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Armand Zaloszyc
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Nous ne nous attarderons pas sur les « dimensions » de l’Un3. Mettons de côté le trait
unaire qui est le trait de l’identification de la deuxième forme que distingue Freud4. Écar-
tons aussi l’Un au sens de l’Un fusionnel où Freud voit le caractère d’Eros5. Notons que
le corps de l’individu du vivant est une des formes de l’Un6. Les éléments punctiformes
que sont les corps célestes ont pu aussi donner une idée de l’Un7. Enfin, une autre dimen-
sion de l’Un s’est encore présentée sous la forme de l’unité des instruments de mesure en
géométrie8.
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Nous allons plutôt ressaisir cet Un tel qu’il aura surgi « à la fin d’une longue élabo-
ration de discours », comme s’exprime Lacan9, désignant ainsi, d’une part l’élaboration
de Frege dans ses Fondements de l’arithmétique, d’autre part la théorie des ensembles telle
qu’elle a été élaborée par Cantor. Nous verrons que l’Un ne s’unifie pas du tout : il garde
plusieurs dimensions, se présentant comme « ambigu » ou « bifide », non « univoque »10.
L’Un et le zéro
9. Ibid., p. 132.
10. Ibid., p. 144 & 134.
11. Miller J.-A., « La suture (Éléments de la logique du signifiant) », Cahiers pour l’analyse, n° 1 & 2, 1966, p. 39-51.
12. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, op. cit., p. 132-134.
13. Ibid., p. 132-133.
14. Ibid., p. 126.
15. Ibid., p. 134.
16. Ibid., p. 145-146. Cf. Frege G., Fondements de l’arithmétique, Paris, Seuil, 1969, p. 195.
17. Ibid., p. 146.
Exhtème
Lacan passe ainsi à une référence à la théorie des ensembles qui ajoute aux dimensions
de l’Un un « surgissement » qui n’est pas univoque18 : nous sommes conduits, en effet,
à considérer que l’Un que constitue l’élément d’un ensemble et l’Un que constitue l’en-
semble comme tout sont à distinguer ; que les éléments d’un ensemble comptent chacun
pour un, pour peu qu’ils soient purement et simplement distincts19 ; que même l’élé-
ment comme Un, dans la théorie des ensembles, est « marqué, dit Lacan, comme devant
être fondé sur la pure et simple différence »20. Et tout cela se fonde sur le fait que l’élé-
ment comme un est équivalent à l’ensemble vide21.
La référence à la théorie des ensembles permet donc à Lacan d’accentuer d’une part
l’équivoque de l’Un entre l’Un de l’ensemble, l’Un de l’élément et l’Un de l’ensemble
vide. Elle le conduit d’autre part à faire un certain usage du nombre transfini. Ce cursif
passage en revue des références de Lacan à Frege et à l’axiomatique de la théorie des
ensembles – qui, toutes, se condensent dans le rapport du Un et du zéro – nous amène
précisément à la question de l’Aleph, que Lacan entremêle aux précédentes, au titre qu’il
s’agit de la théorie des ensembles, mais qui doit en être distinguée suffisamment main-
tenant, ne serait-ce que parce que c’est par là que s’introduit la question de l’infini qu’il
ne nous a pas été nécessaire d’examiner jusqu’ici.
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mettre en relief. En effet, poursuit-il, dès qu’on interroge cet Un, et qu’il devient comme
une chose qui se défait[23], il est impossible de le mettre en rapport avec quoi que ce soit,
hormis la série des nombres entiers, qui n’est rien d’autre que cet Un »24.
Isolons cette phrase, démêlons-la ainsi du texte suivi du Séminaire et substituons
Aleph zéro à l’expression « la série des nombres entiers » : « En effet, dès qu’on interroge
cet Un, et qu’il devient comme une chose qui se défait, il est impossible de le mettre en
rapport avec quoi que ce soit, hormis ℵ0, qui n’est rien d’autre que cet Un. Cela ne surgit
qu’à la fin d’une longue élaboration de discours ». C’est ici qu’est évoquée la question du
0 et du 1 de la logique de Frege, dont « procède toute la suite arithmétique. Parce que
déjà, de 0 à 1, ça fait deux. Dès lors, ça en fera trois parce que il y aura 0, 1, et 2. Et ainsi
de suite, très précisément jusqu’au premier des Alephs qui, curieusement et pas pour rien, ne
peut se désigner que d’Aleph zéro »25.
Il s’agit bien de « démêler » ce que dit Lacan, puisqu’il tricote ensemble ici ce qu’il
avance de la logique du signifiant à la Frege et ce qu’il avance concernant Yad’lun comme
Aleph zéro. C’est là une évidence, inscrite dans le texte de Lacan noir sur blanc, mais on
ne l’a peut-être pas beaucoup soulignée.
L’Un n’est rien d’autre que ℵ0, Lacan l’affirme plus explicitement encore dans ce
passage sur le même – question sur laquelle nous reviendrons : « L’Un, en tant qu’il est
qualifiable du même, ne surgit donc […] que d’une façon exponentielle, je veux dire à
partir du moment où l’Un dont il s’agit n’est rien d’autre que cet Aleph zéro où se symbo-
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23. Ceci désigne, je crois, la conclusion aporétique de la première hypothèse du Parménide, telle que l’apporte Platon.
24. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, op. cit., p. 132. C’est nous qui soulignons.
25. Ibid., p. 132-133. Ici aussi, c’est nous qui soulignons.
26. Ibid., p. 145.
27. Ibid., p. 142-143.
28. Ibid., p. 126.
29. Ibid., p. 143.
30. Ibid., p. 138. Cf., par exemple, p. 125.
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Le titre général que J.-A. Miller a donné à la section des chapitres du Séminaire dont
nos deux chapitres IX et X sont les premiers est : « L’Un : qu’il n’accède pas au deux »31.
On comprend mal d’abord cet énoncé. Bien sûr, on comprend la thèse qu’il comporte :
que l’Un est séparé de l’Autre, que l’accès à l’Autre ne va pas de soi, que c’est d’abord
l’Un-tout-seul, etc. Mais comment Lacan peut-il faire du deux un accès barré, alors que
tout au long de nos deux chapitres, il affirme continûment que la construction de Frege
permettait l’engendrement de la suite des nombres entiers32 ? Comment donc arrivons-nous
de là à l’énoncé de type mathématique que l’Un n’accède pas à deux ?
Tout doit être repris à partir de l’idée que l’Un est ℵ0.
Le problème de l’hypothèse du continu peut maintenant être exprimé dans les termes
suivants : nous savons ce qu’est l’Un, nous ne savons pas ce qu’est le deux. L’indécidabi-
lité de l’hypothèse du continu fait de l’accès du Un au deux une espèce de no man’s land.
Ce sont bien sûr des termes intuitifs, mais qui suffisent à rendre compte de ce que Lacan
énoncera plus loin dans le Séminaire comme « l’inaccessibilité du 2 » : « En effet, dira-t-il,
ce qui se constitue à partir du 1 et du 0 comme inaccessibilité du 2 ne se livre qu’au
niveau du ℵ0, c’est-à-dire de l’infini actuel »33.
Lacan ne fait, sur ce point, qu’amener la conséquence de ce que nous avons souligné.
À cet égard, il note : « Une remarque de Gödel est ici éclairante, c’est que le ℵ0, à savoir
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2ℵ0 qui correspond à la formule 2n lorsque n = ℵ0 (2ℵ0 est, dans le cadre de l’hypothèse
du continu, la valeur du cardinal du continu, c’est-à-dire de l’ensemble des nombres
réels, qui s’appelle encore le non dénombrable39).
Un dernier point est d’une grande importance pour nous : la distinction entre, d’une
part ℵ0, le cardinal du dénombrable qui est l’Un – comme nous l’avons souligné – et,
d’autre part, la puissance du continu qui n’est pas toujours nette dans le texte du
Séminaire. Lacan aborde cette question lorsque, se demandant d’où surgit l’Un, il évoque
le tout à coup, l’instant, le soudain : « C’est en fait le seul point où [Platon] peut le faire
subsister. Dieu sait que l’élucidation du nombre a été poussée assez loin pour nous
donner l’idée qu’il y a d’autres Alephs que celui des nombres – et celui-là, cet instant, ce
point, car c’est ce qui en serait la véritable traduction, ne se trouve décisif qu’au niveau
d’un Aleph supérieur, au niveau du continu. »40
On rencontre la même difficulté au chapitre X. Lacan, après avoir noté que la théorie
des ensembles permet de définir un nombre comme la classe d’équivalence de tous les
ensembles qui ont ce nombre pour cardinal, indique : « La théorie des ensembles est
donc faite pour restaurer le statut du nombre », et il poursuit que c’est « à énoncer comme
elle le fait le fondement de l’Un, et à y faire reposer le nombre comme classe d’équiva-
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Concluons maintenant : l’Un, c’est l’Un qui s’enchaîne et s’articule, celui dont le lien à
zéro autorise l’accès à deux et au-delà. Cet Un, lorsqu’on l’envisage avec la théorie des
ensembles, implique la « différence radicale »43 d’un élément à l’autre – mais, par là, la mêmeté
de cette différence sur le fond que « l’ensemble vide peut aussi jouer comme élément » et que,
réciproquement, « tout ce qui se définit comme élément est équivalent de l’ensemble vide »44.
Il y a donc l’Un qui s’enchaîne. Et il y a l’Un-tout-seul, « l’Un comme un seul »45, dit
Lacan, retrouvant là aussi la notion de la solitude de l’Un, sur laquelle les néoplatoniciens
avaient déjà mis l’accent.
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