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1 - Ce texte a originellement paru sous le titre « Die affektive Dimension der Demokratie. Über-
legungen zum Verhältnis von Deliberation und Symbolizität », in Felix Heidenreich et Gary Schaal
(dir.), Politische Theorie und Emotionen, Baden-Baden, Nomos, 2012, p. 235-254. Il a été légè-
rement réduit. Les traducteurs remercient Lola Zappi pour sa contribution au travail d’édition.
2 - Les libéraux plaidèrent soit pour un droit de vote censitaire, par exemple en France en 1789 ou
durant le Vormärz allemand (c’est-à-dire la période précédant la révolution allemande de mars
1848, NdT), soit, en cas de droit de vote universel, pour l’introduction de mécanismes destinés à
juguler l’influence directe du peuple : à travers le principe même de la représentation (Fédéraliste,
no 10), ou à travers un coefficient majorant l’influence des gens éduqués – le plural voting évoqué
par John Stuart Mill (Considérations sur le gouvernement représentatif, Paris, Gallimard, 2009,
chap. 8). Voir à ce sujet Gerhard Göhler et Ansgar Klein, « Politische Theorien des 19. Jahrhunderts »,
in Hans-Joachim Lieber (dir.), Politische Theorien von der Antike bis zur Gegenwart, Bonn, Bundes-
zentrale für politische Bildung, 1991, p. 370 et suiv., 387 et suiv., 445 et suiv.
3 - L’utopie d’une « société sans classe » eut cours dans le libéralisme jusqu’à la deuxième
moitié du 19e siècle (Lothar Gall, « Liberalismus und “bürgerliche Gesellschaft”. Zu Charakter
und Entwicklung der liberalen Bewegung in Deutschland » (1975), in Lothar Gall (dir.), Libera-
lismus, Cologne, Kiepenheuer und Witsch, 1976, p. 162-186).
4 - Dans L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société
bourgeoise (Paris, Payot, 1978), Jürgen Habermas renoue consciemment avec la représentation
libérale d’un espace public délibératif.
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5 - Voir ses travaux fondamentaux, Jürgen Habermas : « La souveraineté populaire comme pro-
cédure. Un concept normatif d’espace public », in Charles Girard et Alice Le Goff, La démocratie
délibérative. Anthologie de textes fondamentaux, Paris, Hermann, 2010 ; Droit et démocratie.
Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997 ; « Trois modèles normatifs de la démocratie », in
Jürgen Habermas, L’Intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998.
6 - La littérature sur la démocratie délibérative a depuis atteint une telle taille que je renonce
à livrer ne serait-ce qu’une liste sommaire des titres. Je renvoie en particulier, en lien avec les
réflexions de cet article, à Marian Barnes, « Passionate Participation. Emotional Experiences
and Expressions in Deliberative Forums », Critical Social Policy, vol. 28, 2008, p. 461-481, et
Robert E. Goodin (dir.), Innovating Democracy. Democratic Theory and Practice After the Deli-
berative Turn, Oxford, Oxford University Press, 2008.
7 - Nous signalons systématiquement dans le texte toutes les occurrences où le terme français
de représentation est utilisé pour rendre un terme allemand autre que celui de Repräsentation,
afin de sensibiliser les lecteurs francophones à la polyvocité du mot dans les langues néolatines
(NdT).
La dimension affective de la démocratie - 99
9 - Voir le Fédéraliste no 10 sur le rapport aux « factions », qui vaut analogiquement pour les
émotions en politique.
10 - Voir pour plus de détails Gerhard Göhler et al., Institution. Macht. Repräsentation..., op.
cit., p. 46-52.
11 - Carl Schmitt, Théorie de la constitution, Paris, PUF, 1993.
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12 - Voir pour la première fois Thomas Hobbes, Leviathan (1651), texte édité par Richard Tuck,
Cambridge, Cambridge University Press, 1991, partie I, chap. 17 ; voir Hanna F. Pitkin, The
Concept of Representation, Berkeley, University of California Press, 1967, p. 14 et suiv.
13 - Comme le choix des représentants soulève toujours des problèmes, la désignation par
tirage au sort des personnes qui délibèrent semble d’ailleurs tout indiquée pour la démocratie
délibérative, et cette question a fait depuis peu l’objet de réflexion. Pour les jurys citoyens, voir
Peter C. Dienel, Die Planungszelle. Der Bürger als Chance, Wiesbaden, Westdeutscher Verlag,
2002. La discussion sur la sélection par le sort en politique, qui est menée au niveau international
depuis quelques temps déjà, semble gagner en importance dans le monde allemand (Hubertus
Buchstein, Demokratie und Lotterie. Das Los als politisches Entscheidungsinstrument von der
Antike bis zur EU, Francfort/Main, Campus Verlag, 2009).
14 - Hanna Pitkin par exemple, qui entame cette réflexion, se montre particulièrement scep-
tique face à cet aspect de la représentation du fait de l’expérience national-socialiste (Hanna
F. Pitkin, The Concept of Representation..., op. cit., p. 107 et suiv.).
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16 - Pour creuser ce qui suit, voir Gerhard Göhler, « Politische Institutionen als Symbolsys-
teme », in Heinrich Schmidinger et Clemens Sedmak (dir.), Der Mensch – ein « animal symbo-
licum » ? Sprache. Dialog. Ritual, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2007,
p. 301-321, p. 306 et suiv.
17 - Il s’agit ici d’une décision liée aux exigences pratiques de la recherche. Les faits se laissent
également formuler sémiotiquement, plus difficilement toutefois. Voir à ce sujet Gerhard Göhler
et al., Institution. Macht. Repräsentation..., op. cit., p. 28 et suiv. ; Rudolf Speth, « Symbol und
Fiktion », in Gerhard Göhler et al., Institution. Macht. Repräsentation..., op. cit., p. 65-142 ; Anne
Peters, « Bewegen und Fixieren. Politik und politische Theorie als Symbolisierungsstrategie ? »,
Thèse de philosophie, FU Berlin, 2006 ; Gerhard Göhler, « Politische Institutionen als Symbol-
systeme », art. cité, p. 307.
18 - « Le symbole indique et ne nomme pas. (...) Je connais la signification des signes linguis-
tiques, je les ai appris, mais je dois interpréter la signification de symboles. Ce n’est que dans
leur interprétation que les objets et les événements deviennent des symboles. La signification
symbolique est l’interprétation symbolique. Le symbole n’est pas sémiotique, il s’agit d’un phé-
nomène herméneutique » : Gerhard Kurz, Metapher, Allegorie, Symbol, Göttingen, Vandenhoeck
& Ruprecht, 1988, p. 80.
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mal aimé, pour une troisième celle d’une fierté nationale qui n’a pas à se
justifier, et pour une autre encore, depuis le championnat du monde de football
de 2006, l’expression d’un sentiment national très apolitique qu’incarne une
équipe qui joue avec succès et élégance. Le symbolique n’est pas une forme
particulièrement disparate et imprécise de désignation, mais un usage spéci-
fique du texte ou un certain rapport aux signes dans lequel le signifiant est
soumis à une interprétation. Ce n’est qu’en lien avec leur interprétation que
les états de fait et les événements deviennent des symboles. L’interprétation est
porteuse de toute la manière de vivre de l’interprète : de son savoir, de ses
expériences, de ses principes, de ses émotions. Un symbole est ainsi toujours
plus chargé affectivement, voire très différemment, que ce que la personne qui
a créé le symbole ne le pensait. Dans la perspective herméneutique, c’est ce
qui le différencie des signes au message univoque, qui n’ont de charge que
cognitive ; de tels signes sont des cas particuliers de symbole, introduits là où
la précision et l’absence d’émotions sont requises. Dans la représentation sym-
bolique, c’est précisément la plurivocité et l’intégration des composantes affec-
tives qui sont en jeu, comme on va le montrer.
De par leur fonction de mise en présence, les symboles politiques produisent
pour la communauté des formes d’intégration spécifiques servant à l’intégration
normative. L’intégration politique doit toujours être comprise en un double sens :
elle est d’une part technique, en ceci que des normes sont unifiées et que des suites
d’actions sont coordonnées, elle est d’autre part normative au sens de Parsons, en
ceci que les citoyens s’orientent ou sont orientés par des choses qu’ils partagent
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baden, Westdeutscher Verlag, 2002 ; Hans Vorländer (dir.), « Die Verfassung als symbolische
Ordnung. Perspektiven einer kulturwissenschaftlich-institutionalistischen Verfassungstheorie »,
in Michael Becker et Ruth Zimmerling (dir.), Recht und Politik, PVS-Sonderheft, vol. 36, 2006,
p. 229-249 ; André Brodocz, Die symbolische Dimension der Verfassung. Ein Beitrag zur Insti-
tutionentheorie, Wiesbaden, Westdeutscher, 2003.
21 - Rudolf Smend, « Verfassung und Verfassungsrecht », art. cité ; « Integrationslehre » (1956),
in Rudolf Smend, Staatsrechtliche Abhandlungen, op. cit., p. 475-481.
22 - Theodor Litt, Individuum und Gemeinschaft, Berlin, B. G. Teubner Verlag, 1926 [1919]. On
ne peut ici que faire allusion à la discussion très large sur la compatibilité des deux approches :
Theodor Litt lui-même garde ses distances (ibid., p. 29) ; voir Wolfgang Schluchter, Entscheidung
für den sozialen Rechtsstaat, Baden-Baden, Nomos, 1968, p. 52-89 ; Lutz Berthold, « Der Beitrag
der Integrationslehre Rudolf Smends zur Theorie politischer Institutionen », in Gerhard Göhler
et al., Institution. Macht. Repräsentation..., op. cit., p. 563-576.
23 - Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971.
24 - Rudolf Smend, « Verfassung und Verfassungsrecht », art. cité, p. 142-166.
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La manière dont les symboles sont compris et les associations qu’ils susci-
tent dépendent toujours du contexte : ils varient selon la personne, le temps,
l’appartenance à tel ou tel groupe, et par dessus tout en fonction de l’état
d’esprit des interlocuteurs. Pour que les symboles soient adoptés et compris,
il faut en quelque sorte du côté des destinataires une table d’harmonie que les
symboles font vibrer. Mais la table d’harmonie ne vibre pas seulement lorsque
c’est exactement la même compréhension de base qui est partagée. Parce que
les symboles dégagent toujours un espace d’interprétation, les valeurs fonda-
mentales d’une communauté sont toujours ouvertes à l’interprétation. Le
spectre de l’acceptation peut ainsi s’élargir, car il n’est pas bloqué par une
interprétation particulière. Les sociétés modernes fragmentées ne sont intégrées
que par de tels symboles, pour autant qu’elles puissent l’être 30.
La symbolicité de la délibération
30 - Sur le rapport entre intégration, expérience vécue et symboles, voir ibid., p. 124-139, 144
et suiv., 162-164.
31 - Je remercie Sybille De La Rosa pour ses remarques.
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32 - Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, op. cit. ; « Trois modèles
normatifs de la démocratie », art. cité.
33 - Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, op. cit.
34 - « Le pouvoir communicationnel est exercé sous le mode du siège. Il exerce une influence
sur les prémices du processus de formation du jugement et de la décision du système politique,
sans avoir sa conquête pour objet. » : Jürgen Habermas, « La souveraineté populaire comme
procédure... », art. cité.
La dimension affective de la démocratie - 109
35 - À propos de l’abstraction des émotions et des valeurs dans le langage scientifique, artifi-
cielle mais nécessaire, et en opposition au langage courant, Gerhard Göhler, « Theorie als Erfah-
rung. Über den Stellenwert von politischer Philosophie und Ideengeschichte für die
Politikwissenschaft », in Hubertus Buchstein et Gerhard Göhler (dir.), Politische Theorie und
Politikwissenschaft, Wiesbaden, Westdeutscher Verlag, 2007, p. 90 et suiv.
36 - C’est en ce sens qu’Ernst Fraenkel avait de façon intéressante attiré l’attention sur ce
consensus minimal nécessaire à chaque société démocratique, Ernst Fraenkel, « Um die Ver-
fassung » (1932), in Ernst Fraenkel, Gesammelte Schriften, vol. 1, textes réunis par Hubertus
Buchstein, Baden-Baden, Nomos, 1999, p. 505 et suiv. ; Ernst Fraenkel, « Der Pluralismus als
Strukturelement der freiheitlich-rechtsstaatlichen Demokratie » (1964), in Ernst Fraenkel,
Deutschland und die westlichen Demokratien, textes réunis par Alexander v. Brünneck, Franc-
fort, Suhrkamp, 1990, p. 300 et suiv. ; Ernst Fraenkel, « Strukturanalyse der modernen Demo-
kratie » (1969), ibid., p. 326-359, p. 354 et suiv.
110 - Gerhard Göhler
J’ai globalement tenté de montrer que les sentiments et les émotions jouent
un rôle considérable et indispensable dans les modèles de démocratie délibé-
rative, contre l’apparence selon laquelle celle-ci ne reposerait que sur la ratio-
nalité cognitive. Pour ce faire, j’ai décliné systématiquement la délibération en
tant que processus de représentation, en partant d’une compréhension très
large selon laquelle il y a représentation lorsqu’un représentant argumente et
décide pour d’autres personnes (stellvertretend), que cela soit librement ou en
suivant leur demande. Cela peut avoir lieu par le biais de la délégation d’un
mandat – ce qui est jusqu’à présent le cas normal dans nos démocraties – ou
par des commissions composées par tirage au sort. La représentation symbo-
lique s’y trouve en permanence en jeu. Les représentations (Vorstellungen) fon-
damentales d’une communauté deviennent présentes et doivent l’être lorsque
l’on agit en représentant d’autres personnes (stellvertretend). Dans la représen-
tation symbolique, il y va de la présentation de ces représentations (Vorstel-
lungen) fondamentales, justement sous forme de symboles. Tous les concepts
politiques sont connotés symboliquement de cette manière. C’est pourquoi
nous devons nous demander ce que cela signifie lorsque nous parlons de sym-
boles dans ce contexte. Dans une acception précise, les symboles impliquent
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40 - Gerhard Göhler, « Rationalität und Irrationalität der Macht : Adam Müller und Hegel », in
Michael Th. Greven (dir.), Macht in der Demokratie, Baden-Baden, Nomos, 1991, p. 45-62 ;
« Theorie als Erfahrung... », art. cité.
La dimension affective de la démocratie - 113
AUTEUR
Gerhard Göhler est professeur émérite de l’Université Libre de Berlin. Ancien doyen de
la faculté de science politique, il est l’une des figures les plus reconnues de la théorie
politique allemande. Il a publié et dirigé de nombreux travaux dans ce domaine, et s’est
notamment illustré par ses recherches sur le concept de représentation symbolique,
avec notamment Institution – Macht – Repräsentation : Wofür politische Institutionen
stehen und wie sie wirken, Baden-Baden, Nomos, 1997.
41 - Ernst Cassirer, Le Mythe de l’État, Paris, Gallimard, 1993 ; Karl R. Popper, La société
ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1979 ; Popper émet toutefois sa remarque pertinente en
visant le mauvais auteur, à savoir Hegel – les opinions justes prennent parfois des voies
tortueuses.
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TRADUCTEUR
Gaëtan Pégny est traducteur, notamment pour la revue La mer gelée, et doctorant en
cotutelle (Paris Ouest Nanterre/Centre Marc Bloch Berlin). La thèse qu’il prépare est
consacrée à la critique de Kant et de l’idéalisme allemand par Bernard Bolzano. Il a récem-
ment publié : « Bolzano e Hegel », Discipline Filosofiche, no 2, 2011, p. 153-178.
RÉSUMÉ
La dimension affective de la démocratie. Réflexions sur la relation de la délibéra-
tion et de la symbolicité
Les sentiments et les émotions n’ont semble-t-il rien à faire dans la délibération. Dans
les conceptions de la démocratie délibérative inspirées par Habermas, seule compte la
dimension cognitive de la rationalité. Ce rétrécissement est problématique. Si toute
communauté et donc aussi toute forme de démocratie repose sur la représentation sym-
bolique de ses valeurs (Eric Voegelin, Siegfried Landshut, Carl Schmitt), cette présence
symbolique est toujours à la fois cognitive et affective, car les symboles sont toujours
doublement connotés. Dans de telles conditions, perd-on la rationalité de la délibération ?
Cette conclusion serait fâcheuse, mais elle ne semble pas obligatoire. Il s’agit bien plutôt
de déterminer d’une nouvelle manière – plus réaliste – la délibération et sa rationalité,
en prenant en compte sa symbolicité.
ABSTRACT
The emotional dimension of democracy. A reflexion on the relation between deli-
beration and symbolicity
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