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Canut C., Subjectivité, Imaginaires Et Fantasmes Des Langues
Canut C., Subjectivité, Imaginaires Et Fantasmes Des Langues
en discours “épilinguistique”
Cécile Canut
Dans Langage et société 2000/3 (n° 93), pages 71 à 97
Éditions Éditions de la Maison des sciences de l'homme
ISSN 0181-4095
DOI 10.3917/ls.093.0071
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Canut Cécile
L.A.C.I.S. (Langues en Contact et Incidences Subjectives)
Université Paul Valéry, Montpellier III
INTRODUCTION
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contenu lexico-sémantique, le champ épilinguistique nécessite une
approche transdisciplinaire incluant non seulement l'analyse de
discours mais plus largement la sociologie du langage. Les discours
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l'objectif fixé dans cet article; si j'ai pu proposer quelques tentatives
(1996b, 1998b, 2000a) d'analyse des DE, je voudrais aujourd'hui pour-
suivre sur cette voie à partir de nouveaux corpus recueillis en France
(1996-1999).
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1. ACTIVITÉ ÉPILINGUISTIQUE
1. Nous utilisons le terme neutre de lecte comme hyperonyme de langue, sociolecte, dia-
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lecte, etc., afin de différencier par la suite les dénominations langue, langue standard,
dialecte, sociolecte, etc.
2. L'inconscient, au sens que prend ce terme dans l'élaboration psychanalytique.
3. Manifestation du désir du sujet. « Qu'un élément articulé se transforme en signifiant,
qu'un sujet de désir fasse signe, le “calcul” linguistique cède. Lacan nomme cela
“subjectivation” ». (Prieur, 1993 : 311)
4. J. Boutet, F. Gauthier, M. Saint-Pierre (1983) mettent en garde contre « l'illusion qu'ils
(les chercheurs) pourraient avoir directement accès à l'activité métalinguistique du
sujet à partir des discours ou des jugements produits » (p. 213).
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SCHÉMA 1
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(1) Cette langue ouverte adressée à J. Derrida […]. (A. Khatibi, conférence,
2/2/98)
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(3) […] l'intégration comme on dirait dans le vocabulaire républicain français.
[…] (J. Lebrun, 2-5-97, France Inter)
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6. Nous entendons discours ici au sens où Prieur le définit : « Il n'est de discours que
dans un jeu d'associations, de sécessions, de combinaisons, indéfini » étant donné que
« sa structure est d'abord d'entrelacs et d'endettements » (Prieur, 1996 : 101), ceci ren-
voyant entre autres au principe fondamental du dialogisme (Bakhtine), de la poly-
phonie (Ducrot) dans l'interaction.
7. Je remercie J. Authier-Revuz pour cette remarque : il serait intéressant, en effet, d'étu-
dier l'enchâssement des deux types (1 et 2), les “boucles réflexives” étant souvent le
« point de départ de développement » des DE « éventuellement menés à deux voix
par les interlocuteurs ». (Communication personnelle).
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(8) (à propos de après que + indicatif) Ça m'écorche les oreilles. C'est une
faute. C'est quelqu'un qui manipule pas la langue, qui ne construit pas ses
phrases, c'est du français écorché. (entretien-Angers-96).
(10) Le français [langue du locuteur] c'est quand même une langue beau-
coup plus logique que les autres. Tu ne peux pas traduire certains concepts
dans d'autres langues. (enquête-Paris-97)
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(11) […] je savais même plus parler, la honte, j'ai dû faire plein de fautes.
(enquête-Tours-97)
(14) J'aime ma langue parce que c'est l'os dont je suis sortie. (enquête-
Mali-93)
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naire dans les discours sur la langue française en France.
8. Citons dans cette catégorie l'ensemble des discours concernant la “défense et illus-
tration du français” qui composent un corpus gigantesque depuis plus de cinq siècles
(et dont il ne reste que les textes écrits!). Ainsi le discours de Rivarol est un exemple
particulier, puisque écrit, de DE différé portant à la fois sur son propre lecte et, lors des
comparaisons avec d'autres langues, sur le lecte d'autrui (alternance DE (a2) et DE
(b2)). Signalons d'ailleurs que cette alternance est très fréquente dans les discours.
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(15) C'est toujours le français qui traduit le mieux les mots de la liberté.
(Thierry de Beaucé cité par H. Meschonnic, 1997 : 290)
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fonction d'un grand nombre de paramètres discursifs et interac-
tionnels.
Mon analyse porte sur deux entretiens (type récits de vie orientés sur
la question du langage) réalisés en France, d'environ une heure trente
chacun et retranscris dans leur totalité (58 pages et 45 pages) selon
les règles de transcription utilisées par le GARS. Le premier fut réa-
lisé en 1996 à Dame-Marie les Bois (région de Tours) auprès d'un
retraité de plus de soixante ans, ancien maire du village, qui occupa la
profession d'ingénieur dans la région parisienne. Le second concerne
un homme d'une quarantaine d'années, exerçant les professions de
chauffeur de taxi et de motard de presse sportive. Il réside à
Montpellier, quartier Figuerolles (entretien réalisé en novembre
1999).
Monolingues, les deux locuteurs affichent pourtant des imagi-
naires et des positionnements totalement différents. Le premier est
soucieux pendant un temps assez long de répondre à ce qu'il ima-
gine être une “étudiante en linguistique s'intéressant au langage”
(seules renseignements fournis par moi-même qui n'épuisent pas
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l'ensemble des questions posées par le sexe, l'âge, etc.); il centre son
discours autour de son rapport à la norme. Le second, à l'inverse, est
moins soucieux de mon statut et très conscient des questions de
diglossie, entre le français et l'occitan notamment, puisque son père
est occitan et sa mère espagnole.
Commençons par étudier l'évolution du discours du premier
locuteur. Dans un premier temps, assez long (une heure environ), et
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L2 – déjà moi + je l'avoue + déjà de mon temps + on employait énormé-
ment d'argot +
L1 – oui à Paris +
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L1 – Mais en même temps quand vous parlez en argot comme ça c'est
quelque chose qui vous fait plaisir en même temps + c'est pas + même si
c'est +
L2 – Oui ça me fait assez plaisir c'est des relents de jeunesse de + j'ai tou-
jours vécu comme ça + quoi
11. « Dire nous est instituer une solidarité, dire ils est la rompre, dire la norme est exclure
le déviant en le désignant. » (Achard, 1993 : 118)
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donc que la question de la variation, de la diversité langagière, du
mélange, de l'hétérogénéité, est de prime abord totalement rejetée.
Le locuteur inscrit son discours dans la lignée des discours français
homogénéisants : une langue, une norme, une nation. La tension
vers l'homogénéisation se métaphorise, pour ce locuteur, à travers
le français standard, le « français des Rois de France, le bon fran-
çais », etc.
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a tendance à se réduire. La position hétérogénéisante marquée par
l'intersubjectivité et l'implication personnelle des individus se ren-
force et révèle les ambivalences propres à l'intersubjectivité. Celles-ci
illustrent le va-et-vient incessant entre unité et diversité, homogène
et hétérogène, qui fonde le rapport des locuteurs au langage; c'est en
tout cas l'hypothèse qui résulte de l'étude des multiples DE que nous
avons rencontrés en France 13. Dans ce corpus, la disproportion entre
l'évocation des deux lectes (français standard et argot) nous montre
combien la métaphore de « la langue de l'autre » (du côté de l'hété-
rogène) peut se métaphoriser dans des lectes très différents (lectes
d'un parent, lectes d'ancêtres, lectes de l'enfance, qu'ils soient minorés,
en voie de disparition, éloignés, etc., l'argot ici).
Le renversement progressif opéré par le locuteur dans notre pre-
mier cas résulte de la dimension interlocutive et du jeu de l'inter-
discursivité. Le passage du discours homogénéisant au discours hété-
rogénéisant valorisé, accepté, suppose de multiples négociations au
cours de l'échange et, dans ce cas précis, l'éviction toujours délica-
te du discours centralisant et normatif régissant profondément
l'imaginaire sur les langues en France. Le rôle de l'enquêtrice fut
déterminant dans les deux cas : le statut, réel ou fantasmé, de garant
institutionnel de la langue (universitaire) dans un premier temps,
l'ouverture à la pratique de l'argot, la valorisation implicite de cette
question dans un second temps. Les glissements, les négociations
entre les locuteurs entraînent alors un changement dans les dis-
cours et les positionnements épilinguistiques (renforcement du pôle
hétérogène ici) et montre que la question de l'identité ne peut se
poser qu'en termes pluriels puisqu'elle dépend avant tout des inter-
locuteurs.
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d'un locuteur (L2) plongé depuis l'enfance dans le plurilinguisme et
13. Au Mali, pour les locuteurs nés dans le plurilinguisme au sein duquel la prescription
est quasi absente (influence très faible des standardisations récentes, non diffusion de
normes écrites, part très faible des DE de type 2a et 2b excepté pour le français, etc.),
la dimension hétérogène est bien plus importante et se métaphorise d'emblée dans
les DE : « À Bamako, le bambara est raffiné, c'est une cité cosmopolite, tout le monde
se comprend. » (locuteur, Bamako, 1993)
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conscient mais donc je suis en gros je dirais en schématisant je me sens
méditerranéen ++ parce que l'Occitanie parce que l'Espagne parce que parce
qu'on est c'est c'est difficilement explicable je sais pas c'est c'est du ressenti
c'est ++
Au cours de l'interaction, son point de vue s'inscrit dans la doxa
et frôle parfois avec la dimension homogénéisante inverse à celle
qui a été présentée dans l'exemple précédent (discours nationaliste
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L2 […] après quand nous sont apparues toutes ces vérités historiques
c'est vrai que que qu'une haine du fond des âges m'a envahi […]
14. De ce point de vue, l'identification est facile : je n'ai pas “l'accent” de Montpellier, je ne
suis pas d'ici, ma position sociale est donc en partie inversée (dévalorisation possible)
par rapport à celle de l'entretien précédent (valorisation immédiate).
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Cette position intenable, il l'évoque alors à nouveau à travers l'as-
pect politique tout en montrant que ce processus de perte de langue
touche aussi d'autres communautés :
L2 – C'est très dilué + quoi que cette année malheureusement le dilué ça
fait quand même 700 ans que ça s'est dilué + avec le point d'orgues là avec
l'école et Jules Ferry et tout ça qui interdisait de parler occitan ou breton et
les autres ont subi pareil y a pas malheureusement on est pas les seuls
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L2 – Ouais plus que l'espagnol ouais plus que l'espagnol
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L2 – […] j'aurais pu m'y mettre j'ai essayé mais comme quand on essaye
comme le type qui dit bon je vais apprendre l'anglais + hum hum + et puis
petit à petit comme les feuilles tombent de l'arbre et hop tu es passé à autre
chose sans même t'en rendre compte + ce qui est d'autant plus con dans
mon cas c'est que moi j'étais je côtoyais des gens qui sont qui sont dans le
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vers l'homogène (versant politique et social) et une autre vers l'hété-
rogène (langue de l'autre, de l'autre en soi, du père).
On observe dans ce corpus combien les discours antérieurs (his-
torique, culturel, idéologique, politique, technique, économique, etc.)
influent sur les positionnements dans la construction des discours.
Toutefois, l'évolution de l'interaction et la mise en confiance permet-
tent souvent de s'en dégager pour atteindre d'autres métaphores de
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CONCLUSION
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tension épilinguistique se déploie à travers de nombreuses figures et
se métaphorise, en quelque sorte, de manière très variante dans l'acti-
vité langagière.
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tés linguistiques comme distinctes18 (Calvet-Chaudenson, 1998 : 157) ou
encore d'exclure systématiquement les discours (toujours omniprésents,
notamment en Afrique) des locuteurs sur le métissage, les mélanges,
etc., afin de conforter les catégorisations les lectes en présence.
18. La question de une ou deux langues a une pertinence au niveau politique peut-être
mais pas au niveau des pratiques.
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réduire 21 ?
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