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Philon d'Alexandrie et le judaïsme antique

François Villeneuve dans mensuel 23


daté mai 1980 -

Incompris, redoutés, persécutés parfois pour leur étrange religion, les juifs de l'Antiquité
n'eurent jamais ieur place à part entière dans Je monde gréco-romain. Un grand intellectuel
juif de formation grecque, contemporain du Christ, tenta bien de réduire le fossé entre juifs et
non-juifs, mais la montée des affrontements laissait peu de chances à ses efforts.

« C'est vous, ces gens qui haïssent les dieux, qui n'admettent pas que je suis dieu quand chez
tous les autres on reconnaît que je le suis, et qui croyez en celui que vous ne savez
nommer [1] ? » Un beau jour de l'an 40 de notre ère, dans les jardins de Mécène à Rome,
l'empereur Caligula, passablement fou, accueille par ces mots une digne ambassade de
notables juifs d'Alexandrie.

Au milieu de l'hilarité des courtisans, l'empereur demande ensuite à brûle-pourpoint à ses


hôtes : « Pourquoi vous abstenez-vous de manger du porc ? » et écoute à peine leur sage
réponse sur la diversité des coutumes humaines ; puis il feint de s'intéresser à leurs
revendications, tout en accordant son attention aux préparatifs d'une quelconque fête. Il les
congédie enfin, glissant à son entourage : « Ces gens sont moins méchants que malheureux et
sots. »

Orthodoxe ou hérétique?

Les cinq respectables ambassadeurs juifs, stupéfiés par la scène, voyaient ainsi confirmé ce
qu'ils pressentaient déjà : l'instabilité de Caligula, et son hostilité aux juifs. Or l'affaire était
grave, car les nombreuses communautés juives de la Diaspora connaissaient depuis de longs
mois une situation d'affrontement violent avec les non-juifs et les autorités romaines,
particulièrement à Alexandrie. Le chef de l'ambassade, un certain Philon, juif alexandrin
célèbre comme homme politique et philosophe, se trouvait ainsi amené à affronter sur le
terrain politique la question des relations entre les juifs et le monde gréco-romain, qu'il avait
passé sa vie à étudier comme penseur et théologien.

Philon d'Alexandrie est à peu près le contemporain de Jésus et de saint Paul. Mais à la
différence de ces deux illustres juifs, inaugurateurs d'une religion nouvelle, il arrive au terme
d'un courant religieux qui ne lui survivra guère : le judaïsme hellénistique. D'où sa postérité
bizarre : ce juif orthodoxe fut complètement négligé par la tradition rabbinique, alors que ses
œuvres traversaient les siècles grâce à l'intérêt que lui portaient les érudits chrétiens persuadés
d'y voir une première approximation de philosophie chrétienne.

Philon a suscité de longue date une masse de commentaires, à la mesure de son œuvre
volumineuse. Œuvres de personnalités aussi diverses que le cardinal Daniélou [2] et...
Édouard Herriot [3], les études ont porté surtout sur son œuvre « philosophique », analysée
tantôt comme une simple paraphrase grecque de la loi juive, tantôt au contraire comme
l'œuvre maîtresse d'un judaïsme « universaliste » largement influencé par les tendances
dominantes de ce Ier siècle méditerranéen : platonisme, cultes à mystères, orphisme; bref, un
judaïsme quasi hérétique, beaucoup plus grec que juif, et bien proche de ce qui allait être le
christianisme.
La réalité est différente : Philon répond à un besoin, celui des millions de juifs de langue
grecque, confrontés aux idées et à la religiosité du monde gréco-romain, de voir expliquée de
façon moderne la loi à laquelle ils étaient fermement attachés.

Or ce genre d'expérience, venant après trois siècles d'hellénisme juif, connaît avec Philon son
apogée. Mais elle fait long feu, minée par les affrontements de la seconde moitié du Ier siècle :
révoltes juives un peu partout, guerre des Romains contre les juifs en Judée en 70 ap. J.-C,
destruction du temple de Jérusalem, et reprise en main du judaïsme par les milieux
rabbiniques de langue araméenne, aux antipodes d'un Philon. Il est dès lors tentant de voir eh
Philon d'Alexandrie le symbole du juif riche de la diaspora, « assimilé », acquis à la culture
grecque et à la collaboration avec le pouvoir romain, par opposition aux masses juives peu
hellénisées, nationalistes, rétives à l'oppression politique comme aux déviations religieuses,
finalement matées par les troupes romaines mais victorieuses dans le judaïsme.

Cette vision est simpliste en ce qu'elle néglige l'hellénisation profonde de l'ensemble des juifs
du Ier siècle de notre ère aussi bien que l'attachement essentiel de Philon à la lettre de la loi
juive. Mais elle nous fait entrevoir une réalité : au milieu du Ier siècle les grands notables de
la Diaspora, comme Philon, proches des milieux dirigeants de l'Empire, acquis à une présence
ouverte du judaïsme dans le monde gréco-romain, sont en porte-à-faux car l'époque est aux
émeutes raciales, aux pogroms, aux tentatives impériales d'en finir avec l'agitation juive.

La New York antique

Philon semble être né aux alentours de 20 avant notre ère, parmi les juifs d'Alexandrie. Si
j'osais, je comparerais l'Alexandrie de l'époque à la New York d'aujourd'hui, tant pour
l'importance de la ville dans le monde que pour la place tenue par sa communauté juive.
Fondée par Alexandre le Grand, capitale du royaume des Ptolémée pendant trois siècles,
première ville (et port) du bassin oriental de la Méditerranée et résidence du préfet romain de
l'Égypte au Ier siècle, populeuse, commerçante et cosmopolite, Alexandrie était aussi, tout
bonnement, une cité grecque. C'est-à-dire que sur le million d'habitants qui, semble-t-il, y
vivaient, nous trouvons d'un côté les citoyens, considérés comme grecs, jouissant du droit
d'administrer la ville, dispensés de payer l'impôt sur les personnes (laographia) ; de l'autre
côté diverses communautés de statut inférieur, dont les plus mal placés étaient les Égyptiens -
sans parler des esclaves.

Et les juifs? Ils n'étaient à Alexandrie ni des nouveaux venus ni un petit groupe opprimé.
Rappelons que la « diaspora », l'émigration des juifs hors de la Palestine, vers tout le pourtour
du bassin méditerranéen et vers la Mésopotamie, la Perse, etc., avait commencé au moment de
l'exil à Babylone (VIe siècle av. J.-C.) et s'était poursuivie sans discontinuer depuis lors. Au Ier
siècle, la majorité des juifs, plusieurs millions semble-t-il, vivaient en Diaspora et non en
Palestine. Ils étaient « une foule dans chaque cité de l'Asie et de la Syrie » écrit Philon, et un
passage des   nous les montre établis en « Parthie, Médie, Élam, Mésopotamie, Cappadoce,
Pont, Asie, Phrygie, Pamphylie, Égypte, Cyrénaïque, Rome, Crète, Arabie »...

A Alexandrie même, les juifs étaient présents de longue date. Une légende chrétienne tardive
[4] nous montre Alexandre le Grand rapportant à Alexandrie les ossements du prophète
Jérémie pour préserver le site des serpents et des crocodiles! Peut-être certains juifs avaient-ils
combattu dans les troupes macédoniennes au IVe siècle av. J.-C. gagnant ainsi pour leur
postérité à Alexandrie le droit de cité et le titre de « Macédoniens » qu'on retrouve sur des
papyrus juifs du Ier siècle. Ptolémée Ier (IVe siècle av. J.-C.) amena en Égypte de nombreux
prisonniers de guerre de Palestine (100 000 ?). L'immigration juive à Alexandrie n'était
toujours pas tarie au Ier siècle de notre ère, puisque l'empereur Claude tentait d'y mettre un
frein en interdisant les arrivées de juifs de Syrie et de la campagne égyptienne.

D'après Philon  [5] les juifs étaient alors un million en Égypte, soit environ le huitième de la
population. A Alexandrie leur proportion atteignait peut-être 30 à 40 pour 100 des habitants !
Sur les cinq quartiers de la ville, ils avaient notamment le quartier n°4, assez à l'écart, au-delà
du port, mais ce n'était pas un ghetto : Philon nous dit que les juifs occupaient en fait deux
quartiers sur cinq et que leurs synagogues étaient répandues dans tous les secteurs. Ils
exerçaient toutes les professions, depuis la banque et le grand commerce jusqu'à l'artisanat et -
dans les campagnes - l'agriculture, en passant par l'armée.

« A Alexandrie, [...] la supériorité de la langue grecque et des façons de vivre grecques
allaient sans dire », nous rappelle le grand historien Arnaldo Momigliano [6] ; mais, en même
temps, « les juif [9] demeuraient fondamentalement convaincus de la supériorité de leurs
croyances et de leur mode de vie et luttaient pour les conserver ». Quel paradoxe ! Or en
suivant la carrière et l'œuvre de Philon on s'aperçoit que ces deux réalités ont pu longtemps ne
pas apparaître comme contradictoires.

Philon d'Alexandrie portait un nom grec, sa langue (et celle de son œuvre) était le grec. Rien
de plus banal pour un juif de Diaspora, surtout à Alexandrie. J'ai pu montrer, à partir d'un
large échantillon de noms portés par des juifs, sur des papyrus allant du début de la période
romaine en Égypte (30 av. J.-C.) au début du IIe siècle ap. J.-C., que 53 pour 100 des juifs
d'Égypte portaient des noms grecs ; loin d'être utilisés seulement par les riches et les « pro-
Romains », ces noms étaient en usage dans toutes les catégories sociales et on les trouve
même portés par des chefs de révoltes juives, comme Artemion et Andréas, leaders des
émeutiers juifs de Chypre et de Cyrénaïque en 115 de notre ère.

Quant au grec, c'était bel et bien la langue de tous les juifs de la Diaspora méditerranéenne.
Même en Palestine, à côté de l'araméen et de l'hébreu (langue cultuelle), le grec n'était pas
inconnu, comme en témoignent les inscriptions des ossuaires de Jérusalem. C'était le grec
commun, la koïnè, et non un dialecte judéo-grec (préfiguration du yiddish ou du ladino...)
comme on le croyait encore au XIXe siècle. Philon d'Alexandrie savait-il en outre l'hébreu ?
Non, selon toute vraisemblance, et il n'en avait pas besoin. Depuis plus d'un siècle les juifs
d'Égypte, qui ne parlaient que grec, disposaient d'une traduction vénérable de la Bible, dont ils
se servaient exclusivement : la traduction des Septante, élaborée en plusieurs décennies, aux
IIIe et IIe siècles avant notre ère.

Au IIe siècle, un texte juif, la Lettre d'Aristée à Philocrate, qui se présentait artificiellement
comme une lettre adressée par un haut fonctionnaire non-juif à son frère, avait fixé une fois
pour toute la légende de cette traduction des Septante et établi son caractère inspiré et son
identité supposée parfaite avec le texte hébreu : le roi d'Égypte Ptolémée Philadelphe, au
début du IIIe siècle, inspiré par son bibliothécaire Démétrios de Phalère, aurait demandé à
soixante-douze sages juifs (six pour chacune des douze tribus), venus de Palestine pour
l'occasion, excellents connaisseurs de l'hébreu et du grec, de procéder à la traduction, avec
l'autorisation du grand-prêtre de Jérusalem.

Version des faits hautement mythique : les non-juifs ne portaient en fait aucun intérêt à la
Bible, et la traduction était loin d'être parfaite. Elle entraînait même des contresens graves :
l'un des noms hébraïques de Dieu, Elohim, forme plurielle en hébreu, était traduit par endroits
en grec par « les dieux » : Philon d'Alexandrie comprenait alors un passage de l'Exode comme
signifiant: « Tu ne blasphémeras pas les dieux [7]» et s'appuyait là-dessus pour prôner une
certaine tolérance juive du paganisme [8] !

Malgré ces imperfections graves, le judaïsme alexandrin, plus largement le judaïsme


hellénistique, tenait la Septante pour un texte inspiré et en avait fait la base textuelle de sa
religion. Philon, comme toute la littérature juive de langue grecque avant et après lui, fondait
ses réflexions sur ce texte.

Abraham, Agar et Sarah

La place occupée par Philon d'Alexandrie tient à sa double formation, grecque et juive,
approfondie dans les deux directions, à cause de sa situation sociale.

Philon ne semble pas avoir été lui-même citoyen romain ni avoir exercé de charges
administratives au plus haut niveau. Mais son frère, Caïus Julius Alexander, citoyen romain,
gros propriétaire foncier, était peut-être le plus riche juif d'Alexandrie : c'est lui qui offrit
l'argent et l'or destinés à recouvrir les portes du nouveau Temple de Jérusalem. Lié
financièrement à la dynastie hérodienne de Judée, favori un temps de la princesse romaine
Antonia, épouse de Drusus (le frère de l'empereur Tibère), il fut aussi, avec le titre
d'alabarque, l'un des principaux magistrats de la puissante communauté juive d'Alexandrie. Le
fils de ce personnage, Tiberius, neveu de Philon, alla plus loin dans la coopération avec Rome
: préfet d'Égypte en 66 ap. J.-C, il fut chef d'état-major de Titus en Judée lors de la guerre
menée par les Romains contre la grande révolte juive de 66-70... Un autre neveu de Philon,
Marcus Julius Alexander, commerçait avec l'Inde et l'Arabie, en relation avec des firmes
grecques.

Avec une telle famille, Philon se trouvait donc au sommet de la communauté juive
d'Alexandrie, dans la catégorie de ceux qu'il appelle les poristaï, bailleurs de fonds et
détenteurs de capitaux, dont la fortune se situait bien au-dessus de celle de tous les autres
juifs, armateurs, commerçants, artisans, paysans. Or les juifs d'Alexandrie, comme des autres
villes de la Diaspora, étaient organisés dans un cadre structuré (politeuma), avec des droits
précis : même régime pénal que les citoyens grecs (à la différence des Égyptiens) ; tribunaux
propres aux juifs pour leurs affaires internes, religieuses notamment ; exemption de l'impôt
sur les personnes. L'ensemble était dominé et officiellement représenté par quelques
puissantes familles comme celle de Philon.

Philon lui-même semble avoir vécu, par conviction, sur un pied assez modeste. Selon une
tradition peut-être digne de foi, son épouse déclarait ne vouloir d'autres parures que les vertus
de son mari... Toujours est-il que la position sociale de Philon lui valut l'accès à une éducation
grecque complète, dont il fait état dans ses traités : bon connaisseur de Platon et des stoïques
qu'il admirait, il n'ignorait pas non plus les sophistes, sceptiques et cyniques, dont il rejetait
les théories.

Philosophe grec de formation, Philon était tout autant un juif pratiquant : respectueux de la
lettre des commandements, fréquentant les réunions cultuelles à la synagogue, où le
commentaire des versets du Pentateuque que l'on faisait après lecture des textes sacrés a servi
de base à son œuvre écrite, il admirait aussi la secte juive des Thérapeutes, ces « moines »
retirés par exemple sur les bords du lac Maréotis près d'Alexandrie où, dans l'isolement, ils
vivaient communautai-rement une vie de contemplation.
A l'instar des Thérapeutes, Philon pratique le commentaire allégorique de l'Écriture, méthode
systématique qui lui permet d'éclairer le texte du Pentateuque par des notions « actuelles »
dans le monde du Ier siècle. Les récits et les figures bibliques sont prises comme des allégories
de vérités supérieures que la sagesse divine nous communique. Un exemple : parmi les
femmes d'Abraham, Agar symbolise pour Philon l'esprit qui s'en tient à une éducation banale,
à la tradition scolaire, bref à la sagesse grecque tant qu'elle n'est pas éclairée par la Révélation.
Sarah, au contraire, représente l'esprit sur le chemin du vrai absolu.

Philon se définit comme un disciple de Moïse et, de fait, l'essentiel de son œuvre est
commentaire textuel de la Thora. Mais il avance une idée révolutionnaire dans le judaïsme : la
loi juive n'est pas autre chose que la « loi naturelle » du monde puisqu'elle exprime ce qui
plaît à Dieu. S'adressant aux milieux cultivés juifs et aux non-juifs susceptibles d'être gagnés
au judaïsme, Philon, s'aidant de l'image des religions à « mystères », présentes à tous les
Alexandrins qui connaissaient bien les « mystères » de Dionysos-Sarapis, explique le
judaïsme tout entier comme un « mystèr e», au sens religieux : le sage, le « myste » partant
des connaissances humaines effectue une migration vers Dieu, grâce à la sagesse puisée dans
le respect de la loi juive ; il connaît ainsi une initiation qui le mène au monde intelligible dont
la clef est le gouvernement divin, que l'on ne peut qu'approcher car il est transcendant. La
migration d'Abraham est évidemment l'allégorie de cette migration spirituelle.

Les commentateurs chrétiens ont, bien sûr, voulu voir dans cette philosophie philonienne une
sorte de préfiguration du christianisme. En fait cela n'a concrètement rien à voir : Philon
rejette absolument les errements des allégoristes radicaux qui estiment que tout dans la loi
n'est que symbole, donc que les prescriptions juives sont à abandonner. Ainsi feront les
responsables de la première Église chrétienne, lors du « concile » de Jérusalem (48 ap. J.-C),
quand ils dispenseront leurs prosélytes de la circoncision et de la quasi-totalité des
prescriptions du judaïsme.

Repos sabbatique

Rien de tel chez Philon, comme dans la vie concrète des juifs dans leur grande masse :
l'observance de la loi est impérative, et elle est effective. Philon condamne ainsi les mariages
mixtes entre juifs et gentils (non-juifs), qui, de fait, étaient fort rares. La circoncision, que
l'empereur Hadrien fera assimiler à la castration, est pratiquée par tous les juifs en Diaspora ;
inversement certains apostats s'affublaient de prépuces postiches pour bien marquer leur
conversion. Dernier exemple : le repos du shabbath, pratique aberrante aux yeux des païens,
est scrupuleusement respecté. En témoigne la fréquence du nom Sambathaïos dans les
papyrus juifs, - de loin le nom juif le plus fréquent - donné aux enfants qui naissaient le
samedi, jour du shabbath. Seuls les « craignant Dieu », séduits par le judaïsme mais pas
encore convertis, étaient dispensés du gros des prescriptions mosaïques.

Nous ne pouvons dès lors que rejeter les conclusions hâtives d'auteurs comme Pierre Lévêque
qui oppose schématiquement juifs de Palestine (à l'hellénisation « superficielle ») et juifs de la
Diaspora qui auraient renoncé « à certaines des pratiques les plus absurdes (sic) de leur
religion [9] ».

Des commentateurs peu soucieux des sources autres que l'œuvre de Philon se sont aussi
appuyés sur son œuvre pour montrer que les juifs avaient été pris dans le grand courant
« syncrétiste » de mélange des cultes et des sagesses et d'unification du sacré qui d'une
certaine façon caractérise cette période. Ainsi a-t-on cru que l'œuvre de Philon manifestait une
tendance du judaïsme alexandrin à devenir une religion à mystères. Les travaux menés
aujourd'hui sous l'impulsion de Michel Meslin [10] amènent à douter de la validité réelle de
cette notion de « syncrétisme ».

Philon vise à construire une philosophie juive, non à fondre le judaïsme dans la philosophie
grecque. Au IIe siècle, on verra des penseurs païens aux idées larges, tels que Celse, expliquer
qu'au fond tous les dieux se valent et sont, sous des noms divers, l'expression d'un même
divin. Philon au contraire met les points sur les i : les dieux païens sont des approximations du
divin. Pour arriver à la connaissance du vrai Dieu, il faut en passer par la pratique de la loi. Il
n'est donc pas question de pouvoir nommer Dieu, toujours désigné par des périphrases
(« maître », « puissant ») ni de le représenter.

Traditionalisme? Pas du tout. Philon contribue, après le livre de la Sagesse (Ier siècle av. J.-C),
avant l'Apocalypse grecque de Baruch (IIe siècle ap. J.-C.) et la littérature talmudique, à faire
évoluer les conceptions juives sur l'immortalité: partie de l'idée d'une rétribution collective
des justes et des méchants, la pensée religieuse juive parvient avec lui à la notion
d'immortalité individuelle des âmes vertueuses. Quelques inscriptions funéraires, telle
l'épitaphe de la juive Regina à Rome, nous montrent que sur ce point encore Philon ne se
livrait pas à des élucubrations d'intellectuel hellénisé et coupé de son peuple mais exprimait le
vécu des croyances judaïques. Plus généralement, Philon distingue soigneusement dans le
judaïsme la « loi » (intangible) et la « coutume », que l'on peut critiquer et qui évolue en
fonction du milieu.

Une patrie en Diaspora

Peut-être le premier des philosophes juifs, Philon d'Alexandrie est aussi l'homme qui dans son
œuvre et dans sa carrière a manifesté le mieux le double attachement des juifs de la Diaspora
antique à leur ville et à la terre d'Israël. Il répète à loisir qu'Alexandrie est sa « patrie » et la
Palestine sa « métropole ».

Que les juifs fussent acculturés et se sentissent chez eux dans les villes où ils habitaient en
Diaspora, les exemples n'en manquent pas. Certains noms de personne doubles gréco-
hébraïques, attestés dans les inscriptions, tels que Théodore-Samuel ou Straton-Isaac,
témoignent chez ceux qui les portaient d'un sentiment de double appartenance au judaïsme et
au monde gréco-romain. En Égypte le nom Simon, le seul à être, par hasard, à la fois grec
(Simon) et juif (Shim'on), était objet de prédilection : 5 pour 100 des juifs le portaient.

Dans la sphère de ce que Philon désigne comme la « coutume » et qui n'était pas absolument
soumis à la tradition juive, les comportements grecs chez les juifs étaient fréquents. De longue
date, des juifs et des Alexandrins étaient associés en affaires. Des juifs d'Égypte pratiquaient
le prêt à intérêt, en contradiction avec le Pentateuque [11]. Les femmes juives d'Alexandrie
avaient besoin d'une tutelle masculine pour passer contrat, pratique conforme à la loi grecque,
non à la tradition juive. En matière de divorce, alors que le judaïsme traditionnel ne permettait
qu'au mari de répudier son épouse, nous pouvons lire sur un papyrus de 13 av. J.-C. :
« Apollonia et Hermogénès [tous deux juifs] consentent à se séparer l'un de l'autre et à
rompre le mariage qu'ils avaient contracté. » Le divorce par consentement mutuel, conforme
à la loi locale, était donc pratiqué par les juifs.

Attachement à la « patrie » de la Diaspora, attachement aussi et surtout à la communauté juive


locale. Celle-ci, active, régulièrement réunie dans les synagogues, assez fermée du fait de
l'endogamie et des conditions strictes imposées aux prosélytes, avait sa vie et ses fêtes
propres. A Alexandrie la communauté célébrait annuellement à Pharos la commémoration de
la fameuse traduction des Septante [12].

Les liens des communautés de la Diaspora avec leur « métropole » (mot qui n'a ici aucun sens
institutionnel) étaient des plus étroits. Le judaïsme restait une religion nationale centrée sur le
Temple de Jérusalem jusqu'à sa destruction définitive par Titus en 70 de notre ère. Le Temple,
que Philon vit au cours de ses voyages à Jérusalem, occupe dans son œuvre une grande place,
allégorie de cet autre temple qu'est le monde tout entier. Par le pèlerinage au Temple, les juifs
de partout avaient un contact physique avec la terre d'Israël. Le chiffre de 2 700 000 pèlerins
par an, avancé par Flavius Josèphe [13], est invraisemblable mais donne cependant idée du
grand nombre de pèlerins qui se pressaient chaque année à Jérusalem.

Pour les juifs d'Alexandrie et d'ailleurs, le pèlerinage n'était pas le seul lien avec la Palestine :
ils payaient aussi un tribut. Au reste, les dirigeants du judaïsme palestinien veillaient à ce que
l'unité des pratiques juives de par le monde ne se défit pas : en 124 av. J.-C. une lettre des
dirigeants de Jérusalem adressée aux juifs d'Égypte les informait de l'institution de la fête
commémorant la purification du Temple : Hannoukah.

Bref, pour un peuple juif dont la mobilité à l'époque est bien illustrée par les voyages de saint
Paul et de Barnabé, le cœur du judaïsme était à Jérusalem.

Alexandrins ou juifs d'Alexandrie ?

Philon le juif, dans ce cadre, apparaît comme l'expression intelligente et ouverte, novatrice,
d'un judaïsme sûr et orthodoxe. Mais les événements survenus au Ier siècle ap. J.-C. allaient le
mettre, lui le notable proromain, dans une situation difficile et le rejeter, pour la postérité de
son œuvre, hors du judaïsme officiel.

Les juifs avaient bénéficié dans le monde hellénistique de statuts divers, selon les royaumes et
les villes, mais qui en gros leur garantissaient la liberté de culte et une certaine autonomie
communautaire. César puis Auguste unifièrent ce statut, déclarant le judaïsme « religion
licite », ce qui reconnaissait aux coreligionnaires de Philon la liberté de culte et les dispensait
du culte impérial, l'autorité romaine protégeant éventuellement les communautés juives contre
les rancœurs de leurs voisins.

Cette situation se dégrada rapidement. Pour le saisir, il faut bien voir que les juifs, malgré les
efforts explicatifs et apologétiques de Philon et d'autres (l'historien Flavius Josèphe prendra le
relais à la fin du Ier siècle de notre ère), restaient mystérieux. Pour un Alexander Polyhistor,
écrivain païen du Ier siècle av. J.-C. qui écrivit un Sur les juifs bien documenté, combien
d'écrivains grecs et romains divaguaient dès qu'il s'agissait des juifs !

Ainsi Plutarque, s'interrogeant fort sérieusement: « Les juifs s'abstiennent-ils de manger du


porc parce qu'ils vénèrent cet animal ou parce qu'ils le détestent ? [14] » Le même soutenait
que le dieu juif était Dionysos, car Dionysos était Adonis, et Adonis était mort tué par un
sanglier, ce qu'il mettait en rapport avec l'abstinence de porc chez les juifs !

Sur le terrain, à Alexandrie notamment, se développait un antisémitisme réel, aux


consonances parfois modernes: « Garde-toi des juifs », tel est le conseil donné à quelqu'un qui
cherche un prêteur, sur un papyrus. On se défie de ces communautés fermées, aux usages
incroyables, et on leur en prête d'autres, fantasmatiques. Partout est mise en avant l'agressivité
intolérante des juifs contre les religions en place.

Bref le païen ne reconnaît du juif que le côté négatif de sa religion. Des légendes
désobligeantes naissent sur l'origine des juifs d'Egypte : l'Égyptien Manéthon en fait les
descendants soit des Hyksos (envahisseurs asiatiques de l'Égypte à la fin du Moyen Empire),
soit d'un groupe de lépreux... Le développement incessant de la population juive d'Alexandrie
paraît menaçant aux Grecs de la ville qui multiplient les pétitions à l'empereur pour protester :
une première sous Auguste, plus tard les Actes des martyrs alexandrins, connus par les
papyrus, qui insistent sur tout ce que les bons Alexandrins ont à souffrir des juifs.

Depuis longtemps, « les affrontements entre [les juifs] et les Grecs [d'Alexandrie] étaient
incessants et les magistrats avaient beau sévir chaque jour contre de nombreux représentants
des deux communautés, les émeutes repartaient de plus belle [15] ». Sur le plan institutionnel
le débat tourne autour du droit des juifs à la citoyenneté. Malgré les affirmations réitérées de
Philon et de Josèphe, défenseurs des droits des juifs devant l'opinion romaine, il est évident,
d'après toutes les sources, que les juifs n'avaient pas, sauf exception, le droit de cité ; leur
statut était donc inférieur à celui des « citoyens ».

Outre les offensives diplomatiques pour obtenir des empereurs l'assimilation juridique aux
citoyens, ce qui fut le travail de Philon, les juifs d'Alexandrie tentaient de frauder. Les uns
réussissaient à se faire inscrire sur les listes des gymnases - lieux des réunions sportives et
culturelles des citoyens -, ce qui leur donnait quelque apparence de citoyenneté. Un papyrus
nous montre un Elenos, qui se flatte de son éducation grecque et se dit fils d'un citoyen
alexandrin, se déclarer « Alexandrin » pour échapper à un impôt. Mais le scribe, impitoyable,
biffe « Alexandrin » et marque « Juif d'Alexandrie ».

« Comme des bestiaux »

A la fin des années trente, les événements se précipitent. Le roi juif Agrippa Ier, de la dynastie
hérodienne de Palestine, passe en 38 à Alexandrie. Il s'affiche dans les gymnases, ce qui
déchaîne chez les Grecs dérision et parodie. Les juifs demandent à Flaccus, préfet d'Égypte,
d'intervenir, mais le préfet, fortement antisémite, déclenche alors une persécution d'une
violence rare, profitant de ce que règne à Rome l'empereur Caligula, grand amoureux des
Grecs et circonvenu par des émissaires antisémites d'Alexandrie.

Les synagogues sont mises à sac, la grande synagogue profanée par l'installation d'une statue
de Caligula. Flaccus veut contraindre les juifs à pratiquer le culte impérial. Devant leur refus,
il les repousse, chose sans précédent, vers un véritable ghetto. Philon rapporte l'événement :
« En rassemblant de toute la cité, comme des bestiaux avec leurs petits, tant de milliers
d'hommes avec des femmes et des enfants, sur un espace très réduit, comme qui dirait un
enclos, ils avaient pensé trouver avant peu de jours des monceaux de cadavres entassés. [...]
si d'aucuns par aventure se laissaient surprendre dans les autres quartiers de la cité [...] ils
goûtaient des misères variées: on les lapidait, on les meurtrissait avec des tessons d'argile;
ou encore, avec des branches de pins ou de chênes, on leur fracturait, jusqu'à ce que mort
s'ensuive, les parties vitales du corps et spécialement la tete. [...] On guettait attentivement
leurs évasions et on exécutait sur-le-champ ceux qui étaient pris [16] ». Parallèlement,
Caligula, en réponse à une sédition des juifs d'une ville de Palestine, décide d'installer une
statue de Zeus, représenté sous ses traits, dans le Saint des Saints du Temple de Jérusalem.
Tandis que le roi juif Agrippa Ier, bien en cour à Rome, obtient finalement que l'empereur
renonce à son projet, une ambassade juive dirigée par Philon s'achemine vers Rome en 39-40
pour protester contre la persécution d'Alexandrie et plaider, contre toute vraisemblance, que
les juifs sont des citoyens. On a vu plus haut l'accueil glacé que lui réserve Caligula.

Or une double chance permet alors de repousser de quelques années l'affrontement entre
Rome et les rebelles juifs. Caligula meurt assassiné en janvier 41, et son successeur Claude
reçoit pour asseoir son pouvoir l'aide empressée du roi Agrippa, toujours opportuniste. Claude
étant ainsi bien disposé pour les juifs, le procès entre les ambassades des Grecs et des juifs
d'Alexandrie a de nouveau lieu devant lui, les jeux étant cette fois brouillés par la venue d'une
deuxième ambassade juive, émanant sans doute d'éléments plus radicaux que les notables
représentés par le digne Philon.

Claude excédé reconfirme aux juifs leurs droits traditionnels - liberté de culte, droit de vivre
selon leurs coutumes - mais leur interdit vivement d'envoyer à l'avenir deux ambassades
distinctes : l'empereur préfère visiblement s'entretenir avec les représentants officiels
traditionnels comme Philon qu'avec des trublions mal connus. Enfin il rappelle fermement
aux juifs d'Alexandrie qu'ils vivent dans une cité « étrangère » et doivent se comporter en
conséquence [17]

La mort de Philon

A bon entendeur, salut ! Faute de se conformer au sens commun du monde gréco-romain, de


pratiquer le culte impérial et les cultes poliades, il n'était pas question que les juifs de
l'Antiquité soient « émancipés », pour employer un anachronisme, disons qu'ils aient les
mêmes droits que les citoyens.

On ne sait plus rien de Philon après ces événements de 37-41. Âgé déjà, sans doute meurt-il
rapidement. La légende chrétienne accréditée par Eusèbe de Césarée veut qu'il soit retourné à
Rome, presque centenaire, pour voir saint Pierre et se convertir au christianisme... Récit
hautement invraisemblable qui visait à annexer Philon au christianisme.

Philon disparaît donc, mais pas seulement physiquement. L'épreuve de force évitée en 40-41 a
lieu en 66-70, 115-117 et 135 de notre ère : insurrections juives en Palestine et en Diaspora,
terrible répression romaine, destruction du Temple. Les juifs, toujours autorisés à pratiquer
leur culte, seront désormais soumis par Rome à un « impôt juif », impitoyablement perçu.
Débordé déjà dans les années 38-40 par les émeutiers juifs d'Alexandrie, Philon est bien
oublié quand les radicaux, tels les Zélotes [18] en Palestine, prennent la tête du peuple juif
pour la révolte.

Il disparaît encore plus après la pacification, quand les rabbins de Palestine entreprennent la
reconstruction du judaïsme sur une base textuelle qui ne sera pas le commentaire grec de
l'Écriture par Philon, mais la Michnah et le Talmud, en langue araméenne. Et la fameuse
version des Septante est bannie, remplacée par la traduction d'Aquila, plus conforme à
l'original hébraïque.

De ce fait on a pris l'habitude de considérer que Philon était en fait un chrétien qui s'ignorait,
un saint Paul qui n'aurait pas compris qu'il fallait s'affranchir de la lettre de la loi pour
s'adresser aux gentils et convertir le monde. La vérité est ailleurs : Philon, bon juif et bon
philosophe grec, exprimait tout simplement qu'il était possible d'être juif et ouvert aux réalités
du monde gréco-romain.

1. Philon, Legatio ad Caium, 353.

2. J. Daniélou, Philon d'Alexandrie, Paris, Fayard, 1958.

3. E. Herriot, Philon le juif, Paris, Hachette, 1898.

4. Souda, s.v. Argolai.

5. Philon, In Flaccum, 43.

6. A. Momigliano, Sagesses barbares, Paris, Maspero, 1979, p. 18.

7. Exode 22, 27.

8. Philon, De vita Mosis, 2, 205.

9. P. Lévêque, Le Monde hellénistique, Paris, A. Colin, 1969, p. 53.

10. M. Meslin, Pour une science des religions, Paris, Éd. du Seuil, 1973.

11. Exode 22, 24; E. Fuchs, M. Stern, V. Tcherikover, Corpus Papyrorum Judaicarum,
Harvard University Press, 1957-1961. n°413 (16 ap. J.-C.).

12. Philon, De vita Mosis, 2, 41.

13. Josèphe, Guerre des juifs, VI, 9, 3.

14. Plutarque, Quaest. Conv.. 5.

15. Josèphe, Guerre des Juifs, II, 489.

16. Philon, Legatio, 125 ; 127-128.

17. Lettre de Claude aux Alexandrins, Corpus Papyrorum Judaicarum, n° 153.

18. Les Zélotes représentaient le courant extrémiste et populaire du courant pharisien. C'est
eux qui fournirent les masses de manœuvre de la révolte juive de 66 ap. J.-C.

Chronologie

331 av. J.-C. : Alexandre le Grand fonde Alexandrie d'Égypte.

165 av. J.-C. : En Palestine, début de la révolte juive des Maccabées contre le roi Antiochos
IV de Syrie. Les juifs de Palestine acquièrent peu à peu une indépendance de fait, sous la
dynastie hasmonéenne.
37 av. J.-C. : Début du règne d'Hérodote le Grand en Judée. Pendant un peu plus d'un siècle
et par intermittence, la dynastie hérodienne va gérer la Palestine sous le contrôle de Rome.

30 av. J.-C. : Rome annexe l'Egypte (jusque-là gouvernée par la dynastie grecque des
Ptolémée).

27 av. J.-C./14 ap. J.-C. : Règne d'Auguste à Rome.

vers 20 av. J.-C. : Naissance de Philon d'Alexandrie.

vers 30 ap. J.-C. : Mort du Christ à Jérusalem.

38 ap. J.-C. : Aggravation des affrontements entre juifs et non-juifs à Alexandrie. Persécution
du préfet Flaccus contre les juifs.

40 : Ambassades des juifs et des Grecs d'Alexandrie à Rome auprès de Caligula.

janvier 41 : Assassinat de Caligula. Claude, nouvel empereur, confirme les droits


traditionnels des juifs.

48 : Les premiers dirigeants de l'Église chrétienne tiennent un « concile » à Jérusalem. Succès


des options de saint Paul : les convertis ne seront pas astreints aux prescriptions juives.

66-70 : Guerre des juifs contre les Romains en Palestine.

70 : Titus prend et détruit le Temple de Jérusalem.

115-117 : Révoltes juives réprimées en Diaspora.

135 : Ultime révolte juive, celle de Bar Kochba en Palestine.

Pour en savoir plus

Philon et Flavius Josèphe

Les Œuvres complètes de Philon d'Alexandrie sont éditées en 38 volumes (35 parus) (texte
grec et traduction française) sous la direction de R. Arnaldez, C. Montdésert, J. Pouilloux,
Paris, Éditions du Cerf, 1961-1979.

Il s'agit essentiellement de traités philosophiques, directement fondés sur le commentaire de


l'Écriture : La Vie de Moïse, La Migration d'Abraham, Questions concernant la Genèse ; le
Contre Flaccus et L'Ambassade à Caligula, datant de la fin de la vie de Philon, sont des
œuvres politiques, véritables plaidoyers pour les juifs adressés aux milieux dirigeants de
l'Empire romain.

Le lecteur français peut désormais prendre connaissance d'une partie de l'œuvre de l'autre
grand écrivain juif de langue grecque du Ier siècle de notre ère, Flavius Josèphe, grâce à la
traduction de La Guerre des juifs par P. Samivel, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Arguments ».
1977 (passionnante préface de P. Vidal-Naquet : « Du bon usage de la trahison »).
De la très abondante littérature concernant Philon, retenons trois bons livres en
français :

E. Bréhier, Les Idées philosophiques ef religieuses de Philon d'Alexandrie, Paris, Vrin, 1925.

J. Daniélou. Philon d'Alexandrie, Paris, Fayard, 1958.

J. Nikiprowetzky, Le commentaire de l'Écriture chez Philon d'Alexandrie, Leiden, Brill, 1977.

Brillant et fort discutable An Introduction to Philo Judaeus, New Haven, Yale University
Press, 1940, de E. R. Goodenough, voit dans l'œuvre de Philon l'écho d'une dérive du
judaïsme hellénistique vers les religions à mystères.

Le judaïsme

L'ouvrage de référence pour l'histoire du judaïsme entre les seconds siècles avant et après
Jésus-Christ est le livre vénérable de E. Schurer, réédité et modernisé par G. Vermes et F.
Millar, The History of the Jewish

People in the Age of Jésus Christ, 175 B.C. -A.D. 135, 3 vol., 2 parus, Edimburgh, Clark,
1973, 1979.

Pour une présentation plus brève :

M. Simon, A. Benoit, Le judaïsme ef le christianisme antique, Paris, PUF, coll. «Nouvelle


Clio», 1968.

S. W. Baron, Histoire d'Israël, vie sociale et religieuse, vol. 1, Paris. PUF, 1956.

Alexandrie

L'Alexandrie antique est agréablement décrite par A. Bernand, Alexandrie la Grande, Paris,
Arthaud, 1966.

Vie culturelle

La traduction récente du grand livre d'A. Momigliano, Sagesses barbares, Paris, Maspero,
1979, qui traite des relations culturelles entre Romains, Grecs, Juifs, Iraniens et Gaulois, est
une prodigieuse mine de suggestions, à condition d'avoir quelque connaissance de l'histoire
ancienne.

Et Jésus dans tout ça ?


Maurice Sartre dans mensuel 331
daté mai 2008 -

Sur Jésus on dispose maintenant d'une somme qui est aussi un modèle de méthode.

Pas une année sans trouver un tombeau, sans mettre au jour une découverte exceptionnelle...
La vraie révélation cependant vint en 1991, avec le premier tome en anglais du livre de John
Paul Meier, Un certain Juif, Jésus. Les données de l'histoire deux tomes ont suivi jusqu'en
2001, aujourd'hui traduits en français, et un quatrième est attendu. Scrutant le moindre des
témoignages avec un zèle jugé par certains excessif, l'auteur livre une somme irremplaçable et
un modèle méthodologique, ne laissant rien hors du champ de la critique, y compris les
miracles les plus improbables. Or John Paul Meier est un prêtre catholique de l'archidiocèse
de New York. Preuve que la foi du croyant n'empêche pas le travail de l'historien et que les
deux domaines peuvent être séparés sans dommage ni pour la science ni pour la foi.

Au grand regret du pape Benoît XVI, semble-t-il. En effet, dans l'introduction du tome I de sa
biographie de Jésus, publiée en 2007 - une première : jamais un pape en exercice n'avait
proposé un livre sur celui qui est au coeur de sa foi -, il se place résolument dans une tradition
abandonnée depuis le milieu du xxe siècle : écrire une biographie qui allie les qualités de la
critique historique aux exigences de la foi, c'est-à-dire concilier l'enquête scientifique avec la
prise en compte de la dimension divine de Jésus. Étrange entreprise qui tente de combiner ce
qui relève du rationnel - l'histoire - avec ce qui appartient au domaine de l'indémontrable - la
foi en la divinité de Jésus.

Pourtant, il est un constat au moins que l'on peut partager avec le pape - le savant pour s'en
réjouir, Benoît XVI pour le déplorer : les historiens, même chrétiens convaincus, ont pris
toute la mesure des exigences de leur discipline et se refusent à mélanger les genres. Les
trente dernières années ont, sur ce point, été décisives. Les progrès accomplis par les travaux
d'historiens reposent notamment sur le refus, implicite ou explicite, de confondre science et
foi, raison et conviction.

Il n'y a plus de doute sur son existence

Ce n'est pas une nouveauté. Bien avant la très célèbre Vie de Jésus 1863 où Ernest Renan se
refusait à considérer Jésus comme un Dieu il fut révoqué de sa chaire au Collège de France
pour avoir qualifié Jésus d'« homme admirable » et jusqu'à aujourd'hui, une lutte sans merci a
opposé non seulement croyants et incroyants, mais, au sein de ce dernier groupe, partisans de
l'historicité de Jésus et adversaires résolus de son existence, fût-elle strictement humaine. Ce
qui a changé, ce sont les termes de l'affrontement. Depuis trente ans, beaucoup d'enjeux se
sont déplacés.

Il existe bien encore quelques défenseurs de l'idée que Jésus n'est qu'un mythe, une allégorie
instrumentalisée par les premiers membres de la secte chrétienne par exemple Michel Onfray,
mais il s'agit de philosophes qui spéculent et on peut considérer qu'aujourd'hui ce débat est
largement dépassé dans les milieux scientifiques. Les doutes sur l'existence de Jésus ne sont
pas davantage fondés que ceux que l'on pourrait formuler à propos de nombre de personnages
de l'Antiquité.

Un mouvement existe même pour réintroduire dans le débat les rares textes non chrétiens qui
semblent justifier l'historicité de Jésus, et notamment le passage des Antiquités juives de
Flavius Josèphe XVIII, 63-64, appelé Testimonium Flavianum dont on ne possède que des
copies et qui a longtemps été tenu pour apocryphe. Quel que soit le texte primitif de Josèphe -
impossible à reconstituer -, on peut considérer comme certain, notamment grâce à l'enquête
très minutieuse de Serge Bardet Éditions du Cerf, 2002, que Flavius Josèphe mentionnait
Jésus comme l'un des prétendus prophètes ou messies de son temps. En somme, la question de
l'historicité n'agite plus guère que des non-historiens et relève donc bien davantage du débat
idéologique que de la controverse scientifique.

Que retenir des Évangiles ?

Un autre point traditionnel d'achoppement de l'histoire de Jésus est de savoir ce qu'il faut
retenir des Évangiles. Comment concilier les informations contradictoires puisées dans ceux
de Matthieu, Marc et Luc les Évangiles synoptiques ? Il y a bien là encore une arrière-garde
fondamentaliste argumentant sans relâche pour défendre une chronologie nouvelle de la
naissance de Jésus et de la mort d'Hérode, avec pour seul but de sauver le témoignage de
l'Évangile de Luc qui établit une concordance entre la naissance de Jésus à Bethléem et un
recensement ordonné par les Romains.

Une affirmation impossible à tenir sauf à triturer les textes et à considérer comme nulles et
non avenues les pratiques administratives romaines les mieux établies : l'accord existe entre
les historiens pour dire que Jésus est né vers 5-4 av. J.-C. Hérode étant mort en 4 av. J.-C.
alors que le premier recensement romain en Judée et non pas en Galilée, ce qui signifie que la
famille de Jésus n'est pas concernée remonte à 6 de notre ère. Les exégètes chrétiens
expliquent très bien cette erreur par l'insertion tardive de ce détail à des fins purement
théologiques ; elle ne jette pas de doute sur l'historicité de Jésus. Ce qui n'empêche pas les
fondamentalistes de défendre coûte que coûte le renseignement donné par Luc pour sauver
l'indéfendable.

De leur côté, les historiens non chrétiens ont renoncé à utiliser les contradictions des textes
pour leur dénier toute valeur ; ils considèrent au contraire que ces contradictions elles-mêmes
doivent être expliquées. Comme toute autre source, la littérature chrétienne primitive doit être
replacée dans son contexte pour en mettre en évidence l'intérêt et les limites. Car l'enjeu
principal, certes pas nouveau lui non plus mais qui a pris un essor inédit, reste bien de cerner
le Jésus historique. En commençant par mieux comprendre dans quel milieu il vivait.

Une province de l'Empire romain

La nouveauté la plus marquante des trente dernières années réside sans doute en effet dans
une connaissance de plus en plus précise de ce que fut la Palestine au temps de Jésus. Entre
l'époque de la révolte des Maccabées 169-160 av. J.-C., famille originaire de Judée qui prit la
tête de la révolte des Juifs pieux contre les tentatives d'hellénisation, et la seconde grande
révolte juive menée par Bar Kokhba contre les Romains entre 132 et 135 ap. J.-C., l'histoire
de la Judée a été d'une part réinsérée dans l'histoire du Proche-Orient hellénisé, d'autre part «
sécularisée ».

On n'écrit plus l'histoire de la Judée au temps de Jésus dans la seule perspective de


comprendre les débuts du christianisme, mais comme celle d'une province de l'Empire
romain. Exégètes du Nouveau Testament et spécialistes du christianisme primitif ont dû
cesser de considérer la Judée comme un monde à part ce qui ne revient pas à nier ses
spécificités, de même qu'ils ont mieux mesuré l'importance cruciale des crises du judaïsme
pour comprendre le milieu où naît, s'éduque, prêche et meurt Jésus.

Dans la longue quête du Jésus historique, les travaux essentiels n'ont pas manqué depuis
trente ans comme en témoignent les ouvrages particulièrement stimulants de Daniel
Marguerat, Enrico Novelli, Jean-Michel Poffet par exemple Jésus de Nazareth. Nouvelles
approches d'une énigme, 1998, de l'historien allemand Gerd Theissen sur le milieu judéen
Histoire sociale du christianisme primitif : Jésus, Paul, Jean, 1996, ou des enquêtes
monumentales de savants américains comme Raymond Brown 1994, traduit en français en
2005 : La Mort du Messie. Encyclopédie de la passion du Christ. En réinsérant Jésus dans son
milieu social et culturel, en mettant en évidence une certaine banalité des mouvements
messianiques et eschatologiques dans la Judée du début du ier siècle de notre ère, les
historiens se sont donné les moyens de mieux comprendre sa personnalité sans pour autant
banaliser son discours ni ses actes.

C'est ainsi que l'on peut voir aujourd'hui un prêtre catholique comme John Paul Meier
soutenir qu'il est tout à fait probable que Jésus ait eu des frères et des soeurs, et qu'il a pu être
marié. Ce que l'auteur du Da Vinci Code voudrait faire passer pour des « révélations »
iconoclastes voire sacrilèges pour attirer le chaland n'étaient déjà plus que de banales
évidences pour nombre d'historiens, y compris chrétiens !

Mots clés :
Christianisme
Histoire
Jésus
Maier (John Paul)

Le procès de Jésus
mensuel 106
daté décembre 1987 -

Est-il nécessaire d'être chrétien pour écrire un article sur le procès de Jésus? Peut-on utiliser
les Évangiles comme sources historiques? Dans son article («L'Histoire» n° 103, p. 8),
Claude Aziza avait opté pour des réponses nuancées mais fermes. Il a déclenché un véritable
débat. Nous avons décidé de publier ici quelques extraits des lettres les plus significatives. Et
les réponses de Claude Aziza.

Monsieur Maginot, de Sedan, fait la remarque suivante : « J'ai été très intéressé par l'article,
mais "surpris" par la réduction de la totalité du procès à un fait politique dénué de toute
préoccupation religieuse [...] Tout de même ! [...] Il me paraît difficile d'accepter l'affirmation
de Claude Aziza [...] Il me paraît difficile aussi d'être aussi modéré que vous lorsque vous
écrivez page 14 : "C'est là qu'on pouvait parler, peut-être, de sacrilège." Il semble absolument
que ce soit quelque chose d'inadmissible aux yeux d'un Juif et interdise toute velléité de
défense de Jésus [...] Il me paraît assez évident, à la lecture des Évangiles, que les acteurs de
ce procès sont tous conscients de l'enjeu métaphysique de cette action [...] C'est pourquoi je
suis bien d'accord avec Claude Aziza pour dire que les Juifs ne sont pas collectivement
responsables de cette mort. »

Claude Aziza répond :

« J'ai dit, page 15 : "Malgré les apparences, le procès engagé par le Temple contre Jésus est
avant tout un procès politique. Au sens large du terme : une clique de collaborateurs [...] veut
garder le pouvoir. Ce qui n'exclut pas chez eux Vindignation religieuse." Et page 17 : "Au
regard de la loi juive, l'accusé [...] est coupable d'avoir blasphémé - un crime puni de mort".

Il ajoute : « La réponse de Jésus à la question : "Es-tu le Messie fils du Dieu

Béni ? est rapportée de façon nette chez le seul Marc. L'attitude de Matthieu et surtout celle de
Luc amènent l'historien scrupuleux à nuancer ses affirmations. D'où mon "peut-être". »

«Ils attendaient un messie»

M. Rocolle, professeur honoraire à la faculté des lettres de l'Institut catholique de Paris,


s'attache aux sources utilisées :

« Le malaise que j'ai ressenti à la lecture de l'article de Claude Aziza [...] n'a fait que
s'accentuer à la réflexion. Aborder un tel sujet était a priori difficile sinon impossible pour un
auteur qui n'est pas, à l'évidence, un chrétien. Il s'en est fort mal tiré et le reproche majeur qui
doit lui être fait est bien de n'avoir jamais soumis les sources à une critique objective. Que
sont, en effet, les Évangiles ? Nullement un essai historique, mais la mise par écrit de la
prédication de quatre hommes [...] Qu'importait-il pour ces quatre hommes ? Non de retracer
la vie terrestre du Christ mais d'énoncer les enseignements du Christ [...]

« Mais on peut reprocher tout autant à Claude Aziza d'avoir passé sous silence les raisons
profondes des autorités religieuses envers le Christ. Ils attendaient un Messie qui libérerait
Israël de 1 autorité romaine [...] Il est un autre fait qui ne peut être négligé par un historien
objectif, il est d'ordre matériel. Au niveau du grand prêtre des avantages considérables étaient
attachés à la fonction. »

Claude Aziza estime que quatre passages de son article répondent à ces objections :

« Page 10 : "Car ces Évangiles ne sont pas des récits historiques : ils n'ont pas pour but de
raconter la vie et les actes de Jésus mais d'annoncer la bonne nouvelle [...] à ceux qui
ignorent encore le message christique."

« Page 15 : "Pourquoi Jésus a-t-il été arrêté ? Pour la seule raison, pensons-nous, qu'il gênait
tout le monde [Il gênait notamment] les partisans de la lutte armée contre les Romains parce
qu'il n 'était pas le chef de guerre annoncé par les Prophètes."

« Page 14 : "Pour devenir et rester grand prêtre, il faut payer les autorités occupantes. Caiphe
est donc un collaborateur : pour des raisons bassement personnelles, il est l'allié des
Romains."
« Page 18 : "L'épisode des marchands du Temple et de la purification de ce lieu saint doit être
compris comme un acte révolutionnaire qui menace les privilèges énormes de la classe
dirigeante."

Et il ajoute : « Quant à soutenir qu'il est nécessaire d'être chrétien pour parler avec objectivité
du procès de Jésus, c'est la une affirmation trop grave pour être traitée en quelques mots. Je
crains que le raisonnement ainsi poursuivi ne mène un peu loin... ».

Le témoignage de Flavius Josèphe

Le Président du Cercle Ernest-Renan, Louis Gabriel, met l'accent sur le manque de crédibilité
des Évangiles :

« Depuis quarante ans le Cercle Ernest-Renan [...] ne polémique pas, mais apporte des
documents et des arguments historiques contraires aux affirmations chrétiennes. Certes, les
idées reçues ont la vie vigoureuse et nous ne procéderons pas à la critique de l'article signé par
votre collaborateur en sa totalité [...] Nul ne peut situer, même approximativement, la
naissance supposée de Jésus en l'an -7 [...] Les Évangiles canoniques sont, en fait, sur tous les
plans, beaucoup moins crédibles qu'il semble si l'on se réfère au texte de votre collaborateur
[...] Le témoignage de Flavius Josèphe ("c'était le Christ") n'est pas entouré d'ombres et de
polémiques... ; Jésus n'est certainement pas né à Bethléem, le massacre des innocents est
certainement une fable : alors pourquoi, ici encore, affirmer ? »

« J'ai dit, page 10 », précise Claude Aziza : " Des sources fragiles, donc peu fiables [...] les
Évangiles." Et page 13 : "Il est peut-être né à Bethléem." Et toujours page 13 : "Il a dû naître
entre 7 et 4 av. J.-C".

« Quant au témoignage de Flavius Josèphe, il est en fait composé de deux éléments. L'un
nomme Jésus, l'autre (cité ici) ajoute que c'était le Christ. Le second élément est à l'évidence
une interpolation, le premier a de fortes chances d'être authentique (cf. S. Pines, An Arabie
Version of the Testimonium flavianum and its implications, Jérusalem, 1971, repris dans
"Jésus révélé par les historiens", Les Dossiers de l'archéologie, mai-juin, 1975). Pas un mot,
dans mon article, sur le massacre des Innocents sur lequel j'exprime de sévères réserves.

« Je ne pense pas avoir été fort éloigné des positions du Cercle Ernest-Renan, telles qu'elles
apparaissent, par exemple, dans la critique de L'Affaire Jésus de Guillemin (Cahiers du cercle
Ernest-Renan n° 126, 1982). Mais peut-être ai-je eu le tort de ne pas mentionner les thèses
mythistes de Couchoud et d'Alfaric, le fondateur même du Cercle Ernest-Renan... ».

L abbe Grumel, de Gap, a envoyé une longue lettre (trop longue pour être citée ici) pleine de
remarques frappées au coin de la rigueur scientifique. Globalement, il reproche à Claude
Aziza de rejeter l'historicité des Évangiles et néanmoins de s'en servir.

Claude Aziza rétorque :

« On peut se servir de documents dont l'historicité est douteuse. Le tout est de savoir en tirer
parti, en les confrontant avec d'autres documents ou en faisant de la critique interne. Mais cela
reste du ressort de l'historien, qui ne peut aller aussi loin que le croyant. Ce dernier prend
appui, sur sa foi pour justifier et histo-riciser a posteriori des documents, il faut bien l'avouer,
peu fiables ».
Politique ou religieux

Et Claude Aziza conclut :

« D'une façon générale, j'ai eu l'impression, en écrivant ces "Procès de Jésus", de faire preuve
d'un parfait iré-nisme et d'une grande prudence. J'ai renoncé, en ce qui concerne les Évangiles,
à me fonder sur des opinions controversées et récentes. J'ai opté, sur les délicats problèmes de
datation et de langue, pour l'opinion généralement admise par la communauté des spécialistes.
De même, je n'ai cité chaque hypothèse hasardeuse qu'avec des points d'interrogation ou en
termes mesurés. Mes conclusions reprennent largement celles d'Imbert, de Carmichael, voire
de Guillemin : le procès de Jésus fut un procès où la politique l'a emporté sur le religieux.
Sans que celui-ci pourtant disparaisse. Certes, j'ai donné parfois un ton particulier à tel ou tel
point, adopté des positions nettes sur tel ou tel autre (par exemple le "libérez Barrabas"). Mais
je n'ai cru devoir le faire que lorsque les historiens du monde antique m'en fournissaient une
caution suffisante.

« Et pourtant la rédaction de L Histoire m'a transmis nombre de lettres, le plus souvent


critiques, d'un ton où parfois l'humeur polémique l'emportait sur la nécessaire urbanité.
Reproches souvent contradictoires, venus, semble-t-il, de tous les bords ; les uns trouvant que
je ne faisais pas assez crédit aux Évangiles, d'autres que je leur accordais trop d'importance.
Certains s'acharnent à trouver dans mon texte de l'agressivité envers la religion, d'autres
dénoncent trop de complaisance à son égard. Comme quoi chacun juge midi à sa porte... ».

La Vie de Jésus n'est pas un roman


Claude Aziza dans mensuel 132
daté avril 1990 -

Peut-on faire l'histoire de la vie de Jésus? Pour Claude Aziza, qui vient de lire le Jésus de
Jean-Paul Roux, publié chez Fayard, cette biographie est plus proche de la légende que de
l'histoire. Un débat à suivre.

Bon an mal an, Jésus fait la devanture des librairies, déchaîne les passions et provoque les
scandales. Histoire et fiction mêlées, films et romans, bandes dessinées et albums pour la
jeunesse, études critiques et pieuses hagiographies... Quand le marketing fait bon marché avec
la foi, il réconcilie brûleurs de cierges et vendeurs d'images saintes, le temps d'une Nativité
toute sucrée ou d'une Passion bien saignante. L'année 1989 n'aura pas échappé à la règle.

Raison de plus pour saluer un ouvrage qui se présente comme « celui d'un historien de la
religion et d'un chrétien, pour être plus précis d'un catholique romain », le Jésus de Jean-Paul
Roux, paru chez Fayard. L'honnête homme au sens classique du terme qui sommeille en tout
lecteur se réjouit de lire une biographie écrite par un homme de bonne foi. C'est évident. Et de
foi. C'est indéniable.

Certes, l'entreprise prend 1 allure d un défi. Depuis Reimarus (professeur de langues


orientales à Hambourg) qui, dès 1768, se refusait à prendre en compte, dans sa biographie de
Jésus, la notion de surnaturel, croyants et agnostiques, critique catholique et critique
protestante se sont affrontés : comment raconter la vie de Jésus ? On se souvient surtout de
celle de Renan (1863), à cause de l'immense succès, en partie fait de scandale, (cf. L'Histoire
n° 122, p. 64), qui fut le sien (dès 1867, elle en est à sa treizième édition !), mais on a oublié
les tentatives de Strauss (1835-1836), de Loisy (1902), de Couchoud (1924) et de bien
d'autres encore. L'un voulait distinguer les éléments historiques des éléments mythiques,
l'autre adoptait une position hypercritique, le troisième, enfin, refusait de voir en Jésus autre
chose qu'un mythe.

Depuis, l'archéologie a marche a pas de géant, la science des textes a connu d'immenses
progrès, de sensationnelles découvertes (les manuscrits de la mer Morte, entre autres) ont été
faites, notre regard même sur la période et sur ses écrits s'est modifié. Jean-Paul Roux,
spécialiste de la religion des Turcs et des Mongols, a donc relevé le défi, dans une collection
qui accumule les réussites dans le domaine de la biographie historique. Toutes les conditions
semblaient ainsi réunies pour trouver dans ce Jésus une somme historique alliant la maîtrise
des textes à la connaissance du terrain.

Disons-le tout net : on est déçu. 11 n'y a, ni dans l'esprit, ni dans le fond, ni dans la forme du
Jésus de Jean-Paul

Roux, rien qui ait un rapport avec un ouvrage historique.

Est-ce une saine méthode que d'aborder le sujet et de le traiter en suivant pas à pas les
Évangiles, quitte à en donner une version simplifiée qui ne s'écarte pas de la tradition ? Ce qui
amène l'auteur à s'interroger le plus sérieusement du monde sur tel ou tel « mystère », sans
jamais le mettre en doute. Ainsi les quelques pages où Jean-Paul Roux, après bien d'autres
certes, et non des moindres, se demande quelle forme a prise le Saint-Esprit pour pénétrer
dans le corps de Marie : il reprend tels quels les arguments de l'apologétique des premiers
siècles, opposant la pureté du christianisme à l'immoralité des légendes païennes, et juge assez
convaincante l'opinion de Ter-tullien selon laquelle le Saint-Esprit aurait pris la forme d'un
rayon lumineux (procédé plus noble, certes, que la pluie d'or par laquelle Zeus féconda
Danaé).

On croit rêver. Même chose pour la naissance de Jésus. Jean-Paul Roux suit ici Bossuet :
l'enfant sort de sa mère « comme un trait de lumière ». L'auteur renchérit : « Il faudrait
ajouter : il est exempt de sang, de souillure qui accompagnent la naissance. » Sommes-nous
encore dans le domaine de l'histoire ou dans celui de la mythologie, voire de l'hagiographie ?
Il est vrai qu'au détour d'un chapitre (XIX, p. 362), Jean-Paul Roux nous livre le secret de sa
méthode : « Mais a-t-on besoin de l'histoire ? L'Évangile est un livre révélé, le livre de Dieu
qui parle au cœur des hommes. »

Toutefois, cet esprit qui se veut profondément fidèle aux textes évangéliques, considérés
comme un matériau historique (et pourquoi pas, dans la mesure où on les critique les uns par
rapport aux autres et tous en fonction d'autres données historiques ?), est contredit par le fond
même de l'ouvrage qui a recours, très souvent, à la mythologie comparée. La méthode est
parfois éclairante, par exemple lorsque Jean-Paul Roux replace tel ou tel épisode de la vie de
Jésus - l'annonce faite à Marie, le baptême, la crucifixion, etc. - dans un contexte mythique
plus large. Mais, par là même, il ruine sa thèse. Car de deux choses l'une : ou les Évangiles
nous présentent des données qu'il faut accepter en bloc comme autant d'éléments « historiques
» intouchables, ou bien ces éléments se retrouvent, sous des formes variées, dans d'autres
civilisations, d'autres mytholo-gies, et du coup ils n'ont plus de réalité historique.
Prenons l'exemple de la crucifixion.

Soit on la replace dans un contexte historique (un supplice romain dont on connaît les
caractéristiques ), soit on l'inscrit dans un contexte mythique (la mort et la résurrection d'un
dieu-agneau), mais on ne peut adopter l'un et l'autre point de vue pour écrire : « A l'époque où
le Christ allait miraculeusement naître, mourir et ressusciter pour s'élever au ciel et sauver le
genre humain, les conditions historiques nécessaires à la réception de son message se
trouvaient remplies » (p. 57). Entendons-nous : quand nous disons : « on ne peut pas », nous
voulons dire : dans un ouvrage qui se veut historique.

Voila pour l'esprit et le fond. Reste la forme. Non pas, bien sûr, celle du texte, toujours d'une
lecture agréable, mais bien la mise en œuvre de la démonstration. Et c'est là qu'apparaît
pleinement la faiblesse du projet : la science sur laquelle l'auteur fonde ses propos avec toutes
ces citations des Pères de l'Église, se révèle peu fiable : les références sont si souvent
incertaines qu'on s'épuiserait à relever toutes les erreurs ; les personnages, voire les faits, ne
sont qu'approxi-mativement connus. On attendrait au moins d'un historien de la période chris-
tique une érudition sans faille et un maniement parfait des textes, non des connaissances de
seconde main, parfois hâtivement compilées.

Que penser d un auteur qui commente le fameux verset de Matthieu (xxvn, 25) : « Que son
sang soit sur nous et sur nos enfants », sans citer les dernières conclusions sur le sujet, même
s'il ne les partage pas, à savoir qu'il n'y a dans ce refus aucun signe d'une malédiction divine
pesant sur le peuple juif (cf. V. Mora, Le Refus d'Israël, Le Cerf, 1986) ? Et qui n'est pas
capable de donner les références exactes du texte (cf. p. 490, note 8) !

Les innombrables tentatives pour écrire une biographie de Jésus se sont toujours heurtées à
deux obstacles : le manque de sources et de connaissances historiques, et les a priori (ce qui
ne signifie pas : les partis pris) du biographe. Du moins essayaient-elles, à leur façon,
d'apporter du nouveau. On aurait pu penser qu'aujourd'hui une nouvelle approche était
possible. Encore fallait-il pour cela une érudition sans faille et un sens critique très développé.
Car on ne peut plus, désormais, si l'on se proclame « historien de la religion », prendre les
Évangiles pour parole d'Évangile.

L'historien, Jésus et les évangiles


Michel Tardieu dans mensuel 186
daté mars 1995 -

Les biographies de Jésus se succèdent, et suscitent toujours l'engouement des lecteurs. Qui
était le Christ ? Quand est-il né, quand est-il mort ? Comment peut-on expliquer
l'extraordinaire nouveauté de son message ? Telles sont en effet les questions que chacun
continue de se poser. Et auxquelles Michel Tardieu, professeur au Collège de France,
spécialiste des religions, a accepté de repondre.

Michel Tardieu est professeur au Collège de France, où il occupe la chaire d'histoire des
synerctismes de la fin de l'Antiquité. Il a notamment publié le Codex de Berlin (Le Cerf,
1984), Les Règles de l'interprétation (Le Cerf, 1987) et Les Paysages reliques (Vrin, 1990).
L'HISTOIRE : Michel Tardieu, on l'a vu avec la publication de livres récents1, notamment
avec celui de Jacques Duquesne, les ouvrages qui prennent Jésus pour sujet connaissent un
grand succès de librairie. Qu 'en pensez-vous ? Est-ce que ces ouvrages peuvent apporter des
« révélations » à leurs lecteurs ?

MICHEL TARDIEU : Non, évidemment. Le Jésus de Jacques Duquesne vise à rendre plus
acceptables, moins invraisemblables, selon le goût actuel, quelques épisodes de la « vie de
Jésus », disons de la « biographie » traditionnelle, celle qui est à l'ar-rière-plan des sermons du
dimanche et des communiqués épiscopaux qui mettent en garde contre ce livre (cf. encadré «
L'affaire Duquesne », p. 82). Le livre de Jacques Duquesne est une suite de leçons que l'auteur
adresse à ses lecteurs et qu'il a composée, à doses à peu près égales, par l'imagination
romanesque et par le dépouillement d'une partie de l'exégèse2 savante accessible en français.

L'intérêt du livre, à mes yeux, est de renvoyer à un vrai problème, celui de l'ignorance de nos
concitoyens dits cultivés, et pas seulement parmi les catholiques pratiquants, en matière de
Bible, d'histoire du christianisme, et de religions en général. Il ne peut guère en être
autrement, puisque la religion, que l'on confond avec la croyance, est absente de nos
programmes scolaires et universitaires.

Quant aux prétendues « révélations », qui provoquent une polémique dans le milieu
catholique, c'est par exemple ce qui est dit à propos de la famille de Jésus : qu'il paraît «
probable », comme le dit Jacques Duquesne, que Jésus ait eu des frères et des sœurs. C'est
tout à faire possible. Mais on peut envisager une autre thèse, selon laquelle les mots «frères »,
« sœurs » du grec évangélique (puisque les Évangiles sont écrits en grec) sont des sémitismes,
c'est-à-dire ne désignent pas seulement les fils et les filles de la même mère mais, comme
dans l'araméen de l'époque de Jésus ou encore comme en arabe, les proches parents, les
familiers.

Il existe cependant une troisième façon de voir les choses, et cette solution connut un grand
succès dans l'Antiquité chrétienne grâce à l'Évangile selon Pierre (if siècle). D'après ce
document, les frères de Jésus seraient les fils de Joseph, nés d'une première femme qu'il aurait
eue axant Marie. Conclusion : il n'y a sur cette question ni certitude ni probabilité. L'H. : Et la
date de naissance de Jésus, estime-t-on, aujourd'hui, qu'il est impossible de la fixer avec
précision ? M. T. : Oui, nous ne savons pas où et quand naquit Jésus. A la suite de bien
d'autres, Jacques Duquesne place cette naissance entre l'an - 6 et l'an - 3. Si l'on veut. La vérité
consiste à dire qu'on n'en sait rien, bien que périodiquement les journaux et la télévision
fassent état de découvertes de « savants » déduisant de spéculations astronomiques l'année
exacte de la naissance du Christ. La datation correspondant à l'an 1 de l'ère chrétienne est
purement théorique. Elle dérive d'une spéculation des computistes (ceux qui coordonnent les
différents calendriers) d'Alexandrie au Ve siècle et de la table chronologique qu'en avait tirée
l'évêque local, Cyrille. Traduite en latin au siècle suivant, cette table servit de base à la
révision du comput de l'Église romaine par Denys le Petit et finit, après des résistances plus
ou moins longues, à s'imposer partout en Occident comme ère mondiale.

Ce qui m'intéresse dans cette affaire, ce n'est pas de savoir la date et le lieu de la naissance de
Jésus - indécidables dans l'état actuel des sources à notre disposition -, mais de comprendre
toute une série de choses : pourquoi les évangélistes font naître Jésus en Judée et non en
Galilée, quelles circonstances amenèrent la fixation au 25 décembre de la fête liturgique de
Noël en fonction des calendriers festifs païens de Syrie, d'Égypte ou de Rome, etc. ?
Qu'un événement relaté dans les Évangiles se soit produit ou pas importe peu. Ce qui importe,
c'est la croyance qui crée le récit et le reformule différemment selon les lieux et les situations.
L'historien ne peut postuler une continuité entre le passé et la croyance, chercher à rendre
celle-ci acceptable vraisemblablement ou histori-cisable pour obtenir une certitude. Les
Évangiles sont un texte qui nous renseigne sur une croyance dont on peut essayer de faire
l'histoire ; on ne peut en aucun cas en faire de l'histoire.

L'H. : On peut tout de même dire que Jésus a existé...

M. T. : Naturellement. L'idée qu'il n'ait jamais existé, qu'il doive être considéré comme un
mythe sorti de l'imaginaire juif, c'est une spéculation de modernes. Elle n'a pas effleuré l'esprit
des anciens polémistes, Celse (11e siècle) ou Porphyre (me siècle), qui pourtant réunirent
contre le christianisme une masse impressionnante d'arguments, qui avaient à leur disposition
plus de sources que nous, et qui ne ces-I saient de fouiller dans la Bible, retournant les textes
en tous sens pour y déceler des failles - cet exercice ne fut pas totalement infructueux,
puisqu'il amena, par exemple, Porphyre à découvrir l'inauthenticité du livre biblique de
Daniel, admise seulement au début de ce siècle par l'exégèse savante.

Je crois que ces gens, esprits rigoureux et s'interrogeant sur la valeur documentaire des
traditions orales, n'auraient pas hésité à exploiter l'argument de la non-historicité de Jésus s'ils
avaient eu le moindre doute sur la validité de la transmission entre les disciples qui connurent
Jésus, et Paul, qui est le premier auteur chrétien. Je tiens donc pour décisif le témoignage pau-
linien, arc-bouté sur la tradition préévan-gélique. Ce témoignage nous apprend deux choses :
que Jésus a bien existé et qu'il avait laissé dans son entourage un souvenir extraordinaire. L'H.
: Lorsque vous dites «extraordinaire», vous pensez à ses discours, à ses actions ? M. T. : Il
tendait la main aux lépreux, arrachait des épis de blé le jour du sabbat, mangeait avec les
collecteurs d'impôts, avec celles et ceux qui étaient rejetés comme impurs. Il y eut aussi la
puissance de sa parole, qu'il énonce les béatitudes dans le Sermon sur la montagne (Évangile
selon Matthieu, v) ou qu'il dise des choses dures, étranges : « Laisse les morts enterrer leurs
morts » ( Matthieu vin, 22), « tous seront salés parle feu » (Marc ix, 49)... De sorte que celui-
là qui parlait et agissait contre la loi et les coutumes, qui renversait l'ordre établi, qui rejetait à
la fois l'État et la nationalité, a fini par correspondre au portrait prophétique tracé par les
antiques espérances messianiques du peuple. Le ou plutôt les récits de sa vie sont, avant tout,
comme le disait Schelling, une biographie écrite longtemps avant sa naissance. C'est cela le
christianisme. Une rupture et une réécriture. Tout le reste est futile et dénué d'intérêt. L'H. :
Les récits de miracles, comme la multiplication des pains, Veau changée en vin aux noces de
Cana, selon vous, c'est aussi futile et dénué d'intérêt ? M. T. : Pas du tout ! Ils sont très
importants parce que ce sont des exemples concrets, des situations réelles. C'est trop facile de
les éliminer, sous prétexte que selon nos critères ils ne sont pas vraisemblables. Leurs
narrations naïves, remplies de pittoresque et de merveilleux, sont le souvenir que les gens
simples gardaient de Jésus.

Parmi les miracles, il faut bien entendu faire la part de ceux qui ont été composés ou
fortement retouchés pour obtenir un sens symbolique en écho à la pratique chrétienne : la
multiplication des pains, le changement de l'eau en vin aux noces de Cana sont une évidente
référence aux eucharisties3 des premiers chrétiens. Mais la grande masse des miracles,
guérisons des maladies et exorcismes en tout genre, cela ne me gêne pas. Je crois que
quelqu'un de profondément bon peut effectuer des choses hors du commun, c'est une question
de contact avec les gens, un don de la parole et du regard. Il n'y a là rien d'extravagant.
I/H. : Et la résurrection de Lazare, le frère de Marthe et de Marie de Béthanie, que, d'après
l'Evangile selon saint Jean, Jésus fait sortir du tombeau quatre jours après sa mort ? M. T. :
Bien sûr, un mort qui ressuscite, c'est assez difficile à admettre. Le récit de la résurrection de
Lazare est avant tout le récit de l'amour que Jésus portait à une famille de Palestine. Mais c'est
aussi un récit à plus haut sens, une allégorie pascale qui signifie le pouvoir de Jésus sur la
mort. L'évangéliste appelle cela un « signe », qu'il place à proximité de Jérusalem et peu de
temps avant la Pâque. t'H. : Venons-en, précisément, aux Evangiles. Il y en a quatre, écrits en
grec. Sait-on exactement quand ils ont été composés, et par qui ? M. T. : Ce ne sont pas des
textes d'auteurs, mais les livres d'un Évangile unique à quatre voix, respectivement « selon »
Matthieu, Marc, Luc et Jean. Cet ordre n'est pas une chronologie, puisque « Marc » est le plus
ancien. Chaque nom d'évangéliste représente un effort littéraire et théologique particulier dont
les origines nous échappent. On estime généralement que l'Évangile quadripartite s'est formé
peu à peu sur la base de recueils fragmentaires contenant des traditions propres à tel Apôtre,
ou à un groupe de disciples, ou à une région.

Des choix furent faits. Il y eut des ajouts, des remaniements, tantôt pour harmoniser, tantôt
pour diversifier, ou encore pour répondre aux problèmes du moment. On ne sait ni où ni
quand s'est produit le passage des traditions orales préévangéliques aux Évangiles écrits. Le
témoignage des papyrus montre que l'Évangile selon Jean, qui est le plus récent des quatre,
circule déjà en Égypte dans les premières décennies du iT siècle. Je situerais volontiers le
début du passage à l'écriture et au grec à l'époque, et sous l'influence, de l'activité épistolaire
de Paul, c'est-à-dire entre 50 et 65 environ. Ce qui veut dire que le christianisme fait son
entrée en écriture au moment où il fait sa sortie de Palestine. L'H. : Que pensez-vous de
l'hypothèse selon laquelle il y aurait eu un texte unique, original, antérieur à ces Évangiles -
un texte hébreu, ou araméen ? M. T. : C'est une sottise. C'est encore une fois cette volonté
d'apporter une preuve, de disposer d'une source unique et archaï-sante, primitive, qui ne serait
pas discordante, comme si cela pouvait résoudre tous les problèmes et constituer une garantie.
Il y a certes dans les Évangiles tout un langage qui est un calque du sémitique. Cela vient du
fait qu'ils ont été composés dans les milieux juifs bilingues, ara-méophones et hellénophones,
ou qu'ils sont tributaires de traditions provenant de ces milieux.

L H. : Il y avait, a l'origine, c'est-a-dire dans les premiers siècles, beaucoup plus d'Evangiles
que les quatre Evangiles « canoniques » autorisés par l'Église. A quel moment, et pourquoi,
celle-ci en a-t-elle écarté certains et conservé d'autres ? Ni. T. : C'est difficile à préciser parce
qu'il manque beaucoup trop de pièces au dossier. On sait, effectivement, que les collections
évangéliques étaient nombreuses. Cette littérature très riche, qui ne subsiste plus que par
lambeaux, fait aujourd'hui l'objet de recherches très fécondes. Qu'ils soient reçus et consignés
dans le Nouveau Testament, ou bien qu'ils soient tombés en désuétude ou qu'ils aient été
écartés pour des raisons dogmatiques, tous ces Évangiles sont indissociables pour entrevoir
l'histoire mouvementée de la croyance et les portraits multiples de Jésus qui s'y font jour.

L usage ecclésiastique de s en tenir a un corpus clos d'Évangiles, dits « canoniques »,


appparaît comme une nécessité et un réflexe de défense face à la prolifération d'écritures se
réclamant des Apôtres, mais surtout face au danger de rupture de l'unité du corps ecclésial et
aux dissensions internes (les « hérésies »), que représentait durant toute cette période la
primauté de la tradition orale sur l'Évangile écrit. Comme le disait Papias au IIe siècle, « ce
qui provient des livres n 'est pas, en effet, aussi utile que ce qui provient d 'une voix vivante et
durable ». De même que la mise par écrit des faits et dits préévangéliques n'a pas marqué la
fin de la tradition orale, la position exceptionnelle et normative accordée à l'Évangile
quadripartite n'a pas arrêté la production des autres Évangiles. L'H. : Mais à quel moment
l'Église a-t-elle cherché à constituer ce dogme unitaire dont vous parlez ? On dit souvent que
le premier bâtisseur de l'orthodoxie, ce serait, au t" siècle de notre ère, Paul... M. T. : Il a été
certainement le bâtisseur de la nouvelle religion. Ses écrits sont les plus anciens du
christianisme, bien que dans le Nouveau Testament ils soient placés après les Évangiles.
Premier auteur donc, mais aussi premier penseur. A la différence des autres Apôtres, Paul
appartient à la diaspora de langue grecque, il est instruit, et son père est citoyen romain. Il ne
dépend d'aucune instance ecclésiastique, ni d'aucune tradition apostolique particulière qui
serait exclusive. Son autorité, il la tient, dit-il, directement du Christ qui lui est apparu sur le
chemin de Damas ; c'est dans cette expérience personnelle de conversion que s'enracine ce
qu'il transmet et enseigne avec force et sobriété dans la première Lettre aux Corinthiens :
Christ enseveli a ete vu vivant par Kephas, puis par bien d'autres, et en dernier lieu par lui-
même, Paul, « l'avorton »4.

C'est aussi le bâtisseur, non de l'Orthodoxie, mais d'une orthodoxie, en ce sens que son souci
majeur fut d'atténuer, voire de réduire, les divisions des communautés en imposant la
conception unitaire d'un « Christ Seigneur » à la fois appartenant à l'histoire et intemporel. En
opposant la foi (chrétienne) à la loi (juive), la circoncision du cœur à celle de la chair, il visait
et heurtait d'abord ceux parmi les chrétiens qui entendaient rester juifs et qui invoquaient pour
leur particularisme quelque autorité apostolique plus ancienne. Ce christianisme diversifié,
Paul a cherché à lui rendre une cohésion, et à lui apporter une dimension nouvelle, pour que
ne puissent se l'approprier « ni Grec, ni Juif, ni Scythe, ni Barbare ». L'H. : Vous avez dit que
le christianisme était avant tout une pensée de la rupture par rapport au judaïsme. Jésus est
Juif, et sa doctrine s'inscrit dans cet héritage ? M. T. : Bien entendu. Thèmes spirituels,
exégèses bibliques et formes de transmission qui constituent la littérature juive narrative (la
aggadah) imprègnent les quatre Évangiles. Il y a aussi, me direz-vous, beaucoup
d'antijudaïsme dans ces écrits, et il servira à alimenter l'antisémitisme. Cette utilisation à
contresens est très ancienne. On retrouve cette haine de soi à son paroxysme chez Paul, celui
qui éloigne définitivement le christianisme du judaïsme.

Ce Juif formé dans le judaïsme hellénistique et au respect de la tradition, et qui comme tous
les écrivains bibliques fonde sa théologie sur l'histoire, prend bien soin dans chaque ville où il
se rend, à Antioche, Ico-nium, Thessalonique, Bérée, Éphèse, d'aller en premier lieu à la
synagogue locale pour s'adresser d'abord aux Juifs. Ceux-ci parfois l'écoutent avec intérêt,
parfois le mettent à la porte. Même s'il s'agit d'un truisme, il est toujours bon de rappeler que
le christianisme plonge ses racines dans la culture sémite. Il est issu d'un judaïsme palestinien
plus complexe dans ses différents courants, plus riche, que ne le laissent supposer les seuls
écrits rabbiniques. L'H. : Jésus se rattache-t-il, dans son enseignement, à l'un de ces courants
- pharisien, sadducéen, zélote - plutôt qu 'à un autre ? M. T. : Cet enseignement donne à
penser que Jésus pourrait être assez représentatif du courant pharisien, celui des Juifs instruits
et pieux des classes moyennes et même pauvres du pays, des laïcs aussi, généralement en
rivalité avec les Sadducéens, aristocrates et familles de prêtres qui exerçaient leur pouvoir à
Jérusalem par la mainmise sur le Temple, centre de la nation juive. Ce sont les Sadducéens, et
non pas les Pharisiens, qui ont joué un rôle déterminant dans l'arrestation et la mort de Jésus.

De bons auteurs ont voulu mettre Jésus dans le parti des Zélotes, qui prêchaient le
messianisme politique et la résistance à l'occupant romain. Il est plus fondé, me semble-t-il,
de le rattacher à ce courant pharisien qui prônait une intériorisation et un approfondissement
de la Loi par la tradition prophétique. Le milieu précis de sa formation reste inconnu, et nous
ignorons totalement à quel courant ses maîtres se rattachaient.
L'H. : Mais, dans les Évangiles, « pharisien » est devenu synonyme d'hypocrite, tartuffe, faux
dévot, soucieux des pures pratiques extérieures de la religion...

Ni. T. : Bien entendu, parce que les Évangiles, qui sont aussi un ouvrage polémique, ont
cherché à caricaturer le milieu juif dont il fallait se démarquer, avec lequel il convenait de
prendre ses distances. Mais cette image ne correspond pas à la réalité, elle vise la piété
pharisienne qui a sombré dans le formalisme et la casuistique. D'autre part, après la chute de
Jérusalem, en l'an 70, les Pharisiens sont seuls sur la scène juive, les autres sectes ont disparu.
Ce sont donc les seuls adversaires pour des traditions évangéliques qui passent alors à
l'écriture.

L'H. : Lorsqu 'on a découvert, en 1948, sur les rivages de la mer Morte, les manuscrits dits de
Qumran, représentatifs de la pensée d'une secte juive qui était celle des Esséniens, on y a vu
de profondes convergences avec le christianisme, et on a pu dire que Jésus était Essénien^
(cf. encadré « Le christianisme est-il né à Qumran ? », p. 84)... M. T. : Rien ne permet de
l'affirmer. Il est vrai qu'il y a des similitudes entre les deux courants : même opposition à
l'aristocratie sacerdotale du Temple de Jérusalem, même personnalisation du Messie et très
vive attente de sa venue. Mais les Évangiles qui mentionnent Sadducéens, Zélotes et
Pharisiens ne parlent jamais des Esséniens, La quatrième « secte » juive, ni des gens de
Qumran. Certains conjecturent aujourd'hui que Jésus est antiessénien et que l'idéal moral du
Sermon sur la montagne combat le rigorisme des solitaires de Qumran. C'est en fait une
entreprise assez vaine de conclure à des rapports historiques de dépendance ou de rivalité à
partir de ressemblances ou de différences doctrinales.

Tout ce que l'on peut dire, à mon avis, c'est que les traditions évangéliques qui rapportent et
classent les paroles de Jésus font penser à un milieu, probablement pharisien, qui était familier
des textes apocalyptiques comme ceux de Daniel (ir siècle avant notre ère) et nourri de
l'attente d'un messie qui devait rendre au peuple juif son identité et son unité. L'occupation
romaine a exacerbé ces espoirs et ces tensions. Le christianisme est né dans ce monde-la, il a
été l'une des réponses à ces interrogations et à ces exigences.

L'H. : Et il y a répondu en rompant avec ses origines ?

Ni. T. : Oui. Le discours de Jésus tel que le présentent les traditions évangéliques proclame la
nécessité de cette rupture. Prenez, par exemple, les paraboles. Elles énoncent des
incompatibilités dont l'exégèse ressassée, lénifiante, consiste à les comprendre dans un sens
allégorique, moral ou spirituel. Leur construction en antithèses imagées raconte, en fait, le
combat de Jésus contre son environnement : les outres vieillies et le vin nouveau, le vieux
vêtement et la pièce d'étoffe neuve, la voie large et la porte étroite, l'ivraie et la bonne
semence... Ce langage des paraboles sur le sens de la mission de Jésus comme rupture
radicale avec le judaïsme se résume dans l'opposition de deux formules souvent répétées dans
les Évangiles : « Ce qui a été dit aux Anciens » et « ce que moi [Jésus] je dis ». Autour de ces
antagonismes, il y a la question de savoir comment composer avec le passé, ou comment s'en
défaire et lui succéder.

C'est le grand débat qui s'est posé au christianisme ancien. La question suscita d'âpres conflits
d'interprétation, et cela jusqu'au IV siècle. Disons en gros que parmi les chrétiens il y avait
ceux qui étaient Juifs ou qui l'étaient devenus, et qui continuaient à suivre les observations de
la Loi : ce sont les judéo-chrétiens. A l'opposé, on trouve les gnostiques6. Pour eux, la Loi
ayant été abolie par Jésus, elle était à rejeter comme norme et texte, puisque n'existait plus
qu'une seule Parole ou Écriture, celle contenue dans les traditions des Apôtres.

Une position moyenne finit par se dégager et s'imposer comme « vérité de l'Église » : la Loi,
bien que non normative, devait être maintenue comme texte mais texte lu désormais en
perspective chrétienne, en tant que « préparation évangélique ». Voilà comment, peu à peu,
dans le cadre de ce grand débat sur la rupture, s'est produite la naissance de la Bible que nous
utilisons encore aujourd'hui et qui est bipartite : à côté des écrits proprement chrétiens (le
Nouveau Testament), figurent les Écritures des Juifs mais vidées de leur sens juif (l'Ancien
Testament). L'H. : Comment expliquez-vous l'extraordinaire diffusion du christianisme qui
s'est implanté dans tout le bassin méditerranéen et a fini par devenir la religion officielle de
l'Empire romain1 ? Ni. T. : Cette diffusion sans violence ni conquête guerrière n'a pas été
foudroyante, à la différence de ce qui s'est passé pour l'islam naissant. Il a fallu quatre siècles
au christianisme pour s'imposer. Sa progression est très rapide au m' siècle, où il devient
majoritaire dans les villes, au Proche-Orient et en Occident. On possède alors le constat amer
de Porphyre dans son livre Contre les chrétiens : « Depuis tant d'années, la maladie [le
christianisme] a envahi la Ville [Rome] / »

L'histoire de cette diffusion au cours des deux premiers siècles est mal connue. Il existe de
nombreux récits qui racontent comment les disciples de Jésus se répartissent le monde entier
pour l'évangéliser et créent partout des communautés. Ces légendes de fondation proviennent
d'Églises locales ou régionales soucieuses de se donner une origine apostolique, des lettres de
noblesse en quelque sorte, face à d'autres courants chrétiens parfois plus anciennement
implantés, mais devenus minoritaires et jugés « hérétiques ».

Sur les raisons de cette diffusion, il y a au départ l'échec de la propagande évangélique auprès
des Juifs, l'activité et la réflexion personnelle de Paul tirant les leçons de cet échec et situant la
nouvelle religion en dehors des particularismes. Le judaïsme s'adressait à un peuple, le
christianisme, lui, se veut universel. Mais ce qui a été décisif, à mon avis, ce fut le sang des
martyrs, et un message simple : le crucifié est vivant. L'H. '.On a dit que c 'était la religion
des exclus, des esclaves, des pauvres, des femmes...

Ni. T. : Ce n'est pas faux, mais cela ne suffit pas à expliquer son succès. Ce qui a compté au
contraire, c'est, comme je vous l'ai dit, qu'elle s'adresse à tous, qu'elle n'était pas enfermée
dans les particularismes. Elle a eu beaucoup de mal à atteindre les paysans et les intellectuels,
attachés aux pratiques et croyances locales ou traditionnelles, et cela aussi bien en Orient
qu'en Occident. Dans les zones urbanisées, en revanche, elle a recruté partout : armée et
quartiers populeux, aristocrates et haute administration. Aucune catégorie sociale ne fut le
bastion du christianisme. Ce n'est ni la religion d'une classe ni, encore une fois, celle d'une
ethnie ou d'une nation. (Propos recueillis par Véronique Sales.)

m NOTES 1. Notamment Jacques Duquesne, Jésus, Paris. Dcsclée de Brouwer/Flammarion,


1994, et Jean Potin, Jésus, l'histoire vraie, Paris. Centurion. 1994. 2. L'exégèse cl l'étude
hisloi ico-critique. philologique et doctrinale de la Bible. 3. Les eucharisties désignent les
assemblées liturgiques des premiers chrétiens, au cours desquelles avait lieu la fracture du
pain (prototype de ce qu'on appelle aujourd'hui « cène » ou « messe »). 4. Paul s'applique ce
terme à lui-même pour marquer son indignité ; c'est aussi une façon de rappeler qu'il a été
persécuteur des chrétiens. 5. Cf. Mireille Hadas-Lcbcl, « Les manuscrits de la mer Morte »,
L'Histoire n° 161, p. 6. 6. Sur l'histoire très complexe du mot « gnostique », cf. M. Tardieu et
J.-D. Dubois. Introduction ù la littérature gnostique, Paris, Le Cerf, 1986, p. 21-37. 7. Cf.
Pierre Chuvin, « Le Christ règne en Méditerranée », L 'Histoire n° 157, p. 40.

L'affaire duquesne

Publié au début du mois d'octobre 1994, le Jésus de Jacques Duquesne reçoit d'emblée un
excellent accueil. La Vie (ex-Vie catholique), dont Jacques Duquesne fut le directeur général
de 1977 à 1979, lui consacre dès le 6 octobre un dossier enthousiaste. La Croix- où il fit ses
débuts de 1957 à 1964 avant d'y devenir chroniqueur régulier en 1983 - enchaîne bientôt, avec
une approche plus circonspecte mais chaleureuse. Du côté de la presse non chrétienne, même
succès. Les radios ou télévisions suivent. Les ventes démarrent.

Le livre retient l'attention par le tour vivant du récit. Il s'ouvre sur une reconstitution colorée
de Jérusalem le jour où le jeune Jésus se rend au Temple. Jacques Duquesne y vulgarise
surtout, avec flamme, la plupart des débats qui agitent l'exégèse depuis la lointaine Vie de
Jésus d'Ernest Renan (1863) : que faut-il entendre par la « virginité » de Marie ? Qui sont les
«frères » de Jésus mentionnés par les Évangiles ? La notion de « péché originel » est-elle
légitime, au regard des textes ? Comment interpréter certains miracles et plus encore la
découverte, au matin de Pâques, du tombeau vide ? Ce Jésus ouvre ainsi au grand public des
dossiers familiers aux séminaristes et aux prêtres catholiques depuis la fin des années 1950. Il
faut dire que l'auteur heureux des Catholiques français sous l'Occupation (1966) et de Maria
Vandamme (Prix Interallié 1983), ancien secrétaire général de l'Association catholique de la
jeunesse française, a toujours fait son chemin dans les milieux laïcs et dans les milieux
confessionnels. Après un passage remarqué àL'Express (1967-1971), il appartient aux
fondateurs du Point en 1972 dont il sera PDG de 1985 à 1990. Chroniqueur à Europe n°l, on
le trouve parmi les administrateurs du Seuil ou d'Ouest-France, voire même au comité
stratégique de TF1. Son Jésus bénéficie d'ailleurs d'un double éditeur : une maison religieuse,
Desclée de Brouwer, et l'infatigable faiseuse de « coups » qu'est Françoise Verny chez
Flammarion.

L'orage éclate début novembre. Réunis à Lourdes pour leur assemblée plénière, les évêques
français reprennent certaines protestations jusqu'alors isolées, comme celle de Mgr Émile
Marcus, évêque de Nantes et vice-président de la conférence épiscopale. Sans jamais entendre
directement Jacques Duquesne, ils écoutent les communications de plusieurs exégètes, dont
l'une très sévère de Pierre Grelot, bibliste de qualité, mais connu - dans les milieux spécialisés
- pour ses embardées et son goût de la polémique. Dépassant les arguments techniques contre
Jacques Duquesne, l'exégète n'hésite pas à tonner : «J'ose mettre en question sa foi catholique
authentique. » Bien qu'elle ne soit assortie d'aucune mesure, et suivie d'aucune interdiction,
cette critique connaît un grand retentissement. Jacques Duquesne devient, pour les médias, un
nouvel Eugen Drewermann, ce théologien contestataire allemand, voire un nouveau Jacques
Gaillot. Déjà fortes, les ventes de Jésus battent des records : on approche les 200 000
exemplaires fin décembre. A vrai dire, l'affaire Duquesne témoigne d'abord d'un malaise
interne à l'Église. Les évêques. notamment ceux de l'Ouest, n'ont pas réagi au livre mais aux
protestations violentes des plus traditionalistes de leurs fidèles. Ceux-ci s'appuyaient sur les
titres éclatants de La Vie ou de plusieurs hebdomadaires, notamment L'Événement du Jeudi,
qui dramatisaient ou forçaient le poids des « révélations » faites par Jacques Duquesne.
Comme lors de la sortie du film de Martin Scorcese, La Dernière Tentation du Christ, les
évêques ont alors occupé le terrain par crainte de fournir des arguments aux intégristes. Le
livre, en effet, n'avait rien pour surprendre la hiérarchie : Jacques Duquesne utilise les
exégètes les plus couramment pratiqués dans l'Église de France. Son Jésus reflète, à sa
manière, la distinction faite par les théologiens entre le Jésus de l'histoire et le Christ de la foi.
Le Jésus de l'histoire, c'est le Juif Jésus, Jésus de Nazareth, tel qu'on peut l'approcher par les
nombreux détails que donnent les Évangiles sur son temps, sa culture et son milieu de pensée.
Le Christ de la foi - Jésus Christ, le Messie -, c'est celui que plusieurs de ses disciples, ses
contemporains, ont reconnu comme tel après Pâques. Pour ceux-ci, la Passion, le mystère du
tombeau vide et la certitude de sa présence transfigurent l'expérience historique qu'ils avaient
eue de sa prédication et de sa fréquentation.

Toute la difficulté vient bien sûr de l'écart qui sépare l'expérience intellectuelle et spirituelle
des théologiens d'un enseignement de masse où dominent les images fortes et les
simplifications. Jacques Duquesne a commis quelques erreurs ponctuelles et peut-être manié
lourdement l'articulation « symbolique » qui relie, pour le croyant, l'histoire à la foi. Il a
surtout mis en valeur l'inadaptation du catéchisme traditionnel prôné par ses adversaires, qui
ne prépare en rien les chrétiens - surtout les moins pratiquants - à comprendre que la vie de
Jésus n'est pas, en soi, la « preuve » de sa divinité.

Le cardinal et « jésus »

Le Jésus de Jacques Duquesne a soulevé au sein de la hiérarchie catholique interrogations et


critiques. Pourtant, selon Pierre Eyt, archevêque de Bordeaux, ancien recteur de l'Institut
catholique de Paris et cardinal depuis 1994, « c 'est un livre que l'on peut lire dans la mesure
où il s'ouvre à des interrogations que Jésus-Christ continue de nous poser aujourd'hui ».
Avec des réserves cependant :« Ce n 'est pas un livre de référence. L'auteur lui-même ne
prétend pas avoir écrit un ouvrage de théologie, moins encore d'histoire. Il a ce mérite de
nous sensibiliser à un certain nombre de questions tout en nous renvoyant à des études
antérieures, solides et rigoureuses, dont il a pu s'inspirer. Cela étant, ce livre pèche par sa
méthode car si les réponses qu'il donne restent toujours ouvertes, elles sont aussi indécises.
Dans ce sens, je comprends la perplexité du lecteur. » Les critiques concernant ce que
Jacques Duquesne écrit à propos de la virginité de Marie, des miracles ou de la famille du
Christ pourraient toutefois laisser penser que, pour l'Église, tout n'est pas bon à dire sur Jésus.
Pierre Eyt refuse pourtant de parler de censure : «Je crois simplement que ce qui est en cause,
c'est une connaissance véritable et approfondie des Évangiles eux-mêmes, en particulier de
leur genre littéraire. Prenons l'exemple de la virginité de Marie. Jacques Duquesne conclut
que les textes laisseraient planer un voile d'incertitude. Je ne partage pas cette idée. Pour
cela, je m'appuie sur de très nombreux exégètes. Pour les évangélistes Luc et Matthieu, la
virginité de Marie atteste que Jésus est Fils de Dieu d'une manière unique. Dans l'importance
essentielle qu 'ils donnent à cette proposition sur la filiation divine de Jésus, les évangélistes
s'engagent aussi sur la réalité, et de la filiation divine, et de la virginité de Marie. Nous ne
sommes donc en présence d'une figure symbolique ni pour la filiation divine de Jésus, ni pour
la virginité de Marie qui en est inséparable. » De même, lorsque Jacques Duquesne évoque le
fait que, de son point de vue, le Christ avait vraissemblablement des frères et des sœurs : « Si
l'on se réfère aux " concordances lexkographiques " et aux études les plus citées, l'emploi du
terme " frère " dans le Nouveau Testament sert à désigner une parentèle plus large que celle
qui, par ce mot, définit, de nos jours, les enfants d'un père et d'une mère identiques. » Et Mgr
Eyt n'hésite pas à conclure : «Je me pose ici la question de savoir si Jacques Duquesne a la
crédibilité exégétique suffisante pour aller à l'encontre du point de vue de spécialistes
confirmés. » Alors, pas question d'entreprendre raisonnablement d'écrire une vie du Christ en
dehors des textes de Matthieu, Marc, Luc et Jean ? « La quasi-unanimité des spécialistes du
Nouveau Testament, rappelle Pierre Eyt, approuve ce que disait le père Lagrange, au début
de ce siècle, pour expliquer son refus d'écrire une biographie de Jésus. Il était convaincu que
les Évangiles étaient la seule biographie possible. Mais il faut admettre aussi que ces textes n
'ont jamais envisagé de reconstituer le fil continu de l'histoire d'une vie. »

Le christianisme est-il né a qumran ?

En 1952, on découvrait sur le site de Qumran, au bord de la mer Morte, en Jordanie, une
grotte particulièrement riche en documents inédits concernant la communauté qui occupa ces
lieux depuis I(K) av. J.-C. jusqu'aux environs de 68 ap. J.-C. et dans laquelle les historiens
s'accordent à voir la communauté essénienne. Ce n'est toutefois qu'au tenue d'une virulente
polémique au sein du monde savant, et quarante ans après leur découverte, que les plus
importants de ces textes sont aujourd'hui livrés au grand public, grâce à l'ouvrage de Robert
Eisenmann et Michael Wise : Les Manuscrits de la mer Morte (trad. J.-Ch. Attias). publié
chez Fayard.

« En fait, explique André Caquot, professeur des études sémitiques au Collège de France, le
lot principal avait été découvert en 1947 : il s'agissait de rouleaux bibliques mais également
de rouleaux que Ton peut appeler sectaires, au contenu inconnu auparavant, par exemple le
Rouleau de la Règle ou encore le rouleau de la Guerre des Fils de Lumière contre les Fils des
Ténèbres, textes qui constituaient la règle de discipline d'un ordre quasi monastique. Ces
documents extrêmement neufs ont alimenté toute une réflexion sur ce mouvement religieux
dans lequel beaucoup ont reconnu les Esséniens décrits par Flavius Josèphe et Pline l'Ancien
», c'est-à-dire des Juifs qui vivaient en marge de la société, selon des règles communautaires
régies par de strictes observances de pureté. Quant à la masse très importante - mais très
fragmentaire - de documents découverts en 1952 dans la grotte 4. elle fut au cœur de ce qu'on
a appelé le scandale des manuscrits de la mer Morte (cf. L'Histoire n° 161 ) : certains savants
chargés de leur publication n'avaient toujours rien rendu public, trente ans après les fouilles !
Aujourd'hui cependant, le mal est réparé, et la publication de l'ouvrage de Robert Eisenmann
et Michael Wise, qui ont travaillé à partir de photographies des textes, constitue à ce titre un
grand progrès.

Il s'agit de textes bibliques mais aussi d'écrits « sectaires », comme ce grand texte que l'on
appelle Rouleau de sagesse et qui est là publié presque intégralement pour la première fois.
Développe-t-il. comme on l'a souvent affirmé, une doctrine proche de la morale chrétienne ?

En somme, pour reprendre la vieille question que posait déjà, il y a un siècle, Ernest Renan
dans sa Vie de Jésus, le Christ était-il essénien ? « Il faut se défier, répond André Caquot, qui
date les textes du n* ou l" siècle avant notre ère, d' une analyse trop grossière. 11 y a par
exemple un texte qui sonne chrétien mais qui n ' est ni Juif au sens strict du terme, ni chrétien.
Il s'agit du texte 4Q 521 qui commence par ces mots : " Le ciel et la terre obéiront à Son
Messie." Or la notion de Messie ou de Christ n ' est pas chrétienne en soi. De même, ce texte
annonce la résurrection et la revivification des morts mais une fois de plus, cette notion n'est
pas chrétienne : c'est tout simplement une idée qui était dans l'esprit du temps. Elle se trouve
d'ailleurs dans le judaïsme. Les textes de Qumran ne sont donc ni chrétiens ni juifs au sens
strict. Ils sont Israélites, dans le sens où ce sont des réflexions, des spéculations sur la vieille
religion d'Israël. » Tel n'est pas l'avis de Robert Eisenmann. pour qui ces textes sont d'époque
chrétienne ou postchrétienne. Pour lui, par exemple, le Maître de Justice, qui est peut-être le
fondateur historique de la secte de Qumran et qui est en tout cas celui qui y enseigne la
doctrine, serait l'apôtre Jacques. Le sentiment religieux qui s'exprime dans ces fragments des
manuscrits de la mer Morte n'a en tout cas plus grand-chose à voir avec la piété du Temple et
le culte de l'ancien Israël : on y voit s'exprimer la recherche d'une foi plus personnelle et d'une
plus grande communion fraternelle. « Les Esséniens. dit encore André Caquot, considèrent
que le haut clergé de Jérusalem représenté par les prêtres, les Cohanim. est invalide. Le aille
du Temple jusqu'alors nécessaire pour expier ses péchés devant Dieu est lui aussi invalide.
Les gens de Qumran posent alors la question suivante : si on ne peut peut plus faire de
sacrifices au Temple, comment expier ses péchés ? El leur réponse c'est la souffrance et le
repentir individuel qui sont des notions qumraniennes et qui constituent une grande rupture
avec la religion d'Israël. Il y a donc indéniablement une singularité essénienne. qui aide à
comprendre le christianisme. »

La vie quotidienne des premiers chrétiens


Michel Meslin dans mensuel 227
daté décembre 1998 -

Au lendemain de la mort de Jésus, ses fidèles sont une centaine tout au plus. Trois siècles plus
tard, quand la liberté de culte est enfin accordée aux chrétiens, la nouvelle religion s'est
répandue dans les villes et les ports du bassin méditerranéen et jusqu'en Occident. Elle
transcende les clivages sociaux, modifie l'existence quotidienne, subvertit les valeurs
traditionnelles.

La tradition chrétienne a fixé les débuts du christianisme au jour de la Pentecôte, jour de la


première prédication publique de l'apôtre* Pierre, à Jérusalem. Trois siècles plus tard,
l'expansion géographique est telle et le nombre de chrétiens si grand que les empereurs
romains sont contraints de tenir compte de cette clientèle en lui accordant la liberté de culte.
Comment le message de Jésus s'est-il répandu ? Qui sont les premiers chrétiens ? A quels
milieux appartiennent-ils ? Quelles modifications la nouvelle religion introduit-elle dans la vie
des fidèles ? A toutes ces questions l'historien peut apporter des éléments de réponse.

LES MISSIONNAIRES PROCLAMENT LA BONNE NOUVELLE

Selon les Évangiles*, pendant sa vie publique, Jésus s'est d'abord entouré de quatre disciples :
Simon-Pierre, André son frère, Jacques et Jean, fils de Zébédée, de simples pêcheurs de la
mer de Galilée (le lac de Tibériade) ; puis il en choisit huit autres afin que les Douze
proclament la venue du Royaume de Dieu. Ensuite, selon Luc, Jésus désigne à nouveau
soixante-douze disciples chargés de préparer l'opinion à son message spirituel. Après son
arrestation, son procès politique, sa mort infamante sur une croix, qui plongent ses
compagnons dans un profond découragement (Pierre lui-même n'hésite pas à le renier
publiquement), leur foi en la résurrection de Jésus constitue le moteur de leur prosélytisme.

La toute première communauté chrétienne est constituée par cette petite colonie de Galiléens
fixés à Jérusalem, animée par Pierre, Jean et Jacques. Elle est composée des anciens
compagnons de Jésus : les onze apôtres, plus Matthias choisi par eux pour remplacer le
douzième, Judas Iscariote (qui a trahi et livré Jésus avant de se pendre), les parents de Jésus
récemment gagnés à la nouvelle foi, quelques femmes qui l'ont connu, et des habitants de
Jérusalem qui ont adhéré à sa prédication - tout au plus une centaine de personnes. Ils forment
une communauté particulière au sein du judaïsme, continuant d'en observer fidèlement les
prescriptions rituelles, mais y ajoutant des rites spécifiques : ainsi, chaque semaine, le
lendemain du Shabbat [1], ils commémorent la résurrection de Jésus-Christ* par une liturgie
reprise en partie de la synagogue et qui se clot par une eucharistie*, une action de grâces,
reproduisant le dernier repas pascal pris par Jésus avec les Douze avant son arrestation. Par là
ils affirment leur croyance que Jésus était bien le Messie* qu'Israël attendait et qu'annonçait
l'Écriture*.

Le tableau que Luc dresse, dans le livre des Actes, de cette communauté primitive est bien
entendu idéalisé. La « vie apostolique» décrite constitue, en tait, un modèle à atteindre :
unanimité, communion fraternelle, accord profond entre les disciples, qui mettent aussi en
commun leurs biens matériels. C'est pourquoi, tout au long de leur histoire, les chrétiens ne
cesseront pas de se référer à ce passé exemplaire chaque fois qu'ils tenteront de revenir aux
sources pour réformer l'Église [2].

A cette communauté judéo-chrétienne parlant l'hébreu et l'araméen, s'ajoute très rapidement


un groupe de Juifs venus de la diaspora : des Juifs palestiniens déjà hellénisés et quelques
païens convertis au judaïsme. Ce sont les « hellénistes », dont Étienne, le premier diacre* et le
premier martyr*, est le guide spirituel, assisté de six autres convertis. Parlant grec, qui est
alors la langue commune à tout l'Orient méditerranéen, habitués à vivre au milieu des Gentils
- c'est-à-dire des païens -, ces hellénistes deviennent naturellement les premiers missionnaires
chrétiens. Ils s'adressent d'abord aux Juifs, proclamant la bonne nouvelle, Vévangelion, dans
les synagogues. En butte à la persécution des autorités juives de Jérusalem, ils partent prêcher
en Judée, en Samarie, en Phénieie, a Chypre, puis a Antioche de Syrie, alors la plus grande
cité du Moyen-Orient. C'est dans cette ville que le nom de « chrétiens » - un sobriquet à
résonance politique - fut donné pour la première fois, vers l'an 43, aux membres de la
communauté qui regroupe des Juifs et des païens : l'opinion publique les considère alors
comme une secte messianique parmi d'autres.

D'Antioche, la mission chrétienne va se répandre dans toutes les régions avoisi-nantes, sous
l'impulsion de Barnabé, puis de Paul qui fait pénétrer la nouvelle religion jusque dans
l'Occident romain, à Chypre, en Asie Mineure, en Phrygie, en Galatie, puis en Grèce... Paul
prend, en quelque sorte, le relais des hellénistes et se fait le champion d'un christianisme
affranchi des prescriptions judaïques qu'il juge obsolètes et nuisibles à sa propagation. Dès 49,
les païens convertis ne sont plus soumis à certaines observances de la Loi de Moïse : la
circoncision, des interdits alimentaires ; mais ils doivent s'abstenir des viandes immolées aux
idoles comme des unions illégitimes.

A la fin du Ier siècle, la génération des apôtres a disparu. La plupart des villes de l'Orient
méditerranéen ont été touchées par la prédication chrétienne : Jérusalem, Césarée de
Palestine, Antioche, Éphèse, Philippes, Thessalonique, Athènes, Corinthe, Alexandrie. Des
communautés ont commencé de s'y développer à l'abri des synagogues, car le judaïsme est
officiellement reconnu par l'État romain. Dans les pays d'Orient superficiellement hellénisés,
le christianisme est répandu par les populations « syriaques » de langue araméenne. En
Occident, les progrès de la mission sont moins nets. Seule l'existence de la communauté
judéo-chrétienne de Rome, où vit alors une forte population juive hellénisée (entre 40 000 et
60 000 personnes), est historiquement attestée dès les années 30.
Qui sont ces premiers chrétiens ? D'abord des citadins. En effet, sauf en Palestine et en Asie
Mineure, le christianisme n'a pas encore pénétré les populations rurales de l'intérieur. Dans les
villes, la propagande chrétienne a débordé largement les quartiers populaires où se sont
effectuées les premières conversions. Elle gagne avec succès des couches plus aisées de la
population : à Jérusalem, des notables du Sanhédrin [3], à Rome des membres de l'aristocratie
sénatoriale, certains très proches de la famille impériale c est pourquoi on ne peut, comme
certains auteurs, assimiler l'expansion chrétienne au « cri » d'un sous-prolétariat juif ou
oriental, de pêcheurs galiléens ou de paysans ruinés. Les femmes forment une large
proportion des premiers convertis, mais leur part va en s'affaiblissant dès la fin du Ier siècle.

Lhistorien ne parvient pas toujours à reconstituer très exactement les étapes de l'expansion
chrétienne, mais un fait est certain : c'est au sein de communautés orientales établies dans les
ports et les grandes villes que la foi nouvelle s'est d'abord implantée, apportée par des «
missionnaires » demeurés la plupart du temps anonymes. Après la prise de Jérusalem par
Titus en 70 (à la suite de la révolte de la Judée contre Rome) et l'émigration des judéo-
chrétiens à Pella, en Transjordanie, la nouvelle religion s'est étendue vers l'Orient ; elle
pénètre en Perse et atteint, vers 200, aux confins de la Syrie romaine, Doura-Europos, où l'on
a retrouvé intacte la plus ancienne chapelle chrétienne actuellement connue. Le foyer le plus
important de ce christianisme oriental se trouve à Alexandrie, alors le plus grand centre
intellectuel de l'Orient : le christianisme y achève de se dégager de ses racines judaïques et
assume une part très importante de l'humanisme hellénistique, comme en témoignent au IIIe
siècle l'œuvre de Clément puis celle d'Origène, qui se sont efforcés de concilier la philosophie
grecque et la foi chrétienne.

La lettre que les chrétiens de Lyon adressent en 177 aux Églises d'Asie et de Phrygie révèle
quant à elle l'existence, dans la capitale des Trois Gaules, d'une communauté chrétienne à
forte minorité orientale, à commencer par l'évêque* Potheinos (Pothin) et Attale, médecin de
Pergame. Tous les milieux sociaux y sont représentés : esclaves, comme Blandine et comme
le diacre Sanctus, humbles tâcherons, grands propriétaires locaux, citoyens romains, tous
victimes d'une persécution sans doute fomentée par d'autres Orientaux adeptes du culte de
Cybèle. Remontant le grand axe commercial Rhône-Saône, en plein pays celtique, une
communauté chrétienne a dû également s'établir à Autun [4].

ESCLAVES ET ARISTOCRATES SE CONVERTISSENT

En Afrique romaine aussi, la présence de nombreuses communautés juives a facilité la


diffusion du christianisme. Le premier témoignage historiquement daté que nous possédions
est celui du martyre de six chrétiens de Scillium, en Numidie, décapités le 17 juillet 180 à
Carthage, presque contemporains des martyrs de Lyon. Mais les progrès du christianisme ont
été en Afrique beaucoup plus rapides qu'en Gaule en raison de la très forte densité urbaine de
la région. LÉglise de Carthage en est la métropole et régit fermement la foi et la discipline
religieuse. Un synode réuni en 220 rassemble déjà soixante-dix évêques. Or il est très
remarquable que ce christianisme africain ait perdu presque immédiatement ses caractères
orientaux d'origine. Dès la fin du IIe siècle, on y prêche en latin, qui est la langue liturgique,
alors que l'Église de Rome continue de parler grec. Tertullien pourra affirmer à la même
époque que les chrétiens d'Afrique sont présents dans tous les milieux et qu'ils participent aux
mêmes activités économiques et sociales que les païens : commerce, agriculture, armée [5].

Mais c'est après la vague des persécutions antichrétiennes du milieu du IIIe siècle que se place
la plus grande période d'expansion. Près d'un demi-siècle de paix a permis un développement
irréversible du christianisme, favorisé à la fois par la bienveillante neutralité de l'État romain,
par la tolérance des premiers Sassanides [6] et par l'existence de structures ecclésiastiques
fortement hiérarchisées. Au sein d'une nouvelle religiosité, marquée par le développement des
cultes orientaux, en particulier de celui de Mithra [7], la poussée chrétienne déborde alors les
milieux urbains, gagne le monde rural en Égypte, en Syrie, en Cappadoce. Vers 280-290,
l'Arménie tout entière se convertit.

En Occident, les progrès sont nets : l'Italie du Nord, l'Illyricum (Croatie, Dal-matie, Bosnie,
Albanie actuelles), la Bretagne, la Bétique (Andalousie actuelle) voient la fondation de
nombreux évêchés, centres de rayonnement de la foi chrétienne vers l'intérieur du pays et, le
long des grands axes commerciaux, jusqu'aux confins de l'empire. De tels progrès se
marquent par la construction d'édifices cultuels, les basiliques. Dès 220-230, les premières
peintures ornent les catacombes* romaines, un art chrétien s'élabore, de tendance symbolique,
qui puise largement dans l'héritage iconographique juif et hellénistique.

En dehors des milieux intellectuels, où se développe une vigoureuse critique du christianisme


(avec le philosophe néo-platonicien Porphyre, critiquant la valeur historique des Évangiles, ou
Hiérocles, la personne même de Jésus), et du monde rural d'Occident, le message chrétien
s'est alors infiltré dans toutes les catégories sociales, des esclaves aux aristocrates fortunés et
aux grands fonctionnaires de l'empire. Les chrétiens constituent désormais une masse
importante et une clientèle politique à vaincre, ou à rallier.

Le christianisme a indéniablement modifié les conduites individuelles de ses fidèles.


Lexaltation de vertus telles que la paix, la douceur, l'humilité, la tempérance crée un nouveau
mode d'agir et de vivre. Le commandement de Jésus «Aimez vous les uns les autres »
implique des devoirs précis, et d'abord la charité envers les délaissés. Cet amour fraternel tend
à établir une communauté d'esprit entre les croyants, et entre eux et Dieu. Pendant deux
siècles et demi, jusqu'aux grandes persécutions, jouissant de «l'immense majesté de la paix
romaine » (Tacite), les chrétiens ont pu se penser comme des petites communautés de saints*
vivant au milieu d'un État bien organisé où il n'y a pas de raison de se compromettre dans des
attitudes politiques.

Dans la réalité quotidienne, bien des attitudes, des usages, des croyances mêmes, qui
s'enracinent dans le paganisme*, ont persisté chez les convertis, créant dans les existences
personnelles un mélange qui ne fut guère perçu consciemment. Sans cesse les évêques
responsables des Églises chrétiennes doivent mettre en garde leurs fidèles contre des pratiques
idolâtres ou incompatibles avec la foi : ils leur interdisent d'assister aux jeux du cirque, aux
pantomimes des théâtres, aux sacrifices offerts aux dieux ; ils dénoncent les mariages mixtes.
Néanmoins, le christianisme insuffle au monde romain un esprit nouveau qui pénètre
lentement tous les comportements, en prenant appui sur des conceptions morales déjà
existantes.

APPÉTIT, SEXUALITÉ : UN IDÉAL DE TEMPÉRANCE

Ainsi, au cours des deux premiers siècles de notre ère, sous la double influence de la
philosophie stoïcienne et de médecins grecs prônant la maîtrise de la personnalité par un
contrôle des appétits, les mœurs inclinaient vers une retenue et une relative austérité : c'est
l'idéal d'un repas frugal, c'est l'exercice d'une sexualité mesurée, tempérance jugée d'autant
plus nécessaire que l'on croit alors que le sperme contient le souffle de vie. Les chrétiens ont
récupéré ces thèmes familiers en les adaptant. Il ne s'agit plus, pour eux, de maîtriser son
corps pour mieux affirmer sa personnalité, mais de lutter contre la sexualité afin de se
rapprocher de Dieu. La virginité est présentée comme le modèle idéal parce qu'elle fait de
l'être humain, homme ou femme, un ange.

On constate le même changement de perspective dans la conception du mariage. Dans le droit


romain, celui-ci est fondé sur un consentement réciproque des époux qui peut à tout instant
être rompu par l'une des parties. Il n'existe pas de morale conjugale fondée sur une fidélité
réciproque. Le christianisme subordonne lui aussi la validité du mariage au consentement
mutuel des époux. Mais il proclame le caractère indissoluble de cette union, qui devient un
sacrement*, image de l'amour qui unit le Christ à son Église.

Les chrétiens ont, d'autre part, dû affronter le problème très important de l'esclavage. Dans la
société romaine, où l'institution servile est une pièce maîtresse de l'économie, l'esclave n'est
qu'un objet, un bien matériel qui peut être acheté, revendu, et qui ressortit au droit de la
propriété et du commerce. Or les premières prédications de Pierre et de Paul affirment un
principe révolutionnaire : les esclaves sont, comme tous les autres êtres humains, des enfants
de Dieu ; ils sont donc également rachetés par la mort du Christ et appelés à connaître le salut
éternel. De nombreux esclaves convertis font partie des premières communautés. Dans tous
les rites liturgiques, baptême*, repas eucharistique, ils sont traités comme les hommes libres,
même si Paul explique longuement que chacun doit demeurer là où Dieu l'a placé, et qu'il
convient que l'esclave soit soumis à son maître.

Certes, les évêques et les penseurs chrétiens demeuraient trop profondément enracinés dans la
culture antique pour condamner la pratique alors universelle de l'esclavage, qui paraissait à
tous dans l'ordre normal des choses. Il n'empêche qu'en considérant l'esclave, non seulement
comme une personne selon le droit naturel, mais comme l'égal de son maître au regard de
Dieu, le christianisme posait un principe qui devait peu à peu miner l'institution servile.

LA MORT N'EST PLUS UNE SOUILLURE

La différence chrétienne s'affirme aussi dans le respect accordé à la vie. Certes, le poids d'une
existence individuelle était infiniment moins lourd dans le monde antique qu'il ne l'est dans la
conscience occidentale contemporaine. Le père de famille avait le droit d'abandonner les
nouveau-nés sans en justifier la raison. La pratique des jeux du cirque et des combats de
gladiateurs montre à quel point l'existence d'êtres jugés inférieurs avait peu de prix : enfants,
condamnés, esclaves, déserteurs, ou chrétiens lors des persécutions religieuses. Même si le
droit romain réprimait l'avortement, celui-ci était couramment pratiqué malgré les
protestations des philosophes stoïciens. Tous ces usages ont été constamment stigmatisés par
l'Église comme la négation de la création par Dieu de l'homme «à son image et à sa
ressemblance ».

La conception de la mort fait aussi ressortir la singularité chrétienne. Dans toutes les sociétés
antiques du monde méditerranéen, la mort est une souillure contagieuse qui doit être purifiée
au plus vite. La foi juive, puis le christianisme introduisent dans ce domaine un
bouleversement total, en affirmant que la mort physique n'est que le passage obligatoire vers
un au-delà baigné de la lumière divine, un lieu où se réalise une communauté de vie avec les
élus, et qu'elle doit donc être vécue et assumée dans la foi d'une résurrection. Dans les écrits
chrétiens, elle est présentée comme le terme ardemment souhaité de toute vie et de toute
expérience spirituelle.
Cette nouvelle manière de vivre a naturellement suscité des réactions plus ou moins hostiles
de l'opinion publique, majoritairement païenne. Traditionnellement, l'État romain s'était le
plus souvent montré tolérant envers les cultes indigènes locaux. Mais, rejetés à cause de leur
conception particulière de l'existence et du divin, les chrétiens sont en butte à une réprobation
quasi générale. Leur foi, leur morale, leur espérance les rendent différents. Ils constituent une
race à part, « ténébreuse, muette devant le monde, bavarde dans les coins, méprisant les
temples, crachant sur les dieux... » [8].

Les chrétiens n ont pas manque, a partir du [Ie siècle, de réfuter les calomnies répandues sur
leurs mœurs et leurs rites. Certains d'entre eux ont rédigé au IIe siècle des Apologies qu'ils
adressent aux empereurs Hadrien, Antonin et Marc Aurèle. Ils présentent les fidèles du Christ
comme les authentiques héritiers de la culture gréco-romaine et entendent montrer à quel
point les chrétiens participent à la vie de la cité. Ils appellent les païens de bonne volonté à se
convertir. Mais il faut constater que les relations entre l'opinion publique et les chrétiens n'ont
pas bénéficié de ces tentatives apologétiques : plus le christianisme s'étend, plus les chrétiens
sont considérés comme une race à part. Le conflit était inévitable dès qu'une grave crise
nationale éclaterait, menaçant l'identité romaine : l'État alors commence par réduire à néant,
par la persécution, ces étrangers « sans patrie et sans traditions ».

C'est donc en vivant et en se développant dans l'Empire romain que les chrétiens ont pris
progressivement conscience de leur originalité. C'est en s'affrontant aux valeurs et aux mœurs
d'une culture dont ils bouleversaient les fondements religieux et moraux qu'ils se sont sentis
différents, « un nouveau peuple », celui des « citoyens du ciel ». Pourtant, les paroles de Jésus
ordonnant à ses disciples d'être « la lumière du monde, le levain dans la pâte, le sel de la terre
» impliquaient leur présence active dans le monde. Situation paradoxale : comment être dans
le monde tout en n'étant pas du monde ? Déjà Paul avait tracé la voie : « Que ceux-ci qui
usent de ce monde fassent comme s'ils n'en usaient pas véritablement. Car elle passe la figure
de ce monde. » Dans ce « comme si... » se fonde toute l'éthique chrétienne. ?

* Cf. lexique, p. 56.

1. Jour de repos absolu pour les Juifs, sanctifié par des prières, du vendredi soir au samedi
soir, rappelant le repos de Yahvé après la création.

2. Dernière consécration officielle : le concile Vatican II n'a pas manqué d'y voir le modèle de
toute vie religieuse, sacerdotale et missionnaire.

3. Tribunal suprême du peuple juif, composé de soixante-dix membres et présidé par le grand
prêtre, le Sanhédrin disparut en 70, lors de la prise de Jérusalem par les Romains.

4. Si l'on accepte le témoignage de la célèbre inscription de Pektorios. trouvée à Autun en


1839, qui utilise le symbole du poisson, associé à l'eau baptismale. Elle est très semblable à
une autre inscription chrétienne de Phrygie et datée des environs de 200.

5. Apologétique, XLll, 1-3.

6. Dynastie iranienne qui créa un vaste empire (226-651) s'étendant du Khorassan jusqu'à la
Mésopotamie.
7. D'origine iranienne, le culte de Mithra. dieu sauveur, s'est répandu dans tout le monde
romain ; il a constitué le principal concurrent du christianisme, prônant des valeurs morales et
une ascèse rigoureuses.

8. Minucius Félix, Octavius, VIII, 4 et IX, 3.

Une religion à la conquête du monde

;HJJ:I«

CHRONOLOGIE . 6-M AV. J.-C. : naissance de Jésus, selon Matthieu et Luc, à Bethléem, en
Judée. . 30-33 : mort de Jésus quelques heures avant la célébration de la pâque. A la
Pentecôte, première proclamation de Pierre : «Jésus est le Messie. » . 3 5-36 : martyre
d'Etienne; persécution contre les hellénistes (chrétiens de langue grecque) à Jérusalem.
Conversion de Paul. . 48 : Pierre prêche à Antioche.

. A 9 : le concile de Jérusalem dispense de la circoncision les païens convertis. . 51-52 : à


Corinthe, Paul convertit le chef de la synagogue, Crispus. . 58: arrestation de Paul ; il mourra
décapité à Rome. . 64 : après l'incendie de Rome ordonné par Néron, persécution contre les
chrétiens ; martyre de Pierre. . 70 : prise de Jérusalem par Titus ; destruction du Temple. .
120-170 : Justin, Athénagore et Tatien adressent des Apologies aux empereurs romains afin de
réfuter les calomnies répandues sur les mœurs et sur les rites chrétiens. . 1 63 : martyre de
Justin, à Rome. . 1 77 : persécution de la communauté chrétienne de Lyon (parmi laquelle
Blandine). . 1 80 : six chrétiens de Scillium, en Numidie, sont décapités ; première attestation
d'un christianisme africain.

. VERS 195 : Clément enseigne à Alexandrie ; il s'efforce de concilier foi chrétienne et


philosophie grecque. . 197 : Tertullien rédige l'Apologétique ; il y décrit la situation des
chrétiens d'Afrique. . 250 : l'empereur Dèce rend obligatoire le culte impérial ; persécution des
chrétiens qui refusent de sacrifier. . 257-258 : persécution de Valérien. . 260 : l'empereur
Gallien publie un édit de tolérance ; « petite paix de l'Église » jusqu'en 303. . 280 : conversion
de Tiridate, roi d'Arménie. . 303-312 : persécutions de Dioclétien et de Galère. . 31 3 :
conversion de l'empereur Constantin au christianisme ; la liberté de culte est rendue aux
chrétiens (« édit de Milan »). . 321 : le dimanche, jour du Seigneur, est décrété jour férié
obligatoire. . 3 2 5 : Constantin convoque le premier concile œcuménique à Nicée. . 391-392 :
Théodose interdit les cultes païens.

Juif ou chrétien ?

MISE AU POINT

Le cas de Flavius Clemcns, consul romain exécuté en 95. Quelle était sa religion ?

L'historien grec Dion Cassius nous dit que l'empereur Domitien fit exécuter en 95 le consul
Flavius Clemens pour « athéisme » et « mœurs juives », tandis que son épouse Flavia
Domitilla était exilée dans l'île de Pandataria, en mer Tyrrhénienne. Cette conversion est
attestée par la tradition talmudique. Pourtant, d'autres sources, d'origine chrétienne, indiquent
que Flavia Domitilla a été exilée pour délit de christianisme. La mention des « mœurs juives »
de son mari serait due à la méconnaissance de la spécificité chrétienne. Une hypothèse semble
plus satisfaisante : les époux auraient été des chrétiens judaïsants, reconnaissant Jésus comme
le Messie et respectant le Shabbat. C'est le caractère alors très flou de la frontière entre les
deux religions qui explique qu'ils aient pu être considérés par les uns comme des chrétiens, et
par les autres comme des Juifs. En effet, la séparation entre l'ancien et le nouvel Israël ne s'est
pas faite en un jour. Parmi les événements qui ont marqué l'histoire de cette rupture, citons :
en 49, le concile de Jérusalem, dispensant de la circoncision les païens convertis ; en 66-70, la
grande révolte de Judée et la fuite des chrétiens hors de Jérusalem assiégée ; après 80, la
malédiction prononcée dans les synagogues à rencontre des «Nazaréens» (les judéo-
chrétiens). Avant 70, le christianisme appartient encore au judaïsme, et ce n'est qu'aux
environs de l'an 100 que la scission est définitive. La présence de telles communautés judéo-
chrétiennes à Rome est clairement attestée aux I" et ir siècles. Qui était encore juif ? Qui était
déjà chrétien ? A la fin du Ier siècle, les deux confessions étaient étroitement mêlées ; et
Domitien, qui persécuta l'une et l'autre, put encore les confondre.

Professeur de grec ancien à l'université de Tours

Jésus aux quatre visages


mensuel 448
daté juin 2018 - 129 mots

Les Quatre Saisons du Christ. Un parcours politique dans la Judée romaine Christian-Georges
Schwentzel Vendémiaire, 2018, 264 p., 22 E.

Parmi la myriade de livres qui paraissent sur Jésus, celui de Christian-Georges Schwentzel,
spécialiste de l'Orient hellénistique et professeur à l'université de Lorraine, fera date. Si le titre
peut surprendre, il trouve immédiatement sa justification dans l'ordonnance des chapitres.
L'auteur décrit avec finesse et érudition les quatre aspects de Jésus : le fils de David, le dieu-
roi hellénistique, l'ami des Romains, l'inventeur du christianisme. En prenant à son compte les
contradictions des Évangiles, il montre en Jésus un homme politique de génie qui cherche à
prendre le pouvoir (et à le garder) dans un milieu juif, entouré de cités grecques et soumis au
pouvoir romain. Mais devant un échec annoncé, Jésus tente, par sa mort, de faire perdurer la
révolution qu'il a créée. Voici brièvement résumé ce livre pétillant d'intelligence.

Mot clé :
Livre

Un certain Juif, Jésus. Les données de


l'histoire
John Paul Meier dans mensuel 304
daté décembre 2005 -

Le monumental ouvrage de John Paul Meier, publié aux États-Unis dans les années 1990, et
qui constitue la référence en la matière, paraît enfin en français. Œuvre d’un prêtre catholique,
c’est sans aucun doute l’enquête la plus rigoureuse et la plus approfondie jamais conduite sur
le sujet ; la plus honnête aussi en ce sens qu’elle ne masque aucune difficulté, n’élude aucune
question, même celles qui dérangent les croyants et les Églises.

La méthode historique adoptée par John Paul Meier consiste à rejeter tous les a priori et à
établir de rigoureux critères de jugement selon lesquels il validera ou non les faits attestés par
les sources, sachant que les Évangiles constituent le seul ensemble réellement consistant en la
matière.

En dépit d’une érudition folle les notes, rejetées à la fin, occupent près de la moitié de chaque
volume, on progresse dans l’enquête avec une limpidité admirable, et jamais les convictions
du croyant ne viennent troubler l’analyse scientifique de l’historien. Au contraire, on a parfois
l’impression que l’auteur en rajoute dans l’objection, soucieux de ne pas laisser la foi
contaminer la raison. Il entend examiner en toute lucidité les récits de l’enfance, la
chronologie du ministère de Jésus, son enseignement, ses miracles, son environnement
intellectuel et religieux - à travers ses disciples -, les foules qui le suivent, ses adversaires ou
ses concurrents.

Le résultat est exceptionnel, irrécusable, et ce monument constitue désormais le point de


départ de toute recherche sur le Jésus historique, un Juif quelconque en somme, mais au destin
peu banal.

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Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire par John Paul Meier, Le Cerf, 2004-2005,
496, 1 330 et 752 p., 35, 80 et 50 euros.

Les Derniers Araméens. Le peuple oublié de


Jésus
de Courtois Sébastien dans mensuel 301
daté septembre 2005 -

Au moment où l’Europe s’interroge sur les raisons historiques d’accueillir la Turquie en son
sein, il n’était pas inutile de rappeler que le Sud-Est du pays n’est pas seulement peuplé de
Kurdes, mais abrite aussi la dernière chrétienté indigène : environ 25 000 syriaques
orthodoxes descendant en droite ligne de l’une des plus vivantes communautés antiques. Celle
qui, sous le nom de syriaque, a conservé la langue des premiers chrétiens de Judée, l’araméen.

Le Tur Abdin, entre Mardin, Nusaybin et le Tigre, fut en effet le centre spirituel de la vaste
communauté chrétienne de langue araméenne. On y vit fleurir les couvents dès le IVe siècle
de notre ère, tandis que s’élaborait à Nisibe Nusaybin et plus à l’ouest, à Édesse, une
littérature d’une étonnante richesse. Lorsque les villes furent converties à l’islam, ce furent les
couvents qui conservèrent et transmirent le riche patrimoine spirituel de ce christianisme né
hors de l’Empire romain.

Il n’en demeure plus guère de traces aujourd’hui. Le beau livre de Sébastien de Courtois
montre à la fois les vestiges des plus anciennes églises de la chrétienté et le mode de vie d’une
communauté tentée par l’exil, mais qui reste malgré tout vivante au sein du monde islamique.
Une culture à découvrir.

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Les Derniers Araméens. Le peuple oublié de Jésus par Sébastien de Courtois, Paris, La Table
ronde, 2005, 160 p., 35 euros.

La légende du Juif errant


François Crozon dans mensuel 219
daté mars 1998 -

Le personnage légendaire du Juif errant, condamné à vivre jusqu'au jour du jugement pour
avoir refusé de secourir le Christ, a connu en Occident un extraordinaire succès. Une étude
retrace cette épopée littéraire, qui reflète les sentiments ambivalents des chrétiens à l'égard du
« peuple déicide ».

Qui ne connaît le Juif errant, popularisé au xixc et au début du xxc siècle par I imagerie
d'Épinal sous les traits d'Ahasvérus, cordonnier de Jérusalem condamné à errer sur la terre
jusqu'à la fin des temps pour avoir refusé d'assister le Christ dans sa montée au Calvaire1 ?

Le thème apparaît pour la première fois au vr siècle, dans Le Pré spirituel, recueil de vies de
pieux ermites et d'historiettes monastiques écrit par le moine Jean Moschos. Cet ouvrage, qui
sera abondamment recopié au cours des siècles suivants, raconte l'histoire d'un Éthiopien vêtu
de haillons et condamné à pleurer perpétuellement pour avoir «frappé le Créateur de
l'univers. Notre Seigneur Jésus-Christ, au temps de sa Passion ».

« VA, TROMPEUR, RECEVOIR CE QUE TU MÉRITES »

Au Moyen Age également se développe la légende de Malchus, serviteur du grand prêtre


Caiphe, dont saint Jean et saint Luc rapportent, dans leurs évangiles respectifs, qu'il eut
l'oreille coupée par l'apôtre Pierre lors de l'arrestation de Jésus au jardin des Oliviers ; celui-ci
réprimanda aussitôt Pierre et recolla l'oreille de Malchus. C'est à ce même Malchus que sera
impute ultérieurement un geste rapporté par saint Luc : lors de l'interrogatoire de Jésus par
Caïphe, « un des gardes qui se tenait là gifla Jésus ».
Le thème du Juif condamné à vivre jusqu'au jour du jugement pour avoir frappé le Christ lors
de sa Passion émerge, lui, au XIIIc siècle. Selon une chronique monastique de 1223, des
pèlerins revenant de Terre sainte et faisant étape en

Italie, à l'abbaye Sainte-Marie de Ferrare, racontèrent aux moines qu'« ils avaient vu en
Arménie un Juif qui avait été présent à la Passion du Christ et qui, alors que le Christ allait à
son martyre, l'avait frappé ignominieusement en lui disant : "Va, trompeur, recevoir ce que tu
mérites. " On dit que le Christ lui répondit : "Moi, je vais, et toi, tu m'attendras jusqu 'à ce
que je revienne. " Ce Juif rajeunit, dit-on. tous les cent ans, pour ne plus avoir que trente ans,
et il ne peut mourir jusqu'à ce que le Seigneur revienne ».

La légende de ce Juif condamné à vivre jusqu'à la fin des temps, nommé le plus souvent
Cartaphile, se développe dès lors avec diverses variantes. Elle s'organise autour de trois
motifs majeurs : Cartaphile incarne le type du bon pécheur qui, contrairement à Judas, assume
son péché et accepte la punition qu'il a méritée ; il a été le témoin de l'événement majeur de
l'histoire de l'humanité, la Passion du Christ, et il peut en témoigner ; enfin, il est la preuve
même de la toute-puissance de Dieu et de la vengeance terrible dont celui-ci poursuit ceux qui
ont failli.

Bientôt, au nom de Cartaphile (du grec, cartaphilos, « disciple aimé »), qui renvoie à saint
Jean, succède celui beaucoup plus explicite de Buttadeus, ou Boutedieu (de bouter, « frapper
»). Par ailleurs, le personnage n'est plus seulement visible en Orient, de l'Arménie à l'Éthio-
pie, où les pèlerins de Terre sainte le rencontrent : on le trouve désormais en Europe,
notamment en Espagne et en Italie.

A la fin du xve siècle, les clercs sont partagés à l'égard de la légende de Malchus ou de
Boutedieu. Les uns l'accueillent sans sourciller. D'autres dénoncent la cruauté de la vengeance
divine, bien éloignée de la notion de pardon et de l'esprit évangélique. Mais la plupart
reconnaissent aux différentes versions le mérite d'être de belles histoires satisfaisant le goût
du public pour le merveilleux, tout autant que de pieux récits s'insé-rant parfaitement dans la
pastorale de la peur des châtiments éternels développée par les prédicateurs du temps.

« QUE SON SORT PARAÎT TRISTE ET FÂCHEUX ! »

Au début du xvir siècle, le mythe connaît un tournant décisif : apparaît alors le personnage
d'Ahasvérus, parfois appelé Isaac Laqucdem. Ce cordonnier de Jérusalem a repoussé
brutalement le Christ qui, sur le chemin du Calvaire, avait cherché à se reposer quelques
instants en s'ap-puyant au mur de son échoppe. Son châtiment ne sera pas seulement l'attente
forcée du jugement dernier, mais aussi l'obligation d'une éternelle errance.

C est en 1602 qu est publie en Allemagne un livret très vite traduit en français sous le titre
Courte Description et Histoire d'un Juif nommé Ahasvérus, qui fixe définitivement les traits
du personnage. A partir de cette date, dans une Europe culturellement unifiée en dépit de la
Réforme, journaux et opuscules diffusent, dans chaque langue nationale, sous des titres un
peu différents et avec de rares variantes, la même histoire dont le succès ne se démentira pas
jusqu'au début du xx' siècle.

En France, les xvnr et xixc siècles marquent l'apogée de cette popularité. De Rouen à
Avignon, de Troyes à Orléans, de Paris à Épinal, sont distribués dans les villes et les
campagnes des milliers d'imprimés sous un titre désormais presque inchangé : Histoire
admirable du Juif errant, lequel depuis l'an 33 jusqu'à l'heure présente ne fait que marcher.
Contenant sa tribu, sa punition, les aventures admirables qu 'il a eues en tous les endroits du
monde. La plupart de ces livrets comportent, à la fin, la complainte du Juif errant, diffusée
aussi sous forme de feuille volante illustrée, et dont le premier des vingt-trois couplets dit : «
Est-il rien sur la terre I Qui soit plus surprenant I Que la grande misère I Du pauvre Juif
errant ? I Que son sort malheureux I Paraît triste et fâcheux ! »

Au total, le personnage d'Ahasvérus présente un caractère très ambivalent : positif par son
immortalité qui l'affranchit de beaucoup des contingences des simples mortels, son savoir
encyclopédique accumulé au fil des siècles et des pays traversés, son privilège exceptionnel
d'être le seul témoin vivant de la Passion du Christ ; négatif par son aveuglement devant le
Rédempteur, sa participation individuelle au crime collectif de déicide, son errance même, à
l'image de ce « peuple monstrueux qui n 'a ni feu ni lieu, sans pays et de tous pays », comme
l'écrit Bossuet. De ce point de vue, et au-delà du merveilleux qu'elle a véhiculé et qui a assuré
son succès, la légende du Juif errant apparaît bien dans le droit fil de l'antijudaïsme
théologique tel qu'il était enseigné aussi bien chez les catholiques que chez les protestants, F.
c. m

NOTE l. Gaël Milin, Le Cordonnier de Jérusalem. La véritable histoire du Juif errant,


Presses universitaires de Rennes, 1997.

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