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Emmanuel Lempert
2002/2 n° 34 | pages 27 à 35
ISSN 0767-9513
ISBN 2271060664
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2002-2-page-27.htm
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Emmanuel Lempert
Centre d’Études et de Recherches Internationales (CERI)
Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS), Paris
ESPACE ET GÉOSTRATÉGIE
Définir une stratégie spatiale c’est, avant tout, envisager un dialogue entre le sol et le ciel. Au
sens littéral, c’est perpétuer une démarche religieuse1 qui, bien qu’apparemment étrangère aux
mystères de la foi, ne s’affranchit pas pour autant de toutes ses représentations. Pour nos imagi-
naires, comme pour les charges utiles de nos satellites, l’Espace reste un haut lieu de projection. Ce
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Espace et géostratégie
Cette posture devait servir à gagner du temps. Elle n’est plus utile aujourd’hui. Du ciel il fut
décidé le déluge, mais, depuis le ciel, nous étudions désormais inondations et catastrophes
climatiques en tous genres. On dit « gestion des risques majeurs » ou « sécurité environnemen-
tale » parce que baptiser l’initiative GMES (Global Monitoring for Environment and Security)
initiative « Arc en ciel » ferait sans doute moins sérieux6. Il n’empêche que nous envisageons de
mettre en place un ersatz d’un signe de bienveillance céleste, ce que les projets NOAH7 et
PACTES8 signalent encore jusque dans l’acronyme. Le changement global sera étudié à travers la
chimie de l’atmosphère, la modélisation globale du réchauffement et le niveau des eaux9. Diffé-
rents phénomènes géophysiques seront scrutés10. Des gens travailleront à diffuser rapidement et
largement ces informations.
Déjà, tous les jours, les nombreux satellites météorologiques renseignent sur les décisions du
ciel, les étudient. Tous les jours, rapport est fait aux hommes, pour peu qu’ils disposent d’une radio
ou d’un téléviseur. Cela les passionne. Il en va toujours de même avec l’Oracle. Et peu importe fina-
lement qu’il s’agisse de décider d’un pique-nique à la campagne ou de savoir si la colère d’« en
haut » se déchaînera sur telle ou telle partie d’un océan que nos héros modernes gagent de traverser
à la rame. Le principe est le même : consulter le ciel avant d’agir, accepter qu’il ait prise sur le cours
des choses ici-bas, comme pour faire écho aux anciennes pratiques.
À force, la Terre se prive, toujours un peu plus, de l’ignorance et quitte le strict champ de
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« guerre spatiale » s’inscrit d’ailleurs si profondément dans le sol qu’elle est aussi une « guerre du
pétrole »14.
Ce que l’on cartographie, on commence déjà à se l’approprier, et, depuis l’espace, tout peut
être cartographié : les montagnes, les mers, les forêts, les frontières, les ressources naturelles, les
populations, les vents et les variations magnétiques. L’Histoire, même, puisque la carte de la
Palestine a d’abord servi à illustrer ses variations sur le thème de la sainteté. Pour Jean de Beins, pas
de défense sans représentation cartographique15. Pour les appareils de forces modernes, ni pré-
vention ni projection sans ROIM16. Représentations et stratégie sont liées. Ce sont les militaires
qui, les premiers, examinent la Terre depuis la haute altitude pour « occuper le terrain »17. Le
détenteur des représentations exerce le pouvoir. Hors atmosphère, la nouvelle frontière straté-
gique le dote de performances que sa nature ne permettait pas, mais que la catéchèse avait déjà
décrites. Phaéton lui aussi, avait été tenté18. Parce que l’utilisation de l’espace se mue en
occupation dès lors qu’elle affranchit le sol de la volonté directe du Ciel, on flirte avec l’identifi-
cation à l’archétype.
Espace et géostratégie
Emmanuel Lempert
Finalement, l’utilisation de l’espace se mue en occupation dès lors qu’elle affranchit le sol de
la volonté du ciel. S’érigeant en maître de la planification opérationnelle d’une Odyssée post-2000,
la Terre confirme sa prétention à la projection en même temps qu’elle s’arroge de nouvelles pré-
rogatives. La stratégie spatiale devient un modèle du genre. Creuset d’une dialectique entre la
volonté du sol, humaine, et la volonté représentée du ciel.
Espace et géostratégie
L’intensité des représentations géographiques projetées vers l’Espace peut permettre à une
géostratégie d’exister. Cette dernière est un système, c’est-à-dire « […] ensemble organisé dont
tous les éléments sont en relation constante et qui possède une régulation interne. Il est immergé
dans un environnement dont il subit les contraintes et reçoit les demandes et il réagit en produi-
sant des décisions »33. La démarche systémique devient une annexe de la démarche stratégique. Le
principe de système s’érige en déterminant interne du principe stratégique.
Mais le système possède une dynamique propre qui, si elle ne nie pas la volonté de l’acteur,
peut parfois la concurrencer. Il peut tenter de se libérer de sa propre idée et de son origine. Il fonc-
tionne d’autant mieux qu’il est indifférent à son contenu34. Il génère sa propre légitimité. Peu
importe que l’idée de la conquête spatiale disparaisse, la conquête continue.
Une nouvelle dialectique des « volontés » doit alors s’établir à l’interne entre l’acteur et le
système lui-même. Pour maintenir la capacité à définir des objectifs, une nouvelle démarche
méthodologique doit apparaître, en creux, à l’intérieur-même du système. Fondamentalement, la
logique d’exploration de l’ensemble des potentialités d’un système condamne à ne plus définir
d’objectif. Pour autant, la conquête est une potentialité qu’il faut retenir parce que ne pas l’accom-
plir reviendrait à définir une stratégie dont l’objet serait l’abolition de la volonté de puissance. Il ne
s’agirait plus de déterritorialisation du sol, mais de désolidarisation du territoire. Une fois projetée
dans l’Espace, la représentation du territoire devrait divorcer d’avec l’idée de puissance, s’en
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NOTES
1. La rosace du transept Sud de la cathédrale de Lausanne, XIIIe siècle, associe étroitement le cercle céleste et divin,
et le carré terrestre et humain.
2. Telle que la géopolitique allemande du XIXe siècle.
3. Cette expression est, ici, à entendre au sens de la stratégie classique. Grossièrement, elle postule la mise en
œuvre de moyens susceptibles de contraindre la cible à se soumettre à une volonté qui n’est pas la sienne.
4. La stratégie génétique est la stratégie des moyens. Notons d’ores et déjà qu’en matière d’utilisation du milieu
spatial, notamment à des fins de défense, les problèmes de structure sont dominants. En effet, il s’agit de pou-
voir faire appel transversalement à toute une série de services spatiaux. La stratégie génétique doit alors être
pensée sur un mode dit « architectural ».
5. Italo CALVINO, Cosmocomics (1965), trad. J. Thibaudeau, Paris, Seuil, 1968.
6. « Jamais plus la grande inondation ne supprimera la vie sur terre […]. Je place mon arc dans les nuages ; il sera
un signe qui rappellera l’engagement que j’ai pris à l’égard de la terre », Genèse, IX, 13.
7. New Opportunities for Altimetry in Hydrology.
Emmanuel Lempert
Espace et géostratégie