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LES LECTURES SCIENTIFIQUES DU CORAN : DE L’EXÉGÈSE AUX

MIRACLES SCIENTIFIQUES

Faouzia Charfi

Union rationaliste | « Raison présente »

2018/1 N° 205 | pages 95 à 104


ISSN 0033-9075
DOI 10.3917/rpre.205.0095
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-raison-presente-2018-1-page-95.htm
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Les lectures scientifiques du Coran : de
l’exégèse aux miracles scientifiques
Faouzia Charfi *

Tout le savoir scientifique, y compris les découvertes les plus


récentes, est contenu dans le texte coranique, c’est ce que soutien-
nent les courants contemporains de l’islam politique ou de l’islam
rigoriste se réclamant de la doctrine wahhabite. Cette vision est ce
que nous nommons le « concordisme ». Elle a pris beaucoup d’im-
portance depuis les années 1970 avec l’attrait grandissant de l’isla-
misme dans les milieux scientifiques, écoles d’ingénieurs et facultés
des sciences. La Faculté des sciences et techniques de Fès a accueilli,
en avril 2017, un professeur de géologie égyptien, Zaghloul Ennajar,
dans le but d’instruire les étudiants sur « les miracles scientifiques
du Coran » (i’jaz ilmy), version islamique du concordisme chrétien,
postulant qu’ « il n’existe pas une seule découverte scientifique qui
n’ait pas de trace dans le Coran »1. Ce prédicateur est spécialiste
depuis des décennies de ce genre d’exercice, où il mêle des versets
coraniques et des références de la science du xxe siècle, qu’il s’agisse
du Big Bang, des trous noirs ou de l’antimatière2. Un exercice qui n’a
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rien à voir avec ce qu’il est convenu d’appeler l’exégèse coranique, et
qui n’a rien à voir non plus avec la science. C’est ce qui a provoqué
la réaction d’un étudiant présent, Najib El Mokhtari, irrité par l’ab-
sence de toute preuve avancée par Ennajar et lui demandant de citer
ses références. Face à face intéressant entre le prédicateur habitué
à un public acquis à sa « thèse », et le jeune étudiant, passionné de
sciences et d’astrophysique, et personnalité marocaine connue dans
l’univers du web pour son implication dans l’explication des phéno-
mènes physiques.
La démarche concordiste est loin de faire l’unanimité et heur-
te les penseurs et islamologues musulmans imprégnés d’une culture
approfondie de l’islam et de la tradition exégétique. Pour ces der-

* Physicienne tunisienne, elle a été professeure à l’Université de Tunis. C’est


aussi une femme politique tunisienne, ancienne Secrétaire d’État à l’Ensei-
gnement, engagée dans les combats pour la modernisation et la démocratie
dans son pays, ainsi que pour la cause des femmes. Elle a écrit plusieurs
ouvrages, dont La science voilée (Odile Jacob, 2013) et Sacrées questions.
Pour un islam d’aujourd’hui (Odile Jacob, 2017).
1
http://telquel.ma/2017/07/18/miracles-scientifiques-du-coran-mythe-las-
saut-universites_1554498, consulté le 1er décembre 2017.
2
Voir le site http://www.elnaggarzr.com

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Raison présente

niers, le texte coranique appelle à réfléchir sur les mystères de la


nature et incite à les comprendre, mais son but premier est la gui-
dance des hommes dans le domaine religieux. La tendance différente
proposant que le Coran soit la source de toute science est aujourd’hui
dominante dans la sphère médiatique que les prédicateurs ont inves-
tie. Les deux tendances étaient présentes depuis le Moyen Âge. Elles
ont évolué au cours du xixe siècle avec le réformisme musulman et le
primat accordé aux découvertes scientifiques, puis au xxe siècle avec
l’apparition des mouvements islamistes et l’influence grandissante
de l’islam wahhabite.

De l’exégèse scientifique aux « miracles


scientifiques du Coran »
Le monde musulman redécouvre les sciences au cours du xixe
siècle, suite au choc culturel provoqué par la fameuse expédition
militaire et scientifique menée par Bonaparte en 1798 en Égypte.
Le retard scientifique accumulé depuis des siècles dans les pays d’is-
lam les avait plongés dans de « profondes ténèbres », pour repren-
dre l’expression du cheikh afghan Jamal Eddine al Afghani (1839-
1897), un des fondateurs du réformisme musulman. Les réformistes
du xixe siècle étaient conscients de la nécessité de se réapproprier
le savoir scientifique de leurs ancêtres et de profiter des nouvelles
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connaissances dans tous les domaines scientifiques.
C’est dans ce contexte que l’on voit apparaître des exégèses
du Coran qui mettent en exergue les versets concernant les sciences
exactes. Ce sont des exégèses d’un type nouveau3 dans la mesure où
les éléments scientifiques introduits pour l’interprétation des versets
ne sont plus intégrés à un ensemble constituant l’exégèse coranique
mais sont développés de façon autonome, comme une discipline
indépendante. Début des années 1880, le médecin égyptien Ahmas
al-Iskandarani publie deux livres consacrés à l’analyse des versets
coraniques ayant une signification scientifique en relation avec les
découvertes européennes récentes, et étrangement intitulés : Le
dévoilement des secrets lumineux du Coran touchant les corps céles-
tes et terrestres, les animaux, les plantes et les substances minérales et
L’Exposé des secrets du Seigneur touchant les plantes, les minéraux
et les particularités des animaux. D’autres auteurs, non théologiens
comme al-Iskandarani, proposeront le même type d’exégèse scienti-
fique en vue d’encourager les croyants à acquérir la science moderne,
une exhortation chère aux réformistes musulmans. Abdallah Fikri

3
Jacques Jomier, L’Exégèse scientifique du Coran d’après le Cheikh Amin
Al-Khouli, MIDEO, 4, 1957, p. 272-274.

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Les lectures scientifiques du Coran

Basha, ancien ministre de l’Instruction publique d’Égypte, publie en


1897 un traité sur la comparaison des découvertes astronomiques
avec les enseignements des textes divins. Abderrahman al-Kawaki-
bi, intellectuel syrien, extrait du Coran des découvertes modernes
« annoncées formellement ou par allusion » dans les versets corani-
ques, « demeurées cachées et voilées, uniquement pour être, lors de
leur mise à jour, une preuve du caractère miraculeux du Coran ».
L’exégèse scientifique du Coran la plus remarquable de cette
période où les pays d’islam redécouvrent la science est celle de l’égyp-
tien Tantawi Jawhari (1862-1940)4. Après des études classiques à
Al-Azhar, il s’initie aux « matières modernes » à Dar al-Ouloum,
établissement destiné à donner à certains azharites un complément
sur les disciplines que l’université traditionnelle d’Al-Azhar n’avait
pas admises à son programme. Il publie en 1931 son commentaire
du Coran dans vingt-six volumes, intitulé « Les Joyaux du Coran »
(Jawahir al Qur’an). Pour Jawhari, toutes les connaissances humai-
nes se trouvent dans les 750 « versets scientifiques » qu’il dénom-
bre sur un total de 6616. « Son commentaire du Coran n’est pas
à proprement parler un commentaire, en ce sens qu’il n’épouse
aucune forme consacrée. Il est un document autobiographique […],
un carnet de notes rempli de digressions […], avec des photos tirées
des magazines sur les plantes, les animaux, les minéraux, […] des
comptes rendus de discussions publiques et privées5». Les rudiments
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d’astronomie ainsi que les informations sur les phénomènes natu-
rels (les vents par exemple), les caractéristiques remarquables de
certains animaux comme l’œil de la fourmi, l’électricité et la pro-
pulsion électrique des navires, sont tirées de manuels scolaires ou
de livres et revues de vulgarisation scientifique : il n’était pas, de son
aveu même, un spécialiste de ces techniques6. « Pourtant, il persista
à penser qu’il était fondateur d’une nouvelle lecture apte à sortir les
musulmans de la décadence. À la fin de sa vie, il poussa l’outrecui-
dance jusqu’à postuler pour le prix Nobel !7 ».
Ces nouvelles lectures du Coran bousculent la tradition en
transformant la science du tafsir, c’est-à-dire de l’exégèse – explica-
tion, commentaire – du Coran, en une « coranisation » de la science.
Elles vont prendre une importance considérable à partir des années
1970, au cours desquelles l’islamisme se répand. On ne compte plus

4
J. Jomier, Le Cheikh Tantawi Jawhari et son commentaire du Coran,
MIDEO, 5, 1958, p. 115-174.
5
Hamadi Redissi, Lectures musulmanes modernes du Coran, Annali di sto-
ria dell’esegesi, 11(1), 1994, p. 281.
6
J. Jomier, MIDEO, 5, 1958, p. 142.
7
H. Redissi, op. cit., p. 281.

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Raison présente

les ouvrages, les articles sous toutes les formes, les émissions télévi-
sées et, plus récemment, les sites web et les vidéos circulant sur les
réseaux sociaux, montrant que le Texte contient toutes les dernières
avancées scientifiques. Ces « preuves» du « Miracle scientifique du
Coran » (l’i’jaz ilmy) touchent à tous les domaines de la science, la
physique nucléaire, l’envoi de fusées dans l’espace ou la théorie du
Big Bang8… Pour soutenir que la conquête de l’espace est prévue
dans le Coran, les auteurs concordistes invoquent les versets 55:33 : 
« Races des génies et des humains, s’il vous est donné un jour de
franchir les bornes des cieux et de la terre, passez-les ! Un pouvoir
réel vous sera nécessaire pour les franchir » et 15:14-15 : « Même
si Nous leur ouvrions sur le ciel une porte, par où ils puissent conti-
nuellement y monter, ils diraient : « c’est seulement que notre vue se
trouble, ou plutôt nous sommes tous ensorcelés » … »9. La confor-
mité du Coran avec la théorie du Big Bang et l’expansion de l’uni-
vers est basée sur les versets 51:47 : « Et le ciel, Nous l’avons bâti en
force : quelle n’est pas Notre profusion !10»  et (21:30) « Les déné-
gateurs ne voient-ils pas que les cieux étaient continus avec la terre,
et que Nous les avons séparés, et qu’à partir de l’eau Nous avons
constitué toute chose vivante ?… Ne vont-ils pas croire ? »
Dans sa traduction du Coran en français, Le Coran, essai
d’interprétation du Coran inimitable11, Sadok Mazigh fait part de
son objection à propos de l’interprétation du verset 21:30 par cer-
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tains auteurs modernes qui « ont trouvé bon d’insister sur la parfaite
conformité de cette vue du Coran à une récente hypothèse suivant
laquelle l’Univers serait le produit de l’explosion d’un élément sim-
ple ». Pour Mazigh, « le Coran n’a nul besoin de recourir à l’appui
d’hypothèses foncièrement inconsistantes et sujettes au changement
pour établir des vérités d’ordre éternel12».
Les preuves des « Miracles scientifiques du Coran » sont
également mises en scène sur Internet, avec une utilisation abu-
sive des photos satellitaires sur le cosmos mises à disposition par

8
Voir Faouzia Charfi, La Science voilée, Chap. 2, Ed. Odile Jacob, 2013.
9
Traduction Jacques Berque, Le coran, essai de traduction, Ed. Albin
Michel, 2002.
10
Ibid. Le verset 51:47 fait l’objet de nombreuses conclusions concordistes
auxquelles Jacques Berque réagit dans une note de son Essai de traduction.
Il propose de comprendre musi’una comme « Notre profusion », (interpré-
tation minimale, précise-t-il) et non comme « Nous l’élargissons » comme
de nombreux auteurs. Il objecte que « certaines lectures contemporaines
voient ici une allusion à l’expansion de l’Univers ! ».
11
Sadok Mazigh, Le Coran, essai d’interprétation du Coran inimitable, Les
éditions du Jaguar, Paris, 1985.
12
Ibid., p. XCIII.

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Les lectures scientifiques du Coran

la NASA. Visiter les sites concordistes entraîne le lecteur dans un


véritable tourbillon de coïncidences. L’objectif n’est pas la science,
mais simplement, des bouts de science exploités pour leurrer des
lecteurs par ce que Mohamed Arkoun qualifie de « manipulations
fantaisistes »13. Il s’agit de montrer que toute la science moderne,
toutes les découvertes scientifiques dont l’ « Occident » se targue,
étaient déjà connues, il y a quatorze siècles, par « un Arabe illettré
vivant dans le désert mille quatre cents ans plus tôt ». Le concordiste
coranique corrobore la thèse que le Coran n’est pas seulement un
miracle d’ordre littéraire (l’i’jaz) ou « inimitabilité miraculeuse du
Coran », mais qu’il est aussi un miracle scientifique puisque, selon
la tradition, le Prophète était un homme illettré, ne sachant ni lire
ni écrire. Précisons que cette thèse n’est pas partagée par tous les
musulmans14.
Des institutions officielles se consacrent à l’étude de la concor-
dance du texte coranique avec les dernières découvertes scientifiques
et apportent leur contribution à la « liaison de la science avec les réa-
lités de la foi ». C’est le cas de la « Commission des miracles scien-
tifiques du Coran et de la Sunna », créée en 1983 à la Mecque, au
siège de la Ligue mondiale islamique et financée principalement par
l’Arabie saoudite. Son fondateur et premier directeur est le Cheikh
yéménite, Abdal Majid al-Zindani, défenseur du radicalisme islamis-
te au sein de la formation Al-Islah, responsable de l’université reli-
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gieuse Al-Iman à Sanaa. Zindani avait réussi à attirer des scientifi-
ques occidentaux, dont Keith Moore, professeur émérite à la Faculté
de Médecine de l’université de Toronto et auteur d’un manuel d’em-
bryologie très apprécié. Moore montre dans ses écrits et dans des
vidéos comment les résultats de l’embryologie moderne existent dans
le texte coranique, révélant ainsi la nature divine du message du pro-
phète Mohamed15. La Commission a élaboré un « Petit guide illustré
pour comprendre l’islam », dont le sous-titre est révélateur: « This is
the Truth ». Téléchargeable et distribué gracieusement lors de ren-
contres importantes, le guide présente les bienfaits de l’islam et les

13
Mohamed Arkoun, Lectures du Coran, Alif-éditions de la Méditerranée,
1991, p. XIX.
14
Voir Faouzia Charfi, Sacrées questions… Pour un islam d’aujourd’hui,
Ed. Odile Jacob, 2017, Chap. 1.
15
À l’appui de cette proposition, les versets 23:12-14 : « – Oui, Nous avons
créé l’homme d’une quintessence d’argile ; puis Nous en fîmes une goutte de
liquide, déposé en réceptacle sûr ; puis ce peu de liquide, Nous le créâmes
adhérence, et créâmes l’adhérence mâchure, et créâmes la mâchure ossature,
et revêtîmes l’ossature de chair, après quoi Nous le promûmes d’une autre
création… – Béni soit Dieu, le plus beau des créateurs ! » (Traduction J.
Berque, op. cit.).

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Raison présente

cinq piliers de l’islam après un premier chapitre intitulé : « Quelques


preuves que l’islam est une religion véridique ». Les preuves sont
« les miracles scientifiques du Coran », dont les auteurs ont voulu
accentuer la crédibilité par le biais des déclarations de scientifiques
occidentaux, dont le canadien Keith Moore cité plus haut.

« L’immense Science divine, vaste comme les


océans. »
Le développement de l’i’jaaz ilmy n’est pas seulement le fait
de scientifiques ou pseudo-scientifiques en quête de validation de la
science par le biais d’interprétations du Texte. Les premiers interprè-
tes de cette tendance ont été des théologiens. L’histoire remonte au
xie siècle avec une figure importante de l’orthodoxie sunnite, Ghazali
(1058-1111), pour qui le Coran informe sur l’ensemble de toutes les
sciences16 : « Tout ce que l’esprit humain a du mal à comprendre,
tout ce qui fait l’objet de théories ou de considérations divergentes,
tout cela est envisagé par le Coran qui en parle par signes ou par
allusions ». Dans son traité Les Joyaux du Coran, Ghazali souligne
que les diverses branches des sciences se rattachent absolument tou-
tes au texte coranique, explique leur ramification en ajoutant qu’il
existe des catégories de sciences encore à l’état de puissance. Toutes
ces sciences proviennent d’une même source, « l’immense Science
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divine, vaste comme les océans. Ou, si l’on veut préciser davantage,
elles proviennent de l’océan des « Actes divins » dont nous avons dit
que c’est un océan sans rivages ».
Le savant égyptien du xve siècle, al-Suyuti, écrit dans le même
sens dans son ouvrage Le précis des sciences du Coran, convaincu
que l’on peut extraire du Coran « soit des inventions considérées
comme modernes, soit des mystères des sciences naturelles ». Il
affirme: « Si un spécialiste, versé dans les sciences modernes, avait
soigneusement examiné le Coran, après avoir aiguisé son regard, il
aurait peut-être, dans la mesure où son intelligence ne l’aurait pas
trahi et où aucun obstacle ne se serait dressé devant lui, il aurait
peut-être, dis-je, extrait du Coran de nombreuses indications tou-
chant les vérités scientifiques. Et cela, malgré la discrétion des tex-
tes coraniques qui indiquent ces vérités sans les appeler par leur
nom 17». Al-Suyuti précise de manière catégorique que l’on trouve
dans le Texte toute chose, tous les problèmes fondamentaux dans
le champ scientifique, « les merveilles de la création, les trésors

16
Voir les références in « L’exégèse scientifique du Coran d’après le Cheikh
Amin al-Khouli », J. Jomier, MIDEO, 4, 1957, p. 269-280.
17
Ibid., p. 273-274.

100
Les lectures scientifiques du Coran

des Cieux et de la Terre, ce qui est dans les lointains horizons, tout
comme ce qui est enfoui dans le sous-sol18 ».
Les exégèses scientifiques du xxe siècle, auxquelles nous avons
fait référence précédemment, se basent sur l’affirmation d’une vérité
unique, celle de la Révélation, source de tout le savoir. Elles met-
tent en avant non pas le miracle « littéraire » du Coran mais son
miracle « scientifique » et, compte tenu de la forte prégnance de la
science dans l’ensemble des activités humaines, ces commentaires
s’attachent à développer les arguments d’ordre scientifique, au détri-
ment de l’analyse des versets. Les auteurs ne sont pas des savants
en sciences religieuses (oulémas), dans le sens traditionnel du terme,
ils sont les nouveaux gardiens de l’islam, prédicateurs, promoteurs
de l’islam politique, promoteurs d’un islam rigoriste. Certains sont
devenus des stars médiatiques dans les années 1990 avec la multi-
plication des télévisions satellitaires des pays du Golfe, très suivies
dans les pays arabes à une époque où les télévisions nationales ne
faisaient que répercuter le discours des gouvernants. Les prédica-
teurs musulmans se sont imposés comme les « savants de l’islam »
et prêchent la vérité de la religion grâce aux technologies les plus
avancées, dans un mode très inspiré de celui des prédicateurs évan-
gélistes. Ils traitent de tous les sujets, y compris la science, puisque,
comme le déclare Youssef al-Qaradawi, devenu célèbre par ses pré-
dications sur la chaîne de télévision qatarie Al-Jazira, « la religion
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est science et la science est religion ».

« S’adonner à l’exégèse scientifique n’est


d’aucune utilité pour le Coran. »
Le professeur Amin al-Khuli (1895-1966), titulaire de la
chaire d’exégèse à l’université Fouad du Caire au milieu des années
1950, défendait une autre vision de l’exégèse coranique et de la
connaissance scientifique que celle des prédicateurs familiers des
nouvelles technologies. Al-Khuli réfute catégoriquement l’exégèse
scientifique19. S’adressant à ceux « qui veulent mettre en lumière la
véracité, le caractère miraculeux et l’adaptation à la vie du Coran
par ce genre d’exégèse ‘scientifique’ », il signifie qu’il vaudrait mieux
« qu’ils ne prennent pas tant de peine pour lier Coran et science ».
Le professeur al-Khuli connaissait bien les exégèses des anciens et
rappelait, dans un texte consacré à l’ « orientation scientifique » de
l’exégèse coranique, que son bien-fondé a été combattu il y a plu-

18
Citation in Réflexions sur le Coran, Professeur Mohamed Talbi, Docteur
Maurice Bucaille, Ed. Seghers, Paris, 1989, p. 57.
19
J. Jomier, op. cit., MIDEO, 4, 1957, p. 269-280.

101
Raison présente

sieurs siècles. Mais cette opposition a fini par être oubliée même par
des gens cultivés contemporains d’al-Khuli. C’est le constat que ce
dernier fait à l’occasion d’une rencontre qui eut lieu au Caire, suite
au lancement réussi du Spoutnik en octobre 1957. La rencontre était
organisée par une revue de vulgarisation religieuse musulmane, Liwa
al-Islam, qui réunissait chaque mois, autour d’une question, des per-
sonnalités connues, diplômées de l’université d’Al-Azhar ou d’autres
universités, donnant ainsi, sur un certain nombre de sujets, l’opinion
des cercles autorisés. La performance scientifique soviétique inau-
gurait l’ère de la conquête spatiale et ne pouvait passer inaperçue
dans ce lieu de débat. La réunion d’octobre 1957 de la revue Liwa
eut pour ordre du jour : le Spoutnik et le Coran. L’illustre assemblée
avait la difficile tâche de préciser s’il y a dans le Coran un passage
sur le Spoutnik. À la question de savoir si le Coran contient tout ce
qui a trait aux sciences exactes, les avis étaient partagés, comme ce
fut le cas dans le temps anciens. Certains sont intervenus dans le
même sens que le professeur al-Khuli, convaincus que, si le Coran
« ouvre la voie à l’invention des sciences » en appelant à « réfléchir
sur les phénomènes de la nature », il a surtout pour but de guider
les hommes dans le domaine religieux. Le vice-doyen de la Faculté
de Droit de l’université d’État du Caire, Abu-Zahra, insista sur l’in-
terprétation du verset 6:38, à la base des exégèses scientifiques du
Coran : « Nous n’avons rien omis dans le Livre » ; rien, signifiant
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tout ce qui concerne les sciences de la religion destinées à la guidan-
ce des hommes. À l’appui de cette interprétation, al-Khuli cita le ver-
set 7:52 : « Et pourtant Nous leur avons dûment apporté un Écrit,
l’articulant de science certaine, en tant que guidance et miséricorde
pour un peuple capable de croire ».
C’est dans ce sens que l’Andalou Abu Ishaq al-Shatibi, spécia-
liste des « principes » des sciences religieuses du xive siècle, interprète
les versets utilisés par les auteurs de l’exégèse scientifique. Dans son
ouvrage Les Harmonies (Al-mowafaqat), il explique que les référen-
ces du Coran à des sciences que connaissaient les Arabes ou à des
notions basées sur ces sciences, pouvaient conduire à émerveiller les
gens intelligents. Mais, ajoute-il, il ne faut pas pour autant ajouter
au Coran ce que celui-ci n’exige pas. De l’ensemble des arguments, il
dégage la conclusion suivante : « beaucoup de personnes exagèrent
dans leur sollicitude pour le Coran en lui rattachant toutes les scien-
ces connues des anciens et des modernes, sciences physiques, mathé-
matiques, […], toutes les spéculations des savants. […] Après ce
que nous avons exposé ci-dessus, une telle position est erronée ». Le
professeur al-Khuli s’appuiera sur cette argumentation des anciens
présentée par Shatibi, pour affirmer avec ces derniers, « qu’il vaut

102
Les lectures scientifiques du Coran

mieux ne pas s’adonner à une telle exégèse scientifique, car cela n’est
d’aucune utilité pour le Coran lui-même ».
Une autre personnalité égyptienne a laissé sa marque
dans cette confrontation. Il s’agit de la femme d’al-Khuli, Aïcha
Abderrahman (1913-1998), professeur de littérature à l’université
du Caire, plus connue sous son pseudonyme Bint al-Shati. Elle pro-
pose dans son ouvrage Le Coran et le commentaire moderne (al-
Quran wa-l-tafsir al-asri) de démonter celui de Mustapfa Mahmud,
Le Coran, essai pour une compréhension moderne, paru dans les
années 1970. Médecin égyptien, très connu du grand public par ses
émissions télévisées sur la science, Mahmud est passé du marxisme
à l’antimarxisme islamiste. Il se révéla alors comme un adepte de
l’exégèse scientifique et de l’anti-darwinisme.

Pour l’autonomie de la pensée


Près de cinquante années après le commentaire de l’intel-
lectuelle égyptienne Bint al-Shati, qui souligne « l’absurdité » du
concordisme coranique, « l’aventurisme » sans limite chez certains
à découvrir dans le Coran des allusions à l’invention des avions à
réactions20, les coïncidences entre les versets coraniques et les décou-
vertes scientifiques, défilent sur les vidéos consacrées aux miracles
scientifiques du Coran.
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Ce tourbillon de coïncidences attire un large public dont
beaucoup de jeunes musulmans frustrés d’être consommateurs de
technologies venues d’un Occident arrogant. Il séduit ces jeunes en
leur donnant l’illusion que la science génératrice de ces succès tech-
nologiques était déjà inscrite dans le texte coranique. Cette illusion
est un double détournement, celui de la religion et celui de la science.
Cette mise en valeur des versets coraniques dans un contexte scien-
tifique désacralise le Coran et islamise la science. De plus, elle éloi-
gne le monde musulman de la rationalité qui fut pourtant présente
pendant des siècles lorsque la pensée s’épanouissait dans nombre
de domaines sous la plume de grands penseurs comme Ibn Ruchd
(1126-1198), Averroès pour les latins. Ibn Ruchd plaide pour l’exer-
cice de la raison et l’activité philosophique comme la voie la plus
sûre d’atteindre la vérité21. Il réagit à l’attaque de Ghazali contre les
philosophes et toutes les branches de la philosophie, tous et toutes
taxés d’hérésie, par son fameux ouvrage Autodestruction de l’auto-
destruction, réponse à l’Autodestruction des philosophes. Le point
de vue de Ghazali l’a emporté et la tradition orthodoxe domine le

Voir Mohamed Talbi, op. cit., p. 63.


20

Averroès, Discours décisif, Flammarion, Paris, 1996.


21

103
Raison présente

monde sunnite, imposant la certitude plutôt que le doute, subordon-


nant la raison à la révélation. La relation au savoir, à la science, est
empreinte de cette dépendance à la vérité absolue. Elle entraîne une
extériorité par rapport à la science et empêche la démarche d’analy-
se critique. C’est ce qui permet d’expliquer le succès de la littérature
concordiste et tout ce qui est proposé autour des miracles scientifi-
ques du Coran.
Pourtant, dans le monde musulman, il y a toujours eu des
voies contraires à l’orthodoxie. Pour revenir à la certitude que
Ghazali considère comme « le capital de la foi », on peut lui opposer
le doute exprimé par l’un des théoriciens des mutazilites22, Al-Jahiz
(776-869) : « s’il y a des degrés dans le doute on ne connaît pas
d’échelles dans la force et la faiblesse de la certitude23 ». Esprit
curieux et doué d’un grand sens de l’observation, Al-Jahiz est peut-
être considéré comme l’un des précurseurs de l’évolution des espèces
avec son fameux ouvrage Le Livre des animaux (Kitàb al-Hayawàn).
Peu s’en réclament aujourd’hui en pays d’islam où les promoteurs de
l’islam politique s’engagent à côté des créationnistes anglo-saxons
dans la bataille contre Darwin et sa philosophie matérialiste. On
comprend que l’enjeu est d’ordre politique et non spirituel. Le face à
face réel n’est pas entre le monde musulman et l’ « Occident ». Il est
entre ceux qui imposent l’unique vérité, celle de la Révélation et ceux
qui défendent l’autonomie de la pensée, la séparation entre la sphère
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scientifique et la religion et revendiquent le patrimoine culturel uni-
versel. Parmi ces derniers, des islamologues, des historiens, des juris-
tes du monde musulman nous livrent une pensée sécularisée, bien
éloignée de celle des nouveaux gardiens de l’islam qui contribuent
à un appauvrissement de la culture islamique et à l’endoctrinement
d’une jeunesse en quête d’avenir. Ces penseurs modernes de l’islam
s’interrogent sur les questions majeures concernant l’interprétation
du passé, du présent et de l’avenir de l’islam, sur le rapport entre
islam et laïcité24. Ils gagneraient à être plus visibles.

22
École théologique rationaliste très influente aux viiie et ixe siècles.
23
Al-Jahiz, Livre I, t. VI, p. 35.
24
Voir Abdou Filali-Ansary, Réformer l’islam ? Une introduction aux débats
contemporains, Ed. La découverte, Paris, 2005.

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