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Le « bon moment »
Le temps a un aspect quantitatif. On le mesure en heures, jours, mois, années.
Cet aspect, les Grecs le nomment chronos, qui a donné « chronomètre » et
« chronologie ». Le temps a également un aspect qualitatif. Il comporte des
périodes de fécondité, de bonheur, d’inventivité, et d’autres de stérilité, de
malheur et d’accablement ; aux trente glorieuses de naguère succèdent les crises
d’aujourd’hui.
Quantitativement, toutes les heures sont équivalentes, elles ont la même durée
(soixante minutes). Qualitativement, elles ne se ressemblent pas, elles sont
joyeuses ou tristes, vides ou pleines. C’est vrai pour les individus comme pour les
peuples. « L’histoire, écrit Paul Tillich, n’évolue pas selon un rythme régulier…
elle a des hauts et des bas, des périodes de rapidité et de lenteur, de créativité
intense et d’asservissement conservateur à la tradition. » Parmi les événements
qui se produisent, certains ne changent pas grand-chose. D’autres, au contraire,
ont une portée considérable ; ils introduisent de la différence, ils ouvrent des
possibilités nouvelles et engendrent des changements heureux. Pour les désigner,
le grec emploie le mot kairos (au pluriel : kairoi).
Si l’action politique se conduit en fonction d’un but et d’un idéal, elle doit tenir
compte des « temps » et se montrer opportuniste : ni tenter ce qui est souhaitable
mais impossible dans une situation donnée ni manquer les occasions qui se
présentent d’améliorer les choses. L’utopisme et l’immobilisme ont tort l’un et
l’autre. Nous ne sommes pas condamnés au triste, au « il n’y a rien de nouveau
sous le soleil ». Du neuf peut arriver, mais pas n’importe quand, seulement quand
il y a un kairos.
Quand, dans l’évangile de Marc (1,15), Jésus parle pour la première fois, il
déclare : « Le temps (kairos) est venu. » Il annonce qu’il y a du nouveau, qu’avec
et en lui le Royaume de Dieu s’est approché. En Luc 12,56, il appelle ses disciples
à discerner ce kairos, à voir en lui l’intervention décisive de Dieu dans le monde
humain. Si Jésus est le kairos suprême et décisif, il n’est pas le seul. Il existe
d’autres kairoi, subalternes et secondaires, soit auparavant dans l’Ancien
Testament) soit ensuite (comme la Réforme pour les protestants), peut-être aussi
hors de la sphère de la foi biblique. Dieu agit surtout et principalement en Jésus,
mais aussi ailleurs.
Selon Paul Tillich, le kairos, au sens de l’heure de Dieu, est, d’abord, un don. Il ne
dépend pas de nous, nous n’en disposons pas, nous n’avons pas le pouvoir de le
provoquer ou de l’engendrer. À certains moments, le Royaume s’approche ; nous
n’y sommes pour rien ; c’est Dieu qui nous l’envoie.
Enfin, souligne Paul Tillich, Jésus déclare que « le royaume de Dieu s’est
approché », et non qu’il est là, qu’il est arrivé et qu’il n’y a rien d’autre à
attendre. Le verbe approcher indique à la fois une proximité et une distance. Le
kairos introduit dans notre histoire une réalité nouvelle, mais toujours partielle,
inachevée ; il ne met pas un point final ni n’apporte du parfait et du définitif. Si
Dieu s’approche de nous dans un kairos, grand ou petit, il se situe toujours au-
delà. Son action ne le fige ni ne nous fige. Elle nous envoie plus loin ; elle nous
met en mouvement et nous oriente vers un avenir, vers un nouveau kairos.
À lire
Paul Tillich,
une foi réfléchie
André Gounelle
Olivétan
124 p., 14,50 €.