawa et développement dans le monde musulman : la
perspective d’avenir. » Dawa est un terme technique de la théologie
musulmane, habituellement traduit par « prédication » par ceux qui
en sont partisans, et par « évangélisation » par les autres. Les
Saoudiens se targuent d’envoyer des dâ’is, des évangélistes ou
prédicateurs, comme employés payés répandre la foi wahhabite dans
le monde. Mais dawa signifie aussi « invitation ». Le Prophète
Mahomet demanda à ses disciples d’en appeler d’autres « au bien ».
La dawa, affirmai-je, doit certainement inclure de bonnes façons de
gérer le changement.
« Le changement, expliquai-je, doit être étudié avec respect et
humilité et mis en œuvre de façon planifiée et systématique, avec de
l’imagination et la pleine participation et le consensus total de la
communauté 28. » La planification, suggérai-je, est une forme de
dawa. Elle ne cherche pas simplement à aller d’un point A à un point
B en une succession de petites étapes franchies en réaction à des
changements rapides. Elle cherche plutôt à déterminer ce qui serait
un bon point B, quelle stratégie nous permettrait de l’atteindre dans
de bonnes conditions. Cela requiert de réfléchir de manière
consciente et rationnelle, d’examiner le contexte ainsi que les sites
historiques et d’évoluer dans le cadre de certaines valeurs et normes.
J’espérais, comme les collègues avec lesquels j’organisais la
Conférence, que les autorités seraient attentives à une assemblée
influente d’intellectuels musulmans utilisant des termes islamiques
pour plaider en faveur d’un développement de la Ville sainte qui fût
respectueux de la culture et de son environnement et qui fût réalisé à
échelle plus humaine.
La conférence, qui se tint en octobre 1987, fut un désastre total.
Les choses avaient pourtant bien débuté, avec de nombreux jeunes
intellectuels saoudiens approuvant une bonne partie de ce qui se
disait. Puis, un groupe d’érudits saoudiens fit irruption à mi-parcours
des cinq journées du colloque et commença à soutenir qu’une bonne
dawa ne pouvait être fondée que sur une foi droite. Les personnes
dont la foi était défectueuse, hérétique ou contaminée ne pouvaient
pas réaliser de bonne dawa. L’insinuation était claire : leur foi étant
« droite », les Saoudiens étaient les seuls à pouvoir faire le bien ; en
fait, tout ce qu’ils faisaient était intrinsèquement bien. Il s’ensuivit des
débats houleux qui conduisirent au départ prématuré des chiites et de
nombreux autres intellectuels.
Il y eut toutefois une conséquence inattendue. Conscients d’avoir
perturbé la conférence et d’être ouvertement critiqués et rejetés par la
plupart des 400 participants internationaux, les Saoudiens offrirent
de nous accorder une compensation spéciale. Ils annoncèrent que les
portes de la Kaaba seraient ouvertes et que tous les participants
seraient invités à y pénétrer. Il s’agissait d’un privilège rare, réservé
au cours de l’histoire à quelques heureux élus, califes, sultans et
pachas ottomans et autres dignitaires de haut rang. Toutes les
critiques cessèrent presque instantanément ; on félicita les Saoudiens
pour leur bienveillance et leur générosité. Le jour prévu, tous les
participants, leur badge spécial à la main, se rendirent à la Mosquée
sacrée et firent la queue pour entrer dans la Kaaba.
Pendant toutes ces journées et toutes ces nuits passées dans le
haram, je n’avais jamais vu la porte de la Kaaba ouverte. À moins
d’une réparation ou d’un nettoyage, il n’y a aucune raison d’ouvrir la
porte, et le nettoyage a lieu deux fois par an seulement. Il n’y a rien à
l’intérieur. Il s’agit simplement d’une pièce sombre sans fenêtres avec
trois piliers, tout à fait comme la décrivit Nasser Khosrow au
e
XI siècle. Les participants purent entrer dans la Kaaba par groupes de
quarante personnes. Mais je n’en fis pas partie. J’avais poliment
décliné l’invitation, au grand étonnement de mes amis et de mes
collègues.
Le rôle de la Kaaba, une structure cubique faite de briques et de
mortier et drapée dans un tissu noir, est de donner une orientation
aux musulmans. Où qu’ils se trouvent sur terre, ces derniers se
tournent vers la Kaaba pendant leurs cinq prières quotidiennes. Ils en
font le tour à pied à sept reprises lorsqu’ils accomplissent le hajj ou
l’oumra (le petit pèlerinage). C’est un symbole, une direction vers
laquelle ils se tournent, quelque chose qui les unit. Quand on voit la
Kaaba de l’extérieur, elle attire l’attention à la fois sur la scène qui se
joue autour d’elle et sur la détresse et la désunion des musulmans. À
l’intérieur de la Kaaba, il n’y a pas d’orientation possible et donc
pas de sens. C’est la raison pour laquelle elle est vide. Être dans la
Kaaba, c’est perdre la faculté de s’orienter et perdre son sens. Je
n’avais pas besoin de me confronter à cette idée au sein de la Kaaba
alors qu’elle était si manifeste et omniprésente partout où l’on
regardait dans les environs réaménagés et modernisés de La Mecque.
La Ville sainte réduite à un espace futile, privé d’identité et dénué de
sens.
Je ne pouvais m’empêcher de penser que les musulmans vivaient
à l’intérieur de la Kaaba depuis des siècles. Ce qui avait été conçu
comme un symbole avait été transformé en un monolithe appréhendé
de façon littérale. Les Saoudiens semblent avoir peu de considération
pour ce qui ne relève pas de la pureté de leur littéralisme et
n’éprouver aucun intérêt pour l’Histoire, les biens culturels, l’art et la
culture, les débats d’idées et les différences d’opinions ou encore pour
la diversité et la pluralité que La Mecque devrait représenter. La Ville
sainte est un microcosme du monde musulman. Ce qui se produit à
La Mecque a des répercussions sur les sociétés musulmanes mais
traduit également l’état de la civilisation musulmane. Or La Mecque
adressait un message clair : le monde musulman est dans un piteux
état et en grand danger.
CHAPITRE XI

L’utopie reconfigurée

Je suppose que tout a commencé par une envie d’aller explorer le


passé. Il y a maintenant près de quarante ans que j’ai pris le départ
avec mon bon ami Zafar, un guide touristique nommé Ali et notre
âne rebelle, Gengis. Notre objectif à tous était, en quelque sorte, de
ne faire qu’un avec l’histoire de la ville de notre cœur. À l’occasion de
notre longue et fastidieuse marche dans le désert il y a toutes ces
années s’est révélé à nous cet amas de contradictions qui caractérise
la Ville sainte de l’islam. Depuis lors, il m’a fallu de nombreuses
visites au sanctuaire pour percer son mystère. Durant ce processus,
j’ai compris que l’on pouvait en apprendre tout autant sur le monde
par la lecture et la réflexion depuis le confort d’un bon fauteuil que
pendant une randonnée dans le désert.
Durant cette marche, il m’est aussi apparu que ce rêve mecquois
que je portais en moi avait à lutter contre un nombre croissant
d’éléments aussi déplaisants qu’irritants, contre l’intrusion de réalités
inopportunes. Mon idéal transcendant de la Ville sainte s’était établi
dans un lieu de vie par trop humain pris dans les affres d’une
modernisation galopante. Plus je sondais en profondeur cette autre
Mecque, cette ville d’histoire vécue, et plus j’étais troublé. Celle-ci ne
me touche en rien. C’est La Mecque dont nous oublions tous de nous
souvenir, cette Mecque qui, masquée derrière la façade du lieu le plus
scruté et le plus révéré de l’esprit musulman, a échappé à tout
examen minutieux. Toutes ces choses qui ne sont pas connues et
admises, qui pourraient et devraient être sues sont très révélatrices
du rapport des musulmans à l’Histoire. La question à laquelle il me
faut me confronter pour conclure est celle-ci : comment les
musulmans devraient-ils réagir face au complet anéantissement du
respect dû aux traces de leur histoire, au lieu même où leur identité
prend racine ?
« La Mecque t’appelle jusqu’à temps que tu sois allé jusqu’à elle,
dit un vieux proverbe marocain. Après quoi, tu pleures pour qu’elle te
revienne. » Mon inquiétude porte sur ce que cette prise de conscience
de la réalité de La Mecque ne s’accompagne pas d’une prise de
conscience équivalente quant à son histoire. Tout se passe comme si
plus les musulmans chérissaient une Mecque idéalisée, presque
idolâtrée, et plus ils romançaient son histoire collective. Cette ville
n’est pas juste un symbole, l’incarnation d’une aspiration religieuse ;
c’est aussi, et cela a toujours été, un lieu où des gens ont vécu au gré
de ces peu glorieux aléas de l’Histoire écrits de main d’homme. Se
pourrait-il que plus nous choisissons d’ignorer la boue et la violence
dont elle est faite, plus la dimension spirituelle de La Mecque se hisse
au-delà des contingences terrestres, et plus elle se trouve déconnectée
des difficultés de l’existence humaine ?
Les annales de la Ville sainte donnent à voir un lieu où les
pèlerins aspiraient à l’illumination spirituelle, mais dont le caractère
sacré n’était qu’accessoire aux yeux de son élite dirigeante et de la
majorité de ses habitants. Pour la plupart, les musulmans savent peu
de choses de cette histoire : leur attachement romantique à leur
propre passé rend leur mémoire de plus en plus sélective et biaisée,
quand elle n’en vient pas à tout excuser. Ce besoin d’affirmer qu’il y a
eu un jour, il y a bien longtemps, une grande civilisation musulmane,
qu’a existé un « âge d’or », peut vite conduire à prétendre que cette
civilisation a toujours été belle et bonne, ce qui suppose de suspendre
son jugement sur pratiquement tout ce qui s’est produit au fil des
siècles. Le regard que l’on choisit de porter sur le passé a un impact
considérable sur la façon dont on aborde les réalités présentes et sur
la forme d’idéalisme dont on peut s’inspirer pour forger l’avenir.
Le factionnalisme, les dissensions, la violence dont La Mecque a
été le témoin ont toujours fait partie intégrante de l’histoire
musulmane. Les conflits fratricides à propos du sens, de
l’interprétation de la religion et de la façon dont celle-ci doit être
vécue remontent à la toute première génération de musulmans,
connue sous le nom de « compagnons du Prophète ». Ce sont ces
mêmes compagnons qui ont initié les luttes de pouvoir pour obtenir
le contrôle de ce qui deviendrait bientôt un projet impérialiste. Un
empire peut-il jamais être bienveillant ? Les compagnons du Prophète
ont été idéalisés, tout comme des miracles ont été attribués à
Mahomet alors que lui-même, à l’instar du Coran, ne manquait pas de
rappeler qu’il n’était qu’un homme : « Suis-je donc autre chose qu’un
être humain […] 1 ? » La réalité de leur vie et de leurs actes a été
pratiquement effacée, non parce que les faits ne seraient pas connus
mais pour cette raison, plus perverse encore, qu’aucune réflexion
critique, aucune remise en question de la nature sacrée des
compagnons n’est permise. Tout doit être pour le mieux dans la
meilleure des histoires – on pourrait, sinon, en déduire que c’est
l’islam lui-même qui pose problème.
C’est une confusion fréquente que de blâmer la révélation ou le
Divin pour les travers des humains qui embrassent si imparfaitement
sa parole. Rappeler l’histoire, longue et souvent peu glorieuse, de ce
qui s’est déroulé à La Mecque est une riposte nécessaire à ce qui n’est
en définitive qu’une attitude conformiste. Relater l’Histoire telle
qu’elle a été vécue dans ce lieu de vie, première étape pour porter un
regard critique et plus informé sur ce que signifie être un humain et
être musulman au XXIe siècle, ne peut être qu’une entreprise de
rétablissement de la vérité.
J’ai entendu l’appel de La Mecque un matin de septembre 2010.
J’étais en train d’accomplir mon rituel habituel : café et lecture du
Guardian. Tandis que je tournais les pages du journal, je tombai sur
une réclame en pleine page. « Vivez à quelques pas du cœur sacré de
l’univers », pouvait-on y lire. Juste au-dessous figurait une vaste
photographie de la Mosquée sacrée. « Si vous cherchez un lieu de
résidence à La Mecque, la première chose que vous chercherez à
savoir, c’est à quel point vous serez proche de la Sainte mosquée »,
précisait l’annonce, invitant le lecteur à faire l’acquisition d’un
appartement aux « résidences Emaar du Fairmont Makkah 2 ».
Ces résidences sont situées à l’intérieur du Royal Makkah Clock
Tower. Mesurant 601 mètres de haut, cette tour, la deuxième la plus
haute au monde après la Burj Khalifa de Dubaï, fait partie d’un
titanesque projet de construction de gratte-ciel incluant des centres
commerciaux consacrés spécialisés dans les articles de luxe et des
hôtels sept étoiles dédiés au service exclusif d’une clientèle
obscènement riche. Comme il est manifeste à la vue du cliché
accompagnant la réclame, la tour fait paraître la Kaaba minuscule à
ses côtés et se dresse bien au-dessus de la Mosquée sacrée. La ligne
d’horizon derrière cette dernière n’est plus dominée par le profil
découpé des montagnes environnantes, mais par la brutale laideur
d’édifices rectangulaires de béton et d’acier, bâtis avec les recettes
d’une formidable manne pétrolière, et qui ne disent que trop
clairement le projet saoudien pour La Mecque. L’aspect en est celui
d’immeubles de bureaux du centre-ville d’une ville du Midwest
américain. Ce n’est pas à vivre « à quelques pas » de la Mosquée
qu’elle vous invite, mais au-dessus d’elle.
Ce que cette publicité ne dit pas, c’est que ce complexe immense
et grotesque a été construit sur les ruines de maisons et de sites
culturels anciens d’une immense beauté. On estime que 95 % des
édifices millénaires de la ville – plus de 400 sites d’une grande valeur
culturelle et historique – ont dû être démolis pour bâtir cette éruption
de clinquant architectural. Des bulldozers furent envoyés au milieu
de la nuit détruire des demeures datant de l’ère ottomane. Le site est
placé sur les vestiges d’un fort Al-Ayad qui a été rasé pour l’occasion.
Bâti en 1781, celui-ci n’est plus désormais capable d’assurer sa
fonction : protéger La Mecque de ses envahisseurs. À l’autre bout du
Grand Mosque Complex, comme on l’appelle dorénavant, la maison
de Khadija, première épouse du Prophète Mahomet, a été convertie
en bloc sanitaire 3.
Le Royal Makkah Clock Tower n’est pas la seule construction à
planer au-dessus de la Mosquée sacrée. C’est également le cas du
Raffles Makkah Palace, un hôtel de luxe proposant un service de
majordome à toute heure du jour ou de la nuit, ou encore du Makkah
Hilton, érigé à l’endroit où se tenait la maison d’Abû Bakr, premier
calife et plus proche compagnon du Prophète. Citons encore
l’Intercontinental Mecca : entre eux tous, c’est à celui qui marquera le
plus la ligne d’horizon. Il existe de nombreux autres hôtels cinq
étoiles et grandes tours d’habitation. D’ici dix ans, un bandeau de
130 gratte-ciel viendra toiser la Mosquée sacrée.
Des plans grandioses prévoient d’agrandir une nouvelle fois la
Mosquée sacrée pour lui permettre d’accueillir jusqu’à 5 millions de
fidèles. Les Saoudiens, qui reconstruisent actuellement la section du
haram de la Mosquée – datant de l’époque ottomane, c’est la plus
ancienne qui y soit d’origine –, semblent faire peu de cas de l’Histoire.
L’intérieur, d’une exquise beauté avec ses colonnes de marbre
finement sculptées érigées entre 1553 et 1629 par les sultans
ottomans successifs – Soliman, Selim Ier, Mourad III et Mourad IV –,
va céder la place à un empilement de salles de prière sur 80 mètres
de hauteur. Les colonnes, ornées du nom calligraphié des
compagnons du Prophète, sont vouées à la démolition. C’est, pour
tout dire, l’ancienne Mosquée sacrée dans son entier qui sera passée
au bulldozer. Ces lieux d’histoire dont l’origine remonte jusqu’à Omar,
le deuxième calife de l’islam, à Ibn Zubayr, qui a sacrifié sa vie à
rebâtir la Kaaba, et aux califes abbassides, seront remplacés par un
bâtiment ultramoderne en forme de donut. À terme, le nouveau pont
Jamarât fera douze étages, permettant aux pèlerins de « lapider les
diables » depuis un nombre encore plus grand de niveaux.
Ce n’est sans doute qu’une question de temps avant que la maison
qui a vu naître le Prophète Mahomet, et qui fait face à l’imposant
Royal Palace, ne soit à son tour entièrement rasée pour être,
probablement, changée en parking. Durant la majeure partie de l’ère
saoudienne, celle-ci fut utilisée comme marché de bétail, avant que
les Hedjazis ne bataillent pour en faire une bibliothèque. Mais il faut
croire qu’entrer dans la bibliothèque est déjà en soi un
impardonnable péché – l’accès en est donc interdit ; même cela est
déjà trop pour les religieux radicaux, qui ne cessent de réclamer sa
démolition. Également dans leur ligne de mire se trouve Jabal al-Nûr,
la montagne qui abrite la grotte de Hira, où le Prophète avait
coutume de se retirer pour méditer et où il reçut ses premières
révélations.
Une chose me trouble tout particulièrement : que si peu de gens
semblent disposés à s’insurger et à critiquer ouvertement la politique
officielle du gouvernement saoudien. Si la Turquie, ennemi juré du
Royaume, et l’Iran ont élevé la voix pour condamner cet effacement
de l’histoire, la plupart des pays musulmans ont trop peur des
Saoudiens pour réagir. Leur crainte est de voir leur quota de pèlerins
supprimé, comme cela s’était déjà produit lorsque les Saoudiens
avaient refusé de délivrer des visas aux Iraniens à la fin des années
1980. Les blâmes sévères infligés dans l’entre-soi d’adultes
« consentants », s’ils sont la norme dans les milieux musulmans, sont,
et ont toujours été inutiles et stériles. Les architectes de La Mecque,
dont certains sont musulmans, ne cautionnent aucunement les
Saoudiens, mais se font néanmoins les complices actifs de la
destruction de La Mecque. Si des militants pacifiques et des
archéologues ont manifesté leur inquiétude dans les journaux et dans
les pages de revues savantes, la grande masse des croyants se tait. Les
archéologues craignent que leur soit interdit l’accès aux rares sites
leur restant ouverts ; les aspirants pèlerins redoutent – cela se
comprend – qu’on les empêche d’accomplir un rituel sacré
obligatoire. Pour les croyants, La Mecque est, d’abord, le lieu de l’un
des cinq piliers de l’islam ; face à cela, tout le reste est secondaire.
La Mecque d’aujourd’hui est un microcosme dont l’histoire se
rejoue sous forme de tragédie. Cette ville, qui a été transformée à
l’image de la richesse et de la splendeur impériale des forces
successives au pouvoir, est une nouvelle fois le jouet de ses maîtres
du moment – et il se trouve que ceux-ci sont totalement dépourvus de
sens esthétique, en sorte que ce motif sous-jacent de la puissance
brute et de la consommation débridée des ultra-riches est exposé sans
pudeur à la vue de tous, sans rien pour le racheter.
La Mecque du temps présent est une ville pétrie de contradictions.
Et cela commence par son nom lui-même : La Mecque, ou Mecca en
anglais, est la transcription originale du nom arabe de la Ville sainte.
Mais en anglais, Mecca est plus largement utilisé comme un terme
générique pour désigner toute destination ultime, tout lieu attirant
un grand nombre de gens, ou tout centre d’activités pour des gens
que réunit un centre d’intérêt commun – Los Angeles, par exemple,
sera « la Mecque » du show-business, quand Paris sera celle de la
mode et de l’élégance. Les autorités saoudiennes ont protesté contre
cet usage à leurs yeux dépréciatif. Ils jugent sacrilège l’utilisation du
nom de la Ville sainte dans des dénominations telles que « Mecca
Bingo 4 », « Mecca Motors 5 », ou pire, pour désigner des jeunes filles
américaines légèrement vêtues. C’est ainsi que, dans les années 1980,
le gouvernement saoudien a décidé que l’on parlerait non plus de
« Mecca », mais de « Makkah », selon son ancienne graphie, afin de
souligner le caractère unique de ce lieu de sacralité et d’histoire.
Makkah, de son nom complet Makkah al-Mukarramah (La Mecque
ville bénie), est aujourd’hui le terme utilisé par les institutions
gouvernementales saoudiennes, mais aussi par des organisations
internationales telles que les Nations unies, le Département d’État
américain ou le ministère anglais des Affaires étrangères et du
Commonwealth.
« Makkah » est peut-être bien bénie ; mais les Mecquois plus
préoccupés de spiritualité, les descendants des vieilles familles de la
ville ne trouvent pour leur part rien de particulièrement « saint » dans
ce recyclage de l’ancien terme. Ce qui s’impose à leurs yeux, c’est que
le clinquant envahit tout dans la ville, la dépossédant de cette
spiritualité qui était sa raison d’être afin d’en faire un paradis du
consumérisme et du tourisme de luxe. C’est ce qu’ils appellent le
« Las Vegas saoudien ».
À l’instar de cette ville américaine réputée pour ses casinos et son
architecture tapageuse, La Mecque est devenue un terrain de jeu pour
riches. La majeure partie de l’année, elle accueille des touristes venus
à la fois pour prier dans la Mosquée sacrée et pour faire du shopping
dans l’un de ses innombrables centres commerciaux de luxe. Nombre
d’entre eux ont acheté des biens immobiliers autour de la Mosquée
sacrée, non seulement au titre de placement financier, mais
également dans l’espoir que cet investissement leur vaudra à son tour
des biens au paradis. Pour les riches musulmans du monde – on peut
particulièrement retenir les pays du Golfe, la Malaisie, l’Inde, la
Turquie, la diaspora en Europe et les États-Unis –, un petit crochet
par La Mecque pour accomplir l’oumra (le petit pèlerinage) ou la
ziyâra (« visite pieuse ») fait désormais partie de la routine. C’est
même, pour beaucoup, une marque de prestige : plus souvent vous
vous rendez à La Mecque, plus vous paraissez pieux et dévoué. Les
pauvres, qui arrivent durant la seule saison du hajj, sont empaquetés
et expédiés à la va-vite, sans grand respect de leur dignité, de l’entrée
vers la sortie en l’espace de moins de deux semaines. Les pèlerins
jouissant d’un faible pouvoir d’achat sont pourtant eux aussi incités
sans discontinuer à dépenser leur argent. Où que vous soyez dans la
ville, il y a, tout près, quelqu’un pour vous vendre quelque chose.
Outre ses fastueux centres commerciaux, elle compte de nombreux
marchés, comme le souk de Gaza ou le souk al-Layl, où un seul mode
d’existence est possible : celui du shopping. Les marchés regorgent de
stands, de marchands ambulants et de vendeurs de rue faisant
commerce de tout : fausses montres de marque, bouteilles en
plastique, « eau sacrée de Zemzem », parfums, tapis de prière bon
marché et autres colifichets. La morale en est claire : nul n’est censé
quitter La Mecque sans emporter quelque souvenir.
Toutes ces choses rapportées de La Mecque ont toujours eu une
valeur particulière, une aura de sacré. Mais je ne parviens pas à
comprendre comment ce sentiment peut se rattacher à une Kaaba en
plastique à deux sous ou à un parfum scandaleusement cher présenté
dans un flacon en forme de Kaaba. Les historiens musulmans
rappellent volontiers que La Mecque était une importante ville de
commerce en des temps immémoriaux, bien avant la naissance du
Prophète. À l’inverse, des historiens occidentaux soutiennent que c’est
l’avènement de l’islam qui nécessita de faire de La Mecque un lieu de
négoce ancestral. Eh bien, voyez donc ce qu’il en est aujourd’hui : le
commerce y est roi et on y fabrique quantité de biens de
consommation. À sa périphérie, un vaste réseau d’industries
artisanales produit ou importe des produits destinés à approvisionner
les marchés en camelote pour touristes de tout type : entrepôts
d’appareils électroniques, sites d’embouteillage de sodas et d’eau de
Zemzem, établissements d’extraction d’huile végétale, exploitations
de volaille, usines de crème glacée, usines de production de bibelots
variés, installations de développement photo… La Mecque, nous
l’avons vu, a toujours été un lieu de négoce, sur les marchés duquel
les pèlerins achetaient et vendaient leurs marchandises. Mais, de
subsidiaire, cette activité est devenue omniprésente et omnipotente.

Si l’on excepte la Kaaba et la Mosquée sacrée, il ne reste rien à


La Mecque qui ne se trouve ailleurs – ce point focal est dénué de tout
sens de sa propre histoire ou de sa place dans le monde. Entièrement
climatisée, polluée alors qu’elle est située en plein cœur du désert
d’Arabie, elle n’est pas non plus en phase avec sa géographie ou son
environnement. Ici, nul monument, nulle relique, nulle culture, nul
art, nulle architecture dignes de ce nom. Dans les ouvrages actuels
sur le hajj, comme le Journey to the End of Islam (Voyage au bout de
l’islam) de Michael Muhammad Knight, rien ne transparaît de la
personnalité de la ville, principalement parce que celle-ci n’a rien de
spécial 6. L’Américain Knight, un ancien punk converti à l’islam qui a
élaboré une éclectique théologie de la libération par l’islam, y a vu un
lieu « désolé » (homeless). Hormis le haram « immaculé », la ville lui a
paru tout à fait quelconque. Pour l’anthropologue marocain Abdellah
Hammoudi, qui a accompli le hajj en 1999, La Mecque « oscille entre
le sublime et le décor de cinéma 7 ». Michael Wolfe, poète et cinéaste
américain qui s’est converti dans les années 1980 après avoir
longuement sillonné le monde musulman, en a pensé – de façon
assez juste eu égard à son inspiration urbanistique actuelle – « que
[s]es rues […] rappellent celles de Houston 8 ».
Comme Houston, dont elle est la copie, La Mecque se complaît
dans l’opulence. Tout au long de son histoire, elle a tiré parti de son
statut particulier de « Maison d’Allâh » pour s’emparer de richesses
indues et profiter des largesses d’autrui – des califes abbassides aux
sultans ottomans. On ne peut que supposer que tout ce que la
civilisation musulmane comptait de meilleur est parvenu à La Mecque
et s’est trouvé provisoirement en contact avec elle. Mais rien n’y a
jamais pris racine. Certainement, c’est pourquoi La Mecque a si
aisément succombé à une théologie qui déconsidère entièrement
l’histoire et la culture. Les grands penseurs et érudits dont l’histoire
musulmane abonde s’en allaient méditer ailleurs une fois leur visite
terminée. Alors que les écrivains musulmans ne cessent de rappeler
que, sans usage de la raison, la foi est lacunaire, l’épicentre de la
religion est devenu un lieu où la sensation, l’émotion et la ferveur
religieuses sont tout, et où la raison est superflue. À la vérité, aucune
grande idée sur l’islam ni, du reste, quoi que ce soit d’autre n’a jailli
de La Mecque depuis l’exil du Prophète à Médine. Toutes les
initiatives pour déterminer sa pertinence dans le monde actuel, toutes
les stratégies pour repenser et refondre l’islam au cours des deux
derniers siècles, se sont déroulées très à l’écart de la Ville sainte. À
La Mecque, ces initiatives ont été condamnées et copieusement
fustigées sans être réellement examinées.
À dire vrai, cet état de choses n’est pas une conséquence de
l’ascension des wahhabites mais leur était préexistant : la prédilection
pour l’obscurantisme conservateur est consubstantielle de la façon
dont La Mecque, centre d’apprentissage religieux, a évolué au fil des
siècles. Pire, le rejet de toute pensée critique, la méfiance qu’elle
suscite vont de pair avec une opposition vigoureuse à chaque avancée
des connaissances et de la compréhension humaines. Exception faite
du confort matériel offert par le consumérisme, tout ce qui a trait au
monde occidental est frappé d’anathème par l’ensemble des clercs
mecquois. L’ignorance est sacrée. Qui plus est, toute chose et toute
personne non musulmanes sont ouvertement dénigrées. Pareille
attitude, caractéristique de la Ville sainte et qui lui est originaire, a
été une aide et un encouragement à ces idéologies abominables dont
les extrémistes ont pris prétexte pour donner libre cours à leur haine
et commettre leurs tueries aveugles. Qu’est-il advenu du rêve de paix,
de tolérance et de compréhension mutuelle et respectueuse ? Le cœur
des pèlerins l’abrite encore ; mais où, sinon, réside-t-il dans la Ville
sainte ? On établit de nos jours une distinction simpliste entre les
Najdis, dont sont issus les wahhabites, et les Hedjazis, peuple
historique de La Mecque. Les Hedjazis seraient doux, plus éclairés et
attachés à la conservation des témoignages de l’Histoire que les
Najdis, jugés durs et violents. C’est un mythe. N’oublions pas que les
chérifs, qui ont tant versé le sang dans le sanctuaire, étaient natifs du
Hedjaz. L’Histoire suggère que s’il existe bien des nuances de degré et
de style entre ces deux peuples, peu de chose sépare en définitive
leur approche de la religion.
Le Prophète Mahomet voyait bien lui-même que nombre de ses
concitoyens mecquois aimaient l’argent par-dessus tout, comme
l’illustre une anecdote. Nous étions en 630. Les musulmans venaient
de remporter un butin considérable à la bataille de Hunayn, que le
Prophète entreprit de répartir entre ses partisans. Parmi ces derniers
figuraient de nombreux convertis mecquois qui avaient rejoint
l’armée du Prophète au moment de la chute de la ville un mois plus
tôt. À eux, Mahomet réserva la part du lion, et notamment plusieurs
centaines de chameaux. Les Médinois, quant à eux, repartirent
pratiquement les mains vides. Les Ansâr (« auxiliaires » en arabe,
comme on appelait le peuple de Médine) en furent fâchés, eux qui
avaient offert à Mahomet un soutien loyal et sans faille, et s’étaient
tenus à ses côtés depuis qu’il avait dû fuir La Mecque et s’exiler
auprès d’eux pour échapper à la mort. Des bruits commencèrent à
courir. Mahomet était un Mecquois, et il était retourné à son peuple ;
voilà pourquoi il les favorisait si visiblement. « Par le Seigneur,
l’apôtre a rencontré ses propres gens », dirent-ils. Enfin, l’un d’entre
eux se rendit auprès du Prophète pour lui rapporter les rumeurs. « Et
quelle est ton opinion sur cette affaire ? », lui demanda le Prophète.
« Je suis avec mon peuple », fut sa réponse. « Alors, convoque-le », le
pria Mahomet.
Lorsque les Médinois eurent été conduits devant lui, il demanda à
la foule : n’avez-vous pas cru en moi lorsque je suis venu à vous
couvert d’opprobre ? Ne m’avez-vous pas aidé lorsque je me trouvais
seul et abandonné ? Ne m’avez-vous pas accueilli en votre sein tandis
que j’étais un fugitif ? Ne m’avez-vous pas réconforté quand
j’étais pauvre ? Tous acquiescèrent d’un signe de la tête. Êtes-vous
maintenant fâchés, poursuivit le Prophète, à cause des bonnes choses
que j’ai données aux Mecquois ? « Êtes-vous mécontents que [ces]
hommes emportent avec eux de nombreux troupeaux tandis que vous
repartez avec le prophète de Dieu ? Par Celui dans les mains duquel
se trouve l’âme de Mahomet, sauf mon exil, je ne serais pas moi-
même un Ansâr. Si tous les hommes prenaient une direction, et les
Ansâr une autre, c’est avec les Ansâr que je demeurerais. » La foule
assemblée tomba à genoux, et les « gens se mirent à pleurer jusqu’à
ce que leurs larmes coulent sur leurs barbes 9 ».
Qu’ils soient du Hedjaz ou du Najd, les Mecquois n’ont souvent
eu, durant l’Histoire, qu’un seul amour véritable : les richesses
matérielles, les pèlerins et leurs « nombreux troupeaux ». À quelques
exceptions notables, les citoyens de la Ville sainte se sont montrés
cupides et âpres au gain.
Au milieu des gratte-ciel tape-à-l’œil et de la frénésie de la
consommation dont la ville est affligée se tient la Kaaba, en principe
un symbole d’égalité. Cette vertu est pourtant remarquablement
absente de la Ville sainte. La Mecque a toujours été une ville close,
repliée sur son sentiment d’importance historique, qu’elle relie à la
lignée et au sang. Avec ténacité, elle s’est faite, siècle après siècle, la
gardienne des prérogatives attachées à ce legs immérité. On ne peut
hériter d’une aura de religiosité, au contraire des principes de la
lignée et du sang, qui sont d’ailleurs, pourrait-on dire, son véritable
fonds de commerce. En conséquence, La Mecque est un lieu où
racisme, bigoterie et xénophobie règnent en maîtres. Jugés
ethniquement impurs, les Hedjazis sont considérés comme des
inférieurs par les Najdis, qui les maintiennent à une distance
respectable ; ils ont sacrifié leur ouverture aux autres peuples et
cultures pour une place et un peu de prestige dans l’organisation du
pouvoir. Les Saoudiens, qui regroupent ces deux populations, forment
un groupe distinct du reste des habitants de la ville – une sorte de
« zone interdite » pour les simples mortels. À La Mecque, comme du
reste partout en Arabie saoudite, les Saoudiens sont supérieurs à tout
autre ; mais même cette supériorité connaît à son tour des degrés.
Tout en haut de la pyramide, à la tête d’un État dynastique quasi
totalitaire reposant sur la suprématie d’un unique clan, figure la
famille royale : les Âl Saoud. En deuxième position viennent,
pratiquement au même niveau : de riches familles comme les Ben
Laden, responsables de pratiquement tous les projets immobiliers de
La Mecque et du reste du pays 10 ; comme les Âl Cheikh, descendants
de Muhammad ibn Abd al-Wahhâb, le fondateur du wahhabisme au
e
XVIII siècle, figure hégémonique des institutions religieuses du
royaume ; comme les Âl Turkî, possesseurs de plusieurs sociétés
d’investissement et de développement ; comme, enfin, les Rajhî,
propriétaires de plusieurs banques. La plupart de ces familles,
auxquelles on peut ajouter une poignée de milliardaires, sont liées à
la famille royale par mariage ou lui sont rattachées par des liens
complexes incluant la signature d’accords commerciaux, des serments
de loyauté et d’autres rituels tribaux. Aujourd’hui, comme durant une
large part de son histoire, la position sociale d’un Mecquois est
fonction de la taille et de la situation de ses possessions immobilières
autour de la Mosquée sacrée. Propriétaire d’un palace surplombant
la Kaaba, le roi occupe évidemment une place prééminente. Les
couches inférieures de la société sont constituées des Bédouins
pauvres et nomades, qui refusent de se sédentariser et auxquels le
gouvernement dénie la citoyenneté saoudienne, ainsi que des
Yéménites, encore plus pauvres, et qui caressent le rêve de devenir
saoudiens.
Juste après les Saoudiens viennent les non-Arabes, considérés
selon leur race et leurs moyens financiers. Tout en haut, à quelques
courtes encablures de ces familles privilégiées, on trouve les
Européens et les Américains convertis. Les Saoudiens estiment que
ces derniers démontrent la supériorité naturelle de l’islam en tant que
foi vivante et en expansion. L’échelon suivant de cette échelle de
valeurs est occupé par les musulmans arabophones. Du fait qu’ils
parlent la « langue du Coran », ils sont aux yeux des Saoudiens
supérieurs à tous les autres musulmans dont l’arabe n’est pas la
langue maternelle. Viennent ensuite les Pakistanais, les Indiens, les
Malaisiens et les Turcs. S’ils ont de la fortune, on les traitera encore
avec un certain respect. Pour finir, tout en bas de cette peu subtile
hiérarchie mecquoise, il y a les Africains – Soudanais, Éthiopiens,
Somaliens – venus accomplir le pèlerinage et restés sur place, souvent
illégalement. Quiconque ayant effectué le hajj à La Mecque pourra en
témoigner : il ne fait pas bon être Noir dans la Ville sainte. Hommes
et femmes d’Afrique noire sont traités de façon abominable par la
population locale jusques aux portes de la Mosquée sacrée. Les
musulmans immigrés, qui vivent et travaillent dans la ville et ont
construit de leurs mains les structures gigantesques entourant le
haram, écopent d’un égal mépris. L’esclavage, pourtant aboli, se porte
bien à La Mecque, bien qu’il prenne dorénavant la forme d’un « droit
du travail » qui fait des « étrangers » des gens intrinsèquement non
fiables, des gens qu’il convient de ne pas autoriser à circuler
librement dans le royaume et de maintenir sous bonne garde en tout
temps. Ainsi, les divisions éthiques et raciales en cours dans la Ville
sainte sont restées intactes depuis la première visite de Nasser
Khosrow et d’Ibn Jubayr aux XIe et XIIe siècles.
Pour pouvoir travailler à La Mecque, un immigré devra lier son
destin à un kafîl, autrement dit un « sponsor » officiellement chargé
de s’occuper de ses intérêts dans le royaume, mais se comportant
dans les faits comme un maître ayant tout pouvoir sur le moindre de
ses mouvements et sur sa vie 11. Les travailleurs immigrés n’ont
pratiquement aucun droit : ils peuvent être, et sont généralement
exploités de toutes les manières possibles. Le « sponsor », qui détient
le passeport du travailleur, peut l’empêcher de voyager, de faire venir
sa famille ou même de rendre visite à ses proches, qu’ils se trouvent
ou non dans le royaume. En outre, celui-ci n’a aucun moyen d’en
appeler à une autorité supérieure : la parole du kafîl est sacro-sainte.
De nombreux travailleurs pauvres mènent ainsi dans la Ville sainte
une vie de misère et d’esclavage. Il n’est pas rare d’en voir un supplier
en pleurant son kafîl de lui octroyer la simple autorisation d’aller
rendre visite à sa famille après des années de service. Ébouillanter,
battre et maltraiter ses domestiques asiatiques comme s’il s’agissait
d’esclaves n’a rien non plus d’inhabituel. Tandis que La Mecque
cherche à définir un sens de la fraternité pour la communauté, une
oumma transcendant les différences de race, de couleur, de langue,
de culture et d’ethnie, les gouvernants mecquois, eux, se
cramponnent à leur système hiérarchique fondé sur la lignée et le
sang.
L’unicité offerte par l’oumma : voilà ce dont les pèlerins viennent
faire l’expérience à La Mecque. Mais même ce noble et exaltant idéal
est entaché de cette mentalité hiérarchique. Partie de la Ville sainte,
elle est venue s’imprimer dans les esprits de la dynastie omeyyade,
rejetons de l’élite mecquoise, selon des modalités très proches du
quasi-système de caste en vigueur dans La Mecque actuelle. Ce sont
les Omeyyades qui en ont banni les non-musulmans. L’oumma des
origines, cette communauté qui s’est réunie autour du Prophète à
Médine, n’était pourtant pas composée que de musulmans, mais
constituait un contrat social entre des gens animés de fois diverses,
incluant des polythéistes païens. La conception de la communauté en
tant qu’entité morale œuvrant d’un même mouvement malgré et par-
delà les différences, au bénéfice d’une amélioration du bien-être
collectif et du vivre-ensemble est un motif de l’islam des origines.
C’est, en revanche, une notion étrangère à La Mecque, et que la
population serait bien incapable de traduire en actes. Cette Ville
sainte, interdite à tout humain s’il n’est musulman, prohibe un
précepte situé au fondement même de la religion dont elle se
réclame, et dont notre époque a un si pressant besoin. Il y a là
amplement matière à la réflexion et à l’autocritique pour tous les
musulmans. Je suis fasciné que tant d’entre eux n’aient pas la
moindre idée de la raison pour laquelle les non-musulmans se sont vu
refuser l’accès à La Mecque, ni ne savent quand, pourquoi ou
comment ceci s’est produit. Un rapide coup d’œil aux forums sur
Internet suffit pour se rendre compte que la plupart attribuent cet
événement aux croisades, en imputant ainsi la faute à autrui et
donnant aux musulmans le rôle de victimes. C’est une réaction assez
commune. Qu’adviendrait-il si les musulmans commençaient
réellement à se confronter à la réalité – à admettre qu’il y eut là un
choix délibéré de la part de l’impérialisme musulman et une volonté
d’affirmer sa supériorité et de se démarquer, tous produits de
l’élitisme mecquois ?
Dans une ville qui doit son existence et sa survie à deux femmes –
Agar, la femme d’Abraham, qui en ayant cherché et finalement
trouvé de l’eau a d’abord permis l’établissement de la ville dans la
« vallée aride », et Zubayda, l’épouse du calife abbasside Hârûn al-
Rashîd qui a, la première, fourni à la ville l’approvisionnement en eau
potable l’ayant alimentée durant des siècles –, les femmes sont
traitées comme des biens meubles, qui doivent être voilés et
dissimulés. Si elles sortent, elles seront accompagnées d’un tuteur de
sexe masculin et en aucune circonstance, elles ne seront autorisées à
conduire l’un de ces véhicules à moteur auxquels la ville et ses
environs ont été abandonnés. Séquestration, sévices physiques ou
rapports sexuels, les bonnes d’Asie du Sud-Est, d’Indonésie ou
d’Afrique employées par les ménages mecquois sont laissées à la
merci du bon vouloir de leurs maîtres.
La Mecque est synonyme de religion. On pourrait s’attendre à ce
qu’une ville vouée au monothéisme soit exempte de superstition et
d’idolâtrie. Les religieux wahhabites justifient d’ailleurs la démolition
des sites et des sanctuaires historiques au motif que ceux-ci
promeuvent le chirk – le péché de polythéisme. La Mecque est
pourtant plongée jusqu’au cou dans le chirk, ce qui n’est pas
seulement patent dans le culte de l’argent, de la richesse matérielle et
du consumérisme qui y ont cours, mais est sensible jusque dans la
Mosquée sacrée. À la fin des années 1990, je me trouvais dans le
haram lorsque retentit l’appel à la prière. La prière du soir étant déjà
terminée, je fus quelque peu surpris. Je me joignis néanmoins à la
congrégation. L’imâm entama la lecture de la seconde sourate du
Coran, la plus longue de toutes, et je compris bientôt que cette prière
allait être très longue. C’est alors que je m’avisai que certains
membres de la congrégation observaient le ciel. Suivant leur regard,
je découvris qu’il y avait ce jour-là une éclipse partielle de Lune.
J’assistais à la Salât al-Kusûf, une prière destinée à faire se dissiper les
« ténèbres » de l’éclipse lunaire. J’étais effaré – quoi de plus proche
du chirk que cela ? Voulant quitter la prière – qui durera plus de trois
heures –, je fus retenu par des membres de la mutawwa, la police
religieuse chargée de faire appliquer le code moral et de veiller à la
stricte observance des rituels. Je leur fis remarquer, à l’instar de mes
prédécesseurs Mahmoud Mobarek Churchward et Eldon Rutter, qui
avaient visité la Ville sainte à l’aube du XXe siècle, que les éclipses,
comme du reste tous les événements astronomiques, étaient un
phénomène naturel, comme le spécifie clairement le Coran : « Et le
Soleil qui vogue vers le lieu qui lui est assigné, suivant l’ordre établi
par le Très-Puissant, l’Omniscient ? Et la Lune à laquelle Nous avons
assigné des phases successives au terme desquelles elle devient aussi
fine que la tige d’un vieux régime de dattes dégarni ? Et le Soleil qui
ne saurait rejoindre la Lune ni la nuit qui ne saurait devancer le jour,
chaque astre devant voguer sur l’orbite qui lui est assignée ! » (36:38-
40) Je leur relatai également la mort du jeune fils du Prophète
Mahomet, Ibrâhîm, qui coïncida avec une éclipse de Soleil. Les
musulmans de cette époque virent là un miracle, un signe de Dieu. Le
bruit circula à Médine que même le ciel pleurait, affligé par la perte
et le profond chagrin du Prophète. Mais loin d’être consolé, Mahomet
s’agaça de cette rumeur. « [L]e soleil et la lune sont des signes de
Dieu, déclara-t-il. Ni la mort, ni la naissance d’aucun homme ne
provoquent leur éclipse 12. » La mutawwa me rétorqua que la prière
était une obligation de la charia (la loi islamique) et me refoula vers
la congrégation.
Bien sûr, le Prophète retira toutes les idoles du sanctuaire sacré et,
aujourd’hui, les murs de la ville, qui sont couverts de réclames
montrant des borgnes, une main de femme ou un pied recouvert de
peinture, sont maquillés par la mutawwa pour empêcher l’adoration
des « images taillées ». Mais les Mecquois vénèrent les miracles de la
sacro-sainte technologie, révèrent l’opulence et adulent d’insatiables
désirs. La Mecque contemporaine a retrouvé son ancien visage,
celui de cœur païen de l’Arabie.
La Mecque est une ville où le rituel est roi mais dont l’éthique est
absente. Rien de plus commun que la scène suivante : un Saoudien
émerge de la Mosquée sacrée après la prière, un chapelet à la main. Il
est accosté par des femmes takruni (noirs africaines), couvertes de la
tête aux pieds d’une abaya noire sous une chaleur écrasante, qui
mendient devant le haram. L’homme ne leur fait pas l’aumône, non :
il les traite avec le plus grand mépris et les maudit tandis qu’il passe
son chemin. Il est fréquent que des guides prennent l’argent de
pèlerins modestes et les laissent à eux-mêmes au milieu de la ville,
perdus et sans provisions. J’ai pu constater à maintes reprises que les
mutawwas, les Mukhâbarât (service de renseignement) et les
Bédouins de la Garde nationale se montraient volontiers agressifs et
hostiles envers les musulmanes. Si un visiteur ou un travailleur
étranger est arrêté pour l’une ou l’autre raison, il sera torturé plus
souvent qu’à son tour – et ce, qu’il soit coupable ou innocent. L’un des
spectacles les plus prisés de la ville sont les exécutions du vendredi,
fréquemment entourées d’un voile de mystère, où sont
majoritairement décapités des travailleurs pauvres et marginalisés du
Pakistan, du Bangladesh ou d’Afrique 13.
En surface, La Mecque évolue avec rapidité. Mais elle est aussi
restée figée en un temps où diversité culturelle, pluralisme religieux,
dissidence politique, art et musique, œuvres de l’esprit, liberté
académique, ponts entre les sexes et les nationalités sont inexistants.
Visuellement, on dirait l’amalgame de deux décors de cinéma : « Les
mille et une nuits » d’une part, une saga de science-fiction d’autre
part. Les minarets le disputent aux gratte-ciel ; tours et autoroutes
font face à la Kaaba. Des monorails transportent les pèlerins de
La Mecque à Médine (au départ, seuls les Saoudiens et les Arabes du
Golfe avaient ce privilège). Mais plongez donc en sous-sol : toute
cette ultramodernité se dissout dans les égouts. La ville ne comporte
aucun système moderne de traitement des eaux usées : creusez un
trou n’importe où autour de la Mosquée sacrée, et vous tomberez sur
des canalisations après 3 mètres. Les Saoudiens, qui ont été capables
de démolir des édifices et des demeures datant de l’époque ottomane,
n’ont, en revanche, pas su construire un réseau d’assainissement,
lequel répond encore largement aux descriptions qu’en ont faites en
leur temps Churchward et Rutter. Naturellement, les effluents de la
ville – à l’instar de son affluence – excèdent de très loin les capacités
de son vétuste réseau. Le célèbre cimetière d’al-Muallâ, où sont
inhumés nombre des membres de la famille du Prophète Mahomet,
est noyé sous les eaux usées. Aux abords de la ville, celles-ci exsudent
des maisons.
Le romancier et poète musulman Ahmad Kamal disait de
La Mecque qu’il ne s’agissait « pas tant d’un lieu géographique » que
d’un « état d’esprit ». Écrivain cosmopolite d’origine turque, Kamal a
vécu à Bagdad et à Bandung, en Indonésie, avant d’accomplir le hajj
en 1953. Il fut troublé par les divisions et l’esprit de sectarisme qu’il
observa dans la ville. En réponse à cet état de fait, il écrivit The
Sacred Journey, un guide plein de lyrisme qui, transcendant toutes les
frontières entre les différents courants de l’islam, explique au pèlerin
comment accomplir le hajj. « Tant que nous nous montrons
intolérants les uns envers les autres », écrit-il, et n’admettons pas que
les différentes écoles de pensée « hanafite et malikite, chaféite et
hanbalite – chiite et sunnite – ne sont rien et que l’islam est tout, nul
d’entre nous ne mérite d’être libre ». Il avertit les aspirants pèlerins :
ne vous rendez pas à La Mecque « en quête d’inspiration », mais parce
que vous « êtes inspiré ». « Le pèlerin ne trouvera à La Mecque que ce
qu’il y a lui-même apporté 14. »
Kamal semble suggérer que rien de ce qui s’est produit à
La Mecque depuis le Prophète n’a d’impact sur la vie et la foi des
musulmans. C’est là un mythe éculé qui, comme tant d’autres, ne
contient guère qu’une parcelle de vérité. Les musulmans ont prêté
l’oreille à ce qui se déroulait dans cette ville et continuent de le faire.
À de multiples égards, les événements qui s’y produisent et l’affectent
de nos jours sont un concentré, sous une forme extrême, de la
condition des musulmans du monde entier, des difficultés qui sont les
leurs et des travers dont ils ont hérité. Ce que fait La Mecque se
retrouve partout dans le monde musulman. Quand la Ville sainte,
cœur de l’islam, est souillée, polluée, culturellement aride et envahie
par la corruption, le reste du monde islamique ne s’en sort guère
mieux. Tout ce dont la ville a été le théâtre depuis l’époque du
Prophète a beaucoup à nous dire sur les musulmans eux-mêmes.
La Mecque n’est pas juste un symbole, mais s’inscrit pleinement dans
l’histoire de la civilisation musulmane. Tout au long de sa sanglante
histoire, elle a été le centre de la religion avec un petit r : étriquée,
fermée, indifférente aux évolutions du monde extérieur. C’est là la
quintessence de l’influence que La Mecque a exercée sur le monde
musulman, et qu’elle a exercée d’une façon particulièrement
pernicieuse dès lors que la majeure partie de celui-ci s’est trouvée
colonisée. La Mecque était la redoute qui freinait la marche de
l’Histoire. À la fois intemporelle et figée dans le passé comme nul
autre endroit de la planète. Le modèle mecquois proposé à
l’exportation était celui d’un bastion du traditionalisme prônant le
détachement du monde et le repli dans des dévotions malsaines. Ce
modèle ne renvoyait pas exactement à la façon dont la population
vivait sa vie, mais bien plutôt au système de valeurs dont la ville
jugeait la mise en œuvre opportune pour le reste du monde. Et cela
est un problème. La Mecque conserve une aura d’authenticité presque
invincible dont les musulmans ont souvent du mal à se détacher,
même lorsqu’ils sont en désaccord avec elle. Dans sa quête
d’affirmation d’une identité contemporaine au sein d’un monde en
mutation rapide, ce modèle fait figure de point d’ancrage immuable –
ce qui est précisément ce que devrait être le lieu abritant la Kaaba.
En replaçant La Mecque dans l’Histoire, en mettant au jour les gens et
les pressions qui ont façonné son caractère et ses vues, j’espère
faciliter la réflexion sur le sens dont cette ville devrait être investie.
Comment notre compréhension de La Mecque et de l’expérience
qu’elle offre devrait-elle opérer dans le monde réel, aujourd’hui et à
l’avenir ? Par quels moyens pourrions-nous nous l’approprier en tant
qu’idéal humain, tolérant, ouvert, indulgent et accueillant ?
Pour une majorité de croyants musulmans, La Mecque est la ville
idéale. Cette croyance se justifie pourtant peu d’un point de vue
historique. Je me souviens que lorsque je vivais en Malaisie, je fus
tout à la fois fasciné et dérouté par le caractère grave et formel d’une
scène à laquelle j’assistai au bureau d’un ami. Un collègue était venu
lui rendre visite. Il y eut des poignées de main solennelles, de
copieuses salutations et d’abondants bons vœux, puis nous prîmes
place et restâmes tranquillement assis pendant quelque temps. Enfin,
le visiteur repartit au son de nouveaux vœux graves et abondants.
J’étais impatient d’obtenir une explication pour ce que je venais de
voir. « Oh, il part faire le hajj », fut la réponse de mon ami – et pour
lui, tout était dit. Sur mes instances, il m’apprit qu’une coutume
malaisienne voulait que l’on prenne formellement congé de toutes ses
connaissances avant de partir accomplir le pèlerinage. Cet usage
datait de l’époque où le voyage prenait des mois, parfois des années,
et où beaucoup ne revenaient jamais. Il survécut à l’ère du transport
en avion, des vaccinations et de la meilleure organisation du hajj
qu’ait connu l’islam. Ne prendrons-nous jamais un instant pour nous
aviser que, dans l’Histoire, le plus grand risque auquel s’exposait le
pèlerin fut celui de se faire dépouiller, torturer ou tuer par ses propres
coreligionnaires qui voyaient le hajj comme un blanc-seing pour se
comporter comme des criminels ? À quel niveau est-il tenu compte de
ce fait dans l’idéal de La Mecque – ou, plus important : pourquoi n’en
est-il absolument pas tenu compte ?
Chaque musulman sait que le hajj est l’un des cinq piliers, ces
principes essentiels de l’islam, et une obligation pour quiconque en a
la possibilité. L’Histoire montre que, pour la plupart, les musulmans
n’ont jamais eu cette possibilité. Le nombre de pèlerins a connu
d’extraordinaires fluctuations reflétant l’évolution des conditions
politiques et économiques du monde musulman avec la précision
d’un baromètre finement réglé. Même dans les périodes les plus
favorables, seule une faible part de la population, généralement sa
frange la plus riche et la plus éduquée, a jamais eu l’occasion
d’accomplir le pèlerinage. L’idée de La Mecque, l’histoire de son
élévation et de son idéalisation dans la conscience musulmane, est
une fonction de la rareté de cette expérience. C’était un rêve, une
chose à laquelle on aspirait. Les quatre autres piliers pouvaient être
accomplis depuis le confort de son foyer. Se rendre à La Mecque,
c’était autre chose.
Sans surprise, c’est le voyage, les efforts colossaux qu’il fallait
déployer pour se rendre sur place, qui prédominent dans tous les
ouvrages écrits par les voyageurs pèlerins au fil des siècles. Avec si
peu de musulmans ayant jamais pu envisager sérieusement
d’accomplir le hajj, il n’est guère surprenant que La Mecque soit
devenue l’apanage des puissances dominantes, des cours impériales,
de tous ceux qui voulaient pouvoir brandir les titres faisant d’eux les
gardiens de l’existence musulmane. N’est-il pas temps, alors qu’il est
de plus en plus facile de sillonner le monde, de dénouer ce lien
historique ? Puisque la majeure partie des musulmans de la planète
peuvent, de façon réaliste, espérer se rendre à La Mecque non pas
une fois dans leur vie, mais aussi souvent qu’il leur plaira, ce point
focal de la conscience religieuse, clé de voûte de l’identité
musulmane, ne devrait-il pas se concentrer sur tous ceux dont il
éclaire et enrichit la vie et répondre de ses responsabilités envers
eux ? Comment transformer ce puissant symbole pour la planète afin
d’en faire le lieu qui, parmi tous, devienne la propriété de la planète
entière ? La Mecque pourrait-elle jamais devenir réellement une ville
à caractère international, un cœur appartenant à toute la
communauté des croyants, au lieu de ce coin reculé de l’Arabie
modelé d’après les visions mégalomaniaques de ses gouvernants d’un
temps ? J’ai entendu certaines personnes prétendre que oui. La
question qui se pose est la suivante : en quoi pareille transformation
consisterait-elle, et que changerait-elle pour La Mecque et pour le
monde musulman ? Le factionnalisme et les dissensions, le rejet de la
différence, si prévalents dans l’histoire, n’ont d’aucune manière
disparu de l’existence musulmane. Mais conférer à La Mecque une
dimension internationale serait une idée grandiose, et ce d’autant
plus que sa mise en œuvre appellerait de façon impérieuse une
réflexion poussée sur ce que signifie être musulman de nos jours, où
que la fortune ait voulu que nous résidions dans ce monde par trop
réel.
Dans tous mes voyages, réels aussi bien que littéraires, la ville de
mon cœur reste à l’abri. Rien ne pourrait altérer ce lien qui m’unit à
La Mecque que j’ai découverte enfant. J’ai rêvé de La Mecque, aimé
La Mecque, aspiré à découvrir La Mecque et trouvé La Mecque. Celle-
ci a toujours été plus qu’un lieu géographique : c’est un état de
conscience, le point où se projette la prière, le signifiant de
l’aspiration vers le divin. C’est la ville où j’ai vécu les moments les
plus intenses et profonds de mon existence. Je ne veux pas dire par là
que mes idées n’auraient pas changé lorsque je me suis rendu à
La Mecque et ai entrepris d’explorer les annales de son histoire. J’ai
au contraire trouvé là bien plus que je n’avais rêvé – et beaucoup de
ce que j’ai trouvé relève du cauchemar. J’en ai conclu qu’il ne suffisait
pas de rêver. Nos rêves, comme tout le reste, doivent être soumis à un
examen critique et à un jugement objectif si l’on veut en faire des
idéaux louables qui nous aident à composer avec les réalités de ce
monde. La Mecque existe pour nous façonner, et non pour être
façonnée par un cortège sans pareil de folies et d’imperfections
humaines.
Néanmoins, mon plus grand espoir pour moi-même et pour
chaque humain est de connaître cette paix intemporelle propre à
La Mecque que j’ai observée dans les yeux de ce vieil homme, ce
paysan pakistanais qui était venu mourir dans la Ville sainte. Pour les
croyants tels que lui, La Mecque est un lieu d’harmonie éternelle, une
chose qui donne un sens à sa vie et qu’il vaut la peine de s’efforcer
d’atteindre. C’est ce qu’elle a toujours été, et ce qu’elle sera toujours.
CHRONOLOGIE
env. 1812-1637 av. Le prophète Abraham bâtit la Kaaba assisté de
J.-C. son fils Ismaël.
L’historien grec Diodore de Sicile mentionne la
env. 100 av. J.-C.
Kaaba dans Bibliotheca historica.
Le citoyen de l’Empire romain Ptolémée
90-168 apr. J.-C.
mentionne La Mecque dans Géographie.
La tribu yéménite des Jurhum règne sur
100-250
La Mecque.
250-380 La tribu des Khuzâa règne sur La Mecque.
Qusay unifie la tribu quraychite et établit un
400
hameau autour du sanctuaire.
552 Abraha attaque (probablement) La Mecque.
570 Naissance du prophète Mahomet.
Les Quraychites reconstruisent la Kaaba avec
605
l’aide du jeune Mahomet.
Mahomet reçoit sa première révélation et devient
610
le Prophète de l’islam.
613 Le Prophète commence à prêcher à La Mecque.
Le Prophète Mahomet est contraint de quitter
622
La Mecque pour s’exiler à Médine.
630 Le Prophète Mahomet conquiert La Mecque.
Le Prophète Mahomet accomplit son premier et
632 unique hajj et livre son « sermon d’adieu » à
Arafat, près de La Mecque.
632 Mort du Prophète Mahomet à Médine.
Othman, le troisième calife de l’islam, agrandit la
646 Mosquée sacrée afin de pouvoir y accueillir des
pèlerins en nombre croissant.
656 Bataille du Chameau entre le calife Ali, le cousin
de Mahomet, et Aïcha, la plus jeune épouse du
Prophète.
Muawiya, gouverneur de la Syrie, instaure la
661 dynastie omeyyade et établit son gouvernement
à Damas.
661 Début du développement urbain de La Mecque.
Hussayn, petit-fils du Prophète, est tué à la
680
bataille de Karbala.
Ibn Zubayr mène une insurrection contre le
681-692 règne omeyyade, prend le pouvoir à La Mecque
et restaure la Kaaba.
La Mecque subit le siège du général omeyyade
al-Hajjâj ibn Yûsuf. Ibn Zubayr est tué en
692 défendant, seul, la Mosquée sacrée ; la
restauration effectuée sur son initiative est
ruinée et la Kaaba reconstruite.
Construction d’une galerie sous la Grande
747-750
mosquée.
Les Abbassides renversent les Omeyyades. La
749
capitale n’est plus Damas, mais Bagdad.
Naissance de Muhammad ibn Idrîs al-Chafiî.
Après des études à La Mecque, il fonde l’école de
767-820
jurisprudence islamique qui porte son nom et
meurt dans la ville.
Mort d’Ibn Ishâq, l’auteur de Vie du Prophète
768 Mohammad, la première biographie consacrée au
Prophète.
779-785 Une grande extension de la Mosquée sacrée par
le calife abbasside al-Mahdî est entamée, qui sera
achevée sous son fils et successeur, le calife Mûsâ
al-Hâdî ; on dénombrera alors dans le sanctuaire,
superbement décoré et ouvragé, 484 colonnes et
19 portes.
Construction d’un sanctuaire permanent au
785-786
niveau de la Station d’Abraham.
786 Insurrection chiite à La Mecque.
Le calife abbasside Hârûn al-Rachîd vient en
visite à La Mecque. Sa femme Zubayda fait
786-809
installer des canalisations d’eau dans la Ville
sainte.
Le calife abbasside Al-Mamoun instaure la
mihna, ce tribunal qui se consacre à la question
833-848
du caractère créé ou incréé du Coran et à
l’origine de l’incarcération du juriste Ibn Hanbal.
Ibn Hanbal établit à La Mecque sa propre école
848-855 de jurisprudence islamique et meurt dans la Ville
sainte.
Al-Azraqî publie La Chronique de La Mecque
865 (Akhbâr Makkah), le premier ouvrage consacré à
l’histoire de La Mecque.
890 Émergence de la secte fanatique des qarmates.
Le calife abbasside Al-Mutadid démolit les
bâtiments bordant le sanctuaire et étend la
894-895
Mosquée sacrée vers l’ouest, répare ses murs et
ajoute de nouvelles portes.
Le calife abbasside Al-Muqtadir agrandit à son
918 tour la Mosquée sacrée et ajoute de nouvelles
portes.
Mort de l’historien Tabarî, auteur des Chroniques
923
de Tabarî.
930 Les qarmates marchent sur La Mecque,
massacrent un grand nombre de pèlerins, pillent
la Kaaba et repartent en emportant la Pierre
noire.
Les qarmates rapportent la Pierre noire à
950-951
La Mecque.
Les chérifs deviennent les gouverneurs de
960
La Mecque.
Le poète persan et érudit ismaélite Nasser
1046-1052
Khosrow visite La Mecque.
Le chevalier français Renaud de Châtillon
menace La Mecque ; les forces de Renaud
1181-1183
mènent des raids dans le Hedjaz ; les Francs sont
pourchassés et tués ou faits prisonniers.
Le poète et géographe andalou Ibn Jubayr visite
1183-1185
La Mecque.
1201-1220 Qatâda est chérif de La Mecque.
Ibn Arabî séjourne à La Mecque et publie les
1202
Illuminations de La Mecque.
1220-1221 Hassan ibn Qatâda est chérif de La Mecque.
Rijal ibn Qatâda est chérif de La Mecque par
1221-1254
intermittence.
Ibn al-Mujâwir, négociant du Khorassan
1236-1240 nourrissant des ambitions littéraires, visite
La Mecque.
1253-1254 Idris ibn Qatâda est le chérif de La Mecque.
Muhammad Abû Numay est le chérif de
1254-1301
La Mecque avec quelques interruptions.
1260-1517 La Mecque passe sous le contrôle des sultans
mamelouks d’Égypte et de Syrie.
Le roi d’Égypte mamelouk Baybars accomplit le
1269
hajj.
Rumaytha ibn Abû Numay est le chérif de
1301-1344
La Mecque avec des interruptions.
Ibn Battouta, voyageur et aventurier de Tanger,
1325-1354 visite La Mecque cinq fois durant ses voyages
autour du monde.
Mansa Moussa, empereur du Mali, accomplit le
1325 hajj à La Mecque et apporte dans la Ville sainte
des chameaux chargés d’or.
Ajlân ibn Rumaytha occupe le pouvoir à
1344-1375
La Mecque avec des cogouverneurs.
1360-1386 Ahmad ibn Ajlân est le chérif de La Mecque.
1387-1394 Ali ibn Ajlân est le chérif de La Mecque.
Hassan ibn Ajlân occupe le pouvoir par
1394-1425 intermittence à La Mecque avec des
cogouverneurs.
Le pan ouest de la Mosquée sacrée est détruit
1399 dans un incendie, une partie du plafond
s’effondre.
Barakat Ier gouverne La Mecque avec des
1425-1455
interruptions.
Muhammad ibn Barakat est le chérif de
1455-1495
La Mecque.
Le sultan égyptien Qâïtbay fonde une école de
1468-1496
théologie à La Mecque.
1481-1512 Le sultan ottoman Bayezid II instaure l’institution
du surre dans les Villes saintes, qui envoie des
présents officiels à La Mecque.
Barakat II est le chérif de La Mecque avec des
1495-1524
interruptions.
La Mecque est placée sous la domination
1517
ottomane.
Le sultan Soliman le Magnifique fait réparer et
1520-1566
agrandir la Mosquée sacrée.
1524-1584 Abû Numay II est le chérif de La Mecque.
Le peintre indien Muhyî al-Dîn Lari publie Kitâb
1533 Futûh al-Haramayn, qui comprend les premières
peintures de La Mecque.
Le sultan Soliman fait reconstruire le toit de la
1551
Kaaba.
Le sultan Selim II fait agrandir et reconstruire les
1566-1574
fondations de la Mosquée sacrée.
Pèlerinage de Gulbadan, tante de l’empereur
1574-1595
moghol Akbar le Grand.
Hassan ibn Abû Numay est le chérif de
1584-1601
La Mecque.
L’artiste ottoman Abd Allâh Lutfî publie des
miniatures de La Mecque : elles illustrent La vie
1595
du Prophète Muhammad (Siyer-I Nebi) de l’érudit
soufi aveugle Mustafa Dariri Erzeni.
Idrîs ibn Hassan règne sur La Mecque avec des
1601-1624
cogouverneurs.
1611-1612 L’architecte Mehmet Aga répare la Kaaba.
1624-1631 Différents chérifs règnent sur La Mecque.
La Kaaba est inondée, puis reconstruite par le
1629
sultan Mourad IV.
1630-161 Des troupes mutines ottomanes occupent La
Mecque ; la Kaaba est détruite par une crue
soudaine.
Zayd ibn Muhsin règne sur La Mecque avec des
1631-1666
interruptions.
Plusieurs chérifs se disputent le pouvoir à
1666-1687
La Mecque.
Evliya Celebi, voyageur ottoman raffiné,
1671
accomplit le hajj.
Saîd ibn Saad règne sur La Mecque avec de
1687-1716
nombreuses interruptions.
Naissance de Muhammad ibn Abd al-Wahhâb,
1703
fondateur du mouvement wahhabite.
Plusieurs souverains se disputent le pouvoir et
1716-1734
règnent à tour de rôle sur La Mecque.
Masaad ibn Saîd est le chérif de La Mecque pour
1734-1752
la deuxième fois.
Masaad ibn Saîd est le chérif de La Mecque pour
1756-1770
la troisième fois avec une interruption.
1770-1773 Plusieurs chérifs se disputent le pouvoir.
Surûr ibn Masaad devient le souverain de
1773-1788
La Mecque.
Muhammad ibn Saoud, souverain du Najd,
forme une alliance religieuse et politique avec
1747
Muhammad ibn Abd al-Wahhâb, le fondateur du
mouvement wahhabite.
1788-1813 Ghâlib bin Masaad est le chérif de La Mecque.
Début des hostilités entre les wahhabites et le
1790
chérif de La Mecque.
1791 Mort de Muhammad ibn Abd al-Wahhâb.
Le chérif Ghâlib cède La Mecque aux wahhabites,
1803 mais ces derniers n’arrivent pas à en garder le
contrôle et Ghâlib reprend la ville.
1805 Les wahhabites assiègent La Mecque.
1806 La Mecque se rend aux wahhabites.
Ali Bey Abbâsî, l’aristocrate espagnol Domingo
1807 Badia y Leblich, se rend à La Mecque pour le hajj
et assiste à l’arrivée des wahhabites.
La Mecque tombe en janvier entre les mains de
1813
Toussoun, fils de Méhémet Ali, le pacha d’Égypte.
1813 Méhémet Ali arrive à La Mecque en novembre.
Yahya ibn Sûrur est nommé chérif par Méhémet
1813–27
Ali, le pacha d’Égypte.
L’explorateur suisse John Lewis Burckhardt
1814 séjourne à La Mecque et rencontre le chérif
Ghâlib.
Méhémet Ali conduit ses troupes à Taraba et
1815
vainc les wahhabites.
Abd al-Muttalib ibn Ghâlib est nommé chérif une
1827-1828 première fois ; il redevient chérif en 1852-1856 ;
et à nouveau en 1880-1881.
Muhammad ibn Abd al-Moin ibn Awn devient
chérif de La Mecque une première fois ; en 1840-
1828-1836
1852 pour la deuxième fois ; et en 1856-1858
pour la troisième.
L’explorateur britannique Richard Burton se rend
1851-1853 à La Mecque, travesti et en compagnie de
pèlerins indiens.
1854-1856 Les Ottomans abolissent l’esclavage, ce qui
déclenche des émeutes et une révolte à
La Mecque.
Abd Allâh ibn Muhammad ibn Awn est le chérif
1858-1877
de La Mecque.
Sikandar Bégum, la souveraine héréditaire de
l’État princier de Bhopal, effectue le pèlerinage à
1864
La Mecque et qualifie la ville de « sauvage »,
« morne » et « répugnante ».
Hâfiz Ahmad Hassan, un représentant du nabab
de Tonk au Rajasthan, en Inde, se rend à
1870
La Mecque et juge ses habitants « ignorants,
incultes et avides ».
John F. T. Keane, aventurier anglo-indien, est à
1877-1880
La Mecque.
Des photographes ottomans immortalisent La
1880
Mecque dans les Albums de Yildiz.
Awn-al-Rafîq ibn Muhammad ibn Awn règne sur
1882-1905
La Mecque.
C. Snouck Hurgronje, orientaliste néerlandais et
conseiller aux affaires indigènes pour le
1884-1885 gouvernement colonial des Indes orientales
néerlandaises, se trouve à La Mecque, où il
photographie ses habitants.
Ali ibn Abd Allâh ibn Muhammad ibn Awn est le
1905-1908
chérif de La Mecque.
Eldon Rutter, voyageur anglais, travesti en
1905
Syrien, accomplit le hajj.
Hussayn ibn Ali est le chérif de La Mecque. Il se
1908-1924
proclame « roi du Hedjaz » en 1917.
1908 A. J. B. Wavell, soldat britannique, est à
La Mecque ; il rencontre le chérif Hussayn.
Mahmûd Moubarak Churchward, artiste et
1910 peintre en décors de théâtre converti à l’islam,
accomplit le hajj.
Hussayn abdique de sa charge de roi du Hedjaz ;
1924
les wahhabites occupent La Mecque.
Harry St John Bridger Philby, père du célèbre
agent double soviétique Kim Philby, devient
1925
conseiller d’Ibn Saoud et s’installe à La Mecque
et à Djedda.
Le chef wahhabite Abd al-Azîz ibn Saoud se
1926
proclame roi du Hedjaz.
Fondation du royaume d’Arabie saoudite par le
1932
roi Abd al-Azîz ibn Saoud.
Lady Evelyn Cobbold, aristocrate écossaise
convertie à l’islam, devient la première femme
1933
britannique à effectuer le pèlerinage à
La Mecque.
1953 Mort du roi Abd al-Azîz ibn Saoud.
Première extension saoudienne de la Mosquée
sacrée : les sous-sols, le rez-de-chaussée et le
premier niveau de la mosquée sont réparés, les
murs recouverts de marbre et les arcs de pierre
1955-1964
artificielle ; le parcours entre les collines de Safâ
et de Marwa (la zone du sa’y) reçoit un toit, de
nombreux édifices ayant une valeur historique
sont démolis.
Le leader américain musulman, Malcolm X, se
1964
rend à La Mecque pour effectuer le hajj.
1973 Lancement du « master plan pour la Ville sainte
de La Mecque ».
Le Centre de recherches sur le hajj est créé à
1974 l’université du roi Abd al-Azîz à Djedda par
l’architecte et dissident saoudien Sami Angawi.
Un incendie fait au moins 200 victimes parmi les
1975
pèlerins au campement de Mina.
Le 20 novembre, un groupe de fanatiques
envahit la Mosquée sacrée et en prend le
contrôle, séquestrant des dizaines de milliers de
fidèles dans le sanctuaire. Les insurgés, dont un
1979
des chefs se déclare être le Mahdî, occupent la
mosquée pendant deux semaines. Le siège prend
fin après la mort de 255 pèlerins, insurgés et
soldats.
1982-1988 Deuxième extension saoudienne de la Mosquée
saoudienne : construction d’une nouvelle aile du
côté ouest du haram, d’une nouvelle porte, la
porte du roi Fahd, et de quatorze petites portes
et entrées au sous-sol de la mosquée, laquelle
reçoit également trois nouveaux dômes et deux
nouveaux minarets. Tout le toit de la mosquée
est modifié pour accueillir les fidèles ; cinq
escalators sont installés autour du haram et de la
nouvelle extension, et une zone de prière en
plein air est créée du côté ouest de la mosquée,
au pied de la célèbre montagne d’Abû Qubays ;
des tunnels sont construits pour amener les
fidèles directement de la Mosquée sacrée à
Mina ; les biens culturels et les édifices
historiques qui restaient sont rasés.
Violente échauffourée entre des pèlerins chiites
d’Iran et les forces de sécurité saoudiennes
1987
devant la Mosquée sacrée ; 402 pèlerins sont
tués.
Des terroristes font sauter deux bombes à
1989
La Mecque, faisant 1 mort et 16 blessés.
1 426 pèlerins perdent la vie dans le tunnel
1990
reliant la Mosquée sacrée à Mina.
1997 Un incendie fait 343 victimes à Mina.
Troisième extension saoudienne : construction de
palais, d’une immense horloge et de centres
1988-2005
commerciaux intégrés dans l’enceinte de la
Mosquée sacrée.
251 pèlerins meurent dans une cohue pendant le
2004
rituel de la lapidation.
345 pèlerins meurent écrasés pendant le rituel
2006
de la lapidation.
Des plans sont annoncés pour agrandir la
2011 Mosquée sacrée et lui permettre d’accueillir
2 millions de fidèles.
NOTES

INTRODUCTION. L’appel de La Mecque

1. Je rends compte d’une partie de mon travail sur La Mecque dans Ziauddin Sardar et M.
A. Zaki Badawi, Hajj Studies, Londres, Croom Helm, 1978.
2. Ibn Battuta, Travels in Asia and Africa : 1325-1354, Londres, Routledge and Kegan Paul,
1929 ; Ross E. Dunn, The Adventures of Ibn Battuta, Berkeley, University of California Press,
1989. Tim Mackintosh a reconstitué les voyages entrepris par Ibn Battouta dans Travels with
a Tangerine, 2001, The Hall of a Thousand Columns, 2005, et Landfalls. On the Edge of Islam
with Ibn Battutah, 2010, trois ouvrages publiés aux éditions John Murray, à Londres.

CHAPITRE PREMIER. La Vallée des larmes


1. Psaumes 84, 5-6, Nouvelle version internationale, 2011.
2. Martin Lings, Mecca, Cambridge, ArchType, 2004, p. 5.
3. Les principaux tenants de cette thèse sont Patricia Crone et Michael Cook, Hagarism.
The Making of the Islamic World, New York, Cambridge University Press, 1980, dont In the
Shadow of the Sword, Londres, Little Brown, 2012, l’ouvrage controversé de Tom Holland,
s’inspire fortement.
4. Voir, par exemple, W. F. Albright, Archaeology and the Religion of Israel, Baltimore,
Maryland, Johns Hopkins University Press, 1946 ; Israel Finkelstein et Neal Asher Silberman,
The Bible Unearthed : Archaeology’s New Visions of Ancient Israel and the Origins of its Sacred
Text, New York, Free Press, 2001 ; et Jonathan Kirsch, King David : The Real Life of the Man
Who Ruled Israel, New York, Ballantine Books, 2002.
5. Edward Gibbon, Gibbon’s Decline and Fall of the Roman Empire, Introduction de
Christopher Dawson, vol. V, Londres, Everyman’s Library, 1994, p. 223-224.
6. Diodorus of Sicily, Diodorus Siculus, vol. II, traduction anglaise C. H. Oldfather,
Cambridge, Massachusetts, William Heinemann Ltd., London & Harvard University Press,
1935, p. 217.
7. D. G. Hogarth, The Penetration of Arabia, Londres, Alston Rivers Limited, 1905, p. 18.
8. G. E. von Grunebaum, Classical Islam. A History 600-1258, Londres, George Allen &
Unwin Limited, 1970, p. 19.
9. E. Dixon, J. R. Cann et Colin Renfrew, « Obsidian and the Origins of Trade », dans Old
World Archaeology. Foundations of Civilization, San Francisco, W. H. Freeman and Company,
1972, p. 87.
10. Jack Turner, Spice. The History of Temptation, New York, Arnold Knopf, 2004, p. 145.
11. Richard W. Bulliet, The Camel and the Wheel, New York, Columbia University Press,
1990.
12. Fred M. Donner, Muhammad and the Believers at the Origins of Islam, Cambridge,
Massachusetts, Harvard University Press, 2010.
13. Genèse 21, 15-19.
14. Genèse 21, 20.
15. Shaikh Safiur-Rahman Mubarakpuri, History of Makkah, Riyad, Darussalm, 2002,
p. 32.
16. « Agar est vue comme une victime, une pècheresse lascive, une esclave victime d’abus
ou une mère forte et attentionnée pour Ismaël. Sarah est dépeinte soit comme une épouse
jalouse, une prophétesse juive, ou comme la mère de tous les vrais chrétiens. Abraham est
généralement considéré comme le serviteur obéissant de Dieu, l’incarnation d’une foi
unidimensionnelle plutôt qu’un individu complexe connaissant de graves souffrances durant
cet épisode de sa vie. » Charlotte Gordon, The Woman Who Named God, Londres, Little
Brown, 2009.
17. Kamal Al Salibi, The Bible Came from Arabia, Londres, Jonathan Cape, 1984.
18. « Certaines épopées ont été transmises oralement bien avant d’être fixées par écrit. Les
épopées ne sont pas des contes de fées, en règle générale elles ont un noyau historique en
dépit de leur brièveté, de leurs simplifications et de leur attachement à un nombre réduit de
personnes. » Hans Kung, Islam, Oxford, OneWorld, 2007, p. 45.
19. Heinrich Schliemann, Troja und seine Ruinen (1875), traduction anglaise Troy and its
Remains, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
20. Al-Azraqî, Akhbâr Makkah, 2 vols., Beyrouth, Dar al Andalus, 1983 ; voir également
Abû al-Walîd Muhammad ibn Abd Allâh ibn Ali al-Azraqî, Kitâb Akhbâr Makkah, en tant que
vol. I de F. Wüstenfeld (dir.), Geschichte der Stadt Mekka, Leipzig, 1858 ; réédité par Georg
Olms, 1981.
21. Oleg Grabar, « Upon Reading Al-Azraqi », in Muqarnas III. An Annual of Islamic Art and
Architecture, Leiden, Brill, 1985.
22. Al-Tabarî, The History of al-Tabari, sous la direction de Ehsan Yar-Shater, 40 vol., New
York, State University of New York Press, 1988-2007.
23. Ibn Saad, Kitâb al-Tabaqât, traduction anglaise Moinul Haq, Delhi, Kitab Bhavan,
1986.
24. Ibn Ishâq, The Life of Muhammad, traduction anglaise A. Guillaume, Oxford, Oxford
University Press, 1955.
25. Le Coran 2, 130.
26. Ibn Kathîr, The Life of Muhammad, traduction anglaise Trevor Le Gassick, vol. 1,
Londres, Garnet, 1998, p. 38-40.
27. Ibn Ishâq, The Life of Muhammad, op. cit., p. 46-47.
28. Ibn Hichâm, Al-Sîra al-Nabawiyya, vol. I, Le Caire, 1936, p. 116, cité dans Emel Esin,
Mecca the Blessed, Madinah the Radiant, Londres, Elek Books, 1963, p. 37.
29. Ibn Ishâq, The Life of Muhammad, op. cit., p. 24, 35, 39.
30. Emel Esin, Mecca the Blessed, Madinah the Radiant, Londres, Elek Books, 1963, p. 41.
31. Hichâm ibn-al-Kalbî, The Book of Idols, traduction anglaise Nabih Amin Faris, Lahore,
Lahore Books, 1952, p. 17.
32. Al-Tabarî, The History of al-Tabari, op. cit., 1988-2007, p. 54.
33. Ibn Saad, Kitâb al-Tabaqât, op. cit., p. 63-74.
34. Emel Esin, Mecca the Blessed, Madinah the Radiant, op. cit., p. 59.
35. Marshall Hodgson, The Venture of Islam, vol. I, Chicago, Chicago University Press,
1974, p. 156.
36. Al-Tabarî, The History of al-Tabari, op. cit., vol. VI, p. 10.
37. Pour un récit complet de l’attaque de La Mecque par Abraha, voir Ibn Kathîr, The Life of
Muhammad, op. cit., p. 20-28.
38. Ibn Ishâq, The Life of Muhammad, op. cit., p. 25.
39. Ibid., p. 67.
40. Ibid., p. 82.
41. Ibid., p. 85.
42. Ibid., p. 86.
43. Ibid.

CHAPITRE II. « Je t’aime plus que le monde entier »

1. Al-Tabarî, The History of al-Tabari, New York, State University of New York Press, 1988,
vol. VI, p. 71.
2. Le Coran 96, 1-5.
3. T. S. Eliot, Four Quartets, Londres, Faber and Faber, 1944.
4. W. Montgomery Watt, Muhammad At Mecca, Oxford, Oxford University Press, 1953,
p. 55.
5. Le Coran 112, 1-3.
6. Le Coran 106, 1-3.
7. Le Coran 93, 9-11.
8. Le Coran 37, 22-23.
9. Le Coran 89, 17-20.
10. Le Coran 98, 6.
11. À propos des Hanîfs, voir Fred Donner, Muhammad and the Believers, Cambridge,
Massachusetts, Belknap Press, 2010 ; et Irving M. Zeitlin, The Historical Muhammad,
Cambridge, Polity, 2007, p. 50-63.
12. Ibn Ishâq, The Life of Muhammad, traduction anglaise A. Guillaume, Oxford, Oxford
University Press, 1955, p. 119.
13. Ibid.
14. Ibid., p. 312.
15. Le Coran 41, 6-8.
16. Ibn Ishâq, The Life of Muhammad, op. cit., p. 133.
17. Al-Tabarî, The History of al-Tabari, op. cit., vol. VI, p. 112.
18. Ibid., p. 113.
19. Al-Bukhârî, Sahîh vol. II, tome 23, no 442.
20. Ibn Saad, Kitâb al-tabaqât al-kabîr, traduction anglaise S. Moinal Haq et H.
K. Ghazanfar, New Delhi, Kitab Bhavan, 1986, p. 264.
21. Shibli Nomani, Sirat-un-Nabi, Lahore, Kazi Publications, 1979, p. 242.
22. Le Coran 90, 1-2.
23. Le Coran 95, 1-6.
24. Le Coran 2, 150.
25. Le Coran 3, 96-97.
26. Le Coran 2, 150.
27. Ibn Saad, Kitâb al-tabaqât al-kabîr, op. cit., p. 12.
28. Ibn Ishâq, The Life of Muhammad, op. cit., p. 374.
29. Ibid., p. 385.
30. Ibid., p. 386.
31. Ibid., p. 454.
32. Ibid., p. 460.
33. Le Coran 3, 97.
34. Ibn Ishâq, The Life of Muhammad, op. cit., p. 504.
35. Ibid., p. 505.
36. Ibid., p. 547.
37. Ibid.
38. Ibid., p. 553.
39. Ibid., p. 533.
40. Le Coran 17, 81.
41. Ibn Ishâq, The Life of Muhammad, op. cit., p. 553.

CHAPITRE III. Rébellions au Trône de Dieu sur terre

1. Al-Wâqidî, The Life of Muhammad, sous la direction de Rizwi Faizer, traduction anglaise
Rizwi Faizer, Amal Ismail et AbdulKader Tayob, Londres, Routledge, 2011, p. 539. Les
sources classiques donnent différentes versions du « sermon d’adieu ». La version d’al-
Wâqidî, par exemple, diffère sensiblement de celle d’Ibn Ishâq. Tandis qu’al-Wâqidî comporte
un passage consacré aux châtiments physiques infligés à l’épouse, Ibn Ishâq n’en fait aucune
mention. Tabarî, pour sa part, omet complètement d’évoquer ce sermon !
2. Ibn Ishâq, Life of Muhammad, traduction anglaise A. Guillaume, Oxford, Oxford
University Press, 1955, p. 652.
3. Al-Tabarî, The History of al-Tabari, vol. XVII, New York, State University of New York
Press, 1988, p. 227.
4. Imâm Ali, Nahjul Balagha, sélectionné et compilé par as-Sayyid Abu’l-Hasan
Muhammad ibn al-Husayn ar-Radi al-Musawi, traduction anglaise Syed Ali Raza, Qom,
Ansariyan Publications, 1971.
5. Al-Tabarî, The History of al-Tabari, op. cit., vol. V, p. 27.
6. Fatima Mernissi, Women in Islam. An Historical and Theological Enquiry, Londres,
Blackwell, 1991, p. 7. Mernissi traite en détail de la bataille du Chameau afin de montrer
comment celle-ci a servi de prétexte à la promotion de la misogynie par les érudits
conservateurs modernes aussi bien que classiques.
7. Emel Esin, Mecca the Blessed, Madinah the Radiant, Londres, Elek Books, 1963, p. 127.
8. Ann K. S. Lambton, State and Government in Medieval Islam, Oxford, Oxford University
Press, 1981, p. 27.
9. Al-Tabarî, The History of al-Tabari, op. cit., vol. XVII, p. 109-110.
10. Ibid., p. 115.
11. Ibid., vol. XIX, p. 65.
12. Ibid., p. 67.
13. Voir Muwwafaq Khwarizmî, Maqtal al-Husayn, sous la direction de Muhammad
Samawi, Qum, Anwar al-Huda, 2003 ; Annemarie Schimmel, « Karbala and the Imam
Husayn in Persian and Indo-Muslim literature », dans Muhammadi Trust, Al-Serat : The Imam
Husayn Conference, vol. 12, Londres, Muhammadi Trust, 1986. On trouvera une liste
complète des ressources à propos de l’imâm Hussayn dans Muhammad Ishtihardi,
Lamentations, Part II : The Tragedy of the Lord of Martyrs, traduction anglaise Arif Abd al-
Hussayn, Birmingham, Al-Mahdi Institute, 2001.
14. Asma Afsaruddin, The First Muslims. History and Memory, Oxford, One World, 2008,
p. 83.
15. Al-Tabarî, The History of al-Tabari, op. cit., vol. XXI, p. 229-232.
16. Emel Esin, Meccah the blessed, Madinah the Radiant, op. cit., p. 139.
17. Al-Azraqî, Akhbâr Makkah, vol. II, Beyrouth, Dar al Andalus, 1983, p. 79.
18. Voir M. A. Shaban, The Abbasid Revolution, New York, Cambridge University Press,
1970 ; Jacob Lassner, The Shaping of Abbasid Rule, Princeton, Princeton University Press,
1980 ; M. J. L. Young, J. D. Latham et R. B. Serjeant, Religion, Learning and Science in the
Abbasid Period, New York, Cambridge University Press, 1990 ; Franz Rosenthal, The Classical
Heritage in Islam, Berkeley, University of California Press, 1975.
19. Louis Massignon, The Passion of Hallâj, traduction anglaise Herbert Masson, vol. I,
Princeton, Princeton University Press, 1982, p. 5. [Trad. fr. La Passion de Hallâj, Paris,
Gallimard, 1975, 4 vol., nouvelle éd. Gallimard 2010.] Cet ouvrage magnifique, fruit de
quarante années d’un travail passionné, constitue non seulement la ressource ultime sur la
vie d’Al-Hallâj, mais dresse également un portrait vivant et circonstancié de la ville de
Bagdad au Xe siècle.
20. Cyril Glassé, The Concise Encyclopaedia of Islam, édition révisée, Londres, Stacey
International, 1991, p. 203.
21. Seyyed Hossein Nasr, The Garden of Truth. The Vision and Promise of Sufism, Islam’s
Mystical Tradition, Londres, HarperOne, 2008, p. 178.
22. Voir Margaret Smith, Rabi’a The Mystic and her Fellow-Saints in Islam, New York,
Cambridge University Press, 1984.
23. M. M. Sharif, A History of Muslim Philosophy, vol. I, Wiesbaden, Otto Harrassowitz,
1963, p. 221.
24. Marshall Hodgson, The Venture of Islam. Conscience and History in a World Civilization,
vol. I, The Classical Age, Chicago, University of Chicago Press, 1974, p. 387-388.
25. Ibid., p. 386.
26. Walter M. Patton, Ahmed ibn Hanbal and the Mihna, Leiden, Brill, 1897, p. 70-72.
27. Ibid., p. 57.
28. Le Coran 17, 19.
29. Le Coran 17, 20-25.
30. Al-Tabarî, The History of al-Tabari, op. cit., vol. I, p. 301.
31. Ibid., p. 294.
32. Ibid., p. 295.

CHAPITRE IV. Chérifs, sultans et courants de l’islam

1. Knut S. Vikor, Between God and the Sultan. A History of Islamic Law, Londres, Hurst,
2005, p. 91.
2. Maseeh Rahman, « Among Many, Many Believers », Time, 4 mars 2002.
3. Gustave E. von Grunebaum, Medieval Islam, 2e édition, Chicago, University of Chicago
Press, 1953, p. 197.
4. Marshall Hodgson, The Venture of Islam, vol. I, Chicago, University of Chicago Press,
1974, p. 490.
5. Ibid., p. 491.
e
6. À propos des idées radicales durant la révolution anglaise du milieu du XVII siècle, voir
Christopher Hill, The World Turned Upside Down, Londres, Penguin, 2010.
7. Qutb al-Din, Kitab al-I’lam bi a’lam bayt allah al-haram, cité dans F. E. Peters, Mecca. A
Literary History of the Muslim Holy Land, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 123-
124.
8. Ibid., p. 125.
9. Concernant la science et l’apprentissage durant l’« âge d’or », voir Jan P. Hogendijk et
Abdelhamid I. Sabra, The Enterprise of Science in Islam, Cambridge, Massachusetts, MIT
Press, 2003 ; Ehsan Masood, Science and Islam. A History, Londres, Icon Books, 2008 ;
Michael Hamilton Morgan, Lost History : The Enduring Legacy of Muslim Scientists, Thinkers
and Artists, Washington, National Geographic, 2007.
10. Sur l’apport de l’Islam à la Renaissance européenne et à la civilisation occidentale, voir
George Saliba, Islamic Science and the Making of the European Renaissance, Cambridge,
Massachusetts, MIT Press, 2007 ; Tim Wallace-Murphy, What Islam Did for Us. Understanding
Islam’s Contribution to Western Civilisation, Londres, Watkins Publishing, 2006 ; Jonathan
Lyons, The House of Wisdom. How the Arabs Transformed Western Civilisation, Londres,
Bloomsbury, 2009.
11. Al-Nadîm, The Fahrist of al-Nadim, traduction anglaise Bayard Dodge, New York,
Columbia University Press, 1970.
12. Recueil de poèmes de W. B. Yeats, Ware, Wordsworth Éditions, 2000. [Trad. fr. de Yves
Bonnefoy in Anthologie bilingue de la poésie anglaise, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
La Pléiade », 2005.]
13. George Makdisi, The Rise of Colleges. Institutions of Learning in Islam and the West,
Édimbourg, Edinburgh University Press, 1981.
14. Naser-e Khosraw, Book of Travels, traduction anglaise W. M. Thackston Jr., New York,
Bibliotheca Persia, State University of New York, 1986, p. 69.
15. Ibid., p. 68.
16. Ibid., p. 80.
17. Ibid., p. 68.
18. Ibid., p. 69-70.
19. Ibid., p. 71-72.
20. Ibid., p. 76 ; la citation du Coran est 3, 96.
21. Ibid., p. 80.
22. Ibid., p. 76-77.
23. Dans les chansons de geste, ces poèmes héroïques de la France médiévale, Saladin est
considéré avec un certain respect tandis que les « Sarrazins » sont entièrement diabolisés.
Voir Norman Daniel, Heroes and Saracens, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1984. Pour
un tableau plus général de l’islam à cette époque, voir Norman Daniel, Islam, Europe and
Empire, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1966. Pour le point de vue musulman sur
les croisades, voir Nabil Matar, Europe Through Arab Eyes, New York, Columbia University
Press, 2009, et Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes, Paris, Jean-Claude Lattès,
1983.
24. Travels of Ibn Jubayr (1952), traduction anglaise Roland Broadhurst, Delhi, Goodword
Books, 2007, p. 49.
25. Ibid., p. 71.
26. Ibid., p. 92.
27. Ibid., p. 71.
28. Ibid., p. 85.
29. Ibid., p. 87.
30. Ibid., p. 85.
31. Ibid., p. 80.
32. Ibid., p. 104.
33. Ibid., p. 174.
34. Ibid., p. 120.
35. Ibid., p. 117.
36. Ibid., p. 187. La « loi divine » mentionnée est le verset du Coran relatant la vente de
Joseph comme esclave : « Puis vint à passer une caravane près du puits. Pour se ravitailler en
eau, ils y envoyèrent leur pourvoyeur qui, ayant jeté son seau, s’écria : “Quelle trouvaille !
Voici un jeune garçon !” Ils le dissimulèrent pour le vendre telle une marchandise. Mais Dieu
savait bien ce qu’ils faisaient. Ils le vendirent à vil prix, pour quelque menue monnaie, car ils
ne comptaient pas le garder. » (12, 19-20).
37. Ibid., p. 91.
38. Ibid., p. 92.
39. Ibid., p. 93.
40. Ibid., p. 72.
41. Ibid., p. 147.

CHAPITRE V. Amour et fratricide dans la Ville sainte

1. Voir, par exemple, Dan Bahat, Atlas of Biblical Jerusalem, Jérusalem, Carta, 1994.
2. Voir Stanley Lane-Poole, Saladin and the Fall of Jerusalem (1903), Barnsley, Greenhill
Books, 2002. Lane-Poole, qui a travaillé au British Museum avant de devenir professeur
d’études arabes à l’université de Dublin, était un historien prolifique passionné par son sujet,
comme l’illustre un ouvrage plus ancien : Saladin : All-Powerful Sultan and the Uniter of
Islam, 1898. Pour une perspective plus large sur les croisades, voir Jill N. Claster, Sacred
Violence. The European Crusades in the Middle East 1095-1396, Toronto, University of Toronto
Press, 2009 ; et le classique en 3 volumes de Steven Runciman, A History of the Crusades
(1951-1954), Londres, Penguin, 1990.
3. Steven Runciman, A History of the Crusades, vol. II, The Kingdom of Jerusalem and the
Frankish East 1100-1187, Cambridge, Cambridge University Press, 1951, p. 445, 450. Voir
également Bernard Hamilton, « The Elephant of Christ. Reynald of Châtillon », Studies in
Church History 15, Oxford, 1978, p. 97-108.
4. Gary L. Rashba, Holy Wars, Oxford, Casemate, 2011, p. 116.
5. Joshua Prawer, The Crusaders’ Kingdom, New York, Phoenix, 1972, p. 71.
6. Travels of Ibn Jubayr, traduction anglaise Roland Broadhurst, Delhi, Goodword Books,
2007, p. 51-52.
7. Pour une version abrégée, voir Ibn Arabi, The Meccan Revelations, traduction anglaise
Michel Chodkiewicz, William Chittick et James Morris, New York, Pir Publications, 2002.
8. Ibn al-Arabi, On the Mysteries of the Pilgrimage. From the Meccan Revelations, traduction
anglaise Aisha Bewley, Chicago, Great Books of the Islamic World, 2009, p. 121.
9. Ibid., p. 43.
10. Ibid., p. 104.
11. Pour l’original en langue arabe, voir Ibn Arabî, Tarjumān al-Ashwāq, Beyrouth, Dar
Sadir, 1966 ; pour une traduction anglaise, voir Ibn Arabi, The Tarjumān al-Ashwāq. A
Collection of Mystical Odes, traduction anglaise Reynold Nicholson, Londres, Royal Asiatic
Society, 1911.
12. Cité dans Roger Allen, The Arabic Literary Heritage, Cambridge, Cambridge University
Press, 1998, p. 194.
13. À propos de l’évolution de la poésie ghazal, voir l’excellent The Penguin Anthology of
Classical Arabic Literature par Robert Irwin, Londres, Penguin, 1999.
14. Pour une traduction récente, voir Poems from the Diwan of Umar ibn Abi Rabia,
traduction anglaise Arthur Wormhoudt, Oskaloosa, Iowa, William Penn College, 1977.
15. Allen, p. 175.
16. Ibid., p. 176.
17. Concernant The Grand Book of Music d’Al-Fârâbî, voir Owen Wright, « Music », dans
The Legacy of Islam, éd. Joseph Schacht et C. E. Bosworth, Oxford, Clarendon Press, 1974,
p. 489-505 ; H. G. Farmer, The Sources of Arabian Music, Leiden, Brill, 1965.
18. Encyclopaedia Britannica, http://en.wikipedia.org/wiki/ Ency
clop%C3%A6dia_Britannica, « The Canon of Medicine », 2008 ; et Manfred Ullman, Islamic
Medicine, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1978.
19. Ibn al-Arabî, On the Mysteries of the Pilgrimage, op. cit., p. 253.
20. Ibid., p. 282, 284.
21. Gerald de Gaury, Rulers of Mecca, New York, Roy Publishers, 1950, p. 84.
22. Takk-l-Din al Fasi, Shifa al Ghuram bi Akhbar al balad al haram, Leipzig, F. Wustenfeld,
1859, cité dans Gerald de Gaury, Rulers of Mecca, op. cit., p. 84.
23. Ibn Khaldun, The Muqaddimah. An Introduction to History, traduction anglaise Franz
Rosenthal, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1967.
24. Ibn al-Mujâwir, A Traveller in Thirteenth-Century Arabia. Ibn al-Mujâwir’s Tarikh al-
Mustabsir, sous la direction de G. Rex Smith, Londres, Hakluyt Society, 2008.
25. Ibid., p. 33.
26. Ibid., p. 36.
27. Le Coran 24, 31.
28. Ibn al-Mujâwir, A Traveller in Thirteenth-Century Arabia. Ibn al-Mujâwir’s Tarikh al-
Mustabsir, op. cit., p. 34-35.
29. Ibid., p. 80.
30. Ibid., p. 79.
31. Ibid., p. 78.
32. Voir P. Thorau, The Lion of Egypt. Sultan Baybars I and the Near East in the Thirteenth
Century, Londres, Longman, 1992.
33. Voir Elias N. Saad, Social History of Timbuktu, New York, Cambridge University Press,
1983.
34. Marq de Villiers et Sheila Hirtle, Timbuktu : The Sahara’s Fabled God City, New York,
Walker and Company, 2007, p. 75.
35. Il existe plusieurs traductions en anglais de Rilah, du classique Ibn Battuta, Travels in
Asia and Africa 1325-1354 par H. A. R. Gibb, Londres, Routledge, 1929, qui, cela dit en
passant, n’indique pas le nom du traducteur ; Ross E. Dunn, The Adventures of Ibn Battuta,
Berkeley, University of California Press, 1989, qui décrit et paraphrase ses voyages ; Tim
Mackintosh-Smith, The Travels of Ibn Battutah, Londres, Picador, 2002, ce dernier ouvrage
étant une version abrégée du Rihlah. Mackintosh-Smith reconstitue les voyages d’Ibn
Battouta dans trois volumes captivants : Travels with a Tangerine, The Hall of the Thousand
Columns et Landfalls, Londres, John Murray, 2001, 2005 et 2010, respectivement.
36. Tim Mackintosh-Smith, The Travels of Ibn Battutah, Londres, Picador, 2002, p. 47.
37. Ibid., p. 48.
38. Ibid., p. 49.

CHAPITRE VI. Des caravanes chargées de précieux


présents

1. Emel Esin, Mecca the Blessed, Madinah the Radiant, Londres, Elek Books, 1963, p. 172.
2. Halil Inalcik, The Ottoman Empire. The Classical Age 1300-1600, Londres, Phoenix,
1973, p. 57.
3. Justine McCarthy, The Ottoman Turks, Londres, Longman, 1997, p. 89.
4. Voir C. R. Boxer, The Portuguese Seaborne Empire 1415-1825, Londres, Hutchinson,
1969 ; et Malyn Newitt, The First Portuguese Colonial Empire, Exeter, Exeter University, 1986.
5. J. H. Parry, The Age of Reconnaissance. Discovery, exploration and settlement 1450-1650,
Londres, Hutchinson, 1963.
6. Yolaç Afetinan, The Oldest Map of America, Drawn by Piri Reis, Ankara, Türk Tarih
Kurumu Basimevi, 1954.
7. La traduction anglaise des notes est disponible sur http://turkeyinmaps.com/piri.html
8. Piri Reis, Kitab i Bahriye, Historical Research Foundation, Istanbul, Istanbul Research
Centre, 1988. Voir aussi Jerry Brotton, Trading Territories. Mapping the Early Modern World,
Londres, Reaktion Books, 2003.
9. Voir A. J. R. Russell-Wood, The Portuguese Empire, 1415-1808, Baltimore, Maryland,
Johns Hopkins University Press, 1988.
10. Suraiya Faroqhi, The Ottoman Empire and the World Around It, Londres, I. B. Tauris,
2011, p. 183.
11. See Chris Ware, Admiral Byng. His Rise and Execution, Londres, Pen and Sword
Maritime, 2008.
12. Suraiya Faroqhi, Pilgrims and Sultans, Londres, I. B. Tauris, 1994, p. 58.
13. Il s’agissait d’une pratique répandue dans l’ensemble du monde musulman. Voir
George Makdisi, The Rise of Colleges. Institutions of Learning in Islam and the West,
Edinburgh, Edinburgh University Press, 1981.
14. Voir Grace Martin Smith, The Poetry of Yūnus Emre. A Turkish Sufi Poet, Berkeley,
University of California Press, 1993.
15. Emel Esin, Mecca the Blessed, Madinah the Radiant, op. cit., p. 171.
16. Suraiya Faroqhi, Pilgrims and Sultans, op. cit., p. 85.
17. Michael Axworthy, The Sword of Persia. Nader Shah from Tribal Warrior to Conquering
Tyrant, Londres, I. B. Tauris, 2010, p. 120-121, 125.
18. Ira M. Lapidus, A History of Islamic Societies, Cambridge, Cambridge University Press,
1988, p. 245.
19. Suraiya Faroqhi, Pilgrims and Sultans, op. cit., 68. Voir aussi Cafer Efendi, Risāle-i
Mi’māriyye. An Early Seventeenth-Century Ottoman Treatise on Architecture, sous la direction
de Howard Crane, New York, Leyde-København, Brill, 1987.
20. Voir Zeren Tanindi, Siyer-I Nebi, Hurriyet Vakfi Yayinilari, Istanbul, 1984. Concernant la
vie d’Erzeni, voir Emel Esin, Turkish Miniature Paintings, Rutland, Vermont, Charles E. Tuttle
Company, 1960.
21. Muhi al-Din Lari, Kîtab futûh al-haramayn, Safavid Iran, daté 940AH/1533EC. Des
pages du livre sont exposées dans différents musées comme le Metropolitan Museum of Art,
à New York, et le Chester Beatty Museum, à Dublin.
22. Sheila S. Blair et Jonathan M. Bloom, The Art and Architecture of Islam. 1250-1800,
New Haven, Conn., Yale University Press, 1994, p. 145.
23. Esin Atil, The Age of Sultan Suleyman the Magnificent, Washington, National Gallery of
Art, 1987, p. 64.
24. Gerald de Gaury, Rulers of Mecca, New York, Roy Publishers, 1950, p. 133.
25. Ibid., p. 135.
26. Voir Ali al-Kharbutlî, Târîkh al-Kaabah, Dar al Jil, Beyrouth, 1991, et Sayyid Abdul
Majid Bakr, Achhar Masâjid al-Islam, Djedda, Dar al Qiblah, 1984.
27. Gerald de Gaury, Rulers of Mecca, op. cit., p. 142.
28. Suraiya Faroqhi, Pilgrims and Sultans, op. cit., p. 87.
29. Muhammad Haydar al Hussaini, Kitab Tandhid al Uqud, Bagdad, 1750, cité in Gerald
de Gaury, Rulers of Mecca, op. cit., p. 148.
30. Gerald de Gaury, Rulers of Mecca, op. cit., p. 148.
31. Le Coran 45, 3.
32. Le Coran 29, 20.
33. Evliya Celebi, Narrative of Travels in Europe, Asia, and Africa in the Seventeenth Century,
traduction anglaise Joseph von Hammer, version abrégée en 2 vol., Cambridge, Cambridge
University Press, 2012.
34. An Ottoman Traveller. Selections from the Book of Travels by Evliya Celebi, traduction
anglaise Robert Dankoff et Sooyong Kim, Londres, Elaand, 2010, p. 359.
35. Ibid., p. 361.
36. Evliya Celebi, Travels, cité in Gerald de Gaury, Rulers of Mecca, op. cit., p. 151.
37. Emel Esin, Mecca the Blessed, Madinah the Radiant, op. cit., p. 179. Evliya Celebi,
Travels, cité in Gerald de Gaury, Rulers of Mecca, op. cit., p. 151.

CHAPITRE VII. La menace wahhabite


1. Gerald de Gaury, Rulers of Mecca, New York, Roy Publishers, 1950, p. 180.
2. Madawi Al-Rasheed, A History of Saudi Arabia, 2e éd., Cambridge, Cambridge University
Press, 2010, p. 15.
3. David Cummins, The Wahhabi Mission and Saudi Arabia, Londres, I. B. Tauris, 2008,
p. 11.
4. Muhammad ibn Abd al-Wahhâb, Kashf Ashubuhat, traduction anglaise Mualafat Ash-
Sheikh al-Imam Muhammad ibn Abdul Wahhâb, Riyad, Université islamique Al-Imam
Muhammad ibn Saoud, aucune date, p. 46.
5. John S. Habib, « Wahhabi Origins of the Contemporary Saudi State » in Mohammad
Ayoob et Hasan Kosebalaban (dir.), Religion and Politics in Saudi Arabia. Wahhabism and the
State, Boulder, Colorado, Lynne Reinner, 2009, p. 58.
6. Hamid Algar, Wahhabism. A Critical Essay, Oneonta, New York, Islamic Publications
International, 2002, p. 34.
7. Gerald de Gaury, Rulers of Mecca, op. cit., p. 180.

John Lewis Burckhardt, Travels in Arabia (1829), Teddington,


Middlesex, The Echo Library, 2006, p. 149.
8. Natana J. DeLong-Bas, « Wahhabism and the Question of Religious Tolerance » in
Mohammed Ayoob et Hasan Kosebalaban (dir.), Religion and Politics in Saudi Arabia,
Boulder, op. cit., p. 12.
9. Gerald de Gaury, Rulers of Mecca, op. cit., p. 182.
10. Othman bin Abd Allâh bin Bishr, Unwan al-Majid ; Tarikh Najd, Riyad, aucune date,
p. 123, cité in Hâmid Algar, Wahhabism, op. cit., p. 26.
11. Travels of Ali Bey (1816), vol. II, Londres, Garnet, 1993, p. 60-61.
12. Ibid., p. 61.
13. Ibid., p. 62.
14. Afaf Lutfi al-Sayyid Marsot, Egypt in the Reign of Muhammad Ali, Cambridge,
Cambridge University Press, 1984, p. 21.
15. Titre du célèbre ouvrage de Henry Dodwell, The Founder of Modern Egypt. A Study of
Mohammad Ali, Cambridge, Cambridge University Press, 1931 ; réimprimé en 2011.
16. Afaf Lutfi al-Sayyid Marsot, Egypt in the Reign of Muhammad Ali, op. cit., p. 198.
17. John Lewis Burckhardt, Notes on the Bedouins and Wahabys, Henry Colburn and
Richard Bentley, Londres, 1831, vol. I, p. 345.
18. Afaf Lutfi al-Sayyid Marsot, Egypt in the Reign of Muhammad Ali, op. cit, p. 200.
19. John Lewis Burckhardt, Travels in Arabia, op. cit., p. 64, 120.
20. Ibid., p. 79.
21. Ibid., p. 75.
22. Ibid., p. 73.
23. Ibid., p. 72.
24. Ibid., p. 110.
25. Gerald de Gaury, Rulers of Mecca, op. cit., p. 204.
26. Mark Mazower, Salonica, HarperPerennial, Londres, 2005, p. 112.

CHAPITRE VIII. Chameaux, Indiens et reines

1. John Lewis Burckhardt, Notes on the Bedouins and Wahabys, Londres, Henry Colburn
and Richard Bentley, 1831, vol. II, p. 269.
2. Ibid., p. 287-288.
3. Gerald de Gaury, Rulers of Mecca, New York, Roy Publishers, 1950, p. 218.
4. John Lewis Burckhardt, Notes on the Bedouins and Wahabys, op. cit., p. 314.
5. Giovanni Finati, Narrative of the Life and Adventures of Giovanni Finati, 2 vol., Londres,
John Murray, 1830, cité in F. E. Peters, Mecca. A Literary History of the Muslim Holy Land,
Princeton, N. J, Princeton University Press, 1994, p. 320.
6. Gerald de Gaury, Rulers of Mecca, op. cit., p. 227.
7. Ibid., p. 241.
8. Ehud R. Toledano, Slavery and Abolition in the Ottoman Middle East, Seattle, University
of Washington Press, 1997, p. 117.
9. Lord Kinross, The Ottoman Empire, Londres, Folio Society, 2003, p. 496.
10. M. N. Pearson, Pious Passengers. The Hajj in Earlier Times, Delhi, Sterling Publishers,
1994, p. 116.
11. Pour plus de détails sur Sikandar Bégum, voir Shaharyar M. Khan, The Begums of
Bhopal. A History of the Princely State of Bhopal, Londres, I. B. Tauris, 2000.
12. « The Begum of Bhopal », Illustrated London News, 16 mai 1863.
13. Siobhan Lambert-Hurley (dir.), A Princess’s Pilgrimage. Nawab Sikandar Begum’s A
Pilgrimage to Mecca, Bloomington, Indiana University Press, 2008, p. 47-48.
14. Ibid., p. 49.
15. Ibid., p. 50.
16. Ibid., p. 60.
17. Ibid., p. 70.
18. Ibid., p. 72.
19. Ibid.
20. Ibid., p. 121.
21. Ibid., p. 133-135.
22. Hâfiz Ahmed Hassan, Pilgrimage to the Caaba and Charing Cross (1871), Karachi,
Wirsa, 2006, p. 68.
23. Ibid., p. 69.
24. Ibid., p. 96.
25. Ibid., p. 92.
26. Ibid., p. 109.
27. John F. T. Keane, Six Months in Meccah, Londres, Tinsley Brothers, 1881, p. 100 ;
réimpression Barzan Publishing, Manchester, 2006.
28. Ibid., p. 140.
29. Ibid.
30. Ibid., p. 141.
31. Ibid.
32. Charles M. Doughty, Travels in Arabia Deserta, New York, Dover Publications, 1979,
vol. II, p. 542.
33. Ibid., p. 673 ; souligné par Charles M. Doughty.

CHAPITRE IX. Visiteurs occidentaux et tenues arabes

1. Mehmet Bahadir Dorduncu, The Yildiz Albums of Sultan Abdulhamid II, New Jersey, The
Light Inc., 2006. Les paysages de La Mecque figurent p. 68-69, 70-71, 72-73 et 74-75.
2. The Arabian Nights. Complete and Unabridged, traduction anglaise Sir Richard F. Burton,
Halcyon Press, 2010, Kindle Edition ; The Arabian Nights. Tales of 1001 Nights, traduction
anglaise Malcolm C. Lyons, Londres, Penguin Classic, 2010.
3. The Assemblies of al-Hariri, traduction anglaise Amina Shah, Londres, Octagon Press,
1981.
4. Cité in C. Snouck Hurgronje, Mekka in the Later Part of the 19 th Century, traduction
anglaise J. H. Monahan, New York, Leyde-København, Brill, 2007, p. 179.
5. C. Snouck Hurgronje a publié en 1888-1889 deux volumes en allemand portant le titre
global Mekka. Mekka in the Later Part of the 19th Century est le second volume.
6. The Perfumed Garden of The Shaykh Nefzawi (1886), traduction anglaise Sir Richard
Burton, Londres, HarperCollins, 1993.
7. A. J. B. Wavell, A Modern Pilgrim in Mecca and a Siege in Sanaa, Londres, Constable,
1913, p. 167.
8. Ibid., p. 137.
9. Ahmad Suba’i, My Days in Mecca, traduction anglaise Deborah S. Akers et Abubaker A.
Bagader, Boulder, Colorado, First Forum Press, 2009, p. 19.
10. Ibid., p. 21.
11. Ibid., p. 39.
12. Ibid., p. 86-87.
13. The Revival of Religious Science, d’Abû Hâmid al-Ghazâlî, est un ouvrage en 4 parties,
chacune divisée en 10 chapitres ou « livres », soit 40 volumes au total. Certains de ces livres,
tels que Book of Knowledge, Foundation of Belief et Book of Purity, ont été traduits en anglais.
14. C. Snouck Hurgronje, Mekka in the Later Part of the 19th Century, op. cit., p. 210.
15. Ibid., p. 191.
16. George Antonius, The Arab Awakening, Londres, Putnam and Sons, 1946, p. 133.
17. T. E. Lawrence, Seven Pillars of Wisdom, Londres, Jonathan Cape, 1926, p. 63.
18. Eldon Rutter, The Holy Cities of Arabia, 2 vol., Londres, Putnam, 1928, vol. I, p. 190.
19. Muhammad Asad, The Road to Mecca, New York, Simon & Schuster, 1951, traduction
française 1954.
20. Muhammad Marmaduke Pickthall, The Meaning of the Glorious Koran, New York, A. A.
Knopf, 1930.
21. Harry St John Bridger Philby, The Empty Quarter, Londres, Constable, 1933.
22. Harry St John Bridger Philby, Harun al Rashid, Londres, P. Davies, 1933.
23. Cité in Lady Evelyn Cobbold, Pilgrimage to Mecca, Londres, Arabian Publishing, 2009,
p. 41.
24. A. J. B. Wavell, A Modern Pilgrim in Mecca and a Siege in Sanaa, op. cit., p. 151.
25. Lady Evelyn Cobbold, Pilgrimage to Mecca, op. cit., p. 183.
26. Ibid., p. 182.
27. Eldon Rutter, The Holy Cities of Arabia, op. cit., vol. I, p. 108.
28. Richard F. Burton, Personal Narrative of a Pilgrimage to Al-Madinah and Meccah (1855-
1856), New York, Londres, Dover Publications, 1964, vol. II, p. 191.
29. Ibid., p. 191.
30. Eldon Rutter, The Holy Cities of Arabia, op. cit., vol. II, p. 78.
31. Ibid., p. 77.
32. Ibid., p. 78.
33. A. J. B. Wavell, A Modern Pilgrim in Mecca and a Siege in Sanaa, op. cit., p. 137.
34. Eric Rosenthal, From Drury Lane to Mecca. Being an Account of the Strange Life and
Adventures of Hedley Churchward, Le Cap, Howard Timmins, 1982, p. 151.
35. Lady Evelyn Cobbold, Pilgrimage to Mecca, op. cit., p. 192.
36. Eric Rosenthal, From Drury Lane to Mecca, op. cit., p. 150.
37. Eldon Rutter, The Holy Cities of Arabia, op. cit., vol. I, p. 197.
38. A. J. B. Wavell, A Modern Pilgrim in Mecca and a Siege in Sanaa, op. cit., p. 151.
39. Eldon Rutter, The Holy Cities of Arabia, op. cit., vol. II, p. 70.
40. Lady Evelyn Cobbold, Pilgrimage to Mecca, op. cit., p. 187.
41. A. J. B. Wavell, A Modern Pilgrim in Mecca and a Siege in Sanaa, op. cit., p. 142.
42. Richard F. Burton, Personal Narrative of a Pilgrimage to Al-Madinah and Meccah, op. cit.,
vol. II, p. 190.
43. Eldon Rutter, The Holy Cities of Arabia, op. cit., vol. II, p. 92.
44. Ibid., p. 93.
45. Ibid., p. 90.
46. Eric Rosenthal, From Drury Lane to Mecca, op. cit.,p. 160.
47. Lady Evelyn Cobbold, Pilgrimage to Mecca, op. cit., p. 204.
48. Eldon Rutter, The Holy Cities of Arabia, op. cit., vol. I, p. 204-205.
49. Eric Rosenthal, From Drury Lane to Mecca, op. cit., p. 154.
50. Ibid., p. 157-158.

CHAPITRE X. La Mecque sous la dynastie saoudienne

1. Voir William Ochsenwald, « The Annexation of the Hijaz », in Mohammed Ayoob et


Hasan Kosebalaban (dir.), Religion and Politics in Saudi Arabia, Boulder, Colorado, Lynne
Rienner, 2009, p. 75-90.
2. David Long, The Hajj Today, Albany, State University of New York Press, 1979, annexe A,
« Hajj Arrival Figures for Selected Year. 1807-1942 », p. 127-128.
3. Abdul Ghafur Sheikh, « From America to Mecca on Airborne Pilgrimage », The National
Geographic Magazine, juillet 1953, p. 1-62.
4. Muhammad Kamal Ismail, The Architecture of the Holy Mosque Makkah, Londres, Hazar
Publishing, 1998, p. 57-69.
5. The Autobiography of Malcolm X, avec le concours d’Alex Haley, Londres, Penguin, 1968,
p. 449-450.
6. Ekmeleddin Ihsanoglu, The Islamic World in the New Century. The Organisation of the
Islamic Conference, 1969-2009, Londres, Hurst, 2010, p. 22.
7. Mohammad Jamil Brownson, « The Socio-Economic Dynamic of the Sacred City », in
Ziauddin Sardar et M. A. Zaki Badawi, Hajj Studies, vol. I, Londres, Croom Helm, 1978.
8. Concernant la différence entre les habitants du Hedjaz et ceux du Najd, qui règnent sur
l’Arabie saoudite, voir Mai Yamani, Cradle of Islam. The Hijaz and the Quest for Identity in
Saudi Arabia, Londres, I. B. Tauris, 2009.
9. Ministère de la Planification, « Master Plan for the Holy City of Mecca », Riyad,
Gouvernement d’Arabie saoudite, 1973.
10. Sami Angawi, préface in Ziauddin Sardar et M. A. Zaki Badawi, Hajj Studies, op. cit.,
p. 11.
11. Concernant la maison Nassif et la vie sociale à Djedda pendant cette période, voir
Angelo Pesce, Jiddah. Portrait of an Arabian City, Naples, Falcon Press, 1974, p. 101-148.
12. Centre de recherches sur le hajj, « Mecca. Policy Framework and Future
Development », Report MEC 2 77/96, Djedda, Université du roi Abd al-Azîz, 1977.
13. Royaume d’Arabie saoudite, ministère des Finances, département des Statistiques
générales, Riyad, Pilgrim Statistics, 1969, 1970, 1971, 1972, 1973, 1974 et 1975.
14. Centre de recherches sur le hajj, « Atmospheric Quality in Muna During the Hajj
Season of 1398 AH » et « Air Quality in Mina. Microbial Content During Hajj Season
1398/1999 AH », Djedda, Université du roi Abd al-Azîz, 1978.
15. Centre de recherches sur le hajj, « A Quantitative and Qualitative Analysis of Holy
Sacrifice », Djedda, Université du roi Abd al-Azîz, 1977.
16. Centre de recherches sur le hajj, « First Hajj Seminar : A Brief Report », Report SEM
1/95, Djedda, Université du roi Abd al-Azîz, 1976.
17. Voir Khurshid Ahmad (dir.), First International Conference on Islamic Economics,
Karachi, Amar, 1984 ; voir aussi Nejatullah Siddiqui, Muslim Economic Thinking, Leicester,
Islamic Foundation, 1981, et Muhammad Akram Khan, Islamic Economics. Annotated Sources
in English and Urdu, Leicester, Islamic Foundation, 1987.
18. Voir Syed Ali Ashraf, The First World Conference on Muslim Education. A Review, Muslim
Institute, Londres, 1977 ; et S. S. Husain et Syed Ali Ashraf, Crisis in Muslim Education,
Londres, Hodder and Stoughton, 1979.
19. Yaroslav Trofimov, The Siege of Mecca. The Forgotten Uprising, Londres, Allen Lane,
2007, p. 173. Le rôle de la Légion étrangère et du capitaine Paul Barril est décrit aux p. 188-
197 et 209-213.
20. Voir « Juhayman’s Sins », Al Majalla, Londres, Arab Press House, 21 novembre 2009,
où un des disciples de Juhaymân, Nasser Al Huezzeimi, relate l’histoire du mouvement.
21. Correspondance Khalîd – Khomeyni, Al-Nashra al-arabiyya lil-hizb al-jumhuri al-islami,
Téhéran, 19 octobre 1981 ; et dans Sawt al-umma, Téhéran, 31 octobre 1981 ; cité in Martin
Kramer, Arab Awakening and Islamic Revival, New Brunswick, Transaction, 1966, p. 169.
22. http://www.oic-oci.org/english/conf/is/3/3rd-is-sum.htm
23. Robert Bianchi, Guests of God. Pilgrimage and Politics in the Islamic World, Oxford
University Press, 2004, p. 11.
24. Cité in Martin Kramer, Arab Awakening and Islamic Revival, op. cit., p. 174.
25. Ibid., p. 175.
26. Robert Bianchi, Guests of God. Pilgrimage and Politics in the Islamic World, op. cit.,
p. 11.
27. Il fut difficile de partir d’Arabie saoudite en raison de problèmes avec des « visas de
sortie » ; pour plus de détails, voir Ziauddin Sardar, Desperately Seeking Paradise, Londres,
Granta, 2004.
28. Ziauddin Sardar (dir.), An Early Crescent. The Future of Knowledge and Environment in
Islam, Londres, Mansell, 1989, Introduction, p. 2.

CHAPITRE XI. L’utopie reconfigurée

1. Coran 17,93.
2. The Guardian, jeudi 23 septembre 2010, p. 14.
3. C’est un fait largement documenté. Voir notamment Jerome Taylor, « Mecca for the
rich : Islam’s holiest site turning into Vegas », The Independent, 24 septembre 2011, et « The
photos Saudi Arabia doesn’t want seen – and proofs Islam’s holy relics are being demolished
in Mecca », The Guardian, 15 mars 2013 ; Damian Thompson, « The Saudis are bulldozing
Islam’s heritage : Why the silence from the Muslim World ? », The Telegraph, 2 novembre
2012 ; et Oliver Wainwright, « As the Hajj begins, the destruction of Mecca’s heritage
continues », The Guardian, 14 octobre 2013.
4. Ndt : Désignant une société de bingo.
5. Ndt : Nom d’une entreprise de réparation automobile.
6. Michael Muhammad Knight, Journey to the End of Islam, New York, Soft Skull Press,
2009.
7. Abdellah Hammoudi, A Season in Mecca, Cambridge, Polity, 2005, p. 111.
8. Michael Wolfe, The Hadj. An American’s Pilgrimage to Mecca, New York, Grove Press,
1993, p. 192.
9. Ibn Ishâq, The Life of Muhammad, traduction anglaise A. Guillaume, Karachi, Oxford
University Press, 1990, p. 569.
10. Voir Steve Coll, The Bin Ladens. Oil, Money, Terrorism and the Secret Saudi World,
Londres, Allen Lane, 2008.
11. Pour de plus amples détails, voir Q. Javed Mian et Alison Lerrick, Saudi Business and
Labour Law. Its Interpretation and Application, Londres, Graham & Trotman, 1982.
12. Muhammad Husayn Haykal, traduction anglaise Ismail R. A. al-Faruqi, The Life of
Muhammad, Plainfield, Ind., American Trust Publications, 1976, p. 454.
13. Sur la torture et la représentation légale en Arabie saoudite, voir Anders Jerichow,
Saudi Arabia. Outside Global Law and Order, Londres, Routledge, 1997 ; et sur les supposées
réformes, voir Joseph Kechichian, Legal and Political Reforms in Saudi Arabia, Londres,
Routledge, 2012.
14. Ahmad Kamal, The Sacred Journey, Londres, Allen & Unwin, 1961, p. 6.
REMERCIEMENTS

Je suis, comme toujours, très reconnaissant à mon amie Merryl


Wyn Davies de l’aide inestimable qu’elle m’a apportée durant mes
recherches et la rédaction de ce livre. Ehsan Masood m’a fourni de
précieux conseils sur les premières versions ; M. A. Qavi m’a procuré
des références bibliographiques utiles et adressé des encouragements
répétés (et même obstinés). Il me faut aussi remercier l’ensemble de
mes anciens collègues du Centre de recherches sur le hajj : Sami
Angawi, architecte visionnaire et directeur du Centre ; James Ismail
Gibson, urbaniste ; Mohammad Jamil Bronson, géographe urbain ;
Bodo Rasch, expert mondial des « villes de tentes » ; Peter Endene,
ingénieur en transports ; Zafar Malik, artiste et graphiste
extraordinaire ; Saleem ul-Hassan (surnommé « Tabligh »),
statisticien et data cruncher ; et feu Zaki Badawi, l’expert du Centre
pour les questions relatives à la théologie et à la charia. Wasiullah
Khan, recteur de l’East West University à Chicago, a su me divertir
durant les périodes difficiles dans les lieux saints. Enfin, j’adresse des
remerciements particuliers à Abd Allâh Nassif, ancien président de
l’université du roi Abd al-Azîz, à Djedda, pour sa grande disponibilité.
À propos de cette édition

Cette édition électronique du livre Histoire de La Mecque de


Ziauddin Sardar a été réalisée le 26 juillet 2017 par les Éditions Payot
& Rivages.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : ISBN :
978-2-228-91860-2).
Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.

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