Vous êtes sur la page 1sur 333

Universität Basel, Romanisches Seminar

Dissertation in französischer Literaturwissenschaft


Referent: Prof. Dr. Olivier Millet
Koreferent: Prof. Dr. Robert Kopp

Rire et sacré:
la vision humoristique de la vérité
dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Judith Perrenoud-Wörner Basel, 22. Dezember 2005


Birmannsgasse 18
4055 Basel
0041/061 271 23 20
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

A ma mère
à la mémoire de mon père
avec gratitude.

A la fin de ce travail, j´aimerais remercier tout particulièrement mon directeur de thèse, le


professeur Olivier Millet, pour son précieux soutien et sa disponibilité. J´aimerais aussi
remercier bien cordialement le professeur Robert Kopp, mon co-rapporteur, pour ses bons
conseils. Un grand merci à Louis Alliot pour avoir relu ces pages et pour tous les
encouragements qu´il m´a fait parvenir.
Sans le soutien moral de ma famille, de nombreux amis et de mon fiancé, Markus Perrenoud,
je n´aurais pas pu mener à bien ce travail. Qu´ils soient remerciés bien chaleureusement.
Pour le soutien financier qui m´a été prodigué pendant mon année de recherches à Paris, je
suis vivement reconnaissante au Fonds national suisse pour la recherche scientifique ainsi
qu´à la Freiwillige Akademische Gesellschaft de Bâle.

Bâle, le 22 décembre 2005

2
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Index

Introduction générale 7

Partie I : Les traditions de la joie et du rire en lien avec le sacré 15

I.I) Le jugement moral du rire et de la joie dans différentes traditions 15

I.I.1) Introduction 15

I.I.2) La joie comme motif 16


I.I.2.1) La tradition philosophique et rhétorique : La réception de la joie
dans l´Antiquité 16
I.I.2.2) La joie dans la Bible et dans la tradition chrétienne 19
I.I.2.2.1) La joie et l´eutrapélie dans la tradition chrétienne
I.I.2.2.2) La joie chez les évangéliques : les prédicateurs
autour de Marguerite de Navarre 30

I.I.3) Le rire comme motif 39


I.I.3.1) La tradition philosophique et rhétorique : La réception du rire 39
par les philosophes antiques
I.I.3.2) La tradition ecclésiastique : La méfiance par rapport au rire fondée sur
la Bible 45
I.I.3.2.1) La risibilitas de l´homme vs. le Christ n´a jamais ri 46
I.I.3.2.2) Le jugement ambigu sur le rire corporel d´un point de vue
biblique 48
I.I.3.2.3) Les sanctions de la part de l´Eglise contre le rire 49
I.I.3.2.3.1) dans les écrits et règles monastiques 49
I.I.3.2.3.2) dans le droit canon 51
I.I.3.3) Jugements sur le rire à la Renaissance 53

I.I.3.3.1) Intérêt pour l´étude du rire comme spécificité humaine 53


I.I.3.3.2) Intérêt pour l´étude du rire comme clé de la personnalité 59
I.I.3.3.3) Fonctions du rire dans l´usage thérapeutique 67
I.I.3.3.4) Le rire et la nouvelle d´après les théoriciens du XVIe siècle 77

3
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

I.II) Pratiques publiques du rire et de la plaisanterie lors de festivités et leurs 86


témoins littéraires

I.II.1) Les traditions païenne et ecclésiastique mélangées : La fête des 86


fous et les sermons joyeux
I.II.1.1) La tradition de la fête des fous 86
I.II.1.2) Les sermons joyeux 91
I.II.2) Le rire pascal et les contes pascals 96
I.II.3) L´exemplum dans la prédication 99

I.III) Conclusion de la première partie 104

Partie II : Joie et rire dans L´Heptaméron de Marguerite de Navarre 107

II.I) La joie, le rire et le sacré dans le prologue et les débuts et fins de journées 108

II.I.1) Le contexte de la narration 109


II.I.1.1) Les devisants comme sauvés 109
II.I.1.1.1) Une cure thermale suivie d´un chaos naturel 109
II.I.1.1.2) Le sauvetage des devisants 114
II.I.1.1.3) La louange commune 119
II.I.1.2) L´exigence de vérité dans le prologue ; le sacré institué et le vrai sacré 120
II.I.1.2.1) Les deux abbayes et leurs abbés 121
II.I.1.2.2) La lectio divina; le vrai sacré 125
II.I.2) L´élaboration du projet narratif 133
II.I.2.1) Analyse du texte 133
II.I.2.2) Narration, dialogue et vérité 141
II.I.3) La joie comme motif dans le prologue, les débuts et fins de journées 150

II.II) Joie et rire dans les nouvelles 154

II.II.1) La joie dans les nouvelles 154


II.II.1.1) La joie spirituelle 154
II.II.1.2) La joie « profane » liée à la ruse 159

4
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

II.II.1.3) La joie liée à l´amour humain 164

II.II.2) Le rire des personnages dans les nouvelles 169


II.II.2.1) Le rire du personnage vertueux ou moralement bon 172
II.II.2.1.1) Le rire en lien avec le « sacré » 172
II.II.2.1.2) Le rire sans lien explicite avec la religion 180
II.II.2.2) Le rire du personnage moralement ambigu 191
II.II.2.2.1) Le rire en lien avec le « sacré » 191
II.II.2.2.2) Le rire sans lien explicite avec la religion 194
II.II.2.3) Un cas spécial : La nouvelle 11 de l´Heptaméron (édition
Le Roux de Lincy/Gruget) 200

II.III) La joie et le rire dans les débats 206


II.III.1) La joie dans les débats 208
II.III.2) Le rire dans les débats 209
II.III.2.1) Les discussions sur le rire 209
II.III.2.2) Les rires effectifs 214
II.III.2.2.1) Toute la compagnie rit 214
II.III.2.2.2) Rires individuels 219
II.III.2.2.2.1) Rire pour introduire le conte suivant 220
II.III.2.2.2.2) Rire comme réaction personnelle à un argument 222
II.III.2.2.2.3) Rire comme relation sociale entre les devisants 224

II.IV) Conclusion de la deuxième partie 228

Partie III : Ironie et humour dans l´Heptaméron 232

III.0) Introduction : L´ironie et l´humour comme objets d´étude 232

III.I) L´ironie et l´humour : l´arrière-plan de l´œuvre de Marguerite de Navarre 232


III.I.1) La notion d´ironie dans la tradition philosophique et rhétorique 233
III.I.2) L´ironie dans les traités de civilité du XVIe siècle 238
III.I.3) L´émergence de la notion d´humour 243
III.I.4) L´ironie et l´humour dans la critique plus récente 247

5
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

III.II) Phénomènes d´ironie et d´humour dans l´Heptaméron 255

III.II.1) Ironie et humour dans les nouvelles 255


III.II.1.1) Le corps versus l´esprit : extrémité de l´amour et l´ignorance 256
III.II.1.2) Etre et paraître : les religieux pervertis 266
III.II.1.3) Les personnages trop crédules 273
III.II.1.3.1) Les femmes 274
III.II.1.3.2) Les hommes 278
III.II.2) Ironie et humour dans les débats 283
III.II.2.1) Ethos et non-prise au sérieux de soi-même 283
III.II.2.2) Le mystère des cœurs dont Dieu seul est juge 299

III.III) Conclusion de la troisième partie 303

Conclusion générale 306


Bibliographie 312
Annexe photos

6
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Introduction générale

I) Thématique et hypothèses de travail

Cette étude propose comme sujet l´étude du rire, de la joie, de l´ironie et de l´humour dans le
recueil de nouvelles de Marguerite de Navarre (1492-1549). Cette oeuvre parut après la mort
de Marguerite en 1549, d´abord sans nom d´auteur, sous le titre de L´Histoire des amants
fortunez ; aujourd´hui on le connaît sous le titre de l´Heptaméron.

Quel est l´intérêt de cette approche ? Nous sommes d´avis que cette étude se justifie rien que
par le nombre d´occurrences des expressions de joie et de rire ainsi que des nombreux
phénomènes d´ironie et d´humour que nous relevons dans cette œuvre de l´époque de la
Renaissance. En ce qui concerne le rire, Yves Délègue1 note que sur les 72 nouvelles de
l´Heptaméron, 38 font place au rire. Le rire, la joie, mais aussi l´ironie et l´humour sont au
centre de ce texte du XVIe siècle.
Cette étude se propose comme premier but de mieux saisir l´environnement philosophico-
rhétorique, ecclésiastique, historique et littéraire de ces phénomènes qui se présentent dans le
recueil de nouvelles de la reine de Navarre. Rappelons que l´actuel engouement pour
l´analyse du rire et de l´humour, dont témoignent de nombreuses publications, est tributaire
du renouveau de l´histoire des mentalités et des sensibilités. Les émotions de la joie et du rire,
fortement valorisées dans notre société actuelle, n´ont pas toujours connu ce sort. Aujourd´hui
signes de vitalité et d´harmonie intérieure, mises sur le même niveau désirable, la joie et le
rire ont connu des appréciations fort différentes à travers les siècles. En ce qui concerne le
rire, nous savons que d´un côté, il est vu de manière positive. Cela est surtout le cas
aujourd´hui :

« Rire c´est sain et ça rend heureux ! Riez pour le bien de votre organisme : le rire fait travailler 230
muscles. Il évacue le stress, combat les dépressions et contre les agressions. Il fait baisser le taux de
glycémie, améliore la circulation sanguine et augmente l´apport d´oxygène dans l´organisme. Riez pour le
bien de votre âme : quand vous riez vous êtes décontracté. Et le rire est communicatif » (magazine
Construire, 27/8/2002).

De l´autre côté, le rire a fait peur au cours des siècles :

1Délègue (Yves) : « La signification du rire dans l´Heptaméron », in L´Heptaméron de Marguerite de Navarre -


Actes de la Journée d´Etude, 19/10/1991, U.R.F., « Sciences des textes et documents », pp.35-50.

7
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Le rire est la faiblesse, la corruption, la fadeur de notre chair. C´est l´amusette pour le paysan, la
licence pour l´ivrogne, même l´Eglise dans sa sagesse a accordé le moment de la fête, du carnaval, de la
foire, cette pollution diurne qui décharge les humeurs et entrave d´autres désirs et d´autres ambitions…
Mais ainsi le rire reste vile chose, défense pour les simples, mystère déconsacré pour la plèbe. (…)
Quand il rit, tandis que le vin gargouille dans sa gorge, le vilain se sent le maître, car il a renversé les
rapports de domination. (…) Au moment où il rit, peu importe au vilain de mourir » (Umberto Eco, Le
Nom de la Rose, Livre de Poche, Grasset, 1982, pp.592-593).

Le rire a été vu d´un mauvais œil car il est lié au corps. A cet égard, l´on sait que la
Renaissance observa d´une manière nouvelle le corps humain devenu objet d´étude dans les
domaines les plus divers.
Notre lecture de l´Heptaméron trouve son point d´ancrage dans diverses hypothèses. Nous
tiendrons compte de la composition originale de l´Heptaméron, qui, comme le Décaméron de
Boccace, comporte une histoire-cadre et des narrations. La première hypothèse que nous
formulons est que le passé, l´entourage ainsi que le statut des dix personnages narrateurs Ŕ
personnages que la critique a coutume d´appeler « devisants » - dans le prologue influent sur
le comportement des devisants-narrateurs et sur leurs narrations. La deuxième part du
présupposé que les devisants-narrateurs emploient consciemment, dans leurs nouvelles, les
termes de « rire » et « joie » pour décrire des réalités différentes. L´approche que nous
choisissons vise à étudier les réactions des personnages des nouvelles au code moral qu´ils
suivent. Comment ces émotions sont-elles décrites d´un contexte à un autre ? La troisième de
nos hypothèses tient compte du fait que les devisants sont menacés par la mélancolie. Par les
narrations, ils tentent de provoquer des passions comme le rire, mais aussi les larmes. Ces
passions conduisent à une catharsis selon Aristote, et purifieraient ainsi l´âme de nos
devisants. Comment les narrations contribuent-elles à cette thérapie anti-mélancolie ?
L´étude de l´ironie et de l´humour contribue à une meilleure compréhension de l´œuvre. Notre
quatrième hypothèse considère que l´Heptaméron s´adresse à un public dont l´horizon
d´attente est formé et imprégné par les manuels de civilité comme le Courtisan de Baldassar
de Castiglione. Avec son ironie et son humour, les devisants-narrateurs ainsi que l´auteur-
narrateur tentent de provoquer des réactions aux narrations. L´humour face aux situations
difficiles de la vie serait-il à considérer comme une thérapie contre la mélancolie ?
Dans cette étude, nous nous interrogeons finalement sur l´intention religieuse Ŕ évangélique ?
Ŕ de l´auteur Marguerite de Navarre. Notre cinquième hypothèse concerne le message de
Marguerite de Navarre à travers son Heptaméron. Son point de départ serait augustinien,

8
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

l´auteur considérant l´être humain comme réalité insondable, dont la connaissance est
réservée à Dieu. Mais dans son recueil de nouvelles, Marguerite propose une vision de
l´homme qui n´en fait pas un drame. Le rire et l´humour permettraient alors d´articuler
l´hypothèse métaphysique avec la reconnaissance confiante et même joyeuse de nos limites et
l´acceptation de notre condition.

II) Etat de la question

En tant qu´auteur, la reine de Navarre tient une place particulière dans la littérature du XVIe
siècle. Il est rapporté que Marguerite était considérée comme dixième muse et comme
quatrième grâce. Sa vie sociale est souvent intense, sa ferveur religieuse est profonde. La
réception moderne de son œuvre, l´Heptaméron, s´est globalement effectuée en deux étapes.
A une époque déjà lointaine, l´œuvre dut être sauvée du purgatoire des contes licencieux où
toute une tradition l´avait confinée. En effet, beaucoup de critiques des siècles passés étaient
d´avis que Marguerite de Navarre ne peut pas être l´auteur de contes aussi grossiers que ceux
contenus dans ce recueil de nouvelles. Ainsi, un critique italien accuse Marguerite de Navarre
avec sévérité ; dans l´Heptaméron Ŕ écrit-il Ŕ « nè solo trattasi di pornografia, d´evocazione di
scene sensuali, ma ben anche di scatografia volgarissima »2. Vers le milieu du XIXe siècle, F.
Génin a remarqué, il est vrai, que « ce livre est loin de mériter la réputation détestable qu´on
lui a faite »3 et, au cours des années suivantes, Le Roux de Lincy4, V. Luro5 et C. Larcher6
s´opposent au fait de le mettre au nombre des « licencieux ». En 1930, Pierre Jourda, auteur
de ce qui fut longtemps l´ouvrage de référence sur la « Princesse » de Navarre, « réhabilita »
Marguerite dans la grande tradition apologétique de la philologie dont la biographie était la
pierre d´angle. Lucien Febvre décrit la reine comme fine observatrice voulant aider ses
contemporains à démêler leurs passions7. Febvre appelle l´Heptaméron un « guide

2 P. Toldo, Rileggendo il novelliere della Regina di Navarra, “Rivista d´Italia” 15 juillet 1923, p.388.
3 Lettres de Marguerite d´Angoulême, sœur de François Ier, reine de Navarre, publiées par F. Génin, Paris :
Renouard et C.ie, 1841, I, p.CXXXV.
4 préface à l´édition de l´Heptaméron de 1853, I, p.CXXXV.
5 Marguerite d´Angoulême et la Renaissance, Paris, 1866.
6 Marguerite d´Angoulême dans ses rapports avec la Réforme, Montauban : Typologie Macabiau, 1883.
7 Voir Lucien Febvre, Amour sacré, amour profane, Gallimard, 1944, ici pp.278 -279: « Marguerite ne vivait pas
hors du monde. Si, le soir venu, elle aimait déposer son lourd manteau de princesse, abdiquer ses soucis de
diplomate et de gouvernante, se prosterner aux pieds du Créateur et goûter dans la paix de l´oratoire les joies du

9
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

d´honnêteté », écrit sans pédantisme8. L´Heptaméron a, d´après Febvre, une intention morale,
surtout en ce qui concerne l´amour9.

Non seulement le message du recueil, mais aussi la disposition d´esprit de la reine de Navarre
lors de l´écriture de l´Heptaméron ont fait spéculer bien des critiques10. S´ennuyait-elle sur

pur amour Ŕ toute la journée elle regardait, observait, calculait les réactions des hommes et des femmes. Elle
voyait en tous, ou à peu près, une passion obsédante qui les asservissait. C´était cette passion, à n´en pas douter,
(…) qu´il fallait connaître pour la maîtriser. Le Moyen Age s´y était employé vaillamment. Continuer sur ce
point la grande tradition médiévale : le but même de l´Heptaméron ».
8 Voir Febvre, op.cit., pp.284-285 : « Sans pédantisme, ni lourdeur didactique : pas de femme moins pédante que
Marguerite ; pas un livre moins scolastique que l´Heptaméron. Pas une seule citation dans tout le livre, ô
miracle. Rabelais, à l´esprit si puissant et si large, est nourri de savoir jusqu´aux dents ; il dégorge son savoir par
tous ses pores ; il ne saurait jeter une pensée sur le papier sans l´agrémenter de cinq, de dix, de vingt citations
antiques. Marguerite ne s´aide que de son expérience. De sa connaissance pratique et éprouvée des hommes et
des femmes, de tout le trésor d´observations psychologiques et morales qu´elle a pu amasser en vivant, et en
agissant. (…) Elle ne voit pas les hommes à travers les livres et les textes, les Grecs et les Romains, les
moralistes catholiques ou les théologiens protestants. Elle promène sur le monde tel qu´il lui apparaît un regard
clair, désabusé, honnête et scrupuleux. Ni indulgence aveugle, ni sévérité fanatique. Une honnêteté de grande
dame, d´une vraie noblesse, d´une réelle délicatesse d´âme. C´est Marguerite, et c´est l´Heptaméron. Ce guide
d´honnêteté pour les hommes et les femmes d´une élite de « bien nés ». On comprend alors (…) les
encouragements de Marguerite à Antoine Le Maçon, le traducteur du Décaméron. La correspondante de
Briçonnet, la disciple de Lefèvre, de Roussel, de Michel d´Arande, la lectrice et la traductrice de Luther, la
Marguerite du Dialogue et du Miroir songeait-elle, en soutenant Le Maçon, à fournir les gens de cour
d´anecdotes gaillardes ? Non certes. Elle travaillait pour le bon motif. Elle voulait que les récits de Boccace
pussent servir de thème à toute une série de controverses morales qui se grefferaient d´autant mieux sur des
récits plaisants que les moins philosophes des hommes, et des femmes, les liraient par plaisir et par
divertissement ».
9 Voir Febvre, op.cit., p.284 : « Cet étrange ragoût d´amour sacré et d´amour profane, Marguerite ne l´a point
confectionné par mégarde ; et, si elle l´eût trouvé le moins du monde choquant, pour des croyances, pour des
sentiments qu´elle portait en elle profondément et qui commandaient toutes ses activités Ŕ assurément, elle ne
l´eût point servi au public. Car faire de Marguerite une sorte de Janus à deux faces : d´un côté, la prédicante
gorgée d´Evangile, de l´autre la gaillarde friande d´histoires grasses, et la gaillarde se vengeant de la prédicante
en menant la danse, le soir, sur le pré, à corsage dégrafé Ŕ c´est tenir une gageure. Et ne rien comprendre aux
gens du XVIe siècle ».
10 Voir l´introduction dans L´Heptaméron, édition de Renja Salminen, Genève : Droz, 1999, p.XXXV : « une
période de vie tranquille à Pau pendant laquelle elle passait son temps à lire, à écrire, à prier (voir Ritter, 1953,
p.114). Comparée avec le faste de la cour parisienne, la vie dans les châteaux de Pau et de Nérac était simple,
dépourvue de tout apparat, mais exempte aussi de soucis. Pourtant, les jours d´hiver étaient longs. On essayait de
se distraire, tant bien que mal, pour éviter l´ennui, cette maladie incurable qui rend les gens « fascheuses ». Le
soir, on se réunissait au grand salon pour discuter, lire, exécuter des travaux d´aiguille. La routine quotidienne
était rompue par des bals et des mascarades, parfois on représentait de petites pièces de théâtre composées par la
Reine et appelées des « momeries ». Il est probable que pendant ces soirées on commentait les événements de la
journée, on lisait à haute voix un livre nouvellement imprimé ou un manuscrit de la bibliothèque du château. (…)
Le passe-temps préféré de la Reine était « la lecture des saintes lettres » ». Voir également Charles Larcher :
Marguerite d´Angoulême dans ses rapports avec la Réforme Ŕ Etude historique, thèse de la faculté de théologie
protestante de Montauban, Montauban : Macabiau, 1883, p.42 : « Marguerite (…) profita de l´existence
tranquille qu´elle menait en Béarn pour s´éclairer davantage à la lumière de l´Evangile. Vêtue comme une simple
demoiselle et n´ayant de royal que sa bonté, la sœur de François Ier aimait à rassembler autour d´elle les
personnages érudits. On discourait de quelque passage de l´Ecriture sainte (…). Chacun alors donnait son
opinion et l´appuyait de l´autorité d´un Père de l´Eglise. Les uns citaient saint Jérôme ou saint Augustin, les
autres Chrysostome, et la reine de Navarre, au milieu de ces entretiens, goûtait la joie de pouvoir entendre
librement parler de l´Evangile ».

10
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

ses terres à Nérac et Pau ? Voulait-elle divertir et/ou instruire ses courtisans ? Fuyait-elle le
danger de la mélancolie en écrivant des nouvelles ? Ce qui est sûr, c´est que Marguerite et son
mari Henri ont séjourné à la station thermale de Cauterets et ont vécu les inondations dont il
est question dans le prologue de l´Heptaméron11. Le Roux de Lincy juge le recueil comme
révélateur de l´histoire de l´époque. Il identifie ainsi les devisants aux personnages importants
de l´entourage de Marguerite de Navarre12. Même des critiques actuels poursuivent ces
analyses historico-biographiques. Ainsi, Kupisz13 et La Garanderie14 voient dans Parlamente
la représentation de Marguerite elle-même. Au sujet de Parlamente et des autres femmes, la
critique féministe américaine a produit beaucoup d´interprétations de l´Heptaméron. Outre
l´identification des devisants, c´est aussi l´étude des sources antiques15 et italiennes16 de

11 Voir l´édition de R. Salminen, op.cit., p.XXXVI : « En septembre Marguerite et Henri firent un séjour à
Cauterets, station thermale dans les Pyrénées, pour trouver un peu de repos aux bains chauds. Le moment de leur
départ coïncidait avec l´équinoxe d´automne, période connue pour ses turbulences atmosphériques. En effet, un
violent orage provoqua une inondation dans les cabanes rudimentaires mises à la disposition des visiteurs ».
12 Voir Le Roux de Lincy, Essai sur la vie et les œuvres de Marguerite d´Angoulême, Paris : Ch. Lahure, 1853,
p.I : « En donnant une édition nouvelle de l´Heptaméron de la Reine de Navarre, la Société des Bibliophiles
français a pour but de publier un ouvrage amusant et utile tout ensemble, qui puisse prendre place dans la
bibliothèque de l´homme du monde et de l´érudit » ; p.CXXIij (126-7) : « Le caractère distinctif de
l´Heptaméron est donc de reproduire, sous un voile assez transparent, des événements réels qui se sont passés à
la cour de France, surtout chez Louis XI, Charles VIII, Louis XII et François Ier. Sur 72 récits qui composent
l´Heptaméron, nous n´en connaissons que 5 ou 6 qui soient évidemment des emprunts faits aux conteurs français
des XIIIe, XIVe et Xve siècles. Ce caractère de vérité, que n´ont pas même soupçonné la plupart de ceux qui ont
parlé de ce recueil, peut être démontré de la manière la plus évidente »; p.CXXX : « Oisille serait Louise de
Savoie, Hircan représenterait Charles d´Alençon, le premier mari de Marguerite, Simontault le roi de Navarre,
Ennasuite serait Anne de Vivonne, Longarine Blanche de Tournon et Parlamente représenterait Marguerite de
Navarre elle-même » ; p.CXXXIV : « Il y a déjà beaucoup d´esprit, de politesse et même d´élégance ; la parole y
est châtiée, & bien que très-souvent la conversation roule sur des sujets assez libres, chacun des interlocuteurs
sait trouver, comme nous le faisons de nos jours, des périphrases convenables, pour ne pas choquer les oreilles
les plus chastes. Du reste, ainsi qu´on l´a remarqué avant nous, la Reine de Navarre excelle à conclure le récit
d´une aventure très-galante par les moralités les plus sévères. Il faut, dit-elle, se défier de soi-même, implorer le
secours d´en haut, sans lequel notre sagesse est folie ».
13 Voir Kupisz, op.cit., pp.385-386 : « Toutes les expériences douloureuses que les infidélités d´Henri d´Albret
ont procurées à Marguerite se retrouvent dans les déclarations désabusées de Parlamente et dans ses réactions
contre les modèles trop sucrés de la vertu conjugale ».
14 La Garanderie (Marie-Madeleine de), Le Dialogue des romanciers : une nouvelle lecture de l´Heptaméron,
Paris : Minard, 1977.
15 Voir Martineau-Genieys (Christine) : « Le platonisme de Marguerite de Navarre ? », Réforme, Humanisme,
Renaissance, IV, 1976, pp.12-35.
16 Voir Delègue (Yves) : « Autour de deux prologues : L´Heptaméron est-il un anti-Boccace ? », Travaux de
linguistique et de littérature, IV, 2, 1966, pp.23-37 ; Lajarte (Philippe de) : « L´Heptaméron et le ficinisme :
rapports d´un texte et d´une idéologie », Revue des sciences humaines, 1972, pp.339-371 ; Reynolds (Régine) : «
L´Heptaméron de Marguerite de Navarre. Influence de Castiglione », Studi di letteratura francese, Florence, V,
1979, pp.25-39.

11
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Marguerite qui a occupé bien des chercheurs. Le genre du texte ainsi que son hétérogénéité
ont de même été étudiés fort en profondeur17.

Un autre sujet de réflexion de la critique concerne l´aspect religieux de ce recueil de nouvelles


dont l´actualité est affirmée par les critiques18. D´autres critiques, aujourd´hui dépassés,
voient l´Heptaméron comme oeuvre à message clairement protestant. L´intention de
l´Heptaméron peut être interprétée comme clairement chrétienne, un message toujours actuel
d´humilité et de tolérance19. Nicole Cazauran20, Jan Miernowski21 et Olivier Millet22 ont fort
contribué à l´étude de thèmes religieux dans l´Heptaméron, entre autres en ce qui concerne
l´histoire-cadre.
Après cette présentation de nos hypothèses de travail, tournons nous vers notre méthodologie
et notre plan de travail.

17 A ce sujet, voir entre autres : Gailliard (Michel), L´Heptaméron de Marguerite de Navarre Ŕ Analyses
textuelles, Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 2005 ; Bellenger (Yvonne) : « La lettre dans la nouvelle
au XVIe siècle : Boaistuau et Marguerite de Navarre », Les genres insérés dans le roman, Actes du colloque
international du 10-12 décembre 1992, Université Jean Moulin, CEDIC, pp.101-111 ; Lajarte (Philippe de) :
« La nouvelle aux frontières du commentaire et du dialogue dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre », ;
Mathieu-Castellani (Gisèle) : « « Vous me le peindrez comme il vous plaira, mais… », la fonction critique des
devis dans l´Heptaméron », Revue Méthode !, automne 2005 ; Montagne (Véronique) : « Eléments pour une
poétique du dialogue inséré dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre », Réforme, Humanisme, Renaissance,
n°54, Le dialogue dans le récit. De Thomas More à Honoré d´Urfé, juin 2002, pp.53-78; Jeanneret (Michel) :
« Le récit modulaire et la crise de l´interprétation », Le Défi des signes, Orléans : Paradigme, 1994 ; Cazauran
(Nicole) et Simonin (Michel), « Narrations », chap. 2, Précis de littérature française du XVIe siècle, Paris : PUF,
1991.
18 Voir Kupisz, op.cit., p.380 : « Ce qui nous attire beaucoup plus dans l´Heptaméron, c´est son élément
discursif, à savoir les commentaires que les devisants prodiguent après chaque récit et qui nous introduisent dans
l´exotique de la société polie de cette époque, dans un monde des idées qui surgit de l´échange spontané des
pensées, libre de toute la lourdeur pédantesque d´une discussion dirigée et qui n´est pas sans éveiller quelquefois
en nous le sentiment d´une actualité étonnante des choses humaines, toujours les mêmes indépendamment du
temps et de l´espace. »
19 Voir Kupisz, op.cit., p.394 : « Autant la vérité divine ne se prête pour Marguerite à aucun doute, autant la
vérité humaine lui apparaît toujours dans toute sa multiplicité complexe » ; p.395 : « Sans faire prévaloir
visiblement ses propres opinions et sans les imposer aux autres, elle donnait, comme toujours, une leçon
d´humilité et de tolérance ».
20 Cazauran (Nicole), L´Heptaméron, Paris:SEDES, 1991.
21 Miernowski (Jean), « Le miracle de la Pentecôte à Sarrance : cohérence narratrice et vérité religieuse dans la
septième journée de l´Heptaméron », Narrations brèves, Mélanges K. Kasprzyk, Varsovie : 1993, pp.177-193.
22 Millet (Olivier) récent article sur Oisille

12
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

III) Méthodologie et plan de travail

Précisons à présent nos méthodes d´analyse et le plan de travail. Soucieuse d´une approche
qui restitue l´Heptaméron dans le contexte de l´époque, nous étudions, dans la première
partie, les traditions profanes ainsi que sacrées de la joie et du rire. En effet, avant de passer à
l´analyse littéraire proprement dite, il est fondamental d´évoquer le statut de la joie et du rire
afin de mettre en lumière comment le recueil de la reine de Navarre récupère, interroge et
transforme ces éléments. Dans cette première partie de notre travail, nous cherchons donc à
définir l´arrière-plan de l´écriture de l´Heptaméron en ce qui concerne le lien entre la joie, le
rire et le sacré. Nous avons choisi pour cela de procéder dans l´ordre chronologique et d´autre
part de séparer le rire de la joie, car ces deux termes représentent des réalités différentes dans
notre recueil de nouvelles. Nous nous poserons les questions suivantes : Comment la joie et le
rire y sont-ils représentés et jugés ? Pourquoi le rire suscite-t-il tant d´intérêt à la
Renaissance ? Quelles sont les traditions de la joie et du rire qui étaient soit connues comme
historiques, soit encore manifestes à l´époque de Marguerite de Navarre ?
Etant donné que Marguerite de Navarre fréquente les milieux savants de l´époque, mais
connaît aussi les pratiques populaires, nous envisageons de restituer aussi bien l´arrière-plan
savant que les traditions du peuple, liées aux manifestations de la joie et du rire. Quelle est par
exemple l´influence du cercle de prédicateurs entourant la reine de Navarre ? Tout au long de
notre démarche, nous nous appliquerons à rétablir le contexte littéraire du XVIe siècle
encadrant l´Heptaméron. Nous nous interrogerons aussi sur les fonctions attribuées au rire : le
rire peut-il, par exemple, avoir une fonction thérapeutique ? Y a-t-il un lien entre le genre de
la nouvelle et le rire ?

Dans la deuxième partie, ces interrogations nous mènent à la question de la description de la


joie et du rire dans l´Heptaméron. En effet, le fait de dépeindre la joie et le rire sont des clés
pour mieux comprendre l´attitude des personnages des nouvelles, mais aussi des devisants
face aux expériences de la vie et de la mort. Dans notre étude, nous avons choisi d´étudier
séparément le récit-cadre, les nouvelles et les débats de l´Heptaméron. Quelle est la relation
des devisants au sacré ? Dans les nouvelles, quelles sont les occasions suscitant la joie et le
rire des personnages ? Le niveau social et le sexe du rieur jouent-ils un rôle dans la joie et le
rire ? Les débats suivant les narrations sont la plateforme de discussion offerte aux devisants.

13
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

A quels moments des débats, les devisants manifestent-ils joie et rire ? Ces sujets sont-ils
aussi thématisés de manière théorique dans les débats ? Quand les devisants rient-ils et quand
éprouvent-ils de la joie dans les débuts et fins de journées ainsi que dans les débats ?

Le troisième chapitre de cette étude est consacré à l´ironie et l´humour dans le texte de
Marguerite de Navarre. En effet, Marguerite de Navarre a non seulement fait jaillir beaucoup
de rire et de joie dans son recueil de nouvelles, mais son texte fait preuve d´ironie et
d´humour à bien des reprises. Nous nous pencherons sur la tradition de l´ironie à l´arrière-
plan de l´œuvre de la reine de Navarre, ainsi que sur la découverte des phénomènes d´ironie et
d´humour dans l´Heptaméron. Nous sommes convaincue que la recherche dans ce domaine
contribue à une meilleure compréhension de l´œuvre. Nous partirons de la réflexion antique
sur l´ironie, puis aborderons les traités de civilité du XVIe siècle destinés à conseiller le
courtisan dans toute sa conduite, y inclus dans son emploi de l´ironie dans la conversation.
Nous nous tournerons ensuite vers la notion d´humour telle qu´on la connaît aujourd´hui.
Dans cette troisième partie, nous poserons les questions suivantes : A propos de quels sujets
l´ironie de Marguerite s´exprime-t-elle ? Quand cette ironie va-t-elle dans la direction de
l´humour ? Quel est le lien entre ironie/humour et le sacré ? Les devisants utilisent-ils l´ironie
et l´humour en s´adressant l´un à l´autre ? Font-ils preuve d´humour sur eux-mêmes ?
Qu´expriment ces phénomènes d´ironie et d´humour de la vision du monde des narrateurs-
devisants et de l´auteur ?

14
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Partie I : Les traditions de la joie et du rire en lien avec le sacré

I.I) Le jugement moral de la joie et du rire dans différentes traditions

I.I.1) Introduction

Dans cette première partie de notre travail, nous cherchons à définir l´arrière-plan de l´écriture
de l´Heptaméron en ce qui concerne le lien entre la joie, le rire et le sacré. Nous avons choisi
pour cela de procéder dans l´ordre chronologique et de séparer le rire de la joie, car ces deux
termes représentent des réalités différentes dans notre recueil de nouvelles. Dans ce premier
grand chapitre, nous nous poserons les questions suivantes : quelles sont les traditions de la
joie et du rire qui étaient soit connues comme historiques, soit encore manifestes à l´époque
de Marguerite de Navarre ? Comment la joie et le rire y sont-ils représentés et jugés ?
Les émotions de la joie et du rire, fortement valorisées dans notre société actuelle, n´ont pas
toujours connu ce sort. Aujourd´hui signes de vitalité et d´harmonie intérieure, mises sur le
même niveau désirable, la joie et le rire ont connu des appréciations fort différentes à travers
les siècles. D´ailleurs, au XVIe siècle, le mot « sentiment »23 n´a pas le même contenu que de
nos jours. Il exprime uniquement la sensation physique, ainsi que l´odorat et le goût. Ŕ Le rire
et la joie appartiennent aux « passions »24 qui, au XVIe siècle, ont la même ampleur de
signification que le terme latin de « passio »25. « Passion » exprime aussi bien le fait de subir,
de ressentir que la sensation, l´émotion, la souffrance physique et la maladie. Les passions, ou
« mouvements de l´âme », apparaissent comme le propre de la nature humaine26.
Nous passons maintenant à l´étude du motif de la joie et, plus tard, à celle du rire.

23 Voir Huguet, op.cit., vol. 6, p.763.


24 Voir Huguet, op.cit., vol. 5, p.673.
25 Voir Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Paris : Hachette, 1934.
26 Sur l´étude des passions au XVIe siècle, voir en particulier ces deux ouvrages : Lecercle (François) et Perrier
(Simone) (éd.), La poétique des passions à la Renaissance Ŕ Mélanges offerts à Françoise Charpentier, Paris :
Champion, 2001 ; Yon (Bernard) (éd.), La Peinture des Passions de la Renaissance à l´Age classique, Actes du
colloque international de Saint-Etienne, 10-12/4/1991, Publications de l´université de Saint-Etienne, 1995.

15
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

I.I.2) La joie comme motif

I.I.2.1) La tradition philosophique et rhétorique : La réception de la joie dans


l´Antiquité

La joie, émanant de l´harmonie de l´être avec son entourage, nous apparaît comme un
sentiment qu´on qualifierait naturellement de positif. Or, dans l´Antiquité grecque, la joie est
vue à la fois de manière positive et négative. Penchons-nous d´abord sur le côté positif de la
joie dans l´Antiquité grecque.
Pendant l´Antiquité, la joie est vue comme émanant des loisirs et activités de détente. Le
concept de la vie humaine comme alternance de travail et de détente est louée par les
philosophes grecs. De même, sur le plan rhétorique, les narrations légères et la plaisanterie
sont légitimées par le repos de l´esprit et la détente qu´elles permettent. Ainsi, dans l´Ethique
à Nicomaque27, l´homme est décrit comme ayant besoin de faire alterner des moments de
repos avec les moments de travail intense ; le jeu et le divertissement ne sont pas considérés
comme une fin en soi, mais comme une pause nécessaire en vue de la reprise de l´activité.
Aristote (384-322 av. J.-C.) compte donc le jeu et la plaisanterie parmi les éléments
nécessaires à la vie, pour lesquels l´homme a un penchant naturel28. Ces activités sont
permises si elles servent au repos29, afin de refaire les forces de l´homme pour le travail.
Comme elles ne sont pas vicieuses en soi, elles sont à compter parmi les actions pour
lesquelles une mesure doit être trouvée entre les excès (le trop et le trop peu). Car une vie
heureuse se construit sur la vertu qui peut être trouvée dans les occupations sérieuses et non
dans le jeu, le sérieux étant plus valorisé que le risible. De même, d´autres philosophes
considèrent la plaisanterie comme utile dans le cadre de la « relaxation » pour utiliser un
terme de nos jours. Ainsi, Sénèque (4 av. J.C.-65) affirme que l´homme ne peut pas toujours
travailler avec la même intensité30. Cicéron (106-43 av. J.-C.) autorise le jeu et la plaisanterie

27 Voir Aristote, Ethique à Nicomaque, éd. Roger Arnaldez, Presses Pocket, 1992, livre IV, p.118 : « Tel est
donc l´homme du milieu, qu´on le dise délicat ou esprit fin. Le bouffon se laisse dominer par le ridicule et il
n´épargne ni lui-même ni les autres, pourvu qu´il fasse rire, tenant des propos que l´homme plaisant refuserait
tous de tenir et parfois même d´écouter. Le balourd est impropre à ce genre de conversation : n´y comprenant
rien, il déplaît à tous. Or la détente et la plaisanterie passent pour être indispensables dans la vie ».
28 Parlamente reprend ces propos dans le prologue : «Si je me sentais aussi suffisante que les Anciens qui ont
trouvé les arts, j´inventerais quelque passe-temps ou jeu pour satisfaire à la charge que me donnez » (Marguerite
de Navarre, Heptaméron, édition Simone de Reyff, Paris : Flammarion, 1982, p.47).
29 Dans l´Heptaméron, le trop de repos et d´inactivité est considéré comme dangereux, car générateur de
mélancolie, voir ci-dessous notre partie I.I.3.3.3.
30 Voir Sénèque, De la tranquillité de l´âme, in Dialogues tome IV, éd. René Waltz, Paris, Les Belles-Lettres,
1927, p.XVII : Alterner le travail et le divertissement : « Il n´est pas bon non plus d´avoir toujours l´esprit
également tendu ; il faut savoir le divertir (…). Il faut savoir détendre sa pensée : elle se relève, après un repos,
plus assurée et plus vive. De même qu´il ne faut pas forcer un sol fertile (car on aura tôt fait de l´épuiser si on le
fait produire sans arrêt), de même un labeur ininterrompu brisera l´ardeur de l´esprit ; un répit, une courte détente
lui rendront son énergie. Quand l´effort se prolonge trop, il entraîne une sorte d´usure et de dépression de

16
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

dans la mesure où ils sont équilibrés et servent le travail 31. Dans le prologue de notre recueil
de nouvelles, Hircan reprend cette théorie de la nécessité d´une occupation, sans laquelle
l´être humain serait sujet à « mille folles pensées »:

« (…) Il nous faut quelque passe-temps et exercice corporel : car si nous sommes en nos maisons, il
nous faut la chasse et la volerie, qui nous fait oublier mille folles pensées ; et les dames ont leur
ménage, leur ouvrage, et quelques fois les danses où elles prennent honnête exercice » (p.4632).

L´amusement et la joie qui en résultent sont néanmoins à limiter, car l´homme vertueux doit
savoir se contrôler. Platon (427 ?-348 ? av. J.-C.) exige de l´homme sage de se maîtriser aussi
bien lors d´actions sérieuses que lors du jeu33. Il ne doit pas se livrer à l´expression
débordante de sentiments joyeux ou douloureux34. Bref, la joie doit être maîtrisée et, de
préférence, être silencieuse. Pour cette raison, Platon reproche à Homère de représenter des
hommes célèbres et même des dieux en train de pleurer et de rire. Cette critique repose sur la
croyance que ces sentiments provoqueraient un changement dans l´état d´âme et
dérangeraient le calme intérieur du sage35. Aristote pense de même que la modération est
nécessaire pour pouvoir tenir le milieu entre le bouffon et le grincheux36. Cicéron mentionne
également la plaisanterie dans son De Officiis (Des Devoirs37), en précisant qu´elle doit être
contrôlée et maîtrisée. Bref, la plaisanterie peut générer la joie et même donner naissance à un
rire, mais ces émotions doivent être contrôlées.

l´intelligence. D´ailleurs, l´homme n´aurait pas tant de zèle pour les divertissements et les jeux si le plaisir qu´il
y prend ne satisfaisait pas un instinct. A en abuser toutefois l´esprit perdrait son ressort et sa vigueur. ».
31 Voir Cicéron, Traité des devoirs, livre I, XXIX, éd. M. Nisard, p.449 : « La nature ne nous a pas formés
apparemment pour la dissipation et les jeux, mais plutôt pour mener une vie grave, et nourrir des goûts élevés et
sévères. Sans doute le jeu et les amusements ne nous sont pas interdits ; mais il en est d´eux comme du sommeil
et du repos, il ne faut en user qu´après avoir vaqué aux affaires sérieuses. Les amusements que l´homme se
permet ne doivent être ni excessifs ni licencieux, mais délicats et d´un goût relevé ».
32 Nous citons dès lors d´après Marguerite de Navarre, Heptaméron, édition de Simone de Reyff, Paris :
Flammarion, 1982.
33 Voir Platon, Nomoi I, 647d; Nomoi V, 732d, cit. par Suchomski (Joachim), Delectatio und Utilitas Ŕ Ein
Beitrag zum Verständnis mittelalterlicher komischer Literatur, Berne/Munich: Francke, 1975, p.31.
34 Voir Nomoi V, 732c,d ; cit. par Suchomski, op.cit., p.31. Nous remarquons ici un parallèle avec le passage de
l´Heptaméron sur les fous qui frappent, voir notre partie II.III.2.1.
35 Voir Platon, Politeia III, 386a-389°, cit. par Suchomski, op.cit., p.31.
36 Voir infra sur la notion d´eutrapélie.
37 Voir Cicéron, Traité des devoirs, livre I, chap. XXXVII, dans Œuvres complètes de Cicéron, éd. M. Nisard,
Paris : Firmin Didot, 1868, tome 4, p.457. « Voyez, en premier lieu, de quoi l´on parle ; si c´est de choses
sérieuses, mettez-y de la gravité, et de l´enjouement si c´est de choses plaisantes. Ayez grand soin que votre
langage ne donne pas une mauvaise idée de vous, ce qui arrive toutes les fois qu´on parle mal des absents, qu´on
les veut mettre en pièces et tourner en ridicule, et qu´on se permet la médisance ou la calomnie », « De même
qu´il nous est prescrit avec beaucoup de sagesse de fuir dans tout le cours de la vie les passions violentes, c´est-
à-dire les mouvements emportés d´une âme qui n´obéit plus à la raison ; ainsi en est-il dans les bienséances de ne
laisser percer dans nos discours aucun mouvement de ce genre ; on ne doit voir dans notre langage ni
emportements, ni colère, ni indolence, ni lâcheté, ni rien de semblable », « Il est indécent (…) d´exciter le rire
des auditeurs en imitant le soldat fanfaron »,

17
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

En ce qui concerne le côté critique de la joie elle-même (donc non pas seulement la critique
de son exagération), celui-ci est également présent chez les philosophes grecs. La joie était
aussi source de méfiance dans la tradition philosophique grecque, car elle n´est que
difficilement séparable du plaisir, une des passions tourmentant l´homme et l´éloignant de
l´idéal de la sérénité intérieure.38 C´est pour cela que les philosophes grecs distinguent la joie,
liée à la raison et donc positive, du plaisir connoté négativement. Ainsi, Diogène Laërce39
affirme que la joie fait partie des bonnes affections, car elle est raisonnable : « Ils disent qu´il
y a trois bonnes affections : la joie, la circonspection et l´aspiration. La joie, disent-ils, est
contraire au plaisir, étant un soulèvement raisonnable de l´âme » (nous soulignons).
Andronicos de Rhodes, ainsi que d´autres philosophes antiques, sont du même avis40. D´après
Sénèque41, le sage connaît la joie comme état stable, mais non pas le plaisir, condamné
comme un vice:

« Nous croyons que le plaisir est un vice… Je sais pour moi que le plaisir, si nous ajustons les mots
dans leur sens canonique, est chose infamante, et aussi que seul le sage a la joie en partage… Or un des
attributs de la joie réside dans la capacité à demeurer stable, à ne pas se transformer en un état
contraire ».

Philon42 désigne la joie comme la passion la plus positive, spontanée et ayant pour effet de
dilater l´âme :

« … La joie qui est la meilleure des passions positives, en se répandant de manière inattendue sur l´âme,
la dilate bien au-delà de sa forme initiale, si bien que, du fait de ce déploiement, le corps ne réussit plus
à la contenir et, pour cette raison, tout resserré et comprimé qu´il est, il fait jaillir des gouttes que l´on
appelle communément des larmes ».

38 Voir Les Stoïciens, Passions et vertus Ŕ Fragments, préface et éd. par P. Maréchaux, Paris : Payot, « Petite
Bibliothèque », 2003, p.9 : « La domination des passions est sans doute un des principes canoniques de la
philosophie grecque. Les cyniques, bien avant les stoïciens, avaient reconnu la nécessité pour l´âme humaine
d´une absence de trouble et d´une sérénité intérieure. Puis les stoïciens ont raffiné les conduites et diversifié les
angles d´approche du phénomène passionnel. Dans l´idéal d´une vie de félicité soumise à la Raison universelle,
les passions sont irrémédiablement liées au malheur moral, à une conduite défectueuse, à une tendance vicieuse,
voire peccamineuse. De fait, la passion englobait le trouble des émotions, les ravages de la jalousie, les appels de
la sexualité, les souffrances de l´ambition. Elle comprenait également les états d´esprit que sont la méchanceté,
la pitié ou l´hésitation. (…) bons sentiments, ou eupathies, telle la sociabilité, la générosité, l´affection, la joie ou
la douceur » (nous soulignons).
39 Voir Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 116 ; cité par Maréchaux, op.cit., p.155.
40 Voir Andronicos de Rhodes, Des passions, 6 (Pseudo-Andronicus, éd. A. Glibert-Thirry, Leyde, 1977, p.20) :
« La joie est une élévation guidée par la raison », cit. par Maréchaux, op.cit., p.156. De même pour Clément
d´Alexandrie, Stromates, II : « Ils définissent la joie comme une élévation issue tout droit de la raison », cit. par
Maréchaux, op.cit., p.156. Alexandre d´Aphrodise, Commentaire sur les Topiques d´Aristote, II : « Plaisir, joie,
béatitude et jubilation portent tous sur le même objet et revêtent tous la même signification, mais Prodicos
s´appliqua à donner à chacun de ces noms un sens propre ; c´est ce que firent les stoïciens. Ceux-ci définirent la
joie comme un élan direct de la raison, tandis que le plaisir serait un élan irrationnel ; ils définirent la jubilation
comme un plaisir auditif et la béatitude comme un plaisir spirituel. Par cela, ils voulurent imposer une règle,
mais ils n´affirmèrent rien de vraiment valide », cit. par Maréchaux, op.cit., p.157.
41 Voir Sénèque, Lettres à Lucilius, 59, 2 ; cit. par Maréchaux, op.cit., p.157.
42 Voir Philon, L´Emigration d´Abraham, 156 ; cit. par Maréchaux, op.cit., p.157.

18
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Du côté des philosophes romains, Cicéron43 reprend la distinction opérée entre joie et plaisir,
indiquant comme critère principal de la joie son ordre et sa raison:

« Le mouvement qui nous fait atteindre un bien est de deux sortes : lorsque l´âme calme et sage est
mue par la raison, cela s´appelle la joie ; lorsqu´elle tressaille vainement et d´une manière désordonnée,
c´est le plaisir, c´est-à-dire la joie débordante, la joie exagérée, que l´on définit comme « un transport de
l´âme privée de raison » ».

Nous voyons donc que la joie est perçue de manière ambiguë pendant l´Antiquité. Si elle est
liée à la raison, elle est positive ; si elle est sans lien avec la raison, elle est vue comme
négative et qualifiée de « plaisir ». Une seconde distinction concerne la joie : si elle exprime
un état d´âme constant, elle est acceptable, mais si elle agite l´âme comme une passion
désordonnée, elle n´est pas recommandable au sage.

Nous voulons maintenant découvrir quel sera le traitement de la joie dans la Bible, puis dans
la tradition ecclésiastique. Comment la joie est-elle perçue dans le contexte religieux
chrétien ?

I.I.2.2) La joie dans la Bible et dans la tradition chrétienne


I.I.2.2.1) La joie et l´eutrapélie dans la Bible et la tradition chrétienne

Dans la Bible, beaucoup de passages concernent la joie44. Celle-ci est divisée en deux
aspects : laetitia saecularis (la joie séculière, profane) et gaudium spirituale (la joie
spirituelle). La distinction entre ces deux types de joie est significative pour notre étude et
nous l´utiliserons pour l´analyse de la joie dans l´Heptaméron dans notre deuxième partie.
Nous nous posons ici les questions suivantes : Comment les Saintes Ecritures rendent-elles la
joie ? Quelle est la différence entre l´interprétation de la joie et du rire ?

Un passage biblique, dans Ecclésiastique 30,21-25, conseille :

43 Voir Cicéron, Tusculanes, IV, 12 ; cit. par Maréchaux, op.cit., p.160.


44 Le prophète Jérémie demande d´acclamer Dieu dans la joie : Jérémie 31, 7 : « Car ainsi parle Yahvé : Criez de
joie pour Jacob, acclamez la première des nations ! Faites vous entendre ! Louez ! Proclamez : Yahvé a sauvé
son peuple, le reste d´Israël ! ». D´autres occurrences sont : Ps. 84, 3 et 5-6 : « Mon âme soupire et languit après
les parvis de Yahvé, mon cœur et ma chair crient de joie vers le Dieu vivant» ; Néhémie écrit : Ne. 8,9-10 :
« « Alors (Son Excellence Néhémie et) Esdras, le prêtre-scribe (et les lévites qui instruisaient le peuple) dit à tout
le peuple : « Ce jour est saint pour Yahvé, votre Dieu ! Ne soyez pas tristes, ne pleurez pas ! » Car tout le peuple
pleurait en entendant les paroles de la Loi. Il leur dit encore : « Allez, mangez des viandes grasses, buvez des
boissons douces et faites porter sa part à qui n´a rien de prêt. Car ce jour est saint pour notre Seigneur ! Ne vous
affligez point : la joie de Yahvé est votre forteresse ! ».

19
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Ne te laisse pas aller à la tristesse et ne t´abandonne pas aux idées noires.


La joie du cœur, voilà la vie de l´homme, la gaîté, voilà qui prolonge ses jours.
Trompe tes soucis, console ton cœur, chasse la tristesse ;
Car la tristesse en a perdu beaucoup, elle ne saurait apporter de profit.
Passion et colère abrègent les jours, les soucis font vieillir avant l´heure ».

Il semble, à première vue, que la joie soit considérée comme état positif par les Saintes
Ecritures. Mais il faut différencier ce que la tradition désigne par laetitia temporalis, la joie
profane, connotée négativement, et le gaudium spirituale, la joie spirituelle, vue comme
positive. Qu´en est-il exactement de ces termes ?

Laetitia temporalis signifie la joie au sujet des biens terrestres et donc éphémères, joie qui fait
que l´homme oublie son but véritable, qui est d´atteindre le salut. Les humains recherchent la
joie temporelle et oublient que sur terre, vallée de larmes, une certaine tristesse spirituelle est
de norme. Les hommes devraient faire pénitence pour les péchés commis, pour le bien qu´ils
ont omis de faire, vu qu´ils ne sont pas sûrs de faire partie des élus et n´ont pas encore
parcouru le chemin de l´exil terrestre vers la patrie céleste. La tristitia saecularis, ayant pour
objet les biens matériels, est donc vue comme péché, car elle est produite par l´attachement de
l´homme au siècle. Celui qui s´attache au gaudium carnale, au gaudium vanitatis et à
la laetitia saecularis dévie de la sapientia Dei et se tourne vers la sapientia mundi, liée au
péché45.
Les textes bibliques mentionnés ci-dessus furent interprétés comme concernant la laetitia
saecularis. D´autres passages46 furent considérés comme thématisant le gaudium spirituale,
l´opposé de la laetitia saecularis. La vraie joie trouve son apogée non pas sur terre, mais
parmi les élus au Paradis47. Or l´être humain, vivant en exil sur terre, peut déjà percevoir une
partie de cette sainte jubilatio dans la contemplation de Dieu et de la Création. Le chrétien
doit se réjouir de goûter un jour à la laetitia superabundans et donc s´approcher d´elle par un
comportement vertueux. Dans son combat contre le vice et la tentation, l´âme atteint une paix
intérieure qui lui permet de s´élever vers Dieu et d´être envahie par une hilaritas spirituelle48.
Cette elatio animae est plus pure que la joie prodiguée par le monde. Mais la joie sur terre est-
elle seulement négative ?

45 Celui-là prend la parole de Dieu (Mat. 5,5) à rebours et proclame par ses actes: « Beati qui rident, quoniam
ipsi jam nunc consolantur ».
46 Voir Eccle. III,4: Tempus flendi, et tempus ridendi. - Prov. XXXI,25: Fortitudo et decor indumentum ejus, et
ridebit in die novissimo. - Job V,22: In vastitate et fame ridebis; et bestias terrae non formidabis. - Job VIII,21:
Donec impleatur risu os tuum, et labia tua jubilo. - Luc VI,21: Beati qui nunc esuritis, quia saturabimini. Beati
qui nunc fletis, quia ridebitis. Pour le gaudium spirituale, voir Ps. CIV,3; Ps. CXXI,1; Ps. LXIII,11; Ps.
LXXX,2; Matt. XXV,21; Luc X,20; Jean XVI,20.
47 Voir ci-contre.
48 Voir notre partie II.II.1.1 sur la joie spirituelle dans l´Heptaméron.

20
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Quelles notions de joie et d´eutrapélie sont contenues dans les écrits des Pères de l´Eglise et
des mystiques49 ? Comment la joie chrétienne est-elle décrite ? Où prend-elle son origine ?
Quand peut-elle être vécue ? Quelle est sa place dans la vie quotidienne ? Dès les écrits des
Pères de l´Eglise, la vraie joie chrétienne équivaut à la connaissance de Dieu 50. Ainsi, saint
Augustin écrit: « Tu excitas, ut laudare te delectet, quia fecisti nos ad te et inquietum est cor
nostrum, donec requiescat in te » (C´est toi qui le (=l´homme) conduit à prendre plaisir à te
louer parce que tu nous as faits orientés vers toi et que notre cœur est sans repos tant qu´il ne
repose pas en toi »)51. Augustin exprime le lien entre la joie et la vérité, ainsi que la recherche
universelle de la béatitude chez l´homme, être créé pour ce bonheur, pour le repos en Dieu.
D´après saint Augustin (354-430)52, la joie qui habite les personnes pieuses a sa source en
Dieu lui-même. Une vie n´est heureuse que si elle est habitée par cette joie divine53. En effet,
ce type de joie est le seul reconnu par saint Augustin :

« Cette joie connue de vos serviteurs qui vous aiment, c´est Vous, Seigneur. Et voilà la vie heureuse: se
réjouir en vous, de vous et pour vous; la voilà, il n´en est point d´autre. La placer ailleurs, c´est
poursuivre une autre joie que la véritable ».

Origène montre combien l´accueil de l´Evangile donne la joie, il révèle aussi une certaine
tonalité mystique de la joie qui sera reprise et développée chez saint Bernard. Saint Bernard
de Clairvaux affirme que l´union mystique entre Dieu et l´âme conduit à la joie la plus
grande :
« Déjà semblable au Verbe par sa nature, l´âme le devient aussi par sa volonté, lorsqu´elle l´aime
comme elle en est aimée. Et si cet amour est parfait, ce sont les noces spirituelles. Pas de joie plus
grande que cette conformité »54.

49 Cette recherche a été facilitée par une fiche bibliographique constituée par le père Max Huot de Longchamp
que nous tenons à remercier cordialement.
50 François Bussini donne un résumé de la doctrine de la joie chrétienne: « La joie employée au sens large est
pour nous synonyme de plaisir. Dans son sens restreint, il est réservé à la délectation des biens que causent les
biens proprement spirituels. L´homme connaît la joie parce qu´il est un être de désir. Mais dans la mesure où il
est un être spirituel créé par Dieu et pour Dieu, il ne peut trouver de repos et donc de joie parfaite que dans
l´union avec son Créateur. Si nous pouvons par nous-mêmes faire naître le plaisir en nous, en satisfaisant nos
besoins psycho-biologiques par le travail et en les tempérant par l´ascèse, nous ne pouvons mettre la main sur
Dieu. Nous ne nous unissons à lui que s´il veut bien se donner à nous. Nous ne pouvons donc recevoir la joie que
comme une grâce. Cette grâce, Dieu nous la fait en Jésus-Christ. Telle est l´heureuse nouvelle que nous annonce
l´Evangile dont l´Ecriture fixe le témoignage », Article « joie », Dictionnaire de spiritualité ascétique et
mystique, Paris, t.8, col. 1236.
51 Voir saint Augustin, Œuvres, t.13, Les Confessions : livres I-VII, éd. M. Skutella, Desclée de Brouwer :
1962.
52 Voir Confessions, op.cit., livre X, chap. 22.
53 C´est aussi le credo d´Oisille dans le prologue, voir notre partie II.I.2.
54 Saint Bernard (1090-1153), Sermon 83 sur le Cantique.

21
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Cette joie n´est donc pas affaire d´heureux tempérament, mais elle est don de Dieu. D´après
Guillaume de Saint-Thierry, le chrétien n´a qu´à s´ouvrir à la joie divine:

« La joie du Seigneur n´appartient à personne, sinon à celui en qui elle se répand elle-même; ce
sommet, personne n´y monte, sinon celui vers qui il descend librement lui-même; ce bien, personne ne
l´expérimente, si ce n´est celui qu´il conforme lui-même à lui-même; cette vie, personne ne la vit, si ce
n´est celui qu´elle vivifie elle-même »55.

Et c´est ce qui, d´après saint Bernard, rend cette joie aussi inépuisable que Dieu lui-même:

« En se consumant, la joie consume-t-elle le désir? Elle est plutôt l´huile qui vient en alimenter la
flamme. (Dans l´éternité), l´allégresse sera pleine, mais elle ne sera pas la fin du désir, ni donc celle de
la recherche »56.

Et c´est pourquoi, d´après la béguine mystique Marguerite Porete :

« L´âme unie à Dieu nage en un océan de joie, l´océan des délices qui jaillissent et s´écoulent de la
divinité; aussi ne sent-elle nulle joie, car elle est elle-même joie, elle nage et s´écoule en joie, sans sentir
aucune joie, car elle demeure en la Joie et la Joie demeure en elle: la Joie elle-même l´a changée en elle
par sa force joyeuse »57.

L´usure des joies terrestres ne saurait attrister:

« Ceux qui aiment Dieu sont invités à se réjouir d´une grande joie à cause de la fin du monde, parce
qu´ils vont rencontrer bientôt celui qu´ils aiment, tandis que passe ce qu´ils n´ont pas aimé »58.

En effet,

« Tous les saints désirs grandissent avec le temps, et s´ils diminuent avec le temps, c´est qu´ils n´étaient
pas saints; car celui qui ressent de moins en moins de joie aux retrouvailles, ... peut-être ses désirs
étaient-ils bons, mais en aucun cas ils n´étaient saints »59.
Oui,
« Vanité, de s´attacher à ce qui passe si vite et de ne pas se hâter vers la joie qui ne finit point! » 60

Selon saint Thomas d´Aquin61, il y a deux sortes de joie spirituelle :

55 Guillaume de Saint-Thierry (1085-1148), Exposé sur le Cantique des Cantiques, II, VII.
56 Saint Bernard, Sermon 84 sur le Cantique.
57 Marguerite Porete, morte en 1310, Le Miroir des âmes simples, ch.27. Voir à ce sujet l´article de N. Cazauran
sur le lien entre Marguerite de Navarre et Marguerite Porete: « Deux « ravies de l´amour de Dieu » dans la
Comédie-de-Mont de Marsan et Le Miroir des simples âmes », article à paraître.
58 Saint Grégoire le Grand, mort en 604, Homélie I pour l´Avent.
59 Nuage de l´Inconnaissance, XIVe s., ch.75.
60 Thomas à Kempis, 1379-1471, Imitation de Jésus-Christ, I,2.
61 Thomas d´Aquin, Somme théologique, coordination A. Raulin, trad. A.-M. Roguet, Paris, 1994-6, 4 vol.,
p.214, question 28, art. 1: La joie est-elle un effet de la charité?

22
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« La joie spirituelle qui a Dieu pour objet peut avoir deux formes, suivant qu´on se réjouit du bien divin
en lui-même, ou de ce même bien pour autant qu´on y participe. La première de ces joies est la
meilleure et a sa source primordiale dans la charité ; mais une seconde joie provient aussi de
l´espérance, par laquelle nous attendons de jouir du bien divin. Toutefois, même cette jouissance
parfaite ou imparfaite ne sera obtenue qu´à proportion de notre charité ».

Thomas d´Aquin se pose la question de savoir si la joie spirituelle peut être plénière sur terre62
et quel est son statut théologique.
« L´amour est le premier mouvement de la puissance appétitive, duquel résultent le désir et la joie.
C´est donc bien le même habitus vertueux qui incline à aimer, à désirer le bien que l´on aime, et à s´en
réjouir. Cependant, parce que la dilection est le premier de ces actes, ce n´est ni la joie, ni le désir, mais
la dilection qui donne son nom à la vertu, et on l´appelle charité. La joie n´est donc pas une vertu
distincte de celle-ci, mais elle en est un acte ou un effet. Et c´est pourquoi S. Paul, dans l´épître aux
Galates (5,22), l´a comptée parmi les fruits du Saint-Esprit ».

Il se demande ensuite si cette joie est compatible avec la tristesse :


« La tristesse qui est un vice a sa source dans l´amour désordonné de soi, qui n´est pas un vice spécial,
mais qui est comme la racine commune des autres vices (…). L´amour de Dieu est une vertu spéciale,
qui est la charité, vertu à laquelle se ramène la joie, comme son acte propre (…) ».

L´Antiquité voit donc la joie comme positive si elle est rationnelle ; la tradition chrétienne
considère la joie de manière positive si elle est d´origine spirituelle.

Quelle est cette joie sur terre, nommée « eutrapélie » ?63 L´eutrapélie constituait chez Aristote
une notion centrale et sera redécouverte par saint Thomas d´Aquin, or la théologie morale

62 « La charité (…) produit en nous deux sortes de joie ayant Dieu pour objet. La première, qui est la principale,
et qui est propre à la charité, a pour objet le bien divin considéré en lui-même. Cette joie ne peut être mêlée de
tristesse, pas plus que le bien sur lequel elle porte ne peut être mêlé d´un mal quelconque. C´est en ce sens que S.
Paul disait (Ph 4,4) : « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur ». La seconde a pour objet le bien divin
considéré comme étant notre partage. Or cette participation peut rencontrer quelque obstacle. Il en résulte que
par là même de la tristesse peut se mêler à la joie, selon que nous nous attristons de ce qui, en nous-mêmes,
empêche de participer au bien divin » (p.215, q.28, art. 2 : La joie spirituelle causée par la charité est-elle
compatible avec la tristesse ?). Solution 3, p.216 : «Sans doute, en cet exil, le bien divin devient quelque peu
nôtre par la connaissance et par l´amour ; il reste cependant que la misérable condition d´ici-bas nous empêche
d´y participer aussi pleinement que dans la patrie. C´est pourquoi cette tristesse de voir retarder notre gloire
s´explique par notre empêchement de participer au bien divin »; Art. 3 : Cette joie peut-elle être plénière ?
Réponse : « Il est clair que Dieu seul peut avoir de lui-même une joie plénière, car sa joie est infinie,
correspondant ainsi à sa bonté infinie, tandis qu´en toute créature la joie est nécessairement finie. Ensuite, par
rapport à celui qui éprouve la joie, celle-ci est au désir ce que le repos est au mouvement (…). Or le repos est
plénier quand plus rien ne reste du mouvement ; de même, la joie est plénière quand il ne reste plus rien à
désirer. Tant que nous sommes en ce monde, le mouvement intérieur du désir ne reste pas en repos, car il nous
est toujours possible de nous rapprocher davantage de Dieu par la grâce, nous l´avons montré. Mais quand nous
aurons atteint la béatitude parfaite, il ne restera plus rien à désirer, parce qu´on aura la pleine jouissance de
Dieu ». Art.4, p.28 : objections : 2. « Comme l´amour et l´espérance, la joie est une passion qui a le bien pour
objet. Or l´amour et l´espérance sont rangés parmi les vertus ; on doit donc y mettre aussi la joie. 3. Les
préceptes de la loi portent sur les actes des vertus ; or il nous est commandé de nous réjouir en Dieu, selon la
parole de l´Apôtre (Ph 4,4) : « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur ». Donc la joie est une vertu. Ŕ En
sens contraire, la joie n´est énumérée ni parmi les vertus théologales, ni parmi les vertus intellectuelles, comme
on l´a montré au traité de la vertu.

23
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

postérieure la réduira à l´état de notion marginale. Dans la doctrine grecque de l´eutrapélie,


celle-ci est considérée comme une vertu par Aristote. Ce dernier se demande, dans l´Ethique à
Nicomaque 64, si l´homme cultivé et appartenant à une civilisation raffinée peut chercher son
délassement même dans le badinage et le jeu. Il répond à cette interrogation par l´affirmative :
on ne doit cependant pas abandonner le juste milieu ni commettre de faute par défaut ou par
excès. L´eutrapélie est définie comme la vertu se situant à égale distance entre la bouffonnerie
et la balourdise dans l´usage du jeu, du badinage et de la conversation gaie ; elle évite aussi
bien la licence des faiseurs de calembours que la morosité des rustres. L´eutrapélie est la
manière de ceux qui savent plaisanter avec mesure. Aristote attribue à l´eutrapélie une place
importante à l´intérieur de son système de vertus. L´eutrapélie est de grande importance pour
la jeunesse, et indispensable à une attitude fière et généreuse.
Dans la doctrine chrétienne, l´eutrapélie ne comporte qu´une signification négative dans la
morale du nouveau Testament et des Pères de l´Eglise. Saint Paul la mentionne dans l´Epître
aux Ephésiens 5,465 parmi les vices dont le chrétien doit se garder; la Vetus latina et la
Vulgate la traduisent par scurrilitas, et lui donnent ainsi la même valeur qu´à stultiloquium.
Dans le monde culturel latin, le scurra équivaut au bomolochos.Ŕ Au Moyen Age, c´est saint
Thomas d´Aquin qui a redécouvert l´eutrapélie au sens classique d´Aristote. Un passage66
nous paraît particulièrement important : celui où saint Thomas se demande s´il existe une
vertu chrétienne du jeu et de la plaisanterie délassante. Et il conclut : « L´attitude vertueuse
que l´on nomme eutrapélie réclame jeux et plaisanteries, nécessaires, de temps à autre, pour le
repos de l´esprit ». En opposition avec l´attitude de nombre de Pères de l´Eglise, notamment
chez les grecs, saint Thomas décrit l´attitude chrétienne d´eutrapélie, à la suite de Cicéron et
d´Augustin67, comme un noble enjouement (jucunditas) et une heureuse souplesse au service
du délassement et du jeu68. Par cet enseignement, saint Thomas transmet à l´ascèse chrétienne
l´idéal de l´humanisme grec que « seul le chrétien est à même de saisir et de réaliser

63 Nous nous fondons sur Hugo Rahner qui traite cet état spirituel dans son article « eutrapélie », in Dictionnaire
de spiritualité, fondé par M. Viller, Paris : Beauchesne, 1960, t.IV/2, col.1726-1729.
64 Voir Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris : Presses Pocket, 1992, ici IV,14,1128a.
65 « De même pour les grossièretés, les inepties, les facéties : tout cela ne convient guère ; faites entendre plutôt
des actions de grâce »
66 Voir saint Thomas d´Aquin, op.cit., 2a2ae q. 168 a.2
67 Voir saint Augustin, De musica, II, 14,26,PL32,111 6°.
68 Dans l´article 4 de la 2a2ae q. 168 a.2, saint Thomas d´Aquin s´interroge : Un chrétien peut-il pécher par
rusticité, et il répond par l´affirmative (…) Trop de sérieux peut être fautif également. Pèchent ceux qui « in ludo
deficiunt nec ipsi dicunt aliquod ridiculum, et dicentibus molesti sunt, quia scilicet moderatos ludos non
recipiunt. Et ideo tales vitiosi sunt et dicuntur duri et agrestes ».

24
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

parfaitement, parce que seul il a la conscience exacte de sa situation entre le ciel et la terre,
entre le Christ et le monde, entre l´esprit et la chair, entre l´espoir et le désespoir ». Seul le
chrétien est un homo ludens69 : fondé sur Dieu, il peut être eutrapelos. Aussi saint Thomas
peut-il à juste titre conclure70 avec ce mot de Cicéron qui nous livre le meilleur de la doctrine
antique sur l´eutrapélie : « Ludo et joco uti quidem licet, sed sicut somno et quietibus ceteris,
tum cum gravibus seriisque rebus satisfecerimus » (ad 3).

De même, chez le « jongleur de Dieu », saint François d´Assise, cet état d´âme d´eutrapélie
ou de joie spirituelle est très développé, même Ŕ et surtout Ŕ au moment de sa mort71. - Cette
tradition de la joie spirituelle continuera bien au-delà de l´époque que nous étudions72.
Dans notre recueil de nouvelles, les devisants ne sont-ils pas également à considérer comme
des types de l´homo ludens ?73

69 Voir Heptaméron, p.49: « Au jeu, nous sommes tous égaux ».


70 Voir saint Thomas d´Aquin, op.cit., l´article 2 de la q.168.
71 Voir à ce sujet la biographie suivante : Lafenestre (Georges) : La Légende de S. François d´Assise d´après les
témoins de sa vie, Paris : L´Edition d´Art, 1923, pp.217-229. En voici la description de la mort de François dans
un contexte de joie surnaturelle : « Le frère Elie, voyant que François, en de telles souffrances, se réconfortait en
Dieu et se réjouissait ainsi, lui dit : « Père très cher, la joie que tu montres parmi tes infirmités, me touche et
m´édifie, mais les habitants de cette ville qui te vénèrent comme un saint, croient fermement que ton mal est
incurable et que tu vas bientôt mourir. Ne peuvent-ils pas dire entre eux : « Comment celui-là montre-t-il tant de
joie, quand il est si proche de la mort ? Ne devrait-il point penser à la mort ? » (…) Puis aussitôt, il (=le
bienheureux François) ajouta avec une grande chaleur : « Laisse-moi, frère, laisse-moi me réjouir en Dieu et
dans ses louanges, et dans mes infirmités, puisque par la grâce et le secours du Saint-Esprit, je suis tellement uni
et lié à mon Dieu, que je puis bien, par sa miséricorde, me délecter en lui-même ». (…) « Alors le bienheureux
François, gisant sur son lit, éleva très dévotement, avec grand respect, ses deux mains vers le Seigneur, et dans
une vive allégresse de corps et d´âme, s´écria : « Sois la bienvenue, ô Mort, ô ma Sœur ! » (…) Alors, bien qu´il
fût accablé plus que jamais par son mal, le bienheureux François parut, à ces mots, pénétré d´une joie nouvelle,
en apprenant l´imminente approche de sa sœur la Mort, et se mit à louer le Seigneur d´une voix ardente. (…)
Cependant, ses frères et ses fils, avec toute la multitude des populations accourues des cités voisines, se
réjouissaient d´assister aux cérémonies funèbres. Toute la nuit où le saint Père était mort, ils la passèrent à
chanter des chants divins, en sorte qu´à la douceur de ces harmonies joyeuses et aux clartés de toutes ces
lumières, on eût dit une veillée des anges. (…) Et voici que madame Claire était arrivée, avec toutes ses filles
(…). Toutefois la pudeur virginale défendait trop de pleurs, et il eût été indécent de se lamenter sur celui au
trépas duquel était accourue l´armée des anges et dont se réjouissaient les citoyens du saint des saints et les
familiers du Seigneur. Aussi, partagées entre tristesse et joie, baisaient-elles ses admirables mains ornées des
pierres les plus précieuses, resplendissantes de perles. (…) Lorsque toute cette foule fut arrivée à la ville, on
déposa, en grande allégresse et ferveur, le très saint corps dans ce lieu sacré où il éclaire le monde par la
multiplication de nouveaux miracles, pour la gloire du Dieu Tout-Puissant ».
72 Ainsi, d´après sainte Thérèse d´Avila, le royaume de Dieu est caractérisé par la joie : « Il me semble que
l´excellence du royaume du ciel, c´est entre autres, de ne plus faire cas des choses de la terre, c´est le calme et la
gloire en nous-mêmes, la joie de la joie de tous, une paix perpétuelle, une grande satisfaction intérieure de voir
que tout le monde sanctifie et loue le Seigneur, et bénit son nom, sans que nul ne l´offense » (indication du P.
Max Huot de Longchamp).
73 A ce sujet, voir notre partie II.I.2.2.

25
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Après ce bref tour d´horizon de la joie et de l´eutrapélie dans les écrits des Pères de l´Eglise et
des mystiques, constituant l´arrière-plan de la pensée de Marguerite de Navarre, nous avons
choisi de dégager plus précisément la signification de la joie spirituelle dans le milieu
monastique, car c´est ce dernier qui accueille nos devisants dans l´Heptaméron. Afin de
mieux cerner ce contexte, nous nous poserons les questions suivantes : Quelle est la règle des
moines du monastère de Sarrance où les devisants trouvent refuge74 ? Quelle est la conception
de la joie et du rire qui en résulte ?

L´intérêt de cette étude est de mieux connaître l´arrière-plan de la joie spirituelle de


l´Heptaméron. En ce qui concerne le cadre sacré, les religieux de l´abbaye de Sarrance
appartiennent à l´ordre de Prémontré, fondé par saint Norbert, un ami de saint Bernard de
Clairvaux. Prémontrés et Cisterciens sont très proches par leur spiritualité. Comme il ne reste
que peu de traces de règles des Prémontrés, nous étudierons brièvement le thème de la joie
chez le célèbre fondateur des Cisterciens, saint Bernard de Clairvaux75. - Chez Bernard de
Clairvaux, l´homme parvient à la vraie joie de l´amour par un travail de purification
intérieure, par une éducation à la charité. L´ardeur même du désir de Dieu en l´homme est une
joie par laquelle l´homme goûte la béatitude qui est sa fin. Mais il y a plusieurs types de joie
qui ne sont pas tous équivalents. En effet, saint Bernard emploie un vocabulaire complexe
pour définir la joie spirituelle. Ce vocabulaire tourne autour d´un terme spécial: gaudium.
Dans la Vulgate, la joie est ordinairement exprimée par ce terme, ce qui explique la
prépondérance de son emploi chez saint Bernard. Le sermon n°18 des Sermons divers de saint
Bernard emploie abondamment gaudium et offre une étude des joies de toutes sortes qui se
présentent à l´homme. En effet, saint Bernard commente dans ce sermon les mots de l´apôtre
Paul: « Non est regnum Dei esca et potus, sed justitia et pax et gaudium in Spiritu Sancto »76
(nous soulignons). La joie est pour le chrétien une orientation qui stimule sa recherche, elle
est en particulier la caractéristique que l´abbé de Clairvaux attribue à ceux qui ont embrassé la
vie monastique77. Il s´adresse à ses moines au début de ce sermon en les désignant comme
ceux qui courent vers la joie: « qui ad gaudium properamus » (... « nous qui courons vers la
joie »)78. Saint Bernard désire faire partager à ses moines cette joie dans l´Esprit Saint qui est
la joie du règne de Dieu, mais il émet aussitôt une réserve qui exprime la longueur du

74 Au sujet du refuge, voir notre partie II.1.1.2.


75 Nous avons, entre autres, recours au mémoire de maîtrise de Sylvie Supper sur « La joie spirituelle chez Saint
Bernard de Clairvaux », 1998-9, inédit.
76 « Le règne de Dieu n´est pas une affaire de nourriture ni de boisson, mais il est justice, paix et joie dans
l´Esprit Saint », Rom 14,17, De div. 18 .
77 En ce qui concerne la joie spirituelle des devisants, voir notre partie II.I.3.
78 Les moines de Sarrance, par contre, courent vers l´église (le sacré institué) en délaissant les débats des
devisants : « Et maintenant, quand nous avons commencé à parler de Dieu, ils (=les moines) s´en sont allés, et
sonnent à cette heure le second coup ! » (p.285).

26
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

cheminement que le chrétien doit accomplir. Ce sont, en effet, des joies humaines qui se
présentent d´abord: « est quidem gaudium de regno Dei - sed non primum est » (« Certes, il
est une joie de Dieu, mais elle n´est pas première »). La joie qui vient de Dieu est à accueillir,
l´homme apprenant à la recevoir après des étapes. Bernard expose la possibilité d´être saisi
par une joie dans l´Esprit dont l´essence est alors pleinement spirituelle. Elle peut être goûtée
ici-bas, mais elle est surtout une donnée de l´au-delà qui se vit pleinement après la mort
corporelle, à la résurrection des corps, elle est alors une joie éternelle. Saint Bernard aime
citer l´exemple des Apôtres qui ont pu la connaître partiellement sur terre: « Ibant gaudentes
a conspectu concilii, quoniam digni habiti sunt pro nomine Jesu contumeliam pati »79, « (les
Apôtres) s´en allèrent du Sanhédrin tout joyeux d´avoir été trouvés dignes de subir des
outrages pour le nom de Jésus »). La joie issue des outrages suppose un grand détachement.
Ces souffrances corporelles sont vues comme une participation à celles du Christ. La joie
qu´éprouvent les apôtres est alors don de Dieu et manifestation de l´Esprit Saint, consolation
pour ceux qui ont souffert pour et ont ainsi témoigné de leur attachement au Christ par une foi
inconditionnelle80.

D´autres noms désignant la joie apparaissent dans les sermons de Bernard de Clairvaux,
comme par exemple hilaris. Sa signification reprend chez Bernard le sens biblique, et en
particulier celui d´une parole de saint Paul: « hilarem enim datorem diligit Deus »; « Dieu
aime celui qui donne en rayonnant de joie », II Co 9,7)81. La qualité de coeur se reconnaît au
rayonnement et peut apparaître sur le visage: Hilaritas est une joie intérieure qui transparaît.
Jucundus, un troisième type de joie chez saint Bernard, a pour étymologie le mot jocus qui
signifie « jeu ». Ce mot latin est le plus probablement à l´origine du mot français « joie »82. La
joie vue sous cet aspect est une joie provoquée par le jeu. L´idée d´un échange entre deux
personnes nous paraît particulièrement digne d´attention, ainsi que la liberté qui caractérise
aussi bien le jeu que la joie: celle-ci ne peut pas être forcée, ou bien elle n´est pas vraie.
Jucundus exprime moins la joie qu´éprouve la personne que la capacité à provoquer la joie
chez autrui. Il convient à celui qui est cause de joie pour autrui. Comme lors du jeu, la joie est
le fruit d´un échange. Le mot alacritas, désignant le quatrième type de joie présent chez saint
Bernard de Clairvaux, reprend l´idée d´une joie encourageante et entraînante. Delectare, par

79 Voir saint Bernard, De Div., 18, 2.


80 Voir notre partie II.II.1.1 sur la joie des personnages sur le point de mourir dans les nouvelles
« hagiographiques » de l´Heptaméron.
81 D´après S. Supper (op.cit., p.21), « l´idée du don est ici centrale, la joie rayonnante est en la personne
ouverture du coeur, elle est ouverture à Dieu, gratuité. L´amour de Dieu peut répondre à la charité de celui qui
accomplit le don ».
82 L´étymologie du mot « joie »: gaudium ou jocus est discutée. La joie pourrait donc être liée par son
étymologie au jeu. Voir infra pour le jeu dans l´Heptaméron (« car au jeu nous sommes tous égaux », p.49).

27
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

contre, traduit la joie et le plaisir trouvés en Dieu, la réjouissance de l´âme. Il dénote un état
plus passif qui est celui de la contemplation.
Jubilus évoque aussi la joie de l´âme en proximité avec Dieu, avec une intériorité plus grande
encore. Voici le sens qu´il prend chez saint Augustin:

« Celui qui jubile ne prononce pas de mots, mais un son joyeux sans mots: car c´est la voix de l´esprit
perdu dans la joie, l´exprimant de tout son pouvoir, mais n´arrivant pas à le définir » 83.

Gloria, septième type de joie présent dans les écrits de Clairvaux, a un statut un peu
particulier: c´est une joie qui culmine toutes les autres. Elle n´appartient pas à l´homme; elle
est la joie des anges, la joie de Dieu. Cette joie, Dieu nous la révèle et nous appelle à y
participer par Jésus-Christ qui a manifesté et rendu présente la gloire du Père.

La quête de la joie va donc de pair avec une quête de Dieu sur le chemin spirituel. La joie est,
en effet, déjà manifestation de Dieu en l´homme84. Sur le chemin spirituel, l´alternance entre
la joie et la douleur est mise au service d´une purification intérieure et d´un rapprochement à
Dieu qui est l´objet principal de la vie monastique. Pour progresser sur ce chemin spirituel, il
est important d´ordonner les mouvements de l´âme. Saint Bernard reprend la distinction
opérée par les philosophes antiques, en particulier par Cicéron85, entre quatre mouvements
intérieurs: amor, laetitia, timor et tristitia. L´âme humaine est constituée par ces mouvements
intérieurs, pouvant soit jouer le rôle d´une « couronne », s´ils sont purifiés et ordonnés, soit
tendre à la confusion, s´ils sont désordonnés. Pour saint Bernard, l´ordre vient de la bonne
orientation de chacun de ces mouvements. Le bon ordre des mouvements intérieurs est celui-
ci: d´abord la crainte, puis la joie, la tristesse, et enfin l´amour 86. En effet, si ces mouvements
intérieurs sont désorganisés, voici les désordres auxquels ils conduisent:

« Si la tristesse suit la crainte, elle engendre le désespoir; si la joie vient après l´amour, elle entraîne le
relâchement. Que la joie fasse donc suite à la crainte, car la crainte redoute ce qui est à venir, tandis que
la joie trouve son bonheur dans le présent (...) Par ailleurs la tristesse doit faire suite à la joie, car c´est
avec modération qu´on accueillera ce qui réjouit si l´on garde le souvenir de ce qui afflige. Il faut donc
que la tristesse équilibre la joie »87.

83 Saint Augustin, in ps. XCIX, 4, cité dans art. « jubilus », Dictionnaire d´Archéologie chrétienne et de liturgie,
t.7, col. 2771.
84 Voir nos parties sur la joie des personnages des nouvelles : II.II.1 et sur les devisants : II.III.1.
85 Cicéron, Tusculanes, op.cit, III, iv,7.
86 Ainsi naissent les quatre vertus théologales: de la crainte et de la joie naît la prudence, de la joie et de la
tristesse la modération, de la tristesse et de l´amour la force, de l´amour et de la crainte la justice.
87 Voir saint Bernard, De div., op.cit., 50,3. “Si timorem sequatur tristitia, desperationem generat; si amorem
laetitia, dissolutionem. Sequatur ergo timorem laetitia, quia timor futura cavet, laetitia de praesenti gaudet, (...)
Comitetur laetitiam tristitia, quia moderate laeta amplectitur, quia tristia reminiscitur. Temperet ergo laetitiam
tristitia”.

28
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Sur le chemin spirituel88, la joie est aussi importante que la discipline. Saint Bernard donne
une grande importance à l´ « ordre ». L´obstacle majeur pour le moine (comme pour le
chrétien et en particulier les devisants) dans la recherche de Dieu est l´amour terrestre,
profane. L´amour charnel est pourtant une étape nécessaire, il est « bon ». Mais la vocation du
moine est de transformer un premier amour, charnel, en un amour détaché et désintéressé qui
recherche Dieu pour lui-même89. La joie est vue comme le fruit d´une discipline qui est
éducation afin de prendre l´esprit pour guide et non le corps. La joie est donc le signe du
consentement, du détachement90. Même si le cheminement du chrétien passe par des épreuves
et des temps difficiles, il avance dans la joie91, grâce à l´inspiration de l´Esprit Saint. Nous
nous permettons de tracer ici un parallèle avec l´Heptaméron, où la joie des devisants est
totale quand elle est nommée en lien avec l´Esprit Saint92.

La joie éprouvée par le moine et accueillie comme don de Dieu lui permet de « connaître »
Dieu. Ainsi, la joie spirituelle et la vraie connaissance de Dieu sont liées. Le désir de Dieu qui
est en l´homme et qui reste insatisfait sur terre sera comblé. Ainsi s´accomplit la parole du
psaume: « devant ta face, débordement de joie »93. Saint Bernard définit donc le Royaume de
Dieu entièrement par la joie: il n´est que joie. « Per dexteram vero illa beata signatur quae
nescit nisi gaudia, de qua nihil aliud dicere possumus, nisi quia gloriosa dicta sunt de te,
civitas Dei »94.

Ce résumé des jugements sur la joie répandus dans les ordres suivant la règle de saint Bernard
de Clairvaux ou une règle apparentée nous montre combien la joie spirituelle est importante
dans le contexte religieux. Ce milieu très conscient des différents aspects de la joie sera le
cadre des nouvelles de l´Heptaméron. Ŕ Nous aimerions maintenant savoir quelle inflexion les

88 En ce qui concerne l´image et la réalité du voyage dans l´Heptaméron, voir l´article de Martineau-Genieys
(Christine), « La lectio divina dans l´Heptaméron », in Colloque Marguerite de Navarre, 15-16/2/1992,
Premières journées d´études du XVIe siècle, Faculté des Lettres, Arts et Sciences, Université de Nice - Sophia
Antipolis.
89 Voir notre partie II.II.2.2.2 sur l´opposé à cette « vocation » : le rire au sujet des folies amoureuses dans les
nouvelles de l´Heptaméron.
90 Voir la situation de nos devisants qui ont du se détacher de leurs serviteurs comme de leurs biens. Voir notre
partie II.I.1.2.
91 Dans ce cadre, on peut mentionner Guillaume de Saint-Thierry, grand ami de Bernard, parlant ainsi de la joie
monastique: « Lorsque la joie du Seigneur est établie dans une bonne conscience, elle n´est pas interrompue par
l´incursion d´une tristesse terrestre ou obscurcie par une vaine gaieté, mais elle continue fidèlement et fermement
sa course régulière, toujours et partout sereine, elle ne subit non plus aucun changement même quand elle se
prête à tout » (Exp. Cant., 117. cit. par J. Holman, « La joie monastique chez Gilbert de Hoyland », Collectanea
Cisterciensia 48 (1986), Scourmont-Forges, Belgique, pp.276-296).
92 Voir notre partie II.I.1.1.3.
93 Ps. 15,11. Cité dans De div., op.cit., 41,11.
94 « Sa droite au contraire signifie la vie bienheureuse, qui ne connaît que la joie et dont nous ne pouvons rien
dire sinon ceci: « on parle de toi pour ta gloire, cité de Dieu » » (Ps. 86,3) (De div. 41,13).

29
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

prédicateurs évangéliques ont donné à la joie. Nous nous pencherons surtout sur les
prédicateurs évangéliques du cercle entourant Marguerite de Navarre.

I.I.2.2.2) La joie chez les évangéliques : les prédicateurs autour de Marguerite de


Navarre

Quelle était l´image de la joie95 dans l´arrière-plan théologique de l´entourage de Marguerite ?


Même si la joie est une émotion qui se vit plutôt qu´elle ne se dit ou s´écrit, nous essayerons
d´apercevoir l´emploi qui en est fait dans les écrits du cercle entourant Marguerite et qu´elle a
protégé. A quelles occasions la joie est-elle thématisée dans les écrits des théologiens du
groupe de Meaux ?
Faisaient partie du cercle de Meaux les théologiens suivants : Guillaume Briçonnet, Jacques
Lefèvre d´Etaples, Guillaume Farel, Gérard Roussel, François Vatable, Pierre Caroli, Michel
d´Arande96 et Martial Mazurier. Du cercle de Meaux, seul Guillaume Farel (1489-1565)
choisit la rupture, tranche tout lien avec Rome97. Etudier le thème de la joie chez tous les
auteurs du groupe de Meaux dépasserait le cadre de notre travail. Nous avons donc choisi
trois textes représentatifs, appartenant à trois genres différents, pour permettre de rendre un
aperçu de ce que la reine de Navarre apprend sur la joie à travers ces théologiens. Le premier
auteur que nous analysons est Briçonnet, à travers sa Correspondance98 avec Marguerite.
Nous étudierons aussi Lefèvre d´Etaples99, théologien le plus important de ce groupe, et en

95 Nous nous occuperons ici principalement de la joie chez les prédicateurs du cercle de Meaux. Nous
remarquons néanmoins que le rire est peu mentionné par Briçonnet et qu´il n´apparaît ni chez Lefèvre ni chez
Farel.
96 D´Arande jouera le rôle d´agent de liaison avec Marguerite de Navarre de 1521 à 1524.
97 Jean-Luc Déjean, Marguerite de Navarre, Fayard, 1987, p.73, note au sujet de Farel : « Etrange destin que
celui de cet homme, qui refusa Luther d´abord, et devint par la suite le fer de lance de Calvin. Il quitte le Cénacle
non pour se soumettre au pape, mais pour le combattre. Ce noble du Dauphiné, originaire de Gap, est conquis
par la Réforme. Dès 1523, il se réfugie à Bâle, puis à Metz et à Strasbourg. Il publie la première liturgie en
français et renie la messe (…) (1530). Installé à Neuchâtel puis à Genève, il est devenu disciple de Zwingli. Il
gagne les Genevois à la Réforme (1535) et retient dans cette ville Calvin (1536), dont il partage le triomphe et
les ennuis. Il passe à Neuchâtel la fin de sa vie de combat ».
98 Guillaume Briçonnet Ŕ Marguerite d´Angoulême, Correspondance (1521-1524), éd. Christine Martineau et
Michel Veissière, Genève : Droz, 1975, 2 volumes.
99 Marguerite de Navarre prend Lefèvre sous sa protection parce qu´il était le maître à penser de Briçonnet. Une
fois évêque de Meaux, Guillaume Briçonnet prend Lefèvre pour grand vicaire, et constitue autour de lui le
Cénacle, lieu où Marguerite cherchera son équilibre religieux. Le mouvement du fabrisme se répandra en Europe
aussi fort et loin que celui de l´érasmisme. Déjean, op.cit., p.170 évoque la fin de Lefèvre en ces termes : « Une
lettre de Michel d´Arande à Farel atteste une rencontre dont il faut dire. En Béarn, Marguerite est appelée au

30
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

particulier ses textes Epistres et Evangiles pour les cinquante et deux dimenches de l´an100
ainsi que des passages choisis du Commentarii initiatorii in quatuor evangelia 101.
Finalement, nous nous pencherons sur Guillaume Farel et son Sommaire102. Nous remarquons
que seul le terme de « joie » est utilisé par nos prédicateurs ; ils ne font guère emploi de
synonymes103.

En ce qui concerne la joie dans la sphère divine, la vraie joie est, d´après nos théologiens,
avant tout une caractéristique du Royaume des cieux, de l´au-delà. Elle ne peut être ressentie
qu´incomplètement sur cette terre. Briçonnet écrit à Marguerite en mentionnant la vraie joie
divine, surpassant l´entendement humain, et dont les chrétiens doivent témoigner dès l´ici-bas.
L´évêque de Meaux demande à sa fille spirituelle de « veiller et annoncer la joie que coeur
humain ne peult entendre »104, joie qui n´éclatera dans toute sa splendeur que lors du
Jugement dernier105.

chevet de Lefèvre d´Etaples, qui atteint ses quatre-vingt-cinq ans. Il se sent mourir. Le père du fabrisme, aux
derniers instants de sa vie, dit à sa protectrice de toujours l´angoisse qui l´étreint : il n´a pas assez travaillé,
durant son existence, pas assez contribué à répandre l´Evangile. La reine le rassure, mais il secoue la tête.
Scrupules, remords qu´ont partagés beaucoup de zélateurs infatigables. (…) Pourtant, Lefèvre ne se contente pas
de s´honorer par l´humilité. Le vieillard institue à ce moment Marguerite sa légataire universelle. Acte dérisoire,
si on le considère seulement sur le plan matériel : Lefèvre n´a pas un sou, Marguerite est très riche. Acte
significatif, si l´on se persuade que, par ce dernier vœu, le grand humaniste transmet à sa disciple le flambeau
avec lequel il a tenté, durant soixante ans, d´éclairer la conscience des chrétiens, sans se déclarer pour l´une ou
l´autre Eglise ».
100 Epistres et Evangiles pour les cinquante et deux dimenches de l´an, texte de l´édition Pierre de Vingle, éd.
crit. Guy Bedouelle et Franco Giacone, Leiden : Brill, 1976.
101 Commentarii initiatorii in quatuor evangelia, Jacques Lefèvre d´Etaples, 1522. Réserve de la Bibliothèque
Ste. Geneviève à Paris, cote : B FOL. 203 (3) INV.272 FA
102 Le Sommaire de Guillaume Farel, réimprimé d´après l´édition de l´an 1534 par J.-G. Baum, Genève : Fick,
1867.
103 Farel et Lefèvre n´utilisent que le terme « joie », tandis que Briçonnet fait aussi emploi de « eureulx »,
« felicité » et souvent « bien eureulx ». Nous avons écarté ce dernier mot de notre analyse puisqu´il n´indique
pas une émotion, mais se situe plutôt dans la tradition biblique du sermon sur la Montagne, pendant lequel les
Béatitudes sont dites par le Christ : « Bienheureux ceux qui… ».
104 Voir Briçonnet, op.cit., vol.1, p.95.
105 Sur la louange lors du Jugement dernier, Lefèvre écrit : « Dieu est celuy qui me iuge : cest a dire dieu est
celuy qui me iustifie. Et nous deffend fort de iuger de la iustice ou iniustice de ceulx qui sont vivanz et de ceulx
aussi qui sont mortz, Car cest une chose qui appartient a dieu : et debuons attendre le iour du iugement ouquel
les secretz des tenebres des consciences seront ouuertz et manifestes. Et alors la vraye louenge sera de dieu : et
non point des hommes. Telz auront este louez des hommes : qui alors seront sans gloire et louenge Et a
l´opposite : telz auront este villipendez des hommes qui alors de dieu seront honorez. Regardez doncques que ne
ayez tant de folles fiances que vous avez eu a tant et a tantes et que vous ne iugiez deuant le temps et que ne
donnez les louenges le foy et fiance (lesquelles sont deues a dieu seul et a nostre seigneur Jesuchrist) aux
creatures » (2e dimanche de l´Avent, Luc XXI, 25-33), op.cit., p.11.

31
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Chez Lefèvre d´Etaples, la joie spirituelle est surtout évoquée à certaines dates du calendrier
liturgique : pendant la période de l´Avent, à Noël, à l´Epiphanie, à Pâques106 et fréquemment
à la Pentecôte. Cette dernière date nous intéresse particulièrement parce que l´Heptaméron
met également en rapport la descente de l´Esprit Saint Ŕ suscitée par les méditations d´Oisille
- et la joie des fidèles devisants107. Chez Lefèvre d´Etaples comme chez Marguerite, la joie
spirituelle des hommes est en lien avec la venue du Christ108 ou de l´Esprit Saint109. La vraie
joie est donnée par Dieu et ne peut être acquise par soi-même. Dans ce contexte, Lefèvre
reprend l´opposition paulinienne : la joie du monde s´oppose à la joie spirituelle110 et celle-ci
ne sera plénière qu´au Paradis111.

106 La vraie joie spirituelle naît de la Résurrection, de la victoire du Christ sur les puissances du mal et de la
mort. Le dimanche de Pâques, prêchant sur Marc XVI, 1-7, Lefèvre évoque non le rire pascal, mais la vraie joie
pascale originelle : « C´est bien raison doncques que le glorifions et que soyons credules et joyeux de si
glorieuse resurrection » (p.157).
107 Voir notre partie II.I.3.
108 Pour Lefèvre, il y a commandement de joie (« doibvent (…) resjouir ») surtout à la venue du Rédempteur,
donc à Noël :« C´est chascune ame fidelle et toutes ensemble, lesquelles se doibvent bien resjouir quant on leur
annonce la venue de ung si puissant, si noble roy et si debonnaire, qui vient racheter tout » (1er dimanche de
l´Avent, Matt. XXI, 1-9, p.5). Enfin, le jour de Noël (Hébr. I, 1-12, p.25), l´ « huille de lyesse » est évoquée.
109 La joie est suscitée par l´Esprit Saint. Farel le précise dans son chapitre « De l´esperit et nouvel
homme » :« Il (=l´esprit) est simple et pur ayant congnoissance de Dieu, des choses profondes de Dieu, des
celestielles, ausquelles il poulse l´homme affin qu´il soit imitateur de la bonte de Dieu, fructifiant a vie, toute
doulceur, amytie, benignite, compassion, chastete, patience, paix, ioye, charite, et beneficence, ferme esperance
en celuy qui a tout faict, auquel il a toute confiance et foy, faisant que l´homme ne soit point temeraire, ne
presumptueux : mais humble et obeissant a la parolle de Dieu lequel veritable point ne se change : mais quil a
dict il le fera, ce quil a promis il le tiendra » (op.cit., p.19). De même, Lefèvre note pour le dimanche après
l´octave de l´Ascension, commentant Jean XV, 26 Ŕ XVI,4 : « que nous nous esjouyssons en ce temps là de la
venue et visitation de son esperit » (op.cit., p.208).
110 Ainsi, le premier dimanche de Carême, prêchant sur 2 Co. VI, 1-10, Lefèvre déclare : « ce qu´il (=le monde)
répute tristesse est joye » (op.cit., p.119). Le vingtième dimanche après Pentecôte, Lefèvre prêche au sujet de la
vraie et de la fausse joie, incitant les fidèles à la joie chrétienne : « Mes freres, le sage dit en ses prouerbes quil
est une ioye laquelle semble aux hommes estre droicte et bonne mais elle meine a la mort eternelle : Cest la ioye
des mondains et charnelz, qui viuent selon leurs desirs et concupiscences, ignorantz que en ung moment ilz
descendront aux enfers ». « Affin que nous soyons sobres et chastes, et remplis du sainct esperit, lequel nous fera
dire en nous mesmes louenges et chansons spirituelles a dieu, voire de cueur pur et net, et non point seulement
de voix exteriores et apparentes deuotions, lesquelles sont souuent pleines de hypocrisie et orgueil et pource
desplaisantes a dieu » (p.336). Comme nous l´avons observé chez Lefèvre d´Etaples, Briçonnet distingue
également la joie spirituelle et la joie du monde, diamétralement opposées. Ceci explique qu´il retourne le
conseil que donne saint Paul dans Rm 12,15 : « Réjouissez-vous avec qui est dans la joie ». Il invite Marguerite à
s´adonner aux sentiments inverses de ceux du monde : « Pour abreger, qui veult plaire à Dieu et fructiffier fruict
de filiacion, fault faire tout le contraire de ce que faict le monde: s´il rit, pleurer; s´il pleure, rire; s´il est triste, se
consoler: sy consollé, triste » (op.cit., vol.1, p.173).
111 Aussi bien Lefèvre que Farel et Briçonnet évoquent la continuation de cette joie pascale au Paradis. Nous
soulignons les notions de joie dans ces textes : « Nostre seigneur leur predict qu´ilz auront douleur et tristesse au
monde, (…) et après ce monde, et leur cueur aura joye, voire telle joye que nul ne leur pourra jamais oster (en
quoy elle differe bien de la joye des mondains) » p.185s : 3e dimanche de Pâques: Jean XVI, 16-22: « Il (=nostre
seigneur) leur declaira benignement que (…) après ces trois jours, ilz le verroient, et leurs pleurs et tristesses
seroient converties en joye ». L´au-delà est donc caractérisé par la joie du cœur qui y règnera : « Et nous aurons
indubitablement joye de cueur, telle que nul ne nous pourra oster. Car ce que nostre Seigneur a dit à ses apostres,
certes il le (a) dit à tous » (p.186). Cette description sera reprise par Lefèvre d´Etaples lors de l´homélie du

32
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Comment la joie dans la relation de Dieu à l´homme est-elle représentée par nos
prédicateurs ? Comment l´homme pécheur peut-il éprouver la joie divine ? En effet, Farel,
dans son chapitre « De l´homme », caractérise l´être humain comme absolument négatif car
pécheur112. Sans Dieu, l´homme est totalement incapable de joie, la joie étant don de Dieu113;
en lien avec l´espérance114. La conversion semble nécessaire afin de pouvoir éprouver la
joie115. Après la conversion, l´être humain est rendu capable d´éprouver la joie spirituelle.
Briçonnet décrit la vraie contemplation spirituelle comme joie116, ce qui pourrait correspondre

premier dimanche après Pentecôte, commentant Luc XVI, 19-31: «au royaulme de Dieu, où est joye et gloire
sans fin » (p.233). Farel, dans son chapitre « De la resurrection », évoque la résurrection des morts qui
provoquera la joie des bons et l´horreur des mauvais : « Le pere (…) a ordonne que tous resuscitent en leurs
propres corps, pour la grande confusion et horreur espouventable des reprouvez et infideles, et pour la
merveilleuse ioye, gloire, triumphe et lyesse des fideles qu´il a esleu » (p.116). Briçonnet caractérise également
le royaume des cieux par la joie : t.1, p.57 : « Et lors, pour ce que la superceleste perle est speculaire (…) aussy
sont noz corps et ames speculaires et mirouers luisans, tellement que chacun verra au cœur l´ung de l´aultre, où
ne se verra que Dieu, loué, glorifié et aymé sans envie, avec lumiere et joye indicible. Il sera bien eureulx qui y
verra et sera veu » ; t.1, p.168 : « estre joincte à son Createur, qui est son commancement et fin, repos total et
joie indicible » ; t.2, p. 49 : « Lors cessera santé, maladie, vie mortiffiée, doulleur joieuse, foiblesse fortiffiée, et
tout aultre provenant du combat des deux natures » (oxymore à noter) ; t.2, p.93 : « Sy tous ceulx du royaulme
s´en esjouissent et consollent, plus doibt la bonne mere larmoier de joie et vous luy tenir compaignie, regectant
tout à Dieu et non à voz industries et diligence » ; t.2, p.269 : paradis : « (L´âme) est tellement emprinse
d´yvresse et noyée en la mer de joye et consolation qu´il ne luy souvient de rien, l´ayant Dieu surprinse et ravye
en luy (…). Veu l´amour extreme de l´ame bienheureuse, si elle avoit concurrence et congnoissance libre et
entiere de ses pechéz, croy qu´elle seroit en peine et tourment intollerable avec sa joye et liesse (…) ».
112 « L´homme est mechant, ne pouvant rien, fol et temeraire, ambitieux, plein de faussete, et d´hypocrisie,
inconstant, variable, ne pensant que mal et peche, auquel il est nay et conceu en tout et par tout cerche soy
mesme, n´estimant que soy et son prouffit, voulant tousiours magnifier ses œuvres, puissances et vertus, plein
d´ingratitude, et desobeissance : plus est aspre et songneux de garder ses inventions, loix et ordonnances, que
celles de Dieu. Il ne porter d´estre humilie, deshonnore et mesprise : ains se veult eslever sus Dieu, sus sa saincte
parolle, loy et commandement. Et dautant est il plein de toute iniquite, quil a plus d´apparence de iustice et
sainctete. Et pourtant est il mauldict, malheureux, et menteur : comme racine pourrie et mauvais arbre ne peult
porter que mauvais freuictz : car tout est corrompu en luy » (p.9).
113 op.cit., p.356 : 24e dimanche après Pentecôte: Col. I, 9-11: « joye spirituelle en nostre seigneur Jesuchrist » ;
Briçonnet : t.1, p.127: « Luy (Jesus Christ) faisant racines en nous (…), qui fructifie en nous joie, paix,
modesteté, longanimité, patience, force et magnanimité » ; t.2, p.131: « Saichant la grace que la bonté divine
vous subministre, suis asseuré que ne mecterez l´emplastre au talon qui doibt guerir l´œil et que vous ennuyez
que en et pour cella qui est vostre consolacion, voulant porter tout vostre ennuy, qu´il convertira en luy, qui est
toute joie et plaisir (…) ».
114 « Le Dieu doncques d´esperance vous remplisse de toute joye et de paix en croyant, affin que vous abondez
en esperance et en la puissance du sainct esperit » (2e dimanche de l´Avent, Rm XV, 4-13, p.7).
115 Lefèvre dit que le repentir d´un pécheur suscite une grande joie parmi les anges aux cieux. Le troisième
dimanche après Pentecôte, commentant Luc XV, 1-7, Lefèvre note : « grand joye au ciel devant les anges de
Dieu quant le pecheur ou publicain errant fait penitence, c´est-à-dire retourne a Dieu (…) convertissant sa vie à
vivre selon la parolle de Dieu, et non plus selon la conversation ancienne » (p.242). Le thème de la joie à la
conversion d´un pécheur est reévoqué le dix-huitième dimanche après Pentecôte, lors de l´homélie sur 1 Co I, 4-
8 (p.325).
116 « Et, (…) nous a le bon Seigneur Dieu baillé et subministré eschelles pour incessament monter et descendre
par louenges et ravissantes contemplacions de luy à nous et de nous à luy. Auquel exercice doibt estre la vie du
chrestien applicquée et ne doibt veoir, penser, parler ne songer aultre chose que Dieu, non pas par une maniere
de contraincte et captivité, mais par ung commandement de felicité et beatitude en ce monde. Bien malheureulx

33
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

à la joie de nos devisants en suivant la lectio de dame Oisille117. Pour Lefèvre, la joie humaine
est due au cheminement dans la foi118. Afin de pouvoir réaliser cela, il faut avoir un grand
désir de Dieu, selon Briçonnet119. L´étude des Saintes Ecritures permet d´avancer dans la foi
et, comme conséquence, fait naître la joie120. Le fait d´entendre parler du Christ doit
provoquer la joie dans les cœurs des chrétiens121. L´acceptation du message évangélique
conduit à l´engagement en sa faveur. S´engager pour la défense et la propagation de
l´Evangile122 génère la joie, d´après Lefèvre :

« Eulx mesmes (=les Philippiens) se estoient esiouys quant auoient entendu que en son (se réfère à
Paul) emprisonnement a Romme se estoit deffendu de sorte que auoit este la confirmation de l´euangile
et la grand ioye diceluy » (22e dimanche après Pentecôte, Phil. I, 6-11, p.346, nous soulignons).

Cette Parole de Dieu qui est joie, qu´il faut écouter et défendre avec joie, doit aussi être reçue
en tout temps avec joie123. Or, en certaines circonstances, il peut être demandé au chrétien

sont qui estiment et attribuent à labeur et peine penser et servir Dieu. Ilz ont jà les piedz à l´entrée d´enfer »
(op.cit., vol. 1, p.98).
117 Voir à ce sujet notre partie II.I.3.
118 « Cheminons donc joyeusement en esprit » ; « tout enflamméz et embraséz de son amour et arméz de toutes
ses graces » (1er dimanche de l´Avent, Rom XIII, 11-14, p.3). Briçonnet en parle également : « En cheminant
grant pas par la longueur d´icelluy, la trouve sy plaisante que le chemin luy est sa vie, joie et consolacion et ne
luy ennuye » (t.1, p.44) ; « Pour voluntairement en joie et plaisir courir la voie de exinanicion, se faisant voie
aneantie, (…) » (t.1, p.161).
119 « La brebis errante toute joieuse et consolée et à demy forcenée d´amour » (t.1, p.47) et « Toutesfois c´est
ung appetit sans langueur et sans peine (…), qui est joieulx et très-desireulx seullement de tousjours plus aymer
et parvenir à la perfection d´amour. (…) On ne sçauroit tant l´aymer que on ne cognoisse incomprehensiblement
cause plus grande d´amour, qui, de jour en jour, esjouyst et console les ames joinctes avec Dieu » (t.1, p.58) ;
« Et se sentant l´espouze incapable de si hault cry, n´ayant encores l´estomach que à demy purgé et yeux (bien
que illuminéz) toutesfois foibles pour si haulte lumiere recepvoir, qu´elle attend en perfection de unyon avec son
amy, qui la justifiera et sanctifiera et lors, au seul juste et sainct vive, aura l´estomach bouillant, bruslant et
eschauffé, pour sans intermission crier (incapable de ce faire auparavant que estre sanctifiée) : « Sanctus,
Sanctus, Sanctus ! » Et ce cry sera joye indicible de sentiment perpetuel d´avoir esté, par grace, sanctifiée par le
seul sainct de nature » (t.2, p.236).
120 Voir le « credo » d´Oisille dans le prologue, pp.45-46 : « (…) cette considération me donne tant de joie que
je prends mon psautier et, le plus humblement qu´il m´est possible, chante de cœur et prononce de bouche les
beaux psaumes et cantiques que le Saint-Esprit a composés au cœur de David… ». A ce sujet, voir aussi notre
partie II.I.2.1.
121 « Nous nous debvons resjouyr de ouyr parler le fils de Dieu à nous » (…) « car c´est celuy seul par lequel est
faicte à tous miséricorde, qui est une exultation sur toute exultation à tous ceulx qui ont foy » (p.26). Pour Farel,
dans son chapitre « De l´evangile », ce sont également les Saintes Ecritures qui sont source joie, car permettant
une connaissance plus approfondie de Dieu : « L´evangile est la vraie puissance de Dieu en salut a tout croyant,
la consolation des affligez, la delivrance des captifz, la vie des mortz et perdus, ioye de cœur surmontant tout
sentement» (p.14).
122 Fête de la Dédicace : Luc XIX, 1-9 : « La divine bonté, en cest evangile, nous est amplement monstrée
laquelle veult resjouyr, recepvoir et consoler toutes consciences afflictes, consternées et desolées » (p.389).
123 Le dimanche de la Sexagésime, prêchant sur Luc VIII, 4-15, Lefèvre recommande de « recevoir
joyeusement la Parole de Dieu » (p.110). En effet, la Parole permet une meilleure connaissance de Dieu et c´est

34
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

d´offrir sa joie à Dieu et de vivre dans l´acédie, le désert spirituel. Le désert spirituel peut-il
être mis sur le même plan que la mélancolie ? La mélancolie plane sur le groupe des
devisants ; ces derniers la refusent et essaient de la repousser. Plus loin124, nous analyserons le
danger de la mélancolie dans l´Heptaméron.
Briçonnet, quant à lui, évoque les peines que l´âme a à concevoir que Dieu veuille lui enlever
sa joie125. Faisant écho à la joie des anges du ciel à la conversion d´un pécheur, le fait de se
reconnaître pécheur devant Dieu permet également la joie et cela dès ce monde. D´après
Farel, dans son chapitre « Contrition », cette joie jaillit de la confession directe à Dieu126. La
joie des anges à la conversion d´un pécheur peut aussi être vécue par les disciples et apôtres
actuels du Christ lorsqu´un homme reçoit la « parole évangélique ». C´est ce qu´exprime
Lefèvre lors du sermon du mardi de Pentecôte sur Actes VIII, 14-17 : La joie provient du fait
de pouvoir confirmer les autres dans la foi127 . Le chrétien doit remercier Dieu de l´avoir élevé
à son état de fils ou fille de Dieu128. Briçonnet affectionne les métaphores divines ; il en
emploie beaucoup montrant la croissance spirituelle129.

là la fin ultime de la vie chrétienne. Lefèvre le précise le dimanche après Pentecôte, commentant 1 Co XII, 2-11:
« La gloire d´ung chrestien, sa joye, et toute sa felicité, c´est congnoistre Dieu » (p.278).
124 Voir plus précisément notre partie I.I.3.3.3 ainsi que II.I.2.1.
125 Correspondance, op.cit., t.2, pp.181-182: « O que l´ame fidelle qui, par grace, eslevée en amour si ardente
(…) qu´elle, combien que sterille de soy et inutille, parvient jusques à concepvoir et enfanter Ysaac, qui est
interpreté riz et joye, l´un des fruictz du Sainct Esprit, comme dict sainct Paul, est moult estonnée quand luy est
commandé en faire oblation et qu´elle porte le glaive de substraction (…) montant à la haulteur inacessée de
mortification de Ysaac, joye, riz et plaisir spirituel, qui est nay en elle estant le fruict de son amour fidellement
conceu. O que dur est le combat de esperer en desespoir, en substraction de plaisir, riz et joye, l´avoir, y persister
et se consoller et d´autant plus quand parfaictement Ysaac est immolé. (…) En foy excesifve dulcorée par
obedience d´amour insuperable, elle s´est abismée tellement en l´entiere mer de mortiffication que de Ysaac
mort luy naist ung autre Ysaac, qui est riz, joye et plaisir d´avoir par obedience offert Ysaac, restant de tout ce
qu´elle avoit ».
126 « Ainsi le cœur desole et afflige a cause de l´ire et indignation qu´il sentoit par ses pechez, par Iesuchrist
recoit toute consolation, paix et ioye, se voyant et sentant par foy delivre et absoulz par Iesus. (…) Ainsi
l´amertume et tristesse est tourne en grosse ioye, laquelle sera revelee pleinement a la venue du sauveur, quand
nous resusciterons faictz semblables a luy » (p.73), Voir Parlamente : ???
127 « Nous debuons auoir grande ioye et solicitude quant nous entendons que aucuns receoiuent purement en foy
la parolle de dieu, la parolle euangelique, laquelle a este si longtemps cachee. Et nous debuons eforcer de les
confirmer et conforter en la foy et prier dieu que leur donne quelque manifeste sentement de ce grant et puissant
esperit de foy comme firent Pierre et Jehan » (p.220).
128 Briçonnet, op.cit., t.1, p.202 : « Riez de present de riz humble et joieulx, satisfaisant à ce que feistes lors,
rendant graces à Dieu qu´il luy a pleu vous choisir et estre, de chambriere fille ».
129 La métaphore de la vigne, donnant du raison pour réjouir les âmes : Briçonnet, op.cit., t.2, pp.26-7 : « Et bien
eureulx ceux qui, arrachéz de la vielle souche, sont antés en la ferme et vraie vigne, qui croissent et fructiffient
de telle humeur et esperit que le vray sep et que gracieulx est tel esperit qui, par les branches, mais sans elles,
donne fueilles et fruict où, quant et comme il luy plaist pour esjouyr et enyvrer les ames jusques à tel hebetement
(…) », t.2, p.27: « Bien doibvent les lambrusques se consoler et esjouir de la vraye vigne, en laquelle par foy
sont inserées ».

35
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Finalement, le chrétien ne doit pas avoir peur de la mort. Au contraire, il doit s´y préparer
dans la joie. Briçonnet parle souvent de ce sujet dans ses lettres à Marguerite de Navarre130 .
Même une mort douloureuse doit être acceptée dans la joie131. Enfin, le vrai chrétien peut se
réjouir car il a l´assurance du règne des cieux132.

Concernant notre troisième centre d´intérêt, la joie dans les relations humaines, elle n´est que
rarement évoquée chez nos trois auteurs133. Farel évoque la joie à ce troisième « niveau »,
entre hommes, de la manière suivante :

« Nous devons tous prier l´ung pour l´autre, tant que sommes icy, ou pouons declairer noz necessitez
l´ung a l´autre, corriger et enhorter, avoir ioye du bien et grace et relevement de nostre prochain et
tristesse aussi de son mal, erreur, tombement et paourete » (p.60, nous soulignons ).

La joie est ici générée par le soutien mutuel, communautaire dans la foi. Farel nous montre
également dans cette phrase qu´il est plus facile de vivre la foi dans un groupe

130 op.cit., t.1, p.105: « Et avec luy desirent estre delivré du laz qui les separe de leur bien-aymé, qui ne peult
estre que par mort. Laquelle presentée, embrassent par joye (…) »; t.2, p.264 : « Si mes dernieres lettres
concluent et vous persuadent n´estre à plaingdre feu nostre bonne dame et royne, qu´il a pleu à Dieu appeler à
luy, plus doivent pour sa bonne fille, qui chantera, suivant l´aigneau, quelque part qu´il voyse, le cantique qui
n´est permis à sa bonne dame et mere, la royne. (…) En la plorant l´on deplaist non seullement à Dieu, comme
contrevenant ou desirant (sinon obvier) ne se contenter de son vouloir, mais aussi à elle, luy substrayant, par
nostre inconsideré desir, la felicité incommuable, et ce pour une folle amour, que cuydons avoir en elle » ;
p.265: « Ce monde est prison. Ceux qui demeurent doivent se consoller et esjouir quand voyent leurs
compagnons dellivréz et les prier suggerer par prieres au Roy des Roys, qu´il luy plaise les getter hors de leur
captivité (…). Si toutes les meres portent non seullement patiemment l´absence lointaine de leurs filles, mais à
joye et plaisir (…), quand sont asseurées estre haultement logées et selon leur desir, la raison fidelle veult que
plus l´on se consolle de l´unyon du vrai espoux, où meres et filles se trouvent unyes en luy et luy en elles. » Farel
précise dans « De la preparation a la mort » : « Il (=le fidele) ne craint point d´y aller : mais en a ung tres grand
desir, et veult et souhaitte estre deslie de ce corps mortel et estre avec Iesus. Cestuy ne regarde pas ses bonnes
œuvres, ses merites ne aucuns suffrages : mais par vraye foy du tout se fie a l´infinie bonte de Dieu » (p.113).
D´après Farel, une mort chrétienne se présenterait de la manière suivante : « Ainsi recommandant tout a nostre
Seigneur, arme de la iustice de Iesuchrist par vraye foy, par laquelle Iesus est tout nostre, en ioye d´esperit prent
son repos, louant et remerciant ce bon pere qui luy a pleu mettre fin a ses miseres, le tirant hors de ce corps de
peche (…) » (pp.115-116).
131 Briçonnet mentionne les chrétiens de l´Eglise primitive à ce sujet : op.cit., t.2, pp.234-235: « Grande a esté la
force appostolicque et de la primitive Eglise courant indiscretement quant au monde à bridde abatue et
importunement, sans crainte de mort ou de vie, ne faisant difference en faim ou soif, joye ou tribulation (…).
Joye n´avoient que en l´expectation fidelle de la mort, causant tribulation l´atente désireuze ». Lefèvre le précise
dans son homélie du vingtième dimanche après Pentecôte sur Eph V, 15-21: « Et encores debuons tout ce faire
au nom de Jesuchrist (…). Et aussi souffrer dans toutes choses ioyeusement pour lamour de luy » (p.346).
132 Lefèvre le dit dans son homélie du vingt-troisième dimanche après Pentecôte, expliquant Phil III, 17 Ŕ IV, 3:
Il faut « soy resjouyr » car « noz noms seront escriptz au ciel avec eulx au livre de vie » où « eux » désigne
« tous les (…) fideles et vrays chrestiens de la primitive eglise » (p.351).
133 Comme nous le verrons dans la partie II.III.1, la joie n´est pas non plus explicitée au sein de la compagnie
conteuse. C´est plutôt le rire qui est de mise, la joie étant réservée au contact avec le sacré et aux fins de
journées.

36
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

qu´individuellement. Une deuxième occurrence de joie apparaît chez Farel dans son chapitre
« Du mariage ». Il caractérise cette institution comme sainte et voulue par Dieu, comme
source de joie pour l´homme134.
Observons finalement de quoi l´évêque de Meaux dit se réjouir personnellement. Briçonnet,
en quelque sorte père spirituel de la reine de Navarre, se réjouit des progrès spirituels de
Marguerite135. Il se réjouit de ce que la santé des membres de la famille royale aille mieux136.
Il évoque aussi la joie conjugale de Marguerite137. Il demande à sa fille spirituelle de se
réjouir d´avoir un fils : Briçonnet, lui-même138. Marguerite parle également de sa joie

134 « Pourtant si tu lieve tes yeulx regardant ceulx a qui le sainct mariage est deffendu, il est bien a l´honneur du
mariage. Car ilz sont telz que ie ne scay si ie les doys appeler hommes, qui n´ont rien humain. Ou plus tost
diables : sinon que les diables ont plus porte d´honneur a Iesus et a sa parolle que ces paoures et malheureux
meurtriez de ames, loups enragez, hordz, paillardz, plus vilains que Sodome ne Gomorre. Ceulx icy ne devoient
point estre en si noble estat comme est le sainct mariage : mais comme pourceaulx estre tousiours en leur boue et
fange, loing du sainct estat lequel est ordonne pour garder de toute souillure les sainctz temples de Dieu,
l´habitation du sainct esperit, les membres de nostre Seigneur Iesus : affin qu´ilz ne fussent pollutz par
paillardise » (p.100/101) ; « Quelz offices et œuvres de vraye charite y a il en ce sainct estat, si on proffite en
bien, quelle ioye a cause du bien et incitation a faire tousiours mieulx ? » (pp.101-102).
135 Op.cit., t.1, p.26: « Moult joieulx ay esté, Madame, veoir par ses lettres qu´il vous a pleu m´escripre que
congnoissez ung seul necessaire, ou, pour mieux parler, qu´il se face congnoistre en vous » ; t.1, p.38, nous
soulignons : « Parquoy, Madame, je suis très-joyeulx de congnoistre que soiez gourmande et supplie au bon
Jesus que plus luy soiez, à ce que par charité communicquez à celluy, qui à ce bien (dont il est indigne) desire,
quelque myette » ; t.1, p.77: « Je suis plus que joieulx que la pasture angelicque du doulx Jesus soit de vous
serché ou, pour sainement escripre, que en se communicquant à vous et hurtant à la porte de vostre cœur l´ayt
trouvé boillant et le stimule par vostre sainct desir à le guerir en simplicité ». t.1, p.174 : « Madame, (…) vous
avez ung filz maupiteux qui est joyeulx ». t.2, p.34: « Madame, je n´exprimeray point par lettres la joie conceue
des lettres, y congnoissant le sentiment de l´amour de Dieu que desire et supplie Nostre Seigneur parcroistre en
vous, (…) » ; t.1, p.220: « J´ay entendu, Madame, que le doulx Pere superceleste a ouvert sa trousse et d´icelle
tiré ung traict delicat pour navrer Madame, et en elle le roy et vous : dont ay esté bien joieulx, esperant (que) par
son secret et incongneu artiffice attireroit (…) voz affections à mieulx le recongnoistre, mercier et aymer » ; t.2,
p.41 : « Ayant hier, Madame, en la bouche oy propos selon son nom très-chrétien (…) a esté d´une part joieulx et
consolé, voyant la superexcellente divine bonté se cascher de ceulx qui presument et cuident avoir la clef de la
sapience divine (…) ».
136 op.cit., t.2, p.149: « Et ayant receu après Pasques voz lettres, par lesquelles vous a pleu me faire entendre sa
guerison, sentant merveilleuse consolation et rendant graces à la bonté divine, m´a tiré pour considerer quelle
peult et doit estre la joie intime du ressuscité par compassion en Jesus Christ, quand, vivant en ses creatures,
trouvois sensiblement telle alteration en moy. (…) la joie conceue pour la guerison de Madame… » ; « vous
suppliant visceralement qu´il vous plaise me faire entendre par quelqu´un, auquel commanderez m´escripre, sa
parfaicte convalescence et n´estre si gourmande de vostre joye et consolation que n´en departez à celluy qui en a
besoing ».
137 op.cit., t.2, p.167: « Eslevez vostre esprit, Madame, en veoiant ce doux seigneur et bon prince, que Dieu
vous a esleu pour mary, tant vous aymer qu´il n´a plaisir, joye ne consolation que en la vostre, ennuyé de vostre
ennuict, vivant en vous plus que en luy (…). (il s´agit de Charles, duc d´Alençon) »
138 op.cit., t.2, p.190: « L´obligation est naturelle l´enfant devoir secourir sa mere, mais trop plus grande est
l´amour d´elle au filz (…). Parquoy ne peult permettre qu´il fust en necessité. Je me confie que vous vous
necessiterez pour secourir celuy qui desire tout vendre pour vous en getter, trop heureux s´il pouvoit, pour vous
ayder, demander l´aumosne et vous joyeuse que eussiez un filz, qui ne peult l´estre que aussi » ; p.192 :
Marguerite de Navarre : … « esperant que Celuy qui, par vous, tant me distribue de graces, que l´infinitude que
doit rendre confuze me donnera la grace que vostre labeur ne sera perdu et que après avoir esté en allant et
plorant, mettant en ceste aride terre la divine sepmence, vous vous en restournerez joyeux, apportant le fruict de
voz peines …»

37
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

personnelle dans ses lettres, elle se réjouit, par exemple, d´avoir Briçonnet comme père
spirituel139. Elle évoque aussi le contraire de la joie qui serait la mélancolie140. Le chrétien ne
doit pas se livrer à elle ; il n´est d´ailleurs pas animé par les mêmes sentiments que le monde,
pouvant passer des pleurs à la joie141.
En guise de conclusion, nous observons que la joie thématisée chez nos prédicateurs est
surtout la joie spirituelle en lien avec Dieu. Des trois niveaux sur lesquels s´exerce cette joie,
c´est surtout le niveau « vertical », de l´homme à Dieu, qui est évoqué. Nous avons aussi
repéré des occurrences de joie au niveau céleste (la joie des anges à la conversion d´un
pécheur, par exemple), ainsi que dans les rapports humains (la joie dans le mariage, par
exemple mentionnée chez Farel). Dans le lien entre homme et Dieu, la joie est don de Dieu,
donnée par l´Esprit Saint. Elle émane de la vraie contemplation spirituelle et est surtout
suscitée par le cheminement spirituel vers Dieu : par la lecture des Ecritures Saintes, par le
fait de les répandre, par la contrition, ainsi que par le fait de voir d´autres se convertir à Dieu.
La mort doit être attendue avec sérénité et le chrétien doit s´y préparer dans la joie. Car le
Royaume de Dieu, attendant tous les vrais chrétiens, ne sera que joie éternelle.

En guise de conclusion sur le motif de la joie, nous pouvons dire que la joie a été étudiée sous
différents aspects. La tradition philosophique et rhétorique voit la joie comme positive car
détendant l´être humain et lui permettant de restaurer ses forces après le travail. Mais la joie

139 op.cit., t.2, p.132: Lettre de Marguerite de Navarre : « Et se rist en vous la sapience divine, se mocquant des
ennemys qui devant vos yeulx la premiere et seulle cause, vous faict doulcement et pacientement supporter ce
qui est assez pesant, sans Luy, pour vous tuer » ; « Vous regardant ainsy cloué en ceste croix où vostre chef vous
donne congnoissance que vous estes ung de ses membres, estant en vous et vous en Luy sy bien crucifié à cloux
de toutes contradictions et voiz que j´ay matiere avec la Vierge, seule mere de Dieu, de ne laisser pour les
doulleurs exteriores de me resjoir voiant ce que Dieu faict en dedans » ; p.133 : « Mais en joie voluntairement se
gloriffiera de pouvoir estre vostre Simon vostre trop inutille mere, dont il me desplaist » ; t.2, p.143 : Marguerite
de Navarre : « Mais maintenant que je vois le pressouer où vous estes sy peu aidé, que seul porte(z) l´ennuy de
plusieurs, crainte affectionnée que cest amer et impetueulx torrent ne vous donne tant d´occasion corporelle et,
que cest amer et impetueulx torrent ne vous donne tant d´occasion corporelle et, que plus je crains, sustraction
des spirituelles consolacions, me contrainct à sentir que c´est que mere. Car pour avoir eu le corps sterille n´en
suis privée des doulleurs, qui me tourneroient à joye grande sy, après la peine, povois y aider selon mon desir ».
140 op.cit., t.2, pp.254-255, nous soulignons : « Il est mauldict qui se fie en l´homme terrestre et qui mect et
estime chair estre sa force. Toute ta vie sera en labeur infructueux et n´embrasseras que vent ; dueil, ennuy et
melancolie (…) rempliront ton cœur et par ne recongnoistre et entendre l´honneur de ta race et generation,
bestializeras, mengeant, comme boeufz et austres bestes, herbes de terre, combien que celeste deust estre ta
pasture. Fol ne croit jusques il reçoit ».
141 op.cit., t.2, pp.291-292: Marguerite de Navarre : « Helas, je vous confesse pour la derniere que j´aye tort
d´avoir ploré ce que je doys estimer vraye joye ; mais si vous puis je bien asseurer que en mon pleur et cry j´ay
experimenté que le cœur qui est gardé du Pere n´est point meu par sentement naturel. Je le croioys mais je le
scay : car sans attendre joye de peine passée, je congnois que en la douleur est le contentement. (…) les graces
de l´infinie bonté, qui m´a faict, par exemple, croire que en ung mesme instant passion et triumphe se trouvent en
luy, honte et honneur, tristesse et joye, et toutes contrarietéz, horsmis peché (…) ».

38
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

n´est positive que tant qu´elle peut être contrôlée et exprime un état d´âme constant. Aussitôt
qu´elle échappe à la raison et agite l´âme de manière désordonnée Ŕ comme une passion -, elle
est décrite comme plaisir et vue négativement.
La tradition ecclésiastique connaît également différentes interprétations de la joie. Cette
tradition distingue la joie séculière, attachée aux biens terrestres éphémères et considérée
comme négative, et la joie spirituelle liée au domaine sacré et vue positivement. L´état
d´eutrapélie, déjà mentionné comme vertu par Aristote, est redécouvert dans son acception
positive par saint Thomas d´Aquin et exprime ce qu´est aussi l´homo ludens, l´homme jouant
dans la confiance totale envers Dieu. Cet état du joueur est fondamental dans notre recueil de
nouvelles. A l´époque de Marguerite de Navarre, le cercle de prédicateurs qui l´entoure
développe une sorte de théologie de la joie, cette dernière étant très souvent mise en avant
dans leurs écrits. La joie plénière ne peut être ressentie qu´au ciel, la joie terrestre ne pouvant
être qu´incomplète. Mais les chrétiens peuvent dès ici-bas entrevoir la joie divine, don de
Dieu et souvent liée à la conversion. La lecture des Saintes Ecritures et l´engagement en
faveur du message évangélique conduisent sur le chemin de la vraie joie. Ultimement, le
chrétien doit se préparer à la mort dans la joie.

Ayant étudié les multiples facettes de l´interprétation de la joie, nous nous tournons
maintenant vers l´étude du rire.

I.I.3) Le rire comme motif

I.I.3.1) La tradition philosophique et rhétorique : La réception du rire par les


philosophes antiques

L´affirmation d´Aristote (384-322 av. J.-C.)142 - que l´homme se différencie de l´animal par
sa capacité à rire - a marqué la pensée humaine jusque dans les temps modernes et est sans
doute le constat sur le rire le plus connu de l´Antiquité. Cette dernière a beaucoup étudié le
comique, cause du rire.
Dans Le Philèbe de Platon, Socrate se penche sur le comique. En quoi le comique consiste-t-
il ? Comment est-il provoqué ? Pour mener à bien sa recherche, Socrate examine le concept

142 « Car aucun animal ne rit, sauf l´homme », De partibus animalium III, 10; Les parties des animaux. Texte
établi par Pierre Louis, Paris: Les Belles Lettres, 1956, p.673a.

39
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

de « bien » et remet en question les définitions courantes de plaisir, de joie et de jouissance.


Le comique est étudié comme un exemple de mélange possible entre douleur et plaisir, de
présence simultanée dans l´âme d´affects opposés. Dans la catégorie du comique, nous
plaçons, entre autres phénomènes, le ridicule (ce qui fait rire), l´ironie et l´humour143.
C´est le ridicule et en particulier le mécanisme qui suscite le rire qui intéressent Socrate. Le
ridicule trouve son élément déclenchant dans un défaut de savoir, dans la non-connaissance de
soi. Il s´agit là d´un dangereux vice pour l´âme, produisant des opinions fausses sur notre
propre valeur144. Pour Socrate, le ridicule est provoqué par l´écart entre ce que nous sommes
et ce que nous croyons être ; c´est le résultat d´une présomption de supériorité qui est
démentie par la réalité objective et par l´évidence des faits. Vanter ses richesses, ses qualités
physiques et sa vertu génère par nature le rire. Au-delà, cependant, de toute attitude de
vantardise, Socrate vise la présomption de la sagesse: qui croit être sage montre avec d´autant
plus de force son ignorance. Et, en fin de compte, le trait commun à toutes ces manifestations
du ridicule est la surévaluation de ses possibilités, d´où une ignorance qui provient de la
méconnaissance de soi. Mais le ridicule ne concerne pas tous ceux qui se vantent. Ceux qui
sont puissants, c´est-à-dire capables de venger l´offense que constitue la dérision, ne font pas
rire, parce qu´ils inspirent la peur. Tandis que les faibles sont incapables de se venger et
deviennent alors facilement objets de raillerie. Le ridicule a donc deux causes: l´ignorance de
soi et un rapport de force plaçant la victime en position d´infériorité par rapport à ceux qui
s´amusent de l´action comique145.

Dans la République, Platon condamne les effets de la comédie parce que les passions mal
gouvernées bouleversent l´âme ; un rire violent entraîne généralement un changement violent
dans l´âme. Ainsi, la comédie suscite le rire, déclenchant un processus de dégradation morale
qui se répercutera immédiatement sur l´avenir de la vie politique. Comme le contrôle de soi
est important, surtout pour les bons gouvernants, le rire ne doit donc pas être admis. Or, la
comédie sert à donner des indications sur ce qui n´est pas à faire146.

143 Pour ces deux notions, voir notre partie III.


144 Socrate en repère trois sortes: la première concerne la richesse (nous nous croyons plus riches que nous ne le
sommes en réalité); la deuxième est centrée sur les qualités du corps (nous nous croyons plus beaux et plus forts
que nous ne le sommes en réalité); la troisième est fondée sur la qualité de l´âme (nous nous croyons supérieurs
en vertu que nous ne sommes en réalité).
145 Voir le rapport d´égalité formelle dans l´Heptaméron (p.49), dont nous traitons dans notre partie II.I.2.
146 Chez Platon, la comédie a donc une fonction éducative: « Connaître, en effet, le sérieux sans connaître le
ridicule, et connaître, l´un sans l´autre, quelques contraires que ce soient, est impossible à qui veut devenir un
homme de jugement. Mais pratiquer l´un et l´autre n´est pas non plus possible, si l´on veut participer quelque
peu à la vertu. C´est précisément pour cela qu´il faut cependant connaître le comique lui-même, pour ne jamais
faire ni dire, par ignorance et contre toute convenance, des choses ridicules » (Platon, Les Lois, VII, 816d-e, dans
Oeuvres complètes, t.XII, 1e partie, texte établi et traduit par Auguste Diès, Paris, Belles Lettres, 1956, p.52-3).
Bonciani réélaborera les remarques de Platon dans sa Leçon sur la composition des nouvelles (1574) ; voir notre
partie I.I.3.3.4.

40
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

La Poétique d´Aristote deviendra centrale dans le débat sur la théorie des genres au XVIe
siècle. Malgré la disparition du livre II sur le comique, les remarques ont été très commentées.
Comédie et ridicule sont associés à travers le critère commun du laid147. La laideur ne
provoque le ridicule que si elle se présente comme « sans douleur ni dommage »148.

Parmi les auteurs romains analysant le comique, Cicéron est celui dont la théorie a eu une très
grande influence sur ses successeurs. Nous nous posons maintenant la question : Quelle est la
source du rire selon Cicéron ?
D´après Cicéron, il est certain que les sources du rire sont l´immoralité (turpitudo) et la
laideur (deformitas) si celles-ci se tiennent dans de certaines limites149. L´homme ne rit pas de
choses qui méritent la haine ou la pitié. L´Orator de Cicéron ne traite que brièvement de
l´importance d´employer la raillerie avec mesure afin de contrôler les sentiments des
auditeurs ; ceux-ci ne doivent certainement pas être conduits à rire d´un crime.150 En effet,
Cicéron avait déjà consacré à la question de l´usage du comique par l´orateur de longs
développements dans le second livre du De Oratore. Il y distinguait la cauillatio ou
enjouement, ton facétieux qu´on garde tout au long du discours, de la dicacitas ou sens de la

147 Voir Aristote, Poétique, 1449a 5, texte établi et traduit par Joseph Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1990,
p.35 : « La comédie est, comme nous l´avons dit, l´imitation d´hommes de qualité morale inférieure, non en tout
espèce de vice, mais dans le domaine du risible, lequel est une partie du laid. Car le risible est un défaut et une
laideur sans douleur ni dommage; ainsi, par exemple, le masque comique est laid et difforme sans expression de
douleur ».
148 D´après Ordine, les remarques de Platon ne trouvent aucune place dans la Poétique: « Tout d´abord, la notion
de catharsis conduit à une réhabilitation de la comédie et de la tragédie, à travers le pouvoir thérapeutique du rire
et des larmes. En second lieu, l´attention d´Aristote ne se concentre pas sur les rapports de force comme le faisait
Platon dans le Philèbe, puisque, dans la comédie, le comique doit avoir pour objet seulement des personnages
socialement inférieurs, et donc naturellement incapables de susciter la terreur à travers la menace d´une
vengeance. Enfin, le ridicule provient de la laideur, de l´erreur, du vice et de qualités négatives qui ne
provoquent pas de sentiments de souffrance. On perd, en somme, toute trace de la nature contradictoire du
comique, entendu comme coprésence de plaisir et de douleur, de rire et de pleurs » (op.cit., p.16).
149 Voir Cicéron, De oratore, II, 58, Œuvres complètes de Cicéron, éd. M. Nisard, Paris : Firmin Didot, 1869,
tome 1, p.264 : « Mais quelle mesure l´orateur doit-il garder dans la plaisanterie (…). On n´est disposé à rire, ni
de l´extrême perversité, qui va jusqu´au crime, ni de l´extrême misère : les scélérats doivent être poursuivis avec
d´autres armes que celles du ridicule ; et on n´aime pas à voir insulter les malheureux, à moins qu´ils ne
conservent trop d´arrogance dans leur infortune. Il faut surtout respecter les affections des auditeurs, et ne pas
aller attaquer maladroitement des personnes qui leur sont chères ».
150 Voir Cicéron, Orator, XXVI, 88, trad. Albert Yon, Les Belles Lettres, 1964, p.31: « L´orateur ne se servira
de la raillerie ni trop souvent, pour ne pas donner dans la bouffonnerie, ni de façon égrillarde, car ce serait du
mime, ni avec insolence, pour ne pas avoir l´air effronté, ni contre le malheur, pour ne pas être inhumain, ni
contre le crime, pour que le rire ne remplace pas la réprobation, ni d´une manière qui soit en désaccord avec son
propre personnage ou avec celui des juges ou avec les circonstances, car ceci revient à l´inconvenance dont nous
avons parlé ».

41
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

formulation, qui rend le discours piquant selon l´inspiration du moment151. La première est,
selon Cicéron, affaire de tempérament plus que de technique. La deuxième, par contre, peut se
perfectionner. Pendant dix-huit chapitres, les personnages du De Oratore discutent la
question152 en illustrant leurs discours d´exemples. La doctrine qui en ressort est typique des
écoles de rhétorique, proche des enseignements d´Aristote153 : la plaisanterie a un triple
intérêt, elle peut contribuer à démontrer (probare), à prédisposer favorablement le public
(conciliare) et à l´émouvoir (mouere). Cicéron opère une distinction entre comique de mots et
comique d´idées, mais celle-ci est assez discutable154.
Dans le comique de mots155 se rangent : le calembour (ambiguum), le mot inattendu (uerbum
praeter exspectationem ; ridiculum praeter exspectationem), le jeu de mots, y compris sur les
noms propres (litterarum mutatio ; paronomasia et interpretatio nominis), la citation de vers
(uersus ; uersus facete impositus), le proverbe (proverbium), l´allégorie (immutatio)156, la
métaphore (similitudo ; uerbi translatio), l´antiphrase (inuersio), l´antithèse (uerbum
contrarie relatum). Dans le comique d´idées, on a la narration plaisante (fabula ueri similis ;
narratio), la fable (apologus), le rapprochement historique (historia ou collectio ; ridiculum
ex historia contractum), la caricature (imitatio deprauata ; imago), l´ironie157 (irrisio ou
adrisio ; dissimulatio) et la naïveté voulue (stultitia ; subabsurdum). Cicéron synthétise ainsi
son discours :

« Tromper l´attente des auditeurs, railler les défauts d´autrui, dénoncer les siens propres d´une manière
amusante, user de la caricature et de l´ironie, lâcher des naïvetés feintes et relever les balourdises de
l´adversaire, voilà les moyens d´exciter le rire »158.

La capacité à provoquer un rire correcteur est vue comme vertu rhétorique et sociale. Dans le
De oratore, livre II, la question s´il convient à un orateur d´exciter le rire est présentée

151 Cicéron, De oratore, II, 54, §218, trad. Edmond Courbaud, Les Belles Lettres, 1966 : « En effet, comme il y
a deux catégories de plaisanterie, l´une s´insinuant de manière égale dans tout le discours, l´autre consistant en
traits vifs et courts, la première fut appelée cauillatio par les Anciens, et la seconde dicacitas ». Dans l´édition
faite par Nisars, les termes latins ne sont pas cités dans l´original, mais traduits ainsi : « « Nos pères ont donné à
la première le nom de raillerie ; à la seconde, celui de bons mots », op.cit., tome 1, p.260.
152 de II, 54 à II, 71.
153 Aristote, Rhétorique, III, 18, 1419b: « Quant à la plaisanterie (car elle me semble pouvoir être d´un certain
usage dans les débats et Gorgias dit, et a raison de dire, que l´on doit détruire le sérieux de ses adversaires par la
plaisanterie et leur plaisanterie par le sérieux), il faudra voir dans quelles circonstances pourra être de mise celle
qui convient à l´orateur ».
154 A ce sujet, voir Eugène de Saint-Denis, Essais sur le rire et le sourire des Latins, Publications de
l´Université de Dijon, XXXII, Les Belles Lettres, 1965, p.125. Voir De Oratore, ibid., §§239, 248, 252. La
Rhétorique à Herennius énumère les types de plaisanterie dans le désordre.
155 Nous reprenons cette classification à Roger-Vasselin (Bruno), L´art du sourire à la Renaissance, op.cit.,
p.147. Entre parenthèses, c´est d´abord l´expression employée dans la Rhétorique à Herennius qui sera
mentionnée, puis, en cas de différence, celle de Cicéron.
156 Le proverbe et l´allégorie ne sont recencés que chez Cicéron, de même que l´antithèse.
157 Voir notre partie III au sujet de l´ironie.
158 Voir Cicéron, De oratore, II, éd. Courbaud, §289.

42
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

affirmativement159. Ŕ Quelles sont ces causes du rire ? Les philosophes romains développent-
ils une interprétation dans cette direction ?

Quintilien (30 ?-100 ? ap. J.-C.) suit Cicéron dans son Institution oratoire160. Il analyse les
causes du ridicule et affirme qu´il est difficile de déterminer l´origine exacte du rire 161. Le rire
implique comme condition un pouvoir d´observation162. Quintilien établit une distinction
entre les causes du rire163 : Le rire peut être provoqué par le physique ou le caractère
(analysable à travers les actes, les paroles et les « circonstances extérieures ») du personnage

159 Voir Cicéron, De oratore II, 58 : « Le sujet, et pour ainsi dire le domaine du rire (…) est toujours quelque
laideur, quelque difformité ; car l´unique moyen, ou du moins le moyen le plus puissant de l´exciter, c´est de
signaler et de peindre quelque ridicule choquant, sans prêter soi-même au ridicule. (…) Nul doute que de
provoquer le rire ne soit une des ressources de l´orateur : la gaieté dispose à la bienveillance en faveur de celui
qui la fait naître ; un trait spirituel, qui consiste souvent en un seul mot, principalement dans la réplique,
quelquefois aussi dans l´attaque, ne manque jamais d´exciter une surprise agréable. La plaisanterie déconcerte un
adversaire, l´embarrasse, l´affaiblit, l´intimide, le réfute ; elle fait regarder l´orateur comme un homme bien
élevé, de bon goût et de bon ton ; enfin, ce qui est plus important, elle dissipe la tristesse, fléchit la sévérité, et
efface, avec une saillie, des impressions fâcheuses qu´il serait souvent difficile de détruire par le
raisonnement. », op.cit., tome 1, p.264.
160 Quintilien, Institution oratoire, tome IV : livres VI et VII, éd. Jean Cousin, Paris : Belles Lettres, 1977 ; ici
livre VI, chapitre 3 en entier.
161 op.cit., pp.35-36: « Ce qui, d´autre part, met le comble à la difficulté de faire rire, c´est tout d´abord qu´un
mot plaisant a la plupart du temps quelque chose de faux, qu´il est souvent déformé à dessein, qu´en outre il
n´est jamais flatteur ; d´autre part, on en juge de façon variée, parce qu´on ne l´évalue pas d´après un principe
rationnel mais par une sorte de propension de l´esprit, dont on ne peut guère rendre compte. En effet, je crois
que, malgré bien des essais, personne n´a bien expliqué l´origine du rire, qui n´est pas provoqué seulement par
une action ou une parole, mais parfois aussi par un toucher physique. En outre, le rire est excité habituellement
par des causes diverses : on rit en effet de ce qui est dit ou fait d´une façon piquante ou spirituelle, mais aussi par
sottise, par colère, par peur ; aussi, la cause du rire est-elle incertaine, car le rire n´est pas loin de la risée.
Comme le dit Cicéron, le rire a son siège dans quelque difformité et quelque laideur ; quand on les signale chez
les autres, c´est une plaisanterie de bon ton, quand le trait retombe sur celui qui parle, on l´appelle sottise.
Quoique le rire semble chose frivole et souvent provoquée par des farceurs, des mimes, enfin, par des fous, il a
une force, il faut le reconnaître, vraiment impérieuse et irrésistible. Il jaillit souvent même malgré nous, et il ne
s´exprime pas seulement par la physionomie ou par la voix, mais il secoue violemment tout notre corps. Souvent
(…), il retourne la situation dans des affaires très importantes, au point même de briser très fréquemment la
haine et la colère. »
162 op.cit., p.37: « Mais, quelle que soit la nature du rire, je n´oserais pas dire qu´il est totalement indépendant de
l´art, puisqu´il implique un certain (pouvoir) d´observation (…), mais j´affirme clairement qu´il dépend au
premier chef du naturel et de l´occasion. (…) Ce qui ajoute à la difficulté, c´est qu´en cette matière il n´y a ni
exercices ni précepteurs ».
163 op.cit., pp.39-40 : « Le propre du sujet, que nous traitons maintenant, c´est ce qui fait rire (…). La division
primaire est ici la même que dans tout discours, où l´on distingue les choses et les mots. Dans la pratique, en
revanche, la distinction porte sur trois points : le rire se tire ou d´autrui, ou de nous, ou d´éléments neutres. Pour
ce qui concerne les autres, ou nous reprenons, ou nous réfutons, ou nous abaissons, ou nous répliquons, ou nous
éludons. De ce qui nous concerne, nous parlons en riant, et, pour reprendre l´expression de Cicéron, nous tenons
des propos qui touchent à l´absurde. Car les mêmes mots qui sont des sottises, s´ils nous échappent par
imprudence, passent pour des élégances, si c´est une feinte. Le troisième genre, comme il le dit encore, consiste
à décevoir l´attente, à prendre les mots dans une acception détournée, à user d´autres moyens, qui ne concernent
ni nous ni les autres, et que, pour cette raison, j´appelle neutres ».

43
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

dont on parle164. Si le rire est provoqué par des actions, ces dernières doivent être exercées
dans une atmosphère de gravité165. Quintilien passe ensuite à une description de l´attitude de
l´orateur, qui doit éviter les grimaces pour être pris au sérieux 166. Notre auteur évoque ensuite
les moyens rhétoriques (les tropes) pouvant être utilisés pour faire rire167. Les moyens de la
plaisanterie peuvent aussi être évoqués plus généralement par Quintilien168. La plaisanterie ne
doit pas contenir de reproches169 et elle doit être brève170. Susciter le rire peut être le moyen

164 op.cit., p.43 : « Donc, le rire naît, soit du physique de celui contre qui nous parlons, soit de son caractère, tels
que le révèlent ses actes et ses paroles, soit de circonstances extérieures. Tout ce qui fournit matière à critique
entre dans ces catégories ; si la critique est présentée avec quelque gravité, elle est sérieuse, sur ton ton un peu
léger, elle est plaisante. »
165 op.cit., p.40: « Nous faisons rire également ou par des actions ou par des paroles. Des actions provoquent
parfois le rire, quand s´y mêle de la gravité (…). Ce que je dis des actions qui font rire pourrait se dire de la
physionomie et du geste : ils ont bien leur agrément, mais l´agrément est plus vif s´ils ne semblent pas vouloir
faire rire ; rien, en effet, n´a moins de sel que ce qui est présenté comme plein de sel. Bien que, d´autre part, le
sérieux de celui qui parle apporte beaucoup d´agrément à la plaisanterie et que ce qui fait rire, ce soit
précisément que celui qui parle ne rit pas, il y a cependant parfois dans l´aspect et dans l´expression du visage, et
dans le geste quelque chose qui n´est pas dépourvu d´esprit, si l´on observe la mesure ».
166 op.cit., p.41: « Il est très malséant pour un orateur de faire des contorsions du visage et du geste, qui, dans les
mimes, provoquent habituellement le rire. Le ton railleur de la farce et du théâtre comique en effet est tout à fait
inconvenant pour notre personnage ; quant à l´obscénité, il ne faut pas seulement la bannir du langage, il ne faut
même pas la suggérer » ; op.cit., p.43: « Les mots pour rire, l´honnête homme les dira toujours en observant la
dignité et la respectabilité : c´est en effet payer le rire trop cher que de le payer aux dépens de la probité ».
167 op.cit., p.46: « Ce n´est pas qu´il faille exclure absolument tous les mots à double sens, mais ils produisent
rarement un bel effet, sauf quand les circonstances mêmes s´y prêtent décidément » ; op.cit., p.48 : « Il y a donc
plus de piquant et d´élégance dans les plaisanteries qui se fondent sur la nature des choses. En elles, ce qui vaut
surtout, c´est ce qui repose sur une similitude, pourvu que ce soit avec un objet inférieur ou de moindre
importance » ; p.49: « Ces comparaisons ne sont pas empruntées seulement aux hommes, mais elles le sont aussi
aux animaux (…) . C´est un procédé très fréquent aujourd´hui pour faire rire. Tantôt encore, la comparaison
s´emploie ouvertement, tantôt et souvent elle est enveloppée dans une comparaison » ; p.51: « Le genre,
l´espèce, les caractères propres, les différences, les affinités, les circonstances accessoires, les conséquents, les
antécédents, les contraires, les causes, les effets, les comparaisons d´égal à égal, du majeur au mineur, du mineur
au majeur, tout cela fournit matière à plaisanteries ; de même, tous les tropes. Un très grand nombre de
plaisanteries ne sont-elles pas des hyperboles ? (…) Et l´ironie ? Même quand elle est très sérieuse, n´est-elle pas
à peu de chose près un jeu d´esprit ? »
168 op.cit., p.56: « Simuler (et dissimuler) ont de quoi provoquer de grands rires ; ce sont des moyens qui ont de
l´affinité et se confondent presque, mais simuler consiste à faire comme si l´on avait une opinion assurée,
dissimuler à faire semblant de ne pas comprendre la pensée d´autrui » ; p.57: « Ce genre de plaisanteries résulte
sans aucun doute en de nombreuses occasions de l´ambiguïté des termes. (…) Toutes proches sont les
plaisanteries qui reposent sur une insinuation » ; p.58: « De toutes les plaisanteries, les plus agréables sont celles
qui sont lénitives et qui, si j´ose dire, attestent de la bonne humeur ».
169 op.cit., p.59 : « La plaisanterie est bien accueillie, quand elle consiste à faire des reproches moins vifs qu´on
ne pourrait les faire ».
170 op.cit., p.45: « (Dans le domaine de) la plaisanterie de bon ton, plus piquante, et plus rapide est cette brièveté
dont je parlais plus haut. Il y en a au vrai deux formes, l´attaque et la riposte, mais les règles y sont communes en
partie ».

44
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

de se tirer d´embarras dans une conversation171. Finalement, Quintilien évoque l´urbanitas qui
doit toujours être de bon ton, mais ne contient pas d´éléments de rire172.

Cette tradition philosophique et rhétorique du rire et de la plaisanterie a servi de support à la


tradition ecclésiastique qui en a repris maints éléments. Nous analyserons, par la suite,
comment la méfiance par rapport au rire a pu être véhiculée par la tradition ecclésiastique.

I.I.3.2) La tradition ecclésiastique : La méfiance par rapport au rire fondée sur la Bible

La tradition ecclésiastique du rire, que nous séparons de la tradition évangélique, est de grand
intérêt pour notre sujet. D´une part, les journées des devisants se passent dans un cadre à la
fois sacré (le matin, lors des méditations) et profane (l´après-midi, sur le pré, pour les
narrations et discussions). D´autre part, les moines font partie du public des nouvelles, même
s´ils n´appartiennent pas à proprement parler au cercle des narrateurs. Dans ce chapitre, nous
essayerons de voir quel est l´arrière-plan culturel sur le rire que possèdent les devisants ainsi
que les moines.

Vaisseau de turpitudes, mais également instrument de la Rédemption, le corps humain


demeure pour le fidèle un objet de trouble fascination. Depuis que le Verbe s´est fait chair, la
corporéité se trouve au centre des préoccupations de la religion chrétienne : le corps est-il
digne et louable, puisque le Seigneur s´est incarné à travers lui, ou au contraire vil et
méprisable dans la mesure où c´est en lui que le Christ a souffert et a été mis à mort ? De cette
interprétation dépendra aussi le jugement sur le rire, car ce dernier se manifeste à travers le
corps.

171 op.cit., p.60 : « Quelquefois, pris au dépourvu, on se tire d´embarras par un mot pour rire ».
172 op.cit., p.61: « Domitius Marsus, qui a rédigé un traité très soigné sur l´urbanitas, ajoute certains moyens, qui
ne font pas rire, mais qui siéent au discours le plus sévère : ce sont des paroles choisies et dont le charme a un
attrait original ; elles sont de bon ton, mais cependant ne contiennent pas d´éléments de rire (…). Il le définit :
« Le bon ton (urbanitas) est une certaine qualité de langage enclose en un bref énoncé et propre à plaire aux
auditeurs et à les porter à toutes sortes de sentiments, qui convient parfaitement à la réaction ou à l´attaque,
suivant ce qu´exige chaque chose ou chaque personne ». Mise à part la brièveté, cette qualité comprend toutes
les sortes de vertus oratoires. Car si elle concerne les choses et les personnes, c´est le propre de l´éloquence
parfaite de savoir ce qu´il faut dire pour les unes et pour les autres » ; p.62: « A mon sens, le bon ton suppose
qu´il n´y ait rien qui détonne, rien de campagnard, rien de fade, rien d´étranger ni dans la pensée, ni dans les
mots, ni dans la voix ou le geste, si bien qu´il réside moins dans les mots isolés que dans la tonalité générale de
l´énoncé ».

45
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

I.I.3.2.1) La « risibilitas » de l´homme vs. le Christ n´a jamais ri

De tout ce savoir antique, qu´est-ce qui a été transmis et était accessible aux savants du
Moyen Age ? Les hommes du bas Moyen Age avaient déjà accès à ce savoir sur la risibilitas
de l´homme à travers plusieurs sources. L´une d´entre elles est l´Isagoge de Porphyre de Tyr
(234-305 ?), traduit par Boèce (480?-524)173, ouvrage très répandu dans les catalogues de
bibliothèques médiévales. Dans cette œuvre, utilisée au Moyen Age comme manuel de
logique, le rire est considéré comme le propre de l´homme, question fort discutée à l´époque.
Si le rire est le propre de l´homme, le Christ, Dieu fait homme, devrait également avoir ri. Or,
il n´en est rien. Du moins, la Bible n´en livre pas de traces. Cela pose évidemment problème.
La question de savoir si le Christ a ri est présente dans la conscience et le milieu
ecclésiastique de l´époque de Marguerite de Navarre. Il est donc nécessaire de l´étudier
brièvement174.

Pour juger le rire d´un point de vue chrétien, l´opinion du Christ sur le phénomène du rire est
essentielle. Or le rire du Christ n´est mentionné nulle part. L´affirmation que le Christ n´a
jamais ri deviendra d´une grande importance. Dès les débuts du christianisme, chez Basile le
Grand175 et Jean Chrysostome176, puis au Moyen Age, cette affirmation est utilisée contre le

173 Porphyre, Isagoge, traduction et notes par J. Tricot, Paris : Vrin, 1947, p.33, chap. « Du propre » : « Même
s´il ne rit pas toujours, l´homme du moins est dit capable de rire, non pas parce qu´il rit toujours, mais parce qu´il
le peut naturellement ; c´est une qualité qui fait toujours partie de sa nature, comme pour le cheval la faculté de
hennir ».
174 Voir à ce sujet l´article de Lehmkühler (Karsten): « A propos du rire. Un dialogue entre la philosophie et la
théologie », in Revue d´Histoire et de Philosophie religieuses, Strasbourg, tome 83, n°4, octobre-décembre 2003,
pp.469-487.
175 « Se livrer au rire bruyant et immodéré est un signe d´intempérance et prouve qu´on ne sait ni se maintenir
dans le calme, ni réprimer la frivolité de l´âme par la saine raison. Il n´est pas inconvenant de montrer, jusqu´au
sourire joyeux, l´épanouissement de l´âme, comme l´indique ce proverbe de l´Ecriture : « Cœur joyeux, figure
sereine » (Prov.15 :13), mais rire aux éclats et en être secoué malgré soi, n´est pas le fait de qui a l´âme
tranquille, éprouvée ou maîtresse d´elle-même. Ce genre de rire, l´Ecclésiaste le réprouve aussi comme le grand
adversaire de la stabilité de l´âme : « J´ai condamné le rire comme un égarement » (Eccl.2,2), et : « Le rire de
l´insensé est comme le crépitement des épines sous la chaudière » (Eccl.7,7), saint Basile, Les Règles
monastiques, éd. Léon Lèbe OSB, Belgique : Editions de Maredsous, 1969, question 17 : « Qu´il faut aussi se
modérer dans le rire », p.86.
176 « Comment! Vous avez à rendre compte de tant de péchés, et vous vous amusez à rire, à dire des
plaisanteries, et à rechercher les délices de la vie ? Mais que gagnerai-je, me dites-vous, quand je pleurerai au
lieu de rire ? Vous y gagnerez infiniment. Dans la justice du siècle un criminel a beau pleurer ; on ne rétractera
point pour cela l´arrêt de sa condamnation. Mais dans l´église si vous soupirez seulement, vos soupirs feront
révoquer votre sentence, et vous obtiendront le pardon. C´est pour cette raison que Jésus-Christ nous
recommande tant les larmes, et qu´il appelle heureux ceux qui pleurent, et malheureux ceux qui rient. L´église
n´est point un théâtre, et nous ne nous y assemblons point pour rire aux éclats, mais pour gémir, et pour acquérir
un royaume par nos pleurs et par nos soupirs. Quand vous êtes devant un roi de la terre, vous n´osez pas même
sourire ; et lorsque le Seigneur des anges habite au milieu de vous, vous ne paraissez point devant lui avec la
bienséance et la frayeur respectueuse qu´il demande ; mais vous riez même souvent, lorsqu´il est en colère contre
vous. Ne voyez-vous pas que vous irritez encore plus Dieu par ce mépris, que par tous vos crimes ? (…) Les

46
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

rire. Egbert de Liège (vers 972-1023) écrit: « Non dominum risisse legis; quod fleuerit, audis:
Vir sapiens ait errorem conducere risu »177. Un siècle plus tard, Bernard de Clairvaux
(env.1090 -1153)178 procède à de semblables constats. Pierre Le Chantre (112X ?-1197)179,
théologien à Paris après 1170, se demandait si le Christ était capable de rire. Il répond
affirmativement à cette question ; en effet, en se faisant homme, le Christ a également pris
tous nos défauts, donc aussi la risibilitas.

Quelle est l´origine de la thèse que le Christ n´a jamais ri ? L´affirmation que le Christ n´a
jamais ri se base sur le Nouveau Testament, d´après lequel le Christ a souffert et pleuré, mais
où aucun passage n´évoque son rire: « Et Dominus ter flevisse legitur, sed nunquam risisse,
qui ait: « Vae vobis, qui hic ridetis, quoniam lugebitis » »180. Ces paroles du Christ lors du
sermon sur les Béatitudes sont utilisées comme preuve pour son abnégation contre le rire. Ces
arguments se retrouvent également chez Jean de Salisbury (1115 ?-1180), le contemporain le
plus connu de Pierre Le Chantre, prévenant contre le rire et la plaisanterie 181. Thomas
d´Aquin (1225-1274)182, par contre, affirme que le Christ avait sur terre les qualités et défauts
des hommes, par exemple les defecti corporis comme la faim et la soif, et les defecti animae
comme le deuil, la douleur et la peur, le Christ ayant accepté ces attributs humains de sa
propre volonté. De la théorie de l´Incarnation, il s´ensuivrait logiquement que le Christ aurait
aussi possédé la faculté naturelle de rire. Mais cette pensée n´est pas explicitée chez Thomas
d´Aquin. - Même bien plus tard, au XVIIe siècle, la représentation du Christ sérieux sera
encore présente chez Bossuet (1627-1704), dans ses Maximes et réflexions sur la comédie183.
Quelle est l´attitude « biblique » face au rire ?

divertissements ne sont pas un don de Dieu, mais du diable », saint Jean Chrysostome : Commentaire sur saint
Matthieu, Homélie VI, dans Œuvres complètes, L. Guérin, 1865, tome 7, p.51.
177 Fecunda Ratis. Edité par Ernst Voigt, Halle 1889, cit. par Suchomski, op.cit., p.11.
178 De adventu Domini sermo IV, PL 183, 50, cit. par Suchomski, op.cit., p.11.
179 Petrus Cantor, Verbum abbreviatum, cap. LXVII, PL 205, 203, cit. par Suchomski, op.cit., p.11.
180 Luc 6,25.
181 Policraticus (Ioannis Saresberiensis Episcopi Carnotensis Policratici), lib.V, cap. VI, éd. Clemens Webb,
Oxon : 1909, tome I, p.305: "Risus leuitatis indicium ; et quo patentior, eo impudentior et reprehensior est. Ait
enim : Stultus in risu exaltat uocem suam ; et Saluator fleuit, qui utique risisse non legitur. Nec enim facile
crediderim pronum esse ad cachinnum qui sub tanta ambiguitate de risu loquitur ut etsi riserit non credatur".
182 Voir Thomas d´Aquin, Somme théologique, Paris : Cerf, 1986, tome 4, question 16, article 5, p.144 : « Les
propriétés d´un être ne peuvent vraiment être attribuées qu´à une réalité qui lui soit identique ; c´est ainsi qu´il
convient à l´homme seulement de pouvoir rire. Or, dans le mystère de l´Incarnation, la nature divine et la nature
humaine ne sont pas identiques ; il n´y a d´identique que l´hypostase des deux natures. C´est pourquoi, quand on
prend ces deux natures abstraitement, ce qui appartient à l´une ne peut pas être attribué à l´autre ».
183 Aux éditions du raisin, 1929, p.92s. « ... ce Jésus, qui ayant voulu prendre toutes nos faiblesses, à cause de la
ressemblance, à la réserve du péché (Héb. XII,2), a bien pris nos larmes, nos tristesses, nos douleurs et jusqu´à
nos frayeurs: mais il n´a pris ni nos joies ni nos ris, et n´a pas voulu que ses lèvres, où la grâce était répandue
(Ps. XLIV,3), fussent dilatées une seule fois par un mouvement qui lui paroissoit accompagné d´une indécence
indigne d´un Dieu fait homme ».

47
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

I.I.3.2.2) Le jugement ambigu sur le rire d´un point de vue biblique

Les citations vétéro-testamentaires condamnant le phénomène du rire sont nombreuses184.


L´ambiguïté du mot risus dans la Vulgate exige de l´exégète d´analyser le sens du mot
d´après le contexte185. L´interprétation amena la conception de deux sortes de rire. Une
évocation de ces deux types de rire est présente dans Ecclésiastique 21,20: « Fatuus in risu
exaltat vocem suam, vir autem sapiens vix tacite ridebit » (« Le sot éclate de rire bruyamment,
le rire de l´homme de sens est rare et discret »). L´opposition ici présente entre le rire à gorge
déployée et le sourire silencieux186 sera plus tard un critère essentiel pour le jugement sur le
rire en général. Le rire modéré, risus moderatus, est accepté, tandis que le risus immoderatus
ou cachinnum187 est refusé. Le rire immodéré est associé à la folie188.

184 Voir Prov. X,23: Quasi per risum stultus operatur scelus: Sapientia autem est viro prudentia
Prov. XIV,13: Risus dolore miscebitur, et extrema gaudii luctus occupat .
Ecclesiastes II,2: Risum reputavi errorem: et gaudio dixi: quid frustra deciperis.
-X,19: In risum faciunt panem, et vinum ut epulentur viventes: et pecuniae obediunt omnia.
- VII, 3: Melius est ire ad domum luctus, quam ad domum convivii.
- VII, 5: Cor sapientium ubi tristitia est, et cor stultorum ubi laetitia.
- VII, 7: Quia sicut sonitus spinarum ardentium sub olla, sic risus stulti: sed et hoc vanitas.
- Ecclesiastici XIX,27: Amictus corporis, et risus dentium, et ingressus hominis enuntiant de illo.
- XXI,23: Fatuus in risu exaltat vocem suam, vir autem sapiens vix tacite ridebit.
- XXVII, 14: Narratio peccantium odiosa, et risus illorum in deliciis peccati.
- Matth. V,5: Beati qui lugent: quoniam ipsi consolabuntur.
- Luc VI,25: Vae vobis qui ridetis nunc, quia lugebitis et flebitis.
- Jean XVI,20: Amen, amen dico vobis; quia plorabitis et flebitis vos, mundus autem gaudebit: vos autem
contristabimini, sed tristitia vestra vertetur in gaudium.
- Jacques IV,9: Miseri estote et lugete et plorate: risus vester in luctum convertatur, et gaudium in moerorem.
185 Lesêtre (H.) : « Rire », in Dictionnaire de la Bible, F. Vigouroux (éd.), Paris : Letouzey, 1912, t.V, col. 1101-
1102 : « Le rire est mentionné plusieurs fois dans la Sainte Ecriture et attribué à des motifs de différente nature :
la joie, la bienveillance, la surprise, l´assurance, l´incrédulité, la sottise, la moquerie ». La Bible présente
différents types de rire. Voir Minois (Georges), Histoire du rire et de la dérision , Fayard, 2000: « Dans le livre
de Job, on constate déjà une diversification du rire, qui peut exprimer à la fois la joie, la moquerie dévalorisante,
la force. Mais c´est avec les écrits de sagesse, les plus récents de l´Ancien Testament, qu´apparaît une véritable
réflexion sur le rire. Et, comme en Grèce à la fin du Ve siècle, une distinction s´opère entre le bon et le mauvais
rire. Le mauvais, c´est le rire de raillerie, qui devient peu à peu l´apanage des méchants (…). Ce sont des
serviteurs de Dieu qui sont en butte aux moqueries, comme Jérémie. Il y a un autre rire détestable : celui des
imbéciles, rire bruyant, vulgaire et irritant, que le Siracide oppose au sourire du sage (…). La façon de rire est
révélatrice de la personnalité, au même titre que la démarche, ajoute le Siracide » (p.101).
186 Voir la tradition classique ; voir ci-dessus.
187 Au sujet du rire cachin, voir l´article de Pichon (Geneviève), « Cachinnus-Cachinnare-Cachinnatio...- Une
famille de mots oubliés et retrouvés », in Et c´est la fin pour quoy sommes ensemble - Hommage à Jean
Dufournet - Littérature, histoire et langue au Moyen Age , Paris, Champion, 1993, t.III, pp.1109-1117.
188 Il existe de nombreuses définitions de la folie. Thomas d´Aquin différencie folie et sottise ; à ce sujet voir
Thomas d´Aquin, Somme théologique, Question 46 : « La sottise, Art.1, p.311: la sottise s´oppose-t-elle à la
sagesse? - Réponse : Le mot stultitia (sottise) semble venir de stupor (stupeur). C´est pourquoi Isidore dit : « Le
sot est celui qui, par stupeur, ne bouge pas ». La sottise diffère de la folie (…) en ce qu´elle comporte un
engourdissement du cœur et obscurcissement des sens, tandis que la folie implique une totale privation de sens.
C´est pourquoi il est juste d´opposer la sottise à la sagesse. « En effet, dit Isidore, « sage » (sapiens) vient de
saveur (sapor) parce que, de même que le goût est capable de distinguer la saveur des aliments, de même le sage

48
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Condamnant le rire immodéré, l´Eglise se charge de le prohiber. Quelles sont les mesures
concrètes prises par l´Eglise pour mettre en application cette interdiction ?

I.I.3.2.3) Les sanctions de la part de l´Eglise contre le rire


I.I.3.2.3.1) dans les écrits et règles monastiques

La pratique du rire étant dévalorisée par l´Eglise, la plaisanterie et tout ce qui provoque le rire
est également suspect. Le rire gêne l´Eglise, car il est un phénomène qui s´exprime dans et à
travers le corps189. La codification du rire, la condamnation du rire dans le milieu monastique
résultent au moins en partie de sa dangereuse liaison avec le corps. Le rire est compté parmi
les vices. Il est, avec l´oisiveté190, le second grand ennemi du moine. Dans les premières
règles monastiques du Ve siècle, le rire apparaît en général au chapitre sur le silence, la
taciturnitas, et est qualifié comme la façon la plus horrible, la plus obscène de rompre le
silence. Par rapport à ce silence monastique qui est une vertu existentielle, fondamentale, le
rire est une rupture d´une extraordinaire violence. On voit ensuite, dans la règle de saint
Benoît en particulier, au VIe siècle, que le rire évolue du domaine du silence vers le domaine
de l´humilité, le rire étant contraire à l´humilité.

est capable de discerner les réalités et les causes ». Aussi est-il clair que la sottise s´oppose à la sagesse comme à
son contraire, tandis que la folie s´y oppose comme sa pure négation. Car le fou est dépourvu du sens du
jugement ; le sot, lui, a ce sens, mais hébété, tandis que le sage l´a subtil et pénétrant.
Solutions : 1. Comme dit Isidore au même endroit, l´insensé (insipiens) est le contraire du sage (sapiens) parce
qu´il n´a pas la saveur du discernement et du sens. Aussi le manque de sens semble-t-il être identique à la sottise.
Mais on dira principalement que quelqu´un est sot lorsqu´il présentera un manque de jugement à l´égard de la
cause suprême ; car s´il manque de jugement sur un menu détail, on ne le traitera pas de sot pour cela. 2. De
même qu´il y a une mauvaise sagesse, on vient de le dire, celle qui est appelée sagesse du monde, parce qu´elle
tient un bien terrestre pour la cause suprême et pour la fin ultime, de même il y a une bonne sottise, qui s´oppose
à la mauvaise sagesse, celle par laquelle on méprise les choses de la terre. C´est de cette sottise-là que parle
l´Apôtre. 3. La sagesse du monde est celle qui déçoit et qui rend sot aux yeux de Dieu. Cela ressort des paroles
de l´Apôtre (1 Co 3,19) . 4. Ne pas être ébranlé par les outrages provient parfois de ce qu´on ne goûte pas les
choses de la terre, mais seulement les choses du ciel. Aussi cela relève de la sottise pour le monde, et de la
sagesse selon Dieu, dit S. Grégoire. Mais parfois aussi cela provient de ce qu´on est simplement stupide en face
de tout. Ce qui est le cas des déments, qui ne saisissent pas les outrages. Et cela relève de la sottise absolue ».
189 Dans cette partie, je m´appuie sur les articles fondamentaux de Jacques Le Goff: « Rire au Moyen Age » et
« Le rire dans les règles monastiques du Haut Moyen Age », parus dans Jacques Le Goff, Un autre Moyen Age,
Paris: Gallimard, Quarto, 1999, pp.1343-1368.
190 Sur le sujet de l´oisiveté, les règles monastiques rejoignent notre société conteuse de l´Heptaméron, où
Parlamente dit à Oisille: «Madame, je m´ébahis que vous, qui avez tant d´expérience et qui, maintenant, à nous
femmes tenez lieu de mère, ne regardez quelque passe-temps pour adoucir l´ennui que nous porterons durant
notre longue demeure. Car si nous n´avons quelque occasion plaisante et vertueuse, nous sommes en danger de
demeurer malades » (p.45). Voir notre partie I.I.3.3.3 au sujet du rire et de la mélancolie.

49
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

La Règle du Maître191, datant du VIe siècle mais ayant influencé de nombreuses règles
postérieures, explique comment le corps humain se situe par rapport au bien et au mal, le bien
et le mal ayant deux sources: une source extérieure d´une part, celle du bien est la grâce
divine, tandis que celle du mal est le diable, la tentation diabolique; et d´autre part, des
sources intérieures qui viennent toutes deux du coeur, et qui sont les mauvaises ou les bonnes
pensées. Dans les deux sens, que ce soit de l´extérieur vers l´intérieur ou de l´intérieur vers
l´extérieur, le corps humain dispose de filtres: les trous du visage; les yeux, les oreilles et la
bouche sont les filtres du bien et du mal. Ceux-ci doivent être utilisés de façon à laisser entrer
ou s´exprimer le bien et à barrer la route au mal: la Règle du Maître parle du « verrou de la
bouche », de la « barrière des dents ». Quand le rire s´apprête à retentir, il faut empêcher
absolument qu´il ne s´exprime. On voit que le rire est perçu comme la pire des mauvaises
formes d´expression venant de l´intérieur: la pire souillure de la bouche. Tout ceci est lié à
une sorte de physiologie chrétienne, derrière laquelle on reconnaît des traités médicaux, des
croyances physiologiques192.

Le Goff distingue plusieurs périodes dans le jugement sur le rire dans les écrits et règles
monastiques. Dans la première période, du IVe au Xe siècle, le modèle monastique semble
l´emporter, c´est-à-dire le rire réprimé et étouffé193. Le rire en public entraîne une punition
corporelle, par exemple des coups de bâton. Le Goff voit une deuxième période dans le temps
de la libération et du contrôle du rire, dus entre autres à la montée des laïcs et à la littérature
vernaculaire194. Au niveau des moeurs, on retrouve l´importance de la cour comme milieu de
domestication du rire. Une troisième période consisterait dans le rire scolastique,
l´établissement d´une casuistique du rire. Qui est alors habilité à rire? Quelle sorte de rire est
licite? Quand le rire a-t-il le droit de s´exprimer et quelles formes peut-il prendre ?

191 La Règle du Maître, éd. Adalbert de Vogüé, Série des textes monastiques d´Occident, n°XIV, Cerf, 1964, 3
tomes.
192 Voir notre partie I.I.3.3.2 sur les traités physiognomiques.
193 « Il y a répression du rire, car le rire sur lequel on s´hypnotise, c´est le rire diabolique. Mais n´oublions pas
que si c´est une période où les larmes semblent submerger le rire, nous rencontrons dans le milieu monastique
lui-même ce contrepoint des joca monacorum qui montre que même dans les périodes où les théories hostiles au
rire semblent l´emporter, une pratique sans grande contrainte du rire continue à vivre. En tout cas, dans le milieu
un genre littéraire s´exprime au sens contraire et semble échapper à la répression » (op.cit., p.1354).
194 Voir Le Goff, op.cit., p.1354 : « La société prend l´habitude de se regarder dans un miroir, les états du monde
aperçoivent leur image ridicule: d´où le développement de la satire et de la parodie, et, du côté de l´Eglise, (...)
l´établissement d´un contrôle du rire ».

50
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

I.I.3.2.3.2) dans le droit canon

L´interdiction de plaisanter et donc aussi d´employer l´ironie est établie très tôt pour le clergé.
Dans la plus vieille collection de textes canoniques, dans la Hibernensis de 710, on trouve le
décret suivant: « Clericus scurrilis195 et verbis turpibus jocularis degradetur »196. Dans la
même veine, Regino de Prün écrit deux livres en 906, intitulés De synodalibus causis et
disciplinis ecclesiasticis, dans lesquels il interdit aux ecclésiastiques de se comporter comme
des bouffons197. Aussi bien le décret de la Hibernensis que le canon 154 de Regino reposent
sur la même source: les Statuta ecclesiae antiqua, ayant été faussement rapportés comme
provenant du quatrième concile de Carthage198. Cette tradition s´enracine fortement :
L´interdiction de plaisanter se retrouve dans les collections de droit canon des temps suivants,
par exemple chez saint Yves de Chartres199 (1040 ?-1116 ?) et dans le Decretum de Gratien200
(environ 1140). Quelle est la réglementation pour le cas où un moine, malgré les interdictions,
se prend à rire en public ? Le religieux faisant le bouffon201 perd tout privilège clérical d´après
un décret du pape Boniface VIII (1294-1303):

« Clerici, qui, clericalis ordinis dignitati non modicum detrahentes, se ioculatores seu goliardos faciunt
aut bufones, si per annum artem illam ignominiosam exercuerint, ipso iure, si autem tempore breviori,
et tertio moniti non resipuerint, careant omni privilegio clericali »202.

Toute participation active ou passive à la plaisanterie était donc officiellement défendue au


clergé203, même si cela n´était pas respecté en pratique204. Les membres du clergé ne doivent

195 Voir la tradition classique Ŕ examinée ci-dessus - dont les moines et les clercs sont les héritiers.
196 H. Wasserschleben: Die irische Kanonensammlung, Giessen, 1874, p.34, cit. par Suchomski, op.cit., p.24.
197 F.G.A. Wasserschleben: Reginonis abbatis Prumiensis libri duo de synodalibus causis et disciplinis
ecclesiasticis. Leipzig 1840. c.153: « Si quis clericus aut monachus verba scurrilia, ioculatoria risumque
moventia loquitur, acerrime corripiatur »; c.154: « Clericos scurriles et verbis turpibus ioculatores ab officio
detrahendos » ; cit. par Suchomski, op.cit., p.24.
198 Les statuta ecclesiae antiqua. Thèse Strasbourg 1958, PUF 1960, p.92, c.72: "Clericum scurrilem et verbis
turpibus jocularem ab officio retrahendum", cit. par Suchomski, op.cit., p.24.
199 Panormia, lib.3, c.172, PL 161,1171, cit. par Suchomski, op.cit., p.25.
200 « Clericum scurrilem et verbis turpibus ioculatorem ab officio retrahendum », Decretum Gratiani, pars I,
distinctio XLVI, c.VI, col.168 dans Aemilius Friedberg, Corpus Iuris Canonici, editio lipsiensis secunda, tome I,
Graz: Akademische Druck- und Verlagsanstalt, 1959, cit. par Suchomski, op.cit., p.25.
201 Voir notre partie II.II.2.3. sur le religieux perverti dans la N11 selon l´édition Gruget.
202 Liber sextus Decretalium D. Bonifacii Papae VIII, lib.III, tit.I, cap.I (Emil Friedberg, Corpus Juris Canonici,
Leipzig 1881, t.II, col.1019), cit. par Suchomski, op.cit., p.25.
203 Un passage chez Burchard de Worms (965-1025) interdit aux moines aussi bien le jeu de dés, l´ébriété, la
gourmandise que « turpis verbi vel facti jocularem esse, vel jocum saecularem diligere », cit. par Suchomski,
op.cit., p.24. Les précisions données indiquent que les membres du clergé ne devaient pas assister jusqu´à la fin à
un festin de noces ou au repas suivant un enterrement. La raison de cette défense n´est pas seulement la
prévention de l´ébriété des clercs, mais aussi le fait de les voir exposés au divertissement mondain, animé par les
musiciens et les narrateurs d´histoires drôles. Le Decretum de Gratien reprend cet argument: « Nullus
presbiterorum, quando ad anniuersarium diem trigesimum, uel tertium alicuius defuncti, aut quacumque

51
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

pas seulement s´absenter des occasions de divertissement, mais sont aussi sommés à se tenir à
distance des joculatores, histriones et des scurrae. Les moines de Sarrance, dans
l´Heptaméron, représentent donc tout-à-fait le contraire ; ils n´accourent qu´aux contes
promettant d´être drôles et ne restent pas pour les débats des devisants :

« Mais vous ne regardez pas ce que je vois ! dit Hircan, c´est que tant que nous avons raconté nos
histoires, les moines, derrière cette haie, n´ont point ouï la cloche de leurs vêpres. Et maintenant, quand
nous avons commencé à parler de Dieu, ils s´en sont allés, et sonnent à cette heure le second coup ! »
(fin de la troisième journée, p.285).

De même pour le religieux évoqué dans la N11 selon l´édition Gruget205. Il se comporte en
chaire comme un bouffon et son sermon sert uniquement à susciter scandale et rire du public.
En guise de conclusion, nous pouvons dire que beaucoup de sources témoignent que Ŕ
théoriquement - la plaisanterie n´a pas sa place dans un christianisme rigoureux. Mais les
décrets de l´Eglise ne sont pas suivis à la lettre, ce que l´on voit à travers le nombre de leurs
renouvellements. Malgré le combat contre les métiers du divertissement, jongleurs et histrions
sont reçus dans les monastères, dans les cours séculières et épiscopales. La pratique littéraire
est également en opposition avec l´enseignement de l´Eglise: de nombreux clercs écrivent des
vers parodiques en latin. Les éléments comiques présents aussi bien dans le sermon que dans
les mystères ne peuvent pas être expliqués par l´attitude de l´Eglise206.

Nous nous intéressons maintenant au jugement sur le rire qu´entraînera la Renaissance. Cette
période suscite, en effet, un intérêt grandissant pour l´analyse du rire comme phénomène
typiquement humain.

uocatione ad collectam presbiteri conuenerint, se inebriare nullatenus presumant; nec precati in amore
sanctorum uel ipsius animae bibere, aut ad bibendum cogere, uel se aliena precatione ingurgitare; nec plausus
et risus inconditus et fabulas inanes ibi referre aut cantare presumat; uel turpia ioca uel urso tornatricibus ante
se fieri patiantur; nec laruas demonum ante se ferri consentiant, quia hoc diabolicum est, et a sacris canonibus
prohibitum » (tertia pars, dist. 5, c. 35, col. 1422 ; cit. par Suchomski, op.cit., p.25).
204 Voir nos parties I.II.2 et I.II.3 sur le rire pascal et les contes pascals.
205 A ce sujet, voir notre partie II.II.2.3.
206 Voir notre partie I.II sur les pratiques du rire et de la plaisanterie lors de festivités médiévales et leurs
témoins littéraires.

52
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

I.I.3.3) Jugements sur le rire à la Renaissance

Comment les phénomènes du rire et de la joie sont-ils évalués à la Renaissance ?


Au sujet du rire, nous renvoyons au travail de Ménager207. Il n´y a Ŕ à ma connaissance Ŕ pas
de travail semblable sur la joie à la Renaissance. Ces deux phénomènes ne sont pas mélangés
au XVIe siècle. Au contraire, Vincenzo Maggi insiste, dans le De Ridiculis208, sur la
différence entre le rire et la joie. Même si l´un et l´autre phénomène ont le même effet de
dilatation sur le cœur, ils sont causés de manière différente. La joie a pour source l´honnêteté,
alors que le rire est produit par les actions déshonnêtes:

« On peut dire la même chose dans le cas de la joie, car la joie est comme un certain rire, même si elle
se distingue de lui. En effet, le coeur se dilate d´une autre façon dans la joie que lorsque nous rions,
puisque leurs causes sont également différentes. La véritable joie provient en effet de choses honnêtes,
alors que, dit-on, le rire le plus fort se produit sous l´effet de choses honteuses » (p.81).

I.I.3.3.1) Intérêt pour l´étude du rire comme spécificité humaine

A la Renaissance, le rire est étudié en tant que marque spécifique de l´homme.


La réflexion sur le rire est plutôt pratiquée par les philosophes aristotéliciens que platoniciens.
Dans leurs définitions du rire, les humanistes se réclament volontiers de l´étymologie,
introduisant ainsi un jugement de valeur quant à la noblesse du rire209. Les dictionnaires
modernes ne donnent aucune étymologie sûre du verbe rideo210, les savants du temps, eux, en
créent de nombreuses211. Le débat est mené sur différents aspects du rire, la Renaissance
montrant un énorme intérêt face au rire, vu à la fois comme spécificité de l´homme en général
et comme clé de la personnalité particulière. De nombreux médecins et philosophes
réfléchissent dans leurs traités de chirurgie, de physionomie ou d´éthique aux causes qui
provoquent le rire. Le thème du rire devient central à la Renaissance:

207 Ménager (Daniel), La Renaissance et le rire, Paris : PUF, 1995.


208 Maggi (Vincenzo), De ridiculis, in Trattati di poetica e retorica del Cinquecento, a cura di Bernard
Weinberg, vol. II, Bari: Laterza, 1970.
209 Voir Bruno Roger-Vasselin, Montaigne et l´Art du sourire à la Renaissance, op.cit., p.282 ss.
210 Ernout et Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, 4e éd., Klincksieck, 1985, suggèrent un
rapprochement avec la racine sanskrite krid qui signifie : jouer, danser.
211 Roger-Vasselin, op.cit., pp.282-3 : « Antonio Lorenzini fait venir ridere du grec rhéo qui signifie: couler à
flots, car dans le rire, les esprits vitaux, en suspension dans le sang, se précipiteraient comme un torrent vers le
visage. Nicolas de Nancel trouve une ressemblance entre ridere (rire) et rudere (braire). L´animal, exclu du
privilège de rire, prendrait ainsi une sorte de revanche linguistique par la parenté de son braiement avec le rire
humain. Quant au gelôs des Grecs, il s´expliquerait d´après Caelius Rhodiginus par le mot hélios signifiant
chaleur, le rire étant une chaleur se propageant à l´intérieur du corps. D´autant que l´expression homérique
asbestos gelôs, « un rire inextinguible », que l´on trouve aussi bien dans l´Illiade (I, v.599) que dans l´Odyssée
(VIII, v.326), hante tous les esprits. »

53
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« S´occuper du rire n´est, en somme, ni négligeable ni déshonorant, comme certains le voudraient. Au


contraire, le fait même qu´il soit un sujet d´étude dans les disciplines apparemment les plus éloignées
confirme son évidente centralité »212.

Ainsi, le rire, vu comme spécificité humaine, est très présent dans l´oeuvre de François
Rabelais, protégé de la reine de Navarre. En effet, le second livre de Rabelais, Gargantua,
s´ouvre sur un dizain « Au lecteur » où se trouvent les deux vers fameux:

« Mieux est de ris que de larmes escripre


Pour ce que rire est le propre de l ´homme »213.

Rabelais donne encore d´autres définitions du rire214. Au moment de la publication de


Gargantua (1534 ou 1535), Erasme réfléchissait à une définition de l´homme en termes
scolastiques215. D´autres écrivains essaient également de définir la spécificité de l´homme par
rapport à l´animal. Ainsi, Castiglione écrit dans son Courtisan: « Pour décrire l´homme, on a
coutume de dire qu´il est un animal capable de rire » (II,45). Et le médecin Laurent Joubert de
dire: « Le seul homme est né apte à l´étude, contemplation, et toutes sortes d´affaires »216.
Joubert établit un lien entre les facultés cognitives de l´homme et le droit au rire. D´après
Ronsard, c´est Dieu lui-même qui donne le rire à l´homme:

« Dieu qui soubz l´homme a le monde soumis


A l´homme seul le rire a permis
Pour s´esgayer; et non pas à la beste
Qui n´a raison ny esprit en la teste » 217.

212 Ordine, op.cit., p.26.


213 Avec la sentence « le rire est le propre de l´homme », Rabelais fait d´une pierre deux coups, selon
l´expression de Ménager. Il affirme que la vocation de l´homme est de rire, non de pleurer et contrecarre la
théologie de la pénitence. En même temps, il parodie l´un des termes du vocabulaire médiéval (celui de propre),
exécré déjà par Erasme, voir Ménager, op.cit., pp.14-15.
214 Plus loin dans son oeuvre, il montre Pantagruel et ses amis comme spectateurs d´un ballet qui les remplit de
joie, et - fait plus surprenant - suscite le rire: « Il ne fut oncques tant severe Caton, ne Crassus l´ayeul tant
agelaste ne Timon Athenien tant misanthrope ne Heraclitus tant abhorrant du propre humain qui est rire, qui
n´eust perdu contenance », Cinquième livre, chap. 14, p.853. - Daniel Ménager, op.cit., p.12 note: « Le propre de
l´homme serait donc le rire, ce que savent bien Pantagruel et ses disciples, ce que refusent et condamnent en
revanche les sauvages « agelastes », suppôts abominables de la Sorbonne et de la Réforme, tristes champions de
la vérité figée, vestiges déplacés mais inquiétants d´une époque qui n´aurait pas su rire: le Moyen Age. Tout
serait dit en quelques mots: cet éloge du rire serait bien le signe de l´entrée dans un monde nouveau, celui de la
Renaissance ».
215 « Le rire était-il une propriété bien choisie? Non, car elle est commune aux singes et aux chiens! Le propre
de l´homme, c´est la parole. En fait, Erasme ne croit pas aux définitions. Le meilleur moyen de dire ce qu´est
l´homme, c´est de le mettre en scène, dans la variété infinie de ses comportements: ce à quoi s´emploient les
Colloques , et, de son côté, Rabelais dans ses romans », Ménager, op.cit., p.15.
216 Traité du Ris, Genève : Slatkine Reprints, 1973, pp.231-232.
217 « L´ombre du cheval », v.95-98, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, Ed. La Pléiade, t.II, pp.743-744.

54
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Le rire est donc Ŕ également à la Renaissance, suivant Aristote - vu comme privilège de l´être
humain. Les théoriciens du rire sont, au XVIe siècle, surtout des médecins. Ils vont explorer
l´aspect corporel du rire et essayer de déterminer son siège. Pour ce dernier, trois organes sont
privilégiés: la rate, le coeur ou le cerveau218. Le rire est qualifié de « tremblement » ou de
« mouvement » et il est vu par Joubert219 comme une « merveille », c´est-à-dire une « réalité
naturelle mais qui intrigue »220. Les théoriciens partagent l´étonnement de Joubert devant la
disproportion qui existe, parfois, entre le rire et ses causes. Une « chose de neant, du tout
vaine et legiere (Culbute inopinée, bredouillement, mot d´esprit) peut secouer le corps qui ne
s´appartient plus »221. En riant, le corps n´est donc plus gouverné par la raison ; il est en
débandade222. Joubert, un auteur extrêmement intéressant quant à la théorie sur le rire, ne
pourra être étudié que brièvement ici, car il est postérieur à Marguerite de Navarre. Son Traité
du Ris (1579) est principalement consacré à l´interrogation sur la physiologie du rire. L´œuvre
comporte trois livres, dont le premier est consacré aux « causes » du rire et à ses
« accidents ». Dans les quatre premiers chapitres223, le médecin examine la « matière du ris »
(chap. 1), les diverses catégories du ridicule, en reprenant la distinction aristotélicienne entre
les « faits », ou événements fâcheux qui peuvent en eux-mêmes prêter à rire (chap. 2), et les
« propos », ou récits spirituels qui rendent comique tel ou tel événement (chap. 3), avant
d´introduire quelques observations transversales sur ces deux types de ridicule (chap. 4). Le
« ridicule en fait » se décompose en deux grandes catégories : la drôlerie involontaire des
actes commandés par le hasard (« il faut que cela advienne sans y penser ») et les créations

218 Screech (M.A.) & Calder (Ruth): “Some Renaissance attitudes to laughter”, in Levi (A.H.T.) (éd.),
Humanism in France at the end of the Middle Ages and in the early Renaissance , Manchester, The University
Press, 1970, pp.216-229; voir p.220-221: “Nicolas Nancel, another French doctor, describes the course of
laughter in De risu (Paris, 1587). The first movement of laughter comes from the head, not the heart (nor indeed
the spleen nor the diaphragm, as many held). The whole body reacts sympathetically to this agitation of the
animus and the brain. First the brain itself sends its orders to the sinews; they arouse the muscles, which in turn
agitate the parts of the body annexed to them. The brain palpitates, both dilating and contracting, so that at
length even tears pour forth”.
219 Laurent Joubert (1529-1582) était un médecin célèbre et ancien élève du grand Rondelet (dont Rabelais avait
fait son « Rondibilis »). Nommé chancelier de la faculté de médecine à Montpellier à partir de 1573, il fut appelé
à la cour de France par Henri III en 1579, dans l´espoir de guérir la stérilité de la reine Louise de Lorraine.
Malgré son échec, les faveurs royales ne lui furent pas retirées. Ses deux ouvrages majeurs sont le Traité du Ris
(éd. définitive 1579) et les Erreurs populaires au fait de la médecine et régime de santé (1e éd. 1578), opuscule
qui fit scandale à cause des sujets scabreux abordés en français.
220 Ménager, op.cit., p.25.
221 Traité du Ris, op.cit., p.124.
222 Que dirait Cicéron de la plaisanterie suivante de Lucien, Banquet dans Oeuvres, texte établi par Jean
Bompaire, Paris: Les Belles Lettres, 1998, tome II, pp.223-224, chap. « Curieux compliment nuptial dit par le
platonicien Ion »: « Assurément il vaudrait bien mieux ne pas avoir besoin de se marier et suivant Platon et
Socrate pratiquer la pédérastie: en tout cas seuls les pédérastes peuvent s´accomplir dans la vertu. Mais, si même
il est besoin d´épouser des femmes, elles devraient selon la doctrine platonicienne être communes entre nous
pour que nous fussions exempts de jalousie ». Les rires accueillirent ce discours comme hors de propos ».
223 Nous reprenons cette catégorisation à Roger-Vasselin (Bruno), Montaigne et l´art de sourire à la
Renaissance, St. Genouph : Nizet, 2003, pp.278-279.

55
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

volontaires constituées par les actes « qu´on fait sciemment et de pensée expresse ». Au sein
des événements ridicules « sans y penser », cinq subdivisions peuvent être repérées : une
fugitive apparition des « parties honteuses », un « aperçu du cul », une « soudaine chute »,
une « déception » des sens (par exemple, « si la glace rompt sous les pieds de celui qui
follement la cuidait être ferme », ou « si on prend merde pour miel »), enfin de « légers
dommages » sans perte importante. Les actes que l´on fait « sciemment et de pensée
expresse » ne comportent, pour leur part, que deux subdivisions : les imitations grotesques et
pitreries consistant à contrefaire une attitude, et les « tours que nous faisons pour nous moquer
ou endommager autrui, mais c´est de chose qui n´importe, et qui est en jeu ».
Quant au « ridicule en dit » (chap. 3), Joubert y reprend la séparation traditionnelle entre le
comique que le langage se borne à exprimer et celui qu´il crée par des jeux verbaux. Il faudra
donc opposer les narrations plaisantes, dans lesquelles le contenu est comique et le langage ne
sert que de véhicule, et les jeux de mots dans lesquels le comique repose sur une manipulation
verbale. La deuxième catégorie, celle des jeux de mots ou « rencontres », est la plus complexe
de toutes en raison du nombre de ses subdivisions et de sa technique foisonnante. Joubert y
range les « brocards, lardons, irrisions, moqueries, mots piquants, mordants, équivoques,
ambigus, et qui retirent à déception de quelque façon que ce soit », mais il y ajoute les
« propos déshonnêtes, lascifs, facétieux, outrageux, fâcheux, niais, ou volages et indiscrets ».
Ces « rencontres » ou « propos ridicules qui particulièrement se rapportent à l´ouïe », tous
fondés sur la dérision, doivent, pour être drôles, rester légers, précise-t-il. De plus, la
complexité de ce genre de ridicule tient à la considération particulière du tact et de
l´opportunité. La technique du comique verbal fait entrer en jeu toutes les figures de style.
Joubert remarque que : « Bien souvent on ne saurait connaître aisément si le ris est
simplement d´une gaieté ou si on rit d´un autre en se moquant ». On ne rira cependant pas des
personnes dont on a peur224. Il note l´importance de la vivacité dans les discours badins :

224 Joubert, op.cit., p.134: « Donques le Ris et meu des faits ou dis, qui ont apparance de laideur, & ne sont
pitoyables, sinon (peut etre) de prime face » ; pp.16-17: « Ce que nous voyons de laid, difforme, des-honneste,
indessant, mal-seant, & peu convenable, excite an nous le ris, pourveu que nous n´an soyons meus à compassion.
Example: Si on vient à découvrir les parties honteuses, lesquelles par nature, ou publique honnesteté nous
sommes coutumiers de cacher, pour ce qu´il est laid, toutesfois indigne de pitié, incite les voyans à rire ». Mais
aussi de voir les parties génitales d´autrui déclencherait le rire : p.20: « Aussi chacun ne rit pas de voir les parties
honteuses: mesmes les plus severes reprandront aigremant celuy, qui deshonté les decouvre à son esciant. Il faut
que cela avienne sans y panser: comme si on les voit par quelque decousure des chausses ». « Par mesme raison,
voyant quelqu´un tomber an la fange, nous an prenons à rire: car cela est fort laid, & sans aucun danger qui nous
tire à commiseracion: tellement que tant indessante sera la chute, tant plus grande la risee ». D´après Joubert, on
ne rit qu´en absence de compassion et si le dommage n´est que léger: « Si un homme devenu phrenetique, ou
maniacle, dit et fait quelques folies, on ne se peut tenir de rire: sinon quand depuis on s´avise, de le grand perte
qu´il ha faite de son sans & antandemant. Lors nous an recevons compassion (...) Une autre sorte de ridicules et,
des legers dommages, receus par sottise, ou peu avisee garde ». Joubert évoque également le fait de trébucher sur
un mot comme source de rire: p.31 : « Quant à l´usage, nous faisons qu´on se rid, ou de autres ou de nous
mesmes: des autres, si an moquerie nous reprenons, refutons, meprisons, ou rabbatons leur dire: de nous
mesmes, quand nous disons quelque chose un peu absurde, ou a notre eciant, ou sans y panser: & quand nous

56
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Le plaisir et la bonne grâce se perd quand ils ne viennent à propos, en temps et lieu ; ou ils sont tant
réitérés qu´on s´en ennuie ; ou ne sont prompts et soudains, condition sur toutes requise en matière de
jaserie, car la vitesse y donne agencement. La vitesse est comme la sauce qui donne l´appétit de
rire »225.

Une observation de Joubert met en lumière l´imprévisibilité du rire, son aspect inopiné et
fantasque : « Parquoi on peut bien rire de ce qui n´est pas ridicule ; et on ne rira pas toujours
quand la matière est présente »226. Joubert compare les effets médicaux du rire et de la joie227
et affirme que la joie Ŕ contrairement au rire Ŕ provoque un agrandissement du cœur, ce qui
peut être dangereux pour la santé de l´homme et peut même conduire à la mort228.

Finalement, nous pouvons dire que le rire intéresse le médecin du XVIe siècle parce que c´est
un mystère. Deux mouvements opposés, la joie et la tristesse, traversent le corps du rieur229.
Examinant le rire de manière clinique, Joubert propose une définition de ce phénomène :

« Le ris est un mouvement, fait de l´esprit épandu et inégale agitation du cœur, qui épanouit la bouche
ou les lèvres, secouant le diaphragme et les parties pectorales, avec impétuosité et son entrerompu, par
lequel est exprimée une affection de chose laide et indigne de pitié » (p.167).

decevons l´expectacion des ecoutans, ou que nous prenons les propos à rebours » ; p.33: « On ne rit pas
seulement des parolles subtilemant piquantes, ains aussi de toutes autres naivemant prononcees, follemant dittes,
niaisemant, an cholere, depit, ou sotte couardise » ; p.34: « Ce que j´ai ainsi declaré par raisons & examples,
Cicero le confirme de son autorité, quand il dit: que la risee procede de certaine vilanie ou difformité, comme y
ayant siege, de sorte qu´il n´y ha grand differance du Ris, à la moquerie. Et de vray, bien souvant on ne sauroit
cognoitre aisemant, si le Ris et simplemant d´une gayeté, ou si on rid d´un autre an se moquant ». A la fin,
Joubert reconnaît donc qu´il n´est pas si aisé de déterminer la cause du rire de quelqu´un : le rieur est-il
simplement gai ou se moque-t-il d´un autre ? Joubert dit en outre qu´il est sage de rire : p.330 : « Parquoy ceus
sont bien sages, & pourvoyent bien à leur santé, qui vivent joyeusemant, rient souvant, & ne s´accable d´un
fardeau de pansemans & affaires, se tuans pour les biens de ce monde, comme dit le vulgaire. Ils suivent
prudammant le traessain conseil de Marsile Ficin, où il exhorte ses amis en cette sorte : Vivés joyeusemant, dit-
il. Le ciel vousha creés de sa liesse, laquelle il ha declaré de sa fasson de rire (…) comme an s´ebaudissant. Il
vous conservera aussi par vottre liesse »; p.331 : « On peut maemes par le Ris eviter le dangier imminant de la
mort ».
225 Joubert, op.cit., pp.34-35.
226 ibid., p38.
227 « Non seulemant cette affeccion (=le rire) nous plait, ains aussi et la plus seure de toutes : par ce qu´il n´y ha
point d´extreme epanouissemant de cœur (qui et fort dangereus) comme il avient de la grand´joye : ny
vehemante constriccion, comme an la grand´tristesse. Dont plusieurs de petit courage, se pamet aisémant de
joye, ou de tristesse, & quelques uns an meuret : mais on ne lit pas, que beaucoup de jans soint mors de rire »
(p.233).
228 Voir notre partie II.II.1.1. pour le cas de mort dans la joie.
229 La thèse de Joubert est la suivante: « La chose ridicule nous donne plaisir et tristesse: plaisir de ce qu´on la
trouve indigne de pitié, et qu´il n´y a point de dommage, ni mal qu´on estime d´importance (...). Il y a aussi de la
tristesse pour ce que tout ridicule provient de laideur et messeance. Le coeur marry de telle vilenie, comme
sentant douleur, s´etrecit et resserre » (Traité du Ris, p.88).

57
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Joubert commence son troisième livre du Traité sur le ris par une citation psalmique, faisant
ainsi place à la réflexion sur l´humanité d´un point de vue religieux230. Il cite le « Prophete
Royal David » qui s´est écrié : « Ie seray adonc rassasié, quant ta gloire m´apparoitra ».
Joubert explique alors que l´âme peut connaître tout ce qu´il y a au monde hors ce qui relève
du divin231.
Dans son troisième livre, Joubert ajoute que le rieur doit posséder certaines compétences
comme la connaissance Ŕ s´opposant donc à l´être dont on rit parce qu´il ne se connaît pas -
et l´imagination232. D´autres attributs influencent également le rieur : statut social,
constitution physique, sexe et degré de dédication à l´étude. En effet, d´après Joubert, les
personnages plus haut placés ainsi que les personnes grasses sont plus enclins à rire que les
personnes de statut social bas et de constitution maigre, de même que les femmes ont un
penchant au rire plus prononcé que les hommes233, dont surtout les agelastes234.

Enfin, nous pouvons dire que la Renaissance étudie le rire pour étudier l´homme et ses
sentiments complexes. Les savants du XVIe siècle s´intéressent aussi au fait que le rire
échappe à la volonté humaine et peut être interprété de diverses manières235. Que révèle le rire
sur la personnalité du rieur ?

230 Cette idée a été mise en valeur par Rosanna Gorris lors de sa communication au cours du colloque sur le rire,
organisé par M.-M. Fontaine à Lille, novembre 2003 ; actes à paraître.
231 « Mais quant à l´essance de Dieu, elle ne peut etre comprise de l´esprit humain, vu qu´elle et infinie, &
l´esprit et finy ». « L´Ame n´et qu´un point, comparé à son createur immanse, & qui n´ha point de lieu ou place,
etant plus grand que tout. Mais comparee aus autres creatures, ell´et comme un petit Dieu » (p.221). « Voilà
pourquoy an ce bas territoire, où elle est comme pelerine, il n´y ha rien qui la contente, ains y demeure
insaciable ». « Donques notre esprit ne sera jamais rassasié, que la gloire de Dieu ne luy apparoisse : laquelle
etant infinie, ramplira tellement nottre ame de sa moindre porcion, qu´elle ne pourra comprandre autre chose ».
(p.228) ; « Car nous ne serons jamais bien resolus, de ce que nottre esprit desire antandre & savoir, pour an etre
parfaitemant eclarcis, que nous n´ayons la vision de Dieu, auquel et toute la sapiance, & parfaite
counoissance …» (p.229).
232 « Pour emouvoir le Ris, outre ledit appetit sansuël, il samble que soit requise la cognoissance &
imaginacion » (p.239)
233 Les femmes doivent parfois cacher leur rire. A ce sujet, voir notre partie II.III.1.
234 op.cit., pp.262-263 : « Ie panse qu´il appert suffisammant de ce qu´ha eté dit, ceus rire plus aisémant & plus
souvant, qui sont bien nés, & d´heureuse complexion. Ce qui avient de la quantité du sang loable, pur, net, clair,
& plus subtil que gros ». Les gens bien nés, donc nobles, rient plus souvent que le commun des mortels : « Dont
aussi ceus qui s´adonnet du tout à l´étude, & contemplacion, ou à quelque grand affaire, praisque tous fort
agelastes, tristes, rudes, severes, & de sourcil ranfrongné : parce que la vertu vitale etant affoiblie, par la
consumption des espris, il leur reste peu de sang, & iceluy et grossier comme atrabilaire » ; « Par maime raison
les fames generalemant, riet plus souvant & plus aisémant que les hommes, & les gras que les maigres ».
235 Ménager, op.cit., p.41 : « Dans son désir de comprendre, la Renaissance devait fatalement rencontrer la
question du rire. Elle s´y attache d´autant plus qu´elle découvre son caractère humain. Comprendre le rire
devient une tâche nécessaire si l´on veut comprendre l´homme. Pour l´aider dans cet effort, elle trouve sans
doute le secours de certains philosophes de l´antiquité, mais au total, Aristote mis à part, ils lui apportent peu.
C´est pourquoi la Renaissance « bricole » ses théories, empruntant un peu à tout le monde, aux médecins comme
aux voyageurs, aux moralistes comme aux théologiens. Ce qu´elle découvre n´est pas mince et fait honneur à son
sens de la complexité. Car c´est bien la Renaissance qui, la première, a affirmé que le rire était le fils de
sentiments complexes; elle aussi, qui a suggéré le rôle de l´étonnement dans sa genèse. Elle a également deviné

58
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

I.I.3.3.2) Intérêt pour l´étude du rire comme clé de la personnalité

La Renaissance perçoit le rire comme clé236 pour mieux cerner une personnalité et pour en
révéler l´intimité. Cela est aussi le cas dans notre recueil de nouvelles. A plusieurs reprises,
dans les descriptions des personnages rieurs de l´Heptaméron, la physionomie est peinte. Quel
est l´arrière-plan théorique de la science physionomique à la Renaissance ?
Au cours du XVIe siècle, un très grand nombre de livres de physionomie consacrent des
études au rire ou discutent les effets de ce dernier dans les sections consacrées aux yeux, au
visage, à la voix ou à la bouche237. Les traités physionomiques ne se constituent pas en genre,
c´est-à-dire en forme d´écrits spécifiques, mais en méthode de connaissance de l´homme. Ils
veulent donner une explication de l´homme et de ses passions à partir de son déchiffrement
extérieur. Héritée des traditions antiques grecques et arabes, la science physionomiste connaît
au XVIe siècle un renouveau d´intérêt très clair qui se prolongera aux siècles suivants :
éditions, traductions et rééditions de nombreux traités se multiplient. Savoir lire le corps et les
traces déposées sur lui devait pouvoir permettre de connaître la structure morale intérieure de
l´individu. Le visage trompe, la duplicité règne, la physionomie ne traduit pas l´âme de façon
univoque, mais il existe un moyen de trouver la vérité et de percer à jour les visages238.
Dans l´Antiquité grecque, la physiognomonie est vue comme science naturelle relevant d´une
conception naturaliste de l´être humain. La relation de type médical établie entre l´équilibre
humoral et le tempérament est supposée décelable à travers des signes physiques précis : teint,
mouvements, aspect général, forme des membres. La réflexion s´appuie sur le postulat qu´il
existe un rapport direct entre l´âme et le corps239. Très vite, sur ce premier courant de la

que le rire pouvait humilier celui qu´elle prétendait exalter. Car le mouvement qu´elle suit à la trace dans
l´obscurité du corps n´obéit pas à la volonté. Dans cette sorte de décharge électrique, que devient la dignitas
hominis ? ».
236 Voir Ménager, op.cit., p.43: « Le rire (...) est un signe (...) qu´on ne sait pas toujours interpréter. Telle est
l´intuition centrale de la Renaissance ».
237 Voir Ordine, op.cit., p.23.
238 Nous renvoyons aux travaux de Jean-Jacques Courtine sur le discours des physiognomomies depuis
l´Antiquité et en particulier à partir de la Renaissance : « Corps, regard, discours ; typologies et classifications
dans les physiognomonies de l´âge classique », Langue française, n°74, Larousse, mai 1987, pp.108-128 ; en
collaboration avec Georges Vigarello : « La physionomie de l´homme impudique », Communications, Seuil,
1987, n°46, pp.79-91.
239 Les premiers textes s´inspirant de ces considérations datent de l´Antiquité : le traité Physiognomonicha
longtemps attribué à Aristote Ŕ et très certainement de son école Ŕ est traduit en latin entre 1258 et 1266 par
Bartolomaeus de Messana.

59
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

physiognomonie, hérité des textes grecs et developpé comme science naturelle, vient se
greffer la tradition arabe, postérieure à la tradition grecque et qui s´est nourrie d´elle. La
physiognomonie arabe est dominée par l´idée originale qu´elle est, plus qu´une science, une
capacité spécifique qui permet de « juger rapidement, et sans erreur possible d´une personne
(…) d´après des signes extérieurs (…) visibles seulement par un œil exercé »240. L´hésitation
entre les deux tendances scientifique et divinatoire de la physiognomonie va marquer son
évolution de façon durable, et on les trouvera encore ensemble à la Renaissance241.
Le regain d´intérêt suscité par les études physionomiques au début du XVIe siècle est à mettre
en parallèle avec la sensibilité croissante à l´expression du visage comme signe de l´identité
individuelle : le corps attire les regards et devient l´objet d´une observation détaillée 242. Cette
étude du rapport entre l´intérieur et l´extérieur de l´être humain s´appuie sur la « doctrine des
signatures » par laquelle l´homme, son visage et son corps sont enserrés dans un réseau
d´analogies : le visage est au corps ce que le corps est au monde243. Entre le visage et le corps
sont donc tendus des liens de sens équivalents à ceux qui se tissent entre le corps humain et le
monde extérieur. De plus, le visage, pièce principale du corps, est le siège de l´âme, située
dans la tête : un rapport de contiguïté s´établit de l´un à l´autre. « Métonymie de l´âme », le
visage permet d´accéder à elle. Mieux encore, il est sa « métaphore » car fait à sa
ressemblance : c´est à sa surface, en effet, que se manifeste le mouvement des passions
intérieures 244. L´observation des traits du visage doit ainsi permettre de traduire les émotions
par déchiffrement des indices qui s´y manifestent. Ainsi, dans son Traité du Ris, Laurent
Joubert assimile les manifestations du rire à une passion, liant de façon immédiate le signe
corporel et l´émotion qui lui correspond. Il s´agit là encore de déchiffrer les signes que porte

240 Yves Mourad, cit. par J.-J. Courtine et C. Haroche, op.cit., p.44.
241 Voir Couturas, op.cit., p.170. Elle précise que : « Ce n´est que dans les vingt dernières années du XVIe siècle
qu´une évolution a lieu vers un mouvement de rationalisation, renforcé de façon concrète par les effets de la
Contre-Réforme catholique qui condamne par la Bulle pontificale de Sixte V, en 1586, les sciences occultes ».
242 Voir Couturas, op.cit., p.173 : Ce dont l´histoire de l´art témoigne largement à travers l´évolution du portrait
peint depuis le XVIe siècle. On assiste à une progressive autonomisation de l´expression individuelle, en
particulier grâce à l´étude « de face » : « L´humanisme fait de la figure humaine un véhicule premier de sens et
d´expression et Dürer peint des regards, le regard intérieur d´Erasme, le regard réflexif de l´autoportrait. Alors
que Léonard de Vinci affirme : « Tu feras les figures de manière à ce qu´il soit facile de comprendre ce qu´elles
ont dans l´esprit, autrement, ton art ne sera pas digne de louange » (Haroche et Courtine, op.cit., p.72).
243 Dans l´imaginaire du Moyen Age, le corps humain est supposé être le miroir du monde qui se reflète en lui.
244 « C´est cette partie que l´on nomme avec juste raison le miroir de l´âme, son tableau raccourci, où toutes ses
naïves couleurs et vifs délinéaments se voient représentés et où se lisent clairement les vices et les vertus qui la
possèdent, ou qu´elle possède », J. Taxil, L´Astrologie et la Physiognomonie en leur splendeur, Tournon, 1614,
p.6, cit. par Courtine et Haroche, op.cit., p.55.

60
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

chaque individu sur le visage245. Le travail de Laurent Joubert témoigne cependant d´une
évolution dans cette volonté de connaître l´homme intérieur : il ne s´agit plus seulement de
traduire en termes généraux des signes fixes déchiffrés sur le visage, mais de capter des signes
beaucoup plus fugaces, ceux de l´expression passagère de mouvements qui reflètent des
émotions elles-mêmes passagères246. Pour Laurent Joubert, la signification de la
« physiognomonie rieuse »247 se trouve encore déterminée par le réseau traditionnel des
analogies dans lequel l´homme est enserré, mais on assiste pourtant à un glissement de
l´emploi de la physiognomonie vers un type nouveau de lecture des indices faciaux, dans la
mesure où le rire a partie liée avec le langage248. Par là même, le rire devient un « signe mixte,
à la jonction de la nature et de la culture »249. Le signe de la passion ici est lié à
l´apprentissage du code arbitraire de la langue : le déchiffrement des émotions ne relève donc
plus de façon exclusive de la grille préétablie des tempéraments et des complexions.
L´individu n´est plus seulement déterminé par ses humeurs, son tempérament, le zodiaque ou
le climat sous lequel il vit, mais il est perçu et déchiffré dans le cadre d´un processus
culturel250.

245 « D´avantage, la face de l´homme est tres-excellante, de ce qu´elle n´est pas couverte de poil, de calhe ou de
plume : comme ce qu´on dit improprement le visage d´une baite. (…) Car l´homme estant animal sociable et
politic, ne devoit pas avoir ses affections tant cachées, qu´on an decouvrit rien : dequoy sa conversacion seroit
plus à craindre, comme etant trop fin, dissimulé, fraudulant, traitre, et de mauvaise convancion », Traité du Ris,
Contenant son essance, ses causes et mervelheux effais...; item, la cause morale du ris de Democrite…, plus un
dialogue sur la cacographie française, avec des annotations sur l´orthographe de M. Joubert, Paris : Nicolas
Chesneau, 1579, avec privilège du Roy. Ici : « Dedicace à la princesse Marguerite de France, Reine de
Navarre », f. a iij. v°.
246 « Et pourtant la face est propre à tout changemant, comme un chamesleon, pour manifester et mettre an
evidance les passions et mouvemans internes : condicion vrayment : humaine et loüable », „C´est au visage, que
toutes affections impriment quelque marque et signification de leur emeute: etant comme les moutres d´une
horloge, où les heures sont marquees et indiquees de son egulhe : les roües et mouvemans etans cachés au
dedans. Et qui est (je vous supplie) le Protee, qui sache tant bien se contrefaire, qu´il ne demoutre aucunement an
son visage la ioye, la tristesse, l´espoir, la defiance, l´amitié, la haine, l´anvie, la malice, la compassion, la
ialousie, la crainte, la honte, la colere, le depit, le dedain, etc quand le cœur an est fort agité, ou le cerveau
martelé ? Il est impossible, que ces affeccions ne soient ou peu ou prou demoutrees par quelque changement
imprimé au visage » (Traité du ris, éd. cit., f. a iij v°-f.a iiij r°).
247 L´expression est de Bertrand (Dominique) : « Rire et sémiotique corporelle à la Renaissance à l´âge
classique : une nouvelle lisibilité » in La Peinture des Passions de la Renaissance à l´Age Classique Ŕ Actes du
Colloque International de Saint-Etienne, 10-12 avril 1991, textes réunis par Bernard Yon, Publications de
l´Université de Saint-Etienne, 1995, pp.281-291, p.282.
248 « Un Français qui est parmi des Allemands, n´entendant aucun mot de leur langage, néanmoins les oit bien et
les voit rire : mais il ne rit point avec eux ou ce sera des lèvres seulement (tout ainsi que fait un enfant) jusqu´à
tant qu´il ait compris et entendu la signification des paroles », Traité du Ris, p. 295, cit. par D. Bertrand, art. cit.,
p.290.
249 D. Bertrand, art.cit., p.289.
250 D´après Couturas, ce début d´évolution va se trouver confirmé au tournant du XVIIe siècle : on assiste à un
progressif dégagement de l´emprise analogique. L´homme cesse peu à peu d´être référé au monde et d´être

61
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Les artistes peintres du XVIe siècle reprennent-ils ces savoirs nouveaux sur le rire ? L´un des
plus connus, Léonard de Vinci (1452-1519), étudie les traits que le rire imprime sur le visage
et sur le corps dans son Traité sur la peinture, où, dans le chapitre « Du rire et des larmes et
de ce qui les distingue », il décrit avec finesse la facies du rieur. Le rire, comme les pleurs, a
toujours partie liée avec le naturel. Cette confusion est un lieu commun effectivement notée
par les théoriciens de l´art251. Michael Scott décrit ainsi les différents types de rire et de
rieurs :

« Le rire afflue dans la bouche des fous, et il est détourné; une bouche qui rit facilement indique un
homme simple, vain, instable, vite crédule, à l´esprit épais et à l´éducation servile, et peu secret; une
bouche qui rit rarement indique un homme instable, discret et tenace, d´intelligence vive, secret, fidèle
et difficile; une bouche qui se met difficilement à rire indique un homme très sage et de bon sens,
sagace, ingénieux, plaisant, tenace, instruit dans son domaine, colérique et rusé; une bouche qui rit
aussitôt et qui, lorsqu´elle rit, tousse souvent et se tord à un bout indique un homme vain, envieux,
immédiatement crédule et que l´on peut convertir à tout; une bouche qui, lorsqu´elle rit, se déforme
pour se moquer d´autrui indique un homme arrogant, faux, colérique, maussade et un peu
trompeur »252.

Par rire de l´ « homme », Scott n´entend que le rire masculin. Le rire incontrôlé correspond au
fou, le rire rare au sage. Le rire rapide révèle la vanité et l´instabilité ; si ce rire rapide
s´accompagne du fait de tousser, il révèle un homme vain et envieux. Dans sa description du
rire, Marguerite n´est pas aussi précise.
De même, les différents types de rires mentionnés par Joubert253 sont les suivants: Joubert
oppose le fou rire ou cachin254 au « ris modeste » qui est « un simple et petit ris ». Deux
variétés de rire sont apparentées au cachin : le syncrousien et le catonien, tous deux relevant

déchiffré à travers lui, pour acquérir une autonomie propre, comme en témoigne le traité de Harvey qui, en 1628,
met en évidence la circulation sanguine. Le corps devient mécanique, automate, comme le déclare Descartes :
« Je veux que vous considériez ces fonctions comme se produisant naturellement au sein de la machine en raison
de la disposition même de ses parties, ni plus ni moins que le font les mouvements d´une horloge ou d´un autre
automate à partir des poids et des rouages, en sorte qu´il n´est besoin à cet égard de supposer dedans aucune âme
végétative ou sensible, ni aucun principe de vie autre que le sang ».
251 « Du rire et des pleurs et de ce qui les distingue: Tu ne donneras pas au visage de celui qui pleure les mêmes
mouvements qu´à celui qui rit, bien qu´(en réalité) ils se ressemblent souvent (…) », Léonard de Vinci, Traité de
peinture, p.287).
252 Michel Scott, Del riso, in La physionomia natural, chap.76, 1555; cit. par Ordine, op.cit.
253 Voir Roger-Vasselin, op.cit., p.285.
254 Voir Joubert, op.cit., II, 7, p.213. Dans III,11, éd. cit., p.310, Joubert donne une description détaillée du
cachin : « Car quand nous rions à tout rompre, emportés du cachin, il n´est point en notre puissance de fermer la
bouche, ni d´avoir l´haleine à notre commandement : de sorte que l´air défaillant, aucunefois on est pour
étouffer. Est-ce point d´autant que les esprits sortent de grande vitesse et d´un soudain inopiné mouvement ? Car
cette action semble toute spiriteuse et partant impétueuse, comme aussi notre Hippocrate a surnommé les esprits
impétueux. Or vu que cet esprit coureur, tant par la ténuité de la substance très élaborée, que de sa chaleur très
subtile, passe en un moment par tout le corps, et est ravi partout, il ne se faut émerveiller, s´il va tant vite qu´on
ne le puisse arrêter ».

62
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

d´un « ris excessif »255. Joubert mentionne aussi les rires masquant la colère. Il évoque
l´ambiguïté du « rire sardonien »256. Quelques types de rire voisins sont mentionnés : le rire
de fureur ou « ris ajacin » (de « rage, félonie et maltalent »), et le rire jaune, « ris mégarique »
(« quand on rit étant marri intérieurement »). Joubert relève certains rires maladifs dans les
premiers chapitres du second livre. Bref, on peut dire que le rire est le signe de sentiments,
mais qu´il n´est pas toujours expression de plaisir.
Ainsi, nous pouvons dire que dans l´analyse des manifestations du rire, de nombreuses
approches interviennent: la rhétorique, la philosophie et la médecine sont liées à la théorie
politique. La Renaissance n´oublie pas la théorie antique des ridicula, qui différencie entre
facta et dicta, autrement dit entre les événements fâcheux dont certains sont drôles, et la
manière spirituelle qu´on doit donner à la narration de tout événement pour autoriser le rire.
Mais les humanistes enquêtent aussi sur la psychologie quotidienne du rire.
A l´époque suivant celle de Marguerite de Navarre, la question du rire sera encore beaucoup
plus débattue. Ainsi, François Valleriole (1541-1613) pose la question pourquoi les enfants
nous font rire, Mancini demande pourquoi on sourit à un ami que l´on revoit, Lodovico
Castelvetro (1505-1571) mentionne le rire de bonheur257.

Le rire peut donc révéler la personnalité, mais il peut aussi la voiler s´il sert de masque. Le
rire peut sembler jaillir naturellement, mais en réalité être généré et guidé volontairement par
l´émetteur. Ainsi, chez Castiglione, il est question de surveiller son rire258. Il y a alors
problème : le rire, résultant naturellement, doit être surveillé, mais le courtisan doit en même
temps éviter l´affectation. La « grâce », et non le naturel et l´authentique, est le mot-clé du

255 Les autres types de rire sont trouvés mineurs par Joubert : « Il y a aussi un ris qu´on nomme ionique, propre
aux mous, délicats et adonnés à leurs plaisirs, car on a taxé les délices des Ioniens entre les Grecs, comme la
pompe, superfluité, mignardise et mollesse des Sybarites entre les barbares. A ce même sens on dit ris de chien,
de Chio, île de grandes délices. Je trouve un autre ris, dit agriogèle, du jaseur et bavard, qui se plaît en bourdes et
toute badinerie, riant témérairement, sans avoir où tenir contenance » (II,7, éd.cit., p.218).
256 « On use de ce mot ris sardonien à l´endroit de ceux qui contrefont les joyeux, ayant martel en tête, outrés de
fâcherie ; et qui d´une caresse voilent et couvrent leur malveillance. Tel ris est menteur, simulé et traître, plein
d´amertume et maltalent, ou (pour le moins) de feintise : duquel on fait beau-semblant à celui qu´on n´aime
point » (II, 7, p.214).
257 Lodovico Castelvetro, Poetica d´Aristotele vulgarizzata e esposta, Vienna: stampata per G. Stanhofer, 1570;
cit. par Roger-Vasselin, op.cit., p.285.
258 Castiglione, op.cit., p.50: « qu´il (=le courtisan) fasse tout ce que font les autres, sans jamais s´éloigner
cependant des actes louables, et qu´il se gouverne par un bon jugement qui ne le laisse tomber en aucune sottise ;
mais qu´il rie, qu´il joue, qu´il plaisante, qu´il aille au bal et qu´il danse, de telle manière toutefois que toujours il
se montre homme d´esprit et discret, et qu´il ait de la grâce dans tout ce qu´il fait et dans tout ce qu´il dit ».

63
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

discours de Castiglione sur le courtisan259. Le rire doit indiquer l´insouciance (la


« sprezzatura »). Le courtisan doit pouvoir s´entretenir facilement sur des choses plaisantes et
éviter toute discussion grave260. Ses paroles doivent éveiller les passions chez le public et
sembler nonchalantes, mais être bien préparées à l´avance261. Sa conversation doit être
distraction agréable et incitation à un léger rire262. Car ce qui importe pour le courtisan, c´est
qu´il puisse donner la meilleure image possible de lui-même263. Le second livre du Courtisan
comprend des passages très importants sur le rire. Le rire y est défini comme propre à
l´homme264 et servant de divertissement agréable265. S´interrogeant sur les causes du rire,
Castiglione reprend les théories antiques de la non-convenance des actes dont on rit ainsi que
du niveau social plus bas de celui dont on se moque266. Les actions dont on rit doivent être

259 Castiglione, op.cit., p.54: « il faut fuir, autant que possible, comme un écueil très acéré et dangereux,
l´affectation, et, (…) faire preuve en toute chose d´une certaine désinvolture (sprezzatura), qui cache l´art et qui
montre que ce que l´on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser » ; p.55: « la grâce de cette
désinvolture nonchalante (…), qui s´exprime par un mot, par un rire, par un geste, et qui montre que l´on
n´attache pas d´importance à ce que l´on fait et que l´on pense à tout autre chose, pour faire croire à celui qui
regarde que l´on ne saurait ni ne pourrait se tromper ? »
260 Castiglione, op.cit., p.67 : « Au contraire il sera compris de tous, répondit le Comte, parce que la facilité
n´empêche pas l´élégance. Et je ne veux pas qu´il parle beaucoup de façon grave, mais qu´il traite aussi de
choses plaisantes, de jeux, de bons mots et de plaisanteries, selon le moment ».
261 Castiglione, op.cit., p.68 : « qu´il sache parler avec dignité et véhémence, quand ce sera nécessaire, et exciter
les affections qui sont en nos cœurs, les échauffer ou les émouvoir, selon qu´il en sera besoin. (…) et en quelque
sorte les enivre de douceur, avec tant de facilité que celui qui écoute estime qu´il pourrait lui aussi, avec très peu
de peine, parvenir à ce degré, mais qu´il s´en trouve bien éloigné quand il en fait l´essai »; p.156 : « L´homme
qui sent en soi quelque défaut ne doit pourtant pas se défier de soi-même, ni perdre l´espoir de parvenir à un bon
degré, même s´il ne peut arriver à cette parfaite et suprême excellence à laquelle il aspire » ; « Dans tout ce qu´il
doit faire ou dire, qu´il se présente toujours, si c´est possible, après s´être préparé et y avoir réfléchi, en
paraissant cependant faire le tout à l´improviste ».
262 Castiglione, op.cit., p.161: « Que jamais ne lui fassent défaut de bons propos bien accommodés à ceux avec
lesquels il parle, et qu´il doit savoir divertir les esprits des auditeurs avec une certaine douceur, et les inciter
discrètement, avec des facéties et des mots plaisants, à la joie et au rire, de sorte que, sans jamais donner d´ennui
ou de satiété, il délecte sans cesse ceux qui l´entourent ».
263 Castiglione, op.cit., p.153 : « Le Courtisan doit donc au commencement mettre grand soin à donner une
bonne opinion de lui, et considérer que c´est une chose dangereuse et mortelle de se trouver dans la situation
contraire ».
264 Castiglione, op.cit., p.165 : « le rire, lequel nous est si propre que pour décrire l´homme, l´on a coutune de
dire qu´il est un animal capable de rire »
265 Castiglione, op.cit., p.166: « Tout ce qui donc provoque le rire réjouit l´esprit, donne du plaisir, et ne permet
pas qu´à cet instant l´homme se souvienne des ennuyeuses fâcheries dont notre vie est pleine. C´est pourquoi le
rire, comme vous le voyez, est très agréable à tous, et celui qui le provoque au bon moment et de bonne manière
doit être grandement loué ».
266 Castiglione, op.cit., p.167 : « Vous verrez que presque toujours ce dont on rit est une chose qui ne convient
pas, et qui pourtant n´est pas mauvaise en soi ». « Aussi convient-il de se moquer et de rire des vices placés dans
des personnes qui ne sont pas si misérables qu´elles inspirent la pitié, ni si scélérates qu´il semble qu´elles
méritent d´être condamnées à une peine capitale, ni si hautes qu´un petit dépit qu´elles auront puisse faire
beaucoup de dommage ».

64
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

sans conséquences graves et être signe de sottise267 ; si elles dépassent la mesure commune,
elles font rire d´autant plus268. Nous rions également quand nous sommes trompés dans notre
attente ou quand quelqu´un s´accuse269. Selon Castiglione, il y a trois sortes de facéties 270. Si
nous observons quelques-uns des contes faisant rire l´assemblée dans le Courtisan, nous
constatons certains parallèles avec les nouvelles de l´Heptaméron. Cela est par exemple le cas
pour l´histoire d´un curé qui engrosse cinq religieuses271, ayant des points communs avec la
nouvelle 41272 de l´Heptaméron. Cette dernière, cependant, ne fait pas rire les devisants.
Même si la cible du rire est un membre du clergé, Castiglione recommande d´éviter les
plaisanteries impies273. Castiglione affirme que le rire peut résulter d´une peur qu´on a eue et
que l´on reconnaît sans fondement274. Il montre le rire des auditeurs de son côté physique275.
Qu´en est-il du rire des dames ? Baldassar Castiglione insiste sur la retenue féminine, et sur
l´obligation que les dames ont de ne pas rire des « mots déshonnêtes » 276. Cependant, une

267 Castiglione, op.cit., p.172/3 : « Ce qui provoque beaucoup le rire, et qui relève encore de la narration, c´est
également le fait de raconter avec bonne grâce certains défauts d´autrui, qui ne sont pourtant ni graves ni dignes
d´une plus grave peine, comme les sottises (…). Ce sont, de même, certaines affectations extrêmes, et parfois un
gros mensonge bien inventé. »
268 Castiglione, op.cit., p.176: « Les affections moyennes, ajouta alors messire Bernardino, engendrent l´ennui ;
mais quand elles sont hors mesure, elles font beaucoup rire ».
269 Castiglione, op.cit., p.208 : « De même qu´aux facéties on rit de ce qui est dit contre l´attente, de même, pour
les bons tours, c´est ce qui est fait contre l´attente qui fait rire » ; p.204 : « On rit pareillement quand quelqu´un
s´accuse soi-même de quelque faute, avec bonne grâce ».
270 Castiglione, op.cit., p. 169 : « l´urbaine et plaisante narration continue, qui consiste à raconter jusqu´à la fin
l´exécution d´une action, et la soudaine et subtile promptitude qui consiste en une seule sentence. C´est pourquoi
nous y ajoutons une troisième sorte, que nous appellerons « plaisanteries », dans lesquelles interviennent les
longues narrations, les sentences brèves et aussi quelque action ».
271 Op.cit., p.183.
272 Cela bien que la fille convoitée par le moine ne soit pas religieuse et qu´il n´y ait pas d´acte charnel.
273 p.191 : « Il faut aussi éviter que la plaisanterie ne soit impie ; car on en vient ensuite à vouloir être subtil dans
le blasphème (…). Tous ceux qui veulent montrer leur esprit facétieux en manquant de révérence envers Dieu,
méritent d´être chassés de la compagnie de tout gentilhomme ».
274 p.210 : « Ceux-là sont plaisants qui, au commencement, épouvantent, et puis finissent par rassurer, parce que
celui-là même qui a été joué se rit de soi-même, en voyant qu´il a eu peur pour rien ».
275 Le rire a des effets physiques : p.209 : « Cette conversation dura si longtemps que les côtes faisaient mal à
chacun à force de rire ». Comme le dit Daniel Ménager dans La Renaissance et le rire, op.cit., p.151: « Le
courtisan doit (…) se souvenir qu´il n´est pas un paysan de Bergame et que le visage d´un rieur peut être aussi
déplaisant que ses plaisanteries ».
276 « Aussi ne doibt elle pour monstrer d´estre franche & plaisante, dire paroles deshonnestes, ny user d´une
certaine priuaulté desmesurée (…), quant elle se trouuera en telz deuis elle les doibt escouter auecq ung peu de
rougeur et de honte », B. Castiglione, op.cit., livre III, f°VII r° et v°, cit. par Montagne (Véronique), op.cit.,
p.384.

65
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

dame ne doit pas non plus fuir ces conversations un peu libres, car cela risque d´attirer sur elle
la suspicion de feindre la modestie pour cacher vice plus grand277.
Il faut donc trouver un équilibre en la matière, quitte à être parfois hypocrite, l´essentiel étant
toujours de sauvegarder les apparences. C´est le propos de Rafaella, dans le dialogue du
même nom d´Alessandro Piccolomini (1539) 278, et c´est aussi celui de Longarine :

« La vertu serait bien meilleure, dit Longarine, mais où elle défaut, se faut aider de l´hypocrisie,
comme nous faisons de pantoufles pour faire oublier notre petitesse. Encore est-ce beaucoup que nous
puissions couvrir nos imperfections » (débat 52, p.397).

Le rire est-il donc un masque civilisé pour cacher l´animalité de l´homme ou est-il signe de
l´animalité faisant irruption dans la vie civilisée de l´homme ? Erasme, dans son traité de la
Civilité puérile, traite du rire pur, non simulé279. Il l´évoque dans sa recension des gestes et
manifestations du corps qui risquent de perturber la bonne circulation des signes entre les
hommes en tirant ceux-ci vers l´animalité ou en leur faisant exprimer des passions trop
individuelles. Montaigne, par contre, ne décrit jamais de personnages en train de rire
franchement280, mais il thématise le rire. Ce dernier est vu comme l´opposé de l´artifice et naît
de la simplicité. Le rire est vrai s´il n´est pas contraint ou contrefait Ŕ mais on ne peut ni
enseigner ni apprendre à rire véritablement281. Le rire naturel est, pour Montaigne, signe de
bonne santé282 et sa disparition signale la maladie283. Faisant partie intégrante de la vie et

277 « Cette dame, pour se faire estimer bonne et honnête, ne doit pas (…) montrer (…) d´aversion pour les
compaignyes et les conversations, même un peu libres (…), car on pourrait facilement penser qu´elle feint d´être
ainsi austère pour cacher ce qu´elle craint que les autres puissent savoir à son sujet… » (ibid.).
278 “ In ogni luogo, dove le accada di conversare o con donne o con uomini, abbia advertenzia costei di non
lasciarsi mai trasportar a far un minimo movimiento, o dir une minima parola, che passi il termine della
modestià et mestà (che) mostri sempre di parlar puramente, fuorché delle cose come sono che potesser nuocere
all´onestà sua; perché in questo è ragionevol di fingere e simulare una cosa per un altrà più che può…”,
Alessandro Piccolomini, La Rafaella ; cit. par Montagne, op.cit., p.385.
279 Voir Histoire de la vie privée, tome 3 : De la Renaissance aux Lumières, sous la direction de P. Ariès et G.
Duby, Paris : Le Seuil, 1985, 1999, p.173.
280 Montaigne se contente de faire mention du rire : plus qu´à une situation de franche plaisanterie qui susciterait
le rire, il s´intéresse au mot comme signal d´une certaine attitude à travers laquelle l´homme se révèle. Les êtres
qui n´ont pas encore subi l´apprentissage des règles sociales ou les animaux rient spontanément, Essais, I 38,
234a : « D´où nous voyons non seulement les enfans, qui vont tout naifvement apres la nature, pleurer et rire
souvent de mesmes choses » ; Essais, II 12, 458a « Il me semble que Lactance attribuë aux bestes, non le parler
seulement, mais le rire encore ».
281 Essais, II 10, 412a : « Comme j´ay veu aussi les badins excellens, vestus à leur ordinaire et d´une contenance
commune, nous donner tout le plaisir qui se peut tirer de leur art ; les apprentifs et qui ne sont de si haute leçon,
avoir besoin de s´enfariner le visage, de se travestir et se contrefaire en mouvemens et grimaces sauvages pour
nous apprester à rire ».
282 Essais, III 5, 845b : « Je hay un esprit hargneux et triste qui glisse par dessus les plaisirs de sa vie et
s´empoigne et paist aux malheurs : comme les mouches qui ne se peuvent tenir contre un corps bien poly et bien

66
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

trouvant sa place au milieu des actes quotidiens, le rire est alors une marque de sociabilité,
considérée comme processus de communication au même titre que la parole ou les
passions284.

En guise de conclusion sur l´étude du rire comme moyen de découvrir la personnalité, nous
pouvons dire que ce phénomène a été étudié et interprété de manières très diverses à l´époque
de la Renaissance. En effet, le rire est un phénomène à la jonction de la nature et de la culture,
une spécificité humaine, et intéresse spécifiquement les savants de la Renaissance, cherchant
à découvrir qui est l´homme. Le rire est vu comme moyen de percer quelqu´un à jour, de
découvrir son caractère. Ainsi, le rire incontrôlé révèle le fou, le rire rare le sage, le rire rapide
est signe de vanité et d´instabilité. Joubert poursuit l´étude en dressant une liste des différents
types de rire. Mais le rire n´est pas seulement une clé pour la personnalité, il est aussi utilisé
comme remède en cas de maladie psychique.

I.I.3.3.3) Fonctions du rire dans l´usage thérapeutique:

Dans l´Heptaméron, notre groupe narrateur est menacé par la mélancolie285. En effet, après
les inondations, les devisants cherchent à s´occuper et à s´amuser durant leur retraite forcée
afin d´éviter de sombrer dans l´inactivité et, de ce fait, dans une mélancolie encore plus
profonde286. L´oisiveté, mère de tous les vices, pourrait provoquer la mélancolie, que l´on
considère comme une véritable maladie selon l´antique théorie des humeurs. Les devisants
tentent d´y échapper, car ils crègnent cette maladie de l´âme. Comment la mélancolie se

lissé, et s´attachent et reposent aux lieux scabreux et raboteux ; et comme les ventouses qui ne hument et
appetent que le mauvais sang ».
283 Essais, II 12, 564a : « N´avons nous pas l´esprit plus esveillé, la memoire plus prompte, le discours plus vif
en santé qu´en maladie ? La joye et la gayeté ne nous font elles pas recevoir les subjects qui se presentent à
nostre ame d´un tout autre visage que le chagrin et la melancolie ? »
284 Essais III 2, 809b, cit. par Couturas, op.cit., p.452 : « Tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr et converser
avec les siens et avec soymesme doucement et justement, ne relacher point, ne se desmentir poinct, c´est chose
rare, plus difficile et moins remarquable ».
285 Voir nos parties II.I.1.1.1 et II.I.2.1. Au sujet de la mélancolie, voir Hubert Tellenbach, Melancholie Ŕ Zur
Problemgeschichte, Typologie, Pathogenese und Klinik, Berlin : Springer Verlag, 1961 ; Jean Starobinski,
Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900, Documenta Geigy Ŕ Acta psychosomatica, n°4.
286 C´est justement parce que Parlamente n´est « jamais oisive ni mélancolique » qu´elle s´inquiète de cette
inactivité qui menace la bonne humeur et la santé de tous.

67
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

déclare-t-elle ? Quelle est son origine ? Comment le rire peut-il servir à combattre la
mélancolie ?

Les maladies psychiques, très répandues dans nos sociétés occidentales actuelles, sont sujet
d´intérêt dès l´Antiquité. Déjà les philosophes romains étudient la mélancolie et recherchaient
les causes de cette maladie de l´âme. Ainsi, Cicéron affirme que ce sont les fausses opinions
qui rendent l´âme malade, c´est-à-dire mélancolique :

« De même que la corruption du sang et l´excès de pituite ou de bile font naître dans le corps les
maladies et les malaises chroniques, de même le trouble qui accompagne les fausses opinions et la
contradiction de ces opinions entre elles dépouillent l´âme de sa santé et la rendent malade »287.

Comment la mélancolie est-elle expliquée du point de vue médical ? Dans la médecine


antique, le corps est traversé de liquides ou d´humeurs qui coexistent avec l´élément solide.
Ces humeurs sont au nombre de quatre dans la tradition hippocratique : le sang, le phlegme, la
bile et l´eau. Elles sont constitutives du corps dès sa naissance, comme les autres organes, et
elles existent à l´état de mélange. L´état de bonne santé, défini par un équilibre des humeurs,
témoigne de leur juste proportion : un tempérament équilibré correspond à un état idéal.
Cependant, l´homme est lié, comme totalité organique, au monde, à ses mouvements, à ses
saisons auxquels correspond une humeur spécifique288. Quatre « tempéraments » sont définis
selon l´humeur prépondérante dans l´organisme : le sanguin chez qui le sang prédomine, le
« coléric » déterminé par la bile jaune, le « pituiteux » déterminé par la pituite ou le phlegme
et le « mélancolic » dominé par la bile noire. Un état de déséquilibre des humeurs détermine
l´apparition de maladies spécifiques, liées à la qualité de l´humeur surabondante, et
prédispose l´individu à éprouver certaines passions289.

287 Cicéron, Tusculanes, IV, 10,23, cit. par Maréchaux, Stoïciens, op.cit., p.149.
288 Ambroise Paré, Introduction à la chirurgie, Œuvres complètes, par Joseph-François Malgaigne, Genève :
Slatkine Reprints, t.I, p.44 : « (l´humeur melancholique) redonde principalement en Automne, ou en l´aage
declinant et première vieillesse : et rend tel humeur les hommes tristes fascheux, fermes, severes et rudes,
envieux et timides ».
289 « Car quels sont les humeurs, telles sont les inclinations des mœurs » (A. Paré, chap. VI, « Des humeurs »,
p.46). Chargé d´humeurs, le sang se répand dans l´organisme et joue un rôle fondamental en ce qu´il produit
dans sa « partie la plus legere et tenue » « une substance subtile, aërée, transparente et luisante », les « esprits ».
Ainsi, par eux, « la vertu des facultés principales, qui gouvernent notre corps » (Paré, chap. X, « Des esprits »,
p.58) est conduite à toutes les parties de l´organisme, contribuant à son bon fonctionnement. Ces esprits sont de
trois sortes : on rencontre « l´esprit animal », « substance fort subtile et ignée », qui se trouve dans le cerveau
« car és veines et artères dudit cerveau il est fait et élabouré, pour distribuer par les nerfs et porter le sentiment et
mouvement és parties de nostre corps », « l´esprit vital, second en dignité » et « le plus subtil après l´animal »,
dont le siège est le cœur, qui est « porté par les artères à toutes les parties du corps, pour entretenir et garder la

68
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

La question centrale du rapport de l´âme et du corps dans la réflexion sur les passions est
posée depuis l´Antiquité : sont-elles maladies de l´âme seule ? Sont-elles maladies du corps
venant « contaminer » l´âme ? Ou sont-elles en même temps maladies du corps et de
l´âme290 ?

La question de la « maladie de l´âme »291 est centrale dans la réflexion de la tradition


philosophique et médicale antique. Le point de vue « moniste » défend l´indissociable
coexistence du corps et de l´âme, établis dans un rapport de symétrie l´un par rapport à
l´autre. Ainsi, Aristote pose-t-il que : « l´âme ne subit, ni ne fait rien sans le corps »292. Cette
conception de la relation du corps à l´âme induit des façons spécifiques d´envisager les effets
des maux du corps sur l´âme : ils se manifestent de façon parfaitement simultanée. Dans ce
cas, l´âme connaît-elle des passions spécifiques, en dehors de ce lien qui l´unit au
« somatique » ou ne fait-elle que pâtir des maux du corps ? A ce point de vue s´oppose la
conception « dualiste » qui, elle, pense l´âme et le corps de façon séparée et partant, envisage
la passion en deux temps. Elle est essentiellement une conséquence de la conception dualiste
platonicienne de l´âme : cette dernière est divisée en deux parties, l´une rationnelle, l´autre
irrationnelle, division qui représente par métaphore le dualisme de l´âme et du corps. Les
maladies de l´âme sont alors perçues comme propres à l´âme et celles du corps, propres au
corps. Le corps et l´âme existent dans un double rapport d´analogie et de dissymétrie :
d´analogie, dans la mesure où la description des maladies du corps va permettre de déchiffrer
celles de l´âme, de dissymétrie, dans la mesure où c´est l´âme qui commande et qui dirige, qui
se prononce à la fois sur les maladies du corps et sur les siennes propres Ŕ ce qui pose un

chaleur fixe et assise à chacune partie ». Le troisième type d´esprit est « l´esprit naturel », « assis au foye et
veines » : « il est plus gros beaucoup que les precedents, aussi inférieur en dignité, action et usage : lequel est
d´aider la nutrition de chacune partie, et conduire le sang et chaleur à icelle » (id., pp.58-59).
290 Michel Meyer résume ainsi le problème, tel qu´il est posé depuis l´Antiquité : « Les passions sont-elles le fait
du corps, ce qui les rend incontournables, ou sont-elles distinctes des appétits sensibles pour constituer les
représentations, les jugements, qui découlent de ces désirs ? Maîtriser les passions équivaut-il à changer
d´opinion ou à domestiquer son corps ? Les deux, peut-être ? », in Le Philosophe et les Passions, Esquisse d´une
histoire de la nature humaine, Paris : L.G.F., Française, 1991, p.82, cit. par Couturas, op.cit., p.356.
291 La question ainsi posée du rapport de l´âme et du corps est empruntée à Jackie Pigeaud : « La maladie de
l´âme vient de ce que nous avons un corps. Cette formule est vraie de bien des façons. Cela va de cette tristitia,
de ce taedium vitae, de cette mélancolie où médecins, poètes et philosophes, Hippocrate comme Lucrèce,
comme Cicéron et Sénèque ont leur mot à dire, et qui repose sur l´évidence douloureuse que nous sommes
mortels, jusqu´à la définition plus technique, plus précise, de la maladie de l´âme comme manie ou ignorance
chez Platon, ou comme passion chez les Stoïciens » (La Maladie de l´Ame, op.cit., p.10).
292 De l´Ame, I,1, 403a6, trad. Richard Bodéüs, Flammarion, 1993, p.83.

69
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

problème évident dans le cas où la faculté de juger est elle-même malade293. Les deux
positions s´opposent durant toute l´Antiquité, déterminant et orientant les choix et les analyses
des philosophes du phénomène passionnel dans sa relation au « somatique ». Bien des siècles
plus tard, Thomas d´Aquin294 étudiera le désespoir sous divers aspects : sa gravité en tant que
péché, son origine et les moyens de prévention. Qu´en est-il de la théorie de la mélancolie au
XVIe siècle ?

La réflexion morale de la Renaissance, en héritière de la tradition philosophique gréco-latine,


se pose les mêmes questions et soit elle reprend des réponses déjà données soit elle tente, à
son tour, de constituer ses propres réponses. Qu´il s´agisse de la réflexion morale inscrite dans
les cadres traditionnels de la philosophie antique, celle de la réflexion envisageant les
passions du point de vue physique - par la lecture des traces que les passions ont laissées sur
le corps dans les physiognomonies -, toutes les tentatives de constitution d´une anthropologie

293 Comme le fait remarquer Jackie Pigeaud, op.cit., p.250.


294 Saint Thomas d´Aquin : Somme théologique, Paris: Cerf, 1985, 4 vol., tome 3 : p.143, question 20: Le
désespoir, art.3 : Le désespoir est-il le plus grave des péchés ? Réponse : (…) Mais si l´on compare le désespoir
aux deux autres péchés (la haine et l´infidélité) par rapport à nous, alors le désespoir est plus périlleux, car c´est
par l´espérance que nous nous détournons du mal et que nous commençons à rechercher le bien. C´est pourquoi,
lorsque l´espérance a disparu, les hommes, sans aucun frein, se laissent aller aux vices et abandonnent tout effort
vertueux. D´où, sur le texte des Proverbes (24,10) : « Si, tombé, tu désespères au jour de ta détresse, ta force s´en
trouvera diminuée », la Glose commente « Il n´y a rien de plus exécrable que le désespoir ; celui qui désespère
n´a plus aucune constance dans les travaux de cette vie, et, ce qui est pire, dans le combat de la foi ». Et S.
Isidore déclare : « Commettre un crime c´est la mort de l´âme ; mais désespérer, c´est descendre en enfer »;
p.143 : art. 4 : Le désespoir naît-il de l´acédie ? réponse : L´objet de l´espérance est un bien difficile à obtenir,
mais qu´il est possible d´atteindre ou par soi ou par autrui. C´est donc d´une double façon que peut défaillir chez
quelqu´un l´espérance d´obtenir la béatitude : soit parce qu´il ne tient pas celle-ci pour un bien ardu, soit qu´il ne
l´envisage pas comme susceptible d´être atteinte, par lui-même ou par autrui. Que nous ne goûtions pas les
réalités spirituelles comme des biens, ou qu´elles ne nous paraissent pas de grands biens, cela vient surtout de ce
que notre affectivité est infectée par l´amour des plaisirs corporels et surtout des plaisirs sexuels ; car l´amour de
ces plaisirs fait que l´homme prend en dégoût les biens spirituels, et ne les espère pas comme des biens difficiles.
Sous cet aspect, le désespoir est causé par la luxure.- Qu´un homme n´estime pas qu´il lui soit possible, par lui-
même ou par autrui, d´atteindre un bien ardu, cela vient d´un abattement excessif ; quand celui-ci domine
l´affectivité de l´homme, il lui fait croire qu´il ne pourra jamais se redresser pour atteindre aucun bien. Et parce
que l´acédie est une tristesse qui déprime l´âme, sous cet aspect le désespoir est engendré par l´acédie. Or, c´est
là le caractère propre de l´objet de l´espérance : qu´il puisse être atteint ; car les autres caractères Ŕ que l´objet
soit bon ou ardu Ŕ relèvent aussi d´autres passions. C´est donc plus spécialement de l´acédie que naît le
désespoir, encore qu´il puisse naître de la luxure (…); p.144 : Solutions : 2. Selon Aristote, de même que
l´espérance produit la délectation, de même aussi les hommes qui vivent dans la joie voient leur espérance se
fortifier. De la même façon, ceux qui vivent dans la tristesse tombent plus facilement dans le désespoir, selon
saint Paul (2 Co 2,7) : « Encouragez-le, de peur que cet homme-là ne vienne à sombrer dans une tristesse
excessive ». Cependant, l´objet de l´espérance est le bien, auquel l´appétit tend par nature, tandis que ce n´est pas
par nature qu´il s´en éloigne, mais seulement à cause d´un empêchement qui survient. C´est pourquoi la joie naît
plus directement de l´espérance, et inversement le désespoir naît plus directement de l´acédie. 3. Que nous
négligions de considérer les bienfaits de Dieu, cela même vient de l´acédie. En effet, l´homme dominé par une
passion pense avant tout à ce qui concerne cette passion. C´est pourquoi l´homme établi dans la tristesse n´a pas
facilement des pensées fortes et joyeuses, mais seulement des pensées tristes, à moins que par un grand effort il
ne s´en détourne ».

70
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

morale de l´individu doivent envisager la relation de l´âme et du corps au cours de leur


observation des passions et partant, de se définir en fonction de la réflexion antique. Laurent
Joubert, dans le Traité du ris, présente la mélancolie comme opposé du rire et comme contre
nature295.

Se pose alors la question : Peut-on guérir la mélancolie ? Comment guérir la mélancolie ?


Quel comportement le médecin doit-il adopter face à un mélancolique dans le cadre de la
thérapie ? La médecine humaniste, basée sur les principes antiques, emprunte à la médecine
grecque sa conception de la maladie et du rôle du médecin. D´où l´intérêt des érudits de la
Renaissance, qui étaient presque tous aussi médecins, pour la gaieté qui a valeur de remède.
Joubert, par exemple, affirmait dès le prologue du premier livre, que « le Ris ha pu sortir
quelques uns hors des grandes maladies ». D´après Joubert, la véritable médecine est le plaisir
éprouvé qui dilate le coeur et augmente la chaleur naturelle. Joubert affirme que le rire n´est
pas bénéfique dans tous les cas. Il est recommandé dans les « maladies froides », déconseillé
dans les « maladies chaudes » qui énervent ou affaiblissent, dangereux s´il est soudain et fort
parce que la nature ne peut endurer aucun changement trop brutal. Joubert montre donc que le
rire est particulièrement adapté au traitement de la mélancolie, maladie froide. Joubert se
concentre sur les effets physiques du rire. L´aspect moderne du rire comme libération
psychologique, transposant en jeu inoffensif une réalité inquiétante, est absent: « Le rire est
une revanche prise sur les contraintes sociales et sur la peur. Il permet de prendre du recul,
d´apercevoir la vanité des inquiétudes et des passions. C´est ainsi qu´un spectacle comique
peut faire office de psychothérapie »296. Le rire, en donnant un autre point de vue, a un effet
positif sur le rieur.

Nous avons donc vu que la tradition de la thérapeutique par le rire remonte à l´Antiquité et au
Moyen Age, puisant à la fois à des sources populaires et savantes 297. Quels sont les remèdes
concrets proposés dans la prévention de la mélancolie ? Deux remèdes, mettant l´accent sur la
convivialité et la joie, sont proposés : la conversation et la narration de nouvelles pour rire. La

295 op.cit., p.273 : « La melancholie naturelle, qui et ancor dans les bornes de la santé, et annemie du ris (…).
Mais la maladie, qu´on appelle Melancholie, & Manie, de tant qu´elle est contre nature, & depend
communement de la bruleure des humeurs, produït au espris des homes divers effais ».
296 Voir l´article de Madeleine Lazard : « La thérapeutique par le rire dans la médecine du XVIe siècle », in
Littérature et pathologie, textes réunis par Max Milner, Presses universitaires de Vincennes, 1989, pp.13-27, ici
p.21.
297 Voir Lazard, art.cit., p.15: « La médecine grecque, appuyée sur les principes d´Hippocrate et de Galien,
accorde une importance décisive à l´action psychologique du médecin sur le malade auquel il doit s´efforcer de
complaire. (...) D´où une thérapeutique qui préconise de soigner l´âme avant le corps pour débusquer les
passions cachées derrière les maux physiques ».

71
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

première manière de prévention exclut la tristesse de la conversation, comme l´explique


Giovanni della Casa dans le Galatée :

« Dans une fête ou à table, on ne doit pas raconter d´histoire qui attriste les auditeurs (...). Il faut
s´abstenir de parler de choses mélancoliques, et plutôt se taire… »298.

Le second remède proposé, la narration de nouvelles, se place également dans cette visée
médicale. En effet, le recueil de nouvelles du seizième siècle se donne pour but explicite de
chasser la mélancolie. L´imprimeur des Nouvelles récréations et joyeux devis, par exemple,
commente ses décisions éditoriales en ces termes :

« Les personnes tristes et angoissées s´y pourront aussi heureusement recréer, et tuer aisement leurs
ennuys. Quant à ceux qui sont exempts de regrés et s´y voudront esbatre, ilz sentiront croistre leur
plaisir en telle force que le rude chagrin n´osera entreprendre sur leur felicité, se servans de ce rude
discours comme d´un rampart contre toute sinistre fascherie »299.

Chasser la « fascherie » et le chagrin, créer un rempart contre la mélancolie, tel est aussi le but
initial des devisants. Cependant, l´analogie s´arrête là, car l´objectif de Bonaventure des
Périers est avant tout de faire rire300. Or, dans le cas de l´Heptaméron, si le but est d´éviter la
mélancolie, comment alors justifier le fait que des nouvelles tragiques soient contées ? En
effet, si les devisants de l´Heptaméron désirent éviter la tristesse, ils ne s´abstiennent pas de
« parler de choses mélancoliques », notamment dans les N9, 26 et 50, où la passion conduit à
la mort. L´orateur suscite ainsi les pleurs des dames, émues par une compassion qui doit leur
faire tirer des leçons de l´exemple : « Il n´y eut dame en la compagnie qui n´eût la larme à
l´œil pour la compassion de la piteuse et glorieuse mort de cette muletière » (p.60) ; « Les
dames, oyant cela, eurent toutes la larme à l´œil… » (p.92). Alors que Cicéron recommande
vivement de susciter cette passion qui émeut l´auditoire au plus haut point301, le procédé est

298 cit. par Montagne, thèse, op.cit., p.381 : « Dans une fête, ou à table, on ne doit pas raconter d´istoires qui
attristent les auditeurs, ni mentionner ou rappeler plaies, maladies, morts, pestes et autres sujets douloureux. (...)
Il ne nous convient, à nous, d´attrister l´esprit des personnes avec lesquelles nous parlons, surtout lorsqu´on est là
pour faire une fête et une réjouissance et non pour pleurer (...). Il faut donc s´abstenir de parler de choses
mélancoliques, et plutôt se taire ».
299 Bonavenure des Périers, op.cit., L´imprimeur au lecteur, p.3.
300 « Icy n´y a seulement que pour rire »; « J´ay oublié mes tristes passions, / J´ay intermis mes occupations. /
Donnons, donnons quelque lieu à folie, / Que maugré nous ne nous vienne saisir, / Et en un jour plein de
melancholie / Meslons au moins une heure de plaisir » (ibid., p.2)
301 « L´appel à la pitié est un développement qui cherche à susciter la compassion de l´auditoire. Il doit avant
tout aboutir à susciter la compassion de l´auditoire… » Cicéron, De l´invention, I, 106, p.138. La vogue de

72
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

toutefois considéré comme une faute de la part des devisants, qui s´en excusent ou s´en
plaignent : « Si vous ne dites quelque chose pour faire rire la compagnie, je ne sais nulle
d´entre (nous) qui pût rabiller à la faute que j´ai faite de la faire pleurer » (p.60) ; « je vous
donne ma voix pour dire la huitième Nouvelle ; par ainsi que vous ne nous fassiez point
pleurer comme a fait madame Oisille, par trop louer les femmes de bien » (p.81).
Inversement, les orateurs qui s´apprêtent à faire rire ne manquent pas de le signaler à leur
auditoire302 : « puisque vous avez envie de rire, je vous en vais prêter l´ocasion » (pp.303-
304) ; « j´aime mieux vous faire rire que parler longuement » (p.404).

Mais qu´est-ce qui est considéré comme la cause de la mélancolie ? L´origine de la


mélancolie est expliquée de différentes manières à la Renaissance. Brunetto Latini et Laurens
de Premierfait, premier traducteur du Décaméron de Boccace, ont des attitudes opposées sur
l´origine de la mélancolie. Latini, décrit le mélancolique comme un être triste, angoissé
(« paour »), « inferme et dolens », « passif », l´origine de ce désordre étant une pathologie
humorale303. Premierfait, par contre, perçoit l´origine de la mélancolie comme métaphysique;
elle a été causée par la Chute du Paradis, cette dernière ayant aboli l´innocence humaine:

« L´enfrainte du mandement divin bestourna et perverty au regard des hommes tous profiz en
dommages, amour en hayne, pitié en cruaulté, joye en tristesse, sceurté en tremeur, oysivetez en
cusançons » (Décaméron, p.1).

Tous les hommes sont donc, en principe, sujets à la mélancolie. Marguerite de Navarre
connaissait bien Premierfait, mais n´était pas satisfaite de sa traduction et en fit faire une autre
par Le Maçon. Premierfait différencie deux attitudes humaines: d´un côté, il y a les « sages »
qui « ne changent pour quelconque visage que fortune leur monstre »; il s´agit là de la
philosophie stoïcienne. De l´autre côté, il y a les « folz hommes » que fortune met en état de
« turbation et mouvement »; ce sont les victimes du délabrement mélancolique. Le concept de
Premierfait est basé sur l´anthropologie chrétienne304. Si tout être humain peut être sujet à la

l´histoire tragique ne commence que dans les années 1560, après la publication des Histoires tragiques de
Boaistuau (1559), mais on connaissait Bandello bien avant cette date.
302 Voir notre partie II.III.2.2.2.1 à ce sujet.
303 Voir le gentilhomme de la N9 de l´Heptaméron.
304 Wehle, op.cit., p.197: „Die Ursachen führt Laurens, wie der mittelalterliche theologische Rezeptionsstrang
dieser Lehre, nicht auf die auf medizinischer Humoralpathologie beruhende Vier-Temperamentenlehre zurück.
Melancholie beschränkt sich für ihn nicht auf den naturphilosophischen Begriff, sondern verkörpert eine
metaphysisch verursachte Befindlichkeit schlechthin. Sie bezeichnet die durch den Sündenfall negierte
paradiesische Unschuld des Menschen, Ursache seines Ŕ christlichen Ŕ Dualismus. Er pervertiert „tous profiz

73
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

mélancolie, se pose alors la question: Comment guérir cet état général de mélancolie? Comme
l´homme ne peut définitivement sublimer son ambiguïté mélancolique que par son retour à
Dieu, il s´agit d´abord de s´arranger avec cet état. Comment supporter la mélancolie ? Laurens
de Premierfait connaît pour cela deux méthodes curatives: « oster occasion de fetardise et
oysivete mauvaise », c´est-à-dire la prophylaxe, et « souspendre et admoindrir les malheurtez
et dommages » de la déficience mélancolique, c´est-à-dire la thérapie.

D´autres origines de la mélancolie sont nommées au XVIe siècle. Ainsi, une troisième source
de mélancolie est l´otium incontrôlé305. L´opposé, la recreatio, aurait donc une valeur
curative. L´état de mélancolie est, quatrièmement, atteint si « corps et engin » se consument
« en haultes et diverses besongnes » ou en « continuelz labours » et si le negotium sérieux
n´est pas interrompu par des occasions joyeuses. Pour cette raison, dès l´Antiquité, les
hommes s´assemblaient pour écouter les comédies306. Cinquièmement, la mélancolie peut
provenir d´une grande infortune. Montaigne évoque ainsi la tristesse que nous pourrions aussi
nommer mélancolie: « cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit, lorsque les
accidents nous accablent surpassant notre portée »307.

La mélancolie ne peut être complètement éliminée, mais elle peut être neutralisée ou
amoindrie308. Ce qui est particulièrement intéressant chez Premierfait, c´est le fait que cette
guérison est confiée uniquement à la littérature et en particulier à la novellistique:

en dommages, amour en hayne, pitié en cruaulte, joye en tristesse, seurté en tremeur, oysivetez en cusançons »
(prologue Premierfait). Eine solche Argumentation umfasst die physiologisch-charakterologische und
astrologische Erklärung durch eine theologisch-wertende nach dem dualistischen Schema von Tugend und nicht
mehr wegzudenkender Untugend. Melancholie wird zur ontologischen Wesensbestimmung des
Christenmenschen schlechthin verabsolutiert. Die moralische Überhöhung ihres Konzepts bei Laurens machte
sich dabei unausgesprochen den naturphilosophischen Aspekt zunutze, dass sie traditionell dem Element Erde
zugeordnet wird. Deren materielle Konstitution liess sich aus christlicher Perspektive ohne Mühe dem geistigen
Prinzip Gott entgegensetzen und somit die irdische Welt gegen die Transzendenz, das Tal der Tränen gegen das
Paradies theologisch ausspielen. Melancholische Pervertierung positiver Werte („profiz“) begründet Laurens
aber, darin kommt eine humanistische Anschauung des Phänomens zur Geltung, den eigentlichen Inbegriff von
„ignorantia“. Sie liefert den Menschen allererst den „tournoyemens de fortune“ aus. In beziehungsreicher
Weise wird dabei menschliches, auf „ignorantia“ begründetes Fehlverhalten ebenso als Manifestation von
Melancholie auslegbar wie sentimentale Verwirrbarkeit durch die Schläge der Fortuna“.
305 D´après Laurens de Premierfait dans le prologue de sa traduction française (1411-1414) du Décaméron,
« oysivetez » peut être considérée soit comme une vertu récréative soit comme un vice. L´oisiveté incontrôlée
peut se transformer « en cusançons ».
306 Premierfait, op.cit., pp.1-2 :« Afin de oster occasion de fetardie et oysivecté mauvaise, ilz se assembloient en
publique theatre pour escouter les fables representans le vray miroer et la forme de toute vie humaine. Par celles
comedies racomptees es jours festables les hommes populaires estoient solaciez en courage et retraiz de faire ou
dire chose touchant mauvaise oysiveté ».
307 Voir le chapitre 2 du livre I des Essais.
308 Wehle, op.cit., p.198/9: "Zwar ist diese Krankheit, sei sie als charakterologische Konstitution, sei es
metaphysisch, endgültig nicht zu beheben. Aber (...), wo sie dominant ist, kann sie durch Beeinflussung
neutralisiert ("souspendre"), abgeschwächt ("admoindrir") oder vorbeugend niedergehalten ("oster occasion")
werden" .

74
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Pour secourir doncques aux turbacions et mouvemens des folz hommes, jadiz fu et est licite et permis
aux sages hommes de faire mesmement soubz fiction aucuns livres en quelconque honneste langaige,
parquoy les hommes perturbez et esmeuz pour aucuns cas prengnent en lisant ou en escoutant aucun
soulaz et leesse pour hors chasser du courage les pensemens qui troublent et empeschent les cueurs
humains » (Premierfait, p.1).

La littérature soulage donc la mélancolie, car elle apporte « soulaz » et joie (« leesse ») aux
cœurs troublés. Au XVIe siècle309, la narration de nouvelles est généralement considérée
comme contrebalançant la mélancolie au plan émotionnel. Le premier devoir de la recreatio
et donc aussi de la novellistique est de reconstruire (re-creatio) l´équilibre humoral et
émotionnel de l´homme. Mais Marguerite de Navarre transforme-t-elle le concept de
littérature humaniste émis par Premierfait d´après Boccace310 ? S´étant rendus à Cauterets, les
devisants étaient malades. La cure terminée, les « malades (…) s´en retournent tout guariz » ;
leur séjour était de l´ordre de la récréation physique. L´eau thermale est la contre-indication à
la mélancolie sèche et froide : « pour y boire de l´eaue, (…) pour s´y baigner (…), pour
prendre la fange ». La fortune intervient et le déluge interrompt la relation harmonieuse des
quatre éléments. C´est une « disproportion » causée par l´astrologie dans le domaine de la
nature ; l´aspect cosmologique de la mélancolie. Au monastère de Sarrance, le passage
s´opère d´une mélancolie subie de manière physique vers un équilibre à la mélancolie
introduit de manière réflexive. La mélancolie est une maladie incurable et mortelle pour
l´esprit ; il ne peut s´agir que de ne pas la laisser se répandre. L´otium de la compagnie doit
donc être organisé de manière récréative. Les deux propositions d´Oisille et d´Hircan sont
basées sur des manières différentes de voir la mélancolie311. Ŕ Nous remarquons que l´aspect
positif et créatif de la mélancolie n´est pas présent dans l´Heptaméron. En effet, la mélancolie
peut libérer l´ingenium humain positif, qui peut devenir melancholia generosa et donc être

309 Voir Winfried Wehle, Novellenerzählen - Französische Renaissancenovellistik als Diskurs, Munich: Fink,
1981.
310 Voir notre partie II.I.1.1.1.
311 Wehle, op.cit., p.203: „Mme Oisille, Inbegriff christlicher „sagesse“, entwirft den neuplatonischen Weg
einer „recreatio contemplativa“: „contemplant la bonté de Dieu“. Die Aussicht auf Vergebung der
Sündhaftigkeit gewährt einen Vorgriff auf paradiesische Freude; ihr therapeutischer Effekt ist, letzten Endes,
mystische Gemütsberuhigung („contentement“, „repos de mon esprit“), zugleich ästhetisches Übersehen
melancholischer Disproportionen („car qui cognoist Dieu veoit toutes choses belles en luy et sans luy tout
laid“). Hircan dagegen fordert mit Boccaccios Argumenten („car si nous sommes en noz maisons, il nous fault
la chasse et la vollerye, qui nous faict oublier mil folles pensées ; et les dames ont leur mesnaige, leur ouvraige,
et quelques fois les dances ») für dieses Otium einen gemeinschaftlichen « exercice corporel », eine »recreatio
activa » als Vermittlung zwischen « vita activa » und « contemplativa ». Parlamente sieht ihm, nach dem
Vorgang des Decameron, in novellistischem Sprachhandeln am besten Genüge getan : Novellenerzählen auch
hier die eigentlich „erheiternde“ („plaisant“) Gegenindikation der Melancholie. Gebet soll den Tag beginnen
und das Bewusstsein des metaphysischen Ursprungs und Ziels allen Handelns wachhalten. Die erzählten
Geschichten selbst dürfen als wesentlich profane Therapie gelten“.

75
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

source de l´inspiration, du furor poeticus312, mais Marguerite semble ne pas utiliser cette
acception du terme. En revanche, elle utilise souvent le vocabulaire de l´ignorance313.
L´ignorantia désigne communément toute faute humaine et est donc à la fois démonstration et
cause de mélancolie314. La « prudence », opposée à l´ « ignorance », empêche la mélancolie.
Le terme de « folie » était souvent employé pour désigner les symptômes de la mélancolie.
Elle démasque la « disproportion » (Laurens) de l´être qui en est atteint, le livrant aux autres
membres de la société plus habiles315. Selon la doctrine stoïcienne, le sage ne peut pas être
atteint de folie, mais il peut être saisi d´éventuels accès de mélancolie316. D´après Ficin, tous

312 Wehle, op.cit., p.208: „Das erfolgreich handelnd sich bewährende « ingenium » wird als Witz, Schläue,
Gerissenheit oder Findigkeit zur Apologie menschlicher Geistesgegenwärtigkeit. An ihm kommt eine Kompetenz
autonomer Handlungsmächtigkeit zu Bewusstsein. Die „ingeniöse“ Bewältigung einer Lebenssituation erhebt
deshalb den Begriff der „prudentia“ im Sinne von Situationsklugheit zu einem fundamentalen Wertprinzip im
Rahmen praktischer Lebensphilosophie. Zwar verfügt ihre Wirksamkeit angesichts metaphysischer Endlösungen
nur über die Vorbehaltlichkeit aller irdischen Lösungen. Aber sie setzt den ins Recht, der sich mit „prudentia“
situationell zu behaupten weiss. Gerade in List-Gegenlist-Konflikten (...) zeigt sich die zunächst am Betrogenen
aufgespürte „ignorantia“, seine listige Hintergehbarkeit, auch als prinzipielle Verfallenheit des Verursachers
(...)“.
313 Cazauran (Nicole) : « Marguerite de Navarre et le vocabulaire de l´ignorance », in Du Pô à la Garonne -
Recherches sur les échanges culturels entre l´Italie et la France de la Renaissance, Actes du Colloque
International d´Agen (26-29 septembre 1986) , Agen: Centre Matteo Bandello, 1990, pp.231-252.
314 Wehle, op.cit., p.208: „„Ignorantia“ erweist sich damit als ein jederzeit gültiger und jeden betreffenden
Grundbegriff menschlichen Fehlverhaltens schlechthin; er ist insofern gleichermassen Äusserung und Ursache
der Melancholie“.
315 Wehle, op.cit., p.209: „„Ignorantia“ (...) bildet eine stete Herausforderung für „prudentia“. Sie befriedigt
die in menschlicher Imperfektion begründete Wunschhaftigkeit egoistisch zum Nachteil anderer, zumindest
situationell. Dadurch aber bringt die an der Diskrepanz von „ignorantia“ und „prudentia“ aufbrechende
Aussicht auf Bedürfniserfüllung zum Vorschein, wie die melancholische Grundbefindlichkeit des Menschen als
sündhaft unvollkommener Wesenszug gedeutet werden konnte. („folie“= gängigste Bezeichnung für ein
melancholisches Krankheitsbild). In dem Sinne, wie „prudentia“ Melancholie zu verhüten weiss, provoziert
Torheit geradezu ihren Ausbruch. In Analogie zu ihrer naturalen und humoralen Konstitution ist sie als eine
sozialpragmatische und Ŕ ethische „Disproportion“ (Laurens) auslegbar. Sie entlarvt am Unwissenden den
„krankhaften“ Befund einer Sollverfehlung, die ihn dem Willen („volonté“) der lebensklugen Mitglieder der
Gemeinschaft ausliefert und ihm zumindest bei Gelegenheit ihre Solidarität entzieht. Melancholie der Torheit
schafft nicht weniger eine Gefahr der Vereinzelung wie die „folie“ des Liebeswahnes. Selbst die Novellen, in
deren Mittelpunkt ein Witzwort, eine geistreiche Replik oder auch nur etwas Inkommensurables steht, vollziehen
darin ein Kontrollverfahren nach Massgabe von „ignorantia“ und „prudentia“. Für Sebastian Brant, Erasmus
oder Bonaventure und das humanistische Interesse für den Narren ist „ignorantia“ deshalb eine der ärgsten
Versündigungen des Menschen. Insofern jedoch der Blick dieser Autoren nicht nur bei pragmatisch sich
erfüllendem Verhalten von „prudentia“ stehenbleibt, kann es von der höheren Ebene philosophischer
„sapientia“ aus wieder als ignorante Enge erscheinen und selbst am erfolgreichsten sozial-pragmatischen
Machiavellismus die Vorbehaltlichkeit alles Irdischen entblössen. Menschliches Ingenium, gleich ob als Actio
oder Reactio melancholischer Beweggründe, führt in den Novellen gewöhnlich einen „Wendepunkt“ in dem
betreffenden Fall herbei.“
316 Klibansky (Raymond), Panofsky (Erwin) et Saxl (Fritz), Saturn and Melancholy Ŕ Studies in the History of
Natural Philosophy, Religion and Art, London: Nelson, 1964, pp.42-43 : Melancholy as an illness - The Stoic
view: “The Stoics affirmed that a wise man can never be overtaken by madness because the notions of wisdom
and madness were mutually exclusive Ŕ so much so that anyone who was not wise could be described as “a
madman” (…). But though the Wise Man of the Stoics was safe from mania he could, curiously enough, be
occasionally overtaken by melancholy. (…) In (the Stoic doctrine) the notion of melancholy reverted to that of
pure illness, and a very severe one at that, in the pre-Aristotelian sense”.

76
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

les studiosi, donc aussi nos devisants, sont prédestinés à la mélancolie et sujets à Saturne, leur
activité les y prédisposant317.

Pour conclure cette partie sur le rire dans l´usage thérapeutique, nous pouvons dire que le
sujet de la mélancolie est très présent à la Renaissance. La mélancolie étant surtout vue
comme d´origine spirituelle, le retour à l´état mental sain n´est que possible par une
conversion religieuse. La médecine humaniste essaie néanmoins de guérir la mélancolie et, à
cet effet, elle reprend certaines méthodes des anciens grecs destinées à soulager cette maladie
de l´âme. Une de ces méthodes est celle d´activer le mélancolique afin de lui ôter l´otium,
raison de sa maladie, par exemple en lui lisant ou en lui racontant des nouvelles.

I.I.3.3.4) Le rire et la nouvelle d´après les théoriciens du XVIe siècle

Existe-t-il un lien générique entre la nouvelle et le rire ? Comment ce lien est-il mis en
évidence dans les traités de la nouvelle au XVIe siècle ? Comment la fonction thérapeutique
de la nouvelle est-elle articulée ? Dans cette partie, nous cherchons à montrer ce lien entre le
rire et la nouvelle 318.

La nouvelle doit être définie par rapport aux autres genres narratifs319. Bonciani, l´un des
premiers théoriciens de la nouvelle, nous intéresse par ses écrits théoriques des années 1570,
donc postérieurs à Marguerite de Navarre. Dès le début, il annonce son point de vue: la
dénomination de « nouvelle » n´appartient qu´à la « fable comique », d´avance liée au

317 Voir Klibansky, op.cit., pp.261-262 sur Ficino: “All “studiosi” are predestined to melancholy and subject to
Saturn; if not by their horoscope, then by their activity. Obviously, it is only “melancholia naturalis” which can
be a danger for the intellectual worker, for “melancholia adusta” can produce only the four well-known forms
of weak-wittedness or insanity; but even the former, owing to its instability, is dangerous enough, and Ficino´s
aim was directed to the practical need of saving the melancholic “literati” from its dangers. De studiosorum
sanitate tuenda, sive eorum, qui literis operam navant, bona valetudine conservanda: so runs the title of the first
of the three books De vita triplici”.
318 Pour ce chapitre, nous nous basons surtout sur l´oeuvre suivante: Traités sur la nouvelle à la Renaissance,
introduction et notes par Nuccio Ordine, Turin/ Paris, Nino Aragno Editore/ J. Vrin, 2002, comprenant les traités
suivants: Francesco Bonciani: Leçon sur la composition des nouvelles (1574), Girolamo Bargagli: Extrait du
Dialogue sur les jeux (1572), Francesco Sansovino: « L´art des nouvelles » extrait de Un discours sur le
Décaméron (1571).
319 Bonciani affirme que les nouvelles naissent du désir de l´homme d´imiter: « La nature, qui a créé l´homme
plus capable et désireux d´imiter que tout autre animal, afin qu´il apprenne de cette façon beaucoup de choses et
qu´avec le plaisir qui en découle il trouve quelque soulagement à ses peines, atténue l´effort de l´apprentissage et
fasse contrepoids au faux plaisir. De là est née la poésie, de là les fables employées par les conteurs de
l´Antiquité, de là les nouvelles plaisantes inventées par les auteurs de notre langue, et mille autres compositions
charmantes et pleines d´agrément » (in Ordine, op.cit, p.119).

77
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

mensonge, donc très éloignée du type de nouvelle Ŕ comique et tragique - rencontré dans
l´Heptaméron :

« On peut lui (=au terme de « nouvelle ») assigner trois sens principaux. Il signifie d´abord un langage
complètement faux et trompeur (...) Quant à nous, en entendant parler d´une chose incroyable, nous
disons, de façon quasi proverbiale, « histoires » ou encore « fables » (...). Le terme s´emploie aussi pour
un discours qui raconte des faits idiots et ridicules, tout en les critiquant. (...) Et comme les nouvelles
contiennent en général des choses qui peuvent advenir facilement, nous ne prendrons pas maintenant ce
mot dans le sens de langage faux et loin de toute vraisemblance, mais dans la seconde acception, c´est-
à-dire qu´il signifie pour nous un discours qui rapporte les bêtises d´autrui pour qu´on se moque d´elles
et qu´on s´en divertisse. Et c´est ce que déclare Franco Sacchetti dans le Préambule de ses nouvelles où
il dit qu´il écrit des nouvelles c´est-à-dire des choses neuves, ce qui équivaut à des choses idiotes et
déréglées » (p.127,129).

Quel semble être le but de la nouvelle tel qu´il est exprimé au XVIe siècle ? D´après les
théories du genre novellistique à la Renaissance, la nouvelle doit surtout faire naître les
passions du lecteur-auditeur et reconstituer son bon équilibre humoral, ce par quoi elle est
particulièrement bien adaptée aux intentions de nos devisants. Or, le cas des nouvelles
tragiques n´est pas considéré par les théoriciens. La nouvelle est vue comme comique et, par
conséquent, comme remède apportant la guérison par le moyen du rire. La position de
Bonciani est donc en parallèle avec l´usage thérapeutique du rire320. Dans la Leçon, en effet,
surtout en ce qui concerne le modèle du Décaméron, est promue la fonction de la nouvelle
d´ « apporter de la joie dans notre âme »321. Mais la nouvelle n´est pas seulement destinée aux
« malades » afin de restituer leur équilibre humoral, elle sert aussi à l´instruction des bien
portants. Sansovino déclare que la nouvelle est spécialement adaptée à un public féminin
qu´elle veut divertir et instruire322. Comment le but de la joie comme remède contre la
mélancolie, du divertissement et de l´instruction est-il atteint ?

Bonciani distingue deux groupes de narrations, ayant tous deux le but de faire naître la joie
chez le lecteur323. En alternant contes tragiques et comiques, l´auteur peut influencer la
réceptivité du public. Dans l´introduction à la quatrième partie de son Novellino, Masuccio

320 Voir ci-dessus sur la thérapeutique par le rire.


321 Ordine, op.cit., p.77 : « On peut, exactement de la même façon, affirmer que les nouvelles ont pour finalité
principale d´apporter de la joie dans notre âme. C´est, en outre, ce dont témoigne bien messire Jean Boccace
lorsqu´il confie que l´origine comme le but de son Décaméron était d´écrire des nouvelles pour les gens qui
avaient besoin de réconfort; et c´est pourquoi il raconte d´eux qu´ils n´avaient envie de rien d´autre que de joie ».
322 Ordine, op.cit., p.217 : « Boccace choisit, parmi toutes les fables, la raisonnable, comme étant la plus
appropriée à l´homme et celle qui est communément employée dans toutes les régions et dans toutes les cités par
les dames, dans leurs compagnies et leurs réunions privées, comme amusement et comme divertissement. (...)
cette sorte apporte d´autant plus de plaisir qu´elle a d´apparence de vrai. (...) La nouvelle ou la fable a pour fin
ultime la leçon ou bien l´avertissement, au début ou à la fin de la nouvelle ».
323 Ordine, op.cit., p.139 : « Les nouvelles (...) seront donc séparées en deux groupes: celles qui imitent les
actions graves et nobles et celles qui imitent les actions légères et sottes. (...) Les nouvelles sont l´imitation d´une
action entière, mauvaise selon le ridicule, de longueur raisonnable, en prose, dont le récit engendre la joie ».

78
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

souligne l´intérêt d´un dosage entre histoires tristes et histoires gaies. Il conseille de
commencer par des histoires tragiques et de placer les histoires comiques à la fin afin de
garantir une fin joyeuse au lecteur324.
D´après les théoriciens du XVIe siècle, quel style correspondrait à la nouvelle ? Seul le style
humble et bas est adapté à la nouvelle325. Clarté et brièveté sont très importantes:

« Il faut tâcher de ne pas raconter ce qui n´est pas utile au propos de la nouvelle et de ne pas oublier ce
qui est nécessaire à la clarté et à la compréhension de l´histoire . (...) Le Certaldais (=Boccace), que
vous devriez vous proposer d´imiter, comme unique exemple de ce genre, hormi toutefois dans la façon
licencieuse de parler de la religion et des religieux qu´il a parfois adoptée (...) et hormi également dans
sa façon de plaisanter, car son génie n´était pas aussi doté de ce talent (...) » 326.

Bonciani compare le narrateur au comédien et lui recommande l´emploi de différents points


de vue dans la narration327:

« En outre, celui qui raconte la nouvelle ne doit pas rester toujours simple narrateur, mais parfois,
comme s´il était un comédien, il doit parler tantôt à la place de l´un, tantôt à la place d´un autre des
personnages dont il s´agit dans la nouvelle »328.

Par la diversification des perspectives sur un sujet, une certaine nouveauté est toujours
garantie.
Contrairement aux comédies, les nouvelles ne connaissent pas la règle du temps et ne doivent
donc pas seulement raconter des actions se passant en un jour, ce par quoi elles seront plus
vraisemblables329. Par rapport au genre de la comédie, la nouvelle est aussi plus indépendante
en ce qui concerne la caractérisation des personnages330. De même, les actions de ces
personnages décrites dans les nouvelles peuvent être très diverses: le mauvais raisonnement

324 Ordine, op.cit., p.78 : « je veux (...) continuer en accompagnant de quelques nouvelles plaisantes celles qui
sont tristes, afin que, par ce mélange d´histoires horribles et malheureuses avec d´autres facétieuses et joyeuses,
la douleur ressentie par le lecteur ou l´auditeur puisse finir en allégresse; je me sers, en ceci, de l´art des
médecins prudents qui, lorsqu´ils donnent certains de leurs remèdes pénétrants et violents, en corrigent la
malignité en y adjoignant leurs contraires ».
325 Ordine, op.cit., p.177 : « Le style qui convient à nos nouvelles est celui que les Grecs appellent ischnos et
que nous nommerons humble et bas. En effet, puisque les nouvelles sont en prose (...) et qu´elles contiennent des
actions faites par des personnes ordinaires qui tiennent du ridicule, il est clair qu´elles ne pourront faire un usage
approprié de la noblesse de langage qu´emploient la tragédie et l´épopée ».
326 Bargagli, in Ordine, op.cit., p.207.
327 Voir notre partie III.1.4 sur l´emploi de différentes perspectives dans l´humour.
328 Voir Ordine, op.cit., p.201.
329 Ordine, op.cit., p.153 : « Les nouvelles, qui n´ont pas cette contrainte, seront donc beaucoup plus
vraisemblables que ces autres ouvrages. De plus, les nouvelles pourront, pour la même raison, raconter des faits
plus merveilleux que n´en représenteraient les comédie ».
330 Ordine, op.cit., p.155 : « Non seulement l´auteur de nouvelles pourra la (=cette fable) raconter dans l´espace
de temps qui lui paraîtra bon, mais il pourra encore, ce qui lui facilitera la tâche, l´imaginer à sa façon et nommer
librement les personnages ». « Nos nouvelles s´emploient pour des actions familières qui sont très crédibles en
elles-mêmes, de sorte que leurs auteurs, à condition qu´ils respectent les bienséances et le vraisemblable, peuvent
les composer à leur guise ».

79
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

humain, le hasard ou la ruse des hommes331. Le comique langagier est à rechercher par
l´auteur dans l´évocation des actions des nouvelles:

« Nous dirons que les nouvelles sont l´imitation d´actions sottes selon la sorte de ridicule que l´on
nomme katagelaston. Et bien que le ridicule doive, comme je l´ai dit, se trouver dans l´action même des
nouvelles comme en son lieu propre, je ne nie pas que les bons mots soient à rechercher par les auteurs
des nouvelles » (p.145).

C´est surtout la nouveauté d´une action que provoquera l´étonnement. Plus cette action sortira
des limites de la normalité, plus elle suscitera l´étonnement332.

Les personnages des nouvelles sont évoqués par les théoriciens comme types. En effet,
Bonciani ne connaît que deux types de personnages de nouvelles: le vertueux et le méchant333:
« Les actions (...) sont accomplies par deux sortes d´hommes, ou des vertueux ou des
méchants » (p.141). La nouvelle appartenant au genre moyen, elle ne devrait avoir comme
personnages uniquement des hommes et femmes de condition moyenne334.

L´effet produit par la nouvelle sur le lecteur doit être l´étonnement335. L´état de savoir du
lecteur doit être dépassé et, comme le mot « nouvelle » le dit, étonner par sa nouveauté. Les

331 Ou bien notre mauvais raisonnement, quand nous nous trompons nous-mêmes en nous persuadant d´une
chose au lieu d´une autre, ou bien le hasard et la fortune qui nous font tomber fortuitement dans une telle
ignorance, ou encore des hommes rusés qui, par leur malice, nous donnent l´occasion de nous tromper.
332 Ordine, op.cit., p.175 : « On doit donc imiter, chez ces hommes peu raffinés, non pas les actions ordinaires,
bien que toutes leurs actions soient idiotes, mais celles qui dépassent complètement les bornes. (...) Nous nous
étonnerons beaucoup plus de celui qui, tout en ayant beaucoup d´esprit, commet quelque erreur, si petite soit-
elle, que d´un autre qui, avec peu de jugement, tombe dans de très graves erreurs. (...) Les autres, qui se croient
d´une si grande valeur qu´ils jugent que personne n´arrive au niveau de leur savoir, au point que, ne faisant
aucun cas de l´esprit d´autrui ni du hasard lui-même, ils se conduisent sans réflexion et avec négligence, ils
donnent amplement matière à quiconque de leur jouer des tours, et alors ils font très abondamment rire la
compagnie ».
333 Voir notre partie II.II.2 quant à la distinction entre personnages riant et étant vertueux et, de l´autre côté,
rieurs moralement ambigus.
334 Ordine, op.cit., p.173 : « Il est mal de se moquer des hommes puissants, qui sont placés en un lieu si
considérable (...). L´auteur de nouvelles se gardera d´imiter ces personnes-là, mais aussi d´imiter ceux qui se
trouvent dans la condition la plus misérable, car pour ceux-ci on doit attendre plus de compassion que de rire. Ce
sont donc les hommes de condition moyenne qui seront notre objet (...). Ce seront donc les sortes de personnes
qui, sans être tout à fait folles, sont plutôt insensées, qui seront imitées par les nouvelles, et alors d´autant plus
qu´elles accompliront des actes plus extravagants et d´une plus grande inconvenance; car si l´on veut qu´elles
nous excitent à rire, on réclame en elles une étonnante niaiserie ». Ordine, op.cit., p.177 : « Les caractères de ces
personnes-là ne doivent être ni tout à fait méchants, ni entièrement bons, parce que c´est une vilaine chose de se
moquer des bons, et que, lorsqu´on raconte des actions mauvaises, on provoque plutôt l´indignation que le rire ».
Cela n´est pas le cas dans l´Heptaméron.
335 Ordine, op.cit., p.173 : « On peut en conclure que, parmi toutes les choses, seules celles qui procèdent de la
fortune ou du hasard entraînent l´étonnement, et qu´elles produisent cet effet avec d´autant plus de force qu´elles
s´éloignent de la façon dont elles arrivent habituellement . Seule l´action ridicule est notre objet, de sorte que
toute action étonnante qui ne sera pas cause de rire devra être laissée de côté. Mais lorsqu´il y en aura une qui ait
le pouvoir de nous faire rire, il sera alors évident que nous aurons trouvé la personne propre à être imitée dans
nos nouvelles ».

80
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

nouvelles du XVIe siècle provoquaient sans doute des rires dus à l´étonnement là où
aujourd´hui, nous ne percevons plus de comique. Ce décalage nous semble aussi causé par
l´effet de nouveauté qu´une nouvelle pouvait avoir à l´époque, effet que les lecteurs
contemporains ne peuvent plus ressentir. Il pourrait en être ainsi de la nouvelle des paroles
gelées en Moscovie, suscitant le plus de rire du groupe assemblé dans le Courtisan de
Castiglione336. En effet, il semble que ce soit la nouvelle remportant le plus grand succès de
toutes celles prononcées dans le cadre des narrations du Courtisan.

Que disent les théoriciens de la nouvelle sur l´horizon d´attente quant à la moralité des
nouvelles ? Les actions évoquées dans les nouvelles doivent, selon Bonciani, avoir une
certaine valeur morale337. Boccace est proposé en exemple par Bargagli, mais avec deux
restrictions: ses commentaires sur la religion et ses plaisanteries ne sont pas considérées
comme exemples. En effet, Bargagli suit l´avis de Bonciani en affirmant que la religion doit
être montrée dans une lumière favorable:

« Dans le choix des nouvelles que l´on doit raconter, il me semble qu´il convient de faire une sélection,
en ne rapportant jamais celles qui contiennent de mauvais exemples concernant la religion » (p.195).

Par là, la pratique de Marguerite de Navarre dans son Heptaméron s´éloigne fort des
recommandations des théoriciens338.
Non seulement la nouveauté est requise dans les nouvelles, mais la fin des nouvelles doit être
joyeuse et apporter l´allégresse ou Ŕ au moins - contenir un exemple de grandeur d´âme d´un
personnage illustre339. Quels sont les sentiments mis en relief du côté du lecteur ? C´est

336 Voir éd. Flammarion, par Alain Pons, 1991, pp.177-178. Voici la pointe du conte suscitant un rire général :
« « …mais le froid était si extrême qu´on ne les entendait point, parce que les paroles, avant que d´arriver à
l´autre rive, où était le Lucquois et ses interprètes, se gelaient en l´air, et y demeuraient glacées et prises. Alors
les Polonais, qui connaissaient la coutume, décidèrent de faire un grand feu au beau milieu du fleuve, parce qu´à
leur avis là était la limite où arrivait la voix encore chaude, avant que le froid ne l´intercepte ; et le fleuve, était
tellement durci qu´il pouvait bien supporter le feu. Cela fait, les paroles qui l´espace d´une heure avaient été
glacées, commencèrent à se liquéfier et à descendre en murmurant, comme la neige qui descend des montagnes
au mois de mai ; et ainsi elles furent très bien entendues, bien que les hommes de l´autre rive fussent déjà partis ;
mais parce qu´il lui parut que ces paroles demandaient un prix trop élevé pour les zibelines, le marchand ne
voulut accepter le marché et il s´en retourna sans la marchandise ». « Tous se mirent alors à rire, et messire
Bernardo dit : « En vérité, ce que je veux vous raconter n´est pas aussi subtil, … » ».
337 Voir Ordine, op.cit., p.141. Bonciani décrit l´action par la négative, en tenant surtout compte de la valeur
morale: « Les nouvelles dont il s´agit aujourd´hui ne doivent pas imiter les actions des bons ou des meilleurs,
puisque c´est la tâche des autres sortes de nouvelles, qui se rapprochent des tragédies. Elles ne doivent pas non
plus imiter les actes qui sont entièrement scélérats ou mauvais parce que, s´ils ne sont pas punis comme ils le
méritent, ils apportent aux hommes plus de douleur que d´allégresse, et ils introduisent des comportements
coupables, tandis qu´ils reçoivent une peine appropriée à leur culpabilité, ils ne nous incitent pas pour autant à
rire ».
338 Voir notre partie III.II.1.2 sur les religieux pervertis dans les nouvelles de l´Heptaméron.
339 Bargagli, in Ordine, op.cit., p.199 : « Je n´approuve pas non plus le récit de nouvelles dont la fin est triste et
douloureuse, car, alors qu´on a envie d´écouter un récit pour qu´il nous apporte de la joie et de l´allégresse,

81
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

d´abord sur le « plaisir » (diletto) que mettent l´accent beaucoup d´auteurs de traités consacrés
au rire340. Ensuite l´ « étonnement » du lecteur des nouvelles est souligné. Ce dernier est le
fruit de la « nouveauté », les choses qui se manifestent selon un ordre habituel ne pouvant
susciter aucune surprise. L´ « admiration » - dans le sens d´admiratio, c´est-à-dire
étonnement, surprise - s´obtient par le moyen d´un écart par rapport à la norme, par la
présentation de choses et de situations imprévues, rares. Plus on provoque de distance par
rapport à l´habitude, plus on s´approche donc de l´objectif. Bargagli souligne que la nouvelle
qui veut apporter « du plaisir aux auditeurs » doit « avoir du nouveau et du remarquable et
contenir une sorte de vraisemblable rare »341. Bonciani voit dans l´ « étonnement »
(maraviglia) provoqué par « une certaine nouveauté » (novità) une des causes principales du
rire. Sansovino, quant à lui, insiste sur la vérité comme source de plaisir pour le lecteur342.

La nouveauté suscite un accroissement de la connaissance pour le lecteur ; cette acquisition


peut susciter le rire. Les théoriciens de la nouvelle créent un lien entre le rire et la
connaissance. Ainsi, d´après Cornelio Ghirardelli, seul celui qui est en mesure de rire peut
connaître, et l´homme « est capable de rire parce qu´il est raisonnable », c´est pourquoi
« l´allégresse dépend de la connaissance »343. - Le choc « avec la nouveauté d´une chose
étrange, honteusement difforme ou excessivement singulière » provoque le rire. Et c´est ce
rire qui déclenche l´acte de connaître, c´est pourquoi l´ « agélaste » ne peut être considéré
comme un sage344. En effet, sans rire, il ne peut y avoir connaissance. Le rire naît alors du fait
qu´à travers la nouvelle connaissance on remarque que notre perception ne correspond pas à
la réalité et doit lui être ajustée. Castelvetro345, reprenant les théoriciens de l´Antiquité346,
insiste particulièrement sur cet écart entre ce que nous croyons et ce qui est en réalité. Ne pas
savoir ou ne pas pouvoir faire quelque chose ne peut pas en soi être source du rire. Le ridicule
naît de la vantardise, du fait de prétendre une sagesse que l´on ne possède pas. Les théoriciens
de la nouvelle pensent que toutes les formes d´ignorance que nous voyons chez autrui nous
causent du plaisir. C´est une attitude que Trissino et Castelvetro, creusant le sillon tracé par

celles-ci nous apportent douleur et tristesse » ; p.197 : « Ce sont donc, à mon avis, les nouvelles à fin heureuse
qu´il convient aux hommes de raconter, et celles qui contiennent quelque bel exemple de constance, de grandeur
d´âme et de loyauté, et alors elles plairont davantage, s´il apparaît qu´elles sont arrivées à des personnages
nobles et illustres » .
340 Souvent ils ne font pas de différence entre le rire et la joie.
341 Dialogue, op.cit., p.191.
342 « Il importe également, dans la fable, que nous évoquions les choses dont il s´agit telles qu´elles se sont
passées, étant donné que, quand on raconte, s´écarter de la vérité de ce qui s´est passé est une grande perte de
plaisir pour les auditeurs » (p.219).
343 cit. par Ordine, op.cit., p.93.
344 Voir notre partie II.III.2.1.
345 cit. par Ordine, op.cit., p.100.
346 A ce sujet, voir ci-dessus.

82
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Platon, attribuent au sentiment négatif de l´envie. Castelvetro insiste sur la corruption de


l´homme, se réjouissant de voir les fautes d´autrui:

« Notre nature, corrompue par le péché originel répandu en nous par nos premiers parents, jouit de
reconnaître le défaut des autres, ou parce qu´il lui semble être moins imparfait, en si nombreuse
compagnie, ou parce qu´il lui semble être bien supérieur, et il se remplit d´allégresse et d´orgueil en se
voyant dépourvu de ces défauts » 347.

L´orgueil est en lien avec le côté négatif du rire348. D´après Bonciani, l´effet le meilleur en ce
qui concerne le rire du lecteur sera obtenu par des situations où des hommes de grande
intelligence et connaissance tombent dans l´erreur.

Le rire peut-il révéler quelque chose de la personnalité du rieur ? L´aspect du rire comme
révélateur de la personnalité est présent chez les théoriciens de la nouvelle s´intéressant aussi
à la psychologie du rieur. La question du public de la nouvelle, soulevée par Bargagli, est la
suivante: pourquoi personne ne réagit-il de la même façon à un bon mot ou à une scène
comique? L´intensité avec laquelle on rit dépend-elle de la force intrinsèque manifestée par le
ridicule ou doit-elle, au contraire, être attribuée à la nature spécifique de chaque individu?
Maggi349 prête une grande attention à ces thèmes en raison du lien étroit qu´ils ont avec la
définition du comique. En effet, si nous soutenons que le rire dépend de la nature des
hommes, nous excluons automatiquement qu´il puisse exister une force comique inhérente au
ridicule. Si, par contre, on soutient que le rire est provoqué uniquement par la force inhérente
au ridicule lui-même, le public devrait rire de la même manière d´un événement comique.
Selon Ordine, les deux hypothèses ainsi formulées ne résolvent pas la difficulté. Pour bien
comprendre ce qui arrive à celui qui rit, il faut abandonner une telle opposition. Reconnaître
la force intrinsèque du comique ne veut pas dire exclure la possibilité qu´il puisse être reçu de
façon différente en fonction de la nature propre à chaque individu singulier. Ce problème ne
laisse pas indifférents les autres auteurs de traités. Falcucci fait allusion aux différentes

347 L. Castelvetro, Poetica d´Aristotele vulgarizzata e sposta, a cura di Werther Romani, Bari: Laterza, 1978,
p.133; cit. par Ordine, op.cit., pp.100-101.
348 Voir notre partie II.III.2.1 sur « trébucher ».
349 De Ridiculis, op.cit.

83
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

réactions des hommes devant la joie (gaudium)350. Le rire devient ainsi l´expression de la
varietas de la nature humaine351.

Si la lecture des nouvelles est bonne en soi, est-il possible de lire trop de nouvelles ?
Comment cette sur-consommation est-elle vue ? La trop grande consommation de nouvelles
et donc aussi de rire (même si cet aspect n´est pas évoqué explicitement dans le texte) est
réprouvée à la Renaissance. Ainsi, Bonaventure des Périers, dans La Pronostication des
pronostications352, évoque les « gloutons de nouvelles » en les critiquant. Ces derniers font
une consommation abusive de ce genre de récits et ne s´en servent pas pour réfléchir, ce qui
lui vaut d´être critiqué par le narrateur de Des Périers. Nous notons ici un fort parallèle avec
les moines de l´Heptaméron353.

Après cette étude théorique de la nouvelle en lien avec le rire et la joie, nous observons que la
nouvelle est le genre adéquat pour réfléchir sur le rire tout en faisant rire. Dérivant de
l´exemple, narration à but instructif dans le domaine de la religion, la nouvelle éloigne et
rapproche le lecteur-auditeur de cette origine de manière étrangement simultanée. La nouvelle
doit faire naître les passions du lecteur-auditeur et reconstituer son bon équilibre humoral.

350 Falcucci est plus connu sous le nom de Nicolaus Florentinus ; Nicolaus Falcutius (Falcucci) : De risu qui est
proprie passio hominis quomodo generatur, et quibus ex causis, et quomodo inter accidentia anime computatur,
et quantum conferat ad sanitatem conservandam (« Sur le rire, qui est une passion propre à l´homme, de son
origine et de ses causes et comment il est compté parmi les accidents de l´âme, et combien il importe à la
préservation de la santé »), dans Sermonum liber, Venetiis, Impressus per L. de Giunta, 1515, c.L. Une édition
précédente a été publiée chez le même éditeur en 1491, toujours à Venise, chez le même typographe. Cit. par
Ordine, op.cit., p.81.
351 Voir notre partie II.III.2.2.2 sur les rires individuels des devisants.
352 Le titre exact en est : La pronostication des pronostications non seulement de ceste presente année
MDXXXVII mais aussi des aultres à venir, voire de toutes celles qui sont passées, composée par maistre
Sarcomoros, natif de Tartarie et secrétaire du très illustre et très puissant roy de Cathai, serf des vertus, 1537,
in-8° (éd. T. Peach dans la BHR, LII, 1990, pp.109-122) : « Chasses tu pas apres abusion,/ Cuydant trouuer
Pronostication,/ Ou il y ayt des nouueautez nouuelles ?/ O affamé belistre de Nouuelles,/ Paoure alteré coquin de
vanite/ Qu´en est-il mieulx à ta mondanite ?/ N´en auras tu iamais (nenny ce pense)/ Assez remply ta besasse ou
ta panse ?/ N´est il aucun qui s´en apperceoiue ores,/ Et prenne esgard comment tu les deuores,/ Considerant ung
peu les belles bresches/ Lesquelles fais en ces Nouuelles fresches ?/ Car tu les prens auant le temps hastées,/ Et
sont par toy incontinent guastées,/ Tu ne les fais que taster ung petit,/ Puis tout soubdain tu en pers l´appetit:/ Et
celles la qu´as eues ce matin,/ Sont ia autant vieilles qu´un vieil patin. / Tu les sais bien mendier à ta guise / De
porte en porte, & d´eglise en eglise,/ (…)/ Et tant tu es les Nouuelles leschant,/ Que tu prens tout, le bon & le
meschant:/ Car bien souuent les faulses & meschantes/ Sont celles là pour lesquelles plus chantes./ (…)/ Or en
cecy fol tu es manifeste:/ Car quand tu voys qu´ilz en sont leur grand feste,/ Ce non obstant que les ayes
trouuées,/ Tantost de toy sont bonnes approuuées,/ (…)/ I´en ris en moy chesque fois que i´y pense,/ De tel
exces, & de telle despense,/ Et du deguast, que de Nouuelles fais,/ Dont les reliefz sont pourriz, & infectz,/ Et
bien souuent, o glouton de Nouuelles/ T´ay veu happer les vieilles pour nouuelles,/ Quelque vieil bruyt, quelque
fable, ou mensonge,/ Comme le chien, qui ses os d´antan ronge ».
353 A la fin de la troisième journée, Hircan dit : « Mais vous ne regardez pas ce que je vois ! (…) C´est que tant
que nous avons raconté nos histoires, les moines, derrière cette haie, n´ont point ouï la cloche de leurs vêpres. Et
maintenant, quand nous avons commencé à parler de Dieu, ils s´en sont allés, et sonnent à cette heure le second
coup ! » (p.285).

84
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Quant aux moyens de susciter le rire, ils sont nombreux. Le rire émane de bien des sources
différentes : l´étonnement, la nouveauté, la méconnaissance de la vérité sur autrui ou Ŕ plus
rarement - sur soi-même. La présence d´histoires tragiques et comiques, comme dans
l´Heptaméron, est rare. Le fait d´ajouter des histoires tragiques a un autre but, plus profond,
que celui de faire rire et ainsi de combattre la mélancolie au présent.

Nous étudierons dans ce deuxième chapitre les pratiques du rire lors de festivités médiévales
et ses traces dans la littérature. Notons que Marguerite de Navarre a encore bien connu ces
fêtes joyeuses. Quelles étaient les pratiques populaires du rire ? Etant donné que Marguerite
de Navarre fréquente les milieux savants de l´époque, mais connaît aussi les pratiques du
peuple, nous envisageons de restituer ici l´arrière-plan traditionnel populaire des fêtes liées
aux manifestations du rire et de la plaisanterie.

85
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

I.II) Pratiques du rire et de la plaisanterie lors de festivités médiévales et leurs témoins


littéraires

Il est intéressant de voir comment Marguerite de Navarre réemploie diverses formes du rire en
contexte sacré, en les transformant toutesfois selon ses besoins. Nous étudions ici brièvement
le rire de la fête des fous et le rire pascal ainsi que les contes pascals racontés afin de susciter
ce rire.

I.II.1) Les traditions païenne et ecclésiastique mélangées : La fête des fous et les
sermons joyeux
I.II.1.1) La tradition de la fête des fous

Le sujet de la fête des fous, mélangeant les traditions païenne et ecclésiastique, a attiré
l´attention de beaucoup de critiques354. En effet, cette fête joyeuse, entourée de rire, a été
étudiée sous divers angles. Nous avons surtout étudié l´aspect sociologique-historique et
anthropologique du phénomène.

La critique est d´accord pour désigner le rire de la fête des fous comme un rire grossier, étant
tout-à-fait le contraire du rire raffiné et subtil. A l´époque de Marguerite de Navarre, le rire
grossier, rire du bouffon, n´est pas bien considéré dans la société noble. Le rire brutal est
déconseillé au courtisan par Castiglione dans son Livre du Courtisan. Quel est exactement ce
rire brutal, surgissant par exemple lors de la fête des fous ? Pourquoi est-il rejeté par la société
courtisane ?

Le rire de la fête des fous est interprété par la critique comme un rire de carnaval, du monde à
l´envers et du bas corporel. Emis surtout au cours des festivités du carnaval, ce rire se rattache
à la reproduction et à la matérialité. D´après Bakhtine, qui sera suivi par toute une école 355, à

354 Pour ce paragraphe, nous nous inspirons en particulier des oeuvres de Mikhaïl Bakhtine : L´œuvre de
François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris : Gallimard, 1970 ; Robert
Muchembled : Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (Xve-XVIIIe siècles),
Flammarion, 1978 ; Georges Minois : Histoire du rire et de la dérision, Paris: Fayard, 2000.
355 Une des élèves de cette école est Muriel Laharie. Voir Laharie (Muriel), La folie au Moyen Age, Paris: Le
Léopard d´Or, 1991, pp.277-286, ici p.278. La fête est vue par cet auteur comme une régénération et une fuite
dans l´irréel, servant de base pour une protestation contre les règles de la société: Elle « permet de manifester sa
joie par l´explosion de rires, de paroles et de gestes habituellement réprimés; on peut même dire qu´elle obéit à
un besoin de déchaînement qui favorise la régénération intérieure et le renouvellement de la vitalité. Elle marque
également un refuge dans l´irréel et peut ainsi servir de support à une contestation: la fête des Fous, par son
caractère licencieux et satirique, utilise la folie pour exprimer des fantasmes collectifs d´inversion des valeurs » .

86
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

l´opposé de la fête officielle, « le carnaval était le triomphe d´une sorte d´affranchissement


provisoire de la vérité dominante et du régime existant, d´abolition provisoire de tous les
rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous »356. Bakhtine évoque le rire accompagnant
le carnaval et les fêtes des fous, un rire joyeux, mais aussi sarcastique357. Bakhtine souligne le
fait que les réjouissances de type carnavalesque occupaient une très large place dans la vie des
populations médiévales, en particulier sous le rapport du temps : dans les grandes villes, elles
pouvaient s´étendre au total sur trois mois par an. L´influence de la conception carnavalesque
du monde sur la vision et la pensée des hommes était alors radicale : elle les obligeait à renier
leur condition officielle (celle de moine, clerc, savant) et à percevoir le monde sous son aspect
comique et carnavalesque. Comment ce rire en contexte sacré peut-il être interprété ?
L´impact de la culture du rire sur la sphère officielle de la littérature élevée est jugé immense
par Bakhtine358. Dans les rites de la fête des fous, Bakhtine voit des rabaissements grotesques
de rites religieux et cite un document du Xve siècle soutenant la fête des fous359. Ce serait la

356 Bakhtine, op.cit., p.19 : « C´était l´authentique fête du temps, celle du devenir, des alternances et des
renouveaux. Elle s´opposait à toute perpétuation, à tout parachèvement et terme. Elle portait ses regards en
direction d´un avenir inachevé ». « Toutes les formes et tous les symboles de la langue carnavalesque sont
imprégnés du lyrisme de l´alternance et du renouveau, de la conscience de la joyeuse relativité des vérités et
autorités au pouvoir. Elle est marquée, notamment, par la logique originale des choses à « l´envers », « au
contraire », des permutations constantes du haut et du bas (« la roue »), de la face et du derrière, par les formes
les plus diverses de parodies et travestissements, rabaissements, profanations, couronnements et détrônements
bouffons. La seconde vie, le second monde de la culture populaire s´édifie dans une certaine mesure comme une
parodie de la vie ordinaire, comme « un monde à l´envers. »
357 Bakhtine, op.cit., p.20: « (…) quelques mots sur la nature complexe du rire carnavalesque. C´est avant tout
un rire de fête. Ce n´est donc pas une réaction individuelle devant tel ou tel fait « drôle » isolé. Le rire
carnavalesque est premièrement le bien de l´ensemble du peuple (…), tout le monde rit, c´est le rire « général » ;
deuxièmement, il est universel, il atteint toute chose et toutes gens (y compris ceux qui participent au Carnaval),
le monde entier paraît comique, il est perçu et connu sous son aspect risible, dans sa joyeuse relativité ;
troisièmement enfin, de rire est ambivalent : il est joyeux, débordant d´allégresse, mais en même temps il est
railleur, sarcastique, il nie et affirme à la fois, ensevelit et ressuscite à la fois. Notons une importante particularité
du rire de la fête populaire : il est braqué sur les rieurs eux-mêmes. Le peuple ne s´exclut pas du monde entier en
pleine évolution. Il est, lui aussi, inachevé ; lui aussi en mourant renaît et se renouvelle » ; p.21 : « Nous
désirerions souligner tout particulièrement le caractère utopique, la valeur de conception du monde de ce rire de
fête, dirigé contre toute supériorité. Il contient encore vivante Ŕ avec un changement substantiel de sens Ŕ la
moquerie rituelle de la divinité telle qu´elle existait dans les plus anciens rites comiques. Mais tous les éléments
culturels limités ont disparu et il ne subsiste plus que les traits humains, universels et utopiques ».
358 Bakhtine, op.cit., p.80 : « Toute la très riche culture populaire du rire au Moyen Age a vécu et évolué en
dehors de la sphère officielle de l´idéologie et de la littérature élevées. Et c´est grâce à cette existence extra-
officielle que la culture du rire s´est distinguée par son radicalisme et sa liberté exceptionnels, par son
impitoyable lucidité. En interdisant au rire l´accès de tous les domaines officiels de la vie et des idées, le Moyen
Age lui a conféré en revanche des privilèges exceptionnels de licence et d´impunité en dehors de ces régions :
sur la place publique, au cours des fêtes, dans la littérature récréative. Et le rire médiéval a su en jouir de manière
ample et profonde » ; pp.80-81 : « Les frontières entre les littératures officielle et non officielle devaient
fatalement tomber à cette époque, en partie parce que ces frontières, délimitant les secteurs-clés de l´idéologie,
traversaient la ligne de partage des langues : latin et langues vulgaires. (…) Mille années de rire populaire extra-
officiel se sont de la sorte engouffrées dans la littérature de la Renaissance ».
359 Bakhtine, op.cit., p.83 : « Presque tous les rites de la fête des fous sont des rabaissements grotesques des
différents rites et symboles religieux transposés sur le plan matériel et corporel. (…) La fête des fous s´est
maintenue avec persévérance en France. Nous en possédons une curieuse apologie datant du Xve siècle. Ses
défenseurs se réfèrent avant tout au fait qu´elle a été instituée aux tout premiers siècles de la chrétienté par des

87
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

seconde nature de l´homme à s´exprimer lors de ces réjouissances populaires. La permutation


inversive de l´ordre social lors des fêtes des fous s´opérait en particulier par le
déguisement360, mais ce joyeux délire était limité en temps 361.

Quel était le déroulement de ces fêtes des fous, faisant place au rire carnavalesque ? Les fêtes
des fous viennent des « libertés de décembre », attestées dès le haut Moyen Age - saint
Augustin en fustige les débordements au Ve siècle362 -, elles-mêmes issues en partie de la
tradition païenne antique des saturnales, fêtes en l´honneur de Saturne. Au XIIe siècle, dans la
Somme des offices ecclésiastiques, Jean Beleth établit clairement cette filiation363. En effet,
lors des saturnales antiques, qui avaient lieu chaque année du 17 au 23 décembre, la
hiérarchie traditionnelle était renversée: les esclaves prenaient la place des maîtres, pouvaient
les insulter impunément et leur donner les ordres les plus extravagants :

« Ainsi se trouvait réalisé de manière éphémère le mythe égalitaire de l´âge d´or, car ces fêtes
rappelaient régulièrement la précarité et la fragilité de la supériorité données par la puissance et la
richesse et réaffirmaient l´idée, bien ancrée dans les esprits, que les petits et les pauvres recevraient un
jour des compensations à leur existence misérable »364.

ancêtres qui savaient fort bien ce qu´ils faisaient. On souligne ensuite son caractère non sérieux de plaisanterie
(bouffonesque). Ces réjouissances sont indispensables « afin que la sottise (la boufonnerie) qui est notre seconde
nature et paraît innée à l´homme pût au moins une fois l´an se donner libre cours. Les tonneaux de vin
éclateraient si de temps à autre on ne lâchait la bonde, si on n´y laissait pénétrer un peu d´air. Nous tous, les
hommes, sommes des tonneaux mal joints que le vin de la sagesse ferait éclater, s´il se trouvait dans l´incessante
fermentation de la piété et de la peur divine. Il faut lui donner de l´air afin qu´il ne se gâte pas. C´est pourquoi
nous nous permettons certains jours la bouffonnerie (la sottise) pour ensuite nous remettre avec d´autant plus de
zèle au service du Seigneur ». Cette apologie figure sur la lettre circulaire de la faculté de Théologie de Paris du
12 mars 1444 qui condamne la fête des fous et réfute les arguments exposés par ses défenseurs » ; p.84 :
« Evidemment, pendant la fête des fous, le rire n´était pas du tout abstrait, réduit à une raillerie purement
dénigrante du rite et de la hiérarchie religieux. L´aspect railleur et dénigrant était profondément enfoui sous le
rire déchaîné de la renaissance et de la rénovation matérielles et corporelles. C´était la « seconde » nature de
l´homme qui riait, son « bas » matériel et corporel qui ne pouvait s´exprimer dans la conception du monde et le
culte officiel ».
360 Bakhtine, op.cit., p.90 : « Un des éléments obligatoires de la fête populaire était le déguisement, c´est-à-dire
la rénovation des vêtements et du personnage social. L´autre élément de grande importance était la permutation
du haut et du bas hiérarchiques : le bouffon était sacré roi ; pendant la fête des fous on procédait à l´élection d´un
abbé, d´un évêque et d´un archevêque pour rire, et dans les églises placées sous l´autorité directe du pape, d´un
pape pour rire »,.
361 Bakhtine, op.cit., p.97 :« La fête marquait en quelque sorte une interruption provisoire de tout le système
officiel, avec ses interdits et barrières hiérarchiques. Pour un bref laps de temps, la vie sortait de son ornière
habituelle, légalisée et consacrée, et pénétrait dans le domaine de la liberté utopique. Le caractère éphémère de
cette liberté ne faisait qu´intensifier l´effet de fantastique et de radicalisme utopique des images nées dans ce
climat particulier »,.
362 Voir Laharie, op.cit., p.278.
363 Jean Beleth, Summa de ecclesiasticis officiis, éd. H. Douteil, Turnhout: Brepols, 1976, p.223 : « Il y a des
églises où les évêques et les archevêques eux-mêmes jouent dans les cloîtres avec leurs clercs, au point même de
s´abaisser jusqu´à jouer à la balle. On appelle cela liberté de décembre parce que, selon une ancienne coutume
chez les paiens, ce mois-là, les bergers, les esclaves et les servantes pouvaient festoyer librement ».
364 Voir Laharie, op.cit., pp.278-279.

88
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Cet égalitarisme ne pouvait qu´être accepté et intégré par le christianisme, religion accordant
la première place aux humbles et aux pauvres. Sur la perpétuation des pratiques empruntées
aux saturnales, se seraient donc greffées des coutumes chrétiennes365. Sous des dénominations
diverses: fêtes de l´Ane, célébrant l´humble compagnon de la Sainte Famille, fête des Diacres
ou des Sous-diacres, fêtes des Innocents, se déroulent alors des réjouissances populaires dont
le climat profane fait progressivement passer au second plan l´élément religieux qui en est à
l´origine. Et comme le fou est un pauvre d´esprit qui peut dire et faire n´importe quoi, Jean
Beleth indique au XIIe siècle que toutes ces fêtes finissent par se confondre: « La fête des
Sous-diacres, que nous appelons « des fous » a lieu tantôt à la Circoncision, tantôt à
l´Epiphanie, tantôt dans l´octave de l´Epiphanie ». En effet, la folie servant de dénominateur
commun à toutes ces fêtes, elles prennent progressivement le nom général de fête des Fous.
Les divertissements qu´elles entraînent ne constituent donc pas une nouveauté, mais ces fêtes
présentent au XIIIe siècle un rituel366 parfaitement mis au point et connaissent un succès
grandissant. Au XIIIe siècle, l´évêque des fous n´est pas toujours un clerc. Ce peut être un
homme du peuple, choisi pour son aptitude à plaisanter et ses connaissances en refrains
comiques. La frontière qui sépare le clergé des laïcs est ainsi abolie. La fête des fous dégénère
autour de l´année 1300: on boit du vin dans le ciboire, on mange du jambon sur l´autel, de
vieilles chaussures sont brûlées dans l´encensoir, on joue aux dés devant l´autel, et il y avait
probablement des débordements sexuels dans l´enceinte sacrée. Heers affirme que la fête des

365 Laharie décrit ainsi le changement advenu à la fête des fous à travers le temps: « Les premiers acteurs en sont
de jeunes clercs, des diacres et des sous-diacres qui, comme le calendrier religieux les y invite, célèbrent l´Enfant
Jésus né dans une étable, entre un boeuf et un âne. De là, on passe à des cérémonies en l´honneur des enfants en
général, puis de tous ceux qu´il faut protéger à l´instar des enfants: ceux qui sont démunis, oubliés, humiliés,
ceux qui occupent le bas de l´échelle sociale et pour lesquels le Christ a indiqué sa préférence », op.cit., p.279.
366 Dans un premier temps, la fête se déroule à l´intérieur des églises. Elle comporte un office chanté, donnant
un air majestueux à des propos et gestes ridicules ou comiques. L´office est suivi d´une procession de nombreux
personnages de l´Ancien Testament. Souvent un âne est introduit dans l´église, comme héros du jour. L´animal
est soit respectueusement conduit jusqu´à l´autel, soit fait entrer à reculons en étant tiré par la queue. Il est
accueilli par des braiements imitatifs et un hymne de joie. L´office dure toute la nuit, mélangeant le religieux et
le bouffon: le public mange et boit, par exemple, dans l´église. D´après Laharie, cette exaltation de l´âne doit être
interprétée à des degrés différents. D´une part, l´âne est un animal présent à plusieurs moments importants de la
vie de Jésus: la naissance à Bethléem, la fuite en Egypte et l´entrée à Jérusalem aux Rameaux. Faire son éloge
est donc en conformité logique avec l´Evangile. Mais, d´autre part, l´âne est connu pour sa bêtise et son
entêtement. Faire l´âne serait donc jouer à l´idiot et s´amuser au lieu d´être sérieux. On traite l´âne avec tous les
honneurs dus à l´évêque, dont le pouvoir est ainsi tourné en dérision. - Une autre fête des fous est célébrée le soir
de Noël ou le 28 décembre et consiste en un simulacre de célébration de l´office divin: le rituel liturgique
ordinaire est observé, mais avec un renversement des rôles au sein du clergé. Le cérémonial parodique associe
chants de joie, calembours et danses. Le religieux et le facétieux y sont associés dans la contestation de la
hiérarchie ecclésiastique et l´exaltation d´un monde fou où tout est permis et où l´élément religieux est ridiculisé.
D´après Laharie, « Le choix des déguisements est (...) hautement symbolique: changer de sexe, régresser au
stade animal, prendre le masque de la mort, c´est faire fi des différences en principe irréductibles: celles qui
séparent l´homme de la femme, l´être humain de l´animal, le vivant du mort; c´est ainsi exorciser ses peurs les
plus archaïques et échapper pendant quelques heures aux limites de la condition humaine » (p.283).

89
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

fous, de simple illustration de la fragilité humaine, est devenue l´expression d´une sorte de
révolte, d´une contestation fort libre367. Dans toutes les fêtes des fous, le spectacle et les
réjouissances collectives, commencées dans les églises sous prétexte religieux, débordent
ensuite dans les rues. L´évêque des fous chevauche à l´envers l´âne et donne des bénédictions
parodiques. Laharie reconnaît dans ces fêtes des fous une triple transgression: sur le plan
religieux, on parodie le culte, on se moque de la hiérarchie ecclésiastique, on blasphème; sur
le plan social, on présente un monde à l´envers où les humbles prennent la place des
puissants; sur le plan sexuel, on viole tous les tabous. Comment l´Eglise réagit-elle face à ces
débordements? La réaction de l´Eglise est nuancée. En principe, c´est l´interdicition de la fête
des fous, en réalité, la tolérance règne.
Quelle est l´origine de ces cérémonies ? Quant aux raisons profondes de ces cérémonies, le
sociologue Muchembled affirme que les fêtes populaires, dont aussi la fête des fous, sont
surtout une façon de surmonter les peurs par la joie et le rire 368. Mais pour Minois, le rire des
fêtes populaires n´est pas provoqué par la peur qu´il faut affronter quotidiennement ; c´est
plutôt le rire d´une société qui se regarde dans un miroir déformant 369. Quelles qu´en soient
les raisons (surmonter les peurs, besoin de la société de s´observer elle-même), il y a
beaucoup de fêtes parodiques - avec rire - au Moyen Age: fête des fous, fête de l´âne,
carnaval, roi de la fève. D´autres instances parodiques seront: farces, sermons burlesques,
fous de cour qui attaqueront les grands, le roi, le clergé, mais aussi les défauts et les vices.

En guise de conclusion au sujet de la fête des fous, nous pouvons dire qu´un glissement a lieu
de la fête cléricale au divertissement populaire. Les critiques sont d´accord sur le fait que la
fête est très ritualisée et canalisée. Elle a une valeur prophylactique et concourt en fin de
compte au respect du culte. L´acteur principal de la fête des fous, le goliard, vagabond semi-
délinquant, réactive et personnifie le fol en Christ. Il rit de tout parce que le vrai sacré est au-
delà du domaine sensible. Souvent, ces fêtes des fous étaient aussi le cadre de la
représentation de sermons joyeux. Quel était le contenu de ces sermons joyeux ? A quelles
occasions étaient-ils permis ?

367 Jacques Heers, Fêtes des fous et Carnavals, Paris: Fayard, 1983.
368 C´est ainsi que Muchembled, op.cit., p.173, décrit l´ambiance de ces fêtes: « La fête déroulait ses fastes bien
connus, émerveillant la populace, mobilisant les compagnies joyeuses du lieu qui venaient représenter des
histoires, avec ou sans paroles, des jeux de rimes et des jeux de personnages. Le peuple s´ébattait à son tour,
inondant la ville de rires, de musique, de danses et de banquets, d´inévitables batailles aussi ».
369 D´après Minois, op.cit., p.135, si la société médiévale peut se moquer d´elle-même, c´est qu´elle n´aurait pas
d´angoisses métaphysiques. Elle évolue dans un cadre qui n´est pas confortable, mais qui est cohérent. La mort,
la famine, la guerre et l´épidémie ne sont jamais bien loin, mais elles s´inscrivent dans un système du monde qui
mêlerait de façon inextricable le profane et le sacré. Et Minois conclut: « Une société qui accepte massivement
ses valeurs fondamentales, qui fait globalement confiance à ses dirigeants, à l´instar des enfants, sera très portée
sur le jeu - le jeu parodique ».

90
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

I.II.1.2) Les sermons joyeux

La critique met en lien la fête des fous et le genre des sermons joyeux, ces derniers pouvant
être considérés comme les témoins littéraires de la fête des fous. Analysons la structure des
sermons joyeux370 pour saisir d´éventuels rapprochements avec l´Heptaméron.

La structure de ces sermons joyeux, comme leur contenu, repose sur la parodie et sur la
conception d´un jeu du monde à l´envers. Ce sont la structure traditionnelle, l´esprit et le ton
du sermon sérieux ainsi que les gestes et les attitudes du prédicateur minutieusement imités ou
caricaturés qui font éclater l´identification de l´acteur et du personnage et donnent au texte
une valeur parodique371. Nous voyons donc qu´à première vue, quant à la situation de
représentation, les sermons joyeux sont fort éloignés des leçons de dame Oisille, où la parodie
est totalement absente. Mais un certain rapprochement pourrait être opéré au niveau de la
narration et du contenu des nouvelles racontées durant l´après-midi. En effet, nos devisants se
livrent parfois à des exhortations dignes d´un prédicateur au cours de leurs narrations, ces
recommandations peuvent alors être repoussées comme trop exagérées ou non conformes au
contexte de la narration372. Au niveau du contenu, beaucoup de sermons joyeux, comme de
nouvelles de l´Heptaméron, ont pour sujets les infidélités conjugales, traitées de manière
différente. L´élément rapprochant le plus les sermons joyeux des nouvelles de notre recueil
est le rire de l´assemblée.
Marguerite de Navarre a bien connu ce genre littéraire. La tradition des sermons joyeux,
propre aux XVe et XVIe siècles, remonte à des sources médiévales373. Les sermons joyeux
peuvent être classés en plusieurs groupes situationnels qui répondent en même temps aux
origines diverses de la prédication burlesque: Un premier groupe situationnel comporte les
sermons qui relèvent du folklore nuptial, se rapprochant le plus des nouvelles de
l´Heptaméron concernant l´infidélité conjugale374. Depuis le roman de Fauvel de Gervais de

370 Nous utilisons l´ouvrage de Jelle Koopmans, Recueil de sermons joyeux, Genève: Droz, 1988.
371 D´après Madeleine Lazard, Le théâtre en France au XVIe siècle, Paris: PUF, 1980, p.49 : « la démarche
satirique consiste à prédire non pas le futur mais des vérités évidentes, des invraisemblances, des absurdités. Le
rire naît du contraste entre le ton sérieux de l´exposé et la matière burlesque. Le récitant, comme l´astrologue,
doit s´attirer l´admiration et la confiance de l´auditoire et son bagout, son identification au « pronosticateur »,
d´entrée de jeu, confère à la prédication un caractère dramatique ».
372 Voir notre partie III.II.2.1.
373 Jelle Koopmans, Recueil de sermons joyeux, Genève: Droz, 1988, p.53
374 Différent de la fête des fous, « le charivari consiste en un attroupement bruyant des membres de la
communauté villageoise, dont beaucoup sont déguisés et frappent sur des ustensiles de cuisine; ils se rendent
devant le domicile d´un des paroissiens, qui s´est mis en dehors du groupe par une conduite jugée
répréhensible » (Minois, op.cit., p.148); « Les actions provoquant le charivari sont, par exemple, le mariage d´un
vieux avec une jeune, ressenti comme une atteinte à l´équilibre social du groupe, privant les jeunes d´une
partenaire. D´autres causes de charivari sont les femmes battant leurs maris ou les menant par le bout du nez, les

91
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Bus, le charivari est connu comme une occasion par excellence pour débiter des chansons
irrévérencieuses. Les abbayes de Jeunesse des charivaris contrôlent le domaine de la sexualité
et le mariage est un contexte adapté pour organiser des charivaris, mais d´autres situations s´y
prêtent également. Les sermons joyeux que nous avons étudiés font soit allusion à des
relations sexuelles pré-matrimoniales, par quoi ils recoupent la thématique de nombreux
contes de l´Heptaméron, soit ils énumèrent les maux du mariage375. Un second groupe
situationnel comporte les sermons prononcés à l´occasion de fêtes ne concernant qu´un public
restreint, comme les chapitres ou les corporations de métier. Depuis plusieurs siècles déjà, les
chanoines et les sous-diacres ont été des spécialistes de la parodie du sacré, par exemple lors
des Fêtes des Fous, de l´Ane, des Innocents376, des Rois, restes de l´esprit des Goliards
médiévaux. Dans la littérature goliardique, les ordres monastiques facétieux tenaient une
place importante. Le troisième groupe situationnel consiste en des « parodies de sermons
joyeux » en ce sens que ces textes détournent la perspective du sermon joyeux traditionnel377.
Ce troisième groupe de sermons joyeux ne fait plus partie de la fête et véhicule un message
sérieux codé378.

Le sermon joyeux reste donc tributaire d´une tradition de fête: les pièces ont été jouées dans
un contexte festif ou traditionnel. Ce sont des pièces qui - dans le cadre d´une fiction festive -
ont pu être présentées devant un public plus ou moins impliqué dans la situation de jeu: en ce

maris violents, les déviations sexuelles. Ces déviations ne relèvent pas de la justice, mais portent atteinte au bon
fonctionnement du groupe. Le charivari se pratique jusqu´à la cour » (p.150-1) ; « Il s´agit ici d´un rire guerrier,
substitut des armes, rire de défi, d´agression et d´exclusion. Ce rire de groupe, anti-individualiste, bien loin de
favoriser la tolérance, est au contraire un instrument d´oppression, qui ne tolère pas la différence. (...) Pas
question d´y échapper: il faut rire avec les rieurs comme on hurle avec les loups, et les récalcitrants sont victimes
de brimades ». Minois conclut que « jusqu´au XIVe siècle, au contraire, la vie religieuse séculière semble
baigner dans un climat qui tolère une bonne dose de burlesque, comme si le mélange du profane et du sacré
faisait surgir du comique aux endroits et aux moments les plus inattendus » (p.153). Ce ne sera que peu à peu
que l´intellectualisation progressive de la foi éliminera l´expression corporelle, en vertu de la dichotomie corps-
esprit, qui fera du corps un instrument du diable.
375 Ainsi, le Sermon pour une nopce (n°21 dans le recueil Koopmans) semble avoir été composé lors d´un
mariage contrefait. Les obscénités des sermons phalliques comme saint Velu (n°29) sont à leur place dans ce
contexte; le sermon de saint Raisin (n°27) loue le vin, mais il se sert de l´exemplum des noces de Cana pour
exhorter le public à l´ivresse collective.
376 Cette date est évoquée dans la N45 : « Le jour des Innocents venu, le tapissier se leva de bon matin et s´en
alla en la chambre haute où la chambrière était toute seule. Et là lui bailla les Innocents d´autre façon qu´il
n´avait dit à sa femme. La chambrière se prit fort à pleurer, mais rien ne lui valut. Toutefois, de peur que sa
femme y survînt, commença à frapper les verges qu´il tenait sur le bois du lit, tant que les écorcha et rompit. Et
ainsi rompues, les rapporta à sa femme lui disant : « M´amie, je crois qu´il souviendra des Innocents à votre
chambrière » (pp.363-364).
377 Le sermon de saint Belin (n°2) est l´exemple le plus clair d´un tel texte politique: il parle de François Villon
grâcié après le 5 janvier 1563.
378 Koopmans, op.cit, commente ainsi dans son introduction: « Si ce troisième groupe n´implique pas une
nouvelle situation dramatique, on sort toutefois du cadre de la fête proprement dite pour trouver sous les jeux de
mots et les lieux communs une expression cachée d´une révolte, un message sérieux codé. Un tel aspect
contestataire n´est pas spécifique pour ces sermons joyeux, puisque nous le retrouverons dans les sotties ».

92
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

sens on peut parler d´un théâtre circonstanciel. Nous analyserons maintenant brièvement le
comique dans les sermons joyeux. Nous procèderont à cette analyse par le moyen des
catégories établies par Evrard379 et qu´il attribue à l´humour, mais que nous considérons plutôt
comme relevant du comique en général.

Comme une des premières sources du comique, Evrard voit que les règles de la
communication normale ne sont pas respectées. Dans les sermons joyeux, ces règles sont
outrepassées, par exemple dans le sermon de bien boire (n°30). Celui-ci fait entrer en scène
deux personnages, le prêcheur et le cuisinier, qui se disputent la scène et veulent s´empêcher
de parler380. Comme dans la commedia dell´arte, des injures, puis un soufflet (v.173) et des
coups de poing (v.186 et 187) sont échangés sur scène dans ce sermon joyeux. Une deuxième
source de comique des sermons joyeux peut être le fait que les textes ou autorités cités sont
pervertis. Les sermons joyeux comportent souvent des citations de textes bibliques ou
d´autres autorités dont le sens a été changé. Dans le sermon de bien boire (n°30), le prêcheur
parle d´un théologien dont il ne cite pas le nom, encourageant le public à boire. La boisson est
vue comme voie du salut381. Par la suite, le prêcheur se propose lui-même comme autorité382.
Il se compare aux héros de la chanson de Roland et incite le public à boire. Ce qui est d´un
intérêt spécial ici est le fait que le prêcheur se nomme comme autorité en premier lieu et ne
cite Dieu qu´ensuite, en deuxième place. Dans la N11 de l´Heptaméron selon l´édition
Gruget, le cordelier se cite également en exemple à ses fidèles: il a couché avec la fille de son
hôte et l´a rendue enceinte. Ce comportement immoral est exhibé au grand jour et prend le
statut de conduite exemplaire. Nous voyons là un fort parallèle entre la N11 et les sermons
joyeux383. Troisièmement, le comique des sermons joyeux peut relever d´une inversion des
valeurs morales et religieuses ou de recommandations perverties au public. Le sermon de
frère Guillebert mentionne les faux pardons, lieu commun des sermons joyeux384. Sans doute,
l´aumône requise ici est aussi une aumône charnelle, c´est-à-dire que les femmes du public
sont invitées à avoir pitié des moines et de venir coucher avec eux. Cela nous rappelle, de
nouveau, très fortement la nouvelle 11 de l´Heptaméron selon l´édition Gruget, où cette

379 Frank Evrard, L´humour, Paris: Hachette, 1996.


380 Le cuisinier ravale l´importance de la prédication en disant au prêcheur: « Despeche toy, car il m´ennuyt:/ Ne
nous fay point long preschement!/ Il a tant beu, par mon serment,/ Qu´il ne scet qu´il faict ne qu´il dit! » (v.51-
54) ; « Tout ce qu´il dit n´est que frivolle/ Et nous tiendra jusqu´a demain » (v.57-58)
381 « Ce dit un theologien:/ « Bon vin, selon cours de Nature,/ Faict grant bien a la creature. » » (v.225-227)
382 « Par auctorité je le preuve:/ Je suis si ayse quant je treuve/ Ung tresbon vin emmy ma voye;/ Ung bon vin/
jamais ne desvoye/ Ainsi que fait ung vin petit./ Quant j´ay vin a mon appetit,/ Je m´y porte aussi vaillant/ Que
fist Olivier et Rollant/ En bataille qu´ilz firent oncques./ Or, je vous pry, bevons fort doncques!/ Et aussi Dieu /
nous avisa/ De bien boyre et nous devisa (...) » (v.228-239). A ce sujet, voir aussi la N11 selon l´édition Gruget.
383 Voir notre partie II.II.2.3 sur le rire dans la N11 selon l´édition Gruget.
384« Je vous promectz, c´est belle aumosne/ Que bien faire a gens d´eglise./ Grans pardon a, je vous advise/ A
leur prester bouchan ventris/ Foullando in calibistris » (v.47-52).

93
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

aumône charnelle est aussi thématisée. Mais dans ce sermon joyeux, le frère Guillebert
explicite son intention et la personnalise385. La métaphore sexuelle « fourbir son haubert » est
évidente. Tel l´acteur d´un monologue d´amoureux, frère Guillebert vante ses exploits in
sexualibus. Les vertus de pauvreté, chasteté et obéissance, sensées être cultivées dans les
couvents, sont transformées en leurs contraires386. Dans le sermon « pour une nopce » (n°21),
le prédicateur déguisé en femme recommande la fornication générale, fait même l´apologie de
l´amour payé et prône l´amour anal, « pour éviter les grands dangers ». Dans le débat 23 de
l´Heptaméron, nous avons une situation d´accusation semblable (mais sans la dimension de
parodie), où il est reproché aux prêtres de demander aux fidèles des comportements qu´ils ne
respectent pas eux-mêmes387. Comme pour les sermons joyeux, le reproche sera laissé en
suspens et les devisants se tourneront vers d´autres sujets. Quatrièmement, la fausse naïveté
d´un personnage, provoquant une vision du monde restreinte, est source de comique 388. Dans
le sermon de saint oignon (n°22), par exemple, le sermonneur se montre faussement naïf en
présentant l´oignon comme un saint et en décrivant des faits naturels comme miraculeux. Il
exalte les « miracles » de l´oignon: sa fine odeur (v.57-58), ses qualités hygiéniques (v.61-71)
et son pouvoir de faire pleurer, fort utile aux hypocrites (v.74-88). Cette dernière qualité est
présentée comme surnaturelle par le sermonneur qui prend le point de vue d´un naïf 389. Dans
la N65 de l´Heptaméron, un exemple de naïveté conduisant à une mauvaise interprétation de
la réalité est celui de la vieille criant au miracle390.

385« Mes dames, je vous recommande/ Le povre frere Guillebert./ Se l´une de vous me demande/ Pour fourbir un
poy son haubert,/ Approchez, car g´y suis expert:/ Plusieurs harnois ay estrenez » (v.67-72).
386 Quatre vents, n°26, v.25-36 : « Et ne voulons jamais rien faire/ Synon boire et chopiner,/ Diner, reciner,
souper,/ Rire, danser, chanter, bouter/ Soublz nostre nés a nostre bouche/ Et puis dormir sur un couche/ En blans
draps avec la fillete/ Belle, doulce et mygnonnete! »
387 p.242 : « Si tout le monde était ainsi que vous austère, dit Ennasuite, les pauvres prêtres seraient pis
qu´excommuniés d´être séparés de la vue des femmes ! » - « N´en ayez point de peur, dit Saffredent, car ils n´en
auront jamais faute ! » - « Comment ! dit Simontaut, ce sont eux qui par mariage nous lient aux femmes et qui
essaient, par leur méchanceté, à nous en délier et faire rompre le serment qu´ils nous ont fait faire ». Ŕ « C´est
grande pitié, dit Oisille, que ceux qui ont l´administration des sacrements en jouent ainsi à la pelotte : on les
devrait brûler tout en vie ! » - « Vous feriez mieux de les honorer que de les blâmer, dit Saffredent, et de les
flatter que de les injurier, car ce sont ceux qui ont puissance de brûler et déshonorer les autres : parquoi sinite
eos. Et sachons qui aura la voix d´Oisille ». La compagnie trouva l´opinion de Saffredent très bonne et, laissant
là les prêtres, pour changer de propos, pria Mme Oisille de donner sa voix à quelqu´un ».
388 Voir à ce sujet de la tromperie et des points de vue notre partie III.1.4 sur l´humour.
389 « Saint Ongnon vaut son pesant d´or/ Et porte grande medecine;/ Fait miracle moult noble et digne/ Car saint
Ongnon en plusieurs lieux/ Il fait plorer et mal aux yeulx;/ Il fait plorer les gens navrez/ Tant qu´il en est
envenimez/ Pour la grant puissance qu´il a » (v.70-78).
390 Le contenu de la N65 est le suivant : Un soldat dort près d´une représentation du Saint Sépulcre en pierre
dans une église : « Or advint-il qu´une bonne vieille fort dévote arriva au plus fort de son sommeil et, après
qu´elle eut dit ses dévotions, tenant une chandelle ardente en sa main, la voulut attacher au Sépulcre. Et trouvant
le plus près d´icelui cet homme endormi, la lui voulut mettre au front, pensant qu´il fût de pierre. Mais la cire ne
put tenir contre la chair. La bonne dame, qui pensait que ce fût à cause de la froidure de l´image, lui va mettre le
feu contre le front pour y faire tenir sa bougie. Mais l´image qui n´était pas insensible, commença à crier, dont la
bonne femme eut si grand peur que, comme toute hors du sens, se prit à crier miracle, tant que tous ceux qui

94
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Le sermon de l´andouille (n°7), intitulé Sermon de landouille nouveau et fort ioyeulx pour
rire, souligne sa propre nouveauté et énonce son intention: faire rire le public. La première
partie comprend une histoire illustrative qui nous montre comment une andouille au sens
littéral du terme a pu « refaire » deux femmes au bain. Les deux protagonistes de cette histoire
comparent, apparemment naïvement, cette andouille au sexe de leurs maris391. Dans
l´Heptaméron, on a peu d´évocations des parties génitales, à part dans la N11 selon Gruget392.
Comme dans cette N11, on a dans le sermon pour rire (n°28), des femmes posant des
questions naïves sur l´ « instrument », le sexe masculin393, ce qui permet de briser un tabou.

Le comique des sermons joyeux peut également être suscité par le langage, notamment par les
excroissances du discours et l´euphorie par le verbe, comique rare dans l´Heptaméron. Dans
le sermon joyeux pour rire (n°28), par exemple, le sermonneur vante les vertus de
l´ « instrument » dans une sorte de blason du phallus: une répétition excessive y crée - selon
l´expression d´Aubailly Ŕ « l´euphorie par le verbe ». Une litanie négative de l´ « instrument »
y est introduite394. Les répétitions et aberrations du langage sont très fréquentes dans les
sermons joyeux. Elles peuvent même être caractérisées comme une des sources principales de
comique. Si, sur ce point, nous comparons les sermons joyeux avec l´Heptaméron de
Marguerite de Navarre, nous nous rendons compte que dans notre recueil de nouvelles cette
forme de comique est totalement absente.
Une autre source de comique est le décalage entre le ton et le contenu du discours. Par
exemple, dans le sermon joyeux pour rire (n°28), l´acte sexuel est dépeint en termes
théologiques. Ton et contenu divergent ici très fortement395, comme cela est aussi le cas à
quelques reprises dans notre recueil de nouvelles396. Le sermon joyeux de la vie de Madame
Gueline (n°15) comporte une première partie en forme de disputation théologique sur la

étaient dedans l´église coururent, les uns sonner les cloches, les autres à voir le miracle. Et la bonne femme les
mena voir l´image qui était remuée ; qui donna occasion à plusieurs de rire ».
391 « Ung bon fretillon:/ C´est justement l´eschantillon/ De la mesure a mon mary;/ Quant il m´en souvient je
m´en ry;/ Joyeuse suis quant je la voy:/ Que je la manye! » (v.39-44).
392 Voir notre interprétation à ce sujet dans la partie II.II.2.3.
393 « Entre vos, femmes, tout belles dames/ Vous me pouriés demander: « Beau pere,/ Ou se prend ce doulx
ongnement? »/ Je respondray publiquement:/ Escoutés! Vouecy grans merveilles;/ Il se prend dedens deulx
bouteilles/ Qui sont pendus certainement/ Entre le cul et l´instrument » (v.82-89).
394 « Par l´instrument sourt fantasis,/ Par l´instrument vient jalousis,/ Par l´instrument fondit Gomore,/ Par
l´instrument procede gorre,/ Par l´instrument de la brayete/ Faict en grossir maincte fillete » (v.43-48).
395 « Il prend sa consolation/ A faire son oblation/ A deulx genoulx, l´offrende au poin./ Et puys dict: « Revenés
demain,/ Car par ma foy, je suys garye / De l´ongnement, je vous affye,/ Que j´ey eu par bonne maniere »»
(Pour rire, n°28, v.75-81).
396 Voir à ce sujet notre partie III.1.4.

95
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

question comment il faut préparer un poulet pour un repas. La deuxième partie sera consacrée
à une homélie hagiographique sur la vie d´une poule397.

En guise de conclusion, nous pouvons dire que la situation narrative de l´Heptaméron se


différencie de celle des sermons joyeux par nombre de points. Ainsi de l´origine sociale : le
sermon joyeux émane du milieu des sous-diacres ou de milieux populaires, alors que les
devisants font partie d´une élite. Toutes les valeurs de la société sont retournées dans les
sermons joyeux, où l´ordre est celui d´un monde renversé. Dans l´Heptaméron, l´ordre
traditionnel est renversé dans le sens où ce sont les laïcs qui prêchent et narrent et les
religieux qui écoutent. Mais la « prédication » et la narration cherchent une vérité qui devrait
normalement être transmise par le clergé. A notre sens, il y a absence de parodie dans notre
recueil de nouvelles398.
Le sermon joyeux cherche à entretenir lors de fêtes, ce qui est montré par son titre « joyeux ».
Mais le sermon joyeux peut également contenir un message sérieux codé et donc avoir pour
but caché l´éducation. Ce jeu entre le divertissement et l´instruction le rapproche de
l´Heptaméron. Parmi les thèmes de sermons joyeux relevés par Koopmans399, il en est
principalement deux qui surgissent dans l´Heptaméron, bien sûr avec des variantes: la folie et
l´ordre monastique de frères lubriques. C´est le faux sacré qui est mis en question et
ridiculisé.

Passons maintenant à l´analyse d´un autre phénomène de rire dans le contexte sacré : le rire
pascal, également présent à l´arrière-plan de l´Heptaméron.

I.II.2) Le rire pascal et les contes pascals

Le rire pascal400, phénomène très répandu en Europe, en partie jusqu´au XVIIe siècle, est
d´origine très ancienne, datant au moins du IXe siècle401. Des traces de festivités avec rire

397 Si nous observons la première partie, nous voyons beaucoup d´exemples d´inadéquation du ton et du
contenu, par exemple: « Tous les docteurs en plusieurs lieux,/ Les uns en veulent disputer,/ Les autres en veulent
douter./ Ja sçachez que frere Friand,/ Frere Saffre nous sont nuisant/ Allegant ceste authorité:/ Gallina grossa
rogate, / Embrocaverunt tornantis » (Madame Gueline , n°15, v.53-60).
398 Alors que la tradition des sermons joyeux provient du temps de délire joyeux, comme le carnaval ou la fête
des fous, la situation de narration des nouvelles de l´Heptaméron est expliquée comme surgissant de la douleur
et de la contrainte de trouver une occupation.
399 Koopmans (Jelle) & Verhuyck (Paul), Sermon joyeux et truanderie, Amsterdam : Rodopi, 1987, p.14.
400 Bakhtine, op.cit., p.87 : « Risus paschalis » : « La tradition ancienne permettait le rire et les plaisanteries
licencieuses à l´intérieur de l´église à l´occasion de Pâques. Du haut de sa chaire, le prêtre se permettait toute
sorte de récits et plaisanteries afin d´obliger ses paroissiens, après un long jeûne et une longue pénitence, à rire
de bon cœur et ce rire était une renaissance joyeuse. Ces plaisanteries et joyeux récits de type carnavalesque

96
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

dans les églises se retrouvent dans l´Allemagne actuelle, mais aussi en Suisse, en Sicile, en
Espagne et en France402. Ce rire, jusqu´à présent peu étudié par la critique française, est
provoqué lors de l´office pascal403. Les traits typiques404 en sont: le rire vu comme triomphe
de la vie sur la mort, rire généré dans l´enceinte de l´église lors de la Messe de la
Résurrection. Le rire pascal est un phénomène enraciné dans la coutume ecclésiastique,
soutenu par le célèbre théologien Wolfgang Capiton que Marguerite de Navarre connaissait
personnellement. En effet, Capiton dédia le 22 mars 1528 son commentaire du prophète Osée
à la reine Marguerite de Navarre405 et maintint une correspondance avec elle, correspondance
dont il ne subsiste malheureusement rien.

avaient essentiellement trait à la vie matérielle et corporelle. Le rire était autorisé en même temps que l´était la
viande et la vie sexuelle (interdites pendant le jeûne). La tradition du « risus paschalis » persistait encore au
XVIe siècle, c´est-à-dire du vivant de Rabelais. Outre le « rire pascal » existait encore le « rire de Noël ». Si le
premier se réalisait de préférence dans les sermons, les récits joyeux, les blagues et plaisanteries, le rire de Noël
préférait les chansons drôles sur les sujets les plus laïcs, interprétées dans les églises ; les chants spirituels à leur
tour étaient chantés sur des airs laïcs, voire même de rue. (…) C´est surtout en France que la tradition des Noëls
a fleuri. Le thème spirituel se mêlait à des airs laïcs et à des éléments de rabaissement matériel et corporel. Le
thème de la naissance, du nouveau, de la rénovation, s´associait organiquement à celui de la mort de l´ancien,
traité sur un plan rabaissant et joyeux, aux images de détrônement bouffonnesque et carnavalesque ».
401 Voir Jacobelli, op.cit.: „Wir finden die Sitte, die Gläubigen zum Lachen zu bringen auch an
Vorabendgottesdiensten anderer liturgischer Feste, wie zum Beispiel Weihnachten, Pfingsten, Allerheiligen und
bei Gottesdiensten, die mit dem Tod zusammenhängen; etwa beim Begräbnis oder bei der Feier einer Bittmesse
für Verstorbene oder bei einem Leichenschmaus. Also immer gleichsam im Umkreis des "Heiligen". Das älteste
Zeugnis (...), bietet Hinkmar, Erzbischof von Reims, der im Jahre 852 an die Priester seiner Diözese schrieb:
"Kein Priester soll sich am Jahresgedächtnis für einen Verstorbenen oder beim dreiunddreissigsten oder siebten
Gedächtnistag oder bei einer sonstigen Zusammenkunft von Priestern betrinken (...) Er darf auch nicht in
unpassender Weise Beifall oder Gelächter hervorrufen und leichtfertige Geschichten erzählen oder singen; auch
soll er nicht zulassen, dass vor ihm unanständige Vorstellungen mit Bär und Tänzerinnen aufgeführt werden;
ebenso wenig gestatte er, dass Dämonenmasken getragen werden".
402 Cette répartition est décrite ainsi par Jacobelli: « Das Zentrum dieses Brauches liegt in Bayern, aber er ist
auch in ganz Deutschland, in Spanien, Florenz, Sizilien, Basel, Reims und an der Donau zu finden; praktisch in
ganz Europa. (...) Aber noch viel verblüffender ist die Verbreitung durch die grossen Zeiträume hindurch: Ein
erstes Anzeichen findet sich in Reims im Jahre 852; und nach und nach entsteht eine ununterbrochene Reihe bis
in unser Jahrhundert“.
403 Ménager mentionne brièvement le rire pascal dans op.cit., p.142.
404 Voir Maria Caterina Jacobelli, Ostergelächter - Sexualität und Lust im Raum des Heiligen, Regensburg:
Pustet, 1992.
405 Voir l´article d´Olivier Millet : « Wolfgang Fabricius Capiton à Marguerite de Navarre (1528) : Dédicace de
In Hoseam prophetam commentarius » in Le Livre et la Réforme, sous la direction de Rodolphe Peter et Bernard
Roussel, Bordeaux : Société des Bibliophiles de Guyenne, 1987, pp.201-216. O. Millet note dans son
introduction à cette dédicace : « Cette longue dédicace représente la tentative d´une rencontre, manquée, entre ce
que Capiton pouvait connaître des positions religieuses et spirituelles de Marguerite de Navarre, et sa propre
évolution spiritualiste au sein de la réforme strasbourgeoise, qui l´isolait à ce moment-là de ses propres collègues
et le rendait suspect aux protestants suisses et allemands. Visiblement, Capiton essaie de rivaliser à sa façon avec
les lettres de direction spirituelle envoyées à Marguerite par Guillaume Briçonnet durant les années 1521-1524,
au moment où les rapports entre la reine et l´évêque de Meaux s´étaient distendus. Espérait-il devenir à son tour
le conseiller spirituel d´un personnage dont dépendait largement l´orientation et l´avenir du mouvement
évangélique français ? Tout laisse en tout cas penser que Marguerite de Navarre n´apprécia guère le ton et le
contenu de cette dédicace, et que Capiton fut déçu dans ses espoirs » (p.203).

97
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Quelle est la réaction de l´Eglise face à ce rire pascal ? Certains évêques sont de l´avis qu´il
est un devoir du prédicateur de susciter le rire pascal lors de la Messe de la Résurrection. En
effet, le rire pascal semble, en général, apprécié par le peuple, sauf par les personnes plus
éduquées. Accepté sans qu´on sache la provenance du phénomène, le rire pascal est perçu
comme ayant trois buts: attirer les fidèles pour qu´ils assistent à la Messe du dimanche de
Pâques, amuser les auditeurs et les tenir éveillés. Il s´agit d´un rire folâtre, que le prédicateur
provoque par des actions pouvant être réparties en deux groupes: premièrement, des
plaisanteries sans lien avec le domaine sexuel, comme par exemple l´imitation de sons
animaliers ou de personnes grotesques, faire croire à un laïc qu´il est prêtre, raconter des
plaisanteries et histoires scandaleuses, faire des gestes irrespectueux, énoncer des paroles de
non-sens. A la deuxième catégorie appartiennent la profération des paroles obscènes,
l´imitation d´actions sexuelles, masturbation en public et éventuellement406 l´imitation
d´actions homosexuelles. Ce rire est donc fortement lié à l´exhibition du corps et à la
sexualité407.

En conclusion, nous pouvons dire que le rire pascal est très répandu au Moyen Age et jusqu´à
l´époque de Marguerite de Navarre. Il s´agit d´un phénomène enraciné dans la liturgie, un rire
provoqué par des ecclésiastiques en milieu sacré lors de la célébration pascale. A part l´effet
d´animation du public, le rire pascal est aussi un symbole de la Résurrection, du triomphe de
la vie sur la mort, de la vie qui continue. Ce rire a trois composantes principales: le plaisir
ainsi que le rire des auditeurs, mais aussi la composante sexuelle408. Le rire est provoqué de
différentes manières au cours du temps: à l´origine, surtout par des gestes et actions du
prédicateur, plus tard par des histoires racontées en chaire. Le critique Wendland n´est pas
d´accord sur ce point et affirme le contraire: au début étaient les contes pascals, qui furent
remplacés plus tard par les gestes obscènes.

Nous nous tournons maintenant vers les témoins littéraires du rire pascal: les contes
pascals409. En effet, à partir du XIVe siècle se développe la coutume d´interrompre la
prédication par des contes410. Bientôt des recueils de contes sont établis, dont la plupart
comprennent des fables411. Il est difficile de savoir dans quelle région géographique et dans

406 Il s´agit là d´une hypothèse de Jacobelli, op.cit.


407 A ce sujet, voir aussi notre chapitre II.II.2.1.1.
408 Le rire pascal se rapproche par là du rire suscité par le prédicateur dans la N11 de l´édition Gruget ; voir
notre partie II.II.2.3.
409 Pour l´analyse de l´origine de la coutume des contes pascals, je me base sur l´oeuvre de Volker Wendland,
Ostermärchen und Ostergelächter, Frankfurt: Lang, 1980, pp.162-168.
410 Il s´agit de contes plutôt que d´exempla, vu que leur intention n´est pas uniquement moralisante.
411 Après le Carême, période de jeûne de quarante jours, beaucoup de prédicateurs voient dans la fête de Pâques
l´occasion de reprendre les paroissiens qui se livraient désormais à la goinfrerie. Les prêcheurs procèdent à cette

98
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

quel milieu socio-culturel cette tradition des contes pascals a commencé412. Les plus anciens
manuscrits datent du début du XVe siècle et ont été repérés entre Vienne et Bamberg, ainsi
qu´à Wroclaw. Le seul ouvrage de contes pascals que nous ayons trouvé413 est Ovum paschale
novum414, consulté par nous à la bibliothèque cantonale d´Aarau (Suisse). Malgré le prologue
affirmant que ces contes devraient réjouir le public de fidèles le dimanche de Pâques, il
semble qu´il s´agisse là plutôt du deuxième genre de contes, c´est-à-dire des contes à sens
profondément moral. Le docere prévaut sur le delectare, ce qui rapproche ce recueil d´une
simple collection d´exempla. En effet, comme les prédicateurs étaient sensés freiner
l´euphorie de la fête pascale, ils ne pouvaient pas la soutenir avec leurs contes drôles. C´est
pourquoi les contes pascals415 sont sérieux et semblent provoquer la réflexion plutôt que le
délire joyeux. On peut donc dire qu´il y a deux genres de contes pascals. De la première sorte
de contes pascals, il ne reste que peu de témoins: ce seraient les histoires invitant au rire
pascal, probablement des plaisanteries accompagnées de gestes ridicules ou obscènes, et
n´annonçant aucune morale. La deuxième sorte comprend des histoires invitant à la
modération, histoires étant donc exactement opposées aux premières, car affirmant une
morale clairement chrétienne. Cette deuxième sorte de contes pascals fait partie du genre de
l´exemplum. Comment l´exemplum est-il utilisé lors des prédications ?

admonestation en utilisant des fables mettant souvent en scène des animaux. Or, ces fables ne sont que rarement
énoncées lors de la prédication du dimanche de Pâques. Leur cadre est plutôt la messe pénitentielle, lors de
laquelle il s´agit pour le chrétien de se convertir, de conserver les gains spirituels du Carême et d´accepter
personnellement l´oeuvre salvifique du Christ.
412 Pourquoi beaucoup de contes pascals sont-ils transmis en latin alors qu´ils étaient utilisés dans des
prédications en allemand? Il y a des indices pour pouvoir affirmer que les contes pascals ont, comme beaucoup
de formes comiques de la littérature religieuse, leur origine dans les écoles des monastères, où ces formes étaient
pratiquées comme exercices ludiques en cours de latin. Ils étaient aussi utilisés au cours de messes pour élèves et
sous-diacres. Ce qui convenait pour l´école était aussi adéquat pour la chaire: le divertissement. "Der Ursprung
der Ostermärchen ist also im klerikalen Schulbetrieb oder Schulgottesdienst zu suchen. (...) Als der lokale
Ausgangspunkt des Brauches wären Städte mit mehreren Klosterschulen zu erwägen, vielleicht Wien, München
oder Bamberg, da der Brauch bei vielen verschiedenen Orten zu beobachten ist“ (p.166, Wendland). Les centres
où des contes pascals du XVe siècle ont été découverts sont regroupés autour de Prague (voir la liste dans
Wendland, op.cit., p.167).
413 C´est également le seul ouvrage de contes pascals cité par Jacobelli das son étude, op.cit.
414 Le titre complet de cet ouvrage d´environ 500 pages, d´une grande importance pour nous, est: Ovum
Paschale Novum, oder, Neugefärbte Oster-Ayr, das ist, Viertzig geistliche Discurs auff den H. Ostertag und
Ostermontag: worinnen verschiedene Geschicht und Gedicht oder Oster-Maerl sambt denen hieraus gezogenen
Sittenlehren welche nicht allen denen Herren Predigern auff der Cantzel sondern auch anderen Privat-Personen
zur Conversation oder die lange Zeit zu vertreiben sehr dienlich und mit geistlichem Nutz können gebraucht
werden. Ce titre exprime clairement l´intention édifiante des histoires (« geistliche Discurs », « geistlichem
Nutz »), destinées à être intégrées dans les sermons pascals. Mais en même temps, ces propos peuvent servir de
passe-temps ou de base à la conversation d´un public de lecteurs (« zur Conversation oder die lange Zeit zu
vertreiben »). Le recueil est donc en priorité destiné à un public de curés, mais peut aussi être utilisé par des
laics.
415 Voir les contes pascals recueillis par Wendland, op.cit.

99
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

I.II.3) L´exemplum dans la prédication

Il existe de nombreuses définitions de l´exemplum qu´on peut mettre en rapport avec les
nouvelles de l´Heptaméron416. Selon Welter417, l´exemplum peut être défini ainsi:

« Par le mot exemplum, on entendait, au sens large du terme, un récit ou une historiette, une fable ou
une parabole, une moralité ou une description pouvant servir de preuve à l´appui d´un exposé doctrinal,
religieux ou moral » (p.1).

Citons aussi M.A. Piaget418 définissant ainsi l´exemplum:

« Toutes espèces de récits, de toutes provenances, empruntés à l´histoire ancienne ou contemporaine,


profane ou sacrée, aux vies de saints, aux légendes populaires, aux bestiaires; des anecdotes ou faits
divers; tout récit enfin qui, comme le mot l´indique, pouvait servir d´exemple à l´appui d´un
enseignement moral ou religieux ».

Claude Bremond arrive à la formulation suivante:

« Un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon)
pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire »419.

De quand date l´introduction d´exempla dans les sermons ? La critique n´a pas répondu
exactement à cette question, mais elle est d´accord sur l´origine ancienne de ces histoires à but
moral. La nécessité d´introduire des exempla dans le sermon est reconnue dès le XIIe et le
XIIIe siècles420. En effet, pour convertir le peuple, il faut prêcher en parlant le langage du
peuple, en évitant le vocabulaire théologique et en illustrant le discours souvent compliqué
par des exemples ou des comparaisons comprises par tous. Ce sera le rôle des récits
exemplaires que les prédicateurs mêlent dès lors à leurs sermons populaires, se fondant sur
Jésus Christ lui-même qui s´exprimait par paraboles421. Les responsables ecclésiastiques
médiévaux comprennent que pour convaincre son public, le prédicateur a deux solutions:

416 Voir à ce sujet la thèse en publication de Véronique Montagne, op.cit.


417 J.-Th. Welter, L´exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Age, Paris: Occitania, 1927.
418 Selon la note de Welter, op.cit., pp.1-2.
419 Claude Brémond: « L´exemplum médiéval est-il un genre littéraire? », in Berlioz (Jacques) et Polo de
Beaulieu (Anne) (éd.): Les exempla médiévaux: Nouvelles perspectives, Paris: Champion, 1998, pp.21-28.
420 Albert Lecoy de la Marche, Le rire du prédicateur - Récits facétieux du Moyen Age, éd. Brepols, 1992, p.5 :
« Au XIIe et surtout au XIIIe siècle, l´Eglise se sent comme une forteresse assiégée. Le développement des
villes, où les habitants sont mal encadrés par des curés succombant à la tâche (voire inexistant), l´ampleur de
l´hérésie manichéenne, la montée de mouvements contestataires comme les Vaudois, font que l´Eglise, pour
survivre, doit réagir et s´adapter. Un seul mot d´ordre: mieux être comprise des masses qu´elle entreprend de
convertir ».
421 Le dominicain Humbert de Romans, dans son Traité de l´instruction des prédicateurs, définit ainsi le rôle du
prédicateur: « Le prédicateur est la voix du Christ en ce monde », cit. par A. Lecoy de la Marche, op.cit., p.5.

100
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

enseigner en faisant peur ou en amusant422. Bref, l´exemplum a pour fonction de rompre la


monotonie du sermon, de réveiller le public423 et de susciter le plaisir de l´auditeur424. Le
prédicateur doit éviter la grossièreté ainsi que les allusions obscènes et adroitement manier
comique et humour. Comment la prédication par l´exemplum parvient-elle à retenir l´attention
de l´auditoire ?

Les prologues des recueils d´exempla affirment que la fin des récits exemplaires est
l´enseignement visant à un changement de comportement. Les sept « atouts »425 de
l´exemplum sont: l´univocité, la brièveté, l´appel à l´authenticité, le vraisemblable, le plaisir,
le caractère métaphorique de l´exemplum et la mémoire. Résumons ici brièvement chacun de
ces sept aspects: La première force de l´exemplum, son univocité, repose dans le sens fixe que
le prédicateur donne à son récit, en éliminant toute possibilité d´interprétations multiples. Ce
qui n´est pas évident, puisque l´exemplum n´est généralement pas accompagné d´un
commentaire allégorique. Nicolas de Hanapes (mort en 1292) remarque cela dans son Liber
de exemplis Sacre Scripture426 et explique que les exempla profanes peuvent avoir un effet
salutaire sur l´homme s´ils sont décemment introduits et encadrés entre les textes sacrés.
Humbert de Romans en appelle à la brièveté de l´exemplum : « Si le récit est trop long, il
convient de l´amputer des choses inutiles ou moins utiles »427. Tout élément inutile à la
morale est laissé de côté, d´où la brièveté de l´exemplum. Le troisième atout repose dans
l´appel à l´authenticité. L´exemplum se voit placé sous une autorité, une auctoritas, qui est
souvent la plus forte possible. Autant que l´autorité, c´est le vraisemblable qui est l´un des
atouts principaux de l´exemplum. Ce dernier doit être vraisemblable afin d´être cru et de
s´imposer au public. Humbert de Romans ne condamne pas l´emploi de textes non

422 Comme le dit Lecoy de la Marche, op.cit., p.6: « (...) Pour tenir en haleine un auditoire souvent dissipé et
instable, voire contestataire, le prédicateur a deux solutions. La première est d´enseigner par la crainte, en
évoquant les horreurs futures de l´enfer, en insistant sur la vengeance divine, sur les tourments infligés aux
pécheurs, tant sur terre que dans l´au-delà. La seconde est de convaincre, non sans ruse, par le rire, ou du moins
par le sourire (...) ».
423 Le chanoine Jacques de Vitry, qui associe l´ « édification » à la « récréation » demande d´utiliser le récit
exemplaire quand le public, fatigué et ennuyé, commence à somnoler. Il ajoute: « Croyez-en mon expérience: je
prononçais un jour un sermon et je voyais la multitude du peuple s´ennuyer et somnoler; une toute petite parole,
et la voilà ragaillardie et prompte à m´écouter. Grâce à l´exemplum ».
424 Le dominicain Jean Gobi, au début du XIVe siècle, déclare dans le prologue de son recueil d´exempla,
L´Echelle du ciel que « notre esprit paraît attiré vers le ciel par le fait qu´il prend plaisir aux récits et aux
exempla des saints », cit. par A. Lecoy de la Marche, op.cit., p.7.
425 Jacques Berlioz, « Le récit efficace: L´exemplum au service de la prédication (XIIIe-XVe siècles) », in
Mélanges de l´Ecole française de Rome, Moyen Age - Temps Modernes, tome 92, 1980-1, pp.114-146.
426 cit. par J. Berlioz, op.cit., p.118.
427 cit. par J.Berlioz, op.cit., p.119.

101
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

authentiques ; il demande en revanche qu´ils soient vraisemblables afin que l´on y croie428. Le
plaisir est un complément indispensable du vraisemblable. Le plaisir doit donc s´intercaler
dans le discours du sérieux. « Humbert de Romans parle de delectatio et Jean Gobi (mort en
1350) dit que « notre esprit paraît attiré vers le Ciel par le fait qu´il prend plaisir aux récits et
aux exempla des saints ». L´Ars de modo predicandi parle d´exempla joyeux et plaisants
tandis que l´auteur de la Compilatio singularis exemplorum met en avant le divertissement, le
solacium »429. Le côté divertissant de l´exemplum est fondamental. Le sixième point à noter
est le côté métaphorique de l´exemplum, atteignant le public par les sens430. Tout le récit de
l´exemplum sera métaphorique. Etienne de Bourbon (119X ?-1261 ?) parle d´ « habiller » le
sermon. Jacques de Vitry (116X ?-1240) demande aux prédicateurs d´user pour l´édification
des ignorants des choses « quasi corporalia et palpabilia et talia que per experientiam
norunt » 431. Le septième atout de l´exemplum concerne la mémoire: Les prédicateurs sont
conscients de la force de la mémoire. Cependant, il ne s´agit pas de proposer aux auditeurs un
système mnémotechnique avoué comme tel. Probablement les prédicateurs emploient de
vieux textes et d´anciens thèmes pour illustrer des principes nouveaux afin d´accélérer la
mémorisation des exempla432. C´est ainsi que l´usage d´exempla est justifié dans la
prédication médiévale.

Si les devisants de l´Heptaméron rejettent explicitement la beauté de l´élocution, ils recourent


cependant à l´exemplum. Ils prennent en compte toutes les caractéristiques de cet argument
tenant autant de l´inventio que de l´elocutio. Le partage se résume ainsi : l´exemplum peut être
soit tiré d´une fable, d´un fait imaginaire qui tient de la tradition orale (voir les récits

428 « Circa exempla vero attendendum est ut sint competentis aucthoritatis ne contemnantur et verisimilia ut
credantur et aliquam utilitatem continentia, ne inutiliter proferantur », De eruditione praedicatorum, chap.39,
cit. par Welter, op.cit., p.71.
429 Berlioz, op.cit., p.122.
430 Berlioz, op.cit., p.126 : « Les exempla sont des métaphores dynamiques qui, au lieu de se figer en allégorie
ou en symbole, en vertu de correspondances saisies par l´intellect, atteignent le public par la sensibilité, par les
sens. Pour reprendre la célèbre distinction de Pascal, il ne s´agit pas pour le prédicateur de convaincre (ce qui
mobiliserait l´intellect), mais de persuader ». D´après Berlioz (op.cit., p.123), la métaphore fait intervenir une
représentation mentale étrangère à l´objet de l´information qui motive l´énoncé, c´est-à-dire une image. Michel
Le Guern a essayé de déterminer les conditions d´efficacité de cette image ; il faut que les rapports entre les deux
réalités soient à la fois lointains et justes et donc : 1) que la suspension sémique porte sur le plus grand nombre
possible d´éléments ; 2) que l´ « image associée » reçoive un relief particulier en raison de son degré élevé
d´imprévisibilité qui puisse rompre la monotonie du discours ; 3) que le sème maintenu dans le terme
métaphorique soit compatible avec le contexte d´une manière qui ne soit pas seulement approximative » (cit. par
M. Le Guern, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, 1973, p.99).
431 Berlioz, op.cit., p.123; il cite Welter, op.cit., p.68. « L´exemplum est arrivé au bout de son trajet idéal: dans
la mémoire de l´auditeur qui devra restituer l´exemplum non seulement en cas de besoin, mais dans la vie
quotidienne, dans la pratique religieuse de tous les jours ».
432 Berlioz, op.cit., p.130.

102
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

traditionnels, comme les N6 et N8), soit être historique ou fondé sur des faits véritables 433.
Dans le premier cas, l´exemplum est une digression. L´exemple est alors un des moyens de
l´amplificatio, lié à la varietas, qui est apte à embellir ou à illustrer un propos. Cette idée est
exprimée par Ennasuite : « Notre bouquet sera plus beau tant plus il sera rempli de différentes
choses » (p.376). Dans le cas de l´exemplum tiré d´une fable, il rapporte généralement un fait
nouveau, incroyable, inouï. Ŕ Dans le second cas, celui de l´exemplum historique ou fondé sur
des faits véritables, l´exemplum est un argument par induction, il est rigoureux, organisé selon
l´ordre chronologique et confirmé par des témoins. Dans l´Heptaméron, de nombreux récits se
terminent sur une leçon, élaborée par induction. Dans ce cas, l´exemplum abonde en realia.
Certains exemples semblent aussi relever du pur plaisir narratif, comme la N11, qui ne se
conclut sur aucune leçon.
D´après Nicole Cazauran, on n´est pas loin des exempla quand on considère attentivement
l´Heptaméron. D´après elle, l´exemple a changé de nature autant que de forme, mais le sens
est toujours très clairement inscrit dans le récit434. Dans les débats, cependant, on s´éloigne
des exempla435. Bruno Méniel, dans son article, note que l´Heptaméron propose une
casuistique :
« (L´Heptaméron) présente des situations-limites et les soumet à la réflexion du lecteur ; il aiguillonne
même celle-ci en amorçant le débat et en le laissant en suspens. (…) Pourtant une casuistique apporte
d´ordinaire des convictions, et l´Heptaméron ébranle les certitudes. En effet, la nouvelle pourrait
présenter une réalité énigmatique et le devis proposer une élucidation ; or le récit propose une réalité
immédiatement lisible et le débat la transforme en problème : l´Heptaméron tient un discours
essentiellement dialogique »436.

433 Voir Montagne, op.cit., p.129.


434 Marguerite de Navarre, Heptaméron, éd. Cazauran (Nicole), Paris : Gallimard, 2000, préface, p.36 : « Les
conteurs veulent leurs récits exemplaires dans une double perspective, à la fois pédagogique et rhétorique,
preuves à l´appui d´une maxime, d´une thèse qu´ils ont d´abord affirmée, et modèles en bien ou en mal, à suivre
ou à fuir. Aussi est-il très rare qu´ils hésitent au fil de leurs récits. D´ordinaire, ils expliquent, jugent, admirent ou
condamnent en accord avec le sens donné par avance ou du moins toujours défini au dénouement. Sous leur
regard, les personnages se font transparents, les erreurs, les vices du dedans se font visibles ».
435 idem, p.39 ; 40: « Le conteur a dit son conte sans rien laisser dans l´ombre et l´a voulu porteur d´une vérité.
Après ces certitudes, après ce « discours d´autorité », voici venu le temps des questions, des objections et,
comme a bien dit Gisèle Mathieu-Castellani, « l´ère du soupçon ». L´accord est rare, dans l´admiration (N2,
N17) comme dans la réprobation (N33, N49) : les devisants alors ne se soucient plus d´une histoire qui a trouvé
son point final et s´ils dialoguent encore, c´est pour confronter leurs expériences et leurs convictions. Mais
d´ordinaire le cercle des auditeurs n´est pas unanime » ; « Avec cette liberté de parole, avec cette diversité dans
la manière de prendre le conte, avec le plaisir qu´il y a à le faire autre qu´il n´a été dit, plus rien, semble-t-il, ne
demeure de la tradition des exempla médiévaux. (…) (Les histoires) changent de face selon le point de vue d´où
elles s´envisagent ».
436 Méniel (Bruno): « La vertu et l´orgueil (N26) », in Bertrand, op.cit., pp.123-136, ici p.136.

103
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

D´après Michel Gailliard, il est très insuffisant de dire que les dialogues commentent les
nouvelles : « Ils contribuent plutôt à les réécrire à un autre degré de complexité »437. En effet,
selon Gailliard : « De l´exemplum, l´œuvre conserve la régularité séquentielle narrative Ŕ
séquence argumentative. Mais elle abandonne ce qui faisait la substance des exempla :
l´univocité »438. Et c´est là que se trouve, d´après notre critique, la modernité de
l´Heptaméron : « La modernité de l´Heptaméron est peut-être là, dans ce discours qui déploie
sans se lasser le récit toujours renouvelé des cas dont la somme forme l´humaine condition,
sans pour autant nous en fournir un mode d´emploi »439.

En guise de conclusion sur le rire public lors de festivités médiévales et de la Renaissance,


nous pouvons dire que ce rire a lieu dans le cadre de différentes cérémonies aussi bien
profanes que sacrées. Nous avons surtout étudié le cadre sacré. Mélange entre les traditions
païenne et sacrée, nous observons que la fête des fous donne lieu à des rires dans l´enceinte
sacrée. Cette fête est liée au renversement des niveaux sociaux et des valeurs, le goliard
vagabond étant l´acteur principal de la fête et personnifiant le fol en Christ. Le rire de la fête
des fous est vu par les critiques comme un rire prophylactique, car il a comme effet final le
respect du culte. Lors de ces fêtes des fous, des sermons joyeux étaient présentés, parodiant
les prédications et provoquant le rire du public. Ces sermons joyeux étaient souvent en lien
avec la sexualité et comportaient une inversion des valeurs morales et religieuses. Cette
inversion est aussi utilisée pour provoquer le rire pascal lors de la célébration de la
Résurrection. Triomphe de la vie sur la mort, le rire pascal est symbole de vitalité. Les prêtres
provoquaient ce rire obligatoire surtout par des gestes ou des narrations obscènes, en relation
avec les contes pascals. Ces derniers ressemblent, pour certains, aux exempla utilisés dans la
prédication pour détendre l´auditoire et mieux expliquer de manière concrète les contenus
éventuellement trop abstraits. Source de sourire plutôt que de rire, les exempla cheminent
entre récréation et instruction, de même que les nouvelles de l´Heptaméron.

437 Gailliard (Michel), op.cit., p.49.


438 idem, p.67.
439 idem, p.149.

104
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

I.III) Conclusion de la première partie

Pour conclure cette première partie, nous aimerions faire remarquer la richesse de l´héritage
des traditions du rire et de la joie que Marguerite de Navarre brasse dans son Heptaméron.

Nous avons analysé les motifs de la joie et du rire au fil des temps jusqu´à l´époque de la
reine de Navarre. En ce qui concerne la joie, la tradition rhétorique et philosophique distingue
la joie vue positivement et le plaisir, une passion, vue négativement. La tradition
ecclésiastique connaît également différentes interprétations de la joie. Cette tradition distingue
la joie séculière, attachée aux biens terrestres éphémères et considérée comme négative, et la
joie spirituelle liée au domaine sacré et vue positivement. L´état d´eutrapélie, déjà mentionné
comme vertu par Aristote, est redécouvert dans son acception positive par saint Thomas
d´Aquin et équivaut à l´état d´âme de l´homo ludens. A l´époque de Marguerite de Navarre, le
cercle de prédicateurs qui l´entoure développe une théologie de la joie. La joie plénière ne
peut être ressentie qu´au ciel, la joie terrestre ne pouvant être qu´incomplète. Mais les
chrétiens peuvent dès ici-bas entrevoir la joie divine, don de Dieu et souvent liée à la
conversion survenant grâce à l´intervention de l´Esprit Saint. La lecture des Saintes Ecritures
et l´engagement en faveur du message évangélique conduisent sur le chemin de la vraie joie.
La mort dans la joie est signe d´un abandon total à Dieu. En ce qui concerne le rire, la
tradition philosophique et rhétorique du rire et de la plaisanterie a servi de support à la
tradition ecclésiastique. Beaucoup de sources témoignent que Ŕ théoriquement Ŕ le rire et la
plaisanterie n´ont pas de place dans un christianisme rigoureux. Mais les décrets de l´Eglise
ne sont pas suivis à la lettre et la pratique littéraire est également en opposition avec
l´enseignement de l´Eglise.

La Renaissance étudie le rire pour mieux s´approcher l´homme et de ses sentiments


complexes. Les savants du XVIe siècle s´intéressent aussi au fait que le rire échappe à la
volonté humaine et peut être interprété de diverses manières. En effet, le rire est un
phénomène à la jonction de la nature et de la culture, une spécificité humaine. Il est vu
comme moyen de percer quelqu´un à jour, de découvrir son caractère. Ainsi, le rire incontrôlé
révèle le fou, le rire rare le sage, le rire rapide est signe de vanité et d´instabilité. Mais le rire
n´est pas seulement une clé pour la personnalité, il est aussi utilisé comme remède en cas de
maladie psychique. En effet, le sujet de la mélancolie est très présent à la Renaissance. La
mélancolie étant surtout vue comme d´origine spirituelle, le retour à l´état mental sain n´est

105
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

que possible par une conversion religieuse. La médecine humaniste essaie néanmoins de
guérir la mélancolie et, à cet effet, elle reprend certaines méthodes des anciens grecs. Une de
ces méthodes est celle d´activer le mélancolique afin de lui ôter l´otium, raison de sa maladie,
par exemple en lui lisant ou en lui racontant des nouvelles. La nouvelle est le genre adéquat
pour réfléchir sur le rire tout en faisant rire. Dérivant de l´exemple, narration à but instructif
dans le domaine de la religion, la nouvelle éloigne et rapproche le lecteur-auditeur de cette
origine de manière étrangement simultanée. La nouvelle doit faire naître les passions du
lecteur-auditeur et reconstituer son bon équilibre humoral. Quant aux moyens de susciter le
rire, ils sont nombreux. Le rire émane de bien des sources différentes : l´étonnement, la
nouveauté, la méconnaissance de la vérité sur un personnage ou Ŕ plus rarement - sur soi-
même.

Par l´étude de témoignages littéraires médiévaux du rire et de la joie, nous avons essayé de
mettre en évidence la représentation de ces sujets. Le rire carnavalesque, suscité lors de la fête
des fous, mais aussi lors de la représentation de sermons joyeux, est un rire subversif et brutal.
Le rire pascal, provoqué lors de la fête de la Résurrection par la production de narrations ou
de gestes impudents voire obscènes par le prédicateur, est un rire lié au corps, à la sexualité.
De manière figurée, ce rire est causé par le triomphe de la vie sur la mort. Ces pratiques de
rire, bien connues à la reine de Navarre, font partie de l´arrière-plan du phénomène du rire
dans l´Heptaméron.

Nous pouvons donc dire que Marguerite de Navarre hérite aussi bien de la tradition rhétorique
et philosophique antique que de la tradition païenne, sur laquelle la tradition du rire
ecclésiastique semble s´être greffée, et de la tradition évangélique-biblique, transmise par le
cercle des prédicateurs qui l´entoure. Dans le vaste mouvement culturel de la Renaissance,
Marguerite n´est pas la seule à s´intéresser au rire et à la joie. Au contraire, comme nous
l´avons montré, notre auteur vit dans une époque où ce thème deviendra de plus en plus
présent, car mis en lien avec la vérité de la condition humaine. Dans notre deuxième grande
partie, nous passerons à l´analyse plus précise du rire et de la joie dans l´Heptaméron, pour
nous concentrer Ŕ dans la troisième partie, sur les phénomènes de l´ironie et de l´humour dans
notre recueil de nouvelles.

106
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Partie II : Joie et rire dans L´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Ayant étudié dans la partie précédente les traditions de la joie et du rire, en particulier dans
leur rapport avec le sacré, nous nous penchons dans notre deuxième partie sur une analyse
textuelle du rire et de la joie dans le recueil de nouvelles de la reine de Navarre. Il semble que
les devisants440 peignent volontiers leurs personnages s´adonnant à la joie et au rire. La joie et
le rire sont des clés pour mieux comprendre l´attitude des personnages des nouvelles, mais
aussi des devisants face aux expériences de la vie et de la mort. Nous avons choisi d´étudier
séparément le récit-cadre, les nouvelles et les débats de l´Heptaméron.
Quelle est la relation des devisants au sacré d´après le prologue, les débuts et fins de
journées ? Quels sont les éléments appartenant au domaine du sacré dans l´emploi du temps
des devisants ? Dans les nouvelles, quelles sont les occasions suscitant la joie et le rire des
personnages ? A quels moments des débats, les devisants manifestent-ils joie et rire ? Ces
sujets sont-ils aussi thématisés de manière théorique dans les débats ?

Pour analyser la joie et le rire présents dans l´Heptaméron, nous procéderons à un relevé
systématique des mots du champ sémantique de la joie et du rire. Nous remarquons que
Marguerite de Navarre emploie, dans le premier cas, surtout les termes de « joie », « joyeux »
et « joyeusement », rarement « félicité ». En ce qui concerne le deuxième cas, le rire, seul les
mots « rire » et « ris » sont présents. Observant d´abord que la joie est soit liée au sacré, alors
appelée par nous « joie spirituelle », soit indépendante du sacré, et alors nommée « joie
profane », nous avons ensuite discerné dans cette seconde catégorie deux occasions
différentes : la ruse et l´amour. Nous nous sommes alors approchée de la joie en nous
demandant : Qui fait preuve de joie dans l´Heptaméron ? A quel moment ? Comment cette
joie est-elle décrite ? Ces types de joie, tolérés et même encouragés par la ronde des
narrateurs, correspondent-ils à la joie mentionnée dans les écrits de l´époque ? En ce qui
concerne le rire, existe-t-il la même distinction entre un rire spirituel, ne pouvant pas

440 Le terme « devisant » n´apparaît pas dans l´Heptaméron, sauf comme participe et dans une nouvelle de
l´édition Gruget ; un seul emploi du verbe, et dans une nouvelle ; aucun du substantif « devis » : pour les relevés
voir l´Index publié par EQUIL XVI, Clermont-Ferrand, 1991. Nicole Cazauran : « Un nouveau « genre
d´écrire » : les débuts du dialogue mondain, pp.537-591, in Marguerite de Navarre (1492-1992), Actes du
Colloque international de Pau (1992), textes réunis par Nicole Cazauran et James Dauphiné, Mont-de-Marsan :
Editions Inter-Universitaires, 1995, p.585.

107
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

s´exprimer en mots, et un rire profane ? Qui rit et à quelle occasion ? Ces rires sont-ils mis en
lien avec la vérité ?

II.I) Joie, rire et sacré dans le prologue, les débuts et fins de journées

L´étude du lien entre le rire et le sacré dans le récit-cadre, la cornice, de l´Heptaméron s´avère
cruciale ici pour ensuite pouvoir étudier les occurrences de rire et de joie, puis Ŕ dans une
troisième partie - de l´ironie et de l´humour dans les nouvelles et les débats de notre recueil.
Nous allons nous poser les questions suivantes : Quel est ce cadre dans lequel les narrations et
discussions vont avoir lieu ? Comment le projet narratif est-il élaboré ? Quelles émotions sont
mentionnées dans la cornice de l´Heptaméron ? Comment nos devisants se définissent-ils par
rapport au rire et au sacré ?

La structure narrative du recueil de Marguerite est complexe. Du point de vue narratologique,


la critique signale qu´il y a dans l´Heptaméron deux niveaux441 essentiels : l´instance du
narrateur extradiégétique et hétérodiégétique, c´est-à-dire le narrateur au premier degré qui
raconte une histoire à laquelle il ne participe pas. Ce narrateur se présente dans les premières
lignes du prologue comme caractérisé par la pratique scripturale, alors que les devisants 442 se
livrent à une pratique orale. Ce narrateur assume les fonctions suivantes : il est à l´origine de
la rencontre des devisants ; les débuts et les fins de journées de tout le recueil relèvent de son
instance. Dans les devis, sa compétence consiste à rapporter des éléments scéniques que
l´échange conversationnel ne peut pas restituer. Dans cette instance de premier degré qui va
avoir une importance capitale, puisque c´est là que va s´exercer le ministère de dame Oisille
ainsi rendu inaccessible au jeu et à la relativité, s´enchâsse une deuxième instance, différente
de la première : ses acteurs sont marqués par la complexité et l´ambiguïté. Ils se livrent à une
activité orale. Ils sont intradiégétiques (racontant des métarécits ou histoires au second degré),
mais ils sont en même temps hétérodiégétiques dans la mesure où ils racontent des histoires
d´où ils sont absents, et homodiégétiques puisqu´ils impliquent leurs propres histoires dans les
devis.

441 Voir aussi Jamil Chaker, Origines et formes de la nouvelle de Marguerite de Navarre, Thèse de doctorat
d´Etat de l´Université de Paris IV, 1995, thèse microfichée, pp.148-149.
442 Nous les appelons d´ores et déjà ainsi pour faciliter la compréhension.

108
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

C´est le cadre de la narration que nous comptons analyser dans ce premier chapitre du point
de vue du rire et de la joie en lien avec le sacré. Après avoir étudié le contexte de la narration,
nous nous tournerons vers l´élaboration du projet narratif, puis vers la joie comme motif du
prologue, des débuts et fins de journées dans l´Heptaméron.

II.I.1) Le contexte de la narration

Dans ce chapitre, nous nous proposons d´étudier le cadre ou contexte de la narration ayant
lieu dans l´Heptaméron. En un premier temps, nous étudierons le statut des narrateurs ou
devisants : qui sont-ils, comment se définissent-ils par rapport au sacré, à la religion ? En un
deuxième temps, nous essayerons d´éclairer le rapport entre sacré institué et « vrai » sacré
dans le prologue.

II.I.1.1) Les devisants comme sauvés


II.I.1.1.1) Une cure thermale suivie d´un chaos naturel

Comme nous l´avons déjà évoqué ci-dessus443, les devisants de l´Heptaméron, revenant de
leur cure thermale444, devraient Ŕ au tout début du recueil - être guéris du point de vue
physique et mental. Nous entendons retracer ici brièvement la signification d´une cure
thermale au XVIe siècle.
Quel était le quotidien dans un tel endroit ? Comment est-il possible que les devisants
(re)tombent dans un état mélancolique après avoir été « guéris » aux bains ? En effet, le
thermalisme445 se développa comme moyen de soigner les organes intérieurs qu´il n´est pas

443 Voir notre partie I.I.3.3.3 sur le rire à usage thérapeutique.


444 « Le premier jour de septembre que les bains des Monts Pyrénées commencent entrer en leur vertu, se
trouvèrent à ceux de Cauterets plusieurs personnes, tant de France que d´Espagne, les uns pour y boire de l´eau,
les autres pour s´y baigner, et les autres pour y prendre de la fange, qui sont choses si merveilleuses que les
malades abandonnés des médecins s´en retournent tout guéris. Ma fin n´est pas de vous déclarer la situation ni la
vertu desdits bains, mais seulement de raconter ce qui sert à la matière que je veux écrire. En ces bains-là
demeurèrent plus de trois semaines tous les malades, jusqu´à ce que, par leur amendement, ils connurent qu´ils
s´en pouvaient retourner » (p.39).
445 Le thermalisme est également évoqué par nombre d´auteurs du XVIe siècle. Rabelais, dans son Pantagruel
(chap. XXXIII), se moque des débats autour de la température et de la composition des eaux minérales. Du
Bartas évoque les cures thermales dans la Première Semaine ou création du monde, Lyon, 1608, p.283. Il y
chante le thermalisme gascon et évoque même Cauterets : « Elle abonde de mesme en bains non achetez,/ Où le
peuple estranger accourt de tous costez/ Où la femme brehaigne, où le paralitique,/ L´ulcéré, le goutteux, le
sourd, le sciatique,/ Trouve sans desbourser sa prompte garison ». Montaigne, de son côté, note dans ses Essais,
tome II, livre II, chap. XXXVII: « Qui n´y apporte assez d´allégresse pour pouvoir jouyr le plaisir des

109
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

aisé de guérir de l´extérieur. Qu´en est-il du thermalisme à l´époque de Marguerite de


Navarre? Comment est-il perçu du point de vue moral ?
Boisseuil446 étudie les conditions matérielles des stations thermales siennoises, mais ces
données sont transférables aux bains des Pyrénées et en l´occurrence à Cauterets, où nos
devisants ont séjourné avant le début de l´action rapportée dans le prologue de l´Heptaméron.
La plupart des stations avait au moins deux bains : un pour les hommes et un pour les
femmes, cela afin d´éviter promiscuité et décadence morale. Mais, Boisseul émet l´hypothèse
qu´il existait des lieux de débauche dans ces stations. Quelles catégories sociales utilisaient
ces bains ? Le public fréquentant les stations thermales était principalement une clientèle
aisée et de grands seigneurs pour qui un droit d´entrée était prélevé, mais les pauvres
pouvaient pénétrer gratuitement dans les zones balnéaires. Les traitements pratiqués étaient
variés. Cauterets, la ville de bains pyrénéenne où nos devisants ont séjourné, a une longue
tradition thermale.447 On y pratiquait plusieurs types de cures : bains, douches, consommation
des eaux, bains de vapeur : « les uns pour y boire de l´eau, les autres pour s´y baigner, et les
autres pour prendre de la fange » (p.39)448. Des médicaments venaient s´ajouter à cette cure
selon le type de maladie dont souffraient les patients. Après les bains, le repos était
recommandé, mais non le sommeil ; il ne fallait pas dormir pendant la journée durant les huit
premiers jours de la cure. Les patients attendaient donc allongés, mais éveillés, afin que les

compagnies qui s´y trouvent et des promenades et exercices à quoy nous convie la beauté des lieux où sont
communément assises ces eaux, il perd la meilleure pièce et est asseurée de leur effect ».
446 Voir Didier Boisseuil : « Les stations thermales siennoises (XIIIe-Xve s.) », in 2000 ans de thermalisme Ŕ
Actes du colloque tenu en mars 1994 à Royat (Puy-de-Dôme), Dominique Jarrassé (éd.), Publications de
l´Institut d´Etudes du Massif Central, 1996, pp.23-32.
447 Selon Le thermalisme dans les Hautes-Pyrénées Ŕ catalogue de l´exposition « Le thermalisme dans les
Hautes-Pyrénées », Musée pyrénéen juin-octobre 1984, p.55ss. Cauterets était déjà fréquenté à l´époque gallo-
romaine Les thermes du Nord avaient été lancés vers 1070 par les moines de l´abbaye de Saint-Savin, couvent
où les devisants séjournent avant de se retrouver à Sarrance. A l´époque de Marguerite de Navarre, des
établissements encore très rudimentaires étaient installés dans la montagne, à l´émergence de chaque source.
448 Mais la fange a aussi une connotation négative. D´après Cottrell, op.cit., p.27 : « Le voyage du chrétien est
représenté comme une purification progressive de l´âme. Briçonnet insiste sur l´aspect dynamique du processus
par lequel l´âme devient toujours plus christiforme. Purgée des impuretés et de la fange qui sont inséparables de
l´existence terrestre, l´âme monte, de façon caractéristiquement platonicienne et augustinienne, vers des sphères
toujours plus élevées et plus lumineuses ». Si la fange est perçue aussi bien de manière positive que négative, il
en est de même pour l´eau. Nous aimerions souligner l´importance de l´élément de l´eau en lien avec l´amour
dans le milieu de Marguerite au château de Fontainebleau. A ce sujet, voir Jouanna (Arlette), La France du XVIe
siècle, Paris : PUF, 3e édition, 2002, p.272 : « Le charme de Fontainebleau est fait de ses sources et ses fontaines.
Les thèmes conjoints de l´eau et de l´amour sont illustrés par l´appartement des bains, qui se trouve juste au-
dessous de la galerie François Ier et de son grand programme politico-mystique. Il comprend six salles (étuves
ou bains) décorées par Le Primatice. C´est un lieu de délassement où sont accrochés des tableaux célébrant la
nudité féminine : nymphes jouant avec l´eau, Vénus se baignant en compagnie de Mars, Diane partant nue à la
chasse ou surprise au bain par Actéon. La gravure diffuse ces scènes bellifontaines : de nombreuses variations
sur le thème des « femmes à la toilette », représentées dans leur baignoire, ou de Dianes nues, avec souvent des
visages bien reconnaissables appartenant aux dames de la cour, peuvent être répertoriées ».

110
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

eaux produisent leur effet. L´exercice physique est « jugé salutaire à condition de ne pas se
fatiguer et de le pratiquer dans la gaieté » 449.

Après Marguerite, en 1565, Catherine de Médicis viendra avec sa fille Elisabeth, reine
d´Espagne, pour lui faire profiter de la source Canario qui avait la réputation d´être
« impregnadere » (engrosseuse), à moins que ce ne soit la pratique courante des « Fretayres »
(frotteurs) exercée par de séduisants jeunes gens. Ces jeunes frotteurs séduisants peuvent déjà
avoir été présents quand Marguerite de Navarre allait aux bains de Cauterets ? Nous n´avons
trouvé aucune information à ce sujet, mais cette présence nous paraît probable. Quelles étaient
les activités de cure et de divertissement auxquelles les nobles compagnies se livraient à
Cauterets ? Jacqueline Boucher450 essaie de reconstruire une journée de cure des nobles du
XVIe siècle. S´appuyant sur des documents concernant le séjour de Marguerite de Valois en
cure à Spa près de Liège451, elle montre que les grands personnages passaient leur temps Ŕ en
dehors de la cure proprement dite Ŕ à des festins, vêpres, promenades sur l´eau et bals.
Boisseuil affirme de même que des activités festives et ludiques étaient par exemple
organisées pour occuper le temps, tels des banquets, réceptions et jeux de hasard. Ainsi, les
bains étaient-ils des lieux de vie et de distraction que certains ne visitaient que pour
l´amusement. Aussi des intrigues amoureuses étaient-elles fréquemment nouées dans les
villes d´eaux. Or, cette vie ne semble pas enchanter la reine de Navarre. En effet, dans une
lettre de mars 1541, Marguerite témoigne de son opinion sur les bains thermaux. Elle
s´apprêtait à accompagner son mari Henri d´Albret à Cauterets pour qu´il se remette d´une
chute : « … je me deslibere apres m´être repousée de ce Caresme, d´aller avecques luy pour le
garder d´ennuyer et faire pour luy ses affaires ; car tant que l´on est aux baings il faut vivre
comme ung enfant, sans nul soucy »452. Après cette vie « sans nul soucy », censée guérir des
maladies physiques et psychiques, les devisants se dispersent pour rejoindre leurs lieux
d´origine. Mais ils ne sont pas totalement guéris, car la tentation de la mélancolie refera
surface à cause de ce qui leur arrive (pluies, morts, etc.). Marguerite de Navarre veut-elle dire

449 Voir Catherine Gouédo-Thomas: « Le thermalisme médiéval, de Flamenca à Michel de Montaigne », in


Villes d´eaux Ŕ Histoire du thermalisme, Paris : Editions du CTHS, 1994, pp.11-26 ; ici p.19.
450 Jacqueline Boucher, « Voyages et cures thermales dans la haute société française à la fin du XVIe siècle et au
début du XVIIe siècle », in Villes d´eaux Ŕ Histoire du thermalisme, Paris : Editions du CTHS, 1994, pp.41-53.
451 Donc postérieurs à l´époque de Marguerite de Navarre. Nous pensons néanmoins que ces activités n´auront
pas beaucoup évolué entre temps.
452 Cit. par J. Boucher, op.cit., p.47.

111
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

par là que la mélancolie ne peut être mise à distance par des moyens physiques et la
distraction ? Analysons les événements et la situation des devisants après leur cure à
Cauterets.

La restauration physique de nos devisants a lieu grâce aux eaux thermales. Sur le chemin du
retour, une scène apocalyptique a lieu, dans laquelle les eaux menacent d´engloutir les
personnages qu´elles viennent apparemment de guérir453. La critique a noté que cette scène
initiale de l´Heptaméron est clairement une allusion au Déluge, mentionné dans la Genèse454.
Le monastère de Sarrance serait alors une image de l´arche de Noé, sauvant un petit nombre
d´élus de la destruction par les flots455.

Dans le prologue de l´Heptaméron, nous pouvons donc distinguer deux états de la nature
différents456 : une nature positivement connotée, celle des bains de Cauterets, et une nature

453 « Mais sur le temps de ce retour vinrent les pluies si merveilleuses et si grandes qu´il semblait que Dieu eût
oublié la promesse qu´il avait faite à Noé de ne détruire plus le monde par eau, car toutes les cabanes et logis
dudit Cauterets furent si remplies d´eau qu´il fut impossible d´y demeurer. Ceux qui y étaient venus du côté
d´Espagne s´en retournèrent par les montagnes le mieux qu´il leur fut possible ; et ceux qui connaissaient les
adresses des chemins furent ceux qui mieux échappèrent. Mais les seigneurs et dames français, pensant retourner
aussi facilement à Tarbes comme ils étaient venus, trouvèrent les petits ruisseaux si fort crûs qu´à peine les
purent-ils guéer » (p.39).
454 A ce sujet, voir l´article de Dubois (Claude-Gilbert): « Fonds mythique et jeu de sens dans le prologue de
l´Heptaméron », in Etudes seiziémistes offertes à M. le professeur V.-L. Saulnier, Genève : Droz, 1980, pp.151-
168. Le texte biblique sur le déluge est le suivant: Gn 7, 17-24: « Il y eut le déluge pendant quarante jours sur la
terre ; les eaux grossirent et soulevèrent l´arche, qui fut élevée au-dessus de la terre. Les eaux montèrent et
grossirent beaucoup sur la terre et l´arche s´en alla à la surface des eaux. Les eaux montèrent de plus en plus sur
la terre et toutes les plus hautes montagnes qui sont sous tout le ciel furent couvertes. Les eaux montèrent quinze
coudées plus haut, recouvrant les montagnes. Alors périt toute chair qui se meut sur la terre : oiseaux, bestiaux,
bêtes sauvages, tout ce qui grouille sur la terre, et tous les hommes. Tout ce qui avait une haleine de vie dans les
narines, c´est-à-dire tout ce qui était sur la terre ferme, mourut. Ainsi disparurent tous les êtres qui étaient à la
surface du sol, depuis l´homme jusqu´aux bêtes, aux bestioles et aux oiseaux du ciel : ils furent effacés de la terre
et il ne resta que Noé et ce qui était avec lui dans l´arche. La crue des eaux sur la terre dura cent cinquante
jours ».
455 Voir Gn 8, 20-21: « Noé construisit un autel à Yahvé, il prit de tous les animaux purs et de tous les oiseaux
purs et offrit des holocaustes sur l´autel. Yahvé respira l´agréable odeur et il se dit en lui-même : Je ne maudirai
plus jamais la terre à cause de l´homme, parce que les desseins du cœur de l´homme sont mauvais dès son
enfance ; plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme j´ai fait » ; Gn 9, 8-11 : « Dieu parla ainsi à Noé et à
ses fils : « Voici que j´établis mon alliance avec vous et avec vos descendants après vous, et avec tous les êtres
animés qui sont avec vous : oiseaux, bestiaux, toutes bêtes sauvages avec vous, bref tout ce qui est sorti de
l´arche, tous les animaux de la terre. J´établis mon alliance avec vous : tout ce qui est ne sera plus détruit par les
eaux du déluge, il n´y aura plus de déluge pour ravager la terre ».
456 Cela se révèle aussi à travers l´image de l´eau. Sur le symbole de l´eau et ses parallèles bibliques et
briçonniens, voir Lajarte (Philippe de) : « Autour d´un paradoxe : Les nouvelles de Marguerite de Navarre et sa
correspondance avec Briçonnet », in Marguerite de Navarre (1492-1992), Actes du Colloque international de
Pau (1992), textes réunis par Nicole Cazauran et James Dauphiné, Mont-de-Marsan : Editions Inter-
Universitaires, 1995, pp.595-634, ici pp.624-5 : « Omniprésent dans le texte biblique où il s´incarne dans des
figures très diverses, le symbole de l´eau y comporte, on le sait, un statut foncièrement ambivalent : l´eau y est à

112
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

déchaînée, nuisible à l´homme et pouvant même le tuer. La situation précédant le prologue est
apparemment parfaite : le séjour aux thermes a une vertu thérapeutique, curative. L´eau
salutaire s´oppose à l´eau diluvienne devenue destructrice et mettant en jeu le rapport de
l´homme à Dieu. Dans l´énoncé-incipit du prologue, Marguerite met en valeur le contact de
l´homme avec des éléments naturels, l´homme retrouvant cette sorte de bain fangeux,
archétypique qui lui redonne apparemment la santé physique perdue457, mais ne pouvant
guérir l´âme. En revanche, l´eau diluvienne est connotée négativement : démesure,
déséquilibre et catastrophe. La situation de l´homme par rapport aux forces de la nature est
dérisoire458.

En guise de conclusion, nous pouvons dire que, dès le début, chaque devisant souffre
apparemment d´une maladie non spécifiée dans le texte. La cure thermale a guéri
physiquement les devisants, mais elle n´a pas pu guérir la maladie se situant au niveau de
l´âme. Cette mélancolie - guettant tout humain Ŕ risque de ressaisir les devisants au moment
où le chaos naturel force les individus à reconnaître qu´ils ne sont pas les seuls maîtres de leur
destinée.

la fois symbole de mort et symbole de vie, symbole de péché et symbole de Grâce et de rédemption. Long
discours sur le thème de l´eau, la première lettre du 22 décembre 1521 de Briçonnet (lettre 18) évoque cet
élément à travers la plupart de ses figures bibliques, donnant toutefois la prédominance à deux figures dont
l´antinomie met en relief l´ambivalence symbolique de l´élément qui en est le commun support : l´eau du
Déluge, figure du péché qui pesait sur l´humanité avant la venue de son Sauveur, et l´eau mêlée de sang sortie du
cœur transpercé du Christ, figure de la rédemption et de la Grâce divines. (…) Parmi les trois espèces d´eaux
« salvifiques » dont Briçonnet fait mention dans sa première lettre du 22 décembre 1521, la première Ŕ l´ « eaue
purgative de peché » - a pour propriété (…) de purifier ceux auxquels elle dispense sa grâce en leur imposant
l´épreuve des « tribulacions et adversitez » : « Premierement ouste par sa purgacion la terrestrité causée par
l´adhesion du corps et masse de peché du viel homme (…), en luy donnant souvent des cauteres pour manger la
carrosité superexcrescente et chancre par tribulacions et adversitez. Lesquelles par patience receues sont la vraie
purgation des âmes » (Correspondance, op.cit., t.1, lettre 20, p.102) ».
457 Il y a également une autre signification de l´eau, évoquée par Briçonnet : t.1, op.cit., pp.87-8 : « Et a esté la
terre abrevée par la sapience divine en la doctrine evangelicque, qu´il luy a pleu en toute plenitude nous
communicquer, non par rousées et petites pluies, mais en torrens et fleuves vehemens (…). Desquelz ont en
plenitude de foy engressé la terre et tellement faict fructifier que le fruict en a couru par tout le monde. Hélas !
Madame, où sont les anges qui ont vollé, les fleuves et torrens qui ont couru d´Orient en Occident, lesquelz par
toute la terre ont annoncé l´an pacable et de paix par l´advenement et redemption du doulx aigneau ? »
458 Chaker, op.cit., p.164: « Dans cette nature déréglée, l´homme est loin d´être le maître du monde. Il est au
contraire confronté à la réalité de ses faiblesses, de sa caducité, de sa fragilité. Le dérèglement est un
décentrement de l´homme qui peut ainsi mesurer la place dérisoire qu´il occupe dans l´univers. (…) Dans ce
chaos où les hommes sont ramenés à leur juste dimension, ceux qui se sauvent sont ceux qui connaissent « les
addresses des chemins ». Le monde devient un livre dont la connaissance est la condition du salut des hommes.
L´ignorance, dans ce contexte, implique la mort, l´anéantissement. Marguerite annonce l´une des formes les plus
importantes de la quête dans l´Heptaméron : la quête cognitive ».

113
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Dans la suite, nous nous poserons les questions suivantes : Comment se déroule le
« sauvetage » et donc l´élection de chaque devisant ? Quel est, à travers leur comportement au
sein de l´épreuve, le rapport des devisants au sacré ?

II.I.1.1.2) Le sauvetage des devisants

Les devisants échappent de près à la mort, fait significatif pour notre étude. Nous percevons,
en effet, que les devisants se trouvent livrés aux puissances naturelles, guidés par Dieu. Nos
narrateurs n´appartiennent pas au groupe de ceux qui connaissent bien les chemins :

« Ceux qui y étaient venus du côté d´Espagne s´en retournèrent par les montagnes le mieux qu´il leur
fut possible ; et ceux qui connaissaient les adresses des chemins furent ceux qui mieux échappèrent.
Mais les seigneurs et dames français, pensant retourner aussi facilement à Tarbes comme ils étaient
venus, trouvèrent les petits ruisseaux si fort crûs qu´à peine les purent-ils guéer » (p.39).

Examinons les péripéties de nos devisants et leur sauvetage miraculeux459 jusqu´à leur
réunion à Notre-Dame de Sarrance. Le sort d´Oisille460, l´aînée du groupe des devisants, est le
suivant:

« Mais une dame veuve, de longue expérience, nommée Oisille, se délibéra d´oublier toute crainte par les
mauvais chemins, jusqu´à ce qu´elle fût venue à Notre-Dame de Sarrance. Non qu´elle fût si superstitieuse
qu´elle pensât que la glorieuse Vierge laissât la dextre de son Fils où elle est assise pour venir demeurer en
terre déserte, mais seulement pour envie de voir le dévot lieu dont elle avait tant ouï parler ; aussi qu´elle
était sûre que, s´il y avait moyen d´échapper d´un danger, les moines le devaient trouver. Et fit tant qu´elle y
arriva, passant de si étranges lieux et si difficiles à monter et descendre que son âge et pesanteur ne la

459 C´est Dieu qui devient acteur dans le sauvetage des devisants. A ce sujet, voir Michel Bideaux : « Dieu
acteur dans les récits de l´Heptaméron », in Marguerite de Navarre 1492-1992, Actes du colloque international
de Pau, Editions Interuniversitaires, 1995, pp.695-718 ; ici p.703 : « Emanant de la Toute-puissance, l´intensité
de l´action divine ne saurait être que totale : Dieu tourne à lui une affection profane (19 e, 24e), il découvre le
crime ou l´imposture (20e, 43e, 56e, 67e), châtie la cruauté (40e), arrête la persécution des justes (21e, 22e, 31e,
37e, 42e), sauve une femme exposée à des violences (4e et 5e). Contre-preuve : là où la grâce divine vient à
défaillir (23e et 30e), les désordres nés d´une méprise théologique sont immenses, et il faut, dans cette dernière
nouvelle, que la sagese de l´institution ecclésiale vienne protéger le jeune couple de l´inceste qu´il commet ».
p.711 : « Ainsi, en chaque occasion, même lorsque le discours fait mention d´elle, la Fortune voit assez vite son
rôle strictement circonscrit ; loin d´être la souveraine et capricieuse ordonnatrice des destinées humaines, elle
n´apparaît guère dans le recueil que comme le substitut temporaire d´autres acteurs (Dieu, notamment) bien vite
rétablis dans leurs prérogatives. Marguerite de Navarre n´abandonne pas au hasard la gestion des cas humains et
la signification morale du recueil s´en trouve grandement renforcée ».
460 Nous remarquons que, d´après Dubois, art.cit., le nom d´Oisille pourrait venir d´ « oiseau », à mettre en
rapport avec la prédication de saint François aux oiseaux. Nous remarquons que, dans notre recueil de nouvelles,
ce ne seront néanmoins pas les disciples du « poverello », les cordeliers, qui enseigneront Oisille, mais elle,
l´oiseau, qui enseignera ces messieurs. Il y a donc renversement de la situation par rapport à cette situation de
prédication bien connue.

114
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

gardèrent point d´aller la plupart du chemin à pied. Mais la pitié fut que la plupart de ses gens et chevaux
demeurèrent morts par les chemins, et arriva à Sarrance avec un homme et une femme seulement » (p.40).

Dans le cadre de l´introduction des devisants, l´auteur-narrateur ne fait pas le portrait


physique de dame Oisille. Il se contente de la nommer et précise son statut social, son état
civil (veuve), sa sagesse et son âge approximatif. Les autres attributs sont focalisés sur la vie
intérieure de dame Oisille. Ainsi, le verbe introducteur (« se délibéra d´oublier ») signifie, par
exemple, la ferme volonté461. Oisille voulait atteindre l´abbaye de Sarrance, célèbre pour le
culte de la Vierge462 qui y était rendu, pour deux raisons pratiques : premièrement, pour voir
de ses propres yeux Ŕ et par là éventuellement démythifier - ce lieu de pèlerinage célèbre463 ;
deuxièmement pour utiliser le savoir-faire des moines afin de survivre au déluge. En tout cas,
la traversée de dame Oisille tient du miracle, quasiment tous ses serviteurs ayant péri en route.
Le personnage d´Oisille nous montre que Marguerite n´a pas choisi les survivants d´après des
normes d´aptitude physique. Peut-on en déduire que le vrai salut n´est pas dû au potentiel
physique, mais à l´esprit, à la foi et à la grâce de Dieu ? En effet, la quête spirituelle de dame
Oisille, polarisée sur l´accès à l´abbaye de Sarrance, a lieu en dépit des obstacles extérieurs et
des difficultés. Cet espace est donc accessible à celui qui entend le pénétrer, si Dieu lui en
donne la grâce. Oisille réussit là où des compagnons en meilleure condition physique ont
échoué, sans doute parce que sa traversée n´est pas un défi physique, mais une démarche
spirituelle. Dans chaque phrase relatant l´épreuve, Marguerite réemploie le verbe « arriver »
pour montrer que cette réussite de la quête se fait malgré tous les obstacles. Deux autres
éléments servent à distinguer Oisille des autres devisants : d´une part, elle est la seule (avec
Simontaut) à entrer en scène d´une manière individuelle, les huit autres acteurs intervenant en
groupes ou en couples. D´autre part, sa destination Ŕ le monastère de Notre-Dame de Sarrance
- va être le point de convergence de tous les autres devisants.

461 Oisille, par sa ferme volonté, est-elle en contradiction avec la situation évoquée par le chantre du psaume 22
(ou 23, verset 3) : « Le Seigneur me fait revivre : il me conduit par le juste chemin » ?
462 Nous nous sommes rendus à Sarrance et avons repéré deux statues de la Vierge : celle à laquelle est fait le
pèlerinage actuellement et une statue beaucoup plus ancienne encore, en bois noir.
463 Oisille chemine sur les routes de Saint-Jacques-de-Compostelle, car Sarrance était une des haltes des
pélerins. Elle accomplit un pélerinage intérieur, différent de celui de nombreux autres pélerins de l´époque.
Ainsi, elle rejette toute pensée superstitieuse : « Seullement pour envye de voir le dévot lieu dont elle avoit tant
oy parler ». D´entrée de jeu, Oisille évacue les traitements aberrants du sacré. Elle ne cherche qu´à « voir le
dévot lieu ». Autrement dit, Oisille ne veut pas survaloriser superstitieusement l´abbaye, mais simplement
l´apprécier à sa juste valeur.

115
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Les personnages Hircan, Parlamente, Longarine, Dagoucin et Saffredent sont confrontés aux
bandits (« bandouliers ») et échappent également de près à la mort. Les hommes du groupe
sont montrés comme à la fois très vaillants en armes et respectant les devoirs chrétiens, par
exemple en assistant une veuve : «Après avoir enterré le gentilhomme mort et réconforté sa
femme au mieux qu´ils purent, prirent le chemin où Dieu les conseillait sans savoir lequel ils
devaient tenir » (p.41). Ils s´abandonnent donc à Dieu pour qu´il les mène sur le droit chemin.
De prime abord, Nomerfide et Ennasuite sont présentées en état de pleurs464. Elles ont
échappé à un ours vorace :

« Les pauvres dames, (…), avaient trouvé un ours descendant de la montagne, devant lequel avaient pris
la course à si grande hâte que leurs chevaux, à l´entrée du logis, tombèrent morts sous elles. Et deux de
leurs femmes, qui étaient venues longtemps après, leur avaient conté que l´ours avait tué tous leurs
serviteurs » (p.42).

Géburon a, lui aussi, évité un massacre. En contant son histoire aux autres devisants, il
témoigne de sa gratitude envers Dieu qui l´a sauvé : « (…) dont il louait Dieu » (p.43).

L´histoire du sauvetage de Simontaut est narrée par un vieux moine qui a rencontré notre
devisant au cours de son pèlerinage vers Notre-Dame de Sarrance. Simontaut y est décrit
comme impatient et trop confiant en sa propre force :

« Simontaut, lequel, ennuyé de la longue demeure que faisait la rivière à s´abaisser, s´était délibéré de la
forcer, se confiant à la bonté de son cheval ; et avait mis tous ses serviteurs à l´entour de lui pour
rompre l´eau » (p.43).

Sur cette provocation insensée, la tragédie arrive :

« Mais quand ce fut au grand cours, ceux qui étaient le plus mal montés furent emportés, malgré
hommes et chevaux, tout aval l´eau, sans jamais en retourner. Le gentilhomme se trouvant seul tourna
son cheval dont il venait, qui n´y sut être si promptement qu´il ne faillît sous lui » (p.43).

A ce moment a lieu l´intervention divine en faveur de Simontaut :

« Mais Dieu voulut qu´il fût si près de la rive que le gentilhomme, non sans boire beaucoup d´eau, se
traînant à quatre pieds, saillit dehors sur les durs cailloux, tant las et faible qu´il ne se pouvait soutenir.
Et lui advint si bien qu´un berger, qui entendait mieux sa nécessité tant en le voyant qu´en écoutant sa
parole, le prit par la main et le mena en sa pauvre maison où, avec petites bûchettes, le sécha le mieux

464 L´état de pleurs est le contraire de celui que les femmes tenteront d´éveiller par la suite dans les narrations.

116
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

qu´il put. Et ce soir-là Dieu y amena ce bon religieux, qui lui enseigna le chemin de Notre-Dame de
Sarrance » (p.43, nous soulignons).

L´intervention divine pour sauver la vie de Simontaut est évoquée à deux reprises, ce qui
donne du poids au fait que Dieu est le vrai guide dans la vie des devisants. Cette histoire du
sauvetage de Simontaut est narrée aux autres devisants rescapés et provoque une grande joie
chez ces derniers. Cette joie de nature spirituelle conduit immédiatement le groupe entier à la
louange de Dieu:

« Quand toute la compagnie ouït parler de la bonne dame Oisille et du gentil chevalier Simontaut,
eurent une joie inestimable, louant le Créateur qui, se contentant des serviteurs, avait sauvé les maîtres
et maîtresses ; et sur toutes en loua Dieu de bon cœur Parlamente, car longtemps avait qu´elle l´avait
très affectionné serviteur » (pp.43-44, nous soulignons).

Le moine évoqué a un rôle positif : désigner à Simontaut le chemin de l´abbaye de Sarrance et


le persuader d´y aller. L´itinéraire de Simontaut est marqué par le passage d´un projet profane,
inspiré par la vanité et aboutissant à un échec, à un chemin où le personnage est pris en charge
par les éléments religieux. C´est aussi le vieux moine qui, en tant que conteur et témoin, rend
compte à Simontaut de la présence d´Oisille à Sarrance, provoquant ainsi la réunion des deux
personnages. Par son témoignage, il déclenche la quête finale des huit et réalise la rencontre
des dix devisants. Simontaut est d´abord présenté en rapport de contrariété avec le
contingent ; sa volonté est connotée en termes de vanité. Chaker fait remarquer la récurrence
de la connexion de l´épreuve physique avec la mention d´un lieu saint 465 et il pose la question
de son interprétation. Au sens le plus littéral, cette connexion s´explique par des raisons
topologiques, les abbayes se trouvant dans les hauteurs des régions montagneuses. L´idée
d´épreuve physique liée à la quête spirituelle donne au parcours une résonance christique466.
C´est l´aspect institutionnel des monastères qui serait perçu comme rassurant dans un réel où
le chaos, l´instinct et la désunion prédominent467. Si l´on observe la topologie du prologue, on

465 Chaker, op.cit., p.206.


466 Chaker, op.cit., p.207.
467 Chaker, op.cit., p.211: « L´abbaye se présente alors, en dépit de l´avarice de l´abbé, comme lieu de
convergence, de réunion, de rétablissement de la sociabilité altérée dans une nature muette et sauvage. C´est
dans cette abbaye présentée comme lieu de la sérénité, de la paix et de la solidarité humaine que va être conçu le
projet de construction d´un pont, signe de haute solidarité humaine et du rétablissement graduel de la
communication ». « Dans ce prologue, (…) les personnages sont plutôt livrés à eux-mêmes si bien qu´ils
s´exposent aux aléas de la nature, aux instincts déréglés des hommes et des bêtes. C´est par rapport à cette sorte
de chaos originel, que la communauté se forme pour restructurer le monde, rétablir la communication sous toutes
ses formes et réaffirmer l´idée fondamentale de solidarité humaine, inséparable de la communication inter-
humaine ».

117
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

remarque que celle-ci est marquée par l´existence de ces deux foyers de convergence qui sont
des abbayes, c´est-à-dire des espaces religieux institutionnalisés. Les autres références
spatiales (Peyrehitte et la maison du berger qui a recueilli Simontaut) restent contingentes.
Les abbayes fonctionnent donc à l´inverse de ce qui se produit à l´extérieur, opposant à la
dispersion et à la désunion une promesse virtuelle, mais puissante, de solidarité et de
communion468. Cette solidarité n´est cependant pas vécue avec beaucoup d´autres êtres
humains. En effet, si les devisants sont sauvés, il n´en est pas de même de leur équipage ; de
nombreux valets périssent dans la catastrophe naturelle. Les serviteurs de Simontaut lui
servent même de bouclier : ils sont là pour écarter le danger menaçant le maître. Ils n´existent
donc que par et pour le gentilhomme. L´inaptitude de Simontaut à la pitié face à ses valets qui
périssent est suggérée entre les lignes dans le prologue. Cette mort du personnel a pour effet
que la formation de la société conteuse prend la forme de retrouvailles de sujets appartenant à
la classe sociale supérieure469.

Pour conclure ce chapitre, nous pouvons donc dire que les éléments du sacré et du profane se
rencontrent dès le prologue, où nos devisants ressortent indemnes de diverses catastrophes
naturelles ou causées par les humains. Les hommes sont présentés comme exerçant des tâches
de la charité chrétienne ; les femmes pleurent. Après avoir passé quelque temps dans
l´atmosphère profane des bains afin de se soigner de maux physiques et éventuellement aussi
de la mélancolie, les membres de la future société conteuse sont surpris par la dure réalité. Il
est dit explicitement que Dieu intervient pour sauver nos devisants : ce sont donc des
miraculés qui trouvent refuge à l´abbaye Notre-Dame de Sarrance. Ainsi, les devisants ne
seront pas des personnages « neutres » par rapport à Dieu : ils auront déjà fait l´expérience
d´avoir été sauvés par Lui. Leur rire et leur joie, leur narration ainsi que leur vision de
l´homme et du monde en sera influencée, étant « à la grâce de Dieu » dès le début du récit.
Par ailleurs, la société réduite aux maîtres et maîtresses - plus deux serviteurs d´Oisille470 -
devient un groupe socialement plus homogène.

468 En ce qui concerne la spatialité dans le prologue, voir Chaker, op.cit., p.222 : « Deux figures spatiales
marquent la topologie du prologue : elles permettent l´articulation de la spatialité du prologue selon les
catégories du sacré et du profane. L´espace profane est l´espace de la scission, de l´égoïsme et des menaces de
mort. L´espace sacré se caractérise par les sens de solidarité, de salut et de convergence. »
469 La réunion des devisants prend la forme d´un groupe social non homogène. Or les participants seront invités
par Hircan (appartenant probablement au niveau social le plus élevé) à se considérer comme égaux au jeu
« Hircan lui (= Oisille) répondit : « Puisque vous avez commencé la parole, c´est raison que vous commandez :
car au jeu nous sommes tous égaux » » (p.49).
470 A propos d´Oisille : « Mais la pitié fut que la plupart de ses gens et chevaux demeurèrent morts par les
chemins, et arriva à Sarrance avec un homme et une femme seulement, où elle fut charitablement reçue des
religieux », op.cit., p.40.

118
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

II.I.1.1.3) La louange commune

« Si est-ce, dit Géburon, que Dieu a plusieurs moyens pour nous tirer à lui, dont les
commencements semblent être mauvais, mais la fin en est bonne ». Cette réflexion de
Géburon au milieu du débat 19471 semble être un commentaire intéressant en ce qui concerne
la destinée des devisants. En effet, après le mauvais début, c´est-à-dire les inondations, la fin
est bonne, car les devisants sont sauvés miraculeusement. Après la narration de leurs histoires
personnelles de sauvetage, tous les devisants rendent grâce à Dieu pour le miracle opéré pour
chacun d´eux : pour cela, ils se rassemblent pendant toute la nuit à l´église du monastère de
Sarrance Ŕ apparemment sans les moines Ŕ pour louer Dieu. Ils font cela - à n´en pas douter -
sans forme liturgique fixe. Cette louange s´exprime sans doute par des paroles individuelles,
des prières récitées d´après un livre d´heures ou des chants :

« La joie fut si grande en cette compagnie miraculeusement assemblée que la nuit leur sembla courte à
louer Dieu dedans l´église de la grâce qu´il leur avait faite » (p.44).

Après cette louange libre, les devisants intègrent quand même leur prière dans la liturgie
traditionnelle de la Messe pour continuer à exprimer leur reconnaissance envers le Créateur :

« Et après que, sur le matin, eurent pris un peu de repos, allèrent ouïr la messe et tous recevoir le Saint-
Sacrement d´union, auquel tous chrétiens sont unis en un, suppliant Celui qui les avait rassemblés par sa
bonté de parfaire le voyage à sa gloire » (p.44).

Nous avons là une remarquable caractérisation de l´Eucharistie comme « Saint-Sacrement


d´union »472. C´est aussi l´unique mention dans l´Heptaméron de l´Eucharistie comme
sacrement. La demande des devisants à Dieu de les diriger afin de « parfaire le voyage » de
leur vie « à sa gloire » est également de grand intérêt pour notre sujet. La vie est considérée
comme un voyage, un pélerinage avec le but de se perfectionner pour la rencontre finale avec
Dieu.

471 Ce débat a un sujet différent : l´amour ; voir p.195


472 Nous observons ici un parallèle avec Erasme. D´après Michael Screech (in Erasme Ŕ L´extase et l´éloge de la
folie, Paris : Desclée, 1991, p.181), Erasme avait protesté dans les Adages et la Complainte de la paix au sujet
d´hommes qui se combattaient et qui cependant partageaient la même Communion. Il voyait cela comme un
scandale : « J´appelle la réception du corps et du sang du Seigneur le symbole du corps mystique (l´Eglise), uni
au Christ qui est la tête, et la concorde parmi ses membres » ». Dans la Detectio et dans la Moria, Erasme dit
qu´il n´y a pas de mérite dans l´acte routinier de la communion. Pour être efficace, la Messe doit être comprise à
un niveau spirituel. Une vraie union authentique et effective des communiants avec Dieu et les uns avec les
autres doit avoir lieu. Comme Eckhart, Erasme fait aussi de l´Eucharistie le tout premier moyen d´union avec
Dieu (Screech, op.cit., p.237).

119
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Après l´expérience décapante de l´inondation, les devisants posent un regard différent sur la
réalité. Ils sont présentés d´après un double registre : dans leur vie séculaire, ce sont des
« maîtres et maîtresses », après les catastrophes naturelles ce sont des sauvés. Les contes et
discussions que les devisants vont donc tenir sont influencés par ce statut de leurs narrateurs :
d´un côté, ils servent à l´amusement mondain, de l´autre côté, ils doivent mener à une
élevation de l´âme vers Dieu. Qu´en est-il donc de l´exigence de la vérité dans l´Heptaméron?

II.I.1.2) L´exigence de vérité dans le prologue ; le sacré institué et le vrai sacré

Il semble que nous rencontrons deux niveaux de vérité. D´un côté, dans le prologue, tout se
donne pour vrai. Nicole Cazauran473 écrit:

« Dans cette oeuvre de fiction, tout se donne pour vrai, la réunion des devisants à l´écart du monde et de
leurs habitudes, comme les récits qu´ils rapportent à tour de rôle, et sans cesse se mêle, à des traditions
narratives déjà fort anciennes, le plus précis recours à l´expérience vécue ».

L´exigence de vraisemblance est prise en compte et les dix devisants sont réunis pour des
raisons plausibles, détaillées dans le prologue. L´époque ainsi que l´endroit sont précisés.
Après diverses aventures, elles-mêmes crédibles, tous les devisants se retrouvent au couvent
Notre Dame de Sarrance. La présentation peut imposer l´illusion d´une vraie discussion 474.
Ainsi, à la violence des peripéties qui précèdent, succèdent le calme et l´isolement propices au
colloque. La conversation est clairement limitée à une durée dépendant de contingences
matérielles: « les ouvriers dirent qu´ils ne sauraient avoir fait le pont de dix ou douze jours... »
(p.44).
Les conditions d´une conversation sont donc réunies dès le prologue : les personnages, le lieu
et l´époque imposent le sentiment de vraisemblance, accentué par le refus réitéré de la fiction.
L´harmonie entre les devisants et la bonne volonté générale sont mises en valeur dans ce
texte: « Toute la compagnie répondit qu´il n´était possible d´avoir mieux avisé, et qu´il leur
tardait que le lendemain fût venu pour commencer » (p.48).

473 op.cit., p.39. Cazauran est confirmée par Véronique Montagne, op.cit., p.48, selon qui : « Les dix
personnages qui constitueront le cercle conteur portent des noms fictifs, mais l´environnement réaliste, à savoir
l´époque, le lieu, tout autant que les allusions à la cour de François premier et à des personnalités
contemporaines, en font des personnages vraisemblables ».
474 A ce sujet, voir notre partie II.I.2.2.

120
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

L´exigence de vérité dans le prologue va de pair avec la recherche de la vérité, à la fois


spirituelle et humaine, par les devisants. Leur quête de la vérité les amènera à constater que le
domaine du sacré, prétendant à la vérité, se distingue en deux catégories : le sacré institué et
le « vrai » sacré. Nous opposons sacré institué, c´est-à-dire les formes figées du sacré,
empêchant la transcendance, et vrai sacré, par quoi nous entendons Dieu lui-même avec qui
un contact profond et personnalisé est établi. Comment le sacré institué est-il évoqué dans le
prologue ?

II.I.1.2.1) Les deux abbayes et leurs abbés

Dans le prologue, la plupart des devisants se rassemblent d´abord à l´abbaye de Saint-Savin


après les inondations :

« Et après qu´ils eurent été tout le jour à cheval, avisèrent sur le soir un clocher où le mieux qu´il leur
fut possible, non sans travail et peine, arrivèrent. Et furent de l´abbé et des moines humainement reçus.
L´abbaye se nomme Saint-Savin. L´abbé, qui était de fort bonne maison, les logea honorablement »
(pp.41-42).

Après avoir entendu que Simontaut et Oisille se trouvent à Sarrance, le groupe de


personnages se remet en route vers cette deuxième abbaye :

« Et après s´être enquis diligemment du chemin de Sarrance, combien que le bon vieillard le leur fît fort
difficile, pour cela ne laissèrent d´entreprendre d´y aller ; et dès ce jour-là se mirent en chemin, si bien
en ordre qu´il ne leur faillait rien, car l´abbé les fournit de vin et force vivres, et de gentils compagnons
pour les mener sûrement par les montagnes. Lesquelles passées, plus à pied qu´à cheval, en grand sueur
et travail arrivèrent à Notre-Dame de Sarrance où l´abbé, combien qu´il fût assez mauvais homme, ne
leur osa refuser le logis pour la crainte du seigneur de Béarn, dont il savait qu´ils étaient bien aimés.
Mais lui, qui était vrai hypocrite, leur fit le meilleur visage qu´il était possible et les mena voir la bonne
dame Oisille et le gentilhomme Simontaut » (p.44).

La présence de deux abbés dans le même prologue introduit la relativité dans le portrait de ce
personnage-type. Les abbés sont présentés comme des acteurs aléatoires, variables. Il y a
présence de rapports de manipulation et de sujétion : l´hypocrisie de l´abbé se justifiant par la
crainte du « seigneur de Béarn », roi de Navarre. Les rapports religieux qui sont censés se
déployer dans l´atemporel, sont très fortement temporalisés. Alors que l´abbé de Saint-Savin

121
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

est présenté positivement, l´abbé de Sarrance est caractérisé par son avarice et sa duplicité475.
Ainsi, la satire religieuse se réalise en des endroits marqués du prologue, Marguerite
critiquant cet abbé, trop attaché aux dévotions terrestres476. Comment Marguerite de Navarre
crée-t-elle l´ambivalence au niveau de l´évocation de l´abbaye ? En fait, seuls Oisille et le
moine recherchaient cette abbaye pour des raisons spirituelles, les autres étaient mus par le
désir de retrouver des amis, par des préoccupations profanes. Mais, le motif religieux est
valorisé au même titre que le motif non religieux ou profane.
La signification du pont en construction opère à plusieurs niveaux. L´avarice 477 de l´abbé de
Sarrance est d´autant plus criticable qu´elle se manifeste à propos de la construction d´un
pont. Sur le plan littéral, ce pont a l´avantage d´accroître le nombre de pélerins et, par
conséquent, rendrait service à l´abbaye. Il est donc naturel que l´abbé participe au
financement de ce projet. Sur le plan symbolique, que l´abbé fasse preuve d´avarice à

475 Dans les nouvelles, beaucoup de figures négatives de cordeliers apparaissent. La formulation la plus négative
se trouve d´après nous dans le débat 47, pp.373-374: « Or écoutez donc, dit Ennasuite, si par les contes
précédents, mesdames, vous n´êtes assez averties qu´il fait dangereux loger chez soi ceux qui nous appellent
mondains et qui s´estiment être quelque chose sainte et plus digne que nous. J´en ai voulu encore ici mettre un
exemple afin que, tout ainsi que j´entends quelque conte des fautes où sont tombés ceux qui s´y fient, aussi
souvent je les vous veux mettre devant les yeux pour vous montrer qu´ils sont non seulement hommes plus que
les autres, mais qu´ils ont quelque chose diabolique en eux outre la plus commune malice des hommes, comme
vous orrez par cette histoire ». De même, dans le débat 48, Ennasuite conclut ainsi sa narration (p.375) : « Mais
émerveillez-vous qu´ils ne font pis quand Dieu retire sa main d´eux, car l´habit est si loin de faire le moine que
bien souvent par orgueil il le défait. Et quant à moi je m´arrête à la religion que dit saint Jacques : « avoir le cœur
envers Dieu pur et net, et s´exercer de tout son pouvoir à faire charité à son prochain » ».
476 Voir à ce sujet notre partie III.II.1.2 sur l´ironie au sujet des religieux.
477 Le sujet de l´avarice des religieux est aussi présent dans d´autres nouvelles du recueil. Voir par exemple la
N22, p.231, où les religieuses sont soupçonnées de cupidité : « Sa mère, qui sur tous ses enfants l´aimait, voyant
qu´elle n´avait plus de nouvelles d´elle, s´en émerveilla fort et dit à un sien fils, sage et honnête gentilhomme,
qu´elle pensait que sa fille était morte, mais que les religieuses, pour avoir la pension annuelle, lui
dissimulaient ». L´avarice des abbés paraît d´autant plus mauvaise que l´argent est décrit négativement dans la
Bible. Voir à ce sujet Mt 6,24: « Nul ne peut servir deux maîtres: ou il haïra l´un et aimera l´autre, ou il
s´attachera à l´un et méprisera l´autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l´Argent ». De plus, dans la tradition
ecclésiastique, François d´Assise, dont la règle religieuse a inspiré d´autres règles, demandait à ses frères de
mépriser l´argent. Voir à ce sujet les Fioretti di San Francesco, introduzione e note di Guido Battelli, Turin:
Unione tipografico-editrice torinese, 1929; pp.147-8 (« Les vertus franciscaines »): « En véritable ami et
imitateur du Christ, François méprisait tout ce qui est du monde. Il exécrait, par dessus tout, l´argent monnayé,
et, par la parole et l´exemple, engageait ses frères à la fuir comme le diable. Son précepte était qu´ils devaient
peser du même poids, dans leur amour, l´argent et la femme. Advint un jour qu´un séculier quelconque, entrant
pour prier dans l´église de la Portiuncule, déposa comme offrande des pièces d´argent sur le crucifix. Quand il
fut parti, un certain frère étendant la main, naïvement, prit l´argent et le jeta par une fenêtre. Quand cela fut
rapporté à François, le frère, se voyant pris, vint demander pardon, et se prosternant à terre, s´offrit pour être
flagellé. François le sermonna, lui reprochant très durement d´avoir touché à cet argent. Il lui ordonna d´aller le
relever avec ses dents au bas de la fenêtre, l´emporter hors du cloître, et le déposer de sa propre bouche sur la
fiente d´un âne. Tous les assistants furent saisis de terreur, et, désormais, méprisèrent davantage cet argent
comparé à la fiente d´un âne. Ainsi, chaque jour, par de nouveaux exemples étaient-ils encouragés à mépriser
l´argent ».

122
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

l´occasion de la construction d´un pont478, symbole de communication, de solidarité humaine,


est un défaut d´une grave signification de la part du supérieur d´un établissement religieux
appelé à entretenir l´échange spirituel479.

Comment la communication de l´homme avec Dieu devrait-elle idéalement se présenter ?


Pour Marguerite, le phénomène du sacré est inséparable d´une liturgie et d´un rituel
revitalisés, permettant la communication d´homme à Dieu. La recherche du vrai sacré pourrait
être définie ainsi : « La redécouverte de la fraîcheur première de la cérémonie liturgique qui
peut se figer et se scléroser quand elle est matérialisée, et qu´elle perd ses valeurs
spirituelles »480. Marguerite met en scène un rituel vécu par les devisants dans la plénitude
symbolique et non pas des gestes conventionnels, vides de sens. De ce point de vue,
Marguerite se rapproche de la pensée de Rabelais qui tourne en dérision l´aspect creux, figé,
mécaniste, de la pratique du rituel, mais fait prier de tout cœur ses personnages se trouvant en
danger481. L´homme, confronté à la peur et à la mort, retrouve un sentiment du sacré qui
revitalise le rituel liturgique.

478 Voir p.44 : « L´abbé, qui fut bien aise qu´ils faisaient cette dépense, afin que le nombre des pèlerins et
présents augmentât, les fournit d´ouvriers, mais il n´y mit pas un denier, car son avarice ne le permettait ».
479 En ce qui concerne les attentes envers un père abbé du point de vue de l´assistance financière et morale, voir
Thomas d´Aquin, Somme théologique, op.cit., Question 187 : « Les activités qui conviennent aux religieux.
Réponse : Nous avons dit plus haut que l´état religieux est ordonné à l´acquisition de la charité parfaite :
premièrement de l´amour de Dieu et, secondement, de l´amour du prochain. C´est pourquoi les religieux doivent
surtout et essentiellement viser à être disponibles pour Dieu. Mais si l´intérêt du prochain l´exige, ils doivent par
charité prendre en main ses affaires, selon cette parole (Ga 6,5) : « Portez les fardeaux les uns des autres et vous
accomplirez ainsi la loi du Christ ». En servant le prochain pour Dieu, ils font œuvre d´amour de Dieu. C´est
pourquoi il est écrit (Jc 1,27) : « La religion pure et sans tache devant Dieu notre Père, la voici : visiter les
orphelins et les veuves dans leurs épreuves ». C´est-à-dire, précise la Glose, « assister dans leurs nécessités ceux
qui n´ont pas d´appui ». Disons donc qu´il n´est permis ni aux moines ni aux clercs de gérer des intérêts séculiers
par cupidité. Mais ils peuvent, par charité et avec la permission de leurs supérieurs, s´occuper d´affaires
séculières, soit comme agents d´exécution soit comme conseillers, bien entendu avec la modération qui
s´impose ».
480 Chaker, op.cit., p.246.
481 A bord, Pantagruel exhorte les autres voyageurs : « sus l´argument de navigation. Laquelle finie feut hault et
clair faicte prière à Dieu… Après l´oraison feut melodieusement chanté le psaulme du saint roy David… ». Un
autre exemple de louange publique apparaît dans le Quart Livre quand le vent se met finalement à souffler :
« Dont tous chantèrent divers cantiques à la louange du très-haut Dieu des cielz » (LXIV). La grande tempête est
l´occasion de prier : Pantagruel commence ainsi : « prealablement avoir imploré l´ayde du grand Dieu Servateur
et faicte oraison publicque en fervente devotion, par l´advis du pilot tenoit l´arbre fort et ferme » (XIX). Quand
l´intensité de la tempête augmente, Pantagruel s´écrie : « le bon Dieu Servateur nous soyt en ayde » et le pilote
de dire : « Chascun pense en son asme et se mette en devotion, n´esperans ayde que par miracle des cieulx ! »
Tout espoir semble alors perdu: « Alors feut ouye une piteuse exclamation de Pantagruel, disant à haulte voix :
« Seigneur Dieu, saulve-nous, nous perissons ! Non toutesfoys adviegne scelon nos affections, mais ta saincte
volunté soit faicte » ». Quand, finalement, la terre est en vue, Pantagruel dit : « Il n´est céans mort personne ;
Dieu Servateur en soit eternellement loué ! ». Avant de rejoindre la terre, Epistémon donne son opinion sur la
prière : « (Dieu) fault incessamment implorer, invoquer, prier, requerir, supplier. Mais là ne fault faire but et

123
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Cette attitude de Marguerite de Navarre, extériorisée dans l´Heptaméron à travers la voix du


narrateur, est également sensible dans d´autres genres, comme par exemple dans son
théâtre482.
Alors que l´institution monastique est à plusieurs reprises dénigrée dans l´Heptaméron, son
essence même, le cheminement vers Dieu, le vrai sacré, est fortement valorisée. Les
devisants, formant une sorte de communauté laïque, reprennent quelques éléments de la vie
monastique traditionnelle et les recentrent sur l´essentiel. Par là, ils revitalisent le rituel en y
recherchant non pas la tradition, mais le vrai noyau chrétien. Comment cette revitalisation du
rituel a-t-elle lieu dans la cornice de l´Heptaméron ? Comment le contact avec le vrai sacré y
est-il évoqué ?

bourne ; de nostre part convient pareillement nous evertuer et, comme dict le sainct Envoyé, estre cooperateurs
avec luy ». C´est exactement ce que tout un chacun, à part Panurge, a fait. En cas d´urgence, la prière doit venir
en premier, mais l´action doit suivre. Le Prologue du Quart Livre de 1552, ainsi que celui de 1548, commence
de manière presqu´agressive : « Dieu en soit eternellement loué » et continue ainsi : « Dieu, duquel je révère la
sacrosaincte parolle de bonnes nouvelles ; c´est l´Evangile (… ). Discourez par les sacrées Bibles… ». Quand
Pantagruel parle pendant la navigation, au premier chapitre, sa parole est toute auctorisée des propos extraictz de
la Sainte Escripture… ». La Bible est de nouveau citée lors de l´épisode à Papefigue, quand le paysan dit au
démon (XLVI) : « C´est pourquoy estez maudict en l´Evangile », ce que n´apprécie pas le démon. La page
suivante montre pourquoi les Saintes Ecritures sont un sujet délicat : « depuys certaines annees ilz (=escholiers)
ont avecques leurs estudes adjoint les sainctes Bibles ; pour ceste cause plus n´en pouvons au diable l´un tirer ».
482 Le Théâtre profane présente plusieurs types d´opposition entre le faux et le vrai sacré. La pièce L´inquisiteur,
par exemple, met en scène la conversion d´un vieil inquisiteur ecclésiastique à la foi simple et confiante d´un
groupe d´enfants. De même, dans la farce La fille abhorrant mariaige ( Voir Deux farces inédites attribuées à la
Reine Marguerite de Navarre, préface et notes par Louis Lacour, Paris : Auguste Aubry, 1856, Bibliothèque de
l´Arsenal, p.15. Les critiques ne sont pas tous d´accord si Marguerite de Navarre est bien l´auteur de cette farce).
une satire aigüe de l´institution religieuse est présente. En effet, Clément y déclare que la jeune Catherine est
bien trop vertueuse pour le couvent. Il lui conseille de se marier, d´avoir son propre « monastère » (op.cit., p.15 :
« Il me semble, sauf vostre grâce / Que devez prendre pour espoux / Quelque beau filz pareil à vous, / Et
instituer, bien et beau, / Chez vous, un couvent tout nouveau, / Dont vous seriez la mère abesse / Et luy l´abbé »)
chez elle et de prier dans sa chambre (op.cit., p.18 : « Tenez vous en votre chambrette, / Et en devotion secrette /
Avec Dieu là devisez, / Psalmodiez, priez, lisez, / Louez sa bonté éternelle »). Il lui demande également de se
méfier des fausses impressions sur la sainteté des moines et moniales (op.cit., p.18 : « Mais gardez bien qu´en
vostre teste / Vous n´aiez une impression / De faulce imagination », car, au couvent, les mœurs sont
apparemment homosexuelles : « meurs ressemblent Sapho ») et déclare l´inutilité ainsi que la corruption de
l´institution conventuelle. Dans la pièce suivante, intitulée La vierge repentie, Catherine revient du couvent, où
elle est entrée malgré les conseils de son ami, et s´entretient de nouveau avec Clément. Ce dernier désigne
maintenant les moines comme Antéchrist et bouffons, Catherine étant très malheureuse et désillusionnée. Elle
menace même de mourir si on ne la fait pas sortir du couvent, ce qui amène ses parents à acheter une dispense.
Dans ces farces, le couvent est donc vu comme enfer dont il faut à tout prix s´échapper.

124
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

II.I.1.2.2) La lectio divina et le vrai sacré

Dans ses Prisons, Marguerite écrit :


« Car l´Evangile est la pierre de touche
Où du bon or se cognoist la valeur
Et du plus bas la foiblesse et paleur ! »483

Cet attrait vers l´Evangile est également ressenti dans l´histoire-cadre de l´Heptaméron. En
effet, dans la liturgie des devisants, la lecture biblique d´Oisille est représentée. Il s´agit là de
la première action des devisants après le lever. Dans la lectio matinale des devisants, nous
percevons un écho d´Isaïe 50, 4 :

« Dieu mon Seigneur m´a donné le langage d´un homme qui se laisse instruire, pour que je sache à mon
tour réconforter celui qui n´en peut plus. La Parole me réveille chaque matin, chaque matin elle me
réveille pour que j´écoute comme celui qui se laisse instruire ».

Nous observons que les devisants se retirent pour la lectio divina; ils s´éloignent des
professionnels du sacré institué pour mieux s´approcher du vrai sacré 484.

Cette pratique de lectio divina est-elle usuelle à l´époque ? Pierre Caroli, dans ses prédications
parisiennes de 1524-1525, proclame le droit de tout fidèle non seulement à lire, mais à
« prescher et administrer la Saincte Escripture ». Il est loin d´exclure les femmes485 de ce
nombre. Dans le prologue de notre recueil de nouvelles, c´est Oisille, sorte de sainte femme,
attachée au « vrai » sacré et aimant les autres devisants486, qui invite ses compagnons à un
exercice spirituel. La lectio divina aura lieu régulièrement et la durée en est fixée d´avance:
« ... si tous les matins vous voulez donner une heure à la lecture » (p.8)487. Oisille n´a

483 Marguerite de Navarre, Les Prisons, Claire Lynch Wade, a French and English edition, Paris/New York :
Peter Lang, 1989, p.61, fol.315v°.
484 Dans ce sous-chapitre, nous nous appuyons sur l´article suivant : Martineau-Genieys (Christine), « La lectio
divina dans l´Heptaméron », in Colloque Marguerite de Navarre, 15-16/2/1992, Premières journées d´études du
XVIe siècle, Faculté des Lettres, Arts et Sciences, Université de Nice - Sophia Antipolis.
485 Pierre Caroli déclare : « Nos théologiens se disent : « Je suis Monsieur nostre maistre ; je suis M. le grand
bachelier », mais une pauvre saincte femme pourra entendre la saincte Ecriture plus parfaitement qu´ils ne
font ». Voir Martineau, op.cit., p.26.
486 Op.cit., p.234 : débat : « Géburon (…) ayant telle estime de Mme Oisille qu´on doit avoir d´une dame sage et
non moins sobre à dire le mal que prompte à exalter et publier le bien qu´elle connaissait en autrui, lui donna sa
voix ».
487 Nous voyons ici un parallèle avec Gargantua qui, dans son nouveau système d´éducation, apprend à prier
matin et soir : « Se esveilloit doncques Gargantua environ quatre heures du matin. Cependent qu´on le frotoit,
luy estoit leue quelque pagine de la divine Escripture haultement et clèrement, avec pronunciation compétente à
la matière, et à ce estoit commis un jeune page (…). Selon le propos et argument de ceste leçon souventesfoys se
adonnoit à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, duquel la lecture monstroit la majesté et jugemens
merveilleux » (Rabelais, Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1955, chap. XXIII, p.69) ; « Si prioient Dieu le

125
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

probablement pas songé à ce regroupement des devisants autour d´elle au départ488. Par le mot
de « lecture », Oisille engageait plutôt les devisants à se livrer comme elle, chaque matin, au
lever, à une méditation personnelle des livres saints. C´est Hircan489 qui propose l´assemblée
quotidienne des devisants sous la direction spirituelle d´Oisille: vous « nous lirez au matin »,
lui dit-il, « de la vie que tenoit N.S.J.C. et les grandes et admirables euvres qu´il a faictes pour
nous » (p.8). « Lire » l´Ecriture Sainte signifiant, dans la langue du temps, la lire et la
commenter, Oisille se voit donc portée par Hircan au rôle de lectrice490 du groupe, au sens où
l´on emploie alors le terme de lecteur (royal ou de collège), pour signifier professeur. Cette
prééminence491 d´Oisille semble être reconnue par tout le groupe. L´explication qu´Oisille fait

créateur, en l´adorant et ratifiant leur foy envers luy, et, le glorifiant de sa bonté immense et luy rendant grâce de
tout le temps passé, se recommandoient à sa divine clémence pour tout l´advenir » (op.cit., chap. XXIII, p.75)
488 C´est l´opinion de Genieys, art. cit., p.22.
489 La critique a remarqué que Hircan semble jouir d´une position supérieure dans la hiérarchie sociale interne
au petit groupe aristocratique. C´est lui qui met entre parenthèses la réalité de cette hiérarchie, dont il rappelle
ainsi l´existence, en déclarant « au jeu nous sommes tous égaux ». Cette égalité ne s´exerce que dans le cadre du
jeu des narrations et des discussions ; pour la contemplation spirituelle, la supériorité d´Oisille est évidente, mais
elle va consister à communiquer aux autres ses effets, précisément parce qu´elle n´est pas de nature hiérarchique
au sens institutionnel, mais spirituel.
490 Au sujet du rôle du lecteur, voir Chaker, op.cit., p.269, comparant Gargantua et l´Heptaméron sur ce point :
« Ce n´est pas une lecture machinale, conventionnelle, formelle, comme celle que raille Rabelais dans son
Gargantua : « De faict, l´on luy enseigna un grand docteur sophiste, nommé Maistre Thubal Holoferne, qui luy
aprint sa charte si bien qu´il la disoit par cueur au rebours ; et y fut cinq ans et troys mois » (chap.XIV). Le
chapitre XVIII expose des idées qu´on peut retrouver dans le discours d´Oisille du prologue : « Se esveilloit
doncques Gargantua environ quatre heures du matin. Ce pendent qu´on le frotoit, luy estoit leue quelque pagine
de la divine Escripture haultement et clerement, avec prononciation competente à la matiere ; et à ce estoit
commis un jeune paige, natif de Basché, nommé Anagnostes. Selon le propos et argument de ceste leçon
souventesfoys se adonnoit à reverer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, duquel la lecture monstroit la majesté
et jugemens merveilleux ». Cette méthode pédagogique adoptée par Ponocrates, Dame Oisille en fait le
fondement même de son ministère spirituel. Il s´agit dans les deux cas de la réhabilitation d´une liturgie en prise
sur le mouvement de la vie, sur les exigences de la foi authentique, sur les impératifs de l´intelligibilité d´un
énoncé. Il n´y a plus de liturgie sclérosée, figée, comme celle des moines de l´abbaye de Frère Jean. Mais, si
Rabelais utilise, dans ce traitement ludique, la stratégie dialogique et la permutation signifiante, Marguerite de
Navarre expose directement l´aspect positif de la pensée religieuse de Rabelais : la raillerie d´une religion
dégénérée en gestes mécaniques, l´éloge d´une religion où l´homme s´investirait, s´impliquerait tout entier et
qu´il ne pratiquerait ni par superstition ni par opportunisme ».
491 Philippe de Lajarte, art.cit., p.602 : « Entre le texte du Prologue de l´Heptaméron et celui des lettres
échangées entre Marguerite et Briçonnet, deux similitudes profondes s´observent. Une double homologie
positionnelle et relationnelle, en premier lieu : homologie, d´une part, entre les positions respectives occupées
par Oisille et ses compagnons dans le Prologue et les positions symétriques occupées par Briçonnet et
Marguerite dans leur correspondance ; homologie, d´autre part, entre les relations pareillement symétriques qui,
sur la base de ces positions, s´instaurent au sein des deux textes entre les deux partenaires ou groupes de
partenaires. La seconde similitude est d´ordre à la fois rhétorique et idéologique : la fonction que se donne pour
dessein de remplir, dans la situation fictive instaurée par le récit du Prologue, le programme spirituel qu´Oisille
propose en guise de « passetemps » à ses compagnons, présente une analogie profonde avec le rôle que l´évêque
de Meaux, dans ses lettres à la duchesse d´Alençon, assigne à l´enseignement mystique qu´il dispense à sa
correspondante. Première et sans doute fondamentale homologie qui est à la base de toutes les autres : les
relations qui, dans le Prologue de l´Heptaméron, s´instaurent d´entrée de jeu entre Oisille et ses compagnons,
sont, tout comme celles qui s´établissent entre Briçonnet et Marguerite dès le début de leur échange épistolaire,
vécues sur le plan symbolique comme des relations de père ou mère à enfant(s). Prenant la parole au nom de ses
consoeurs et au-delà d´elles, sans doute, au nom de l´ensemble de ses compagnons, Parlamente s´adresse à
Oisille en lui donnant expressément le titre de mère : « Madame, je m´ébahis que vous qui avez tant

126
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

de la Bible n´est pas non plus discutée, ce qui différencie la réunion matinale de celle de
l´après-midi. Lors de la lectio divina, les devisants sont auditeurs, recevant en silence les
paroles d´Oisille, qui exerce au milieu d´eux le ministère de la Parole divine. Dans ce lieu
religieux, où les professionnels de la prédication ne manquent pas, c´est une femme laïque qui
dirige la lectio divina, tandis que les moines en sont écartés492. Les réunions matinales se
déroulent probablement dans la chambre d´Oisille, donc dans le domaine privé. On ne sait pas
si, en se comportant comme ils le font, les personnages s´isolent simplement ou se cachent493.

Quel est le genre de ces monologues matinaux d´Oisille ? D´après Olivier Millet,
s´interrogeant sur la nature des discours matinaux de dame Oisille, c´est dans le prologue de
la cinquième journée que la narratrice Oisille devient claire à ce sujet. Il y est dit en effet qu´il

d´expérience et qui maintenant à nous, femmes, tenez lieu de mère… ». Et Marguerite signe la deuxième lettre
qu´elle adresse à Briçonnet : « La toute vostre fille, Marguerite »; p.617-8 : (Marguerite): « En voiant et
contemplant la bonté de Dieu (…), cette consideration me donne tant de joye que je prends mon psautier (…). Et
ce contentement là que je en ay me faict tant de bien que tous les mauly qui le jour me peuvent advenir me
semblent estre benedictions ». Briçonnet : (Le chrétien » « ne doibt veoir, penser, parler ne songer aultre chose
que Dieu, non pas par une maniere de contraincte et captivité, mais par un commancement de felicité et beatitude
en ce monde ». Correspondance, op.cit., t.I, lettre 20, p.98.
492 Martineau trace un parallèle entre la lectio divina des devisants et le Quart Livre de Rabelais:
« Il est intéressant (...) de calculer que si Marguerite eût achevé son livre et qu´elle l´eût publié, sa sortie sous les
presses en eût fait peu ou prou un contemporain du Quart Livre, avec lequel il a plus d´un point commun. Le
premier étant, sur la Thalamège, « l´assemblée de tous » réunie autour de Pantagruel, qui leur fait « une briefve
et saincte exhortation, toute auctorisée des propous extraictz de la Saincte Escripture » » (p.24). Pantagruel, lui
aussi, est un laïc qui est le directeur spirituel du groupe, alors qu´un religieux, frère Jean, « vray moine si
oncques en feut depuys que le monde moynant monya de moynerie », est présent. Or non seulement il est écarté,
comme les moines de l´Heptaméron, de cette charge appartenant traditionnellement à un prêtre, mais il fait lui-
même partie du groupe qui écoute dans le recueillement l´espèce de lectio divina que fait Pantagruel pour ses
compagnons. Il semble ainsi reconnaître l´incapacité de l´homme d´Eglise, hardiesse supplémentaire chez
Rabelais. - A l´abbaye de Thélème, il n´y a pas d´ecclésiastiques, mais uniquement des aristocrates, maîtres
d´eux-mêmes. D´après Florence Weinberg, dans son chapitre « Thélème selon Fischart, in Rabelais et les leçons
du rire Ŕ Paraboles évangéliques et néoplatoniciennes, Orléans : Paradigme, 2000, p.87 : « Bien que Rabelais
peuple d´aristoi son abbaye, il aura pensé, ce faisant, à un passage de la République (430e-431c), où Socrate
explique à Glaucon le sens de la tempérance. Socrate y affirme que la maîtrise de soi est indispensable et pour
l´individu et pour le bien de l´Etat. Etre maître de soi signifie qu´il y a deux parties dans chaque homme, la partie
du bien et celle de l´infériorité ; quand celle-ci est dominée par celle-là, l´on est maître de soi-même. Mais,
continue Socrate, quand la partie inférieure règne, nous disons d´un homme dans un tel état Ŕ en le lui reprochant
Ŕ qu´il est l´esclave de lui-même et intempérant (431 a-b). Il faut souligner que, pour Platon, l´homme qui est
maître de lui-même et libre de toute contrainte externe peut « faire ce qu´il voudra ». Socrate souligne que ceux
qui sont capables de la maîtrise de soi sont très peu nombreux : ce ne sont, en effet que ceux qui sont les mieux
nés et les mieux instruits. Description qui correspond à l´essence des Thélémites. Ils conversent en
« compaignies honnêtes », parce qu´ils ont par nature, par leur naissance même, « un instinct et aguillon qui
tousjours les poulse à faicts vertueux et retire de vice ».
493 La raison en est-elle la prudence ou le mépris vis-à-vis de la prédication de l´Eglise? Martineau, op.cit., note
que lors de ces réunions matinales, les devisants « font conventicules », action condamnée par le Parlement de
Paris dans un arrêt du 5 février 1526. Profitant de la captivité de François Ier, le Parlement interdit ces réunions
de laïcs qui commentent ensemble la Bible (« Et pour ce que plusieurs personnes au moien de ce qu´ils lisent les
livres de la Saincte Escripture translatez de latin en françoys sont inventeurs de plusieurs hérésies, font
conventicules, disputent et traictent de la foy catholicque, contemnent les commandements et ministres de
l´Eglise, se divertissent du train commun des vrays fidèles... »). En vérité, l´Eglise elle-même interdit et
pourchasse depuis trois ans déjà ces réunions de laïcs.

127
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

semblait bien aux auditeurs d´Oisille « n´avoir jamais ouy sermon qui leur profitast tant »494.
Dans le prologue de la journée 8, la ferveur est à son comble, ce qui est l´un des indices de
l´efficience du ministère spirituel d´Oisille. L´allusion à la Pentecôte et à la venue de l´Esprit
Saint495 est claire ici :

« Le matin venu, s´enquirent si leur pont s´avançait fort, et trouvèrent que dedans deux ou trois jours il
pourrait être achevé ; ce qui déplut à quelques-uns de la compagnie, car ils eussent bien désiré que
l´ouvrage eût duré plus longuement pour faire durer le contentement qu´ils avaient de leur heureuse vie.
Mais voyant qu´ils n´avaient plus que deux ou trois jours de bon temps, se délibérèrent de ne le perdre
pas et prièrent Mme Oisille de leur donner la pâture spirituelle comme elle avait accoutumé ; ce qu´elle
fit. Mais elle les tint plus longtemps qu´auparavant, car elle voulait, avant partir, avoir mis fin à la
Canonique de saint Jean. A quoi elle s´acquitta si très bien qu´il semblait que le Saint-Esprit plein
d´amour et de douceur parlât par sa bouche 496. Et tout enflammés de ce feu, s´en allèrent ouïr la grand-
messe, et après dîner ensemble, parlant encore de la Journée passée, se défiant d´en pouvoir faire une
aussi belle » (p.491, nous soulignons).

O. Millet parle à ce sujet de « mini-Pentecôte »497. Miernowski voit un lien entre la Pentecôte,
la folie chrétienne et l´oubli, trait caractéristique de la septième journée de l´Heptaméron498.

494 D´après O. Millet, art.cit., « la modalisation introduite par « il leur sembloit bien », en soulignant le point de
vue subjectif des personnages dans le cadre de la fiction romanesque, sauve pour ainsi dire la parfaite orthodoxie
de la situation, mais l´énoncé n´en reste pas moins formulé : les méditations homilétiques d´Oisille vaudraient
mieux que les sermons jusque-là entendus, à savoir dans la bouche des clercs patentés. Significativement, c´est à
ce moment-là, dans le récit de l´Heptaméron, que l´abbé du lieu va chercher à accélérer le départ de ses hôtes, de
nos dix personnages : or il n´est jamais question, dans le récit et dans les mentions de la messe conventuelle
quotidienne, de sermons ou d´exhortations que ferait cet abbé. Les méditations exhortatives d´Oisille sont donc,
pour des raisons à la fois positives et négatives, un substitut à la prédication publique des clercs professionnels,
insuffisante ou inexistante ».
495 Ac 2, 1-4 : « Le jour de la Pentecôte étant arrivé, ils se trouvaient tous ensemble dans un même lieu, quand,
tout à coup, vint du ciel un bruit tel que celui d´un violent coup de vent, qui remplit toute la maison où ils se
tenaient. Ils virent apparaître des langues qu´on eût dites de feu ; elles se partageaient, et il s´en posa une sur
chacun d´eux. Tous furent alors remplis de l´Esprit Saint et commencèrent à parler en d´autres langues, selon
que l´Esprit leur donnait de s´exprimer ».
496 Voir Correspondance avec Briçonnet, op.cit., t.1, p.75, où Marguerite de Navarre écrit : « Et, pour en
solliciter, vous renvoie Maistre Michel, lequel, je vous asseure, n´a perdu, pour le lieu, temps. Car l´esperit que
Nostre-Seigneur fait parler par sa bouche aura frappé des ames qui seront enclines à recevoir son escript et
entendre verité, comme il vous dira, et plusieurs aultrez choses dont luy ay prié, congnoissant que ne mecterez
en doubte sa parolle ». Briçonnet rappellera dans le tome 2, p.14, que la clé de l´Ecriture est le St. Esprit : « La
vraie clef de intelligence de l´Escripture Saincte est l´esperit et non la lettre, car comme dit sainct Pol : « Littera
occidit, spiritus vivificat » .
497 « (…) un groupe qui n´est pas seulement une confrérie temporaire, mais une sorte de communauté
apostolique d´un genre nouveau, auprès de laquelle la prédication d´Oisille a su provoquer les effets d´une mini-
Pentecôte. Entre l´équilibre et la joie personnelle d´Oisille et cette illumination collective, il y a un medium,
celui d´une parole homilétique inspirée, qui rend présent de manière sensible le Saint-Esprit et prépare le groupe,
alors uni dans la même expérience, à percevoir la signification pentecostale de la liturgie elle-même, de laquelle
l´expression « enflammez de ce feu » provient ».
498 Miernowski (Jan) : « Le miracle de la Pentecôte à Sarrance : cohérence narrative et vérité religieuse dans la
septième journée de l´Heptaméron », in Narrations brèves. Mélanges de littérature ancienne offerts à K.
Kasprzyk, Varsovie, 1993, pp.177-196 ; ici p.178 : « Le cercle de Sarrance réunit une élite non seulement
sociale, mais aussi religieuse ». p.181: « Conformément à la tradition vivante parmi les évangéliques, le miracle
de la Pentecôte est ainsi présenté comme une expérience extatique où les apôtres présentent les signes

128
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Quels sont les contenus de cette lectio divina quotidienne499 des auditeurs ? Dans le prologue
de la sixième journée, nous apprenons quels textes sont lus et expliqués par Oisille lors de la
lectio divina500. Il s´agit essentiellement de trois livres de la Bible : l´épître de saint Paul aux
Romains501, la première épître de saint Jean et les Actes des Apôtres. Si on observe de plus

caractéristiques de la folie chrétienne. (Sur la notion d´exase, particulièrement chez Erasme, v. M.A. Screech,
Ecstasy and the Praise of Folly, London, 1980, p.86). Or celle-ci est pour Briçonnet liée à une notion qui semble
fondamentale pour la cohérence de la septième journée de l´Heptaméron : l´oubli. Ayant participé à la messe du
Saint-Esprit, les devisants se complaisent dans les souvenirs de la vie apostolique… « en quoy ils prindrent tel
plaisir, que quasi leur entreprise estoit oblyée ». (…) En effet, pour Briçonnet, l´ « oubliance » est une sorte
d´auto-anéantissement par lequel le fidèle sort « du monde, de la chair et de soy » (192). Ainsi l´homme devient
savamment ignorant, ce qui est le degré suprême de la sagesse. Mais surtout s´accomplit ainsi l´imitation parfaite
du Christ. Car le mystère de l´Incarnation est justement une « oubliance » : celle d´un Dieu qui a voulu par
amour pour l´homme oublier sa nature divine, devenir mortel, s´anéantir (lettre du 6 mars 1522) » ; p.186 : « Les
devisants sont profondément touchés par la lecture qu´Oisille leur fait des « comptes » de saint Luc. Cette
association, aussi incongrue qu´elle puisse paraître, a pourtant une conséquence importante : elle peut être
inversée. En effet, si l´Ecriture évoque à l´esprit des devisants des associations avec les récits fictionnels, les
nouvelles auxquelles ils consacrent leur après-midi doivent diriger leur attention vers la Parole sacrée. La
nouvelle apparaît ainsi porteuse de la « bonne nouvelle » ; par-delà les références historiques, les protestations de
véracité multipliées dans le recueil semblent désigner aussi la vérité spirituelle de l´Evangile (voir G. Pérouse :
« Les nouvelles « vrayes comme evangile ». Réflexions sur la présentation du récit bref au XVIe siècle. La
nouvelle. Définitions, transformations, Lille, 1990, pp.89-99). Ainsi les nouvelles de la septième journée
apparaissent, dans une mesure ou dans une autre, comme autant d´allégories à interpréter selon l´Esprit.
499 Olivier Millet, dans son article à paraître, souligne que ces méditations, qui ne sont bien sûr pas des sermons
au sens propre du terme, peuvent être considérées comme des équivalents de sermon.
500 Voir Heptaméron, op.cit., p.389 : « Et elle (=Oisille), connaissant leur cœur, leur va lire l´épître de saint Jean
l´évangéliste qui n´est pleine que d´amour, pource que les jours passés elle leur avait déclaré celle de saint Paul
aux Romains. La compagnie trouva cette viande si douce que, combien qu´ils y fussent demi-heure plus qu´ils
n´avaient été les autres jours, si leur semblait-il n´y avoir pas été un quart » (p.389). Selon O. Millet, « la
première place de Romains s´explique par son rôle dans la doctrine de la foi en partie commune aux
évangéliques et aux protestants : la justification par la foi est l´élément central d´une spiritualité qui rejette toute
auto-justification de l´homme au moyen de ses « œuvres » et qui se fonde sur la grâce divine. L´épître de Jean lui
ajoute un accent mis sur l´amour comme participation à la vie divine. Le lien spirituel entre les deux lectures
reste implicite (…). Quant à la troisième lecture, celle du début des Actes (chapitres 1-2), qui porte sur la venue
de l´Esprit Saint et la naissance de l´Eglise, elle évoque, à travers la référence à ces épisodes bibliques, l´idéal
d´une communauté croyante animée par la charité, édifiée par l´enseignement apostolique et fraternelle dans le
partage du pain et des prières. (…) Le huitième jour, enfin, Oisille revient à 1 Jean, auquel elle a l´intention de
consacrer ses trois dernières homélies. En l´absence des prologues des journées neuvième et dixième, nous ne
savons pas jusqu´où les leçons d´Oisille auraient conduit ses auditeurs. Mais ce retour à l´épître de l´amour la
place évidemment au cœur de la prédication chrétienne. Si l´épître aux Romains en est le point de départ, avec
son thème de la justification par la foi, la « canonique » de saint Jean, comme l´appelle curieusement le texte,
mérite son titre parce qu´elle apparaît alors comme la charte de la vie évangélique, du « vrai christianisme » ».
501 L´épître de saint Paul aux Romains traite les sujets suivants : le salut par la foi, la justice de Dieu par la foi
seule, la justification gage du salut, la vie avec le Christ, l´homme sans le Christ sous le péché, l´homme livré au
péché. Le combat entre l´esprit et le corps est très présent dans cette épître : « Revêtez-vous du Seigneur Jésus
Christ et ne vous souciez pas de la chair pour en satisfaire les convoitises » (Rm 13, 14). Dans ce cas, la volonté
est dirigée vers le sacré, l´homme n´est cependant pas capable de suivre : « Vraiment ce que je fais je ne le
comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais » (Rm 7,14) ; « En réalité, ce n´est
plus moi qui accomplis l´action, mais le péché qui habite en moi » (Rm 7,17). « Je trouve donc une loi
s´imposant à moi, quand je veux faire le bien : le mal seul se présente à moi. Car je me complais dans la loi de
Dieu du point de vue de l´homme intérieur ; mais j´aperçois une autre loi dans mes membres, qui lutte contre la
loi de ma raison et m´enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! Qui
me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? » (Rm 7,22-25). Un autre aspect de cette épître de saint Paul, à
mettre en parallèle avec l´état de nos devisants, est celui de l´égalité entre les vrais fidèles : en effet, la vie du

129
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

près ces textes, on voit combien ils sont en lien avec ce que vivent les devisants : leurs
narrations, leurs débats, leurs attitudes en début ou fin de journées. En effet, tout
l´Heptaméron pourrait être lu à la lumière de ces pages de l´Ecriture Sainte. Il semble que
l´humour502 des devisants se base en particulier sur leur lecture biblique du matin qui les
rassure et les place dans une perspective chrétienne tout au long du jour.

Reconnaît-on un thème général dans l´écho que les débuts de journées donnent des
exhortations d´Oisille ? Nous ne connaissons pas le contenu des discours d´Oisille. Or, les
textes qu´elle choisit sont sans doute fortement centrés sur la relation entre chrétiens.
L´importance de la charité joyeuse est soulignée en ces termes par saint Paul dans son Epître
aux Romains, lue par Oisille :

« Réjouissez-vous avec qui est dans la joie, pleurez avec qui pleure. Pleins d´une égale complaisance pour
tous, sans vous complaire dans l´orgueil, attirés plutôt par ce qui est humble, ne vous complaisez pas dans
votre propre sagesse » (Rm 12, 15-16).

Quelles règles de vie en commun sont donc communiquées à notre petit groupe ? Le
comportement envers les autres est précisé : « Finissons-en donc avec ces jugements les uns
sur les autres » (Rm 14, 13), « Que chacun d´entre nous plaise à son prochain pour le bien, en
vue d´édifier » (Rm 15,2). Le règne de Dieu est défini, entre autres, par la joie qui règne de
même parmi les devisants503 : « Le règne de Dieu (…) est justice, paix et joie dans l´Esprit
Saint » (Rm 14,17). Nous voyons donc combien cette lecture de saint Paul peut être
intimement liée au quotidien ainsi qu´aux histoires de nos devisants de l´Heptaméron. Il en va
de même pour le commentaire de la première épître de saint Jean504, qui occupe une place
centrale dans la prédication d´Oisille. Celle-ci annonce, dès le début, que son contenu est
destiné à susciter la joie complète des lecteurs : « Tout ceci, nous vous l´écrivons pour que
notre joie soit complète » (1Jn 1,4)505. Dans la première épître de saint Jean, Dieu est

croyant dans l´esprit mène à l´enfance spirituelle: «En effet, tous ceux qu´anime l´Esprit de Dieu sont fils de
Dieu » (Rm 8,14). Or, la création environnante est assujettie à la vanité : « Car la création en attente aspire à la
révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, (…) c´est avec l´espérance d´être elle aussi libérée de
la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu » (Rm 8,19-21).
502 L´humour fera l´objet de notre troisième partie.
503 Voir infra.
504 Les trois grands sujets traités dans cette épître sont les suivants : marcher dans la lumière, vivre en enfants de
Dieu, les sources de la charité et de la foi. Pour les deux premiers sujets, des conseils sont prodigués, se répétant
dans un ordre différent. Ainsi, les trois conditions à réunir pour marcher dans la lumière et pour vivre en enfants
de Dieu sont de rompre avec le péché, d´observer les commandements, principalement celui de la charité et de se
garder du monde et des antichrists.
505 Saint Thomas d´Aquin reprendra cette idée, représentant la joie comme fruit de la sagesse dans sa Somme
théologique, question 9 : « Le don de science, art. 4 : Quelle béatitude correspond au don de science ? », p.74:
« solutions : 1. Les biens créés n´éveillent la joie spirituelle que dans la mesure où ils sont rapportés au bien
divin, duquel proprement jaillit la joie spirituelle. C´est pourquoi la paix spirituelle, avec la joie qui en est la
conséquence, correspond directement au don de sagesse. Mais ce qui correspond au don de science, c´est en

130
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

représenté comme celui qui voit le fond du cœur : « Dieu est plus grand que notre cœur, et il
connaît tout » (1Jn, 3,20), ce motif réapparaissant dans notre recueil de nouvelles506. Par
opposition à Dieu, le monde est caractérisé très négativement : « Nous savons que nous
sommes de Dieu et que le monde entier gît au pouvoir du Mauvais » (1Jn 5,19). « Petits
enfants, gardez-vous des idoles » (1Jn 5,21). Cette dernière citation rappelle les raisons pour
lesquelles Oisille décide d´aller à Sarrance : non pour le culte d´idoles, mais pour voir cet
endroit de pélerinage connu507. Les deux épîtres suivantes de Jean, qu´Oisille ne lit pas aux
autres, reprendront les thèmes mentionnés en les élargissant508.

Les deux premiers chapitres des Actes des Apôtres, également lus et commentés par Oisille,
mentionnent surtout la venue de l´Esprit Saint sur les disciples. « Jean, lui, a baptisé avec de
l´eau, mais vous, c´est dans l´Esprit Saint que vous serez baptisés sous peu de jours » (Ac
1,5). Une explication s´ensuit : « Mais vous allez recevoir une force, celle de l´Esprit Saint
qui descendra sur vous. Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la
Samarie, et jusqu´aux extrémités de la terre » (Ac 1,8). Le groupe des disciples, comme celui
des devisants, est fervent à la prière : « Tous, d´un même cœur, étaient assidus à la prière avec
quelques femmes, dont Marie mère de Jésus, et avec ses frères » (Ac 1,14). De nouveau, les
disciples appellent Dieu celui qui « connaî(t) le cœur de tous les hommes » (Ac 1,24). Le
deuxième chapitre des Actes fait état de la Pentecôte, de la descente de l´Esprit Saint 509. La
première communauté chrétienne, rappelant le cercle de nos devisants, est présentée ainsi :

premier lieu l´affliction pour les erreurs passées, puis par voie de conséquence la consolation, lorsque par le bon
jugement de science on ordonne les créatures au bien divin. C´est pourquoi, dans cette béatitude, on met comme
mérite les larmes et comme récompense la consolation qui en est la suite. Consolation qui est commencée en
cette vie, mais consommée dans la vie future. 2. La considération même de la vérité est pour l´homme un sujet
de joie. Mais la réalité dont on considère la vérité peut quelquefois être un sujet de tristesse. C´est par là que les
larmes sont attribuées à la science. 3. A la science tant qu´elle reste dans la spéculation ne correspond aucune
béatitude, parce que la béatitude de l´homme ne consiste pas dans la considération des créatures mais dans la
contemplation de Dieu. Et c´est pourquoi il n´y a pas de béatitude se rattachant à la contemplation qui soit
attribuée à l´intelligence et à la sagesse, parce qu´elles ont l´une et l´autre un objet divin ».
506 Voir ci-contre.
507 « Oisille se délibéra d´oublier toute crainte par les mauvais chemins, jusqu´à ce qu´elle fût venue à Notre-
Dame de Sarrance. Non qu´elle fût si supersticieuse qu´elle pensât que la glorieuse Vierge laissât la dextre de
son Fils où elle est assise pour venir demeurer en terre déserte, mais seulement pour envie de voir le dévot lieu
dont elle avait tant ouï parler » (p.40).
508 La seconde épître de saint Jean insiste sur la tradition orale des enseignements, l´oralité est mise en rapport
avec la joie naissant de ces échanges : « Ayant beaucoup de choses à vous écrire, j´ai préféré ne pas le faire avec
du papier et de l´encre. Mais j´espère vous rejoindre et vous parler de vive voix, afin que notre joie soit parfaite »
(2 Jn 12). La troisième épître de saint Jean mentionne souvent la joie et la vérité.
509 « Ils virent apparaître des langues qu´on eût dites de feu ; elles se partageaient, et il s´en posa une sur chacun
d´eux. Tous furent alors remplis de l´Esprit Saint et commencèrent à parler en d´autres langues, selon que
l´Esprit leur donnait de s´exprimer » (Ac 2,4). La prédication de Pierre est source de la conversion d´une
multitude d´auditeurs : « D´entendre cela, ils eurent le cœur transpercé, et ils dirent à Pierre et aux apôtres :
« Frères, que devons-nous faire ? » (…) Par beaucoup d´autres paroles encore, il (=Pierre) les adjurait et les
exhortait : « Sauvez-vous, disait-il, de cette génération dévoyée ». Eux donc, accueillant sa parole, se firent
baptiser. Il s´adjoignit ce jour-là environ trois mille âmes » (Ac 2,37-41).

131
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Ils se montraient assidus à l´enseignement des apôtres, fidèles à la communion fraternelle, à la


fraction du pain et aux prières (…). Jour après jour, d´un seul cœur, ils fréquentaient assidûment le
Temple et rompaient le pain (…), prenant leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur. Ils
louaient Dieu (…). » (Ac 2, 42-47).

L´effet de joie que produit cette vie sur la première communauté chrétienne se retrouve chez
le groupe des devisants, qui se réunit également dans la joie et la simplicité naturelle du
cœur510. Nous voyons donc que le sujet de la joie en lien avec la descente de l´Esprit Saint est
très présent dans les textes lus et interprétés par Oisille.

Où Ŕ à part dans le Nouveau Testament Ŕ Marguerite de Navarre a-t-elle pu rencontrer la


conjonction des thèmes de la foi et de la joie ? Dans notre enquête511 sur la joie dans les écrits
des prédicateurs autour de Marguerite de Navarre, nous avons remarqué la forte présence de
ce sujet chez un familier de la reine. Lefèvre d´Etaples, l´âme du groupe de Meaux, dont
Marguerite connaît bien les thèmes, évoque fréquemment la joie dans ses Epistres et
Evangiles pour les cinquante et deux dimenches de l´an512. A vingt-six reprises, dans les 104
sermons présentés (toujours deux par dimanche), les mots « joie », « joyeusement » ou
« s´esjouyr » sont mentionnés. Souvent ces incitations à la joie se présentent en fin d´homélie,
comme envoi au peuple de vivre dans la joie chrétienne. Lefèvre met en relief l´écart entre la
joie du monde et la joie chrétienne. Celle-ci est souvent mentionnée après la Pentecôte513, car
alors les apôtres étaient remplis de la connaissance de Dieu par l´intermédiaire de l´Esprit
Saint.

Qu´en est-il du statut de ces méditations d´Oisille, amenant une nouvelle Pentecôte sur le
groupe des devisants ? D´après O. Millet514,

« en seulement dix homélies (si l´on compte celles dont la narration de l´Heptaméron, resté inachevé, ne
nous donne pas de compte-rendu), Oisille réussit le tour de force d´une prestation à laquelle aucun
professionnel ne pourrait satisfaire. Nous avons affaire à un genre homilétique transfiguré, et à une
représentation littéraire idéalisante du renouveau de la prédication tel qu´il s´effectuait à cette époque
dans certains milieux en France et en Europe. Cette image, il convient de la situer quelque part (sur le
plan historique, mais aussi rhétorique et doctrinal) entre Vitrier et Calvin ; (…). Les homélies d´Oisille,

510 A ce sujet, voir notre partie II.I.3.


511 A ce sujet, voir notre partie I.I.2.2.3.
512 Texte d´après l´édition Pierre de Vingle, éd. crit. par Guy Bedouelle et Franco Giacone, Leiden : Brill, 1976.
513 Lundi de Pentecôte : « Nous avoir donné son cher et très aymé filz unique (…) nous nous povons esjouyr de
tous ses infiniz biens comme des nostres propres » (p.216) ; mardi de Pentecôte : « torrent de volupté et de joye
et de gloire sans fin » (p.233) ; premier dimanche de Pentecôte : « au royaulme de Dieu, où est joye et gloire
sans fin » (p.233) ; troisième dimanche après Pentecôte : « grand joye au ciel devant les anges de Dieu quant le
pecheur ou publicain errant fait penitence, c´est-à-dire retourne à Dieu (…) convertissant sa vie à vivre selon la
parolle de Dieu, et non plus selon la conversation ancienne » (p.242).
514 O.Millet, art.cit.

132
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

elles, nous resteront cependant à jamais inaccessibles comme document qui nous renseignerait sur ce
type de prédication homilétique, post-médiévale et pré-tridentine, évangélique, non-confessionnelle et
laïque, et témoignant des aspirations d´un certain public chrétien de l´époque. En effet, les homélies
d´Oisille dans l´Heptaméron font l´objet d´une narration résumée très elliptique, qui ne nous en
communique pas la teneur, encore moins la lettre ».

Millet rappelle que, en ne nous rapportant pas les propos d´Oisille, Marguerite de Navarre
évite évidemment d´avoir à affronter la censure. Il se pourrait aussi « que ce caractère
confidentiel corresponde à une dimension en quelque sorte ésotérique, réservée à une
aristocratie spirituelle, de l´évangélisme de Marguerite de Navarre à cette époque de son
existence515 ». Millet montre que nous n´avons pas affaire à une prédication en règle, à un
« public » à persuader ni à de la rhétorique, exercice de la parole qui met face à face une
personne revêtue d´autorité et un auditoire divers ou éventuellement récalcitrant, mais à un
groupe d´amis qui partagent a priori les mêmes valeurs516 et qui retrouvent, dans le genre de
l´homélie pratiquée par Oisille devant eux, quelque chose de leur sens mondain de la
conversation.

En guise de conclusion, nous pouvons dire que les exhortations d´Oisille revivifient le sacré
institué et dynamisant la foi du petit groupe. Comment le double registre d´occupations des
devisants entre activités sacrées et activités profanes est-il lancé ? Nous analyserons dans la
partie suivante l´élaboration de ce projet narratif.

II.I.2) L´élaboration du projet narratif

II.I.2.1) Analyse du texte

Comment le projet narratif est-il lancé dans l´Heptaméron ? Marguerite place-t-elle sa propre
histoire dans son recueil de nouvelles ? En effet, plusieurs critiques se sont interrogés sur
l´éventuelle mélancolie de la reine, surtout suite à la perte de son frère bien-aimé, François
Ier517. Dans l´Heptaméron, après le premier moment d´émotion, les récits des sauvés et le

515 Millet rappelle qu´un certain ésotérisme spirituel est déjà lié aux nécessités de la prudence sous la plume de
Lefèvre d´Etaples, en 1523 : « Et ne debvez point semer les marguerites celestes, se intelligence vous est donnee,
si ce n´est en exhortant l´ung l´autre à aymer Dieu (…) et principalement es lieux et aux personnes ou povez
seulement edifier et nul offenser. Car en ce monde y a plusieurs charnelz (…) devant ceulx là (selon la doctrine
de l´evangile) ne fault aucunement parler (…) » (The Prefatory Epistles, op.cit., p.460).
516 Hircan dit dans le prologue (p.46) : « ceux qui ont lu la Sainte Ecriture, comme je crois que nous tous avons
fait », ce qui suffit à indiquer un groupe cohérent dans son ouverture à l´évangélisme.
517 Voir Philippe de Lajarte, art.cit., p.604 : « Or c´est pareillement la maladie dont souffre principalement son
âme, mais aussi, le cas échéant, son corps Ŕ ses premières lettres à Briçonnet nous l´apprennent Ŕ qui incite, en
juin 1521, la duchesse d´Alençon à requérir le secours spirituel du prélat : « la foieble Marguerite », « la

133
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

remerciement envers Dieu, une occupation des personnages rassemblés fortuitement


s´impose. En effet, le danger de la mélancolie, la maladie du XVIe siècle 518, plane sur le
groupe oisif. Parlamente, caractérisée comme « jamais oisive ni mélancolique » (p.45), dit à
Oisille :

«Madame, je m´ébahis que vous, qui avez tant d´expérience et qui, maintenant, à nous femmes tenez
lieu de mère, ne regardez quelque passe-temps pour adoucir l´ennui que nous porterons durant notre
longue demeure. Car si nous n´avons quelque occupation plaisante et vertueuse, nous sommes en
danger de demeurer malades » (p.45, nous soulignons).

Une réaction de Longarine en deuil montre sa crainte que la mélancolie devienne collective:

« Qui pis est, nous deviendrons fâcheuses, qui est une maladie incurable : car il n´y a nul ni nulle de
nous, si regarde à sa perte, qui n´ait occasion d´extrême tristesse »519.

Tous les hommes et femmes du groupe prient alors Oisille en guise d´aînée de leur
« ordonner » un passe-temps. Observons la réponse d´Oisille en tenant compte de sa joie
spirituelle qu´elle souligne comme élément de base de sa vie :

doublement malade, Marguerite » : tels sont les qualificatifs par lesquels, dans deux lettres de novembre 1521, la
correspondante de l´évêque de Meaux s´autodésigne afin de justifier l´instante requête qu´elle lui adresse.
« Doublement malade » : c´est une maladie derrière laquelle, comme pour les compagnons d´Oisille, se profile
l´ombre de la mort ». En ce qui concerne la mélancolie de la reine, voir également Robert D. Cottrell, La
grammaire du silence Ŕ Une lecture de la poésie de Marguerite de Navarre, Paris : Champion, 1995 ; pp.156-
157 : « La plupart des Chansons spirituelles sont des prières ou complaintes composées pendant ce séjour à
Tusson. Si la première chanson, écrite avant la mort du roi, laisse présager un désastre imminent, la seconde,
intitulée Autres pensées, faites un mois apres la mort du Roy, Sur le chant de Jouyssance vous donneray,
présente la réaction de Marguerite à la mort de son frère : « Las, tant malheureuse je suis/ Que mon malheur dire
ne puys,/ Sinon qu´il est sans espérance:/ Désespoir est desjà à l´huys,/ Pour me jetter au fond du puits/ Où n´a
d´en saillir apparence./ Tant de larmes jettent mes yeux/ Qu´ilz ne voyent terre ne cieux:/ Telle est de leur pleur
l´abondance./ Ma bouche se plaint en tous lieux,/ De mon cœur ne peult saillir mieux/ Que souspirs, sans nulle
allegeance » ».
518 Voir notre partie I.I.3.3.3 sur la thérapeutique par le rire.
519 La mélancolie est aussi présente dans la N23, par exemple, pp.239-240 (nous soulignons). Il s´agit de la
mélancolie par méconnaissance des Evangiles : « Et alors elle, qui n´avait jamais appris des Cordeliers sinon la
confiance des bonnes œuvres, la satisfaction des péchés par austérité de vie, jeûnes et disciplines, qui du tout
ignorait la grâce donnée par notre bon Dieu par le mérite de son Fils, la rémission des péchés par son sang, la
réconciliation du Père avec nous par sa mort, la vie donnée aux pécheurs par sa seule bonté et miséricorde, se
trouva si troublée en l´assaut de ce désespoir, fondé sur l´énormité et gravité du péché, sur l´amour du mari et
l´honneur du lignage, qu´elle estima la mort trop plus heureuse que sa vie. Et, vaincue de sa tristesse, tomba en
tel désespoir qu´elle fut non seulement divertie de l´espoir que tout chrétien doit avoir en Dieu, mais du tout
aliénée du sens commun, oubliant sa propre nature. Alors, vaincue de la douleur, poussée du désespoir, hors de
la connaissance de Dieu et de soi-même, comme femme enragée et furieuse, prit une corde de son lit et, de ses
propres mains, s´étrangla ». Nous notons le parallèle avec la représentation traditionnelle de l´apôtre Judas
Iscariote qui se pendit après avoir trahi le Christ. Les débats font également preuve du sujet de la mélancolie.
Dans le débat 34, p.307, Parlamente parle-t-elle de la mélancolie ? « Il n´y a nul de nous (…) qui par cette épître
ne confesse que tous les péchés extérieurs ne sont que les fruits de l´infélicité intérieure, laquelle plus est
couverte de vertu et de miracles plus est difficile à arracher ».

134
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Mes enfants, vous me demandez une chose que je trouve fort difficile, de vous enseigner un passe-
temps qui vous puisse délivrer de vos ennuis, car, ayant cherché ce remède toute ma vie, n´en ai jamais
trouvé qu´un, qui est la lecture des saintes Lettres en laquelle se trouve la vraie et parfaite joie de
l´esprit, dont procède le repos et la santé du corps. Et si vous me demandez quelle recette me tient si
joyeuse et si saine sur ma vieillesse, c´est qu´incontinent que je suis levée, je prends la Sainte Ecriture et
la lis. Et en voyant et contemplant la bonté de Dieu, qui pour nous a envoyé son Fils en terre annoncer
cette sainte parole et bonne nouvelle par laquelle il promet rémission de tous péchés, satisfaction de
toutes dettes par le don qu´il nous fait de son amour, passion et mérites, cette considération me donne
tant de joie que je prends mon psautier et, le plus humblement qu´il m´est possible, chante de cœur et
prononce de bouche les beaux psaumes et cantiques que le Saint-Esprit a composés au cœur de David et
des autres auteurs. Et ce contentement-là que j´en ai me fait tant de bien que tous les maux qui le jour
me peuvent advenir me semblent être bénédictions, vu que j´ai en mon cœur par foi Celui qui les a
portés pour moi. Pareillement avant souper, je me retire pour donner pâture à mon âme de quelque
leçon, et puis au soir fais une récollection de tout ce que j´ai fait la journée passée, pour demander
pardon de mes fautes et le remercier de ses grâces ; et en son amour, crainte et paix prends mon repos
assuré de tous maux. Parquoi, mes enfants, voilà le passe-temps auquel je me suis arrêtée, longtemps
après avoir cherché en tous autres, et non trouvé, contentement de mon esprit » (pp.45-46, nous
soulignons).

Cette « profession de foi » d´Oisille contient plusieurs points d´intérêt théologique. Nous
remarquons tout d´abord que la joie d´Oisille est une joie spirituelle 520, qui prend sa racine
dans sa foi et plus précisément dans sa lecture de la Bible. Cette joie se rapproche donc de la
joie prônée par les prédicateurs autour de Marguerite de Navarre521. L´Ecriture Sainte est la
nourriture spirituelle qu´Oisille absorbe plusieurs fois chaque jour. La relation avec Dieu
donne sens à sa vie. Le remède exclusif identifié par Oisille est donc la lecture de la Bible 522 ;
cette exclusivité est exprimée par la négation restrictive : « ayant cherché le remède toute ma
vie, n´en ai jamais trouvé qu´un » (p.45). La proposition d´Oisille est présentée comme une
vérité d´expérience. Pour Marguerite, la « lecture » produit le bonheur pur de l´esprit. Cette
plénitude de l´âme, quand elle est atteinte, rejaillit sur le corps pour lui assurer « le repos et la
santé ». C´est le bonheur de l´esprit qui est la condition sine qua non de la plénitude totale de
l´homme.

520 Au sujet de la joie spirituelle, voir notre partie I.I.2.2.


521 Voir notre partie I.I.2.2.3.
522 Nous remarquons ici un parallèle avec Calvin : Ioannes Calvini, Opera quae supersunt omnia, in Corpus
reformatorum, vol. XXXI, éd. G. Baum, E. Cunitz et E. Reuss, Braunschweig : Schwetschke, 1865. Le second
livre de l´Institution Chrestienne, Col. 286-287 : « Et de fait en ne tenant conte de la parolle de Dieu, on abbat
toute reverence qu´on luy doit, pource que sa maiesté ne peut autrement consister entre nous, et qu´aussi on ne le
peut deuement servir, sinon en se rengeant à sa parolle. Parquoy l´infidelité a esté la racine de la revolte. (…)
Iamais Adam n´eust osé resister à l´empire souverain de Dieu, s´il n´eust esté incredule à sa parolle : car c´estoit
une assez bonne bride pour moderer et restreindre tous mauvais appetis de savoir qu´il n´y avoit rien meilleur,
qu´en obtemperant aux commandemens de Dieu, s´adonner à bien faire ».

135
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Bien des traits évangéliques peuvent être remarqués dans cette profession de foi : aucune
mention n´est faite, par exemple, des sacrements ; seuls sont pris en compte la lecture de la
Bible523 et le chant des psaumes524. La relation à Dieu qui y est évoquée se fait sans
l´intermédiaire d´un membre du clergé. Par ailleurs, il y a une forte insistance sur la grâce de
Dieu, rappelant le sola gratia des luthériens. La proposition d´Oisille prend plus d´importance
parce qu´elle émane d´une personne d´un certain âge et donc expérimentée : Oisille insiste sur
le fait qu´elle a essayé d´autres passe-temps, mais inutilement. Elle n´a trouvé ce que son
cœur cherchait que dans la relation avec Dieu, donc dans le vrai sacré comme nous l´avons
défini ci-dessus. Cette relation est source de joie et de « contentement », permettant une vie
équilibrée. Le dernier mot d´Oisille sur sa manière de concevoir le passe-temps idéal est
encore une fois « joyeusement », l´insistance sur la joie spirituelle :

« Il me semble que si tous les matins vous voulez donner une heure à la lecture, et puis durant la messe
faire vos dévotes oraisons, vous trouverez en ce désert la beauté qui peut être en toutes les villes : car
qui connaît Dieu voit toutes choses belles en lui, et sans lui tout laid. Parquoi je vous prie, recevez mon
conseil si vous voulez vivre joyeusement » (p.46, nous soulignons).

De nouveau, les pratiques spirituelles traditionnelles (Messe) aussi bien que les nouvelles
idées évangéliques (lecture personnelle de la Bible) sont évoquées. Or, si nous analysons de
près l´expression « puis durant la messe faire vos dévotes oraisons », nous pouvons y lire une
indépendance de la pensée spirituelle plutôt que le fait d´assister passivement à un sacrement.
Cette phrase signifie-t-elle que pendant qu´Oisille assiste au sacré institué, elle prie avec le
cœur et participe ainsi au vrai sacré ? Elle utiliserait donc le cadre de la religion organisée
pour y vivre sa propre relation personnelle avec Dieu.

Mais la solution d´Oisille est contre-balancée par un autre membre du groupe : Hircan fait la
deuxième proposition pour un passe-temps adapté au statut de nobles et de sauvés qu´ont nos

523 Jourda (Pierre), Marguerite d´Angoulême, Paris: Champion, 1930, 2 tomes, p.92: Lefèvre insistait dans
l´épître qu´il publiait en tête de la seconde partie de sa traduction du Nouveau Testament parue le 6 novembre,
sur ce fait qu´il n´agissait que pour obéir aux « chrestiens desirs des plus hautes dames et princesses du
royaume ». Est-ce à dire que Marguerite lui avait exprimé ce souhait ?
524 Olivier Millet, art.cit., remarque que, d´après le contexte historique et littéraire de Marguerite de Navarre, il
s´agit évidemment des psaumes dans la traduction poétique française de Clément Marot. Ce chant des psaumes
tient lieu Ŕ selon O. Millet -, dans la vie ordinaire d´Oisille, et donc loin de l´abbaye, de ce que représente la
prière liturgique des heures monastiques pour les moines. Millet note que ce chant des psaumes ne sera pas
pratiqué collectivement par notre petit groupe à la suite de l´homélie d´Oisille, avant la messe. Ce serait
souligner une concurrence liturgique avec celle-ci, et leur attribuer une signification confessionnelle (réformée)
qu´ils ne doivent pas avoir.

136
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

personnages. Comme dans la philosophie antique525, Hircan prône un équilibre entre travail Ŕ
utile au salut de l´âme Ŕ et récréation. Il termine son discours également en promettant la joie,
donc un état idéal pour l´homme, si son projet est suivi :

« Madame, ceux qui ont lu la Sainte Ecriture, comme je crois que nous avons tous fait, confesseront que
votre dit est tout véritable. Mais si faut-il que vous regardez que nous sommes encore si mortifiés qu´il
nous faut quelque passe-temps et exercice corporel : car si nous sommes en nos maisons, il nous faut la
chasse et la volerie, qui nous fait oublier mille folles pensées ; et les dames ont leur ménage, leur
ouvrage, et quelques fois les danses où elles prennent honnête exercice. Qui me fait dire Ŕ parlant pour
la part des hommes Ŕ que vous, qui êtes la plus ancienne, nous lirez au matin la vie que tenait Notre-
Seigneur Jésus-Christ, et les grandes et admirables œuvres qu´il a faites pour nous. Pour après-dîner
jusqu´à vêpres, faut choisir quelque passe-temps qui ne soit dommageable à l´âme et soit plaisant au
corps. Et ainsi passerons la journée joyeusement » (p.46, nous soulignons)526.

La réplique d´Hircan peut être lue comme le moment-charnière dans la conversation où l´on
oscille entre un système de pensée fondé sur l´hégémonie de l´ordre spirituel et un autre, basé
sur une alternance des activités spirituelles et mondaines pour atteindre la joie. Il en résulte
cette valorisation du corps légitimée par le renvoi aux loisirs corporels de la noblesse, qui
rapproche l´affirmation d´Hircan des discours tenus dans les traités de civilité du XVIe
siècle527. Hircan n´opte donc pas pour l´exclusivité, mais pour l´ambivalence. Ce sera le trait
caractérisant Hircan : il n´accepte pas une existence qui serait purement vouée à l´âme, mais il

525 A ce sujet, voir ci-dessus notre partie I.I.2.1.


526 Nous remarquons le parallèle avec le Courtisan de Castiglione, op.cit., p.132 : « Messire Federico se mit à
rire et dit : « Ce serait un sacrilège trop grand que de dérober quelque chose à l´Evangile, mais vous êtes plus
savant dans l´Ecriture Sainte que je ne pensais ».
527 Voir le Courtisan de Castiglione, op.cit., pp.47 et 50-51 :« je veux qu´il (=le courtisan) soit bien dispos et
bien proportionné de ses membres, qu´il se montre fort, léger et délié, et qu´il sache tous les exercices du corps
qui appartiennent à un homme de guerre. De ces exercices, le premier, je pense, doit être de savoir bien manier
toutes sortes d´armes à pied et à cheval, de connaître les avantages de chacune (…). Il y a encore de nombreux
autres exercices qui ne dépendent pas directement des armes, et qui néanmoins ont une grande affinité avec elles
et requièrent beaucoup de valeur virile. Parmi ceux-là, il me semble que la chasse est un des principaux, car elle
a une certaine ressemblance avec la guerre ; elle est véritablement un plaisir de grand seigneur et elle convient à
l´homme de cour (…). Il est convenable également de savoir nager, courir, sauter, jeter la pierre, parce qu´outre
l´utilité qui peut être tirée pour la guerre, il est nécessaire souvent de faire ses preuves dans des exercices de ce
genre, par lesquels on s´acquiert une bonne réputation (…). Le jeu de paume aussi est un noble exercice et fort
convenable au Courtisan, car on y voit très bien l´harmonie du corps, la promptitude et la souplesse de chaque
membre (…). Je n´estime pas moins digne de louange de savoir voltiger à cheval, ce qui, bien que ce soit chose
pénible et difficile, rend l´homme léger et adroit plus qu´aucun autre exercice (…). Mais, parce qu´il n´est pas
possible de passer toujours son temps à des exercices aussi fatigants, et que la trop grande fréquence crée la
satiété et fait disparaître l´admiration que provoquent les choses rares, il est nécessaire de varier sans cesse notre
existence en faisant des choses différentes. C´est pourquoi je veux que le Courtisan se permette parfois des
exercices plus tranquilles et plus paisibles, et, pour éviter l´envie et avoir des rapports agréables avec chacun,
qu´il fasse tout ce que font les autres, sans jamais s´éloigner cependant des actes louables, et qu´il se gouverne
par un bon jugement qui ne le laisse tomber dans aucune sottise ; mais qu´il rie, qu´il joue, qu´il plaisante, qu´il
aille au bal et qu´il danse, de telle manière toutefois que toujours il se montre homme d´esprit et discret, et qu´il
ait de la grâce dans tout ce qu´il fait et dans tout ce qu´il dit ».

137
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

refuse aussi, en même temps, que sa vie élimine l´esprit et se réduise à la seule recherche des
plaisirs. Alors qu´Oisille présente sa vérité comme une valeur absolue, exclusive, Hircan
rétablit l´ambivalence, c´est-à-dire le sens de la relativité. On peut interpréter le propos
d´Hircan dans deux sens différents : il peut viser un passetemps légitime mais particulier,
intime et n´engageant que sa femme (c´est ainsi que Parlamente l´entend), ou bien il vise un
passetemps charnel extra-conjugal. Il est intéressant de constater que Parlamente est prudente
et ne se présente pas comme l´objet du propos. Elle désigne la femme en question à la
troisième personne. Finalement, à la demande d´Hircan qui souhaite « quelque passetemps qui
ne soit dommageable à l´âme (et) plaisant au corps », Oisille cède la place à la « pluralité
d´opinions », et au premier « opinant ». On quitte alors la perspective d´un entretien à
caractère religieux, pour un échange dialogique, où les opinions vont se confronter:

« La dame Oisille leur dit qu´elle avait tant de peine d´oublier toutes les vanités, qu´elle avait peur de
faire mauvaise élection à tel passe-temps, mais qu´il fallait remettre cet affaire à la pluralité d´opinions,
priant Hircan d´être le premier opinant » (pp.46-47).

Les deux propositions d´Oisille et d´Hircan font place à des moments de solitude, soit passés
en prière soit dédiés à d´autres activités sportives ou corporelles528.

Hircan donne à sa femme Parlamente le pouvoir de trancher. Lorsque Parlamente expose sa


proposition pour l´occupation du groupe, elle insiste sur le confort et le plaisir liés au lieu et
au moment de la journée:

« S´il vous plaît que tous les jours, depuis midi jusqu´à quatre heures, nous allions dedans ce beau pré le
long de la rivière du Gave, où les arbres sont si feuillés que le soleil ne saurait percer l´ombre ni
échauffer la fraîcheur, là, assis à nos aises, dira chacun quelque histoire... » (p.48).

Le fait de narrer des histoires prendra la place de l´activité sexuelle proposée entre les lignes
par Hircan529. Mais la narration devra satisfaire à plusieurs critères, dont celui de vérité.

528 Les bienfaits de la solitude étaient déjà évoqués pendant l´Antiquité. A ce sujet, voir Sénèque : De la
tranquillité de l´âme , in Dialogues, tome IV, éd. René Waltz, Paris, Les Belles-Lettres, 1927, p. XVI : « Il faut
d´ailleurs se replier beaucoup sur soi-même : car la fréquentation de personnes trop différentes de nous dérange
notre équilibre, ranime nos passions, exaspère ce qui reste en nous de faiblesses et de plaies insuffisamment
guéries. Mêlons toutefois les deux choses : alternons la solitude et le monde. La solitude nous fera désirer la
société, la société nous ramènera à nous-mêmes ; elles se serviront d´antidote l´une à l´autre, la solitude
guérissant notre horreur de la foule, et la foule notre aversion pour la solitude ».
529 A ce sujet, voir Françoise Charpentier : « Désir et parole dans les devis de l´Heptaméron », in Les visages et
les voix de Marguerite de Navarre, Colloque de Duke University, 10-11 avril 1992, Textes réunis et présentés
par Marcel Tetel, Paris : Klincksieck, 1995 ; pp.41-49, ici p.42 : « Dans l´espace fictionnel des nouvelles de

138
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

L´insistance sur la vérité est très présente ici : « quelque histoire qu´il aura vue ou bien ouï
dire à quelque personne digne de foi » (p.48). Les histoires et débats seront rassemblés pour la
cour comme souvenir de pélerinage, à la place d´éventuelles images pieuses ou de chapelets.
A la place d´un souvenir émanant du sacré institué, les devisants choisissent un souvenir «fait
maison », témoin de leur propre recherche et construit sur le réel. Le recueil en résultant,
destiné à la cour et au roi, sera donc pourvu d´un sens spirituel530 :

« Au bout de dix jours, aurons parachevé la centaine, et si Dieu fait que notre labeur soit trouvé digne
des yeux des seigneurs et dames dessus nommés, nous leur en ferons présent au retour de ce voyage, en
lieu d´images ou de patenôtres » (p.48).

Cette solution « mixte » de prière et de narrations est considérée comme la plus « plaisante » :

« (Parlamente) : « Etant assurée que, si quelqu´un trouve quelque chose plus plaisante que ce que je dis, je
m´accorderai à son opinion ». Mais toute la compagnie répondit qu´il n´était possible d´avoir mieux avisé, et
qu´il leur tardait que le lendemain fût venu pour commencer » (p.48).

Après une délibération commune, le but que les devisants se fixent est de reprendre le projet
royal, lequel devait consister en une imitation « corrigée » du Décaméron. Le narrateur ne
s´attarde pas à ces descriptions préliminaires:

« Et ne faillirent pas, à midi, de s´en retourner au pré selon leur délibération, qui était si beau et plaisant
qu´il avait besoin d´un Bocace pour le dépeindre à la vérité; mais vous contenterez que jamais n´en fut
vu un plus beau » (pp.48-49).

l´Heptaméron, la parole joue un rôle vital. Ici le silence fait mourir (…). De façon différente, la parole est dans
certains contes le seul recours des amants, et vaut pour un substitut amoureux ; elle remplace une sexualité
impossible » ; p.43 : « C´est littéralement à la place de l´acte amoureux qu´est proposé l´échange des récits :
échange contre échange. Ces récits, à de rares exceptions près, sont des récits d´amour. Ainsi s´instaure un
protocole où dire l´amour a valeur, ou prend la place de faire l´amour : la simple profération des nouvelles est
performative. L´échange des contes maintiendra un régime d´échange amoureux, où la sexualité occupe une
place majeure, mais sans échange sexuel » (les italiques sont dans le texte original).
530 L´Heptaméron est-il destiné à entraîner le roi vers un rapport plus intime avec le vrai sacré ? En cela, il se
rallierait à l´opinion défendue dans le Courtisan, selon laquelle le roi doit avoir une vraie foi en Dieu, loin de
toute superstition: op.cit., p.357. Ottaviano dit : « Je dirais comment de la justice aussi dépend cette piété envers
Dieu, à laquelle tous sont obligés, et principalement les princes, qui doivent l´aimer par-dessus toute autre chose
et diriger vers lui comme vers leur vraie fin toutes leurs actions, et, comme dit Xénophon, l´honorer et l´aimer
toujours, mais beaucoup plus quand ils sont prospères, pour pouvoir ensuite demander son aide avec une
confiance plus raisonnable quand ils sont dans l´adversité. Car il est impossible de bien se gouverner soi-même
et de bien gouverner les autres sans l´aide de Dieu, qui envoie parfois aux bons la fortune favorable comme
instrument de ses volontés, et qui les soulage dans les graves dangers. Parfois il leur envoie la mauvaise fortune,
pour ne pas les laisser s´endormir dans la prospérité au point de l´oublier, ou d´oublier la prudence humaine, qui
corrige souvent la mauvaise fortune, comme le bon joueur corrige les mauvais coups de dés en menant
habilement le jeu ». « Je n´oublierais pas aussi de rappeler au Prince qu´il devrait être véritablement pieux, et
non superstitieux ni adonné aux vanités des incantations et des prédications, parce qu´en ajoutant à la prudence
humaine la piété divine et la vraie religion, il aurait aussi la bonne fortune et Dieu pour défenseur, ce qui
accroîtrait toujours sa prospérité, et en temps de paix et en temps de guerre ».

139
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Comme nous l´avons vu ci-dessus, les devisants prétendent se rapprocher au mieux, non de la
vraisemblance, mais bien de la vérité531. Telles qu´elles seront présentées par Oisille lors de la
cinquième journée, les nouvelles sont racontées pour montrer les « misères » des hommes et
des femmes, mais aussi pour inciter les auditeurs à se connaître eux-mêmes532 et à s´en
remettre entièrement à Dieu, « Celui seul qui est parfait »:

« Les maux que nous disons des hommes et des femmes ne sont point pour la honte particulière de
ceux dont est fait le compte, mais pour ôter l´estime de la confiance des créatures, en montrant les
misères où ils sont sujets, afin que notre espoir s´arrête et s´appuie à Celui seul qui est parfait et sans
lequel tout homme n´est qu´imperfection » (p.376).

« Par ceci, mesdames, pouvez-vous connaître le bon sens d´un mari et la fragilité d´une femme de bien,
et je pense, quand vous avez bien regardé en ce miroir, en lieu de vous fier à vos propres forces, vous
apprendrez à vous retourner à Celui en la main duquel gît votre honneur » (débat 35, p.313).

Il s´agit donc là d´un type de récit essentiellement théologique533.

531 D´après Montagne, op.cit., ce rejet de la fiction comme delectare est le signe qu´à la différence du
Décaméron, le narrataire sollicité ici est un lecteur éthique plus qu´esthétique, et que le recueil a plutôt une
vocation utilitaire. Cette dernière semble essentiellement tenir à l´exemplum qui, comme n´importe quel autre
argument, sert à justifier les opinions avancées dans une conversation.
532 Nous voyons ici un parallèle avec Calvin appuyant sur la nécessité de la connaissance de soi-même : Ioannes
Calvini, Opera quae supersunt omnia, in Corpus reformatorum, vol. XXXI, éd. G. Baum, E. Cunitz et E. Reuss,
Braunschweig : Schwetschke, 1865; Le second livre de l´Institution Chrestienne: Col. 281-282 : « Ce n´est pas
sans cause que par le proverbe ancien a tousiours esté tant recommandée à l´homme la cognoissamce de soy
mesme. Car si nous estimons que ce soit honte d´ignorer les choses qui appartiennent à la vie humaine, la
mescognoissance de nous mesmes est encores beaucoup plus deshonneste, par laquelle il advient qu´en prenant
conseil de toutes choses necessaires, nous nous abusons povrement, et mesmes sommes du tout aveuglez. Mais
d´autant que ce commandement est plus utile, d´autant nous faut il plus diligemment garder de ne l´entendre
mal : ce que nous voyons estre advenu à d´aucuns Philosophes. Car quand ils admonnestent l´homme de se
cognoistre, ils l´amenent quant et quant à ce but, de considerer sa dignité et excellence : et ne luy font rien
contempler sinon dont il se puisse eslever en vaine confiance, et s´enfler en orgueil. Or la cognoissance de nous
mesmes gist premierement et est située à reputer ce qui nous avoit esté donné en la creation, et combien Dieu se
montre liberal à continuer sa bonne volonté envers nous, à fin de savoir par cela quelle seroit l´excellence de
nostre nature, si elle fust demourée en son entier : et aussi de bien penser que nous n´avons rien de propre, mais
que tout ce que Dieu nous a eslargi, nous le tenons de gratuité, à fin de dependre tousiours de luy. Le second est,
que nostre miserable condition qui est survenue par la cheute d´Adam, nous vienne devant les yeux, et que le
sentiment d´icelle abbate en nous toute gloire et presomption, et en nous accablant de honte, nous humilie ». De
même, nous notons un parallèle entre l´activité collective se déroulant dans notre recueil de nouvelles et la
mention que fait Calvin de l´impossibilité de vivre en se suffisant à soi-même et d´être en même temps heureux .
Col. 283 : « Comme ainsi soit que les hommes ayent un amour d´eux mesmes desordonné et aveuglé, ils se
feront volontiers accroire qu´il n´y a rien en eux digne d´estre desprisé. Ainsi sans avoir autre advocat, tous
reçoivent ceste vaine opinion, que l´homme est suffisant de soy mesme à bien et heureusement vivre ».
533 Lors de la cinquième journée, Oisille place le but des devisants dans une perspective théologique, mais la
vocation argumentative, quelle qu´en soit la fin, est explicite beaucoup plus tôt dans le recueil: la première
nouvelle est racontée par Simontaut « pour se venger d´amour », la seconde par Oisille pour « démentir (la)
mauvaise opinion » de son prédécesseur. Simontaut cherche à convaincre les femmes de faire preuve de moins
de « cruauté » à son égard, et le récit d´Oisille doit « augmenter le coeur (des femmes) à garder cette belle vertu
de chasteté » et montrer que « les grâces de Dieu ne se donnent point aux hommes pour leurs noblesses et
richesses, mais selon qu´il plait à sa bonté ». Le point de vue galant de Simontaut n´est pas celui, théologique,
d´Oisille. Ils évoquent tous deux des hommes et des femmes, mais Simontaut le fait à un niveau intime et
personnel, pour défendre sa cause, tandis que la seconde situe le tout sous le regard de Dieu. Simontaut s´adresse
à un auditoire particulier, constitué de femmes de l´assemblée, et même plus spécifiquement, de Parlamente,

140
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Comment la répartition sera-t-elle faite entre activités sacrées et activités principalement


profanes, entre monologue et dialogue ?

II.I.2.2) Narration, dialogue et vérité

Dans ce sous-chapitre, nous analyserons le dispositif narratif, construit sur la narration et le


dialogue, et son lien avec la vérité. Nous nous permettons d´illustrer quelques liens unissant
théorie (traités de rhétorique) et pratique (passages de l´Heptaméron) en utilisant des
citations, même si celles-ci ne sont pas uniquement contenues dans le prologue, mais aussi
dans les nouvelles ou les débats de notre recueil.

Comment la répartition spatiale entre activités spirituelles et activités Ŕ à première vue Ŕ


profanes, comme la narration et les débats, est-elle faite ? Dans l´espace monastique vont
avoir lieu les pratiques liturgiques et rituelles quotidiennes, l´abbaye étant le cadre de la
liturgie et de la « leçon ». La narration va se dérouler dans un pré au bord du Gave534. Ce lieu
est donc différent de celui de la liturgie et de la lectio. C´est un lieu en dehors de l´institution
monastique. Qui sont les participants de ces narrations ? Dans le pré, les narrateurs mettent en
scène535 leurs contes devant les autres devisants et un public d´abord clandestin, puis autorisé,

tandis qu´Oisille parle à un auditoire plus large, qui inclut l´assemblée, mais aussi probablement un auditoire
universel, dans lequel le lecteur a sa place. V. Montagne, op.cit., p.90: « Il nous semble qu´il y a là, face à face,
deux façons de concevoir et d´utiliser le discours: soit comme plaidoyer, disons éristique en ce sens qu´il a pour
fonction de dominer l´adversaire, soit comme recherche de la Vérité, ou des confirmations que le spectacle du
monde en donne. L´opposition annonce que le dialogue de l´Heptaméron peut osciller entre le débat polémique
et une discussion plus heuristique ».
534 Rabelais, quant à lui, introduit le jeu dans l´institution religieuse dans le cas de l´abbaye de frère Jean des
Entommeures, voir : « Et parce que ès religions de ce monde, tout est compassé, limité et reiglé par heures, feut
décrété que là ne seroit horrologe ny quadrant aulcun, mais selon les occasions et oportunitéz seroient toutes les
œuvres dispensées ; car (disoit Gargantua) la plus vraye perte du temps qu´il sceust estoit de compter les heures
Ŕ quel bien en vient-il ? Ŕ et la plus grande resverie du monde estoit soy gouverner au son d´une cloche, et non
au dicté de bon sens et entendement. (…) Devant ledict logis des dames, affin qu´elles eussent l´esbatement,
entre les deux premières tours, au dehors, estoient les lices, l´hippodrome, le théâtre et natatoires, avecques les
bains mirificques à triple solier, bien garniz de tous asortemens, et foyzon d´eau de myrte. Jouxte la rivière estoit
le beau jardin de plaisance ; au milieu d´icelluy, le beau labirynte. Entre les deux aultres tours estoient les jeux
de paulme et de grosse balle », chap. LV, Gargantua in Rabelais, Oeuvres complètes, éd. Jacques Boulenger,
Gallimard, Pléiade, 1955, pp.148; 155.
535 Sur la théâtralité des narrations, voir Françoise Charpentier, art.cit., pp.41-49 ; pp.43-44 : « Le lieu même du
telling of tales, le beau pré de l´abbaye de Serrance, est un lieu de désir, spécifiquement voué à cette récitation,
distinct de tout autre lieu d´échange, même d´échange verbal. (…) Ce lieu revêt un caractère exceptionnel. Il est
l´objet d´une théâtralisation qui n´est pas à comprendre dans le sens de l´ostentation. C´est un lieu isolé,
circonscrit, bordé par le gave, par des arbres épais et par une haie. Avant de s´y rendre, les participants assument
toute une préparation (…) et après le repas (…) ils répètent. Pas d´ostentation, certes : cependant le spectacle

141
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

de moines cachés derrière la haie. Les narrations ainsi que les débats de l´Heptaméron sont
donc en partie publics, parce qu´ils se déroulent dehors, en présence des moines, présents
uniquement aux narrations536, à l´opposé de la lectio divina, à laquelle ni moines ni lecteurs
ne sont admis. Les religieux de Sarrance sont admis aux narrations en raison de leur « bonne
volonté » :

« (…) et avec les autres entra dedans l´église, où ils trouvèrent vêpres très bien sonnées ; mais ils n´y
trouvèrent pas un religieux pour les dire, pource qu´ils avaient entendu que dedans le pré s´assemblait cette
compagnie pour y dire les plus plaisantes choses qu´il était possible. Et comme ceux qui aimaient mieux
leurs plaisirs que les oraisons, s´étaient allés cacher dedans une fosse, le ventre contre terre, derrière une
haie fort épaisse. Et là avaient si bien écouté les beaux contes qu´ils n´avaient point ouï sonner la cloche de
leur monastère. Ce qui parut bien quand ils arrivèrent en telle hâte que quasi l´haleine leur faillait à
commencer vêpres. Et quand elles furent dites, confessèrent à ceux qui demandaient l´occasion de leur chant
tardif et mal entonné que ç´avait été pour les écouter. Parquoi, voyant leur bonne volonté, leur fut permis
que tous les jours assisteraient derrière la haie, assis à leurs aises » (p.200).

A l´opposé d´autres recueils de nouvelles de l´époque, comme par exemple Les Nouvelles
Récréations et joyeux devis de Bonaventure des Périers, le rire et la joie émaneront de la
narration de récits déclarés comme vrais537. Comme Oisille le souligne lorsqu´elle autorise
Hircan à raconter son histoire, le devoir essentiel des devisants de dire la vérité: « Puisque
nous avons juré de dire la vérité, aussi avons nous de l´écouter » (p.317). Dans un certain

existe ; il est fait des conteurs eux-mêmes ; dès la deuxième journée en effet les moines du prieuré sont venus les
écouter, derrière la haie, et à la fin du même jour ils sont autorisés à y venir régulièrement. L´ensemble des
contes et de leurs commentaires est joué comme une sorte de scène. (…) Théâtral, ce lieu l´est aussi de façon
plus forte, plus troublante peut-être, par son altérité. La place des spectateurs est strictement délimitée, ils ne
participent nullement à l´échange, ils sont hors-jeu, et leur lieu de spectateur est parfaitement hétérogène à la
compagnie des conteurs».
536 « Mais vous ne regardez pas ce que je vois ! dit Hircan, c´est que tant que nous avons raconté nos histoires,
les moines, derrière cette haie, n´ont point ouï la cloche de leurs vêpres. Et maintenant, quand nous avons
commencé à parler de Dieu, ils s´en sont allés, et sonnent à cette heure le second coup ! » (p.285).
537 L´évocation des concepts de « vrai » / « vraisemblable » est un topos du genre de la nouvelle. A ce sujet,
nous aimerions citer L´histoire aethiopique de Heliodorus, contenant dix livres, traitant des loyales et pudiques
amours de Theagene Thessalien et Chariclea Aethiopienne. Nouvellement traduite de Grec en Françoys, Paris, J.
Longis, 1547. Traduction de Jacques Amyot. Nous citons le prologue thématisant le vrai et le vraisemblable :
« Le Proësme du translateur : Mais tout ainsi comme en la portraiture les tableaux sont estimez les meilleurs, et
plaisent plus aux yeux à ce cognoissants, qui representent mieux la verité du naturel, aussi entre celles fictions,
celles qui sont les moins esloignées de nature, et où il y a plus de verisimilitude, sont celles qui plaisent le plus à
ceux qui mesurent leur plaisir à la raison, et qui se delectent avecq jugement : Pource que, suyvant les preceptes
du Poëte Horace, il fault que les choses faintes, pour delecter, soient aprochantes des veritables. Et si n´est pas
besoing que toutes choses y soient faintes, attendu que cela n´est point permis aux Poëtes mesmes. Pour autant
que l´artifice d´invention Poëtique, comme doctement a escrit Strabon, consiste en trois choses (…). C´est un
certain signe que celuy n´a point de sentiment des choses ingenieuses, et gentiles, qui se delecte des lourdes et
grossieres. Mais tout ainsi qu´entre les exercices du corps, que l´on prend par esbatement, les plus
recommendables sont ceux qui, oultre le plaisir que l´on en reçoit, adressent le corps, enforcissent les membres,
et profitent à la santé : aussi entre les jeux, et passetemps de l´esprit, les plus louables sont ceux qui, outre la
resjouyssance qu´ilz nous aportent, servent encor à limer (par maniere de dire) et affiner de plus en plus le
jugement, de sorte que le plaisir n´est point du tout ocieux ».

142
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

sens, la vérité a ici deux acceptions : la vérité des faits et la vérité au niveau de
l´interprétation. Analysons la vérité des faits538 telle qu´elle apparaît dans notre recueil de
nouvelles. En promettant de ne raconter que des histoires vraies, les devisants surpassent
même le conseil selon lequel, d´une manière générale, l´orateur doit se garder « d´acquerir
bruyt de menteur (...) fault qu´il soit tousiours aduisé en ses deuis de ne sortir point hors de
vraye semblance » (Castiglione539), le vraisemblable se définissant, en effet, comme distinct
de la vérité.

Comment cette mesure de protection d´autrui est-elle pratiquée dans l´Heptaméron ? Souvent,
les devisants n´évoquent donc pas le nom de leur personnage, pour ne pas risquer de nuire à
leur réputation ou à celle de leur entourage540. Cette réticence à dévoiler les noms des
personnages est un indice de sincérité et de discrétion par rapport aux fautes d´autrui. La
précaution est la même s´agissant des membres du groupe. Ainsi, Hircan prend-il soin
d´éviter une histoire qui risquerait de blesser sa femme: « Ne suis-je si sot de raconter histoire
de moi dont la vérité vous puisse porter ennui » (p.79). Saffredent montre le même respect
pour le groupe de devisants, lorsqu´il décide de cesser un débat, ne voulant pas devenir
désagréable: « N´en parlons plus, afin que ma colère ne fasse déplaisir ni à moi ni à autre »
(p.139). Même dans l´Heptaméron, il ne faut donc pas toujours dire la vérité, en particulier si
elle peut nuire à l´auditeur. Il faut en revanche que les propos, narrations comprises, soient
clairs, de façon à ce que tout le monde se fasse entendre.

Ainsi, à Notre Dame de Sarrance, les préceptes de l´éloquence sont éliminés dès le début de
l´entretien, car ils sont soupçonnés de masquer la vérité. Les gens de lettres sont exclus du

538 La notion de « vérité des faits » peut paraître artificielle. Nous entendons par là les faits des contes tels qu´ils
sont rapportés. Dans notre partie III sur l´ironie et l´humour chez la reine de Navarre, nous constaterons que la
présence de plusieurs points de vue sur un fait provoque l´ambiguïté de l´énoncé et un effet d´humour.
539 Le courtisan doit rester dans la vraisemblance en ce qui concerne ses narrations : op.cit., p.34 : « Bien
souvent lhomme pour fouyr ung erreur tumbe en laultre. Et pour vouloir acquerir louange acquiert blasme / cest
doncques chose tresseure en la maniere de vivre /& au converser se gouverner tousiours avecques ugne
mediocrite honneste qui veritablement est ung tresgrant & ferme pavoys contre ennuye que lon doibt fouyr le
plus que lon peult. Ie veulx encores que nostre Courtisan se garde dacquerir bruyt de menteur /& de esventer ce
que par foys advient a ceulx encores qui ne le meritent point. Et pourtant fault quil soit tousiours advise en ses
devis de ne sortir point hors de vraye semblance & de ne dire aussi trop souvent les veritez qui ont apparence de
mensonge / comme plusieurs qui iamais ne parlent que de miracles /& veullent avoir tant dauctorite que toute
chose incroyable leur soit crue ».
540 « Un prieur (...) duquel je tairai le nom pour l´amitié que je lui ai portée » (p.224) ; « un Cordelier, duquel je
celerai le nom pour l´honneur de la religion » (p.187) ; « une dame de laquelle je tairai le nom pour l´amour de
sa race » (p.229) ; « un dont je ne dirai le nom, mais il vous suffira qu´il n´y avait Français en Italie plus digne
d´être aimé que cettui-là » (p.172).

143
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

projet royal original, de peur « que leur art y fût mêlé, et (...) que la beauté de la réthorique fît
tort en quelque partie à la vérité de l´histoire »541 (p.48). Les narrateurs de l´Heptaméron
bannissent le style moyen dans la terminologie cicéronienne, celui « des sophistes »; ils ne
veulent pas d´une rhétorique descriptive, ornementale, vue comme mensongère. Le style
naturel542 ou simple est requis. En effet, selon Quintilien, le style simple est celui qui touche
le plus le public543. Selon saint Augustin, quant à lui, affirme que ce style naturel ou simple se
prête avant tout à la clarté, mais il doit aussi apporter à sa façon docilité et joie544.

Les devisants insistent souvent sur le fait de dire la vérité aussi parce que cela représente pour
eux un argument rhétorique pour emporter l´adhésion de leurs interlocuteurs. Au cours de

541 Avant de raconter la N63, Dagoucin insiste sur le fait qu´il va dire la vérité « si purement, qu´il n´y aura nulle
couleur pour la déguiser » (p.445).
542 D´après Montagne (op.cit., p.105), la problématique du style naturel s´impose très vivement au début du
XVIe siècle. La simplicité du style est essentielle pour donner de la vraisemblance à l´imitation d´une
conversation, et elle est recommandée par Carlo Sigonio. D´après Montagne (op.cit., p.105/6), dans le recueil de
la Reine, la simplicité tient davantage au contexte de la conversation qu´aux sujets abordés, qui sont parfois
tragiques. Le récit est conçu comme un discours subjectif: le style simple s´explique par le désir de l´auteur-
narrateur de rendre la conversation vraisemblable, tout autant que par l´intention rhétorique qui sous-tend chaque
histoire. Ce style naturel est le moyen de se conformer à un idéal de communication efficace, qui suppose la
vérité des propos, ou au moins leur vraisemblance. Le désir d´être utile, et de raisonner sur des réalités pratiques,
comme la volonté de s´adresser au plus grand nombre, qui impose un style intelligible de tous, sont
caractéristiques de la dialectique humaniste. Dans le cadre de cette logique, il est évident que l´orateur qui veut
dispenser un enseignement, doit s´exprimer de façon suffisamment claire pour être compris.
543 Institution oratoire, op.cit., VIII, 22-23 et 26: « Mais il arrive généralement que cette préoccupation va
jusqu´à gâter la forme, d´abord parce que les termes les meilleurs sont les moins recherchés, ceux qui se
rapprochent des termes sans apprêt qu´inspire la simple nature. Car ceux qui révèlent le travail et veulent même
paraître arrangés et disposés avec art ne trouvent aucune faveur et n´obtiennent aucun crédit, parce qu´ils
dissimulent la pensée et étouffent la semence comme des herbes exubérantes. En effet, ce qui pourrait être dit
tout simplement, notre amour des mots nous le fait entourer de périphrases ; ce que nous avons suffisamment
énoncé, nous le répétons ; ce qu´un mot rend avec clarté, nous le chargeons de plusieurs termes, et,
généralement, nous aimons mieux faire entendre les choses que les dire ouvertement (…). Nous qui méprisons
ce qu´a dicté la nature, qui cherchons non les ornements, mais du clinquant, comme si les mots,
indépendamment des idées, pouvaient avoir quelque valeur ; or, s´il faut travailler toute sa vie à en chercher qui
réunissent la propriété, la clarté, l´éclat, et qui soient harmonieusement disposés, tout le fruit des études est
perdu ».
544 Voir Marc Fumaroli, L´âge de l´éloquence Ŕ Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de
l´époque classique, Paris : Albin Michel, 1994, p.74 : « Au chapitre 24 du L.IV, saint Augustin s´attarde sur les
effets propres au style sublime, et à la véhémence chrétienne. Les subtilités du style de l´éloge, peuvent faire
naître la tentation des applaudissements. Il n´en va pas de même pour le sublime chrétien. Celui-ci rappelle aux
pécheurs la vérité qu´ils ont oubliée et reniée, il leur donne le désir du repentir. Leur voix alors s´étouffe, leurs
larmes coulent. Briser l´endurcissement des cœurs est le Grand Œuvre de l´éloquence chrétienne. Né de la
charité, le sublime chrétien la fait naître : évitant le détour calculé par la science des rhéteurs, elle parle du cœur
au cœur, et la « grande ardeur » du prédicateur chrétien réveille les pécheurs de leur endurcissement. En tout état
de cause, il faut savoir garder la juste mesure afin d´être toujours écouté avec clarté (intelligenter), avec plaisir
(libenter), avec docilité (obedienter). Le style simple se prête avant tout à la clarté, mais il doit aussi apporter à
sa façon docilité et joie. Le style moyen se prête avant tout au plaisir, mais il ne doit pas être orné indécemment.
Le style sublime doit ébranler les cœurs, mais il ne doit pas renoncer à la clarté ni au plaisir. La juste mesure
objective observée par le prédicateur corrige sévèrement toute tentation d´excès subjectif, contenue d´ailleurs par
l´humilité du chrétien ».

144
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

l´entretien, ils signalent régulièrement qu´ils respectent cette loi, dans leur « histoire », leur
« compte », ou leur « exemple » 545. Mais il semble que dans la perspective exemplaire qui est
celle des devisants, dans le cadre de leur argumentation et de la discussion d´ensemble,
l´essentiel d´ailleurs n´est pas tant que les faits soient effectivement vrais, mais plutôt qu´ils
soient présentés comme tels, et qu´il s´agisse d´une vérité « sincère »546. L´intention de
chaque partenaire du dialogue doit être de dire le vrai, mais un vrai utile, qui apporte quelque
chose à l´auditeur, en matière de philosophie morale, que cette dernière soit chrétienne ou
civile. Dans le cadre d´une logique humaniste, la vérité doit être élaborée en fonction des
personnes et de la situation concrète. Puisqu´il s´agit d´un jeu, cela implique qu´elle soit, au
moins en partie, « aimable et amiable », pour pouvoir capter l´attention. Mais parce que ce
passe-temps est aussi utile, cela suppose que cette vérité soit sous-tendue par l´intention du
docere, fondamentale dans la logique honnête, c´est-à-dire celui qui n´est pas assimilable à la
comédie. Une conversation se base sur l´échange d´éléments nouveaux pour les uns ou les
autres. Comme chaque orateur doit retenir l´attention de son auditoire, il faut que les récits
soient présentés comme étranges, inédits, « émerveillables »547. D´autre part, dans cet échange
d´opinions avec but persuasif, il faut veiller à la crédibilité des histoires, ce qui est une
condition sine qua non de leur efficacité argumentative. Il faut donc de l´extraordinaire, de
l´inédit, mais de l´inédit crédible548. Les membres du groupe de Notre Dame de Sarrance
veulent se distraire, mais leur but est également de faire un recueil digne d´être présenté à la
cour. Or c´est la vérité ou du moins la vraisemblance549 qui doit plaire aux esprits raffinés de

545 « histoire »: « Voilà, mes dames, une histoire veritable... » (Géburon, p.21); « mon histoire est si belle et si
veritable » (Parlamente, p.55); « La fin les montre telles qu´elles sont, comme vous verrez par une histoire très
veritable » (Simontaut, p.109); « après avoir veu une telle et veritable histoire... » (Simontaut, p.307).
« compte »: « combien que mon compte soit veritable... » (Saffredent, p.155)
« exemple »: « je vous en vais montrer un exemple qui est très veritable » (Hircan, p.254); « si vous en sçavez
quelque exemple, dist Oisille, je vous donne ma voix pour la dire. - J´en sçay ung si veritable, dist Dagoucin, que
vous prendrez plaisir à l´ouyr... » (p.311); « afin que, par faulte d´exemple, ne mectez en obly ceste verité, je
vous en voys dire ung très veritable... » (Oisille, p.329).
546 A ce sujet, voir Montagne, op.cit., pp.123-124.
547 La N30, par exemple, est un « estrange cas » (p.279). Et la N70, littéraire, ne pourra être racontée que parce
qu´elle n´est pas connue de l´assemblée.
548 Ce que Véronique Montagne (op.cit., pp.125-126) appelle de l´étrange vraisemblable.
549 Montagne (Véronique): « L´Heptaméron de Marguerite de Navarre: Eléments pour une poétique du dialogue
inséré », in Réforme-Humanisme-Renaissance, n°54, juin 2002, pp.53-78 ; ici pp.56-57 : « Les rhétoriciens ainsi
que les théoriciens du dialogue (…) précisent qu´un entretien n´est vraisemblable que si l´auteur respecte les lois
du decorum. (…) Cet exercice consiste à imiter l´ethos d´un personnage donné, ce qui implique l´application des
préceptes suivants : « Tu respecteras parfaitement les qualités propres qui conviennent aux personnages et aux
circonstances données : autres sont en effet les paroles de la jeunesse, autres celles de la joie, autres celles de la
tristesse. Les figures et le vocabulaire seront appropriés aux personnages donnés » (Hermogène : L´Art
rhétorique : exercices préparatoires, états de cause, invention, éd. Michel Patillon, Lausanne-Paris, L´âge
d´homme, 1997, p.147). Le decorum, c´est d´abord une adéquation entre le personnage et son style, c´est-à-dire
ses choix formels, notamment lexicaux. C´est ensuite une appropriation du style à chaque situation particulière.
C´est enfin une troisième correspondance (…) entre l´intention du personnage et le discours qu´il prononce ».

145
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

l´entourage royal550. La narration est annoncée comme la reprise d´une conversation


historique551. Des nouvelles divertissantes, pouvant plaire à la cour, sont supposées être les
plus crédibles. L´exemple, comme l´histoire, doit être un miroir utile, qui renvoie une image
crédible, pour inciter les devisants à se retourner sur eux-mêmes. Nicole Cazauran note
l´étroit lien entre, d´un côté les exempla et, de l´autre côté, les nouvelles et débats de
l´Heptaméron552.

Qu´en est-il de la vérité dans l´interprétation des faits par les devisants au cours des débats ?
La vérité de l´interprétation ne peut être atteinte dans les débats que grâce à la vérité ou au
moins à la vraisemblance des faits narrés dans les nouvelles. Les débats, cette mise en marche
collective des devisants vers la vérité Ŕ ainsi que les narrations et la partie liturgique de la
journée - généreront la joie des devisants. Oisille rattache la vérité des histoires et narrations à
sa prière et en remercie Dieu : « Si quelqu´un de nous rend grâces à Dieu d´avoir, en cette
journée, dit la vérité des histoires que nous avons racontées… » (p.200). Ce lien entre vérité et
joie est déjà présent dans le Nouveau Testament553. Et saint Jean écrit : « Vous connaîtrez la
vérité et la vérité vous libérera » (Jn 8,32) ; « Apprendre que mes enfants vivent dans la
vérité, rien ne m´est un plus grand sujet de joie » (3 Jn 4). Chez saint Jean, à l´origine de la
vérité se trouve donc Dieu554 et ceux qui accèdent à la vérité sont rendus libres et joyeux par
cette dernière.

550 Elle est en effet supposée mieux leur convenir, en vertu de ce présupposé, énoncé par Longarine au seuil de
la N25, qui veut que la vérité soit intrinsèquement attachée à la noblesse: « la chose dont on doit moins user sans
extrême nécessité, c´est de mensonge ou dissimulation: qui est un vice laid et infâme, principalement aux princes
et grands seigneurs en la bouche et contenance desquels la vérité est mieux séante qu´en nul autre » (p.252).
551 Voir Heptaméron, pp.47-48 : « Et à l´heure, j´ouïs les deux dames dessus nommées, avec plusieurs autres de
la Cour, qui se délibérèrent d´en faire autant, sinon en une chose différente de Boccace : c´est de n´écrire nulle
nouvelle qui ne soit véritable histoire. Et promirent lesdites dames, et monseigneur le Dauphin avec, d´en faire
chacun dix, et d´assembler jusqu´à dix personnes qu´ils pensaient plus dignes de raconter quelque-chose, sauf
ceux qui avaient étudié et étaient gens de lettres : car monseigneur le Dauphin ne voulait que leur art y fût mêlé,
et aussi de peur que la beauté de la rhétorique fît tort en quelque partie à la vérité de l´histoire. Mais les grands
affaires survenus au Roi depuis, aussi la paix d´entre lui et le Roi d´Angleterre, l´accouchement de madame la
Dauphine et plusieurs autres choses dignes d´empêcher toute la Cour, a fait mettre en oubli du tout cette
entreprise, qui par notre long loisir pourra en dix jours être mise à fin, attendant que notre pont soit parfait ».
552 « Telle est, finalement, la vérité de leurs histoires, vérité qui se veut une leçon, à la fois morale et religieuse,
tournée vers le monde tel qu´il est et constamment fondée en Dieu. Avec cette vérité seconde, si clairement
revendiquée, et malgré la complexité des nouvelles et de leurs personnages, on n´est pas si loin qu´il semble des
« exemples » que les prédicateurs médiévaux utilisaient dans leurs sermons pour réveiller leur auditoire et
inscrire la vérité dans les cœurs » (p.36).
553 Il est intéressant de noter que l´efficace moteur de recherche sur internet www.bibel-online.de, travaillant
avec la traduction de la Bible de Luther, mise à jour en 1984, donne deux occurrences du lien « Wahrheit-
Freude » (vérité-joie), mais aucune en ce qui concerne les termes « Wahrheit-Lachen » (vérité-rire). Cela montre
bien que, selon la tradition néo-testamentaire, la vérité est en lien avec la joie plutôt qu´avec le rire.
554 Du point de vue rhétorique, cela se traduit par l´emploi fréquent, dans l´Heptaméron, de l´adjectif « vrai »
pour qualifier Dieu. Il sera désigné dans les nouvelles comme étant le « vray ami » (Hircan, p.233), « le vray
juge » (N40, p.277), ou encore le « vray amour » (N19, p.150; N70, p.414).

146
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Activité spirituelle et profane sont liées dans l´Heptaméron. En effet, la recherche de la vérité
dans les narrations est de temps à autre interrompue par les cloches du monastère qui
rappellent les devisants à la prière. En effet, la sonnerie des cloches de l´abbaye de Sarrance
parvient jusqu´au pré au bord du Gave. Or, les devisants n´y réagissent pas toujours et, à
plusieurs reprises, ils poursuivent leur activité. Ils n´ont pas de spiritualité mécanique, réglée
par les cloches. Ils s´adonnent à une activité narrative et de discussion si intense que dans le
prologue de la troisième journée cette dernière est mise en parallèle avec la contemplation :

« Et n´eût été qu´un des religieux les vînt quérir pour aller à la grand-messe, leur contemplation les
empêchant d´ouïr la cloche, ils ne l´eussent ouïe » ( p.205).

L´activité spirituelle et les activités - à première vue - profanes que sont la narration et la
discussion sont intimement liées dans l´Heptaméron. L´une inspire l´autre ; aucune
dévalorisation n´a lieu de part et d´autre. Par deux fois, la narration des nouvelles (et par là, la
quête de la vérité) est même mise en lien avec le sacrement de l´Eucharistie :

« Après qu´ils eurent ouï (…) la messe, où chacun recommanda à Dieu son esprit afin qu´il leur donnât
parole et grâce de continuer l´assemblée… » (p.129) ; « s´en allèrent à la contemplation de la messe, où
chacun se recommanda au Saint-Esprit pour satisfaire ce jour-là à leur plaisante audience » (p.389).

Cette organisation les aide à mener une « heureuse vie »555, suivant une « vérité qui n´est pas
celle d´un instant »556.

Comment la situation de narration est-elle caractérisée ? Cette vérité exigée est-elle


uniquement sérieuse, ennemie du jeu ? Au contraire, la narration est même mise en parallèle

555 Cette expression apparaît dans le prologue de la huitième journée, p.491.


556 Voir Nicole Cazauran, chap. IV : Artifices et vérité, in L´Heptaméron de Marguerite de Navarre, op.cit.,
p.183. Nicole Cazauran évoque ainsi cette vérité profonde, intérieure présente dans les discours des devisants :
« Tous ces discours, qui remplissent souvent les scènes les plus pathétiques, paraissent non moins opposés aux
« vraies voix de la passion » que les tirades de théâtre si vivement blâmées par Diderot (…) (Entretiens sur le
Fils Naturel », pp.1245-1246, Œuvres, Bibl. de la Pléiade). Mais ce n´est pas seulement parce qu´elle est
sensible, avec tous ses contemporains, aux charmes de la rhétorique que Marguerite de Navarre y recourt si
volontiers dans ses contes, c´est parce qu´elle y trouve un moyen de s´attarder sur une vérité plus intérieure que
celle dont rêvera Diderot dramaturge, une vérité qui n´est pas celle d´un instant, mais où l´être se dévoile dans sa
permanence, et où le conteur peut proposer une conduite à notre méditation. Cette perspective morale, où se
rassemblent des histoires si diverses, nous est imposée plus directement encore dans ces phrases complexes, où
les narrateurs ralentissent si artificiellement le cours de leurs petits récits, et parfois dans la manière même dont
ils en présentent l´enchaînement, insistant sur peripéties et coïncidences. Leur lucidité et leur prescience, qui
paraissent d´abord le privilège trop commode d´un auteur face à ses personnages et à leur destin, ne prennent
leur vrai sens que pour les lecteurs attentifs à percevoir comment le style et la structure du récit répondent
exactement à l´intention de celui qui le propose ».

147
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

avec le jeu dont la valeur a été discutée aussi bien par les philosophes antiques que par les
théologiens médiévaux.557
A deux reprises, le terme de « jeu » est évoqué en lien avec la narration dans l´Heptaméron :
d´un côté, il s´agit d´un jeu, mais de l´autre côté, Parlamente se sent incapable d´inventer un
nouveau jeu. Elle préfère continuer une tradition :

« Parlamente, voyant que le sort du jeu était tombé sur elle, leur dit ainsi : « Si je me sentais aussi
suffisante que les Anciens qui ont trouvé les arts, j´inventerais quelque passe-temps ou jeu pour
satisfaire à la charge que me donnez. Mais, connaissant mon savoir et ma puissance, qui à peine peut
remémorer les choses bien faites, je me tiendrais bien heureuse d´ensuivre de près ceux qui ont déjà
satisfait à votre demande » (p.47, nous soulignons).

Hircan énonce le principe de l´égalité ludique : « Au jeu, nous sommes tous égaux » (p. 49).
C´est là un trait de toute conversation558, qui n´est possible qu´entre des égaux ou du moins
entre des personnes qui ont passé une convention d´égalité ; la conversation est alors non pas
dirigée vers une vérité, mais vers le simple plaisir de « bien jouer »559. Or, dans notre recueil
de nouvelles, le devoir de vérité s´ajoute au jeu560.

557 Quelques voix, comme celle de saint Thomas d´Aquin par exemple, sont cependant en faveur d´une
didactique du jeu. A ce sujet, voir Somme théologique, pp.168-169, Question 168 : La modestie dans les
mouvements extérieurs du corps : « Art.2 : Peut-il y avoir une vertu dans les activités de jeu ? Solutions : 1. Les
plaisanteries, (…), doivent être en harmonie avec les questions traitées et avec les personnes. C´est pourquoi,
selon Cicéron, quand les auditeurs sont las, « il n´est pas inutile à l´orateur de faire diversion en racontant
quelque chose de nouveau ou qui prête à rire, à moins toutefois que le sérieux de la question traitée ne permette
pas de plaisanter ». Or la doctrine sacrée se rapporte aux choses les plus hautes ; on peut le lire dans les
Proverbes (8,6) : « Ecoutez, car j´ai à vous parler de grandes choses ». C´est pourquoi S. Ambroise n´exclut pas
absolument la plaisanterie de la vie humaine, mais de l´enseignement sacré. Il avait dit avant le texte cité par
l´objection : « Quoique les plaisanteries soient parfois honnêtes et agréables, elles sont incompatibles avec
l´enseignement de l´Eglise ; comment pourrions-nous employer ce que nous ne trouvons pas dans les Saintes
Ecritures ? » 2. Ces paroles de Chrysostome visent ceux qui font usage des jeux de façon désordonnée, et
principalement ceux qui n´ont pas d´autre but que le plaisir du jeu, ceux dont parle le livre de la Sagesse
(15,12) : « Ils ont estimé que notre vie était un amusement ». Contre cela Cicéron dit : « Nous ne paraissons pas
engendrés par la nature pour le jeu et le plaisanterie, mais plutôt pour l´austérité, et pour l´application à des
choses plus sérieuses et plus hautes ». 3. Les actions mêmes que l´on fait en jouant, considérées en elles-mêmes
ne sont pas ordonnées à une fin. Mais le plaisir que l´on trouve en de telles actions est ordonné à la récréation et
au repos de l´âme. De la sorte, si on le fait modérément, il est permis de se servir du jeu. C´est pourquoi Cicéron
a dit aussi : « Il est permis d´utiliser le jeu et la plaisanterie, mais comme le sommeil et les autres délassements,
c´est-à-dire après avoir satisfait aux obligations graves et sérieuses » ».
558 Fumaroli (Marc), « La conversation » in Trois institutions littéraires, Gallimard, 1994.
559 « Entrer en conversation, sophistique ou naturelle, c´est entrer dans un jeu avec des partenaires que l´on tient
pour ses pairs, et dont on n´attend rien d´autre que le plaisir de bien jouer. On ne sera pas jugé sur la technique et
les résultats, mais sur le degré d´art et d´esprit que l´on aura déployés. Tandis que tout discours professionnel,
visant à persuader, est plus ou moins préparé, prémédité, dans la conversation enjouée l´imprévisible règne, avec
lui, l´improvisation, la promptitude du trait, l´à-propos de la réplique déconcertent les calculs auxquels l´orateur
professionnel est accoutumé. S´il y a une rhétorique de la conversation, c´est ce qui reste de la rhétorique quand
on a tout oublié : le bonheur d´expression, la rapidité, la clarté, la vivacité » (p.127).
560 Huizinga étudie le jeu comme un espace à part. A ce sujet, voir Huizinga (Johan), Homo ludens Ŕ Essai sur
la fonction sociale du jeu, Paris : Gallimard, 1988 ; p.24 : « Si le jeu demeure en dehors de la disjonction entre
sagesse et sottise, il reste tout aussi éloigné de l´antithèse du vrai et du faux. De même, de celle du bien et du

148
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Quel est cet homme qui peut à la fois être sérieux et jouer ? Rahner présente l´homo ludens,
l´homme joueur, simultanément sérieux et joyeux (der ernstheitere Mensch)561. Ce portrait de
l´homo ludens correspond bien à nos devisants :

„Der Mensch ist nach Plotins Wort ein „lebendiges Spielzeug“, also nicht nur eine Spielfigur, die von
einer unbekannten Gewalt der Laune geschoben oder weggestellt wird. Er ist vorgebildet im Logos,
Gegenstand einer göttlichen Künstlerfreude, und darum eben (...) ist, wie Platon sagte, das Beste an
ihm, ein Spielender zu sein: ein Mensch, der in der Fülle der Betätigungen, die seinem geschaffenen
Sein entströmen, leicht, weise, schön und ernst die schöpferische Kraft Gottes nachahmt, soweit es ihm
gegeben ist (...). Der göttlich Spielende aber ist geborgen in dem Wissen um seinen Ausgang aus der
schöpferischen und behütenden Hand Gottes. Der spielende Mensch ist darum ein Mensch des Ernstes,
weil er immer um beides zugleich weiss, um die Sinnhaftigkeit sowohl als auch um die
Nichtnotwendigkeit seines geschaffenen Daseins. Und hierin enthüllen sich die zwei Aspekte des
irdischen Lebens, die der wahrhaft spielende Mensch mit wacher Schärfe sieht: das Dasein ist fröhlich
(weil in Gott geborgen) und tragisch (weil in der Freiheit gefährdet). Der spielende Mensch ist der
„Ernstheitere““562.

mal. Le jeu en soi, s´il constitue une activité de l´esprit, ne comporte pas de fonction morale, ni vertu ni péché » ;
p.25 : « Tout jeu est d´abord et avant tout une action libre. Le jeu commandé n´est plus du jeu » ; p.26 : « Pour
l´homme et l´adulte responsable, le jeu est une fonction qu´il pourrait aussi bien négliger. Le jeu est superflu. La
nécessité n´en devient impérieuse que dans la mesure où le plaisir la fait éprouver pour telle. A tous moments, le
jeu peut être différé ou supprimé. Il n´est pas imposé par une urgence physique, encore moins par un devoir
moral. Ce n´est pas une tâche. Il s´accomplit en « temps de loisir ». Ce n´est que lorsque le jeu devient fonction
de la culture, que les notions d´obligation, de tâche, de devoir s´y trouvent associées. Ici donc apparaît un
premier trait fondamental du jeu : celui-ci est libre, celui-ci est liberté. A ce trait s´en rattache immédiatement un
autre. Le jeu n´est pas la vie « courante » ou « proprement dite ». Il offre un prétexte à s´évader de celle-ci pour
entrer dans une sphère provisoire d´activité à tendance propre » ; p.27 : « Tout jeu peut à tout instant absorber
entièrement le joueur. L´opposition jeu-sérieux demeure à tout instant flottante. La dépréciation du jeu trouve sa
limite dans la plus-value du sérieux. Le jeu tourne au sérieux et réciproquement. Le jeu peut s´élever jusqu´aux
sommets de la beauté et de la sainteté, où il laisse le sérieux loin derrière lui » ; p.28 : « Déjà à ce titre
d´alternance régulière, il constitue un accompagnement , un complément, voire une partie de la vie en général. Il
pare la vie, il en compense les lacunes, et à cet égard est indispensable. Indispensable à l´individu, comme
fonction biologique, et indispensable à la communauté pour le sens qu´il contient, sa signification, sa valeur
expressive, les liens spirituels et sociaux qu´il crée, en bref comme fonction de culture. Il satisfait des idéaux
d´expression et de société ».
561 A ce sujet, voir Rahner (Hugo), Der spielende Mensch, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1952; p.29: „Wir
wollen also zeigen, wie dieser Mensch immer ein doppelter ist: ein Mensch der heiteren Geistesentbundenheit,
sozusagen der seelischen Eleganz, der unbesiegbaren Geborgenheit; und ebenso ein Mensch der Tragik, des
Lachens und Weinens, oft geradezu der gelassenen Ironie, da er die tragisch lächerlichen Masken des
Lebensspieles durchschaut, die bedrückenden Grenzen des irdischen Daseins ausgemessen hat. Und nun ist es
so: nur wer diese beiden Gegensätze in eine seelische Einheit bringt, ist in Wahrheit ein spielender Mensch (...).
Die Synthesis ist der HOMO LUDENS, der Ernstheitere, der Mensch des gelösten Humors, der noch unter
Tränen lächelt und am Grund aller irdischen Heiterkeit den Bodensatz des Ungenügens findet“; pp.34-35: „Mit
sicherem Instinkt wird nun jener Mensch diese ausgeglichene Geste des echt Spielenden treffen, der um die
genaue Mitte zwischen Himmel und Erde weiss: der also die Erde nicht kynisch verachtet oder epikuräisch
umgiert, der aber auch so um das Göttliche besorgt ist, dass er es mitten in den Erdendingen zu finden vermag.
Mit anderen Worten: die wahre Heiterkeit eines spielenden Menschen, dem Ernst und Scherz Geschwister sind,
ist ein religiöses Problem, kann nur gelebt werden von einem irdisch-himmlischen Menschen“; p.53: „Der tiefe
Ernst des christlichen Menschenideals birgt sich darin, dass der Glaubende und Liebende „spielen“ kann: denn
nur der in Gott geborgene ist heiter“.
562 Rahner, op.cit., p.28.

149
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

L´homme joueur se repose dans la connaissance que sa destinée est dans la main de Dieu. Il
sait à la fois que l´existence est d´ordre joyeux (car reposant en Dieu), et tragique (car mise en
danger par la liberté). Après leur sauvetage miraculeux des inondations, les devisants
correspondent tout-à-fait à cette image de l´homo ludens. Ils sont eux-mêmes des homines
ludentes s´adonnant au jeu, au ludus. Cette identité « après-Déluge » qu´acquièrent nos
devisants n´est cependant pas suffisante pour éliminer totalement le danger de la mélancolie.
L´activité narrative ainsi que les discussions sont-elles un moyen efficace pour repousser la
mélancolie rôdant autour des devisants, maladie évoquée dans le prologue de l´Heptaméron ?
Quels sont les effets observables de la narration et du dialogue sur nos devisants ? Dans le
prochain chapitre, nous essayerons de voir comment le motif de la joie est un fil conducteur
dans le prologue, les débuts et les fins de journées de l´Heptaméron.

II.I.3) La joie comme motif dans le prologue, les débuts et fins de journées

Nous avons déjà mis en valeur le rôle de la joie à l´intérieur du « credo » de dame Oisille dans
le prologue de l´Heptaméron563. Nous observons qu´en début et fin de journée, la joie est
souvent mentionnée. C´est comme si le programme journalier, équilibré entre service divin et
narration, portait comme fruit la joie. Dans la partie suivante, nous analyserons cette joie des
devisants.

A quels temps de la journée et à quelles activités la joie est-elle explicitement associée ? Nous
avons relevé les occurrences des mots « joie », « joyeux » ou « joyeusement » concernant les
devisants et surtout présents dans les débuts et fins de journées. Le narrateur rapporte que la
première journée se termine ainsi: « donnant fin très joyeuse et contente à leur première
journée » (p.125). Nous apprenons de même de la deuxième journée: « Le souper se passa
joyeusement ». La troisième journée (p.285) prend également fin ainsi: « aller louer Dieu dont
nous avons passé cette Journée aussi joyeusement que possible » (...) « après avoir passé
joyeusement tout le soir » ; de même la quatrième journée (p.335): « la compagnie, qui s´en
alla coucher joyeusement ». Dans les débats, Parlamente définit Dieu comme l´origine de la

563 A ce sujet, voir notre partie II.I.2.1.

150
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

joie564 : « Ce serait belle chose, dit Parlamente, que notre cœur fût si rempli par foi de Celui
qui est toute vertu et toute joie que nous le puissions librement montrer à chacun ! » (p.303).

Comment l´origine spirituelle de cette joie est-elle mentionnée dans le prologue de


l´Heptaméron ? La joie de la petite communauté des devisants peut être mise en lien avec la
ferveur dont ils font de plus en plus preuve. Dans le prologue de la sixième journée, la ferveur
d´Oisille devient contagieuse et se communique à son public :

« Le matin, plus tôt que de coutume, Mme Oisille alla préparer sa leçon en la salle. Mais la compagnie
qui en fut avertie, pour le désir qu´elle avait d´ouïr sa bonne instruction, se diligenta tant de s´habiller
qu´ils ne la firent guère attendre. Et elle, connaissant leur cœur, leur va lire l´épître de saint Jean
l´évangéliste qui n´est pleine que d´amour, pource que les jours passés elle leur avait déclaré celle de
saint Paul aux Romains. La compagnie trouva cette viande si douce que, combien qu´ils y fussent demi-
heure plus qu´ils n´avaient été les autres jours, si leur semblait-il n´y avoir pas été le quart. Au partir de
là, s´en allèrent à la contemplation de la messe, où chacun se recommanda au Saint-Esprit pour
satisfaire ce jour-là à leur plaisante audience » (p.389).

La compagnie des devisants se recommande collectivement à l´Esprit Saint, mettant ainsi en


relation les contes de l´après-midi et la leçon du matin. Les contes ne sont pas pur
divertissement, au contraire : ils semblent servir à examiner l´homme à la lumière divine. Or,
cette invocation de l´Esprit de Dieu portera du fruit, car la piété du public sera de plus en plus
grande :

« Au matin, ne faillit Mme Oisille de leur administrer la salutaire pâture qu´elle prit en la lecture des
Actes et vertueux faits des glorieux chevaliers et apôtres de Jésus-Christ selon saint Luc, leur disant que
ces contes-là devaient être suffisants pour désirer voir un tel temps et pleurer la difformité de cettui-ci
envers cettui-là. Et quand elle eut suffisamment lu et exposé le commencement de ce digne livre, elle
les pria d´aller à l´église, en l´union que les apôtres faisaient leur oraison, demandant à Dieu sa grâce,
laquelle n´est jamais refusée à ceux qui en foi la requièrent. Cette opinion fut trouvée d´un chacun très
bonne. Et arrivèrent à l´église ainsi que l´on commençait la messe du Saint-Esprit, qui semblait chose
venir à propos, qui leur fit ouïr le service en grand dévotion. Et après allèrent dîner, ramentevant cette
vie apostolique ; en quoi ils prirent tel plaisir que quasi leur entreprise était oubliée » (p.435).

Les devisants ont à un tel point intériorisé les méditations de dame Oisille que la vie des
apôtres du Christ devient leur conversation de table et les fait presqu´oublier leurs narrations
de l´après-midi. Il est intéressant de noter ici que dame Oisille envoie son groupe de fidèles à
l´église, donc vers le sacré institué, mais en les comparant à la communauté des apôtres,
premiers membres de l´Eglise. C´est comme si Oisille recherchait la ferveur de l´Eglise
primitive. Elle est consciente que cette piété ne pourra être reçue que de Dieu lui-même, par

564 Voir ci-dessus notre citation de saint Jean évoquant le même lien.

151
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

l´intermédiaire de l´Esprit Saint qui sera de nouveau invoqué au cours de la Messe. La joie
des devisants est sans doute aussi due au fait que le groupe devient Ŕ au fil du temps Ŕ plutôt
une fraternité de « frères en Christ » que des « courtisans » ou nobles, toujours d´une certaine
manière en concurrence l´un avec l´autre. Nous pourrions voir un parallèle entre la situation
des devisants réunis et les premiers chrétiens, exhortés à l´amour fraternel par saint Paul565.

La joie des devisants dans le prologue, dans les débuts et les fins de journées peut-elle être
caractérisée comme joie spirituelle de tradition monastique ? Y a-t-il des parallèles entre la
joie spirituelle de tradition monastique566 et la joie des devisants dans le prologue et en début
et fin de journées ? Nous remarquons que certains des types de joie, prônés par saint Bernard
de Clairvaux567, peuvent se réaliser dans le récit-cadre de l´Heptaméron. Ainsi, gaudium, la
joie de la présence de Dieu, peut être suscitée par le sauvetage des devisants qui ont échappé
de près à la mort. Comme nous l´avons évoqué ci-dessus, ils reconnaissent Dieu comme leur
sauveur et le remercient pendant toute la nuit, le cœur joyeux. La deuxième sorte de joie,
hilaris, résulte du don. Elle peut être vécue dans la cornice de l´Heptaméron par le don que
les devisants font de leurs histoires. Jucundus, la joie provoquée par le jeu, est aussi la
capacité à faire naître la joie chez autrui. Le côté ludique est très présent dans les journées des
devisants : d´un côté, la narration est présentée comme un jeu568, de l´autre côté, les devisants
font des jeux pendant la soirée, mais ces derniers ne sont pas décrits par Marguerite.
Alacritas, la joie entraînante, peut être localisée chez Oisille qui, par son « credo », veut
entraîner les autres devisants sur son chemin spirituel. Le jubilus, la joie de l´âme en
proximité avec Dieu et se réjouissant de l´intimité de l´union, est présent au moment de la
lectio divina de dame Oisille. La joie des devisants peut donc bien être caractérisée comme
spirituelle et mise en parallèle avec la joie monastique.

Or, nous remarquons qu´il n´est jamais question de la joie des moines écoutant les contes.
Une des raisons en pourrait être le fait que, premièrement, ils ne participent pas aux offices
dans le même cœur à cœur avec Dieu que ne le font les devisants. Leur spiritualité mécanique,

565 Par exemple : « Et vous, que le Seigneur vous fasse croître et abonder dans l´amour que vous avez les uns
envers les autres et envers tous, comme nous-mêmes envers vous » (1 Thessaloniciens 3,12).
566 Voir notre partie I.I.2.2.1.
567 Voir notre partie I.I.2.2.1.
568 Hircan : « Au jeu nous sommes tous égaux », p.49.

152
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

rythmée au son des cloches, ne leur permet probablement pas d´accéder au vrai sacré.
Deuxièmement, ils ne sont pas associés à la recherche commune de la vérité à travers les
débats sur les nouvelles, ce qui les exclut de la communion humaine des devisants.

En guise de conclusion, nous pouvons dire que le cadre que l´auteur-narrateur donne au
prologue, aux débuts et aux fins de journées de l´Heptaméron est un espace sacré, le
monastère de Notre-Dame de Sarrance. A cet espace est rattachée une forme de spiritualité
précise à laquelle correspond la tradition de la joie spirituelle. Dans le cadre du monastère, les
devisants éprouvent cette joie de manière intense. L´insistance sur la joie est signalée par la
répétition de l´adjectif « joyeusement » à chaque fin de journée. Cette profonde joie spirituelle
provient à la fois des pratiques de la foi, de la lectio d´Oisille, des narrations et des débats. La
joie spirituelle et ses nombreuses facettes sont donc profondément ancrées dans le récit-cadre
de notre recueil de nouvelles. Le prologue, les débuts et fins de journées ne font pas place au
rire. Où le rire pourra-t-il se manifester ? Quelle en est la signification ?

153
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

II.II) Joie et rire dans les nouvelles

II.II.1) La joie dans les nouvelles

II.II.1.1) La joie spirituelle

La mystique chrétienne a propagé l´image d´un Dieu source de toute joie 569. Nous retrouvons
cette qualification de Dieu dans notre recueil de nouvelles où, dans le débat 33, Parlamente
qualifie Dieu comme « Celui qui est toute vertu et toute joie » (p.303). Dans le sous-chapitre
suivant, nous analyserons les occurrences de joie spirituelle dans le recueil de la reine, en
nous intéressant particulièrement aux questions suivantes : Quel est le personnage qui est
joyeux ? Quel est le contexte de la joie ?

Plusieurs nouvelles de l´Heptaméron mettent en scène un personnage dont la joie est


clairement spirituelle et due à sa confiance absolue en Dieu. Cette joie se révèle alors même
au milieu des plus grandes tragédies. Ainsi, un homme beau, mais brutal essaie de violer la
bonne dame de la N4 qui est décrite ainsi :

« Une dame de si bonne maison qu´il n´en était point de meilleure, veuve de son premier et second mari
(…), la plus joyeuse et meilleure compagne qu´il était possible, toutefois sage et femme de bien »
(pp.66-67, nous soulignons).

La dame vaillante se défend à coup de griffes contre son agresseur. Après la victoire de la
dame, sa dame d´honneur, inférieure socialement et probablement acquise à l´évangélisme, lui
dit qu´elle doit se réjouir de la vertu qui lui a été donnée par Dieu :

« Madame, puisqu´il vous plaît recevoir mon conseil, voyant l´affection dont il procède, me semble que
vous devez en votre cœur avoir joie d´avoir vu que le plus beau et le plus honnête gentilhomme que
j´aie vu en ma vie n´a su, par amour ni par force, vous mettre hors du chemin de vraie honnêteté. Et en
cela, madame, devez vous humilier devant Dieu, reconnaître que ce n´a pas été par votre vertu. (…) Et,
connaissant que tout bien vient de lui, vous l´aimiez et serviez mieux que vous n´avez accoutumé »
(p.71, nous soulignons).

Mais la dame d´honneur demande en même temps à sa maîtresse d´opter pour l´absolue
clarté dans le comportement et le langage, de bannir toute ambiguïté570. La dame est rendue

569 Voir notre partie I. I.2 à ce sujet.


570 « Mais aussi, madame, afin qu´il ne pense, par tel hasard, avoir fait chose qui vous ait été agréable, je suis
bien d´avis que peu à peu vous vous éloigniez de la bonne chère que vous avez accoutumé de lui faire, afin qu´il
connaisse de combien vous déprisez sa folie, et combien votre bonté est grande, qui s´est contentée de la victoire
que Dieu vous a donnée, sans demander autre vengeance de lui. Et Dieu vous donne grâce, madame, de

154
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

joyeuse par ce discours évangélique de sa suivante : «La princesse, délibérée de croire le


conseil de sa dame d´honneur, s´endormit aussi joyeusement que le gentilhomme veilla de
tristesse » (p.72, nous soulignons). Cette joie de la dame peut émaner à la fois de la victoire
sur l´aggresseur, mais elle est clairement aussi la conséquence du discours de la servante,
ayant totalement confiance en son Salut. Reconnaître la main de Dieu dans sa propre vie
semble donc procurer une satisfaction profonde aux personnages des nouvelles. Il en est de
même pour les devisants, louant Dieu dans la joie, après avoir été sauvés des inondations571.

La joie spirituelle peut-elle encore s´exprimer même quand tout espoir de survie est perdu et
que l´humain se retrouve face à face avec la mort ? Dans l´Heptaméron, cela est le cas. Dans
la N2, ressemblant à une hagiographie, la femme est non seulement violée, mais meurt en
martyre:

« Etant interrogée par un homme d´église de la foi en quoi elle mourrait, de l´espérance de son salut par
Jésus-Christ seul, répondait par signes si évidents que la parole n´eût su mieux montrer son intention. Et
ainsi, avec un visage joyeux, les yeux élevés au ciel, rendit ce chaste corps son âme à son Créateur »
(p.59, nous soulignons).

La réjouissance d´ordre spirituel est ici clairement en lien avec la mort de la dame. Cette joie
au moment de la mort, se remarque-t-elle déjà durant la vie de cette muletière ? Les
indications à ce sujet sont pauvres, la muletière n´étant décrite que très brièvement comme
« si vraie femme de bien » (p.57). Par contre, sa foi constante, extériorisée pendant son
massacre, est longuement dépeinte :

« Et quand, à force de perdre son sang, elle sentit qu´elle approchait de la mort, levant les yeux au ciel et
joignant les mains, rendit grâces à son Dieu, lequel elle nommait sa force, sa vertu, sa patience et chasteté,
lui suppliant prendre en gré le sang qui, pour garder son commandement, était répandu en la révérence de
celui de son Fils, auquel elle croyait fermement tous ses péchés être lavés et effacés de la mémoire de son
ire. Et, en disant : « Seigneur, recevez l´âme qui par votre bonté a été rachetée ! » tomba en terre sur le
visage, où ce méchant lui donna plusieurs coups » (p.58).

Dans cette description, nous remarquons un parallèle saisissant entre les paroles de la
muletière innocemment massacrée et les mots dits par le Christ en croix: « Père, en tes mains
je remets mon esprit » (Lc 23,46). La muletière ne perpétue pas seulement le sacrifice du
Christ, mais elle est aussi image d´humilité et affirme des traits évangéliques : elle nomme
Dieu l´auteur des vertus en elle. Cette femme exemplaire sera ensuite appelée « cette martyre
de chasteté » rendant explicite sa qualité extraordinaire. La simple muletière, semble - par son

continuer l´honnêteté qu´il a mise en votre cœur. Et, connaissant que tout bien vient de lui, vous l´aimiez et
serviez mieux que vous n´avez accoutumé » (pp.71-72).
571 Voir ci-dessus notre partie II.I.1.3.

155
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

comportement et ses paroles Ŕ avoir une confiance totale en son Salut, cette confiance étant la
source de sa joie spirituelle.

A plusieurs reprises, la mort joyeuse en martyre trouve une place dans l´Heptaméron. La N67,
par exemple, relate la mort joyeuse d´une femme déportée. Franck Lestringant appelle la N67
une « robinsonnade évangélique »572. Lestringant interprète l´île mentionnée dans cette
nouvelle comme lieu d´une aventure « solitaire et spirituelle » :

« L´espace où elle (=l´aventure) se déroule est un lieu à la limite de l´abstraction, une sorte de
synecdoque du monde ou de la vie selon la chair. Une image abrégée de notre séjour terrestre, en
quelque sorte, ou, si l´on préfère, l´emblème géographique de notre condition. Vivant ici-bas de vie
bestiale, nous sommes environnés de bêtes sauvages, qui tout à la fois nous menacent et nous
ressemblent, si bien que nous n´avons d´autre recours qu´en Dieu. On note le schématisme extrême de
la démonstration. L´île déserte concentre la leçon morale et supprime toutes les circonstances inutiles,
rend superflues l´anecdote et la couleur locale. (…) C´est un exemplum et presque une parabole. La
chair retourne à la chair, l´esprit à l´esprit ».

La joie spirituelle suscitée est ici aussi liée à une foi573 évangélique et en particulier à la
lecture de la Bible:

« Et comme celle qui avait toute consolation en Dieu, porta pour sa sauvegarde, nourriture et
consolation le Nouveau Testament, lequel elle lisait incessamment » (p.459).

En lectrice critique, nous nous permettons de relever un détail : il est étonnant que cette
femme, exilée au Canada, ait un nouveau Testament à disposition, et cela apparemment en
français. Nous pouvons ici émettre les mêmes suppositions que pour le prologue, où dame
Oisille lit dans une Bible: il s´agirait d´un exemplaire de la traduction du Nouveau Testament
par Lefèvre d´Etaples574. Cette femme exilée, lectrice de la Bible, sert de confesseur à son
époux. Elle assure donc des fonctions réservées au prêtre en temps normal. Son mari meurt de
faim sans le secours de l´Eglise, mais il est néanmoins joyeux:

« Et quand le pain leur fut failli, à la longue, le mari ne put porter telle nourriture; et à cause des eaux
qu´ils buvaient devint si enflé qu´en peu de temps il mourut, n´ayant service ni consolation que de sa
femme, laquelle le servait de médecin et de confesseur; en sorte qu´il passa joyeusement de ce désert en
la céleste patrie » (p.459, nous soulignons).

572 Lestringant (Franck) : « La demoiselle dans l´île », in Bertrand, op.cit., pp.183-196, ici p.192.
573 Nous voyons ici un parallèle avec une autre œuvre de Marguerite de Navarre, le Miroir de l´âme pécheresse :
« O mon vray Dieu, que ceste mort est belle, / (…) Par qui seray à vous si conformee, / Que je seray divine
transformee » (v.1081 et 1085-6).
574 Voir Martineau-Genieys (Christine), art.cit.

156
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Quel est le style de vie de l´épouse suscitant son état d´âme joyeux? La femme est une
véritable ascète:

« Vivant quant au corps de vie bestiale et quant à l´esprit de vie angélique, passait son temps en
lectures, contemplations, prières et oraisons, ayant un esprit joyeux et content dedans un corps
emmaigri et demi-mort. Mais Celui qui n´abandonne jamais les siens, et qui au désespoir des autres
montre sa puissance, ne permit que la vertu qu´il avait mise en cette femme fût ignorée des hommes,
mais voulut qu´elle fût connue à sa gloire » (p.459, nous soulignons).

Comme pour Oisille elle-même, la femme est joyeuse grâce à son rythme de vie, dont une
grande partie est consacrée à la lecture Ŕ biblique Ŕ et à la prière. La femme vit dans la foi
évangélique, se basant sur la lecture de l´Ecriture. C´est alors Dieu lui-même qui publie la
sainteté de la femme en question575. Il entre en action et intervient afin que la vie de cette
femme soit connue et prise comme exemple par d´autres. Nous observons que cette femme
meurt dans la joie même si elle n´a pas reçu le sacrement des malades. Est-il à en déduire que
ce sacrement n´est pas absolument nécessaire ? Nous n´allons pas aussi loin dans
l´interprétation, car au moins une nouvelle de l´Heptaméron montre la joie spirituelle après la
réception de ce sacrement. En effet, la mourante de la N26 est pourvue du sacrement des
malades, mais sa joie provient de sa conviction d´être sauvée plutôt que de la réception du
sacrement en soi :

« Et à l´heure lui fut apporté le Saint-Sacrement de l´autel, après l´Extrême-Onction, lesquels elle reçut
avec telle joie comme celle qui est sûre de son salut. Et voyant que la vue lui diminuait et les forces lui
défaillaient, commença à dire bien haut son In manus. A ce cri, se leva le seigneur d´Avannes de dessus
le lit et, en la regardant piteusement, lui vit rendre avec un doux soupir sa glorieuse âme à Celui dont
elle était venue » (p.269, nous soulignons).

La mort est ici abordée avec sérénité, aucune peur quant à l´autre monde ne subsistant. Qu´en
est-il de la joie durant la vie de cette dame ? Un épisode provoquant la joie spirituelle de la
dame est relaté : c´est alors la vertu ou la foi d´un autre qui font qu´elle se réjouisse. Ainsi, le
seigneur amoureux, dans la N26, parle vertueusement à la dame, ce qui fait qu´elle se
réjouisse:

« « Madame, je ne vois meilleur moyen, pour être tel et si vertueux que vous me prêchez et désirez, que
de mettre mon coeur et être entièrement amoureux de la vertu. Je vous supplie, madame, me dire s´il ne
vous plaît pas m´y donner toute aide et faveur à vous possible. » La dame, fort joyeuse de lui voir tenir
ce langage, lui dit (...) » (p.264, nous soulignons).

575Les devisants réfléchissent également à ce sujet au cours des débats, voir la conclusion de Saffredent, p.270 :
« Car autant que la mort du saint est précieuse devant Dieu, la mort du pécheur est très mauvaise ».

157
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

La dame, contente de l´effort moral que le jeune homme veut faire, fait transparaître sa joie. Il
s´agit ici de la joie qu´a le professeur de voir les progrès d´un élève576.

Cette joie spirituelle apparaît-elle également chez les religieuses évoquées dans les nouvelles
de l´Heptaméron ? Oui, cela est le cas. Ainsi, un exemple d´une joie spirituelle d´une moniale
se retrouve dans la N10. En effet, Floride, devenue religieuse, meurt dans la joie : « Ainsi
tourna toutes ses affections à aimer Dieu si parfaitement qu´après avoir vécu longuement
religieuse, lui rendit son âme en telle joie que l´épouse a d´aller voir son époux » (p.123, nous
soulignons). La vie religieuse en tant qu´épouse du Christ semble ici être source de joie au
moment de mourir. Comme Floride, Rolandine meurt également dans la joie, mais elle n´a
pas été membre du clergé. En effet, dans la N21 de l´Heptaméron, Rolandine, femme
honorable577 et soutenue par Dieu - qui fait mourir son frère méchant -, meurt dans la joie.
Cela après une vie dans une ambiance de sainteté et d´honorabilité:

« Elle fut héritière d´une bonne et grosse maison où elle vécut saintement et honorablement en l´amour
de son mari. Et après avoir élevé deux fils que Dieu leur donna, rendit joyeusement son âme à Celui où
de tout temps elle avait sa parfaite confiance » (p.222, nous soulignons).

La joie de Rolandine est liée à la confiance en Dieu; la mort consiste alors simplement en un
retour vers la Terre promise et vers le Bien-aimé attendu. La joie éprouvée au moment du
décès est-elle déjà présente au cours de la vie de ce personnage ? La joie, causée par la vérité
exprimée ou même par toute une vie dans la vérité, apparaît dans la N21. Rolandine y a le
visage joyeux :

« Lui répondit d´un visage aussi joyeux et assuré que la Reine montrait le sien troublé et courroucé :
« Madame, si vous ne connaissiez votre cœur tel qu´il est, je vous mettrais au-devant la mauvaise
volonté que de longtemps vous avez portée à Monsieur mon père et à moi » (p.216, nous soulignons).

Ici, la joie de Rolandine est due à la vérité, sa vie se passant sous le regard de Dieu (« Etant
sûre que Celui qui voit mon cœur est avec moi », p.218) et sous son égide (« En quoi Dieu
pourvut (…). Ainsi, elle fut héritière d´une bonne et grosse maison où elle vécut saintement et
honorablement en l´amour de son mari », p.222). Elle reçoit tout de Dieu (« deux fils que

576 Voir aussi N13: « Tous ces propos plurent à cette dame, et surtout se réjouit d´avoir tiré un tel homme à
l´amour et crainte de Dieu » (p.141).
577 « Cette fille, combien qu´elle ne fût des plus belles, ni des laides aussi, était tant sage et vertueuse que
plusieurs grands personnages la demandaient en mariage ; dont ils avaient froide réponse, car le père aimait tant
son argent qu´il oubliait l´avancement de sa fille (…). Ainsi, par la négligence du père et par le dédain de sa
maîtresse, cette pauvre fille demeura longtemps sans être mariée. Et comme celle qui se fâcha à la longue, non
tant pour l´envie qu´elle eût d´être mariée que pour la honte qu´elle avait de ne l´être point, du tout elle se retira à
Dieu, laissant les mondanités et gorgiasetés de la cour » (p.206).

158
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Dieu leur donna », p.222) et cela lui permettra de quitter ce monde dans la joie, une fois sa
mission achevée.

En guise de conclusion, nous pouvons dire que dans les nouvelles analysées dans ce sous-
chapitre, la joie peut être attribuée au domaine spirituel. Dans les sept cas observés, le
personnage joyeux est une femme. Aucun homme n´est présenté dans les nouvelles comme se
réjouissant d´une joie spirituelle. Ŕ Dans cinq cas, l´attente joyeuse de la mort est causée par
la confiance en Dieu préparant une bonne place dans l´au-delà. La joie a donc souvent son
origine dans l´approche de la mort que les personnages vertueux attendent avec sérénité. Ils
ont une confiance absolue en Dieu et attendent une vie après la mort qui les dédommagera des
maux supportés ici-bas. Quant à la joie spirituelle au cours de l´existence d´un personnage,
celle-ci a surtout lieu dans le cadre d´un progrès dans la voie de la vertu. Régnant seule dans
l´âme du personnage, la joie spirituelle ne permet pas d´éprouver simultanément d´autres
sentiments.
Il est à remarquer qu´il est étonnant que Marguerite de Navarre ait introduit la joie spirituelle
non seulement dans la cornice, mais aussi dans les nouvelles de son Heptaméron. Aucun autre
recueil de nouvelles du XVIe siècle ne contient de manière aussi marquée des exemples de
joie spirituelle en lien avec le sacré. Il s´agit ici d´une absolue innovation dans l´œuvre
originale de la reine.
La joie spirituelle est-elle jugée comme ayant plus de valeur que la joie profane ? Quels sont
les autres types de joie apparaissant dans le recueil de nouvelles de la reine ? Nous étudierons
la joie profane dans le chapitre suivant.

II.II.1.2) La joie « profane » liée à la ruse:

L´opposé de la joie spirituelle est la joie profane, se révélant à de nombreuses reprises dans
l´Heptaméron. La joie profane est plus en rapport avec des données séculières que la joie
spirituelle, basée principalement sur le rapport d´homme à Dieu. Quand elle est présente dans
notre recueil de nouvelles, la joie profane est souvent liée à la ruse, cette dernière procurant
un avantage matériel au personnage joyeux. La joie profane est donc en lien avec l´existence
matérielle de l´être humain.

De quels atouts matériels les personnages se réjouissent-ils ? Quelles sont ces données
séculières provoquant la joie des personnages des nouvelles ? La N26 évoque la joie profane

159
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

du jeune seigneur d´Avannes578 liée à des raisons financières : « Monseigneur d´Avannes fut
fort joyeux de cet offre, car il avait un père tel que l´autre lui avait déchiffré, et après l´avoir
mercié le nomma par alliance son père » (p.259, nous soulignons). De même, la N55 présente
une joie liée au gain matériel. En effet, cette nouvelle évoque une situation particulière: un
mort est trompé par sa femme qui veut garder l´argent promis par le défunt à des oeuvres de
charité. La femme se réjouit du tour qu´elle a joué à feu son mari dont l´avarice même
posthume menace de ruiner la famille: « Le serviteur (...) emporta son argent, dont la
maîtresse fut fort joyeuse » (p.408, nous soulignons). Le deuil de la femme n´est pas
mentionné ; seule la joie est présente dans ce contexte de mort. Mais Ŕ dans la narration de la
nouvelle Ŕ cette joie matérielle n´est en aucune façon dévalorisée.

A quelles autres occasions la joie profane liée à la ruse est-elle suscitée ? Ces expressions de
joie sont-elles dévalorisées ? Parmi les exemples de ce type de joie liée au gain matériel, nous
remarquons la joie en lien avec la nourriture et en particulier dans la perspective d´un bon
repas reçu gratuitement par tromperie. Ainsi, la N28 relate l´histoire peu appétissante des
excréments enveloppés et déclarés comme « viande nouvelle dont jamais elles n´avaient
tâté ».
« Et en disant cela lui montra le pâté qu´il avait sous son manteau, assez grand pour nourrir un camp.
Dont le secrétaire fut si joyeux que, encore qu´il eût la bouche parfaitement laide et grande, en faisant le
doux la rendit si petite que l´on n´eût pas cuidé qu´il eût su mordre dedans le jambon » (p.275, nous
soulignons).

La joie présente dans cette nouvelle rappelle très fortement celle des farces médiévales. C´est
une joie illusoire qui n´a pour fondement qu´un morceau de pétrin. Nous ne remarquons ici
aucune condamnation de cette joie. Il est intéressant à noter que le critique
Loskoutoff579 donne une portée religieuse aux nouvelles contenant de la scatologie.

La joie profane dans l´Heptaméron peut aussi être due à d´autres raisons qu´au gain financier,
en particulier à la sauvegarde de l´honneur malgré une entorse aux règles de l´honnêteté,
formulées implicitement par la société. La N14 présente une scène comique, dans laquelle la

578 Le jeune seigneur d´Avannes est décrit ainsi : « Or était ce jeune seigneur de l´âge de quinze ans tant beau et
tant plein de toute bonne grâce qu´il semblait n´être fait que pour être aimé et regardé » (p.258).
579 En effet, il interprète la présence de l´immondice comme symbole du péché. Voir Yvan Loskoutoff: « Un
étron dans la cornucopie: La valeur évangélique de la scatologie dans l´œuvre de Rabelais et de Marguerite de
Navarre », in Revue d´Histoire Littéraire de la France, n°5, Paris, 1995, pp.906-932.

160
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

réjouissance de l´amoureux allant voir sa dame pour la première fois est perturbée par le fait
que la dame a auparavant été malmenée physiquement et psychiquement. Ceci parce que le
rival défavorisé nommé Bonnivet, par ruse, a couché avec la dame sous le couvert de l´ami.
Le terme de « joie » qui, dans ce contexte est associé au feu, peut avoir une connotation
sexuelle, et est ici converti en son opposé, la tristesse :

« Quand il entra dans la chambre de sa dame, il la trouva levée en son manteau de nuit avec une bien
grosse fièvre, le pouls fort ému, le visage en feu et la sueur qui commençait fort à lui prendre, de sorte
qu´elle le pria s´en retourner incontinent. Car, de peur d´inconvénient, n´avait osé appeler ses femmes,
dont elle était si mal qu´elle avait plus besoin de penser à la mort qu´à l´amour, et d´ouïr parler de Dieu
que de Cupidon, étant marrie du hasard où il s´était mis pour elle, vu qu´elle n´avait puissance en ce
monde de lui rendre ce qu´elle espérait faire en l´autre bientôt. Dont il fut si étonné et marri que son feu
et sa joie s´étaient convertis en glace et en tristesse, et s´en était incontinent départi » (p.156, nous
soulignons).

La joie de l´homme s´arrêtera subitement à cause de la maladie de la femme, celle-ci étant


due à la révélation de leur relation à un tiers. La protection de l´espace privé était donc déjà
un sujet très important à l´époque de Marguerite de Navarre580. Ce qui fait sourire le lecteur,
c´est le parallèle tracé entre la mort, Dieu, la glace et la tristesse. Ces éléments sont opposés à
l´amour, à Cupidon, au feu et à la joie. Nous percevons ici un point de vue très différent de
celui souligné dans le chapitre précédent, qui voit approcher la mort dans la joie. Ici, nous
avons une perspective profane qui range Dieu du côté de la tristesse, de la maladie et de la
déception581.

La joie profane est-ce un sentiment dominant à lui seul le cœur humain ? Il semble que,
contrairement à la joie spirituelle qui règne seule dans l´âme, les personnages des nouvelles
de l´Heptaméron éprouvent d´autres sentiments parallèlement à la joie profane. Dans
certaines nouvelles de l´Heptaméron, il y a, en effet, co-présence de plusieurs sentiments chez
un personnage. Dans la N59, la dame éprouve simultanément deux sentiments opposés : le
dépit et la joie :

580 A ce sujet, voir La catégorie de l´honneste dans la culture du XVIe siècle, Actes du Colloque international de
Sommières II (septembre 1983), Institut d´Etudes de la Renaissance et de l´âge classique, Université de Saint-
Etienne, 1985.
581 D´après Chaker (op.cit., p.704), le cycle de Bonnivet (comprenant aussi N14 et N16) institue le pragmatisme
comme valeur absolue : « Les relations humaines ne sont plus que des relations de tromperie : la confiance est
illusoire, la persuasion mensongère, la vertu est suicidaire (N9). Dès lors, la fin justifie les moyens : viol de
l´intimité et de la conscience de l´autre, amitié feinte. (…) Le sujet se constitue comme destinateur absolu de son
propre faire qui ne subit plus la mainmise d´un système de valeurs transcendant. »

161
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Entendant la déloyauté de son mari, fut soudain émue de dépit et de joie, voyant que son mari, qui
faisait tant semblant de l´aimer, lui pourchassait secrètement telle compagnie, combien qu´elle
s´estimait plus belle et de trop meilleure grâce que celle pour laquelle il la voulait changer. Mais la joie
était qu´elle espérait prendre son mari en si grande faute qu´il ne lui reprocherait plus ses serviteurs ni le
demeure de la cour » (pp.423-424, nous soulignons).

La femme compte attraper son mari en flagrant délit d´adultère afin d´avoir une preuve de son
infidélité. Il ne pourra alors plus reprocher à sa femme d´avoir de nombreux admirateurs pour
lesquels celle-ci gaspille son argent. L´épouse voit donc un intérêt très pratique derrière sa
feinte ; elle est loin d´avoir l´intention de reconduire son mari sur le chemin de la vertu. - Une
autre mention de joie est faite du côté du mari : « la joie qu´il espérait recevoir » (p.425, nous
soulignons), où l´expression « joie » peut être comprise au sens sexuel. Ici aussi, la joie est
retournée dans son contraire au moment où le mari découvre que sa femme s´est concertée
avec la servante et a donc tout entendu :

« Si le gentilhomme fut courroucé jusqu´à l´extrémité, il ne le faut demander, tant par la joie qu´il
espérait recevoir et s´en voir frustré que de voir sa femme le connaître plus qu´il ne le voulait, de
laquelle il avait grande peur perdre pour jamais l´amitié » (p.425).

Nous remarquons un parallèle entre la joie et l´apparence d´honnêteté sauvegardée, puis entre
courroux et vérité révélée. C´est, en effet, le fait que son épouse connaisse le tréfonds de son
cœur qui cause le courroux du mari. Ce dernier préfererait que la vérité sur lui-même soit
ignorée. La vérité sur son propre cœur est indésirable, car le mari craint que sa femme ne
l´aime plus si elle connaît ses défauts cachés jusque là.

Dans le cadre de la joie en lien avec l´honneur préservé, nous observons que la joie profane
peut être fondée sur l´irréel et être déçue en fin de compte. La joie n´ayant pour base qu´une
illusion est présente dans la N36, où elle sera déçue de manière cruelle. Il s´agit de la joie de
l´amant Nicolas, croyant que son adultère a été pardonné par le mari. Il est joyeux d´avoir la
vie sauve et va danser avec la dame: « (Nicolas) la mena danser joyeusement » (p.317, nous
soulignons). Nicolas éprouve de la joie en pensant avoir reçu le pardon du mari: « Or fut
Nicolas bien marri de laisser sa dame, mais non moins joyeux d´avoir la vie sauve » (p.317,
nous soulignons). Il y a de nouveau présence simultanée de sentiments opposés : Nicolas est
en même temps triste et joyeux.

La joie profane est-elle toujours vraie dans les narrations de l´Heptaméron ? Le président de
la N36 que nous venons d´analyser n´a pas réellement pardonné au couple adultère; il va

162
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

empoisonner sa femme après l´avoir montrée joyeuse à tout le monde582. La joie est donc ici
une feinte utilisée pour cacher le meurtre. De même, le duc perfide et cruel de la N51 arbore
un « visage feint et joyeux » (p.391, nous soulignons). La joie du duc est ici soit feinte soit
basée sur la méchanceté : « Mais nulle pitié ne sut toucher le cœur de ce duc, qui ne
connaissait autre félicité que de se venger de ceux qu´il haïssait » (p.392, nous soulignons).
Cette joie feinte est alors diamétralement opposée à la joie spirituelle qui nous est toujours
montrée comme éminemment vraie. Contrairement à la joie spirituelle vraie, mentionnée ci-
dessus, la joie profane peut être feinte et posée en masque sur le visage humain.

Pour conclure, nous pouvons dire que la joie profane liée à la ruse peut être suscitée de
différentes manières : par le gain matériel aussi bien que par la préservation de l´honneur
malgré une faute vis-à-vis des normes de l´honnêteté. Nous remarquons, en effet, que la joie
profane ne peut être exprimée qu´à condition que l´honneur soit extérieurement sauf. La joie
profane est donc très liée aux données de la société. Ainsi, si l´amour adultère est révélé à un
tiers, la joie est inhibée. Plusieurs sentiments peuvent être co-présents dans l´âme,
simultanément à la joie profane. Cette dernière peut être fondée sur une illusion et s´avérer
nulle. Elle peut également servir de masque et être une feinte. La joie profane peut donc être
basée sur une illusion (être une vraie joie fondée sur un support faux) ; elle peut aussi être une
fausse joie non authentique. Mais, à aucune reprise la joie profane n´est dévalorisée dans les
narrations de l´Heptaméron. Un dernier type583 de joie profane est celui de la joie liée à
l´amour humain584, dont nous traiterons dans le sous-chapitre suivant.

582 « Après que le Président eut mis en l´opinion de tous ses parents et amis et de tout le pays la grande amour
qu´il portait à sa femme, un beau jour du mois de mai, alla cueillir en son jardin une salade de telles herbes que,
sitôt que sa femme en eut mangé, ne vécut pas vingt-quatre heures. Dont il fit si grand deuil par semblant que nul
ne pouvait soupçonner qu´il fût occasion de cette mort. Et par ce moyen se vengea de son ennemi et sauva
l´honneur de sa maison » (p.317).
583 L´Heptaméron présente deux cas de joie pouvant appartenir aux deux types de la joie liée à une ruse et en
même temps causée par une réjouissance d´ordre sexuel. En effet, dans la N3, une femme nous est présentée
comme joyeuse à l´idée de recevoir son amant (le roi) en l´absence de son mari : « Et, pour ne perdre la présence
du Roi, accordèrent ensemble que, quand le mari irait en ses maisons aux champs, elle le ferait savoir au Roi,
lequel la pourrait sûrement aller voir, et si secrètement que l´honneur, qu´elle craignait plus que la conscience,
n´en serait point blessé. En cette espérance-là se tint fort joyeuse cette dame » (p.61). Les deux types de joie sont
simultanément présents ici. De même dans la N18, pp.182-183: « Mais pour expérimenter la patience, fermeté et
amour de son serviteur, lui octroya ce qu´il demanda avec une trop difficile condition, l´assurant que, s´il la
gardait à jamais, elle l´aimerait parfaitement, et que, s´il y faillait, il était sûr de ne l´avoir de sa vie : c´est qu´elle
était contente de parler à lui dans un lit, tous deux couchés en leurs chemises, par ainsi qu´il ne lui demandât rien
davantage, sinon la parole et le baiser. Lui, qui ne pensait point qu´il y eût joie digne d´être accomparée à celle
qu´elle lui promettait, lui accorda. (…) La maîtresse (…) lui accorda qu´il la vînt voir à une heure après minuit,
et qu´elle avait tant expérimenté l´amour et l´obéissance qu´il lui portait que c´était raison qu´il fût récompensé
de sa longue patience. Il ne faut point douter de la joie qu´en reçut cet affectionné serviteur ». Nous remarquons

163
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

II.II.1.3) La joie liée à l´amour humain

Dans notre première partie, nous avons vu que la tradition ecclésiastique voit la joie comme
spirituelle et donc surtout de manière positive, alors que le rire, trop attaché au corps, est
considéré d´un œil souvent méfiant. Or dans les narrations de l´Heptaméron, c´est la joie qui
est fortement liée au corps et non le rire. La joie liée à l´amour se montre-t-elle au sein de
relations matrimoniales ou adultères ? Dans quelle mesure peut-elle être exprimée ?
En étudiant les nouvelles du recueil, il apparaît que souvent, la joie liée à l´amour ne peut pas
se révéler librement chez les personnages des nouvelles de l´Heptaméron et cela
principalement en raison des règles implicites de l´honnêteté. A quoi l´utilisation de
dissimulation en matière d´amour peut-elle conduire ?

Dans la N9, la trop grande dissimulation de son amour de la part de la femme est thématisée
de manière tragi-comique. Le comportement étrange de la demoiselle, cachant son amour
jusqu´à ce que l´amant soit mort, et se ruant alors sur son corps, est analysé de près. Le style
emphatique, ainsi que les termes hyperboliques « tellement, si, d´autant plus », suscitent le
pathos et soulignent la force de cet amour longuement retenu :

« Et en ce disant, la reprit entre ses bras par une telle véhémence que, le cœur affaibli ne pouvant porter
cet effort, fut abandonné de toutes ses vertus et esprits, car la joie les fit tellement dilater que le siège de
l´âme faillit, et s´envola à son Créateur. Et, combien que le pauvre corps demeurât sans vie longuement,
et par cette occasion, ne pouvant plus tenir sa prise, l´amour que la demoiselle avait toujours celée se
déclara à l´heure si fort que la mère et les serviteurs du mort eurent bien affaire à séparer cette union.
Mais à force ôtèrent la vive, pire que morte, d´entre les bras du mort, lequel ils firent honorablement
enterrer. Et le triomphe des obsèques furent les larmes, les pleurs et les cris de cette pauvre demoiselle,
qui d´autant plus se déclara après la mort qu´elle s´était dissimulée durant la vie, quasi comme
satisfaisant au tort qu´elle lui avait tenu » (pp.91-92, nous soulignons).

Cette citation nous permet de mettre en valeur l´illusion référentielle de la description des
sentiments de la jeune femme. Le narrateur Dagoucin veut-il ici faire passer le message que la
femme, de même que l´homme, a le droit ou même le devoir d´exprimer ses sentiments

que la joie peut avoir une connotation sexuelle, au-delà de la simple ruse. Cette joie ne peut se déclarer que si
l´honneur apparent de la dame est sauf.
584 Nous utilisons cette notion d´amour « humain » afin de la différencier de l´amour « divin », étudié dans le
cadre de la joie spirituelle.

164
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

amoureux au partenaire ? Trop de retenue provoquerait une catastrophe semblable à celle de


la N9. Les femmes, en s´enfermant encore davantage qu´elles ne le sont déjà par les
contraintes sociales, se précipitent elles-mêmes et d´autres humains dans le malheur. La
dissimulation de la passion selon les règles sociales de l´honnêteté peut donc être considérée
comme nocive?

Dans les récits de l´Heptaméron, la joie profane liée à l´amour humain se fonde souvent sur
une illusion. Dans la N13, par exemple, l´épouse délaissée du capitaine pleure en recevant la
lettre falsifiée de son mari, en réalité écrite par une femme : « Il ne faut demander combien
elle pleura de joie et de regret d´être aimée et estimée de si bon mari » (p.147, nous
soulignons). Cette joie se fonde sur une base irréelle, fictive, car son mari aimait une autre
femme. De même, dans la N18, la joie de l´amant est mentionnée, attendant sa dame pour la
nuit: « Il ne faut point douter de la joie qu´en reçut cet affectionné serviteur » (p.183, nous
soulignons). Mais, de nouveau, cette joie est fondée sur une donnée irréelle : une autre fille se
trouve à la place de la femme convoitée et attendue. Un troisième exemple de l´illusion de
l´amour humain est inséré dans la N69, où le mari, voulant coucher avec la chambrière, met
son sarreau sur la tête : « ce qu´il fit fort joyeusement, ayant espérance d´avoir ce qu´il
demandait » (p.465, nous soulignons). La joie amoureuse est ici une joie qui est rendue
ridicule, faisant commettre des imprudences. Ainsi, dissimuler la vérité jusqu´à devenir
victime de son propre masque est une réalité mentionnée dans l´Heptaméron.

Dans l´Heptaméron, l´amour humain peut-il se sublimer en amour divin? A plusieurs reprises,
il semble que cela soit possible. Il est alors difficile de faire une classification de la joie qui en
résulte : Cette joie est-elle d´ordre profane ou spirituel ?
La N19 mentionne à deux reprises des pleurs de joie au moment où la fille rend visite à son
amant devenu religieux. C´est le religieux qui pleure :

« Ce serviteur religieux fut tant aise et tant content d´ouïr sa sainte volonté qu´en pleurant de joie lui
fortifia son opinion le plus qu´il lui fut possible ». « Et en ce disant et pleurant d´amour et de joie, lui
baisa les mains, et se donnèrent par vraie charité le saint baiser de dilection. Et en ce contentement se
partit Poline, et entra en la religion de sainte Claire où elle fut reçue et voilée. » (p.194, nous
soulignons).

Les termes « sainte volonté » et « vraie charité » renvoient plutôt à des données du sacré,
alors que les deux personnages se sont auparavant aimés d´un amour humain profane. -
L´ambiguïté entre amour profane et amour sacré et la joie dans ce contexte se poursuit dans la
N24. La reine y est joyeuse quand arrive l´ermite, l´homme qu´elle a aimé, avec une lettre :

165
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Ainsi qu´elle était à moitié de la messe, ouvrit sa requête dans laquelle trouva la moitié de l´anneau
qu´elle avait baillé à Elisor, dont elle fut fort ébahie et non moins joyeuse. Et avant de lire ce qui était
dedans, commanda soudain à son aumônier qu´il lui fît venir ce grand ermite qui lui avait présenté la
requête » (pp.248-249, nous soulignons).

Nous voyons que la reine éprouve en même temps surprise et joie. Son attention n´est pas
fixée sur la Messe, à laquelle elle est en train d´assister, mais plutôt sur ses sentiments
amoureux. Cela justifie notre choix de placer cette occurrence de joie dans le chapitre traitant
la joie profane.

Si la joie profane fait se détourner de l´Eucharistie, quel est son pouvoir sur l´individu?
Quelles en sont les limites585 ? Dans la N9, l´attente de la mort dans la joie y est causée par
une déception amoureuse, non par une manière de vivre en lien avec le sacré comme cela est
le cas pour les mourantes de l´Heptaméron, éprouvant une joie spirituelle. Le gentilhomme
amoureux586 est tellement triste que la famille de sa bien-aimée ait choisi un prétendant plus
riche que lui, qu´il change complètement. Il s´abandonne à la mort, ce qui le rend joyeux:

« Dont le pauvre gentilhomme prit tel déplaisir, sachant que s´amie perdait autant de contentement que
lui, que peu à peu, sans autre maladie, commença à diminuer, et en peu de temps changea de telle sorte
qu´il semblait qu´il couvrît la beauté de son visage du masque de la mort, où d´heure en heure il allait
joyeusement » (p.89, nous soulignons).

L´impression est donnée ici que le jeune amoureux se suicide peu à peu. C´est la joie Ŕ et non
une autre raison - qui va causer la mort du gentilhomme :

« Et en ce disant, la reprit entre ses bras par une telle véhémence que, le cœur affaibli ne pouvant porter
cet effort, fut abandonné de toutes ses vertus et esprits, car la joie les fit tellement dilater que le siège de
l´âme lui faillit, et s´envola à son Créateur » (p.91, nous soulignons).

La demoiselle qui a dédaigné le gentilhomme, de son côté, ne sera plus jamais joyeuse : « Et
depuis (comme j´ai ouï dire), quelque mari qu´on lui donnât pour l´apaiser, n´a jamais eu joie
en son cœur » (p.92, nous soulignons).

La joie profane peut avoir un très grand impact sur l´être humain et même influencer la durée
de sa vie. Elle peut sombrer dans le sadisme, la perversité. En effet, la joie profane peut, dans

585 Peut-on par exemple mourir de joie comme on peut mourir de rire ? Dans la N57, la mort par excès de joie
est mentionnée comme hypothèse (sans vérification possible) : « S´il eût eu mieux que le gant peut-être qu´il fût
mort de joie. Ce qu´il accorda au seigneur de Montmorency, ne soupçonnant point qu´il le dît par moquerie »
(p.417).
586 Le jeune homme est complètement dominé par son amour : « Et se voyant de si bas lieu au prix d´elle,
n´avait nul espoir de l´épouser. Parquoi son amour n´était fondée sur nulle fin, sinon de l´aimer de tout son
pouvoir le plus parfaitement qu´il lui était possible. Ce qu´il fit si longuement qu´à la fin elle en eut quelque
connaissance » (p.88).

166
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

l´Heptaméron, avoir lieu dans des conditions extrêmement désagréables. Cela est le cas dans
la N61 où la pécheresse est joyeuse, tandis que l´homme juste et vertueux est triste ; la
perversité humaine est ainsi exemplifiée. La N61 narre l´histoire d´une femme adultère, aimée
et recherchée malgré tout par son mari fidèle, ce qui vaut à ce dernier le commentaire suivant
du narrateur Saffredent : « Son mari en était aussi marri qu´il en devait être joyeux » (p.438,
nous soulignons). La femme, par contre, est joyeuse, même immergée dans l´eau glaciale
d´un marais, cachée parmi des joncs : « Et la femme demeura plus joyeuse entre les joncs de
l´avoir trompé qu´elle n´était en sa maison, en un bon lit, en servitude » (p.439, nous
soulignons). Cette joie profane liée à l´amour humain montre entre autres l´irrationnalité du
sentiment de joie.

Avant de conclure ce chapitre, nous aimerions évoquer un cas particulier quant aux
occurrences de joie profane au sein de l´Heptaméron. Il s´agit de la N70, contenant la plupart
des types de joie profane étudiés jusqu´à présent. Dans une situation semblable à l´épisode
biblique de Joseph face à la femme de Potiphar (Gen.39), le gentilhomme amoureux de la
dame du Verger doit repousser la duchesse. La surprise le fait répondre maladroitement :
« Le gentilhomme, non moins fâché qu´étonné de ses paroles, lui répondit : « Madame, j´ai le
cœur si bon que, si j´étais une fois refusé, je n´aurais jamais joie en ce monde » (p.468, nous
soulignons). Par l´indication d´une éventuelle absence de joie à vie, le gentilhomme fait ici
entendre sa sensibilité. La duchesse, rougissant de sa propre hardiesse, essaie immédiatement
de profiter de l´occasion pour subjuguer l´homme qu´elle aime : « La Duchesse, rougissant,
pensant qu´il ne tenait plus à rien qu´il ne fût vaincu, lui jura que, s´il voulait, elle savait la
plus belle dame de sa compagnie qui le recevrait à grand joie et dont il aurait parfait
contentement » (p.468, nous soulignons). La joie peut ici avoir une connotation sexuelle. La
duchesse continue son jeu trompeur en feignant une grossesse la rendant malade. Elle veut
ainsi convaincre son mari à lui révéler le secret du gentilhomme : « Ces paroles augmentèrent
la maladie de la Duchesse qui feignit sentir bouger son enfant, dont le Duc fut si joyeux qu´il
s´en alla coucher auprès d´elle » (p.477, nous soulignons). Le duc croit sa femme et se réjouit
d´avance d´avoir procréé un héritier. De nouveau, nous sommes en présence d´une joie sans
fondement réel, puisque la grossesse n´est qu´un mensonge. En raison de la révélation du
secret par la duchesse, la joie amoureuse est transformée en mort. Cette joie est éveillée par
l´aboiement du chien ; elle a quelque chose de l´attente et du désir : « Hélas, mon petit ami, la
joie que me donnait votre japper est tournée en mortelle tristesse, puisqu´autre que nous deux
a ouï votre voix » (p.483, nous soulignons). Finalement, alors que ceux qui étaient dans la joie
sont dans la tristesse, c´est à la duchesse d´être joyeuse. Mais, de nouveau, nous sommes
confrontés à une joie sans base réelle. En effet, la dame du Verger meurt et la duchesse va
elle-même être tuée par son mari :

167
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Ainsi s´en alla le Duc chercher celle qui l´avait navré jusqu´au fond de son âme. Laquelle il trouva
dansant dans la salle, plus joyeuse qu´elle n´avait accoutumé, comme celle qui pensait être bien vengée
de la dame du Verger » (p.484, nous soulignons).

Cette joie naît de la cruauté et est donc une joie négative. - Nous avons voulu traiter cette
nouvelle dans son ensemble en raison des différents types de joie qui y sont entrelacés. La
N70 est représentative de la polyphonie des types de joie observés dans l´Heptaméron.

En guise de conclusion, nous pouvons dire que diverses conceptions de la joie, la joie
spirituelle et la joie profane Ŕ et parfois une joie ambiguë, liée à l´amour humain, trouvent
leur place dans le recueil de nouvelles de la reine de Navarre. Ces conceptions révèlent divers
aspects de l´homme, permettant de mieux connaître les comportements humains en situation.
Les narrations donnent donc le moyen d´analyser et de mieux cerner qui est l´homme, ce qui
sera poursuivi dans les débats de l´Heptaméron.
Les personnes décrites comme sujettes à la joie spirituelle dans les nouvelles sont toutes des
femmes. Aucun personnage masculin ne ressent de joie spirituelle. Est-ce un appel aux
hommes à s´ouvrir à cette nouvelle dimension ? En ce qui concerne la joie profane, celle-ci a
été étudiée par nous selon deux aspects. Révélant l´envie humaine d´être supérieur à autrui, la
joie profane liée à la ruse est suscitée par le gain financier ou par la préservation de l´honneur
malgré une faute vis-à-vis des normes de l´honnêteté. Dans ce cas, plusieurs sentiments
peuvent être réveillés simultanément avec la joie. Or, dans de nombreux cas, cette joie
profane liée à la ruse n´a pour base qu´une illusion et se révèle, en finale, sans fondement réel.
Cela n´est pas le cas en ce qui concerne la joie spirituelle. Quant à la joie due à l´amour, celle-
ci peut être ambiguë. Dans ce cas de figure, nous avons également plusieurs cas (trois sur six)
où la joie est fondée sur une illusion. Un exemple fait preuve d´ambiguïté quant à la source de
sa joie qui peut être due à un amour spirituel ou simplement à un amour humain. Le trop-plein
de joie amoureuse peut, en particulier, conduire à la mort. Dans ce sous-chapitre, la joie liée à
l´amour peut être mauvaise, même perverse, et avoir lieu en des circonstances désagréables.
Finalement, l´analyse de la N70 révèle que cette nouvelle contient la plupart des
manifestations de joie, réunies en un seul conte.

L´Heptaméron est une œuvre vraiment originale, intégrant beaucoup de types de joie
différents, révélant par cela un grand nombre de facettes des personnages et permettant ainsi
de mieux connaître l´être humain. Marguerite, le premier et seul auteur à introduire la joie
spirituelle dans un recueil de nouvelles, ne place cependant pas cette joie sur un piédestal. A
notre connaissance, c´est le seul recueil de nouvelles qui ne privilégie ni la joie spirituelle,

168
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

provenant de la tradition sacrée des sermons et des traités spirituels ni la joie profane. Aussi
bien la joie profane que la joie spirituelle sont nécessaires pour l´harmonie de l´homme. Afin
d´éviter la mélancolie, l´homme ne doit pas seulement rire, mais aussi éprouver la joie
spirituelle. Est-ce donc que les devisants manquaient de spiritualité lors de leur séjour aux
bains ?
Qu´en est-il du rire des personnages dans les nouvelles ?

II.II.2) Le rire des personnages dans les nouvelles

Comme la joie, le rire est très présent dans les nouvelles de l´Heptaméron. Mais aucune étude
systématique n´en a été réalisée dans l´Heptaméron jusqu´à présent. Yves Délègue587 utilise la
typologie du rire dont Erasme a tracé les linéaments dans ses Adages588. Mais Délègue
conclut, en reprenant Lucien Fèvre589, que Marguerite n´était érasmienne que de loin et que
les modalités repérées par Erasme ne s´appliquent guère au rire de l´Heptaméron. Nous ne
reprenons donc pas sa typologie du rire, mais procédons d´une manière différente.

Convaincus que la vérité sur l´homme, recherchée par les devisants, se révèle entre autres à
travers les manifestations de rire des personnages, ceux-ci seront pour nous matière
d´observation. Il semblerait que le rire soit un moyen d´insérer du sacré au coeur du profane.

587 Voir Délègue (Yves) : « La signification du rire dans L´Heptaméron », in L´Heptaméron de Marguerite de
Navarre Ŕ Actes de la Journée d´Etude Marguerite de Navarre, 19/10/1991, réunis et présentés par Simone
Perrier, URF, « Sciences des Textes et Documents », 1992, pp.35-49 ; ici p.38.
588 D´après Délègue, Erasme relève en gros quatre sortes de rire, d´abord le rire « ionique », rire du jouisseur
dans ses plaisirs (absent de l´Heptaméron); puis le rire « mégarique », rire intempestif, de ceux qui préfèrent
perdre un ami plutôt qu´un bon mot ou de ceux qui rient à contre-temps (éventuellement présent dans N45 et
N62, où il pourrait être appliqué à ces deux « sottes » qui rient alors qu´elles ont été jouées et qui font rire à leurs
dépens comme à leur insu). Erasme relève encore le rire « syncrousien », trépignant, débridé, rire rabelaisien qui
secoue la panse d´un mouvement incoercible (lui aussi absent de l´Heptaméron : il extériorise la joie du corps,
mais de façon excessive. Lorsque la compagnie des devisants rie de concert, elle ne s´esclaffe pas d´un fou rire
non maîtrisé). Il y a enfin le rire « sardonien », le plus complexe de tous, celui auquel Erasme consacre un long
artifice, parce qu´il y retrouve la contradiction de son propre rire lucianique, ou à tout le moins l´ambiguïté, dont
il essayait de se défendre. Délègue s´étonne du fait que ce rire soit également presqu´absent de l´Heptaméron. Il
voit néanmoins ce rire double, hypocrite, chez le Prieur de Saint-Martin, quand il veut détourner de lui les
soupçons des tourments qu´il fait subir à sœur Marie Heroët (N22). Ce rire sardonien pourrait aussi être
diagnostiqué chez les femmes quand elles cachent leur rire sous leur « touret de nez », lorsqu´elles entendent une
bouche masculine émettre quelque obscénité. Mais dans ce cas, la feinte devient vertu, car là où la vertu « fait
default, il se fault ayder de l´ypocrisie » (p.335).
589 Lucien Fèvre, Autour de L´Heptaméron, Paris : Gallimard, 1944, chap. III.

169
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Ce procédé implique immanquablement un changement de registre qui transforme l´anecdote


amusante en un sujet de réflexion, un débat sérieux. En ce qui concerne la méthodologie, nous
ferons une analyse des occurrences de rire dans les narrations. Nous analyserons la
personnalité du rieur et l´occasion du rire. Le rire du personnage moralement ambigu, par
exemple à propos de la malchance de quelqu´un, est-il décrit et reçu de la même manière que
le rire du « bon »? Nous avons subdivisé cette sous-partie en deux paragraphes: le premier
étant consacré au personnage vertueux ou moralement bon et le deuxième au personnage
moralement ambigu590. Même si nous avons des changements subits dans la perception d´un
personnage, ces personnages ne sont pas présentés comme riant et n´entrent donc pas
directement dans notre ligne de compte quant aux rieurs. Nous terminerons notre analyse par
une étude de la nouvelle 11 selon l´édition Gruget, nouvelle qui est d´un intérêt particulier
pour notre sujet.

En ce qui concerne la catégorisation, le lecteur-auditeur peut souvent clairement distinguer si


les personnages de notre recueil de nouvelles sont bons ou moralement ambigus. Kotler est du
même avis:

« Les commentaires incidents véhiculés par les axiologiques sont rarement louangeux, comme s´il
s´agissait moins d´exalter la vertu et la sagesse que de mettre en garde contre le péché sous quelque
forme qu´il se présente. Ce qui nous est révélé, c´est un univers manichéen, où les individus sont bons
ou mauvais et, dans leur ensemble, ne semblent pas susceptibles d´évolution, le personnage d´Amadour
faisant figure d´exception (N10) »591.

Comment différencier le personnage vertueux du personnage moralement ambigu ? Nous


nous baserons sur des indices textuels dans ces descriptions. Notre méthode d´approche a

590 Nous nous sentons confirmés dans notre choix séparateur par l´observation de R. Cottrell qu´il y a des élus
(nos “bons”) et des damnés (nos “mauvais”) dans l´Heptaméron. “Inmost Cravings: The Logic of Desire in the
Heptameron”, in Critical Tales Ŕ New studies of the Heptameron and Early Modern Culture, John D. Lyons &
Mary McKinley (ed.), Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1993, pp.3-24, ici p.20: “Indeed, two
races inhabit the world of the Heptameron: the damned and the elect. The damned, like the Serpent, live out their
lives in dust and filth, driven forward through time by the discourses of concupiscence and garrulity. Like “la
mauvaise femme” in novella 1, they die “miserablement” (17;77). The elect, too, are driven by a desire they
cannot control. They do not choose their election; rather, they are marked for election. They are driven toward
Christ by the fire of a faith that traverses them and consumes them, that in fact destroys their humble dreams of
happiness (in marriage, family, friends, social respectability) and leaves them no desire save the wish to be
annihilated in him (=Christ)”.
591 Kotler, art.cit., p.493. La continuation de la citation est également d´intérêt : « De ce fait, il n´est pas
surprenant que certains jugements soient portés a priori, avant même que l´auditoire ait pu se faire une opinion
sur les personnages dont on rapporte les aventures ; Geburon juge ainsi par anticipation les personnages dont il
n´a pas encore rapporté l´histoire : « Elle, aussy saige et fine qu´ilz estoient folz et malitieux » (N5) ».

170
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

consisté à relever les passages de l´Heptaméron qui ne participent pas de la progression


narrative, et prennent leur valeur de vérité non pas dans un espace temporel limité, mais dans
une temporalité extensive. Dans cette mesure, ils reflètent l´univers de croyance des
devisants, leurs convictions les plus stables, qui ne sauraient faire l´objet d´un débat. L´indice
du passage du plan de la narration à celui de l´univers de croyance du narrateur est l´abandon
des temps de la narration (temps du passé) et le recours, soit à un présent de vérité générale
soit à un imparfait modal. Ces segments qui se démarquent par rapport à la narration se
donnent comme des réflexions apparaissant dans un arrière-plan, dont le support est, le plus
souvent, une relative explicative, quelquefois une conjonctive causale, une comparative
hypothétique, quelquefois encore une complétive introduite par un verbe du type « croire »,
qui manifeste un décalage entre les croyances du locuteur et celles du personnage dont il
raconte l´histoire.

Comment la description des personnages est-elle discutée en théorie à l´époque de Marguerite


de Navarre ? Chez Fabri, il apparaît que la description n´est jamais neutre. En effet, « la
description doit porter louange ou vitupere ». Mais, en même temps, la description n´est pas
longue, car, toujours selon Fabri, « l´art d´abbréger est aujourd´hui plus plaisant ». Nous nous
proposons donc d´observer les brèves introductions des personnages dans les nouvelles de
l´Heptaméron, celles-ci servant alors à classifier les rieurs comme « bons » ou « mauvais »
personnages. Nous allons procéder à l´analyse des binômes d´adjectifs dans les descriptions,
binômes fréquents à l´époque de la reine de Navarre : « Au XVIe siècle, la polynomie
synonymique devient la marque caractéristique de presque toute prose française, même celle
des auteurs les moins préoccupés de faire œuvre littéraire »592.

Quels sont alors les adjectifs utilisés à l´époque pour qualifier ces personnages ? Le
personnage moralement bon est soit appelé « bon » soit « honnête »593. Le personnage à
moralité ambiguë peut être décrit comme « pauvre »594, « piteux »595 et « malheureux »596 ou
même comme « méchant »597.

592 Lorian (Alexandre), Tendances stylistiques de la prose narrative française du XVIe siècle, Lille :
Klincksieck, 1973, p.69.
593 Voir Kotler, art.cit., p.496 : « En face de ces axiologiques fortement marqués négativement, les axiologiques
qui appartiennent au registre valorisant font pâle figure. Nous avons vu que les contours de la notion de sagesse
sont assez flous, et, s´il est évident que nombre de personnages sont « bons » et « honnêtes », il est exceptionnel
que ces jugements soient exprimés de façon explicite par les divers locuteurs ».
594 Voir Kotler, art.cit., p.497 : « Lorsque le jugement de l´énonciateur se teinte d´affectivité, c´est toujours le
même sentiment de pitié qui est à l´origine de la qualification. Celle-ci est aussi peu variée que possible :
l´adjectif qui revient avec une constance exceptionnelle étant l´adjectif « pauvre », parfois concurrencé par

171
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

II.II.2.1) Le rire du personnage vertueux ou moralement bon

II.II.2.1.1) Le rire en lien avec le « sacré »

Comment le bon personnage réagit-il en face du faux sacré ? Quelle est sa réaction face à un
attachement superstitieux ou inapproprié au sacré? Nous essayerons de découvrir une réponse
à cette question à travers l´analyse d´exemples tirés du recueil de nouvelles de la reine.

Un premier cas de figure est celui où le personnage vertueux ou moralement bon 598 rit de la
« folie »599 de l´autre, le rire étant en lien avec le sacré. Dans plusieurs nouvelles de
l´Heptaméron, le personnage bon est dans cette position moralement dominante par rapport à
un autre personnage se trouvant en situation de « pécheur ». Dans ce cas de figure, le bon
domine l´horizon ainsi que le point de vue du « pécheur », cette connaissance lui permettant
de rire de la folie du deuxième personnage. Nous remarquons que, dans ce cas, le rieur est
souvent de sexe masculin. Il rit principalement de la femme commettant une faute, se sentant
moralement supérieur à elle. Le rire est ici un signe de supériorité morale.

A quelles occasions ce rire s´exprime-t-il ? Dans la nouvelle 35, un type de personnage


moralement ambigu est représenté : la figure médiévale de la femme sexuellement insatiable.
Son attirance physique pour le prêtre cordelier se développe au cours des offices religieux,

l´adjectif « piteux » » ; p.498 : « On peut dès lors se demander si la récurrence de l´adjectif « pauvre » doit être
interprétée comme la marque d´une faiblesse d´écriture ; ne trouverait-elle pas plutôt son origine dans ce
principe de charité universelle, c´est-à-dire d´amour du prochain intégré à un point tel qu´il se manifeste en des
circonstances aussi nombreuses que variées, et même là où le bon sens commun l´attendrait le moins ? (…) Il en
vient d´ailleurs à qualifier tous les personnages victimes d´une tromperie, quelle qu´elle soit . Il est, bien sûr, le
qualifiant favori des maris et des femmes trompés par leur conjoint, ils sont légion » ; p.499 : « On est cependant
en droit de se demander si l´apitoiement n´est pas ici feint et amusé. Que l´on ait affaire à des situations
tragiques, qui méritent en tout cas d´être déplorées, ou à des situations comiques, voire farcesques, la
qualification reste, en effet, la même ».
595 Kotler, art.cit., p.499 : « Un autre adjectif, exprimant (…) la commisération, n´intervient jamais dans un
contexte drôle, c´est l´adjectif « piteux ». Il dispense de décrire en détail une scène macabre ».
596 Kotler, art.cit., p.495 : « Relève également du registre axiologique l´adjectif « malheureux » qui exprime
moins la commisération que le constat qu´un personnage est abandonné de Dieu ».
597 Kotler, art.cit., p.495 :« Un degré supérieur dans l´échelle des valeurs négatives est franchi dès lorsqu´un
personnage est qualifié de « meschant ». Contrairement à la folie, qui, en tant que non-sagesse, simple égarement
de l´esprit, ne met pas en cause la volonté, la méchanceté ne se définit pas seulement de façon négative : elle met
en jeu le mauvais vouloir, qui, au service des instincts pervers, en favorise l´assouvissement. Le passage du
concept de « folie » à celui de « méchanceté » reflète souvent la transgression d´un interdit supplémentaire ».
598 Nous l´appellerons désormais simplement « le bon ».
599 Nous employons « folie » au sens de péché, donc de folie du point de vue religieux, non du point de vue
pathologique.

172
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

auxquels elle assiste de manière assidue et presque fanatique. En effet, au début de la N35, la
dame trentenaire est caractérisée ainsi :

« Une dame estimée belle et vertueuse, et la plus chaste et dévote qui fût au pays. Elle aimait son mari et lui
obéissait si bien qu´entièrement il se confiait en elle. Cette dame fréquentait incessamment le service divin
et les sermons, et persuadait son mari et ses enfants à y demeurer comme elle » (p.308).

Le développement de la femme est décrit d´un point de vue extérieur, ce qui suscite un effet
comique :

« Après le sermon, regarda soigneusement où le prêcheur dirait la messe, et là assista et prit les cendres
de sa main qui était aussi belle et blanche que dame la saurait avoir. Ce que regarda plus la dévote que
la cendre qu´il lui baillait » (p.309).

Le rire du mari provient du fait qu´il découvre la profondeur du vice de sa femme que les
sermons et offices n´ont pas pû protéger de l´amour-folie, et qui, au contraire, ont même été
l´occasion d´éveiller sa sensualité débridée600. De plus, la femme, nommée ironiquement « la
dévote », ne veut pas avouer son péché, mais préfère le cacher. Le mari se déguise alors en
cordelier et décide de donner une leçon à son épouse. Le travestissement lui permet d´acquérir
une autorité sacrée qu´il ne possèderait pas sans l´habit de moine. Le mari se retient de rire de
sa femme, connaissant la vérité sur elle et voyant ses efforts à dissimuler son péché:

« Et comme ignorant sa maladie, lui demanda la cause de son mal, qui lui répondit qu´était un catarrhe
et qu´elle ne se pouvait aider de bras ni de jambes. Le mari, qui avait belle envie de rire, fit semblant
d´en être bien marri » (p.311).

Ici, le rire a lieu dans le contexte de l´amour-folie601 de la femme pour le cordelier qui est un
des rares religieux du recueil à ne pas être présenté négativement 602. Le mari rit à la fois du

600 « Le petit page (…) lui conta tout le fait et lui montra les lettres que sa maîtresse écrivait au prêcheur. Dont le
mari fut autant émerveillé et marri comme il avait été tout assuré, toute sa vie, de la loyauté de sa femme où
jamais n´avait connu faute. Mais lui, qui était sage, dissimula sa colère et, pour connaître du tout l´intention de sa
femme, va faire une réponse comme si le prêcheur la merciait de sa bonne volonté, lui déclarant qu´il n´en avait
moins de son côté » (p.310).
601 « Déjà était la mi-carême que la dame ne laissa, ni pour Passion ni pour Semaine Sainte, sa manière
accoutumée de mander par lettres au prêcheur sa furieuse fantaisie. Et lui semblait, quand le prêcheur tournait les
yeux du côté où elle était, ou qu´il parlait de l´amour de Dieu, que tout était pour l´amour d´elle » (p.310) ;
« Ainsi ce feu, sous titre de spirituel, fut si charnel que le cœur qui en fut si embrasé brûla tout le corps de cette
pauvre dame. Et tout ainsi qu´elle était tardive à sentir cette flamme, ainsi elle fut prompte à enflammer, et sentit
plus tôt le contentement de sa passion qu´elle ne connut être passionnée. Et comme toute surprise de son ennemi
Amour, ne résista plus à nul de ses commandements. Mais le plus fort était que le médecin de ses douleurs était
ignorant de son mal. Parquoi, ayant mis dehors toute crainte qu´elle devait avoir de montrer sa folie devant un si
sage homme, son vice et sa méchanceté à un si vertueux homme de bien, se mit à lui écrire l´amour qu´elle lui
portait, le plus doucement qu´elle put pour le commencement » (p.309).
602 Les devisants semblent ne pas tous être contre les religieux. Géburon dit, p.294: « Je suis bien marri,
mesdames, de quoi la vérité ne nous amène des contes autant à l´avantage des Cordeliers comme elle fait à leur
désavantage, car ce me serait grand plaisir, pour l´amour que je porte à leur ordre, d´en savoir quelqu´un où je

173
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

coup qu´il fait (le vrai cordelier n´apprendra jamais l´amour de la femme, vu que le mari
intercepte les lettres de son épouse et empruntera l´habit monastique pour simuler le
religieux) et de la folie de sa femme qui, au lieu de progresser vers le vrai sacré, s´attache
davantage au corps lors de cérémonies religieuses. Le rire du mari de la N35 a pour objet la
mauvaise perception de la réalité par sa femme, croyant à l´amour du prêtre, car aveuglée par
ses passions nées dans le milieu du « sacré institué ». Ce milieu est-il source d´autres rires
dans notre recueil de nouvelles ?

Nous pensons pouvoir répondre à cette question par l´affirmative : Le rire peut être suscité par
un comportement peu orthodoxe en matière de religion. L´Heptaméron comprend un autre
exemple de ce rire603. Nous plaçons néanmoins cette occurrence de rire dans ce chapitre. Il
s´agit de la N65, où les personnes présentes dans l´église rient de la folie de la vieille femme
ayant allumé un cierge sur un homme dormant qui s´était mis à crier. Croyant au miracle,
même si le déroulement naturel des faits est clair pour la plupart des personnages présents604,
la vieille femme est ridiculisée605. La peur rend la vieillarde « comme toute hors de sens » et
la conduit à proclamer l´événement comme miracle. Les personnages présents sont soit
impliqués dans la propagation du miracle (« sonner les cloches ») soit ils veulent en être
témoins eux-mêmes (« voir le miracle »). Le fait de « crier miracle » est déjà transformé en
vrai miracle, ce qui montre l´avidité humaine à voir des interventions surnaturelles. La
mauvaise perception de la réalité est donc ici source d´hilarité pour une partie du public ainsi
que le réflexe religieux de la fidèle :

« Et la bonne femme les mena voir l´image qui était remuée; qui donna occasion à plusieurs de rire,
mais les plusieurs ne s´en pouvaient contenter, car ils avoient bien delibéré de faire valoir ce Sépulcre et

les puisse bien louer. Mais nous avons tant juré de dire vérité que je suis contraint, après le rapport de gens si
dignes de foi, de ne la celer, vous assurant, quand les religieux feront acte de mémoire à leur gloire, que je
mettrai grand peine de le faire trouver beaucoup meilleur que je n´ai fait à dire la vérité de cette-ci ». De même,
dans le débat 43, pp.359-360, Nomerfide dit: « Je n´ai ouï nul ni nulle de céans qui se soit épargné à parler au
désavantage des Cordeliers. Et pour la pitié que j´en ai, je suis délibérée, par le conte que je vous vais faire, d´en
dire du bien ».
603 Les rieurs ne sont pas décrits assez longuement pour pouvoir être classifiés avec certitude comme « bons ».
604 « Mais l´image, qui n´était insensible, commença à crier, dont la bonne femme eut si grand peur que, comme
toute hors du sens, se prit à crier miracle, tant que tous ceux qui étaient dedans l´église coururent, les uns sonner
les cloches, les autres à voir le miracle » (p.454).
605 Pour l´interprétation de cette nouvelle, voir Miernowski in Narrations brèves, op.cit., p.192 : « Si les images
sont trompeuses, si l´interprétation des signes peut être équivoque ou franchement erronée, où reconnaître la
vérité ? Dans l´intention, comme le stipule le commentaire augustinien de la première épître de saint Jean. C´est
l´intention qui confère la valeur à l´acte, c´est elle qui peut faire du geste liturgique le signe d´une simple piété
ou une conjuration superstitieuse. Seulement la difficulté est que l´intention se dérobe aussi bien à la parole
qu´au jugement. Comme dit Oisille : Celles qui moins en savent parler sont celles qui ont plus de sentiment de
l´amour et volonté de Dieu ; parquoi ne faut juger que soi-mêmes ».

174
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

en tirer autant d´argent que du crucifix qui est sur le pupitre, lequel l´on dit avoir parlé » (p.454, nous
soulignons).

Dans le débat 44, Parlamente a explicité le thème de la folie ainsi : c´est folie de rester dans la
superstition, de ne pas accéder au « vrai » sacré :

« Celles qui, pour fréquenter leur couvent et porter leurs patenôtres marquées de tête de mort et leurs
cornettes plus basses que les autres, cuident être les plus sages, sont celles que l´on peut dire folles, car
elles constituent leur salut en la confiance qu´elles ont en la sainteté des iniques, que pour un petit
d´apparence elles estiment demi-dieux » (p.361).

De plus, la cupidité des laïcs et des religieux tentant de profiter de la pensée sacrale 606 des
hommes est thématisée dans cette nouvelle, mettant en même temps en doute la vérité du
miracle du crucifix parlant. La manière dont les personnages évoqués dans cette nouvelle
veulent exploiter financièrement la pensée sacrale est déviée parce qu´elle instrumentalise le
sacré et la foi des hommes. Les « plusieurs » de la N65 ne sont pas clairement identifiés quant
à leur statut de religieux ou de laïcs. Mais, dans d´autres nouvelles, le rire jaillit précisément
au sujet des religieux. Ce rire, en lien avec un comportement peu orthodoxe en matière de
religion, à quelles occasions jaillit-il ?

Les étranges pratiques de certains personnages ecclésiastiques autour de la confession 607 sont
souvent source d´étonnement et parfois de rire dans notre recueil de nouvelles. Il en est

606 La parole est attribuée à la matière, le mouvement à un objet matériellement figé, mais pourvu d´âme et de
vie par la pensée sacrale de quelques personnes. Or, dans sa partie finale, la nouvelle démasque la cupidité des
religieux par cette survalorisation de la chose destinée à la satisfaction d´un désir tout à fait matériel.
607 Au sujet de la confession et de l´aveu, voir Robert D. Cottrell, La grammaire du silence Ŕ Une lecture de la
poésie de Marguerite de Navarre, Paris : Champion, 1995 ; pp.178-179 : « Le mécanisme de la confession est au
cœur de la plupart des textes de Marguerite, à commencer par sa première lettre à Briçonnet. Michel Foucault a
parlé de la profonde influence de la décision du Concile de Latran (1215) imposant à tous les chrétiens de se
confesser au moins une fois par an, de pratiquer un examen de conscience et de révéler à leur confesseur leurs
pensées, sentiments et désirs les plus secrets. A la suite de cette décision, la société occidentale développa des
techniques confessionnelles complexes et fit de la confession l´un des rites essentiels conduisant à
l´établissement de la vérité. Analysant le processus par lequel l´homme moderne est devenu « une bête d´aveu »
(Michel Foucault, Histoire de la sexualité : La volonté de savoir, Paris : Gallimard, 1976, p.80) et la société
occidentale une « société singulièrement avouante » (ibid., p.79), Foucault fait les remarques suivantes sur la
nature du discours confessionnel : « L´aveu est un rituel de discours où le sujet qui parle coïncide avec le sujet
de l´énoncé ; c´est aussi un rituel qui se déploie dans un rapport de pouvoir, car on n´avoue pas sans la présence
au moins virtuelle d´un partenaire qui n´est pas simplement l´interlocuteur, mais l´instance qui requiert l´aveu,
l´impose, l´apprécie et intervient pour juger, punir, pardonner, consoler, réconcilier ; un rituel où la vérité
s´authentifie de l´obstacle et des résistances qu´elle a eu à lever pour se formuler ; un rituel enfin où la seule
énonciation, indépendamment de ses conséquences externes, produit, chez qui l´articule, des modifications
intrinsèques : elle l´innocente, elle le rachète, elle le purifie, elle le décharge de ses fautes, elle le libère, elle lui
promet le salut » (ibid., pp.82-83) ».

175
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

certainement ainsi dans la N41, où une noble dame cherche un religieux pour confesser toute
sa maison et la préparer à Noël durant la période de l´Avent. Un confesseur, ayant bonne
réputation608, lui est envoyé par la congrégation religieuse voulant s´assurer le soutien
financier de la dame, mais ce prêtre veut profiter du tête-à-tête de la confession pour violer
une dame d´honneur:

« Et retournée la comtesse de l´église, la dame d´honneur lui fit la plainte de prêcheur, dont elle fut bien
marrie et étonnée, vu la bonne opinion qu´elle avait de lui. Mais son courroux ne la put garder qu´elle
ne rît bien fort, vu la nouvelleté de la pénitence. Si est-ce que le rire n´empêcha pas aussi qu´elle ne le
fît prendre et battre en sa cuisine, où à force de verges il confessa la vérité. Et après, elle l´envoya pieds
et poings liés à son gardien, le priant qu´une autre fois il baillât commission à plus gens de bien de
prêcher la parole de Dieu » (p. 341, nous soulignons).

La colère609 n´empêche pas le rire et ce dernier, à son tour, ne prévient pas la réaction: la
dame fait battre et expulser le religieux fautif. Le rire provient de l´étonnement causé par la
nouveauté proposée en pénitence, et sans doute aussi du jugement de la dame: le cordelier a
commis une action folle, alors que la dame le croyait impeccable. Le cordelier n´est donc pas
digne de sa tâche. C´est dans la quête charnelle que les religieux des nouvelles de
l´Heptaméron commettent leurs actes de transgression les plus graves et les plus récurrents
dans le recueil. D´autres nouvelles du recueil font du religieux le sujet focal du récit : N1, 5,
22, 31, 41, 46, 48, 60 et 61.

Quelles sont les formes du sacré institué devenant cadre ou source de rire dans les nouvelles ?
Nous avons vu jusqu´à présent la prédication, la prière accompagnée de l´offrande de cierges,
ainsi que la confession. Dans la N13, le pélerinage en Terre Sainte est évoqué et l´assuidité à
réaliser ce pieux voyage est le ressort déclenchant l´action de la nouvelle. Nous classons ici
les rires de la dame de la N13610, parce que le début du récit évoque le pélerinage à Jérusalem,
mais aussi parce que la dame est d´emblée présentée comme dévote :

608 « Le gardien chercha le plus cru digne qu´il eut de faire tel office, pour les grands biens qu´ils recevaient de
la maison d´Egmont et de celle de Fiennes dont elle était. Comme ceux qui sur tous autres religieux désiraient
gagner la bonne estime et amitié des grandes maisons, envoyèrent un prédicateur, le plus apparent de leur
couvent » (p.340).
609 Il est intéressant de constater dans cette nouvelle le mélange de sentiments paraissant opposés : le rire et la
colère.
610 Nicole Cazauran : « Sur trois récits de L´Heptaméron : De l´importance des arrière-plans » in Nouvelle Revue
du Seizième Siècle, 2003, n°21/2, pp.5-20 ; ici p.18: « On admettra sans peine que la nouvelle ne soit ni tragique
malgré le tableau de mort héroïque, ni comique malgré les rires devant une tromperie réussie. Il y a d´autres
exemples, dans L´Heptaméron de ce ton moyen ou plutôt, en l´occurrence, mobile ».

176
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Une dame fort dévote, mariée à un gentilhomme de pareille volonté. Et combien que son mari fût
vieux, et elle belle et jeune, si est-ce qu´elle le servait et aimait comme le plus beau et le plus jeune
homme du monde. Et pour lui ôter toute occasion d´ennui, se mit à vivre comme une femme de l´âge
dont il était, fuyant toute compagnie, accoutrements, danses et jeux que les jeunes femmes ont
accoutumé d´aimer, mettant tout son plaisir et récréation au service de Dieu » (p.139, nous soulignons).

Un gentilhomme611 survient et tombe amoureux d´elle. A travers ses récits de voyage, il


essaie de faire comprendre son amour à la dame, mais celle-ci n´y répondra pas. Après le
départ du gentilhomme, la dame courtisée envoie une bague et une lettre à l´épouse délaissée
de ce dernier, lui faisant croire que son mari l´aima jusqu´au bout. Le messager de cette lettre,
connaissant les données réelles, observe le comportement de la pauvre dame qui ne se rend
pas compte de la tromperie :

« Et quand la bonne vieille vit la lettre et l´anneau, il ne faut pas demander combien elle pleura de joie
et de regret d´être aimée et estimée de son bon mari, de la vue duquel elle se voyait être privée. Et en
baisant l´anneau plus de mille fois l´arrosait de ses larmes, bénissant Dieu qui sur la fin de ses jours lui
avait redonné l´amitié de son mari, laquelle elle avait tenue longtemps pour perdue. Et remerciant la
religieuse qui était cause de tant de bien, à laquelle fit meilleure réponse qu´elle put, que le messager
rapporta en bonne diligence à sa maîtresse, qui ne la lut ni n´entendit ce que lui dit son serviteur sans
rire bien fort » (p.147, nous soulignons).

Notre jeune dame rit en s´apercevant de la crédulité612 de la veuve du capitaine qu´elle


rencontre en Normandie. D´habitude si dévote, elle rit aussi de son propre tour qui a causé du
bien à l´aide d´un mensonge:

« Et en ce disant lui montra l´anneau qu´elle avait au doigt comme le signe de sa parfaite amitié, qui ne
fut sans grandes larmes, dont la dame, quelque regret qu´elle en eût, avait tant envie de rire, vu que de
sa tromperie était sailli un tel bien, qu´elle ne la voulut présenter à Mme la Régente, mais la bailla à une
autre et se retira en une chapelle où elle passa l´envie qu´elle avait de rire » (p.150, nous soulignons).

L´impression de « flou » se dégageant de ce récit est reprise par Nicole Cazauran qui note le
suspens laissé par cette nouvelle613.

611 Ce gentilhomme est peu décrit dans la N13 : « vint à la cour un gentilhomme qui souvent avait été à la guerre
sur les Turcs, et pourchassait envers le Roi de France une entreprise sur une de leurs villes, dont il pouvait venir
grand profit à la chrétienté » (p.139-140).
612 A ce sujet, voir aussi notre partie III.II.1.3.
613 Voir Nicole Cazauran, op.cit., p.18: « Tout reste en suspens, d´un suspens radical, sans autre exemple, je
crois, dans L´Heptaméron. Les conteurs de Sarrance ont d´ordinaire pour représenter leurs acteurs une très
lucide autorité qui prétend les percer à jour et ils préfèrent pour leurs contes un point final qui ne se résolve pas
en points d´interrogation. Ce suspens, il est vrai, n´est pas avoué comme si Parlamente s´en tenait sans hésiter à
ce que lui a dit l´héroïne : la mort du héros le laisse à la fois dans son double rôle de serviteur « parfaict » et de
mari repentant ».

177
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Un autre type de sacré institué sert de cadre au rire bruyant déclenché par les personnages de
la première nouvelle de la deuxième journée. La N11 (des éditions à l´exception de celle de
Gruget) se déroule, en effet, dans un monastère de cordeliers, où se sont réunis de nobles
personnages614. Le « retrait » du monastère, où Madame de Roncex est pressée d´aller, est
extrêmement sale615 et la dame s´y salit. La N11 finit par un rire général des personnages
masculins impliqués, puis de la dame de Roncex elle-même et ce rire sera continué par les
auditeurs-devisants:

« A ce cri-là entrèrent les gentilshommes, qui virent ce beau spectacle et ne trouvèrent autre Cordelier
qui la tourmentât, sinon l´ordure dont elle avait les fesses engluées. Qui ne fut pas sans rire de leur côté,
ni sans grande honte du côté d´elle. Car en lieu d´avoir des femmes pour la nettoyer, fut servie
d´hommes qui la virent nue, au pire état qu´une femme se pourrait montrer. (…) Elle se fût volontiers
courroucée du secours que lui amena La Mothe, mais, entendant que la pauvre fille cuidait qu´elle eût
beaucoup pis, changea sa colère à rire comme les autres » (pp.130-131, nous soulignons).

L´équation cordelier = ordure616 est symbolique pour la valeur qu´ont les religieux dans
l´esprit du narrateur. Il y a ici deux vitesses dans le rire des personnages : Les hommes rient
en premier et par surprise de voir autre chose (une femme nue et salie par des excréments)
que ce qu´ils n´attendaient (des cordeliers voulant violer une faible femme) :

« La pauvre fille qui avait ouï autrefois faire des contes de la malice des Cordeliers, soupçonnant que
quelques-uns fussent cachés là-dedans qui la voulussent prendre par force, courut tant qu´elle put, disant
à tous ceux qu´elle trouvait : « Venez secourir Mme de Roncex que les Cordeliers veulent prendre par
force en ce retrait ! » Lesquels y coururent en grande diligence » (p.130).

Plusieurs causes du rire sont présentes : Cette situation était inattendue et, de plus, la vision
publique des parties génitales provoque toujours l´esclaffement617. Le soupçon de la suivante
n´est pas justifié dans cette situation, mais le fait que toute la compagnie l´a tenu pour vrai est

614 Cela reflète la situation des devisants au monastère de Sarrance.


615 « (La dame de Roncex) entra toute seule en un retrait assez obscur, lequel était commun à tous les Cordeliers,
qui avaient si bien rendu compte en ce lieu de toutes leurs viandes que tout le retrait, l´anneau et la place, et tout
ce qui était, étaient tout couverts du moût de Bacchus et de la déesse Cérès passé par le ventre des Cordeliers »
(p.130).
616 Voir Loskoutoff, art.cit.
617 Voir à ce sujet notre partie I.I.3.3.1 sur Laurent Joubert ; voir également Freud (Sigmund), Der Witz und
seine Beziehung zum Unbewussten Ŕ Der Humor, Francfort: Fischer, 1992 (1940), p.112: „Die Neigung, das
Geschlechtsbesondere entblösst zu schauen, ist eine der ursprünglichen Komponenten unserer Libido. Sie ist
selbst vielleicht bereits eine Ersetzung, geht auf eine als primär zu supponierende Lust, das Sexuelle zu
berühren, zurück. Wie so häufig, hat das Schauen das Tasten auch hier abgelöst. Die Schau- oder Tastlibido ist
bei jedermann in zweifacher Art, aktiv und passiv, männlich und weiblich, vorhanden, und bildet sich je nach
dem Überwiegen des Geschlechtscharakters nach der einen oder der anderen Richtung überwiegend aus“.

178
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

révélateur d´une opinion négative sur les religieux cordeliers. Madame de Roncex parviendra
malgré tout à rire :

« Elle se fût volontiers courroucée du secours que lui amena La Mothe, mais, entendant que la pauvre
fille cuidait qu´elle eût beaucoup pis, changea sa colère à rire comme les autres » (p.131, nous
soulignons).

Le rire de la dame, décalé dans le temps, provient d´un effet de libération : elle réalise que le
message, le cri qu´elle a émis, n´était pas univoque. De plus, la situation de viol imaginée par
la suivante aurait réellement pu se produire, auquel cas les secours seraient arrivés à temps.
Finalement, rien de vraiment grave ne s´est produit, c´est ce qui soulage la dame de Roncex
surprise. Les cordeliers sont, en effet, moins pervers que les personnages ne se l´étaient
imaginé.

Avant de conclure cette partie, nous aimerions mentionner un cas à part qui est celui d´un rire
n´étant pas directement en lien avec le sacré institué. Ce rire est plutôt causé par une
méconnaissance de soi-même de la part d´une dévote. En effet, dans la N16, l´héroïne est
présentée comme un modèle de sagesse et même de sainteté :

«Une dame estimée une des plus honnêtes femmes qui fût de ce temps-là en la ville de Milan. Elle avait
épousé un comte italien et était demeurée veuve, vivant en la maison de ses beaux-frères sans jamais
vouloir ouïr parler de se remarier, et se conduisait si sagement et saintement qu´il n´y avait en la duché
Français ni Italien qui n´en fît grande estime » (p.172, nous soulignons).

Un jeune homme618 tombe amoureux d´elle et la poursuit hardiment. Elle se tient cachée, mais
le jeune homme parvient à lui parler. Avant de s´abandonner à lui, la dame teste le courage de
son amant en demandant à ses chambrières de faire du bruit devant la porte lors de leur
première rencontre. Le gentilhomme s´avère brave et demande finalement à sa dame pourquoi
elle l´a soumis à ces épreuves. La réponse de la dame est faite en riant: elle avoue qu´elle
avait décidé de ne plus aimer, mais son coeur n´a pas pu se soumettre à cette décision de la
tête. Le rire provient du fait qu´elle réalise ne pas être totalement maîtresse d´elle-même. Ce
rire est donc suscité par la prise de conscience que l´être humain ne peut pas se connaître
entièrement619. La nouveauté de cette révélation sur son propre être la surprend :

« Mais voyant que le jour approchait, la pria de lui dire pourquoi elle lui avait fait de si mauvais tours,
tant de la longueur du temps qu´il avait attendu que de cette dernière entreprise. Elle, en riant, lui

618 Ce jeune homme est décrit ainsi : « Il n´y avait Français en Italie plus digne d´être aimé que cettui-là »
(p.172).
619 Voir notre partie III.I.1.

179
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

répondit: « Ma délibération était de jamais n´aimer, ce que depuis ma viduité j´avais très bien su garder.
Mais votre honnêteté (...) me fit changer propos » » (p.175).

Pour conclure ce sous-chapitre, nous pouvons dire que l´Heptaméron contient différents rires
du personnage moralement bon en lien avec le « sacré ». Dans la plupart de ces nouvelles, le
bon personnage rit d´un comportement peu réfléchi en matière religieuse, comme par exemple
d´un réflexe religieux. Le bon rit aussi de l´autre si celui-ci est sujet à une mauvaise
perception de la réalité. Diverses situations du sacré institué sont le cadre de rires dans les
nouvelles de l´Heptaméron : le pélerinage, les cordeliers de l´institution monastique jugés
plus pervers qu´ils ne le sont en réalité, ainsi que les pratiques étranges comme la punition
charnelle après la confession.

A travers le rire du bon personnage en face d´un attachement superstitieux ou inapproprié au


sacré, Marguerite de Navarre donne un enseignement quant au regard observateur et réaliste à
adopter en matière de religion. Les réflexes religieux sont à proscrire car ils relèvent d´un
mécanisme et ne sont pas rapport vivant avec le vrai sacré. Ils ne résultent pas d´un libre
choix réfléchi de la part de la personne, mais plutôt d´une indoctrination de l´extérieur ou bien
de clichés.

II.II.2.1.2) Le rire sans lien explicite avec la religion

Quand le bon personnage rit-il en dehors du contexte religieux ? Ce rire est-il justifié ?

Dans la N42, une femme du peuple est en position de supériorité morale par rapport à un
homme noble. Son rire s´oppose à la peur de se voir violer par un aristocrate, croyant avoir
des droits sur elle. La jeune bourgeoise vertueuse (« fille assez belle pour une claire brune, et
d´une grâce qui passait celle de son état (car elle semblait mieux gentille femme ou princesse
que bourgeoise) », p.344), qui auparavant avait essayé de convaincre le prince qu´elle ne
pouvait se donner à lui620, rit des moyens que le « gentilhomme »621 veut employer pour la

620 La fille dit : « Arrêtez-vous donc à celles à qui vous ferez plaisir en achetant leur honneur, et ne travaillez
plus celle qui vous aime plus que soi-même. Car s´il fallait que votre vie ou la mienne fût aujourd´hui demandée
de Dieu, je me tiendrais bien heureuse d´offrir la mienne pour sauver la vôtre, car ce n´est faute d´amour qui me
fait fuir votre présence, mais c´est plutôt pour en avoir trop à votre conscience et à la mienne ; car j´ai mon
honneur plus cher que ma vie » (p.348).

180
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

contraindre à l´aimer. Ce dernier pensait, de plus, gagner facilement l´amour de cette fille :
« Et pource qu´il la connaissait de bas et pauvre lieu, espéra recouvrer facilement ce qu´il en
demandait » (p.344). A travers le discours indirect, nous apprenons les sentiments nobles de
la jeune fille:

« Elle le suppliait ne la penser si sotte qu´elle estimât qu´il eût une telle opinion d´elle que de lui porter tant
d´amitié ; et aussi que, s´il pensait à cause de son pauvre état la cuider avoir à son plaisir, il se trompait, car
elle n´avait le cœur moins honnête que la plus grande princesse de la chrétienté, et n´estimait trésor au
monde au prix de l´honnêteté et de la conscience ; le suppliant ne la vouloir empêcher de toute sa vie garder
ce trésor, car pour mourir elle ne changerait d´opinion » (p.345).

Par le rire, la fille montre qu´elle est moralement supérieure au gentilhomme. De plus, son rire
se substitue à la peur que le jeune aristocrate veut lui faire, démontrant l´horizon large de la
fille. Elle dit:

« « J´aime mieux l´honnête pauvreté que tous les biens qu´on saurait désirer ». Le gentilhomme, voyant
cette rudesse, pensa qu´il la fallait avoir par cruauté, et vint à la menacer de l´autorité et puissance de
son maître. Mais elle, en riant, lui dit: « Faites peur de lui à celles qui ne le connaissent point, car je sais
bien qu´il est si sage et si vertueux que tels propos ne viennent de lui, et suis sûre qu´il vous désavouera
quand vous les conterez. Mais quand il serait ainsi que vous le dites, il n´y a tourment ni mort qui me
sût faire changer d´opinion » » (p.349, nous soulignons).

L´égalité des cœurs est proclamée par la jeune femme de la N42, largement supérieure du
point de vue moral à son prétendant pourtant issu de la noblesse. Le rire de la fille pourrait
aussi résulter d´un instant de peur face au danger de l´aggression. Cette ambiguïté quant à la
nature du rire se retrouve dans la N17, mettant face à face trois hommes, dont un prince, un
gentilhomme lui étant dédié et un seigneur étranger, dont les intentions aussi bien que la vraie
nature restent mystérieuses.

En effet, dans la N17, le roi apprend que le seigneur Guillaume, « autant estimé beau et hardi
gentilhomme qui fût point en Allemagne », a l´intention de le tuer. Guillaume étant un
courtisan apprécié par le roi, le loyal serviteur de La Trémouille qui apprend son intention de
tuer le suzerain, ne peut pas le croire : « Il était impossible qu´un si honnête gentilhomme et
tant homme de bien entreprît une si grande méchanceté » (p.178). Le roi, mis au courant de
l´intention de Guillaume, veut tester ce dernier, s´exposant par là à une situation fort
dangereuse : « Dont le gouverneur, brûlant de l´amour de son maître, lui demanda congé ou
de le chasser, ou d´y donner ordre. Mais le Roi lui commanda expressément de n´en faire nul
semblant, et pensa bien que par autre moyen il en saurait la vérité » (p.178). Pendant la

621En effet, le jeune prince, âgé de quinze ans, est décrit ainsi au début de la nouvelle : « Des perfections, grâce,
beauté et grandes vertus de ce jeune prince, ne vous en dirai autre chose sinon qu´en son temps ne trouva jamais
son pareil » (pp.343-344).

181
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

chasse, il se met à l´écart avec son probable aggresseur et lui dévoile qu´il connaît son plan
meurtrier. Le seigneur Guillaume est soit vraiment étonné soit il joue alors l´étonnement622 et
affirme qu´une telle entreprise serait folie, à quoi le roi répond en riant. Il a une position
morale supérieure à ce (traître ?) gentilhomme : « Le Roi, en se prenant à rire, remit l´épée au
fourreau et, écoutant que la chasse était près de lui, piqua après le plus tôt qu´il put » (p.179,
nous soulignons). Le rire, découlant d´une part de la supériorité morale du roi par rapport au
seigneur Guillaume, peut aussi provenir du jeu avec la mort auquel le roi s´expose en s´isolant
en forêt avec un éventuel meurtrier. Guillaume quitte alors la cour le lendemain, sans que le
lecteur ait appris s´il était coupable d´une intention meurtrière ou non :

« Et le Roi, voyant sa mère et ses serviteurs étonnés de ce soudain partement, leur conta l´alarme qu´il
lui avait donnée, disant qu´encore qu´il fût innocent de ce qu´on lui mettait à sus, si avait été sa peur
assez grande pour l´éloigner d´un maître dont il ne connaissait pas encore les complexions » (p.180).

Le mystère des cœurs623 est particulièrement présent dans cette nouvelle, ne nous permettant
pas de trancher sur les vraies intentions du personnage de Guillaume. La N17 est également la
seule nouvelle de ce chapitre ne comportant que des relations de puissance d´homme à
homme, les autres contes ayant pour centre d´intérêt la relation amoureuse entre homme et
femme.

Non seulement causé par des raisons comme la peur, l´ambiguïté et le mystère des coeurs, le
rire peut également être une réaction d´étonnement face à quelque chose de nouveau,
d´inattendu. Le rire est donc suscité par un décalage dans le jugement moral sur un
personnage.

La question de la morale apparaît avec précision dans la N3, où le roi tombe amoureux d´une
femme mariée. Il envoie alors le mari de cette femme en voyage afin d´avoir main libre pour
la conquérir ; cela est exprimé avec subtilité, car il y a jeu sur le sacré Ŕ en effet, un parallèle
biblique est celui de l´épisode de David et Bethsabée624 : « Pource que l´homme croit
volontiers ce qu´il voit, il lui semblait que les yeux de cette dame lui promettaient quelque
bien à venir, si la présence du mari n´y donnait empêchement » (p.61). La reine apprend par le
discours pompeux d´un gentilhomme que son mari la trompe et reçoit en même temps la

622 « Le comte Guillaume lui répondit, avec un visage étonné : « Sire, la méchanceté de l´entreprise serait bien
grande, mais la folie de la vouloir exécuter ne serait pas moindre » (p.179).
623 A ce sujet, voir également notre partie III.II.2.2.
624 Voir 2 Samuel 11,4.

182
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

proposition d´entrer en relation amoureuse avec ce gentilhomme625. Une telle hardiesse,


créant une situation nouvelle, fait rire la reine :

« La Reine en riant lui répondit : « Combien que le Roi soit de plus délicate complexion que vous, si
est-ce que l´amour qu´il me porte me contente tant que je la préfère à toute autre chose »» (p.62, nous
soulignons).

Auparavant, la reine n´avait pas bien compris l´origine de la mélancolie de cet homme, mais
ce discours amoureux lui ouvre les yeux sur le fait nouveau de son amour pour elle :

« La Reine commença, tant par ses paroles que par sa contenance, à connaître que ce qu´il disait procédait
du profond du cœur, et va remémorer que, longtemps avait, il cherchait de lui faire service par telle affection
qu´il en était devenu mélancolique, ce qu´elle avait paravant pensé venir à l´occasion de sa femme ; mais
maintenant croyait-elle fermement que c´était pour l´amour d´elle » (p.63).

Nous voyons dans ce conte comment les personnages de l´Heptaméron tentent de lire dans les
cœurs et les intentions des autres. Ce jeu d´interprétation psychologique donne toute sa
profondeur à notre recueil.

Pourtant, dans les narrations de l´Heptaméron, le rire est rarement commenté. C´est un moyen
de percevoir un nouvel aspect de l´être humain, mais ce moyen n´est pas lui-même expliqué.
Dans la N54, le rire a une importance capitale. En effet, les thèmes de la vérité, de la
dissimulation, de la peur et du rire y sont liés. Le mari, sujet à une maladie étrange 626, et la
chambrière, tout en se croyant inobservés par l´épouse, rient et se baisent627. Mais quand la
dame, dont la vie est totalement consacrée à son mari628, voit leurs ombres reprendre plusieurs

625 « Madame, l´honneur est né avec vous, car vous êtes de si bonne maison que, pour être Reine ou Emperière,
ne sauriez augmenter votre noblesse. Mais votre beauté, grâce et honnêteté a tant mérité de plaisir que celle qui
vous en ôte ce qui vous appartient se fait plus de tort qu´à vous ; car, pour une gloire qui lui tourne à honte, elle
perd autant de plaisir que vous ni dame de ce Royaume ne sauriez avoir. Et vous puis dire, madame, que, si le
Roi avait mis sa couronne hors de dessus sa tête, il n´aurait nul avantage sur moi de contenter une dame, étant
sûr que, pour satisfaire à une si honnête personne que vous, il devrait vouloir avoir changé sa complexion à la
mienne » (p.62).
626 « Un gentilhomme nommé Thogas, lequel avait femme et enfants, et une fort belle maison, et tant de biens et
de plaisirs qu´il avait occasion de vivre content, sinon qu´il était sujet à une grande douleur au-dessous de la
racine des cheveux. Tellement que les médecins lui conseillèrent de découcher d´avec sa femme, à quoi elle se
consentit très volontiers, n´ayant regard comme à la vie et à la santé de son mari » (p.404).
627 « Contre ladite muraille voyait très bien le portrait du visage de son mari et celui de sa chambrière : s´ils
s´éloignaient, s´ils s´approchaient, ou s´ils riaient, elle en avait bonne connaissance comme si elle les eût vus. Le
gentilhomme qui ne se donnait de garde, étant sûr que sa femme ne les pouvait voir, baisa sa chambrière »
(p.405).
628 Cette femme de la N54 peut être attribuée à la catégorie des femmes fortes qui trouvent leur modèle dans la
Bible. A ce sujet, voir Aulotte (Robert) : « Figures de « femmes fortes » dans l´Heptaméron de Marguerite de
Navarre », in Narrations brèves Ŕ Mélanges de littérature ancienne offerts à Krystyna Kasprzyk, études réunies
et publiées par Piotr Salwa et Ewa Dorota Zolkiewska, Publications de l´Institut de Philologie Romane de
l´Université de Varsovie, 1993, pp.159-164, p.159. Aulotte range les femmes des N37, 38 et 54 parmi les

183
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

fois la position du baiser, elle commence à rire. La raison du rire est expliquée, ce qui est rare
dans l´Heptaméron:

« Elle eut peur que la vérité fût couverte dessous. Parquoi elle se prit tout haut à rire, en sorte que les
ombres eurent peur de son ris et se séparèrent. Et le gentilhomme lui demanda pourquoi elle riait si fort,
et qu´elle lui donnât part de sa joyeuseté. Elle lui répondit: « Mon ami, je suis si sotte que je ris à mon
ombre ». Jamais, quelque enquête qu´il en pût faire, ne lui en confessa autre chose » (p.405, nous
soulignons).

Le rire est ici très ambigu : d´un côté, il est signe de dévoilement associé à la supériorité
sociale. Le rire de l´épouse devrait faire prendre conscience au mari de la déchéance sociale
que lui inflige cette relation. Par le rire, l´épouse montre aux deux protagonistes conjoints par
le baiser, qu´elle a découvert leur manège. Le mari feint d´ignorer la raison de ce rire et
demande des explications à sa femme. Le rire est ce qui exprime la découverte d´une liaison
secrète, la surprise de quelque chose d´intime629 ; il exprime l´accès inattendu à une
connaissance nouvelle630. Ce rire peut donc aussi être une réaction nerveuse face à la
découverte de l´infidélité conjugale du mari, une peur face aux côtés cachés et inconnus de
l´âme. Or, la femme ne veut pas avouer sa découverte et prétend être sotte. Un troisième sens
de ce rire pourrait être le but purificateur631 : la femme veut par là remettre son mari sur le
chemin de la vertu.

Nous remarquons la polyphonie des rires dans ce chapitre. Quand le rire ne touche pas le
domaine du sacré, il est beaucoup moins évident de déterminer son origine exacte. Mais nous

« femmes fortes dans le sens général du poème qui conclut le biblique Livre des proverbes 31, 10-31. Ce poème
présenta la « femme forte » (expression utilisée par Lefèvre d´Etaples dans sa traduction, en 1530, du Libre des
Proverbes) dans ses fonctions d´épouse, de maîtresse de maison et de mère. Elle est intelligemment active, veille
à la bonne marche de sa maison, craint Dieu et mérite l´amour confiant de son mari, auquel elle apporte « bien-
être et non du mal tous les jours de sa vie » ».
629 En effet, la dame était convaincue que son mari n´aimait qu´elle : « et trouvait bon que ses serviteurs et
servantes fissent passer le temps à son mari, pensant qu´il n´eût amitié à autre qu´à elle » (p.405).
630 Voir la théorie sur la nouvelle dans notre partie I.I.3.3.4.
631 Au sujet de ce rire et du baiser, voir Aulotte, art.cit. in Narrations brèves, op.cit., p.160 : « Pour empêcher
que ce qui n´est encore à ses yeux que jeu plaisant, sans grande conséquence, ne devienne, à la longue, pratique
sacrilège, elle se prend « tout haut à rire », d´un ris auquel elle prête une vertu purificatrice. (S´entrebaiser est au
XVIe siècle une pratique courante qui peut n´être que de gentille civilité. Au cours de certaines danses, comme
la Piémontoise, les danseurs s´entrebaisent, sans qu´il y ait là marque d´intimité particulière. N´est choquant que
le baiser « à la mode d´Italie » avec jeux de langue dans la bouche. Voir à ce sujet l´amusante nouvelle 78 des
Nouvelles Récréations et joyeux devis de Bonaventure des Périers, pp.276-279, éd. K. Kasprzyk, Paris, 1980. Sur
une opposition aux pratiques peccamineuses Ŕ venues d´Italie Ŕ d´expression corporelle de l´amour dans les
danses, consulter A. Wéry, La danse écartelée de la fin du Moyen Age à l´Age classique. Mœurs, esthétiques et
croyances en Europe romane, Paris, 1992, p.196s) ».

184
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

remarquons une constante : le rire est souvent dû à une méprise, un jugement éronné
engendrant alors une nouvelle situation, source d´étonnement.
Dans la N66, cela est particulièrement visible. Cette nouvelle est introduite comme « conte
risible advenu au Roi et à la Reine de Navarre » (p.456, nous soulignons). Une vieille
servante confond le couple royal - c´est-à-dire Jeanne d´Albret, la fille de Marguerite de
Navarre, et son mari Antoine de Bourbon - avec des vilains dont elle veut révéler
publiquement la fornication. La vieille chambrière insulte le jeune roi et la reine de Navarre
couchés, en employant un langage et un comportement tellement inattendus et déplacés632
qu´ils font rire les jeunes mariés. Leur rire est si fort qu´il leur coupe la parole : « M. de
Vendôme et Mme la princesse, le visage l´un contre l´autre, riant si très fort que l´on ne
pouvait dire mot »633 (p.456, nous soulignons). La chambrière réalise la méprise, prend peur
et implore pitié, ce qui lui est accordé par le couple princier. « Et ainsi laissa les prince et
princesse enfermés à rire de leur aventure » (p.457, nous soulignons). De nouveau, le rire
surgit dans un contexte où la légitimité de l´amour est mise en cause par une personne se
croyant hiérarchiquement supérieure, mais se révèle être très inférieure dans le cadre social.
Cette relation triangulaire entre l´être véritable, l´être tel que le personnage se l´imagine soi-
même et le paraître est également bien présente dans la N43.

Cette N43, dont l´héroïne est Jambique, considérée comme la plus chaste et la plus vertueuse,
nous montre l´orgueil d´une femme, prête à mentir et à sacrifier son amour pour garder sa
bonne réputation :

« Une grande princesse et de grande autorité, et avait en sa compagnie une demoiselle nommée Jambique,
fort audacieuse, de laquelle la maîtresse était si fort abusée qu´elle ne faisait rien que par son conseil,
l´estimant plus sage et vertueuse demoiselle qui fût point de son temps. Cette Jambique réprouvait tant la
folle amour que, quand elle voyait quelque gentilhomme amoureux de l´une de ses compagnes, elle les
reprenait fort aigrement et en faisant si mauvais rapport à sa maîtresse que souvent elle les faisait tancer.
Dont elle était beaucoup plus crainte qu´aimée de toute la compagnie » (p.354).

632 « Il vit entrer une grande vieille chambrière qui alla tout droit à leur lit. Et pour l´obscurité de la chambre ne
les pouvait connaître. Mais, les entrevoyant bien près l´un de l´autre, si prit à crier : « Méchante, vilaine, infâme
que tu es ! Il y a longtemps que je t´ai soupçonnée telle, mais ne le pouvant prouver, ne l´ai osé dire à ma
maîtresse. A cette heure est ta vilenie si connue que je ne suis point délibérée de la dissimuler. Et toi, vilain
apostat, qui as pourchassé en cette maison une telle honte de mettre à mal cette pauvre garce, si ce n´était pour la
crainte de Dieu, je t´assommerais de coups, là où tu es ! Lève-toi, de par le diable ! lève-toi, car encore semble-t-
il que tu n´as point de honte ! » (p.456).
633 Voir notre partie I.I.3.2.3.1 pour le rire interdit dans les monastères car coupant la parole (et laissant donc le
corps dominer l´esprit).

185
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Mais, au niveau de l´être véritable de Jambique, il en va autrement :

« Car il y avait un gentilhomme au service de sa maîtresse, dont elle était si fort éprise qu´elle n´en pouvait
plus porter. Si est-ce que l´amour qu´elle avait à sa gloire et réputation la faisait en tout dissimuler son
affection. Mais après avoir porté cette passion bien un an, ne se voulant soulager comme les autres qui
aiment, par le regard et la parole, brûlait si fort en son cœur qu´elle vint chercher le dernier remède. Et pour
conclusion, avisa qu´il valait mieux satisfaire à son désir, mais qu´il n´y eût que Dieu seul qui connût son
cœur, que de le dire à un homme qui le pouvait révéler quelque fois » (pp.354-355, nous soulignons).

L´amant promet à Jambique, masquée, de ne jamais rechercher qui elle est. Mais la volonté de
connaître l´identité de sa maîtresse le hante. Dans la figure de l´amant, nous voyons que
l´humanité de l´homme est dans cette extraordinaire tendance à la connaissance, au
dévoilement du vrai visage. Le désir charnel serait bestialité s´il se consommait sans la
médiation de la parole et sans la reconnaissance de l´identité du sujet. L´amour et l´anonymat
sont donc inconciliables. L´amant est soudain inquiet que Jambique ne soit une envoyée des
puissances du mal :

« Et continuèrent longuement cette vie, sans qu´il s´aperçût jamais qui elle était, dont il entra en une grande
fantaisie, pensant en lui-même qui ce pouvait être, car il ne pensait point qu´il y eût femme au monde qui ne
voulût être vue et aimée. Et se douta que ce fût quelque malin esprit, ayant ouï dire à quelque sot prêcheur
que qui aurait vu le diable au visage l´on n´aimerait jamais. En cette doute-là, se délibéra de savoir qui était
cette-là qui lui faisait si bonne chère » (p.356).

Le gentilhomme décide de percer à jour le secret de l´identité de son amante. Or, à partir du
moment où l´amant accède à la lumière de la connaissance par le dévoilement de l´être du
protagoniste, la liaison se défait. Le gentilhomme, amant de Jambique, rit de la simulation de
cette femme: « Le gentilhomme, voyant une si grande fiction, ne se put tenir de se prendre à
rire et de lui dire... » (p.357, nous soulignons). Jambique refuse alors d´avouer son vrai être et
sa faiblesse, utilisant la religion comme garantie:

« Jambique, faisant un grand signe de croix, lui dit : « Vous avez perdu votre entendement, ou vous êtes
le plus grand menteur du monde (…) » (…) Dont elle fut si outrée de colère qu´elle lui dit qu´il était le
plus méchant homme de monde, qu´il avait controuvé contre elle une mensonge si vilaine qu´elle
mettrait peine de l´en faire repentir » (p.358, nous soulignons).

Elle ne veut pas être reconnue comme pécheresse afin de pouvoir continuer à prêcher aux
autres634. La vérité sur Jambique, c´est-à-dire l´écart entre être et paraître, ne peut être
reconnue publiquement, car Jambique a trop d´influence auprès de sa maîtresse qui fait

634 En effet, sa fonction sociale est celle de rapporteuse.

186
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

éloigner l´amant de la cour. Ici, aucun rire ne peut être suscité auprès du public, car on ne se
moque pas de personnages influents635. S´applique alors l´affirmation que Géburon a
exprimée auparavant : « Celui qui se cuide sage est fou devant Dieu » (p.326).

Un rire très violent apparaît dans un cas semblable, concernant une femme vicieuse qui ne
veut pas confesser son péché. Ceci apparaît dans la N53:

« « M´amie, dit le prince, je ne serai jamais malade de veiller, quand je garde de dormir ceux qui me
cuident tromper ». Et en disant ces paroles se prit tant à rire qu´elle le supplia lui vouloir conter ce que
c´était. Ce qu´il fit tout du long, en lui montrant la peau du loup que son valet de chambre avait
apportée. Et après qu´ils eurent passé le temps aux dépens des pauvres gens, s´en allèrent dormir d´aussi
gracieux repos que les deux autres travaillèrent la nuit en peur et en crainte que leur affaire fût révélée »
(p.402, nous soulignons).

Résumée brièvement, l´histoire est la suivante : Le prince de Belhôte, caractérisé comme


« autant honnête, vertueux, sage et beau prince qu´il y en avait point en la cour » (p.398) est
amoureux d´une dame veuve de Neufchâtel, femme de grande beauté et richesse (« qui avait
la réputation d´être la plus belle que l´on eût su regarder »). L´épouse du prince n´est pas aussi
belle, mais très généreuse et ne fait que la volonté de son mari (« (Le prince) se fiait tant à elle
que, quand il en aimait quelqu´une, il ne lui celait point, sachant qu´elle n´avait volonté que la
sienne »). La dame de Neufchâtel est très courtisée par les hommes, mais c´est le sieur des
Cheriots qui remporte la promesse de mariage636. Le prince de Belhôte reproche cette
situation à la dame de Neufchâtel et la prévient du danger de la mauvaise réputation qu´elle
est en train d´acquérir. C´est à ce moment que la dame simule et ment 637. Le prince promet
alors de stipuler un exemple et de punir l´effronté prétendant. Ce dernier cache également son
jeu et affirme ne jamais être allé chez la dame en privé. Le prince prend alors le sieur des
Cheriots au piège et celui-ci s´enfuit de chez sa dame en sautant par la fenêtre, action au cours
de laquelle il perd sa cape. Après avoir observé ce fait, le prince va se coucher et réveille sa
femme pour lui conter le tour qu´il a joué à l´amant de la dame de Neufchâtel. Le conte finit
par l´évocation de la suite de l´histoire : si le sieur des Cheriots retourne chez la dame de
Neufchâtel, le roi en sera informé et bannira le gentilhomme de la cour. - Le rire du prince a
pour cause non seulement la folie de la dame qui a nié avoir une relation amoureuse, cachant

635 A ce sujet, voir notre partie I. I.3.1.


636 « Mais au bout de quelque temps, ce sieur des Cheriots fit telle poursuite, plus par importunité que par
amour, qu´elle lui promit de l´épouser, le priant ne la presser point de déclarer le mariage jusqu´à ce que ses
filles fussent mariées. A l´heure, sans crainte de conscience, allait le gentilhomme à toutes heures qu´il voulait à
sa chambre, et n´y avait qu´une femme de chambre et un homme qui sussent leurs affaires » (p.399).
637 « La pauvre dame se prit à pleurer, craignant de perdre son amitié, et lui jura qu´elle aimerait mieux mourir
que d´épouser le gentilhomme dont il lui parlait : mais il était tant importun qu´elle ne le pouvait garder d´entrer
en sa chambre à l´heure que tous les autres y entraient » (pp.399-400).

187
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

donc la vérité, mais également le bon tour joué à cette dame ainsi qu´à son galant.
Contrairement à la N43, dans laquelle le personnage de Jambique prend le dessus sur la vérité
découverte par le gentilhomme, ici, la vérité est révélée à la honte des coupables. Le rire du
conte de Belhôte peut aussi être suscité par l´ambiguïté de la situation de sa dame aimée : il ne
sait plus à qui se fier. Quels sont les sentiments réels de la dame ? et du gentilhomme ? Les
passions humaines insondables provoquent ce rire d´un homme frustré de son amour et qui,
en contrepartie, rendra également impossible la relation amoureuse des autres. Le conte de
Belhôte est-il aussi vertueux qu´il le paraît au début ? Pouvons-nous vraiment le classer parmi
les personnages moralement bons ?

Le fait de percer à jour le désir sexuel d´autrui, et ainsi de découvrir un aspect inconnu de
l´autre, est souvent source de rire dans l´Heptaméron. Jusqu´à présent, nous avons surtout
étudié des cas de découverte de l´infidélité féminine. Mais il existe aussi le cas contraire.
L´étonnement quant à l´infidélité masculine est le sujet de la N69, dans laquelle le mari
préfère les chambrières à sa femme devenue âgée638. La bonne chambrière639 fait semblant de
vouloir enfin accorder ses faveurs au mari. Elle lui dit qu´afin de pouvoir s´assurer que
l´épouse ne les surprendra pas, le mari doit continuer les tâches ménagères, habillé de son
« sarrau ». Or, elle va prévenir l´épouse et celle-ci accourt:

« La femme fit bonne diligence pour trouver cette nouvelle chambrière. En voyant son mari le sarrau en
la tête et le bluteau entre les mains, se prit si fort à rire, en frappant des mains, qu´à peine lui put-elle
dire: « Goujate! combien veux-tu par mois de ton labeur? » » (p.465, nous soulignons).

Le bon coup joué par la chambrière au mari infidèle fait rire l´épouse dévouée. Son rire, aussi
suscité par la folie du mari, est si fort qu´il empêche quasiment la parole. Le travestissement
d´un gentilhomme en femme de classe sociale basse et faisant un travail de bonne n´y est pas
pour rien.

La révélation de la sexualité adultère chez autrui, aussi bien du côté masculin que féminin,
cause le rire des personnages des nouvelles. Qu´en est-il si cette même sexualité est révélée
chez la narratrice elle-même ? L´assemblée et la femme impliquée peuvent-elles en rire ?
Dans notre recueil de nouvelles, nous avons une nouvelle où la moralité de la narratrice est

638 « Au château d´Odos en Bigorre demeurait un écuyer d´écurie du Roi, nommé Charles, Italien, lequel avait
épousé une demoiselle fort femme de bien et honnête ; mais elle était devenue vieille, après lui avoir porté
plusieurs enfants. Lui aussi n´était plus jeune, et vivait avec elle en bonne paix et amitié. Quelques fois, il parlait
à ses chambrières, dont sa bonne femme ne faisait nul semblant, mais doucement leur donnait congé quand elle
les connaissait trop privées en la maison » (p.464).
639 La chambrière est décrite ainsi : « sage et bonne fille », « pour demeurer au service de sa maîtresse en bonne
estime, se délibéra d´être femme de bien » (p.464).

188
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

fortement mise en doute, mais ne suscite pas de rire de la part des autres personnages. En
effet, la N62, une nouvelle qui ne se laisse pas catégoriser facilement, fait preuve d´un « non-
rire ». Examinons-en la situation narrative. La « dame de sang royal » qui invite d´autres
personnes pour raconter des histoires est décrite ainsi: « accompagnée d´honneur, de vertu et
de beauté, et qui savait bien dire un conte, et de bonne grâce, et en rire aussi quand on lui en
disait quelqu´un » (p.443, nous soulignons). La demoiselle qui va raconter le conte jure que ce
dernier est vrai et s´est réellement passé ainsi: « Madame, le conte est très véritable, je le
prends sur ma conscience ». Elle décrit l´héroïne de son conte comme vivant avec son mari
« très honnêtement ». La peur du scandale fait que l´héroïne s´accorde à celui qui la poursuit.
Tout-à-coup, la narratrice trahit son implication dans l´histoire qu´elle narre:

« Et combien qu´elle fît le conte d´une autre, ne se put garder de dire à la fin: « Jamais femme ne fût si
étonnée que moi, quand je me trouvai toute nue! » Alors la dame, qui avait ouï le conte sans rire, ne
s´en put tenir à ce dernier mot, en lui disant » (p.444, nous souligons).

On remarque ici une ambiguïté morale par rapport à sa propre histoire. La demoiselle veut
amuser les autres sans déclarer sa responsabilité dans le conte, sans avouer sa faute. Elle n´est
pas prête à assumer son rôle. Le conte n´a pas d´élément pouvant provoquer le rire. Le débat
suivant la nouvelle tournera aussi autour de cette bévue:

« En bonne foi, dit Ennasuite, voilà la plus grande sotte dont j´ouis jamais parler, qui faisait rire les
autres à ses dépens » ; « Quand on a pris grand déplaisir à l´oeuvre, l´on en prend aussi à la mémoire,
pour laquelle effacer Lucrèce se tua. Et cette sotte a voulu faire rire les autres » (p.444, nous
soulignons).

Dans cette partie consacrée au rire du personnage moralement bon dans un cadre profane,
nous remarquons que les raisons pour le rire sont principalement la peur, l´ambiguïté d´une
situation, l´étonnement, la méprise ou le décalage dans le jugement, mais aussi la surprise de
l´intimité sexuelle d´autrui. Le rire est assez égalitairement partagé entre les sexes. En effet, le
rieur est dans cinq cas sur neuf une femme. Sur les neuf exemples analysés, le rire a lieu dans
six cas au sein d´un mariage ou d´une relation amoureuse où il est question de rapports de
force et de puissance. A plusieurs reprises, des femmes rient du tour qu´elles jouent à leur
mari infidèle ou à l´homme en voie d´être infidèle. Le message de Marguerite est-il qu´il faut
connaître l´infidélité masculine et savoir en rire? Le rire vaut alors mieux que le drame. - Le
cas de la N17 est le seul à ne pas présenter le schéma des autres contes, c´est-à-dire un rire
généré dans le contexte de la relation d´amour entre homme et femme. C´est aussi le seul récit
de ce chapitre dans lequel la figure d´un personnage (Guillaume) n´est pas claire ; en effet,

189
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

nous ignorons s´il avait vraiment l´intention d´assassiner son maître, ce dessein n´étant que
rapporté par des tiers.
Nous remarquons que le personnage honnête rit souvent, car il a une position privilégiée par
rapport à l´autre dont il découvre le manquement aux règles de l´honneur. Cela est aussi vrai
pour le domaine du rire lié au sacré : le personnage bon s´étonne des activités ou intentions
immorales de ses contemporains. A travers le rire du bon personnage en face d´un
attachement superstitieux ou inapproprié au vrai sacré, Marguerite de Navarre donne un
enseignement quant au regard observateur et réaliste à adopter en matière de religion. Se
laisser guider par le réflexe religieux ou le préjugé est source de rire pour le bon personnage
qui se trouve déjà à un niveau spirituel supérieur. Le bon personnage est parfois dans la
situation d´être trompé lui-même, mais Ŕ grâce à son sens de l´observation et son agilité Ŕ il
arrive souvent à déjouer les pièges de ceux qui l´entourent. Or, dans l´Heptaméron, il est un
cas où le personnage bon ne peut pas échapper au piège du mauvais et en mourra. Il s´agit du
rire de dissimulation de la dame du Verger, après que la duchesse lui a fait entendre qu´elle
sait tout sur sa relation amoureuse :

« Toutefois sa vertu fut si grande qu´elle n´en fit un seul semblant, et répondit en riant à la Duchesse
qu´elle ne se connaissait pas au langage des bêtes. Et sous cette sage dissimulation, son cœur fut si plein
de tristesse qu´elle se leva » (p.479, nous soulignons).

Au contraire des autres rires analysés dans ce chapitre, ce rire de la dame du Verger est un rire
selon l´étiquette et non un rire « naturel ».

Après avoir analysé les occurrences du rire dans ce chapitre, nous constatons que dans
beaucoup de cas Ŕ surtout pour le rire en contexte profane -, il est impossible de déterminer
exactement la source du rire. Nous avons conjecturé Ŕ à l´aide du contexte Ŕ que ces rires
avaient pour cause première soit la supériorité morale soit l´étonnement, mais il y a également
d´autres causes possibles, comme la nouveauté de la situation, la surprise, l´ambiguïté.
Souvent ce « flou » du rire est voulu, montrant que le tréfonds du cœur humain ne peut pas
être connu640. Jusqu´à présent nous avons surtout analysé le comportement du bon personnage
quant au rire. Qu´en est-il du personnage de moralité ambiguë ? En quoi son rire se
différencie-t-il par rapport à celui du « bon » ?

640 Voir notre partie III.II.2.2 sur le mystère du cœur humain considéré avec humour.

190
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

II.II.2.2) Le rire du personnage moralement ambigu:

Les personnages moralement ambigus rient-ils aussi dans l´Heptaméron ? Ils ne peuvent pas
être catégorisés comme vertueux, car ils offensent les lois (flottantes !) de
l´honnêteté641. Quels types de rire de la part du personnage moralement ambigu apparaissent
dans l´Heptaméron ? Dans notre typologie du rire, nous avons délimité deux catégories de rire
de la part du personnage moralement ambigu : le rire en lien avec le sacré ainsi que le rire
sans lien direct avec la religion.

II.II.2.2.1) Le rire en lien avec le « sacré »

Comment le personnage moralement ambigu se comporte-t-il face au sacré ? Quand rit-il à ce


propos ? Nous remarquons trois nouvelles de l´Heptaméron où ce type de rire apparaît.

La peur de l´enfermement à vie dans le sacré institué est le ressort faisant agir, puis rire, deux
jeunes personnages de l´Heptaméron. En effet, dans la N7, la relation amoureuse n´est pas
sincère642 et ni le marchand ni sa jeune amante ne sont qualifiés de vertueux. Par ailleurs, ils
sont relativement peu décrits par le narrateur Hircan. La mère de la jeune fille, une femme
honnête, interdit cette relation amoureuse sous menace d´enfermer sa fille dans un couvent,
interdit qui sera bravé par l´amoureuse643. Ce n´est pas la tromperie elle-même, mais
l´évocation de celle-ci qui suscite le rire. En effet, le marchand avait fait semblant de courtiser
la mère de son amie644 pour permettre à cette dernière de s´échapper :

« Et durant cela se sauva sa fille en une maison auprès, où il y avait des noces : dont le marchand et elle
ont maintes fois ri ensemble depuis, aux dépens de la femme vieille qui jamais ne s´en aperçut » (p.80,
nous soulignons).

641 Voir à ce sujet l´œuvre suivante : La catégorie de l´honneste dans la culture du XVIe siècle, op.cit.
642 Dès le début, la relation est ambiguë : « En la ville de Paris y avait un marchand amoureux d´une fille sa
voisine ou, pour mieux dire, plus aimé d´elle qu´elle n´était de lui, car le semblant qu´il lui faisait de l´aimer et
chérir n´était que pour couvrir une amour plus haute et honorable » (p.79).
643 « (…) Sa mère s´aperçut, qui était une très honnête femme, et lui défendit que jamais elle ne parlât à ce
marchand, ou qu´elle la mettrait en religion. Mais cette fille, qui plus aimait ce marchand qu´elle ne craignait sa
mère, le cherchait plus que paravant » (p.80).
644 « Le marchand, qui d´un tel cas ne fut point étonné, la laissa incontinent et s´en alla au-devant de la mère. Et,
en étendant les bras, l´embrassa le plus fort qu´il lui fut possible, et avec cette fureur dont il commençait
d´entretenir sa fille, jeta la pauvre femme vieille sur une couchette. Laquelle trouva si étrange cette façon qu´elle
ne savait que lui dire, sinon : « Que voulez-vous ? Rêvez-vous ? » Mais pour cela il ne laissait de la poursuivre
d´aussi près que si c´eût été la plus belle fille du monde. Et n´eût été qu´elle cria si fort que ses valets et
chambrières vinrent à son secours, elle eût passé le chemin qu´elle craignait que sa fille marchât. Parquoi, à force
de bras, ôtèrent cette pauvre vieille d´entre les mains du marchand, sans que jamais elle pût savoir l´occasion
pourquoi il l´avait ainsi tourmentée » (p.80).

191
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

C´est probablement la peur de l´enfermement au couvent ainsi que le côté absurde de cette
scène et le déséquilibre de connaissance des faits parmi les personnages qui génèrent le rire.
Celui-ci nous montre donc aussi combien négativement la vie religieuse est perçue.

Mais le couvent n´est pas uniquement un endroit effrayant dans les nouvelles de
l´Heptaméron. Sa signification varie selon les personnages de l´Heptaméron. En effet, le
monastère est fréquenté par un jeune prince dans la N25. Ces fréquentations d´un lieu sacré ne
se font pas à l´aller, mais au retour de ses visites nocturnes chez son amie mariée. Ce prince
est décrit comme un être exceptionnel : « le plus beau et de la meilleure grâce qui ait été
devant, ni qui, je crois, sera après lui en ce royaume » (p.253). A cause de sa présence
fréquente à l´office religieux, il est réputé être un saint homme parmi les moines. La
divergence entre son être645 et son paraître646 Ŕ ainsi que celui-ci est perçu par les religieux -
provoque l´esclaffement du prince lui-même :

« La soeur, qui entendit ces paroles, ne sut que croire car, nonobstant que son frère fût bien mondain, si
savait-elle qu´il avait la conscience bonne, la foi et amour de Dieu bien grande. Mais de chercher
superstitions ni cérémonies autres qu´un bon chrétien doit faire, ne l´en eût jamais soupçonné. Parquoi
elle s´en vint à lui, et lui conta la bonne opinion que les religieux avaient de lui, dont il ne se put garder
de rire avec un visage tel qu´elle, qui le connaissait comme son propre coeur, connut qu´il y avait
quelque chose cachée sous sa dévotion. Et ne cessa jamais qu´il ne lui eût dit la vérité » (p.256, nous
soulignons).

Ce rire révèle à sa soeur dévote647, qui de son coté n´apprécie pas le sacré institué des
monastères, qu´autre chose est cachée sous cette apparence de dévotion. Le personnage de la
sœur ne nous paraît pas clairement défini quant à son attachement au sacré : d´un côté elle
demande la prière à un religieux, de l´autre côté, elle pense qu´un bon chrétien ne devrait pas
passer trop de temps au couvent. Il est probable que la sœur ne critique pas tant soit peu les
passages de son frère au monastère, mais plutôt la fréquence exagérée de ces signes de
dévotion. Elle serait donc en faveur d´une certaine mesure dans la pratique religieuse, ainsi
soumise à la raison et non à la superstition.

645 « Et combien qu´il menât la vie que je vous dis, si était-il prince craignant et aimant Dieu. Et ne faillait
jamais, combien qu´à l´aller il ne s´arrêtât point, de demeurer au retour longtemps en oraison en l´église »
(p.255).
646 « « Qui donna grande occasion aux religieux, qui entrant et saillant de matines le voyaient à genoux,
d´estimer que ce fût le plus saint homme du monde » (pp.255-256) ; « (Le prieur de ce monastère) lui dit :
« Hélas, Madame ! qui est-ce que vous me recommandez ! Vous me parlez de l´homme du monde aux prières
duquel j´ai plus envie d´être recommandé car, si cettui-là n´est saint et juste (…), je n´espère pas d´être trouvé
tel ! » (p.256).
647 « Ce prince avait une sœur qui fréquentait fort cette religion. Et comme celle qui aimaitson frère plus que
toutes autres créatures, le recommandait aux prières d´un chacun qu´elle pouvait connaître bon » (p.256).

192
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Le rire dans le cadre du triomphe de la raison sur la superstition a-t-il une place dans
l´Heptaméron ? Oui, il jaillit par exemple dans la N34. Une scène burlesque s´y déroule entre
un boucher, croyant que par son appellation de « cordelier » pour son cochon, ce dernier se
soit réellement métamorphosé en religieux, et un cordelier caché dans l´étable, pensant que le
boucher ait l´intention de le tuer648. Le rire est ici effet de la libération, suivant une grande
peur649 de la mort. Il est également victoire de la logique sur les cogitations superstitieuses. Le
rire éclate lors de la narration de ce qui est arrivé, alors que le malentendu est clarifié :

«A la fin, le beau père, connaissant que le boucher ne lui voulût point de mal, lui conta la cause
pourquoi il s´était caché en ce tect, dont leur peur tourna incontinent en ris » (p.305, nous soulignons).

Après le conte comique des cordeliers et des cochons, Simontaut suggère par une remarque
que toute la compagnie a ri : « Ne savais-je pas bien (…) que Nomerfide ne nous ferait point
pleurer, mais bien fort rire ? » (p.306, nous soulignons).

Suite à cette analyse d´occurrences du rire du personnage moralement ambigu en lien avec le
sacré, nous pouvons conclure que, premièrement, ce rire fait suite à un jugement de valeur sur
le sacré institué, en l´occurrence sur l´institution monastique. Dans les trois cas, cette dernière
est jugée négativement. Deuxièmement, nous observons que la compréhension de la réalité
objective permet la libération des peurs superstitieuses, compréhension qui est suivie de rires.
Par rapport au rire du personnage moralement bon en lien avec le sacré, nous remarquons
que ce ne sont pas les formes du sacré institué qui deviennent cadre du rire (comme par
exemple la prédication, la prière accompagnée de l´offrande de cierges, le pélerinage ou la
confession). En ce qui concerne le personnage moralement ambigu, son rire jaillit suite à une
appréciation du sacré institué, par exemple suite à la victoire de la logique sur des cogitations
superstitieuses comme pour signaler le franchissement des limites d´un carcan religieux
étroit.

Le rire du personnage moralement ambigu peut également être éveillé dans un contexte
purement profane, sans lien avec le sacré. Qu´exprime-t-il alors?

648 « Le pauvre Cordelier, ne se pouvant soutenir sur sa jambe, saillit à quatre pieds hors du tect, criant tant qu´il
pouvait miséricorde. Et si le pauvre frère eut grand peur, le boucher et sa femme n´en eurent pas moins, car ils
pensaient que saint François fût courroucé contre eux de ce qu´ils nommaient une bête cordelier, et se mirent à
genoux devant le pauvre frère, demandant pardon à saint François et à sa religion, en sorte que le Cordelier criait
d´un côté miséricorde au boucher, et le boucher à lui d´autre : tant que les uns et les autres furent un quart
d´heure sans se pouvoir assurer » (p.305).
649 Joubert cite cette sorte de rire, suivant une grande peur, dans le troisième livre de son Traité sur le Ris,
op.cit. : « Quelquesfois de la poitrine sort un Ris contraint, & non volontaire, quand l´esprit et extrememant
angoissé de quelque facherie » (p.278).

193
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

II.II.2.2.2) Le rire sans lien explicite avec la religion

Le rire du personnage moralement ambigu, rire éveillé dans un contexte purement profane,
reflète souvent l´ambiguïté de l´être humain quant à son jugement moral. Comment cette
ambiguïté est-elle thématisée ? Comment le rire est-il peint dans ce contexte dans
l´Heptaméron ?

Une première occurrence se manifeste dans la N3 dont le contexte est déjà d´une moralité
ambiguë : « en la ville de Naples, du temps du roi Alphonse, duquel la lascivité était le sceptre
de son Royaume » (p.60), pendant le carnaval650 qui est également une période où les normes
sont retournées651. Les personnages principaux de cette nouvelle sont de prime abord qualifiés
de beaux et le mari, de plus, d´honnête : « un gentilhomme tant honnête, beau et agréable que,
pour ses perfections, un vieux gentilhomme lui donna sa fille, laquelle en beauté et bonne
grâce ne devait rien à son mari » (p.60). La femme devient la maîtresse du roi, malgré sa
bonne entente avec son mari, ce qui fait paraître le mystère des cœurs 652. Cette nouvelle
comporte le rire du roi, qui se croit supérieur au gentilhomme dont il a conquis la femme :

« Cette moquerie lui (=au gentilhomme) plaisait tant qu´il estimait autant ses cornes que la couronne du
Roi. Lequel, avec la femme du gentilhomme, ne se purent un jour tenir, voyant une tête de cerf qui était
élevée en la maison du gentilhomme, de se prendre à rire devant lui-même, en disant que cette tête était
bien séante en cette maison » (p.65, nous soulignons).

Le roi croit assurée sa supériorité sur le gentilhomme, mais celle-ci est nulle, car en réalité, le
gentilhomme trompe à son tour le roi avec la reine. Cet état des choses fait prendre au roi la
position du trompeur trompé. La supériorité existe du point de vue du roi et du public, or,
dans la perspective du gentilhomme, elle n´a pas lieu. Il fait entendre cela au roi par une

650 « L´amitié fut grande entre eux deux (= mari et femme), jusqu´à un carnaval que le Roi alla en masque parmi
des maisons, où chacun s´efforçait de lui faire le meilleur recueil qu´il était possible. Et quand il vint en celle de
ce gentilhomme, fut traité trop mieux qu´en nul autre lieu, tant de confitures, de chantres, de musique, et de la
plus belle femme que le Roi avait point à son gré vu. Et à la fin du festin, avec son mari dit une chanson de si
bonne grâce que sa beauté en augmentait. Le Roi, voyant tant de perfections en un corps, ne prit pas tant de
plaisir au doux accord de son mari et d´elle qu´il fit à penser comme il le pourrait rompre » (pp.60-61, nous
soulignons).
651 Voir notre partie I.II.1.1.
652 « Et sitôt qu´il fut dehors, sa femme, qui ne l´avait encore loin perdu de vue, en fit un fort grand deuil, dont
elle fut réconfortée par le Roi le plus souvent qu´il lui fut possible, par ses douces persuasions, par présents et
par dons. De sorte qu´elle fut non seulement consolée, mais contente de l´absence de son mari. Et avant les trois
semaines qu´il devait retourner, fut si amoureuse du Roi qu´elle était aussi ennuyée du retour de son mari qu´elle
avait été de son allée » (p.61).

194
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

inscription touchant à l´être et au paraître, mais le roi ne comprend pas ses propos obscurs653.
Ce rire du roi dans la N3 est donc le rire limité d´un être s´illusionnant sur sa situation.

La peur de l´être situé au bas de l´échelle sociale peut facilement se muer en rire si la pression
résultant d´une situation délicate disparaît. Dans la N15, la jeune femme sera décrite par la
narratrice Longarine de manière à susciter la pitié de l´auditeur-lecteur. En effet, bien qu´elle
soit riche, son mari, pauvre, ne fait aucun cas d´elle:

« Une femme si riche qu´un grand seigneur s´en fût bien contenté » ; « (…) tenait si peu de compte de sa
femme qu´à peine en un an couchait-il une nuit avec elle. Et ce qui plus lui était importable, c´est que jamais
il ne parlait à elle, ni lui faisait signe d´amitié. Et combien qu´il jouît de son bien, il lui en faisait une si
petite part qu´elle n´était pas habillée comme il lui appartenait ni comme elle désirait » (p.159).

Bien que de grande beauté, son mari se moque d´elle, ce qui la rend mélancolique654. Voulant
rendre la pareille à son mari, elle a une liaison avec un gentilhomme. Ayant avoué à son
époux avoir « parlé » à son ami655, elle rit:

« Le matin, une vieille demoiselle qui avait grand peur de la vie de sa maîtresse, vint à son lever et lui
demanda : « Et puis, madame, comment vous va ? » Elle lui répondit en riant : « Croyez, m´amie, qu´il
n´est point un meilleur mari que le mien, car il m´a crue à mon serment » (p.167, nous soulignons).

Elle se moque de son mari qui, de son côté, ne trouve pas d´autre réponse que d´affirmer
qu´homme et femme sont jugés de manière différente selon l´échelle morale de la société 656.

653 « Le Roi connut bien, par ces paroles, qu´il savait quelque chose de son affaire, mais jamais n´eût soupçonné
l´amitié de la Reine et de lui, car tant plus la Reine était contente de la vie que son mari menait et plus feignait
d´en être marrie. Parquoi vécurent si longuement d´un côté et d´autre en cette amitié que la vieillesse y mit
ordre » (p.65).
654 « Elle prit un si grand déplaisir que, sans la consolation de sa maîtresse, était quasi au désespoir. Et après
avoir cherché tous les moyens de complaire à son mari qu´elle pouvait, pensa en elle-même qu´il était impossible
qu´il l´aimât, vu la grande amour qu´elle lui portait, sinon qu´il eût quelque autre fantaisie en son entendement.
Ce qu´elle chercha si subtilement qu´elle trouva la vérité, et qu´il était toutes les nuits si empêché ailleurs qu´il
oubliait sa conscience et sa femme. Et après qu´elle fut certaine de la vie qu´il menait, prit une telle mélancolie
qu´elle ne se voulait plus habiller que de noir, ni se trouver en lieu où l´on fît bonne chère» (p.160, nous
soulignons).
655 La femme semble mentir ; elle semble avoir une relation charnelle avec ce gentilhomme : « Et en lui faisant
ses complaintes de la façon comme elle avait été traitée, l´incita d´avoir pitié d´elle, de sorte que le gentilhomme
n´oublia rien pour essayer à la réconforter. Et elle, pour se récompenser de la perte d´un prince qui l´avait
laissée, se mit à aimer si fort ce gentilhomme qu´elle oublia son ennui passé, et ne pensa sinon à finement
conduire son amitié. Ce qu´elle sut si bien faire que jamais sa maîtresse ne s´en aperçut » (p.162) ; « Le mari,
oyant ces propos pleins de vérité, dits d´un si beau visage, avec une grace tant assurée et audacieuse qu´elle ne
montrait ni craindre, ni mériter nulle punition, se trouva tant surpris d´étonnement qu´il ne sut que lui répondre,
sinon que l´honneur d´un homme et d´une femme n´étaient pas semblables. Mais toutefois, puisqu´elle lui jurait
qu´il n´y avait point eu entre celui qu´elle aimait et elle autre chose, il n´était point délibéré de lui en faire pire
chère, par ainsi qu´elle n´y retournât plus, et que l´un ni l´autre n´eussent plus de recordation des choses
passées ; ce qu´elle lui promit, et allèrent coucher ensemble par bon accord » (p.167).

195
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

L´épouse a trompé son mari en affirmant ne pas avoir eu de relations avec le gentilhomme,
mais elle lui a ouvertement montré sa part de faute en la délaissant657. Le rire peut donc
émaner de la tromperie de la femme, mais une part de peur, due à la révélation dangereuse, est
également associée à ce rire. Les dames sont ainsi souvent jugées selon une autre échelle
morale que les hommes, alors qu´elles sont fréquemment pourchassées par ces derniers.

Dans l´Heptaméron, nous avons une occurrence de rire de la part de femmes sur le projet de
venger leur sexe. Il s´agit de la N58 qui relate les tours joués par une femme « de bon
esprit »658 à un homme qui la poursuit d´amour. Cette femme, dont l´auditeur-lecteur est le
seul à savoir qu´elle aime cet homme, n´évoque pas clairement ses sentiments, ne se
connaissant pas elle-même :

« Toutefois, en se moquant de la plus grande partie, ne se put garder d´en aimer bien fort un qu´elle
nommait son cousin, lequel nom donnait couleur à plus long entendement. Et comme nulle chose n´est
stable, souvent leur amitié tournait en courroux et puis se revenait plus fort que jamais, en sorte que toute la
cour ne le pouvait ignorer. Un jour la dame, tant pour donner à connaître qu´elle n´avait affection en rien,
aussi pour donner peine à celui pour l´amour duquel elle avait beaucoup porté de fâcherie, lui va faire
meilleur semblant que jamais n´avait fait. Parquoi le gentilhomme, qui n´avait ni en armes ni en amours
nulle faute de hardiesse, commença à pourchasser vivement celle dont mainte fois l´avait priée. Laquelle,
feignant ne pouvoir soutenir tant de pitié, lui accorda sa demande et lui dit que, pour cette occasion, elle s´en
allait en sa chambre qui était en galetas, où elle savait bien qu´il n´y avait personne » (pp.419-420).

La dame, « qui n´avait faute de nulle finesse de femme » (p.420), prévient ses amies de la
manière dont cet homme cherche à la rencontrer. Toutes seront donc là en témoins. Cette
décision provoque le rire de la partie:

« Cette conclusion ne se fit pas sans rire, car il n´y avait gentilhomme qui menât plus la guerre aux
dames que cettui-là. Et était aimé et estimé d´un chacun que l´on n´eût pour rien voulu tomber au
danger de sa moquerie; et sembla bien aux dames qu´elles auraient part à la gloire qu´une seule espérait
d´emporter sur ce gentilhomme » (p.420, nous soulignons).

Par leur rire, les dames montrent que le projet de venger leur sexe leur plaît. En effet, le
gentilhomme est présenté comme un coureur de jupons, ne restant pas longtemps fidèle à sa
dame. Le rire des femmes représente un petit triomphe dans le cadre d´une société jugeant les
hommes et les femmes de deux manières différentes.

656 « Le mari, oyant ces propos pleins de vérité, dits d´un si beau visage, avec une grâce tant assurée et
audacieuse qu´elle ne montrait ni craindre, ni mériter nulle punition, se trouva tant surpris d´étonnement qu´il ne
sut que lui répondre, sinon que l´honneur d´un homme et d´une femme n´étaient pas semblables » (N15, p.167).
657 Au sujet des inégalités entre mari et femme, voir Madeleine Lazard, Les Avenues de Fémynie Ŕ Les femmes
et la Renaissance, Paris : Fayard, 2001, chap. IV : Misères de la vie conjugale.
658 « En la cour du Roi François premier, y avait une dame de fort bon esprit laquelle, pour sa bonne grâce,
honnêteté et parole agréable, avait gagné le cœur de plusieurs serviteurs. Dont elle savait fort bien passer son
temps, l´honneur sauf, les entretenant si plaisamment qu´ils ne savaient à quoi se tenir d´elle : car les plus
assurés étaient désespérés, et les plus désespérés en prenaient assurance » (p.419).

196
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Le rire au sujet de la conquête amoureuse peut jaillir de la part de l´homme. Il est alors
souvent basé sur une illusion. La N27 présente un secrétaire laid et malhonnête : « Ledit
secrétaire était si laid qu´il semblait mieux un roi de cannibales que chrétien » (p.272). Cet
homme malhonnête659 rit en croyant recevoir les faveurs de la femme de son hôte qu´il a
poursuivie :

« Lui, en riant avec une douceur de visage semblable à un grand magot quand il festoie quelqu´un, s´en
monta légèrement par les degrés et, sur le point qu´il attendait ce qu´il avait tant désiré, brûlant d´un feu
non clair comme celui du genièvre, mais comme un gros charbon de forge, écoutait si elle viendrait
après lui. (…) Pensez, mesdames, quelle mine put faire en pleurant celui qui en riant était si laid ! »
(p.273, nous soulignons).

Il s´agit là d´une des rares descriptions d´un être en train de rire dans notre recueil de
nouvelles, pourtant si plein de rires. Le personnage du secrétaire est rendu d´autant plus
ridicule que les larmes sont normalement versées par les femmes ; le secrétaire est donc
féminisé660. Le rire est ici clairement en lien avec l´attente (naïve) d´une aventure sexuelle.

Il en va de même Ŕ mais non pas dans le cadre d´une illusion - dans la N14, où le rire est
cependant émis par l´homme après avoir reçu les faveurs de la femme sans les avoir méritées.
Le héros, Bonnivet, est décrit ainsi :

« Le seigneur de Bonnivet qui depuis, par ses mérites, fut amiral de France. Etant à Milan, fort aimé dudit
grand-maître et de tout le monde pour les vertus qui étaient en lui, se trouvait volontiers aux festins où
toutes les dames s´assemblaient, desquelles il était mieux voulu que ne fut onques Français, tant pour sa
beauté, bonne grâce et bonne parole, que pour le bruit que chacun lui donnait d´être un des plus adroits et
hardis aux armes qui fût point de son temps » (p.152).

Amoureux d´une belle dame, Bonnivet décide « puisqu´elle usait de dissimulation, d´user
aussi de tromperie » (p.152). A la place du vrai ami, il pénètre dans la chambre de la dame,
toute tendue de blanc. Après avoir couché avec la dame ainsi trompée, il commence à rire:

« Elle, qui cuidait que ce fût son ami, lui dit que non seulement elle était contente, mais émerveillée de
la grandeur de son amour qui l´avait gardé une heure sans lui pouvoir répondre. A l´heure il se prit à rire
bien fort, lui disant: « Or sus, madame, me refuserez-vous une autre fois, comme vous avez accoutumé

659 « Et combien que son hôte le traitât en frère et ami, et le plus honnêtement qu´il lui était possible, si lui fit-il
un tour d´un homme qui non seulement oublie toute honnêteté, mais qui ne l´eût jamais en son cœur : c´est de
pourchasser par amour déshonnête et illicite la femme de son compagnon, qui n´avait en elle chose aimable que
le contraire de la volupté ; c´est qu´elle était autant femme de bien qu´il y en eût point en la ville où elle
demeurait » (p.272).
660 Joubert déclare dans le troisième livre de son Traité sur le Ris : « On dit d´avantage en jaserie, que les fames
ont des eponges pleines d´eau antre les epaules, & de là un tuyau au long du cou, qui va aus yeus. Dont si elles
veulet pleurer, seulemant an pressant les epaules, elles exprimet abondammant de cette eau, qui monte aus yeus
par son canal » (op.cit., p.243).

197
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

de faire jusqu´ici? » Elle, qui le connut à la parole et au ris, fut si désespérée d´ennui et de honte qu´elle
l´appela plus de mille fois méchant, traître et trompeur, se voulant jeter du lit à bas pour chercher un
couteau afin de se tuer » (p.155, nous soulignons).

Bonnivet rit de la méprise de la dame: celle-ci croit que le trop grand amour de son amant le
réduit au silence. Elle se croit trop importante et trop digne d´amour. Bonnivet est donc bien
content de lui jouer un tour. De quel côté le lecteur est-il ? A-t-il pitié de la dame ou est-il en
train de rire ou sourire avec Bonnivet ? Nous pensons plutôt à cette dernière solution. En
effet, la dame est ridiculisée dans sa réaction exagérée et dans son changement d´opinion
subit661. Elle prendra Bonnivet comme amant par peur d´un scandale.

La sexualité féminine comme l´une des sources du rire sera un fil rouge dans ce sous-chapitre,
consacré au rire du personnage moralement ambigu dans un contexte profane. C´est en
particulier le jeu de la dissimulation s´appliquant à la sexualité qui fait jaillir le rire. Ce cas de
figure se retrouve dans la N49, où plusieurs gentilhommes courtisent la même dame étrangère
arrivant à la cour :

« En la cour du Roi Charles (…) y avait une Comtesse de fort bonne maison, mais étrangère. Et pource
que toutes choses nouvelles plaisent, cette dame, à sa venue, tant pour la nouveauté de son habillement
que pour la richesse dont il était plein, était regardée de chacun. Et combien qu´elle ne fût des plus
belles, si avait-elle une grâce avec une audace tant bonne qu´il n´était possible de plus ; la parole et la
gravité de même, de sorte qu´il n´y avait nul qui n´eût crainte à l´aborder, sinon le Roi qui l´aima très
fort » (p.377).

Astillon, « qui était fort audacieux et homme de bonne grâce » (p.377), poursuit et obtient les
faveurs de cette dame, de même que d´autres gentilhommes, tous tenus prisonniers et
satisfaits sans qu´ils remarquent la présence des « concurrents ». Les amants-prisonniers rient
quand ils remarquent qu´ils ont tous reçu les faveurs de la dame, alors qu´ils pensaient être les
seuls à en jouir. C´est la nouveauté de cette information inattendue662 qui les fait rire, mais
aussi le double jeu de la dame, semblant auparavant incapable de tromperie. Une autre raison

661 Le texte en dit : « Elle, qui le reconnut à la parole et au ris, fut si désespérée d´ennui et de honte qu´elle
l´appela plus de mille fois méchant, traître et trompeur, se voulant jeter du lit à bas pour chercher un couteau afin
de se tuer, vu qu´elle avait perdu son honneur pour un homme qu´elle n´aimait point et qui, pour se venger
d´elle, pourrait divulguer cette affaire par tout le monde. Mais il la retint entre ses bras et, par bonnes et douces
paroles, l´assurant de l´aimer plus que celui qui l´aimait, et de celer ce qui touchait son honneur, si bien qu´elle
n´en aurait jamais blâme. Ce que la pauvre sotte crut. Et entendant de lui l´invention qu´il avait trouvée et la
peine qu´il avait prise pour la gagner, lui jura qu´elle l´aimerait mieux que l´autre qui n´avait su celer son
secret » (p.155). Nous remarquons néanmoins que le rire fait partie de l´individualité de la personne et sert à
identifier l´homme. Voir notre partie I.I.3.3.2 à ce sujet.
662 En effet, les gentilhommes s´étaient moqués les uns des autres, chacun croyant être le seul favori de la dame :
« Et combien qu´ils entendissent assez l´amour que chacun lui portait, si n´y avait-il nul qui ne pensât en avoir
eu seul ce qu´il en demandait : et se moquait chacun de son compagnon, qu´il pensait avoir failli à un si grand
bien » (p.378).

198
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

possible pour ce rire serait la sexualité débridée663 de la femme, capable de satisfaire


simultanément le roi et quatre gentilhommes, ainsi que Ŕ probablement Ŕ son mari:

« Valnebon, qui se douta d´être entendu, ne se put tenir de jurer: « Ah, vertudieu! aurais-je bien des
compagnons où je pense être tout seul? » Astillon, voyant ce différend où il avait part comme les autres,
dit en riant: « Nous sommes tous à un maître, compagnons et amis dès notre jeunesse: parquoi, si nous
sommes compagnons d´une bonne fortune, nous avons occasion d´en rire! Mais pour savoir si ce que je
pense est vrai, je vous prie que je vous interroge et que vous tous me confessiez la vérité car, s´il est
advenu ainsi de nous comme je pense, ce serait une aventure aussi plaisante que l´on en saurait trouver
en mille lieues » » (pp. 378-379, nous soulignons).

La femme rit quand elle voit défiler devant elle ses amants, munis d´une corde: « Et sitôt
qu´elle les vit ainsi habillés, se prit à rire et leur dit: « Où vont ces gens si douloureux? » »
(p.380, nous soulignons). Elle fait semblant de s´amuser de leur idée originale, mais
soupçonne probablement qu´ils ont découvert son double jeu. Par son exclamation, elle
empêche la révélation du secret de ses intenses besoins sexuels. En effet, l´extériorisation de
la sexualité, l´intimité d´un couple présentée au grand jour, est indiscrète et donc source de
rire. Ainsi, la femme de la N45 rit quand sa voisine lui apprend que son mari a couché avec sa
chambrière dehors, dans la neige. En effet, il a fait de même avec son épouse après avoir vu
l´œil observateur de la voisine. La femme affirme donc que c´était bien elle et non la
chambrière qui faisait « les innocents » avec son mari dans le jardin. Son rire est un rire de
contentement, mais aussi de gêne ; un rire surgissant de manière forte : « La bonne femme se
prit à rire bien fort en lui disant : « Hélas, ma commère, m´amie, c´était moi ! » (p.365).

Pour conclure cette partie sur le rire dans les nouvelles, nous pouvons dire qu´elle nous a
permis de découvrir la grande diversité du phénomène du rire dans l´Heptaméron. Le rire est
soit suscité en contexte sacré soit en contexte profane. Chez le personnage vertueux, le rire
peut résulter de la supériorité morale du rieur face à l´abîme de misère en l´homme pécheur.
L´étonnement face au nouveau sans cesse créé par l´homme, ou la correction d´une mauvaise
appréhension du réel664 sont aussi sources de rire. Le rire jaillit après un contact réel avec le
sacré institué. En quelque sorte, le bon personnage s´est formé une opinion sur la question

663 « La première journée, laissa tout son train et s´en revint de nuit recevoir les promesses que la Comtesse lui
avait faites. Ce qu´elle lui tint, dont il demeura si satisfait qu´il fut content de demeurer cinq ou six jours enfermé
en une garde-robe, sans saillir dehors. (…) Et après eux en vinrent deux ou trois autres, qui avaient part à la
douce prison » (p.377).
664 Dans l´Heptaméron, le rire est souvent provoqué par la chose mal vue, mal perçue, mal identifiée. Autant la
chose vue établit l´autorité et la validité de la vérité authentique, autant la chose mal vue tourne en dérision le
sujet qualifié de « sot », d´ « ignorant », victime de cette illusion cognitive par laquelle il investit d´une manière
déviée, déplacée, son énergie verbale, psychique ou physique et s´en trouve ainsi raillé, moqué.

199
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

avant d´expliciter son jugement par le rire. Chez l´être d´une moralité ambiguë, par contre, le
rire est moins souvent suscité en contexte sacré (3 exemples dans notre recueil de nouvelles)
qu´en contexte profane (7 exemples). Cette dernière catégorie est dominante, avec un rire
souvent du à une réjouissance profane au sujet d´un coup réussi contre toute vraisemblance.
Le rire à propos du sacré, quant à lui, ne jaillit pas en lien avec un contact réel avec le sacré
institué, mais à propos de l´image que s´en fait le personnage. La représentation que le
personnage ambigu se fait du sacré institué devient donc source du rire. - Ce qui est commun
au bon personnage et au personnage moralement ambigu, c´est que leur rire dans les
nouvelles émane souvent d´une mauvaise perception de la réalité, d´une illusion que l´homme
ou la femme se font. Cette illusion peut subsister en lien avec la religion et, dans ce cas, surgir
d´un rapport non-naturel avec le vrai sacré, c´est-à-dire un rapport de superstition ou de peur.
Un autre sujet de rire commun aux deux types de personnages sont les règles de la société, en
particulier en ce qui concerne l´honnêteté perçue très différemment de la part des hommes par
rapport aux femmes. Nous observons quelques exemples qui ont les traits d´un rire de
vengeance de la part de quelques femmes ayant réussi à tromper un homme réputé « coureur
de jupons ». En effet, la sexualité fait souvent rire dans l´Heptaméron, surtout si elle n´est pas
soumise à la raison et exposée en public.

Un cas spécial de rire, à l´intérieur de l´Heptaméron, est la N11 selon l´édition Le Roux de
Lincy/Gruget. Nous tenterons de l´analyser dans le sous-chapitre suivant.

II.II.2.3) Un cas spécial : La nouvelle 11 (édition Le Roux de Lincy/Gruget) de


l´Heptaméron

Dans un récent article au sujet de la N11 de l´Heptaméron, Nicole Cazauran665 évoque les
deux versions existant de cette nouvelle : depuis l´édition de 1853-1854, fondée sur des
copies manuscrites (BN fr.1512), on peut lire au début de la deuxième journée la mésaventure
de Madame de Roncex au retrait, mais, auparavant, la version de Claude Gruget faisait
autorité. Depuis son édition de 1559, les lecteurs rencontraient donc dans la N11 un cordelier

665Nicole Cazauran : « Sur trois récits de L´Heptaméron : De l´importance des arrière-plans », in Nouvelle
Revue du Seizième Siècle, 2003, N°21/2, pp.5-20 : « On admettra sans peine que la nouvelle ne soit ni tragique
malgré le tableau de mort héroïque, ni comique malgré les rires devant une tromperie réussie » (p.18). Elle
appelle ce ton « moyen » ou « mobile ».

200
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

prêchant près d´Amboise. Pourquoi cet échange pratiqué par Gruget 666 ? L´histoire de
Madame de Roncex étant étrangère à toute polémique religieuse et morale, a-t-elle été ôtée
par simple bienséance ? N. Cazauran écarte cette hypothèse, car Gruget a bien gardé l´histoire
de l´étron gelé (N52) et il a remplacé la N11 par des « propos facétieux pleins d´obscénités
explicites ou sous-entendues, aussi bien dans le récit que dans le débat qui le glose » 667.
Dans la N11 selon Gruget, Cazauran note au niveau lexical une vingtaine d´hapax Ŕ mots ou
tournures sans autre exemple dans l´Heptaméron, en excluant les termes appelés par le
contexte comme « jambons » et « andouilles ». Elle relève en outre l´ « indécence des propos
où Hircan et Saffredent renchérissent allègrement sur les discours du cordelier ». Or, le texte
n´avait pas de quoi déconcerter les lecteurs de 1559, s´inscrivant « à la fois dans leur
quotidien et dans une tradition déjà ancienne, écrite et orale » (p.8). La nouvelle 11 de
l´édition Gruget était sans surprise et le scandale Ŕ fût-ce dans le débat Ŕ s´y dissolvait à peu
près en rire. Elle est passée d´une édition à l´autre sans que jamais personne ne se demande si
Marguerite de Navarre en était vraiment l´auteur. Cazauran doute du fait que Marguerite de
Navarre ait été l´auteur de cette nouvelle. Nous l´étudierons malgré ce doute, car pendant des
siècles, la N11 selon l´édition Gruget a été considérée comme étant de la plume de Marguerite
de Navarre. D´autant plus, ce cas spécial à l´intérieur de notre recueil de nouvelles nous
semble doté d´une importance particulière : en effet, il comporte le seul rire, à l´intérieur de
notre corpus, consciemment suscité par un religieux au cours d´une célébration. Ce rire
s´apparente, de plus, très fortement au rire pascal étudié ci-dessus668.
Dans cette nouvelle, un autre type de rire fait-il irruption ? Comment ce rire est-il lié au
sacré ? Comment les devisants réagissent-ils à cette narration ?

Le lieu, la date et les protagonistes de la nouvelle 11669 sont clairs dès le début. L´épisode se
passe près de Bléré en Touraine un Jeudi « absolut », donc un Jeudi Saint, et le protagoniste
principal est un cordelier du couvent de Tours, venu pour prêcher l´Avent et le Carême. Dès
la deuxième phrase, le problème dont il va être question est évoqué: Le prêtre a une mauvaise
éducation, il raconte des histoires pendant le sermon670 et rend ainsi mécontents les villageois:

666 Cazauran observe (art.cit., p.5) que Gruget a pratiqué de tels échanges à trois reprises. On ne sait pas où il a
pris ces récits de substitution, car aucun des manuscrits aujourd´hui connus lui en a fourni la matière. La
présence des débats paraît plus surprenante à N. Cazauran et elle demande si Gruget ne les aurait pas composés
lui-même en manière de pastiches.
667 art.cit., p.6.
668 Au sujet du rire pascal, voir notre partie I.II.2.
669 En ce qui concerne la N11 selon Gruget, nous citons d´après l´édition de l´Heptaméron de Nicole Cazauran,
Gallimard, 2000.
670 Sur l´ethos et le pathos dans le sermon du XVIe siècle, voir Millet (Olivier) : « Ethos et pathos dans la
prédication ecclésiastique au XVIe siècle : L´Ecclesiastes d´Erasme entre la tradition scolastique et la réforme
protestante », in Ethos et pathos Ŕ Le statut du sujet rhétorique, Actes du Colloque international de Saint-Denis
(19-21 juin 1997), réunis et présentés par François Cornilliat et Richard Lockwood, Paris : Champion, 2000,

201
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Ce Cordelier, plus enlangagé que docte, n´ayant quelquesfois de quoy parler pour achever
son heure, s´amusoit à faire des comptes, qui satisfaisoient aucunement à ces bonnes gens de
village » (p.162). Avec le verbe « s´amusoit » apparaît ici dès le début la notion de plaisir et
de récréation, qui s´oppose clairement au devoir du prédicateur qui est l´enseignement des
fidèles.

La nouvelle peut être divisée en trois parties avec une progression dans le mal de la part du
prédicateur cordelier.

L´action même a lieu un Jeudi Saint, jour où l´Eglise catholique commémore la Cène du
Christ, l´institution de l´Eucharistie, le lavement des pieds et la Passion de Jésus Christ. Le
cordelier en question donne une interprétation étrange de ces événements en parlant du fait de
manger l´agneau pascal la nuit. Il introduit ici une métaphore filée qui sera même poursuivie
au-delà du conte dans la discussion. Le prédicateur commence alors à s´adresser aux belles
jeunes auditrices d´Amboise, probablement nobles: « demanda à toute l´assistence des
femmes si elles ne sçavoient que c´estoit de manger de la chair crue de nuict » (p. 162).

pp.323-338 ; p.325 : « La prédication chrétienne se caractérise comme explication de ce texte singulier qu´est
l´Ecriture Sainte. C´est à partir de cette exigence qu´Augustin récupère et redéploie la rhétorique classique,
notamment les doctrines de l´èthos, du pathos et celle des trois genres de style. L´invention du prédicateur
chrétien repose entièrement sur la maîtrise qu´il a de l´Ecriture sainte. Deux critères s´appliquent ici : la faculté
de citer la Bible à volonté, et la faculté de comprendre la Bible comme il faut. A la limite, la lecture fervente à
haute voix devant le peuple de passages bibliques adéquats peut être le summum de l´éloquence chrétienne.
L´inspiration du prédicateur chrétien se situe donc sur un autre plan que celle des auteurs bibliques inspirés. (…)
Quant à l´effet moral et spirituel de la prédication, c´est Dieu qui touche et tire les cœurs à lui, même si pour cela
il se sert du ministère et de l´éloquence des hommes. C´est pourquoi le prédicateur est un orant avant d´être un
orateur. Son efficacité auprès des fidèles Ŕ qui consiste à se faire écouter avec intelligence, avec plaisir, et avec
docilité Ŕ dépend d´abord de la prière préalable adressée à Dieu. C´est aussi pourquoi Augustin accorde une
place importante à l´inspiration du prédicateur par Dieu. Cette inspiration se traduit rhétoriquement par le rôle
que joue une certaine improvisation dans le sermon, en fonction des circonstances et de l´auditoire. Augustin
applique à la prédication le texte de Matthieu 10, v.19-20 : « N´ayez souci ni du fond ni de la forme de votre
discours. Ce que vous aurez à dire vous sera donné au moment voulu. Car ce n´est pas vous qui parlez ; c´est
l´Esprit de votre Père qui parle en vous » » ; p.326 : « Dans le cas de l´orateur, Augustin distingue jusqu´à les
opposer l´éloquence et son éventuelle réussite, de la contradiction qui peut exister entre la doctrine du
prédicateur et ses mœurs. Cela conduit dans deux directions. Selon la première, le juste et le vrai peuvent être
prêchés avec un cœur dépravé et fallacieux, quand le prédicateur annonce le Christ en cherchant son propre
intérêt. A cette idée qui fonde le caractère objectif, non lié à la personne du prédicateur, de la prédication,
Augustin ajoute cependant une autre idée, également fondée dans l´Ecriture : on écoute avec plus de docilité
celui qui vit conformément aux valeurs qu´il propose : « la manière de vivre a plus de poids que le style sublime
si puissant soit-il » » ; p.332 : « Sur la prière personnelle du prédicateur, c´est à propos de la doctrine des affectus
que le prédicateur doit susciter en lui-même qu´Erasme développe sa position : elle en est le moyen le plus
efficace. Il ne s´agit pas de la prière liturgique qui introduit au sermon et le prédicateur et les fidèles, mais d´une
prière solitaire et méditative qui le précède, ou si le temps fait défaut, d´une brève et intense prière secrète
improvisée au moment de monter en chaire. D´une part Erasme lui accorde un rôle pour ainsi dire instrumental,
d´excitant spirituel, d´autre part il souligne que pour pouvoir parler aux hommes de Dieu, il faut préalablement
s´entretenir avec Dieu de toute son âme. Comme toujours chez Erasme, le point de vue rhétorique et le point de
vue spirituel se complètent, de façon que la spiritualité du vir pius favorise l´efficacité du dicendi peritus ».

202
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Il semble s´agir ici d´une allusion sexuelle à l´Eucharistie, qui peut être comprise comme
interprétation blasphématoire et qui constitue donc le premier crime du cordelier. Il provoque
un scandale et cela renvoie directement à la condamnation par Jésus Christ de ceux qui
scandalisent les petits671.
Le cordelier est désigné ironiquement comme « pèlerin », ce qui le rend d´autant plus
ridicule/coupable. L´auditoire commence à rire quand le prédicateur insiste sur son
interprétation sexuelle qui devient encore plus évidente lorsqu´il parle de la « main à son
baston » (p.162) où le bâton représente l´organe sexuel masculin. Le rire du public, même
féminin, semble encourager le cordelier à continuer avec d´ « autres propos récréatifs » :

« Mais après qu´ils l´eurent escouté d´avantage : ils convertirent le scandale en risée, (…). Le cordelier les
voyant rire, et se doubtant pourquoy, se reprint incontinent. (…) Si ce fut lors à rire, je croy que vous n´en
doubtez point. Les dames mesmes ne s´en peurent garder » (p.162, nous soulignons).

La vocation du prédicateur, qui est l´enseignement religieux, entre ici clairement en conflit
avec ce qu´il offre vraiment: la récréation. - Comme le cordelier, qui n´a pas de nom, fait
attention à sa réputation, il veut que les dames nobles se souviennent positivement de lui: « ne
voulant pas que ces Dames s´en allassent mal contentes de luy ». Nous remarquons qu´il ne
parle pas au nom de Dieu comme le demanderait sa vocation, mais en son propre nom: « Ne
vous en estonnez pas, non, si je parle hardiment, car je suis d´Anjou, à vostre
commandement ». Cette fin grotesque de prédication fait de nouveau rire l´assemblée, car le
prêtre ose se mettre en scène lui-même le jour de la commémoration de la Passion du Christ.
En effet, au lieu de mettre le sacrifice du Christ au centre de sa prédication, le prêtre se place
lui-même au premier plan. La narratrice Nomerfide précise qu´il s´agit de « sots propos ». Les
rires de l´audience sont mentionnés à plusieurs reprises :

« Et en disant ces mots, mist fin à sa predication, par laquelle il laissa ses auditeurs plus prompts à rire,
de ses sots propos, qu´à pleurer en la memoire de la Passion de Nostre Seigneur, dont la
commemoration se faisoit en ces jours là.» (p.163).

Au lieu de pleurs de compassion en ce Jeudi Saint, le prêtre ne provoque qu´un rire par son
interprétation sexuelle du mystère de l´Eucharistie et ses propos sots sur sa personne. Ce style
est poursuivi dans les sermons suivants, probablement le vendredi et le samedi saints ainsi
que le dimanche de Pâques : « Ses autres sermons, durant les Festes, furent quasi de pareille
efficace » (p.163).

671 Mc 9,42 : « Mais si quelqu´un doit scandaliser l´un de ces petits qui croient, il serait mieux pour lui de se
voir passer autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d´être jeté à la mer ».

203
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Le mardi après Pâques, le cordelier prend la parole pour se plaindre des aumônes faites à son
couvent. On remarque qu´il veut posséder toujours davantage et se rend donc coupable du
péché de cupidité. La métaphore filée de la viande crue est reprise ici. Le cordelier ne
s´adresse qu´aux femmes et s´exprime ainsi: « Mes Dames, je suis d´avis que vous mesliez
vos jambons parmy nos andouilles; vous ferez belle aumosne »672 (p.163) où les jambons
peuvent signifier les cuisses des femmes. Le deuxième péché que commet le cordelier, après
les différents blasphèmes mentionnés ci-dessus, est donc de demander aux fidèles de sexe
féminin de venir coucher avec les moines673. De nouveau, le sermon prend un tour sexuel, se
rapprochant fortement des sermons joyeux674.

Le troisième péché vient immédiatement après, quand le prédicateur commence à prêcher


avec des exemples. Il provoque le scandale en proposant son propre exemple comme modèle
à suivre: il parle de lui-même couchant avec une fille qu´il a rendue enceinte. Son discours
regorge de questions rhétoriques et d´allusions. Le raisonnement est absurde: « voilà bien de
quoy s´esbahir qu´un Moyne ait engrossy une fille; mais venez çà, belles Dames, ne devriez
vous pas bien vous estonner davantage si la fille avoit engrossy le Moyne ? » (p.163). La
métaphore filée de la chair crue est donc poursuivie dans cette fin de prédication grotesque.
Le péché du moine est ici triple: il n´a pas seulement transgressé son voeu de chasteté et a
couché avec une fille qu´il a fécondée, mais il a aussi enfreint l´hospitalité de la mère de cette
fille et, de plus, propose publiquement son comportement immoral comme exemple675 lors
d´un sermon.

La question grotesque finale est la fin du conte. Le public n´a pas droit de réponse dans les
sermons. Suit la discussion des devisants que nous traitons dès maintenant afin d´éviter une
dissection du conte et du débat. Le groupe est clairement scindé en deux: les femmes, dont
seules Oisille et Parlemente prennent la parole, critiquent le cordelier et l´appellent deux fois
« effronté ». Oisille ne trouve « point de risée en telles dérisions » et Nomerfide explique que
de telles prédications étaient goûtées dans le passé par de nombreux villageois:

« En ce temps là, encores qu´il n´y ait pas fort longtemps, les bonnes gens de village, voire la plus part
de ceux des bonnes villes, qui se pensent bien plus habiles que les autres, avoient tels Prédicateurs en
plus grande révérence que ceux qui les preschoient purement et simplement le sainct Evangile »
(p.164).

672 Nous voyons ici une allusion au sermon joyeux de Saint Andouille, in Recueil de sermons joyeux, éd. Jelle
Koopmans, Genève: Droz, 1998. Voir notre partie I.II.1.2 sur les sermons joyeux.
673 Ce motif nous semble être discrètement présent dans le prologue de l´Heptaméron : « Mais l´abbé de léans y
(= à la construction du pont) faisait faire bonne diligence, car ce n´était pas sa consolation de vivre entre tant de
gens de bien, en la présence desquels n´osait faire venir ses pèlerines accoutumées » (p.339).
674 Au sujet des sermons joyeux, voir notre partie I.II.1.2.
675 Au sujet des exempla, voir notre partie I.II.3.

204
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Oisille évoque alors le double péché du cordelier: premièrement, il interprète l´Evangile


comme il lui plaît et trompe ainsi son public. Cela lui vaut d´être traité d´animal.
Deuxièmement, il usurpe son rôle d´enseignant pour pervertir les « pauvres femmelettes » et
pour les inciter à faire l´amour avec un prêtre. La métaphore filée commencée dans le conte se
poursuit ici dans la discussion: « suborner les pauvres femmelettes, à fin de leur apprendre à
manger de la chair crue de nuict » (p.164).

De leur côté, les hommes (Saffredent, Hircan et Simontaut) louent le prédicateur et


deviennent de plus en plus vulgaires dans leurs propos. Simontaut commence à s´exprimer sur
le même ton que le cordelier du conte:

« Il voyoit devant luy ces jeunes Tripières d´Amboise, dans le baquet desquelles il eust volontiers lavé son,
nommeray je? Non, mais vous m´entendez bien, et leur en faire gouster, non pas roty, ains tout groulant et
fretillant, pour leur donner plus de plaisir » (p.164).

Dans le discours de Simontaut réapparaissent la notion de plaisir ainsi que la métaphore filée
de la chair crue. La question rhétorique sur le fait de prononcer un mot lié au domaine sexuel
met l´accent sur le jeu langagier du dire et du non-dire.

Parlemente joue alors le rôle de la moraliste qui rappelle à l´ordre et fait remarquer que
Simontaut s´oublie, ce que ce dernier repousse tout-de-suite en donnant la faute de son
dérapage au prédicateur: « Le Moyne peu honneste m´a ainsi faict esgarer » (p.164). « Peu
honnête » a ici un double sens : le comportement du religieux est malhonnête car contraire
aux règles de sa congrégation religieuse. Or, en affirmant publiquement ses actes, le moine est
« honnête » ; mais c´est justement ce trop d´honnêteté, injustifié dans une prédication, qui est
« peu honnête ». Contrairement aux conseils de Cicéron676, le prêtre s´expose de manière
négative, en appuyant sur ses côtés vicieux, ce que le public réprouvera ou dont il rira.

Nous voyons que dans la nouvelle 11, ce n´est pas le bon pasteur qui va à la recherche de la
brebis égarée, mais c´est le pasteur qui égare intentionnellement les âmes qui lui sont
confiées. Cette métaphore biblique apparaît dès le début de la discussion où la narratrice du
conte, Nomerfide, dit:

« Voilà, mes Dames, les belles viandes de quoy ce gentil Pasteur nourrissoit le troupeau de Dieu. Encores
estoit il si effronté que, après son péché, il en tenoit ses comptes en pleine chaire, où il ne se doit tenir
propos qui ne soit totalement à l´érudition de son prochain et à l´honneur de Dieu premièrement » (p.163).

676 Voir notre partie III.II.3.

205
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

La contradiction est totale entre ce qu´on attend du prédicateur et ce qu´il est réellement. La
métaphore filée de la chaire crue est de nouveau présente: le sermon est désigné par le terme
« belles viandes » et le cordelier est comparé à son modèle, le Christ bon pasteur: « ce gentil
Pasteur ». Les deux termes sont bien sûr ironiques.

La fin de la discussion de la nouvelle 11 est particulièrement intéressante: en effet, Simontaut


avoue que tous les devisants sont pécheurs et ont part à une faute commune: « je prie
Nomerfide, qui est cause de mon esgarement, donner sa voix à quelqu´un qui face oublier à la
compagnie nostre commune faulte » (p.164). Les brebis égarées reviennent donc sur le bon
chemin grâce à la bonne compagnie des autres. Nomerfide clôt en reconnaissant et en
acceptant que tous les êtres humains sont imparfaits: « Puis que me faictes participer à vostre
coulpe, (...) je m´adresseray à tel qui réparera nostre imperfection présente » (p.164). La
parole est donnée à Dagoucin qui n´a rien dit pendant toute la discussion. Les devisants
décident alors de ne plus dire de « follie ».

Cette nouvelle est d´un intérêt particulier pour notre sujet, puisqu´elle reprend et inverse les
données du récit-cadre. Tout d´abord, la situation énonciative est localisée dans le sacré
institué : on attend un sermon instructif, conduisant le chrétien vers une meilleure vie
spirituelle. Le prêcheur, chargé de véhiculer l´enseignement de la vérité chrétienne, choque
l´auditoire par ses histoires obscènes. L´exemplarité est utilisée pour transporter des contenus
anti-exemplaires dans la visée morale chrétienne ; elle est donc utilisée à rebours. Par ses
affirmations blasphématoires, ses appels à l´adultère en faveur des prêtres et le contre-
exemple qu´il donne de lui-même, le cordelier de la N11 perturbe surtout le public masculin
qui finit par approuver ces discours. Cela démontre aussi combien les auditeurs masculins se
laissent vite convaincre par des propos immoraux. Mais, grâce à la compagnie, les devisants
retrouvent tous le « bon chemin » et se repentent d´avoir, un instant, perdu le cap. Cela sans
l´aide d´un professionnel du sacré.

Bref, dans la nouvelle 11 de l´édition Le Roux de Lincy/Gruget, nous rencontrons une mise
en abyme inversée du projet narratif de tout l´Heptaméron. En effet, la situation est
renversée : un cordelier tient un sermon loin d´être à contenu spirituel et la discussion de cette
homélie n´est bien sûr pas possible dans le genre du sermon. Cette nouvelle montre donc un
prédicateur prêchant de manière immorale et commettant trois « péchés » qui pourraient
résulter dans l´égarement moral et spirituel de ses fidèles. A la fin, le rire du public des
personnages est suscité par l´étonnement vis-à-vis de ce prêtre. La réaction de nos devisants
lors de la discussion est l´étonnement du côté des femmes, le refus du rire de la part de dame
Oisille, et l´amusement des hommes.

206
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

II.III) La joie et le rire dans les débats

Comme Jean (1Jn 1,4) qui aimerait faire connaître la vraie joie chrétienne à ses frères, c´est-à-
dire un art de vivre chrétien, Oisille veut conduire les devisants sur le même chemin.
L´endroit (le monastère Notre-Dame de Sarrance) et l´état des devisants (des rescapés du
déluge, ayant fait l´expérience de la mort de proches) correspond parfaitement à ce projet.
Comme nous l´avons vu ci-dessus677, la narration des nouvelles suscite la joie le soir, au
même titre que la participation au sacré par la méditation et la liturgie. Cette joie émane de la
recherche de la vérité sur l´homme à travers les contes et surtout par l´intermédiaire des
débats. Qu´en est-il des sentiments des devisants au cours des débats eux-mêmes ?

Dans ce chapitre, nous entendons observer les occurrences du rire et de la joie de la part des
devisants dans les débats. En effet, l´Heptaméron a cette particularité de montrer les réactions
des auditeurs aux nouvelles, les passions qu´ils éprouvent ainsi que leurs commentaires sur les
personnages des récits. Nous séparerons l´analyse de cette joie et de ce rire dans les débats.
Les devisants sont-ils joyeux lors de leurs débats ? Nous ne pouvons analyser que ce qui
transparaît dans le texte.
Le rire est-il souvent mentionné comme réaction des devisants ou auditeurs ? Le sous-chapitre
sur le rire observera en un premier temps les discussions sur le rire, dans lesquelles ce
phénomène sera l´objet principal (il n´y a pas de débats ayant pour unique sujet la joie). Dans
un deuxième temps, nous nous intéresserons aux rires de la compagnie, qui peuvent être
collectifs ou individuels. Dans notre approche, nous tenterons de répondre aux questions
suivantes : Dans quels contextes ces rires interviennent-ils ? Les discussions reflètent-elles les
théories sur le rire de l´époque ? Quels sont les contenus des nouvelles introduites par un rire
du narrateur ? Quand le rire survient dans le contexte du débat, donne-t-il un sens nouveau à
l´histoire contée ? Qu´exprime-t-il de la relation entre les devisants ? Au cours de l´analyse,
nous tracerons des parallèles avec d´autres œuvres de l´époque, concernant le rire,
principalement avec l´ouvrage de Baldassare Castiglione (1478-1529), traduit en français par
Jacques Colin et édité sous le titre Les quatre Livres du courtisan du conte Baltazar de
Castillon par Denys de Harsy de Lyon en 1537. Marguerite de Navarre a bien connu cette
œuvre, devenue le manuel du courtisan à la cour de François Ier.

677 Voir notre partie II.I.3.

207
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

II.III.1) La joie dans les débats

Alors que la joie est très présente à la fin des journées, elle est peu évoquée lors des débats.
Dans quel contexte surgit-elle ?

Nous n´en avons repéré que peu de mentions textuelles. Dans le débat 57, il est question de la
nature de la vraie joie :
« « Il y a des femmes si difficiles, dit Longarine, qu´il leur semble qu´elles doivent avoir des anges. » -
« Et voilà pourquoi, dit Simontaut, elles trouvent souvent des diables, principalement celles qui, ne se
confiant en la grâce de Dieu, cuident par leur bon sens ou celui d´autrui pouvoir trouver en ce monde
quelque félicité, qui n´est donnée ni ne peut venir que de Dieu ». Ŕ « Comment, Simontaut ! dit Oisille,
je ne pensais pas que vous sussiez tant de bien ». Ŕ « Madame, dit Simontaut, c´est dommage que je ne
suis bien expérimenté car, par faute de me connaître, je vois que vous avez déjà mauvais jugement de
moi » » (p.414, nous soulignons).

Une autre évocation théorique de la joie se trouve dans le débat 33. Nomerfide questionne le
fait de montrer sa joie et de rire en public, ce que font uniquement les fous. En effet, la
discussion 33 a pour sujet la folie et les fous naturels. Nomerfide lance le thème en déclarant:

« Il n´est rien plus plaisant que de parler naïvement, ainsi que le coeur le pense (...). Je vous dirai, je
vois que les fous, si on ne les tue, vivent plus longuement que les sages, et n´y entends qu´une raison:
c´est qu´ils ne dissimulent point leurs passions. S´ils sont courroucés, ils frappent; s´ils sont joyeux, ils
rient; et ceux qui cuident être sages dissimulent tant leurs imperfections qu´ils en ont tous les coeurs
empoisonnés » (p.303, nous soulignons).

Nous remarquons également dans cette citation la connexion entre joie et rire qui est rare dans
l´Heptaméron. Dissimuler les imperfections est donc vu comme un poison pour le cœur. Les
fous678 sont ici ceux qui expriment leurs passions sans dissimulation, alors que les sages sont
ceux qui suivent les normes sociales et ne montrent que la surface de leur être, cachant leurs
pulsions. Une ironie profonde est présente ici : Qui est vraiment sage ? Les « fous » ou les
« sages » ? La sagesse existe-t-elle ?

Ici la joie n´est que sujet de débat et non réellement ressentie. Mais dans le même débat, la
devisante Nomerfide est joyeuse lors de la discussion 33: « Je la (=parole) donne, dit
Simontaut, à Nomerfide, car puisqu´elle a le coeur joyeux, sa parole ne sera point triste »
(p.303, nous soulignons)679. Il en est de même pour la seconde mention de joie au sein des

678 Au sujet de la folie associée au rire, voir notre partie I.I.3.2.3.1.


679 Il pourrait y avoir ici une allusion biblique à Luc 6,45 : « L´homme bon, du bon trésor de son cœur, tire ce
qui est bon, et celui qui est mauvais, de son mauvais fond, tire ce qui est mauvais ; car c´est du trop-plein du
cœur que parle la bouche ».

208
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

débats de l´Heptaméron. En effet, dans le débat 56, Simontaut est décrit comme joyeux.
Parlamente lui dit: « Je sais (…) combien de fois vous vous plaignez des dames, et toutefois
nous vous voyons si joyeux et en bon point qu´il n´est pas à croire que vous avez eu tous les
maux que vous dites » (p.415, nous soulignons). Cette remarque correspond au caractère gai
du personnage de Simontaut680.

A part ces quelques occurrences de joie, une occasion d´absence de joie est mentionnée lors
d´une discussion. Dans le débat 5, Nomerfide dit à la fin de la discussion, au cours de laquelle
elle s´est fâchée: « Les propos passés me touchent si peu que je n´en puis avoir ni joie ni
ennui » (p.76, nous soulignons).681

A la suite de cette brève partie sur la joie des devisants au cours des débats, nous pouvons dire
que les évocations trouvées dans le texte sont peu nombreuses. A deux reprises, la joie est
sujet de discussion théorique. Les deux aspects débattus sont la joie spirituelle ainsi que la
joie des fous. Egalement à deux reprises, il y a des mentions de la joie individuelle de certains
devisants au cours de la discussion. Mais il n´est jamais dit que les devisants sont tous joyeux,
cette joie apparaissant dans les fins de journées. Passons maintenant à l´étude du rire dans les
débats.

II.III.2) Le rire dans les débats


II.III.2.1) Les discussions sur le rire

Le recueil de nouvelles de la reine de Navarre contient de nombreuses occurrences de rire,


aussi bien dans les contes que dans les débats. Y a-t-il cependant une théorisation du rire dans
l´Heptaméron ? Dans un certain sens, nous pouvons répondre à cette question par

680 Voir Garanderie (Marie-Madeleine de la), Le dialogue des romanciers Ŕ Une nouvelle lecture de
L´Heptaméron, in Archives des Lettres Modernes, n°168, 1977, pp.35-36 : «Simontaut est un merveilleux
conteur humoristique ; les autres devisants le savent fort bien et vantent et encouragent sa gaieté et son art. Il a le
sens du détail narratif, sait être précis dans le conte le plus bref, sait manier la gaillardise sans grossièreté, sait
amuser avec une histoire sale (…). Il a le don de faire voir, le don aussi de faire rire par évocations rapides, sous-
entendus, quiproquos, jeux de mots. (…) Il est remarquable surtout par la vivacité et le naturel de ses dialogues,
la part qu´il fait au mime, son sens de l´ellipse et du mouvement ».
681 Voir de La Garanderie, op.cit., p.58. L´auteur définit ainsi le personnage de Nomerfide : «Simple, spontanée,
d´une gaieté qui fuse à travers chacun de ses propos, elle est prompte à se passionner, mais se lasse dès que les
discussions s´élèvent. Elle participe évidemment de l´idéalisme de la société féminine qui l´entoure, mais a des
réactions très pragmatiques. Elle prise avant tout la sincérité ».

209
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

l´affirmative. Dans le cadre de la discussion suivant la N52, le rire devient en effet l´objet de
la réflexion de la société devisante. Comment en vient-on à débattre sur le rire ? La N52, une
nouvelle scatologique traitant d´excréments, amène Saffredent à poser la question suivante :
« Je demanderais volontiers à toutes celles (= les femmes qui se veulent faire réputer sages)
pourquoi c´est, puisqu´elles n´en (= les paroles ordes) osent parler, qu´elles rient si volontiers
quand on en parle devant elles » (p.396, nous soulignons). Saffredent thématise ici la question
du rire en société et donc aussi celle du paraître et de l´être réel. Il constate que la bienséance
interdit aux femmes d´évoquer certains sujets, mais dès que des hommes en parlent, elles
donnent libre cours à leurs sentiments en riant. Parlamente se fait alors le porte-parole des
femmes et émet sa théorie du rire. Elle dit:

« « Nous ne rions pas pour ouïr dire ces beaux mots, mais il est vrai que toute personne est encline à rire, ou
quand elle voit quelqu´un trébucher, ou quand on dit quelque mot sans propos: comme souvent advient que
la langue fourche en parlant et fait dire un mot pour l´autre, ce qui advient aux plus sages et mieux parlants.
Mais quand entre vous, hommes, parlez vilainement pour votre malice, sans nulle ignorance, je ne sache
telle femme de bien qui n´en ait si grand horreur que, non seulement ne les veuille écouter, mais fuir la
compagnie d´icelles gens. (...) » « Mais, dit Simontaut, combien de fois ont-elles mis leur touret de nez pour
rire en liberté autant qu´elles s´étaient courroucées ou feintes? » - « Encore valait-il mieux faire ainsi, dit
Parlamente, que de donner à connaître que l´on trouvât le propos plaisant » » (pp.396-397, nous soulignons).

Les raisons principales que Parlamente donne comme déclenchant le rire sont donc soit le fait
que quelqu´un trébuche, où « trébucher » a surtout le sens métaphorique de « faire une
erreur », soit le comique verbal. Le terme de « trébucher » a diverses significations selon le
dictionnaire Huguet, dont la plus fréquente est celle de commettre une erreur du point de vue
moral. Calvin, que Marguerite de Navarre soutenait et hébergeait dans sa cour de Nérac et
dont elle connaissait les écrits, emploie fréquemment le terme de « trébucher » dans un
contexte négatif : ainsi, Adam a « trébuché » en commettant le péché originel682.

682 Ioannes Calvini, Opera quae supersunt omnia, in Corpus reformatorum, vol. XXXI, ed. G. Baum, E. Cunitz
et E. Reuss, Braunschweig : Schwetschke, 1865, (nous soulignons). Le second livre de l´Institution Chrestienne ;
Col. 290: « Pourtant on ne peut autrement exposer ce mot, que nous sommes morts en Adam, sinon en disant que
luy ne s´est pas seulement ruiné et destruit en pechant, mais qu´il a aussi tiré avec soy nostre nature en semblable
perdition. Non point que la coulpe soit à luy seul, sans nous attoucher, d´autant qu´il a infecté toute sa semence
de la perversité en laquelle il a trebusché. » ; Col. 367 : « Si quelcun demande pourquoy on les admonneste de
leur devoir, et pourquoy on ne les laisse à la conduitte du sainct Esprit : pourquoy on les pousse par exhortation,
veu qu´ils ne se peuvent haster davantage que l´Esprit les incite : pourquoy on les corrige quand ils ont failli, veu
qu´ils sont necessairement trebuschez par l´infirmité de leur chair ; nous avons à respondre, Homme, qui es-tu
qui veux imposer loy à Dieu ? » Col. 378 : (Rom.10,8) : « S´il y avoit quelque opiniastre qui repliquast que
sainct Paul a destourné ce passage de son sens naturel, pour le tirer à l´Evangile : combien qu´on ne devroit point
souffrir une si meschante parole, toutesfois nous avons dequoy defendre l´esposition de l´Apostre. Car si Moyse
parloit seulement des preceptes, il decevoit le peuple d´une vaine confiance. Car qu´eussent-ils peu faire que se
ruiner, s´ils eussent voulu observer la Loy de leur propre vertu, comme facile ? Où est-ce que sera ceste facilité,
veu que nostre nature succombe en cest endroit, et n´y a celuy qui ne trebusche, voulant marcher ? C´est donc
chose trescertaine que Moyse par ces parolles a comprins l´alliance de misericorde, qu´il avoit publiée avec la
Loy ». Livre IV, chap.1, Col. 597 : « Laquelle sentence ne se doit tellement prendre, comme s´ils eussent voulu
ietter en desespoir celuy qui estoit retombé depuis avoir esté une fois receu à repentance : ou bien qu´ils eussent
voulu amoindrir les fautes quotidiennes, comme petites devant Dieu. Car ils savoyent bien que les saincts

210
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

La théorie de Parlamente précède celle qui sera émise dans le Traité du Ris de Laurent
Joubert683. Elle touche d´autres points que ceux évoqués par le fameux médecin. Ces derniers
mentionnent surtout la laideur et l´absence de pitié comme source d´hilarité. Le discours de
Parlemente précède ainsi la théorie de Bergson, cette dernière affirmant que l´on rit de
quelqu´un qui se comporte comme une machine, donc d´un comportement où l´humain est
submergé par le mécanique684.

Dans le contexte du débat 52, Parlamente évoque une différence entre les rieurs masculins et
féminins. Elle affirme que les femmes ne riraient pas des discours « vilains » des hommes,
mais Simontaut contredit cette opinion. D´après lui, les femmes rient de manière cachée des
plaisanteries crues des hommes. Le masque rend leur rire invisible à leur entourage. On peut
donc dire que le rire féminin n´est pas autorisé dans tous les domaines. A partir de ce constat,
le débat évolue vers les thèmes de la vérité et de la dissimulation.

Alors que le débat 52 touche plutôt l´aspect technique des causes du rire, le débat 34
thématise l´origine du rire d´après l´échelle des valeurs, opposant sagesse et folie:

« Est-ce à dire, dit Oisille, que nous sommes plus enclins à rire d´une folie que d´une chose sagement
faite ? » - « Pource, dit Hircan, qu´elle nous est plus agréable, d´autant qu´elle est plus semblable à
notre nature, qui de soi n´est jamais sage. Et chacun prend plaisir à son semblable : les fous aux folies,
et les sages à la prudence .» - « Je crois, dit Simontaut, qu´il n´y a ni sages ni fous qui se sussent garder
de rire de cette histoire .» - « Il y en a, dit Géburon, qui ont le cœur tant adonné à l´amour de sapience
que, pour choses que sussent ouïr, on ne les saurait faire rire, car ils ont une joie en leurs cœurs et un
contentement si modéré que nul accident ne les peut muer. » - « Qui sont ceux-là ? dit Hircan .» - « Les
philosophes du temps passé, répondit Géburon, dont la tristesse et la joie est quasi point sentie ; au
moins n´en montraient-ils nul semblant tant ils estimaient grand vertu se vaincre eux-mêmes et leur
passion » (p.306, nous soulignons) .

La question de la cause du rire est ici soulevée par Oisille685. Hircan affirme que la nature
humaine est plus encline à la folie686, qu´il désigne comme agréable, qu´à la sagesse. Cela

trebuschent ou chancellent souvent en quelque infidelité, qu´il leur advient de iurer sans mestier, de se
courroucer outre mesure, voire aucunesfois venir iusques à iniures manifestes, et choir en d´autres vices que
nostre Seigneur n´a pas en petite abomination : mais ils usoyent de ceste maniere de parler, afin de mettre
difference entre les fautes privées, et les crimes publiques qui emportoyent grans scandales en l´Eglise » ; Col.
853 : « Mesmes si nous errons ou trebuschons quant aux moindres choses du monde où il n´y a point certitude de
foy, et que nous ne sommes point esclairez par la parolle de Dieu, combien nous convient-il estre plus modestes,
quand il est question d´entreprendre chose de si grande importance ? Car il n´y a rien de plus grande importance,
que ce qui appartient à servir Dieu ».
683 Joubert (Laurent), Traité du Ris contenant son essance, ses causes, et mervelheus effais, curieusement
recerchés, raisonés et observés, Paris : Nicolas Chesneau, 1579. Voir notre partie I.3.3.1.
684 Voir Bergson (Henri), Le rire, Paris: Presses universitaires de France, 1993.
685 Nous percevons ici un vague écho de Castiglione. En effet, dans le Courtisan, Dame Emilia demande à être
instruite dans la théorie des « mots plaisants » : p.37 (165) : « Alheure chascun commanca a rire / car le compte

211
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

rejoint la pensée luthérienne de l´homme entâché du péché originel et donc inapte à la


sagesse. Celle-ci ne lui viendrait que de Dieu par la grâce.

Le deuxième débat thématisant le rire est le débat 62. Il concerne une question d´étiquette, de
comportement en société : le fait de se ridiculiser soi-même:

« En bonne foi, dit Ennasuite, voilà la plus grande sotte dont j´ouïs jamais parler, qui faisait rire les
autres à ses dépens » (…) « Il est vrai, dit Parlamente, je confesse qu´il n´y a juste à qui il ne puisse
méchoir. Mais quand on a pris grand déplaisir à l´œuvre, l´on en prend aussi à la mémoire, pour laquelle
effacer Lucrèce se tua. Et cette sotte a voulu faire rire les autres » (p.444, nous soulignons).

Le thème ici n´est pas le rire, mais le fait de provoquer le rire sur soi-même687. Ennasuite
affirme que quelqu´un est sot de faire rire au sujet de soi-même, car cela contredit les règles
de bienséance à respecter en société. Parlamente critique le fait que la dame prenne plaisir à
ce conte vécu et en cultive la mémoire en le racontant. Il vaudrait mieux oublier cette
mésaventure. Cette règle apparaît déjà dans le Courtisan ; d´après Castiglione, en effet, le
courtisan ne doit pas avouer ses faiblesses, même si elles correspondent à la vérité. Cela
nuirait à son image :

« Ie me riz par foiz de certains hommes qui sans qu´il en soit besoin comptent voluntiers aulcunes
choses / lesquelles combien quelles soient paradventure advenues sans leur faulte / toutesfoys elles
portent en soy une ombre d´infamye / comme faisoit ung chevallier que vous cognoissez tous / lequel
toutes les foys quil oyoit faire mention de la bataille quil fut donnee au Roy Charles a Fournaufve / il
commancoit a reciter en quelle maniere il sen estoit fouy. Et sembloit quil neust veu / ou entendu aultre
chose de celle journee. Apres quant on parloit dugne iouste fameuse / ou il sestoit trouve / il comptoit
tousiours comme il estoit tumbe. Et sembloit encores souvent que en devisant il allast cherchant de faire
venir a propos de compter comment ugne nuyct en allant parler a ugne dame / il avoit receu plusieurs
bastonnades / car par folies ne veulx ie pas que nostre Courtisan die / mais bien me semble que luy
venant occasion de se monstrer en chose / dont il nen sache rien / il la doibve fouyr » (p.33 (157-8)688,
nous soulignons).

que entendoit messire Bernard / estoit congneu a tous pour estre entretenu a Romme en la presence de Quilio
cardinal de sainct Pierre a vincula. Quant on eu cesse de rire ma dame Emille dist. Laissez pour ceste heure a
nous faire rire en employant les motz plaisans /& nous enseignez comment nous en debvons user & dont on les
tire & tout ce que vous cognoissez sur ceste matiere ».
686 A ce sujet, voir notre partie I.I.3.2.2.
687 Au sujet de la non-prise au sérieux de soi-même en lien avec l´humour, voir notre partie II.II.2.1.
688 Nous citons l´édition du deuxième livre du Courtisan de Castiglione, numérisée par la BNF ; pour retrouver
ces citations dans l´édition moderne Ŕ mais dont la traduction en français moderne ne nous satisfait pas -, nous
indiquons entre parenthèses la page dans l´édition Pons par Flammarion, 1987/1991).

212
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Il est nécessaire d´avoir une bonne image auprès des autres, c´est pour cela que la
dissimulation est recommandée689. Se pose alors la question de la sincérité et de la vérité.
Qu´est-ce que l´homme pense vraiment s´il dissimule sans cesse une partie de son opinion ?

Le rapport aux faits se complique d´autant plus que l´homme peut éprouver en même temps
des sentiments opposés. Dans le troisième débat évoquant le rire, Hircan mentionne la
capacité de l´homme à rire et pleurer simultanément dans le débat 72:

« J´en ai vu assez de telles, dit Hircan, qui pleurent leurs péchés et rient leur plaisir tout ensemble ! » -
« Je me doute, dit Parlamente, pour qui vous le dites, dont le rire a assez duré, et serait temps que les
larmes commençassent ». Ŕ « Taisez-vous, dit Hircan : encore n´est pas finée la tragédie qui a
commencé par rire » (p.498, nous soulignons).
.

Il s´agit ici sans doute d´un message codé d´un devisant à un autre. La question du rire mêlé
aux larmes apparaît aussi dans les traités de civilité comme chez Castiglione690. Ce dernier est
d´avis que rire et pleurer en même temps ne convient pas à un gentilhomme.

Nous pouvons donc dire que les discussions théoriques sur le rire lors des débats touchent
différents domaines. L´étiquette est discutée quand les devisants sont d´accord sur le fait qu´il
ne faut pas faire rire de soi-même en public et aussi que le rire féminin n´est pas autorisé dans
tous les domaines. On touche au champ de la psychologie quand les devisants remarquent que
l´être humain ne rit et pleure pas en même temps. Quant à la discussion sur la nature humaine
et la conclusion que cette dernière n´est pas encline à la sagesse, elle relève de la philosophie
et de la théologie. Après l´analyse des débats sur la théorie du rire, passons à l´étude des rires
effectifs des devisants au cours des discussions.

689 p.33 non paginée (159): « Davantaige il nest pas desconvenable que ung homme qui se sent valloir en ugne
chose cherche dextrement occasion de se monstrer en icelle. Et que pareillement il cache les parties qui luy
semblent peu louables / faisant neantmoins le tout avec ugne certainne dissimulation advisee ».
690 op.cit., p.41 (171-2): «Ne venir point iusques a la buffonnerie / ne sortir des limittes qui sont choses que vous
gardez merveilleusement bien / parquoy iestime que vo les congnoissiez toutes / car en verite il ne seroit point
convenable a ung gentilhomme faire ung visaige plorant & riant / contrefaire la voix / lucter tout seul ». En effet,
rire et pleurer ne va pas de pair, car, d´après Castiglione, le rire vient d´une réjouissance intérieure suscitée par le
courage, s´opposant aux pleurs : p.37 non paginée (166) : « Pour decrire lhomme lon a accoustume de dire quil
est ung animal risible : car ce ris se voit seullement aux hommes /& est quasi tousiours tesmoing dugne certainne
resiouyssance que lon sent au dedans du couraige qui de sa nature est tire a plaisir ».

213
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

II.III.2.2) Les rires effectifs

Comme sauvés, les devisants sont-ils capables de rire ? Dans le prologue, les débuts et fins de
journées, nous n´avons pas vu trace de leur rire dans le texte. Mais après avoir entendu tant de
rires relatés dans les nouvelles, sont-ils eux-mêmes contaminés par le rire ?

Etudier le rire des devisants nous permet d´analyser leurs liens sociaux les uns envers les
autres. Dominique Arnould, dans son article sur le rire691, énonce trois grandes catégories où
l´on rencontre la mention du rire. Premièrement, le rire désigne la joie ludique, l´ouverture
bienveillante à autrui, l´accueil, voire la séduction. Deuxièmement, le rire peut surgir comme
réaction plus ou moins involontaire à une situation que l´on perçoit comme ridicule, par
exemple suite à un échec, à une gesticulation, à l´inadaptation, à un contresens sur une
situation. La cause du rire est alors surtout l´incompréhension des actes d´autrui lorsqu´ils
bouleversent les coutumes et les idées reçues ou lorsqu´on se trouve devant un raisonnement
contenant une contradiction interne. Le rire dénonce alors la fausse science, croyant savoir ce
qu´elle ignore. Le sage rit de cette ignorance doublée de prétention à la science.
Troisièmement, le rire peut signifier le rejet et exprimer la malveillance. Le rire manifeste
alors que l´on exclut un individu du groupe, que l´on amoindrit son statut social, la
considération dont il jouit et jusqu´à son autorité morale. Ces catégories sont-elles
transférables aux rires des devisants dans l´Heptaméron ?
Dans la partie suivante, nous allons étudier les rires des devisants au cours des débats en les
analysant dans leur contexte d´occurrence selon qu´ils surgissent simultanément de toute la
compagnie ou individuellement de la part de chaque devisant.

II.III.2.2.1) Toute la compagnie rit

A combien de reprises toute la compagnie des devisants rit-elle au cours des débats suivant
les nouvelles ? Dans quel contexte ces rires apparaissent-ils ? De quelle manière ces rires
sont-ils évoqués ? Donnent-ils un sens nouveau au conte ?
La première des trois occurrences de rire collectif a lieu au cours du débat sur la N8, c´est-à-
dire que le rire ne suit pas immédiatement la fin de la narration. Il a bel et bien lieu au cours
du débat : « La compagnie et même ceux à qui il touchait se prirent tant à rire qu´ils mirent fin
en leurs propos » (p.86, nous soulignons). Le rire de tous les devisants est ici si fort qu´il

691Arnould (Dominique) : « Nature et fonction du rire dans la littérature grecque, d´Homère à Aristote », in
Humoresques, n°7, 1996, pp.45-51.

214
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

étouffe la parole. Pendant un instant, le débat est interrompu par les rires de tout un chacun.
La N8 n´avait pas suscité le rire. Au contraire, Géburon dit même à Longarine :

« Vraiment, vous êtes une bonne dame qui, en lieu de faire rire la compagnie comme vous aviez promis,
mettez ces deux pauvres gens en colère ».- « C´est tout un, dit Longarine, mais qu´ils ne viennent point
à tirer leurs épées, leur colère ne fera que redoubler notre rire » (p.86, nous soulignons).

Le rire est alors déclenché par une déclaration de Longarine concernant la sagesse des dames
de la compagnie devisante :

« Je sais bien devant qui je parle, dit Longarine, car vos femmes sont si sages et vous aiment tant que, quand
vous leur feriez des cornes aussi puissantes que celles d´un daim, encore voudraient-elles persuader elles et
tout le monde que ce sont chapeaux de roses ! » (p.86).

Nous percevons dans cette déclaration de Longarine deux points qui peuvent susciter le rire
de la compagnie : premièrement, le fait d´évoquer les infidélités conjugales des maris à l´aide
d´une métaphore de chasse et d´une deuxième image du monde floral Ŕ images comiques.
Deuxièmement, le fait de thématiser la peur de la vérité et la préférence de l´illusion
réconfortante. Au lieu d´affronter directement la réalité, les dames préfèrent en rire. Par le rire
de leur part, les devisants reconnaissent que cette affirmation contient une part de vérité.
Dagoucin réoriente alors la conversation en généralisant ce qu´il a retenu de ce conte sur
Bornet : « L´homme est bien déraisonnable quand il a de quoi se contenter et veut chercher
autre chose » (p.86). Ce rire très fort de la compagnie s´oppose au rire proposé par
Castiglione : Le courtisan est appelé à amuser et à faire rire ses auditeurs, mais cela de
manière discrète. En effet, le courtisan s´oppose au bouffon par la manière d´amuser :

« Et avecques ugne certainne doulceur recreer les esperitz des escoutans /& par motz plaisans /&
rencontres discrettement les induyre a resiouyssance / & a risee / de sorte quil delecte continuellement /
sans iamais venir a fascher ny ennuyer » ; « Nous montrer lart qui appartient a toute ceste sorte de dire
plaisamment pour induyre a ris/ & ioyeusete avecques gentille maniere / car en verite il me semble que
cela sert de beaucoup / & et fort convenable au Courtisan. Monseigneur (respondit a lheure messire
Federic) les rencontres & bons motz son plustost grace / & dons de nature que dart » (p.35 (161692),
nous soulignons).

Nous remarquons ici la reconnaissance tacite que les femmes doivent s´accommoder des
infidélités de leurs maris. La catégorie d´Arnould qui semble convenir le mieux est celle du
rire ludique, un rire au sujet de la société qui entoure nos devisants. Hommes et femmes rient
d´une inégalité qu´ils connaissent bien. Les femmes veulent-elles en même temps exorciser
par le rire leur peur d´être les trompées ou les perdantes ? Quel autre type de rire collectif
apparaît dans l´Heptaméron ?

692 Dans l´édition Pons, la traduction donnée pour « recréer » est « divertir », ce qui ne nous satisfait point.

215
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

La deuxième occurrence de rire collectif du recueil a lieu après la narration de la N11 693 :
« Dont la compagnie se prit bien fort à rire » (p.131). Ce rire généralisé des devisants suivant
le conte scatologique de Madame de Roncex peut être déclenché immédiatement par le récit
qui finit, lui aussi, par un rire de la dame et de toute la compagnie assemblée. Ce rire commun
peut également être une réaction à la conclusion de la narratrice Nomerfide : « Il me semble,
mesdames, que ce conte n´a été ni long ni mélancolique, et que vous avez eu de moi ce que
vous en avez espéré ! » (p.131). Cette deuxième solution proposée (la conclusion comme
source du rire) sous-entendrait ceci : les devisants rient du fait que Nomerfide pense qu´ils
n´ « espèrent » rien de plus élevé que des contes scatologiques. Elle ne croirait donc pas à leur
intention morale en narrant et écoutant les contes, mais les croirait simplement intéressés au
dévoilement et au voyeurisme694. Cette dernière solution impliquerait que ce rire soit
déclenché par la mise en péril de l´ethos des devisants. Selon les catégories d´Arnould,
Nomerfide jouerait sur l´incompréhension des actes des autres devisants.

Après un rire collectif concernant des faits de société (l´infidélité masculine), puis un
deuxième rire sur la nudité et la mauvaise appréhension, voilà la troisième occurrence de rire
commun dans l´Heptaméron qui a lieu au cours du débat 44. Celle-ci concerne la continuité
du sacré institué. Dans la N44, un cordelier affirme que la religion durera autant que le monde

693 En ce qui concerne l´analyse du rire à l´intérieur du conte, voir ci-dessus notre partie II.II.2.1.1.
694 p.161: « Faire rire d´un retournement de situation, qui dévoile une partie du corps et une action
« normalement » voilées, s´établit le programme, qui n´a d´efficace que si le code de bienséances est commun
aussi aux personnages et aux narrataires. Le scénario comique distribue alors les quatre éléments hiérarchisés ;
la dame honteuse et secrète devra apparaître : a) nue, b) souillée, c) vue comme objet de spectacle, d) par des
hommes (de qualité). La souillure est pire que la nudité, le fait d´être vu est pire que celui d´être sale, l´œil
masculin est plus redoutable encore que celui d´une chambrière… Et la mise en scène invente deux « fixatifs »,
jouant des espaces symboliques, un couvent, lieu clos en principe à l´abri des agressions sexuelles, un retrait,
lieu clos à l´intérieur d´un lieu clos, lieu de l´intimité assurée… Tout est en place : reste l´ « allumage » de la
fusée comique »; p.163 : « Mais pourquoi une telle insistance sur les motifs scatologiques ? Ils ont aussi une
fonction cathartique. « Combien que le conte soit ord et sale », dit la sage Oisille, « on ne le saurait trouver
fâcheux » : serait-ce seulement parce que « connaissant les personnes », on se réjouit de voir punie une sotte
pudeur ? N´est-ce pas plutôt que le « conte ord et sale » se charge de la saleté et de l´ordure, devient « conte de
l´ord et du sale », transférant l´ordure sur le dire ? S´il n´est pas « fâcheux », c´est donc qu´il peut y avoir
quelque plaisir dans le déplaisir ? Quelque plaisir dans l´ordure ? Le rire décharge des affects puissants ; mais,
encore une fois, de quoi au juste rit-on ici ? Le rire des « autres » (La Mothe et les gentilshommes) est assez
simple. Ils jouent le rôle du tiers dans la structure triangulaire qu´a dessinée Freud lorsqu´il s´agit de l´histoire
grivoise ou obscène : celui qui fait la plaisanterie a pour victime celui qui est l´objet du « mot d´esprit », et pour
obligé celui à qui il raconte sa petite histoire, et qui en jouit. (…) Une transgression autorisée, dont ils sont les
bénéficiaires innocents. Le rire de la dame est plus compliqué, entre honte et courroux. Changeant « sa colère à
rire comme les autres », elle choisit de devenir à ses propres yeux objet plus que sujet, et la distanciation lui
permet de retrouver avec ses pairs une complicité mise à mal par sa situation. Mais un esprit malicieux pourrait
soupçonner aussi quelque plus secrète jouissance, chez cette dame trop honteuse et secrète pour ne pas
dissimuler quelque désir soigneusement refoulé. (…) Enfin le rire de la compagnie : celle-ci est dans l´exacte
situation de bénéficiaire. L´instinct « lubrique » s´y satisfait en dépit des obstacles, le scatologique intimement
lié à l´obscène s´offre comme le bien perdu, et leur rire signale cette heureuse transgression, sans punition ».

216
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

puisqu´elle a un fondement solide : la folie des femmes. Dans le conte, Madame de Sedan
réagit de manière étonnée et colérique à cette affirmation, puisqu´elle a généreusement offert
chaque année un pourceau aux pères et se voit ainsi ridiculisée. Or, son mari est content de ce
que le cordelier a donné son opinion sans peur de choquer :

« Mme. de Sedan, qui était fort en colère, oyant cette parole, se courrouça si fort que, si son mari n´y eût été,
elle eût fait faire déplaisir au Cordelier. Et jura bien fermement qu´il n´aurait jà le pourceau qu´elle lui avait
promis. Mais M. de Sedan, voyant qu´il n´avait point dissimulé la vérité, jura qu´il en aurait deux, et les fit
mener en son couvent » (p.360).

Le rire général peut avoir été déclenché par deux raisons : premièrement, cette nouvelle fait
rire par la connaissance qu´elle véhicule sur des personnages que les devisants fréquentent.
Deuxièmement, la thèse que la religion est fondée sur la folie des femmes est source de rire
pour tous les devisants: « La Nouvelle ne fut pas achevée sans faire rire toute la compagnie, et
principalement ceux qui connaissaient le seigneur et la dame de Sedan » (p.361, nous
soulignons). Les devisants sont conscients qu´il ne s´agit que du sacré institué, par exemple de
la perrennité des monastères et non du vrai sacré. Le terme de « religion » employé par le
moine Ŕ rapporté par le narrateur Ŕ montre qu´une imprécision volontaire est maintenue à ce
sujet. De plus, la thèse sur le sacré institué dans ce conte frappe par sa nouveauté695 et parce
qu´elle est provocante. Elle frise l´interdit et fait rire pour cette raison. En effet, d´après
Castiglione, la plaisanterie ne doit pas être blasphématoire :

« Messire Bernard: « Il fault encore garder que le mocquer ne soit rude. Et vouloir estre argue que la
chose ne tourne a blaspheme en estudiant de trouver en cela nouvelles façons / ou il y a daulcuns qui
font semblant chercher louange de ce qui merite non seullement blasme. Mais aussi griefve pugnition,
ce qui est chose abhominable. Et pourtant ceulx qui veullent monstrer destre plaisans en portant peu de
reverence a dieu / ils meritent estre chassez de la compaignie de toutes gens de bien /& pareillement
ceulx qui sont ordz & deshonnestes en parler & qui nont point de respect quant ilz sont devant les
dames /& semble quil naient aultre plaisir que de les faire rougir de honte » » (p.51 non paginée (191),
nous soulignons).

Ce rire est le point de départ d´une discussion sur la vraie sagesse. L´affirmation d´Hircan est
la suivante : les cordeliers ne devraient pas prêcher pour rendre sages les femmes, puisque
leur folie est si profitable aux ordres religieux. Parlamente contredit cette opinion :

695 Cela rejoint une pensée du Courtisan : le rire peut être suscité par un résultat contraire à ce qui était attendu :
p.45 (180) (nous soulignons) : « La sorte des bons motz dont lon use plus pour faire rire / est quant nous
attendons douyr ugne chose / & celluy qui respond en dist ung aultre / & la nomme lon hors doppinion / & si
lambiguite y est conioinct le mot devient tresassaisonne » ; p.49 (187) : « Cette sorte de motz induictz beaucoup
a rire / pource quilz portent avec eulx responses contraires a ce que lhomme attendoit douyr / & naturellement en
telles choses nostre erreur mesme nous delecte / dont nous rions / quant nous nous trouvons mescomtez de ce
que nous attendions / mais les manieres de parler / & les figures qui ont grace es propos graves / & severes sont
quasi tousiours bien seantes es plaisans comptes /& bons motz. »

217
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Ils ne les prêchent pas d´être sages, mais oui bien pour le cuider être. Car celles qui sont du tout
mondaines et folles ne leur donnent pas de grandes aumônes, mais celles qui, pour fréquenter leur
couvent et porter leurs patenôtres marquées de tête de mort et leurs cornettes plus basses que les autres,
cuident être les plus sages, sont celles que l´on peut dire folles, car elles constituent leur salut en la
confiance qu´elles ont en la sainteté des iniques, que pour un petit d´apparence elles estiment demi-
dieux » (p.361, nous soulignons).

La folie est ici clairement mise en relation avec la confiance qu´ont ces personnes dans le
sacré institué (sans transcendance vers le vrai sacré), dans le fait que leur salut repose en
l´homme (à la place de Dieu seul). Il s´agit là d´un cas de superstition ou de relation faussée
au sacré. Ennasuite semble avoir cru jusque là à l´intégrité des religieux. Mais Parlamente ne
veut pas condamner tout le clergé :

« Mais suis-je sûre qu´ils ne croient rien moins que l´Evangile ! J´entends les mauvais, car j´en connais
beaucoup de gens de bien, lesquels prêchent purement et simplement l´Evangile, et vivent de même, sans
scandale, sans ambiguïté ni convoitise, en chasteté et pureté non feinte ni contrainte. Mais de ceux-là ne sont
pas tant les rues pavées que marquées de leurs contraintes : et au fruit connaît-on le bon arbre » (p.361, nous
soulignons).

Oisille définit alors la vérité de la prédication696 :

« C´est quand ils ne parlent que de ce qui est en la sainte Ecriture ou qu´ils allèguent les expositions des
saints docteurs divinement inspirés » (p.361).

Pour Oisille, la vérité repose donc non seulement dans la Sainte Ecriture, mais aussi dans les
écrits des Pères de l´Eglise, par exemple. Pour donner un contre-exemple du bon prédicateur
selon Oisille, Parlamente cite le cas d´un cordelier qui affirmait que l´Evangile n´était pas
plus croyable que les Commentaires de César. Elle énonce son credo quant à la véridicité de
la prédication :

« Et depuis l´heure que l´entendis, ne voulus croire en parole de prêcheur si je ne la trouve conforme à celle
de Dieu qui est la vraie touche pour savoir les paroles vraies ou mensongères » (p.362).

Oisille insiste sur la responsabilité de chacun dans la découverte de la vérité ; si l´on se met
soi-même à l´écoute des Saintes Ecritures avec un esprit d´humilité, on ne peut pas être
trompé par des prédicateurs : « Croyez que ceux qui humblement et souvent la lisent ne seront
jamais trompés par fictions ni inventions humaines, car qui a l´esprit rempli de vérité ne peut
recevoir la mensonge » (p.362). Cette affirmation d´Oisille n´est pas discutée par les autres
devisants semblant être d´accord sur ce point. L´intervention de Simontaut remarquant qu´une

696 Nicole Cazauran note à ce sujet dans son édition, ed.cit, pp.700-701 : « Prêcher « purement et simplement »
l´Ecriture était une exigence formulée par tous les évangéliques soucieux que la foi soit vivifiée directement par
la parole divine. Rabelais vante souvent les bons « prêcheurs évangéliques » (Gargantua, chap. XVI, XVII,
XXII et XXIV) et son Pantagruel, à la veille d´une bataille, fait vœu de faire prêcher dans son royaume le « saint
Evangile purement, simplement et entièrement » (Pantagruel, chap. XIX et XXIX).

218
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

personne simple est plus facile à tromper qu´une autre ne relativise en rien la déclaration
d´Oisille. Le rire du début de la discussion a donc été source de tout un débat sur la religion,
débat qui se conclut par une phrase-clé de dame Oisille sur l´importance de la lectio divina
quotidienne dans un esprit d´humilité. C´est, en effet, ce que font nos devisants chaque
matin697. Le rire général a lieu tout-de-suite après la conclusion du conte par la narratrice
Nomerfide :

«Voilà, mesdames, comme le Cordelier, étant sûr que le bien des dames ne lui pouvait faillir, trouva façon
pour ne dissimuler point la vérité d´avoir la grâce et aumône des hommes : s´il eût été flatteur et
dissimulateur, il eût été plus plaisant aux dames, mais non profitable à lui et aux siens » (p.360).

Probablement le rire est soulevé et par la narration de la ruse de ce cordelier et par la nature
osée de l´affirmation contenue dans ce conte : le sacré institué ne tient en place que par la
folie des femmes croyantes. Malgré leur découverte, le seigneur et la dame de Sedan
continuent à soutenir un ordre religieux qui se moque du vrai sacré. Le rire des devisants peut
donc de nouveau toucher le fait que l´homme n´aime pas que sa folie soit découverte.

En guise de conclusion sur les rires de toute la compagnie, nous pouvons dire qu´ils révèlent
un même système de valeurs et un esprit commun au groupe. Les trois occurrences analysées
ont lieu à des sujets différents. La source du rire est soit la société et ses règles Ŕ comme par
exemple l´infidélité conjugale et conséquemment la préférence de l´illusion à la vérité, soit la
religion soit l´ethos sérieux des devisants eux-mêmes si celui-ci est mis en question.

Nous remarquons que le rire collectif ne jaillit pas à la légère, mais, au contraire, quand des
questions de toute première importance sont débattues. Quand les devisants rient-ils
individuellement ?

II.III.2.2.2) Rires individuels

Parmi les rires individuels des devisants au cours des débats, nous pouvons distinguer le rire
pour introduire le conte suivant, le rire comme réaction personnelle à un argument et le rire
exprimant une relation sociale entre devisants.

697 Voir notre partie II.I.1.2.2 à ce sujet.

219
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

II.III.2.2.2.1) Rire pour introduire le conte suivant :

Le rire comme introduction donne tout-de-suite la tonalité de la nouvelle. Elle prédispose


l´auditoire et influe sur la réception du contenu. Dans la visée thérapeuthique de la narration,
ce rire du narrateur est comparable au rire du médecin, prédisposant favorablement le
patient698.
Bienheureux est celui qui sait susciter le rire d´autrui. Chez Castiglione, cette affirmation est
formulée ainsi:

« Tout ce doncqes qui faict rire resiouyst lesperit & luy donne plaisir /& ne permect que sur celluy point
lhomme se souvienne des molestes ennuyeuses / dont toute nostre vie est plaine / au moyen dequoy le
ris (comme vous voyez) a tous est tresaggreable & faict beaucoup a louer celluy qui le scayt mouvoir a
temps & en bonne maniere » (p.38 (166)).

Cinq devisants commencent leur conte en riant eux-mêmes afin de susciter le rire699 des
autres:

Débat 1 : « A l´heure toute la compagnie se tourna vers elle (=Oisille), la priant vouloir
commencer ; ce qu´elle accepta et, en riant, commença à dire ».
Ici Oisille rit en pensant à l´histoire qu´elle va débiter, un conte « hagiographique » (N2).

Débat 7 : « Longarine, en se prenant bien fort à rire, commença à dire ».


La N8 que Longarine contera est celle de Bornet qui se rend cocu lui-même.

Débat 26 : «Vraiment, dit-elle (Ennasuite), je n´ai garde d´y faillir (faire rire), et vous dirai
qu´en venant ici délibérée pour vous conter une belle histoire pour cette Journée, l´on m´a fait
un conte de deux serviteurs d´une princesse, si plaisant que, de force de rire, il m´a fait oublier
la mélancolie de la piteuse histoire, que je remettrai à demain, car mon visage serait trop
joyeux pour la vous faire trouver bonne ! » (p.272).
La N27, pour laquelle le rire des personnages a déjà été analysé ci-dessus700, est une nouvelle
avec le motif de l´usurpateur puni. Tout rentre dans l´ordre habituel à la fin701.

698 Voir notre partie I.I.3.3.3 à ce sujet.


699 A chaque reprise, nous soulignons le rire dans ces citations.
700 Voir notre chapitre II.II.2.2.2.
701 « Dont il (=l´homme voulant gagner les faveurs de la femme mariée) fut aussi honteux en s´enfuyant que le
meri fut content d´entendre l´honnête tromperie dont sa femme avait usé. Et lui plut tant la vertu de sa femme
qu´il ne tint compte du vice de son compagnon, lequel était assez puni d´avoir emporté sur lui la honte qu´il
voulait faire en sa maison » (p.273).

220
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Débat 65 : « Oisille leur répondit : « Celles qui moins en savent parler sont celles qui ont plus
de sentiment de l´amour et volonté de Dieu. Parquoi ne faut juger que soi-même.» Ennasuite
en riant lui dit : « Ce n´est pas chose étrange que d´avoir fait peur à un valet qui dormait, car
aussi basses femmes qu´elle ont bien fait peur à de bien grands princes, sans leur mettre le feu
au front » (p.455, nous soulignons).
La N66 est introduite par l´éditeur702 comme « conte risible » (p.456). Il s´agit de la narration
de la méprise de la servante au sujet du jeune couple royal de Navarre703.

Débat 68 : « Hircan en riant leur dit » (p.464, nous soulignons).


La N69, racontée par Hircan, thématise l´infidélité conjugale d´un mari poursuivant sa
chambrière et se mettant même à sa place dans le travail humble de repassage704. La nouvelle
est comique puisque le mari est vu dans cette situation grotesque, « sarrau » en tête, par sa
femme, alertée par la chambrière. Pourquoi ce rire préalable d´Hircan ? Il pourrait y avoir
deux réponses possibles à cette question. La première et la plus simple est que Hircan rit
d´avance du mari comme trompeur trompé. La deuxième solution est que le rire d´Hircan
montre un certain rapport avec ce mari : se reconnaît-il dans le mari infidèle ? Joue-t-il
d´avance avec la possibilité d´être percé à jour par sa femme ? Nous ne pourrons pas élucider
ce mystère.

Débat 8: « Vraiment, ce dit Géburon, vous êtes une bonne dame qui, en lieu de faire rire la
compagnie comme vous aviez promis, mettez ces deux pauvres gens en colère ». Ŕ « C´est
tout un, dit Longarine, mais qu´ils ne viennent point à tirer leurs épées, leur colère ne fera que
redoubler notre rire » (p.86, nous soulignons) .

Nous voyons donc que les nouvelles introduites par un rire du devisant contiennent en général
des rires de la part d´un ou de plusieurs de leurs personnages. Dans les cinq cas analysés, la
nouvelle introduite par un rire traite d´un amour soit légitime soit illégitime.
Le rire peut également intervenir comme réaction personnelle à un argument d´un autre
devisant.

702 Selon l´édition de Reyff de l´Heptaméron, il s´agit du Manuscrit 1512 de la Bibliothèque Nationale, édition
de Michel François (1942).
703 Nous avons analysé ci-dessus le rire des personnages de cette nouvelle dans notre partie II.II.2.1.2.
704 Voir notre analyse du rire de l´épouse dans la partie II.II.2.1.2.

221
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

II.III.2.2.2.2) Rire comme réaction personnelle à un argument

L´Heptaméron présente-t-il aussi des cas où le rire est la réaction personnelle d´un devisant à
un argument ? Nous en avons recensé trois cas dans le recueil de la reine. Quel est alors le
contexte du rire du devisant ? Que pourrait signifier ce rire ?

Le rire est émis dans un contexte de non-convenance des mots dans le débat 18. Saffredent
émet la thèse osée qu´il est permis de violer les femmes, ce qui provoque le rire de Géburon :

« Il me semble, dit Saffredent, que l´on ne saurait faire plus d´honneur à une femme de qui l´on désire
telles choses que de la prendre par force, car il n´y a si petite demoiselle qui ne veuille être bien
longtemps priée. (…) Et si vous oyez dire qu´un homme a pris une femme de force, croyez que cette
femme-là lui a ôté l´espérance de tous autres moyens, et n´estimez moins l´homme qui a mis en danger
sa vie pour donner lieu à son amour ». Géburon, se prenant à rire, dit : « J´ai autrefois vu assiéger des
places et prendre par force, pource qu´il n´était possible de faire parler, par argent ni par menaces, ceux
qui les gardaient : car on dit que place qui parlemente est demi-gagnée ! » (p.186, nous soulignons).

De quoi Géburon rit-il ? Sans doute rit-il de l´exagération de Saffredent qu´il ne peut prendre
au sérieux. Rit-il aussi parce qu´il semble à moitié soutenir Saffredent ? Nous ne pourrions le
dire. Sans doute, le rire concerne-t-il ici les propos inconvenants. Castiglione évoque le rire de
ce qui ne convient pas705. Ce rire est très éloigné du rire du bouffon ou du fol, car il s´agit
d´un rire lucide, révélant un état de choses existant, mais non idéal : la subordination des
femmes. Probablement Géburon veut aussi insinuer qu´il a lui-même réalisé des conquêtes
féminines par force. Ce rire provocateur appartient probablement aux rires qui ne sont pas
goûtés par Castiglione, car non convenants au discours en société :

« Il nest pas tousiours convenable au Courtisan de faire rire / ny en celle maniere que font les yvrongnes
/ les folz / les sotz / les nuais /& mesmement les buffons » et « Parquoy est chose convenable se
mocquer & rire des vices / colloquez en personnes qui ne soient tant miserables quelle mouvent
compassion / ne si meschantes quil semble quelles meritent destre condampnees a peine capitale / ne si
fort grandes que ung leur petit despit puisse faire grand dommaige »706 (p.38 non paginée (167-8), nous
soulignons).
.

705 A ce sujet, voir notre partie I.I.3.3.1.


706 Castiglione mentionne que ce qui est hors de mesure suscite le rire : « Alheure messire Bernard dist / les
affectations moyennes engendrent fascherie / mais quant elles sont hors de mesure elles induisent fort à rire
comme par foys lon en oyt sortir de la bouche d´aulcuns touchant leur grandeur / touschant lestre vaillant /
touschant la noblesse quelque foys / aussi des femmes / touchant la beaulté & mygnotise » (p.43 (176-7)) ; p.59
(205) (nous soulignons) : « Ie pourroye encore messeigneurs reueiller plusieurs aultres passaiges dont se tirent
motz ryables : comme les choses dictes / avecques merveilles / avecques menasses / hors de lordre / avecques
trop grande colere. Et davantage certains cas nouveaulx lesquelz quant ils entreviennent ilz induysent
esbahyssemens / aulcunesfoys la mesure / ris sans propos / mais il me semble desormais en avoir parle a
suffisance car les rencontres qui consistent en parolles ».

222
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Voir les femmes comme un objet à prendre de force appartient au domaine de l´inconvenable.
Le rire est ici également du à l´étonnement et aux propos hors mesure, approuvés par le rieur
qui ne pensait pas qu´un autre oserait les formuler.

Y a-t-il dans l´Heptaméron des rires individuels signalant le manque de consensus lors des
débats ? En effet, dans le débat 19, Hircan rit parce que son jugement moral diffère de celui
émis par Oisille :

« Appelez-vous folie, dit Oisille, d´aimer honnêtement en la jeunesse, et puis de convertir cet amour du
tout en Dieu ? » Hircan en riant lui répondit : « Si mélancolie et désespoir sont louables, je dirai que
Poline et son serviteur sont bien dignes d´être loués » (p.195, nous soulignons).

Hircan rit en donnant une interprétation nouvelle du caractère des personnages du conte.
Selon Oisille, le fait de devenir religieux par amour pour Dieu est un comportement honorable
et qu´elle valorise. Mais Hircan ne semble pas croire à une réelle vocation religieuse ; pour
lui, la seule raison d´entrer au couvent est « mélancolie et désespoir »707. Cette divergence
d´interprétation génère le rire.

Au sein du débat 63, cette discussion présente l´un des deux cas de l´Heptaméron où une
auditrice rit seule et pour une raison obscure. En effet, Parlamente rit immédiatement après la
fin du conte :

« A l´heure si prit à rire Parlamente, et ne se put tenir de dire : « Encore il eût mieux aimé sa femme si
c´eût été pour l´amour d´elle seule ! En quelque sorte que ce soit, il est très louable » » (p.447, nous
soulignons).

L´honnêteté de l´homme évoqué dans le conte fait rire Parlamente. Ce rire pourrait être
déclenché par la comparaison que Parlamente effectue dans son esprit entre son mari et ce
gentilhomme.

Dans le débat 65, Ennasuite rit seule. Il est plus probable que ce rire se rapporte à une allusion
contemporaine qu´à la remarque d´Oisille précédant le rire :

« Oisille leur répondit : « Celles qui moins en savent parler sont celles qui ont plus de sentiment de
l´amour et volonté de Dieu. Parquoi ne faut juger que soi-même ». Ennasuite en riant lui dit : « Ce n´est
pas chose étrange que d´avoir fait peur à un valet qui dormait, car aussi basses femmes qu´elle ont bien
fait peur à de bien grands princes, sans leur mettre le feu au front » » (p.455, nous soulignons).

707Joubert cite ainsi les mélancoliques dans son troisième livre du Traité sur le Ris, op.cit., p.258 : « Dont s´il y
ha eu quelque hommes prudans & ingenieus, qui n´ont rien esté, ou fort peu emeu des passions de l´esprit
(maimes ce celles qui epanouisset le cœur, comme le Ris & la liesse) il et vray-semblable, qu´ils ont été
melancolics : c´et à dire de complexion froide et seche ».

223
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Pour conclure ce chapitre, nous pouvons affirmer que les trois occurrences de rires de
devisants individuels dans l´Heptaméron, survenant comme réaction personnelle à un
argument, ont lieu dans des contextes très différents : Géburon rit des propos outre mesure et
non convenants de Saffredent au sujet des femmes à prendre par force, touchant là au
domaine des règles de la société ainsi qu´à la morale. Hircan, quant à lui, rit de son
interprétation divergeant de celle d´Oisille au sujet des motivations de Poline d´entrer au
couvent, discutant ainsi de la religion. Parlamente et Ennasuite rient pour des raisons sans
doute personnelles et obscures. Nous remarquons que les mêmes grands sujets suscitent les
rires individuels que les rires collectifs. Les rires analysés ci-dessus jaillissent spontanément
d´une situation d´ambiguïté, dans laquelle l´idée contraire au « bon ton » est introduite par un
rire. Mais le rire peut aussi être une relation sociale entre les devisants.

II.III.2.2.2.3) Rire comme relation sociale entre les devisants

Quelle est la fonction du rire dans la relation sociale entre devisants ? Le rire peut avoir une
fonction expressive, exprimant un lien entre deux personnes, communiquant une idée sans
utiliser de mots. Y a-t-il présence de ce rire dans les débats de l´Heptaméron ? Quel en est le
contexte précis? Quel lien entre les devisants met-il en évidence ?

Le débat 3 fait preuve d´une scène de dérision d´un devisant par l´autre comprenant plusieurs
occasions de rire. En effet, Ennasuite se moque de Saffredent :

« Ennasuite commença à dire en riant : « Saffredent, je suis toute assurée que si vous aimiez autant
qu´autrefois vous avez fait, vous endureriez cornes aussi grandes qu´un chêne pour en rendre une à
votre fantaisie ; mais maintenant que les cheveux vous blanchissent, il est temps de donner trêve à vos
désirs ». (…) Il est vrai que, durant ce propos, un de la compagnie se prit bien fort à rire, sachant que
celle qui prenait les paroles de Saffredent à son avantage n´était pas tant aimée de lui qu´il en eût voulu
souffrir cornes, honte ou dommage. Et quand Saffredent aperçut que celle qui riait l´entendait, il s´en
tint trop content et se tut pour laisser dire Ennasuite » (pp.65-66, nous soulignons).

Le rire ici nous semble toucher uniquement l´ethos du narrateur Saffredent et non le contenu
de son récit. Il s´agit d´un code secret entre devisants, d´un message codé, dont la réception
est signalée par le rire. Dans son approche psychologique, M.-M. de La Garanderie708
caractérise le personnage de Saffredent comme un immoraliste en butte aux femmes.

708 op.cit., p.39: « Cet immoraliste qui ne connaît d´autre loi que celle de son propre désir, d´autre exigence que
celle de la nature, jette, par boutades ou par ses silences, un doute sur toutes les valeurs établies. Joyeusement
cynique, amateur et provocateur de scandales, tantôt il attise, tantôt il brise les discussions ; sa présence leur

224
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Dans le débat 5, Oisille rit de voir Nomerfide courroucée :

« Nomerfide dit tout haut : « Ah, par ma foi, vous en direz ce que vous voudrez, mais j´eusse mieux
aimé être jetée en la rivière que de coucher avec un Cordelier ! » Oisille lui dit en riant : « Vous savez
donc bien nouer ? » Ce que Nomerfide trouva bien mauvais, pensant qu´Oisille n´eût telle estime d´elle
qu´elle désirait. Parquoi lui dit en colère : « « Il y en a qui ont refusé des personnes plus agréables qu´un
Cordelier et n´en ont point fait tonner la trompette. » Oisille, se prenant à rire de la voir si courroucée,
lui dit : « Encore moins ont-elles fait sonner le tambourin de ce qu´elles ont fait et accordé ! » » (p.76,
nous soulignons).

L´importance qu´aura ce rire d´Oisille pour Nomerfide est cruciale709. Sentant son ethos mis
en question, elle devra toujours se justifier. Quelles peuvent être les raisons de ce rire
d´Oisille ? Sans doute, la veuve Oisille veut mettre Nomerfide en garde contre une trop haute
image de soi-même. En effet, la vertu ne vient pas de l´être humain lui-même selon Oisille,
mais de Dieu710. Oisille n´exprime pas son propos de manière directe, mais en transformant
des propos de Nomerfide ainsi que par le biais du rire, ce qui rend sa pensée ambiguë et, dans
un certain sens, dissimulée. Selon le Courtisan, l´ambiguïté est source de rire711. De même, le
renversement d´un propos d´autrui712 ainsi que la dissimulation provoquent également le
rire713, ce qui est bien le cas ici.

C´est également l´ethos d´un devisant qui est la cible d´un de ses compagnons dans le débat
12. Saffredent rit de Géburon ou plus exactement de son infidélité conjugale et de sa peur de
savoir la vérité sur sa dame aimée. Il insinue que Géburon préfèrerait rester dans l´illusion:

« Géburon lui dit : « (…) Mais quant à moi je puis bien vous jurer que j´ai tant aimé une femme que
j´eusse mieux aimé mourir que pour moi elle eût fait chose dont je l´eusse moins estimée. Car mon
amour était fondée en ses vertus, tant que, pour quelque bien que j´en eusse su avoir, je n´y eusse voulu

confère une tension latente. Il s´attire maintes fois la réprobation des femmes ; Oisille le réprimande avec
sévérité ; Longarine le guette et le redoute ; Parlamente le dit dangereux, et non sans apparence de raison. Car
Saffredent n´est pas seulement un causeur brillant et agressif ; en dépit de ses manières courtoises, il représente,
dans le groupe des devisants, un élément profondément subversif ».
709 Voir notre partie III.II.2 à ce sujet.
710 Voir le discours d´Oisille lors du débat 2, p.59 : « Parquoi se faut humilier, car les grâces de Dieu ne se
donnent point aux hommes pour leurs noblesses et richesses, mais selon qu´il plaît à sa bonté : qui n´est point
accepteur de personnes, lequel élit ce qu´il veut, car ce qu´il a élu l´honore de ses vertus. Et souvent élit les
choses basses pour confondre celles que le monde estime hautes et honorables ».
711 « Ceulx la sont tresaguz qui naissent de lambiguite / combien quilz ne induisent pas tousiours a rire : pour ce
que plus tost ilz sont louez pour ingenieux que pour induisant a rire ».
712 p.45 non paginée (181-182): « Mais entre les aultres motz ceulx la ont tresbonne grace qui procedent quant
lhomme prent du propos picquant de son compaignon / les mesmes parolles & le mesme sens & les retourne
contre luy en le battant de son mesme baston ».
713 p.52 non paginée (194) (nous soulignons): « Cest aussi ugne assez gentille maniere de rencontres que celle
qui consiste en ugne certainne dissimulation quant on dict ugne chose & tacitement lon entend ugne aultre. Je ne
dis pas de celle facon qui est totallement contraire. (…) combien quelles font aulcunesfoys aussi rire / mais quant
avecques ung parler severe & grave / lon dict en iouant plaisamment ce que lon na pas en la pensee ».

225
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

voir une tache ». Saffredent se prit à rire en disant : « Géburon, je pensais que l´amour de votre femme
et le bon sens que vous avez vous eussent mis hors du danger d´être amoureux, mais je vois bien que
non » » (p.138, nous soulignons).

Ces paroles de Saffredent, dites en riant, touchent l´ethos de Géburon. Dans un certain sens, il
offense les règles de la civilité, car, selon Castiglione, il ne devrait pas y avoir de venin dans
les paroles du courtisan :

« Pareillement en ce brief parler le courtisan se doibt garder de ne ressembler maling ne venymeux / &
de dire motz & arguces seulement pour faire despyt a aultruy / & touscher au vif / Car telles gens bien
souvent pour le peche de leur langue a bon droict sont pugniz par tout le corps » ( p.44 (180)).

Le débat entre Géburon et Saffredent se poursuit, incitant Saffredent à une prise de position
résolue contre la vertu. Cette opinion ferme lui procure l´inimitié des dames devisantes, se
rangeant à l´avis de Géburon : « Les dames furent toutes du côté de Géburon et contraignirent
Saffredent de se taire » (p.138). La discussion finira rapidement, étant donné la colère de
Saffredent714.

Dans le débat 51, c´est de nouveau Saffredent qui apparaît riant au sujet des vices humains:

« Saffredent, en riant, lui dit : « Longarine, vous nous avez bien dit l´un des trois vices, mais il faut
savoir qui sont les deux autres. » - « Si vous ne les saviez, ce dit-elle, je les vous apprendrais ! Mais je
suis sûre que vous les savez tous. » - « Par ces paroles, dit Saffredent, vous m´estimez bien vicieux ! » -
« Non fais, dit Longarine, mais si bien connaissez la laideur du vice que vous le pouvez mieux qu´un
autre éviter » (p.392, nous soulignons).

Par sa question, Saffredent donne à Longarine l´occasion de faire allusion à sa réputation de


débauché715. C´est comme si Saffredent, en riant, aimait de temps à autre remettre en
discussion des vertus affirmées par la société. Par son rire, il indique son scepticisme quant au
bien-fondé de ces vertus.

Comme les quatre autres exemples analysés, le débat 70 fait également preuve d´un rire du à
l´allusion à l´ethos des devisants. En effet, Nomerfide et Hircan discutent de la N70 et se
projettent eux-mêmes dans les personnages du récit:

« Si faut-il, dit Nomerfide, que l´amour soit grand, qui cause une telle douleur ! »- « N´en ayez point de
peur, dit Hircan, car vous ne mourrez point d´une telle fièvre ! » -« Non plus, dit Nomerfide, que vous
ne vous tuerez après avoir connu votre offense ! » Parlamente, qui se doutait le débat être à ses dépens,
leur dit en riant : « C´est assez que deux soient morts d´amour sans que l´amour en fasse battre deux
autres ! car voilà le dernier son de vêpres qui nous départira, veuillez ou non » (p.487, nous soulignons).

714 Saffredent : « Mais n´en parlons plus, afin que ma colère ne fasse déplaisir ni à moi ni à autre » (p.139).
715 Voir le débat 12 : « Votre malice, celui dit Longarine, est cause de votre mauvais traitement, car qui est
l´honnête femme qui vous voudrait pour serviteur, après les propos que nous avez tenus ? » (p.139).

226
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Dans ce jeu d´identification, Nomerfide se retrouve dans le rôle de la dame du Verger et


Hircan dans celui du gentilhomme, amant de la dame. Par son rire, Parlamente interrompt ce
jeu, liant imaginairement Hircan à Nomerfide et propose de terminer la narration pour ce jour-
là. En effet, son ethos de femme mariée serait mis en péril par d´autres propos de ce genre.

En guise de conclusion au sujet du rire des devisants dans les débats, nous pouvons dire que le
rire est à la fois un sujet de discussion et une pratique collective ou individuelle des devisants.
Les discussions théoriques sur le rire touchent différents domaines. L´étiquette du
comportement en société est discutée et le champ de ce qui est aujourd´hui la psychologie est
également exploré. Quant à la discussion sur la nature humaine, celle-ci relève de la
philosophie et de la théologie.
Le rire fin des narrateurs se différencie fortement du rire vulgaire du bouffon, écarté par
Castiglione716. En ce qui concerne la pratique du rire, il peut servir à introduire le conte
suivant et est alors modèle de réaction pour le public d´auditeurs. Deuxièmement, le rire peut
être une réaction personnelle à un argument, les sujets étant alors principalement les lois de la
société, la religion et l´image que le devisant a et donne de soi-même, l´ethos. Dans ce dernier
cas, le rire provient d´une certaine ambiguïté au sujet de cette image, d´un écart entre l´être et
le paraître. Troisièmement, le rire a également une fonction expressive, établissant un lien
particulier entre les personnages, sans qu´il soit nécessaire d´employer des mots.

Nous voyons combien le rire de l´Heptaméron est riche de signification et combien son étude
enrichit la compréhension du texte. Nous sommes d´accord avec Joubert qui dit sur le rire
dans le troisième livre de son Traité sur le Ris : « Ie panse bien que je n´auray jamais achevé,
& qu´il y aura toujours à redire, ou ajouter quelque chose » (pp.228-229).

716 p.30 non paginée (153) (nous soulignons): « Ceulx qui veullent faire profession destre fort plaisans & davoir
acquis par leur plaisanteries ugne certainne liberte par ou il leur soit convenable & licite de faire & dire tout ce
qu´il leur vient en fantasie sans y penser / dont advient quilz entrent souvent en certainnes choses / desquelles ne
pouvant sortir / ilz se veullent apres ayder de faire rire / & le font en si mauvaise grace quilz sont bien loing de
leur compte / tellement quilz ennuient merveilleusement ceulx qui les voyent & oyent & se font tenir pour
maigres buffons. Aulcunesfoys pour faire des argus & facetieulx en la presence des dames honnorables / ilz se
mettent a dire des parolles ordes & deshonnetes les adressant bien souvent aulx mesmes dames devant lesquelles
ilz se trouvent & quant plus ilz les voyent rougir / tant plus ilz se tiennent pour bons courtisans / & rient
tousiours ».

227
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

II.IV) Conclusion de la deuxième partie

En guise de conclusion de cette deuxième partie de notre travail, nous pouvons dire que les
devisants, comme êtres sauvés par intervention divine, ont un rapport particulier au sacré.
Leurs aventures lors des inondations les ont comme « décapés » - ils ont été miraculeusement
sauvés par Dieu - et les ont menés sur le chemin de la réflexion au sujet de l´homme. Le cadre
que l´auteur-narrateur donne au prologue, aux débuts et aux fins de journées de l´Heptaméron
est un espace sacré, le monastère de Notre-Dame de Sarrance. Dans le cadre du monastère, les
devisants éprouvent de manière intense la joie spirituelle. L´insistance sur la joie est signalée
par la répétition de l´adverbe « joyeusement » à chaque fin de journée. Cette profonde joie
spirituelle provient à la fois des pratiques de la foi, de la lectio d´Oisille, des narrations et des
débats. La joie spirituelle et ses nombreuses facettes sont donc profondément ancrées dans le
récit-cadre de notre recueil de nouvelles. On peut tracer un parallèle entre cette joie des
devisants et la joie recommandée par les évangéliques entourant Marguerite de Navarre, joie
basée sur la lecture biblique et la confiance absolue en Dieu. - Le prologue, les débuts et fins
de journées ne font pas place au rire. En tant que spécimens de l´homo ludens, les devisants se
livrent au jeu de la découverte de l´être humain tout en se sachant dans la main de Dieu.
Alternant activités spirituelles - temps de lectio divina, Eucharistie, vêpres Ŕ et activités
profanes Ŕ narrations et débats, qui cependant, ne sont pas simplement profanes -, ils passent
huit journées dans ce monastère, le recueil étant inachevé et devant initialement compter dix
journées.

De nombreux récits font mention de la joie et du rire. Dans notre étude sur la joie dans le
recueil, nous avons observé que diverses conceptions de la joie, aussi bien la joie spirituelle et
la joie profane qu´une joie ambiguë, liée à l´amour humain, trouvent leur place dans
l´Heptaméron. Ces conceptions révèlent divers aspects de l´homme, permettant de mieux
connaître les comportements humains en situation. Dans notre analyse, nous avons remarqué
que les personnes décrites comme sujettes à la joie spirituelle dans les nouvelles sont toutes
des femmes. Cela pourrait être un appel discret adressé de la part de l´auteur aux hommes à
devenir plus spirituels. En ce qui concerne la joie profane, celle-ci est éprouvée aussi bien par
les femmes que par les hommes dans les nouvelles. Révélant l´envie humaine d´être supérieur
à autrui, la joie profane liée à la ruse est suscitée par le gain financier ou par la préservation de
l´honneur malgré une faute vis-à-vis des normes de l´honnêteté. Souvent, cette joie profane
liée à la ruse est décevante : elle n´a pour base qu´une illusion et se révèle sans fondement
réel, ce qui n´est pas le cas en ce qui concerne la joie spirituelle. Quant à la joie due à
l´amour, celle-ci peut aussi être fondée sur une illusion. Le trop-plein de joie amoureuse peut,

228
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

en particulier, conduire à la mort. L´Heptaméron est une œuvre vraiment originale, intégrant
beaucoup de types de joie différents, révélant par cela un grand nombre de facettes des
personnages et permettant ainsi de mieux connaître l´être humain. Marguerite, le premier et
seul auteur à introduire la joie spirituelle dans un recueil de nouvelles, ne place cependant pas
cette joie sur un piédestal. Aussi bien la joie profane que la joie spirituelle sont nécessaires
pour l´harmonie de l´homme. Afin d´éviter la mélancolie, l´homme ne doit pas seulement
rire, mais aussi éprouver la joie spirituelle. Il doit combiner laetitia saecularis et gaudium
spirituale.

En ce qui concerne le rire des personnages dans les nouvelles, nous avons observé une grande
diversité de ce phénomène dans l´Heptaméron. Le rire est un phénomène à la fois
transgressant et reconnaissant l´ordre établi717. Dans les nouvelles, le rieur est soit un
personnage vertueux soit un être moralement ambigu. Dans les deux cas, le rire est soit
suscité en contexte sacré soit en contexte profane. Ce qui est commun aux deux types de
personnages, c´est que leur rire dans les nouvelles émane souvent d´une mauvaise perception
de la réalité, d´une illusion. Cette dernière peut subsister en lien avec la religion et, dans ce
cas, surgir d´un rapport de superstition ou de peur face au vrai sacré. Un autre sujet de rire
commun aux deux types de personnages sont les règles de la société, en particulier en ce qui
concerne l´honnêteté. La sexualité fait souvent rire dans l´Heptaméron, surtout si elle n´est
pas soumise à la raison et exposée en public. Chez le personnage vertueux, le rire peut résulter
de la supériorité morale du rieur face à l´homme pécheur. L´étonnement face au nouveau ou
la correction d´une mauvaise appréhension du réel sont aussi sources de rire. Chez l´être
d´une moralité ambiguë, par contre, le rire est moins souvent suscité en contexte sacré qu´en
contexte profane. Le rire est souvent du à une réjouissance profane au sujet d´un coup réussi
contre toute vraisemblance. Le rire à propos du sacré, quant à lui, ne jaillit pas comme c´est le
cas pour le bon personnage en lien avec un contact réel avec le sacré institué, mais à propos
de l´image que s´en fait le personnage. La représentation que le personnage moralement
ambigu se fait du sacré institué devient donc source du rire. - Un cas spécial de rire, à
l´intérieur de l´Heptaméron, est la N11 selon l´édition Gruget. Dans cette nouvelle, nous

717 Mathieu-Castellani (Gisèle), Conversation conteuse, op.cit., p.165 : « Rire, c´est transgresser l´ordre, sous
conditions, et « l´esprit qui déshabille » (Freud) permet à moindres frais de contourner un obstacle : mais c´est
aussi reconnaître l´ordre et lui rendre hommage (…). Le rire exprime l´amour refoulé du corps et des fonctions
physiologiques, et il traduit une excitation qui tient lieu d´une (autre) excitation : il permet de décharger un
ensemble de motions et de désirs qui n´ont pu arriver à leur terme, mais il signale aussi que le refoulement n´est
pas (n´est jamais) parfait » ; p.167 : « A la Renaissance le corps n´est ni méprisé ni sublimé, et ses odeurs ne sont
point inconvenantes. Moins gênantes, en tout cas, que celles des âmes puantes ».

229
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

observons un cas de rire pascal Ŕ ou carnavalesque - dans l´enceinte du sacré institué. Cette
nouvelle, dont l´attribution à Marguerite est incertaine, se différencie par cela nettement des
autres nouvelles du recueil.

Malgré leur vécu tragique, la joie et le rire718 des devisants sont très présents dans le recueil,
lancé comme une sorte du jeu. En effet, les devisants sont des homini ludentes, saisis par une
sorte d´eutrapélie. Dans les débats, la joie est rarement mentionnée, mais le rire est à la fois un
sujet de discussion et une pratique collective ou individuelle des devisants. Les discussions
théoriques sur le rire touchent différents domaines. L´étiquette du comportement en société
est discutée et le champ de ce qui est aujourd´hui la psychologie est également exploré. Quant
à la discussion sur la nature humaine, celle-ci relève de la philosophie et de la théologie. En
ce qui concerne la pratique individuelle du rire, il peut servir à introduire le conte suivant et
est alors modèle de réaction pour le public d´auditeurs. Deuxièmement, le rire peut être une
réaction personnelle à un argument, les sujets étant alors principalement les lois de la société,
la religion et l´image que le devisant a et donne de soi-même, l´ethos. Dans ce dernier cas, le
rire provient d´une certaine ambiguïté au sujet de cette image, d´un écart entre l´être et le
paraître. Troisièmement, le rire a également une fonction expressive, établissant un lien
particulier entre les personnages, une sorte de code secret.

Le rire lors des narrations et des débats, donc dans le milieu « profane » du pré au bord du
Gave, ayant lieu lors de la recherche de la vérité sur l´homme, sera transformé en joie lors des
soirées, puis des matinées en milieu « sacré ». Cette joie d´ordre spirituel reflète alors le
contentement des devisants : apparemment cet horaire partagé entre l´activité spirituelle et la
recherche communautaire et ludique sur la nature humaine, générant aussi une expérience de
la vie, convient aux besoins les plus essentiels des êtres humains. Peut-être Marguerite de
Navarre indique-t-elle par là un chemin spirituel à ses devisants en leur donnant les moyens
d´un vrai bonheur ?

Par delà ce premier niveau du texte, nous percevons dans le recueil de nouvelles de la reine
Marguerite une autre dimension, peut-être plus difficile à saisir : il s´agit de l´ironie et de

718 Voir Courtisan, II, p.59, en ce qui concerne l´effet de la narration sur les devisants de Castiglione : « Ainsi
tant pour les risées / tant pource que ung chacun se levoit sembla que le sommeil se partisse / lequel occupoit les
yeulx & lesperit daulcuns ».

230
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

l´humour. Ces aspects de l´écriture de la reine vont constituer le sujet de notre troisième
partie.

231
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Partie III : Ironie et humour dans l´Heptaméron

III.0) Introduction : L´ironie et l´humour comme objets d´étude

Au cours de notre recherche, nous sommes parvenue à la conviction que Marguerite de


Navarre a non seulement fait jaillir beaucoup de rire et de joie dans son recueil de nouvelles,
mais que son texte suscite l´ironie et l´humour à bien des reprises. A côté des mentions
explicites du rire et de la joie, nous nous sommes donc penchée sur la tradition de l´ironie
dans l´arrière-plan de la reine de Navarre, ainsi que sur les phénomènes d´ironie et d´humour
dans l´Heptaméron. L´ironie est un phénomène étudié dès l´Antiquité. Nous partirons de la
réflexion antique sur l´ironie, puis aborderons les traités de civilité du XVIe siècle destinés à
conseiller le courtisan dans toute sa conduite, y compris dans son emploi de l´ironie dans la
conversation. Dans un second temps, nous nous tournerons vers la notion d´humour telle
qu´on la connaît aujourd´hui. Nous observons que dans la multitude d´écrits sur le phénomène
de l´humour, il y a peu d´études sur l´humour au XVIe siècle 719. Une des difficultés de notre
travail est d´analyser l´humour, un phénomène dont le terme qui sert à le désigner n´a été créé
que plus tard.

III.I) L´ironie et l´humour : l´arrière-plan de l´œuvre de Marguerite de Navarre

L´ironie comme notion a été surtout prise en compte par la tradition philosophique et
rhétorique antique, puis au cours du XVIe siècle dans les traités de civilité. Nous examinerons
dans ce chapitre les définitions de l´ironie ainsi que les interprétations de ce phénomène.

719 Même lors du colloque international sur l´humour, tenu à Dijon à l´Université de Bourgogne du 17-29 mars
2003, aucune présentation n´a été consacrée à l´humour au XVIe siècle. Nous notons toutefois que Bruno Roger-
Vasselin a publié un livre sur l´humour chez Montaigne, faisant suite au premier tome consacré à l´art du sourire
à la Renaissance.

232
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

III.I.1) La notion d´ironie dans la tradition philosophique et rhétorique

Dans l´univers du comique, l´ironie est une catégorie spécifique. Quelle est la définition de
l´ironie dans la tradition philosophique et rhétorique ?

L´ironie est une catégorie du comique. Comment le comique peut-il être défini ? Dans Le
Philèbe de Platon, Socrate examine le concept de « bien » et remet en question les définitions
courantes de plaisir, de joie et de jouissance. Il se concentre aussi sur la comédie720
mélangeant douleur et plaisir. Le mécanisme qui suscite le « ridicule » qui intéresse Socrate.
Le comique trouve Ŕ d´après Socrate - son élément déclenchant dans la non-connaissance de
soi. Il s´agit là d´un dangereux vice pour l´âme, produisant des opinions fausses sur notre
propre valeur721. Pour Socrate, l´effet comique est provoqué par l´écart entre ce que nous
sommes et ce que nous croyons être. C´est le résultat d´une présomption de supériorité qui est
démentie par la réalité objective et par l´évidence des faits. Vanter ses richesses, ses qualités
physiques et sa vertu génère par nature le rire. Au-delà, cependant, de toute attitude de
vantardise, Socrate vise la présomption de la sagesse: qui croit être sage montre avec d´autant
plus de force son ignorance. Et, en fin de compte, le trait commun à toutes ces manifestations
du ridicule est la surévaluation de ses possibilités, d´où une ignorance qui provient de la
méconnaissance de soi. Mais le ridicule ne concerne pas tous ceux qui se vantent. Ceux qui
sont puissants, c´est-à-dire capables de venger l´offense que constitue la dérision, ne font pas
rire, parce qu´ils inspirent la peur. Tandis que les faibles sont incapables de se venger et
deviennent alors facilement objets de raillerie.
Le ridicule ou ironie a donc deux causes: l´ignorance de soi et un rapport de force plaçant la
victime en position d´infériorité par rapport à ceux qui s´amusent de l´action comique722.

720 Dans la République, Platon s´interroge sur les manières d´exposer l´ironie ou le ridicule dans la comédie. Il
condamne les effets de la comédie parce que les passions mal gouvernées bouleversent l´âme (« car si l´on se
livre à un rire violent, il entraîne généralement un changement violent dans l´âme »), déclenchant un processus
de dégradation morale qui se répercutera immédiatement sur l´avenir de la vie politique. Le contrôle de soi est
important, surtout pour les bons gouvernants. Le rire ne doit donc pas être admis ; la comédie sert à donner des
indications sur ce qui n´est pas à faire. - Chez Platon, la comédie a donc une fonction éducative: « Connaître, en
effet, le sérieux sans connaître le ridicule, et connaître, l´un sans l´autre, quelques contraires que ce soient, est
impossible à qui veut devenir un homme de jugement. Mais pratiquer l´un et l´autre n´est pas non plus possible,
si l´on veut participer quelque peu à la vertu. C´est précisément pour cela qu´il faut cependant connaître le
comique lui-même, pour ne jamais faire ni dire, par ignorance et contre toute convenance, des choses ridicules »
(Platon, Les Lois, VII, 816d-e, in Oeuvres complètes, t.XII, 1e partie, texte établi et traduit par Auguste Diès,
Paris, Belles Lettres, 1956, pp.52-53). Bonciani réélaborera les remarques de Platon dans sa Leçon sur la
composition des nouvelles (1574).
721 Socrate en repère trois sortes: la première concerne la richesse (nous nous croyons plus riches que nous ne le
sommes en réalité); la deuxième est centrée sur les qualités du corps (nous nous croyons plus beaux et plus forts
que nous ne le sommes en réalité); la troisième est fondée sur la qualité de l´âme (nous nous croyons supérieurs
en vertu que nous ne sommes en réalité).
722 Voir le rapport d´égalité formelle dans l´Heptaméron : « Au jeu, nous sommes tous égaux » (p.49).

233
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Comment l´ironie est-elle définie ? Comment l´ironie d´un auteur est-elle perceptible au
public ? Différentes définitions du terme « ironie »723 étaient données pendant l´Antiquité.
D´après le Historisches Wörterbuch der Rhetorik724, la tradition distingue particulièrement
deux concepts d´ironie très différents l´un de l´autre. D´un côté, la tradition philosophique
voit l´ironie comme état d´esprit lié à l´auto-humiliation humaine. Socrate érige l´homme
affirmant son non-savoir en image prototypique de l´enseignant. De l´autre côté, l´ironie en
tant que figure rhétorique est à considérer.

En ce qui concerne l´ironie comme état d´esprit, Platon est le premier à l´utiliser : il décrit
Socrate en rapport avec l´ironie725. Par cela, la notion d´ironie se transforme en sa position de
prétendu non-savoir. Le terme avait jusque là la connotation de charlatanerie et d´hypocrisie.
Pour Aristote, l´ironie désignait originalement le contraire de la pensée urbaine et était donc
connotée négativement726, étant vue comme divergeant de la norme appliquée au discours
véritable sur ses propres mérites727. A travers la personnalité de Socrate, représentée par

723 Knox, op.cit., p.32: “Martianus Capella (5th cent. A.D.) defined ironia as: “simulation in which we denote
one thing by our words, when in fact we think another” (see Martianus Capella De nupt. V 523 (171G))”; p.35:
When Vincenzo Maggi wrote his De Ridiculis to replace Cicero´s and Quintilian´s unsystematic discussions of
the risible, he identified “feigned deformity of the mind” (ficta animi turpitudo), that is “feigned incognizance”
(ficta ignoratio), which could take the form of “feigned moral deformity” (ficta ignoratio pravae dispositionis),
and “feigned ignorance” (ficta ignoratio negationis), in many verbal jokes. (…) Moreover, “feigned
incognizance” distinguished refined jokes befitting the well-bred (homines liberi) from those appropriate only to
servants and buffoons (servi et scurrae), for by feigning ignorance or moral baseness the well-bred would
display the opposite characteristics”.
724 Gert Ueding (éd.), Historisches Wörterbuch der Rhetorik, tome 4 (Hu-K), Tübingen: Niemeyer, 1998, col.
600-601: „Die Ironie erscheint hier in jener verfeinerten, humanen und zugleich humorvollen Selbstdemütigung,
die Sokrates zum Urbild des Lehrers macht. (...) Von Aristophanes wissen wir, dass diese Bezeichnung
ursprünglich das Gegenteil des urbanen Denkens bedeutete, das wir darunter verstehen, also eher ein
Schimpfwort war, das den derart Benannten „mitten unter Lügner, Rabulisten, Rechtsverdreher, durchtriebene,
abgefeimte glatte Gesellen“ stellte und ihn mit Leuten verband, „die elastisch wie Gummi oder schlüpfrig wie
Öl“ sind. (...) Erst Platon zeichnet Sokrates in der ironischen Funktion, der Haltung prätendierten Nichtwissens.
Damit vollzieht sich ein wesentlicher Schritt in der Geschichte der Ironieauffassung. Dennoch war dies nur ein
vorbereitender Schritt. Obwohl nämlich der Charakter der Sokratischen Ironie in den Platonischen Dialogen
deutlich vorhanden ist, hat der Begriff selbst den Beiklang von geistiger Scharlatanerie, Betrügerei und
Heuchelei, der sich bei den Griechen ursprünglich damit verbindet“; Col. 602: « Aus der „Rhetorik“ wissen
wir, dass Aristoteles die Ironie auch als noble Form des Scherzens auffasste. (...) Theophrast, Ende 4. Jh. V.
Chr. (sah) den Ironiker als durchtriebenen Heuchler“.
725 Historisches Wörterbuch der Rhetorik, op.cit., col. 600-601.
726 Knox, op.cit., p.139: “Aristotle was far from being the only classical author to use the word eironeia or
cognates in a disparaging sense. The earliest recorded uses in Aristophanes were derogatory and Plato and
Demosthenes had used the word to denote devious pretence of some kind”.
727 Knox, op.cit., pp.129-130: L´ironie a été mise en parallèle avec l´hypocrisie dès l´Antiquité: “Aristotle (Nic.
Eth. IV vii 5 (1127a26-28)) had explained that, while self-depreciation (yronia), boastfulness or speaking
truthfully of one´s merits were primarily innate dispositions, they might also be practised for an ulterior motive.
In other words, as medieval authors like Jean Buridan (before 1300-after 1358) observed: “One should however
note that sometimes people belittle themselves in order to mislead someone deceitfully or even to exalt

234
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Platon, l´ironie en tant qu´état d´esprit et méthode de l´enseignant gravit l´échelle des
valeurs728. Les ironistes Ŕ déviant de la vérité, tout comme les exagérateurs Ŕ apparaissent
plus nobles puisqu´ils utilisent leur manière particulière de parler non pas pour se mettre en
scène et s´exhiber et ainsi en gagner un avantage, mais par répulsion envers le langage trop
élaboré.
Même si elle est toujours répréhensible, l´ironie est Ŕ sous sa forme de dissimulation Ŕ malgré
tout plus noble que l´exagération (alazoneia). En outre, l´ironiste est vu comme s´amusant lui-
même, alors que le bouffon amuse autrui. - Quelles peuvent être le sens et les conséquences
de l´utilisation de l´ironie en tant qu´état d´esprit ? L´ironie socratique en tant qu´état d´esprit
et méthode philosophique peut être employée comme moyen d´auto-dépréciation ironique729.
L´instance la plus célèbre en ce qui concerne l´auto-dépréciation de Socrate, est celle de son
affirmation qu´il ne savait qu´une chose : qu´il ne savait rien.

D´un autre côté, la tradition rhétorique perçoit l´ironie comme figure rhétorique consistant en
des paroles qui expriment le contraire de ce que l´on veut dire730. Les sources concernant
l´ironie en tant que figure rhétorique étaient, pour les auteurs de la Renaissance, des
rhétoriciens comme par exemple Quintilien et Cicéron, ainsi que Donatus et Isidore de

themselves very cunningly as exceptionally worthy. Yronia of this kind includes the vice of boastfulness or some
other, even worse, vice and is therefore worse than straightforward boastfulness. Properly speaking, it should be
called hypocrisy”. (Buridan, 1489, 109 va). Aristotle´s explanation, then, as to why self-depreciation was
preferable to boastfulness only held true in a comparison between self-depreciation without an ulterior motive
and boastfulness with one. Many other scholastic authors concluded, like Buridan, that self-depreciation with an
ulterior motive was more reprehensible than boastfulness without one”.
728 Historisches Wörterbuch der Rhetorik, col. 601ss.: „Dieser grundlegende Bedeutungswandel zeigt sich
zuerst in der Nikomachischen Ethik des Aristoteles, wo dieser eironeia und alazoneia, Untertreibung und
Übertreibung, Bescheidenheit und Prahlerei, als Weisen der Abweichung von der Wahrheit bespricht, die beide
tadelnswert sind, wobei die Ironiker aber doch edler erscheinen, da sie nicht wegen ihres Vorteils, sondern aus
Abneigung gegen Bombast auf ihre charakteristische Weise sprechen. (...) Während der Ironiker sich selbst
amüsiert, sucht der Buffo mit seinen Scherzen andere zu belustigen. Die neue Note der Ironie, die in der
Nikomachischen Ethik zum Ausdruck kommt, liegt aber darin, dass diese noble Haltung an Sokrates
exemplifiziert wird. Damit hatte die Ironie ihre klassische Bedeutung erhalten. In freier Wiedergabe der
entsprechenden Stelle heisst es bei Aristoteles: „Dagegen erweisen sich die Ironiker, die sich in ihren Worten
herabsetzen, als angenehmere Leute. Reden sie doch augenscheinlich nicht um eines Gewissens willen, sondern
um Prahlerei zu vermeiden. Und besonders vermeiden sie das, was allgemein anerkannt ist, wie auch Sokrates
zu tun pflegte“.
729 Voir Knox, op.cit., p.110.
730 Dilwyn Knox, Ironia Ŕ Medieval and Renaissance ideas on irony, Leiden: E.J. Brill, 1989, p.133: “Nor did
scholastic authors, with only occasional exceptions, confuse yronia as self-depreciation with yronia defined as
stating the opposite of the intended meaning. Even when they glossed Aristotle´s term yronia as “mockery”, they
were not suggesting it was equivalent to the trope. The gloss merely indicated (…) that self-depreciators mocked
themselves when they disparaged their good qualities or attributed bad ones to themselves or, (…) that those
who spoke of themselves in this way rendered themselves ridiculous (derisibilis)”.

235
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Séville731. Cicéron introduit la notion d´ironie en latin et la traduit par dissimulatio732. Cicéron
distingue l´ironie subtile et spirituelle de l´ironie agressive. Il déclare Socrate comme le plus
parfait pratiquant de la première forme d´ironie733, mettant ainsi en lien l´ironie comme figure
rhétorique et l´ironie comme état d´esprit. En ce qui concerne les modèles médiévaux, Petrus
Helias est un exemple. Au cours du XIIe siècle, Petrus Helias, dans son commentaire sur le
De inventione de Cicéron, inclut l´ironie parmi les moyens à utiliser pour susciter la bonne
volonté du public au début d´un discours. De même que les plaisanteries, l´ironie pourrait
éveiller l´attention de l´auditoire ; l´aspect de dédain serait utile pour démontrer la confiance
en une cause. L´ironie prouverait la subtilité d´esprit d´un orateur et serait plus efficace qu´un
argument ; elle inciterait le public à la bonne volonté et à être favorable à l´auteur734.

Quelles peuvent être les conséquences de l´utilisation de l´ironie en tant que figure
rhétorique ? Qu´en est-il du statut de l´ironie en tant que figure rhétorique, exprimant une
chose par son contraire ? Considérée du point de vue éthique, l´ironie est un vitium contre la
vérité. Celui qui dit la vérité se situe entre celui qui parle trop de lui-même et celui qui
n´affirme rien, déclinant toute prétention au savoir. L´ironie peut être une arme dans le
combat dialectique entre deux partis. Elle peut avoir deux degrés : premièrement, dans le
domaine privé, la dissimulatio, c´est-à-dire que l´orateur passe sous silence son propre avis.
La dissimulatio peut avoir lieu dans le dialogue (oratio concisa), où elle consiste en
l´économie des moyens d´expression, ainsi que dans le discours continu (oratio perpetua), où
elle s´exprime par la prétérition, la synecdoque, l´emphase et la litote. Deuxièmement, le
degré positif de l´expression de l´ironie est la simulatio, le fait d´affirmer par exemple une

731 Voir Knox, op.cit., chap. 1, pp.9-10: “Medieval and Renaissance authors´ direct or indirect sources were
classical and late classical authors, like Quintilian (c. 35/40- c. 100 A.D.), Donatus (4th cent. A.D.) and Isidore
of Seville. In a section of the Ars maior known in the Middle Ages as Barbarismus Donatus defined ironia as: “a
trope expressing what it intends through its opposite”, a formula repeated by, amongst others, Bede. The
Rhetorica ad Herennium, (…) described the figure similarly, and even though pseudo-Cicero had not called it
ironia (Rhet. ad Her. IV xxxiv 46. Ps.-Cicero uses permutatio ex contrario, permutatio being a synonym for
allegoria (…)), medieval and Renaissance authors readily identified it as such. Among medieval sources, several
short poems on the figures and tropes surviving in twelfth- and thirteenth-century manuscripts give the following
definition: “yronia is always opposite to its words” (Colores in rhetorica 58v: „Est yronia suis semper contraria
uerbis“ (...)), while an early Latin-Old French dictionary defines it thus: “a figure in which one understands the
opposite of what one says”. Medieval Latin lexicographers, like Papias, Uguccione da Pisa and Balbus, defined
yronia likewise and in his widely circulated grammar, the Doctrinale, Alexander de Villa Dei (c. 1170- c. 1250)
gave this formula: “Contraries, having been said through words, produce ironia”.
732 “Ea dissimulatio, quam Graeci eironeia vocant” ; Cicéron, Lucullus sive Academica priora II,5,15 ; cit. par
Historisches Wörterbuch der Rhetorik, op.cit., col. 604.
733 Knox, op.cit., p.103.
734 Voir Knox, op.cit., chap. 5: Ironia as mockery , voir pp.79-80.

236
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

opinion commune avec un autre parti. Dans le contexte de la rhétorique, « ironie » désigne
souvent ce type de simulatio. Dans ce cas, l´ironie repose sur l´expression d´une chose par un
mot désignant son contraire. Le rhéteur utilisant ce type d´ironie est tellement convaincu de
son propre point de vue ainsi que de la sympathie que le public a pour lui qu´il emploie
l´échelle lexicale des valeurs de son ennemi tout en faisant apparaître la fausseté de cette
dernière par le contexte langagier ou situationnel735.
Quintilien parle ainsi de l´ironie:

« Ce genre de l´allégorie, celle où l´on entend le contraire de ce que suggèrent les mots, s´appelle ironia
(en latin illusio) : ce qui la fait comprendre, c´est soit le ton de l´énonciation, soit la personne (qui s´en
sert), soit la nature du sujet ; car, s´il y a désaccord entre l´un de ces éléments et les mots, il est clair que
l´orateur veut faire entendre autre chose que ce qu´il dit »736.

Quels sont les principaux sujets pour lesquels l´ironie est traditionnellement employée ?
L´yron, la personne faisant preuve d´ironie, est décrite comme se moquant surtout de
personnages ridicules737, comme par exemple des maris cocus738.

L´ironie est surtout une affaire de ton. On remarque que l´ironie-dissimulation ainsi que
l´ironie-simulation peuvent avoir des degrés différents. Le degré moindre est celui de
l´utilisation politique, tactique, dialectique : l´ironie est alors utilisée comme moyen de cacher
son opinion devant un ennemi. Il s´agit donc de ne pas montrer qu´il y a ironie. Alors que lors
d´un débat, la dissimulatio peut être un moyen pour les deux partis d´atteindre un état de paix,

735 Voir Lausberg, op.cit., p.446, §902 : „Die dissimulatio kann zur Charaktereigenschaft, ja zur sozialen
Atmosphäre werden und das Zusammenleben gegensätzlicher Individuen und Gruppen erleichtern. (…) b) Der
grosse Evidenzgrad ist der rhetorischen Ironie (als dissimulatio und als simulatio) eigen, die sich an ein
Publikum (die Richter) wendet und die Gegenpartei in den Augen des Publikums dadurch blossstellen will, dass
die Unsinnigkeit der gegnerischen Sachbewertungs-Terminologie evident gezeigt wird. Die rhetorische Ironie
will also als Ironie verstanden werden. Sie kommt als dissimulatio und als simulatio vor. Sogar die sokratische
dissimulatio ist, insofern sie nicht nur den dialektischen Sieg über den Gegner, sondern auch die Blossstellung
des Gegners vor dem Publikum der Zeugen bezweckt, nicht frei von rhetorischer Absicht. Der Schwerpunkt der
rhetorischen Ironie liegt in der simulatio“.
736 Le texte original est le suivant: « in eo genere (scil. Allegoriae), quo contraria ostenduntur, ironia est:
illusionem vocant; quae aut pronuntiatione intellegitur aut persona aut rei natura; nam si qua earum verbis
dissentit, apparet diversam esse orationi voluntatem: … et laudis assimulatione detrahere et vituperationis
laudare concessum est » (8,6,54-57).
737 Knox, op.cit., p.91: “According to the fortune teller and physiognomist Bartholomaeus Cocles (1467-1504)
the yron was typified by the loathsome jeerers on street corners of Venice and Bologna who mocked aloud
cuckolded husbands (…). Many medieval and Renaissance physiognomical treatises repeat this interpretation.
In the Physiognomonica then attributed to Aristotle, the yron (…) was portrayed as a man with wrinkles around
his eyes and a drowsy expression. Commentators like Jean Buridan (1300-1358) and Petrus Hispanus (1210/20-
77) interpreted iron as “mocker” rather than someone given to stating the opposite to his intended expression”.
738 Voir aussi notre partie III.II.1.3.2.

237
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

la simulatio est souvent affirmation hypocrite d´un état conforme à la norme. Le parti vaincu
affirme son accord avec le parti gagnant, par exemple afin d´avoir le temps de préparer sa
revanche. Si l´ironie est surtout affaire de ton, comment un orateur peut-il faire remarquer
qu´il parle de manière ironique ? C´est à la pronuntiatio, donc à l´intonation et aux gestes, de
démasquer l´ironia739. La surprise et l´étonnement accompagnent souvent la réception de
l´ironie du côté du lecteur/auditeur740. Ces moyens d´expression de l´ironia, les gestes,
l´intonation, le sujet, la contradiction plus ou moins évidente entre la phrase ironique et son
contexte immédiat, indiquent que l´affirmation du rhéteur est à saisir à un autre niveau.

L´ironie sert à la fois dans le contexte de la moquerie et comme moyen de se protéger soi-
même (sous sa forme d´euphémisme). Erasme de Rotterdam évoque l´ironie dans le contexte
religieux. Adaptant une idée généralement associée aux plaisanteries, Erasme décrit
aussi comment l´ironie peut détruire des arguments trop absurdes pour être dignes
d´une réfutation raisonnée741. Mais dans son Ecclesiaste, Erasme demande aux
prédicateurs d´employer parcimonieusement l´ironie comme figure, et de ne pas copier
Socrate qui l´utilisait continuellement742. Comment l´ironie est-elle présentée dans les
traités de civilité à l´époque de Marguerite de Navarre?

III.I.2) L´ironie dans les traités de civilité du XVIe siècle

Pendant leurs débats, les devisants de l´Heptaméron suivent des règles Ŕ éventuellement
celles du Courtisan - même s´ils ne sont pas en situation de cour pendant leur séjour à Notre-
Dame de Sarrance. Il y a donc là un rapport indirect entre l´Heptaméron et les traités de

739 Knox, op.cit., p.59 : « Amongst Renaissance authors the Italian humanist Giovanni Gioviano Pontano
(1422/26-1503) described how his compatriots would ostensibly greet a hapless passer-by courteously and
amicably and then show by a gesture of the face or hands that the greeting had been ironical”. p.68: “Ironic
intonations were usually described generically by late classical, medieval and Renaissance authors as an
emphatic (gravitas pronuntiationis), bitter (amaritudo pronuntiationis) or caustic tone (“cum aspera locucione
uel prolacione”)”.
740 Knox, op.cit., p.73: “Part of the charm, or venom, of ironia lies in surprise Ŕ the admiratio required by some
Renaissance theorists on jokes generally Ŕ an element which explicit reference to ironia vitiates”.
741 Knox, op.cit., p.81: “Jokes were often prescribed for occasions when refutation by reasoned argument was
unduly complicated or even impossible” (see e.g. Cicero De orat. II lviii 236, Cavalcanti (1559) 328, Aresi
(1611) 533).
742 Knox, op.cit., p.102

238
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

civilité. De même, la recherche sur l´être humain ainsi que la notion de jeu dans cette
recherche sont communes au Courtisan743 et à l´Heptaméron. Nous nous posons maintenant
la question de la fonction de l´ironie dans le langage du courtisan. L´utilisation de l´ironie par
le courtisan est-elle légitime ? Ne perturbe-t-elle pas ses rapports sociaux ? Quelle est la
vision de l´ironie dans les traités de civilité du XVIe siècle ? Comment l´ironie est-elle
connotée ?

Dans le plus célèbre de ces traités, le Courtisan, le comte Baldassar Castiglione traite
l´utilisation de l´ironie en société. En 1528, le livre parut à Venise sous le titre Il Libro del
Cortegiano. La première rédaction, en 1514, avait été réalisée à la demande du futur François
Ier, qui fit traduire en français Le Courtisan dès 1537. De nombreuses éditions jusqu´à la fin
du XVIIe siècle prouvent la vogue d´un ouvrage devenu manuel du savoir-vivre des nobles.
Dans quel contexte le Courtisan de Castiglione se place-t-il ? Castiglione se sert de la forme
dialogique souvent pratiquée dans les traités humanistes, mais il abandonne le latin au profit
de l´italien, et son dialogue n´est ni abstrait ni théorique comme chez ses devanciers. C´est un
dialogue de type narratif, présenté comme réel et ayant eu lieu en un endroit et un temps
précis744, entre des personnages que le narrateur a connus et appréciés. Les interlocuteurs sont
des familiers de la cour d´Urbino ou des hôtes de passage venus avec la suite du pape Jules II.
C´est surtout le soir qui est réservé à la fête, moment où le courtisan peut s´exhiber, démontrer

743 Voir à ce sujet l´introduction au Courtisan de Castiglione par Alain Pons, éd. Flammarion, 1987, pp.XV-
XVI : « « Le thème qui donne au livre son unité, la recherche du parfait Courtisan, n´apparaît pas
immédiatement. Il s´agit d´abord de trouver un nouveau jeu. La vie courtisane est placée sous le signe du jeu.
Essentiellement « active » (bien qu´à la fin, avec Bembo, elle montre qu´elle est capable de s´élever jusqu´à la
contemplation), elle est une pratique libérale d´hommes nés nobles. C´est une vie de scholè, d´otium, la seule vie
digne d´être louée. Elle ignore le neg-otium, l´ « ignoble » commerce. Tout est jeu pour elle, la guerre et la
politique, avec leurs règles difficiles et codifiées (mais il n´y a pas de jeu sans règle), et les jeux du soir ne sont
que la suite et le couronnement de ceux de la journée. Et le rire est la marque du jeu. On rit beaucoup dans le
Courtisan, et le dialogue est ponctué de façon presque mécanique par les rires. Si parfois on ne rit pas, c´est que
quelqu´un a enfreint la règle » ; p.XVI : « Le Courtisan saura-t-il dire en quoi consiste la courtisanerie ? Les
gentilshommes présents sont là en face d´une tâche (fatica) à accomplir en commun, qui reste un jeu, mais si
difficile qu´à tour de rôle, ils essayent de s´en dispenser. Ils s´y résignent cependant, par obéissance et amour à
l´égard de la Duchesse, et aussi par sentiment aristocratique de l´honneur, du devoir d´état : le plus beau jeu,
pour un courtisan, c´est de jouer à se définir, c´est-à-dire à se représenter soi-même. Et il n´y parviendra que
collectivement, dans l´exercice de son activité principale, la conversation, avec ce que l´oralité suppose de
spontanéité, de contact direct et même d´affrontement entre des personnes et non simplement entre des idées ».
744 Le récit-dialogue se déroule à la cour d´Urbino et s´étend sur quatre soirées, du 3 au 7 mars 1507. Voir la
présentation de l´œuvre par Alain Pons dans Castiglione (Baldassar), Le Livre du Courtisan, Paris : Flammarion,
1987/1991, p.XIII : « Castiglione est absent, envoyé en Angleterre en mission auprès du roi Henry VII.
L´absence du narrateur principal, comme dans le De oratore de Cicéron, produit un effet de distanciation et
d´objectivation : l´auteur ne fait que rapporter des propos qu´il n´a pas entendus lui-même, et qui lui ont été
relatés par d´autres. Il n´en est pas responsable, il n´est pas intervenu, il n´a pas à intervenir ».

239
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

la perfection de son comportement745. La Duchesse, dont dame Oisille dans l´Heptaméron est
le pendant, est l´âme de la cour et préside aux jeux746. Mais la « conversation » parfaite
suppose une certaine égalité entre les participants, égalité symbolisée par la disposition en
cercle des sièges, chacun parlant - en principe Ŕ à son tour. C´est donc dans un lieu fermé et
nocturne, où le monde extérieur ne pénètre qu´à la fin, que se déroulent ces conversations. Le
thème de la recherche du parfait courtisan n´apparaît pas immédiatement. Il faut d´abord
trouver un nouveau jeu747. Le rire lié au jeu est très présent dans le Courtisan. Quant à la
représentation idéale du parfait courtisan, il y a rarement unanimité748.

Castiglione paraît définir le phénomène de l´ironie d´abord comme dissimulation, reprenant


par là la définition antique de ce phénomène. Mais il ne veut pas parler de l´ironie comme
évocation contraire trop visible, l´essentiel étant dans la légèreté:

745 Voir présentation de Pons, op.cit., p.XIV : «La journée a été consacrée aux affaires de l´Etat, à la guerre, aux
grandes manifestations ostentatoires où la noblesse se livre à ses activités immémoriales, les tournois, la chasse,
les sports. Mais la soirée est le moment où le Courtisan, en compagnie des dames, peut exercer le mieux,
« gratuitement » en quelque sorte, c´est-à-dire pour la grâce, sa courtisanerie, où il peut montrer, parmi les jeux,
les danses, les concerts et la « conversation », ce qu´il est, ce qu´il sait faire, et exhiber le meilleur de son art ».
746 Pons, éd. cit., p.XV : « Plutôt que la représentante du pouvoir transcendant, elle est le lien d´amitié qui unit
tous les courtisans. Elle n´impose rien, elle n´est pas là pour contraindre ou pour énoncer la vérité. Son titre la
met hors-jeu, et elle délègue à une de ses dames à l´esprit vif, Emilia Pia, sa « lieutenante », ses pouvoirs de
direction ».
747 Voir Pons, éd.cit., p.XVs. : « La vie courtisane est placée sous le signe du jeu. Essentiellement « active »
(bien qu´à la fin, avec Bembo, elle montre qu´elle est capable de s´élever jusqu´à la contemplation », elle est une
pratique libérale d´hommes nés nobles. C´est une vie de scholè, d´otium, la seule vie digne d´être louée. Elle
ignore le neg-otium, l´ « ignoble » commerce. Tout est jeu pour elle, la guerre et la politique, avec leurs règles
difficiles et codifiées (mais il n´y a pas de jeu sans règle), et les jeux du soir ne sont que la suite et le
couronnement de ceux de la journée. (…) Dès le début, le thème du jeu est en quelque sorte redoublé. On jouera
à trouver un jeu nouveau, inédit. Les premiers sujets proposés sont dans la tradition courtoise et galante des
cours d´amour médiévales, des jocs partitz provençales, avec leurs questions tirées de la doctrine codifiée du fin
amor, de ses plaisirs, de ses dédains et de ses tourments. Ou bien il s´agira, selon la mode humaniste, de parler
de la « folie » de chacun. Mais très vite l´accord se fait sur le jeu suggéré par Federico Fregoso, « former en
paroles un Courtisan parfait, en spécifiant toutes les conditions et qualités particulières qui sont requises chez lui
qui mérite ce nom ». Du même coup est donnée la finalité du jeu, et la forme du dialogue auquel il va donner
lieu. (…) Le plus beau jeu, pour un courtisan, c´est de jouer à se définir, c´est-à-dire à se représenter soi-même.
Et il n´y parviendra que collectivement, dans l´exercice de son activité principale, la conversation, avec ce que
l´oralité suppose de spontanéité, de contact direct et même d´affrontement entre des personnes et non
simplement entre des idées ».
748 Voir Pons, éd.cit., p.XVIs. : « Bien entendu, s´il n´y a pas, dans le livre, de véritable porte-parole de
Castiglione lui-même, il est clair que les points de vue exposés successivement par Ludovico da Canossa,
Federico Fregoso, Bernardo Bibbiena, Cesare Gonzaga, Ottaviano Fregoso et Pietro Bembo constituent les
différentes touches qui formeront le portrait final du Courtisan. Cependant, les objections polémiques qui leur
seront faites n´ont pas seulement une portée comique, elles sont parfois fortes, et chacun reste sur ses positions.
Il n´y a donc jamais unanimité, mais un consentement général qui s´établit autour de certaines propositions, non
parce qu´elles ont été apodictiquement démontrées, mais à cause de l´autorité de ceux qui les soutiennent et
surtout parce qu´elles expriment le sentiment de la majorité du groupe. Elles traduisent ce sur quoi un groupe, ou
une caste, est déjà d´accord ».

240
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« C´est aussi une élégante manière de raillerie que celle qui consiste en une certaine dissimulation,
quand on dit une chose et que tacitement l´on en entend une autre. Je ne parle pas de la façon qui est
totalement contraire, comme si on appelait un nain, géant, ou un nègre, blanc, ou beau, quelqu´un de
très laid, parce que ce sont des contrariétés trop manifestes, bien qu´elles fassent rire aussi parfois ; mais
quand, en parlant de manière sévère et grave, l´on dit pour plaisanter, en des termes agréables, ce que
l´on n´a pas dans la pensée » (pp.194-195).

Castiglione voit l´ironie comme « agréable », mais ne provoquant pas nécessairement le rire
et comme adaptée surtout aux personnages nobles, donc - en principe - aussi à nos devisants.
En effet, selon le Courtisan,

« on peut aussi piquer facétieusement avec une certaine gravité, et sans provoquer le rire (…). La sorte
de facétie qui tient de l´ironie semble très convenable aux grands personnages, parce qu´elle est grave et
pleine de sel749, et qu´on peut en user dans les choses joyeuses et aussi dans les choses sérieuses. C´est
pourquoi beaucoup d´anciens, et des plus estimés, en ont usé » (p.189 ; p.195).

Castiglione s´inspire de Quintilien en ce qui concerne les moyens de susciter l´ironie. Le fait
de dire le contraire de ce que l´on pense, donc de simuler, et de l´exprimer en prenant une
position surplombante constitue un trait d´ironie :

« Il y a encore une autre façon, semblable à cette manière qui tend à l´ironie, quand avec des paroles
honnêtes on nomme une chose vicieuse » (p.196) ; « Sont subtils, également, les mots qui ont un certain
soupçon caché de raillerie » (p.199).

En ce qui concerne l´amplification ou diminution du réel comme source d´ironie, Castiglione


indique que ces deux procédés rhétoriques, entraînant l´exagération du propos sur autrui font
partie des « mots subtils »750. Quant au manquement à l´urbanitas, Castiglione ne semble pas
l´évoquer de manière théorique comme source d´ironie. La notion d´urbanitas est reprise par
Castiglione chez Cicéron et Quintilien751.

749 Nous voyons ici une mise en parallèle entre l´ironie et le sel, un symbole biblique: « Vous êtes le sel de la
terre. Mais si le sel vient à s´affadir, avec quoi le salera-t-on ? Il n´est plus bon à rien qu´à être jeté dehors et
foulé aux pieds par les gens » (Mt 5,13).
750 Castiglione, op.cit. :« On dit aussi des mots subtils quand on tire des propos de son interlocuteur ce qu´il ne
voudrait pas » (p.197) ; « Il y a certains autres genres de « mots », comme quand un homme qu´on connaît
comme spirituel dit une chose qui semble procéder de la sottise. C´est ainsi que l´autre jour messire Camillo
Palleoto dit à propos de quelqu´un : « Ce fou, aussitôt qu´il a commencé à devenir riche, est mort ». On peut
rapprocher de cette manière une certaine dissimulation piquante et subtile, quand un homme prudent, comme j´ai
dit, fait semblant de ne pas comprendre ce qu´il comprend en réalité » (p.197). « Il y a de la beauté aussi quand
on éclaire une chose ou qu´on l´interprète joyeusement » (p.201).
751 Chez Quintilien, l´urbanitas des mots bien dits ne manquera pas de faire plaisir. Quintilien définit l´urbanitas
comme discours où rien ne choque, une manière de parler qui serait donc agréable, mais n´offrant rien
d´inattendu et donc non pas source de rire. L´urbanitas dans les écrits aussi bien que dans les discours

241
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

En guise de conclusion, nous pouvons affirmer que l´ironie est décrite par Castiglione, dans
son traité de civilité Le Courtisan, d´une manière semblable à celle de Quintilien. Castiglione
compare l´ironie au sel et affirme son adaptabilité aux contextes aussi bien graves que joyeux.
L´ironie, ne provoquant pas nécessairement le rire, est encouragée dans les cercles nobles, car
agréable au cours de la conversation. Qu´en est-il de ce que nous appelons aujourd´hui
l´humour ?

s´accompagne d´un style naturel, la qualité la plus grande étant l´élégance : Quintilien, Institution oratoire,
édition de Henri Bornecque, Paris : Garnier Frères, sans date, tome II, p.333, VI, 17 Ŕ18 : « Dans l´usage
courant, nous employons plusieurs mots pour désigner la même chose ; mais, si on les considère isolément, on
verra bien leur valeur particulière. En effet, par « urbanité », on entend une manière de s´exprimer, où les termes,
le ton et l´air de facilité décèlent le bon goût vraiment propre à la ville et laissent deviner un fond d´érudition
emprunté à la fréquentation des gens cultivés, en un mot le contraire de la grossièreté. L´agrément, on le voit
clairement, réside dans ce qui est dit avec grâce et avec élégance » ; VI, 104 : « Domitius Marsus, qui a fait un
traité fort complet sur l´urbanité, ajoute certains moyens qui ne font pas rire, mais qui conviennent au discours le
plus sévère ; car ce sont des paroles élégantes et auxquelles un charme vraiment spécial communique leur
agrément. Elles sont pleines d´urbanité, mais ne soulèvent pas le rire. Aussi bien son ouvrage porte-t-il non sur le
rire, mais sur l´urbanité, c´est-à-dire sur cette qualité propre à notre cité, mais à laquelle on a commencé à donner
ce nom tardivement, lorsque le mot ville (urbs), même sans addition de nom propre, a été accepté comme
désignant Rome. Voici comment il la définit : « L´urbanité est une qualité renfermée en un bref membre de
phrase, propre à plaire et à communiquer tous les sentiments ; elle convient merveilleusement à la défense,
comme à l´attaque, suivant ce qu´exige chaque chose et chaque personne ». Si l´on en retire la brièveté,
l´urbanité comprendrait toutes les qualités oratoires. Car si elle concerne les choses et les personnes, avec ce qui
convient pour les unes et les autres, c´est l´éloquence parfaite. Pourquoi d´ailleurs il y veut la brièveté, je
l´ignore, puisque, dans le même ouvrage, le même auteur dit que, chez beaucoup d´écrivains, il y a de l´urbanité
dans la narration. Peu après, il pose la définition suivante, où il s´appuie, nous dit-il, sur l´opinion de Caton :
« Aura de l´urbanité l´homme qui abondera en mots et réponses agréables, et qui, dans les conversations, les
cercles, les repas et aussi dans les assemblées politiques, bref, en tout lieu, saura parler avec humour et comme il
convient (ridicule commodeque dicet). On ne peut manquer de provoquer le rire, en procédant ainsi ». Si nous
admettons ces définitions, tout ce qui sera bien dit prendra en même temps le nom d´urbanité. Aussi bien,
l´auteur qui avait proposé ces définitions admet-il un plan d´accord avec elles, puisque, parmi les mots
caractérisés par leur urbanité, il distingue ceux qui tiennent le milieu entre les deux ; en effet, cette division peut
s´appliquer également à tout ce qui est bien dit. Pour dire vrai, à mon sens, certains mots, même plaisants,
doivent figurer parmi ceux qui n´ont pas un caractère suffisant d´urbanité. Car, pour moi, du moins, cette
urbanité exige que l´on ne perçoive rien de choquant, rien de grossier, rien de fade, rien d´exotique, ni dans la
pensée, ni dans les mots, ni dans la voix ou le geste, si bien qu´elle réside moins dans des mots isolés que dans la
tonalité générale du discours ; de même chez les Grecs, cet atticisme, qui exhalait une certaine saveur propre à
Athènes ».

242
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

III.I.3) L´émergence de la notion d´humour

Qu´est-ce que l´humour ? Parmi les nombreuses définitions partielles existant actuellement752,
la définition de l´humour qui nous semble la plus adaptée peut être donnée ainsi : l´humour
correspond à une sorte d´ironie, accompagnée d´un certain regard d´indulgence et de non-
prise au sérieux de soi-même.

Quels sont les points communs entre la notion d´humour, apparue dans son sens moderne au
XVIIIe siècle, et l´ironie ? Y a-t-il des formes d´ironie allant dans la direction de l´humour ?
Une pré-forme de l´humour est déjà présente chez Platon. En effet, dans le Philèbe, Socrate
dit que pour l´étude du ridicule il faut concevoir une inclination « qui s´oppose directement à
la disposition recommandée par l´inscription de Delphes »753 : on doit procéder à un
renversement du « connais-toi toi-même » et considérer ce qui peut se passer si l´on ne se
connaît pas soi-même. En fin de compte, c´est la surévaluation de ses propres possibilités,
d´où résulte une ignorance provenant de la méconnaissance de soi, qui est ridicule754. Si le ton
qui décrit cette surévaluation suscite plutôt le sentiment de supériorité du public, la manière
de la description est ironique. Si la narration suscite plutôt le sourire, la pitié ou la compassion
du lecteur-auditeur, le ton peut être catégorisé comme humoristique. Pour résumer, nous
pouvons donc dire que dans le cas où l´ignorance ou la méconnaissance de soi est constatée
avec indulgence, conduisant ainsi le lecteur-auditeur à l´humilité, il s´agit d´humour.

Quels auteurs voient l´ironie dans le sens actuel de l´humour, comme pouvant être
employée sans intention de moquerie ? Quels sont les auteurs ayant eu l´intuition de
l´humour avant la lettre ? Ces auteurs - comme Albertus Magnus, Castiglione, Erasme755,

752 Dans la lettre Fabula, expédiée par courriel à toutes les personnes intéressées à la littérature française, j´ai lu
le 28 septembre 2005 qu´un groupe de recherche se constituait actuellement pour rechercher une définition
convaincante de l´humour.
753 Platon, Philèbe, dans Œuvres complètes, tome IX, texte établi et traduit par Auguste Diès, Paris : Les Belles
Lettres, 1941, 48c : Socrate : « Or l´ignorance est un mal, et ce que nous appelons stupidité l´est aussi. -
Protarque : Et comment ! - Socrate : « Vois donc, par là, quelle est la nature du ridicule. Ŕ Protarque : Explique-
toi. Ŕ Socrate : En somme, c´est un vice, mais qui emprunte son nom à une disposition spéciale ; c´est, dans toute
la généralité du vice, la partie qui s´oppose directement à la disposition recommandée par l´inscription de
Delphes. Ŕ Protarque : Tu veux dire le « connais-toi toi-même », Socrate ? Ŕ Socrate : Oui. Le contraire serait
évidemment de ne pas se connaître soi-même ».
754 Chez Calvin, la méconnaissance de soi est péché, voir notre deuxième partie, ci-dessus.
755 Erasme étudie la philautie ou amour de soi. Cette notion est très présente à l´époque de Marguerite de
Navarre et apparaît également dans notre recueil de nouvelles. Dans le débat 35, Parlamente dit : « Amour de soi

243
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Tasso, Garzoni et Jérôme Treutler756 - évoquent une forme d´ironie destinée à exprimer
la modestie757, vertu qui doit être chère au chrétien. Pour Albertus Magnus, l´ironie allant
dans le sens de l´humour est proche de l´humilité, ce qui va dans la direction de l´humour au
sens moderne du terme. Celle-ci est donc préférable à la hâblerie, liée à l´odieux vice de
l´arrogance (superbia)758. L´humour est donc connu avant que le terme le désignant n´ait été
forgé. Quand le terme « humour » a-t-il été créé et que désignait-il exactement ?

L´introduction du mot « humour » en français remonte à la fin du XVIIe siècle, probablement


à 1693 ou 1694, d´après la date du séjour passé par le Suisse Béat-Louis de Muralt en
Angleterre759. Muralt écrit dans la deuxième Lettre sur les Anglais:

« Ils ont ce qu´ils appellent Houmour, qu´ils prétendent leur être singulier, et qu´on pourrait leur
abandonner, sans que pour cela ils en fussent là où ils croient. Cette Houmour est à peu près ce que fait
le Diseur de bons mots chez les Français, et précisément ce que nous appelons Einfall. Mais, sans nous
arrêter à la signification du mot, il me paraît qu´ils entendent par là une certaine fécondité d´imagination
qui d´ordinaire tend à renverser les idées des choses, tournant la vertu en ridicule et rendant le vice
agréable. Je suis fort trompé si c´est là ce qui fait une bonne pièce de théâtre, c´est-à-dire qui corrige
autant qu´elle divertit; je crois toujours que l´un et l´autre ensemble font le but de la comédie et partout

est une passion qui a plutôt saisi le cœur que l´on ne s´en avise, et est cette passion si plaisante que, si elle se
peut aider de la vertu pour lui servir de manteua, à grand peine sera-t-elle connue qu´il n´en vienne quelque
inconvénient » (p.314). D´après Edmond Huguet: Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Paris :
Didier, 1973, t.5, p.761 : « Philautie et amour de soy vous deçoit. Rabelais », III, 29 ; « Cela, Meigret, vient
d´une trop grande philautie, qui te fait trop folement admirer tes œuvres » (Des Autels, Replique, p.37) ;
« Philautie (maladie qui provient de trop nous plaire) » (1585, Thevenin (dans Du Bartas, 67) ; « Mais est
entaché de philautie, qui est un amour desordonné de soy mesme » (Remonstr. Au Roy, p.85 (G.)) ; « Sur toutes
passions se faut tres soigneusement garder et delivrer de ceste philotie, presomption et folle amour de soy-
mesmes » (Charron, Sagesse, II,1). A part chez Huguet, la notion de philautie émerge aussi chez le narrateur
Noël du Fail : « Car, à la vérité, le plus souvent blasmons l´institut et façon deliberée d´autruy, ayant mal advisé
sur ce qu´il ha projecté en soy mesme de longue main, nous arrestant par une amour de nous (que les Grecz
proprement appellent philautie) en nos seules conceptions » (Les Baliverneries d´Eutrapel, 1548, in Conteurs
français du XVIe siècle, éd. P. Jourda, Gallimard, 1965)”.
756 Knox, op.cit., pp.126-127: “In Il Malpiglio overo de la corte Torquato Tasso (1544-95) argued, amongst
other things, that a courtier should conceal his abilities to avoid the opprobrium that franker evidence of his
qualities would incur in court, and cited Socrates´ self-depreciation as a model to be emulated. (see Tasso, 1958,
II-2 561). Similarly medieval and Renaissance authors like John of Wales (Johannes Gallensis), Giovanni
Boccaccio and Tommaso Garzoni considered Socrates´profession of ignorance an instance of his celebrated
modesty or eschewal of arrogance, rather than of ironia. During late antiquity and the Renaissance, moreover,
Socrates´profession of ignorance became a common-place for disclaiming praise and expressing modesty. When
accused of arrogance for having a signet bearing the motto Concedo nulli (“To none do I yield”), Erasmus
replied indignantly that arrogance was the last vice which would be attributed to him by those who knew him
well. They would more readily associate him with Socrates´saying Hoc unum scio, me nihil scire. (Erasmus, OE,
VII 430). But although quite distinct from his ironic self-depreciation (...), Socrates´modest self-depreciation
was often called ironia.”
757 Voir Knox, op.cit., p.93.
758 Voir Knox, op.cit., p.130: Albertus Magnus (c. 1193-1280).
759 Bruno Roger-Vasselin, Ironie et humour chez Montaigne dans les Essais; thèse dactylographiée, p.800.

244
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

où je la vois établie, je m´attends à trouver les gens un peu moins fous, du moins à certains égards, et un
peu plus polis »760.

Nous remarquons qu´un mot qui, à l´origine, n´était que la version anglaise d´un concept
physiologique Ŕ celui que désigne notre français « humeur » dans sa double acception liquide
et morale Ŕ s´est spécifié, du fait d´un emploi particulier dans le théâtre élisabéthain puis
d´une exportation vers le reste de l´Europe, dans le sens que nous lui connaissons aujourd´hui.
Le français est la seule langue à avoir intégré l´anglicisme « humour » alors qu´il disposait
d´un terme tiré du même mot-souche latin. Le français est donc la seule langue à pouvoir
distinguer « humeur » et « humour ». Muralt, le premier à employer ce terme en français, voit
l´humour comme éminemment britannique. L´humour est subversif ; Muralt lui oppose la
comédie traditionnelle qui corrige les mœurs en faisant rire.

Comme évoqué ci-dessus, c´est l´écart entre être et paraître, entre la vérité et le masque, qui
est à la base de notre interprétation de l´humour. Dès l´Antiquité, Sénèque insiste sur
l´importance d´être naturel, de ne pas porter de masque761. Cependant, tout écart n´est pas
humoristique : il pourrait dire l´indignation, la passion du narrateur, et donc être opposé à
l´humour. L´écart entre être et paraître n´est humoristique qu´à condition qu´il soit considéré
avec indulgence. Dans quel contexte cet écart peut-il apparaître ? Dans un premier cas, au
niveau de la narration des nouvelles, l´écart entre être et paraître peut surgir dans la
description des personnages et de leurs actions. Dans un deuxième cas, au niveau des débats
entre devisants, cet écart peut apparaître dans les affirmations faites par les devisants sur eux-
mêmes ou sur les autres. Ici la notion rhétorique d´ethos entre en compte, correspondant à

760 Béat-Louis de Muralt, Lettres sur les Anglais et les Francais, éd. de 1725, Rencontre-Payot, pp.55-56, cit.
par B. Roger-Vasselin, op.cit., (thèse), p.801.
761 Sénèque : De la tranquillité de l´âme , in Dialogues tome IV, éd. René Waltz, Paris, Les Belles-Lettres,
1927 ; p.XVI : « Un autre genre d´inquiétude qui n´est pas non plus négligeable vient du soin que l´on apporte à
se déguiser et à ne jamais se laisser voir tel qu´on est : c´est le cas de nombre de gens, dont la vie n´est
qu´hypocrisie et comédie. Quel tourment que cette permanente surveillance de soi-même, que cette terreur d´être
surpris dans un autre rôle que celui qu´on joue ! Et cette préoccupation ne nous quitte plus, dès l´instant que nous
nous figurons qu´on nous juge à chaque regard qu´on nous jette. Car mille incidents se produisent qui nous
dévoilent malgré nous, et, quand nous réussirions à nous observer sans défaillance, quel agrément, quelle
sécurité peut offrir une existence tout entière passée sous le masque ? Que de charme, au contraire, dans la
franche simplicité d´un caractère qui ignore les ornements d´emprunt et dédaigne de se voiler ! Il est vrai qu´on
court le risque de se déconsidérer, en s´ouvrant trop ingénument à tous : car il ne manque pas de gens pour
mépriser ce qui leur devient accessible. Mais risque-t-on de déprécier la vertu en l´offrant à tous les regards, et
ne vaut-il pas mieux être mésestimé pour sa franchise que de s´infliger le supplice d´une dissimulation
perpétuelle ? Cependant ne dépassons pas la mesure : il y a loin de la franchise au manque de retenue ».

245
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

l´image de soi que donne le rhéteur762 ou, dans notre cas, le devisant-narrateur. Le personnage
du rhéteur doit se confondre avec son ethos, c´est-à-dire il doit se montrer semblable - à
travers ses paroles - à l´image de soi qu´il a donnée initialement et qui doit être moralement
bonne763, mais non pas exagérée dans la direction de la philautie, l´amour de soi. Si la
superposition de l´image que le devisant donne de lui avec l´impression qu´il éveille dans son
public n´est pas possible, il suscite d´une certaine manière une distance entre soi et soi. Il peut
alors, de manière consciente, faire une remarque humoristique. La première forme de
l´humour concerne donc le locuteur lui-même et repose souvent sur un écart conscient et
intentionnel entre être et paraître. Cet écart suppose la connaissance de soi de la part du
personnage, évoquée sur un ton de non-prise au sérieux de son propre être. La deuxième
forme de l´humour apparaît dans les remarques sur autrui, à partir d´un point de vue extérieur.
L´humour, dans ce cas, révèle surtout les faiblesses humaines, mais avec une certaine
compassion. Cette révélation du côté négatif de l´homme se fait donc différemment de l´ironie
qui, elle, est plus dure et moins compatissante. Quel(s) regard(s) la critique plus récente pose-
t-elle sur les phénomènes d´ironie et d´humour ?

762 D´après l´introduction par Michel Meyer à Aristote, Rhétorique, Livre de poche, 1991, p.33ss : « L´ethos est
ce qui donne sa crédibilité au discours et le pathos, ce qui le fait accepter » . La notion d´ethos se confond avec
celle de mœurs en rhétorique. D´après le Dictionnaire de la rhétorique de Georges Molinié (Livre de poche,
1992, article « mœurs », p.218 ss.), pour Quintilien, l´orateur doit montrer des mœurs charmantes au public :
« Ce que l´on entend par mœurs est en général un caractère de bonté non seulement doux et honnête, mais
prévenant et humain, qui paraisse aimable et charmant à l´auditeur. La perfection consiste à le marquer si bien
que tout semble s´ensuivre de la nature des choses et des personnes, en sorte que les mœurs soient peintes au
naturel, et se reconnaissent dans le discours de l´orateur comme dans un miroir, qui aurait la force de nous les
représenter ». « On persuade par le caractère, quand le discours est de nature à rendre l´orateur digne de foi, car
les honnêtes gens nous inspirent confiance plus grande et plus prompte sur toutes les questions en général, et
confiance entière sur celles qui ne comportent point de certitude, et laissent une place au doute. Mais il faut que
cette confiance soit l´effet du discours (logos), non d´une prévention sur le caractère de l´orateur. Il ne faut donc
pas admettre, (…) que l´honnêteté même de l´orateur ne contribue en rien à la persuasion ; c´est le caractère qui,
peut-on dire, constitue presque la plus efficace des preuves » (Rhétorique I, 2, 1356a.) ; « car nous accordons
créance à l´orateur parce qu´il montre un certain caractère, c´est-à-dire quand il paraît ou vertueux, ou
bienveillant, ou l´un et l´autre à la fois » (ibid., I, 9, 1366 a 12) ; Tout le problème est de savoir comment
l´orateur peut parvenir à s´assurer le soutien et la confiance de l´auditoire ». p.32 : « Aristote écrit ainsi : « nous
devrions nous-mêmes (les orateurs) posséder la connaissance du caractère moral propre à chaque gouvernement ;
car le meilleur moyen de persuader est d´observer les mœurs de chaque espèce de gouvernement, suivant le pays
où l´on parle » » (Ibid., I, 9, 1366 a 6.).
763 D´après Claudie Martin-Ulrich, La persona de la princesse au XVIe siècle: personnage littéraire et
personnage politique, Paris : Champion, 2004: « Par ailleurs, conformément à l´encadrement moral dans lequel
l´èthos s´insère, le caractère que l´orateur met en scène est nécessairement bon (…). La bonté de ce dernier
renvoie ici autant à des qualités morales qu´à une excellence intellectuelle, à une perfection dans la pratique de
son art qui est totalement liée à sa capacité à persuader l´auditoire de son bon caractère. C´est précisément de
cette bonté ou de cette représentation de la vertu, incarnée par un locuteur, que dépend l´efficacité persuasive du
discours. (…) L´èthos désigne tout ce qui, dans le discours, signale la présence d´un orateur derrière le texte ».

246
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

III.I.4) L´ironie et l´humour dans la critique plus récente

Nous avons vu que depuis le XVIIIe siècle, la notion d´humour vient s´ajouter à celle
d´ironie. Comment, dans la critique contemporaine, ironie et humour sont-ils différenciés ?

Analysons d´abord la représentation contemporaine du phénomène de l´ironie. L´ironie,


comme figure de rhétorique764 révélant un décalage entre circonstances et propos, est
impossible à décoder sans faire intervenir le contexte extralinguistique765, lequel peut jouer à
deux niveaux superposables : d´une part, il peut y avoir contradiction entre l´énoncé et ce que
l´on sait du référent ; d´autre part, la contradiction peut se situer entre les propos tenus et ce
qu´on sait ou croit savoir du locuteur et de ses systèmes d´évaluation. Elargissant donc la
définition traditionnelle de l´ironie, la linguistique moderne affirme que l´ironie repose sur la
co-présence de deux sens766. L´ironie n´équivaudrait alors pas à « dire A pour faire entendre
non-A », mais plutôt à « commenter et critiquer A, tout en disant A ». La critique
contemporaine articule cette définition dans le contexte de la relativité de toute chose.

Par quels moyens stylistiques ironie et humour se manifestent-ils ? La rhétorique de l´ironie


impliquerait les instruments suivants767: A) négation, litote, modalisation, prétérition (« je ne
dirais pas que… »), B) hyperbole et caricature ayant pour but d´exagérer le propos
(énumération, lexique intensif), C) oxymores et paradoxes (car, selon Mercier-Leca, l´ironie
repose sur la feinte), D) jeux de mots, traits d´esprit. Qu´en est-il de l´humour ? Du point de
vue rhétorique, les figures suivantes sont considérées comme particulièrement adaptées à
véhiculer l´humour : l´épanorthose servant à faire paraître le discours plus sincère (« ou
plutôt… »), la conglobation (accumulant des arguments pour une même conclusion),
l´expolition (reprenant le même argument sous des formes diverses), le chleuasme (l´orateur
se dépréciant pour attirer la confiance et la sympathie de l´auditoire) et l´hypotypose ou
tableau (peignant l´objet dont on parle de façon si vivante que l´auditoire a le sentiment de
l´avoir sous les yeux).

Comment l´humour est-il défini par la critique contemporaine? Comment cette dernière
différencie-t-elle humour et ironie ? La critique contemporaine analyse le rapport dynamique
et créatif du texte au lecteur. Ce rapport est renforcé par la présence de l´humour aussi bien

764 Voir supra pour la tradition rhétorique.


765 En cela, Mercier-Leca (op.cit., p.24) est d´accord avec Molinié.
766 Berrendonner, cit. par Mercier-Leca, op.cit., p.35.
767 Mercier-Leca, op.cit., p.44.

247
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

que du registre ironique. Ironie et humour éveillent l´esprit justement par la quête de la
flexibilité et de la participation d´autrui. Cela ressort surtout de la définition de
Jankélévitch768, selon laquelle l´ironie traite l´autre ainsi :

« Le véritable partenaire d´un véritable dialogue. (…) L´ironie sollicite l´intellection ; elle éveille en
l´autre un écho fraternel, compréhensif, intelligent. A jeu agile, ouïe subtile ! L´ironie est un appel qu´il
faut entendre ; un appel qui nous dit : complétez vous-mêmes, rectifiez vous-mêmes, jugez par vous-
mêmes ».

L´ironie et l´humour créent un rapport de complicité entre le texte et le lecteur. Selon la


critique moderne, ce serait principalement l´ironie qui pourrait plonger le lecteur dans un état
dubitatif769. L´humour est également vu comme influençant les sentiments des auditeurs, leur
donnant du plaisir tout en créant une atmosphère de convivialité770 plutôt que de doute.

A quels niveaux l´humour est-il perçu ? Deux perceptions de l´humour se font face dans la
critique moderne : d´un côté, l´interprétation psychologique d´après Freud et de l´autre côté
l´analyse rhétorique du phénomène d´humour. D´après l´approche psychologique selon
Freud771, l´humour est une conduite subjective, la décision d´un sujet qui ne veut pas laisser le
dernier mot à la malchance et à la douleur772. L´humour y est donc étudié en tant qu´état

768 Jankélévitch, Vladimir : L´ironie, Paris : Flammarion, 1979, p.64.


769 Cet état peut aussi créer le point de départ d´une prise de conscience de la part du lecteur sur les modes de
fonctionnement de son esprit et de son être dans sa totalité.
770 M.L. Apte: “Humor”, in International Encyclopedia of Communications, New York, 1989, p.296s.: „Humor
influences listeners´views and persuades them to accept or reject ideas; it gives pleasure, creates playful moods
and an atmosphere of conviviality, induces feelings of social solidarity, permits venting of aggression, and
relieves tension. It is also used for criticism and ridicule”.
771 « L´Humour », article paru dans la revue Imago en 1928 ; repris en appendice dans Le Mot d´esprit et ses
rapports avec l´inconscient, Gallimard, « Idées », 1969, pp.367-376.
772 Dans la conclusion de sa note de 1928, Freud explique que c´est « le surmoi qui, par l´humour, s´adresse
plein de bonté et de consolation, au moi timide ou épouvanté » pour lui dire : « Regarde ! Voilà le monde qui te
semble si dangereux ! Un jeu d´enfant ! le mieux est donc de plaisanter ! » („L´Humour”, Imago, op.cit. p.37).
Le texte original de Freud est clair au sujet de l´humour: Freud (Sigmund), Der Witz und seine Beziehung zum
Unbewussten Ŕ Der Humor, Francfort : Fischer, 1992, p.254 : « Der Humor hat nicht nur etwas Befreiendes wie
der Witz und die Komik, sondern auch etwas Grossartiges und Erhebendes, welche Züge an den beiden anderen
Arten des Lustgewinns aus intellektueller Tätigkeit nicht gefunden werden. Das Ich verweigert es, sich durch die
Veranlassungen aus der Realität kränken, zum Leiden nötigen zu lassen, es beharrt dabei, dass ihm die Traumen
der Aussenwelt nicht nahegehen können, ja es zeigt, dass sie ihm nur Anlässe zu Lustgewinn sind ».
p.255 : « Mit seiner Abwehr der Leidensmöglichkeiten nimmt er (der Humor) einen Platz ein in der grossen
Reihe jener Methoden, die das menschliche Seelenleben ausgebildet hat, um sich dem Zwang des Leidens zu
entziehen (…). Der Humor dankt diesem Zusammenhange eine Würde, die z.B. dem Witz völlig abgeht, denn
dieser dient entweder nur dem Lustgewinn, oder er stellt den Lustgewinn in den Dienst der Aggression. Worin
besteht nun die humoristische Einstellung, durch die man sich dem Leiden verweigert, die Unüberwindlichkeit
des Ichs durch die reale Welt betont, das Lustprinzip siegreich behauptet, all dies aber, ohne wie andere
Verfahren gleicher Absicht den Boden seelischer Gesundheit aufzugeben ? Die beiden Leistungen scheinen doch
unvereinbar miteinander ». Ŕ p.254: „Das Wesen des Humors besteht darin, dass man sich die Affekte erspart,

248
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

d´âme voulant dépasser le mal et la douleur, mais ne suscitant pas le rire généreux et franc773.
L´humour est saisi sur le fond de la question du mal dans le monde. Comme la plaisanterie et
le comique, l´humour est libérateur, mais, en plus, il élève l´esprit. Le moi se sert alors des
traumatismes du monde extérieur comme augmentation du plaisir. L´analyse rhétorique, par
contre, dont Olivier Reboul774 est un représentant, traite l´humour comme contraire de
l´ironie. Alors que l´ironie dénonce le faux sérieux au nom d´un sérieux supérieur qui place
l´ironiste bien au-dessus de ce qu´il dénonce ou critique, l´humour reposerait sur le fait que le
sujet abandonne son propre sérieux, déposant toute importance. L´humour demande donc le
calme et la maîtrise de soi. Les deux définitions de Freud et de Reboul peuvent être
combinées dans une définition unitaire de l´humour : sur le fond de la question du mal dans le
monde, l´humour d´un personnage sur autrui ou sur soi-même relativise l´importance que
l´individu se donne tout en le considérant avec indulgence. Ainsi défini, l´humour peut être un
sentiment chrétien, fort en rapport avec l´humilité et la confiance en la miséricorde de Dieu.
Comment ces valeurs sont-elles extériorisées dans l´humour ? La critique moderne relève les
caractéristiques suivantes du style humoristique775 : destiné à peindre par le menu, le style
humoristique est vu comme ennemi de l'abstraction. L'humour est décrit comme vivant de la
contradiction inhérente aux choses humaines : il traite gravement les petites choses et
légèrement les grandes, et il indique par là même que la différence du grand et du petit n'a
rien d'absolu, qu'elle ne repose que sur la faiblesse de la compréhension humaine. Cet aspect
relevé par la critique contemporaine se laisse appliquer à l´humour de Marguerite de Navarre.

Quelle est l´origine de l´humour ? L´humour a des traits du jeu. La réalité est présentée
comme une comédie humaine par l´humoriste776. Or l´humour ne jaillit pas seulement de la

zu denen die Situation Anlass gäbe, und sich mit einem Scherz über die Möglichkeit solcher Gefühlsäusserungen
hinaussetzt“.
773 Freud, op.cit., p.258: „Es ist richtig, dass die humoristische Lust nie die Intensität der Lust am Komischen
oder am Witz erreicht, sich niemals im herzhaften Lachen ausgibt“.
774 Introduction à la rhétorique, Paris : PUF, 1991, pp.138-139.
775 Tirés du site Agora en ligne: www.ac-versailles.fr/pedagogi/Lettres/queneau/fbhumour.htm: « Il vit dans le
concret; il accumule les détails; il ne craint même pas la minutie, et il trouve la poésie dans l'infiniment petit. Au
reste, comme il n'a rien d'exclusif par lui-même, il s'allie volontiers à d'autres qualités ou à d'autres défauts. Il n'a
même tout son charme que comme simple assaisonnement; là où il règne seul, il engendre la monotonie ou
l'incohérence, et sa légèreté devient de l'affectation ».
776 Cazamian, op.cit., p.10: « Car ce n´est pas seulement de la présentation transposée du comique que vit
l´humour; tout peut lui servir de matière, même les larmes et le deuil. Un contraste suggestif, éloquent, entre les
plus sombres aspects de l´expérience, et l´allure des propos qui la racontent ou la commentent, entre les faits et
l´atmosphère, ressortit à la méthode humoristique, et enrichit notre émotion de résonances où l´amusement léger
du paradoxe peut avoir sa part consciente » ; pp.219-220: « De pensée, de réflexion, de philosophie, l´humour

249
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

comédie, mais aussi de la tragédie. Anton Zijderveld777 insiste sur le fait que l´humour est un
jeu dont l´essence est l´ambiguïté778. L´humour serait un miroir réfléchissant les personnages
comme individus innocents malgré les apparences qu´ils peuvent se donner779. Comment cette
fonction de miroir innocentant le personnage est-elle obtenue ? D´après Denise Jardon780, la
structure « matérielle » de l´humour a quatre modèles possibles: ce qui ne va pas de soi est
présenté comme allant de soi ; la fausse naïveté met en scène ce qui va de soi comme n´allant
pas de soi781 ; la chose triste est peinte non tristement ou la chose gaie non gaiement, le ton
n´étant donc pas approprié. Quatrièmement, l´amabilité est montrée comme méchanceté, la
louange comme reproche ou réciproquement. L´ambiguïté est donc la composante principale
de l´interprétation de l´humour. Comme l´ironie, l´humour se sert de la dissimulation782.

Quelles différences entre ironie et humour la critique moderne relève-t-elle ? Selon Evrard, à
la différence de l´ironie qui dit l´inverse de ce qu´elle veut faire entendre, l´humour feint

d´un grand écrivain ne saurait se passer; mais une chose lui est aussi nécessaire: une perception vive de la
comédie humaine, la faculté de la recréer fictivement à l´aide des données de l´expérience et de l´observation » ;
p.222: « Précisément parce que l´humour est lié au sens de la complexité et de la relativité de toutes choses,
celles du caractère ne lui échappent point ».
777 Zijderveld: "The sociology of humour and laughter", in Current Sociology, vol. 31, n°3, hiver 1983.
778 Zijderveld, op.cit., p.9: " Humour remains a game, and if it aspires to be more than that, it withers away as
humour and is transformed into something else - insults, propaganda, ideological warfare”; p.23: “Ambiguity is
the essence of humour”.
779 Zijderveld, op.cit., p.43: “One of Holbein´s woodcuts shows a fool staring pensively at a hand-mirror - and
the image in the mirror is sticking its tongue out. Humour does have this reflexive function: it reflects people as
innocent, funny or helpless individuals, despite their imposing words and deeds. Laughter reminds us of how
transient and relative these words and deeds actually are. Yet, they also tell us that we are the ones who have to
make our living, that the values and meanings which are distorted in the mirror form the cognitive and
emotional structures which determine the sense and substance of human life. The fool in Holbein´s fine
illustration stares at his own mirror image and seems to discover dimensions of life which cannot be caught by
words. Once again, laughter is the only appropriate language”.
780 Du comique dans le texte littéraire, Bruxelles-Paris: De Boeck-Duculot, 1988, pp.146-147.
781 Noguez, op.cit., p.49 : « Il ne s´agit plus de présenter ce qui ne va pas de soi comme allant de soi mais ce qui
va de soi comme n´allant pas de soi. Il s´agit de faire réapparaître l´arbitraire des gestes, des formules, et des
pensées entérinées par l´habitude, des institutions les plus « passées dans les mœurs », de rendre à la coutume ce
qui appartient à la coutume, en excisant cette pellicule de nature que l´habitude ou l´hébétude ont déposée sur
elle ; il s´agit de faire affleurer derechef les significations occultées, de rendre, pour ainsi dire, de nouveau
sauvage la réalité domestiquée (…), bref, de la rendre paradoxale. »
782 Louis Cazamian, L´humour de Shakespeare, Paris: Aubier, 1945, p.9 : L´humour est « une méthode
d´expression paradoxale, qui détruit la liaison naturelle et attendue entre les choses exprimées et la façon dont
elles sont dites; qui présente le comique gravement, et l´absurde avec respect; une impassibilité apparente, fruit
d´une maîtrise de soi, qui tout en éprouvant l´impression qu´elle veut faire naître, prétend ne pas même en
soupçonner la nature. Une certaine dissimulation, une politique, sont donc essentielles à l´humour; et, d´autre
part, l´humoriste doit savoir observer le réel, l´interpréter de façon personnelle et originale, susciter l´occasion de
mettre en lumière, par sa naïveté adroite, la drôlerie, l´étrangeté, le tragique de la vie - toutes ces mille qualités
des choses que sa façon de les montrer révèle et souligne, mais qu´il transpose en même temps, les dégageant de
leurs accompagnements prévus, les revêtant d´une discrétion sobre, et comme d´une invincible sérénité ». Tout
peut servir de matière à l´humour.

250
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

d´exprimer ce qui est783. Mais bien que feignant d´exprimer la réalité, l´humour ne tranche pas
directement : l´ambiguïté est l´essence du langage humoristique784. A la différence de l´ironie
qui bafoue la règle de qualité en affirmant le contraire de ce que pense le locuteur, le message
humoristique feindrait de la respecter. En revanche, la singularité de l´humour viendrait du
fait qu´il transgresse la règle de quantité en n´apportant pas toutes les informations requises.
Ses moyens de fonctionnement seraient donc surtout l´ellipse et la litote. Mais l´humour
pourrait aussi prendre le parti de la surenchère par l´introduction de détails superflus, par le
remplissage ostentatoire, et cela en pratiquant l´hyperbole. Il contraindrait ainsi le récepteur à
chercher autrement l´information qui ne lui a pas été donnée directement.

L´humour dans le texte suppose-t-il un certain attachement de l´auteur envers son public de
lecteurs ? D´après quelques critiques, l´humour apparaît uniquement chez des auteurs ayant
un certain sentiment d´estime ou d´amour envers leur création et leur public. Ainsi, Dimitri785
affirme que sans l´humour il n´y a pas de bonne entente entre les humains. L´humour est donc
un facteur positif dans un groupe786. Allant dans la même direction, Bruno Roger-Vasselin787
souligne en particulier la spontanéité et la bonne humeur fondamentale du rhéteur quand il fait
preuve d´humour :

783 Evrard, op.cit., p.37 : « Ironie ou humour? Si l´humour feint de dire de manière détournée et problématique
ce qui est, l´ironie se définit par le fait de dire, par une raillerie, ou plaisante, ou sérieuse, le contraire de ce qu´on
pense ou de ce qu´on veut faire penser ».
784 Evrard, op.cit., p.43 ss. : « Il est évident que le message humoristique, sans être opaque ou hermétique, se
caractérise par une ambiguité essentielle, par un contenu implicite qui crée une tension sur le plan de la
communication. Selon le « principe général de coopération » établi par le philosophe américain H. Paul Grice
(« Logique et conversation », Communications, n°30, Seuil, 1979, pp.57-72), dans une conversation, le locuteur
doit obéir à certaines règles, certaines conventions tacites pour que le décodage du message par l´auditeur
corresponde aux volontés de l´encodeur. Ce code comporte quatre maximes:
1. Une règle de quantité (l´information requise ne doit pas être excédentaire ou manquante).
2. Une règle de qualité qui exige que la contribution soit véridique et repose sur des preuves.
3. Une règle de relation (« Parlez à propos »).
4. Une règle de modalité qui évite l´obscurité et l´ambiguité pour privilégier la clarté.
Comme toutes les formes de comique, l´humour tend à enfreindre la maxime de modalité lorsqu´il joue par
exemple sur l´ambiguité d´un jeu de mots, d´une tournure équivoque ou d´un mot-valise. Il transgresse aussi la
maxime de relation en développant un discours sans pertinence qui ouvre sur une signification incohérente ».
785 Humor - Gespräche über die Komik, das Lachen und den Narren, herausgegeben von Corina Lanfranchi,
Dornach: Verlag am Goetheanum, 1997.
786 Dimitri, op.cit., p.17: "Eine kühne These: Ich behaupte, wo kein Humor ist, ist auch kein Verständnis
zwischen den Menschen. In der Liebe und im Verständnis liegt überhaupt die Bedingung, dass sich der Humor
entwickeln kann. Humor ist mit der Liebe und dem Lachen verbunden. Ein Mensch, der Humor hat, hat auch
mehr Verständnis für andere Menschen, auch mehr Liebe natürlich."
787 Roger-Vasselin (Bruno), thèse, op.cit., p.774.

251
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« L´humour paraît donc provenir d´une bonne humeur fondamentale, parce qu´il est plus sain, plus
résistant aux difficultés que la réalité externe ne l´impliquerait, mais Ŕ et c´est ce qui fait sa force Ŕ sans
se couper du monde et sans être incompréhensible pour l´entourage, au contraire: le plus souvent même,
l´humour force l´admiration. Cette bonne humeur n´a rien pour autant d´une gaieté béate: elle s´enrichit
d´un sens aiguisé des noirceurs de la vie ».

D´après Roger-Vasselin, les définitions modernes de l´humour en soulignent la sociabilité788;


ainsi l´humour met sa singularité au service du groupe789. Roger-Vasselin affirme790 que
souvent il y a présence de différentes perspectives dans une narration humoristique. Le rire de
l´humour aussi bien que de l´ironie est issu du fait de se considérer comme spectateur de soi-
même :

« Le rire de l´humour et de l´ironie comporte en effet cette façon de se présenter à autrui comme si l´on
était soi-même spectateur du personnage qu´on donne à voir, autrement dit comme si l´on assistait de
l´extérieur, avec l´interlocuteur auquel on s´adresse, à la formulation d´un propos qu´on est en train de
proférer. La marque propre du rire ironique ou humoristique 791 est donc la distance affichée par rapport
au propos tenu ou à soi-même tenant ce propos, pour la présenter d´une manière décalée, oblique et par
conséquent toujours plus ou moins facétieuse. Un tel travail réflexif et ostentatoire a pour effet de
signaler à l´interlocuteur la nécessité de ne pas prendre le discours formulé à la lettre, et de lire les
intentions qui se dessinent entre les lignes de la parole»792.

788 Roger-Vasselin, thèse, op.cit., p.776 : « L´humour de nos jours est perçu comme une aptitude spécialement
développée aux relations humaines, comme une grande décontraction face aux surprises que réserve la vie
sociale. Et ainsi défini, l´humour implique avant tout une bonne compréhension des règles de l´échange humain.
Sur le plan personnel, la vision contemporaine suggère tout au plus qu´avoir de l´humour c´est montrer qu´on est
„bien dans sa peau“, selon l´expression courante, ou même être simplement capable de faire bonne figure.
L´humour se présente avant tout aujourd´hui comme une capacité à voir et à mettre en relief les aspects amusants
de l´existence. Ou encore il se réduit presque parfois à un simple synonyme de gaieté, évacuant tout aspect
dérangeant de sa définition ».
789 Roger-Vasselin, thèse, op.cit., p.820 : « Principe de santé, il est consensuel, on dirait volontiers
« communautaire » dans ses aspirations, c´est-à-dire qu´il recherche un équilibre harmonieux entre tous les
membres du groupe et contribue à cimenter leur entente autour des valeurs communes » . D´après Roger-
Vasselin, c´est le rôle précisément du bouffon dans les anciennes monarchies. Par ses manifestations
intempestives, il secoue indirectement et réajuste les normes à la réalité, à sa propre vision de la réalité, à ses
sensations.
790 Roger-Vasselin (Bruno), Montaigne et l´art du sourire à la Renaissance, St. Genouph : Nizet, 2003, p.8 :
« Le rire de l´humour et de l´ironie comporte en effet cette façon de se présenter à autrui comme si l´on était soi-
même spectateur du personnage qu´on donne à voir, autrement dit comme si l´on assistait de l´extérieur, avec
l´interlocuteur auquel on s´adresse, à la formulation d´un propos qu´on est en train de proférer. La marque propre
du rire ironique ou humoristique est donc la distance affichée par rapport au propos tenu ou à soi-même tenant ce
propos, pour la présenter d´une manière décalée, oblique et par conséquent toujours plus ou moins facétieuse. Un
tel travail réflexif et ostentatoire a pour effet de signaler à l´interlocuteur la nécessité de ne pas prendre le
discours formulé à la lettre, et de lire les intentions qui se dessinent entre les lignes de la parole. Observons que,
dans son principe, ce décalage n´a rien de nécessairement ludique ».
791 Par opposition au discours d´un personnage comique qui officiellement assume pleinement ce qu´il dit,
puisqu´il manifeste un ridicule à la fois involontaire et spectaculaire (même si l´acteur qui joue ce personnage
effectue bien sûr son travail d´acteur en suivant le même principe de mise à distance).
792 op.cit., p.8.

252
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Quelle est la vision de l´humour en lien avec le sacré selon les critiques contemporains ?
D´après André Derville793, l´humour prend de la distance par rapport à son objet794. Il est
différent de l´ironie et de la volonté d´abaisser et suscite une dimension nouvelle dans le
donné. Il fait surgir d´une manière inattendue, imprévisible, un point de vue inopiné et
personnel sur l´événement en opérant un changement de plan. L´humour relativise donc à la
fois l´événement et la réaction normale, courante, prévisible à cet événement. Derville pense
que ce qui caractérise l´humour c´est sa sympathie profonde avec son objet. L´humoriste ne
s´isole donc pas d´autrui, au contraire, il se met à ses côtés, parce qu´il ne se juge pas différent
quant au fond. Comment l´humour entre-t-il en jeu ? Toujours d´après Derville, l´humour
invite à faire un changement de plan, à opérer une libération intérieure. L´événement peut dès
lors être regardé sous un autre angle. Quant à la question de base de l´humour, ce dernier
aurait besoin de sagesse humaine pétrie d´expérience795, d´observation réfléchie d´autrui et de
soi-même. Il recèlerait donc un jugement implicite fondé sur une conception de l´homme et
de l´existence humaine. Par la suite, Derville se pose la question si l´humour est utile dans la
vie chrétienne. Selon lui, l´homme de Dieu disposerait d´un vaste champ de recul dans son
jugement: la foi. Cette dernière donnerait à l´homme une nouvelle dimension. Le chrétien
s´estime lui-même et ses frères avec leurs misères et leurs grandeurs ; cela lui permet de
relativiser les choses avec humour. C´est l´assurance de l´amour de Dieu qui est à la base de
cet humour. En effet, l´homme de Dieu se sait et sait ses frères aimés de Dieu. La racine, le
point d´appui de l´humour chrétien serait alors la confiance en Dieu. Comment l´humour
peut-il donc soutenir autrui ? Derville conclut que l´humour peut aider autrui à prendre cette
distance par rapport à ce qui arrive et lui faire percevoir une manière chrétienne de
l´accueillir. L´humour peut être une des formes concrètes que peut prendre la charité envers
autrui. Jonsson796 est du même avis qu´Evrard en ce qui concerne la sympathie profonde
qu´implique l´humour. Ce serait également cette sympathie distinguant l´humour du
« wit »797, ce dernier pouvant être nommé « ironie ». L´humour est un sentiment subjectif et

793 André Derville: « Humour », in M.Viller et al., Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris :
Beauchesne, 1968, fascicules XLIV-XLV, col.1188-1192.
794 A ce sujet, voir supra.
795 Oisille, « dame veuve, de longue expérience » (p.40), serait ainsi prédestinée à l´humour.
796 Jonsson (Jakob), Humour and Irony in the New Testament Ŕ Illuminated by parallels in Talmud and
Midrash, thèse, Reykjavik: Bokautgafa Menningarsjods, 1965.
797 « Humor may be expressed in many different ways; but speaking of such an expression in words rather than
action, the attention will be led towards wit, paradox, and irony. “Humor and wit are closely allied. In general
they find their subjects in the same sphere but they use them differently. Humor is kindly, and in its genuine form

253
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

sincère798. Il peut changer selon l´état d´esprit de la personne qui l´éprouve, son attitude
envers un objet ou une situation et selon sa philosophie de vie799. L´humoriste est tolérant,
optimiste, engagé dans la vie, même dans les situations tragiques ; en cela, la définition de
l´optimiste correspond à l´image des devisants telle que nous la percevons au cours du
prologue800. Cette définition de l´humour nous semble particulièrement intéressante en ce qui
concerne l´attitude de l´auteur Marguerite de Navarre.

L´humour est-il donc particulièrement bien adapté à la vision chrétienne de l´homme ? La


relation entre la théologie chrétienne et l´humour est perçue par Karl Barth comme présente
dès les écrits fondateurs du christianisme. Barth associe humour et religion801. Il mentionne
Sarah (Gen.18,12-15) et Abraham (Gen.17,17) comme exemples de personnages réagissant à
la grâce de Dieu par le rire et l´humour. En effet, le contraste entre la petitesse de l´homme et
l´honneur que Dieu lui fait par sa grâce est tellement grand que l´homme ne peut plus se
prendre totalement au sérieux et est amené à rire de lui-même802.

it includes the quality of sympathy; wit is sharper and more apt to wound. Wit is a flash; humor is a genial glow;
wit is intensive, humor is relaxing. Qualities of feeling predominate in humor; in wit qualities of intellect. The
boundaries of the two are somewhat indeterminate. The pleasure which humor evokes is more genial than that to
which wit gives rise”. Jonsson cite Reid (John), “Humour”, Hastings´Encyclopedia of Rel. and Eth., 3rd impr.,
1955, vol. VI, p.872.
798 Jonsson, op.cit., pp.22-23: « Humour is a subjective sentiment, and must be understood as such. The
humorist is sincere. The ironist on the other hand is feigning and does not mean exactly what he says. (…)
Humour may change according to the state of mind of the person, the attitude towards the object, and thirdly the
philosophy of life”.
799 Jonsson, op.cit., p.24: “ The view on life is of great importance in the development of humour and irony.
Socrates is optimistic in so far as he seems to have great faith in the progress of human life with the help of
intellectual thinking. In Molières´s humour the intellectual and moral optimism is not quite so essential. He is
influenced by the Christian teaching about sin, so that in his humour we find two trends which are due to the
dualism of Christian thinking: that is, optimistic and pessimistic at the same time”.
800 Jonsson, op.cit., p.25: « The humorist is broadminded and tolerant, optimistic and hopeful, even if the
situation is tragic, the outlook bad and the matter he is concerned with serious. The humorist is not indifferent to
life or ignorant of the seriousness and importance of the battle which human beings must fight, but the struggle
will be looked upon as a game from the point of view of one who definitely believes that nothing of true or
everlasting value will, after all, be destroyed. He will feel happy about the fact that failure is not a sign of fatal
disaster”.
801 Jonsson, op.cit., p.29: « It is interesting to notice how Karl Barth combines the sense of humour with
religious belief. He regards the honour of man as « die Ehre, die dem Menschen damit widerfährt, dass er von
dem gebietenden Gott als seinem Vater als dieses Gottes eigenes Kind Ŕ nicht irgendwohin, nicht zu
irgendwelchen grossen oder kleinen Verrichtungen und Betätigungen, sondern zu sich gerufen wird » (Karl
Barth, Die kirchliche Dogmatik, III, 4. Teil, Zurich, 1951, p.745). The consequence of God´s gift of honour will
be, according to Barth, « dass der Mensch wirklich nur in reiner Dankbarkeit, nur in tiefster Demut und Ŕ sagen
wir es offen Ŕ nur in freiem Humor ehrenhaft sein und Ehre haben kann » (Barth, p.764) ».
802 Barth, op.cit., p.765, cit. par Jonsson, op.cit., p.29: « Und war ihr Lachen nur ein ungeistiges Lachen ? Ist
der Kontrast zwischen dem Menschen selbst und der ihm von Gott angetanen Ehre nicht wirklich zu gross, als
dass der Mensch sich selbst in seiner Eigenschaft als ihr Träger und Inhaber feierlich nehmen könnte, als dass
er da nicht über sich selbst lachen müsste? Humor ist das Gegenteil von aller Selbstbehauptung und

254
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Humour et ironie sont distincts, mais ne s´opposent pas fondamentalement803. Ce qui


distingue l´humour de l´ironie est, d´après certains critiques modernes, premièrement la vision
du monde et deuxièmement la relation envers autrui. En effet, l´absence de volonté
d´abaissement d´autrui, ainsi que le sens de la relativité de toute chose sont spécifiques à
l´humour. C´est pourquoi Mazouer804 définit l´humour comme

« sourire gai où se côtoient la lucidité du jugement et l´indulgence, le sens de la relativité de toute chose
(et de soi-même pour commencer) et la sympathie, car l´humoriste est lui aussi embarqué. (…) Pour
s´exercer, l´humour réclame à la fois lucidité, détachement et sens de la relativité de toute chose, mais
aussi une sympathie indulgente ».

Le recours à l´humour est alors un moyen de donner à l´œuvre une profondeur


supplémentaire. L´humour permet à l´auteur d´introduire sa vision du monde de manière
cachée.

Pour conclure cette introduction, nous pouvons dire que l´humour, une forme de comique
comme l´ironie, fait envisager les choses dans une pluralité de perspectives. L´humour se
situe sur plusieurs plans. Comme l´ironie, l´humour fait preuve de contradiction entre les
propos tenus et ce qu´on sait ou croit savoir du locuteur et de ses systèmes d´évaluation.
Contrairement à l´ironie qui abaisse, l´humour invite à un changement de plan. Il exige la
sagesse humaine, le sens de la relativité, la sympathie indulgente et l´expérience, et il
demande le calme et la maîtrise de soi. L´humour a une vision particulière : il ne laisse pas le
dernier mot à la malchance et à la douleur. Du point de vue rhétorique, ne donnant pas le
nombre d´informations requises dans la communication normale, l´humour suppose une
lacune dans l´information du lecteur. Il joue ainsi sur la dissimulation et l´ambiguïté :
l´humour réfléchit souvent les personnages comme innocents. Bref, il y a humour quand le
sérieux est mis en recul pour un moment, quand l´auteur ne prend pas au sérieux le
personnage ou quand le personnage ne se prend lui-même ou un autre pas totalement au
sérieux. L´humour est donc en lien avec la vision de l´être humain en tant que homo ludens.

Selbstbelobigung. Die Ehre des Menschen kommt von dem allein zu bewundernden und zu lobenden Gott. Wie
sollte sie da anders als wirklich in freiem, Distanz nehmenden und wahrendem Humor erkannt, bejaht und
ergriggen werden?“.
803 Jonsson, op.cit., p.25: « Humour and irony are not directly contrary to the other. Fundamental for both is the
sense of the comical. However, the humoristic expression is sincere, while irony is “feinte”. The irony pretends
to be pretentious, so to speak, as he is indirectly expressing what he really means by saying quite the opposite”.
804 Mazouer (Charles) : « L´humour et l´ancien théâtre italien », in Humoresques, n°7, 1996, pp.77-87.

255
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

L´homo ludens805, en effet, place sa confiance en une réalité divine supérieure et peut donc
considérer ce qui lui arrive de manière plus détachée, comme un jeu dont l´importance n´est
pas primordiale.

Suite à ces différents éléments de définition, nous pouvons dire que l´étude de l´humour dans
le texte nécessite des instruments d´analyse très fins. Des instruments concrets pour notre
étude pourraient être les suivants: l´allusion ainsi que l´amplification ou la diminution du réel.
Quant aux différentes espèces d´humour, nous voulons analyser l´humour dans la relation au
sujet évoqué (un état de faits) et dans le rapport à autrui ou à soi-même. Dans les deux
derniers cas interviendra la notion de « non-prise au sérieux pour un instant » qui est
essentielle à l´humour. Passons maintenant à l´étude de l´ironie et de l´humour dans le texte
de l´Heptaméron. Nous étudierons d´abord ces phénomènes dans les nouvelles, puis dans les
débats.

III.II) Phénomènes d´ironie et d´humour dans l´Heptaméron

III.II.1) Ironie et humour dans les nouvelles

Dans ce chapitre, nous analyserons des phénomènes d´ironie et d´humour présents dans les
nouvelles de l´Heptaméron. Nous poserons les questions suivantes : A propos de quels sujets
l´ironie de Marguerite s´exprime-t-elle ? Quand cette ironie va-t-elle dans la direction de
l´humour ? Qu´expriment ces phénomènes d´ironie et d´humour de la vision du monde des
narrateurs-devisants et de l´auteur ? L´hypothèse que nous voulons vérifier par cette analyse
est la suivante : Les narrateurs peignent avec ironie les personnages acteurs du mal, alors
qu´ils évoquent avec humour les victimes du mal.
Nous avons décidé de présenter nos analyses par thèmes afin de montrer sur quels sujets
l´ironie et l´humour des devisants Ŕ et donc de l´auteur, la reine de Navarre - se manifestent le
plus amplement.

805 Voir ci-dessus notre partie II.1.

256
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

III.II.1.1) Le corps versus l´esprit : extrémité de l´amour et ignorance

Il semble que le sujet autour duquel on observe le plus de phénomènes d´ironie et d´humour,
dans l´Heptaméron, soit la relation du corps et de l´esprit806, le double élan de l´être humain
vers la matérialité, mais aussi vers la spiritualité. L´amour est un cas dans lequel ces deux
penchants humains sont confrontés l´un à l´autre, cas donc propice à l´étude de la psychologie
de l´être humain. En soi, l´amour n´est pas mauvais d´après le devisant Saffredent 807. En effet,
ce dernier affirme dans son introduction de la N26 :

« Et connaîtrez que, tout ainsi qu´Amour fait faire aux méchants des méchancetés, en un cœur honnête
fait faire choses dignes de louange. Car Amour, de soi, est bon, mais la malice du sujet lui fait souvent
prendre un nouveau surnom de fou, léger, cruel ou vilain » (p.258).

De même, dans le débat 36, Saffredent appelle l´amour une folie fort éloignée de la raison:

« Aussi, dit Saffredent, je m´arrête à votre parole et veux par cela conclure qu´un homme bien fort
amoureux, quoi qu´il fasse, ne peut pécher, sinon de péché véniel. Car je suis sûr que, si l´amour le tient
parfaitement lié, jamais la raison ne sera écoutée, ni en son cœur, ni en son entendement. Et si nous
voulons dire vérité, il n´y a nul de nous qui n´ait expérimenté cette furieuse folie, que je pense non
seulement être pardonnée facilement, mais encore je crois que Dieu ne se courrouce point de tel péché,
vu que c´est un degré pour monter à l´amour parfaite de lui, où jamais nul ne monta qu´il n´ait passé par
l´échelle de l´amour de ce monde » (pp.318-319, nous soulignons).

Ce n´est donc pas l´amour en soi, mais la trop grande puissance de cette passion aveuglante
qui peut être nocive. Dans le cas de l´extrémité de l´amour, c´est-à-dire si l´amour devient
dominant au détriment de la raison, sa description est souvent accompagnée d´éléments
ironiques. Nous nous posons la question suivante : Comment l´aveuglement et l´ignorance
sont-ils peints dans l´Heptaméron ? Comment sont-ils exprimés par les narrateurs ?

Le fait de se tromper sur le compte de quelqu´un d´autre, de méconnaître ou ignorer l´autre


est un motif récurrent dans l´Heptaméron. La manière correspond donc à la matière: la

806 Cette relation corps-esprit provoque également beaucoup de rires de la part des devisants. A ce sujet, voir
notre partie II.II.2.
807 Saffredent émet une théorie chronologique de l´évolution de l´amour dans le débat 42 : « Sachez qu´au
commencement que la malice n´était trop grande entre les hommes, l´amour y était si naïve et forte que nulle
dissimulation n´y avait lieu. Et était plus loué celui qui plus parfaitement aimait. Mais quand l´avarice et le péché
vinrent saisir le cœur de l´homme, ils en chassèrent dehors Dieu et l´amour, et en leur lieu prirent amour d´eux-
mêmes, hypocrisie et fiction. Et voyant les dames n´avoir en leur cœur cette vertu de vraie amour, et que le nom
d´hypocrisie était tant odieux entre les hommes, lui donnèrent le surnom d´honneur, tellement que celles qui ne
pouvaient avoir en elles cette honorable amour disaient que l´honneur le leur défendait. Et en ont fait une si
cruelle loi que même celles qui aiment parfaitement dissimulent, estimant vertu être vice ; mais celles qui sont de
bon entendement et de sain jugement ne tombent jamais en telles erreurs : car elles connaissent la différence des
ténèbres et de lumière, et que leur vrai honneur gît à montrer la pudicité du cœur qui ne doit vivre que d´amour
et non point s´honorer du vice de dissimulation » (p.352).

257
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

dissimulation est utilisée comme trait rhétorique et aussi en tant que motif808. Un personnage
remarque alors que la réalité ne correspond pas à la perception d´autrui qu´il avait. Dans la
N49, par exemple, chacun des quatre amants de la noble femme est assez sûr de lui-même
pour croire qu´il possède seul la faveur de la dame:

« Et combien qu´ils entendissent assez l´amour que chacun lui portait, si n´y avait-il nul qui ne pensât
en avoir eu seul ce qu´il demandait: et se moquait chacun de son compagnon, qu´il pensait avoir failli à
un si grand bien » (p.378).

En tant que lecteurs-auditeurs, nous sourions des pensées intimes que ces quatre amants
émettent en parallèle et des comportements qui en découlent puisque nous savons qu´ils se
trompent. Leur désir de se vanter et de montrer leur suprématie provoque la découverte de la
vérité. En effet, l´un des amants, Valnebon, ne peut garder le silence: « Mais Valnebon, à qui
il faisait mal de celer si longuement une si bonne fortune que celle qu´il avait eue, va dire à
ses compagnons… » (p.378). Alors que chacun se croit l´unique favori, il n´est en réalité
qu´un entre plusieurs instruments sexuels pour satisfaire la dame. La déception qu´ils
éprouvent en découvrant la réalité peu flatteuse809 Ŕ divergeant fortement de leur image de la
dame - et le désir de vengeance qui s´ensuit sont révélés au lecteur. L´ironie repose ici sur la
totale méconnaissance d´autrui.

La méconnaissance d´autrui peut être accompagnée de l´ignorance de soi-même comme


source d´ironie. Nous en avons plusieurs exemples dans notre recueil de nouvelles. Ainsi, la
N26 contient à la fois des éléments de méconnaissance d´autrui (c´est le cas du jeune homme)
et un exemple de méconnaissance de soi-même (dans le cas de la jeune femme). La situation
du conte est la suivante : un jeune homme espère que sa dame bien-aimée écoute davantage
les désirs de son propre corps que les suggestions de sa raison. L´idéal serait que la dame
laisse son corps influencer sa raison :

808 A ce sujet, voir Mathieu-Castellani, La Conversation Conteuse, op.cit., p.44 : « Les multiples occurrences du
paradigme du masque et de la dissimulation, couplé avec le paradigme du démasquage et de la révélation,
attirent l´attention sur le projet global de l´Heptaméron : l´ouverture. Couvrir/découvrir tel est son schème
fondamental » ; p.68 : « L´antithèse est la grande figure rhétorique qui régit à la fois la forme et le sens de
l´œuvre, sa forme-sens. Alors que le Décaméron se construit sur l´opposition du bas et du haut, du terrestre et du
céleste, dans une perspective spatiale, l´Heptaméron fait jouer d´autres catégories : l´extérieur et l´intérieur, la
surface et la profondeur, le latent et le découvert. En deux moments successifs : aux récits qui exposent une
découverte, une mise à nu de la créature, débarrassée des longues robes qui couvrent ses laideurs secrètes, se
superposent les devis chargés de dévoiler à leur tour, et différemment, ce qui, dans le récit de découverte, restait
encore caché ».
809 Les amants déçus disent : « Qu´à tous les diables soit la vilaine qui nous a fait d´une chose tant travailler et
nous réputer si heureux de l´avoir acquise ! Il ne fut oncques une telle méchanceté car, quand elle en tenait un en
cache, elle pratiquait l´autre pour n´être jamais sans passe-temps » (p.379). Nous remarquons ici l´emploi du
substantif « passe-temps » dans son sens sexuel. Dans le prologue (p.45), ce mot désigne toutes sortes
d´occupations et n´est pas uniquement à connotation charnelle.

258
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Et trouva le jeune seigneur tout en chemise en la rue, dont il eut si grand pitié qu´il le prit entre ses
bras et, le couvrant de sa robe, le mena en sa maison le plus tôt qu´il lui fut possible. Et dit à sa femme
qui était dedans son lit : « M´amie, je vous donne en garde ce prisonnier ; traitez-le comme moi-
même ! » Et sitôt qu´il fut parti, ledit seigneur d´Avannes, qui eût bien voulu être traité en mari, sauta
légèrement dedans le lit, espérant que l´occasion et le lieu aussi feraient changer propos à cette sage
dame » (p.266).

Le changement d´état entre l´homme suscitant une « si grande pitié » dans le cœur du mari et
le voleur sautant dans le lit de l´épouse est dit sur un ton ironique. Mais le jeune homme
méconnaît la femme et le résultat en est une cruelle déception dans ses attentes :

« Mais il trouva le contraire car, ainsi qu´il saillit d´un côté dedans le lit, elle sortit de l´autre et prit son
chamarre, duquel vêtue vint à lui au chevet du lit, et lui dit : « Monseigneur, avez-vous pensé que les
occasions puissent muer un chaste cœur ? Croyez qu´ainsi que l´or s´éprouve en la fournaise, aussi un
cœur chaste au milieu des tentations s´y trouve plus fort et vertueux, et se refroidit tant plus il est assailli
de son contraire » » (pp.266-267)810.

Un changement inattendu a alors lieu dans la personnalité de la femme. En effet, la dame en


question commence à être malade d´amour pour cet homme qu´elle a d´abord refusé avec de
si grands discours. Mais elle dissimule sa véritable pensée et devient sujette à la mélancolie :

« Mais soyez sûr que plus la vertu empêchait son œil et sa contenance de montrer la flamme cachée,
plus elle s´augmentait et devenait importable, en sorte que, ne pouvant porter la guerre que l´amour et
l´honneur faisaient en son cœur, laquelle toutefois avait délibéré de jamais ne montrer, ayant perdu la
consolation de la vue et parole de celui pour qui elle vivait, tomba en une fièvre continue, causée d´un
humeur mélancolique, tellement que les extrémités du corps lui vinrent toutes froides, et au-dedans
brûlait incessamment. Les médecins, en la main desquels ne pend pas la santé des hommes,
commencèrent à douter si fort de sa maladie, à cause d´une opilation qui la rendait mélancolique en
extrémité, qu´ils dirent au mari et conseillèrent d´avertir sadite femme de penser à sa conscience, et
qu´elle était en la main de Dieu » (p.267).

Cette description amplificative (« tellement », « incessamment », « si fort », « en extrémité »)


est ironique. Cette ironie de la part du narrateur est adressée au public des devisants. Il y est
fait allusion aux dangers de la mélancolie rôdant autour du cercle des conteurs et évoquée dès
le prologue811. La suite de la N26 comprend la détresse de la dame amoureuse : elle perdra la
maîtrise de son propre esprit et entrera dans une mélancolie profonde. Nous avons donc ici
une mise en parallèle indirecte entre la volonté de paraître autre qu´on est et la mélancolie,
montrant par là le danger même physique de la feinte.

810 Cette intéressante allusion alchimique (« ainsi que l´or s´éprouve en la fournaise ») met en relation le cœur et
l´or, ainsi que les tribulations d´amour et la chaleur du four.
811 Voir notre partie II.I.1.1.1 au sujet de la mélancolie dans le prologue de l´Heptaméron.

259
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Le point de vue de ce type de personnage alliant ignorance d´autrui et ignorance de soi-même


est-il rendu dans les nouvelles de l´Heptaméron ? Dans la N35, le narrateur montre, en
exagérant et amplifiant la réalité, les sentiments du personnage féminin 812 alliant ignorance
d´autrui et de soi-même ; cela reflète la manière dont ce dernier perçoit son entourage dans le
cas où sa raison est étouffée. La femme n´est pas seulement plus aveuglée par la passion, mais
elle a aussi à suivre des règles de comportement plus strictes que l´homme, comme l´affirme
la narratrice Parlamente dans la N70 :

« (…) un furieux désespoir, lequel un jour la poussa tant qu´oubliant qu´elle était femme qui devait être
priée et refuser, princesse qui devait être adorée, dédaignant tels serviteurs, prit le cœur d´un homme
transporté pour décharger le feu qui était importable » (p.467).

Le « furieux désespoir » peut être vu comme manifestation de la mélancolie813. L´amour


comme « feu » se montre aussi dans la N35. En effet, la femme mariée de la N35 tombe
amoureuse d´un prédicateur Ŕ un saint homme - et cela est décrit ainsi: « Ainsi ce feu, sous
titre de spirituel, fut si charnel que le coeur qui en fut si embrasé brûla tout le corps de cette
pauvre dame » (p.309)814. L´évocation de l´amour comme passion charnelle se dissimulant
sous le manteau de la dévotion religieuse est réalisée sur un ton pathétique. La spiritualité de
la dame ne sert que de dissimulation à une passion charnelle. La description des changements
physiques de la femme amoureuse, son opiniâtreté et sa persistance dans la demande
d´assouvissement de sa « furieuse fantaisie » sont également relevés et comme mis en scène
par ces mêmes moyens rhétoriques:

« En lieu d´emmaigrir pour le jeûne du carême, elle était plus belle et plus fraîche qu´à carême prenant
(...). Déjà était la mi-carême que la dame ne laissa, ni pour Passion ni pour Semaine Sainte, sa manière
accoutumée de mander par lettres au prêcheur sa furieuse fantaisie » (p. 310, nous soulignons).

Nous remarquons la force de l´amour embellissant la femme en plein Carême, période


pendant laquelle les valeurs sacrées dominent les valeurs profanes : il ne faut pas éveiller
l´attention par la beauté, mais jeûner et être humble. La déstabilisation momentanée du
lecteur-auditeur est menée à terme par la mention péjorative de l´amour adultère (même
platonique) comme « furieuse fantaisie », rétablissant ainsi le système des valeurs. Le
narrateur Hircan met aussi en présence les perspectives du mari et du cordelier. Par
l´utilisation de différents points de vue, le lecteur-auditeur connaît aussi bien les sentiments
intimes de la dame que ses tentatives de séduction du religieux:

812 Géburon émet cette thèse dans le débat 68 : « Car la passion plus aveuglante c´est l´amour, et la personne la
plus aveuglée, c´est la femme, qui n´a pas la force de conduire sagement un si grand faix » (p.463).
813 Au sujet de la mélancolie, voir notre partie I.I.3.3.3.
814 Il nous semble qu´une allusion au feu spirituel de la Pentecôte est présente ici ; voir aussi notre partie
II.I.1.2.2 sur le sujet de la Pentecôte et descente de l´Esprit Saint dans notre recueil de nouvelles.

260
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Et lui semblait, quand le prêcheur tournait les yeux du côté où elle était, ou qu´il parlait de l´amour de
Dieu, que tout était pour l´amour d´elle. Et tant que ses yeux pouvaient montrer ce qu´elle pensait, elle
ne les épargnait pas » (p.310).

La technique des points de vue, introduite par « lui semblait », nous permet ici de percer à
jour la femme. Le contraste « amour de Dieu » - « amour d´elle » est fort et permet de rendre
l´aveuglement de la dame. Le comportement de cette dernière paraît d´autant plus ridicule
qu´il n´est pas remarqué par le destinataire.

La passion amoureuse irrationnelle et illégitime est dépeinte avec ironie par les narrateurs.
Souvent, cette passion est dissimulée sous le manteau de la piété. La dévotion
instrumentalisée comme couverture pour la passion amoureuse est alors souvent objet
d´ironie. Dans ce cas, le sacré est subordonné au profane, ce qui conduit à une subversion des
valeurs devant finalement être rétablies par le lecteur-auditeur lui-même. Comment cette
subversion des valeurs est-elle provoquée ? Un des moyens utilisés est le fait d´employer des
expressions théologiques ou religieuses pour des contenus profanes. Du point de vue
linguistique, une expression religieuse, employée pour un contenu profane et éventuellement
même charnel, est utilisée dans la N16 dans le sens rhétorique de l´ironie Ŕ exprimer une
chose par son opposé. Ainsi, le gentilhomme de la N16 poursuit une dame dévote dans les
églises, mais la femme décide de rester à la maison quand elle découvre les manigances du
seigneur. Ceci ne satisfait point l´amoureux monsieur:

« Le gentilhomme fut tant marri qu´il n´était possible de plus, car il n´avait autre moyen de la voir que
cettui-là. Elle, pensant avoir rompu cette coutume, retourna aux églises comme paravant, ce qu´Amour
déclara incontinent au gentilhomme français qui reprit ses premières dévotions » (p.173).

La « dévotion » est ici un amour pour une femme, le sens sacré de l´expression étant donc
subordonné au sens profane. De plus, nous observons que la pluralité des points de vue est
fascinante dans cette nouvelle: nous connaissons les désirs de l´homme, les pensées de la
femme, et ce que voit le public (que l´homme a de nouveau une phase « religieuse »). L´ironie
du narrateur à l´intention des auditeurs repose alors sur la présence simultanée de divers
plans. De même, une autre périphrase de notre N16 peut être lue de diverses manières :

« Comme la biche navrée à mort cuide, en changeant de lieu, changer le mal qu´elle porte avec soi, ainsi
m´en allais-je d´église en église, cuidant fuir celui que je portais en mon cœur » (p.175).

261
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Le terme « celui » désigne la personne aimée et peut aussi s´appliquer à Dieu, cherché dans
un bâtiment, ce qui montre une réduction de Dieu à l´échelle humaine815. L´amour humain est
ici supérieur à l´amour de Dieu qui ne sert que de masque. Comme le sacré est subordonné au
profane sans que cela ne soit relevé de manière désaprobante, on peut donc dire que les
valeurs sont inverties et que ce sera au lecteur-auditeur de les rétablir. L´image de la biche
mélange ici source sacrée et profane ; en effet, elle provient aussi bien du psaume816 que du
livre IV de l´Enéide817 de Virgile818 :

« Pauvre Didon qui, folle, erre en feu par la ville !


C´est la biche qu´un pâtre atteignit de sa flèche,
Chassant, de loin percée, aux bois de Crète offerte.
Il ne sait le fer vif en son flanc demeuré ;
Elle court par les bois, les gorges du Dicté,
Dans sa fuite emportant le roseau qui la tue ».

De nombreux auteurs reprirent cette image virgilienne819, mais ici Marguerite de Navarre la
transpose de manière ironique. L´ironie oppose les plans humain et divin, mais elle suggère
aussi leur possible articulation au moyen d´une soif, symbole d´une conversion à venir.
D´autre part, l´image de la biche cherchant à apaiser sa soif dans le psaume 42 (43), est très
importante dans la tradition chrétienne pour signifier la quête et le désir de l´amour divin :

« Comme languit une biche


après les eaux vives,
ainsi languit mon âme
vers toi, mon Dieu ».

815 Ce thème réapparaît dans le débat 55 : « « Vraiment, je m´en suis maintes fois bien ébahie, dit Oisille,
comment ils cuident apaiser Dieu par les choses que lui-même, étant sur terre, a réprouvées, comme grands
bâtiments, dorures, fards et peintures. Mais s´ils entendaient bien que Dieu a dit que pour toute oblation il nous
demande le cœur contrit et humilié Ŕ et en un autre saint Paul dit que nous sommes le temple de Dieu où il veut
habiter Ŕ ils eussent mis peine d´orner leur conscience durant leur vie, et n´attendre pas l´heure que l´homme ne
peut plus faire bien ni mal » (p.409).
816 Voir ci-dessous.
817 Nous remercions Olivier Millet de nous avoir indiqué ce parallèle.
818 Œuvres complètes de Virgile, L´Eneide, texte bilingue présenté par Claude Michel Cluny, Paris : Editions de
la Différence, 1993.
819 Voir à ce sujet Courcelle (Pierre), Lecteurs païens et lecteurs chrétiens de l´Enéide, Paris : Institut de France,
Mémoires de l´Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1984, tome 1, pp.297-298 : « Macrobe admire le
caractère homérique de la longue comparaison (…) entre Didon amoureuse et une biche blessée. Comme la
flèche, selon Virgile, est fixée au flanc de la biche, ainsi, selon Paulin de Nole, la sœur de Ste Mélanie adhère à
son côté. L´expression homérique uolatile ferrum qui, au dire de Macrobe, avait passé en latin dès le temps de
Sueius, reste en mémoire, grâce à Virgile, au moins jusqu´à Fortunat dans sa Vie de S. Martin ; mais par miracle,
dit-il, ce fer s´évanouit sans atteindre le Saint ».

262
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

La dissimulation de l´immoralité par l´emploi d´autres mots connotés de façon positive est
assez fréquente chez Marguerite et génère également l´ironie du narrateur à l´intention du
lecteur-auditeur. En effet, il y a subversion des valeurs. L´apparence sauve est préservée par
le narrateur qui utilise un masque verbal, reflétant par là l´intention des personnages de ne pas
trahir leur péché. Ainsi, le tapissier de la N45 commet l´adultère avec une servante, ce fait
immoral n´étant pas puni, car la nouvelle a une fin ouverte. L´adultère est exprimé par des
termes du vocabulaire religieux:

« Et tout ainsi que le tapissier avait donné les Innocents sur l´herbe en son jardin, il lui en voulait
donner sur la neige. Et un matin, avant que personne fût éveillé en sa maison, la mena tout en chemise
faire le crucifix sur la neige. Et en jouant tous deux à se bailler de la neige l´un l´autre, n´oublièrent le
jeu des Innocents » (p.364, nous soulignons).

L´emploi d´un vocabulaire du registre religieux820 pour l´amour charnel et adultère a ici un
effet ironique. L´amour est caché sous forme d´un jeu dans un jardin, ce dernier portant la
tradition du locus amoenus et de l´endroit paradisiaque. Le lecteur-auditeur, un instant dérouté
dans son système de valeurs, devra le rétablir par lui-même.

Le même brouillement des valeurs produisant un effet ironique a lieu dans la N68, où c´est
également la sexualité adultère qui est présentée de manière anodine. Le narrateur évoque -
sous forme de liste - les découvertes de l´apothicaire marié. Il met sur le même pied les
drogues et les femmes : « Ainsi qu´il goûtait de différentes drogues, aussi faisait-il de
différentes femmes, pour savoir mieux parler de toutes complexions » (p.462). La justification
de ces infidélités conjugales semble être celle que l´apothicaire emploie devant sa conscience.
Il ne satisfait pas son devoir conjugal et a même horreur de sa femme: « Il ne tenait compte
d´elle sinon la semaine sainte, par pénitence », alors que, durant la Semaine Sainte comme
pendant le reste du Carême, les relations sexuelles étaient mal vues et la pénitence
recommandée. Quand sa femme lui donne une poudre pour le rendre amoureux d´elle, le
lecteur sourit en lisant la description de l´effet fulgurant de cette médecine sur le mari: « Mais
bientôt (le mari) s´aperçut de l´effet, qu´il cuida apaiser avec sa femme » (p.463). Ce
changement abrupt dans l´ardeur sexuelle est formulé sur un ton ironique, renforcé par
l´utilisation du verbe « cuider » signifiant une mauvaise appréhension de la réalité.

Le manque de liberté et la détermination de l´être par les besoins primaires ne sont donc pas
absents de la réflexion de Marguerite de Navarre. La sexualité comme pulsion gouvernant la
personne est thématisée dans de nombreuses nouvelles. Souvent, la sexualité est minimisée.
Cette brièveté d´expression, se servant de la diminution du réel est un des moyens que les

820 Il est fait allusion à la fête des Saints Innocents après Noël.

263
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

narrateurs emploient dans la description de l´amour pour provoquer l´ironie. La réalité est
alors réduite à quelques traits, l´information n´étant pas suffisante. Ainsi, dans la N61, par
exemple, la femme mariée Ŕ qui n´est pas présentée comme sage, mais comme « fort belle
femme, grande, blanche et d´autant belle façon de visage que j´en aie point vu » (p.436) Ŕ est
décrite en une et même phrase comme allant à l´église et comme couchant avec un religieux :

« Sa femme allait à l´église prier Dieu pour lui. Et tant fréquenta ce lieu saint qu´un chanoine fort riche
fut amoureux d´elle, et la poursuivit si fort qu´en fin la pauvre malheureuse s´accorda à lui. (…) Elle
estimait un enfer perdre la vision de son Dieu » (pp.436-437).

Les antithèses « lieu saint » - « chanoine fort riche » et « un enfer » - « son dieu » préparent la
suite de l´action : L´épouse s´enfuit de la maison de son mari. Le chanoine chez qui elle se
rend est « émerveillé » du côté charnel de la femme ; la suite de l´histoire résume alors quinze
ans de vie en deux phrases:

« Mais quand il l´eut bien regardée et visitée de tous côtés, trouva qu´elle avait os et chair, ce qu´un
esprit n´a point, et ainsi s´assura que ce n´était fantôme. Et dès l´heure furent si bien d´accord qu´elle
demeura avec lui 14 ou 15 ans » (p.439).

Dès que le religieux a contrôlé que la femme n´est pas une vision ou une tentation
démoniaque, mais qu´elle a bien une consistance corporelle, il cohabite avec elle. - Utiliser ou
instrumentaliser le « haut » pour le mettre au service du « bas », voilà un des sujets autour
desquels se construit l´ironie des narrateurs et donc aussi celle de l´auteur Marguerite de
Navarre. L´ironie repose alors sur ce décalage - posé comme évident Ŕ des deux plans
confondus sur le plan axiologique (des valeurs) comme stylistique.

Dans les nouvelles de l´Heptaméron, cette ironie fait-elle halte devant des sujets délicats ? Il
ne nous semble pas. En effet, l´ironie dans la description d´une scène avec une mourante se
manifeste dans la N71, par exemple, où le mari tente de violer sa chambrière, alors que sa
femme est en agonie. La description de la réaction de l´épouse mourante fait sourire le
lecteur : une presque-résurrection s´opère. Prête à quitter ce monde, entourée des signes
dévotionnels, la jalousie la fait revenir à la vie : « Sa femme, qui n´avait compagnie que de la
croix et de l´eau bénite, et n´avait parlé depuis deux jours, commença avec sa faible voix de
crier le plus haut qu´elle put » (p.493, nous soulignons). La femme est déjà en agonie, mais,
de toute la force de sa volonté, elle revient vers le domaine du temporel, du charnel821.
L´amplification (« faible voix » - « crier le plus haut ») montre comment la victime refuse sa

821 Au contraire des cas analysés dans notre partie II.II.1.1, où les mourants quittent la vie dans la joie religieuse,
la femme mentionnée dans cette nouvelle revient à l´ici-bas malgré l´aide qui lui est conférée pour bien
trépasser.

264
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

position de trompée et revient à la vie qu´elle préfère à l´au-delà, symbolisé par la croix et
l´eau bénite.

Ce procédé d´amplification ironique Ŕ avec en plus le double sens - est aussi utilisé dans la
N45, dans laquelle le mari est « si charitable que souvent il donnait à ses voisines ce qui
appartenait à sa femme » (p.363). En effet, quand il couche dans la neige avec sa chambrière
et est observé par la voisine, il réfléchit à une tromperie qui lui permettra de cacher la vérité:
« Mais lui, qui savait donner couleur à toute tapisserie, pensa si bien colorer ce fait que sa
commère serait aussi bien trompée que sa femme » (p.364). Il réussira son entreprise, non par
la parole, mais par l´action. En effet, il couchera de même avec sa femme sous les yeux de sa
voisine, qui, quand elle rapportera le fait à l´épouse, pensera s´être trompée en voyant la
chambrière. L´ironie entre en jeu quand la vérité, vue de ses propres yeux par la voisine, ne
peut plus rivaliser ici avec la tromperie. Au lieu d´accuser le mari voisin et de le considérer de
manière négative, la femme le voit tout-à-coup comme désirable et aimerait même l´avoir
pour époux : « Ainsi s´en alla la bonne commère, plus désirante d´avoir un tel mari qu´elle
n´était à venir demander celui de sa bonne commère » (p.365). Marguerite, dans ces deux
nouvelles, traite avec ironie une réalité douloureuse, mais aussi farcesque : l´infidélité
conjugale de la part des maris822. En effet, les deux contes finissent de telle manière à
provoquer le sourire du lecteur-auditeur.

Nous avons vu que l´extrémité de l´amour va de pair avec l´aveuglement de la raison. Dans le
débat 36, Saffredent évoque cette opinion, affirmant de plus l´expertise des devisants en la
matière amoureuse :

« Je suis sûr que, si l´amour le tient parfaitement lié, jamais la raison ne sera écoutée, ni en son cœur, ni
en son entendement. Et si nous voulons dire vérité, il n´y a nul de nous qui n´ait expérimenté cette
furieuse folie, que je pense non seulement être pardonnée facilement, mais encore je crois que Dieu ne
se courrouce point de tel péché, vu que c´est un degré pour monter à l´amour parfaite de lui, où jamais
nul ne monta qu´il n´ait passé par l´échelle de l´amour de ce monde » (pp.318-319).

L´affirmation que la folie amoureuse est aisément pardonnée par Dieu, car conduisant à
l´amour spirituel à condition que l´être humain se rende compte de sa faute, peut être vraie
dans la bouche d´un néo-platonicien. Passer de la non-connaissance d´autrui et de soi-même Ŕ
à laquelle surtout les amoureux passionnés sont sujets Ŕ à la vraie connaissance d´autrui, de
soi-même et de Dieu grâce à l´amour, tel est un des traits de la philosophie néoplatonicienne.
Or, Saffredent ne se montre pas du tout comme néo-platonicien au cours de l´histoire-cadre et
des débats de l´Heptaméron, cette phrase étant donc ironique dans sa bouche.

822 A ce sujet, voir aussi infra, notre partie III.II.1.3.2.

265
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

En guise de conclusion de ce chapitre, nous pouvons constater l´importance du sujet du


dualisme corps versus esprit à l´intérieur de l´Heptaméron. De nombreux cas d´amour
extrême sont narrés dans notre recueil de nouvelles. L´amour Ŕ souvent adultère Ŕ est
fortement lié à la sexualité, donc aux désirs du corps qu´il convient de réfréner, ainsi qu´à
l´honneur lié à un système de règles complexes qu´il convient de respecter. L´honneur des
femmes est fort différent de celui des hommes. L´Heptaméron reprend la question de
l´honneur féminin, basé sur d´autres fondements que l´honneur masculin : « Mais l´honneur
des femmes a autre fondement : c´est douceur, patience et chasteté » (débat 43, p.359).
L´amour oblige l´individu à s´ouvrir à autrui et révèle donc souvent une ignorance de soi-
même ainsi que de l´autre. A de nombreuses reprises, le sacré sert de dissimulation à un
amour charnel ; le sacré est donc rabaissé au profit du profane. Ce renversement des valeurs,
souvent dit sur un ton ironique, conduit à une déstabilisation momentanée du lecteur-auditeur
qui doit lui-même rétablir le bon équilibre des valeurs. Notre recueil de nouvelles en
comporte bien des exemples. Si l´homme se trompe aussi souvent, qu´est-ce à dire quant à la
possibilité de l´individu de se connaître soi-même ? La reine de Navarre applique ici une
ironie par laquelle elle semble nous montrer que l´homme ne peut pas se maîtriser ni se
connaître entièrement.

Qu´en est-il des religieux dans ce domaine ? Comme déjà noté ci-dessus, l´Heptaméron en
montre plus de spécimens pervertis que fidèles. A quelles occasions percevons-nous l´ironie
des narrateurs à leur sujet ?

III.II.1.2) Etre et paraître : les religieux pervertis

La duplicité entre corps et esprit, examinée chez les laïcs amoureux, se poursuit chez les
religieux. Le sacré est rabaissé par les religieux, mais, en plus, il y a de leur côté l´intention
d´usurper leur autorité. La dissimulation, le fait de porter un masque823, dont font preuve les

823 Voir Cazauran (Nicole), L´Heptaméron de Marguerite de Navarre, SEDES, 1991. Dans son chapitre III sur
l´inspiration religieuse, N. Cazauran décrit le vrai péché des religieux, que Marguerite leur reproche sans cesse :
le fait de porter un masque, d´être hypocrites : p.263 : « Aussi choisit-elle volontiers, pour représenter ces
cordeliers si charnels, des histoires tragiques (N23, N31) où ils fassent aussitôt horreur, et revient-elle
inlassablement, par la voix des narrateurs ou de devisants accordés dans le blâme, sur l´opposition entre ce qu´ils
paraissent et ce qu´ils sont. Car là est bien, pour elle, le danger. Les moines représentés dans l´Heptaméron sont
certes méchants, « folz et malitieux » dans leurs appétits, mais ils sont surtout dangereux par le masque qu´ils
portent, et les contes « de cordeliers », qu´ils soient comiques ou tragiques, visent semblablement à les
démasquer » ; p.265 : « A ces hypocrites qui le sont, en quelque sorte, doublement, puisqu´ils prennent Dieu
pour garant de leur vertu, nul ne fait grâce dans l´Heptaméron, sinon le temps d´une brève plaisanterie » ; p.266 :

266
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

ecclésiastiques est fortement critiquée et devient objet de rire, comme nous l´avons vu ci-
dessus dans l´analyse du rire dans les nouvelles. Les religieux et prêtres séculiers mentionnés
dans l´Heptaméron sont souvent objets d´une ironie mordante824 de la part du narrateur. Cette
ironie doit servir à une prise de conscience et doit profiter au public des lecteurs-auditeurs. En
effet, les devisants affirment raconter des nouvelles dévoilant les péchés des hommes d´Eglise
dans le but d´édifier le public. Parlamente exprime cela dans le débat 41:

« Je crois qu´envers chacun se doit user le conseil de l´Evangile, sinon envers ceux qui la prêchent et
font le contraire, car il ne faut point craindre à scandaliser ceux qui scandalisent tout le monde. Et me
semble que c´est grand mérite de les faire connaître tels qu´ils sont, afin que nous ne prenons pas un
doublet pour un bon rubis » (p.343).

Comme nous l´avons vu dans le chapitre précédent, c´est Ŕ ici aussi - la corporalité
gouvernant l´homme au détriment de la raison qui est décrite sur un ton ironique. Or, dans ce
chapitre, les personnages sont censés avoir fait vœu de chasteté, donc d´abstention de tout
acte et même de tout désir sexuel. L´impossibilité de se conformer à ce vœu signifie que les
ecclésiastiques ont pris leur statut religieux dans la non-connaissance d´eux-mêmes.
Contrairement aux débats825 plus explicites, dans les nouvelles, seule l´ironie destinée au
public peut nous faire comprendre le jugement des devisants au sujet des religieux souvent
acteurs du mal. L´ironie est plus mordante que pour les amoureux transis ; tout humour fait
défaut.

Le ton ironique pour décrire l´écart entre être et paraître d´un personnage apparaît souvent
dans l´Heptaméron au sujet des religieux pervertis, car il y a écart conscient entre ce que le
personnage est et ce qu´il paraît. Cet écart est ici dramatique car les ecclésiastiques ont une
grande responsabilité envers les fidèles. Ce motif est présent dans le personnage décrit dans la
N22, curé à l´extérieur pieux, mais qui ressent en réalité un amour charnel. Par ailleurs, ce

« Par le biais des histoires, elle n´hésite pas à mettre en cause, avec la plus grande acuité, leur rôle dans la vie
spirituelle, doublement pernicieux, et par la dévotion qu´ils excitent et par la « mauvaise doctrine » qu´ils
prêchent » ; p.269 : « On a pu mieux discerner combien ces attaques si violentes, loin de refléter un naturalisme
plus ou moins latent, un refus de l´ascèse ou de la retraite, portent constamment sur l´indignité de ceux qui ne
sont pas fidèles à leur foi : « malheureux » sont ceux dont l´austérité ne couvre que concupiscence, plus
« malheureux » encore, ceux qui s´abusent et abusent autrui en faisant de l´humilité le masque de l´orgueil, et un
masque que l´on porte en l´oubliant, « prins et lyé finement » à ce piège du « cuyder » ».
824 En ce qui concerne le rire au sujet des religieux, voir nos parties II.II.2.1.1 et II.II.2.2.1.
825 A plusieurs reprises dans les débats, les devisants prennent l´orgueil et le manque de sagesse des religieux
pour sujet de conversation : Ainsi, dans le débat 48, Ennasuite conclut sa narration en affirmant sa propre
relation au vrai sacré: « Mais émerveillez-vous qu´ils ne font pis quand Dieu retire sa main d´eux, car l´habit est
si loin de faire le moine que bien souvent par orgueil il le défait. Et quant à moi je m´arrête à la religion que dit
saint Jacques : avoir le cœur envers Dieu pur et net, et s´exercer de tout son pouvoir à faire charité à son
prochain » (p.375).

267
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

prêtre qui tentera de violer sœur Marie a été, dans ses jeunes ans, un moine observant
rigoureusement sa règle. Il est décrit ainsi :

« Sa vie, jusqu´en l´âge de cinquante ans, fut si austère que le bruit de sa sainteté courut par tout le
royaume, tant qu´il n´y avait prince ni princesse qui ne lui fît grand honneur quand il les venait voir. Et
ne se faisait réformation de religion qui ne fût faite par sa main, car on le nommait le père de vraie
religion » (p.224, nous soulignons).

Le titre « le père de vraie religion » dépasse clairement le respect habituel du au clergé. Le


prêtre est presque considéré comme un dieu826. A un âge avancé, ce religieux abandonne sa
vie ascétique pour se transformer en un violeur de soeurs827. Dans le confessionnal, le
réformateur devenu hypocrite n´entend que le son de la voix de soeur Marie Héroët, dont il
tombe immédiatement amoureux. Le narrateur suggère qu´il ne s´agit pas là d´un premier
amour, ce qui aggrave la charge du moine :

« Marie Héroët, dont la parole était si douce et agréable qu´elle promettait le visage et le coeur de
même. Parquoi seulement pour l´ouir fut ému d´une passion d´amour qui passait toutes celles qu´il avait
eues aux autres religieuses » (p.225, nous soulignons).

Il y a ici une inversion du passage de l´Epitre aux Corinthiens, dans laquelle saint Paul dit :
« Mais comment l´invoquer sans d´abord croire en lui ? Et comment croire sans d´abord
l´entendre ? Et comment entendre sans prédicateur ? » (Rm 10,14). Le topos du fides ex
auditu est important dans le mouvement évangélique et génère ici l´ironie par son utilisation
dans un contexte profane. De plus, la fin inattendue de la phrase, par son caractère allusif,
laisse le lecteur-auditeur libre d´imaginer les fantaisies amoureuses du vieux prêtre. L´ironie
s´introduit également ici : en effet, l´amour charnel qu´éprouve le religieux le conduit à
exécuter des dévotions qu´il n´aurait pas faites en état habituel. Il est en proie à une « ardeur
si véhémente qu´il perdit le boire et le manger » (p.225), alors qu´au début de la nouvelle, le
lecteur est informé que le prieur se dispense de jeûner :

« Et s´estimant lui-même le bien public de toute religion, désira de conserver sa santé mieux qu´il
n´avait accoutumé : et combien que sa règle portât de jamais ne manger chair, il s´en dispensa lui-
même, ce qu´il ne faisait à nul autre, disant que sur lui était tout le faix de la religion » (p.225).

826 A un autre moment, il est dit au sujet de ce religieux : « On le craignait comme un Dieu peint en jugement »
(p.226).
827 Nous notons que le prêtre perverti évolue à l´inverse de ce que Briçonnet propose à la suite de saint Paul:
(op.cit., vol.2, p.12): « Il nous convient despouiller le viel homme avec ses actes et vestir le nouveau qui se
renouvelle en la congnoissance de Dieu selon l´imaige de celluy qui l´a creé. Aultre chose n´est le viel homme
que la vielle mere, la chair, qu´il faut despouiller comme etant par trop plaine et riche en ses desirs, plaisirs,
vouloir et propres concupiscences et se vestir de l´esperit de mendicité, cognoissant de Dieu tout et de nous
rien ».

268
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Le vieil amoureux commence même à veiller la nuit, mais non en priant: « En grande
inquiétude passait les jours et les nuits, en cherchant les moyens comme il pourrait parvenir à
son désir et faire d´elle comme il avait fait de plusieurs autres » (pp.225-226). Ici l´intention
n´est pas explicitée, le langage allusif générant l´ironie mordante, causée par l´indignation.
L´ambiguïté laisse le lecteur libre d´imaginer les entreprises précédentes du religieux dont la
droiture pendant son jeune âge semble être mise en doute. Le prieur est complètement dominé
par l´amour qui l´entraîne à se tourner davantage vers le concret : « se fit une mutation de
cœur telle qu´il commença à regarder les visages dont paravant avait fait conscience »
(p.225). Le narrateur Géburon décrit la situation comme tellement dramatique que Dieu
intervient828. Le long développement sur l´amour du prêtre est coupé court par le point de vue
de sœur Marie que nous recevons à travers le narrateur : « Elle le trouva si laid qu´elle pensa
faire plus de pénitence que de péché à le regarder » (p.226), alors que le religieux est appelé
« le beau père » (p.227). Nous avons ici l´expression d´un fait par son contraire, un des traits
de l´ironie mentionnés depuis l´Antiquité. Selon la jeune religieuse, le corps beau est associé
au péché, alors que le corps laid est un instrument pour faire pénitence. Le corps est souvent
sous le joug religieux et doit participer à la sanctification, mais celle-ci peut dévier vers son
contraire. Dans cette inversion généralisée des valeurs, le point de vue de Marie
(« pénitence ») rétablit les valeurs mises en déroute.
A travers le discours du religieux dans le monastère de soeur Marie, rapporté en style direct,
on perçoit l´utilisation perfide de son autorité829 de la part du prêtre violeur :

« J´ai une maladie que tous les médecins trouvent incurable, sinon que je me réjouisse et me joue avec
quelque femme que j´aime bien fort. De moi, je ne voudrais pour mourir faire un péché mortel ; mais
quand l´on viendrait jusque là, je sais que simple fornication n´est nullement à comparer à péché
d´homicide. Parquoi, si vous aimez ma vie, en sauvant votre conscience de crudélité, vous me la
sauverez» (p. 227, nous soulignons).
« Ma fille, je vous commande, sur peine d´inobédience et d´être damnée, ce que vous n´ayez jamais à
parler de ce que je vous ai fait ici, car entendez que l´extrémité d´amour m´y a contraint. Et puisque je
vois que vous ne voulez aimer, je ne vous en parlerai jamais que cette fois, vous assurant que si vous
voulez aimer, je vous ferai élire abbesse de l´une des trois meilleures abbayes de ce royaume » (p.228,
nous soulignons).

Le langage spirituel, utilisé de la part du vieux père pour démontrer son autorité et hâter
l´union charnelle avec la jeune sœur, est source d´une ironie mordante. Le religieux a
conscience830 de ce qu´il fait, et donc des valeurs et des fonctions qu´il bafoue. Nous pouvons

828 « Donc, pour satisfaire à cette convoitise, chercha tant de moyens subtils qu´en lieu de faire fin de pasteur il
devint loup, tellement que, en plusieurs bonnes religions, s´il s´en trouvait quelqu´une un peu sotte, il ne faillait à
la décevoir. Mais, après avoir longuement continué cette méchante vie, la Bonté divine qui prit pitié des pauvres
brebis égarées ne voulut point endurer la gloire de ce malheureux régner, ainsi que vous verrez » ( p.225).
829 Le religieux va « chercher à la gagner par crainte » (p.226).
830 Le prêtre réfléchit à sa tactique de conquête ; il veut « chercher à la gagner par crainte » (p.226).

269
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

constater que l´exagération du « mauvais pasteur » (p.228) dans la voie du péché831, vue de
manière ironique, fait que le lecteur prenne vivement parti pour la jeune religieuse qui montre
sa droiture et sa confiance en Dieu seul et non dans le sacré institué832. L´ironie sert aussi à
dédramatiser en partie ce qui est sinon pathétique.

Des éléments de langage dissimulant la réalité des faits apparaissent de même dans la N23 :
ici, le langage est positif pour décrire un personnage moralement abject. De la sorte, le
cordelier, couchant avec la femme enceinte de l´homme qui est son fils spirituel, est désigné
plusieurs fois comme « beau père » (p.235). Le ton de la description « Le cordelier, plus
attentif à l´heure à la vie active qu´à la vie contemplative » (p.237) est ironique par son
ambiguïté. Cette description renvoie aux deux aspects de la vocation des cordeliers: la vie
contemplative (prière, lectio divina, oraison) et la vie active (travail manuel à la gloire de
Dieu). Or, pour notre moine, la vie contemplative semble correspondre au fait de regarder la
dame mariée et la vie active à coucher avec elle. Le religieux place ses besoins charnels au-
dessus du sacré, mais comme il détient l´autorité sur le mari, il peut satisfaire ses besoins sans
que la femme ne le remarque à temps.

Comment l´ironie intervient-elle dans les exemples de femmes courageuses, ne se laissant pas
intimider par les représentants du sacré institué, narrés dans l´Heptaméron ? Comment leurs
moyens pour vaincre les religieux autoritaires et libidineux sont-ils présentés ? Dans la N5, la
jeune batelière, comme déjà sœur Marie, garde le dessus sur la méchanceté des moines grâce
à sa pensée non subordonnée à des croyances irréalistes. Malgré le rapport de forces en
défaveur de la jeune fille, ce sont les deux cordeliers, prisonniers de leur libido, qui seront
trompés par elle. Les méchants religieux sont désignés par les narrateurs de manière
ironique833 comme « pères », « beau(x) » et « bons ». Se croyant forts de leur autorité et rusés,
ils se laissent tromper par la jeune batelière qui les dépose sur une île au milieu du fleuve,
« aux déserts »:

« Le beau père entra en l´île pour chercher un endroit qui lui serait le plus à propos. Mais sitôt qu´elle le
vit à terre, donna un coup de pied contre l´arbre et se retira avec son bateau dedans la rivière, laissant
ses deux bons pères aux déserts, auxquels elle cria tant qu´elle put: « Attendez, messieurs, que l´ange de
Dieu vous vienne consoler, car de moi n´aurez aujourd´hui chose 834 qui vous puisse plaire! » » (p.74).

831 Son péché est, entre autres, de « se montrer tout autre qu´il n´était » (p.228).
832 « Mais elle lui répondit qu´elle aimait mieux mourir en charte perpétuelle que d´avoir jamais autre ami que
Celui qui était mort pour elle en croix, avec lequel elle aimait mieux souffrir tous les maux que le monde
pourrait donner que contre lui avoir tous les biens ; et qu´il n´eût plus à lui parler de ces propos, ou elle le dirait à
la mère abbesse, mais qu´en se taisant elle s´en tairait » (p.228).
833 Selon la définition de l´ironie comme exprimant le contraire d´une chose.
834 D´après le Dictionnaire, op.cit., de Di Stefano, art. « chose », p.168 : « « Chose » remplace surtout les
actions et parties du corps qu´on ne nomme pas ». Il s´ensuit le sens sexuel dans ce contexte.

270
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Ici, les religieux prisonniers sur l´île auront l´occasion de faire pénitence devant tout le
monde. L´allusion aux Pères du désert de la tradition ecclésiastique et à saint François
d´Assise835, ayant vécu une partie de leur vie dans des lieux désertiques, est un clin d´oeil du
narrateur Géburon836. En effet, nos deux pères sont des contre-exemples des Pères du désert.
La mention ironique de l´ange de Dieu est une parodie du discours religieux.

En guise de conclusion de ce chapitre, nous pouvons dire que les cordeliers des nouvelles de
l´Heptaméron ne sont pas objets d´humour, mais d´ironie de la part des narrateurs et ne
semblent susciter aucune pitié de la part du lecteur-auditeur. Sans doute, ils sont plus souvent
objets d´une ironie mordante en raison de la plus grande exigence de vie spirituelle à laquelle
ils se sont soumis. Au lieu de se tourner vers le vrai sacré, ils usent de dissimulation pour
tromper les fidèles837. De plus, ils ne font pas preuve d´humilité838. Quels sont les effets du

835 Voir à ce sujet le Dictionnaire de spiritualité, tome 5, 1982, art. « Frères mineurs », col. 1296 : « Très attentif
aux visites du Seigneur, il (=saint François) se retirait dans des lieux déserts et des églises abandonnées, où il se
livrait à la prière continuelle ». Ce n´est pas saint François qui est visé ici par l´allusion ironique, mais les
prétendus imitateurs du saint.
836 Cette scène rappelle en écho opposé la lettre de Guillaume Briçonnet à Marguerite (Correspondance, op.cit.,
p.85), dans laquelle il est question de la faute des ministres de l´Eglise : « L´Eglise est de present aride et sèche
comme le torrent en la grand challeur australe. La challeur d´avarice, ambicion et voluptueuse vie a deseché son
eaue de vie, doctrine et exemplarité. Tel vent est dissipatif et desiccatif de toute grace. Ung chacun serche son
prouffict et honneur. Il n´est plus question de celuy de Dieu (…). Nous sommes tous terrestres, qui debvrions
estre tout esperit. Et ce procede par faulte d´eaue de sapience et de doctrine evangelicque qui ne court et n´est
distribuée comme elle deveroit ». Le jeu alternatif du désert et de l´eau est ici repris.
837 Chaker, op.cit., p.739 : « Les religieux sont (…) hiérarchisés en fonction de leurs pouvoirs institutionnels:
l´évêque, le prieur, l´abbé, le curé, le chanoine, le moine, le protonotaire, le gardien, le chantre. Mais, les
personnages les plus représentés sont, de loin, les Cordeliers. Ils sont généralement marqués par la duplicité,
l´instabilité actancielle ; ils sont fortement fascinés par la matière. Leurs dévotions sont essentiellement terrestres
(l´argent, le plaisir charnel, la mondanité) ».
838 Sur l´humilité et son contraire, la présomption, voir Thomas d´Aquin, op.cit., « Question 21 : La
présomption, Art. 1 : Sur quel objet se fonde la présomption ? » p.145 : « Réponse : La présomption semble
impliquer un certain excès dans l´espérance. Or l´objet de l´espérance est un bien ardu et possible. Mais une
chose peut être possible à l´homme d´une double façon : par sa vertu propre, et par la seule vertu divine. Vis-à-
vis de l´une et l´autre espérance il peut y avoir présomption par excès. S´il s´agit de l´espérance par laquelle on
se confie en sa propre vertu, la présomption tient à ce que l´homme vise, comme proportionné à ses forces, un
bien qui dépasse sa puissance, selon ce texte du livre de Judith (6,15 Vg) : « Tu abaisses ceux qui présument
d´eux-mêmes ». Une telle présomption s´oppose à la vertu de magnanimité qui établit le juste milieu dans
l´espoir humain. Ŕ Quant à l´espérance qui adhère à la puissance de Dieu, il peut y avoir présomption par
manque de modération, quand l´homme tend à un bien qu´il estime possible par référence à la puissance et à la
miséricorde divines, et qui, de fait, n´est pas possible : ainsi, pour le pécheur, espérer obtenir son pardon sans
pénitence, ou la gloire sans mérites. Cette présomption est à proprement parler une espèce du péché contre le
Saint-Esprit, car elle fait qu´on rejette ou qu´on méprise l´aide du Saint-Esprit, aide par laquelle l´homme est
retiré du péché ». « Solutions : 1.Comme on l´a dit plus haut, le péché contre Dieu est, par son genre même, plus
grave que les autres péchés. Aussi la présomption qui fait que l´homme s´appuie d´une manière désordonnée sur
Dieu est un péché plus grave que la présomption qui le fait se confier à sa valeur personnelle. En effet, s´appuyer
sur la puissance divine pour rechercher ce qui ne convient pas à Dieu, c´est amoindrir la puissance divine. Or, à
l´évidence, celui-là pèche plus gravement, qui diminue la puissance divine, que celui qui surfait sa valeur
personnelle. 2. Cette présomption, qui nous fait présumer de Dieu d´une manière désordonnée, inclut bien, elle
aussi, un amour de soi, par lequel on désire son bien propre en dehors de l´ordre divin. En effet ce que nous

271
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

ton ironique dans les nouvelles ? Premièrement, il suscite l´indignation, le pathos. Les
devisants sont d´avis que les représentants de l´Eglise ont uniquement l´intention de tirer
profit839 des fidèles et que Dieu devrait intervenir davantage afin de révéler la vraie nature de
ses faux prophètes. Hircan dit à ce propos dans le débat 33 :

« Aussi voyez-vous les hypocrites, combien qu´ils prospèrent quelque temps sous le manteau de Dieu et
de sainteté, si est-ce que, quand le Seigneur Dieu lève son manteau, il les découvre et les met tout nus.
Et à l´heure leur nudité, ordure et vilenie est d´autant trouvée plus laide que la couverture était
honorable » (p.303).

D´autres devisants semblent être d´accord sur ce point. Vers la fin du débat 22, l´auteur-
narrateur intervient et laisse Oisille expliquer :

« Géburon, pour réparer sa faute, si faute était d´avoir déchiffré la malheureuse et abominable vie d´un
méchant religieux afin de se garder de l´hypocrisie de ses semblables, ayant telle estime de Mme Oisille
qu´on doit avoir d´une dame sage et non moins sobre à dire le mal que prompte à exalter et publier le
bien qu´elle connaissait en autrui, lui donna sa voix ». « Nous avons tant juré, dit Oisille, de dire la
vérité, que je ne saurais soutenir cette partie. Et aussi, en faisant votre conte, vous m´avez remis en
mémoire une si piteuse histoire que je suis contrainte de la dire, pource que je suis voisine du pays où,
de mon temps, elle est advenue ; et enfin, mesdames, que l´hypocrisie de ceux qui s´estiment plus
religieux que les autres ne vous enchante l´entendement, de sorte que votre foi, divertie de son droit
chemin, estime trouver salut en quelque autre créature qu´en Celui seul qui n´a voulu avoir compagnon
à notre création et rédemption, lequel est tout-puissant pour nous sauver en la vie éternelle et, en cette
temporelle, nous consoler et délivrer de toutes nos tribulations, connaissant que souvent l´ange Satan se
transforme en ange de lumière, afin que l´œil extérieur, aveuglé par l´apparence de sainteté et dévotion,
ne s´arrête à ce qu´il doit fuir, il m´a semblé bon la vous raconter, pource qu´elle est advenue de mon
temps » » (pp.234-235).

Continuant dans la même direction, Ennasuite dit dans le débat 48 que les religieux ne
servent strictement à rien. Le sacré institué, dont les ecclésiastiques sont les représentants, est
donc condamné. Ennasuite dit : « Si les dames, princes et gentilshommes ne sont point
épargnés, il me semble que les Cordeliers ont grand honneur dont on daigne parler d´eux, car
ils sont si très inutiles que, s´ils ne font quelque mal digne de mémoire, on n´en parlerait
jamais » » (débat 48, p.376).

désirons beaucoup, nous estimons que les autres peuvent facilement nous le procurer, même s´ils ne le peuvent
pas. 3. La présomption de la miséricorde divine comporte et une conversion au bien périssable, en tant qu´elle
procède d´un désir déraisonnable du bien propre, et une aversion loin du bien immuable, en ce qu´elle attribue à
la puissance divine ce qui ne lui convient pas ; par là, en effet, l´homme se détourne de la vérité divine ».
839 Jambique n´est pas religieuse, mais use malgré tout la religion comme manteau dissimulateur (elle fait un
grand signe de croix en mentant). Géburon conclut ainsi sa nouvelle 63 : « Et si ne peut être excusée de
simplicité et amour naïve, de laquelle chacun doit avoir pitié, mais accusée doublement d´avoir couvert sa malice
du double manteau d´honneur et de gloire, et se faire devant Dieu et les hommes autre qu´elle n´était. Mais Celui
qui ne donne point sa gloire à autrui, en découvrant ce manteau lui en a donné double infamie ».

272
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Deuxièmement, à part l´indignation, le ton ironique a également un effet de dédramatisation.


Ennasuite n´attend pas de grande vertu de la part des religieux et conclut la nouvelle 48 par
cette affirmation :

« Ne vous ébahissez point, mesdames, si telles gens séparés de notre commune façon de vivre font des
choses que les aventuriers auraient honte de faire. Mais émerveillez-vous qu´ils ne font pis quand Dieu
retire sa main d´eux, car l´habit est si loin de faire le moine que bien souvent par orgueil il le défait. Et
quant à moi, je m´arrête à la religion que dit saint Jacques : avoir le cœur envers Dieu pur et net, et
s´exercer de tout son pouvoir à faire charité à son prochain » (pp.375-376, nous soulignons)840.

Le vieux proverbe du XIIIe siècle, « l´habit ne fait pas le moine », est ici repris et semble bien
illustré par les narrations de l´Heptaméron. Le débat 49 montre que chacun pourrait devenir
aussi mauvais que les cordeliers dépeints dans les nouvelles ; car si l´esprit de Dieu manque,
l´homme devient une bête:

« Oisille leur dit : « Mesdames, humilions-nous, quand nous oyons cet horrible cas, d´autant que la
personne délaissée de Dieu se rend pareille à celui avec lequel elle est jointe : car puisque ceux qui
adhèrent à Dieu ont son esprit avec eux, aussi sont ceux qui adhèrent à son contraire. Et rien n´est si
bestial que la personne destituée de l´esprit de Dieu » (p.381, nous soulignons).

Notre recueil de nouvelles ne contient pas uniquement une critique des acteurs du mal, les
religieux. Les victimes sont également critiquées, de manière plutôt humoristique cependant.
Quels sont les points surtout visés par la critique des narrateurs ?

III.II.1.3) Les personnages trop crédules

La crédulité, tare fréquente dans les nouvelles de notre recueil, n´est pas mentionnée sous ce
nom par les devisants. Mais Nomerfide semble évoquer la crédulité en disant « ignorance » ;
elle introduit ainsi sa N34 : « Pour vous montrer combien la peur et l´ignorance nuit (…), je
vous dirai ce qu´il advint… » (p.304). Comment la crédulité des personnages des nouvelles
est-elle traitée par les devisants ?

Au contraire des religieux, souvent en faute dans notre recueil de nouvelles, et donc indignes
d´humour de la part du narrateur, les personnages crédules peuvent être décrits avec humour

840 Nicole Cazauran note dans son édition de l´Heptaméron (op.cit., p.704) que la narratrice Ennasuite oppose
aux pratiques enseignées par les cordeliers le seul précepte de charité. Cazauran remarque également les
emprunts bibliques dans ce discours : la référence à la main protectrice de Dieu (Ps 73,11) et la référence à saint
Jacques (I,27).

273
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

par les devisants. L´hypothèse que nous voulons vérifier est la suivante : Il y a deux types de
personnages crédules dans les nouvelles de l´Heptaméron. D´un côté, ceux qui, croyant trop
rapidement leurs contemporains sans mettre en doute ce qu´ils voient, sont objets d´humour
s´ils sont victimes du mal. Le lecteur est conduit Ŕ par la description et par l´action - à
éprouver de la pitié pour eux. De l´autre côté, si le personnage crédule est acteur du mal Ŕ
même malgré lui -, il n´est plus décrit avec humour, mais sur un ton ironique.

Nous utiliserons comme base les deux définitions de Freud et de Reboul, combinées dans une
définition unitaire de l´humour : sur le fond de la question du mal dans le monde, l´humour
d´un personnage sur autrui ou sur soi-même relativise l´importance que l´individu se donne
tout en le considérant avec indulgence. L´humour est donc interprété comme un sentiment
chrétien, fort en rapport avec l´humilité et la confiance en la miséricorde de Dieu. Comment
cet humour est-il révélé dans le texte de nos narrations ?

En premier, nous analysons le comportement des femmes crédules, puis, en un deuxième


temps, celui des hommes crédules. Les nouvelles étant souvent adressées aux femmes parmi
le public, peut-on en déduire que l´auteur-narrateur veut particulièrement inciter les femmes à
devenir plus fortes ?

III.II.1.3.1) Les femmes

La plupart des femmes à entrer dans la catégorie de « victime féminine crédule » sont des
religieuses. Les victimes crédules sont-elles toujours dépeintes avec humour ? Quelle est la
raison pour laquelle elles peuvent plutôt susciter l´ironie que l´humour de la part du
narrateur ? Comment cette responsabilité dans le mal est-elle exprimée ?

En premier, nous aimerions étudier la N22 Ŕ déjà citée ci-dessus en ce qui concerne le
religieux -, où l´optique vers la fin de la narration est la suivante: Trois points de vue
divergents s´offrent au lecteur : celui du prêtre, des religieuses et de soeur Marie. Le cordelier,
déçu de ne pas avoir pu violer soeur Marie, en pleure. Les religieuses interprètent alors ces
larmes comme grande dévotion et voient en leur maître un modèle de zèle religieux. La
recherche de modèles religieux humains se révèle trompeuse. Soeur Marie, la seule à prier,
demande à Dieu de démasquer le mauvais religieux. Au Salve Regina chanté à l´église,

« ce renard ne fit que pleurer, non d´autre dévotion que de regret qu´il avait de n´être venu au-dessus de
la sienne (=vierge) ». « Et toutes les religieuses, pensant que ce fût d´amour à la Vierge Marie,

274
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

l´estimaient un saint homme. Soeur Marie, qui connaissait sa malice, priait en son coeur de confondre
celui qui déprisait tant la virginité » (p.228).

Les personnes vraiment visées ici par l´humour sont les religieuses trop crédules et
incapables de percer à jour le masque du méchant. La crédulité est mauvaise car elle équivaut
à la non-compréhension et au manque d´indépendance spirituelle. Les consoeurs de Marie
s´attachent trop aux apparences et, en raison de leur naïveté innocente, elles ont trop de
respect devant les ecclésiastiques masculins, ce qui les empêche de voir la réalité. Elles n´ont
pas de lien avec le vrai sacré ; leur religiosité est fixée sur l´intermédiaire du sacré institué.
Cela signifie qu´elles sont dans un état infantil de la foi, ce qui est dommage pour des
« professionnelles du sacré ». Ces femmes ne se rendront pas compte du mal auquel Sœur
Marie a échappé de près. C´est ici un cas limite auquel on peut appliquer la définition de
l´humour selon Freud, - l´humour dépassant le mal Ŕ car le mal n´a pas lieu. Ceci grâce à
l´intelligence de Sœur Marie qui est le contraire d´une religieuse crédule.

Crédulité et manque de lucidité sont-ce surtout des tares des religieuses ? Dans l´Heptaméron,
ces défauts sont aussi à imputer à des laïques. La mère dans la N56, suscitant l´ironie Ŕ et non
l´humour - de la part du narrateur à l´intention du lecteur-auditeur. La mère en question
cherche un mari pour sa fille, avec laquelle elle veut continuer à vivre après son mariage:
« (Elle) était continuellement en souci de lui trouver parti qui pût vivre avec elles deux en
paix et en repos » (p.410). Elle désirerait comme gendre un « homme de conscience comme
elle s´estimait être » (p.410) et trouvera en effet un homme voyant dans les consciences des
autres, un confesseur. La mère est donc caractérisée comme orgueilleuse et sujette au
« cuyder ». Nous assistons à ses recherches et apprenons qu´ « elle avait ouï dire à quelque sot
prêcheur qu´il valait mieux faire mal par le conseil des docteurs que faire bien croyant
l´inspiration du Saint Esprit » (p.410). Le comble de la crédulité, c´est-à-dire l´extrême
docilité au clergé allant jusqu´à la stupidité, à l´abdication de la réflexion propre est donc
narrée ici sur un ton ironique plutôt qu´humoristique. La mère suit alors aveuglément le
conseil d´ « implorer la grâce du Saint Esprit par oraisons et jeûnes » (p.410). La religion des
oeuvres est mise en lumière: il s´agit d´atteindre un don spirituel gratuit par des oeuvres
matérielles. Quand enfin un jeune homme est recommandé à la future belle-mère par son père
spirituel, l´exagération « le plus honnête gentilhomme qui soit en Italie » (p.411) fait dresser
l´oreille au lecteur-auditeur. Différentes perspectives entrent en jeu quand la pensée illusoire
de la jeune épouse est révélée : « qui s´estimait la plus heureuse du monde d´avoir trouvé un
si très bon parti » (p.412). L´insistance sur « s´estimait » montre de nouveau que le bonheur
de la mère n´est qu´illusoire. Les deux femmes crédules ne se méfient pas du fait que le mari
ne puisse passer que le soir et la nuit en leur maison. Or, tout-à-coup, elles remarquent à la

275
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

messe que le prêtre ressemble fortement au jeune époux. La mère ne veut pas croire l´évident,
étant tellement confiante en son gendre religieux. Ainsi, quand les deux femmes reconnaissent
que le père cordelier en train de célébrer la messe est vraiment le mari de la jeune femme, la
mère a comme première réaction le refus de la vérité: « C´est une chose totalement impossible
que ceux qui sont si saintes gens eussent fait une telle tromperie: vous pécheriez grandement
contre Dieu d´ajouter foi à une telle opinion » (p.413). Pour elle, il est plus important de
croire en l´autorité que de penser par soi-même et d´en tirer ses propres conclusions. Mais
alors la mère « connut véritablement que jamais deux frères d´une ventrée ne fussent si
semblables » (p.413). La deuxième réaction consiste en la prise de connaissance d´un fait
objectif. Finalement, les femmes se laissent convaincre par l´évidence quand elles arrachent le
couvre-chef du mari et remarquent qu´il porte la tonsure des cordeliers. C´est seulement ce
troisième moment dans la découverte de la vérité, l´arrachement de la dissimulation, qui
persuade les femmes. Dans cette nouvelle, les femmes crédules, ayant trop de respect envers
les hommes d´Eglise, suscitent l´ironie, plutôt que l´humour. Elles sont en même temps
actrices et victimes du mal qui leur arrive.

Comment ce thème d´être actrice et simultanément victime du mal est-il développé dans les
nouvelles de l´Heptaméron ? Le schéma d´actrice et simultanément de victime est évoqué de
manière presque voyeuriste dans la dernière nouvelle 72, où un moine couche avec une
religieuse trop crédule lors d´une veillée funèbre en tête-à-tête. Le lecteur assiste à la
séduction de la jeune moniale ignorante qui se fait par la parole spirituelle. Le religieux,

« parlant de la vie à venir, commença à l´ (=la jeune religieuse) embrasser comme s´il eût eu envie de la
porter entre ses bras en paradis. La pauvre fille, écoutant ces propos et l´estimant le plus dévot de la
compagnie, ne l´osa refuser. Quoi voyant, ce méchant moine, en parlant toujours de Dieu, paracheva
avec elle l´oeuvre que soudain le diable lui mit au cœur » (p.495).

La mort (« vie à venir ») est ici liée à l´érotisme841. De nouveau l´emploi du verbe « estimer »
montre le faux jugement de la part d´un personnage féminin. L´allitération « méchant moine »
et l´antithèse « toujours de Dieu / soudain le diable » soulignent le double jeu du religieux. La
brièveté d´expression et le manque d´information sur la sœur sont source d´ironie du narrateur
au sujet du personnage842. Les trois seuls verbes utilisés activement pour la moniale Ŕ
« écoutant », « estimant » et « (ne l´) osa » - expriment le manque de maturité de la fille. En
effet, puisque les sentiments éprouvés par la jeune moniale ne sont pas développés, le lecteur
ne peut pas éprouver de pitié pour cette jeune femme. Il se moque plutôt de sa bêtise et aussi

841 Bichard (Marie-Claire), « Images de la mort dans L´Heptaméron : Realia et topoi », in Autour du roman -
Etudes présentées à Nicole Cazauran , Paris: Presses de l´Ecole Normale Supérieure, 1990, pp.97-115.
842 Selon la définition que donne Evrard ; voir ci-dessus.

276
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

de l´agilité du religieux qui, faisant figure de prophète divin, est en réalité inspiré par la
concupiscence charnelle843. Dans cette nouvelle, la coucherie entre religieux et religieuse
aboutit. La religieuse est considérée avec ironie, car en partie responsable de son malheur :
son défaut est sa foi restée dans un état infantil et son trop de respect envers le sacré institué.

Comme nous l´avons vu dans notre deuxième partie, le rire dans les nouvelles est souvent
suscité dans le cadre de la religion : Si le faux sacré devient une entité autonome et ne conduit
plus vers Ŕ ou même détourne du Ŕ vrai sacré. Mais à part les cas où le rire est explicitement
mentionné dans le texte, notre recueil de nouvelles contient un bon nombre de situations dans
lesquelles le lecteur se surprend à sourire d´un acte superstitieux ou lié au faux sacré. En effet,
la reine de Navarre évoque de manière humoristique la superstition dans son Heptaméron.
Analysons une de ces scènes comico-humoristiques, jouant ici sur la duplicité esprit-être
humain et se trouvant dans la N39. Le seigneur de Grignols rentre dans son domaine après
deux ans d´absence et trouve sa femme sur une autre de ses terres dans les environs. Elle a
préféré déménager plutôt que de souffrir les attaques d´un esprit, étant superstitieuse844. Son
mari, par contre, décide sur-le-champ d´affronter l´esprit:

« La nuit ensuivant, se délibéra de prendre cet esprit. (...) Ainsi qu´il attendait cet esprit, sentit quelque
chose approcher de lui, parquoi ronfla plus fort qu´il n´avait accoutumé. Dont l´esprit s´éprivoya si fort
qu´il lui bailla un grand soufflet (...) « Je tiens l´esprit! » (...) Et trouvèrent que c´était la chambrière qui
couchait en leur chambre, laquelle, se mettant à genoux, leur demanda pardon... » (p.327).

La densité des informations dans la phrase reflète la rapidité de la résolution de l´énigme: on


découvre que l´esprit est en réalité la chambrière et celle-ci s´excuse de son comportement
déplacé. Ces faits décrits en une phrase montrent qu´une explication rationnelle est
rapidement trouvée au mystère surnaturel. En l´absence de pouvoir masculin, la servante a fait
la loi à sa manière. L´humour est ici suscité par la superstition de l´épouse aveuglant cette
dernière face à la réalité. Le mari, lui, parvient à rétablir le bon ordre grâce à sa présence
d´esprit et son réalisme.

Dans ce chapitre, nous avons vu comment, dans les nouvelles de l´Heptaméron, les femmes
sont souvent trop crédules et deviennent victimes d´autres personnages. Notre hypothèse a été

843 Parler de Dieu tout en agissant selon le diable, telle est l´impression générale que les nouvelles de
l´Heptaméron semblent donner des religieux.
844 La N43 présente aussi une ambiguïté tournant autour d´un esprit. En effet, le seigneur craint tout-à-coup que
son amie (Jambicque qui ne montre pas son visage et cache son identité) ne soit qu´une illusion: « Et se douta
que ce fût quelque malin esprit, ayant oui dire à quelque sot prêcheur que qui aurait vu le diable au visage l´on
n´aimerait jamais » (p.356). Ici, la crédulité du gentilhomme est ridiculisée: après avoir plusieurs fois couché
avec sa dame, il doute encore de la réalité de sa partenaire, influencé par quelques prêcheurs.

277
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

vérifiée : Si les femmes crédules sont seulement victimes du mal, elles sont décrites sur un ton
humoristique, or si elles sont en partie actrices du mal, c´est plutôt le ton ironique qui est
utilisé par les narrateurs. Mais ce ne sont pas uniquement des femmes qui sont objets
d´humour et d´ironie par leur manque de lucidité, mais aussi leur pendant masculin, auquel
nous consacrerons le chapitre suivant. Est-ce un appel aux femmes à être actives, à ne pas être
dupes et à plus de maturité spirituelle ? L´Heptaméron peut-il être considéré comme une
incitation aux femmes à plus de réalisme, à ne pas se laisser gouverner et terroriser par des
peurs sans fondement ? Elles seraient ainsi appelées à ouvrir les yeux, à « voir », comme le
fait Oisille dans le prologue845. Qu´en est-il des hommes victimes de la crédulité dans
l´Heptaméron ?

III.II.1.3.2) Les hommes

Dans notre recueil de nouvelles, les hommes ne se laissent pas moins tromper que les
femmes. Parmi les hommes évoqués dans les narrations de l´Heptaméron, quels types de
victimes y a-t-il ? Deux types de victimes crédules émergent : le jeune se faisant religieux par
déception amoureuse et le mari cocu. Comment ces deux types deviennent-ils victimes de la
crédulité ? Est-ce qu´une prise d´humour est à déceler ici ?

Le premier cas est, par exemple, présent dans la N19, où un jeune homme se fait cordelier par
désespoir amoureux :

« Le gardien (...) pensa au commencement que ce fût moquerie ou songe, car il n´y avait gentilhomme
en tout le pays qui moins que lui eût grâce ou condition de Cordelier, pource qu´il avait en lui toutes les
bonnes et honnêtes vertus que l´on eût su désirer en un gentilhomme » (p.190).

Le personnage-« victime » est décrit avec humour de la part du narrateur. L´humour veut
dépasser le malheur en cours. Du point de vue linguistique, le terme « grâce » est ici utilisé à
rebours: la grâce de cordelier est le contraire de « toutes les bonnes et honnêtes vertus ». Le
jeune homme est présenté ici comme être innocent, ce qui est une des spécificités de
l´humour846. Ce passage comprend les points de vue du gardien du couvent, n´en croyant pas
ses yeux de voir un beau et honnête gentilhomme se faire cordelier, et du narrateur. Ce type
d´homme trop crédule apparaît également dans la septième journée. En effet, l´amoureux
transi de la N64 a aussi l´intention de se faire cordelier par « désespérance », « désespoir » et

845 « Mais une dame veuve, de longue expérience, nommée Oisille, se délibéra d´oublier toute crainte (…). Non
qu´elle fût si superstitieuse (…), mais seulement pour envie de voir » (p.40).
846 Selon la définition de l´humour de Zijderveld, voir ci-dessus.

278
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« triste pensée », car la femme qu´il aime l´a refusé. Le lecteur apprend deux raisons possibles
Ŕ le narrateur utilise donc la technique du « remplissage » - pour ce refus :

« Mais elle, ou cuidant trouver mieux, ou voulant dissimuler l´amour qu´elle lui avait portée, trouva
quelque difficulté, tellement que la compagnie assemblée se départit, non sans regret qu´elle n´y avait
pu mettre quelque bonne conclusion, connaissant le parti d´un côté et d´autre fort raisonnable » (p.449).

De même que l´homme, la femme « désespérée » voudrait devenir cordelière Ŕ même si la


femme ne fait preuve d´attirance pour la vie monastique - si cela était possible:

« Or donc, Ami, la vie de ma vie, /Lequel perdant, n´ai plus de vivre envie, /Las ! plaise-toi vers moi tes
yeux tourner, / Laisse le gris et son austérité, / Viens recevoir cette félicité / Qui tant de fois par toi fut
désirée, / Le temps ne l´a défaite ou emportée : / C´est pour toi seul que gardée me suis » (p.450).

La mélancolie serait-elle ici à l´origine de la vocation religieuse ? Entrer au couvent est


déconsidéré dans cette nouvelle, comme si cela équivalait à un acte de folie explicable
uniquement par la mélancolie des jeunes candidats frustrés.

Parmi les hommes trop crédules, le deuxième type de victime masculine trompée est le mari
cocu. Analysons maintenant l´ironie et l´humour autour de ce type de victime. Le personnage
du mari cocu est souvent objet d´ironie dans les nouvelles de l´Heptaméron s´il est acteur de
son malheur ou objet d´humour s´il est victime d´autrui, comme pour la femme crédule. Le
schéma narratif le plus fréquent est le suivant : le mari trompé est rendu cocu par un religieux
dont il ne se méfie pas assez. Comment ce manque de méfiance est-il présenté ?

Dans la N23, par exemple, la crédulité du mari est longuement décrite en début de nouvelle :

« Au pays de Périgord, il y avait un gentilhomme qui avait telle dévotion à saint François qu´il lui
semblait que tous ceux qui portaient son habit devaient être semblables au bon saint, pour l´honneur
duquel il avait fait faire en sa maison chambre et garde-robe pour loger lesdits frères, par le conseil
desquels il conduisait ses affaires, voire jusqu´aux moindres de son ménage, s´estimant cheminer
sûrement en suivant leur bon conseil » (p.235).

L´emploi du verbe « s´estimer » révèle la fausseté de cette impression et donc l´immaturité du


mari. Le lecteur sourit du mari anxieux posant au père cordelier la question sur l´autorisation
des rapports charnels pendant la grossesse de son épouse, qualifiée de « sage et vertueuse »
(p.235). Le mari est ravi d´avoir eu du mauvais religieux la permission de coucher avec sa
femme enceinte : « Le gentilhomme (...) s´en alla coucher vitement où, par l´ordonnance de
Dieu, sans congé d´homme il pouvait aller ». Nous avons ici le point de vue du mari qui prend
les paroles du prêtre, décrit comme « le beau père, qui avait la contenance et la parole toute
contraire à son cœur » (p.236), pour celles de Dieu lui-même. Le mari se fait acteur du mal

279
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

par sa stupide crédulité. En effet, la femme tombera dans la mélancolie et se suicidera au


moment de découvrir qu´elle a été victime d´un viol de la part d´un cordelier :

« Considérant le cas horrible et merveilleux qui lui était advenu, sans excuser son ignorance, se réputa
comme coupable et la plus malheureuse du monde. Et alors elle, qui n´avait jamais appris des
Cordeliers sinon la confiance des bonnes œuvres, la satisfaction des péchés par austérité de vie, jeûnes
et disciplines, qui du tout ignorait la grâce donnée par notre bon Dieu par le mérite de son Fils, la
rémission des péchés par son sang, la réconciliation du Père avec nous par sa mort, la vie donnée aux
pécheurs par sa seule bonté et miséricorde, se trouva si troublée en l´assaut de ce désespoir, fondé sur
l´énormité et gravité du péché, sur l´amour du mari et l´honneur du lignage, qu´elle estima la mort trop
plus heureuse que sa vie. Et, vaincue de sa tristesse, tomba en tel désespoir qu´elle fut non seulement
divertie de l´espoir que tout chrétien doit avoir en Dieu, mais du tout aliénée du sens commun, oubliant
sa propre nature. Alors, vaincue de la douleur, poussée hors de la connaissance de Dieu et de soi-même,
comme femme enragée et furieuse, prit une corde de son lit et, de ses propres mains, s´étrangla. Et qui
pis est, étant en l´agonie de cette cruelle mort, le corps qui combattait contre icelle se remua de telle
sorte qu´elle donna du pied sur le visage de son petit enfant, duquel l´innocence ne le put garantir qu´il
ne suivît par mort sa douloureuse et dolente mère » (pp.239-240).

Le désespoir de la femme équivaut ici à la mélancolie. Celle-ci conduit presqu´à la folie. On


remarque l´insistance de la part du narrateur sur l´erreur de la femme ne prenant pas en
compte la miséricorde de Dieu. Ŕ Par sa crédulité, ce mari se rend cocu et précipite sa famille
dans la mort, ce qui sera décrit sans ironie dans le récit.

Si la crédulité a des conséquences moins graves, elle peut être rendue avec humour par le
narrateur. C´est, par exemple le cas du mari cocu de la N29. Comment l´humour est-il
éveillé ? L´humour est suscité par la brièveté de la formulation, c´est-à-dire par un manque
d´information, ainsi que par l´utilisation profane d´un vocabulaire religieux comme dans la
N23, analysée précédemment. La femme de cet homme crédule a plusieurs amis qu´elle
sélectionne d´après le schéma suivant : sa préférence va aux « gentilshommes », puis viennent
les « gens d´apparence » (importance de l´aspect extérieur et du paraître) et en dernier suit le
prêtre de sa paroisse. Le vocabulaire religieux est ici employé pour exprimer un contenu
charnel:

« Et quand les gentilshommes et gens d´apparence lui faillirent, elle retourna à son dernier recours qui
était l´église, et prit pour compagnon de son péché celui qui l´en pouvait absoudre: ce fut son curé, qui
souvent venait visiter sa brebis » (p.277, nous soulignons).

Le lien entre amour et mort, aussi présent dans la suite, est ici visible dans l´expression « son
dernier recours », montrant le besoin pressant d´assistance. L´avantage religieux de la relation
sexuelle avec le curé est également mentionné: par la confession et l´absolution, le prêtre peut
effacer le péché commis : « Un jour, ainsi qu´il était dehors, sa femme, pensant qu´il ne revînt
si tôt, envoya quérir monsieur le curé pour la venir confesser » (p.277). Le mélange entre
théâtre et réalité cruelle fait sourire le lecteur-auditeur: « Sa femme jouait son mystère le plus

280
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

secrètement qu´il lui était possible, craignant que, si son mari l´apercevait, il ne la tuât »
(p.277). Il y a ici jeu sexuel adultère. La relation avec le curé est secrète, un « mystère », où le
mot a à la fois le sens religieux et théâtral, mais jeu et réalité cruelle (peur d´être tuée par son
propre mari) sont simultanément présents. L´expression « sa femme » revient peu après,
s´appliquant cette fois au curé, ce qui montre que l´héroïne de cette nouvelle a deux
« maris » : « monta sur le conseil de sa femme dedans un grenier » (p.277). Dans cette
nouvelle, c´est Ŕ entre d´autres sources d´humour - l´utilisation profane du vocabulaire
religieux qui fait sourire le lecteur-auditeur. La fin du conte, montrant le curé caché dans le
grenier tombant avec le van sur le mari endormi, est une vraie scène de farce. Le curé est
prompt à répondre qu´il est venu rendre le van et le bon mari le croit: « C´est bien rudement
rendre ce qu´on a emprunté, car je pensais que la maison tombât par terre! » (p.278).
L´expression « ce qu´on a emprunté » est ici pourvue d´un double sens sans que le mari, la
prononçant, ne s´en aperçoive. En effet, le curé a emprunté la femme, mais le mari naïf
comprend qu´il s´agit du van. Assommé par le sommeil et par sa crédulité, le bonhomme
prend la vérité, c´est-à-dire le grand bruit de la chute, pour une illusion ou un rêve. Au lieu de
chercher les vraies raisons du comportement bizarre du prêtre, le mari croit aux apparences.
Le lecteur sourit de ce peu d´esprit critique qui conduit à la mauvaise interprétation des faits
et dits d´autrui. Avec humour, le narrateur constate que l´homme trompé ne remarque pas
l´injustice qui lui a été faite par le prêtre ainsi que par sa propre femme. Le lecteur-auditeur se
surprend à ne plus reconnaître les valeurs, un instant subverties : il est plutôt du côté du curé
fourbe.

Ce parti pris du lecteur-auditeur pour le « vicieux » se retrouve dans la N25, une nouvelle qui
fait exception à la série des maris rendus cocus par des religieux. En effet, le rival du mari a la
condition de prince et est intéressé à la femme de cet homme crédule. La femme est
amoureuse du jeune prince qui la courtise :

« Ne lui dissimula point que de long temps elle avait en son cœur l´amour dont il la priait, et qu´il ne se
donnât point de peine pour la persuader à une chose où, par la seule vue, Amour l´avait fait consentir »
(p.254).

Le rendez-vous nocturne étant fixé, le prince va trouver sa belle :

« Le jeune prince s´en alla tout droit chez son avocat, et trouva la porte ouverte comme on lui avait
promis. Mais en montant le degré rencontra le mari qui avait en sa main une bougie, duquel il fut plus
tôt vu qu´il ne le put aviser. Mais Amour, qui donne entendement et hardiesse où il baille les nécessités,
fit que le jeune prince s´en vint tout droit à lui, et lui dit : « Monsieur l´avocat, vous savez la fiance que
moi et tous ceux de ma maison avons eue en vous, et je vous tiens de mes meilleurs et fidèles serviteurs.
J´ai bien voulu venir ici vous visiter privément, tant pour vous recommander mes affaires que pour vous
prier de me donner à boire, car j´en ai grand besoin, et de ne dire à personne du monde que je sois ici
venu car, de ce lieu, m´en faut aller en un autre où je ne veux être connu » (p.254).

281
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Le motif de la soif (« vous prier de me donner à boire ») et l´annonce du départ (« de ce lieu,


m´en faut aller en un autre ») sont des motifs religieux apparaissant dans les discours du
Christ847. Il y a donc ici utilisation profane de discours sacrés, probablement un clin d´œil au
cercle des devisants et au lecteur-auditeur. Le narrateur révèle la crédulité du mari qui prend
les discours du prince trompeur à la lettre et ainsi « le bon homme fut tant aise de l´honneur
que ce prince lui faisait, de venir ainsi privément en sa maison, qu´il le mena en sa
chambre... » (p.254) où, bien sûr, il ne manque pas de voir la femme aimée. Le lecteur se rend
compte du but du prince quand, au moment de prendre congé, ce dernier s´entretient ainsi
avec le mari: « Mais il (le prince) l´assura que, là où il allait, n´avait que faire de compagnie »
(p.255). Le mari naïf, se fiant trop aux apparences, est fait cocu, ce qui est rapporté sur un ton
humoristique, car la femme étant elle-même d´accord, ce n´est « que » le vieux mari qui en
pâtit. Le lecteur-auditeur se surprend à se réjouir de cet adultère.

Pour conclure ce chapitre sur l´ironie et l´humour dans les nouvelles de l´Heptaméron, nous
pouvons dire que l´ironie et l´humour semblent s´exprimer souvent autour de la relation entre
corps et esprit. La tension entre matérialité et spiritualité, inhérente à l´être humain, attire
l´ironie et l´humour, car elle montre les limites de l´homme. Le ton ironique apparaît souvent
dans le contexte des amoureux transis étant en proie à l´un ou l´autre des deux types
d´ignorance : l´ignorance d´autrui et l´ignorance de soi-même. Souvent, l´ironie devient
grinçante quand elle se tisse autour de figures actrices de mal, comme par exemple de
religieux tyrannisés par leur libido. L´humour, quant à lui, se développe plutôt autour de
personnages naïfs et trop crédules si ces derniers sont victimes du mal. Fréquemment, ce sont
des femmes (quelquefois des religieuses), faisant trop confiance aux apparences et n´osant pas
creuser en profondeur afin de découvrir la vérité. A travers ses récits, Marguerite nous semble
employer son ironie et son humour de manière tactique : l´ironie afin de critiquer les abus des
religieux, l´humour afin de faire réfléchir le lecteur-auditeur sur la stupidité des personnes
trop crédules. Mais, c´est en particulier l´humour de Marguerite qui ne s´arrête pas à la simple
constatation parfois amère. Il semble qu´elle veuille inciter ses lecteurs à ouvrir les yeux et à
ne pas être trop crédules. Ainsi, dans le débat 369, Oisille dit :

« Toutefois l´on doit soupçonner le mal qui est à éviter, principalement ceux qui ont charge ; car il vaut
mieux soupçonner le mal qui n´est point que de tomber, par sottement croire, en icelui qui est. Et n´ai
jamais vu femme trompée pour être tardive à croire la parole des hommes, mais oui bien plusieurs par
trop bien promptement ajouter foi à la mensonge. Parquoi je dis que le mal qui peut advenir ne se peut
trop soupçonner, voire de ceux qui ont charge d´hommes, de femmes, de villes et d´Etats. Car encore

847 Le Christ dit lors de la crucifixion : « J´ai soif » (Jn 19,28). Auparavant, il dit : « Mais maintenant je m´en
vais vers celui qui m´a envoyé » (Jn 16,5).

282
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

quelque bon guet que l´on fasse, la méchanceté et les trahisons règnent assez, et le pasteur qui n´est
vigilant sera toujours trompé par les finesses du loup » (p.369).

Nous pouvons dire que l´ironie est très présente dans les nouvelles de Marguerite de Navarre
et qu´elle va parfois dans le sens d´un humour léger, subtil, faisant sourire son lecteur. Cet
humour apparaît surtout autour de deux thèmes : en premier, le corps vu comme contre-partie
de l´esprit, puis au sujet de la crédulité humaine. Souvent, nous semble-t-il, le lecteur-auditeur
se rend compte qu´il serait lui-même capable de telle ou telle action non tout-à-fait morale et
il se reconnaît en partie dans les protagonistes. Marguerite a donc un humour correspondant à
sa spiritualité: on sourit de défauts humains vus dans la perspective surplombante, tout en
étant conscient que l´on est soi-même capable des bourdes dont on s´amuse.
Les devisants sont-ils amenés aux mêmes sentiments au cours des débats ? Comment l´ironie
et l´humour sont-ils extériorisés durant ces discussions ?

III.II.2) Ironie et humour dans les débats

III.II.2.1) Ethos et non-prise au sérieux de soi-même

Quel est le savoir des devisants de l´Heptaméron sur l´ethos ? Quelles sont les règles de
comportement communiquées à notre groupe narrateur ? Les devisants, écoutant les leçons de
dame Oisille le matin, sont d´un côté exposés aux conseils de saint Paul sur le vrai culte
spirituel848. Ces conseils impliquent un certain comportement à suivre aussi envers les autres
membres du groupe. De l´autre côté, la culture implicite des devisants est celle des nobles du
XVIe siècle. Quel est le rôle de l´ethos en société ? Les débats entre nos devisants
contiennent-ils des effets d´ironie et d´humour ? A quoi doivent-ils faire attention pour ne pas
froisser l´ethos des autres devisants ?

Dans le discours théorique sur l´ethos au XVIe siècle, Carlo Sigonio revêt une importance
particulière. Il affirme que le discours direct des orateurs est pourvoyeur du type d´ethos que
privilégie Aristote, et il est autant destiné à donner de la vraisemblance et à faire croire au
lecteur qu´il a des personnes véritables sous les yeux, qu´à doter leurs arguments de l´autorité

848 Les devisants entendront ceci : « Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos
personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu : c´est là le culte spirituel que vous avez à rendre. Et ne vous
modelez pas sur le monde présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse
discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait » (Rm 12, 1-2).

283
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

que confère l´honnêteté. De même, dans l´Heptaméron, la bonne renommée - consistant en le


fait d´avoir des mœurs respectables, ou paraître en avoir -, est un des attributs auxquels les
devisants semblent particulièrement attachés. Lorsque la considération qu´un autre devisant
leur témoigne n´est pas à la mesure de ce qu´ils attendent, ils réagissent avec susceptibilité, et
avec une certaine vivacité. Ce genre de réaction arrive à Nomerfide, à Simontaut, à Ennasuite
et à Saffredent849 :

Exemple 1 : Nomerfide et Oisille :


« Ce que Nomerfide trouva bien mauvais, pensant qu´Oisille n´eût telle estime d´elle qu´elle désirait.
Parquoi lui dit en colère : « Il y en a qui ont refusé des personnes plus agréables qu´un Cordelier, et n´en
ont point fait sonner la trompette » » (débat 5, p.76).

Comme l´honneur de Nomerfide semble compromis, elle se met en colère contre Oisille qui
l´a attaquée. Y a-t-il ici manque d´humour de la part de Nomerfide ?

Exemple 2 : Simontaut et Oisille :


« Autant vaut, dit-il, que vous mettez à sus que je suis un peu médisant ? Si ne lairrai-je à vous montrer
que ceux que l´on disait médisants ont dit vérité » (débat 32, p.300).

De nouveau, c´est Oisille qui semble ne pas respecter l´ethos des autres devisants, ce contre
quoi Simontaut veut se mettre en garde.

Exemple 3 : Simontaut :
« Il semble, à vous ouïr parler, que les hommes prennent plaisir à ouïr mal dire des femmes, et suis sûr
que vous me tenez de ce nombre-là. Parquoi j´ai grande envie d´en dire bien d´une, afin de n´être de
tous les autres tenu pour médisant » (débat 66, p.458).

Exemple 4 : Ennasuite et Parlamente :


« Ennasuite, qui par ce mot se sentit touchée, en changeant de couleur, lui dit : « Vous devez juger que
chacun a le coeur comme vous, ou vous pensez être plus parfaite que toutes les autres » » (débat 35,
p.314).

Ennasuite « change de couleur »850. Touchée par le reproche de la part de Parlamente,


Ennasuite851 veut prévenir celle-ci contre l´arrogance et la trop grande confiance en soi. La
variante de l´édition Adrien de Thou insiste sur cette réaction émotive :

849V. Montagne évoque brièvement cet aspect dans sa thèse non encore publiée, op.cit., p.164s.
850 Charpentier (Françoise) : « Désir et parole dans les devis de l´Heptaméron », in Les Visages et les voix de
Marguerite de Navarre, colloque de Duke University, 10-11 avril 1992, textes réunis et présentés par Marcel
Tetel, Paris : Klincksieck, 1995, pp.41-49, ici p.47 : « La rougeur, réponse à une parole, est elle aussi une parole

284
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Parlamente voyant Ennasuite si fort offensée de ce qu´elle avoit dit que de dépit et colère tout son
sang lui était monté au visage, commença à dire… » (note 566, p.478).

Exemple 5 : Saffredent et Longarine :


« Par ces paroles, dit Saffredent, vous m´estimez bien vicieux ? » (p.392)
Saffredent veut clarifier l´opinion de Longarine au sujet de sa propre moralité.

La réaction émotionnelle est vive, surtout chez les femmes, et la défense peut consister en
deux tactiques : premièrement, à attaquer l´adversaire, ou deuxièmement, à se mettre soi-
même en valeur. Dans le dernier exemple, la remarque semble relever d´un simple constat, et
ne paraît pas particulièrement affecter le locuteur Saffredent852. Il en va de même de cette
réflexion de Simontaut, qui constate que sa réputation n´est pas très bonne, sans cependant
faire quoi que ce soit pour l´améliorer : « C´est dommage que je ne suis bien expérimenté,
car, par faute de me connaître, je vois que vous avez déjà mauvais jugement de moi… ». Ce
« mauvais jugement » n´est en rien contrecarré par la remarque qu´il ajoute : « si puis-je bien
faire le métier d´un Cordelier, puisque le Cordelier s´est mêlé au mien » (débat 56, p.414).

muette, souvent soulignée chez les Devisants, qui plus que toute autre laisse déborder l´émotion : dans le
Prologue, Parlamente rougit deux fois, toujours quand elle se sent effleurée par le désir masculin : une fois à la
proposition impertinente faite par Hircan du passe-temps à deux, qu´elle croit adressée à elle, et une fois à une
allusion de Simontault qui manifeste un désir clairement sensuel, et dont elle se sait, à bon escient cette fois,
l´objet. Sa rougeur échappe à Hircan, mais non pas à la romancière, qui note malignement le tout. Une brève
escarmouche entre Hircan et Nomerfide fait rougir celle-ci, et laisse supposer quelque intrigue entre ces deux ;
mais on vient de voir que Parlemente suspecte aussi jusqu´à la terne Ennasuite. Cacher son visage est également
une parole muette ».
851 Au sujet de la devisante Ennasuite, voir M.-M. de la Garanderie, op.cit., pp.62-63 : « Entourée de moins de
prestige social que Longarine et Parlamente, elle paraît Ŕ comme on peut l´inférer de son nom Ŕ une « suivante ».
(…) Elle joue donc un peu le rôle ingrat de la mal-aimée. Aussi est-elle susceptible, impulsive et souvent
mordante. Elle s´oppose de façon presque systématique aux autres femmes, à Parlamente surtout, sans qu´il soit
facile de déceler si elle obéit à un besoin de sincérité ou à l´esprit de contradiction. Sans jamais participer
sérieusement aux discussions, elle lance des boutades qui heurtent souvent de plein fouet les idées reçues par les
autres personnages. Sa morale, qui semble plus vécue que pensée, consiste à suivre la nature sans trop exiger
d´elle ».
852 Au sujet du devisant Saffredent, voir M.-M. de la Garanderie, op.cit., pp.38-39 : « Aussi bien n´intervient-il
dans les débats que pour ironiser ; quand il lui arrive de moraliser, cela sonne si faux que ses interlocuteurs n´en
sont pas plus dupes que lui-même. Saffredent hait et dénonce toute espèce d´hypocrisie, mais il ne voit aussi,
dans ce qu´il est convenu d´appeler honneur et vertu, qu´une forme suprême d´hypocrisie. (…) Cet immoraliste
qui ne connaît d´autre loi que celle de son propre désir, d´autre exigence que celle de la nature, jette, par ses
boutades ou par ses silences, un doute sur toutes les valeurs établies. Joyeusement cyique, amateur et
provocateur de scandales, tantôt il attise, tantôt il brise les discussions ; sa présence leur confère une tension
latente. Il s´attire maintes fois la réprobation des femmes ; Oisille le réprimande avec sévérité ; Longarine le
guette et le redoute ; Parlamente le dit dangereux, et non sans apparence de raison. Car Saffredent n´est pas
seulement un causeur brillant et agressif ; en dépit de ses manières courtoises, il représente, dans le groupe des
devisants, un élément profondément subversif ».

285
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Nomerfide réagit à ce qu´elle croit être une mauvaise opinion qu´on a d´elle d´une façon
contraire à celle de Simontaut et de Saffredent. En effet, elle est la devisante qui se plie le plus
volontiers aux désirs de ses compagnons, notamment dans sa participation aux narrations :
« Il ne m´en fallait point prier… » (prologue de la deuxième journée, p.129) ; « Il me semble
que (…) vous avez eu de moi ce que vous en avez esperé » (après la N11, p.131) ; « je vous
en vais bailler un tout tel que vous l´espérez de moi » (avant la N29, p.277)853. C´est la notion
d´âge qui entre ici en jeu854, et cette soumission peut s´expliquer par le fait qu´elle est la plus
jeune, cela supposant qu´elle doive le respect à tous. Mais un élément, qui tient plus à l´ethos
peculiare de la jeune femme, est aussi à prendre en considération855 : après l´altercation qui
l´oppose à Oisille, lors de la première journée (exemple 1), elle semble ainsi particulièrement
soucieuse de son image. Plus loin, il lui arrive de s´excuser de faire un récit bref, en « se
souvenant » peut-être d´une réflexion de cette même Oisille après la N11 :

« Puisque vous avez si tôt fini, ce dit-elle à Nomerfide, donnez votre voix à quelqu´un qui ne passe pas
si légèrement » (Oisille, p.131).
« Je n´avais pas délibéré (…) de raconter une si courte histoire. Mais puisqu´elle vient à propos, je la
dirai » (Nomerfide, introduction à la N55, p.407).

Le choix que fait Nomerfide, lequel consiste à raconter des histoires comiques, n´est donc pas
dépourvu d´une certaine intention argumentative. Ce parti pris de fantaisie, qui n´exclut pas
les réflexions sentencieuses856, présente un intérêt éthique : selon Cicéron, « la gaieté rend
l´auditoire bienveillant à celui qui l´a fait naître » ; elle « révèle dans l´orateur un homme du
monde, cultivé, de bon ton ». Si Nomerfide préfère le ton comique, tout en excluant le style
bas, c´est peut-être parce qu´elle a l´intention de transformer l´ethos qu´Oisille lui attribue le
premier jour. La gaieté « adoucit la sévérité… »857, ce qui ne peut qu´être profitable à
Nomerfide, face à la sévérité d´Oisille.

Le cas particulier de Nomerfide met en évidence l´importance des relations sociales entre les
devisants, et l´impact que ces déterminations peuvent avoir sur l´argumentation, ainsi que sur

853 Ou encore : « puisque vous avez envie de rire… » (avant la N34, p.304) ; « Puisque la verité m´y a contraint
et que vous me donnez le rang… » (avant la N44, p.359) ; « Je n´avais pas délibéré (…) de raconter une si courte
histoire. Mais puis qu´elle vient à propos, je la dirai » (en réponse à une demande de Saffredent, avant la N55,
p.407) ; « Or donc, (…) selon ma coutume je vous le dirai court et joyeux » (avant la N68, p.461).
854 Cette hypothèse est émise par Véronique Montagne, op.cit., p.164.
855 Montagne l´évoque rapidement.
856 C´est le cas des nouvelles 6, 29, 34, 44, 55 et 68.
857 Cicéron, De l´orateur, II, LVIII, 236, p.105.

286
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

le ton choisi. L´ethos est important aux yeux des devisants, parce qu´il est désagréable d´être
mal considéré, mais aussi parce que cela nuit grandement à l´efficacité de leur discours.
L´ethos fonctionne, en effet, comme un présupposé qui détermine un horizon d´attente, et par
suite, l´interprétation des propos. L´ethos fonctionne comme un préalable qui influence la
réception du discours :

« Le comportement (discursif ou non-discursif) du locuteur (…) augmente ou diminue le degré de


confiance, d´expertise, d´honnêteté, etc., qu´on lui attribue (…). On peut rendre compte de ce
phénomène, grosso modo, par (le procédé) que j´appellerais « propositionalisation », (qui) consiste à
extraire des propositions de l´information sur le caractère transmise par le comportement. Ces
propositions peuvent alors fonctionner comme les prémisses ordinaires d´un argument ou d´une preuve.
La « propositionalisation » consiste donc en une thématisation in foro interno des prémisses sur le
caractère implicitement véhiculées par le comportement… »858.

Pour que ses propos soient entendus dans le sens qu´il veut leur donner, et selon la force
argumentative qu´il souhaite leur attribuer, chaque devisant-locuteur veille à donner une
image valorisante de lui-même. Il ne s´agit plus seulement ici de produire un discours qui
convienne à ce qu´on attend de lui, mais de faire en sorte que ce message soit perçu comme
convaincant. Surtout au moment des débats, lorsque s´ouvre l´ « ère du soupçon »859, il lui
faut agir en amont de son argumentation, afin d´inscrire dans l´esprit des auditeurs l´idée
préalable que ce qu´il va dire est vrai, juste et recevable. Mais au cours de leur recherche sur
leur propre être, les devisants grandissent en connaissance et affirment même leur péché et
leur côté terre à terre. Ainsi, dans le débat 32, Parlamente se présente comme plutôt peureuse

858 M. Dascal, « L´éthos dans l´argumentation : une approche pragma-rhétorique », pp.68-70.


859 Nous reprenons cette expression à Gisèle Mathieu-Castellani: « L´Heptaméron : l´ère du soupçon », in Les
visages et les voix de Marguerite de Navarre. Colloque de Duke University, 10-11 avril 1992, Paris :
Klincksieck, 1995, pp.124-134, ici pp.125-126: « La modernité tient aussi à ce que nul n´impose son point de
vue, même si sans doute certaines voix paraissent plus autorisées que d´autres, et à ce que le débat
contradictoire, ouvert à la multiplicité des opinions conflictuelles, animé comme un procès, donne la parole au
désaccord et à la dissonance. (…). Et le trait dominant de ces narrations et de leurs commentaires est l´incessant
questionnement. Tandis que « la vérité » des histoires est mise en doute, la véridicité du narrateur devient
problématique : les principaux critères du genre de la nouvelle sont alors contestés. L´ère du soupçon s´ouvre. Le
paradigme du soupcon est fort largement déployé dans les récits, comme dans les devis : « suspection, suspicion,
soupçon » : 42 occurrences ; « soupçonner » : 38 occurrences ; « soupçonneux » : 7 occurrences ; « suspect » : 3
occurrences ; « suspect » : 3 occurrences » ; p.126 : « Le dessein global de l´Heptaméron, découvrir, mettre à nu,
dévoiler ce qui est le plus soigneusement caché, déguisé, et en particulier l´ordure et la vilénie couvertes sous les
belles apparences, implique une réflexion contradictoire sur le soupçon, son bon et son mauvais usage.
L´importance de la métaphore vestimentaire : robes, habits, accoutrements, manteaux, voiles et masques, déclare
l´importance du projet de déshabillage ; et les deux vastes paradigmes de la dissimulation et de la découverte
assurent à la fois que l´activité de masquage et de couverture est habituelle à l´homme et à la femme (plus encore
à celle-ci qu´à celui-là, selon Hircan ou Simontault), et que le dévoilement est pourtant inéluctable, au moins à
long terme : « Vous parlez, dit Oisille, de celles (…) qui cuident que les choses secrètes ne soient pas une fois
révélées devant la Compagnie céleste ». Ce dessein implique une incessante activité de critique : il convient
d´aller voir sous…, de soulever le voile pour apercevoir ce qu´il dissimule, et la méfiance est de rigueur (…) ».

287
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

et peu idéaliste : « Je ne me soucie quel nom les hommes me donnent ; mais que Dieu me
pardonne et mon mari aussi, il n´y a rien pourquoi je voulusse mourir » (p.299). De même,
nous lisons dans le débat 12 :

« Nous couvrons notre diable du plus bel ange que nous pouvons trouver. Et sous cette couverture,
avant que d´être connus, recevons beaucoup de bonnes chères » (Saffredent). (…) « Vraiment, dit
Géburon, je vous pensais autre que vous ne dites, et que vertu vous fût plus plaisante que le plaisir »
(p.138).

Qu´en est-il de l´image de soi que l´auteur veut donner ? L´ethos de l´auteur-narrateur peut
être considéré selon l´approche de Sperone Speroni860. Celui-ci s´intéresse à la notion de
decorum, aux deux aspects de l´imitation des locuteurs Ŕ les caractères et les discours qui en
sont le reflet -, mais sa réflexion implique aussi l´auteur du dialogue. Pour lui, la condition de
ce dernier fait partie du decorum, en ce sens qu´il doit observer certaines règles qui font de lui
un personnage respectable. Un tel auteur doit faire preuve de mœurs honnêtes, c´est-à-dire qui
conviennent à sa position personnelle et aux règles sociales. L´idée est intéressante pour
Marguerite de Navarre et l´Heptaméron en particulier, qui a souvent été interprété comme une
œuvre légère, voire grivoise, jusqu´au XXe siècle861. Dans son Dictionnaire historique et
critique, à l´article « Navarre, Marguerite de Valois, Reine de », Pierre Bayle fait ainsi part
d´une opposition qu´il ressent à la lecture de l´ouvrage :

« Voici une Reine sage, très-vertueuse, très-pieuse, qui compose néanmoins un livre de Contes assez
libres et assez gras… »862.

Comme chacun des locuteurs qu´il représente, l´auteur-narrateur doit produire un discours qui
soit adapté à sa condition. Sinon, l´interprétation risquerait d´en souffrir, car la distortion
serait perçue comme une étrangeté. L´auteur-narrateur Marguerite de Navarre ne parlant que
relativement peu de soi-même, c´est essentiellement dans le prologue que l´on peut trouver
des éléments intéressants de cet ethos de l´auteur-narrateur. La reine y montre son
attachement à la vraisemblance de la situation. Marguerite ne tente pas explicitement de

860 V. Montagne, op.cit., p.175ss.


861 Certains critiques ont soulevé cette notion de convenance, en faisant observer que ces contes dérogeaient à ce
que l´on était en droit d´attendre d´une personne d´un si haut rang.
862 Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, t.11, pp.53-54.

288
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

séduire ses lecteurs : dès les premières lignes de son récit, elle leur signale que son intention
est avant tout utilitaire863, et qu´elle n´est pas entièrement de l´ordre du delectare.

Comme l´auteur-narrateur légitimant son récit par son utilité, les devisants semblent
également vouloir mener leurs débats à une ou des conclusion(s) utile(s) pour chacun. Ce qui
est utile sont des règles de comportement pour la sagesse séculière aussi bien que religieuse.
A plusieurs reprises au cours des débats, les devisants évoquent leur recherche de la sagesse
au sujet de soi-même. Ainsi, les définitions de la sagesse vont dans le même sens. Dans le
débat 28, la sagesse est définie par Géburon comme une connaissance de la pauvreté et
petitesse de l´homme: « car il n´est rien si sot que celui qui pense être fin, ni rien plus sage
que celui qui connaît son rien » (p.276). Dans le débat 51, Parlamente montre que Dieu
humilie les arrogants qui se surestiment :

« Parlamente dit que saint Paul n´avait point oublié les vices des Italiens et de tous ceux qui cuident
passer et surmonter les autres en honneur, prudence et raison humaine, en laquelle ils se fondent si fort
qu´ils ne rendent point à Dieu la gloire qui lui appartient : parquoi le Tout-Puissant, jaloux de son
honneur, rend plus insensés que les bêtes enragées ceux qui ont cuidé avoir plus de sens que tous les
autres hommes, leur faisant montrer par œuvres contre nature qu´ils sont en sens réprouvés » (p.393).

Cette connaissance est-elle reprise par les devisants et considérée comme étant d´intérêt pour
leur quête de vérité ? L´auto-jugement de Nomerfide montre que les devisants mesurent leur
propre vie à l´aune des conseils qu´ils ont entendu de la part des autres devisants :

« Par ma foi, dit Nomerfide, je prenais grand plaisir à ce propos car, puisque les esprits que l´on estime
les plus subtils et grands discoureurs ont telle punition de devenir plus sots que les bêtes, il faut donc
conclure que ceux qui sont humbles et bas et de petite portée comme le mien sont remplis de la sapience
des anges ! » - « Je vous assure, dit Oisille, que je ne suis pas loin de votre opinion, car nul n´est plus
ignorant que celui qui cuide savoir » (pp.393-394).

Nomerfide exprime avec humour l´idée que son esprit est humble, mais néanmoins plein de
sagesse angélique. Nous aimerions mettre en parallèle ce trait d´humour de la part de
Nomerfide et la conclusion de Derville864 soutenant que l´humour peut aider à prendre une
distance ; ici une distance par rapport à soi-même. L´affirmation de Nomerfide se base sur la
morale ressortant des débats : Celui qui croit savoir est le plus sot. Ce constat à la fois

863 A ce sujet, voir notre partie II.I.2.1.


864 Op.cit., voir ci-dessus notre partie III.I.4.

289
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

socratique et biblique a été assimilé au cours des débats par nos devisants. C´est aussi un écho
du prologue ; en effet, Oisille rappelle sa lectio divina du matin au sein du débat :

« Ne vous ai-je pas lu au matin, dit Oisille, que ceux qui ont cuidé être plus sages que les autres
hommes et qui, par une lumière de raison, sont venus jusqu´à connaître un Dieu créateur de toutes
choses, toutefois, pour s´attribuer cette gloire, et non à Celui dont elle venait, estimant leur labeur avoir
gagné ce savoir, ont été faits non seulement plus ignorants et déraisonnables que les autres hommes,
mais que les bêtes brutes ? Car, ayant erré en leurs esprits, s´attribuant ce qu´à Dieu seul appartient, ont
montré leurs erreurs par le désordre de leurs corps, oubliant et pervertissant l´ordre de leur sexe, comme
saint Paul aujourd´hui nous montre en l´épître qu´il écrivit aux Romains » (p.307).

Selon Oisille, les devisants ne sont pas encore assez forts dans la foi et qu´on doit plutôt
passer au prochain conte au lieu de discuter en profondeur des questions théologiques :

« Madame, dit Saffredent, vous parlez d´un don de Dieu qui n´est encore commun aux hommes ! » - « Il
est commun, dit Oisille, à ceux qui ont la foi. Mais pource que cette matière ne se laisserait entendre à
ceux qui sont charnels, sachons à qui Simontaut donne sa voix » (débat 33, p.303).

Malgré l´ethos des autres devisants qu´il s´agit de respecter et le sérieux des devisants dans
leur recherche de la vérité, il y a des moments où ce sérieux est culbuté dans les débats et où
l´humour s´introduit. L´ironie et l´humour apparaissent non seulement dans les nouvelles,
mais aussi dans les débats, où ils peuvent être suscités de différentes manières. Nous nous
intéresserons ici plus particulièrement à l´ironie allant dans la direction de ce qui est
aujourd´hui nommé humour. Dans le cadre des débats, à notre avis, l´ironie allant dans le sens
de l´humour peut reposer sur la non-prise au sérieux de soi-même ou de quelqu´un d´autre
pour un moment, mais aussi se retrouver dans une vérité générale sur les limites de l´humain
dite avec complaisance, car non définitive. En effet, d´après Jonsson, l´humour concerne une
situation d´échec s´il s´avère que celle-ci n´est pas définitive865. Les hauts et les bas de la
fortune au cours du temps sont ainsi source d´humour lorsque les devisants évoquent leur
vécu personnel dans les débats. Nous observons qu´il y a souvent un lien fort entre humour et
rire dans les discussions. Quand peut-on dire que la non-prise au sérieux de soi-même de la
part d´un devisant produit l´humour ? S´il y a écart entre l´être et le paraître du personnage-

865 Jonsson (Jakob), Humour and Irony in the New Testament Ŕ Illuminated by parallels in Talmud and
Midrash, thèse, Reykjavik: Bokautgafa Menningarsjods, 1965, p.18: « There is no reason to anticipate that the
sense of some kind of inadequacy, failure or ugliness should be expressed through some sentiment that is
accompanied by joy or happiness. When scholars agree that the comical involves both the “elements of triumph
over something hostile” and the element of incongruity and incoherence, there is no reason why the sense of the
comical should be caused by the failure, but not by the triumph. It is noticed by Plato and Aristotle that the
ludicrous exists only so long as the failure is not dangerous, painful or destructive. In other words, we probably
do not enjoy failure, but we enjoy the fact that failure is not a sign of fatal disaster”.

290
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

rhéteur ; si l´écart est remarqué, mais non dramatisé. Il y a humour quand le sérieux est mis en
recul pour un moment, quand la personne ne se prend elle-même ou ne prend quelqu´un
d´autre pas totalement au sérieux, se montrant autrement que prévu ou attendu (l´individu ne
fonctionnant pas d´après un schéma). La non-prise au sérieux de soi-même résulte de la
position socratique de non-savoir, d´après la réflexion : Si je ne sais pas tout, je ne peux pas
totalement me prendre au sérieux. Dans ce sous-chapitre, nous nous posons la question :
Comment l´humour des devisants ainsi que de l´auteur-narrateur s´exprime-t-il à travers la
non-prise au sérieux de soi-même dans les débats ?

Le premier exemple que nous souhaitons analyser dans cette perspective est la N5. Cette
nouvelle peut presqu´être considérée comme un défi collectif pour les devisants nobles, car
Géburon prononce dès le début la morale de son conte :

« Et par là vous verrez que tout le sens et la vertu des femmes n´est pas au cœur et tête des princesses,
ni toute l´amour et finesse en ceux où le plus souvent on estime qu´ils soient » (p.73).

Pour les devisants, il s´agira de voir Ŕ comme dans un miroir866 - s´ils sont vertueux. Peuvent-
ils entrer en concurrence avec une simple batelière ? Mais comme nos nobles devisants n´ont
jamais été exposés à la situation narrée867, il est impossible pour eux de se comparer
réellement à la jeune muletière. Ils se trouvent alors dans la position de non-savoir socratique.
Ce manque de savoir est exploité par l´aînée des devisantes. En effet, lors de la discussion,
Oisille compromet Nomerfide en mettant en doute son affirmation qu´elle se serait plutôt
jetée dans la rivière que de coucher avec un cordelier868. C´est la foi d´Oisille qui déclenche
sa remarque destinée à Nomerfide : en effet, on pourrait voir l´observation de Nomerfide
comme dictée par le « cuyder », entraînant une méconnaissance de soi-même que les
devisants doivent déposer durant leur « jeu ». Le thème de la vertu liée à la couche sociale
revient dans le débat 29, dans lequel Géburon oppose le « nous » des devisants aux «pauvres
gens et mécaniques » :

866 Les narrations sont mises en parallèle avec un miroir, voir débat 35, p.313 : « Par ceci, mesdames, pouvez-
vous connaître (…) et je pense, quand vous avez bien regardé en ce miroir, en lieu de vous fier à vos propres
forces, vous apprendrez à vous retourner à Celui en la main duquel gît votre honneur ».
867 Du moins, aucun devisant n´en parle.
868 Voir notre mention explicative de ce passage ci-dessus.

291
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« N´estimez pas, dit Géburon, que les gens simples et de bas état soient exempts de malice non plus que
nous, mais en ont bien davantage : car regardez-moi larrons, meurtriers, sorciers, faux-monnayeurs et
toutes ces manières de gens desquels l´esprit n´a jamais repos ! Ce sont pauvres gens et mécaniques »
(…) « Madame, dit Saffredent, (…) tout ainsi que les pauvres gens n´ont les biens et les honneurs, aussi
ont-ils leurs commodités de nature plus à leur aise que nous n´avons. Leurs viandes ne sont si friandes,
mais ils ont meilleur appétit, et se nourrissent mieux de gros pain que nous de restaurant. Ils n´ont pas
les lits si beaux ni si bien faits que les nôtres, mais ils ont le sommeil meilleur que nous, et le repos plus
grand. Ils n´ont point les dames peintes et parées dont nous idolâtrons, mais ils ont la jouissance de leurs
plaisirs plus souvent que nous, et sans crainte de paroles, sinon des bêtes et des oiseaux qui les voient.
En ce que nous avons ils défaillent, et en ce que nous n´avons ils abondent » (p.279).

A plusieurs reprises, les devisants désignent, de manière humoristique, les autres membres du
groupe comme immoraux, mettant ainsi en doute leur ethos. Ainsi, Saffredent est adressé de
la manière suivante par Parlamente : « Il fait bon regarder à ses paroles, dit Parlamente,
devant gens si dangereux que vous ! » (débat 36, p.318). Longarine affirme même que
Saffredent ment : « C´est signe, dit Longarine, que vous mentez car, si la vérité était en votre
parole, elle est si forte qu´elle vous ferait croire » (débat 36, p.319). En discutant diverses
interprétations de la motivation de la femme dans la N38, Oisille dit à Hircan qu´il est
malicieux :

« Je pense, dit Hircan, qu´elle était amoureuse de quelque Cordelier qui lui avait donné en pénitence de
faire si bien traiter son mari aux champs que, cependant qu´il irait, elle eût le loisir de le bien traiter en
ville ! » - «Or çà, dit Oisille, vous montrez bien de la malice en votre cœur : d´un bon acte faites un
mauvais jugement. Mais je crois plutôt qu´elle était si mortifiée en l´amour de Dieu qu´elle ne se
souciait plus que du salut de l´âme de son mari » (p.325).

Dans la mise en question de l´ethos d´autrui, un thème encore plus intime que celui de la vertu
est abordé dans les débats : celui de la sexualité des devisants. Dans le débat 8, un regard
humoristique est porté par un devisant sur l´autre et cela dans le domaine de l´amour et de la
sexualité. Dagoucin évoque son amour869 caché, qu´il pense être parfait. Parlamente
soupçonne Dagoucin d´être amoureux d´elle et lui répond :

« Donnez-vous garde, Dagoucin, car j´en ai vu d´autres que vous qui ont mieux aimé mourir que
parler. » - « Ceux-là, madame, dit Dagoucin, estimé-je être très heureux ».- « Voire, dit Saffredent, et
dignes d´être mis au rang des Innocents, desquels l´Eglise chante : Non loquendo, sed moriendo
confessi sunt. J´en ai ouï tant parler, de ces transis d´amour, mais encore jamais je n´en vis mourir un !
Et puisque je suis échappé, vu les ennuis que j´en ai porté, je ne pensai jamais qu´autre en puisse
mourir » (p.87).

869 « Si, j´ai aimé, dit Dagoucin, j´aime encore et aimerai tant que vivrai. Mais j´ai si grand peur que la
démonstration fasse tort à la perfection de mon amour que je crains que celle de qui je devrais désirer l´amitié
semblable l´entende. Et même, je n´ose penser ma pensée, de peur que mes yeux en révèlent quelque chose, car
tant plus je tiens ce feu celé et couvert, et plus croît en moi le plaisir de savoir que j´aime parfaitement » (p.87).

292
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Dagoucin continue d´un air enflammé pour sa cause, presque messianique : « Afin, dit
Dagoucin, que les signes et miracles, suivant ma véritable parole, vous puissent induire à y
ajouter foi, je vous alléguerai ce qui advint il n´y a pas trois ans » (p.88). Dans ce débat 8,
Dagoucin est ridiculisé de manière indirecte par Saffredent qui ne partage pas ses idéaux
amoureux. Le message de Saffredent est assez indirect pour ne pas blesser Dagoucin et pour
être considéré comme humoristique. Il emploie le vocabulaire religieux pour désigner une
flamme dont nous ne connaissons pas le degré exact, mais en tout cas perçue par les autres
devisants comme moins pure qu´elle n´est évoquée. La morale provoque souvent l´humour
des devisants.

A bien des reprises, la vie conjugale est source d´humour et d´ironie dans les débats de notre
recueil de nouvelles. Les relations entre mariés sont évoquées avec humour de la part de
Parlamente dans le débat 37: « Et que saurait faire un mari, dit Parlamente, que ce qui a été
raconté en cette histoire ? » « Quoi ? dit Ennasuite, battre très bien sa femme, la faire coucher
en la couchette et celle qu´il aimerait au grand lit ? » (p.322). Mais, se dépêchant de rétablir
les valeurs mises en déroute pendant un moment, en insistant sur l´utilité du mariage, Oisille
dit : « Dieu a mis si bon ordre tant à l´homme qu´à la femme que, si l´on n´en abuse, je tiens
mariage le plus beau et le plus sûr état qui soit au monde. Et suis sûre que tous ceux qui sont
ici, quelque mine qu´ils en fassent, en pensent autant » (p.323).

Quelle opinion sur l´infidélité conjugale les devisants montrent-ils ? L´égoïsme dans l´amour
adultère est dévoilé par Longarine dans le débat 14. Elle dit en parlant des serviteurs de
dames:

«Car pour vous en dire la vérité, tous les serviteurs que j´ai jamais eu m´ont toujours commencé leurs
propos par moi, montrant désirer ma vie, mon bien, mon honneur. Mais la fin en a été par eux, désirant
leur plaisir et leur gloire. Parquoi le meilleur est de leur donner congé dès la première partie de leur
sermon » (p.157).

« Sermon » prend ici le sens de discours amoureux. Non seulement Longarine ne croit pas les
discours de ses admirateurs, mais elle révèle aussi sa découverte à ce sujet aux autres
devisants. Ici, l´humour paraît se fonder sur la découverte du but réel du « serviteur », fort
éloigné de ce qu´il prétend vouloir. Le conseil de Longarine est également humoristique : Les
dames aiment être courtisées, cela les flattant. La recommandation de Longarine ne sera

293
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

probablement pas suivie. De plus, un trait ironique Ŕ selon la définition de l´ironie comme
expression d´une chose par son contraire - apparaît dans la désignation des tirades amoureuses
« mensongères », emportées par la passion vraie ou simulée, comme « sermons » : le sermon
est mis en rapport avec le discours intéressé de l´homme en quête de satisfaction amoureuse.
Le débat 16 reprend le thème de la conquête des femmes par les hommes, la discussion
comportant alors des éléments humoristiques. En effet, comme conclusion de son conte,
Géburon prévient les dames de se garder des hommes : « Mesdames, si vous êtes sages, vous
garderez de nous » (p.176). Hircan, jugeant ces conseils excessifs, appelle Géburon
« prêcheur ». Ce dernier se peint alors en vieil homme et énonce son but pour les années qui
lui restent à vivre :

« Il est bien vrai, dit Géburon, que j´ai parlé maintenant contre ce que j´ai toute ma vie dit, mais pource
que j´ai les dents si faibles que je ne puis plus mâcher la venaison, j´avertis les pauvres biches de se
garder des veneurs, pour satisfaire sur ma vieillesse aux maux que j´ai désirés en ma jeunesse » (p.176).

On remarque que Géburon brosse son propre tableau870 en exagérant. Il analyse ses
sentiments et montre au public que sa motivation à prévenir les femmes n´est pas purement
idéaliste. L´humour est ici du au fait que Géburon joue avec sa propre image dans son auto-
portrait et ne se prend pas au sérieux ; il met ses intentions en discussion. Nomerfide saisit
alors l´occasion pour poursuivre au nom des femmes parmi les devisants, mais aussi au nom
de toutes les femmes :

« Nous vous en mercions, Géburon, dit Nomerfide, de quoi vous nous avertissez de notre profit. Mais si
ne nous en sentons pas trop tenues à vous, car vous n´avez point tenu pareil propos à celles que vous
avez bien aimées : c´est donc signe que vous ne nous aimez guère, ni ne voulez encore souffrir que nous
soyons aimées. Si pensions-nous être aussi sages et vertueuses que celles que vous avez si longuement
chassées en votre jeunesse ! Mais c´est la gloire des vieilles gens qui cuident toujours avoir été plus
sages que ceux qui viennent après eux » (p.177).

870 Au sujet du devisant Géburon, voir M.-M. de la Garanderie, op.cit., pp.22-23 : « C´est un homme âgé, de
grand bon sens, et le plus sage des personnages masculins. (…) Il exerce, parmi les personnages masculins, une
incontestable autorité, qui tient à son âge, à son expérience, et à son prestige naturel. (…) Dans les débats, il est
spontané et prolixe, parlant volontiers de lui et de son passé ; il intervient presque chaque fois, et directement,
sans en être prié, posant des questions sans en attendre la réponse. (…) Sa morale pourtant est sévère ; il a
horreur de toute hypocrisie (…). Pensant que l´homme est, contrairement au préjugé commun, plus trompeur que
la femme, parce qu´il recherche davantage son plaisir, il s´engage à fond dans le « parti des femmes » (comme
Dagoucin, mais tout en s´amusant de l´idéalisme de ce dernier). Il manifeste de l´estime pour les classes sociales
inférieures à la sienne, où il reconnaît des vertus souvent plus grandes, et, de toute manière, de plus grands
mérites à pratiquer la vertu. Sa piété voit dans l´amour de Dieu l´aboutissement de tout amour authentique ».

294
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

La jeune femme interprète la déclaration de Géburon comme un aveu de désintérêt amoureux


pour les dames de la compagnie qu´elle attribue à l´âge de Géburon.

Cette brève étude de passages ironiques et humoristiques dans les débats de l´Heptaméron
nous permet de constater que, comme pour les nouvelles, les discussions font place à l´ironie
et à l´humour. L´humour est souvent causé par la non-prise au sérieux de soi-même, comme
l´affirme Derville871, voyant l´humour sur l´arrière-fond de l´amour de Dieu. Cette absolue
dépendance de l´être humain envers Dieu est déclarée sérieusement Ŕ sans ironie ni humour -
et spécifiée de manière évangélique à de nombreuses reprises au cours des débats. Ainsi,
dame Oisille affirme dans le débat 67 :

« Mais ne sommes pas marries dont vous louez les grâces de Notre-Seigneur en nous, car, à dire vrai,
toute vertu vient de lui ; mais il faut passer condamnation qu´aussi peu favorise l´homme à l´ouvrage de
Dieu que la femme, car l´un et l´autre, par son cœur et son vouloir, ne fait rien que planter et Dieu seul
donne l´accroissement »872 (p.460).

De même, dans le débat 26, Parlamente insiste sur la collectivité du péché :

« Je sais bien que nous avons tous besoin de la grâce de Dieu, pource que nous sommes tous enclos en
péché » (p.271).

L´attitude d´humilité est discutée à plusieurs reprises873. L´humilité est souvent la


conséquence du péché, appelé « trébuchement » ou « infélicité intérieure », de l´homme qui
se tourne alors davantage vers Dieu.

871 Voir ci-dessus.


872 Nicole Cazauran note dans son édition la référence biblique à I Co 3,6.
873 Oisille: « Dieu nous en veuille garder, car si sa bonté ne nous retient, il n´y a aucun d´entre nous qui ne
puisse faire pis ; mais, ayant confiance en lui, il gardera celles qui confessent ne se pouvoir par elles-mêmes
garder. Et celles qui se confient en leurs forces sont en grand danger d´être tentées jusqu´à confesser leur
infirmité. Et en ai vu plusieurs qui ont trébuché en tel cas, dont l´honneur sauvait celles que l´on estimait les
moins vertueuses. Et dit le vieux proverbe : « Ce que Dieu garde est bien gardé » (débat 32, pp.298-299) ;
Hircan : « Aussi voyez-vous les hypocrites, combien qu´ils prospèrent quelque temps sous le manteau de Dieu et
de sainteté, si est-ce que, quand le Seigneur Dieu lève son manteau, il les découvre et les met tout nus. Et à
l´heure leur nudité, ordure et vilenie est d´autant trouvée plus laide que la couverture était honorable. » - « Il
n´est rien plus plaisant, dit Nomerfide, que de parler naïvement, ainsi que le cœur le pense » (Débat 33, p.303).
Débat 21, p.224 : « Or laissons ce propos là, dit Simontaut, car pour faire conclusion du cœur de l´homme et de
la femme, le meilleur des deux n´en vaut rien ! (…) ». Géburon : « Combien que je n´entends, en racontant une
histoire d´un méchant religieux, empêcher la bonne opinion que vous avez des gens de bien. Mais vu que le
Psalmiste dit que tout homme est menteur, et, en un autre endroit : « Il n´en est point qui fasse bien, jusqu´à un »,
il me semble qu´on ne peut faillir d´estimer l´homme tel qu´il est. Car s´il y a du bien, on le doit attribuer à Celui

295
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Sachez, dit Parlamente, que le premier pas que l´homme marche en la confiance de soi-même
s´éloigne d´autant de la confiance de Dieu ». Ŕ « Celui est sage, dit Géburon, qui ne connaît ennemi que
soi-même, et qui tient sa volonté et son propre conseil pour suspect, quelque apparence de bonté et de
sainteté qu´il y ait » (débat 30, p.284).
Saffredent: « Parquoi se faut recommander à Dieu car, s´il ne nous tient à force, nous prenons grand
plaisir à trébucher » (débat 30, p.285).

Débat 34 : « A dire la vérité, dit Parlamente, il est impossible que la victoire de nous-même se fasse par
nous-même sans un merveilleux orgueil, qui est le vice que chacun doit le plus craindre, car il
s´engendre de la mort et ruine de toutes les autres vertus. » - « Ne vous ai-je pas lu au matin, dit Oisille,
que ceux qui ont cuidé être plus sages que les autres hommes et qui, par une lumière de raison, sont
venus jusqu´à connaître un Dieu créateur de toutes choses, toutefois, pour s´attribuer cette gloire, et non
à Celui dont elle venait, estimant leur labeur avoir gagné ce savoir, ont été faits non seulement plus
ignorants et déraisonnables que les autres hommes, mais que les bêtes brutes ? Car, ayant erré en leurs
esprits, s´attribuant ce qu´à Dieu seul appartient, ont montré leurs erreurs par le désordre de leurs corps,
oubliant et pervertissant l´ordre de leur sexe, comme saint Paul aujourd´hui nous montre en l´épître
qu´il écrivait aux Romains ». Ŕ «Il n´y a nul de nous, dit Parlamente, qui par cette épître ne confesse que
tous les péchés extérieurs ne sont que les fruits de l´infélicité intérieure, laquelle plus est couverte de
vertu et de miracles plus est difficile à arracher. » - « Entre nous hommes, dit Hircan, sommes plus près
de notre salut que vous autres car, ne dissimulant point nos fruits, connaissons facilement notre racine.
Mais vous, qui ne les osez mettre dehors et qui faites tant de belles œuvres apparentes, à grand peine
connaîtrez-vous cette racine d´orgueil qui croît sous si belle couverture ». Ŕ « Je vous confesse, dit
Longarine, que si la parole de Dieu ne nous montre, par la foi, la lèpre d´infidélité cachée en notre cœur,
Dieu nous fait grand grâce quand nous trébuchons en quelque offense visible par laquelle notre peste
couverte se puisse clairement voir. Et bien heureux sont ceux que la foi a tant humiliés qu´ils n´ont
point besoin d´expérimenter leur nature pécheresse par les effets du dehors. » - « Mais regardons, dit
Simontaut, de là où nous sommes venus : en partant d´une très grande folie, nous sommes tombés en la
philosophie et la théologie. Laissons ces disputes à ceux qui savent mieux rêver que nous » (p.308).

Débat 35, Parlamente : « Amour de soi est une passion qui a plus tôt saisi le cœur que l´on ne s´en
avise, et est cette passion si plaisante que, si elle se peut aider de la vertu pour lui servir de manteau, à
grand peine sera-t-elle connue qu´il n´en vienne quelque inconvénient » (p.314).

Ces affirmations sérieuses, sans ironie ni humour, montrent l´arrière-plan religieux de nos
devisants. Le recueil de nouvelles, issu des narrations, doit lui-même servir de miroir ouvrant
les devisantes à la dimension spirituelle:

« Par ceci, mesdames, pouvez-vous connaître (…), et je pense, quand vous avez bien regardé en ce
miroir, en lieu de vous fier à vos propres forces, vous apprendrez à vous retourner à Celui en la main
duquel gît votre honneur ». Ŕ « Je suis bien aise, dit Parlamente, de quoi vous êtes devenu prêcheur des
dames ! » (débat 35, p.313).

qui en est la source, et non à la créature, à laquelle, par trop donner de gloire et de louange, ou estimer de soi
quelque chose de bon, la plupart des personnes sont trompées ».

296
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Le débat 35, thématisant l´ « homme de bien envers Dieu », est rendu de manière légèrement
différente dans l´édition Gruget874:

« Ma dame, respondit Parlamente, il y a assez d´hommes, estimez hommes de bien envers les dames :
mais d´estre tant homme de bien envers Dieu, qu´on puisse garder son honneur et conscience, je croy,
que de ce temps ne s´en trouveroit point jusques à un seul ».

Le but spirituel des narrations est précisé par Oisille :

« Puisque nous avons juré de dire la vérité, dit Oisille, aussi avons-nous de l´écouter. Pourquoi vous
pouvez parler en liberté, car les maux que nous disons des hommes et des femmes ne sont point pour la
honte particulière de ceux dont est fait le conte, mais pour ôter l´estime de la confiance des créatures, en
montrant les misères où ils sont sujets, afin que notre espoir s´arrête et s´appuie à Celui seul qui est
parfait et sans lequel tout homme n´est qu´imperfection » (débat 48, p.376).

Les débats de l´Heptaméron sont-ils aussi une plateforme pour l´humour sur le vrai sacré ?
Oui, nos devisants, en tant que spécimens de l´homo ludens875, parlent même du vrai sacré sur
un ton humoristique. Ainsi, dans le débat 38, Géburon lance la question suivante : « N´avez-
vous pas ouï dire, dit Géburon, que Dieu aide toujours aux fous, aux amoureux et aux
ivrognes ? peut-être que cettui-là était lui seul tous les trois ensemble » - « Par cela voudriez-
vous conclure, dit Parlamente, que Dieu nuirait aux sages, aux chastes et aux sobres ? »
(p.326). Géburon conclut sérieusement en affirmant la croyance commune et en appelant son
discours « notre sermon »876. On remarque qu´aucun devisant ne contredit cette opinion
finale, car elle correspond apparemment à la conviction intime de chacun.

Mais ces convictions intimes sont parfois ébranlées, conduisant certains devisants à un
manque d´humour. Le devisant Géburon, par exemple, se rebelle contre l´immoralisme caché,
promu au cours du débat 13 : « Comment ? ce dit Géburon, toutes choses à ceux qui aiment
sont-elles licites, mais que l´on n´en sache rien ? » (p.151). Saffredent lui répond alors en
montrant qu´il n´a plus d´illusions quant au monde: « Seulement les sots sont punis, et non les
vicieux » (p.151). Pour Oisille, cette affirmation ne peut pas clore le débat 13 ; elle décide
donc de dire son opinion (« quant à moi ») et de terminer par là la discussion :

874 Voir la reprise de l´édition Gruget dans l´édition Cazauran, op.cit., p.376.
875 A ce sujet, voir notre partie II.I.2.2.
876 « Ceux, dit Géburon, qui par eux-mêmes se peuvent aider n´ont point besoin d´aide. Car Celui qui a dit qu´il
est venu par la loi de sa miséricorde secourir à nos infirmités, rompant les arrêts de la rigueur de sa justice. Et qui
se cuide sage est fou devant Dieu. Mais, pour finer notre sermon, à qui donnera sa voix Longarine ? »

297
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Vous en direz ce qu´il vous plaira, ce dit Oisille, Dieu peut juger le cœur de cette dame. Mais quant à
moi je trouve le fait très honnête et vertueux. Pour n´en débattre plus, je vous prie, Parlamente, donnez
votre voix à quelqu´un » (p.151).

Nous sommes confrontés ici à l´absence d´humour de la part d´Oisille en ce qui touche au
domaine du vrai sacré. Elle n´est pas prête à assumer la position de non-savoir socratique et
de laisser ouvert le champ d´interprétation morale. Oisille exprime son opinion, affirmant tout
de même que Dieu pourra juger le fait de manière différente. Afin de ne pas passer trop de
temps sur un sujet qu´on ne peut pas clairement trancher, Oisille relance la narration en
demandant à Parlamente de redistribuer la parole.

En guise de conclusion de ce chapitre, nous pouvons dire que, dans les débats interprétant les
nouvelles, ironie et humour accompagnent le geste qui arrache le masque. L´emploi de
l´ironie et de l´humour a pour but d´éveiller la conscience. Montrer du doigt les apparences
trompeuses ou soulever le voile du paraître afin de montrer les travers de la nature humaine
n´est pas un acte qui vise à une complaisance dans la misère. Cet acte se fait dans le but
d´apporter une vue sur le cœur de l´homme tel qu´il peut être s´il se détourne de Dieu. Grâce à
cette nouvelle connaissance, le lecteur-auditeur gagne en savoir. Dans l´Heptaméron, on a
l´impression que le lecteur-auditeur ne se trouve pas face au dévoilement d´un autre, risible,
mais face au dévoilement de la nature humaine à laquelle il participe. Chacun peut se
reconnaître. Quel est donc l´effet de la lecture de l´Heptaméron sur le lecteur-auditeur ? Au
fur et à mesure que le lecteur-auditeur pénètre dans le vif des nouvelles, il prend connaissance
de l´inconstance de la nature humaine, de la domination des passions, de la place des
humeurs. La discussion sur les nouvelles peut être considérée comme un apport à la
connaissance du lecteur-auditeur. Le lecteur perçoit alors différentes facettes du cœur humain
sans néanmoins développer la capacité de comprendre son fonctionnement. En effet, chez
l´homme, une dimension reste toujours incompréhensible et insaisissable. De plus, pour les
lecteurs-auditeurs, les nouvelles suscitent une expérience de la réalité humaine sur laquelle on
peut ensuite construire une connaissance a posteriori de l´être humain, éloignée de tout
dogmatisme.
L´écriture de Marguerite de Navarre recourt à des procédés qui éveillent l´esprit du lecteur à
une réflexion individuelle. L´écriture, notamment l´écriture ironique, sollicite une
« conscience ludique »877 chez le lecteur qui l´incite à dépasser ses habituelles structures

877A ce sujet, voir Iser (Wolfgang), Der Akt des Lesens, Munich : Fink, 1994. De façon générale, Wolfgang Iser
considère le texte comme communication qui agit sur le monde, sur les structures sociales et sur la littérature.

298
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

mentales, argumentatives et langagières. Implicitement, ce recueil propose une attitude par


laquelle le lecteur développe la capacité à devenir spectateur du jeu de l´amour-propre
(« cuyder »), des passions, de l´humeur; en d´autres termes, il apprend à s´en distancer. Cette
prise de distance est un pas qui conduit le lecteur à contourner les réactions de sa philautie et à
se remettre entre les mains de Dieu. Dans cette perspective, l´Heptaméron est une initiation à
la conscience de témoin et à la conscience ludique, qui permettent à l´être humain de s´élever
de sa condition marquée par la présence de forces qu´il ne sait maîtriser vers une nouvelle
conscience qui aspire à l´épanouissement moral et spirituel de l´être humain. La lecture de
l´Heptaméron devient d´un acte de divertissement un acte de connaissance de soi et
d´autrui878, une reconnaissance de la dépendance humaine vis-à-vis de Dieu. Par la constante
interrogation suscitée par la forme et le contenu, la lecture appelle le lecteur à remettre en
question sa vision arrêtée de l´être humain et à entrer dans un rapport dynamique non
seulement avec l´œuvre, mais aussi avec soi-même. Cette stratégie se rattache également à
l´ironie : le déplacement continuel de points de vue requiert que le lecteur développe une
conscience ludique qui ne s´attache pas à une vision unique, mais qui s´exerce à interroger la
nature humaine en général ainsi que le lecteur lui-même.

A part la non-prise au sérieux de soi-même, c´est le mystère des cœurs qui peut être source
d´humour dans les discussions entre les devisants. De quelle manière cela peut-il avoir lieu ?

III.II.2.2) Le mystère des cœurs dont Dieu seul est juge

Le critique Bideaux postule la modernité de Marguerite de Navarre, car elle admet que
l´homme reste obscur à l´homme :

« Le postulat théologique de l´ignorance ouvre, paradoxalement, la voie à une forme de modernité en


autorisant la multiplicité des opinions contradictoires, et en admettant que l´homme reste obscur à
l´homme. Que le surmoi dissimulateur impose sa loi aux femmes et aux hommes, guidés
souterrainement par un désir couvert sous les longues robes… L´ère du soupçon s´ouvre, problématisant
les normes morales et engageant les débats dans le commentaire interminable ; mais il déstabilise aussi
la narration, qui perd dans le même temps son caractère univoque, et ne sort pas indemne de l´exercice
de doute méthodique »879.

878 « L´expérience de la lecture peut libérer (le lecteur) de l´adaptation morale, des préjugés et des contraintes de
sa vie réelle, en le contraignant à renouveler sa perception des choses », Jauss (Hans Robert), Pour une
esthétique de la réception, Paris : Gallimard, coll. Tel, 1978, p.83.
879 Bideaux (Michel): « Dieu acteur dans les récits de l´Heptaméron », in Marguerite de Navarre 1492-1992,
Actes du colloque international de Pau, Editions Interuniversitaires, 1995, pp.695-718, ici p.717.

299
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Dans le chapitre précédent, nous avons vu que l´ironie et l´humour peuvent reposer sur la
non-connaissance et la non-prise au sérieux de soi-même. Mais l´humour des devisants peut
aussi se fonder sur l´impossibilité à trancher quant aux interprétations diverses de la
motivation du personnage. Cet humour se base alors sur l´ironie socratique : sur sa position
déclarée de non-savoir880. L´ironie socratique recoupe les préoccupations théologiques de
Marguerite de Navarre. En effet, le cœur de l´homme est un mystère dont Dieu seul connaît
les véritables intentions. Dieu en est donc l´unique juge, l´homme étant en position de
perpétuel non-savoir. Néanmoins, les devisants de l´Heptaméron aiment bien commenter les
intentions des personnages des contes comme s´ils en connaissaient le tréfonds du cœur. Cela
conduit à différents jugements, dont certains font sourire les autres devisants par leur
incongruité.

Ainsi, dans le débat suivant la N38, deux interprétations divergentes du comportement du


personnage féminin se font jour. Hircan, de son côté, pense que la dame sauvant son mari
« putier » était, en fait, amoureuse d´un cordelier et ne faisait que suivre les indications de ce
dernier. Oisille, par contre, soutient la motivation spirituelle de l´épouse : « Elle était si
mortifiée en l´amour de Dieu qu´elle ne se souciait plus que du salut de l´âme de son mari »
(p.325). C´est au lecteur de trancher quelle interprétation est la plus convenable. Cet état
indéfini, où la moralité n´est pas tranchée clairement, est source d´humour pour le lecteur.
Mais l´humour ne résulte pas uniquement de la co-présence de deux explications
interprétatives au sujet d´un comportement. Il peut aussi jaillir d´une interprétation de la part
d´un devisant semblant être en faveur de l´immoralisme d´un personnage. Dans le débat 41,
Simontaut trouve une excuse humoristique au religieux voulant séduire une demoiselle durant
la nuit de Noël :

« Voilà qui augmente son excuse, car, tenant la place de Joseph auprès d´une belle vierge, il voulait
essayer à faire un petit enfant, pour jouer au vif le mystère de la Nativité ! » (p.342).

Nous pouvons constater que les devisants sont d´accord sur les limites de la connaissance de
soi-même. Il est impossible à l´être humain de se connaître entièrement, ce qui rend le fait de
juger autrui encore beaucoup plus ambigu. On ne se connaît pas soi-même, mais on n´hésite

880 Voir ci-dessus notre paragraphe sur l´ironie socratique.

300
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

pas à juger autrui. Dans le débat 70, donc vers la fin du parcours initiatique des devisants,
Parlamente affirme :

« La malice des hommes est telle que jamais ne pensent que grande amour soit jointe à l´honnêteté, car
ils jugent les hommes et les femmes vertueux selon leurs passions » (p.485).

L´unique juge des hommes est Dieu, perçu par les devisants Ŕ qui ont été miraculeusement
sauvés des eaux Ŕ comme voyant chaque action et pensée humaine. Or l´attitude « athéiste »
est également mentionnée par les narrateurs : ils évoquent des personnages ne croyant pas en
Dieu (comme Jambique, par exemple). Dans le débat 42, Géburon en parle ainsi:

« Il y a des personnes qui n´ont point de Dieu. Ou, s´ils en croient quelqu´un, l´estiment quelque chose
si loin d´eux qu´il ne peut voir ni entendre les mauvaises œuvres qu´ils font. Et encore qu´il les voit,
pense qu´il soit nonchalant, qu´il ne les punisse point, comme ne se souciant des choses de çà-bas. »
(p.353).

Dans les nouvelles, le contraire de ces incrédules, donc des personnages ayant une grande
confiance en Dieu, sont également mis en scène. Ainsi Rolandine dit dans la N21 :

« Etant sûre que Celui qui voit mon cœur est avec moi. Et si un tel juge est pour moi, j´aurais tort de
craindre ceux qui sont sujets à son jugement » (p.218) ; « J´ai un Père au ciel, lequel, je suis assurée, me
donnera autant de patience que je me vois par vous de grands maux préparés, et en Lui seul j´ai ma
parfaite confiance » (p.219).

Dieu vient alors au secours de cette âme confiante : « Parquoi la Bonté divine, qui est parfaite
charité et vraie amour, eut pitié de sa douleur et regarda sa patience, en sorte que, … »
(p.221).

Dans le débat suivant cette N21, Simontaut affirme : « Or laissons ce propos là, car pour faire
conclusion du cœur de l´homme et de la femme, le meilleur des deux n´en vaut rien ! » et
Géburon de conclure que l´homme n´a aucun mérite, tout ce qui est bon dans le cœur humain
venant de Dieu :

« Car s´il y a du bien, on le doit attribuer à Celui qui en est la source, et non à la créature, à laquelle, par
trop donner de gloire et de louange, ou estimer de soi quelque chose de bon, la plupart des personnes
sont trompées » (pp.223-224).

Vers la fin du recueil, dans le débat 65, Oisille déclarera l´impossibilité de juger autrui:

301
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

« Celles qui moins en savent parler sont celles qui ont plus de sentiment de l´amour et volonté de Dieu.
Parquoi ne faut juger que soi-même » (p.455).

L´incitation d´Oisille à ne juger que soi-même repose sur la conviction que Dieu seul connaît
la vraie motivation pour une action881. Ultimement, l´homme ne peut rien cacher devant son
Créateur882.

Finalement, nous pouvons dire que l´humour des devisants se fonde aussi sur la
reconnaissance que l´être humain est un mystère que Dieu seul comprend. Cela se remarque,
par exemple, là où, dans les débats, il y a impossibilité à trancher quant à la motivation du
personnage du conte. Cet humour se base alors sur l´ironie socratique, mais prend aussi une
tournure spécifiquement chrétienne. Les préoccupations théologiques de Marguerite de
Navarre se reflètent dans cet usage de l´humour. Il y a même emploi d´humour au sujet du
vrai sacré, donc au sujet de Dieu. Cela implique un rapport intime des devisants au vrai sacré.
Dans l´Heptaméron, Dieu est vu comme l´unique juge, l´homme étant en position de
perpétuel non-savoir. Parlamente l´affirme : « Encore sait-il quelque chose qui connaît ne se
connaître pas ! »883 (débat 28, p.276).

881 Dans le débat 55, Oisille parle du point de vue de Dieu : « Vraiment, je m´en suis maintes fois ébahie
comment ils cuident apaiser Dieu par les choses que lui-même, étant sur terre, a réprouvées, comme grands
bâtiments, dorures, fards et peintures. Mais s´ils entendaient bien que Dieu a dit que pour toute oblation il nous
demande le cœur contrit et humilié Ŕ et en un autre saint Paul dit que nous sommes le temple de Dieu où il veut
habiter Ŕ ils eussent mis peine d´orner leur conscience durant leur vie ». « Mais Celui qui connaît le cœur ne peut
être trompé, et les jugera non seulement selon leurs œuvres, mais selon la foi et charité qu´ils ont eue à lui »
(p.409).
882 Plusieurs passages de l´Heptaméron révèlent Dieu comme le juge suprême, auquel on ne peut rien cacher.
Cela rend tout effort de dissimulation humaine vain et ridicule. Hircan voit Dieu comme acteur (p.303) : « Aussi
voyez-vous les hypocrites, combien qu´ils prospèrent quelque temps sous le manteau de Dieu et de sainteté, si
est-ce que, quand le Seigneur Dieu lève son manteau, il les découvre et les met tout nus. Et à l´heure leur nudité,
ordure et vilenie est d´autant trouvée plus laide que la couverture était honorable ». Ŕ « Il n´est rien plus plaisant,
dit Nomerfide, que de parler naïvement, ainsi que le cœur le pense ». Oisille affirme de même, dans le débat 55,
p.409 : « Vraiment, je m´en suis maintes fois ébahie, dit Oisille, comment ils cuident apaiser Dieu par les choses
que lui-même, étant sur terre, a réprouvées, comme grands bâtiments, dorures, fards et peintures. Mais, s´ils
entendaient bien que Dieu a dit que pour toute oblation il nous demande le cœur contrit et humilié Ŕ et en un
autre saint Paul dit que nous sommes le temple de Dieu où il veut habiter Ŕ ils eussent mis peine d´orner leur
conscience durant leur vie (…) Mais Celui qui connaît le cœur ne peut être trompé, et les jugera non seulement
selon les œuvres, mais selon la foi et charité qu´ils ont eue à lui ». Oisille évoque encore une fois ce sujet dans le
débat 60, p.431 : « Vous parlez, dit Oisille, de celles qui n´ont point connaissance de Dieu, et qui cuident que les
choses secrètes ne soient pas une fois révélées devant la Compagnie céleste ».
883 Voir aussi Platon, Apologie de Socrate, 21d.

302
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

III.III) Conclusion de la troisième partie

En guise de conclusion de cette partie sur l´ironie et l´humour dans les nouvelles et débats de
l´Heptaméron, nous pouvons constater l´ampleur de ces phénomènes dans notre recueil de
nouvelles du XVIe siècle.
Dans un premier temps, nous avons essayé de rendre l´arrière-plan de la reine de Navarre en
ce qui concerne l´ironie et l´humour. Nous y avons souligné les deux notions d´ironie dans la
tradition rhétorique : l´ironie comme état d´esprit, impliquant la déclaration de non-savoir
comme maxime (cette forme d´ironie peut également être nommée dissimulatio), et l´ironie
comme figure rhétorique exprimant une chose par son contraire (simulatio). Dans les traités
de civilité de la Renaissance, cette deuxième notion d´ironie sera reprise et utilisée à des fins
conversationnelles pour nobles compagnies. La notion d´humour, quant à elle, n´émerge
qu´au XVIIIe siècle, mais l´humour existe bien sûr déjà auparavant. Le phénomène de
l´humour a surtout été étudié récemment. Pour notre travail, nous avons surtout retenu les
définitions de Freud, de Reboul et de Derville, ce dernier donnant un aspect religieux à
l´humour.
En un deuxième temps, nous avons étudié l´Heptaméron sous l´aspect de l´ironie et de
l´humour, en séparant l´analyse des nouvelles et des débats. En ce qui concerne les
phénomènes d´ironie et d´humour dans les nouvelles, nous pouvons dire qu´ils se concentrent
autour du combat entre corps et esprit. Nous relevons trois catégories de personnages autour
desquels ironie et humour semblent graviter : la première catégorie est celle des personnes
amoureuses s´ignorant soi-même ou ignorant autrui. L´ironie de la reine de Navarre se
développe principalement autour du sujet de la non-connaissance de soi-même comme erreur
ou péché dans notre recueil de nouvelles. Il s´agit d´un thème faisant sourire le lecteur,
reconnaissant éventuellement une part de lui-même dans le personnage qui se méconnaît.
Cette ironie est atteinte par divers moyens du point de vue rhétorique : à part les différentes
perspectives, il y a de même la non-adéquation du vocabulaire, les amplifications ou
diminutions du réel. - La deuxième catégorie est celle des personnages décrits avec une ironie
mordante, car leur paraître diverge fortement de leur être véritable, conduisant beaucoup de
leurs contemporains au malheur. Il s´agit de nombreux exemples de religieux pervertis. La
troisième catégorie contient les personnages trop crédules : ils sont objets d´ironie s´ils sont

303
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

en partie acteurs de mal et, par contre, objets d´humour principalement s´ils sont victimes
d´autrui.
Les discussions ont pour objet d´expliciter et de critiquer les normes sociales et morales
rendues visibles à travers le comportement des personnages des nouvelles. Or, selon H.P.
Duerr884, la dynamique de la modernité occidentale consisterait, plutôt que dans le processus
d´intériorisation des pulsions et des manifestations émotives signalé par N. Elias885, dans un
processus d´explicitation formelle des normes : placées à distance, elles deviendraient moins
pesantes et seraient appréhendées désormais comme des codes de comportement, des
manières d´être, ce qui rendrait possible leur transgression Ŕ et l´individualisme Ŕ sans que
l´identité individuelle soit compromise. Sous cet angle anthropologique, on peut dire que la
dimension « humoristique » de la vie et de la sagesse qui se dégage de la vision du monde
suscitée par les dix devisants de l´Heptaméron ressortit à cette distance, autorisée par la
fiction littéraire, posée au titre du jeu par les dix eux-mêmes, et alimentée idéologiquement
par leur évangélisme, qui est également celui de Marguerite de Navarre.

Dans le contexte des débats de l´Heptaméron, on observe que les devisants cherchent à
maintes reprises à prouver leur ethos honnête. Cet ethos peut être mis en question par les
autres devisants, ce que certains des narrateurs voient d´un mauvais œil. A quelques endroits
des discussions, les devisants parviennent à relativiser leur propre importance et à ne pas se

884 Duerr (Hans Peter), Der Mythos vom Zivilisationsprozess, vol. 3: Obszönität und Gewalt, Francfort:
Suhrkamp, 1993.
885 Voir Elias (Norbert), La civilisation des moeurs, Calmann-Lévy : 1973, pp.23-4 : « La courtoisie (…) tire
sans doute son nom de « cour » et de « vie à la cour ». Les cours des grands seigneurs sont un lieu où tout le
monde veut faire fortune. Le seul moyen d´y parvenir est de s´attirer la sympathie du prince et des nobles les
plus haut placés de la cour. On se donne donc toutes les peines du monde pour se faire bien voir d´eux. Rien
n´est plus efficace que de faire croire à l´autre qu´on est disposé à le servir en toute circonstance de toutes ses
forces. Or, nous n´en sommes pas toujours capables, et nous ne le voulons pas toujours, et ceci souvent pour des
raisons légitimes. C´est alors qu´intervient la courtoisie. Elle consiste à faire naître dans l´autre, par des attitudes
extérieures, la certitude que nous le servirons de bonne grâce. Ainsi, nous gagnons sa confiance qui,
imperceptiblement, engendre la sympathie qui le poussera irrésistiblement à nous faire du bien. Cet effet de la
courtoisie est si général qu´il offre à ceux qui la possèdent un avantage appréciable. En réalité c´est l´habileté et
la vertu qui devraient nous gagner l´estime des hommes. Mais combien sont peu nombreux ceux qui savent les
reconnaître ! Et moins de gens encore les jugent dignes de quelque respect ! Les hommes trop portés aux choses
extérieures se laissent impressionner par les choses qui frappent les sens, surtout quand certaines circonstances
s´y ajoutent qui exercent un pouvoir étrange sur leur volonté. C´est exactement ce qui arrive à un homme
courtois. Nous retrouvons ici sous une forme simpliste, dépourvue de toute interprétation philosophique,
nettement orientée en fonction de certaines formations sociales, la même antithèse que Kant présente sous une
forme affinée et approfondie en opposant Kultur à Zivilisiertheit (culture et civilisation), autrement dit,
« courtoisie » trompeuse et extérieure à « vertu » authentique. Mais cette dernière, l´auteur ne l´évoque qu´en
passant, en poussant un soupir de résignation. Dans la seconde moitié du siècle, le ton lentement change. L´auto-
justification des classes moyennes par la vertu et l´érudition se précise et s´accentue, la polémique contre les
attitudes extérieures et superficielles de la vie à la cour s´intensifie ».

304
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

prendre trop au sérieux. Il s´agit alors de moments d´humour dans les débats. Une tout autre
touche d´humour apparaît aux moments où les devisants se rendent compte du mystère des
cœurs. Ils notent alors que personne n´est en degré de juger ni même de connaître autrui, car
Dieu seul connaît les cœurs.

Marguerite semble ici introduire sa vision de l´être humain : ultimement, on ne peut ni juger
l´autre ni se juger soi-même, car on ne connaît pas les profondeurs du cœur humain.
L´humour de Marguerite de Navarre est fondé sur la petitesse de l´homme considérée dans un
sens chrétien. L´humour du narrateur ou du devisant dans les débats est alors une sorte de rire
spirituel intérieur886 résultant d´une situation ambiguë, car sans issue. La différence entre ce
type de rire intérieur et celui mentionné par Castiglione est l´absence de raillerie chez
Marguerite de Navarre. Il s´agit, chez nos devisants nobles et religieux, d´un rire spirituel
intérieur, basé sur l´indulgence envers le prochain. Comme c´est le cas pour le rire, l´humour
ne s´éternise pas et ne tient les narrateurs ou débattants que pendant un bref laps de temps.
Pour les devisants, il n´est pas nécessaire de s´attarder trop longuement sur les débats
interprétant les comportements des personnages des nouvelles. Le rythme enlevé des
discussions ne permet pas de s´enliser dans un sujet qu´on ne veut pas trop approfondir887.
L´interruption par Nomerfide du débat 22 en est un exemple typique: « Or laissons le moutier
où il est et voyons à qui Géburon donne sa voix » (p.234). D´après les devisants, continuer la
recherche de la vérité sur l´homme en écoutant de nouveaux contes est préférable à de longs
débats sur des sujets que Dieu seul pourrait éclaircir.

886 Castiglione, dans son Livre du Courtisan, parle d´un type de rire intérieur qui nous semble être l´humour. Il
le définit comme « un soupçon de rire caché » : « Les motz sont encores subtilz qui ont en soy ugne certaine
souspecon de rire cachee. Comme se plaignant fort ung Mary & plorant sa femme / qui cestoit delle mesme
pendue a ung figuier / ung aultre sapprocha de luy /& en le tirant par la robbe luy dist. Compere pourray ie de
grace especialle avoir ung petit rameau de ce figuier pour lanter en quelque arbre de mon iardin. » (Courtisan, II,
p.56).
887 De même, dans le débat 34, Hircan affirme : « Entre nous hommes, sommes plus près de notre salut que vous
autres car, ne dissimulant point nos fruits, connaissons facilement notre racine. Mais vous, qui ne les osez mettre
dehors et qui faites tant de belles œuvres apparentes, à grand peine connaîtrez-vous cette racine d´orgueil qui
croît sous si belle couverture. » - « Je vous confesse, dit Longarine, que si la parole de Dieu ne nous montre, par
la foi, la lèpre d´infidélité cachée en notre cœur, Dieu nous fait grand grâce quand nous trébuchons en quelque
offense visible par laquelle notre peste couverte se puisse clairement voir. Et bien heureux sont ceux que la foi a
tant humiliés qu´ils n´ont point besoin d´expérimenter leur nature pécheresse par les effets du dehors » - « Mais
regardons, dit Simontaut, de là où nous sommes venus : en partant d´une très grande folie, nous sommes tombés
en la philosophie et la théologie. Laissons ces disputes à ceux qui savent mieux rêver que nous, et sachons de
Nomerfide à qui elle donne sa voix » (pp.307-308).

305
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Conclusion générale

Relire l´Heptaméron de Marguerite de Navarre à la lumière de la joie et du rire contenus dans


le recueil fait surgir de nouvelles perspectives. Dans le parcours de lecture que nous avons
suggéré, le geste de recontextualiser la joie, le rire, l´ironie et l´humour de l´Heptaméron dans
un environnement philosophico-rhétorique, ecclésiastique, historique et littéraire ouvre de
nouveaux horizons.

Dans notre première partie, le point d´ancrage a été de reconstituer ce contexte sociologique
et littéraire de la perception de la joie et du rire précédant l´Heptaméron et imprégnant le
système des valeurs de l´auteur ainsi que des lecteurs. Tenir compte du public et de ses
lecteurs permet de mettre en lumière comment l´Heptaméron s´insère dans le contexte
littéraire de l´époque et comment il reprend et réoriente les thèmes du rire et de la joie ainsi
que les procédés littéraires accueillant ces phénomènes. A remarquer est la richesse de
l´héritage des traditions antiques et contemporaines du rire et de la joie que Marguerite de
Navarre brasse dans son Heptaméron. A l´époque de Marguerite de Navarre, le cercle de
prédicateurs qui l´entoure développe une théologie de la joie. D´après ce cercle proche de la
reine, la joie plénière n´est ressentie qu´au ciel, la joie terrestre ne pouvant donc être
qu´incomplète. Mais les chrétiens sont rendus capables, dès ici-bas, d´entrevoir la joie divine,
don divin lié à la conversion. La lecture des Saintes Ecritures et l´engagement en faveur du
message évangélique conduisent également à la vraie joie.
En ce qui concerne le rire, il est étudié à la Renaissance pour mieux connaître l´homme. Les
savants du XVIe siècle s´intéressent au fait que le rire échappe à la volonté humaine et peut
donc révéler l´intimité du personnage. Le rire est aussi utilisé comme remède en cas de
maladie psychique, en particulier en cas de mélancolie. Celle-ci étant surtout vue comme
d´origine spirituelle, le retour à l´état mental sain n´est que possible par une conversion
religieuse. La médecine humaniste essaie néanmoins de guérir la mélancolie et, à cet effet,
elle reprend certaines méthodes des anciens grecs comme celle d´activer le mélancolique en
lui lisant ou en lui racontant des nouvelles. La nouvelle est le genre adéquat pour réfléchir sur
le rire tout en faisant rire. La nouvelle doit faire naître les passions du lecteur-auditeur et
reconstituer son bon équilibre humoral.

306
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Dans notre deuxième partie qui se veut analyse textuelle des occurrences de joie et de rire
dans l´Heptaméron, nous avons remarqué que les devisants, êtres sauvés par intervention
divine, ont un rapport particulier au sacré. Dans leur refuge monastique de Notre-Dame de
Sarrance, ils se livrent à la réflexion au sujet de l´homme. Dans le cadre du monastère, les
devisants éprouvent de manière intense la joie spirituelle. Cette profonde joie spirituelle
provient à la fois des pratiques de la foi, de la lectio de la devisante Oisille, des narrations et
des débats. Contrairement au rire, la joie spirituelle et ses nombreuses facettes sont
profondément ancrées dans le récit-cadre de notre recueil de nouvelles. En tant que spécimens
de l´homo ludens, les devisants se livrent au jeu de la découverte de l´être humain tout en se
sachant dans la main de Dieu. Pendant leurs huit jours au monastère, ils alternent activités
spirituelles - temps de lectio divina, Eucharistie, vêpres Ŕ et activités profanes Ŕ narrations et
débats, qui cependant ne sont pas simplement profanes. Les devisants intériorisent à un tel
point les méditations de dame Oisille que, lors du déjeuner, la vie des apôtres du Christ
devient leur conversation de table et, à une occurrence, les fait presqu´oublier leurs narrations
de l´après-midi. Parmi les narrations, de nombreux récits font mention de la joie et du rire.
Dans notre étude sur la joie dans le recueil, nous avons observé que diverses conceptions de la
joie, aussi bien la joie spirituelle et la joie profane qu´une joie ambiguë, liée à l´amour
humain, trouvent leur place dans l´Heptaméron. Les personnes décrites comme sujettes à la
joie spirituelle dans les nouvelles sont toutes des femmes. Cela pourrait être un appel discret
adressé de la part de l´auteur aux hommes, un appel à devenir plus spirituels. En ce qui
concerne la joie profane, celle-ci est éprouvée aussi bien par les femmes que par les hommes
dans les nouvelles. Souvent, cette joie profane liée à la ruse est décevante : elle n´a pour base
qu´une illusion et se révèle sans fondement réel, ce qui n´est pas le cas en ce qui concerne la
joie spirituelle. Quant à la joie due à l´amour, celle-ci peut aussi être fondée sur une illusion.
L´Heptaméron est donc une œuvre vraiment originale, intégrant beaucoup de types de joie
différents, révélant par cela un grand nombre de facettes des personnages et permettant ainsi
de mieux connaître l´être humain. Marguerite, le premier et seul auteur à introduire la joie
spirituelle dans un recueil de nouvelles, ne place cependant pas cette joie sur un piédestal.
Aussi bien la joie profane que la joie spirituelle sont nécessaires pour l´harmonie de l´homme.
Afin d´éviter la mélancolie, l´homme ne doit pas seulement rire, mais aussi éprouver la joie
spirituelle. Il doit combiner laetitia saecularis et gaudium spirituale.

307
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

En ce qui concerne le rire des personnages dans les nouvelles, nous remarquons qu´il émane
souvent d´une mauvaise perception de la réalité, d´une illusion. Cette dernière peut subsister
en lien avec la religion et, dans ce cas, surgir d´un rapport de superstition ou de peur face au
vrai sacré, ou d´un comportement peu orthodoxe en matière de religion. A travers le rire du
bon personnage en face d´un attachement superstitieux ou inapproprié au sacré, Marguerite de
Navarre donne un enseignement quant au regard observateur et réaliste à adopter en matière
de religion. Un autre sujet de rire sont les règles de la société, l´honnêteté, la sexualité.

Dans les débats, la joie est rarement mentionnée ; le rire, par contre, est à la fois un sujet de
discussion et une pratique collective ou individuelle des devisants. Les discussions théoriques
sur le rire touchent différents domaines. L´étiquette du comportement en société est discutée.
Quant à la discussion sur la nature humaine, celle-ci relève de la philosophie et de la
théologie. Si le rire des devisants est individuel, il peut servir à introduire le conte suivant et
est alors modèle de réaction pour le public d´auditeurs. Mais le rire peut aussi être une
réaction personnelle à un argument, les sujets étant alors principalement les lois de la société,
la religion et l´image que le devisant a et donne de soi-même, l´ethos. Dans ce dernier cas, le
rire provient d´une certaine ambiguïté au sujet de cette image, d´un écart entre l´être et le
paraître. Le rire des devisants a également une fonction expressive, établissant un lien
particulier entre les personnages, une sorte de code secret. Nous remarquons que le rire lors
des narrations et des débats, donc dans le milieu « profane » du pré au bord du Gave, ayant
lieu lors de la recherche de la vérité sur l´homme, sera transformé en joie lors des soirées, puis
des matinées en milieu « sacré ». Cette joie d´ordre spirituel reflète alors le contentement des
devisants : apparemment cet horaire partagé entre l´activité spirituelle et la recherche
communautaire et ludique sur la nature humaine, générant aussi une expérience de la vie,
convient aux besoins les plus essentiels des êtres humains. Peut-être Marguerite de Navarre
indique-t-elle par là un chemin spirituel à ses courtisans en leur donnant les moyens d´un vrai
bonheur ?
La deuxième partie de notre travail nous conduit donc aux constats suivants : Marguerite veut
introduire et « acclimatiser » la joie spirituelle dans le contexte de la cour. Celle-ci n´apparaît
pas, jusque là, dans un recueil relatant les divertissements de dix nobles personnages. Mais,
contrairement à ce que l´on pourrait attendre, la joie spirituelle n´est pas considérée comme
supérieure, mais mise sur le même plan que la joie profane. Les deux types de joie sont
nécessaires à l´homme et à la femme de cour. Néanmoins, quand il s´agit de combattre la
mélancolie, l´intervention du domaine spirituel (la joie plutôt que le rire) est nécessaire. Nous
constatons dans l´Heptaméron que la mélancolie ne peut être dépassée que grâce au lien avec
le sacré. Chez Marguerite de Navarre, le rire n´est pas seulement destructif ; il peut aussi
fonctionner comme instrument de critique dans le but d´une amélioration. Par rapport à la

308
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

conception du rire par l´Eglise médiévale, Marguerite le réhabilite, mais le place en dehors du
cadre religieux, c´est-à-dire que le rire apparaît uniquement lors des narrations et débats sur le
pré.

Dans notre troisième partie, nous avons pu constater l´ampleur des phénomènes d´ironie et
d´humour dans notre recueil de nouvelles du XVIe siècle. Dans un premier temps, nous avons
essayé de rendre l´arrière-plan de la reine de Navarre en ce qui concerne l´ironie et l´humour.
Nous y avons souligné les deux notions d´ironie dans la tradition rhétorique : l´ironie comme
état d´esprit, impliquant la déclaration de non-savoir comme maxime (cette forme d´ironie
peut également être nommée dissimulatio), et l´ironie comme figure rhétorique exprimant une
chose par son contraire (simulatio). Dans les traités de civilité de la Renaissance, cette
deuxième notion d´ironie sera reprise et utilisée à des fins conversationnelles pour nobles
compagnies. La notion d´humour, quant à elle, n´émerge qu´au XVIIIe siècle, mais l´humour
est bien sûr déjà existant auparavant. Le phénomène de l´humour a surtout été étudié
récemment. En ce qui concerne les phénomènes d´ironie et d´humour dans les nouvelles, nous
pouvons dire qu´ils se concentrent autour du combat entre corps et esprit. Nous relevons trois
catégories de personnages autour desquels ironie et humour semblent graviter : la première
catégorie est celle des personnes amoureuses s´ignorant soi-même ou ignorant autrui.
L´amour, souvent lié au corps et à la sexualité, rend les êtres humains aveugles et les place en
dehors de la raison. L´honneur des hommes et des femmes, fort différent l´un de l´autre, pose
également question. Le dualisme corps-esprit fait place à l´ironie de la reine de Navarre.
Celle-ci se développe principalement autour du sujet de la non-connaissance de soi-même
comme erreur ou péché. Il s´agit d´un thème faisant sourire le lecteur, reconnaissant
éventuellement une part de lui-même dans le personnage qui se méconnaît. - Des personnages
sont aussi décrits avec une ironie mordante, car leur paraître diverge fortement de leur être
véritable, conduisant beaucoup de leurs contemporains au malheur. Il s´agit de nombreux
exemples de religieux pervertis. Quels sont les effets du ton ironique dans les nouvelles ?
Premièrement, il suscite l´indignation, le pathos. Les devisants sont d´avis que les
représentants de l´Eglise ont uniquement l´intention de tirer profit des fidèles. Ils pensent que
Dieu devrait intervenir davantage afin de révéler la vraie nature de ses faux prophètes. - Puis
il y a la catégorie des personnages trop crédules : ils sont objets d´ironie s´ils sont en partie
acteurs de mal et, par contre, objets d´humour principalement s´ils sont victimes d´autrui.
Parmi les hommes, il y a les jeunes candidats religieux et les (vieux) maris cocus qui sont

309
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

décrits avec ironie/humour en tant que victimes. En ce qui concerne les candidats religieux,
une question est posée subtilement dans l´Heptaméron : La mélancolie serait-elle ici à
l´origine de la vocation religieuse ? Entrer au couvent est déconsidéré à plusieurs reprises,
comme si cela équivalait à un acte de folie explicable uniquement par la mélancolie des
jeunes candidats frustrés.

Utiliser ou instrumentaliser le « haut » pour le mettre au service du « bas », voilà un autre


sujet autour duquel se construit l´ironie des narrateurs et donc aussi celle de l´auteur
Marguerite de Navarre. L´ironie repose alors sur un décalage - posé comme évident Ŕ des
deux plans confondus sur le plan axiologique comme stylistique. Cela a surtout lieu si le sacré
est rabaissé au niveau du profane. Ce renversement des valeurs, souvent dit sur un ton
ironique, conduit à une déstabilisation momentanée du lecteur-auditeur qui doit lui-même
rétablir le bon équilibre des valeurs. L´humour des devisants, qui peuvent être considérés
comme des spécimens de l´homo ludens, peut avoir pour sujet le vrai sacré.

Dans les débats de l´Heptaméron, ironie et humour tournent autour de l´ethos des devisants.
En effet, les devisants cherchent à maintes reprises à prouver leur ethos honnête. Si ce dernier
est mis en question par les autres devisants, cela est vu d´un mauvais œil. A quelques endroits
des discussions, les devisants parviennent à relativiser leur propre importance et à ne pas se
prendre trop au sérieux. Il s´agit alors de moments d´humour dans les débats. Une tout autre
touche d´humour apparaît aux moments où les devisants se rendent compte du mystère des
cœurs. Ils notent alors que personne n´est apte à juger autrui, car Dieu seul connaît les cœurs.
Marguerite semble ici introduire sa vision de l´être humain : ultimement, on ne peut ni juger
l´autre ni se juger soi-même, car on ne connaît pas les profondeurs du cœur humain.
L´humour de Marguerite de Navarre est fondé sur la petitesse de l´homme considérée dans un
sens chrétien. Dans les débats, l´humour du narrateur ou du devisant est alors une sorte de rire
spirituel intérieur résultant d´une situation ambiguë, car sans issue. Ce type de rire intérieur ne
contient pas de raillerie. Il s´agit, chez nos devisants nobles et religieux, d´un rire spirituel
intérieur, basé sur l´indulgence envers le prochain.
Dans notre troisième partie, nous constatons donc que Marguerite utilise à la fois l´ironie et
l´humour dans son recueil de nouvelles. L´ironie révèle surtout la critique de la reine de
Navarre, alors que l´humour nous montre sa vision de l´être humain. Il s´agit là d´un humour

310
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

chrétien, consistant en un sourire spirituel intérieur suscité à la considération de la relativité


de tout ce qui est humain. Souvent, nous semble-t-il, le lecteur-auditeur se rend compte qu´il
serait lui-même capable de telle ou telle action pas tout-à-fait morale et il se reconnaît en
partie dans les protagonistes. Marguerite a donc un humour correspondant à sa spiritualité: on
sourit de défauts humains vus dans la perspective surplombante, tout en étant conscient que
l´on est soi-même capable des bourdes dont on s´amuse. Au cours des débats, la leçon
qu´apprennent entre autre les devisants est de pouvoir sourire et rire d´eux-mêmes. Cette
aptitude à pouvoir se relativiser soi-même est une nouvelle dimension que Marguerite
demande du courtisan évangélique.

Nous voyons donc que Marguerite de Navarre n´est pas seulement la femme gaillarde, comme
elle fut vue par de nombreux critiques du XIXe siècle. Mais elle n´est pas non plus
uniquement la pessimiste ne s´occupant que d´instruire de manière religieuse. Utilisant les
traditions philosophiques et païennes du rire, Marguerite les conjoint avec les traditions
chrétiennes de la joie, pour créer un mode de vie convenant à son idéal de l´honnête homme et
femme évangélique.

311
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Bibliographie
1)Œuvres de Marguerite de Navarre

- Heptaméron, édition de Simone de Reyff, Paris : Flammarion, 1982.


- Heptaméron, édition critique de Renja Salminen, Genève : Droz, 1999.
- L´Heptaméron, édition de Nicole Cazauran, Paris : Gallimard, 2000.
- L´Heptaméron des nouvelles, publié par Le Roux de Lincy, Paris: Auguste Eudes, 1880, 2 tomes.
- Théâtre profane, édition V.L. Saulnier, Genève : Droz, 1978.
- Les Prisons, Claire Lynch Wade, a French and English edition, Paris/New York : Peter Lang, 1989.
- Oeuvres complètes, édition de N. Cazauran et al., Paris : Champion, 2001-2.

2) Sources et textes de l´Antiquité au XVIe siècle

- Amyot (Jacques), L´histoire aethiopique de Heliodorus, contenant dix livres, traitant des loyales et pudiques
amours de Theagene Thessalien et Chariclea Aethiopienne. Nouvellement traduite de Grec en Françoys, Paris, J.
Longis, 1547. Traduite par Jacques Amyot.

- Amadis de Gaule (Le premier livre d´), publié sur l´édition originale par Hugues Vaganay, Paris : Hachette,
1918, 2 tomes.

- Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris : Presses Pocket, 1992.

- Aristote, Poétique, éd. Michel Magnien, Paris : Livre de poche, 1990.

- Aristote, Rhétorique, Paris : Livre de poche, 1991.

- Aristote, Rhétorique, texte établi et traduit par Médéric Dufour, Paris : Les Belles Lettres, 1991.

- Les arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècles, édités par Edmond Faral, Paris : Champion, 1958.

- Aubigné (Agrippa d´), Les Tragiques, éd. Jean-Raymond Fanlo, Paris : Champion, 1995, 2 tomes.

- Augustin (Saint), De Doctrina Christiana, Paris : Desclée de Brouwer, 1949.

- Augustin (Saint), De Catechizandis rudibus, Paris : Desclée de Brouwer, 1949.

- Bandello (Matteo), Novelle (1554), Alessandria : Ed. dell´Orso, 1992-1996.

- La Bible, qui est toute la Saincte Escripture, en laquelle sont contenus le Vieil Testament & le Nouveau,
translatez en françoys, le Vieil de Iebrieu & le Nouveau du grec. Ed. Pierre Robert Olivétan, Neuchâtel : P. de
Wingle, 1535.

- Boccaccio (Giovanni), Decameron, annoté par Cesare Segre, Milan: Mursia, 1966.

- Boccace, Décameron, traduction (1411-1414) de Laurent de Premierfait, par Giuseppe Di Stefano,


Bibliothèque du Moyen Français 3, Montréal: CERES, 1998.

- Bouchet (Guillaume), Serees, Rouen: Loudet, 1635.

- Briçonnet (Guillaume) & Marguerite d´Angoulême, Correspondance, édition du texte par Christine Martineau
et Michel Veissière, Genève: Droz, 1975, 2 tomes.

312
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Calvin (Jean), Institution de la religion chrétienne, Texte de la première édition française (1541) réimprimé
sous la direction de Abel Lefranc, Paris : Champion, 1911, 2 tomes.

- Calvin (Jean), Oeuvres choisies, édition d´Olivier Millet, Paris: Gallimard, 1995.

- Castelvetro (Lodovico), Poetica d´Aristotele vulgarizzata e sposta (1570), a cura di Werther Romani, Rome:
Laterza, 1978.

- Castiglione (Baldassar), Le Livre du Courtisan, présenté par Alain Pons, Paris : Flammarion, 1991.

- Les quatre livres du Courtisan du conte Baltazar de Castillon, éd. J. Colin, revue par Etienne Dolet et Mellin
de Saint-Gelais, Paris : François Juste, 1538.

- Caviceo, Dialogue très élégant intitulé le pérégrin, éd. François Dassy, Paris : Galliot du Pré, 1528.

- Cicéron, Brutus, texte établi et traduit par Jules Martha, Paris: Les Belles Lettres, 1931.

- Cicéron, De oratore (De l´orateur), Paris : Belles Lettres, 1966-1985, 3 tomes.

- Cicéron, L´orateur, éd. Albert Yon, Paris : Belles Lettres, 1964.

- Cicéron, De l´invention, Paris : Belles Lettres, 1994.

- Conteurs français du XVIe siècle, Textes présentés et annotés par Pierre Jourda, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard: 1965.

- Della Casa (Giovanni), Galatée (1558), Paris: Quai Voltaire, 1988.

- Demetrius de Phalère, De l´élocution, éd. P. Chiron, Paris : Belles Lettres, 1993.

- Des Autels (Guillaume), Mythistoire Barragouine de Fanfreluche et Gaudichon, Jean Dieppi, 1574.

- Des Périers (Bonaventure), Nouvelles Récréations et joyeux devis, édition critique par Krystyna Kasprzyk,
Paris: Champion, 1980.

- Des Périers (Bonaventure), La pronostication des pronostications non seulement de ceste presente année
MDXXXVII mais aussi des aultres à venir, voire de toutes celles qui sont passées, composée par maistre
Sarcomoros, natif de Tartarie et secrétaire du très illustre et très puissant roy de Cathai, serf des vertus, 1537,
in-8° (Rés. BU Sorbonne) (il en existerait une édition de T. Peach dans la BHR, LII, 1990, pp.109-122).

- Du Fail (Noël), Les Baliverneries d´Eutrapel, édition critique par Gaël Milin, thèse pour le doctorat de
troisième cycle, Université de Rennes, 1969.

- Du Fail (Noël), Propos rustiques, édition de Gabriel-André Pérouse, Genève: Droz, 1994.

- Erasme, Entretiens familiers. Des banquets & merveilles de nature, Paris : T. Jolly, 1562.

- Fabri (Pierre), Le grand et vrai art de pleine rhetorique (1521), Genève : Slatkine Reprints, 1969.

- Farel (Guillaume), Exhortation sur ces sainctes paroles , Bâle: Cratander, 1524.

- Farel (Guillaume), Le Sommaire de Guillaume Farel, réimprimé d´après l´édition de l´an 1532 par J.-G. Baum,
Genève : Fick, 1867.

- Fioretti di San Francesco, introduzione e note di Guido Battelli, Turin: Unione tipografico-editrice torinese,
1929.

- Firenzuola, Ragionamenti (1548), Venise : Barezzi, 1604.

313
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Galien, L´âme et ses passions, Paris : Belles Lettres, 1995.

- Gesta romanorum, édition de Brigitte Weiske, Tübingen: Niemeyer, 1992, 2 tomes.

- Giraldi Cinzio (Giovanni Battista), L´uomo di corte (1569), Modène: Mucchi, 1983.

- Giraldi Cinzio (Giovanni Battista), Hecatommithi overo cento novelle di Gio. Battista Giraldi Cinzio: nelle
quali s´impara & s´esercita il vero parlare Toscano; ma ancora vengono rappresentate come in vaghissima
scena, & in lucidissimo spechio, le varie maniere del viver humano (1565), Venise: E. Deuchino & G.B.
Pulciani, 1608.

- Grégoire le Grand, Dialogues (1556), Paris : Editions du Cerf, 1980.

- Guazzo (Stefano), La civile conversation, divisée en quatre livres (1574), Lyon : Chappuis, 1579 ; Turin :
Franco Cossimo Panini, 1993.

- Hermogène, L´art rhétorique : exercices préparatoires, états de cause, invention, éd. Michel Patillon,
Lausanne-Paris : L´Age d´Homme, 1997.

- Horace, Art poétique, Paris : Belles Lettres, 1967.

- Joubert (Laurent), Traité du Ris contenant son essance, ses causes, et mervelheus effais, curieusement
recerchés, raisonés et observés, Paris : Nicolas Chesneau, 1579 ; Genève : Slatkine Reprints, 1973.

- Lefèvre d´Etaples (Jacques), Epistres et Evangiles pour les cinquante et deux dimenches de l´an Ŕ Texte de
l´édition Pierre de Vingle, édition critique par Guy Bedouelle et Franco Giacone, Leiden : Brill, 1976.

- Lefèvre d´Etaples (Jacques), Commentarii initiatorii in quatuor evangelia, 1522. Bibliothèque Ste. Geneviève,
réserve, cote : B FOL. 203 (3) INV. 272 FA.

- Longin, Le traité du sublime, éd. Francis Goyet, Paris : Livre de poche, 1995.

- Macrobe, Les Saturnales. Œuvres, tome I, Paris : Panckoucke, 1845.

- Maillard (Olivier), Oeuvres françaises, Arthur de La Borderie (éd.), Genève: Slatkine Reprints, 1968.

- Maillard (Olivier), Istoire de la Passion douloureuse, annotations par Tamara Steiner, Berne : Peter Lang,
2001.

- Menot (Michel), Sermons choisis, introduction par Joseph Nève, Paris: Champion, 1924.

- Montaigne (Michel de), Essais, Paris : Garnier-Flammarion, 1992.

- Oecolampadius, De risu paschali, ad V. Capitonem, theologum epistola apologetica, apud inclytam germaniae
basileam , dans Opuscula Reformat. Basiliens., Tom. 1: Oecolampadius. (UB Basel; Falk. 849).

- Paré (Ambroise), Introduction à la chirurgie, Œuvres complètes, par Joseph-François Malgaigne, Genève :
Slatkine Reprints.

- Piccolomini (Alessandro), La Rafaella (1539), Paris: Bibliothèque des curieux, 1556.

- Platon, Le Banquet, préface de F. Châtelet, Paris : Gallimard, 1973.

- Platon, Timée in Œuvres complètes X, Paris : Belles Lettres, 1970.

- Platon, Philèbe, in Œuvres complètes, tome IX, texte établi et traduit par Auguste Diès, Paris : Les Belles
Lettres, 1941.

314
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Porete (Marguerite), Le Miroir des simples âmes anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir
d´amour ; traduction de l´ancien français par Claude Louis-Combet, texte présenté et annoté par Emile Zum
Brunn, Grenoble : Jérôme Million, 1991.

- Prêcher d´exemples - Récits de prédicateurs du Moyen Age, présenté par Jean-Claude Schmitt, Paris:
Stock/Moyen Age, 1985.

- Quintilien, Institution oratoire, tomes IV et V, éd. Jean Cousin, Paris : Belles Lettres, 1977-1978.

- Rabelais (François), Œuvres complètes, texte établi par Jacques Boulenger, Paris : Gallimard, 1955.

- Recueil de sermons joyeux, éd. Jelle Koopmans, Genève: Droz, 1998.

- Sansovino (Francesco), La retorica (1543), in Trattati di poetica e di retorica del Cinquecento, tome I, ed.
Bernard Weinberg, Bari: Laterza, 1972.

- Sénèque, De la tranquillité de l´âme , in Dialogues, tome IV, éd. René Waltz, Paris : Les Belles Lettres, 1927.

- Sigonio (Carlo), De dialogo liber (1562), Rome: Bulzoni, 1993.

- Speroni (Sperone), Apologia dei dialogi (1574), Rome: Vecchiarelli editore, 1989.

- Staehelin (Ernst), Briefe und Akten zum Leben Oekolampads, Leipzig: M. Heinsius Nachfolger Eger & Sievers,
1927, 2 tomes, pp.44-65 (De risu paschali).

- Strobl (Andreas), Ovum Paschale novum, oder, Neugefärbte Oster-Ayr, das ist, Viertzig geistliche Discurs auff
den H. Ostertag und Ostermontag: worinnen verschiedene Geschicht (...), Salzburg: Melchior Haan, 1694.

- Les Stoïciens, Passions et vertus Ŕ Fragments, préface par P. Maréchaux, Paris : Payot, « Petite Bibliothèque »,
2003.

- Summa bonorum, eine deutsche Exempelsammlung aus dem 15. Jahrhundert nach Stephan von Bourbon,
Susanne Baumgarte (Edition und Untersuchung), Berlin: Erich Schmidt, 1999.

- Thenaud (Jean), Le Triumphe des Vertuz - Premier traité: Le Triumphe de Prudence, édition critique par Titia
Schuurs-Janssen, Genève: Droz, 1997.

- Thomas d´Aquin, Somme Théologique, coordination A. Raulin, trad. A.-M. Roguet, Paris, 1994-6, 4 vol.

- Traités sur la nouvelle à la Renaissance - Bonciani, Bargagli, Sansovino, Introduction et notes par Nuccio
Ordine, Paris: Vrin, 2002.

- Le Violier des histoires rommaines, édition critique par Geoffroy Hope, Genève: Droz, 2002.

- Virgile, L´Eneide, in Œuvres complètes, texte bilingue présenté par Claude Michel Cluny, Paris : Editions de la
Différence, 1993.

- Yver (Jacques), Le Printemps d´Yver, Genève: Slatkine Reprints, 1970.

3) Ouvrages plus récents:

- Arnould (Dominique) : « Nature et fonction du rire dans la littérature grecque, d´Homère à Aristote », in
Humoresques, n°7, 1996, pp.45-51.

- Aubailly (Jean-Claude): « Le fabliau et les sources inconscientes du rire médiéval », Cahiers de civilisation
médiévale , tome 30, 1987, pp.105-117.

315
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Aubert (Jean), Dans les Pyrénées les villes d´eaux autrefois, Lyon : Horvath, 1993.

- Aulotte (Robert) : « L´inspiration satirique dans l´Heptaméron et dans le Théâtre profane », in Marguerite de
Navarre 1492-1992, Actes du colloque international de Pau, Editions interuniversitaires, 1995, pp.235-243.

- Aulotte (Robert) : « Figures de « femmes fortes » dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre », in


Narrations brèves Ŕ Mélanges de littérature ancienne offerts à Krystyna Kasprzyk, études réunies et publiées par
Piotr Salwa et Ewa Dorota Zolkiewska, Publications de l´Institut de Philologie Romane de l´Université de
Varsovie, 1993, pp.159-164.

- Baconsky (Teodor), Le rire des Pères - Essai sur le rire dans la patristique grecque, Paris: Desclée de
Brouwer, 1996.

- Baker (Mary J.) : « Mapping the moral domain in the Heptameron », in Les Visages et les voix de Marguerite
de Navarre, colloque de Duke University, 10-11 avril 1992, textes réunis et présentés par Marcel Tetel, Paris :
Klincksieck, 1995, pp. 9-18.

- Bakhtine (Mikhail), L´oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la
Renaissance , trad. A. Robel, Paris : Gallimard, 1970.

- Banderier (Gilles): « L´Oubli de Dieu et l´honneur des hommes: fonctions et usages de l´oubli dans
l´Heptaméron de Marguerite de Navarre », in Studia Neophilologica 70, 1998, pp. 221-229.

- Baraz (Michaël), Rabelais et la joie de la liberté, Paris : José Corti, 1983.

- Basset (Lytta), La joie imprenable - Pour une théologie de la prodigalité, Genève : Labor et Fides, 1996.

- Baudin (Henri) : « Montaigne ou l´humour consubstantiel », in Humoresques, n°9, 1998, pp.11-19.

- Bauschatz (Cathleen): “”Voylà, mes dames…” : Inscribed Women Listeners and Readers in the Heptameron”,
in Critical Tales Ŕ New studies of the Heptameron and Early Modern Culture, John D. Lyons & Mary McKinley
(éd.), Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1993, pp.104-122.

- Berger (Peter L.), Erlösendes Lachen - Das Komische in der menschlichen Erfahrung, Berlin: Walter de
Gruyter, 1998.

- Bergson (Henri), Le rire, Paris: Presses universitaires de France, 1993.

- Berlioz (Jacques): « Le récit efficace: L´exemplum au service de la prédication (XIII-XVe siècles) », in


Mélanges de l´Ecole française de Rome - Moyen Age - Temps modernes, tome 92, 1980-1, pp.114-146.

- Berlioz (Jacques): « Les recherches en France sur les exempla médiévaux, 1968-1988 », in Haug (Walter) (éd.),
Exempel und Exempelsammlungen, Tübingen: Niemeyer, 1991.

- Berlioz (Jacques) et Polo de Beaulieu (Anne), Les Exempla médiévaux, Garae/Hesiode, 1992.

- Bertrand (Dominique) : « Rire et sémiotique corporelle à la Renaissance à l´âge classique : une nouvelle
lisibilité » in La Peinture des Passions de la Renaissance à l´Age Classique Ŕ Actes du Colloque International
de Saint-Etienne, 10-12 avril 1991, textes réunis par Bernard Yon, Publications de l´Université de Saint-Etienne,
1995, pp.281-291.

- Bertrand (Dominique), Dire le rire à l´âge classique - Représenter pour mieux contrôler, Aix-en-Provence:
Publications de l´Université de Provence, 1995.

- Bertrand (Dominique) (éd.), Lire l´Heptaméron de Marguerite de Navarre, Centre d´Etudes sur les Réformes,
l´Humanisme et l´Age classique, Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 2005.

316
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Bichard (Marie-Claire), « Images de la mort dans L´Heptaméron : Realia et topoi », in Autour du roman -
Etudes présentées à Nicole Cazauran , Paris: Presses de l´Ecole Normale Supérieure, 1990, pp.97-115.

- Bideaux (Michel), L´Heptaméron de Marguerite de Navarre : de l´enquête au débat, Mont-de-Marsan :


Editions Interuniversitaires, 1992.

- Bideaux (Michel): « Dieu acteur dans les récits de l´Heptaméron », in Marguerite de Navarre 1492-1992,
Actes du colloque international de Pau, Editions Interuniversitaires, 1995, pp.695-718.

- Blanc (Pauline) : « La fonction du rire carnavalesque dans le théâtre des Tudor », in Tudor Theatre, For
Laughs ?/ Pour rire ?, Berne : Peter Lang, collection Theta, volume 6, 2002, pp.61-80.

- Blin (Georges), Stendhal et les problèmes du roman, Paris: José Corti, 1954.

- Blot (Georges), Le rire huguenot au XVIe siècle - Conférence, Bordeaux: Feret et Fils, 1896.

- Blum (Claude), La représentation de la mort dans la littérature française de la Renaissance, Paris: Champion,
2e édition, 1989, 2 tomes.

- Blum (Claude): « Le fou, personnage populaire dans les mystères et les miracles », in Madeleine Lazard, J.-Cl.
Aubailly et al., Aspects du théâtre populaire en Europe au XVIe siècle, Paris: Centre national des Lettres, 1989,
pp.43-53.

- Boisseuil (Didier) : « Les stations thermales siennoises (XIIIe-Xve s.) », in 2000 ans de thermalisme Ŕ Actes du
colloque tenu en mars 1994 à Royat (Puy-de-Dôme), Dominique Jarrassé (éd.), Publications de l´Institut
d´Etudes du Massif Central, 1996, pp.23-32.

- Bosc (R.), « A propos du cheminement des idées de Luther jusqu´à Nîmes: le rôle du carrefour rhénan », in Le
collège royal et l´académie protestante de Nîmes aux XVIe et XVIIe siècles, actes du colloque de Nîmes (janvier
1998), Nîmes, S.H.P.N.G., 1998, pp.161-201.

- Boucher (Jacqueline) : « Voyages et cures thermales dans la haute société française à la fin du XVIe siècle et
au début du XVIIe siècle », in Villes d´eaux Ŕ Histoire du thermalisme, Paris : Editions du CTHS, 1994, pp.41-
53.

- Bragantini (Renzo), Il riso sotto il velame : la novella cinquecentesca tra l´avventura e la norma, Florence:
Leo S. Olschki, 1987.

- Bremmer (Jan) & Roodenburg (Herman), Kulturgeschichte des Humors - Von der Antike bis heute, Darmstadt:
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999.

- Brémond (Claude) et Le Goff (Jacques), L´exemplum, Turnhout : Brepols, 1982.

- Brémond (Claude), « L´exemplum médiéval est-il un genre littéraire? », in Berlioz (Jacques) et Polo de
Beaulieu (Anne) (éd.), Les exempla médiévaux: Nouvelles perspectives, Paris: Champion, 1998, pp.21-28.

- Briscoe (Marianne), Artes praedicandi, Artes orandi, Turnhout: Brepols, 1992.

- Burckhardt (Jacob), Die Kultur der Renaissance in Italien, Stuttgart: Alfred Kröner Verlag, 18e édition, 1928.

- Buridant (Claude), « Les binômes synonymiques : Esquisse d´une histoire des couples de synonymes du
Moyen Age au XVIIe siècle », Bulletin du Centre d´Analyse du discours, n°4, 1980.

- Cabantous (Marius), Marguerite d´Angoulême et les débuts de la Réforme Ŕ Etude historique, Thèse de la
faculté protestante de Montauban, Montauban : Granié, 1898.

- Cave (Terence), Cornucopia, figures de l´abondance au XVIe siècle, Oxford : Clarendon, 1979.

317
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Cazauran (Nicole): « L´inspiration religieuse », in L´Heptaméron de Marguerite de Navarre, Paris : SEDES,


1976/1991, pp.257-292.

- Cazauran (Nicole): « La 30e nouvelle de l´Heptaméron ou la méditation d´un exemple », in Mélanges Jeanne
Lods , Paris, ENS, 1978, tome II, pp.617-652.

- Cazauran (Nicole): « L´Heptaméron et les origines du roman moderne », in L´Information littéraire, 1983, n°1,
pp.6-13.

- Cazauran (Nicole): « Les romans de chevalerie en France: entre exemple et récréation », in Le roman de
chevalerie au temps de la Renaissance, sous la direction de M.T. Jones-Davies, Paris : Jean Touzot Editeur,
1987, pp.29-48.

- Cazauran (Nicole): « Les citations bibliques dans l´Heptaméron », in Prose et prosateurs de la Renaissance -
Mélanges Robert Aulotte, Paris : SEDES, 1988, pp.153-163.

- Cazauran (Nicole) : « Marguerite de Navarre et son théâtre: dramaturgie traditionnelle et inspiration sacrée »,
in Nouvelle Revue du XVIe siècle, n°7, 1989, pp.37-52.

- Cazauran (Nicole) : « Marguerite de Navarre et le vocabulaire de l´ignorance », in Du Pô à la Garonne -


Recherches sur les échanges culturels entre l´Italie et la France de la Renaissance, Actes du Colloque
International d´Agen (26-29 septembre 1986), Agen: Centre Matteo Bandello, 1990, pp.231-252.

- Cazauran (Nicole), L´Heptaméron de Marguerite de Navarre, Paris : SEDES, 1991.

- Cazauran (Nicole) : « La Nouvelle exemplaire ou le roman tenu en échec », in L´Heptaméron de Marguerite de


Navarre - Actes de la journée d´étude Marguerite de Navarre, 19 octobre 1991, réunis par Simone Perrier, UFR,
« Sciences des textes et documents », 1992.

- Cazauran (Nicole) : « Sur l´élaboration de l´Heptaméron », in Les visages et les voix de Marguerite de
Navarre, Colloque de Duke University, 10-11 avril 1992, Paris : Klincksieck, 1995, pp.19-39.

- Cazauran (Nicole) : « Un nouveau genre d´écrire : les débuts du dialogue mondain », in Marguerite de Navarre
1492-1992, Actes du colloque international de Pau, Editions Interuniversitaires, 1995, pp.537-591.

- Cazauran (Nicole) : « Boaistuau et Gruget éditeurs de l´Heptaméron: à chacun sa part », in Travaux de


littérature, XIV, 2001, pp. 149-169.

- Cazauran (Nicole) : « Sur trois récits de L´Heptaméron: De l´importance des arrière-plans », in Nouvelle Revue
du Seizième Siècle, 2003, n°21/2, pp.5-20.

- Cazauran (Nicole) : « Sur L´Heptaméron de Marguerite de Navarre. Enquêtes d´authenticité », in Revue


d´Histoire littéraire de la France, Paris : PUF, avril-juin 2004, 104e année, n°2, pp.269-282.

- Cazauran (Nicole) : « Deux « ravies de l´amour de Dieu » dans la Comédie-de-Mont de Marsan et Le Miroir
des simples âmes », article à paraître.

- Cazauran (Nicole), Variétés pour Marguerite de Navarre 1978-2004, Autour de l´Heptaméron, Paris :
Champion, 2005.

- Chariatte Fels (Isabelle), Le portrait du coeur de l´homme » : présences et transformations de la littérature de


salon dans les Maximes de La Rochefoucauld, thèse de l´université de Bâle, 2004.

- Charland (Th.-M.), Artes praedicandi - Contribution à l´histoire rhétorique au Moyen Age, Ottawa :
Publications de l´institut d´études médiévales d´Ottawa, 1936.

318
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Charpentier (Françoise) : « Désir et parole dans les devis de l´Heptaméron », in Les Visages et les voix de
Marguerite de Navarre, colloque de Duke University, 10-11 avril 1992, textes réunis et présentés par Marcel
Tetel, Paris : Klincksieck, 1995, pp.41-49.

- Cholakian (Patricia F.) & Cholakian (Rouben C.), Marguerite de Navarre Ŕ Mother of the Renaissance, New
York: Columbia University Press, 2006.

- Chomarat (Jacques), Grammaire et rhétorique chez Erasme, Paris : Belles Lettres, 1981.

- Clapier-Valladon (Simone), « L´homme et le rire », in Poirier (Jean) (éd.), Histoire des moeurs, II,
Encyclopédie de la Pléiade, Paris : Gallimard, 1991, pp.247-297.

- Collins (Hazel Grasmere), The fiction of truth: a study of the Heptameron of Marguerite de Navarre, Rutgers
University, The State University of New Jersey, 1975 (thèse dactylographiée).

- Cornilliat (François) & Langer (Ullrich): “Naked Narrator: Heptameron 62”, in Critical Tales Ŕ New studies of
the Heptameron and Early Modern Culture, John D. Lyons & Mary McKinley (ed.), Philadelphia: University of
Pennsylvania Press, 1993, pp.123-145.

- Cottrell (Robert): “Inmost Cravings: The Logic of Desire in the Heptameron”, in Critical Tales Ŕ New studies
of the Heptameron and Early Modern Culture, John D. Lyons & Mary McKinley (ed.), Philadelphia: University
of Pennsylvania Press, 1993, pp.3-24.

- Cottrell (Robert D.), La grammaire du silence Ŕ Une lecture de la poésie de Marguerite de Navarre, Paris :
Champion, 1995.

- Courcelle (Pierre), Lecteurs païens et lecteurs chrétiens de l´Enéide, Paris : Institut de France, Mémoires de
l´Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1984, 2 tomes.

- Courtine (Jean-Jacques): « Corps, regard, discours, typologies et classifications dans les physionomies de l´âge
classique », in Langue Française, 74, Mai 1987, pp.108-128.

- Courtine (Jean-Jacques) et Vigarello (Georges) : « La physionomie de l´homme impudique », in


Communications, 46, 1987, pp.79-91.

- Courtine (Jean-Jacques) et Haroche (Claudine), Histoire du Visage. Exprimer et taire ses émotions (XVIe-début
XIXe siècle), Paris : Editions Rivages, 1988, Editions Payot et Rivages, 1994.

- Couturas (Claire), La question de l´homme dans les Essais de Montaigne : de la Morale à la Connaissance (le
discours des passions), thèse, Paris III Ŕ Sorbonne Nouvelle, 2001 (inédite).

- Crouzet (Denis): « Le devoir d´obéissance à Dieu : Imaginaires du pouvoir royal », in Nouvelle Revue du
Seizième Siècle, 2004, n°22/1, pp.19-47.

- Cruel (Rudolf), Geschichte der deutschen Predigt im Mittelalter, Detmold: Menersche Hofbuchhandlung,
1879.

- Curtius (Ernst Robert), Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Berne: Francke, 1954, pp.419-434:
"Scherz und Ernst in mittelalterlicher Literatur".

- Dacheux (Louis), Jean Geiler de Kaysersberg - un réformateur catholique à la fin du XVe siècle. Etude sur sa
vie et son temps, Paris, Delagrave, 1876.

- Davy (M.M.), Les sermons universitaires parisiens de 1230-1231, Paris: Vrin, 1931.

- Delcorno (Carlo), Exemplum e letteratura tra Medioevo e Rinascimento, Bologna: Mulino, 1989.

319
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Delègue (Yves): « Autour de deux prologues : l´Heptaméron est-il un anti-Boccace ? », in Travaux de


linguistique et de littérature IV, 2, 1966, pp.22-37.

- Délègue (Yves) : « La signification du rire dans l´Heptaméron », in L´Heptaméron de Marguerite de Navarre -


Actes de la Journée d´Etude, 19/10/1991, U.R.F., « Sciences des textes et documents », pp.35-50.

- Delumeau (Jean), Naissance et affirmation de la Réforme, PUF, 1988.

- Demerson (Guy), L´esthétique de Rabelais, Paris : SEDES, 1996.

- Dimitri, Humor - Gespräche über die Komik, das Lachen und den Narren, herausgegeben von Corina
Lanfranchi, Dornach: Verlag am Goetheanum, 1997.

- Di Stefano (Giuseppe), Dictionnaire des locutions du moyen français, Montréal : CERES, 1991.

- Di Stefano (Giuseppe) (éd.), Le rire, le sourire, les larmes - Actes du colloque international, Université McGill,
Montréal, 3-4/10/1994, Montréal: Editions CERES, 1996.

- Dreher (Bruno), Die Osterpredigt, Freiburg: Herder, 1951.

- Dubois (Claude-Gilbert): « Fonds mythique et jeu de sens dans le « prologue » de l´Heptaméron », in Etudes
seiziémistes offertes à M. le professeur V.-L. Saulnier, Genève : Droz, 1980, pp.151-168.

- Ducrot (Oswald) & Todorov (Tzvetan), Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris : Seuil,
1972.

- Duerr (Hans Peter), Der Mythos vom Zivilisationsprozess, Francfort / Main : Suhrkamp, 1993.

- Duval (E.M.): «Et puis, quelles nouvelles?: the project of Marguerite´s unfinished Decameron », in Critical
tales. New studies of the Heptaméron and early modern culture, Philadelphia, University of Pennsylvania, 1993,
pp.241-262.

- Duvignaud (Jean), Le propre de l´homme - Histoires du rire et de la dérision, Paris: Hachette, 1985.

- Elgozy (Georges), De l´humour, Paris : Denoël, 1979.

- Elias (Norbert), La civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, 1973.

- Emelina (Jean), Le comique - Essai d´interprétation générale, Paris: SEDES, 1991.

- Engler (Bernd) & Müller (Kurt) (éd.), Exempla - Studien zur Bedeutung und Funktion exemplarischen
Erzählens, Berlin: Duncker & Humblot, 1995.

- Escarpit (Robert), L´humour, Paris: PUF, collection « Que sais-je? », 1991.

- Escarpit (Robert) (éd.), Dictionnaire international des termes littéraires, Berne : Francke, 1979 ; « comique »
in fascicule 1, pp.345-352.

- Evrard (Franck), L´humour, Paris: Hachette, 1996.

- Febvre (Lucien), Amour sacré, amour profane Ŕ Autour de l´Heptaméron, Paris : Gallimard, Folio, 1944.

- Fietz (L.) & Fichte (J.), Semiotik, Rhetorik und Soziologie des Lachens, Tübingen: Niemeyer, 1996.

- Fluck (Hanns), "Der Risus Paschalis- ein Beitrag zur religiösen Volkskunde", in Archiv für
Religionswissenschaft, 31, 1934, Leipzig/Berlin: Verlag B.G. Teubner, pp.188-212.

- Fontaine (Guy)(éd.), Lettres Européennes - Histoire de la littérature européenne, Paris : Hachette, 1992.

320
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Fontes Baratto (Anna) (éd.), De qui, de quoi se moque-t-on ? Rire et dérision à la Renaissance, Paris : Presses
Sorbonne Nouvelle, Cahiers de la Renaissance italienne, 2004.

- Fourastié (Jean): « Recherches et réflexions sur le rire, le risible, le comique et l´humour » in Bulletin de la
Société française de Philosophie, t. 78, n°3, 1984, pp. 65-126.

- Freud (Sigmund) : « L´Humour », article paru dans la revue Imago en 1928 ; repris en appendice dans Le Mot
d´esprit et ses rapports avec l´inconscient, Paris : Gallimard, « Idées », 1969, pp.367-376.

- Freud (Sigmund), Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten Ŕ Der Humor, Francfort: Fischer, 1992
(1940).

- Friedemann (Joë), Humoresques: Rire et littérature, n°9, Presses universitaires de Vincennes, 1998.

- Fritz (Jean-Marie), Le discours du fou au Moyen Age (XIIe-XIIIe siècles) - Etude comparée des discours
littéraire, médical, juridique et théologique de la folie, Paris: PUF, 1992.

- Fromm (Hans): "Komik und Humor in der Dichtung des deutschen Mittelalters", in Deutsche
Vierteljahresschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, vol. 36, 1962, pp.321-339.

- Fumaroli (Marc), « La conversation » in Trois institutions littéraires, Paris : Gallimard, 1994, pp.111-211.

- Fumaroli (Marc), La diplomatie de l´esprit Ŕ de Montaigne à La Fontaine, Paris : Gallimard, 1998.

- Gaignebet (Claude) & Lajoux (Dominique), Art profane et religion populaire au Moyen Age, Paris: PUF, 1985.

- Gailliard (Michel), L´Heptaméron de Marguerite de Navarre Ŕ Analyses textuelles, Toulouse: Presses


universitaires du Mirail, 2005.

- Garanderie (Marie-Madeleine de la), Le dialogue des romanciers Ŕ Une nouvelle lecture de L´Heptaméron, in
Archives des Lettres Modernes, n°168, 1977.

- Garnier (François) : « Plaisir, joie et bonheur dans l´iconographie médiévale », in Le rire au Moyen Age dans la
littérature et les arts, Actes du colloque international des 17-19 novembre 1988, textes recueillis par Thérèse
Bouché et Hélène Charpentier, Bordeaux : Presses universitaires de Bordeaux, 1990, pp.193-200.

- Garrisson (Janine), Royauté, Renaissance et Réforme 1483-1559, Paris : Seuil, 1991.

- Geremek (Bronislaw) : « L´exemplum et la circulation de la culture au Moyen Age », in Mélanges de l´Ecole


française de Rome - Moyen Age - Temps modernes, tome 92, 1980-1, pp.153-179.

- Gilhus (Ingvild Saelid), Laughing gods, weeping virgins - Laughter in the History of Religion, Londres:
Routledge, 1997.

- Gilman (Sander), The parodic sermon in European perspective - Aspects of liturgical parody from the Middle
Ages to the twentieth century, Wiesbaden: Franz Steiner Verlag, 1974.

- Glidden (Hope): “Gender, Essence, and the Feminine (Heptameron 43)”, in Critical Tales Ŕ New studies of the
Heptameron and Early Modern Culture, John D. Lyons & Mary McKinley (ed.), Philadelphia: University of
Pennsylvania Press, 1993, pp.25-40.

- Godin (André), L´homéliaire de Jean Vitrier - Spiritualité franciscaine en Flandre au XVIe siècle, Genève :
Droz, 1971.

- Gonzáles Alcaraz (Antonio): « La structure spéculaire dans la LXIIe nouvelle de l´Heptaméron », in


Marguerite de Navarre 1492-1992, Actes du colloque international de Pau, Editions Interuniversitaires, 1995,
pp.669-675.

321
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Gouédo-Thomas (Catherine): « Le thermalisme médiéval, de Flamenca à Michel de Montaigne », in Villes


d´eaux Ŕ Histoire du thermalisme, Paris : Editions du CTHS, 1994, pp.11-26.

- Gougenheim (G.), Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle, Paris : Picard, 1984.

- Goyet (Francis), Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Paris : Le Livre de Poche, 1990.

- Grabner-Haider (A.) (éd.): "Lachen", in Praktisches Bibellexikon, Freiburg: Herder, 1969.

- Gringoire (Réginald), Homéliaires liturgiques médiévaux - Analyse de manuscrits, Spoleto: Centro italiano di
studi sull´Alto Medioevo, 1980.

- Habicht (Werner): "Humor", in Der Literatur Brockhaus, Mannheim: Brockhaus, 1988, vol. 2, p.236, col.1-2.

- Hamon (Philippe), L´ironie littéraire, essai sur les formes d´écriture oblique, Paris : Hachette, 1996.

- Hanon (Suzanne), Le vocabulaire de L´Heptaméron : Index et concordance (avec 15 microfiches),


Paris/Genève : Champion / Slatkine, 1990.

- Hansen (Björn Bredal), La peur, le rire et la sagesse - Etude sur Rabelais et Montaigne, in Etudes Romanes de
l´université de Copenhague, numéro supplémentaire 28, 1985.

- Hardison (O.B.), Christian Rite and Christian Drama in the Middle Ages - Essays on the Origin and early
History of modern Drama, Baltimore: Johns Hopkins Press, 1965.

- Heers (Jacques), Fêtes, jeux et joutes dans les sociétés d´Occident à la fin du Moyen Age, Conférence d´Albert-
le-Grand 1971, Paris: Vrin, 1971.

- Heers (Jacques), Fêtes des fous et Carnavals, Paris : Fayard, 1983.

- Heller (Henry) : « Marguerite de Navarre and the Reformers of Meaux », BHR, XXXIII, 1971, pp.271-310.

- Heller (Henry): “The Evangelicism of Lefèvre d´Etaples: 1525”, Studies in the Renaissance 19, 1972, pp.42-
77.

- Heller (Henry) : « Famine, Revolt and Heresy at Meaux : 1521-1525 », in Archiv für Reformationsgeschichte,
68, 1977, pp.133-167.

- Herminjard (A.L.), Correspondance des réformateurs dans les pays de langue française, Genève : Georg ;
Paris : Fischbachen, 1878-1886, tomes I à IV.

- Higman (Francis), Piety and the People - Religious Printing in French, 1511-1551, Aldershorst: Scolar Press,
1996.

- Higman (Francis), Lire et découvrir la circulation des idées au temps de la Réforme, Genève : Droz, 1998.

- La catégorie de l´honneste dans la culture du XVIe siècle, Actes du Colloque international de Sommières II
(septembre 1983), Institut d´Etudes de la Renaissance et de l´âge classique, Université de Saint-Etienne, 1985.

- Horowitz (Jeannine) & Menache (Sophia), L´humour en chaire - Le rire dans l´Eglise médiévale, Genève:
Labor et Fides, 1994.

- Huguet (Edmond), Le langage figuré au XVIe siècle, Paris : Hachette, 1933.

- Huguet (Edmond), Dictionnaire de la langue française du 16 e siècle, Paris : Didier, 1965 ; art. « joie » dans le
tome 4, p.730 ; art. « rire » dans le tome 6, p.608.

322
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Huizinga (Johan), Homo ludens Ŕ Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris : Gallimard, 1988.

- Ilvonen (Eero), Parodies de thèmes pieux dans la poésie française du Moyen Age, Genève: Slatkine Reprints,
1975.

- Jackson (Timothy): "Die Kürze des Exemplums am Beispiel der Elsässischen Predigten", in Grabmüller
(Klaus) (éd.), Kleinere Erzählformen , Paderborner Colloquium 1987, Paderborn: Schöningh, 1988, pp.213-223.

- Jacobelli (Maria Caterina), Il Risus paschalis e il fondamento teologico del piacere sessuale, Brescia:
Queriniana, 1991.

- Jacobelli (Maria Caterina), Ostergelächter - Sexualität und Lust im Raum des Heiligen , Regensburg: Verlag F.
Pustet, 1992.

- Jardon (Denise), Du comique dans le texte littéraire, Bruxelles-Paris: De Boeck-Duculot, 1988.

- Jauss (Hans Robert), Alterität und Modernität der mittelalterlichen Literatur, Munich: Fink, 1977, pp.219-237:
"Ernst und Scherz in der mittelalterlichen Allegorie".

- Jonsson (Jakob), Humour and Irony in the New Testament Ŕ Illuminated by parallels in Talmud and Midrash,
thèse, Reykjavik: Bokautgafa Menningarsjods, 1965.

- Jouanna (Arlette), La France du XVIe siècle, Paris : PUF, 3e édition, 2002.

- Jourda (Pierre), Marguerite d´Angoulême, Paris: Champion, 1930, 2 tomes.

- Kapp (Volker): "Exempelerzählung und Anstandslehre bei Guazzo: Zur Bedeutung der Exempla nach
Boccaccio", in Exempla - Studien zur Bedeutung und Funktion exemplarischen Erzählens, Bernd Engler & Kurt
Müller (Hg.), Berlin: Duncker & Humblot, 1995, pp.97-113.

- Kerner (Max) (éd.), "... eine finstere und fast unglaubliche Geschichte?" - Mediävistische Notizen zu Umberto
Ecos Mönchsroman "Der Name der Rose", Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1987, chap. 12: "Mit
dem Lachen meint es Eco Ernst", pp.18-20.

- Kinney (Arthur), Continental Humanist Poetics Ŕ Studies in Erasmus, Castiglione, Marguerite de Navarre,
Rabelais and Cervantes, Amherst: Massachusetts University Press, 1989; chap. 3: “Baldassare Castiglione, Il
Libro del Cortegiano and the Poetics of Eloquence” (pp.87-134), chap. 4: „Marguerite de Navarre´s
Heptameron: The Poetics of Metaphysics and the Fiction of L´inquiétisme (pp.135-180).

- Klesczewski (Reinhard), Die französischen Übersetzungen des Cortegiano von Baldassare Castiglione,
Heidelberg: Carl Winter, 1966.

- Klibansky (Raymond), Panofsky (Erwin) et Saxl (Fritz), Saturn and Melancholy Ŕ Studies in the History of
Natural Philosophy, Religion and Art, London: Nelson, 1964.

- Kotler (Eliane): « L´implicite narratif ou la morale incidente de l´Heptaméron », in Marguerite de Navarre


(1492-1992), Actes du Colloque international de Pau (1992), textes réunis par Nicole Cazauran et James
Dauphiné, Mont-de-Marsan : Editions Inter-Universitaires, 1995, pp.491-509.

- Krailsheimer (A.J.), Rabelais and the Franciscans, Oxford: Clarendon Press, 1963.

- Kraus (Dorothy & Henry), Le monde caché des miséricordes, Paris: Les éditions de l´amateur, 1986.

- Kupisz (Kazimierz) : « Autour de la technique de l´Heptaméron », in La nouvelle française à la Renaissance,


études réunies par Lionello Sozzi et présentées par V.L. Saulnier, Genève : Slatkine, 1981, pp.379-395.

- Kupisz (Kazimierz), « La courtoisie en décadence ou le mythe de Psyché à l´envers (autour des 43e et 49e
nouvelles de l´Heptaméron) », in Narrations brèves Ŕ Mélanges de littérature ancienne offerts à Krystyna

323
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

Kasprzyk, études réunies et publiées par Piotr Salwa et Ewa Dorota Zolkiewska, Publications de l´Institut de
Philologie Romane de l´Université de Varsovie, 1993, pp.165-176.

- Kuschel (Karl-Josef), Lachen - Gottes und der Menschen Kunst, Freiburg: Herder, 1994.

- Lacroix (Jean) : « Esquisse d´une significaion du rire chez les nouvellistes italiens des XIIIe, XIVe et XVe
siècles », in Le rire au Moyen Age dans la littérature et les arts, Actes du colloque international des 17-19
novembre 1988, textes recueillis par Thérèse Bouché et Hélène Charpentier, Bordeaux : Presses universitaires de
Bordeaux, 1990, pp.201-225.

- Lafenestre (Georges) : La Légende de S. François d´Assise d´après les témoins de sa vie, Paris : L´Edition
d´Art, 1923.

- Lajarte (Philippe de): « Le prologue de l´Heptaméron et le processus de production de l´œuvre », in La


nouvelle française à la Renaissance, études réunies par Lionello Sozzi et présentées par V.L. Saulnier, Genève :
Slatkine, 1981, pp.397-433.

- Lajarte (Philippe de) : « Amour et passion amoureuse dans l´Heptaméron : Perspective éthique et perspective
pathologique », in La poétique des passions à la Renaissance - Mélanges offerts à Françoise Charpentier, F.
Lecercle et S. Perrier (éd.), Paris: Champion, 2001, pp.369-387.

- Lajarte (Philippe de) : « Autour d´un paradoxe : Les nouvelles de Marguerite de Navarre et sa correspondance
avec Briçonnet », in Marguerite de Navarre (1492-1992), Actes du Colloque international de Pau (1992), textes
réunis par Nicole Cazauran et James Dauphiné, Mont-de-Marsan : Editions Inter-Universitaires, 1995, pp.595-
634.

- Lajarte (Philippe de): « La structure vocale des psychorécits dans les nouvelles de l´Heptaméron », in Les
visages et les voix de Marguerite de Navarre, Colloque de Duke University, 10-11 avril 1992, Textes réunis et
présentés par Marcel Tetel, Paris : Klincksieck, 1995, pp.79-96.

- Larcher (Charles), Marguerite d´Angoulême dans ses rapports avec la Réforme Ŕ Etude historique, thèse de la
faculté de théologie protestante de Montauban, Montauban : Macabiau, 1883.

- Lausberg (Heinrich), Handbuch der literarischen Rhetorik. Eine Grundlegung der Literaturwissenschaft,
Munich: Max Huber, 1960, 2 vol.

- Lazard (Madeleine): « Du rire théorisé au comique théâtral », in Studi di letteratura francese, X, Commedie e
comicità nel Cinquecento francese e europeo, Florence: Olschki, 1983, pp.19-30.

- Lazard (Madeleine): « L´infidélité féminine dans l´Heptaméron », in Les Visages et les voix de Marguerite de
Navarre, colloque de Duke University, 10-11 avril 1992, textes réunis et présentés par Marcel Tetel, Paris :
Klincksieck, 1995, pp.97-106.

- Lazard (Madeleine), Images littéraires de la femme à la Renaissance, Paris : PUF, 1985.

- Lazard (Madeleine) : « La thérapeutique par le rire dans la médecine du XVIe siècle », in Littérature et
pathologie, Max Milner (éd.), Presses universitaires de Vincennes, 1989, pp.13-27.

- Lazard (Madeleine), Rabelais l´humaniste, Paris: Hachette, 1993.

- Lazard (Madeleine), « Femmes, littérature, culture au XVIe siècle en France », in Joyeusement vivre et
honnêtement penser - Mélanges offerts à Madeleine Lazard , M.-M. Fragonard & G. Schrenck, Paris: Champion,
2000.

- Lazard (Madeleine), Les Avenues de Fémynie Ŕ Les femmes et la Renaissance, Paris : Fayard, 2001.

- Lebègue (Raymond) : « L´Heptaméron: un attrape-mondains », in De Ronsard à Breton - Recueil d´essais,


Hommage à Marcel Raymond, Paris: José Corti, 1967, pp.35-41.

324
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Lebègue (Raymond) : « La fidélité conjugale dans l´Heptaméron », in La nouvelle française à la Renaissance,


études réunies par Lionello Sozzi et présentées par V.L. Saulnier, Genève : Slatkine, 1981, pp.425-433.

- Le Brun (Jacques) : « « Jésus-Christ n´a jamais ri » - Analyse d´un raisonnement théologique », in Homo
religiosus Ŕ Autour de Jean Delumeau, Paris : Fayard, 1997, pp.431-437.

- Lecercle (François) & Perrier (Simone) (éd.), La poétique des passions à la Renaissance Ŕ Mélanges offerts à
Françoise Charpentier, Paris : Champion, 2001.

- Lecointe (Jean), L´Idéal et la Différence : la perception de la personnalité littéraire à la Renaissance, Genève :


Droz, 1993.

- Lecoq (A.M.), François Ier imaginaire, Paris : Macula, 1987.

- Lecoy de la Marche (Albert), La chaire française au Moyen Age, spécialement au XIIIe siècle, Paris : Didier,
1868.

- Lecoy de la Marche (Albert), Le rire du prédicateur - Récits facétieux du Moyen Age, Brepols, 1992.

- Lefebvre (Joël), Les Fols et la Folie Ŕ Etude sur les genres du comique et de la création littéraire en Allemagne
pendant la Renaissance, Paris : Klincksieck, 1968.

- Lefranc (Abel) : « Les journées d´une société polie au XVIe siècle d´après les prologues de l´Heptaméron », in
Humanisme et Renaissance, V, 1938, pp.7-15.

- Lefranc (Abel), La vie quotidienne au temps de la Renaissance, Genève : Slatkine, 1970.

- Le Goff (Jacques) : « Rire au Moyen Age », in Un autre Moyen Age , Paris : Gallimard, Quarto, 1999, pp.1343-
1356.

- Le Goff (Jacques) : « Le rire dans les règles monastiques du haut Moyen Age », in idem, pp.1357-1368.

- Le Goff (Jacques) & Truong (Nicolas), Une histoire du corps au Moyen Age, Editions Liana Levi, 2003.

- Lehmann (Paul), Die Parodie im Mittelalter, Stuttgart: Anton Hiersemann, 1963.

- Lehmkühler (Karsten): « A propos du rire. Un dialogue entre la philosophie et la théologie », in Revue


d´Histoire et de Philosophie religieuses, Strasbourg, tome 83, n°4, octobre-décembre 2003, pp.469-487.

- Lehr (Friedrich), Studien über den komischen Einzelvortrag in der älteren deutschen Literatur, Marburg: Joh.
Aug. Koch, Universitäts-Buchdruckerei, 1907.

- Le Monde Ŕ Dossiers et documents littéraires : « Le rire et les lettres », n°48, juillet 2005.

- Le Roux de Lincy, Essai sur la vie et les œuvres de Marguerite d´Angoulême, Paris : Ch. Lahure, 1853.

- Lesêtre (H.) : « Rire », in Dictionnaire de la Bible, F. Vigouroux (éd.), Paris : Letouzey, 1912, t.V, col. 1101-
1102.

- Link-Heer (Ursula): „Physiologie und Affektenlehre des Lachens im Zeitalter Rabelais´. Der medico-
philosophische „Traité du Ris“ (1579) von Laurent Joubert“, in Röcke (Werner) & Neumann (Helga), Komische
Gegenwelten Ŕ Lachen und Literatur in Mittelalter und Früher Neuzeit, Paderborn: Schöningh, 1999, pp.251-
277.

- Longère (Jean), La prédication médiévale, Paris : Etudes Augustiniennes, 1983.

325
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Lorian (Alexandre), Tendances stylistiques de la prose narrative française du XVIe siècle, Lille : Klincksieck,
1973.

- Loskoutoff (Yvan) : « Un étron dans la cornucopie : La valeur évangélique de la scatologie dans l´œuvre de
Rabelais et de Marguerite de Navarre », in Revue d´Histoire Littéraire de la France, n°5, Paris, 1995, pp.906-
932.

- Lyons (John D.), Exemplum - The Rhetoric of Example in Early Modern France and Italy, Princeton University
Press, 1989, chapitre 2 sur "The Heptaméron and Unlearning from Example", pp.72-117.

- Lyons (John D.): « The « Cueur » in the Heptaméron: the ideology of concealment”, in Les Visages et les voix
de Marguerite de Navarre, colloque de Duke University, 10-11 avril 1992, textes réunis et présentés par Marcel
Tetel, Paris : Klincksieck, 1995, pp.107-121.

- Mandrou (Robert), Introduction à la France moderne (1500-1640) - Essai de psychologie historique, Paris :
Albin Michel, 3e édition, 1998.

- Marczuk-Szwed (Barbara), L´inspiration biblique dans l´oeuvre de Marguerite de Navarre - poésie-théâtre,


Cracovie: Universitas, 1992.

- Martin (Hervé), Le métier de prédicateur à la fin du Moyen Age (1350-1520), Paris: Cerf, 1988.

- Martineau-Genieys (Christine) : « La voix de l´évangélisme dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre », in


Annales de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l´université de Nice, 1983, pp.385-391.

- Martineau-Genieys (Christine) : « La lectio divina dans l´Heptaméron », in Colloque Marguerite de Navarre,


15-16/2/1992, Premières journées d´études du XVIe siècle, Faculté des Lettres, Arts et Sciences, Université de
Nice - Sophia Antipolis.

- Martin-Ulrich (Claudie), La persona de la princesse au XVIe siècle: personnage littéraire et personnage


politique, Paris : Champion, 2004.

- Mathieu-Castellani (Gisèle), La conversation conteuse - Les Nouvelles de Marguerite de Navarre, Paris: PUF,
1992.

- Mathieu-Castellani (Gisèle) : « L´Heptaméron, l´ère du soupçon », in Les visages et les voix de Marguerite de
Navarre. Colloque de Duke University, 10-11 avril 1992, Paris : Klincksieck, 1995, pp.124-134.

- Mathieu-Castellani (Gisèle): « L´Heptaméron ou la malice contre la malice », in Devis d´amitié Ŕ Mélanges en


l´honneur de Nicole Cazauran, Etudes réunies par Jean Lecointe et al., Paris : Champion, 2002, pp.417-433.

- Mauron (Charles), Psychocritique du genre comique, Paris: José Corti, 1964.

- Mazouer (Charles) : « L´humour et l´ancien théâtre italien », in Humoresques, n°7, 1996, pp.77-87.

- Mazouer (Charles): « La prédication populaire et le théâtre au début du XVIe siècle: Michel Menot », in Le jeu
théâtral, ses marges, ses frontières - Actes de la 2e rencontre sur l´ancien théâtre européen de 1997, Paris:
Champion, 1999, pp.79-89.

- Mazouer (Charles) : « La dérision dans les mystères médiévaux », in Rire des dieux Ŕ Etudes rassemblées par
D. Bertrand et V. Gély-Ghedira, Clermont-Ferrand : CRLMC (Centre de Recherches sur les littératures
modernes et contemporaines), 2000, pp.73-83.

- McKinley (Barbara): “Telling secrets: sacramental confession and narrative authority in the Heptameron”, in
Critical Tales Ŕ New studies of the Heptameron and Early Modern Culture, John D. Lyons & Mary McKinley
(éd.), Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1993, pp.146-171.

326
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- McKinley (Mary B.) : “Agony, Ecstasy, and the Mulekeeper´s Wife: a Reading of Heptaméron 2”, in A French
Forum Ŕ Mélanges de littérature française offerts à Raymond et Virginie La Charité, Paris: Klincksieck, 2000,
pp.129-142.

- Ménager (Daniel), La Renaissance et le rire, Paris: PUF, 1995.

- Ménager (Daniel) : « L´humour rabelaisien », in Humoresques, n°7, 1996, pp.65-76.

- Ménard (Philippe), Le rire et le sourire dans le roman courtois en France au Moyen Age (1150-1250), Genève:
Droz, 1969.

- Ménard (Philippe): « Le rire et le sourire au Moyen Age dans la littérature et dans les arts - Essai de
problématique », in Bouché (Th.) et Charpentier (H.) (éd.), Le rire au Moyen Age dans la littérature et les arts -
Actes du colloque international des 17-19/11/1988, Bordeaux : Presses universitaires de Bordeaux, 1990, pp.7-
28.

- Ménard (Philippe): « Les conflits de pouvoir dans les fabliaux », in Penser le pouvoir au moyen âge - Etudes
offertes à Françoise Autrand, Textes réunis par D. Boutet et J. Verger, Paris: Editions Rue d´Ulm, 2000.

- Mercier-Leca (Florence), L´ironie, Paris : Hachette Supérieur, 2003.

- Meyer (Michel), Le Philosophe et les Passions : Esquisse d´une histoire de la Nature humaine, Paris : Librairie
Générale Française, 1991.

- Miernowski (Jan) : « Le miracle de la Pentecôte à Sarrance : cohérence narrative et vérité religieuse dans la
septième journée de l´Heptaméron », in Narrations brèves. Mélanges de littérature anciennes offerts à K.
Kasprzyk, Varsovie, 1993, pp.177-196.

- Miernowski (Jan) : « L´intentionnalité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre », B.H.R., LXIII, pp.201-
225.

- Millet (Olivier) : « Wolfgang Fabricius Capiton à Marguerite de Navarre (1528) : Dédicace de In Hoseam
prophetam commentarius » in Le Livre et la Réforme, sous la direction de Rodolphe Peter et Bernard Roussel,
Bordeaux : Société des Bibliophiles de Guyenne, 1987, pp.201-216.

- Millet (Olivier), Calvin et la dynamique de la parole - Etude de rhétorique réformée, Genève: Slatkine, 1992.

- Millet (Olivier) : « La Réforme protestante et la rhétorique (circa 1520-1550 », in Fumaroli (Marc), Histoire de
la rhétorique dans l´Europe moderne (1450-1950), Paris: PUF, 1999, pp.259-312.

- Millet (Olivier) : « Réforme du sermon et métamorphose du prédicateur (de Surgant à Lambert d´Avignon et
Erasme) : témoignage évangélique et fiction romanesque dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre », in La
Prédication à la fin du Moyen Age et au XVIe siècle, (recueil collectif), Paris : Cerf, à paraître en 2006.

- Millet (Olivier) : « Ethos et pathos dans la prédication ecclésiastique au XVIe siècle : L´Ecclesiastes d´Erasme
entre la tradition scolastique et la réforme protestante », in Ethos et pathos Ŕ Le statut du sujet rhétorique, Actes
du Colloque international de Saint-Denis (19-21 juin 1997), réunis et présentés par François Cornilliat et Richard
Lockwood, Paris : Champion, 2000, pp.323-338.

- Minois (Georges), Histoire du rire et de la dérision, Paris : Fayard, 2000.

- Molinié (Georges), Dictionnaire de rhétorique, Paris : Livre de Poche, 1992, art. « mœurs », pp.218-224.

- Montagne (Véronique), « Ceste tant aymée rhetorique »: dialogue et dialectique dans l´Heptaméron de
Marguerite de Navarre, Thèse pour l´obtention du grade de Docteur de l´université Paris IV, 2000.

- Montagne (Véronique): « L´Heptaméron de Marguerite de Navarre: Eléments pour une poétique du dialogue
inséré », in Réforme-Humanisme-Renaissance , n°54, juin 2002, pp.53-78.

327
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Moog-Grünewald (Maria): « Pour ce que le rire est le propre de l´homme: Zu einer Anthropologie des Lachens
in der französischen Renaissance» in Fietz (Lothar) (éd.), Semiotik, Rhetorik und Soziologie des Lachens,
Vergleichende Studien zum Funktionswandel des Lachens vom Mittelalter zur Gegenwart, Tübingen: Niemeyer,
pp.154-167.

- Moore (Will Grayburn), La Réforme allemande et la littérature française - Recherches sur la notoriété de
Luther en France, Strasbourg: Publications de la faculté des Lettres à l´université, 1930.

- Morrice (William G.), Joy in the New Testament, Exeter: Paternoster Press, 1984.

- Morrison (Ian): “An Aspect of Justice in the Heptameron", in French Studies Bulletin, Nr. 76, automne 2000,
pp.13-15.

- Morrison (Ian) : « Quelques remarques sur la patience et la prudence dans L´Heptaméron de Marguerite de
Navarre (A propos des Nouvelles 35 et 36) », in Studia Neophilologica, LXXIV-1, 2002.

- Mouchel (Christian), Cicéron et Sénèque dans la rhétorique de la Renaissance, Marburg : Hitzeroth, 1990.

- Mouchel (Christian), Rome franciscaine - Essai sur l´histoire de l´éloquence dans l´Ordre des Frères Mineurs
au XVIe siècle, Paris: Champion, 2001.

- Mourin (Louis), Jean Gerson - prédicateur français, Brugge : De Tempel, 1952.

- Muchembled (Robert), Société et mentalités dans la France moderne, Paris : Armand Colin, 1990.

- Muchembled (Robert), Cultures et société en France : du début du XVIe au milieu du XVIIe siècle, Paris :
SEDES, 1995.

- Muchembled (Robert), L´invention de la France moderne : monarchie, cultures et sociétés, 1500-1600, Paris :
Armand Colin, 2002.

- Noguez (Dominique): « Structure du langage humoristique », in Revue d´esthétique, PUF, tome 22, fasc. 1,
1969, pp.37-54.

- Norton (Glyn) : « Narrative function in the Heptameron frame-story », in La nouvelle française à la


Renaissance, études réunies par Lionello Sozzi et présentées par V.L. Saulnier, Genève : Slatkine, 1981, pp.435-
447.

- La nouvelle française à la Renaissance, études réunies par Lionello Sozzi et présentées par V.L. Saulnier,
Genève : Slatkine, 1981.

- O´Malley (John): "Medieval Preaching", in Amos (Thomas) (éd.), De Ore Domini - Preacher and Word in the
Middle Ages, Kalamazoo: Western Michigan University, 1989.

- Oria (Yon), Mysticism in the work of Marguerite de Navarre, Université de Londres: Birkbeck College, 1981
(thèse inédite).

- Ordine (Nuccio), Teoria della novella e del riso nel Cinquecento, Naples: Liguori, 1996.

- Ossola (Carlo) : « L´ « homme accompli » - La civilisation des Cours comme art de la conversation » in Le
temps de la réflexion, Gallimard, 1983, n°4, pp.77-89.

- Owst (G.R.), Literature and pulpit in medieval England, Oxford: Basil Blackwell, 1961.

- Payen (Jean-Charles), Littérature française - Le Moyen Age, Arthaud, 1984 ; chapitre IV: La fête et la folie:
folklore et marginalité.

328
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Payen (Jean-Charles), Le motif du repentir dans la littérature française médiévale (des origines à 1230),
Genève: Droz, 1967.

- Pérouse (Gabriel) : « L´Heptaméron dans l´histoire de la narration brève en prose au XVIe siècle », in
L´Heptaméron de Marguerite de Navarre, Actes de la Journée d´Etude Marguerite de Navarre, 19/10/1991,
réunis par Simone Perrier, URF, Sciences des textes et documents, pp.27-34.

- Pérouse (Gabriel), « La signification du rire dans l´Heptaméron », in idem, pp.35-49.

- Pérouse (Gabriel) : « Sur l´intitulation des recueils de narrations brèves, en France, au temps de la
Renaissance », in Narrations brèves Ŕ Mélanges de littérature ancienne offerts à Krystyna Kasprzyk, études
réunies et publiées par Piotr Salwa et Ewa Dorota Zolkiewska, Publications de l´Institut de Philologie Romane
de l´Université de Varsovie, 1993, pp.137-146.

- Perrier (Simone) : « Des « choses qui sont plaisantes à la chair » : l´art de l´allusion dans l´Heptaméron », in
Marguerite de Navarre (1492-1992), Actes du Colloque international de Pau (1992), textes réunis par Nicole
Cazauran et James Dauphiné, Mont-de-Marsan : Editions Inter-Universitaires, 1995, pp.527-536.

- Perrigaud (Martha Candace), Dissimulation in Marguerite de Navarre´s Heptameron, University of Kansas,


1977 (thèse dactylographiée).

- Pfenniger (Claire), Le rire au seizième siècle, étude sur la nature de l´humour chez Bonaventure des Périers,
Noël du Fail, Marguerite de Navarre, Jacques Yver, University of California at Los Angeles, 1970 (thèse
dactylographiée).

- Pichon (Geneviève) : « Cachinnus-Cachinnare-Cachinnatio...- Une famille de mots oubliés et retrouvés », in Et


c´est la fin pour quoy sommes ensemble - Hommage à Jean Dufournet - Littérature, histoire et langue au Moyen
Age, Paris : Champion, 1993, t.III, pp.1109-1117.

- Picot (Emile), Les Français italianisants au XVIe siècle, Paris : Champion, 1906.

- Pigeaud (Jackie), La Maladie de l´Ame. Etude sur la relation de l´âme et du corps dans la tradition médico-
philosophique antique, Paris : Belles Lettres, 1989.

- La Poétique des Passions à la Renaissance, Mélanges offerts à Françoise Charpentier, textes réunis et édités
par F. Lecercle et S. Perrier, Paris : Champion, 2001.

- Polo de Beaulieu (Marie-Anne), Education, prédication et cultures au Moyen Age - Essais sur Jean Gobi le
Jeune, Presses Universitaires de Lyon, 1999.

- „Predigt“, in Theologische Realenzyklopädie, XXVII, Berlin: Walter de Gruyter, 1996, pp.225-307.

- Quesnel (Colette), Mourir de rire d´après et avec Rabelais, Cahiers d´études médiévales, n°10, Paris : Vrin,
1991.

- Rahner (Hugo), Der spielende Mensch, Einsiedeln: Johannes Verlag, 1952.

- Rahner (Hugo): "Eutrapelie, eine vergessene Tugend", in Geist und Leben, Zeitschrift für Askese und Mystik,
Würzburg: Echter Verlag, 1954.

- Rapp (Francis), L´Eglise et la vie religieuse en Occident à la fin du Moyen Age, Paris: PUF, 1983.

- Reboul (Olivier), Introduction à la Rhétorique, Paris : PUF, 1991.

- Regosin (R.) : "Death´s Desire: Sensuality and Spirituality in Marguerite de Navarre´s Heptaméron ", in
Modern Language Notes, 116, pp.770-794.

329
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Reinach (Salomon), Cultes, Mythes et Religions, Paris : Robert Laffont, "Bouquins", 1996 ; pp.145-158 : « Le
rire rituel ».

- Revol (Thierry), Représentations du sacré dans les textes dramatiques des XIe-XIIIe siècles en France, Paris:
Champion, 1999.

- Rey-Flaud (Bernadette), La farce ou la machine à rire - Théorie d´un genre dramatique 1450-1550, Genève:
Droz, 1984.

- Reynolds (Régine) : « L´Heptaméron de Marguerite de Navarre : influence de Castiglione », in Studi di


letteratura francese, Florence: Olschhki, Biblioteca dell´Archivum Romanicum, V, 1979, pp.25-39.

- Ritter (Raymond), Les Solitudes de Marguerite de Navarre (1527-1549), Paris : Librairie Ancienne Honoré
Champion, 1953.

- Roberts (Phyllis): "Preaching in/and the Medieval City", in Hamesse (Jacqueline) (éd.), Medieval sermons and
society: cloister, city, university, Fédération internationale d´études médiévales, Louvain-la-Neuve, 1998,
pp.151-164.

- Röcke (Werner) & Neumann (Helga), Komische Gegenwelten Ŕ Lachen und Literatur in Mittelalter und
Früher Neuzeit, Paderborn: Schöningh, 1999.

- Roeder von Diersburg (Elvire Freiin), Komik und Humor bei Geiler von Kaisersberg, Nendeln: Kraus Reprint,
1967, (Original: Berlin, 1921).

- Roger-Vasselin (Bruno), Montaigne et l´art du sourire à la Renaissance, St. Genouph : Nizet, 2003.

- Rössler (Dieter), Grundriss der Praktischen Theologie, Berlin, De Gruyter, 1994 : pp.346-389 : Luther sur la
prédication catholique.

- Rotondi Secchi Tarugi (Luisa) (éd.), Malinconia ed allegrezza nel Rinascimento, Milan: Nuovi Orizzonti,
1999.

- Rousset (Jean), Forme et signification, Paris: José Corti, 1986.

- Rudin (Christoph), Die Bedeutung des Erzählens in der Homiletik Martin Luthers, Seminararbeit,
Theologisches Seminar, Université de Bâle, 2000, inédit.

- Samouillan (Alexandre), Olivier Maillard, sa prédication et son temps, Paris : Ernest Thorin, 1891.

- Sanders (Barry), Sudden glory Ŕ Laughter as subversive history, Boston: Beacon Press, 1995.

- Sarrazin (Bernard), Le rire et le sacré, Paris, 1991.

- Sarrazin (Bernard) : « Rire du diable de la diabolisation, puis de la dédiabolisation, enfin de la rediabolisation


du rire en Occident », in Humoresques, n°7, 1996, pp.29-43.

- Schnell (Rüdiger): “Geistliches Spiel und Lachen. Überlegungen zu einer Ästhetik der Komik im Mittelalter“,
Vortragsmanuskript, Münster, Oktober 1999, inédit.

- Screech (M.A.) & Calder (Ruth): "Some Renaissance attitudes to laughter", in Levi (A.H.T.) (éd.), Humanism
in France at the end of the Middle Ages and in the early Renaissance, Manchester: The University Press, 1970,
pp.216-229.

- Screech (Michael), Erasme Ŕ L´extase et l´éloge de la folie, Paris : Desclée, 1991.

- Screech (Michael), Clément Marot : a Renaissance Poet discovers the gospel : lutheranism, fabrism and
calvinism in the royal courts of France and of Navarre and in the ducal court of Ferrara, Leiden: Brill, 1994.

330
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Screech (M.A.), Laughter at the Foot of the Cross, Westview Press, Penguin Books, 1997.

- Smadja (Eric), Le rire, Paris: PUF, collection "Que sais-je?", 1993.

- Sommers (Paula), Celestial Ladders : Readings in Marguerite de Navarre´s Poetry of Spiritual Ascent,
Genève: Droz, 1989.

- Sommers (Paula): “Writing the body: androgynous strategies in the Heptameron”, in Critical Tales Ŕ New
studies of the Heptameron and Early Modern Culture, John D. Lyons & Mary McKinley (ed.), Philadelphia:
University of Pennsylvania Press, 1993, pp.232-240

- Soulié (Marguerite) : « Les convictions religieuses de Marguerite de Navarre, d´après Le Dialogue en forme de
vision nocturne (1524) », in Devis d´amitié Ŕ Mélanges en l´honneur de Nicole Cazauran, Etudes réunies par
Jean Lecointe et al., Paris : Champion, 2002, pp.329-345.

- Sournia (Jean-Charles), La renaissance du corps, XVIe siècle, Editions de santé, 1998.

- Sozzi (Lionello), Boccaccio in Francia nel Cinquecento, Genève: Slatkine Reprints, 1999.

- Sozzi (Lionello) (éd.), La nouvelle française à la Renaissance, études présentées par V.L. Saulnier, Genève :
Slatkine, 1981

- Sperber (Dan) & Wilson (Deirdre) : « Les énoncés comme mentions », Poétique n°36, Seuil, novembre 1978.

- Starobinski (Jean), Histoire du traitement de la mélancolie ds origines à 1900, Documenta Geigy-Acta


psychosomatica, n°4.

- Stojkovic (Emma): "Le piteuses histoires di Margherita di Navarra", in Studi di Letteratura francese, XVIII,
Tragedia e sentimento del tragico nella letteratura francese del Cinquecento, Florence: Olschki, 1990, pp.203-
221.

- Suchomski (Joachim), Delectatio und Utilitas - Ein Beitrag zum Verständnis mittelalterlicher komischer
Literatur, Berne/Munich: Francke, 1975.

- Tallon (Alain) : « Le clergé de France et l´obéissance due au roi très chrétien sous les règnes de François Ier et
de Henri II », in Nouvelle Revue du Seizième Siècle, 2004, n°22/1, pp. 111-125.

- Telle (Emile), L´oeuvre de Marguerite d´Angoulême, reine de Navarre, et la Querelle des Femmes, Genève :
Slatkine, 1969.

- Tellenbach (Hubert), Melancholie Ŕ Zur Problemgeschichte, Typologie, Pathogenese und Klinik, Berlin :
Springer Verlag, 1961.

- Tetel (Marcel) (éd.), Les Visages et les voix de Marguerite de Navarre, colloque de Duke University, 10-11
avril 1992, Paris : Klincksieck, 1995.

- Teuber (Bernhard): „Vom mittelalterlichen zum frühneuzeitlichen Lachen? Das Fabliau des französischen
Mittelalters und Rabelais´ komischer Roman“, in Röcke (Werner) & Neumann (Helga): Komische Gegenwelten
Ŕ Lachen und Literatur in Mittelalter und Früher Neuzeit, Paderborn: Schöningh, 1999, pp.237-250.

- Le thermalisme dans les Hautes-Pyrénées Ŕ catalogue de l´exposition « Le thermalisme dans les Hautes-
Pyrénées », Musée pyrénéen, juin-octobre 1984.

- Tilliette (Yves): « L´exemplum rhétorique: questions de définition », in Berlioz (Jacques) et Polo de Beaulieu
(Anne) (éd.), Les exempla médiévaux: Nouvelles perspectives, Paris: Champion, 1998, pp.43-65.

- Todorov (Tzvetan), Les genres du discours, Paris: Seuil, 1978.

331
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Tschipper (Manfred), Lachen und Komik in England vom späten Mittelalter bis zur elisabethanischen Zeit Ŕ
Studien zu Conduct Books, Mystery Plays und Jestbooks, Dissertation Universität des Saarlandes, Bamberg,
1969.

- Ubersfeld (Anne): « Le jeu de l´universelle vanité », in Cahen (Gérard et al.), L´Humour. Un état d´esprit,
Autrement, série Mutations, n°131, septembre 1992, pp.115-123.

- Vaillancourt (Luc): « Mouvements réflexifs dans la poésie de Marguerite de Navarre », in Littératures, n°18:
L´écriture des femmes à la Renaissance française, Département de langue et littérature françaises de l´université
McGill, Montréal, 1998, pp.89-103.

- Verdon (Jean), Rire au Moyen Age, Perrin, 2001.

- von Moos (Peter): « L´exemplum et les exempla des prêcheurs », in Berlioz (Jacques) et Polo de Beaulieu
(Anne) (éd.), Les exempla médiévaux: Nouvelles perspectives, Paris: Champion, 1998, pp.67-82.

- Vulcan (Ruxandra-Irina) : « Dialogue et logique du probable, étude comparative des devis de l´Heptaméron et
d´un dialogue du XVIe siècle », in Logique et littérature à la Renaissance, Actes du colloque de Baume-lès-Aix,
1991, textes réunis par Marie-Luce Demonet et André Tournon, Paris : Champion, pp.111-119.

- Walther (Daniel) : « Marguerite d´Angoulême and the French Lutherans », Andrews University Seminary
Studies 2, 1964.

- Wanegffelen (Thierry), Ni Rome ni Genève Ŕ Des fidèles entre deux chaires en France au XVIe siècle, Paris :
Champion, 1997.

- Warning (Rainer), Funktion und Struktur - Die Ambivalenzen des geistlichen Spiels, Munich: W. Fink Verlag,
1974; pp.107-122: "Von der frohen Botschaft zum risus paschalis: Osterspiel und rituelles Lachen".

- Wehle (Winfried), Novellenerzählen- Französische Renaissancenovellistik als Diskurs, Munich: Wilhelm Fink
Verlag, 1981.

- Weinberg (Florence), Rabelais et les leçons du rire - Paraboles évangéliques et néoplatoniciennes, Orléans:
Paradigme, 2000.

- Wells Romer (Bessie Jane), The Heptameron of Marguerite de Navarre: scriptural context and structure, The
Universtiy of North Carolina at Chapel Hill, 1977 (thèse dactylographiée).

- Welter (J.-Th.), L´exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Age, Paris : Occitania, 1927.

- Wendland (Volker), Ostermärchen und Ostergelächter, Francfort: Lang, 1980.

- Werner (Dorothée), Le sermon de l´Enfant prodigue de Michel Menot (1520). Introduction, édition critique,
étude lexicologique, Tübingen : Max Niemeyer, 1989.

- Wetzel (H.H.) : « Eléments socio-historiques d´un genre littéraire : l´histoire de la nouvelle jusqu´à Cervantès »
in La nouvelle française à la Renaissance, études réunies par Lionello Sozzi et présentées par Verdun-Louis
Saulnier, Genève : Slatkine, 1981, pp.41-78.

- Wyss (Ulrich): "Die Urgeschichte der Intellektualität und das Gelächter", in Burkhart Kroeber (éd.): Zeichen in
Umberto Ecos Roman "Der Name der Rose", Munich: Hanser, 1987, pp.85-106.

- Yon (Bernard) (éd.), La Peinture des Passions de la Renaissance à l´Age Classique, Actes du colloque
international Saint-Etienne, 10-12/4/1991, Publications de l´université de Saint-Etienne, 1995.

- Zijderveld (Anton): The Sociology of Humour and Laughter, in Current Sociology, volume 31, n°3, hiver 1983.

332
Judith Perrenoud-Wörner, Rire et sacré : La vision humoristique de la vérité dans l´Heptaméron de Marguerite de Navarre

- Zink (Michel), La prédication en langue romane avant 1300, Paris : Champion, 1982.

- Zuber (Roger) : « Les éléments populaires de la culture savante: Les humanistes et le comique », in Histoire
sociale, sensibilités collectives et mentalités - Mélanges Robert Mandrou , Paris: PUF, 1985, pp.283-290.

333

Vous aimerez peut-être aussi