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responsabilités ?
François Ost
Dans Écologie & politique 2018/1 (N° 56), pages 65 à 82
Éditions Éditions Le Bord de l’eau
ISSN 1166-3030
ISBN 9782356875785
DOI 10.3917/ecopo1.056.0065
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François Ost
Personnifier la nature ?
Inversant l’attitude classique qui ne cesse de traiter la nature comme
un simple objet (dans la ligne du dualisme moderne entre « cogito » et
« matière » et du mot de Descartes : se conduire « comme [si nous étions]
maîtres et possesseurs de la nature »), l’écologie dite « radicale » (deep eco-
logy) entend l’ériger en sujet, digne d’intérêt en elle-même et membre
à part entière de la communauté éthico-politique : « élargir le cercle »
(widening the circle) est précisément un des mots d’ordre de ce mouve-
ment 2. La thèse, d’inspiration holiste, voire panthéiste, soutient que, dans
1. B. Latour, « Esquisse d’un Parlement des choses », Écologie politique, n° 10, été 1994,
p. 97-115, reproduit dans ce numéro, p. 47-64.
2. Pour une présentation critique de la deep ecology, cf. F. Ost, La nature hors la loi. L’écologie
à l’épreuve du droit, La Découverte, Paris, 1995, p. 147 et suiv. ; cf. aussi R. F. Nash, The Rights
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11. Déclaration des droits de l’homme pour les générations futures, Bruxelles/Tenerife, 1994.
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sans doute à les penser comme des responsabilités collectives plutôt que
comme des prérogatives subjectives.
Mais voici ma ligne principale d’argumentation. Je m’interroge à vrai
dire sur ce que devient une société qui semble se construire de plus en
plus exclusivement sur les « droits » de ses membres et les actions en jus-
tice qu’ils diligentent. Qu’en est-il alors d’un ordre juridique dont l’ini-
tiative et la substance se déplacent chaque jour un peu plus de l’exercice
collectif de formulation d’une loi commune à la revendication indivi-
duelle de prérogatives subjectives ? Fait-on encore du lien social à par-
tir d’individus conçus comme toujours-déjà sujets de droits, des sujets
présociaux en quelque sorte, qui s’avancent en société bardés de droits 12,
sans qu’apparaisse très clairement leur participation à la chose publique,
ni ce qu’ils doivent à la société où ils prennent place ? Suffit-il d’accumuler
tous ces droits pour faire une société ? La somme de toutes ces différences
ne débouche-t-elle pas sur l’indifférence érigée en droit ? Tout se passe
comme si derrière l’affirmation incantatoire des droits, était passée sous
un silence embarrassé la question relative aux valeurs communes – quelle
« vie bonne » voulons-nous ? –, seules susceptibles d’assurer quelque effec-
tivité à cette reconnaissance.
Parler en termes de droits, c’est poser le primat, chronologique et axio-
logique, de l’individu : à la limite, un individu souverain, auto-engendré,
maîtrisant totalement sa vie et disposant de ses droits, arrivant d’emblée
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12. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990 ; P. Ricœur, Le Juste 1, Esprit,
Paris, 1995.
13. En ce sens, cf. Paul Ricœur qui considère que le choix éthique est caractérisé par le
paradoxe de « l’existence choisie et l’existence subie », d’« une initiative et d’une obéissance,
d’une activité et d’une réceptivité » (Philosophie de la volonté. Tome I : Le volontaire et l’invo-
lontaire, Seuil, Paris, 1963 [1950], p. 156).
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14. On peut se reporter à l’idée, évoquée de façon aussi allusive que fascinante par Paul
Ricœur, selon laquelle le contrat social (équivalent pour la société de ce qu’est l’autonomie
pour l’individu) pourrait se comprendre « comme une fiction destinée à combler l’oubli de
la fondation de la déontologie dans le désir de vivre bien avec et pour les autres dans des
institutions justes » (Soi-même comme un autre, op. cit., p. 278). Le thème de l’oubli est à rap-
procher du thème de l’instantanéisme et de la myopie temporelle qui sera bientôt abordé.
15. H. Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Éditions
du Cerf, Paris, 1990, p. 17 (nous ne discuterons pas ici la fondation que tente Jonas de cette
responsabilité dans une ontologie de la vie).
16. P. Ricœur, « Postface au temps de la responsabilité », dans Lectures 1. Autour du politi-
que, Seuil, Paris, 1991, p. 270 et suiv.
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l’effet concerné résulte de mon action. Ne faut-il pas admettre en effet cet
adage de départ selon lequel « on a autant de responsabilité que de pou-
voir » ? Dès lors que le bras de mon action met l’avenir à ma disposition,
j’en suis responsable, d’autant que je tire profit de ce comportement. Il est
clair cependant que la notion de responsabilité ici engagée s’est transfor-
mée : il ne s’agit plus de la responsabilité au sens quasi pénal d’imputation
d’une faute passée à un agent qui devra en payer le prix, mais de la res-
ponsabilité au sens d’une charge qu’on assume collectivement pour l’ave-
nir. À l’exemple de la répression pénale se substitue ici le modèle parental
de l’éducation des enfants, ou le modèle politique de la participation aux
affaires de la cité 17.
L’obstacle contractualiste-procédural
Depuis la modernité au moins, les questions de justice se pensent dans
les termes du contrat, de la symétrie et de la réciprocité. Elles supposent
réunies ce que Hume appellera les « circonstances de la justice » : un envi-
ronnement caractérisé par la rareté relative des biens disponibles, une
société composée de personnes dont l’altruisme est modéré et les forces
relativement égales.
Dans un tel contexte, il est rationnel et prudent de consentir certaines
limitations de sa liberté afin de garantir la sécurité physique et matérielle
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L’obstacle « instantanéiste »
Outre l’idée de réciprocité, le modèle contractualiste s’accompagne
aussi de la présupposition selon laquelle l’histoire commence à la conclu-
sion du contrat. Tout se passe comme si les négociateurs, s’arrachant
23. J. O’Neill, Ecology, Policy, and Politics. Human Well-Being and the Natural World,
Routledge, Londres, 1993, p. 2.
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24. G. Hardin, « The Tragedy of the Commons », dans G. Hardin et J. Baden (dir.),
Managing the Commons, W. H. Freeman, San Francisco, 1977.
25. E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, PUF, Paris, 1971, p. 150.
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28. P. Van Parijs, art. cité, p. 8 et p. 12-13. Bien entendu, la mise en œuvre et même la
formulation de ces deux critères posent de multiples questions que l’auteur, du reste, ne
dissimule aucunement.
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« prévisibles » de nos actions ? Il faudra répondre alors que les deux condi-
tions du test de validité habermassien sont décidément trop étroites pour
relever le défi écologique : les normes adoptées « rationnellement » par les
contemporains risquent de spolier scandaleusement les successeurs. Il
faut désormais, dans la ligne de la suggestion kantienne, s’accoutumer à
se mettre à la place des générations et faire preuve de prudence à l’égard
des effets même simplement éventuels de nos actions. La procédure juri-
dique de l’étude d’incidence (obligation de chercher à savoir) et le prin-
cipe de précaution (ne pas tirer parti de l’ignorance pour ne pas protéger
le milieu menacé) s’inscrivent dans cette voie nouvelle 29. Dans le même
ordre d’idée, on notera encore la suggestion que Brian Barry fait à John
Rawls : la seule manière de prendre en compte les intérêts des générations
futures (qui doivent bénéficier de l’« equality of opportunity »), au-delà du
seul « goodwill » affectif à l’égard des enfants et petits-enfants, c’est d’intro-
duire toutes les générations dans la négociation sous voile d’ignorance 30.
David Laws relate à cet égard une intéressante expérience de consultation
publique aux États-Unis (à propos d’un projet d’établissement d’une usine
de retraitement des déchets radioactifs) au cours de laquelle fut systé-
matiquement pratiqué un raisonnement transgénérationnel, s’efforçant
de bannir toute forme de « préférence temporelle », s’attachant à « traiter
les absents comme s’ils étaient présents », et s’employant ainsi à « donner
corps à l’idée d’une communauté de personnes qui se perçoivent comme
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32. P. Ricœur, Temps et récit. Tome III : Le temps raconté, Seuil, Paris, 1985.
33. D. Birnbacher, La responsabilité à l’égard des générations futures, PUF, Paris, 1994, p. 151.
34. P. Ricœur, Le Juste 1, op. cit.
35. Paul Ricœur (Soi-même comme un autre, op. cit., p. 333) critique Habermas à cet égard
qui « surévalue la coupure de la modernité » et disqualifie systématiquement la tradition,
écartée de l’argumentation, comme Kant écartait l’inclination du champ éthique.
36. F. Collin, « Un héritage sans testament », Les cahiers du GRIF, n° 34, p. 1986, p. 81-92.
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37. J. L. Sax, « Le petit poisson contre le grand barrage devant la Cour suprême des États-
Unis », Revue juridique de l’environnement, n° 4, 1978, p. 372.