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ESPACE ET GÉOSTRATÉGIE

Emmanuel Lempert

C.N.R.S. Editions | « Hermès, La Revue »

2002/2 n° 34 | pages 27 à 35
ISSN 0767-9513
ISBN 2271060664
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Emmanuel Lempert
Centre d’Études et de Recherches Internationales (CERI)
Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS), Paris

ESPACE ET GÉOSTRATÉGIE

Définir une stratégie spatiale c’est, avant tout, envisager un dialogue entre le sol et le ciel. Au
sens littéral, c’est perpétuer une démarche religieuse1 qui, bien qu’apparemment étrangère aux
mystères de la foi, ne s’affranchit pas pour autant de toutes ses représentations. Pour nos imagi-
naires, comme pour les charges utiles de nos satellites, l’Espace reste un haut lieu de projection. Ce
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qu’on est capable d’imaginer détermine l’horizon indépassable de nos constructions intellectuelles
et de notre pensée.
L’Espace ne se constitue en objet qu’à travers une relation avec le sol. Son utilisation se fonde
d’ailleurs sur une logique d’intermédiation puisqu’on passe par l’Espace pour obtenir un effet au
sol, qu’il s’agisse de communiquer, d’observer ou de naviguer.
Mais, si toute réflexion sur le thème admet que l’objet « Espace » n’existe que dans le
cadre d’une relation qu’il entretient avec un autre objet, le « sol », alors la nature de cette relation
sera, tout naturellement, déterminante. Or, elle semble se construire autour d’une projection mas-
sive de représentations. C’est la projection imaginaire qui précède, ici, toute appropriation intel-
lectuelle.
Le développement qui suit se propose d’étudier une succession de passages. Comment des
représentations religieuses ou cosmogoniques s’infléchissent pour devenir des représentations
géopolitiques, et comment ces dernières peuvent, progressivement, dépasser un seuil critique
d’intensité au point de devenir les éléments structurant d’un système stratégique. Ces évolutions
illustrent une volonté de s’approprier une nouvelle dimension, l’apogée de la démarche étant l’éla-
boration d’une pensée stratégique construite comme un système. Il s’agit de mesurer l’impact d’un
imaginaire sur l’avènement d’une géostratégie particulière, de savoir si on peut admettre le pre-
mier comme un déterminant structurel de la seconde.
D’un point de vue méthodologique, il apparaît que l’analyse géopolitique classique2 prête
généralement le flanc au déterminisme, notamment géographique et historique, mais ce savoir se

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propose aussi d’intégrer l’étude des représentations, qu’elles procèdent de l’environnement


physique, du passé, de la « culture », ou bien qu’elles atteignent une intensité propre à influer sur
la perception du réel, à le « fabriquer ».
Le champ de l’analyse est presque écartelé entre considérations profondes sur les facteurs les
plus statiques de la puissance et attention accordée à ses facteurs les plus mouvants, les plus insai-
sissables. Le succès médiatique du mot « géopolitique » est le digne héritier de l’immense champ
d’investigation qui a été ouvert, une telle étendue permettant à chacun d’y aller de ses inclinaisons,
jusqu’à vider le concept de tout contenu identifiable.
Nous préférons quant à nous, mais dans l’attente d’une alternative, considérer qu’il s’agit
d’un laboratoire. La démarche doit se fonder sur une approche pluridisciplinaire dont les méthodes
doivent aussi interroger le contenu. Et puisque que le postulat de la géopolitique est celui d’une
réflexion sur le territoire et sur ce que nous y projetons comme représentations, nous tenterons, ici,
de nous en servir pour introduire un petit développement sur la projection des représentations
liées au territoire lui-même, dans un milieu où il n’existe pas, et qui pourtant n’en finit plus de
questionner l’idée de puissance : l’espace extra-atmosphérique.
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Établissement d’une dialectique entre la volonté du sol,
humaine, et la volonté représentée du ciel
Que le ciel décide s’accompagne ici-bas d’une angoisse avec laquelle il nous fallait bien vivre.
La dialectique des volontés3 a longtemps été inexistante, puisque l’état d’avancement de notre
stratégie génétique4 n’a que très récemment permis de répondre à ses exigences. Il se peut donc fort
bien que nous nous soyons d’abord bornés à faire « mine de rien ». Mais, cette indifférence feinte
est à entendre comme une prémisse d’une démarche stratégique à venir. Il lui correspond,
d’ailleurs, un passage savoureux du Cosmicomics de Calvino :
« Une nuit, j’observais comme d’habitude le ciel avec mon télescope. Je remarquai que d’une
galaxie distante de cent millions d’années-lumière se détachait un carton. Dessus, il était écrit : Je
t’ai vu. Je fis rapidement le calcul : la lumière de la galaxie avait mis cent millions d’années pour me
joindre, et comme de là-bas ils voyaient ce qui se passait ici avec cent millions d’années de retard,
le moment où ils m’avaient vu devait remonter à deux cents millions d’années. Avant même de
contrôler sur mon agenda pour savoir ce que j’avais fait ce jour-là, je fus pris d’un pressentiment
angoissé : deux cents millions d’années auparavant précisément et pas un jour de plus ni de moins,
il m’était arrivé quelque chose que j’avais toujours essayé de cacher. […] La meilleure ligne de con-
duite était de ne faire mine de rien, de minimiser la portée de ce qu’ils avaient pu finalement
apprendre. Je me dépêchai de placer bien en vue un carton sur lequel j’avais simplement écrit : ET
ALORS ? »5

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Cette posture devait servir à gagner du temps. Elle n’est plus utile aujourd’hui. Du ciel il fut
décidé le déluge, mais, depuis le ciel, nous étudions désormais inondations et catastrophes
climatiques en tous genres. On dit « gestion des risques majeurs » ou « sécurité environnemen-
tale » parce que baptiser l’initiative GMES (Global Monitoring for Environment and Security)
initiative « Arc en ciel » ferait sans doute moins sérieux6. Il n’empêche que nous envisageons de
mettre en place un ersatz d’un signe de bienveillance céleste, ce que les projets NOAH7 et
PACTES8 signalent encore jusque dans l’acronyme. Le changement global sera étudié à travers la
chimie de l’atmosphère, la modélisation globale du réchauffement et le niveau des eaux9. Diffé-
rents phénomènes géophysiques seront scrutés10. Des gens travailleront à diffuser rapidement et
largement ces informations.
Déjà, tous les jours, les nombreux satellites météorologiques renseignent sur les décisions du
ciel, les étudient. Tous les jours, rapport est fait aux hommes, pour peu qu’ils disposent d’une radio
ou d’un téléviseur. Cela les passionne. Il en va toujours de même avec l’Oracle. Et peu importe fina-
lement qu’il s’agisse de décider d’un pique-nique à la campagne ou de savoir si la colère d’« en
haut » se déchaînera sur telle ou telle partie d’un océan que nos héros modernes gagent de traverser
à la rame. Le principe est le même : consulter le ciel avant d’agir, accepter qu’il ait prise sur le cours
des choses ici-bas, comme pour faire écho aux anciennes pratiques.
À force, la Terre se prive, toujours un peu plus, de l’ignorance et quitte le strict champ de
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l’imaginaire ou de la représentation religieuse. Par l’Espace, on connaît les zones à risques et celles
où il faut intervenir. On se pose de nouvelles questions d’aménagement du territoire. Occupé,
l’Espace devient cet intermédiaire par lequel transite notre désir de posséder le sol, de le mesurer,
de le faire se livrer jusque dans ses recoins. Explorer le ciel sert d’abord à explorer la Terre. L’invi-
sible même ne nous échappe plus. Capteurs infrarouges et radars nous le livrent, et l’interféro-
métrie nous fait pénétrer un nouveau réel. La télédétection substitue une image à ce qui ne pouvait
être qu’imaginé11. En nous rendant capable d’une perception globale, nous avons rendu notre
monde concret. Il n’est « […] plus comme un parcours sans cesse à refaire, […] comme une course
sans fin, un défi sans cesse à relever, […] comme le seul prétexte d’une accumulation désespérante,
ni comme illusion d’une conquête, mais comme retrouvaille d’un sens, perception d’une écriture
terrestre, d’une géographie dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs. »12
La démarche géographique est, en elle-même, un projet de conquête, une tentative d’acca-
parement. Par elle, nous devenons auteurs et détenteurs du territoire. Or, l’exploration exhaustive
de la planète résulte aujourd’hui des moyens d’observation spatiaux. Nous sommes, au sens strict,
des lecteurs quotidiens d’images du monde. Tritélescope à dispositif panchromatique, télescope
multispectral et radar à ouverture synthétique ont remplacé Dürer13. C’est l’apogée de la
« géographie mathématique » que les astronomes du XVIe siècle ont tant améliorée. Finesse et pré-
cision de l’image, devenue carte, ne neutralisent pas pour autant la charge de représentations
qu’elle contient. Car les cartes sont aussi celles d’un poker menteur. Miroir de représentations qui
sous-tendent une rivalité de pouvoir dont l’objet est, et demeure, le territoire. La première

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« guerre spatiale » s’inscrit d’ailleurs si profondément dans le sol qu’elle est aussi une « guerre du
pétrole »14.
Ce que l’on cartographie, on commence déjà à se l’approprier, et, depuis l’espace, tout peut
être cartographié : les montagnes, les mers, les forêts, les frontières, les ressources naturelles, les
populations, les vents et les variations magnétiques. L’Histoire, même, puisque la carte de la
Palestine a d’abord servi à illustrer ses variations sur le thème de la sainteté. Pour Jean de Beins, pas
de défense sans représentation cartographique15. Pour les appareils de forces modernes, ni pré-
vention ni projection sans ROIM16. Représentations et stratégie sont liées. Ce sont les militaires
qui, les premiers, examinent la Terre depuis la haute altitude pour « occuper le terrain »17. Le
détenteur des représentations exerce le pouvoir. Hors atmosphère, la nouvelle frontière straté-
gique le dote de performances que sa nature ne permettait pas, mais que la catéchèse avait déjà
décrites. Phaéton lui aussi, avait été tenté18. Parce que l’utilisation de l’espace se mue en
occupation dès lors qu’elle affranchit le sol de la volonté directe du Ciel, on flirte avec l’identifi-
cation à l’archétype.

« Terra-formation » de l’Espace : vers l’établissement


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d’une géostratégie
Il arrive parfois que l’on se pose de drôles de questions. De celles qui, un court instant au
moins, nous plongent dans l’hébétement. En voici une, tout droit sortie d’un brainstorming entre
mathématiciens et neurologues : la mathématique existe-t-elle indépendamment de notre per-
ception ou est-elle une création de notre cerveau, soucieux d’appréhender le fonctionnement de
l’univers, sans pour autant s’être encore rendu capable de concilier relativité générale et mécanique
quantique. Par hypothèse, laissons-nous ici séduire par la dernière solution, en faveur de laquelle
d’ailleurs le débat semble s’orienter, comme pour faire écho à Philolaos de Crotone19.
Si la mathématique est un instrument de la compréhension, on s’étonnera moins de rencon-
trer la géométrie à chaque étape de notre apprentissage du ciel et de la géographie terrestre. Dès le
IIIe siècle avant notre ère, Ératosthène, directeur de la bibliothèque d’Alexandrie, observe l’incli-
naison du soleil pour calculer la circonférence de la Terre, et il est inutile de rappeler les pratiques
de Ptolémée, que ses propres inclinaisons faisaient porter sur le quadrant et le compas. Finalement,
« C’est une chose […] admirable, qu’on ait découvert de si sublimes vérités avec l’aide d’un quart
de cercle et d’un peu d’arithmétiques20. »
Mais si nous nous avouons bien incapables de vérifier sur l’heure que la mathématique est une
pure construction, la géographie en est fondamentalement une autre. Comme, peut-être, la
mathématique, elle sert à percevoir, à penser, à lire et finalement à se rendre maître d’un réel
devenu globalement envisageable. Or, en tant que lieu privilégié de projection, le ciel, qu’il se

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Espace et géostratégie

décline en « au-delà » ou en espace extra-atmosphérique, fait l’objet de constantes tentatives de


géographisation. Il est insuffisant d’affirmer que l’utilisation de l’Espace permet une
appropriation des représentations du sol, comme nous l’avons vu précédemment, car à cette appro-
priation succède une projection.
Déjà, dans nos propres registres culturels, le paradis est un jardin verdoyant traversé par des
fleuves, ou bien c’est une ville. Induits par l’étymologie, les murs qui le ceignent supposent une
finitude. Il est appréhendé sur un mode géographique, comme une projection du bassin
méditerranéen ou du contexte proche-oriental. Longtemps, on le cherchera comme un lieu véri-
table, illustration par l’exemple de la puissance des représentations qu’il mobilise.
L’enfer est envisagé sur le mode souterrain et sur celui du volcanisme. Lui aussi connaît des
fleuves et des montagnes. À lui aussi on accorda une existence concrète sur le mode de la
géographie physique, ce qui, à force, aurait privé la Sicile de tourisme.
L’avènement du purgatoire constituera une brillante étape de ces tentatives de
géographisation, entendues comme projection de la réalité terrestre vers le ciel. La complexifi-
cation de la géographie de l’au-delà va consacrer l’idée apaisante de proportion. Le châtiment n’est
plus éternel mais dépend de la faute parce que la société marchande du XIIIe siècle s’est mise à
vendre le temps à travers la pratique de l’usure21. Ce dernier, qui n’appartenait qu’à Dieu, et dont
la seconde arrive du ciel22, cesse, sur Terre, d’être absolu pour admettre une valeur mesurable. En
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revisitant au sol ses représentations du temps, le monde chrétien ira jusqu’à se doter d’une nouvelle
dimension dans l’au-delà, fondée sur le principe d’un temps que l’on peut mesurer, fini et
proportionnel, par opposition à un temps infini et absolu.
Aujourd’hui, Mars Global Surveyor, Rosetta, Voyager, Galileo, Cassini-Huygens nous font explo-
rer l’espace. Cette étape peut admettre à sa suite une logique de conquête, de colonisation, dont le
terme reste conditionné par la découverte de ressources23. Mais, déjà, l’exploitation économique
de l’Espace24, déclinée jusque sur le thème du tourisme, a commencé comme une réponse
particulière aux intuitions de Thomas O. Paine25 sur la projection de l’homme dans la galaxie. De
la station russe Mir au projet Mini-Station 1, nous assistons à une nouvelle projection en forme de
réduction. Comme sur Terre, il n’y a plus de voyage, mais seulement du tourisme.
Le ciel est une ambition que l’on poursuit d’abord en se l’imaginant, ensuite en y introduisant
ses propres représentations, enfin en le rendant objet d’étude et lieu d’occupation.

« L’homme est d’abord monté sur la bête de somme ;


Puis sur le chariot que portent des essieux ;
Puis sur la frêle barque au mât ambitieux ;
Puis quant il fallut vaincre l’écueil, la lame,
L’onde et l’ouragan, l’homme est monté sur la flamme ;
À présent l’immortel aspire à l’éternel ;
Il montait sur la mer, il monte sur le ciel. »26

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Incontestablement, une telle ascension nécessite un peu de préparation. Admettons que le


projet politique existe pour nous pencher sur la stratégie générale et ses déclinaisons. D’abord,
l’homme inventa le cosmos, permettant l’observation rationnelle. Et déjà il était à l’image de ses
Cités, projection géocentrique ordonnée. L’inventaire et la cartographie du ciel vinrent, qui signa-
lèrent les constellations avant que l’homme n’injecte les siennes en orbite sans jamais vraiment
quitter le registre sémantique des légendes. La dynamique d’accaparement que nous avons déjà
signalée accouche d’une logique d’occupation à défaut d’une véritable conquête. Les projections
géographiques se muent en authentique géographisation, comme si leur intensité était suffisante
pour fabriquer du réel, c’est-à-dire rendre abordable et exploitable un nouveau pan de réalité.
À travers un lien étroit avec le sol, nous sommes parvenus à penser le ciel. Au sens strict, nous
l’avons reconnu. Nous y avons appliqué des méthodes d’appropriation. Nous l’avons exploré.
Nous l’avons occupé. Nous l’avons utilisé. Est-il interdit de croire que nous tenterons de le
conquérir ? Ne devient-il pas, progressivement, un nouveau sol où le territoire reste à injecter ?
Aujourd’hui on y dédie même un droit, branche du droit international public27. Tandis qu’on
tente de rendre ce dernier ciment de l’ordre du sol, ce mode particulier d’appropriation du
territoire est lui aussi projeté vers l’Espace. Peu importe que le droit de l’Espace statue, pour le
moment, en faveur d’une inappropriation, puisque, ce faisant, il tient bien un discours sur l’appro-
priation. La projection du droit ménage sa nature. Il se veut, au sol, moyen d’organisation des ter-
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ritoires et cette fonction d’agencement et d’organisation du réel est préservée dans le cadre de ses
applications spatiales.
Reconnaissance du milieu, élaboration de protocoles d’analyse et mise en œuvre d’une stra-
tégie des moyens participent bien d’une ambition de maîtrise du milieu28. L’utilisation du milieu
ainsi que la définition de stratégies déclaratoires vont, progressivement, permettre à la démarche
stratégique de « fabriquer » du territoire autant que ce dernier, au fur et à mesure qu’il se
concrétise, lui permet de perfectionner et d’affiner son élaboration29. D’ailleurs, même si la plu-
part d’entre elles ne sont pas encore opérationnelles, toutes les fonctions d’une stratégie spatiale
sont, aujourd’hui, réunies30. C’est l’avènement d’une géostratégie particulière, qui donnerait à
Castex de nouveaux arguments31.
Un séquentiel simple pourrait être exprimé de la façon suivante : après les projections ima-
ginaires, qui s’effectuent sur un mode idéal, vient la phase de désignation géographique. Cette der-
nière permet une appropriation du réel sur lequel il faut ensuite agir. En tant que méthode, c’est la
stratégie qui permettra de passer de la pensée à l’action32.

Finalement, l’utilisation de l’espace se mue en occupation dès lors qu’elle affranchit le sol de
la volonté du ciel. S’érigeant en maître de la planification opérationnelle d’une Odyssée post-2000,
la Terre confirme sa prétention à la projection en même temps qu’elle s’arroge de nouvelles pré-
rogatives. La stratégie spatiale devient un modèle du genre. Creuset d’une dialectique entre la
volonté du sol, humaine, et la volonté représentée du ciel.

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L’intensité des représentations géographiques projetées vers l’Espace peut permettre à une
géostratégie d’exister. Cette dernière est un système, c’est-à-dire « […] ensemble organisé dont
tous les éléments sont en relation constante et qui possède une régulation interne. Il est immergé
dans un environnement dont il subit les contraintes et reçoit les demandes et il réagit en produi-
sant des décisions »33. La démarche systémique devient une annexe de la démarche stratégique. Le
principe de système s’érige en déterminant interne du principe stratégique.
Mais le système possède une dynamique propre qui, si elle ne nie pas la volonté de l’acteur,
peut parfois la concurrencer. Il peut tenter de se libérer de sa propre idée et de son origine. Il fonc-
tionne d’autant mieux qu’il est indifférent à son contenu34. Il génère sa propre légitimité. Peu
importe que l’idée de la conquête spatiale disparaisse, la conquête continue.
Une nouvelle dialectique des « volontés » doit alors s’établir à l’interne entre l’acteur et le
système lui-même. Pour maintenir la capacité à définir des objectifs, une nouvelle démarche
méthodologique doit apparaître, en creux, à l’intérieur-même du système. Fondamentalement, la
logique d’exploration de l’ensemble des potentialités d’un système condamne à ne plus définir
d’objectif. Pour autant, la conquête est une potentialité qu’il faut retenir parce que ne pas l’accom-
plir reviendrait à définir une stratégie dont l’objet serait l’abolition de la volonté de puissance. Il ne
s’agirait plus de déterritorialisation du sol, mais de désolidarisation du territoire. Une fois projetée
dans l’Espace, la représentation du territoire devrait divorcer d’avec l’idée de puissance, s’en
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désolidariser, alors même qu’elle en est un élément essentiel de sens35. L’Espace représente un
moyen d’invasion et non d’évasion.

NOTES

1. La rosace du transept Sud de la cathédrale de Lausanne, XIIIe siècle, associe étroitement le cercle céleste et divin,
et le carré terrestre et humain.
2. Telle que la géopolitique allemande du XIXe siècle.
3. Cette expression est, ici, à entendre au sens de la stratégie classique. Grossièrement, elle postule la mise en
œuvre de moyens susceptibles de contraindre la cible à se soumettre à une volonté qui n’est pas la sienne.
4. La stratégie génétique est la stratégie des moyens. Notons d’ores et déjà qu’en matière d’utilisation du milieu
spatial, notamment à des fins de défense, les problèmes de structure sont dominants. En effet, il s’agit de pou-
voir faire appel transversalement à toute une série de services spatiaux. La stratégie génétique doit alors être
pensée sur un mode dit « architectural ».
5. Italo CALVINO, Cosmocomics (1965), trad. J. Thibaudeau, Paris, Seuil, 1968.
6. « Jamais plus la grande inondation ne supprimera la vie sur terre […]. Je place mon arc dans les nuages ; il sera
un signe qui rappellera l’engagement que j’ai pris à l’égard de la terre », Genèse, IX, 13.
7. New Opportunities for Altimetry in Hydrology.

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Emmanuel Lempert

8. Projet de Prévention et anticipation des crues au moyen des techniques spatiales.


9. Ces mesures sont déjà effectuées par le satellite Topex-Poséidon du CNES et de la NASA.
10. À titre d’exemple on peut retenir SVO (Space Volcano Observatories), projet de constellation de petits satellites
dédiés à la surveillance journalière des volcans potentiellement dangereux, et le système Doris, qui permet de
calculer la vitesse actuelle des grandes plaques tectoniques.
11. Fernand VERGER, L’Information géographique, n° 53, 1989.
12. George PEREC, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974.
13. Voir Albrecht DÜRER, Imagines coeli septentrionales cum duodecim imaginibus zodiaci, 1515. Gravure sur bois ;
42,7 x 42,7 cm. BnF, Estampes, Ca 8b Rés.
14. Serge GROUARD, « Le conflit du Golfe : un laboratoire pour l’espace », Stratégique 51-52, 1991, 3-4.
15. Jean de BEINS, ingénieur et géographe militaire, fut chargé par Louis XIII de la défense du Vercors. Il produisit,
au début du XVIIe siècle, une interprétation graphique de cet espace dont l’orientation, face à l’Est en haut, cor-
respondait au danger de l’ennemi savoyard. Voir Jean de BEINS (attribué à), Le Baillage de Greyzivaudan et
Trièvres, 1619. BnF, Cartes et plans, Rés. Ge C 23577.
16. Renseignement d’Origine Image.
17. Voir Isabelle SOURBÈS-VERGER, in « Espace et puissance », FRS, Paris, Ellipses, 1999, p 85.
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18. « Phaéton demanda le char de son père, et pendant tout un jour, la faveur d’être le maître et le conducteur des
chevaux aux pieds ailés. C’est une grande faveur que tu demandes, Phaéton, disproportionnée à tes forces et à
ton âge, enfant que tu es. » Ovide, Les Métamorphoses.
19. Élève de Pythagore et maître de Platon, Philolaos de Crotone pensait notamment que « Tout ce que l’on peut
connaître a un nombre, sans le nombre nous ne comprenons ni ne connaissons rien. »
20. VOLTAIRE, Lettres philosophiques, 1734.
21. Jacques LE GOFF, La Naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981.
22. La seconde est, à l’origine, une mesure cosmique.
23. Notons que les Américains pensent l’espace comme une « zone à sécuriser » au fur et à mesure que s’accroît la
dépendance de leur économie à l’égard des services spatiaux. Il s’agit pour eux d’identifier et de protéger les
fonctions spatiales qui jouent un rôle critique pour l’ensemble de la nation sans se limiter aux missions militai-
res. Voir Dana J. JOHNSON, Scott PACE et C. BRYAN-GABBARD, « Space emerging options for national power »,
RAND, 1998. C’est l’illustration d’une certaine idée du leadership induite par l’élargissement des conceptions
américaines de la sécurité à la dimension économique. Voir Isabelle SOURBÈS-VERGER, in « Espace et puis-
sance », FRS, Paris, Ellipses, 1999, p. 19.
24. Depuis le milieu des années 1990, les systèmes de constellations de satellites de télécommunication connais-
sent la faveur des industriels.
25. Ancien directeur de la NASA.
26. Victor HUGO, La Légende des siècles.

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Espace et géostratégie

27. Léopold PEYREFITTE, Droit de l’espace, Paris, Dalloz, 1993.


28. Lancé dès 1958, le programme américain SAINT (Satellite Interceptor), s’il n’a jamais été opérationnel, est pensé
sur le mode de l’ange-gardien de la nation, que la stratégie déclaratoire légitimant l’IDS reprendra.
29. Les Américains envisagent l’espace comme un « terrain de combat ». La stratégie du « space power » doit per-
mettre d’intervenir en milieu spatial, c’est-à-dire qu’elle permet d’envisager l’implantation d’armes dans
l’espace et non plus sa simple militarisation. La stratégie de « space control » vise, quant à elle, à interdire à
l’adversaire potentiel l’usage de ses propres moyens spatiaux.
30. Observation, écoute, alerte, communication, transport. Le sénateur Henri Revol rappelle d’ailleurs à l’occasion
d’un rapport parlementaire que ces fonctions sont vitales pour gagner les guerres à venir. Assurées depuis
l’espace, elles permettent une plus grande efficacité et un moindre coût humain. Voir Henri REVOL, « L’Espace :
une ambition politique et stratégique pour l’Europe », Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifi-
ques et Techniques (OPESCT), Assemblée nationale, n° 3033, Sénat, n° 293, mai 2001, p. 170.
31. Amiral français, Raoul CASTEX (1878-1968) défendit l’importance de la « grande géographie ».
32. Hervé COUTAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, 2e édition, Paris, Économica, 1999.
33. Ibid, p. 457.
34. Jean BEAUDRILLARD, La Transparence du Mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, Paris, Galilée, 1990.
35. La question du divorce d’entre le sens et la puissance a été étudiée par Zaki LAIDI in « Un monde privé de
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sens », Paris, Fayard, 1994.

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