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TROIS CONCEPTIONS PHILOSOPHIQUES DE L’ENFANCE

Laurent Bachler

Érès | « Spirale »

2016/3 N° 79 | pages 48 à 57
ISSN 1278-4699
ISBN 9782749253381
DOI 10.3917/spi.079.0048
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-spirale-2016-3-page-48.htm
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compte le fait simple et évident qu’avant d’être
Trois conceptions homme, il faut avoir été enfant ? L’homme, c’est
d’abord celui qui a été enfant, qui ne l’est plus et
philosophiques de qui est sorti de l’enfance, ou du moins qui pense
en être sorti. Si toute l’histoire de la philosophie
l’enfance se ramène à une entreprise pour répondre à la
question : qu’est-ce que l’homme ?, alors il est
Laurent Bachler possible que toute la philosophie ne soit qu’une
professeur de philosophie, Chambéry tentative pour en finir avec l’enfance, pour régler
ses comptes avec elle.
laurent.bachler@neuf.fr
Pourtant, loin d’être un point aveugle de la
pensée philosophique, l’enfance est un thème
présent à différents moments de la philosophie
Que pensent les philosophes de l’enfance ? Quel et chez différents auteurs. Plus qu’un thème, en
regard philosophique ont-ils porté sur le sujet ? y prêtant attention, il apparaît que l’enfance des
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Est-ce un objet d’étude et de spéculation philo- philosophes est un monde. C’est un mot et un
sophique comme les autres, tels l’être, le néant, son simple. Mais ce mot à lui seul emporte tout
l’absolu, la liberté, la vérité, la justice ? À l’évi- un univers de représentations, de souvenirs, de
dence, l’enfance ne fait pas partie des thèmes métaphores, d’images et de sensations. Nous
classiques de la philosophie. Pourtant, tous ces pouvons prendre la mesure de l’étendu de cet
thèmes ne valent que dans la mesure où ils se espace en pointant les conceptions les plus
rapportent au même objet : l’homme. Emmanuel extrêmes de l’enfance. Quelques philosophes
Kant, dans un passage célèbre de sa Logique, guideront ainsi notre exploration de l’enfance
ramenait même toutes les interrogations philo- philosophique : Platon, Descartes et Nietzsche.
sophiques à trois questions fondamentales : que
puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que puis-je Si nous retenons ces trois philosophes avant
espérer ? Il ajoutait, emporté par un élan de tout, c’est parce que tous trois se servent de
synthèse, que ces trois questions se ramenaient l’enfance pour penser la nature même de l’acte
elles-mêmes à une seule, la question fondamen- philosophique. Bien sûr, ils n’ont pas la même
tale de la philosophie : qu’est-ce que l’homme1 ? conception de l’enfance. Parfois même ces
Les philosophes ne font que cela : répondre à conceptions s’opposent. Mais toutes sont le
cette question de l’homme. Comment, dès lors, point à partir duquel la philosophie prend son
répondre à une telle question sans prendre en sens. C’est en portant son regard sur l’enfance
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que la philosophie se comprend elle-même. De Laurent Bachler


telle sorte que derrière chacune de ces concep-
tions de l’enfance, c’est une définition de la
philosophie qui s’offre à nous. La philosophie se
définit dans son rapport à l’enfance.

La maïeutique socratique, ou l’art


d’accoucher les âmes
Toute la théorie de la connaissance de Platon
repose sur un processus psychologique qu’il
nomme la réminiscence. Son idée en est simple
et étrange à la fois : selon Socrate, nous avons comme on remplit d’eau une cruche, mais d’un
en nous une connaissance de toutes les vérités. mouvement intérieur de notre esprit qui nous
Nous avons acquis cette connaissance avant donnera accès à la connaissance. Pour prouver
notre naissance car notre âme, étant immor- cela, Socrate propose de faire entrer en scène
telle, chevauchait avec les âmes célestes et un jeune enfant à qui il va poser un problème
a vu ces vérités. À la naissance, nous n’avons de géométrie. Sans lui faire la moindre leçon et
fait qu’oublier tout cela. Notre ignorance est le uniquement en lui posant des questions, Socrate
résultat d’un oubli. La connaissance, qui nous se propose de l’amener à résoudre ce problème
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fait sortir de l’oubli, n’est donc pas une trans- de géométrie. L’enfant est donc celui qui va venir
formation de soi, une sortie de l’ignorance, mais mettre à l’épreuve la théorie de la réminiscence.
simplement l’acte psychologique par lequel Il vient aussi la prouver. C’est dans la figure de
on se souvient tout à coup de quelque chose l’enfance que la philosophie trouve alors sa
que nous pensions avoir oublié. La théorie de manifestation la plus éclatante.
la réminiscence est d’abord cela : ce que nous
éprouvons au contact de la vérité ressemble à Si toute l’histoire de la philosophie
ce que nous éprouvons lorsque nous parvenons se ramène à une entreprise pour
à nous ressouvenir de quelque chose que nous répondre à la question : qu’est-ce que
pensions avoir oublié. l’homme ?, alors il est possible que toute
la philosophie ne soit qu’une tentative
Cette théorie est exposée dans un dialogue pour en finir avec l’enfance.
de Platon intitulé le Ménon. Dans ce dialogue,
Platon met en scène Socrate discutant avec
Ménon de la vertu. Ce qu’est la vertu, nous le Deux remarques toutefois : tout d’abord, les
savons déjà ; nous n’avons fait que l’oublier. traductions de ce passage présentent ce person-
Il s’agit donc non pas de recevoir de l’exté- nage de l’enfant parfois comme un jeune enfant,
rieur un enseignement qui nous l’apprendrait, parfois comme un jeune esclave, parfois comme
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Trois conceptions philosophiques de l’enfance

un jeune serviteur. Il y a ainsi une hésitation entre


l’enfant et l’esclave. Il y a donc une proximité
entre ces derniers. L’âge classique rapprochera
l’enfant de l’animal ou du fou, la philosophie
antique rapprochait l’enfant de l’esclave. Mais le désir de savoir qui caractérise ce temps
de l’enfance n’est pas une donnée. L’enfant ne
désire pas savoir comme le cheval a le désir
La connaissance, qui nous fait sortir de
de boire. Le désir de savoir et le désir de boire
l’oubli, n’est donc pas une transformation
n’ont rien à voir. Boire est un besoin et si le
de soi, une sortie de l’ignorance,
cheval ne boit pas, il arrivera nécessairement
mais simplement l’acte psychologique par
un moment où il aura soif. Le désir de savoir
lequel on se souvient tout à coup de quelque
peut ne jamais s’éveiller si l’enfant ne rencontre
chose que nous pensions avoir oublié.
pas un peu de philosophie. Et cette rencontre
passe par le chemin de l’erreur, et de l’erreur
Par ailleurs, on réduit souvent le choix de ce reconnue. Le problème que Socrate avait posé
jeune enfant à une figure d’ignorance. Ce dont au jeune esclave était le suivant : soit un carré
a besoin Socrate, c’est quelqu’un qui soit notoi- de côté 2. Sa surface représente donc 4. Quel
rement ignorant. L’enfant est celui qui ne sait sera la longueur du côté du carré dont la surface
rien, qui n’a rien appris. Cela prouvera bien, s’il est le double de ce premier carré, soit 8 ? Est-ce
parvient à résoudre le problème de géométrie vraiment un jeu d’enfant ?
que va lui poser Socrate, qu’il ne doit cela qu’à
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lui-même, qu’il a tiré toute vérité de lui-même, La figure de l’enfance est convoquée à une
que la vérité ne vient pas de l’extérieur mais autre reprise dans la philosophie de Platon pour
de la modification d’un certain rapport de soi exposer la nature du questionnement philo-
à soi. Or, et c’est là le point le plus important, sophique. Dans le Théétète (148e), pour expli-
l’enfant, dans cet échange, est aussi la figure quer ce qu’est la philosophie, Socrate compare
de celui qui peut changer, et même de celui ce qu’il fait au métier de sa mère, Phénarète.
qui va changer. L’enfant tente une première Celle-ci était sage-femme et aidait les autres
réponse qui n’est pas bonne, puis une seconde femmes à accoucher. Ce que sa mère fait pour
réponse, pas plus correcte. À la suite de ces deux les corps, Socrate le fait pour les âmes. Ses ques-
erreurs, l’état d’esprit de l’enfant est modifié : tionnements n’ont pas d’autre but que d’amener
il a quelque chose qu’il n’avait pas au début, le son interlocuteur à accoucher de sa propre
désir de savoir. L’enfant, parce qu’il n’est pas figé pensée. Une tradition voulait que les sages-
dans l’âge adulte, est ainsi la figure de celui qui femmes ne soient pas elles-mêmes en âge
peut changer, qui peut se trouver modifié par d’enfanter. Socrate la transpose à son activité
la philosophie. L’enfance est l’âge des transfor- philosophique en déclarant que s’il pose des
mations, des modifications, à condition de faire questions, c’est parce que lui-même ne porte
les bonnes rencontres. L’enfance est l’âge des aucune idée en lui. La seule chose qu’il sait est
apprentissages. qu’il ne sait rien, bien sûr.
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Il s’agit donc de faire accoucher l’esprit de ses


interlocuteurs et d’accueillir sa pensée comme
un nouveau-né. Mais justement, comment
accueille-t-on un nouveau-né ? Les Grecs de nos enfants, c’est aussi comme prendre soin
avaient une tradition, étrange, comme le sont de nos pensées. C’est en posant des questions
souvent les traditions : l’amphidromie. À la nais- que nous les accompagnons parfois le mieux.
sance du bébé, le père du nouveau-né saisissait
l’enfant au-dessus de sa tête et faisait le tour du Le désir de savoir peut ne jamais
quartier en criant pour présenter son enfant aux s’éveiller si l’enfant ne rencontre
voisins. C’était une sorte d’épreuve et de mise à pas un peu de philosophie. Et cette
l’épreuve du nouveau-né pour tester sa capacité rencontre passe par le chemin de
à vivre. Nos mœurs ne sont pas très différentes : l’erreur, et de l’erreur reconnue.
dès la naissance du nouveau-né, sa première
expérience est celle d’une série d’examens La philosophie est une venue au monde des
pour déterminer sa viabilité. La vie de l’enfant idées, comme l’enfance est une venue au
commence par une mise à l’épreuve. C’est aussi monde de la vie. C’est ce parallèle qui permet
ce que fait Socrate avec les opinions de ses à Platon de voir dans l’accouchement une méta-
interlocuteurs. Quand ceux-ci lui proposent phore raisonnable de l’activité philosophique.
une idée, il ne se contente pas de l’accepter En un sens, que ce soit pour accoucher les âmes
comme telle. Après avoir posé des questions ou pour se ressouvenir de la vérité oubliée,
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pour aider à sa formulation, il pose des ques- l’enfance est ce qu’il faut retrouver. Et cet effort
tions pour mettre à l’épreuve la viabilité, c’est-à- pour retrouver l’enfance n’est autre que la philo-
dire la cohérence de l’idée. Et Socrate remarque sophie elle-même.
que bien souvent, malheureusement, ces
Descartes et les préjugés
enfants de la pensée ne sont pas viables.
de l’enfance
Prendre soin de la pensée, prendre soin de nos Si nous envisageons maintenant la philosophie
idées, les plus chères et les plus précieuses, c’est de Descartes, nous allons découvrir dans les
en quelque sorte comme prendre soin de nos soubassements de cette conception philo-
enfants. La comparaison peut se poursuivre sophique une tout autre conception de l’enfance.
assez loin : il arrive que nous soyons aveugles Ce qui sous-tend une grande partie de l’édifice
sur nos enfants, comme il arrive que nous philosophique de Descartes, c’est aussi une
soyons aveugles sur nos propres idées. Et l’édu- certaine conception de l’enfance, mais une
cation que nous voulons pour nos enfants est conception très différente de celle de Platon. En
parfois une suite de préjugés et d’idées jamais effet, pour Descartes, l’enfance n’est pas ce qu’il
remises en cause. Comme il nous arrive souvent faut retrouver mais ce dont il faut se défaire.
de nous contenter de préjugés au lieu de vérita- L’entrée en philosophie se fait en sortant de
blement penser par nous-mêmes. Prendre soin l’enfance. Pourquoi cela ?
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Trois conceptions philosophiques de l’enfance

Descartes fait de l’enfance la source première et


presque unique de tous nos préjugés. Si nous
avons des préjugés qui encombrent notre esprit
et nous donnent cette illusion de savoir, c’est
parce que nous sommes passés par l’enfance,
L’entreprise cartésienne est une entreprise de et que, dans l’enfance, les préjugés sont inévi-
recherche de la vérité. Descartes se demande tables. L’enfant naît démuni de tout, dépendant
comment atteindre et découvrir la vérité. entièrement des autres. Il doit s’accrocher à
Il commence alors par relever les principaux la vie et survivre avant de penser à chercher
obstacles à cette quête de vérité. Et le premier la vérité. La vie passe naturellement avant la
obstacle qui nous retient de chercher la vérité, pensée. Cela entraîne plusieurs conséquences3.
c’est de croire qu’on la possède déjà. Le premier
obstacle à la vérité, ce sont donc nos préjugés, D’une part, l’être humain, enfant, va chercher ce
dans notre esprit, qui nous donnent l’illusion qui est utile. Il adhère à une idée non pas parce
de savoir. On tient pour évident non pas ce qui qu’elle est vraie mais parce que cela lui est utile.
est tel mais ce dont on n’a jamais douté. C’est Et dans cette logique utilitariste, il est normal de
pourquoi, en toute logique, la première étape faire immédiatement confiance aux sens. L’en-
dans la recherche de la vérité est donc de nous fant fait confiance à ce qu’il voit. Il est persuadé
libérer de tous ces préjugés, nombreux et puis- que le monde est bien tel qu’il lui apparaît. Pour-
sants, qui peuplent notre esprit. Pourquoi sont- quoi en douter ? Cette confiance dans le témoi-
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ils si nombreux ? Pourquoi sont-ils si puissants ? gnage des sens se retrouve, selon Descartes,
Pourquoi est-il si difficile de se défaire de nos dans l’idée unanimement répandue chez les
préjugés ? À toutes ces questions, la réponse est enfants selon laquelle les animaux pensent, et
toujours la même sous la plume de Descartes même qu’ils parlent. Simplement ils parlent
et tient en une formule célèbre du Discours de leur langue à eux, que nous, êtres humains,
la méthode : parce que « nous avons tous été par définition, ne pouvons pas comprendre :
enfant avant que d’être homme2 ». « Mais le plus grand de tous les préjugés que
nous ayons retenus de notre enfance, est celui
Descartes fait de l’enfance la source de croire que les bêtes pensent4. » Pourquoi les
première et presque unique de tous nos enfants semblent-ils si unanimes sur cette ques-
préjugés. tion du langage ou de la pensée animale ? C’est
peut-être, estime Descartes, parce qu’ils ont une
Cette formule semble énoncer une sorte d’évi- vision du monde égocentrée. Ils comprennent
dence immédiate, dont on ne saisit pas bien tout leur environnement en le ramenant à
l’enjeu ou l’importance. Pourquoi est-il essentiel eux et donc en le comparant à eux. Ce qui les
de souligner cela ? Que faut-il comprendre dans amène donc à penser que les animaux pensent
cette évidence, accessible à tous, que, avant et poussent des cris avec l’intention de signifier
d’être homme, il faut bien avoir été enfant ? quelque chose, c’est d’abord qu’eux-mêmes le
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font. À l’origine de cette vision égocentrée du


monde se trouve l’expérience à la fois banale
et puissante du caprice : l’enfant s’imagine que
le monde tourne autour de lui parce qu’il a
constaté qu’en pleurant, il finissait pas obtenir ce est d’abord une éducation aux préjugés. Et
qu’il voulait : « Nous avons tant de fois éprouvé l’effet premier, et paradoxal, de l’éducation, est
dès notre enfance, qu’en pleurant ou comman- bien de nous rendre incapables de juger par
dant […] nous nous sommes fait obéir par nos nous-mêmes.
nourrices, et avons obtenu les choses que nous
désirions, que nous nous sommes insensible- Si les préjugés sont ainsi inévitables,
ment persuadés que le monde n’était fait que et si l’entreprise philosophique
pour nous, et que toutes choses nous étaient s’inaugure dans le rejet des préjugés,
dues5. » Le préjugé est donc la structure centrale alors la première chose à faire est de se
d’une représentation du monde égocentrée. défaire une bonne fois pour toutes de
l’enfant qui est en nous. Le scandale de la
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D’autre part, les préjugés sont en un sens inévi- condition humaine, pour Descartes, c’est que
tables pour l’enfant. Et cela tient à un paradoxe l’homme commence par être enfant.
propre à la nature humaine elle-même. L’enfant
à la naissance naît bien sans préjugés. Mais sa
raison n’est pas encore assez formée pour lui Enfin, les préjugés lui viennent des autres. Tout
permettre de juger par lui-même. L’esprit du commence par des « nourrices impertinentes »,
nouveau-né est bien libre de tout préjugé mais des « précepteurs », puis des maîtres et des
incapable de juger le monde. L’enfant est donc professeurs dont la parole fait autorité. Cette
dans l’obligation de faire confiance aux autres, idée, Cicéron la formulait déjà dans ses Tuscu-
aux adultes, à ses parents, à ses nourrices. Ce lanes : il y a dans nos esprits des semences
sont eux qui lui transmettent alors une certaine innées de vertu. Mais à peine voyons-nous la
somme de préjugés. Les années passant, il finira lumière du jour, à peine notre père nous a-t-il
par développer son jugement. Mais au moment soulevés de terre, que des opinions corrompues
où son jugement aura fini de se former, et qu’il sont déversées dans notre âme, si bien que
pourra enfin juger par lui-même, son esprit nous semblons avoir sucé l’erreur avec le lait de
n’est plus libre de tout préjugé. Au contraire, son notre nourrice6. Tout concourt à remplir la tête
esprit est rempli de tous ceux qu’il a reçus au de l’enfant de préjugés : ses sens, les autres et
cours de l’enfance, par l’éducation. L’éducation lui-même. Si les préjugés sont ainsi inévitables,
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Trois conceptions philosophiques de l’enfance

à douter, lorsqu’il doute, et lorsqu’il se doute


que les choses ne sont peut-être pas telles qu’on
lui a dites, que la réalité est plus dure que ce
qu’il en voyait, que le monde est plus triste et
que la vie est plus vaine.

et si l’entreprise philosophique s’inaugure dans En faisant du doute la première étape de la


le rejet des préjugés, alors la première chose pensée philosophique, Descartes rompt avec la
à faire est de se défaire une bonne fois pour tradition antique. C’est l’étonnement qui inau-
toutes de l’enfant qui est en nous. Le scandale gurait la philosophie pour Platon. Et cet éton-
de la condition humaine, pour Descartes, c’est nement pouvait avoir quelque chose de jubila-
que l’homme commence par être enfant. toire et joyeux. Notre désir de savoir se trouvait
interpellé par une situation, comme celle de
la diagonale du carré. Mais la philosophie de
Descartes remplace l’étonnement par le doute.
La conception cartésienne de l’enfance s’oppose Et l’expérience du doute est liée à l’inquiétude
ainsi totalement à celle de Platon. Pour celui-ci, et à l’angoisse. Rien d’agréable ni de confortable
il s’agissait d’accoucher nos idées comme s’il dans l’épreuve du doute, avec ce risque péril-
s’agissait d’un enfant fragile et sans défense. leux que Descartes remarque le premier : rester
Pour Descartes, au contraire, la première chose pour toujours dans le doute, sans pouvoir en
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à faire est de se défaire des modes de pensées sortir, sombrer dans le scepticisme pessimiste.
propres à l’enfance, d’asphyxier l’enfant en nous. On comprend alors qu’une grande partie des
Pour ne plus penser comme lui. Nous sommes hommes préfère rester dans l’enfance rassu-
ainsi passés de l’accouchement à l’infanticide. rante. Lorsque nous perdons nos illusions, nous
savons ce que nous perdons, sans savoir ce que
Quelle est alors cette forme philosophique de nous gagnons.
l’infanticide ? Quelle attitude philosophique
correspond à cette exigence de rompre avec Telle pourrait alors être une définition de l’en-
l’enfance ? Dans la philosophie de Descartes, fance. Lorsque nous avons le choix entre une
elle est à la fois inaugurale et centrale : le doute. illusion fausse, mais agréable, et une vérité
Le doute est une mise à l’épreuve de toutes nos triste, l’enfant est celui qui choisit l’illusion. Mais
idées, une remise en cause radicale de tout ce justement, ne pourrait-on pas préférer l’illusion
que nous avons pris, de tout ce que nous avons à la tristesse ? Ne pourrait-on pas mener une
reçu. C’est un geste d’une grande violence théo- critique de l’idée de vérité, qui semble rimer
rique par lequel on fait table rase, on se coupe avec morbidité ? C’est alors que la figure de
du passé, pour repartir de nouveau, et de rien. l’enfance pourrait redevenir centrale. Et c’est, en
Mais n’est-ce pas ainsi finalement que l’enfant un sens, ce que nous apercevons dans la philo-
sort de l’enfance ? Il en sort lorsqu’il commence sophie de Nietzsche.
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Spirale 79 1 Élever un bébé à hauteur d’homme

Le surhomme
et l’enfant nietzschéen
Nietzsche entreprend de renverser la métaphy-
sique classique en inversant toutes ses valeurs
traditionnelles, en faisant du corps quelque
chose de supérieur à l’âme, de l’illusion une
puissance de vie, et de la vérité, une volonté
de mort qui s’avance masquée. Dans ce jeu de
renversement de valeurs, Nietzsche rencontre
la figure de l’enfant et y voit une métaphore
centrale pour comprendre l’acte philosophique
essentiel. Il ne s’agit plus d’accoucher les âmes. de ces métamorphoses, ce qui nous révèle notre
Il ne s’agit plus de douter en asphyxiant l’enfant. humanité, c’est l’enfant. « Je vous énonce trois
Il s’agira de jouer, de danser, et de rire. métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit
se mue en chameau, le chameau en lion et le
Nous trouvons cette conception de l’enfance lion, enfin, en enfant7. » Pourquoi cet ordre est-il
dans le tout premier chapitre du livre Ainsi important ?
parlait Zarathoustra. Zarathoustra s’est isolé
des hommes pendant dix ans pour méditer.
L’enfant symbolise pour Nietzsche l’âge
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Lorsque le livre débute, il a décidé de revenir
des commencements, l’affirmation
parmi les hommes pour leur enseigner ce qu’il
première, le « oui » qui permet la
nomme le « surhomme ». Le premier discours
création de nouvelles valeurs.
que Zarathoustra adresse aux hommes s’intitule
« Des trois métamorphoses ». Ces trois méta-
morphoses servent à illustrer ce que l’esprit doit Le chameau est d’abord celui qui porte les
faire quand il prend conscience de sa condition. lourds fardeaux. Il est endurant et supporte le
Il s’agit pour l’homme d’apprendre à vivre avec poids de sa condition. Il l’accepte. Et il le porte
sa condition. L’esprit peut alors adopter trois pour traverser un désert. Le désert de la vie,
attitudes différentes, et il peut aussi passer de c’est la vie sans joie que le chameau traverse.
l’une à l’autre. D’où un enchaînement de trois Pour autant, son attitude endurante ne saurait
métamorphoses. Face à sa condition et pour se réduire à de la résignation. Ce qui anime le
l’accepter, l’esprit peut se faire chameau. Puis chameau, ce qui le fait avancer, c’est le sens
de chameau, il deviendra lion. Et finalement, du devoir. Et l’on trouvera des hommes pour
de lion, il se métamorphosera en enfant. Le construire le sens de leur existence autour de
chameau, le lion et l’enfant, telle est cette cette idée de devoir. « Pourquoi as-tu fait cela ?
étrange série de métamorphoses qui nous – Parce que c’était mon devoir. » Il y a de la gran-
enseignent la condition humaine. À la fin ultime deur dans l’endurance du chameau.
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Trois conceptions philosophiques de l’enfance

Platon, Descartes ou Nietzsche, quelle


que soit leur conception de l’enfance,
y ont trouvé les éléments qui permettent de
définir et de penser la nature même de l’acte
philosophique : questionner, douter
et renouveler notre monde. C’est pour éviter cela qu’a lieu la troisième
métamorphose de l’esprit, quand le lion devient
enfant. L’enfant symbolise alors pour Nietzsche
C’est dans le désert le plus reculé que le l’âge des commencements, l’affirmation première,
chameau peut se métamorphoser en lion. C’est le « oui » qui permet la création de nouvelles
la deuxième métamorphose : l’esprit, devenu valeurs. Le surhomme est cela-même pour
chameau, devient maintenant lion. Le lion est la Nietzsche : celui qui est capable de se donner
figure de l’animal qui veut conquérir sa liberté. à lui-même ses propres valeurs. Cette création
Contre le dragon de la morale qui lui dit : « Tu de valeurs est l’acte philosophique essentiel, par
dois ! », le lion répond : « Je veux. » Ce qui lequel nous échappons au nihilisme. Or, pour
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s’énonce là, c’est un rapport à la tradition, qui comprendre ce geste inaugural de la philoso-
n’est plus fait de continuités, comme dans le cas phie, c’est vers l’enfant qu’il faut se tourner. Que
du chameau qui portait son fardeau comme on fait l’enfant que ne peut faire le lion ? Il joue.
porte son histoire. Le lion veut la nouveauté. Mais ce jeu n’a rien de ludique ou de simple
Il n’a pas encore la force de créer de nouvelles divertissement. Au contraire, c’est le jeu de la
valeurs, mais il a celle de rejeter les anciennes création. Par le jeu, l’enfant crée son monde.
valeurs par un acte libre : « Créer des valeurs C’est sa volonté qui crée le monde. C’est alors
nouvelles – le lion lui-même n’en est pas encore son propre monde. Le jeu, pour Nietzsche, est
capable – mais conquérir la liberté pour des comme la danse et le rire. Ce sont des puis-
créations nouvelles, voilà ce que peut la puis- sances de transmutation, de renversement de
sance du lion8. » Prendre le droit de créer des valeurs. Ainsi, la danse transmue le lourd en
valeurs nouvelles est une conquête extraordi- léger. Le rire transmue la souffrance en joie. Le
naire pour un esprit habitué aux fardeaux et à jeu transmue le divertissement futile en chose
l’obéissance. Il fallait toute la puissance de la sérieuse et essentiel. Toutes ces transmutations,
liberté pour rompre avec le sens du devoir. Mais tous ces renversements, qui trouvent leur forme
cette soif de liberté a aussi son revers. Elle peut dans les activités et les gestes de l’enfance, sont
se convertir en rage de détruire. Car la révolte le cœur même de l’entreprise philosophique,
peut toujours être destructrice. selon Nietzsche.
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Spirale 79 1 Élever un bébé à hauteur d’homme

Ainsi, que ce soit Platon, Descartes ou Nietzsche,


et quelle que soit leur conception de l’enfance,
tous trois y ont trouvé les éléments qui permettent
de définir et de penser la nature même de
l’acte philosophique : questionner, douter et
renouveler notre monde. On ne fait pas de la
philosophie pour entériner un état de fait, pour
justifier ce qui se fait, ou pour figer un peu plus
ce qui l’est déjà. On fait de la philosophie pour
remettre en cause les évidences, pour interroger
les pratiques habituelles qui semblent aller
de soi. Que ce soit selon Platon, Descartes ou
Nietzsche, la philosophie n’a pas pour fonction
de valider un ordre des choses mais de faire
advenir autre chose. C’est pourquoi l’on pense
toujours pour penser autre chose que ce que
l’on pensait avant. Et pour l’histoire de la philo-
sophie, c’est bien la figure de l’enfant qui nous
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rappelle cela.

Résumé
L’enfance n’est pas un objet de réflexion comme les
autres pour les philosophes. En effet, la conception
1. Emmanuel Kant, Logique, éd. Vrin, 1989, trad. Louis de l’enfance que proposent certains d’entre eux leur
Guillermit, p. 20. permet de définir et de cerner la nature même de la
2. Descartes, Discours de la méthode, AT VI, p. 13. pensée philosophique. Socrate comparait la pensée
3. Pour tout cela nous suivons Henri Gouhier, La pensée à un nouveau-né dont il faut à la fois prendre soin et
métaphysique de Descartes, éd. Vrin, 1962. Le chapitre 2 est mettre à l’épreuve la viabilité. Descartes voulait que
intitulé : « L’enfance abusive. », p. 41 - 62. le doute inaugural de la philosophie soit une rupture
4. Lettre à Morus, du 5 février 1649, AT V, p. 275. décisive avec l’enfance. Et Nietzsche faisait de l’enfant
5. A ***, mars 1638, AT II, p. 36-37. la figure de l’esprit libre, capable de créer le monde
6. Cité par Henri Gouhier, La pensée métaphysique de et ses valeurs. 
Descartes, éd. Vrin, 1962, p. 50
7. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, éd. Le livre de poche, Mots-clés
trad. Georges-Arthur Goldschmidt, 1983, p. 29. Philosophie, enfance, étonnement, maïeutique, doute,
8. Ibid., p. 31. liberté, création. 
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