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LA SOCIÉTÉ SANS PÈRES

Paul Federn

ERES | « Figures de la psychanalyse »

2002/2 no7 | pages 217 à 238


ISSN 1623-3883
ISBN 2-7492-0040-7
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-figures-de-la-psy-2002-2-page-217.htm
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La société sans pères *


• Paul Federn •
Traduit de l’autrichien par Gabrièle Rein *

Nous pouvons traiter l’ordre social et sa transformation comme un problème


technique d’organisation ou comme un problème politique, c‘est-à-dire poser la
question de savoir quels intérêts et facteurs de pouvoirs sont en conflit et quels
moyens servent chaque intérêt et chaque facteur de pouvoir particuliers. Dans ce
cas, il faut prendre en considération, outre chaque explication causale, les
processus psychiques. Mon étude devra mettre à nu ces processus psychiques
dont l’homme politique ne sait d’abord rien, ou très peu, parce qu’ils nous sont
de toute façon restés inconscients jusqu’à ce qu’une certaine méthode d’investi-
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gation des processus mentaux les ait rendus accessibles à notre connaissance.
Cette méthode était la psychanalyse inventée par Freud. De nombreuses
études sur l’individu ont montré des régularités psychiques qui doivent être
appliquées ici à un problème de psychologie des masses. Dans l’intérêt général,
cette étude vise à ce que, à l’aide de la connaissance psychologique acquise, des
motifs plus profonds et innocents remplacent les conceptions incorrectes qui
rabaissent l’adversaire.
Notre ordre social a longtemps conservé, pour le socialiste intolérablement
longtemps, des formes et des droits des siècles passés. Pendant la guerre, la
contrainte exercée par cet ordre a énormément augmenté et s’est étendue,
comme jamais auparavant, à toutes les activités intellectuelles et tous les besoins
vitaux. Le peuple soumis supporta cette pression, l’âme tourmentée, seulement
parce qu’il la considérait, tout comme les privations matérielles, comme un

* D’après des conférences tenues à l’Association psychanalytique de Vienne et la Ligue


des monistes par le docteur Paul Federn, Vienne, 1919.
* Avertissement du traducteur : certains passages du texte original nous ont paru d’une
écriture difficile même pour un lecteur de langue allemande. Tenant compte des diffi-
cultés du texte original allemand, nous avons tenté de rendre le texte français aussi clair
que possible tout en essayant de conserver le style de l’auteur.
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phénomène passager de la misère de la guerre et ne voyait aucun autre moyen


pour regagner l’indépendance nationale et économique. Après cette monstrueuse
augmentation des violences manifestes de l’État, de l’Administration et de la
Justice accompagnée de l’armée et de la police, suivit l’effondrement soudain de
toutes les autorités de l’État et les mêmes hommes, qui avaient si longtemps
accepté en silence la contrainte, éprouvèrent soudainement le désir insatiable d’un
renouvellement et exigèrent une cadence rapide de la révolution.

En Russie et en Allemagne, le mouvement a renversé son premier dirigeant.


Chez nous, où la décadence de l’empire a conduit d’elle-même à la révolution
politique, la révolution sociale est seulement naissante. Mais ressort déjà des
réunions, des tracts et des conversations du peuple, l’énergie révolutionnaire
grandissante et le contraire du travail judicieux selon le programme des
dirigeants actuels, même si ceux-ci peuvent attirer l’attention sur de grands
progrès tels qu’ils n’ont guère été atteints en un siècle jusqu’à présent.

Ce radicalisme révolutionnaire s’est créé une forme d’action propre dans les
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conseils ouvriers et militaires. Si elle s’était limitée à la Russie peu industrialisée,
une explication plus avancée serait superflue. Là-bas n’existait aucune organisa-
tion centralisée qui aurait pu étendre la révolution et les ouvriers, soldats et
paysans révoltés se réunissaient donc selon leur profession afin de constituer un
inter-regnum jusqu’à la réunion d’une assemblée constituante ayant une forme
d’action parlementaire. Mais il en advint autrement. L’assemblée constituante fut
dispersée par les conseils. Et ces derniers arrivèrent au pouvoir et à la tête du pays
malgré le chaos qu’ils trouvèrent à l’intérieur et les nouveaux ennemis qu’ils se
firent à l’extérieur.

Les socialistes majoritaires en Allemagne, de même que l’Entente, imputent


la responsabilité de l’apparition des conseils d’ouvriers et de soldats dans tous les
pays à la propagande russe. Mais nous considérons cette imputation comme un
simple auto-apaisement de la part des hommes d’État. La propagande des
rapatriés et des émissaires n’aurait eu aucun succès s’il n’avait pas existé les
mêmes conditions et besoins psychiques au sein de la population auxquels ni le
parlementarisme actuel ni l’organisation du parti et le syndicat ne correspon-
daient. La soif révolutionnaire de liberté est seulement satisfaite par l’organisa-
tion de conseils et c’est sur son terrain que la lutte sociale et politique doit être
engagée, si toutefois elle doit être gagnée en faveur de la démocratie et contre
la dictature du prolétariat. Tout autre chemin la conduit à la lutte fratricide qui
déchire actuellement les partis ouvriers. Aujourd’hui déjà, est née de l’organisa-
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tion des conseils une seconde chambre des députés représentant les temps
nouveaux de manière évidente contrairement au Parlement, ce rebut du régime
autoritaire renversé. Une telle seconde chambre née du pouvoir réel aurait
vraiment une légitimation intérieure plus grande et un droit à une part de
pouvoir plus juste que ceux que possédaient les Grandes Maisons d’Autriche ou
de Prusse dont les privilèges ont été si longtemps intouchables. Cette seconde
chambre serait comme un manifeste du fait que le pouvoir est passé du capita-
lisme au socialisme.

Ainsi nous voyons dans l’organisation des conseils la forme d’action des forces
constructives de la révolution. Le signe de ses tendances destructrices sont les
grèves gigantesques. Elles ne s’expliquent pas simplement par le fait que les
ouvriers ont toujours été habitués à faire la grève dans la lutte économique et
que, dans la lutte politique, la grève générale appartenait depuis longtemps aux
idées des socialistes comme ultime recours décisif. Les grèves exprimeraient alors
seulement le mécontentement économique et politique des ouvriers. Mais quels
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rameurs lâcheraient les rames au milieu des plus grandes vagues, s’ils n’avaient
pas perdu leur équilibre psychique ? Aujourd’hui le peuple entier, torturé par le
besoin, tend sa main suppliante vers chaque journée de travail des ouvriers ; la
famine des villes proteste à grand cri contre chaque suspension du trafic. Et
pourtant ils font la grève. Ce fait ne s’explique ni par un manque de conscience
de l’individu ni par l’influence bolchevique. Les causes entraînant de façon viscé-
rale et nécessaire, presque d’elle-même, la méthode suicidaire doivent se situer
dans l’âme des masses, et les forces qui s’opposaient à ces causes ont dû se
perdre.

Essayons maintenant d’expliquer psychologiquement les deux phénomènes


caractéristiques : l’organisation des conseils et la grève. Ce sont des phénomènes
de masse qui ne peuvent s’expliquer qu’à partir des processus psychiques de
l’individu si ces derniers s’additionnent dans la même direction. Tous les ouvriers
doivent avoir vécu un bouleversement intérieur analogue et une réaction
similaire. Il est probable qu’un soutien intérieur commun s’est perdu.

Afin d’examiner cela, nous devons partir de l’état de perte de l’équilibre


psychique et de l’ordre social, et nous demander grâce à quelles forces aupara-
vant l’homme a pu s’intégrer dans l’ordre social normalement et calmement.
Apparemment, par l’intermédiaire de l’armée et de la police, la tyrannie de l’État
a forcé l’individu, souvent contre sa conviction, la plupart du temps contre son
propre intérêt, à respecter l’ordre établi. Cette peur de la force a créé la menta-
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lité servile qui caractérisait l’ordre maintenant déchu. Mais la brutale menace de
sanction n’empêchait pas bon nombre de natures plus ou moins prédisposées au
crime de briser ou contourner l’ordre, tandis que l’homme doté d’une prédispo-
sition éthique normale n’en avait pas besoin pour s’intégrer socialement. Il est lié
par des puissances émotionnelles plus fortes du domaine de la morale : la honte
et la sauvegarde de sa réputation et de sa valeur morale, mais avant tout un
respect social pour les institutions existantes. Ce sentiment donnait à tous les
partis conservateurs, fidèles à l’État et à l’empereur, l’assurance fière et solidaire
d’avoir tout à fait raison de mépriser les opposants comme des apatrides et de ne
pas voir leurs propres intérêts égoïstes. Qu’est-ce donc que le respect de tout ce
qui est légal, prescrit par la loi, autorisé ?

Nous n’allons pas répondre à cette question par une définition mais en exami-
nant comment cet auto-enrôlement social est né. Nous ne voulons pas nous
contenter de la référence générale aux instincts sociaux primitifs, à l’instinct
grégaire de nos ancêtres animaux, aussi juste soit-elle. L’instinct grégaire, l’imita-
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tion, la suggestion sont des forces psychiques primitives non différenciées qui sont
à la base de toute sorte de vie commune. Mais nous nous demandons comment le
régime autoritaire capitaliste actuel spécifiquement a pu utiliser ce contexte de
façon générale ? Nous posons la question : comment l’instinct grégaire élémen-
taire s’est-il transformé, quels sentiments de dépendance et quelles manifesta-
tions ont été propagés par l’imitation et la suggestion ? La réponse est d’abord
une lapalissade : l’intégration dans l’État a jusqu’à présent été la suite de l’inté-
gration dans la famille. Mais toute la famille ne participe pas dans la même
mesure à la partie sociale du développement moral. Bien plus, c’est la position de
l’enfant par rapport au père qui forme la base de tout respect de l’autorité en lui.

L’impression que fait le père, qui paraît gigantesque, sur le petit être dépen-
dant est plus puissante que ce que nous pouvons imaginer. Cette impression a en
fait trouvé sa forme artistique dans les mythes et contes autour des géants
énormes. Du père viennent toute protection et tout secours ; lui appartient tout
ce que l’enfant reçoit et dont il a besoin ; il est la dernière instance à laquelle
l’enfant s’adresse ; contre sa volonté, l’opposition obstinée et égoïste de l’enfant
échoue. De lui viennent punitions et récompenses. C’est avec lui qu’il faut se
réconcilier quand il est fâché et lui obéir est un commandement de l’éducation
et d’une sagesse naissante.

Cette position du petit enfant donne à son âme immature et si facile à


effrayer beaucoup de matière à conflits et à sentiments de culpabilité, et à
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chaque révolte et au reproche qui en est fait à l’enfant est liée une nouvelle
preuve de l’engagement respectueux envers l’autorité du père. La conscience
morale naissante renforce ces liens. La réalité amplifie cette relation dès que
l’enfant passe d’un temps d’activité imaginaire qui agrandit tout, au sens de la
réalité. Car le père est en fait maître du destin de l’enfant. L’hérédité y entre en
jeu également, car il l’était encore davantage aux temps anciens où l’enfant ne
restait en vie que par la volonté du père et où le père possédait le droit exclusif
de propriété de l’enfant. Cette autorité trop puissante du père est accentuée par
la relation opposée à la mère normale qui fait toujours de l’enfant un petit dieu
et le sert, et par la position complémentaire du père typique, qui reste, comparé
à la mère, étranger au petit enfant, et qui est lui-même à son tour prêt à prendre
le rôle autoritaire de père parce qu’il a gardé de son enfance l’idéal de devenir
comme le père.

Ce lien psychique entre enfant et père ne reste intact que peu de temps mais
suffisamment longtemps pour continuer inconsciemment à produire en l’homme
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le besoin indéfectible d’un tel lien.

Mais bientôt les limites de la réalité montrent à l’enfant à quel point la toute-
puissance du père est en fait bornée. Dès que l’enfant peut prendre d’autres
hommes adultes pour comparaison, le père devient en réalité de plus en plus un
homme comme tous les autres. Le lien plus fort et pulsionnel à la mère fait
ressentir le père comme un trouble-fête, un ennemi. À aucun garçon n’est
épargné ce moment tragique qui trouve sa réalisation dans le mythe d’Œdipe.
Bientôt il commence à observer le père de façon critique avec pour résultat des
déceptions répétées. Cette déception est la chute d’une sécurité sereine qui reste
apparemment oubliée à jamais, mais qui, en réalité, comme la psychanalyse le
prouve, reste préservée dans l’inconscient, un de ces vécus que l’on ne cesse de
répéter – dès qu’une autorité dans la vie est renversée. Ce vécu de la déception
intérieure par le père crée immédiatement une insécurité psychique qui s’exprime
de façon enfantine sous forme de mauvaises manières, désobéissance, impatience
jusqu’à l’effarement. Un nouvel équilibre s’installe bientôt chez les enfants
normaux, tard ou pas du tout chez les enfants anormaux. Toutes les différences
héréditaires individuelles de l’enfant, les événements réels, et surtout la relation
à la mère et le caractère du père y jouent un rôle. Nous voulons seulement souli-
gner les troubles aigus et poursuivrons avec le développement typique.

L’enfant peut réagir de deux façons que nous pouvons déjà qualifier de
conservatrice et oppositionnelle. La manière de réagir est absolument décisive
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pour le développement définitif du caractère 1. Normalement l’enfant ne peut


faire autrement que – pour le dire de façon banale – de chercher continuelle-
ment un nouveau père. Et comme depuis des millénaires la société et la culture
se sont développées sur la base d’une autorité patriarcale, l’enfant qui quitte sa
famille pour entrer dans la vie trouve dans les personnes de l’instituteur, du
prêtre, du maire, du roi et de l’empereur assez de candidats pour ce poste de
père devenu vacant à l’intérieur de lui. L’enfant choisit inconsciemment parmi ces
personnalités selon la ressemblance avec cette image idéale originelle et
commence sans délai à élever et à idéaliser ce nouveau père. Cela réussit mainte-
nant malgré l’esprit plus critique de l’enfant qui a grandi et acquis plus d’expé-
rience parce qu’il ne doit plus s’en tenir à ce seul père qui suscitait, outre l’amour,
la crainte. L’image du père est régulièrement répartie sur plusieurs personnes, les
caractéristiques qui font peur étant transférées sur un choix bien connu et pour
la plupart bien accueilli par les éducateurs, du policier, du garde-champêtre et
d’autres personnes publiques. La relation au père perd à cause de cette évolution
la profondeur intérieure et l’exagération enfantine, mais est adaptée aux
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relations et aux exigences réelles, tandis que le lien psychique arraché du vrai
père s’attache à chaque nouvelle autorité puissante. En fait, ces images
psychiques du père représentent des institutions sociales communes et réunissent
ainsi chacun de ces fils comme sujets de l’État autoritaire patriarcal.
L’enfant ne se contente pas de ces représentants sur terre de la paternité, car
eux aussi deviennent, comme jadis le père, des êtres humains à sa taille, au fur et
à mesure qu’il mûrit. Chaque enfant cherche et, comme tous les enfants, avant
lui, l’ont ressenti de la même façon, trouve Dieu le Père dont la perfection
dépasse toute mesure terrestre et atteint à nouveau la gloire de l’idée enfantine
originelle du père. Chaque restitution d’un sentiment perdu de l’enfance est liée
à un apaisement et à une joie intérieure. La paternité religieuse a ce même effet
et fixe de son côté toute la façon de penser du fils. C’est pourquoi il existe de
profondes raisons psychologiques pour le lien entre l’Église et l’État dans l’État
autoritaire patriarcal.

1. Voir C. G. Jung : « Die Bedeutung des Vaters für das Schicksal des Einzelnen », Vienne,
Deuticke ; NdT : dont la traduction en français se trouve dans le livre Psychologie et
éducation, traduction par Yves Le Lay, L. Devos et Olga Raesvski, Éditions Buchel
Chastel, au chapitre « De l’importance du père pour la destinée de l’individu », p. 205-
240.
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Au milieu, entre la forme paternelle céleste et les représentants humains, il y


avait jusqu’à présent, pour l’enfant élevé dans l’État, la personne de l’empereur.
Dieu et l’empereur ont la position particulière dans la lignée des pères que l’on
s’y attache sans se mesurer avec eux et sans vouloir atteindre leur hauteur. Les
héros nationaux et les dirigeants en revanche sont des figures paternelles élevées
à un niveau surhumain mais accessible.

Nous avons suivi la continuation de la première image du père à l’intérieur de


l’enfant. Mais cette continuation ne doit pas être prise comme une simple
métaphore. L’analyse nous apprend que toute l’affection et la vénération enfan-
tinement primitives et passionnées se conservent toute la vie dans le lien aux
figures paternelles ultérieures ; mais le rapport avec la relation originelle du fils
reste inconscient pour l’individu. Les affects de l’enfant sont plus forts que ceux
de l’adulte et ainsi, lors de l’intégration sociale ultérieure, la continuation secrète
du sentiment du fils dans son intensité originelle conditionne la grande source
d’énergie secrète pour sa relation avec la société et l’État.
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Ces liens affectifs et pulsionnels seraient en moyenne encore plus forts s’il ne
se produisait pas chez de nombreux individus une deuxième sorte – opposée – de
séparation du père. À cause des traits de caractères méchants ou d’une attitude
tyrannique du père, de conflits entre les parents, d’amour jaloux envers la mère,
et, comme l’a démontré Alfred Adler en particulier, à cause de l’hypersensibilité
de l’enfant due à son sentiment d’infériorité, les tendances ennemies et
négatives prennent le dessus dans l’attitude enfantine. Puis se concentrent sur le
père, et les figures ultérieures de l’image du père, la haine, l’insubordination et
l’esprit d’opposition qui se transfère dans l’inconscient sur l’intégration sociale.
Tandis que la relation hostile au père demeure dans l’inconscient et conditionne
la direction oppositionnelle de l’homme dans la société, la relation au père même
peut être devenue bonne dans les années ultérieures.

Au moins, malgré toute révolte contre le père, demeure dans la plupart des
cas une partie de dévouement au père et de la nostalgie à son égard, menant
souvent à l’âge mûr à une réconciliation tardive. L’association d’un esprit génial
et d’une passion sans retenue fait de la vie de Mirabeau un exemple remarquable
de la façon dont la révolte contre le père conduit à la rébellion contre le roi et à
la direction de la Révolution. Mais l’homme qui a renversé la royauté voulait à
tout prix sauver le roi, et en même temps ne voulait en aucune façon être enterré
ailleurs que dans le tombeau de son père, de ce même père qui avait voulu si
souvent enfermer la haine du fils entre les murs d’une prison.
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224 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 7 •

Nous ne pouvons pas considérer la première attitude infantile comme


l’unique condition à la future prise de position sociale consciente. Mais il fallait
d’abord péniblement, pendant une génération, arracher la prise de position
consciente de l’ouvrier aux autorités retenues dans l’inconscient, jusqu’à ce que
la compréhension de la façon dont les intérêts réels dépendent de la structure
économique, elle-même dépendante de la structure politique, le rende capable
d’une prise de position et d’un combat politiques. Ainsi la conscience de classe du
prolétariat s’est renforcée progressivement de l’intérieur. La théorie socialiste sur
l’économie a enseigné à chaque prolétaire qu’il ne s’agit pas d’un combat contre
chaque employeur mais contre la société autoritaire capitaliste ; elle l’a de ce fait
libéré de son lien affectif au maître du pain. L’attente du futur État socialiste lui
a donné un espoir de salut à la place de celui de l’Église. L’organisation lui a
donné des frères, des pères et le sentiment d’une nouvelle sécurité. En même
temps, les dirigeants du parti et les héros de la démocratie sociale devinrent eux-
mêmes des figures de pères, ce qui renforça de façon inconsciente l’autorité du
parti. Mais on ne peut pas estimer dans quelle mesure la représentation origi-
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nelle du père persiste. J’en ai eu un exemple, certes petit et insignifiant, mais
néanmoins probant. Lors d’une réunion, un camarade d’un certain âge
développa le programme des sociaux-démocrates pour l’assemblée nationale. Il
parla des exigences les plus radicales à forte voix, de façon fluide et avec convic-
tion. Mais quand il en vint à parler de l’abdication de l’empereur, il hésita vingt
fois en quelques phrases. L’enfant en lui, fidèle à l’empereur, lui a – comme le dit
l’expression populaire – coupé le sifflet.

Ainsi nous aurions donné la réponse à la question sur la nature du devoir de


respect général envers l’État autoritaire, à savoir qu’il serait un désir passionnel,
inconscient et d’une intensité enfantine pour une autorité de type paternel. Il
doit donc naître partout où, dans un État patriarcal, des enfants normaux ont
grandi entourés des soins maternels et d’un chef de famille paternel. Qu’alors
l’école soutienne aussi cette représentation de façon rationnelle et méthodique
va de soi ; mais l’école y arrive si bien parce qu’elle vient à la rencontre de la
représentation du père. C’est pourquoi les hommes laissent facilement derrière
eux les connaissances acquises à l’école mais pas l’intellect. C’est à cause de la
représentation générale du père que l’ordre social a pu se maintenir si
longtemps. Rationnellement la technique insuffisante de son organisation était
connue depuis très longtemps, affectivement les sacrifices de bonheur qu’elle
exigea remplirent les âmes des meilleures natures d’une souffrance profonde,
mais elle se maintint néanmoins à cause de son ancrage inconscient.
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Nous savons maintenant par l’analyse des destins individuels que les liens
inconscients sont déracinés quand ils ne satisfont plus l’ancien désir inconscient
qui les a créés. Mais alors perd en valeur et en pouvoir tout ce sur quoi le lien
inconscient fut transféré. Un tel détachement est accompagné d’un fort senti-
ment de déplaisir et cause souvent une maladie psychique. J’ai décrit en détail
l’impression gigantesque que l’enfant se fait de son père et l’enchaînement
intérieur de l’enfant à l’égard du père. L’enfant a le désir de dépendre d’un être
aimé dont la grandeur, la puissance et le savoir lui procurent une sécurité et une
protection absolues. Le désir d’avoir un tel père provoque la chute du père réel
et demeure comme condition au choix des représentations du père. Il crée
l’intensité de l’adoration et de la dépendance envers les autorités futures, en
tant que dernière image de ce monde, envers le roi et l’empereur. Le gain de
sécurité de l’accomplissement du désir très ancien, qui conservait au plus
profond de l’âme le paradis de l’enfance avec son père incomparable, subsista
malgré la critique de la raison. Mais la chute de l’empereur, qui perdit pouvoir
et terres et qui désormais ne pouvait plus offrir aucune sécurité, lui enleva cette
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condition inconsciente. Et ainsi tous les sentiments de respect devant l’ordre de
l’État ont chu, la représentation intérieure du fils s’est écroulée, et même si le
désir d’une représentation du père s’est maintenu chez beaucoup d’êtres
humains, ceux-ci n’avaient plus de soutien commun les unissant 2. Il y eut alors
soudainement une foule de garçons apatrides dans une confusion intérieure
compréhensible, que la mère patrie et la misère obligèrent à créer une société
sans père.
Ils ne furent pas tous privés de père au dépourvu, seulement par la chute de
l’empereur 3. Pour beaucoup déjà, la déclaration de guerre avait détruit le lien
au père parce que aucun père imaginaire ne laisse tuer ses enfants, sauf en cas
d’extrême nécessité pour défendre la mère ou la patrie. La guerre augmenta le

2. La perte des terres a une signification aussi parce que dans l’inconscient la terre est
un symbole de la mère, l’amour pour la patrie tire sa force inconsciente de l’amour pour
la mère. L’enfant est fixé au père par médiation de la mère, et n’est pas père celui qui
ne put sauver la mère. (Voir Dr Ludwig Jekels, « Napoléon », Imago, 1914.)
3. La référence au fait que des centaines de milliers d’enfants sont devenus orphelins se
conçoit aisément. Selon les expériences de la psychanalyse, la mort du père renforce le
lien du fils à la lignée paternelle. En revanche, la guerre, par la destruction de la famille
durant des années, a rendu l’intégration patriarcale souvent très difficile.
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226 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 7 •

parti des « indépendants » du fait que, non tant la représentation du père la


plus éloignée mais la plus proche, les innombrables supérieurs, administrations
et officiers commirent tant d’injustices égoïstes et donnèrent tant d’ordres
inexécutables, que les « subalternes », les ouvriers et les soldats, vécurent
pendant la guerre déjà la même déception auprès de ces pères que jadis dans
leur enfance. La déception fut si grande que chez des milliers d’hommes la
relation dévouée au père se transforma encore après coup en une relation de
haine et d’opposition.
En Autriche, la chute du règne du père pour le peuple fidèle à l’empereur fut
facilitée par la personnalité du jeune empereur qui convenait peu à un person-
nage de père. Il est caractéristique que tous les mouvements anti-dynastiques
soient précédés par des rumeurs diffamantes sur la maison régnante, qui mélan-
gent peu de vérité avec beaucoup de mensonge et ne peuvent plus être élimi-
nées. Il en fut ainsi pendant la Révolution française et en Russie. Cette blessure
intérieure du respect mine la position du père, comme jadis les invectives répri-
mées contre les pères l’ont assouplie dans l’enfance. C’est ainsi que les souverains
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durent tomber sans tenter de résister parce que toute l’opinion publique de bas
en haut ne les soutenait plus. Beaucoup de sujets restés fidèles au père exprimè-
rent leur amertume sur le fait que « l’empereur a laissé tomber le peuple » ; fait
qui ne correspondait certes pas à la vérité mais qui augmenta le nombre de ceux
devenus récemment sans pères.
Avec la chute de l’empereur, tout ce qui avait été porté par la communauté
paternelle idéelle devait devenir sans force. Ne pas obéir à tout cela devenait
maintenant une disposition intérieure, presque une contrainte intérieure. Celui
qui comprend cette cause inconsciente limitera beaucoup les reproches qui attri-
buent la faute du désordre de la retraite, par exemple, aux individus. L’usufruitier
est aussi peu moralement responsable des privilèges apparus, transmis et
devenus habituels pendant des millénaires du côté des figures paternelles, et de
la privation des droits du côté des fils, que l’individu pouvait arrêter les consé-
quences de la chute dans son environnement. L’indignation contre les monar-
chistes, le clergé et les bourgeois parce qu’ils ne devenaient pas d’un jour à
l’autre républicains, est particulièrement injuste. Les processus qui, comme la
séparation de la représentation paternelle, ont lieu inconsciemment échappent à
la volonté et par là même à la responsabilité. Que ceux qui avaient plutôt une
position de père dans la lignée père-fils l’abandonnent intérieurement plus diffi-
cilement est compréhensible, elle est néanmoins ébranlée en tout un chacun. Sur
les paysans, la chute du règne des pères eut également un effet de révolte ; mais
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L A SOCIÉTÉ SANS PÈRES 227

ils restèrent tels qu’ils s’étaient toujours sentis : des « Landeskinder 4 ». Ce mot
exprime linguistiquement la relation séculaire, retenue dans l’inconscient, à la
mère, au pays et à la terre. Ainsi, ils restèrent conservateurs mais devinrent
indépendants de l’ancienne organisation patriarcale, l’État.
Le désordre aurait été encore plus grand si les sociaux-démocrates organisés
n’avaient pas appris depuis longtemps l’intégration volontaire dans leur parti et
s’ils n’avaient satisfait leur besoin de père idéal depuis longtemps auprès de leur
dirigeant. Nous devons le fait que la révolution se passa en Autriche allemande
sans la fureur de hordes d’humains devenues intenables, à la chance que Viktor
Adler, que chaque camarade ressentait presque consciemment comme père,
vivait encore et gouvernait. À la partie radicale du parti dont la représentation
du fils se séparait depuis longtemps de l’État autoritaire et, pendant la guerre,
également des dirigeants des partis, se présentait de nouveau dans – on peut le
dire sans exagération – la figure héroïque de Fritz Adler une relation commune
au père.
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Si l’action de Fritz Adler avait une telle importance idéelle pour le parti social-
démocrate en Autriche, c’est qu’elle était l’éruption véhémente de l’opposition
contre le vieil État autoritaire, d’une opposition qui semblait s’être tue comme
assourdie pendant la guerre. Le côté paternel du vieil empereur, dont la
silhouette familière de vieillard contribua beaucoup à l’explosion d’enthou-
siasme enfantin des premiers mois de guerre, en fut également responsable. Cela
nous démontre à quel point la raison se trouve impuissante contre l’inconscient,
la réflexion se révèle impuissante contre la pulsion, alors que son grand âge
devait seulement prouver le comble de son incapacité. Aux yeux du peuple – et
parmi eux de beaucoup de socialistes –, il était d’autant plus affublé de la consé-
cration mystique du règne paternel. Maintenant que le règne paternel est
tombé, le parti des socialistes majoritaires paie sa relation au passé. Aux yeux des
« compagnons sans pères », l’ancienne organisation est également trop impré-
gnée par le règne paternel. Ils ne veulent pas suivre le parti en faveur des pères.
Et le désir d’une libération définitive de l’ancien règne paternel fut tellement
fort qu’automatiquement devait apparaître une nouvelle organisation consti-
tuée par toute une confrérie d’hommes égaux en droits. Toutes les organisations
avaient jusqu’à présent été organisées par les dirigeants ; la relation père-fils

4. NdT : « Landeskinder » peut se traduire de deux façons : les « enfants de la terre » et


les « enfants du pays ».
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228 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 7 •

donnait l’échafaudage idéal à la pyramide de l’organisation, la direction des


impulsions et de l’influence allait en descendant, de la tête de la direction du
parti à la large base du peuple. La nouvelle organisation – celle des conseils –
grandissait à partir de la masse, de la base ; de la base, elle accueille les impul-
sions, et son système psychologique invisible est le rapport entre les frères.
Durant des millénaires, seules des organisations à construction paternelle
– hormis les petites organisations – furent de durée et de persistance culturelle.
Aux temps historiques après l’écroulement d’une conception commune du père,
des organisations – parfois aussi internationales – furent à plusieurs reprises
constituées comme des confréries. De nombreux germes d’une humanité plus
élevée mûrirent en leur sein et la culture leur doit beaucoup de gratitude. Mais
elles ne se maintinrent pas ou elles se dotèrent plus tard à nouveau d’un échafau-
dage du type de la relation père-fils, comme le christianisme originel dans la
hiérarchie de l’Église. Il ne faudrait pas en conclure trop rapidement que le
mouvement actuel de fraternité doive également échouer.
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D’après nos recherches, il est évident que les mouvements de fraternité ont
échoué jusqu’à présent parce que le fait de grandir dans la famille ne prépare les
individus qu’à une société patriarcale. Peut-être le rapport au frère est-il égale-
ment d’une importance fondamentale pour le développement de l’individu et la
psychanalyse découvre souvent dans le destin ultérieur, dans le caractère et dans
les symptômes de maladie une répétition inconsciente des expériences avec le
frère aîné ou cadet pendant la petite enfance. Le rapport au frère forme le plus
souvent, directement ou par des réactions qui en résultent, le type et la profon-
deur du comportement ultérieur en amitié. Mais la relation au frère n’a un carac-
tère autoritaire que dans des cas exceptionnels et est alors comparable à la
relation au père. Avant tout il lui manque le moment de déception nécessaire et,
par là même, la raison pour laquelle l’enfant doit entreprendre un déplacement
inconscient de la relation au père. Manque également le rapport typique du
faible au fort, qui fait monter la lignée des pères jusqu’à la constitution
commune du père la plus élevée. Ainsi, la congruence de la famille avec l’État
patriarcal effondré et son incongruence avec une organisation fraternelle sont le
vrai problème psychologique de l’établissement d’un ordre social non patriarcal.
Pour que celui-ci puisse durer, ces conditions internes doivent être rendues
conscientes pour pouvoir être combattues. Peu à peu la structure de la famille
s’adaptera au nouvel ordre, si celui-ci n’exige pas un remplacement de la famille
par une éducation des enfants selon le droit maternel ou selon un système
inconnu.
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L A SOCIÉTÉ SANS PÈRES 229

Nous voyons que l’apparition d’une organisation aussi puissante que celle des
conseils, si l’on reconnaît sa structure psychique comme celle d’une confrérie,
ouvre des perspectives beaucoup plus larges que si on la considère seulement
comme un moyen de lutte du prolétariat. Il serait bien possible que malgré la
dévastation par la guerre l’ordre patriarcal puisse résoudre le problème
technique de la reconstruction de l’économie, si la condition psychologique, la
soumission inconsciente à la relation père-fils, n’était pas tombée. Qui connaît la
force du besoin de fusion de gens du même âge ayant les mêmes intérêts et
opinions, sait que la relation au frère possède également une grande force liante
– et d’un autre côté très repoussante – due au fait de grandir ensemble. Il est très
curieux que les tentatives révolutionnaires de briser l’organisation des supérieurs
par l’union des frères libérés, devenus eux-mêmes des maîtres, soit une répétition
des mêmes processus d’un temps préhistorique et que de telles tentatives
indiquent dans une période antérieure de l’humanité la direction pour le
développement de toute culture intellectuelle.
Freud réussit en effet sur son parcours de recherche particulier à découvrir de
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nombreux problèmes de la Préhistoire 5 de l’humanité, et ce parce qu’il ne voulut
jamais explorer un domaine jusqu’à la dernière limite, et donc ne voulut jamais
fonder un système de façon programmatique à partir de ses trouvailles. Au
contraire, il se contenta d’une explication partielle. Cependant, cette nouvelle
part de connaissance apportait un éclaircissement à un problème, au début
mineur, d’une autre discipline qu’à l’origine il n’avait jamais prévu d’explorer. Là,
il continua son travail, gagna des réponses à d’autres questions, s’interrompit de
nouveau, revint au sujet abandonné – et ainsi le fruit d’une discipline profita
comme semence à une discipline complètement étrangère, jusqu’à ce que
– comme aux temps de la connaissance universelle d’un Aristote – toutes les
sciences humaines fussent réunies par la nouvelle méthode dans un domaine de
recherches nouveau et cohérent. Le matériel devait être emprunté aux spécia-
listes, la nouvelle méthode, l’investigation psychanalytique des processus
psychiques inconscients, donna le lien intellectuel. Ainsi, Freud arriva de la
découverte des racines psychiques de certaines maladies à l’étude des rêves, du
mot d’esprit, à une nouvelle psychologie, une nouvelle théorie de la sexualité, de
l’interprétation des rêves à l’étude de la mythologie, de celle-ci à la psychologie
de l’art et de l’artiste, d’une part, à la psychologie de la religion, d’autre part ;

5. S. Freud, Totem und Tabou, Vienne, Heller, 1913.


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230 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 7 •

aux deux il avait accès par la théorie des névroses. Occupé par la psychologie du
développement de la culture humaine, il la voyait éclairée nouvellement par les
résultats de la psychiatrie. Son collègue chercheur le plus important, Jung, et son
élève Honegger avaient en effet éprouvé la surprise de trouver, par la méthode
de Freud, l’identité complète des représentations et systèmes religieux très
anciens grâce aux produits de l’imagination de certains malades mentaux de la
maison de fous. Cela prouvait que des formes de pensée très anciennes n’étaient
pas perdues mais dormaient seulement dans l’inconscient pour resurgir lors de la
perte des capacités de penser plus élevées acquises pendant les millénaires
ultérieurs : cela montrait aussi que nous avons dans notre âme des pensées et des
relations sentimentales inconscientes héréditaires très anciennes, qui n’apparais-
sent que dans le rêve et dans les maladies. Ensuite Freud trouva une analogie
totale entre les mœurs des sauvages et les phénomènes obsessionnels de certains
malades, entre les représentations des sauvages et les fantasmes des malades,
entre ses conflits et ceux des névrosés – seulement, pour le névrosé, ils sont restés
inconscients avant l’analyse. Mais, avant, Freud avait prouvé la validité des
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principes qu’il avait trouvés chez les malades pour l’âme en bonne santé par
l’étude des passages de la santé mentale à son trouble, par l’étude des rêves des
gens sains et des malades. Ainsi Freud pouvait finalement découvrir avec une
grande sûreté certains processus importants dans la Préhistoire de l’humanité. Ils
devaient s’être répétés si régulièrement qu’ils trouvaient leur expression dans les
mœurs, la religion et l’art, et qu’ils devenaient aussi la propriété permanente
héréditaire de l’âme humaine. Ces caractères et formations psychiques acquis dans
l’histoire ancestrale sont complètement inconscients pour l’homme de culture
normal. Dans la petite enfance seulement, on peut les observer encore sous forme
de contenu de fantasmes et de représentations de peur. Comme forces incons-
cientes chez l’adulte, ils agissent de façon cachée afin d’arriver à la lumière
déformés dans le délire du malade et bien formés dans l’œuvre de l’artiste.
Le lecteur doit m’excuser de m’être écarté du sujet jusqu’ici parce que je
devais présenter la base de ma présente dissertation non comme une simple idée
mais comme le résultat important de la science du plus grand explorateur de
l’âme. Si, ce faisant, je montrai du respect pour le nom de Freud, cela ne peut être
qu’utile de nos jours. Car la guerre des peuples avec des méthodes datant de la
préhistoire est terminée et les dirigeants du travail intellectuel commun d’aujour-
d’hui devront rompre l’isolement créé par la guerre.
La première forme de vie humaine en communauté était celle d’une horde
qui se trouvait sous le pouvoir absolu d’un père. Lui appartenaient les frères, les
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L A SOCIÉTÉ SANS PÈRES 231

femmes aussi. Cette position dominante était sanctifiée par un système de super-
stition primitive, le germe des religions ultérieures, et était tenue par la plus
grande force du chef de tribu-père. Quelques fils atteignant l’âge d’hommes ne
voulant pas s’insérer furent d’abord tués et plus tard chassés. De nombreux
éléments indiquent que cette lutte entre père et fils était cruelle et inexorable,
entre autres le rôle de la castration qui est démontrée par le droit des pères, par
la peur des fils au fil de l’histoire des religions et des mœurs, comme elle revient
encore aujourd’hui dans les représentations de peur spontanées des petits
garçons.
La fin d’un tel tyran et père ne fut pas douce. Quand ses forces s’affaiblirent
ou quand la haine commune des fils privés de droits et chassés les unit dans une
horde de frères, ils combattirent et vainquirent finalement le père et il s’ensuivit
– du temps où le cannibalisme existait encore par crainte superstitieuse – un
repas de victoire, entre autres pour qu’ainsi la magie mystérieuse présentée par
la superstition passe du père aux vainqueurs. Après le meurtre, le repentir saisit
la horde de frères. Elle n’était pas fière de son action, une dispute autour de la
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propriété et des femmes éclata jusqu’à ce que le plus fort d’entre eux emporte la
victoire et avec elle le pouvoir sur la horde. Cela se répéta pendant de longues
générations jusqu’à ce que s’accomplît le progrès représentant un tournant dans
l’histoire de la civilisation, à savoir que la horde de frères ne se réunissait plus
seulement pour le meurtre du père mais restait ensemble après l’élimination du
tyran comme organisation de fils avec un père déterminé par contrat. Ils purent
alors renoncer à un autre parricide et de grandes communautés se formèrent à
partir des hordes dirigées par des chefs de tribu. Mais les horreurs anciennes, qui
avaient cessé dans la réalité, étaient conservées sous forme de symbole et de
cérémonie dans le repas totémique, dans la déification du père dans le culte
totémique, dans les mœurs dont la construction ultérieure se termine dans la
tragédie antique et les sacrifices religieux. Cependant dans l’âme de l’homme
primitif se maintenait aussi la relation ambivalente au père : la haine freinée par
la culpabilité et l’amour rempli de crainte. Le parricide, avec lequel l’histoire de
l’humanité commence, était devenu plus tard un tel péché qu’il se trouvait en
dehors de tous les droits. Rien n’est plus honorable pour le fils que le père et
pourtant cette vénération contient encore aujourd’hui dans l’âme de l’enfant un
reste de l’hostilité séculaire, de la rébellion séculaire, de la culpabilité séculaire.
J’ai traité un homme qui ne pouvait continuer aucun travail parce qu’il avait
toujours la contrainte de prier. L’analyse de la contrainte de prier montrait que
la prière devenait toujours nécessaire pour ne pas rendre consciente une autre
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232 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 7 •

impulsion qui accompagnait le courbement des doigts, l’impulsion d’étrangler le


père. Même si la société humaine fut construite grâce à la relation père-fils, et
nous avons expliqué ci-dessus combien de contrainte intérieure cette éducation
de subordination épargne, la science moderne de l’âme nous dévoila avec
combien de crainte intérieure, combien d’inhibition de la volonté et de l’estime
de soi, combien d’ambivalence du développement du moi ce lien secret de l’ordre
est payé.

Sommeille alors en nous, également hérité bien que d’une intensité


inférieure au sentiment de fils, ce deuxième principe social, celui de la commu-
nauté fraternelle dont le motif psychique n’est pas chargé de culpabilité et de
crainte intérieures. Ce serait une libération immense si la révolution actuelle, qui
est une répétition des révoltes anciennes contre le père, avait du succès. L’âme de
l’humanité pourrait peut-être devenir une âme plus belle et le trait parricide
disparaître de son visage. Car la raison la plus secrète de la plupart des meurtres
est le désir de mort inconscient que l’enfant nourrit contre son père.
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Considérons maintenant dans toute sa signification que dans la liaison
psychique avec le père, sur laquelle l’intégration dans société actuelle est fondée,
l’obéissance se maintient seulement au prix de sentiments hostiles sommeillant
suite à la transmission de l’histoire de l’humanité et à l’expérience de sa propre
enfance. Nous comprenons alors qu’après la chute de la représentation
honorable du père de nombreux hommes doivent, d’être sans pères, devenir
d’abord des adversaires absolus du père, et, en conséquence, se défendre
d’abord contre toute intégration. C’est la base psychique de la révolution
actuelle.

Si, en effet, l’âme perdait une instance aussi puissante que le lien au père,
tout ce qui était maintenu en fonction par elle serait emporté, à savoir avant tout
la capacité de travail et le pacifisme intérieur et extérieur. Jamais les hommes
n’ont été aussi chicaniers que maintenant, aussi peu disposés à s’entraider, à une
époque où les optimistes attendaient pour les hommes une trêve aux disputes et
aux guerres. Dans l’âme humaine reste une corrélation très ancienne selon
laquelle les enfants ne s’entendent qu’à cause de la discipline du père et par
timidité envers lui. Au manque de subordination normale et d’esprit belliqueux
correspond aussi le sentiment de manque d’assurance de ces hommes qui, sans
autorité paternelle, doivent diriger de leur influence les groupes et les peuples
sans pères. Leur manque d’assurance, leur sentiment de n’être portés par aucune
autorité instinctive les conduisent à avoir recours à des moyens de contrainte et
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L A SOCIÉTÉ SANS PÈRES 233

de frayeur parce qu’ils ont quand même besoin du pouvoir pour organiser la
nouvelle société et pour réprimer leurs adversaires. De ce fait, la terreur est un
signe de faiblesse et devient superflue dès qu’il se produit de nouveau une
intégration affective des individus dans la société. Quand cela se passera dépend
aussi bien de la personnalité des dirigeants et du maintien des sentiments frater-
nels que de la victoire sur les conflits d’intérêts et de la disparition de la misère
accablante.
Une autre facette est la tendance puissante à l’expropriation qui apparaît au
grand jour dans tous les pays. Elle se manifeste par l’apparition débridée
d’innombrables atteintes à la propriété et par une politique rationnelle d’expro-
priation des partis communistes et socialistes. Dans l’inconscient, les pères étaient
restés porteurs de la propriété, comme ils l’étaient dans l’enfance. Au père appar-
tient le monde dans lequel l’enfant est né. Et comme la horde de frères, aux
temps préhistoriques, s’attaquait à la propriété qui n’était enfin plus protégée
par la crainte du père, la fortune et la propriété sont maintenant privées de la
protection psychique par la chute des autorités patriarcales. Les classes possé-
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dantes elles-mêmes furent troublées dans leurs sens de la justice et oscillèrent
entre la crainte et la résignation. Le goût immodéré du plaisir chez les uns, une
forte mauvaise humeur chez les autres sont des conséquences très répandues.
L’augmentation des atteintes à la propriété trouve aussi sa raison dans le fait que
chez de nombreux individus, chez lesquels en temps normal les instincts
ataviques étaient retenus par les inhibitions, l’intensité des instincts devenait
maintenant plus forte parce que la guerre a renforcé tout le côté animal.
Seul un égoïsme stupide entraîne les classes possédantes à assimiler le
communisme à une forme de crime. Le mouvement de prendre la propriété en
bien commun représente en fait le progrès du passage de la société sans père au
principe de fraternité. Contre cela, tous se défendent, ceux qui tiennent à la
vieille représentation père-fils, ainsi que les États victorieux non révoltés. Ceux-ci
lancent aussi la propagande d’informations falsifiées sur la Russie. L’observateur
objectif y voit cependant la première tentative puissante d’un nouvel ordre
social. Que le bolchevisme conduisît à la dictature du prolétariat par laquelle il
s’attira la haine de tous les partis bourgeois du monde, qu’il cherchât à faire
passer son nouveau droit en recourant à la force brutale, il n’en est pas le seul
responsable. Pendant la grande Révolution française, on a également mis, à tort,
la cruauté déchaînée et les victimes du sang sur le compte des partis révolution-
naires. À l’époque, les États autocratiques étrangers de l’Europe qui soutenaient
la royauté affaiblie et ses partisans légitimistes et voulaient la sauver par la force
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234 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 7 •

des armes, portaient la plus grande part de la responsabilité. Ainsi, le bolche-


visme aussi, par légitime défense, devait passer à la violation du droit, puisque les
bourgeois et les socialistes de droite – avec le soutien de l’Entente – tenaient
fermement à la guerre et dérangeaient la nouvelle organisation – comme l’on
dit – par le sabotage. Cependant, notre examen révèle justement dans le bolche-
visme la tendance originelle de l’humanité vers un nouvel ordre.

Les batailles en Allemagne montrent les trois partis séparés aussi au niveau
psychologique : le premier est celui des socialistes majoritaires devenus sans pères
mais persévérant dans la position de fils qui pouvaient ainsi sans résistance
intérieure être en accord avec les restes du militarisme bourgeois ; le deuxième
est celui des « indépendants » devenus sans père et détachés du père ; le
troisième est le groupe spartakiste au sein duquel la relation au père s’est trans-
formée en une haine instinctive envers tout ce qui s’y rapporte. Je veux dire que
la plupart des adhérents ne choisissent pas leur parti selon leur réflexion mais
selon leur relation inconsciente au père. Dans l’ancien État, les combats
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politiques étaient toujours comme les combats séculaires entre les fils et les pères
qui sont symbolisés dans les combats des Titans. Les fils voulaient prendre eux-
mêmes la place des pères avec leurs droits et leurs biens ou partager avec eux.
Dans le nouvel État, lutte contre les pères et les fils ainsi réunis un troisième parti
qui ne veut plus admettre aucun des deux, ne veut plus être aucun des deux. La
lutte est meurtrière parce que des émotions séculaires transmises héréditaire-
ment l’attisent.

Que cette lutte mène également à des mouvements de grève violents est très
compréhensible de notre point de vue. Comme un communisme politique dans
les atteintes à la propriété, la cessation politique du travail trouve son parallèle
au niveau individuel dans les perturbations psychogènes du travail de l’individu.
De nombreuses personnes, y compris celles dont l’activité ne dépend ni du
charbon ni des matières premières, se plaignent de leur propre inaptitude à
travailler et de l’absence d’envie de travailler dans leur entourage. La désaccou-
tumance par la guerre ne peut pas en être la cause car, avant la Révolution, les
vacanciers et les soldats démobilisés reprirent leur travail dans la joie. Seule la
Révolution brisa la volonté de travailler. Cela dépend, comme nous voulons le
montrer maintenant, des motifs inconscients du travail.

Nous avons mentionné plus haut à quel point le professeur emprunte au père
sa position dans l’âme de l’enfant. Cependant les conditions d’élève et d’apprenti
sont à la source de l’acclimatation dans le travail, depuis l’enseignement primaire
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L A SOCIÉTÉ SANS PÈRES 235

obligatoire général encore plus qu’avant. Seul le jeune adulte travaille pour
salaire et profit. Au début, l’enfant passe du jeu au travail. Les deux représentent
une activité ; ils se distinguent, abstraction faite d’éléments dont la discussion n’a
pas lieu d’être ici, le plus souvent par la valeur réelle du produit de travail et,
dans l’activité même, du fait que lors du jeu l’activité peut être quittée à son gré
mais pas au travail. Le travail doit être exécuté à cause de son objectif sans tenir
compte du plaisir y afférent bien que le plaisir y soit utile. L’enfant apprend à
vaincre l’absence d’envie de travailler pour l’amour du père et du professeur et
par crainte d’une privation d’amour et d’une punition. En effet, les difficultés
d’apprentissage et de travail sont d’origine psychique : la distraction jusqu’à
l’incapacité de penser, la défaillance de la mémoire, la fatigue intellectuelle et
physique. Elles s’aggravent, à un degré supérieur, jusqu’à rendre apparemment
réfractaire au travail, ce qui représente en fait une instabilité obligeant à
changer continuellement le poste de travail, l’aspect du travail, souvent la profes-
sion. Ils sont en quelque sorte des déserteurs de travail. Si cet état devient perma-
nent, ils préfèrent être à la charge des autres, le plus souvent de la mère qui reste
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le plus longtemps fidèle, plutôt que de reprendre un travail comme des apprentis
en retard. Ils deviennent vagabonds et finissent souvent criminels – non nés. Des
perturbations de travail passagères sont très fréquentes dans les maladies névro-
tiques, à savoir régulièrement dans les cas où l’analyse découvre un développe-
ment perturbé de la position du fils.

L’absence d’envie de travail actuelle trouve une raison supplémentaire et


rationnelle là où, par suite de l’inflation, le salaire ne donne aucune prime suffi-
sante pour dépasser l’absence d’envie. Ce fait est connu et, lors de nombreuses
grèves, donné et supposé comme raison, alors qu’il s’agit d’une perturbation
intérieure du travail qui est apparue de façon générale avec l’écroulement de la
représentation père-fils. La grève et le combat de rue sont tous deux des signes
du fait qu’aucun père n’unit plus les âmes des fils dans un travail paisible. C’est
pourquoi ils sont initiés, sans appel des dirigeants, par la masse des ouvriers d’une
entreprise ou d’un secteur et sont toujours dirigés contre des personnes qui
prennent la place d’un père privé de ses droits dans l’entreprise individuelle ou
qui représentent en tant que gouvernement tout le parti père-fils.

Pour cette raison, la question des grèves ne peut pas être dissociée de celle
des conseils des ouvriers. Une influence autoritaire venant d’en haut, fût-elle du
gouvernement, fût-elle du vieux dirigeant habituel, trouve aujourd’hui difficile-
ment assez de résonance psychique parmi les ouvriers justement parce que la
subordination inconsciente fut interrompue avec la chute du règne du père. Mais
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236 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 7 •

grâce à la relation fraternelle séculaire, dépourvue de nouvelles fautes et de


nouveaux reproches, et grâce à la préparation d’une telle intégration par
quarante ans d’organisation sociale démocrate, le conseil ouvrier est ressenti par
les différents groupes avec lesquels il se trouve dans un état permanent
d’échange de volonté mutuel, comme la représentation vivante que l’on suit.
Pendant que le parlementarisme est aujourd’hui intérieurement refusé comme
reste du vieil État paternaliste, chaque ouvrier éprouve à l’égard du conseil
ouvrier : « c’est nous ».

Si l’Allemagne veut éviter l’évolution russe vers la violation du droit, toutes


les personnes travaillant et produisant doivent se réconcilier avec l’idée des
conseils ouvriers et doivent participer elles-mêmes aux conseils ouvriers. Seule
l’union des ouvriers intellectuels et manuels peut fonder le nouvel État contrac-
tuel, c’est-à-dire conclu par un contrat. À cela devraient collaborer tous ceux qui,
au sens du bel exposé du Dr Alfred Adler, sont dirigés par un esprit de solidarité
et non par la volonté du pouvoir. Le passage au nouveau mouvement de ceux qui
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tenaient intérieurement jusqu’à aujourd’hui au vieil État n’est pas une désertion
mais une prise de parti affective.

À vrai dire, la construction du nouvel ordre étatique se débat – abstraction


faite des ravages dus à la guerre – avec les plus grandes difficultés psychiques. La
représentation du père est transmise héréditairement, et plus encore que je ne
l’expliquais, intimement attachée à toutes les liaisons les plus personnelles, à la
relation à la mère, à la femme, aux parents, aux amis paternels, à l’acquisition, à
la propriété et au travail, à la religion et éventuellement à la conception du
monde. Chez de nombreuses personnes, la force sentimentale qui était retirée à
toute l’autorité patriarcale se révèle profitable pour ces relations individuelles
ou, comme j’ai pu l’observer, renforce l’affection originelle pour le père réel et
pour la famille. Alors de telles personnes se désintéressent de tous les succès
communs et de tous les dangers.

Chez un autre groupe de personnes, la représentation sociale père-fils est


tellement soutenue par l’intérêt ou par l’enthousiasme de leurs années de
jeunesse, par l’environnement et la famille, peut-être aussi par sa transmission
héréditaire, qu’ils ne peuvent pas l’abandonner mais doivent s’accrocher à l’État
de sujets et à l’État de bourgeois et demeurent encore légitimistes pendant des
générations.

Chez ceux, enfin, qui maintenant se sont détachés de la représentation sociale


père-fils, l’inclination à celle-ci reste pourtant si forte qu’ils attendent seulement
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L A SOCIÉTÉ SANS PÈRES 237

une nouvelle personnalité convenable correspondant à leur idéal de père pour se


positionner de nouveau comme fils par rapport à lui. C’est pourquoi avec une
grande régularité, après la chute des rois, la république a fait place à la domina-
tion d’un dirigeant du peuple.

Mais cela ne doit pas se passer ainsi. Les républiques existantes le prouvent.
Certes, elles ont encore conservé beaucoup d’éléments de l’État autoritaire et ne
sont pas à considérer comme des formations étatiques selon le principe d’une
confrérie d’hommes égaux en droits parce que les conditions de propriété et de
travail induisent trop de dépendance et de subordination au sens du rapport du
père-fils. Toujours est-il que cela se fait beaucoup moins valoir en Suisse et en
Amérique que dans les vieux empires. Il est caractéristique pour la république
que les positions ne s’unissent pas durablement dans le même père commun,
mais changent. Nous voyons là une satisfaction du désir d’une figure de père
dans le très fort attachement à des hommes exceptionnels. J’ai eu l’occasion
avant la guerre d’être en contact avec la vénération de la jeunesse américaine
pour Roosevelt dans son fort fanatisme et de voir qu’elle est caractérisée par la
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position du fils, mieux par la position d’enfant, puisque les femmes sont égale-
ment ses partisanes. On pouvait bien observer comment des sentiments d’atta-
chement et de vénération étaient retirés au père et offerts à Roosevelt. De dépit,
une jalousie des pères dont ils étaient inconscients s’échappait dans les conver-
sations politiques avec leurs enfants. L’intensité de sentiment de la vie de parti et
de la compétition électorale aux États-Unis est plus caractérisée par le déplace-
ment de la relation au père sur les dirigeants que par la lutte des fonds de
campagnes électorales.

Qu’en Amérique la république soit ancrée de façon si impressionnante dans


le sentiment du peuple, trouve sa raison psychologique dans le fait que tous les
émigrants laissèrent les objets de leur relation père-fils en Europe, et pour
nombre d’entre eux avec les sentiments les plus hostiles. Ils arrivent sans père
avec l’espoir que la libération, dont la statue les salue dans le port, les transfor-
mera en frères égaux en droits. En Amérique manque aussi l’origine commune
qui inconsciemment renforce l’idée commune du père. Mais pour l’enfant qui
grandit en Amérique, la première école, et encore plus le collège où les enfants
habitent aussi, devient un contrepoids républicain à l’effet de la famille. Les
enfants s’unissent à l’intérieur de l’école, avec l’encouragement mais sans la
direction des professeurs, pour toutes sortes d’activités : jardinage, sports, rédac-
tion du journal scolaire, occupation musicale, théâtre et politique, ou dans des
associations ou dans des comités pour des buts occasionnels. Ils élisent à cet effet
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leurs représentants, apprennent à l’école déjà l’égalité de droits et l’autonomie.


Les Églises sont, elles aussi, organisées dans des paroisses complètement indépen-
dantes. Je cite ces institutions pour montrer les moyens avec lesquels l’effet de la
relation père-fils est contrecarré. Le patriotisme ne souffre pas du manque de
relation père-fils commun parce que des fils libres aiment et estiment leur mère
patrie de leur propre mouvement.
J’ai tenté de montrer la réaction des forces inconscientes dans la révolution
et, ainsi, d’en faire prendre conscience au lecteur. Encore d’autres motifs incons-
cients seraient mis au jour par une analyse complète. Mais cet aspect contribue à
la compréhension des traits typiques de la révolution.
Le motif père-fils a subi la plus lourde défaite. Cependant il est profondément
ancré dans l’humanité par l’éducation familiale et par un sentiment hérité, et
empêchera probablement cette fois encore qu’une « société sans pères » ne
s’impose.
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