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Élargir la communauté politique par les droits ou par les

responsabilités ?
François Ost
Dans Écologie & politique 2018/1 (N° 56), pages 65 à 82
Éditions Éditions Le Bord de l’eau
ISSN 1166-3030
ISBN 9782356875785
DOI 10.3917/ecopo1.056.0065
© Éditions Le Bord de l?eau | Téléchargé le 14/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

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Élargir la communauté politique par les droits
ou par les responsabilités ?

François Ost

Résumé. Il n’est ni opportun juridiquement ni justifié philosophiquement de personnifier la


nature et de lui reconnaître des droits. Il est, en revanche, de la plus grande urgence de fonder des
responsabilités à l’égard du « milieu » qui est le résultat dialectique de l’interaction de l’homme et
de son environnement. Nous adoptons alors une stratégie indirecte : en nous souciant d’élargir la
communauté politique aux générations futures, nous sommes amenés à sauvegarder le milieu.
Mots clés. Responsabilité, générations futures, environnement, milieu.
Abstract. It is neither juridically appropriate nor philosophically justified to personify nature
and to accord rights to it. In contrast, it is urgent to establish responsibilities with regard to the
“milieu” as the dialectical result of the interaction between man and his environment. We thus
adopt an indirect strategy : by extending the political community to the future generations, we
are led to protect the milieu.
Keywords. Responsability, future generations, environment, milieu.
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Les déséquilibres écologiques (réduction de la biodiversité, raréfaction
des ressources naturelles, pollution) menacent à terme plus court qu’on ne
le pensait, autant l’homme lui-même que la nature. Une mobilisation poli-
tique, juridique, économique s’est engagée en vue de tenter, avec plus ou
moins de conviction, d’y remédier. Dans cette gigantesque partie qui se
joue à l’échelle planétaire, diverses voix se font entendre qui réclament un
élargissement de la cité à de nouveaux partenaires : la nature elle-même
et ses différentes composantes (deep ecology et défenseurs des droits des
animaux « et des autres »), les nouveaux hybrides technologiques, mix-
tes de nature et de culture (Bruno Latour et Michel Serres), les généra-
tions futures appelées à occuper la planète après nous (Hans Jonas, Paul
Ricœur et bien d’autres).
Entraînés par une habitude de pensée qui remonte à la modernité,
ces courants s’emploient à configurer le statut à réserver à ces nouveaux
partenaires sous la forme d’un catalogue de droits fondamentaux, comme
si se voir attribuer des droits équivalait automatiquement à une garantie
de bonheur et de dignité. Comme si également la catégorie de droit était
adaptable à n’importe quelle espèce de titulaire, et indéfiniment démul-
tipliable sans perte de substance, ni conflits. Pour tenter de démêler cet
écheveau, je défendrai les thèses suivantes : il n’est ni opportun juridi-
quement ni justifié philosophiquement de personnifier la nature et de
lui reconnaître des droits. Il est, en revanche, de la plus grande urgence
de fonder des responsabilités à l’égard du « milieu » qui est le résultat

Écologie & Politique n° 56 • 2018


66 Aux fondements de l’écologie politique

dialectique de l’interaction de l’homme et de son environnement. Nous


adopterons ainsi une stratégie indirecte : en nous souciant des généra-
tions futures, nous sommes amenés à sauvegarder le milieu.
Pour les mêmes raisons, il n’est pas souhaitable de personnifier les
hybrides et d’instituer le « Parlement des choses » que souhaite Bruno
Latour 1. En revanche, il est nécessaire d’améliorer le projet démocrati-
que en institutionnalisant le débat entre experts et décideurs, débat
aujourd’hui arbitré en dehors de l’espace public.
Il est essentiel d’élargir la communauté politique aux générations futu-
res. J’expliquerai pourquoi cependant leur reconnaître des « droits » ne me
paraît pas la stratégie la plus indiquée. En revanche, fonder des responsa-
bilités à leur égard est une tâche de la plus haute importance. Deux obs-
tacles compliquent ce dessein : d’une part le fait que notre conception de
la justice est quasiment exclusivement contractualiste – procédurale, sup-
posant dans chaque cas l’accord de partenaires égaux dans la discussion
(obstacle contractualiste) –, d’autre part le fait que notre culture contempo-
raine se décline quasi exclusivement au présent, sinon au registre de l’ins-
tant, témoignant d’une amnésie à l’égard du passé et de myopie à l’égard
du futur, ce qui rend difficilement pensable une communauté de destin
entre générations présentes, passées et futures (obstacle instantanéiste).
L’essentiel de mon propos consistera à discuter ces deux obstacles.
Une responsabilité à l’égard des générations futures n’est envisageable,
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selon moi, qu’à la double condition d’élargir la logique contractualiste-
­procédurale à un modèle de la transmission (où l’expérience d’égalité se
rétablit sous la forme de la transitivité plutôt que de la réciprocité) et de
restaurer un sens de la dialectique historique qui, tout en témoignant de
ce que le présent est affecté tant par le passé que par le futur, montre aussi
qu’il se nourrit de la fécondation réciproque de la mémoire et du projet.

Personnifier la nature ?
Inversant l’attitude classique qui ne cesse de traiter la nature comme
un simple objet (dans la ligne du dualisme moderne entre « cogito » et
« matière » et du mot de Descartes : se conduire « comme [si nous étions]
maîtres et possesseurs de la nature »), l’écologie dite « radicale » (deep eco-
logy) entend l’ériger en sujet, digne d’intérêt en elle-même et membre
à part entière de la communauté éthico-politique : « élargir le cercle »
(widening the circle) est précisément un des mots d’ordre de ce mouve-
ment 2. La thèse, d’inspiration holiste, voire panthéiste, soutient que, dans

1. B. Latour, « Esquisse d’un Parlement des choses », Écologie politique, n° 10, été 1994,
p. 97-115, reproduit dans ce numéro, p. 47-64.
2. Pour une présentation critique de la deep ecology, cf. F. Ost, La nature hors la loi. L’écologie
à l’épreuve du droit, La Découverte, Paris, 1995, p. 147 et suiv. ; cf. aussi R. F. Nash, The Rights
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le grand concert de la nature, l’homme n’a aucun privilège particulier à


faire valoir ; il n’est qu’un maillon de la chaîne du vivant, un élément du
grand corps de mère Nature, Gaïa, une nature « qui en sait plus » (Nature
knows best). Aldo Leopold, un des penseurs du mouvement, en appelle à la
constitution d’une « communauté biotique » qui consacrerait le droit égal
à l’existence et au développement de chaque élément de la nature ; parmi
eux, l’homme – devenu citoyen biotique (biotic citizen) – fera preuve d’un
nouveau civisme dont les règles s’inspirent directement des lois natu-
relles 3. Partageant la même inspiration, l’Allemand Klaus Meyer-Abich
évoque, quant à lui, une « communauté juridique naturelle » (natürliche
Rechtsgemeinschaft) 4.
Au rebours de la pensée juridique moderne qui enseignait la peur de
l’état de nature et la nécessité d’entrer dans la société civile des institu-
tions et des lois, et ce par le biais de la conclusion d’un contrat social, la
deep ecology dénonce les dangers de la société industrielle et commande de
rejoindre un état naturel trop longtemps oublié. Très logiquement, Michel
Serres en déduira la nécessité de passer un « contrat naturel », afin d’as-
sumer une « révision déchirante du droit naturel moderne » et d’enfin
élargir les droits fondamentaux à la nature elle-même 5.
On ne reprendra pas ici le procès, amplement développé ailleurs, que
l’on peut instruire à charge de la deep ecology et, sur des bases différen-
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tes, à l’utilitarisme des intérêts qui conduit à doter les animaux de droits
subjectif 6. Le danger est en effet qu’en donnant trop d’importance à la
version radicalisée et faussée de la deep ecology, on en arrive à lui assi-
miler la cause écologique tout entière, qui serait alors rejetée sans même
avoir été débattue. C’est exactement l’effet qu’a bien failli produire le petit
essai polémique de Luc Ferry 7, qui, mêlant bons arguments et réductions
indues, évacue la problématique écologique sans l’avoir présentée autre-
ment que dans les termes gauchis de sa mouvance radicale. On ne s’ex-
plique pas, par exemple, pourquoi un auteur si attaché à l’humanisme

of Nature. A History of Environmental Ethics, The University of Wisconsin Press, Madison,


1989.
3. A. Leopold, A Sand County Almanac, Oxford University Press, New York, 1966 [1949],
p. 219 et 238.
4. K. Meyer-Abich, Aufstand für die Natur. Von der Umwelt zur Mitwelt, Carl Hanser,
Munich, 1990.
5. M. Serres, Le contrat naturel, François Bourin, Paris, 1990.
6. F. Ost, op. cit. Ajoutons que Christopher Stone, qui s’était fait l’avocat le plus éloquent
du droit d’action en justice des éléments naturels, est revenu ensuite sur sa position, consi-
dérant notamment qu’un développement du droit de la responsabilité lié à un droit d’ac-
tion plus largement reconnu aux associations de défense de la nature pourrait atteindre
des résultats plus efficaces (C. D. Stone, « Should Trees Have Standing ? Revisited : How
Far Will Law and Morals Reach ? A Pluralist Perspective », Southern California Law Review,
vol. 59, n° 1, 1985, p. 1-154).
7. L. Ferry, Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Grasset, Paris, 1992.
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des droits de l’homme ne se demande pas un instant si les générations


futures ne pourraient y prétendre. Qu’il me suffise donc de dire que, si
nous avons des responsabilités à l’égard de la nature et des animaux, ils
ne sauraient, en revanche, prétendre faire valoir des droits. C’est que l’on
n’imagine pas de réelle communauté éthique avec eux, faute d’une éga-
lité ontologique qui permettrait de partager le langage de la normativité.
En affirmant cette égalité, la deep ecology verse dans le confusionnisme
identitaire, qui engendre les deux erreurs opposées, mais solidaires, du
naturalisme et de l’anthropomorphisme et débouche sur d’inextricables
contradictions performatives : comment, en effet, prétendre s’inspirer des
commandements de la nature alors que c’est nous-mêmes qui la faisons
parler ? Et comment, à l’inverse, attendre de l’homme un surcroît de res-
pect pour la nature après avoir soutenu qu’il n’est qu’un vivant parmi les
autres ? Oublierait-on que c’est la loi de la jungle et non le devoir de res-
pect de l’autre qui caractérise la loi naturelle ? Entre l’homme et le vivant
(y compris l’animal, notre plus proche cousin) passe une différence spé-
cifique qui interdit de leur assigner le même statut éthique. Mais c’est
précisément la faculté humaine de s’arracher à sa naturalité qui confère
à l’homme des responsabilités éthiques spécifiques. À l’humain revient
la tâche d’aménager le monde de façon qu’une place soit laissée à l’autre
– y compris le vivant –, alors même que ce dernier n’a pas de droit à faire
valoir et est, par ailleurs, incapable d’exercer la moindre menace. Ce n’est
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donc pas de l’extérieur (les lois de la nature) que se fait valoir la question
de l’élargissement de la sphère éthico-politique : c’est du creux même de
l’humanité de l’homme qu’elle s’impose.

Un Parlement des choses ?


Nous l’avons souligné : il n’y a pas d’un côté la société, de l’autre la
nature. La réalité nous fait voir un « milieu », produit dialectique de leurs
interactions maintenant millénaires. La prise en compte de ce « milieu »
implique assurément une révolution épistémologique mobilisant des
savoirs franchement interdisciplinaires et une pensée de la complexité
qui saisisse les logiques multiples et circulaires de leurs transformations
réciproques : le thème du « développement durable », fruit de la rencontre
des logiques économiques et écologiques, est un exemple parmi d’autres
de ce changement de paradigme. Doit-on penser que la prise en compte
du milieu implique également une révolution politique au sens où les
« hybrides », imbroglios de nature et de culture, se verraient désormais
reconnaître le droit d’être représentés dans les enceintes où s’écrivent les
lois ? Certaines formulations de Bruno Latour – l’idée d’un Parlement des
choses, par exemple – pourraient le donner à croire 8. Pour Latour, ces

8. B. Latour, « Moderniser ou écologiser ? À la recherche de la “septième” cité », Écologie


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hybrides (plantes et animaux transgéniques, autoroutes de l’information


et systèmes experts, images de synthèse et réalité virtuelle, embryons
surgelés et robots biologiques) sont trop humains pour être vraiment
naturels, et trop artificiels pour être vraiment humains. À ce titre – mi-
objets, mi-sujets –, ils déjoueraient le grand partage que les modernes
avaient tenté d’instaurer entre connaissances scientifiques des choses et
gouvernement politique des hommes 9. Les questions que soulèvent les
hybrides sont indistinctement scientifiques et politiques. Or, depuis quel-
ques décennies au moins, leur gestion et leur contrôle sont laissés à une
administration technocratique qui réalise, en marge du débat public, des
arbitrages peu explicites entre expertise et idéologie. La mise en place
d’un Parlement des choses permettrait de donner enfin droit de cité à
ces arbitrages en les soumettant à la pratique publique de la discussion
– tel serait du reste l’originalité de l’écologie politique : non pas s’occuper
d’une nature évanescente, mais d’hybrides bien réels qui feront bientôt
tout notre environnement.
Que penser de cette perspective ? S’il s’agit, comme paraît le suggérer
l’expression « Parlement des choses », de sortir du cadre de l’humanisme
et d’intégrer comme telles les choses dans la communauté éthique et poli-
tique, je ne peux évidemment que répéter mon désaccord déjà exprimé à
propos des thèses de la deep ecology. Mais tel n’est sans doute pas le pro-
pos de Bruno Latour, pas plus que la poursuite d’un rêve saint-simonien
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de gouvernement des savants. Il s’agit plutôt de prendre acte de notre
implication, toujours plus poussée, dans des réseaux d’hybrides et d’élar-
gir notre projet de maîtrise à ces nouveaux Léviathans en voie d’autono-
misation. « Raisonner par problèmes » pourrait alors amener à produire
des logiques transversales qui, tout à la fois, associeraient à la décision
des groupes plus nombreux et féconderaient la logique du politique par
la pratique scientifique de l’expérimentation systématique, cette dernière
étant à son tour relativisée par la féconde incertitude propre au politique.
On ne peut nier qu’ainsi présenté le Parlement des choses constitue une
amélioration du projet démocratique. Pas vraiment un élargissement de la
communauté éthique et politique, mais à tout le moins l’implication dialec-
tique de toutes ces choses sans lesquelles nous ne serions rien et qui trop
souvent font la loi dans le clair-obscur des circuits technocratiques 10.
Tout ceci cependant ne nous conduit pas encore à l’essentiel. Le vérita-
ble enjeu suscité par la question écologique concerne, selon moi, l’intégra-
tion effective des générations futures dans la communauté civique.

politique, n° 13, 1995, p. 5-27.


9. B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La
Découverte, Paris, 1991.
10. Pour une critique des pratiques technocratiques de décision en matière d’environ-
nement, cf. P. Lascoumes, L’éco-pouvoir. Environnements et politiques, La Découverte, Paris,
1994.
70 Aux fondements de l’écologie politique

Des droits aux générations futures ?


Le 26 février 1994 a été adoptée, dans la ville de La Laguna, à Tenerife,
une Déclaration universelle des droits de l’homme des générations futu-
res 11. Il s’agit d’un texte semi-officiel (il a été adopté par des experts de
l’Unesco et l’équipe Cousteau) dont on peut se demander s’il serait sou-
haitable qu’il soit consacré officiellement par une instance internationale.
Sur le plan symbolique, l’initiative mérite d’être saluée : vu notre attache-
ment à la catégorie des « droits », nul doute que la diffusion de l’idée que
nos successeurs sont titulaires de droits fondamentaux ne contribue à
accréditer la thèse de la nécessité d’une révision profonde de nos modes
d’habiter la Terre. Sur le plan du fond, j’avoue être plus réservé, préférant
l’établissement de responsabilités à leur égard – ce qui, on le verra, ne fait
pas qu’un simple déplacement logique du positif au négatif.
Je n’insisterai pas sur la discussion de technique juridique relative au
point de savoir si des êtres à venir peuvent être sujets de droits – difficulté
qui ici se complique en raison d’une autre incertitude : les droits sont-ils
reconnus aux générations futures ou aux personnes, ut singuli, qui les
composeront ? On retiendra seulement que le droit positif, dans son état
actuel, a consacré des droits de groupe (les peuples, les minorités, les ten-
dances philosophiques et idéologiques), ainsi que des droits condition-
nels aux enfants conçus (droits qui se concrétiseront à la double condition
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qu’ils naissent vivants et viables). Un être qui n’existe sous aucune forme
(ni né, ni conçu) peut-il se voir reconnaître un droit ? J’avoue que l’idée me
paraît difficile à soutenir. Je ferai remarquer ensuite, mais sans insister non
plus, que au fur et à mesure que se succèdent les générations des droits de
l’homme, la part de droit semble progressivement céder à la part d’obli-
gation. Je m’explique : avec la première génération, celle des « droits de »,
celle des libertés franchises, la liberté s’analyse comme une prérogative
presque inconditionnelle (sur le modèle de la liberté de conscience) qui
suppose seulement une obligation minimale de la part d’autrui : s’abste-
nir d’y porter atteinte ; en revanche, la seconde génération, celle des droits
économiques, sociaux et culturels, s’analyse comme des droits-créances
impliquant cette fois une intervention des pouvoirs publics (principale-
ment) en vue d’honorer cette dette sociale. Quant aux droits de la troi-
sième génération, aujourd’hui encore dans les limbes juridiques (droit à
la paix, aux ressources communes de l’humanité, au développement, à
l’environnement…), je considère qu’il serait beaucoup plus judicieux de la
présenter comme des droits-fonctions impliquant une intervention active
de tous en vue de promouvoir l’intérêt collectif qu’ils visent à satisfaire
(sur le modèle du droit de vote, par exemple), de sorte que l’on gagnerait

11. Déclaration des droits de l’homme pour les générations futures, Bruxelles/Tenerife, 1994.
Élargir la communauté politique par les droits ou par les responsabilités ? 71

sans doute à les penser comme des responsabilités collectives plutôt que
comme des prérogatives subjectives.
Mais voici ma ligne principale d’argumentation. Je m’interroge à vrai
dire sur ce que devient une société qui semble se construire de plus en
plus exclusivement sur les « droits » de ses membres et les actions en jus-
tice qu’ils diligentent. Qu’en est-il alors d’un ordre juridique dont l’ini-
tiative et la substance se déplacent chaque jour un peu plus de l’exercice
collectif de formulation d’une loi commune à la revendication indivi-
duelle de prérogatives subjectives ? Fait-on encore du lien social à par-
tir d’individus conçus comme toujours-déjà sujets de droits, des sujets
présociaux en quelque sorte, qui s’avancent en société bardés de droits 12,
sans qu’apparaisse très clairement leur participation à la chose publique,
ni ce qu’ils doivent à la société où ils prennent place ? Suffit-il d’accumuler
tous ces droits pour faire une société ? La somme de toutes ces différences
ne débouche-t-elle pas sur l’indifférence érigée en droit ? Tout se passe
comme si derrière l’affirmation incantatoire des droits, était passée sous
un silence embarrassé la question relative aux valeurs communes – quelle
« vie bonne » voulons-nous ? –, seules susceptibles d’assurer quelque effec-
tivité à cette reconnaissance.
Parler en termes de droits, c’est poser le primat, chronologique et axio-
logique, de l’individu : à la limite, un individu souverain, auto-engendré,
maîtrisant totalement sa vie et disposant de ses droits, arrivant d’emblée
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à l’âge adulte dans une société d’égaux où il entend bien négocier, ration-
nellement et efficacement, la part d’avantages qui lui revient. Amorcer la
réflexion à partir de la catégorie de responsabilité, au contraire, c’est res-
taurer une part, sinon de passivité, du moins de « réceptivité » dans la vie
individuelle et sociale 13 ; c’est s’affranchir des illusions du solipsisme et
admettre, comme la psychanalyse nous le rappelle aujourd’hui, que « je »
est toujours aussi « un autre », toujours déjà engagé dans l’interlocution et
la chaîne de la transmission, donataire et héritier avant d’être sujet actif
tributaire d’une dette (faite de don comme de manque) qu’il lui revient
d’assumer et de transformer et sans laquelle il ne serait même pas en
mesure d’accéder à son identité.
La problématique des générations futures a le mérite, me semble-t-il,
de nous révéler les limites atteintes aujourd’hui par notre manière de pen-
ser et de justifier les questions de justice sociale. Elle facilite la prise de
conscience de la nécessité de penser en termes de responsabilité avant
d’affirmer des droits, et en termes de recherche téléologique de la « vie

12. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990 ; P. Ricœur, Le Juste 1, Esprit,
Paris, 1995.
13. En ce sens, cf. Paul Ricœur qui considère que le choix éthique est caractérisé par le
paradoxe de « l’existence choisie et l’existence subie », d’« une initiative et d’une obéissance,
d’une activité et d’une réceptivité » (Philosophie de la volonté. Tome I : Le volontaire et l’invo-
lontaire, Seuil, Paris, 1963 [1950], p. 156).
72 Aux fondements de l’écologie politique

bonne » (que voulons-nous transmettre aux générations futures ? quel


avenir souhaitons-nous pour la planète ?) avant de définir des procédures
déontologiques de justification rationnelle des normes choisies 14. Tant que
les discussions éthiques portaient sur des questions de juste distribution
entre personnes contemporaines et en situation d’égalité approximative,
le modèle individualiste-contractualiste-procédural pouvait laisser dans
l’ombre le sens ou la visée de justice partagée qui sous-tendait la dis-
cussion : chaque protagoniste pouvait, avec une certaine vraisemblance,
donner l’impression de pouvoir refaire, seul et pour son compte, tout
le chemin de la définition du juste, et l’accord entre eux (au prix, bien
entendu, des nécessaires ajustements suscités par la discussion ration-
nelle) pouvait bien légitimer les options prises. Mais dès lors qu’il s’agit
de s’interroger sur la nature de l’héritage à transmettre à nos successeurs,
ce modèle s’avère à la fois fictif et trop étroit : c’est du milieu même de la
chaîne de transmission qu’il faut se placer pour formuler les justes répon-
ses. Il s’agit bien de réponses en effet : tout se passe comme si nous étions
tenus de « répondre », tenus responsables, parce que toujours déjà engagés
dans la circulation de la dette et du don.
Ce thème de la responsabilité à l’égard des générations futures s’est
largement imposé aujourd’hui dans les débats spécialisés. Avant d’abor-
der l’essentiel de mon propos, qui consistera dans la discussion des deux
obstacles (contractualiste et instantanéiste) qui rendent cette responsabi-
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lité toujours difficilement praticable aujourd’hui, je voudrais encore, en
deux mots, préciser la manière dont elle est configurée, essentiellement
par Hans Jonas et Paul Ricœur. Le point de départ tient dans ce que Jonas
appelle la « transformation de l’essence de l’agir humain » : pour la pre-
mière fois, notre action pourrait avoir cet effet de compromettre l’avenir
de la planète et la survie (survie tout court ou survie sensée) des géné-
rations futures 15. Qui plus est, le lien de proximité et de certitude qui
rapprochait la cause et l’effet se distend infiniment aujourd’hui : je peux
contribuer, par un acte quotidien et infime, à des effets lointains virtuelle-
ment catastrophiques, dont j’ignore par ailleurs le degré de probabilité de
leur survenance 16. Me voilà donc responsable du lointain et de l’incertain.
L’idée de responsabilité n’est cependant pas malvenue ici, dès lors que

14. On peut se reporter à l’idée, évoquée de façon aussi allusive que fascinante par Paul
Ricœur, selon laquelle le contrat social (équivalent pour la société de ce qu’est l’autonomie
pour l’individu) pourrait se comprendre « comme une fiction destinée à combler l’oubli de
la fondation de la déontologie dans le désir de vivre bien avec et pour les autres dans des
institutions justes » (Soi-même comme un autre, op. cit., p. 278). Le thème de l’oubli est à rap-
procher du thème de l’instantanéisme et de la myopie temporelle qui sera bientôt abordé.
15. H. Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Éditions
du Cerf, Paris, 1990, p. 17 (nous ne discuterons pas ici la fondation que tente Jonas de cette
responsabilité dans une ontologie de la vie).
16. P. Ricœur, « Postface au temps de la responsabilité », dans Lectures 1. Autour du politi-
que, Seuil, Paris, 1991, p. 270 et suiv.
Élargir la communauté politique par les droits ou par les responsabilités ? 73

l’effet concerné résulte de mon action. Ne faut-il pas admettre en effet cet
adage de départ selon lequel « on a autant de responsabilité que de pou-
voir » ? Dès lors que le bras de mon action met l’avenir à ma disposition,
j’en suis responsable, d’autant que je tire profit de ce comportement. Il est
clair cependant que la notion de responsabilité ici engagée s’est transfor-
mée : il ne s’agit plus de la responsabilité au sens quasi pénal d’imputation
d’une faute passée à un agent qui devra en payer le prix, mais de la res-
ponsabilité au sens d’une charge qu’on assume collectivement pour l’ave-
nir. À l’exemple de la répression pénale se substitue ici le modèle parental
de l’éducation des enfants, ou le modèle politique de la participation aux
affaires de la cité 17.

L’obstacle contractualiste-procédural
Depuis la modernité au moins, les questions de justice se pensent dans
les termes du contrat, de la symétrie et de la réciprocité. Elles supposent
réunies ce que Hume appellera les « circonstances de la justice » : un envi-
ronnement caractérisé par la rareté relative des biens disponibles, une
société composée de personnes dont l’altruisme est modéré et les forces
relativement égales.
Dans un tel contexte, il est rationnel et prudent de consentir certaines
limitations de sa liberté afin de garantir la sécurité physique et matérielle
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de son existence. On connaît la suite de l’histoire : on imagine un grand
contrat social pour fonder la société politique et on valide une multitude
de contrats privés pour garantir le respect et, si possible, l’accroissement
des propriétés.
Dans cette tradition, la morale a pour objet de fournir de bonnes
raisons de s’abstenir de nuire à tous ceux qui, en raison de leur égalité
approximative de situation par rapport à la nôtre, pourraient constituer
une menace à notre égard. De ce point de vue, il n’est que trop évident que
la question des générations futures reste en dehors du domaine de l’éthi-
que, celles-ci ne pouvant nous affecter en aucune manière. Le contractua-
lisme s’avère donc un obstacle dès qu’il s’agit de fonder des obligations
à l’égard de nations pauvres et éloignées et, a fortiori, des générations
futures 18.
Il est remarquable de constater, par ailleurs, que deux théories
contemporaines, celles de John Rawls et de Jürgen Habermas, qui pour-
tant se sont attachées à redéfinir les conditions initiales d’une discussion

17. P. Ricœur, art. cité.


18. B. Barry, « Circumstances of Justice and Future Generations », dans R. I. Sikora et
B. Barry (dir.), Obligations to Future Generations, Temple University Press, Philadelphie,
1978, p. 204 ; B. Barry, « Justice between Generations », dans P. M. S. Hacker et J. Raz (dir.),
Law, Morality and Society. Essays in Honours of H. L. A. Hart, Clarendon Press, Oxford, 1979,
p. 272.
74 Aux fondements de l’écologie politique

é­ quitable sur les normes valides et les principes de justice, ne se soient


pas pour autant affranchies du modèle de la réciprocité et échouent dès
lors à fournir une réponse satisfaisante à la fondation des responsabilités
à l’égard des génération futures. Chez Rawls, les négociateurs placés sous
voile d’ignorance dans la position originelle sont des contemporains ; les
principes sur lesquels ils s’accordent sont donc conçus « à leur avantage
mutuel », comme des principes de coopération rationnelle entre person-
nes approximativement égales. Un principe d’épargne est prévu, mais
limité aux nécessités prévisibles de seules deux générations suivantes,
étant entendu que chaque génération prend naturellement soin des deux
générations qui suivent, celles des enfants et petits-enfants 19. Faute d’in-
tégrer dans la négociation des représentants de toutes les générations, la
prétention d’universalisme, pourtant également affichée par la théorie
de Rawls, envisagée cette fois dans son versant kantien, est sérieusement
compromise.
Aussi bien le souci des générations futures est-il limité à la seule pro-
blématique des « justes transferts » entre générations contiguës (généra-
tions entendues comme « classes d’âge », c’est-à-dire des catégories définies
par la période de vie dans laquelle elles se trouvent : les jeunes, les adultes
et les personnes âgées), laissant dans l’ombre de la problématique la ques-
tion du « juste héritage » entre « cohortes » (générations entendues cette
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fois comme catégories de personnes définies par leur date de naissance :
en ce sens, les « cohortes » peuvent viser des groupes parfois fort distants
les uns des autres 20).
L’éthique communicationnelle de Habermas a aussi, de son propre
aveu, beaucoup de mal à répondre à la question que lui pose l’éthique éco-
logique : « Comment une théorie qui se limite au cercle des destinataires
capables de parler et d’agir peut-elle se comporter à l’égard de la vulnéra-
bilité d’une créature muette 21 ? » À cette question, qu’il formule lui-même,
Habermas n’opposera en définitive qu’une double ligne de fuite. Dans un
premier passage, il évoquera un « concept étroit de la morale » accompa-
gné d’« une autocompréhension modeste de la théorie morale » se limitant
à penser les conditions d’une juste procédure de négociation et renvoyant
pour le surplus les négociateurs à leurs intuitions relatives aux exigences
de la vie bonne. Dans un second passage, il écrira que, dans la probléma-
tique écologique, « les raisons esthétiques pèsent à certains égards plus
lourd que les raisons éthiques » : d’être à ce point vulnérable dans leur

19. J. Rawls, Théorie de la justice, Seuil, Paris, 1987.


20. Sur cette distinction entre la question des « justes transferts » entre « classes d’âge » et
la question du « juste héritage » entre « cohortes », cf. P. Van Parijs, « La justice entre généra-
tions », Wallonie, n° 41, 1995, p. 7.
21. J. Habermas, De l’éthique de la discussion, Flammarion, Paris, 1992, p. 31.
Élargir la communauté politique par les droits ou par les responsabilités ? 75

« inabordable virginité », les choses de la nature n’apparaissent-elles pas


comme « intouchables » ?
On le voit : l’éthique de la discussion n’est pas en mesure de relever le
défi que lui adressent les exigences de préservation des générations futu-
res. C’est que l’agir communicationnel présuppose des « rapports fonda-
mentaux de réciprocité » ; et, dans ce contexte, l’intégrité des personnes
repose sur un « réseau de reconnaissances symétriques » entre mem-
bres d’une même communauté. Alors que la « dissymétrie » caractérise
les relations de responsabilité entre générations présentes et futures, la
communauté idéale de communication posée par Habermas suppose, au
contraire, la réversibilité parfaite des exigences de validité formulées par
les sujets raisonnables prenant part à la délibération 22. À vrai dire, ce sont
les deux principes fondamentaux de l’éthique communicationnelle qui
sont mis en cause. Le principe de discussion (principe D), qui suppose que
seules peuvent prétendre à la validité les normes qui pourraient recueillir
l’accord de l’ensemble des participants à la discussion pratique, ne sem-
ble pouvoir faire de place aux intérêts des personnes non représentées, et
notamment des générations passées et futures. De même est ébranlé le
principe d’universalisation (principe U) qui pose que la norme valide est
celle dont les conséquences et les effets secondaires prévisibles doivent
pouvoir être acceptés sans contrainte par tous, alors que, nul ne l’ignore,
la problématique écologique fait précisément apparaître la difficulté de
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prévoir les conséquences lointaines, pourtant virtuellement catastrophi-
ques, de certaines de nos politiques actuelles.
Il apparaît donc que, même reformulé dans des termes non mercan-
tiles, le modèle contractualiste-procédural n’est pas à la hauteur du défi
posé par la responsabilité à l’égard des générations futures. Sans qu’il
faille nécessairement abandonner l’idée d’équilibre ou d’égalité qui cor-
respond à une intuition éthique aussi profonde que tenace, les idées de
contrat, de symétrie et de réciprocité demandent à tout le moins d’être
sérieusement repensées. Notre hypothèse de travail est que le modèle de
la transmission, qui enveloppe et déborde celui de l’échange synallagma-
tique (c’est-à-dire qui comporte obligation réciproque entre les parties),
peut grandement y contribuer. Mais il faut auparavant aborder un second
obstacle, relatif cette fois à la conception du temps, « instantanéiste » et
« simultanéiste », que privilégie également notre modernité.

L’obstacle « instantanéiste »
Outre l’idée de réciprocité, le modèle contractualiste s’accompagne
aussi de la présupposition selon laquelle l’histoire commence à la conclu-
sion du contrat. Tout se passe comme si les négociateurs, s’arrachant

22. L. Greisch, « Présentation », dans H. Jonas, op. cit., p. 12.


76 Aux fondements de l’écologie politique

à quelque obscur « état de nature », écrivaient l’histoire et fondaient la


société tabula rasa, à partir du point zéro de la juridicité que constituerait
le contrat qu’ils concluent. Se profile ici quelque chose comme le fantasme
d’un auto-engendrement et d’un commencement absolu ; sans doute est-ce
là une des conséquences ultimes de l’individualisme moderne. On coupe
dans le vif de la transmission, on feint de croire qu’il est possible de sus-
pendre la chaîne des générations, et on traite les questions de justice selon
l’axe horizontal de la simultanéité, laissant dans l’ombre l’axe vertical de
la succession. Comme s’il appartenait à chaque génération de refaire le
monde et de redéfinir à nouveaux frais, autour de la table de négociation,
les conditions du juste échange.
Cette situation culturelle n’est pas sans conséquences pour notre pro-
blématique. Elle rend en effet difficilement pensable l’idée que la géné-
ration présente puisse être affectée et par les générations passées et par
les générations futures. Si chaque génération s’auto-institue, si chaque
époque, bientôt chaque instant, ne trouve à se fonder que sur elle-même,
quelles dettes et quelles créances pourrions-nous faire valoir en effet à
l’égard de nos prédécesseurs et de nos successeurs ? Cette « myopie tem-
porelle » compromet assez radicalement la discussion des responsabilités
à l’égard des générations futures. Comme le remarque très justement John
O’Neill, la plupart des théories morales, mêmes celles qui paraissent le
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mieux intentionnées à l’égard des générations à venir, sont minées par
ce présupposé : nos successeurs ne peuvent aucunement nous affecter ;
ils ne sauraient ni nous nuire, ni nous favoriser 23. D’aucuns en tireront la
conclusion logique que ne participant pas à la même communauté éthique
qu’eux, nous n’avons aucune sorte de devoir à leur égard. D’autres, sou-
cieux néanmoins de ne pas compromettre leur avenir, tentent de fonder
des responsabilités à leur endroit, mais comme s’il s’agissait de person-
nes radicalement étrangères. Des devoirs sont alors énoncés mais sous la
forme de normes purement abstraites dans le monde glacé des spécula-
tions rationnelles. Tout cela, on s’en aperçoit, traduit une perte complète
du sens de la communauté temporelle qui relie entre elles les générations ;
le bien de chaque génération, le bonheur qu’elle peut attendre, est affaire
purement locale et contingente, elle n’a rien à attendre ni des générations
passées, ni des générations futures. Dans ce contexte, le risque est grand
que chaque génération adopte pour sa part, et cette fois au plan temporel,
le comportement irresponsable que décrit Garrett Hardin dans la « tragé-
die des communaux » : affranchie des liens de solidarité historique, cha-
cune aura sans doute la tentation de maximiser son avantage sans trop
de souci du lendemain, voire en reportant sur les générations suivantes

23. J. O’Neill, Ecology, Policy, and Politics. Human Well-Being and the Natural World,
Routledge, Londres, 1993, p. 2.
Élargir la communauté politique par les droits ou par les responsabilités ? 77

le poids des risques, des emprunts, des pollutions et la raréfaction des


ressources 24.

Une autre perspective : la transmission intergénérationnelle


Pour tenter de contourner les deux obstacles décrits et fonder une
responsabilité à l’égard des générations futures, j’userai d’une stratégie
à premier égard surprenante : je m’appuierai sur le concept kantien d’hu-
manité, alors que, on le sait, dans la tradition éthique, Kant est rangé dans
la catégorie des philosophes déontologiques (et que, du reste, tant Rawls
que Habermas s’y réfèrent directement), tandis que l’on plaide ici pour
une subordination de la perspective déontologique à l’approche téléo-
logique. Il me paraît cependant qu’en liant explicitement l’humanité de
l’homme – ce qu’il y a de spécifiquement humain en lui : le fait que, s’ar-
rachant à la naturalité, l’homme est autonome au sens précis du terme, à
la fois sujet et objet de la loi morale – au destin de l’Humanité (avec un
grand H : la suite des générations appelée à un « règne des fins »), Kant
permet de penser tout autant l’autonomie « moderne » que l’inscription de
celle-ci dans une perspective à la fois collective et historique. La place me
manque ici pour développer l’argument. Qu’il me suffise de pointer deux
textes essentiels. Tout d’abord la seconde formulation que Kant donne à
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l’impératif catégorique que lie explicitement respect de soi et respect de
l’autre, partageant une commune humanité : « Agis de telle sorte que tu
traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de
tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simple-
ment comme un moyen 25. » Il ne s’agit pas seulement ici, me semble-t-il, de
garantir la coexistence pacifique entre individus juxtaposés manifestant
les uns pour les autres ce respect minimal de la tolérance qui est toujours
guettée par l’indifférence. Il s’agit de la capacité de se mettre à la place
de l’autre – exercice facilité et comme appelé par le fait qu’une commune
humanité nous rapproche. Mais ce « décentrement » éthique ne m’éloigne
pas de moi pour autant ; loin de m’aliéner, il me ramène à mon humanité
en effectuant, dans le geste même de la sollicitude, le trajet qui me rap-
porte à la présence de l’autre en moi : en respectant l’humanité d’autrui,
c’est bien la mienne que je conforte. La fameuse « règle d’or » de l’éthique
(« Ne fais pas à autrui ce que tu ne souhaiterais pas qu’on te fasse ») peut
être interprétée dans le même sens : au-delà du conseil de prudence qui
commande de ménager le faible car il se pourrait bien que demain les
rôles soient renversés, elle invite à une solidarité que fonde une commune

24. G. Hardin, « The Tragedy of the Commons », dans G. Hardin et J. Baden (dir.),
Managing the Commons, W. H. Freeman, San Francisco, 1977.
25. E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, PUF, Paris, 1971, p. 150.
78 Aux fondements de l’écologie politique

destinée 26. La réciprocité, ici, n’est pas de l’ordre du donnant-­donnant


puisque le contexte est asymétrique ; plus fondamentalement, elle rap-
pelle que l’homme privé d’humanité n’est rien.
Cela conduit à la seconde série de textes essentiels, ceux dans lesquels
Kant médite sur le « règne des fins » auquel est appelée l’Humanité : non
pas un programme a priori qui viserait à réaliser une essence donnée de
l’homme – qui se caractérise au contraire par une « perfectibilité » infinie
et qui est ce qu’il devient –, mais une tâche éthique qui, en dépit des acci-
dents historiques, s’analyse comme une marche continue vers le progrès
moral et qui, à terme, devrait engendrer la Fédération des États sous une
Constitution cosmopolite ; l’humanité de l’homme se définit maintenant
comme un projet d’avenir appelant la collaboration des générations futu-
res. « Mon point d’appui, explique Kant, est le devoir inné en tout mem-
bre de la suite des générations […] de faire en sorte que la postérité ne
cesse de s’améliorer […] et qu’ainsi ce devoir se transmettra régulièrement
d’un membre à l’autre des générations 27. » Une responsabilité à l’égard des
générations futures est ainsi clairement établie qui – j’insiste sur ce point –
ne s’impose pas du dehors (d’un commandement de Dieu, par exemple,
ou d’une ontologie de la vie comme chez Jonas), mais s’autorise de l’hu-
manité même du sujet, de sa revendication la plus moderne à l’autonomie.
Assumons le paradoxe : pour être pleinement autonome, il me faut m’ins-
crire dans un projet qui me précède et me dépasse.
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Ces brèves indications devraient suffire, je l’espère, à surmonter les
obstacles contractualiste et instantanéiste. Elles permettent, tout d’abord,
de penser les questions de justice sociale dans un cadre plus large, et plus
réaliste, que celui du simple échange contractuel et de la discussion ration-
nelle entre égaux. Je précise néanmoins que dans la tentative de position
du modèle de transmission à laquelle on se livre maintenant, il ne s’agira
ni d’abandonner l’exigence d’égalité qui me paraît être un corollaire indis-
pensable de l’idée de justice, sous quelque forme qu’on l’envisage, pas plus
qu’il ne s’agit de sacrifier l’autonomie du sujet moral, qui est nécessaire-
ment appelé à réinterpréter l’héritage (à la fois don et manque) dont il est
gratifié. Simplement, on souhaite ici « mettre en contexte » ces deux traits
de la modernité : l’égalité et l’autonomie du sujet, en montrant qu’ils ne
prennent sens et consistance que s’inscrivant dans une ­interaction qui les
déborde et les finalise.
Aux yeux du modèle contractualiste, il paraît difficile de concevoir
les générations à venir comme des partenaires et, dès lors, d’assumer des
responsabilités à leur égard : font défaut en effet la symétrie de la situa-
tion et la réversibilité des rôles, l’équilibre des prestations et la réciprocité
des services. Sans doute ; mais faut-il vraiment que l’exigence d’égalité,

26. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit.


27. E. Kant, Théorie et pratique. Droit de mentir, Vrin, Paris, 1988 [1967], p. 53-54.
Élargir la communauté politique par les droits ou par les responsabilités ? 79

inhérente à l’idée de justice, se réalise exclusivement sous la forme de


l’échange commutatif ? Le modèle du marché est-il à ce point prégnant
que nous ne puissions pas imaginer de justice en dehors de ses équi-
libres ? Rappelons donc que la justice (égalitaire) peut aussi prendre la
forme de prestations différées dans le temps, qu’elle trouve à se réali-
ser dans des figures aussi désintéressées que celles du don et du souci,
qu’elle peut se porter sur des tiers à première vue étrangers au rapport
obligataire initial. Sans pouvoir rendre compte ici des formes diverses
qu’adopte cette circulation de la dette et de la créance dans le réseau (y
compris intergénérationnel) de l’humanité, on soulignera au moins l’idée
que, dans bien des cas, la transitivité de l’obligation est parfaitement à
même de satisfaire l’exigence d’égalité dans les situations marquées par
l’asymétrie, tout comme la réciprocité des prestations la réalise dans les
situations de symétrie. Dans le modèle du contrat, les obligations de A et
B s’équilibrent sous le sceau de la réciprocité ; mais cette situation est à
vrai dire exceptionnelle, la plupart des interactions humaines se produi-
sant plutôt en « chaîne ouverte », leur enjeu étant de produire plutôt que
les bulles contractuelles autonomes, des maillons à articuler entre eux
pour faire lien social. Dans ce cas, la logique de la transitivité prend le
relais de la logique de réciprocité : un équivalent de ce que B a reçu de A
se transmet à C qui, à son tour, le transmet à D. Qu’il s’agisse de la pro-
blématique des justes transferts entre classes d’âge ou de celle du juste
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héritage entre cohortes, c’est en ces termes que se configure l’existence de
justice intergénérationnelle.
Un auteur comme Philippe Van Parijs considère par exemple que le
critère du juste héritage est que « le potentiel productif laissé par la géné-
ration présente soit au moins égal à celui qu’avait légué la génération pré-
cédente » ; quant au critère du juste transfert entre classes d’âge, il s’inspire
lui aussi plus de l’idée de solidarité que de celle d’équilibre commutatif :
il s’agit, par exemple, de donner à nos enfants l’équivalent de ce que nous
avons reçu de la génération adulte lorsque nous étions enfants (plutôt que
de donner ce que nous escomptons d’eux plus tard) 28.
La responsabilité assumée à l’égard des générations futures, même
privée du cadre rassurant du contrat, n’en est pas pour autant héroïque
ou herculéenne : replacée dans le contexte réaliste de la transmission,
elle refait sens pour nous, même si, il ne faut pas se le dissimuler, elle
peut entraîner des sacrifices importants. Dira-t-on encore que la norme
de responsabilité n’aurait aucune chance d’être adoptée dans la dis-
cussion rationnelle à laquelle songe Habermas, faute de représentation
des générations futures et faute de pouvoir anticiper les conséquences

28. P. Van Parijs, art. cité, p. 8 et p. 12-13. Bien entendu, la mise en œuvre et même la
formulation de ces deux critères posent de multiples questions que l’auteur, du reste, ne
dissimule aucunement.
80 Aux fondements de l’écologie politique

« prévisibles » de nos actions ? Il faudra répondre alors que les deux condi-
tions du test de validité habermassien sont décidément trop étroites pour
relever le défi écologique : les normes adoptées « rationnellement » par les
contemporains risquent de spolier scandaleusement les successeurs. Il
faut désormais, dans la ligne de la suggestion kantienne, s’accoutumer à
se mettre à la place des générations et faire preuve de prudence à l’égard
des effets même simplement éventuels de nos actions. La procédure juri-
dique de l’étude d’incidence (obligation de chercher à savoir) et le prin-
cipe de précaution (ne pas tirer parti de l’ignorance pour ne pas protéger
le milieu menacé) s’inscrivent dans cette voie nouvelle 29. Dans le même
ordre d’idée, on notera encore la suggestion que Brian Barry fait à John
Rawls : la seule manière de prendre en compte les intérêts des générations
futures (qui doivent bénéficier de l’« equality of opportunity »), au-delà du
seul « goodwill » affectif à l’égard des enfants et petits-enfants, c’est d’intro-
duire toutes les générations dans la négociation sous voile d’ignorance 30.
David Laws relate à cet égard une intéressante expérience de consultation
publique aux États-Unis (à propos d’un projet d’établissement d’une usine
de retraitement des déchets radioactifs) au cours de laquelle fut systé-
matiquement pratiqué un raisonnement transgénérationnel, s’efforçant
de bannir toute forme de « préférence temporelle », s’attachant à « traiter
les absents comme s’ils étaient présents », et s’employant ainsi à « donner
corps à l’idée d’une communauté de personnes qui se perçoivent comme
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étant dans la vie ensemble et partageant une destinée 31 ».
Ceci nous conduit directement à l’obstacle « instantanéiste ». Le modèle
de transmission déjà mis en place devrait grandement faciliter le passage
de l’obstacle « instantanéiste ». Observons tout d’abord que chaque géné-
ration ne monte pas « comme un seul homme » sur la scène de l’histoire,
pas plus qu’elle ne la quitte « en bloc ». À cela s’ajoute que l’on n’assiste, à
aucun moment, à une redéfinition radicale, tabula rasa, des conditions du
vivre ensemble. Trois générations cohabitent dont les espoirs, les peurs,
les conceptions et les valeurs s’enchevêtrent au moins partiellement. Cette
interaction rend visible et pensable l’articulation qui se réalise, à plus vaste
échelle et de façon plus diffuse, entre générations éloignées. Cette situa-
tion, pour autant qu’elle soit reconnue et assumée, entraîne un « bougé »
généralisé du passé et de l’avenir, les entraînant l’un et l’autre, par le creu-
set du présent de nos choix, dans une articulation vivante dont le sens
ne cesse de se réélaborer. De ce point de vue, l’histoire n’apparaît plus
comme la simple addition d’événements qui se bousculent en direction

29. F. Ost, op. cit.


30. B. Barry, Theories of Justice. A Treatise on Social Justice, University of California Press,
Berkeley, 1989, vol. I, p. 183 ; B. Barry, « Justice as Reciprocity », dans E. Kamenka et
A. E.-S. Tay (dir.), Justice, Hodder, Londres, 1979, p. 50.
31. D. Laws, « Responsabilité transgénérationnelle et décisions publiques », Commu­
nications, n° 59, 1994, p. 274-275.
Élargir la communauté politique par les droits ou par les responsabilités ? 81

de l’oubli, mais comme la réinterprétation permanente, à la fois agie et


pensée, de faits et d’idées réappropriés en vue de signifier le présent et
de baliser l’avenir. Les catégories d’« espace d’expérience » et d’« horizon
d’attente » empruntées par Ricœur à Reinhart Koselleck 32, viennent ici
bien à point, pour penser la constitution d’un temps historique, c’est-à-
dire un temps réapproprié et doué de sens, dès lors qu’il parvient à arti-
culer et féconder mutuellement mémoire et projet, conférant par là même
un avenir au passé et assurant des racines au futur. Au bénéfice de cette
dialectique historique, tout se passe comme si le passé était moins clos
et révolu qu’on l’avait pu croire (des ressources en lui restent à exploiter
qui, rétrospectivement, lui confèrent un visage nouveau), tandis que, à
l’inverse, l’avenir s’avère moins indéterminé qu’on aurait pu le craindre,
des chemins s’y dessinant que projette l’expérience du passé. Ce qui, du
côté du passé, aurait pu apparaître comme crispation traditionaliste, et ce
qui, du côté du futur, serait passé pour rêverie utopique, se muent alors
en mémoire vive et projet consistant.
Outre qu’elle configure ainsi un temps social doué de sens, cette dia-
lectique historique permet aussi de répondre à la question délicate de
savoir quel est l’horizon temporel approprié pour penser nos politiques
à l’égard de l’avenir. Entre la position du sceptique qui affecte ne rien
savoir du lendemain, et celle de l’utopiste qui prétend l’enchaîner au nom
du bien-fondé prétendu de ses convictions, une voie moyenne est à pren-
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dre qui se nourrit précisément de l’enseignement des changements de
l’histoire 33. Et lorsqu’on s’interroge sur la portée de nos responsabilités
– savoir s’il faut choisir la voie longue d’une responsabilité infinie qui
nous rend responsables de tous les effets futurs de nos actes, y compris
les plus imprévisibles, ou s’il faut s’en tenir à la voie courte de la respon-
sabilité limitée aux seules intentions explicites –, c’est encore une réponse
prudentielle (au double sens de préventive et de délibérative), enracinée
dans la dialectique du temps historique, qui s’impose 34.
Cette réhabilitation de « l’espace d’expérience » dans le champ de la
délibération 35 et, plus généralement, du modèle de la transmission dans
la question de la justice, a pour effet, non d’enchaîner le futur, mais de
préserver, et peut-être de démultiplier, les possibilités de sens et les orien-
tations de vie. L’héritage, comme l’a noté Françoise Collin reprenant un
mot de René Char, est toujours sans testament 36. Mais à l’inverse, sans
héritage, il n’y a plus qu’appauvrissement du sens et errance. Transmettre

32. P. Ricœur, Temps et récit. Tome III : Le temps raconté, Seuil, Paris, 1985.
33. D. Birnbacher, La responsabilité à l’égard des générations futures, PUF, Paris, 1994, p. 151.
34. P. Ricœur, Le Juste 1, op. cit.
35. Paul Ricœur (Soi-même comme un autre, op. cit., p. 333) critique Habermas à cet égard
qui « surévalue la coupure de la modernité » et disqualifie systématiquement la tradition,
écartée de l’argumentation, comme Kant écartait l’inclination du champ éthique.
36. F. Collin, « Un héritage sans testament », Les cahiers du GRIF, n° 34, p. 1986, p. 81-92.
82 Aux fondements de l’écologie politique

un patrimoine, a noté la Cour suprême des États-Unis dans une déci-


sion par laquelle elle s’opposait à la construction d’un barrage qui aurait
entraîné la disparition d’une espèce donnée de poisson (non comestible,
au demeurant), c’est ménager pour l’avenir des « réponses aux questions
que nous n’avons pas encore appris à poser 37 ».

François Ost est juriste, philosophe du droit et dramaturge. Il enseigne à l’uni-


versité Saint-Louis (Bruxelles). w Ce texte a paru initialement dans Écologie et
Politique, n° 22, printemps 1998, p. 85-104.
© Éditions Le Bord de l?eau | Téléchargé le 14/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

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37. J. L. Sax, « Le petit poisson contre le grand barrage devant la Cour suprême des États-
Unis », Revue juridique de l’environnement, n° 4, 1978, p. 372.

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