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LA DIMENSION AFFECTIVE DE LA DÉMOCRATIE

Réflexions sur la relation de la délibération et de la symbolicité

Gerhard Göhler, Gaëtan Pégny, Yves Sintomer

Presses de Sciences Po | « Raisons politiques »

2013/2 N° 50 | pages 97 à 114


ISSN 1291-1941
ISBN 9782724633184
DOI 10.3917/rai.050.0097
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2013-2-page-97.htm
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dossier
La dimension affective
de la démocratie
Réflexions sur la relation de la délibération et de la symbolicité
Gerhard Göhler

L a démocratie signifie avant tout la participation de toutes les per-


sonnes concernées 1. Le cercle de celles-ci n’est pas déterminé à l’avance,
et il n’est par ailleurs guère probable que plus de participation apporte plus
de raison dans les décisions politiques. Sur ce point, les libéraux classiques
étaient plutôt méfiants. Pour eux, la question fondamentale, qui portait sur
la façon de réconcilier la participation démocratique et une prise de décision
rationnelle, ne pouvait, du fait du niveau d’éducation de la population hérité
de l’histoire, être résolue que par les élites : une élite élargie qui, du fait de
ses propriétés et de son éducation, avait le droit de participer activement au
vote, et une élite plus restreinte qui, du fait de sa capacité particulière de
jugement, pouvait être élue pour représenter les différents intérêts de la
communauté sans perdre de vue le bien commun 2. L’image idéale d’une
argumentation rationnelle et publique avait valeur de fondement de toutes
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les décisions au sein de la communauté 3, mais restait l’apanage plus ou
moins exclusif des élites. Le développement de la démocratie partidaire et
de la démocratie de masse au 19e siècle eut des répercussions importantes
sur l’idéal, voire le rendit obsolète. Jürgen Habermas l’a remis à l’ordre du
jour en le reliant aux conditions de la démocratie du 20e siècle et en le
comprenant en même temps dans la perspective d’une démocratie radicale 4,

1 - Ce texte a originellement paru sous le titre « Die affektive Dimension der Demokratie. Über-
legungen zum Verhältnis von Deliberation und Symbolizität », in Felix Heidenreich et Gary Schaal
(dir.), Politische Theorie und Emotionen, Baden-Baden, Nomos, 2012, p. 235-254. Il a été légè-
rement réduit. Les traducteurs remercient Lola Zappi pour sa contribution au travail d’édition.
2 - Les libéraux plaidèrent soit pour un droit de vote censitaire, par exemple en France en 1789 ou
durant le Vormärz allemand (c’est-à-dire la période précédant la révolution allemande de mars
1848, NdT), soit, en cas de droit de vote universel, pour l’introduction de mécanismes destinés à
juguler l’influence directe du peuple : à travers le principe même de la représentation (Fédéraliste,
no 10), ou à travers un coefficient majorant l’influence des gens éduqués – le plural voting évoqué
par John Stuart Mill (Considérations sur le gouvernement représentatif, Paris, Gallimard, 2009,
chap. 8). Voir à ce sujet Gerhard Göhler et Ansgar Klein, « Politische Theorien des 19. Jahrhunderts »,
in Hans-Joachim Lieber (dir.), Politische Theorien von der Antike bis zur Gegenwart, Bonn, Bundes-
zentrale für politische Bildung, 1991, p. 370 et suiv., 387 et suiv., 445 et suiv.
3 - L’utopie d’une « société sans classe » eut cours dans le libéralisme jusqu’à la deuxième
moitié du 19e siècle (Lothar Gall, « Liberalismus und “bürgerliche Gesellschaft”. Zu Charakter
und Entwicklung der liberalen Bewegung in Deutschland » (1975), in Lothar Gall (dir.), Libera-
lismus, Cologne, Kiepenheuer und Witsch, 1976, p. 162-186).
4 - Dans L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société
bourgeoise (Paris, Payot, 1978), Jürgen Habermas renoue consciemment avec la représentation
libérale d’un espace public délibératif.
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avec son modèle normatif de la démocratie délibérative, qui est devenu un


classique 5. Son argument fondamental est que, dans un discours libre de domi-
nation où toutes les personnes concernées participent, la raison s’impose de
manière argumentative.
Dans la théorie actuelle de la démocratie, il n’est pas de concept normatif
qui jouisse d’une plus grande popularité que le concept de démocratie délibé-
rative 6. Il s’agit d’une certaine manière du concept clé pour tout espoir que la
démocratie aboutisse non pas seulement à la forme la plus souhaitable de
pouvoir politique, mais également à la plus rationnelle, en s’appuyant sur la
participation de toutes les personnes concernées tout en permettant que cette
participation s’effectue dans le cadre d’une procédure discursive appropriée.
Cependant, n’y aurait-il pas dans le concept de démocratie délibérative des
conditions supplémentaires qui n’auraient jusqu’à présent pas fait suffisam-
ment l’objet d’une réflexion approfondie ? On peut supposer que les émotions,
et avec elles les composantes affectives, jouent un rôle considérable, ce qui
s’oppose à la conception cognitiviste originaire défendue par Habermas, et il
faut se demander comment en rendre compte.
Dans ce contexte, les symboles et la représentation symbolique jouent un
rôle décisif. Comme on va le montrer, les symboles agissent dans la dimension
cognitive, mais également dans la dimension affective – ce caractère double
rend indispensable le recours aux symboles si la dimension cognitive et la
dimension affective doivent être prises en compte d’une manière égale. Dans
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le contexte de la théorie de la démocratie dont il est ici question, les symboles
deviennent politiquement effectifs au sein de la communauté à travers la repré-
sentation symbolique.
Au premier abord, cette dimension semble inexistante dans le concept de
démocratie délibérative. En quoi la délibération (où il en va du déploiement
d’arguments) aurait-elle à voir avec la représentation symbolique ? Réciproque-
ment, celle-ci n’a au premier abord rien à voir avec la délibération. Elle remplit
bien plutôt une fonction particulière au sein de la représentation politique : elle
n’exprime pas les volontés toujours renouvelées des représentés au fil des événe-
ments politiques, mais, de façon préalable, les représentations (Vorstellungen 7)

5 - Voir ses travaux fondamentaux, Jürgen Habermas : « La souveraineté populaire comme pro-
cédure. Un concept normatif d’espace public », in Charles Girard et Alice Le Goff, La démocratie
délibérative. Anthologie de textes fondamentaux, Paris, Hermann, 2010 ; Droit et démocratie.
Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997 ; « Trois modèles normatifs de la démocratie », in
Jürgen Habermas, L’Intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998.
6 - La littérature sur la démocratie délibérative a depuis atteint une telle taille que je renonce
à livrer ne serait-ce qu’une liste sommaire des titres. Je renvoie en particulier, en lien avec les
réflexions de cet article, à Marian Barnes, « Passionate Participation. Emotional Experiences
and Expressions in Deliberative Forums », Critical Social Policy, vol. 28, 2008, p. 461-481, et
Robert E. Goodin (dir.), Innovating Democracy. Democratic Theory and Practice After the Deli-
berative Turn, Oxford, Oxford University Press, 2008.
7 - Nous signalons systématiquement dans le texte toutes les occurrences où le terme français
de représentation est utilisé pour rendre un terme allemand autre que celui de Repräsentation,
afin de sensibiliser les lecteurs francophones à la polyvocité du mot dans les langues néolatines
(NdT).
La dimension affective de la démocratie - 99

des valeurs et de l’ordre politique qui sont au fondement de la communauté. Les


valeurs et l’ordre politique sont invisibles en tant que tels, et doivent être repré-
sentés (dargestellt) ; ils sont rendus visibles par des symboles pour être connus et
reconnus par les citoyens comme leurs, comme voulus par eux. Si la représen-
tation symbolique réussit de cette manière à avoir une efficace dans une commu-
nauté, elle constitue un facteur d’intégration décisif. Les citoyens ne considéreront
une communauté comme leur que si elle représente les valeurs et l’ordre politique
qu’ils veulent en commun 8.
Un tel fondement commun des représentations (Vorstellungen) des valeurs
et de l’ordre politique est également une condition nécessaire à la démocratie
délibérative. Il ne s’agit pas ici de sentiments qu’il faut faire taire autant que
possible – ces derniers demeurent bien plutôt une condition structurelle indé-
passable. La démocratie délibérative est en effet toujours liée à la représentation,
à savoir non seulement à la représentation par mandat – tous ne peuvent
délibérer, on doit donc délibérer par le biais de représentants (stellvertretend) –,
mais également à la représentation symbolique, et ce de manière fondatrice,
car c’est d’abord celle-ci qui rend possible la délibération commune. La repré-
sentation symbolique agit par des symboles. Ceux-ci comprennent toujours
une composante affective en sus d’une composante cognitive. Les sentiments
et émotions sont toujours prégnants et ils ne peuvent être éliminés. La compo-
sante affective ne peut être écartée par rationalisation, elle fait partie du poten-
tiel rationnel de la représentation.
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Pour le libéralisme classique, il est clair que les valeurs fondatrices d’une
communauté, telles qu’elles sont couchées par écrit de façon privilégiée dans
la constitution, ne sont pas seulement au fondement des discours politiques,
mais doivent être exprimées symboliquement. Ceci s’avère plus difficile pour
la démocratie délibérative. En effet, si la représentation symbolique – en tant
qu’elle est liée inséparablement avec la représentation (Vorstellung) d’une
communauté légitime – devrait jouer un rôle particulièrement important dans
la démocratie délibérative, il semble presque impossible de trouver les symboles
dans la délibération : ils sont trop imprécis, trop chargés d’émotions, et sem-
blent plutôt déranger l’argumentation claire et rationnelle.
Contre les apparences premières, il faut donc se demander dans quelle
mesure il est nécessaire de parler de représentation symbolique dans la démo-
cratie délibérative, et du rôle qu’y jouent les symboles. Il faut pour ce faire
commencer par clarifier certaines choses. Qu’est-ce qui doit être compris dans
ce contexte par représentation, représentation symbolique et symbole ? Sur
cette base, il sera possible de réfléchir sur l’importance qui revient à la dimen-
sion affective passant par les symboles et la représentation symbolique dans la
démocratie délibérative, et quelles sont les conséquences qui doivent en être

8 - Le travail de Rudolf Smend (« Verfassung und Verfassungsrecht » (1928), in Rudolf Smend,


Staatsrechtliche Abhandlungen, Berlin, Duncker & Humblot, 1968, p. 119-276) est fondamental
sur la question de l’intégration par les symboles ; voir à ce sujet Göhler (Gerhard Göhler et al.,
Institution. Macht. Repräsentation. Wofür politische Institutionen stehen und wie sie wirken,
Baden-Baden, Nomos, 1997, p. 48 et suiv., 54 et suiv.).
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tirées. Nous discuterons donc d’abord du lien entre démocratie délibérative et


représentation symbolique, et nous creuserons pour cela la question de la signi-
fication des symboles. Sur cette base, nous discuterons du rapport de la démo-
cratie délibérative et de la représentation symbolique afin de déterminer plus
précisément le lien de la délibération et de la symbolicité dans la démocratie,
ainsi que la composante affective de celle-ci. En conclusion, nous proposerons
quelques réflexions provisoires concernant le potentiel de rationalité de la
démocratie délibérative dans le cadre de la représentation symbolique.

Démocratie délibérative et représentation symbolique

Ma thèse fondamentale, selon laquelle la composante affective de la démo-


cratie délibérative ne se laisse pas éliminer, est exposée à une objection évidente.
En politique, les émotions font toujours partie du jeu, et sont même souvent au
premier plan. C’est pourquoi il importerait avant tout de trouver une rationalité
derrière les émotions. L’expérience historique a montré que cela est possible,
tout comme, sur un plan théorique, le débat classique portant sur le conflit entre
raisons et passions. On peut traiter cette tension de manière rationnelle : les
émotions ne se laissent certes pas éliminer, mais elles peuvent être contrôlées et
canalisées par des mesures institutionnelles appropriées 9. Cet argument ne me
semble toutefois pas aller assez loin : je pense non seulement que les émotions
ne se laissent pas éliminer, mais que leur contrôle est également confronté au
problème suivant : les composantes affectives sont tout autant constitutives pour
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la politique que les composantes cognitives, et appartiennent de ce fait également
à une politique « rationnelle ». Je voudrais le démontrer en deux étapes à travers
le concept de représentation. En premier lieu, la politique moderne a sans cesse
affaire à la représentation. Ensuite, la représentation n’est pas seulement affaire
de mandat, elle est constituée fondamentalement et par essence de représentation
symbolique, et ce n’est qu’à partir de celle-ci que la représentation-mandat est
possible. Or, la dimension affective accompagne inséparablement la représenta-
tion symbolique et les symboles.
(1) Dans les démocraties modernes, les processus de formation de la volonté
sont organisés en majeure partie de manière représentative. À l’arrière-plan de
ce principe résultant des conditions de la démocratie de masse et qui
aujourd’hui va quasiment de soi, il y a toutefois un contexte théorique
complexe 10. La représentation signifie fondamentalement que quelque chose
d’absent est porté à la présence, que quelque chose d’invisible est rendu
visible 11. Dans la représentation politique, la volonté des citoyens devient pré-
sente et visible. Lorsque les citoyens ne peuvent décider directement, une

9 - Voir le Fédéraliste no 10 sur le rapport aux « factions », qui vaut analogiquement pour les
émotions en politique.
10 - Voir pour plus de détails Gerhard Göhler et al., Institution. Macht. Repräsentation..., op.
cit., p. 46-52.
11 - Carl Schmitt, Théorie de la constitution, Paris, PUF, 1993.
La dimension affective de la démocratie - 101

délégation de la volonté à des représentants est nécessaire, de telle sorte que


les actions des représentants sont attribuées aux représentés. Les représentants
décident au nom des citoyens, comme si ces derniers décidaient eux-mêmes 12.
Ainsi, des décisions contraignantes peuvent revendiquer le consentement de la
communauté, elles sont légitimées par le principe de la représentation.
La représentation a lieu ici sous forme d’un mandat. Il faut ici comprendre
le mandat et donc la représentation au sens le plus large du terme. La repré-
sentation par mandat comprend toute forme de représentation (Vertretung)
d’intérêts et de fins, d’intérêts collectifs et individuels en passant par les intérêts
de l’ensemble de la société, que l’ordre politique habilite (ou oblige) les repré-
sentants à prendre en compte. La représentation en tant que mandat s’est
d’abord formée dans la représentation corporative (ständige Vertretung). Dans
les démocraties occidentales actuelles, cette représentation est comprise en
fonction d’accentuations normatives différenciées comme une combinaison de
représentation d’intérêts (Interessenvertretung) particuliers et d’expression
d’intérêts universels par des représentants (Repräsentanten), du moins tant que
le peuple ne peut ou ne doit pas décider directement. C’est très majoritairement
le cas dans les démocraties de masse (si l’on met de côté les référendums, qui
comprennent par ailleurs aussi des éléments de représentation). Une démo-
cratie délibérative est elle-aussi fondamentalement représentative, car seuls
quelques-uns délibèrent pour les autres ou peuvent agir politiquement sur le
fondement de délibérations 13.
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(2) L’action des représentants se fait sous condition de la représentation
symbolique. Cette seconde dimension de la représentation, qui conduit struc-
turellement aux composantes affectives de la représentation, est volontiers
oubliée ou réfutée 14. Pourquoi les citoyens acceptent-ils des décisions politi-
ques lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec ces décisions ou lorsque celles-ci
contredisent leurs intérêts personnels ? L’acceptation par haussement d’épaules
(« ceux d’en haut ») ou les mécanismes de contrainte ne rendent pas ces déci-
sions légitimes et sont insuffisants sur la durée. Une communauté stable repose
sur l’acceptation de ses valeurs et de son ordre politique par les citoyens. Cela
se produit lorsque les valeurs et l’arrangement de l’ordre politique de la
communauté correspondent jusqu’à un certain degré aux représentations

12 - Voir pour la première fois Thomas Hobbes, Leviathan (1651), texte édité par Richard Tuck,
Cambridge, Cambridge University Press, 1991, partie I, chap. 17 ; voir Hanna F. Pitkin, The
Concept of Representation, Berkeley, University of California Press, 1967, p. 14 et suiv.
13 - Comme le choix des représentants soulève toujours des problèmes, la désignation par
tirage au sort des personnes qui délibèrent semble d’ailleurs tout indiquée pour la démocratie
délibérative, et cette question a fait depuis peu l’objet de réflexion. Pour les jurys citoyens, voir
Peter C. Dienel, Die Planungszelle. Der Bürger als Chance, Wiesbaden, Westdeutscher Verlag,
2002. La discussion sur la sélection par le sort en politique, qui est menée au niveau international
depuis quelques temps déjà, semble gagner en importance dans le monde allemand (Hubertus
Buchstein, Demokratie und Lotterie. Das Los als politisches Entscheidungsinstrument von der
Antike bis zur EU, Francfort/Main, Campus Verlag, 2009).
14 - Hanna Pitkin par exemple, qui entame cette réflexion, se montre particulièrement scep-
tique face à cet aspect de la représentation du fait de l’expérience national-socialiste (Hanna
F. Pitkin, The Concept of Representation..., op. cit., p. 107 et suiv.).
102 - Gerhard Göhler

(Vorstellungen) des citoyens ; ces représentations (Vorstellungen) sont alors


communes, et la communauté les défend et les représente (repräsentiert). Les
démocraties, qui se fondent massivement sur l’individu autonome comme sou-
verain ultime, vivent précisément du fait que les citoyens considèrent la
communauté comme étant leur. Leur condition fonctionnelle nécessaire est
donc que les représentations normatives (Wertvorstellungen) fondamentales
communes aux citoyens soient exprimées en permanence et de manière per-
ceptible dans les institutions politiques. La représentation politique présuppose
donc la représentation symbolique. L’invisible qui doit être rendu visible par
la représentation n’est pas seulement la volonté des citoyens manifestée dans
des décisions concrètes. La représentation (Repräsentation) exprime également
les représentations (Vorstellungen) des valeurs et de l’ordre politique sur les-
quelles la communauté est fondée et doit en permanence se fonder 15. Comme
ces dernières ne sont elles-mêmes pas visibles et qu’il est difficile de les mettre
en œuvre dans des décisions à chaque fois concrètes – elles sont bien plutôt
leur fondement et leur critère –, elles ne peuvent être présentes que de manière
symbolique. Il ne suffit pas qu’elles constituent un fondement abstrait, elles
doivent en permanence être rendues visibles, pour les citoyens et face à eux,
dans les institutions de la communauté.
La représentation symbolique est donc constitutive et indispensable à la
communauté. Ceci vaut en particulier pour la démocratie moderne, dans
laquelle, en sus de l’unité, doit aussi s’exprimer de manière appropriée la plu-
ralité de la communauté. La représentation par mandat peut être rejetée
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lorsqu’elle n’est pas nécessaire ou pas souhaitée – cela vaudrait pour une démo-
cratie directe au sens strict, qui comprendrait toutes les personnes concernées

15 - Une certaine tradition allemande de réflexion sur la représentation a été particulièrement


attentive à cette dimension ; voir à ce sujet, dans une perspective critique, Hanna F. Pitkin, The
Concept of Representation..., op. cit., p. 92 et suiv. Eric Voegelin argumente qu’une société
s’assure du sens de son existence par des symboles politiques décisifs. Les symboles expriment
l’expérience selon laquelle l’humain n’est pleinement et totalement humain que par la partici-
pation à un tout qui dépasse son existence distincte, et qu’ainsi l’auto-élucidation de la société
par le biais de symboles est partie intégrante de la réalité sociale. Une société politique n’existe
qu’à partir du moment où elle s’articule et produit un représentant. La représentation en tant
que représentation symbolique fixe pour chaque société la « vérité » de son ordre. Ce n’est que
sur cette base que la domination légitime devient possible ; elle est protégée et ancrée dans la
durée par l’emploi de symboles reconnus. La représentation symbolique est ainsi une forme
existentielle de représentation, qui précède toute forme technique de représentation comme
rapport à une volonté (Eric Voegelin, Die neue Wissenschaft der Politik, Freiburg, Wilhelm Fink
Verlag, 1991 [1959]). Carl Schmitt comprenait déjà ainsi la représentation comme quelque chose
d’existentiel : « Représenter signifie rendre visible et actuel un être invisible par le truchement
d’un être publiquement présent » (1993, p. 347). Seul un être plus élevé, de grande valeur, peut
être représenté ; pour Schmitt, il s’agit du peuple, qui dans son existence en tant qu’« unité
politique » a une existence plus intense qu’un groupe humain vivant simplement ensemble.
Siegfried Landshut, qui en tant qu’émigrant n’est pas soupçonnable de tendances nationales-
socialistes, comprend la représentation à partir de Carl Schmitt et Maurice Hauriou comme un
rapport dans lequel le représentant rend présente une réalité qui sans lui n’est pas visible et
qui n’est donc pas « là » : quelque chose d’idéal, de spirituel, l’idée de conduite de vie d’une
communauté qui lie le collectif (Siegfried Landshut, « Der politische Begriff der Repräsentation »
(1964), in Heinz Rausch (dir.), Zur Theorie und Geschichte der Repräsentation und der Reprä-
sentativverfassung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1968, p. 492 et suiv.). Ce
n’est qu’en tant qu’elle est représentée symboliquement que l’idée accède à l’existence, qu’elle
devient effective.
La dimension affective de la démocratie - 103

et leur attribuerait exclusivement le pouvoir de délibération et de décision. Par


contre, la représentation symbolique ne peut pas être annulée. Même des démo-
craties directes au sens strict, comme le fut l’Athènes classique, avaient leur
symbolique communautaire. La représentation symbolique est d’autant plus
indispensable dans un vaste État, là où la démocratie directe n’est pas possible.
C’est aujourd’hui la situation normale, et cela vaut aussi pour toute forme de
démocratie délibérative. Dans la représentation symbolique, les composantes
affectives deviennent prégnantes par le biais de symboles.

Que sont les symboles et que produisent-ils ?

Lorsque la représentation exprime symboliquement les valeurs partagées


d’une communauté, le type et le mode de présentation, tout comme ce que
l’on peut en attendre, dépendent de la nature des symboles. Si le symbole
n’était qu’un concept générique incluant toutes les formes de représentation
(Darstellung), comme par exemple chez Luhmann et Bourdieu, on ne pourrait
pas en tirer grand chose. Seule une compréhension plus précise du symbole
ouvre une perspective véritablement heuristique 16.
Les symboles ne sont pas univoques pour l’observateur, ils sont plurivo-
ques ; ils ne sont pas seulement cognitifs et sont chargés émotionnellement.
Ceci peut être clarifié au mieux dans la compréhension herméneutique du
symbole 17. Dans cette perspective, les symboles sont des signes ouverts à l’inter-
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prétation, que leurs interprètes comprennent d’abord en lien avec la situation.
Les symboles indiquent et ne nomment pas. Ils représentent (darstellen) un
état de fait qui doit d’abord être interprété. La signification des symboles repose
donc sur l’interprète – elle n’est pas univoque, mais résulte d’abord de la
manière dont ce dernier laisse agir les symboles sur sa personne, les comprend
et les utilise. Il ne s’agit pas ici d’une dénotation univoque, mais d’une conno-
tation déterminée par l’interprétation 18. Le drapeau allemand avec ses couleurs
noir-rouge-jaune peut pour une personne être d’un point de vue historique
l’expression de l’identification démocratique, pour une autre celle d’un système

16 - Pour creuser ce qui suit, voir Gerhard Göhler, « Politische Institutionen als Symbolsys-
teme », in Heinrich Schmidinger et Clemens Sedmak (dir.), Der Mensch – ein « animal symbo-
licum » ? Sprache. Dialog. Ritual, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2007,
p. 301-321, p. 306 et suiv.
17 - Il s’agit ici d’une décision liée aux exigences pratiques de la recherche. Les faits se laissent
également formuler sémiotiquement, plus difficilement toutefois. Voir à ce sujet Gerhard Göhler
et al., Institution. Macht. Repräsentation..., op. cit., p. 28 et suiv. ; Rudolf Speth, « Symbol und
Fiktion », in Gerhard Göhler et al., Institution. Macht. Repräsentation..., op. cit., p. 65-142 ; Anne
Peters, « Bewegen und Fixieren. Politik und politische Theorie als Symbolisierungsstrategie ? »,
Thèse de philosophie, FU Berlin, 2006 ; Gerhard Göhler, « Politische Institutionen als Symbol-
systeme », art. cité, p. 307.
18 - « Le symbole indique et ne nomme pas. (...) Je connais la signification des signes linguis-
tiques, je les ai appris, mais je dois interpréter la signification de symboles. Ce n’est que dans
leur interprétation que les objets et les événements deviennent des symboles. La signification
symbolique est l’interprétation symbolique. Le symbole n’est pas sémiotique, il s’agit d’un phé-
nomène herméneutique » : Gerhard Kurz, Metapher, Allegorie, Symbol, Göttingen, Vandenhoeck
& Ruprecht, 1988, p. 80.
104 - Gerhard Göhler

mal aimé, pour une troisième celle d’une fierté nationale qui n’a pas à se
justifier, et pour une autre encore, depuis le championnat du monde de football
de 2006, l’expression d’un sentiment national très apolitique qu’incarne une
équipe qui joue avec succès et élégance. Le symbolique n’est pas une forme
particulièrement disparate et imprécise de désignation, mais un usage spéci-
fique du texte ou un certain rapport aux signes dans lequel le signifiant est
soumis à une interprétation. Ce n’est qu’en lien avec leur interprétation que
les états de fait et les événements deviennent des symboles. L’interprétation est
porteuse de toute la manière de vivre de l’interprète : de son savoir, de ses
expériences, de ses principes, de ses émotions. Un symbole est ainsi toujours
plus chargé affectivement, voire très différemment, que ce que la personne qui
a créé le symbole ne le pensait. Dans la perspective herméneutique, c’est ce
qui le différencie des signes au message univoque, qui n’ont de charge que
cognitive ; de tels signes sont des cas particuliers de symbole, introduits là où
la précision et l’absence d’émotions sont requises. Dans la représentation sym-
bolique, c’est précisément la plurivocité et l’intégration des composantes affec-
tives qui sont en jeu, comme on va le montrer.
De par leur fonction de mise en présence, les symboles politiques produisent
pour la communauté des formes d’intégration spécifiques servant à l’intégration
normative. L’intégration politique doit toujours être comprise en un double sens :
elle est d’une part technique, en ceci que des normes sont unifiées et que des suites
d’actions sont coordonnées, elle est d’autre part normative au sens de Parsons, en
ceci que les citoyens s’orientent ou sont orientés par des choses qu’ils partagent
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fondamentalement dans les affaires qui les concernent dans leur ensemble, pour
autant que ceci soit nécessaire dans une communauté moderne. Habermas for-
mule cette différence en opposant intégration systémique et intégration sociale 19.
Une intégration normative réussie est une condition fonctionnelle pour le main-
tien d’une communauté, et les symboles sont ici constitutifs. L’intégration norma-
tive est un succès lorsque les citoyens s’orientent en fonction des valeurs et des
modalités de l’ordre qui fondent la communauté, de telle sorte que l’on parvienne
à une identification et une identité collective suffisantes. L’orientation se fait avant
tout par le biais de symboles, c’est-à-dire par des contenus de sens qui peuvent
être appris par expérience, et qui expriment la communauté et ses institutions
comme étant déterminantes pour tous les participants. On peut le démontrer avec
l’exemple de la constitution. Celle-ci n’est pas seulement centrale parce qu’elle
contient les règlements qui déterminent en dernière instance les procédures et la
résolution des conflits, mais plus encore par sa symbolicité, par laquelle elle
représente (vertritt) les valeurs de la communauté face aux citoyens 20.

19 - Jürgen Habermas, Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme


avancé, Paris, Payot, 1978 ; Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987. Voir à ce
sujet Bernhard Peters, Die Integration moderner Gesellschaften, Francfort/Main, Suhrkamp,
1993. Sur les mécanismes symboliques de l’intégration normative, voir Gerhard Göhler et al.,
Institution. Macht. Repräsentation..., op. cit., p. 31 et suiv., 50 et suiv. et passim.
20 - Voir à ce sujet Jürgen Gebhardt, « Verfassung und Symbolizität », in Gert Melville (dir.),
Institutionalität und Symbolisierung. Verstetigungen kultureller Ordnungsmuster in Vergangen-
heit und Gegenwart, Cologne, Böhlau, 2001, p. 585-601 ; Integration durch Verfassung, Wies-
La dimension affective de la démocratie - 105

Ce que les symboles apportent à l’intégration normative résulte de l’asso-


ciation de composantes cognitives et affectives (a) et de la plurivocité qui carac-
térise fondamentalement les symboles (b).
(a) Le concept fondamental d’intégration politique, qui comprend aussi les
composantes symboliques, provient du professeur de droit public Rudolf
Smend 21. Ce dernier insiste sur le fait que les institutions politiques (et il pense
alors en premier lieu à l’État) doivent être déterminées avant tout en fonction
du fait qu’elles intègrent de façon permanente les citoyens, et ce sans se reposer
seulement sur leurs buts rationnels. Se référant à Theodor Litt 22, il tente de
montrer que les contextes sociaux sont moins les produits de discours rationnels
que d’actes intersubjectifs de représentation (Darstellung), de compréhension et
d’expériences vécues. Lorsque les institutions politiques intègrent, elles ne met-
tent pas seulement en place une procédure de formation de la volonté ration-
nelle ; elles rendent également possible au citoyen individuel une participation
à une « expérience communautaire », et c’est justement en ceci qu’elles intègrent.
Dans la mesure où une participation directe des citoyens pris individuellement
n’est plus possible dans les États de masse, l’unité qui ne peut plus être vécue
immédiatement le devient par la représentation symbolique de valeurs. Il s’agit
d’une version dynamisée et rendue expressive de la croyance en la légitimité que
Max Weber voyait déjà au fondement de la domination légitime 23.
L’orientation conforme à des représentations normatives (Wertvorstel-
lungen) partagées nécessite donc une expression symbolique. Selon les modes
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particuliers de l’intégration – Rudolf Smend distingue les modes personnel,
fonctionnel et objectif, à savoir l’intégration par des personnes, par des pro-
cédures ou par des valeurs –, les symboles sont plus ou moins centraux. Ils
sont ce qui provoque l’expérience communautaire complète, laquelle lie les
composantes cognitives et les composantes affectives. Les symboles animent
également en permanence les contenus de sens émotionnels. Ils sont des guides
naturels qui offrent une orientation en vue d’un agir commun allant au-delà
de la contrainte externe ; ils la maintiennent dans la durée, sous une forme
condensée mais qui peut être visible et vécue 24.

baden, Westdeutscher Verlag, 2002 ; Hans Vorländer (dir.), « Die Verfassung als symbolische
Ordnung. Perspektiven einer kulturwissenschaftlich-institutionalistischen Verfassungstheorie »,
in Michael Becker et Ruth Zimmerling (dir.), Recht und Politik, PVS-Sonderheft, vol. 36, 2006,
p. 229-249 ; André Brodocz, Die symbolische Dimension der Verfassung. Ein Beitrag zur Insti-
tutionentheorie, Wiesbaden, Westdeutscher, 2003.
21 - Rudolf Smend, « Verfassung und Verfassungsrecht », art. cité ; « Integrationslehre » (1956),
in Rudolf Smend, Staatsrechtliche Abhandlungen, op. cit., p. 475-481.
22 - Theodor Litt, Individuum und Gemeinschaft, Berlin, B. G. Teubner Verlag, 1926 [1919]. On
ne peut ici que faire allusion à la discussion très large sur la compatibilité des deux approches :
Theodor Litt lui-même garde ses distances (ibid., p. 29) ; voir Wolfgang Schluchter, Entscheidung
für den sozialen Rechtsstaat, Baden-Baden, Nomos, 1968, p. 52-89 ; Lutz Berthold, « Der Beitrag
der Integrationslehre Rudolf Smends zur Theorie politischer Institutionen », in Gerhard Göhler
et al., Institution. Macht. Repräsentation..., op. cit., p. 563-576.
23 - Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971.
24 - Rudolf Smend, « Verfassung und Verfassungsrecht », art. cité, p. 142-166.
106 - Gerhard Göhler

Les symboles condensent des faits en contenus intuitifs immédiats 25 qui,


par leurs composantes affectives, éveillent en permanence des émotions. Les
symboles fournissent ainsi une orientation qui favorise l’intégration sociale de
façon large, et non uniquement cognitive. Les valeurs fondamentales d’une
communauté sont ici en jeu, et le pouvoir de la communauté tel que le
comprend Hannah Arendt 26 est produit par l’intégration symbolique : le pou-
voir n’est pas donné en permanence, il doit toujours être à nouveau actualisé
– c’est exactement ce que Rudolf Smend postule à propos de l’intégration 27.
Dans les communautés au sein desquelles la participation directe des citoyens
et l’actualisation de leur pouvoir est impossible, l’intégration repose en premier
lieu sur leur confiance et est en conséquence médiée symboliquement 28. La
confiance s’oriente d’abord vers les mécanismes de régulation institutionna-
lisés, mais leur adéquation est difficile à vérifier en détail. C’est pourquoi la
confiance s’étend à la présentation symbolique des valeurs fondamentales qui
est l’œuvre des institutions politiques. Si celles-ci sont crédibles, l’intégration
– cognitive et affective – est générée par la confiance. Si elles ne le sont pas, la
confiance est déçue, et l’intégration échoue.
(b) Mais même les symboles qui présentent les valeurs communes fonda-
mentales n’agissent pas nécessairement dès le début de manière intégratrice.
Parce qu’ils sont toujours plurivoques et doivent être interprétés pour être
adoptés et compris, le message du symbole peut également être rejeté. L’action
des symboles n’est pas prévisible, elle reste en règle générale largement indéter-
minée. Les symboles ne peuvent produire des orientations uniformes. Il ne s’agit
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pas d’un inconvénient, mais bien plutôt d’un avantage inestimable pour l’inté-
gration symbolique des sociétés modernes 29. Parce que les symboles ne sont pas
porteurs d’un point de vue clair et fermement délimité et que l’établissement de
leur signification est laissé aux associations des personnes qui les interprètent,
ils ont plus de chance de favoriser l’intégration de membres individuels de la
communauté aux horizons de valeurs différents – une situation typique des
sociétés modernes fragmentées. La plurivocité des symboles correspond à l’exi-
gence normative d’unité dans le cadre de sociétés pluralistes et diversifiées.

25 - Ulrich Sarcinelli, « Symbolische Politik und politische Kultur », Politische Vierteljahress-


chrift, no 30, 1989, p. 292-309, p. 296 ; Rudolf Smend, « Verfassung und Verfassungsrecht », art.
cité, p. 162 et suiv.
26 - Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983 ; « Sur la vio-
lence », in Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, 1989.
27 - Voir Rudolf Smend (« Verfassung und Verfassungsrecht », art. cité, p. 136), qui se réfère à
la célèbre définition de la nation comme « un plébiscite qui se répète chaque jour » de Renan.
Pour Hannah Arendt, l’exigence d’actualisation permanente est fondée dans le rapport du pou-
voir et de « l’espace de l’apparence » (Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit.,
p. 259).
28 - Sur cette compréhension de la confiance, qui se distingue du concept de pouvoir d’Hannah
Arendt par l’accentuation continue mise sur la dimension symbolique, voir Gerhard Göhler,
« Stufen des politischen Vertrauens », in Rainer Schmalz-Bruns et Reinhard Zintl (dir.), Politis-
ches Vertrauen. Soziale Grundlagen reflexiver Kooperation, Baden-Baden, Nomos, 2002,
p. 221-238.
29 - Voir déjà Rudolf Smend, « Verfassung und Verfassungsrecht », art. cité, p. 163 et suiv.
La dimension affective de la démocratie - 107

La manière dont les symboles sont compris et les associations qu’ils susci-
tent dépendent toujours du contexte : ils varient selon la personne, le temps,
l’appartenance à tel ou tel groupe, et par dessus tout en fonction de l’état
d’esprit des interlocuteurs. Pour que les symboles soient adoptés et compris,
il faut en quelque sorte du côté des destinataires une table d’harmonie que les
symboles font vibrer. Mais la table d’harmonie ne vibre pas seulement lorsque
c’est exactement la même compréhension de base qui est partagée. Parce que
les symboles dégagent toujours un espace d’interprétation, les valeurs fonda-
mentales d’une communauté sont toujours ouvertes à l’interprétation. Le
spectre de l’acceptation peut ainsi s’élargir, car il n’est pas bloqué par une
interprétation particulière. Les sociétés modernes fragmentées ne sont intégrées
que par de tels symboles, pour autant qu’elles puissent l’être 30.

La symbolicité de la délibération

Nous nous sommes initialement demandés ce que la démocratie délibéra-


tive avait à voir avec les symboles et la représentation symbolique, car les
composantes affectives font leur entrée en passant par les symboles. Il en est
ressorti jusqu’à présent que la démocratie délibérative était inséparable de la
représentation, et que l’une des deux dimensions de cette dernière était la
représentation symbolique. C’est la représentation symbolique qui active le
potentiel d’intégration, lequel permet que l’on délibère et décide via des pro-
cédures représentatives. Ce sont les représentations (Vorstellungen) communes
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des valeurs et de l’ordre politique qui permettent – dans le meilleur des cas –
que cette intégration se fasse dans l’intérêt des citoyens et que ceux-ci l’accep-
tent, ce qui serait impossible sans les composantes affectives de la représenta-
tion symbolique.
Mais la représentation symbolique n’est pas qu’une présupposition néces-
saire dans le modèle de la démocratie délibérative, elle exerce une influence
tout à fait concrète sur la délibération par le biais des composantes affectives
des symboles. Il peut sembler étrange que les émotions jouent ici un rôle
important et tout à fait positif : au premier abord, une délibération rationnelle
ne pourrait semble-t-il avoir lieu sur la base de symboles – au vu de la définition
du symbole présentée ici, qui semble aller à l’encontre d’une argumentation
rationnelle. J’entends néanmoins montrer que les composantes symboliques
sont inhérentes au modèle normatif de la démocratie délibérative, et ce sans
en abîmer le cœur. Je me limite pour cela au point de vue normatif, car la
problématique s’en laisse plus aisément extraire 31.
Jürgen Habermas développe son modèle de la démocratie délibérative sur
deux niveaux. Il formule systématiquement son idée fondamentale à un niveau
assez abstrait dans son essai « Trois modèles normatifs de la démocratie » (1998).

30 - Sur le rapport entre intégration, expérience vécue et symboles, voir ibid., p. 124-139, 144
et suiv., 162-164.
31 - Je remercie Sybille De La Rosa pour ses remarques.
108 - Gerhard Göhler

Placé entre le modèle « républicain » et le modèle « libéral », son propre modèle


doit éviter aussi bien le rétrécissement normatif du premier que le rapport pure-
ment individualiste et utilitariste du second. Habermas tente de relier les forces
des deux modèles dans un concept procédural riche de contenu normatif. La
démocratie authentique a toujours une référence éthico-morale, mais celle-ci ne
doit pas être donnée à l’avance ; elle doit être développée par les participants
dans une procédure objective qui n’anticipe rien, comme cela est fondé de façon
exemplaire dans l’État de droit libéral. La procédure ne mène toutefois à une
richesse de résultats que lorsqu’une situation de discours idéale est donnée à
tous les participants : dans le discours libre de domination, l’argument rationnel
s’impose. Ce modèle d’une démocratie délibérative est concrétisé au niveau poli-
tico-institutionnel dans Droit et démocratie. Le résultat en est un « modèle à deux
piliers 32 ». La démocratie délibérative repose d’une part sur la formation de la
volonté réglée institutionnellement, comme l’a constituée l’État constitutionnel
libéral sous la forme de la démocratie représentative. En font partie les élections,
les partis, le parlement constitué de manière représentative, les tribunaux, ainsi
que l’exécutif et l’administration, qui agissent en étant régulés juridiquement et
politiquement. Le second pilier apporte la spontanéité, le potentiel créatif dans
la résolution de problèmes d’une société civile qui repose sur le monde vécu ;
Habermas pense avant tout aux nouveaux mouvements sociaux : mouvements
de citoyens, féministes, pacifistes, anti-nucléaires, de désobéissance civile 33. Dans
les espaces publics autonomes et non instrumentalisés par le pouvoir, le pro-
cessus institutionnalisé de formation de la volonté est confronté à des questions
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et à des arguments nouveaux, qu’il n’a pas pris en compte, et dont le pouvoir
communicationnel agit à la manière d’un « siège 34 ». La raison se manifeste en
influençant de manière permanente le premier pilier, d’une manière plus aisée
que dans les seules institutions classiques de la démocratie représentative, où elle
aurait pu difficilement s’imposer seule.
Il n’est pas ici question de représentation symbolique. Il n’y a de représen-
tation que comme représentation par mandat dans le premier pilier de ce
modèle. Doit-on en déduire que dans les modèles normatifs de la démocratie
délibérative, la représentation symbolique n’est pas nécessaire, que les symboles
perturbent plutôt les processus d’argumentation rationnels par leur plurivocité
et leur besoin d’être interprétés ? Je voudrais plutôt argumenter que la logique
de la démocratie délibérative n’exclut pas les symboles mais exige au contraire
en permanence la représentation symbolique. Il s’agit d’une tentative de lire le
modèle de la démocratie délibérative de Habermas selon la théorie des sym-
boles, et à partir de la représentation symbolique.

32 - Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, op. cit. ; « Trois modèles
normatifs de la démocratie », art. cité.
33 - Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, op. cit.
34 - « Le pouvoir communicationnel est exercé sous le mode du siège. Il exerce une influence
sur les prémices du processus de formation du jugement et de la décision du système politique,
sans avoir sa conquête pour objet. » : Jürgen Habermas, « La souveraineté populaire comme
procédure... », art. cité.
La dimension affective de la démocratie - 109

À un premier niveau, celui de la situation de discours idéale, la procédure


de découverte du résultat ne dépendrait que de l’argumentation rationnelle.
La force des arguments en serait diminuée si ceux-ci prenaient une teinte émo-
tionnelle ou n’étaient pas clairs – ce qui est précisément le cas des symboles.
Dans la compréhension herméneutique décrite plus haut, les symboles
n’auraient ainsi rien à faire dans le discours libre de domination. Cette conclu-
sion semble d’abord s’imposer, mais elle n’est pas impérative. Elle ne vaudrait
que si les discours démocratiques devaient en permanence se dérouler en sui-
vant les normes du langage scientifique. L’émotion et la plurivocité seraient
alors en effet interdits. Cependant, les discours démocratiques ne sont pas des
discours scientifiques, ils sont énoncés en langage courant et sont irrémédia-
blement liés à des valeurs 35. Lorsque les discours démocratiques sont formulés
à propos de questions spécifiques, ils incluent de façon inhérente les représen-
tations (Vorstellungen) des valeurs et de l’ordre politique qui leur servent de
base. Ces représentations (Vorstellungen) sont articulées sous une forme sym-
bolique, c’est-à-dire comme une interprétation parmi d’autres interprétations
potentielles, qui ont chacune leur contenu émotionnel spécifique et qui sont
mises à disposition de la discussion. Il ne peut y avoir de discussion libre de
domination sur les valeurs autrement que sous cette forme. Si le contenu émo-
tionnel était abstrait des représentations (Vorstellungen) des valeurs et de l’ordre
politique, le discours s’éloignerait du réel. Si la plurivocité était réduite à l’uni-
vocité, des concepts opposés se combattraient, rendant un processus délibératif
impossible. Dans la délibération (comprise normativement), dans toutes les
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questions spécifiques – comme par exemples les questions de justice –, nous
avons donc toujours affaire à des symboles qui font référence à des valeurs qui
ne peuvent être présentées autrement que comme nécessitant l’interprétation,
et en tenant compte de leur dimension affective. Le processus délibératif est
donc aussi lui-même toujours un processus d’intégration.
La délibération démocratique ne peut cependant remettre sans cesse en
question toutes les valeurs fondatrices. De telles discussions empêcheraient tout
simplement d’en venir aux questions spécifiques en suspens. C’est pourquoi
un consensus est nécessaire sur le fait qu’il faille conclure provisoirement le
débat sur les valeurs fondatrices. Ceci n’est possible que lorsque l’on parvient
à se mettre d’accord sur une interprétation commune de ces valeurs 36. Au vu
du caractère symbolique de leur articulation, cela implique de fixer l’amplitude

35 - À propos de l’abstraction des émotions et des valeurs dans le langage scientifique, artifi-
cielle mais nécessaire, et en opposition au langage courant, Gerhard Göhler, « Theorie als Erfah-
rung. Über den Stellenwert von politischer Philosophie und Ideengeschichte für die
Politikwissenschaft », in Hubertus Buchstein et Gerhard Göhler (dir.), Politische Theorie und
Politikwissenschaft, Wiesbaden, Westdeutscher Verlag, 2007, p. 90 et suiv.
36 - C’est en ce sens qu’Ernst Fraenkel avait de façon intéressante attiré l’attention sur ce
consensus minimal nécessaire à chaque société démocratique, Ernst Fraenkel, « Um die Ver-
fassung » (1932), in Ernst Fraenkel, Gesammelte Schriften, vol. 1, textes réunis par Hubertus
Buchstein, Baden-Baden, Nomos, 1999, p. 505 et suiv. ; Ernst Fraenkel, « Der Pluralismus als
Strukturelement der freiheitlich-rechtsstaatlichen Demokratie » (1964), in Ernst Fraenkel,
Deutschland und die westlichen Demokratien, textes réunis par Alexander v. Brünneck, Franc-
fort, Suhrkamp, 1990, p. 300 et suiv. ; Ernst Fraenkel, « Strukturanalyse der modernen Demo-
kratie » (1969), ibid., p. 326-359, p. 354 et suiv.
110 - Gerhard Göhler

de leur interprétation, et donc d’autoriser des interprétations différentes pour


autant qu’elles n’outrepassent pas les limites à déterminer en commun de
l’interprétation de ces valeurs (par exemple l’égalité ou la justice) 37. Ce n’est
que lorsque l’on parvient à faire entrer en vigueur de tels patrons interpréta-
tifs 38 qu’il peut y avoir argumentation rationnelle sur les questions spécifiques
– dans le cadre d’un discours libre de domination. Il va de soi que les patrons
interprétatifs, qui font référence à des valeurs, peuvent à leur tour être mis en
question dans la délibération, mais ils ne doivent pas en permanence être thé-
matisés après que l’accord a été atteint. En général, le consensus sur les valeurs
est en permanence réactualisé symboliquement dans l’acte de la discussion en
commun sur les questions spécifiques. Aussi longtemps que ce présupposé
demeure non problématique, cet accord sans cesse renouvelé n’a pas besoin
d’être conscient chez les participants ; dans les conflits, par contre, il fait tou-
jours retour. C’est de cette manière que la représentation symbolique, qui
repose sur le caractère ambivalent des symboles employés, est toujours présente
dans la situation de discours idéale. Il n’est en tout cas pas de démocratie
délibérative sans représentation symbolique des valeurs communes ; une repré-
sentation symbolique réussie est une condition nécessaire.
À un second niveau, celui du « modèle à deux piliers » de la démocratie
délibérative, la fonction indispensable des symboles et de la représentation
symbolique se laisse saisir sous le mode du « siège » de la formation de la
volonté réglée institutionnellement par la spontanéité de la société civile. Cela
concerne d’abord l’efficace du « siège » : si les questionnements et les problèmes
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sont portés jusqu’au pilier de la formation institutionnalisée de la volonté, les
chances qu’ils s’imposent vraiment sont d’autant plus grandes qu’ils déploient
plus de force de frappe symbolique. Un message est codé en symboles en ceci
que la pluralité de ce qui est signifié est d’abord présentée de manière suggestive
comme univoque par le symbole, en dépit du caractère ouvert de son inter-
prétation ; il est légitimé par la puissance de nomination qui fait usage du
symbole ; et il est toujours aussi présenté de manière affective, et cela accroît
son efficacité 39. Cela ne signifie pas que cela soit nécessairement une manipu-
lation. On a plutôt recours à des valeurs communes par le seul biais de la
représentation symbolique, ou à cette interprétation de valeurs qui peuvent
revendiquer d’être communes.
C’est ici qu’apparaît la dynamique de la représentation symbolique. De
prime abord, un « siège » ne nécessite pas une base de valeurs communes aux
deux piliers. Mais il doit y avoir quelques points de départ communs dans une
communauté, et la base de valeurs communes doit pouvoir être générée sans
cesse dans le cadre d’une amplitude interprétative acceptée par tous. Dans l’idée

37 - En Allemagne, c’est le pouvoir d’interprétation du tribunal constitutionnel qui est décisif


en la matière, lequel dépend pour sa part de l’acceptation de ses destinataires, c’est-à-dire en
dernière instance de l’acceptation publique des citoyens.
38 - Voir à ce sujet Habermas lui-même (Jürgen Habermas, Vorstudien und Ergänzungen zur
Theorie des kommunikativen Handelns, Francfort, Suhrkamp, 1984, p. 589 et suiv.).
39 - Ulrich Sarcinelli, « Symbolische Politik und politische Kultur », art. cité, p. 296.
La dimension affective de la démocratie - 111

de Habermas, le « siège » ne doit pas au final conduire à une conquête. Si les


valeurs qui sont mises en vigueur s’écartent par trop l’une de l’autre, il n’y a
plus de représentation symbolique qui englobe les deux piliers ; le résultat ne
pourrait être qu’une révolution ou, de manière imagée, la conquête. La dyna-
mique du « siège » est intéressante en elle-même, elle oscille entre désaccord
et points d’accord. Dans le « siège », une communauté plus ou moins fictive
des représentations (Vorstellungen) des valeurs et de l’ordre politique est mise
en jeu : les valeurs et les arrangements de l’ordre qui sont ou devraient être au
fondement de la formation de la volonté réglée institutionnellement sont mis
en vigueur suivant une certaine interprétation et revendiqués par des actes
juridiques (par exemple la dignité humaine ou le principe d’égalité contenu
dans la constitution). D’autre part, de nouvelles valeurs (par exemple l’envi-
ronnement) sont mises à l’ordre du jour et adaptées symboliquement dans la
base de valeurs existante. Dans le « siège », ce ne sont pas seulement des cri-
tiques et de nouvelles idées qui sont mobilisées, comme le voudrait une lecture
simplifiée de Habermas. La représentation symbolique et ses mécanismes sont
toujours en jeu. Ce qui, dans la situation de discours idéale, est plutôt présup-
posé se trouve ici sans cesse réactualisé. Il s’en dégage une dynamique spéci-
fique : au travers du « siège », l’amplitude d’interprétation communément
acceptée peut et va changer, et avec elle la représentation symbolique. Mais il
existe une limite claire au succès de ce modèle : seule une représentation sym-
bolique commune, constamment reproduite au travers des changements,
permet que ce modèle délibératif à deux piliers fonctionne vraiment pour des
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sociétés données.

Le potentiel de rationalité de la démocratie délibérative


dans le cadre de la représentation symbolique

J’ai globalement tenté de montrer que les sentiments et les émotions jouent
un rôle considérable et indispensable dans les modèles de démocratie délibé-
rative, contre l’apparence selon laquelle celle-ci ne reposerait que sur la ratio-
nalité cognitive. Pour ce faire, j’ai décliné systématiquement la délibération en
tant que processus de représentation, en partant d’une compréhension très
large selon laquelle il y a représentation lorsqu’un représentant argumente et
décide pour d’autres personnes (stellvertretend), que cela soit librement ou en
suivant leur demande. Cela peut avoir lieu par le biais de la délégation d’un
mandat – ce qui est jusqu’à présent le cas normal dans nos démocraties – ou
par des commissions composées par tirage au sort. La représentation symbo-
lique s’y trouve en permanence en jeu. Les représentations (Vorstellungen) fon-
damentales d’une communauté deviennent présentes et doivent l’être lorsque
l’on agit en représentant d’autres personnes (stellvertretend). Dans la représen-
tation symbolique, il y va de la présentation de ces représentations (Vorstel-
lungen) fondamentales, justement sous forme de symboles. Tous les concepts
politiques sont connotés symboliquement de cette manière. C’est pourquoi
nous devons nous demander ce que cela signifie lorsque nous parlons de sym-
boles dans ce contexte. Dans une acception précise, les symboles impliquent
112 - Gerhard Göhler

un besoin d’interprétation, c’est-à-dire une plurivocité principielle, ainsi que


l’inclusion de la dimension affective. Ces deux éléments sont au point de départ
d’une redécouverte du sens des émotions et des sentiments pour les modèles
de démocratie délibérative. La plurivocité ouvre des marges de manœuvre à
l’argumentation, les composantes affectives apportent avec elles un lien au
monde vécu qui ne peut être ramené à l’arrière-plan.
La représentation symbolique n’est pas un fondement statique ou figé. Cela
devient évident lorsque l’on part des modèles de délibération. La délibération
n’est pas que l’échange d’arguments en vue de traiter des questions concrètes
laissées en suspens, elle est toujours aussi un processus d’intégration des repré-
sentations (Vorstellungen) de valeurs et de l’ordre politique qui servent de fon-
dement. Dans chaque délibération, il y va – explicitement ou implicitement –
de l’éventail des interprétations acceptées en commun où la dimension affective
est tout autant présente et active que la dimension cognitive.
Mais l’irrationalité ne fait-elle pas ainsi son entrée dans la délibération ?
Cette possibilité ne peut malheureusement pas être exclue. Dans la termino-
logie classique, le cas surgit lorsque les passions prennent le pas sur la raison.
C’est ici que la méfiance d’Hanna Pitkin envers la rationalité symbolique est
tout à fait légitime. Il n’y aurait cependant pas de sens d’abandonner la dimen-
sion affective de la représentation symbolique, voire tout simplement cette
dernière, du fait des dangers liés à une politique qui serait principalement
émotionnelle. Il faut plutôt traiter le problème d’une manière appropriée, car
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la représentation symbolique en soi n’est ni rationnelle, ni irrationnelle : elle
est une condition fondamentale de la politique.
J’ajoute ici quelques réflexions qui demanderaient davantage d’élaboration
et qui mériteraient d’être soumises à la discussion. Il me semble nécessaire de
traiter le reproche d’irrationalité avec prudence. La dimension affective de la
politique n’est pas d’emblée irrationnelle. Elle est d’abord a-rationnelle, au
contraire de la dimension cognitive. Fondamentalement, rationnel signifie ici
rester ouvert à de « bonnes raisons », à savoir à des arguments rationnels ou
issus de l’expérience historique 40, à tout le moins jusqu’à un certain point. Le
rapport sentimental et émotionnel aux représentations (Vorstellungen) de
valeurs et de l’ordre politique est a-rationnel parce qu’il ne contribue en rien
à la découverte et à la validation de raisons dans la dimension cognitive. Mon
hypothèse est que la dimension affective ne peut que renforcer, atténuer,
déborder ou bloquer ce qui est déjà présent ou est constitué cognitivement.
Tout dépend ainsi des représentations (Vorstellungen) de valeurs et de l’ordre
politique, et du rapport qui est noué avec elles. L’irrationalité ne surgit que
lorsque ces représentations (Vorstellungen) se trouvent immunisées contre les
arguments critiques, que ce soit par l’arrêt de la discussion dans la dimension
cognitive, par l’exagération des composantes affectives ou par les deux. Ernst

40 - Gerhard Göhler, « Rationalität und Irrationalität der Macht : Adam Müller und Hegel », in
Michael Th. Greven (dir.), Macht in der Demokratie, Baden-Baden, Nomos, 1991, p. 45-62 ;
« Theorie als Erfahrung... », art. cité.
La dimension affective de la démocratie - 113

Cassirer a démontré ce processus fatal d’une manière impressionnante en étu-


diant la formation du national-socialisme, à partir de la « prépondérance de la
pensée mythique sur la pensée rationnelle », tandis que Karl Popper a dans ce
contexte parlé de manière pertinente du « nouveau mythe de la horde 41 ».
Fondamentalement, c’est dans la dimension cognitive qu’il est décidé de la
rationalité ou de l’irrationalité des représentations (Vorstellungen) des valeurs
et de l’ordre politique. Il n’en reste pas moins que c’est toujours à une seule
expression symbolique que nous faisons face, laquelle comprend inséparable-
ment les deux dimensions, la cognitive et l’affective.
Plus les représentations (Vorstellungen) des valeurs et de l’ordre politique
stimulent affectivement les participants, plus elles sont efficaces, et mieux elles
intègrent. Il en résulte une question évidente et qui peut être parfaitement
formulée de façon optimiste : les représentations (Vorstellungen) liées aux
Lumières ne pourraient-elles pas elles aussi – voire particulièrement– stimuler
les affects ? Je ne vois rien qui devrait y faire obstacle, et ce n’est qu’en Alle-
magne que je constate une aversion, peut-être compréhensible pour des raisons
historiques, à l’égard des aspects affectifs des représentations (Vorstellungen)
démocratiques, au prétexte qu’elles pourraient trop aisément conduire à des
incompréhensions menant vers l’autoritarisme et le totalitarisme. En France,
la religion civile républicaine parle une toute autre langue, et le symbole « RF »,
qui représente la nation, s’y donne partout à voir. En Allemagne, dans la
seconde moitié du 19e siècle, l’État constitutionnel démocratique fut d’ailleurs
lui aussi chargé affectivement – il y eut des fêtes de la Constitution et des
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monuments à la Constitution. De ce fait, je ne peux croire que les représen-
tations (Vorstellungen) démocratiques seraient moins accessibles aux émotions
que les non démocratiques. Cela doit être pris en compte pour la représentation
symbolique de la démocratie.

Traduit de l’allemand par Gaëtan Pegny, révisé par Yves Sintomer

AUTEUR
Gerhard Göhler est professeur émérite de l’Université Libre de Berlin. Ancien doyen de
la faculté de science politique, il est l’une des figures les plus reconnues de la théorie
politique allemande. Il a publié et dirigé de nombreux travaux dans ce domaine, et s’est
notamment illustré par ses recherches sur le concept de représentation symbolique,
avec notamment Institution – Macht – Repräsentation : Wofür politische Institutionen
stehen und wie sie wirken, Baden-Baden, Nomos, 1997.

41 - Ernst Cassirer, Le Mythe de l’État, Paris, Gallimard, 1993 ; Karl R. Popper, La société
ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1979 ; Popper émet toutefois sa remarque pertinente en
visant le mauvais auteur, à savoir Hegel – les opinions justes prennent parfois des voies
tortueuses.
114 - Gerhard Göhler

TRADUCTEUR
Gaëtan Pégny est traducteur, notamment pour la revue La mer gelée, et doctorant en
cotutelle (Paris Ouest Nanterre/Centre Marc Bloch Berlin). La thèse qu’il prépare est
consacrée à la critique de Kant et de l’idéalisme allemand par Bernard Bolzano. Il a récem-
ment publié : « Bolzano e Hegel », Discipline Filosofiche, no 2, 2011, p. 153-178.

RÉSUMÉ
La dimension affective de la démocratie. Réflexions sur la relation de la délibéra-
tion et de la symbolicité
Les sentiments et les émotions n’ont semble-t-il rien à faire dans la délibération. Dans
les conceptions de la démocratie délibérative inspirées par Habermas, seule compte la
dimension cognitive de la rationalité. Ce rétrécissement est problématique. Si toute
communauté et donc aussi toute forme de démocratie repose sur la représentation sym-
bolique de ses valeurs (Eric Voegelin, Siegfried Landshut, Carl Schmitt), cette présence
symbolique est toujours à la fois cognitive et affective, car les symboles sont toujours
doublement connotés. Dans de telles conditions, perd-on la rationalité de la délibération ?
Cette conclusion serait fâcheuse, mais elle ne semble pas obligatoire. Il s’agit bien plutôt
de déterminer d’une nouvelle manière – plus réaliste – la délibération et sa rationalité,
en prenant en compte sa symbolicité.

ABSTRACT
The emotional dimension of democracy. A reflexion on the relation between deli-
beration and symbolicity
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Seemingly, feelings and emotions have no place in deliberation. In the conceptions of
deliberative democracy inspired by Habermas, the cognitive dimension of rationality solely
matters. This narrowing is problematic. If every community and thus every form of demo-
cracy rests upon the symbolic representation of its values (Eric Voegelin, Siegfried
Landshut, Carl Schmitt), then this symbolic presence is always both cognitive and emo-
tional, because symbols always have these two sides. In such conditions, does deliberation
loses its rationality? That would be an unwanted conclusion, but it does not seem like a
necessary one. The issue at stake is more to define deliberation and its rationality in a
new, more realistic way, by taking into account its symbolicity.

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