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Publié le 19 juin 2014(Mise à jour le 12/12)

Par André Gounelle

Série “Paul Tillich” (1) : Dans les


tourmentes de son siècle
Dans cette nouvelle série, le théologien André Gounelle propose une introduction
à la pensée de Paul Tillich qui fut un des plus grands théologiens du XXe siècle.

On peut voir au Louvre un tableau de Rembrandt représentant un philosophe


assis à sa table dans une pièce calme et isolée ; à travers une fenêtre, une lumière
qui semble venir du ciel l’éclaire. Il médite à l’abri des bruits et des agitations du
dehors, attentif seulement à l’éternité et à l’intériorité. Cette image du penseur
dans sa tour d’ivoire ne correspond guère à ce qu’ont vécu la plupart des
intellectuels du siècle dernier. Paul Tillich en est un exemple. Les tempêtes de son
temps l’ont fortement secoué et ont aussi fécondé sa réflexion.

La fin d’un monde


Il est né en 1886 en Prusse, dans une famille pastorale. Il fait de brillantes études
en théologie et philosophie. En 1914, jeune pasteur, il part pour le front français à
titre d’aumônier militaire. Il participe aux batailles de Champagne et de Verdun.
La guerre le marque profondément. Il a le sentiment qu’une époque se termine (le
XIXe siècle, dira-t-il, s’est achevé en 1914) et que le monde moral, intellectuel,
spirituel où il avait vécu jusque-là s’effondre. Les dimensions tragiques de
l’existence ne sont plus simplement pour lui un thème intellectuel ; elles
deviennent une expérience personnelle douloureuse. Plus largement, il prend
conscience de l’ampleur et de la gravité de la crise qui, en Europe, mine la
société, la culture et la religion.

Après la guerre, Paul Tillich enseigne dans diverses universités tantôt la


philosophie tantôt la théologie. Il veut contribuer à la mise en place d’une époque
nouvelle. Il plaide pour une Église qui puise dans l’Évangile le courage et la
lucidité de rompre ses compromissions avec la société et l’idéologie dominante de
la période précédente, ce pour quoi luttent également de jeunes théologiens
comme Karl Barth, Rudolf Bultmann et quelques autres. Politiquement, il pense
que l’Europe doit se diriger vers le socialisme, mais pas sous la forme qu’il prend
en Russie. Il essaie de définir les principes d’un « socialisme religieux » qui sache
intégrer la spiritualité biblique, s’en inspirer et ainsi éviter les dérives totalitaires.
Paul Tillich est aussi sensible à l’art, surtout à la peinture ; il y voit une expression
de ce qu’il y a de plus profond dans l’homme et dans le monde.

Fin janvier 1933, Hitler arrive au pouvoir. Dans un livre publié quelques jours
auparavant, Paul Tillich a durement critiqué le nazisme ; dans son université, il a
pris la défense d’étudiants juifs maltraités. Le régime essaie de le rallier, mais
constate vite que c’est impossible. Paul Tillich est révoqué de ses fonctions de
professeur. Il n’a pas (à la différence de Bonhoeffer) de ressources personnelles
ou familiales qui lui permettraient de vivre sans salaire. Quelques universitaires
américains, soucieux du sort de leurs collègues allemands opposés au régime, lui
obtiennent un poste d’abord provisoire, ensuite définitif dans une faculté de
théologie prestigieuse, l’Union Seminary à New York.

Exil américain de Paul Tillich


Le 2 novembre 1933, Paul Tillich débarque, avec sa femme et sa fille, à New York.
Il a quarante-sept ans, il ne sait pas un mot d’anglais. Il découvre des modes de
vie et de pensée très différents de ceux dont il avait l’habitude. Il n’oublie
cependant pas son pays d’origine. Il polémique durement contre un de ses
camarades d’études, Emanuel Hirsch, le seul théologien d’envergure, selon Barth,
à s’être rallié au nazisme (nous avons parlé de leur dispute dans Réforme le 23
février 2012). Il préside une organisation de secours aux réfugiés qui fuient le
nazisme. Il participe à des groupes qui réfléchissent à la construction, dans
l’avenir, d’une Europe démocratique. Il contribue à la « guerre des ondes » par
des messages qu’une radio alliée diffuse en Allemagne. Quand il prend en 1940 la
nationalité américaine, il déclare ne nullement renier ses origines. Il n’entend pas
remplacer le « provincialisme » allemand par un « provincialisme » américain.
Pour reprendre l’expression d’Esaïe 54, « il élargit l’espace de sa tente » encore
plus qu’il ne la déplace.

Paul Tillich a jugé, en fin de compte, bénéfique le rude apprentissage que l’exil lui
avait imposé. Il a dû s’adapter à un nouveau contexte intellectuel, culturel et
politique. Il développe une théologie de la culture attentive à l’existentialisme, à
la psychanalyse et à l’art. Il publie des livres qui ont de l’écho bien au-delà du
cercle des spécialistes ; ainsi Le Courage d’être qui passe pour son chef-d’œuvre
et la Théologie systématique qui expose les fondements de sa pensée. Son
audience ne cesse de grandir aux États-Unis, malgré l’hostilité, parfois vive, des
milieux fondamentalistes et conservateurs. En 1960, il séjourne au Japon ; le
contact vivant avec les spiritualités asiatiques le conduit à s’interroger sur les
rencontres entre religions. Il meurt à Chicago le 22 octobre 1965. Son œuvre est
l’une des plus importantes et des plus stimulantes de la théologie du XXe siècle.

Abraham et les frontières


Selon Paul Tillich, en quittant la maison paternelle et en se mettant en route,
Abraham rejette la religion de la terre et répudie les divinités du lieu, du sang, de
la tribu ou de la nation. Le Dieu d’Abraham « n’est pas un Dieu lié au sol natal,
comme les divinités païennes, mais le Dieu de l’histoire qui entend bénir toutes
les races de la terre ». Les paganismes (dont fait partie le nazisme) privilégient
l’espace jugé « vital » ; la Bible, avec l’annonce du Règne qui vient, privilégie le
temps.
Pour Hirsch, auquel Paul Tillich s’oppose, les frontières sont des limites posées
par Dieu ; elles distinguent des domaines différents, les protègent et évitent des
mélanges perturbateurs ; il faut les respecter. Au contraire, Paul Tillich y voit des
points de passage, de rencontres, d’échanges aussi bien de personnes, d’idées,
d’expériences que de biens matériels. Il ne veut pas les abolir mais les traverser
pour entrer en relation avec les autres et aller vers l’universel. Le mouvement
empêche de se figer et de sacraliser la place qu’on occupe.
À son exil et aux frontières temporelles, géographiques, culturelles, intellectuelles
qu’il a dû franchir, Paul Tillich donne une portée qui va au-delà des circonstances
accidentelles ; son expérience, ses analyses politiques, ses convictions religieuses
se rejoignent dans la conviction de la primauté spirituelle du temps sur l’espace.
A. G.

À lire
Paul Tillich,
une foi réfléchie
André Gounelle
Olivétan
124 p., 14,50 €

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