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ISBN 978-2-204-13601-3
Collection dirigée
par
MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
Daniel DE SMET, Mohammad Ali AMIR-MOEZZI (dir.), Controverses sur les Écritures canoniques
de l’islam
Mohammad Ali AMIR-MOEZZI (dir.), Le voyage initiatique en terre d’islam. Ascensions célestes et
itinéraires spirituels
Mathieu TERRIER, Histoire de la sagesse et philosophie shi’ite. « L’aimée des cœurs » de Quṭb al-
Din Aškevari
Constance ARMINJON-HACHEM, Les droits de l’Homme dans l’islam shi’ite. Confluences et
lignes de partage
SHAMS DE TABRIZ, La quête du joyau. Paroles inouïes de Shams, maître de Jalâl al-din Rûmi,
trad., intro et notes par Charles-Henri de Fouchécour
Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, La preuve de Dieu. La mystique shi’ite à travers l’œuvre de
Kulaynî (IX-Xe siècle)
Alexandre PAPAS, Ainsi parlait le derviche. Les marginaux de l’islam en Asie centrale (XVe-
XXe siècle)
Nelly AMRI, Croire au Maghreb médiéval. La sainteté en question (XIVe-XVe siècle)
Sommaire
INTRODUCTION
Revenir au texte coranique : la tabula rasa
Bréviaire pour la lecture du texte coranique
Matrice de la lecture : Prophétie et message
De la révélation à la théorie de la connaissance
Vers le renouvellement de la pensée religieuse en islam
Libérer la connaissance
Libérer l’action
Vers la fondation d’une nouvelle théologie ?
Les principaux effets d’une nouvelle lecture du Coran
L’islam primordial vs l’islam historique
Islam et politique
L’islam et l’homme
Introduction du livre
Prologue
Chapitre I. Qui sont les musulmans ?
Signification du mot « islam » dans le Livre
Les bonnes œuvres
Les interdits sacrés : le harâm
Ordres et défenses divins
La scélératesse est le contraire de l’islam
Le contentement de Dieu est pour tous les musulmans
Conclusion
Bibliographie
INTRODUCTION
Libérer la connaissance
Sans tomber dans le pessimisme, la haine de soi ou l’auto-dévalorisation,
Shahrour conduit une critique lucide mais décapante de toutes les idées
véhiculées par les savants religieux. Ces derniers ont mené à des impasses
sur le plan scientifique et technologique, faisant des musulmans des peuples
à la marge de la création, de la découverte et de l’innovation. Ils ont mis en
place un arsenal conceptuel qui a fini par paralyser les divers types de
rationalité au nom de la supériorité théologique de l’islam, générant ainsi
des formes d’engourdissement des esprits et d’autosatisfaction illusoire qui
augmentent au fur et à mesure que les crises s’approfondissent. Les
penseurs contemporains continuent de répéter les erreurs des théologiens de
l’époque médiévale en cherchant à saisir la vérité dans les dogmes ou bien
en ramenant le concept de vérité à l’ensemble des rites caractéristiques de
l’islam, aux mœurs qui se sont répandues dans ses contrées, et aux
législations qui se sont développées en son sein. L’orthodoxie et la dévotion
sont devenues les critères auxquels se rapportent les jugements sur le vrai et
le faux. Or, le rapport à la vérité doit d’abord passer par la science, et ne
s’appliquer, ensuite, qu’à la partie restreinte du Coran-nomos qui contient
les lois matérielles et objectives du monde. Shahrour va même jusqu’à dire
que le prophète de l’islam, en tant que simple transmetteur de la parole
divine, ne connaissait pas forcément et intégralement l’interprétation de ces
différentes lois, et que sa compréhension de ces lois était tributaire de l’état
du savoir au VIIe siècle. Cela implique que les générations des premiers
musulmans ne peuvent constituer un modèle à imiter en la matière,
puisqu’aujourd’hui, grâce aux grands progrès réalisés, nous possédons bien
plus de connaissances qu’eux dans les domaines de l’astronomie, de la
biologie, de la médecine ou des mathématiques. Loin d’être une critique
hasardeuse et dépourvue de fondement, cette réflexion repose sur de fortes
convictions théologiques puisées dans le texte coranique lui-même. En
effet, puisque le Dieu qui transmet Sa parole dans le Texte est le Même qui
a créé l’univers et ses lois, avec cette précision et complexité que nous ne
cessons de découvrir au fur et à mesure de l’avancement des connaissances
mathématiques, physiques, biologiques, etc., il faudrait admettre alors que
Sa révélation ne doit pas être fortuite et que l’usage qui y est fait des mots
doit revêtir le même degré de précision{37}. Or, le Texte affirme que
l’interprétation du Coran-nomos est à venir, et critique ceux qui renient les
signes par défaut de science :
En réalité, ils (i. e. les incrédules) traitent de mensonge ce qu’ils n’ont pu embrasser de leur science,
et dont l’interprétation ne leur est pas encore parvenue (X, 39).
Libérer l’action
De la même manière que la pensée religieuse de Shahrour conduit à la
libération de la connaissance, désormais tributaire de l’interprétation des
lois du monde à laquelle s’arrime l’interprétation du livre de la prophétie (le
Coran-nomos), ses réflexions théologiques mènent aussi à la libération de
l’action et permettent de réarticuler le problème des règles juridiques
contenues dans le Texte autour d’une nouvelle conception de l’effort
législatif (ijtihâd). Avant d’aborder cette conception, il faut rappeler que la
partie dite « législative » dans le texte coranique contient plusieurs genres
comme les recommandations morales, l’exhortation, les paraboles, les
indications sur les rites (prière, jeûne, pèlerinage, etc.) ou les articles
purement législatifs (héritage, mariage, divorce, dette, etc.). Ces genres sont
bien entendu mêlés aussi bien les uns aux autres qu’avec la partie relevant
de la prophétie (le Coran-nomos, les lettres mystérieuses). Malgré la
diversité de ces types d’énoncés, ils n’enseignent pas, d’après Shahrour, le
vrai et le faux, mais tournent autour du bien et du mal ; ils ne sont pas
ouverts à l’interprétation mais à l’effort législatif (ijtihâd) puisqu’il s’agit de
versets univoques ; leur finalité est d’apprendre aux hommes d’être libres et
d’assumer la responsabilité de leurs actes, ce qui constitue la logique de la
rétribution et du châtiment dans l’au-delà.
Commençons par les commandements. Shahrour met en évidence
l’existence de l’équivalent des dix commandements dans la tradition judéo-
chrétienne, et lui donne comme marque spécifique l’utilisation d’un type
particulier d’interdiction, à savoir la racine (HRM). La philosophie de la Loi
est fondée chez Shahrour sur la distinction entre deux notions confondues
par les juristes de l’islam, à savoir l’interdit sacré (harâm) et le simple
interdit (nahy). Celui-ci a concerné la période du VIIe siècle et les fondateurs
de l’islam (prophète et ses compagnons) en tant que principaux
destinataires de la parole divine se déployant à ce moment-là de l’histoire.
Les ordres et défenses relatifs à la guerre par exemple ne sont pas des
commandements divins ayant le même statut dont jouissent les interdits
sacrés, mais constituent simplement des informations relatives à la vie des
musulmans au VIIe siècle. Ils doivent donc avoir le même statut que les
informations relatives aux autres peuples et aux prophètes dont regorge le
Coran, ainsi qu’aux informations relatives aux événements futures. Pour
nous contemporains, ces récits peuvent nous offrir des leçons à méditer, des
maximes relatives à la conduite dans tel ou tel domaine, mais elles n’ont
nullement un caractère sacré. Celui-ci se trouve uniquement dans les
passages du Coran où Dieu déclare que certaines choses relèvent de
l’interdit sacré en utilisant nommément les termes « harâm »,
« muharram » ou « hurrima ». Il s’agit d’une notion liant la chose
mentionnée à l’idée de sacré, d’intouchable ou de tabou. C’est le cas de
l’enceinte sacrée de La Mecque (al-Masjid al-harâm), des mois sacrés
pendant lesquels il est interdit de faire la guerre au début de l’islam, ou des
prescriptions contenant ce terme et renvoyant à l’équivalent des dix
commandements dans la tradition judéo-chrétienne. D’après Shahrour, le
fait de déclarer telle ou telle chose harâm est le privilège exclusif de Dieu.
Pourtant, à l’époque médiévale, nous constatons que les juristes n’hésitaient
pas à assimiler ce type particulier d’interdit aux différentes formes
d’interdiction ou de défense, allant jusqu’à décréter que le jeu d’échecs, la
musique ou la consommation de vin sont harâm. Le mot a donc pris chez
eux le sens large d’interdit que peut décréter un spécialiste du droit, un
homme politique ou un théologien. La fidélité de Shahrour aux principes de
la lecture linguistique du Coran l’amène au contraire à ne pas suivre cet
usage amalgamant différentes significations sous prétexte qu’elles sont
synonymes. Aussi pense-t-il que les interdits sacrés s’élèvent à 14 articles
clairement exprimés dans le Texte, même si leur établissement obéit à la
méthode de l’ordonnancement (tartîl) exigé pour la lecture de n’importe
quel thème. Cette distinction assure une méthode claire au niveau de la
qualification des ordres et des défenses (amr/nahy) formulés dans le Texte,
et empêche les hommes de prétendre à la détention d’une prérogative divine
en décrétant arbitrairement que telle chose est harâm alors que Dieu ne l’a
pas ainsi qualifiée. Le dernier harâm dans la liste des quatorze articles est
justement consacré au fait de ne pas attribuer à Dieu un interdit sacré qu’Il
n’a pas déclaré Lui-même comme tel. Dans le même mouvement, Shahrour
pense que « les fatwas se prononçant sur l’interdit sacré sont sans aucune
valeur{45} », qu’elles émanent des autorités religieuses agréées par les
pouvoirs politiques, ou d’individus s’auto-habilitant à dire la norme en
islam ou à parler en son nom, comme on le voit fréquemment sur la toile ou
dans les réseaux sociaux.
La mise en évidence de ce type d’interdit sacré ne signifie pas que sa
nature soit homogène : certains d’entre eux (comme la nourriture) peuvent
être transgressés en cas de nécessité comme le stipule le Texte, d’autres
exigent une peine terrestre (le meurtre), alors qu’une troisième catégorie
comme le fait d’associer à Dieu d’autres divinités relève du jugement dans
l’au-delà. De même, si leur contenu varie selon les lois données à chaque
prophète, ils visent tous à enseigner la sagesse, et c’est pour cela que ce mot
fut mentionné à propos des prophètes qui ont reçu ou appris ces
commandements (Moïse, Jésus, Muhammad). Ce noyau commun est
immuable et c’est la raison pour laquelle il fut appelé voie ou chemin
(sirât). Ce sont les valeurs humaines dont le contenu ne peut changer mais
qui connaissent des adaptations en fonction des législations et des cultes qui
sont censés les renforcer et les enraciner davantage.
La fonction de ces commandements est de produire une morale sociale
dans laquelle se reconnaissent toutes les religions. Mais chaque
communauté monothéiste y adhère en fonction de ses règles particulières.
Par exemple le commandement d’honorer ses parents existe aussi bien dans
la matrice du livre au sein du Coran (VI, 151) que dans le Deutéronome (5,
16). Toutefois, ce dernier texte prévoit une peine pour l’enfant rebelle et
désobéissant envers ses parents (21, 18-21), ce qui n’est pas prévu dans le
texte sacré de l’islam. C’est sur cette base que Shahrour conçoit la notion
d’abrogation qui pose d’épineux problèmes, aussi bien textuels que
théologiques, pour les spécialistes du Coran. Dans la tradition des
fondements du droit, la connaissance de l’abrogé et de l’abrogeant est
indispensable pour établir les règles juridiques (ahkâm) et les extraire du
Texte. Certains versets furent ainsi abrogés par d’autres versets en vertu de
leur postériorité dans le temps ou d’un changement dans la nature du
commandement divin relatif à tel ou tel aspect de la vie. Par exemple, un
court passage du verset IX, 5 portant sur la guerre et ordonnant de tuer les
polythéistes partout où ils se trouvent aurait abrogé plus d’une centaine de
versets rappelant le principe éthique de la réciprocité dans toute relation
avec autrui, et mettant en avant des règles morales universelles pour traiter
les conflits guerriers et les sentiments d’hostilité. Pour Shahrour,
l’abrogation ne s’applique pas aux versets du texte coranique (elle n’est pas
interne) mais concerne les relations entre les Lois des prophètes au sein des
monothéismes. Quelqu’un qui suivra la voie de Muhammad adhérera
comme un adepte du message de Moïse aux commandements sacrés, mais il
considérera que la Loi du judaïsme, en matière des peines et des châtiments,
a été abrogée par la dernière révélation de l’islam. L’abrogation est donc
externe et sert à particulariser des communautés appartenant toutes au
monothéisme, et à les distinguer les unes des autres en fonction des règles
particulières qu’elles appliquent{46}.
Cela nous amène au fondement de la philosophie de la Loi chez Shahrour
qui émane de cette conception de la révélation muhammadienne comme
scellement de la prophétie. Quand il s’agit de penser les peines et les
châtiments réservés à ceux qui désobéissent à ces commandements divins
ou les méprisent, le Texte évoque la notion de « hudûd », de limites qu’il ne
faut pas transgresser. La notion a été comprise par les théologiens
médiévaux à la lumière des règles juridiques (ahkâm), lui conférant ainsi le
sens de peine légale (couper la main du voleur, fouetter celui qui commet
un adultère). Cette focalisation sur les peines pratiquées pendant plusieurs
siècles a fait perdre à la notion de limite toute sa consistance sémantique et
sa signification législative. Elle nourrit aussi de nombreux raccourcis
relatifs à la shari‘a et à l’appel de l’appliquer par les Etats. Shahrour
propose de nouvelles bases pour penser la Loi en islam dont la principale
est la compréhension linguistique et exclusivement coranique du mot
« hudûd » qui ne doit pas plus signifier l’ensemble des peines et châtiments
infligés aux criminels ou aux pécheurs, mais les limites maximales ou
minimales dans lesquelles peuvent être prises de telles décisions. L’acte de
légiférer doit contenir deux niveaux, supérieur et inférieur, qui, selon lui,
incarnent l’esprit des lois en islam. Prenons l’exemple du châtiment infligé
au voleur : la limite inférieure serait le pardon, et la supérieure serait de
couper la main, mais entre ces deux limites extrêmes, il existe de
nombreuses autres solutions qui relèvent des compétences des autorités
politiques et dont les jugements sont admis d’office par la Loi divine, du
fait qu’ils restent dans ces deux limitent extrêmes et qu’ils ne les
transgressent pas.
Ainsi comprises, les limites (hudûd) sont un espace à l’intérieur duquel
se déploie la liberté de légiférer. Cette idée ne peut être saisie qu’à la
lumière d’une autre notion, celle de hanîfiyya qui est la principale
caractéristique de l’islam, entendu dans son sens universel (l’islam-
primordial, essentiel ou archéologique), et non pas l’islam historique ou
positif ayant commencé au VIIe siècle. Nous y reviendrons. L’association
entre l’islam et cette qualité montre qu’il se caractérise par son inclination
constante vers la ligne droite. La norme n’y est pas tracée de manière
rectiligne, mais accepte, pour la définition même de la droiture, l’idée de
fluctuation, de variabilité et d’oscillation entre deux grandes limites qui sont
les bordures de la voie droite (al-sirât al-mustaqîm){47}. Cette dernière
expression est au cœur de la spiritualité musulmane et de la définition
même de la communauté de l’islam comme étant celle du juste milieu. Le
verset présent dans la première sourate du Coran et répété dans plusieurs
rites est une prière demandant d’être guidé vers le chemin droit (I, 6). La loi
de Dieu telle qu’elle est incarnée dans la partie législative du Coran ne peut
plus être confondue avec une série de prescriptions, de commandements ou
de rites. Elle est désormais tributaire, dans sa compréhension, du principe
de la variabilité des lois qui met en valeur la relativité de leurs contenus et
l’importance de leurs contextes d’élaboration.
Les effets de ces quelques principes sont d’une grande importance en ce
qui concerne le contexte historique que traverse l’islam à l’heure actuelle :
le fait qu’il existe une crise du politique, une situation d’anomie, une
pauvreté considérable des institutions judiciaires dans plusieurs pays
musulmans, avec la revendication, pour sortir de cette crise, d’appliquer la
shari‘a, tout cela montre que l’esprit de la législation coranique a besoin
d’être compris autrement. Les revendications d’appliquer la shari‘a au nom
de la souveraineté de Dieu (al-hâkimiyya) ont galvaudé le concept de
« Loi » en le ramenant à quelques mesures d’un autre âge, de même
qu’elles ont supprimé l’idée de liberté au profit de celle d’exécution
mécanique de certaines règles censées contenir une solution miraculeuse.
Or, c’est ce principe de liberté qui est réintroduit par la nouvelle
compréhension des limites ordonnées par Dieu d’un côté, et par
l’articulation de cette notion à celle de hanîfiyya d’un autre côté. Shahrour
montre, en effet, que tout ce qui est produit par les hommes rentre dans ce
cadre de la droiture et de l’inclination. Dévier, changer, se renouveler est
une loi de Dieu et tout changement n’a pas à être condamné
théologiquement, comme on le voit dans les littératures religieuses
mobilisant encore le texte attribué au Prophète et répété dans tous les
prêches, selon lequel toute innovation est un égarement. La voie droite
constitue des points d’ancrage qui interagissent avec des règles toujours
changeantes, et constamment faites et défaites par les hommes, en fonction
des lieux et des époques. Comme en mathématiques, elle n’est que la
coordonnée permettant de dessiner un espace variable entre deux points, et
c’est en occupant cet espace que les hommes montrent leur intelligence de
législateurs qui osent faire des lois, tout en respectant les bornes imposées
par Dieu pour les aider à ne pas errer.
Ce cadre tracé par les versets univoques (la matrice du Livre), ainsi que
par les recommandations morales et les autres ordres et défenses relatifs à la
période du prophète nous conduit à aborder un autre effet non moins
important et qui relève de la philosophie de l’histoire telle qu’elle est
développée par Shahrour. Du point de vue de l’histoire de la révélation, il
existe deux phases historiques, celle qui englobe l’ensemble des révélations
célestes et qui s’est terminée par Muhammad, et celle qui commence juste
après, avec une confiance totale accordée aux hommes dans la conduite de
leurs affaires sociales et politiques. En historicisant ce phénomène des
révélations, Shahrour affirme que l’humanité a reçu de Dieu les principes
lui permettant d’être fermement établie (c’est exactement le sens du mot
« muhkam », univoque) dans certains principes qui orientent en premier
vers la pratique de valeurs communes et universellement partagées par les
hommes.
L’humanité, note Shahrour, n’a besoin aujourd’hui d’aucun message et d’aucune prophétie, et elle est
capable de légiférer pour elle-même sans messages divins. En effet, la situation de l’humanité est, de
loin, meilleure aujourd’hui que lorsqu’elle a vécu à l’âge des messages divins. Elle avait besoin de
messages divins pendant les époques anciennes afin de s’élever du royaume de l’animalité à celui de
l’humanité. Mais nous constatons qu’elle a fait aujourd’hui tant de progrès et atteint un stade très
éloigné de l’animalité, si bien que le niveau moral des rapports des hommes les uns avec les autres
est meilleur que celui d’avant, y compris par rapport à celui de l’âge des révélations de messages
divins. Par conséquent, pleurer l’âge de ces dernières n’a pas de sens puisque le niveau de l’humanité
est aujourd’hui plus élevé sur le plan des connaissances et des lois que celui d’avant. Quant à l’aspect
cognitif, les progrès scientifiques et technologiques en témoignent, alors que dans le domaine des
lois, nous constatons que l’humanité vit une période qui s’est achevée avec la dernière législation
divine donnée à Muhammad et qui se caractérise par sa variabilité{48}.
Le dernier élément qu’il faudrait relever est que cette partie législative est
« susceptible d’évoluer et qu’elle peut être rendue caduque ou modifiée »,
tant que nous restons dans les limites, sans les transgresser en faisant des
lois autorisant le meurtre, le vol ou le mensonge par exemple{49}. Quant aux
détails relatifs aux peines et aux châtiments, Shahrour note que le prophète
est le premier à avoir exercé l’effort législatif selon les conditions
historiques propres à l’Arabie du VIIe siècle, et en tant que législateur pour
son peuple. Vu sous cet angle, l’islam pourrait s’incarner dans l’histoire de
différentes manières, tant que les principes guidant l’action sont préservés :
Tous les actes du prophète, affirme Shahrour, sont la première possibilité d’appliquer l’islam au
VIIe siècle, dans la péninsule arabique{50}.
La crise actuelle de l’islam, dès lors que ce sont les musulmans eux-
mêmes qui sont interrogés sur la réalité de leur religion, est vite résolue
dans des considérations telles que : ce qui se déroule sous nos yeux : la
violence, le terrorisme, la corruption, l’impuissance politique, le retard
scientifique, etc. tout cela, répond-on, n’est pas le vrai islam. Shahrour
rejette cette manière de poser les problèmes parce qu’elle fait du véritable
islam quelque chose de chimérique, qui n’existe que théoriquement dans les
livres du Moyen Âge, et qui ne peut jamais s’incarner dans l’histoire
contemporaine. Aussi cela montre-t-il que la définition même de l’islam est
entrée en crise, comme en témoignent les tentatives récentes provenant de
musulmans comme de non musulmans pour en discuter l’identité{64}. Pour
obtenir une réponse crédible et donner du sens au message du prophète de
l’islam, il faudrait, estime Shahrour, que cette construction ne soit pas
purement théorique, et que les fondements soient suffisamment solides pour
assurer un nouveau départ. Ainsi, s’il y a bien quelque chose qui s’appelle
« islam », il faudrait en saisir l’essence dans le livre où se déploie sa
définition, c’est-à-dire uniquement le texte coranique. Une telle approche
montre que l’auteur se situe d’emblée non pas sur le terrain de la
dogmatique mais de l’axiomatique. Quels sont donc les axiomes permettant
de comprendre ce que couvre ce nom d’« islam » ou de « musulman » ?
Islam et politique
Comme nous l’avons remarqué plus haut, Shahrour est farouchement
opposé à la pensée de la souveraineté de Dieu (hâkimiyya) au nom de
laquelle on a cherché à contester les pouvoirs en place et à installer l’idée
du gouvernement de la Loi de Dieu au cœur de la pensée politique de
l’islam. Le corollaire de cette thèse théorisée au sein de l’islamisme dès la
première moitié du XXe siècle est bien entendu l’incompatibilité entre
l’islam et la sécularisation, celle-ci étant associée, pour ses détracteurs, à la
mort de la religion et à l’extinction des valeurs morales. Ce malentendu
entretenu à propos du concept même de sécularisation a empêché de voir
que les expériences politiques de l’islam sont porteuses de nombreuses
formes de sécularités et que les rationalités qui ont guidé le droit, l’art
d’administrer, la recherche scientifique ou l’art militaire étaient réceptives à
la mise à distance du religieux, et à la neutralisation des effets de la
théologie sur ces domaines. Plus précisément, si nous définissons la
sécularisation à partir des éléments fondamentaux qui la constituent et les
critères sans lesquels elle ne peut exister, nous pouvons la réduire à l’idée
de désintrication entre les différentes sphères de la vie, et l’assignation aux
choses de statuts autonomes et clairement distincts. La pensée anti-séculière
œuvre, elle, contre ce procédé et voit dans la neutralisation des effets du
théologique sur le politique ou le juridique une insulte faite à la religion.
Légiférer dans le cadre d’un conseil ou d’un parlement deviendrait une
offense à Dieu, et le fait de décrire des autorités humaines comme étant
souveraines conduirait à une amputation de la souveraineté de Dieu. Le fait
de mêler la religion à tout, point qui définit la superstition comme l’ont si
bien montrer les auteurs des Lumières, devient ainsi la norme à suivre pour
aborder tous les sujets. C’est cette tendance-là que nous observons dans la
littérature qui cherche à définir quelque chose d’« islamique » en accolant
cet attribut aux différents domaines de la vie (économie, finance,
gouvernement, vêtement, etc.), présupposant ainsi qu’il existe, pour tous les
aspects de la vie, un modèle disponible, une recette parfaite qui répondrait
aux attentes de la religion, et obéirait à ses normes et commandements.
L’une des conséquences directes du travail mené contre cette tendance est
la redéfinition du concept de « Loi de Dieu » : elle ne consiste pas dans les
prescriptions, les commandements, les ordres et défenses visant à organiser
la vie sociale et politique, mais dans la diversité des législations
s’établissant en fonction des contextes et des données contingentes propres
aux peuples et aux nations. Les parlements du monde entier œuvrent dans
ce sens, en cherchant à incarner, dans des contextes particuliers, cet
ensemble de principes et de valeurs partagés par tous les hommes. Cela
donne à la question de la diversité un fondement théologique, puisque c’est
Dieu qui a voulu que les voies menant à Lui soient plurielles et que chaque
communauté ou nation ait une voie qui lui soit propre :
Dieu eût pu faire des hommes une seule communauté, s’il l’avait voulu. Ils ne cesseront d’être en
divergence, à part ceux que Dieu a compris dans Sa miséricorde. C’est pour être si différents qu’Il les
a créés (XI, 118-119).
À chaque fois que nous nous arrêtons sur le verset disant : « Quiconque
désire une autre religion que l’islam, cela ne sera point accepté de lui, et il
sera dans l’autre monde au nombre des perdants » (III ; 85), nous nous
posons cette question : comment peut-on idéalement comprendre l’islam tel
que Dieu veut qu’on le comprenne ? En cherchant une réponse à cette
question essentielle pour notre vie, nous nous perdons dans de nombreux
labyrinthes à cause de ce qu’on nous entendons, par-ci, par-là, à propos de
l’islam, et des opinions qui sont tantôt contradictoires, tantôt manquant de
clarté. C’est pour cette raison que nous avons préféré revenir à la source
principale qui peut nous donner une idée parfaite sur l’islam, à savoir le
livre de Dieu. Cela nous permettra d’entrer en communion avec l’esprit du
Texte et de comprendre à sa lumière la religion de l’islam, selon la façon
que Dieu a voulu établir pour nous, et qu’Il nous a explicitement montrée
dans Son livre. Celui-ci nous a amené une lumière éclairant notre vie d’ici-
bas et il contient le moyen d’assurer notre salut dans l’au-delà. Il est le
discours divin direct qui nous a été adressé, et dans lequel Dieu a mis ce qui
garantit la bonne rectitude de notre religion, et ouvre la voie menant à Son
amour et à Son contentement. Nous n’avons alors qu’à plonger au fond des
textes de ce Livre, remplis de confiance dans notre saine nature humaine
innée en quête de vérité. Cela nous permettra de redécouvrir correctement
notre religion, et de la voir telle qu’elle, exempte de toute addition. Partant
de là, nous pourrons aussi redécouvrir notre essence humaine telle qu’elle
est, et avant qu’elle ne fût mêlée aux doutes produits par les nombreuses
opinions contradictoires. Pour y parvenir, il faut recourir au don par lequel
Dieu a distingué l’homme de toutes les autres créatures sur terre, à savoir la
raison. Celle-ci permet à l’homme de distinguer entre la vérité et l’illusion
c’est-à-dire entre le vrai et le faux, et entre le bien et le mal, c’est-à-dire la
rectitude et la corruption. C’est cette raison qui donne au genre humain les
moyens de peupler la terre sur des bases saines.
Mais si le voyage de l’homme dans la découverte de la vérité a
commencé avec Adam lorsqu’il avoua son péché de désobéissance à Dieu,
et qu’il revint à Lui par le repentir, comme le montre ce passage : « Adam
reçut de son Seigneur des paroles, et Dieu agréa son repentir. Il aime que
l’homme Lui revienne ; Il est miséricordieux » (II ; 37), il est apparu d’une
manière exemplaire avec le récit d’Abraham lorsqu’il atteignit le degré
extrême de la déperdition, balloté qu’il était entre les croyances répandues
chez son peuple adorateur d’idoles d’un côté, et l’appel de la raison à
refuser cette situation et à chercher la vérité, d’un autre côté. C’est ce
qu’illustre ce verset :
Abraham dit à son père Azar : « Prends-tu des idoles pour divinités ? Vous êtes, toi et ton peuple,
dans un égarement évident » (VI, 74).
Malgré son adhésion à l’idée d’un Dieu unique et Son adoration sur cette
base, la raison d’Abraham est restée attachée à la recherche d’arguments
servant à appuyer sa conviction. Désireux d’atteindre la quiétude du cœur, il
demanda à Dieu une preuve tangible montrant qu’il est le Seul créateur :
Souviens-toi lorsqu’Abraham dit : « Seigneur, fais-moi voir comment Tu ressuscites les morts ».
« Ne crois-tu point encore », lui répondit le Seigneur. « Si, reprit Abraham, mais je veux que la
quiétude se répande dans mon cœur ». Dieu lui dit alors : « Prends quatre oiseaux et coupe-les en
morceaux, disperse leurs membres sur la cime des montagnes, appelle-les ensuite, et ils viendront à
toi à tire d’ailes. Sache donc que Dieu est puissant et sage ! » (II, 260).
Enfin, la preuve qu’il demanda à son Seigneur lui parvint, afin qu’il soit
convaincu sans aucun doute que Dieu est le créateur de toutes choses, et
qu’il est l’Un qui mérite d’être adoré. Cette foi appuyée par une preuve
matérielle a pourvu Abraham de la force et de la résolution qui lui ont
permis d’affronter Nimroud et de le faire taire par une preuve flagrante, [au
moment où il l’invitait à croire en Lui] :
N’as-tu rien entendu de cet homme à qui Dieu donna la royauté et qui, [infatué de son pouvoir],
disputa avec Abraham au sujet de [l’existence de] Dieu ? Abraham lui dit : « Mon Seigneur est celui
qui fait vivre mourir ». « C’est moi, répondit l’autre [i. e. Nimroud], qui fais vivre et mourir ».
« Dieu, reprit Abraham, fait lever le soleil de l’Orient, fait-le venir de l’Occident ». L’infidèle resta
alors confondu. Dieu ne dirige point les injustes (II, 258).
C’est ici que transparaît avec lucidité la manière dont la voix de la raison
doit toujours prendre le dessus sur celle de l’ignorance car c’est par la
preuve irréfutable et la logique implacable qu’Abraham fit taire [le tyran].
En effet, la vérité doit se distinguer de l’illusion et le vrai doit l’emporter
sur le faux, quelque fort et puissant que ce dernier puisse paraître.
C’est de là précisément que commence notre voyage vers la découverte
de la vérité divine contenue dans le livre de Dieu. Celui-ci renferme des
textes qui s’adressent à la raison, éclairent son chemin le long de la vie, et la
sortent de la sphère limitée de l’ignorance pour gagner le large horizon du
savoir. Grâce à sa sagacité, l’homme se rapproche de Dieu à travers cette
même connaissance rationnelle :
Dis-leur : « Voici mon chemin ; je vous appelle à Dieu en toute clairvoyance, moi et tous ceux qui me
suivent. Gloire à Dieu ! Je ne suis point au nombre des polythéistes » (XII, 108).
S’il en est ainsi, quelle est donc cette religion que Dieu a nommée
« islâm » ? Poussé par le désir de poser la question directement à Dieu sans
poser des intermédiaires entre Lui et nous, notre but est de scruter la vérité
éclatante dans Son livre – sans aucune prétention de notre part – et de
découvrir comment il mentionne à plusieurs endroits les termes de
« taslîm », « islâm », « muslim », « muslimûn{87} ». Nous devons donc
sonder le sens visé par ces termes.
Le mot est évoqué à propos de l’époque de Noé :
Récite-leur l’histoire de Noé lorsqu’il dit à son peuple : Ô mon peuple ! Si mon séjour parmi vous
vous est insupportable ainsi que le rappel des signes de Dieu, je mets ma confiance en Dieu seul.
Réunissez vos forces et vos alliés, et ne cachez pas vos desseins : décidez de moi et ne me faites
point attendre. Si vous tergiversez, je ne vous demande aucune rétribution, ma rétribution est près de
Dieu, Il m’a ordonné de m’abandonner à Lui en toute confiance (être musulman) (X, 71-72).
Et à propos de Loth{89} :
Nous avons fait sortir les croyants qui se trouvaient dans cette cité. Mais nous n’y avons trouvé
qu’une demeure de gens qui s’abandonnent à Dieu en toute confiance (musulmans){90} (LI, 35-36).
À propos du Pharaon :
Nous fîmes franchir la mer aux fils d’Israël, alors que le Pharaon et ses soldats les poursuivaient,
emportés par l’iniquité et l’hostilité, jusqu’au moment où, débordé par les flots, le Pharaon s’écria :
« Je crois qu’il n’y a point d’autre Dieu que celui en lequel croient les enfants d’Israël, et je
m’abandonne en toute confiance à Lui » (X, 90).
Nous remarquons que dans ces versets, des termes directement liés à
l’islam et aux musulmans ont été mentionnés. Vu l’ordre historique des
versets que nous avons choisi de suivre ici, nous constatons qu’ils
mentionnent le fait que l’attribut « islâm » était employé pour désigner un
temps bien antérieur à l’islam historique, à commencer par Noé, jusqu’à
arriver à Muhammad, et en passant par Abraham, Loth, Jacob, Joseph,
Moïse et Jésus. L’attribut « islâm » est donc aussi ancien que l’envoi des
Prophètes qui, tous, ont apporté une seule religion, celle de l’unicité de
Dieu, Créateur de toutes choses. En effet, les prophètes appelaient à cette
unicité de Dieu Très-Haut, sans lui attribuer d’associé. Le mot « islâm »
possède donc un sens général d’après le contexte des versets précédents qui
montrent que tous ces prophètes s’abandonnaient à Dieu en toute confiance
(muslimûn/musulmans), et que tous ceux qui les ont suivis sont considérés,
pour Dieu, comme des musulmans{92}. Mais bien que ces versets nous aient
montré que la religion de Dieu est une qui est l’abandon en toute confiance
à Lui (islâm), ils ne nous précisent pas ce qu’est l’islam et quels sont ses
fondements, ni la raison pour laquelle ces peuples ont été nommés
« musulmans », à l’exclusion d’autres peuples qui ne les ont pas suivis.
Cela nous oblige à nous plonger avec plus de profondeur dans les textes du
Livre divin afin de connaître, armés de sagacité et de conscience, Sa
religion qui est nommée « islâm ».
Dans Son noble livre, Dieu nous précise les bases des bonnes actions qui,
une fois accomplies par l’homme, lui donneraient l’attribut de
« musulman », dès lors, bien sûr, qu’il a la foi en Dieu et qu’il croit au jour
du jugement dernier. En effet, la conduite de l’homme donne aux autres
individus une image de sa pensée ainsi que de ses convictions qui
s’incarnent dans ses comportements. Et dans la mesure où l’islam est la
religion de la nature{96}, les bases des bonnes actions ne peuvent que
s’harmoniser naturellement avec nos tendances morales :
Tiens-toi donc tourné vers la religion en inclinant à Dieu (hanîf){97}, conformément à la nature
primordiale (fitra) que Dieu a donnée aux hommes en les créant. Il n’y aura pas de changement dans
cette création de Dieu. Telle est la Religion immuable (al-dîn al-qayyim), mais la plupart des
hommes ne le savent point (XXX, 30).
Cette religion jouit d’une position rectrice qui surplombe toutes les
législations de tous les parlements du monde, même si ces derniers ne le
savent pas. En effet, la législation divine qui se trouve dans le dernier
message est une législation conforme à la nature humaine, et aux
changements qui affectent les conditions des sociétés et leurs différents
niveaux selon le principe du changement s’effectuant dans la droiture
(hanîfiyya). De là nous comprenons la signification du verset où Dieu dit :
Aujourd’hui j’ai parachevé votre religion, et je vous ai comblés de la plénitude de Ma grâce. J’agrée
pour vous l’islam comme religion (V, 3).
On voit donc bien que la religion de Dieu est une, qui est l’islam
primordial avec toutes ses différentes communautés religieuses. Cette
religion a été parachevée par le message du Prophète Muhammad et la
communauté proclamant le monothéisme pur, grâce à la révélation dans
laquelle il a explicité les bases de la religion tout en nous demandant de les
comprendre, de les assimiler, puis de les appliquer dans notre vie.
Les choses frappées d’un interdit sacré ici mentionnées ont été révélées
auparavant dans les commandements de Moïse sous forme d’ordres de
défenses, mais elles sont introduites dans les révélations faites à
Muhammad sous forme d’interdits sacrés{104}. Le message muhammadien
étant le dernier, l’interdit y prend un caractère global, définitif et
catégorique. Et puisque l’illicite constitue, dans l’ordre des choses
interdites, le degré le plus fort, il en ressort que les actions malsaines
(khabâ’ith) mentionnées dans le Livre sont ces interdits sacrés. Ainsi, le
polythéisme, le meurtre, les turpitudes, la malveillance à l’égard des
parents, et le faux témoignage font partie des actions malsaines avec les
autres interdits religieux qui sont mentionnés dans le verset suivant :
Ils te demandent ce qui leur est permis, réponds… (V, 4).
Cela montre que le fait de donner des associés à Dieu conduit celui qui
professe ce dogme à l’égarement, et constitue un éloignement par rapport à
la nature humaine originelle (fitra) ou, autrement dit, que cet acte l’éloigne
des valeurs humaines. Pour éviter cet égarement, l’homme devrait éviter
d’associer à Dieu d’autres divinités en s’interdisant d’implorer quelqu’un
d’autre que Dieu, ou de lui demander des bienfaits. De même, il devrait
éviter de Lui associer d’autres souverains, en s’interdisant de rajouter ou
d’enlever des choses parmi celles que Dieu a déclarées comme frappées
d’interdit sacré dans Son livre. Il faut aussi s’interdire de suivre ces
hommes qui « font dire des choses à Dieu », en faisant des fatwas rendant
telle chose licite, telle autre illicite, en opposition à ce que le Livre a
décrété. C’est cela que de donner à Dieu des associés, de mettre en doute
Son unicité, et de détruire les bonnes œuvres de l’homme, comme l’indique
le verset suivant :
Telle est la direction de Dieu ; il dirige celui qu’Il veut parmi Ses créatures. Si les hommes lui
associent d’autres dieux, leurs œuvres seront réduites à rien (VI, 88).
Il faudrait donc que le musulman fasse attention pour que ses actions ne
soient pas anéanties par le fait d’associer d’autres hommes au culte rendu à
Dieu, en obéissant à leurs fatwas.
Se montrer bienveillant à l’égard des parents
Vu que la bienveillance à l’égard des parents est une valeur enracinée
dans la nature humaine, il est donc inné chez l’homme de les honorer en
guise de respect, de remerciement et de reconnaissance envers les efforts
intenses faits pour s’occuper de son éducation et pour l’élever. Quant aux
exceptions que nous observons dans certaines sociétés, elles constituent un
écart par rapport à la nature humaine, et un éloignement par rapport à cette
nature originelle que Dieu nous a donnée en nous créant, et qu’Il a voulu
que nous la suivions. Pour cela, Dieu, dans Sa révélation, interdit la
désobéissance aux parents, et ce afin de ramener la nature humaine à sa
rectitude. Plus même, Dieu a lié la satisfaction qu’Il a d’un homme à la
satisfaction que ses parents éprouvent à son égard. Cela vise à montrer
l’importance accordée à la bienveillance à l’égard des parents dans la
religion de l’islam. Le Coran a détaillé les modalités de cette bienveillance,
et ordonné d’agir d’une extrême bienveillance avec les parents, comme on
le voit dans ces passages :
Adorez Dieu et ne Lui associez rien. Traitez avec bienveillance vos pères et mères, ainsi que vos
proches, les orphelins, les pauvres, les voisins proches ou éloignés, les compagnons, les voyageurs
sans abri, et les esclaves. Dieu n’aime pas celui qui est orgueilleux et arrogants (IV, 36).
Dieu a décrété qu’il ne faut adorer que Lui, et qu’il faut traiter avec bienveillance son père et sa mère.
Ô homme, si l’un d’eux ou les deux atteignent la vieillesse alors qu’ils sont à ta charge, il faut se
garder de rechigner devant eux et de les maltraiter. Parle-leur avec respect. Fais preuve d’humilité
envers eux, déploie sur eux l’aile de ta tendresse, et adresse cette prière à Dieu : »Seigneur, veuille
être miséricordieux envers eux, comme ils le furent envers moi en m’élevant tout petit » (XVII, 23-
24).
Nous avons recommandé à l’homme ses père et mère car sa mère le porte en endurant peine sur
peine, et il est sevré au bout de deux ans. Ô homme, sois donc reconnaissant envers Moi et envers tes
parents car tu retourneras à Moi. Mais s’ils t’engagent à m’associer ce dont tu n’as nullement
connaissance, ne leur obéis point, comporte-toi envers eux honnêtement dans ce monde, et suis le
sentier de celui qui revient à moi. Vous reviendrez tous à moi et je vous informerai de ce que vous
avez fait (XXXI, 14-15).
Ces textes nous montrent qu’il faut éviter de traiter rudement ses parents,
qu’il faut être aux petits soins envers eux lorsqu’ils atteignent un certain
âge, se montrer clément à leur égard, les remercier, les combler de prières
de miséricorde pour ce qu’ils ont déployé comme efforts et fait comme
sacrifices pour nous élever. La sage Révélation rajoute aussi l’ordre d’obéir
à leur volonté, avec amour et respect, sans cultiver le sentiment d’agir sous
la contrainte ou la nécessité. La seule condition imposée à cette obéissance
est lorsqu’ils demandent à l’enfant d’associer à Dieu d’autres divinités, et
ce en raison de la laideur de ce fait pour Dieu. Malgré cela, la sage
Révélation incite à vivre avec eux dans ce bas monde selon les
convenances, c’est-à-dire de ne pas rompre les liens avec ses parents, même
s’ils lui demandent d’associer à Dieu d’autres divinités. De là nous
comprenons l’honneur que Dieu accorde aux parents, puisqu’Il n’a de
cesse, en effet, d’inciter à vivre avec eux selon les meilleurs des conduites,
même s’ils agissent d’une manière qui ne Lui satisfait pas. Car tout homme
est comptable uniquement de ses actions [et sera jugé individuellement dans
l’au-delà]. Ainsi, la relation avec les parents dans le cadre de la famille doit
être fondée sur l’affection et le bon traitement. Si la famille – qui est la base
de la société humaine – s’élève vers cet idéal, la conduite de l’humanité
dans son ensemble s’élèvera aussi vers la même fin. C’est pour cela que la
bienveillance à l’égard des parents est l’un des fondements des bonnes
actions qui, à son tour, constitue l’un des fondements de l’islam.
Ne pas prendre les biens de l’orphelin sauf de manière légitime
L’orphelin est une partie fondamentale de la société, raison pour laquelle
il jouit d’une place particulière en islam qui a exhorté à s’en occuper, et à le
traiter de la meilleure façon qui soit :
Ne prenez pas les biens de l’orphelin sauf de manière légitime, et ce jusqu’à l’âge de la puberté (VI,
152).
Cette interdiction stricte s’explique par le fait que l’acte en question est
inhumain, et qu’il engendre la corruption au sein des sociétés. Nous
trouvons un exemple qui l’illustre clairement dans la plupart des rapports
humains au quotidien puisque le fait de ne pas accorder à chacun ses droits
– comme cela arrive avec la fraude dans les poids et le fait de fausser la
balance – et d’agir en fonction d’intérêts égoïstes contraires aux valeurs
humaines, conduit à la perte de confiance au sein de la société et à des
négligences dans les droits. À partir de là, la corruption qui atteint les
relations des individus les uns avec les autres mène à la corruption du
groupe et à la perte de toute stabilité sociale.
5. Le faux témoignage
Parmi les fondements de l’action vertueuse en islam, il y a l’observation
de la justice en toute chose y compris dans les propos. Le musulman doit se
munir de l’attribut de véridicité, et chercher, à chaque fois qu’il profère un
dire, à être véridique même s’il est lui-même l’objet du dire. C’est la raison
pour laquelle la falsification des propos (qawl al-zûr) est inadmissible en
islam parce qu’elle est contraire à la saine nature humaine :
Quand vous prononcez un jugement, faites-le avec justice, dût-ce être à l’égard d’un parent (VI, 152).
Quant aux deux versets de la sourate « Les femmes » (IV, 92-93), ils
montrent un autre cas de meurtre qui est involontaire. Pour celui-ci, la peine
n’est pas appliquée sur le meurtrier, mais on se contente de sa part de la
libération d’un esclave, d’une somme payée comme rançon pour le prix du
sang ou d’un jeûne de repentir. Cela montre la tolérance de la religion
musulmane qui fut révélée pour combattre toutes les formes de conflits
entre les hommes, et faire disparaître les vengeances et tout le sang versé
qu’elles génèrent, quand bien même le meurtre serait commis
involontairement. Le meurtrier qui n’a pas volontairement commis son acte
ne doit pas être mis à mort par les proches de la victime, puisque l’intention
de tuer fait défaut, et que, par conséquent, la faute n’est pas volontaire. Ce
point est très sensible parce qu’il montre la sainteté de la personne humaine
et son extrême sacralité pour Dieu. Et puisque le meurtrier qui n’a pas
commis intentionnellement son acte ne l’a pas volontairement accompli, la
révélation a interdit de le mettre à mort, comme on le voit dans ce passage :
Celui qui tue volontairement un croyant aura l’enfer pour récompense, il y demeurera éternellement.
Dieu verse sur lui Son courroux, le maudit et le condamne à un supplice terrible (IV, 93){111}.
Ce pacte est incarné dans un seul et unique article commun à tous les
messages divins successifs, et consistant en l’affirmation de l’unicité de
Dieu, sans lui associer d’autres divinités, et en l’accomplissement des
bonnes œuvres. Respecter ce pacte consiste, pour l’homme, dans son
engagement, devant Dieu, à ne pas lui associer d’autres divinités, et de
suivre la voie droite, celle de l’accomplissement des bonnes œuvres :
Celui qui respecte ses engagements et craint Dieu saura que Dieu aime ceux qui le craignent. Ceux
qui vendent le pacte de Dieu et leurs serments à vil prix n’auront aucune part à la vie future (III, 76-
77).
Viennent ensuite des versets détaillant un peu plus ce qui est permis ou
interdit en termes de nourriture. Ce qui est permis se trouve dans ce verset
qui explique que ce qui sort de terre est permis :
Ô hommes ! Nourrissez-vous de toutes les bonnes choses permises et ne marchez point sur les traces
de Satan, car il est votre ennemi juré (II, 168).
Puis vient ce verset à propos des bêtes de somme qui sont licites :
Dieu a créé pour vous des animaux dont certains sont faits pour vous transporter, d’autres pour vous
vêtir. Nourrissez-vous de ce que Dieu vous a accordé, et ne suivez pas les traces de Satan, car il est
votre ennemi juré (VI, 142).
Ces précisions sont présentes également dans les versets (XXII, 30),
(XXIII, 21) et (XL, 79). Dieu a également permis de manger la nourriture
des gens du livre dans (V, 4-5) ainsi que tout ce qui a été sacrifié en
respectant la mention du nom de Dieu (VI, 118-119).
Le Texte rajoute aussi à toutes ces nourritures interdites deux articles
contenus dans le verset suivant :
« Ce qui a été immolé aux autels des idoles » et de « les partager en consultant les flèches » (V, 3).
Puis il a détaillé ces deux articles en précisant que chacun des deux est
une abomination (rijs). L’abomination relative aux pierres dressées consiste
à les utiliser comme des autels sur lesquels on fait les sacrifices des
animaux, alors que celle qui est relative aux flèches divinatoires consiste à
les utiliser pour faire les partages, comme on le voit dans le verset suivant :
Ô Croyants ! Le vin, les jeux de hasard, les sacrifices sur les autels des idoles, et la divination sont
une abomination inspirée par Satan, abstenez-vous-en, et vous serez heureux (V, 90).
Nous constatons d’après ce qui vient d’être dit que les interdits
alimentaires sont nommément mentionnés, et qu’ils sont relatifs aux
différentes conduites humaines. Le fait de s’engager à les respecter dépend
du choix personnel de l’homme, et le pouvoir politique n’a rien à voir avec
ces interdits, ce qui veut dire qu’ils ne doivent pas faire l’objet d’une
législation imposée par l’État ou interdite par lui, sauf lorsque les autorités
politiques constatent qu’il existe des dommages sanitaires provenant de leur
consommation. Dans ce cas, ils peuvent intervenir pour les interdire. Nous
pouvons remarquer aussi que les parlements du monde entier ne discutent
l’imposition ou l’interdiction de ces choses que dans le cas précis de la
santé publique.
Ne pas tuer vos enfants par crainte de la misère
Ici, le propos tourne autour du meurtre des enfants après leur naissance,
par peur de ne pas avoir de quoi les nourrir. Le mot « imlâq » (indigence)
utilisé ici signifie linguistiquement le fait de ne pas posséder de biens.
Avant la mission de Muhammad, les Arabes tuaient les nouveau-nés à cause
de la pauvreté, par crainte de ne pas trouver de quoi subsister. Ce cas est
différent de celui de l’avortement, car, en l’occurrence, l’embryon est
enlevé avant la naissance comme on le sait. La question de l’avortement
mérite une étude détaillée qui lui sera consacrée à part parce que, dans
certains cas, il peut être permis comme lorsque la femme enceinte affronte
un danger lié à la grossesse ou qu’il est avéré que le bébé souffre d’une
malformation menaçant la vie de la mère ou pour d’autres cas le rendant
nécessaire. Quant au meurtre des enfants mentionné dans le point étudié, il
concerne la crainte de ne pas pouvoir assurer leur subsistance et ce après
leur naissance. Dieu l’a frappé d’un interdit sacré dans le verset suivant :
Ne tuez point vos enfants à cause de l’indigence, nous vous donnerons de quoi vivre ainsi qu’à eux
(VI, 151),
Le texte a explicité le contenu de cet interdit sacré dans le passage
suivant :
Ne tuez point vos enfants par crainte d’indigence, nous leur donnerons de quoi vivre ainsi qu’à vous.
Les tuer serait un horrible crime (XVII, 31).
Il est possible d’indiquer ici que ce sujet est lié à l’interdiction d’associer
à Dieu d’autres divinités, car de même que Dieu nous a interdit de lui
associer d’autres êtres, qu’Il nous demandés de L’adorer seul et de Le prier
exclusivement, Il nous a aussi exhortés à demander à Lui seul la subsistance
puisqu’Il est le dispensateur des vivres. Pour cela, Il nous a interdit de tuer
nos enfants par peur d’être dans le besoin ou dans la pauvreté, étant donné
que c’est Lui qui donne à tous les êtres leur subsistance par Sa générosité.
C’est sur cette base-là que le meurtre des enfants par peur d’avoir faim est
un crime puni par la Loi dans tous les pays du monde.
Dieu autorise la vente mais interdit l’usure
Dieu a interdit l’usure et précisé que, d’un côté, Il la détruit, et que d’un
autre côté, il augmente la récompense des aumônes, comme il est
mentionné dans ce passage :
Dieu détruira le profit de l’usure et fera fructifier l’aumône (II, 276).
Et puisque l’impôt sur les biens fait partie des aumônes, alors Dieu en
fait augmenter la récompense, comme il est dit dans le verset suivant :
Tout ce que vous donnerez à usure pour augmenter vos biens ne vous produira aucun profit auprès de
Dieu. Mais tout ce que vous donnerez en aumônes pour obtenir les regards bienveillants de Dieu
vous sera porté au double (XXX, 39).
Nous pouvons déduire de ce verset l’idée que ce qui est visé ici est le fait
de porter atteinte aux droits d’autrui et à ses intérêts par abus d’injustice et
de manière volontairement hostile. Ces sortes de violences injustifiées sont
plurielles et contiennent par exemple le vol comme dans ces versets :
Vous couperez les mains des voleurs, homme ou femme, en punition de leurs actes. C’est la peine
que Dieu a établie contre eux. Il est puissant et sage. Quiconque se sera repenti de ses iniquités et
aura réformé sa conduite, Dieu accueillera son repentir, car il est indulgent et miséricordieux (V, 38-
39).
Ces deux versets nous montrent l’essence du « ithm » qui fait l’objet d’un
interdit sacré, tout en portant à notre connaissance le fait que le polythéisme
est une iniquité interdite, abordé en premier dans ce livre. Quant au
deuxième verset, il révèle que le mensonge à l’égard de Dieu est une
iniquité strictement interdite ; il s’agit en effet du dernier interdit sacré que
nous allons aborder maintenant.
Le fait d’imputer à Dieu ce dont on n’a aucune science.
L’interdit sacré frappant le fait de faire dire à Dieu ce qu’Il n’a pas dit est
présenté dans le verset suivant :
Dis-leur : « Dieu a frappé d’un interdit sacré toutes les turpitudes manifestes ou cachées ainsi que le
fait de commettre le mal et d’user injustement de violence. Il a interdit aussi de Lui associer d’autres
dieux car c’est une chose pour laquelle Il n’a descendu aucune justification probante, et Il vous a
défendu de dire de Lui ce que vous ne savez pas » (VII, 33).
Le fait de faire dire à Dieu ce qu’Il n’a pas dit est une transgression de Sa
souveraineté qui consiste à déclarer, à Sa place, que telle chose est licite et
que telle autre est illicite, comme par exemple, en rajoutant à ce qu’il a
interdit un autre article, ou en rendant licite un interdit sacré clairement
formulé comme tel. Ce sens transparaît dans ce passage :
Ne dites point en laissant vos langues suivre à la légère le mensonge : « Ceci est licite (halâl) et ceci
est un interdit sacré (harâm) ». Vous imputeriez ainsi un mensonge à Dieu, mais ceux qui imputent
un mensonge à Dieu ne prospèrent point (XVI, 116).
Cela signifie que dans ce cas, le musulman se trouve poussé contre son
gré vers l’action contraignante, et que par la violence provenant des autres
personnes ou pour d’autres causes, il se trouve amené à se soumettre à cette
situation. Ce cas est opposé à la nécessité émanant de circonstances qui
poussent l’homme à consommer les nourritures interdites suivant un acte
individuel dont la finalité est de conserver la vie, cas dans lequel les autres
personnes n’interviennent pas dans la prise de décision.
Il nous est donc possible de conclure en précisant que les quatorze
interdits sacrés définis par Dieu dans Son livre, et qu’Il a nommément
désignés par l’utilisation du mot « harâm » ne peuvent être à la merci des
caprices des individus. Ces derniers n’ont pas le droit de les changer en
déclarant qu’ils peuvent devenir licites, ni en rajouter d’autres en les
nommant aussi « harâm ». Ces choses rentrent dans le cadre de la
souveraineté de Dieu qui possède à Lui seul ce droit, et à laquelle personne
ne peut prendre part{118}.
Restituer un bien déposé en toute confiance fait partie des beaux traits de
caractère, dont le musulman doit se parer. Son domaine d’application est
très large puisque tous les bienfaits octroyés à l’homme par Dieu tels que la
raison, la santé, la liberté, la dignité ou d’autres valeurs humaines générales
sont des dépôts qu’il doit conserver, entretenir et ne pas négliger sous peine
de perdre son humanité et tomber dans la condition animale. Il en va de
même pour les autres types de dépôts accordés en toute confiance, tel que
celui dont l’homme est chargé au sein de la société dans laquelle il vit, et
qui consiste en l’esprit de citoyenneté qu’il doit conserver afin de protéger
sa société et de la mettre à l’abri de tout danger pouvant menacer sa sécurité
et sa stabilité, ainsi que la sécurité et la stabilité des gens qui y vivent. Cela
concerne aussi la conscience professionnelle qui lui est dictée par le devoir
lui enjoignant d’exercer son métier avec sincérité et confiance, en pensant
servir sa société et contribuer à son développement. Il y a aussi d’autres
dépôts de confiance tels que les droits qui doivent leur être restitués par les
personnes qui sont chargées de le faire [i. e. les juges, les autorités
politiques]. Tout cela rentre dans le cadre des dépôts de confiance qui
recèlent une grande importance ayant amené Dieu à ordonner de les
observer en raison de l’utilité qu’ils procurent à l’homme et à la société.
Dans le verset 58 de la sourate IV, le Texte lie la restitution du dépôt à
l’accomplissement de la justice puisqu’il s’agit là de deux qualités
interdépendantes. Celui qui restitue le dépôt ne peut être que juste. Ainsi,
les valeurs humaines s’appellent les unes les autres, et un traître ne peut être
juste, de même que quelqu’un qui restitue fidèlement un dépôt ne peut être
injuste. Dieu aime toutes ces valeurs, notamment la justice, comme on le
voit dans le verset suivant :
Dieu commande la justice et la bienfaisance, la libéralité envers ses parents ; Il défend la turpitude, ce
qui est blâmable, et l’iniquité ; Il vous exhorte afin que vous réfléchissiez (XVI, 90).
Dieu s’est limité dans Son livre à l’interdiction de rompre le serment juré,
que ce soit par un simple revirement capricieux ou pour susciter le désordre
et le chaos au sein de la société. Cela est clair dans les deux premiers
versets. Toutefois, rompre le serment juré ne fait pas l’objet d’un interdit
sacré parce qu’il constitue un phénomène présent dans toutes les sociétés
humaines à travers tous les âges, et parce que les cas d’espèce divergent
d’une société à l’autre et d’une situation à l’autre. Celui qui prête serment
peut alors se rendre compte plus tard qu’il s’est trompé ou découvrir qu’il a
juré sur quelque chose dont il était convaincu qu’elle était juste puis
comprendre, après un certain temps, que ce n’était pas le cas. À ce moment-
là, il a le droit d’abjurer parce qu’il vient de se rappeler de la vérité, et qu’il
ne doit pas persister dans le faux et dans l’erreur, après avoir découvert le
vrai. Il est en effet défendu de violer un serment sans bonne raison, de
même qu’il n’est pas acceptable de rester fidèle à un serment dont on a
découvert la fausseté et l’erreur. C’est ce qui fut interdit par le verset (XVI,
94) et décrit comme un acte où les « pieds fermement posés viennent à
glisser ». Une rupture du serment pour une bonne raison est donc permise,
et c’est à l’autorité législative au sein de la société qu’il revient de
déterminer les cas du permis et de l’interdit en la matière, et d’instaurer des
lois relatives à cette finalité.
Quant aux paroles inconsidérées utilisées dans les serments, Dieu les
appelées « propos vains » dans l’un des passages du Coran, et a demandé de
les éviter en disant : « évitez la fausseté dans vos discours » (XXII, 30).
Pour y parvenir, l’homme doit se garder d’y recourir comme dans les
situations où il se trouve obligé de faire l’éloge d’une marchandise pour
mieux la vendre, ou lorsqu’il flatte une personne par intérêt ou simple
attachement aux convenances. Lorsque cette conduite nuit aux autres
personnes, cela est interdit, mais s’il n’y a aucun dommage, il n’y a pas lieu
de le faire et c’est aux autorités législatives de distinguer entre les deux
situations, interdisant ainsi la première et imposant des peines aux
coupables pour la seconde. Cela est dû au fait que leurs actions visent à
leurrer autrui et à l’abuser. Elles doivent inversement s’abstenir d’imposer
des sanctions pour l’autre situation qui ne provoque aucun dommage.
Les mœurs générales
De la même manière que le Texte a formulé des ordres et des interdits
précis et qu’il a demandé au musulman de les observer, il a aussi formulé
des ordres et des interdits relatifs à la morale générale afin d’aider l’homme
à participer à la construction du groupe auquel il appartient, et à renforcer
les liens sociaux, de telle sorte que ces derniers soient fondés sur le respect
mutuel, et que tous les membres de la société participent à sa sécurité, à sa
stabilité, et à la création d’une atmosphère de quiétude pour tout le monde.
Parmi ces mœurs générales décrites dans le Livre, nous trouvons les points
suivants :
Les salutations :
Si quelqu’un vous salue, rendez-lui le salut de façon plus courtoise encore, sinon de la même
manière. Dieu tient compte de tout (IV, 86).
Fuir l’avarice :
Ne te lie pas le bras au cou [par avarice], et ne l’ouvre pas de toute son étendue [par prodigalité]. Si
tu y succombes, tu encourras le blâme et tu seras rongé par le regret (XVII, 29).
Fuir l’arrogance :
Ne marche point avec insolence sur la terre, tu ne saurais ni la fendre en deux, ni égaler la hauteur
des montagnes (XVII, 37).
Dieu donne donc la sagesse aux gens dont la raison est baignée de
lumières parce qu’ils cherchent à élever le niveau de leurs sociétés.
Afin de comprendre la manière de déterminer les ordres et les défenses
au sein de chaque société, nous devons distinguer entre les valeurs
humaines et les coutumes. En ce qui concerne les valeurs humaines, elles
représentent la loi sociale et spirituelle qui lie les uns aux autres les
membres du genre humain. Les hommes forment en effet une société
humaine globale et non pas une société animale, et ce indépendamment de
leurs communautés religieuses, leurs orientations intellectuelles ou même
leurs structures économiques. Les valeurs humaines présentent donc un
caractère cosmique et sont marquées par la globalité et l’universalité. Elles
sont introduites par la révélation à partir des quatorze commandements
relatifs aux interdits sacrés, déterminés et circonscrits dans le Livre. Elles
s’incarnent aussi dans les ordres et défenses, également présents dans le
Livre. Toutefois, si les interdits sacrés ont un nombre déterminé dans la
sage Révélation, les ordres et les défenses qui sont le reflet de phénomènes
sociaux permanents et présents à tout temps et en tout lieu, obéissent, dans
leur détermination, aux conditions par lesquelles passent les sociétés et à
ses coutumes. En effet, le bien (ma‘rûf ) est ce qui fut connu par les gens au
point de leur devenir familier, de correspondre à leur goût, et d’être accepté
socialement. Ces traits le dotent d’un contenu positif. À l’inverse, les
choses auxquelles les gens ne se sont pas accoutumés suscitent a priori le
blâme (munkar), puis sont socialement rejetées, de manière à se transformer
en quelque chose de non convenu pour le goût collectif. Ainsi, le principe
de la pratique générale du bien et de l’éloignement du mal fait partie des
conduites islamiques fondamentales, comme on le voit dans le
commandement formulé par Dieu en s’adressant à Son prophète, pour tenir
en haute estime cette maxime :
Fais-toi conciliant, ordonne ce qui est connu comme un bien (‘urf ), et fuis les ignorants (VII, 199)
{133}.
Ce qu’il faut suivre donc, c’est la pratique du bien telle qu’elle est
connue dans une société quelconque, et cela n’entre pas en contradiction
avec le respect des interdits sacrés présents dans le Livre. Et puisque les
coutumes sont produites par les relations sociales et les conditions propres
aux sociétés, il va de soi qu’elles changent en fonction du temps et du lieu.
Ainsi, les coutumes des nomades et des gens du désert sont différentes de
celles des gens qui – habitent dans les forêts ou dans les montagnes, et ce
aussi bien au niveau de la nourriture et du port vestimentaire, que de
l’hospitalité, des fêtes ou des deuils. Le port vestimentaire par exemple est
une question qui n’a rien à voir avec le licite et l’illicite, mais il est soumis
aux convenances sociales. À partir de là, la détermination des ordres et
défenses divins doit tenir compte des convenances sociales afin qu’ils
soient en harmonie avec elles et qu’il n’y ait pas de conflit entre les deux,
amenant, dans ce cas, à un rejet de ces ordres et défenses de la part de la
société{134}.
Accomplir de bonnes œuvres – chose que Dieu a voulu qu’elle fût le
troisième pilier de l’islam – est incarné dans les interdits sacrés que
l’homme ne doit pas commettre et éviter de s’en approcher à la fois pour
son bien et celui de la société. En plus de cela, elles s’incarnent dans les
ordres et défenses divins, pourvu que le musulman distingue les conditions
sous lesquelles ils doivent être interdits ou pratiqués, le critère en la matière
étant l’intérêt des individus et des groupes, et ce que dictent les
convenances propres à chaque société. Le but suprême de la religion est, en
réalité, de conserver tout ensemble l’intérêt de l’individu et de la société.
L’individu humain est le noyau fondamental de la construction droite d’une
structure humaine plus large incarnée dans le peuple constitutif d’une
société ou, encore plus large, représentée par toute la société humaine,
abstraction faite des divergences entre les peuples qui la composent. À
partir de ce critère, tout individu faisant partie de ces peuples divers et
variés, et dès lors qu’il croit en Dieu, au jour du jugement dernier et
accomplit le bien, en s’éloignant des interdits sacrés et en étant sage dans la
détermination des ordres et des défenses divins est un musulman quelle que
soit sa communauté religieuse ou le peuple auquel il appartient. Il s’agit là
d’une grande leçon de sagesse divine parce que c’est Dieu qui a voulu que
nous fussions différents les uns des autres, comme il est bien noté dans ce
verset :
Humains ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, nous vous avons partagés en peuples
et en tribus, afin que vous vous connaissiez entre vous. Le plus digne devant Dieu est celui d’entre
vous qui Le craint le plus. Dieu est savant et instruit de tout (XLIX, 13).
Dieu a aussi voulu pour les hommes toutes les divergences qui pourraient
les séparer, y compris les différences ethniques et linguistiques, ainsi que
tout ce qu’elles intègrent dans leur sillage au niveau des diversités entre
cultures et confessions :
La création des cieux et de la terre, la diversité de vos langues et de vos couleurs font partie des
signes de Dieu. Tout cela contient certes des signes pour les savants (XXX, 22).
Dieu n’a gardé pour nous qu’un seul point commun qui est la religion de
l’abandon à Lui en toute confiance (l’islam primordial), comme seul critère
pour déterminer la droiture de l’individu ou sa corruption, au-delà de toute
croyance religieuse ou d’appartenance culturelle. Grâce à ce critère,
l’individu peut se découvrir musulman ou non musulman, et cela s’opère
par le fait de remplir les trois critères de l’islam comme ils se présentent
dans le Coran : la foi en Dieu, la croyance au jour du jugement dernier, et
l’accomplissement des bonnes œuvres en s’éloignant des interdits sacrés, et
en respectant les autres interdits (selon les convenances imposées par
chaque société). Face à ce critère divin juste, tous les autres critères
imposés par les hommes afin de se distinguer les uns des autres sont abolis.
Le plus souvent, ces critères humains visant à établir le dogme de l’islam
sont injustes parce que leur vision des choses est limitée, contrairement au
savoir absolu de Dieu.
À partir de là, Il nous est possible de nous interroger sur cette
signification très générale de l’islam primordial qui intègre toute personne
croyant en Dieu, au jour du jugement dernier et accomplit le bien. Si c’est
bien cela « l’islam » que Dieu a trouvé bon pour Ses serviteurs et qu’Il leur
a demandé de respecter, un islam intégrant toutes les communautés
religieuses présentes sur terre avec toutes leurs diversités, comme l’affirme
le verset suivant :
Ceux qui ont cru, ceux qui suivent la religion juive, les chrétiens, les sabéens et quiconque aura cru
en Dieu et au jour dernier, et qui aura pratiqué le bien, tous ceux-là recevront une récompense de leur
Seigneur, la crainte ne descendra point sur eux, et ils ne seront point affligés (II, 62)
si le musulman est bien celui qui s’engage à respecter ces trois piliers
quelle que soit sa communauté religieuse, qui serait alors, dans ce cas, le
non musulman, quels sont ses attributs, et de quelle manière Dieu l’a-t-il
décrit dans Son livre ?
Ici le mot signifie que leur sort malheureux dans l’au-delà est scellé et
que, sans discussion aucune, l’affaire est tranchée{135}.
Si le terme juridique utilisé aujourd’hui dans toutes les sociétés, pour
nommer le voleur, le meurtrier ou l’usurpateur est celui de criminel, il faut
savoir qu’en langue arabe, le mot présuppose sémantiquement le fait que le
criminel est celui qui, d’une manière générale, rompt les liens avec la
société et ses règles, lâche la bride à ses inclinations, sans observer les lois,
ni tenir compte des valeurs humaines. Ce sens linguistique de base se trouve
dans le Livre qui mentionne comme criminel celui qui rompt les liens avec
Dieu et renie Son existence ainsi que celle de l’au-delà, de la résurrection
ou du jugement dernier. De plus, cet homme rompt les relations avec les
valeurs humaines, et il ne va ni les reconnaître, ni les respecter, non plus les
appliquer à son niveau ou au niveau de la société. Il aura ainsi rompu les
liens avec Dieu de deux manières : en refusant de croire à Son existence et
au jour du jugement dernier d’un côté, et en ne respectant pas les valeurs
humaines qui sont innées en lui, d’un autre côté.
Il faut savoir que ce que nous appelons aujourd’hui « athée » a été décrit
dans le texte coranique par un nom autre que celui de « mujrim » (scélérat)
et que son usage est moins précis que cette dernière notion de scélératesse
qui constitue le contraire de l’islam. Nous savons en effet que l’athée, dans
le sens courant, peut ne pas croire en Dieu mais il peut respecter les valeurs
humaines, contrairement au criminel dans le sens coranique qui, en plus de
ne pas croire en Dieu, ne respecte pas les valeurs ni ne cherche à les
appliquer. Les deux notions sont en effet présentes dans le Texte. Pour celle
d’athéisme, il existe les trois passages suivants :
Les plus beaux noms appartiennent à Dieu. Invoquez-le par ces noms, et éloignez-vous de ceux qui
en détournent le sens (yulhidûn). Ils recevront la récompense de leurs actions (VII, 180).
Nous savons bien que les incrédules disent : « C’est un homme qui instruit Muhammad ». Mais la
langue de celui qu’ils veulent insinuer (yulhidûn) est une langue barbare, et vous voyez que le Coran
est un livre arabe clair (XVI, 103).
Ceux qui nient (yulhidûn) Nos signes ne sauront se soustraire à notre connaissance. L’impie
condamné au feu aura-t-il un sort meilleur que celui qui se présentera en toute sécurité au jour de la
résurrection. Faites ce que vous voulez. Dieu voit vos actions (XLI, 40).
Dans ces deux versets, le mot « prière » est orthographié avec un alif et il
provient donc de l’idée de lien, et le texte mentionne à la fin les musulmans,
ce qui montre que le lien avec Dieu est en rapport direct avec l’islam. Quant
à la proposition « je suis le premier musulman », elle signifie que l’islam
qui a commencé avec Noé est arrivé jusqu’au prophète Muhammad,
puisque le mot « awwal » signifie linguistiquement le commencement et
l’achèvement{137}. Cela montre que la religion de l’islam est celle qui a
commencé avec Noé pour s’achever avec Muhammad et son message
ultime, comme le prouve le passage suivant :
Aujourd’hui j’ai parachevé votre religion, et je vous ai comblés de la plénitude de Ma grâce. J’agrée
de vous donner l’islam pour religion (V, 3).
Muhammad n’est le père d’aucun de vous. Il est le messager de Dieu et le sceau des prophètes. Dieu
connaît tout (XXXIII, 40).
En ce qui concerne le verset (V, 119), il est introduit dans le cadre d’un
échange entre Jésus et Dieu le Jour de la Résurrection, et il y est précisé que
la satisfaction de Dieu sera accordée aux chrétiens qui ont cru à Jésus en
tant que prophète et homme envoyé par Dieu. Quant aux versets (XCIX, 7-
8), ils montrent clairement que le contentement de Dieu s’étend pour tous
lieux et temps aux hommes qui auront cru en Dieu et bien agi. Ils révèlent
que la bonté se rencontre chez ceux qui croient en Dieu et au jour du
jugement dernier, tout en accomplissant de bonnes actions, et ce quelle que
soit la communauté religieuse à laquelle appartient l’individu, et
indépendamment de tous lieux et temps. Le contentement de Dieu n’est
donc pas exclusivement limité à la génération des Compagnons du
prophète, et Dieu est satisfait de toute personne qui adhère aux trois piliers
de l’islam, abstraction faite de sa religion, du lieu ou du temps dans lesquels
elle se trouve. C’est cela le fondement de l’islam : avoir la foi et bien agir,
et c’est ainsi que se révèle la bonté de l’homme, car la foi ne peut se
manifester que dans l’amour de Dieu et le désir de s’en rapprocher et de
gagner Son contentement par les bonnes œuvres et par l’obéissance qui Lui
est due.
En vertu de sa nature, l’homme tend vers des choses positives et
négatives à la fois, c’est-à-dire qu’il penche à la fois vers le bien et vers le
mal. Tantôt c’est le mal qui l’emporte, tantôt c’est l’inverse, vu qu’il y a
toujours un conflit en lui entre les deux. C’est à partir de ce conflit que les
Compagnons ont interagi avec la Révélation divine, de la même manière
qu’avant eux les disciples de Jésus l’ont fait, et qu’à travers tous les âges,
d’autres individus sont entrés en interaction avec la révélation pour incarner
la même chose, marchant ainsi sur les pas de leurs prédécesseurs. Nous
professons donc l’idée selon laquelle Dieu a accordé Sa satisfaction aux
Compagnons comme Il l’a accordée à leurs prédécesseurs et comme Il le
fera pour les générations ultérieures, avec tout ce que les hommes peuvent
présenter comme défauts ou commettre comme erreurs, chacun selon le lieu
et l’époque où il a vécu, à condition bien entendu d’incliner vers le bien
autant que faire se peut et d’œuvrer à ce qu’il l’emporte sur le mal. En effet,
le contentement de Dieu est lié à la foi en Lui et aux bonnes œuvres, ce qui
renforce l’idée selon laquelle l’histoire va de l’avant et ne régresse pas
puisque les valeurs humaines s’enracinent au fur et à mesure du progrès
réalisé dans la conscience humaine. Ces valeurs sont en effet mieux établies
qu’il y a quatorze siècles, [au moment de la naissance de l’islam]{142}.
Chapitre II
Qui sont les croyants ?
Nous pouvons noter que le verbe « croire » (âmana) est répété deux fois
dans chacun de ces versets{143}. Pourquoi alors cette répétition, et que
signifie le fait que Dieu s’adresse aux « Croyants » en leur ordonnant de
croire en Dieu et en Son Envoyé ? Cela ne peut être considéré comme une
simple répétition parce qu’on aurait dans ce cas du verbiage dans le Livre.
La répétition signifie, en effet, que l’expression « ceux qui croient » ou
« Croyants », qui est mentionnée la première fois, renvoie au fait que les
hommes auxquels s’adresse la parole n’ont pas encore cru en la mission du
prophète, raison pour laquelle le texte le leur demande dans la deuxième
occurrence. Dans le deuxième verset de la sourate intitulée « Muhammad »
(XLVII, 2), que signifie le fait d’ordonner à ceux qui croient en Dieu et qui
accomplissent le bien de croire à ce qui a été révélé à Muhammad, si ce
n’est que ces croyants n’ont pas encore cru à son message prophétique ?
En réalité, ces versets n’ont pas besoin d’être examinés longuement pour
que l’on s’aperçoive que leurs significations doivent être reliées à ce qui a
été dit plus haut au sujet de l’islam et des musulmans. Si nous comprenons
l’islam comme la croyance en Dieu et au Jour dernier et comme
l’accomplissement des bonnes actions, nous saisissons alors ce qui est
entendu par l’expression « ceux qui croient » mentionnée au début des trois
versets. Elle renvoie en réalité à ceux qui croient en Dieu et au Jour dernier
et accomplissent les bonnes actions, et auxquels Dieu demande dans la
deuxième injonction de « croire » en Son messager Muhammad et ce qui lui
a été révélé. De là, nous comprenons qu’un musulman doit
immanquablement être un croyant en Dieu et au Jour dernier et accomplir
les bonnes actions, mais qu’il n’a pas à faire partie, nécessairement, de la
religion de Muhammad, car il peut être d’une autre communauté religieuse
(milla){144}. La communauté religieuse renvoie, d’une certaine façon, à la
manière d’exercer les rites religieux, chose qui diverge d’une communauté
à l’autre selon leurs manières d’accomplir les rites du jeûne, de la prière, du
pèlerinage ou de l’aumône{145}. Nous en déduisons donc que le sens de
l’expression « les Croyants » mentionnée en premier dans les trois passages
cités renvoie à tous les musulmans, quelles que soient leurs communautés
religieuses puisqu’elles adhèrent à la foi en Dieu et admettent Son
existence. Quant à la deuxième occurrence du verbe « croire », elle renvoie
aux Croyants parmi les adeptes de la religion de Muhammad. Cela montre
que les adeptes du message de Muhammad sont des musulmans parce qu’ils
croient en Dieu et au jour dernier et accomplissent les bonnes œuvres, mais
ils sont, de plus, des « Croyants » ayant adhéré au message du prophète et
suivi sa religion en matière de rites. C’est la raison pour laquelle on les
appelle « des musulmans et des croyants ». De là nous décelons la
différence entre islâm (adhésion aux trois piliers) et îmân (foi, croyance en
la prophétie de Muhammad). C’est ce qu’on voit clairement dans ce verset :
Les Bédouins disent : « Nous avons cru ». Réponds-leur : « Point du tout ». Dites plutôt : « Nous
avons embrassé l’islam, car la foi n’a pas encore pénétré dans vos cœurs. Si vous obéissez à Dieu et à
Son messager, aucune de vos actions ne sera perdue, car Dieu est indulgent et miséricordieux »
(XLIX, 14).
Relevez avec moi, cher lecteur, comment ce verset a lié les bonnes
actions consistant à honorer ses parents à l’adhésion à l’islam en disant à la
fin du passage : je suis au nombre de ceux qui sont musulmans », et il n’a
pas dit « je suis au nombre des croyants » car les bonnes œuvres sont un
pilier de l’islam et non de la croyance. Cela est confirmé dans cet autre
passage :
Ceux qui croient et pratiquent les bonnes œuvres, qui accomplissent la prière et donnent l’aumône
recevront leur récompense de la part de leur Seigneur, n’ont pas à être inquiets pour leur sort, ni à
être attristé (II, 277).
Tout cela signifie que pour les adeptes du message de Muhammad, il est
obligatoire d’observer tous les commandements, avec au premier chef les
rites.
La croyance en la mission de Muhammad en tant que prophète et envoyé
de Dieu se trouve dans le verset suivant :
Ô Croyants, craignez Dieu et croyez à Son envoyé, il vous donnera double part Sa miséricorde, il
vous donnera une lumière qui guidera vos pas et effacera vos péchés ; Il est indulgent et
miséricordieux (LVII, 28).
– Faire le jeûne :
Ô Croyants ! Le jeûne vous a été prescrit, comme il le fut à ceux qui vous ont précédés, peut-être
auriez-vous la piété ! (II, 183).
– Faire le pèlerinage :
Le pèlerinage du temple est un devoir que Dieu a imposé à ceux, parmi les hommes, qui sont en état
de le faire (III, 97).
Rappelons ici que les rites sont des obligations qui ne conviennent pas à
la nature humaine originelle (fitra), et c’est pour cela que le Texte rappelle
dans (II, 286) que « Dieu n’impose rien à une âme qui soit au-delà de ses
forces ». Les obligations rituelles doivent donc correspondre aux forces de
l’homme et à ses capacités. Ces dernières varient d’une personne à l’autre,
ce qui implique que la piété varie, elle aussi, comme il est noté dans ce
verset :
Soyez pieux dans la mesure de vos forces, écoutez, obéissez, et faites l’aumône dans votre propre
intérêt (LXIV, 16).
Le fait que le prophète ait juste exposé le Coran sans le commenter est
bel et bien ce qui authentifie sa prophétie. Celle-ci parlera aux hommes
jusqu’au jour du jugement dernier.
Ces événements inconnus que Dieu a révélés à Muhammad ont fait de ce
dernier un prophète, et c’est pour cela qu’il fut appelé ainsi, car il s’agissait
d’informer (nabba’a) de choses invisibles{153}. Ces révélations se
confirment avec le temps par le progrès de la connaissance humaine qui, du
coup, a un lien avec la prophétie :
… Chaque événement annoncé viendra en son temps. Vous l’apprendrez (VI, 68).
Dieu n’a donc mentionné dans Son livre aucun miracle concret, tangible
ou visible attribuable au prophète de l’islam durant sa vie, et c’est pour
cette raison que ses contemporains – notamment parmi les gens du Livre –
ont exprimé leur étonnement à ce sujet :
Quand tu ne leur apportes pas un miracle (âya){156}, ils te disent : « Tu ne l’as donc pas encore
trouvé ». Dis-leur : « Je ne fais que suivre ce qui m’est révélé par Dieu. Ce sont là les preuves
évidentes de la part de votre Seigneur ; c’est une direction et une grâce de miséricorde envers ceux
qui croient » (VII, 203).
Ils disent : « Si seulement un miracle lui était accordé par son Seigneur, et nous croirons alors ». Dis-
leur : « Les choses invisibles appartiennent à Dieu. Attendez seulement, et moi j’attendrai aussi avec
vous (X, 20. Voir aussi XXIX, 50-51 et XXI, 5).
Ces versets montrent que le prophète n’a pas apporté de miracle tangible,
ce qui est notre conviction. En effet, Dieu a totalement nié que Son
prophète ait présenté quelque miracle visible et concret que ce soit, ce qui
fait de la Sage révélation la seule référence pour être persuadé de sa
prophétie.
La tâche consistant à s’acquitter assidûment de l’exercice du
pouvoir
En ce qui concerne les tâches de gouvernement et d’exercice du pouvoir,
le prophète s’en est acquitté, comme on le voit avec l’organisation des
affaires de sa société, l’arbitrage des conflits ou la direction de l’armée.
Dans ces domaines, et à partir de son statut de prophète, il avait la liberté de
légiférer, ce qui n’était pas une exception par rapport à ses prédécesseurs
bibliques qui furent rois et qui gouvernèrent leurs peuples à partir de leur
statut de prophètes. Parmi eux, seul Moïse fut décrit comme « messager de
Dieu » (rasûl ) puisque Dieu lui adressa, à lui et à son frère Aaron, un ordre
qui le chargeait d’une tâche politique consistant à aller voir le Pharaon, et à
discuter avec lui avec tact et diplomatie (« Allez voir le Pharaon qui s’est
montré injuste et Parlez-lui sur un ton amène » XX, 44) afin qu’il cesse de
tyranniser les fils d’Israël. Toutefois, cette mission politique n’avait rien à
voir avec le statut de Messager, c’est-à-dire avec la fonction de législation
divine ; la fonction des deux hommes consistait simplement à demander au
Pharaon d’arrêter ses injustices avec les fils d’Israël, comme on le voit dans
la suite du passage :
Allez et dites : « Nous sommes des envoyés de ton Seigneur, renvoie avec nous les enfants d’Israël,
et ne les accable pas de supplices. Nous venons chez toi avec un signe de ton Seigneur. Que la paix
soit sur celui qui suit le droit chemin » (XX, 47){157}.
Loin de tous les détails légendaires présents dans toutes les cultures à
propos du récit d’Adam et Ève, le serpent, l’arbre maudit, etc. nous
constatons que ces versets affirment sans ambages qu’Adam et son épouse
ont succombé aux tentations de Satan, et qu’ils n’étaient pas des êtres
impeccables.
– S’agissant des récits sur Noé, nous pouvons lire :
« Construis un vaisseau sous nos yeux et d’après notre révélation, et ne Nous parle plus pour sauver
les méchants : ils seront submergés » (XI, 37), ainsi que le passage suivant : « Alors nous fîmes une
révélation à Noé, en disant : “Construis un vaisseau sous nos yeux et d’après notre révélation.
Aussitôt que notre Ordre sera prononcé et que l’eau jaillira, embarque-toi dans ce vaisseau, et prends
une paire de chaque couple, ainsi que ta famille, excepté ceux au sujet desquels notre Ordre a été
donné précédemment. Et ne me parle plus en faveur des méchants, car ils seront engloutis par les
flots” » (XXIII, 27. Voir aussi XI, 46-47).
Nous comprenons, à partir de ces versets, que Moïse reconnaît avoir tué
un homme en étant motivé par un fanatisme détestable, et qu’il fut victime
des tentations diaboliques, avant de demander pardon à Dieu. Tout cela
corrobore la réfutation de la thèse soutenant l’existence d’une impeccabilité
de nature propre aux prophètes.
– À propos des récits sur David, le Texte dit après avoir raconté l’histoire
de deux frères qui portèrent plainte devant lui à cause d’un différend sur la
propriété de brebis :
David s’aperçut que nous voulions l’éprouver par cet exemple. Il implora le pardon de son Seigneur,
se prosterna et revint à Dieu. Nous lui pardonnâmes, nous lui accordâmes dans le paradis une place
près de nous, et une belle demeure. Ô David ! nous t’avons établi lieutenant sur la terre. Juge donc les
différends des hommes avec équité, et garde-toi de suivre tes passions : elles te détourneraient du
sentier de Dieu (XXXVIII, 24-26).
Cela veut dire que Muhammad fut créé comme tous les humains et que sa
genèse est naturellement humaine ; il n’est par conséquent pas doté d’une
quelconque impeccabilité pour toutes les choses, excepté pour la
transmission de la révélation. De plus, nous avions vu précédemment qu’il
avait trois statuts. Celui de l’homme Muhammad se confond avec le statut
de l’homme menant son existence de manière ordinaire, et n’ayant besoin
d’aucune impeccabilité. Il en va de même pour le statut de la prophétie en
vertu duquel il fut un chef suprême et un juge au sein de la société ; ses
législations dans ce domaine ne furent pas impeccables et plusieurs
informations divines notées dans le Livre furent reçues pour les rectifier.
Cela nie catégoriquement le fait qu’il fût impeccable du point de vue de son
statut de prophète. C’est une chose impossible vu qu’il s’appliqua à
délibérer en fonction des conditions convenables pour sa société.
Muhammad ne fut donc impeccable que dans son statut de messager, là où
il fut chargé de transmettre tout le Livre aux hommes, énoncé selon cette
modalité linguistique et cultuelle que Dieu a sauvegardée. En toute
confiance, et sans rajouter ni retrancher quoi que ce soit, le prophète a donc
transmis ce qui fut descendu sur lui. Si donc les messagers ne peuvent être
impeccables sauf pour la transmission des messages qui leur furent révélés
– y compris pour Muhammad qui clôt le cycle de la prophétie –, il est
impossible que l’homme du commun soit à l’abri de l’erreur, y compris
pour la descendance des prophètes. Cela se voit dans ce verset :
Nous chargeâmes Noé et Abraham de la mission de messagers, et nous établîmes le don de la
prophétie dans leurs descendants et le Livre. Certains, parmi eux, suivirent la droite voie, mais la
plupart furent des pervers (LVII, 26).
Ce verset montre clairement, et sans laisser planer l’ombre d’un doute,
que parmi les descendants des prophètes et des messagers, certains suivent
le chemin droit, alors que d’autres prennent la voie de l’égarement. Cela nie
la présence, chez eux, de l’attribut d’impeccabilité quelles que soient leurs
orientations religieuses ou intellectuelles. La guidance comme l’égarement
sont en effet liés au degré d’engagement dans la Voie droite, c’est-à-dire à
l’attachement aux valeurs humaines ou bien à l’éloignement par rapport à
elles. Ils n’ont donc aucun lien avec d’autres considérations, et
l’impeccabilité d’origine n’existe pour aucun être humain. Seule la
transmission de la révélation la rend possible en ce qui concerne les
messagers. Cette leçon doit être bien méditée pour ne pas se laisser abuser
par tout discours provenant de ceux qui s’auto-désignent comme des
individus impeccables, sous quelque couvert que ce soit. L’impeccabilité
dans le sens absolu du terme ne peut exister pour les humains, et même
pour les messagers, elle n’a pu se réaliser que dans le cadre de la
transmission du message, de telle sorte que tout ce qui déborde cette sphère
est discutable et révisable quelle qu’en soit l’origine. Et puisque le statut de
la révélation est le seul qui puisse rendre ce phénomène possible, il faut que
le messager porteur d’une révélation divine transmette aux hommes cette
dernière dans le cadre de deux conditions nécessaires :
1) Il ne faut pas qu’il rajoute ni retranche à ce qui lui fut révélé d’autres
textes, serait-ce une seule lettre. Il ne faut pas antéposer ni postposer un
texte, non plus lui additionner des choses qui n’en font pas partie. Tout cela
est sous le contrôle de la puissance divine et de ce qu’il affirme dans ce
passage :
C’est la révélation du maître de l’univers. Si Muhammad avait forgé quelques discours sur Notre
compte, Nous l’aurions saisi par sa main droite, Et nous lui aurions coupé la veine du cœur, Et aucun
d’entre vous ne nous aurait arrêtés dans son châtiment (LXIX, 43-47).
Ces versets déclarent que les lois des anciens (sunna/sunan) sont passées
et révolues, ce qui leur ôte tout caractère d’éternité{167}. De plus, la
principale caractéristique de la loi (sunna) est l’altération (tasannuh),
comme le montre ce passage : « Regarde ta nourriture et ta boisson : elles
ne sont pas encore gâtées (tasannaha) » (II, 259). À l’instar de la nourriture
qui se gâte en étant affectée par le temps, les lois changent elles aussi en
fonction des conditions vécues par une société, les besoins de cette dernière,
et l’évolution de son degré de conscience morale. Les lois instaurées à une
période historique déterminée devraient par conséquent se transformer et
devenir caduques avec le temps, de la même manière que la nourriture
devient non comestible en s’altérant avec le temps. Ce fut le cas pour les
lois des Anciens qui sont devenues caduques à la période préislamique, puis
à la période du début de l’islam, enfin aux autres époques jusqu’à la nôtre,
les anciennes s’altérant ainsi à chaque fois que disparaissaient les époques
où elles ont eu cours. Quant à nos lois actuelles, elles sont courantes et
valides pour notre temps seulement, et une fois révolu ce dernier, elles
deviendront à leur tour caduques pour les générations futures et ainsi de
suite. Dieu a veillé à montrer dans Son livre le changement nécessaire des
lois humaines et leur disparition, ce qui implique leur relativité, et leur
soumission aux conditions sociales. En contrepartie, Il a veillé à montrer
que la seule Loi éternelle et qui ne disparaîtra point, est Sa Loi à Lui, autour
de laquelle gravitent toutes les lois humaines{168}. C’est la raison pour
laquelle les lois des Anciens sont mentionnées au pluriel dans le Texte
(sunan) et qualifiées de changeantes, alors que la Loi de Dieu est
mentionnée au singulier (sunna), ce qui renvoie à son éternité :
C’est la loi qui régit l’envoi des prophètes par Dieu, et tu ne saurais trouver de changement dans nos
lois (XVII, 77).
Telle a été la loi de Dieu appliquée aux hommes dans le passé. Tu ne trouveras aucun changement
dans la loi de Dieu (XXXIII, 62).
C’est la loi de Dieu qui a couru dans les temps anciens et tu ne trouveras point de changement dans la
loi de Dieu (XLVIII, 23).
[La fin de ce passage est souvent citée pour justifier l’obéissance due aux
règles prophétiques (sunna)]. Or il y a une certaine ambiguïté qu’il faut
lever dans le passage disant : « Recevez ce que le Prophète vous donnera, et
abstenez-vous de ce qu’il vous interdira ». Il faut savoir ce qui est dû, en
termes d’obéissance, aux générations postérieures à celle du prophète, en
analysant le verbe « donner » (âtâ) par lequel commence la proposition. Il
s’agit d’un verbe dont est dérivé le substantif « îtâ’ » signifiant en langue
arabe le fait de donner. Or l’homme ne peut donner ce dont il n’est pas
propriétaire, et le fait de donner quelque chose exige d’abord de le posséder,
comme on le voit ici :
Acquittez-vous de la prière, donnez l’aumône (âtû al-zakât) ; faites un large prêt à Dieu (LXXIII,
20).
Accordez (âtû) librement à vos femmes leurs dots… (IV, 4).
Cela veut dire que la science qui fut inspirée à Abraham provient d’une
source distincte de lui, et qu’il n’en fut pas possesseur auparavant. La même
idée se renforce d’une manière qui ne laisse pas subsister l’ombre d’un
doute à partir de cet autre verset :
Toutes les fois que les négateurs de ton message t’apportent (atâ) des paraboles, nous te donnons
(jâ’a) la vérité et la plus parfaite explication (XXV, 33).
L’obéissance continue
Il s’agit de l’obéissance due au prophète, mais dont la mention s’est faite
en lien direct avec l’obéissance à Dieu, coordonnant ainsi directement
l’obéissance à Dieu et au prophète. C’est ce qu’on trouve dans les passages
suivants :
Quiconque obéit à Dieu et à Son messager, quiconque le craint, le redoute, sera du nombre des
bienheureux (XXIV, 52).
Celui qui obéit à Dieu et à Son messager jouira de la félicité suprême (XXXIII, 71).
Obéissez à Dieu et à Son messager, afin d’obtenir la miséricorde de Dieu (III, 132).
Ceux qui obtiennent cette miséricorde sont décrits aussi dans ce verset :
… Ma miséricorde s’étend à toute chose. Je la réserve à ceux qui Me craignent, qui s’acquittent de
l’aumône et croient à Nos signes. Ceux qui suivent le messager, le prophète qui n’avait aucune
connaissance des Écritures{175}, et trouvent son nom mentionné dans le Pentateuque et dans
l’Évangile, un prophète qui leur commande le bien et leur interdit le mal, qui leur permet l’usage des
aliments excellents et leur défend les aliments impurs, qui les délie de leurs chaînes, et leur ôte leurs
carcans. Ceux qui ont cru en lui, l’ont assisté, et suivi la lumière descendue avec lui, ces hommes-là
sont les bienheureux (VII, 157).
Ô
Muhammad, dis-leur : « Ô hommes ! Je suis l’envoyé de Dieu à vous tous, ce Dieu à qui
appartiennent les cieux et la terre, qui est le Dieu unique et qui donne la vie et fait mourir ». Croyez
en Dieu et en son envoyé, le prophète qui n’avait aucune connaissance des écritures sacrées, et qui
croit, lui aussi, en Dieu et en Sa parole. Suivez-le et vous serez dans le droit chemin (VII, 158).
Les rites sont des pratiques religieuses précises que Dieu a ordonné
d’accomplir dans des lieux et à des temps déterminés. Pour chacune des
trois communautés abrahamiques (judaïsme, christianisme,
muhammadisme), il existe des rites particuliers comme par exemple, en ce
qui concerne les croyants de la communauté de Muhammad, le fait de faire
halte au mont ‘Arafât lors du pèlerinage, ainsi que le fait d’aller et venir
entre les deux buttes d’al-Safa et al-Marwa ou encore de déambuler
plusieurs fois autour de la maison de Dieu (Kaaba). C’est pour cette raison
que les paroles et les actes ayant procédé du prophète et qui contiennent
l’explication détaillée de ces rites – sans toutefois que cette explication
n’entre en conflit avec ce que mentionne le Livre –, exige une obéissance
continue. Autrement dit, le fait de suivre le prophète est ici nécessaire aussi
bien dans sa vie qu’après sa mort. Mais lorsqu’il existe une opposition entre
ce qui est rapporté du prophète et le Livre, on ne tient compte que de ce
dernier. Ces rites sont la prière, l’aumône, le jeûne, et le pèlerinage, et ils
constituent le tronc commun pour tous les adeptes de Muhammad depuis le
e
VII siècle jusqu’au jour du jugement dernier.
Arrêtons-nous, toutefois, sur un point qui est d’une importance cruciale
pour nous, et qui mérite d’être élucidé. Il s’agit de la mention, une fois
seulement, de l’obéissance due au prophète, et sans la lier à celle de Dieu.
Cette mention est faite, par ailleurs, en liaison avec l’accomplissement de la
prière et de l’aumône :
Observez la prière, faites l’aumône, obéissez au messager, et vous éprouverez la miséricorde de Dieu
(XXIV, 56).
L’ordre exprimé dans le deuxième verset comme dans bien des passages
implique le caractère obligatoire de cette obéissance. Quant au fait de savoir
de quelle manière on accomplit la prière, il faut s’en remettre à la tradition
du prophète rapportée de manière récurrente, ou bien se référer aux dits qui
expliquent comment il l’accomplissait lui-même.
L’aumône
On trouve à propos de l’aumône les versets suivants :
Observez la prière, faites l’aumône, et inclinez-vous avec ceux qui m’adorent (II, 43).
Dieu n’a pourtant ordonné aux gens du Livre que de l’adorer sincèrement en inclinant vers le droit
chemin, d’observer la prière, et de faire l’aumône. C’est cela la Religion immuable (XCVIII, 5).
À partir de ces versets, nous voyons que toute réflexion sur l’aumône doit
tenir compte d’un fil qui la relie – d’une manière ou d’une autre – à la
dépense et à l’impôt prélevé sur les biens. Ce cheminement commence par
la proposition renvoyant à ceux qui font des largesses des biens que Dieu
leur dispense et se prolonge jusqu’au passage de la sourate II : « Ils
t’interrogeront aussi sur ce qu’ils doivent dépenser en largesses ». Il est
normal pour les Croyants qui écoutaient le verset affirmant que ceux qui
dépensent de leurs biens sont « guidés par le Seigneur, et sont les
bienheureux » (II, 5) qu’ils interrogent le prophète sur la nature de ces
dépenses afin de faire partie des gens guidés et des bienheureux. Il était
aussi naturel d’avoir la réponse précisant que les dépenses visées ne
concernent pas l’achat des vivres, les vêtements et le logement, mais
quelque chose de bien plus noble qui fut tantôt appelé : « dépenser dans la
voie de Dieu » (II, 195 et 262 ; VIII, 60), tantôt « pour la Face de Dieu »
(XXX, 39 ; LXXVI, 9).
Ce fil conducteur se poursuit pour intégrer la pratique de la charité dans
l’expression : « les hommes et les femmes qui donnent de leurs biens
(mutasaddiqûn/mutasaddiqât) obtiendront le pardon de Dieu et une
récompense généreuse » (XXXIII, 35). Le don constitue une partie de ce
que dépense l’individu à partir des biens qui lui sont octroyés par Dieu,
pour plaire à Celui-ci, et rentrer dans Sa voie. Il ne faut pas, par conséquent
flétrir cet acte de dépense par le rappel du service rendu, ni causer du tort en
obligeant les gens qui en ont bénéficié. L’individu doit donc l’accomplir par
pur désintéressement, sans s’attendre à une contrepartie ni à une
récompense. C’est bien cela le superflu ou la petite quantité (‘afw) que Dieu
a ordonné à Son prophète de prendre sur les biens des gens dans le verset
(VII, 199){179}. De la même manière que l’aumône est comprise dans les
dépenses, l’impôt est intégré dans l’aumône selon le tableau suivant :
Et les domaines dans lesquelles il est possible de dépenser l’impôt ont été
déterminés dans le verset (IX, 60) cité plus haut, mais sans préciser le seuil
d’imposition, ni le pourcentage de l’impôt, ni les manières de le
redistribuer. Laissant cette affaire au prophète comme il est indiqué dans le
verset (XXIV, 56), il fixa ce pourcentage à 2,5 % au minimum.
Le jeûne
Il existe dans le Coran deux versets qui abordent principalement le
jeûne :
Ô croyants ! Le jeûne vous est prescrit, de même qu’il a été prescrit à ceux qui vous ont précédés.
Craignez le Seigneur. Le jeûne ne durera qu’un nombre de jours déterminé. Mais celui qui est malade
ou en voyage [et qui n’aura pas pu accomplir le jeûne dans le temps prescrit] jeûnera dans la suite un
nombre de jours égal. Ceux qui, pouvant supporter le jeûne, ne le pratiqueront pas, donneront à titre
de compensation la nourriture d’un pauvre. Quiconque fait mieux de bon cœur aura accompli du bien
pour lui-même. Mais jeûner est meilleur pour vous, si seulement vous pouviez le savoir ! Le mois de
Ramadan dans lequel le Coran a été descendu pour servir de direction aux hommes, pour leur donner
des preuves claires de la droiture et de la distinction entre le bien et le mal, est le temps destiné à
l’abstinence. Quiconque aura aperçu cette lune se disposera aussitôt à jeûner (II, 183-185).
Il vous est permis de vous approcher de vos femmes dans la nuit du jeûne. Elles sont un vêtement
pour vous, et vous êtes un vêtement pour elles. Dieu savait que vous aviez été transgresseurs à cet
égard. Il est revenu à vous et vous a pardonné. Fréquentez donc vos femmes et recherchez ce que
Dieu vous a imparti. Il vous est permis de manger et de boire jusqu’au moment où vous pourrez déjà
distinguer le fil blanc d’un fil noir. À partir de ce moment, observez strictement le jeûne jusqu’à la
nuit (II, 187).
Ces mois sacrés, comme l’indique le verset, sont connus bien avant
l’avènement de la mission prophétique de Muhammad, ce qui nous conduit
au verset de la sourate XXII intitulée « Le Pèlerinage » indiquant la finalité
de ce rite, à savoir le fait de témoigner des avantages que Dieu a accordé
aux hommes et de répéter Son nom. Comme il y a des mois connus que sont
les mois sacrés, il y a aussi des jours connus et célèbres que sont les neuf
premiers jours du mois Dhû l-hijja dont le dernier est consacré à la halte sur
le mont ‘Arafât. On ne peut remettre en cause leur célébrité et le fait qu’ils
soient connus sous prétexte qu’ils ne furent pas nommément mentionnés
dans le Livre de Dieu. En effet, ce moment correspond à la grande foire
annuelle qui rassemblait les Arabes avant l’avènement de l’islam, et
pendant laquelle la tribu de Quraysh exerçait le rôle d’accueillir les
pèlerins, et de leur donner à boire, fonction qui remonte à l’époque
d’Abraham. Ce qui le montre, c’est que l’allusion à ces quelques jours de
l’accomplissement du rite intervient dans un passage de la sourate XXII où
Dieu s’adresse à Abraham, indiquant par-là que ces mois étaient connus
depuis son époque.
Il nous faut maintenant préciser que ces rites faisant partie des piliers de
la croyance propre aux adeptes du message de Muhammad les distinguent
des adeptes d’autres messages. Les rites ont été soumis au changement à
travers l’histoire et en fonction des divergences entre communautés. Chaque
communauté religieuse possède donc ses propres rites, sans que cela
n’entraîne des oppositions entre elles. Toutefois, étant donné que les rites
sont des obligations religieuses, ils se distinguent du culte d’adoration de
Dieu qui convient à la nature originelle de l’homme, par opposition aux
rites qui contiennent, eux, une part de contrainte et de difficulté. Ici, nous
retrouvons la différence entre la prière signifiant l’adhérence à Dieu, le lien
établi avec Lui, et la prière en tant que rite. Les deux sont du libre ressort de
l’individu qui s’y soumet volontairement, puisqu’il s’agit d’une relation qui
rapproche l’homme de Dieu, mais dans la première il s’agit d’une activité
spirituelle qui se fait par l’invocation et la louange, alors que la seconde
renvoie à une relation symbolique entre l’homme et Dieu, déterminée par
les conditions de son exécution et contenant une part d’obligation qui
montre que c’est une activité contraire à la nature originelle de
l’homme{184}. Dieu a clairement distingué dans ce verset entre le culte
d’adoration (‘ibâda) et les rites (sh‘â’ir) :
Je suis Dieu, il n’y a point d’autre dieu que Moi. Adore-Moi donc, et accomplis la prière en souvenir
de Moi (XX, 14).
Ce passage signifie que l’homme exécute les prières dans les mosquées,
mais qu’il adore Dieu à l’intérieur de ces lieux comme à l’extérieur en
s’engageant à s’en tenir à la Voie droite et à éviter les interdits sacrés. Ce
faisant, il adoptera une conduite propice à l’accomplissement des bonnes
actions. Dieu est dans les cœurs aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des
mosquées ; Il peut être partout avec nous dans nos consciences si nous
adhérons volontairement à Ses ordres et que nous évitons Ses interdits
sacrés.
Chapitre III
Point de contrainte en islam
Ces versets montrent que la contrainte peut être exercée sur l’homme par
un autre homme ou par une institution ou une structure quelconque. Le
verset (IX, 53) explique que l’homme peut dépenser ses biens de plein gré
ou volontairement comme il peut le faire contraint ou forcé par un autre
individu. Le verset (XX, 73) révèle que Pharaon a obligé les magiciens à
pratiquer leur art contre leur gré, et ce qui le prouve est qu’ils s’en sont
détournés, à peine ont-ils cru au Dieu de Moïse. Ces passages montrent
donc que certaines formes de contrainte sont tolérées, et que d’autres ne le
sont pas comme dans le verset (IX, 53) où les hypocrites sont obligés de
dépenser de leurs biens pour la préparation de l’armée des musulmans, alors
qu’ils le faisaient contre leur gré. Toutefois, ils étaient dans l’obligation de
se soumettre à l’autorité politique de leur société, et ce malgré le fait qu’ils
ne se sentaient pas appartenir à elle de bon cœur. Par ailleurs, les formes de
contrainte les plus refusées sont celles qui ont trait à la religion, comme on
le voit dans le verset (XVI, 106). Dieu a donc laissé toute liberté à l’homme
pour croire ou ne pas croire, et Il a refusé la contrainte en la matière,
comme le montre le reproche qu’Il adresse au prophète dans le verset (X,
99). Ce verset montre d’une manière qui ne laisse pas subsister l’ombre
d’un doute que la liberté de conscience est offerte à tous les hommes
quelles que soient leurs religions. Dieu, en effet, a fait le reproche au
prophète qui voulait que tous les hommes fissent partie des « Croyants »,
c’est-à-dire des adeptes de sa voie religieuse (milla). Or, cela est impossible
puisque l’espace de la liberté religieuse est ouvert pour tous et chaque
individu a le droit de suivre la communauté qu’il veut, étant donné qu’elles
font toutes partie de l’idée primordiale de l’abandon en toute confiance à
Dieu (islâm). Dieu Très-Haut aime être adoré et glorifié de toutes les
communautés tant qu’elles professent leur foi en Lui et qu’elles
accomplissent les bonnes œuvres qui les rapprocheraient de Lui. Nous
avons ici l’illustration du degré extrême de la tolérance religieuse et
l’expression consciente de l’ouverture de la religion islamique qui incite à
ce que toutes les communautés s’acceptent les unes les autres puisqu’elles
affichent toutes leur croyance en Dieu, et veulent se rapprocher de Lui.
C’est ce que montre ce passage :
Si Dieu n’avait repoussé certains hommes par d’autres, les ermitages, les églises, les synagogues et
les mosquées où le nom de Dieu est sans cesse invoqué auraient été détruits (XXII, 40).
Dieu est ainsi invoqué dans les églises, les synagogues, les mosquées et
d’autres lieux de culte, et il n’appartient à aucune religion de contraindre
une autre communauté religieuse pour suivre sa voie. Bien au contraire,
l’idée de l’abandon à Dieu en toute confiance est suffisamment large pour
les englober toutes.
Tant que la contrainte en matière de religion est totalement rejetée par le
Coran, toutes les expressions relatives aux interdits sacrés ainsi que les
ordres et défenses qui s’y trouvent et qui sont liés aux valeurs humaines ne
comportent nullement de caractère contraignant. Les ordres et les défenses
sont en effet introduits par des expressions comme : « Dieu vous
recommande », « il vous a été prescrit », « n’espionnez pas les autres »,
« n’approchez pas de telle ou telle chose », « ne vous diffamez pas entre
vous », « ne vous donnez point des sobriquets », « ne vous donnez pas la
mort », etc. Dans ces ordres et défenses, certaines choses sont frappées d’un
interdit sacré (harâm) comme nous l’avons vu dans le premier chapitre,
d’autres sont simplement défendues. Quand bien même il est fait usage,
dans ces formulations, des formes négatives de l’impératif, de la
proclamation de la sacralité de l’interdit ou de la formulation d’un ordre
divin, le Coran déclare explicitement le rejet des instruments de la
contrainte. Et si nous prenons les éléments constitutifs de la religion de
l’islam primordial étudiés plus haut, nous allons constater qu’aucun d’entre
eux ne contient le recours aux instruments de contrainte. S’abandonner en
toute confiance à la croyance en Dieu et au jour du jugement dernier est un
point de dogme qui ne contient nullement de caractère contraignant. Il en va
de même pour les ordres et les défenses, ainsi que pour l’accomplissement
des rites : ils sont dénués de tout caractère contraignant, puisque le fait de
suivre la religion sur le plan dogmatique ou du point de vue de la conduite
vertueuse ne peut se réaliser que de plein gré.
Le verset (II, 256) dans lequel Dieu proclame qu’il n’y a point de
contrainte en matière de religion contient un énoncé qu’Il a directement
adressé à l’homme, et dans lequel Il précise qu’il n’y a point de contrainte
provenant de Sa part en la matière. C’est un propos formulé comme un
manifeste divin, puisque l’outil de la négation ici « lâ ikrâh » (point de
contrainte) nie tout genre de contrainte et n’a rien à voir avec les simples
usages de la négation (ne + verbe à l’impératif){187}. Cette formulation nie
donc de manière absolue l’existence de la contrainte en matière de religion,
ce qui veut dire que dans cette dernière, la contrainte ne peut avoir lieu. La
foi en Dieu, dit clairement le verset, a pour corollaire le fait de nier toutes
les formes de tyrannie (tâghût). Autrement dit, celui qui renie le « tâghût »
et croit en Dieu s’accrochera à l’anse solide. Or, nous savons comment
croire en Dieu et au jour du jugement dernier en s’abandonnant totalement à
cette idée, comme nous savons qu’il faut s’engager librement dans les
bonnes actions, qui impliquent aussi d’éviter les interdits sacrés et de
respecter les ordres et les défenses, tout cela formant l’essence de la religion
de l’abandon à Dieu en toute confiance (islâm). Il nous reste donc à savoir
maintenant en quoi consiste le contraire de la croyance se faisant par
adhésion libre et en toute confiance à Dieu, c’est-à-dire le tâghût.
Le mot « tâghût » vient du verbe « taghâ » et signifie linguistiquement
« persister dans la désobéissance en dépassant les bornes ». Construit sur le
schème « fâ‘ûl », le mot signifie désobéir continuellement. Mais que
signifie précisément le « tâghût » dans ce passage ? Il désigne, selon nous,
celui qui s’acharne à ne pas respecter la liberté humaine à laquelle invite
Dieu dans Son livre, et s’emploie à exercer un pouvoir contraignant sur eux.
L’homme qualifié de tâghût persiste donc dans l’usage de la force pour
contraindre autrui et l’assujettir à son pouvoir et à sa volonté. Mais les
textes du Livre, bien qu’ils aient fait allusion à la liberté par l’expression
« l’anse solide », nous autorisent à poser cette question : pourquoi le
concept de liberté n’a-t-il pas été clairement utilisé ?
La réponse est manifeste dans le même verset qui mentionne cette anse
solide à laquelle il faut s’accrocher en reniant le tâghût. Cette expression
renvoie symboliquement à la liberté qui, dans l’histoire humaine, s’est
présentée à travers la dichotomie de la foi en Dieu et du reniement des
formes de tyrannie. Le croisement entre les deux termes de cette dichotomie
est ce qui forme l’anse solide ou, plus clairement, la liberté. En effet, le
« tâghût » est un état qui change en fonction des époques et des lieux, et la
manière de refuser d’en reconnaître la légitimité ou de se rebeller contre lui
change elle aussi en fonction des époques et des lieux, ainsi que selon les
croyances sociales et les différents niveaux de conscience morale trouvés
chez les peuples. C’est la raison pour laquelle la liberté fut définie par son
contraire dans le verset, puisque ses formes se manifestent différemment
selon les temps et les lieux. En revenant à la sage Révélation, nous allons
constater qu’elle aborde à plusieurs reprises la condition de l’homme
esclave par rapport à celle de l’homme libre (voir par exemple II, 178),
mais que la notion de liberté n’a été clairement mentionnée qu’en liaison
avec la libération des esclaves (« tahrîr »), c’est-à-dire avec le type de
tyrannie qui était son contraire à l’époque :
Dieu ne vous tiendra pas grief d’un serment inconsidéré, mais il vous reprochera le fait de manquer à
vos engagements. Pour expier le parjure, il faut donner la nourriture de dix pauvres, nourriture de
qualité moyenne et telle que vous la donnez à vos familles, ou bien leur vêtement, ou bien choisir
l’affranchissement (tahrîr) d’un esclave (V, 89).
Étant fondé sur une relation asymétrique entre deux individus, et vu qu’il
était le résultat des conquêtes et des conflits qu’elles engendraient,
l’esclavage fut reconnu toutefois, dans les temps anciens, comme l’une des
lois acceptées de la guerre, exactement comme la servitude. Chaque partie
parmi les belligérants prenait donc des captifs chez la partie adverse, les
asservissait ou les réduisait en esclavage. La signification que nous avons
actuellement de la liberté diffère de celle qu’avaient les Anciens mais il
subsiste un point commun qui est la présence du tâghût en tout lieu et en
tout temps. Il continue ainsi d’utiliser son pouvoir pour exercer la coercition
sur les autres, les soumettre à son vouloir et les asservir. Mais cela ne peut
se faire sans priver les hommes de leurs libertés. Dire non au tâghût et le
rejeter est donc lié à la croyance en la liberté de l’homme qui est le symbole
de son humanité. L’homme ne fut pas créé privé de sa liberté dans sa nature
originelle, et c’est par cette même volonté libre qu’il peut suivre la voie
droite dans la vie pour réaliser son humanité, quelle que soit sa
communauté religieuse. Toutes les communautés qui croient en Dieu par
une simple adhésion rentrent dans le cadre de la religion de l’abandon à
Dieu en toute confiance.
À partir de là, l’abandon à cette religion, avec toutes ses voies possibles,
est une question purement personnelle, vu que la relation est ici verticale,
entre l’homme et Dieu, et qu’elle se caractérise par le choix délibéré
reposant sur la conscience de s’y engager individuellement, sans contrainte
exercée par quelque tyran que ce soit. C’est pour cela que le Texte dit :
Tiens-toi donc tourné vers la religion en inclinant à Dieu (hanîf), conformément à la nature
primordiale (fitra) que Dieu a donnée aux hommes en les créant. Il n’y aura pas de changement dans
cette création de Dieu. Telle est la Religion immuable (al-dîn al-qayyim), mais la plupart des
hommes ne le savent point (XXX, 30).
Cela montre que cette religion primordiale est une nature originelle chez
l’homme, qu’il naît avec elle, et qu’elle lui permet de comprendre l’unicité
de Dieu et d’en être convaincu en réfléchissant sur l’univers et sur lui-
même. Dès lors qu’il a compris la normativité de ces valeurs humaines et
leur caractère naturel en tant que normes, l’obéissance qu’il doit afficher à
leur égard est totalement libre. Muni d’un esprit hautement responsable, et
aidé par l’amour du bien qui est naturel en lui, l’homme peut alors
construire une société civilisée. Dieu crée donc les hommes comme Ses
serviteurs pour qu’ils L’adorent librement, alors que le tâghût veut qu’ils
soient des serviteurs par la contrainte. Aussi tout pouvoir adossant sa
légitimité sur la religion est-il un pouvoir tyrannique, puisque nous avons
établi cette différence entre croire en Dieu librement, et suivre contraint un
tyran. Nous aurons donc besoin de comprendre une autre différence, celle
qui existe entre l’adoration (‘ibâdiyya) et la servitude (‘ubûdiyya) ; cela
nous montrera comment nous pouvons être des adorateurs de Dieu ou des
serviteurs de la tyrannie{188}.
Il est clair d’après le passage du verset (VI, 18) que Dieu parle de « ‘ibâd
Allâh » en tant que Ses créatures d’une manière générale, alors que dans le
verset (XV, 49) ou le verset (XXXIX, 53), il évoque ceux qui Lui
désobéissent parmi Ses créatures. Le verset (XIV, 31) s’adresse, lui, à Ses
serviteurs croyants et obéissants. Lorsqu’il évoque les « ‘ibâd » et les
« ‘âbidûn », le Livre renvoie donc aussi bien à ceux qui obéissent qu’à ceux
qui désobéissent, et pareillement aux gens qui sont dans le refus qu’à ceux
qui sont dans la soumission. Cette idée est présente dans plusieurs versets,
comme nous pouvons le voir dans ce qui suit :
Dieu a rendu Son jugement entre les hommes (‘ibâd ) (XL, 49).
[Nous leur avons donné] les palmiers élevés, dont les branches retombent avec des dattes en grappes
suspendues. Elles servent de nourriture aux hommes (‘ibâd ) (L, 10-11).
De par leur obéissance aux ordres de Dieu, ces messagers n’ont pas quitté
eux-mêmes le statut de serviteurs qui guident les désobéissants vers la
bonne voie, selon les préceptes divins qui leur furent enseignés. C’est ce
que nous décelons dans ces passages :
Ici sera mentionnée la miséricorde de ton Seigneur envers Son serviteur/adorateur (‘abd) Zacharie
(XIX, 2).
Ô Muhammad, endure patiemment les propos des impies, et rappelle-toi l’exemple de notre serviteur
(‘abd) David, homme puissant, et qui adorait revenir à Nous (XXXVIII, 17).
Nous donnâmes à David Salomon pour fils. Quel excellent serviteur ! Il aimait à revenir à Dieu
(XXXVIII, 30).
Souviens-toi aussi de notre serviteur Job, lorsqu’il adressa à son Seigneur ces paroles (XXXVIII, 41).
Mentionne aussi nos serviteurs Abraham, Isaac et Jacob, hommes puissants et prudents (XXXVIII,
45).
Louange à celui qui a fait voyager pendant la nuit Son serviteur, du temple sacré de La Mecque au
temple éloigné de Jérusalem (XVII, 1).
[Tous ces passages consacrent donc l’idée que le mot « ‘abd » ne peut
être compris dans le sens d’esclave, mais de « serviteur », « adorateur » ou
simplement « homme », « créature{190} ».] Il était ainsi logique que les
messagers préposés à inviter leurs peuples à adorer Dieu, obéir à Ses ordres
et s’arrêter devant Ses interdits, fussent interrogés par ces hommes pour
leur demander comment on doit L’adorer, et quels sont les ordres et les
défenses qui, une fois obéis et non évités avec arrogance, permettent de
réaliser pleinement cette adoration qu’Il exige de nous. Nous pouvons lire
la réponse dans ces versets qui abordent la voie droite (al-sirât al-
mustaqîm) à laquelle Dieu appelle les hommes :
C’est Toi que nous adorons, c’est Toi dont nous implorons l’assistance. Dirige-nous vers la voie
droite (I, 5-6).
Adorez-Moi, c’est la voie droite (XXXVI, 61).
Mais ceux qui ne croient pas à la vie future s’écartent de la voie droite (XXII, 74).
Afin de relier ces passages à ce que nous avons mentionné plus haut à
propos des bonnes œuvres, il faut dire que la voie droite est celle de Dieu et
Son chemin, et que le fait de l’emprunter équivaut au fait d’être dans
l’adoration (‘ibâdiyya) qu’on pratique librement et par conviction. La voie
droite est matérialisée par son contenu que sont les commandements
(wasâya) c’est-à-dire les valeurs humaines, qui ont débuté avec Noé, puis se
sont accumulés grâce aux prophètes et aux envoyés, avant de se parfaire
avec le dernier message révélé à Muhammad. On le voit ainsi dans ce
verset qui évoque la voie droite (al-sirât al-mustaqîm) après avoir décrit les
interdits sacrés :
Telle est bien ma voie droite. Suivez-la, et n’empruntez point les autres chemins, de peur que vous ne
soyez détournés de celui de Dieu. C’est ce que Dieu vous recommande, afin que vous le craigniez
(VI, 153).
Les interdits sacrés ainsi que les ordres et les défenses divins représentent
donc la voie droite, et ils furent introduits de manière cumulative et
ordonnancée du point de vue historique, [afin d’enseigner progressivement
aux hommes leurs devoirs]. Toutefois une question pourrait se présenter à
nos esprits : si le mot « ‘ibâd » (hommes, créatures, serviteurs) vient de
« ‘ibâda » (adoration) comme nous l’avons expliqué, et si le singulier qui
est « ‘abd » (serviteur) n’a rien à voir avec l’esclavage et la servitude, qui
sont alors les hommes et les femmes esclaves mentionnés dans le Texte ?
Pour y répondre, commençons par dire que la notion de « ‘ibâd », telle
qu’elle est présente dans la sage Révélation, englobe l’homme et la femme,
et qu’elle n’est pas exclusive aux premiers. Cela est clairement exprimé
dans ces passages :
Mais Dieu ne veut point opprimer Ses serviteurs/créatures (‘ibâd ) (XL, 31).
Jésus dit à Dieu : « Si Tu punis ceux qui ne m’ont pas cru, Tu en as le droit, car ils sont tes
serviteurs/créatures (‘ibâd ), si Tu leur pardonnes, Tu en es le maître, car Tu es puissant et sage » (V,
117).
Seigneur, dit Iblis, puisque Tu m’as égaré, je m’emploierai à égarer tous les hommes sur terre, en leur
montrant les attraits enchanteurs du mal, excepté tes serviteurs/créatures (‘ibâd ) sincères (XV, 39-
40).
Il suffit que ton Seigneur voie et connaisse les péchés de Ses serviteurs/créatures (‘ibâd ) (XVII, 17).
Les hommes (‘ibâd ), il ne faut pas l’oublier, sont dans ces différents
passages ceux qui obéissent comme ceux qui désobéissent, les mâles
comme les femelles, sans distinction aucune. Posons alors cette autre
question : « où se trouve l’idée d’esclavage ou de servitude dans le
Livre ? » En s’y référant, nous constatons qu’un seul verset aborde ce sujet
en évoquant l’esclavage et l’homme qui est la propriété d’un autre homme :
Dieu vous propose, comme parabole, un homme esclave en état de servitude qui ne dispose de rien,
et un autre homme à qui nous avons accordé une grande fortune, et qui en distribue une partie en
aumônes publiquement et secrètement : ces deux hommes sont-ils égaux ? Non, grâce à Dieu, mais la
plupart des gens n’entendent rien (XVI, 75).
Dans ce verset, Dieu décrit l’esclave possédé par autrui (‘abd mamlûk)
comme celui qui est dépourvu de pouvoir, c’est-à-dire comme quelqu’un
qui a perdu la capacité de choisir entre un oui ou un non. Il l’a ensuite
comparé à l’homme qui dépense une partie des biens qu’Il lui a octroyés,
c’est-à-dire à celui qui a le pouvoir d’utiliser ses biens et qui jouit de la
liberté d’en disposer pour les dépenser à sa guise. Cette parabole vise à
nous montrer que Dieu créa les hommes libres et que la servitude ou
l’esclavage sont le fait des hommes. Et c’est ainsi que nous cheminons vers
la conclusion selon laquelle la sage Révélation n’a pas accepté l’esclavage
ou la servitude ; elle ne les a même pas reconnues, contrairement à ce que
s’imaginent certains.
Nous avons vu comment la sage Révélation utilise comme pluriel de
« ‘abd » le mot « ‘ibâd », et nous avons vu aussi que ce terme désigne le
sexe masculin comme le sexe féminin, les obéissants comme les
désobéissants. Quel est donc le pluriel que le Texte utilise pour désigner les
esclaves ? C’est le mot « ‘abîd », qui désigne l’homme ainsi que la femme
possédée par autrui{191}. Examinons donc les passages qui le contiennent
avec leurs différents contextes :
Dieu a entendu la voix de ceux qui ont dit : « Dieu est pauvre, et nous sommes riches ». Nous
tiendrons compte de leurs paroles et du sang des prophètes assassinés injustement, et nous leur
dirons : « Subissez le châtiment du feu pour prix des actions que vous avez commises, car Dieu n’est
point injuste envers Ses ‘abîd » (III, 181-182).
… Allez goûter le châtiment du feu. Ce supplice est l’œuvre de vos mains, car Dieu n’est point
injuste envers Ses ‘abîd (VIII, 50-51).
Certains hommes se détournent avec orgueil pour éloigner les autres du chemin de Dieu. L’opprobre
est réservé à ces hommes dans ce monde, et dans l’autre, nous leur ferons subir le supplice du feu. Ce
ne sera qu’une rétribution de leurs œuvres, car Dieu n’est point injuste envers Ses ‘abîd (XXII, 9-10).
Nous avions déjà donné le Livre à Moïse, mais de nombreuses disputes éclatèrent à son sujet. Si le
décret de Dieu n’avait pas été prononcé antérieurement, leur différend aurait déjà été décidé, car ils
étaient dans le doute. Quiconque fait le bien le fait à son avantage, celui qui fait le mal le fait à son
détriment, et Dieu n’est point injuste envers Ses ‘abîd (XLI, 45-46).
Ne disputez pas devant moi. Je vous avais menacés d’avance. Ma parole ne change pas, et je ne suis
point injuste envers Mes ‘abîd (L, 28-29).
Ce qui en ressort est que le jugement et le procès qui ont lieu le jour de la
reddition des comptes ne se font que sur la base des actes commis par les
hommes quand ils furent libres de choisir pleinement et en toute autonomie.
La vie d’ici-bas est en effet celle de l’action, alors que la vie de l’au-delà est
celle de la rétribution. Si les hommes étaient jugés comme des esclaves sans
pouvoir, le jugement n’aurait pas de sens. Mais ils le sont en tant qu’êtres
libres de choisir entre le bien et le mal. Seulement, au moment du
déroulement du jugement, ils sont à la merci de Dieu, et incapables de faire
quoi que ce soit. C’est pour cela que les hommes passent du statut de
serviteurs/créatures (‘ibâd) dans l’ici-bas à celui de serviteurs/esclaves
(‘abîd) dans l’au-delà. Tout un chacun sera rétribué selon ses actions{192}, et
les hommes se retrouveront face à leurs œuvres{193}, puis le jugement sera
prononcé et les hommes seront tous conduits là où ils doivent être selon le
jugement de Dieu : l’enfer pour les impies et le paradis pour les pieux.
Après cette phase, tous les gens du paradis se transforment d’esclave en
créatures, mais sans avoir à subir des ordres ni à accomplir des obligations
légales. Cela est clairement dit dans les descriptions réservées aux gens du
paradis et aux gens de l’enfer :
… Allez goûter la peine du feu. Ce supplice est l’œuvre de vos mains, car Dieu n’est point injuste
envers Ses serviteurs/esclaves (‘abîd) (VIII, 50-51).
… Fontaine où se désaltéreront les serviteurs/créatures (‘ibâd) de Dieu, et dont ils feront sourdre
l’eau où ils voudront (LXXVI, 6).
Ces versets montrent qu’après le jugement, les gens de l’enfer restent des
esclaves comme le montre le verset (VIII, 51) ; ils seront en effet soumis au
châtiment par la force alors que les gens du paradis seront des serviteurs
libres qui se délectent de ce qu’ils veulent dans le paradis. Seulement, la
liberté dans le paradis diffère de la liberté dans l’ici-bas, puisque cette
dernière est liée à l’interrogatoire sur les actions commises dans l’ici-bas
par l’homme, alors que l’autre ne contient aucun interrogatoire ; ici, il
n’existe ni obligations légales ni ordres ou défenses que l’homme serait
tenu de respecter ou d’observer.
Il nous incombe, à ce stade, de parler de la liberté dans cette vie. Ce que
nous venons d’aborder montre que la liberté est le plus grand bien que Dieu
ait accordé à l’homme, et que personne n’a le droit de le lui ôter. Nous
avons vu aussi que Dieu demande aux hommes de ne pas adorer d’autres
divinités que Lui et d’être Ses serviteurs/adorateurs exclusivement (‘ibâd),
capables de Lui désobéir s’ils le veulent et de Lui obéir s’ils choisissent de
le faire de plein gré. Mais dans les deux cas, ils demeurent Ses
serviteurs/adorateurs. Rappelons à ce propos qu’Adam est le premier à
avoir exprimé son adoration pour Dieu, mais à travers la désobéissance, non
l’obéissance. De là vient l’insistance de tous les prophètes et les envoyés
sur le monothéisme avant toute chose, et sur le fait de ne pas associer à
Dieu d’autres divinités, Lui qui nous a accordé cette liberté dès la naissance
et le pouvoir d’obéir ou de désobéir. Si nous faisons l’inverse, nous aurions
assimilé Dieu à d’autres êtres, ce qui constitue le polythéisme. En disant
qu’un tel a donné la vie aux hommes, nous aurons incarné Dieu dans cette
personne ; si nous affirmons qu’un tel a donné la liberté aux hommes, nous
aurons incarné Dieu en lui, qu’Il soit distingué de tous ces attributs. C’est
pour cela qu’Il affirme dans ce verset :
Dieu ne pardonnera point de Lui associer d’autres divinités, mais pardonnera les autres péchés à qui
Il voudra. Car celui qui associe à Dieu d’autres divinités commet un crime énorme (IV, 48).
Cette décision divine consistant à en faire des êtres libres est déjà prise,
ce qui est cause de leurs divergences au niveau des choix, des opinions, des
représentations, des visions des choses et des manières de penser. C’est
pour cela qu’Il affirme dans le verset XI, 119 que c’est pour cette finalité
qu’Il a créé les hommes, c’est-à-dire qu’Il les a créés pour qu’ils puissent
jouir totalement de leur liberté, éprouver ces divergences, et réaliser leur
humanité{194}.
La tyrannie du dogme
La tyrannie du dogme consiste dans le fait d’être persuadé que toutes les
actions humaines, ainsi que les biens qu’il pourrait acquérir dans la vie ou
le temps qu’il devrait vivre sont prédéterminés depuis l’éternité. C’est cette
idée-là qu’il faut radicalement rejeter, puisque Dieu n’a pas écrit depuis
l’éternité qu’un tel sera riche, tel autre pauvre. Il existe toutefois dans la
science de Dieu la richesse et la pauvreté comme deux sens contraires.
Quant à savoir qui est riche et qui est pauvre, cela n’est écrit pour personne.
C’est la volonté humaine qui œuvre à cela dans la limite des lois divines. Le
bien et le mal existent et sont à la portée de l’homme qui, par la finalité
assignée à ses actions, incarne l’un des deux principes. Et c’est là que réside
la justice absolue de Dieu dans Sa création : toutes les actions dont
l’homme est capable le prédisposent au bien comme au mal. C’est donc
l’homme lui-même qui s’oriente, en fonction de sa conscience, vers telle ou
telle fin.
La première chose que nous devons changer en nous-mêmes, c’est notre
conviction que Dieu ne nous a pas écrit depuis l’éternité le bonheur ou le
malheur, la richesse ou la pauvreté, la longue ou la courte vie. Bien au
contraire, Il a instauré des lois générales au sein desquelles les hommes
agissent de leur plein gré et en toute liberté, et c’est dans cette sphère que se
situent la récompense et le châtiment, fruits de la responsabilité humaine.
Mettre l’homme face à une seule possibilité prédéterminée de toute éternité
trahit une forme de contrainte qui contredit le principe de la liberté de
choix, à partir duquel toutes les possibilités sont offertes à l’homme. Par
conséquent, toutes les injustices et les persécutions éprouvées par les
hommes ne sont pas écrites depuis l’éternité. Quiconque nous persécute ou
nous colonise le fait volontairement et par choix libre, ce qui montre que
l’injustice et la justice sont équivalentes dans la science divine. D’où la
possibilité de vaincre nos complexes, de demander des comptes aux autres,
et de les empêcher de nous persécuter, de nous affamer, de moissonner nos
vies ou de nous humilier.
La tyrannie de la société
Le pouvoir de la société est lié à la force exercée par les us et coutumes
sur les individus qui la composent. Dans la plupart des cas, l’individu est
démuni face à cette force et ne peut la refuser malgré l’absence de tout
pouvoir officiel qui la soutient de manière visible. Ce qui le pousse à suivre
les traditions n’est autre que l’acceptation, par les gens, de l’ordre établi au
sein de la société. Les formes de tradition et de coutumes divergent dans la
société, puisqu’on trouve les traditions familiales, tribales ou sociales quels
que soient leurs degrés de progrès.
Il faut rappeler que la plupart des sociétés arabes vivent une situation où
la force des traditions et des coutumes est plus forte encore que le pouvoir
don jouit la religion. Souvent, on enfreint les enseignements de la religion
afin de se soumettre aux traditions, et parfois, ces dernières se transforment
en partie de la religion, à tel point qu’il en est né des espèces différentes de
religions. Aussi trouvons-nous que la religion des gens d’Afrique du Nord
est différente de celle des gens du Moyen-Orient, et nous constatons les
mêmes différences chez les communautés adeptes du message de
Muhammad en Europe et dans les deux Amériques. Le point qui les
rapproche comme fondement commun est le rite, mais ce dernier diverge
aussi au niveau de leurs traditions religieuses. Les traditions religieuses
exercent le plus souvent leur influence à partir du principe du patriarcat,
dénoncé par ailleurs dans le texte coranique, comme on le voit dans ce
verset :
Lorsqu’on leur a dit : « Venez et embrassez la religion que Dieu a révélée à Son messager », ils ont
répondu : « la religion de nos pères nous suffit ». Peu leur importe donc que leurs pères n’aient eu ni
science ni guide pour être dirigés ! (V, 104).
Le patriarcat est le fait de croire que les règles instaurées par les pères et
leurs opinions sont tellement droites qu’on va jusqu’à les revêtir d’une
certaine sacralité. En les suivant et en les imitant, on sombre dans
l’immobilisme et dans le rejet et l’attaque de tout ce qui est nouveau et de
tous les appels à réviser l’héritage des Anciens et à le critiquer. Ce
phénomène est aussi ancien que le temps, et il est présent depuis des
époques immémoriales. Les prophètes avaient pour tâche principale, parmi
celles dont ils furent chargés, d’affronter ce phénomène. Et chaque
réformiste ou individu doté d’un esprit novateur qui imite l’exemple des
prophètes et règle sa conduite sur leur enseignement, affronte à son tour les
mêmes problèmes. Il n’est point de prophète ou de messager qui ne fût
combattu par son peuple sous prétexte que ses propos ou actions étaient
opposés à ce à quoi il était accoutumé, et par crainte qu’il ne corrompît
l’héritage de ses pères. Plusieurs versets montrent ce tiraillement entre
l’appel à la réforme, et les forces patriarcales qui veulent empêcher sa
réalisation :
Il en fut ainsi avant toi, ô Muhammad ! Toutes les fois que nous avons envoyé des messagers pour
avertir une cité, ses plus riches habitants leur disaient : « Nous avons trouvé nos pères unanimes sur
notre conduite, et nous marchons sur leurs pas ». « Et si, objectaient les messagers, on vous apportait
des règles de conduite meilleures que celles de vos pères ? » « Non, vont-ils répondre, nous ne
croyons pas à votre message » (XLIII, 23-24).
Es-tu venu, Moïse, pour nous détourner de ce que pratiquaient nos pères, et pour que le pouvoir dans
ce pays appartienne à toi et ton frère Aaron ? Alors, nous ne vous croyons pas (X, 78).
La tyrannie de la science
Examinons ces quelques versets :
Nous avons créé l’homme avec de l’argile. Ensuite nous l’avons fait une goutte de sperme fixée dans
un réceptacle solide. De sperme nous l’avons fait un caillot de sang, le caillot de sang devint un
morceau de chair, que nous avons formé en os, et nous revêtîmes les os de chair, ensuite nous l’avons
formé par une seconde création. Béni soit Dieu, le plus habile des créateurs ! (XXIII, 12-14).
N’as-tu pas vu comment Dieu fait tomber du ciel l’eau, et la conduit dans les sources cachées dans
les entrailles de la terre, comment il fait germer les plantes de diverses espèces, comment il les fait
faner et jaunir, comment enfin il les réduit en brins desséchés ! Certes, il y a dans tout cela un rappel
pour les hommes doués de sens (XXXIX, 21).
La tyrannie de la politique
Le nom de « Pharaon » est mentionné dans le Coran non pas comme un
nom propre, mais comme un titre lié à la tyrannie politique et à
l’accaparement du pouvoir. Les éléments constitutifs de cette tyrannie sont
la prétention à la seigneurie suprême et à l’usurpation de la place revenant à
Dieu. En appliquant ces éléments coraniques sur l’époque contemporaine,
nous allons voir qu’ils sont réunis chez tel ou tel chef qui pense qu’il est
immortel, au-dessus de l’erreur ou à l’abri de toute critique. Dans tout ce
qu’il fait, ce chef répète les deux éléments dégagés à partir du texte
coranique :
La prétention à la seigneurie se lit par exemple dans ce passage
où Pharaon dit :
Je suis votre plus grand seigneur (LXXIX, 24).
Ou bien celui-ci :
Ô mon peuple ! Ne suis-je pas le maître du royaume d’Égypte et de ces fleuves qui coulent à mes
pieds ? Ne le voyez-vous pas ? (XLIII, 51)
Il prétend ainsi qu’il a les attributs de la seigneurie que l’on trouve
mentionnés dans ce verset à propos de Dieu :
La vengeance de ton Seigneur sera terrible. Il est le créateur et le terme de toutes choses ; Il est
indulgent et aimant ; Il possède le trône glorieux ; Il fait ce qui lui plaît (LXXXV, 12-16).
Il s’attribue ainsi ce trait (la divinité) qui est exclusif à Dieu comme le
montre ce verset par exemple :
Les secrets de Dieu et de la terre lui appartiennent, Lui seul peut tout voir et tout entendre. Les
hommes n’ont point d’autre maître que lui, Dieu n’associe personne dans ses arrêts (XVIII, 26).
La tyrannie de l’économie
Les formes de la tyrannie économique se sont matérialisées dans le
personnage de Coré (Qârûn) tel qu’il est décrit par Dieu :
Nous lui avons donné des trésors dont les clefs auraient pu à peine être portées par une troupe
d’hommes vigoureux (XXVIII, 76).
Le sentiment de culpabilité
C’est de là que nous allons tirer les fils des commentaires relatifs aux
notions de péché et de mauvaises actions, et nous commencerons par
aborder la manière dont nous avons compris le péché et le pardon{200}.
Péché et pardon
Le mot « dhanb » (péché) est issu d’une racine qui signifie
linguistiquement deux choses : la première est le fait de rompre les liens et
de commettre une faute, et la seconde renvoie à la dernière partie de toute
chose. C’est à la première acception que le sens usuel du mot est rattaché,
ce qui en fait un proche du mot « jurm », forfait, crime, analysé au début du
livre en tant qu’opposé du mot « islâm ». Toutefois si « jurm » signifie le
fait de rompre définitivement les liens avec Dieu, et ce de manière
intentionnelle et avec conviction, le mot « dhanb » (péché) ne renvoie pas à
une rupture définitive et intentionnelle des liens avec Dieu. Le pécheur
n’est donc pas comme le scélérat puisque ce dernier rompt
intentionnellement et définitivement ses liens avec Dieu, en n’y croyant
pas, et en ne respectant pas les valeurs humaines. Aussi le fait-il
volontairement, et les transgresse-t-il volontairement aussi. Le pécheur, lui,
commet un acte par lequel il détériore sa relation avec Dieu, comme
lorsqu’un individu se livre à des turpitudes frappées d’un interdit sacré,
brisant ainsi la relation qu’il entretient avec Dieu, mais sans aller jusqu’à
couper définitivement le lien qui l’unit à Lui, comme c’est le cas du
scélérat. À partir de là, nous affirmons que les conduites trahissant une
transgression des interdits sacrés de Dieu, de Ses ordres et défenses sont
considérées comme des péchés (dhunûb).
Quant à la mauvaise action (sayyi’a), elle provient linguistiquement de la
racine (SW’) signifiant le mal ou la laideur, comme cela peut s’appliquer à
l’homme « aswa’ » ou à la femme « sawâ’ ». Le mot « sayyi’a » est lié à
« ’isâ’a » qui signifie le fait de commettre une mauvaise action, comme on
le voit dans ce verset :
Quiconque fait le bien le fait pour son propre compte, quiconque fait le mal (asâ’a) le fait à son
détriment. Vous retournerez tous à Dieu (XLV, 15).
Il est adoré par obéissance ou désobéi par les péchés commis contre Ses
droits, en enfreignant Ses interdits sacrés et Ses défenses. Partant, nous
comprenons de ces passages que si tout péché est une mauvaise action,
toute mauvaise action n’est pas forcément un péché. Dans le premier cas, le
fait de commettre des actions frappées d’un interdit sacré se fait contre les
autres créatures comme les hommes ou les animaux, et conduit commettre
une mauvaise action en bafouant le droit d’autrui, alors que dans le second
cas, cela conduit à détériorer la relation de l’homme pécheur avec Dieu. Ici,
on abuse sans raison de notre pouvoir (baghy bi-ghayr al-haqq) comme par
exemple avec le vol, là on désobéit aux interdits sacrés de Dieu sans
toucher aux droits d’autrui, comme on le voit dans l’exemple de celui qui
associe à Dieu d’autres divinités, ou qui mange la viande d’une bête trouvée
morte.
À partir de là, le péché commis à l’égard de Dieu peut être pardonné
comme on le voit dans ce passage :
Dis : Ô Mes serviteurs ! Vous qui avez agi iniquement envers vous-mêmes, ne désespérez point de la
miséricorde divine. Dieu pardonne tous les péchés, il est indulgent et miséricordieux (XXXIX, 53).
Ce cas est décrit à travers l’exemple du peuple de Noé qui lui a tenu tête,
n’a pas accepté son message et persisté à le quereller. Le Texte dit à leur
propos :
En punition de leurs péchés, ils ont été noyés puis précipités dans le feu (LXXI, 25).
S’il existe donc des péchés impénitents (khatî’ât), il y a aussi les simples
erreurs (khatâya) qui sont suivies de repentir et de réparation. Le mot a été
introduit dans ce sens-là à propos des magiciens du Pharaon qui ont cru un
moment à la divinité de ce dernier et à sa seigneurie par désir d’être
récompensés par lui, mais en affrontant Moïse, ils ont compris qu’ils
avaient tort, et que Moïse avait raison. Ils ont alors cru au Dieu de Moïse et
d’Aaron en disant :
Nous avons cru en notre Seigneur, afin qu’il nous pardonne nos erreurs (khatâyâ) (XX, 73).
Nous espérons que Dieu nous pardonnera nos erreurs, pour avoir été les premiers à croire (XXVI,
51).
Ainsi, la loi selon laquelle les bonnes actions chassent les mauvaises
actions est à la disposition de ceux qui commettent des erreurs puis
regrettent leur geste et cherchent à le réparer par de bonnes actions, et avec
une intention sincère de revenir à Dieu. Inversement, cette loi n’est pas à la
portée de ceux qui commettent sciemment les fautes. Cela correspond au
sens de ces versets :
Dieu s’est imposé la miséricorde comme un devoir. Si quelqu’un d’entre vous commet une mauvaise
action par ignorance et s’en repent ensuite et agira mieux, Dieu pardonnera ses péchés car Il est
indulgent et miséricordieux (VI, 54).
Le repentir ne concerne pas celui qui commet constamment les mauvaises actions, et qui s’écrie, à
l’approche de la mort : « Je me repens » (IV, 18).
Dans le verset (II, 112), nous remarquons que la récompense dans l’au-
delà est tributaire du bien agir dans l’ici-bas. La vie dans le monde est
concrètement présentée comme un champ de labour pour l’au-delà, dans
lequel nous semons les bonnes actions, pour en moissonner les fruits sous
forme de récompense divine. Et vu que l’enregistrement par Dieu de ces
bonnes actions comme de leurs récompenses est purement individuel, nous
trouvons l’affirmation selon laquelle « il (i. e. l’individu humain) trouvera
sa récompense auprès de son Seigneur » dans l’au-delà. Quant à l’autre
verset (IV, 125), il renvoie à tout individu s’abandonnant en toute confiance
à Dieu, ce qui nous permet de dire qu’il parle de toutes les communautés
religieuses, quelle que soit la manière de s’abandonner à Dieu. Ainsi, nous
avons, d’après ces remarques, l’équation suivante :
L’homme s’abandonne en toute confiance à Dieu (aslama wajhah liLâh)
+ il agit bien (wa huwa muhsin) = communauté religieuse acceptable
La religion, avec toutes ses communautés, est donc formée des lois
civiles et morales dont l’essence se manifeste dans la pratique du bien, et se
reflète dans la vie privée de l’individu ainsi que dans sa conduite au sein de
la société. C’est cela le sens de l’islam en tant que religion primordiale et
immuable qui fut révélée à tous les prophètes, de Noé à Muhammad. Bien
agir dans le domaine de la production industrielle par exemple doit tenir
compte du fait que les qualités d’un produit changent en fonction du temps,
et qu’elles sont tributaires des progrès scientifiques et technologiques.
Ainsi, les qualités d’une bonne voiture produite dans la première décennie
du XXIe siècle sont différentes des caractéristiques d’une bonne voiture
produite dans la dernière décennie du XXe siècle. Nous pouvons donc
comprendre que bien agir est lié à l’affirmation de l’inclination constante
vers la rectitude, dont les critères sont soumis au changement, et tiennent
compte de l’évolution et de la variation qui affectent son sens, selon les
époques et les lieux.
Que les bonnes actions puissent effacer les mauvaises actions témoigne
de la grande miséricorde divine, qui laisse la porte ouverte à tous, donnant
ainsi la chance à tout pécheur ou auteur d’une mauvaise action de renoncer
à son ancienne conduite, et d’effacer le mal ou le péché par
l’accomplissement d’un bien. Dans Sa miséricorde immense, Dieu sait que
l’homme peut errer, pécher et nuire à son prochain, mais s’il n’accomplit
pas cela sciemment, qu’il regrette ses agissements, et que le sentiment de
culpabilité le torture au point de le pousser à réparer son erreur et satisfaire
sa conscience, dans ce cas la chance est offerte pour expier les péchés et les
mauvaises actions. C’est sur cette base que nous affirmons en toute
conviction que le paradis est plus large que l’enfer puisque la miséricorde
divine est plus large que toute autre chose :
Mon châtiment tombera sur quiconque Je voudrai, et Ma miséricorde embrasse toutes choses (VII,
153).
La justice divine exige que les habitants du paradis soient plus nombreux
que les habitants de l’enfer, et si nous essayons de figurer par des images ce
que nous exprimons, nous dirons à notre cher lecteur qu’il est possible de
dire que les habitants du paradis ressemblent au nombre de tous les hommes
sur terre, alors que ceux qui sont en enfer sont l’équivalent des prisonniers
présents dans les prisons de toute la terre. Cette comparaison nous permet
de rappeler que la surface de la terre est près de 120 millions de km2, alors
que la surface des prisons est comparativement beaucoup plus réduite. Il en
va de même pour le paradis et l’enfer, puisque c’est ainsi que le paradis fut
décrit dans le Texte :
Pressez-vous d’obtenir le pardon de Dieu et le paradis, dont l’étendue égale celle du ciel et de la terre
réunis, et qui a été préparé pour ceux qui croient en Dieu et à ses messagers. C’est une faveur de Dieu
qu’il accordera à qui Il voudra, car Dieu est d’une grâce immense (LVII, 21).
Ici, l’étendue (‘ard) n’a pas une signification géométrique, mais elle
signifie, comme le sens linguistique, l’exposition, c’est-à-dire que ce jour-
là, le paradis sera exposé à nos regards comme aujourd’hui le sont la terre et
les cieux. Quant à l’enfer, il est décrit en ces termes :
Alors nous crierons à l’enfer : « Es-tu rempli ? » Et il répondra : « Avez-vous encore des victimes ? »
(L, 30).
Ce verset nous révèle quelque chose qui est d’une grande importance, à
savoir que la chose qui se remplit est uniquement celle qui possède une
limite, ce qui montre que l’espace de l’enfer est déterminé par rapport à
celui du paradis qui est indéterminé, selon la comparaison faite plus haut
entre la terre et les prisons qu’elle contient. Ce verset montre aussi que
malgré les limites de l’espace de l’enfer, celui-ci se plaint et réclame
« plus de victimes ». Cela nous permet de comprendre que les gens du
paradis le jour du jugement dernier sont bien plus nombreux que ceux de
l’enfer puisque l’immense miséricorde divine l’a exigé, et que l’homme ne
doit jamais désespérer d’obtenir le pardon divin :
Et qui désespérerait de la grâce de Dieu, dit Abraham, si ce n’est les hommes égarés ? (XV, 56).
Signification du polythéisme
Parmi les noms divins, il existe celui de « subsistant ». Il s’agit d’un nom
appartenant exclusivement à Dieu, puisque personne ne peut être qualifié de
subsistant à part Lui seul :
Tout ce qui est sur la terre passera. La face seule de Dieu subsistera environnée de majesté et de
gloire (LV, 26-27).
Avant l’islam, les Arabes étaient des polythéistes qui associaient d’autres
divinités à Dieu, puisqu’ils vouaient un culte aux idoles auxquelles ils ont
attribué le caractère d’éternité. Le polythéisme se manifestait dans leur vie
quotidienne et dans leurs conduites, sans chercher à l’appuyer par des
doctrines ou dire qu’ils étaient polythéistes. Bien au contraire, ils
affirmaient que l’adoration des idoles devait les rapprocher de Dieu, tout en
admettant que c’est Ce dernier qui a tout créé :
Si tu leur demandes : « Qui est Celui qui a créé les cieux et la terre, qui a mis à votre disposition le
soleil et la lune pour votre plus grand bien », ils te répondront : « C’est Dieu ! » Pourquoi donc se
font-ils encore leurrer ? (XXIX, 61).
Signification de l’impiété
Le mot « kufr » (impiété) provient de la racine (KFR) et signifie le fait de
cacher et de couvrir ainsi que le fait de nier ce qui existe. Il s’agit donc de
nier sciemment une chose tout en le clamant haut et fort{208}. Ce sens est
bien attesté dans le verset suivant{209} :
Sachez que la vie de ce monde n’est qu’un jeu frivole, un divertissement, un vain ornement, un désir
de gloriole parmi vous, et désir de multiplier à l’envi la quantité de vos biens et le nombre de vos
enfants. Tout cela est à l’image de la pluie : les paysans enfouissant les graines sous terre (kuffâr)
s’émerveillent à la vue des plantes qu’elle fait pousser, mais elles se fanent aussitôt, jaunissent, et se
réduisent à des brindilles desséchées (LVII, 20).
On voit bien que Dieu lui demande de les combattre, en plus de leur
désobéir, puisque le contexte est celui d’une guerre annoncée de leur part, et
que les rapports entre les parties sont soumis aux lois de la guerre de
l’époque, comme le corrobore ce passage :
Ô Prophète ! Combats les hypocrites et les impies, traite-les avec rigueur. La géhenne est leur
demeure. Quel détestable séjour ! (IX, 73).
Ici, les hypocrites sont traités comme les impies parce que leur double jeu
se manifestait dans leurs conduites ; leur hypocrisie était la traduction d’une
position contenant des paroles et des attitudes hostiles, raison pour laquelle
Dieu demande au prophète de les traiter comme il traite les impies en temps
de guerre. C’est sur cette base-là qu’a été édifiée la distinction entre le
territoire de l’islam et le territoire de l’impiété (ou des ennemis), laquelle
distinction est présente dans les biographies du prophète et les livres
d’histoire de l’islam. Nous estimons, pour notre part, que ces appellations
relèvent purement de l’histoire, et qu’elles n’ont aucun lien avec la religion,
puisque les attributs d’hypocrisie, de polythéisme ou d’impiété présents
dans les récits coraniques narrant la vie du prophète et qui s’appliquent aux
ennemis de ce dernier sont uniquement tributaires de cette période
historique. À ce moment-là, le prophète et ses compagnons étaient en état
de guerre avec ceux qui ont affiché de l’hostilité à leur égard. Les partisans
du prophète se nommaient « musulmans » et leurs ennemis « les impies ».
Pourtant, la sage Révélation a nommé les adeptes du message du prophète
pour cette période et celles qui suivront « les Croyants ». Mais dans
l’histoire ultérieure à la période prophétique, les historiens ont continué à
utiliser les appellations de « musulmans » et d’« impies », et ce malgré le
fait que ces passages coraniques relèvent des récits de vie du prophète, et
qu’ils font partie des narrations historiques semblables aux autres récits sur
les prophètes ; ils ne font donc pas partie du message muhammadien qui
clôt les révélations divines et se caractérise par sa miséricorde. Partant, il
n’est pas possible d’en extraire des mesures législatives, ni de les prendre
comme source d’un raisonnement analogique pour fonder d’autres lois à
d’autres moments de l’histoire, encore moins d’utiliser ces appellations
pour désigner aujourd’hui les belligérants.
Nous devons faire attention ici à la différence qui existe entre le verset
(III, 72) et le verset (III, 73), puisque dans le premier, le texte coranique
interdit aux partisans de la matérialisation de Dieu le paradis, alors que dans
le second, il se limite à la mention du châtiment douloureux qu’auront ceux
qui professent la trinité. Toutefois, dans ce verset, il y a un commentaire
important qui affirme que ce châtiment douloureux touchera la partie impie
parmi eux, non tous ceux qui professent cette croyance. Cela nous ramène
encore une fois à la différence entre l’impiété et le polythéisme, puisque
ceux qui sont convaincus de la doctrine de la trinité sont décrits dans le
texte coranique comme associant à Dieu d’autres divinités, mais ils ne
deviennent impies que lorsqu’ils utilisent ce dogme dans le cadre d’une
conduite belliqueuse, par les paroles ou les actions.
Quant au verset (IV, 171), il décrit toute personne ayant épousé le dogme
de la matérialisation de Dieu et professé la trinité comme quelqu’un de zélé
ou d’excessif (ghuluww). Le « ghuluww » (zèle) est linguistiquement le fait
de dépasser les limites raisonnables dans une affaire quelconque, comme on
le voit dans ce passage :
Dis aux hommes des Écritures : « Ne soyez pas excessifs dans vos dogmes au mépris de la vérité »
(V, 77){211}.
Cela montre que la privation du paradis et la punition par le feu, ainsi que
les menaces d’un châtiment douloureux sont réservés uniquement à ceux
qui restent attachés à l’impiété, comme on le voit dans cet autre passage :
Ceux qui mourront dans l’impiété seront frappés de la malédiction de Dieu, des anges et de tous les
hommes (II, 161).
Mais si l’impiété devient une idéologie imposée aux gens par la force en
tant que régime politique – et cela ne peut avoir lieu que dans un
gouvernement dictatorial –, comme dans l’Union soviétique communiste, il
faut dans ce cas, affronter un tel régime et lutter contre lui en utilisant les
moyens qu’il utilise. Il faut savoir que celui qui exerce la violence sous
couvert de quelque slogan idéologique que ce soit, y compris au nom de la
religion et par désir de contraindre les gens à y adhérer comme le font les
organisations terroristes qui tuent au nom de Dieu, nie Dieu et les valeurs
humaines apportées par l’islam, dont la première est celle de la liberté de
conscience. Affronter de telles idéologies est un devoir et un honneur en
même temps, de la part de toute l’humanité puisqu’il s’agit de groupes
tyranniques utilisant la religion pour atteindre leurs fins et réaliser leurs
ambitions en soumettant les hommes par la violence. Or la religion est au-
delà de tout cela, et exige d’affronter ce type de tyrannie qui veut réduire les
hommes en esclaves (‘abîd ) alors qu’ils sont créés comme des adorateurs
(‘ibâd ) libres. Et puisque Dieu Lui-même n’a pas exercé de contrainte sur
les hommes, personne n’a le droit de le faire, surtout en Son nom.
Il faut remarquer, enfin, que celui qui affiche son hostilité à l’égard d’une
question quelconque (et la rejette donc) doit être traité de la même manière.
L’article de journal est contré par un article de journal, et la caricature est
affrontée par la même chose. Quant à l’expression qui recourt à la violence,
elle est rejetée par toutes les religions puisque la liberté d’exprimer un point
de vue et son contraire est le meilleur moyen pour aborder et analyser les
sujets sur lesquels les hommes divergent. C’est un moyen civilisé, conforme
à l’éthique, et légitime du point de vue de la loi comme de la religion.
En conclusion à ce chapitre, il est utile d’engager quelques réflexions
relatives à la pensée de l’histoire, telle qu’elle peut être dégagée du texte.
Un verset affirme, en effet, la vérité suivante :
Il n’est point de Cité tyrannique que nous ne détruisions ou punissions sévèrement avant le jour de la
résurrection. C’est écrit dans le Livre (XVII, 58){213}.
La communauté (umma)
Le concept de « communauté » provient de la racine (’MM) qui présente
de nombreuses significations, parmi lesquelles nous trouvons l’idée de
conduite humaine commune. Ce sens est présent dans le verset suivant :
Arrivé à la fontaine de Madian, Moïse y trouva un groupe (umma) d’hommes qui abreuvaient leurs
troupeaux (XXVIII, 23).
Dans ce passage, ce qui réunit ces hommes, c’est une conduite commune
qui est celle d’abreuver le troupeau.
Ce concept a été utilisé au pluriel (umam) dans le sens de conduite
commune aussi bien pour les hommes que pour les animaux, de telle sorte
que nous le trouvons appliqué dans le texte coranique au règne animal :
Il n’y a point de bêtes rampant sur la terre ni d’oiseau volant de ses ailes, qui ne forme une
communauté comme vous. Nous n’avons rien négligé dans le livre. Toutes les créatures seront
rassemblées un jour (VI, 38){214}.
De même, le mot est utilisé pour décrire des communautés humaines plus
primitives, c’est-à-dire avant Noé, et qui étaient des groupes formant
volontairement des sociétés :
Les hommes formaient autrefois une seule communauté. Dieu envoya les prophètes chargés
d’annoncer et d’avertir. Il leur donna un livre contenant la vérité, pour prononcer entre les hommes
sur l’objet de leurs disputes. Or, les hommes ne se mirent à se disputer que par jalousie les uns contre
les autres, et après que les signes évidents leur furent tous donnés. Dieu fut le guide des hommes qui
crurent à la vérité de ce qui était l’objet des disputes avec la permission de Dieu, car il dirige ceux
qu’Il veut vers la voie droite (II, 213).
Puis le terme fut utilisé dans une troisième occurrence à propos des
regroupements humains récents :
Puissiez-vous former une communauté (umma){215} appelant les autres au bien, ordonnant les actions
convenables et défendant les blâmables{216}. Les hommes qui agiront ainsi seront bienheureux (III,
104).
L’ethnie
Le mot « qawm », (gens) est supérieur à celui de « umma » dans le texte
coranique, de même qu’il désigne un stade temporel postérieur à ceux qui
ont été désignés par ce dernier mot. Nous trouvons la confirmation de cette
idée à partir de ces citations :
Le mot « qawm » désignant le groupe d’individus se trouve dans
ce passage :
Des hommes du peuple (qawm) de Loth se portèrent en foule chez lui, ils commettaient des
turpitudes. Il leur dit : « Voici mes filles, dit Loth, il serait moins impur d’abuser d’elles. Ne me
déshonorez pas dans mes hôtes. Y a-t-il un homme droit parmi vous ? » (XI, 78)
Le peuple (sha‘b)
Le concept de peuple provient de la racine (Sh‘B) qui contient des sens
antonymes. Aussi signifie-t-elle à la fois l’union et la dispersion. Ce dernier
sens est présent dans ce passage :
Allez en ces lieux où l’ombre se projettera dans trois sens différents (shu‘ab) (LXXVII, 30).
Dans ce verset, il est fait mention des peuples et des tribus, mais ne cite
les communautés et les ethnies ne sont pas citées parce qu’elles sont
englobées dans les notions de « peuple » et de « tribu ». Le peuple est donc
un groupe de gens doués de raison (d’où l’interpellation : « Ô hommes »),
qui peuvent avoir une seule langue commune ou bien plusieurs langues,
puisqu’ils peuvent appartenir à une seule ou à plusieurs ethnies et former ou
bien une seule nation marquée par la communauté au niveau de leurs
conduites, ou bien des nations différentes, selon la diversité de leurs
conduites culturelles et religieuses. De ce fait, le sens du mot « sha‘b »
(peuple) qui est formé d’une seule ou de plusieurs nations, d’un seul ou de
plusieurs groupes de gens, est plus large que le sens de communauté et
d’ethnie qu’il tend à englober tous les deux{218}.
Lors de l’avènement de l’islam, les Arabes formaient de nombreuses
tribus bien qu’ils fussent de la même ethnie, de telle sorte que chaque tribu
pouvait englober plusieurs clans et que les clans contenaient de nombreuses
familles. Chaque tribu avait son espace propre lui permettant d’en tirer sa
subsistance ; elle le défendait contre les autres tribus, ou bien razziait les
autres espaces tribaux pendant la disette et au moment de la raréfaction des
vivres. Chaque tribu possédait un chef, un conseil et des guerriers, ce qui
formait un système complet incarnant l’autorité tribale – malgré son
caractère primitif –, et permettait de défendre son espace vital. Lorsqu’il
arrive à certaines tribus de s’unir, que ce soit de leur plein gré ou contre leur
gré, et d’intégrer ces espaces de vie les uns dans les autres, elles forment un
peuple doté de lois économiques et juridiques propres, et un espace
territorial unifié dont les frontières représentent la patrie. La patrie et le
peuple sont donc unis organiquement excluant ainsi toute possibilité de les
séparer, alors que l’ethnie et la nation sont des éléments intégrés dans la
structure du peuple.
Afin de comprendre le sens du peuple, il faut le relier à une autre
signification qui a connu un degré extrême de progrès, à savoir l’État. Le
fait que ce dernier soit doté d’une existence économique et politique permet
de comprendre comment l’ethnie et la communauté peuvent être réunies
dans le concept de « peuple », et de quelle manière une communauté (dotée
de mœurs particulières et d’une certaine culture comprenant aussi les
orientations religieuses) peut contenir plusieurs communautés linguistiques
divergentes, enfin, comment le groupe linguistique peut intégrer des nations
différentes (des cultures divergentes, comprenant également les orientations
religieuses). Un peuple est donc fondé sur le fait que les différents individus
qui le composent coexistent au sein de lois sociales, économiques et
juridiques identiques, au sein d’un même État. En effet, un peuple contient
des groupes différents d’individus ayant des divergences entre eux, que ce
soit en raison de la culture (faisant en sorte qu’il y ait plusieurs
communautés au sein d’un même peuple, dotées chacune de sa propre
culture) ou bien en raison des divergences linguistiques (les groupes
linguistiques) dotés chacun de particularités au sein d’un même peuple.
Mais ces groupes pourraient aussi interférer les uns dans les autres de telle
sorte qu’on peut trouver dans la même ethnie plusieurs nations, et dans une
nation plusieurs ethnies. Toutefois, tous ces groupes sont soumis à l’autorité
de l’État et de ses lois. Les membres d’un même peuple, avec toutes les
divergences qui marquent leurs nations et ethnies sont unis par des liens
conscients et des intérêts communs exprimés par les codes législatifs et
juridiques présents sur un espace territorial leur appartenant tous, et
également appelé « patrie ». C’est l’autorité étatique qui organise entre eux
ces liens, en leur imposant, à tous, sa propre loi au sein de son espace
territorial.
S’allier aux autres constitue un lien social et humain qui peut émerger
chez l’individu désireux d’avoir un maître qu’il suivra dans tous ce qu’il
fait. Puis la relation devient une conduite pratique, sous-tendue par une
pensée théorique. Lorsque le maître suivi est un seul pour un groupe de
personnes vers lequel il dirige ses regards, alors les conduites sont
homogénéisées et deviennent une conduite sociale. L’alliance devient alors
commune, et la communauté s’appelle nation (umma). Celle-ci devient à
son tour, comme nous l’avions définie plus haut, un groupe de gens unis par
des mœurs communes et consciemment suivies. Il s’agit là d’une conduite
naturelle chez l’homme dont on peut déceler les traces depuis son existence
en tant qu’hominidé dans le monde animal avant l’humanisation et avant le
souffle spirituel qui lui fut envoyé et qui en fit le vicaire de Dieu sur terre.
Ce penchant instinctif à s’allier aux autres a pris d’autres formes avec
l’évolution de l’homme en tant qu’être social, donnant ainsi l’alliance
familiale, comme il est cité dans ce passage :
Noé cria alors vers son Seigneur et dit : « Ô mon Seigneur ! Mon fils est de ma famille (ahl ). Tes
promesses sont véritables, et tu es le meilleur des juges » (XI, 45).
Cette mise en relation des deux passages nous permet de comprendre que
le verset (III, 28) ne signifie pas seulement les croyants adeptes de
l’enseignement de Muhammad, mais tous ceux qui croient en Dieu et au
jugement dernier et accomplissent les bonnes actions, c’est-à-dire tous ceux
qui s’abandonnent en toute confiance à Dieu (muslim) quelles que soient
leurs communautés religieuses. En effet, la foi dont il est question dans le
verset (II, 256) signifie le fait de s’engager à respecter les valeurs humaines,
et c’est bien le sens de la foi en Dieu, auquel le verset incite les hommes. Il
s’agit donc de la foi qui est synonyme de rejet de la tyrannie (kufr bi l-
tâghût), sous toutes ses formes. C’est un principe universel qu’on retrouve
dans toutes les communautés religieuses, puisqu’elles appellent à suivre un
seul message divin qui consiste à croire en Dieu, au jour du jugement
dernier et à accomplir les bonnes actions. À partir de là, le verset (III, 28),
en appelant tous les musulmans à être les alliés les uns des autres, affirme
l’attachement aux significations humaines élevées prônées par l’islam
primordial, et impliquant d’observer des principes comme la liberté.
Appeler à ne pas s’allier avec les impies, signifie qu’il faut désavouer ceux
qui rejettent ces mêmes valeurs humaines et qui ne veulent pas les respecter,
ni respecter les libertés d’autrui. Ceux qu’il faut désavouer sont donc les
tyrans, leurs alliés et ceux qui les soutiennent. Ici, nous remarquons la
précision de la sage Révélation que nous avons enregistrée à plusieurs
reprises : l’impiété incarne ici une attitude ouvertement hostile affichée
contre ceux qui croient en la liberté ; ces cibles sont les tyrans, leurs alliés
et leurs adeptes. Il est donc naturel que ceux qui s’abandonnent en toute
confiance à Dieu, avec toutes leurs communautés religieuses, les
désavouent et qu’ils affichent à leur égard une attitude ouvertement et
publiquement hostile, afin de ne pas en faire des alliés ni établir avec eux
des amitiés. Le verset précise donc que le fait de prendre les impies comme
des alliés aidera à la propagation de la tyrannie, surtout en l’absence de
relations fondées sur les valeurs humaines, à la tête desquelles se trouve la
liberté. À partir de là, l’homme doit d’abord afficher son allégeance à
l’égard de son semblable, dès lors qu’il est adepte des valeurs humaines et
qu’il les respecte indépendamment de sa communauté religieuse ou de son
ethnie. C’est le moyen de réaliser le respect réciproque entre tous, et de
préserver les droits de tous. Inversement, l’homme doit désavouer tous ceux
qui croient en la tyrannie, sous toutes ses formes, parce qu’elle appelle à
rabaisser la dignité des autres, à bafouer leurs droits et à les empêcher d’en
jouir. C’est cela la véritable signification de l’allégeance et du désaveu en
matière de religion : elle reflète l’universalité de l’islam primordial, et le
fait qu’il n’est pas enfermé dans une coquille historique ou géographique
déterminée. Par-là, le sens le plus élevé de l’allégeance religieuse devient
synonyme d’allégeance à l’humain, puisque l’islam primordial est une
religion humaine qui appelle à des valeurs humaines universelles.
Le dogme du combat
Ici, ceux qui ont associé à Dieu d’autres divinités vont chercher à s’en
excuser et remettront leur cas à Dieu. Personne parmi eux n’a assisté,
séance tenante, à l’éclosion des fruits ni ne connaît ce que porte une femelle
et ce à quoi elle va donner naissance, qu’il s’agisse de plantes, d’animaux
ou d’humains. Ce type de propos a été répété à plusieurs reprises dans le
texte coranique (voir VI, 143-144 ; XIII, 7 ; XXXI, 34). On peut lire en ce
qui concerne le pluriel de « shahîd » qui est « shuhadâ’ » ce passage :
Pourquoi les calomniateurs qui lancent des accusations d’adultère n’ont-ils pas produit quatre
témoins (« shuhadâ’ »). S’ils n’ont pu le faire, ils sont alors menteurs devant Dieu (XXIV, 13).
Les destinataires de cet énoncé sont les pèlerins des lieux saints de
l’islam qui assistent aux rites comme la déambulation, la halte au mont
‘Arafât, etc. Mais tout cela ne peut se faire qu’en étant présent sur place.
Ainsi, celui qui regarde le pèlerinage à la télévision n’est pas un pèlerin. Le
témoignage signifié par la proposition « afin qu’ils soient eux-mêmes
témoins » est relatif au « shahîd » et renvoie donc au témoignage de
présence. C’est le sens que nous avons aussi dans ce verset :
Amenez-le (à propos d’Abraham), dirent les autres, au vu de tous, afin qu’ils soient témoins de son
châtiment (XXI, 61).
Il est clair, d’après ce verset, que le sens du « témoignage » ici est le fait
d’être présent, d’assister au châtiment qu’ils veulent faire subir à Abraham.
C’est ce qui est attesté par le syntagme « aux vues de tous », renvoyant au
témoignage oculaire direct.
S’agissant de « shâhid », nous pouvons lire dans la bouche d’Abraham :
Votre Seigneur est celui des cieux et de la terre. C’est Lui qui les a créés, et moi j’en rends le
témoignage (anâ ‘alâ dhâlikum mina l-shâhidîn) (XXI, 56).
Il s’agit dans ce passage d’un incident qui a eu lieu à huis clos, dans une
pièce où il n’y avait que Joseph et la femme du Pharaon. Personne n’y était
présent pour pouvoir dire qu’il en fut témoin, et tirer au clair l’accusation
que la femme du Pharaon a lancée contre Joseph. Mais cette personne qui
était de la famille de la femme du Pharaon et qui proposa son
« témoignage » a avancé des arguments à partir de son expérience et de la
connaissance du déroulement de ce type d’événement, selon un
enchaînement logique aboutissant à des conséquences connues. Un homme
qui s’attaque à une femme le fait frontalement pour l’agresser, et si elle lutte
contre lui, les traces de sa résistance se verront sur sa poitrine, son visage et
ses vêtements. Mais si c’est elle qui le poursuit, alors qu’il cherche à
s’enfuir, et qu’elle tente de le rattraper, les indices seront présents sur lui
comme sur ses vêtements de dos. Le résultat, visible sur les traces des
vêtements, fut la révélation du mensonge de la femme du Pharaon et de la
sincérité de Joseph. C’est le sens du « témoignage de connaissance », dans
lequel le « témoin » (l’expert) propose un avis à partir de son expérience,
son expertise ou le domaine qu’il maîtrise.
Un autre exemple peut être donné à propos de celui qui assiste à
l’effondrement d’une construction, puis en témoigne : c’est un shahîd.
Quant à celui qui vient ensuite sur les lieux, prend des échantillons, les
analyse, examine les plans, et les fondations puis propose son avis sous
forme de rapport d’expertise expliquant les causes de l’effondrement, alors
qu’il n’était pas présent lorsque l’événement s’était produit, celui-là se dit
shâhid (expert){224}.
Dieu est shahîd et shâhid (témoin de présence et de
connaissance)
Dans plusieurs versets, nous constatons que le mot « shahîd » fait partie
des noms divins comme on le voit dans ces passages :
Dieu est témoin de vos actions (III, 98).
Dieu est témoin de toutes choses (XXII, 17).
Mon salaire n’est qu’à la charge de Dieu. Il est témoin de toutes choses (XXXIV, 47).
Ne te suffit-il pas, Muhammad, que ton Seigneur soit témoin de tout ? (XLI, 53).
Ces versets nous montrent d’une manière qui ne laisse pas planer l’ombre
d’un doute que Dieu est témoin de tout. Il n’en demeure pas moins qu’il est
nécessaire de comprendre le comment de ce témoignage. Plusieurs versets,
en effet, décrivent Dieu par les attributs de la vue et de l’ouïe, sans toutefois
le matérialiser :
… Dieu fait entrer la nuit dans le jour et le jour dans la nuit, Il entend et voit tout (XXII, 61).
Votre création et votre résurrection sont pour Dieu comme celles d’un seul être ; Il voit et entend
tout (XXXI, 28).
Dans ces passages, nous voyons que ceux qui ont payé de leurs vies
l’attachement à la foi en Jésus-Christ sont décrits comme des témoins
vivants qui ont fait des sacrifices mais sans être appelés martyr après leur
mort. Puis ce terme fut utilisé pour désigner ceux qui meurent sous la
torture, qu’il s’agisse des juifs ou des romains, notamment au début du
e
IV siècle à l’époque de Dioclétien, qui a été marquée par les pires
persécutions et tortures infligées aux chrétiens. Cet empereur a ordonné de
détruire les églises, de faire disparaître les livres saints, d’arrêter les prêtres
et les hommes de religion, au point que les prisons furent remplies de
chrétiens. Plusieurs personnes sont mortes suites aux tortures, par les fouets
déchirant leurs peaux, les clous, les scies, le feu, au point que la notion de
« shahîd » dans le christianisme arabe a pu désigner ceux qui sont morts
pour leur croyance et leur religion (les martyrs). Cette époque fut appelée
par ailleurs, l’époque des martyrs dans les sources chrétiennes.
Nous insistons donc sur le fait que la mort n’a rien à voir avec le
témoignage quelle qu’en soit la forme, et que le texte coranique n’aborde
pas le terme en liaison avec le martyr ou la martyrologie. Le sens de shahîd
tel que nous l’avons analysé renvoie à celui qui assiste à une chose et
délivre son témoignage. Aussi estimons-nous, à partir de là, que les savants
sont les véritables témoins à toutes les époques parce qu’ils découvrent les
secrets de la nature, et qu’ils délivrent leur témoignage qui est aussi bien de
présence que d’expertise. Nous avons besoin aujourd’hui de savants qui
puissent témoigner pour donner les preuves concrètes de la véracité du
message de Muhammad dont le sens transparaît à travers l’interprétation
des versets coraniques. Ces preuves sont de plusieurs sortes : cosmiques,
historiques, scientifiques, légales ou sociales. C’est seulement par là que
nous pouvons être des shuhadâ’ (témoins) de la véracité de son message et
de sa prophétie. Les savants proposent en effet les preuves matérielles et
rationnelles appuyant la véracité de ce message, exactement comme l’ont
fait les généticiens qui ont fondé les bases de la science de l’embryon. Leur
science est un témoignage fondé sur la connaissance qui éblouit les yeux :
Nous avons créé l’homme d’argile fine, et nous en avons fait ensuite une goutte séminale déposée
dans un réceptacle solide. Puis nous avons fait du sperme un caillot de sang, et de celui-ci un
grumeau de chair que nous avons formé en os. Nous avons revêtu les os de chair, ensuite nous
l’avons formé par une seconde création. Béni soit Dieu, le meilleur des créateurs ! (XXIII, 12-14).
TRADUCTIONS
The Qur’an, Morality and Critical Reason : The Essential Muhammad Shahrur, traduit par Andreas
Christmann, Leiden, Boston, Brill, 2009.
Islam and Humanity : Consequences of a Contemporary Reading, traduit par George Stergios,
Berlin, Gerlach Press, 2018.
Î
{13} AL-‘ASKARÎ, al-Furûq fi l-lugha (Des divergences dans la langue), Beyrouth, al-Dâr
al-‘arabiyya li l-kitâb, 1983, p. 13.
{14} Ibid., p. 27.
{15} Voir le travail récent d’A.-S. BOISLIVEAU, Le Coran par lui-même, Brill, 2015 qui fraye des
voies similaires, et s’interroge sur l’auto-référentialité dans le Coran, sans recourir toutefois aux
travaux de Shahrour. Voir aussi les études réunies par Stefan WILD (dir.), Self-Referentiality in the
Qur’ān, Wiesbaden, 2006, et D. MADIGAN, The Qur’ân’s Self-Image. Writing and Authority in
Islam’s Scripture, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2001. Sur la structure
énonciative du Coran, on consultera avec profit le livre de M. Ben Taïbi, Quelques façons de lire le
texte coranique, Limoges, Lambert-Lucas, 2009. Le travail important de Z. HAFEZ, La pensée
religieuse en islam contemporain : débats et critiques, Paris, Geuthner, 2012, consacre un long
développement à ces aspects chez Shahrour. Voir p. 227-283.
{16} Ces commandements sont exprimés notamment dans (VI, 151-152).
{17} Conformément au principe de refus de la synonymie, ces termes ne sont pas équivalents, mais ils
traduisent la diversité des formes de prescriptions et la variété des législations (morales, politiques,
militaires, etc.) que recèle chaque mission dont furent chargés ces prophètes. Le mot « hikma »
(sagesse) est utilisé pour décrire les règles éthiques enseignées à Moïse, Jésus et Muhammad, mais il
est aussi présenté à partir du portrait fait d’un individu, Luqmân, qui n’est pas lié à la fonction de
prophète ni celle de messager de Dieu. Cela permet, comme l’ont longuement expliqué les
philosophes de l’islam, de justifier le devoir d’enseigner la philosophie, et montre que la sagesse
produite par la simple raison naturelle est aussi inspirée par Dieu.
{18} Proposition de Masson.
{19} Proposition de Mazigh.
{20} Proposition de Grosjean.
{21} Proposition de Berque.
{22} Proposition de Masson.
{23} Propositions de Mazigh et de Grosjean.
{24} Proposition de Berque.
{25} La notion de « halâl » signifie ce qui est licite, et elle est loin d’être limitée, comme c’est le cas
aujourd’hui, à la question de la nourriture.
{26} AVERROÈS, Discours décisif, traduit par M. Geoffroy, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 121.
{27} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le Livre et le Coran), Damas, al-ahâlî li l-tibâ‘a wa l-
nashr wa l-tawzî‘, 1990, p. 37.
{28} Voir par exemple le livre d’AL-SUYÛTÎ, al-Itqân fî ‘ulûm al-qur’ân (De la maîtrise des
sciences coraniques), Beyrouth, Mu’assasat al-risâla, 2008, chap. 1 « De la connaissance du
mecquois et du médinois », p. 31-49.
{29} Outre le fait que les sciences coraniques mobilisent cette opposition dans les ouvrages remontant
à l’époque médiévale, on la trouve dans certains travaux qui ont cherché à retrouver la chronologie
plus ou moins perdue des différents versets. L’entreprise est très ancienne comme le montre le travail,
au début du XXe siècle, de R. Bell consistant à réarranger les versets, puis de R. Blachère qui a tenté
un reclassement des différents passages afin d’arriver à lire le texte en fonction de l’histoire positive
de sa constitution. Mais l’entreprise se heurte à deux difficultés : la première est liée aux récits des
circonstances de la révélation et à leur validité épistémologique ou autre qui rend difficile le fait de
les prendre comme fondement de cette entreprise, alors que la seconde raison a trait au sens même de
cette entreprise fondée sur une logique « positiviste » contre laquelle le texte s’est établi dès le départ
en parvenant aux générations ultérieures sous la forme que nous lui connaissons.
{30} Nous nous permettons de renvoyer à notre travail pour l’étude de la toile de fond que nous avons
nommée « théologie de la fondation » dans Islam et politique à l’âge classique, Paris, PUF, 2009,
p. 254-255.
{31} Voir sur la question de la révélation la bonne synthèse de D. Gril dans Mohammad Ali AMIR-
MOEZZI (dir.), Dictionnaire du Coran, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 749-755. Les précisions
sémantiques relatives au nuzûl et au tanzîl faites par D. Gril rejoignent certaines remarques de
Shahrour dans al-Kitâb wa l-qur’ân (Le Livre et le Coran), op. cit., p. 145-176. Sur le même sujet, on
peut consulter S. WILD, « “We Have Sent Down to Thee the Book with the Truth” : Spatial and
Temporal Implications of the Qur’anic Concepts of Nuzūl, Tanzīl and Inzāl », dans S. WILD (dir.),
The Qur’ān as Text, Leiden, New York, Köln, Brill, 1996, p. 137-153.
{32} Sur la question de la révélation dans la tradition philosophique de l’Islam, voir l’étude et
l’apparat critique remarquables de J.-B. Brenet et O. L. Lizzini dans AVICENNE (?), Épître sur les
prophéties, texte arabe, introduction par O. L. Lizzini, traduction et notes par J.-B. Brenet, Paris,
Vrin, 2018.
{33} M. Shahrour, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le Livre et le Coran), p. 89.
{34} D’autres opinions voient dans les sept reploiements l’équivalent des versets de base contenus
dans la première sourate intitulée « L’ouverture ».
{35} Voir sur ce point l’étude d’A. CHRISTMANN, «“The Form Is Permanent, but the Content
Moves” : Text and Interpretations in the Writings of Mohamad Shahrour », Die Welt des Islam, 43,
no. 2 (2003), p. 143-172.
{36} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le Livre et le Coran), p. 90.
{37} Ibid., p. 28.
{38} Notons à ce propos les élucubrations de pseudo-chercheurs qui prétendent soigner les maladies
par le Coran ou par la médecine prophétique, ainsi que les critiques de la théorie de l’évolution ou le
retour au géocentrisme.
{39} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le Livre et le Coran), p. 42.
{40} Ibid., p. 43.
{41} Ibid., p. 43.
{42} M. SHAHROUR, Nahwa usûl jadîda li l-fiqh al-islâmî. Fiqh al-mar’a (Vers de nouveaux
fondements pour le droit musulman. Le droit des femmes), Damas, Dâr al-ahâlî, 2000, p. 41-42.
{43} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le Livre et le Coran), p. 106.
{44} Ibid., p. 43.
{45} M. SHAHROUR, Dalîl al-qirâ’a al-mu‘âsira li l-tanzîl al-hakîm. Al-manhaj wa l-mustalahât
(Guide de la lecture contemporaine de la sage Révélation. La méthode et les notions), Beyrouth, Dâr
al-Sâqî, 2016, p. 21-22.
{46} Ibid., p. 66.
{47} Shahrour n’hésite pas à faire appel à la théorie des limites en mathématiques afin de saisir le sens
de cette notion, et de la comprendre d’une nouvelle manière. Voir M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-
qur’ân (Le livre et le Coran), p. 453-479.
{48} M. SHAHROUR, Dalîl al-qirâ’a al-mu‘âsira li l-tanzîl al-hakîm. Al-manhaj wa l-mustalahât
(Guide de la lecture contemporaine de la sage Révélation. La méthode et les notions), p. 17-18.
{49} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le livre et le Coran), p. 38.
{50} Ibid., p. 39.
{51} Ibid., p. 36.
{52} Sur cette question qui est l’un des nœuds théologiques de l’islam, nous nous permettons de
renvoyer à notre travail, « Réflexions sur la sécularisation aux premiers siècles de l’Islam », dans R.
BENKIRANE, R. BOCCO et C. GERMOND (dir.), Religion et État. Logiques de la sécularisation et
de la citoyenneté en Islam, dossier publié dans Revue Maghreb/Machrek, n° 224, 2015, p. 91-104.
{53} Son compatriote al-Bûtî est l’un des premiers à s’être attaqué à son travail par pur conservatisme.
{54} Voir Mohammed ARKOUN, Pour une critique de la raison islamique, Paris, Maisonneuve &
Larose, 1995, et Abdelmajid CHARFI, L’islam entre le message et l’histoire, traduit par André Ferré,
Paris, Albin Michel, 2004.
{55} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le livre et le Coran), p. 46-47.
{56} Pour Shahrour, le texte coranique est formé au VIIe siècle et fut présent à cette période oralement
comme par écrit dans son intégralité et tel que nous le connaissons aujourd’hui. Les divergences de
lecture (qirâ’ât) qui furent canonisées par le hadith et d’autres sciences religieuses relèvent de
l’évolution de l’écriture arabe (ponctuation, vocalisation, présence ou absence des points diacritiques,
normativisation de la langue arabe, etc.). Le fait que ces différentes informations sur l’histoire de
l’écriture du texte coranique soient conservées dans les sommes d’exégèse notamment montre que sa
constitution en tant que texte est indissociable de l’étude de l’histoire de la langue arabe elle-même
(écriture, morphologie, syntaxe, orthographe, etc.). Voir sur ce point les remarques synthétiques dans
M. SHAHROUR, Nahwa usûl jadîda li l-fiqh al-islâmî. Fiqh al-mar’a (Vers de nouveaux fondements
pour le droit musulman. Le droit des femmes), p. 171-189.
{57} M. SHAHROUR, Dalîl al-qirâ’a al-mu‘âsira li l-tanzîl al-hakîm. Al-manhaj wa l-mustalahât
(Guide de la lecture contemporaine de la sage Révélation. La méthode et les notions), p. 16.
{58} M. SHAHROUR, Nahwa usûl jadîda li l-fiqh al-islâmî. Fiqh al-mar’a (Vers de nouveaux
fondements pour le droit musulman. Le droit des femmes), p. 47.
{59} Prenons le thème des « houris », créatures décrites dans la tradition comme des femmes promises
aux croyants, et dont on en a fait dans la littérature du hadith une récompense pour les morts ayant
défendu la cause de Dieu (thème aujourd’hui récupéré par les jihadistes). Pour Shahrour, les houris
ne sont pas exclusivement de sexe féminin, puisque les énoncés relatifs aux récompenses et aux
châtiments concernent tous les croyants et qu’ils renvoient à l’idée d’être en couple au paradis avec
les houris. Ces derniers sont donc aussi pour les femmes croyantes. Voir M. SHAHROUR, al-Kitâb
wa l-qur’ân (Le livre et le Coran), p. 232. Rappelons que le mot « houri » n’est accordé avec un
terme décliné au féminin que dans un seul verset sur quatre (LV, 72).
{60} Ibid., p. 381.
{61} Ibid., p. 34.
{62} Ibid., p. 85. Voir aussi sur le même sujet p. 181.
{63} Ibid., p. 44.
{64} Parmi les nombreux travaux qui ont marqué ce champ saturé d’études apologétiques et
intellectuellement médiocres, ou bien soumises aux préjugés émanant de l’actualité, il faut
mentionner le livre de Shahab AHMED, What Is Islam ? The Importance of Being Islamic, Princeton
and Oxford, Princeton University Press, 2015. L’auteur emprunte une voie différente de celle de
Shahrour puisque son travail porte sur la culture et la civilisation et s’intéresse à l’islam en tant
qu’expérience humaine faisant sens dans l’histoire. Mais il le rejoint, comme nous allons le voir, dans
l’idée de l’ancienneté de l’islam en tant qu’idée spirituelle ayant existé avant la révélation du
VIIe siècle et que Muhammad va renforcer en lui donnant pleinement le sens qu’elle prendra dans
l’histoire.
{65} Sur l’opposition entre l’islam essentiel et l’islam historique, voir M. SHAHROUR, Nahwa usûl
jadîda li l-fiqh al-islâmî. Fiqh al-mar’a (Vers de nouveaux fondements pour le droit musulman. Le
droit des femmes), p. 22.
{66} Voir sur ce point le travail récent extrêmement érudit portant sur la notion d’un point de vue
sémantique et théologique : Cyrille MORENO, Analyse littérale des termes dîn et islâm dans le
Coran. Dépassement spirituel du religieux et nouvelles perspectives exégétiques, thèse de Doctorat
soutenue le 29 septembre 2016 à l’université de Strasbourg.
{67} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le livre et le Coran), p. 259.
{68} Voir sur l’histoire de la notion depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine le travail
fondamental de J. LAGRÉE, La religion naturelle, Paris, Puf, 1991.
{69} Ce thème est présent dans divers travaux philosophiques, notamment à partir des méditations sur
la notion de « fitra ». La plupart des travaux portant sur ce sujet comme celui de G. GOBILLOT, La
conception originelle. Ses interprétations et fonctions chez les penseurs musulmans, Le Caire, IFAO,
2000 ont été influencés par la littérature théologique de l’islam qui confond fitra avec l’islam
historique, et ramène la conception de la nature saine et originelle de l’homme à l’idée d’adhésion à
l’islam historique.
{70} L’un des livres les plus importants sur le début de l’islam part de ce constat et réarticule la
littérature historique autour des enjeux qu’il génère. Voir Fred M. DONNER, Muhammad and the
Believers. At the Origins of Islam, Harvard University Press, 2010. Ce travail ne cite
malheureusement pas les textes de Shahrour, ni profite de ses développements relatifs aux aspects
théologiques.
{71} Voir M. SHAHROUR, Tajfîf manâbi‘ al-irhâb (L’assèchement des sources du terrorisme),
Beyrouth, Dâr al-Sâqî, 2018, p. 13.
{72} A. ABDERRAZIQ, L’islam et les fondements du pouvoir, traduit par A. Filali-Ansary, Paris,
Éditions de La Découverte/CEDEJ, 1994.
{73} Personnage occupant une bonne partie de la sourate XVIII et assimilé dans certaines traditions
exégétiques à Alexandre le Grand.
{74} Voir M. SHAHROUR, Tajfîf manâbi‘ al-irhâb (L’assèchement des sources du terrorisme), p. 47.
{75} Voir J. LAGRÉE, La religion naturelle, p. 62-91.
{76} M. SHAHROUR, al-Dawla wa l-mujtama‘. Halâk al-qurâ wa ‘izdihâr al-mudun (L’État et la
société. Disparition des cités tyranniques et efflorescence de la civilisation), Beyrouth, Dâr al-Sâqî,
2018, p. 16.
{77} Rappelons à ce propos que dans bien des usages éditoriaux à l’heure actuelle, on refuse de
traduire le mot « Allah », ce qui contribue au renforcement de ce particularisme religieux de l’islam
qui sert conjointement un certain orientalisme désuet, et les doctrines islamistes ou salafistes.
{78} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le livre et le Coran), p. 181.
{79} Rappelons à ce propos que Shahrour a déployé un effort intense afin d’établir l’idée de l’égalité
de l’héritage entre l’homme et la femme, jadis contestée par les juristes qui attribuent à la femme
uniquement la moitié de la part de l’homme. Ce travail d’interprétation du texte coranique et de
discussion des différents arguments est présent dans son livre Nahwa usûl jadîda li l-fiqh al-islâmî.
Fiqh al-mar’a (Vers de nouveaux fondements pour le droit musulman. Le droit des femmes), p. 221-
297.
{80} M. SHAHROUR, al-Kitâb wa l-qur’ân (Le livre et le Coran), p. 45.
{81} Dans la synthèse que nous venons de faire, nous avons cherché à montrer les principaux foyers
du renouvellement de la pensée religieuse chez Shahrour, en utilisant, parfois, un vocabulaire qui
n’est pas le sien, comme par exemple l’opposition entre l’islam primordial et l’islam historique.
L’idée est toutefois au cœur de son travail, et notre tâche fut de chercher à mieux expliquer aux
lecteurs la pensée de l’auteur, en reformulant ses thèses et mettant en exergue ses arguments. Ce
principe oriente aussi la manière dont nous traduisons ce livre, puisque l’attention accordée à sa
réception dans les milieux francophones nous a conduit, en accord avec Shahrour, à adapter le texte
aux lecteurs par la suppression de quelques répétitions ou d’expressions appropriées au contexte
arabe de lecture (par exemple « Dieu Très-Haut dit » pour introduire la citation du texte coranique a
été traduit autrement). À la demande de l’auteur aussi, quelques pages provenant d’une étude plus
récente ont été rajoutées à la présente traduction. Dans l’ensemble, notre travail cherche, par les notes
que nous avons consignées en bas de page, à en éclairer la compréhension, préciser le sens, et
souligner l’intérêt. Le texte d’origine ne contenait que deux notes seulement, p. 180 du texte arabe et
elle fut traduite en précisant qu’elle est de l’auteur, et p. 200, qui a été supprimée parce qu’elle est
inutile. Toutes les autres notes sont de notre cru, et nous espérons qu’elles produiront l’effet
pédagogique et méthodologique escompté.
{82} Double critique de la tradition sunnite et de la tradition shiite. Dans la première, la sunna (les
corpus rapportant les dits et gestes du prophète) sont canonisés au point d’être considérés comme une
seconde révélation semblable au texte coranique ou qui en serait le complément parce qu’elle
illustrerait ses enseignements par l’exemple pratique du prophète et des compagnons, alors que pour
la tradition shiite, la canonisation se réalise à partir de l’histoire des imams impeccables, supérieurs
aux compagnons du prophète et limités à la famille de ce dernier. Le terme impeccabilité traduit le
mot « ‘isma » qui fait aussi partie du vocabulaire du droit musulman et désigne l’immunité juridique.
{83} Opinions répandues dans le monde arabe où les gens se consolent du sous-développement et du
retard civilisationnel en avançant que le bonheur mondain est certes réservé aux Occidentaux par
exemple mais que les musulmans, en respectant la religion et en appliquant les commandements de
Dieu, jouiront de ce bonheur et confort matériel dans l’au-delà.
{84} Le Coran (XLIX, 13). Pour toutes les citations du texte coranique, nous faisons l’effort de
traduire nous-mêmes, tout en adaptant certaines notions à l’interprétation de Shahrour. Les
traductions de base systématiquement consultées sont les suivantes : KAZIMIRSKI, Paris, GF
Flammarion, 1970, J. BERQUE, Paris, Albin Michel, 2002, D. MASSON, Paris, Gallimard (Édition
bilingue), 1980, S. MAZIGH, Paris, Les Éditions du Jaguar, 2006, R. BLACHÈRE, Paris,
Maisonneuve et Larose, 1966, J. GROSJEAN, Paris, Seuil, 2004. Celles qui sont secondairement
examinées sont celles d’A. CHOURAQUI, Paris, Robert Laffont, 1990, M. CHEBEL, Paris, Fayard,
2009, et M. HAMIDULLAH, Paris, Maison d’Ennour, 1986. D’autres traductions en anglais ont été
consultées selon les difficultés présentes dans les textes, ainsi que les commentaires classiques
(notamment ceux d’AL-TABARÎ, d’AL-ZAMAKHSHARÎ et d’AL-RÂZÎ). Certains commentaires
en notes de bas de page justifient, parfois, les raisons de nos choix et expliquent les arguments qui
nous ont amené à opter pour tel ou mot ou expression qui se rapprocherait le plus de la lecture de
Shahrour. La traduction la plus proche des versions que nous proposons reste celle de Kazimirski.
{85} Shahrour évoque ici les sociétés du monde arabe principalement. Les nombreuses considérations
sur l’islam dans ce livre émanent de l’étude de la situation de l’islam arabe, et le lecteur devrait en
tenir compte pour éviter toute généralisation ou essentialisation de cet objet d’étude qu’est l’islam.
{86} Pour donner au lecteur une idée de l’intérêt théorique d’une telle discussion sur le sens du mot
« islâm », il suffit de citer quelques traductions qui reflètent les divergences au niveau de son
interprétation. Blachère traduit par : « La religion, aux yeux d’Allah, est l’islam », Berque par : « La
Religion en Dieu est l’islam », Hamidullah : « Oui, la religion aux yeux de Dieu, c’est la
Soumission », Masson : « La religion, aux yeux de Dieu, c’est vraiment la Soumission », et
Chouraqui : « Voici la créance, chez Allah, c’est la pacification, al-islam ».
{87} Le lecteur peut consulter la partie de l’introduction consacrée à l’explication du sens de la racine
(SLM).
{88} Notre proposition : « il inclinait vers le culte de Dieu » traduit le mot « hanîf », dont nous avons
développé les significations dans l’introduction de ce travail, alors que le mot « muslim » peut être
rendu ici par « celui qui s’abandonne en toute confiance à Dieu » ou « celui qui se soumet à Dieu en
toute quiétude » ou encore « celui qui se livre à Dieu en toute sécurité ». Ces traductions visent à
associer l’idée d’obéissance parfaitement libre et consentie (se livrer, s’abandonner, se soumettre à la
volonté de quelqu’un d’autre) avec celle de quête de sécurité, de paix ou de confiance.
{89} Contrairement à plusieurs traductions, le Texte renvoie ici à l’histoire de Loth qui se trouve
imbriquée dans celle d’Abraham, comme le montre le long passage qui se trouve dans (XI, 69-83).
Les exégètes comme al-Râzî le confirment dans leur commentaire de ce passage.
{90} Pour « muslimûn », pl. de « muslim », Berque propose ici « soumettants », Masson : « des gens
soumis à Dieu », Blachère : « Soumis à Dieu », Chebel : « fidèles à Dieu », et Kasimirski : « hommes
voués à Dieu ».
{91} La foi (imân) dans ce passage se mesure aussi au soutien que les hommes de l’époque devaient
apporter à l’action du prophète (désignés par « les Croyants » dans le Coran), que ce soit en donnant
une partie des biens à la communauté naissante ou en la soutenant contre ses ennemis. Ce n’est pas le
cas de certains bédouins comme le montre la suite de ce verset. C’est en ce sens que l’islam est
opposé à la foi, ce qui ne va pas de soi en omettant cette explication. Il est possible aussi de rabattre
le sens de « aslama » à une signification purement politique (se soumettre, se rendre), et dans ce cas
les nomades se seraient soumis à l’autorité centrale du prophète, mais sans adhérer totalement aux
idéaux de la religion ni faire partie du groupe qui le suit (les Croyants).
{92} Comme nous l’avons noté dans l’introduction, le mot signifie l’abandon en toute confiance à
Dieu, le fait de s’en remettre à Lui en toute sécurité. Cette traduction correspond au sens linguistique
et à l’usage coranique qui cherche à établir un islam d’essence, celui que nous avons appelé l’islam
primordial. C’est celui-ci que Shahrour cherche à mettre en évidence contre les définitions émanant
de l’islam historique.
{93} L’expression « les Croyants » désigne le plus souvent les musulmans dans le sens historique du
terme, c’est-à-dire le groupe qui, au VIIe siècle adhère au message du prophète et s’engage avec lui
dans la fondation de l’islam. Parfois, elle peut renvoyer aussi à tous ceux qui ont la foi, comme le
montre la suite du verset. Il faudrait donc être attentif à ce double emploi de l’expression dans le
texte coranique.
{94} Bien que les Sabéens soient, historiquement, assimilés aux peuples du Moyen-Orient qui
adhéraient à des croyances en la divinité des astres, leur appartenance au monothéisme est attestée
par le texte coranique comme on le voit dans ce passage. Toutefois, cette explication n’est peut-être
pas conforme à l’usage du nom au moment de la révélation coranique. D’où les nombreuses
spéculations, philologiques et anthropologiques dont ils ont fait l’objet. Certains chercheurs les
identifient à un groupe judéo-chrétien, d’autres à des partisans du manichéisme. Shahrour reste fidèle
à la piste offerte par la sémantique et propose, comme le fait al-Tabarî dans son exégèse, d’y voir les
personnes qui penchent vers (du verbe sabâ/yasbû) le dogme de l’unicité de Dieu. Comme pour
beaucoup d’autres notions du texte coranique, le terme n’est pas pris en tant que nom propre
renvoyant à un groupe identifiable pour les locuteurs arabes de l’époque de la révélation, mais à une
création lexicale nécessitant l’analyse du terme à partir de la racine.
{95} Cette réduction de l’islam à la foi et à l’action est non seulement conforme aux énoncés du Texte
lui-même, mais elle montre aussi l’adhésion de Shahrour à l’un des principes de la modernité
politique, qui insiste sur l’importance d’avoir un credo minimum. C’est ce qui permet de ramener la
religion aux choses essentielles qu’elle doit enseigner, et de révéler son utilité ou sa nécessité sur les
plans social et politique, en plus du niveau spirituel. Cette idée est formulée de manière éclatante par
Spinoza : « La divinité de l’Écriture, dit-il, doit donc se conclure de cela seul qu’elle enseigne la
vertu véritable », Traité théologico-politique, traduit par Ch. Appuhn, Paris, GF-Flammarion, 1965,
ch. VII, p. 139. De son côté, Rousseau affirmera quelques dizaines d’années après Spinoza que la
bonne religion est celle qui contient « peu de dogmes et beaucoup de vertus ». Voir ROUSSEAU,
Lettres écrites de la Montagne, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2007, p. 68.
{96} Conforme à la nature humaine, c’est-à-dire qu’elle n’est pas contre nature ou contre la vie, mais
cela peut être compris dans un autre sens, celui de la religion naturelle, thème très ancien renvoyant à
la foi émanant de la contemplation du spectacle de la Nature, et de la voix du cœur. Cette religion
naturelle qui est aussi rationnelle peut se passer, comme on le voit chez certains auteurs dans la
tradition occidentale, de la croyance dans les miracles, voire de l’idée de révélation. Pour le cas de
l’islam, la croyance aux miracles est supprimée, comme on le verra plus loin dans ce livre.
Contrairement à de nombreuses interprétations, le mot « fitra » n’est pas forcément la religion
positive de l’islam. Si les théologiens défendent cette identification entre les deux, les philosophes
comme Fârâbî, Avicenne ou Averroès le confondent avec la nature humaine, abstraction faite de la
religion, de la langue ou de la culture. Pour Shahrour, l’affirmation selon laquelle l’islam est la
religion de la nature ou naturelle (les deux aspects étant amalgamés dans le texte coranique), ne
renvoie nullement à l’islam historique, né au VIIe siècle, mais bien aux trois piliers faisant de
l’individu un « musulman » dans le sens primordial du terme.
{97} Contrairement à plusieurs traductions, cette première proposition contenant le terme de « dîn »
(religion) ne renvoie pas aux sens juridico-cultuel d’obligations (traduction de Masson) ou de culte
(traduction de Blachère) mais au sens général de religion intégrant la dimension verticale de
l’obéissance de l’individu à une divinité vénérée, et la dimension horizontale dénotant une conduite
morale acceptée et suivie par les hommes. Quant à « hanîf » qui fut longuement analysé dans
l’introduction, nous précisons que nous le traduisons ici conformément à l’interprétation proposée
par Shahrour.
{98} Le syntagme « al-dîn al-qayyim » peut être rendu par religion droite, puisque la racine (QWM)
signifie être debout, tenir, se maintenir, subsister. Dans le vocabulaire administratif par exemple, le
nom de « qayyim » désigne le superviseur, le responsable de la gestion d’une chose, celui qui la
dirige d’une manière telle qu’elle puisse subsister droitement. Par contamination, le mot « qîma »
désigne la valeur, ce qui doit toujours valoir quelque chose, et les valeurs humaines sont dites aussi
« qiyam » (pl. de « qîma ») parce qu’elles durent et restent immuables. Shahrour comprend le
syntagme ainsi puisqu’il le lie directement aux valeurs humaines sans lesquelles une religion ne peut
subsister comme il l’expliquera plus loin. Il forge à partir du terme « qayyûm » désignant Dieu dans
le Coran, et généralement traduit par « Subsistant » la notion de durabilité ou d’immuabilité
(qayyûmiyya) à propos de l’islam, laquelle immuabilité est indissociable des valeurs (qiyam).
{99} Les mots « tayyibât » et « khabâ’ith » sont en général rendus par bonnes nourritures et
mauvaises nourritures. Ici, Shahrour les comprend dans un sens plus général qui peut être appuyé par
la présence immédiatement avant, dans le même verset, de l’idée de commander le bien et d’interdire
le mal qui est commune à toutes les communautés religieuses monothéistes. Le verset disant : « Vous
avez dissipé tous vos biens (tayyibât) en cette vie et vous avez déjà joui » (XLVI, 20) montre que le
terme de « tayyibât » désigne les choses bonnes ou excellentes, et qu’il ne se limite pas à la
nourriture. La même idée peut être constatée à partir du (XXIV, 26) où le mot renvoie à la conduite
humaine, c’est-à-dire aux vertueux par opposition aux vicieux.
{100} Il s’agit ici des commandements qui correspondent à la Matrice du Livre, et qui seront détaillés
par la suite.
{101} Selon Shahrour, toutes les législations du monde gravitent d’une manière ou d’une autre dans la
sphère tracée par ces commandements divins qui acquièrent avec le dernier message céleste un
caractère définitif et global (par opposition à la Loi de Moïse par exemple qui est particulière).
Rappelons que tout en étant une source d’inspiration pour les États, ces commandements sont
strictement individuels et marquent l’adhésion des individus à telle ou telle communauté religieuse.
Les autorités politiques se chargent, elles, d’édicter un code conforme au contexte, à la nation, etc.,
mais en faisant ce travail elles forcent les hommes à leur obéir et sanctionnent les transgressions ou
les passe-droits, alors que la transgression d’un commandement sacré relève d’un jugement divin
individualisé dans l’au-delà.
{102} Voir les pages consacrées plus haut dans notre introduction à cette notion importante dans le
système de pensée de Shahrour. Pour guider le lecteur dans les pages qui suivent, il faut rappeler
qu’elle renvoie théologiquement à la variabilité et au changement qui affectent toute chose, sauf
Dieu. Shahrour lui fait jouer le rôle assumé par l’opposition philosophique classique entre l’Un et le
Multiple, l’Absolu et le Relatif, le Fixe et le Mouvant, Dieu étant le premier terme auquel renvoient
ultimement ces dichotomies. Sur le plan juridique et législatif, la notion indique que les hommes sont
chargés de produire des lois en fonction de la diversité des communautés religieuses, des peuples, des
nations, etc., tout en restant dans un cadre gouverné par l’idée de droiture.
{103} Par antiphrase, c’est le fait de les maltraiter qui fait l’objet d’un interdit sacré.
{104} Ce passage insiste d’un côté sur l’identité des commandements divins présents dans les trois
grandes religions monothéistes, et met l’accent d’un autre côté sur l’histoire interne à ces traditions,
marquée par la présence d’une pédagogie divine ayant conduit du particularisme à l’universalisme, et
de la simple défense formulée grammaticalement par une injonction négative (tu ne tueras point, tu
ne voleras point, etc.) à une interdiction utilisant un terme et une racine (HRM) renvoyant à sa
sacralité. Ces remarques n’ôtent rien au fait qu’il s’agit d’ordres et de défenses régissant uniquement
le domaine individuel du croyant, même s’ils interfèrent forcément avec les législations étatiques.
{105} Il ne faut pas confondre la compréhension de cette notion chez Shahrour et la manière dont elle
est expliquée et présentée par les islamistes. Ces derniers l’utilisent comme slogan pour contester les
gouvernements qui n’appliquent pas des mesures juridiques émanant de la tradition, qu’ils
considèrent, sans aucune réflexion critique, comme les ordres souverains de Dieu. Aussi va-t-on
parler de l’obligation de porter le voile, de l’interdiction du vin ou du profit bancaire comme étant
des ordres souverains de Dieu, alors qu’ils sont le fruit d’élaborations juridico-théologiques n’ayant
pas de lien direct avec les interdits sacrés qui constituent, aux yeux de Shahrour, la Loi donnée dans
toutes les révélations célestes, et qui fut perfectionnée dans l’histoire jusqu’à Muhammad.
{106} L’expression « awfû l-kayl », utilisée dans le passage coranique cité, utilise une racine (WFY)
qui renvoie au parachèvement, à l’idée d’aller jusqu’au bout, au physique (donner une mesure juste,
rembourser totalement une dette, rendre à chacun son dû) comme au moral (tenir une promesse, la
respecter, être fidèle jusqu’au bout). Shahrour l’utilise ici dans les deux sens.
{107} Comme le montrent les exégètes, la dernière partie du verset peut être comprise d’une autre
manière, que ne retient pas Shahrour. La phrase signifierait dans ce cas : « Et si vous faites entorse à
la vérité ou que vous tournez le dos [à cette maxime], sachez alors que Dieu est renseigné sur vos
actes ».
{108} Le passage peut aussi être traduit par : « … la vie que Dieu a strictement interdit de faire
disparaître », l’interdit (harâm) étant fondé ici sur la sacralité de la vie, exprimée par le même mot
(harâm).
{109} Le mot « Croyant » concerne ici spécifiquement l’adepte du message de Muhammad, et vise à
réglementer la violence meurtrière dans le contexte précis du VIIe siècle. La suite du verset autorise
toutefois une latitude d’interprétations puisque le châtiment est ramené à une discrimination d’ordre
politique entre les gens amis ou ennemis. Dans ce cas, le croyant pourrait aussi être toute personne
ayant la foi en Dieu, comme cela est établi dans de nombreux passages. Le cas pourrait donc
concerner le meurtre involontaire d’un juif, d’un chrétien, d’un sabéen, etc. dans un contexte
politique précis.
{110} Dans le contexte de l’Arabie du VIIe siècle, cette mesure visait surtout à limiter les vendettas
qui étaient pratiquées en réponse aux violences individuelles et collectives. L’autorisation de la loi du
talion est à considérer comme la peine maximale puisque le verset (II, 178) qui en détaille la mise en
pratique, rappelle aussi la possibilité de pardonner au meurtrier en contrepartie d’une compensation
pour les proches de la victime. Le rappel de ce principe de miséricorde est l’autre limite, minimale,
de la punition de ce crime, ce qui illustre la marge de manœuvre offerte au Législateur pour décider
de la nature de la peine dans le cadre de la théorie des limites (hudûd) secondée par le principe de la
hanîfiyya. Il est utile de souligner avec Shahrour que les juristes ont eu tendance à ignorer cette
flexibilité de la peine allant de la loi du talion au pardon, au profit de peines toujours sévères.
{111} Conformément au commentaire précédent, le mot croyant peut être pris dans le sens restreint
d’adepte du message de Muhammad ou bien de toute personne ayant la foi.
{112} Mazigh traduit le mot « ithm » ici par « le cœur souillé de forfaiture », Blachère propose
« pécheur en son cœur », Berque et Grosjean le rendent simplement par « péché ». Mais nous
pensons qu’il n’est pas possible de traduire systématiquement ce mot par péché, raison pour laquelle
il faut opter aussi pour « mal » ou « iniquité ».
{113} Nous suivons ici la traduction de Kazimirski du mot « ithm » par « iniquité », ce qui corrobore
la réflexion précédente.
{114} Alors que la notion de « hâkimiyya » est ramenée chez les islamistes à la souveraineté politique
et qu’elle est utilisée comme prétexte pour avancer qu’il est impossible de décrire un peuple ou un
État comme étant souverains, Shahrour circonscrit cette notion, fortement liée à l’idée de juger, aux
déclarations absolues de Dieu sur les choses frappées d’un interdit sacré, et celles qui relèvent de
l’ordre du licite. Cette manière d’envisager la notion évite de tomber dans l’homonymie flagrante des
penseurs islamistes qui estiment que tel ou tel attribut ne peut s’appliquer à l’homme sous prétexte
qu’il est un privilège exclusif de Dieu. Ce raisonnement est vicieux, comme le montrent les exemples
d’autres attributs comme la science, la générosité, la justice, la longanimité, etc., qui peuvent
s’appliquer communément à Dieu et d’autres êtres ou choses (hommes, peuples, Etats, nations, etc.) à
condition, bien entendu, de ne pas tomber dans l’homonymie.
{115} Rappelons à ce propos qu’un sujet comme la consommation de vin a fait l’objet de nombreux
avis juridiques à partir de cette logique confondant le simple interdit (c’est le cas du vin dans le
Coran) et l’interdit sacré (harâm). À l’époque contemporaine, la même confusion a eu lieu à propos
du tabac.
{116} C’est le rôle dévolu à « tafsîl al-kitab », le détail du Livre, expression renvoyant aux passages
qui expliquent les règles contenues dans les quatorze commandements, formant la matrice du Livre
(umm al-kitâb).
{117} Le respect de ces interdits concerne principalement la relation verticale entretenue par l’homme
avec Dieu. Seule l’interférence avec le domaine social et politique autorise l’État ou les responsables
à organiser les limites, la conception de ces interdits, ainsi que les peines qui s’appliquent à eux.
{118} Le lecteur peut aisément constater que la finalité de cette section, même si elle tend à
simplement paraphraser les versets mentionnés, n’est autre que d’établir cette distinction entre les
deux types d’interdits, et de répondre à la situation de la pensée religieuse de l’islam à l’heure
actuelle, qui est marquée par le pullulement des fatwas des clercs officiels ou autoproclamés. Le but
de Shahrour est de désactiver ce levier dangereux qui est actionné par des individus prétendant à
incarner la norme, mais qui projettent sur les autres individus et la société dans l’ensemble, leurs
passions, fantasmes, peurs, ignorances ou fanatismes.
{119} Le terme « amâna » est très difficile à rendre en français. S’il peut désigner le bien déposé chez
autrui pour qu’il le garde un certain temps, avant qu’il soit restitué à son propriétaire, il faut préciser
que cette opération ne repose sur aucun contrat et qu’elle n’a pas de caractère juridique. D’où les
différences avec le gage, la caution, etc., utilisés dans les transactions. La notion repose donc sur
l’idée de confiance qui s’établit entre les personnes, au-delà de l’existence de toute trace matérielle
de leurs échanges ou rapports. Elle renvoie à la bonne foi, à la loyauté et à la fidélité qui commandent
la restitution de l’objet qui nous est confié. Le même mot intervient dans XXXIII, 72 pour décrire la
charge donnée par Dieu à l’Homme pour représenter le divin sur terre, chose que les cieux et la terre
ont refusé d’assumer. Le dépôt suprême n’est donc pas forcément matériel, c’est celui de l’Esprit
(comme le traduit Mazigh), de la Foi (selon Masson), de l’obéissance à Dieu ou des commandements
religieux (prière, jeûne, etc.) selon certains exégètes. Shahrour use ici de cette latitude sémantique
pour montrer qu’il peut signifier tout type de responsabilité humaine, engageant la conscience
individuelle et l’éthique collective.
{120} Il y a un troisième cas, le suicide comme choix purement personnel que Shahrour aborde juste
après l’euthanasie.
{121} L’expression « al-qatl bi l-haqq », comme celle d’« al-baghy bi l-haqq » rencontrée plus haut,
peut être rendue par « tuer à bon droit », « avec raison », ou « en toute légitimité ».
{122} Il peut y avoir aussi d’autres méfaits en plus du vin et du jeu de hasard, et qui sont décrits
comme interdits dans le texte coranique.
{123} Fidèle à sa méthode linguistique, Shahrour comprend le mot khamr (traditionnellement traduit
par « vin ») dans le sens linguistique de ce qui « couvre » (sens de la racine KhMR) la raison, la voile
par l’effet des boissons ou des substances qui l’engourdissent. Endormir, engourdir ou droguer sont
aussi intégrés dans la catégorie désignée ici par « khamr ».
{124} Ce commentaire montre que l’injonction contenue dans le verset (ijtanibûh) à partir de laquelle
on a fait dériver le statut légal de la consommation de vin peut porter sur plusieurs choses, en
l’occurrence les interdits sacrés ou les simples interdits. Ce n’est pas la simple injonction négative
qui éclaire le statut juridique de telle ou telle chose. De plus, estime Shahrour, il faut être attentif à la
distinction entre ce qui est nommément désigné comme « harâm » (privilège exclusif de Dieu) et le
reste.
{125} Le mot arabe dans le texte est enivrement, mais ici c’est l’idée d’engourdissement des sens,
commune à l’alcool, aux drogues et aux anesthésiants qui est convoquée par Shahrour. Le terme
anglais « intoxication » rend bien l’idée puisqu’il renvoie aussi bien à l’état d’ébriété et d’enivrement
qu’à l’équivalent du français « intoxication ».
{126} Homme politique égyptien (1858-1927), artisan de la modernisation politique et grande figure
de la lutte contre l’occupation britannique.
{127} Allusion à la destruction des statues de Bamiyan par les Talibans en 1998, et des sculptures de
la cité de Nimroud près de Mossoul en 2015 par Daech.
{128} L’intensité de l’impératif « ijtanibû » (écartez-vous en) est pour Shahrour moins forte que celle
de l’injonction négative : « N’approchez pas ». Cette différence sémantique est présente dans le cas
de la consommation des boissons fermentées. Il est demandé de s’en écarter en général pour les
abominations qu’elles causent, mais il est interdit de faire la prière en état d’ivresse.
{129} Voir le Coran, XXII, 30.
{130} En langue arabe, le pluriel de femme (mar’a) est « nisâ’ », et ce dernier ne possède pas de
singulier.
{131} D’après al-Tabarî, il s’agirait d’une pratique antéislamique à laquelle les Arabes se livraient
pendant le pèlerinage, par excès de zèle et de dévotion. Certains convertis à l’islam l’auraient gardée,
et le verset commente cette situation.
{132} L’expression « al-jahr bi l-sû’ » a été rendue de différentes manières par les traducteurs :
« hausser le ton » (Berque), « ébruiter le mal » (Grosjean), « divulguer le mal » (Masson,
Kazimirski), « médire publiquement des autres » (Mazigh), et « afficher le mal en paroles »
(Blachère). Dans notre choix de traduction, l’expression renvoie au fait de proférer des propos
malveillants, vulgaires ou méchants en public, et de chercher à le montrer aux autres. D’après le texte
coranique, cette situation n’est permise que lorsqu’on est victime d’injustice car le fait de se défendre
contre les iniquités ou les passe-droits entraîne, parfois, des dérapages verbaux traduisant ce cri
contre l’injustice. C’est ce qui est visé dans le passage contenant cette expression, qui tolère de
hausser le ton, de médire ou de s’emporter en proférant des propos acerbes parce que la situation
d’injustice met l’individu hors de ses gonds.
{133} Le mot « ‘urf » formulé dans la proposition « ordonne le ‘urf » est synonyme de “ma‘rûf ”
qu’on trouve aussi avec le verbe « ordonner ». Cette dernière construction (al-amr bi l-ma‘rûf )
renvoie au principe de commandement du bien dans la théologie islamique, et elle décrit dans de
nombreux passages coraniques l’un des principaux attributs des croyants. Shahrour ramène le mot
« ma‘rûf » à « ‘urf », et à la signification linguistique de base qui n’est autre que la chose connue,
acceptée, et qui jouit d’une reconnaissance sociale au sein d’un groupe. Il a donc le sens de « bonnes
coutumes » ou de « convenances ». D’ailleurs, c’est ainsi que J. Berque traduit le passage cité dans le
texte. Le choix opéré par Shahrour permet de sortir de la discussion épineuse sur le commandement
du bien et l’interdiction du mal qui fut érigée par de nombreux théologiens, notamment les
Mu‘tazilites, en principe fondamental de leur doctrine et de la conduite islamique. Outre le fait
qu’elle évite le problème du glissement sémantique de « convenances » vers « bien » (terme qui est
rendu par « khayr » ou « hasan » en général), l’option de Shahrour neutralise les usages politiques
faits de ce principe car il est souvent brandi contre les pouvoirs en place ou utilisé par n’importe
quels individus ou groupes qui s’auto-instituent comme des ordonnateurs du bien et des défendeurs
du mal. Pour Shahrour, commander le bien et interdire le mal est tributaire de l’idée de suivre les
convenances et de fuir les inconvenances. Cette solution est intéressante parce que le bien et le mal
ne sont pas perçus par les acteurs de la même manière, selon les contextes et les sociétés : un
jihadiste peut commettre des opérations terroristes en pensant qu’il est en train de mettre en
application ce principe. Mais si l’ordre et la défense sont l’apanage des autorités législatives et des
puissances publiques, alors cette possibilité se supprimera d’elle-même au niveau des individus ou
des groupes, et ces derniers ne peuvent plus se prévaloir du commandement coranique mal interprété.
{134} S’il y a eu un ordre dans le texte coranique adressé aux femmes musulmanes de rabattre leurs
draps sur leur poitrine, c’est parce que les coutumes de l’époque l’exigeaient. L’ordre est donc en
harmonie avec les convenances sociales du temps du prophète, et il ne peut être considéré comme un
ordre divin absolu applicable à tout lieu et tout moment.
{135} Cette expression figée signifie « nettement établi », « nul doute », « certes ».
{136} Cette explication philologique s’autorise de la parenté phonétique entre « salat » (prière) et
« sila » (lien, attache, union, adhérence) abordé plus haut à propos de la définition du contraire de
l’islam, à savoir le fait de couper les liens avec ses trois piliers. Il faut préciser que les deux termes ne
sont pas de la même famille et qu’ils proviennent de racines différentes. Le rapprochement est
toutefois justifié chez certains linguistes arabes classiques comme Ibn Jinnî (934-1002) qui
adhéraient à la thèse de la dérivation totale (al-ishtiqâq al-kabîr) stipulant qu’en variant les
combinaisons des trois consonnes d’une racine (six en tout), nous restons dans le même univers
sémantique. Ici, Shahrour voit une parenté (avec une distinction) entre (SLW) pour prière et (WSL)
pour lien, rapport. Le mot « musallûn » (ceux qui font la prière) ne peut certes pas être
linguistiquement en rapport avec la racine WSL, mais d’après cette analyse, il renvoie à la prière
abstraite et au mouvement de l’âme vers Dieu qui implique nécessairement un lien vertical avec
l’Être loué et remercié, auquel on demande des grâces et des faveurs. L’idée est que cette adhérence
ou la volonté de garder le lien avec Dieu se passe de l’accomplissement d’un rite particulier, sans que
le statut de ce dernier ne soit remis en cause. D’ailleurs, le terme « wasl » qui fait partie de la famille
de « sila » est utilisé dans le vocabulaire amoureux ainsi que dans le registre des mystiques pour
renvoyer à l’union avec l’être aimé.
{137} D’où le mot « ta’wîl », interprétation, qui montre que l’explication du texte revient toujours au
propos interprété. D’après Ibn Fâris, la racine (’WL) renvoie au fait d’être premier, de commencer et
de s’achever. C’est donc l’idée de commencement qui se réalise dans et par le parachèvement en
fermant la boucle. Voir IBN FÂRIS, Mu‘jam, t. 1, p. 158.
{138} Le mot utilisé ici est « da‘wa » qui signifie prédication, appel à suivre la voie droite, etc. Les
salafistes en ont fait un élément fondamental de leur doctrine. Shahrour montre qu’on n’a pas besoin
de cette activité missionnaire.
{139} Cette réflexion vise les partisans d’un islam fondé sur le relativisme culturel, et dans lequel les
dogmes sont un prétexte pour affirmer la particularité des « valeurs islamiques » et leur différence
par rapport aux valeurs universelles.
{140} Le mot « ta‘âruf » cité plus haut dans le passage coranique (XLIX, 13) signifie la connaissance
mutuelle des peuples, ce qui débouche aussi sur l’idée de reconnaissance.
{141} Il s’agit des Mecquois et des Médinois qui ont soutenu le prophète.
{142} Comme nous l’avons montré dans l’introduction, Shahrour est animé par une pensée
téléologique de l’histoire qui est foncièrement optimiste. Nous voyons l’intérêt de ces vues sous deux
angles. D’un côté, Shahrour croit en la présence d’un processus progressif permettant l’amélioration
des rapports entre les hommes, la généralisation des formes d’humanité et l’éloignement par rapport
aux pratiques barbares. D’un autre côté, cette philosophie de l’histoire adossée à une théologie de
l’histoire rompt avec la représentation mythifiée de l’islam des origines, et la sacralisation du
VIIe siècle. L’idée que les hommes se présentant aujourd’hui comme des musulmans peuvent être
meilleurs que ceux qui ont fondé l’islam historiquement se trouve dotée d’un fondement théologique
très fort, ce qui manquait aux critiques de cette mythification par les nombreux penseurs
contemporains.
{143} Dans les versets cités, le texte mentionne le verbe, d’abord en l’utilisant dans le syntagme
« ceux qui croient » (al-ladhîna âmanû), ensuite sous forme d’une injonction qui leur est adressée
(âminû !) pour croire au Prophète. Cela veut dire que le syntagme en question renvoie à un groupe
nommément désigné, les Croyants (al-mu’minûn), qui a un double repérable en fonction des
différents énoncés. Il est le nom propre des adeptes du message de Muhammad et le nom générique
de la catégorie de ceux qui ont la foi, y compris les gens du Livre, ce qui le rend, dans ce cas
synonyme de « musulman » dans le sens primordial du terme. Or ces derniers aussi peuvent être
décrits comme croyants, mais dans le sens spirituel du terme et non historico-sociologique qui
identifie le groupe adepte du message du Prophète dans le contexte du VIIe siècle. Cela explique la
raison pour laquelle ceux qui croient et ont la foi (juifs, chrétiens, etc.) sont invités à croire au
Prophète. C’est cette différence entre les deux usages que Shahrour cherche à souligner dans ce
passage.
{144} L’islam historique a d’une certaine façon appliqué le principe établi ici par Shahrour à partir du
texte coranique, puisque les communautés religieuses (milla pl. milal) ont été reconnues dans le cadre
des différentes civilisations de l’islam. Elles étaient intégrées dans l’Islam, ce qui montre que malgré
les divergences institutionnalisées pour des raisons juridiques et propres à l’époque (système de la
dhimma), les cultures classiques et modernes de l’islam ont spontanément cheminé vers la
reconnaissance de « l’islamité » de ces différentes religions.
{145} On retrouve grâce à cette analyse les assises théologiques et spirituelles de la convivance entre
communautés religieuses que les différentes civilisations de l’Islam ont expérimentée dans l’histoire,
mais que les discours juridiques et les conditions politiques ont emprisonnée dans les carcans de la
dite « dhimma ». Ce statut est la concrétisation possible d’un principe théologique, ici mis en
évidence par Shahrour, et non le principe en tant que tel. Cette confusion qu’on trouve dans la
littérature conservatrice et désuète est à l’origine des blocages empêchant d’inventer de nouvelles
formes politico-juridiques de la convivance entre communautés religieuses dans les pays musulmans.
Comme on le voit dans la dernière partie du livre, cette forme doit prendre le visage de la citoyenneté
et être fondée sur la séparation entre l’appartenance religieuse et l’allégeance politique.
{146} Le passage évoquant les Bédouins peut être interprété de deux manières différentes. La
première, que suit Shahrour, montre que les Bédouins sont soumis à Dieu (musulmans dans le sens
monothéiste du terme) et qu’ils ne sont pas encore obéissants au Prophète pour faire partie de sa
communauté, celle qui est décrite à l’époque par « les Croyants », et il s’agirait dans ce cas de la foi
en la mission divine du Prophète et dans le statut de messager qui doit être obéi par les autres
individus. La seconde possibilité ouvre sur le sens politique de la soumission, et dans ce cas les
Bédouins se seraient soumis à l’islam, sans avoir la foi ni dans le sens monothéiste ni dans le sens
historique du groupe ayant fondé l’islam.
{147} Omar ibn al-Khattâb (579-644), deuxième calife de l’islam.
{148} Le verset mentionne l’obligation, pour le prophète, de renoncer à son statut de père adoptif de
Zayd ibn Hâritha afin de ne pas être considéré comme le père de qui que ce soit (en dehors, bien
entendu, de ses propres enfants).
{149} L’embryologie était connue depuis l’antiquité avec les travaux d’Aristote et surtout de Galien.
Ce qui est particulier pour la révélation dans la tradition islamique, et comme les philosophes vont
l’affirmer avec force, c’est la capacité du prophète à énoncer des vérités (scientifiques, historiques,
morales, métaphysiques, noétiques, etc.) sans recours aucun à l’apprentissage des sciences et à la
maîtrise lente et assidue des fondements de ces disciplines. La vérité, dans le cas du prophète,
descend sur lui selon le modèle de l’inspiration (qui peut être entendu dans un sens émanationniste
comme pour les néoplatoniciens de l’Islam), et grâce à la perfection de la faculté imaginative lui
permettant de reformuler les visions, les images, les représentations symboliques, etc. en énoncés
véridiques et intelligibles pour la masse.
{150} Shahrour fait allusion à certains versets (LXXIX, 30 ; XXXVI, 38-40 ; XXI, 30-33) évoquant la
terre ou le soleil, et décrivant les lois découvertes plusieurs siècles après (par exemple le soleil qui
tourne sur lui-même). Dans ce cas, le texte informe d’une réalité présente constamment, mais qui
échappe à l’entendement des individus.
{151} Ce point signifie que dans le cadre du texte coranique, la fonction mantique comme le don des
miracles, habituellement attribués aux prophètes, sont inexistants et cèdent la place à la fonction
nomothétique ainsi qu’à la simple transmission du message divin. Le prophète de l’islam ne cherche
pas à prophétiser sur l’avenir mais se contente de transmettre les choses inconnues qui lui sont
révélées par Dieu. D’où la nécessité de les comprendre uniquement dans le Texte. Cela n’empêche
pas que dans les traditions religieuses ultérieures, de nombreuses élaborations théologiques ont
construit des récits de miracles pour Muhammad, semblables à ceux qu’on trouve à propos de Jésus
ou de Moïse.
{152} Il s’agit d’une révélation liée aux circonstances des guerres entre Perses et Byzantins. La défaite
à laquelle est fait allusion dans le Texte est la prise de Jérusalem par les Chosroes II en 614, et le
transfert de la sainte Croix à Ctésiphon. Il faut attendre 630 pour qu’elle revienne à Jérusalem, après
les victoires d’Héraclius sur les Perses.
{153} Le mot prophète (nabiyy) vient d’une racine (NB’) qui signifie informer à propos de quelque
chose, annoncer un ou des événements.
{154} Cette lecture est conforme à l’approche de la prophétie dans la tradition philosophique de
l’islam où elle constitue un mode de connaissance côtoyant la raison naturelle. Nous mesurons ainsi
l’intérêt de la position de Shahrour, puisque contrairement à cette vision qui souligne les aspects
cognitifs ou épistémologiques propres à ce phénomène, les islams salafistes ou islamistes en ont fait
un programme politique, un texte juridico-administratif ou un manuel de culte.
{155} Shahrour fait allusion ici à la naissance sans père qui est un miracle en soi et qui se rajoute aux
autres dons miraculeux (ressusciter les morts, guérir les aveugles-nés, soigner les lépreux et les
handicapés).
{156} Certaines traductions (A. Kasimirsiki, S. Mazigh ou J. Grosjean par exemple) optent pour
« verset » plutôt que pour « miracle » ou « signe » afin de rendre ce terme. Mais cela ne convient pas
dans ce passage.
{157} Le mot « rasûl » (envoyé, messager) appliqué ici à Moïse n’a rien à voir avec sa fonction de
transmetteur du Message divin (Risâla), mais elle décrit une mission politique demandée par Dieu à
lui et à son frère Aaron.
{158} Le Sahih d’al-Bukhari, édition bilingue, traduit par H. Ahmed, al-Maktaba al-‘asriyya,
Beyrouth-Saida, 2003, volume III, p. 364-365, dit n° 2458. Nous citons notre traduction.
{159} Il ne s’agit pas ici de prière rituelle, « salât », mais de lien, d’attachement ou d’adhérence,
« sila ».
{160} La Tradition islamique a inventé un genre textuel intermédiaire entre le Coran et le hadith.
Selon les tenants de Tradition, le sens de ces propos aurait été révélé par Dieu et les termes formulés
par le prophète, à la différence du Coran où les mots et le sens proviennent de la révélation divine, et
du hadith où les mots et le sens sont du prophète lui-même.
{161} Dans ce verset, c’est le verbe « bayyana », d’où provient « bayân » (exposition, annonce
publique) qui est utilisé.
{162} La notion de « ‘isma » qui sera expliquée plus loin est exprimée dans ce verset à travers le
verbe dont elle provient (« ‘asama/ya‘simu ») et elle signifie protéger, immuniser, prémunir contre un
mal ou un danger. Elle a donné la notion théologique d’impeccabilité et d’infaillibilité (comme dans
la tradition shiite de l’imam ma‘sûm, l’imam impeccable) et celle, juridique, d’immunité.
{163} La première occurrence de la notion est sous forme du verbe « ‘asama/ya‘simu » et la seconde
sous forme de participe actif, « ‘âsim ».
{164} Ici, la notion est exprimée à travers la VIIIe forme du verbe, i‘tasma/ya‘tasimu.
{165} Ici, elle est dérivée de l’emploi de la Xe forme verbale, chercher la protection, vouloir être
impeccable.
{166} Avec ces définitions, nous quittons le sens courant aujourd’hui qui fait de la sunna une série de
corpus contenant les dits et les gestes du prophète (les hadiths), et que les théologiens ou les juristes
utilisent comme deuxième source, après le Coran, pour la compréhension des normes religieuses.
{167} Certains versets cités contiennent l’expression « khalat sunnat al-awwalîn » ou « madat sunnat
al-awwalin », qui peut être rendue littéralement par « la loi des Anciens est révolue ou passée ».
C’est ce que J. Berque choisit pour rendre le sens global de l’expression, avec la seule différence que
le mot sunna est souvent traduit chez lui par « système » (voir la traduction du VIII, 3, p. 192 ou du
XV, 13, p. 272). Ce sens littéral, également adopté par Shahrour dans sa lecture, est valable. Mais
l’expression contient une nuance sur laquelle n’insiste pas ce choix interprétatif, à savoir que la loi de
Dieu (sunnat Allâh) est en même temps vivante, courante. Le contexte dans lequel intervient cet
usage renvoie le plus souvent à la loi de la destruction, par Dieu, des cités tyranniques et des nations
qui ont nié les messages des prophètes. Le comportement des négateurs se répète dans l’histoire, et la
conséquence qui est décrite comme une loi immuable, est que Dieu punit dans le présent (de la
révélation) de la même manière qu’Il a puni dans le passé. Selon cette deuxième lecture, le texte
coranique cherche à montrer aux Arabes du VIIe siècle que la loi qui régit le système de la révélation
prophétique court toujours, et qu’en cas de dénégation ou d’opposition au prophète, elle sera
appliquée.
{168} D’après Shahrour, tout ce que les hommes peuvent créer comme lois grâce à leur capacité
législatrice participe de la Loi éternelle de Dieu.
{169} Conformément à sa méthode linguistique, Shahrour part de l’idée que le mot « prophète »
provient de la racine (NB’) gravitant autour de l’idée d’informer, de raconter des événements passés,
présents ou futurs, pour établir, ensuite, le fait qu’il est chargé de parler de ces aspects afin de
persuader ses contemporains de la véracité de son statut.
{170} Au sein du texte coranique, il faut distinguer le message éternel (les commandements abordés
plus haut) des récits portant sur les événements de l’époque, et dont la fonction, en tant que
révélations inspirées à Muhammad par Dieu, a été de l’aider à transmettre le message divin et à
organiser politiquement, socialement et économiquement la société qu’il a créée à la lumière des
préceptes universels et immuables (le message).
{171} Il s’agit de nouvelles portant sur leurs ennemis et donc sur le combat guerrier.
{172} Par cette expression, nous traduisons la notion d’istinbât qui est citée dans le verset sous une
forme verbale (istanbata). Plus tard, elle sera utilisée dans le domaine juridique ou celui de la logique
dans le sens de « déduction ». Il s’agit d’extraire les règles à partir de maximes générales telles que la
réalisation de l’intérêt de la communauté ou la poursuite d’un bien quelconque. Dans le passage
coranique, la proposition renvoie au fait de tirer au clair une affaire en s’autorisant d’un savoir fondé
et d’une expérience dans tel ou tel domaine. D’où l’ordre intimé aux musulmans de l’époque de
demander au prophète et aux responsables (ici des stratèges) un avis éclairé sur les problèmes
affrontés, plutôt que d’agir arbitrairement en divulguant des informations importantes sur leurs
ennemis et les conditions du combat.
{173} Cette interprétation critiquée par M. Shahrour s’est répandue dans les commentaires coraniques
de ce verset, qui étaient pour la plupart d’entre eux soumis à cette mentalité misogyne et cette vision
dégradante de la femme qui voit la dot comme une contrepartie au devoir conjugal.
{174} Le verbe implique ici la révélation.
{175} L’adjectif « ummî » appliqué au prophète est souvent rendu par « illettré ». D’autres comme R.
Blachère optent pour « prophète des gentils », alors que J. Berque le rend par « natif ». Le but du
texte coranique étant de montrer qu’il n’est pas une pâle copie des versions antérieures des textes
sacrés, mais une révélation semblable aux autres révélations divines, nous pensons qu’il s’agit de
défendre le statut de Muhammad en tant qu’il est inspiré par Dieu et non instruit par d’autres
hommes, y compris pour les savoirs relatifs à ces mêmes écritures. Cela signifie que les récits
racontés dans le Coran à propos des gens du Livre ne sont pas appris par la lecture d’autres textes ou
sous la conduite d’un maître, ou grâce à un quelconque informateur, mais des énoncés qui lui ont été
inspirés par l’ange Gabriel. Cette interprétation n’exclut donc pas la maîtrise de la lecture et de
l’écriture de la part du prophète.
{176} C’est l’idée de fitra, de saine nature originellement enracinée chez l’homme.
{177} Contrairement aux discours islamistes qui brandissent le slogan de la validité de la Shari‘a pour
tout lieu et tout temps, Shahrour précise que la validité dont il peut être question d’après le texte
coranique concerne seulement le principe de variabilité dans la droiture (hanîfiyya) et la possibilité de
légiférer dans un espace déterminé par deux limites, inférieure et supérieure. Plutôt que de reposer
sur la convocation de règles au demeurant historiques et créées pour les besoins d’autres sociétés,
l’application de la Loi de Dieu prend un autre sens, purement méthodologique, qui renvoie à la
capacité de créer des lois (ijtihâd) incarnant les principes universels, tout en respectant les limites
dont il est question. C’est seulement dans ce sens qu’on peut parler d’application ou de validité de la
Shari‘a en tout lieu et tout temps.
{178} Pour poursuivre les réflexions de la note précédente, rajoutons aussi que contrairement aux
discours islamistes qui réclament cette universalité à partir d’idées anciennes et de mesures désuètes,
Shahrour bouleverse de fond en comble cette compréhension en montrant qu’elle se vérifie plutôt à
partir de ce que l’on peut observer chez toutes les nations, indépendamment de leurs confessions et
religions, du moment que l’effort rationnel global des hommes confirme les points fixes du message,
et atteste donc de sa validité. C’est donc la capacité du message à absorber les efforts de tous les
hommes en vue de s’améliorer dans le rang de l’humain qui témoigne de son universalité, et non la
volonté, aigrie et malheureuse, d’imposer à tous les hommes des normes archaïques et particulières,
tout en prétendant qu’elles sont universelles.
{179} Ce verset est traduit de différentes manières selon la compréhension du terme ‘afw (superflu,
excédent, petite quantité ou mot gentil, puisque le terme signifie aussi le pardon ou l’indulgence). Ici
nous optons pour le sens financier qu’on trouve aussi dans II, 219 et qui ordonne de prendre une
petite quantité, un presque rien, l’idée étant de se livrer à l’acte de donner.
{180} Le mot « fidya » est surtout utilisé dans le domaine de la guerre comme l’équivalent du mot
« rançon ». Ici, il s’agit d’un usage général en tant que compensation financière ou autre, permettant
de faire satisfaction à Dieu ou à la personne victime d’un dommage ou d’un tort, de manière à ce
qu’il y ait compensation et que l’équilibre soit rétabli après sa rupture. La « kaffâra » (expiation) est
d’un autre ordre, fortement marqué par la culpabilité religieuse. Elle concerne les crimes, les péchés,
etc., et son but comme on le voit dans plusieurs cultures religieuses est de calmer la colère divine. Le
fait de ne pas accomplir le jeûne n’est pas concerné par le domaine de l’expiation comme l’explique
Shahrour dans la suite du texte.
{181} L’expression « al laghaw fi l-yamîn », traduite ici par « jurements » peut renvoyer aux
expressions inconsidérées accompagnant les serments, tout en respectant la sacralité de ce dernier.
Elle peut aussi désigner le fait de les prononcer vainement ou à la légère, c’est-à-dire de répéter
fréquemment les serments dans tous les contextes, à tel point que cela devient une habitude dans le
discours, comme on l’observe avec les « walla » « sur le Coran », « La Mecque », etc. qui émaillent
chaque phrase dans certaines pratiques langagières. Dans ce dernier cas, le serment est tellement
banalisé que son contenu sacral est remis en cause. Comparez avec le verset (XXIII, 3).
{182} Adeptes des règles les plus sévères, y compris lorsqu’elles contredisent la lettre du texte
coranique, la plupart des juristes de l’islam ont recouru au mécanisme de l’abrogation analysé dans
notre introduction afin d’argumenter en faveur de la suppression de cette option et de l’idée de liberté
qui doit accompagner la pratique du jeûne.
{183} Voir aussi sur le sujet le passage entier contenu dans II, 196-203.
{184} Le terme technique utilisé ici et qui est fondamental dans le droit religieux est « taklîf » qui
renvoie aux obligations rituelles dont l’individu doit s’acquitter à partir de la puberté. Il est également
investi dès le début de l’islam par les théologiens mu‘tazilites qui lui donnent une tournure morale
liée aux devoirs incombant aux hommes. Shahrour veut montrer que ces obligations ne sont pas
naturelles mais positives, imposées au sein de chaque communauté religieuse, contrairement à l’acte
d’adoration qui est universel et naturel.
{185} Le substantif est cité ici sous forme de verbe. Nous suivrons la même pratique pour les versets
suivants afin d’indiquer au lecteur la présence de la notion de contrainte (ikrâh) et des termes
proches, et la manière dont elle est traitée dans le texte coranique.
{186} Ce terme qui est phonétiquement proche du mot « tâghiya » et « tughyân » (tyran, tyrannie) a
été interprété de différentes façons par les exégètes. Nous en donnons une traduction extensive
capable d’intégrer les significations présentes dans les commentaires, et de rendre le sens défendu ici
par Shahrour. Il sera d’ailleurs analysé quelques pages plus loin.
{187} Grammaticalement, l’outil de la négation contient ici une expression absolue de la négation, et
non une simple défense de contraindre les autres en matière de religion. C’est une Négation de l’être
de la contrainte et non pas une simple défense de la pratiquer.
{188} Tout ce passage ainsi que l’analyse qui va suivre sont conditionnés par une opposition implicite
à la théologie développée au sein de l’idéologie islamiste, et qui a voulu faire depuis S. Qutb, son
père spirituel, de la notion de « ‘ubûdiyya », (servitude à l’égard de Dieu) l’un des éléments
fondamentaux du credo du musulman. Cette théologie a produit une culture religieuse dans laquelle
les individus acquiescent aux règles fondées historiquement par les hommes (théologiens, juristes,
exégètes, rapporteurs de traditions prophétiques et aujourd’hui clercs autoproclamés) tout en pensant
qu’il s’agit de règles divines et sacrées. Ils se sont trouvés privés de leur autonomie de jugement en
appliquant mécaniquement des normes dans lesquelles ils voient l’idée de bien. Le but de Shahrour
est de fonder théologiquement la notion de liberté, en montrant que l’idée de ‘ubûdiyya (servitude) ne
fait pas partie de l’arsenal théorique du texte coranique, et que c’est au contraire l’idée de liberté qui
est requise comme fondement de la relation entre l’homme et Dieu (‘ibâdiyya).
{189} Plus précisément, dans IBN FÂRIS, Mu‘jam maqâyîs al-lugha, vol. 4, p. 205-207, il s’agit
d’une polysémie frisant l’antinomie (tadâdd). Il précise que la racine contient le sens de se laisser
aller et celui de résister activement, d’être doux ou de se montrer dur. L’opposition relevée ici par
Shahrour entre esclave ou serviteur (d’un homme ou de Dieu) est linguistiquement enracinée dans les
remarques d’Ibn Fâris.
{190} Dans les passages qui sont cités, certains traducteurs comme J. Grosjean, choisissent de rendre
plutôt le mot « ‘abd » par « esclave », ce qui ne rend pas la différence entre les deux pluriels du
même mot : « ‘ibâd » et « ‘abîd », et créé, de surcroît, un effet négatif au niveau de la représentation
du lien à Dieu, marqué, à cause de ce choix, par l’idée de servitude et excluant les acceptions
relatives à la liberté d’obéir ou de désobéir.
{191} Pour la femme, le singulier est « ama », pl. « imâ’ ». Mais le mot « ‘abîd » englobe les deux
sexes.
{192} Pastiche d’une expression coranique présente dans plusieurs versets. Voir par exemple le verset
(II, 281).
{193} Même idée de l’individualité de la rétribution qui se fait selon les actes commis dans l’ici-bas.
Voir verset (XVIII, 49).
{194} Ce discours vibrant sur la liberté est justifié par la volonté d’en faire un principe de l’islam car
dans les élaborations théologiques d’aujourd’hui, la plupart des auteurs, dès lors qu’ils visent
l’établissement des « valeurs islamiques » abordent la justice, l’égalité, etc. mais n’évoquent
nullement la liberté. Shahrour veut donc montrer que cette notion est la toile de fond théologique qui
détermine la relation entre l’homme et Dieu, et que les idées annexes de diversité, de divergence et
de différence religieuses ou autres entre les hommes ont aussi un fondement théologique profond
dans le texte coranique.
{195} Si cette critique en bonne et due forme de la tradition est justifiée, elle reste exagérée et
anachronique puisque les productions scientifiques, en Islam à l’époque médiévale, se sont
intéressées à l’embryologie, à la médecine ou à la botanique. Le fait que la science ait pu réaliser des
progrès fascinants depuis l’époque moderne, notamment en Europe, puis, à l’époque contemporaine,
chez d’autres peuples, ne doit pas conduire à disqualifier les travaux des médiévaux en la matière
(dont ceux des musulmans).
{196} Le mot « mulk » cité dans le verset désigne la souveraineté politique mais dérive d’une racine
qui contient les sèmes de la propriété. « Ne suis-je pas le souverain de l’Égypte ? » peut donc être
compris comme « Ne suis-je pas le propriétaire de l’Égypte ? »
{197} Cette idée de globalité ou d’intégralité (« shumûl »), n’a rien à voir la littérature d’obédience
islamiste, qui en use pour montrer que le contenu historique et positif de la religion est ce qui doit
être appliqué dans tous les domaines, pour tous les lieux et tous les temps. Ici, elle renvoie au
caractère universel non contraignant du message primordial de l’islam, comme il a été analysé dans
les pages précédentes.
{198} Le mot « dhanb » qui signifie péché comme le montre la suite du texte est construit
idiomatiquement pour dire « sentiment de culpabilité ». Littéralement, c’est donc « un sentiment de
péché ». D’où la synonymie entre péché et culpabilité.
{199} Ce sous-chapitre est capital parce qu’il aborde un sujet sensible, celui des péchés, du mal, du
pardon, et de l’expiation. La culture théologique contemporaine dans bien des pays musulmans,
notamment en ce qui concerne l’islam arabe soutenu par de fortes tendances salafistes a popularisé
des conceptions élaborées à un âge sombre, et consignées dans des livres tels que le Livre des grands
péchés (Kitâb al-kabâ’ir) d’al-Dhahabî (1274-1348). Succès de librairie depuis plusieurs dizaines
d’années, ce livre montre la dégradation de la réflexion sur ces questions morales et métaphysiques,
et la volonté des lecteurs/consommateurs d’adopter des grilles simplifiées pour connaître le bon et le
mauvais, le bien et le mal. En reprenant ce point à la racine, et en remontant au texte coranique lui-
même et non aux hadiths attribués au prophète, l’analyse de Shahrour refonde ce point de morale et
de théologie, et propose de nouvelles interprétations sur le pardon, la miséricorde ou le châtiment
divins.
{200} Conformément à sa théorie du refus de la synonymie entre les termes du texte coranique,
Shahrour découvre un fil permettant de distinguer entre ces deux ensembles, et d’en tirer le
maximum d’effets comme le montrera la suite du texte. Précisons que notre traduction cherche à
rester dans cette distinction, et que la plupart des traductions consultées font des mots analysés ici des
notions interchangeables.
{201} Homonyme du mot désignant l’accusation d’impiété, dont il sera question plus loin, le mot
signifie ici, se faire racheter les fautes en faisant une « kaffâra », action permettant de faire acte de
repentir. Rappelons que cet acte se fait sans intermédiaire, et que la rémission des péchés n’est pas
gérée, en islam, par des instances humaines ou institutionnelles.
{202} Dans l’eschatologie coranique, autre nom pour le jour du jugement dernier.
{203} Nous voyons que l’un des effets de cette distinction entre péché et mauvaise action est la mise
en évidence du niveau vertical (relation avec Dieu) du premier et horizontal (relations humaines) de
la seconde. C’est ce qui permet de rattacher les mauvaises actions aux lois positives de chaque État,
et de comprendre qu’il y a une dimension purement profane tirée des fautes qui exigent une
réparation. L’aspect religieux est insuffisant pour accéder au pardon, puisque le criminel, l’auteur
d’un délit ou d’un passe-droit est tenu de satisfaire la victime d’injustice, puis de demander pardon à
Dieu. Cette distinction entre les deux niveaux, religieux et mondain, montre clairement les formes de
sécularité qui peuvent investir ce point important de la morale, du droit et de la théologie.
{204} L’expression « aslama wajhah », livrer sa face à Dieu ou la tourner vers Lui, confirme le sens
que nous avons donné au verbe « aslama » d’où provient « islâm », à savoir le fait de s’abandonner
en toute confiance à quelqu’un.
{205} Parmi les traductions possibles de ce terme, nous trouvons : « associer à Dieu d’autres
divinités », « ajouter à Dieu d’autres dieux », et bien entendu « polythéisme » et « paganisme ».
Shahrour montre que le « shirk » n’est pas tant une doctrine ou une théorie constituée et défendue en
tant que telle, qu’une attitude ou un comportement caractérisé par la sacralisation des phénomènes
naturels ou même sociaux qui se trouvent de la sorte érigés en divinités. Nous mettons dans notre
traduction « polythéisme », plutôt que « paganisme » qui caractérise les religions antiques, parce que
Shahrour estime que ce phénomène se présente sous deux formes dans nos sociétés, associer à Dieu
d’autres seigneurs, et Lui associer d’autres divinités.
{206} Ce passage montre comment se déploie, chez Shahrour, une critique radicale du conservatisme
et de l’immobilisme à partir d’arguments purement théologiques, en l’assimilant au polythéisme de
seigneurie.
{207} Ce qui confirme cette distinction fondamentale est que quelques lignes avant ce passage (IX, 6),
il est demandé au prophète d’offrir la sécurité aux païens qui la demandent. Le contexte guerrier de la
sourate concerne non pas la croyance polythéiste en tant que telle, mais l’hostilité persistante de
certains d’entre eux à l’égard des musulmans, et leur conduite moralement condamnable (c’est le
sens du kufr, impiété).
{208} Terme complexe qui a pris différentes significations dans la littérature religieuse en Islam, le
« kufr » est ramené ici, selon la méthode suivie par Shahrour, au sens linguistique de base qu’il
confond avec le sens coranique originel. Notons que de cette signification fondamentale de couvrir
ou de cacher, dérive le sens d’ingratitude, et l’idée de ne pas reconnaître le bienfait octroyé ou
dispensé. Shahrour n’exploite pas cette acception et insiste surtout sur le sens de conduite hostile qui
est l’effet de la négation d’une chose. Le choix de le traduire par « impiété » vise à souligner l’idée
qu’il s’agit d’un comportement visant à nuire à d’autres groupes religieux, plutôt que d’une
opposition qui s’établit sur fond de croyance ou de dogmes (comme le reflète le terme de
« mécréance » ou celui d’« infidélité »). Le choix de traduire par « dénégation » (J. Berque),
« incroyance » (J. Grosjean) ou « incrédulité » (S. Mazigh) rend parfaitement bien l’idée mais en la
limitant au dogme. Or, même si on est croyant, on peut être « kâfir » dans le sens moral, social et
politique que nous venons de préciser.
{209} Seul Kasimirski traduit par « paysan », sens rare mais attesté par de nombreux exégètes comme
al-Qurtubî (1214-1273). Les autres traducteurs choisissent « incrédules », « dénégateurs », etc.
{210} Le texte propose le verbe anglais « to cover » entre parenthèses, sachant qu’il existe une parenté
phonétique et sémantique évidente entre les termes arabes, anglais et français.
{211} Selon l’explication linguistique parfaitement respectée d’ailleurs par Kasimirski, on aurait :
« Ne franchissez point les limites de la religion contrairement à la vérité ».
{212} Nom propre donné aux musulmans de l’époque comme nous l’avons noté plus haut à plusieurs
reprises.
{213} Le mot « qarya » (cité, village) renvoie ici, et d’après l’analyse proposée par Shahrour dans son
livre al-Dawla wa l-mujtama‘ (L’État et la société), à la cité tyrannique.
{214} Autres traductions adoptées pour ce terme « nation » (Kasimirski) et « sociétés » (S. Mazigh).
{215} Le début du verset peut être traduit par : « Qu’il soit formé, parmi vous, une communauté… ».
Cette deuxième lecture ouvre sur le problème lancinant de la formation de groupes consacrés à la
mission religieuse (da‘wa) et à la transmission (tablîgh) des idées qui correspondent, dans leur esprit,
au bien et au mal. Depuis l’époque médiévale, ce point pose un problème pour les Etats en Islam :
quelle est l’identité de ces individus et groupes ? Et comment réagir à la transformation de la plupart
d’entre eux en groupes politiques cherchant à renverser le pouvoir ? Notons que la fonction fut
historiquement institutionnalisée dans le cadre de la « hisba », terme qui contient d’autres acceptions,
notamment économiques, comme la répression des fraudes dans les marchés et leur contrôle. Cette
institution a tendu, petit à petit, à devenir dans les États qui le pratiquent encore, un instrument de
censure, voire de persécution, centré sur les questions de mœurs. Avec la deuxième compréhension
adoptée dans notre texte, l’on comprend que le Coran s’adresse aux fondateurs de l’islam pour leur
signifier qu’ils doivent fonder une communauté inscrite dans des traditions et des conceptions du
bien qui sont connues chez les peuples antérieurs ou couramment admises à leur époque.
{216} Principe théologique fondamental en Islam, né avec l’une des premières écoles de réflexion sur
le dogme, le Mu‘tazilisme, qui en a fait progressivement un principe de sa doctrine globale. Le mot
« ma‘rûf », souvent traduit par « bien » (c’est ce que choisit J. Grosjean), est rendu aussi par « ce qui
est décent » (S. Mazigh), « ce qui est convenable » (D. Masson) ou « le convenable » (J. Berque,
R. Blachère). Quant au mot « munkar », il a été rendu par « mal » (J. Grosjean), « ce qui est
blâmable » (D. Masson, S. Mazigh) et « le blâmable » (J. Berque, R. Blachère). Rappelons que dans
le contexte du verset, le bien est décrit comme étant universellement connu (c’est le sens linguistique
de « ma‘rûf ») et identifiable comme tel par les peuples. Mais dans certaines traditions religieuses
islamiques – notamment contemporaines –, on lui a donné une connotation particulière qui l’a
enfermé dans les pratiques sociales de certains groupes ou le credo défendu par certains théologiens,
à tel point que le terme a perdu toute son épaisseur sémantique et qu’il est devenu l’incarnation d’une
pratique persécutrice, prosélyte et inquisitoriale s’exerçant au nom de la morale et de la religion, et
totalement opposée à ce qui est connu chez les hommes comme étant une bonne conduite.
{217} Il est très difficile de traduire le mot dans ce contexte puisqu’il peut être pris dans un sens
métaphorique. J. Berque propose « archétype » et avoue (op. cit., note p. 291) qu’il s’agit d’une
traduction risquée. J. Grojean propose « Abraham était un modèle », D. Masson opte pour « tout un
peuple », Mazigh choisit : « un modèle parfait de bonté », alors que R. Balchère le rend par
« guide ».
{218} D’après cette compréhension, les Américains, par exemple, sont un peuple formé à partir de
plusieurs nations.
{219} Ces deux notions, actuellement en vogue dans la pensée islamiste et surtout salafiste et jihadiste
sont les piliers de la pensée théocratique de l’État. Shahrour entend les relire à partir du texte
coranique, et monter que ce dernier exhorte à la formation d’un État non religieux. En ce qui
concerne la traduction, la notion de « walâ’ » désigne précisément dans son versant politique le fait
de s’allier avec quelqu’un, de le prendre comme protecteur et de lui faire acte d’allégeance.
L’expression consacrée par la littérature islamiste est « la loyauté et le désaveu ». Certes, l’alliance
présuppose la loyauté, mais cette dernière notion est exprimée par d’autres termes en arabe. Nous
adoptons ici l’expression « alliance et désaveu » tout en rappelant que le mot « alliance » est différent
du thème théologique de l’Alliance établie entre Dieu et les peuples qu’Il a choisis pour leur envoyer
des prophètes ou des messagers. Dans ce sens, ce sont les termes de « mîthâq » ou de « ‘ahd » (pacte)
qui sont utilisés. Il faut savoir que si ces termes ou leurs dérivés se trouvent dans le Coran, ils sont
loin d’être thématisés comme on le voit aujourd’hui dans la littérature théologique et militaire
produite au sein des mouvements jihadistes.
{220} Rajoutons que le même mot a deux sens contraires : le serviteur, allié à un maître, et le maître
lui-même, le protecteur. Voir par exemple en plus des versets cités dans le texte le verset (VIII, 40).
« Mawâlî » a désigné par exemple au début de l’islam les protégés, clients ou affiliés aux Arabes
(notamment parmi les convertis d’origine perse). Mais le terme peut désigner également le
protecteur, le maître, et cela s’applique aussi bien à l’homme qu’à Dieu, comme on le voit dans
plusieurs passages du Coran. Les notions dérivant de cette racine sont tellement complexes qu’on les
trouve dans les registres juridiques (le waliyy par exemple est le tuteur, le responsable légal),
théologique (le waliyy est le saint, d’où walâya, sainteté) ou politique (l’allié, le protecteur, et wilaya,
investiture administrative, charge au sein d’un office du gouvernement).
{221} Al-Zamakhsharî, Asâs al-balâgha (le Fondement de la rhétorique), Beyrouth, Dâr al-kutub
al-‘ilmiyya, 1998, vol. 1, p. 263. Note de l’auteur.
{222} Le texte auquel renvoie Shahrour ici est la charte de Médine, parfois appelée « La constitution
de Médine ». Le document a fait l’objet de nombreux travaux chez les spécialistes du début de
l’islam.
{223} Ce point fait partie des nombreuses réflexions relatives au statut de la femme en islam, et à
partir desquelles Shahrour a bousculé la littérature religieuse dominante, marquée par la misogynie et
le patriarcat. Mentionnons le fait qu’il a cherché à établir théologiquement, en réinterprétant bien des
passages coraniques, la question de l’égalité entre l’homme et la femme au niveau de l’héritage.
{224} Notons que cette analyse est exclusivement fondée sur le vocabulaire coranique, et que son
intérêt majeur réside dans la rectification des compréhensions ultérieures qui ont pris l’évolution du
sens des termes en le projetant a posteriori sur le texte coranique. Notons aussi que dès le
VIIIe siècle, nous constatons une évolution des termes qui a rendu « shâhid », un terme du langage
juridique notamment, signifiant témoin oculaire et auriculaire (le terme a remplacé le sens coranique
de « shahîd »), alors que le mot « shahîd » a commencé à être utilisé pour désigner le sens religieux
de martyr, celui qui meurt pour la cause de Dieu. Les textes de hadith, postérieurs au texte coranique
mais ayant fortement déteint sur sa compréhension, portent les traces de cette évolution sémantique,
gommée par le dogme et la martyrologie qui s’est développée en liaison avec les guerres civiles
(conflit shiite/sunnites) ou dans le cadre de la doctrine de la guerre sainte, défendue par bien des
juristes.
{225} Allusion aux courants islamistes, toutes tendances confondues, qui s’inscrivent dans cette
prétention à revivifier l’islam.
{226} Les interprétations classiques comprennent le verbe « rattala » et le substantif « tartîl » comme
la psalmodie, et les traductions françaises le rendent par « scander », « psalmodier ».