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Muhammad Shahrour

Pour un Islam humaniste


Une lecture contemporaine du Coran

Traduit de l’arabe, présenté et annoté par Makram Abbès

Islam – Nouvelles approches


LES ÉDITIONS DU CERF
Publié avec le soutien financier de la Fondation de l’islam de France, en partenariat avec le GIS
Moyen-Orient et mondes musulmans

© Les Éditions du Cerf, 2019


www.editionsducerf.fr
24, rue des Tanneries
75013 Paris

ISBN 978-2-204-13601-3
Collection dirigée
par
MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI

Déjà parus dans la collection

Daniel DE SMET, Mohammad Ali AMIR-MOEZZI (dir.), Controverses sur les Écritures canoniques
de l’islam
Mohammad Ali AMIR-MOEZZI (dir.), Le voyage initiatique en terre d’islam. Ascensions célestes et
itinéraires spirituels
Mathieu TERRIER, Histoire de la sagesse et philosophie shi’ite. « L’aimée des cœurs » de Quṭb al-
Din Aškevari
Constance ARMINJON-HACHEM, Les droits de l’Homme dans l’islam shi’ite. Confluences et
lignes de partage
SHAMS DE TABRIZ, La quête du joyau. Paroles inouïes de Shams, maître de Jalâl al-din Rûmi,
trad., intro et notes par Charles-Henri de Fouchécour
Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, La preuve de Dieu. La mystique shi’ite à travers l’œuvre de
Kulaynî (IX-Xe siècle)
Alexandre PAPAS, Ainsi parlait le derviche. Les marginaux de l’islam en Asie centrale (XVe-
XXe siècle)
Nelly AMRI, Croire au Maghreb médiéval. La sainteté en question (XIVe-XVe siècle)
Sommaire

INTRODUCTION
Revenir au texte coranique : la tabula rasa
Bréviaire pour la lecture du texte coranique
Matrice de la lecture : Prophétie et message
De la révélation à la théorie de la connaissance
Vers le renouvellement de la pensée religieuse en islam
Libérer la connaissance
Libérer l’action
Vers la fondation d’une nouvelle théologie ?
Les principaux effets d’une nouvelle lecture du Coran
L’islam primordial vs l’islam historique
Islam et politique
L’islam et l’homme

Pour un islam humaniste


Maximes déduites de la nouvelle lecture
Remerciements

Introduction du livre

Prologue
Chapitre I. Qui sont les musulmans ?
Signification du mot « islam » dans le Livre
Les bonnes œuvres
Les interdits sacrés : le harâm
Ordres et défenses divins
La scélératesse est le contraire de l’islam
Le contentement de Dieu est pour tous les musulmans

Chapitre II. Qui sont les croyants ?


Le sens de la foi dans le Livre de Dieu
Différence entre message et prophétie
Statut de Muhammad en tant qu’homme
Le statut de Muhammad en tant que prophète (la Prophétie)
Le prophète n’avait pas de miracles matériels
Le statut de Muhammad en tant que messager (le Message)
Loi du prophète, loi du messager
L’obéissance due au statut de messager
L’obéissance discontinue
L’obéissance continue
Que l’obéissance en matière de message est continue
Obéissance en matière de législation
L’obéissance au prophète en matière de rites

Chapitre III. Point de contrainte en islam


Différence entre obéissance et contrainte
La liberté est le fondement de l’adoration de Dieu
Les différentes formes de tyrannie que l’homme doit affronter
La tyrannie du dogme
La tyrannie de la société
La tyrannie de la pensée
La tyrannie de la science
La tyrannie de la politique
La tyrannie de l’économie
Le sentiment de culpabilité
Péché et pardon
La mauvaise action et la manière de l’expier
Les bonnes actions chassent les mauvaises actions
Le problème de l’accusation d’impiété
Signification du polythéisme
Signification de l’impiété
Seul Dieu a le droit de punir ceux qui le renient le jour du jugement
dernier

Chapitre IV. Citoyenneté et allégeance à l’islam


Signification de « communauté », « ethnie » et « peuple »
La communauté (umma)
L’ethnie
Le peuple (sha‘b)
L’allégeance à l’islam est une allégeance aux valeurs humaines
Signification de l’alliance et du désaveu (« al-walâ’ wa l-barâ’ »)
Comment faire en sorte que l’allégeance à l’islam soit une allégeance
aux valeurs humaines ?
La citoyenneté (l’allégeance à l’égard de la patrie ou du foyer territorial)
Le foyer territorial (dâr/diyâr) ou la patrie
Comment la citoyenneté doit-elle être ?
Le dogme du combat
Le dogme de combat individuel (le dogme du combat pour les valeurs
humaines, et la liberté de choix : « Faire triompher le Verbe de Dieu »)
Le dogme collectif de combat (le dogme de la défense de la patrie ou
du foyer territorial)
La doctrine du martyr n’est pas coranique
Le témoignage de présence (shahîd)
Le témoignage de connaissance
Dieu est shahîd et shâhid (témoin de présence et de connaissance)

Conclusion

Bibliographie
INTRODUCTION

par Makram Abbès

Né à Damas en 1938, Muhammad Shahrour s’est imposé depuis quelques


années comme l’une des figures de proue du renouvellement de la pensée
religieuse en islam. Bien qu’il soit ingénieur civil de formation et éloigné à
l’origine des Sciences humaines et sociales ainsi que des Sciences de
religion, il s’est engagé depuis la fin des années soixante dans l’assimilation
de ces disciplines, et s’est muni, en autodidacte, d’une vaste culture qui lui
a permis de reprendre à nouveaux frais la lecture du texte coranique. Depuis
la publication de son premier ouvrage en 1990, le Livre et le Coran, ses
travaux connaissent une large diffusion dans le monde musulman et en
Occident, suscitant tantôt l’engouement et l’approbation, tantôt le rejet et la
condamnation. Les réactions négatives émanent surtout des milieux
conservateurs, comme son compatriote al-Bûtî (1929-2013), certains
ulémas de l’Université religieuse d’al-Azhar au Caire, ou les salafistes
d’une manière générale. Ces milieux ont perçu la critique de la Tradition
par Shahrour comme un affront inacceptable, et cherché à brandir, contre
lui, les mécanismes de la censure ou de l’exclusion connus depuis l’époque
médiévale. Mais dans la mesure où seuls les États qui appuient ces clercs
autoproclamés de l’islam peuvent conduire à des persécutions ou à des
condamnations, Shahrour a échappé au sort de M. Taha (1909-1985),
exécuté au Soudan pour apostasie à cause de ses opinions sur la lecture du
Coran, ou à celui qui fut réservé à N.-H. Abu Zayd (1943-2010), persécuté
par les pouvoirs de son pays pour s’être opposé, en chercheur, au discours
islamiste et pour avoir dénoncé ses sophismes de l’intérieur même de la
tradition religieuse.
Comme c’est le cas pour bien des auteurs qui ont cherché, depuis le
e
XIX siècle, à réformer la pensée religieuse en islam, le travail de Shahrour
nous ramène à une période dont la modernité politique a gommé les traces,
en produisant l’illusion d’une rupture brutale et d’un divorce total d’avec le
religieux, refoulé d’après cette lecture dans le Moyen Âge. Pourtant, la
conquête de différentes formes de sécularité, la privatisation de la foi, et la
réflexion sur les rapports entre politique et religion n’ont pu aboutir aux
résultats qui définissent cette même modernité qu’au prix d’un long travail
de lecture critique, d’interprétation audacieuse des textes sacrés, et de
décisions politiques courageuses pour mettre un terme à l’esprit sectaire et
au prosélytisme qui guette toutes les formulations des dogmes et tout
discours sur la religion. Le travail de Shahrour ressemble, en effet, à ce qui
fut mené par les théologiens et les philosophes protestants ou catholiques
entre le XVIe et le XXe siècle, depuis la Réforme jusqu’à la clarification la
plus nette des rapports entre le politique et le religieux par la Loi de 1905 en
France par exemple. C’est la raison pour laquelle il est parfois décrit
comme le « Luther de l’islam{1} », présenté comme un « théologien de la
libération{2} » ou simplement tenu pour un représentant de l’islam moderne
et libéral par opposition à l’islam traditionnel et conservateur d’un côté,
idéologique et politique de l’autre. Au-delà de ces étiquettes et
catégorisations, Shahrour est sans doute l’un des penseurs qui ont fait le
choix de reprendre radicalement, c’est-à-dire à la racine, la lecture du seul
texte sacré des musulmans : le Coran. C’est à partir de ce texte, et en
tournant le dos aux savoirs qui se sont accumulés autour de sa lecture
(hadith, exégèse, droit, théologie, etc.) que le chemin est frayé pour la
conquête d’un nouveau sens et pour une liquidation de nombreux dossiers
qui pèsent sur la conscience des musulmans ainsi que sur l’image de leur
religion, ternie par certains groupes qui voulaient, paradoxalement, la
défendre : la guerre et la violence, le statut de la femme, le retard
scientifique et technologique, la loi religieuse et la société moderne. Mais
plus que par ces thèmes abordés par de nombreux réformistes depuis la
période de la Nahda (renaissance de l’Orient arabe aux XIXe-XXe siècles),
Shahrour s’est distingué par la volonté d’affronter les questions
fondamentales : qu’est-ce que l’islam, quels sont les dogmes auxquels un
musulman devrait s’en tenir, comment lire le texte coranique et y a-t-il des
énoncés qui nous obligent, et d’autres qui ne s’appliquent pas à nous ni ne
concernent nos sociétés ? Ce sont ces questions, entre autres, qui marquent
les dynamiques intellectuelles initiées par Shahrour à partir d’une méthode
de lecture du texte coranique qui sera exposée dans cette introduction, et qui
témoigne des dimensions critiques et novatrices présentes dans ses travaux.
Car au-delà des réponses qu’il peut donner à ceux qui se posent ces
questions, il nous semble que l’intérêt majeur de Shahrour, que l’on soit en
accord ou en désaccord avec ses postulats et ses analyses, est qu’il ouvre un
espace à la réflexion critique et forme à l’autonomie du jugement à propos
de points sensibles relatifs aux dogmes et à la religion de l’islam. Ces points
ne sont pas toujours interrogés par les musulmans eux-mêmes, et le fait de
les aborder de l’intérieur du texte coranique, ne constitue pas tant une
démarche de retour aux fondements, que l’expression d’une volonté libre et
critique, désireuse de mieux comprendre un texte fondateur. C’est cet effort-
là de renouvellement du champ de la lecture des textes sacrés qui est en
train de s’accomplir actuellement sous nos yeux de l’autre côté de la
Méditerranée avec des penseurs comme Shahrour, et dont nous voulons
rendre compte dans ce livre, en résumant sa méthode de travail et les idées
lumineuses qu’il a formulées dans ses travaux.
Paru en 2016, le livre dont nous proposons la traduction constitue une
synthèse importante des principales conclusions de la lecture du Coran par
Shahrour, qui s’étale sur près de trente ans, et qui fut appliquée à des
thèmes comme la guerre, les droits de l’homme, la profession de foi en
islam ou le problème du lien entre morale universelle et dogmes religieux.
Les idées qui seront présentées de manière synthétique dans cette
introduction offrent une alternative crédible à la littérature théologique
extrémiste, désuète ou ultraconservatrice qui est déjà disponible en français,
alors que les travaux de qualité le sont beaucoup moins. Aussi, l’objectif de
cette traduction française et de l’introduction de la pensée novatrice de M.
Shahrour est-il de répondre à une attente présente non seulement chez la
population intéressée par l’islam, mais aussi chez un public plus large qui
est soucieux de s’informer sur l’état des travaux menés en Sciences de
religion chez les penseurs musulmans eux-mêmes. L’objectif est également
de montrer que le religieux est en train de se transformer en islam, mais
selon des déterminants différents de ceux qui étaient adoptés par les
courants de l’islamisme ou du salafisme, massivement étudiés par les
spécialistes des sciences humaines et sociales (politistes, sociologues, et
historiens), alors que les études audacieuses et affranchies des carcans de
l’idéologie le sont beaucoup moins.

Revenir au texte coranique : la tabula rasa

Shahrour fait partie des intellectuels musulmans dont l’univers s’est


construit autour de la lecture du texte coranique en tant que seule source
fondamentale dans laquelle il faut toujours puiser et à laquelle il faut
constamment revenir en cas de crise de la pensée religieuse. Ce choix se
heurte forcément aux voix gardiennes de la tradition, qu’elles soient
l’émanation de pratiques institutionnalisée, d’un conservatisme auquel fait
peur toute forme de changement, ou d’une idéologie ayant triomphé dans
un contexte particulier, comme c’est le cas de l’islamisme ou du salafisme
aux XXe et XXIe siècles. Les représentants de ces différentes tendances n’ont
pas réussi à renouveler la lecture de l’islam traditionnel et de son immense
héritage ni à en présenter une version moderne, et ce malgré leur inscription
dans la thématique de l’ihyâ’ (la revivification) qui a animé il y a plusieurs
siècles un Ghazâlî (1058-1111) ou celle de la sahwa (l’éveil) qui a prétendu
prendre le relais de la Nahda, tout en la débarrassant des formes
d’occidentalisation qui ont nui aux sociétés du monde musulman. Conscient
des impasses auxquelles ont conduit ces courants de pensée, Shahrour
utilise l’arme du retour au texte coranique contre ceux qui en ont obscurci le
sens et même oblitéré la lettre en la voilant par de multiples corpus qui ont
fini par se substituer au seul fondement de l’islam. Une telle attitude
critique à l’égard des élaborations théologiques (notamment celles de
l’Ash‘arisme{3}), des sciences religieuses comme le hadith, ou les récits
historico-mythiques sur les fondations de l’islam (la Sîra ou les
circonstances de la révélation par exemple) a pu exister depuis l’âge
classique de l’islam comme on le constate dans les écrits personnels d’un
Averroès réagissant aux critiques adressées par Ghazâlî aux philosophes,
c’est-à-dire à la pensée libre. La période du XXe siècle a connu elle aussi de
très vifs débats à propos de la question de la sacralisation des sources autres
que le texte coranique lui-même. En 1907, Mahmoud Sidqi, un intellectuel
égyptien, médecin de formation mais versé dans les sciences religieuses, a
publié un article dans la revue al-Manâr dirigée par les réformistes M.
Abdu et R. Rida afin de soutenir la thèse selon laquelle l’islam doit être
compris et étudié uniquement à partir du Coran. La réaction ne s’était pas
fait attendre, et l’auteur de ce court texte a été obligé de se rétracter. Certes,
nombreux sont ceux qui ont élaboré des méthodes permettant de renouveler
la lecture de l’islam, et d’adapter sa culture religieuse à l’esprit des temps
modernes. Parmi ces intellectuels et universitaires, il faut citer, entre autres,
Muhammad Iqbal, Nasr Hamid Abu Zayd, Mahmoud Taha, Abdelamjid
Charfi, Abdou Filali-Ansari, Fazlur Rahman, Abdoul Karim Souroush,
Mohamed Arkoun, Yadh Ben Achour ou Mohamed Abid al Jabri{4}. Que ce
soit à partir de l’approche d’un thème particulier, de l’étude d’un corpus
limité, d’une tentative plus ambitieuse de relire l’ensemble de l’héritage
textuel et du legs civilisationnel de l’islam, chacun de ces auteurs a
contribué, à sa manière et par de nouvelles pistes de réflexion, à alimenter
les débats contemporains sur l’islam et son histoire, constituant ainsi des
trouées souvent décrites comme « un islam des lumières », qui tentent de
lutter contre une ambiance dominée par des idéologies obscurantistes, des
littératures désuètes ou des formes de pensée ouvertement inquiétantes. Ce
qui distingue le travail de Shahrour par rapport aux auteurs mentionnés,
c’est sans doute la volonté de faire une table rase des axiomes ayant permis
de comprendre l’islam à l’âge classique (VIIIe-XVe siècle) dans ses formes
théologiques les plus abouties, et à partir de leurs prolongements
contemporains. Aussi, la méthode de Shahrour se caractérise-t-elle par sa
radicalité dans l’approche, et sa fidélité à quelques principes qui
accompagnent le traitement de tous les sujets anciens ou actuels.
Cette option se distingue nettement des tendances travaillées par les
questions théologico-philologiques de l’origine de ce texte (est-il divin ?
qui en est l’auteur ?), présentes notamment en Occident, de même qu’elle se
distingue des voies théologico-historiques frayées depuis le Moyen Âge par
les docteurs de la Loi musulmanes, les spécialistes des traditions
prophétiques, les exégètes ou les théologiens. Ces traditions fortement
défendues aujourd’hui par les institutions conservatrices (al-Azhar par
exemple) et les courants idéologiques tels que l’islamisme ou le salafisme
constituent des corpus littéraires qui se sont accumulés autour du texte ou à
partir de lui, rendant sa lecture tributaire d’un dispositif plus ou moins figé.
Or, comme dans toutes les traditions exégétiques, les commentaires tendent
le plus souvent à remplacer un texte dont la langue comme la structure sont
difficiles à saisir pour les non spécialistes. Le texte original se trouve
surchargé de couches qui finissent par en obscurcir le sens, oblitérer les
visées et empêcher d’en communiquer clairement le contenu. C’est ce
problème que rencontre depuis des siècles la lecture du texte coranique :
hypothéqué dès le début de l’islam par la littérature des circonstances de la
révélation (asbâb al-nuzûl) soumis, un peu plus tard, au hadith et aux
travaux des théologiens sur le dispositif épistémologique permettant de
l’approcher{5}, le texte coranique s’est trouvé enserré dans des logiques de
sens qui étaient certes novatrices pour l’époque médiévale, mais qui ont fini
par en figer les possibles sémantiques, et obscurcir les horizons
interprétatifs. Le mouvement dit de « réveil islamique » (al-sahwa al-
islâmiyya) censé, depuis un demi-siècle, renouveler le champ de la pensée
religieuse, n’a fait qu’appuyer avec force les dogmes hérités de ce dispositif
et combattre avec acharnement les tentatives de changement sur le plan
théologique. L’islam continue ainsi d’être pensé à partir de la
hiérarchisation médiévale (Coran, Sunna, consensus, analogie juridique)
sans la possibilité d’une prise de distance avec ce legs, et les tenants des
doctrines en vogue s’interdisent toujours de considérer le texte coranique
comme la seule source sacrée des musulmans. Du côté du sunnisme comme
dans le shiisme, le poids des clercs a considérablement augmenté, donnant
l’impression d’une quête de l’institutionnalisation du religieux dans une
religion qui s’est fondée au VIIe siècle sur le combat contre les autorités
instituées et les intermédiaires entre Dieu et les hommes. Si la situation peut
être expliquée par le contexte politique et géopolitique qui s’est emparé du
Moyen-Orient dès le XIXe siècle, elle montre aussi comment la réponse
majoritaire à la situation de crise aux multiples formes (de la culture, de la
pensée, du politique et du social) se fait encore sur le mode de la défense,
de la réaction et de l’attachement aux dogmes par crainte de voir l’identité
se dissoudre dans la tourmente de la modernité. Il en naît des formes de
sacralisation des corpus textuels anciens, et des dispositifs épistémologiques
qui les sous-tendent dont témoigne surtout l’attachement aux dits du
Prophète, devenus un corpus vénéré, voire placé théologiquement à côté du
texte coranique comme une seconde révélation. Certes, cette attitude n’est
pas totalement nouvelle, et on pourrait remonter jusqu’au travail
fondamental d’al-Shâfi‘î (767-820) qui, un peu avant Ibn Hanbal (780-855),
a combattu les écoles d’opinions jurisprudentielles (hanafisme) et rendu les
dits du prophète un élément indispensable dans la législation comme dans la
saisie des articles du dogme. Si les siècles ultérieurs ont pu composer avec
les adversaires de cette tendance, amenant ainsi à de nombreuses
reconfigurations doctrinales qui ont constitué le pluralisme normatif au sein
de l’islam, et à une concurrence entre les différentes théologies, la période
contemporaine a vu naître la tentative de revenir au même dispositif, et à
partir à la quête du « vrai islam ». Mais la solution proposée a
paradoxalement consisté à confier à certains hommes comme Ibn Taymiyya
(1263-1328) de représenter cet islam né huit siècles avant lui. Sans se poser
la question de la validité épistémologie d’une telle démarche, la plupart des
courants islamistes ou salafistes se sont reposé sur les efforts de cet homme
et proposé une version bricolée de l’islam des temps modernes{6}.
Face à cette situation, le choix de Shahrour a consisté dans une certaine
radicalité dans l’approche des problèmes, c’est-à-dire une volonté salutaire
de prendre les choses à la racine (c’est l’étymologie du mot radical), et de
faire table rase du passé afin de mieux comprendre le présent et
d’appréhender l’avenir. Cet esprit qui l’anime depuis la parution de son
livre intitulé le Livre et le Coran se décèle dans le présent texte qui
constitue une synthèse de ses idées phares. Revenir au texte coranique
signifie qu’il faut reprendre à nouveaux frais la compréhension de l’islam et
de ce qui est dit à son propos dans ce même texte. Il signifie aussi qu’il est
nécessaire de mettre de côté l’appareil conceptuel qui s’est greffé sur texte
pour en comprendre le sens et de reprendre l’étude de ses thèmes à la
lumière d’une méthode sûre et épistémologiquement fiable. C’est la
fonction qu’assument quelques principes linguistiques dont la
compréhension est indispensable pour introduire les lecteurs dans son
univers.

Bréviaire pour la lecture du texte coranique


La position de Shahrour en matière de compréhension du Texte peut être
qualifiée à juste titre de « textualiste », puisque contrairement aux travaux
contemporains des coranologues, ce n’est ni l’histoire, ni l’anthropologie, la
sociologie ou la comparaison avec d’autres textes sacrés qui constitue le
cœur de sa démarche. Celle-ci s’intéresse plutôt aux énoncés, notions,
syntagmes et versets en tant qu’entités textuelles productrices de sens. Nous
verrons plus loin les axes en fonction desquels se distribuent ces unités de
sens, et de quelle manière la lecture s’en trouve véritablement renouvelée,
produisant des effets parfois révolutionnaires dans le domaine des dogmes,
de la morale, de la législation ou de la politique. Mais avant d’arriver à ce
stade, essayons de présenter synthétiquement cette méthode. Elle repose, en
effet, sur trois principes appliqués dans toutes les études menées par
Shahrour sur différents thèmes : prophétie, révélation, récits des Anciens,
législation, guerre et paix, philosophie de l’histoire, etc.
Le premier principe est celui de l’arrangement des versets du texte
coranique. Composée de 114 sourates révélées pendant vingt-deux ans à
La Mecque et à Médine, le Coran n’est pas disposé selon la logique
chronologique de la descente (nuzûl) ni constitué en récits portant sur la vie
du Prophète Muhammad et ses Compagnons, non plus de chapitres
organisés thématiquement et abordant à chaque fois un sujet précis. La
première impression qui se dégage de la lecture du texte dès lors qu’il est
traduit en langue étrangère est l’éclatement de sa structure, et le passage
brusque de sections à dominante historique (récits relatifs à la situation des
musulmans, à leurs relations avec les chrétiens, les juifs ou les païens dans
le contexte du VIIe siècle), aux passages informant sur Dieu, l’univers, la
création ou la destinée de l’âme humaine. Les thèmes historiques sont
mêlés aux considérations morales et spirituelles, ainsi qu’aux contenus
législatifs et aux rapports des musulmans avec les autres groupes. L’idée
couramment admise dans la littérature orientaliste est l’absence d’harmonie
dans les sourates, de cohérence thématique, de narration linéaire qui ne soit
pas interrompue par des changements inattendus au niveau des sujets
abordés. Ce constat est sensible dans les traductions qui font perdre au texte
arabe les liens rythmiques et phonétiques rendant solidaires les uns avec les
autres les différents versets. Cette réalité textuelle rompt avec la tradition
judéo-chrétienne fondée principalement sur la narration et contenant des
récits de vie ou des tableaux historiques faciles à suivre en raison de la
présence d’un nœud permettant de saisir le début, le milieu et la fin de
l’histoire racontée. C’est pour cette raison que les traducteurs du Coran ont
relevé sa spécificité structurelle, certains pour le détracter en tant qu’il est
désuni et fragmenté{7}, d’autres pour repérer la logique cachée derrière une
apparence d’éclatement{8}. Au-delà de toutes les recherches sur la structure
du texte coranique qui sont encore à leurs débuts, il faut rappeler que le
jugement relatif à la cohérence thématique se fait à partir d’une esthétique
fortement dominée par l’idée de narration. Or, tout le texte refuse
explicitement d’adhérer à cette logique et la seule histoire racontée de bout
en bout est une réponse à la demande des communautés juives et
chrétiennes d’Arabie, qui voulaient vérifier la capacité du prophète de
l’islam à leur raconter un véritable récit de vie, celui de Joseph en
l’occurrence. En dehors de ce cas qui se justifie par le défi lancé au
prophète, toute l’esthétique du texte coranique œuvre contre sa
transformation en récit linéaire, impliquant des personnages et mettant en
avant des formes de dramatisation, de retournement de situation, de crise ou
de dénouement de la crise. Aussi rien n’est plus éloigné de la structure du
texte que les invariants repérés par Propp à propos du conte ou l’analyse du
schéma actantiel proposée par Greimas{9}.
La solution que propose Shahrour est celle que dicte le texte lui-même, à
savoir d’arranger ses versets à chaque fois qu’il s’agit d’aborder un thème
ou d’étudier un point précis. Cette idée d’arrangement est exprimée par le
mot « tartîl », utilisé à tort comme l’équivalent de récitation ou de
psalmodie. Le nom/substantif « ratl » et le substantif « tartîl » provenant de
la racine (RTL) renvoient à l’idée de disposition, d’arrangement, et
d’alignement dans les mêmes cases. Le mot « ratl » par exemple est utilisé
aujourd’hui pour désigner le tramway en langue arabe ou bien le convoi
dans lequel on observe plusieurs voitures qui se suivent et qui forment un
cortège se dirigeant vers la même destination. Les passages contenant
l’injonction de soumettre le Coran au « tartîl » ont été compris comme un
ordre de psalmodier les versets, assimilant ainsi le tartîl à la tilâwa
(récitation) ou la qirâ’a (lecture). Mais en ramenant le terme à sa
signification linguistique originelle, Shahrour montre que le sens ne peut
être pleinement révélé qu’en suivant cette injonction formulée par le texte
lui-même en ce qui concerne la saisie de ses significations. La
compréhension de tel ou tel point exige donc de repérer les passages qui en
parlent, de les disposer ensemble, et de scruter leurs contextes d’apparition,
afin d’éviter de citer un mot, un syntagme ou un verset comme étant
suffisants pour étayer une doctrine, expliquer une idée ou traduire une
vision.
Le deuxième principe est le retour au sens de base (équivalent de
l’étymologie dans les langues européennes). L’arabe étant une langue très
ancienne qui a conservé la possibilité d’accéder aux premiers grands textes
produits par les peuples qui l’utilisent comme langue, l’étude du Coran doit
respecter l’état ancien des usages linguistiques et refléter une situation
primordiale de la langue, antérieure aux évolutions sémantiques qui vont
affecter les termes à partir du passage de l’oralité à l’écriture dans le
contexte de l’islam naissant entre le VIIe et le VIIIe siècle. Or, selon Shahrour,
puisque le texte coranique est l’un des plus anciens de la langue arabe, cela
signifie que son vocabulaire est porteur de significations proches de ce sens
de base véhiculé dans les racines trilitères. Et même si le texte créé de
nouveau termes, met en circulation de nouveaux usages, emprunte des
termes aux langues étrangères ou instaure des pratiques linguistiques
inédites pour les locuteurs arabes du VIIe siècle, il n’en reste pas moins que
son vocabulaire reflète un état très ancien de la langue, et que l’étude des
notions qu’il met en avant ne peut pas faire l’impasse sur la saisie du sens
de base. Plusieurs indices internes montrent, e effet, que le texte du Coran
est antérieur au processus de grammatisation (qui se met en place vers la fin
du premier siècle de l’hégire) visant à codifier les pratiques linguistiques
(système graphique, lexique, syntaxe, accord, etc.). L’objectif de ce
deuxième principe qui est d’ordre philologique est d’enjamber le cumul de
signification dont se sont chargés les mots pour retrouver le sens originel
sédimenté dans la nudité des racines. Du coup, le sens linguistique de base
pour lequel se sont passionnés les grands lexicographes arabes au moment
de l’éclosion des sciences du langage entre le VIIIe et le Xe siècle est la seule
variable linguistique qui compte dans l’analyse de Shahrour. Par le jeu de la
dérivation propre à la langue arabe, tous les termes doivent avoir un sens
fondamental et c’est ce noyau sémique que tente de retrouver Shahrour en
travaillant sur le Coran.
Par exemple, le mot « shahîd » qui désigne le martyr dans la littérature
exégétique ou théologique, aussi bien médiévale que contemporaine, n’est
pas coranique d’après Shahrour. Le sens présent dans le Coran est purement
celui de la racine (ShHD) qui renvoie à l’idée de « témoigner », d’assister à
un événement, d’être présent sur un lieu à un moment donné. S’il n’existe
aucune signification renvoyant au martyr et à la martyrologie, cela montre
que les thèmes politico-religieux qui en traitent s’adossent à des
constructions historiques ayant biaisé le sens originel du terme. Comme
nous le verrons plus loin, en émondant les termes, en les dépouillant des
significations qu’on leur a collées à partir d’usages postérieurs au VIIe siècle,
la lecture de ce thème gagnera en clarté et en cohérence, surtout en
combinant l’approche avec le premier principe, enjoignant de repérer toutes
les occurrences du même terme ou de ceux qui en sont proches afin de les
arranger pour en extraire le sens. La martyrologie qui constitue aujourd’hui
un thème répandu en raison de l’emprise du jihadisme sur certains esprits,
et qui fait partie des faits religieux les plus visibles de l’islam ne peut avoir
comme source le texte coranique. C’est plutôt la culture religieuse proche-
orientale (avec des influences chrétiennes très nettes) qui a amené les
exégètes, les traditionnistes et les théologiens à s’autoriser de l’évolution du
sens du mot de « shahîd » (témoin dans le texte coranique) à en faire le
synonyme de « martyr », et à le projeter a posteriori sur le Texte qui,
pourtant, n’en porte nullement la trace.
Il en va de même pour le terme « hanîf », notion capitale dans la
théologie musulmane souvent accolé comme attribut à la religion de Dieu,
et décrivant aussi bien la croyance d’Abraham que l’essence du message
apporté par Muhammad. En vertu du respect du sens linguistique de base,
Shahrour estime que ce terme qui est souvent traduit par « monothéisme
pur » désigne au contraire l’idée d’inclination ou de déviation{10}. À la
base, le mot décrit l’incurvation ou la courbure intérieure des pieds. S’il
dénote l’idée d’inflexion, de courbure et d’inclination, l’usage répandu
avant l’islam était de l’appliquer au groupe de Hunafâ qui se serait détourné
du judaïsme et du christianisme, tout en restant fidèle aux principes du
monothéisme abrahamique. À partir de ces données sémantiques et
historiques, Shahrour estime que l’expression « al-dîn al-hanîf » par
laquelle l’islam s’auto-désigne comme la religion de Dieu ne signifie pas la
religion du monothéisme pur comme on le voit dans plusieurs traductions
françaises ou anglaises, mais celle qui se permet des inflexions tout en
restant dans la même voie. Aussi en tire-t-il des conséquences extrêmement
importantes pour le domaine de la législation, comme nous le verrons dans
la deuxième partie de cette introduction.
Le troisième principe de la lecture du Coran réside dans le refus
catégorique de la synonymie (tarâduf). À l’époque médiévale, les écrits de
nombreux lexicographes travaillant en même temps sur le texte coranique
ont adopté le point de vue selon lequel la langue arabe est la plus riche sur
le plan linguistique, et la plus particulière du point de vue de l’organisation
de son lexique{11}. On a notamment mis en avant l’idée qu’elle est
gouvernée par le principe de l’extension sémantique (al-ittisâ‘ fi l-lugha)
dont la devise est la présence d’une forte polysémie et d’une forte
synonymie. Un seul vocable, affirment les adeptes de cette vision, donne
plusieurs sens (polysémie) et l’expression d’un seul sens est prise en charge
par plusieurs vocables (synonymie). Bien que les deux phénomènes soient
universels et présents dans toutes les langues, les travaux apologétiques de
certains spécialistes des sciences du langage en islam ont voulu faire de
l’arabe, la langue de la révélation coranique, une langue supérieure aux
autres{12}. On se vantait alors d’avoir des dizaines de mots pour désigner la
chamelle, le lion, le vin, l’amour, etc. Appliquée au texte coranique, cette
idée a contribué à noyer les nuances de sens dans un tout marqué par
l’indétermination notionnelle, le flou sémantique et l’interchangeabilité
entre les vocables. En raison de la prédominance de ce procédé de la
synonymie, on ne prêtait plus attention aux différences entre les termes
utilisés pour décrire le processus de la révélation ou de la descente du Texte
(wahy, tanzîl, inzâl). De même, en parlant de lui-même ou de ses parties, le
texte coranique utilise par exemple les mots de « furqân », « dhikr »,
« kitâb », « qur’ân », « umm al-kitâb » ou « tafsîl al-kitâb ». Plutôt que d’y
voir des termes recouvrant des réalités différentes les unes des autres, les
exégètes de l’époque médiévale les ont pensés comme des attributs
accentuant tel ou tel aspect du texte coranique : la séparation entre le vrai et
le faux pour le furqân, le rappel pour le dhikr, et le Livre pour les
syntagmes contenant le mot kitâb. Dans cette approche adepte de la
synonymie, ces mots renvoient pêle-mêle au Coran, mais ils ne sont pas
pris, pour eux-mêmes, comme des entités signifiantes pouvant contenir les
clés de son interprétation. Par exemple, le mot « qur’ân » qui a fini par
désigner l’ensemble du Texte n’est en réalité qu’une partie qui constitue le
livre de la prophétie de Muhammad. On ne peut, à partir de là, considérer
que tout le Texte s’appelle « le Coran » et que les autres termes en sont des
attributs. De même, selon cette vision chère aux exégètes anciens,
« furqân » est simplement pris comme un surnom du texte coranique dans
son ensemble, qui lui fut attribué, d’après eux, parce qu’il donne le juste
discernement et distingue le Vrai du Faux (le mot vient de la racine (FRQ)
signifiant « distinguer », « séparer »). Or, le même mot, comme le remarque
Shahrour, est utilisé à propos de Moïse, à qui Dieu a donné le Livre et, en
plus, le « furqân » (Coran, II, 53). Comment, dans ce cas, comprendre ce
terme puisque Dieu ne pouvait pas donner à Moïse ce qui fut donné à
Muhammad, à savoir le Coran en tant que révélation produite au
e
VII siècle ? Pour Shahrour, si l’on cherche la précision au niveau de la
saisie du sens des mots, on aboutirait à établir que le « furqân » renvoie à
une partie spécifique du Texte, celle qui contient l’équivalent des dix
commandements. Le terme désigne donc certains ordres et interdits divins
présents dans tous les monothéismes, alors que les autres parties des livres
sacrés contiennent les preuves de la véracité du statut de prophète, propres
respectivement à Moïse, Jésus et Muhammad.
Si la polysémie, c’est-à-dire la capacité d’un seul signifiant à renvoyer à
plusieurs signifiés, existe bel et bien en arabe comme dans les autres
langues, la synonymie, c’est-à-dire les termes ayant entre eux des analogies
de sens existe elle aussi, mais sans conduire à l’anéantissement des nuances
sémantiques ni à des sens interchangeables comme le stipulaient certains
théologiens et exégètes de l’islam classique et contemporain. Pour illustrer
la manière dont il exploite cette piste, Shahrour s’appuie sur des
lexicographes, des grammairiens ou des rhétoriciens comme al-Tirmidhî
(824-892), Tha‘lab (m. 904), Ibn Jinnî (m. 1002), Ibn Fâris (m. 1004) ou
al-‘Askarî (m. 1005) qui ont développé des points de vue théoriques
importants sur le sujet. Pour ces auteurs, la synonymie parfaite ne peut
avoir lieu, et il y aura toujours, en cas d’analogies de sens entre deux
termes, des nuances particulières amenant à exprimer une idée différente.
En plus du travail du mystique al-Tirmidhî qui est l’un des premiers à avoir
écrit sur le sujet, le rhétoricien et lexicographe al-‘Askarî compose au
e
X siècle un dictionnaire des synonymes accompagné d’une introduction
précieuse dans laquelle il expose les grandes lignes de cette théorie et réfute
la thèse de la synonymie parfaite. Citant le verset suivant : « À chacun de
vous (i.e. les communautés religieuses monothéistes), Nous avons assigné
une voie initiale (shir‘a) et un large chemin (minhâj) » (V, 48), al-‘Askarî
explique qu’il serait arbitraire et superflu que la parole divine coordonne
des termes ayant un sens identique, en l’occurrence shir‘a (proche de
sharî‘a) et minhâj. Le premier, explique-t-il, renvoie au commencement de
la voie, alors que le second contient une autre valeur sémantique, celle de
son étendue et largeur{13}. En glosant cette distinction entre les deux
termes, nous pouvons dire que le premier a trait aux fondations et aux
principes de conduite, alors que le second reflète l’idée selon laquelle les
voies empruntées par les religions et les nations sont suffisamment larges
pour contenir les différentes manières de se conduire. Certes, les deux mots
expriment des valeurs sémantiques très proches, mais il est utile de les
différencier afin de montrer que la création lexicale au sein d’une
communauté linguistique est loin d’être superflue ou arbitraire. Cette thèse
érigée en choix méthodologique par Shahrour montre que la création
lexicale est toujours motivée par la recherche d’une nuance sémantique qui
justifie l’invention d’un nouveau mot et l’attribution d’une valeur
sémantique qui reste irréductible à d’autres valeurs proches. Et aussi subtile
soit-elle, cette nuance de sens doit être soigneusement restituée et non pas
oblitérée sous prétexte que les mots se valent et disent la même chose, tout
en considérant, de plus, que cette interchangeabilité est un miracle propre à
la langue arabe.
L’affirmation de l’absence de synonymie implique d’aller à contre-
courant de l’opinion avançant que les énoncés coraniques sont plutôt
descriptifs ou symboliques que réels, et que l’interprétation y est d’ordre
littéraire, comme c’est le cas en poésie par exemple. Pour Shahrour, l’arabe
du Coran a rompu avec le langage poétique hautement prisé par les peuples
arabes au VIIe siècle, et y a surtout apporté un haut degré d’abstraction et de
précision. Il faudrait donc découvrir les notions que recèle chaque terme et
les distinguer des termes proches, afin d’avoir une approche scientifique du
Texte :
Dire que la chamelle a cinquante noms en arabe et que cela relève de la synonymie reflète l’état ayant
précédé la phase de l’abstraction instaurée par la sage révélation, ainsi qu’un état primitif de la
langue. C’est pour cette raison que nous n’admettons pas la synonymie, puisque la révélation l’a
totalement dépassée{14}.

Puisque la langue est le véhicule du sens et l’outil de l’expression de la


pensée, elle ne peut être noyée dans le flou sémantique ni autoriser une telle
imprécision au niveau de l’usage de ses termes. Il faut cerner avec
exactitude la nuance apportée par chaque mot, être attentif à l’usage du
défini ou de l’indéfini, tenir compte de la forme verbale dont provient le
substantif, et comparer l’acception véhiculée dans le contexte d’un verset à
celles qui sont mentionnées dans d’autres versets renfermant les mêmes
mots. C’est à partir de ce principe du refus de la synonymie parfaite
corroboré par les deux autres principes d’arrangement des énoncés, et de
recherche du sens linguistique de base que Shahrour va fonder la véritable
matrice de sa lecture du Texte qui est la séparation entre la prophétie
(nubuwwa) et le message (risâla).

Matrice de la lecture : Prophétie et message


Le rejet de la synonymie a des conséquences importantes sur la lecture
du Coran par Shahrour, la plus visible étant celle qui consiste à suivre la
manière dont le Texte s’auto-désigne lui-même, parle de ses parties, et
détermine son contenu. Étant l’une des caractéristiques majeures du texte
coranique, l’autoréférentialité mérite d’être considérée à la fois pour elle-
même du point de vue linguistique, et pour les effets interprétatifs qu’elle
produit{15}. Shahrour applique au registre coranique ce principe du rejet de
l’interchangeabilité des mots admis par certains au nom d’une prétendue
synonymie parfaite, et utilise les différences de sens étudiées plus haut
(furqân, kitâb, qur’ân, umm al-kitâb, tafsîl al-kitâb, etc.) comme fondement
de son interprétation du contenu du Texte et de ses parties. Plutôt que
d’écraser les différences entre ces termes comme l’avaient fait les exégètes
de l’époque médiévale qui étaient travaillés par la fondation des dogmes
(théologie) et des règles juridico-cultuelles (ahkâm, statuts juridiques),
Shahrour part de l’impossibilité de la synonymie et tente de restituer à
chaque mot le sens qu’il recouvre, l’espace textuel qu’il occupe et les liens
qu’il entretient avec les autres notions. Cette recherche extrêmement érudite
et fouillée peut être résumée in fine dans la distinction entre la fonction de
prophète et celle de messager. Le Coran redistribue les significations de
l’apostolat et de la prophétie tels qu’ils ont été présents dans la culture
monothéiste dominante au Proche-Orient au VIIe siècle, celle du
christianisme. Si, dans ce dernier, l’apostolat est celui des disciples de Jésus
(les douze apôtres) et que la prophétie est noyée dans les discussions sur la
divinité de Jésus, le texte coranique réarticule la question de la révélation
autour de deux axes majeurs : la prophétie (nubuwwa) et le message
(risâla). Les fondateurs des trois traditions monothéistes les plus connues
(Moïse, Jésus et Muhammad) y sont décrits tantôt comme des envoyés ou
des messagers de Dieu (rasûl, pl. rusul), uniquement chargés de transmettre
un certain contenu tel quel à leurs peuples, alors que dans d’autres
contextes, ils sont nommés prophètes (anbiyâ’, nabis), doués de la capacité
montrer les signes de la véracité de leurs messages et de la divinité de leurs
dires. Pour ces trois grands représentants du monothéisme, la fonction de
messager (rasûl) leur a octroyé le rôle de législateurs transmettant un code
de conduite universel ou particulier, une définition du juste et de l’injuste,
du bien et du mal. Ce domaine de la morale individuelle et collective doit
variablement s’appuyer sur les prescriptions, les ordres et les défenses, les
choses permises, et celles qui sont frappées d’un simple interdit ou d’un
interdit sacré (harâm). La fonction de messager s’illustre notamment dans
les commandements divins dont la finalité ultime est de fixer les normes de
conduite pour les hommes. Si dans le cas de Moïse et de la tradition judéo-
chrétienne, ces commandements sont au nombre de dix, dans la tradition
muhammadienne, ils sont quatorze{16}. C’est cette partie tenant en quelques
versets et que le texte coranique attribue à la fois à Moïse, à Jésus et à
Muhammad en la nommant furqân (les commandements décisifs), kitâb
(prescriptions, règles dictées) ou hikma (sagesse, règles de bonne conduite)
qui constitue donc le cœur de leurs messages{17}. À la différence de cette
fonction de messagers transmetteurs d’un code de conduite et de règles
morales, sociales ou politiques, ces individus ont assumé aussi la fonction
de prophète consistant à enseigner les vérités divines à leurs peuples, et à
leur montrer comment on parle de Dieu, de l’âme ou de la création, bref à
aborder le sens de l’Être et de l’Histoire, et à expliquer les choses relatives
au visible et à l’invisible.
Si ces deux fonctions sont communes à des individus très représentatifs
de l’histoire universelle de la révélation céleste, il faut rappeler que chacun
les a assumées de manière particulière, selon le contexte historique dans
lequel il a pu agir, transmettre son savoir, et s’acquitter de sa mission.
D’après le Texte coranique lui-même, la prophétie de Moïse est la Torah, et
son message (le livre prescrit et le furqân, i. e. commandements). Pour
Jésus, la prophétie est l’Évangile, et son message le livre prescrit et la
sagesse (qui rectifie les commandements de Moïse). En ce qui concerne
Muhammad, Shahrour montre que, d’un côté, il a apporté l’équivalent des
dix commandements dans la tradition judéo-chrétienne et les prescriptions
codifiant pour les hommes la manière de se conduire individuellement et en
groupe, et qu’il a, de l’autre, rempli la fonction de prophète (nabiyy)
contenant les preuves de la véracité de son message et la sincérité de son
dire. C’est par cette dernière partie qu’il a pu défier les Arabes de son temps
pour qu’ils le croient et qu’ils n’assimilent pas son statut à celui de poète ou
de devin, c’est-à-dire à d’autres modalités d’inspiration et de
communication avec l’invisible bien connues chez les Arabes avant l’islam.
Distinguer entre la prophétie et le message est indispensable pour
comprendre le texte coranique, avec ses deux parties fondamentales : les
passages contenant les prescriptions relatives aux cultes, transactions,
conduites morales incarnées dans l’idée de permis (halâl) ou d’interdit
sacré (harâm), et ceux qui contiennent des informations sur l’homme et sa
destinée, la création du monde et sa fin, Dieu, les anges, le paradis, l’enfer,
etc. La structure énonciative du texte coranique change de nature selon la
présence du mot rasûl (messager) ou celui de nabiyy (prophète). Dans le
premier cas, il s’agit des aspects législatifs et moraux adressés à ceux qui
ont choisi de suivre la voie de Muhammad (nommés dans le texte « les
Croyants »), alors que le fait qu’il soit interpellé en tant que prophète
(nabiyy) montre que l’énoncé contient des vérités générales ou bien des
prescriptions particulières propres à son statut personnel (ses enfants, ses
épouses, etc.). C’est sur la même base que Shahrour formule une remarque
importante, à savoir qu’on ne trouve jamais dans le texte coranique une
phrase comme : « Ô vous les Croyants, obéissez au nabiyy », mais on
trouve constamment « obéissez au rasûl ». Cela est dû au fait que
l’obéissance et la désobéissance sont tributaires du statut de Muhammad en
tant que législateur, organisateur de la vie sociale, politique et économique.
C’est donc du fait que Muhammad est prophète qu’il y a cet abus de
langage et que l’on pense que l’obéissance est due pour toutes les choses
qu’il a faites et toutes les actions qu’il a accomplies. Ce point est au
fondement de la distinction entre la règle instaurée par Muhammad en tant
que prophète (sunna), et celle qu’il a transmise en tant que messager. En
découle aussi l’analyse du problème épineux de l’obéissance qui est
souvent évoqué avec l’obéissance à Dieu et parfois avec l’obéissance aux
détenteurs de l’autorité. Shahrour poursuit l’exploration de cette distinction
entre la prophétie et le message et en tire une série de dichotomies qui
constituent les clés introduisant à son système de lecture du texte coranique.
Ainsi, à la distinction entre message et prophétie doit correspondre la
distinction entre, d’un côté, l’enseignement du bien et du mal (présent dans
les prescriptions, les codes moraux, les commandements, etc.) et, d’un autre
côté, la connaissance du vrai et du faux (la vérité sur la nature de Dieu, sur
le monde, etc.). De la même distinction découle une séparation entre les
valeurs morales dont la signification change selon les contextes historiques
et s’adapte à l’effort législatif dont sont capables les hommes, et le Réel
objectif dont les lois sont immuables et qui exige des compétences
scientifiques exactes (mathématiques, physique, biologie, chimie, etc.) pour
en appréhender les logiques.
Si la distinction entre message et prophétie ne peut être passée sous
silence – sous peine de confondre plusieurs niveaux du texte coranique –
comment, toutefois, arriver à déterminer ce qui relèverait de l’ordre des
valeurs morales et de la législation d’un côté, et ce qui traite des vérités
éternelles, d’un autre côté ? Cette question est d’autant plus cruciale que le
Texte est originellement structuré selon une logique non chronologique, non
thématique et non narrative. La réponse – qui justifie l’effort de lecture et
d’interprétation requis pour les spécialistes et la maîtrise des compétences
linguistiques indispensables pour l’approcher – provient du texte lui-même
qui s’auto-décrit comme étant composé de versets univoques (muhkam) et
d’autres équivoques (mutashâbih). Cette autre recherche qui complète le
premier plan relatif à la distinction entre le message et la prophétie s’appuie
sur le verset suivant, fortement commenté par les théologiens et les
philosophes :
C’est Lui qui t’a envoyé le Livre. Parmi les versets qui le composent, les uns sont fermement établis
(muhkam) et constituent la matrice du Livre, alors que les autres sont équivoques (mutashâbih). Ceux
dont les cœurs penchent vers l’erreur s’attachent à l’équivoque par amour des dissensions et par désir
de l’interpréter. Mais seuls Dieu et les hommes consommés dans la science en connaissent
l’interprétation. Ces hommes disent : « Nous croyons au Livre, tout ce qu’il renferme vient de
Dieu ». Mais seuls s’en rappellent les hommes doués de sens (III, 7).

Ce passage clé pour la compréhension du texte coranique pose deux


difficultés. La première est liée à la compréhension des notions de
« muhkam » et de « mutashâbih », alors que la seconde a trait à la question
de la connaissance de l’interprétation du « mutashâbih ». D’après les
traductions françaises, le mot « muhkam » désigne tout verset ayant un sens
« clair »{18}, « d’une forme achevée{19} », « confirmé{20} » ou
« péremptoire{21} », alors que le « mutashâbih » renverrait au
« figuratif{22} », à l’« équivoque{23} » ou à l’« ambigu{24} ». Ces
traductions reflètent les différentes manières de saisir le sens de ces termes,
et les divergences qui existent depuis l’époque médiévale en ce qui
concerne l’identification de la nature de ces deux grandes parties de la
révélation coranique. Car s’il est possible d’affirmer que le critère
permettant de les distinguer est celui, sémantique, de la clarté et de
l’ambiguïté des énoncés, comment classer sûrement les versets à partir d’un
jugement qui peut varier en fonction des compétences cognitives des
individus et de leur capacité à intelliger ces énoncés ? Et peut-on penser
aussi, par déduction à partir de l’usage du partitif dans le verset qu’il y
aurait aussi des versets qui ne soient ni muhkam ni mutashâbih, et dont la
fonction serait purement autoréférentielle, exactement comme celui que
nous analysons ici ? Grâce à de nombreux croisements avec les énoncés
contenant les mêmes termes, Shahrour montre que le muhkam – que par
commodité nous traduisons par « univoque » – est ce qui ne suppose qu’un
sens fermement établi, péremptoire et ne suscitant pas de longues
explications pour en saisir la portée. Les versets en question renvoient à la
partie législative du texte coranique, ainsi qu’au code de conduite révélé par
Dieu à tous les prophètes, et désigné dans ce passage par « la matrice du
Livre » ou la « base du Livre » (umm al-kitâb). En plus de nombreuses
recommandations, de maximes de sagesse, d’ordres et de défenses, les
passages univoques contiennent aussi les interdits sacrés qui sont
l’équivalent des dix commandements dans le judaïsme, repris dans le
christianisme avec quelques modifications, comme le note le texte
coranique (III, 48). Le tout est au fondement de valeurs morales communes
au genre humain, et dont on repère les traces dans la plupart des législations
(interdiction de commettre des meurtres, de tricher, de maltraiter ses
parents, de commettre des injustices, de produire un faux témoignage, etc.).
Aussi cette partie enseigne-t-elle à conformer la conduite à la pratique du
bien et à l’éloignement du mal et correspond-elle à la mission de
Muhammad en tant que transmetteur d’un message clair contenant une
partie où Dieu ordonne et interdit de manière stricte telle ou telle chose.
Cette partie du Texte permet donc de déterminer les interdits sacrés (harâm)
et le permis (halâl){25} ; elle contient aussi un code universel de conduite
qui est le fond commun à toutes les religions monothéistes. Là où se
distinguent ces commandements, c’est dans certaines règles comme la
nourriture (la viande de porc par exemple interdite aux juifs et aux
musulmans) et dans la manière de rendre les cultes à Dieu qui est propre à
chaque groupe. Malgré ces divergences qui particularisent chaque tradition
religieuse, cette partie du Texte indique aux hommes la voie droite (al-sirât
al-mustaqîm) et les aide à accomplir le bien et à se détourner du mal ; elle
est l’incarnation de la fonction législatrice du messager (rasûl), qui possède
une logique propre évoluant en fonction des contextes et des époques,
comme nous le verrons plus loin.
Quant au terme de « mutashâbih », il provient d’une racine renvoyant à
l’idée de semblance et de ressemblance. Plusieurs auteurs proposent de
l’analyser comme étant l’équivalent d’« obscur », ce qui ne peut rendre que
partiellement le sens du mot. En effet, vu que la ressemblance crée certaines
confusions et qu’elle engendre l’impossibilité de distinguer nettement deux
choses très proches, le mot a pu désigner aussi l’équivoque, la situation
d’incertitude laissant dans l’hésitation les individus qui cherchent en vain à
se saisir de la nature de telle ou telle chose. En croisant ce verset avec un
autre passage contenant le même mot et affirmant que « Dieu a descendu le
meilleur des discours, un livre mutashâbih et contenant des reploiements »
(XXXIX, 23), il est possible de ramener le sens à l’idée d’équivocité plutôt
qu’à celle d’ambiguïté ou d’obscurité. En effet, ce passage est un éloge du
Texte et le terme de « mutashâbih » revêt ici une valeur méliorative et non
pas péjorative comme le laisse entendre le verset III, 7 lorsqu’il critique
ceux qui veulent interpréter ces passages et les désigne comme les auteurs
de dissensions et de schismes. Le rapprochement des deux passages dévoile
la nature aporétique du mutashâbih puisqu’il est le discours le plus sublime
du texte coranique, mais en même temps celui qui a un caractère discutable,
équivoque, et à même de plonger les individus dans l’incertitude. Il s’agit
donc des énoncés ayant une nature incertaine et contenant diverses
significations. C’est ce dernier aspect qui justifie la condamnation de ceux
qui veulent en connaître l’interprétation, alors qu’ils n’en ont pas les
moyens.
La deuxième difficulté soulevée par ce verset émane de ce dernier
constat. Qui connaît le sens de ces énoncés équivoques, et doit-on s’arrêter
dans le verset précité à « Seul Dieu en connaît l’interprétation » ou plutôt
coordonner à Dieu « les hommes consommés dans la science » qui
deviennent du coup les seuls qui soient habilités à interpréter les versets
équivoques ? Ces deux options étaient discutées par les penseurs de
l’époque médiévale, et il suffit de rappeler, en l’occurrence, la position
d’Averroès qui en a fait le fondement de sa théorie de l’interprétation dans
son livre le Discours décisif. D’après ce texte, les savants sont tenus de lire
le texte coranique à la lumière des connaissances certaines qu’ils ont pu
saisir dans le cadre de leurs recherches en physique, astronomie ou
biologie{26}. Pour Shahrour aussi, l’interprétation porte sur cette partie
équivoque (mutashâbih) par laquelle Dieu a voulu amener les hommes de
différentes générations à croire en la véracité des paroles des prophètes.
D’où la principale caractéristique de cette partie du texte coranique dont le
contenu linguistique est fixe, mais l’aspect sémantique variable. Le mot
mutashâbih désigne donc « la fixité du texte et la mobilité de son
contenu{27} ». C’est sur cette partie que nous allons nous focaliser dans le
point suivant, en essayant de dégager toutes les idées importantes gravitant
autour de cette question, notamment la nouvelle conception de
l’inimitabilité du texte coranique proposée par Shahrour.

De la révélation à la théorie de la connaissance


Le Coran en tant que Livre contient donc essentiellement deux parties
(ou deux livres) : le livre de la prophétie, et celui du message, et à cette
division correspond aussi la distinction entre les versets établissant
fermement les règles de conduite (versets dits univoques) et ceux qui sont
susceptibles d’interprétation en fonction des compétences cognitives des
individus (versets équivoques). Sur la même base se déterminent les
distinctions entre le bien et le mal d’un côté (domaine de la conduite
morale, de la législation, de la vie sociale et politique), le vrai et le faux de
l’autre (domaine de la connaissance des lois de la nature, et de la maîtrise
du réel). Toute la pensée de Shahrour repose sur ces postulats de départ et la
suite de cette introduction illustrera les effets produits par cette distinction
importante. Remarquons pour l’heure que cette distinction est plus
pertinente que celle qui divise le Coran en mecquois et en médinois,
habituellement tenue pour un critère fondamental de l’étude de ce texte
dans les ouvrages consacrés aux sciences coraniques{28}. Si cette réalité
recèle une certaine pertinence dans le cadre de l’étude de l’histoire du texte
coranique – chose à laquelle se sont adonnés les théologiens musulmans à
l’époque médiévale ainsi que de nombreux spécialistes du Coran à l’époque
contemporaine –, il faut rappeler que le texte ne formule pas d’adresse à
l’attention de ses lecteurs pour qu’il soit abordé en fonction de cette
opposition historico-chronologique{29}. Le fait de s’en écarter permet à
Shahrour de se focaliser sur la manière dont le Texte lui-même forge les
outils de sa propre compréhension, et l’autorise à tourner le dos aux
approches apologétiques et mythifiées inspirées de la fondation de l’islam,
et d’une théologie d’un autre âge que certains ont réactivée au cœur du
e
XXI siècle. En effet, la plupart des approches actuelles, qu’elles s’inscrivent
dans la mouvance des sciences traditionnelles ou s’en inspirent pour fonder
une théologie ou idéologie du renouveau restent prisonnières du
déroulement du récit de l’islam des origines entre La Mecque et Médine.
C’est ce qui est au fondement de l’idéologie islamiste depuis sa naissance
pendant la première moitié du XXe siècle, et c’est ce qu’on trouve aussi dans
certains courants religieux récents comme al-takfîr wa l-hijra (accusation
d’impiété et émigration) qui réduisent l’islam à la prédication ayant conduit
à la constitution d’un État, et qui transforment l’émigration (hégire) en
dogme, et un simple événement historique (le processus de la fondation de
l’islam) en article de foi{30}.
Revenons à l’opposition entre prophétie et message. Elle constitue l’une
des modalités par lesquelles Dieu intervient dans l’histoire. La méthode de
Shahrour adhère donc à l’idée de révélation en tant que mode de
communication par lequel Dieu se manifeste aux hommes dans l’histoire, et
leur transmet des vérités sur Lui et sur eux, ainsi que des enseignements
moraux visant à les aider à organiser la vie sociale et politique. En tant que
communication entre Dieu et les hommes, la révélation (wahy) est perçue
comme une descente (tanzîl ; nuzûl), et elle peut s’appliquer à d’autres êtres
(les abeilles, les montagnes, la terre, etc.), montrant ainsi la complexité du
phénomène d’inspiration divine dans le texte coranique, et la manière dont
la prophétie en constitue l’une des modalités engageant l’étude de la parole
de Dieu, et de sa communication aux hommes{31}. Comme les philosophes
de l’âge classique de l’islam qui ont longuement réfléchi sur ce processus
en le naturalisant (il est le témoin de la perfection de la partie imaginative
de l’âme, et de la capacité de l’individu à exprimer en images les vérités
qu’il voit ou entend), et en le rationalisant (ce processus est un flux émanant
d’une source céleste, et s’il peut concerner les individus inspirés par les
choses divines, il est, dans le cas des prophètes, indispensable pour instruire
les hommes, notamment le plus grand nombre){32}, Shahrour cherche aussi
à rationaliser et à naturaliser ce phénomène, mais d’une manière toute
différente de celle que propose Fârâbî dans le Livre de la religion, Avicenne
dans le dernier chapitre de la Métaphysique du Shifâ’ portant sur la
prophétie ou Averroès dans le Traité du dévoilement. Shahrour estime en
effet que le phénomène de la révélation repose sur deux piliers : d’un côté,
Dieu envoie des messagers qui fondent des lois morales, sociales ou
politiques, et, d’un autre côté, il missionne des prophètes en leur donnant
quelques clefs d’accès au Réel. On ne peut donc traiter pareillement les
parties contenant des informations sur l’univers, le corps humain, l’esprit
(rûh), l’âme (nafs), la vie, la mort, l’invisible, l’histoire de l’humanité, etc.,
et celles qui racontent les événements du VIIe siècle (notamment
l’opposition entre les fondateurs de l’islam et leurs ennemis) ou décrivent
les aspects législatifs et moraux. Notant que le nombre de prophètes
dépasse celui des messagers dans les récits coraniques (qasas), Shahrour
justifie cela par le fait que les messagers, en tant que législateurs, ne
viennent que lorsque les peuples sont prêts à un changement au niveau de
leurs vies morales, sociales ou politiques. C’est la raison pour laquelle tout
messager est nécessairement un prophète mais tout prophète n’est pas
forcément un messager. Mais qui sont les prophètes au juste ? Ce sont,
estime-t-il, les hommes inspirés par Dieu, et qui donnent une meilleure
connaissance de Lui, du monde, de l’âme, de sa destinée, etc. Quant aux
messagers, également missionnés par Lui, ce sont les individus qui profitent
de cette amélioration du niveau des connaissances pour apporter de
nouvelles lois fondatrices d’États ou institutrices de peuples. La pédagogie
de la révélation sert donc à enseigner des vérités sur Dieu, le monde,
l’homme, etc., et c’est au bout de la chaîne formant la lignée de ces maîtres
de la vérité que se clôt le cycle par un maillon définitif apposé par
Muhammad. Le thème du scellement de la prophétie mentionné dans un
seul passage du texte coranique (XXXIII, 40) traduit cette progression des
interventions de Dieu dans l’histoire jusqu’à Son retrait marqué par
l’absence de futures communications avec les hommes. En le chargeant de
transmettre un code de conduite universel confirmant les anciens codes de
la tradition monothéiste (ceux de Moïse et de Jésus, mais aussi ceux de la
morale universelle exprimée à travers des personnages coraniques comme
Dhû al-Qarnayn ou Luqmân), Dieu fait de Son envoyé l’instrument de la
confirmation de vérités métaphysiques ou physiques (unicité de Dieu, Ses
attributs, la vie future) et lui donne les signes permettant d’établir sa
sincérité. Ce qui distingue Muhammad par rapport aux autres individus qui
ont joui du même statut, c’est que les signes de la véracité de son message
(âya pl. âyât) sont constitués de signes textuels ou de versets : « âya ». Les
signes invitent à ajouter foi à son message sans donner de matérialité
concrète à son action à travers des miracles ou des actions perçues comme
étant extraordinaires par les destinataires du message. Ainsi, la preuve de la
prophétie de Muhammad fonctionne de manière inversée par rapport aux
miracles des autres prophètes. Ces derniers ont pu les donner une fois pour
toutes à leurs peuples, alors que pour Muhammad les signes apparaissent au
fur et à mesure qu’augmente la maîtrise du Réel, et la connaissance des lois
de l’univers. D’où, dans bien des passages coraniques, la souffrance
exprimée plusieurs fois par le prophète à propos de l’absence de preuves
matérielles à offrir à ses contemporains, et la présence du thème de la
consolation visant à le confirmer dans son statut et à l’encourager dans sa
mission. D’après Shahrour, le prophète lui-même ne connaissait pas le sens
de ces passages destinés aux hommes à travers les âges, du fait que leur
compréhension exige des connaissances qui n’étaient pas disponibles au
e
VII siècle. De plus, la mission du prophète n’était pas d’expliquer le Coran
ni de le commenter, rôle que les générations ultérieures de savants ont
attribué au hadith, faisant de ce dernier une seconde révélation, et attribuant
à Muhammad un rôle différent de celui qui lui est assigné dans le Texte.
D’après plusieurs versets, il n’avait pour tâche que de transmettre les
révélations sans les altérer, et le Texte parle de transmission (balâgh) et de
proclamation publique (bayân) et non de commentaire ou d’explication.
La relation entre prophétie et message recouvre donc, globalement, celle
qui gouverne les liens entre la partie équivoque du Texte et sa partie
univoque. Les versets équivoques qui contiennent les signes de la prophétie
de Muhammad sous forme de description du Réel absolu et immuable sont
ce qui atteste de la véracité de son message, c’est-à-dire des autres parties
du Texte enseignant la bonne conduite individuelle et collective. Autrement
dit, la prophétie est ce qui atteste de la véracité du message, et pour montrer
qu’il est prophète et que le message transmis provient de Dieu, Muhammad
ne propose pas de preuves extérieures ni de miracles pour impressionner ses
contemporains, mais les renvoie à cette partie du Texte décrivant les
phénomènes naturels et les lois de l’univers.
Dieu Très-Haut, dit Shahrour, a voulu transmettre Son message (les règles de conduite) aux hommes
afin de leur exposer clairement les différences entre ce qui est frappé d’un interdit sacré et ce qui est
permis, et de leur montrer les rites, les bonnes mœurs et les règles de la conduite humaine. Ces règles
sont dans leur ensemble appelées « le Livre de Dieu » et elles ont besoin d’être validées par celui qui
les a transmises, autrement dit qu’elles sont approuvées par Dieu et qu’Il y appose Sa signature et
Son sceau pour que les gens sachent qu’Il en est la source. Ce message fut donc approuvé par Sa
signature qui est le Coran et les sept reploiements, faisant ainsi en sorte que la vérité de l’Être soit la
preuve apportée aux règles de conduite. Le message (risâla) est donc le Livre de Dieu (les règles),
alors que la prophétie est le « Coran » qui contient la parole de Dieu et le dire véridique qui est
constitué des lois absolues de l’Être. Ainsi, le Coran valide le Livre de Dieu qui est consacré aux
règles de la conduite humaine{33}.

L’étude du contenu de cette partie du mutashâbih montre qu’elle se


compose principalement de trois sous-parties. Il y a d’abord les récits
portant sur le passé des cités ainsi que sur les événements du futur, le tout
formant les événements invisibles (ghayb) au prophète mais qu’il a pu voir
et exprimer grâce à la révélation (le nabiyy provient de la racine (NB’) qui
veut dire informer et il s’agit donc de dire, d’informer sur les choses du
passé, et non pas seulement de prédire ou de prévoir). Nous repérons
ensuite « les sept reploiements » (al-sab‘ al-mathânî) ou les lettres
mystérieuses par lesquelles s’ouvrent certaines sourates{34}. Enfin, il existe
plusieurs mentions du Coran en plus du Livre ou l’exposé détaillé du Livre
(tafsîl al-kitâb), sans parler de sa description, avec les sept reploiements,
comme un don de Dieu au prophète (XV, 87). D’après Shahrour, une partie
spécifiquement appelée « Coran » se trouve ainsi dans le Livre que nous
connaissons et qui est également appelé « Coran ». La base de cette
distinction est le croisement entre le verset cité plus haut « Dieu a descendu
le meilleur des discours, un livre mutashâbih et contenant des
reploiements », et celui qui parle du don fait au prophète des sept
reploiements et du grand Coran (XV, 87). Une relation synecdochique
s’établit donc au sein du Texte (relation de la partie au tout qui le constitue)
mais les deux sont identiquement désignées par le terme « Coran ». Pour
Shahrour, ce Coran dans le Coran contient les signes de la prophétie de
Muhammad, de la même manière que la Thora contient la prophétie de
Moïse, et les Évangiles celle de Jésus. Son contenu équivoque provient du
fait qu’il aborde le nomos divin, évoque les choses relevant de l’invisible, et
traite des lois de l’histoire (décrites à travers les récits des Anciens et les
informations sur le jugement dernier). Ce Coran-nomos dont la source est la
Table gardée (al-lawh al-mahfûz) est le Verbe inchangé de Dieu. Et puisque
Dieu comme Sa parole sont immuables, les énoncés de cette partie ne
peuvent que distinguer entre le Vrai et le Faux. C’est le Haqq dans sa
double dimension de vérité et de réalité qui est visé par ces énoncés
abordant l’Être, l’Ordre de l’univers, et les Lois de la nature. Ces aspects
existent en dehors de l’entendement des hommes, et ces derniers ne peuvent
y accéder que par étapes successives, en fonction du degré de
perfectionnement de leurs savoirs et de l’avancement dans la maîtrise du
Réel et de ses codes. C’est ce qui définit le progrès dans les sciences.
Concentrons-nous maintenant sur cette partie du Coran-nomos. Elle a la
capacité de s’adapter aux niveaux scientifiques et cognitifs des hommes à
travers différentes époques, générant à chaque fois une compréhension
convaincante pour les savants et s’insérant avec beaucoup de flexibilité
dans l’horizon mental de ceux qui cherchent à les comprendre en fonction
de leur bagage intellectuel. Les savants sont donc conscients, d’après ce
principe, du fait que leurs interprétations seront caduques pour les
générations ultérieures qui tenteront, en fonction de savoirs plus
perfectionnés, d’intelliger autrement le même énoncé coranique. Grâce au
cumul des savoirs, aux interactions constantes entre l’entendement humain
et les règles gouvernant les différents aspects de l’Être, certains
signes/textes (âya) se donnent à voir aux savants et aux autres hommes
comme des signes/preuves (âya). Le Coran-nomos parle par exemple du fait
que tout le cosmos est fondé sur l’idée de couple (XXXVI, 36), que la vie
vient de l’eau (XXI, 30), ou que les planètes voguent dans des orbites qui
leur sont propres (XXXVI, 40). Pour Shahrour, les récits sur la création de
l’univers sont à méditer à la lumière de la théorie du Big Bang, ceux de sa
fin compris comme une deuxième conflagration amenant à recomposer les
lois de la vie (celle qui est nommée « la vie dernière »), alors que l’histoire
de la création du genre humain (Adam) peut être comprise comme un
passage de l’animalité à l’humanité, que Shahrour n’hésite pas à analyser à
partir de Darwin. De son côté, le récit sur Noé montre que l’humanité a
appris à naviguer grâce à une inspiration donnée par Dieu à ce prophète,
celui qui parle d’Abraham renvoie à la naissance de la passion pour les
astres en Mésopotamie et aux débuts de l’astronomie. Les parties du Coran-
nomos sont donc orientées vers cette finalité consistant à montrer les signes
de cette présence et de cette œuvre divine. Et puisqu’elle est soumise au
devoir d’interprétation que doivent assumer les personnes compétentes, elle
est le reflet des interactions continues entre l’esprit humain et le Réel,
jusqu’au rétrécissement définitif de l’ordre de l’invisible qui correspond au
jour du jugement dernier selon Shahrour.
Ainsi se précise la nature de ce Coran-nomos dont les versets portent sur
le Nécessaire et qui ne peut être compris d’un seul coup puisqu’il repose sur
un processus ininterrompu de la visibilisation de l’invisible et sur une saisie
de ce qui fut, à un moment donné, insaisissable. Nombreuses sont les lois
qui ont échappé à l’entendement des hommes dans l’Antiquité et le Moyen-
Âge, avant d’être découvertes à l’époque moderne. Pourtant, ces lois ont
toujours été présentes. Sur le plan théologique, Shahrour comprend ce point
à la lumière du verset affirmant que Dieu montrera Ses signes aux hommes
dans l’univers et en eux-mêmes (XLI, 53). Cela implique, d’un côté,
l’impossibilité d’interpréter les versets constituant la matrice du Livre (les
interdits sacrés dont découlent les règles de conduite et les valeurs morales),
et le devoir d’interpréter le Coran-nomos, et, de l’autre, de revoir la
question de l’inimitabilité du Texte (i‘jâz). Ce point fut érigé en dogme par
les théologiens de l’islam et de nombreux traités furent composés afin
d’étudier les aspects miraculeux du Texte. D’après Shahrour, l’inimitabilité
n’est pas linguistique, littéraire ou rhétorique ; elle n’est pas tributaire de la
volonté divine qui a détourné les hommes de composer un texte aussi beau
que le Coran. Elle réside, au contraire, dans cette latitude sémantique
permettant une adaptation de la lettre du texte à la compréhension des lois
de la nature, des vérités relatives à l’homme, à son corps, son esprit, son
origine ou sa destinée. L’inimitabilité n’est autre que la capacité du Texte à
produire une lecture toujours renouvelée des lois de l’univers et des choses
encore invisible tout en gardant le même contenu. C’est le principe de la
fixité du texte et de la mobilité de son contenu qui est très cher à Shahrour
et qu’il utilise pour approcher la partie équivoque du texte coranique{35}.
D’après cette lecture, l’interprétation (ta’wîl) est moins un travail d’ordre
herméneutique comme c’est le cas dans les traditions religieuses qu’un
processus permettant de rendre visible ce qui fut invisible, de faire advenir à
la conscience un problème qui fut, auparavant, ignoré ou non perçu comme
tel par les hommes. Aidé par la signification linguistique du mot (le mot
« ta’wîl » vient d’une racine renvoie au fait de revenir à l’ordre primordial
des choses, d’opérer un retour sur soi), Shahrour montre que l’interprétation
a à voir avec le visible et l’invisible ; elle traduit une pure passion pour les
phénomènes, un engouement pour la connaissance concrète et un désir de
découvrir la vraie nature des choses. Cela entraîne naturellement un
renoncement aux spéculations poétiques sur le réel, comme celles qu’on
trouve du côté de la mystique, au profit d’une meilleure connaissance de ses
lois, devenues peu à peu visibles pour l’entendement humain. Dans la
théologie de l’histoire développée par Shahrour, ce processus où
l’interprétation s’assimile à une épiphanie de l’Être ne s’arrête qu’avec le
jour du jugement dernier, moment qui constitue un dévoilement définitif de
toutes les lois et vérités du Réel restées pendant longtemps sans explication
pour les hommes.

Vers le renouvellement de la pensée religieuse en islam

La distinction opérée plus haut entraîne une conséquence importante qui


a trait à la libération des champs de la connaissance comme de l’action et
qui est le témoin de l’utilité pratique de cette manière d’aborder le texte
coranique. D’après Shahrour, l’un des maux dont souffre actuellement la
culture religieuse en islam provient justement de la confusion de ces deux
niveaux (message et prophétie), comme on peut le constater dans les
discours véhiculés par les théologiens sur le vrai et le faux. Le domaine du
Vrai est tributaire, à leurs yeux, des dogmes (manière de se représenter telle
ou telle croyance), des cultes (prière, jeûne, etc.) et des prescriptions,
mœurs ou conduites propres aux expériences civilisationnelles développées
au sein de l’islam. Or, le Vrai, tel qu’il est décrit dans le texte coranique, n’a
rien à voir avec le niveau législatif, mais il est au contraire lié aux
arguments et preuves par lesquels le Texte a voulu appeler les hommes à
adhérer à l’idée du Dieu unique et aux autres enseignements qu’il contient.
Aussi cette confusion entraîne-t-elle des amalgames entre le subjectif et
l’objectif, le relatif et l’absolu, le transitoire et l’immuable, le contingent et
le nécessaire. Shahrour dit à ce propos :
Le péché mortel aujourd’hui commis par les musulmans est de ne pas distinguer entre les règles de
conduite et la vérité de l’être, c’est-à-dire entre le subjectif et l’objectif. Le message constitue le
subjectif, alors que le Coran-nomos contient l’objectif. Autrement dit, nous devons clairement
distinguer entre le nomos objectif et les valeurs morales, afin de ne pas poser ces dernières à la place
du premier. En effet, toutes les morales vertueuses ne peuvent résister face à la réalité objective et la
vérité concrète ne peut être affrontée par la piété ou par la morale. Les déboires continus dont nous
sommes la proie, ainsi que les amalgames et le rétrécissement des horizons intellectuels sont les
conséquences directes de ce mal consistant à ne pas distinguer entre le nomos objectif et les valeurs
morales{36}.

Libérer la connaissance
Sans tomber dans le pessimisme, la haine de soi ou l’auto-dévalorisation,
Shahrour conduit une critique lucide mais décapante de toutes les idées
véhiculées par les savants religieux. Ces derniers ont mené à des impasses
sur le plan scientifique et technologique, faisant des musulmans des peuples
à la marge de la création, de la découverte et de l’innovation. Ils ont mis en
place un arsenal conceptuel qui a fini par paralyser les divers types de
rationalité au nom de la supériorité théologique de l’islam, générant ainsi
des formes d’engourdissement des esprits et d’autosatisfaction illusoire qui
augmentent au fur et à mesure que les crises s’approfondissent. Les
penseurs contemporains continuent de répéter les erreurs des théologiens de
l’époque médiévale en cherchant à saisir la vérité dans les dogmes ou bien
en ramenant le concept de vérité à l’ensemble des rites caractéristiques de
l’islam, aux mœurs qui se sont répandues dans ses contrées, et aux
législations qui se sont développées en son sein. L’orthodoxie et la dévotion
sont devenues les critères auxquels se rapportent les jugements sur le vrai et
le faux. Or, le rapport à la vérité doit d’abord passer par la science, et ne
s’appliquer, ensuite, qu’à la partie restreinte du Coran-nomos qui contient
les lois matérielles et objectives du monde. Shahrour va même jusqu’à dire
que le prophète de l’islam, en tant que simple transmetteur de la parole
divine, ne connaissait pas forcément et intégralement l’interprétation de ces
différentes lois, et que sa compréhension de ces lois était tributaire de l’état
du savoir au VIIe siècle. Cela implique que les générations des premiers
musulmans ne peuvent constituer un modèle à imiter en la matière,
puisqu’aujourd’hui, grâce aux grands progrès réalisés, nous possédons bien
plus de connaissances qu’eux dans les domaines de l’astronomie, de la
biologie, de la médecine ou des mathématiques. Loin d’être une critique
hasardeuse et dépourvue de fondement, cette réflexion repose sur de fortes
convictions théologiques puisées dans le texte coranique lui-même. En
effet, puisque le Dieu qui transmet Sa parole dans le Texte est le Même qui
a créé l’univers et ses lois, avec cette précision et complexité que nous ne
cessons de découvrir au fur et à mesure de l’avancement des connaissances
mathématiques, physiques, biologiques, etc., il faudrait admettre alors que
Sa révélation ne doit pas être fortuite et que l’usage qui y est fait des mots
doit revêtir le même degré de précision{37}. Or, le Texte affirme que
l’interprétation du Coran-nomos est à venir, et critique ceux qui renient les
signes par défaut de science :
En réalité, ils (i. e. les incrédules) traitent de mensonge ce qu’ils n’ont pu embrasser de leur science,
et dont l’interprétation ne leur est pas encore parvenue (X, 39).

De surcroît, pour être fidèle à la mission du prophète en tant que


transmetteur de ce contenu, il ne faut pas entraver les progrès que les
hommes sont capables de réaliser pour l’atteinte de cet objectif, ni prétendre
détenir des vérités sur le monde ou sur l’homme en se basant uniquement
sur des lectures littérales ou fantaisistes du Texte{38}. Rappelons à ce propos
que Shahrour ne dit pas que des idées mathématiques, biologiques ou
astronomiques sont disponibles dans le texte coranique, mais montre que ce
texte a la capacité de s’adapter à notre compréhension des lois de la nature,
quelle que soit la période où se déploie sa lecture. C’est cet aspect, abordé
plus haut, de la fixité du texte et de la mobilité du contenu, qui guide sa
réflexion en la matière. Et s’il est possible de déduire une théorie de la
connaissance humaine à partir de ces différentes analyses, il faudrait la
concevoir non pas en tant que système arrêté et définitivement clos, mais
comme un ensemble de postulats et de préceptes devant jalonner la
recherche. Parmi ces principes, il y a d’abord l’idée que la recherche
scientifique doit être libérée de toutes les entraves, y compris celles que
peut poser la conviction que le Texte a tout dit sur le système du monde, et
qu’il suffirait donc de le lire pour en extraire la matière et les règles. Cette
mauvaise approche des liens entre la science et la religion (en l’occurrence
l’islam) est due aux élucubrations théoriques des islamistes qui, dès la
moitié du XXe siècle ont posé une fausse équation entre les principes
théologiques de la religion et l’accès aux découvertes scientifiques. Aussi
ont-ils popularisé l’idée que le développement scientifique du monde
musulman à l’époque médiévale ainsi que les prouesses intellectuelles dont
ont fait preuve al-Khawârizmî (en algèbre), Ibn al-Haytham (en optique) ou
al-Bîrûnî (en astronomie) sont dus à la lecture du texte coranique et ont eu
leur point de départ dans la méditation de ses versets. Selon cette logique,
tout progrès doit donc émaner d’abord d’une position théologique ou
traduire un arrière-fond religieux. Or, si les savants musulmans ont pu faire
des avancées décisives dans les différents domaines de la science et de la
philosophie, c’est, d’une part, parce qu’ils sont partis des savoirs
disponibles et historiquement constitués depuis les Perses, les Syriaques, les
Égyptiens, les Indiens et les Grecs, et, d’autre part, parce qu’ils ont
multiplié les moyens pour investir dans la recherche scientifique et soutenir
les innovations techniques.
L’approche dont Shahrour fait la critique en bonne et due forme, est celle
des théologiens – anciens ou modernes – qui se trompent au niveau de la
conceptualisation de la relation entre la science et la religion. Ils sombrent,
en effet, dans de nombreuses impasses théoriques et pratiques parce que
l’activité scientifique devient chez eux tributaire du texte religieux. Comme
l’a relevé Averroès dans sa critique de l’Ash‘arisme, on peut certes proposer
une explication du système du monde qui s’adosserait à l’atomisme et la
dresser contre les cosmologies aristotéliciennes ou néoplatoniciennes, mais
il ne faut pas mêler les querelles scientifiques sur l’éternité et la création du
monde par exemple à des considérations théologiques en taxant
d’hérétiques ou d’athées ceux qui adoptent d’autres épistémologies des
sciences ou procèdent de postulats différents. À l’instar d’Averroès mais
selon des arguments différents, Shahrour montre, à son tour, que ce n’est
pas la libre interprétation du texte qui conditionne l’atteinte de la vérité,
mais l’établissement de cette dernière avec certitude qui autorise, dans un
deuxième temps, d’intelliger le Texte à la lumière des nouvelles lois
découvertes par la recherche rationnelle libre. La volonté de saisir le Vrai
dans tel ou tel domaine de la science ne peut être mêlée à la religion, ni se
prévaloir de l’interprétation d’un passage du texte sacré pour taxer
d’infidélité ceux qui l’interprètent autrement. Ainsi, dans l’esprit de
Shahrour, l’interprétation de ces vérités doit tenir compte de la variabilité de
leur contenu qui reste tributaire des compétences cognitives et des
connaissances qui sont à la disposition des hommes à un moment donné de
l’histoire. Cette dialectique constante entre la capacité du Texte à toujours
renvoyer au Réel absolu, et les interprétations humaines toujours relatives,
provisoires et soumises à la falsification est ce qui constitue le caractère
inimitable du Texte, et empêche une doctrine scientifique de tyranniser les
hommes au nom de la détention du Vrai.
La méthode de Shahrour est toutefois distincte de celle d’Averroès qui
détermine l’interprétation en fonction des critères sémantiques du clair et du
figuré, faisant ainsi des énoncés allégoriques l’objet sur lequel porte l’effort
herméneutique. De son côté, Shahrour avance que la partie interprétable est
strictement limitée au Coran-nomos. La fidélité à ce principe l’amène à
distinguer entre le substantif « kalâm » (parole) et l’expression « kalimât
Allah » (littéralement « les mots/paroles de Dieu »), figurant à plusieurs
reprises avec le concept de « haqq » (Vrai, Réel). Pour Shahrour, le mot
« kalima » (appliqué aussi à Jésus dans un autre contexte, i. e. sa naissance
miraculeuse) et le pluriel « kalimât » renvoient à l’Ordre qui est immuable,
juste et bon ; ce sont les décrets de Dieu qui se sont accomplis dans la
justice et la vérité comme le montre le verset VI, 115 contenant cette
expression. Les mots de Dieu ne sont pas tel ou tel mot pris de manière
isolé (jihâd, khimâr, etc.), ni les propositions extraites de leur contexte
(« Tuez les polythéistes »), mais plutôt les lois immuables de l’Être qui ne
s’épuisent jamais (XVIII, 109). Le mot kalimât désigne donc Dieu Lui-
même (XXII, 62) et Ses ordres constituent le Vrai en tant que tel, comme il
est rappelé dans plusieurs versets.
L’assimilation du Coran-nomos à l’interprétation continue du Réel et à
l’approche de la nature du Vrai (haqq) doit être étayée par un postulat de
base qui parcourt explicitement ou implicitement les travaux de Shahrour. Il
s’agit, en effet, de la distinction entre la réalité et la conscience{39}. La
connaissance scientifique fiable, objective et exacte ne peut préexister aux
choses et aux réalités. L’entendement humain saisit ces dernières grâce à un
travail continu d’interaction entre lui et le Réel, et cela se fait par le recours
aux sens qui mènent à la connaissance abstraite. Shahrour appuie cette
analyse par le verset coranique (XVI, 78) qui affirme que la connaissance
vient des sens (notamment les plus nobles : vue et ouïe) et que l’homme
atteint la connaissance abstraite à partir de l’usage des sens. Cela amène au
refus de la théorie de la connaissance de Platon selon laquelle la
connaissance est une réminiscence ainsi qu’au rejet de la connaissance
illuminative propre aux gnostiques et fortement prisés par certains penseurs
de l’islam classique et moderne{40}. L’Être étant séparé de la conscience
que nous en avons, ses réalités se manifestent à nous progressivement mais
il n’y a pas de limites pour l’entendement humain dans son action
consistant à connaître le monde matériel. Les nombreuses injonctions de
scruter les signes de Dieu qui forment l’essence du Coran-nomos
conduisent ainsi à la suppression des ambiguïtés qui guettent la réalité
objective, toujours noyée dans le faux, les illusions ou les connaissances
approximatives. Plus le Réel est compris, maîtrisé, intelligé, plus on se
débarrasse des illusions qui ont accompagné sa saisie. C’est un travail
continu d’élucidation des lois et toute la théorie de la connaissance est
dominée par un double mouvement d’attention accordée aux choses,
d’empirisme accru mobilisant tous les sens, et d’abstraction des données
sensibles et particulières. Shahrour dit à ce propos :
L’histoire de l’avancement des connaissances humaines et des sciences est une extension continue de
ce qui relève du monde visible et un rétrécissement continu de ce qui relève du monde invisible. De
cette manière-là, nous comprenons que le monde invisible est un monde matériel, mais qu’il échappe
à notre entendement en ce moment, vu que le degré de progrès réalisé dans les connaissances n’a pas
atteint un stade permettant de le connaître{41}.

Puisque la preuve de la véracité du message de Muhammad ne dépend


plus de la beauté littéraire du Texte qu’il a transmis, ni des miracles qu’il
aurait apportés et qui seraient l’équivalent de ceux de Moïse ou de Jésus, il
faudrait donc la rechercher activement dans le rapport actif que les hommes
entretiennent avec le Réel. Ce postulat engendre de nombreuses
conséquences importantes que nous allons synthétiser autour de trois points.
Le premier consiste dans le fait que cette parole est destinée à l’humanité
dans son ensemble, et que « la visibilisation de l’invisible » qui est aussi la
cognition de ce qui fut auparavant inconnu ou la saisie de ce qui semblait
être insaisissable n’est pas l’apanage des musulmans ou des croyants mais
de l’humanité entière. Le texte coranique étant la dernière parole adressée
par Dieu à l’humanité, il contient la promesse faite par Dieu de révéler Ses
signes selon la marche de l’histoire et non d’un seul coup au moment de sa
révélation au VIIe siècle (VI, 67). Ces signes sont déchiffrés par les hommes
indépendamment de leurs langues ou de leurs appartenances religieuses,
nationales ou culturelles. Par conséquent, toute l’humanité participe à
l’interprétation de ces versets équivoques, du moment que ce sont les gens
enracinés dans la science qui font ce travail. Celui-ci ne relève pas des
compétences des savants religieux (théologiens, juristes, mystiques ou
autres) mais il est de la responsabilité des hommes de science (physiciens,
chimistes, mathématiciens, astronomes, informaticiens, etc.). Il n’est pas
une option, mais un devoir qui s’impose aux hommes pour une meilleure
maîtrise du Réel (haqq), ce qui leur donne parallèlement les moyens de
profiter du perfectionnement des connaissances pour améliorer leur bien-
être, leur intérêt et leur confort. L’inventeur de l’électricité ou d’un remède
pour des maladies graves répond mieux que les théologiens à ces
injonctions coraniques et participe, même à leur insu, à la révélation des
signes de Dieu. Pour illustrer cette différence entre la lecture des
théologiens anciens, et les possibilités offertes à nous grâce au progrès de la
science, Shahrour donne plusieurs exemples où se déploie cette dynamique.
Commentant le verset relatif à l’insufflation à l’homme de l’esprit divin
(XV, 29), il montre que ce passage équivoque a été mal interprété par les
théologiens en raison de la réduction du mot « esprit » (rûh) au souffle vital
animant le corps humain. Or ce n’est pas de vie et de mort que traite ce
verset, mais du passage de l’homme de la condition animale à la condition
humaine (ou adamique), marquée par le don du logos divin à cet être dont
l’histoire va changer, au point d’être décrit comme le lieutenant de Dieu sur
terre. Rien n’empêche, à partir de cette analyse, de penser que l’homme a
été un animal avant qu’il ne s’humanise par cette transformation capitale
dans son histoire. La langue arabe qui dispose de deux termes pour dire
« l’homme » aide Shahrour à décrire et illustrer cette idée. L’homme a été
un « bashar » (mot de la racine (BShR), renvoyant à la peau, au toucher et à
l’apparence physique) avant de devenir « insân » (mot provenant de la
racine (’NS), et désignant la sociabilité, et la pratique de l’Autre). C’est
Adam qui symbolise ce passage puisqu’il est décrit comme le père des
hommes à qui Dieu donna le logos permettant d’apprendre, d’entrer
progressivement dans l’abstraction, et de communiquer avec autrui{42}. Et
Shahrour de conclure que celui qui a le mieux compris ce verset (même s’il
ne l’a pas lu ni cité) n’est autre que Darwin :
Pour moi, dit Shahrour, celui qui a le mieux interprété les versets relatifs à la création de l’homme est
le grand savant Charles Darwin. Mais, ce denier connaissait-il le Coran ? Je réponds qu’il n’est pas
nécessaire de le connaître puisque Darwin cherchait la vérité sur l’origine de l’homme. Le Coran a de
son côté livré la vérité sur l’origine de l’homme. Les deux devraient donc s’accorder, si Darwin dit
vrai. Or, je pense que sa théorie sur l’origine de l’homme est juste dans sa structure globale,
puisqu’elle coïncide avec l’interprétation des versets relatifs à la création{43}.

Le deuxième point est relatif à la nature de ces interprétations qui est


provisoire et relative. La latitude sémantique offerte par le Texte autorise
cette adaptation toujours renouvelée de sa lettre à l’idée défendue par la
nouvelle compréhension des vérités scientifiques, toujours soumises à la
falsification et la révision. De même qu’elle s’est accommodé du
géocentrisme à l’époque médiévale, la même lettre s’adapte par le jeu de
l’interprétation uniquement maîtrisée par les savants enracinés dans la
science, à l’héliocentrisme. Un discours sur l’univers pourrait céder la place
à des théories basées sur le multivers, conformément au principe de la fixité
de la lettre et de la mobilité du contenu abordé plus haut. Cette règle est
rigoureusement suivie par Shahrour qui, d’emblée, adopte la théorie du Big
Bang selon laquelle l’univers s’est formé à la faveur d’une grande
conflagration, et interprète l’autre vie ou l’au-delà comme une deuxième
conflagration qui amènera à la disparition de l’univers et à sa
reconfiguration à partir d’une matière dont la nature serait différente{44}.
Ainsi, si la résurrection nous est inconcevable pour l’instant, elle nous sera
rendue visible du fait qu’elle est décrite comme une réalité-vérité (haqq).
C’est une loi objective que nous ne pouvons pas formuler, de la même
manière que les lois de la gravitation ont toujours existé, mais qu’il a fallu
attendre le XVIIe siècle et le travail de Newton pour en découvrir les
théorèmes.
Le troisième point réside dans le fait qu’une telle compréhension du
Texte aboutit nécessairement à une concentration maximale sur le Réel et à
la multiplication des tentatives visant à mieux l’appréhender, ce qui fait
dérouler deux effets importants, qui sont d’ordre ontologique et
théologique. Ontologiquement, l’humanité profite de sa totale liberté pour
explorer et épuiser le domaine du possible. Mais plus les lois de celui-ci
sont connues, plus il est rendu nécessaire. Ce processus de la réduction
progressive du possible est synonyme du rétrécissement de la sphère de la
liberté dont le terme est le jour du jugement dernier. Ce moment correspond
à l’explicitation totale de ce qui fut invisible, et au règne de l’Absolu. On
aboutit donc à une pensée de l’histoire qui se décline sous l’angle de la
connaissance comme nous venons de le voir, et qui se conçoit aussi à partir
de l’action des hommes. Théologiquement, cela implique que la
connaissance des signes de Dieu n’a rien à voir avec le domaine des rites,
de la morale ou des règles juridiques. Elle produit une spiritualité concrète
et conquérante, constamment en prise directe avec le monde, et non pas
cultivée dans l’isolement, la solitude ou les communautés fermées. Une
telle compréhension du Texte montre que la liberté de l’accès au savoir est
ancrée dans une théologie qui fait de la curiosité scientifique et de
l’attachement au Réel les moyens de déchiffrer les signes de Dieu. Les
musulmans contemporains ne peuvent pas recourir aux savoirs religieux
anciens pour mieux connaître ces signes, et le prophète comme les
compagnons ou les juristes ne peuvent nous être d’une grande aide en la
matière. Ces savoirs religieux sont même un frein à la maîtrise du Réel,
puisqu’ils étaient appropriés aux époques anciennes et qu’ils sont caducs de
nos jours.

Libérer l’action
De la même manière que la pensée religieuse de Shahrour conduit à la
libération de la connaissance, désormais tributaire de l’interprétation des
lois du monde à laquelle s’arrime l’interprétation du livre de la prophétie (le
Coran-nomos), ses réflexions théologiques mènent aussi à la libération de
l’action et permettent de réarticuler le problème des règles juridiques
contenues dans le Texte autour d’une nouvelle conception de l’effort
législatif (ijtihâd). Avant d’aborder cette conception, il faut rappeler que la
partie dite « législative » dans le texte coranique contient plusieurs genres
comme les recommandations morales, l’exhortation, les paraboles, les
indications sur les rites (prière, jeûne, pèlerinage, etc.) ou les articles
purement législatifs (héritage, mariage, divorce, dette, etc.). Ces genres sont
bien entendu mêlés aussi bien les uns aux autres qu’avec la partie relevant
de la prophétie (le Coran-nomos, les lettres mystérieuses). Malgré la
diversité de ces types d’énoncés, ils n’enseignent pas, d’après Shahrour, le
vrai et le faux, mais tournent autour du bien et du mal ; ils ne sont pas
ouverts à l’interprétation mais à l’effort législatif (ijtihâd) puisqu’il s’agit de
versets univoques ; leur finalité est d’apprendre aux hommes d’être libres et
d’assumer la responsabilité de leurs actes, ce qui constitue la logique de la
rétribution et du châtiment dans l’au-delà.
Commençons par les commandements. Shahrour met en évidence
l’existence de l’équivalent des dix commandements dans la tradition judéo-
chrétienne, et lui donne comme marque spécifique l’utilisation d’un type
particulier d’interdiction, à savoir la racine (HRM). La philosophie de la Loi
est fondée chez Shahrour sur la distinction entre deux notions confondues
par les juristes de l’islam, à savoir l’interdit sacré (harâm) et le simple
interdit (nahy). Celui-ci a concerné la période du VIIe siècle et les fondateurs
de l’islam (prophète et ses compagnons) en tant que principaux
destinataires de la parole divine se déployant à ce moment-là de l’histoire.
Les ordres et défenses relatifs à la guerre par exemple ne sont pas des
commandements divins ayant le même statut dont jouissent les interdits
sacrés, mais constituent simplement des informations relatives à la vie des
musulmans au VIIe siècle. Ils doivent donc avoir le même statut que les
informations relatives aux autres peuples et aux prophètes dont regorge le
Coran, ainsi qu’aux informations relatives aux événements futures. Pour
nous contemporains, ces récits peuvent nous offrir des leçons à méditer, des
maximes relatives à la conduite dans tel ou tel domaine, mais elles n’ont
nullement un caractère sacré. Celui-ci se trouve uniquement dans les
passages du Coran où Dieu déclare que certaines choses relèvent de
l’interdit sacré en utilisant nommément les termes « harâm »,
« muharram » ou « hurrima ». Il s’agit d’une notion liant la chose
mentionnée à l’idée de sacré, d’intouchable ou de tabou. C’est le cas de
l’enceinte sacrée de La Mecque (al-Masjid al-harâm), des mois sacrés
pendant lesquels il est interdit de faire la guerre au début de l’islam, ou des
prescriptions contenant ce terme et renvoyant à l’équivalent des dix
commandements dans la tradition judéo-chrétienne. D’après Shahrour, le
fait de déclarer telle ou telle chose harâm est le privilège exclusif de Dieu.
Pourtant, à l’époque médiévale, nous constatons que les juristes n’hésitaient
pas à assimiler ce type particulier d’interdit aux différentes formes
d’interdiction ou de défense, allant jusqu’à décréter que le jeu d’échecs, la
musique ou la consommation de vin sont harâm. Le mot a donc pris chez
eux le sens large d’interdit que peut décréter un spécialiste du droit, un
homme politique ou un théologien. La fidélité de Shahrour aux principes de
la lecture linguistique du Coran l’amène au contraire à ne pas suivre cet
usage amalgamant différentes significations sous prétexte qu’elles sont
synonymes. Aussi pense-t-il que les interdits sacrés s’élèvent à 14 articles
clairement exprimés dans le Texte, même si leur établissement obéit à la
méthode de l’ordonnancement (tartîl) exigé pour la lecture de n’importe
quel thème. Cette distinction assure une méthode claire au niveau de la
qualification des ordres et des défenses (amr/nahy) formulés dans le Texte,
et empêche les hommes de prétendre à la détention d’une prérogative divine
en décrétant arbitrairement que telle chose est harâm alors que Dieu ne l’a
pas ainsi qualifiée. Le dernier harâm dans la liste des quatorze articles est
justement consacré au fait de ne pas attribuer à Dieu un interdit sacré qu’Il
n’a pas déclaré Lui-même comme tel. Dans le même mouvement, Shahrour
pense que « les fatwas se prononçant sur l’interdit sacré sont sans aucune
valeur{45} », qu’elles émanent des autorités religieuses agréées par les
pouvoirs politiques, ou d’individus s’auto-habilitant à dire la norme en
islam ou à parler en son nom, comme on le voit fréquemment sur la toile ou
dans les réseaux sociaux.
La mise en évidence de ce type d’interdit sacré ne signifie pas que sa
nature soit homogène : certains d’entre eux (comme la nourriture) peuvent
être transgressés en cas de nécessité comme le stipule le Texte, d’autres
exigent une peine terrestre (le meurtre), alors qu’une troisième catégorie
comme le fait d’associer à Dieu d’autres divinités relève du jugement dans
l’au-delà. De même, si leur contenu varie selon les lois données à chaque
prophète, ils visent tous à enseigner la sagesse, et c’est pour cela que ce mot
fut mentionné à propos des prophètes qui ont reçu ou appris ces
commandements (Moïse, Jésus, Muhammad). Ce noyau commun est
immuable et c’est la raison pour laquelle il fut appelé voie ou chemin
(sirât). Ce sont les valeurs humaines dont le contenu ne peut changer mais
qui connaissent des adaptations en fonction des législations et des cultes qui
sont censés les renforcer et les enraciner davantage.
La fonction de ces commandements est de produire une morale sociale
dans laquelle se reconnaissent toutes les religions. Mais chaque
communauté monothéiste y adhère en fonction de ses règles particulières.
Par exemple le commandement d’honorer ses parents existe aussi bien dans
la matrice du livre au sein du Coran (VI, 151) que dans le Deutéronome (5,
16). Toutefois, ce dernier texte prévoit une peine pour l’enfant rebelle et
désobéissant envers ses parents (21, 18-21), ce qui n’est pas prévu dans le
texte sacré de l’islam. C’est sur cette base que Shahrour conçoit la notion
d’abrogation qui pose d’épineux problèmes, aussi bien textuels que
théologiques, pour les spécialistes du Coran. Dans la tradition des
fondements du droit, la connaissance de l’abrogé et de l’abrogeant est
indispensable pour établir les règles juridiques (ahkâm) et les extraire du
Texte. Certains versets furent ainsi abrogés par d’autres versets en vertu de
leur postériorité dans le temps ou d’un changement dans la nature du
commandement divin relatif à tel ou tel aspect de la vie. Par exemple, un
court passage du verset IX, 5 portant sur la guerre et ordonnant de tuer les
polythéistes partout où ils se trouvent aurait abrogé plus d’une centaine de
versets rappelant le principe éthique de la réciprocité dans toute relation
avec autrui, et mettant en avant des règles morales universelles pour traiter
les conflits guerriers et les sentiments d’hostilité. Pour Shahrour,
l’abrogation ne s’applique pas aux versets du texte coranique (elle n’est pas
interne) mais concerne les relations entre les Lois des prophètes au sein des
monothéismes. Quelqu’un qui suivra la voie de Muhammad adhérera
comme un adepte du message de Moïse aux commandements sacrés, mais il
considérera que la Loi du judaïsme, en matière des peines et des châtiments,
a été abrogée par la dernière révélation de l’islam. L’abrogation est donc
externe et sert à particulariser des communautés appartenant toutes au
monothéisme, et à les distinguer les unes des autres en fonction des règles
particulières qu’elles appliquent{46}.
Cela nous amène au fondement de la philosophie de la Loi chez Shahrour
qui émane de cette conception de la révélation muhammadienne comme
scellement de la prophétie. Quand il s’agit de penser les peines et les
châtiments réservés à ceux qui désobéissent à ces commandements divins
ou les méprisent, le Texte évoque la notion de « hudûd », de limites qu’il ne
faut pas transgresser. La notion a été comprise par les théologiens
médiévaux à la lumière des règles juridiques (ahkâm), lui conférant ainsi le
sens de peine légale (couper la main du voleur, fouetter celui qui commet
un adultère). Cette focalisation sur les peines pratiquées pendant plusieurs
siècles a fait perdre à la notion de limite toute sa consistance sémantique et
sa signification législative. Elle nourrit aussi de nombreux raccourcis
relatifs à la shari‘a et à l’appel de l’appliquer par les Etats. Shahrour
propose de nouvelles bases pour penser la Loi en islam dont la principale
est la compréhension linguistique et exclusivement coranique du mot
« hudûd » qui ne doit pas plus signifier l’ensemble des peines et châtiments
infligés aux criminels ou aux pécheurs, mais les limites maximales ou
minimales dans lesquelles peuvent être prises de telles décisions. L’acte de
légiférer doit contenir deux niveaux, supérieur et inférieur, qui, selon lui,
incarnent l’esprit des lois en islam. Prenons l’exemple du châtiment infligé
au voleur : la limite inférieure serait le pardon, et la supérieure serait de
couper la main, mais entre ces deux limites extrêmes, il existe de
nombreuses autres solutions qui relèvent des compétences des autorités
politiques et dont les jugements sont admis d’office par la Loi divine, du
fait qu’ils restent dans ces deux limitent extrêmes et qu’ils ne les
transgressent pas.
Ainsi comprises, les limites (hudûd) sont un espace à l’intérieur duquel
se déploie la liberté de légiférer. Cette idée ne peut être saisie qu’à la
lumière d’une autre notion, celle de hanîfiyya qui est la principale
caractéristique de l’islam, entendu dans son sens universel (l’islam-
primordial, essentiel ou archéologique), et non pas l’islam historique ou
positif ayant commencé au VIIe siècle. Nous y reviendrons. L’association
entre l’islam et cette qualité montre qu’il se caractérise par son inclination
constante vers la ligne droite. La norme n’y est pas tracée de manière
rectiligne, mais accepte, pour la définition même de la droiture, l’idée de
fluctuation, de variabilité et d’oscillation entre deux grandes limites qui sont
les bordures de la voie droite (al-sirât al-mustaqîm){47}. Cette dernière
expression est au cœur de la spiritualité musulmane et de la définition
même de la communauté de l’islam comme étant celle du juste milieu. Le
verset présent dans la première sourate du Coran et répété dans plusieurs
rites est une prière demandant d’être guidé vers le chemin droit (I, 6). La loi
de Dieu telle qu’elle est incarnée dans la partie législative du Coran ne peut
plus être confondue avec une série de prescriptions, de commandements ou
de rites. Elle est désormais tributaire, dans sa compréhension, du principe
de la variabilité des lois qui met en valeur la relativité de leurs contenus et
l’importance de leurs contextes d’élaboration.
Les effets de ces quelques principes sont d’une grande importance en ce
qui concerne le contexte historique que traverse l’islam à l’heure actuelle :
le fait qu’il existe une crise du politique, une situation d’anomie, une
pauvreté considérable des institutions judiciaires dans plusieurs pays
musulmans, avec la revendication, pour sortir de cette crise, d’appliquer la
shari‘a, tout cela montre que l’esprit de la législation coranique a besoin
d’être compris autrement. Les revendications d’appliquer la shari‘a au nom
de la souveraineté de Dieu (al-hâkimiyya) ont galvaudé le concept de
« Loi » en le ramenant à quelques mesures d’un autre âge, de même
qu’elles ont supprimé l’idée de liberté au profit de celle d’exécution
mécanique de certaines règles censées contenir une solution miraculeuse.
Or, c’est ce principe de liberté qui est réintroduit par la nouvelle
compréhension des limites ordonnées par Dieu d’un côté, et par
l’articulation de cette notion à celle de hanîfiyya d’un autre côté. Shahrour
montre, en effet, que tout ce qui est produit par les hommes rentre dans ce
cadre de la droiture et de l’inclination. Dévier, changer, se renouveler est
une loi de Dieu et tout changement n’a pas à être condamné
théologiquement, comme on le voit dans les littératures religieuses
mobilisant encore le texte attribué au Prophète et répété dans tous les
prêches, selon lequel toute innovation est un égarement. La voie droite
constitue des points d’ancrage qui interagissent avec des règles toujours
changeantes, et constamment faites et défaites par les hommes, en fonction
des lieux et des époques. Comme en mathématiques, elle n’est que la
coordonnée permettant de dessiner un espace variable entre deux points, et
c’est en occupant cet espace que les hommes montrent leur intelligence de
législateurs qui osent faire des lois, tout en respectant les bornes imposées
par Dieu pour les aider à ne pas errer.
Ce cadre tracé par les versets univoques (la matrice du Livre), ainsi que
par les recommandations morales et les autres ordres et défenses relatifs à la
période du prophète nous conduit à aborder un autre effet non moins
important et qui relève de la philosophie de l’histoire telle qu’elle est
développée par Shahrour. Du point de vue de l’histoire de la révélation, il
existe deux phases historiques, celle qui englobe l’ensemble des révélations
célestes et qui s’est terminée par Muhammad, et celle qui commence juste
après, avec une confiance totale accordée aux hommes dans la conduite de
leurs affaires sociales et politiques. En historicisant ce phénomène des
révélations, Shahrour affirme que l’humanité a reçu de Dieu les principes
lui permettant d’être fermement établie (c’est exactement le sens du mot
« muhkam », univoque) dans certains principes qui orientent en premier
vers la pratique de valeurs communes et universellement partagées par les
hommes.
L’humanité, note Shahrour, n’a besoin aujourd’hui d’aucun message et d’aucune prophétie, et elle est
capable de légiférer pour elle-même sans messages divins. En effet, la situation de l’humanité est, de
loin, meilleure aujourd’hui que lorsqu’elle a vécu à l’âge des messages divins. Elle avait besoin de
messages divins pendant les époques anciennes afin de s’élever du royaume de l’animalité à celui de
l’humanité. Mais nous constatons qu’elle a fait aujourd’hui tant de progrès et atteint un stade très
éloigné de l’animalité, si bien que le niveau moral des rapports des hommes les uns avec les autres
est meilleur que celui d’avant, y compris par rapport à celui de l’âge des révélations de messages
divins. Par conséquent, pleurer l’âge de ces dernières n’a pas de sens puisque le niveau de l’humanité
est aujourd’hui plus élevé sur le plan des connaissances et des lois que celui d’avant. Quant à l’aspect
cognitif, les progrès scientifiques et technologiques en témoignent, alors que dans le domaine des
lois, nous constatons que l’humanité vit une période qui s’est achevée avec la dernière législation
divine donnée à Muhammad et qui se caractérise par sa variabilité{48}.

Le dernier élément qu’il faudrait relever est que cette partie législative est
« susceptible d’évoluer et qu’elle peut être rendue caduque ou modifiée »,
tant que nous restons dans les limites, sans les transgresser en faisant des
lois autorisant le meurtre, le vol ou le mensonge par exemple{49}. Quant aux
détails relatifs aux peines et aux châtiments, Shahrour note que le prophète
est le premier à avoir exercé l’effort législatif selon les conditions
historiques propres à l’Arabie du VIIe siècle, et en tant que législateur pour
son peuple. Vu sous cet angle, l’islam pourrait s’incarner dans l’histoire de
différentes manières, tant que les principes guidant l’action sont préservés :
Tous les actes du prophète, affirme Shahrour, sont la première possibilité d’appliquer l’islam au
VIIe siècle, dans la péninsule arabique{50}.

Cette première possibilité a immédiatement été modifiée après sa mort


par l’un de ses successeurs, Omar, qui éprouvait le besoin de légiférer
autrement, de supprimer certaines mesures et d’en instaurer d’autres parce
que l’idée de bien commun ou d’intérêt général l’a exigé. Il appartient donc
aux hommes du XXIe siècle de se libérer des entraves que leur impose une
mauvaise compréhension de la Loi de Dieu :
Ce qui s’est passé au VIIe siècle dans la péninsule arabique est l’interaction des hommes avec le
Livre, dans cet espace, et à ce moment donné, et cette interaction est la première possibilité de l’islam
(le premier fruit), et non pas la seule ni la dernière{51}.

Vers la fondation d’une nouvelle théologie ?


Bien qu’elle relève de la pensée religieuse, l’entreprise de Shahrour ne
vise ni l’établissement d’un nouveau credo, ni la fondation d’une doctrine
qui serait l’incarnation du vrai islam. Aussi l’intention qui guide son travail
est-elle éloignée de ce but poursuivi par plusieurs théologiens depuis des
siècles, et qui est l’incarnation d’un véritable problème lié à la volonté de
formuler les articles du dogme religieux et de les imposer aux autres
croyants au nom de leur validité par rapport au « vrai islam{52} ». Shahrour
est conscient que le fanatisme, l’esprit partisan et les réflexes
communautaires sont néfastes pour la religion elle-même, et c’est pour cette
raison que son entreprise ne peut être assimilée à la volonté de construire
une certaine orthodoxie. Comment, dans ce cas, expliquer la nature du
système qu’il cherche à instaurer ? Ne serait-il pas une nouvelle
« doctrine », vouée à porter le nom de son auteur, et à être classée plus tard
dans la longue liste des productions hérésiographiques ou des idéologies
religieuses qui seraient réfutées, au nom de l’orthodoxie, par les tenants
d’autres doctrines ou idéologies ? Ces interrogations trouveraient même un
appui dans les réceptions récentes de l’œuvre de Shahrour qui, dans les
milieux islamistes et salafistes ainsi que chez des traditionnalistes
représentatifs d’institutions religieuse comme al-Azhar, la jugent selon les
oppositions classiques entre orthodoxie et hétérodoxie, islam et mécréance,
la réfutation se faisant toujours au nom de la détention d’une certaine vérité
de et sur l’islam. Outre qu’elle témoigne de la crise de la pensée religieuse
contemporaine, une telle réception, y compris celle qui s’inscrit dans l’idée
de renouveau ou de revivification (sahwa), est prise au piège du
dogmatisme et du conservatisme. Plutôt que de discuter les arguments de
l’auteur, elle ramène ce dernier à un schéma manichéen opposant le vrai et
le faux, l’orthodoxie et l’hétérodoxie, la fidélité aux traditions et la trahison
de l’islam{53}. La convocation de ce mécanisme désuet qui est à la source
de toutes les confusions dès lors qu’il s’agit de parler de l’islam est
l’illustration vivante de la crise de cette pensée religieuse contemporaine.
Contrairement aux clercs autoproclamés de l’islam, aux intellectuels
désireux d’en être les papes, aux savants travaillant dans le cadre des
institutions religieuses traditionnelles, ou aux partisans d’une idéologie
instrumentalisant la religion à des fins politiques, Shahrour ne manie pas la
rhétorique de l’orthodoxie ni ne vise à tracer un cercle en dehors duquel il
n’y a point de salut. Son but est d’amener ses lecteurs à s’entendre sur les
principes afin de mieux réfléchir sur plusieurs dossiers épineux. Son
entreprise apparaît donc d’abord comme un projet critique qui touche
l’ensemble des productions textuelles ayant gravité autour du texte
coranique. S’il y a un problème, ce n’est pas dans ce dernier qu’on pourrait
en identifier l’origine, mais bien dans une série de disciplines qui ont
cherché à en éclairer le sens avec plus ou moins de réussite pour leurs
époques et les contextes historiques de leur production. Mais leur
convocation à l’heure actuelle témoigne des limites qu’il faut bousculer et
des impasses dont il faudrait sortir. On le sait bien : cette conscience de
l’existence d’un problème est partagée par de nombreux auteurs qui, depuis
la campagne de Napoléon en Égypte (1798) et du constat accablant du
retard historique pris par l’islam face à la civilisation européenne, ne
cessent de scruter l’horizon du changement, et de travailler sur les blocages
anciens et contemporains. Certains accusent l’Empire ottoman, d’autres
remontent aux Croisades ou aux invasions mongoles et à la chute de
Bagdad (1258). Mais de plus en plus de voix, comme celles de Shahrour,
voudraient que la naissance des sciences religieuses en islam (avec le droit
comme discipline phare, et plus précisément avec un homme, al-Shâfi‘î, qui
lui a donné son caractère systématique) fût à la base de nombreuses
transformations épistémologiques dont il faudrait saisir les mécanismes
retors afin d’envisager les conditions de possibilité d’un renouvellement
actuel. Aux yeux de Shahrour, les esprits du passé, aussi exceptionnels
fussent-ils, ne peuvent pas nous fournir les clés d’une compréhension
moderne du Coran. Pour comprendre ce dernier et poser à nouveaux frais
les nombreuses questions qui concernent notre actualité, on ne peut faire
l’économie d’une table rase de ce qui fut appelé « l’islam historique » par
Abdelmajid Charfi, en opposition à l’islam des origines (le message) ou de
ce que Mohamed Arkoun nomme « la raison islamique » qui est différente
du « fait coranique » même si elle a cherché à en incarner l’esprit et les
enseignements pendant de nombreux siècles{54}. Shahrour dit à ce propos :
Ayant examiné l’islam en tant que dogme dans les écoles traditionnelles du Mu‘tazilisme et
l’Ash‘arisme, et en tant que système juridique hérité des cinq écoles traditionnelles, j’en suis arrivé à
cette conclusion à la fois grave et fatale pour la recherche scientifique sérieuse, à savoir qu’on ne
peut réaliser un saut qualitatif dans le domaine de la connaissance et de la recherche sans passer outre
ces écoles du passé, diverger par rapport à elles, et se libérer de leur cadre scolaire. La scolastique est
une perspective funeste pour la recherche scientifique{55}.

L’objectif de Shahrour peut être ramené en définitive à la volonté


d’instaurer des postulats solidement ancrés, permettant de construire
autrement la pensée religieuse de l’islam. Une fois que les postulats sont
posés, les résultats logiquement déduits pour les différents domaines de la
vie (droit, morale, dogmes, politique, société, science, technologie, etc.)
peuvent faire l’objet d’une appréciation pluraliste et constituer une matière
à débat parmi les spécialistes et auprès de la masse désireuse d’accéder à
ces domaines. Mais la validité des postulats ne sera pas remise en cause du
fait qu’ils reposent sur le seul texte sacré de l’islam. Cela implique donc
une désacralisation de la littérature qui a gravité autour de lui pour des
besoins historico-littéraires (hadith, sîra, littérature des circonstances des
révélations), juridico-pratique (le droit dans ses deux dimensions de cas
d’espèces et de fondements) ou purement religieux (besoin d’un fabuleux
religieux, polémiques avec les autres monothéismes, ayant amené à intégrer
des éléments de provenance juive, chrétienne ou autres dans les
commentaires coraniques). La différence entre l’approche de Shahrour et
celle des théologiens classiques et leurs avatars modernes (ulémas
conservateurs, idéologues islamistes, et salafistes) est qu’elle se contente de
la recherche des axiomes, de ces principes simples et clairs qui forment les
points indispensables dont nous avons besoin pour s’orienter dans la
réflexion sur cette chose nommée « islam ». Et puisque ces axiomes ne
peuvent être déduits qu’à partir du texte coranique, la méthode à suivre doit
nécessairement passer au crible le rapport entre différentes disciplines
religieuses historiquement constituées et le Texte lui-même qui leur est
antérieur{56}.
Le droit (fiqh) et ses fondements (usûl), affirme Shahrour, ont été instaurés par des hommes ayant
vécu pendant les premiers siècles de l’hégire et ne portent, à notre avis, aucun caractère sacré
puisqu’ils représentent le système légal de l’État de cette période à l’ombre duquel ces dispositifs ont
pu voir le jour. Il s’agit donc de savoirs dépassés du point de vue du temps comme du point de vue
des connaissances. Dans ce contexte, nous citons la célèbre phrase d’Einstein selon laquelle « la
folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat meilleur ». La raison pour
laquelle nous avons cherché à outrepasser ces points fixes est le fait d’avoir observé de nombreuses
thèses visant à renouveler la pensée de l’islam sont dénuées de sens et infructueuses. C’est dû au fait
qu’elles répètent une identité passée et imitent le geste des ancêtres, devenant ainsi une série de
discours et de mots grandiloquents mais sans véritable signification, ni des idées intéressantes. La
culture islamique, pour le dire autrement, se reproduit elle-même jusqu’à nos jours y compris dans sa
manière de communiquer à l’époque contemporaine. Or, tout renouvellement ne peut être désigné
comme tel sans outrepasser les fondements{57}.

Aux yeux de Shahrour, la culture contemporaine qui convoque des


références à l’islam est dépourvue de toute dimension humaine et
universelle. Elle s’est rendue coupable de quatre méfaits : 1) se focaliser sur
les rites tout en les chargeant, à tort, de prendre en charge l’expression de
l’identité culturelle ; 2) rajouter d’autres choses non obligatoires comme le
hijâb sous prétexte qu’il s’agit d’un fondement de la religion, alors qu’il n’a
rien à voir avec l’islam ou la foi en Dieu ; 3) occulter la valeur de la liberté,
les droits de l’homme et les questions économiques dans les thèses abordant
le renouveau ; 4) poser l’idée de souveraineté de Dieu (hâkimiyya) contre
tout choix humain libre et responsable{58}. Les savoirs contemporains
produits dans le cadre de ce qui fut baptisé « l’éveil islamique » (al-sahwa
al-islâmiyya) n’ont fait, en réalité, que reprendre les mêmes concepts
anciens en les habillant d’une idéologie issue des rhétoriques
révolutionnaires modernes. Ils ont contribué au maintien de la mentalité
patriarcale et misogyne qui réserve certaines récompenses paradisiaques
aux hommes{59}, maintenu les croyances superstitieuses, tué des innocents
au nom de la religion, et mêlé Dieu à tous les maux causés par les hommes
en les attribuant à Ses décrets (qadâ’ wa qadar). Quant à la culture
religieuse populaire, elle est toujours influencée par le fabuleux comme le
montre la prégnance du thème de l’ascension du prophète au ciel (mi‘râj)
qui a fortement travaillé l’imaginaire religieux musulman, ou les récits sur
le châtiment dans la tombe, avant la résurrection{60}. Bien que cette
littérature ne soit pas présente dans le texte coranique, elle s’est construite
en topoï littéraires dans les textes de hadith, et elle est aujourd’hui en vogue
comme le montre le succès des librairies salafistes qui entretiennent sa
diffusion. De plus, l’attrait de la modernité technique a fait que plusieurs
pays musulmans qui défendent cette culture théologique, voire l’instituent
dans les programmes scolaires et les médias, développent certaines
ambivalences à propos de l’ancien et du moderne, du passé et du présent.
Aussi, la situation des savoirs religieux crée-t-elle des situations
schizophréniques où les individus adhèrent aux produits technologiques de
la modernité, mais en refusent l’esprit ; ils veulent profiter des avantages de
l’occidentalisation sur le plan matériel, mais n’hésitent pas à cultiver des
mentalités obscurantistes ou opposées à la préservation de la dignité
humaine et respectueuse des droits de l’homme.
Le salafiste, dit M. Shahrour, est un imitateur qui, de plus, a négligé l’espace-temps, assassiné
l’histoire et supprimé la raison. Il vit au XXe siècle tout en imitant le VIIe siècle. Or, une telle imitation
est impossible puisque les conditions historiques du VIIe siècles sont différentes de celles du
XXe siècle. Quoiqu’on essaie de comprendre le VIIe siècle, on ne peut le comprendre aussi bien que
les gens qui y ont vécu effectivement, puisque nous ne pouvons y retourner qu’à partir des textes
historiques uniquement. C’est la raison pour laquelle le salafiste est tombé dans un vide intellectuel
qui atteint les limites du simplisme. Il abandonne volontairement le XXe siècle et se montre incapable
de vivre le VIIe siècle comme l’ont véritablement vécu les hommes de cette époque. Il est tombé dans
le piège du corbeau qui, cherchant à imiter la voix du rossignol et se trouvant incapable de le faire, a
voulu revenir à sa nature, mais il l’a, entre-temps, oubliée. Il est resté dans l’indétermination, ni
corbeau, ni rossignol. C’est bien l’état des salafistes. Le salafisme se voile la face en affrontant les
défis du XXe siècle, et cherche à les fuir. C’est une défaite cinglante face à ces défis et une recherche
de soi dans le vide et non dans l’espace du réel{61}.

Mais là où la critique se fait décapante et la plume acerbe, c’est à propos


des effets produits par le juridisme étroit, le légalisme ritualiste ou les
dogmes fanatiques. La distinction prophétie/message qui est le pilier de la
pensée de Shahrour l’amène à contester le dogme de la prédestination
soutenu par certains théologiens musulmans, et à récuser l’idée d’un savoir
réservé à l’élite religieuse qui s’est auto-instituée en héritière de la
prophétie. En effet, en vertu d’un dit attribué au prophète et selon lequel
« les savants sont les héritiers des prophètes », les disciplines religieuses se
sont arrogé le droit d’étouffer de nombreuses disciplines comme la logique,
la métaphysique ou l’adab. Pour Shahrour, les héritiers des prophètes ne
sont pas les savants religieux qui ont confisqué le savoir au nom de la
religion, mais les scientifiques (mathématiciens, chimistes, physiciens,
biologistes, philosophes, etc.) qui sont capable d’interpréter le texte à la
lumière des vérités dont ils disposent. Cette thèse est parfaitement illustrée
dans ce passage où le soufisme est pris pour cible parce qu’il a popularisé
l’idée que la vérité est réservée à une élite initiée par des maîtres, et que les
hommes n’ont pas les compétences cognitives pour s’aventurer dans le
savoir guidés seulement par la raison :
Le fait d’avoir oublié [l’interprétation scientifique du monde] a amené à l’intégration de la
philosophie soufie dans l’interprétation du Coran, transformant ainsi le dogme musulman en pensée
mythico-magique. Nous vivons encore aujourd’hui cette tragédie, puisque nous avons hérité de
postulats dogmatiques dont nous pensons qu’ils sont coraniques, alors qu’ils n’ont rien à voir avec ce
texte, et qu’ils ne sont que pures chimères. C’est pour cela que nous devons revoir les postulats dont
nous pensons qu’ils sont « islamiques » alors qu’ils ne le sont pas. Ces postulats orientent notre
conscience intime et façonnent nos mentalités externes. Or, ce problème ne peut être résolu que si
nous revoyons les cadres théologiques dont nous avons hérité. Et cette étape doit être accomplie
avant de revoir les cadres juridiques et légaux, puisque le fait de résoudre le problème théologique
mène automatiquement à la résolution de la crise juridique. Autrement dit, il nous faut revoir des
questions importantes comme les doctrines de la fixité des âges et des gains ou celle qui examine si
les actions sont prédéterminées depuis l’éternité par Dieu ou non, la liberté humaine (le Décret et le
Destin), la théorie de la connaissance humaine et divine. Nous n’avons aucun espoir de sortir de la
crise de sous-développement sans résoudre préalablement ces questions{62}.

C’est à la lumière de ces réflexions que l’on peut comprendre l’attitude


de Shahrour vis-à-vis du thème de l’ijtihâd qui a été fortement investi par
les réformistes pendant ces dernières décennies au point de réduire toutes
les pistes de réflexion sur le renouveau de la pensée religieuse de l’islam à
des considérations sur la nécessité de réfléchir. À la différence de nombreux
travaux contemporains qui répètent inlassablement que l’ijtihâd est un
fondement de l’islam ou qu’il est une activité parfaitement autorisée par lui,
Shahrour estime qu’il s’agit là d’une thématique désuète et stérile, visant
paradoxalement à s’autoriser de l’usage de la raison, et à légitimer que l’on
ait recours à ses propres facultés mentales pour travailler sur les textes
religieux. Cela ne produit en définitive aucun résultat, puisque les auteurs
en question déploient beaucoup d’efforts pour dire qu’ils ont le droit de
faire des efforts ! En se détournant de cette compréhension stérile de
l’ijtihâd restée prisonnière des fondements de la culture religieuse ancienne
(exégèse, sunna, consensus, analogie), Shahrour soulève un point important
qui est la nécessité de donner à la nouvelle axiomatique coranique la
possibilité de fonder un islam pour notre temps, qui ne soit pas en conflit
avec la vie, le réel et le vrai ni dans ses aspects dogmatiques ni dans ses
dimensions législatives. Cela ne peut avoir lieu qu’une fois désacralisée
cette littérature secondaire qui a fini par occulter le sens du Texte :
[Toutes les productions textuelles des savants musulmans, affirme Shahrour, doivent être considérées
comme] une dynamique historique d’interaction avec le Livre qui fait partie maintenant du
patrimoine arabo-islamique. Le droit musulman dont nous avons hérité reflète les problèmes sociaux,
économiques et politiques à un moment donné de l’histoire, de même que les exégèses traduisent
l’état des connaissances de la période historique de leur production. D’où le fait que nous
considérons qu’elles ne portent pas de caractère sacré. Et lorsque nous constatons qu’il y a beaucoup
de contradictions dans les livres d’exégèse, nous n’essayons nullement d’interpréter les propos de
l’exégète afin de montrer qu’il a toujours raison. C’est cela que nous entendons par le terme de
« sacralité », uniquement réservé au texte du Livre{63}.

En partant du postulat que le message de Muhammad est le dernier, en


affirmant son universalité et son contenu plein de miséricorde (« Nous ne
t’avons envoyé que par miséricorde pour l’univers », XXI, 108), Shahrour
estime que le prophète a clos l’ère des législations prophétiques et ouvert
celle des législations humaines. Notre époque n’a donc plus besoin de
révélation, puisque nous disposons des éléments nécessaires pour légiférer
avec l’assurance que nos efforts n’iront pas à l’encontre des
commandements de Dieu, et que nous sommes légitimement autorisés à le
faire. Les bases de ce cadre sont la théorie des limites étudiée plus haut
(hudûd), le principe de la non-fixité des règles (hanîfiyya), et l’idée que le
prophète est le premier à avoir exercé un effort législatif (ijtihâd ) dans le
contexte de l’Arabie et pour son peuple.

Les principaux effets d’une nouvelle lecture du Coran

La crise actuelle de l’islam, dès lors que ce sont les musulmans eux-
mêmes qui sont interrogés sur la réalité de leur religion, est vite résolue
dans des considérations telles que : ce qui se déroule sous nos yeux : la
violence, le terrorisme, la corruption, l’impuissance politique, le retard
scientifique, etc. tout cela, répond-on, n’est pas le vrai islam. Shahrour
rejette cette manière de poser les problèmes parce qu’elle fait du véritable
islam quelque chose de chimérique, qui n’existe que théoriquement dans les
livres du Moyen Âge, et qui ne peut jamais s’incarner dans l’histoire
contemporaine. Aussi cela montre-t-il que la définition même de l’islam est
entrée en crise, comme en témoignent les tentatives récentes provenant de
musulmans comme de non musulmans pour en discuter l’identité{64}. Pour
obtenir une réponse crédible et donner du sens au message du prophète de
l’islam, il faudrait, estime Shahrour, que cette construction ne soit pas
purement théorique, et que les fondements soient suffisamment solides pour
assurer un nouveau départ. Ainsi, s’il y a bien quelque chose qui s’appelle
« islam », il faudrait en saisir l’essence dans le livre où se déploie sa
définition, c’est-à-dire uniquement le texte coranique. Une telle approche
montre que l’auteur se situe d’emblée non pas sur le terrain de la
dogmatique mais de l’axiomatique. Quels sont donc les axiomes permettant
de comprendre ce que couvre ce nom d’« islam » ou de « musulman » ?

L’islam primordial vs l’islam historique


Le point dont part Shahrour dans sa définition de l’islam, et qui est à la
fois surprenant pour les lecteurs modernes et fidèles à la lettre du texte
coranique, est que l’islam n’appartient pas exclusivement aux musulmans,
ou que ces derniers sont plus anciens qu’ils ne le croient. Certes, l’islam
naît au VIIe siècle et se développe à partir de cette date comme une série
d’expériences spirituelles, politiques, morales, légales, architecturales,
artistiques, littéraires ayant englobé, jusqu’à l’aube de la modernité, de
nombreux peuples allant des confins de la Chine jusqu’en Espagne, avant
de s’universaliser progressivement pour concerner d’autres territoires (Asie
du sud-Est, Europe, Amérique). Toutefois, l’histoire de la naissance de
l’islam est racontée dans le texte coranique comme étant l’une des
premières révélations faites à l’humanité (il remonte au Déluge et à Noé
dans X, 71), alors qu’Abraham s’y nomme « premier musulman » (VI,
163). Tous les prophètes bibliques sont décrits comme « musulmans ».
Comment comprendre le sens de cette appellation ? Il y a en réalité un
double usage qui sert d’un côté à identifier un sens religieux et spirituel (la
soumission à Dieu) caractéristique de toute la chaîne des prophètes et des
messages qu’ils ont apportés, et, d’un autre côté, un autre sens historique lié
au groupe nommément désigné et chargé d’être le porte-parole et le
représentant d’une idée très ancienne (XXII, 78). L’usage coranique du
terme permet donc de distinguer un sens général et un autre particulier, un
contenu fidèle à la signification linguistique et un emploi sous forme de
nom propre. C’est ce qui fonde une autre distinction – génératrice
d’éventuelles oppositions – entre ce que nous appellerons « l’islam
primordial », c’est-à-dire authentique, d’essence, et « l’islam historique »
qui se construit à partir du VIIe siècle et continue de se métamorphoser en
fonction des contextes et des époques{65}. Nous verrons plus loin le contenu
des deux notions et les relations qu’elles entretiennent l’une avec l’autre.
Mais il faudrait noter d’emblée que ce procédé n’est ni fortuit (il est lié à
des considérations sur la nature humaine primordiale, fitra, et associé à des
remarques sur la religion essentielle) ni simplement rhétorique (il ne s’agit
pas d’un usage selon le sens littéral et le sens figuré). Le même procédé
concerne aussi le mot « mu’minûn » qui désigne « les Croyants », et qui
décrit pêle-mêle les individus et des groupes qui ont la foi en Dieu d’un
côté, et le groupe qui adopte le message de Muhammad, et le suit dans la
fondation de l’islam, d’un autre côté. Par conséquent, l’expression « Ô vous
qui croyez » peut renvoyer de manière restreinte au destinataire de l’énoncé
contenu dans tel ou tel passage et qui est le groupe des fondateurs de
l’islam, comme elle peut concerner, dans d’autres contextes, une catégorie
générale s’identifiant avec ceux qui ont la foi, indépendamment de la
période historique à laquelle ils appartiennent. Comment comprendre donc
ce double usage et de quelle manière peut-on problématiser le lien entre
l’islam primordial et l’islam historique ?
Visiblement, au moment de la révélation, cette manière de construire le
sens visait à assimiler, dans un mouvement unique, l’ancien et le
contemporain, le mythique et l’historique, ce qui provient des tréfonds de la
mémoire religieuse et ce qui se déroule sous les yeux des acteurs en train de
fonder quelque chose de nouveau au VIIe siècle. C’est ce qu’on décèle à
travers l’usage particulier du Texte qui intègre les musulmans auxquels il
s’adresse dans la signification primordiale du terme, décrivant ainsi une
réalité très ancienne remontant à Abraham (XXII, 78). Mais que signifie
linguistiquement le terme « islâm » ? La racine dont il provient (SLM)
contient deux faisceaux de sens qui peuvent connaître certains
recouvrements et enchevêtrements. Le premier est le fait d’être intact,
indemne, sain et sauf, de n’éprouver aucun dommage, d’échapper aux
défauts et à la maladie, et d’être en sécurité. Quant à la seconde
constellation sémantique, elle tourne autour de l’idée de se soumettre
(comme par exemple dans le verbe « istaslama », se rendre, capituler après
une épreuve de force ou sallama, se remettre, se livrer à quelqu’un). La
racine a produit des notions importantes faisant partie du vocabulaire de la
théologie ou de la politique, comme silm ou salâm (la paix), salâma
(perfection des sens, intégrité du corps, vie sauve après un danger encouru
ou un voyage enduré), al-salâm (attribut de Dieu qui incarne l’idée de
perfection et d’exemption de tout défaut), le même mot est devenu une
formule de salutation (dont l’usage figure dans le texte coranique). Le mot
« islâm » qu’on traduit souvent par « soumission » recouvre une
signification centrale sur le plan théologique puisqu’elle renvoie à la
soumission à la volonté de Dieu et à Ses commandements, idée qui est au
cœur de tous les monothéismes. Toutefois, l’insistance des théologiens
musulmans contemporains (notamment d’obédience islamiste) sur
l’application quasi mécanique des prescriptions divines (ahkâm) a conféré
une connotation péjorative à cette notion, l’assimilant ainsi à la soumission
aveugle aux règles, et à l’exécution inconditionnelle des ordres. Quant à
ceux qui ne cherchent pas plus loin que les élucubrations de ces
théologiens, l’idée de soumission est devenue le raccourci le plus commode
pour stigmatiser l’islam et expliquer la situation désastreuse de certaines
sociétés du monde musulman, rongées par l’asservissement de la spiritualité
aux dogmes fixes, l’attachement excessif aux règles, et l’affichage des
marques d’une identité « islamique » qui s’enchaîne volontairement aux
liens qu’elle s’impose à elles-mêmes. Aussi, en est-on arrivé à cette thèse
opposant l’islam et l’Occident, une culture de la soumission aux valeurs de
la liberté, la servitude volontaire au choix conscient et rationnel.
Conditionnée par le contexte récent, cette lecture doit être rectifiée à la
lumière de l’étude approfondie des courants spirituels nés en islam, des
métaphysiques qui s’y sont développées, et qui n’adhèrent pas toutes à la
description de la relation entre l’homme et Dieu en termes de soumission ou
de servitude. Le texte coranique lui-même montre, dans de nombreux
passages, que le mot renvoie au fait de s’abandonner en toute confiance à
Dieu{66}. Sans le rajout de la deuxième dimension présente dans la racine
(la quête de la quiétude, de la sécurité), nous serons dans la pure résignation
et la soumission aveugle (ce qui est loin d’être le cas ici). Et sans l’idée
d’abandon relevant du sentiment de la foi, tout en étant rationnel et
volontaire (vouloir être sain et sauf, gagner le salut), nous n’aurons qu’une
forme de servitude qui est le produit de la contrainte. Ce n’est pas non plus
le sens visé par le Texte. La soumission doit donc être pensée, d’un côté,
comme quelque chose de conscient et, de l’autre, comme orientée vers un
surcroît d’autonomie et de liberté, puisque le champ de l’obéissance est
limité à Dieu. Même l’obéissance au prophète, comme l’explique Shahrour
dans le présent livre, est tributaire de l’étude de la nature des énoncés qu’il
a formulés. De plus, le terme est inséré dans un réseau de sens qui renvoie à
la religion fondamentale ou essentielle (al-dîn al-qayyim) ainsi qu’au mot
« hanîf » désignant le fait d’incliner vers quelque chose, en l’occurrence
vers le Dieu unique. En opérant un retour vers cette idée d’inclination au
culte du Dieu unique, l’islam renoue avec une attitude très ancienne (qui
décrit le mouvement spirituel ayant animé Noé), et fonde quelque chose de
nouveau et de différent par rapport aux autres religions monothéistes, qui va
justement prendre le nom d’« islâm ».
Si le mot « hanîf » peut désigner le « monothéisme pur » comme on le
voit dans plusieurs traductions, il marque linguistiquement la tendance à se
diriger vers Dieu, loin des idoles, des faux dieux ou des intermédiaires. Il
renvoyait aussi à un groupe d’Arabes qui, avant l’arrivée de l’islam, étaient
restés fidèles à la religion d’Abraham, à travers des rites comme le
pèlerinage, sans toutefois embrasser le christianisme ou le judaïsme. Quant
au mot « dîn » désignant la religion en langue arabe, il est issu d’une racine
(DYN) qui renvoie à deux acceptions majeures, celle de dette et celle
d’obéissance. Shahrour en situe la compréhension dans le cadre théologique
déterminant la relation entre Dieu et l’Homme. Lorsqu’Il décida de le créer
en tant que Son représentant sur terre (khalîfa, voir le II, 30), aussi bien
dans la dimension seigneuriale (en tant que maître de la nature, avec le
pouvoir d’agir sur le monde) que divine (capacité de légiférer), Dieu lui
insuffla de Son Esprit (XV, 29), c’est-à-dire cette partie une exempte de
toute imperfection qui contraste avec l’élément matériel dont il est fait (XV,
28-29). Le mot dîn est installé au cœur de ce récit parce que l’homme est
débiteur à l’égard de Dieu de cette transformation majeure qui l’a éloigné
du monde des animaux en le dotant du logos divin et en faisant ce qu’il est
devenu{67}. L’abandon en toute confiance à Dieu (islâm) est la
reconnaissance de Sa divinité mais elle est aussi, en même temps, une
reconnaissance de la part de divinité que l’homme a reçue de Lui grâce à ce
geste originel de création.
Enfin, un troisième terme, celui de fitra (nature originelle d’une chose)
complète ce faisceau de sens propre à la définition de l’islam primordial,
comme on le voit dans le verset capital de la sourate Les Byzantins :
Dirige donc ta face vers la religion avec inclination (hanîf). C’est la nature innée instituée par Dieu
quand Il a originellement créé les hommes. La création de Dieu ne peut souffrir aucune altération.
C’est la religion immuable (al-dîn al-qayyim), mais la plupart des hommes ne le savent pas (XXX,
30).

Le thème d’une religion naturelle, c’est-à-dire conforme à la nature de


l’homme et déductible par sa seule raison{68}, est donc présent dans le texte
coranique lui-même, et il sera relayé par les travaux d’éminents
philosophes, notamment dans les écrits qu’ils consacrent au rapport entre
les lumières naturelles de la raison et les révélations prophétiques{69}. Ce
qui intéresse Shahrour dans la description ainsi consignée de l’islam au sein
du Coran est qu’elle incite à tenir compte du dénominateur commun aux
révélations célestes, et à se contenter de l’essentiel au niveau de la
formulation de la profession de foi. Extrêmement sensible, ce point engage
une discussion sur « le vrai islam », ainsi que sur la question de
l’orthodoxie ou de l’orthopraxie à laquelle il est assimilé, et qu’on trouve
sous forme de professions de foi dues à de nombreux théologiens depuis
l’époque médiévale. Aussi pour être essentielle, la religion doit-elle être
simple, claire, et contenir le minimum de dogmes. Plutôt que de suivre cette
voie présente dans le texte coranique, les théologiens musulmans anciens et
contemporains ont plutôt subtilisé sur les articles de la foi, au point d’en
obscurcir les principes par des aspects inutiles, des querelles doctrinales et
des luttes partisanes. D’où l’intérêt de s’entendre sur le contenu de cette
religion, telle que le Coran la présente. C’est ce travail que mène Shahrour
en montrant que la religion synonyme d’« islam » repose sur trois piliers :
croire en Dieu, au jour du jugement dernier et accomplir les bonnes actions.
C’est ce contenu simple qui rassemble les différentes communautés
adhérant à l’islam, de Noé jusqu’à Muhammad et qui définit son essence en
tant que religion conforme à la nature innée de l’homme.
Du moment que ces trois éléments sont réunis chez l’individu, et quelle
que soit la communauté à laquelle il adhère en matière de culte ou
d’appartenance nationale, il est qualifié de « musulman » dans le sens
primordial du terme. L’argument de poids qui étaye cette analyse n’est autre
que le mot « mu’minûn » qui renvoie à ceux qui ont la foi ou croient en
Dieu, mais qui, parallèlement a été utilisé comme nom propre désignant les
adeptes du message de Muhammad, par opposition aux adeptes du message
de Moïse (yahûd) ou de Jésus (nasârâ). Pour distinguer le groupe des
fondateurs de l’islam auquel se destinaient bien des versets réglementant la
vie sociale et politique, le Coran utilisait le pluriel de « mu’min » (croyant)
qui peut aussi s’appliquer à d’autres communautés comme les Juifs, les
Chrétiens, les Sabéens ou toute personne qui a la foi en Dieu. C’est pour
cette raison aussi que le deuxième calife, Omar, a pris le surnom de « prince
des Croyants » (amîr al-mu’minîn), ce qui montre que le mot était perçu
comme un nom propre renvoyant aux destinataires de la parole divine{70}.
En situant « l’islamité » sur ce terrain primordial de la foi et des bonnes
œuvres, Shahrour montre que c’est l’absence de l’un de ces piliers qui fait
sortir les individus de la sphère de cet islam essentiel. Un adepte de l’islam,
quelle que soit sa communauté religieuse, doit croire en Dieu et au jour du
jugement dernier et faire preuve d’un bel agir, conformément aux
commandements universels présents dans la matrice du Livre (ne pas tuer,
ne pas tricher, ne pas s’approprier les biens d’autrui, ne pas commettre
d’injustices, etc.). Pour être musulman dans le sens historique du terme
(groupe que le Coran désignait par le terme « Croyants »), il faudrait, en
plus, suivre le prophète dans la particularisation de ces commandements (au
niveau des sanctions et des peines dont la formulation dépend des autorités
politiques), pratiquer les rites définissant une manière de se montrer
reconnaissant à l’égard de Dieu selon les traditions que le prophète a
instaurées, et s’inspirer de sa conduite morale ou de son idéal en tant que
législateur pour son peuple. Bien entendu, l’islam historique doit rester
fidèle à l’islam primordial puisqu’il en fait partie avec les autres
communautés remontant jusqu’à Noé, et qu’il partage avec elles ce credo
fondé sur la foi en Dieu et la pratique des bonnes œuvres. Mais en tant que
religion positive, l’islam historique pourrait occulter cette religion
essentielle en la noyant dans l’horrible superstition. En effet, bien des
personnes se définissant comme musulmanes sont éloignées de l’agir
conforme à la vertu, et ne tiennent pas compte de la dimension axiologique
parce qu’elles conçoivent le salut à partir des produits de l’islam historique
(le ritualisme et l’attachement aux signes extérieurs de la dévotion). De
même, la dimension axiologique qui est au cœur de l’expression « bonnes
œuvres » (al-‘amal al-sâlih) ou celle du « bien agir » (man ‘amila sâlihan)
peut parfois céder la place à des gestes de charité ou être confondue avec
les actions expiatoires visant à effacer les péchés, perdant ainsi toute sa
consistance éthique. À travers l’étude de son contenu et en la mettant en
lien avec la partie message du texte coranique, Shahrour fait endosser à
cette expression le rôle que joue l’éthique dans notre vie. D’où
l’importance, à ses yeux, des valeurs humaines universelles en tant que
contenu déduit des interdits sacrés (muharramât), des autres ordres et
défenses, ainsi que des récits, paraboles et recommandations morales
présents dans le texte. Ainsi, si l’islam doit reconquérir le sens qu’il a porté
originellement, cela ne peut se faire que par le maintien de ces vérités
simples, éloignées de toute spéculation sur le dogme et des complications
sur la formulation des principes de la religion, comme on peut le constater
chez de nombreux théologiens médiévaux ou modernes dont le souci est
d’amener les gens à adhérer aux articles de la foi de la même manière
qu’eux, et selon les arguments qu’ils trouvent probants.
Loin de Shahrour est bien entendu l’idée de proposer à un juif ou un
chrétien à se penser ou se présenter comme un musulman, mais il veut à
travers ce retour au sens originel de l’islam ramener ce dernier aux
intuitions initiales qui ont stimulé le développement de ses premières
expériences humaines, et qui lui ont permis de produire du sens dans
l’histoire. Si l’islam historique en a gardé quelques-unes comme par
exemple l’idée d’intégrer plusieurs communautés religieuses (les gens du
Livre) dans le même ensemble territorial, social, politique et culturel que
celui des musulmans, les progrès réalisés aujourd’hui dans les domaines des
droits et des valeurs exigent de penser à nouveaux frais le rapport de l’islam
à la culture universelle d’aujourd’hui, plutôt que de lui résister au nom d’un
certain particularisme moral ou d’un exclusivisme religieux. De même, la
remise en cause de l’islam historique ne vise pas à lui faire endosser la
responsabilité des échecs contemporains, mais à rappeler qu’il n’a pas à être
sacralisé, et qu’il n’est que l’une des possibilités de la compréhension de
l’islam primordial{71}.
L’argument de poids par lequel Shahrour étaye sa thèse est tiré de sa
méthode linguistique qui cherche, d’un côté, à relever les nuances entre les
termes « islâm » et « imân » (foi, croyance), et qui s’appuie, de l’autre, sur
la saisie de l’identité de la chose par la définition de son contraire. Or, le
contraire d’« islâm » dans le texte coranique n’est ni le polythéisme (shirk)
ni l’impiété (kufr) comme on le répète souvent, mais le terme « ijrâm » qui
désigne la scélératesse ou le crime. Ce terme provient d’une racine
renvoyant à l’idée de rupture, de scission entre deux choses, et Shahrour
comprend cet emploi comme une rupture des liens avec les piliers de
l’islam, c’est-à-dire avec la foi et les bonnes œuvres. La question dépasse
donc la croyance ou l’incroyance pour concerner aussi le domaine des
valeurs humaines et de l’éthique universellement partagée. Inversement,
Shahrour donne au mot « shirk », polythéisme – habituellement considéré
dans la doxa de l’islam historique comme l’ennemi à abattre – de nouvelles
dimensions conformes à ses analyses sémantiques. Ainsi, le fait de légiférer
à la place de Dieu en multipliant le nombre d’interdits sacrés et en faisant
de la musique, de la danse ou de la photographie un « harâm » est une
prétention à prendre la place de Dieu en tant qu’unique possesseur du droit
à énoncer ce type d’interdit. Associer à Dieu d’autres divinités provient en
l’occurrence du zèle cherchant à prendre Sa place ou à prolonger Sa parole
en pensant que cela serait conforme à Sa volonté. De même, dans la mesure
où les contenus législatifs et moraux sont régis par la loi de la variation et
du changement qui s’opèrent dans la continuité et la stabilité (hanîfiyya), le
fait de faire le choix de l’immobilisme, et de vouloir amener tous les
hommes à une vision unidimensionnelle de la société, de la politique ou de
la morale contrevient également à un principe voulu par Dieu, qui est la
diversité des communautés comme on le lit dans ce passage :
Si Dieu avait voulu, il n’aurait établi qu’une seule communauté professant la même religion, mais Il
embrasse les uns dans Sa miséricorde, tandis que les injustes n’ont ni protecteur ni défenseur (XLII,
8).

Parallèlement, le fait de ne pas respecter cette parole constitue aux yeux


de Shahrour une forme de polythéisme incarnée dans la volonté de légiférer
selon une modalité récusée par Dieu, comme le montre clairement le
passage suivant :
Si Dieu voulait, tous les hommes de la terre croiraient. Veux-tu, Muhammad, contraindre les hommes
à devenir croyants ? Comment une âme pourrait-elle croire sans la permission de Dieu ? Il couvrira
d’opprobre ceux qui ne comprennent pas (X, 99).

L’islam historique peut donc constituer une négation de l’islam


primordial, et la religion positive, produit des élaborations historiques,
étouffer la religion naturelle à laquelle appelle originellement le Texte.
Grâce aux effets produits par l’analyse de l’opposition entre l’islam
primordial et l’islam historique, le terrain se trouve balisé pour envisager un
islam pour notre temps qui ne soit fidèle qu’aux principes dont il se réclame
et qu’il met en avant comme unique contenu valide.

Islam et politique
Comme nous l’avons remarqué plus haut, Shahrour est farouchement
opposé à la pensée de la souveraineté de Dieu (hâkimiyya) au nom de
laquelle on a cherché à contester les pouvoirs en place et à installer l’idée
du gouvernement de la Loi de Dieu au cœur de la pensée politique de
l’islam. Le corollaire de cette thèse théorisée au sein de l’islamisme dès la
première moitié du XXe siècle est bien entendu l’incompatibilité entre
l’islam et la sécularisation, celle-ci étant associée, pour ses détracteurs, à la
mort de la religion et à l’extinction des valeurs morales. Ce malentendu
entretenu à propos du concept même de sécularisation a empêché de voir
que les expériences politiques de l’islam sont porteuses de nombreuses
formes de sécularités et que les rationalités qui ont guidé le droit, l’art
d’administrer, la recherche scientifique ou l’art militaire étaient réceptives à
la mise à distance du religieux, et à la neutralisation des effets de la
théologie sur ces domaines. Plus précisément, si nous définissons la
sécularisation à partir des éléments fondamentaux qui la constituent et les
critères sans lesquels elle ne peut exister, nous pouvons la réduire à l’idée
de désintrication entre les différentes sphères de la vie, et l’assignation aux
choses de statuts autonomes et clairement distincts. La pensée anti-séculière
œuvre, elle, contre ce procédé et voit dans la neutralisation des effets du
théologique sur le politique ou le juridique une insulte faite à la religion.
Légiférer dans le cadre d’un conseil ou d’un parlement deviendrait une
offense à Dieu, et le fait de décrire des autorités humaines comme étant
souveraines conduirait à une amputation de la souveraineté de Dieu. Le fait
de mêler la religion à tout, point qui définit la superstition comme l’ont si
bien montrer les auteurs des Lumières, devient ainsi la norme à suivre pour
aborder tous les sujets. C’est cette tendance-là que nous observons dans la
littérature qui cherche à définir quelque chose d’« islamique » en accolant
cet attribut aux différents domaines de la vie (économie, finance,
gouvernement, vêtement, etc.), présupposant ainsi qu’il existe, pour tous les
aspects de la vie, un modèle disponible, une recette parfaite qui répondrait
aux attentes de la religion, et obéirait à ses normes et commandements.
L’une des conséquences directes du travail mené contre cette tendance est
la redéfinition du concept de « Loi de Dieu » : elle ne consiste pas dans les
prescriptions, les commandements, les ordres et défenses visant à organiser
la vie sociale et politique, mais dans la diversité des législations
s’établissant en fonction des contextes et des données contingentes propres
aux peuples et aux nations. Les parlements du monde entier œuvrent dans
ce sens, en cherchant à incarner, dans des contextes particuliers, cet
ensemble de principes et de valeurs partagés par tous les hommes. Cela
donne à la question de la diversité un fondement théologique, puisque c’est
Dieu qui a voulu que les voies menant à Lui soient plurielles et que chaque
communauté ou nation ait une voie qui lui soit propre :
Dieu eût pu faire des hommes une seule communauté, s’il l’avait voulu. Ils ne cesseront d’être en
divergence, à part ceux que Dieu a compris dans Sa miséricorde. C’est pour être si différents qu’Il les
a créés (XI, 118-119).

Quant à la notion de « sharî‘a », elle est ramenée à son sens originel de


voie, et non de code de loi que les juristes vont lui donner ultérieurement,
tout en conférant à leurs travaux l’onction de la sacralité. Ce passage
confirme cette analyse :
Nous avons assigné à chacun de vous une voie et une direction. Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de
vous tous un seul peuple, mais Il a voulu éprouver votre fidélité à observer ce qu’Il vous a donné (V,
48).

Bien qu’elle soit l’émanation d’une lecture libre du texte coranique, la


pensée de Shahrour est donc fondamentalement séculière dans le sens où
elle adhère, dans sa démarche comme dans sa méthode, à la nécessité de
distinguer entre les choses, les concepts, les notions, les domaines. Aussi
peut-on déceler cette pensée séculière dans la distinction entre la nature les
énoncés univoques et équivoques, la prophétie et le message, l’allégeance à
l’islam et l’adhésion à la citoyenneté. Le texte sacré de l’islam est donc le
terrain privilégié de l’application d’une telle démarche, et c’est ce qui
permet de ne pas tomber dans les amalgames et les confusions auxquels on
se trouve conduit en mêlant la religion à tout. Aussi sommes-nous
convaincus que ceux qui peuvent jouer un rôle efficace en matière de
sécularisation sont, en définitive, les individus qui pensent la religion de
l’intérieur des textes (notamment sacrés), et rarement les faiseurs de
discours ou les critiques qui procèdent des principes abstraits de la laïcité, la
modernité ou la science, tout en restant à l’extérieur de ces textes, et en
refusant d’accéder à leurs rationalités au nom d’a priori venant d’un
scientisme rigide ou d’une vision méprisante à l’égard de la religion.
Concentrons-nous maintenant sur un autre aspect qui est directement
impliqué par la pensée séculière que nous abordons dans ce point.
Comment Shahrour résout-il l’éventuel conflit entre la Loi de Dieu
(sharî‘a) et les législations humaines ? Et qu’en est-il de l’image du
prophète en tant que fondateur d’État et inspirateur d’un modèle politique ?
Contrairement à Ali Abderraziq qui a inauguré au début du XXe siècle le
discours sur la sécularisation du politique en islam en partant de l’idée que
le prophète ne fut pas roi, et que sa fonction en tant que chef fut accessoire
et contingente par rapport à sa mission religieuse{72}, Shahrour reconnaît
pleinement le rôle de législateur que Muhammad a assumé à partir de son
statut de messager. De fait, il est pour lui le premier chef politique arabe
ayant construit un gouvernement civil en s’inspirant des enseignements
moraux du Coran, et en adaptant le contenu du message (la matrice du
Livre) aux besoins de sa société. Loin de dénigrer son rôle de législateur,
Shahrour estime au contraire que l’œuvre du prophète a permis à l’humanité
de progresser aussi bien sur le plan de la reconnaissance du principe du
pluralisme religieux et de la liberté de religion, qu’au niveau de l’adoption
de l’idée selon laquelle la dignité humaine ne se mesure pas à
l’appartenance à une classe ou à une ethnie, mais plutôt tributaire du mérite
de l’individu et de sa vertu. Cette reconnaissance du rôle politique du
prophète n’implique pas toutefois que ses efforts en la matière devraient
constituer un corps de règles définitivement arrêtées, et dont l’application
serait obligatoire pour les chefs des Etats peuplés par des musulmans. Ce
point est fondé sur la distinction examinée plus haut entre les interdits
stricts désignés par le terme de « harâm » et les autres ordres et défenses
(amr wa nahy) que le Texte formule à l’adresse du prophète et de ses
compagnons afin de guider leurs pas, et soutenir leurs efforts dans la
défense de la religion qu’ils étaient en train de fonder. Ce contenu doit donc
être soumis au principe de la variabilité dans la droiture (hanîfiyya) instauré
par le Texte lui-même et qui est au cœur de la définition théologique de
l’islam. Par exemple, si les premiers musulmans ont incarné l’idée de
délibération, de concertation et de choix libre et responsable à travers la
notion de « shûra » ordonnée par le texte coranique, cela ne signifie pas que
ce qui fut conçu ou pratiqué à l’époque doit former un système contraignant
pour les musulmans de toutes les époques, ou, encore plus grave, qu’il doit
se substituer à l’idée moderne de démocratie. Cette démarche qui veut
s’enchaîner à l’horizon mental des premiers musulmans sous prétexte qu’il
incarne la Loi de Dieu a fini par paralyser toutes les tentatives de
renouvellement et de progrès, et à se cantonner dans la construction de
discours qui inhibent l’action plutôt qu’ils ne la libèrent.
Par ailleurs, les récits relatifs aux fondateurs de l’islam et dont le Coran
rend compte à plusieurs reprises doivent être analysés à la lumière du
canevas ébauché plus haut et de l’opposition entre message et prophétie.
Une première remarque permet de déterminer le statut de ces passages qui
ne font pas partie du message, et qui ne contiennent donc pas de caractère
prescriptif et obligatoire pour tous les musulmans à travers les différentes
époques. Une deuxième remarque est relative à la nature des événements
qu’ils racontent et qui étaient vécus par les fondateurs de l’islam en tant que
temporalité inchoative commentant la vie des musulmans, leurs rapports
avec certains ennemis, et décrivant parfois les batailles qu’ils ont menées ou
les situations de conflit qu’ils ont traversées. C’est le cas par exemple de la
sourate IX qui a inspiré la plupart des considérations sur la guerre et la paix
en islam, et qui constitue un commentaire d’événements survenus dans un
contexte particulier et à un moment donné de l’histoire. Shahrour estime
que ces événements qui constituaient le présent des musulmans se faisant
progressivement sont à mettre sur un pied d’égalité avec les récits des
peuples du passé, très nombreux dans le texte coranique. Les récits des
événements présents pour les musulmans de l’époque deviennent, une fois
consignés dans le texte coranique, des récits semblables à ceux que Dieu
leur raconte à propos d’autres cités et d’autres peuples (les fils d’Israël, les
Egyptiens, les Babyloniens, Dhû al-Qarnayn{73}, etc.). Or, la finalité de
cette partie qui relève du statut de Muhammad en tant que législateur pour
son peuple est uniquement de tirer des leçons et de formuler des maximes
de conduite, non de constituer des prescriptions (ahkâm) dont la validité
transcenderait les espaces, les temps et les contextes. Du coup, les anciens
juristes ont trahi l’esprit du Texte en cherchant la canonisation de ces
événements d’un point de vue légal, et en composant des ouvrages sur le
jihad qu’ils ont transformés en codes législatifs :
Les événements qui ont eu lieu à l’époque du prophète n’étaient pas des récits du passé (qasas) pour
les gens de ces temps-là, mais leur vécu réel. Ils furent ensuite archivés après leur advenue, entrant
ainsi dans les plans divins nécessaires et déterminés. Ils sont devenus ensuite une partie du Coran
mais dans la mesure où ils émanent d’un contexte spatial et temporel déterminé, leur statut incite à
tirer des leçons non à formuler des lois. […] Ce sont donc des informations dont le but est de
conseiller et de donner des leçons, et qui n’ont rien à voir, de près ou de loin, avec le message (les
commandements divins) ni avec le licite et l’illicite. Cela s’applique surtout à la sourate IX intitulée
« Le repentir »{74}.

La redéfinition de l’islam comme du polythéisme en fonction des critères


étudiés plus haut amène Shahrour à se prononcer sur la question du
despotisme qui revêt plusieurs formes dans la culture arabe contemporaine,
et à montrer de quelle manière la pensée religieuse disponible actuellement
en islam peut en soutenir les ressorts. Pour en sortir, il faut miser sur la
culture de la citoyenneté qui accepte plusieurs sphères d’allégeance (à la
famille, à la patrie, à la religion et à l’humanité). L’allégeance à l’islam ne
peut entrer en conflit avec la citoyenneté parce qu’elle repose d’abord sur
l’adhésion aux valeurs humaines universelles. C’est ce chaînon qui manque
aujourd’hui aux musulmans qui ont limité la définition de la religion dans
les cinq piliers incarnant les cultes (profession de foi, prière, jeûne, aumône
et pèlerinage). Cette définition des piliers de l’islam est purement cultuelle
et elle est l’œuvre des juristes qui ont eu besoin de déterminer la nature
positive de l’islam en le dotant de traits distinctifs par rapport aux autres
communautés religieuses. Du reste, ce geste est présent aussi dans le
christianisme par exemple, chose qui a amené les philosophes et les
théologiens de l’époque moderne à penser la sécularisation à partir de la
distinction entre la religion naturelle, authentique ou d’essence, et la
religion positive ou historique{75}. Shahrour poursuit le même effort à
propos de l’islam, et la définition reposant sur l’islam primordial supprime
ce conflit entre l’islam et la sphère de l’agir éthico-politique en situant
l’ensemble à un niveau universel. Et puisque l’islam lui-même est redéfini à
partir de son essence, il est possible de sortir de la logique positiviste
instaurée par les juristes de l’âge classique et réactivée par certains penseurs
contemporains en admettant la fin de l’ère des rapports de force entre les
communautés religieuses. Si ces dernières devaient rivaliser les unes avec
les autres, c’est d’un côté par l’accroissement des connaissances et la
découverte des lois de l’univers, de la vie, etc. (l’exploration du domaine
des connaissances) et, d’un autre côté, par de meilleures législations qui
profiteront aux hommes dans leur ensemble, et étonneront par leur audace
et leur caractère visionnaire.
L’islam et l’homme
De la même manière que la genèse de l’homme est interprétée par
Shahrour à la lumière de la théorie de l’évolution donnant ainsi une assise
théologique au geste par lequel Dieu lui conféra quelque chose de Son
esprit, la pensée de l’humanisation suit, selon lui, une pente ascendante
débouchant nécessairement sur une meilleure maîtrise des lois de la nature,
et sur un perfectionnement des cadres sociaux et politiques dans lesquels il
vit.
L’histoire humaine, affirme Shahrour, va de l’avant et s’oriente vers le progrès, le pluralisme, la
disparition du sous-développement et la fin des sociétés unidimensionnelles{76}.

Cette pensée téléologique marquée par l’optimisme philosophique n’a


rien de séraphique ni ne procède d’une vision naïve de l’anthropologie
humaine. Elle est au contraire ancrée dans une philosophie de l’histoire que
Shahrour a développée dans ses dernières publications consacrées à la
lecture des récits des prophètes en tant que jalons des évolutions décisives
que l’humanité a connues aussi bien au niveau du cumul des savoirs
(prophéties) qu’en termes d’amélioration des législations (messages).
Synonyme de la victoire du bien sur le mal, de la défaite de la pensée
totalitaire et du règne du pluralisme voulu par Dieu, l’humanisation est un
processus continu dont le terme est la fin de l’Histoire assimilée au jour du
jugement dernier et la reddition des comptes. Si Shahrour est convaincu de
la validité de ce cours progressif de l’Histoire, c’est parce que la dernière
révélation céleste affirme qu’en tant que lieutenant de Dieu sur terre,
l’homme a reçu de Sa part un pouvoir sur la nature, c’est-à-dire une part de
la seigneurie absolue qui revient à Dieu. C’est en ce sens que le genre
humain dans son ensemble, et non pas le calife abbasside de telle ou telle
période, ni le président de tel ou tel pays, Le représente. Cette idée est
illustrée par la notion de « taskhîr » (mise à disposition de l’homme de
toute la création) qui constitue l’un des topoï qui parcourent le texte
coranique. En analysant ce thème, Shahrour rappelle qu’en tant que
Seigneur, Dieu se manifeste par Sa miséricorde et Sa bienfaisance, même
pour ceux qui ne reconnaissent pas Son unicité. Il donne à tous, aux pieux
comme aux impies, à ceux qui lui obéissent comme à ceux qui ne le
reconnaissent pas. Cette lecture rompt avec la théologie arrogante qui a
confisqué le divin et créé une culture schizophrénique où la médiocrité
sociale et politique est justifiée par l’idée que Dieu veut réjouir les
mécréants dans la vie d’ici-bas et récompenser les fidèles dans l’au-delà.
Une telle mentalité, répandue aujourd’hui dans les pays musulmans, a
conduit à particulariser le nom renvoyant à Dieu en langue arabe (Allah),
comme s’il devait désigner une conception singulière de la divinité,
uniquement réservée aux musulmans, et d’un nom qui perdrait son sens une
fois traduit en langue étrangère{77}. S’il faut rompre avec cette culture
théologique, c’est parce qu’elle est tributaire de la vision dégradante des
autres cultures religieuses, et de la volonté d’installer des rapports de force
et des logiques coercitives dans le domaine de la foi, au lieu de faire
confiance au choix libre et conscient des individus.
C’est cette vision déshumanisant l’Autre et cultivant la haine théologique
au nom de la supériorité de la foi musulmane (dans le sens de l’islam
historique) qu’on trouve dans la littérature exégétique consacrée à la
première sourate du Coran, al-Fâtiha (l’Ouverture). Traditionnellement,
l’exégèse coranique a été soumise aux a priori présents dans toutes les
religions positives désireuses de résister aux influences exercées par
d’autres croyances, et a interprété le passage où les fidèles implorent le
Seigneur d’être « guidés vers le chemin droit, et non pas le chemin de ceux
qui encourent Sa colère ou ceux qui sont égarés » en voyant dans ces deux
catégories les juifs et les chrétiens. Cette interprétation met en avant l’idée
fortement théologisée de l’impossibilité de salut en dehors de l’adhésion à
l’islam historique ou positif, tel qu’il fut formulé par les gardiens de la Loi.
Or, pour Shahrour, le passage doit être interprété autrement puisque les fils
d’Israël par exemple sont décrits à plusieurs reprises comme des gens ayant
reçu la guidance (XIX, 58 et surtout le long passage dans VI, 82-90).
Si de telles critiques sont nécessaires pour renouer avec les fondements
de l’humanisme en islam, il faut préciser que cette vision qui prend sa
source dans la théologie de l’Histoire est en même temps ouverte à des
visions purement séculières. Quand il présente son ontologie, Shahrour
n’hésite pas à affirmer le retrait de Dieu et la solitude de l’homme qui n’a
plus besoin de Son intervention dans l’histoire pour guider ses pas. À la
manière de plusieurs philosophes qui ont pensé la providence divine,
Shahrour estime que le mal est l’œuvre de l’homme et non de Dieu. Mais
loin de se satisfaire de ce simple constat, il l’utilise comme angle de
réflexion pour montrer que les enjeux qu’affronte l’humanité sont
désormais communs à tous les peuples. Lorsqu’on pratique l’interprétation
des lois de la nature, toute l’humanité est concernée par le progrès qui sera
réalisé ; ce ne sont pas seulement les croyants ou les musulmans qui en
profitent mais l’humanité dans son ensemble. À partir de là, Shahrour
estime que les découvertes scientifiques doivent être divulguées, et que la
connaissance est à partager. C’est le fondement de la critique du recel de la
vérité qu’on trouve dans le Coran (II, 159) et sur laquelle Shahrour construit
son rejet des courants gnostiques et ésotériques{78}. On ne peut connaître
Dieu qui est le Vrai (haqq) que par la connaissance de Ses ordres (kalimât),
c’est-à-dire de l’Être qui est décrit comme haqq. Plus on maîtrise les
connaissances de la nature, mieux on connaît le Vrai. Les progrès ont été
aidés par les inspirations divines dans l’histoire, notamment pour faire sortir
l’homme de l’univers des animaux en l’humanisant, et ils sont encore à
accomplir jusqu’à la visibilisation totale de l’invisible.
De même, le domaine de la législation est soumis à la limitation du sacré
(dont la sphère est cantonnée dans les quatorze commandements) qui a pour
effet positif immédiat la libération des potentialités législatrices de
l’homme. La possibilité d’améliorer les législations s’exprime dans les
parlements et les conseils des différents Etats du monde, indépendamment
des croyances des individus qui exercent ces compétences. Tout ce qui se
produit au sein de ces différentes assemblées en raisonnant, délibérant et
mettant en œuvre la prudence du législateur contribue à l’humanisation
dans les domaines social, moral et politique{79}. En légiférant dans les
parlements et les conseils de tous les pays, les hommes, quelles que soient
leurs croyances, et tout en divergeant du point de vue des lois instaurées,
des règles suivies, et des traditions respectées, agissent dans un cadre
général qu’ils transgressent rarement. Aucun législateur ne fait de loi
autorisant le meurtre, encourageant le vol ou ordonnant la désobéissance
aux parents, par exemple. Les hommes restent soumis à la fitra que
Shahrour assimile à la loi de la nature dont les différents contenus
s’organisent non pas en fonction d’un mouvement parfaitement droit et
rectiligne, mais selon une trajectoire marquée par les obliquités et les
inclinations, les variations et les fluctuations. C’est ce qui définit justement
la hanîfiyya qui signifie le changement s’opérant dans un cadre droit
(mustaqîm). La religion décrite comme étant l’islam dans le texte coranique
se caractérise à son tour par la droiture (dîn mustaqîm) et l’inclinaison
(hanîfiyya), et porte la caractéristique des électrons comme des astres et des
planètes qui dessinent des trajectoires elliptiques sans sortir d’un cadre
parfaitement droit. Cela implique que le principe qui est au fondement de la
Loi de Dieu soit la variabilité (des conceptions des lois, des législations, des
approches du divin, etc.), et exige que l’idée de fixité, d’immobilité ou
d’immuabilité soit contraire à son essence. La religion immuable est donc
en harmonie avec la nature de l’univers, et c’est seulement une telle lecture
du Texte qui permet de montrer que « la pensée islamique porte l’empreinte
de l’universalisme et de l’humanisme{80} ».
Nous pouvons conclure l’ensemble de cette présentation en rappelant que
cette pensée de l’humanisation accède pleinement à son sens dans le rejet
que Shahrour pratique de toute lecture prétendument définitive de la lettre
du texte, y compris celles qui s’adossent à la science et qui relèvent de la
connaissance certaine des lois de la nature. Il est conscient que toute lecture
est médiatisée par l’état historique des connaissances et tributaire du degré
de perfectionnement des outils cognitifs qui sont à la disposition des
hommes à un moment donné de l’histoire. Il pense que même ses propres
lectures seront un jour caduques, de la même manière qu’on admet
aujourd’hui la caducité de celles qui étaient admises dans le passé. La prise
en compte de la relativité des résultats et de leur nécessaire falsification par
d’autres hommes dans le cadre de travaux futurs rompt avec le ton
dominant au sein des cercles de la pensée religieuse en islam, souvent
hantés par la détention du Vrai, et miné par l’auto-habilitation à parler de
tous les sujets.
Si, enfin, une pensée doit être jugée en fonction des axiomes dont elle
procède et des effets qu’elle produit, il faut préciser qu’en tant que penseur
religieux, Shahrour a choisi de partir du texte coranique et de retenir
quelques principes de lecture qu’il met en avant en employant des notions
claires et distinctes. Ces axiomes reposent sur les dichotomies de
l’univoque et de l’équivoque, de la prophétie et du message, du Livre et du
Coran. S’il est possible de récuser tel ou tel point de détail, d’opposer des
arguments contredisant certaines analyses, il faut admettre que les bases
qu’il a jetées et les fondements de sa réflexion sont solidement ancrés dans
les stipulations du texte lui-même, et qu’ils utilisent ses propres outils pour
mieux le comprendre. Cette méthode purement internaliste de la lecture du
Coran (expliquer le Coran par lui-même) est loin d’être tautologique
puisque ses effets sur la représentation des dogmes sont immédiats et ses
résultats sur l’action sont très efficaces. En revenant à cette connexion entre
la foi et l’action, l’aspect spirituel et la dimension axiologique, Shahrour
rappelle, dans une veine spinoziste, que la règle ultime déterminant la
validité de tous les savoirs gravitant autour du texte sacré n’est autre que la
rectitude morale des individus. C’est le critère le plus sûr pour voir si la
théologie développée à partir de telle ou telle religion aide les hommes à les
rendre meilleurs ou bien si elle nourrit leurs mauvaises passions et leur
désir de se reposer sur Dieu pour justifier leur médiocrité, légitimer leur
violence ou soutenir leur arrogance. On peut dire avec assurance que les
éléments théologiques qu’il développe et qui se heurtent frontalement à la
culture en vogue dans les institutions traditionnelles, chez les salafistes ou
les islamistes réconcilient l’islam avec la culture moderne, aussi bien dans
ses dimensions scientifiques et technologiques que morales et politiques.
Car son objectif est de montrer qu’une religion ne doit pas être essentialisée
en tant que telle, mais ramenée à la culture théologique qu’elle promeut
dans un contexte historique particulier, et aux effets concrets qu’elle produit
sur les individus et les groupes. Or, pour le cas de la culture théologique
développée actuellement en islam, on a plus besoin d’une table rase
semblable à celle que propose Shahrour et qui permet de penser à nouveaux
frais les différents problèmes, que d’attitudes conservatrices et de postures
lénifiantes qui ne permettent pas de sortir de la crise. Parallèlement, il est
moins utile de dire que l’islam encourage la science, la vertu, etc., que de
voir de quelle manière certains penseurs religieux contemporains qui
parlent en son nom lui ont considérablement nui en inculquant des valeurs
inhumaines et des visions obscurantistes sous son couvert. Le travail de
Shahrour, comme celui d’autres penseurs et chercheurs, aide au moins à
garder un lien libre et critique avec tous les objets qui constituent les savoirs
et les actions se réclamant de l’islam. C’est la raison qui nous a amené à
présenter de manière synthétique sa pensée, et à traduire son livre Pour un
islam humaniste{81}.
Pour un islam humaniste

Une lecture contemporaine du Coran


Maximes déduites de la nouvelle
lecture

La religion ne possède pas les moyens de la contrainte, alors que l’État,


lui, les possède.
La religion déclare ce qui fait l’objet d’un interdit sacré (harâm), donne
des ordres et des défenses, mais n’interdit pas [socialement et
politiquement].
Quant à l’État, il formule des ordres et des défenses, interdit mais ne se
prononce pas sur l’interdit sacré (harâm).
Il est possible de séparer l’État de la religion mais il n’est pas possible de
séparer la religion de la société.
Les valeurs humaines font partie de la religion, et représentent le cadre
moral de référence pour l’État et la société.
Les valeurs humaines sont nécessaires pour toutes les sociétés dans le
monde, alors que la religiosité et les rites concernent les communautés
particulières, et qu’ils constituent un phénomène purement individuel.
Chacun exerce les rites librement en vouant un culte au dieu auquel il croit,
et il y en a même qui ne croient à aucun dieu. D’après ma conviction
personnelle en tant que musulman, le jugement qui concernera tous les
individus est pris en charge par Dieu le jour du jugement dernier.
Le jugement dans l’au-delà est purement individuel et il n’existe pas de
jugement collectif, car le jugement concernant les groupes et les peuples a
lieu dans ce bas monde et se divise en deux sortes : le malheur ou le
bonheur.
Le jugement des individus dans l’au-delà est individuel et a pour
récompense le paradis ou l’enfer. Le paradis est aussi grand que les cieux et
la terre, alors que l’enfer est un espace limité.
Plus les charges sont importantes, plus les responsabilités morales sont
grandes.
L’autorité de la religion se rapporte à la conscience, alors que le pouvoir
de l’État a pour référent la Loi positive (qânûn).
Le champ de l’autorité religieuse est plus étendu que le champ de
l’autorité de la Loi.
La religion a déterminé l’interdit sacré (harâm), mais la Loi positive
organise le licite (halâl).
L’interdit sacré (harâm) est global et définitif, alors que la Loi [relative à
l’organisation du licite] est conjoncturelle et soumise au progrès.
La sage Révélation a clos la détermination des interdits sacrés.
Quant à la tradition prophétique, elle a organisé le domaine du licite (la
Loi civile).
Et elle ne possède nullement un caractère global et définitif, ni ne peut
être prise comme matière servant à la construction de cas analogues pour
nos vies et sociétés.
Ce qu’on appelle « la seconde révélation » n’a aucune existence ni ce
qu’on appelle « l’impeccabilité des imams{82} ».
Toute société pluraliste et développée est sous l’ombre de la profession
de foi (« Il n’y a de dieu que Dieu »), et aura comme récompense dans l’ici-
bas la sécurité et le bonheur.
Toute société unidimensionnelle et arriérée vit sous l’ombre des iniquités,
des injustices et de l’égarement (polythéisme), et elle a pour fin dans ce bas
monde le châtiment, la disparition et la destruction ou bien une disparition
sans destruction. C’est pour cela que la thèse affirmant que les non-
musulmans accèdent aux plaisirs terrestres, alors que les musulmans vont
jouir de ces mêmes plaisirs matériels dans l’au-delà est une pure
illusion{83}. La loi de l’histoire que nous venons de présenter est valable
pour toutes les sociétés humaines, et elle ne peut se montrer clémente à
l’égard d’une société quelconque ou lui proposer un traitement de faveur,
quelle que soit la religion professée par cette société.
Le pluralisme et les droits de l’homme sont des frères jumeaux et il n’est
pas possible de les séparer.
Remerciements

Je dois adresser un mot de remerciement à tous ceux qui ont participé à la


préparation de ce livre, notamment Madame la chercheure Assia Ouail,
Madame la chercheure Iman Sahl et mon secrétaire personnel, Soltan Al-
Awa. Je remercie aussi tous ceux qui ont pu contribuer à faire advenir à
l’existence ce livre.
Introduction du livre

Convaincu que l’islam est une religion de miséricorde, de tolérance et de


vie commune avec autrui qui se déroule dans la paix et la quiétude, dans un
cadre moral permettant à tous de jouir de toutes leurs libertés et dignités
humaines – car il est une religion universelle comme le dit ce verset du
Coran :
Humains, nous vous avons créés d’un homme et d’une femme, et nous avons fait de vous des peuples
et des tribus, afin que vous vous connaissiez mutuellement. Pour Dieu, le plus noble d’entre vous est
celui qui Le craint le plus. Dieu est savant et instruit de tout (XLIX, 13){84} ;

partant aussi de la conviction que l’islam n’est pas une religion de


violence, de meurtre ou de destruction comme on le présente souvent, nous
avons estimé alors qu’il est de notre devoir de réviser la mauvaise lecture de
la religion, et de présenter l’islam à partir de sa source fondamentale, à
savoir la sage révélation, selon une lecture moderne qui soit en accord avec
le niveau des connaissances du XXIe siècle et le progrès scientifique et moral
que les hommes ont pu atteindre.
Nous avons réuni dans ce livre des idées déjà publiées dans d’autres
livres, en espérant qu’il permettra d’atteindre le but pour lequel nous
l’avons composé. Comme l’indique le titre qui lui a été proposé (Pour un
islam humaniste. Une lecture contemporaine du Coran), il s’agit d’un livre
dans lequel nous avons montré comment Dieu, dans Sa sage révélation,
s’adresse à l’Homme indépendamment de sa communauté religieuse, de ses
orientations intellectuelles, de ses origines ethniques ou nationales, c’est-à-
dire en tant qu’il est d’abord homme. Il montre aussi comment Dieu lui
propose des orientations pour s’élever, grâce à son humanité, sur le plan
intellectuel et moral afin de construire un monde humain intégrant toutes les
divergences [entre les hommes]. Nous sommes convaincu que c’est
seulement à travers cette vision large de la religion que tout homme pourrait
vivre son humanité où qu’il soit, contribuant ainsi, où qu’il se trouve, à la
réalisation de la stabilité sociale.

MOHAMMAD SHAHROUR#Damas, 14 juin 2016 - 9 Ramadan 1437.


Prologue

À chaque fois que nous nous arrêtons sur le verset disant : « Quiconque
désire une autre religion que l’islam, cela ne sera point accepté de lui, et il
sera dans l’autre monde au nombre des perdants » (III ; 85), nous nous
posons cette question : comment peut-on idéalement comprendre l’islam tel
que Dieu veut qu’on le comprenne ? En cherchant une réponse à cette
question essentielle pour notre vie, nous nous perdons dans de nombreux
labyrinthes à cause de ce qu’on nous entendons, par-ci, par-là, à propos de
l’islam, et des opinions qui sont tantôt contradictoires, tantôt manquant de
clarté. C’est pour cette raison que nous avons préféré revenir à la source
principale qui peut nous donner une idée parfaite sur l’islam, à savoir le
livre de Dieu. Cela nous permettra d’entrer en communion avec l’esprit du
Texte et de comprendre à sa lumière la religion de l’islam, selon la façon
que Dieu a voulu établir pour nous, et qu’Il nous a explicitement montrée
dans Son livre. Celui-ci nous a amené une lumière éclairant notre vie d’ici-
bas et il contient le moyen d’assurer notre salut dans l’au-delà. Il est le
discours divin direct qui nous a été adressé, et dans lequel Dieu a mis ce qui
garantit la bonne rectitude de notre religion, et ouvre la voie menant à Son
amour et à Son contentement. Nous n’avons alors qu’à plonger au fond des
textes de ce Livre, remplis de confiance dans notre saine nature humaine
innée en quête de vérité. Cela nous permettra de redécouvrir correctement
notre religion, et de la voir telle qu’elle, exempte de toute addition. Partant
de là, nous pourrons aussi redécouvrir notre essence humaine telle qu’elle
est, et avant qu’elle ne fût mêlée aux doutes produits par les nombreuses
opinions contradictoires. Pour y parvenir, il faut recourir au don par lequel
Dieu a distingué l’homme de toutes les autres créatures sur terre, à savoir la
raison. Celle-ci permet à l’homme de distinguer entre la vérité et l’illusion
c’est-à-dire entre le vrai et le faux, et entre le bien et le mal, c’est-à-dire la
rectitude et la corruption. C’est cette raison qui donne au genre humain les
moyens de peupler la terre sur des bases saines.
Mais si le voyage de l’homme dans la découverte de la vérité a
commencé avec Adam lorsqu’il avoua son péché de désobéissance à Dieu,
et qu’il revint à Lui par le repentir, comme le montre ce passage : « Adam
reçut de son Seigneur des paroles, et Dieu agréa son repentir. Il aime que
l’homme Lui revienne ; Il est miséricordieux » (II ; 37), il est apparu d’une
manière exemplaire avec le récit d’Abraham lorsqu’il atteignit le degré
extrême de la déperdition, balloté qu’il était entre les croyances répandues
chez son peuple adorateur d’idoles d’un côté, et l’appel de la raison à
refuser cette situation et à chercher la vérité, d’un autre côté. C’est ce
qu’illustre ce verset :
Abraham dit à son père Azar : « Prends-tu des idoles pour divinités ? Vous êtes, toi et ton peuple,
dans un égarement évident » (VI, 74).

Aussi Abraham a-t-il éprouvé les affres du doute et de l’hésitation parce


qu’il refusait d’adorer des statues de pierre et qu’il cherchait à connaître le
Seigneur créateur et omnipotent. Il a donc adoré différentes idoles et vécu
un combat spirituel effroyable dans la recherche de la vérité :
Aussi faisions-nous voir à Abraham le royaume des cieux et de la terre, afin qu’il fût parmi les gens
dotés d’une foi certaine. Quand la nuit l’eut enveloppé de ses ombres, il vit un astre et s’écria : Voilà
mon Seigneur ! Mais voyant disparaître l’astre, il dit alors : « je n’aimerais point [adorer] ceux qui
disparaissent ». Il vit poindre la lune et il dit : « Voilà mon Dieu ! » Mais lorsqu’elle disparut, il
s’écria : « Si mon Seigneur ne me guide pas, je serai parmi les égarés ». Il vit le soleil se lever et il
dit : « Celui-ci est mon Seigneur, celui-ci est bien plus grand ! » Mais lorsque le soleil se coucha, il
s’écria : « Ô mon peuple ! Je suis libre des dieux que vous associez à mon Seigneur » (VI, 75-79).

Malgré son adhésion à l’idée d’un Dieu unique et Son adoration sur cette
base, la raison d’Abraham est restée attachée à la recherche d’arguments
servant à appuyer sa conviction. Désireux d’atteindre la quiétude du cœur, il
demanda à Dieu une preuve tangible montrant qu’il est le Seul créateur :
Souviens-toi lorsqu’Abraham dit : « Seigneur, fais-moi voir comment Tu ressuscites les morts ».
« Ne crois-tu point encore », lui répondit le Seigneur. « Si, reprit Abraham, mais je veux que la
quiétude se répande dans mon cœur ». Dieu lui dit alors : « Prends quatre oiseaux et coupe-les en
morceaux, disperse leurs membres sur la cime des montagnes, appelle-les ensuite, et ils viendront à
toi à tire d’ailes. Sache donc que Dieu est puissant et sage ! » (II, 260).

Enfin, la preuve qu’il demanda à son Seigneur lui parvint, afin qu’il soit
convaincu sans aucun doute que Dieu est le créateur de toutes choses, et
qu’il est l’Un qui mérite d’être adoré. Cette foi appuyée par une preuve
matérielle a pourvu Abraham de la force et de la résolution qui lui ont
permis d’affronter Nimroud et de le faire taire par une preuve flagrante, [au
moment où il l’invitait à croire en Lui] :
N’as-tu rien entendu de cet homme à qui Dieu donna la royauté et qui, [infatué de son pouvoir],
disputa avec Abraham au sujet de [l’existence de] Dieu ? Abraham lui dit : « Mon Seigneur est celui
qui fait vivre mourir ». « C’est moi, répondit l’autre [i. e. Nimroud], qui fais vivre et mourir ».
« Dieu, reprit Abraham, fait lever le soleil de l’Orient, fait-le venir de l’Occident ». L’infidèle resta
alors confondu. Dieu ne dirige point les injustes (II, 258).

C’est ici que transparaît avec lucidité la manière dont la voix de la raison
doit toujours prendre le dessus sur celle de l’ignorance car c’est par la
preuve irréfutable et la logique implacable qu’Abraham fit taire [le tyran].
En effet, la vérité doit se distinguer de l’illusion et le vrai doit l’emporter
sur le faux, quelque fort et puissant que ce dernier puisse paraître.
C’est de là précisément que commence notre voyage vers la découverte
de la vérité divine contenue dans le livre de Dieu. Celui-ci renferme des
textes qui s’adressent à la raison, éclairent son chemin le long de la vie, et la
sortent de la sphère limitée de l’ignorance pour gagner le large horizon du
savoir. Grâce à sa sagacité, l’homme se rapproche de Dieu à travers cette
même connaissance rationnelle :
Dis-leur : « Voici mon chemin ; je vous appelle à Dieu en toute clairvoyance, moi et tous ceux qui me
suivent. Gloire à Dieu ! Je ne suis point au nombre des polythéistes » (XII, 108).

Ainsi, cette sagacité constitue la conscience qui nous autorise à distinguer


le vrai du faux grâce à la faculté de la raison que Dieu nous a donnée.
Cependant, pour arriver à ce stade, nous devons d’abord connaître notre
Créateur et la religion qu’Il a bien voulu nous donner à travers Son livre.
Réveiller nos raisons de leur distraction, et être à la hauteur de la
responsabilité dont Dieu nous a chargés dans Son livre commencent
d’abord par l’étude de ce que nous pouvons lire d’une manière lucide dans
les textes qui le composent. C’est cette étude qui va nous donner ensuite la
force d’assumer l’idée selon laquelle nous devons avancer dans la
connaissance de nous-mêmes et faire progresser nos sociétés{85}. Ces
dernières doivent sortir de la mare d’ignorance et du retard dans laquelle
elles sont plongées, pour comprendre la religion comme Dieu a voulu qu’on
la comprît. Cela nous permettra, enfin, de nous conduire avec autrui à partir
d’une compréhension lucide de la religion, sans spéculations superflues de
notre part sur son contenu. Ainsi, se réalisent la construction de nous-
mêmes et la construction de nos sociétés selon une méthode droite
conduisant à aller de l’avant et à marcher vers progrès.
Chapitre I
Qui sont les musulmans ?

En abordant la question de la religion, le mot « islam » nous vient


immédiatement à l’esprit, et nous trouvons que Dieu mentionne dans Son
livre le fait que l’islam est la religion qu’Il a voulu donner à Ses créatures :
Pour Dieu, la religion, c’est l’islâm (III, 19){86}.

S’il en est ainsi, quelle est donc cette religion que Dieu a nommée
« islâm » ? Poussé par le désir de poser la question directement à Dieu sans
poser des intermédiaires entre Lui et nous, notre but est de scruter la vérité
éclatante dans Son livre – sans aucune prétention de notre part – et de
découvrir comment il mentionne à plusieurs endroits les termes de
« taslîm », « islâm », « muslim », « muslimûn{87} ». Nous devons donc
sonder le sens visé par ces termes.
Le mot est évoqué à propos de l’époque de Noé :
Récite-leur l’histoire de Noé lorsqu’il dit à son peuple : Ô mon peuple ! Si mon séjour parmi vous
vous est insupportable ainsi que le rappel des signes de Dieu, je mets ma confiance en Dieu seul.
Réunissez vos forces et vos alliés, et ne cachez pas vos desseins : décidez de moi et ne me faites
point attendre. Si vous tergiversez, je ne vous demande aucune rétribution, ma rétribution est près de
Dieu, Il m’a ordonné de m’abandonner à Lui en toute confiance (être musulman) (X, 71-72).

À propos de l’époque d’Abraham et de Loth :


À propos d’Abraham :
Abraham n’était ni juif ni chrétien, il inclinait vers le culte de Dieu en s’abandonnant à Lui en toute
confiance (en musulman){88}, et il ne Lui associait point d’autres divinités (III, 67).

Et à propos de Loth{89} :
Nous avons fait sortir les croyants qui se trouvaient dans cette cité. Mais nous n’y avons trouvé
qu’une demeure de gens qui s’abandonnent à Dieu en toute confiance (musulmans){90} (LI, 35-36).

À propos de l’époque de Jacob :


Étiez-vous témoins lorsque la mort vint visiter Jacob, et que ce dernier demanda à ses enfants :
« Qu’adorerez-vous après ma mort ? » Ils répondirent : « Nous adorerons ton Dieu, le Dieu de tes
pères Abraham, Ismaël et Isaac, le Dieu unique, et nous nous abandonnons à Lui en toute confiance
(nahnu lahu muslimûn) » (II, 133).

À propos de l’époque de Joseph :


Seigneur ! Tu m’as donné de l’autorité, et Tu m’as appris à interpréter les récits. Ô Créateur des cieux
et de la terre ! Tu es mon protecteur en cette vie et dans l’autre ! Fais-moi mourir en homme
s’abandonnant en toute confiance à Toi (muslim), et fais-moi rejoindre les vertueux (XII, 101).

À propos de Moïse et des magiciens du Pharaon :


Les magiciens dirent : « Seigneur, donne-nous la constance, et rappelle-nous à Tes côtés en homme
s’abandonnant en toute confiance à Toi » (VII, 126).

À propos du Pharaon :
Nous fîmes franchir la mer aux fils d’Israël, alors que le Pharaon et ses soldats les poursuivaient,
emportés par l’iniquité et l’hostilité, jusqu’au moment où, débordé par les flots, le Pharaon s’écria :
« Je crois qu’il n’y a point d’autre Dieu que celui en lequel croient les enfants d’Israël, et je
m’abandonne en toute confiance à Lui » (X, 90).

À propos de l’époque de Jésus et des apôtres :


S’étant aperçu de l’impiété des Juifs, Jésus s’écria : « Qui donc m’assistera dans mon chemin vers
Dieu ? » « C’est nous, répondirent les apôtres, qui sommes les défenseurs de la cause de Dieu. Nous
croyons en Lui, et tu témoigneras que nous nous abandonnons en toute confiance à Lui » (III, 52).

À propos de l’époque de Muhammad :


Dis-leur : « II m’a été révélé que votre Dieu est le Dieu unique. Allez-
vous enfin vous abandonner en toute confiance à Lui ? » (XXI, 108).
« Les Arabes du désert disent : Nous avons cru. Réponds-leur : Point du tout. Dites plutôt : Nous
avons embrassé l’islam, car la foi n’a pas encore pénétré dans vos cœurs » (XLIX, 14, voir aussi
LXVI, 5){91}.

Nous remarquons que dans ces versets, des termes directement liés à
l’islam et aux musulmans ont été mentionnés. Vu l’ordre historique des
versets que nous avons choisi de suivre ici, nous constatons qu’ils
mentionnent le fait que l’attribut « islâm » était employé pour désigner un
temps bien antérieur à l’islam historique, à commencer par Noé, jusqu’à
arriver à Muhammad, et en passant par Abraham, Loth, Jacob, Joseph,
Moïse et Jésus. L’attribut « islâm » est donc aussi ancien que l’envoi des
Prophètes qui, tous, ont apporté une seule religion, celle de l’unicité de
Dieu, Créateur de toutes choses. En effet, les prophètes appelaient à cette
unicité de Dieu Très-Haut, sans lui attribuer d’associé. Le mot « islâm »
possède donc un sens général d’après le contexte des versets précédents qui
montrent que tous ces prophètes s’abandonnaient à Dieu en toute confiance
(muslimûn/musulmans), et que tous ceux qui les ont suivis sont considérés,
pour Dieu, comme des musulmans{92}. Mais bien que ces versets nous aient
montré que la religion de Dieu est une qui est l’abandon en toute confiance
à Lui (islâm), ils ne nous précisent pas ce qu’est l’islam et quels sont ses
fondements, ni la raison pour laquelle ces peuples ont été nommés
« musulmans », à l’exclusion d’autres peuples qui ne les ont pas suivis.
Cela nous oblige à nous plonger avec plus de profondeur dans les textes du
Livre divin afin de connaître, armés de sagacité et de conscience, Sa
religion qui est nommée « islâm ».

Signification du mot « islam » dans le Livre


Comme nous venons de le voir, les passages du Coran n’ont pas restreint
l’usage du qualificatif « islam » aux adeptes du message du prophète
Muhammad uniquement, mais ils en ont fait un attribut applicable même
aux prophètes antérieurs et à ceux qui les ont suivis. Nous devons alors
chercher les spécificités de cet attribut, c’est-à-dire les bases de l’islam, afin
d’en être conscient, et de les respecter dans notre vie et dans nos rapports
sociaux. Car, Dieu ne peut demander à un homme d’être musulman sans lui
expliquer la voie menant à l’islam. Nous allons donc voir comment les
textes suivants expliquent ce qu’est l’islam.
Qui est-ce qui tiendrait un plus beau discours que celui qui appelle à suivre la voie de Dieu, qui
pratique le bien et s’écrie : « Je suis des muslimûn », (pluriel de muslim, ceux qui s’abandonnent en
toute confiance à Dieu) (XLI, 33, voir aussi XXI, 108 X, 90 et II, 128).

Selon le contexte de ces versets, nous comprenons d’une manière qui ne


laisse aucune place au doute, que l’islam est la foi s’abandonnant à admettre
l’existence de Dieu et de l’au-delà, lequel abandon de soi à Dieu est
accompagné de l’accomplissement des bonnes œuvres. Cela veut dire que
celui qui croit en Dieu et à l’au-delà, tout en accomplissant de bonnes
œuvres, est considéré comme « musulman » selon la description du Livre
divin. Afin de mieux comprendre ce propos, nous devons nous référer à ce
verset :
Les Croyants [en la prophétie de Muhammad]{93}, les Juifs, les Chrétiens, les Sabéens et quiconque
aura cru en Dieu et au jour dernier tout en pratiquant le bien, tous ceux-là recevront une récompense
de leur Seigneur. La crainte ne les affectera pas, et ils ne seront point affligés. (II, 62).

Nous voyons ici que lors de la mention des compagnons de Muhammad,


le texte a utilisé l’expression « les Croyants », alors que ceux qui ont suivi
Moïse sont décrits comme « les Juifs », les adeptes de Jésus comme « les
Chrétiens », et les gens d’autres religions comme le Zoroastrisme, le
Shivaïsme, le Bouddhisme, sont subsumés dans un seul mot en tant que
« Sabéens{94} ». Ce verset propose un dénominateur commun unissant tous
ces groupes, malgré la divergence de leurs communautés religieuses, à
savoir la foi en Dieu, la croyance en l’existence de l’au-delà, et
l’accomplissement des bonnes œuvres. Ceux qui remplissent ces critères
seront rétribués par Dieu, sans être lésés dans leurs droits. Nous
comprenons ainsi et de manière certaine que l’islam dans son sens général
englobe toutes les communautés religieuses dont les adeptes s’engagent à
avoir la foi en Dieu et en l’au-delà, tout en accomplissant les bonnes
œuvres. Cela s’accorde avec ce que nous avons affirmé auparavant, à savoir
que la religion de Dieu est une, et qu’elle consiste dans l’abandon en toute
confiance à Dieu. Aussi, les divergences entre les hommes émergent-elles
des différences au niveau des communautés religieuses. À partir de là, toute
personne ayant la foi en Dieu, croyant en l’au-delà, et accomplissant de
bonnes œuvres est considérée comme « musulmane », qu’il s’agisse d’un
individu qui suit Muhammad, d’un Juif, d’un Chrétien, ou d’un adepte
d’une autre religion. Nous comprenons aussi que Dieu pose pour l’attribut
« islam » trois piliers :
– La foi s’abandonnant à admettre l’existence de Dieu.
– La foi s’abandonnant à admettre l’existence de l’au-delà (le lecteur peut
ici observer avec moi que le fait d’admettre l’au-delà implique
implicitement le fait d’admettre la résurrection). Cela veut dire que la
croyance en Dieu et à l’existence de l’au-delà est la prémisse qui n’admet
aucune discussion pour un musulman, et qui représente la condition de
l’accès à l’islam.
– Les bonnes œuvres.
Nous discernons, à partir de l’étude de ces trois piliers, que l’islam est
fondé sur deux bases : l’une est purement théorique et consiste en la
croyance en Dieu et à l’au-delà, alors que l’autre est pratique et consiste
dans l’accomplissement des bonnes œuvres. La croyance théorique n’a
aucune valeur si elle ne donne pas lieu à une conduite vertueuse dans
laquelle se reflète l’adhésion à cette croyance{95}. De là nous comprenons le
propos du plus grand Prophète – s’il s’agit bien de son propos – :
« Les hommes sont les enfants de Dieu, et les plus aimés de Dieu sont ceux qui sont utiles à Ses
enfants ».

La foi qui s’abandonne à admettre l’existence de Dieu et de l’au-delà


signifie implicitement la foi selon laquelle nous avons un Seigneur et un
jour où nous serons ressuscités pour être jugés pour ce que nous aurons
accompli dans notre vie. Et c’est cette foi qui nous mène naturellement à
l’accomplissement des bonnes œuvres, comme on le voit dans ce verset :
Dis : « Je suis un homme comme vous, qui m’a été révélé qu’il n’y a qu’un seul Dieu. Quiconque
espère voir un jour la face du Seigneur, qu’il pratique le bien et qu’il n’associe aucune autre créature
dans l’adoration due au Seigneur » (XVIII, 110).
Comment alors avoir la foi en Dieu sans tomber dans le polythéisme et
quelles sont les bonnes œuvres qui, une fois accomplies, font de nous des
musulmans ?

Les bonnes œuvres

Dans Son noble livre, Dieu nous précise les bases des bonnes actions qui,
une fois accomplies par l’homme, lui donneraient l’attribut de
« musulman », dès lors, bien sûr, qu’il a la foi en Dieu et qu’il croit au jour
du jugement dernier. En effet, la conduite de l’homme donne aux autres
individus une image de sa pensée ainsi que de ses convictions qui
s’incarnent dans ses comportements. Et dans la mesure où l’islam est la
religion de la nature{96}, les bases des bonnes actions ne peuvent que
s’harmoniser naturellement avec nos tendances morales :
Tiens-toi donc tourné vers la religion en inclinant à Dieu (hanîf){97}, conformément à la nature
primordiale (fitra) que Dieu a donnée aux hommes en les créant. Il n’y aura pas de changement dans
cette création de Dieu. Telle est la Religion immuable (al-dîn al-qayyim), mais la plupart des
hommes ne le savent point (XXX, 30).

Car, l’islam primordial est la nature de l’homme et la nature de l’homme


est l’islam primordial. La nature qui inspire aux fourmis de se réfugier dans
leurs trous pour ne pas être foulées aux pieds, et qui inspire aux tortues de
creuser sur les plages des trous où elles déposent leurs œufs est celle-là
même qui inspire à l’homme que son dieu est Un.
Nous devons nous arrêter ici sur le terme de « qayyim » qui est
mentionné dans le verset (XXX, 30) ainsi que dans trois autres passages :
Tiens-toi donc tourné vers la religion immuable (al-dîn al-qayyim) avant que ne vienne un jour
inéluctable où l’on rencontre Dieu. Ce jour-là, les hommes seront divisés en deux groupes : ceux qui
auront été impies porteront le fardeau de leur impiété, et ceux qui auront accompli de bonnes œuvres
se seront préparés pour eux-mêmes leur place. Ainsi, Dieu récompense de Sa générosité ceux qui
croient et accomplissent le bien car Il n’aime pas les impies (XXX, 43-45).
Ceux que vous adorez, en dehors de Dieu, ne sont que de vains noms que vous avez inventé vous et
vos ancêtres, sans que Dieu ne descende la moindre justification probante en leur faveur ! Certes, le
jugement n’appartient qu’à Lui, et Il a ordonné de n’adorer que Lui. C’est bien la Religion immuable.
Mais la plupart des hommes ne le savent pas (XII, 40).
Aux yeux de Dieu, et comme il est écrit dans Son Livre depuis le jour où Il a créé les cieux et la terre,
les mois sont au nombre de douze, dont quatre sont sacrés. C’est là la Religion immuable. Ne soyez
pas injustes avec vous-mêmes en vous livrant au combat durant ces quatre mois ! Mais de la même
manière que les polythéistes vous combattent tous ensemble pendant ces mois, combattez-les aussi
tous ensemble, et sachez que Dieu est avec ceux qui le craignent (IX, 36).
Tiens-toi donc tourné vers la religion en inclinant à Dieu (hanîf), conformément à la nature
primordiale (fitra) que Dieu a donnée aux hommes en les créant. Il n’y aura pas de changement dans
cette création de Dieu. Telle est la Religion immuable (al-dîn al-qayyim), mais la plupart des
hommes ne le savent point (XXX, 30).

Dans ces versets, le terme de « qayyim » par lequel Dieu décrit Sa


religion est lié à chaque contexte où il est introduit. Dans (XXX, 43-45), il
est en rapport avec les bonnes actions d’une manière générale, après la foi
en Dieu. Cela veut dire que l’immuabilité de l’islam (qayyûmiyyat al-islâm)
réside dans le fait qu’il constitue une religion qui oriente la vie de l’homme
vers la rectitude, en l’incitant à adopter les valeurs humaines (al-qiyam al-
insâniyya){98}. C’est la même signification qui se trouve dans (XII, 40),
mais avec plus de précision, puisque « qayyim » est mis en rapport, ici, avec
la relation d’adoration à l’égard de Dieu, qui fait de la religion une activité
rectrice pour les hommes. Si tel est le cas, c’est parce que la religion appelle
les hommes à se libérer de toutes les formes de servitude, et de toute
soumission aux oppressions et aux contraintes, afin de se diriger vers Dieu
selon un choix libre fondé sur l’engagement à suivre les valeurs humaines
et à en profiter. Parmi ces valeurs, il y a en premier lieu la liberté
responsable. Quant au verset (IX, 36), il lie « qayyim » à l’interdiction
d’être injuste à l’égard de soi-même. Cela ne se réalise que par
l’attachement à une conscience humaine responsable et liée aux valeurs
humaines et à l’accomplissement des bonnes œuvres. L’islam oriente donc
la vie des hommes vers la rectitude en les incitant à suivre les valeurs
humaines vers lesquelles penchent les âmes, lesquelles valeurs procurent
aux individus de la quiétude, et leur permettent de vivre leur humanité.
Inversement, il rejette les actions basses et pernicieuses parce qu’elles sont
contraires à la nature, et qu’elles conduisent à la corruption de l’âme
humaine, à la perte de sa pureté et à la négation de sa quiétude, que ce soit
sur le plan corporel, sentimental ou intellectuel. Les choses par lesquelles
l’âme atteint sa droiture sont donc les valeurs humaines, raison pour
laquelle Dieu les a rendues nécessaires. Leurs contraires sont les actions
malsaines, à savoir les choses par lesquelles l’âme se corrompt ; c’est pour
cette raison que Dieu les a frappées d’un interdit sacré, comme le montre le
verset suivant :
[Le prophète] déclare licites pour [ceux qui le suivent] les excellentes [choses], et illicites les actions
vicieuses ; il leur ôte le lien et les entraves qui pesaient sur eux{99} (VII, 157).

Dieu nous a créées et nous a placés comme lieutenants sur terre ; Il ne


nous veut que du bien, et c’est pour cela qu’Il nous a donné l’islam comme
religion incitant à toute bonne action à même de contribuer à élever
l’humanité vers les plus hauts degrés du progrès, tout en nous interdisant
toutes sortes d’actions vicieuses (khabâ’ith) qui pourraient entraver
l’accomplissement de ce processus. Reste donc à savoir quelles sont ces
valeurs humaines qui permettent à l’homme d’être décrit comme
« musulman », une fois qu’il les a possédées. Ces valeurs sont communes à
tous les autres messages célestes, et intègrent les choses rajoutées par le
message de Muhammad, c’est-à-dire qui lui sont spécifiques par rapport
aux messages des prophètes qui l’ont précédé. En effet, vu qu’il est le
dernier, ce message contient un aspect universel, définitif et global{100}.
Mais si le parlement d’un pays quelconque estime que telle ou telle chose
fait partie des vices, il a le droit de l’interdire par une loi positive, mais il
n’a pas le droit de le déclarer comme un interdit sacré (harâm){101}.
Quant au verset (XXX, 30), il explicite d’une manière qui ne laisse pas
subsister l’ombre d’un doute l’immuabilité de l’islam primordial en tant que
religion universelle. Il est en effet, fondé sur l’inclination vers la droiture
(hanîfiyya), c’est-à-dire sur le principe du changement qui est la loi de Dieu
en toute chose{102}. Le principe de la hanîfiyya transparaît clairement dans
toutes les législations humaines qui se meuvent dans cette sphère bornée par
les limites imposées par Dieu aux conduites humaines (hudûd), et détaillant
en même temps les principes généraux. L’islam jouit d’une position rectrice
en la matière dans le sens où ces législations humaines ne s’en écartent pas.
Tous les parlements du monde gravitent, en effet, dans l’orbite de la
législation divine et légifèrent tous dans les limites des bornes fixées par
Dieu, et de l’explicitation des principes généraux, sans les transgresser.
C’est pour cela que le verset dit :
« Telle est la Religion immuable (al-dîn al-qayyim), mais la plupart des hommes ne le savent point »
(XXX, 30).

Cette religion jouit d’une position rectrice qui surplombe toutes les
législations de tous les parlements du monde, même si ces derniers ne le
savent pas. En effet, la législation divine qui se trouve dans le dernier
message est une législation conforme à la nature humaine, et aux
changements qui affectent les conditions des sociétés et leurs différents
niveaux selon le principe du changement s’effectuant dans la droiture
(hanîfiyya). De là nous comprenons la signification du verset où Dieu dit :
Aujourd’hui j’ai parachevé votre religion, et je vous ai comblés de la plénitude de Ma grâce. J’agrée
pour vous l’islam comme religion (V, 3).

On voit donc bien que la religion de Dieu est une, qui est l’islam
primordial avec toutes ses différentes communautés religieuses. Cette
religion a été parachevée par le message du Prophète Muhammad et la
communauté proclamant le monothéisme pur, grâce à la révélation dans
laquelle il a explicité les bases de la religion tout en nous demandant de les
comprendre, de les assimiler, puis de les appliquer dans notre vie.

Les interdits sacrés : le harâm


Les dix commandements que Dieu a appelés « furqân » dans Sa sage
Révélation incarnent les valeurs communes aux messages célestes apportés
par Moïse, Jésus et Muhammad. Ces commandements ont été énumérés et
limités dans les versets suivants :
Dis-leur : « Venez que je vous lise ce que votre Seigneur a frappé d’un interdit sacré (harâm) : Ne
Lui associez aucun être ; traitez vos pères et mères avec bienveillance{103} ; ne tuez point vos enfants
à cause de l’indigence, nous vous donnerons de quoi vivre ainsi qu’à eux ; n’approchez pas des
turpitudes apparentes ou cachées ; ne tuez point car on ne peut attenter à une vie que Dieu a rendue
sacrée (harrama), sauf si le droit l’exige. Voilà ce que Dieu vous recommande, pour que vous
compreniez enfin. Aussi, ne prenez pas les biens de l’orphelin sauf de manière légitime, et ce jusqu’à
l’âge de la puberté. Remplissez la mesure, et pesez au poids juste ; nous n’imposerons à aucune âme
que ce qu’elle peut supporter. Quand vous prononcez un jugement, faites-le avec justice, dût-ce être à
l’égard d’un parent. Soyez fidèle aux engagements pris devant Dieu. Voilà ce que Dieu vous a
recommandé, afin que vous y réfléchissiez ». Tel est Mon droit chemin. Suivez-le, et ne suivez point
plusieurs chemins, de peur que vous ne soyez détournés de celui de Dieu. C’est ce que Dieu vous
recommande, afin que vous le craigniez (VI ; 151-153).

Les choses frappées d’un interdit sacré ici mentionnées ont été révélées
auparavant dans les commandements de Moïse sous forme d’ordres de
défenses, mais elles sont introduites dans les révélations faites à
Muhammad sous forme d’interdits sacrés{104}. Le message muhammadien
étant le dernier, l’interdit y prend un caractère global, définitif et
catégorique. Et puisque l’illicite constitue, dans l’ordre des choses
interdites, le degré le plus fort, il en ressort que les actions malsaines
(khabâ’ith) mentionnées dans le Livre sont ces interdits sacrés. Ainsi, le
polythéisme, le meurtre, les turpitudes, la malveillance à l’égard des
parents, et le faux témoignage font partie des actions malsaines avec les
autres interdits religieux qui sont mentionnés dans le verset suivant :
Ils te demandent ce qui leur est permis, réponds… (V, 4).

Nous allons donc les mentionner en précisant ce que le message


muhammadien a rajouté aux dix commandements de Moïse, faisant ainsi
des interdits religieux 14 interdits en tout. Ces derniers constituent les bases
des bonnes actions qui sont le troisième pilier de l’islam et par lesquelles
l’homme devient « musulman », en plus de la croyance en Dieu et au jour
du jugement dernier.
Ne pas associer à Dieu d’autres divinités
Nous savons maintenant que le premier pilier de l’islam est la foi
s’abandonnant à Dieu, Seigneur des mondes, ce qui signifie implicitement
de professer l’unicité de Dieu, et de ne pas lui associer d’autres divinités.
Cela veut dire L’adorer Lui uniquement :
Dis-leur : « II m’a été révélé que votre Dieu est le Dieu unique. Allez-vous enfin vous abandonner en
toute confiance à Lui » (XXI, 108).

Associer à Dieu d’autres divinités est religieusement interdit aux


musulmans, non seulement parce qu’il réduit la grandeur de Dieu, et
manque de respect à Son rang majestueux, mais aussi parce qu’il rabaisse la
personne humaine. En effet, Dieu qui a créé toutes choses a ennobli
l’homme par l’octroi du bienfait de la raison. Comment cet homme
pourrait-il se méprendre sur cette raison, et s’interdire de suivre le Vrai
qu’elle ne peut que voir dès lors qu’elle se met à réfléchir ? Comment
l’homme peut-il s’égarer pour suivre le faux, se montrant ainsi injuste à
l’égard de lui-même et de sa raison, et si insensé pour adorer autre que
Dieu ? Si le fait d’associer à Dieu d’autres divinités est une question qui a
trait à l’aspect théorique de l’islam – puisqu’elle est liée à la foi –, ce qui
nous intéresse en l’occurrence est son effet sur la conduite de l’homme, à
partir de deux points. Le premier est l’effet du polythéisme sur la conduite
de l’homme, qui est en étroite liaison avec la question du culte que Dieu a
interdit de rendre à autre que Lui. Cela se voit dans ce qui suit :
Adorez Dieu et ne Lui associez rien (IV, 36. Voir aussi XXIX, 17 et VII, 194).
Ce verset, et d’autres encore, insistent sur l’interdiction sacrée d’ériger
un culte pour autre que Dieu et de ne prier que Lui, que ce soit pour
solliciter un bien ou pour toute autre cause. S’il le faisait, l’homme
dépendrait alors de celui à qui il adresse sa prière, perdant ainsi sa liberté
humaine, notamment lorsque le moyen sollicité est un autre homme, ce qui
est le plus grave. L’humanité a, en effet, dépassé l’adoration des idoles
fabriquées de pierres, mais elle n’a pas encore dépassé le problème de
l’adoration d’individus auxquels on demande des biens ou d’autres choses.
Cela conduit parfois à ce que les hommes abandonnent leur dignité humaine
pour satisfaire ces individus, et à se soumettre totalement à leur pouvoir,
même s’ils se trouvent contraints d’abandonner leurs valeurs humaines.
C’est ce qui constitue le polythéisme le plus dangereux, dont souffre
l’humanité à l’heure actuelle. Il nous faut donc avertir les gens à son propos
parce qu’il fait perdre à l’homme l’humanité que Dieu lui a octroyée, le
faisant passer ainsi de l’adoration de Dieu qui lui accorde liberté et dignité,
à l’adoration des hommes qui lui fait perdre ses valeurs et son humanité.
Quant au deuxième problème, il est lié au fait d’associer à la souveraineté
de Dieu d’autres souverainetés. Cela transparaît à travers le verset affirmant
que « le jugement n’appartient qu’à Dieu » qui se trouve dans ce passage :
Vous n’adorez, à côté de Dieu, que de vains noms que vous avez inventés, vous et vos pères. Dieu
n’a donné aucune justification probante à ce que vous faites et le jugement n’appartient qu’à Lui. Il
vous commande de ne point adorer d’autre Dieu que lui. Telle est la Religion immuable, mais la
plupart des hommes ne le savent pas (XII, 40).

La souveraineté de Dieu apparaît clairement dans Ses interdits sacrés que


personne ne peut rendre licites ni totalement ni partiellement, non plus en
en rajoutant d’autres{105}. En eux apparaît la souveraineté absolue de Dieu
qu’il est strictement interdit de dépasser. À partir de là, il n’est permis à
personne, individu ou groupe, que ce soit au niveau de l’effort individuel ou
collectif, de déclarer quelque chose comme interdit sacré. Cela veut dire
qu’il est interdit à un juriste, à un conseil de juristes, un parlement ou un
conseil religieux consultatif, de déclarer que telle ou telle chose est un
interdit sacré (harâm). Car cela représenterait une transgression de la
souveraineté de Dieu et un acte associant d’autres souverainetés à la Sienne
propre. Dieu Très-Haut est le seul qui dispose de ce droit.
Afin d’insister sur le danger de Lui associer d’autres divinités, ainsi que
de Lui associer d’autres souverains, il déclara dans sa révélation :
Dieu ne pardonne pas qu’on Lui associe d’autres divinités, mais il pardonnera tout le reste à qui Il
voudra. Car quiconque lui associe d’autres dieux est dans un grand égarement (IV, 116).

Cela montre que le fait de donner des associés à Dieu conduit celui qui
professe ce dogme à l’égarement, et constitue un éloignement par rapport à
la nature humaine originelle (fitra) ou, autrement dit, que cet acte l’éloigne
des valeurs humaines. Pour éviter cet égarement, l’homme devrait éviter
d’associer à Dieu d’autres divinités en s’interdisant d’implorer quelqu’un
d’autre que Dieu, ou de lui demander des bienfaits. De même, il devrait
éviter de Lui associer d’autres souverains, en s’interdisant de rajouter ou
d’enlever des choses parmi celles que Dieu a déclarées comme frappées
d’interdit sacré dans Son livre. Il faut aussi s’interdire de suivre ces
hommes qui « font dire des choses à Dieu », en faisant des fatwas rendant
telle chose licite, telle autre illicite, en opposition à ce que le Livre a
décrété. C’est cela que de donner à Dieu des associés, de mettre en doute
Son unicité, et de détruire les bonnes œuvres de l’homme, comme l’indique
le verset suivant :
Telle est la direction de Dieu ; il dirige celui qu’Il veut parmi Ses créatures. Si les hommes lui
associent d’autres dieux, leurs œuvres seront réduites à rien (VI, 88).

Il faudrait donc que le musulman fasse attention pour que ses actions ne
soient pas anéanties par le fait d’associer d’autres hommes au culte rendu à
Dieu, en obéissant à leurs fatwas.
Se montrer bienveillant à l’égard des parents
Vu que la bienveillance à l’égard des parents est une valeur enracinée
dans la nature humaine, il est donc inné chez l’homme de les honorer en
guise de respect, de remerciement et de reconnaissance envers les efforts
intenses faits pour s’occuper de son éducation et pour l’élever. Quant aux
exceptions que nous observons dans certaines sociétés, elles constituent un
écart par rapport à la nature humaine, et un éloignement par rapport à cette
nature originelle que Dieu nous a donnée en nous créant, et qu’Il a voulu
que nous la suivions. Pour cela, Dieu, dans Sa révélation, interdit la
désobéissance aux parents, et ce afin de ramener la nature humaine à sa
rectitude. Plus même, Dieu a lié la satisfaction qu’Il a d’un homme à la
satisfaction que ses parents éprouvent à son égard. Cela vise à montrer
l’importance accordée à la bienveillance à l’égard des parents dans la
religion de l’islam. Le Coran a détaillé les modalités de cette bienveillance,
et ordonné d’agir d’une extrême bienveillance avec les parents, comme on
le voit dans ces passages :
Adorez Dieu et ne Lui associez rien. Traitez avec bienveillance vos pères et mères, ainsi que vos
proches, les orphelins, les pauvres, les voisins proches ou éloignés, les compagnons, les voyageurs
sans abri, et les esclaves. Dieu n’aime pas celui qui est orgueilleux et arrogants (IV, 36).
Dieu a décrété qu’il ne faut adorer que Lui, et qu’il faut traiter avec bienveillance son père et sa mère.
Ô homme, si l’un d’eux ou les deux atteignent la vieillesse alors qu’ils sont à ta charge, il faut se
garder de rechigner devant eux et de les maltraiter. Parle-leur avec respect. Fais preuve d’humilité
envers eux, déploie sur eux l’aile de ta tendresse, et adresse cette prière à Dieu : »Seigneur, veuille
être miséricordieux envers eux, comme ils le furent envers moi en m’élevant tout petit » (XVII, 23-
24).
Nous avons recommandé à l’homme ses père et mère car sa mère le porte en endurant peine sur
peine, et il est sevré au bout de deux ans. Ô homme, sois donc reconnaissant envers Moi et envers tes
parents car tu retourneras à Moi. Mais s’ils t’engagent à m’associer ce dont tu n’as nullement
connaissance, ne leur obéis point, comporte-toi envers eux honnêtement dans ce monde, et suis le
sentier de celui qui revient à moi. Vous reviendrez tous à moi et je vous informerai de ce que vous
avez fait (XXXI, 14-15).

Ces textes nous montrent qu’il faut éviter de traiter rudement ses parents,
qu’il faut être aux petits soins envers eux lorsqu’ils atteignent un certain
âge, se montrer clément à leur égard, les remercier, les combler de prières
de miséricorde pour ce qu’ils ont déployé comme efforts et fait comme
sacrifices pour nous élever. La sage Révélation rajoute aussi l’ordre d’obéir
à leur volonté, avec amour et respect, sans cultiver le sentiment d’agir sous
la contrainte ou la nécessité. La seule condition imposée à cette obéissance
est lorsqu’ils demandent à l’enfant d’associer à Dieu d’autres divinités, et
ce en raison de la laideur de ce fait pour Dieu. Malgré cela, la sage
Révélation incite à vivre avec eux dans ce bas monde selon les
convenances, c’est-à-dire de ne pas rompre les liens avec ses parents, même
s’ils lui demandent d’associer à Dieu d’autres divinités. De là nous
comprenons l’honneur que Dieu accorde aux parents, puisqu’Il n’a de
cesse, en effet, d’inciter à vivre avec eux selon les meilleurs des conduites,
même s’ils agissent d’une manière qui ne Lui satisfait pas. Car tout homme
est comptable uniquement de ses actions [et sera jugé individuellement dans
l’au-delà]. Ainsi, la relation avec les parents dans le cadre de la famille doit
être fondée sur l’affection et le bon traitement. Si la famille – qui est la base
de la société humaine – s’élève vers cet idéal, la conduite de l’humanité
dans son ensemble s’élèvera aussi vers la même fin. C’est pour cela que la
bienveillance à l’égard des parents est l’un des fondements des bonnes
actions qui, à son tour, constitue l’un des fondements de l’islam.
Ne pas prendre les biens de l’orphelin sauf de manière légitime
L’orphelin est une partie fondamentale de la société, raison pour laquelle
il jouit d’une place particulière en islam qui a exhorté à s’en occuper, et à le
traiter de la meilleure façon qui soit :
Ne prenez pas les biens de l’orphelin sauf de manière légitime, et ce jusqu’à l’âge de la puberté (VI,
152).

En raison de sa minorité, l’orphelin se trouve dans une faiblesse qu’il


perd à l’âge adulte, c’est-à-dire lors de sa majorité, moment où il devient
capable de se prendre en charge, et d’agir de manière responsable pour la
gestion de tous les biens qu’il possède, qu’il s’agisse d’héritage, de
testament ou d’autres choses. Partant de ce principe, l’islam a appelé à ne
toucher aux biens de l’orphelin qu’avec ménagement et scrupule, et cet
appel porte en lui-même l’idée de l’interdiction sacrée, pour le tuteur de
l’orphelin, de tendre la main à cet argent pour le gaspiller et le dilapider.
Mais cet interdit fait exception en même temps de celui qui y touche afin de
le gérer prudemment et sagement, et dans le but de le protéger de toute
perte.
Dans le cadre de l’explication des modalités relatives à l’approche des
biens de l’orphelin, nous trouvons que Dieu explique que lorsque le tuteur
est en difficulté financière, il peut utiliser l’argent de l’orphelin pour assurer
les dépenses de ce dernier, et lui prodiguer les soins nécessaires, à condition
que cette gestion soit faite de manière responsable, sans excès dans les
dépenses ni penchant vers l’immodération. Mais si le tuteur est riche, il vaut
mieux, par correction, se montrer réservé, comme Dieu le lui enseigne,
c’est-à-dire s’interdire de s’approcher des biens de l’orphelin, et, s’il a le
pouvoir d’assurer les dépenses courantes, le vêtir et en prendre soin comme
s’il le faisait avec ses propres enfants et avec son propre argent, sans vouloir
entamer le bien de l’orphelin dont il est responsable. C’est ce que montre le
passage suivant :
Que le tuteur riche s’abstienne de toucher aux biens de son pupille. Celui qui est pauvre peut en user
selon les règles convenues (IV, 6).

Si le tuteur estime bon de gérer ce bien afin de le faire fructifier, de le


sauvegarder contre la baisse du pouvoir d’achat qui peut survenir avec le
temps, il devrait, dans ce cas, assurer cette administration avec sagesse et
prudence, sans prise de risque excessive, et en s’exposant aux moindres
dangers. Cela permettrait de le préserver de toute perte ou dilapidation,
pourvu que ce tuteur soit véritablement animé par le sens des
responsabilités.
Nous faisons remarquer ici un point très important qui gravite autour du
fait que le tuteur de l’orphelin, avant d’être responsable de ses biens, est
responsable en premier de sa personne. C’est pour cette raison que l’islam
exige qu’il l’accueille, prenne soin de lui, se montre juste dans le traitement
qu’il lui réserve, vu la faiblesse de l’orphelin, le besoin matériel et moral
dans lequel il se trouve, et encore particulièrement, la tendresse, le soin et
l’amour auxquels il s’attend de la part de son tuteur. En effet, tout orphelin
n’est pas forcément propriétaire de biens, et le fondement de cette relation
est de couvrir les dépenses de l’orphelin, et d’assurer tous ses besoins, selon
les capacités et les pouvoirs du tuteur. L’interdiction de s’approcher des
biens de l’orphelin intervient donc afin de montrer au tuteur que s’il
souhaite le prendre en charge, lui prodiguer ses soins, et le considérer
comme l’un de ses enfants, alors il ne faut pas qu’il y ait d’ambiguïté en la
matière ni qu’il laisse s’exprimer ses convoitises en mettant la main sur ses
biens. Nous citons, à titre d’argument, le verset suivant :
Restituez aux orphelins leurs biens, ne substituez pas le mauvais pour le bon. Ne consumez pas leur
bien comme s’il était le vôtre, c’est un crime énorme (IV, 2).

Remplir la mesure, et peser au poids juste


L’âme humaine dotée d’une saine nature aspire à la perfection en toute
chose, et dans la mesure où l’islam, en tant que religion basée sur les
valeurs humaines, est une religion de la nature, alors l’idée de
parachèvement et de justesse en toute chose, y compris les poids et
mesures, constituent les fondements des bonnes œuvres{106}. Afin de
réaliser la justice sociale, il faudrait que les membres de la société observent
la perfection dans toutes leurs actions, c’est-à-dire les achever et les parfaire
comme il faut. Il en va de même de l’exactitude pour les poids qui implique
de donner à chacun son dû. Ce verset dit :
Remplissez la mesure, et pesez au poids juste (VI, 152).

Le verset relatif aux mesures place l’idée d’achèvement à la base de


toutes les transactions humaines, qu’elles soient morales comme la
réalisation d’une promesse dans le domaine des contrats, et la satisfaction à
toutes les conditions impliquant que les contractants doivent réaliser ce
pour quoi ils se sont engagés mutuellement – et le musulman est, par
conséquent, celui qui tient sa promesse lorsqu’il s’engage dans un contrat –,
ou bien dans les transactions matérielles, comme le fait de donner la mesure
parfaite et le poids équitable.
Parallèlement à ce principe, il faut rappeler que Dieu insiste sur le fait
qu’il ne charge une personne que de ce qu’elle peut supporter comme
fardeau (II, 286). Nous en déduisons ainsi que le musulman doit tenir
compte de sa capacité et aptitude à rester fidèle aux conséquences de son
engagement, et des pactes et contrats par lui conclus. Fondamentalement, il
ne doit pas conclure un pacte et s’engager pour quelque chose dont il ne
respectera pas l’application. Dieu nous a donné des raisons par lesquelles
nous comprenons et distinguons ce que nous pouvons supporter et ce que
nous ne le pouvons pas. Il ne faut donc pas que nous soyons la proie de la
présomption ni être accablés par ce qui est au-delà de nos forces.
Si nous examinons longuement les versets relatifs aux transactions
humaines, nous allons constater qu’ils lient la fidélité et l’équité à la
rectitude des sociétés. C’est pour cela que Dieu a frappé d’un interdit sacré
le fait de frauder dans les poids et de fausser la balance, comme on le voit
dans ce verset :
Le Miséricordieux a élevé les cieux et établi la balance, afin que vous ne trompiez pas dans le poids.
Pesez-en toute équité et ne faussez pas la balance (LV, 8-9).

Cette interdiction stricte s’explique par le fait que l’acte en question est
inhumain, et qu’il engendre la corruption au sein des sociétés. Nous
trouvons un exemple qui l’illustre clairement dans la plupart des rapports
humains au quotidien puisque le fait de ne pas accorder à chacun ses droits
– comme cela arrive avec la fraude dans les poids et le fait de fausser la
balance – et d’agir en fonction d’intérêts égoïstes contraires aux valeurs
humaines, conduit à la perte de confiance au sein de la société et à des
négligences dans les droits. À partir de là, la corruption qui atteint les
relations des individus les uns avec les autres mène à la corruption du
groupe et à la perte de toute stabilité sociale.
5. Le faux témoignage
Parmi les fondements de l’action vertueuse en islam, il y a l’observation
de la justice en toute chose y compris dans les propos. Le musulman doit se
munir de l’attribut de véridicité, et chercher, à chaque fois qu’il profère un
dire, à être véridique même s’il est lui-même l’objet du dire. C’est la raison
pour laquelle la falsification des propos (qawl al-zûr) est inadmissible en
islam parce qu’elle est contraire à la saine nature humaine :
Quand vous prononcez un jugement, faites-le avec justice, dût-ce être à l’égard d’un parent (VI, 152).

Néanmoins, dans la mesure où chaque dire est tributaire de sa situation


d’énonciation, la sage Révélation a distingué entre le fait de proférer des
mensonges inconsciemment et le faux témoignage. Cela est fait dans ce
verset :
Les hommes du Miséricordieux sont ceux qui ne font point de faux témoignages, et qui, en écoutant
les délires, passent en gardant leur dignité (XXV, 72).

Cette distinction entre le fait de proférer des propos délirants et les


propos mensongers tenus lors d’un témoignage est due à la différence
affectant la situation d’énonciation et les conséquences qui en découlent.
Raison pour laquelle le premier est défendu (nahy), alors que le second fait
l’objet d’un interdit sacré strict (harâm). L’interdit qui frappe le dire
mensonger concerne en effet les témoignages dans les tribunaux, point qui
explique que Dieu a ordonné de témoigner selon la vérité, même si ce
témoignage est contre soi, les parents ou les proches. C’est ce qu’on voit
dans ce passage :
Ô croyants ! Observez la justice quand vous témoignez devant Dieu, dussiez-vous témoigner contre
vous-mêmes, contre vos parents, contre vos proches. Qu’il s’agisse d’un riche ou d’un pauvre, Dieu
s’en charge mieux que vous. Que la pratique de la justice ne le cède point à vos passions. Et si vous
vous chargez de témoigner ou que vous vous abstenez, sachez alors que Dieu est instruit de ce que
vous faites (IV, 135).

Ici, nous décelons l’extrême importance du témoignage véridique au sein


de tribunaux, dans la religion musulmane. Dès que le musulman s’installe
dans le siège d’où il proférera son témoignage, il ne doit dire que la vérité,
et ne pas produire un faux témoignage, et ce en raison du fait que celui-ci
produit une injustice et un préjudice à l’endroit de la personne contre
laquelle on témoigne injustement.
À l’opposé, la miséricorde divine ne s’est pas limitée à ordonner d’éviter
le faux témoignage en disant seulement la vérité, mais elle a aussi octroyé
le droit de ne pas témoigner contre soi et contre les proches comme les
enfants, le mari, la femme, les parents, les frères et sœurs, etc., comme on le
voit dans la suite du verset qui vient d’être cité :
Et si vous vous chargez de témoigner ou que vous vous abstenez, sachez alors que Dieu est instruit
de ce que vous faites (IV, 135).

Nous comprenons par là l’étendue de cette miséricorde qui a donné aux


hommes le droit de ne pas témoigner contre leurs proches, afin d’éviter de
tomber dans l’embarras{107}. Ce point est mentionné dans toutes les
constitutions du monde, puisque tous les tribunaux donnent à l’homme le
droit de ne pas témoigner contre lui-même ou contre ses proches. Dans un
autre passage, le Texte donne plus de latitude à ce propos, en interdisant le
faux témoignage aussi bien contre les proches que contre des ennemis :
Ô vous qui croyez, soyez droits devant Dieu et portez votre témoignage selon les règles de l’équité.
Que la haine contre un peuple ne vous incite point à commettre une injustice. Soyez justes car la
justice est ce qui vous rapproche de la piété. Craignez Dieu qui est au courant de vos actes (V, 8).

Ce verset exige de témoigner selon le vrai, même au sujet des ennemis, et


il interdit le faux témoignage contre ces derniers, sous prétexte de
vengeance. Ainsi, la justice divine incite au respect de tous les humains
sans distinction, y compris les ennemis, de même qu’elle interdit de se
montrer perfide à leur encontre par un faux témoignage, vu que ces ennemis
font partie des créatures de Dieu. Celui-ci n’accepte ni l’injustice ni le faux
témoignage, non plus le mensonge proféré à propos de l’une de Ses
créatures.
Ne pas tuer
Le meurtre de la personne humaine a été doublement décrit comme un
interdit sacré, c’est-à-dire deux fois dans le même verset relatif aux interdits
qui s’ouvre de la sorte, en s’adressant au prophète :
Dis-leur : « Venez que je vous lise ce que votre Seigneur a frappé d’un interdit sacré (harrama) » (VI,
151).

Dans le même verset, le sujet est évoqué en mentionnant le meurtre et en


réitérant le mot « harrama » (frapper d’un interdit sacré) :
Ne tuez point car on ne peut attenter à une vie que Dieu a rendue sacrée (harrama){108}, sauf si le
droit l’exige.

Cette répétition montre que la position fondamentale relative au meurtre


est la stricte interdiction (tahrîm), et que c’est sur cette base que le thème du
meurtre se trouve soumis, dans le Livre, à une explication détaillée,
révélatrice de l’intensité du degré de cette interdiction. Nous le rencontrons
à deux reprises :
Ne tuez point car on ne peut attenter à une vie que Dieu a rendue sacrée (harrama), sauf si le droit
l’exige. Celui qui est tué injustement, nous avons donné à ses proches le pouvoir d’exiger réparation.
Mais ils ne doivent pas commettre des excès en se livrant au meurtre, puisqu’ils sont déjà assistés par
la Loi (XVII, 33).
Un Croyant{109} n’a pas à tuer un autre croyant si ce n’est involontairement. Celui qui commet par
erreur ce meurtre sera tenu d’affranchir un esclave croyant, et de verser à la famille du mort le prix
du sang, à moins qu’elle n’en fasse grâce. Pour la mort d’un croyant d’une nation ennemie, il suffira
d’affranchir un esclave croyant. Pour la mort d’un individu d’une nation alliée, on affranchira un
esclave croyant, et on paiera le prix du sang à la famille du mort. Celui qui ne trouve pas les moyens
de le faire jeûnera deux mois de suite pour que Dieu expie son erreur. Dieu est savant et sage (IV, 92-
93).

Le verset 33 de la sourate XVII montre que le droit autorisant de


commettre un meurtre est le fait de punir un meurtre commis avec
l’intention de tuer, volontairement et par préméditation. Le meurtrier qui a
commis injustement cet acte mérite de mourir parce qu’il a injustement
agressé la victime. Mais le proche de la victime n’a pas le droit de dépasser
la limite dans la vengeance car ce faisant, il tombera dans l’interdit sacré
(harâm). Le fait d’éviter le dépassement des limites consiste à recouvrir le
droit de celui qui a été injustement tué en punissant le meurtrier, et non ses
proches ou connaissances{110}. Lorsque le crime est volontaire, la punition
du meurtre par un autre meurtre est posée par l’islam comme peine légale
maximale consistant à tuer le meurtrier mais sans dépasser les limites. Car
le dépassement des limites conduit à tomber dans l’interdit prohibé et à
appliquer la sentence de mise à mort à des individus autres que le meurtrier
ou en plus du meurtrier, comme nous le voyons dans les vendettas. C’est
pour cela que le Texte dit :
Les effrénés seront voués au feu pour leurs excès (isrâf ) (XL, 43).

Quant aux deux versets de la sourate « Les femmes » (IV, 92-93), ils
montrent un autre cas de meurtre qui est involontaire. Pour celui-ci, la peine
n’est pas appliquée sur le meurtrier, mais on se contente de sa part de la
libération d’un esclave, d’une somme payée comme rançon pour le prix du
sang ou d’un jeûne de repentir. Cela montre la tolérance de la religion
musulmane qui fut révélée pour combattre toutes les formes de conflits
entre les hommes, et faire disparaître les vengeances et tout le sang versé
qu’elles génèrent, quand bien même le meurtre serait commis
involontairement. Le meurtrier qui n’a pas volontairement commis son acte
ne doit pas être mis à mort par les proches de la victime, puisque l’intention
de tuer fait défaut, et que, par conséquent, la faute n’est pas volontaire. Ce
point est très sensible parce qu’il montre la sainteté de la personne humaine
et son extrême sacralité pour Dieu. Et puisque le meurtrier qui n’a pas
commis intentionnellement son acte ne l’a pas volontairement accompli, la
révélation a interdit de le mettre à mort, comme on le voit dans ce passage :
Celui qui tue volontairement un croyant aura l’enfer pour récompense, il y demeurera éternellement.
Dieu verse sur lui Son courroux, le maudit et le condamne à un supplice terrible (IV, 93){111}.

Ce passage montre que si les proches de la victime veulent venger le leur


en mettant à mort le meurtrier, ils subiront un châtiment divin en raison de
la laideur de leur acte, et de la transgression d’un interdit sacré (harâm).
Ne vous approchez pas des turpitudes apparentes ou cachées.
Les turpitudes (fâhisha/fawâhish) sont un pluriel qui signifie
linguistiquement ce que l’âme déteste, c’est-à-dire ce à quoi répugne la
nature saine de l’homme, celle qui n’a pas été troublée par quoi que ce soit.
Elles sont de deux sortes : apparentes et cachées. Les turpitudes cachées
sont les relations sexuelles fondées sur des bases illégales, que la société n’a
pas à connaître, qu’il s’agisse des choses qui existent entre un homme et
une femme dans le cadre d’une relation extraconjugale ou d’une relation
homosexuelle masculine ou féminine. Mais lorsque ces relations sont
exercées de façon ostensible, le premier type devient un adultère (zinâ),
comme il est montré dans ce passage :
Évitez l’adultère, car c’est une turpitude et une mauvaise voie (XVII, 32. Voir aussi XXIV, 2-3 et IV,
15).

Quant au fait de se livrer de manière flagrante à ces relations relevant du


deuxième type, il devient une homosexualité ostensible, qu’elle soit
masculine ou féminine. Dieu a strictement interdit dans Son livre de
s’approcher des turpitudes apparentes ou cachées. Le mot « s’approcher »
(qaraba) signifie le fait de s’y livrer intentionnellement et volontairement.
Aussi, le Texte nous a-t-il montré les voies permettant de s’en prémunir, et
ce grâce à la sauvegarde des lois de la pudeur comme le montre le verset 33
de la sourate « La Lumière » qui appelle à la chasteté comme outil préventif
contre les turpitudes, cachées ou apparentes :
Que ceux qui ne peuvent se marier à cause de leur pauvreté vivent dans la continence jusqu’à ce que
Dieu, dans Sa sollicitude, les comble de richesses.

Quant au singulier turpitude (fahshâ’), il figure dans plusieurs versets


comme les suivants :
Quand ils commettent une turpitude, certains hommes disent : « Nous l’avons vu pratiquer par nos
pères, c’est Dieu qui le commande ». Dis-leur : « Dieu n’ordonne point l’infamie. Pourquoi dire de
Dieu ce que vous ne savez pas ? » (VII, 28).
Mais [la femme du Pharaon] sollicita [Joseph], et il était sur le point de céder, n’était un signe de
Dieu venu pour l’en avertir. Ainsi nous fîmes pour le détourner du mal et de la turpitude, car il était
de nos serviteurs sincères » (XII, 24).

D’après ces passages, nous constatons que le mot « fahshâ’ » (turpitude)


est le nom générique de « fâhisha » comme le montre clairement le verset
(XII, 24) décrivant Joseph près de se livrer à la femme du Pharaon c’est-à-
dire près d’incliner à son désir, n’était l’action de Dieu qui l’en avait
éloigné. Dieu a détourné Joseph de la mauvaise conduite, car le fait de
répondre positivement à son désir aurait été une trahison du chef de
l’Égypte qui l’a éduqué et protégé. Ce verset contient une affirmation
explicite relative au fait que le mot « fahshâ’ » est le nom générique de
« fâhisha » c’est-à-dire qu’il est le nom du genre englobant toutes les
espèces de turpitudes que nous avons énumérées.
Respectez vos engagements devant Dieu
Tous les prophètes et les envoyés ont été investis d’un pacte, comme le
montre ce passage :
Soyez fidèle aux engagements pris devant Dieu. Voilà ce que Dieu vous a recommandé, afin que
vous y réfléchissiez. (VI, 52).

Ce pacte est incarné dans un seul et unique article commun à tous les
messages divins successifs, et consistant en l’affirmation de l’unicité de
Dieu, sans lui associer d’autres divinités, et en l’accomplissement des
bonnes œuvres. Respecter ce pacte consiste, pour l’homme, dans son
engagement, devant Dieu, à ne pas lui associer d’autres divinités, et de
suivre la voie droite, celle de l’accomplissement des bonnes œuvres :
Celui qui respecte ses engagements et craint Dieu saura que Dieu aime ceux qui le craignent. Ceux
qui vendent le pacte de Dieu et leurs serments à vil prix n’auront aucune part à la vie future (III, 76-
77).

Le pacte de Dieu que l’homme doit respecter, et dont il ne doit pas se


départir repose sur cette alliance qui précède le pacte, ce que nous appelons
aujourd’hui le serment professionnel, celui d’un militaire ou d’un homme
politique. Lorsque l’homme prête publiquement serment et s’engage à
respecter un code de conduite comme celui qui régit la médecine par
exemple, la situation opposée au respect de cette même loi gagne le statut
d’un interdit sacré parce qu’elle constitue une négation du pacte conclu par
l’individu devant Dieu, et une infidélité à l’égard de cet engagement,
comme on peut le voir dans ce verset :
Les pervers rompent le pacte de Dieu conclu antérieurement, séparent ce que Dieu avait ordonné de
conserver uni, et sèment le désordre sur terre. Ceux-là sont les perdants (II, 27).

Les femmes interdites


Puisque la construction d’une société saine sur le plan moral exige
d’éclairer la nature des relations entre individus et de les classer, Dieu a
interdit dans Son livre de consommer des relations charnelles avec les
femmes figurant dans la liste suivante :
Il vous est strictement interdit (harâm) d’épouser vos mères, vos filles, vos sœurs, vos tantes
paternelles et maternelles, vos nièces, filles de vos frères ou de vos sœurs, vos nourrices, vos sœurs
de lait, les mères de vos femmes, vos belles-filles qui sont sous votre tutelle et issues de femmes avec
lesquelles vous avez consommé le mariage. Mais si vous n’avez pas consommé le mariage, il n’y a
aucun grief à les épouser. N’épousez pas non plus les filles de vos fils que vous avez engendrés, ni
d’avoir pour épouses deux sœurs en même temps. Mais pour ce qui est déjà accompli, Dieu sera
indulgent et miséricordieux. Il vous est défendu d’épouser des femmes mariées, excepté celles qui
seraient tombées entre vos mains comme esclaves. Telle est la prescription de Dieu. Il vous est
permis, du reste, d’user de vos ressources pour vous procurer des épouses en tant que maris et non en
tant que débauchés. Donnez à celle avec laquelle vous avez cohabité la dot promise, ceci est
obligatoire. Nul grief pour faire ensuite des modifications sur commun accord. Dieu est savant et
sage (IV, 23-24).

Faisons une remarque importante à propos de l’interdit qui frappe la


première catégorie : ce sont toutes les mères qui sont strictement interdites
et non seulement les mères biologiques car l’homme a une seule mère qui
lui a donné naissance, tandis qu’il peut avoir plusieurs mères comme celle
qui l’a allaité ou élevé. Ajoutons à cette liste les cas qui ont été mentionnés
dans d’autres versets : les anciennes femmes des pères (IV, 22), les femmes
d’autrui qui sont sous contrat de mariage, les prostituées, comme on le voit
dans (XXIV, 3 XXIV, 32-33 et V, 5), sachant que la prostituée désigne ici
celle qui se livre publiquement à la turpitude (fahshâ’), comme on l’a
montré plus haut, ce qui est une conduite contraire aux valeurs humaines
dans tous les pays du monde.
Interdits alimentaires :
Les aliments strictement interdits sont mentionnés dans le verset suivant :
Il vous est strictement interdit de consommer les animaux morts, le sang, la chair du porc, tout ce qui
a été tué sous l’invocation d’un autre nom que celui de Dieu, les animaux étouffés, assommés, tués
par quelque chute ou d’un coup de corne, ceux qui ont été entamés par une bête féroce, à moins que
vous ne les ayez purifiés par une saignée, et ce qui a été immolé sur les autels des idoles (V, 3. Voir
aussi II, 172-173 ; VI, 145 ; et XVI, 114-115).

Viennent ensuite des versets détaillant un peu plus ce qui est permis ou
interdit en termes de nourriture. Ce qui est permis se trouve dans ce verset
qui explique que ce qui sort de terre est permis :
Ô hommes ! Nourrissez-vous de toutes les bonnes choses permises et ne marchez point sur les traces
de Satan, car il est votre ennemi juré (II, 168).

Puis vient ce verset à propos des bêtes de somme qui sont licites :
Dieu a créé pour vous des animaux dont certains sont faits pour vous transporter, d’autres pour vous
vêtir. Nourrissez-vous de ce que Dieu vous a accordé, et ne suivez pas les traces de Satan, car il est
votre ennemi juré (VI, 142).

Ces précisions sont présentes également dans les versets (XXII, 30),
(XXIII, 21) et (XL, 79). Dieu a également permis de manger la nourriture
des gens du livre dans (V, 4-5) ainsi que tout ce qui a été sacrifié en
respectant la mention du nom de Dieu (VI, 118-119).
Le Texte rajoute aussi à toutes ces nourritures interdites deux articles
contenus dans le verset suivant :
« Ce qui a été immolé aux autels des idoles » et de « les partager en consultant les flèches » (V, 3).
Puis il a détaillé ces deux articles en précisant que chacun des deux est
une abomination (rijs). L’abomination relative aux pierres dressées consiste
à les utiliser comme des autels sur lesquels on fait les sacrifices des
animaux, alors que celle qui est relative aux flèches divinatoires consiste à
les utiliser pour faire les partages, comme on le voit dans le verset suivant :
Ô Croyants ! Le vin, les jeux de hasard, les sacrifices sur les autels des idoles, et la divination sont
une abomination inspirée par Satan, abstenez-vous-en, et vous serez heureux (V, 90).

Nous constatons d’après ce qui vient d’être dit que les interdits
alimentaires sont nommément mentionnés, et qu’ils sont relatifs aux
différentes conduites humaines. Le fait de s’engager à les respecter dépend
du choix personnel de l’homme, et le pouvoir politique n’a rien à voir avec
ces interdits, ce qui veut dire qu’ils ne doivent pas faire l’objet d’une
législation imposée par l’État ou interdite par lui, sauf lorsque les autorités
politiques constatent qu’il existe des dommages sanitaires provenant de leur
consommation. Dans ce cas, ils peuvent intervenir pour les interdire. Nous
pouvons remarquer aussi que les parlements du monde entier ne discutent
l’imposition ou l’interdiction de ces choses que dans le cas précis de la
santé publique.
Ne pas tuer vos enfants par crainte de la misère
Ici, le propos tourne autour du meurtre des enfants après leur naissance,
par peur de ne pas avoir de quoi les nourrir. Le mot « imlâq » (indigence)
utilisé ici signifie linguistiquement le fait de ne pas posséder de biens.
Avant la mission de Muhammad, les Arabes tuaient les nouveau-nés à cause
de la pauvreté, par crainte de ne pas trouver de quoi subsister. Ce cas est
différent de celui de l’avortement, car, en l’occurrence, l’embryon est
enlevé avant la naissance comme on le sait. La question de l’avortement
mérite une étude détaillée qui lui sera consacrée à part parce que, dans
certains cas, il peut être permis comme lorsque la femme enceinte affronte
un danger lié à la grossesse ou qu’il est avéré que le bébé souffre d’une
malformation menaçant la vie de la mère ou pour d’autres cas le rendant
nécessaire. Quant au meurtre des enfants mentionné dans le point étudié, il
concerne la crainte de ne pas pouvoir assurer leur subsistance et ce après
leur naissance. Dieu l’a frappé d’un interdit sacré dans le verset suivant :
Ne tuez point vos enfants à cause de l’indigence, nous vous donnerons de quoi vivre ainsi qu’à eux
(VI, 151),
Le texte a explicité le contenu de cet interdit sacré dans le passage
suivant :
Ne tuez point vos enfants par crainte d’indigence, nous leur donnerons de quoi vivre ainsi qu’à vous.
Les tuer serait un horrible crime (XVII, 31).

Il est possible d’indiquer ici que ce sujet est lié à l’interdiction d’associer
à Dieu d’autres divinités, car de même que Dieu nous a interdit de lui
associer d’autres êtres, qu’Il nous demandés de L’adorer seul et de Le prier
exclusivement, Il nous a aussi exhortés à demander à Lui seul la subsistance
puisqu’Il est le dispensateur des vivres. Pour cela, Il nous a interdit de tuer
nos enfants par peur d’être dans le besoin ou dans la pauvreté, étant donné
que c’est Lui qui donne à tous les êtres leur subsistance par Sa générosité.
C’est sur cette base-là que le meurtre des enfants par peur d’avoir faim est
un crime puni par la Loi dans tous les pays du monde.
Dieu autorise la vente mais interdit l’usure
Dieu a interdit l’usure et précisé que, d’un côté, Il la détruit, et que d’un
autre côté, il augmente la récompense des aumônes, comme il est
mentionné dans ce passage :
Dieu détruira le profit de l’usure et fera fructifier l’aumône (II, 276).

Et puisque l’impôt sur les biens fait partie des aumônes, alors Dieu en
fait augmenter la récompense, comme il est dit dans le verset suivant :
Tout ce que vous donnerez à usure pour augmenter vos biens ne vous produira aucun profit auprès de
Dieu. Mais tout ce que vous donnerez en aumônes pour obtenir les regards bienveillants de Dieu
vous sera porté au double (XXX, 39).

Bien qu’en se repaissant d’usure, on accède à un profit rapide, cette


pratique ne peut avoir de valeur pour Dieu parce qu’elle nuit aux débiteurs
de l’usurier et leur cause une gêne financière, comme le montre le passage
suivant :
Ô croyants ! Craignez Dieu et abandonnez ce qui vous reste encore de l’usure, si vous êtes fidèles. Si
vous ne le faites pas, attendez-vous à une guerre de la part de Dieu et de son envoyé. Si vous vous
repentez, votre capital vous reste encore. Ainsi, vous ne léserez personne et vous ne serez point lésés.
Si votre débiteur éprouve de la gêne, attendez qu’il soit plus aisé. Si vous lui remettez sa dette, ce
sera plus méritoire pour vous, si seulement vous le saviez ! (II, 278-280).
Il convient en l’occurrence de ne pas confondre l’usure et l’intérêt
bancaire, puisque la différence entre les deux est très grande. L’usure, en
effet, est interdite dans le Coran parce qu’elle perçoit un intérêt exorbitant
par rapport à la valeur initiale du montant prêté, et qu’elle devient, parfois,
déraisonnable, allant jusqu’à équivaloir le double du montant prêté, voire
deux ou trois fois plus. À tel point que le débiteur, dès lors qu’il éprouve
une difficulté financière, se trouve incapable de rembourser ces montants.
Quant à l’intérêt bancaire, il est considéré comme une transaction
commerciale, obéissant à des lois particulières à chaque pays. Il s’agit,
contrairement à l’usure, d’un intérêt à taux très raisonnable et étudié de telle
sorte qu’il sera conforme aux moyens financiers des endettés. Mais ce
même intérêt pourrait se transformer en usure lorsque le montant augmente
abusivement, et que les clients des banques connaissent une gêne financière
les rendant incapables de rembourser pour telle ou telle raison. Dans ce cas,
la banque doit renoncer à la perception des intérêts et à les rajouter au
capital prêté, de même que le débiteur doit bénéficier de la part de la
banque d’un délai lui permettant d’améliorer sa situation et de reprendre les
remboursements. En effet, la crainte de Dieu doit empêcher de mettre une
personne dans une situation encore plus embarrassante que celle dans
laquelle il se trouve. C’est la raison pour laquelle nous trouvons cette
affirmation dans le verset suivant :
Ô croyants ! Ne vous livrez pas à l’usure en la portant indéfiniment au double. Craignez Dieu et vous
serez heureux (III, 130).

Interdiction de commettre le mal et d’user injustement de


violence
Dieu a interdit dans le Livre de commettre le mal (ithm) ainsi que
l’iniquité (baghy), mais nous devons aborder chacun des deux mots à part,
avec force détails et explications afin de clarifier l’interdiction sacrée dont
ils font l’objet dans le texte. En ce qui concerne le mot « baghy » (abus,
iniquité), il signifie linguistiquement le « fait de porter atteinte aux droits
d’autrui », et c’est ce qui est visé dans le verset suivant :
David répondit [à celui qui s’est plaint de l’injustice d’un associé] : « II a agi iniquement à ton égard
en te demandant une brebis pour l’ajouter aux siennes. Bien des hommes qui ont des affaires entre
eux agissent avec abus (baghâ), à part ceux qui croient et pratiquent le bien, mais leur nombre est si
petit ! » (XXXVIII, 24).
Le domaine des iniquités est donc très large, et certaines d’entre elles
sont strictement interdites (harâm), alors que d’autres sont simplement
défendues (nahy). Ces dernières seront abordées plus loin. En l’occurrence,
il s’agit d’aborder les iniquités faisant l’objet d’un interdit sacré,
conformément à ce qui est mentionné dans ce verset :
Dis-leur : « Dieu a frappé d’un interdit sacré toutes les turpitudes manifestes ou cachées ainsi que le
fait de commettre le mal et d’user injustement de violence » (VII, 33).

Nous pouvons déduire de ce verset l’idée que ce qui est visé ici est le fait
de porter atteinte aux droits d’autrui et à ses intérêts par abus d’injustice et
de manière volontairement hostile. Ces sortes de violences injustifiées sont
plurielles et contiennent par exemple le vol comme dans ces versets :
Vous couperez les mains des voleurs, homme ou femme, en punition de leurs actes. C’est la peine
que Dieu a établie contre eux. Il est puissant et sage. Quiconque se sera repenti de ses iniquités et
aura réformé sa conduite, Dieu accueillera son repentir, car il est indulgent et miséricordieux (V, 38-
39).

Même si la sacralité de l’interdiction de voler n’est pas clairement


formulée dans le Livre, cet acte constitue une iniquité exercée sans raison et
portant atteinte aux droits d’autrui et à ses intérêts par pure transgression
[de la loi]. C’est pour cela que le vol doit être déclaré interdit sacré
(harâm), vu qu’il rentre dans le critère établi par cet autre verset :
Quiconque venge une injure reçue ne sera point poursuivi. Car on ne saurait poursuivre que ceux qui
oppriment les hommes, et qui, sur la terre, font un usage injustifié de la violence. Un châtiment
douloureux les attend (XLII, 41-42).

On peut intégrer aussi dans ce cadre-là toutes les formes de vol, y


compris les actions des coupeurs de route, le banditisme des groupes
mafieux, etc.
Quant au fait de commettre le mal, il est exprimé ici par le mot « ithm »
qui signifie linguistiquement et par antiphrase le fait de ne pas se presser
pour faire le bien. C’est que nous pouvons remarquer à partir du verset
suivant :
Si l’un d’entre vous confie à l’autre un objet, que celui à qui le gage est confié le restitue intact à son
propriétaire, et qu’il craigne Dieu son Seigneur. De même, ne cachez point un témoignage ;
quiconque le cache a le cœur corrompu (âthim){112}, et Dieu connaît vos actes (II ; 283).
Le fait de cacher un témoignage signifie dans ce cas ne pas se presser
pour faire une bonne action. Et de même que le domaine du « baghy » est
très large, celui du « ithm » l’est aussi, et contient des choses considérées
comme des interdits sacrés et d’autres qui sont simplement défendues. Ces
dernières seront abordées plus loin. Quant à notre propos ici, il concerne les
versets suivants :
Dieu ne pardonnera point qu’on Lui associe d’autres dieux, mais il pardonnera les autres péchés à qui
Il voudra. Celui qui associe à Dieu d’autres créatures commet un grand mal (ithm) (IV ; 48).
Ne vois-tu pas comme ils forgent des mensonges à l’égard de Dieu ? Cela suffit pour les rendre
coupables d’un mal manifeste (ithm) (IV ; 50){113}.

Ces deux versets nous montrent l’essence du « ithm » qui fait l’objet d’un
interdit sacré, tout en portant à notre connaissance le fait que le polythéisme
est une iniquité interdite, abordé en premier dans ce livre. Quant au
deuxième verset, il révèle que le mensonge à l’égard de Dieu est une
iniquité strictement interdite ; il s’agit en effet du dernier interdit sacré que
nous allons aborder maintenant.
Le fait d’imputer à Dieu ce dont on n’a aucune science.
L’interdit sacré frappant le fait de faire dire à Dieu ce qu’Il n’a pas dit est
présenté dans le verset suivant :
Dis-leur : « Dieu a frappé d’un interdit sacré toutes les turpitudes manifestes ou cachées ainsi que le
fait de commettre le mal et d’user injustement de violence. Il a interdit aussi de Lui associer d’autres
dieux car c’est une chose pour laquelle Il n’a descendu aucune justification probante, et Il vous a
défendu de dire de Lui ce que vous ne savez pas » (VII, 33).

Le fait de faire dire à Dieu ce qu’Il n’a pas dit est une transgression de Sa
souveraineté qui consiste à déclarer, à Sa place, que telle chose est licite et
que telle autre est illicite, comme par exemple, en rajoutant à ce qu’il a
interdit un autre article, ou en rendant licite un interdit sacré clairement
formulé comme tel. Ce sens transparaît dans ce passage :
Ne dites point en laissant vos langues suivre à la légère le mensonge : « Ceci est licite (halâl) et ceci
est un interdit sacré (harâm) ». Vous imputeriez ainsi un mensonge à Dieu, mais ceux qui imputent
un mensonge à Dieu ne prospèrent point (XVI, 116).

Déclarer la licéité (halâl) d’une chose ou son caractère d’interdit sacré


(harâm) est le privilège exclusif de Dieu et Il est le seul détenteur de ce
droit (la hâkimiyya de Dieu){114}. Il n’a accordé ce droit à personne, ni à un
Prophète, ni à un juriste. Formuler ce type d’interdit sacré relève donc de la
souveraineté de Dieu à laquelle personne ne peut être associé et qui se
manifeste de manière restreinte dans les 14 interdits formels dénombrés
dans Son livre. C’est la raison pour laquelle Il les a énumérés, puis les a
nommément désignés, avant de les clore par le dernier article qui est
l’interdit relatif à l’attribution à Dieu d’un propos qu’Il n’a pas dit. En effet,
l’interdit sacré (harâm) est nominal, et ne peut être soumis au procédé du
raisonnement analogique amenant au rajout d’autres interdits sacrés, en
dehors des 14 points mentionnés dans le Livre{115}. Il ne peut être question
non plus de rendre licite l’un de ces interdits. Dieu n’a donc donné à
personne le droit de déclarer interdit telle ou telle chose, ni à un individu, ni
à un groupe, non plus à un prophète, un messager ou un juriste. Les interdits
formels sont uniquement ceux qu’Il a formulés Lui-même. C’est la raison
pour laquelle le verbe « harrama » (frapper d’un interdit sacré), lorsqu’il est
utilisé avec le prophète est nécessairement coordonné à Dieu, comme on le
voit dans (IX, 29) joignant à Dieu le prophète (« ce que Dieu et son Apôtre
ont défendu »). Ce passage montre que l’interdit sacré est uniquement celui
que formule Dieu et qu’il a ordonné à Son Prophète de le transmettre. Et
c’est pour cette raison-là que le verbe est utilisé avec un outil de
coordination (wâw) marquant la jonction. S’il avait rendu possible pour le
Prophète de faire un tel travail, il aurait distingué le sujet « Dieu » et le sujet
« prophète », en répétant pour chaque proposition le verbe, afin de signifier
la disjonction entre les deux. Il aurait ainsi dit : « Ce que Dieu a déclaré
comme interdit sacré et ce que Son Prophète a déclaré comme étant
interdit sacré », octroyant ainsi le droit au Prophète, à son tour, de faire ce
travail. Mais Dieu a mis ensemble les deux sujets afin de donner une preuve
irréfutable sur le fait qu’il ne revient à personne le droit d’interdire
formellement quelque chose. Aussi est-on ici face à un droit exclusif de
Dieu. Quant au Prophète, il n’a fait que transmettre le contenu de ces
interdits divins, sans en rajouter d’autres.
Puisque le message du Prophète est le dernier et qu’il clôture le cycle des
prophéties, ce qui en fait quelque chose de valable pour tous temps et lieux,
il faut alors comprendre que la perfection de cette validité et le sens de son
caractère ultime proviennent du fait qu’ils aient contenu la détermination
ainsi que l’énumération des interdits sacrés dont l’explicitation détaillée
intervient à d’autres endroits du Texte{116}. Déclarer une chose comme
formellement interdite est un droit divin exclusif faisant partie du statut de
la divinité. C’est la raison pour laquelle Dieu s’est attribué l’exclusivité
d’expliquer ces interdits afin que l’homme les connaisse et qu’il les
comprenne à partir d’une source purement divine. Cette connaissance lui
permet ensuite de les observer et de ne pas les enfreindre. C’est de cette
manière-là que se réalise une certaine harmonie psychologie dans la relation
de l’homme avec Son seigneur{117}.
En nous appuyant sur la promesse donnée par Dieu aux hommes pour
leur accorder Sa miséricorde, et afin que l’homme ne soit ni gêné ni
embarrassé en obéissant aux ordres divins invitant à éviter ses interdits
sacrés, vu aussi le fait que Dieu connaît la faiblesse de l’âme humaine et les
changements de circonstance affectant la vie, Il a alors détaillé les cas dans
lesquels l’homme peut enfreindre ces interdits sacrés sans être dans
l’embarras, et sans que ces actes ne viennent affecter la relation
harmonieuse qu’il entretient avec son Seigneur. Ces cas se présentent sous
deux formes :
La première concerne les cas de nécessités qui poussent l’homme, dans
certaines circonstances, à manger des nourritures illicites. On le voit dans
les versets suivants :
Pourquoi ne mangeriez-vous pas la nourriture sur laquelle a été prononcé le nom de Dieu, puisqu’il
vous a déjà été énuméré ce qu’Il a déclaré interdit sacré (harrama), sauf les cas où vous êtes
contraints par la nécessité ? Il y en tant, parmi les hommes, qui s’emploient à égarer les autres par
leurs passions et par ignorance. Mais Dieu connaît mieux les transgresseurs (VI, 119. Voir aussi II,
173 ; V, 3 ; VI, 145 ; XVI, 115).

Nous pouvons observer que dans ce passage et ceux qui se rapportent au


même sujet, le thème de la nécessité a trait à la nourriture et qu’il ne
s’applique pas à d’autres interdits sacrés. Les cas de nécessité proviennent
des conditions de vie et ne sont pas dus aux volontés des hommes, car en
étant causé par ces derniers, ils se transforment en contrainte, ce qui
constitue la deuxième cause autorisant à enfreindre les interdits sacrés.
Cette deuxième forme concerne le fait de tomber dans l’interdit sacré par
la voie de la contrainte exercée par d’autres individus, et non pas de celles
qui proviennent des simples conditions de vie. Dans ce cas, l’homme
occupe une position faible et ne dispose pas de la possibilité de choisir ; il
est ainsi contraint d’exécuter ce qui lui est demandé et dépossédé de sa
volonté ; privé de la liberté de choix qui lui fut donnée par son Seigneur, il
est violemment forcé de commettre une action déterminée et sommé de s’y
soumettre. Dans ce cas, l’homme n’est pas en faute, et il a le droit, par souci
de conserver sa vie, d’enfreindre un interdit sacré. C’est le cas à propos de
l’affirmation explicite de polythéisme qui est permise sous le poids de la
contrainte, et qui n’implique aucune sortie de la sphère de la croyance en
l’unicité de Dieu. Cela est dit dans le verset suivant :
Quiconque, après avoir cru, renie Dieu – à moins qu’il ne le fasse sous la contrainte et que son cœur
reste ferme dans la foi –, celui qui ouvre son cœur à l’impiété verra s’abattre sur lui la colère de Dieu,
et lui sera réservé un châtiment terrible (XVI, 106).

Cela signifie que dans ce cas, le musulman se trouve poussé contre son
gré vers l’action contraignante, et que par la violence provenant des autres
personnes ou pour d’autres causes, il se trouve amené à se soumettre à cette
situation. Ce cas est opposé à la nécessité émanant de circonstances qui
poussent l’homme à consommer les nourritures interdites suivant un acte
individuel dont la finalité est de conserver la vie, cas dans lequel les autres
personnes n’interviennent pas dans la prise de décision.
Il nous est donc possible de conclure en précisant que les quatorze
interdits sacrés définis par Dieu dans Son livre, et qu’Il a nommément
désignés par l’utilisation du mot « harâm » ne peuvent être à la merci des
caprices des individus. Ces derniers n’ont pas le droit de les changer en
déclarant qu’ils peuvent devenir licites, ni en rajouter d’autres en les
nommant aussi « harâm ». Ces choses rentrent dans le cadre de la
souveraineté de Dieu qui possède à Lui seul ce droit, et à laquelle personne
ne peut prendre part{118}.

Ordres et défenses divins


Nous avons affirmé que les choses strictement interdites énumérées dans
le Livre sont nommément désignées et globales, et qu’elles constituent la
partie la plus importante incitant à la pratique des bonnes œuvres qui sont
indispensables pour parfaire l’islamité de l’homme. Mais cette partie
portant sur les bonnes œuvres est loin d’être la seule à accomplir, puisqu’il
en existe une autre qui consiste en ordres et défenses divins présents dans le
Livre, et par lesquels Dieu nous a ordonné de lui rendre un culte en s’y
soumettant. Ces ordres et défenses sont distincts des interdits sacrés et la
différence est clairement établie par le fait que Dieu a précisé dans Son
Livre que les ordres et les défenses sont des phénomènes humains présents
dans toutes les sociétés et de tout temps. Ils possèdent donc deux facettes,
humaine et divine. La facette divine est mentionnée dans le Livre et elle est
abordée de manière générale. Il s’agit de la calomnie, de l’espionnage, du
pot-de-vin, du suicide ou d’autres choses. Ces phénomènes renferment une
partie qu’on peut tolérer et une partie qui mérite d’être défendue. C’est la
raison pour laquelle ils sont introduits dans le texte sous forme d’interdits
non sacrés.
Quant à la facette humaine qu’elle recèle, elle émane du fait que le Texte
a mentionné les ordres et les défenses d’une manière générale, tout en
confiant la tâche d’en superviser les domaines d’application ou
d’interdiction au pouvoir législatif qui pose des lois convenant aux
conditions propres à toute société et à ses besoins spécifiques.
Voyons donc les ordres et interdits, tels qu’ils se présentent dans le Livre.
Restituer le dépôt de confiance et observer la justice
Le dépôt de confiance (amâna){119} est une grande responsabilité dont
doit se charger la personne qui accepte de l’assumer. Vu sa valeur morale,
Dieu nous ordonne de la restituer :
Dieu vous commande de restituer le dépôt à qui il appartient, et de juger vos semblables avec équité.
C’est une belle action que celle que Dieu vous recommande. Il entend et voit tout (IV, 58).
Ô croyants ! Gardez-vous de tromper Dieu et le Messager. Ne trahissez pas sciemment vos dépôts de
confiance, vous qui êtes maintenant instruits (VIII, 27).
[Ceux qui prient sont] ceux qui gardent fidèlement les dépôts qui leur sont confiés et qui remplissent
leurs engagements (LXX, 32).

Restituer un bien déposé en toute confiance fait partie des beaux traits de
caractère, dont le musulman doit se parer. Son domaine d’application est
très large puisque tous les bienfaits octroyés à l’homme par Dieu tels que la
raison, la santé, la liberté, la dignité ou d’autres valeurs humaines générales
sont des dépôts qu’il doit conserver, entretenir et ne pas négliger sous peine
de perdre son humanité et tomber dans la condition animale. Il en va de
même pour les autres types de dépôts accordés en toute confiance, tel que
celui dont l’homme est chargé au sein de la société dans laquelle il vit, et
qui consiste en l’esprit de citoyenneté qu’il doit conserver afin de protéger
sa société et de la mettre à l’abri de tout danger pouvant menacer sa sécurité
et sa stabilité, ainsi que la sécurité et la stabilité des gens qui y vivent. Cela
concerne aussi la conscience professionnelle qui lui est dictée par le devoir
lui enjoignant d’exercer son métier avec sincérité et confiance, en pensant
servir sa société et contribuer à son développement. Il y a aussi d’autres
dépôts de confiance tels que les droits qui doivent leur être restitués par les
personnes qui sont chargées de le faire [i. e. les juges, les autorités
politiques]. Tout cela rentre dans le cadre des dépôts de confiance qui
recèlent une grande importance ayant amené Dieu à ordonner de les
observer en raison de l’utilité qu’ils procurent à l’homme et à la société.
Dans le verset 58 de la sourate IV, le Texte lie la restitution du dépôt à
l’accomplissement de la justice puisqu’il s’agit là de deux qualités
interdépendantes. Celui qui restitue le dépôt ne peut être que juste. Ainsi,
les valeurs humaines s’appellent les unes les autres, et un traître ne peut être
juste, de même que quelqu’un qui restitue fidèlement un dépôt ne peut être
injuste. Dieu aime toutes ces valeurs, notamment la justice, comme on le
voit dans le verset suivant :
Dieu commande la justice et la bienfaisance, la libéralité envers ses parents ; Il défend la turpitude, ce
qui est blâmable, et l’iniquité ; Il vous exhorte afin que vous réfléchissiez (XVI, 90).

La justice comme la confiance assurent la stabilité de la société parce que


l’homme juste au sein de sa société respecte les droits des autres individus,
ne les bafoue pas et se montre honnête dans l’accomplissement des devoirs
lui incombant. C’est ainsi que se réalisent les égalités de chance pour tous,
et que la société peut progresser et prospérer.
L’espionnage et la médisance
L’interdiction d’espionner les autres, de médire des gens et de nourrir
constamment de la suspicion à leur égard est présente dans le verset
suivant :
Ô vous qui croyez, éviter le soupçon trop fréquent, car certains soupçons sont des crimes. Ne
cherchez point à épier les pas des autres, ne médisez point les uns des autres. Qui de vous voudrait
manger la chair de son frère mort ? Vous l’auriez en horreur. Craignez donc Dieu qui aime que
les hommes Lui reviennent, et qui est miséricordieux (XLIX, 12).

a – En tant que phénomène, l’espionnage est présent dans toutes les


sociétés et de tout temps. Cependant, la tâche consistant à l’interdire ou à
l’autoriser revient à l’autorité législative incarnée par les parlements ou les
conseils législatifs qui légifèrent en fonction des circonstances propres à la
société. L’espionnage est permis dans certains cas, interdit dans d’autres. En
situation de guerre, un État qui ne le pratique pas contre ses ennemis se
montrera négligent, et sera la proie d’un grand trouble, l’exposant à
l’agression d’autres Etats, ou à une attaque surprise. Quant à l’espionnage
au sein de la société, il est permis pour le cas des gens soupçonnés
d’activités criminelles, tels que les cartels de la drogue. L’État vise, dans ce
cas, à mieux connaître leurs mouvements et à les prendre, de manière à
pouvoir assurer la sécurité et la stabilité sur son propre territoire. Dans les
deux cas, l’espionnage est nécessaire pour la stabilité de l’État. Quant au
fait d’espionner les voisins ou les proches, il présente un cas différent des
deux autres, bien que les deux relèvent du même type d’activité. Mais les
deux premiers sont permis, alors que les deux autres sont défendus en
raison des nuisances qu’ils génèrent au sein de la société, et de la laideur de
voir s’afficher la volonté de surveiller les défauts des gens.
b – Il en va de même pour la médisance, puisque ce sont les sociétés qui
déterminent ce qui peut être accepté ou refusé en la matière. À tel point que
dans les lois de la plupart des pays, on formule des articles qui jugent ceux
qui diffament autrui ou nuisent à sa réputation. Mais ces mêmes lois
autorisent la médisance devant le juge ou pour faire éclater la vérité dans la
presse et les médias. Poser les lois relatives à la médisance est une tâche qui
revient donc à l’autorité législative qui explique, elle, comment s’exercent
le permis ou l’interdit en la matière.
Utiliser injustement les biens des gens
Nous avons mentionné auparavant le fait qu’il peut y avoir des abus
(baghy) strictement interdits et d’autres injustices qui sont seulement
défendues. La partie frappée d’interdit sacré concerne les passe-droits
commis sans raison et elle est liée au vol sous toutes ses formes.
Concernant la violence simplement interdite, elle rentre dans le cadre des
choses qui peuvent être commises pour une raison légitime, dans des
contextes précis et particuliers. Si tel est le cas, c’est parce qu’il s’agit d’un
phénomène présent dans toutes les sociétés et à toutes les époques. Son
exercice diffère toutefois selon les conditions sociales et les besoins
éprouvés par chaque société. C’est pour cette raison que l’effort visant à
déterminer ce qui est permis et interdit en la matière est une tâche qui
revient à l’autorité législative. Pour la violence (ou injustice) exercée de
manière légitime, elle peut consister dans le fait de disposer, en toute
légalité, des biens des personnes, et cela rentre dans le cadre de ce qui
s’appelle « le paiement des impôts », ou le fait d’avoir une sécurité sociale,
une assurance, etc. Quant aux choses défendues, elles relèvent d’une
utilisation déloyale des biens des autres gens, tel que le pot-de-vin qui est
interdit dans le texte coranique. Nous le lisons dans les deux passages
suivants :
Ô croyants ! Ne vous dépouillez pas les uns les autres par des procédés déloyaux dans vos échanges,
à moins qu’il s’agisse d’un commerce fait avec un consentement mutuel. Aussi, ne vous donnez pas
la mort car Dieu est miséricordieux envers vous (IV, 29).
Ne vous dépouillez pas les uns les autres par des procédés déloyaux pour donner ensuite vos biens
aux juges dans le but de les corrompre, et de vous emparer injustement du bien d’autrui. Vous
savez bien [qu’il ne faut pas le faire] (II, 188).

Nous remarquons que dans le verset (IV, 29), l’interdiction s’applique au


fait de consommer injustement les biens des autres gens, et c’est cela le pot-
de-vin. Seule la législation humaine peut déterminer la différence entre le
pot-de-vin et la commission puisque les deux méritent d’être précisés et
encadrés par des lois, de telle sorte que la commission soit permise, et que
le pot-de-vin soit interdit et celui qui le pratique passible de sanctions.
Quant au (II, 188), il interdit d’utiliser injustement les biens des gens afin
de les donner aux juges, ce qui est très différent du pot-de-vin ou de la
commission, puisqu’il concerne les dons octroyés aux personnes qui se
présentent comme des intermédiaires indispensables auprès des gens
puissants et les détenteurs d’une certaine influence. C’est comme lorsqu’on
dit : « X est la voie conduisant à Y et si tu veux quelque chose de Y, il
faudrait s’adresser alors à X ». Cela se fait en contrepartie de services
rendus à Y ou d’argent qui lui est donné. Ce type de don fait partie de
l’utilisation injuste des biens des gens, et il constitue la base de la
corruption dans tous les systèmes.
Le suicide
Nous trouvons dans le verset 29 de la sourate IV l’interdit suivant :
Ne vous donnez pas la mort car Dieu est miséricordieux envers vous.

Ce passage mérite d’être analysé avec beaucoup de précision, puisqu’il


est lié à un sujet sensible, celui du meurtre que Dieu a décrit comme un
interdit sacré à deux reprises. Mais interdit sacré concerne la mise à mort
d’un homme par un autre homme, et il est formulé clairement, comme nous
l’avons vu plus haut, et d’une manière qui ne laisse pas planer l’ombre d’un
doute. Dans le cas du suicide, l’homme se tue lui-même, ce qui présuppose
deux choses{120} :
– Le suicide dû à une maladie grave et incurable, accompagnée d’une
douleur insupportable, ce qui se nomme « l’euthanasie ».
– Le fait de tuer les autres en se donnant la mort, ce qui se nomme
« opérations suicides ».
En ce qui concerne l’euthanasie, elle était interdite dans les anciennes
législations humaines, et considérée en général et en vertu de ces lois
antérieures comme un suicide. Mais aux XXe et XXIe siècles, les législateurs
dans différents pays ont commencé à accorder beaucoup d’attention à la
différence entre le fait de tuer les autres et celui de se donner la mort, de
manière à pouvoir bien déterminer les cas de l’euthanasie. Celle-ci se
produit lorsque le malade qui vit un enfer dû à une maladie incurable,
demande au médecin d’abréger ses souffrances en mettant un terme à sa
vie. Ce type de meurtre s’établit à la demande du malade (ou de ses proches
quand le malade est dans un état d’inconscience), convaincu qu’il n’a aucun
espoir de s’en sortir. Il est alors demandé au médecin de le délivrer de cette
situation, en mettant fin à ses jours. Si certains pays ont autorisé ce genre de
mort douce par pitié pour le malade, d’autres étudient encore la possibilité
de la légaliser. D’autres encore la rejettent totalement. Notre avis à propos
de ce sujet est que les législations humaines qui ont légalisé l’euthanasie ont
eu raison de le faire, puisque ce meurtre rentre dans le cadre de ce qui est
décrit comme étant « un meurtre commis à bon droit »{121}. L’homme a, en
effet, le droit de mettre un terme à sa propre vie s’il souffre atrocement, et
que ni les médicaments ni les soins ne peuvent atténuer la douleur. Dans ce
cas précis, la vie du malade est un enfer vécu au quotidien. Or Dieu est
Clément envers Ses créatures et Il ne nous a imposé aucune gêne en matière
de religion. Par conséquent, ce type de mort douce fait partie du meurtre
commis à bon droit, permettant d’abréger les souffrances endurées par
l’homme. Quant à celui qui se suicide pour des causes psychologiques, son
cas relève du meurtre frappé d’interdit sacré, et le jugement qui s’applique à
lui est aux mains de Dieu qui seul connaît bien sa situation. Nous ne
doutons point de la justice divine qui, elle seule, sait si la personne qui
commet un suicide passe ou non par un état maladif l’amenant à ne plus
distinguer la bonne ou la mauvaise action, le licite ou l’illicite, et nous
n’avons pas à la juger nous-mêmes.
En ce qui concerne l’individu qui tue d’autres personnes en se donnant en
même temps la mort, comme c’est le cas dans les opérations suicides
commises aujourd’hui par des groupes terroristes, il est l’auteur, dans ce
cas, d’un double acte qualifié d’interdit sacré : le premier consistant à tuer
injustement autrui, et le second à se suicider. Les deux actes sont commis
volontairement et avec préméditation, ce qui signifie que l’individu est
passé à l’action en toute conscience. Dans ce cas, le châtiment que Dieu lui
réserve est double, comme il est dit dans ce verset :
Quiconque agira ainsi par violence et injustice, nous le ferons consumer par le feu. Dieu le fera certes
sans peine (IV, 30).

Ce double châtiment se justifie par le fait que l’acte commis attente


injustement à la vie des innocents et fait des victimes qui disparaissent à
jamais à cause de ces actes criminels. L’avenir de celui qui le commet est le
feu de l’enfer – et quel sort malheureux ! – puisque Dieu a qualifié
d’interdit sacré (harâm) le meurtre injustement commis.
Le vin et le jeu de hasard
À propos de ces deux choses, le Texte dit :
Ils t’interrogent sur le vin et les jeux de hasard. Dis-leur : « L’un et l’autre contiennent de grands
maux et quelques avantages. Mais les maux qui leur sont liés sont plus grands que les avantages
qu’on en tire » (II, 219).
Ô croyants ! Ne priez point lorsque vous êtes ivres afin que vous puissiez comprendre les paroles que
vous prononcez (IV, 43).
Ô croyants ! Le vin, les jeux de hasard, les sacrifices sur les autels des idoles, et la divination sont
une abomination (rijs) inspirée par Satan, abstenez-vous-en, et vous serez heureux. Satan désire
exciter la haine et l’inimitié entre vous quand vous vous livrez au vin et aux jeux de hasard ; il veut
vous éloigner de l’invocation de Dieu et de la prière. Quand allez-vous donc cesser de vous y livrer ?
(V, 90-91).

Dans le verset 219 de la sourate II, la description du vin et des jeux de


hasard montre qu’ils contiennent beaucoup de méfaits et de bienfaits pour
les hommes. Or, nous avions expliqué auparavant que ce qui est décrit
comme méfait (ithm) est de deux sortes : le premier relève d’un interdit
sacré et il s’agit du seul fait d’associer à Dieu d’autres divinités, alors que le
second est simplement interdit et il consiste dans la consommation de vin et
la pratique du jeu de hasard{122}. Ces deux choses ne sont pas frappées d’un
interdit sacré, et le Texte s’est contenté de les défendre parce que les méfaits
et les bienfaits s’y trouvent mêlés. S’ils étaient frappés d’un interdit sacré
en raison des méfaits qu’ils contiennent, cela aurait empêché les hommes de
jouir de leurs bienfaits malgré le besoin dans lequel ils se trouvent de les
acquérir et d’y accéder. C’est pour cette raison que Dieu, en raison des
bienfaits que contiennent ces deux choses, a confié aux hommes et à leur
effort de réflexion la tâche d’imposer des lois relatives à la consommation
de vin et à la pratique des jeux de hasard afin de déterminer les moyens
d’en tirer profit selon les bonnes dispositions, et d’éviter les dommages
qu’ils présentent assurant ainsi la protection [des individus] et de la société.
En étudiant le verset 90 de la sourate V, nous constatons que quatre
articles sont mentionnés : le vin, les jeux de hasard, les pierres dressées, et
les flèches divinatoires. Sachant que les pierres dressées et les flèches
divinatoires relèvent, comme nous l’avons vu, des interdits sacrés, nous
constatons toutefois que le Texte a amalgamé l’ensemble sous un
dénominateur commun qui est l’abomination (rijs), tout en nous demandant
d’éviter ce qu’elles contiennent d’abominable, et non pas de les éviter en
elles-mêmes. En effet, le mot abomination (rijs) employé ici signifie
linguistiquement « le mélange » et il renvoie en l’occurrence au trouble et à
la confusion affectant les pensées de l’homme. L’application de ce sens aux
quatre choses mentionnées dans le verset se fait de cette manière-là :
a – Le désordre généré par les pierres dressées qui signifie le fait de les
utiliser pour sacrifier les animaux : « ce qui a été immolé aux autels des
idoles » (V, 3).
b – Le désordre engendré par les flèches divinatoires : « Partager des
biens en utilisant les flèches divinatoires » (V, 3).
Le vin et les jeux de hasard ne relevant pas des interdits sacrés mais de
simples choses défendues, le mot « abomination » s’applique à elles de la
façon suivante :
c – Le désordre créé par le vin est l’ébriété, sachant que le mot « khamr »
renvoie aux boissons alcoolisées et aux drogues{123}. Ainsi, à cause des
idées confuses, celui qui accomplit la prière ne sait plus ce qu’il dit lorsqu’il
est ivre, raison pour laquelle le texte rappelle qu’il ne faut pas l’accomplir
en état d’ivresse, et ce afin « de pouvoir comprendre les paroles
prononcées ».
d – Le désordre créé par les jeux de hasard provient du fait d’entretenir
l’illusion de gagner alors que le seul véritable gagnant est le propriétaire du
casino.
En méditant la proposition : « Quand allez-vous cesser de vous y
livrer ? », présente dans (V, 90), nous constatons qu’il ne contient aucun
interdit sacré relatif au vin. Il renferme seulement le sens de l’éloignement
par rapport à l’abomination qu’il contient, mais le Texte ne le frappe pas
d’une interdiction sacrée, puisqu’il est omniprésent dans la vie des hommes,
au même titre que l’utilisation des drogues ou des anesthésiants dans les
opérations chirurgicales. Cet usage dans le domaine médical ne contient
aucune abomination ; bien au contraire, il est d’une grande utilité pour
l’homme comme le montre ce verset :
Des fruits du palmier et de la vigne, vous retirez une boisson enivrante et une nourriture agréable. Il y
a dans cela des signes pour ceux qui sont doués de sens (XVI, 67).

Quant à l’utilisation de ces produits pour atteindre une ivresse exaltée,


elle constitue l’abomination que le Texte nous a demandé d’éviter puisque
ses conséquences sur l’homme sont mauvaises, que ce soit dans sa relation
avec Dieu dans le cadre de l’interdit relatif à la prière pratiquée en situation
d’ébriété et qui empêche l’homme de savoir ce qu’il dit (IV, 43), ou bien
dans le cadre des relations de l’homme avec ses semblables, comme il est
rappelé dans le verset suivant :
Satan désire exciter la haine et l’inimitié entre vous quand vous vous livrez au vin et aux jeux de
hasard (V, 91).

Aussi ces situations où l’homme nuit à son semblable surviennent-elles


dans tous les pays du monde à cause de l’ébriété, du jeu de hasard ou
d’autres sortes d’actions contenant des abominations.
Nous avions précisé auparavant que le fait de sacrifier des animaux sur
les pierres dressées ainsi que le fait de tirer des flèches divinatoires ont fait
l’objet d’un interdit sacré dans le verset (V, 3). À partir de là, le fait d’éviter
quelque chose, de s’en éloigner ou de s’en écarter (ijtinâb) est de deux
sortes{124}. La première est d’éviter un interdit sacré (harâm), et c’est ce qui
concerne les pierres dressées et les flèches divinatoires bien qu’elles ne
causent ni inimitié ni haine chez les gens. Toutefois, elles ne contiennent
aucun bienfait pour les hommes. La deuxième sorte d’éloignement par
rapport à une chose a trait à sa simple interdiction et, en l’occurrence, cela
se rapporte à l’ébriété et au jeu de hasard. S’ils ne sont pas frappés d’un
interdit sacré, c’est en raison des bienfaits qu’ils contiennent, raison pour
laquelle le Texte dit : « Allez-vous vous arrêter ? », mettant ainsi ces deux
choses dans la sphère des simples interdits et non dans celle des interdits
sacrés. Si tel est le cas alors qu’elles conduisent à provoquer de l’inimité et
de la rancune chez les hommes, c’est parce qu’elles contiennent en même
temps de nombreux bienfaits pour eux.
Du fait que le vin et le jeu de hasard possèdent en même temps des
bienfaits et des méfaits (II ; 219), Dieu a confié à l’homme la tâche
d’appliquer sa réflexion (ijtihâd) pour déterminer les cas où ces choses
peuvent être utilisées, et les cas où cela est interdit. Ces déterminations sont
assorties de lois relatives aux peines appliquées à ceux qui en font un usage
défendu par l’autorité législative. Il en va ainsi pour l’anesthésie utilisée
pour les soins et pour des raisons médicales. L’engourdissement des
sens{125} passe – dans ce cas précis et vu les bienfaits qu’il procure – du
statut de quelque chose de défendu à celui de permis. Aussi les drogues
utilisées pour soigner et pour les interventions chirurgicales contiennent-
elles de grands bienfaits pour les hommes et sont-elles utilisées par tous les
peuples de la terre.
Il en va de même de la loterie et des paris qui y ressemblent : ils
contiennent des bienfaits pour les hommes et les législations humaines les
autorisent et décrètent des lois pour en réglementer la pratique. En
revanche, le jeu de hasard pur est très nuisible en raison de l’inimité et de la
rancune qu’il provoque chez les gens, et c’est la raison pour laquelle tous
les Etats du monde les interdisent la plupart du temps, et ne les autorisent
que dans de rares cas, avec une surveillance stricte, imposant des lois
sévères pour leur pratique, comme on le voit aux États-Unis qui le
permettent à Las Vegas seulement et avec beaucoup de restrictions.
Éviter l’abomination provoquée par les idoles
L’idolâtrie est un phénomène historique ancien qui a accompagné
l’homme dès le début de son existence dans son voyage vers le
monothéisme. Elle s’est manifestée de différentes manières dans l’adoration
des astres tels que le soleil, la lune et les étoiles, ainsi que dans l’adoration
des phénomènes naturels comme les volcans, les pluies, en plus de
l’adoration des statues sculptées. Le développement de la conscience
humaine lui a toutefois permis de comprendre la différence entre, d’un côté,
l’essence abstraite et unique de Dieu, aussi bien dans sa dimension divine
que dans sa dimension seigneuriale, et d’un autre côté, les astres,
phénomènes naturels ou statues. À tel point que les hommes ont compris
que les astres et la nature participent globalement de l’univers, et qu’ils les
ont soumis à l’étude afin de les comprendre de manière approfondie, en
utilisant les sciences auxquelles ils sont parvenus. Tout cela a permis à
l’homme de maîtriser un peu plus la nature et, à partir de là, d’améliorer son
niveau de vie et de réaliser le confort et le progrès. De même, ce niveau de
connaissance leur a donné les moyens de comprendre que les idoles qu’on
adorait dans les anciennes civilisations telles que la civilisation
babylonienne ou celles d’avant, dont Abraham était contemporain, et qui
étaient sculptées sous forme d’animaux, d’hommes ou d’un mixte des deux,
n’étaient en réalité que des pierres sculptées par les hommes en vue de
rendre un culte à Dieu. Ce qui en reste aujourd’hui ne sont que des œuvres
d’art disséminées un peu partout, auxquelles on s’intéresse pour des raisons
scientifiques, artistiques ou touristiques, et sans que cet intérêt n’ait des
conséquences sur les orientations religieuses et dogmatiques. Quant aux
statues qui sont sculptées pour représenter les symboles politiques
particuliers à tel ou tel État, comme par exemple le fait de sculpter une
statue de Saad Zaghloul{126}, nous savons tous qu’elles ne constituent que
des symboles fabriqués pour illustrer la valeur historique de l’homme
représenté. C’est pour cela que nous nous étonnons de ce qui est commis
par les groupes islamistes fanatisés, à savoir les destructions des œuvres
d’art et des statues ayant une fonction symbolique, comme l’avaient fait les
Talibans en Afghanistan ou Daech en Irak{127}. Certes, Abraham comme le
prophète Muhammad, ont détruit les idoles à La Mecque, malgré les écarts
temporels entre les deux hommes, parce que les idoles causaient, de leur
temps, une abomination (rijs) pour les hommes, c’est-à-dire qu’elles
causaient du désordre dans les idées et les croyances, vu qu’elles
symbolisaient l’idolâtrie que chacun des deux prophètes a combattue en
invitant à embrasser le dogme du monothéisme. Le fait que ces deux
prophètes aient détruit les idoles est quelque chose de compréhensible et
d’explicable pour l’époque. Mais pour nous qui vivons au XXIe siècle, une
telle action nous semble arbitraire, et l’on peut dire avec étonnement et
ironie que s’il nous faut aussi détruire les œuvres d’art et les symboles
politiques pour éviter de leur rendre un culte, qu’allons-nous donc faire des
astres et des phénomènes naturels qu’il serait impossible, de toute façon, de
supprimer ?
En réalité, ces astres, comme les phénomènes naturels, ainsi que les
œuvres d’art et les symboles politiques sont présents dans notre vie
quotidienne, et il ne nous est pas possible de détruire les unes ni de
supprimer les autres. C’est la raison pour laquelle Dieu nous demande dans
Son livre de les éviter en utilisant le verbe « ijtanaba » (s’écarter,
s’éloigner) et non pas le verbe « qaraba » (s’approcher) avec une négation
car ces choses sont fréquemment rencontrées dans la vie et ne peuvent être
évitées{128}. Tous les phénomènes qui étaient adorés tels que le feu et les
phénomènes naturels nous sont utiles pour la vie et nous en avons besoin, et
c’est la raison pour laquelle Dieu nous demande d’éviter le désordre (rijs)
causé par les idoles et non d’éviter les idoles en elles-mêmes{129}. La statue
de Saad Zahgloul par exemple ne peut nous plonger dans la confusion et
nous amener à lui sacrifier un animal, de même que nous sommes loin de
penser qu’il faut faire une offrande au soleil car nous savons que le premier
est un symbole politique, et que le second est un phénomène naturel, ni plus
ni moins.
La moquerie et la raillerie
Croyants ! Ne vous moquez pas les uns des autres : ceux que l’on raille valent peut-être mieux que
leurs railleurs, ni des femmes des autres femmes, peut-être que celles-ci valent mieux que les autres.
Ne vous diffamez pas entre vous, et ne vous donnez point de sobriquets injurieux. Il n’y a pas pire
que d’être décrit comme un pervers après avoir professé la foi. Ceux qui ne se repentent pas après
une pareille action sont les injustes (XLIX, 11).

Ce verset distingue entre les hommes et les femmes mettant chaque


catégorie à part. Les deux mots sont des pluriels utilisés respectivement
pour les termes singuliers de « imri’ » et de « imra’a » qui ne possèdent pas
de pluriels construits à partir de la même racine{130}. Cette distinction est
peut-être basée sur le fait que la moquerie des femmes se distingue de celle
des hommes. Toutefois le terme « qawm » (gens) dans le texte est parfois
utilisé pour désigner les hommes et les femmes comme on le voit dans (IX,
115) par exemple. Le verset (XLIX, 11) contient un ordre interdisant la
moquerie, la calomnie et les injures utilisant des sobriquets, parce que tout
cela provoque une souffrance psychologique et colle à la personne une
mauvaise réputation. Ces phénomènes présents dans toutes les sociétés et de
tout temps ont été défendus par Dieu dans Son livre, mais il a laissé au
pouvoir législatif la fonction de déterminer les cas les rendant permis et les
autres cas les rendant interdits, le tout en fonction des conditions et des
besoins de chaque société, avec la détermination des peines fixées pour la
partie interdite. Inversement, pour ce qui est produit dans les médias en
matière de moquerie dont finalité est morale, pour les calomnies et les
injures critiques présentes dans les travaux artistiques (les caricatures, le
théâtre ou le cinéma), pour tous ces domaines où nous voyons des artistes et
des journalistes se moquer des hommes politiques, ironiser à leur propos ou
les critiquer sévèrement pour les pousser à mieux exercer les tâches qui leur
sont confiées, nous constatons que ces choses sont permises, et qu’elles
bénéficient de lois particulières que les pouvoirs législatifs instaurent afin
d’en codifier la pratique.
Entrer dans les maisons
[…] La vertu ne consiste pas en ce que vous rentriez dans les maisons par
une ouverture pratiquée derrière ; elle consiste dans la crainte de Dieu.
Entrez donc dans les maisons par les portes d’entrée et craignez Dieu. Ainsi
vous serez heureux (II, 189){131}.
Ô croyants ! N’entrez pas dans une maison étrangère sans en demander la permission et sans saluer
ceux qui l’habitent. Cela vaudra mieux pour vous, pensez-y. Si vous n’y trouvez personne, n’entrez
pas, à moins qu’on ne vous l’ait permis. Si l’on vous dit : « Retirez-vous », retirez-vous aussitôt car
c’est meilleur pour vous, et Dieu connaît vos actions. Il n’y aura aucun mal si vous entrez dans une
maison qui n’est pas habitée dans laquelle il y a des affaires qui vous appartiennent. Vous pouvez
vous y mettre à votre aise. Dieu connaît ce que vous produisez au grand jour et ce que vous
cachez. (XXIV, 27-29).

L’interdiction d’entrer dans les maisons sans permission est formulée de


manière détaillée dans ces versets, vu l’importance qu’elle revêt et parce
que le fondement de la conduite en la matière est de ne pas y entrer sans
l’autorisation de ceux qui les habitent. Il est donc nécessaire de le leur
demander et de les informer avant l’heure d’arrivée pour éviter tout
embarras et toute gêne provoqués par le fait de se présenter soudainement,
sans prévenir. Si les gens s’excusent de ne pas pouvoir nous recevoir, nous
devons l’accepter sans rechigner, comme le montrent les versets 27 et 28 de
la sourate XXIV. De son côté, le verset 189 de la sourate II insiste sur le fait
de demander la permission d’entrer dans les maisons par l’utilisation de
l’expression : « Entrez donc dans vos maisons par les portes d’entrée » car
l’accent est mis sur le fait de demander la permission d’entrer par les portes
principales, plutôt que par-derrière, ce geste étant considéré comme la
traduction du désir d’épier les autres. S’agissant du (XXIV, 29), il nous
autorise à entrer dans les maisons non habitées avec ou sans permission si
nous y avons des affaires. Mais cette licence ne doit pas devenir un prétexte
pour le faire systématiquement, ni une excuse pour violer les espaces privés
des gens. Ce cas est uniquement permis pour des situations particulières
déterminées par l’autorité législative de la société comme lorsqu’un crime
est commis dans une maison, et que la police doit s’y introduire pour mener
une inspection ou une enquête. La législation humaine réglemente donc ces
choses en instaurant des mesures définissant les conditions d’obtention
d’une autorisation délivrée par le juge ou le chef de la police, et permettant
d’entrer dans les maisons par-devant ou par-derrière sans l’autorisation de
ses habitants.
L’interdiction de rompre le serment et de dire le mensonge
Soyez fidèles aux engagements pris devant Dieu, dès lors que vous en contractez un, et ne violez
point les serments que vous avez jurés solennellement, alors que vous avez pris Dieu pour votre
garant, et qu’Il sait ce que vous faites. Ne ressemblez point à cette femme qui défait le fil qu’elle a
solidement noué ; ne faites point entre vous de serments fallacieux, parce qu’un groupe d’entre vous,
voyant qu’il est plus nombreux qu’un autre, se permettrait de parjurer. Dieu cherche à vous éprouver
à cet égard, mais au jour de la résurrection, il vous rappellera l’objet de vos disputes (XVI, 91-92).
Ne vous servez point de vos serments comme d’un moyen de fraude. C’est comme si des pieds
fermement posés venaient soudain à glisser (XVI, 94).

Dieu s’est limité dans Son livre à l’interdiction de rompre le serment juré,
que ce soit par un simple revirement capricieux ou pour susciter le désordre
et le chaos au sein de la société. Cela est clair dans les deux premiers
versets. Toutefois, rompre le serment juré ne fait pas l’objet d’un interdit
sacré parce qu’il constitue un phénomène présent dans toutes les sociétés
humaines à travers tous les âges, et parce que les cas d’espèce divergent
d’une société à l’autre et d’une situation à l’autre. Celui qui prête serment
peut alors se rendre compte plus tard qu’il s’est trompé ou découvrir qu’il a
juré sur quelque chose dont il était convaincu qu’elle était juste puis
comprendre, après un certain temps, que ce n’était pas le cas. À ce moment-
là, il a le droit d’abjurer parce qu’il vient de se rappeler de la vérité, et qu’il
ne doit pas persister dans le faux et dans l’erreur, après avoir découvert le
vrai. Il est en effet défendu de violer un serment sans bonne raison, de
même qu’il n’est pas acceptable de rester fidèle à un serment dont on a
découvert la fausseté et l’erreur. C’est ce qui fut interdit par le verset (XVI,
94) et décrit comme un acte où les « pieds fermement posés viennent à
glisser ». Une rupture du serment pour une bonne raison est donc permise,
et c’est à l’autorité législative au sein de la société qu’il revient de
déterminer les cas du permis et de l’interdit en la matière, et d’instaurer des
lois relatives à cette finalité.
Quant aux paroles inconsidérées utilisées dans les serments, Dieu les
appelées « propos vains » dans l’un des passages du Coran, et a demandé de
les éviter en disant : « évitez la fausseté dans vos discours » (XXII, 30).
Pour y parvenir, l’homme doit se garder d’y recourir comme dans les
situations où il se trouve obligé de faire l’éloge d’une marchandise pour
mieux la vendre, ou lorsqu’il flatte une personne par intérêt ou simple
attachement aux convenances. Lorsque cette conduite nuit aux autres
personnes, cela est interdit, mais s’il n’y a aucun dommage, il n’y a pas lieu
de le faire et c’est aux autorités législatives de distinguer entre les deux
situations, interdisant ainsi la première et imposant des peines aux
coupables pour la seconde. Cela est dû au fait que leurs actions visent à
leurrer autrui et à l’abuser. Elles doivent inversement s’abstenir d’imposer
des sanctions pour l’autre situation qui ne provoque aucun dommage.
Les mœurs générales
De la même manière que le Texte a formulé des ordres et des interdits
précis et qu’il a demandé au musulman de les observer, il a aussi formulé
des ordres et des interdits relatifs à la morale générale afin d’aider l’homme
à participer à la construction du groupe auquel il appartient, et à renforcer
les liens sociaux, de telle sorte que ces derniers soient fondés sur le respect
mutuel, et que tous les membres de la société participent à sa sécurité, à sa
stabilité, et à la création d’une atmosphère de quiétude pour tout le monde.
Parmi ces mœurs générales décrites dans le Livre, nous trouvons les points
suivants :
Les salutations :
Si quelqu’un vous salue, rendez-lui le salut de façon plus courtoise encore, sinon de la même
manière. Dieu tient compte de tout (IV, 86).

Pardonner le mal subi :


Que vous fassiez le bien en public ou en secret, que vous pardonniez une offense subie, [voilà qui
plaît à] Dieu qui est indulgent et puissant (IV, 149).

Faire preuve de douce indulgence :


C’est selon le Vrai que Nous avons créé les cieux et la terre et tout ce qui est entre eux. L’heure
viendra sans aucun doute. Fais donc preuve, Ô prophète, d’une belle indulgence (XV, 85).

Ne pas proférer des propos malveillants en public :


Dieu n’aime point que l’on profère publiquement des propos malveillants, à moins qu’on soit victime
d’injustice. Dieu entend et sait tout (IV, 148){132}.
Fuir les excès :
Ô fils d’Adam ! Mettez vos plus beaux habits quand vous allez à la prière. Mangez et buvez, mais
sans excès, car Dieu n’aime point ceux qui commettent des excès (VII, 31).

Fuir l’avarice :
Ne te lie pas le bras au cou [par avarice], et ne l’ouvre pas de toute son étendue [par prodigalité]. Si
tu y succombes, tu encourras le blâme et tu seras rongé par le regret (XVII, 29).

Fuir l’arrogance :
Ne marche point avec insolence sur la terre, tu ne saurais ni la fendre en deux, ni égaler la hauteur
des montagnes (XVII, 37).

Il existe bien d’autres ordres et défenses qui représentent les mœurs


générales présentes dans toutes les sociétés et répandues partout. Ces
mœurs incitent à la mise en place de liens sociaux fondés sur l’affection
bienveillante chez les individus et le respect réciproque. En effet, les
valeurs humaines sont soumises au processus de cumul, ce qui veut dire
qu’elles sont susceptibles d’être enrichies et augmentées par la sagesse
universelle. Ainsi, on n’a plus besoin de révélation en la matière puisque
l’expression de ces valeurs est toujours disponible dans la bouche des sages.
La sagesse représente l’expérience des peuples cumulée à travers l’histoire
et celle-ci constitue le plus grand réservoir de sagesse humaine et de leçons
provenant des expériences cumulées des peuples. Parmi les formes de
sagesses, on en trouve certaines qui sont liées à la science et à
l’apprentissage, et c’est ce qu’on décèle dans ces versets qui s’en font
l’écho :
[Abraham dit] : Seigneur, envoie à notre peuple un messager issu de notre descendance, afin qu’il lui
récite Tes signes, lui enseigne le Livre et la sagesse, et qu’il le rende pur. Tu es le Tout-Puissant et le
Sage (II, 129. Voir aussi II, 151).

La sagesse est le résultat d’une activité élevée de la raison humaine mais


qui n’a eu de cesse de s’accumuler au point que l’homme fût devenu, grâce
à elle, un être capable de faire preuve de prudence, d’approcher les choses
comme il faut, au moment où il faut, et de la manière qu’il faut. La
cogitation ainsi que la délibération, le conseil et le fait de tirer des leçons
sont des activités humaines élevées que seuls peuvent exercer les gens
doués de raison, comme il est dit dans ce verset :
Dieu donne la sagesse à qui Il veut, et quiconque a reçu la sagesse a obtenu un bien immense, mais il
n’y a que les hommes doués de sens qui y songent sérieusement (II, 269)

Dieu donne donc la sagesse aux gens dont la raison est baignée de
lumières parce qu’ils cherchent à élever le niveau de leurs sociétés.
Afin de comprendre la manière de déterminer les ordres et les défenses
au sein de chaque société, nous devons distinguer entre les valeurs
humaines et les coutumes. En ce qui concerne les valeurs humaines, elles
représentent la loi sociale et spirituelle qui lie les uns aux autres les
membres du genre humain. Les hommes forment en effet une société
humaine globale et non pas une société animale, et ce indépendamment de
leurs communautés religieuses, leurs orientations intellectuelles ou même
leurs structures économiques. Les valeurs humaines présentent donc un
caractère cosmique et sont marquées par la globalité et l’universalité. Elles
sont introduites par la révélation à partir des quatorze commandements
relatifs aux interdits sacrés, déterminés et circonscrits dans le Livre. Elles
s’incarnent aussi dans les ordres et défenses, également présents dans le
Livre. Toutefois, si les interdits sacrés ont un nombre déterminé dans la
sage Révélation, les ordres et les défenses qui sont le reflet de phénomènes
sociaux permanents et présents à tout temps et en tout lieu, obéissent, dans
leur détermination, aux conditions par lesquelles passent les sociétés et à
ses coutumes. En effet, le bien (ma‘rûf ) est ce qui fut connu par les gens au
point de leur devenir familier, de correspondre à leur goût, et d’être accepté
socialement. Ces traits le dotent d’un contenu positif. À l’inverse, les
choses auxquelles les gens ne se sont pas accoutumés suscitent a priori le
blâme (munkar), puis sont socialement rejetées, de manière à se transformer
en quelque chose de non convenu pour le goût collectif. Ainsi, le principe
de la pratique générale du bien et de l’éloignement du mal fait partie des
conduites islamiques fondamentales, comme on le voit dans le
commandement formulé par Dieu en s’adressant à Son prophète, pour tenir
en haute estime cette maxime :
Fais-toi conciliant, ordonne ce qui est connu comme un bien (‘urf ), et fuis les ignorants (VII, 199)
{133}.
Ce qu’il faut suivre donc, c’est la pratique du bien telle qu’elle est
connue dans une société quelconque, et cela n’entre pas en contradiction
avec le respect des interdits sacrés présents dans le Livre. Et puisque les
coutumes sont produites par les relations sociales et les conditions propres
aux sociétés, il va de soi qu’elles changent en fonction du temps et du lieu.
Ainsi, les coutumes des nomades et des gens du désert sont différentes de
celles des gens qui – habitent dans les forêts ou dans les montagnes, et ce
aussi bien au niveau de la nourriture et du port vestimentaire, que de
l’hospitalité, des fêtes ou des deuils. Le port vestimentaire par exemple est
une question qui n’a rien à voir avec le licite et l’illicite, mais il est soumis
aux convenances sociales. À partir de là, la détermination des ordres et
défenses divins doit tenir compte des convenances sociales afin qu’ils
soient en harmonie avec elles et qu’il n’y ait pas de conflit entre les deux,
amenant, dans ce cas, à un rejet de ces ordres et défenses de la part de la
société{134}.
Accomplir de bonnes œuvres – chose que Dieu a voulu qu’elle fût le
troisième pilier de l’islam – est incarné dans les interdits sacrés que
l’homme ne doit pas commettre et éviter de s’en approcher à la fois pour
son bien et celui de la société. En plus de cela, elles s’incarnent dans les
ordres et défenses divins, pourvu que le musulman distingue les conditions
sous lesquelles ils doivent être interdits ou pratiqués, le critère en la matière
étant l’intérêt des individus et des groupes, et ce que dictent les
convenances propres à chaque société. Le but suprême de la religion est, en
réalité, de conserver tout ensemble l’intérêt de l’individu et de la société.
L’individu humain est le noyau fondamental de la construction droite d’une
structure humaine plus large incarnée dans le peuple constitutif d’une
société ou, encore plus large, représentée par toute la société humaine,
abstraction faite des divergences entre les peuples qui la composent. À
partir de ce critère, tout individu faisant partie de ces peuples divers et
variés, et dès lors qu’il croit en Dieu, au jour du jugement dernier et
accomplit le bien, en s’éloignant des interdits sacrés et en étant sage dans la
détermination des ordres et des défenses divins est un musulman quelle que
soit sa communauté religieuse ou le peuple auquel il appartient. Il s’agit là
d’une grande leçon de sagesse divine parce que c’est Dieu qui a voulu que
nous fussions différents les uns des autres, comme il est bien noté dans ce
verset :
Humains ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, nous vous avons partagés en peuples
et en tribus, afin que vous vous connaissiez entre vous. Le plus digne devant Dieu est celui d’entre
vous qui Le craint le plus. Dieu est savant et instruit de tout (XLIX, 13).

Dieu a aussi voulu pour les hommes toutes les divergences qui pourraient
les séparer, y compris les différences ethniques et linguistiques, ainsi que
tout ce qu’elles intègrent dans leur sillage au niveau des diversités entre
cultures et confessions :
La création des cieux et de la terre, la diversité de vos langues et de vos couleurs font partie des
signes de Dieu. Tout cela contient certes des signes pour les savants (XXX, 22).

Dieu n’a gardé pour nous qu’un seul point commun qui est la religion de
l’abandon à Lui en toute confiance (l’islam primordial), comme seul critère
pour déterminer la droiture de l’individu ou sa corruption, au-delà de toute
croyance religieuse ou d’appartenance culturelle. Grâce à ce critère,
l’individu peut se découvrir musulman ou non musulman, et cela s’opère
par le fait de remplir les trois critères de l’islam comme ils se présentent
dans le Coran : la foi en Dieu, la croyance au jour du jugement dernier, et
l’accomplissement des bonnes œuvres en s’éloignant des interdits sacrés, et
en respectant les autres interdits (selon les convenances imposées par
chaque société). Face à ce critère divin juste, tous les autres critères
imposés par les hommes afin de se distinguer les uns des autres sont abolis.
Le plus souvent, ces critères humains visant à établir le dogme de l’islam
sont injustes parce que leur vision des choses est limitée, contrairement au
savoir absolu de Dieu.
À partir de là, Il nous est possible de nous interroger sur cette
signification très générale de l’islam primordial qui intègre toute personne
croyant en Dieu, au jour du jugement dernier et accomplit le bien. Si c’est
bien cela « l’islam » que Dieu a trouvé bon pour Ses serviteurs et qu’Il leur
a demandé de respecter, un islam intégrant toutes les communautés
religieuses présentes sur terre avec toutes leurs diversités, comme l’affirme
le verset suivant :
Ceux qui ont cru, ceux qui suivent la religion juive, les chrétiens, les sabéens et quiconque aura cru
en Dieu et au jour dernier, et qui aura pratiqué le bien, tous ceux-là recevront une récompense de leur
Seigneur, la crainte ne descendra point sur eux, et ils ne seront point affligés (II, 62)

si le musulman est bien celui qui s’engage à respecter ces trois piliers
quelle que soit sa communauté religieuse, qui serait alors, dans ce cas, le
non musulman, quels sont ses attributs, et de quelle manière Dieu l’a-t-il
décrit dans Son livre ?

La scélératesse est le contraire de l’islam

En examinant de manière approfondie les textes du Livre, nous


constatons que la notion opposée à l’islam est la scélératesse (al-ijrâm) et
que le mot « mujrimûn » (scélérats, criminels) y est employé comme
contraire de « muslimûn ». C’est ce que nous lisons dans ce passage :
Allons-nous traiter les « musulmans » comme les criminels ? Qui vous fait juger ainsi ? (LXVIII,
35).

Le terme « jurm » (scélératesse, forfaiture, crime), avec tous ses dérivés


est cité soixante-sept fois dans le Livre, et il signifie linguistiquement le fait
de couper. C’est ce qui a donné le mot désignant les sphères célestes
(ajrâm) parce qu’elles sont séparées ou coupées les unes des autres. Nous
en trouvons un emploi dans le texte coranique avec l’expression figée « lâ
jarama » signifiant « certes » dans ce verset :
Certes (lâ jarama), Dieu ne dirige point ceux qui ne croient point en Ses signes, un châtiment cruel
leur est réservé (XVI, 109).

Ici le mot signifie que leur sort malheureux dans l’au-delà est scellé et
que, sans discussion aucune, l’affaire est tranchée{135}.
Si le terme juridique utilisé aujourd’hui dans toutes les sociétés, pour
nommer le voleur, le meurtrier ou l’usurpateur est celui de criminel, il faut
savoir qu’en langue arabe, le mot présuppose sémantiquement le fait que le
criminel est celui qui, d’une manière générale, rompt les liens avec la
société et ses règles, lâche la bride à ses inclinations, sans observer les lois,
ni tenir compte des valeurs humaines. Ce sens linguistique de base se trouve
dans le Livre qui mentionne comme criminel celui qui rompt les liens avec
Dieu et renie Son existence ainsi que celle de l’au-delà, de la résurrection
ou du jugement dernier. De plus, cet homme rompt les relations avec les
valeurs humaines, et il ne va ni les reconnaître, ni les respecter, non plus les
appliquer à son niveau ou au niveau de la société. Il aura ainsi rompu les
liens avec Dieu de deux manières : en refusant de croire à Son existence et
au jour du jugement dernier d’un côté, et en ne respectant pas les valeurs
humaines qui sont innées en lui, d’un autre côté.
Il faut savoir que ce que nous appelons aujourd’hui « athée » a été décrit
dans le texte coranique par un nom autre que celui de « mujrim » (scélérat)
et que son usage est moins précis que cette dernière notion de scélératesse
qui constitue le contraire de l’islam. Nous savons en effet que l’athée, dans
le sens courant, peut ne pas croire en Dieu mais il peut respecter les valeurs
humaines, contrairement au criminel dans le sens coranique qui, en plus de
ne pas croire en Dieu, ne respecte pas les valeurs ni ne cherche à les
appliquer. Les deux notions sont en effet présentes dans le Texte. Pour celle
d’athéisme, il existe les trois passages suivants :
Les plus beaux noms appartiennent à Dieu. Invoquez-le par ces noms, et éloignez-vous de ceux qui
en détournent le sens (yulhidûn). Ils recevront la récompense de leurs actions (VII, 180).
Nous savons bien que les incrédules disent : « C’est un homme qui instruit Muhammad ». Mais la
langue de celui qu’ils veulent insinuer (yulhidûn) est une langue barbare, et vous voyez que le Coran
est un livre arabe clair (XVI, 103).
Ceux qui nient (yulhidûn) Nos signes ne sauront se soustraire à notre connaissance. L’impie
condamné au feu aura-t-il un sort meilleur que celui qui se présentera en toute sécurité au jour de la
résurrection. Faites ce que vous voulez. Dieu voit vos actions (XLI, 40).

Linguistiquement, le terme « ilhâd » (athéisme) désigne le fait de se


détourner de la droiture, ce qui est visible dans le XVI, 103 renvoyant à
l’idée d’incliner vers ce qui est mauvais ou de se détourner de ce qui est
bien. Le mot exprime dans le verset cité l’idée que la langue à laquelle
inclinent « ceux qui renient le message de Muhammad en pensant qu’un
individu lui enseigne les révélations » est une langue étrangère, alors qu’ils
ont délaissé, en contrepartie, la langue arabe dans laquelle il est droitement
révélé. C’est le cas aussi pour les deux autres versets du (VII, 180) et (XLI,
40) qui renvoient au fait de pencher vers l’utilisation d’autres noms divins
en priant Dieu ou de se détourner des signes divins pour aller vers autre
chose.
S’agissant au contraire du terme « ijrâm » (scélératesse), il désigne une
rupture faite avec quelque chose ; le scélérat (mujrim) est celui qui rompt
totalement les liens avec quelque chose, sans chercher à les remplacer par
quoi que ce soit. On le voit dans les versets suivants :
Le jour où viendra l’Heure, les scélérats seront jetés dans le trouble (XXX, 12. Voir aussi XXVIII,
78 ; LV, 41-43 ; LXXVII ? 18-19).
Ces versets nous présentent des images décrivant l’état des criminels lors
de la résurrection qui survient avec le deuxième souffle dans la trompe, et
les montrent hagards parce qu’ils viennent de découvrir de leurs propres
yeux ce qu’ils reniaient auparavant. Cette stupeur se lit sur leurs visages au
point qu’ils n’ont plus besoin d’être questionnés et de répondre. Tout cela
est dû au fait qu’ils ont volontairement rompu les liens avec Dieu et
transgressé les valeurs humaines causant ainsi du mal aux autres. Leur sort
est donc scellé pour Dieu.
Du moment que l’on a établi que la scélératesse, dans le sens coranique,
est le fait de rompre les liens avec Dieu, nous comprenons alors aisément le
passage suivant :
Toute âme est tributaire de ses œuvres. Ceux qui occuperont la droite entreront dans les jardins et
s’interrogeront au sujet des scélérats. « Qui vous a conduits dans l’enfer ? », leur demandent-ils. Ils
répondront alors : « Nous n’avons jamais adoré Dieu ; nous n’avons jamais nourri le pauvre ; nous
passions notre temps à des discours frivoles avec ceux qui en débitaient ; nous regardions le jour de
la rétribution comme un mensonge, jusqu’au jour où nous en acquîmes la certitude » (LXXIV, 38-
47).

Ce tableau évoque des bienheureux qui s’interrogent dans le paradis à


propos de la cause ayant amené les scélérats à aller en enfer. Ces derniers
répondent donc en disant que c’est parce qu’ils n’ont pas adhéré à l’islam ni
en théorie ni en pratique, c’est-à-dire qu’ils disent avoir rompu les liens
avec Dieu (« Nous n’avons jamais adoré Dieu »), qu’ils n’ont pas adhéré à
l’idée de l’au-delà (« nous regardions le jour de la rétribution comme un
mensonge »), et qu’ils n’ont pas accompli des actions profitables pour les
hommes (« nous n’avons jamais nourri le pauvre »). Au contraire, ils disent
qu’ils ont accompli de mauvaises choses, nuit aux autres, et manqué toute
action vertueuse (« nous passions notre temps à des discours frivoles avec
ceux qui en débitaient »). Ces textes révèlent que la rupture des liens avec
Dieu et les valeurs humaines est ce qui conduit à qualifier l’individu de
« scélérat », et non pas le fait de ne pas accomplir le culte de la prière
rituelle, [comme il est souvent répété]. Cela est confirmé par ce passage :
Que penses-tu de celui qui nie l’existence du jour du Jugement dernier ? C’est celui qui brime
l’orphelin, qui n’incite point à nourrir le pauvre. Malheur à ceux qui doivent adorer Dieu, mais qui
oublient de cultiver ce lien, et refusent de rendre service à ceux qui en ont besoin (CVII, 1-7).

En effet, une grande ressemblance existe entre la sourate LXXIV (Celui


qui se couvre d’un manteau) et la sourate CVII (L’Aide) puisque le fait de
traiter de mensonge le jour du jugement dernier, de renier Dieu, et de
refuser d’accomplir les bonnes actions en ne prêtant aucune attention aux
valeurs humaines, et en n’offrant pas son aide au prochain, voire en ne
laissant pas les autres l’aider, fait sortir l’homme de la sphère de l’islam
pour l’intégrer dans celle de la scélératesse. C’est pour cette raison que nous
pensons que le mot « musallûn » renvoie non pas à ceux qui s’acquittent du
culte de la prière mais aux liens généralement entretenus avec Dieu, et
volontairement rompus par le non-islam. Il faudrait, en effet, qu’il y ait une
différence entre le mot « prière » transcrit avec alîf et le même mot transcrit
avec waw, laquelle différence existe dans le Texte. Puisque nous
connaissons la haute précision de ce dernier, il faudrait alors penser cette
différence. Il nous suffirait, afin de distinguer entre ces deux sens, de voir
ces deux passages où le mot est orthographié différemment :
Cette Lumière éclaire les maisons que Dieu a permis d’élever pour que Son nom y soit répété chaque
jour au matin et au soir. Célèbrent Ses louanges des hommes que le commerce et les contrats ne
détournent point du souvenir de Dieu, de la stricte observance de la prière (salât) et de l’aumône, des
hommes qui redoutent le jour où les cœurs et les yeux seront bouleversés (XXIV, 36-37).

Ici le mot prière est orthographié avec un alif.


N’as-tu pas considéré que tout ce qui est dans les cieux et sur terre, ainsi que les oiseaux aux ailes
déployées glorifient le nom de Dieu ? Tout être sait la prière (salât) et connaît la louange qu’il Lui
adresse. Dieu connaît leurs actions (XXIV, 41).

Ici, le mot prière est orthographie avec un wâw.


Dans le premier verset, le terme « salât » est écrit avec un « wâw » et
construit grammaticalement comme le complément d’objet du verbe
« aqâma » (faire, accomplir, ériger), ce qui laisse entendre qu’il s’agit en
l’occurrence du rite (génuflexion et prosternation), alors que dans le second
verset, la prière est orthographiée avec un « alif », et le propos concerne les
oiseaux. Or, puisque nous savons que les oiseaux n’accomplissent pas la
prière rituelle marquée par des prosternations et des génuflexions, nous
comprendrons alors qu’elle renvoie ici au lien à Dieu, qui est un rapport
fondé sur Sa glorification et sur les prières qu’on Lui adresse. Dans ce cas,
ces prières sont uniquement connues des oiseaux ; nous en ignorons la
nature, mais Dieu nous dit qu’elles existent. Nous concluons donc que dans
Son livre, Dieu a clarifié la différence entre la prière (comme rite) et la
prière (comme adhérence à Dieu), et ce pour nous signifier la nécessité de
distinguer le sens voulu par chacun des deux termes{136}. Par conséquent,
est musulman (muslim) celui qui établit un rapport avec Dieu par la foi, la
croyance au jour du jugement dernier, et les bonnes actions. Quant à son
contraire qui est le scélérat (mujrim), il est celui qui rompt les liens avec
Dieu en le reniant, en ne croyant pas au jour du jugement dernier et en
n’accomplissant pas les bonnes actions.
L’islam ne peut donc être parfait que par l’établissement d’un lien avec
Dieu qui soit indéfectible et fondé sur les trois piliers. Cette idée est
présente dans plusieurs passages, comme par exemple celui-ci :
Dis : Ma prière et mes dévotions, ma vie et ma mort appartiennent à Dieu, Seigneur de l’univers, qui
n’a point d’associé. Cela m’a été ordonné, et je suis le premier de ceux qui s’abandonnent en toute
confiance à Lui (VI, 162-163).

Dans ces deux versets, le mot « prière » est orthographié avec un alif et il
provient donc de l’idée de lien, et le texte mentionne à la fin les musulmans,
ce qui montre que le lien avec Dieu est en rapport direct avec l’islam. Quant
à la proposition « je suis le premier musulman », elle signifie que l’islam
qui a commencé avec Noé est arrivé jusqu’au prophète Muhammad,
puisque le mot « awwal » signifie linguistiquement le commencement et
l’achèvement{137}. Cela montre que la religion de l’islam est celle qui a
commencé avec Noé pour s’achever avec Muhammad et son message
ultime, comme le prouve le passage suivant :
Aujourd’hui j’ai parachevé votre religion, et je vous ai comblés de la plénitude de Ma grâce. J’agrée
de vous donner l’islam pour religion (V, 3).
Muhammad n’est le père d’aucun de vous. Il est le messager de Dieu et le sceau des prophètes. Dieu
connaît tout (XXXIII, 40).

Comme conclusion de ce chapitre, nous estimons que l’islam prôné par


les prophètes et les envoyés, de Noé jusqu’à Muhammad, s’appuie sur la
croyance en Dieu et au jour du jugement dernier, couronnés par
l’accomplissement des bonnes actions qui représentent les valeurs
humaines. Ces dernières sont dotées des caractéristiques suivantes :
a – Elles constituent le frein personnel propre à l’homme (la conscience),
et dont le respect est assuré par l’éducation.
b – Il s’agit de valeurs personnelles qui n’ont pas d’existence en dehors
de la conscience humaine et il est très facile de les enfreindre, parce
qu’elles sont intrinsèquement faibles. Il faudrait donc les transformer en
valeurs sociales fortement enracinées dans le groupe, de telle sorte que celui
qui s’oppose à ces valeurs ou les transgresse se trouve exposé au discrédit et
à la mésestime de la société.
c – Ces valeurs n’ont pas besoin d’être rationnellement prouvées pour
inviter les gens à les embrasser, puisqu’elles sont innées, acceptées en elles-
mêmes et pour elles-mêmes{138}. La véridicité et la loyauté sont ainsi des
vertus, alors que la tricherie et le mensonge sont des vices, et l’on n’aura
pas besoin de preuves pour le montrer.
d – Ces valeurs humaines ne sont pas soumises au vote des gens, ni à
l’opinion et à l’opinion contraire, ce qui veut dire qu’un musulman qui croit
en Dieu et au jour du jugement dernier n’a pas le droit de s’engager dans la
voie du mensonge ou de la malveillance à l’égard des parents, simplement
pour polémiquer avec une autre personne qui estime, elle, qu’il faut dire la
vérité et être bienveillant à l’égard de ses parents{139}.
Nous comprenons donc, à partir de là, comment chaque société doit
œuvrer à enraciner ces valeurs et à leur donner toute leur profondeur dans
les consciences individuelles, en les présentant comme des valeurs
porteuses d’un caractère universel et global. L’Autre, quelle que soit sa
religion, doit donc être traité à partir de ces valeurs, puisque le fondement
des rapports entre les peuples est le fait de se connaître mutuellement{140}.
Quant aux guerres, elles ne constituent que des cas exceptionnels et un
régime particulier qui ne doit pas être la norme pour régir le domaine des
relations internationales, et ce malgré la présence de divergences religieuses
entre les nations, et d’orientations idéologiques les distinguant les unes des
autres.

Le contentement de Dieu est pour tous les musulmans

Certains versets du texte coranique montrent que les Compagnons du


prophète sont les individus choisis par Dieu pour l’accompagner dans sa
prédication et soutenir sa mission :
Les plus anciens parmi les émigrés et les auxiliaires{141}, et ceux qui les ont suivis dans leur belle
conduite seront satisfaits de Dieu comme Il sera satisfait d’eux. Il leur a promis des jardins où coulent
des ruisseaux et dans lesquels ils demeureront éternellement. C’est un bonheur ineffable (IX, 100.
Voir aussi LVIII, 22).
Ce verset mentionne le fait que les Compagnons sont ceux dont Dieu est
content. Nous savons aussi que le contentement de Dieu (ridhâ, ridhwân)
fait partie des fins les plus nobles auxquelles le musulman puisse aspirer, et
que ces individus l’ont gagné par le fait d’avoir cru au prophète, de l’avoir
soutenu et appuyé sa mission, tout en faisant des sacrifices énormes afin
qu’elle rencontre le succès. Mais nous nous demandons, d’un autre côté, si
le contentement de Dieu concerne exclusivement ces individus, et si les
hommes des autres époques peuvent ou non l’obtenir.
La véritable réponse que nous pouvons trouver dans le Livre qui est la
source la plus sûre que nous puissions utiliser, montre que le contentement
de Dieu ne concerne pas seulement ces gens, et qu’il y a d’autres versets
indiquant que ce contentement ne se limite pas à eux, mais peut aussi être
gagné par les générations qui leur sont postérieures. En témoignent les
passages suivants :
Dieu dira alors : « Ce jour-ci est un jour où les justes profiteront de leur justice. Il les introduira dans
des jardins où coulent des ruisseaux, et dans lesquels ils demeureront éternellement. Dieu leur a
donné Sa satisfaction et ils sont satisfaits de Dieu. » (V, 119).
Ceux qui croient et pratiquent le bien sont les meilleurs de tous les êtres créés. Leur récompense près
de leur Seigneur sont les jardins où coulent des ruisseaux, et dans lesquels ils demeureront
éternellement. Dieu leur a donné Sa satisfaction et ils sont satisfaits de Dieu. Voilà ce qui est réservé
à celui qui craint le Seigneur (XCIX, 7-8).

En ce qui concerne le verset (V, 119), il est introduit dans le cadre d’un
échange entre Jésus et Dieu le Jour de la Résurrection, et il y est précisé que
la satisfaction de Dieu sera accordée aux chrétiens qui ont cru à Jésus en
tant que prophète et homme envoyé par Dieu. Quant aux versets (XCIX, 7-
8), ils montrent clairement que le contentement de Dieu s’étend pour tous
lieux et temps aux hommes qui auront cru en Dieu et bien agi. Ils révèlent
que la bonté se rencontre chez ceux qui croient en Dieu et au jour du
jugement dernier, tout en accomplissant de bonnes actions, et ce quelle que
soit la communauté religieuse à laquelle appartient l’individu, et
indépendamment de tous lieux et temps. Le contentement de Dieu n’est
donc pas exclusivement limité à la génération des Compagnons du
prophète, et Dieu est satisfait de toute personne qui adhère aux trois piliers
de l’islam, abstraction faite de sa religion, du lieu ou du temps dans lesquels
elle se trouve. C’est cela le fondement de l’islam : avoir la foi et bien agir,
et c’est ainsi que se révèle la bonté de l’homme, car la foi ne peut se
manifester que dans l’amour de Dieu et le désir de s’en rapprocher et de
gagner Son contentement par les bonnes œuvres et par l’obéissance qui Lui
est due.
En vertu de sa nature, l’homme tend vers des choses positives et
négatives à la fois, c’est-à-dire qu’il penche à la fois vers le bien et vers le
mal. Tantôt c’est le mal qui l’emporte, tantôt c’est l’inverse, vu qu’il y a
toujours un conflit en lui entre les deux. C’est à partir de ce conflit que les
Compagnons ont interagi avec la Révélation divine, de la même manière
qu’avant eux les disciples de Jésus l’ont fait, et qu’à travers tous les âges,
d’autres individus sont entrés en interaction avec la révélation pour incarner
la même chose, marchant ainsi sur les pas de leurs prédécesseurs. Nous
professons donc l’idée selon laquelle Dieu a accordé Sa satisfaction aux
Compagnons comme Il l’a accordée à leurs prédécesseurs et comme Il le
fera pour les générations ultérieures, avec tout ce que les hommes peuvent
présenter comme défauts ou commettre comme erreurs, chacun selon le lieu
et l’époque où il a vécu, à condition bien entendu d’incliner vers le bien
autant que faire se peut et d’œuvrer à ce qu’il l’emporte sur le mal. En effet,
le contentement de Dieu est lié à la foi en Lui et aux bonnes œuvres, ce qui
renforce l’idée selon laquelle l’histoire va de l’avant et ne régresse pas
puisque les valeurs humaines s’enracinent au fur et à mesure du progrès
réalisé dans la conscience humaine. Ces valeurs sont en effet mieux établies
qu’il y a quatorze siècles, [au moment de la naissance de l’islam]{142}.
Chapitre II
Qui sont les croyants ?

Lorsque l’individu appartenant à la communauté muhammadienne


commence à prendre conscience de son existence, il constate alors qu’il vit
dans un pays où l’appel à la prière est répété cinq fois par jour, où les fêtes
sont organisées pour célébrer l’arrivée du mois de Ramadan, mois pendant
lequel on pratique le jeûne et l’on fait des veillées spirituelles nocturnes ;
l’individu constate aussi qu’il y a plusieurs banquets qui sont organisés pour
accueillir les pèlerins rentrés des lieux saints après l’accomplissement des
rites du pèlerinage ; il voit aussi que les gens se pressent pour donner
l’aumône aux pauvres et aux démunis. Tous ces beaux tableaux de la vie
religieuse au sein de sa société l’accompagnent pendant qu’il grandit, et lui
font aimer l’accomplissement des rites. Il sent, en effet, que ces derniers
constituent une partie de son identité culturelle, très enracinée dans son être
depuis sa tendre enfance. Mais il faut nous poser, à ce propos, une nouvelle
question qui est très importante : si l’islam, comme nous l’avons vu,
englobe toutes les communautés religieuses avec toutes leurs divergences,
si toute personne ayant la foi en Dieu, au jour du jugement dernier et
accomplissant les bonnes œuvres est musulmane quelle que soit sa
communauté religieuse, alors dans quelle catégorie allons-nous classer ces
rites que nous observons fièrement au sein de nos sociétés ?
Cette question nous oblige à rechercher dans les textes du Livre le sens
du mot « îmân » (foi), que nous avons discuté rapidement plus haut au sujet
de la signification du mot « islâm ». Le but sera de discerner la différence
entre l’islam et la foi dans ces textes, et de voir, à leur lumière, comment
comprendre la foi et la place qu’y occupent les rites que nous observons,
nous qui sommes les adeptes de la religion muhammadienne.

Le sens de la foi dans le Livre de Dieu

Nous commençons par rechercher le sens du mot « foi » à travers ce qui


se présente dans ces versets :
Croyants ! Croyez en Dieu, en son Apôtre, au Livre qu’il a descendu sur Son messager, et au Livre
qu’Il a descendu avant lui. Quiconque ne croit pas en Dieu, à Ses anges, à Ses livres, à Ses apôtres et
au jour dernier est dans un égarement lointain (IV, 136).
Croyants ! Craignez Dieu et croyez à son Apôtre ; Il vous donnera deux portions de Sa miséricorde ;
Il vous donnera une lumière qui éclairera votre chemin ; Il vous pardonnera car Il est indulgent et
miséricordieux (LVII, 28).
Quant aux Croyants qui pratiquent le bien et croient en ce qui a été révélé à Muhammad – qui est la
vérité venant du Seigneur –, Dieu effacera leurs péchés et réformera leur esprit (XLVII, 2).

Nous pouvons noter que le verbe « croire » (âmana) est répété deux fois
dans chacun de ces versets{143}. Pourquoi alors cette répétition, et que
signifie le fait que Dieu s’adresse aux « Croyants » en leur ordonnant de
croire en Dieu et en Son Envoyé ? Cela ne peut être considéré comme une
simple répétition parce qu’on aurait dans ce cas du verbiage dans le Livre.
La répétition signifie, en effet, que l’expression « ceux qui croient » ou
« Croyants », qui est mentionnée la première fois, renvoie au fait que les
hommes auxquels s’adresse la parole n’ont pas encore cru en la mission du
prophète, raison pour laquelle le texte le leur demande dans la deuxième
occurrence. Dans le deuxième verset de la sourate intitulée « Muhammad »
(XLVII, 2), que signifie le fait d’ordonner à ceux qui croient en Dieu et qui
accomplissent le bien de croire à ce qui a été révélé à Muhammad, si ce
n’est que ces croyants n’ont pas encore cru à son message prophétique ?
En réalité, ces versets n’ont pas besoin d’être examinés longuement pour
que l’on s’aperçoive que leurs significations doivent être reliées à ce qui a
été dit plus haut au sujet de l’islam et des musulmans. Si nous comprenons
l’islam comme la croyance en Dieu et au Jour dernier et comme
l’accomplissement des bonnes actions, nous saisissons alors ce qui est
entendu par l’expression « ceux qui croient » mentionnée au début des trois
versets. Elle renvoie en réalité à ceux qui croient en Dieu et au Jour dernier
et accomplissent les bonnes actions, et auxquels Dieu demande dans la
deuxième injonction de « croire » en Son messager Muhammad et ce qui lui
a été révélé. De là, nous comprenons qu’un musulman doit
immanquablement être un croyant en Dieu et au Jour dernier et accomplir
les bonnes actions, mais qu’il n’a pas à faire partie, nécessairement, de la
religion de Muhammad, car il peut être d’une autre communauté religieuse
(milla){144}. La communauté religieuse renvoie, d’une certaine façon, à la
manière d’exercer les rites religieux, chose qui diverge d’une communauté
à l’autre selon leurs manières d’accomplir les rites du jeûne, de la prière, du
pèlerinage ou de l’aumône{145}. Nous en déduisons donc que le sens de
l’expression « les Croyants » mentionnée en premier dans les trois passages
cités renvoie à tous les musulmans, quelles que soient leurs communautés
religieuses puisqu’elles adhèrent à la foi en Dieu et admettent Son
existence. Quant à la deuxième occurrence du verbe « croire », elle renvoie
aux Croyants parmi les adeptes de la religion de Muhammad. Cela montre
que les adeptes du message de Muhammad sont des musulmans parce qu’ils
croient en Dieu et au jour dernier et accomplissent les bonnes œuvres, mais
ils sont, de plus, des « Croyants » ayant adhéré au message du prophète et
suivi sa religion en matière de rites. C’est la raison pour laquelle on les
appelle « des musulmans et des croyants ». De là nous décelons la
différence entre islâm (adhésion aux trois piliers) et îmân (foi, croyance en
la prophétie de Muhammad). C’est ce qu’on voit clairement dans ce verset :
Les Bédouins disent : « Nous avons cru ». Réponds-leur : « Point du tout ». Dites plutôt : « Nous
avons embrassé l’islam, car la foi n’a pas encore pénétré dans vos cœurs. Si vous obéissez à Dieu et à
Son messager, aucune de vos actions ne sera perdue, car Dieu est indulgent et miséricordieux »
(XLIX, 14).

Ce verset affirme explicitement l’existence d’une différence entre être


islâm et îmân, ce qui nous fait comprendre aussi que l’abandon en toute
confiance à Dieu (islam primordial) est le strict minimum exigé des
hommes comme on le voit dans ce passage où il est dit :
Le jour viendra où les infidèles préféreraient s’être abandonnés à Dieu en toute confiance
(musulmans) (XV, 2){146}.

De là nous comprenons que les piliers de l’islam primordial qui incluent


la croyance en l’existence de Dieu et au jour du jugement dernier ainsi que
l’accomplissement des bonnes œuvres doivent être réunis chez l’homme
pour qu’il soit considéré comme faisant partie de la sphère de l’islam,
comme nous pouvons le lire dans ce passage :
Nous avons recommandé à l’homme la bienfaisance envers ses père et mère. Sa mère le porte dans la
douleur et l’enfante dans la douleur. Le temps qu’elle le porte et qu’il soit sevré dure trente mois.
Lorsqu’il atteint l’âge de la maturité, et parvenu à quarante ans, il adresse à Dieu cette prière :
« Seigneur, inspire-moi de la reconnaissance pour les bienfaits dont tu m’as comblé ainsi que mes
parents. Fais que j’accomplisse de bonnes œuvres pour te donner satisfaction, et fais que mes enfants
soient vertueux. Je m’en remets à toi, et je suis du nombre de ceux qui s’abandonnent à toi en toute
confiance (ceux qui sont musulmans) » (XLVI, 15).

Relevez avec moi, cher lecteur, comment ce verset a lié les bonnes
actions consistant à honorer ses parents à l’adhésion à l’islam en disant à la
fin du passage : je suis au nombre de ceux qui sont musulmans », et il n’a
pas dit « je suis au nombre des croyants » car les bonnes œuvres sont un
pilier de l’islam et non de la croyance. Cela est confirmé dans cet autre
passage :
Ceux qui croient et pratiquent les bonnes œuvres, qui accomplissent la prière et donnent l’aumône
recevront leur récompense de la part de leur Seigneur, n’ont pas à être inquiets pour leur sort, ni à
être attristé (II, 277).

Ce verset distingue entre les bonnes œuvres d’un côté, et


l’accomplissement de la prière et le fait de s’acquitter de l’aumône, d’un
autre côté. Autrement dit, il sépare les bonnes œuvres des rites, de telle
sorte qu’il est facile de comprendre que dans ce contexte, les adeptes du
message de Muhammad (les Croyants, mu’minûn) sont des musulmans
lorsqu’ils accomplissent les bonnes actions, et sont des adhérents à son
message lorsqu’ils s’acquittent des rites qui leur sont particuliers. Ils sont
ainsi récompensés à la fois pour leur islam et pour leur appartenance à la
communauté muhammadienne. Cela montre que l’adhésion au message du
prophète Muhammad repose sur deux axes : le premier est la croyance en
son apostolat, et à tout ce qui découle au niveau de l’obéissance qui lui est
due, de par sa mission d’envoyé de Dieu, alors que l’autre axe relève de
l’accomplissement des rites qu’il a initiés. À la lumière de cette
compréhension du sens de la croyance (îmân) et des croyants (mu’minûn), il
nous est possible de tenter l’explication de ce passage :
Le prophète, ainsi que ceux qui l’ont suivi (mu’minûn), croient dans ce que le Seigneur lui a envoyé.
Tous croient en Dieu, à Ses anges, Ses livres et Ses envoyés. « Nous ne faisons point de différence,
admettent-ils, entre les envoyés célestes. Nous avons entendu et nous obéissons. Pardonne-nous nos
péchés, ô Seigneur ! Nous reviendrons tous à toi » (II, 285).

Nous remarquons ici que le terme « mu’minûn » (les Croyants) est


introduit après la mention du prophète, et puisque les gens qui ont suivi
Muhammad sont appelés « Croyants », ils sont alors des musulmans (dans
le sens anhistorique du terme, i. e. l’islam primordial) et des croyants en
Muhammad (ceux qui l’ont suivi, à commencer par ses Compagnons). Ils
sont en effet musulmans du fait qu’ils ont cru en Dieu et à Ses anges, cela
étant de l’islam comme le précise le verset (croire en Dieu, Ses anges, Ses
livres et Ses envoyés), et ils sont croyants en l’apostolat de Muhammad et à
ce qu’il a apporté. Et puisque cet apostolat est le dernier, le prophète croit
aux messages divins précédents et à leurs auteurs, de même qu’il croit à
leurs Livres. Celui qui croit en l’apostolat de Muhammad doit, à son tour,
avoir la même foi en la mission divine de ces Envoyés et à tous leurs Livres
célestes. Et puisque tout prophète doit être obéi par son peuple pour ce qu’il
a apporté, comme le montre ce passage : « Nous avons envoyé des apôtres,
afin qu’on leur obéît, avec la permission de Dieu » (IV, 64), étant donné
aussi que l’appellation « mu’minûn » (Croyants) concerne exclusivement
ceux qui ont cru à la mission de Muhammad, Dieu leur a ordonné, par
conséquent, d’obéir au prophète, comme par exemple dans ce passage :
Obéissez à Dieu et au prophète, peut-être obtiendrez-vous miséricorde (III, 132).

Tout cela signifie que pour les adeptes du message de Muhammad, il est
obligatoire d’observer tous les commandements, avec au premier chef les
rites.
La croyance en la mission de Muhammad en tant que prophète et envoyé
de Dieu se trouve dans le verset suivant :
Ô Croyants, craignez Dieu et croyez à Son envoyé, il vous donnera double part Sa miséricorde, il
vous donnera une lumière qui guidera vos pas et effacera vos péchés ; Il est indulgent et
miséricordieux (LVII, 28).

Quant à la nécessité de le suivre en matière de rites imposés à ceux qui


l’ont cru, elle se trouve dans le passage suivant :
– Accomplir la prière :
La prière est prescrite aux Croyants à des moments déterminés (IV, 103).
– Donner l’aumône :
Heureux sont les Croyants qui font la prière avec humilité, évitent tout propos vain, et s’acquittent de
l’aumône (XXIII, 1-4).

– Faire le jeûne :
Ô Croyants ! Le jeûne vous a été prescrit, comme il le fut à ceux qui vous ont précédés, peut-être
auriez-vous la piété ! (II, 183).

– Faire le pèlerinage :
Le pèlerinage du temple est un devoir que Dieu a imposé à ceux, parmi les hommes, qui sont en état
de le faire (III, 97).

Rappelons ici que les rites sont des obligations qui ne conviennent pas à
la nature humaine originelle (fitra), et c’est pour cela que le Texte rappelle
dans (II, 286) que « Dieu n’impose rien à une âme qui soit au-delà de ses
forces ». Les obligations rituelles doivent donc correspondre aux forces de
l’homme et à ses capacités. Ces dernières varient d’une personne à l’autre,
ce qui implique que la piété varie, elle aussi, comme il est noté dans ce
verset :
Soyez pieux dans la mesure de vos forces, écoutez, obéissez, et faites l’aumône dans votre propre
intérêt (LXIV, 16).

L’obéissance ici mentionnée est exigée de la part des Croyants


appartenant à la communauté de Muhammad, ce qui implique que le verset
aborde, en l’occurrence, l’obligation de suivre les rites. D’où le fait qu’il
contredit en apparence cet autre verset :
Ô croyants ! Soyez pieux comme il le faut, et ne mourez pas sans vous être abandonné à Dieu en
toute confiance (musulman) (III, 102).

En effet, ce verset ordonne aux croyants de craindre Dieu comme il le


faut, indépendamment des forces et des capacités. Mais si nous faisons
attention à la fin du passage, nous allons trouver : « Ne mourez pas sans
vous être abandonné à Dieu en toute confiance (musulman) », ce qui
signifie que le discours s’adresse ici à ceux qui croient en Dieu et au jour du
jugement dernier et qui accomplissent les bonnes œuvres (l’islam
primordial), à la différence du premier verset (LXIV, 16) qui s’adresse aux
adeptes de la religion de Muhammad (l’islam historique). La différence
entre la piété relative à l’islam primordial et la piété relative à la croyance
propre à la communauté des Croyants réside dans le fait que les
enseignements de l’islam primordial doivent être assumés intégralement. En
effet :
a – On ne peut pas croire en Dieu selon nos capacités.
b – Il n’y a pas de croyance au jour du jugement dernier dans laquelle
nous déployons tous nos efforts pour croire que ce jour aura lieu.
c – Il n’y a pas d’efforts ou de pouvoirs déployés pour éviter le faux
témoignage ou la tricherie, ni un individu qui se présente à nous pour
affirmer qu’il a fait de son mieux, en vain, pour éviter l’adultère, ou qu’il a
tout fait pour éviter de commettre un meurtre et qu’il n’a pas pu y arriver.
Et l’on ne peut répondre, dans ce cas, en lui disant : « Bravo, Dieu ne
demande pas à une personne ce qui est au-delà de ses forces ! »
Nous comprenons ainsi que lorsqu’il s’agit de la loi morale naturelle (qui
est dans les piliers de l’islam), nous devons craindre Dieu de la meilleure
façon qui soit et sans concession, alors que pour les piliers des croyances
relatives aux rites, nous craignons Dieu autant que faire se peut, puisque
« Dieu n’impose rien à une âme qui soit au-delà de ses forces ». Le malade
par exemple est dispensé du jeûne parce qu’il ne peut le supporter, mais il
ne peut être dispensé d’adhérer aux valeurs humaines. De même, le
pèlerinage est fondamentalement lié à la capacité financière (« celui qui est
en état de le faire »), mais la personne qui ne peut pas l’accomplir n’est pas
pour autant dispensée de la possession des valeurs morales. L’aumône
s’annule dès lors que la personne est dans le dénuement, mais la morale ne
disparaît pas pour autant. C’est ici que nous décelons la différence entre les
valeurs humaines innées et les piliers de la croyance qui sont considérés
comme des obligations non naturelles, dont il faudrait s’acquitter en
fonction des capacités et des forces. Cela nous montre clairement qu’il ne
peut y avoir de contradiction entre les textes du Livre divin, pourvu qu’on
les comprenne à partir d’une méthode scientifique. Dieu Très-Haut est à
l’abri des contradictions.
Nous cheminons après ce qui précède vers l’idée selon laquelle
l’abandon en toute confiance à Dieu (islâm) est plus large que l’adhésion à
la communauté des Croyants (îmân) car le premier est la Religion de
l’Homme qui est universellement destinée aux habitants de la terre, et c’est
la raison pour laquelle il s’appelle la religion « islamique » et non la
religion « imanique ». C’est aussi pour cette raison qu’il est dit dans le
Texte : « La religion de Dieu est l’islam » (III, 19) et qu’il est affirmé que
« Quiconque désire un autre culte que l’abandon en toute confiance à Dieu
(islâm), ce culte ne sera point reçu de lui, et il sera dans l’autre monde du
nombre des malheureux » (III, 85). Quant à l’adhésion au message
historique du prophète, il est spécifique à ceux qui le suivent, et c’est pour
cette raison que Dieu les a nommés dans Son Livre « les Croyants », et
qu’Omar ibn al-Khattâb{147} s’était fait appeler « L’émir des Croyants » et
non « L’émir des musulmans ». La même chose s’applique aux femmes du
prophète qui sont appelées « les mères des Croyants » (ummahât al-
mu’minîn) et non « les mères des musulmans » (ummahât al-muslimîn). De
surcroît, Dieu a informé Son prophète sur le fait que les gens de la terre ne
seraient jamais des mu’minûn, c’est-à-dire des adeptes de sa voie, et qu’il
ne faut pas les contraindre à y adhérer :
Si Dieu voulait, tous les hommes de la terre croiraient. Veux-tu, Muhammad, contraindre les hommes
à devenir croyants ? (X, 99).

Nous pouvons observer ici la précision du Livre qui dit « devenir


croyants » (mu’minûn) et non « devenir musulmans » (muslimûn). Puisque
les adeptes de la voie de Muhammad sont ceux qui croient à sa prophétie et
sont obligés de lui obéir, ils sont en droit d’avoir des précisions sur la
manière de suivre leur prophète afin qu’ils adhèrent à sa voie et le suivent
en toute connaissance de cause. Partant de là, le Livre leur a montré la
différence entre le message et la prophétie, ainsi que le domaine dans lequel
le prophète doit être obéi, y compris à propos du culte.

Différence entre message et prophétie

Nous trouvons dans le Livre ce passage :


Muhammad n’est le père d’aucun de vous. Il est l’envoyé de Dieu et le sceau des prophètes. Dieu
connaît tout (XXXIII, 40).

Ce verset mentionne trois statuts propres à Muhammad :


a – Statut de Muhammad en tant qu’homme.
b – Statut de Muhammad en tant que prophète (prophétie).
c – Statut de Muhammad en tant que messager (message).
Statut de Muhammad en tant qu’homme
Dieu nie dans Son Livre l’existence de toute infaillibilité originelle du
prophète, ce qui laisse entendre qu’il fut, du point de vue de sa complexion,
un homme comme les autres. Il s’agit là d’un statut relatif à sa vie privée en
tant qu’homme, ce qui transparaît dans le verset cité plus haut (XXXIII,
40), qui nie que Muhammad fût le père de qui que ce soit parmi les
Compagnons, signifiant ainsi que s’il n’est le père de personne, il n’est
qu’un homme comme les autres hommes{148}. C’est ce que prouve le verset
suivant :
Dis : « Je ne suis qu’un mortel comme vous, mais il m’a été révélé que votre Dieu est Un » (XVIII,
110, voir aussi XLI, 6).

Comme tout homme, le prophète avait un comportement humain naturel


qui n’a rien à voir avec la religion ou la révélation, et qui rentre dans la
complexion particulière propre à chaque individu, le liant ainsi aux
coutumes et aux traditions de la société de l’époque.

Le statut de Muhammad en tant que prophète (la Prophétie)


Dieu a fait l’éloge du statut de la prophétie en déclarant :
Dieu et les anges bénissent le prophète. Croyants ! Bénissez aussi son nom, et appelez sur lui le salut
(XXXIII, 56).

L’importance de ce statut se décèle à travers deux axes :


– La fonction prophétique relative à l’invisible, qui est présente dans le
Livre, et qui constitue un élément nécessaire pour le charger d’une mission
en tant que messager de Dieu, comme on le voit dans ce passage :
Ô Prophète ! Nous t’avons envoyé pour témoigner, annoncer et avertir (XXXIII, 45).

– La fonction de l’exercice assidu de l’autorité, celle de chef militaire et


d’organisateur des affaires de la société.
La fonction prophétique
Il s’agit de la fonction de transmission qui est sujette à la vérité comme
au mensonge. Le prophète a transmis, au sein de cette fonction, des
informations inconnues (cosmiques et historiques) qui lui furent révélées,
sans qu’il ait, lui, la possibilité de les expliquer aux gens de son époque.
Cette explication est une fonction on ne peut plus difficile car comment
pourrait-il les persuader d’une chose qu’ils ne pouvaient comprendre telle
que la science de l’embryologie présente dans ce passage :
Nous avons créé l’homme d’argile fine, et nous en avons fait ensuite une goutte séminale déposée
dans un réceptacle solide. Puis nous avons fait du sperme un caillot de sang, et de celui-ci un
grumeau de chair que nous avons formé en os. Nous avons revêtu les os de chair, ensuite nous
l’avons formé par une seconde création. Béni soit Dieu, le meilleur des créateurs ! (XXIII, 12-14).

Cette information inconnue, ramassée en quelques lignes était révélée au


prophète mais sans que ce dernier n’ait eu la capacité de l’expliquer à ses
contemporains. Mais plusieurs années après la transmission de cette
information, la chose est devenue connue grâce à l’interprétation du passage
à la lumière des évolutions récentes de la science. En effet, l’embryologie,
science pour laquelle de nombreux volumes ont été dédiés, n’était pas
connue au moment de la révélation de ce texte ni pour le prophète, ni pour
ses Compagnons, et seul Dieu en avait connaissance{149}. Toutefois, les
questions qu’il faudrait se poser ici gravitent autour de quelques attributs
miraculeux qu’on a accolés à Muhammad, selon son statut de prophète :
sont-ils vrais ou faux, et est-ce que le prophète connaissait vraiment
l’invisible ? A-t-il accompli des miracles concrets et a-t-il servi
d’intermédiaire pour absoudre les péchés des gens ?
Le prophète ne connaissait pas l’invisible.
Dans le sens linguistique du terme, l’invisible (al-ghayb) est tout ce qui
se dérobe aux sens de l’homme, et échappe à sa connaissance ou à son
cadre scientifique. Du point de vue du temps, l’invisible est de trois sortes :
celui du passé, celui du présent et celui du futur. L’invisible relatif au passé
concerne les événements propres aux nations révolues, et les âges lointains.
Le meilleur exemple relatif à ce type d’invisible est ce qui est avancé dans
les passages suivants :
Nous te racontons les plus belles histoires par la voie de notre révélation, une histoire (i. e celle de
Joseph) dont tu n’avais pas connaissance auparavant (XII, 3).
Muhammad ! Nous te révélons des événements invisibles (i. e. le récit de Marie) puisque tu n’étais
pas parmi eux lorsqu’ils jetèrent leurs calames pour savoir qui aurait soin de Marie, ni présent quand
ils se disputèrent à son sujet (III, 44).
En ce qui concerne l’invisible relatif au présent, il relève de ce qui
échappe à la vue en raison d’une imperfection des sens ou d’une
insuffisance aux niveaux des connaissances, ou encore en raison de
l’existence d’obstacles empêchant de comprendre la chose sur-le-champ, vu
le peu d’information qu’on possède sur le sujet. On peut l’illustrer par ce
verset :
Le Prophète confia un secret à une de ses femmes. Mais quand elle le divulgua, Dieu l’en informa.
Le Prophète lui en fit savoir certaines choses, et il passa outre sur d’autres. Quand il le lui fit savoir,
elle lui demanda : « Qui t’a donc si bien instruit ? » « Celui, répondit Muhammad, qui sait tout et qui
est bien instruit » (LXVI, 3).

Ce qui illustre aussi cette sorte d’invisible est l’exemple de la croyance


relative à la terre en tant qu’elle est plate et fixe, et au soleil qui tourne
autour d’elle : cela fit de la rotondité de la terre un aspect relavant de
l’invisible pour l’époque de la révélation{150}.
Enfin, l’invisible relatif au futur concerne ce qui va advenir jusqu’à la
résurrection, y compris le fait de faire ressusciter les hommes (al-nushûr),
le regroupement (al-hashr), et le jugement (al-hisâb). Cet invisible est ce
qui est visé dans le verset suivant :
Dis-leur : « J’ignore si les peines dont vous êtes menacés sont proches, ou bien si Dieu leur a assigné
un terme éloigné. Dieu seul connaît les choses cachées et ne les découvre à personne, si ce n’est aux
messagers qu’Il a agréés, et qu’Il fait précéder et suivre par Son nombreux cortège d’anges. Dieu
veut s’assurer qu’ils auront fait parvenir les messages de leur Seigneur. Il embrasse de Sa science tout
ce qui les concerne et tient un compte exact de toutes choses » (LXXII, 25-28).

Nous remarquons l’existence, dans ces versets, de deux


choses importantes : la première est que Dieu, en tant que maître de
l’invisible, établit une règle générale et fondamentale, celle de
l’impossibilité que l’invisible soit connu de qui que ce soit parmi Ses
créatures. La seconde règle est qu’Il en fait exception pour les Messagers
qu’Il va élire. Le Texte ne dit pas ici « les prophètes qu’il va élire », ce qui
montre clairement que le verset nous guide vers l’idée selon laquelle
l’inconnu doit être recherché uniquement dans le Livre en tant que chose
transmise par le messager{151}. Si nous jetons un coup d’œil rapide sur les
textes du Livre, nous allons voir qu’ils regorgent d’informations relatives
aux événements à venir :
Les Grecs ont été vaincus dans un pays proche, mais après leur défaite, ils vaincront à leur tour, dans
l’espace de quelques années. Avant comme après, les choses dépendent de Dieu (XXX, 2-4){152}.
En contrepartie, nous notons que le Coran nie que le prophète ait une
connaissance du futur, et de ce qui va advenir, jusqu’au jour du jugement
dernier :
Dis-leur : « Je ne vous dis pas que je possède les trésors de Dieu, que je connais l’invisible ; je ne
vous dis pas que je suis un ange ; je ne fais que suivre ce qui m’a été révélé ». Dis-leur : « L’aveugle
et le clairvoyant seront-ils l’égal l’un de l’autre ? N’y réfléchirez-vous donc pas ? » (VI, 50. Voir
aussi XI, 31).
Dis-leur : « Je n’ai aucun pouvoir soit de me procurer ce qui m’est utile, soit d’éloigner ce qui m’est
nuisible, qu’autant que Dieu le veut. Si je connaissais les choses invisibles, j’aurais beaucoup de
biens et aucun malheur ne m’atteindrait. Mais je ne suis qu’un homme chargé d’avertir et d’annoncer
la bonne nouvelle à ceux qui croient » (VII, 188).
Dis : « Je ne suis pas le seul messager qui n’ait jamais existé, et je ne sais pas ce que nous
deviendrons vous et moi ; je ne fais que suivre ce qui m’a été révélé, et je ne suis chargé que d’avertir
ouvertement » (XLVI, 9).

Ces versets nient totalement la connaissance de l’invisible par le prophète


de l’islam, et montrent que ce dernier ne faisait que suivre la révélation. Les
choses inconnues qu’il a mentionnées sont uniquement celles qu’on trouve
dans le Livre révélé, et Dieu n’a montré ces choses qu’aux hommes qu’Il a
trouvé bon d’élire comme envoyés. Les choses invisibles qu’ils ont pu
sonder se sont matérialisées dans les miracles concrets qu’ils ont apportés,
et que seuls leurs contemporains ont pu voir. Car ces miracles ont aussitôt
disparu avec la disparition de ces peuples. Quant à l’invisible dont parle le
prophète de l’islam, il relève de quelque chose d’abstrait qui fut mentionné
sous la forme d’événements invisibles que le prophète a énoncés sans
connaître leur contenu miraculeux. De cette manière-là, le Coran se
présente comme le seul et suffisant miracle apporté par le prophète, lequel
miracle le distingue des autres prophètes puisque le miracle du Coran se
manifeste au fur et à mesure que l’on avance dans le temps, avec le progrès
des sciences et des connaissances, alors que les miracles des prophètes
antérieurs à Muhammad n’ont plus cours, et ont disparu avec le temps.
N’était l’enseignement divin, le prophète n’aurait pas pris connaissance de
leur caducité :
Voilà une des histoires qui fut absente à ton esprit (i. e. l’histoire de Noé). Nous te révélons cette
histoire que vous n’avez pas connue jusqu’ici, ni toi ni ton peuple. Fais preuve de constance, la fin
heureuse est pour ceux qui craignent Dieu (XI, 49).

Les choses inconnues furent donc enseignées au prophète par la voie de


la révélation, descendue sur lui et entendue, puis notées dans le Livre.
Le prophète a accompli sa mission de la meilleure façon qui soit en
transmettant ces choses inconnues qui lui furent révélées et qui se trouvent
exclusivement dans le Livre ; il n’était donc pas plus qu’un simple
transmetteur de ces choses relevant de l’invisible, qui les énonce sans en
avoir aucune science, c’est-à-dire sans avoir la possibilité de les expliquer.
Quant à la tâche de méditer le sens de ces choses et de bien les comprendre,
elle fut confiée aux hommes, comme on le voit dans le passage suivant :
Ne méditeront-ils pas le Coran, ou bien leurs cœurs seraient-ils verrouillés ? (XLVII, 24).

Le fait que le prophète ait juste exposé le Coran sans le commenter est
bel et bien ce qui authentifie sa prophétie. Celle-ci parlera aux hommes
jusqu’au jour du jugement dernier.
Ces événements inconnus que Dieu a révélés à Muhammad ont fait de ce
dernier un prophète, et c’est pour cela qu’il fut appelé ainsi, car il s’agissait
d’informer (nabba’a) de choses invisibles{153}. Ces révélations se
confirment avec le temps par le progrès de la connaissance humaine qui, du
coup, a un lien avec la prophétie :
… Chaque événement annoncé viendra en son temps. Vous l’apprendrez (VI, 68).

La découverte du sens de ces annonces se fait à la faveur des activités


scientifiques des hommes, et c’est là que se révèle le rapport entre notre
niveau de connaissance et la prophétie, ce qui veut dire que notre activité
cognitive est en rapport avec elle{154}. C’est qui justifie, dans ce verset, le
fait que Dieu et les anges bénissent le prophète :
Dieu et les anges bénissent le prophète (yusallûn ‘alâ l-nabî). Croyants ! Bénissez aussi son nom, et
appelez sur lui le salut (XXXIII, 56).

Ici, la « salât » (bénédiction, prière), qui s’applique au prophète et qui est


prononcée par Dieu et les anges, n’a rien à voir avec le rite, mais elle
renvoie au sens de lien et de rapport comme étudié plus haut.
Par ailleurs, ce qui renforce dans nos esprits l’idée que le prophète n’a
commenté aucun phénomène invisible est le fait que le Livre dise : « …
Chaque événement annoncé viendra en son temps. Vous l’apprendrez » (VI,
68). Si la prophétie est donc une série de choses invisibles, d’ordre
cosmique ou historique, comment le prophète aurait-il eu la possibilité de
les expliquer ? Et pour qui ? Est-ce pour ses contemporains ou pour les gens
qui naissent mille ou deux mille ans après ? Par ces questions, nous voulons
montrer que le Texte est fixe du point de vue de son contenu, alors que les
lecteurs ou les auditeurs changent. Nous comprendrons alors le propos du
prophète dans lequel il avance : « Transmettez le Coran après moi, puisse
un auditeur avoir plus d’entendement que le transmetteur ». Aussi l’auditeur
du XXIe siècle a-t-il beaucoup plus d’entendement que ceux qui l’ont
entendu à l’époque du prophète.

Le prophète n’avait pas de miracles matériels


Personne ne conteste le fait que les miracles soient les preuves de la
prophétie, ni le fait que les miracles soient une chose apportée par le
prophète pour son peuple à un moment donné de l’histoire. Si les miracles
constituent un au-delà de leur conscience, ils possèdent néanmoins un lien
avec la culture de leur temps, les réalités qu’ils vivent, et les choses dont ils
avaient une excellente maîtrise dans leur quotidien. Le peuple de Noé, par
exemple, connaissait la terre et la mer, mais la construction de l’arche qui
est inspirée par Dieu (wahy) devait susciter l’étonnement et
l’émerveillement autant que l’ironie et la raillerie. Ce peuple devait sans
doute avoir une certaine connaissance des barrières maritimes et fluviales et
penser qu’elles étaient infranchissables. D’où le fait qu’en inspirant à Noé
la construction de l’arche, son peuple l’avait perçu comme un miracle. De
même, le peuple de Joseph était familier avec l’interprétation des rêves, et
celui de Moïse connaissait la magie et la prestidigitation, ainsi que la
manière de transformer des cordes en serpents, tout en sachant
pertinemment que ce n’était rien que des cordes ! Le peuple de Jésus, lui,
excellait dans les soins des maladies, la guérison des handicaps, et la
préparation des remèdes. Mais à son époque, les gens étaient convaincus de
l’impossibilité de ressusciter les morts ou de faire recouvrir la vue à un
aveugle de naissance. Enfin, le peuple de Sâlih était réputé pour la sculpture
et la fabrication des statues, et les gens n’éprouvaient aucune difficulté à
sculpter une chamelle dans la roche, mais ils savaient pertinemment que le
fait de l’animer est une autre histoire, qui est au-delà de leur pouvoir.
En examinant les récits des prophètes tels qu’ils sont présentés dans le
Coran, nous constatons ainsi deux choses. La première est que les miracles
des prophètes qui ont précédé Muhammad étaient matériels et concrets, et
que certains d’entre eux eurent un seul miracle comme Noé, Joseph ou
Sâlih, alors que d’autres en ont eu deux, comme Jésus{155}, ou plusieurs
comme Moïse qui en a eu neuf. Nous n’avons pas lu ni entendu chez les
Anciens ou les modernes l’idée selon laquelle le fait d’avoir un seul miracle
(comme pour Noé, Sâlih ou Joseph) fut un défaut, ni celle que Moïse, du
fait qu’il en avait eu neuf, devait être mis sur un piédestal et obtenir un rang
plus élevé que celui des autres prophètes. La seconde chose est que même si
nous sommes conscients du fait que le prophète de l’islam fut d’un noble
caractère (« Tu es certes d’un noble caractère », LXVIII, 4), le Livre divin
n’a toutefois mentionné aucun miracle matériel accompli par lui. Preuve en
est le fait que le Coran le montre dans une attitude embarrassée par les
questions de ses contemporains sur son incapacité à leur apporter un
miracle concret. La révélation le rassura à plusieurs reprises à ce propos en
l’interpellant ainsi :
Leur opposition (i. e. les infidèles) te pèse, et si tu en avais le pouvoir, tu aurais certes creusé une
galerie dans la terre ou tendu une échelle vers le ciel afin de leur apporter un miracle. Mais si Dieu
l’avait voulu, Il les aurait ramenés tous dans le droit chemin. Ne sois donc pas au nombre des
ignorants (VI, 35. Voir aussi X, 94-95 et XI, 12).

Dieu n’a donc mentionné dans Son livre aucun miracle concret, tangible
ou visible attribuable au prophète de l’islam durant sa vie, et c’est pour
cette raison que ses contemporains – notamment parmi les gens du Livre –
ont exprimé leur étonnement à ce sujet :
Quand tu ne leur apportes pas un miracle (âya){156}, ils te disent : « Tu ne l’as donc pas encore
trouvé ». Dis-leur : « Je ne fais que suivre ce qui m’est révélé par Dieu. Ce sont là les preuves
évidentes de la part de votre Seigneur ; c’est une direction et une grâce de miséricorde envers ceux
qui croient » (VII, 203).
Ils disent : « Si seulement un miracle lui était accordé par son Seigneur, et nous croirons alors ». Dis-
leur : « Les choses invisibles appartiennent à Dieu. Attendez seulement, et moi j’attendrai aussi avec
vous (X, 20. Voir aussi XXIX, 50-51 et XXI, 5).

Ces versets montrent que le prophète n’a pas apporté de miracle tangible,
ce qui est notre conviction. En effet, Dieu a totalement nié que Son
prophète ait présenté quelque miracle visible et concret que ce soit, ce qui
fait de la Sage révélation la seule référence pour être persuadé de sa
prophétie.
La tâche consistant à s’acquitter assidûment de l’exercice du
pouvoir
En ce qui concerne les tâches de gouvernement et d’exercice du pouvoir,
le prophète s’en est acquitté, comme on le voit avec l’organisation des
affaires de sa société, l’arbitrage des conflits ou la direction de l’armée.
Dans ces domaines, et à partir de son statut de prophète, il avait la liberté de
légiférer, ce qui n’était pas une exception par rapport à ses prédécesseurs
bibliques qui furent rois et qui gouvernèrent leurs peuples à partir de leur
statut de prophètes. Parmi eux, seul Moïse fut décrit comme « messager de
Dieu » (rasûl ) puisque Dieu lui adressa, à lui et à son frère Aaron, un ordre
qui le chargeait d’une tâche politique consistant à aller voir le Pharaon, et à
discuter avec lui avec tact et diplomatie (« Allez voir le Pharaon qui s’est
montré injuste et Parlez-lui sur un ton amène » XX, 44) afin qu’il cesse de
tyranniser les fils d’Israël. Toutefois, cette mission politique n’avait rien à
voir avec le statut de Messager, c’est-à-dire avec la fonction de législation
divine ; la fonction des deux hommes consistait simplement à demander au
Pharaon d’arrêter ses injustices avec les fils d’Israël, comme on le voit dans
la suite du passage :
Allez et dites : « Nous sommes des envoyés de ton Seigneur, renvoie avec nous les enfants d’Israël,
et ne les accable pas de supplices. Nous venons chez toi avec un signe de ton Seigneur. Que la paix
soit sur celui qui suit le droit chemin » (XX, 47){157}.

Muhammad a eu un privilège par rapport aux autres Messagers et qui


consiste comme nous allons le voir dans l’exercice du pouvoir à partir du
statut de la prophétie et de transmettre le Message à partir du statut de
messager.
L’activité législatrice du prophète de l’islam comme le fait d’organiser la
vie sociale, de rendre la justice ou de commander l’armée ne peut revêtir un
caractère intemporel et définitif puisqu’elle relève de son statut de chef ou
de gouvernant, c’est-à-dire de responsable politique de sa société, et elle n’a
rien à voir avec le Message divin. Il s’appliquait donc à cet exercice en
s’inspirant de la guidance qu’offre le Message divin qui, lui, a un caractère
universel et intemporel. Lorsqu’on s’applique à légiférer à partir de ses
enseignements, toute notre activité se trouve dotée d’un caractère humain,
transitoire et circonstanciel, quel que soit le statut des individus qui se
livrent à cette activité législatrice, sans excepter le prophète lui-même. Ce
qui le prouve, ce sont les informations qui lui furent dictées par Dieu dans
certaines affaires où le prophète s’était trompé. Partant de ce principe, le fait
d’obéir au prophète, y compris dans la sphère des ordres et des interdits,
n’était obligatoire que pour les gens de son époque, parce qu’il était leur
responsable politique, et la source de toutes les décisions qu’il a prises en
tant que législateur afin d’organiser la vie sociale de l’époque. Aucune
obéissance ne lui est due, comme nous allons l’expliquer plus loin, par les
musulmans des autres époques.
Donnons cet exemple : dans le domaine de la justice, le prophète a exercé
la fonction de juge selon le statut de la prophétie comme le montre le verset
suivant :
J’en jure par ton Seigneur, ils ne seront point croyants jusqu’à ce qu’ils t’aient établi comme juge de
leurs litiges. Ensuite, ne trouvant eux-mêmes aucune difficulté à croire ce que tu auras décidé, ils y
acquiesceront d’eux-mêmes (IV, 65).

Les décisions juridiques du prophète ne peuvent donc pas être prises


comme des décisions éternelles, et si l’on faisait l’inverse, on commettrait
une grande injustice à son égard puisque ses efforts en la matière étaient
fondés sur l’analyse des preuves, et l’examen des arguments et indices dont
il disposait afin de rendre une décision à même de trancher droitement le
conflit entre les plaignants. On le voit clairement dans le hadith suivant,
rapporté par al-Bukhârî dans le chapitre sur « Les témoignages » (dit
n° 2458), dans lequel le prophète dit d’après Umm Salama :
Vous venez me voir pour juger vos conflits, mais je ne suis qu’un homme. Certains d’entre vous
exposent plus éloquemment que d’autres leurs arguments. Si je juge en faveur de l’un d’entre vous
parce qu’il s’exprime bien, et que je bafoue le droit de la partie adverse, sachez alors que je lui aurais
accordé un bout du feu de l’enfer, et qu’il doit renoncer de lui-même à prendre le droit que je lui ai
accordé{158}.

Ce dit est considéré comme valide par les traditionnistes et contient, à


n’en pas douter, une déclaration explicite sur le caractère humain des
législations du prophète et sur le fait que ses décisions en matière de justice
ne proviennent pas de la révélation mais sont le résultat des efforts qu’il a
déployés à partir de preuves et d’indices qui peuvent être convaincants,
mais qui sont soumis aussi aux erreurs d’appréciation. En déployant ses
efforts dans ce domaine, il ne savait s’ils devaient le conduire à la vérité ou
à l’erreur, et son jugement n’avait donc pour fondement que les indices dont
il disposait. C’est pour cela qu’il mit en garde ses contemporains contre la
présentation de faux arguments qui pourraient persuader par leur éloquence,
et conduire à faire établir une décision qui causerait un dommage à l’un des
plaignants. Il ne peut y avoir de preuve plus puissante que ce hadith sur le
fait que les décisions de justice rendues par le prophète ne relèvent point de
la révélation céleste. Par conséquent, il faut considérer ces activités comme
des efforts émanant de son statut de prophète et qu’elles sont
circonstancielles. Si on les considérait comme étant valables éternellement,
on aurait commis une infamie à l’égard de Dieu et de Son prophète. Et pour
comprendre ce dernier point, nous devons scruter cette parole :
Dieu et les anges bénissent le Prophète (salât sur le prophète). Croyants ! Adressez pour lui vos
prières au Seigneur, et formulez sur lui un salut digne de ce nom. Ceux qui nuisent à Dieu et à Son
messager seront, dans ce monde et dans l’autre, maudits et voués à un supplice ignominieux
(XXXIII, 56-57).

Nous éprouvons, de prime abord, une certaine perplexité en lisant ce


passage parce que dans le premier verset, Dieu loue le statut de la prophétie
qui est majestueux, et nous demande à nous aussi d’adresser nos louanges
au prophète comme le font Dieu et Ses anges{159}, alors que dans le verset
qui suit (XXXIII, 57), il mentionne ceux qui font du mal à Dieu et Son
messager. Et l’on peut alors se demander légitimement s’il est possible de
nuire à Dieu et à Son messager, et de quelle manière le ferait-on. En
scrutant cet autre verset : « Si vous faites le bien, vous le ferez pour vous, et
si vous faites le mal, vous le faites à vous-mêmes » (XVII, 7), nous
comprenons avec certitude qu’à Dieu on ne peut ni faire du mal ni faire du
bien. Comment peut-on alors nuire à Dieu et Son prophète comme il est dit
dans le XXXIII, 57 ?
Notre réponse est qu’on peut nuire à Dieu et à Son prophète en leur
imputant, comme cela est expliqué dans le verset, des propos dont ils ne
sont pas les auteurs. Nous savons pertinemment que la médisance est le fait
de dire des choses sur une personne quelconque en son absence, mais le fait
de dire ce qui n’existe pas n’est autre qu’un mensonge infâme (buhtân).
Nuire à Dieu et à Son prophète consisterait à leur imputer des propos dont
ils ne sont pas les auteurs, en prenant par exemple ce qu’on appelle des
« dits saints » (ahâdîth qudusiyya), et de les attribuer à Dieu, tout en
prétendant qu’Il les a révélés à Son prophète{160}. On peut encore
commettre ces infamies en rajoutant des interdits sacrés à ceux qui figurent
dans le Livre et en leur accordant le même degré d’illicéité, comme
lorsqu’on déclare que la musique, la peinture, la sculpture ou le chant sont
des interdits sacrés (harâm). Tout cela constitue des offenses à Dieu,
commises en Lui attribuant des choses qu’Il n’a pas dites. La même chose
est faite au prophète lorsque nous avançons, à tort, que Dieu lui a révélé
telle ou telle chose.
Le statut de prophète, comme nous pouvons le comprendre à la lumière
de ces développements, possède donc les caractéristiques suivantes :
– Il fut nécessaire pour l’apostolat de Muhammad, puisque tout messager
doit être prophète avant d’être chargé de transmettre un message alors que
l’inverse n’est pas vrai, comme on le voit ici :
Ô Prophète ! nous avons fait de toi un messager dont la fonction est de témoigner, d’annoncer et
d’avertir (XXXIII, 45).

– C’est un statut nécessaire pour la conduite de l’État et l’exercice du


pouvoir :
Nous avons descendu sur toi le Livre contenant la vérité, afin que tu juges entre les hommes d’après
ce que Dieu t’a fait connaître. Ne défends pas dans tes jugements les perfides, et implore le pardon de
Dieu. Il est indulgent et miséricordieux (IV, 105).

– C’est un statut nécessaire pour guider la société :


Ô Prophète, pourquoi interdire ce que Dieu t’a permis ? Tu recherches la satisfaction de tes femmes.
Dieu est indulgent et miséricordieux (LXVI, 1).

– Un statut nécessaire pour la direction des affaires militaires :


Ô Prophète ! Exhorte les croyants au combat (VIII, 65).

– Un statut nécessaire pour l’exercice de la judicature :


J’en jure par ton Seigneur, ils ne seront point croyants jusqu’à ce qu’ils t’aient établi comme juge de
leurs litiges. Ensuite, ne trouvant eux-mêmes aucune difficulté à croire ce que tu auras décidé, ils y
acquiesceront d’eux-mêmes (IV, 65).

Toutes ces choses-là ont été réalisées du vivant du prophète, et ont eu un


terme avec sa mort, puisque les législations et les décisions dont il était
l’origine durant sa vie et relativement à toutes ces choses, ne relèvent pas de
la révélation, ni de la religion, ni doivent être associées à ces deux
domaines. Il s’agit, au contraire, de décisions prises par un responsable
politique, un gouvernant et un chef suprême du pays afin d’organiser la
société. Il serait donc erroné de les considérer comme faisant partie de la
religion puisque l’obéissance qui lui était due en la matière dépendait de
son statut de prophète qui est marqué par son application à légiférer et à
prendre des décisions purement humaines, alors que cette même obéissance
lui est due par tous les musulmans, quelle que soit l’époque, dès lors qu’il
s’agit d’envisager son statut de messager. Ici, le Message vient de Dieu,
alors que son effort législatif provient de son statut de prophète qui s’adosse
sur le massage divin qui lui fut inspiré. L’obéissance aux législations qu’il a
instaurées durant sa vie est obligatoire uniquement pour les membres de sa
société puisqu’elles s’appuient sur ce statut de responsable politique ou de
gouvernant suprême, et que les mesures légales prises à cette époque
peuvent être considérées comme la loi civile par laquelle il a cherché à
organiser sa propre société. Lui obéir pour ces choses-là n’était donc
obligatoire que pour les membres de sa société et de son vivant, et cela ne
peut dépasser cette sphère pour englober d’autres personnes, comme nous
allons l’expliquer plus loin.

Le statut de Muhammad en tant que messager (le Message)


Cette fonction a consisté à énoncer le Coran afin de l’exposer aux
hommes, c’est-à-dire de le faire savoir à son entourage et de ne pas le celer.
L’exposition (bayân) est seulement le fait d’annoncer publiquement une
chose, et il ressemble ainsi à la transmission d’un message sans l’expliciter.
Cela se voit dans ce verset :
Ceux qui dérobent à la connaissance des autres les preuves et la vraie direction après que nous les
avons clairement exposées (bayân){161} dans les Écritures sont maudits de Dieu et de tous ceux qui
savent maudire (II, 159).
Ô vous qui avez reçu les Écritures ! Notre messager est venu étaler au grand jour (bayân) une grande
part des Écritures que vous cachiez, tout en omettant de divulguer bien des choses. La lumière vous
est descendue des cieux ainsi que ce Livre explicite (V, 15).

Les deux versets montrent que le bayân (exposition) est la proclamation


et que son contraire est la dissimulation ou le recel. Considérons le verset
suivant :
L’Alliance de Dieu avec ceux qui ont reçu le Livre consistait à le proclamer publiquement (bayân) et
à ne pas le cacher. Mais ils l’ont jeté derrière leur dos et l’ont vendu à vil prix. Mauvais marché que
le leur ! (III, 187),

Nous comprenons alors que le verbe bayyana (substantif bayân) ne


signifie pas l’explication, comme dans l’usage moderne, mais le fait
d’annoncer publiquement. Il faut savoir que l’ordre divin de proclamer la
révélation et l’interdiction de la cacher et de la dissimuler est un fait qui a
concerné tous les messagers chargés de transmettre un livre, de Noé à
Muhammad. Et c’est la fonction que ce dernier a pleinement assumée, en
acquiesçant à l’ordre divin intimé dans ce verset :
Ô Prophète ! Fais connaître tout ce que Dieu t’a révélé. Si tu ne parviens pas à le faire complètement,
tu n’auras pas rempli ta mission. Dieu te prémunira (‘isma) contre les hommes ; Il n’est pas le guide
des infidèles (V, 67).

Cela montre que la publicité est le moyen de la transmission. Et dans la


mesure où la transmission d’un message, pour être certaine, exige d’être
immunisé et protégé (‘isma), alors le prophète le fut en transmettant les
révélations qui furent descendues sur lui, de la première sourate qui est
« L’Ouverture » jusqu’à la dernière qui est « Les hommes »{162}. Mais cette
impeccabilité ne fut pas une infaillibilité, c’est-à-dire qu’il ne fut pas à
l’abri des imperfections pour toutes choses. Pour comprendre ce dernier
point, nous avons besoin de nous arrêter sur l’explication du sens
d’infaillibilité afin de lever toute ambiguïté qui l’entoure. Nous allons donc
commencer par expliquer le sens de l’infaillibilité innée (‘isma takwîniyya).
Linguistiquement, le mot « ‘isma », renvoie à la sauvegarde, la protection et
la défense ; c’est un terme qui est cité dans le Coran treize fois, mais nous
allons nous contenter de la mention de trois occurrences, en plus de celui
que nous venons de citer :
« Je me retirerai sur une montagne, dit le fils de Noé, qui me mettra à l’abri des eaux (‘isma) ». Noé
lui dit : « Nul ne sera aujourd’hui à l’abri (‘isma) des arrêts de Dieu, excepté celui dont il aura eu
pitié » (XI, 43){163}.
Celui qui se met sous la protection (‘isma) de Dieu sera dirigé dans la droite voie (III, 101){164}.
« Voici Joseph, leur dit l’épouse du seigneur, celui qui a été cause des blâmes que vous avez déversés
sur moi. Oui, j’ai tenté de le séduire, mais il a cherché à rester impeccable » (XII, 32){165}.

Quant à la notion de nature contenue dans l’expression « impeccabilité de


nature », elle provient linguistiquement du « takwîn », la genèse, c’est-à-
dire la création et le fait de faire advenir à l’être quelque chose. Le fait que
l’homme, dès sa naissance, se trouve à tel ou tel état signifie que cet état lui
est naturel depuis sa genèse, comme le fait de naître blanc ou noir. Est-ce
que les prophètes et les messagers sont nés alors dans un état
d’impeccabilité naturelle, c’est-à-dire inné en eux ?
Répondre par l’affirmative est quelque chose que refuse la sage
Révélation qui raconte plusieurs épisodes et attitudes contredisant
l’existence de cette prétendue impeccabilité naturelle.
– À propos d’Adam et son épouse, Dieu dit :
Nous dîmes à Adam : « Habite le jardin avec ton épouse, nourrissez-vous abondamment de ses fruits,
de quelque côté du jardin qu’ils se trouvent, seulement n’approchez pas de l’arbre que voici,
autrement vous seriez du nombre des injustes ». Satan les trompa à propos de l’arbre, et ils furent
bannis du lieu où ils se trouvaient. Nous leur dîmes alors : « Descendez de ce lieu, vous serez
ennemis les uns des autres, la terre vous servira de demeure et vous en aurez la jouissance jusqu’au
terme prévu ». Adam apprit de son Seigneur des paroles de prière, Dieu agréa son repentir ; Il aime
l’homme qui se repent, Il est miséricordieux (II, 35-37)

Loin de tous les détails légendaires présents dans toutes les cultures à
propos du récit d’Adam et Ève, le serpent, l’arbre maudit, etc. nous
constatons que ces versets affirment sans ambages qu’Adam et son épouse
ont succombé aux tentations de Satan, et qu’ils n’étaient pas des êtres
impeccables.
– S’agissant des récits sur Noé, nous pouvons lire :
« Construis un vaisseau sous nos yeux et d’après notre révélation, et ne Nous parle plus pour sauver
les méchants : ils seront submergés » (XI, 37), ainsi que le passage suivant : « Alors nous fîmes une
révélation à Noé, en disant : “Construis un vaisseau sous nos yeux et d’après notre révélation.
Aussitôt que notre Ordre sera prononcé et que l’eau jaillira, embarque-toi dans ce vaisseau, et prends
une paire de chaque couple, ainsi que ta famille, excepté ceux au sujet desquels notre Ordre a été
donné précédemment. Et ne me parle plus en faveur des méchants, car ils seront engloutis par les
flots” » (XXIII, 27. Voir aussi XI, 46-47).

En examinant ces versets, nous comprenons sans fournir trop d’efforts


que Noé a désobéi à l’ordre de Son seigneur deux fois, avant de se rendre
compte qu’il fut la victime de pensées diaboliques, et de s’en remettre à
Dieu pour en être sauvé tout en accomplissant ce qui conduit au repentir.
Tout cela montre que Noé ne bénéficiait d’aucune impeccabilité de nature.
– À propos de Jonas, nous pouvons lire :
Et Jonas aussi fut un de nos apôtres. Il se retira sur un vaisseau chargé. On jeta le sort, il fut
condamné à être jeté dans la mer et le poisson l’avala. Ainsi, il avait encouru notre blâme, et s’il
n’avait point célébré nos louanges, il serait resté dans les entrailles du poisson jusqu’au jour où les
hommes seront ressuscités (XXXVII, 139-144. Voir aussi XXI, 87-88).

Nous découvrons ici un messager tellement plein de courroux et guidé


par les démons de la colère qu’il en arriva à douter du pouvoir de Dieu.
Celui-ci le livra à une baleine qui l’engloutit, puis le libéra après qu’il eut
fait acte de repentir et qu’il eut reconnu son injustice. Jonas pria Dieu dans
ces ténèbres physiques représentées par le ventre de la baleine et les fonds
marins, et dans ces ténèbres morales que constituent les péchés. Or, s’il était
impeccable, il n’aurait pas péché, ni fait acte de repentir.
– À propos des récits sur Moïse, le Texte dit :
Un jour, il entra dans la ville sans qu’on l’eût remarqué, et il vit deux hommes qui se battaient, l’un
était de sa nation, l’autre était son ennemi (Égyptien). L’homme de sa nation lui demanda du secours
contre l’homme de la nation ennemie. Moïse le frappa du poing et le tua, mais, revenu de son
emportement, il dit : « Ce meurtre est une œuvre de Satan, qui est notre ennemi déclaré, et qui nous
égare. Seigneur, dit-il, j’ai commis une injustice envers moi-même, pardonnez-le-moi ». Et Dieu lui
pardonna, car il est indulgent et miséricordieux (XXVIII, 15-16).

Nous comprenons, à partir de ces versets, que Moïse reconnaît avoir tué
un homme en étant motivé par un fanatisme détestable, et qu’il fut victime
des tentations diaboliques, avant de demander pardon à Dieu. Tout cela
corrobore la réfutation de la thèse soutenant l’existence d’une impeccabilité
de nature propre aux prophètes.
– À propos des récits sur David, le Texte dit après avoir raconté l’histoire
de deux frères qui portèrent plainte devant lui à cause d’un différend sur la
propriété de brebis :
David s’aperçut que nous voulions l’éprouver par cet exemple. Il implora le pardon de son Seigneur,
se prosterna et revint à Dieu. Nous lui pardonnâmes, nous lui accordâmes dans le paradis une place
près de nous, et une belle demeure. Ô David ! nous t’avons établi lieutenant sur la terre. Juge donc les
différends des hommes avec équité, et garde-toi de suivre tes passions : elles te détourneraient du
sentier de Dieu (XXXVIII, 24-26).

Nous pouvons nous poser ici la question suivante : Si David était


impeccable, aurait-il eu besoin de tous ces reproches et remontrances de la
part de Dieu ?
Il est étonnant de voir que certains estiment que ces récits sont agencés
de cette manière-là afin de permettre aux hommes de tirer des leçons et
d’être instruits à propos des erreurs qu’ils commettent en les attribuant aux
prophètes. Mais nous affirmons de notre côté que Dieu est trop grand pour
aller jusqu’à fabriquer des scénarios aussi ineptes, alors qu’Il affirme dans
Son livre :
Dieu commande la justice et la bienfaisance, la libéralité envers ses parents ; Il défend la turpitude, ce
qui est blâmable, et l’iniquité ; Il vous exhorte afin que vous réfléchissiez (XVI, 90).
Il ne peut ordonner le meurtre à Ses prophètes et messagers afin
d’apprendre aux hommes que le meurtre est interdit, ni leur demander de
désobéir afin d’enseigner le refus de la désobéissance, encore moins leur
montrer comment abuser de leur pouvoir pour signifier l’exigence de
justice.
Partant de ces raisonnements, il nous semble que l’impeccabilité de
nature est un attribut particulier qui fait de l’individu impeccable un être
extraordinaire. Pourtant, Dieu affirme à propos de Muhammad :
Dis : « Je suis un homme comme vous, qui m’a été révélé qu’il n’y a qu’un seul Dieu… » (XVIII,
110).

Cela veut dire que Muhammad fut créé comme tous les humains et que sa
genèse est naturellement humaine ; il n’est par conséquent pas doté d’une
quelconque impeccabilité pour toutes les choses, excepté pour la
transmission de la révélation. De plus, nous avions vu précédemment qu’il
avait trois statuts. Celui de l’homme Muhammad se confond avec le statut
de l’homme menant son existence de manière ordinaire, et n’ayant besoin
d’aucune impeccabilité. Il en va de même pour le statut de la prophétie en
vertu duquel il fut un chef suprême et un juge au sein de la société ; ses
législations dans ce domaine ne furent pas impeccables et plusieurs
informations divines notées dans le Livre furent reçues pour les rectifier.
Cela nie catégoriquement le fait qu’il fût impeccable du point de vue de son
statut de prophète. C’est une chose impossible vu qu’il s’appliqua à
délibérer en fonction des conditions convenables pour sa société.
Muhammad ne fut donc impeccable que dans son statut de messager, là où
il fut chargé de transmettre tout le Livre aux hommes, énoncé selon cette
modalité linguistique et cultuelle que Dieu a sauvegardée. En toute
confiance, et sans rajouter ni retrancher quoi que ce soit, le prophète a donc
transmis ce qui fut descendu sur lui. Si donc les messagers ne peuvent être
impeccables sauf pour la transmission des messages qui leur furent révélés
– y compris pour Muhammad qui clôt le cycle de la prophétie –, il est
impossible que l’homme du commun soit à l’abri de l’erreur, y compris
pour la descendance des prophètes. Cela se voit dans ce verset :
Nous chargeâmes Noé et Abraham de la mission de messagers, et nous établîmes le don de la
prophétie dans leurs descendants et le Livre. Certains, parmi eux, suivirent la droite voie, mais la
plupart furent des pervers (LVII, 26).
Ce verset montre clairement, et sans laisser planer l’ombre d’un doute,
que parmi les descendants des prophètes et des messagers, certains suivent
le chemin droit, alors que d’autres prennent la voie de l’égarement. Cela nie
la présence, chez eux, de l’attribut d’impeccabilité quelles que soient leurs
orientations religieuses ou intellectuelles. La guidance comme l’égarement
sont en effet liés au degré d’engagement dans la Voie droite, c’est-à-dire à
l’attachement aux valeurs humaines ou bien à l’éloignement par rapport à
elles. Ils n’ont donc aucun lien avec d’autres considérations, et
l’impeccabilité d’origine n’existe pour aucun être humain. Seule la
transmission de la révélation la rend possible en ce qui concerne les
messagers. Cette leçon doit être bien méditée pour ne pas se laisser abuser
par tout discours provenant de ceux qui s’auto-désignent comme des
individus impeccables, sous quelque couvert que ce soit. L’impeccabilité
dans le sens absolu du terme ne peut exister pour les humains, et même
pour les messagers, elle n’a pu se réaliser que dans le cadre de la
transmission du message, de telle sorte que tout ce qui déborde cette sphère
est discutable et révisable quelle qu’en soit l’origine. Et puisque le statut de
la révélation est le seul qui puisse rendre ce phénomène possible, il faut que
le messager porteur d’une révélation divine transmette aux hommes cette
dernière dans le cadre de deux conditions nécessaires :
1) Il ne faut pas qu’il rajoute ni retranche à ce qui lui fut révélé d’autres
textes, serait-ce une seule lettre. Il ne faut pas antéposer ni postposer un
texte, non plus lui additionner des choses qui n’en font pas partie. Tout cela
est sous le contrôle de la puissance divine et de ce qu’il affirme dans ce
passage :
C’est la révélation du maître de l’univers. Si Muhammad avait forgé quelques discours sur Notre
compte, Nous l’aurions saisi par sa main droite, Et nous lui aurions coupé la veine du cœur, Et aucun
d’entre vous ne nous aurait arrêtés dans son châtiment (LXIX, 43-47).

Ce passage montre que le prophète est impeccable en tant qu’il est le


messager transmetteur de la révélation. Il s’agit donc d’une impeccabilité
acquise par élection divine, et non pas innée de par sa nature d’homme.
Sa fonction en tant que messager s’arrête avec la transmission de son
message aux gens, selon la parole divine suivante :
Dis : « Je ne suis pas le seul messager qui ait jamais existé, et je ne sais pas ce que nous deviendrons
vous et moi ; je ne fais que suivre ce qui m’a été révélé, et je ne suis chargé que d’avertir
ouvertement » (XLVI, 9).
De ce fait, il n’a aucun pouvoir sur les hommes en vertu duquel il les
contraindrait à croire, à pratiquer la religion, ou à accomplir les bonnes
œuvres, comme le prouvent ces passages :
Si Dieu voulait, tous les hommes de la terre croiraient. Veux-tu, Muhammad, contraindre les hommes
à devenir croyants ? (X, 99).
Rappelle, car tu n’es là que pour rappeler. Tu n’as pas à contraindre les gens à croire (LXXXVIII, 21-
22).

Ce sont ces choses-là que le prophète a accomplies sans rajout ni


suppression, transmettant ainsi le dépôt qui lui fut confié, et proclamant la
parole révélée telle qu’elle lui fut parvenue. Par l’accomplissement de sa
tâche, il gagna le contentement de Dieu puisque la mission fut menée à
bien, comme on le voit dans ce passage :
Aujourd’hui j’ai parachevé votre religion, et je vous ai comblés de la plénitude de Ma grâce. J’agrée
pour vous l’islam comme religion (V, 3).

Si la transmission des informations présuppose la vérité comme la


fausseté, la mission consistant à transmettre un message implique les
qualités d’obéissance ou de désobéissance. L’auditeur d’un message à lui
adresser a le choix de le suivre ou de le délaisser, sans que cela n’engage le
messager à quoi que ce soit. À partir de là, nous devons comprendre la
différence entre la loi du messager et la loi du prophète afin d’être
pleinement conscient de la manière adéquate par laquelle on pourrait obéir
au prophète si l’on est croyant, et comment il pourrait être notre guide.

Loi du prophète, loi du messager

Le mot « sunna » désignant la règle prophétique provient du verbe


« sanna » et signifie en langue arabe le fait d’être courant, de couler
continuellement, comme dans l’expression « mâ’ masnûn » qui veut dire
« eau courante », s’écoulant continûment et facilement. Le mot renvoie
aussi à la voie et à l’exemple. En nous appuyant sur ces deux significations
linguistiques, nous comprenons clairement que le mot sunna désigne le fait
de tomber d’accord sur des exemples ou des directions dans tel ou tel
domaine de la vie, après qu’ils ont été instaurés{166}. Ces directions et
exemples vont courir au sein de la société et s’y répandre facilement. À titre
d’exemple, une loi qui est posée devient, au bout d’un certain temps,
connue et pratiquée au sein de la société. Et puisque le destin de toutes les
lois est le changement et l’altération, le texte coranique n’a jamais déclaré
qu’une loi serait définitivement établie. Bien au contraire, Il nous a montré
à plusieurs reprises que les lois ne sont pas éternelles et qu’elles doivent
disparaître et changer. Ce qui le montre clairement, c’est le [thème
coranique] de la pluralité des lois et leurs successions les unes après les
autres, comme on le voit dans les versets suivants :
Dis aux infidèles que s’ils mettent fin à leur impiété, Dieu leur pardonnera le passé, mais s’ils
recommencent, l’exemple (sunna) des anciens peuples est déjà passé (VIII, 38).
[Les criminels au sein de ton peuple] ne croient pas à la révélation. Qu’ils sachent alors que la loi des
Anciens est déjà passée ! (XV, 13).
Les hommes ne veulent croire ni implorer le pardon de Dieu – alors que la direction du droit chemin
leur a été donnée ! – que lorsque s’abat sur eux la loi qui s’est abattue sur leurs prédécesseurs, ou
qu’ils se trouvent confrontés au châtiment (XVIII, 55).
… Ce sont des lois qui ont eu cours chez les prédécesseurs. Les arrêts de Dieu sont fixés d’avance
(XXXIII, 38).
Des lois ont eu cours avant vous dans le passé. Parcourez donc la terre pour voir quelle a été la fin de
ceux qui traitent d’imposteurs les envoyés de Dieu (III, 137).
Dieu veut vous exposer clairement Ses volontés et vous guider vers les lois de ceux qui vous ont
précédés (IV, 26).

Ces versets déclarent que les lois des anciens (sunna/sunan) sont passées
et révolues, ce qui leur ôte tout caractère d’éternité{167}. De plus, la
principale caractéristique de la loi (sunna) est l’altération (tasannuh),
comme le montre ce passage : « Regarde ta nourriture et ta boisson : elles
ne sont pas encore gâtées (tasannaha) » (II, 259). À l’instar de la nourriture
qui se gâte en étant affectée par le temps, les lois changent elles aussi en
fonction des conditions vécues par une société, les besoins de cette dernière,
et l’évolution de son degré de conscience morale. Les lois instaurées à une
période historique déterminée devraient par conséquent se transformer et
devenir caduques avec le temps, de la même manière que la nourriture
devient non comestible en s’altérant avec le temps. Ce fut le cas pour les
lois des Anciens qui sont devenues caduques à la période préislamique, puis
à la période du début de l’islam, enfin aux autres époques jusqu’à la nôtre,
les anciennes s’altérant ainsi à chaque fois que disparaissaient les époques
où elles ont eu cours. Quant à nos lois actuelles, elles sont courantes et
valides pour notre temps seulement, et une fois révolu ce dernier, elles
deviendront à leur tour caduques pour les générations futures et ainsi de
suite. Dieu a veillé à montrer dans Son livre le changement nécessaire des
lois humaines et leur disparition, ce qui implique leur relativité, et leur
soumission aux conditions sociales. En contrepartie, Il a veillé à montrer
que la seule Loi éternelle et qui ne disparaîtra point, est Sa Loi à Lui, autour
de laquelle gravitent toutes les lois humaines{168}. C’est la raison pour
laquelle les lois des Anciens sont mentionnées au pluriel dans le Texte
(sunan) et qualifiées de changeantes, alors que la Loi de Dieu est
mentionnée au singulier (sunna), ce qui renvoie à son éternité :
C’est la loi qui régit l’envoi des prophètes par Dieu, et tu ne saurais trouver de changement dans nos
lois (XVII, 77).
Telle a été la loi de Dieu appliquée aux hommes dans le passé. Tu ne trouveras aucun changement
dans la loi de Dieu (XXXIII, 62).
C’est la loi de Dieu qui a couru dans les temps anciens et tu ne trouveras point de changement dans la
loi de Dieu (XLVIII, 23).

La négation du changement et de l’altération à propos de la Loi de Dieu


est introduite dans un autre verset qui réunit le pluriel et le singulier :
Veulent-ils être confrontés à la loi qui fut appliquée aux peuples d’autrefois ? Certes, ou ne trouvera
point de variation ni de changement dans la loi de Dieu (XXXV, 43).

Ces deux caractères, le changement et la variation, sont liés aux lois


humaines qui, de bonnes et valables deviennent, avec le temps, mauvaises
et caduques. On les remplace alors par d’autres lois qui conviennent mieux
aux conditions de la société, et c’est ainsi que les lois se succèdent les unes
aux autres. C’est le sort de toutes les législations adoptées dans les
différentes sociétés humaines et par lesquelles on a toujours cherché, en les
posant, à trouver des solutions pratiques pour aider à conduire les affaires
des individus, abstraction faite de la correspondance ou non de ces lois avec
les valeurs humaines. Par conséquent, certaines lois posées par les hommes
furent opposées à ces valeurs puisqu’elles autorisaient le polythéisme, les
turpitudes, la tricherie dans les poids et mesures, etc. Dieu envoya alors aux
hommes des prophètes et des messagers pour les guider vers Sa Loi qui est
fondée sur les valeurs transcendantes et droites, afin de les pousser vers le
progrès moral et intellectuel. Mais puisque le niveau de conscience des
sociétés anciennes était marqué par la matérialité, les messages divins qui
leur furent adressés étaient temporels et convenables à leur conscience, sauf
le message muhammadien qui fut abstrait et éternel parce qu’il a clos tout le
cycle prophétique. À partir de là, le message de Dieu qui est présent dans
Son livre est la seule Loi abstraite et éternelle. Si cette dernière est
immuable en soi, ses applications sont changeantes, ce qui fait de la
transformation et de l’altération la principale visée de ses applications
particulières, selon les sociétés. La Loi du changement et de la
transformation est la Loi de Dieu dans l’univers et Son message est l’unique
Loi éternelle jusqu’au jour du jugement dernier.
Puisque le message muhammadien est la forme définitive de la Loi
divine éternelle, il faut savoir qu’il fut exprimé dans le Livre à travers un
style abstrait et théorique, vu que le prophète est le dernier des envoyés et
que son époque a inauguré la période post-prophétique dans l’histoire de
l’humanité. Si elle fut de la sorte (i. e. abstraite et théorique), c’est pour
permettre aux hommes de poser leurs mesures législatives relatives et
pratiques à la lumière de la Loi divine éternelle. La Loi de Dieu est absolue,
puisque Dieu n’est pas un être qui s’applique à faire des lois (mujtahid),
mais un être savant doté d’une science absolue et éternelle, alors que les
hommes acquièrent la science et s’appliquent à faire des lois par une
science relative et circonstancielle, adaptée à leur nature humaine. Ce qui
fut réalisé par le prophète au VIIe siècle dans la péninsule arabique [en
termes de législation] est la première interaction possible entre cette Loi
abstraite et l’univers du réel. Toutefois, cette interaction n’est ni la seule ni
la dernière ; bien au contraire, elle constitue le début d’une série
d’interactions qui se sont adaptées aux différents besoins des sociétés et qui
ne revêtent nullement le caractère d’immuabilité.
De cette manière-là, la Loi divine immuable qui ne peut être changeante
ou modifiable est bel est bien la Loi divine éternelle et définitive
représentée dans ce que le Livre a apporté, et c’est ce qu’on appelle « la loi
du messager ». Quant aux mesures législatives (ijtihâdât) apportées par
Muhammad à partir de son statut prophète, en tant que chef suprême de sa
société ou juge comme on l’avait vu plus haut, on les appelle « la loi
prophétique ». Celle-ci n’est pas une révélation divine, mais émane de ses
efforts personnels et elle est liée aux conditions sociales de l’époque, au
niveau de vie des individus ainsi qu’à leur degré de conscience morale. Tout
cela en fait des mesures législatives temporelles et non valables pour tout
lieu et toute époque. L’obéissance qui était due à Muhammad en la matière
n’était obligatoire que pour ses contemporains et les membres de sa société,
à la différence de la loi qu’il a transmise en tant que messager, et qui
implique une obéissance obligatoire pour toutes les générations ultérieures.
L’obéissance due au statut de messager

Le mot « obéissance » (tâ‘a) signifie linguistiquement le fait de se


résigner doucement et de se laisser conduire sans difficulté. D’où le terme
de « mutâwa‘a » (docilité), qui signifie le fait de suivre librement ;
l’obéissance n’est donc ni synonyme de contrainte ni d’assujettissement.
C’est une attitude que l’homme se choisit librement et son sens opposé est
la contrainte comme on le voit dans ce verset :
Dieu se tourna ensuite vers le ciel qui était en état de fumée, et Il lui dit ainsi qu’à la terre : « Vous
avez à venir à moi, obéissants ou malgré vous ». – « Nous venons en toute obéissance », répondirent
les deux (XLI, 11).

Si la sage révélation a grandement incité à obéir au prophète, c’est donc à


partir de son statut de messager, et à propos de tout ce qu’il a apporté
comme message divin à lui inspirer :
Le prophète ainsi que les Croyants croient dans ce que le Seigneur lui a envoyé. Tous croient en
Dieu, à Ses anges, à Ses livres et à Ses envoyés, et disent : « Nous ne mettons point de différence
entre les envoyés de Dieu. Nous avons entendu et nous obéissons. Pardonne-nous nos péchés, ô
Seigneur ! Nous reviendrons tous à toi » (II, 285).
Celui qui obéit au messager obéit à Dieu. S’ils se détournent de toi, tu dois alors savoir que nous ne
t’avons pas envoyé pour les protéger (IV, 80).
Nous n’avons envoyé aucun messager, qu’afin qu’il soit obéi, avec la permission de Dieu (IV, 64).

Dans ces passages, l’obéissance au prophète est un élément qui complète


la croyance en Dieu, à Ses anges, à Ses livres et à Ses messagers (verset II,
285). Elle est donc tributaire de l’assentiment donné à la prophétie apportée
par les messagers. L’obéissance ne peut s’établir, par conséquent, qu’à
partir du statut du messager et elle est introduite dans plusieurs passages à
partir de la proposition : « obéissez au messager » (rasûl). Inversement,
nous ne trouvons jamais dans le Coran : « obéissez au prophète (nabî) ». La
cause en est le fait que le message requiert l’obéissance du fait qu’il est
absolu et divin, comme on le voit dans le verset (IV, 64) cité plus haut.
Quant à la prophétie, elle requiert le simple assentiment, puisqu’elle est
relative aux informations et récits racontés par le prophète{169}. Quiconque
donne son assentiment à la prophétie, se trouvera conduit à obéir à son
message. Cette obéissance au messager est de deux sortes : discontinue et
continue.
L’obéissance discontinue
Il s’agit de l’obéissance au prophète qui est mentionnée comme étant
séparée de l’obéissance à Dieu :
Ô croyants ! Obéissez à Dieu, obéissez au messager et à ceux d’entre vous qui exercent l’autorité (IV,
59).
Obéissez à Dieu, obéissez au messager, et tenez-vous sur vos gardes. Si vous vous détournez de ce
qu’il dit, sachez que Notre messager n’est tenu que d’annoncer publiquement le message (V, 92).
Obéissez à Dieu, obéissez à son messager, mais si vous vous détournez de ce qu’il dit, notre
messager n’est chargé que de vous annoncer publiquement le message (LXIV, 12).

Dans le premier passage (IV, 59), l’obéissance au prophète est séparée de


celle qui est due à Dieu, mais coordonnée à l’inverse à l’obéissance due aux
hommes qui exercent l’autorité. La raison réside dans le fait que les
mesures législatives des responsables politiques sont soumises au
changement, et que l’obéissance en question ne peut avoir lieu que durant
l’exercice de leur autorité. En conséquence, ce type d’obéissance n’était dû
au prophète que durant sa vie, de la part des adeptes de son message, et
dans le cadre de la prophétie et du statut qu’elle implique en termes de
directions particulières prônées par le chef suprême de la communauté.
C’est ce que nous nommons les récits muhammadiens{170}. Cette
obéissance reste toujours discontinue dans le domaine de ce qu’on appelle
les lois prophétiques (sunna nabawiyya), puisque Muhammad fut
impeccable du point de vue de son statut de messager, et législateur
appliquant un effort humain assidu (mujtahid) à partir de son statut de
prophète. Dieu nous a clairement montré que l’obéissance discontinue
gravite autour de ces deux axes :
Les récits muhammadiens
Ces récits contiennent ce qui fut inspiré au prophète dans les verstes du
Livre et qui forment des textes n’ayant aucun lien avec les règles du
message. Bien au contraire, ces textes sont soumis aux circonstances de
l’époque du prophète, et discutent des thèmes et des problèmes propres au
jeune État de Muhammad, ainsi que les questions de guerre qui leur sont
liées. De tous ces récits coraniques, nous ne retenons que les leçons de
morale (‘ibar), et non point des choses liées au message en tant que tel.
C’est pour cette raison que l’obéissance due au prophète est ici
discontinue : elle n’était due que de la part des membres de sa société. C’est
la raison pour laquelle certains textes sont introduits par l’expression : « Ô
vous qui croyez », ce qui montre que l’énoncé est adressé à ceux qui ont
choisi de suivre le prophète, au sein de la génération à lui contemporaine.
Par exemple, la sourate IX intitulée « Le repentir » commence sans la
mention du nom de Dieu, parce qu’il s’agit d’une sourate principalement
guerrière, et elle n’a rien à voir avec le message ; elle ne fait partie que des
récits muhammadiens.
Les lois prophétiques
Tous les efforts législatifs accomplis par le prophète à son époque
constituent les règles qu’on appelle sunna. L’obéissance à cette dernière
n’était due qu’aux membres de sa société, adeptes de son message, et elle
ne peut, par conséquent, obliger les autres générations. En tant que
prophète, Muhammad s’est appliqué à légiférer pour ses contemporains en
tant que responsable politique, comme on le voit dans ce verset :
Lorsque les adeptes du message du prophète reçoivent une nouvelle qui leur inspire de la sécurité ou
telle autre qui les alarme, ils la divulguent aussitôt{171}. S’ils s’étaient entretenus avec le prophète ou
leurs chefs à propos de ces informations, ceux qui désireraient un avis fondé l’auraient appris de la
bouche de ces derniers (IV, 83).

Ce passage montre que la fonction du prophète et des responsables


politiques est d’exercer leur jugement et d’extraire les règles relatives à la
conduite de la société selon ce qui convient aux circonstances. L’avis
fondé{172} est donc l’exercice d’un effort législatif. Si l’obéissance au
prophète est liée à l’obéissance aux responsables, c’est pour montrer qu’elle
est discontinue, et réservée aux mesures législatives qu’il a initiées afin
d’organiser sa société. Rappelons à ce propos que le prophète n’a jamais
exercé d’effort législatif dans le domaine des interdits sacrés (harâm),
puisque le nombre de ces derniers (14) est déterminé, comme nous l’avons
vu plus haut, de manière nominale, définitive et limitée aux énoncés qui les
concernent dans le Livre. Inversement, le prophète a exercé cet effort dans
le domaine des ordres et défenses (amr/nahy) et dans celui de la
détermination du permis (halâl) dont on ne peut jouir qu’une fois que les
limites en sont fixées.
À partir de ce que nous venons d’établir, nous pouvons déduire que ce
que l’on nomme « sunna prophétique » et qui est présent dans les corpus
des dits du prophète n’obligent – si ces dits ne sont pas des apocryphes ! –
qu’à une obéissance discontinue, c’est-à-dire uniquement propre à la
période où le prophète a vécu. En effet, tout ce que ces corpus contiennent
constitue, en quelque sorte, le résumé de ses efforts législatifs en tant que
prophète, ou pour le dire autrement, ils ne contiennent que les législations
qui étaient valables pour sa société. Cette conclusion nous incite à mieux
comprendre le verset coranique suivant :
Le butin que Dieu enlève aux habitants des cités et accorde à Son envoyé doit revenir à Dieu, à Son
envoyé, aux proches de ce dernier, aux orphelins, aux pauvres et aux voyageurs. Il ne faut pas que
ces biens circulent uniquement parmi les riches d’entre vous. Recevez ce que le Prophète vous
donnera, et abstenez-vous de ce qu’il vous interdira. Craignez Dieu, il est terrible dans ses
vengeances (LIX, 7).

[La fin de ce passage est souvent citée pour justifier l’obéissance due aux
règles prophétiques (sunna)]. Or il y a une certaine ambiguïté qu’il faut
lever dans le passage disant : « Recevez ce que le Prophète vous donnera, et
abstenez-vous de ce qu’il vous interdira ». Il faut savoir ce qui est dû, en
termes d’obéissance, aux générations postérieures à celle du prophète, en
analysant le verbe « donner » (âtâ) par lequel commence la proposition. Il
s’agit d’un verbe dont est dérivé le substantif « îtâ’ » signifiant en langue
arabe le fait de donner. Or l’homme ne peut donner ce dont il n’est pas
propriétaire, et le fait de donner quelque chose exige d’abord de le posséder,
comme on le voit ici :
Acquittez-vous de la prière, donnez l’aumône (âtû al-zakât) ; faites un large prêt à Dieu (LXXIII,
20).
Accordez (âtû) librement à vos femmes leurs dots… (IV, 4).

Le premier verset montre qu’il y a un ordre divin de donner l’aumône,


c’est-à-dire de la déduire des biens personnels de l’individu, puisque ce
geste ne peut être accompli que si l’on possède le bien en question. L’acte
de donner se base donc sur les possessions de l’individu et c’est le cas aussi
dans le deuxième verset qui ordonne de donner aux femmes la dot, non pas
en échange de quelque chose, mais sans contrepartie. Le don est fait pour
les honorer et il ne constitue pas un salaire octroyé pour l’union
charnelle{173} ; c’est donc un don qui provient aussi des biens possédés.
À la lumière de ces deux exemples contenant également le verbe discuté
ici, nous comprenons que l’expression « ce que le prophète vous donne… »
implique que ce qui est donné provient de lui. Si cela provenait de Dieu, il
aurait dit : « ce que le prophète vous apporte (jâ’a bi…){174} ». « Donner »
rentre donc dans le cadre des possessions de l’individu, qu’il s’agisse
d’objets, de biens ou de savoir. Quant au fait d’apporter quelque chose, cela
ne se fait que lorsque la chose se situe en dehors du cadre des possessions
individuelles, y compris les connaissances, comme le montre le passage
suivant :
[Abraham s’adressant à son père] Ô père ! Il m’a été révélé une portion de la science qui ne t’est
point parvenue. Suis-moi, je te conduirai vers le droit chemin (XIX, 43).

Cela veut dire que la science qui fut inspirée à Abraham provient d’une
source distincte de lui, et qu’il n’en fut pas possesseur auparavant. La même
idée se renforce d’une manière qui ne laisse pas subsister l’ombre d’un
doute à partir de cet autre verset :
Toutes les fois que les négateurs de ton message t’apportent (atâ) des paraboles, nous te donnons
(jâ’a) la vérité et la plus parfaite explication (XXV, 33).

Le verset qui contient les deux verbes (donner ce qu’on a et apporter ce


qui vient de l’extérieur) montre que les inspirations proviennent de Dieu et
qu’elles sont situées à l’extérieur des individus, alors que les propos
apportés par les incrédules (ici les paraboles) sont de leur propre cru.
Sur cette base-là précisant la fin du passage (LIX, 7), l’on comprend que
les efforts législatifs du prophète sont tous situés du côté du statut de la
prophétie au regard duquel il n’existe qu’une obéissance discontinue,
exigée de la part de ses contemporains et des membres de sa société. Cette
obéissance n’est donc nullement due aux générations postérieures. À partir
de là, les corpus de hadith et tout ce qu’ils renferment doivent être
considérés comme des documents historiques valables pour être étudiés et
analysés afin de nous informer de tout cela, et non comme une partie de la
religion. De surcroît, ces corpus, [contrairement à la pratique courante
aujourd’hui], doivent être dépourvus de toute sacralité.

L’obéissance continue
Il s’agit de l’obéissance due au prophète, mais dont la mention s’est faite
en lien direct avec l’obéissance à Dieu, coordonnant ainsi directement
l’obéissance à Dieu et au prophète. C’est ce qu’on trouve dans les passages
suivants :
Quiconque obéit à Dieu et à Son messager, quiconque le craint, le redoute, sera du nombre des
bienheureux (XXIV, 52).
Celui qui obéit à Dieu et à Son messager jouira de la félicité suprême (XXXIII, 71).
Obéissez à Dieu et à Son messager, afin d’obtenir la miséricorde de Dieu (III, 132).

Cette obéissance au messager est éternelle et elle a cours aussi bien de


son vivant qu’après sa mort. Si elle est librement obligatoire pour ses
contemporains, elle l’est aussi pour les générations postérieures faisant
partie de sa communauté. Mais l’obéissance concerne ici les lois du
messager, c’est-à-dire le message divin présent exclusivement dans le Livre,
avec tout ce qu’il a apporté en matière de valeurs humaines, de rites et de
législations. S’il est question ici d’une obéissance continue, c’est parce que
ce message a un caractère éternel, universel et global. Il faut y intégrer aussi
les détails relatifs aux rites de la prière et de l’aumône, puisque ces deux
choses sont mentionnées seules avec l’obligation d’obéir au prophète :
Observez exactement la prière, faites l’aumône, obéissez au messager, et vous éprouverez la
miséricorde de Dieu (XXIV, 56).

Que l’obéissance en matière de message est continue

Lorsque Dieu affirme en s’adressant au prophète : « Nous ne t’avons


envoyé que par miséricorde pour l’univers » (XXI, 107), Il a voulu signifier
l’ordre d’obéir à Son messager en tant qu’il est dépositaire d’un contenu de
miséricorde offert par Dieu à l’humanité. Dieu ayant affirmé Son
engagement pour la miséricorde dans ce passage : « Lorsque ceux qui
auront ri à nos signes viendront à toi, dis-leur : “La paix soit avec vous.
Dieu s’est imposé la miséricorde comme un devoir” » (VI, 54), il s’ensuit
que cette miséricorde – mentionnée dans plusieurs passages du Livre –
existe dans l’ici-bas comme dans l’au-delà. Concernant la vie future, elle
consiste à gagner le paradis et à échapper au feu de l’enfer, chose réservée
aux hommes qui croient en Lui, comme on le voit dans ce passage :
Ceux dont les visages rayonnent de clarté éprouveront la miséricorde de Dieu et en jouiront
éternellement (III, 107).

Ceux qui obtiennent cette miséricorde sont décrits aussi dans ce verset :
… Ma miséricorde s’étend à toute chose. Je la réserve à ceux qui Me craignent, qui s’acquittent de
l’aumône et croient à Nos signes. Ceux qui suivent le messager, le prophète qui n’avait aucune
connaissance des Écritures{175}, et trouvent son nom mentionné dans le Pentateuque et dans
l’Évangile, un prophète qui leur commande le bien et leur interdit le mal, qui leur permet l’usage des
aliments excellents et leur défend les aliments impurs, qui les délie de leurs chaînes, et leur ôte leurs
carcans. Ceux qui ont cru en lui, l’ont assisté, et suivi la lumière descendue avec lui, ces hommes-là
sont les bienheureux (VII, 157).

Gagner cette récompense comme le montre ce verset est le fruit de


l’acceptation de ce don divin de la miséricorde offerte aux hommes dans
l’ici-bas et de l’adhésion à la voie droite, comme on le voit ici :
Dieu fera entrer dans le giron de Sa miséricorde et de Sa grâce ceux qui croient en lui et s’attachent
fermement à Lui ; Il les dirigera vers le sentier droit (IV, 175).

Cette miséricorde est donc offerte à l’ensemble de l’humanité dans Son


dernier message et ce qui en fait une miséricorde parfaite n’est autre que le
fait d’avoir fait des valeurs quelque chose de naturel chez l’homme et qu’Il
les a érigées en troisième pilier de l’islam. L’homme qui fait ce choix en s’y
abandonnant en toute confiance (muslim), et dès lors qu’il croit en Dieu et
au jour du jugement dernier, incline naturellement à ces valeurs tant que
leur perception n’est pas affectée par une quelconque déformation{176}.
Quelle que soit sa communauté religieuse, l’homme aime
l’accomplissement des bonnes actions qui expriment le fond de ces valeurs.
Quant aux croyants qui font partie de la nation de Muhammad, ils trouvent
la mention de ces valeurs dans leur livre, et en les suivant, ils ne font que
suivre la naturelle humaine originelle exempte de toute déformation,
laquelle nature est universellement partagée par les hommes. Ainsi,
l’universalité du message de Muhammad se reflète à travers les valeurs
humaines qu’il a apportées, et qui participent du répertoire moral universel
englobant les mêmes principes sur lesquels tous les hommes sont d’accord.
Si tel est le cas, c’est parce que ces valeurs conviennent à leur nature et
qu’elles constituent la quintessence et l’esprit de la religion de l’abandon à
Dieu en toute confiance (islâm). C’est cela la loi du messager (al-sunna l-
rasûliyya) qu’il faudrait suivre. Deux autres points traduisent l’esprit de
cette obéissance générale et continue, à savoir les rites et la méthode
relative à la législation.

Obéissance en matière de législation


L’universalité du message divin se décèle dans son caractère global
fortement souligné dans ce passage :

Ô
Muhammad, dis-leur : « Ô hommes ! Je suis l’envoyé de Dieu à vous tous, ce Dieu à qui
appartiennent les cieux et la terre, qui est le Dieu unique et qui donne la vie et fait mourir ». Croyez
en Dieu et en son envoyé, le prophète qui n’avait aucune connaissance des écritures sacrées, et qui
croit, lui aussi, en Dieu et en Sa parole. Suivez-le et vous serez dans le droit chemin (VII, 158).

Cette universalité du message de Muhammad par rapport à ceux des


prophètes qui l’ont précédé se lit dans le fait qu’il englobe tous les aspects
de la législation humaine grâce à l’ouverture de la porte de l’effort de
réflexion dans le domaine de l’analyse détaillée des principes généraux
(tafsîl al-muhkam). En effet, le message muhammadien est constitué de
deux parties.
La première est fixe du point de vue du texte comme du contenu, et il
s’agit des versets fermement établis (muhkam) formant la matrice du Livre
(umm al-kitâb). Ces versets qui sont scellés n’autorisent aucun effort
législatif en raison de la fixité du texte comme du contenu. C’est à travers
ces passages dont le nombre atteint d’après nos recherches 19 versets
seulement, que se révèle la souveraineté de Dieu (hâkimiyya).
La seconde partie contient les versets détaillant le contenu scellé
(muhkam) appelés « la matrice du Livre » (umm al-kitâb). Ces passages se
caractérisent par la fixité du texte d’un côté et la mobilité du contenu de
l’autre. Aussi sont-ils soumis à l’effort législatif des hommes et ouvrent-ils
la voie pour que se révèle la souveraineté humaine qui incline toujours vers
la droiture (al-hâkimiyya al-insâniyya al-hanîfiyya). Ces versets contiennent
les bornes à ne pas dépasser au niveau de la législation (ce que nous avons
appelé « la théorie des limites »). Les textes explicitant ces limites sont
révélés selon une visée précise qui consiste à détailler les versets scellés
(tafsîl al-muhkam). Ce sont ces limites qui nous fixent l’espace dans lequel
se déploie la variation relative aux législations humaines. Si le message
muhammadien a bien mérité le fait d’être le dernier des messages divins,
c’est parce que son advenue a pris cette forme-là, le rendant ainsi valable
pour tout lieu et tout temps{177}. En effet, cette validité repose sur le fait
qu’il est apte à s’adapter à toutes les conditions humaines, quelles qu’elles
soient, et de quelque degré de conscience morale que soit leur niveau,
puisque la tâche d’explication détaillée des versets scellés revient en
définitive à l’autorité législative présente au sein de chaque société.
Étant donné que l’effort législatif s’applique au Texte sacré
exclusivement, c’est-à-dire aux versets expliquant le détail du contenu
scellé, le résultat de cet effort est valide dès lors que s’installe une relation
véridique entre le Texte et le réel, contenant un degré minimum et
nécessaire de limitation de la liberté absolue des hommes, et sans les faire
tomber dans l’embarras. L’effort législatif est donc valide et acceptable en
fonction des interactions qu’il établit avec le réel objectif, ou, autrement dit,
en fonction de la compréhension du réel objectif par le lecteur du Texte, à
un moment donné de l’histoire. Le critère permettant d’évaluer la validité
de cette compréhension du Texte par celui qui se livre à cet exercice est
l’interaction établie entre son effort rationnel et le réel. C’est ce point-là qui
détermine la validité de la lecture ou son erreur, son degré de justesse ou de
fausseté. C’est ce qui définit aussi le degré de la réussite ou d’échec d’un
parlement dans ses législations. En effet, plus les mesures législatives sont
conformes au réel objectif et en interaction avec lui, plus le parlement
réussit, lors de sa mission, à comprendre correctement le réel et le vécu des
gens.
Cette lecture montre comment l’effort législatif fourni par les hommes se
trouve arrimé à la Loi de Dieu dans l’univers qui est fondée sur le principe
du changement en toute chose et sur la non-fixité. Cela correspond bel et
bien à la nature humaine originelle (fitra) dont la vérité est exprimée dans
ce passage :
Tiens-toi donc tourné vers la religion en inclinant à Dieu (hanîf), conformément à la nature
primordiale (fitra) que Dieu a donnée aux hommes en les créant. Il n’y aura pas de changement dans
cette création de Dieu. Telle est la Religion immuable (al-dîn al-qayyim), mais la plupart des
hommes ne le savent point (XXX, 30).

La variation dans la droiture (hanîfiyya) provient en effet du verbe


« hanafa » et signifie le fait d’incliner et de pencher vers quelque chose.
« Hanîf » est un attribut qui signifie incliner vers la bonne voie, ce qui
montre que le fait de varier en matière de législation, de caractères, de
coutumes ou d’habitudes est un trait d’essence de la « hanîfiyya » [par
laquelle se décrit l’islam]. L’attribut du changement et le fait de varier sont
avancés dans ce verset :
Ô Muhammad, dis-leur : « Le Seigneur m’a conduit vers la voie droite, la Religion immuable
adoptée par la communauté d’Abraham, qui inclinait vers la droiture et n’associait à Dieu aucune
autre divinité » (VI, 161).

La voie droite (al-sirât al-mustaqîm) mentionnée dans ce passage est


constituée des points d’ancrage dont l’individu a besoin dans sa vie, et à la
lumière desquels il peut s’appliquer à légiférer. Ces points d’ancrage sont
l’ensemble des valeurs humaines définies plus haut, qui ont pour contenu la
série d’interdits, simples ou sacrés, mentionnés dans le Texte, ainsi que les
limites dans lesquelles gravite le message divin universel, et qu’il ne faut
pas transgresser. Toutes ces choses sont fixes et la conduite humaine, dans
ses décisions et législations, peut incliner vers telle ou telle option qui
tienne compte des circonstances toujours inédites, et qui, à leur lumière
comme à la lumière du niveau de conscience atteint par une société, arrive à
un niveau de législation incarnant cette variation dans la fixité. C’est bien
cela qui constitue la sagesse divine ayant fait du dernier message un
message universel et éternel tout en le rendant transitoire dans ses
différentes applications liées au temps et aux lieux. C’est cette sagesse qui
constitue la miséricorde offerte aux hommes décrite dans ce verset :
Nous ne t’avons envoyé que par miséricorde pour l’univers (XXI, 107).

En tant qu’adhérents au message de Muhammad, nous sommes fiers de


son universalité, et nous souhaitons voir se concrétiser partout cette idée
d’universalité. C’est ce qui s’est effectivement réalisé – et dans tous les
pays du monde, y compris ceux qui n’ont rien à voir avec le Coran. Si nous
estimons que tel est le cas, c’est parce que nous remarquons d’un côté que
ce message est décrit comme étant conforme avec la nature humaine et, de
l’autre, parce que les efforts législatifs qui vont de l’avant restent conformes
aussi à cette nature humaine. En effet, au fur et à mesure que s’accroît le
degré de conscience morale des hommes, apparaît la dimension humaine du
message coranique à travers les législations instaurées dans leurs sociétés et
qui sont le reflet des possibles qu’il contient. Ce message peut absorber tous
ces efforts du moment qu’ils reflètent les valeurs humaines et traduisent le
progrès moral des hommes. À partir de notre compréhension de la méthode
de l’exercice de l’effort législatif (ijtihâd) comme nous l’avons déduite du
Texte, nous pouvons proclamer aujourd’hui que Dieu a dit vrai, puisque
tous les peuples de la terre, avec leurs parlements, assument ce travail de
création législative sans s’écarter, dans l’ensemble et à quelques rares
exceptions près, de la nature originelle des hommes telle qu’elle est décrite
par le message{178}.
De là nous comprenons que le seul à avoir le droit de montrer la véracité
de la parole de Dieu n’est autre que le fil tendu du devenir de l’humanité et
le processus historique global qui le sous-tend, depuis Adam jusqu’au jour
du jugement dernier. C’est ce que montrent ces deux passages :
Des lois ont eu cours avant vous dans le passé. Parcourez donc la terre pour voir quelle a été la fin de
ceux qui traitent d’imposteurs les envoyés de Dieu (III, 137).
Ô Muhammad, dis à ceux qui t’accusent d’imposture : « Parcourez la terre et considérez comment
Dieu a produit les êtres créés une première fois, et comment Il les fera renaître par une seconde
création. Dieu est tout-puissant » (XXIX, 20).

Étant donné que la religion ne possède nullement les instruments de la


contrainte, comme nous allons l’expliquer en détail plus loin, celui qui
possède cet instrument (le pouvoir politique) n’a pas le droit de légiférer, et
celui qui a le droit de légiférer (le parlement) n’a pas le droit de posséder les
instruments de la contrainte. C’est bien cela le sens réel de la séparation des
pouvoirs.

L’obéissance au prophète en matière de rites


Le mot « sha‘â’ir » (rites) qui est le pluriel de « sha‘îra », est cité quatre
fois dans le texte coranique :
La course entre al-Safa et al-Marwa fait partie des rites institués par Dieu. Celui qui fait le grand
pèlerinage de La Mecque ou qui accomplit le petit pèlerinage n’aura pas de mal à effectuer le va-et-
vient entre ces deux collines. Celui qui l’aura fait de bon cœur recevra une récompense, car Dieu est
reconnaissant et connaît tout (II, 158).
Ô croyants ! Gardez-vous de violer les rites du pèlerinage que Dieu a institués. Ne profanez ni le
mois sacré, ni les offrandes ni les ornements que l’on suspend aux victimes. Respectez ceux qui se
pressent à la maison de Dieu pour y chercher la grâce et la satisfaction de leur Seigneur (V, 2).
Celui qui observe les rites institués par Dieu aura témoigné de la piété de son cœur (XXII, 32).
Nous avons destiné les chameaux pour servir aux rites des sacrifices. Vous y trouverez aussi d’autres
avantages. Prononcez donc le nom de Dieu sur ceux que vous allez immoler (XXII, 36).

Les rites sont des pratiques religieuses précises que Dieu a ordonné
d’accomplir dans des lieux et à des temps déterminés. Pour chacune des
trois communautés abrahamiques (judaïsme, christianisme,
muhammadisme), il existe des rites particuliers comme par exemple, en ce
qui concerne les croyants de la communauté de Muhammad, le fait de faire
halte au mont ‘Arafât lors du pèlerinage, ainsi que le fait d’aller et venir
entre les deux buttes d’al-Safa et al-Marwa ou encore de déambuler
plusieurs fois autour de la maison de Dieu (Kaaba). C’est pour cette raison
que les paroles et les actes ayant procédé du prophète et qui contiennent
l’explication détaillée de ces rites – sans toutefois que cette explication
n’entre en conflit avec ce que mentionne le Livre –, exige une obéissance
continue. Autrement dit, le fait de suivre le prophète est ici nécessaire aussi
bien dans sa vie qu’après sa mort. Mais lorsqu’il existe une opposition entre
ce qui est rapporté du prophète et le Livre, on ne tient compte que de ce
dernier. Ces rites sont la prière, l’aumône, le jeûne, et le pèlerinage, et ils
constituent le tronc commun pour tous les adeptes de Muhammad depuis le
e
VII siècle jusqu’au jour du jugement dernier.
Arrêtons-nous, toutefois, sur un point qui est d’une importance cruciale
pour nous, et qui mérite d’être élucidé. Il s’agit de la mention, une fois
seulement, de l’obéissance due au prophète, et sans la lier à celle de Dieu.
Cette mention est faite, par ailleurs, en liaison avec l’accomplissement de la
prière et de l’aumône :
Observez la prière, faites l’aumône, obéissez au messager, et vous éprouverez la miséricorde de Dieu
(XXIV, 56).

Pourquoi Dieu ordonne-t-Il d’obéir au messager sans unir cette


obéissance à l’obéissance à Dieu comme dans tous les versets relatifs à ce
sujet, examinés plus haut ? La réponse est que Dieu, en chargeant les
Croyants faisant partie de la communauté de Muhammad de célébrer la
prière et de donner l’aumône, n’a pas donné plus de précision sur les
manières de le faire dans Son livre. Nous n’y trouvons donc ni la manière
détaillée d’accomplir la prière, ni le pourcentage de l’aumône dont il
faudrait s’acquitter. C’est pour cela qu’il a subordonné cet ordre
d’accomplir ces deux rites à celui d’obéir au prophète. Ce dernier devait
donc apprendre à sa communauté comment faire la prière, après qu’elle lui
fut enseignée par l’ange Gabriel, et comment s’acquitter de l’aumône aussi.
Puisque les rites constituent les axes fondamentaux garantissant la
continuité de la communauté muhammadienne, l’ordre de les accomplir que
nous trouvons dans le Coran ne s’adresse pas seulement aux contemporains
du prophète mais à tous ceux qui font partie de sa communauté. Lui obéir
en la matière constitue donc une obéissance continue.
La prière
Le Coran affirme à propos de la prière comme rite (salât) et non de la
prière comme adhérence au divin (sila) :
La prière est prescrite aux croyants dans les heures indiquées (IV, 103).
Observez la prière, faites l’aumône, obéissez au messager, et vous éprouverez la miséricorde de
Dieu (XXIV, 56).

L’ordre exprimé dans le deuxième verset comme dans bien des passages
implique le caractère obligatoire de cette obéissance. Quant au fait de savoir
de quelle manière on accomplit la prière, il faut s’en remettre à la tradition
du prophète rapportée de manière récurrente, ou bien se référer aux dits qui
expliquent comment il l’accomplissait lui-même.
L’aumône
On trouve à propos de l’aumône les versets suivants :
Observez la prière, faites l’aumône, et inclinez-vous avec ceux qui m’adorent (II, 43).
Dieu n’a pourtant ordonné aux gens du Livre que de l’adorer sincèrement en inclinant vers le droit
chemin, d’observer la prière, et de faire l’aumône. C’est cela la Religion immuable (XCVIII, 5).

À ces versets abordant l’aumône (zakât), nous pouvons rajouter les


passages où cette dernière n’est pas explicitement mentionnée, mais plutôt
suggérée à travers les actes qui la caractérisent :
… Ceux qui croient à l’invisible, qui observent la prière et font des largesses des biens que nous leur
dispensons (II, 3).
Ils t’interrogeront aussi sur ce qu’ils doivent dépenser en largesses. Réponds-leur : Donnez votre
superflu (II, 219).
Les dons reviennent de droit aux pauvres, aux indigents, à ceux qui se chargent de les récolter, à ceux
dont les cœurs ont été gagnés récemment à l’islam, au rachat des esclaves, à ceux qui sont accablés
de dettes, à la cause de Dieu et aux voyageurs. C’est un commandement prescrit par Dieu ; Il est
savant et sage (IX, 60).
Prélève sur leurs biens une somme d’argent pour les purifier et les rendre meilleurs ; prie pour eux,
car tes prières leur apportent la quiétude. Dieu entend et sait tout (IX, 103).
Les pieux sont ceux qui assignent de leurs richesses une portion déterminée, destinée au quémandeur
et à celui qui est privé de tout (LXX, 24-25).

À partir de ces versets, nous voyons que toute réflexion sur l’aumône doit
tenir compte d’un fil qui la relie – d’une manière ou d’une autre – à la
dépense et à l’impôt prélevé sur les biens. Ce cheminement commence par
la proposition renvoyant à ceux qui font des largesses des biens que Dieu
leur dispense et se prolonge jusqu’au passage de la sourate II : « Ils
t’interrogeront aussi sur ce qu’ils doivent dépenser en largesses ». Il est
normal pour les Croyants qui écoutaient le verset affirmant que ceux qui
dépensent de leurs biens sont « guidés par le Seigneur, et sont les
bienheureux » (II, 5) qu’ils interrogent le prophète sur la nature de ces
dépenses afin de faire partie des gens guidés et des bienheureux. Il était
aussi naturel d’avoir la réponse précisant que les dépenses visées ne
concernent pas l’achat des vivres, les vêtements et le logement, mais
quelque chose de bien plus noble qui fut tantôt appelé : « dépenser dans la
voie de Dieu » (II, 195 et 262 ; VIII, 60), tantôt « pour la Face de Dieu »
(XXX, 39 ; LXXVI, 9).
Ce fil conducteur se poursuit pour intégrer la pratique de la charité dans
l’expression : « les hommes et les femmes qui donnent de leurs biens
(mutasaddiqûn/mutasaddiqât) obtiendront le pardon de Dieu et une
récompense généreuse » (XXXIII, 35). Le don constitue une partie de ce
que dépense l’individu à partir des biens qui lui sont octroyés par Dieu,
pour plaire à Celui-ci, et rentrer dans Sa voie. Il ne faut pas, par conséquent
flétrir cet acte de dépense par le rappel du service rendu, ni causer du tort en
obligeant les gens qui en ont bénéficié. L’individu doit donc l’accomplir par
pur désintéressement, sans s’attendre à une contrepartie ni à une
récompense. C’est bien cela le superflu ou la petite quantité (‘afw) que Dieu
a ordonné à Son prophète de prendre sur les biens des gens dans le verset
(VII, 199){179}. De la même manière que l’aumône est comprise dans les
dépenses, l’impôt est intégré dans l’aumône selon le tableau suivant :

À La Mecque, avant l’Hégire, l’impôt était une somme basée sur


l’excédent que les gens aisés parmi les croyants prélevaient volontairement
sur leurs biens, sans s’imposer des limites de temps, de lieu ou de quantité.
Après l’hégire, l’impôt devint une obligation légale comme le montre ce
verset :
Ne savent-ils pas que Dieu accepte le repentir de Ses serviteurs, qu’Il agrée l’aumône ? Il est
indulgent et miséricordieux (IX, 104).

Et les domaines dans lesquelles il est possible de dépenser l’impôt ont été
déterminés dans le verset (IX, 60) cité plus haut, mais sans préciser le seuil
d’imposition, ni le pourcentage de l’impôt, ni les manières de le
redistribuer. Laissant cette affaire au prophète comme il est indiqué dans le
verset (XXIV, 56), il fixa ce pourcentage à 2,5 % au minimum.
Le jeûne
Il existe dans le Coran deux versets qui abordent principalement le
jeûne :
Ô croyants ! Le jeûne vous est prescrit, de même qu’il a été prescrit à ceux qui vous ont précédés.
Craignez le Seigneur. Le jeûne ne durera qu’un nombre de jours déterminé. Mais celui qui est malade
ou en voyage [et qui n’aura pas pu accomplir le jeûne dans le temps prescrit] jeûnera dans la suite un
nombre de jours égal. Ceux qui, pouvant supporter le jeûne, ne le pratiqueront pas, donneront à titre
de compensation la nourriture d’un pauvre. Quiconque fait mieux de bon cœur aura accompli du bien
pour lui-même. Mais jeûner est meilleur pour vous, si seulement vous pouviez le savoir ! Le mois de
Ramadan dans lequel le Coran a été descendu pour servir de direction aux hommes, pour leur donner
des preuves claires de la droiture et de la distinction entre le bien et le mal, est le temps destiné à
l’abstinence. Quiconque aura aperçu cette lune se disposera aussitôt à jeûner (II, 183-185).
Il vous est permis de vous approcher de vos femmes dans la nuit du jeûne. Elles sont un vêtement
pour vous, et vous êtes un vêtement pour elles. Dieu savait que vous aviez été transgresseurs à cet
égard. Il est revenu à vous et vous a pardonné. Fréquentez donc vos femmes et recherchez ce que
Dieu vous a imparti. Il vous est permis de manger et de boire jusqu’au moment où vous pourrez déjà
distinguer le fil blanc d’un fil noir. À partir de ce moment, observez strictement le jeûne jusqu’à la
nuit (II, 187).

Arrêtons-nous sur cette proposition : « Le jeûne vous est prescrit, de


même qu’il a été prescrit à ceux qui vous ont précédés ». Elle nous explique
que le jeûne fait partie des cultes connus des nations antérieures à celle de
l’islam, et avant la descente du Livre sur le prophète. S’abstenir de boire et
de manger était donc connu chez les Anciens. Quant à la nation
muhammadienne, une autre abstention fut rajoutée, celle des relations
sexuelles qu’il faut éviter du lever jusqu’au coucher du soleil durant le mois
du Ramadan.
Pour les adeptes de la voie du prophète de l’islam, les détails relatifs au
jeûne sont contenus dans le passage où il est question de ceux qui sont
capables de l’accomplir. Ici, le verbe « supporter » rend le verbe arabe
« atâqa/yutîqu », de la racine (TWQ) qui renvoie au fait de supporter, d’être
en état de faire quelque chose. Cette partie du verset s’adresse donc à ceux
qui sont capables de jeûner le mois du Ramadan, mais qui, pour une raison
ou une autre, ne veulent pas le faire, alors qu’ils en sont capables. À cette
catégorie, le Texte – qui explique leur état – propose d’accomplir un geste
de compensation (fidya) représenté par la nourriture d’un pauvre au moins
pour chaque jour, tout en leur précisant que le jeûne est bien meilleur pour
eux et que sa récompense est supérieure à la récompense de l’acte de charité
consistant à nourrir des pauvres. À partir de là, le fait de ne pas observer le
jeûne n’est pas un péché entraînant une expiation (kaffâra), mais un choix
exigeant de la part de celui qui ne veut pas l’accomplir alors qu’il en est
capable une simple compensation (fidya){180}. Le jeûne est en effet une
question personnelle libre qui ne peut faire l’objet d’aucune contrainte.
Grande est la différence, en effet, entre la compensation (fidya) et
l’expiation (kaffâra), et cette dernière n’est nullement exigée lorsque le
jeûne n’est pas accompli pour telle ou telle raison, alors qu’on est en état de
le faire. Ce qui est exigé, c’est la compensation et c’est pour cette raison
que le jeûne n’est nullement mentionné dans le Livre avec l’expiation. Plus
même, nous constatons qu’il est cité à plusieurs reprises comme étant lui-
même une manière d’expier les mauvaises actions commises par l’homme :
le meurtre involontaire, les jurements{181}, et la chasse dans l’enceinte
sacrée de La Mecque. Si nous appliquons ces réflexions à l’époque actuelle,
nous allons constater qu’elles concordent avec les circonstances par
lesquelles nous passons, puisque la présence des adeptes du message de
Muhammad dans tous les coins du monde nous pousse à revoir à nouveaux
frais les détails relatifs au jeûne, [tels qu’ils ont été fixés par les juristes de
l’islam]{182}. En effet, ces croyants peuvent être présents dans des régions
où le jour dure vingt heures, voire plus ! Serait-il raisonnable alors de
jeûner durant toute cette période de la journée, même s’ils en sont capables
et qu’il ne s’agit nullement de dispense pour voyage ou maladie ? Il y a
même des pays où le soleil ne se couche qu’une fois tous les six mois. Doit-
on jeûner alors toute l’année pour avoir l’équivalent de deux jours de
jeûne ?
Repenser les mesures législatives propres au jeûne à la lumière de notre
méthode moderne procure plus de facilité pour tout le monde, de telle sorte
que celui qui veut l’accomplir puisse le faire, et que celui qui cherche à
donner une compensation puisse y parvenir aussi sans qu’il soit considéré
comme pécheur. Réfléchir sur les versets relatifs au jeûne pour en préciser
le contenu ouvrirait ainsi grandement les portes à une adaptation de cette
pratique religieuse à différentes circonstances et à différents lieux du
monde.
Les grand et petit pèlerinages
À propos des rites du pèlerinage et de son cérémonial, nous trouvons les
passages suivants dans le Livre :
Le premier temple qui ait été fondé par les hommes est celui de Bekka (La Mecque), temple béni, et
point de mire de l’univers. Vous y verrez les traces des signes évidents. Là se trouve la station
d’Abraham. Quiconque entre dans son enceinte est à l’abri de tout danger. En faire le pèlerinage, est
un devoir envers Dieu pour quiconque est en état de le faire (III, 96-97).
Annonce aux hommes le pèlerinage. Qu’ils s’y rendent à pied ou montés sur des chameaux prompts à
la course, venant des contrées éloignées. Qu’ils viennent afin qu’ils soient eux-mêmes témoins des
avantages qu’ils en recueilleront, qu’ils répètent le nom de Dieu à des jours fixes, et qu’ils Le louent
de leur avoir donné des bêtes et des troupeaux pour leur nourriture. Nourrissez-vous-en donc, et
donnez-en à l’indigent dénué de ressources. Mettez un terme à la négligence par rapport à votre
extérieur, accomplissez les vœux que vous aviez formés, et faites les tours de dévotion de la Maison
antique (XXII, 27-29){183}.

Le pèlerinage est un rite purement collectif qui exclut toute forme


d’individualisme. Linguistiquement, il signifie le fait de s’orienter vers un
endroit et de venir à un lieu, et il renvoie dans le Livre au fait de se diriger
vers la Maison sacrée afin d’y accomplir le rite de pèlerinage pendant les
mois sacrés. S’il intègre la halte sur le mont Arafat, c’est le grand
pèlerinage ou le pèlerinage tout court, et s’il ne l’intègre pas, c’est le petit
pèlerinage (‘umra) qui peut être accompli pendant les mois sacrés ou en
dehors de cette période. La manière d’accomplir ce rite est mentionnée dans
ces versets :
Le pèlerinage est accompli en des mois déterminés. Celui qui l’entreprend doit s’abstenir de tout
rapport sexuel, s’interdire tout écart de conduite, et fuir toute vaine dispute. Les bonnes actions que
vous ferez seront connues de Dieu. Pour les provisions du voyage, munissez-vous de la piété qui est
la meilleure provision. Craignez-Moi donc, ô hommes doués de sens ! (II, 197).
Invoquez Dieu pendant un nombre de jours marqué. Celui qui aura hâté le départ (de la vallée de
Mina) de deux jours n’est point coupable, celui qui l’aura retardé ne le sera pas non plus, si toutefois
il craint Dieu. Craignez donc Dieu, et apprenez que vous serez un jour rassemblés devant lui (II,
203).

La proposition indiquant que « le pèlerinage est accompli en des mois


déterminés » renvoie clairement aux mois sacrés que sont Rajab, Dhû l-
qi‘da, Dhû l-hijja, et Muharram. Cette classification est la plus répandue,
mais certains voient que ces mois doivent être classés autrement, sachant
que la mention de leur nombre se trouve dans la sourate intitulée le
Repentir :
Le nombre des mois est de douze pour Dieu : tel il est dans Son livre depuis le jour où Il créa les
cieux et la terre. Quatre de ces mois sont sacrés (IX, 36).

Ces mois sacrés, comme l’indique le verset, sont connus bien avant
l’avènement de la mission prophétique de Muhammad, ce qui nous conduit
au verset de la sourate XXII intitulée « Le Pèlerinage » indiquant la finalité
de ce rite, à savoir le fait de témoigner des avantages que Dieu a accordé
aux hommes et de répéter Son nom. Comme il y a des mois connus que sont
les mois sacrés, il y a aussi des jours connus et célèbres que sont les neuf
premiers jours du mois Dhû l-hijja dont le dernier est consacré à la halte sur
le mont ‘Arafât. On ne peut remettre en cause leur célébrité et le fait qu’ils
soient connus sous prétexte qu’ils ne furent pas nommément mentionnés
dans le Livre de Dieu. En effet, ce moment correspond à la grande foire
annuelle qui rassemblait les Arabes avant l’avènement de l’islam, et
pendant laquelle la tribu de Quraysh exerçait le rôle d’accueillir les
pèlerins, et de leur donner à boire, fonction qui remonte à l’époque
d’Abraham. Ce qui le montre, c’est que l’allusion à ces quelques jours de
l’accomplissement du rite intervient dans un passage de la sourate XXII où
Dieu s’adresse à Abraham, indiquant par-là que ces mois étaient connus
depuis son époque.
Il nous faut maintenant préciser que ces rites faisant partie des piliers de
la croyance propre aux adeptes du message de Muhammad les distinguent
des adeptes d’autres messages. Les rites ont été soumis au changement à
travers l’histoire et en fonction des divergences entre communautés. Chaque
communauté religieuse possède donc ses propres rites, sans que cela
n’entraîne des oppositions entre elles. Toutefois, étant donné que les rites
sont des obligations religieuses, ils se distinguent du culte d’adoration de
Dieu qui convient à la nature originelle de l’homme, par opposition aux
rites qui contiennent, eux, une part de contrainte et de difficulté. Ici, nous
retrouvons la différence entre la prière signifiant l’adhérence à Dieu, le lien
établi avec Lui, et la prière en tant que rite. Les deux sont du libre ressort de
l’individu qui s’y soumet volontairement, puisqu’il s’agit d’une relation qui
rapproche l’homme de Dieu, mais dans la première il s’agit d’une activité
spirituelle qui se fait par l’invocation et la louange, alors que la seconde
renvoie à une relation symbolique entre l’homme et Dieu, déterminée par
les conditions de son exécution et contenant une part d’obligation qui
montre que c’est une activité contraire à la nature originelle de
l’homme{184}. Dieu a clairement distingué dans ce verset entre le culte
d’adoration (‘ibâda) et les rites (sh‘â’ir) :
Je suis Dieu, il n’y a point d’autre dieu que Moi. Adore-Moi donc, et accomplis la prière en souvenir
de Moi (XX, 14).
Ce passage signifie que l’homme exécute les prières dans les mosquées,
mais qu’il adore Dieu à l’intérieur de ces lieux comme à l’extérieur en
s’engageant à s’en tenir à la Voie droite et à éviter les interdits sacrés. Ce
faisant, il adoptera une conduite propice à l’accomplissement des bonnes
actions. Dieu est dans les cœurs aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des
mosquées ; Il peut être partout avec nous dans nos consciences si nous
adhérons volontairement à Ses ordres et que nous évitons Ses interdits
sacrés.
Chapitre III
Point de contrainte en islam

Puisque l’idée d’abandon en toute confiance à Dieu (islâm) englobe


différentes communautés religieuses, et qu’il exprime la nature originelle de
l’homme incarnée dans les valeurs sur lesquelles les hommes s’appuient
dans leurs rapports, et en vertu desquelles ils agissent librement, elle
constitue donc la véritable identité de l’homme dans cet univers où qu’il se
trouve et à quelque moment qu’il vive. Il s’agit d’une identité qui ne se
soumet pas, voire qui refuse d’être sous le joug du despotisme quel que soit
le lieu ou le temps. Aussi bien dans le passé que dans le temps présent,
l’homme est libre et utilise librement les valeurs humaines dans tous les
domaines de la vie, et il en ira de même jusqu’au jour du jugement dernier.
Suivre ces valeurs ne peut se produire que par choix et libre consentement,
accompagné du très fort désir d’exprimer son humanité absolue par la
pleine réalisation du statut de lieutenant de Dieu dans ce monde, qui lui a
été signifié dans le Coran (II, 30). Si contrainte il y a, elle ne peut jamais
provenir de la religion elle-même, ce que Dieu nous explique dans Son
livre, en nous demandant de ne pas nous résigner face à la contrainte quelle
qu’en soit la forme, celle-ci étant synonyme de la négation de l’attribut
d’humanité.

Différence entre obéissance et contrainte


Le mot « tâ‘a » (obéissance), qui provient de la racine (TW‘), signifie en
langue arabe se laisser guider et se soumettre. Seulement, cette soumission
se fait librement puisque le substantif « taw‘iyya » signifie la soumission
volontaire et le consentement donné pour se laisser aller aux décisions
d’autrui avec choix et totale satisfaction. Linguistiquement, le mot s’oppose
à la contrainte (ikrâh) qui, à la différence de l’obéissance, est en lien avec le
recours à la force pour obtenir la soumission. Aussi les deux états sont-ils
impossibles à réunir chez la même personne, ce qui montre cette antinomie.
En effet, l’obéissance engendre la responsabilité puisque l’homme ne peut
pleinement se soumettre aux ordres d’autrui qu’à la condition d’en être
convaincu. Il en ressort que l’homme devient responsable en obéissant aux
décisions d’autrui. Lisons ces passages dans le Coran :
Ô Muhammad, dis : « Obéissez à Dieu et à Son messager ». S’ils se montrent récalcitrants, qu’ils
sachent que Dieu n’aime point les impies (III, 32).
… Obéissez à Dieu et au messager, afin d’obtenir la miséricorde de Dieu (III, 132).

Ces passages montrent que l’ordre d’obéir à Dieu implique de se


soumettre librement à Lui, et soulignent le fait que la soumission s’incarne
dans l’acceptation de Sa souveraineté et dans l’engagement pris pour suivre
Sa religion. C’est pour cette raison que le verset (III, 32) dans lequel Dieu
demande de Lui obéir ainsi qu’à Son prophète évoque une obéissance
continue qui se fait par choix libre. D’où la proposition par laquelle le texte
se poursuit « s’ils se montrent réfractaires… ». Cette proposition
conditionnelle montre que l’obéissance doit être pleinement volontaire. En
effet, en mentionnant cette condition, le Texte précise que le prophète ne les
contraindra pas à l’obéissance. C’est la caractéristique de la religion de
l’islam primordial qui se fonde sur l’obéissance libre et non sur la
contrainte. Étant donné que l’obéissance est liée à la responsabilité prise
sous la forme d’un choix libre ou d’une liberté responsable, le tout fut
considéré comme le Dépôt de confiance (amâna) dont les cieux et la terre
n’ont pas réussi à se charger, laissant à l’homme le soin de le faire. Car il
est, comme le dit le verset, le lieutenant de Dieu sur terre :
Nous avons proposé aux cieux, à la terre, et aux montagnes d’assumer le Dépôt de confiance, mais ils
n’ont pas osé le recevoir, craignant de faillir à porter ce fardeau. Seul l’homme s’en est chargé. Il est
pourtant injuste et insensé (XXXIII, 72).
Ce Dépôt de confiance est la liberté de choix responsable c’est-à-dire la
soumission consciente et volontaire à Dieu et à Son prophète comme le
montre le verset suivant :
Ô croyants ! Craignez le Seigneur, parlez avec droiture. Dieu accordera un mérite à vos actions et
effacera vos fautes. Celui qui obéit à Dieu et à son messager jouira de la félicité suprême (XXXIII,
70-71).

Le contexte de ces versets montre que l’obéissance libre est un Dépôt


confié à l’homme par Dieu lorsque lui insuffla l’Esprit par lequel il devint
conscient et doué d’un entendement l’habilitant à prendre des décisions
libres, y compris la décision d’obéir à Dieu et à Son prophète.
Pour mieux saisir le sens de l’obéissance, abordons celui de la contrainte
(ikrâh). Il signifie linguistiquement le contraire du consentement et de
l’affection éprouvée pour quelque chose. Autrement dit, le comportement
ou le dire provenant d’un individu non consentant ou qui ne ressent pas le
désir de faire l’action sera d’une manière ou d’une autre le produit de la
contrainte. Un autre mot appartenant à la même famille, « karh », renvoie
au fait d’avoir quelque chose en horreur et à la souffrance morale causée
par la répulsion :
… Ne cherchez point à épier les pas des autres, ne médisez point les uns des autres, qui de vous
voudrait manger la chair de son frère mort ? Vous en aurez horreur (karh). Craignez donc Dieu. Il
aime pardonner aux hommes, et Il est miséricordieux (XLIX, 12).

Avec une vocalisation différente, « kurh », il désigne la souffrance


physique, comme dans ce verset :
Nous avons recommandé à l’homme la bienfaisance envers ses père et mère. Sa mère le porte dans la
douleur et l’enfante dans la douleur (kurh). Le temps qu’elle le porte et qu’il soit sevré dure trente
mois (XLVI, 15).

Et les deux sens, moral et physique, sont cités dans ce passage :


On vous a prescrit la guerre et il est difficile pour vous de la faire (kurh). Il se peut que vous
abhorriez (karh) ce qui vous est avantageux et que vous aimiez ce qui vous est nuisible. Dieu le sait,
mais vous, vous ne le savez pas (II, 216){185}.

La contrainte pourrait être exercée sur l’homme par un autre homme, et


c’est ce qui nous intéresse par rapport à notre sujet, comme lorsque
l’homme est forcé de proférer un dire ou de commettre un acte contre son
gré. On le voit dans ces passages :
Dis-leur : Offrez vos biens volontairement (taw‘) ou à contrecœur (karh), ils ne seront point acceptés,
car vous êtes un peuple de méchants (IX, 53).
Quant à nous, disent les magiciens du Pharaon, nous avons cru en notre Seigneur, afin qu’il nous
pardonne nos péchés, ainsi que les artifices magiques auxquels tu nous as contraints (ikrâh). Dieu est
meilleur et éternel (XX, 73).
Quiconque, après avoir cru, renonce à sa religion parce qu’il y a été contraint alors que son cœur
reste ferme dans la foi [ne sera point coupable] (XVI, 106).
Si Dieu voulait, tous les hommes de la terre croiraient. Veux-tu, Muhammad, contraindre (ikrâh) les
hommes à devenir croyants ? (X, 99).
Point de contrainte (ikrâh) en matière de religion. La vérité se distingue assez de l’erreur. Celui qui
renie les formes de tyrannie (tâghût){186} et croit en Dieu aura saisi une anse solide à l’abri de toute
brisure. Dieu entend et connaît tout (II, 256).

Ces versets montrent que la contrainte peut être exercée sur l’homme par
un autre homme ou par une institution ou une structure quelconque. Le
verset (IX, 53) explique que l’homme peut dépenser ses biens de plein gré
ou volontairement comme il peut le faire contraint ou forcé par un autre
individu. Le verset (XX, 73) révèle que Pharaon a obligé les magiciens à
pratiquer leur art contre leur gré, et ce qui le prouve est qu’ils s’en sont
détournés, à peine ont-ils cru au Dieu de Moïse. Ces passages montrent
donc que certaines formes de contrainte sont tolérées, et que d’autres ne le
sont pas comme dans le verset (IX, 53) où les hypocrites sont obligés de
dépenser de leurs biens pour la préparation de l’armée des musulmans, alors
qu’ils le faisaient contre leur gré. Toutefois, ils étaient dans l’obligation de
se soumettre à l’autorité politique de leur société, et ce malgré le fait qu’ils
ne se sentaient pas appartenir à elle de bon cœur. Par ailleurs, les formes de
contrainte les plus refusées sont celles qui ont trait à la religion, comme on
le voit dans le verset (XVI, 106). Dieu a donc laissé toute liberté à l’homme
pour croire ou ne pas croire, et Il a refusé la contrainte en la matière,
comme le montre le reproche qu’Il adresse au prophète dans le verset (X,
99). Ce verset montre d’une manière qui ne laisse pas subsister l’ombre
d’un doute que la liberté de conscience est offerte à tous les hommes
quelles que soient leurs religions. Dieu, en effet, a fait le reproche au
prophète qui voulait que tous les hommes fissent partie des « Croyants »,
c’est-à-dire des adeptes de sa voie religieuse (milla). Or, cela est impossible
puisque l’espace de la liberté religieuse est ouvert pour tous et chaque
individu a le droit de suivre la communauté qu’il veut, étant donné qu’elles
font toutes partie de l’idée primordiale de l’abandon en toute confiance à
Dieu (islâm). Dieu Très-Haut aime être adoré et glorifié de toutes les
communautés tant qu’elles professent leur foi en Lui et qu’elles
accomplissent les bonnes œuvres qui les rapprocheraient de Lui. Nous
avons ici l’illustration du degré extrême de la tolérance religieuse et
l’expression consciente de l’ouverture de la religion islamique qui incite à
ce que toutes les communautés s’acceptent les unes les autres puisqu’elles
affichent toutes leur croyance en Dieu, et veulent se rapprocher de Lui.
C’est ce que montre ce passage :
Si Dieu n’avait repoussé certains hommes par d’autres, les ermitages, les églises, les synagogues et
les mosquées où le nom de Dieu est sans cesse invoqué auraient été détruits (XXII, 40).

Dieu est ainsi invoqué dans les églises, les synagogues, les mosquées et
d’autres lieux de culte, et il n’appartient à aucune religion de contraindre
une autre communauté religieuse pour suivre sa voie. Bien au contraire,
l’idée de l’abandon à Dieu en toute confiance est suffisamment large pour
les englober toutes.
Tant que la contrainte en matière de religion est totalement rejetée par le
Coran, toutes les expressions relatives aux interdits sacrés ainsi que les
ordres et défenses qui s’y trouvent et qui sont liés aux valeurs humaines ne
comportent nullement de caractère contraignant. Les ordres et les défenses
sont en effet introduits par des expressions comme : « Dieu vous
recommande », « il vous a été prescrit », « n’espionnez pas les autres »,
« n’approchez pas de telle ou telle chose », « ne vous diffamez pas entre
vous », « ne vous donnez point des sobriquets », « ne vous donnez pas la
mort », etc. Dans ces ordres et défenses, certaines choses sont frappées d’un
interdit sacré (harâm) comme nous l’avons vu dans le premier chapitre,
d’autres sont simplement défendues. Quand bien même il est fait usage,
dans ces formulations, des formes négatives de l’impératif, de la
proclamation de la sacralité de l’interdit ou de la formulation d’un ordre
divin, le Coran déclare explicitement le rejet des instruments de la
contrainte. Et si nous prenons les éléments constitutifs de la religion de
l’islam primordial étudiés plus haut, nous allons constater qu’aucun d’entre
eux ne contient le recours aux instruments de contrainte. S’abandonner en
toute confiance à la croyance en Dieu et au jour du jugement dernier est un
point de dogme qui ne contient nullement de caractère contraignant. Il en va
de même pour les ordres et les défenses, ainsi que pour l’accomplissement
des rites : ils sont dénués de tout caractère contraignant, puisque le fait de
suivre la religion sur le plan dogmatique ou du point de vue de la conduite
vertueuse ne peut se réaliser que de plein gré.
Le verset (II, 256) dans lequel Dieu proclame qu’il n’y a point de
contrainte en matière de religion contient un énoncé qu’Il a directement
adressé à l’homme, et dans lequel Il précise qu’il n’y a point de contrainte
provenant de Sa part en la matière. C’est un propos formulé comme un
manifeste divin, puisque l’outil de la négation ici « lâ ikrâh » (point de
contrainte) nie tout genre de contrainte et n’a rien à voir avec les simples
usages de la négation (ne + verbe à l’impératif){187}. Cette formulation nie
donc de manière absolue l’existence de la contrainte en matière de religion,
ce qui veut dire que dans cette dernière, la contrainte ne peut avoir lieu. La
foi en Dieu, dit clairement le verset, a pour corollaire le fait de nier toutes
les formes de tyrannie (tâghût). Autrement dit, celui qui renie le « tâghût »
et croit en Dieu s’accrochera à l’anse solide. Or, nous savons comment
croire en Dieu et au jour du jugement dernier en s’abandonnant totalement à
cette idée, comme nous savons qu’il faut s’engager librement dans les
bonnes actions, qui impliquent aussi d’éviter les interdits sacrés et de
respecter les ordres et les défenses, tout cela formant l’essence de la religion
de l’abandon à Dieu en toute confiance (islâm). Il nous reste donc à savoir
maintenant en quoi consiste le contraire de la croyance se faisant par
adhésion libre et en toute confiance à Dieu, c’est-à-dire le tâghût.
Le mot « tâghût » vient du verbe « taghâ » et signifie linguistiquement
« persister dans la désobéissance en dépassant les bornes ». Construit sur le
schème « fâ‘ûl », le mot signifie désobéir continuellement. Mais que
signifie précisément le « tâghût » dans ce passage ? Il désigne, selon nous,
celui qui s’acharne à ne pas respecter la liberté humaine à laquelle invite
Dieu dans Son livre, et s’emploie à exercer un pouvoir contraignant sur eux.
L’homme qualifié de tâghût persiste donc dans l’usage de la force pour
contraindre autrui et l’assujettir à son pouvoir et à sa volonté. Mais les
textes du Livre, bien qu’ils aient fait allusion à la liberté par l’expression
« l’anse solide », nous autorisent à poser cette question : pourquoi le
concept de liberté n’a-t-il pas été clairement utilisé ?
La réponse est manifeste dans le même verset qui mentionne cette anse
solide à laquelle il faut s’accrocher en reniant le tâghût. Cette expression
renvoie symboliquement à la liberté qui, dans l’histoire humaine, s’est
présentée à travers la dichotomie de la foi en Dieu et du reniement des
formes de tyrannie. Le croisement entre les deux termes de cette dichotomie
est ce qui forme l’anse solide ou, plus clairement, la liberté. En effet, le
« tâghût » est un état qui change en fonction des époques et des lieux, et la
manière de refuser d’en reconnaître la légitimité ou de se rebeller contre lui
change elle aussi en fonction des époques et des lieux, ainsi que selon les
croyances sociales et les différents niveaux de conscience morale trouvés
chez les peuples. C’est la raison pour laquelle la liberté fut définie par son
contraire dans le verset, puisque ses formes se manifestent différemment
selon les temps et les lieux. En revenant à la sage Révélation, nous allons
constater qu’elle aborde à plusieurs reprises la condition de l’homme
esclave par rapport à celle de l’homme libre (voir par exemple II, 178),
mais que la notion de liberté n’a été clairement mentionnée qu’en liaison
avec la libération des esclaves (« tahrîr »), c’est-à-dire avec le type de
tyrannie qui était son contraire à l’époque :
Dieu ne vous tiendra pas grief d’un serment inconsidéré, mais il vous reprochera le fait de manquer à
vos engagements. Pour expier le parjure, il faut donner la nourriture de dix pauvres, nourriture de
qualité moyenne et telle que vous la donnez à vos familles, ou bien leur vêtement, ou bien choisir
l’affranchissement (tahrîr) d’un esclave (V, 89).

Étant fondé sur une relation asymétrique entre deux individus, et vu qu’il
était le résultat des conquêtes et des conflits qu’elles engendraient,
l’esclavage fut reconnu toutefois, dans les temps anciens, comme l’une des
lois acceptées de la guerre, exactement comme la servitude. Chaque partie
parmi les belligérants prenait donc des captifs chez la partie adverse, les
asservissait ou les réduisait en esclavage. La signification que nous avons
actuellement de la liberté diffère de celle qu’avaient les Anciens mais il
subsiste un point commun qui est la présence du tâghût en tout lieu et en
tout temps. Il continue ainsi d’utiliser son pouvoir pour exercer la coercition
sur les autres, les soumettre à son vouloir et les asservir. Mais cela ne peut
se faire sans priver les hommes de leurs libertés. Dire non au tâghût et le
rejeter est donc lié à la croyance en la liberté de l’homme qui est le symbole
de son humanité. L’homme ne fut pas créé privé de sa liberté dans sa nature
originelle, et c’est par cette même volonté libre qu’il peut suivre la voie
droite dans la vie pour réaliser son humanité, quelle que soit sa
communauté religieuse. Toutes les communautés qui croient en Dieu par
une simple adhésion rentrent dans le cadre de la religion de l’abandon à
Dieu en toute confiance.
À partir de là, l’abandon à cette religion, avec toutes ses voies possibles,
est une question purement personnelle, vu que la relation est ici verticale,
entre l’homme et Dieu, et qu’elle se caractérise par le choix délibéré
reposant sur la conscience de s’y engager individuellement, sans contrainte
exercée par quelque tyran que ce soit. C’est pour cela que le Texte dit :
Tiens-toi donc tourné vers la religion en inclinant à Dieu (hanîf), conformément à la nature
primordiale (fitra) que Dieu a donnée aux hommes en les créant. Il n’y aura pas de changement dans
cette création de Dieu. Telle est la Religion immuable (al-dîn al-qayyim), mais la plupart des
hommes ne le savent point (XXX, 30).

Cela montre que cette religion primordiale est une nature originelle chez
l’homme, qu’il naît avec elle, et qu’elle lui permet de comprendre l’unicité
de Dieu et d’en être convaincu en réfléchissant sur l’univers et sur lui-
même. Dès lors qu’il a compris la normativité de ces valeurs humaines et
leur caractère naturel en tant que normes, l’obéissance qu’il doit afficher à
leur égard est totalement libre. Muni d’un esprit hautement responsable, et
aidé par l’amour du bien qui est naturel en lui, l’homme peut alors
construire une société civilisée. Dieu crée donc les hommes comme Ses
serviteurs pour qu’ils L’adorent librement, alors que le tâghût veut qu’ils
soient des serviteurs par la contrainte. Aussi tout pouvoir adossant sa
légitimité sur la religion est-il un pouvoir tyrannique, puisque nous avons
établi cette différence entre croire en Dieu librement, et suivre contraint un
tyran. Nous aurons donc besoin de comprendre une autre différence, celle
qui existe entre l’adoration (‘ibâdiyya) et la servitude (‘ubûdiyya) ; cela
nous montrera comment nous pouvons être des adorateurs de Dieu ou des
serviteurs de la tyrannie{188}.

La liberté est le fondement de l’adoration de Dieu

Les dictionnaires arabes donnent les mots « ‘ibâd » (hommes) et


« ‘abîd » (esclaves) comme étant le pluriel de « ‘abd » (individu, adorateur,
serviteur, esclave). Les dictionnaires s’accordent également à affirmer le
caractère antinomique du mot qui signifie aussi bien le fait d’obéir que celui
de refuser d’obéir{189}. Cette antinomie nous met de prime abord face à la
différence entre le sens d’esclave et celui de serviteur de Dieu. Celui qui se
soumet de par son statut de serf doit obligatoirement obéir à son maître et
n’a pas le droit de lui désobéir ; sa soumission se fait donc en vertu d’une
relation fondée sur la contrainte, dans laquelle il n’a pas le choix entre
l’acceptation ou le refus. Ce sens de « ‘abd » a pour pluriel « ‘abîd »,
esclaves. Quant au même mot annexé à Dieu (‘abd Allâh), il contient les
deux sens contraires, c’est-à-dire la liberté d’obéir comme de désobéir à
Dieu, selon un choix librement consenti et responsable. Le pluriel en
l’occurrence est « ‘ibâd Allâh », (Ses serviteurs, Ses créatures, Ses
adorateurs, les hommes), comme on le voit clairement dans ces passages :
Il est le maître absolu de Ses serviteurs ; Il est sage et instruit de tout (VI, 18).
Déclare à Mes serviteurs que je suis l’indulgent, le miséricordieux (XV, 49).
Dis : Ô Mes créatures ! Vous qui avez agi iniquement envers vous-mêmes, ne désespérez point de la
miséricorde divine (XXXIX, 53).
Dis à Mes serviteurs qui croient en Moi de s’acquitter de la prière, de faire l’aumône des biens que
nous dispensons, en secret ou en public (XIV, 31).

Il est clair d’après le passage du verset (VI, 18) que Dieu parle de « ‘ibâd
Allâh » en tant que Ses créatures d’une manière générale, alors que dans le
verset (XV, 49) ou le verset (XXXIX, 53), il évoque ceux qui Lui
désobéissent parmi Ses créatures. Le verset (XIV, 31) s’adresse, lui, à Ses
serviteurs croyants et obéissants. Lorsqu’il évoque les « ‘ibâd » et les
« ‘âbidûn », le Livre renvoie donc aussi bien à ceux qui obéissent qu’à ceux
qui désobéissent, et pareillement aux gens qui sont dans le refus qu’à ceux
qui sont dans la soumission. Cette idée est présente dans plusieurs versets,
comme nous pouvons le voir dans ce qui suit :
Dieu a rendu Son jugement entre les hommes (‘ibâd ) (XL, 49).
[Nous leur avons donné] les palmiers élevés, dont les branches retombent avec des dattes en grappes
suspendues. Elles servent de nourriture aux hommes (‘ibâd ) (L, 10-11).

Le « ‘abd » pl. « ‘ibâd » est donc l’homme en général ou la création de


Dieu, mais il est désigné par le terme de « serviteur de Dieu » (‘abd Allâh).
En tant que tel, il est doté d’un choix libre et peut obéir ou désobéir aux
ordres divins qu’il reçoit. En obéissant, il est serviteur obéissant, et en
désobéissant il est serviteur désobéissant, mais il ne quitte jamais son statut
de serviteur de Dieu ou de créature humaine, qu’il soit dans l’obéissance ou
la désobéissance. C’est pour cette raison que Dieu demande à Ses créatures
de l’adorer :
Je n’ai créé les hommes et les génies qu’afin qu’ils m’adorent (LI, 56).
Dieu est mon Seigneur et le vôtre. Adorez-le. C’est la voie droite (XIX, 36).
Comme c’est le cas dans bien des passages, l’acte d’adoration (‘ibâda)
est à prendre ici dans le sens d’obéissance et de soumission aux ordres, tout
en laissant ouverte et possible la perspective de la désobéissance. Les
messagers de Dieu ont apporté l’invitation à adorer Dieu selon ce que
stipule le schéma de la révélation, d’après lequel Dieu inspire à certains
hommes de transmettre un message aux autres hommes :
Avant toi, Ô Muhammad, nous n’avons envoyé que des hommes qui recevaient des révélations.
Demandez-le aux hommes qui possèdent les Écritures, si vous ne le savez pas (XXI, 7).

De par leur obéissance aux ordres de Dieu, ces messagers n’ont pas quitté
eux-mêmes le statut de serviteurs qui guident les désobéissants vers la
bonne voie, selon les préceptes divins qui leur furent enseignés. C’est ce
que nous décelons dans ces passages :
Ici sera mentionnée la miséricorde de ton Seigneur envers Son serviteur/adorateur (‘abd) Zacharie
(XIX, 2).
Ô Muhammad, endure patiemment les propos des impies, et rappelle-toi l’exemple de notre serviteur
(‘abd) David, homme puissant, et qui adorait revenir à Nous (XXXVIII, 17).
Nous donnâmes à David Salomon pour fils. Quel excellent serviteur ! Il aimait à revenir à Dieu
(XXXVIII, 30).
Souviens-toi aussi de notre serviteur Job, lorsqu’il adressa à son Seigneur ces paroles (XXXVIII, 41).
Mentionne aussi nos serviteurs Abraham, Isaac et Jacob, hommes puissants et prudents (XXXVIII,
45).
Louange à celui qui a fait voyager pendant la nuit Son serviteur, du temple sacré de La Mecque au
temple éloigné de Jérusalem (XVII, 1).

[Tous ces passages consacrent donc l’idée que le mot « ‘abd » ne peut
être compris dans le sens d’esclave, mais de « serviteur », « adorateur » ou
simplement « homme », « créature{190} ».] Il était ainsi logique que les
messagers préposés à inviter leurs peuples à adorer Dieu, obéir à Ses ordres
et s’arrêter devant Ses interdits, fussent interrogés par ces hommes pour
leur demander comment on doit L’adorer, et quels sont les ordres et les
défenses qui, une fois obéis et non évités avec arrogance, permettent de
réaliser pleinement cette adoration qu’Il exige de nous. Nous pouvons lire
la réponse dans ces versets qui abordent la voie droite (al-sirât al-
mustaqîm) à laquelle Dieu appelle les hommes :
C’est Toi que nous adorons, c’est Toi dont nous implorons l’assistance. Dirige-nous vers la voie
droite (I, 5-6).
Adorez-Moi, c’est la voie droite (XXXVI, 61).
Mais ceux qui ne croient pas à la vie future s’écartent de la voie droite (XXII, 74).
Afin de relier ces passages à ce que nous avons mentionné plus haut à
propos des bonnes œuvres, il faut dire que la voie droite est celle de Dieu et
Son chemin, et que le fait de l’emprunter équivaut au fait d’être dans
l’adoration (‘ibâdiyya) qu’on pratique librement et par conviction. La voie
droite est matérialisée par son contenu que sont les commandements
(wasâya) c’est-à-dire les valeurs humaines, qui ont débuté avec Noé, puis se
sont accumulés grâce aux prophètes et aux envoyés, avant de se parfaire
avec le dernier message révélé à Muhammad. On le voit ainsi dans ce
verset qui évoque la voie droite (al-sirât al-mustaqîm) après avoir décrit les
interdits sacrés :
Telle est bien ma voie droite. Suivez-la, et n’empruntez point les autres chemins, de peur que vous ne
soyez détournés de celui de Dieu. C’est ce que Dieu vous recommande, afin que vous le craigniez
(VI, 153).

Les interdits sacrés ainsi que les ordres et les défenses divins représentent
donc la voie droite, et ils furent introduits de manière cumulative et
ordonnancée du point de vue historique, [afin d’enseigner progressivement
aux hommes leurs devoirs]. Toutefois une question pourrait se présenter à
nos esprits : si le mot « ‘ibâd » (hommes, créatures, serviteurs) vient de
« ‘ibâda » (adoration) comme nous l’avons expliqué, et si le singulier qui
est « ‘abd » (serviteur) n’a rien à voir avec l’esclavage et la servitude, qui
sont alors les hommes et les femmes esclaves mentionnés dans le Texte ?
Pour y répondre, commençons par dire que la notion de « ‘ibâd », telle
qu’elle est présente dans la sage Révélation, englobe l’homme et la femme,
et qu’elle n’est pas exclusive aux premiers. Cela est clairement exprimé
dans ces passages :
Mais Dieu ne veut point opprimer Ses serviteurs/créatures (‘ibâd ) (XL, 31).
Jésus dit à Dieu : « Si Tu punis ceux qui ne m’ont pas cru, Tu en as le droit, car ils sont tes
serviteurs/créatures (‘ibâd ), si Tu leur pardonnes, Tu en es le maître, car Tu es puissant et sage » (V,
117).
Seigneur, dit Iblis, puisque Tu m’as égaré, je m’emploierai à égarer tous les hommes sur terre, en leur
montrant les attraits enchanteurs du mal, excepté tes serviteurs/créatures (‘ibâd ) sincères (XV, 39-
40).
Il suffit que ton Seigneur voie et connaisse les péchés de Ses serviteurs/créatures (‘ibâd ) (XVII, 17).

Les hommes (‘ibâd ), il ne faut pas l’oublier, sont dans ces différents
passages ceux qui obéissent comme ceux qui désobéissent, les mâles
comme les femelles, sans distinction aucune. Posons alors cette autre
question : « où se trouve l’idée d’esclavage ou de servitude dans le
Livre ? » En s’y référant, nous constatons qu’un seul verset aborde ce sujet
en évoquant l’esclavage et l’homme qui est la propriété d’un autre homme :
Dieu vous propose, comme parabole, un homme esclave en état de servitude qui ne dispose de rien,
et un autre homme à qui nous avons accordé une grande fortune, et qui en distribue une partie en
aumônes publiquement et secrètement : ces deux hommes sont-ils égaux ? Non, grâce à Dieu, mais la
plupart des gens n’entendent rien (XVI, 75).

Dans ce verset, Dieu décrit l’esclave possédé par autrui (‘abd mamlûk)
comme celui qui est dépourvu de pouvoir, c’est-à-dire comme quelqu’un
qui a perdu la capacité de choisir entre un oui ou un non. Il l’a ensuite
comparé à l’homme qui dépense une partie des biens qu’Il lui a octroyés,
c’est-à-dire à celui qui a le pouvoir d’utiliser ses biens et qui jouit de la
liberté d’en disposer pour les dépenser à sa guise. Cette parabole vise à
nous montrer que Dieu créa les hommes libres et que la servitude ou
l’esclavage sont le fait des hommes. Et c’est ainsi que nous cheminons vers
la conclusion selon laquelle la sage Révélation n’a pas accepté l’esclavage
ou la servitude ; elle ne les a même pas reconnues, contrairement à ce que
s’imaginent certains.
Nous avons vu comment la sage Révélation utilise comme pluriel de
« ‘abd » le mot « ‘ibâd », et nous avons vu aussi que ce terme désigne le
sexe masculin comme le sexe féminin, les obéissants comme les
désobéissants. Quel est donc le pluriel que le Texte utilise pour désigner les
esclaves ? C’est le mot « ‘abîd », qui désigne l’homme ainsi que la femme
possédée par autrui{191}. Examinons donc les passages qui le contiennent
avec leurs différents contextes :
Dieu a entendu la voix de ceux qui ont dit : « Dieu est pauvre, et nous sommes riches ». Nous
tiendrons compte de leurs paroles et du sang des prophètes assassinés injustement, et nous leur
dirons : « Subissez le châtiment du feu pour prix des actions que vous avez commises, car Dieu n’est
point injuste envers Ses ‘abîd » (III, 181-182).
… Allez goûter le châtiment du feu. Ce supplice est l’œuvre de vos mains, car Dieu n’est point
injuste envers Ses ‘abîd (VIII, 50-51).
Certains hommes se détournent avec orgueil pour éloigner les autres du chemin de Dieu. L’opprobre
est réservé à ces hommes dans ce monde, et dans l’autre, nous leur ferons subir le supplice du feu. Ce
ne sera qu’une rétribution de leurs œuvres, car Dieu n’est point injuste envers Ses ‘abîd (XXII, 9-10).
Nous avions déjà donné le Livre à Moïse, mais de nombreuses disputes éclatèrent à son sujet. Si le
décret de Dieu n’avait pas été prononcé antérieurement, leur différend aurait déjà été décidé, car ils
étaient dans le doute. Quiconque fait le bien le fait à son avantage, celui qui fait le mal le fait à son
détriment, et Dieu n’est point injuste envers Ses ‘abîd (XLI, 45-46).
Ne disputez pas devant moi. Je vous avais menacés d’avance. Ma parole ne change pas, et je ne suis
point injuste envers Mes ‘abîd (L, 28-29).

En approchant ces versets, nous constatons ce qui suit :


1. Subissez le châtiment du feu
Dieu n’est point injuste envers Ses ‘abîd.
2. Allez goûter la peine du feu
Dieu n’est point injuste envers Ses ‘abîd.
3. Quiconque fait le bien le fait à son avantage, celui qui fait le mal le fait
à son détriment
Dieu n’est point injuste envers Ses ‘abîd.
4. Ma parole ne change pas
Je ne suis point injuste envers Mes ‘abîd.
En disposant ces versets dans un ordre bien agencé, nous constatons
qu’ils abordent tout le jour de la reddition des comptes et celui du jugement
dernier ; c’est donc de la vie dans l’au-delà qu’il est question ici, ce qui
nous permet de tirer les conclusions suivantes :
a – Les hommes sont des serviteurs/créatures (‘ibâd) de Dieu dans l’ici-
bas, des esclaves de Dieu (‘abîd) dans l’au-delà.
b – Avec la mort, l’homme perd sa capacité de choix, et il devient un
esclave appartenant à Dieu et dépourvu de tout pouvoir (« Le pouvoir
souverain appartient ce jour-là à Dieu », XXII, 56).
c – Il n’y a point d’adoration (‘ibâda) le jour du jugement dernier ; ce
jour-là, les hommes ne sont pas des adorateurs, mais des esclaves, puisque
l’adoration est exigée de leur part dans l’ici-bas.
d – Dans l’ici-bas, il existe une liberté d’obéir ou de désobéir, alors que
dans l’au-delà il y a uniquement le jugement divin, comme l’indiquent ces
passages :
À ce moment suprême, on est conduit vers le Seigneur (LXXVI, 30).
Les infidèles seront poussés par troupes vers la géhenne (XXXIX, 71).
On fera marcher les croyants par troupes vers le paradis (XXXIX, 73).

e – Le jour du jugement dernier est le jour de la reddition des comptes à


titre individuel comme le précise le verset (XLI, 46) cité plus haut. Ce jour
ne contient ni obligations religieuses, ni ordres auxquels on peut obéir ou
désobéir, ni prière, ni jeûne, etc.
Une fois assimilé tous ces éléments, il nous sera aisé de comprendre que
les hommes (‘ibâd) sont capables de choisir entre l’obéissance et la
désobéissance uniquement dans l’ici-bas, et que dans l’au-delà, tous
deviennent des esclaves, qu’ils fussent auparavant obéissants ou
désobéissants, parce qu’ils sont impuissants ce jour-là, et qu’ils n’ont besoin
que d’un jugement équitable. Les versets les rassurent donc en leur
rappelant la justice absolue de Dieu, et le fait qu’Il ne saurait léser aucun
individu, même pas le poids d’un atome, dès lors qu’il a accompli les
bonnes actions dans l’ici-bas, et avant de rentrer dans la condition d’esclave
(‘abîd) dans l’au-delà. À partir de cette distinction entre les deux situations,
nous pouvons comparer les deux versets relatifs aux serviteurs/créatures
(‘ibâd) d’un côté, et aux serviteurs/esclaves (‘abîd), d’un autre côté :
Dieu cependant ne veut point être injuste envers Ses serviteurs/créatures (‘ibâd) (XL, 30) :
Dieu n’est point injuste envers Ses serviteurs/esclaves (‘abîd) (III, 182 ; voir aussi VIII, 51 ; XXII, 9-
10).

Ce qui en ressort est que le jugement et le procès qui ont lieu le jour de la
reddition des comptes ne se font que sur la base des actes commis par les
hommes quand ils furent libres de choisir pleinement et en toute autonomie.
La vie d’ici-bas est en effet celle de l’action, alors que la vie de l’au-delà est
celle de la rétribution. Si les hommes étaient jugés comme des esclaves sans
pouvoir, le jugement n’aurait pas de sens. Mais ils le sont en tant qu’êtres
libres de choisir entre le bien et le mal. Seulement, au moment du
déroulement du jugement, ils sont à la merci de Dieu, et incapables de faire
quoi que ce soit. C’est pour cela que les hommes passent du statut de
serviteurs/créatures (‘ibâd) dans l’ici-bas à celui de serviteurs/esclaves
(‘abîd) dans l’au-delà. Tout un chacun sera rétribué selon ses actions{192}, et
les hommes se retrouveront face à leurs œuvres{193}, puis le jugement sera
prononcé et les hommes seront tous conduits là où ils doivent être selon le
jugement de Dieu : l’enfer pour les impies et le paradis pour les pieux.
Après cette phase, tous les gens du paradis se transforment d’esclave en
créatures, mais sans avoir à subir des ordres ni à accomplir des obligations
légales. Cela est clairement dit dans les descriptions réservées aux gens du
paradis et aux gens de l’enfer :
… Allez goûter la peine du feu. Ce supplice est l’œuvre de vos mains, car Dieu n’est point injuste
envers Ses serviteurs/esclaves (‘abîd) (VIII, 50-51).
… Fontaine où se désaltéreront les serviteurs/créatures (‘ibâd) de Dieu, et dont ils feront sourdre
l’eau où ils voudront (LXXVI, 6).
Ces versets montrent qu’après le jugement, les gens de l’enfer restent des
esclaves comme le montre le verset (VIII, 51) ; ils seront en effet soumis au
châtiment par la force alors que les gens du paradis seront des serviteurs
libres qui se délectent de ce qu’ils veulent dans le paradis. Seulement, la
liberté dans le paradis diffère de la liberté dans l’ici-bas, puisque cette
dernière est liée à l’interrogatoire sur les actions commises dans l’ici-bas
par l’homme, alors que l’autre ne contient aucun interrogatoire ; ici, il
n’existe ni obligations légales ni ordres ou défenses que l’homme serait
tenu de respecter ou d’observer.
Il nous incombe, à ce stade, de parler de la liberté dans cette vie. Ce que
nous venons d’aborder montre que la liberté est le plus grand bien que Dieu
ait accordé à l’homme, et que personne n’a le droit de le lui ôter. Nous
avons vu aussi que Dieu demande aux hommes de ne pas adorer d’autres
divinités que Lui et d’être Ses serviteurs/adorateurs exclusivement (‘ibâd),
capables de Lui désobéir s’ils le veulent et de Lui obéir s’ils choisissent de
le faire de plein gré. Mais dans les deux cas, ils demeurent Ses
serviteurs/adorateurs. Rappelons à ce propos qu’Adam est le premier à
avoir exprimé son adoration pour Dieu, mais à travers la désobéissance, non
l’obéissance. De là vient l’insistance de tous les prophètes et les envoyés
sur le monothéisme avant toute chose, et sur le fait de ne pas associer à
Dieu d’autres divinités, Lui qui nous a accordé cette liberté dès la naissance
et le pouvoir d’obéir ou de désobéir. Si nous faisons l’inverse, nous aurions
assimilé Dieu à d’autres êtres, ce qui constitue le polythéisme. En disant
qu’un tel a donné la vie aux hommes, nous aurons incarné Dieu dans cette
personne ; si nous affirmons qu’un tel a donné la liberté aux hommes, nous
aurons incarné Dieu en lui, qu’Il soit distingué de tous ces attributs. C’est
pour cela qu’Il affirme dans ce verset :
Dieu ne pardonnera point de Lui associer d’autres divinités, mais pardonnera les autres péchés à qui
Il voudra. Car celui qui associe à Dieu d’autres divinités commet un crime énorme (IV, 48).

La servitude (‘ubûdiyya), au contraire, ne peut constituer la condition des


hommes à l’égard de Dieu dans l’ici-bas. Mais on peut la rencontrer dans
les relations interhumaines, lorsque certains individus acceptent
l’assujettissement et se trouvent incapables de dire « non ». Ils acquiescent
alors à tout, limitant ainsi leurs facultés, et perdant leur dignité comme leur
liberté. Le texte coranique a décrit la situation de ces gens en les taxant de
« dépravés », lorsqu’il a raconté l’histoire du Pharaon :
Pharaon inspira de la légèreté à son peuple, et les gens lui obéirent, car ils étaient dépravés (XLIII,
54).

L’attribut de la servitude est propre à la tyrannie (tâghût) qui est présente


à tous les âges, même lorsqu’elle change de forme. Le contenu est toujours
semblable puisqu’il repose sur l’exercice de la contrainte en vue d’obtenir
l’obéissance de la part des gens, les privant ainsi de leurs libertés et droits
humains. Quant à celui qui a foi en Dieu, il adhère à son humanité, et en tire
des forces pour se dresser contre la tyrannie et l’affronter. En agissant de la
sorte, il aura réalisé le but pour lequel Dieu l’a créé. La liberté est donc une
condition qui se reflète dans les actions ou les dires, et qui permet à
l’homme de réaliser son humanité, par le choix d’une voie supérieure,
marquée par l’adhésion aux valeurs humaines. En effet, l’anse solide
évoquée plus haut matérialise l’intersection entre la foi en Dieu et la non-
reconnaissance de la tyrannie. Cette intersection a pour condition la liberté
qui, de la sorte, se trouve incarnée dans la conduite humaine concrète, et
non pas une simple représentation ou un sentiment. La liberté doit donc se
manifester et s’illustrer dans l’ordre de la conduite, par le refus de se
soumettre à toutes les pressions qui s’exercent sur l’homme pour le priver
de son humanité. Vu que la liberté est la plus haute des valeurs, et qu’elle
est naturellement enracinée chez l’homme, elle constitue donc le moyen de
rejeter toutes les formes de soumission et de servitude.
C’est par là que se parachève l’humanité de l’homme, et que s’établit le
principe de diversité au sein de l’humanité. Cette diversité est le produit des
divergences de conduite ou de décisions, pleinement assumées par des
hommes ayant fait le choix de la liberté. À propos de ces divergences
provenant de la liberté humaine, Dieu affirme :
Si Dieu avait voulu, il n’aurait fait qu’une seule nation de tous les hommes. Mais ils ne cesseront de
diverger entre eux, excepté ceux à qui Dieu aura accordé Sa miséricorde. Il les a créés pour rester
différents les uns des autres (XI, 118-119).

Ce verset nous fait comprendre que la liberté de choix et le fait que


l’homme suive de plein gré ses décisions engendrent les divergences entre
les hommes. D’où le constat de « la permanence de la divergence » qui
signifie que tant que les hommes sont libres, les divergences seront toujours
présentes. Il faut relever ici le caractère naturel de cet état de liberté par
lequel l’homme se rend capable des plus belles créations. Le verset note
aussi que si Dieu l’avait voulu, les hommes seraient tous conduits vers une
seule manière de se conduire. Or, cela ne peut arriver que par la contrainte,
ce qui explique la raison pour laquelle Dieu ne l’a pas voulu, et qu’Il a
donné à l’homme la liberté totale pour suivre de plein gré la communauté
religieuse de son choix. La récompense et le châtiment, qui sont les
résultats de ces différents choix, sont de la sorte subordonnés à la liberté qui
est considérée comme le décret suprême de Dieu, établi pour tous les
peuples de la terre :
Les hommes ne formaient d’abord qu’une seule nation, puis ils éprouvèrent des divergences. N’était
l’arrêt de Dieu antérieurement pris, Il aurait jugé leurs divergences dans l’ici-bas (X, 19).

Cette décision divine consistant à en faire des êtres libres est déjà prise,
ce qui est cause de leurs divergences au niveau des choix, des opinions, des
représentations, des visions des choses et des manières de penser. C’est
pour cela qu’Il affirme dans le verset XI, 119 que c’est pour cette finalité
qu’Il a créé les hommes, c’est-à-dire qu’Il les a créés pour qu’ils puissent
jouir totalement de leur liberté, éprouver ces divergences, et réaliser leur
humanité{194}.

Les différentes formes de tyrannie que l’homme doit affronter

Puisque la liberté de choix conduit au changement qui génère à son tour


le progrès dans les sociétés, il faut que l’individu commence par lui-même
en pensant constamment à s’améliorer. L’individu humain est la pierre
angulaire du progrès des sociétés, et ce processus d’amélioration de soi et
de changement s’introduit grâce à la pensée du meilleur en toutes choses.
La pensée humaine est ce qui crée et génère le progrès civilisationnel,
raison pour laquelle l’homme doit se soucier de sa propre amélioration afin
de réaliser le progrès prôné par tous les messages divins. Toutefois, de
nombreuses entraves peuvent exister au sein de la société, et l’individu se
trouvera ainsi empêché de changer sa manière de penser et de s’améliorer
lui-même, se privant du même coup de la réalisation du progrès espéré pour
sa propre société. Ces entraves lui barrent donc la route et ferment devant
lui les possibilités d’aller de l’avant. Et bien qu’elles divergent selon leurs
espèces, elles gravitent toutes autour de la tyrannie, comme nous allons
l’analyser afin de voir comment elles peuvent empêcher l’homme de
progresser, et de quelle manière elles le privent à son insu de son humanité,
faisant ainsi de lui un esclave, enchaîné à une condition misérable, et
incapable de retrouver l’humanité qui est en lui. C’est en affrontant les
formes de tyrannie que l’homme peut recouvrer sa liberté et son rapport de
serviteur/adorateur (‘ibâdiyya) exclusivement dédié à Dieu.

La tyrannie du dogme
La tyrannie du dogme consiste dans le fait d’être persuadé que toutes les
actions humaines, ainsi que les biens qu’il pourrait acquérir dans la vie ou
le temps qu’il devrait vivre sont prédéterminés depuis l’éternité. C’est cette
idée-là qu’il faut radicalement rejeter, puisque Dieu n’a pas écrit depuis
l’éternité qu’un tel sera riche, tel autre pauvre. Il existe toutefois dans la
science de Dieu la richesse et la pauvreté comme deux sens contraires.
Quant à savoir qui est riche et qui est pauvre, cela n’est écrit pour personne.
C’est la volonté humaine qui œuvre à cela dans la limite des lois divines. Le
bien et le mal existent et sont à la portée de l’homme qui, par la finalité
assignée à ses actions, incarne l’un des deux principes. Et c’est là que réside
la justice absolue de Dieu dans Sa création : toutes les actions dont
l’homme est capable le prédisposent au bien comme au mal. C’est donc
l’homme lui-même qui s’oriente, en fonction de sa conscience, vers telle ou
telle fin.
La première chose que nous devons changer en nous-mêmes, c’est notre
conviction que Dieu ne nous a pas écrit depuis l’éternité le bonheur ou le
malheur, la richesse ou la pauvreté, la longue ou la courte vie. Bien au
contraire, Il a instauré des lois générales au sein desquelles les hommes
agissent de leur plein gré et en toute liberté, et c’est dans cette sphère que se
situent la récompense et le châtiment, fruits de la responsabilité humaine.
Mettre l’homme face à une seule possibilité prédéterminée de toute éternité
trahit une forme de contrainte qui contredit le principe de la liberté de
choix, à partir duquel toutes les possibilités sont offertes à l’homme. Par
conséquent, toutes les injustices et les persécutions éprouvées par les
hommes ne sont pas écrites depuis l’éternité. Quiconque nous persécute ou
nous colonise le fait volontairement et par choix libre, ce qui montre que
l’injustice et la justice sont équivalentes dans la science divine. D’où la
possibilité de vaincre nos complexes, de demander des comptes aux autres,
et de les empêcher de nous persécuter, de nous affamer, de moissonner nos
vies ou de nous humilier.
La tyrannie de la société
Le pouvoir de la société est lié à la force exercée par les us et coutumes
sur les individus qui la composent. Dans la plupart des cas, l’individu est
démuni face à cette force et ne peut la refuser malgré l’absence de tout
pouvoir officiel qui la soutient de manière visible. Ce qui le pousse à suivre
les traditions n’est autre que l’acceptation, par les gens, de l’ordre établi au
sein de la société. Les formes de tradition et de coutumes divergent dans la
société, puisqu’on trouve les traditions familiales, tribales ou sociales quels
que soient leurs degrés de progrès.
Il faut rappeler que la plupart des sociétés arabes vivent une situation où
la force des traditions et des coutumes est plus forte encore que le pouvoir
don jouit la religion. Souvent, on enfreint les enseignements de la religion
afin de se soumettre aux traditions, et parfois, ces dernières se transforment
en partie de la religion, à tel point qu’il en est né des espèces différentes de
religions. Aussi trouvons-nous que la religion des gens d’Afrique du Nord
est différente de celle des gens du Moyen-Orient, et nous constatons les
mêmes différences chez les communautés adeptes du message de
Muhammad en Europe et dans les deux Amériques. Le point qui les
rapproche comme fondement commun est le rite, mais ce dernier diverge
aussi au niveau de leurs traditions religieuses. Les traditions religieuses
exercent le plus souvent leur influence à partir du principe du patriarcat,
dénoncé par ailleurs dans le texte coranique, comme on le voit dans ce
verset :
Lorsqu’on leur a dit : « Venez et embrassez la religion que Dieu a révélée à Son messager », ils ont
répondu : « la religion de nos pères nous suffit ». Peu leur importe donc que leurs pères n’aient eu ni
science ni guide pour être dirigés ! (V, 104).

Le patriarcat est le fait de croire que les règles instaurées par les pères et
leurs opinions sont tellement droites qu’on va jusqu’à les revêtir d’une
certaine sacralité. En les suivant et en les imitant, on sombre dans
l’immobilisme et dans le rejet et l’attaque de tout ce qui est nouveau et de
tous les appels à réviser l’héritage des Anciens et à le critiquer. Ce
phénomène est aussi ancien que le temps, et il est présent depuis des
époques immémoriales. Les prophètes avaient pour tâche principale, parmi
celles dont ils furent chargés, d’affronter ce phénomène. Et chaque
réformiste ou individu doté d’un esprit novateur qui imite l’exemple des
prophètes et règle sa conduite sur leur enseignement, affronte à son tour les
mêmes problèmes. Il n’est point de prophète ou de messager qui ne fût
combattu par son peuple sous prétexte que ses propos ou actions étaient
opposés à ce à quoi il était accoutumé, et par crainte qu’il ne corrompît
l’héritage de ses pères. Plusieurs versets montrent ce tiraillement entre
l’appel à la réforme, et les forces patriarcales qui veulent empêcher sa
réalisation :
Il en fut ainsi avant toi, ô Muhammad ! Toutes les fois que nous avons envoyé des messagers pour
avertir une cité, ses plus riches habitants leur disaient : « Nous avons trouvé nos pères unanimes sur
notre conduite, et nous marchons sur leurs pas ». « Et si, objectaient les messagers, on vous apportait
des règles de conduite meilleures que celles de vos pères ? » « Non, vont-ils répondre, nous ne
croyons pas à votre message » (XLIII, 23-24).
Es-tu venu, Moïse, pour nous détourner de ce que pratiquaient nos pères, et pour que le pouvoir dans
ce pays appartienne à toi et ton frère Aaron ? Alors, nous ne vous croyons pas (X, 78).

Si ces deux versets blâment le pouvoir du passé incarné par la


sacralisation des ancêtres, c’est parce que le patriarcat incite à attaquer toute
personne qui le critique, à tel point que le fanatisme qu’il secrète devient
parfois la cause de tragédies meurtrières et des conflits sanguinaires entre
les groupes fanatisés. Ceux qui sont atteints par « la maladie du patriarcat »
le préfèrent à la vérité, tellement cette maladie gouverne leurs esprits et les
domine. La raison arabe est tellement imbibée par ce principe qu’elle en est
devenue prisonnière, et que son seul souci est de préserver l’image de la
société ancienne. Cette image détermine en effet les conduites, et la seule
préoccupation de la raison est qu’elle ne soit pas déformée aux yeux des
autres. Tous les moyens sont utilisés à cette fin, à tel point qu’on se trouve
parfois poussé, afin de conserver cette « bonne image » de la Tradition, à
adopter des conduites et des comportements opposés à la simple logique.
Ces images se transforment alors en statues que chacun sculpte pour lui-
même et utilise pour garder ses liens avec la société, ce qui l’amène à
refuser de la changer ou même de la voir subir les critiques des autres. La
raison arabe devrait donc démolir ces carcans dans lesquels elle s’est
enfermée, et se libérer de la mentalité patriarcale comme des traditions et
coutumes qui l’asservissent. C’est ainsi qu’elle retrouvera le champ de la
pensée ouverte, et qu’elle gagnera sa liberté de réflexion qui lui donnera le
goût de l’affranchissement des entraves, et une plus grande confiance en
elle-même.
La tyrannie de la pensée
Des dizaines de versets présents dans le Livre incitent à l’usage de la
raison et à la réflexion. Parmi eux, nous trouvons ce passage qui exhorte à
contempler la terre et sa formation :
Ô Muhammad, dis aux hommes : « Parcourez la terre et considérez comment Dieu a produit les êtres
créés. Il les fera renaître par une seconde création, car il est tout-puissant » (XXIX, 20).

S’il était impossible que les hommes réussissent à contempler la terre, la


parcourir et connaître le commencement de la création, Dieu ne leur aurait
pas demandé d’accomplir cette tâche. Or, les Européens ont appliqué ce
verset et ils continuent de le faire jusqu’à nos jours, ce qui leur a permis de
comprendre le début de la vie grâce à l’invention de plusieurs équipements
qui les ont aidés à accéder au savoir, et grâce aussi à l’impressionnant
progrès scientifique et médical qu’ils ont réalisé. Quant à nous, les Arabes,
nous avons délaissé l’application du précepte contenu dans ce verset, et
nous nous sommes contentés de regarder les livres des Anciens pieux
(Salafs), en les transformant en preuves pour comprendre le début de la
création ; nous avons rejeté les résultats impressionnants auxquels les
savants sont parvenus, tout en tournant le dos à ce verset comme si on
n’était pas concerné par ce qu’il dit !
Cette tyrannie de la pensée et ce dénigrement de soi se sont installés dans
toutes nos sociétés et dans tous les domaines de la vie. Ainsi, l’étudiant
délègue à son professeur la tâche de penser à sa place, à tel point que les
méthodes pédagogiques s’appuient, du point de vue de l’éducation, sur
l’imitation servile, et, du point de vue didactique, sur un apprentissage
mécaniquement transmis par l’enseignant aux étudiants. Quant aux
examens, ils reposent sur le cumul des informations mémorisées par cœur,
et non sur la vérification réfléchie des connaissances et l’interaction avec
elles. On a oublié que le fondement de l’enseignement est d’apprendre à
l’homme comment réfléchir, et que celui qui est capable de réfléchir est
aussi capable d’innover. La maladie de la paresse nous a atteints à cause de
ce type de tyrannie adossé à la religion, et nous voilà en train de déléguer
aux autres la tâche de réfléchir à notre place, et accepter ce qu’ils disent
sans discussion. Nous en sommes donc venus à sacraliser les autorités du
savoir, en prêtant beaucoup d’importance à ses transmetteurs, plutôt qu’en
scrutant son contenu. C’est ce qui a fait que notre patrimoine intellectuel
s’est trouvé structuré par la confiance accordée à la transmission, non par la
preuve appuyée sur la raison.

La tyrannie de la science
Examinons ces quelques versets :
Nous avons créé l’homme avec de l’argile. Ensuite nous l’avons fait une goutte de sperme fixée dans
un réceptacle solide. De sperme nous l’avons fait un caillot de sang, le caillot de sang devint un
morceau de chair, que nous avons formé en os, et nous revêtîmes les os de chair, ensuite nous l’avons
formé par une seconde création. Béni soit Dieu, le plus habile des créateurs ! (XXIII, 12-14).
N’as-tu pas vu comment Dieu fait tomber du ciel l’eau, et la conduit dans les sources cachées dans
les entrailles de la terre, comment il fait germer les plantes de diverses espèces, comment il les fait
faner et jaunir, comment enfin il les réduit en brins desséchés ! Certes, il y a dans tout cela un rappel
pour les hommes doués de sens (XXXIX, 21).

Au regard de ces versets, nous nous posons la question de savoir ce que


les adeptes de la voie de Muhammad ont écrit depuis quatorze siècles sur
les sujets abordés dans ces passages :
1. Nous ne trouvons pas de propos, dans tous les livres faisant partie de
notre patrimoine, sur les versets relatifs à la genèse de l’homme, en dehors
de quelques pages remplies de chimères scientifiques, sachant que
n’importe quel savant généticien y voit la description parfaite du
développement du fœtus dans le ventre de la mère, et l’admet comme vérité
scientifique objective. Par contre, si nous examinons ce qui fut écrit dans
les deux mondes européen et américain durant la deuxième moitié du
e e
XX siècle et le début du XXI siècle, nous allons voir qu’il s’agit de
centaines de volumes contenant tout ce qui est nécessaire et utile pour
comprendre les évolutions de la génétique et des sciences médicales qui lui
sont afférentes.
2. Le verset (XXXIX, 21) sur les sources d’eau et les semailles contient
des allusions à des sciences qui font partie des plus importantes et des plus
complexes, à savoir l’hydrologie et la botanique. Sur ces deux sciences, les
livres provenant de notre patrimoine ne contiennent que quelques pages
remplies d’erreurs pour la plupart d’entre elles, alors que des centaines de
volumes ont été écrits sur le sujet dans les mondes européen et américain au
cours du XXe et du début du XXIe siècles, et tout ce qu’ils renferment est
indispensable et utile pour comprendre ces sciences{195}.
Ce développement nous permet de comprendre la nature du sous-
développement dont nous souffrons aujourd’hui, et qui provient de la
domination de la science du passé sur notre manière de comprendre le
Coran. Lorsque plusieurs générations se succèdent en gardant cet état, la
maladie incurable de l’ignorance les atteint, et leur fait perdre la faculté de
jugement rationnel ainsi que la faculté de penser. Les sciences ont besoin en
effet de cogitation et de jugement rationnel, deux choses dont on a perdu la
maîtrise depuis plusieurs siècles, menant ainsi à la torpeur, voire à
l’extinction de la pensée arabe. Nous avons donc besoin de revoir la validité
des outils de la connaissance que nous utilisons, en employant de nouveaux
outils forgés dans ce siècle, et qui nous permettraient de comprendre
correctement le Livre. Partant, nous fonderons sur ces nouvelles bases une
pensée moderne capable de suivre les évolutions récentes de la science.
C’est la grande bataille que les générations futures doivent mener, puisque
le secret du développement intellectuel réside précisément dans ce point,
celui d’introduire des outils modernes de connaissance pour comprendre le
Livre de Dieu, et de moderniser la manière de penser propre à la raison
arabe, ce qui constitue un but pour lequel il faut faire beaucoup de
sacrifices.

La tyrannie de la politique
Le nom de « Pharaon » est mentionné dans le Coran non pas comme un
nom propre, mais comme un titre lié à la tyrannie politique et à
l’accaparement du pouvoir. Les éléments constitutifs de cette tyrannie sont
la prétention à la seigneurie suprême et à l’usurpation de la place revenant à
Dieu. En appliquant ces éléments coraniques sur l’époque contemporaine,
nous allons voir qu’ils sont réunis chez tel ou tel chef qui pense qu’il est
immortel, au-dessus de l’erreur ou à l’abri de toute critique. Dans tout ce
qu’il fait, ce chef répète les deux éléments dégagés à partir du texte
coranique :
La prétention à la seigneurie se lit par exemple dans ce passage
où Pharaon dit :
Je suis votre plus grand seigneur (LXXIX, 24).

Ou bien celui-ci :
Ô mon peuple ! Ne suis-je pas le maître du royaume d’Égypte et de ces fleuves qui coulent à mes
pieds ? Ne le voyez-vous pas ? (XLIII, 51)
Il prétend ainsi qu’il a les attributs de la seigneurie que l’on trouve
mentionnés dans ce verset à propos de Dieu :
La vengeance de ton Seigneur sera terrible. Il est le créateur et le terme de toutes choses ; Il est
indulgent et aimant ; Il possède le trône glorieux ; Il fait ce qui lui plaît (LXXXV, 12-16).

La prétention à la divinité qu’on trouve par exemple dans ce


verset :
Pharaon, s’adressant alors aux grands de sa cour, leur dit : « Vous n’avez, que je sache, d’autre dieu
que moi » (XXVIII, 38).

Il s’attribue ainsi ce trait (la divinité) qui est exclusif à Dieu comme le
montre ce verset par exemple :
Les secrets de Dieu et de la terre lui appartiennent, Lui seul peut tout voir et tout entendre. Les
hommes n’ont point d’autre maître que lui, Dieu n’associe personne dans ses arrêts (XVIII, 26).

Le gouvernant prétendant à la seigneurie commence par revendiquer la


propriété exclusive du pays, et se conduit sur cette base « Ne suis-je pas le
maître du royaume d’Égypte »{196} (XLIII, 51), puis passe à une conduite
qui montre qu’il considère les hommes aussi comme sa propriété (XXVIII,
38), pour arriver, enfin, à prétendre qu’il est comme Dieu, c’est-à-dire un
être à qui on ne peut demander des comptes à rendre (XXI, 23). La
prétention à la divinité s’appuie sur l’obéissance totale de la part des
hommes, pour qu’ils ne se conduisent pas en fonction de leurs convictions
personnelles, et sollicitent l’autorisation du tyran-Pharaon à chaque fois
qu’ils envisagent une action. C’est pour cela que Pharaon a dit aux
magiciens à propos de leur adhésion à la foi de Moïse : « Comment ! Vous
devenez croyants avant que je vous en donne la permission » (VII, 123) et
qu’il leur a infligé son châtiment : « Je vous ferai couper les pieds et les
mains alternativement, et ensuite, je vous ferai crucifier tous » (VII, 124).
Ce châtiment n’est pas dû au fait d’avoir cru au Dieu de Moïse et d’Aaron,
mais au fait qu’ils ont cru avant qu’il ne le leur ait permis. Et c’est ce que
fait tout dictateur lorsque l’étau se resserre autour de lui à propos des
réformes sociales qu’on exige de lui : il va tolérer l’existence d’une
opposition, à condition qu’elle accepte les conditions qu’il va lui dicter,
avec la présence d’une constitution fondée sur sa volonté et selon ses
critères. Dès lors qu’il y a une révolte, ce pouvoir tyrannique passe à la
violence aveugle et au massacre de sa population, comme on le voit dans ce
verset :
Lorsque Moïse vint à [Pharaon, Hâmân et Coré], leur apportant la vérité qui venait de nous, ils
s’écrièrent : « Mettez à mort les enfants mâles de ceux qui le suivent, et n’épargnez que les
femmes ». Mais les machinations des infidèles étaient vaines. « Laissez-moi tuer Moïse, dit Pharaon,
qu’il invoque alors son Dieu, car je crains qu’il ne vous fasse changer votre religion, ou ne sème le
désordre dans le pays » (XL, 25-26).

Il ne faut pas rester silencieux face à ce type de tyrannie parce qu’elle


méprise la liberté et la dignité de l’homme, et qu’elle empêche l’homme
d’acquérir ses droits et ses libertés légitimes, le forçant ainsi à se soumettre
à un pouvoir dominateur et oppresseur.

La tyrannie de l’économie
Les formes de la tyrannie économique se sont matérialisées dans le
personnage de Coré (Qârûn) tel qu’il est décrit par Dieu :
Nous lui avons donné des trésors dont les clefs auraient pu à peine être portées par une troupe
d’hommes vigoureux (XXVIII, 76).

Le phénomène de Coré n’a ni patrie ni nationalité. Il est cité comme un


membre de la nation d’Égypte à l’époque de Moïse, mais il est le prototype
de l’individu habité par l’appât du gain, et la volonté de dominer ses
semblables par le pouvoir de l’argent. C’est cet aspect qu’on retrouve dans
les entreprises mondiales, nationales ou multinationales qui sont fondées
sur le monopole. Ce phénomène n’a rien à voir avec l’existence d’une
bourgeoisie nationale qui joue un rôle positif dans le progrès de la société et
de l’économie. Mais il a trait au monopole dans le domaine du pétrole, de
l’informatique, de l’industrie automobile, de la métallurgie, etc. Il s’agit de
multinationales qui mettent les États au service de leur tyrannie, comme par
exemple les établissements financiers américains, japonais ou européens qui
gouvernent effectivement le monde à l’intérieur comme à l’extérieur de
leurs pays.
Concluons ce point sur les différentes formes de tyrannie. La différence
entre la religion, correctement comprise, et la tyrannie (tâghût) avec ses
aspects multiples et variés se manifeste dans le fait que la première
s’immisce dans la vie des gens, mais selon leur vouloir, alors que la seconde
s’y introduit par la contrainte, tout en les privant de leurs droits. La religion
doit donc rester liée à la vie privée des gens puisqu’elle repose sur
l’adoration de Dieu (‘ibâdiyya), et non sur la servitude (‘ubûdiyya).
Autrement dit, le lien entre la religion et les hommes repose sur le respect
de la liberté individuelle et le choix total, non sur la contrainte. C’est
seulement lorsqu’elle est comprise ainsi que la religion a le droit de
s’insinuer dans la vie des gens, c’est-à-dire en tant qu’ils l’ont voulu de leur
plein gré et pour répondre à leur désir. Dans ce domaine, personne n’a le
droit de s’ingérer dans la vie des gens, quel que soit son titre. À partir de
ces maximes, seule la conscience morale a le droit de gouverner les affaires
humaines et de les déterminer, selon le choix volontaire et responsable ; elle
dicte à l’individu humain d’accomplir les bonnes actions, de se libérer de
tous les liens de dépendance à l’égard des désirs matériels, des instincts, de
toutes sortes de pressions ou de tentations immorales ; elle exprime le refus
de tout cela parce qu’il est contraire aux valeurs humaines. Lorsque
l’homme choisit de prendre la religion de l’abandon en toute confiance à
Dieu (islâm), avec toutes ses diverses communautés, il s’engage de plein
gré à suivre les valeurs humaines, et sa liberté personnelle transparaît dans
l’accomplissement des bonnes actions et dans l’amour qu’il voue pour le
bien et la rectitude. Tant que la liberté est liée à l’action, l’exprimer
positivement se fait par les bonnes œuvres qui traduisent les nobles valeurs
faites pour le bien de l’humanité, et contenant les sommets les plus élevés
de l’humanisation que l’homme puisse atteindre en agissant. Cette liberté
humaine doit donc s’incarner dans les bonnes actions qui en sont le
symbole.

Le sentiment de culpabilité

Dans son sens primordial de l’abandon à Dieu en toute confiance, l’islam


est une religion qui se caractérise par la miséricorde et l’intégration de tous
les hommes{197}. Cette miséricorde se manifeste à travers les interactions
basées sur les valeurs humaines absolues, et non soumises aux spéculations
ni aux surenchères de qui que ce soit, quel que soit son rang. On n’a pas
besoin d’imposer ces valeurs par la force, et l’homme n’a pas besoin d’y
être contraint à les admettre ni obligé de les pratiquer. Aussi s’imposent-
elles d’elles-mêmes parce qu’elles constituent l’essence pure de son
humanité. Cette essence humaine élevée le pousse à accomplir les bonnes
actions parce que cela lui procure un sentiment de satisfaction vis-à-vis de
lui-même et de sa conduite. Ce sentiment positif est ce qui le motive pour
avancer avec enthousiasme dans la vie ; content de lui-même d’un côté,
aidant son prochain de l’autre, il éprouve le bonheur moral et spirituel que
chaque individu espère pouvoir atteindre. Mais parfois, l’homme se conduit
d’une manière qui est opposée aux valeurs humaines, et cela introduit le
sentiment de culpabilité et conduit à tourmenter sa conscience. Il arrive
aussi que le sentiment de culpabilité l’amène à vivre des situations
psychologiques difficiles pouvant aller jusqu’à la dépression ou jusqu’à
commettre de mauvaises actions. Toutes ces situations rompant son
équilibre psychologique sont dues au sentiment de culpabilité. Nous avons
donc besoin de comprendre ce que signifie le mot « culpabilité-péché »
(dhanb){198} dans le texte coranique, et la différence qui existe entre cette
notion et celle de faute. Il nous faut aussi comprendre le remède proposé
dans le Livre pour ces situations afin de retrouver l’harmonie en nous-
mêmes et au sein de nos sociétés, et afin de continuer à vivre positivement
malgré les fautes que nous commettons, et les travers dans lesquels nous
tombons{199}.
Le mot « dhanb » (péché) est cité, avec toutes ses formes dérivées, 39
fois dans le Texte, dont 18 sont liées au pardon. Quant au terme « sayyi’a »
(mal commis ou mauvaises actions), il est présent avec toutes ses formes
dérivées 60 fois dont 15 sont liées aux moyens de se faire racheter. Nous
remarquons également que l’inverse n’est pas vrai, à savoir que le mot
« péché » n’est jamais introduit avec les procédés d’expiation, tandis que le
mot « mal commis » n’est jamais introduit avec la notion de pardon. Bien
plus, nous pouvons observer d’ores et déjà que le péché, le pardon, le mal
commis et l’expiation sont réunis dans ce passage :
Seigneur, pardonne-nous nos péchés, couvre le mal expié, et fais que nous mourions dans la voie des
justes (III, 193).

C’est de là que nous allons tirer les fils des commentaires relatifs aux
notions de péché et de mauvaises actions, et nous commencerons par
aborder la manière dont nous avons compris le péché et le pardon{200}.

Péché et pardon
Le mot « dhanb » (péché) est issu d’une racine qui signifie
linguistiquement deux choses : la première est le fait de rompre les liens et
de commettre une faute, et la seconde renvoie à la dernière partie de toute
chose. C’est à la première acception que le sens usuel du mot est rattaché,
ce qui en fait un proche du mot « jurm », forfait, crime, analysé au début du
livre en tant qu’opposé du mot « islâm ». Toutefois si « jurm » signifie le
fait de rompre définitivement les liens avec Dieu, et ce de manière
intentionnelle et avec conviction, le mot « dhanb » (péché) ne renvoie pas à
une rupture définitive et intentionnelle des liens avec Dieu. Le pécheur
n’est donc pas comme le scélérat puisque ce dernier rompt
intentionnellement et définitivement ses liens avec Dieu, en n’y croyant
pas, et en ne respectant pas les valeurs humaines. Aussi le fait-il
volontairement, et les transgresse-t-il volontairement aussi. Le pécheur, lui,
commet un acte par lequel il détériore sa relation avec Dieu, comme
lorsqu’un individu se livre à des turpitudes frappées d’un interdit sacré,
brisant ainsi la relation qu’il entretient avec Dieu, mais sans aller jusqu’à
couper définitivement le lien qui l’unit à Lui, comme c’est le cas du
scélérat. À partir de là, nous affirmons que les conduites trahissant une
transgression des interdits sacrés de Dieu, de Ses ordres et défenses sont
considérées comme des péchés (dhunûb).
Quant à la mauvaise action (sayyi’a), elle provient linguistiquement de la
racine (SW’) signifiant le mal ou la laideur, comme cela peut s’appliquer à
l’homme « aswa’ » ou à la femme « sawâ’ ». Le mot « sayyi’a » est lié à
« ’isâ’a » qui signifie le fait de commettre une mauvaise action, comme on
le voit dans ce verset :
Quiconque fait le bien le fait pour son propre compte, quiconque fait le mal (asâ’a) le fait à son
détriment. Vous retournerez tous à Dieu (XLV, 15).

Toutefois, Dieu n’est soumis ni à la bonne ni à la mauvaise action :


Si vous faites le bien, vous le ferez pour vous, si vous faites le mal, vous le faites à vous-mêmes
(XVII, 7).

Il est adoré par obéissance ou désobéi par les péchés commis contre Ses
droits, en enfreignant Ses interdits sacrés et Ses défenses. Partant, nous
comprenons de ces passages que si tout péché est une mauvaise action,
toute mauvaise action n’est pas forcément un péché. Dans le premier cas, le
fait de commettre des actions frappées d’un interdit sacré se fait contre les
autres créatures comme les hommes ou les animaux, et conduit commettre
une mauvaise action en bafouant le droit d’autrui, alors que dans le second
cas, cela conduit à détériorer la relation de l’homme pécheur avec Dieu. Ici,
on abuse sans raison de notre pouvoir (baghy bi-ghayr al-haqq) comme par
exemple avec le vol, là on désobéit aux interdits sacrés de Dieu sans
toucher aux droits d’autrui, comme on le voit dans l’exemple de celui qui
associe à Dieu d’autres divinités, ou qui mange la viande d’une bête trouvée
morte.
À partir de là, le péché commis à l’égard de Dieu peut être pardonné
comme on le voit dans ce passage :
Dis : Ô Mes serviteurs ! Vous qui avez agi iniquement envers vous-mêmes, ne désespérez point de la
miséricorde divine. Dieu pardonne tous les péchés, il est indulgent et miséricordieux (XXXIX, 53).

Nous avons expliqué précédemment que le mot « serviteurs/adorateurs »


(‘ibâd) présent dans le verset englobe tous les hommes créés par Dieu, aussi
bien les obéissants que les désobéissants ayant fait acte de repentir. Nous
comprenons alors que tous les péchés commis à l’égard de Dieu sont
susceptibles d’être pardonnés par Lui, « Qui pardonne les péchés, qui
accepte la repentance. Ses châtiments sont terribles, mais Il est doué de
longanimité » (XL, 3). Seul un péché ne peut être pardonné par Dieu, celui
de lui associer d’autres divinités :
Dieu ne pardonnera point de Lui associer d’autres divinités, mais pardonnera les autres péchés à qui
Il voudra. Car celui qui associe à Dieu d’autres divinités commet un crime énorme (IV, 48 ; voir aussi
IV, 116).

C’est de cette manière-là que nous pouvons comprendre le sens de


l’énoncé dans lequel Dieu s’adresse au prophète en lui disant :
Ô Muhammad ! Nous t’avons accordé une victoire éclatante, afin que Dieu te pardonne tes péchés
anciens et ultérieurs, accomplisse Ses bienfaits envers toi, et te dirige vers le chemin droit (XLVIII,
1-2).

Dans ce verset, on voit clairement que Dieu pardonne d’emblée à Son


prophète les péchés commis dans le passé et ceux qu’il commettra dans le
futur, c’est-à-dire ceux qui viendront après l’instant de la révélation de ce
verset. Il est clair aussi que ce qui est visé en l’occurrence, ce sont les
péchés que Dieu, dans Sa justice, va pardonner en tant qu’ils concernent la
relation entre Lui et le prophète, et qu’il ne s’agit pas des mauvaises actions
consistant en des passe-droits que le prophète aurait commis à l’égard
d’autres individus. Ainsi, lorsque le prophète agit mal avec Ibn Maktûm, en
lui tournant le dos, la sourate (LXXX) est révélée afin de le blâmer pour sa
mauvaise conduite envers un aveugle. Cela nous amène à la deuxième
situation, celle de la mauvaise action (sayyi’a), fortement présente dans les
relations humaines, et dont il faudrait brosser à grands traits les différents
aspects.

La mauvaise action et la manière de l’expier


Nous avons affirmé que la mauvaise action est commise par l’individu
humain à l’égard des autres créatures, qu’elles soient douées ou non de
raison. L’homme pourrait ainsi nuire à son semblable, comme il peut nuire
aux autres êtres naturels (souffrances infligées aux animaux, déforestation,
pollution des eaux, etc.). Quant au fait de nuire à Dieu, cela est une chose
impossible. Si un tel triche avec tel autre, il aura commis une mauvaise
action à son égard et porté atteinte à ses droits d’une manière qui ne peut
être effacée que par la réparation de la faute et l’effacement de ses traces.
Partant, la mauvaise action possède deux aspects : le premier est lié à Dieu,
le second aux autres. Pour la partie relative à Dieu, elle consiste dans la
transgression de l’un des interdits sacrés de Dieu ou des choses défendues
par Lui. Le remède à cette transgression est le rachat puisque Dieu affirme
que les hommes qui ont foi en Lui « repoussent le mal commis avec le bien
accompli, et font des largesses de ce qu’Il leur a accordé » (XXVIII, 54).
Cela veut dire qu’ils se font racheter leurs mauvaises actions parce qu’elles
sont des péchés envers Dieu. Le rachat (takfîr{201}) provient de la racine
KFR et signifie linguistiquement le fait de couvrir volontairement. Son
correspondant en anglais est le verbe « cover ». C’est exactement cela le
sens de l’énoncé divin : « Il couvrira vos fautes ». Le verset signifie que
l’acte de pardonner les fautes ou de les expier se fait en les recouvrant par
les bonnes actions. Autrement dit, les bonnes actions couvrent nos fautes et
en effacent les traces. Seulement, ce pardon ou cette expiation n’ont lieu
qu’au jour de la reddition des comptes{202}. En effet, comme dans les
tribunaux où le juge commence par demander à l’accusé s’il reconnaît sa
mauvaise action ou non, Dieu fera de même le jour du jugement dernier.
Personne n’entre en enfer qu’après avoir reconnu son péché : « Les impies
feront l’aveu de leurs crimes. Partez loin d’ici, ô habitants de l’enfer ! »
(LXVII, 11). Cela montre que la rémission des péchés intervient le jour du
jugement dernier, dans lequel la balance pesant les bonnes et les mauvaises
actions n’est pas équitable puisque Dieu récompense la bonne action en la
multipliant par dix, et punit une seule fois la mauvaise action :
Quiconque a fait une bonne œuvre en recevra la récompense décuple, celui qui a commis une
mauvaise action en recevra un prix équivalent. Les hommes ne seront point victimes d’injustice (VI,
160).

Si la rémission des péchés des hommes se réalise le jour du jugement


dernier, comment les considérer alors dans l’ici-bas ?
La vérité qu’on aura du mal à nier est que la vie des sociétés humaines
dans l’ici-bas est fondée sur les lois et les législations garantissant aux
hommes leurs droits{203}. Par conséquent, lorsqu’un individu bafoue les
droits d’un autre individu, c’est la loi positive qui juge le différend, selon la
nature de l’action commise. C’est le cas, par exemple, du faux témoignage,
de la tricherie dans les poids et mesures, du vol, etc. Mais il existe de
mauvaises actions pour lesquelles la loi ne propose pas de punition, comme
la médisance. Dans ce cas, celui qui médit d’autrui devra présenter ses
excuses à celui qui a subi cette mauvaise action. Inversement, ce dernier
devrait accepter la demande de pardon, comme on le voit dans ce verset :
La vengeance d’une injure doit être égale à l’injure. Celui qui pardonne entièrement et se montre
conciliant trouvera toutefois sa récompense auprès de Dieu. Dieu n’aime pas les injustes (XLII, 40).

Il n’est pas suffisant de demander pardon à Dieu, sans présenter des


excuses à celui qui a subi une offense de notre part. Si, de plus, nous
pouvons rajouter aux excuses une bonne action, cela sera encore meilleur,
comme on le voit dans cet autre verset :
Les bonnes actions repoussent les mauvaises. Avis à ceux qui peuvent s’en rappeler (XI, 114).

Passons maintenant au mot qui renvoie à la faute ou à l’erreur d’une


manière générale. Il est dit « khata’ » et peut être utilisé, à la différence de
« dhanb » (péché) ou de « sayyi’a » (mauvaise action) à propos de tous les
domaines ou registres, qu’ils soient profanes comme la langue ou la
grammaire par exemple ou bien moraux et religieux. Le texte coranique
distingue à propos de la notion générale de faute entre, d’un côté, celles qui
sont commises intentionnellement, sans la recherche du pardon divin ou de
la réparation des injustices commises à l’égard d’autrui, et, d’un autre côté,
les fautes accidentelles et non intentionnelles, comme par exemple à propos
de l’homicide involontaire.
Commençons d’abord par examiner la différence entre le premier type,
appelé « khatî’a » pl. « khatî’ât », et le péché. Précédemment, nous avons
affirmé que le péché est lié au sentiment de culpabilité, et c’est pour cela
que l’homme se sent coupable. Sa conscience rejette la chose commise et le
torture, et c’est là qu’intervient le rôle du repentir qui efface les péchés. Le
repentir signifie la reconnaissance de la mauvaise action, une
reconnaissance courageusement assumée, face à Dieu et devant les
hommes. La mauvaise action est donc rejetée, et on veille à ne plus y
retomber de nouveau. Grâce au repentir, les bonnes actions recouvrent les
mauvaises. Mais en l’absence de repentir après un péché commis ou une
mauvaise action entreprise, et en cas d’insistance, chacun des deux se
transforme en khatî’a (faute accompagnée d’impénitence). Elle marque
l’endurcissement du cœur et la persévérance dans l’erreur. C’est le cas du
pécheur endurci qui ne regrette pas ses mauvais actes, comme on le voit
dans ces passages :
Ceux qui n’ont pour tout gain que leurs mauvaises actions et qui sont cernés de toutes parts par leurs
péchés persistants, ceux-là seront voués au feu, et ils y demeureront éternellement (II, 81).
Celui qui persiste dans l’impénitence, commet une faute puis la rejette sur un homme innocent,
portera la charge du mensonge et de son forfait (IV, 112).

Ce cas est décrit à travers l’exemple du peuple de Noé qui lui a tenu tête,
n’a pas accepté son message et persisté à le quereller. Le Texte dit à leur
propos :
En punition de leurs péchés, ils ont été noyés puis précipités dans le feu (LXXI, 25).

S’il existe des péchés impénitents marquant l’endurcissement du cœur et


la volonté de continuer dans le mal, nous trouvons aussi les simples fautes,
commises involontairement, et dont il est question dans les passages
suivants :
… Il ne vous sera pas fait grief de vos erreurs (i. e. le fait d’adopter des enfants et de ne pas les
appeler du nom de leurs pères biologiques), mais Dieu vous reprochera de le faire sciemment. Dieu
est plein de bonté et de miséricorde (XXXIII, 5).
Seigneur, ne nous punis par des fautes commises par oubli ou par erreur (II, 286).
Un croyant n’a pas à tuer un autre croyant sauf par erreur (IV, 92).
En entrant dans la ville, prosternez-vous et dites : « Indulgence, ô Seigneur ! » Il vous pardonnera vos
fautes et augmentera la récompense des bienfaiteurs (II, 58).

S’il existe donc des péchés impénitents (khatî’ât), il y a aussi les simples
erreurs (khatâya) qui sont suivies de repentir et de réparation. Le mot a été
introduit dans ce sens-là à propos des magiciens du Pharaon qui ont cru un
moment à la divinité de ce dernier et à sa seigneurie par désir d’être
récompensés par lui, mais en affrontant Moïse, ils ont compris qu’ils
avaient tort, et que Moïse avait raison. Ils ont alors cru au Dieu de Moïse et
d’Aaron en disant :
Nous avons cru en notre Seigneur, afin qu’il nous pardonne nos erreurs (khatâyâ) (XX, 73).
Nous espérons que Dieu nous pardonnera nos erreurs, pour avoir été les premiers à croire (XXVI,
51).

Ainsi, la loi selon laquelle les bonnes actions chassent les mauvaises
actions est à la disposition de ceux qui commettent des erreurs puis
regrettent leur geste et cherchent à le réparer par de bonnes actions, et avec
une intention sincère de revenir à Dieu. Inversement, cette loi n’est pas à la
portée de ceux qui commettent sciemment les fautes. Cela correspond au
sens de ces versets :
Dieu s’est imposé la miséricorde comme un devoir. Si quelqu’un d’entre vous commet une mauvaise
action par ignorance et s’en repent ensuite et agira mieux, Dieu pardonnera ses péchés car Il est
indulgent et miséricordieux (VI, 54).
Le repentir ne concerne pas celui qui commet constamment les mauvaises actions, et qui s’écrie, à
l’approche de la mort : « Je me repens » (IV, 18).

Les bonnes actions chassent les mauvaises actions


Le mot « ihsân » (bonne action, bel agir) est mentionné plusieurs fois
dans le texte coranique. Le participe actif « muhsin » est cité à quelques
reprises en association avec l’idée de l’islam primordial tel que nous
l’avons analysé plus haut. Par exemple, ce verset avance :
Celui qui se sera livré entièrement à Dieu (aslama wajhah){204}, tout en pratiquant le bien trouvera sa
récompense auprès de son Seigneur (II, 112).

Que signifie alors cette interdépendance entre le bel agir et l’islam, et


comment comprendre la proposition « alors qu’il pratique le bien » ?
Puisque la bonne action (ihsân) est l’opposé de la mauvaise action
(isâ’a), le terme doit être en relation dialectique avec son contraire,
montrant ainsi que ce qui est demandé à l’homme durant sa vie est de faire
pencher la balance des actions vers le bien, au détriment de celle du mal. La
bonne action concerne l’individu lui-même, comme elle englobe les autres
créatures. Mais comme nous l’avons mentionné précédemment, Dieu n’est
pas concerné par toutes ces actions, puisqu’Il est tellement grand,
majestueux et parfait que nos actions ne lui font ni du bien ni du mal. En
tant qu’hommes, nous sommes conscients et responsables, nous devons
interagir avec tous les autres éléments de l’Être sur la base de la bonne et
non de la mauvaise action, et lorsque le mal est commis, il faudrait qu’une
action réparatrice et bienfaisante vienne en effacer les traces. En matière de
relations avec autrui, nous devons aussi partir du postulat selon lequel notre
action doit être basée sur la volonté de leur faire du bien, de se rendre utiles
pour eux. Notre estime pour autrui doit se fonder sur le bien qu’il
accomplit, et non sur la base de son apparence extérieure, de sa richesse
matérielle ou du statut social qu’il occupe. Ainsi, au médecin, on
demanderait de bien agir dans son travail, comme on le ferait aussi pour
l’avocat, l’enseignant, l’ouvrier, l’agriculteur, etc. Les domaines du bien
agir sont très larges, mais nous pouvons mentionner, à titre d’exemple, les
points suivants :
1) Bien agir envers sa patrie. Cela se manifeste dans l’amour qu’on lui
voue, et le sentiment conduisant à la défendre, à veiller à ce que sa
réputation soit bonne chez les autres peuples étrangers, à favoriser son
industrie, son agriculture, à défendre ses frontières et à repousser ceux qui
l’agressent.
2) Bien agir avec autrui. Il s’agit de pratiquer le bien avec son prochain
quelle que soit sa communauté religieuse. Il y a plusieurs manières de faire
de bonnes actions pour qui le veut véritablement. Ce n’est pas seulement le
riche qui peut faire preuve d’un bel agir mais aussi l’homme de condition
moyenne, qui peut pratiquer le bien de plusieurs manières qui lui semblent
être convenables, comme le fait de s’engager dans les œuvres caritatives ou
de faire don de son temps, son travail ou argent.
3) Bien agir dans l’espace. Cela se manifeste dans l’entretien de sa
propreté, et le maintien du bon ordre dans les lieux du travail, de résidence
comme dans le quartier, l’avenue, la cité, etc.
4) Bien agir avec les animaux, en les traitant avec douceur, et en
s’interdisant de leur infliger du mal. Nous devons le faire y compris pour
les bêtes sacrifiées qui doivent être immolées par une lame bien tranchante
comme le stipule la tradition religieuse. Le bon traitement des animaux fait
donc partie du bien agir.
5) Bien agir avec les plantes en s’occupant soigneusement des arbres et
des forêts, et en ne cherchant pas à les détruire au profit de l’urbanisation. Il
faut les entretenir et veiller à leur propreté et à la propreté des eaux
courantes dont ils se nourrissent.
6) Bien agir avec la nature d’une manière générale. C’est ce que fait toute
l’humanité aujourd’hui dans tous les coins de la terre, puisque tous les
humains sont concernés par la pollution, avec toutes ses formes, celles qui
touchent l’eau, l’air ou le sol. Lutter contre la pollution rentre
nécessairement dans le domaine du bien agir.
7) Bien agir avec soi-même. Cela comporte deux parties. La première
concerne le corps et consiste dans la sauvegarde de la santé, et l’observation
des règles de l’hygiène corporelle, le soin et la protection en cas de maladie,
le soin des vêtements, de la coiffure, des ongles, etc., de telle sorte que
l’apparence physique de l’homme soit socialement acceptable. L’autre
partie concerne l’âme en tant que telle, et c’est la piété individuelle qui doit
être entretenue pour effacer les mauvaises actions, et faire fructifier le
compte ouvert dans la banque du Seigneur. Cela se fait aussi par
l’accomplissement des rites (prière, jeûne, aumône, et pèlerinage) qui
témoignent de cette relation d’adoration.
Tout ce que nous venons d’énumérer sont des exemples du bien agir
résumés dans l’expression coranique « alors qu’il pratique le bien ». Mais
plusieurs activités mondaines peuvent être considérées comme de bonnes
œuvres. S’engager pour le bien agir dans le monde ne signifie nullement
l’oubli de l’au-delà, puisque la vie d’ici-bas est le champ de labour pour la
vie dans l’au-delà, et n’était la vie de ce bas monde, il n’y aurait ni au-delà,
ni balance pesant les actions, ni reddition des comptes, non plus des
récompenses et des châtiments. Si nous comprenons ces points, la vie aura
un goût et un sens différents, et nous pourrons participer pleinement au
progrès de la civilisation humaine et à la bonne construction de l’histoire.
Revenons maintenant, pour conclure ce chapitre, au lien entre la
définition de la religion de l’islam et le bel agir. Nous devons remarquer
que la proposition « alors qu’il pratique le bien » présente dans (II, 112)
précité l’est aussi dans d’autres passages comme le verset suivant :
Qu’elle plus belle religion que de s’abandonner en toute confiance à Dieu, tout en pratiquant le bien
(wa huwa muhsin) et en suivant la communauté d’Abraham qui inclinait vers la rectitude ! Dieu a
pris Abraham pour ami (IV, 125).

Dans le verset (II, 112), nous remarquons que la récompense dans l’au-
delà est tributaire du bien agir dans l’ici-bas. La vie dans le monde est
concrètement présentée comme un champ de labour pour l’au-delà, dans
lequel nous semons les bonnes actions, pour en moissonner les fruits sous
forme de récompense divine. Et vu que l’enregistrement par Dieu de ces
bonnes actions comme de leurs récompenses est purement individuel, nous
trouvons l’affirmation selon laquelle « il (i. e. l’individu humain) trouvera
sa récompense auprès de son Seigneur » dans l’au-delà. Quant à l’autre
verset (IV, 125), il renvoie à tout individu s’abandonnant en toute confiance
à Dieu, ce qui nous permet de dire qu’il parle de toutes les communautés
religieuses, quelle que soit la manière de s’abandonner à Dieu. Ainsi, nous
avons, d’après ces remarques, l’équation suivante :
L’homme s’abandonne en toute confiance à Dieu (aslama wajhah liLâh)
+ il agit bien (wa huwa muhsin) = communauté religieuse acceptable
La religion, avec toutes ses communautés, est donc formée des lois
civiles et morales dont l’essence se manifeste dans la pratique du bien, et se
reflète dans la vie privée de l’individu ainsi que dans sa conduite au sein de
la société. C’est cela le sens de l’islam en tant que religion primordiale et
immuable qui fut révélée à tous les prophètes, de Noé à Muhammad. Bien
agir dans le domaine de la production industrielle par exemple doit tenir
compte du fait que les qualités d’un produit changent en fonction du temps,
et qu’elles sont tributaires des progrès scientifiques et technologiques.
Ainsi, les qualités d’une bonne voiture produite dans la première décennie
du XXIe siècle sont différentes des caractéristiques d’une bonne voiture
produite dans la dernière décennie du XXe siècle. Nous pouvons donc
comprendre que bien agir est lié à l’affirmation de l’inclination constante
vers la rectitude, dont les critères sont soumis au changement, et tiennent
compte de l’évolution et de la variation qui affectent son sens, selon les
époques et les lieux.
Que les bonnes actions puissent effacer les mauvaises actions témoigne
de la grande miséricorde divine, qui laisse la porte ouverte à tous, donnant
ainsi la chance à tout pécheur ou auteur d’une mauvaise action de renoncer
à son ancienne conduite, et d’effacer le mal ou le péché par
l’accomplissement d’un bien. Dans Sa miséricorde immense, Dieu sait que
l’homme peut errer, pécher et nuire à son prochain, mais s’il n’accomplit
pas cela sciemment, qu’il regrette ses agissements, et que le sentiment de
culpabilité le torture au point de le pousser à réparer son erreur et satisfaire
sa conscience, dans ce cas la chance est offerte pour expier les péchés et les
mauvaises actions. C’est sur cette base que nous affirmons en toute
conviction que le paradis est plus large que l’enfer puisque la miséricorde
divine est plus large que toute autre chose :
Mon châtiment tombera sur quiconque Je voudrai, et Ma miséricorde embrasse toutes choses (VII,
153).

La justice divine exige que les habitants du paradis soient plus nombreux
que les habitants de l’enfer, et si nous essayons de figurer par des images ce
que nous exprimons, nous dirons à notre cher lecteur qu’il est possible de
dire que les habitants du paradis ressemblent au nombre de tous les hommes
sur terre, alors que ceux qui sont en enfer sont l’équivalent des prisonniers
présents dans les prisons de toute la terre. Cette comparaison nous permet
de rappeler que la surface de la terre est près de 120 millions de km2, alors
que la surface des prisons est comparativement beaucoup plus réduite. Il en
va de même pour le paradis et l’enfer, puisque c’est ainsi que le paradis fut
décrit dans le Texte :
Pressez-vous d’obtenir le pardon de Dieu et le paradis, dont l’étendue égale celle du ciel et de la terre
réunis, et qui a été préparé pour ceux qui croient en Dieu et à ses messagers. C’est une faveur de Dieu
qu’il accordera à qui Il voudra, car Dieu est d’une grâce immense (LVII, 21).

Ici, l’étendue (‘ard) n’a pas une signification géométrique, mais elle
signifie, comme le sens linguistique, l’exposition, c’est-à-dire que ce jour-
là, le paradis sera exposé à nos regards comme aujourd’hui le sont la terre et
les cieux. Quant à l’enfer, il est décrit en ces termes :
Alors nous crierons à l’enfer : « Es-tu rempli ? » Et il répondra : « Avez-vous encore des victimes ? »
(L, 30).

Ce verset nous révèle quelque chose qui est d’une grande importance, à
savoir que la chose qui se remplit est uniquement celle qui possède une
limite, ce qui montre que l’espace de l’enfer est déterminé par rapport à
celui du paradis qui est indéterminé, selon la comparaison faite plus haut
entre la terre et les prisons qu’elle contient. Ce verset montre aussi que
malgré les limites de l’espace de l’enfer, celui-ci se plaint et réclame
« plus de victimes ». Cela nous permet de comprendre que les gens du
paradis le jour du jugement dernier sont bien plus nombreux que ceux de
l’enfer puisque l’immense miséricorde divine l’a exigé, et que l’homme ne
doit jamais désespérer d’obtenir le pardon divin :
Et qui désespérerait de la grâce de Dieu, dit Abraham, si ce n’est les hommes égarés ? (XV, 56).

Concluons ce point par une question importante : puisque cette


miséricorde englobe toute chose et que Dieu possède le droit de pardonner
ou de châtier ; puisqu’Il est celui qui expiera les péchés de Ses
serviteurs/adorateurs le jour du jugement dernier ou bien les punira pour
cela ; vu que ce sont les lois humaines qui instaurent les châtiments servant
à punir les mauvaises actions commises envers autrui et la société, alors,
dans ce cas, les hommes pourraient-ils s’ériger en juges les uns des autres
en dehors du cadre de la loi civile et politique ? Autrement dit, est-ce que
les hommes ont le droit d’accuser autrui d’impiété afin de juger sa
conduite ?

Le problème de l’accusation d’impiété

Dieu affirme dans Sa sage Révélation :


Dis : « Ô Mes créatures ! Vous qui avez agi iniquement envers vous-mêmes, ne désespérez point de
la miséricorde divine ». Dieu pardonne tous les péchés ; Il est indulgent et miséricordieux (XXXIX,
53).

Mais Il affirme aussi :


Dieu ne pardonnera point de Lui associer d’autres divinités, mais pardonnera les autres péchés à qui
Il voudra. Celui qui associe à Dieu d’autres divinités est dans un égarement lointain (IV, 116).

De prime abord, on pourrait comprendre d’après le premier verset que


tous les péchés sont susceptibles d’être pardonnés, alors que le second
verset rajoute une exception, celle d’associer à Dieu d’autres divinités
(shirk). Il s’agit donc d’un péché qui ne peut être pardonné. Puisque tel est
le cas, essayons donc de comprendre le sens du mot « shirk », tel qu’on peut
le découvrir dans le Texte, puis de voir comment surmonter l’opposition
entre les deux énoncés.

Signification du polythéisme
Parmi les noms divins, il existe celui de « subsistant ». Il s’agit d’un nom
appartenant exclusivement à Dieu, puisque personne ne peut être qualifié de
subsistant à part Lui seul :
Tout ce qui est sur la terre passera. La face seule de Dieu subsistera environnée de majesté et de
gloire (LV, 26-27).

Puisque le mot shirk (polythéisme) provient de la racine (ShRK)


signifiant linguistiquement le fait de faire d’une chose l’équivalent ou l’égal
d’une autre chose, le polythéisme se produit lorsque les phénomènes
naturels et sociaux sont qualifiés de subsistants, c’est-à-dire lorsqu’ils se
voient attribuer le caractère d’éternité{205}. Le mot traduit donc le fait que
l’on ne tienne pas compte de la loi de changement et de corruption qui
affecte ces phénomènes. Aussi avons-nous deux formes de polythéisme :
a. Un polythéisme caché, qui se rapporte à la seigneurie. C’est le fait
d’attribuer aux phénomènes naturels et sociaux la qualité de subsistance, et
de croire en leur permanence. D’où la transformation de ces phénomènes
naturels ou sociaux en êtres pareils à Dieu en termes de subsistance.
b. Le polythéisme apparent, qui se rapporte à la divinité, correspond au
fait d’adorer des idoles, des phénomènes naturels, des individus ou des
passions et de croire que toutes ces choses apportent des avantages ou
repoussent un dommage. C’est ce qu’on voit dans ce verset :
Seras-tu le défenseur de ceux qui ont pris leurs passions pour leur dieu ? (XXV, 43).

Nous avons déjà vu comment il est possible d’associer à Dieu d’autres


divinités en décrivant les phénomènes comme s’ils étaient dotés d’une
subsistance éternelle, de même que nous avons vu comment se produit
l’affirmation de l’unicité de Dieu en les ramenant à leur statut changeant et
voué à la disparition. L’exemple que nous pouvons développer ici est la
parabole donnée dans la sourate intitulée « la Caverne » :
Propose-leur la parabole de ces deux hommes : A l’un d’eux nous avons donné deux jardins plantés
de vignes, et entourés de palmiers, et entre les deux nous avons placé des champs ensemencés. Les
deux jardins portèrent des fruits et ne furent point stériles, et nous avons fait couler une rivière au
milieu. Ayant récolté quantité de fruits, l’homme dit à son voisin en conversation : « Je suis plus
riche que toi, et j’ai une famille plus nombreuse ». Aussi entra-t-il dans son jardin injuste envers lui-
même, en s’écriant : « Je ne pense pas que ce jardin périsse un jour ! Je ne pense pas que l’heure
arrive un jour, et si je reparais devant Dieu, j’aurai en échange un jardin encore plus beau que celui-
ci ». Son ami lui dit, pendant qu’ils étaient ainsi en conversation : « Aurais-tu renié (kafara) Celui qui
t’a créé de poussière, puis de sperme, et Qui enfin t’a donné la forme parfaite d’homme ? Quant à
moi. Dieu est mon Seigneur, et je ne lui associerai nul autre dans mon culte » (XVIII, 32-38).

D’après la symbolique de ce dialogue entre les deux hommes, nous


remarquons comment l’attitude du premier a consisté à croire que les
jardins et champs qu’il possède demeureront toujours, et c’est pour cela
qu’il a avancé : « Je ne pense pas que ce jardin périsse un jour ! » Cette
croyance l’a amené, de surcroît, à nier l’existence du jour du jugement
dernier. Or, l’arrivée de l’heure fatidique et le fait de sonner les trompettes
constituent un changement total dans l’état du monde qui va disparaître, et
qui sera remplacé par un autre univers à partir de ses décombres. C’est la
raison pour laquelle l’homme a rajouté : « Je ne pense pas que l’heure
arrive un jour ». Le fait d’adopter cette croyance a conduit cet homme à nier
l’existence du jour de jugement dernier, et à lui ôter toute sa signification.
Aussi est-il convaincu de l’impossibilité de voir disparaître les biens qu’il
possède.
Cette parabole divine nous permet de comprendre que lorsque l’un des
deux hommes a donné le change à l’autre, il montra deux attitudes dans
lesquelles il l’accuse d’abord d’impiété en disant : « Aurais-tu renié
(kafara) Celui qui t’a créé de poussière… ? », puis dans un second temps, il
l’accuse de polythéisme (shirk) : « Dieu est mon Seigneur, et je ne lui
associerai nul autre dans mon culte ». Cela montre que la conception que le
premier homme avait de la nature et de la vie l’a amené à afficher un
polythéisme de seigneurie.
Nous avançons à ce stade l’idée selon laquelle celui qui croit en la
permanence des choses comme les phénomènes sociaux, celui qui admet
leur immuabilité et leur infinitude, affiche un polythéisme de seigneurie qui
consiste dans la négation de la loi de l’évolution et du changement affectant
tout en dehors de Dieu seul. À la différence de ce cas, celui qui adore les
statues, les phénomènes naturels ou sociaux, les individus tels que les
seigneurs, celui qui vénère les chefs ou les savants religieux après leur
mort, tombe dans un polythéisme de divinité qui, lui, repose sur l’adoration
d’autres êtres à côté ou à la place de Dieu. Ce second type de polythéisme
produit une obéissance à l’égard de ces êtres, alors que le polythéisme de
seigneurie produit chez l’homme une mauvaise conception de l’univers
comme de la vie{206}. Pour cette raison, nous trouvons le sens de
l’affirmation de l’unicité de Dieu en tant que Seigneur dans ce passage :
Dis : « Désirerais-je avoir pour Seigneur un autre que Dieu, qui est le Seigneur de toutes choses ? »
Chaque homme ne commet le mal qu’à son propre détriment, et nulle âme ne portera le fardeau d’une
autre. Puis, vous retournerez à votre Seigneur, qui déclarera ce sur quoi vous étiez en désaccord les
uns avec les autres » (VI, 164).

Et aussi dans celui-ci :


Dis : « Gloire à Dieu qui n’a point d’enfants ni d’associés au Royaume. Il n’a point de protecteur
chargé de le préserver de l’offense humiliante ». Glorifie donc Dieu en proclamant sa grandeur
(XVII, 111).

La science a établi aujourd’hui la loi de la finitude de la nature, en vertu


de laquelle il n’y a point de fixité dans l’ordre des choses, des sociétés, des
industries, des inventions ou des idées, que tout dans l’univers est soumis
au changement, et qu’il est voué à disparaître. Seul Dieu subsistera. À partir
de cette vérité, l’obéissance ne peut être absolue qu’à l’égard de Dieu,
puisqu’Il est le seul Subsistant. Ce qui nous fut imposé comme cultes
représentant notre lien avec le Seigneur qui est le seul subsistant doit rester
inchangé. Aussi affirmons-nous que Dieu ne peut être adoré qu’à travers les
lois qu’Il nous a données, puisqu’Il est le Subsistant et que nous sommes
voués à disparaître. Or ces lois divines sont fondées sur le pluralisme et le
changement, et pour les garder telles quelles, Dieu a instauré les
divergences entre les cultes dans les différentes communautés religieuses,
de même qu’Il a imposé un nomos, à partir du principe de la variation dans
la droiture (hanîfiyya), principe qui contient la théorie des limites, suivi par
tous les peuples de la terre dans leurs différents efforts législatifs.
Dès lors qu’on a établi ces postulats, les choses les plus précises qu’il
faut conclure à partir de la parabole divine citée plus haut sont de deux
ordres.
Le premier est que le polythéisme, avec ses deux sortes cachée et
apparente, peut être mis en relation avec le thème de l’injustice comme le
suggère le passage suivant : « Aussi entra-t-il dans son jardin injuste envers
lui-même, en s’écriant : “Je ne pense pas que ce jardin périsse un jour !” ».
Pourquoi le passage lie-t-il le polythéisme à l’injustice ?
L’injustice signifie linguistiquement « le fait de poser quelque chose à un
endroit inapproprié, que ce soit involontairement ou par la violence ». En
appliquant cette signification au verset, nous arrivons à comprendre que
celui qui s’abandonne à Dieu en toute confiance (muslim) doit, pour ne pas
être injuste à l’égard de lui-même, éviter de Lui associer d’autres divinités,
aussi bien de manière apparente que de manière cachée. L’injustice signifie
en l’occurrence le fait de tomber dans l’illusion qu’il pourrait subsister autre
chose que Dieu, et c’est pour cela que le Texte nous demande de ne pas être
injustes à l’égard de nous-mêmes, en étant victimes de cette illusion.
Autrement dit, il faut que nous soyons conscients du fait que la fixité dans
l’ordre des choses comme dans les phénomènes sociaux ou les lois et
législations ne peut avoir lieu. Au contraire, il faut adhérer à l’idée selon
laquelle tout est soumis au changement et à la disparition dans l’univers, y
compris les législations humaines. La seule chose qui puisse subsister et qui
nous vient de Dieu est la manière de L’adorer dans les cultes, ainsi que les
limites qu’Il nous a obligés d’observer pour pouvoir légiférer dans le cadre
des interdits sacrés énumérés plus haut, et les valeurs humaines qui en sont
l’émanation. C’est ce qui constitue la voie droite et immuable : la manière
de légiférer dans le cadre des limites divines doit être variable chez les
hommes, et la même chose concerne les valeurs humaines qui changent en
fonction de leurs applications humaines.
Le second ordre de conclusions est que le polythéiste ne dit pas à propos
de lui-même qu’il l’est, comme on le voit dans le passage : « Aussi entra-t-il
dans son jardin injuste envers lui-même » (XVIII, 35), puisque le
polythéisme traduit un état, et non une doctrine. Ainsi, il n’existe pas un
homme ou une communauté qui se présente comme étant « polythéiste ». Et
lorsqu’on demande au polythéiste de croire au progrès et au changement, il
refuse l’idée et argumente en avançant que c’est ce qu’il a reçu de ses
ancêtres :
Nous avons trouvé que nos pères sont adeptes de ce culte, et nous marchons sur leurs pas (XLIII, 22).

Avant l’islam, les Arabes étaient des polythéistes qui associaient d’autres
divinités à Dieu, puisqu’ils vouaient un culte aux idoles auxquelles ils ont
attribué le caractère d’éternité. Le polythéisme se manifestait dans leur vie
quotidienne et dans leurs conduites, sans chercher à l’appuyer par des
doctrines ou dire qu’ils étaient polythéistes. Bien au contraire, ils
affirmaient que l’adoration des idoles devait les rapprocher de Dieu, tout en
admettant que c’est Ce dernier qui a tout créé :
Si tu leur demandes : « Qui est Celui qui a créé les cieux et la terre, qui a mis à votre disposition le
soleil et la lune pour votre plus grand bien », ils te répondront : « C’est Dieu ! » Pourquoi donc se
font-ils encore leurrer ? (XXIX, 61).

Il en va donc ainsi de l’attribut de polythéiste dans le Texte : il renvoie à


une conduite, un état, non une doctrine défendue contre d’autres doctrines.
Toutefois, celui qui proclame son polythéisme en le défendant comme une
doctrine et un dogme se manifestant dans les propos, les actions ou les
attitudes hostiles à l’égard de ses adversaires devient, en plus de son
polythéisme, un impie (kâfir). On voit cette distinction précise dans le
passage suivant :
Les polythéistes ne doivent pas visiter le temple de Dieu, eux qui sont des témoins vivants de leur
impiété. Leurs œuvres sont déclarées nulles, et ils demeureront éternellement dans le feu (IX, 17)
{207}.

Le verset montre que lorsque le polythéiste défend sa doctrine et qu’il


l’exprime sous forme d’attitude hostile à l’égard d’autrui, il est taxé
d’impiété. Ainsi, si le polythéisme est une conviction, l’impiété est un
comportement hostile comme nous allons l’expliquer.

Signification de l’impiété
Le mot « kufr » (impiété) provient de la racine (KFR) et signifie le fait de
cacher et de couvrir ainsi que le fait de nier ce qui existe. Il s’agit donc de
nier sciemment une chose tout en le clamant haut et fort{208}. Ce sens est
bien attesté dans le verset suivant{209} :
Sachez que la vie de ce monde n’est qu’un jeu frivole, un divertissement, un vain ornement, un désir
de gloriole parmi vous, et désir de multiplier à l’envi la quantité de vos biens et le nombre de vos
enfants. Tout cela est à l’image de la pluie : les paysans enfouissant les graines sous terre (kuffâr)
s’émerveillent à la vue des plantes qu’elle fait pousser, mais elles se fanent aussitôt, jaunissent, et se
réduisent à des brindilles desséchées (LVII, 20).

Le terme de « kuffâr » renvoie ici aux paysans qui travaillent la terre, la


labourent et sèment les graines, en les enfouissant dans le sol ; aussi
connaissent-ils précisément la nature de ce qu’ils ont caché et le fait que la
chose (la graine en l’occurrence) est couverte de terre. On peut donner à ce
propos l’exemple d’un journaliste qui publie un article dans un journal de
l’opposition, et qui se fait arrêter et emprisonner par le pouvoir. Celui-ci
exprime par son geste la volonté de cacher ce que le journaliste a écrit dans
son article. Il ne veut donc pas que le journaliste s’exprime librement, et il
ne veut pas que le public prenne connaissance de ce qu’il écrit. Le fait de le
mettre en prison est semblable à l’installation d’une séparation entre lui et
la société, et le pouvoir politique cherche sciemment à empêcher son
discours de parvenir aux gens. Les prisonniers d’opinion sont jetés en
prison parce que le pouvoir renie (kafara) leurs opinions et ne veut pas
qu’elles parviennent au public. Par son geste, il sépare le journaliste de la
société, et c’est exactement le sens linguistique du verbe kafara dont
l’équivalent est couvrir en français{210}.
Sur le plan dogmatique, le mot « kufr » désigne le fait de ne pas croire en
Dieu, autrement dit le fait de ne pas donner son assentiment à cette
croyance et d’y être hostile. Cette attitude est exprimée par les mots et les
gestes, et ne décrit pas un simple état ou situation (comme pour le
polythéisme). On le voit dans ce passage coranique :
Plutôt que Dieu, les impies adorent ce qui ne peut ni leur être utile ni leur nuire. L’impie affiche son
hostilité à l’égard de son Seigneur (XXV, 55).

Alors que le polythéisme relève de la conviction personnelle et qu’il


traduit un état, l’impiété est une conduite belliqueuse et une attitude
émanant de la défense d’une doctrine. L’impie est celui qui déclare
ouvertement son hostilité à Dieu, en clamant haut et fort qu’il lui associe
d’autres divinités. Et puisque l’impiété se rajoute au polythéisme, l’impie
est alors un païen qui crie sur tous les toits son polythéisme, et le défend par
la parole et l’action, comme on le voit ici :
Les impies tournent le dos (mu‘ridûn) aux avertissements (XLVI, 3).

Ici, le participe actif « mu‘ridûn » montre que l’impiété traduit une


conduite, une action, celle de s’opposer, et non pas seulement une
conviction. Cela est confirmé par d’autres passages :
Même si tu accomplissais un miracle sous leurs yeux, les impies diront : « Vous n’êtes que des
imposteurs » (XXX, 58).
Les impies disent : « Nous ne croirons ni à ce Coran ni aux livres envoyés avant lui » (XXXIV, 31).
Les chefs du peuple impie dirent à Noé : « Tu n’es qu’un homme comme nous, et nous ne voyons
que la plus vile populace qui t’ait suivi sans réflexion » (XI, 27).
Impie est celui qui dit : « Dieu, c’est le Messie, fils de Marie » (V, 72).
Impie est celui qui dit : « Dieu est un troisième de la Trinité » (V, 73).

Tous ces versets montrent que l’impiété est un comportement manifeste


qui se déclare par le dire, comme il est répété plusieurs fois dans les
citations : « il dit ; ils disent, etc. ». Et pour nous montrer la différence entre
le polythéisme qui traduit un état, et l’impiété qui procède d’une
proclamation haut et fort de ce même état, le Coran affirme dans la bouche
de ceux qui renoncent à associer à Dieu d’autres divinités :
Quand ils virent nos vengeances, ils s’écrièrent : « Nous avons cru en Dieu, et nous renions (kafara)
les divinités que nous Lui avons associées » (XL, 84).

Le verbe « renier » (kafara) montre une prise de position manifeste


soutenue par des dires, d’où la présence du verbe « s’écrier ».
Puisque l’impiété est ainsi, elle ne peut qualifier un individu sans
toutefois préciser la nature de la chose qu’il a activement reniée par ses
dires. Il faudrait s’interroger : « qu’a-t-il donc rejeté ? » C’est l’individu qui
déclare manifestement son choix, et l’adopte comme attitude, disant par
exemple : « je renie la dictature ou l’injustice c’est-à-dire que je les
rejette ». Ces choses, on le voit, relèvent de questions humaines et sociales
qui n’ont rien à voir avec le rejet de Dieu. Je peux déclarer explicitement
que je renie la dictature, dans le sens où j’affiche une attitude ouvertement
hostile envers elle.
Cette analyse permet de comprendre la raison pour laquelle, dans les
guerres, l’attribut « impie » est utilisé par les deux parties belligérantes, et
chacune taxe l’autre d’impiété parce qu’elle lui a ouvertement manifesté
son hostilité. Aussi l’inimitié va-t-elle dans ce cas jusqu’à l’usage de la
violence militaire. Avec l’avènement de la mission de Muhammad, le
monothéisme a fait disparaître le culte des idoles et la sacralisation des
statues de pierre, et certains négateurs de sa mission furent appelés
« polythéistes » (mushrikûn) alors que d’autres furent désignés par le mot
« impies » (kuffâr). Cette distinction s’appuie sur le fait que les
polythéistes, bien qu’ils n’aient pas adhéré à son message, n’ont pas
manifesté d’hostilité à son égard que ce soit par les paroles, les actions ou
les attitudes adoptées. Quant aux impies, ils ont rajouté au polythéisme une
conduite hostile. Cette distinction est lisible dans le passage suivant :
É
Les impies faisant partie de ceux qui possèdent les Écritures ainsi que les polythéistes ne veulent pas
qu’une faveur quelconque descende sur vous de la part de votre Seigneur. Mais Dieu accorde sa
grâce à qui Il veut, car il est plein de bonté et il est grand (II, 105).

À travers leur attitude hostile, les impies ont demandé au prophète


d’abandonner sa mission et de suivre leurs croyances, ce à quoi la
révélation a rétorqué en s’adressant au prophète :
Ne cède point aux impies, mais combats-les fortement avec ce livre (XXV, 52).

On voit bien que Dieu lui demande de les combattre, en plus de leur
désobéir, puisque le contexte est celui d’une guerre annoncée de leur part, et
que les rapports entre les parties sont soumis aux lois de la guerre de
l’époque, comme le corrobore ce passage :
Ô Prophète ! Combats les hypocrites et les impies, traite-les avec rigueur. La géhenne est leur
demeure. Quel détestable séjour ! (IX, 73).

Ici, les hypocrites sont traités comme les impies parce que leur double jeu
se manifestait dans leurs conduites ; leur hypocrisie était la traduction d’une
position contenant des paroles et des attitudes hostiles, raison pour laquelle
Dieu demande au prophète de les traiter comme il traite les impies en temps
de guerre. C’est sur cette base-là qu’a été édifiée la distinction entre le
territoire de l’islam et le territoire de l’impiété (ou des ennemis), laquelle
distinction est présente dans les biographies du prophète et les livres
d’histoire de l’islam. Nous estimons, pour notre part, que ces appellations
relèvent purement de l’histoire, et qu’elles n’ont aucun lien avec la religion,
puisque les attributs d’hypocrisie, de polythéisme ou d’impiété présents
dans les récits coraniques narrant la vie du prophète et qui s’appliquent aux
ennemis de ce dernier sont uniquement tributaires de cette période
historique. À ce moment-là, le prophète et ses compagnons étaient en état
de guerre avec ceux qui ont affiché de l’hostilité à leur égard. Les partisans
du prophète se nommaient « musulmans » et leurs ennemis « les impies ».
Pourtant, la sage Révélation a nommé les adeptes du message du prophète
pour cette période et celles qui suivront « les Croyants ». Mais dans
l’histoire ultérieure à la période prophétique, les historiens ont continué à
utiliser les appellations de « musulmans » et d’« impies », et ce malgré le
fait que ces passages coraniques relèvent des récits de vie du prophète, et
qu’ils font partie des narrations historiques semblables aux autres récits sur
les prophètes ; ils ne font donc pas partie du message muhammadien qui
clôt les révélations divines et se caractérise par sa miséricorde. Partant, il
n’est pas possible d’en extraire des mesures législatives, ni de les prendre
comme source d’un raisonnement analogique pour fonder d’autres lois à
d’autres moments de l’histoire, encore moins d’utiliser ces appellations
pour désigner aujourd’hui les belligérants.

Seul Dieu a le droit de punir ceux qui le renient le jour du


jugement dernier
L’idée d’incarner Dieu a toujours été présente dans les esprits à travers
l’histoire, mais elle était exprimée à chaque époque d’une manière
différente, liée à leur niveau de connaissance. Aux différents âges, les
prophètes venaient pour les inviter au dogme de l’unicité de Dieu, et
lorsqu’on arrive à Moïse, nous trouvons ce commandement formulé ainsi :
« Tu ne te feras pas d’idole ni de représentation quelconque » (Exode 20, 4)
parce que la représentation de Dieu était enracinée dans les mentalités de
l’époque. Cela est confirmé dans le Coran, qui raconte l’histoire du
sumérien cherchant à incarner Dieu sous la forme d’un veau à l’époque de
Moïse :
Pendant l’absence de Moïse, son peuple prit pour objet de culte un veau fait de leurs parures. Un
corps inerte qui mugissait (VII, 148).

L’existence de cette idée chez les hommes a continué après l’appel de


Moïse à embrasser le monothéisme. Dieu envoya alors Jésus-Christ afin
d’aider les hommes à dépasser cette idée :
« Je suis le messager de Dieu », disait Jésus, fils de Marie, aux fils d’Israël. « Je viens confirmer le
Livre qui m’a précédé, et vous annoncer la venue d’un messager qui me suivra, et dont le nom est
Ahmed ». Lorsque ce dernier est venu avec des signes évidents, ils se sont écriés : « C’est de la
sorcellerie pure » (LXI, 6).

La confirmation de la Torah par Jésus est en même temps un


renforcement de tous les appels précédents en faveur du monothéisme. Dieu
met dans la bouche de Jésus cette déclaration :
Je viens, dit Jésus aux fils d’Israël, pour confirmer le Pentateuque que vous avez reçu avant moi, et
lever pour vous certaines interdictions. Je viens avec un signe de la part de votre Seigneur. Craignez-
le et obéissez-moi. Il est mon Seigneur et le vôtre. Adorez-le : c’est la voie droite (III, 50-51).
Mais l’appel de Jésus ne rencontra pas un sort favorable, comme le
montre la suite du passage :
Jésus s’aperçut bientôt de l’impiété des Juifs. Il s’écria : « Qui m’assistera dans mon chemin vers
Dieu ? » C’est nous, répondirent les apôtres, qui seront des aides dans la voie de Dieu. Nous croyons
en Dieu, et tu témoigneras que nous nous abandonnons en toute confiance à Lui (III, 52).

Les opinions ayant beaucoup divergé à l’époque de Jésus à propos de sa


nature humaine ou divine, une ou multiple, on peut dire qu’il y eut trois
catégories :
1) Une première catégorie a affirmé la nature divine une du Christ, et
qu’il est l’incarnation de Dieu. Cette doctrine rappelle l’opinion du
sumérien à l’époque de Moïse, et l’idée d’incarnation évolua vers la
personne du Christ après qu’elle eut été appliquée au veau.
2) Une deuxième catégorie a soutenu l’existence de deux natures du
Christ, divine et humaine, certains ayant penché vers le caractère divin,
d’autres vers le caractère humain.
3) Une troisième catégorie a affirmé l’humanité du Christ, et qu’il est le
serviteur de Dieu et Son messager, Son Esprit soufflé à Marie, et que cette
dernière n’est pas la mère de Dieu.
Ces divergences sont narrées dans le texte coranique, de même qu’y sont
décrites les idées sur l’incarnation encore présentes à l’époque dans la
pensée humaine, que ce soit chez les Israélites qui passèrent dans le
christianisme ou chez ceux qui gardèrent leurs propres croyances :
Impie est celui qui dit : « Dieu, c’est le Messie, fils de Marie ». Le Messie n’a-t-il pas dit lui-même :
« Ô enfants d’Israël, adorez Dieu qui est mon Seigneur et le vôtre ? Quiconque associe à Dieu
d’autres dieux, Dieu lui interdira l’entrée du jardin, et sa demeure sera le feu. Les injustes n’auront
point de secours à attendre » (V, 72).
Impie est celui qui dit : « Dieu est un troisième de la Trinité ». Il n’y a point de Dieu si ce n’est le
Dieu unique. S’ils ne désavouent ce qu’ils avancent, un châtiment douloureux atteindra les
impies parmi eux (V, 73).
Ô vous qui avez reçu les Écritures, ne dépassez pas les limites dans votre religion, ne dites de Dieu
que ce qui est vrai. Le Messie, Jésus fils de Marie, est le messager de Dieu et Son verbe qu’il jeta
dans Marie : il est un esprit venant de Dieu. Croyez donc en Dieu et en ses messagers, et ne dites
point : « II y a Trinité ». Cessez de le faire : cela vous sera plus avantageux car Dieu est unique. Loin
de sa gloire qu’Il ait eu un fils. À Lui appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre, et il
répond de toute chose (IV, 171).

Nous devons faire attention ici à la différence qui existe entre le verset
(III, 72) et le verset (III, 73), puisque dans le premier, le texte coranique
interdit aux partisans de la matérialisation de Dieu le paradis, alors que dans
le second, il se limite à la mention du châtiment douloureux qu’auront ceux
qui professent la trinité. Toutefois, dans ce verset, il y a un commentaire
important qui affirme que ce châtiment douloureux touchera la partie impie
parmi eux, non tous ceux qui professent cette croyance. Cela nous ramène
encore une fois à la différence entre l’impiété et le polythéisme, puisque
ceux qui sont convaincus de la doctrine de la trinité sont décrits dans le
texte coranique comme associant à Dieu d’autres divinités, mais ils ne
deviennent impies que lorsqu’ils utilisent ce dogme dans le cadre d’une
conduite belliqueuse, par les paroles ou les actions.
Quant au verset (IV, 171), il décrit toute personne ayant épousé le dogme
de la matérialisation de Dieu et professé la trinité comme quelqu’un de zélé
ou d’excessif (ghuluww). Le « ghuluww » (zèle) est linguistiquement le fait
de dépasser les limites raisonnables dans une affaire quelconque, comme on
le voit dans ce passage :
Dis aux hommes des Écritures : « Ne soyez pas excessifs dans vos dogmes au mépris de la vérité »
(V, 77){211}.

Il faut toutefois noter que contrairement aux versets (V, 72-73), le


discours divin dans le verset (IV, 171) est plus doux, et qu’il ne contient ni
la mention de la privation du paradis (comme dans le verset V, 72), ni la
menace du châtiment, comme dans le verset (V, 73). Ici, le ton est équilibré
et calme : « Cessez de le faire : cela vous sera plus avantageux ». Mais
même dans la sourate V (La Table), nous remarquons qu’il s’agit d’un
discours doux qui ouvre la porte du repentir et la demande de pardon aux
deux premières catégories critiquées à propos de la question de la trinité :
Ne retourneront-ils pas au Seigneur ? N’imploreront-ils pas son pardon ? Il est indulgent et
miséricordieux (V, 74).

Cela montre que la privation du paradis et la punition par le feu, ainsi que
les menaces d’un châtiment douloureux sont réservés uniquement à ceux
qui restent attachés à l’impiété, comme on le voit dans cet autre passage :
Ceux qui mourront dans l’impiété seront frappés de la malédiction de Dieu, des anges et de tous les
hommes (II, 161).

Lorsque nous examinons l’état de l’humanité aujourd’hui, nous


constatons qu’il est bien meilleur s’agissant de cette question de
polythéisme et d’impiété. C’est pour cette raison que nous trouvons risible,
chez certains musulmans d’aujourd’hui, le fait de vouloir combattre le
polythéisme par la destruction des sculptures témoignant de l’histoire des
Anciens tel que le Sphinx en Égypte ou bien en s’opposant à la sculpture,
par peur que les hommes ne se mettent à les adorer, allant jusqu’à songer
que les hommes vont un jour faire des offrandes à la statue de la liberté aux
États-Unis ! Les mentalités des hommes se sont considérablement
éloignées, aujourd’hui, de la représentation matérielle de Dieu comme de
Son incarnation, quelles que soient les communautés religieuses, et la
représentation abstraite s’est enracinée dans leurs esprits ; leurs
connaissances à propos de l’univers et de ses dimensions se sont élargies, et
leurs savoirs sont maintenant plus approfondis pour comprendre les signes
de Dieu. Voilà que les hommes sont loin de l’idolâtrie du paganisme, et
c’est ce qu’Abraham, le père de ceux qui s’abandonnent en toute confiance
à Dieu, nous a légué en nous faisant passer de la représentation matérielle
de Dieu à sa représentation abstraite. Paix à Abraham !
Pour conclure ce chapitre, il faut rappeler que les relations des
communautés religieuses les unes avec les autres doivent être déterminées
par l’estime réciproque fondée sur le respect de la liberté de croyance et de
pensée pour chaque communauté, le fondement des relations entre les
hommes étant le fait de se connaître les uns les autres :
Ô hommes, nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, pour vous partager ensuite en peuples
et en tribus, afin que vous vous connaissiez entre vous. Pour Dieu, les plus dignes d’entre vous sont
les plus pieux. Dieu est savant et instruit de tout (XLIX, 13).

À partir de ce principe, personne n’a le droit de juger une autre personne


en tant que polythéiste ou impie, sauf lorsqu’elle le déclare elle-même. Et
même lorsqu’un individu déclare nier Dieu, et tant qu’il n’utilise pas les
moyens de la violence et de la contrainte pour imposer son idée aux autres,
personne n’a le droit de le punir pour ce qu’il professe. La question de
l’impiété relève de la relation entre l’individu et Dieu ; s’il fait acte de
repentir et demande pardon, il aura saisi une chance divine qui lui est
offerte pour revenir à la foi ; s’il refuse de le faire, c’est à Dieu de décider
de son cas, lui pardonnant ou le punissant selon Sa volonté :
À Dieu appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre, Il pardonne à qui Il veut et châtie celui
qu’Il veut. Il est indulgent et miséricordieux (III, 129).
Puisque la porte du repentir et du retour à la foi est grand ouverte, le
châtiment, ainsi que le fait de pardonner le polythéisme ou l’impiété, sont
des affaires exclusivement divines, et aucun, à part Lui, n’y a droit. Dieu
seul connaît ce qui se cache dans le for intérieur et ce que recèlent les
consciences, et c’est Lui qui juge les hommes le jour du jugement dernier :
Dieu départagera, au jour de la résurrection, les Croyants{212}, les Juifs, les Sabéens, les Chrétiens,
les Mages et les Païens, car Dieu est témoin de toutes choses (XXII, 17).

Mais si l’impiété devient une idéologie imposée aux gens par la force en
tant que régime politique – et cela ne peut avoir lieu que dans un
gouvernement dictatorial –, comme dans l’Union soviétique communiste, il
faut dans ce cas, affronter un tel régime et lutter contre lui en utilisant les
moyens qu’il utilise. Il faut savoir que celui qui exerce la violence sous
couvert de quelque slogan idéologique que ce soit, y compris au nom de la
religion et par désir de contraindre les gens à y adhérer comme le font les
organisations terroristes qui tuent au nom de Dieu, nie Dieu et les valeurs
humaines apportées par l’islam, dont la première est celle de la liberté de
conscience. Affronter de telles idéologies est un devoir et un honneur en
même temps, de la part de toute l’humanité puisqu’il s’agit de groupes
tyranniques utilisant la religion pour atteindre leurs fins et réaliser leurs
ambitions en soumettant les hommes par la violence. Or la religion est au-
delà de tout cela, et exige d’affronter ce type de tyrannie qui veut réduire les
hommes en esclaves (‘abîd ) alors qu’ils sont créés comme des adorateurs
(‘ibâd ) libres. Et puisque Dieu Lui-même n’a pas exercé de contrainte sur
les hommes, personne n’a le droit de le faire, surtout en Son nom.
Il faut remarquer, enfin, que celui qui affiche son hostilité à l’égard d’une
question quelconque (et la rejette donc) doit être traité de la même manière.
L’article de journal est contré par un article de journal, et la caricature est
affrontée par la même chose. Quant à l’expression qui recourt à la violence,
elle est rejetée par toutes les religions puisque la liberté d’exprimer un point
de vue et son contraire est le meilleur moyen pour aborder et analyser les
sujets sur lesquels les hommes divergent. C’est un moyen civilisé, conforme
à l’éthique, et légitime du point de vue de la loi comme de la religion.
En conclusion à ce chapitre, il est utile d’engager quelques réflexions
relatives à la pensée de l’histoire, telle qu’elle peut être dégagée du texte.
Un verset affirme, en effet, la vérité suivante :
Il n’est point de Cité tyrannique que nous ne détruisions ou punissions sévèrement avant le jour de la
résurrection. C’est écrit dans le Livre (XVII, 58){213}.

La loi du déroulement nécessaire de l’histoire des Etats et des sociétés


depuis le message de Muhammad jusqu’au jour du jugement dernier (ère
des cités justes) est, comme nous le dit la sage Révélation, régie par
l’opposition entre l’unidimensionnalité et le pluralisme, la fixité et
l’évolution, que ce soit à l’intérieur d’une seule et même société ou bien
entre les différentes sociétés.
L’unidimensionnalité et la fixité s’opposent donc au pluralisme et à
l’évolution, ce qui signifie que toute société unidimensionnelle et arriérée
porte en elle-même les germes de sa destruction et de la punition qu’elle
subira de l’intérieur ou de l’extérieur d’elle-même. C’est la société qui
donne la possibilité aux facteurs extérieurs d’intervenir dans sa destruction,
et la colonisation constitue l’une des formes de cette intervention.
À l’inverse, toute société pluraliste et évolutive porte en elle-même les
germes du progrès, et suit un mécanisme qui consiste à traverser les crises
économiques, sociales ou politiques tout en ayant les possibilités de les
résoudre. Toutefois, l’unidimensionnalité peut se présenter comme une
solution à la crise au sein d’une société comme on l’a vu avec la naissance
du nazisme en Allemagne après la première guerre mondiale ou du
communisme en Russie, après la chute du Tsar. La plupart des coups d’État
militaires survenus dans les pays arabes et africains après les
indépendances, ainsi que les guerres connues dans l’histoire, qu’elles soient
civiles, régionales ou mondiales, ont été soumises à cette loi.
Il s’avère donc que cette loi constitue un choix pour Dieu (consigné dans
le Livre) mais une nécessité pour nous (c’est écrit, comme le dit le verset).
Il faut comprendre que cette loi de l’histoire fonctionne comme la loi de
l’attraction, c’est-à-dire qu’elle existe indépendamment du fait que nous en
soyons conscients ou non, que nous l’acceptions ou non, que nous fassions
ou non la prière. C’est pour cela qu’en demandant à Dieu dans nos prières
collectives de changer cette loi, Il n’entendra jamais (comme Il n’a jamais
entendu) nos prières puisqu’elles veulent changer Sa loi.
Cette explication de l’histoire est fondée sur une partie du texte révélé,
celle qui est consacrée aux récits des peuples anciens, et qui émane donc de
la partie relative à la prophétie. Il s’agit d’une explication très différente de
ce que propose Marx qui estime que la lutte des classes conduit à la
disparition d’un système politique et à l’émergence d’un autre système, tout
en croyant que la société communiste et matérialiste représente la fin de
l’histoire humaine. Le texte coranique nous enseigne plutôt que la lutte des
classes, le conflit entre les riches et les pauvres, la propriété des moyens de
production conduisent au développement des services au sein de la société,
si bien que les secteurs fondamentaux comme la santé et la vieillesse
jouissent d’une amélioration constante. Il n’est donc pas nécessaire de
supprimer le pluralisme, la propriété privée, et de mettre sur pied un
système unique, avec une seule forme de société généralisée à toute la terre,
puis de considérer que cette fin correspond à l’achèvement de l’histoire.
Tout cela n’est que pure illusion. L’explication coranique diverge aussi de
ce qui fut avancé par Fukuyama à propos de la fin de l’histoire après la
chute du bloc soviétique. Le conflit entre l’unidimensionnalité et le
pluralisme au sein d’une même société ou bien entre les différentes sociétés
continuera jusqu’au jour du jugement dernier. Ainsi, le concept de pôle
unique ne peut être envisagé puisque l’opposition a lieu aujourd’hui entre le
pôle unique (l’unidimensionnalité) et la pluralité des pôles. Même les États-
Unis pourraient être exposés à l’apparition du système unidimensionnel
comme solution aux crises qui les traversent. C’est l’une des formes que le
conflit constitutif de la loi de l’histoire prend au sein des sociétés, des Etats
ou dans le monde. Aussi sommes-nous convaincus que l’histoire humaine
avance vers le progrès et le pluralisme, ce qui implique la destruction du
sous-développement et de l’unidimensionnalité. Certains ont émis les
mêmes vues en affirmant que l’histoire est orientée vers le mieux, mais ils
n’ont pas déterminé le mécanisme sous-tendant ce processus.
La fin de l’histoire a donc lieu lorsque l’homme estime qu’il est devenu
dieu grâce aux progrès réalisés dans le domaine des sciences et des
techniques. C’est à ce stade qu’intervient subitement la fin de la vie sur
terre, ce qui correspond à la sourate XCIX intitulé « Le séisme ». D’après la
sage Révélation, la seule garantie de la continuité du pluralisme et de sa
sauvegarde est de l’implanter dans la conscience collective des individus
pour qu’ils puissent la conserver et affronter les défis du retour de
l’unidimensionnalité. Cette loi de l’histoire fut révélée à Muhammad, et s’il
n’y avait qu’elle comme révélation, elle aurait suffi à faire de lui un
prophète. C’est ce qui fait que les sociologues et les philosophes en sont les
héritiers, alors que les parlements et les législateurs sont les héritiers des
messages célestes.
Chapitre IV
Citoyenneté et allégeance à l’islam

Le monde arabe présente aujourd’hui une scène politique inhabituelle,


dont les conséquences et les effets lointains nous sont encore inconnus.
Plusieurs slogans sont brandis et mis en avant ; certains défendent le
nationalisme, d’autres des tendances politico-religieuses divergentes. Cet
amalgame et cette confusion dans les concepts traduisent en eux-mêmes
l’interférence entre, d’un côté, les appartenances religieuses, doctrinales ou
nationales, et de l’autre, les appartenances politiques au sein de ces États
(qu’ils soient de natures monarchiques, républicaines ou constitutionnelles).
À tel point que cet amalgame a conduit à la disparition des distinctions
entre nation et patrie, religion et État. Pourtant, ces concepts ne sont pas
nouveaux dans notre culture, et ils sont, bien au contraire, aussi anciens que
notre être historique. Mais nous avons besoin de les lire d’une manière
consciente, à partir des textes divins dans lesquels nous allons directement
puiser les significations qu’ils présentent afin de les cerner d’une manière
qui ne laisserait pas planer l’ombre d’un doute sur leur compréhension.

Signification de « communauté », « ethnie » et « peuple »

Dans la vie quotidienne de nos sociétés, ces notions sont fréquemment


utilisées et dans plusieurs domaines, avec des sens présentés tantôt pêle-
mêle en tant qu’équivalents, tantôt comme des contraires. Nous avons donc
besoin de les distinguer totalement sur la base des textes du Livre, afin
d’assimiler les divergences entre ces notions, et la manière d’utiliser
chacune d’entre elles.

La communauté (umma)
Le concept de « communauté » provient de la racine (’MM) qui présente
de nombreuses significations, parmi lesquelles nous trouvons l’idée de
conduite humaine commune. Ce sens est présent dans le verset suivant :
Arrivé à la fontaine de Madian, Moïse y trouva un groupe (umma) d’hommes qui abreuvaient leurs
troupeaux (XXVIII, 23).

Dans ce passage, ce qui réunit ces hommes, c’est une conduite commune
qui est celle d’abreuver le troupeau.
Ce concept a été utilisé au pluriel (umam) dans le sens de conduite
commune aussi bien pour les hommes que pour les animaux, de telle sorte
que nous le trouvons appliqué dans le texte coranique au règne animal :
Il n’y a point de bêtes rampant sur la terre ni d’oiseau volant de ses ailes, qui ne forme une
communauté comme vous. Nous n’avons rien négligé dans le livre. Toutes les créatures seront
rassemblées un jour (VI, 38){214}.

De même, le mot est utilisé pour décrire des communautés humaines plus
primitives, c’est-à-dire avant Noé, et qui étaient des groupes formant
volontairement des sociétés :
Les hommes formaient autrefois une seule communauté. Dieu envoya les prophètes chargés
d’annoncer et d’avertir. Il leur donna un livre contenant la vérité, pour prononcer entre les hommes
sur l’objet de leurs disputes. Or, les hommes ne se mirent à se disputer que par jalousie les uns contre
les autres, et après que les signes évidents leur furent tous donnés. Dieu fut le guide des hommes qui
crurent à la vérité de ce qui était l’objet des disputes avec la permission de Dieu, car il dirige ceux
qu’Il veut vers la voie droite (II, 213).

Puis le terme fut utilisé dans une troisième occurrence à propos des
regroupements humains récents :
Puissiez-vous former une communauté (umma){215} appelant les autres au bien, ordonnant les actions
convenables et défendant les blâmables{216}. Les hommes qui agiront ainsi seront bienheureux (III,
104).

Toutes ces citations montrent que l’existence d’une conduite particulière


au sein d’un groupe, qu’il soit formé d’hommes ou d’animaux, permet de le
désigner par le terme « umma ».
Nous savons aussi qu’avant Noé et les prophètes, les hommes formaient
une seule communauté, puis les groupements humains ont commencé à se
former, créant des divergences entre les cultures et les conduites humaines.
Ce passage du Coran décrit cette étape historique :
Si Dieu avait voulu, il n’aurait fait qu’une seule nation de tous les hommes. Mais ils ne cesseront de
diverger entre eux, excepté ceux à qui Dieu aura accordé Sa miséricorde. Il les a créés pour rester
différents les uns des autres (XI, 118-119).

Cette divergence entre les hommes n’a eu de cesse d’augmenter au


niveau des conduites jusqu’à nos jours, et elle continuera jusqu’à la fin des
temps en raison du progrès réalisé dans les connaissances, les législations et
les habitudes. Les divergences entre les hommes ont commencé à se
manifester au niveau des conduites en raison des différences sur le plan des
mentalités, ce qui a permis l’envoi des prophètes avertisseurs et
annonciateurs, à partir de Noé. D’autres messagers parvinrent aux hommes
au fur et à mesure de l’augmentation de ces divergences. Cette chaîne
formée de prophètes et de messagers s’est reflétée à travers les différents
signes et lois dans la vie de tous les peuples de la terre, ainsi que dans leurs
connaissances et valeurs morales, devenant ainsi des nations différentes les
unes des autres en raison des divergences qui ont affecté leurs cultures et
leurs degrés d’avancement dans la civilisation.
À partir de la détermination de cette signification, nous constatons que
lorsque Dieu demande aux hommes d’accomplir une action commune ou
d’avoir une conviction commune, Il le leur demande en tant qu’ils forment
un groupe ou une communauté comme dans le passage leur demandant
d’appeler les autres au bien (III, 104). Mais lorsqu’il aborde l’évolution
historique, la « umma » est mentionnée dans le contexte de l’évocation de
l’évolution des cultes, des conduites et des lois, ainsi que de leurs
divergences, de la disparition de certaines nations (umma), de l’émergence
d’autres communautés, de la mort de certaines cultures et de la naissance
d’autres nouvelles cultures :
Ces nations ont disparu. Elles ont emporté le prix de leurs œuvres, de même que vous emporterez
celui des vôtres. On ne vous demandera point compte de ce qu’elles ont fait (II, 134).
Chaque nation a son terme. Quand leur terme est arrivé, les hommes ne sauraient ni le reculer ni
l’avancer (VI, 34).
Nous devons remarquer à ce propos que le Texte n’a utilisé le concept de
« umma » en l’appliquant à un individu que dans le cas d’Abraham. Ce
dernier s’est distingué de son peuple et s’est isolé par le culte de l’unicité de
Dieu et l’inclination vers la droiture, devenant ainsi à lui seul une nation
différente de son peuple, comme on le voit dans ce passage :
Abraham est à lui seul une nation, un homme dévoué à Dieu, qui n’était point du nombre de ceux qui
Lui donnaient des égaux (XVI, 120){217}.

L’ethnie
Le mot « qawm », (gens) est supérieur à celui de « umma » dans le texte
coranique, de même qu’il désigne un stade temporel postérieur à ceux qui
ont été désignés par ce dernier mot. Nous trouvons la confirmation de cette
idée à partir de ces citations :
Le mot « qawm » désignant le groupe d’individus se trouve dans
ce passage :
Des hommes du peuple (qawm) de Loth se portèrent en foule chez lui, ils commettaient des
turpitudes. Il leur dit : « Voici mes filles, dit Loth, il serait moins impur d’abuser d’elles. Ne me
déshonorez pas dans mes hôtes. Y a-t-il un homme droit parmi vous ? » (XI, 78)

Il faut savoir que le sens de « qawm » dans le verset renvoie


exclusivement aux mâles, puisque le verset se termine par la mention des
hommes.
1. Un groupe de gens doués de raison, formé d’hommes et de femmes,
dans un milieu social déterminé. Cette appellation concerne aussi le début
du cycle de la prophétie avec Noé :
Nous envoyâmes Noé à son peuple, et Nous lui dîmes : « Va avertir ton peuple avant que le châtiment
douloureux tombe sur eux ». « Ô mon peuple ! dit Noé, je suis le véritable messager chargé de vous
avertir » (LXXI, 1-2).

2. Un groupe de gens doués de raison, ayant une langue commune


(koïnè), comme on le voit dans ce passage :
Tous nos messagers parlèrent la langue des peuples qu’ils prêchaient, afin de se rendre intelligibles
(XIV, 4).
Remarquons ici comment le mot « qawm » a été défini à partir de la
langue, et de quelle manière le fait de se faire comprendre a été cerné à
partir de l’idée d’exposition (bayân) qui est la fonction de la langue.
Si nous entrons dans l’explication détaillée des deuxième et troisième
sens, nous comprenons que le peuple est un groupe de gens doués de raison,
ayant une langue commune que le Texte a mentionnée par le terme
« lisân ». En reconstruisant les étapes historiques de la formation de
l’humanité selon le cycle de la prophétie, nous constatons que les hommes
formaient une seule nation (umma), puis ont divergé en plusieurs nations
ayant des cultures et des lois différentes les unes des autres. Et puisque la
culture a besoin d’une langue, les hommes ont formé des ethnies également
divergentes, selon leurs cultures. Le sens de communauté (umma) est
historiquement antérieur à celui des formations ethniques (qawmiyya) vu
que la umma a pu désigner les conduites instinctives des animaux et que le
terme fut appliqué ultérieurement à la conduite raisonnable et consciente.
Cela montre que les deux termes traduisent l’évolution des types de
rassemblement et la diversification des cultures qui ont fait des hommes des
nations différentes. Toutefois, en plus des cultures, ils ont divergé de par
leurs langues, formant ainsi des ethnies.
Le groupement ethnique est donc un attribut inhérent à tout groupe
humain ayant une langue commune permettant à ses membres de
communiquer. Ainsi, il ne peut exister d’Arabes sans ethnie arabe, ni
d’ethnie arabe sans langue arabe. L’ethnie arabe est, de ce point de vue là,
une existence réelle et non pas illusoire, qui a sa propre existence à l’instar
des autres ethnies : turque, kurde, anglaise, etc. L’ethnie ou nation arabe est
donc l’appartenance consciente au peuple arabe du point de vue de la
langue et de la culture.

Le peuple (sha‘b)
Le concept de peuple provient de la racine (Sh‘B) qui contient des sens
antonymes. Aussi signifie-t-elle à la fois l’union et la dispersion. Ce dernier
sens est présent dans ce passage :
Allez en ces lieux où l’ombre se projettera dans trois sens différents (shu‘ab) (LXXVII, 30).

Cette signification est encore plus claire dans l’expression « tasha‘‘abba


al-amr », l’affaire s’est compliquée, c’est-à-dire qu’elle est partie dans tous
les sens. Mais le terme peut prêter à confusion, et désigner à la fois l’unité
et la séparation comme on le voit dans ce passage coranique :
Ô hommes, nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, pour vous partager ensuite en peuples
(shu‘ûb) et en tribus, afin que vous vous connaissiez entre vous. Pour Dieu, les plus dignes d’entre
vous sont les plus pieux. Dieu est savant et instruit de tout (XLIX, 13).

Dans ce verset, il est fait mention des peuples et des tribus, mais ne cite
les communautés et les ethnies ne sont pas citées parce qu’elles sont
englobées dans les notions de « peuple » et de « tribu ». Le peuple est donc
un groupe de gens doués de raison (d’où l’interpellation : « Ô hommes »),
qui peuvent avoir une seule langue commune ou bien plusieurs langues,
puisqu’ils peuvent appartenir à une seule ou à plusieurs ethnies et former ou
bien une seule nation marquée par la communauté au niveau de leurs
conduites, ou bien des nations différentes, selon la diversité de leurs
conduites culturelles et religieuses. De ce fait, le sens du mot « sha‘b »
(peuple) qui est formé d’une seule ou de plusieurs nations, d’un seul ou de
plusieurs groupes de gens, est plus large que le sens de communauté et
d’ethnie qu’il tend à englober tous les deux{218}.
Lors de l’avènement de l’islam, les Arabes formaient de nombreuses
tribus bien qu’ils fussent de la même ethnie, de telle sorte que chaque tribu
pouvait englober plusieurs clans et que les clans contenaient de nombreuses
familles. Chaque tribu avait son espace propre lui permettant d’en tirer sa
subsistance ; elle le défendait contre les autres tribus, ou bien razziait les
autres espaces tribaux pendant la disette et au moment de la raréfaction des
vivres. Chaque tribu possédait un chef, un conseil et des guerriers, ce qui
formait un système complet incarnant l’autorité tribale – malgré son
caractère primitif –, et permettait de défendre son espace vital. Lorsqu’il
arrive à certaines tribus de s’unir, que ce soit de leur plein gré ou contre leur
gré, et d’intégrer ces espaces de vie les uns dans les autres, elles forment un
peuple doté de lois économiques et juridiques propres, et un espace
territorial unifié dont les frontières représentent la patrie. La patrie et le
peuple sont donc unis organiquement excluant ainsi toute possibilité de les
séparer, alors que l’ethnie et la nation sont des éléments intégrés dans la
structure du peuple.
Afin de comprendre le sens du peuple, il faut le relier à une autre
signification qui a connu un degré extrême de progrès, à savoir l’État. Le
fait que ce dernier soit doté d’une existence économique et politique permet
de comprendre comment l’ethnie et la communauté peuvent être réunies
dans le concept de « peuple », et de quelle manière une communauté (dotée
de mœurs particulières et d’une certaine culture comprenant aussi les
orientations religieuses) peut contenir plusieurs communautés linguistiques
divergentes, enfin, comment le groupe linguistique peut intégrer des nations
différentes (des cultures divergentes, comprenant également les orientations
religieuses). Un peuple est donc fondé sur le fait que les différents individus
qui le composent coexistent au sein de lois sociales, économiques et
juridiques identiques, au sein d’un même État. En effet, un peuple contient
des groupes différents d’individus ayant des divergences entre eux, que ce
soit en raison de la culture (faisant en sorte qu’il y ait plusieurs
communautés au sein d’un même peuple, dotées chacune de sa propre
culture) ou bien en raison des divergences linguistiques (les groupes
linguistiques) dotés chacun de particularités au sein d’un même peuple.
Mais ces groupes pourraient aussi interférer les uns dans les autres de telle
sorte qu’on peut trouver dans la même ethnie plusieurs nations, et dans une
nation plusieurs ethnies. Toutefois, tous ces groupes sont soumis à l’autorité
de l’État et de ses lois. Les membres d’un même peuple, avec toutes les
divergences qui marquent leurs nations et ethnies sont unis par des liens
conscients et des intérêts communs exprimés par les codes législatifs et
juridiques présents sur un espace territorial leur appartenant tous, et
également appelé « patrie ». C’est l’autorité étatique qui organise entre eux
ces liens, en leur imposant, à tous, sa propre loi au sein de son espace
territorial.

L’allégeance à l’islam est une allégeance aux valeurs humaines

L’abandon en toute confiance à Dieu (islâm), avec toutes les


communautés religieuses qui le représentent, incite à la construction d’un
état civil et appelle avec insistance à le faire, mais sans tomber dans les
slogans creux. En effet, cette religion contient le pacte humain permettant
d’édifier un tel État, et ce pacte n’est autre que les valeurs humaines
suprêmes qui incarnent la nature humaine originelle, et servent, sur la base
de leur naturalité et stabilité, à construire l’État dans ce sens. Quant aux
changements politiques affectant ce dernier, la religion les a laissés aux
hommes pour qu’ils les gèrent selon leurs volontés et en fonction de ce qui
convient à leurs intérêts et à leurs nécessités. À partir de ce postulat, nous
pensons que nous avons réellement besoin de comprendre les notions
d’alliance et de désaveu telles qu’elles figurent dans le Coran, et sans suivre
les avis actuellement en vogue{219}. Nous comprendrons alors comment le
Texte nous exhorte à construire un État civil fort, et comment la religion
qu’il prône n’empêche pas son advenue.

Signification de l’alliance et du désaveu (« al-walâ’ wa l-barâ’ »)


Le mot « walâ’ » provient d’une racine (WLY ) qui désigne en langue
arabe deux choses contraires, le fait de suivre en acquiesçant, comme dans
ce verset : « Ceux qui prennent pour alliés Dieu, Son messager et les
Croyants sont comme le parti de Dieu ; la victoire est à eux » (V, 56) ou
bien le fait d’abandonner en se détournant de quelqu’un ou de quelque
chose : « Quand tu prononces dans le Coran le nom du Dieu unique, ils
tournent le dos et s’éloignent (« wallaw ») avec aversion » (XVII, 46). Le
« waliyy » (patron, protecteur) est le seigneur suivi, alors que le « mawlâ »
est le suiveur qui acquiesce aux ordres et défenses de son maître{220}. À
propos du « waliyy », le Texte dit :
Dieu est le protecteur (mawlâ) de ceux qui croient, Il les fera passer des ténèbres à la lumière (II,
257).

Quant au sens de « waliyy » /pl. « awliyâ’ » (allié), on peut citer ce


passage :
Les alliés de Dieu n’ont pas à être inquiétés ni à s’affliger (X, 62).

S’allier aux autres constitue un lien social et humain qui peut émerger
chez l’individu désireux d’avoir un maître qu’il suivra dans tous ce qu’il
fait. Puis la relation devient une conduite pratique, sous-tendue par une
pensée théorique. Lorsque le maître suivi est un seul pour un groupe de
personnes vers lequel il dirige ses regards, alors les conduites sont
homogénéisées et deviennent une conduite sociale. L’alliance devient alors
commune, et la communauté s’appelle nation (umma). Celle-ci devient à
son tour, comme nous l’avions définie plus haut, un groupe de gens unis par
des mœurs communes et consciemment suivies. Il s’agit là d’une conduite
naturelle chez l’homme dont on peut déceler les traces depuis son existence
en tant qu’hominidé dans le monde animal avant l’humanisation et avant le
souffle spirituel qui lui fut envoyé et qui en fit le vicaire de Dieu sur terre.
Ce penchant instinctif à s’allier aux autres a pris d’autres formes avec
l’évolution de l’homme en tant qu’être social, donnant ainsi l’alliance
familiale, comme il est cité dans ce passage :
Noé cria alors vers son Seigneur et dit : « Ô mon Seigneur ! Mon fils est de ma famille (ahl ). Tes
promesses sont véritables, et tu es le meilleur des juges » (XI, 45).

Puis nous trouvons l’alliance clanique comme le montre le passage


suivant : « Prêche tes plus proches parents (“‘ashîra”) » (XXVI, 214), puis
l’alliance tribale, enfin celle qu’on rencontre au sein du peuple.
Pour les familles, les clans ou les tribus, les alliances sont fondées sur le
lignage, et c’est la forme la plus proche de l’alliance ethnique, alors que
l’alliance nationale s’appuie sur la langue, qui peut accompagner ou non
l’allégeance familiale, clanique ou tribale. Les gens unis par la langue
peuvent être ou non du même lignage. Mais dans tout cela, l’allégeance est
naturelle puisqu’elle tourne autour de coutumes dominantes et de traditions
héritées. C’est pour cette raison que les révélations célestes, à commencer
par Noé jusqu’à arriver à Muhammad et en passant par Abraham, Moïse,
Jésus ou d’autres prophètes et messagers, ont été faites, généralement, pour
améliorer ces types d’allégeances et les fixer dans le cadre de la
connaissance mutuelle entre les peuples. Les interactions langagières et le
vivre ensemble soutenu par un climat d’entraide pour faire le bien et
accomplir des œuvres pieuses ont favorisé ce progrès. C’est à cela que fait
allusion le verset (XLIX, 13) cité et commenté plus haut.
En ce qui concerne la notion de « barâ’ » (désaveu), elle signifie dans le
texte coranique le fait d’abandonner et de tourner le dos, comme le montre
l’expression « tabarra’a min l-amr » qui signifie se détourner de l’affaire.
On voit ce sens ici :
Souviens-toi de ce que dit Abraham à son père et à son peuple : « Je répudie tout lien (barâ’) avec ce
que vous adorez » (XLIII, 26).

Dans l’expression « tabarra’a min l-shakhs » (désavouer un individu, se


détacher de tout lien avec lui), le verbe signifie renier la relation avec lui et
rompre les liens. Il faut savoir que le désaveu est, à l’instar de l’alliance,
une relation humaine et sociale se faisant par choix. Elle commence ainsi
chez l’individu comme idée abstraite lorsqu’il décide de désavouer quelque
chose d’opposé à ses convictions ou bien de se détourner d’une personne
qui a commis des choses l’ayant obligé à le désavouer. Cette décision de
principe se mue ensuite en conduite pratique. Toutefois, si le mot « walâ’ »
a deux sens (s’allier et se détourner), le mot « barâ’ » désigne uniquement
le fait d’abandonner et de désavouer. Il nous reste à faire une remarque sur
ce dernier terme, à savoir qu’en tant que conduite humaine, il possède des
limites qui définissent son espace et sa nature. Il s’agit de limites
supérieures qu’on ne peut franchir dans un mouvement ascendant, et de
limites inférieures qu’on ne peut dépasser dans un mouvement descendant.
En effet, lorsque la chose franchit les limites qui lui sont assignées, elle se
transforme en son contraire et en dépassant les bornes, on tombe dans le
défendu. Ainsi le courage qui est loué, dès qu’il dépasse les limites devient
une témérité blâmable ; la temporisation peut devenir hésitation, la libéralité
un gaspillage, la confiance en soi une folie des grandeurs, et les rêves des
illusions. Les limites assignées au désaveu sont clairement exprimées dans
ces deux passages (à partir de la relation parents/enfants). Dans son
testament à son fils, Loqman dit :
Si tes parents font pression sur toi pour associer à Dieu ce que tu ne sais pas, ne leur obéis point.
Mais veille à adopter avec eux un comportement convenable dans ce monde (XXXI, 15).
Abraham n’implorait le pardon de Dieu pour son père que parce qu’il le lui avait promis. Mais quand
il lui fut démontré qu’il était l’ennemi de Dieu, il le désavoua (tabarra’a). Il était pourtant un cœur
sensible doué de longanimité (IX, 114).

Le premier verset (XXXI, 15) aborde un différend et une divergence


d’opinions entre les générations, raison pour laquelle les deux parents
tentent de toutes leurs forces d’amener leur enfant à leur horizon de
croyance. Dans ce cas précis, le conseil divin s’adresse à l’enfant pour qu’il
ne cède pas à l’autorité parentale, tout en lui demandant de continuer à
traiter ses parents avec bienveillance. Ici, il n’y a point de désaveu ni
d’abandon, mais un ordre de les traiter avec respect.
Quant au verset (IX, 114), il aborde Abraham et sa position à l’égard
d’Azar, la personne qui l’a élevé et éduqué, après que ce dernier eut affiché
son hostilité pour son fils. Dans ce cas précis, la légitimité du désaveu se
fonde sur une condition que nous lisons dans le verset, à savoir l’affichage
de l’hostilité. C’est ce que montre la proposition : « quand il lui fut
démontré qu’il était l’ennemi de Dieu ». Bien qu’Abraham ait eu raison, par
allégeance au Dieu un, de formuler un désaveu des liens de parenté parce
que son père l’a pris pour ennemi simplement pour avoir cru en Dieu, nous
constatons que sa foi en Dieu et l’expression de son allégeance à Lui ne
l’ont pas amené à être ingrat envers son père ni à nier les efforts de ce
dernier pour l’élever et l’éduquer. Aussi a-t-il été attristé par la situation, et
implora-t-il le pardon et la clémence pour son père. La longanimité et la
patience sont restées le critère de son désaveu, ce à quoi fait précisément
allusion la fin du verset (IX, 114).
Puisqu’on a compris que l’alliance ou le désaveu sont présents dans les
sociétés arabes depuis l’Antiquité, il faut noter que les usages des deux
notions ont changé en fonction des liens sociaux unissant les groupes, qu’ils
soient familiaux, claniques, tribaux, communautaires ou nationaux. Avant
l’islam, la chose fut connue au niveau des familles, et l’alliance se faisait de
deux manières : l’adoption, ou l’attribution du patronyme, alors que le
désaveu se faisait par l’exclusion (khal‘) hors du clan.
Dans l’ère antéislamique, note al-Zamakhsharî, lorsqu’un fils se montre dominateur ou qu’il cause
des nuisances à son clan, son père l’amène à la foire annuelle où se réunissent tous les Arabes, puis
fait cette annonce : « Ô vous les hommes ! Voici mon fils que je viens d’exclure du clan ; s’il commet
un meurtre, je ne puis me porter garant ; s’il est victime, je ne demanderai rien ». Cela veut dire qu’il
désavoue publiquement (tabarra’a) son fils{221}.

Historiquement, l’alliance et le désaveu au niveau tribal sont exactement


semblables à ce qu’ils le sont au niveau de la famille ou du clan, avec une
différence qui consiste dans le fait que l’allégeance faite à une tribu se
faisait par l’adoption de son patronyme ou par un pacte politique, de telle
sorte que l’on faisait partie intégrante de la tribu, comme si l’on en
descendait par la lignée et par le sang. Seuls les esclaves n’avaient pas le
droit à cette procédure parce qu’ils n’avaient pas la possibilité de s’affilier
ou de s’allier à d’autres personnes que leurs propriétaires. Le désaveu, lui,
se faisait par l’exclusion de l’individu en dehors de sa tribu, en raison d’une
action contraire aux mœurs, de son opposition à l’une de ses coutumes, ou
de l’abandon de ses dieux.
Tout cela fait que l’allégeance comme le désaveu sont liés à un sujet
quelconque, puisque nous ne pouvons pas avancer de manière absolue que
l’on s’allie à quelqu’un ou qu’on le désavoue, sans préciser l’objet
particulier auquel se rattache ce choix. Il n’est pas possible, dès lors, qu’il y
ait une alliance ou une non-alliance de manière absolue, sans raison
déterminée, comment on le voit se pratiquer chez les jihadistes qui
brandissent ce principe à propos de l’islam. Essayons donc, maintenant que
le sens des deux notions est explicité d’un point de vue linguistique, de voir
ce qu’elles recouvrent sur le plan théologique.
Comment faire en sorte que l’allégeance à l’islam soit une
allégeance aux valeurs humaines ?
Au niveau de la famille, l’allégeance se fait sur le mode de la miséricorde
et de la tendresse réciproquement exprimées, ainsi que par l’amour et
l’entraide qui unissent ses membres, indépendamment de leurs
appartenances doctrinales ou politiques. Quant au désaveu, il consiste à
défendre les membres de la famille lorsqu’elle subit une agression ou une
injustice de la part des autres. Cette défense se fait par les moyens permis
dans la presse, les tribunaux, les discours, qu’ils soient conciliants ou
verbalement agressifs. Enfin, cela se fait par l’entraide matérielle chez les
membres de la famille, ce qui est communément appelé « l’observation des
liens de parenté » (silat al-rahim).
Dans le cas de la communauté (umma), l’allégeance se réalise grâce à
l’accomplissement des conduites communes aux individus qui la
composent, alors que le désaveu consiste à se détourner de cette conduite.
Les adeptes du message de Muhammad par exemple forment la
communauté muhammadienne, que Dieu a désignée dans son Livre par
« les Croyants », et ce parce qu’ils avaient une seule orientation pour la
prière et qu’ils pratiquaient les mêmes rites, à la différence des autres
communautés présentes à l’époque en Arabie. Le fait de faire acte
d’allégeance à cette communauté consistera dans l’accomplissement de tous
ses rites : prière, jeûne, aumône, et pèlerinage. À partir de là, l’ethnie
n’entre pas en conflit avec la communauté (umma), puisque dans une seule
communauté, il peut y avoir plusieurs ethnies, et la seule ethnie peut
englober des communautés différentes, comme les Arabes musulmans, et
les Arabes chrétiens. L’allégeance à chacune des sphères n’entraîne pas non
plus un conflit de ces sphères les unes avec les autres. Être lié à sa famille
ne contredit pas le lien d’appartenance à la communauté ou à la nation.
Chaque sphère possède en effet son espace propre et les usages positifs qui
lui sont inhérents. Affirmer son allégeance à la nation, par exemple, permet
de préserver la langue de la disparition et de ce point de vue là, les liens
entre nations doivent être fondés sur l’échange culturel et non sur
l’imposition d’une langue par la force. De même, ce type de lien, lorsqu’il
est affirmé, permet de répandre les centres culturels et les écoles qui font
apprendre les langues étrangères.
Nous pouvons donc trouver, au sein d’un État, plusieurs communautés
qui coexistent et leurs relations peuvent certes connaître des heurts parfois,
mais elles ne sont pas nécessairement conflictuelles ou belliqueuses. Les
cultes religieux sont des conduites individuelles dans lesquelles l’autorité de
l’État ne peut intervenir ni pour permettre, ni pour défendre. Ils rentrent
donc dans le cadre des libertés personnelles de l’individu, et pour préserver
la sacralité des cultes, il ne faut pas qu’ils aient un lien avec les
gouvernements ou la politique au sein de la société, quelle qu’elle soit. Il est
donc possible, pour plusieurs communautés religieuses, de coexister au sein
d’un même État, de même qu’il est possible pour une communauté de vivre
dans différents Etats. La communauté muhammadienne par exemple vit
dans plusieurs Etats arabes, de même qu’elle se trouve dans d’autres Etats
partout dans le monde. Le premier critère pour la conduite entre les
hommes doit donc rester celui des valeurs humaines, quels que soient les
types de communautés ou d’ethnies envisagées.
Les valeurs humaines sont donc le fondement solide sur lequel il faut
bâtir les sociétés humaines. La religion de l’islam primordial qui se
confond, comme nous l’avons montré, avec ces mêmes valeurs et en défend
l’enracinement puisqu’elle les considère comme naturelles à tous les
humains, favorise les liens sociaux et consolide l’État. En se soumettant à
ces valeurs, l’homme se soumet au pouvoir de sa conscience qui l’aide à
coexister avec autrui dans quelque État que ce soit, avec toutes ses
composantes communautaires et nationales divergentes. Par-là se manifeste
l’élévation de la religion de l’islam primordial qui apprend aux hommes,
quelles que soient leurs communautés religieuses (milla) la manière de
profiter de ces valeurs avec les autres dans un cadre déterminé par le respect
mutuel. Quant aux cultes, ils n’ont rien à voir avec les valeurs humaines,
puisqu’ils constituent des liens d’adoration entre l’homme et Dieu, que
chaque communauté religieuse pratique à sa manière, et qui ne rentre
nullement en conflit avec l’humanité. L’islam primordial est donc fondé sur
le pluralisme intégrant différentes communautés et le changement au niveau
des législations, ce qui correspond à l’état des habitants de la terre et des
Etats du monde entier.
À la lumière de ce qui précède, nous comprenons ce propos contenant les
deux notions d’allégeance et de désaveu :
Que les Croyants ne prennent point pour alliés des impies plutôt que d’autres Croyants. Ceux qui le
feraient ne doivent rien espérer de la part de Dieu (III, 28).
Ce verset contient l’idée selon laquelle l’alliance et le désaveu en matière
de religion se réalisent lorsque les Croyants sont les uns les alliés des autres
et qu’ils désavouent les impies. Mais pour comprendre le sens ici visé, nous
devons croiser ce passage avec cet autre verset :
Point de contrainte (ikrâh) en matière de religion. La vérité se distingue assez de l’erreur. Celui qui
renie les formes de tyrannie (tâghût) et croit en Dieu aura saisi une anse solide à l’abri de toute
brisure. Dieu entend et connaît tout (II, 256).

Cette mise en relation des deux passages nous permet de comprendre que
le verset (III, 28) ne signifie pas seulement les croyants adeptes de
l’enseignement de Muhammad, mais tous ceux qui croient en Dieu et au
jugement dernier et accomplissent les bonnes actions, c’est-à-dire tous ceux
qui s’abandonnent en toute confiance à Dieu (muslim) quelles que soient
leurs communautés religieuses. En effet, la foi dont il est question dans le
verset (II, 256) signifie le fait de s’engager à respecter les valeurs humaines,
et c’est bien le sens de la foi en Dieu, auquel le verset incite les hommes. Il
s’agit donc de la foi qui est synonyme de rejet de la tyrannie (kufr bi l-
tâghût), sous toutes ses formes. C’est un principe universel qu’on retrouve
dans toutes les communautés religieuses, puisqu’elles appellent à suivre un
seul message divin qui consiste à croire en Dieu, au jour du jugement
dernier et à accomplir les bonnes actions. À partir de là, le verset (III, 28),
en appelant tous les musulmans à être les alliés les uns des autres, affirme
l’attachement aux significations humaines élevées prônées par l’islam
primordial, et impliquant d’observer des principes comme la liberté.
Appeler à ne pas s’allier avec les impies, signifie qu’il faut désavouer ceux
qui rejettent ces mêmes valeurs humaines et qui ne veulent pas les respecter,
ni respecter les libertés d’autrui. Ceux qu’il faut désavouer sont donc les
tyrans, leurs alliés et ceux qui les soutiennent. Ici, nous remarquons la
précision de la sage Révélation que nous avons enregistrée à plusieurs
reprises : l’impiété incarne ici une attitude ouvertement hostile affichée
contre ceux qui croient en la liberté ; ces cibles sont les tyrans, leurs alliés
et leurs adeptes. Il est donc naturel que ceux qui s’abandonnent en toute
confiance à Dieu, avec toutes leurs communautés religieuses, les
désavouent et qu’ils affichent à leur égard une attitude ouvertement et
publiquement hostile, afin de ne pas en faire des alliés ni établir avec eux
des amitiés. Le verset précise donc que le fait de prendre les impies comme
des alliés aidera à la propagation de la tyrannie, surtout en l’absence de
relations fondées sur les valeurs humaines, à la tête desquelles se trouve la
liberté. À partir de là, l’homme doit d’abord afficher son allégeance à
l’égard de son semblable, dès lors qu’il est adepte des valeurs humaines et
qu’il les respecte indépendamment de sa communauté religieuse ou de son
ethnie. C’est le moyen de réaliser le respect réciproque entre tous, et de
préserver les droits de tous. Inversement, l’homme doit désavouer tous ceux
qui croient en la tyrannie, sous toutes ses formes, parce qu’elle appelle à
rabaisser la dignité des autres, à bafouer leurs droits et à les empêcher d’en
jouir. C’est cela la véritable signification de l’allégeance et du désaveu en
matière de religion : elle reflète l’universalité de l’islam primordial, et le
fait qu’il n’est pas enfermé dans une coquille historique ou géographique
déterminée. Par-là, le sens le plus élevé de l’allégeance religieuse devient
synonyme d’allégeance à l’humain, puisque l’islam primordial est une
religion humaine qui appelle à des valeurs humaines universelles.

La citoyenneté (l’allégeance à l’égard de la patrie ou du foyer


territorial)

Quelle que soit sa communauté religieuse, l’homme qui réside dans un


pays quelconque a besoin de déterminer la nature de ses relations avec
autrui sur le plan politique, économique, social ou intellectuel. Cette
nécessité se fait d’autant plus ressentir que nous sommes à l’ère de la
mondialisation et de l’universalisation qui s’imposent à nous avec force à
l’heure actuelle. Ici se pose une question : comment l’individu doit-il se
comporter à l’égard de sa patrie mère ou la patrie dans laquelle il réside ?
Pour y répondre, nous devons d’abord comprendre ce que signifie la patrie
pour l’homme.

Le foyer territorial (dâr/diyâr) ou la patrie


Le terme de « peuple » n’a pas désigné, dans le texte coranique, les
époques antérieures à celles de l’avènement du prophète de l’islam, puisque
le peuple est le groupement humain le plus évolué et qu’il est situé au-
dessus de la communauté comme de l’ethnie. L’individu au sein du peuple
est le citoyen. La première formation d’un peuple dans la péninsule
arabique eut lieu après l’émigration (l’hégire) du prophète et de ses
compagnons quand, en arrivant à Yathrib, l’ancienne Médine, il rédigea
avec les Juifs une charte dans laquelle il écrivit d’abord que les Croyants
(les adeptes de son message) sont une communauté, et que les Juifs sont
une communauté, que les deux sont égales en droits et obligations, et que le
prophète possède l’autorité sur elles{222}. Ici, nous remarquons un point
important qui consiste dans le fait d’appeler ses Compagnons par
« communauté » (umma) et les Juifs également par « communauté », alors
que toutes les deux vivaient dans un seul endroit qui est Yathrib. Cette
reconnaissance de la communauté est corroborée par l’établissement d’une
égalité au niveau des droits et des obligations entre les deux groupes. Cela
nous permet de comprendre que le premier peuple arabe, dans le sens civil
du terme, s’est formé à Yathrib, et c’est sur cette base de l’invention de la
citoyenneté que le prophète l’appela « Madîna » (Médine, Cité). L’État est
en effet une personne morale qui s’établit à partir de l’association des
individus qui représentent le peuple à un endroit géographique déterminé, et
qui obéissent à l’autorité chargée de diriger leurs affaires courantes, une fois
qu’ils sont tous soumis à la Loi qu’elle leur impose. À partir de là, le peuple
est l’ensemble des gens formant une seule ou plusieurs communautés, une
seule ou plusieurs ethnies, et vivant tous dans le cadre d’un système
juridique et économique unifié, sur un territoire déterminé appelé « patrie »
(foyer territorial).
Nous comprenons alors que la patrie se compose de trois éléments : le
peuple, l’autorité, et les limites géographiques déterminées. Pour assurer la
tranquillité au sein de la patrie, il faut observer le principe de l’allégeance à
la patrie ou ce qu’on appelle la citoyenneté. C’est une allégeance qui
n’entre pas en conflit avec l’allégeance à une communauté, une nation, ou
une religion. Prenons comme exemple de peuple les habitants des États-
Unis :
1. Ces habitants comptent un groupe de musulmans adeptes de la voie de
Muhammad et leur allégeance sur le plan communautaire religieux va à la
nation muhammadienne, comme le montre le fait qu’ils se dirigent, dans la
prière, vers La Mecque et qu’ils font le Ramadan par exemple.
2. Une partie seulement de ces musulmans est ethniquement arabe, et ils
parlent l’arabe dans leurs maisons, et l’anglais au travail, sans qu’il y ait de
contradiction dans ce mode de vie. Leur allégeance va, quand ils sont dans
leurs foyers, à la langue arabe qui est leur langue maternelle. Il en va de
même des Turcs, des Perses, etc.
3. Tous ces groupes sont des citoyens américains et une partie du peuple
des États-Unis. Leur allégeance politique va aux États-Unis d’Amérique,
ainsi que l’ensemble de leurs intérêts. Ils sont fidèles à la Loi dont
l’application est en vigueur dans ces territoires, et ils la respectent parce que
l’intérêt du peuple américain est pour eux au-dessus de l’intérêt de tout
autre peuple. Aussi estimons-nous qu’il n’y a aucun conflit entre ces trois
ordres d’allégeance, et cela peut être appliqué analogiquement à tous les
pays du monde.
Étant donné que l’allégeance à l’islam est d’abord une fidélité aux
valeurs humaines, il a la précellence sur les autres puisque les valeurs
humaines jouissent d’un statut élevé, et que l’islam nous y exhorte. Ces
valeurs sont le point commun entre toutes les communautés religieuses
(umma/umam) et se situent au-delà des orientations idéologiques et
politiques. C’est un acquis humain qu’on ne peut jamais abandonner et tous
doivent y adhérer puisqu’il est cœur des révélations célestes.
Quant aux autres formes d’allégeance, elles viennent après celle qu’on
affiche à l’égard des valeurs humaines, et ne se contredisent pas entre elles.
Elles sont disposées dans l’ordre suivant : après les valeurs humaines vient
la loyauté envers la patrie, comme nous allons l’expliquer plus loin, puis
l’allégeance à l’égard du groupe ethnique, enfin l’allégeance à l’égard de la
communauté religieuse particulière. Le croyant adepte de la voie
muhmmadienne par exemple doit d’abord être fidèle aux valeurs humaines,
puis suivre les cultes propres à sa communauté ; celui qui, parmi les gens du
Livre, s’abandonne en toute confiance à Dieu, doit à son tour être fidèle aux
valeurs humaines puis aux cultes de sa communauté. Dans toutes les
communautés religieuses formant l’islam primordial, l’idée de désaveu doit
concerner le crime qui est le contraire du mot « islâm » comme expliqué
précédemment. Tous ceux qui s’abandonnent en toute confiance à Dieu
(musulmans), avec toutes leurs communautés religieuses, doivent désavouer
la tyrannie, ses suppôts et ses adeptes parce que ces derniers ont rompu
définitivement le lien avec Dieu, et qu’il n’est plus possible de réparer ce
qui a été brisé par la négation des éléments qui constituent cette religion.
Après cette allégeance vient celle qui concerne l’ethnie (qawmiyya).
C’est une allégeance qui aide à conserver l’identité de chaque homme quel
que soit le pays dans lequel il vit et quelle que soit sa communauté
religieuse, car elle lui permet de conserver le lien avec la langue maternelle.
À ce type d’allégeance ne correspond aucune forme de désaveu.
Comment la citoyenneté doit-elle être ?
Les liens entre les individus dans chaque pays du monde doivent être
fondés sur les valeurs humaines auxquels tous les individus affichent leur
loyauté en les respectant et en les pratiquant, tout en désavouant,
inversement, le crime, les criminels, et les leurs idées tyranniques et
destructrices pour toute société. Seule la loi y régnera en maître et elle est
respectée par tous, les gouvernants comme les gouvernés, afin d’assurer la
stabilité au sein de l’État.
Mais plusieurs problèmes émergent dans n’importe quel État dès lors que
les allégeances inférieures à celles de la citoyenneté, telles que l’allégeance
à l’ethnie ou à la communauté, se transforment en allégeances fanatisées et
destructrices de tous les autres liens. À tel point que les relations entre les
individus au sein d’un même État se trouvent marquées par l’hostilité. Et
c’est ce qui est arrivé à plusieurs reprises dans l’histoire, et ce qui se produit
encore dans plusieurs pays, parce que le fanatisme dû à ces allégeances
évolue de telle sorte qu’il produit la violence et les conflits meurtriers. Le
pire des fanatismes se produit lorsque le cercle de l’allégeance
communautaire se rétrécit et que la conduite religieuse, qui, en principe,
doit accueillir les autres formes d’allégeance, se transforme en fanatisme
politico-idéologique. Pourtant, l’appartenance à la communauté doit être en
principe une conviction personnelle fondée sur un lien vertical et individuel
entre l’homme et Dieu, et ne possède nullement, en théorie, de caractère
fanatique. L’appartenance religieuse ne doit avoir aucun lien avec la
politique ni être instrumentalisée pour accéder au pouvoir. Autrement, le
chaos régnera au sein de l’État.
L’islam primordial, tel que nous l’avons présenté précédemment, est une
religion universelle qui absorbe les différences entre les communautés
religieuses (en les transcendant), et qui ne se soumet pas aux calculs liés à
la lutte pour accéder au pouvoir. Dès lors, il est fondamental pour le
maintien de l’ordre étatique, d’éloigner du pouvoir l’idée d’allégeance
religieuse communautaire, afin de rendre possible la construction d’un État
civil, démocratique et libéral ou, autrement dit, de l’État de la citoyenneté
dans lequel les libertés individuelles sont respectées, quelles que soient les
orientations intellectuelles et religieuses des citoyens. C’est de cette
manière-là que le citoyen peut avoir des droits civils et humains,
indépendamment de sa religion ou de son ethnie, et qu’il peut être chargé
d’une série de responsabilités sociales auxquelles il s’oblige lui-même.
Moins l’État intervient dans les choix des gens en matière de religion et de
vie, plus il se rapproche de Dieu. Le premier à l’avoir accompli dans
l’histoire est le prophète, grâce à ce qu’il a instauré à Médine, réalisant ainsi
un saut qualitatif dans l’histoire en construisant une société civile fondée
sur le pluralisme. C’est là que le principe de citoyenneté a connu le jour.
Si le rôle civil de l’État réside dans le fait de garantir les droits et les
libertés pour tous les citoyens – et c’est le propre de l’État de droit, c’est-à-
dire de l’État qui établit l’égalité entre les citoyens dans les droits et les
obligations, abstraction faite de leurs religions ou ethnies –, il faudrait alors
qu’il y ait une allégeance de la part de ses citoyens à son égard, et que cette
forme d’allégeance soit plus forte que les deux autres qui concernent
l’appartenance à la communauté religieuse et à l’ethnie. L’allégeance à la
patrie est fondée sur le fait d’être prêt à la défendre et à conserver son unité
quand il le faut. Comme principe politique, la citoyenneté œuvre à la
régulation des conflits sociaux en les rattachant à des critères dont les plus
importants sont la sauvegarde de l’intérêt national, et le maintien de
l’intégrité de la nation qui est fondée sur le respect de son pluralisme. Cela
permet de tirer profit de la diversité pour consolider les liens nationaux, de
telle sorte que tous les membres de la société éprouvent le sentiment que
leur avenir est lié au succès de cette unité nationale qui n’exclut nullement
leurs particularités, puisqu’elle affriche une neutralité positive en ce qui
concerne les convictions, les croyances ou les idéologies des citoyens qui la
composent.
À partir de là, l’exaltation du sentiment de citoyenneté (l’appartenance à
la patrie et sa défense) comme principe fondamental dans la société
constitue le mécanisme le plus efficient pour limiter les discordes et les
conflits communautaires, ethniques ou raciaux dans chaque État, selon la
base de l’égalité et de la non-discrimination entre ses membres. En tant que
principe constitutionnel, la citoyenneté ne nie pas l’émulation et la
concurrence au sein de l’espace social, mais elle les régule par des critères
liés au maintien de l’unité nationale qui est fondée sur le respect de la
diversité. Ainsi, par des moyens juridiques et pacifiques, l’État œuvre au
maintien de cette diversité dans l’unité nationale, et donne à tous ses
membres le sentiment que leur avenir en dépend, et qu’une telle unité ne
constitue nullement une négation de leurs particularités. C’est au contraire
un espace pour les exprimer d’une manière qui soit en harmonie avec les
acquis civilisationnels. L’allégeance à la nation, avec les dimensions
juridiques et économiques qu’elle intègre, est donc ce qui doit courir et
s’appliquer à tous les membres de la société.

Le dogme du combat

Puisque l’allégeance à l’égard de l’islam telle qu’elle est apportée par la


sage Révélation implique l’allégeance aux valeurs humaines qui préservent
à l’homme sa dignité et protègent sa liberté, il faudrait comprendre,
derechef, la nécessité de préserver leur usage dans les transactions
humaines, abstraction faite des appartenances religieuses ou des
orientations idéologiques et politiques. C’est ce qui fait émerger aussi, chez
les individus, la conviction de la nécessité de défendre ces valeurs lorsque
leur sacralité est menacée ou lorsqu’elles sont rabaissées et remplacées par
les idées tyranniques qui portent atteinte aux droits des autres individus.
Cette conviction peut bien entendu se transformer, quand c’est nécessaire,
en une croyance combative, mais elle doit rester individuelle et émaner de
convictions personnelles.
Quant à l’allégeance à l’égard de la patrie, elle engendre chez les
membres de la société (les citoyens) le dogme de la défense de la patrie
grâce à l’existence d’un sentiment d’appartenance à cet ensemble, et au fait
qu’ils sont convaincus de la nécessité de protéger la nation et de rester unis
face à toute agression qui pourrait, sous une forme ou une autre, la menacer
de dissolution. Cette détermination collective présente chez tous les
citoyens face au danger qui guette la nation et les menace eux aussi, est ce
qu’on pourrait nommer un dogme collectif de combat. À partir de cette
distinction, nous allons analyser, chacun à part, le dogme individuel du
combat pour l’islam primordial ou pour les valeurs humaines, et le dogme
de combat collectif qui est l’allégeance à la nation.

Le dogme de combat individuel (le dogme du combat pour les


valeurs humaines, et la liberté de choix : « Faire triompher le
Verbe de Dieu »)
L’adhésion à l’islam primordial rend nécessaire la défense des valeurs
humaines à la tête desquelles se trouve la liberté, et fait naître chez
l’homme un fort désir de rejoindre les rangs de ceux qui défendent ces
valeurs partout dans le monde, contre les tyrans et leurs agents. Né libre,
l’homme a le droit de se ranger du côté de son semblable lorsqu’il voit que
sa liberté est agressée par un tiers tyrannique exerçant la contrainte et la
violence comme outil pour réaliser ses ambitions personnelles et satisfaire
ses convoitises par l’annihilation des libertés des autres et de leurs droits.
Cette confrontation utilise plusieurs outils, à commencer par la parole
jusqu’aux armes dans les cas extrêmes, en passant par la plume ou les
manifestations. Elle est légitime parce qu’elle combat la tyrannie sous
toutes ses formes, et soutien les valeurs humaines que tous les messagers de
Dieu, jusqu’au sceau des prophètes et des envoyés, ont défendu et cherché à
enraciner. C’est cela le jihad dans la voie de Dieu auquel la sage Révélation
a appelé. C’est un jihad pour la liberté (la liberté de choix à tous les
niveaux), et la liberté constitue le verbe de Dieu qui fut antérieurement
révélé aux peuples de la terre. Cette sage Révélation a appelé à reconnaître
l’Autre qui n’est pas d’accord avec nous sur le plan dogmatique et en
matière d’opinions. Le dogme du jihad chez ceux qui s’abandonnent en
toute confiance à Dieu, quelle que soit sa communauté religieuse, consiste
dans la croyance en l’obligation de défendre les droits de l’homme, et la
liberté de choix, indépendamment de la religion, de l’ethnie et de la couleur
de ses idées politiques. C’est une conviction personnelle propre à tout
homme qui croit aux valeurs humaines, et qui possède une certaine liberté
individuelle lui permettant de prendre l’initiative de soutenir activement ces
valeurs et d’affronter les formes de tyrannie examinées plus haut.
L’homme peut accomplir ce travail à n’importe quel endroit où il
constate que les droits humains sont bafoués et qu’il a le devoir de les
soutenir et de les défendre à titre personnel. Toutefois, ce travail a pour
condition d’être effectué dans un cadre organisé et légal comme par
exemple en se portant volontaire dans les organisations internationales des
droits de l’homme ou dans les forces de la protection de la paix. Le lecteur
doit comprendre que nous n’appuyons nullement par notre discours les
opérations suicides menées par certains au nom de la religion et derrière
lesquelles se trouvent, parfois, des organisations terroristes et extrémistes.
Nous nous y opposons de toutes nos forces parce que nous pensons que ces
opérations suicides n’ont aucun lien avec la religion, et qu’elles ne servent
nullement les valeurs humaines. Bien au contraire, ce sont des opérations
destructrices, dont le but est de déstabiliser les sociétés et de semer le chaos
pour satisfaire les ambitions politiques de certaines personnes ou les intérêts
de tels autres groupes. Le dogme du combat individuel, s’il se transforme
en principe collectif s’accomplissant dans un cadre illégal pour imposer une
idéologie quelconque par la force et la violence, se transforme en une
institution semant le meurtre puisqu’elle apprend à ses membres à se donner
la mort et à la donner aux autres. Il faudrait donc que nous la combattions
par toutes nos forces parce qu’il s’agit d’une manière de faire la guerre qui
est contraire aux usages des armées régulières. Partout dans le monde, ces
dernières entraînent les soldats à préserver leur vie et la vie des autres. Cette
situation qui a vu se multiplier les organisations terroristes semant la mort
sous couvert d’idéologie religieuse est l’un des dangers les plus graves que
l’homme rencontre à l’heure actuelle. À partir de là, le dogme individuel du
combat émanant de l’allégeance à l’islam primordial (l’allégeance aux
valeurs humaines) ne doit pas avoir de lien avec l’autorité politique et les
Etats, quels qu’ils soient, de même qu’il ne doit pas avoir de couleur
idéologique particulière, puisque son but est de défendre les droits de
l’homme. Aussi ce dogme doit-il être organisé et soumis à un certain
contrôle, et non pas se déployer de manière anarchique et spontanée. C’est
pour cette raison que les organisations militant pour les droits de l’homme
sont des organisations non gouvernementales et qu’elles n’obéissent à
aucune autorité. Et même les organisations gouvernementales sont soumises
aux lois internationales et à la charte des droits de l’homme de l’ONU.

Le dogme collectif de combat (le dogme de la défense de la patrie


ou du foyer territorial)
La patrie est le lieu de résidence et de vie commun pour tous les citoyens.
Être loyal envers sa patrie est un sentiment qui pousse à faire des sacrifices
pour elle, à la servir avec fidélité, et à œuvrer pour qu’elle progresse et
avance. Ce sentiment pousse donc l’individu à défendre sa patrie lorsqu’elle
rencontre des moments difficiles et passe par des épreuves ; elle le fait sortir
de son individualité pour le rendre concerné par sa société dès lors qu’elle
est agressée. La patrie est ce qui fut appelé par le Coran « diyâr » comme
dans le verset suivant :
Ceux qui ont été injustement chassés de leurs foyers (diyâr), uniquement pour avoir dit : « Notre
Seigneur est le Dieu unique » ont la permission de se défendre (XXII, 39-40).
Le foyer territorial (diyâr) est la patrie qui peut être une petite principauté
ou un grand pays. Sans sa patrie, l’homme est perdu, et ce malgré son
appartenance à une communauté religieuse et ethnique. Ce besoin de vivre
dans un foyer territorial lui permet de jouir de tous ses droits et de
s’acquitter de ses obligations, de réaliser une certaine harmonie et unité
avec les autres. Le défendre en cas de besoin, c’est défendre ses proches, sa
famille, et sa vie. La sage Révélation a exprimé ce sens avec une grande
précision en montrant que les liens entre les peuples sont fondés sur le
respect que chaque État doit avoir pour les autres États, leurs intégrités
territoriales et leurs souverainetés :
Dieu ne vous interdit pas d’être bons et justes envers ceux qui n’ont point combattu contre vous, et
qui ne vous ont point bannis de vos foyers. Il aime la justice. Mais il vous interdit toute liaison avec
ceux qui vous ont combattus et chassés de vos foyers, et qui ont voulu abolir votre religion. La même
défense est prescrite contre ceux qui leur ont prêté secours. Quiconque leur montrerait de la
bienveillance serait injuste (LX, 8-9).

Le premier verset (Dieu… Il aime la justice) montre que les relations


entre les Etats doivent être fondées sur la paix et l’amitié, tant que chacune
respecte la souveraineté de l’autre et ses limites territoriales. Il demande
que la relation soit basée sur la justice et la bienveillance pour réaliser
l’harmonie et la concorde entre les peuples, et les faire profiter des
échanges commerciaux, culturels, et universitaires, ainsi que de tout ce qui
permet d’enrichir chaque peuple grâce à ces échanges, et de l’aider à mieux
vivre et participer à son développement à tous les niveaux. Quant au
deuxième verset, il montre que lorsqu’un État en agresse un autre, et c’est
ce qui est exprimé par « ceux qui vous ont combattus et chassés de vos
foyers », il est légitime que l’État tortionnaire soit combattu, qu’on lui voue
de l’hostilité, et qu’il soit combattu par tous les moyens. Dans ce cas,
l’homme qui défend sa patrie défend sa vie et son existence. Ce dogme
collectif de combat est présent chez tout peuple qui sent que sa patrie est
menacée. La défendre est la tâche de tous les citoyens quelles que soient
leurs religions ou ethnies. Mais cette défense ne constitue pas un combat
pour la cause de Dieu, même s’il s’agit d’un combat noble et légitime qui
n’en reste pas moins rattaché à l’idée globale du combat pour Dieu (les
valeurs humaines). En effet, combattre pour la défense de sa patrie contre
les agressions se situe dans le cadre des combats pour Dieu parce qu’il
affronte, d’une certaine façon, l’agression, l’injustice et la tyrannie.
Ce dogme collectif est aujourd’hui désigné par le service militaire
obligatoire et l’engagement dans les rangs de l’armée nationale en cas
d’agression contre la patrie. Les membres de la société, avec toutes leurs
religions et ethnies, sont alors tenus de la défendre contre l’ennemi, puisque
l’allégeance à la patrie ou à la citoyenneté est au-dessus de toutes les autres
formes d’allégeance religieuses ou ethniques. Seul le combat pour les
valeurs humaines universelles lui est supérieur.

La doctrine du martyr n’est pas coranique

Considérons ces versets :


Seigneur, nous croyons à ce que tu nous envoies et nous suivons le messager. Écris-nous au nombre
de ceux qui rendent témoignage (shâhid) (III, 53).
La terre brillera de la lumière de Dieu, le Livre sera déposé, les prophètes et les témoins (shahîd)
seront appelés, le jugement qui tranchera les différends sera prononcé avec équité, et nul ne sera
traité injustement (XXXIX, 69).

Dans les deux versets, nous trouvons deux termes, « shahîd » et


« shâhid », dérivés de la même racine (ShHD) renvoyant à l’idée du
témoignage, ce qui nous invite à comprendre la différence entre les deux,
s’il y en a une. Notons d’abord que le pluriel de « shahîd » est
« shuhadâ’ », alors que celui de « shâhid » est « shâhidûn ». Si l’on admet,
ensuite, que les deux gravitent autour de l’idée de témoignage, peut-on
déceler une distinction entre le témoignage du shahîd et celui du shâhid ?
À propos du shahîd, nous pouvons lire le passage suivant :
Dieu seul connaît la science de l’Heure ; il n’est pas de fruit qui sort de son noyau, ni une femelle qui
ne porte et ne mette bas, sans Sa science. Le jour où Dieu leur criera : « Où sont Mes compagnons,
ces dieux que vous m’avez associés ? » Ils répondront : « Nous avouons qu’aucun de nous ne peut en
témoigner » (XLI, 47).

Ici, ceux qui ont associé à Dieu d’autres divinités vont chercher à s’en
excuser et remettront leur cas à Dieu. Personne parmi eux n’a assisté,
séance tenante, à l’éclosion des fruits ni ne connaît ce que porte une femelle
et ce à quoi elle va donner naissance, qu’il s’agisse de plantes, d’animaux
ou d’humains. Ce type de propos a été répété à plusieurs reprises dans le
texte coranique (voir VI, 143-144 ; XIII, 7 ; XXXI, 34). On peut lire en ce
qui concerne le pluriel de « shahîd » qui est « shuhadâ’ » ce passage :
Pourquoi les calomniateurs qui lancent des accusations d’adultère n’ont-ils pas produit quatre
témoins (« shuhadâ’ »). S’ils n’ont pu le faire, ils sont alors menteurs devant Dieu (XXIV, 13).

Dans ce passage qui concerne le témoignage contre l’adultère, Dieu


demande à ceux qui accusent les autres, d’apporter quatre shuhadâ’. Ce
terme qui est le pluriel de shahîd et qui s’applique aux deux sexes féminin
et masculin, montre que Dieu a ordonné que le témoignage relatif à
l’adultère soit rendu par quatre personnes ayant assisté à l’acte charnel. La
présence sur les lieux est donc ce qui fait leur statut de « shuhadâ’ ».
Analysons cet autre passage :
Annonce aux hommes le pèlerinage. Qu’ils s’y rendent à pied ou montés sur des chameaux prompts à
la course, venant des contrées éloignées. Qu’ils viennent afin qu’ils soient eux-mêmes témoins
(shahida) des avantages qu’ils en recueilleront, qu’ils répètent le nom de Dieu à des jours fixes, et
qu’ils Le louent de leur avoir donné des bêtes et des troupeaux pour leur nourriture (XXII, 28-29).

Les destinataires de cet énoncé sont les pèlerins des lieux saints de
l’islam qui assistent aux rites comme la déambulation, la halte au mont
‘Arafât, etc. Mais tout cela ne peut se faire qu’en étant présent sur place.
Ainsi, celui qui regarde le pèlerinage à la télévision n’est pas un pèlerin. Le
témoignage signifié par la proposition « afin qu’ils soient eux-mêmes
témoins » est relatif au « shahîd » et renvoie donc au témoignage de
présence. C’est le sens que nous avons aussi dans ce verset :
Amenez-le (à propos d’Abraham), dirent les autres, au vu de tous, afin qu’ils soient témoins de son
châtiment (XXI, 61).

Il est clair, d’après ce verset, que le sens du « témoignage » ici est le fait
d’être présent, d’assister au châtiment qu’ils veulent faire subir à Abraham.
C’est ce qui est attesté par le syntagme « aux vues de tous », renvoyant au
témoignage oculaire direct.
S’agissant de « shâhid », nous pouvons lire dans la bouche d’Abraham :
Votre Seigneur est celui des cieux et de la terre. C’est Lui qui les a créés, et moi j’en rends le
témoignage (anâ ‘alâ dhâlikum mina l-shâhidîn) (XXI, 56).

Le sens de « shâhid » est sensiblement distinct de celui de « shahîd » en


ceci que ce dernier exige une présence oculaire, alors qu’Abraham dans ce
passage n’a pas été présent lorsque Dieu créa les cieux et la terre.
Seulement, son cœur s’est trouvé guidé vers l’idée que c’est Dieu qui a fait
cette action, et en en témoignant, il fait un témoignage de connaissance.
Le témoignage de présence (shahîd)
Comme nous venons de le préciser, le shahîd est le témoin oculaire
présent sur les lieux d’un événement, et son contraire est donc l’absent. Sa
connaissance de l’événement auquel il a assisté est fondée sur la présence,
l’ouïe et la vue. Pour que la personne devienne shahîd, il faudrait donc
réunir deux conditions :
1. La présence, c’est-à-dire qu’elle entende ou voie quelque chose.
2. La transmission de son témoignage, ou le fait d’être prête à le rendre si
la personne est sollicitée en tant que témoin.
Ces conditions sont clairement exprimées dans ce passage relatif à la
dette :
Ô vous qui croyez, lorsque vous contractez une dette solvable à une époque fixée, mettez-le par écrit.
Qu’un scribe la mette fidèlement par écrit, et qu’il ne refuse point d’écrire selon la science que Dieu
lui a enseignée ; qu’il écrive et que le débiteur dicte ; qu’il craigne son Seigneur et n’en ôte pas la
moindre chose. Si le débiteur est ignorant ou faible, ou s’il n’est pas en état de dicter lui-même, que
son tuteur dicte fidèlement pour lui. Appelez deux témoins (shahîd ) choisis parmi vous. Si vous ne
trouvez pas deux hommes, appelez-en un seul et deux femmes parmi les personnes agréées à
témoigner, afin que, si l’une oublie, l’autre puisse rappeler les faits. Les témoins (shuhadâ’ ) ne
doivent pas refuser de faire leurs dépositions toutes les fois qu’ils en seront requis. Ne dédaignez
point de mettre par écrit une dette, qu’elle soit petite ou grande, en indiquant le terme du paiement.
Ce procédé est plus juste devant Dieu, mieux accommodé au témoignage (shahâda), et plus propre à
ôter toute espèce de doute, à moins que la marchandise ne soit devant les yeux, alors il ne saurait y
avoir de péché si vous ne mettez pas la transaction par écrit. Appelez des témoins dans vos
transactions, et ne faites de violence ni au scribe ni au témoin (shahîd) ; si vous le faites, vous
commettez un crime. Craignez Dieu : c’est lui qui vous instruit, et Il est instruit de toutes choses (II,
282).

Ce verset a appliqué le mot « shahîd » à l’homme qui assiste à une vente


et à un contrat, en entendant et en voyant ce qui s’est passé, et en délivrant
son témoignage par la suite. Nous remarquons aussi que le verset a exigé la
réunion de deux témoins en cas de besoin, c’est-à-dire deux hommes ayant
assisté à l’événement. Il est utile de remarquer que le passage mentionnant
« deux témoins parmi vos hommes (shahîdayn min rijâlikum) » ne renvoie
pas aux mâles mais aux hommes en général, parce que le mot « shahîd »
n’a pas de féminin dans l’usage : l’homme est shahîd et la femme est aussi
shahîd (sans accord au féminin). S’il y avait un féminin du mot, on n’aurait
pas eu l’expression « parmi vous ». Il est clair, à partir de là, que le
témoignage de la femme était accepté, et qu’il équivalait celui de l’homme
pour toutes choses, sauf les contrats de vente s’établissant oralement, mais
cela n’a plus cours aujourd’hui{223}.
Le témoignage de connaissance
Le témoignage de connaissance (shâhid) est, lui, basé sur l’expérience
acquise et n’est pas tributaire d’une assistance oculaire ou auriculaire. Nous
affirmons cette distinction avec force puisque le texte coranique
l’approuve :
C’est elle, dit Joseph, qui m’a sollicité au mal. Un parent de la femme témoigna (shahida shâhid )
contre elle alors, en disant : « Si la tunique est déchirée par-devant, c’est la femme qui dit la vérité et
c’est Joseph qui est menteur. Mais si elle est déchirée par-derrière, c’est la femme qui a menti, et
c’est Joseph qui dit la vérité ». Le mari examina la tunique et vit qu’elle était déchirée par-derrière.
Voilà de vos fourberies, s’écria-t-il, et comme elles sont grandes ! (XII, 26-28).

Il s’agit dans ce passage d’un incident qui a eu lieu à huis clos, dans une
pièce où il n’y avait que Joseph et la femme du Pharaon. Personne n’y était
présent pour pouvoir dire qu’il en fut témoin, et tirer au clair l’accusation
que la femme du Pharaon a lancée contre Joseph. Mais cette personne qui
était de la famille de la femme du Pharaon et qui proposa son
« témoignage » a avancé des arguments à partir de son expérience et de la
connaissance du déroulement de ce type d’événement, selon un
enchaînement logique aboutissant à des conséquences connues. Un homme
qui s’attaque à une femme le fait frontalement pour l’agresser, et si elle lutte
contre lui, les traces de sa résistance se verront sur sa poitrine, son visage et
ses vêtements. Mais si c’est elle qui le poursuit, alors qu’il cherche à
s’enfuir, et qu’elle tente de le rattraper, les indices seront présents sur lui
comme sur ses vêtements de dos. Le résultat, visible sur les traces des
vêtements, fut la révélation du mensonge de la femme du Pharaon et de la
sincérité de Joseph. C’est le sens du « témoignage de connaissance », dans
lequel le « témoin » (l’expert) propose un avis à partir de son expérience,
son expertise ou le domaine qu’il maîtrise.
Un autre exemple peut être donné à propos de celui qui assiste à
l’effondrement d’une construction, puis en témoigne : c’est un shahîd.
Quant à celui qui vient ensuite sur les lieux, prend des échantillons, les
analyse, examine les plans, et les fondations puis propose son avis sous
forme de rapport d’expertise expliquant les causes de l’effondrement, alors
qu’il n’était pas présent lorsque l’événement s’était produit, celui-là se dit
shâhid (expert){224}.
Dieu est shahîd et shâhid (témoin de présence et de
connaissance)
Dans plusieurs versets, nous constatons que le mot « shahîd » fait partie
des noms divins comme on le voit dans ces passages :
Dieu est témoin de vos actions (III, 98).
Dieu est témoin de toutes choses (XXII, 17).
Mon salaire n’est qu’à la charge de Dieu. Il est témoin de toutes choses (XXXIV, 47).
Ne te suffit-il pas, Muhammad, que ton Seigneur soit témoin de tout ? (XLI, 53).

Ces versets nous montrent d’une manière qui ne laisse pas planer l’ombre
d’un doute que Dieu est témoin de tout. Il n’en demeure pas moins qu’il est
nécessaire de comprendre le comment de ce témoignage. Plusieurs versets,
en effet, décrivent Dieu par les attributs de la vue et de l’ouïe, sans toutefois
le matérialiser :
… Dieu fait entrer la nuit dans le jour et le jour dans la nuit, Il entend et voit tout (XXII, 61).
Votre création et votre résurrection sont pour Dieu comme celles d’un seul être ; Il voit et entend
tout (XXXI, 28).

Ces passages montrent que Dieu possède les attributs de la vue et de


l’ouïe, raison pour laquelle ils font partie des noms divins. Et puisque le
shahîd est celui qui assiste et qui connaît (par ses sens), c’est-à-dire celui
qui a une science de ce dont il témoigne, dans ce cas, Dieu, par Sa
connaissance de l’Être, ce qu’il contient (nature, créatures et événements)
est témoin de tout cela et le sait d’un savoir présent par l’ouïe et la vue.
Celui qui voit et qui entend → témoin (shahîd )
Et puisque Dieu possède un savoir parfait, qu’il entend et voit tout, mais
sans organes sensibles pour l’exercice de ces sens, Il est le témoin de tout,
mais sans l’obligation d’assister à l’événement comme c’est le cas pour
l’homme qui délivre son témoignage, et sans s’incarner dans l’univers. Il
connaît les choses les plus infimes à propos de l’être y compris la nature et
les créatures dont Il est l’auteur ; Il voit tous les hommes et les entend parce
qu’Il est avec eux, mais sans matérialisation, où qu’ils se trouvent :
C’est Dieu qui a créé les sept cieux et autant de terres, les arrêts de Dieu y descendent, afin que vous
sachiez qu’Il est Tout-Puissant et que Sa science embrasse tout (LXV, 12).
Ce verset explique que la science de Dieu englobe tout ce qui existe
absolument, et c’est l’essence même du sens donné au mot « shahîd ». Si le
témoignage du shahîd est donc présentiel, oculaire et auriculaire, le
témoignage de Dieu est nécessairement lié à la perfection de Sa
connaissance et l’impeccabilité de Sa science, puisqu’en plus d’être Celui
qui entend et qui voit, Il est aussi Celui qui sait tout (‘alîm). Ce mot est
aussi indéfectiblement lié à d’autres noms divins comme « Celui qui sait
tout et qui cerne tout » :
Connaissance fondée sur la présence → Il entend, Il voit → Il est shahîd
Connaissance scientifique → Il sait tout, Il cerne tout, → Il est shâhid
En conclusion, nous affirmons que le sens du mot « shahîd » tel qu’il se
présente dans les textes de la révélation est très différent de celui s’est
répandu dans notre culture en tant qu’il signifie l’individu mort pour
défendre son dogme et sa communauté religieuse. Ce sens de martyr ne
provient pas du texte coranique, mais de la culture chrétienne où il était
utilisé en liaison avec le meurtre et le sang versé. Dans les Évangiles, nous
trouvons, en effet, que le terme de « témoin » (shahîd et son pluriel ; en
grec « marturos ») est associé au thème de la mort :
Lorsqu’on répandit le sang d’Étienne, ton témoin, j’étais moi-même présent, joignant mon
approbation à celle des autres, et gardant les vêtements de ceux qui le faisaient mourir (Les Actes,
XXII, 20, traduction L. Segond).
Et je vis cette femme ivre du sang des saints et du sang des témoins de Jésus. Et, en la voyant, je fus
saisi d’un grand étonnement (Apocalypse, XVII, 6, traduction L. Segond).

Dans ces passages, nous voyons que ceux qui ont payé de leurs vies
l’attachement à la foi en Jésus-Christ sont décrits comme des témoins
vivants qui ont fait des sacrifices mais sans être appelés martyr après leur
mort. Puis ce terme fut utilisé pour désigner ceux qui meurent sous la
torture, qu’il s’agisse des juifs ou des romains, notamment au début du
e
IV siècle à l’époque de Dioclétien, qui a été marquée par les pires
persécutions et tortures infligées aux chrétiens. Cet empereur a ordonné de
détruire les églises, de faire disparaître les livres saints, d’arrêter les prêtres
et les hommes de religion, au point que les prisons furent remplies de
chrétiens. Plusieurs personnes sont mortes suites aux tortures, par les fouets
déchirant leurs peaux, les clous, les scies, le feu, au point que la notion de
« shahîd » dans le christianisme arabe a pu désigner ceux qui sont morts
pour leur croyance et leur religion (les martyrs). Cette époque fut appelée
par ailleurs, l’époque des martyrs dans les sources chrétiennes.
Nous insistons donc sur le fait que la mort n’a rien à voir avec le
témoignage quelle qu’en soit la forme, et que le texte coranique n’aborde
pas le terme en liaison avec le martyr ou la martyrologie. Le sens de shahîd
tel que nous l’avons analysé renvoie à celui qui assiste à une chose et
délivre son témoignage. Aussi estimons-nous, à partir de là, que les savants
sont les véritables témoins à toutes les époques parce qu’ils découvrent les
secrets de la nature, et qu’ils délivrent leur témoignage qui est aussi bien de
présence que d’expertise. Nous avons besoin aujourd’hui de savants qui
puissent témoigner pour donner les preuves concrètes de la véracité du
message de Muhammad dont le sens transparaît à travers l’interprétation
des versets coraniques. Ces preuves sont de plusieurs sortes : cosmiques,
historiques, scientifiques, légales ou sociales. C’est seulement par là que
nous pouvons être des shuhadâ’ (témoins) de la véracité de son message et
de sa prophétie. Les savants proposent en effet les preuves matérielles et
rationnelles appuyant la véracité de ce message, exactement comme l’ont
fait les généticiens qui ont fondé les bases de la science de l’embryon. Leur
science est un témoignage fondé sur la connaissance qui éblouit les yeux :
Nous avons créé l’homme d’argile fine, et nous en avons fait ensuite une goutte séminale déposée
dans un réceptacle solide. Puis nous avons fait du sperme un caillot de sang, et de celui-ci un
grumeau de chair que nous avons formé en os. Nous avons revêtu les os de chair, ensuite nous
l’avons formé par une seconde création. Béni soit Dieu, le meilleur des créateurs ! (XXIII, 12-14).

Le fait de donner les preuves attestant la véracité du message


muhammadien ne peut se faire que par la science. Les véritables
« shuhadâ’ » (témoins et non martyrs) ne sont autres que les savants dont le
témoignage est vrai, et dont nous avons urgemment besoin, parce qu’ils
peuvent aider à faire avancer la connaissance humaine de manière
fulgurante. C’est seulement par là que nos Etats et nos sociétés pourront
aller de l’avant et fonder quelque chose de solide. C’est par là aussi que
nous pouvons être fiers de notre identité religieuse, ouverts, sans aucun
complexe, sur les autres identités culturelles, et très éloignés de toute forme
d’atteinte aux libertés et aux droits des autres.
Conclusion

Certains pourraient se demander pour quelle raison sommes-nous arrivé,


à partir de notre lecture moderne du Coran, à des conclusions très
différentes de celles qui sont répandues dans notre culture religieuse. Nous
répondrons alors qu’après avoir observé les nombreuses contradictions qui
ont engendré de la confusion dans notre Religion, et nous ont plongés dans
un désordre intellectuel sans pareil, à tel point que chacun a prétendu qu’il
était le tuteur de la Religion et qu’il détenait, à l’exclusion de tous, la vérité
absolue, amenant, de la sorte, les voix de la « revivification religieuse{225} »
à s’élever pour lancer hasardeusement les accusations d’hérésie et
d’impiété, après avoir vu que l’ensemble des gens se sont perdus dans ce
grand tumulte qui les a éloignés de la Religion telle que le sceau des
Prophètes et des Messagers nous a incité à la connaître, nous avons estimé,
alors, que pour comprendre la Religion islamique, celle de la variation dans
la droiture (hanîf), telle que Dieu nous a demandé de le faire, il fallait
écarter la Tradition et commencer par le texte fondateur de la Religion, à
savoir le Livre de Dieu. Celui-ci contient le discours qui nous est
directement adressé et qui ne peut, par conséquent, renfermer de
contradictions. Et puisque Dieu est transcendant et omniscient, il s’ensuit
nécessairement que Son livre doit également contenir les attributs de la
perfection relatifs à l’exposition des sujets, ou, autrement dit, qu’il doit être
totalement exempt des contradictions, sous peine de perdre sa véracité.
Aussi sommes-nous convaincu que dans la mesure où le Créateur de ce
vaste monde, avec toute cette précision infinie, est le Même qui a révélé ce
Livre, Il ne peut, dans ce cas, envoyer aux hommes un livre contradictoire,
que n’importe quelle personne interpréterait comme elle voudrait. Son
Livre est, en effet, aussi précis que l’univers, et de la même manière que les
hommes ont eu besoin de mettre en place une méthode scientifique pour
comprendre l’univers et ses secrets, laquelle compréhension est devenue,
aujourd’hui, la tâche des centres de recherche scientifique en géologie,
physique, chimie ou médecine, nous avons maintenant besoin d’une
méthode scientifique permettant de comprendre les textes de la sage
révélation d’une manière qui construirait l’homme adéquatement, et qui en
ferait un être qui mérite pleinement la lieutenance de Dieu sur terre.
En ce qui concerne la première règle de cette méthode, elle réside dans
l’agencement (tartîl) qui nous a été ordonné par Dieu, comme dans ces
versets s’adressant au Prophète :
Ô toi qui es enveloppé de ton manteau, veille la nuit entière, sauf une petite partie, la moitié donc ou
un peu moins. Agence (rattil) le Coran avec application. Nous allons t’adresser une parole d’un
grand poids (LXXIII ; 1-5){226}.

L’agencement (tartîl) vient de la racine RTL qui signifie disposer dans un


certain ordre, organiser. Ainsi, si nous disons qu’un tel s’applique à faire du
tartîl dans une chose, cela signifie qu’il l’agence parfaitement bien. Ce qui
est visé par l’injonction « rattil » est le fait de disposer le Coran dans un
certain ordre. Ce qui nous a convaincu de cette lecture, c’est le fait que le
texte dise juste après : « Nous allons t’adresser une parole d’un grand
poids », expression dans laquelle le Coran est décrit comme « une parole
d’un grand poids », ce qui dénote, en effet, la difficulté de comprendre la
signification de ses connaissances scientifiques. S’il en est ainsi, nous
comprendrons alors que le sens du verset est l’agencement des mêmes
thèmes présents dans des versets épars du texte coranique dans un ordre
unique, de telle sorte que leur compréhension soit rendue facile. Ici, le tartîl
est le fait de prendre les versets relatifs à un seul sujet, et de les disposer
l’un après l’autre. Mais étant donné que les thèmes du Coran sont distribués
sur différentes sourates, comme c’est le cas de l’histoire d’Adam qui se
trouve dans la sourate II, VII, XX et bien d’autres, ou l’histoire de Noé qui
se trouve dans la sourate LXXI qui porte son nom, ainsi que dans la
sourate XI appelée « Hûd » ou la sourate « Les Croyants » (XXIII),
comment comprendre alors tel ou tel sujet du Livre de Dieu sinon par le
recours à la méthode de l’agencement ?
Si la méthode de l’agencement est fondamentale pour la compréhension
de la sage Révélation, elle n’est toutefois pas suffisante, et requiert la
nécessité d’utiliser une seconde règle consistant dans le principe du refus de
la synonymie. C’est uniquement grâce à ce principe qu’il nous est possible
de comprendre les contenus du Livre avec la plus grande précision. En
effet, il est impossible que Dieu, avec la perfection de Son savoir, ait
envoyé aux hommes un livre dans lequel les termes renvoient à des sens
équivalents, faisant ainsi perdre l’intelligence du sens pour quiconque
souhaite les examiner avec attention. De même, il est impossible de
concevoir un médecin spécialiste d’un domaine quelconque, qui soit plus
précis dans ses prescriptions contenant tous les détails relatifs à l’état du
malade, que ne l’est Dieu Lui-même dans Son Livre. Que Dieu nous garde
de décrire de cette manière-là Son livre ! Celui-ci est révélé depuis le
septième ciel, avec une précision semblable à celle de l’univers dans lequel
nous vivons, et qui ressemble à nos corps créés ainsi qu’à nos intellects qui
doivent utiliser la précision pour comprendre les passages de cette
Révélation. Cela se fait par l’utilisation des principes de l’agencement et de
la non-synonymie permettant de chercher sa véracité, non pas en les
rattachant aux réalités d’il y a 1400 ans, mais en les projetant sur notre
actualité, celle que nous vivons. C’est par là que nous allons arriver à notre
but, à savoir résoudre les problèmes que l’on affronte en étudiant le Texte,
mais munis des connaissances scientifiques disponibles à l’heure actuelle,
et qui nous dotent d’une compréhension totalement différente de celle qui
était courante dans notre héritage traditionnel.
Cette méthode que nous avons adoptée s’appuie sur des fondements
scientifiques qui annulent les contradictions apparentes des textes de la sage
Révélation, et les rendent harmonieusement unis, dans un système de
pensée bien agencé, témoin sûr de la véracité de ses connaissances ainsi que
de la véracité de son transmetteur (i. e. le prophète) et de son Auteur. En
toute simplicité, il s’agit d’une méthode qui s’appuie sur l’interprétation des
textes du Livre les uns par les autres, et c’est ce qui est nommé dans notre
culture religieuse « l’explication du Coran par le Coran ». Cette méthode est
reconnue par tous comme étant l’une des meilleures manières de faire
l’exégèse du texte, d’atteindre le plus haut niveau de lecture et le plus
véridique. Nous avons accompli ce travail parce que nous croyons en toute
sincérité que les clés de la compréhension du Livre doivent se trouver en
son sein, par l’examen attentif et la longue réflexion qui lui sont appliqués,
et à partir d’un terrain scientifique solide qui propose une lecture
contemporaine, à même de nous aider à faire redresser nos peuples, et à les
pousser d’un pas sûr vers l’avant, dans la voie du progrès intellectuel, social
et civilisationnel.
C’est de cela que nous avons besoin, à cette époque où les opinions
s’entrechoquent avant les corps, causant, là où elles sont à l’œuvre, de
grandes destructions. Ce sont, en effet, des opinions qui ont adopté à propos
de la Religion de Dieu qui appelle à la tolérance, la fraternisation, la
solidarité, la mansuétude, la miséricorde, et la construction de l’Humanité
dans les domaines intellectuels, moral, social, structurel, etc., des
significations porteuses de tous les sentiments de répulsion, de haine, de
rancœur, de cruauté et de destructions humaines dans tous les domaines
intellectuels, moral, social, structurel, ethnique, etc. Pourtant, il s’agit d’une
Religion innocente de toutes ces significations puisqu’elle constitue un
message universel exhalant un souffle divin élevé, fondé sur le pardon et la
clémence. Cette Religion donne aussi à l’homme la chance pour accomplir
le repentir à chaque fois qu’il tombe dans l’erreur. C’est l’esprit de pardon
qui doit se diffuser dans tout l’univers, puisque nous sommes tous,
finalement, dans l’abandon en toute confiance à Dieu (islâm), et seules
subsistent les valeurs humaines comme juge unique de la rectitude de
l’islamité ou non de chacun d’entre nous.
Bibliographie

Livres de Muhammad Shahrour


Al-Kitâb wa l-qur’ân (Le Livre et le Coran), Damas, al-ahâlî li l-tibâ‘a wa l-nashr wa l-tawzî‘, 1990.
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Nahwa usûl jadîda li l-fiqh al-islâmî. Fiqh al-mar’a (Vers de nouveaux fondements pour le droit
musulman. Le droit des femmes), Damas, Dâr al-ahâlî, 2000.
Al-Qasas al-qur’ânî (Les récits coraniques), Volume 1, Beyrouth, Dâr al-Sâqî & Mu’assasat al-
dirâsât al-fikriyya l-mu‘âsira, 2010.
Al-Qasas al-qur’ânî (Les récits coraniques), Volume 2, Beyrouth, Dâr al-Sâqî, 2012.
Al-dîn wa l-sulta. Qirâ’a mu‘âsira li l-hâkimiyya (La religion et le pouvoir. Lecture contemporaine
de la question de la souveraineté), Beyrouth, Dâr al-Sâqî, 2014.
Dalîl al-qirâ’a l-mu‘âsira li l-tanzîl al-hakîm. Al-manhaj wa l-mustalahât (Guide de la lecture
contemporaine de la sage Révélation. La méthode et les notions), Beyrouth, Dâr al-Sâqî, 2016.
Tajfîf manâbi‘ al-irhâb (L’assèchement des sources du terrorisme), Beyrouth, Dâr al-Sâqî, 2018.
Al-Dawla wa l-mujtama‘. Halâk al-qurâ wa ‘izdihâr al-mudun (L’État et la société. Disparition des
cités tyranniques et efflorescence de la civilisation), Beyrouth, Dâr al-Sâqî, 2018.

TRADUCTIONS
The Qur’an, Morality and Critical Reason : The Essential Muhammad Shahrur, traduit par Andreas
Christmann, Leiden, Boston, Brill, 2009.
Islam and Humanity : Consequences of a Contemporary Reading, traduit par George Stergios,
Berlin, Gerlach Press, 2018.

Quelques références utiles


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{1} Voir D. EICKELMAN, « Inside the Islamic Reformation », The Wilson Quarterly, vol. 22, n° 1,
1998, p. 84.
{2} Voir S. HANAFI, La Syrie des ingénieurs, Paris, Karthala, 1997, p. 165-176 consacré à Shahrour.
{3} Doctrine théologique fondée par Abû l-Hasan al-Ash‘arî (873-936), qui fut formé au sein du
Mu‘tazilisme à Bassora avant de s’en écarter en prenant la défense de la tradition religieuse,
représentée alors par les Hanbalites (partisans de la validité du hadith en tant que source majeure des
normes en islam). Les points de discorde concernent l’interprétation des passages décrivant Dieu de
manière anthropomorphique dans le Coran, la question de la possibilité de Le voir dans l’au-delà, et
la manière de comprendre Ses attributs. En plus de ces questions théologiques, l’opposition entre les
Ash‘arites et leurs adversaires concerne la doctrine morale (théorie de l’action, de la volonté et de la
responsabilité), et fait en sorte qu’ils sont considérés comme les défenseurs des règles issues des
textes sacrés contre ceux qui pensent que la source de la morale peut aussi être la raison humaine (les
Mu‘tazilites). Même sous une forme populaire et non théorisée, l’influence de l’Ash‘arisme est
encore importante aujourd’hui, et ses effets sur les conduites morales ou les attitudes mentales sont
visibles dans plusieurs pays musulmans.
{4} Pour une présentation de certains auteurs ici mentionnés, on consultera avec profit le travail
d’Abdou FILALI-ANSARY, Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, Paris,
Éditions la Découverte, 2003. Un chapitre, p. 177-185, est d’ailleurs consacré à Shahrour.
{5} La discipline du hadith a pris une importance cruciale dans le dispositif des savoirs religieux
après l’épisode de la Mihna ayant marqué la lutte entre le théologien Ibn Hanbal, chef de file de cette
discipline au IXe siècle, et le pouvoir abbasside de l’époque.
{6} Cela ne veut pas dire pour autant que les idéologies contemporaines sont toujours fidèles à la
pensée de cet auteur ou d’autres savants, réactivée pour résoudre les problèmes d’aujourd’hui.
Comme dans toutes les réceptions d’une pensée ancienne, les contextes sont déterminants pour
l’orienter vers telle ou telle direction. Dans le cas d’Ibn Taymiyya, il nous semble que sa volonté de
s’amarrer à des points fixes, à des interprétations qui diraient le dernier mot sur l’islam est ce qui a
déterminé certains contemporains à jeter leur dévolu sur la pensée de cet auteur.
{7} Alfred-Louis DE PRÉMARE, Aux origines du Coran, Paris, Téraèdre, 2004, p. 30.
{8} Voir J. BERQUE, En relisant le Coran, dans Le Coran. Essai de traduction, Paris, Albin Michel,
2002, notamment p. 713-732.
{9} Le travail important de M. ARKOUN, Lectures du Coran, Paris, Albin Michel, 2015, s’inscrit
dans cette dynamique de la recherche des structures du texte. Pour ce faire, Arkoun applique pêle-
mêle les outils de l’analyse littéraire du récit empruntés aux différents courants de la critique
sémiotique, sociologique ou de l’imaginaire. Les résultats sont toutefois limités du fait que le texte
lui-même refuse de se plier aux différentes théorisations conduites à partir d’autres types de textes
(roman, conte, poésie, autobiographie). Mieux vaut dans ce cas le respecter en tant que tel, et ne pas
plaquer sur ses parties les déterminants de l’esthétique narrative à laquelle il est réfractaire.
{10} Dans la traduction de D. Masson, le terme est rendu par « vrai croyant », alors que pour J.
Berque, le mot renvoie au « croyant originel » et que J. Grosjean propose les adjectifs « sincère » et
« orthodoxe ». Celle d’A. Kazimirski le rend par « vrai croyant » « orthodoxe » ou « pieux ». De son
côté, S. Mazigh varie les expressions et opte pour « croyant authentique », « fidèle au Dieu unique »,
« pur monothéiste » ou « monothéiste exemplaire ». Enfin, R. Blachère refuse de traduire le terme et
le laisse tel quel afin de lui donner sa consistance de nom propre désignant les Arabes restés fidèles à
la religion d’Abraham.
{11} Ce point de vue est synthétisé à la fin de l’âge classique de l’Islam par al-Suyûtî, un polygraphe
qui a fait le tour de la plupart des savoirs religieux, linguistiques et littéraires en les compilant dans
de nombreuses sommes. Voir AL-SUYÛTÎ, al-Muzhir, Beyrouth, al-maktaba al-‘asriyya, 1986, t. 1,
p. 321-322.
{12} Ibid., t. 1, p. 402-413.

Î
{13} AL-‘ASKARÎ, al-Furûq fi l-lugha (Des divergences dans la langue), Beyrouth, al-Dâr
al-‘arabiyya li l-kitâb, 1983, p. 13.
{14} Ibid., p. 27.
{15} Voir le travail récent d’A.-S. BOISLIVEAU, Le Coran par lui-même, Brill, 2015 qui fraye des
voies similaires, et s’interroge sur l’auto-référentialité dans le Coran, sans recourir toutefois aux
travaux de Shahrour. Voir aussi les études réunies par Stefan WILD (dir.), Self-Referentiality in the
Qur’ān, Wiesbaden, 2006, et D. MADIGAN, The Qur’ân’s Self-Image. Writing and Authority in
Islam’s Scripture, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2001. Sur la structure
énonciative du Coran, on consultera avec profit le livre de M. Ben Taïbi, Quelques façons de lire le
texte coranique, Limoges, Lambert-Lucas, 2009. Le travail important de Z. HAFEZ, La pensée
religieuse en islam contemporain : débats et critiques, Paris, Geuthner, 2012, consacre un long
développement à ces aspects chez Shahrour. Voir p. 227-283.
{16} Ces commandements sont exprimés notamment dans (VI, 151-152).
{17} Conformément au principe de refus de la synonymie, ces termes ne sont pas équivalents, mais ils
traduisent la diversité des formes de prescriptions et la variété des législations (morales, politiques,
militaires, etc.) que recèle chaque mission dont furent chargés ces prophètes. Le mot « hikma »
(sagesse) est utilisé pour décrire les règles éthiques enseignées à Moïse, Jésus et Muhammad, mais il
est aussi présenté à partir du portrait fait d’un individu, Luqmân, qui n’est pas lié à la fonction de
prophète ni celle de messager de Dieu. Cela permet, comme l’ont longuement expliqué les
philosophes de l’islam, de justifier le devoir d’enseigner la philosophie, et montre que la sagesse
produite par la simple raison naturelle est aussi inspirée par Dieu.
{18} Proposition de Masson.
{19} Proposition de Mazigh.
{20} Proposition de Grosjean.
{21} Proposition de Berque.
{22} Proposition de Masson.
{23} Propositions de Mazigh et de Grosjean.
{24} Proposition de Berque.
{25} La notion de « halâl » signifie ce qui est licite, et elle est loin d’être limitée, comme c’est le cas
aujourd’hui, à la question de la nourriture.
{26} AVERROÈS, Discours décisif, traduit par M. Geoffroy, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 121.
{27} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le Livre et le Coran), Damas, al-ahâlî li l-tibâ‘a wa l-
nashr wa l-tawzî‘, 1990, p. 37.
{28} Voir par exemple le livre d’AL-SUYÛTÎ, al-Itqân fî ‘ulûm al-qur’ân (De la maîtrise des
sciences coraniques), Beyrouth, Mu’assasat al-risâla, 2008, chap. 1 « De la connaissance du
mecquois et du médinois », p. 31-49.
{29} Outre le fait que les sciences coraniques mobilisent cette opposition dans les ouvrages remontant
à l’époque médiévale, on la trouve dans certains travaux qui ont cherché à retrouver la chronologie
plus ou moins perdue des différents versets. L’entreprise est très ancienne comme le montre le travail,
au début du XXe siècle, de R. Bell consistant à réarranger les versets, puis de R. Blachère qui a tenté
un reclassement des différents passages afin d’arriver à lire le texte en fonction de l’histoire positive
de sa constitution. Mais l’entreprise se heurte à deux difficultés : la première est liée aux récits des
circonstances de la révélation et à leur validité épistémologique ou autre qui rend difficile le fait de
les prendre comme fondement de cette entreprise, alors que la seconde raison a trait au sens même de
cette entreprise fondée sur une logique « positiviste » contre laquelle le texte s’est établi dès le départ
en parvenant aux générations ultérieures sous la forme que nous lui connaissons.
{30} Nous nous permettons de renvoyer à notre travail pour l’étude de la toile de fond que nous avons
nommée « théologie de la fondation » dans Islam et politique à l’âge classique, Paris, PUF, 2009,
p. 254-255.
{31} Voir sur la question de la révélation la bonne synthèse de D. Gril dans Mohammad Ali AMIR-
MOEZZI (dir.), Dictionnaire du Coran, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 749-755. Les précisions
sémantiques relatives au nuzûl et au tanzîl faites par D. Gril rejoignent certaines remarques de
Shahrour dans al-Kitâb wa l-qur’ân (Le Livre et le Coran), op. cit., p. 145-176. Sur le même sujet, on
peut consulter S. WILD, « “We Have Sent Down to Thee the Book with the Truth” : Spatial and
Temporal Implications of the Qur’anic Concepts of Nuzūl, Tanzīl and Inzāl », dans S. WILD (dir.),
The Qur’ān as Text, Leiden, New York, Köln, Brill, 1996, p. 137-153.
{32} Sur la question de la révélation dans la tradition philosophique de l’Islam, voir l’étude et
l’apparat critique remarquables de J.-B. Brenet et O. L. Lizzini dans AVICENNE (?), Épître sur les
prophéties, texte arabe, introduction par O. L. Lizzini, traduction et notes par J.-B. Brenet, Paris,
Vrin, 2018.
{33} M. Shahrour, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le Livre et le Coran), p. 89.
{34} D’autres opinions voient dans les sept reploiements l’équivalent des versets de base contenus
dans la première sourate intitulée « L’ouverture ».
{35} Voir sur ce point l’étude d’A. CHRISTMANN, «“The Form Is Permanent, but the Content
Moves” : Text and Interpretations in the Writings of Mohamad Shahrour », Die Welt des Islam, 43,
no. 2 (2003), p. 143-172.
{36} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le Livre et le Coran), p. 90.
{37} Ibid., p. 28.
{38} Notons à ce propos les élucubrations de pseudo-chercheurs qui prétendent soigner les maladies
par le Coran ou par la médecine prophétique, ainsi que les critiques de la théorie de l’évolution ou le
retour au géocentrisme.
{39} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le Livre et le Coran), p. 42.
{40} Ibid., p. 43.
{41} Ibid., p. 43.
{42} M. SHAHROUR, Nahwa usûl jadîda li l-fiqh al-islâmî. Fiqh al-mar’a (Vers de nouveaux
fondements pour le droit musulman. Le droit des femmes), Damas, Dâr al-ahâlî, 2000, p. 41-42.
{43} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le Livre et le Coran), p. 106.
{44} Ibid., p. 43.
{45} M. SHAHROUR, Dalîl al-qirâ’a al-mu‘âsira li l-tanzîl al-hakîm. Al-manhaj wa l-mustalahât
(Guide de la lecture contemporaine de la sage Révélation. La méthode et les notions), Beyrouth, Dâr
al-Sâqî, 2016, p. 21-22.
{46} Ibid., p. 66.
{47} Shahrour n’hésite pas à faire appel à la théorie des limites en mathématiques afin de saisir le sens
de cette notion, et de la comprendre d’une nouvelle manière. Voir M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-
qur’ân (Le livre et le Coran), p. 453-479.
{48} M. SHAHROUR, Dalîl al-qirâ’a al-mu‘âsira li l-tanzîl al-hakîm. Al-manhaj wa l-mustalahât
(Guide de la lecture contemporaine de la sage Révélation. La méthode et les notions), p. 17-18.
{49} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le livre et le Coran), p. 38.
{50} Ibid., p. 39.
{51} Ibid., p. 36.
{52} Sur cette question qui est l’un des nœuds théologiques de l’islam, nous nous permettons de
renvoyer à notre travail, « Réflexions sur la sécularisation aux premiers siècles de l’Islam », dans R.
BENKIRANE, R. BOCCO et C. GERMOND (dir.), Religion et État. Logiques de la sécularisation et
de la citoyenneté en Islam, dossier publié dans Revue Maghreb/Machrek, n° 224, 2015, p. 91-104.
{53} Son compatriote al-Bûtî est l’un des premiers à s’être attaqué à son travail par pur conservatisme.
{54} Voir Mohammed ARKOUN, Pour une critique de la raison islamique, Paris, Maisonneuve &
Larose, 1995, et Abdelmajid CHARFI, L’islam entre le message et l’histoire, traduit par André Ferré,
Paris, Albin Michel, 2004.
{55} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le livre et le Coran), p. 46-47.
{56} Pour Shahrour, le texte coranique est formé au VIIe siècle et fut présent à cette période oralement
comme par écrit dans son intégralité et tel que nous le connaissons aujourd’hui. Les divergences de
lecture (qirâ’ât) qui furent canonisées par le hadith et d’autres sciences religieuses relèvent de
l’évolution de l’écriture arabe (ponctuation, vocalisation, présence ou absence des points diacritiques,
normativisation de la langue arabe, etc.). Le fait que ces différentes informations sur l’histoire de
l’écriture du texte coranique soient conservées dans les sommes d’exégèse notamment montre que sa
constitution en tant que texte est indissociable de l’étude de l’histoire de la langue arabe elle-même
(écriture, morphologie, syntaxe, orthographe, etc.). Voir sur ce point les remarques synthétiques dans
M. SHAHROUR, Nahwa usûl jadîda li l-fiqh al-islâmî. Fiqh al-mar’a (Vers de nouveaux fondements
pour le droit musulman. Le droit des femmes), p. 171-189.
{57} M. SHAHROUR, Dalîl al-qirâ’a al-mu‘âsira li l-tanzîl al-hakîm. Al-manhaj wa l-mustalahât
(Guide de la lecture contemporaine de la sage Révélation. La méthode et les notions), p. 16.
{58} M. SHAHROUR, Nahwa usûl jadîda li l-fiqh al-islâmî. Fiqh al-mar’a (Vers de nouveaux
fondements pour le droit musulman. Le droit des femmes), p. 47.
{59} Prenons le thème des « houris », créatures décrites dans la tradition comme des femmes promises
aux croyants, et dont on en a fait dans la littérature du hadith une récompense pour les morts ayant
défendu la cause de Dieu (thème aujourd’hui récupéré par les jihadistes). Pour Shahrour, les houris
ne sont pas exclusivement de sexe féminin, puisque les énoncés relatifs aux récompenses et aux
châtiments concernent tous les croyants et qu’ils renvoient à l’idée d’être en couple au paradis avec
les houris. Ces derniers sont donc aussi pour les femmes croyantes. Voir M. SHAHROUR, al-Kitâb
wa l-qur’ân (Le livre et le Coran), p. 232. Rappelons que le mot « houri » n’est accordé avec un
terme décliné au féminin que dans un seul verset sur quatre (LV, 72).
{60} Ibid., p. 381.
{61} Ibid., p. 34.
{62} Ibid., p. 85. Voir aussi sur le même sujet p. 181.
{63} Ibid., p. 44.
{64} Parmi les nombreux travaux qui ont marqué ce champ saturé d’études apologétiques et
intellectuellement médiocres, ou bien soumises aux préjugés émanant de l’actualité, il faut
mentionner le livre de Shahab AHMED, What Is Islam ? The Importance of Being Islamic, Princeton
and Oxford, Princeton University Press, 2015. L’auteur emprunte une voie différente de celle de
Shahrour puisque son travail porte sur la culture et la civilisation et s’intéresse à l’islam en tant
qu’expérience humaine faisant sens dans l’histoire. Mais il le rejoint, comme nous allons le voir, dans
l’idée de l’ancienneté de l’islam en tant qu’idée spirituelle ayant existé avant la révélation du
VIIe siècle et que Muhammad va renforcer en lui donnant pleinement le sens qu’elle prendra dans
l’histoire.
{65} Sur l’opposition entre l’islam essentiel et l’islam historique, voir M. SHAHROUR, Nahwa usûl
jadîda li l-fiqh al-islâmî. Fiqh al-mar’a (Vers de nouveaux fondements pour le droit musulman. Le
droit des femmes), p. 22.
{66} Voir sur ce point le travail récent extrêmement érudit portant sur la notion d’un point de vue
sémantique et théologique : Cyrille MORENO, Analyse littérale des termes dîn et islâm dans le
Coran. Dépassement spirituel du religieux et nouvelles perspectives exégétiques, thèse de Doctorat
soutenue le 29 septembre 2016 à l’université de Strasbourg.
{67} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le livre et le Coran), p. 259.
{68} Voir sur l’histoire de la notion depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine le travail
fondamental de J. LAGRÉE, La religion naturelle, Paris, Puf, 1991.
{69} Ce thème est présent dans divers travaux philosophiques, notamment à partir des méditations sur
la notion de « fitra ». La plupart des travaux portant sur ce sujet comme celui de G. GOBILLOT, La
conception originelle. Ses interprétations et fonctions chez les penseurs musulmans, Le Caire, IFAO,
2000 ont été influencés par la littérature théologique de l’islam qui confond fitra avec l’islam
historique, et ramène la conception de la nature saine et originelle de l’homme à l’idée d’adhésion à
l’islam historique.
{70} L’un des livres les plus importants sur le début de l’islam part de ce constat et réarticule la
littérature historique autour des enjeux qu’il génère. Voir Fred M. DONNER, Muhammad and the
Believers. At the Origins of Islam, Harvard University Press, 2010. Ce travail ne cite
malheureusement pas les textes de Shahrour, ni profite de ses développements relatifs aux aspects
théologiques.
{71} Voir M. SHAHROUR, Tajfîf manâbi‘ al-irhâb (L’assèchement des sources du terrorisme),
Beyrouth, Dâr al-Sâqî, 2018, p. 13.
{72} A. ABDERRAZIQ, L’islam et les fondements du pouvoir, traduit par A. Filali-Ansary, Paris,
Éditions de La Découverte/CEDEJ, 1994.
{73} Personnage occupant une bonne partie de la sourate XVIII et assimilé dans certaines traditions
exégétiques à Alexandre le Grand.
{74} Voir M. SHAHROUR, Tajfîf manâbi‘ al-irhâb (L’assèchement des sources du terrorisme), p. 47.
{75} Voir J. LAGRÉE, La religion naturelle, p. 62-91.
{76} M. SHAHROUR, al-Dawla wa l-mujtama‘. Halâk al-qurâ wa ‘izdihâr al-mudun (L’État et la
société. Disparition des cités tyranniques et efflorescence de la civilisation), Beyrouth, Dâr al-Sâqî,
2018, p. 16.
{77} Rappelons à ce propos que dans bien des usages éditoriaux à l’heure actuelle, on refuse de
traduire le mot « Allah », ce qui contribue au renforcement de ce particularisme religieux de l’islam
qui sert conjointement un certain orientalisme désuet, et les doctrines islamistes ou salafistes.
{78} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le livre et le Coran), p. 181.
{79} Rappelons à ce propos que Shahrour a déployé un effort intense afin d’établir l’idée de l’égalité
de l’héritage entre l’homme et la femme, jadis contestée par les juristes qui attribuent à la femme
uniquement la moitié de la part de l’homme. Ce travail d’interprétation du texte coranique et de
discussion des différents arguments est présent dans son livre Nahwa usûl jadîda li l-fiqh al-islâmî.
Fiqh al-mar’a (Vers de nouveaux fondements pour le droit musulman. Le droit des femmes), p. 221-
297.
{80} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le livre et le Coran), p. 45.
{81} Dans la synthèse que nous venons de faire, nous avons cherché à montrer les principaux foyers
du renouvellement de la pensée religieuse chez Shahrour, en utilisant, parfois, un vocabulaire qui
n’est pas le sien, comme par exemple l’opposition entre l’islam primordial et l’islam historique.
L’idée est toutefois au cœur de son travail, et notre tâche fut de chercher à mieux expliquer aux
lecteurs la pensée de l’auteur, en reformulant ses thèses et mettant en exergue ses arguments. Ce
principe oriente aussi la manière dont nous traduisons ce livre, puisque l’attention accordée à sa
réception dans les milieux francophones nous a conduit, en accord avec Shahrour, à adapter le texte
aux lecteurs par la suppression de quelques répétitions ou d’expressions appropriées au contexte
arabe de lecture (par exemple « Dieu Très-Haut dit » pour introduire la citation du texte coranique a
été traduit autrement). À la demande de l’auteur aussi, quelques pages provenant d’une étude plus
récente ont été rajoutées à la présente traduction. Dans l’ensemble, notre travail cherche, par les notes
que nous avons consignées en bas de page, à en éclairer la compréhension, préciser le sens, et
souligner l’intérêt. Le texte d’origine ne contenait que deux notes seulement, p. 180 du texte arabe et
elle fut traduite en précisant qu’elle est de l’auteur, et p. 200, qui a été supprimée parce qu’elle est
inutile. Toutes les autres notes sont de notre cru, et nous espérons qu’elles produiront l’effet
pédagogique et méthodologique escompté.
{82} Double critique de la tradition sunnite et de la tradition shiite. Dans la première, la sunna (les
corpus rapportant les dits et gestes du prophète) sont canonisés au point d’être considérés comme une
seconde révélation semblable au texte coranique ou qui en serait le complément parce qu’elle
illustrerait ses enseignements par l’exemple pratique du prophète et des compagnons, alors que pour
la tradition shiite, la canonisation se réalise à partir de l’histoire des imams impeccables, supérieurs
aux compagnons du prophète et limités à la famille de ce dernier. Le terme impeccabilité traduit le
mot « ‘isma » qui fait aussi partie du vocabulaire du droit musulman et désigne l’immunité juridique.
{83} Opinions répandues dans le monde arabe où les gens se consolent du sous-développement et du
retard civilisationnel en avançant que le bonheur mondain est certes réservé aux Occidentaux par
exemple mais que les musulmans, en respectant la religion et en appliquant les commandements de
Dieu, jouiront de ce bonheur et confort matériel dans l’au-delà.
{84} Le Coran (XLIX, 13). Pour toutes les citations du texte coranique, nous faisons l’effort de
traduire nous-mêmes, tout en adaptant certaines notions à l’interprétation de Shahrour. Les
traductions de base systématiquement consultées sont les suivantes : KAZIMIRSKI, Paris, GF
Flammarion, 1970, J. BERQUE, Paris, Albin Michel, 2002, D. MASSON, Paris, Gallimard (Édition
bilingue), 1980, S. MAZIGH, Paris, Les Éditions du Jaguar, 2006, R. BLACHÈRE, Paris,
Maisonneuve et Larose, 1966, J. GROSJEAN, Paris, Seuil, 2004. Celles qui sont secondairement
examinées sont celles d’A. CHOURAQUI, Paris, Robert Laffont, 1990, M. CHEBEL, Paris, Fayard,
2009, et M. HAMIDULLAH, Paris, Maison d’Ennour, 1986. D’autres traductions en anglais ont été
consultées selon les difficultés présentes dans les textes, ainsi que les commentaires classiques
(notamment ceux d’AL-TABARÎ, d’AL-ZAMAKHSHARÎ et d’AL-RÂZÎ). Certains commentaires
en notes de bas de page justifient, parfois, les raisons de nos choix et expliquent les arguments qui
nous ont amené à opter pour tel ou mot ou expression qui se rapprocherait le plus de la lecture de
Shahrour. La traduction la plus proche des versions que nous proposons reste celle de Kazimirski.
{85} Shahrour évoque ici les sociétés du monde arabe principalement. Les nombreuses considérations
sur l’islam dans ce livre émanent de l’étude de la situation de l’islam arabe, et le lecteur devrait en
tenir compte pour éviter toute généralisation ou essentialisation de cet objet d’étude qu’est l’islam.
{86} Pour donner au lecteur une idée de l’intérêt théorique d’une telle discussion sur le sens du mot
« islâm », il suffit de citer quelques traductions qui reflètent les divergences au niveau de son
interprétation. Blachère traduit par : « La religion, aux yeux d’Allah, est l’islam », Berque par : « La
Religion en Dieu est l’islam », Hamidullah : « Oui, la religion aux yeux de Dieu, c’est la
Soumission », Masson : « La religion, aux yeux de Dieu, c’est vraiment la Soumission », et
Chouraqui : « Voici la créance, chez Allah, c’est la pacification, al-islam ».
{87} Le lecteur peut consulter la partie de l’introduction consacrée à l’explication du sens de la racine
(SLM).
{88} Notre proposition : « il inclinait vers le culte de Dieu » traduit le mot « hanîf », dont nous avons
développé les significations dans l’introduction de ce travail, alors que le mot « muslim » peut être
rendu ici par « celui qui s’abandonne en toute confiance à Dieu » ou « celui qui se soumet à Dieu en
toute quiétude » ou encore « celui qui se livre à Dieu en toute sécurité ». Ces traductions visent à
associer l’idée d’obéissance parfaitement libre et consentie (se livrer, s’abandonner, se soumettre à la
volonté de quelqu’un d’autre) avec celle de quête de sécurité, de paix ou de confiance.
{89} Contrairement à plusieurs traductions, le Texte renvoie ici à l’histoire de Loth qui se trouve
imbriquée dans celle d’Abraham, comme le montre le long passage qui se trouve dans (XI, 69-83).
Les exégètes comme al-Râzî le confirment dans leur commentaire de ce passage.
{90} Pour « muslimûn », pl. de « muslim », Berque propose ici « soumettants », Masson : « des gens
soumis à Dieu », Blachère : « Soumis à Dieu », Chebel : « fidèles à Dieu », et Kasimirski : « hommes
voués à Dieu ».
{91} La foi (imân) dans ce passage se mesure aussi au soutien que les hommes de l’époque devaient
apporter à l’action du prophète (désignés par « les Croyants » dans le Coran), que ce soit en donnant
une partie des biens à la communauté naissante ou en la soutenant contre ses ennemis. Ce n’est pas le
cas de certains bédouins comme le montre la suite de ce verset. C’est en ce sens que l’islam est
opposé à la foi, ce qui ne va pas de soi en omettant cette explication. Il est possible aussi de rabattre
le sens de « aslama » à une signification purement politique (se soumettre, se rendre), et dans ce cas
les nomades se seraient soumis à l’autorité centrale du prophète, mais sans adhérer totalement aux
idéaux de la religion ni faire partie du groupe qui le suit (les Croyants).
{92} Comme nous l’avons noté dans l’introduction, le mot signifie l’abandon en toute confiance à
Dieu, le fait de s’en remettre à Lui en toute sécurité. Cette traduction correspond au sens linguistique
et à l’usage coranique qui cherche à établir un islam d’essence, celui que nous avons appelé l’islam
primordial. C’est celui-ci que Shahrour cherche à mettre en évidence contre les définitions émanant
de l’islam historique.
{93} L’expression « les Croyants » désigne le plus souvent les musulmans dans le sens historique du
terme, c’est-à-dire le groupe qui, au VIIe siècle adhère au message du prophète et s’engage avec lui
dans la fondation de l’islam. Parfois, elle peut renvoyer aussi à tous ceux qui ont la foi, comme le
montre la suite du verset. Il faudrait donc être attentif à ce double emploi de l’expression dans le
texte coranique.
{94} Bien que les Sabéens soient, historiquement, assimilés aux peuples du Moyen-Orient qui
adhéraient à des croyances en la divinité des astres, leur appartenance au monothéisme est attestée
par le texte coranique comme on le voit dans ce passage. Toutefois, cette explication n’est peut-être
pas conforme à l’usage du nom au moment de la révélation coranique. D’où les nombreuses
spéculations, philologiques et anthropologiques dont ils ont fait l’objet. Certains chercheurs les
identifient à un groupe judéo-chrétien, d’autres à des partisans du manichéisme. Shahrour reste fidèle
à la piste offerte par la sémantique et propose, comme le fait al-Tabarî dans son exégèse, d’y voir les
personnes qui penchent vers (du verbe sabâ/yasbû) le dogme de l’unicité de Dieu. Comme pour
beaucoup d’autres notions du texte coranique, le terme n’est pas pris en tant que nom propre
renvoyant à un groupe identifiable pour les locuteurs arabes de l’époque de la révélation, mais à une
création lexicale nécessitant l’analyse du terme à partir de la racine.
{95} Cette réduction de l’islam à la foi et à l’action est non seulement conforme aux énoncés du Texte
lui-même, mais elle montre aussi l’adhésion de Shahrour à l’un des principes de la modernité
politique, qui insiste sur l’importance d’avoir un credo minimum. C’est ce qui permet de ramener la
religion aux choses essentielles qu’elle doit enseigner, et de révéler son utilité ou sa nécessité sur les
plans social et politique, en plus du niveau spirituel. Cette idée est formulée de manière éclatante par
Spinoza : « La divinité de l’Écriture, dit-il, doit donc se conclure de cela seul qu’elle enseigne la
vertu véritable », Traité théologico-politique, traduit par Ch. Appuhn, Paris, GF-Flammarion, 1965,
ch. VII, p. 139. De son côté, Rousseau affirmera quelques dizaines d’années après Spinoza que la
bonne religion est celle qui contient « peu de dogmes et beaucoup de vertus ». Voir ROUSSEAU,
Lettres écrites de la Montagne, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2007, p. 68.
{96} Conforme à la nature humaine, c’est-à-dire qu’elle n’est pas contre nature ou contre la vie, mais
cela peut être compris dans un autre sens, celui de la religion naturelle, thème très ancien renvoyant à
la foi émanant de la contemplation du spectacle de la Nature, et de la voix du cœur. Cette religion
naturelle qui est aussi rationnelle peut se passer, comme on le voit chez certains auteurs dans la
tradition occidentale, de la croyance dans les miracles, voire de l’idée de révélation. Pour le cas de
l’islam, la croyance aux miracles est supprimée, comme on le verra plus loin dans ce livre.
Contrairement à de nombreuses interprétations, le mot « fitra » n’est pas forcément la religion
positive de l’islam. Si les théologiens défendent cette identification entre les deux, les philosophes
comme Fârâbî, Avicenne ou Averroès le confondent avec la nature humaine, abstraction faite de la
religion, de la langue ou de la culture. Pour Shahrour, l’affirmation selon laquelle l’islam est la
religion de la nature ou naturelle (les deux aspects étant amalgamés dans le texte coranique), ne
renvoie nullement à l’islam historique, né au VIIe siècle, mais bien aux trois piliers faisant de
l’individu un « musulman » dans le sens primordial du terme.
{97} Contrairement à plusieurs traductions, cette première proposition contenant le terme de « dîn »
(religion) ne renvoie pas aux sens juridico-cultuel d’obligations (traduction de Masson) ou de culte
(traduction de Blachère) mais au sens général de religion intégrant la dimension verticale de
l’obéissance de l’individu à une divinité vénérée, et la dimension horizontale dénotant une conduite
morale acceptée et suivie par les hommes. Quant à « hanîf » qui fut longuement analysé dans
l’introduction, nous précisons que nous le traduisons ici conformément à l’interprétation proposée
par Shahrour.
{98} Le syntagme « al-dîn al-qayyim » peut être rendu par religion droite, puisque la racine (QWM)
signifie être debout, tenir, se maintenir, subsister. Dans le vocabulaire administratif par exemple, le
nom de « qayyim » désigne le superviseur, le responsable de la gestion d’une chose, celui qui la
dirige d’une manière telle qu’elle puisse subsister droitement. Par contamination, le mot « qîma »
désigne la valeur, ce qui doit toujours valoir quelque chose, et les valeurs humaines sont dites aussi
« qiyam » (pl. de « qîma ») parce qu’elles durent et restent immuables. Shahrour comprend le
syntagme ainsi puisqu’il le lie directement aux valeurs humaines sans lesquelles une religion ne peut
subsister comme il l’expliquera plus loin. Il forge à partir du terme « qayyûm » désignant Dieu dans
le Coran, et généralement traduit par « Subsistant » la notion de durabilité ou d’immuabilité
(qayyûmiyya) à propos de l’islam, laquelle immuabilité est indissociable des valeurs (qiyam).
{99} Les mots « tayyibât » et « khabâ’ith » sont en général rendus par bonnes nourritures et
mauvaises nourritures. Ici, Shahrour les comprend dans un sens plus général qui peut être appuyé par
la présence immédiatement avant, dans le même verset, de l’idée de commander le bien et d’interdire
le mal qui est commune à toutes les communautés religieuses monothéistes. Le verset disant : « Vous
avez dissipé tous vos biens (tayyibât) en cette vie et vous avez déjà joui » (XLVI, 20) montre que le
terme de « tayyibât » désigne les choses bonnes ou excellentes, et qu’il ne se limite pas à la
nourriture. La même idée peut être constatée à partir du (XXIV, 26) où le mot renvoie à la conduite
humaine, c’est-à-dire aux vertueux par opposition aux vicieux.
{100} Il s’agit ici des commandements qui correspondent à la Matrice du Livre, et qui seront détaillés
par la suite.
{101} Selon Shahrour, toutes les législations du monde gravitent d’une manière ou d’une autre dans la
sphère tracée par ces commandements divins qui acquièrent avec le dernier message céleste un
caractère définitif et global (par opposition à la Loi de Moïse par exemple qui est particulière).
Rappelons que tout en étant une source d’inspiration pour les États, ces commandements sont
strictement individuels et marquent l’adhésion des individus à telle ou telle communauté religieuse.
Les autorités politiques se chargent, elles, d’édicter un code conforme au contexte, à la nation, etc.,
mais en faisant ce travail elles forcent les hommes à leur obéir et sanctionnent les transgressions ou
les passe-droits, alors que la transgression d’un commandement sacré relève d’un jugement divin
individualisé dans l’au-delà.
{102} Voir les pages consacrées plus haut dans notre introduction à cette notion importante dans le
système de pensée de Shahrour. Pour guider le lecteur dans les pages qui suivent, il faut rappeler
qu’elle renvoie théologiquement à la variabilité et au changement qui affectent toute chose, sauf
Dieu. Shahrour lui fait jouer le rôle assumé par l’opposition philosophique classique entre l’Un et le
Multiple, l’Absolu et le Relatif, le Fixe et le Mouvant, Dieu étant le premier terme auquel renvoient
ultimement ces dichotomies. Sur le plan juridique et législatif, la notion indique que les hommes sont
chargés de produire des lois en fonction de la diversité des communautés religieuses, des peuples, des
nations, etc., tout en restant dans un cadre gouverné par l’idée de droiture.
{103} Par antiphrase, c’est le fait de les maltraiter qui fait l’objet d’un interdit sacré.
{104} Ce passage insiste d’un côté sur l’identité des commandements divins présents dans les trois
grandes religions monothéistes, et met l’accent d’un autre côté sur l’histoire interne à ces traditions,
marquée par la présence d’une pédagogie divine ayant conduit du particularisme à l’universalisme, et
de la simple défense formulée grammaticalement par une injonction négative (tu ne tueras point, tu
ne voleras point, etc.) à une interdiction utilisant un terme et une racine (HRM) renvoyant à sa
sacralité. Ces remarques n’ôtent rien au fait qu’il s’agit d’ordres et de défenses régissant uniquement
le domaine individuel du croyant, même s’ils interfèrent forcément avec les législations étatiques.
{105} Il ne faut pas confondre la compréhension de cette notion chez Shahrour et la manière dont elle
est expliquée et présentée par les islamistes. Ces derniers l’utilisent comme slogan pour contester les
gouvernements qui n’appliquent pas des mesures juridiques émanant de la tradition, qu’ils
considèrent, sans aucune réflexion critique, comme les ordres souverains de Dieu. Aussi va-t-on
parler de l’obligation de porter le voile, de l’interdiction du vin ou du profit bancaire comme étant
des ordres souverains de Dieu, alors qu’ils sont le fruit d’élaborations juridico-théologiques n’ayant
pas de lien direct avec les interdits sacrés qui constituent, aux yeux de Shahrour, la Loi donnée dans
toutes les révélations célestes, et qui fut perfectionnée dans l’histoire jusqu’à Muhammad.
{106} L’expression « awfû l-kayl », utilisée dans le passage coranique cité, utilise une racine (WFY)
qui renvoie au parachèvement, à l’idée d’aller jusqu’au bout, au physique (donner une mesure juste,
rembourser totalement une dette, rendre à chacun son dû) comme au moral (tenir une promesse, la
respecter, être fidèle jusqu’au bout). Shahrour l’utilise ici dans les deux sens.
{107} Comme le montrent les exégètes, la dernière partie du verset peut être comprise d’une autre
manière, que ne retient pas Shahrour. La phrase signifierait dans ce cas : « Et si vous faites entorse à
la vérité ou que vous tournez le dos [à cette maxime], sachez alors que Dieu est renseigné sur vos
actes ».
{108} Le passage peut aussi être traduit par : « … la vie que Dieu a strictement interdit de faire
disparaître », l’interdit (harâm) étant fondé ici sur la sacralité de la vie, exprimée par le même mot
(harâm).
{109} Le mot « Croyant » concerne ici spécifiquement l’adepte du message de Muhammad, et vise à
réglementer la violence meurtrière dans le contexte précis du VIIe siècle. La suite du verset autorise
toutefois une latitude d’interprétations puisque le châtiment est ramené à une discrimination d’ordre
politique entre les gens amis ou ennemis. Dans ce cas, le croyant pourrait aussi être toute personne
ayant la foi en Dieu, comme cela est établi dans de nombreux passages. Le cas pourrait donc
concerner le meurtre involontaire d’un juif, d’un chrétien, d’un sabéen, etc. dans un contexte
politique précis.
{110} Dans le contexte de l’Arabie du VIIe siècle, cette mesure visait surtout à limiter les vendettas
qui étaient pratiquées en réponse aux violences individuelles et collectives. L’autorisation de la loi du
talion est à considérer comme la peine maximale puisque le verset (II, 178) qui en détaille la mise en
pratique, rappelle aussi la possibilité de pardonner au meurtrier en contrepartie d’une compensation
pour les proches de la victime. Le rappel de ce principe de miséricorde est l’autre limite, minimale,
de la punition de ce crime, ce qui illustre la marge de manœuvre offerte au Législateur pour décider
de la nature de la peine dans le cadre de la théorie des limites (hudûd) secondée par le principe de la
hanîfiyya. Il est utile de souligner avec Shahrour que les juristes ont eu tendance à ignorer cette
flexibilité de la peine allant de la loi du talion au pardon, au profit de peines toujours sévères.
{111} Conformément au commentaire précédent, le mot croyant peut être pris dans le sens restreint
d’adepte du message de Muhammad ou bien de toute personne ayant la foi.
{112} Mazigh traduit le mot « ithm » ici par « le cœur souillé de forfaiture », Blachère propose
« pécheur en son cœur », Berque et Grosjean le rendent simplement par « péché ». Mais nous
pensons qu’il n’est pas possible de traduire systématiquement ce mot par péché, raison pour laquelle
il faut opter aussi pour « mal » ou « iniquité ».
{113} Nous suivons ici la traduction de Kazimirski du mot « ithm » par « iniquité », ce qui corrobore
la réflexion précédente.
{114} Alors que la notion de « hâkimiyya » est ramenée chez les islamistes à la souveraineté politique
et qu’elle est utilisée comme prétexte pour avancer qu’il est impossible de décrire un peuple ou un
État comme étant souverains, Shahrour circonscrit cette notion, fortement liée à l’idée de juger, aux
déclarations absolues de Dieu sur les choses frappées d’un interdit sacré, et celles qui relèvent de
l’ordre du licite. Cette manière d’envisager la notion évite de tomber dans l’homonymie flagrante des
penseurs islamistes qui estiment que tel ou tel attribut ne peut s’appliquer à l’homme sous prétexte
qu’il est un privilège exclusif de Dieu. Ce raisonnement est vicieux, comme le montrent les exemples
d’autres attributs comme la science, la générosité, la justice, la longanimité, etc., qui peuvent
s’appliquer communément à Dieu et d’autres êtres ou choses (hommes, peuples, Etats, nations, etc.) à
condition, bien entendu, de ne pas tomber dans l’homonymie.
{115} Rappelons à ce propos qu’un sujet comme la consommation de vin a fait l’objet de nombreux
avis juridiques à partir de cette logique confondant le simple interdit (c’est le cas du vin dans le
Coran) et l’interdit sacré (harâm). À l’époque contemporaine, la même confusion a eu lieu à propos
du tabac.
{116} C’est le rôle dévolu à « tafsîl al-kitab », le détail du Livre, expression renvoyant aux passages
qui expliquent les règles contenues dans les quatorze commandements, formant la matrice du Livre
(umm al-kitâb).
{117} Le respect de ces interdits concerne principalement la relation verticale entretenue par l’homme
avec Dieu. Seule l’interférence avec le domaine social et politique autorise l’État ou les responsables
à organiser les limites, la conception de ces interdits, ainsi que les peines qui s’appliquent à eux.
{118} Le lecteur peut aisément constater que la finalité de cette section, même si elle tend à
simplement paraphraser les versets mentionnés, n’est autre que d’établir cette distinction entre les
deux types d’interdits, et de répondre à la situation de la pensée religieuse de l’islam à l’heure
actuelle, qui est marquée par le pullulement des fatwas des clercs officiels ou autoproclamés. Le but
de Shahrour est de désactiver ce levier dangereux qui est actionné par des individus prétendant à
incarner la norme, mais qui projettent sur les autres individus et la société dans l’ensemble, leurs
passions, fantasmes, peurs, ignorances ou fanatismes.
{119} Le terme « amâna » est très difficile à rendre en français. S’il peut désigner le bien déposé chez
autrui pour qu’il le garde un certain temps, avant qu’il soit restitué à son propriétaire, il faut préciser
que cette opération ne repose sur aucun contrat et qu’elle n’a pas de caractère juridique. D’où les
différences avec le gage, la caution, etc., utilisés dans les transactions. La notion repose donc sur
l’idée de confiance qui s’établit entre les personnes, au-delà de l’existence de toute trace matérielle
de leurs échanges ou rapports. Elle renvoie à la bonne foi, à la loyauté et à la fidélité qui commandent
la restitution de l’objet qui nous est confié. Le même mot intervient dans XXXIII, 72 pour décrire la
charge donnée par Dieu à l’Homme pour représenter le divin sur terre, chose que les cieux et la terre
ont refusé d’assumer. Le dépôt suprême n’est donc pas forcément matériel, c’est celui de l’Esprit
(comme le traduit Mazigh), de la Foi (selon Masson), de l’obéissance à Dieu ou des commandements
religieux (prière, jeûne, etc.) selon certains exégètes. Shahrour use ici de cette latitude sémantique
pour montrer qu’il peut signifier tout type de responsabilité humaine, engageant la conscience
individuelle et l’éthique collective.
{120} Il y a un troisième cas, le suicide comme choix purement personnel que Shahrour aborde juste
après l’euthanasie.
{121} L’expression « al-qatl bi l-haqq », comme celle d’« al-baghy bi l-haqq » rencontrée plus haut,
peut être rendue par « tuer à bon droit », « avec raison », ou « en toute légitimité ».
{122} Il peut y avoir aussi d’autres méfaits en plus du vin et du jeu de hasard, et qui sont décrits
comme interdits dans le texte coranique.
{123} Fidèle à sa méthode linguistique, Shahrour comprend le mot khamr (traditionnellement traduit
par « vin ») dans le sens linguistique de ce qui « couvre » (sens de la racine KhMR) la raison, la voile
par l’effet des boissons ou des substances qui l’engourdissent. Endormir, engourdir ou droguer sont
aussi intégrés dans la catégorie désignée ici par « khamr ».
{124} Ce commentaire montre que l’injonction contenue dans le verset (ijtanibûh) à partir de laquelle
on a fait dériver le statut légal de la consommation de vin peut porter sur plusieurs choses, en
l’occurrence les interdits sacrés ou les simples interdits. Ce n’est pas la simple injonction négative
qui éclaire le statut juridique de telle ou telle chose. De plus, estime Shahrour, il faut être attentif à la
distinction entre ce qui est nommément désigné comme « harâm » (privilège exclusif de Dieu) et le
reste.
{125} Le mot arabe dans le texte est enivrement, mais ici c’est l’idée d’engourdissement des sens,
commune à l’alcool, aux drogues et aux anesthésiants qui est convoquée par Shahrour. Le terme
anglais « intoxication » rend bien l’idée puisqu’il renvoie aussi bien à l’état d’ébriété et d’enivrement
qu’à l’équivalent du français « intoxication ».
{126} Homme politique égyptien (1858-1927), artisan de la modernisation politique et grande figure
de la lutte contre l’occupation britannique.
{127} Allusion à la destruction des statues de Bamiyan par les Talibans en 1998, et des sculptures de
la cité de Nimroud près de Mossoul en 2015 par Daech.
{128} L’intensité de l’impératif « ijtanibû » (écartez-vous en) est pour Shahrour moins forte que celle
de l’injonction négative : « N’approchez pas ». Cette différence sémantique est présente dans le cas
de la consommation des boissons fermentées. Il est demandé de s’en écarter en général pour les
abominations qu’elles causent, mais il est interdit de faire la prière en état d’ivresse.
{129} Voir le Coran, XXII, 30.
{130} En langue arabe, le pluriel de femme (mar’a) est « nisâ’ », et ce dernier ne possède pas de
singulier.
{131} D’après al-Tabarî, il s’agirait d’une pratique antéislamique à laquelle les Arabes se livraient
pendant le pèlerinage, par excès de zèle et de dévotion. Certains convertis à l’islam l’auraient gardée,
et le verset commente cette situation.
{132} L’expression « al-jahr bi l-sû’ » a été rendue de différentes manières par les traducteurs :
« hausser le ton » (Berque), « ébruiter le mal » (Grosjean), « divulguer le mal » (Masson,
Kazimirski), « médire publiquement des autres » (Mazigh), et « afficher le mal en paroles »
(Blachère). Dans notre choix de traduction, l’expression renvoie au fait de proférer des propos
malveillants, vulgaires ou méchants en public, et de chercher à le montrer aux autres. D’après le texte
coranique, cette situation n’est permise que lorsqu’on est victime d’injustice car le fait de se défendre
contre les iniquités ou les passe-droits entraîne, parfois, des dérapages verbaux traduisant ce cri
contre l’injustice. C’est ce qui est visé dans le passage contenant cette expression, qui tolère de
hausser le ton, de médire ou de s’emporter en proférant des propos acerbes parce que la situation
d’injustice met l’individu hors de ses gonds.
{133} Le mot « ‘urf » formulé dans la proposition « ordonne le ‘urf » est synonyme de “ma‘rûf ”
qu’on trouve aussi avec le verbe « ordonner ». Cette dernière construction (al-amr bi l-ma‘rûf )
renvoie au principe de commandement du bien dans la théologie islamique, et elle décrit dans de
nombreux passages coraniques l’un des principaux attributs des croyants. Shahrour ramène le mot
« ma‘rûf » à « ‘urf », et à la signification linguistique de base qui n’est autre que la chose connue,
acceptée, et qui jouit d’une reconnaissance sociale au sein d’un groupe. Il a donc le sens de « bonnes
coutumes » ou de « convenances ». D’ailleurs, c’est ainsi que J. Berque traduit le passage cité dans le
texte. Le choix opéré par Shahrour permet de sortir de la discussion épineuse sur le commandement
du bien et l’interdiction du mal qui fut érigée par de nombreux théologiens, notamment les
Mu‘tazilites, en principe fondamental de leur doctrine et de la conduite islamique. Outre le fait
qu’elle évite le problème du glissement sémantique de « convenances » vers « bien » (terme qui est
rendu par « khayr » ou « hasan » en général), l’option de Shahrour neutralise les usages politiques
faits de ce principe car il est souvent brandi contre les pouvoirs en place ou utilisé par n’importe
quels individus ou groupes qui s’auto-instituent comme des ordonnateurs du bien et des défendeurs
du mal. Pour Shahrour, commander le bien et interdire le mal est tributaire de l’idée de suivre les
convenances et de fuir les inconvenances. Cette solution est intéressante parce que le bien et le mal
ne sont pas perçus par les acteurs de la même manière, selon les contextes et les sociétés : un
jihadiste peut commettre des opérations terroristes en pensant qu’il est en train de mettre en
application ce principe. Mais si l’ordre et la défense sont l’apanage des autorités législatives et des
puissances publiques, alors cette possibilité se supprimera d’elle-même au niveau des individus ou
des groupes, et ces derniers ne peuvent plus se prévaloir du commandement coranique mal interprété.
{134} S’il y a eu un ordre dans le texte coranique adressé aux femmes musulmanes de rabattre leurs
draps sur leur poitrine, c’est parce que les coutumes de l’époque l’exigeaient. L’ordre est donc en
harmonie avec les convenances sociales du temps du prophète, et il ne peut être considéré comme un
ordre divin absolu applicable à tout lieu et tout moment.
{135} Cette expression figée signifie « nettement établi », « nul doute », « certes ».
{136} Cette explication philologique s’autorise de la parenté phonétique entre « salat » (prière) et
« sila » (lien, attache, union, adhérence) abordé plus haut à propos de la définition du contraire de
l’islam, à savoir le fait de couper les liens avec ses trois piliers. Il faut préciser que les deux termes ne
sont pas de la même famille et qu’ils proviennent de racines différentes. Le rapprochement est
toutefois justifié chez certains linguistes arabes classiques comme Ibn Jinnî (934-1002) qui
adhéraient à la thèse de la dérivation totale (al-ishtiqâq al-kabîr) stipulant qu’en variant les
combinaisons des trois consonnes d’une racine (six en tout), nous restons dans le même univers
sémantique. Ici, Shahrour voit une parenté (avec une distinction) entre (SLW) pour prière et (WSL)
pour lien, rapport. Le mot « musallûn » (ceux qui font la prière) ne peut certes pas être
linguistiquement en rapport avec la racine WSL, mais d’après cette analyse, il renvoie à la prière
abstraite et au mouvement de l’âme vers Dieu qui implique nécessairement un lien vertical avec
l’Être loué et remercié, auquel on demande des grâces et des faveurs. L’idée est que cette adhérence
ou la volonté de garder le lien avec Dieu se passe de l’accomplissement d’un rite particulier, sans que
le statut de ce dernier ne soit remis en cause. D’ailleurs, le terme « wasl » qui fait partie de la famille
de « sila » est utilisé dans le vocabulaire amoureux ainsi que dans le registre des mystiques pour
renvoyer à l’union avec l’être aimé.
{137} D’où le mot « ta’wîl », interprétation, qui montre que l’explication du texte revient toujours au
propos interprété. D’après Ibn Fâris, la racine (’WL) renvoie au fait d’être premier, de commencer et
de s’achever. C’est donc l’idée de commencement qui se réalise dans et par le parachèvement en
fermant la boucle. Voir IBN FÂRIS, Mu‘jam, t. 1, p. 158.
{138} Le mot utilisé ici est « da‘wa » qui signifie prédication, appel à suivre la voie droite, etc. Les
salafistes en ont fait un élément fondamental de leur doctrine. Shahrour montre qu’on n’a pas besoin
de cette activité missionnaire.
{139} Cette réflexion vise les partisans d’un islam fondé sur le relativisme culturel, et dans lequel les
dogmes sont un prétexte pour affirmer la particularité des « valeurs islamiques » et leur différence
par rapport aux valeurs universelles.
{140} Le mot « ta‘âruf » cité plus haut dans le passage coranique (XLIX, 13) signifie la connaissance
mutuelle des peuples, ce qui débouche aussi sur l’idée de reconnaissance.
{141} Il s’agit des Mecquois et des Médinois qui ont soutenu le prophète.
{142} Comme nous l’avons montré dans l’introduction, Shahrour est animé par une pensée
téléologique de l’histoire qui est foncièrement optimiste. Nous voyons l’intérêt de ces vues sous deux
angles. D’un côté, Shahrour croit en la présence d’un processus progressif permettant l’amélioration
des rapports entre les hommes, la généralisation des formes d’humanité et l’éloignement par rapport
aux pratiques barbares. D’un autre côté, cette philosophie de l’histoire adossée à une théologie de
l’histoire rompt avec la représentation mythifiée de l’islam des origines, et la sacralisation du
VIIe siècle. L’idée que les hommes se présentant aujourd’hui comme des musulmans peuvent être
meilleurs que ceux qui ont fondé l’islam historiquement se trouve dotée d’un fondement théologique
très fort, ce qui manquait aux critiques de cette mythification par les nombreux penseurs
contemporains.
{143} Dans les versets cités, le texte mentionne le verbe, d’abord en l’utilisant dans le syntagme
« ceux qui croient » (al-ladhîna âmanû), ensuite sous forme d’une injonction qui leur est adressée
(âminû !) pour croire au Prophète. Cela veut dire que le syntagme en question renvoie à un groupe
nommément désigné, les Croyants (al-mu’minûn), qui a un double repérable en fonction des
différents énoncés. Il est le nom propre des adeptes du message de Muhammad et le nom générique
de la catégorie de ceux qui ont la foi, y compris les gens du Livre, ce qui le rend, dans ce cas
synonyme de « musulman » dans le sens primordial du terme. Or ces derniers aussi peuvent être
décrits comme croyants, mais dans le sens spirituel du terme et non historico-sociologique qui
identifie le groupe adepte du message du Prophète dans le contexte du VIIe siècle. Cela explique la
raison pour laquelle ceux qui croient et ont la foi (juifs, chrétiens, etc.) sont invités à croire au
Prophète. C’est cette différence entre les deux usages que Shahrour cherche à souligner dans ce
passage.
{144} L’islam historique a d’une certaine façon appliqué le principe établi ici par Shahrour à partir du
texte coranique, puisque les communautés religieuses (milla pl. milal) ont été reconnues dans le cadre
des différentes civilisations de l’islam. Elles étaient intégrées dans l’Islam, ce qui montre que malgré
les divergences institutionnalisées pour des raisons juridiques et propres à l’époque (système de la
dhimma), les cultures classiques et modernes de l’islam ont spontanément cheminé vers la
reconnaissance de « l’islamité » de ces différentes religions.
{145} On retrouve grâce à cette analyse les assises théologiques et spirituelles de la convivance entre
communautés religieuses que les différentes civilisations de l’Islam ont expérimentée dans l’histoire,
mais que les discours juridiques et les conditions politiques ont emprisonnée dans les carcans de la
dite « dhimma ». Ce statut est la concrétisation possible d’un principe théologique, ici mis en
évidence par Shahrour, et non le principe en tant que tel. Cette confusion qu’on trouve dans la
littérature conservatrice et désuète est à l’origine des blocages empêchant d’inventer de nouvelles
formes politico-juridiques de la convivance entre communautés religieuses dans les pays musulmans.
Comme on le voit dans la dernière partie du livre, cette forme doit prendre le visage de la citoyenneté
et être fondée sur la séparation entre l’appartenance religieuse et l’allégeance politique.
{146} Le passage évoquant les Bédouins peut être interprété de deux manières différentes. La
première, que suit Shahrour, montre que les Bédouins sont soumis à Dieu (musulmans dans le sens
monothéiste du terme) et qu’ils ne sont pas encore obéissants au Prophète pour faire partie de sa
communauté, celle qui est décrite à l’époque par « les Croyants », et il s’agirait dans ce cas de la foi
en la mission divine du Prophète et dans le statut de messager qui doit être obéi par les autres
individus. La seconde possibilité ouvre sur le sens politique de la soumission, et dans ce cas les
Bédouins se seraient soumis à l’islam, sans avoir la foi ni dans le sens monothéiste ni dans le sens
historique du groupe ayant fondé l’islam.
{147} Omar ibn al-Khattâb (579-644), deuxième calife de l’islam.
{148} Le verset mentionne l’obligation, pour le prophète, de renoncer à son statut de père adoptif de
Zayd ibn Hâritha afin de ne pas être considéré comme le père de qui que ce soit (en dehors, bien
entendu, de ses propres enfants).
{149} L’embryologie était connue depuis l’antiquité avec les travaux d’Aristote et surtout de Galien.
Ce qui est particulier pour la révélation dans la tradition islamique, et comme les philosophes vont
l’affirmer avec force, c’est la capacité du prophète à énoncer des vérités (scientifiques, historiques,
morales, métaphysiques, noétiques, etc.) sans recours aucun à l’apprentissage des sciences et à la
maîtrise lente et assidue des fondements de ces disciplines. La vérité, dans le cas du prophète,
descend sur lui selon le modèle de l’inspiration (qui peut être entendu dans un sens émanationniste
comme pour les néoplatoniciens de l’Islam), et grâce à la perfection de la faculté imaginative lui
permettant de reformuler les visions, les images, les représentations symboliques, etc. en énoncés
véridiques et intelligibles pour la masse.
{150} Shahrour fait allusion à certains versets (LXXIX, 30 ; XXXVI, 38-40 ; XXI, 30-33) évoquant la
terre ou le soleil, et décrivant les lois découvertes plusieurs siècles après (par exemple le soleil qui
tourne sur lui-même). Dans ce cas, le texte informe d’une réalité présente constamment, mais qui
échappe à l’entendement des individus.
{151} Ce point signifie que dans le cadre du texte coranique, la fonction mantique comme le don des
miracles, habituellement attribués aux prophètes, sont inexistants et cèdent la place à la fonction
nomothétique ainsi qu’à la simple transmission du message divin. Le prophète de l’islam ne cherche
pas à prophétiser sur l’avenir mais se contente de transmettre les choses inconnues qui lui sont
révélées par Dieu. D’où la nécessité de les comprendre uniquement dans le Texte. Cela n’empêche
pas que dans les traditions religieuses ultérieures, de nombreuses élaborations théologiques ont
construit des récits de miracles pour Muhammad, semblables à ceux qu’on trouve à propos de Jésus
ou de Moïse.
{152} Il s’agit d’une révélation liée aux circonstances des guerres entre Perses et Byzantins. La défaite
à laquelle est fait allusion dans le Texte est la prise de Jérusalem par les Chosroes II en 614, et le
transfert de la sainte Croix à Ctésiphon. Il faut attendre 630 pour qu’elle revienne à Jérusalem, après
les victoires d’Héraclius sur les Perses.
{153} Le mot prophète (nabiyy) vient d’une racine (NB’) qui signifie informer à propos de quelque
chose, annoncer un ou des événements.
{154} Cette lecture est conforme à l’approche de la prophétie dans la tradition philosophique de
l’islam où elle constitue un mode de connaissance côtoyant la raison naturelle. Nous mesurons ainsi
l’intérêt de la position de Shahrour, puisque contrairement à cette vision qui souligne les aspects
cognitifs ou épistémologiques propres à ce phénomène, les islams salafistes ou islamistes en ont fait
un programme politique, un texte juridico-administratif ou un manuel de culte.
{155} Shahrour fait allusion ici à la naissance sans père qui est un miracle en soi et qui se rajoute aux
autres dons miraculeux (ressusciter les morts, guérir les aveugles-nés, soigner les lépreux et les
handicapés).
{156} Certaines traductions (A. Kasimirsiki, S. Mazigh ou J. Grosjean par exemple) optent pour
« verset » plutôt que pour « miracle » ou « signe » afin de rendre ce terme. Mais cela ne convient pas
dans ce passage.
{157} Le mot « rasûl » (envoyé, messager) appliqué ici à Moïse n’a rien à voir avec sa fonction de
transmetteur du Message divin (Risâla), mais elle décrit une mission politique demandée par Dieu à
lui et à son frère Aaron.
{158} Le Sahih d’al-Bukhari, édition bilingue, traduit par H. Ahmed, al-Maktaba al-‘asriyya,
Beyrouth-Saida, 2003, volume III, p. 364-365, dit n° 2458. Nous citons notre traduction.
{159} Il ne s’agit pas ici de prière rituelle, « salât », mais de lien, d’attachement ou d’adhérence,
« sila ».
{160} La Tradition islamique a inventé un genre textuel intermédiaire entre le Coran et le hadith.
Selon les tenants de Tradition, le sens de ces propos aurait été révélé par Dieu et les termes formulés
par le prophète, à la différence du Coran où les mots et le sens proviennent de la révélation divine, et
du hadith où les mots et le sens sont du prophète lui-même.
{161} Dans ce verset, c’est le verbe « bayyana », d’où provient « bayân » (exposition, annonce
publique) qui est utilisé.
{162} La notion de « ‘isma » qui sera expliquée plus loin est exprimée dans ce verset à travers le
verbe dont elle provient (« ‘asama/ya‘simu ») et elle signifie protéger, immuniser, prémunir contre un
mal ou un danger. Elle a donné la notion théologique d’impeccabilité et d’infaillibilité (comme dans
la tradition shiite de l’imam ma‘sûm, l’imam impeccable) et celle, juridique, d’immunité.
{163} La première occurrence de la notion est sous forme du verbe « ‘asama/ya‘simu » et la seconde
sous forme de participe actif, « ‘âsim ».
{164} Ici, la notion est exprimée à travers la VIIIe forme du verbe, i‘tasma/ya‘tasimu.
{165} Ici, elle est dérivée de l’emploi de la Xe forme verbale, chercher la protection, vouloir être
impeccable.
{166} Avec ces définitions, nous quittons le sens courant aujourd’hui qui fait de la sunna une série de
corpus contenant les dits et les gestes du prophète (les hadiths), et que les théologiens ou les juristes
utilisent comme deuxième source, après le Coran, pour la compréhension des normes religieuses.
{167} Certains versets cités contiennent l’expression « khalat sunnat al-awwalîn » ou « madat sunnat
al-awwalin », qui peut être rendue littéralement par « la loi des Anciens est révolue ou passée ».
C’est ce que J. Berque choisit pour rendre le sens global de l’expression, avec la seule différence que
le mot sunna est souvent traduit chez lui par « système » (voir la traduction du VIII, 3, p. 192 ou du
XV, 13, p. 272). Ce sens littéral, également adopté par Shahrour dans sa lecture, est valable. Mais
l’expression contient une nuance sur laquelle n’insiste pas ce choix interprétatif, à savoir que la loi de
Dieu (sunnat Allâh) est en même temps vivante, courante. Le contexte dans lequel intervient cet
usage renvoie le plus souvent à la loi de la destruction, par Dieu, des cités tyranniques et des nations
qui ont nié les messages des prophètes. Le comportement des négateurs se répète dans l’histoire, et la
conséquence qui est décrite comme une loi immuable, est que Dieu punit dans le présent (de la
révélation) de la même manière qu’Il a puni dans le passé. Selon cette deuxième lecture, le texte
coranique cherche à montrer aux Arabes du VIIe siècle que la loi qui régit le système de la révélation
prophétique court toujours, et qu’en cas de dénégation ou d’opposition au prophète, elle sera
appliquée.
{168} D’après Shahrour, tout ce que les hommes peuvent créer comme lois grâce à leur capacité
législatrice participe de la Loi éternelle de Dieu.
{169} Conformément à sa méthode linguistique, Shahrour part de l’idée que le mot « prophète »
provient de la racine (NB’) gravitant autour de l’idée d’informer, de raconter des événements passés,
présents ou futurs, pour établir, ensuite, le fait qu’il est chargé de parler de ces aspects afin de
persuader ses contemporains de la véracité de son statut.
{170} Au sein du texte coranique, il faut distinguer le message éternel (les commandements abordés
plus haut) des récits portant sur les événements de l’époque, et dont la fonction, en tant que
révélations inspirées à Muhammad par Dieu, a été de l’aider à transmettre le message divin et à
organiser politiquement, socialement et économiquement la société qu’il a créée à la lumière des
préceptes universels et immuables (le message).
{171} Il s’agit de nouvelles portant sur leurs ennemis et donc sur le combat guerrier.
{172} Par cette expression, nous traduisons la notion d’istinbât qui est citée dans le verset sous une
forme verbale (istanbata). Plus tard, elle sera utilisée dans le domaine juridique ou celui de la logique
dans le sens de « déduction ». Il s’agit d’extraire les règles à partir de maximes générales telles que la
réalisation de l’intérêt de la communauté ou la poursuite d’un bien quelconque. Dans le passage
coranique, la proposition renvoie au fait de tirer au clair une affaire en s’autorisant d’un savoir fondé
et d’une expérience dans tel ou tel domaine. D’où l’ordre intimé aux musulmans de l’époque de
demander au prophète et aux responsables (ici des stratèges) un avis éclairé sur les problèmes
affrontés, plutôt que d’agir arbitrairement en divulguant des informations importantes sur leurs
ennemis et les conditions du combat.
{173} Cette interprétation critiquée par M. Shahrour s’est répandue dans les commentaires coraniques
de ce verset, qui étaient pour la plupart d’entre eux soumis à cette mentalité misogyne et cette vision
dégradante de la femme qui voit la dot comme une contrepartie au devoir conjugal.
{174} Le verbe implique ici la révélation.
{175} L’adjectif « ummî » appliqué au prophète est souvent rendu par « illettré ». D’autres comme R.
Blachère optent pour « prophète des gentils », alors que J. Berque le rend par « natif ». Le but du
texte coranique étant de montrer qu’il n’est pas une pâle copie des versions antérieures des textes
sacrés, mais une révélation semblable aux autres révélations divines, nous pensons qu’il s’agit de
défendre le statut de Muhammad en tant qu’il est inspiré par Dieu et non instruit par d’autres
hommes, y compris pour les savoirs relatifs à ces mêmes écritures. Cela signifie que les récits
racontés dans le Coran à propos des gens du Livre ne sont pas appris par la lecture d’autres textes ou
sous la conduite d’un maître, ou grâce à un quelconque informateur, mais des énoncés qui lui ont été
inspirés par l’ange Gabriel. Cette interprétation n’exclut donc pas la maîtrise de la lecture et de
l’écriture de la part du prophète.
{176} C’est l’idée de fitra, de saine nature originellement enracinée chez l’homme.
{177} Contrairement aux discours islamistes qui brandissent le slogan de la validité de la Shari‘a pour
tout lieu et tout temps, Shahrour précise que la validité dont il peut être question d’après le texte
coranique concerne seulement le principe de variabilité dans la droiture (hanîfiyya) et la possibilité de
légiférer dans un espace déterminé par deux limites, inférieure et supérieure. Plutôt que de reposer
sur la convocation de règles au demeurant historiques et créées pour les besoins d’autres sociétés,
l’application de la Loi de Dieu prend un autre sens, purement méthodologique, qui renvoie à la
capacité de créer des lois (ijtihâd) incarnant les principes universels, tout en respectant les limites
dont il est question. C’est seulement dans ce sens qu’on peut parler d’application ou de validité de la
Shari‘a en tout lieu et tout temps.
{178} Pour poursuivre les réflexions de la note précédente, rajoutons aussi que contrairement aux
discours islamistes qui réclament cette universalité à partir d’idées anciennes et de mesures désuètes,
Shahrour bouleverse de fond en comble cette compréhension en montrant qu’elle se vérifie plutôt à
partir de ce que l’on peut observer chez toutes les nations, indépendamment de leurs confessions et
religions, du moment que l’effort rationnel global des hommes confirme les points fixes du message,
et atteste donc de sa validité. C’est donc la capacité du message à absorber les efforts de tous les
hommes en vue de s’améliorer dans le rang de l’humain qui témoigne de son universalité, et non la
volonté, aigrie et malheureuse, d’imposer à tous les hommes des normes archaïques et particulières,
tout en prétendant qu’elles sont universelles.
{179} Ce verset est traduit de différentes manières selon la compréhension du terme ‘afw (superflu,
excédent, petite quantité ou mot gentil, puisque le terme signifie aussi le pardon ou l’indulgence). Ici
nous optons pour le sens financier qu’on trouve aussi dans II, 219 et qui ordonne de prendre une
petite quantité, un presque rien, l’idée étant de se livrer à l’acte de donner.
{180} Le mot « fidya » est surtout utilisé dans le domaine de la guerre comme l’équivalent du mot
« rançon ». Ici, il s’agit d’un usage général en tant que compensation financière ou autre, permettant
de faire satisfaction à Dieu ou à la personne victime d’un dommage ou d’un tort, de manière à ce
qu’il y ait compensation et que l’équilibre soit rétabli après sa rupture. La « kaffâra » (expiation) est
d’un autre ordre, fortement marqué par la culpabilité religieuse. Elle concerne les crimes, les péchés,
etc., et son but comme on le voit dans plusieurs cultures religieuses est de calmer la colère divine. Le
fait de ne pas accomplir le jeûne n’est pas concerné par le domaine de l’expiation comme l’explique
Shahrour dans la suite du texte.
{181} L’expression « al laghaw fi l-yamîn », traduite ici par « jurements » peut renvoyer aux
expressions inconsidérées accompagnant les serments, tout en respectant la sacralité de ce dernier.
Elle peut aussi désigner le fait de les prononcer vainement ou à la légère, c’est-à-dire de répéter
fréquemment les serments dans tous les contextes, à tel point que cela devient une habitude dans le
discours, comme on l’observe avec les « walla » « sur le Coran », « La Mecque », etc. qui émaillent
chaque phrase dans certaines pratiques langagières. Dans ce dernier cas, le serment est tellement
banalisé que son contenu sacral est remis en cause. Comparez avec le verset (XXIII, 3).
{182} Adeptes des règles les plus sévères, y compris lorsqu’elles contredisent la lettre du texte
coranique, la plupart des juristes de l’islam ont recouru au mécanisme de l’abrogation analysé dans
notre introduction afin d’argumenter en faveur de la suppression de cette option et de l’idée de liberté
qui doit accompagner la pratique du jeûne.
{183} Voir aussi sur le sujet le passage entier contenu dans II, 196-203.
{184} Le terme technique utilisé ici et qui est fondamental dans le droit religieux est « taklîf » qui
renvoie aux obligations rituelles dont l’individu doit s’acquitter à partir de la puberté. Il est également
investi dès le début de l’islam par les théologiens mu‘tazilites qui lui donnent une tournure morale
liée aux devoirs incombant aux hommes. Shahrour veut montrer que ces obligations ne sont pas
naturelles mais positives, imposées au sein de chaque communauté religieuse, contrairement à l’acte
d’adoration qui est universel et naturel.
{185} Le substantif est cité ici sous forme de verbe. Nous suivrons la même pratique pour les versets
suivants afin d’indiquer au lecteur la présence de la notion de contrainte (ikrâh) et des termes
proches, et la manière dont elle est traitée dans le texte coranique.
{186} Ce terme qui est phonétiquement proche du mot « tâghiya » et « tughyân » (tyran, tyrannie) a
été interprété de différentes façons par les exégètes. Nous en donnons une traduction extensive
capable d’intégrer les significations présentes dans les commentaires, et de rendre le sens défendu ici
par Shahrour. Il sera d’ailleurs analysé quelques pages plus loin.
{187} Grammaticalement, l’outil de la négation contient ici une expression absolue de la négation, et
non une simple défense de contraindre les autres en matière de religion. C’est une Négation de l’être
de la contrainte et non pas une simple défense de la pratiquer.
{188} Tout ce passage ainsi que l’analyse qui va suivre sont conditionnés par une opposition implicite
à la théologie développée au sein de l’idéologie islamiste, et qui a voulu faire depuis S. Qutb, son
père spirituel, de la notion de « ‘ubûdiyya », (servitude à l’égard de Dieu) l’un des éléments
fondamentaux du credo du musulman. Cette théologie a produit une culture religieuse dans laquelle
les individus acquiescent aux règles fondées historiquement par les hommes (théologiens, juristes,
exégètes, rapporteurs de traditions prophétiques et aujourd’hui clercs autoproclamés) tout en pensant
qu’il s’agit de règles divines et sacrées. Ils se sont trouvés privés de leur autonomie de jugement en
appliquant mécaniquement des normes dans lesquelles ils voient l’idée de bien. Le but de Shahrour
est de fonder théologiquement la notion de liberté, en montrant que l’idée de ‘ubûdiyya (servitude) ne
fait pas partie de l’arsenal théorique du texte coranique, et que c’est au contraire l’idée de liberté qui
est requise comme fondement de la relation entre l’homme et Dieu (‘ibâdiyya).
{189} Plus précisément, dans IBN FÂRIS, Mu‘jam maqâyîs al-lugha, vol. 4, p. 205-207, il s’agit
d’une polysémie frisant l’antinomie (tadâdd). Il précise que la racine contient le sens de se laisser
aller et celui de résister activement, d’être doux ou de se montrer dur. L’opposition relevée ici par
Shahrour entre esclave ou serviteur (d’un homme ou de Dieu) est linguistiquement enracinée dans les
remarques d’Ibn Fâris.
{190} Dans les passages qui sont cités, certains traducteurs comme J. Grosjean, choisissent de rendre
plutôt le mot « ‘abd » par « esclave », ce qui ne rend pas la différence entre les deux pluriels du
même mot : « ‘ibâd » et « ‘abîd », et créé, de surcroît, un effet négatif au niveau de la représentation
du lien à Dieu, marqué, à cause de ce choix, par l’idée de servitude et excluant les acceptions
relatives à la liberté d’obéir ou de désobéir.
{191} Pour la femme, le singulier est « ama », pl. « imâ’ ». Mais le mot « ‘abîd » englobe les deux
sexes.
{192} Pastiche d’une expression coranique présente dans plusieurs versets. Voir par exemple le verset
(II, 281).
{193} Même idée de l’individualité de la rétribution qui se fait selon les actes commis dans l’ici-bas.
Voir verset (XVIII, 49).
{194} Ce discours vibrant sur la liberté est justifié par la volonté d’en faire un principe de l’islam car
dans les élaborations théologiques d’aujourd’hui, la plupart des auteurs, dès lors qu’ils visent
l’établissement des « valeurs islamiques » abordent la justice, l’égalité, etc. mais n’évoquent
nullement la liberté. Shahrour veut donc montrer que cette notion est la toile de fond théologique qui
détermine la relation entre l’homme et Dieu, et que les idées annexes de diversité, de divergence et
de différence religieuses ou autres entre les hommes ont aussi un fondement théologique profond
dans le texte coranique.
{195} Si cette critique en bonne et due forme de la tradition est justifiée, elle reste exagérée et
anachronique puisque les productions scientifiques, en Islam à l’époque médiévale, se sont
intéressées à l’embryologie, à la médecine ou à la botanique. Le fait que la science ait pu réaliser des
progrès fascinants depuis l’époque moderne, notamment en Europe, puis, à l’époque contemporaine,
chez d’autres peuples, ne doit pas conduire à disqualifier les travaux des médiévaux en la matière
(dont ceux des musulmans).
{196} Le mot « mulk » cité dans le verset désigne la souveraineté politique mais dérive d’une racine
qui contient les sèmes de la propriété. « Ne suis-je pas le souverain de l’Égypte ? » peut donc être
compris comme « Ne suis-je pas le propriétaire de l’Égypte ? »
{197} Cette idée de globalité ou d’intégralité (« shumûl »), n’a rien à voir la littérature d’obédience
islamiste, qui en use pour montrer que le contenu historique et positif de la religion est ce qui doit
être appliqué dans tous les domaines, pour tous les lieux et tous les temps. Ici, elle renvoie au
caractère universel non contraignant du message primordial de l’islam, comme il a été analysé dans
les pages précédentes.
{198} Le mot « dhanb » qui signifie péché comme le montre la suite du texte est construit
idiomatiquement pour dire « sentiment de culpabilité ». Littéralement, c’est donc « un sentiment de
péché ». D’où la synonymie entre péché et culpabilité.
{199} Ce sous-chapitre est capital parce qu’il aborde un sujet sensible, celui des péchés, du mal, du
pardon, et de l’expiation. La culture théologique contemporaine dans bien des pays musulmans,
notamment en ce qui concerne l’islam arabe soutenu par de fortes tendances salafistes a popularisé
des conceptions élaborées à un âge sombre, et consignées dans des livres tels que le Livre des grands
péchés (Kitâb al-kabâ’ir) d’al-Dhahabî (1274-1348). Succès de librairie depuis plusieurs dizaines
d’années, ce livre montre la dégradation de la réflexion sur ces questions morales et métaphysiques,
et la volonté des lecteurs/consommateurs d’adopter des grilles simplifiées pour connaître le bon et le
mauvais, le bien et le mal. En reprenant ce point à la racine, et en remontant au texte coranique lui-
même et non aux hadiths attribués au prophète, l’analyse de Shahrour refonde ce point de morale et
de théologie, et propose de nouvelles interprétations sur le pardon, la miséricorde ou le châtiment
divins.
{200} Conformément à sa théorie du refus de la synonymie entre les termes du texte coranique,
Shahrour découvre un fil permettant de distinguer entre ces deux ensembles, et d’en tirer le
maximum d’effets comme le montrera la suite du texte. Précisons que notre traduction cherche à
rester dans cette distinction, et que la plupart des traductions consultées font des mots analysés ici des
notions interchangeables.
{201} Homonyme du mot désignant l’accusation d’impiété, dont il sera question plus loin, le mot
signifie ici, se faire racheter les fautes en faisant une « kaffâra », action permettant de faire acte de
repentir. Rappelons que cet acte se fait sans intermédiaire, et que la rémission des péchés n’est pas
gérée, en islam, par des instances humaines ou institutionnelles.
{202} Dans l’eschatologie coranique, autre nom pour le jour du jugement dernier.
{203} Nous voyons que l’un des effets de cette distinction entre péché et mauvaise action est la mise
en évidence du niveau vertical (relation avec Dieu) du premier et horizontal (relations humaines) de
la seconde. C’est ce qui permet de rattacher les mauvaises actions aux lois positives de chaque État,
et de comprendre qu’il y a une dimension purement profane tirée des fautes qui exigent une
réparation. L’aspect religieux est insuffisant pour accéder au pardon, puisque le criminel, l’auteur
d’un délit ou d’un passe-droit est tenu de satisfaire la victime d’injustice, puis de demander pardon à
Dieu. Cette distinction entre les deux niveaux, religieux et mondain, montre clairement les formes de
sécularité qui peuvent investir ce point important de la morale, du droit et de la théologie.
{204} L’expression « aslama wajhah », livrer sa face à Dieu ou la tourner vers Lui, confirme le sens
que nous avons donné au verbe « aslama » d’où provient « islâm », à savoir le fait de s’abandonner
en toute confiance à quelqu’un.
{205} Parmi les traductions possibles de ce terme, nous trouvons : « associer à Dieu d’autres
divinités », « ajouter à Dieu d’autres dieux », et bien entendu « polythéisme » et « paganisme ».
Shahrour montre que le « shirk » n’est pas tant une doctrine ou une théorie constituée et défendue en
tant que telle, qu’une attitude ou un comportement caractérisé par la sacralisation des phénomènes
naturels ou même sociaux qui se trouvent de la sorte érigés en divinités. Nous mettons dans notre
traduction « polythéisme », plutôt que « paganisme » qui caractérise les religions antiques, parce que
Shahrour estime que ce phénomène se présente sous deux formes dans nos sociétés, associer à Dieu
d’autres seigneurs, et Lui associer d’autres divinités.
{206} Ce passage montre comment se déploie, chez Shahrour, une critique radicale du conservatisme
et de l’immobilisme à partir d’arguments purement théologiques, en l’assimilant au polythéisme de
seigneurie.
{207} Ce qui confirme cette distinction fondamentale est que quelques lignes avant ce passage (IX, 6),
il est demandé au prophète d’offrir la sécurité aux païens qui la demandent. Le contexte guerrier de la
sourate concerne non pas la croyance polythéiste en tant que telle, mais l’hostilité persistante de
certains d’entre eux à l’égard des musulmans, et leur conduite moralement condamnable (c’est le
sens du kufr, impiété).
{208} Terme complexe qui a pris différentes significations dans la littérature religieuse en Islam, le
« kufr » est ramené ici, selon la méthode suivie par Shahrour, au sens linguistique de base qu’il
confond avec le sens coranique originel. Notons que de cette signification fondamentale de couvrir
ou de cacher, dérive le sens d’ingratitude, et l’idée de ne pas reconnaître le bienfait octroyé ou
dispensé. Shahrour n’exploite pas cette acception et insiste surtout sur le sens de conduite hostile qui
est l’effet de la négation d’une chose. Le choix de le traduire par « impiété » vise à souligner l’idée
qu’il s’agit d’un comportement visant à nuire à d’autres groupes religieux, plutôt que d’une
opposition qui s’établit sur fond de croyance ou de dogmes (comme le reflète le terme de
« mécréance » ou celui d’« infidélité »). Le choix de traduire par « dénégation » (J. Berque),
« incroyance » (J. Grosjean) ou « incrédulité » (S. Mazigh) rend parfaitement bien l’idée mais en la
limitant au dogme. Or, même si on est croyant, on peut être « kâfir » dans le sens moral, social et
politique que nous venons de préciser.
{209} Seul Kasimirski traduit par « paysan », sens rare mais attesté par de nombreux exégètes comme
al-Qurtubî (1214-1273). Les autres traducteurs choisissent « incrédules », « dénégateurs », etc.
{210} Le texte propose le verbe anglais « to cover » entre parenthèses, sachant qu’il existe une parenté
phonétique et sémantique évidente entre les termes arabes, anglais et français.
{211} Selon l’explication linguistique parfaitement respectée d’ailleurs par Kasimirski, on aurait :
« Ne franchissez point les limites de la religion contrairement à la vérité ».
{212} Nom propre donné aux musulmans de l’époque comme nous l’avons noté plus haut à plusieurs
reprises.
{213} Le mot « qarya » (cité, village) renvoie ici, et d’après l’analyse proposée par Shahrour dans son
livre al-Dawla wa l-mujtama‘ (L’État et la société), à la cité tyrannique.
{214} Autres traductions adoptées pour ce terme « nation » (Kasimirski) et « sociétés » (S. Mazigh).
{215} Le début du verset peut être traduit par : « Qu’il soit formé, parmi vous, une communauté… ».
Cette deuxième lecture ouvre sur le problème lancinant de la formation de groupes consacrés à la
mission religieuse (da‘wa) et à la transmission (tablîgh) des idées qui correspondent, dans leur esprit,
au bien et au mal. Depuis l’époque médiévale, ce point pose un problème pour les Etats en Islam :
quelle est l’identité de ces individus et groupes ? Et comment réagir à la transformation de la plupart
d’entre eux en groupes politiques cherchant à renverser le pouvoir ? Notons que la fonction fut
historiquement institutionnalisée dans le cadre de la « hisba », terme qui contient d’autres acceptions,
notamment économiques, comme la répression des fraudes dans les marchés et leur contrôle. Cette
institution a tendu, petit à petit, à devenir dans les États qui le pratiquent encore, un instrument de
censure, voire de persécution, centré sur les questions de mœurs. Avec la deuxième compréhension
adoptée dans notre texte, l’on comprend que le Coran s’adresse aux fondateurs de l’islam pour leur
signifier qu’ils doivent fonder une communauté inscrite dans des traditions et des conceptions du
bien qui sont connues chez les peuples antérieurs ou couramment admises à leur époque.
{216} Principe théologique fondamental en Islam, né avec l’une des premières écoles de réflexion sur
le dogme, le Mu‘tazilisme, qui en a fait progressivement un principe de sa doctrine globale. Le mot
« ma‘rûf », souvent traduit par « bien » (c’est ce que choisit J. Grosjean), est rendu aussi par « ce qui
est décent » (S. Mazigh), « ce qui est convenable » (D. Masson) ou « le convenable » (J. Berque,
R. Blachère). Quant au mot « munkar », il a été rendu par « mal » (J. Grosjean), « ce qui est
blâmable » (D. Masson, S. Mazigh) et « le blâmable » (J. Berque, R. Blachère). Rappelons que dans
le contexte du verset, le bien est décrit comme étant universellement connu (c’est le sens linguistique
de « ma‘rûf ») et identifiable comme tel par les peuples. Mais dans certaines traditions religieuses
islamiques – notamment contemporaines –, on lui a donné une connotation particulière qui l’a
enfermé dans les pratiques sociales de certains groupes ou le credo défendu par certains théologiens,
à tel point que le terme a perdu toute son épaisseur sémantique et qu’il est devenu l’incarnation d’une
pratique persécutrice, prosélyte et inquisitoriale s’exerçant au nom de la morale et de la religion, et
totalement opposée à ce qui est connu chez les hommes comme étant une bonne conduite.
{217} Il est très difficile de traduire le mot dans ce contexte puisqu’il peut être pris dans un sens
métaphorique. J. Berque propose « archétype » et avoue (op. cit., note p. 291) qu’il s’agit d’une
traduction risquée. J. Grojean propose « Abraham était un modèle », D. Masson opte pour « tout un
peuple », Mazigh choisit : « un modèle parfait de bonté », alors que R. Balchère le rend par
« guide ».
{218} D’après cette compréhension, les Américains, par exemple, sont un peuple formé à partir de
plusieurs nations.
{219} Ces deux notions, actuellement en vogue dans la pensée islamiste et surtout salafiste et jihadiste
sont les piliers de la pensée théocratique de l’État. Shahrour entend les relire à partir du texte
coranique, et monter que ce dernier exhorte à la formation d’un État non religieux. En ce qui
concerne la traduction, la notion de « walâ’ » désigne précisément dans son versant politique le fait
de s’allier avec quelqu’un, de le prendre comme protecteur et de lui faire acte d’allégeance.
L’expression consacrée par la littérature islamiste est « la loyauté et le désaveu ». Certes, l’alliance
présuppose la loyauté, mais cette dernière notion est exprimée par d’autres termes en arabe. Nous
adoptons ici l’expression « alliance et désaveu » tout en rappelant que le mot « alliance » est différent
du thème théologique de l’Alliance établie entre Dieu et les peuples qu’Il a choisis pour leur envoyer
des prophètes ou des messagers. Dans ce sens, ce sont les termes de « mîthâq » ou de « ‘ahd » (pacte)
qui sont utilisés. Il faut savoir que si ces termes ou leurs dérivés se trouvent dans le Coran, ils sont
loin d’être thématisés comme on le voit aujourd’hui dans la littérature théologique et militaire
produite au sein des mouvements jihadistes.
{220} Rajoutons que le même mot a deux sens contraires : le serviteur, allié à un maître, et le maître
lui-même, le protecteur. Voir par exemple en plus des versets cités dans le texte le verset (VIII, 40).
« Mawâlî » a désigné par exemple au début de l’islam les protégés, clients ou affiliés aux Arabes
(notamment parmi les convertis d’origine perse). Mais le terme peut désigner également le
protecteur, le maître, et cela s’applique aussi bien à l’homme qu’à Dieu, comme on le voit dans
plusieurs passages du Coran. Les notions dérivant de cette racine sont tellement complexes qu’on les
trouve dans les registres juridiques (le waliyy par exemple est le tuteur, le responsable légal),
théologique (le waliyy est le saint, d’où walâya, sainteté) ou politique (l’allié, le protecteur, et wilaya,
investiture administrative, charge au sein d’un office du gouvernement).
{221} Al-Zamakhsharî, Asâs al-balâgha (le Fondement de la rhétorique), Beyrouth, Dâr al-kutub
al-‘ilmiyya, 1998, vol. 1, p. 263. Note de l’auteur.
{222} Le texte auquel renvoie Shahrour ici est la charte de Médine, parfois appelée « La constitution
de Médine ». Le document a fait l’objet de nombreux travaux chez les spécialistes du début de
l’islam.
{223} Ce point fait partie des nombreuses réflexions relatives au statut de la femme en islam, et à
partir desquelles Shahrour a bousculé la littérature religieuse dominante, marquée par la misogynie et
le patriarcat. Mentionnons le fait qu’il a cherché à établir théologiquement, en réinterprétant bien des
passages coraniques, la question de l’égalité entre l’homme et la femme au niveau de l’héritage.
{224} Notons que cette analyse est exclusivement fondée sur le vocabulaire coranique, et que son
intérêt majeur réside dans la rectification des compréhensions ultérieures qui ont pris l’évolution du
sens des termes en le projetant a posteriori sur le texte coranique. Notons aussi que dès le
VIIIe siècle, nous constatons une évolution des termes qui a rendu « shâhid », un terme du langage
juridique notamment, signifiant témoin oculaire et auriculaire (le terme a remplacé le sens coranique
de « shahîd »), alors que le mot « shahîd » a commencé à être utilisé pour désigner le sens religieux
de martyr, celui qui meurt pour la cause de Dieu. Les textes de hadith, postérieurs au texte coranique
mais ayant fortement déteint sur sa compréhension, portent les traces de cette évolution sémantique,
gommée par le dogme et la martyrologie qui s’est développée en liaison avec les guerres civiles
(conflit shiite/sunnites) ou dans le cadre de la doctrine de la guerre sainte, défendue par bien des
juristes.
{225} Allusion aux courants islamistes, toutes tendances confondues, qui s’inscrivent dans cette
prétention à revivifier l’islam.
{226} Les interprétations classiques comprennent le verbe « rattala » et le substantif « tartîl » comme
la psalmodie, et les traductions françaises le rendent par « scander », « psalmodier ».

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