Vous êtes sur la page 1sur 33

UNIVERSITE JEAN MOULIN - LYON 3 Bibliographie :

FACULTE DE DROIT FRAISSEX Patrick, « Le droit mémoriel », RFDC, n°67, 2006, p. 483.
Année universitaire 2022-2023 MALLET-POUJOL N., « Liberté d’opinion et droits de l’histoire : perspectives
récentes », Legicom, 2015/1, n°54, pp. 45-58.
MORANGE J., « Le juge administratif et la liberté d’expression », RFDA, 2003,
LICENCE DE DROIT PRIVE p.1074.
SERIES A et C PARIS N., Faut-il maintenir la jurisprudence Dieudonné ? Dr. Adm., 2015, n° 3,
DROITS ET LIBERTES FONDAMENTAUX p. 36.
SURREL H., « Le « journalisme responsable » dans la jurisprudence récente de
la Cour de Strasbourg », RDP, 2016, p. 1030.
Cours magistral : Julie FERRERO et Loïc ROBERT THÉNICE, Les ambivalences malheureuses d’une jurisprudence erratique. A
Travaux dirigés : Maïlys TETU, Romane PONCET, Mathieu ROUY, Thomas LEONE propos de la nouvelle affaire Dieudonné, JCP A, 2015, act. 676.
THÉROND J.-P.a, Dignité et libertés. Propos sur une jurisprudence contestable,
Séance 8 : La liberté d’expression (2/2) Mélanges J. Mourgeon, 1998, p. 295.
BIGOT C., La liberté de la presse en péril : réalité ou trompe-l'oeil ?, Dalloz,
I. Les limites de la liberté d’expression : l’exemple de l’antisémitisme, du Recueil Dalloz, D 2022. 2288
négationnisme, des discours de haine et des « fake news » ARFI F., « Affaire Perdriau : et à la fin, c’est la liberté d’informer qui l’emporte »,
Doc 1 : CC, 8 janv. 2016, Délit de contestation de l’existence de certains crimes contre Mediapart, 30 novembre 2022
l’humanité, n° 2015-512 QPC. SAENKO L., « Activisme Femen et CEDH : la liberté d’expression à tous prix »,
Doc 2 : CE, Ord. 9 janvier 2014, Ministre de l’intérieur c. Société Les Productions de la AJ Pénal, n° 12, décembre 2022, p. 581
Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala, n° 374508.
Doc 3 : BIOY X., « Affaire Dieudonné : l’unisson franco-européen », AJDA, 2015, Travail obligatoire :
p. 2512 (extraits). Répondez aux questions suivantes :
Doc 4 : CA Versailles, 18 février 2016, Aurélien X, dit ORELSAN, n° 15/02687. 1. Faire la fiche d’arrêt de l’affaire Von Hannover c/ Allemagne
Doc 5 : Cass. Crim., 17 septembre 2019, 18-85.299. 2. Quelles sont les limites à la liberté d’expression justifiées par la protection de
Doc 6 : CEDH, 8 octobre 2020, Ayoub et autres c. France n° 77400/14. l’ordre public ?
Doc 7 : TGI Paris, 17 mai 2019, n° RG 19/53935.
Travail à rendre sur la base du volontariat :
Commentaire de l’arrêt du 15 juin 2022, n° 21-82.392 (doc. 13)
II. Limites de la liberté d’expression : la protection de la réputation et des
droits d’autrui
Doc 8 : CEDH, Von Hannover c/ Allemagne, GC, 7 février 2012
Doc 9 : CEDH, Aff. Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France, Grande
chambre, 10 novembre 2015
Doc 10 : Tribunal judiciaire de Paris, 30 novembre 2022, n° 22/13852

III. La protection de l’expression militante : les cas « Femen »


Doc 11 : Cass. crim., 26 février 2020, n° 19-81.827
Doc 12 : CEDH, 13 octobre 2022, Bouton c/ France, n° 22636/19
Doc 13 : Cass. crim., 15 juin 2022, n° 21-82.392

1
I – Les limitations à l’exercice de la liberté d’expression : l’exemple de la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime
l’antisémitisme, du négationnisme et des discours de haine » ; qu’en réprimant les propos contestant l’existence de tels crimes, le législateur a entendu
sanctionner des propos qui incitent au racisme et à l’antisémitisme ;
Doc 1 : CC, 8 janvier 2016, Délit de contestation de l’existence de certains 7. Considérant que les propos contestant l’existence de faits commis durant la seconde
crimes contre l’humanité, n° 2015-512 QPC. guerre mondiale qualifiés de crimes contre l’humanité et sanctionnés comme tels par une
1. Considérant qu’aux termes de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 susvisée dans juridiction française ou internationale constituent en eux-mêmes une incitation au
sa rédaction issue de la loi du 13 novembre 2014 susvisée : « Seront punis d’un an racisme et à l’antisémitisme ; que, par suite, les dispositions contestées ont pour objet de
d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende ceux qui auront contesté, par un des moyens réprimer un abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui porte
énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers ;
sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord 8. Considérant, en second lieu, que les dispositions contestées , en incriminant
de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation exclusivement la contestation de l’existence de faits commis durant la seconde guerre
déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne mondiale, qualifiés de crimes contre l’humanité et sanctionnés comme tels par une
reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale.« Le juridiction française ou internationale, visent à lutter contre certaines manifestations
tribunal pourra en outre ordonner : particulièrement graves d’antisémitisme et de haine raciale ; que seule la négation,
« 1° L’affichage ou la diffusion de la décision prononcée dans les conditions prévues par implicite ou explicite, ou la minoration outrancière de ces crimes est prohibée ; que les
l’article 131-35 du code pénal » ; dispositions contestées n’ont ni pour objet ni pour effet d’interdire les débats historiques
2. Considérant que le requérant et les intervenants M. Robert P. et autre, M. Grégoire K. ; qu’ainsi, l’atteinte à l’exercice de la liberté d’expression qui en résulte est nécessaire,
et autres, soutiennent que les dispositions contestées portent atteinte au principe d’égalité adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi par le législateur ; que, par suite, le grief
devant la loi dès lors que la négation des crimes contre l’humanité autres que ceux tiré de l’atteinte à cette liberté et à la liberté d’opinion doit être écarté ;
mentionnés à l’article 24 bis n’est pas pénalement réprimé ; que le requérant soutient
qu’est également méconnue la liberté d’expression ; Doc. 2 : CE, Ord. 9 janvier 2014, Ministre de l’intérieur c/ Société Les
- SUR LE GRIEF TIRÉ DE L’ATTEINTE AUX LIBERTÉS D’EXPRESSION ET Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala, n° 374508.
D’OPINION : […] 1. Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :
5. Considérant qu’aux termes de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner
du citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une
droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un
librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ; service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et
que l’article 34 de la Constitution dispose : « La loi fixe les règles concernant... les droits manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit
civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés heures » et qu’aux termes de l’article L. 522-1 dudit code : « Le juge des référés statue au
publiques » ; que, sur ce fondement, il est loisible au législateur d’édicter des règles terme d’une procédure contradictoire écrite ou orale. Lorsqu’il lui est demandé de
concernant l’exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d’écrire prononcer les mesures visées aux articles L. 521-1 et L. 521-2, de les modifier ou d’y
et d’imprimer ; qu’il lui est également loisible, à ce titre, d’instituer des incriminations mettre fin, il informe sans délai les parties de la date et de l’heure de l’audience publique
réprimant les abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui (…) ;
portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers ; que, cependant, la liberté 2. Considérant que le ministre de l’intérieur relève appel de l’ordonnance du 9 janvier
d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une 2014 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a suspendu
condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ; l’exécution de l’arrêté du 7 janvier 2014 du préfet de la Loire-Atlantique portant
qu’il s’ensuit que les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, interdiction du spectacle « Le Mur » le 9 janvier 2014 à Saint-Herblain ;
adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ; 3. Considérant qu’en vertu de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, il
6. Considérant, en premier lieu, que le tribunal militaire international, dont le statut est appartient au juge administratif des référés d’ordonner toutes mesures nécessaires à la
annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 susvisé, a été établi « pour le jugement et le sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une autorité administrative aurait porté
châtiment des grands criminels de guerre des pays européens de l’Axe » ; que les crimes une atteinte grave et manifestement illégale ; que l’usage par le juge des référés des
contre l’humanité dont la contestation est réprimée par les dispositions contestées sont pouvoirs qu’il tient de cet article est ainsi subordonné au caractère grave et manifeste de
définis par l’article 6 du statut de ce tribunal comme « l’assassinat, l’extermination, la l’illégalité à l’origine d’une atteinte à une liberté fondamentale ; que le deuxième alinéa de
réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes l’article R. 522-13 du code de justice administrative prévoit que le juge des référés peut
populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs décider que son ordonnance sera exécutoire aussitôt qu’elle aura été rendue ;
politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué 4. Considérant que l’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie
ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ; qu’il appartient aux autorités

2
chargées de la police administrative de prendre les mesures nécessaires à l’exercice de la apparaît lorsque ces discours portent le masque de l’humour, de la caricature (CEDH 25
liberté de réunion ; que les atteintes portées, pour des exigences d’ordre public, à janv. 2007, n° 8354/01, Vereinigung Bildender Künstler c/ Autriche, § 33), de la
l’exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et provocation (CEDH 26 avr. 1995, n° 15974/90, Prager et Oberschlick c/ Autriche). Sans
proportionnées ; rien imposer, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) n’admet alors pas
5. Considérant que, pour interdire la représentation à Saint-Herblain du spectacle « Le moins que les Etats les répriment, car elle-même refuse de les inscrire dans la protection
Mur », précédemment interprété au théâtre de la Main d’Or à Paris, le préfet de la Loire- de la liberté d’expression.
Atlantique a relevé que ce spectacle, tel qu’il est conçu, contient des propos de caractère Alors que les lecteurs des premières ordonnances du Conseil d’Etat dans l’affaire
antisémite, qui incitent à la haine raciale, et font, en méconnaissance de la dignité de la Dieudonné pouvaient avoir un sentiment de malaise provoqué par l’effacement des
personne humaine, l’apologie des discriminations, persécutions et exterminations frontières entre police judiciaire et police administrative, puisque l’interdiction préalable
perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale ; que l’arrêté contesté du préfet du spectacle s’apparentait à de la censure, les deux décisions ici rassemblées convergent
rappelle que M. Dieudonné M’Bala M’Bala a fait l’objet de neuf condamnations pénales, vers l’idée qu’il demeure légitime pour l’action administrative de prévenir les atteintes à la
dont sept sont définitives, pour des propos de même nature ; qu’il indique enfin que les dignité de la personne en se fondant sur un « passé » pénal. L’interdiction préventive d’un
réactions à la tenue du spectacle du 9 janvier font apparaître, dans un climat de vive spectacle ne fait intervenir la répression pénale que comme élément de fait permettant
tension, des risques sérieux de troubles à l’ordre public qu’il serait très difficile aux forces d’établir la certitude de la menace d’atteinte à l’ordre public. Elle ne s’y substitue pas et
de police de maîtriser ; ne peut se confondre avec elle. C’est à la fois ce qu’affirme la circulaire ici validée par le
6. Considérant que la réalité et la gravité des risques de troubles à l’ordre public Conseil d’Etat et ce que sous-entend la CEDH en se fondant sur l’article 17 pour refuser
mentionnés par l’arrêté litigieux sont établis tant par les pièces du dossier que par les la recevabilité de la requête. Les deux juges s’accordent donc sur la possibilité d’empêcher
échanges tenus au cours de l’audience publique ; qu’au regard du spectacle prévu, tel qu’il que de tels propos et mises en scène aient lieu.
a été annoncé et programmé, les allégations selon lesquelles les propos pénalement Le commentaire combiné de deux décisions émanant de deux juridictions distinctes n’est
répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale relevés lors des pas l’exercice le plus courant. Il se justifie ici pleinement pour mesurer la complémentarité
séances tenues à Paris ne seraient pas repris à Nantes ne suffisent pas pour écarter le des analyses opérées entre notre juge administratif et son interlocutrice strasbourgeoise.
risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et Les problèmes de droit et la manière de les poser y sont certes distincts. Néanmoins, dans
principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration ces deux décisions presque du même jour, il s’agit de la même « affaire Dieudonné » et
des droits de l’homme et du citoyen et par la $tradition républicaine ; qu’il appartient en d’une même communauté de droit qui réagit à une forme d’abus de la liberté
outre à l’autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des d’expression. Ces deux décisions apportent surtout un cadre global aux solutions jusqu’ici
infractions pénales soient commises ; qu’ainsi, en se fondant sur les risques que le adoptées par le juge pénal et le juge administratif en résolvant de manière comparable la
spectacle projeté représentait pour l’ordre public et sur la méconnaissance des principes question de l’agencement de la répression pénale et de l’action préventive des autorités
au respect desquels il incombe aux autorités de l’Etat de veiller, le préfet de la Loire- de police administrative.
Atlantique n’a pas commis, dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative, L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 9 novembre 2015 se prononce sur la circulaire du 6
d’illégalité grave et manifeste ; janvier 2014 du ministre de l’intérieur portant sur la « lutte contre le racisme et
7. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que le ministre de l’intérieur est fondé à l’antisémitisme - manifestations et réunions publiques - spectacles de M. M’Bala M’Bala
soutenir que c’est à tort que, par l’ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal ». Celle-là même qui a incité préfets et maires à interdire les réunions autour de
administratif de Nantes a fait droit à la requête présentée, sur le fondement de l’article L. Dieudonné (CE 9 janv. 2014, n° 374508, Ministre de l’intérieur c/ Société Les
521-2 du code de justice administrative, par la SARL Les Productions de la Plume et par Productions de la Plume ; CE 10 janv. 2014, n° 374528, Société Les Productions de la
M. Dieudonné M’Bala M’Bala et à demander le rejet de la requête, y compris les Plume, Dieudonné M’Bala M’Bala). Le juge y intègre pleinement le spectacle « Le Mur »
conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative, dans la liberté de réunion (à distinguer du régime spécial des spectacles de variétés, v.,
présentée par ce dernier devant le juge des référés du tribunal administratif de Nantes ; not., O. Gohin, Liberté d’expression, liberté de réunion, police administrative et ordre
public : l’affaire Dieudonné, RFDA 2014. 87) puis dans la liberté d’expression pour
ORDONNE : admettre que le ministre peut prescrire de les limiter par la dignité comme composante
Article 1er : L’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Nantes en date de l’ordre public. La solution ne doit pas surprendre puisqu’il s’agit pour le Conseil d’Etat,
du 9 janvier 2014 est annulée. d’une certaine manière, de valider sa propre jurisprudence approuvant les applications de
la circulaire. Cette jurisprudence permet d’assimiler un discours à des faits attentatoires à
Doc 3 : BIOY X., « Affaire Dieudonné : l’unisson franco-européen », la dignité auxquels sont applicables, sans circonstances locales particulières, le traitement
AJDA, 2015, n°44, p. 2512 (extraits). de la jurisprudence Commune de Morsang-sur-Orge (CE 27 oct. 1995, n° 136727). Elle
Tous les pays européens ont leurs extrémistes, qui tentent de dénouer les liens sociaux à confirme, sur le fond, les présupposés implicites des ordonnances de référé. De l’absence
grands coups de discours de haine. La jurisprudence européenne les stigmatise sans d’une illégalité manifeste, on passe à l’existence d’une légalité conforme à l’état du droit
ambiguïté lorsqu’ils émanent de dirigeants politiques ou de leaders d’opinion. La difficulté de la police administrative. La décision d’irrecevabilité rendue par la Cour européenne le
10 novembre 2015 confronte directement la condamnation pénale de ces propos au

3
standard de la convention. Assimilant les scènes caricaturales de Dieudonné aux propos Les juges répressifs, la Cour européenne, comme la circulaire et le juge administratif,
négationnistes structurés d’un Garaudy ou d’un Faurisson, la Cour refuse d’examiner à opèrent ce travail de mise en évidence et d’objectivation de l’antisémitisme inhérent aux
quel point la liberté d’expression peut les couvrir. Elle met en œuvre l’article 17 et conclut prestations de Dieudonné. Les premiers relèvent qu’il a décidé « de surpasser son
que le spectacle de Dieudonné constitue un abus de droit contraire aux objectifs de la précédent spectacle qui aurait été qualifié par un observateur de "plus grand meeting
convention. antisémite depuis la dernière guerre mondiale" ». Les autorités publiques peuvent donc
Sous deux langages judiciaires différents, appert la même lecture des évènements comme légitimement refuser aux faits la qualification de spectacle : « La Cour considère ainsi, à
discours performatifs, revenant à nier un crime contre l’humanité. D’un côté, le juge l’instar de la cour d’appel, qu’au cours du passage litigieux, la soirée avait perdu son
français admet protéger toute réunion au titre de la liberté d’expression. Dans un second caractère de spectacle de divertissement pour devenir un meeting. Le requérant ne saurait
temps, il admet que cette liberté puisse être limitée par des motifs d’ordre public. De prétendre, dans les circonstances particulières de l’espèce et au regard de l’ensemble du
l’autre, la CEDH exclut toute liberté pour ces discours, elle n’entre pas dans la discussion contexte de l’affaire, avoir agi en qualité d’artiste ayant le droit de s’exprimer par le biais
de la conciliation entre expression et ordre public. D’une certaine manière, le juge français de la satire, de l’humour et de la provocation » (consid. 39).
apparaît donc plus libéral ou plus compréhensif que la Cour européenne. Mais à bien y La même interprétation est retenue, d’abord par la circulaire (qui relève que « le message
regarder, les deux solutions, du point de vue des droits fondamentaux, se confondent car, insoutenable qu’ils [les spectacles] véhiculent est parfaitement compréhensible de la
à l’arrivée, le juge administratif refuse toute expression au requérant. De même, les deux plupart des spectateurs »), puis par le Conseil d’Etat. (…)
approches situent la condamnation pénale en préalable de l’action administrative, au titre L’ordre public comme refus des discours d’exclusion
des faits que les autorités peuvent invoquer à l’appui de leur censure. Elles considèrent La Cour européenne veille à ce que la liberté d’expression ne soit pas instrumentalisée. Si
alors que l’antisémitisme, appuyé sur le bras du négationnisme, ne bénéficie d’aucun droit elle croit en la vertu du dialogue et de l’échange d’idées, qui « fait société », elle refuse
de cité. (…). qu’elle soit prétexte à véhiculer « un sentiment de rejet et d’antagonisme ». Elle accepte
Propos et gestes à caractère antisémite ainsi la condamnation d’une publication intitulée La colonisation de l’Europe et sous-
Devant les juridictions répressives, comme devant la Cour européenne, le requérant a fait titrée « Discours vrai sur l’immigration et l’islam » qui entend « souligner particulièrement
valoir que les juges extrapolaient les faits car aucune injure antisémite n’a été proférée. ce qu’il croit être l’incompatibilité de la civilisation européenne avec la civilisation
Les juges donneraient à une mise en scène une signification qu’elle n’a pas. Les juges islamique dans une aire géographique donnée » (CEDH 10 juill. 2008, n° 15948/03,
européens et nationaux retiennent au contraire cette perception. Le requérant estime Soulas et autres c/ France, AJDA 2008. 1929, chron. J.-F. Flauss). La dignité n’est alors
alors qu’il s’agit d’une nouveauté ne permettant pas de prévoir sa condamnation. que le mot français pour dire cela.
Manquerait ainsi la base légale de l’ingérence dans sa liberté d’expression. La dignité s’oppose à la stigmatisation
L’antisémitisme n’est pas un fait ou un texte mais leur signification Si les infractions d’apologie de crime contre l’humanité ou de crime de guerre ne figurent
Bien au contraire, injure et apologie de crimes ont déjà été établies sur la base de pas sous le chapitre « Atteintes à la dignité de la personne humaine », c’est en raison de
comportements et non seulement de mots. Le détournement d’un tableau ou d’un leur inscription dans la loi de 1881. Elles rejoindraient sinon, sans doute, les infractions
symbole peut ainsi constituer une injure, à condition que l’intention d’outrager soit établie liées à la discrimination car la dignité s’oppose à la stigmatisation, comme semble le
(Civ. 1re, 14 nov. 2006, n° 05-15.822, D. 2007. 2072, note E. Dreyer). Les juges peuvent signifier la structuration du code pénal intégrant les discriminations les plus graves dans
donc être convaincus de l’intention antisémite de la mise en scène et lui en donner la le chapitre relatif aux atteintes à la dignité de la personne humaine.
signification. Dans son considérant n° 35, la Cour européenne estime que « ce constat Dans l’affaire Garaudy c/ France du 24 juin 2003, face à un discours minimisant
des juges internes est fondé sur une appréciation des faits qu’elle peut partager. En l’holocauste, la CEDH souligne qu’« il ne fait aucun doute que contester la réalité de faits
particulier, elle n’a aucun doute quant à la teneur fortement antisémite du passage litigieux historiques clairement établis, tels que l’holocauste, [...] ne relève en aucune manière d’un
du spectacle du requérant ». Plus loin, la Cour souligne que « si l’article 17 de la travail de recherche historique s’apparentant à une quête de la vérité. L’objectif et
convention a en principe été jusqu’à présent appliqué à des propos explicites et directs, l’aboutissement d’une telle démarche sont totalement différents, car il s’agit en fait de
qui ne nécessitaient aucune interprétation, elle est convaincue qu’une prise de position réhabiliter le régime national-socialiste, et, par voie de conséquence, d’accuser de
haineuse et antisémite caractérisée, travestie sous l’apparence d’une production artistique, falsification de l’histoire les victimes elles-mêmes. Ainsi, la contestation de crimes contre
est aussi dangereuse qu’une attaque frontale et abrupte ». L’ironie cynique à propos de « l’humanité apparaît comme l’une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers
l’habit de lumière » du déporté trouve ses limites. Dire c’est faire, et faire c’est dire. La les juifs et d’incitation à la haine à leur égard » (n° 65831/01, D. 2004. 239, note D. Roets).
circulaire de M. Valls opère de même au vu des précédentes condamnations. Le Conseil Hors le cas du négationnisme ou du révisionnisme, ne sont en réalité contraires à la
d’Etat ne dit pas autre chose à la lecture de la circulaire : « des propos et gestes, convention que les discours de haine qui appellent au passage à l’acte violent. Ainsi, dans
notamment ceux à caractère antisémite, incitant à la haine raciale et faisant l’apologie des l’affaire Leroy c/ France du 2 août 2008, se justifie la condamnation de la publication
discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre d’un dessin représentant l’attentat du World Trade Center dans un hebdomadaire basque
mondiale, peuvent porter atteinte à la dignité de la personne humaine » (consid. 8, qui avec la légende suivante : « Nous en avions tous rêvé... Le Hamas l’a fait » en ce qu’il
désigne aussi « les propos ou scènes »). porte atteinte à la dignité des victimes.
Le travail interprétatif des juges Désormais, le juge administratif dispose du moyen de faire cesser toute communication
de portée antisémite, même quand les victimes le souhaiteraient, par exemple pour édifier

4
le public. Ainsi en atteste l’intéressante ordonnance rendue par le tribunal administratif Le juge remplit alors une fonction de contre-pouvoir de la liberté des communicants.
de Versailles (19 sept. 2015, n° 1506153) dans le cas d’une sculpture exposée qui a été Comme l’écrit Michel Serres : « Que faire du moment que la liberté était acquise ? Eh
taguée de propos antisémites, mettant en cause directement le créateur, mais que ce bien, on en fait un pouvoir. Un pouvoir spirituel qui n’a pas de contre-pouvoir. [...] Et là,
dernier a souhaité exposer tout de même. Le juge décide d’enjoindre « toutes mesures ce qui n’a pas de contre-pouvoir, c’est le spectaculaire » (in Petites chroniques du
propres à faire cesser l’exposition au public des inscriptions présentant un caractère dimanche soir, mars 2007-décembre 2008, Le Pommier - France info, 2009, p. 86).
antisémite apposées sur l’œuvre "Dirty Corner" ». L’argument de la dignité pourrait
d’ailleurs être retranché des décisions françaises sans changer la solution, laquelle repose Doc 4 : CA Versailles, 18 février 2016, Aurélien X, dit ORELSAN,
essentiellement sur la prévention des infractions liées à au respect des victimes de la n° 15/02687
Shoah (diffamation raciale, injure raciale, provocation à discrimination ou à la haine Par ordonnance d’un des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Paris en
raciale, apologie de la haine raciale, apologie de crime de guerre ou crime contre date du 5 décembre 2011, rendue sur une plainte avec constitution de partie civile déposée
l’humanité, apologie de terrorisme ; Th. Hochmann, Griefs, revue sur les mondes du par les associations LE MOUVEMENT FRANÇAIS POUR LE PLANNING
droit, 2015, n° 2, p. 100). FAMILIAL, FÉDÉRATION NATIONALE SOLIDARITE FEMMES, FEMMES
Il tient ainsi davantage compte de l’idée de sauvegarder l’ordre public que de permettre SOLIDAIRES, CHIENNES DE GARDE et COLLECTIF FÉMINISTE CONTRE
une polémique dans la durée. Là encore, la Cour européenne ne désavouerait pas. Dans LE VIOL, le 12 août 2009, Aurélien X, dit ORELSAN, a été renvoyé devant ce tribunal,
l’affaire Pavel Ivanov c/ Russie (20 févr. 2007, n° 35222/04), la Cour avait ainsi refusé la pour y répondre des délits d’injure publique envers une personne ou un groupe de
protection de l’article 10 à des publications qui avaient attisé la haine envers le peuple juif personnes à raison de leur sexe et de provocation à la discrimination, à la haine ou à la
et étaient donc « contraires aux valeurs de tolérance, de paix sociale et de non- violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe –
discrimination qui sous-tendent la convention ».  délits prévus et réprimés par les articles 23,29, alinéa 2, 33, alinéa 2,3 et 4 de la loi du 29
La dignité au sens de l’ordre public français est aussi la finalité de la convention juillet 1881 sur la liberté de la presse, pour le premier, 23,24, alinéa 9, de la même loi,
D’aucuns ont été surpris de ce que le Conseil d’Etat mentionne ensemble les arrêts pour le second -, à la suite de la tenue d’un concert public le 13 mai 2009, au « Bataclan »
Benjamin et Commune de Morsang-sur-Orge. La chose est en effet surprenante tant sur à Paris, au cours duquel le chanteur a interprété huit chansons contenant des propos que
la forme (il semble que le caractère autoréférentiel de la jurisprudence soit assez neuf) les parties civiles considèrent constitutifs des délits susvisés et qui sont ci-après repris.
que sur le fond. Car, finalement, on ne comprend pas très bien pourquoi l’arrêt Benjamin (…)
se trouvait mobilisé. Certes, il concerne la liberté de réunion et, certes, le préfet de Nantes Sur la culpabilité : Il convient de rappeler qu’aux termes des dispositions de l’article 29
l’avait invoqué comme motif de son interdiction, mais la jurisprudence Benjamin ne
al2 de la loi du 29 juillet 1881 « toute expression outrageante, termes de mépris ou
s’occupe que du maintien de l’ordre public matériel, en cas de risques d’affrontements.
invective qui ne renferment l’imputation d’aucun fait, est une injure ». Par ailleurs, en
Ce n’est pas l’hypothèse Dieudonné, ni dans les faits ni dans la motivation retenue par le
vertu des dispositions de l’article 24 de cette même loi, doivent être poursuivis ceux qui
juge. La police n’est ici que de l’ordre du discours.Au fond, donc, les deux décisions ici
auront directement provoqué, dans le cas où cette provocation n’aurait pas été suivie
rapprochées alimentent l’aphorisme de Saint-Just selon lequel il n’y a pas de liberté pour
d’effet, à commettre des atteintes volontaires à la vie, des atteintes volontaires à l’intégrité
les ennemis de la liberté. Que l’on censure une réunion ou qu’on ne donne pas à la victime
de la personne et des agressions sexuelles, définies par le livre II du code pénal. Toutefois,
de cette censure la possibilité d’en appeler à la liberté d’expression, il s’agit toujours de
ces délits et les formulations incriminées doivent être également analysés au regard de la
dire qu’un interdit d’abus de droit existe légalement dans le domaine des droits
liberté d’expression, protégée par l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et
fondamentaux. Selon la Cour européenne : «L’article 17, pour autant qu’il vise des
groupements ou des individus, a pour but de les mettre dans l’impossibilité de tirer de la du citoyen de 1789 qui dispose que « la libre communication des pensées et des opinions
convention un droit qui leur permette de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte est un des biens les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire,
visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la convention ; qu’ainsi imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par
personne ne doit pouvoir se prévaloir des dispositions de la convention pour se livrer à la loi ». De même, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et des
des actes visant à la destruction des droits et libertés visés [...] » 1er juill. 1961, Lawless c/ libertés fondamentales rappelle que « Toute personne a droit à la liberté d’expression »
Irlande, § 7, série A, n° 3). même si « l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut
On espère simplement que les autorités de police, et le juge administratif à leur suite, ne être soumis à… des sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires
se laisseront pas tenter par un ordre moral insaisissable qui verrait partout des atteintes à dans une société démocratique à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la
la personne humaine, au risque d’une « parfaite subversion du droit de la police protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits
administrative » (O. Cayla, « Cela ne nous fait pas rire - Affaire Dieudonné, Griefs, revue d’autrui… ». Le domaine de la création artistique, parce qu’il est le fruit de l’imaginaire
sur les mondes du droit, 2015, n° 2, p. 78). Ainsi le Conseil d’Etat n’a-t-il pas vu une du créateur, est soumis à un régime de liberté renforcé afin de ne pas investir le juge d’un
illégalité manifeste dans l’abstention d’un maire de faire retirer d’une vitrine deux statues pouvoir de censure qui s’exercerait au nom d’une morale nécessairement subjective de
en chocolat représentant deux personnes de couleur dans des postures obscènes et nature à interdire des modes d’expression, souvent minoritaires, mais qui sont aussi le
grotesques (CE, ord., 16 avr. 2015, n° 389372, Société Grasse Boulange, Lebon; AJDA reflet d’une société vivante et qui ont leur place dans une démocratie. Ce régime de liberté
2015. 786). renforcé doit tenir compte du style de création artistique en cause, le rap pouvant être

5
ressenti par certains comme étant un mode d’expression par nature brutal, provocateur, question de savoir s'« il y a des musulmans en France qui vivent dans la paix, qui
vulgaire voire violent puisqu’il se veut le reflet d’une génération désabusée et révoltée. n'interprètent pas à lalettre les textes du coran, qui sont totalement intégrés » ; deuxième
Dès lors, il appartient à la cour de rechercher si, au-delà des expressions incriminées, passage,« les soldats du djihad sont considérés par tous les musulmans, qu'ils le disent ou
formulées dans le style par définition agressif du rap, l’auteur a voulu d’une part injurier qu'ils ne le disent pas, comme des bons musulmans, c'est des guerriers, c'est des soldats
les femmes à raison de leur sexe et d’autre part, provoquer à la violence, à la haine ou à de l'islam » ; troisième passage, « Non mais c'est pas du terrorisme c'est du djihadisme.
la discrimination à leur égard ou si ses chansons expriment, dans le style musical qui lui Donc c'est l'islam » et « Pour moi c'est égal » ; quatrième passage, « Nous vivons depuis
est propre, le malaise d’une partie de sa génération. Or, la lecture attentive de l’intégralité trente ans une invasion, une colonisation, qui entraîne une conflagration » et « Dans
de ses textes fait apparaître des personnages que le tribunal a justement qualifié d’anti- d'innombrables banlieues françaises où de nombreuses jeunes filles sont voilées, c'est
héros, fragiles, désabusés, en situation d’échec et ORELSAN dépeint, sans doute à partir également l'islam, c'est également du djihad, c'est également la lutte pour islamiser un
de ses propres tourments et errements, une jeunesse désenchantée, incomprise des territoire qui n'est pas, qui est normalement une terre non islamisée, une terre de
adultes, en proie au mal-être, à l’angoisse d’un avenir incertain, aux frustrations, à la mécréant. C'est la même chose, c'est de l'occupation de territoire » ; cinquième passage,
solitude sociale, sentimentale et sexuelle. La chanson « Perdu d’avance » illustre « je pense qu'il faut leur donner le choix entre l'islam et la France ».
parfaitement cette désillusion et cette auto-dérision : « … bientôt 26 ans, en pleine crise 2. L'association Coordination des appels pour une paix juste au proche-orient a fait citer
d’adolescence jpue la défaite… j’cours à ma perte… j’suis perdu d’avance, dans l’rap, dans M. H... devant le tribunal correctionnel, qui l'a déclaré coupable.
l’taf dans la vie, avec les filles… ». La cour observe par ailleurs qu’Aurélien X n’a jamais 3. Sur l'appel du prévenu, la cour d'appel a confirmé partiellement la décision des
revendiqué à l’occasion d’interviews ou à l’audience, la légitimité des propos violents, premiers juges.
provocateurs ou sexistes tenus par les personnages de ses textes qu’il qualifie lui-même ...
de « perdus d’avance », expliquant que ces personnages, produits de son imaginaire, sont 5. Le moyen est pris de la violation des articles 10 de la Convention européenne des droits
aussi le reflet du malaise d’une génération sans repère, notamment dans les relations de l'homme, 24, alinéa 7, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 593 du
hommes/femmes. Mais il est clair qu’une écoute exhaustive et non tronquée de ses code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale.
chansons permet de réaliser qu’ORELSAN n’incarne pas ses personnages, au demeurant 6. Le moyen critique l'arrêt attaqué "en ce qu'il a déclaré M. H... coupable de provocation
particulièrement médiocres dans les valeurs qu’ils véhiculent, qu’il ne revendique pas à à la discrimination et à la haine religieuse au titre des passages n° 4 et 5 visés à la
titre personnel la légitimité de leurs discours et qu’une distanciation avec ceux-ci prévention et condamné celui-ci à 3 000 euros d'amende, « alors que, selon l'article 10 de
permettant de comprendre qu’ils sont fictifs, est évidente. La cour n’a pas à juger les la Convention européenne des droits del'homme, la liberté d'expression ne peut être
sources d’inspiration d’un artiste, même si celles-ci peuvent reposer sur une minorité soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires
« perdue d’avance » au regard de la pauvreté et de l’indigence de ses capacités au regard du paragraphe 2 du même texte, que, selon l'article 24, alinéa 7, le délit de
d’expression. Le rap n’est d’ailleurs pas le seul courant artistique exprimant dans des provocation qu'il prévoit n'est caractérisé que si les juges constatent que, tant par leur
termes extrêmement brutaux, la violence des relations entre garçons et filles, le cinéma sens que par leur portée, les propos incriminés tendent à inciter le public à la
s’en est fait largement l’écho ces dernières années et il serait gravement attentatoire à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes
liberté de création que de vouloir interdire ces formes d’expressions. Les paroles de ses déterminées, qu'en l'espèce, les propos litigieux, portant sur la question d'intérêt public
textes objets de la prévention, par nature injurieuses et violentes à l’égard des femmes relative à la situation créée par la présence en France, depuis trente ans, d'un nombre
lorsqu’elles sont prises isolément, comme « … c’est pas de ma faute si les femmes c’est croissant d'immigrés musulmans qui ne s'intègrent pas, ne dépassent pas les limites
admissibles de la liberté d'expression, que, même si leur formulation peut légitimement
des putes » ou « … Mais ferme ta gueule ou tu vas t’faire marie-trintigner… j’respecte les
heurter des personnes de confession musulmane, ils ne contiennent néanmoins aucun
schnecks avec un QI en déficit celles qui encaissent jusqu’à finir handicapées
appel ou exhortation à la discrimination, à la haine ou à la violence à leur égard et qu'en
physiques.… », doivent en réalité être analysées dans le contexte du courant musical dans
entrant néanmoins en voie de condamnation, la cour d'appel a dénaturé lesdits propos et
lequel elles s’inscrivent et au regard des personnages imaginaires, désabusés et sans
fait une fausse application de l'article 24, alinéa 7 de la loi précitée du 29 juillet 1881. »
repères qui les tiennent. Les sanctionner au titre des délits d’injures publiques à raison du
...
sexe ou de provocation à la violence, à la haine et à la discrimination envers les femmes,
Réponse de la Cour
reviendrait à censurer toute forme de création artistique inspirée du mal-être, du désarroi
7. Pour déclarer le prévenu coupable en raison des seuls propos tenus dans les quatrième
et du sentiment d’abandon d’une génération, en violation du principe de la liberté
et cinquième passages poursuivis, après avoir cité les principaux moments de l'interview,
d’expression.
au cours de laquelle les propos incriminés ont été prononcés, et exposé que le quatrième
passage litigieux décrit les musulmans comme des envahisseurs et des colonisateurs qui
Doc 5 : Cass. crim., 17 septembre 2019, 18-85.299 nécessitent, au moins implicitement, une résistance des populations concernées, l'arrêt
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit. Lors de l'émission relève qu'il s'agit d'un appel au rejet et à la discrimination des musulmans en tant que tels,
"C à vous" diffusée sur la chaîne de télévision France 5 le 6 septembre 2016, au cours de l'ensemble du discours du prévenu étant axé sur l'idée que tous ne peuvent, par vocation
laquelle il a donné une interview, M. H... a tenu, à quatre moments distincts de l'échange religieuse, même lorsqu'ils ne sont pas violents, qu'être adeptes du jihad, sans se
avec une journaliste, les propos suivants : premier passage, la réponse « Non » à la désolidariser de ceux qui se livrent à la violence au nom de leur foi.

6
8. Les juges ajoutent que le cinquième passage poursuivi, donnant aux musulmans "le locaux, le même site Internet, la même idéologie, les mêmes réunions et les mêmes
choix entre l'islam et la France", est l'expression d'un rejet de cette communauté qui ne militants, l’association et le groupement de fait sont étroitement imbriqués et ne
peut qu'appeler à l'exclusion de celle-ci en son entier. constituent qu’une seule entité ; que d’ailleurs M. Ayoub, en sa qualité de dirigeant des
9. Ils en déduisent que les deux derniers passages incriminés, compris ensemble, visent « Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires », a reconnu cette étroite imbrication par
les musulmans dans leur globalité et contiennent une exhortation implicite à la courrier en date du 18 juin 2013 ;
discrimination. Considérant enfin que l’association « Envie de Rêver » exploite un bar associatif
10. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui n'a méconnu aucun des textes visés au moyen, dénommé « Le Local » ; qu’elle est dirigée par deux membres de « Troisième Voie », son
a justifié sa décision. président et son secrétaire ; que « Troisième Voie » et « Envie de Rêver » ont déclaré leur
11. Elle a souverainement analysé les éléments extrinsèques, éclairant le sens et la portée siège social à la même adresse, ce local ; que Le Local, ouvert principalement le soir, est
des propos poursuivis, tels qu'ils étaient susceptibles d'être compris par les personnes un point de réunion de l’ultra droite parisienne, dirigée par M. Serge Ayoub, leader de
pouvant en prendre connaissance. « Troisième Voie » et fondateur des « Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires » ; que M.
12. Au terme de cette analyse, elle a exactement retenu que, par leur sens et leur portée, Serge Ayoub a personnellement souscrit la déclaration de licence II permettant la vente
les propos incriminés, qui désignaient tous les musulmans setrouvant en France comme d’alcool au local alors qu’il n’en est ni président, ni secrétaire ; qu’il y organise des soirées
des envahisseurs et leur intimaient l'obligation de renoncer à leur religion ou de quitter le festives, notamment lors des « remises de couleurs » aux nouveaux membres des
territoire de la République, contenaient un appel à la discrimination. « Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires » ; que Le Local accueille, le jeudi, une
... conférence sur une thématique politique proche de l’extrême droite radicale, tout comme
PAR CES MOTIFS, les intervenants qui les dispensent ; que ces rencontres sont ouvertes aux sympathisants ;
la Cour :REJETTE le pourvoi ; que ces conférences sont relayées sur le site Internet, la page Facebook et le compte
twitter du mouvement « Troisième Voie » ; que depuis la mort de [C.M.] le 5 juin 2013 la
Doc 6 : CEDH, 8 octobre 2021, Ayoub et autres c. France n° 77400/14 communication auprès de la presse de M. Serge Ayoub pour défendre « Troisième Voie »
« (...) Considérant en premier lieu que le groupement de fait « Jeunesses Nationalistes et les « Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires » a été exclusivement effectuée au Local ;
Révolutionnaires » est constitué en organisation très hiérarchisée, composée de plusieurs que deux membres des « Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires » exercent
grades, s’inspirant à certains égards d’une organisation militaire ; qu’au terme d’une constamment la « garde » de ce lieu qu’ils considèrent comme le sanctuaire de leur
cérémonie secrète les postulants prêtent serment d’obéissance absolue au chef et se groupement et de « Troisième Voie » ; qu’ainsi l’association « Envie de Rêver » n’a pour
voient remettre une « dague d’honneur » ; que les membres des « Jeunesses Nationalistes seule activité réelle que de permettre la tenue des réunions de « Troisième Voie » et des
Révolutionnaires » utilisent entre eux le salut nazi ; que ses dirigeants recrutent des « Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires » et de constituer ainsi l’instrument de leur
hommes « décidés, sportifs et aguerris », cooptés pour leurs aptitudes physiques et leur propagande de haine et de discrimination envers les personnes, à raison de leur non-
fiabilité militante ; que les postulants doivent passer par une période « d’aspirant » appartenance à la nation française ; que, dépourvue de toute autre activité, elle se confond
pouvant aller jusqu’à deux ans, avant de « recevoir leurs couleurs » ; que ses membres dans l’ensemble plus vaste de ces deux structures dont elle constitue un moyen matériel
défilent en diverses occasions sur la voie publique en uniforme affublé de l’écusson « JNR de leur activité illicite ;
», en ordre serré, sous leur drapeau et la conduite de leur chef, qualifié de « général », dont Considérant qu’il résulte de ce qui précède que ces trois organisations étroitement
l’uniforme affiche un aigle à titre de signe distinctif ; que ses membres sont astreints à un imbriquées présentent, ensemble, le caractère de milice privée au sens du 2o de l’article L.
entraînement physique, cultivent un aspect martial et répondent à la devise « Croire, 212-1 du code de la sécurité intérieure ;
Combattre, Obéir » qu’ils arborent au revers des manches de leur uniforme ; Considérant, en outre, que ces trois entités propagent une idéologie incitant à la haine et
Considérant en deuxième lieu que l’association « Troisième Voie » a pour objet « de faire à la discrimination envers les personnes à raison de leur non-appartenance à la nation
en France la promotion de l’idéologie nationaliste révolutionnaire par tous les moyens et française et de leur qualité d’immigrés ; que cette idéologie se manifeste par l’organisation
de coordonner l’action des fédérations et groupes locaux » ; qu’en 2010 cette association de réunions et la communication de messages sur les sites Internet de « Troisième Voie » ;
a été relancée par la création du groupement de fait « Jeunesses Nationalistes qu’elle s’appuie sur une rhétorique haineuse et guerrière appelant à la « destruction » de
Révolutionnaires » dont les fins sont identiques ; que M. Ayoub, président de leurs « ennemis » ; que cette idéologie trouve d’ailleurs son prolongement dans de
l’association, dirige également ce groupement de fait qui partage les mêmes locaux que nombreux actes de violence impliquant les dirigeants de ces trois associations ; que ces
« Troisième Voie » ; que le site Internet de l’association « Troisième Voie » comporte une trois entités entrent ainsi, par leur propre activité ou ensemble, dans le champ
rubrique clairement identifiée diffusant l’information des « Jeunesses Nationalistes d’application du 6o de l’article L. 212-1 du même code ; que, par suite, leur dissolution
Révolutionnaires » et véhicule une idéologie commune ; qu’à l’issue de la cérémonie de s’impose également pour ce motif ;
« remise des couleurs » les membres des « Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires » Considérant qu’en tout état de cause l’association « Envie de Rêver », qui n’a pour seule
deviennent ipso facto des militants de « Troisième Voie » ; que les « Jeunesses Nationalistes activité réelle que de permettre l’exercice des réunions de « Troisième Voie » et des
Révolutionnaires » accompagnent et encadrent « Troisième Voie » à tous ses « Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires » et se confond dans l’ensemble plus vaste de
rassemblements et manifestations ; qu’ainsi, partageant le même dirigeant, les mêmes ces deux structures dont elle constitue un moyen matériel de leur activité illicite, doit être
dissoute par voie de conséquence de la dissolution des deux autres ; (...)

7
Considérant que [les dissolutions volontaires] destinées à faire échec au décret de le Premier ministre a qualifié l’incident de scandaleux, que la ministre de la santé a évoqué
dissolution envisagé pour ces deux organisations, visent, en réalité, à permettre à leurs une intrusion inqualifiable, que le président du conseil de surveillance de l’hôpital a parlé
membres de se reconstituer aux mêmes fins contraires à l’ordre public sans commettre le d’acte de pure barbarie et que Martin Hirsch, le directeur de l’APP-HP a déposé plainte
délit prévu au dernier alinéa de l’article L. 212-1 du [CSI] ; que, d’ailleurs, le secrétaire de en affirmant que l’“on est passé au bord de la catastrophe”. Il est encore indiqué que le
l’association « Troisième Voie » a sollicité la dévolution des biens de cette association à parquet de Paris a ouvert une enquête, que 32personnes ont été arrêtées par les forces de
l’association « Working Class Heroes », présidée par un ancien membre du groupement l’ordre et que le 2 mai, la directrice de l’hôpital a décrit des personnes qui ont eu des
« Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires » et dont la secrétaire est un ancien membre gestes violents et menaçants. Par contre, un témoin a expliqué que les manifestants se
de l’association « Troisième Voie » ; sont introduits dans l’hôpital, pour se protéger des gaz lacrymogènes qui étaient lancés
Considérant qu’ainsi il y a lieu de maintenir les procédures de dissolution engagées dans la rue. Le journal Le Monde explique de son côté que lorsque les manifestants se
initialement (...) sont dirigés d’un coup vers un escalier, plusieurs membres du personnel sont rentrés en
Considérant que pour l’ensemble de ces raisons inhérentes à l’ordre public il y a lieu de catastrophe pour bloquer la porte. Un manifestant a alors crié qu’ils ne pouvaient pas
prononcer la dissolution de l’association « Envie de rêver » et des groupements de fait rentrer, car c’était le service de réanimation et personne n’a cherché à pénétrer de force
« Troisième Voie » et « Jeunesse Nationalistes Révolutionnaires ». dans le service. Un témoin cité par le journal Le Monde a indiqué également qu’ils ont
simplement voulu se mettre à l’abri des gaz lacrymogènes. A ce stade, il appartiendra à
Doc 7 : TGI Paris, 17 mai 2019, n° RG 19/53935. l’enquête ouverte par le procureur de la République près le tribunal de grande instance
Sur les demandes de mesures visant à faire cesser la diffusion d’informations :L’article de Paris de démêler les intentions des manifestants qui semblent avoir forcé les grilles de
L.163-2 du code électoral, applicable à l’élection des représentants français au parlement l’hôpital. Cependant, il est acquis que le service de réanimation n’a pas fait l’objet d’une
européen en application de l’article14-2 de la loi n°77-729 du 07 juillet 1977, dispose que, attaque par les manifestants qui sont restés à l’extérieur du bâtiment et que le personnel
“pendant les trois mois précédant le premier jour du mois d’élections générales et jusqu’à soignant n’a pas été blessé. De toutes les pièces produites par les parties, il ressort que si
la date du tour de scrutin où celles-ci sont acquises, lorsque des allégations ou imputations le message rédigé par Monsieur Christophe Castaner apparaît exagéré en ce qu’il évoque
inexactes ou trompeuses d'un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir sont le terme d’attaque et de blessures, cette exagération porte sur des faits qui, eux, sont réels,
diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d’un à savoir l’intrusion de manifestants dans l’enceinte de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière le 1
service de communication au public en ligne, le juge des référés peut, à la demande du mai 2019 ;
ministère public, de tout candidat, de tout parti ou groupement politique ou de toute L’information n’étant pas dénuée de tout lien avec des faits réels, la condition selon
personne ayant intérêt à agir, et sans préjudice de la réparation du dommage subi, laquelle l’allégation doit être manifestement inexacte ou trompeuse n’est pas remplie. En
prescrire aux personnes physiques ou morales mentionnées au 2 du I de l'article 6 de la deuxième lieu, et au-delà de ces considérations relatives au contenu de l’information
loi n°2004-575du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique ou, à défaut, diffusée, l’article L.163-2 du code électoral fixe encore des critères tenant à l’ampleur et
à toute personne mentionnée au 1 du même I toutes mesures proportionnées et aux modalités de diffusion, laquelle diffusion doit être cumulativement massive,
nécessaires pour faire cesser cette diffusion”. Il convient de préciser, au regard des artificielle ou automatisée, et délibérée, et opérer sur un service de communication au
réserves posées par le Conseil constitutionnel, dans sa décision n°2018-773 DC du 20 public en ligne. En particulier, le caractère artificiel ou automatisé de la diffusion renvoie,
décembre 2018 :- que les allégations ou imputations inexactes ou trompeuses ne selon les travaux parlementaires, et notamment l’exposé des motifs de la proposition de
recouvrent ni les opinions, ni les parodies, ni les inexactitudes partielles ou les simples loi ayant abouti à l’adoption de l’article L.163-2 du code électoral, aux contenus
exagérations, mais qu’elles sont celles dont il est possible de démontrer la fausseté, de sponsorisés - par le paiement de tiers chargés d’étendre artificiellement la diffusion de
manière objective ;- que le caractère inexact ou trompeur des allégations ou imputations l’information - et aux contenus promus au moyen d’outils automatisés - par le recours à
doit être manifeste, au regard du principe de la liberté d’expression et de des “bots”. Dans ces conditions, et en l’absence de tout élément démontrant l’utilisation
communication ;- que la diffusion des allégations doit répondre à trois conditions de tels procédés de diffusion artificielle ou automatisée du tweet litigieux, la demande
cumulatives, à savoir être délibérée, artificielle ou automatisée, et massive ;- que le risque présentée n’entre pas dans les prévisions de l’article L.163-2 du code électoral. En
d’altération de la sincérité du scrutin doit également présenter un caractère manifeste ; troisième lieu, le juge des référés doit apprécier le caractère manifeste du risque
En l’espèce, le tweet posté le 1 mai 2019 est rédigé comme suit : “Ici à la Pitié-Salpêtrière, d’altération de la sincérité du scrutin, lié à la diffusion de ce tweet. Les demandeurs
on a attaqué un hôpital. On a agressé son personnel soignant. Et on a blessé un policier exposent que les propos du ministre de l’Intérieur visent à faire croire à un climat de
mobilisé pour le protéger. Indéfectible soutien à nos forces de l’ordre : elles sont la fierté violence pour faire jouer le ressort de la peur et du chaos, ce qui ne peut que perturber la
de la République”. Il appartient en premier lieu au juge des référés d’apprécier le point campagne des élections européennes. Pour solliciter le retrait du tweet, les demandeurs
de savoir si ces allégations sont inexactes ou trompeuses, comme le soulignent les indiquent au surplus que M. Castaner, ministre de l’Intérieur, a lui-même reconnu dès le
demandeurs qui indiquent que cette dénonciation s’est révélée fausse et que ces 3 mai 2019 que le terme d’attaque n’était pas approprié. Mais si le tweet a pu employer
événements n’ont jamais eu lieu. Ils en veulent pour preuve un article du journal Le Figaro des termes exagérés, comme cela vient d’être évoqué, il n’a pas occulté le débat, puisqu’il
qu’ils produisent et qui évoque une intrusion de manifestants dans l’enceinte de l’hôpital, a été immédiatement contesté, que de nombreux articles de presse écrite ou Internet ont
lors d’une scène très courte et non violente. L’article du journal poursuit en précisant que indiqué que les faits ne se sont pas déroulés de la manière dont l’exposait Monsieur
Christophe Castaner et que des versions différentes ont surgi, permettant ainsi à chaque

8
électeur de se faire une opinion éclairée, sans risque manifeste de manipulation. En qui accompagne ces photos, intitulé « Plaisir royal dans la neige », rend compte du plaisir
conséquence, les conditions posées par l’article L.163-2 du code électoral ne sont pas des personnes photographiées de se retrouver à Saint-Moritz.
remplies et il n’y a pas lieu de faire droit à la demande de retrait. c) La troisième photo
PAR CES MOTIFS : 19. Sur la troisième photo, parue dans le numéro 12/04 du 11 mars 2004, les requérants
LE TRIBUNAL, sont dans un télésiège à Zürs am Arlberg pendant leurs vacances de ski. Sur la même
Statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par jugement en état de référé, page figure une petite photo du prince Rainier avec la requérante et le prince Albert prise
contradictoire et en premier ressort, lors de la fête nationale du 19novembre et intitulée «Ce fut la dernière entrée en scène de
Déclare irrecevable la demande formée à l’encontre de la SAS Twitter France (…). la princesse ». Une autre photo occupant la moitié de la page montre la requérante au bal
de la Rose.
Les trois photos illustrent l’article intitulé « La princesse Caroline. Tout Monaco l’attend
II. Limites de la liberté d’expression : la protection de la réputation et des », dont les passages pertinents en l’espèce se lisent ainsi :
droits d’autrui « Les billets d’entrée pour le bal de la Rose, qui aura lieu le 20 mars à Monaco, sont
vendus depuis des semaines. Et les invités ne viendront que pour elle : la princesse Caro-
Doc 8 : CEDH, Von Hannover c/ Allemagne, GC, 7 février 2012 line von Hannover (47 ans). Depuis la fête nationale, elle n’a participé à aucun rendez-
B. Les photos litigieuses vous officiel (...) Elle était absente lors du festival du cirque et de la fête de sainte Dévote,
15. Par la suite, se prévalant de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire de la requérante, patronne de Monaco. Chaque année, la fille aînée du prince Rainier (80 ans) ouvre tradi-
les requérants engagèrent plusieurs procédures devant les juridictions civiles en vue de tionnellement le bal. Elle a succédé dans ce rôle à sa mère qui a perdu la vie dans un
faire interdire toute nouvelle publication des photos parues dans des magazines alle- accident, et ce bal est le bal préféré de Caroline (...) Le prince, gravement malade, vient
mands. de sortir de l’hôpital après une opération du cœur et ne pourra pas assister au bal. Il est
1. Les photos publiées dans le magazine Frau im Spiegel encore trop faible. L’allocution de bienvenue qu’il prononcera en l’honneur des invités
16. Les trois premières photos ont été publiées par la maison d’édition Ehrlich & Sohn sera retransmise par les caméras de télévision et projetée sur grand écran. La princesse
GmbH & Co. KG dans le magazine Frau im Spiegel. Caroline et son mari Ernst August von Hannover ouvriront le bal de la Rose par une
a) La première photo valse.
17. La première photo, parue dans le numéro 9/02 du 20 février 2002, montre les requé- Ils ont tous deux fêté leur cinquième anniversaire de mariage en janvier. Et il y avait autre
rants se promenant pendant leurs vacances de ski à Saint-Moritz. Elle est assortie d’un chose à célébrer dans la maison von Hannover : le prince a eu 50 ans le 26 février. Il a
article intitulé : « Le prince Rainier – il n’est pas seul à la maison » (« Fürst Rainier – Nicht fêté son anniversaire en compagnie de Caroline et de quelques amis à la station mondaine
allein zu Haus »). L’article se lit ainsi : « Les premières fleurs de magnolia s’ouvrent dans de Saint-Moritz, toute blanche de neige. A vrai dire, le couple passait ses vacances à Zürs
le parc du palais de Monaco – mais le prince Rainier (78 ans) semble n’avoir aucun regard am Arlberg mais, pour la fête d’anniversaire, ils sont descendus pour quelques jours au
pour le printemps qui renaît. Il fait une promenade avec sa fille Stéphanie (37 ans). Elle Palace Hotel à Saint-Moritz. »
le soutient. Il a le pas traînant. Il a froid malgré le soleil. Le vieux seigneur est fatigué. Les 2. La photo publiée dans le magazine Frau Aktuell
Monégasques ont vu leur prince pour la dernière fois il y a trois semaines. C’était au 20. La maison d’édition WZV Westdeutsche Zeitschriftenverlag GmbH & Co. KG a
festival du cirque : il se montrait allègre et joyeux aux côtés de sa fille qui riait. Mais depuis publié dans le numéro 9/02 du 20 février 2002 du magazine Frau Aktuell la même photo
il n’a plus quitté le palais. Même pas pour la fête de sainte Dévote, patronne nationale. (ou une photo quasiment identique) que celle parue le même jour dans le magazine Frau
Le pays est préoccupé. Les enfants du prince Rainier aussi. Le prince Albert (il participe im Spiegel no 9/02 (paragraphe 17 ci-dessus). L’article accompagnant cette photo dans
actuellement aux Jeux olympiques de Salt Lake City), la princesse Caroline (en vacances Frau Aktuell est intitulé : « Ça, c’est l’amour vrai. La princesse Stéphanie. Il n’y a qu’elle
à Saint-Moritz avec le prince Ernst August von Hannover) et la princesse Stéphanie se qui s’occupe du prince malade. » Ses parties pertinentes en l’espèce sont ainsi rédigées :
relaient pour prendre soin de leur père. Il ne doit pas rester seul à la maison quand il ne « Sa vie amoureuse peut paraître débridée. Une chose est toutefois sûre : quand il s’agit
va pas bien. Pas sans l’amour de ses enfants. » de son père, la princesse Stéphanie sait où est son cœur. Alors que le reste de la famille
Sur la même page sont publiées une photo du prince Rainier avec sa fille, la princesse voyage à travers le monde, elle est accourue auprès du prince Rainier (78 ans) dont la
Stéphanie, et une photo du prince Albert de Monaco prise lors des Jeux olympiques de santé semble très altérée. Elle est la seule à s’occuper du monarque malade.
Salt Lake City. Car la sœur de Stéphanie, Caroline (45 ans), a pris quelques jours de vacances avec son
b) La deuxième photo mari Ernst August (48 ans) et leur fille Alexandra (2 ans) dans la station de ski mondaine
18. La deuxième photo, parue dans le numéro 9/03 du 20 février 2003, montre les re- de Saint-Moritz, en Suisse. Le prince Albert, lui, était aux Jeux olympiques à Salt Lake
quérants à Saint-Moritz lors d’une promenade. La légende correspondante dit: «Ernst City, où il participait à la course de bobsleigh à quatre. « Pour la cinquième et dernière
August von Hannover et son épouse, la princesse Caroline de Monaco, profitent du soleil fois », a-t-il expliqué. De temps en temps, il disparaissait pour quelques jours. On raconte
et de la neige à Saint-Moritz. » Sur la même page figurent une petite photo du prince que le prince de Monaco a revu sa dame de cœur, Alice Warlick (24 ans), une perchiste
Albert et deux photos montrant des membres d’une famille royale européenne. L’article américaine dont on dit qu’elle serait sa future épouse. Le prince [Rainier], qui déteste
rester seul actuellement, s’est beaucoup réjoui de la visite de sa benjamine. Stéphanie a

9
consacré beaucoup de temps au prince. Elle a fait avec lui de longues promenades et ils commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peu-
se sont confié tout ce qui leur tenait à cœur. « Rainier a savouré la présence de sa fille vent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou
cadette. Lorsqu’elle est près de lui, il s’épanouit véritablement. Dans ces moments-là, il familiale. Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée
oublie même qu’il est âgé et malade», racontent les Monégasques. «Stéphanie devrait venir jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23,
beaucoup plus souvent ». » série A no 91, et Armonienė, précité, § 36). Cela vaut également pour la protection du
Sur la même page sont également reproduites la photo de la princesse Stéphanie en com- droit à l’image contre les abus de la part de tiers (Schüssel, précitée ; Von Hannover,
pagnie de son père parue le même jour dans le magazine Frau im Spiegel no 9/02 (para- précité, § 57 ; et Reklos et Davourlis, précité, § 35).
graphe 17 ci-dessus), un portrait de celle-ci ainsi que deux photos montrant l’une le prince 99. La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au regard de l’article
Albert seul et l’autre le prince avec Alice Warlick. 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins com-
3. Appréciation de la Cour parables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à
a) Sur l’objet de la requête ménager entre les intérêts concurrents en jeu (White c. Suède, no 42435/02, § 20, 19
94. La Cour relève d’emblée qu’elle n’est pas appelée, en l’espèce, à examiner la question septembre 2006, et Gourguénidzé, précité, § 37).
de savoir si l’Allemagne a satisfait à ses obligations découlant de l’article 46 de la Con- ii. Concernant la liberté d’expression
vention en ce qui concerne l’exécution de l’arrêt Von Hannover rendu par elle en 2004, 100. Les présentes requêtes appelant un examen du juste équilibre à ménager entre le
cette tâche incombant au Comité des Ministres (Verein gegen Tierfabriken Schweiz droit des requérants au respect de leur vie privée et le droit de la maison d’édition à la
(VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 61, CEDH 2009-..., et Öcalan c. Turquie liberté d’expression garanti à l’article 10 de la Convention, la Cour estime utile de rappeler
(déc.), no 5980/07, 6 juillet 2010). Les présentes requêtes portent uniquement sur de aussi les principes généraux relatifs à l’application de celui-ci.
nouvelles procédures engagées par les requérants postérieurement à l’arrêt Von Hanno- 101. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démo-
ver relativement à la publication d’autres photos les montrant (paragraphes 15-20 ci-des- cratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de cha-
sus). cun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « in-
b) Principes généraux formations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou
i. Concernant la vie privée indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent
95. La Cour rappelle que la notion de vie privée comprend des éléments se rapportant à le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de «société dé-
l’identité d’une personne, tels que son nom, sa photo, son intégrité physique et morale ; mocratique». Telle que la consacre l’article 10, la liberté d’expression est assortie d’excep-
la garantie offerte par l’article 8 de la Convention est principalement destinée à assurer le tions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit
développement, sans ingérences extérieures, de la personnalité de chaque individu dans se trouver établi de manière convaincante (voir, parmi d’autres, Handyside c. Royaume-
les relations avec ses semblables. Il existe donc une zone d’interaction entre l’individu et Uni, 7décembre 1976, § 49, série A no 24; Editions Plon c. France, no 58148/00, § 42,
des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la vie privée. La publication CEDH 2004-IV ; et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02
d’une photo interfère dès lors avec la vie privée d’une personne, même si cette personne et 36448/02, § 45, CEDH 2007-IV).
est une personne publique (Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002 ; 102. La Cour a par ailleurs souligné à de nombreuses reprises le rôle essentiel que joue la
Von Hannover, précité, §§ 50 et 53 ; Sciacca, précité, § 29 ; et Petrina c. Roumanie, no presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites,
78060/01, § 27, 14 octobre 2008). concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe
96. S’agissant de photos, la Cour a souligné que l’image d’un individu est l’un des attributs néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des
principaux de sa personnalité, du fait qu’elle exprime son originalité et lui permet de se informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. A sa fonction qui
différencier de ses paires. Le droit de la personne à la protection de son image constitue consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit,
ainsi l’une des conditions essentielles de son épanouissement personnel. Elle présuppose pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle
principalement la maîtrise par l’individu de son image, laquelle comprend notamment la indispensable de «chien de garde» (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no
possibilité pour celui-ci d’en refuser la diffusion (Reklos et Davourlis, précité, § 40). 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH1999-III, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no
97. La Cour rappelle également que, dans certaines circonstances, une personne, même 49017/99, § 71, CEDH 2004-XI).
connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de res- En outre, il n’appartient pas à la Cour, ni d’ailleurs aux juridictions internes, de se substi-
pect de sa vie privée (Von Hannover, précité, § 51 ; Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. tuer à la presse dans le choix du mode de compte rendu à adopter dans un cas donné
Belgique, no 64772/01, § 78, 9 novembre 2006 ; Standard Verlags GmbH c. Autriche (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Stoll c. Suisse [GC], no
(no 2), no 21277/05, § 48, 4 juin 2009 ; et Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. 69698/01, § 146, CEDH 2007-V).
France, no 12268/03, § 53, 23 juillet 2009). 103. La Cour rappelle enfin que la liberté d’expression comprend la publication de photos
98. Dans les affaires du type de celle à l’examen se trouve en cause non pas un acte de (Österreichischer Rundfunk c. Autriche (déc.), no 57597/00, 25 mai 2004, et Ver-
l’Etat mais l’insuffisance alléguée de la protection accordée par les juridictions internes à lagsgruppe News GmbH c. Autriche (no 2), no 10520/02, §§ 29 et 40, 14 décembre
la vie privée des requérants. Or si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir 2006). Il s’agit là néanmoins d’un domaine où la protection de la réputation et des droits
l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de d’autrui revêt une importance particulière, les photos pouvant contenir des informations

10
très personnelles, voire intimes, sur un individu ou sa famille (Von Hannover, précité § iv. Les critères pertinents pour la mise en balance
59 ; Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 42, CEDH 2007-VII ; et 108. S’agissant de la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au
Eerikäinen et autres c. Finlande, no 3514/02, § 70, 10 février 2009). respect de la vie privée, les critères se dégageant de la jurisprudence qui s’avèrent perti-
Par ailleurs, les photos paraissant dans la presse dite « à sensation » ou dans « la presse du nents en l’espèce sont énumérés ci-après.
cœur », laquelle a habituellement pour objet de satisfaire la curiosité du public sur les α) La contribution à un débat d’intérêt général
détails de la vie strictement privée d’une personne (Société Prisma Presse c. France (déc.), 109. Un premier élément essentiel est la contribution que la parution de photos ou d’ar-
nos 66910/01 et 71612/01, 1er juillet 2003, et Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS), ticles dans la presse apporte à un débat d’intérêt général (Von Hannover, précité, § 60 ;
précité, § 40), sont souvent réalisées dans un climat de harcèlement continu, pouvant Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue, précité, § 68 ; et Standard Verlags GmbH, précité, §
entraîner pour la personne concernée un sentiment très fort d’intrusion dans sa vie privée, 46). La définition de ce qui fait l’objet de l’intérêt général dépend des circonstances de
voire même de persécution (Von Hannover, précité, § 59, et Gourguénidzé, précité, § l’affaire. La Cour estime néanmoins utile de rappeler qu’elle a reconnu l’existence d’un
59). tel intérêt non seulement lorsque la publication portait sur des questions politiques ou
iii. Concernant la marge d’appréciation sur des crimes commis (White, précité, § 29 ; Egeland et Hanseid c. Norvège, no
104. La Cour rappelle que le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 34438/04, § 58, 16 avril 2009 ; et Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue, précité, § 72), mais
8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’ap- également lorsqu’elle concernait des questions relatives au sport ou aux artistes de la
préciation des Etats contractants, que les obligations à la charge de l’Etat soient positives scène (Nikowitz et Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche, no 5266/03, § 25, 22 février
ou négatives. Il existe en effet plusieurs manières différentes d’assurer le respect de la vie 2007 ; Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal,
privée. La nature de l’obligation de l’Etat dépendra de l’aspect de la vie privée qui se nos 11182/03 et 11319/03, § 28, 26 avril 2007 ; et Sapan c. Turquie, no 44102/04, § 34,
trouve en cause (X et Y c. Pays-Bas, précité, § 24, et Odièvre c. France [GC], no 8 juin 2010). En revanche, les éventuels problèmes conjugaux d’un président de la Répu-
42326/98, § 46, CEDH 2003-III). blique ou les difficultés financières d’un chanteur célèbre n’ont pas été considérés comme
De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les Etats contractants disposent relevant d’un débat d’intérêt général (Standard Verlags GmbH, précité, § 52, et Hachette
d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingé- Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, § 43).
rence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, no β) La notoriété de la personne visée et l’objet du reportage
41205/98, § 60, CEDH 2001-I, et Pedersen et Baadsgaard, précité, § 68). 110. Le rôle ou la fonction de la personne visée et la nature des activités faisant l’objet du
105. Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la reportage et/ou de la photo constituent un autre critère important, en lien avec le précé-
loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction in- dent. A cet égard, il y a lieu de distinguer entre des personnes privées et des personnes
dépendante (voir, mutatis mutandis, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 77, CEDH agissant dans un contexte public, en tant que personnalités politiques ou personnes pu-
2003-I, et Karhuvaara et Iltalehti, précité, § 38). Dans l’exercice de son pouvoir de con- bliques. Ainsi, alors qu’une personne privée inconnue du public peut prétendre à une
trôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui protection particulière de son droit à la vie privée, il n’en va pas de même des personnes
incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont publiques (Minelli c. Suisse (déc.), no 14991/02, 14 juin 2005, et Petrenco, précité, § 55).
rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invo- On ne saurait en effet assimiler un reportage relatant des faits susceptibles de contribuer
quées de la Convention (Petrenco c. Moldova, no 20928/05, § 54, 30 mars 2010 ; Polanco à un débat dans une société démocratique, au sujet de personnalités politiques dans l’exer-
Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 41, 21 septembre 2010; et Petrov cice de leurs fonctions officielles par exemple, à un reportage sur les détails de la vie
c. Bulgarie (déc.), no 27103/04, 2 novembre 2010). privée d’une personne ne remplissant pas de telles fonctions (Von Hannover, précité, §
106. Dans des affaires comme la présente espèce, qui nécessitent une mise en balance du 63, et Standard Verlags GmbH, précité, § 47).
droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, la Cour considère que Si, dans le premier cas, le rôle de la presse correspond à sa fonction de « chien de garde
l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, » chargé, dans une démocratie, de communiquer des idées et des informations sur des
sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage questions d’intérêt public, ce rôle paraît moins important dans le second cas. De même,
ou, sous l’angle de l’article 10, par l’éditeur qui l’a publié. En effet, ces droits méritent a si dans des circonstances particulières, le droit du public d’être informé peut même porter
priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, § 41 ; Timciuc sur des aspects de la vie privée de personnes publiques, notamment lorsqu’il s’agit de
c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010 ; et Mosley c. Royaume-Uni, personnalités politiques, cela n’est pas le cas, même si les personnes visées jouissent d’une
no 48009/08, § 111, 10 mai 2011 ; voir aussi le point 11 de la résolution de l’Assemblée certaine notoriété, lorsque les photos publiées et les commentaires les accompagnant se
parlementaire – paragraphe71 ci-dessus). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en rapportent exclusivement à des détails de leur vie privée et ont pour seul but de satisfaire
principe être la même dans les deux cas. la curiosité du public à cet égard (Von Hannover, précité, § 65 avec les références qui s’y
107. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères trouvent citées, et Standard Verlags GmbH, précité, § 53 ; voir aussi le point 8 de la
établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci subs- résolution de l’Assemblée parlementaire – paragraphe 71 ci-dessus). Dans ce dernier cas,
titue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no la liberté d’expression appelle une interprétation moins large (Von Hannover, précité, §
39401/04, §§ 150 et 155, 8 janvier 2011, et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], 66 ; Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, § 40 ; et MGN Limited, précité,
nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, 12 septembre 2011). § 143).

11
γ) Le comportement antérieur de la personne concernée 116. Dans la mesure où les requérants allèguent à ce propos que la nouvelle approche
111. Le comportement de la personne concernée avant la publication du reportage ou le suivie par la Cour fédérale de justice et la Cour constitutionnelle fédérale ne fait que
fait que la photo litigieuse et les informations y afférentes ont déjà fait l’objet d’une pu- reprendre l’ancienne jurisprudence en employant d’autres termes, la Cour rappelle qu’il
blication auparavant constituent également des éléments à prendre en compte (Hachette ne lui incombe pas d’examiner in abstracto la législation et la pratique nationales perti-
Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, §§ 52-53, et Sapan, précité, § 34). Toutefois, le nentes, mais de rechercher si la manière dont elles ont été appliquées aux requérants a
seul fait d’avoir coopéré avec la presse antérieurement n’est pas de nature à priver l’inté- enfreint l’article 8 de la Convention (Karhuvaara et Iltalehti, précité, § 49).
ressé de toute protection contre la publication de la photo litigieuse (Egeland et Hanseid, 117. La Cour relève qu’en appliquant sa nouvelle approche la Cour fédérale de justice a
précité, § 62). estimé que ni la partie de l’article accompagnant les photos litigieuses au sujet des va-
δ) Le contenu, la forme et les répercussions de la publication cances de ski des requérants ni les photos elles-mêmes ne contenaient des informations
112. La façon dont la photo ou le reportage sont publiés et la manière dont la personne liées à un événement de l’histoire contemporaine et, de ce fait, ne contribuaient pas à un
visée est représentée sur la photo ou dans le reportage peuvent également entrer en ligne débat d’intérêt général. La Cour fédérale de justice a considéré qu’il en allait cependant
de compte (Wirtschafts-Trend Zeitschriften-Verlagsgesellschaft m.b.H. c. Autriche (no autrement dans la mesure où les articles rendaient compte aussi de la maladie du prince
3), nos 66298/01 et 15653/02, § 47, 13 décembre 2005 ; Reklos et Davourlis, précité, § Rainier III, souverain régnant de la principauté de Monaco à l’époque, et du comporte-
42 ; et Jokitaipale et autres c. Finlande, no 43349/05, § 68, 6 avril 2010). De même, l’am- ment des membres de sa famille pendant cette maladie. D’après elle, il s’agissait là d’un
pleur de la diffusion du reportage et de la photo peut, elle aussi, revêtir une importance, événement de l’histoire contemporaine dont les magazines pouvaient rendre compte et
selon qu’il s’agit d’un journal à tirage national ou local, important ou faible (Karhuvaara qui les autorisait à assortir leurs reportages écrits des photos litigeuses, puisque celles-ci
et Iltalehti, précité, § 47, et Gourguénidzé, précité, § 55). étayaient et illustraient cette information.
ε) Les circonstances de la prise des photos De son côté, la Cour constitutionnelle fédérale a relevé à cet égard que la Cour fédérale
113. Enfin, la Cour a déjà jugé que l’on ne peut faire abstraction du contexte et des cir- de justice avait accepté que la maladie du prince régnant de Monaco pouvait être consi-
constances dans lesquels les photos publiées ont été prises. A cet égard, il importe d’exa- dérée comme un événement d’intérêt général et que la presse avait par conséquent été en
miner la question de savoir si la personne visée a donné son consentement à la prise et à droit de relater comment les enfants du prince conciliaient leurs obligations de solidarité
la publication des photos (Gourguénidzé, précité, § 56, et Reklos et Davourlis, précité, § familiale avec les besoins légitimes de leur vie privée, dont faisait partie le désir de partir
41) ou si celles-ci ont été faites à son insu ou à l’aide de manœuvres frauduleuses (Ha- en vacances. Elle a en outre confirmé qu’il y avait un lien suffisant entre la photo publiée
chette Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, § 47, et Flinkkilä et autres c. Finlande, et l’événement décrit par l’article.
no 25576/04, § 81, 6 avril 2010). Il convient également d’avoir égard à la nature ou à la 118. La Cour observe que le fait que la Cour fédérale de justice ait apprécié la valeur
gravité de l’intrusion et des répercussions de la publication de la photo pour la personne informative de la photo litigieuse à la lumière de l’article l’accompagnant ne prête pas le
visée (Egeland et Hanseid, précité, § 61, et Timciuc, décision précitée, § 150). En effet, flanc à la critique au regard de la Convention (voir, mutatis mutandis, Tønsbergs Blad
pour une personne privée inconnue du public, la publication d’une photo peut s’analyser A.S. et Haukom, précité, § 87, et Österreichischer Rundfunk c. Autriche, no 35841/02,
en une ingérence plus substantielle qu’un reportage écrit (Eerikäinen et autres, précité, § §§ 68 et 69, 7 décembre 2006). En ce qui concerne la qualification de la maladie du prince
70, et A. c. Norvège, précité, § 72). Rainier d’événement de l’histoire contemporaine, la Cour est d’avis que, compte tenu des
c) Application des principes au cas d’espèce raisons avancées par les juridictions allemandes, cette interprétation ne peut passer pour
114. La Cour relève les modifications apportées à la suite de l’arrêt Von Hannover par la déraisonnable (voir, mutatis mutandis, Editions Plon, précité, §§ 46-57). A cet égard, il
Cour fédérale de justice à sa jurisprudence antérieure. Cette juridiction a notamment sou- n’est pas sans intérêt de relever que la Cour fédérale de justice a confirmé l’interdiction
ligné qu’il fallait à l’avenir attacher de l’importance à la question de savoir si le reportage de publication de deux autres photos montrant les requérants dans des circonstances
litigieux contribuait à un débat factuel et si son contenu allait au-delà d’une simple volonté comparables, précisément au motif que leur publication ne servait qu’à des fins de diver-
de satisfaire la curiosité du public. A cet égard, elle a indiqué aussi que plus la valeur de tissement (paragraphes 36 et 37 ci-dessus). La Cour peut donc accepter que les photos
l’information pour le public était grande, plus l’intérêt d’une personne à être protégée litigieuses, considérées à la lumière des articles les accompagnant, ont apporté, au moins
contre sa diffusion devait céder le pas et vice versa. Tout en faisant remarquer que la dans une certaine mesure, une contribution à un débat d’intérêt général. Sur ce point, elle
liberté d’expression comprenait aussi des reportages à visée divertissante, elle a précisé tient à rappeler qu’à la fonction de la presse de diffuser des informations et des idées sur
que l’intérêt des lecteurs à être divertis avait en règle générale un poids inférieur à celui toutes les questions d’intérêt général s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (para-
de la protection de la sphère privée. graphe 102 ci-dessus).
115. La Cour constitutionnelle fédérale a confirmé cette approche en précisant que si elle 119. Dans la mesure où les requérants dénoncent le risque de voir les médias contourner
n’avait pas mis en question, dans son arrêt du 15 décembre 1999, l’ancienne jurisprudence les conditions fixées par la Cour fédérale de justice en utilisant n’importe quel événement
de la Cour fédérale de justice, cela ne signifiait pas pour autant qu’une autre conception de l’histoire contemporaine comme prétexte pour justifier la publication de photos les
de la protection – privilégiant davantage la mise en balance des intérêts en conflit lors de montrant, la Cour constate qu’il ne lui appartient pas, dans le cadre des présentes re-
l’examen de la question de savoir si une photo relevait du domaine de l’histoire contem- quêtes, de se prononcer sur la conformité avec la Convention d’éventuelles futures pu-
poraine et pouvait de ce fait en principe être publiée sans le consentement de la personne blications de photos des intéressés. Le cas échéant, il leur sera loisible de saisir les juridic-
visée – ne pouvait pas être conforme à la Loi fondamentale.

12
tions nationales compétentes à cet effet. La Cour observe par ailleurs que la Cour cons- 125. La Cour relève en outre que les juridictions nationales ont explicitement pris en
titutionnelle fédérale a précisé dans son arrêt que dans l’hypothèse où un article ne serait compte la jurisprudence de la Cour en la matière. Alors que la Cour fédérale de justice a
qu’un prétexte pour publier la photo d’une personne connue du grand public, il n’existe- modifié sa jurisprudence à la suite de l’arrêt Von Hannover, la Cour constitutionnelle
rait pas de contribution à la formation de l’opinion publique et il n’y aurait dès lors pas fédérale a pour sa part non seulement confirmé cette jurisprudence, mais également pro-
lieu de faire prévaloir l’intérêt de publier sur la protection de la personnalité. cédé à une analyse détaillée de la jurisprudence de la Cour en réponse aux griefs des
120. Il est vrai que la Cour fédérale de justice est partie de l’idée que les requérants étaient requérants d’après lesquels l’arrêt de la Cour fédérale de justice avait méconnu la Con-
des personnages connus du public qui attiraient tout particulièrement l’attention de celui- vention et la jurisprudence de la Cour.
ci, sans s’étendre sur les raisons à l’origine de cette conclusion. La Cour estime toutefois 126. Dans ces conditions, et eu égard à la marge d’appréciation dont les juridictions na-
qu’indépendamment de la question de savoir si et dans quelle mesure la requérante as- tionales disposent en la matière lorsqu’elles mettent en balance des intérêts divergents, la
sume des fonctions officielles pour le compte de la principauté de Monaco, on ne saurait Cour conclut que celles-ci n’ont pas manqué à leurs obligations positives au titre de l’ar-
prétendre que les requérants, compte tenu de leur degré de notoriété incontestable, sont ticle 8 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition.
des personnes privées ordinaires. Ils doivent au contraire être considérés comme des
personnes publiques (Gourguénidzé, précité, §40; Sciacca, précité, § 27; Reklos et Da- Doc 9 : CEDH, Aff. Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France, Grande
vourlis, précité, § 38; et Guiorgui Nikolaïchvili c. Géorgie, no 37048/04, § 123, CEDH chambre, 10 novembre 2015
2009-...). D. Appréciation de la Cour
121. La Cour fédérale de justice s’est penchée ensuite sur la question de savoir si les 79. La Cour constate qu’il ne fait pas controverse entre les parties que la condamnation
photos litigieuses avaient été prises dans des circonstances défavorables aux requérants. litigieuse a constitué une ingérence dans l’exercice par les requérantes du droit à la liberté
A cet égard, le Gouvernement soutient que le fait que les photos ont été prises à l’insu d’expression protégé par l’article 10 de la Convention. Il n’est pas davantage contesté que
des requérants ne signifie pas nécessairement qu’elles l’ont été clandestinement dans des cette ingérence était prévue par la loi en ce qu’elle était fondée sur les articles 9 et 1382
conditions défavorables aux requérants. Ceux-ci, pour leur part, allèguent que les photos du code civil, ni qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection des droits d’au-
ont été prises dans un climat de harcèlement général auquel ils sont confrontés de ma- trui au sens de l’article 10 § 2 de la Convention – en l’espèce, le droit du prince à la vie
nière permanente. privée et à l’image. La Cour souscrit à cette appréciation.
122. La Cour observe que la Cour fédérale de justice a conclu que les requérants n’avaient 80. Les requérantes émettent toutefois une réserve quant à la légalité et à la légitimité de
pas invoqué l’existence de circonstances défavorables à ce sujet et que rien n’indiquait l’ingérence en cause, estimant trop extensive l’interprétation de la notion de vie privée
que les photos avaient été prises clandestinement ou à l’aide de moyens équivalents de faite en l’espèce par les juridictions nationales et se plaignant d’une absence de mise en
nature à rendre leur publication illicite. La Cour constitutionnelle fédérale, quant à elle, a balance circonstanciée des différents intérêts en présence (paragraphes 48-50 ci-dessus).
précisé que la maison d’édition concernée avait fourni des détails concernant la prise de Cela étant, la Cour estime que ces arguments relèvent de l’appréciation de la nécessité de
la photo parue dans le magazine Frau im Spiegel, mais que la requérante n’avait ni dé- l’ingérence et ne sont de nature à en remettre en cause ni la légalité ni le but légitime.
noncé l’insuffisance de ces informations devant les juridictions civiles, ni soutenu que la 81. En l’occurrence, le différend porte donc sur la question de savoir si l’ingérence était
photo contestée avait été prise dans des conditions qui lui étaient défavorables. « nécessaire dans une société démocratique ».
123. La Cour observe que, selon la jurisprudence des juridictions allemandes, les circons- 1. Les principes généraux qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour
tances dans lesquelles des photos ont été prises constituent l’un des facteurs qui sont 82. Maintes fois saisie de litiges appelant un examen du juste équilibre à ménager entre
normalement examinés lors de la mise en balance des intérêts en jeu. En l’espèce, il res- le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression, la Cour a développé
sort des décisions des juridictions nationales que cet élément ne commandait pas un exa- une jurisprudence abondante en la matière. Eu égard aux circonstances de la présente
men plus approfondi, faute d’indications pertinentes de la part des requérants et en l’ab- affaire, elle estime utile de rappeler les principes généraux relatifs à chacun des droits en
sence de circonstances particulières de nature à justifier l’interdiction de la publication cause puis d’exposer les critères de mise en balance de ces droits.
des photos. La Cour note au demeurant, comme l’a relevé la Cour fédérale de justice, que a) Les principes généraux concernant le droit au respect de la vie privée
les photos montrant les requérants en pleine rue à Saint-Moritz en hiver n’étaient pas en 83. La Cour rappelle que la notion de vie privée est une notion large, non susceptible
elles-mêmes offensantes au point de justifier leur interdiction. d’une définition exhaustive. Elle comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une
d) Conclusion personne, tels que son nom, sa photographie, son intégrité physique et morale. Elle com-
124. La Cour constate qu’en conformité avec sa jurisprudence les juridictions nationales prend également le droit de vivre en privé, loin de toute attention non voulue (Smirnova
ont procédé à une mise en balance circonstanciée du droit des sociétés d’édition à la c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 95, CEDH 2003-IX). La garantie offerte à cet
liberté d’expression avec le droit des requérants au respect de leur vie privée. Ainsi, elles égard par l’article 8 de la Convention est principalement destinée à assurer le développe-
ont attaché une importance primordiale à la question de savoir si les photos, considérées ment, sans ingérences extérieures, de la personnalité de chaque individu dans ses relations
à la lumière des articles les accompagnant, avaient apporté une contribution à un débat avec ses semblables. Il existe donc une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui,
d’intérêt général. Elles se sont en outre penchées sur les circonstances dans lesquelles les même dans un contexte public, peut relever de la vie privée.
photos avaient été prises.

13
84. Par ailleurs, si une personne privée inconnue du public peut prétendre à une protec- se trouver établi de manière convaincante (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976,
tion particulière de son droit à la vie privée, il n’en va pas de même des personnes pu- § 49, série A no 24, et, parmi d’autres, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France
bliques (Minelli c. Suisse (déc.), no 14991/02, 14 juin 2005). Cela étant, dans certaines [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007-IV, et Von Hannover (no 2), précité,
circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance § 101).
légitime » de protection et de respect de sa vie privée (voir, entre autres, Von Hannover 89. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection
(no 2), précité, § 97). de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans
85. La publication d’une photographie interfère dès lors avec la vie privée d’une per- le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes
sonne même si cette personne est une personne publique (ibidem, § 95). La Cour a en les questions d’intérêt général. Ainsi, la mission d’information comporte nécessairement
effet jugé, à de nombreuses reprises, qu’un cliché pouvait contenir des « informations » des « devoirs et des responsabilités » ainsi que des limites que les organes de presse doi-
très personnelles, voire intimes, sur un individu ou sa famille (ibidem, § 103). Aussi a-t- vent s’imposer spontanément (Mater c. Turquie, no 54997/08, § 55, 16 juillet 2013). À la
elle reconnu le droit de toute personne à son image, soulignant que l’image d’un individu fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur des ques-
est l’un des attributs principaux de sa personnalité, en raison du fait qu’elle exprime son tions d’intérêt général s’ajoute le droit pour le public d’en recevoir. S’il en allait autrement,
originalité et lui permet de se différencier de ses pairs. Le droit de la personne à la pro- la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø
tection de son image constitue ainsi l’une des conditions essentielles de son épanouisse- et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999-III, Pedersen et
ment personnel. Il présuppose principalement la maîtrise par l’individu de son image, ce Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 71, CEDH 2004-XI, et Von Hannover
qui comprend notamment la possibilité d’en refuser la diffusion (ibidem, § 96). (no 2), précité, § 102). De plus, il n’appartient pas à la Cour, ni d’ailleurs aux juridictions
86. Pour déterminer si une publication porte atteinte au droit à la vie privée de l’intéressé, internes, de se substituer à la presse dans le choix du mode de compte rendu à adopter
la Cour tient compte de la manière dont l’information ou la photographie a été obtenue. dans un cas donné (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Stoll
En particulier, elle accorde de l’importance au fait que le consentement des personnes c. Suisse [GC], no 69698/01, § 146, CEDH 2007-V). La liberté d’expression comprend
concernées a été recueilli ou qu’une photographie suscite un sentiment plus ou moins par ailleurs la publication de photographies. Il s’agit néanmoins d’un domaine où la pro-
fort d’intrusion (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 59, CEDH 2004-VI, tection de la réputation et des droits d’autrui revêt une importance particulière, les pho-
Gourguénidzé c. Géorgie, no 71678/01, §§ 55-60, 17 octobre 2006, et Hachette Filipac- tographies pouvant contenir des informations très personnelles, voire intimes, sur un
chi Associés c. France, no 71111/01, § 48, 14 juin 2007). Elle a ainsi eu l’occasion d’ob- individu ou sa famille (Von Hannover (no 2), précité, § 103). Enfin, même si la divulga-
server que les photographies paraissant dans la presse dite « à sensation », ou « presse du tion d’informations sur la vie privée des personnes publiques poursuit généralement un
cœur », qui a habituellement pour objet de satisfaire la curiosité du public sur les détails but de divertissement et non d’éducation, elle contribue à la variété de l’information dis-
de la vie strictement privée d’autrui (Société Prisma Presse c. France (déc.), no 66910/01, ponible au public et bénéficie indubitablement de la protection de l’article 10 de la Con-
1er juillet 2003, Société Prisma Presse c. France (déc.), no 71612/01, 1er juillet 2003, et vention. Cette protection peut toutefois céder devant les exigences de l’article 8 lorsque
Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 40, 23 juillet 2009), l’information en cause est de nature privée et intime et qu’il n’y a pas d’intérêt public à sa
sont souvent réalisées dans un climat de harcèlement continu, pouvant entraîner pour la diffusion (Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 131, 10 mai 2011).
personne concernée un sentiment très fort d’intrusion dans sa vie privée, voire de persé- c) Les principes généraux concernant la marge d’appréciation et la mise en balance des
cution (Von Hannover, précité, § 59). Entre également en jeu dans l’appréciation de la droits
Cour le but dans lequel une photographie a été utilisée et pourra être utilisée à l’avenir 90. Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention
(Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 42, 15 janvier 2009, et Hachette Filipacchi dans les rapports entre individus relève en principe de la marge d’appréciation des États
Associés (ICI PARIS), précité, § 52). contractants, et ce que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives
87. Ces facteurs ne sont toutefois pas limitatifs. D’autres critères peuvent être pris en (Von Hannover (no 2), précité § 104, avec les références citées). De même, sur le terrain
compte selon les circonstances particulières de l’espèce. Ici, la Cour réitère l’importance de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge
d’avoir égard à la gravité de l’intrusion dans la vie privée et des répercussions de la publi- d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté
cation pour la personne visée (Gourguénidzé, précité, § 41). d’expression protégée par cette disposition (ibidem). Toutefois, cette marge va de pair
b) Les principes généraux concernant le droit à la liberté d’expression avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent,
88. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démo- même quand celles-ci émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son
cratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de cha- pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions natio-
cun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les infor- nales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions
mations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indiffé- qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispo-
rentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le sitions de la Convention invoquées (ibidem, § 105, avec les références citées).
pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démo- 91. Dans les affaires qui nécessitent une mise en balance entre le droit au respect de la
cratique ». Telle que la consacre l’article 10, la liberté d’expression est assortie d’excep- vie privée et le droit à la liberté d’expression, la Cour considère que l’issue de la requête
tions, qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit ne saurait en principe varier selon que l’affaire a été portée devant elle, sous l’angle de

14
l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage ou, sous l’angle
de l’article 10, par l’éditeur qui l’a publié. En effet, ces droits méritent a priori un égal a) Quant à la question de la contribution à un débat d’intérêt général
respect (ibidem, § 106). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même 96. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour
dans les deux cas. des restrictions à la liberté d’expression lorsqu’est en cause une question d’intérêt général
92. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la condition de « nécessité dans une (voir, entre autres, Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil des arrêts
société démocratique » commande de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à et décisions 1996-V). La marge d’appréciation des États est en effet réduite en matière
un besoin social impérieux, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi, et si les de débat touchant à l’intérêt général (Editions Plon c. France, no 58148/00, § 44, CEDH
motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants 2004-IV). Dans les circonstances de la présente affaire, il est donc essentiel de déterminer
(Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 62, série A no 30). La marge si la teneur de l’interview révélant la paternité du prince pouvait s’entendre comme cons-
d’appréciation dont jouissent les autorités nationales pour déterminer s’il existe pareil titutive d’une information de nature à « contribuer à un débat d’intérêt général ».
« besoin » et quelles mesures doivent être adoptées pour y répondre n’est pas illimitée,
elle va de pair avec un contrôle européen exercé par la Cour, qui doit dire en dernier i. Quant à la notion de « contribution à un débat d’intérêt général »
ressort si une restriction se concilie avec la liberté d’expression telle que la protège l’ar- 97. Le Gouvernement arguë qu’une interprétation trop extensive de cette notion serait
ticle 10. Si la mise en balance à laquelle ont procédé les autorités nationales s’est faite de nature à annihiler toute protection de la vie privée des personnes publiques (para-
dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons graphes 65-66 ci-dessus). À cet égard, la Cour souligne que la définition de ce qui est
sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Von Han- susceptible de relever de l’intérêt général dépend des circonstances de chaque affaire
nover (no 2), précité, § 107). (Von Hannover (no 2), précité, § 109, et Axel Springer AG, précité, § 90).
93. La Cour a déjà eu l’occasion d’énoncer les principes pertinents qui doivent guider 98. Elle rappelle également qu’elle a déjà eu l’occasion de se prononcer sur diverses si-
son appréciation dans ce domaine. Elle a ainsi posé un certain nombre de critères dans tuations dont elle a conclu que, tout en étant susceptibles d’être rattachées à la vie privée,
le contexte de la mise en balance des droits en présence (Von Hannover (no 2), précité, elles pouvaient légitimement être portées à la connaissance du public. Elle a alors pris en
§§ 109-113, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 90-95, 7 février compte un certain nombre de facteurs permettant de déterminer si une publication révé-
2012). Les critères pertinents ainsi définis sont la contribution à un débat d’intérêt géné- lant des éléments de la vie privée concernait également une question d’intérêt général.
ral, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de Parmi ces facteurs figurent l’importance de la question pour le public ainsi que la nature
la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi de l’information révélée (Von Hannover (no 2), précité, § 109, ainsi que, dans le contexte
que, le cas échéant, les circonstances de la prise des photographies. Dans le cadre d’une du droit à la réputation, Axel Springer AG, précité, § 90, avec les références citées).
requête introduite sous l’angle de l’article 10, la Cour vérifie en outre le mode d’obtention 99. Elle a notamment admis par le passé que des éléments de la vie privée puissent être
des informations et leur véracité ainsi que la gravité de la sanction imposée aux journa- révélés en raison de l’intérêt que le public peut avoir à prendre connaissance de certains
listes ou aux éditeurs (ibidem). La Cour estime que les critères ainsi définis peuvent être traits de la personnalité de la personne publique en cause (voir les affaires Ojala et Etu-
transposés à la présente affaire. keno Oy c. Finlande, no 69939/10, §§ 54-55, 14 janvier 2014, et Ruusunen c. Finlande,
2. Application de ces principes au cas d’espèce no 73579/10, §§ 49-50, 14 janvier 2014, dans lesquelles la Cour a estimé que le moment
94. La Cour observe que l’article litigieux consistait en une interview de Mme Coste, qui et la manière dont un ancien Premier ministre finlandais avait noué une relation amou-
révélait que le prince était le père de son fils. L’article donnait en outre des précisions reuse et la rapidité avec laquelle celle-ci s’était développée pouvaient se révéler d’intérêt
quant aux circonstances dans lesquelles Mme Coste avait rencontré le prince, à leur rela- public, dès lors qu’ils permettaient d’appréhender une éventuelle malhonnêteté ou un
tion intime, à leurs sentiments mutuels et à la manière dont il avait réagi à sa grossesse et manque de jugement à cet égard). Il reste cependant que la vie amoureuse et sentimentale
dont il se comportait avec l’enfant. Il était assorti de photographies du prince avec l’enfant d’une personne présente en principe un caractère strictement privé. Dès lors, en général,
dans les bras ou accompagné de Mme Coste, dans un contexte aussi bien privé que public les détails afférents à la vie sexuelle ou aux moments intimes d’un couple ne devraient
(paragraphes 14-16 ci-dessus). pouvoir être portés à la connaissance du public, sans consentement préalable pour ce
95. À cet égard et au vu des arguments avancés par les parties (paragraphes 53 et 69 ci- faire, que dans des circonstances exceptionnelles.
dessus) quant aux conclusions auxquelles sont parvenues les juridictions allemandes à 100. La Cour a également souligné maintes fois que, s’il existe un droit du public à être
propos de publications sensiblement similaires parues dans Bunte, la Cour estime utile informé, droit qui est essentiel dans une société démocratique et peut même, dans des
de souligner, à titre liminaire, que son rôle en l’espèce consiste avant tout à vérifier que circonstances particulières, porter sur des aspects de la vie privée de personnes publiques,
les instances nationales dont les requérantes contestent les décisions ont procédé à une des publications ayant pour seul objet de satisfaire la curiosité d’un certain lectorat sur les
juste pondération des droits en cause en statuant à l’aune des critères qu’elle a définis détails de la vie privée d’une personne ne sauraient, quelle que soit la notoriété de cette
pour ce faire (critères rappelés au paragraphe 93 ci-dessus). Ainsi, l’appréciation qu’elle personne, passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société
fera des circonstances de la présente affaire ne saurait procéder d’un examen comparé (Von Hannover, précité, § 65, MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 143, 18
des décisions adoptées respectivement par les juridictions françaises et les juridictions janvier 2011, et Alkaya c. Turquie, no 42811/06, § 35, 9 octobre 2012).
allemandes quant à l’information révélée.

15
101. Ainsi, un article portant sur les liaisons extraconjugales qu’auraient entretenues des susmentionnés (paragraphes 98-103 ci-dessus), se rapportait également à une question
personnalités publiques de premier plan, hauts fonctionnaires de l’État, ne fait que col- d’intérêt général.
porter des ragots servant uniquement à satisfaire la curiosité d’un certain lectorat (Stan- 107. À cet égard, la Cour estime tout d’abord utile de souligner que si une naissance est
dard Verlags GmbH c. Autriche (no 2), no 21277/05, § 52, 4 juin 2009). De même, la un fait de nature intime, celui-ci ne relève pas de la seule sphère privée des personnes
publication de photographies représentant dans des scènes de la vie quotidienne une concernées mais a également une dimension publique, puisqu’il s’accompagne en prin-
princesse qui n’exerce aucune fonction officielle ne vise qu’à satisfaire la curiosité d’un cipe d’une déclaration publique (acte juridique de la vie civile) et de l’établissement d’une
certain public (Von Hannover, précité, § 65, avec les références citées). La Cour réaffirme filiation. À l’aspect purement privé et familial que comporte la filiation d’une personne
à cet égard que l’intérêt général ne saurait être réduit aux attentes d’un public friand de s’ajoute donc un aspect public lié au mode d’organisation social et juridique de la parenté.
détails quant à la vie privée d’autrui, ni au goût des lecteurs pour le sensationnel voire, Une information relatant une naissance ne saurait donc être considérée, en soi, comme
parfois, pour le voyeurisme. une révélation ayant trait exclusivement aux détails de la vie privée d’autrui, dont le but
102. Pour vérifier qu’une publication portant sur la vie privée d’autrui ne tend pas uni- serait uniquement de satisfaire la curiosité du public.
quement à satisfaire la curiosité d’un certain lectorat mais constitue également une infor- 108. Ensuite, eu égard aux spécificités de la principauté de Monaco, où « les liens entre
mation d’importance générale, il faut apprécier la totalité de la publication et rechercher la Famille souveraine et les Monégasques sont très étroits » et où « le règne monarchique
si celle-ci, prise dans son ensemble et au regard du contexte dans lequel elle s’inscrit (...) s’est fondé sur l’union entre le prince et la communauté nationale »[1], la Cour estime
(Tønsbergs Blad A.S. et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 87, 1er mars 2007, Björk qu’on ne saurait dénier la valeur d’intérêt général – à tout le moins pour les sujets de la
Eiðsdóttir c. Islande, no 46443/09, § 67, 10 juillet 2012, et Erla Hlynsdόttir c. Islande, Principauté – au fait que le prince – connu à l’époque comme étant célibataire et sans
no 43380/10, § 64, 10 juillet 2012), se rapporte à une question d’intérêt général. enfant – a une descendance, qui plus est masculine. La circonstance que le fils du prince
103. À cet égard, la Cour précise qu’ont trait à un intérêt général les questions qui tou- était un enfant naturel est sans conséquence sur ce point. En effet, la naissance de cet
chent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent enfant n’était pas dénuée, à l’époque, d’éventuelles incidences dynastiques et patrimo-
son attention ou le préoccupent sensiblement (Sunday Times, précité, § 66), notamment niales : le prince n’était alors pas marié et la question d’une légitimation par mariage pou-
parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité (Barthold vait se poser, même si une telle issue était improbable.
c. Allemagne, 25 mars 1985, § 58, série A no 90). Tel est le cas également des questions 109. Les incidences successorales de cette naissance étaient d’ailleurs mentionnées dans
qui sont susceptibles de créer une forte controverse, qui portent sur un thème social l’article où était relatée la mise en garde attribuée au conseil du prince, qui aurait déclaré :
important (voir par exemple Erla Hlynsdόttir, précité, § 64), ou encore qui ont trait à un « Tu te rends compte, si c’est un garçon, on se servira de ça pour qu’Albert ne monte pas
problème dont le public aurait intérêt à être informé (Tønsbergs Blad A.S. et Haukom, sur le trône et le trône, l’enfant pourrait le revendiquer ». Elles apparaissaient également
précité, § 87). dans les propos de Mme Coste lorsque celle-ci déclarait : « je n’avais pas envie qu’il gran-
disse comme Mazarine (...) Je ne pensais qu’à ça et pas une seconde au fait qu’il représente
ii. Quant à la contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général un héritier potentiel ». Ainsi se trouvaient également évoquées les raisons qui pouvaient
104. En l’espèce, les juridictions nationales ont conclu à l’absence de « tout fait d’actua- pousser le prince à refuser de reconnaître officiellement sa paternité et à préférer main-
lité » comme de « tout débat d’intérêt général » qui puissent être rattachés à la publication tenir celle-ci secrète. De plus, à travers les propos de Mme Coste, qui déclarait avoir
litigieuse, l’enfant étant exclu de la succession au trône, situation que « les conclusions de « peur pour l’équilibre psychologique de [son] fils » et vouloir qu’il « grandisse normale-
la société ne soutenaient ni être en débat dans les sociétés française ou monégasque, ni ment avec un père », l’article abordait également la question de l’intérêt supérieur de l’en-
être étudiée par la publication ». Elles ont ainsi estimé que l’article litigieux constituait une fant à voir officiellement établie sa filiation paternelle, aspect important de son identité
intrusion dans la vie privée du prince qui n’était nullement susceptible d’être justifiée par personnelle.
« les nécessités (…) de l’actualité », nécessités qu’elles ont jugé « inexistantes » (para- 110. À ce stade, la Cour rappelle, eu égard à l’argument du Gouvernement relatif au fait
graphes 27 et 36 ci-dessus). que l’article ne contenait que quelques lignes sur la question de la qualité d’héritier poten-
105. La Cour estime quant à elle qu’il faut apprécier l’article dans son ensemble ainsi que tiel de l’enfant (paragraphe 68 ci-dessus), que seule importe la question de savoir si un
la substance de l’information qui y est révélée, pour déterminer si la teneur de l’interview reportage est susceptible de contribuer au débat d’intérêt général et non de savoir s’il a
dévoilant la paternité du prince peut s’analyser en une information ayant pour objet une pleinement atteint cet objectif (Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, § 57, CEDH
question d’intérêt général. Certes, à cet égard, ayant à l’esprit les observations des juridic- 2015). Elle précise qu’il n’est pas nécessaire, pour qu’une publication contribue à un débat
tions nationales (paragraphes 20, 27 et 36 ci-dessus) et du Gouvernement (paragraphe 70 d’intérêt général, qu’elle y soit entièrement consacrée : il peut suffire qu’elle s’y rattache
ci-dessus), la Cour admet que l’interview de Mme Coste contenait de nombreux détails et qu’elle présente un ou plusieurs éléments en ce sens (Lillo-Stenberg et Sæther c. Nor-
de l’intimité du prince et de ses sentiments réels ou supposés qui, dans les circonstances vège, no 13258/09, § 37, 16 janvier 2014, Ojala et Etukeno Oy, précité, § 54, et Ruusu-
de l’espèce, ne se rattachent pas directement à un débat d’intérêt général. nen, précité, § 49).
106. Pour autant, elle considère que l’article ne peut être regardé comme ayant unique- 111. En l’espèce, l’information litigieuse n’était pas dénuée de toute incidence politique,
ment pour sujet les relations entre Mme Coste et le prince, sauf à réduire grandement la et elle pouvait susciter l’intérêt du public sur les règles de succession en vigueur dans la
portée de la notion d’intérêt général. Il ne fait aucun doute que la publication, prise dans Principauté (qui excluaient les enfants nés hors mariage de la succession au trône). De
son ensemble et dans son contexte et analysée à la lumière des précédents jurisprudentiels même, l’attitude du prince, qui entendait conserver le secret de sa paternité et se refusait

16
à une reconnaissance publique (paragraphes 25 et 27 ci-dessus), pouvait, dans une mo- 117. La Cour rappelle que le rôle ou la fonction de la personne visée et la nature de
narchie héréditaire dont le devenir est intrinsèquement lié à l’existence d’une descen- l’activité faisant l’objet du reportage et/ou d’une photo constituent un autre critère im-
dance, provoquer l’attention du public. Tel était également le cas de son comportement portant à prendre en compte (Von Hannover (no 2), précité, § 110, et Axel Springer AG,
vis-à-vis de la mère de l’enfant – qui ne parvenait à obtenir ni l’acte de reconnaissance précité, § 91). En effet, le caractère public ou notoire d’une personne influe sur la pro-
notarié de son fils, ni sa transcription à l’état civil (paragraphe 17 ci-dessus) – et de l’enfant tection dont sa vie privée peut bénéficier. La Cour a ainsi reconnu à maintes reprises que
lui-même : ces informations pouvaient être révélatrices de la personnalité du prince, no- le public avait le droit d’être informé de certains aspects de la vie privée des personnes
tamment quant à sa manière d’aborder et d’assumer ses responsabilités. publiques (voir, entre autres, Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 45,
112. Dans ce contexte, il importe de rappeler le rôle symbolique de la monarchie héré- CEDH 2004-X).
ditaire. Dans une telle monarchie, le prince incarne l’unité de la nation. Dès lors, certains 118. Il faut donc opérer une distinction entre les personnes privées et les personnes agis-
événements touchant les membres de la famille princière, s’ils relèvent de la vie privée, sant dans un contexte public, en tant que personnalités politiques ou que personnes pu-
participent également de l’histoire contemporaine. Ainsi la Cour en a-t-elle notamment bliques. On ne saurait en effet assimiler à un reportage sur les détails de la vie privée
jugé de la maladie du prince Rainier III (Von Hannover (no 2), précité, §§ 38 et 117). d’une personne un reportage relatant, au sujet de personnalités politiques, des faits sus-
Pour la Cour, il en est de même de la naissance d’un enfant, fût-il un enfant naturel, ceptibles de contribuer à un débat dans une société démocratique, à raison par exemple
d’autant qu’à la date des faits litigieux cet enfant paraissait être le seul descendant du de l’exercice de leurs fonctions officielles (Von Hannover, précité, § 63, et Standard Ver-
prince. En effet, dans une monarchie constitutionnelle héréditaire, la personne du prince lags GmbH et Krawagna-Pfeifer c. Autriche, no 19710/02, § 47, 2 novembre 2006).
et sa lignée témoignent aussi de la continuité de l’État. 119. Ainsi, selon qu’elle est ou non investie de fonctions officielles, une personne pourra
113. Partant, la Grande Chambre estime que, si l’article litigieux contenait certes de nom- voir son droit à l’intimité de sa vie privée plus ou moins restreint : en ce sens, le droit des
breux détails ressortissant exclusivement à la vie privée voire intime du prince, il avait personnes publiques à préserver le secret de leur vie privée est en principe plus large
également pour objet une information de nature à contribuer à un débat d’intérêt général lorsqu’elles ne sont détentrices d’aucune fonction officielle (même si elles jouent un rôle
(paragraphes 105-112 ci-dessus), comme les requérantes l’ont soutenu aussi bien devant de représentation en tant que membres d’une famille princière, voir à cet égard Von Han-
les juridictions internes que devant la Cour (paragraphes 30-33 et 52-53 ci-dessus). nover, précité, §§ 76-77) et plus restreint lorsqu’elles sont investies d’une telle fonction
114. Eu égard aux conclusions des juridictions nationales à cet égard (paragraphe 104 ci- (voir par exemple Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103, et Ojala et
dessus), la Cour estime utile de souligner que la contribution de la presse à un débat Etukeno Oy, précité, § 52).
d’intérêt général ne saurait être limitée aux seuls faits d’actualité ou débats préexistants. 120. En effet, le fait d’exercer une fonction publique ou de prétendre à un rôle politique
La presse est certes un vecteur de diffusion des débats d’intérêt général, mais elle a éga- expose nécessairement à l’attention du public, y compris dans des domaines relevant de
lement pour rôle de révéler et de porter à la connaissance du public des informations la vie privée. Dès lors, certains actes privés des personnes publiques peuvent ne pas être
susceptibles de susciter l’intérêt et de faire naître un tel débat au sein de la société. Au considérés comme tels, en raison de l’impact qu’ils peuvent avoir eu égard au rôle de ces
demeurant, au vu des articles parus dans le Daily Mail et dans Bunte (paragraphes 9 et 11 personnes sur la scène politique ou sociale et de l’intérêt que le public peut avoir, en
ci-dessus), la Cour observe que la qualité d’héritier potentiel ou non de l’enfant était déjà conséquence, à en prendre connaissance. La Cour fait sienne l’analyse de l’Assemblée
un sujet de discussion publique. parlementaire du Conseil de l’Europe, selon laquelle « les personnes publiques doivent se
115. Dès lors, elle considère que les juridictions nationales devaient apprécier l’ensemble rendre compte que la position particulière qu’elles prennent dans la société, et qui est
de la publication pour en déterminer le sujet avec justesse, et non examiner les propos souvent la conséquence de leur propre choix, entraîne automatiquement une pression
touchant à la vie privée du prince hors de leur contexte. Or, en l’occurrence, elles ont élevée dans leur vie privée » (Point 6 de la Résolution 1165 (1998), paragraphe 43 ci-
refusé de prendre en compte l’intérêt que pouvait revêtir pour le public l’information dessus ).
centrale de la publication – à savoir l’existence d’un enfant dont le prince était le père – 121. Ainsi, la Cour a notamment reconnu qu’un homme politique s’expose inévitable-
et se sont concentrées sur les détails concernant l’intimité du couple donnés par ment et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes
Mme Coste. Ce faisant, elles ont privé de toute efficacité le moyen de justification tiré de que par la masse des citoyens (voir, entre autres, Lingens, précité, § 42). Ce principe ne
l’intérêt général dont se sont prévalues les requérantes. s’applique d’ailleurs pas uniquement aux hommes politiques mais vaut pour toute per-
116. En l’espèce pourtant, eu égard à la nature de l’information en cause, la Cour ne voit sonne qui fait partie de la sphère publique, que ce soit par ses actes (voir en ce sens Krone
aucune raison de douter qu’en publiant le récit de Mme Coste les requérantes pouvaient Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 37, 26 février 2002, et News Ver-
s’entendre comme ayant contribué à un débat d’intérêt général. lags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 54, CEDH 2000-I) ou par sa position
(Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche (no 2), no 10520/02, § 36, 14 décembre 2006).
b) Quant à la notoriété de la personne visée et à l’objet du reportage 122. Cela étant, dans certaines circonstances, une personne, même connue du public,
peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée
i. Quant aux incidences de la qualification de « personne publique » (Von Hannover (no 2), précité, § 97). Ainsi, l’appartenance d’un individu à la catégorie
des personnalités publiques ne saurait aucunement, même dans le cas de personnes exer-

17
çant des fonctions officielles, autoriser les médias à transgresser les principes déontolo- là d’éléments relevant de la vie privée de Mme Coste et sur lesquels elle n’était nullement
giques et éthiques qui devraient s’imposer à eux ni légitimer des intrusions dans la vie tenue au silence et était libre de s’exprimer. La Cour ne peut ignorer à cet égard que
privée. l’article litigieux a été un relais d’expression pour l’interviewée et pour son fils.
123. Ainsi, la notoriété ou les fonctions d’une personne ne peuvent en aucun cas justifier 128. En outre, pour la publication litigieuse, Mme Coste était mue par un intérêt person-
le harcèlement médiatique ni la publication de photographies obtenues par des ma- nel, à savoir obtenir la reconnaissance officielle de son fils, ce que l’article expose d’ail-
nœuvres frauduleuses ou clandestines (voir, en ce qui concerne des photographies de leurs très clairement (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). L’interview soulevait donc une
personnalités connues prises au téléobjectif à leur insu, Von Hannover, précité, § 68) ou question d’intérêt général mais concernait également des intérêts privés concurrents : ce-
de photographies révélant des détails de la vie privée des personnes et constituant une lui de Mme Coste à obtenir la reconnaissance de son fils, raison pour laquelle elle avait
intrusion dans leur intimité (voir, en ce qui concerne la publication de photographies sur sollicité les médias (paragraphe 17 ci-dessus), celui de l’enfant à voir établie sa filiation
une prétendue relation adultère, Campmany et Lopez Galiacho Perona c. Espagne (déc.), paternelle et celui du prince au secret de celle-ci.
no 54224/00, CEDH 2000-XII). 129. La Cour convient néanmoins que, comme le soutient le Gouvernement (paragraphe
124. En l’espèce, la Cour observe que le prince est une personne qui, par sa naissance en 63 ci-dessus), le droit à la liberté d’expression de Mme Coste pour elle-même et pour son
tant que membre d’une famille princière et ses fonctions publiques, à la fois politique et fils n’est pas directement en cause dans la présente affaire, Mme Coste n’ayant pas été
de représentation, en qualité de chef d’État, jouit d’une notoriété publique indéniable. Il partie à la procédure devant les instances nationales et n’étant pas partie à la procédure
fallait donc que les juridictions nationales envisagent la mesure dans laquelle cette noto- devant la Cour. Elle souligne toutefois que le mélange des éléments relevant de la vie
riété et ces fonctions publiques étaient de nature à influer sur la protection dont sa vie privée de Mme Coste et de celle du prince devait être pris en compte pour apprécier la
privée pouvait bénéficier. Or elles se sont abstenues d’intégrer cette circonstance à leur protection due à ce dernier.
appréciation des faits soumis à leur examen. Ainsi, bien qu’elle ait rappelé qu’il pouvait
être fait exception au principe de protection de la vie privée lorsque les faits révélés étaient c) Quant au comportement antérieur de la personne concernée
susceptibles de susciter un débat à raison de leur impact compte tenu du statut ou des 130. La Cour observe que ni les juridictions internes ni les parties ne se sont prononcées
fonctions de la personne concernée (paragraphe 26 ci-dessus), la cour d’appel de Ver- sur le comportement antérieur du prince. Dans les circonstances de l’espèce, elle estime
sailles n’en a tiré aucune conséquence en l’espèce. De même, la Cour de cassation a seu- que, sauf à spéculer, les éléments du dossier ne peuvent suffire à lui permettre de prendre
lement énoncé de façon générale que « toute personne, quel que soit son rang, sa nais- connaissance ou d’appréhender le comportement antérieur du prince vis-à-vis des mé-
sance, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir a[vait] droit au respect de sa vie dias. Au demeurant, le seul fait d’avoir coopéré avec la presse antérieurement n’est pas
privée » (paragraphe 36 ci-dessus). de nature à priver de toute protection la personne visée par un article (Egeland et Hanseid
125. Or, l’espérance de protection de la vie privée pouvant se trouver réduite en raison c. Norvège, no 34438/04, § 62, 16 avril 2009). En effet, toute tolérance ou complaisance
des fonctions publiques exercées, la Cour estime que, pour procéder à une juste mise en réelle ou supposée d’un individu vis-à-vis de publications portant sur sa vie privée ne le
balance des intérêts en cause, les juridictions internes auraient dû tenir compte dans leur prive pas nécessairement de son droit à la protection de celle-ci.
appréciation des circonstances soumises à leur examen des incidences que pouvaient
avoir la qualité de chef d’État du prince, et chercher à déterminer, dans ce cadre, ce qui d) Quant au mode d’obtention des informations et à leur véracité
dans l’article litigieux relevait du domaine strictement privé et ce qui pouvait relever du 131. La Cour souligne tout d’abord l’importance que revêt à ses yeux le respect par les
domaine public. journalistes de leurs devoirs et de leurs responsabilités ainsi que des principes déontolo-
giques qui encadrent leur profession. À cet égard, elle rappelle que l’article 10 protège le
ii. Quant à l’objet de la publication droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt gé-
126. La Cour observe tout d’abord que la publication litigieuse touchait certes au do- néral dès lors qu’ils s’expriment de bonne foi, sur la base de faits exacts, et qu’ils fournis-
maine de la vie privée du prince en ce qu’elle rendait compte de sa vie sentimentale et sent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique
décrivait ses relations avec son fils. Pour autant, renvoyant à ses constatations préalables (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999-I).
(paragraphes 106-114), elle estime que l’élément essentiel de l’information contenue dans 132. La loyauté des moyens mis en œuvre pour obtenir une information et la restituer
l’article – l’existence de l’enfant – dépassait le cadre de la vie privée, compte tenu du ca- au public et le respect de la personne faisant l’objet d’une information (Egeland et Han-
ractère héréditaire de ses fonctions de chef de l’État monégasque. De plus, le prince seid, précité, § 61) sont aussi des critères essentiels à prendre en compte. Le caractère
s’étant montré publiquement en plusieurs occasions aux côtés de Mme Coste (para- tronqué et réducteur d’une publication est donc susceptible, lorsqu’il est de nature à in-
graphes 14 et 16 ci-dessus), la Cour considère que l’existence de sa relation avec elle ne duire les lecteurs en erreur, de limiter considérablement l’importance de la contribution
relevait plus de sa seule vie privée. de cette publication à un débat d’intérêt général (Stoll, précité, § 152).
127. La Cour souligne ensuite que l’article n’avait pas pour seul objet la vie privée du 133. Ensuite, la Cour tient à souligner les particularités de la présente affaire par rapport
prince mais portait également sur celle de Mme Coste et de son fils, sur lequel Mme Coste à d’autres affaires portées devant elle dans lesquelles la presse avait dévoilé la vie privée
était la seule à avoir l’autorité parentale. Ainsi, en est-il notamment des détails afférents à de personnes publiques, notamment de membres de la famille princière : par un choix
la grossesse de l’interviewée, à ses propres sentiments, à la naissance de son fils, au pro-
blème de santé de l’enfant et à leur vie commune (paragraphe 14 ci-dessus). Il s’agissait

18
qui apparaît personnel, volontaire et éclairé, Mme Coste a elle-même sollicité Paris Match 140. En effet, dès lors qu’est en cause une information mettant en jeu la vie privée d’au-
(paragraphe 17 ci-dessus). trui, il incombe aux journalistes de prendre en compte, dans la mesure du possible, l’im-
134. La véracité des déclarations de Mme Coste quant à la paternité du prince n’a pas été pact des informations et des images à publier, avant leur diffusion. En particulier, certains
remise en cause par l’intéressé, lequel l’a lui-même reconnue publiquement peu de temps événements de la vie privée et familiale font l’objet d’une protection particulièrement
après la parution de l’article litigieux. La Cour souligne à cet égard le caractère essentiel attentive au regard de l’article 8 de la Convention et doivent donc conduire les journalistes
de l’exactitude des informations diffusées : le respect de ce principe est indispensable à la à faire preuve de prudence et de précaution lors de leur traitement (Editions Plon, précité,
protection de la réputation d’autrui. §§ 47 et 53, et Hachette Filipacchi Associés, précité, §§ 46-49).
135. Quant aux photographies illustrant l’article, elles ont été remises volontairement 141. En l’espèce, la publication litigieuse se présentait sous la forme d’un entretien, fait
– comme l’a relevé la cour d’appel de Versailles (paragraphe 27 ci-dessus) – et gracieuse- de questions-réponses, retranscrivant sans commentaire journalistique les déclarations de
ment à Paris Match par Mme Coste (paragraphe 17 ci-dessus). En outre, les photogra- Mme Coste. Il apparaît par ailleurs que le ton de cet entretien était posé et dénué de
phies présentant le prince avec son enfant n’ont pas été prises à son insu (comparer avec sensationnalisme. Les propos de Mme Coste sont reconnaissables en tant que citations
Von Hannover, précité, § 68), ni dans des circonstances qui le présentaient sous un jour et ses motivations sont en outre clairement exposées aux lecteurs. De même, ceux-ci
défavorable (comparer avec Von Hannover (no 2), précité, §§ 121-123). Certes, comme peuvent aisément distinguer ce qui relève des faits et ce qui relève de la perception qu’en
les juridictions internes, la Cour observe que les photographies présentaient le prince avait l’interviewée, de ses opinions ou de ses sentiments personnels (paragraphe 14 ci-
dans un contexte privé et qu’elles ont été publiées sans son consentement. Toutefois, dessus).
elles ne montraient nullement une image de lui susceptible de porter préjudice à sa con- 142. La Cour a déjà eu l’occasion de dire que sanctionner un journaliste pour avoir aidé
sidération sociale du point de vue du lecteur. Elles ne donnaient pas non plus de lui une à la diffusion de déclarations émises par un tiers lors d’un entretien entraverait gravement
image faussée, et elles servaient surtout de support au contenu de l’interview, illustrant la la contribution de la presse aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait
véracité des informations qui y étaient présentées. se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (Jersild, précité, § 35, et Polanco
136. Quant aux photographies présentant le prince avec Mme Coste, il n’est pas contesté Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, §§ 47-48, 21 septembre 2010). Elle
qu’elles ont été réalisées dans des lieux publics au cours de manifestations elles-mêmes estime qu’il en va de même dans les circonstances de la présente affaire, où la publication
publiques, de sorte que leur publication ne suscite pas de questions particulières dans les litigieuse touchait, au-delà de la vie privée du prince, à un sujet d’intérêt général, d’autant
circonstances de la présente espèce. que les détails donnés par Mme Coste quant à sa relation avec le prince n’étaient pas de
nature à porter atteinte à la réputation de celui-ci ni à susciter un quelconque mépris à
e) Quant au contenu, à la forme et aux répercussions de l’article litigieux son endroit (comparer avec Ojala et Etukeno Oy, précité, § 56, et Ruusunen, précité, §
137. Le Gouvernement reproche aux requérantes d’avoir apporté un traitement specta- 51). Il n’est par ailleurs pas contesté que le récit de Mme Coste présentant sa vie et son
culaire à l’information publiée et de n’avoir pas trié les révélations faites par Mme Coste histoire personnelle avec le prince était sincère et qu’il a été fidèlement rapporté par les
en vue d’exclure celles touchant à l’intimité du prince (paragraphes 71-72 ci-dessus). Les requérantes. En outre, rien ne permet de douter qu’en relayant ce récit, ces dernières aient
juridictions internes ont quant à elles relevé que la publication litigieuse contenait de eu pour intention de transmettre au public une information d’intérêt général (paragraphe
nombreuses digressions sur les circonstances de la rencontre de Mme Coste avec le 116 ci-dessus).
prince, sur les réactions du prince à l’annonce de la grossesse de Mme Coste et sur son 143. Au demeurant, il appartenait aux instances nationales de procéder à une apprécia-
comportement ultérieur envers l’enfant (paragraphes 27 et 36 ci-dessus). tion de l’interview litigieuse de manière à opérer une distinction et une mise en balance
138. À cet égard, la Cour observe tout d’abord que, dans leur pratique quotidienne, les entre ce qui, dans les propos personnels de Mme Coste, était susceptible de toucher au
journalistes prennent des décisions par lesquelles ils choisissent la ligne de partage entre cœur de la vie privée du prince (comparer avec Ojala et Etukeno Oy, précité, § 56, et
le droit du public à l’information et le droit d’autrui au respect de sa vie privée. Ils ont Ruusunen, précité, § 51) et ce qui pouvait présenter un intérêt légitime pour le public. Or,
ainsi la responsabilité première de préserver les personnes, y compris les personnes pu- elles ne l’ont pas fait, déniant tout caractère « d’actualité » à l’information que représentait
bliques, de toute intrusion dans leur vie privée. Les choix qu’ils opèrent à cet égard doi- l’existence du fils du prince et estimant qu’elle se situait hors de « tout débat d’intérêt
vent être fondés sur les règles d’éthique et de déontologie de leur profession. général dont l’intérêt légitime du public aurait justifié qu’il fût rendu compte » (paragraphe
139. La Cour rappelle ensuite que la manière de traiter un sujet relève de la liberté jour- 36 ci-dessus).
nalistique. Il n’appartient ni à elle ni aux juridictions nationales de se substituer à la presse 144. Certes, la mise en récit de cet entretien s’accompagne d’effets de graphisme et de
en la matière (Jersild, précité, § 31). L’article 10 laisse également aux journalistes le soin titrages, destinés à attirer l’attention du lecteur et à émouvoir (paragraphes 15-16 ci-des-
de décider quels détails doivent être publiés pour assurer la crédibilité d’une publication sus). Eu égard aux critiques formulées par le Gouvernement sur ce point (paragraphe 72
(Fressoz et Roire, précité, § 54). Les journalistes sont en outre libres de choisir, parmi les ci-dessus), la Cour souligne que la présentation d’un article de presse et le style qui y est
informations qui leur parviennent, celles qu’ils traiteront et la manière dont ils le feront. employé relèvent du contenu rédactionnel et qu’il s’agit là d’un choix éditorial sur lequel
Cette liberté n’est cependant pas exempte de responsabilités (paragraphes 131-132 ci- il n’appartient en principe ni à elle ni aux juridictions internes de se prononcer. Cela étant,
dessus). elle rappelle également que la liberté rédactionnelle n’est pas illimitée et que la presse ne
doit pas dépasser certaines limites à cet égard, parmi lesquelles « la protection (...) des
droits d’autrui » (voir, entre autres, Mosley, précité, § 113, et MGN Limited, précité,

19
§ 141). En l’espèce, elle estime que, considérée globalement, cette mise en récit, réalisée secret de la paternité du prince avait déjà été mis à mal par des publications parues pré-
par l’adjonction de titres, de photographies et de légendes, ne dénature pas le contenu de cédemment dans d’autres médias (paragraphes 9 et 11 ci-dessus).
l’information et ne le déforme pas, mais doit en être considérée comme la transposition
ou l’illustration. f) Quant à la gravité de la sanction
145. Au demeurant, l’emploi de certaines expressions (paragraphes 15-16 ci-dessus) vrai- 151. La Cour rappelle que, dans le contexte de l’examen de la proportionnalité de la
semblablement destinées à capter l’attention du public n’est pas en soi de nature à poser mesure, c’est, indépendamment du caractère mineur ou non de la sanction infligée, le fait
problème au regard de la jurisprudence de la Cour (Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, même de la condamnation qui importe, même si celle-ci revêt uniquement un caractère
§ 41, 19 juin 2012) : il n’y a pas lieu de reprocher au magazine l’habillage de l’article et la civil (voir, mutatis mutandis, Roseiro Bento c. Portugal, no 29288/02, § 45, 18 avril 2006).
recherche d’une présentation attrayante dès lors que ceux-ci ne dénaturent ni ne tron- Toute restriction indue de la liberté d’expression comporte en effet le risque d’entraver
quent l’information publiée et ne sont pas de nature à induire le lecteur en erreur. ou de paralyser, à l’avenir, la couverture médiatique de questions analogues.
146. En ce qui concerne les photographies qui illustrent l’article et présentent le prince 152. En l’espèce, la société requérante s’est vu infliger 50 000 EUR de dommages-inté-
avec l’enfant dans les bras, la Cour rappelle tout d’abord que l’article 10 de la Convention, rêts ainsi qu’une mesure de publication judiciaire, sanctions que la Cour ne saurait consi-
par essence, laisse aux journalistes le soin de décider s’il est nécessaire ou non de repro- dérer comme négligeables.
duire le support de leurs informations pour en assurer la crédibilité (voir notamment
Fressoz et Roire, précité, § 54, et Pinto Coelho c. Portugal, no 28439/08, § 38, 28 juin g) Conclusion
2011). 153. Au vu de l’ensemble des considérations exposées ci-dessus, la Cour estime que les
147. Elle relève ensuite que la Cour de cassation a estimé que « la publication de photo- arguments avancés par le Gouvernement quant à la protection de la vie privée du prince
graphies représentant une personne pour illustrer des développements attentatoires à sa et de son droit à l’image, bien que pertinents, ne peuvent être considérés comme suffi-
vie privée port[ait] nécessairement atteinte à son droit au respect de son image » (para- sants pour justifier l’ingérence en cause. Les juridictions internes n’ont pas tenu compte
graphe 36 ci-dessus). dans une juste mesure, lorsqu’elles ont apprécié les circonstances soumises à leur examen,
148. Elle considère pour sa part que, s’il ne fait aucun doute en l’espèce que ces photo- des principes et critères de mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le
graphies relevaient de la vie privée du prince et que celui-ci n’avait pas consenti à leur droit à la liberté d’expression définis par la jurisprudence de la Cour (paragraphes 142-
publication, le lien qu’elles présentaient avec l’article litigieux n’était pas ténu, artificiel ou 143 ci-dessus). Elles ont ainsi outrepassé leur marge d’appréciation et manqué à ménager
arbitraire (Von Hannover c. Allemagne (no 3), no 8772/10, §§ 50 et 52, 19 septembre un rapport raisonnable de proportionnalité entre les mesures emportant restriction du
2013). Leur publication pouvait se justifier parce qu’elles apportaient de la crédibilité à droit des requérantes à la liberté d’expression qu’elles ont prononcées et le but légitime
l’histoire relatée. En effet, à l’époque de leur parution, Mme Coste n’ayant pu obtenir poursuivi.
l’acte de reconnaissance notarié de son fils (paragraphes 14 et 17 ci-dessus), elle ne dis- Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
posait d’aucun autre élément qui eût permis d’accréditer son récit, et éventuellement dis-
pensé les requérantes de publier les photographies. Dès lors, bien qu’elle ait eu pour effet Doc 10 : Tribunal judiciaire Paris, 30 novembre 2022, n° 22/13852
d’exposer au public la vie privée du prince, la Cour estime que la publication de ces pho-
tographies venait à l’appui des propos relatés dans l’article, dont il a déjà été établi qu’il Sur requête déposée au greffe de la chambre des requêtes du tribunal judiciaire de Paris,
contribuait à un débat d’intérêt général (paragraphe 113 ci-dessus). le 18 novembre 2022, par M. X Y, le magistrat délégué par le président du tribunal judi-
149. Par ailleurs, prises seules ou associées au texte qui les accompagnait (qu’il s’agisse ciaire de Paris a enjoint, par ordonnance rendue et mise à disposition au greffe ledit jour,
des titres, des sous-titres et des légendes, ou de l’interview elle-même), ces photographies à la SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉDIAPART "de ne pas publier tout ou partie de l’en-
n’avaient pas de caractère diffamatoire, péjoratif ou dénigrant pour l’image du prince registrement illicite réalisé le 27 novembre 2017 dans le bureau de maire de la Ville de
(comparer avec Egeland et Hanseid, précité, § 61), qui ne s’est d’ailleurs pas plaint d’une Saint-Etienne de M. X Y, sous tous supports, électronique, papier ou autre, édités par
atteinte à sa réputation. elle et/ou avec son assistance directe ou indirecte, et ce sous astreinte de 10.000 euros
150. Enfin, en ce qui concerne les répercussions de l’article litigieux, la Cour observe que par extrait publié".
peu de temps après la parution de cet article, le prince a reconnu publiquement sa pater- L’ordonnance sur requête a été signifiée à la demande de M. X Y à la SOCIÉTÉ ÉDI-
nité. La cour d’appel de Versailles a considéré à cet égard qu’il avait été « contraint » de TRICE DE MÉDIAPART, le 18 novembre 2022.
s’expliquer publiquement sur un fait relevant de sa vie privée (paragraphe 27 ci-dessus). Par acte délivré à personne le 23 novembre 2022, la SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉ-
La Cour estime quant à elle que les répercussions de l’article doivent être relativisées au DIAPART a fait assigner à heure indiquée, sur autorisation délivrée par le magistrat de
regard des publications parues antérieurement dans le Daily Mail et dans Bunte. Or, en permanence délégué par le président du tribunal judiciaire de Paris, selon ordonnance du
l’espèce, les juridictions internes ne paraissent pas les avoir envisagées dans le contexte 22 novembre 2022, M. X Y, devant le président du tribunal judiciaire de Paris en référé-
plus large de la couverture médiatique internationale dont les faits relatés dans l’article rétractation d’ordonnance sur requête, au visa des articles 76, 117, 122, 493, 496, 497,
avaient déjà fait l’objet. Ainsi, elles n’ont accordé aucun poids à la circonstance que le 700, 845 et 875 du code de procédure civile, des articles 1 et 5 de la loi du 29 juillet 1881,
des articles 6§1 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme
et des libertés fondamentales, aux fins suivantes : (…)

20
Le moyen soulevant l’incompétence du juge des requêtes sera en tout état de cause écarté
La SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉDIAPART soulève un (…) moyen qualifié d’incom- en tant que tel.
pétence du juge des requêtes, en soutenant sur le fondement de l’article 493 du code de 2- Sur le pouvoir du juge des requêtes :
procédure civile que le juge des requêtes, comme le juge des référés, n’a pas le pouvoir Le requérant se prévaut, au soutien de sa demande d’interdiction de publication de l’en-
de prendre une mesure définitive ou dont les conséquences seraient les mêmes qu’une registrement du 27 novembre 2017 devant le juge des requêtes aux fins de mesures con-
interdiction définitive, estimant que l’ordonnance délivrée prononce une interdiction, servatoires, d’une atteinte à la vie privée et du préjudice considérable et imminent que lui
sans indication de durée, de caractère général et sans préciser les propos visés par l’inter- causera la publication effectuée par un média national, disposant d’une audience très im-
diction, ce qui constitue selon elle une restriction préalable à la publication, prohibée en portante tel que MÉDIAPART, d’extraits d’un enregistrement clandestin de ses propos
matière de presse par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme réalisé dans son bureau de Maire lors d’une réunion de travail remontant à cinq ans. Il
(CEDH, arrêts 26 novembre 1991, Affaire Sunday Times c/ Royaume Uni, [...] et [...], met en exergue la citation in extenso entre guillemets par le journaliste de MÉDIAPART
[...]). et la distillation au compte- gouttes d’enregistrements d’entretiens privés.
M. Y conclut au rejet de ce moyen et soutient qu’il n’est pas démontré en l’espèce un Il fait état du fait que la mesure sollicitée d’interdiction de publication d’enregistrements
dépassement des pouvoirs du juge des requêtes, en invoquant la distinction existant entre clandestins a déjà été prononcée en référé à l’encontre de la SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE
le caractère provisoire de l’ordonnance rendue sur requête et la mesure prononcée dont MÉDIAPART et examinée par la Cour européenne des droits de l’homme, s’agissant de
l’article 493 du code de procédure civile n’exige pas qu’elle soit limitée dans le temps. l’ingérence faite à la liberté de la presse et à l’intérêt du public à être informé de sujets
*1- Sur la notion de compétence du juge des requêtes : d’intérêt national, en raison de leur caractère attentatoire à la vie privée mais également
En application de l’article 845 du code de procédure civile, "Le président du tribunal de la violation des dispositions des articles 226-1 et 226- 2 du code [pénal]. Il soutient ne
judiciaire ou le juge des contentieux de la protection est saisi par requête dans les cas pas demander l’interdiction à la Société Editrice de Mediapart de publier des informations
spécifiés par la loi. Il peut également ordonner sur requête toutes mesures urgentes lors- ni d’enquêter mais une interdiction précise de publier un enregistrement clandestin et son
que les circonstances exigent qu’elles ne soient pas prises contradictoirement. verbatim au titre du respect dû à sa vie privée.
Les requêtes afférentes à une instance en cours sont présentées au président de la La SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉDIAPART, à laquelle se joignent les différents inter-
chambre saisie ou à laquelle l’affaire a été distribuée ou au juge déjà saisi". venants volontaires à titre principal ou accessoire, se prévalent du fait qu’une telle mesure
Selon l’article 846 du même code, « La requête est présentée par un avocat ou par un prononcée par un juge du provisoire, sans débat contradictoire préalable, constitue une
officier public ou ministériel dans les cas où ce dernier y est habilité par les dispositions atteinte gravissime portée à la liberté d’informer de l’organe de presse; que la liberté d’ex-
en vigueur. Dans les cas où les parties sont dispensées de représentation par avocat, la pression est garantie au niveau national et international et doit faire l’objet d’un contrôle
requête est remise ou adressée au greffe par le requérant ou par tout mandataire. Si elle strict et d’une interprétation précise par le juge judiciaire ; que la censure préventive ayant
est présentée à l’occasion d’une instance, elle doit indiquer la juridiction saisie ». été abolie, le contrôle du juge ne peut s’effectuer qu’a posteriori de la divulgation, l’abus
Selon l’article 493 du code de procédure civile, « l’ordonnance sur requête est une décision de la liberté d’expression n’étant pas constitué antérieurement ; que ce contrôle ne peut
provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas pas intervenir a priori pour prévenir le risque d’abus mais seulement après abus con-
appeler de partie adverse ». sommé de l’expression ; que le juge judiciaire, gardien des libertés individuelles, ne doit
En l’espèce, l’article 845 du code de procédure civile n’exclut pas ce mode de saisine de restreindre la liberté d’expression que pour des motifs impérieux non hypothétiques, de
droit commun du juge civil, lorsqu’il est dirigé à l’encontre d’un organe de presse. De manière limitée et proportionnée et uniquement en cas d’atteinte intolérable aux intérêts
même, une telle exclusion ne résulte d’aucun texte spécifique tel la loi du 29 juillet 1881 d’autrui ; que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme tend à pri-
sur la liberté de la presse. vilégier toute autre mesure plus appropriée que la mesure d’interdiction préventive si cela
Le président du Tribunal judiciaire de Paris, ou son délégataire désigné conformément est possible et pour répondre à un besoin impérieux ; que l’interdiction sollicitée puis
aux dispositions de l’ordonnance de roulement relative à la distribution des compétences prononcée constitue une censure préalable d’une information, en l’absence de publication
dans la juridiction, a compétence pour ordonner sur requête toute mesure urgente lorsque de tout article et que c’est en fait toute information contenue dans l’enregistrement qui
les circonstances exigent qu’elles ne soient pas prises contradictoirement. est visée par cette mesure ; qu’elle aboutit à priver la SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉ-
En l’absence de toute instance en cours opposant M. Y X à la SOCIÉTÉ ÉDITRICE DIAPART de la possibilité d’exercer sa mission d’information du public sur des sujets
DE MÉDIAPART, le Président du Tribunal judiciaire de Paris ou son délégataire, en d’intérêt général, dès lors qu’elle concerne des hommes politiques de premier plan.
l’occurrence un magistrat du pôle des urgences civiles, appartenant à la chambre des re-
quêtes, a compétence pour être saisi par requête aux fins de mesures conservatoires. Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irre-
Le moyen tendant à voir reconnaître que le juge sur requête excéderait son pouvoir, dans cevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir, tel le défaut de
le cadre d’une décision provisoire, en faisant droit à la demande présentée par M. Y, qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.
s’analyse en une fin de non- recevoir mais également en un moyen de défense au fond Selon l’article 493 du code de procédure civile, “l’ordonnance sur requête est une décision
tiré du caractère disproportionné de la mesure prononcée mais ne constitue pas une ex- provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas
ception d’incompétence. appeler de partie adverse".

21
La gravité de cette dérogation au contradictoire immédiat impose qu’il soit justifié par le Le caractère provisoire des décisions prises en matière de requêtes ou référé n’interdit
requérant de « l’existence de circonstances autorisant une dérogation au principe de la pas de solliciter à titre conservatoire une mesure d’interdiction dont le caractère excessif
contradiction ». ne saurait résulter du seul fait qu’elle intervient avant toute mise en ligne sur un site ou
Il s’agit d’une décision provisoire en ce qu’elle peut être rapportée ou modifiée par son diffusion au public, dès lors que la mesure sollicitée est adaptée à la prévention du dom-
auteur saisi sur référé-rétractation. Elle n’a pas autorité de chose jugée au principal. Elle mage imminent causé par l’atteinte aux droits d’autrui.
devient cependant définitive lorsqu’elle est exécutée sans contestation. Dans ces conditions, s’il est primordial de privilégier la voie du référé permettant un débat
Aux termes des articles 496, alinéa 2,« s’il est fait droit à la requête, tout intéressé peut en contradictoire sur le mérite des demandes formées dans ce cadre, au regard de la mise en
référer au juge qui a rendu l’ordonnance ». balance qu’elles impliquent entre des droits conventionnels protégés, il ne peut y avoir
En application de l’article 497 du même code, « Le juge a la faculté de modifier ou de par principe une irrecevabilité de toute requête d’interdiction à des fins conservatoires
rétracter son ordonnance, même si le juge du fond est saisi de l’affaire ». présentée au juge des requêtes dès lors qu’elle vise un organe de presse.
Le référé afin de rétractation ne constitue pas une voie de recours mais s’inscrit dans le La fin de non-recevoir ne peut donc dans ces conditions être accueillie.
nécessaire respect par le juge du principe de la contradiction, qui commande qu’une partie En revanche, la particulière gravité de l’ingérence faite à la liberté d’expression au titre du
à l’insu de laquelle une mesure urgente a été ordonnée, puisse disposer d’un recours ap- respect dû aux droits d’autrui tels le respect de la vie privée impose que la mesure sollicitée
proprié contre la décision qui lui fait grief. conserve une finalité provisoire et conservatoire. Par ailleurs, le recours à la requête en-
Le juge est tenu d’apprécier au jour où il statue les mérites de la requête, que ce soit en traînant un traitement judiciaire exorbitant, dérogeant à un débat contradictoire immé-
qualité de juge des requêtes, de juge du référé-rétractation ou de juge d’appel. diat, ne doit pas être dévoyé de son objet et servir à instituer un contrôle a priori de toute
S’agissant de la fin de non recevoir tendant à contester le pouvoir du juge, statuant sur publication, aboutissant dans ce cas à une censure préventive, ni encore servir à des fins
requête, de prononcer une mesure générale et principales d’interdiction définitive.
sans limitation de durée d’interdiction de publication d’enregistrement, en ce qu’elle porte Dans ces circonstances, la nécessaire mise en balance des libertés et droits fondamentaux
atteinte de manière grave et disproportionnée à la liberté d’expression au regard de l’in- en cause induit un contrôle exigeant de l’administration de la preuve de « l’existence de
terdiction de toute censure préalable, il sera rappelé à titre liminaire que le juge civil doit circonstances autorisant une dérogation au principe de la contradiction" et du caractère
en toute circonstance, et ce, quel que soit le mode de sa saisine, le caractère gracieux ou strictement conservatoire de la demande formulée.
contentieux de la procédure, le stade de cette procédure, ou le caractère principal ou Sur l’examen en l’espèce des circonstances alléguées au soutien de la nécessité de déroger
provisoire de la décision à intervenir, faire un examen scrupuleux de toute ingérence dans au principe de la contradiction et aux fins de mesures conservatoires
l’exercice d’un droit fondamental de l’individu ou d’une liberté fondamentale et mettre Dans sa requête aux fins de mesures conservatoires déposée au greffe, le 18 novembre
en balance les différents droits et libertés fondamentaux concernés. 2022, M. Y se prévaut des circonstances commandant de différer de façon temporaire
Conformément à l’article 9 du code civil et à l’article 8 de la Convention européenne de l’instauration d’un débat contradictoire et constituées de l’effet de surprise nécessaire au
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, toute personne, quelle succès de la mesure d’interdiction de publication de l’enregistrement clandestin et de son
que soit sa notoriété, a droit au respect de savie privée et est fondée à en obtenir la pro- verbatim. Il affirme d’une part qu’en cas d’assignation même d’heure à heure, la SO-
tection en fixant elle-même ce qui peut être divulgué à ce sujet. CIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉDIAPART s’empressera de publier tout ou partie de l’enre-
Cependant, ce droit doit se concilier avec le droit à la liberté d’expression, consacré par gistrement litigieux dans l’attente de la décision statuant sur une demande de suppression
l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des et que le préjudice irrémédiable que la requête vise à prévenir se produira nécessairement.
libertés ; il peut en particulier céder devant la liberté fondamentales d’informer sur tout D’autre part, il allègue que le journaliste de Médiapart a demandé dans le courriel qu’il lui
ce qui entre dans le champ de l’intérêt légitime du public car relatif à une actualité ou à a adressé une réponse avant le jeudi 17 novembre 2022 à 14h00 et qu’au moment du
un débat d’intérêt général. dépôt de la requête, la publication de l’article contenant tout ou partie de l’enregistrement
Ainsi, la personne, même connue du public, peut, dans certaines circonstances, se préva- illicite va être publié de façon imminente ; que dans ces circonstances, il lui est matériel-
loir d’une "espérance légitime”, de protection et de respect de sa vie privée (arrêt précité lement impossible, en respectant le principe du contradictoire, même dans le cadre d’un
SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉDIAPART et Autres c/ France, n° 281/15 et 34445/15, référé d’heure à heure, d’obtenir auprès du juge des référés la mesure sollicitée du juge
14 janvier 2021 et 31 mai 2021 §87) et ne peut pas, au regard du principe d’égalité et des requêtes. Au cours des débats sur le recours en rétractation, il ajoute que la dérogation
d’égal accès à la justice, être exclue de la faculté de recourir aux modes de saisine de droit au contradictoire immédiat se justifiait dès lors que le délai entre l’assignation en référé
commun devant le juge civil. La qualité du défendeur, organe de presse, n’est pas davan- d’heure à heure et l’audience permettait la concrétisation du projet de publication d’ex-
tage de nature à rendre irrecevable M. Y en sa requête. traits de l’enregistrement clandestin, de nature à entraîner des conséquences irréversibles
L’atteinte aux droits d’autrui et notamment au respect de la vie privée, permet, en pré- pour le requérant, et qu’à ce titre une présomption suffisamment forte ou la menace d’un
sence d’un trouble manifestement illicite ou d’un dommage imminent, de solliciter du péril imminent était de nature à justifier de différer le débat contradictoire ; qu’en l’espèce
président du tribunal judiciaire, même en présence d’une contestation sérieuse, toutes la menace d’un péril imminent pour le requérant était bien réelle, M. A ayant déclaré
mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dom- publiquement après la signification de l’ordonnance du 18 novembre 2022 que « nous
mage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. nous apprêtions à publier de nouveaux enregistrements » et « notre article était prêt ».

22
La SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉDIAPART soutient que les circonstances alléguées Il sera par ailleurs relevé la poursuite par le requérant d’échanges de messages SMS avec
dans la requête pour déroger au principe de la contradiction reposent sur des motifs hy- le journaliste de MÉDIAPART après le 17 novembre 2022 à 14 heures (pièce n°12 de la
pothétiques. Par ailleurs, elle fait valoir que le but visé par le requérant n’était pas l’enre- Société Éditrice Médiapart), pour solliciter un délai supplémentaire de réponse. Il en ré-
gistrement vocal mais l’interdiction générale de publier l’ensemble des informations qu’il sulte par ailleurs l’acceptation de M. Y de répondre au journaliste en charge de l’enquête
contient, demande dont la motivation ni précise, ni circonstanciée, est profondément le 18 novembre 2022, après obtention d’un délai supplémentaire la veille, ainsi que la
illicite et attentatoire à la liberté d’expression. fixation d’un échange pour 13 heures, le même jour, dont il est ignoré le contenu.
Il ressort de la requête « aux fins de mesures conservatoires » que M. Y met en avant au Aucune allusion à la poursuite d’échanges avec la SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉDIA-
18 novembre 2022, pour étayer les circonstances justifiant de différer le contradictoire, PART n’est faite dans la requête déposée.
essentiellement : Le juge des requêtes n’est pas davantage avisé de ces circonstances par tous moyens au-
- le courriel adressé par le journaliste de la rédaction de MÉDIAPART, en date du 15 près du greffe de la chambre des requêtes, alors que la requête était alors en cours d’exa-
novembre 2022 et adressé aux conseils de M. X Y, évoquant une discussion ayant eu lieu men.
dans son bureau de Maire, le 27 novembre 2017, citant des propos entre guillemets qui Enfin, la requête est déposée « aux fins de mesures conservatoires » et évoque dans ses
lui sont attribués et lui demandant motifs l’impossibilité pratique en terme de délai d’assigner en heure à heure, ce qui im-
d’apporter des éléments de réponse pour éclairer la teneur desdits propos, avant le jeudi plique nécessairement, l’introduction d’une instance et la délivrance d’une assignation.
17 novembre 2022 à 14 heures, après un premier courrier d’interrogation du 10 sep- Outre le fait que la délivrance d’une assignation pouvait intervenir dès la mi-septembre
tembre 2022 faisant référence à des conversations en mairie des 27 novembre 2017 et 9 2022, la délivrance de l’ordonnance sur requête n’a été suivie d’aucune assignation en
juillet 2018, lui demandant de confirmer des déclarations en rapport avec le chantage référé ni assignation au fond, devant la chambre spécialisée en matière de droit de la
dénoncé par M.HI, presse, M. Y se contentant à l’audience de référé rétractation, soit huit jours après la
- un article du même journaliste de MÉDIAPART du 6 septembre 2022, comportant signification de l’ordonnance sur requête, de solliciter à titre subsidiaire la modification
l’annonce d’enregistrements diffusés par MÉDIAPART visant à anéantir la version don- de l’ordonnance en maintenant ses effets pour 15 jours pour lui permettre d’assigner au
née par « M. X Y », à l’occasion d’une enquête intitulée "A SAINT ETIENNE, LE fond la SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉDIAPART et sans qu’aucun projet d’assignation
MAIRE, LA SEXTAPE ET LE CHANTAGE POLITIQUE", et mettant en ligne des ne soit d’ailleurs communiqué.
extraits d’enregistrements réalisés en avril 2022 à la Mairie de Saint-Etienne, entre H P- Il résulte de ces différents éléments que la rétention d’éléments d’informations sur l’an-
Q et K L, directeur de cabinet du Maire. tériorité de la connaissance de l’existence de l’enregistrement et d’une première publica-
Il ressort toutefois des débats et pièces communiquées à l’audience, que des articles tion d’extraits, permettant à M. Y d’agir en justice en amont de la requête déposée, le
avaient été publiés à compter du 12 septembre 2022 par MÉDIAPART, contenant des défaut d’information du juge des requêtes sur l’état exact des discussions encore en cours
extraits d’enregistrements de 2017 et 2018 et évoquant précisément la réunion du 27 no- avec le journaliste en charge de l’enquête et l’absence d’assignation délivrée à la SO-
vembre 2017 (pièces n° 3 de la SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉDIAPART). CIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉDIAPART, concomitamment ou à bref délai après la signi-
Dans ces circonstances, M. X Y avait déjà connaissance depuis à tout le moins le 12 fication de l’ordonnance délivrée sur requête à des fins conservatoires, ne permettent pas
septembre 2022 de l’enregistrement de la réunion du 27 novembre 2017 à disposition de de caractériser au jour du recours en rétractation l’existence de circonstances suffisantes
la SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉDIAPART, au vu de la publication d’extraits interve- justifiant une dérogation au principe de la contradiction.
nus à cette date. Il pouvait agir au fond voire en référé pour demander une mesure de Pour ce seul motif, il est fait droit à la demande de rétractation de l’ordonnance sur re-
retrait ou d’interdiction de publication dudit enregistrement. quête en date du 18 novembre 2022.
Le choix procédural de déposer une requête plus de deux mois après cette date et après Sur les autres demandes
l’expiration du délai de réponse de 48 heures à une demande d’informations du 15 no- Au vu des circonstances de la présente instance, le requérant à l’ordonnance rétractée, M.
vembre 2022 X Y, conservera la charge des dépens.
émanant du journaliste en charge de cette enquête à MÉDIAPART, ne permet pas à M. Il sera par ailleurs condamné à payer à la SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉDIAPART la
Y de se prévaloir, pour justifier de déroger au principe du contradictoire, du caractère somme de 9.000 euros sur le fondement de
imminent de l’atteinte alléguée, imminence à laquelle il a contribué. l’article 700 du code de procédure civile. Sa demande sur le même fondement est rejetée.
M. Y se prévaut à l’audience des déclarations effectuées par M. A, représentant de la
SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE MÉDIAPART, sur le site de la SOCIÉTÉ ÉDITRICE DE Doc 11 : Cass. crim., 26 février 2020, n° 19-81.827
MÉDIAPART, après la signification de l’ordonnance, confirmant l’intention adverse de
publication de nouveaux enregistrements et l’existence d’un article prêt à publier, pour Faits et procédure

contester le caractère hypothétique de l’atteinte imminente à sa vie privée et établir l’im- 1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

minence de cette atteinte. Toutefois, ces éléments de fait en ce qu’ils sont présentés à 2. Le 5 juin 2014, Mme T... H... s'est présentée au musée Grévin, à Paris, dans la salle dite
l’audience de rétractation sont inopérants, en ce qu’ils sont postérieurs au dépôt de la "des chefs d'Etat", qui rassemble plusieurs statues de cire de dirigeants mondiaux. Elle a
requête et ne peuvent dès lors servir à caractériser le bien-fondé de la dérogation à la dévêtu le haut de son corps, révélant sa poitrine nue, portant l'inscription : "Kill Putin".
contradiction lors du dépôt de la requête.

23
Elle a fait tomber la statue du président russe, M. Poutine, dans laquelle elle a planté à 10. Pour relaxer la prévenue de l'infraction d'exhibition sexuelle, la cour d'appel retient
plusieurs reprises un pieu métallique pour partie peint en rouge, en déclarant : "fuck dic- que la seule exhibition de la poitrine d'une femme n'entre pas dans les prévisions du délit
tator, fuck Vladimir Poutine". Elle a été interpellée et a revendiqué son appartenance au prévu à l'article 222-32 du code pénal, si l'intention exprimée par son auteur est dénuée
mouvement dit "Femen", donnant à son geste le caractère d'une protestation politique.
 de toute connotation sexuelle, ne vise pas à offenser la pudeur d'autrui, mais relève de la
3. Elle a été poursuivie devant le tribunal correctionnel pour exhibition sexuelle et dégra- manifestation d'une opinion politique, protégée par l'article 10 de la Convention euro-
dations volontaires du bien d'autrui. Par jugement du 15 octobre 2014, le tribunal correc- péenne des droits de l'homme.

tionnel de Paris l'a déclarée coupable de ces deux délits, l'a condamnée à une amende de 11. Les juges énoncent que la prévenue déclare appartenir au mouvement dénommé "Fe-
1 500 euros et prononcé sur les intérêts civils. La prévenue et le ministère public ont men", qui revendique un "féminisme radical", dont les adeptes exposent leurs seins dé-
relevé appel de ce jugement.
 nudés sur lesquels sont apposés des messages politiques, cette forme d'action militante
4. La cour d'appel de Paris s'est prononcé sur ces appels, par un arrêt du 12 janvier 2017, s'analysant comme un refus de la sexualisation du corps de la femme, et une réappropria-
cassé par un arrêt de la Cour de cassation du 10 janvier 2018 (n°17-80.816), qui a renvoyé tion de celui-ci par les militantes, au moyen de l'exposition de sa nudité.

la cause et les parties devant la cour d'appel de Paris, autrement composée, laquelle a 12. L'arrêt ajoute que le regard de la société sur le corps des femmes a évolué dans le
statué par l'arrêt attaqué. temps, et que l'exposition fréquente de la nudité féminine dans la presse ou la publicité,
même dans un contexte à forte connotation sexuelle, ne donne lieu à aucune réaction au
Examen des moyens

 nom de la morale publique.

Sur le second moyen
 13. La juridiction du second degré souligne que, si certaines actions menées par les
Exposé du moyen
 membres du mouvement "Femen" ont été sanctionnées comme des atteintes intolérables
5. Le moyen est pris de la violation des articles 122-1 à 122-7, 122-9 et 322-1 du code à la liberté de pensée et à la liberté religieuse, le comportement de la prévenue au musée
pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale, défaut et insuffisance de motifs et manque Grévin n'entre pas dans un tel cadre et n'apparaît contrevenir à aucun droit garanti par
de base légale.
 une prescription légale ou réglementaire.

6. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré la prévenue coupable de dégra- 14. C'est à tort que la cour d'appel a énoncé que la seule exhibition de la poitrine d'une
dations volontaires du bien d'autrui par des motifs qu'il estime contraires à la loi, en rele- femme n'entre pas dans les prévisions du délit prévu à l'article 222-32 du code pénal, si
vant que le conseil de la prévenue ne fait plus valoir le fait justificatif du droit à la liberté l'intention exprimée par son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle.
1
d'expression et de l'état de nécessité, alors que la liberté d'expression ne constitue pas un 5. Cependant, l'arrêt n'encourt pas la censure, dès lors qu'il résulte des énonciations des
fait justificatif, et que la seule allégation de l'état de nécessité ne peut suffire à écarter juges du fond que le comportement de la prévenue s'inscrit dans une démarche de pro-
l'application du texte réprimant l’infraction. testation politique, et que son incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de
l'agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la
Réponse de la Cour
 liberté d'expression.

7. Le moyen, qui se borne à critiquer, non la déclaration de culpabilité de la prévenue 16. Le moyen ne peut donc être admis.

pour le délit de dégradations volontaires, mais un motif de l'arrêt, n'est pas recevable. 17 Par ailleurs, l'arrêt est régulier en la forme.

Sur le premier moyen
Exposé du moyen
 Doc 12 : CEDH, 13 octobre 2022, Bouton c/ France, n° 22636/19
8. Le moyen est pris de la violation des articles 222-32 du code pénal, 591 et 593 du code
de procédure pénale, défaut ou contradiction de motifs et manque de base légale.
 I. L’ACTION MILITANTE DE LA REQUERANTE ET SA MEDIATISATION
9. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a prononcé la relaxe de la prévenue pour 5. À la date des faits litigieux, la requérante était membre depuis 2012 du mouvement
le délit d'exhibition sexuelle, alors que, d'une part, le dol spécial de l'article 222-32 du des « Femen », une organisation internationale de défense des droits des femmes créée
code pénal consiste seulement dans l'exposition à la vue d'autrui, dans un lieu public ou en Ukraine en 2008 et connue pour les actions de provocation de ses membres qui pro-
accessible aux regards du public d'un corps ou d'une partie de corps dénudé, d'autre part, testent seins nus afin de lutter contre l’image de la femme considérée comme un objet
l'arrêt s'est fondé, à tort, sur l'argumentation de la prévenue qui invoquait, pour justifier sexuel. Le 20 décembre 2013, elle manifesta, en dehors de tout office, dans l’église de la
son comportement, un mobile politique ou prétendument artistique, et, enfin, l'arrêt a Madeleine à Paris en se présentant devant l’autel, la poitrine dénudée et le corps couvert
ajouté au texte d'incrimination une condition qu'il ne prévoit pas, en exigeant que le délit, de slogans, afin de mimer, à l’aide d’un morceau de foie de bœuf, un avortement. Elle
pour être constitué, contrevienne à un droit garanti par une prescription légale ou régle- agissait dans le cadre d’une action internationale organisée par son mouvement pour dé-
mentaire. noncer la position de l’Église à l’égard de l’interruption volontaire de grossesse. Sa per-
formance fut brève et, à l’invitation du maître de chapelle présent, la requérante quitta les
Réponse de la Cour
 lieux en silence. Cette action fut médiatisée, la requérante ayant prévenu des journalistes
dont une dizaine étaient présents. Des médias nationaux de la presse écrite publièrent des
articles sur leur site internet comportant des photographies de la requérante voilée devant

24
l’autel, la poitrine dénudée et les bras en croix ou les mains jointes en signe de prière. En l’espèce, les droits de la prévenue trouvent leur limite d’exercice au besoin social im-
Dans une interview au magazine Le Nouvel Observateur du 23 décembre 2013 publiée périeux de protéger autrui de la vue dans un lieu de culte, d’une action exécutée à moitié
sur internet sous la forme d’une lettre adressée au curé de l’église, la requérante décrivit dénudée que d’aucuns peuvent considérer comme choquante. L’action du Ministère Pu-
le sens de son action : elle tenait « deux morceaux de foie de bœuf dans les mains, sym- blic était donc proportionnée au but légitime visé.
bole du petit Jésus avorté », avec, peints sur son torse et dans son dos, « les slogans Ce moyen sera donc écarté comme inopérant au cas présent. »
"344ème salope" (...) en référence au manifeste des 343 initié par des féministes pro- 9. Le tribunal correctionnel condamna la requérante pour exhibition sexuelle à un mois
avortement en 1971 et "Christmas is canceled" ». d’emprisonnement assorti d’un sursis simple et, sur les intérêts civils, à payer au repré-
II. LA PROCEDURE JUDICIAIRE sentant de la paroisse un montant de 2 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral, ainsi
6. Le curé de la paroisse déposa une plainte avec constitution de partie civile. Le 7 janvier qu’à participer aux frais de procédure de son adversaire à hauteur de la somme de
2014, la requérante fut placée en garde à vue. Elle expliqua qu’elle avait été désignée pour 1 500 EUR.
la France par une décision collective du mouvement Femen afin d’intervenir selon le 10. Devant la cour d’appel de Paris, la requérante ne réitéra pas la demande de QPC. Le
scénario décrit plus haut, qui était appelé à se répéter de manière similaire, à la même 15 février 2017, la cour confirma le jugement en tous points, y compris sur la peine. Elle
période, dans d’autres pays grâce à d’autres militantes des Femen. Elle précisait que releva que les éléments constitutifs de l’infraction d’exhibition sexuelle étaient réunis en
l’église de la Madeleine avait été choisie en France « pour son symbole au niveau interna- l’espèce, dont « un fait matériel d’exhibition de partie(s) sexuelle(s) de son corps », et
tional ». Les enquêteurs versèrent au dossier de la procédure une publication du site in- examina les faits à la lumière de ces éléments constitutifs en adoptant la motivation sui-
ternet des Femen-France avec les mêmes photographies et le sous-titrage : « Noël est vante :
annulé du Vatican à Paris, Sur l’autel de l’Église de la Madeleine, la Sainte Mère Éloïse a « Considérant qu’en ce qui concerne l’élément matériel, il n’est pas contesté par la préve-
avorté de Jésus ». Sur la question de sa nudité, la requérante fit valoir devant les enquê- nue elle-même, que celle-ci après être entrée le 20 décembre 2013, peu avant dix heures,
teurs qu’il s’agissait, pour elle, de provoquer une prise de conscience et non de commettre dans l’église de la Madeleine, sise à Paris, dans le 8e arrondissement, en compagnie de
l’infraction d’exhibition sexuelle. Elle ajouta que cela correspondait au mode d’action ha- journalistes, conviés la veille pour la démonstration, et s’approchant de l’autel s’est dés-
bituel des Femen, qui apparaissent poitrines nues lors de toutes leurs actions publiques habillée, exhibant sa poitrine nue, portant les inscriptions sur le devant du corps « 344ème
afin de détourner l’image de la femme comme objet sexuel pour se l’approprier et en faire salope » et dans le dos « Christmas is canceled », s’est dévêtue, puis a mimé "l’avortement
un message politique. de l’embryon de Jésus", en déposant sur l’autel un morceau de foie de veau sanguinolent
7. La requérante fut citée à comparaître par le procureur de la République devant le tri- censé représenter un fœtus ; (...) que les faits ont été commis pendant une répétition de
bunal correctionnel pour le délit d’exhibition sexuelle. Elle quitta le mouvement Femen l’ensemble vocal de la Madeleine, ce qui a entrainé l’intervention de M. [M.], maître de
en février 2014. chapelle, qui a invité fermement Éloïse Bouton et les journalistes qui l’accompagnaient à
8. À l’issue de l’audience du 15 octobre 2014, le tribunal correctionnel de Paris refusa, à quitter les lieux ; qu’elle a justifié son action par le désir de dénoncer "les campagnes anti-
titre préliminaire, de transmettre à la Cour de cassation la question prioritaire de consti- avortement" menées par l’Église catholique à travers le monde et notamment en Espagne
tutionnalité (« QPC ») soulevée par la requérante en considérant que n’était pas sérieux le et dans certains pays de l’Est, précise-t-elle lors de l’audience devant la cour ; considérant
grief tiré de l’imprécision de la notion d’exhibition sexuelle énoncée à l’article 222-32 du qu’il ne saurait être sérieusement contesté par la prévenue qu’en exposant à la vue d’autrui
code pénal au regard du principe de légalité des délits et des peines, comme l’avait déjà sa poitrine, elle a exhibé des parties sexuelles de son corps quand bien même celle-ci
jugé la Cour de cassation dans un arrêt du 9 avril 2014 (voir paragraphe 18 ci-dessous). dénie le qualificatif de parties sexuelles du corps à ses seins, affirmant cependant lors de
Vidant ensuite son délibéré sur le fond le 17 décembre 2014, le tribunal écarta les moyens l’audience de la cour que le fait de toucher ses seins sans son consentement constitue
de la requérante tirés respectivement de l’absence de caractérisation du délit d’exhibition néanmoins une agression sexuelle ; (...) que si Éloïse Bouton a exhibé sa poitrine, sans
sexuelle et de la violation de l’article 10 de la Convention. Il rejeta en particulier l’argu- accompagner son action de geste obscène, elle a commis son action dans un édifice reli-
mentation de la requérante selon laquelle son action était exclusivement politique et rele- gieux, lieu de prière et de recueillement, à l’entrée duquel il est rappelé l’obligation pour
vait de sa liberté d’expression, dans les termes suivants : toute personne qui pénètre les lieux, qu’il soit croyant, athée ou agnostique, d’observer
« Éloïse BOUTON prétend, à titre subsidiaire, au visa de l’article 10 de la Convention une tenue décente ; (...) que surabondamment il sera observé qu’Éloïse Bouton a agi sans
européenne des droits de l’homme, que son action est de nature exclusivement politique la moindre autorisation du curé de la paroisse, affectataire de l’édifice religieux ; considé-
et que ces faits participent de sa liberté d’expression, qui comprend sa liberté d’opinion rant enfin que l’évolution des mœurs, des conceptions en matière d’art et de notion de
et celle de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées, sans qu’il puisse pudeur, ne saurait être prise en considération pour justifier un acte et des attitudes com-
y avoir ingérence d’autorités publiques, soit au cas présent celle du Ministère Public. mis dans un édifice religieux par Éloïse Bouton laquelle revendique d’avoir utilisé ses
Or, il convient de rappeler que ces mêmes dispositions prévoient aussi que l’exercice de seins comme une arme ; considérant par ailleurs que l’exhibition a été imposée à la vue
ces droits peut faire l’objet de restrictions prévues par la loi, lesquelles constituent des d’autrui et dans un lieu accessible au regard d’autrui, l’église de la Madeleine étant alors
mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté ouverte au public, les faits ayant (...) été commis lors de la répétition de l’ensemble vocal
publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé de la Madeleine à proximité de l’autel et en la présence du maître de chapelle M. [M.] qui
ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. est intervenu fermement pour les faire cesser immédiatement ; considérant ainsi que l’ex-
hibition par Éloïse Bouton des parties sexuelles de son corps est également intervenue à

25
la vue d’une personne non consentante ; considérant encore que, s’agissant de l’élément 12. La cour d’appel jugea, s’agissant de la peine d’un mois d’emprisonnement avec sursis,
moral de l’infraction, (...) Éloïse Bouton était consciente de la présence d’autrui, qu’elle que la requérante, journaliste free-lance insérée socialement et professionnellement,
avait d’ailleurs pour relayer utilement et efficacement l’information de ses agissements, n’ayant pas de condamnation antérieure inscrite à son casier judiciaire, s’était vu infliger
tenu à se faire accompagner d’une dizaine de journalistes ; qu’elle a montré, ainsi qu’elle une peine constituant « une juste application de la loi pénale, prenant en compte tout à la
le reconnaît, et le rappellent tant l’avocat de la partie civile dans sa plaidoirie et ses écri- fois les circonstances de l’infraction et la personnalité de son auteur ».
tures, que l’avocat général dans ses réquisitions, ses deux seins nus comme une arme, 13. La requérante se pourvut en cassation contre cet arrêt. La Cour de cassation rejeta le
voulant par ailleurs offenser la pudeur d’autrui et notamment des catholiques, opposés à pourvoi par un arrêt du 9 janvier 2019 ainsi motivé :
l’avortement et menant dans certains pays des campagnes anti-avortement ». « Attendu qu’en se déterminant (...) par des motifs qui caractérisent en tous ses éléments
11. Sur la question de l’atteinte à la liberté d’expression de la requérante s’exerçant à constitutifs, tant matériels que moral, le délit d’exhibition sexuelle commis par Mme Bou-
l’occasion d’une manifestation féministe organisée par le mouvement Femen lui permet- ton, qui a volontairement dénudé sa poitrine dans une église qu’elle savait accessible aux
tant de défendre ses opinions politiques, la cour d’appel retint la motivation suivante : regards du public, peu important les mobiles ayant, selon elle, inspiré son action, la cour
« Considérant que si l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme dis- d’appel, qui n’avait pas à répondre au moyen de défense pris de l’erreur de droit préten-
pose, en son alinéa 1er, que "toute personne a droit à la liberté d’expression", il convient dument causée par une réponse ministérielle dépourvue de valeur normative, et dont la
de rappeler que ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de décision n’a pas apporté une atteinte excessive à la liberté d’expression de l’intéressée,
communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence des auto- laquelle doit se concilier avec le droit pour autrui, reconnu par l’article 9 de la Convention
rités publiques et sans considération de frontières ; (...) qu’il est notamment prévu à l’ali- européenne des droits de l’homme, de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion,
néa 2 de l’article susvisé que "l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des a justifié sa décision. »
responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions qui cons- (…)
tituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, à la sécurité, à l’intégrité A. Sur la liberté d’expression des Femen
territoriale ou à la sécurité publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à 16. Par un arrêt du 23 janvier 2018 (pourvoi no 17-80.524), la Cour de cassation s’est
la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation des droits d’au- prononcée sur des gestes obscènes et propos choquants envers l’Église de militantes Fe-
trui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’auto- men s’inscrivant dans le cadre des manifestations ayant eu lieu en France contre le projet
rité et l’impartialité du pouvoir judiciaire" ; (...) que dans la mise en œuvre et du contrôle de loi autorisant le mariage des couples de même sexe. Dans cette affaire, la chambre
de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, il appartient aux juri- criminelle a rejeté le pourvoi formé par l’AGRIF (Association alliance générale contre le
dictions, de concilier la liberté d’expression avec d’autres libertés d’égale valeur, telles que racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne) contestant, notamment au
la liberté religieuse ; considérant, en l’espèce, que l’action menée au sein de l’église de la titre de la liberté d’expression, le rejet de ses demandes indemnitaires à l’encontre de ces
Madeleine, spécialement repérée pour l’occasion, a été réalisée par Éloïse Bouton dans le militantes, relaxées par la juridiction pénale des faits d’injures publiques envers des per-
dessein assumé de "choquer", par l’exhibition de ses seins, l’opinion publique et les fidèles sonnes en raison de leur religion (article 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la
catholiques et protester avec violence et brutalité contre les positions anti-avortement de presse). La motivation adoptée était la suivante :
l’Église catholique, l’intéressée n’hésitant pas à défier des individus de confession catho- « Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué, du jugement qu’il confirme et des pièces de la
lique dans l’une de leurs églises et en un lieu central, c’est-à-dire l’autel, qui renferme une procédure que, lors de la manifestation organisée le 18 novembre 2012 par plusieurs as-
pierre dans laquelle repose un morceau de relique d’un saint ; (...) que les poursuites en- sociations contre le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même
gagées par le ministère public à l’encontre de Éloïse Bouton ne visent donc, en aucun sexe, des jeunes femmes appartenant au mouvement des Femen ont fait irruption, por-
cas, à la priver de sa liberté d’expression et de son droit de manifester ses opinions poli- tant des coiffes de religieuses et le dos nu, ainsi que le torse sur lequel étaient inscrites les
tiques, mais bien à réprimer une exhibition sexuelle, inadmissible dans un lieu de culte et mentions "in gay we trust", "saint esprit étroit", "fuck church" et "occupe-toi de ton cul"
à protéger la sensibilité religieuse des fidèles directement visés par cette action ; (...) que ; qu’elles ont scandé le slogan "in gay we trust" et brandi des aérosols portant les mentions
ce que la prévenue estime comme étant sa liberté d’expression a eu pour effet de porter "Holy sperm" et "Jesus sperm" ; que la plainte déposée, notamment par l’AGRIF, ayant
gravement atteinte à la liberté de penser d’autrui comme de la liberté religieuse en général été classée sans suite, celle-ci a porté plainte et s’est constituée partie civile du chef d’in-
; considérant, en conséquence, que le fait justificatif tiré de l’article 10 de la Convention jures publiques envers particuliers à raison de leur appartenance à une religion déterminée
européenne des droits de l’homme et d’une prétendue violation de la liberté d’expression ; que six membres du mouvement Femen ont été mises en examen de ce chef et ren-
de Madame Bouton ne saurait être retenu ; que, dès lors, et ainsi que les premiers juges voyées devant le tribunal correctionnel qui les a relaxées ; que l’AGRIF a relevé appel de
le rappellent, "les droits de la prévenue trouvent leur limite d’exercice au besoin social cette décision ;
impérieux de protéger autrui de la vue dans un lieu de culte, d’une action exécutée dénu- Attendu que pour dire non démontrée une faute civile à partir et dans la limite des faits
dée que d’aucuns peuvent considérer comme choquante. L’action du ministère public objet de la poursuite du chef susvisé, l’arrêt relève que la plupart des slogans présentait
était donc proportionnée au but légitime visé" ; (...) que c’est donc à juste titre que le un caractère parodique et que le plus violent d’entre eux "fuck church" s’adressait à une
tribunal, tirant les conséquences juridiques qui s’imposaient, a retenu la culpabilité institution et non à une ou plusieurs personnes déterminées, sur un mode provocateur
d’Éloïse Bouton du délit d’exhibition sexuelle ». mais non violent ; que les juges ajoutent que les Femen ont ainsi exprimé leur opposition

26
à une manifestation qu’elles ont estimée intolérante à l’égard des droits qu’elles enten- s’analysant comme un refus de la sexualisation du corps de la femme, et une réappropria-
daient défendre, de sorte qu’est en cause le conflit entre deux libertés d’expression, dans tion de celui-ci par les militantes, au moyen de l’exposition de sa nudité.
des formes qui demeurent tolérables dans une société démocratique ; 12. L’arrêt ajoute que le regard de la société sur le corps des femmes a évolué dans le
Attendu qu’en l’état de ces énonciations, la cour d’appel n’a pas méconnu les textes visés temps, et que l’exposition fréquente de la nudité féminine dans la presse ou la publicité,
au moyen, dès lors que, si l’intrusion des Femen constituait un trouble dans l’exercice de même dans un contexte à forte connotation sexuelle, ne donne lieu à aucune réaction au
manifester d’autrui et si leur tenue, détournant pour la tourner en ridicule celle des reli- nom de la morale publique.
gieuses, leurs slogans et leurs gestes, pour partie obscènes, visaient explicitement les en- 13. La juridiction du second degré souligne que, si certaines actions menées par les
seignements de l’Église catholique, de sorte qu’ils étaient susceptibles de choquer les per- membres du mouvement "Femen" ont été sanctionnées comme des atteintes intolérables
sonnes présentes dans leurs convictions religieuses, ils ne revêtaient toutefois pas un ca- à la liberté de pensée et à la liberté religieuse, le comportement de la prévenue au musée
ractère injurieux à l’égard de celles-ci en raison de leur appartenance à cette religion ; (...) » Grévin n’entre pas dans un tel cadre et n’apparaît contrevenir à aucun droit garanti par
17. La Cour de cassation a également eu à connaître de la caractérisation du délit d’exhi- une prescription légale ou réglementaire.
bition sexuelle à l’égard d’une militante des Femen qui avait dégradé, le 5 juin 2014, la 14. C’est à tort que la cour d’appel a énoncé que la seule exhibition de la poitrine d’une
statue en cire du président russe Vladimir Poutine exposée au Musée Grévin à Paris et femme n’entre pas dans les prévisions du délit prévu à l’article 222-32 du code pénal, si
qui était en outre poursuivie pour des faits de dégradations volontaires du bien d’autrui. l’intention exprimée par son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle.
Par un premier arrêt du 10 janvier 2018, la chambre criminelle a affirmé que le délit d’ex- 15. Cependant, l’arrêt n’encourt pas la censure, dès lors qu’il résulte des énonciations des
hibition sexuelle résultant de la nudité de la poitrine féminine pouvait être caractérisé juges du fond que le comportement de la prévenue s’inscrit dans une démarche de pro-
même en l’absence de « toute connotation sexuelle ». Elle a, en conséquence, cassé l’arrêt testation politique, et que son incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de
de la cour d’appel qui avait infirmé pour ce motif le jugement du tribunal correctionnel l’agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la
condamnant la prévenue à une peine de 1 500 EUR d’amende au titre des deux infrac- liberté d’expression. »
tions. La Cour de cassation a adopté la motivation suivante : (…)
« (...) pour infirmer partiellement le jugement lui étant déféré et relaxer Mme Z... du délit 1. Appréciation de la Cour
d’exhibition sexuelle, l’arrêt retient que l’exposition du torse d’une femme à la vue d’au- 29. S’agissant de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par la requérante du droit à
trui, en dehors de tout élément intentionnel de nature sexuelle, ne peut, au regard des la liberté d’expression, la Cour relève que, sans contester l’existence d’une telle ingérence,
circonstances dans lesquelles cette exposition s’est déroulée le 5 juin 2014, recouvrir la le Gouvernement fait valoir que la requérante a été sanctionnée non pas en raison des
qualification d’exhibition sexuelle, s’agissant de l’utilisation par la prévenue de sa poitrine idées qu’elle défendait mais en raison de la commission d’un délit de nature sexuelle (voir
dénudée portant un message écrit à des fins de manifestation d’une expression en dehors paragraphe 27).
de toute connotation sexuelle ; 30. À cet égard et à titre liminaire, la Cour rappelle que les idées ou les opinions d’une
Mais attendu qu’en prononçant ainsi, alors qu’elle relevait, indépendamment des motifs personne peuvent s’exprimer au travers de conduites ou de comportements (voir, par
invoqués par la prévenue, sans effet sur les éléments constitutifs de l’infraction, que celle- exemple, Mătăsaru c. République de Moldova, nos 69714/16 et 71685/16, § 29, 15 jan-
ci avait exhibé volontairement sa poitrine dans un musée, lieu ouvert au public, la cour vier 2019, Ibrahimov et Mammadov c. Azerbaïdjan, nos 63571/16 et 5 autres, §§ 166
d’appel a méconnu le sens et la portée du texte susvisé ; (...) » et 167, 13 février 2020, et Handzhiyski c. Bulgarie, no 10783/14, § 45, 6 avril 2021) et
Dans la même affaire revenant devant la Cour de cassation après renvoi devant la cour qu’elle a déjà jugé que l’article 10 pouvait s’appliquer à des modes d’expression artistique,
d’appel autrement composée, par un second arrêt du 26 février 2020 (pourvoi no 19- l’art et la création contribuant aux échanges d’idées et d’opinions (voir, notamment,
81.827, Bull. crim. 2020 no 2), la chambre criminelle a, en rejetant le pourvoi formé par Müller et autres c. Suisse, précité, §§ 27 et 33, Ulusoy et autres c. Turquie, no 34797/03,
le ministère public à l’encontre de l’arrêt de la cour d’appel de renvoi relaxant la prévenue §§ 28 et 29, 3 mai 2007). La Cour a ainsi admis que relevaient du champ de la liberté
du chef d’exhibition sexuelle, d’une part, affirmé à nouveau que le délit d’exhibition d’expression protégée par l’article 10 des « performances » consistant en un mélange d’ex-
sexuelle était caractérisé, même en l’absence d’intention à connotation sexuelle de l’auteur pressions verbales et comportementales s’analysant en une forme d’expression artistique
et, d’autre part, confirmé la relaxe de la prévenue du chef de ce délit en se fondant sur et politique (voir, notamment, concernant une performance musicale du groupe punk
l’exercice de sa liberté d’expression. Les motifs pertinents de l’arrêt sont les suivants : féministe russe Pussy Riot dans une cathédrale, l’arrêt Mariya Alekhina et autres c. Russie,
« 10. Pour relaxer la prévenue de l’infraction d’exhibition sexuelle, la cour d’appel retient no 38004/12, §§ 202-206, 17 juillet 2018). La Cour a aussi admis, dans un autre contexte,
que la seule exhibition de la poitrine d’une femme n’entre pas dans les prévisions du délit que la nudité en public pouvait être considérée comme l’une des formes de la liberté
prévu à l’article 222-32 du code pénal, si l’intention exprimée par son auteur est dénuée d’expression (voir Gough c. Royaume-Uni, no 49327/11, § 150, 28 octobre 2014). Pour
de toute connotation sexuelle, ne vise pas à offenser la pudeur d’autrui, mais relève de la autant, dans l’arrêt précité Mariya Alekhina et autres, la Cour a rappelé que, malgré l’im-
manifestation d’une opinion politique, protégée par l’article 10 de la Convention euro- portance reconnue à la liberté d’expression, l’article 10 ne donne pas la liberté de choisir
péenne des droits de l’homme. un forum en vue d’exercer ce droit et a précisé que la tenue d’une prestation artistique ou
11. Les juges énoncent que la prévenue déclare appartenir au mouvement dénommé le prononcé d’un discours politique dans un lieu librement accessible au public pouvait,
"Femen", qui revendique un "féminisme radical", dont les adeptes exposent leurs seins selon la nature et la fonction de ce lieu, impliquer le respect de certaines règles de conduite
dénudés sur lesquels sont apposés des messages politiques, cette forme d’action militante prescrites (voir Mariya Alekhina et autres, précité, § 213).

27
31. Dans la présente affaire, la Cour considère, à l’instar des parties, que la condamnation 35. La Cour n’a pas pour tâche de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies
litigieuse, qui s’inscrivait dans le contexte de la « performance » militante de la requérante, par le législateur de l’État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine (Selahattin De-
a constitué une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression protégé par mirtaş, précité, § 251) ni d’examiner le droit interne dans l’abstrait (Magyar Kétfarkú Ku-
l’article 10 § 1 de la Convention. Pareille ingérence méconnait l’article 10 sauf si, « prévue tya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 96, 20 janvier 2020). En effet, le rôle de la Cour
par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont
disposition et si elle est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre. conformes à la Convention (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11,
a) Prévue par la loi § 184, 8 novembre 2016).
i. Principes généraux ii. Application au cas d’espèce
32. La Cour renvoie aux principes relatifs à l’exigence de prévisibilité de la loi sous l’angle 36. À titre liminaire, la Cour précise qu’il découle des principes rappelés ci-dessus que la
de l’article 10 tels qu’ils sont présentés dans les arrêts Perinçek c. Suisse ([GC], no question déterminante qui se pose à ce stade est celle de savoir si, lorsqu’elle a adopté le
27510/08, §§ 131-136, CEDH 2015 (extraits)) et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) comportement pour lequel elle a été condamnée, la requérante savait ou aurait dû savoir
([GC], no 14305/17, §§ 249-254, 22 décembre 2020). – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – que ses actes étaient de nature à engager
33. La Cour souligne en particulier qu’on ne peut considérer comme une « loi » qu’une sa responsabilité pénale sur le fondement de l’article 222-32 du code pénal (voir, mutatis
norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa con- mutandis, Perinçek, précité, § 137).
duite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, 37. En premier lieu, la Cour relève que l’article 222-32 précité ne définit pas la notion
à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences susceptibles d’exhibition sexuelle et que l’évolution des mœurs a pu nourrir un débat devant les juri-
d’être attachées à un acte déterminé. La Cour a cependant précisé que ces conséquences dictions nationales sur le caractère sexuel de la poitrine nue d’une femme, ainsi que sur
n’avaient pas à être prévisibles avec un degré de certitude absolue, l’expérience révélant l’existence d’une discrimination en résultant entre les hommes et les femmes (voir para-
celle-ci hors d’atteinte. Même dans les cas où l’ingérence dans le droit des requérants à la graphes 15 et 19 ci-dessus). Elle relève à cet égard qu’en l’absence de renvoi par la Cour
liberté d’expression avait pris la forme d’une « sanction » pénale, la Cour a reconnu l’im- de cassation des QPC portant sur le caractère suffisamment précis de l’infraction d’exhi-
possibilité d’atteindre une précision absolue dans la rédaction des lois, surtout dans des bition sexuelle, le Conseil constitutionnel n’a pas été en mesure de se prononcer sur la
domaines où la situation varie selon les opinions prédominantes dans la société, et elle a question. La Cour relève par ailleurs que la commission nationale consultative des droits
admis que la nécessité d’éviter la rigidité et de s’adapter aux changements de situation de l’homme a recommandé de préciser les contours de l’infraction dans la loi (voir para-
implique que de nombreuses lois recourent à des formules plus ou moins vagues dont graphe 20). Aux yeux de la Cour, même s’ils sont de nature à faire peser un doute sur la
l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, parmi beaucoup d’autres, qualité de la loi au sens de la jurisprudence de la Cour, ces éléments ne vont toutefois pas
Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133, Tammer c. Estonie, no jusqu’à remettre en cause la prévisibilité des poursuites pénales à l’encontre de la requé-
41205/98, § 37, CEDH 2001-I, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 43, CEDH rante, dont l’opportunité relevait du parquet, dès lors qu’en vertu de la jurisprudence telle
2004-VI). qu’elle était établie au moment des faits litigieux, la nudité de la poitrine de la femme était
34. La Cour rappelle également que la notion de « loi » (« law ») employée à l’ar- de nature à caractériser l’élément matériel de l’infraction, par ailleurs clairement énoncée
ticle 10 § 2 et dans d’autres articles de la Convention correspond à celle de « droit » au code pénal (voir paragraphe 14). La Cour relève que cette interprétation n’a pas non
(« law ») qui figure à l’article 7 (Grigoriades c. Grèce, 25 novembre 1997, § 50, Recueil plus varié après les faits reprochés à la requérante, notamment à l’occasion de deux QPC
des arrêts et décisions 1997-VII, Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie [GC], nos 23536/94 et non transmises au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation (voir paragraphes 18
24408/94, § 49, CEDH 1999-IV, et Erdoğdu et İnce c. Turquie [GC], nos 25067/94 et et 19). La constance de cette interprétation, consacrée par une jurisprudence réaffirmée
25068/94, § 59, CEDH 1999-IV). Selon la jurisprudence constante de la Cour sur le ter- postérieurement aux faits litigieux, conforte le caractère raisonnablement prévisible, pour
rain de l’article 7, la condition selon laquelle la loi doit définir clairement les infractions la requérante, de la détermination du champ d’application de l’infraction pénale en cause,
se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir de l’énoncé de la disposition et partant, de l’incrimination pénale de son comportement.
en cause – au besoin à l’aide de l’interprétation qu’en donnent les tribunaux – quels actes 38. En second lieu, la Cour note que si la requérante a agi seule le jour des faits, son
et omissions engagent sa responsabilité pénale (voir, parmi d’autres, Kononov c. Lettonie action était organisée avec le soutien du mouvement des Femen, rompu aux confronta-
[GC], no 36376/04, § 185, CEDH 2010, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, tions avec les autorités nationales en raison de leurs actions militantes délibérément pro-
§ 79, CEDH 2013, Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 50, CEDH vocatrices. Du fait de son appartenance à ce mouvement et des modalités de la prépara-
2015, et, dans une affaire qui concernait tant l’article 7 que l’article 10 de la Convention, tion de son action relayée sur le site internet français des Femen, éléments évoqués lors
Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 20, CEDH 2004-II). L’article 7 ne pro- de l’enquête pénale (voir paragraphe 6), la requérante, qui pouvait, le cas échéant bénéfi-
hibe pas la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation cier des conseils d’avocats spécialisés, doit être réputée avoir été au fait de la loi et de la
judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance jurisprudence constante applicables en la matière.
de l’infraction et raisonnablement prévisible (Kononov, § 185, Del Río Prada, § 93, et 39. La Cour en conclut que la requérante pouvait raisonnablement s’attendre à ce que ce
Rohlena, § 50, précités). comportement entraîne pour elle des conséquences pénales.

28
40. Dès lors, l’ingérence dans l’exercice par la requérante du droit à la liberté d’expression un constat de violation de l’article 10 (Matúz c. Hongrie, no 73571/10, § 35, 21 oc-
peut être regardée comme suffisamment prévisible et, partant, « prévue par la loi » au tobre 2014, Ergündoğan, précité, ibidem).
sens de l’article 10 § 2 de la Convention. 46. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des élé-
b) But légitime ments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingé-
41. La Cour considère, ce qui n’est pas contesté par les parties (voir paragraphes 23 rence. À cet égard, elle a maintes fois eu l’occasion de souligner, dans le contexte des
et 26), que l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante poursuivait plusieurs affaires relatives à l’article 10 de la Convention, que le prononcé d’une condamnation
buts légitimes au sens de l’article 10 § 2, à savoir la protection de la morale et des droits pénale constituait l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté
d’autrui, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales. En l’espèce, la Cour d’expression (voir, entre autres, Reichman c. France, no 50147/11, § 73, 12 juillet 2016,
a admis, à l’occasion de l’examen de la prévisibilité de l’ingérence dans la liberté d’expres- Lacroix c. France, no 41519/12, § 50, 7 septembre 2017, et Tête c. France, no 59636/16,
sion de la requérante (voir paragraphes 37-39 ci-dessus), que les juridictions nationales § 68, 26 mars 2020). La Cour réitère que les instances nationales doivent faire preuve de
pouvaient légitimement envisager de sanctionner le comportement d’une personne qui retenue dans l’usage de la voie pénale, tout spécialement s’agissant du prononcé d’une
exhibe une partie sexuelle de son corps, au sens du droit pénal interne, dans un lieu public peine d’emprisonnement qui revêt un effet particulièrement dissuasif quant à l’exercice
tel qu’une église. de la liberté d’expression (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 116,
c) Nécessité dans une société démocratique CEDH 2004-XI, Morice, précité, §§ 127 et 176, et Mariya Alekhina et autres c. Russie,
i. Principes généraux précité, § 227).
42. La Cour rappelle les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence ii. Application au cas d’espèce
relative à l’article 10, tels qu’elle les a exposés depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni 47. La Cour relève que la condamnation de la requérante était fondée sur la caractérisa-
(7 décembre 1976, série A no 24) et constamment réaffirmés depuis (voir, parmi beau- tion du délit d’exhibition sexuelle. Selon le Gouvernement, elle ne visait pas à sanctionner
coup d’autres, les arrêts Morice c. France [GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015, Delfi ses idées et opinions critiques sur la doctrine de l’Église catholique.
AS c. Estonie [GC], no 64569/09, §§ 131-139, CEDH 2015, Perinçek, précité, §§ 196 et 48. Néanmoins, la Cour considère, comme elle l’a évoqué plus haut (voir paragraphe 31),
197 et les références jurisprudentielles y mentionnées) : la liberté d’expression est l’un des qu’eu égard à son caractère militant, l’action de la requérante, qui cherchait à exprimer
fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’ar- ses convictions politiques, dans la ligne des positions défendues par le mouvement des
ticle 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec Femen au nom duquel elle agissait, doit être regardée comme constituant une « perfor-
faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui mance » entrant dans le champ d’application de l’article 10. La mise en scène à laquelle
heurtent, choquent ou inquiètent. s’est prêtée la requérante, la poitrine dénudée, et qui était organisée selon les modalités
43. En examinant si les restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention peu- arrêtées par le mouvement des Femen, avait en effet pour but de véhiculer, dans un lieu
vent passer pour « nécessaires dans une société démocratique », la Cour apprécie notam- de culte symbolique, un message relatif à un débat public et sociétal portant sur le posi-
ment, dans les circonstances de la cause, si l’ingérence correspond à un « besoin social tionnement de l’Église catholique sur une question sensible et controversée, à savoir le
impérieux » (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 53, Recueil des arrêts et droit des femmes à disposer librement de leur corps, y compris celui de recourir à l’avor-
décisions 1996-V, Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 68, CEDH 2003-IX). tement.
44. Si la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes, 49. Dans ces conditions, la Cour considère qu’alors même qu’elle a été exercée, dans la
il lui incombe de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues. Il présente affaire, d’une manière qui était susceptible d’offenser des convictions person-
ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir nelles intimes relevant de la morale voire de la religion compte tenu du lieu choisi pour
d’appréciation de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’in- réaliser la performance, où pouvaient se trouver, par définition, de plus nombreux
gérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était pro- croyants que dans tout autre lieu (voir, Otto-Preminger-Institut c. Autriche, 20 septembre
portionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales 1994, § 50, série A no 295-A, Wingrove, précité, § 58, et Murphy, précité, § 67), la liberté
pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». d’expression de la requérante devait bénéficier d’un niveau suffisant de protection, allant
45. Pour évaluer la pertinence et la suffisance des conclusions retenues par les juridic- de pair avec une marge d’appréciation des autorités nationales atténuée dès lors que le
tions nationales, la Cour, conformément au principe de subsidiarité, prend en considéra- contenu de son message relevait d’un sujet d’intérêt général (Morice, précité, § 125, et les
tion la manière dont ces dernières ont effectué la mise en balance des intérêts contradic- références citées, Mariya Alekhina et autres, précité, § 212).
toires en jeu à la lumière de sa jurisprudence bien établie en la matière (voir Erla Hlyns- 50. La Cour rappelle qu’elle n’a pas à se prononcer sur les éléments constitutifs du délit
dottir c. Islande (no 2), no 54125/10, § 54, 21 octobre 2014, Ergündoğan c. Turquie, d’exhibition sexuelle. En l’espèce, et contrairement à ce que l’invite à faire la requérante,
no 48979/10, § 24, 17 avril 2018). La Cour rappelle que la qualité de l’examen judiciaire il ne lui appartient pas de déterminer s’il y a lieu ou non de tenir compte des mobiles de
de la nécessité de la mesure revêt une importance particulière dans le contexte de l’éva- la personne poursuivie pour caractériser ce délit. Il incombe en effet au premier chef aux
luation de proportionnalité sous l’angle de l’article 10 de la Convention (voir Animal De- autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit natio-
fenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits)). nal et, après avoir apprécié les faits en litige et leur contexte, et recherché si les éléments
Ainsi, l’absence d’un contrôle juridictionnel effectif de la mesure litigieuse peut justifier constitutifs de l’infraction étaient réunis, de conclure ou non à la déclaration de culpabilité
du prévenu (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre

29
1998, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII). De même, la fixation des peines est 56. À cet égard, il est rappelé que dès lors qu’elles ont examiné les faits avec soin, qu’elles
en principe l’apanage des juridictions internes (Cumpănă et Mazăre, précité, § 115). ont appliqué, dans le respect de la Convention et de sa jurisprudence, les normes appli-
51. Dans la présente affaire, la Cour relève que la performance de la requérante s’est cables en matière de protection des droits de l’homme et qu’elles ont ménagé un juste
déroulée dans une église et rappelle avoir déjà admis, dans une pareille situation, qu’un équilibre entre les intérêts de l’individu et l’intérêt général dans le cas d’espèce, il faut des
tel comportement pouvait être regardé comme méconnaissant les règles de conduite ac- raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes (voir
ceptables dans un lieu de culte et en avoir déduit que l’infliction de certaines sanctions la jurisprudence récente sur le terrain de l’article 8, I.M. c. Suisse, no 23887/16, § 72,
pouvait en principe être justifiée par les impératifs de protection des droits d’autrui (voir 9 avril 2019, M.A. c. Danemark [GC], no 6697/18, § 149, 9 juillet 2021, et sous l’angle de
Mariya Alekhina et autres, précité, § 214). Toutefois, dans la présente affaire, s’agissant l’article 10, Sellami c. France, no 61470/15, § 46, 17 décembre 2020).
de la peine prononcée à l’encontre de la requérante, la Cour est, en premier lieu, frappée 57. La Cour souligne que cette mise en balance des intérêts en présence se distingue du
de la sévérité de la sanction que les juridictions internes ont infligée à l’intéressée sans contrôle qu’elle est amenée à opérer, dans d’autres situations, sur les motifs retenus par
pour autant exposer en quoi une peine d’emprisonnement s’imposait pour garantir la le juge national lorsque les circonstances de l’espèce conduisent à effectuer la mise en
protection de l’ordre public, de la morale et des droits d’autrui dans les circonstances de balance de deux libertés également protégées par la Convention (voir, s’agissant d’une
l’espèce. mise en balance entre les articles 10 et 8 de la Convention, MGN Limited c. Royaume-
52. Elle relève, à cet égard, que la peine d’un mois d’emprisonnement avec sursis fixée à Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c.
l’encontre de la requérante est une peine privative de liberté susceptible d’être ramenée à France [GC], no 40454/07, § 79, CEDH 2015 (extraits), Ergündoğan c. Turquie, précité,
exécution en cas de nouvelle condamnation et qui a été inscrite à son casier judiciaire. À § 30, ou encore entre les libertés protégées par les articles 10 et 9 de la Convention, Otto-
la gravité de la sanction pénale prononcée s’est ajouté le montant relativement élevé de Preminger-Institut c. Autriche, précité, § 55, Aydın Tatlav c. Turquie, no 50692/99, § 26,
la somme mise à la charge de la requérante au titre des intérêts civils (voir paragraphe 9). 2 mai 2006).
53. La Cour rappelle qu’une peine de prison infligée dans le cadre d’un débat politique 58. En l’espèce, afin d’apprécier la nécessité de l’ingérence dans la liberté d’expression
ou d’intérêt général n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la requérante et de déterminer si son comportement justifiait une sanction, les juridic-
de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque tions nationales se sont référées, ainsi que cela ressort des motifs de leurs décisions, à
d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par certains principes dégagés par la Cour dans sa jurisprudence relative à l’article 10 de la
exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (voir, entre Convention. Elles ont ainsi invoqué, en première instance comme en appel, la propor-
autres, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 59, 15 mars 2011, Stern Taulats and tionnalité de l’ingérence « au besoin social impérieux de protéger autrui de la vue dans un
Roura Capellera c. Espagne, no 51168/15, § 34, 13 mars 2018). En l’espèce, l’action de lieu de culte, d’une action exécutée à moitié dénudée que d’aucuns peuvent considérer
la requérante à laquelle aucun comportement injurieux ou haineux n’a été reproché, comme choquante » (voir paragraphes 8 et 11 ci-dessus). La cour d’appel a également
quelque choquante qu’elle ait pu être pour autrui eu égard à la nudité qu’elle a imposée jugé que « ce que la prévenue estim[ait] comme étant sa liberté d’expression a[vait] eu
dans un lieu public, comportement sanctionnable en vertu du droit pénal interne, avait pour effet de porter gravement atteinte à la liberté de penser d’autrui comme de la liberté
pour seul objectif de contribuer, par une performance délibérément provocante, au débat religieuse en général » (voir paragraphe 11). La Cour de cassation a ensuite confirmé cette
public sur les droits des femmes, plus spécifiquement sur le droit à l’avortement. Aucune analyse en fondant le rejet du pourvoi de la requérante sur la nécessité de concilier deux
condamnation antérieure n’était inscrite au casier judiciaire de la requérante. Elle était libertés protégées par la Convention, à savoir la liberté d’expression, d’une part, et la
insérée socialement et professionnellement, percevant des revenus, de sorte que la réfé- liberté de conscience et de religion protégée par l’article 9, d’autre part, décrite en l’espèce
rence à « la personnalité de l’auteur » pour justifier la peine ne renvoyait à aucun élément comme étant le droit « de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion » (voir para-
précis et défavorable (voir paragraphe 12) ni ne justifiait le choix de ne pas retenir une graphe 13).
peine non privative de liberté. 59. La Cour relève, tout d’abord, qu’il résulte de ces motivations que la cour d’appel
54. La Cour relève, en l’espèce, que les juridictions internes ont fait le choix d’une peine comme la Cour de cassation ont effectué une mise en balance non seulement des intérêts
d’emprisonnement qui, même assortie d’un sursis, ne peut être considérée comme la divergents qui étaient en jeu mais aussi de deux libertés protégées par la Convention, à
peine la plus modérée exigée par la jurisprudence de la Cour quand est en jeu la liberté savoir la liberté d’expression, d’une part, et la liberté de conscience et de religion, d’autre
d’expression de la personne sanctionnée (Morice, précité, § 176, Reichman, précité, § 73), part.
domaine dans lequel, comme il a été rappelé précédemment (voir paragraphe 46), l’usage 60. Or, la Cour constate, ainsi que le fait valoir la requérante dans ses observations (voir
de la voie pénale ne doit être choisi qu’avec retenue par les instances nationales. paragraphe 24), que la sanction pénale qui lui a été infligée en répression du délit d’exhi-
55. Au vu des considérations qui précèdent, et afin d’examiner si la nature et la lourdeur bition sexuelle, pour avoir dénudé sa poitrine dans un lieu public, n’avait pas pour objet
de la peine infligée à la requérante étaient malgré tout justifiées dans les circonstances de de punir une atteinte à la liberté de conscience et de religion. Certes, par le choix du lieu
l’espèce, la Cour doit, en second lieu, se pencher, comme elle l’a énoncé plus haut (voir de sa performance (une église) et les symboles en relation avec la religion mobilisés dans
paragraphes 44-45), sur l’existence de motifs pertinents et suffisants développés par les sa mise en scène (la position devant l’autel, les bras en croix, la figuration d’une prière, le
juridictions internes. voile sur les cheveux), la requérante avait adopté un comportement qui était susceptible
de heurter non seulement les convictions morales des ministres du culte ainsi que des

30
personnes présentes, mais également leurs croyances religieuses. Il s’ensuit que si les cir- 65. La Cour en conclut que les motifs adoptés par les juridictions internes ne sont pas
constances de lieu ainsi que les symboles auxquels la requérante avait eu recours devaient de nature à lui permettre de considérer qu’en l’espèce, elles ont procédé à la mise en
être nécessairement pris en compte, pour l’appréciation des intérêts divergents en jeu, en balance entre les intérêts en présence de manière adéquate et conformément aux critères
tant qu’éléments de contexte, les juridictions internes n’avaient pas, eu égard à l’objet de dégagés par sa jurisprudence.
l’incrimination en cause, à procéder à la mise en balance entre la liberté d’expression 66. Au vu de l’ensemble des éléments qui précèdent, et dans les circonstances particu-
revendiquée par la requérante et le droit à la liberté de conscience et de religion protégé lières de l’espèce, la Cour considère que les motifs retenus par les juridictions internes ne
par l’article 9 de la Convention. suffisent pas à ce qu’elle regarde la peine infligée à la requérante, compte tenu de sa nature
61. Au demeurant, la Cour relève que les juridictions internes, alors qu’elles avaient ainsi que de sa lourdeur et de la gravité de ses effets, comme proportionnée aux buts
choisi de se situer sur le terrain de la liberté de religion, n’ont pas recherché si l’action de légitimes poursuivis.
la requérante avait un caractère « gratuitement offensant » pour les croyances religieuses 67. Dans ces conditions, la Cour estime que l’ingérence dans la liberté d’expression de la
(Otto-Preminger-Institut, précité, § 49), si elle était injurieuse ou si elle incitait à l’irrespect requérante que constitue la peine d’emprisonnement avec sursis qui a été prononcée à
ou à la haine envers l’Église catholique (voir, mutatis mutandis, Giniewski c. France, son encontre n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
no 64016/00, § 52, 31 janvier 2006, et Mariya Alekhina et autres, précité, §§ 217-226 et 68. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
les nombreuses références citées).
62. De même, elle constate qu’alors qu’elles ont estimé qu’elle avait troublé autrui dans PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
la pratique de la religion (voir paragraphes 11 et 13), les juridictions internes n’ont pas 1. Déclare la requête recevable ;
non plus pris en considération le fait que la requérante avait agi en dehors de tout exercice 2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
du culte – aucune messe n’étant en cours au moment des faits et une chorale répétant (…)
sans que la requérante soit à portée de vue –, qu’il n’était pas contesté que son action
s’était déroulée de manière brève, sans déclamation des slogans affichés sur son corps et Doc 13 : Cass. crim., 15 juin 2022, n° 21-82.392
que l’intéressée avait quitté l’église dès que cela lui avait été demandé.
63. La Cour doit, ensuite, vérifier si, dans le cadre du contrôle qu’il devait opérer au titre Faits et procédure
du paragraphe 2 de l’article 10, le juge interne a dûment effectué la mise en balance des 1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
intérêts divergents entre, d’une part, le droit de la requérante de communiquer au public 2. Le 11 novembre 2018, Mmes [Z] [K], [N] [R] et [L] [O], militantes du mouvement dit
ses idées sur les droits devant être reconnus aux femmes, dont celui de disposer de leur « Femen », ont été interpellées après avoir franchi la barrière de sécurité disposée sur
corps, et, d’autre part, le droit d’autrui au respect de la morale et de l’ordre public. Or, la l'[Adresse 1], à l'approche de la délégation de nombreux chefs d'Etat se rendant à la cé-
Cour souligne que cet examen ne pouvait être valablement effectué par les juridictions rémonie de commémoration du centenaire de l'armistice de la première guerre mondiale.
internes qu’au moyen d’une analyse de l’ensemble des éléments en litige portant sur le Elles avaient dénudé leurs poitrines, sur lesquelles étaient inscrits les slogans : « Hypocrisy
contexte dans lequel se situait l’action litigieuse ainsi que sur les mobiles de la requérante. party », « Gangsta party » et « Fake peacemakers », et ont expliqué qu'elles entendaient
64. À cet égard, la Cour note qu’en l’espèce, les juridictions internes, et plus particulière- ainsi manifester leur opposition à l'invitation de ces chefs d'Etat au forum de Paris sur la
ment la cour d’appel, n’ont pas fait abstraction des déclarations de la requérante au cours Paix.
de l’enquête pénale, décrivant les motivations politiques et féministes de son action, qui 3. Elles ont fait l'objet de poursuites du chef d'exhibition sexuelle, Mme [O] faisant éga-
s’inscrivait dans un mouvement collectif et international visant à contester, de manière lement l'objet de poursuites du chef de prise du nom d'un tiers, faux et usage de faux, en
délibérément vive et choquante pour les convictions d’autrui, la position de l’Église ca- raison des circonstances de son interpellation.
tholique sur le sujet du droit des femmes (voir paragraphes 10-11). Toutefois, elles se 4. Par jugement du 13 novembre 2019, le tribunal correctionnel les a notamment relaxées
sont bornées à examiner la question de la nudité de sa poitrine dans un lieu de culte, du chef d'exhibition sexuelle et a ordonné une mesure de confiscation.
isolément de la performance globale dans laquelle elle s’inscrivait sans prendre en consi- 5. Le procureur de la République a relevé appel de ce jugement.(…)
dération, dans la balance des intérêts en présence, le sens donné à son comportement par
la requérante. En particulier, les juridictions internes ont refusé de tenir compte de la Sur le deuxième moyen
signification des inscriptions figurant sur le torse et le dos de la requérante, qui portaient Enoncé du moyen
un message féministe en référence au manifeste pro-avortement de 1971 dit « manifeste 7. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré Mmes [O], [K] et [R] coupables
des 343 salopes ». Elles ont relaté, sans la mettre en perspective avec les idées promues d'exhibition sexuelle, en répression les a respectivement condamnées à la peine de deux
par la requérante, la mise en scène d’un « avortement de Jésus ». Elles n’ont pas davantage mois d'emprisonnement avec sursis, un mois d'emprisonnement avec sursis, et un mois
pris en considération les explications fournies par la requérante sur le sens donné à leur d'emprisonnement avec sursis et a confirmé la confiscation des scellés, alors :
nudité par les militantes des Femen, auxquelles elle appartenait, dont la poitrine dénudée « 1°/ que la déclaration d'inconstitutionnalité et l'abrogation de l'article 222-32 du code
sert d’« étendard politique » ni sur le lieu de son action, à savoir un lieu de culte notoire- pénal que ne manquera pas de prononcer le Conseil constitutionnel à la suite de la ques-
ment connu du public, choisi dans le but de favoriser la médiatisation de cette action.

31
tion prioritaire de constitutionnalité soulevée dans un mémoire séparé et motivé entraî- diligentées du chef d'exhibition sexuelle ne constituent pas une atteinte disproportionnée
nera l'annulation de l'arrêt attaqué par application des articles 61-1 et 62 de la Constitution à leur liberté d'expression, le but légitime de protection de l'ordre public et des personnes
; présentes sur la voie publique pour la commémoration confrontées à la nudité d'autrui
2°/ que l'article 222-32 du code pénal, dans sa version applicable aux faits, punit l'exhi- correspondant, en ce jour particulier de centenaire du 11 novembre 1918, à un besoin
bition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public social impérieux ; qu'en se prononçant par de tels motifs ni pertinents, ni suffisants pour
d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende ; qu'en déclarant les prévenues justifier l'entrave à la liberté d'expression des manifestantes, la cour d'appel n'a pas léga-
coupables sur le fondement de ce texte, qui ne définit pas clairement et précisément les lement justifié sa décision au regard des articles 10 de la Convention européenne des
actes susceptibles d'être poursuivis ainsi que l'élément moral, la cour d'appel a violé les droits de l'homme et 222-32 du code pénal, et ainsi violé les articles 591 à 593 du code
articles 111-3 du code pénal et 7 de la Convention européenne des droits de l'homme ; de procédure pénale. » (…)
3°/ que dans le cas du délit prévu à l'article 222-32 du code pénal, la culpabilité ne peut
être retenue si le comportement du prévenu ou de la prévenue s'inscrit dans une dé- Sur le moyen, pris en sa deuxième branche
marche de protestation politique, et que son incrimination, compte tenu de la nature et 9. Pour caractériser l'infraction d'exhibition sexuelle, la cour d'appel énonce que l'élément
du contexte de l'agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans matériel de l'infraction, même s'il est contesté par la défense, réside dans le dénudement
l'exercice de la liberté d'expression ; qu'en l'espèce, les prévenues ont participé à une ac- des seins.
tion militante pour protester contre l'invitation par le Président de la République de 10. Les juges ajoutent que la Cour de cassation a jugé que la nudité partielle peut caracté-
quatre-vingt chefs d'État et de gouvernement à Paris afin de participer à la première édi- riser le délit d'exhibition sexuelle et que l'exposition des seuls seins nus d'une femme entre
tion du Forum de Paris sur la Paix prévu les 11, 12 et 13 novembre 2018, qui coïncidait dans les prévisions de l'article 222-32 du code pénal, l'infraction ne nécessitant pas une «
avec la cérémonie du centenaire de l'armistice de la première guerre mondiale ; que les connotation sexuelle » particulière ou une intention sexuelle.
trois militantes, qui avaient le corps recouvert de slogans, « Hypocrisy party », « Gangsta 11. Ils en concluent que la contestation des prévenues quant à l'intention sexuelle de leur
party » et « Fake peacemakers », inscrits sur leurs torses nus et le logo Femen dans le dos, acte est indifférente, dès lors que la seule réalisation volontaire de l'acte suffit à caractéri-
en rapport direct avec l'invitation des chefs d'Etat et de gouvernement au Forum de la ser l'élément intentionnel.
Paix, ont manifesté quelques instants sur l'[Adresse 1] lors du passage du cortège de la 12. En l'état de ces motifs qui détaillent chacun des éléments constitutifs de l'infraction
délégation américaine ; que la condamnation prononcée du chef d'exhibition sexuelle, poursuivie, la cour d'appel a justifié sa décision sans encourir le grief allégué.
compte tenu de la nature et du contexte de l'agissement en cause, constitue une ingérence
disproportionnée qui ne répond pas à un besoin social impérieux, en violation des articles Sur le moyen, pris en ses deux dernières branches
10 de la Convention européenne des droits de l'homme, 222-32 du code pénal, 591 à 593 13. Pour écarter l'argumentation des prévenues relative à l'atteinte disproportionnée à
du code de procédure pénale ; leur liberté d'expression que constitue leur condamnation, la cour d'appel énonce qu'il
4°/ que dans le cas du délit prévu à l'article 222-32 du code pénal, la culpabilité ne peut appartient au juge national, juge de droit commun des droits et principes définis par la
être retenue si le comportement du prévenu ou de la prévenue s'inscrit dans une dé- Convention européenne des droits de l'homme, tels qu'interprétés par la Cour euro-
marche de protestation politique, et que son incrimination, compte tenu de la nature et péenne des droits de l'homme, de vérifier la conformité des normes internes à ces droits
du contexte de l'agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans et principes en mettant en balance les intérêts en présence sur la base d'une appréciation
l'exercice de la liberté d'expression ; qu'en l'espèce, pour justifier la déclaration de acceptable des faits pertinents et, le cas échéant, d'en écarter l'application en cas d'incom-
culpabilité des prévenues, la cour d'appel a relevé que s'il n'est pas contestable que leur patibilité.
exhibition participait d'une démarche politique destinée à alimenter le débat public l'ac- 14. Les juges ajoutent que la nudité en public peut être considérée comme une forme
tion menée apparaît contrevenir à un autre droit garanti par la Convention européenne d'expression relevant de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme,
des droits de l'homme en ce qu'elle s'est déroulée le 11 novembre 2018, date à laquelle et que l'article 222-32 du code pénal, qui présente l'accessibilité, la clarté et la prévisibilité
les chefs d'Etat participaient en ce même lieu, à la cérémonie de commémoration du requises par l'article 10 précité, constitue néanmoins une ingérence prévue par la loi dans
centenaire de l'armistice de 1918 remontant les Champs-Elysées pour se recueillir sur la l'expression de cette liberté.
tombe du soldat inconnu à l'Arc de Triomphe, que le devoir de mémoire postule l'obli- 15. Ils précisent que, à l'occasion d'une précédente affaire concernant une militante «
gation morale de se souvenir d'un événement historique tragique et de ses victimes, afin Femen », la Cour de cassation n'a pas censuré un arrêt de relaxe, car il résultait des énon-
de faire en sorte qu'un événement de ce type ne se reproduise pas, qu'il a été promu aux ciations des juges du fond que le comportement de la prévenue s'inscrivait dans une dé-
lendemains de la première guerre mondiale par des associations de victimes, puis par des marche de protestation politique, et que son incrimination, compte tenu de la nature et
collectivités territoriales et par des Etats et qu'il peut se rattacher au droit à la vie ; que la du contexte de l'agissement en cause, aurait constitué une ingérence disproportionnée
cour en déduit que dans le cas d'espèce, l'atteinte à la pudeur résultant de la demi-nudité dans l'exercice de la liberté d'expression, et en déduisent qu'il reste donc la possibilité aux
s'étant produite non pas lors d'une manifestation culturelle mais à l'occasion de la célé- juges du fond d'apprécier cette nature et ce contexte de l'agissement.
bration d'un événement historique qui requérait une nécessaire dignité et en présence de 16. Ils relèvent qu'au cas présent, l'action des trois prévenues n'a duré qu'un bref instant,
familles des défunts, ou de représentants d'associations de victimes de la première guerre si bien que le trouble à l'ordre public a très rapidement cessé, mais que cette brièveté est
mondiale, d'officiel et de chefs d'Etat de la communauté internationale, les poursuites liée à l'efficacité des gendarmes mobiles.

32
17. Ils ajoutent que les prévenues se sont concertées pour agir simultanément, l'une pro-
fitant de ce que l'autre était interceptée par les gendarmes pour agir à son tour, et que
malgré la simultanéité de ces actions, qui étaient de nature à déstabiliser la sécurité assurée
par les services d'ordre, aucune n'a réussi à atteindre le cortège officiel.
18. Ils relèvent encore que leur exhibition participait d'une démarche politique destinée à
alimenter le débat public, mais que l'action menée apparaît contrevenir à un autre droit
garanti par la Convention européenne des droits de l'homme en ce qu'elle s'est déroulée
le 11 novembre 2018, date à laquelle les chefs d'Etat participaient, en ce même lieu, à la
cérémonie de commémoration du centenaire de l'armistice de 1918, remontant les
Champs- Elysées pour se recueillir sur la tombe du soldat inconnu à l'Arc de Triomphe.
19. Ils observent que l'atteinte à la pudeur résultant de la demi-nudité s'est produite non
pas lors d'une manifestation culturelle mais à l'occasion de la célébration d'un événement
historique qui requérait une nécessaire dignité, et en présence de familles des défunts, ou
de représentants d'associations de victimes de la première guerre mondiale, de personna-
lités officielles et de chefs d'Etat de la communauté internationale, et en concluent que
dans le cas d'espèce, la mesure contestée ne porte pas une atteinte excessive à la liberté
d'expression des prévenues, indépendamment du but légitime poursuivi.
20. En l'état de ces motifs dénués d'insuffisance, la cour d'appel a justifié sa décision sans
encourir les griefs allégués, pour les motifs qui suivent.
21. En premier lieu, elle a constaté que le comportement des prévenues a causé un trouble
à l'ordre public en raison de leur irruption au cours d'une cérémonie patriotique devant
se dérouler dans le calme et la dignité.
22. En second lieu, elle a relevé que si ce trouble n'a duré que peu de temps, c'est unique-
ment en raison de l'intervention rapide des forces de l'ordre, alors que les prévenues
s'étaient concertées pour échapper à cette intervention.
23. Dès lors, le moyen doit être écarté.

33

Vous aimerez peut-être aussi