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(Études de Philosophie Médiévale) Etienne Gilson - L'Esprit de La Philosophie Médiévale-Vrin (1969)
(Études de Philosophie Médiévale) Etienne Gilson - L'Esprit de La Philosophie Médiévale-Vrin (1969)
rieur duquel les choses durent, ou du moins il n'est pas que cela.
Essentiellement, il est un certain mode d'être, la manière d'exister
qui convient à des choses contingentes et incapables de se réaliser
dans la permanence d'un présent stable. Dieu est l'Être, il n'y a
rien qu'il puisse devenir, parce qu'il n'y a rien qu'il ne soit ; le
changement et la durée n'existent donc pas pour lui. Les choses
créées sont, au contraire, des participations finies de l'Être ; frag
mentaires, pour ainsi dire, toujours incomplètes, elles agissent afin
de se compléter ; elles changent donc et, par conséquent, elles
durent. C'est pourquoi saint Augustin considère l'univers comme
une sorte de détente : une distensio, dont l'écoulement imite l'éternel
présent et la simultanéité totale de Dieu.
A vrai dire, l'homme se trouve dans un état qui n'est ni celui de
Dieu, ni celui des choses. Il n'est pas simplement entraîné, comme
le reste du monde physique, dans un écoulement ordonné ; il se
sait dans le flot du devenir et pense le devenir même. En lui
permettant de recueillir les instants successifs qui, sans elle, retom
beraient au néant, sa mémoire construit une durée, comme sa vue
rassemble dans un espace la dispersion de la matière. Du fait même
qu'il se souvient, l'homme rachète donc partiellement le monde du
devenir qui l'entraîne et s'en rachète avec lui. En pensant l'univers
et en nous pensant nous-mêmes, nous engendrons un ordre de l'être
intermédiaire entre l'instantanéité de l'être des corps et la perma
nence éternelle de Dieu. Pourtant, l'homme passe lui-même, sous
cette frêle stabilité de sa mémoire qui va sombrer à son tour dans
le néant si Dieu ne la recueille et ne la stabilise. C'est pourquoi,
bien loin d'ignorer que tout change, la pensée chrétienne a ressenti
jusqu'à l'angoisse le caractère tragique de l'instant. Car il n'y a
que lui de réel ; c'est en lui que la pensée rassemble à la fois les
débris arrachés au naufrage du passé et les anticipations de
l'avenir ; bien plus, c'est dans l'instant qu'elle construit simulta
nément ce passé et cet avenir, si bien que cette image précaire d'une
permanence véritable, dressée par la mémoire au-dessus du flux
de la matière, se trouve emportée par lui, entraînant avec soi le
butin qu'elle voudrait sauver du néant. Ainsi, le passé n'échappe
à la mort que dans l'instant d'une pensée qui dure, mais l'in-slans,
c'est à la fois ce qui se tient dans le présent et se presse vers l'avenir
où il ne demeurera pas davantage ; c'est aussi ce dont l'interruption
brusque clôt à jamais une histoire et fixe une destinée pour toujours.
Il y a donc, pour tout penseur du moyen âge, des hommes qui
passent en vue d'une fin qui ne passera pas. Mais il y a plus.
En annonçant la « bonne nouvelle », l'Évangile n'avait pas seule
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ment promis aux justes une sorte de béatitude individuelle, il leur
avait annoncé l'entrée dans un Royaume, c'est-à-dire dans une
société de justes, unis par les liens de leur commune béatitude.
La prédication dii Christ a été comprise de bonne heure comme la
promesse d'une vie sociale parfaite et l'on a vu dans la constitution
de cette société la fin dernière de son incarnation. Tout chrétien se
reconnaît donc appelé à faire partie, comme membre, d'une commu
nauté plus vaste que la communauté humaine à laquelle il appar
tient déjà. Étrangère à toutes les nations, recrutant ses membres
dans chacune d'entre elles, la Cité de Dieu se construit progres
sivement à mesure que le monde dure, et le monde n'a même
d'autre raison de durer que l'attente de son achèvement. De cette
cité céleste, c'est-à-dire invisible et mystique, les hommes sont les
pierres et Dieu est l'architecte. Elle se construit sous sa direction,
c'est vers elle que tendent toutes les lois de sa providence, c'est
pour en assurer l'avènement qu'il s'est fait législateur, promulguant
expressément la loi divine, qu'il avait déjà inscrite au cœur de
l'homme, et la portant au delà de ce qui suffisait à l'ordre des
sociétés humaines, mais ne suffisait pas à fonder une société entre
l'homme et Dieu1. Si les Chrétiens ont connu des vertus, comme
l'humilité par exemple, pour lesquelles on trouverait difficilement
place dans le catalogue des vertus grecques, c'est précisément que
les Anciens ont surtout réglé leur morale sur les exigences de la
vie sociale humaine considérée comme fin dernière, au lieu que les
Chrétiens règlent la leur sur une société plus haute que celle qui
les lie aux autres hommes, celle que des créatures douées de raison
peuvent former avec leur créateur*. Ce qui n'était rien pour les
1. • Est autem alius modus communitatis ad quam ordinatur lex humana et ad
quam ordinatur lex divina. Lex enim humana ordinatur ad communitatem civilem,
quae est hominum ad invicem. Homines autem ordinantur ad invicem per exteriores
actus, quibus homines sibi invicem communicant. Hujusmodi autem communicatio
pertinet ad rationem justitiae, quae est propria directive communitatis humanae.
Et ideo lex humana non proponit praeccpta, nisi de actibus justitiae ; et, si praecipiat
actus aliarum virtutum, hoc non est nisi in quantum assumunt rationem justitiae,
ut patet per Philosophum, in Elhic., lect. II. Sed communitas ad quam ordinal lex
divina, est hominum ad Deum, vel in praesenti, vel in futurs vita. Et ideo lex divina
praecepta proponit de omnibus illis per quae homines bene ordinentur ad communt-
cationem cum Deo. • Saint THOMAS D'AQUIN, Scm. Iheol., l'-II", 100, 2, Resp.
2. • Omnis virtus moraîis est circa actiones vel passiones, ut dicitur in II Elhic.
(lect. III). Sed humilitas non commemoratur a Philosophe inter virtutes quae sunt
circa passiones ; née etiam continetur sub justitia quae est circa actiones. Ergo videtur
quod non sit virtus. — Ad quintum, dicendum quod Philosophus intendebat agere
de virtutibus, secundum quod ordinantur ad vitam civilem, in qua subjectio unius
hominis. ad alterum secundum legis ordinem determinatur : et ideo continetur sub
justitia legali. Humilitas autem, secundum quod est specialis virtus, praecipue respicil
subjectionem hominis ad Deum, propter quem etiam aliis humiliando se subjicit'. i
LE MOYEN AGE ET L'HISTOIRE 369
Saint THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., I«-1I«, 161, 1, ad 5. — Cette vertu morale
d'humilité, qui s'impose à tout homme convaincu de vivre dans un univers créé et
d'être une créature, est donc une conséquence morale directe de la métaphysique
chrétienne. Sa nécessité semble aujourd'hui encore absolue pour toute morale, même
simplement humaniste, qui se veut complète. Voiries pages suggestives de 1. BARBITT,
On Being Creative, Boston, 1932, p. xvi et suiv.
1. * Sicut praecepta legis humanac ordinant hominem ad quamdam communitatem
humanam, ita praecepta lepis divinae ordinant hominem ad quamdam communitatem
seu rempublicam hominum sub Deo. • Saint THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., la-ll",
100, 5, Resp.
2. La conception des six âges du monde, suivis de l'âge du repos, fut léguée au moyen
âge par saint Augustin. Les âges du monde se succèdent comme les âges de l'homme :
De Genesi contra Manich., I, 23, 35-41 ; Pair, lot., t. 34, col.' 190-193 (sur l'inégalité
des âges : /oc. cil., 24, 42 ; col. 193 ; sur leur application à la vie spirituelle : 25, 43 ;
col. 193-194). Cf. Enarr. in PS. 92, 1 ; Pair, lai., t. 37, col. 1182. De diu. quaest. 83,
58, 2 ; t. 40, col. 43-44. — Le problème se posait autrement aux xn€ et xm' siècles,
puisqu'il fallait intégrer à ce schème historique toute l'histoire depuis le temps de saint
Augustin ; voir HONORIUS AUGUSTODUNENSIS, De imayine mutidi, lib. 111, continuatio ;
Pair, lai., t. 172, col. 186-188. HUGUES DE SAINT-VICTOR (Excerplionum allegoricarum
lib. XXIV, Pair, lai., t. 177, col. 225-284) substitue les règnes aux âges ; les règnes s-ont
ensuite redistribués entre les époques par saint BONAVENTUHE, In Hexaem., col. XVI ;
édit. Quaracchi, t. V, p. 403-408.
370 L'ESPRIT DE LA PHILOSOPHIE MÉDIÉVALE
facultés de connaître au moyen desquelles il les acquiert et s'accroît,
pour ainsi dire, aussi longtemps que ses forces le lui permettent.
Lorsqu'il disparaît, ses efforts ne sont pas pour cela perdus, car ce
qui est vrai des individus est vrai des sociétés, qui leur survivent,
et des disciplines intellectuelles et morales, qui survivent aux
sociétés elles-mêmes. C'est pourquoi, saint Thomas l'a souvent
noté, il y a un progrès dans l'ordre politique et social, comme il
y en a un dans les sciences et la philosophie, chaque génération
bénéficiant des vérités accumulées par les précédentes, tirant profit
de leurs erreurs mêmes et transmettant à celles qui vont la suivre
un héritage accru par ses efforts. Seulement, pour des chrétiens,
il ne suffit pas de considérer les résultats acquis par les individus,
les sociétés ou les sciences. Puisqu'il existe une fin promulguée
par Dieu et vers laquelle on sait que sa volonté dirige tous les
hommes, comment ne pas les rassembler tous sous une même idée
et ordonner la somme totale de leurs progrès vers cette fin ? Il n'a
de sens que par rapport à elle, puisqu'il y tend et que la distance
qui l'en sépare est sa vraie mesure. C'est pourquoi des penseurs
chrétiens devaient en venir à concevoir, avec saint Augustin et
Pascal, que le genre humain tout entier, dont la vie ressemble à
celle d'un homme unique, depuis Adam jusqu'à la fin du monde,
passe par une série d'états successifs, vieillit selon une suite d'âges,
au cours desquels la somme de ses connaissances naturelles et
surnaturelles ne cesse de s'accroître, jusqu'à l'âge de sa perfection,
qui sera celui de sa gloire future1.
C'est ainsi qu'il faut se représenter l'histoire du monde pour la
concevoir telle que le moyen âge l'a conçue. Elle n'est ni celle
d'une décadence continue, puisque, au contraire, elle affirme la
réalité d'un progrès collectif et régulier de l'humanité comme telle,
1. « ... Sic proportione universum genus humanum, cujus tanquam unius hominis
vita est ab Adam usque ad flnem hujus saeculi, ita sub divinae providentiae legibus
administratur, ut in duo gênera distributum appareat. » Saint AUGUSTIN, De ven
religione, XXVII, 50 ; Pair, lot., t. 34, col. 144. Cf. De civ. Dei, X, 14 ; Pair, lai., t. 41,
col. 292. — La notion s'étend à l'accroissement des connaissances humaines, chez saint
Bonaventure : • Dicendum quod mundus habet aetates secundum statum praesentem.
Quoniam enim senescit mundus, oportet etiam, quod fuerit juvenis ; si ergo habuit
senium, et juventutem, ac per hoc intermedias aetates. Istae autem aetates assignante
in statu illo secundum profectum ad gloriam ; unde cum mundus paulative profecerit
in cognitione, sicut in uno homine assignantur aetates diversae, ita et in mundo.>
In IV Sent., 40, dub. 3 ; édit. Quaracchi, t. IV, p. 854. Il s'agit toujours ici des progrès
de l'humanité vers sa Un surnaturelle. Mais Pascal étendra plus tard cette comparaison
à l'acquisition progressive des sciences par l'humanité, voir Pensées, édit. minor,
L. Brunschvicg, p. 80 et note 1. — Sur le rôle joué par le moyen âge dans l'élaboration
de l'idée de progrès, voir A. COMTE, Système de politique positive. Paris, Librairie
positiviste, 4' édit., 1912, t. II, p'. 116.
LE MOYEN AGE ET L'HISTOIRE 371
1. Saint Auiit STIN, De oie. L>ei, \, 10, 1-2 ; J'alr. lai., l. 11. cul. I.V.>-|j3. — suiiil
Augustin y montre que Dion a voulu le- muMir* romaines, parce <|ii'il .mil ut ii>-iiivr
la grandeur de l'empire romain, terrain où s'épanouira plu* lard le Cliri-li:iiii>inr. T""l
ce qu'un historien moderne tendrait à expliquer selon l'unlre de> i-aii»-- ellirirtiU-N
est donc interprète par Augustin du point de vue du la linalile. D'où le curaclèrr miilié,
systématique et philosophique de son récit.
LE MOYEN AGE ET L'HISTOIRE 373
1. L'idée que la beauté du monde est comparable à celle d'un poème chanté par un
aède divin est empruntée par saint Bonqventure à saint Augustin : • ... sicut creator,
ita moderator, donec univers! saeculi pulctiritudo, cujus particulae sunt fjuae suis
quibu<que temporibus apta sunt, velut magnum Carmen cujusdam inefTabilis modu-
la loris excurrit, atque inde transeant in aeternam contemplationem speciei qui Dcum
rite colunt, etiam cum tempus est fldei. » Epiil. 13S, 1, 5 ; Pair, lai., t. 33, Col. 527. —
Cf. • Sic igitur lotus iste mundus ordinatissimo dccursu a scriptura describitur procedere
a principio usque ad finem, ad modum cujusdam pulcherrimi carminis urdinati, ubi
potest quis speculari secundum decursum temporis varietatem, multiplicitatem et
aequitatem, ordinem, rectitudinem et pulchritudinem multorum divinorum judiciorum,
procedentium a sapieritia Dei gubernante mundum. Unde sicut uullus potest vidcre
pulchritudinem carminis, nisi aspectus ejus feratur super tutum versiim, sic nullus
videt pulchritudinem ordinis et regiminis universi, nisi eam totarn speculetur. Et quia
nullus homo tam longaevus est, quod totam possit videre oculis camis suae, née
futura potest per se praevidere, providit nobis Spiritus sanctus libruin Scripturac
sacrae, cujus longitudu commetitur se dccursui regiminis universi. » Saint HONA-
VENTURE, lireviloquiam, Prol., 2, 4, dans Tria opascula, édit. Quaracchi, 191 I, p. 17.
D'où la conclusion de saint Bonaveiiture : « Et sic patet, quomodo Scriptura de^cribit
successiones temporum ; et non sunt a casu et fortuna, sed mira lux est in eis et imilUie
iutelligentiaespirituales. • In liexaemeron, coll. XVI, 30 ; édit. Quaracchi, t. V, p. -108.
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II suffit d'être chrétien pour regarder les choses humaines de ce
point de vue ; mais il fallait être Bossuet pour bâtir sur cette idée
un tel ouvrage »*. On ne saurait mieux dire ; ajoutons seulement
que la conclusion peut se retourner : il suffisait d'être Bossuet pour
bâtir sur cette idée un tel ouvrage, mais il fallait être chrétien pour
regarder les choses humaines de ce point de vue.
L'influence du Christianisme sur la conception de l'histoire a été
si durable qu'elle se laisse encore discerner, après le xvne siècle,
chez des penseurs1 qui ne se réclament plus de lui ou même le
combattent. Ce n'est pas l'Écriture qui guide la pensée de Con-
dorcet ; il n'en conçoit pas moins l'idée de tracer un « tableau
d'ensemble des progrès de l'esprit humain » ; sa philosophie de
l'histoire est encore coulée dans le moule chrétien des lempora et
aelales, comme si la succession des « époques » était désormais,
réglée par le progrès que le Dieu chrétien assurait, sans le Dieu
dont il a pris la place. C'est un cas typique d'une conception
philosophique issue d'une révélation, que la raison croit avoir
inventée et qu'elle retourne contre la révélation à qui elle la doit.
Comte et ses « trois états », qui préparent une religion de l'humanité,
fait parfois songer à un Augustin athée, dont la Cité de Dieu
descendrait du ciel sur terre*. Le «panthéisme» de Schelling, en
assurant du dedans la suite des âges du monde — die Wellaller —
pose à la base de la métaphysique une immanence divine dont
l'histoire ne ferait qu'expliciter le développement au cours du
temps. Hegel va plus loin encore. Ce ferme génie a vu clairement
qu'une philosophie de l'histoire implique une philosophie de la
géographie ; il l'inclut donc dans sa puissante synthèse, que domine
tout entière le progrès dialectique de la raison. Les Grecs ont senti
de bonne heure que le monde physique lui-même est régi par une
pensée ; Hegel leur rend cette justice, mais il n'ignore pas aussi
que cette idée ne s'est offerte aux hommes que plus tard, dans le
Christianisme, comme applicable à l'histoire. Ce qu'il reproche à
la notion chrétienne de providence, c'est d'abord d'être essentielle
ment théologique et de se poser comme une vérité dont les preuves
ne sont pas d'ordre rationnel ; c'est aussi, même pour qui l'accepte
comme telle, de rester trop indéterminée pour être utile : la certitude
que les événements suivent un plan divin, qui nous échappe, ne
nous aidant en rien à relier ces événements par des rapports
intelligibles. Il n'en est pas moins vrai que si la philosophie
hégélienne de l'histoire refuse de garantir la vérité — die Wahrheil
— du dogme de la providence, elle s'engage à en démontrer la
justesse : die Richiigkeit1. Ajoutons seulement qu'elle le lui doit
bien, puisqu'elle en vit. Car ce que nous offre Hegel, c'est encore
un Discours sur l'histoire universelle où la dialectique de la raison
joue le rôle de Dieu ; son ambition de nous donner une interpré
tation intelligible de la totalité de l'histoire porte la marque
évidente d'un temps où le Christianisme a si profondément
imprégné la raison que, ce que sans lui elle n'eût jamais rêvé
d'entreprendre, elle croit pouvoir le faire et le faire sans lui.
En étudiant ainsi la conception médiévale de l'histoire, nous
sommes conduits à nous demander comment les penseurs chrétiens
eux-mêmes situaient leur propre position par rapport à ceux qui
les avaient précédés et à ceux qui allaient les suivre. Lorsqu'elle
atteint ce degré de systématisation, la philosophie de l'histoire doit
nécessairement embrasser jusqu'à l'histoire de la philosophie.
Le cycle de cette enquête va donc se fermer ici sur lui-même.
Revenant à ce qui fut notre point de départ et posant aux doctrines
qui furent l'objet de ces études la question même que je me suis
posée, je voudrais leur demander si le rapport qui les unit aux
philosophies grecques leur apparaissait comme purementaccidentel,
ou s'il ne répond pas pour elles à des nécessités intelligibles et ne
s'insère pas à son tour dans l'ensemble d'un plan divin ?
Le moyen âge ne nous a pas laissé de Discours sur l'histoire
universelle de la philosophie, mais il en a écrit des fragments et
surtout il s'est situé lui-même dans l'ensemble de cette histoire
possible avec beaucoup plus de soin qu'on ne l'imagine. On n'eût
pas étonné ces hommes en leur apprenant qu'ils vivaient dans un
âge « moyen », c'est-à-dire transitoire. La Renaissance, qui inventa
de bonne heure l'expression, était, elle aussi, un « moyen » âge.
Il en va de même du nôtre, el le seul qui puisse être conçu diffé
remment relève moins de l'histoire que de l'eschatologie. On ne
les eût pas non plus mortifiés en leur disant qu'ils étaient une
génération d'héritiers. Ni en religion, ni en métaphysique, ni en
morale, ils n'ont cru avoir tout inventé : leur conception même de
1. HEGEL, Philosophie der Geschichte, Einleil,. édit. Reclam, p. 46.
25
376 L'ESPRIT DE LA PHILOSOPHIE MÉDIÉVALE
l'unité du progrès humain leur interdisait de le croire. Bien au
contraire, en tant que chrétiens, et dans l'ordre surnaturel même,
ils recueillaient tout l'Ancien Testament dans le Nouveau et se
sentaient ainsi régis par l'économie providentielle de la révélation.
C'est ce qui fait qu'en parlant de philosophie chrétienne il soit
impossible de séparer l'Ancien Testament du Nouveau, car le
Nouveau s'incorpore l'Ancien, à tel point qu'il s'en réclame partout,
même pour le « grand commandement », en même temps qu'il le
complète. Vouloir fonder une philosophie chrétienne sur l'Évangile
seul serait impossible, puisque, même lorsqu'il ne cite pas l'Ancien
Testament, il le suppose. C'est pourquoi, dans le plan providentiel
tel que les hommes de ce temps le conçoivent, la prédication de
l'Évangile inaugure un « âge » du monde qui prend la suite des
précédents, en recueille les fruits, y ajoute, et dans lequel ils se
trouvent eux-mêmes placés. N'est-ce pas d'ailleurs, sur le plan
religieux, l'âge ultime, puisque le seul qui puisse désormais lui
succéder est l'éternité du royaume de Dieu ?
Les philosophes du moyen âge s'avouent également héritiers
dans l'ordre de la connaissance naturelle, mais ils savent pourquoi
ils héritent. Nul d'entre eux ne doute qu'il y ait, d'une génération
à l'autre, progrès de la philosophie. On s'excuse de rappeler qu'ils
n'ont pas ignoré cette évidence, mais il le faut bien, puisqu'on les
en accuse. Il y avait assez d'histoire de la philosophie chez Aristote
pour leur apprendre que, « semblables à des enfants qui com
mencent de parler et qui balbutient », les présocratiques n'avaient
laissé à leurs successeurs que des essais informes d'explication des
choses. Saint Thomas, qui nous le rappelle, s'est plu à retracer
l'histoire des problèmes et à montrer comment les hommes, con
quérant le terrain pas à pas — pedelentim — se sont progressi
vement rapprochés de la vérité. De cette conquête, qui n'est jamais
totale, les Chrétiens du moyen âge ont conscience qu'il leur incombe
de recueillir les fruits et de l'élargir.Ils se voient providentiellement
placés au point de rencontre où-tout l'héritage de la pensée antique,
absorbé par la révélation chrétienne, va désormais se multiplier
au centuple. Le règne de Charlemagne a frappé les esprits comme
l'avènement de l'âge des lumières : hoc tempore fuit claritas doclrinae,
écrit encore saint Bonaventure en plein xme siècle. C'est alors que
s'est effectuée cette iranslalio sludii, qui, remettant à la France le
savoir de Rome et d'Athènes, a chargé Reims, Chartres et Paris
d'intégrer cet héritage à celui de la Sagesse chrétienne, en l'y
adaptant. Nul, mieux que le poète Chrétien de Troyes, n'a dit la
fierté qu'ont éprouvée les hommes du moyen âge d'être les gardiens
LE MOYEN AGE ET L'HISTOIRE 377
1. Je m'excuse de ne pas dire ici ce que la philosophie chrétienne doit aux philosophiez
musulmanes et juives. Ma véritable excuse est que je l'ignore, ma consolation, que
personne ne le sait. Je suis persuadé que cette dette est considérable, mais on n'en
connaîtra ni la nature ni l'étendue, tant que l'on n'aura pas tenté pour elles ne serait-ce
qu'un essai provisoire du genre de celui que je viens de tenter pour la philosophie
chrétienne. Ce que je peux dire à ce sujet se limite à quelques considérations très
générales.
En premier lieu, il me semble impossible de les comparer en définissant la philosophie
chrétienne par rapport à l'Évangile seul, abstraction faite de l'Ancien Testament,
car l'Ancien est dans le Nouveau : « Novum enim Testamentum in veteri velabatur,
vêtus Testamentum in novo revelatur » (saint AUGUSTIN, Sermo 160, 6 ; Pair, lot.,
t. 38, col. 876). C'est pourquoi j'ai constamment employé l'expression de tradition
judéo-chrétienne et l'on détruirait l'essence du Christianisme en procédant autrement.
Or, les Arabes et les Juifs ont travaillé, comme les chrétiens, à la double lumière de
l'Ancien Testament et de la philosophie grecque. Il est donc naturel que leurs travaux
aient grandement aidé la philosophie chrétienne à se constituer. Pourtant, si les
philosophes du moyen âge leur doivent beaucoup dans l'élaboration technique des
problèmes, ils ne leur doivent aucun de leurs principes, qui dérivent tous de l'Écriture
et des Pères de l'Église. 11 y aura donc souvent parallélisme sans emprunt. En outre,
même où il y a emprunt, on devra se demander s'il n'y a pas eu transformation. Les
Juifs n'ont ni le Cjran, ni l'Évangile ; les Musulmans ont le Coran ; les Chrétiens ont
l'Évangile ; et ce sont là des sources probables de divergences. Enfin, il faudra tenir
compte de différences profondes dans les conditions où ces philosophies se sont élaborées.
Ce que je nomme philosophie chrétienne est l'œuvre propre des théologiens chrétiens,
travaillant au nom du Christianisme même et pour lui. Je crois qu'il en serait ainsi,
dans une certaine mesure, des philosophes juifs ; je me demande si l'on pourrait en dire
autant des philosophes musulmans, lia philosophie • arabe » n'est pas nécessairement
« musulmane • : celle d'Averroès l'est fort peu et ce serait une question de savoir jusqu'à
quel point l'est ce I le d'Avicenne. De ton te façon, cette histoire nous met trait en présence
d'un mouvement très différent de celui de la pensée chrétienne ; à supposer qu'une
• philosophie musulmane» ait existé, ce que je tends à croire, on ne peut prévoir
d'avance avec certitude en quoi la « philosophie chrétienne » en diffère ou lui ressemble.
C'est même pourquoi l'histoire des idées est nécessaire. Il me paraît cependant certain
que la philosophie chrétienne doit moins différer de celle des Juifs ou des Musulmans
que ne diffèrent leurs religions. Lu philosophie, du fait qu'elle est rationnelle, tend à
l'unité ; les mystères religieux, bien qu'ils agissent sur elle, ne s'y incorporent pas;
l'apport religieux de l'Évangile, en raison de sa profondeur même, la domine de plus
haut encore. C'est pourquoi la philosophie chrétienne pourrait apparaître simultané
ment comme plus riche que les autres, mais plus pauvre à l'égard de la religion dont
elle se nourrit que les autres ne le sont à l'égard de la leur. Appuyée à la substance d'un
mystère insondable, elle ne peut avoir aucune illusion sur ses limites.
LE MOYEN AGE ET L'HISTOIRE 379
consciences la tranquillité qui les unifie et, en les unifiant, les unit.
Effet créé de la paix divine — quod divina pax effective in rébus
producit — cette tranquillité atteste donc à sa manière l'efficience
créatrice d'une Paix suprême et subsistante dont elle tient son
existence : causalitalem effeciivam divinae pacis1. Sans doute, cette
paix divine nous échappe comme Dieu lui-même, puisqu'elle se
confond avec lui ; mais nous en voyons les participations finies
dans l'unité des essences, dans l'harmonie des lois qui relient entre
eux les êtres physiques et dans celle que les lois sociales s'efforcent
de faire régner entre les hommes, par la raison. Car la Paix traverse
tout, de bout en bout, unissant toutes choses entre elles avec force
et se les attachant avec douceur.
Envisager la philosophie chrétienne sous cet aspect, ce n'est
donc pas seulement la voir telle qu'elle-même s'est vue dans
l'histoire, c'est l'y voir à l'œuvre, car elle l'a faite. Elle ne l'a pas
faite comme elle l'eût voulu, ni même toujours comme elle l'eût
dû, car elle n'était qu'une philosophie, c'est-à-dire une force
humaine besognant à une œuvre plus qu'humaine. Du moins,
toute la grandeur qu'elle peut légitimement s'attribuer tient à la
fidélité dont elle a fait preuve à l'égard de sa propre essence.
L'esprit de la philosophie médiévale ne fait qu'un avec celui de la
philosophie chrétienne. Elle a été féconde, créatrice, tant qu'elle
s'est volontairement incorporée à une Sagesse, qui vivait elle-
même de foi et de charité. Les penseurs chrétiens ont éprouvé
jnsqu'à l'angoisse l'étroitesse des limites de la Chrétienté médiévale :
boni igitur paucîssimi respeclu malorum Christianorum, et nulli sunl
respecta eorum qui nunt extra statum saluiis*. Pourtant, même dans
cette enceinte étroite, la philosophie chrétienne pouvait vivre.
Elle est morte d'abord de ses propres dissensions, et ses dissensions
elles-mêmes se multiplièrent, dès qu'elle se prit pour une fin au
lieu de s'ordonner vers cette Sagesse qui était en même temps sa
fin et son principe. Albertistes, thomistes, scotistes, occamistes
ont contribué à la ruine de la philosophie médiévale, dans la mesure
exacte où ils ont négligé la recherche de la vérité pour s'épuiser en
luttes stériles sur le sens des formules qui l'expriment. La multi
plicité des formules n'aurait eu nul inconvénient, bien au contraire,
si le sens chrétien qui en assure l'unité ne s'était obscurci et parfois
1. Saint THOMAS D'AQUIN, In de Div. Nom., cap. XI, lect. 1 ; édit. Mandonnet,
t. H, p. 601-602. Lire aussi les leçons 2 et 3, ibid., p. 603-620, qui enseignent avec
ampleur et une émotion sensible les fondements métaphysiques de la paix chrétienne.
2. Voir tout ce texte de R. BACON, Un fragment inédit de l'' Opus Terlium » ; édit.
P. Duhem, Quaracchi, 1909, p. 164-165.
L ESPRIT DE LA PHILOSOPHIE MEDIEVALE