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«Les gens veulent qu'on leur montre un futur

où le monde ne s'effondre pas»

Vingt ans après son best-seller anticapitaliste «No Logo», la journaliste canado-
américaine publie «On Fire», plaidoyer pour une révolution à la fois écologique
et sociale. Face aux «flammes du changement climatique et aux flammes des
mouvements d'extrême droite» qui consument la planète, l'essayiste de 49 ans
défend le Green New Deal de la gauche américaine, et se dit ragaillardie par
l'activisme de la nouvelle génération.

Par
ISABELLE HANNE
17 Octobre 2019

Son premier livre paru il y a vingt ans, No Logo, dénonçait les ateliers de la
misère, la «tyrannie des marques», l’idéologie néolibérale et la cupidité des
multinationales manufacturières, aux méthodes de fabrication aux antipodes
de leur marketing pseudo progressiste. Un ouvrage clé à l’aube du
XXIe siècle, traduit dans 28 langues, dont la pertinence a marqué des
générations d’intellectuels, de militants et d’artistes. La journaliste, essayiste
et réalisatrice altermondialiste canado-américaine Naomi Klein, 49 ans, a
publié en septembre aux Etats-Unis son septième livre, On Fire (Plan B
pour la planète : le New Deal vert, le 6 novembre en France, chez Actes
Sud). Un état des lieux de l’urgence climatique et de l’activisme pour tenter
d’y faire face, ainsi qu’un plaidoyer en faveur d’un Green New Deal (GND),
à l’instar de celui porté par la députée américaine Alexandria Ocasio-Cortez
(«AOC»). Un vaste plan d’investissement dans les énergies renouvelables
visant à endiguer le réchauffement climatique tout en promouvant la justice
sociale. Le soutien à ce plan, inspiré du New Deal de Roosevelt qui avait
sorti les Etats-Unis de la Grande Dépression, est devenu un critère
déterminant pour l’aile progressiste du Parti démocrate américain, en pleine
campagne pour les primaires avant l’élection présidentielle de 2020.

Sacrée «personnalité la plus visible et la plus influente de la gauche


américaine» en 2008 par le New Yorker, Klein construit depuis deux
décennies des passerelles entre les sphères académiques, militantes et
médiatiques. Elle a dénoncé le «capitalisme du désastre» (la Stratégie du
choc, 2007) et les vautours de la privatisation, en embuscade après la
guerre en Irak ou l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans. Dans son
dernier livre, elle analyse le «dialogue mortel entre les tendances
planétaires et politiques», du réchauffement aux montées des droites
extrêmes. Fait des parallèles entre le suprémacisme blanc, la violence
armée et la destruction de l’environnement. Mais assure que l’activisme de
la jeunesse (le Sunrise Movement, les climate strikes), les nouvelles figures
politiques et militantes (AOC, Greta Thunberg), ainsi que l’élaboration de
programmes politiques très ambitieux comme le Green New Deal, lui
donnent de l’«espoir».

Comment faites-vous pour ne pas être complètement déprimée, alors que


vous sonnez l’alarme climatique, analysez l’inertie politique et le cynisme
des multinationales depuis des années  ?
Je suis souvent déprimée. Peut-être que «déprimée» n’est pas le bon mot,
mais je suis souvent anéantie et bouleversée. Nous sommes en train de
détruire quelques-uns des éléments structurants de notre planète  :
l’Arctique, l’Amazonie, la Grande Barrière de corail… Et nous poussons la
destruction au-delà du point de non-retour. Il serait donc ridicule de me
montrer optimiste et détendue. Mais je sens vraiment qu’on assiste à un
changement considérable  : nous avons enfin des figures politiques qui ont
conscience de l’ampleur de la crise, et qui proposent une réponse politique
à la hauteur de cette crise. La probabilité qu’on parvienne à contenir
l’augmentation des températures en dessous de 1,5 degré par rapport à
l’ère préindustrielle est très faible. Mais tant qu’il y a une chance d’y
parvenir, tant qu’il y a une dynamique vers ça, je ne vais pas perdre mon
temps à me vautrer dans mon désespoir. Je vais simplement faire mon
possible pour tenter d’augmenter la probabilité qu’on fasse ce qui est
nécessaire.

Avec No Logo, vous avez commencé votre carrière en disant «non». Puis,
dans le sillage de l’élection de Trump, «non ne suffit plus». Le Green New
Deal est-il le «oui» que vous attendiez  ?
Ce qu’il y a de vraiment intéressant avec le Green New Deal (GND), c’est
qu’il ne demande pas aux gens de choisir entre la fin du mois et la fin du
monde. C’est une vision qui reconnaît que nous sommes à un moment où
les crises sont complètement transversales, imbriquées. Vous avez peur de
ne pas réussir à payer votre loyer, à nourrir votre famille, de perdre votre
boulot, de devoir quitter votre pays, d’avoir à faire face à la violence
policière, ce sont des menaces existentielles pour vous. Que les défenseurs
de l’environnement disent «mais non, le changement climatique est LA crise
existentielle, parce qu’il en va de l’espèce humaine» ne servirait à rien.
Nous attendions depuis longtemps une réponse à la crise écologique qui
soit également une réponse à la précarité économique, aux inégalités, aux
injustices. Mettre au point des programmes politiques qui fassent toutes ces
connexions a pris un temps fou. Mais nous y sommes enfin arrivés, et c’est
un moment excitant. Effrayant également, parce qu’il est possible d’arriver
près du but, mais d’échouer quand même. En fait, c’est assez probable.

«Personne ne nous montre une vision du


futur dans laquelle on déciderait de
changer.»
NAOMI KLEIN

Le GND est beaucoup critiqué pour son coût, les difficultés de sa mise en
place… Comme s’il était impossible, sans espoir, de penser à des solutions
au changement climatique, tant la tâche est immense. Ce sentiment
d’impuissance qui nous engourdit est-il une construction idéologique ? D’où
vient-il  ?
Il s’agit, selon moi, de l’héritage le plus durable du néolibéralisme. Son
projet idéologique est en pleine déroute  : plus personne n’ose argumenter
que tout s’améliorerait si on avait plus de dérégulation et plus de
privatisations. C’est une vision du monde aujourd’hui discréditée. Mais une
partie du projet néolibéral est restée  : la guerre contre l’imagination. Cette
idée qu’il n’y a pas d’alternative, que nous sommes trop cupides et égoïstes,
que nous ont enseignée les économistes néolibéraux. Ça rend les gens
sans espoir. Hollywood et la télévision nous ont également fait défaut  :
scénario après scénario, on nous a montré une vision de notre futur proche
dans laquelle nous ne sommes que des pires versions de nous-mêmes, des
caricatures. Récemment, on l’a vu dans la Servante écarlate ou dans Years
and Years. Ce sont d’excellentes séries, mais les auteurs pensent qu’en
braquant un miroir déformant sur nos sociétés, ils vont produire un
électrochoc. Et qu’on va se dire «Oh, je ne veux pas qu’on continue sur ce
chemin, je vois où ça nous mène». Mais nous avons vu tellement de
variations de la même dystopie qu’elles finissent par agir comme des
prophéties autoréalisatrices, et non comme des avertissements. Personne
ne nous montre une vision du futur dans laquelle on déciderait de changer.
Ça fait partie de ce ressenti global de désespoir et d’impuissance. C’est
pour ça qu’on a fait ce petit film avec Alexandria Ocasio-Cortez [A Message
From the Future, un court film d’animation diffusé en avril dernier, ndlr]. La
réception a été bien au-delà de nos attentes  : 10 millions de vues en une
semaine  ! Les gens ont faim de ça, qu’on leur montre un futur dans lequel le
monde et la race humaine ne s’effondrent pas. Les artistes ont vraiment un
rôle à jouer, notamment pour remettre en question ce paradigme
cataclysmique de la «cli-fi» [climate fiction], qui ne cesse de faire peur aux
gens. Il faut au contraire donner de l’inspiration aux gens, grâce à une vision
d’un futur vers lequel on veut aller.

Dans On Fire, vous dressez cette continuité entre esclavage, colonisation et


attitude destructrice vis-à-vis de l’environnement.
J’avais en tête le concept de Cedric Robinson, le «capitalisme racial». Je
trouve qu’il permet de comprendre le moment dans lequel on se trouve, où
l’on voit dans le même temps les flammes du changement climatique et les
flammes des mouvements d’extrême droite. Le capitalisme moderne a été
fondé sur le vol d’êtres humains et de terres. Il fallait une théorie pour
rendre tout cela acceptable. D’où la hiérarchie des races, qui permettait de
dire que certaines personnes étaient moins humaines que d’autres, et qu’il
était donc convenable de les traiter comme du bétail. Les idées
suprémacistes ne sont pas nouvelles. Elles sont profondément enchâssées
avec les bases légales justifiant l’existence même des nations de
l’anglosphère, de la doctrine chrétienne de la découverte à la terra
nullius. Le moment dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, où on
laisse des gens se noyer par milliers en Méditerranée, ou mourir dans le
désert d’Arizona, ou enfermés dans des camps de rétention où on les traite
comme des animaux  : il faut des théories pour justifier tout cela. C’est pour
ça que l’on voit resurgir ce même type de théories sur la hiérarchie des
races pour justifier cette ère que je nomme le barbarisme climatique.
Guerre, pauvreté, violence des gangs, violences sexuelles… Les causes
des migrations de masse sont complexes, mais ce qu’on sait, c’est que les
dérèglements climatiques intensifient toutes ces autres crises. Alors qu’ils
en sont très conscients, les pays les plus riches de la planète semblent
déterminés à les aggraver.

Vous pointez du doigt l’anglosphère (Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni et


Australie), pour sa responsabilité historique dans l’esclavage et la
colonisation, mais également dans le réchauffement climatique. C’est
d’ailleurs dans certains de ces pays, parmi les plus gros pollueurs, que les
populations sont les plus climatosceptiques…
Le déni face au changement climatique, aux Etats-Unis, en Australie et,
dans une moindre mesure, au Canada, est lié à l’histoire de la colonisation.
Ces territoires ont été vus comme une extension de l’Europe. On parlait
alors de Nouvelle France, de Nouvelle Angleterre, de Nouvelle
Amsterdam… Quand les Européens débarquent en Amérique du Nord pour
la première fois, ils n’arrivent pas à croire à la quantité de nature qui les
entoure. Ils n’en reviennent pas  ! Pour eux, c’est le jackpot au moment où
les grandes forêts d’Europe disparaissent, où les zones de pêche sont
épuisées, où les grands animaux d’Europe ont été chassés jusqu’à
l’extinction. D’un coup, ils découvrent cette doublure, ce continent de
rechange, bien plus immense que ce que leurs esprits d’Européens leur
permettent de concevoir. On le voit dans les écrits de l’époque : ils n’ont de
cesse de décrire cette idée d’infinitude, plus de poissons que de grains de
sable, des arbres à perte de vue… Cette idée d’une nature infinie,
inépuisable, est restée centrale dans nos récits nationaux. L’idée qu’il
faudrait mettre, logiquement, des limites est inimaginable, particulièrement
pour les gens les plus attachés à ces récits nationaux.

«Si une marque est fondée sur une image


inspirante, progressiste, comme Nike, alors
elle est très vulnérable à la critique. […] La
marque Trump est fondée sur un récit
amoral. Elle est donc très difficile à
attaquer.»
NAOMI KLEIN

Aux Etats-Unis, il n’est pas rare d’ailleurs de rencontrer des gens qui se
disent à la fois amoureux de la nature, mais qui possèdent trois SUV et ne
croient pas au changement climatique…
Il existe une forme de rage profonde face à l’idée qu’on veuille nous imposer
des limites. Le dernier exemple que j’ai en tête est cette histoire de pailles
Trump [cet été, le directeur de campagne de Trump pour 2020 s’en est pris
aux pailles en papier, qu’il appelle les «pailles progressistes» ou liberal
straws, et a fait fabriquer des milliers de pailles en plastique avec le logo
«Trump 2020»]. Cette guerre des pailles aux Etats-Unis illustre bien le
problème. D’un côté, vous avez la campagne Trump qui a gagné des
centaines de milliers de dollars avec ces pailles en plastique rouge. Ses
supporteurs les achètent parce que c’est une façon de montrer leur révolte
contre tout type de limite. C’est une façon de dire «personne ne peut
m’imposer ce que je dois faire ou ne pas faire, et je vais avoir mes pailles en
plastique avec Trump écrit dessus si je veux». C’est un caprice. Mais de
l’autre côté, vous avez les pailles en papier, et cet accent qui a été mis sur
les pailles [aux Etats-Unis, où 500 millions de pailles en plastique sont
utilisées chaque jour, plusieurs villes les ont interdites] illustre également
l’incrémentalisme progressiste. Il est beaucoup plus facile de parler de nos
modes de vie, via la question des pailles par exemple, que de stratégies
globales et de politiques pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre.
Bien sûr, la pollution des océans par les plastiques est un problème très
grave. Ce que je dis, c’est que l’accent a toujours été mis sur des
changements mineurs ou marginaux de modes de vie, le tout dans un
contexte de consommation sans limite, et même chez les progressistes.
Donc vous avez ce genre de guerres sur les pailles, qui produisent peu
d’effet mais beaucoup de retours de bâton. Autant mener des combats pour
des politiques réellement transformatives.

Dans votre livre Dire non ne suffit plus, vous expliquiez que Donald Trump
était la première incarnation d’une marque sous la forme d’un président,
avec son nom sur des immeubles, des avions, des steaks… Il dit
aujourd’hui vouloir organiser le prochain G7, durant l’été 2020, dans l’une
de ses propriétés à Miami. La résistance à Trump ne devrait-elle pas, en
conséquence, utiliser les mêmes techniques que les altermondialistes
vis-à-vis des multinationales  ? Comment se battre contre une marque  ?
D’abord, nous devons comprendre quelle est la nature de la marque Trump,
et quelles sont ses vulnérabilités, pour la combattre avec efficacité. Si une
marque est fondée sur une image inspirante, progressiste, comme Nike,
alors elle est très vulnérable à la critique  : il est facile de montrer le
contraste entre ses campagnes marketing et la réalité de ses méthodes de
production et des conditions de travail. Mais le discours derrière la marque
Trump consiste à dire «Je suis le boss, je fais ce que je veux, à qui je
veux». Ça explique pourquoi le «gotcha journalism», le journalisme «je t’ai
eu», n’a aucun effet sur lui. Voire il renforce son image de patron qui s’en
est toujours tiré. Vous pouvez prouver qu’il a menti sur l’origine de sa
fortune, que ses entreprises n’ont été qu’une succession de faillites… La
réalité, c’est qu’il est toujours au sommet. Alors qu’il a arnaqué tout le
monde, ce qui contribue encore plus à montrer à quel point c’est lui le
patron, dans le récit qu’il a créé. La marque Trump est fondée sur un récit
amoral. Elle est donc très difficile à attaquer, puisqu’elle annonce la couleur.
D’ailleurs, là où Trump est vulnérable, c’est quand il semble être redevable
envers quelqu’un. S’il essaye véritablement d’organiser le G7 dans l’une de
ses propriétés, c’est un scandale : il faudra qu’il y ait un mouvement
d’opposition dans tous les pays du G7, pour pousser les leaders politiques à
boycotter cette opération marketing de la marque Trump. Ce serait de la
corruption pure et simple, puisque des gouvernements étrangers se
retrouveraient à payer le président américain pour participer au G7. La
plupart des coûts, la sécurité, les chambres d’hôtel  : cet argent irait dans la
poche de Trump.

No Logo a bientôt 20 ans, et les marques, omniprésentes, semblent n’avoir


jamais été si puissantes…
On peut, à raison, regarder ces vingt années et se dire qu’on a perdu toutes
les batailles. Mais je vois également que la critique du néolibéralisme,
surtout parmi les jeunes, n’a jamais été aussi sévère et argumentée, et est
totalement intégrée dans la plupart des milieux. Même chez de nombreux
candidats démocrates pour l’élection de 2020  ! Autre chose qui a beaucoup
évolué depuis le tournant des années 2000, c’est le manque de respect très
sain que les jeunes générations ont envers la classe politique. Il n’y a plus
cette déférence automatique. Ils regardent le bilan des élus, font la liste de
leurs échecs, les mettent face à leurs responsabilités les plus basiques, et
les traitent en conséquence.

«On a trop tendance à présenter la situation


comme tout ou rien : soit tu te soumets à
jamais à Mark Zuckerberg, soit tu jettes ton
smartphone dans la rivière.»
NAOMI KLEIN

Mais cette même génération est totalement cernée par les marques, les
plateformes, les réseaux sociaux… Le «personal branding», où chacun
d’entre nous peut devenir une marque avec un compte Instagram et des
followers, où l’on peut devenir un «influenceur» même à un très jeune âge  :
ça aussi c’est une nouveauté depuis No Logo.
Je dispense un cours [à la Rutgers University] qui s’appelle «Corporate
self». Je commence avec No Logo, pour aller vers la marchandisation de
l’individu à travers l’extraction de nos données personnelles, avec notre
intimité comme dernière frontière du néolibéralisme. J’ai voulu regarder les
différentes étapes du capitalisme et de la propriété, de la privatisation des
terres, des moyens de production, des services et des espaces publics,
jusqu’à la marchandisation de nos conversations avec nos amis, de la mise
en scène de notre identité en ligne. Les gens ont de plus en plus
conscience du pouvoir des entreprises de la tech et de leur impact dans nos
vies. L’ironie, c’est que le discours critique est formulé à l’intérieur même
des plateformes créées et contrôlées par ces entreprises.

Qu’en pensent vos étudiants  ?


Ils sont dans une situation très ambivalente et inconfortable  : ils ressentent
fortement la pression commerciale et professionnelle à bâtir une marque
autour de leur propre identité et, éventuellement, la monétiser sur les
réseaux sociaux, s’ils veulent un jour décrocher un job. Ils savent que les
employeurs regardent leur nombre de followers comme une marchandise
commercialisable, avant de les embaucher. A la fin de No Logo, j’abordais
l’idée, assez nouvelle à l’époque, que des personnes allaient devenir leur
propre marque. A la fin des années 90, ça ne concernait que des célébrités.
Ce n’est qu’avec l’avènement des réseaux sociaux qu’un ado lambda, sans
notoriété préalable, a pu avoir accès à des outils pour faire sa propre
publicité. Mes étudiants le font par obligation, pas par plaisir. Comment un
employeur potentiel regardera dans quinze ans ce que j’ai posté
aujourd’hui  ? A travers quels filtres mon identité va-t-elle être consommée  ?
C’est une gymnastique mentale extraordinaire qu’ils ont appris à accomplir
sans forcément la questionner. C’est pour ça que je fais venir dans mon
cours des activistes qui sont en résistance contre ces plateformes. J’ai par
exemple invité l’une des organisatrices des débrayages chez Google,
Meredith Whittaker, qui a depuis été mise à la porte. Mais également des
salariés qui ont été impliqués dans l’organisation des travailleurs de la tech.
Il est important de voir comment on peut utiliser ces outils sans céder toutes
nos données personnelles, ni tout notre pouvoir aux algorithmes. Tout cela
pourrait être issu d’un vrai processus démocratique, où les utilisateurs
décideraient qu’à partir du moment où ce sont eux qui fournissent ce travail
et ces contenus gratuits, ils ont leur mot à dire sur le type d’espaces
d’information et de communication qu’ils veulent créer. Je crois qu’on a trop
tendance à présenter la situation comme tout ou rien  : soit tu te soumets à
jamais à Mark Zuckerberg, soit tu jettes ton smartphone dans la rivière.

«La gig economy est un mélange entre le


pire des McJobs et les méthodes
d’externalisation du secteur manufacturier
appliquées aux services.»
NAOMI KLEIN

La vulnérabilité de cette génération vis-à-vis des réseaux sociaux, et des


employeurs, est sans doute particulièrement vraie à l’ère de la «gig
economy», dans laquelle de nombreux travailleurs indépendants et
sous-traitants sont payés à la tâche par des plateformes, et non au mois par
un employeur unique. Autre nouveauté, depuis No Logo…
No Logo parlait des entreprises qui fabriquent des objets, des baskets, de
l’électronique, et qui avaient réussi à externaliser leur production à des
réseaux de sous-traitants, dans le but de ne plus être responsables de gros
effectifs de travailleurs. Le modèle Nike, par exemple. Mais il y a vingt ans,
l’industrie des services n’avait pas encore trouvé le moyen d’adapter ce
modèle. Elle proposait déjà des emplois médiocres, mais des emplois
salariés. Aujourd’hui, le secteur des services a réussi cette adaptation, et ça
donne la gig economy  : avoir le moins d’employés possible, être une
entreprise la plus légère possible en termes d’actifs physiques et salariés.
Ce modèle a migré vers l’économie des plateformes. Si vous prenez le
modèle économique d’entreprises comme Uber ou Lyft [concurrent d’Uber
aux Etats-Unis], elles ont compris comment gérer une entreprise de taxis
sans posséder un seul taxi et sans salarier un seul chauffeur  : ce sont des
sous-traitants. Leurs salariés sont ultramajoritairement des experts en
marketing, des développeurs et beaucoup, beaucoup de lobbyistes pour
détricoter les législations.

Quels sont les points communs entre les «McJobs» que vous dénonciez il y
a vingt ans, ces emplois peu qualifiés et mal payés du secteur des services,
surtout dans la restauration rapide et la vente au détail, et ceux de la gig
economy  ?
Les McJobs étaient présentés non comme des vrais emplois, mais comme
des petits boulots de complément, pour les étudiants par exemple. Une
façon de justifier le fait de sous-payer les travailleurs. Uber use de la même
rhétorique : travailler pour cette entreprise permettrait d’avoir un job
d’appoint et d’arrondir ses fins de mois. Or c’est faux  : beaucoup de
chauffeurs sont des immigrés nouvellement arrivés qui travaillent à temps
plein, voire au-delà, pour ces plateformes. L’intérêt pour Uber ou Lyft de
présenter ces emplois comme des McJobs, c’est qu’en conséquence ils
n’ont pas à prendre leurs responsabilités concernant les conditions de
travail. La gig economy est un mélange entre le pire des McJobs et les
méthodes d’externalisation du secteur manufacturier appliquées aux
services.

Vos grands-parents paternels étaient marxistes, vos parents des militants


pacifistes et votre mère documentariste féministe. Comment cet héritage
a-t-il façonné votre vision du monde  ?
Mes grands-parents étaient très actifs dans les jeunesses socialistes de
Newark, dans le New Jersey, où ils vivaient. Ils faisaient partie d’un
mouvement de reconnexion à la terre et à la nature, et vivaient dans une
communauté politique et artistique. Mon grand-père était dessinateur,
animateur et sculpteur. Ma grand-mère était tisseuse et danseuse. Des
hippies avant l’heure ! Les choix politiques des membres de ma famille ont
bouleversé leurs vies, et ça a forcément eu un impact sur moi. Mon
grand-père a organisé les premières grèves aux Studios Disney, et à cause
de ça il a été blacklisté pour le reste de sa vie. Il n’a jamais pu retravailler
dans l’animation. Au chômage, il a trouvé un boulot sur un chantier naval et
faisait son art dans son coin. Et puis mon père, parce qu’il refusait d’aller au
Vietnam, a déménagé au Canada, où je suis née et où j’ai grandi, quand
tout le reste de ma famille est resté aux Etats-Unis. J’ai forcément tiré
quelques choses de ces choix de vie. J’ai également beaucoup appris de
mes grands-parents et de mes parents en passant du temps à la
campagne, loin des villes. Mon travail pour l’environnement vient sans doute
de là, avoir eu la chance d’être très souvent exposée à la beauté et aux
merveilles de la nature.

«Parler du changement climatique en 2019


en étant austère me pose problème. […] Je
n’ai pas envie d’être calme en permanence.
Je ne suis pas calme. Et il faut refléter
l’urgence du moment  : nous devrions tous
être en train de crier.»
NAOMI KLEIN

A quel point le féminisme sous-tend-il votre travail  ?


J’écris sur le féminisme quand j’analyse les inégalités économiques
hommes-femmes, ou à travers la question de la représentation, en politique
ou par les marques. Mon engagement politique est né par le féminisme. Le
premier article que j’ai écrit, les premières réunions que j’ai organisées
portaient sur les violences contre les femmes. J’étais étudiante au Canada
au moment du massacre de l’Ecole polytechnique de Montréal, en 1989, où
14 étudiantes ont été abattues. Le tireur, Marc Lépine, avait crié «je hais les
féministes». Ça a été un choc pour tout le monde, et un catalyseur de mon
engagement. J’avais 19 ans, je n’avais jamais parlé en public et j’ai dû
présider des réunions très mouvementées. Au même moment, notre
campus était la cible d’un violeur et tueur en série [Paul Bernardo]. Tous ces
crimes horribles contre les femmes, autour de nous… C’est comme ça que
mon engagement a commencé.

Vous étiez une femme de 29 ans quand avez acquis le statut de figure
internationale de la gauche altermondialiste. Vous a-t-on toujours prise au
sérieux  ?
Quand j’y repense, non  : c’était très difficile d’être prise au sérieux en tant
que jeune femme qui critique le néolibéralisme, surtout à cette
période [dans la foulée de la parution de No Logo, l’hebdomadaire
libéral The Economist critique frontalement son livre avec un dossier en une
intitulé «Pro Logo»  ; un an plus tard, le même journal publie un article
intitulé «Pourquoi Naomi Klein doit grandir»…]. J’ai sans doute
surcompensé en faisant des présentations assez froides, en prenant garde
à ne pas être vue comme trop sensible, et en me rendant la plus
inattaquable possible. Mais parler du changement climatique en 2019 en
étant austère me pose problème. Je sens qu’il est temps que je me
débarrasse de ces techniques acquises au fil du temps pour être considérée
dans des milieux dominés par les hommes. Je n’ai pas envie d’être calme
en permanence. Je ne suis pas calme. Et il faut refléter l’urgence du
moment  : nous devrions tous être en train de crier. Aujourd’hui, je veux être
moins dans la retenue. Je veux désapprendre tout ce refoulé acquis ces
vingt dernières années dans le but d’être prise au sérieux en tant que
femme dans l’espace public. Parce que quelque part, je ne m’en soucie plus
vraiment.

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