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Publié le 31 juillet 2014(Mise à jour le 12/12)

Par André Gounelle

Série “Paul Tillich” (7) : Notre


temps et le temps de Dieu
Dans le déroulement des journées et des années arrivent des moments où le
temps prend une épaisseur particulière, c’est celui où il se passe quelque chose,
le Nouveau Testament l’appelle kairos. Jésus est le kairos de Dieu, il est à la fois
un don et une exigence.

Pris dans les agitations et bouleversements du XXe siècle, en débat avec le


marxisme, Paul Tillich a beaucoup réfléchi sur l’histoire. Elle est, écrit-il, « le
problème de notre époque ». Il ne s’agit pas de l’histoire ancienne, mais de
l’histoire présente, de ce qui se passe et se joue aujourd’hui dans le monde. Quel
sens donner aux événements que l’on vit ? Paul Tillich analyse dans de petits
articles l’actualité politique, culturelle et spirituelle (il ne sépare pas ces trois
aspects) et propose dans des écrits plus importants une réflexion philosophique et
théologique sur le temps historique.

Le « bon moment »
Le temps a un aspect quantitatif. On le mesure en heures, jours, mois, années.
Cet aspect, les Grecs le nomment chronos, qui a donné « chronomètre » et
« chronologie ». Le temps a également un aspect qualitatif. Il comporte des
périodes de fécondité, de bonheur, d’inventivité, et d’autres de stérilité, de
malheur et d’accablement ; aux trente glorieuses de naguère succèdent les crises
d’aujourd’hui.

Quantitativement, toutes les heures sont équivalentes, elles ont la même durée
(soixante minutes). Qualitativement, elles ne se ressemblent pas, elles sont
joyeuses ou tristes, vides ou pleines. C’est vrai pour les individus comme pour les
peuples. « L’histoire, écrit Paul Tillich, n’évolue pas selon un rythme régulier…
elle a des hauts et des bas, des périodes de rapidité et de lenteur, de créativité
intense et d’asservissement conservateur à la tradition. » Parmi les événements
qui se produisent, certains ne changent pas grand-chose. D’autres, au contraire,
ont une portée considérable ; ils introduisent de la différence, ils ouvrent des
possibilités nouvelles et engendrent des changements heureux. Pour les désigner,
le grec emploie le mot kairos (au pluriel : kairoi).

Si l’action politique se conduit en fonction d’un but et d’un idéal, elle doit tenir
compte des « temps » et se montrer opportuniste : ni tenter ce qui est souhaitable
mais impossible dans une situation donnée ni manquer les occasions qui se
présentent d’améliorer les choses. L’utopisme et l’immobilisme ont tort l’un et
l’autre. Nous ne sommes pas condamnés au triste, au « il n’y a rien de nouveau
sous le soleil ». Du neuf peut arriver, mais pas n’importe quand, seulement quand
il y a un kairos.

Un don, une exigence


Ce terme de kairos s’applique à la présence et à l’action de Dieu. Elles n’ont pas
toujours la même puissance ni la même intensité. Il y a des périodes de stagnation
et de disette où la parole de Dieu est « rare » (1 S 3,1) et d’autres, au contraire,
les kairoi, où elle fait irruption avec vigueur, remue les choses, mobilise les gens
et les oriente vers du nouveau.

Quand, dans l’évangile de Marc (1,15), Jésus parle pour la première fois, il
déclare : « Le temps (kairos) est venu. » Il annonce qu’il y a du nouveau, qu’avec
et en lui le Royaume de Dieu s’est approché. En Luc 12,56, il appelle ses disciples
à discerner ce kairos, à voir en lui l’intervention décisive de Dieu dans le monde
humain. Si Jésus est le kairos suprême et décisif, il n’est pas le seul. Il existe
d’autres kairoi, subalternes et secondaires, soit auparavant dans l’Ancien
Testament) soit ensuite (comme la Réforme pour les protestants), peut-être aussi
hors de la sphère de la foi biblique. Dieu agit surtout et principalement en Jésus,
mais aussi ailleurs.

Selon Paul Tillich, le kairos, au sens de l’heure de Dieu, est, d’abord, un don. Il ne
dépend pas de nous, nous n’en disposons pas, nous n’avons pas le pouvoir de le
provoquer ou de l’engendrer. À certains moments, le Royaume s’approche ; nous
n’y sommes pour rien ; c’est Dieu qui nous l’envoie.

La kairos est, ensuite, une exigence : le don s’accompagne d’un commandement.


Après avoir proclamé la venue du kairos, Jésus ajoute : « Convertissez vous et
croyez. » (Mc 1,15). Le kairos est une offre qu’il nous appartient de saisir. Si les
êtres humains ne peuvent pas sans l’aide de Dieu parvenir au Royaume, Dieu
n’agit jamais sans eux. Il nous demande de nous engager au service du Royaume
et de contribuer à la venue de son règne. Que nous ne puissions pas tout faire ne
signifie pas que nous n’ayons rien à faire.

Enfin, souligne Paul Tillich, Jésus déclare que « le royaume de Dieu s’est
approché », et non qu’il est là, qu’il est arrivé et qu’il n’y a rien d’autre à
attendre. Le verbe approcher indique à la fois une proximité et une distance. Le
kairos introduit dans notre histoire une réalité nouvelle, mais toujours partielle,
inachevée ; il ne met pas un point final ni n’apporte du parfait et du définitif. Si
Dieu s’approche de nous dans un kairos, grand ou petit, il se situe toujours au-
delà. Son action ne le fige ni ne nous fige. Elle nous envoie plus loin ; elle nous
met en mouvement et nous oriente vers un avenir, vers un nouveau kairos.

Les manifestations du Royaume de Dieu


En 1918, Tillich est convaincu de vivre un kairos, un moment où quantité de
possibilités s’ouvrent pour la société et la religion. Ce kairos aboutit à un échec
avec la montée du nazisme et la Seconde Guerre mondiale. Si le surgissement
d’un nouveau était envisageable en 1918, il n’en va pas de même en 1945.
L’antagonisme des deux blocs verrouille le monde et la guerre froide stérilise
toute velléité de changement. En 1964, avec prudence, Tillich se demande si un
nouveau kairos n’est pas en train de s’amorcer. Quelques signes portent à le
penser : le recul du racisme, la décolonisation, l’ouverture grandissante des
chrétiens (même du pape, précise Tillich) au dialogue interreligieux, la
réconciliation entre la France et l’Allemagne, l’amélioration des relations entre
catholiques et protestants.
De telles évaluations sont toujours discutables et périlleuses. Tillich le sait, mais
cela ne diminue en rien sa conviction que dans des moments privilégiés, les
kairoi, le Royaume de Dieu se manifeste dans l’histoire de l’humanité. Il pousse à
des actions concrètes, leur donne un sens spirituel et les soumet à une norme. Le
kairos central se manifeste dans des kairoi particuliers. Toutefois, il surmonte
tous les kairoi particuliers, il appelle à les dépasser, il interdit de les absolutiser
sans, pour cela, diminuer l’exigence d’engagement dont ils sont les porteurs.
A. G.

À lire
Paul Tillich,
une foi réfléchie
André Gounelle
Olivétan
124 p., 14,50 €.

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