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PLATON ET AUGUSTIN : MÊMES MOTS, AUTRE SENS

Yves Meessen

Vrin | « Revue des sciences philosophiques et théologiques »

2005/3 Tome 89 | pages 433 à 458


ISSN 0035-2209
DOI 10.3917/rspt.893.0433
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Rev. Sc. ph. th. 89 (2005) 433-457

PLATON ET AUGUSTIN :
MÊMES MOTS, AUTRE SENS
par Yves MEESSEN

« Il est honteux, certes, pour les savants de


quitter l’école de Platon et de se faire les dis-
ciples du Christ qui, par son Esprit, apprit à
un pêcheur à dire avec sagesse : “Dans le
Principe était le Verbe et le Verbe était auprès
de Dieu et le Verbe était Dieu” » 1.

Saint Augustin considérait que les « Platoniciens », c’est-à-dire Pla-


ton et ceux qui ont assimilé son enseignement (Plato et qui eum bene
intellexerunt), étaient supérieurs à tous les autres philosophes païens 2.
Il avait discerné chez eux une pensée proche de la pensée chrétienne.
En quoi consiste cette proximité? Porte-t-elle sur l’ensemble du sys-
tème néo-platonicien, et particulièrement sur le rapprochement avec le
mystère trinitaire, ou davantage sur la méthode d’intériorité proposée
dans les Ennéades ou les Aphormai 3? Cette question n’est qu’un point
de départ. Nous l’avons choisie car nous pensons que ce cadre histo-
rique est un topos particulièrement parlant pour reprendre la question
métaphysique à nouveaux frais. En effet, il ne nous semble pas inutile
de clarifier une nouvelle fois la distinction entre platonisme et chris-
tianisme sous l’angle du mystère trinitaire. Cette clarification devrait
nous permettre de situer en quoi l’apport de la Révélation introduit
une métaphysique qui, si elle paraît s’apparenter à la métaphysique
grecque en raison de l’emploi d’un vocabulaire commun 4, lui est ce-

1. De ciuitate Dei X, 29; BA 34, p. 536-537.


2. Ibid., VIII, 9; BA 34, p. 262-263
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3. Cf. A. SOLIGNAC, « Présence à soi-même et présence à Dieu d’après Porphyre », © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
note complémentaire du livre VII des Confessions, BA 13, p. 679-681.
4. En apprenant la Rhétorique, Augustin prend connaissance des Catégories
d’Aristote (Conf. IV, 16, 28). À ces « genres », dont il retiendra surtout la substance et la
relation, viennent s’ajouter d’autres genres grâce à la lecture des libri platonicorum. Les
écrits de Plotin et de Porphyre s’élaborent, entre autres, sur les genres du Sophiste
(254 d – 257 e) : l’Etant, le mouvement et le repos, le même et l’autre. Sous le titre De
434 YVES MEESSEN

pendant radicalement étrangère. Or, c’est justement au sujet du mys-


tère trinitaire que la différence de logique se perçoit de manière la
plus vive.
Comme nous chercherons à le montrer, le dévoilement accompli
par le Christ vient bouleverser la logique grecque jusque dans la
grammaire de la « science dialectique » 5. Que Dieu révèle sa Sagesse
par la mort sur la Croix est une folie pour les païens, une folie pour la
philosophie grecque (1 Co 1, 23). Il y a là un enjeu phénoménologique
fondamental qui se résume dans la question suivante : Comment se
fait-il que Dieu révèle l’immutabilité et la stabilité de son être (« Je
suis ») par le dépouillement le plus radical (Jn 8, 28; Ph 2, 7)?
Le livre VII des Confessions est sans doute le texte le plus adéquat
pour tenter de situer cet enjeu phénoménologique. Premièrement,
Augustin y relève la convergence et la divergence entre le Prologue
johannique et l’hymne au Philippiens, d’une part, et la doctrine des
libri platonicorum 6, d’autre part. Deuxièmement, Augustin y affirme
que ces livres l’ont « averti » de revenir dans l’intimité de son être 7. Si
l’on veut entrer dans l’intention d’Augustin, on ne peut étudier séparé-
ment ces deux affirmations. La relecture des néo-platoniciens à partir
de l’Écriture est entièrement dépendante de l’expérience de conversion
du jeune rhéteur. En revenant à l’intériorité, Augustin fait une triple
expérience. Dieu habite en lui comme la source de l’être; il l’illumine
de sa vérité comme un Verbe intérieur; il l’attire à lui comme celui qui
comble son désir de bonheur. En cela, Augustin se situe en continuité
avec les « Platoniciens » 8. Sa lecture comparative du prologue de Jean

tribus principalibus substantiis (De ciu. Dei X, 23-24), Augustin cite les Ennéades V, 1 qui
reprennent à la fois les genres du Sophiste et les catégories aristotéliciennes. Avec la
triade être, vie, pensée, qui joue un rôle déterminant chez Augustin, ainsi que les no-
tions d’Un et de non-être, nous avons presque tous les éléments du langage technique
dont se sert Augustin. Cf. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, Paris, Et. Aug., 1968,
p. 214-216s. Cf. aussi L. BRISSON, « De quelle façon Plotin interprète-t-il les cinq
genres du Sophiste? », in Etudes sur le Sophiste de Platon, Bibliopolis, 1991, p. 449-473.
5. PLATON, Sophiste, 253 d.
6. Conf. VII, 9, 13-14; BA 13, p. 608-611. Plotin et/ou Porphyre? Sur la teneur des
Libri platonicorum, les spécialistes sont divisés entre l’option de les attribuer à Plotin
(P. HENRY, Plotin et l’Occident, Louvain, « Spicilegium sacrum lovaniense », 1934) ou à
Porphyre (W. THEILER, Porphyrios und Augustin, in Schriften der Königsberger Gelehrten
Gesellschaft, geistwissenschaftliche Klasse, t. X, 1, Halle, Niemeyer, 1933), ou encore aux
deux (P. Courcelle, O. du Roy, A. Solignac, O’Meara). Faisant le point de la question,
G. Madec affirme « qu’aujourd’hui encore, il est impossible de savoir quels étaient ces
Libri » (G. MADEC, « “Platonisme” et “Christianisme”. Analyse du livre VII des Confes-
sions », in Lectures augustiniennes, Paris, Inst. d’Et. Aug., 2001, p. 153). Cf. la synthèse
de G. MADEC, « Le néoplatonisme dans la conversion d’Augustin », in Petites études
augustiniennes, Paris, Institut d’Et. Aug., 1994, p. 51-69.
7. Conf. VII, 10, 16; BA 13, p. 614-615.
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8. « Ainsi, de tous les philosophes quels qu’ils soient, qui ont reconnu dans le Dieu © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
suprême et véritable l’auteur des choses créées, la lumière de nos connaissances, le
bien ou tendent nos actions : celui qui est pour nous le principe de la nature, la vérité
de la doctrine, la félicité de la vie; soit qu’on les appelle plus commodément Platoni-
ciens ou qu’on donne à leur école n’importe quel nom; […] tous nous les plaçons au-
dessus des autres et nous déclarons qu’ils sont plus près de nous » (De ciuitate Dei
VIII, 8, 9; BA 34, p. 262-263).
PLATON ET AUGUSTIN 435

et des libri platonicorum est ancrée dans cette découverte qui boule-
verse sa vie. Il y souligne particulièrement le fait que les néo-platoni-
ciens sont redevables d’un « principe » 9 qui leur est transcendant et
donc que la vie et la lumière n’appartiennent pas en propre à l’âme,
c’est-à-dire à l’homme. Cela étant dit, il s’insurge aussitôt contre deux
traits principaux de ces philosophes remarquables. Ils n’acceptent pas
que le Verbe de Dieu se soit « fait chair » (Jn 1, 14) et se soit « anéanti »
(Ph 2, 7). Corrélativement, ils ne rendent pas gloire à Dieu qui ne cesse
de leur donner l’être, la vie et l’intelligence. On se trouve en face du
refus d’une double humilité. Le refus de l’humilité du Verbe est étroi-
tement lié au refus de l’humilité de l’homme. Ce qui est refusé, c’est
l’anéantissement. Pourquoi? Parce que cet anéantissement va complè-
tement à l’encontre de la conception de l’être grec : « l’ corres-
pond, dans la pensée et la langue de Platon, à l’auto-ipséité fondamen-
tale qui, selon lui justifie seule l’attribution de l’être, parce qu’elle seule
la constitue » 10. Pour le philosophe grec, l’anéantissement contredit la
réalité véritable () 11 qui consiste à « posséder tou-
jours en même façon son identité avec soi-même » 12. Cette conception
de l’ va de pair avec un refus absolu de l’altérité. L’exclusion de
l’autre hors de l’être est une nécessité. Dans un tel contexte, il est nor-
mal que les disciples de Platon ne puissent ni admettre la révélation de
l’être dans un anéantissement, ni lui rendre gloire de leur donner la vie
et l’intelligence. La transcendance affirmée doit être aussitôt niée.
En expérimentant la présence de Dieu et en s’inspirant des Écri-
tures, Augustin n’est pas entré dans cette logique d’affirmation et de
négation de la transcendance. Il n’a jamais adopté « ni la hiérarchie
des hypostases, ni la mystique de l’Un au-delà de l’être, principe de la
théologie négative » 13. Si Augustin emprunte la terminologie métaphy-
sique aux grecs, c’est en lui faisant faire une révolution capitale qu’on
ne peut laisser sous silence, sous peine de le considérer, à tort, comme
un « néoplatonicien chrétien » 14.

1. LES « TROIS DE PLATON »


Grâce aux travaux de Pierre Hadot 15, on découvre qu’Augustin a
sans doute perçu la différence entre la pensée de Plotin, pour lequel
l’Un ou le Bien est absolument au-delà de l’être, et la pensée de Por-
phyre, pour lequel l’être s’identifie au Bien. Un célèbre passage du
livre X du De ciuitate Dei 16 témoigne de la divergence des deux néo-

9. Plus tard, Augustin rectifiera en disant que les néo-platoniciens n’ont pas un
seul principe mais « des principes au pluriel ». Cf. note 16.
ième
10. E. GILSON, L’être et l’essence, Paris, Vrin, 2 éd., 1987, p. 28.
11. PLATON, Phèdre 247 c, 247 e, 249 c; Sophiste 248 a.
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12. E. GILSON, op. cit., p. 30. © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
13. G. MADEC, « Le “platonisme” des Pères », in Petites études augustiniennes, Paris,
Inst. d’Et. Aug., 1994, p. 39.
14. Ibid., p. 45.
15. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I et II, Paris, Et. Aug., 1968.
16. « L’oracle a déclaré que les principes peuvent purifier […] Or quels sont ces
principes, pour un platonicien comme Porphyre? Nous le savons : il parle en effet de
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platoniciens concernant la conception des hypostases. Ce passage


permet de voir qu’Augustin avait connaissance, en tout cas à l’époque
de la rédaction de ce livre X, du traité De tribus principalibus substan-
tiis 17 de Plotin et du De regressu animae 18 de Porphyre, qu’il nomme
explicitement un peu plus haut (X, 29, 2).
L’Un ou le Bien de Plotin présente trois caractéristiques inconci-
liables avec le Summum Bonum rencontré par Augustin. Premièrement,
Plotin répète sans cesse la formule de Platon selon laquelle le Bien, ou
l’Un 19, est  20. Cette première hypostase correspond
à l’« Un » de la première hypothèse du Parménide 21 tandis que l’être
n’apparaît qu’au niveau de l’Intellect selon l’« Un qui est » de la se-
conde hypothèse 22. Une telle transcendance du Bien par rapport à

Dieu le Père et de Dieu le Fils qu’il appelle en grec Intelligence paternelle ou Esprit
paternel. Quant au Saint-Esprit, il n’en parle pas ou ce qu’il en dit n’est pas clair : je
n’“intellige” pas quel est cet autre qu’il met entre les deux. S’il voulait faire entendre
comme Plotin dans le traité des Trois principales substances (De tribus principalibus
substantiis), qu’en troisième lieu il s’agit de la nature de l’âme, il ne dirait pas qu’elle
tient le milieu (medium) entre le Père et le Fils. Car Plotin met la nature de l’âme après
l’intelligence paternelle; mais Porphyre parlant d’un milieu, ne la met pas après mais
entre les deux. Il parle ainsi comme il a pu ou comme il a voulu de ce que nous appe-
lons le Saint-Esprit, non l’Esprit du Père seulement, ni du Fils seulement, mais de l’un
et de l’autre. Les philosophes, en effet, choisissent librement leurs termes et dans les
sujets les plus difficiles à “intelliger” ne craignent pas d’offenser les oreilles reli-
gieuses. Mais à nous il convient de parler selon une règle précise, de peur qu’une trop
grande liberté dans les mots n’engendre une opinion impie sur les choses qu’ils dési-
gnent. Aussi, parlant de Dieu, nous n’affirmons pas deux ou trois principes, pas plus
qu’il n’est permis d’affirmer deux ou trois dieux […] Il est donc bien vrai de dire que
seul le Principe purifie l’homme, bien qu’il soit question chez ces philosophes de
“principes” au pluriel » (De ciu. Dei X, 23-24; BA 34, p. 504-507).
17. Le titre  n’est pas de Plotin mais a été re-
pris d’un anonyme dans l’édition des Ennéades par Porphyre (cf. P. AUBIN, Plotin et le
christianisme, Paris, Beauchesne, 1992, p. 11-12). L’étude de Paul Aubin met en garde
contre l’usage abusif de l’expression « trinité plotinienne » : « quand Plotin énumère
l’Un, l’Intellect et l’Ame, il n’utilise jamais le mot . Parler de “trinité plotinienne”,
ce serait introduire dans l’interprétation des Ennéades un terme dont usait déjà la
théologie chrétienne à l’époque de Plotin. Il y aurait là un risque : donner l’impression
que la réflexion de Plotin relative à l’Un, l’Intellect et l’Ame relève d’une probléma-
tique semblable à celle où s’est élaboré le dogme trinitaire chrétien », Ibid., p. 48-49.
Pour rester dans la terminologie plotinienne, il vaut mieux parler des « trois de Pla-
ton » (Enn. V, 1, 8, 1), des « trois natures » (Enn. V, 1, 8, 27) ou simplement des « trois »
(Enn. V, 1, 10, 5; II, 9, 1, 20). Cf. Ibid., p. 50.
18. Cf. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 475. Les fragments du De regressu
animae dans le De ciuitate Dei X sont rassemblés par J. BIDEZ, Vie de Porphyre. Le phi-
losophe néo-platonicien, Gand, 1913, p. 27-44.
19. « L’Un n’est pas une certaine chose, dont on dit ensuite : un; pas plus que le
Bien n’est une chose dont on dit ensuite qu’elle est le Bien. Qu’on dise Un ou le Bien,
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il faut penser à une même nature » (Enn. II, 9, 1, 4-8). © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
20. PLATON, République, VI, 509 b 9.
21. PLATON, Parménide, 137 d – 142 d.
22. « Aussi il faut admettre qu’au-delà de l’Être est l’Un […] À la suite il y a l’Être et
le Noûs, et, troisième, la nature de l’Âme. Comme ces trois sont dans la nature, il faut
penser qu’ils sont aussi en nous » (Enn. V, 1, 10, 1-6). Nous optons pour la translittéra-
tion « Noûs » pour éviter de traduire le terme  par « Esprit » ou « Intellect ».
PLATON ET AUGUSTIN 437

l’être ne peut en aucun cas s’appliquer à la pensée d’Augustin pour qui


le Bien et l’Être s’identifient. Deuxièmement, à cause de cette trans-
cendance absolue, le Bien plotinien, tout en étant présent dans toute
chose à la manière de l’Un, n’a aucune relation avec « tout ce qui vient
après lui » 23. À cause de son antériorité par rapport à toute chose 24, il
est impensable que le Bien se soit adressé à une créature à la manière
dont Augustin dialogue avec l’Ego sum qui sum. Comme E. R. Dodds l’a
très bien remarqué : « Plotin n'a jamais bavardé avec l’Un, comme
Augustin le fait avec Dieu dans les Confessions » 25. Au lieu de se laisser
absorber par l’Un dans une extase contemplative et silencieuse, Augus-
tin ne cesse d’entrer en communication avec Dieu à travers la dyna-
mique dialogale des psaumes, dont il fait déjà l’expérience avec ses
amis durant son séjour à Cassiciacum 26. Au contraire, chez Plotin,
l’altérité est niée parce que l’Un est présent à ce qui vient après lui
selon une présence qui exclut toute altérité () 27.
L’altérité (), qu’elle soit celle d’être, de la vie ou de la pensée, est
niée dans l’Un, sinon il ne serait plus simple 28. Troisièmement, le Bien-
Un se tient en retrait de son don : le Bien donne ce qu’il n’a pas 29. C’est
en effet en demeurant « seul et isolé des autres » que l’Un est « cause
de tout » 30. Ce retrait du Bien au-delà de son don ne peut caractériser
le Bien augustinien qui, par l’Incarnation du Verbe, vient se donner.
Cette venue est d’ailleurs la seule voie pour que le Bien se donne car,
comme en témoignent les tentatives de montées par degrés, il est in-
saisissable à la contemplation.
De ces trois points, il découle que la différence entre la seconde hy-
postase plotinienne et le Verbe johannique est considérable. Cette

23. « Il doit y avoir quelque chose d’antérieur à toutes choses, qui soit simple, et
ceci doit être différent de tout ce qui vient après lui, étant par lui-même, non mélangé
avec ceux qui viennent de lui, et pourtant étant capable d’être présent dans les autres
d’une manière différente, étant véritablement un, et non autre chose qui est aussi un »
(Enn. V, 4, 1, 5-15).
24. Cf. le « Principe de l’Antériorité du Simple » (PAS) dans D. O’MEARA, Une intro-
duction aux Ennéades, Fribourg, Ed. Universitaires, Cerf, 1992, p. 59-70.
25. Citation de E. R. Dodds in G. MADEC, « In te supra me », p. 53. Ref. in G. MADEC,
Le Dieu d’Augustin, Paris, Cerf (coll. « Philosophie & Théologie »), p. 87, note 14 : « cf.
E. R. DODDS, “Augustine’s Confessions. A Study of Spiritual Maladjustment”, The Hun-
ger of the Heart, West Lafayette, Ind. 1990, p. 41-54 : “Plotinus never gossiped with the
One, as Augustine gossips in the Confessions” (p. 52) ».
26. Cf. Conf. XI, 4, 8; BA 14, p. 84-85.
27. Enn. VI, 9, 8, 30-35.
28. L’Un ne pense pas sinon il y aurait en lui une quelconque altérité :
«  » (Enn. VI, 9, 6, 42 ). Or, selon le schème être, vie, pen-
sée, la pensée correspond au mouvement de retour sur soi de l’être qui est sorti de soi
par le mouvement de la vie : « La vie qui a reçu une limite, c’est l’intelligence » (Enn.
II, 4, 5, 29-34). Ce processus triadique trouve une expression plus achevée encore dans
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la pensée de Porphyre que dans celle de Plotin. Cf. infra. © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
29. « Mais, comment les [tout ce qui vient après lui] donne-t-il? C’est ou bien qu’il
les a, ou bien parce qu’il ne les a pas. Mais ce qu’il n’a pas, comment le donne-t-il? S’il
les a, il n’est pas simple; et s’il ne les a pas, comment la multiplicité vient-elle de lui? »
(Enn. V, 3, 5, 1-3, cité in J.-L. CHRÉTIEN, « Le bien donne ce qu’il n’a pas », in Archives
de Philosophie, 43 (1980), p. 265).
30. Enn. V, 5, 13, 1-9; 34-36.
438 YVES MEESSEN

différence marque, à elle seule, l’incompatibilité du néo-platonisme et


du christianisme. L’Un, isolé de tout ce qui vient après lui, « surpasse le
Noûs » 31. En effet, en raison de sa dualité avec l’être (l’Un qui est), le
Noûs a déjà une connivence avec le multiple. De ce fait, la seconde
hypostase n’a pas de place près de la première hypostase. Le Noûs ne
peut embrasser l’Un de son regard car, dans l’Un, toute dualité a dispa-
ru. Autrement dit, le Noûs doit s’abolir pour se fondre dans l’Un dont il
est sorti. À l’opposé, le Verbe johannique est Deus apud Deum (Jn 1, 1),
c’est-à-dire Dieu qui se tient près de Dieu. Sa génération n’en fait pas
un « second » qui n’aurait pas de part avec le « Principe ». Au contraire,
le Verbe est in Principio et contemple éternellement Dieu qui
l’engendre.
L’auto-engendrement du Noûs est radicalement différent de l’engen-
drement du Verbe par Dieu. Le Verbe entre en relation avec Dieu à
même l’engendrement, qui est la donation qui le constitue, tandis que
le Noûs devient capacité d’engendrer en regardant vers l’Un qui ne
peut entrer en relation avec lui 32. Puisque l’Un ne se donne pas lui-
même, le Noûs n’est en rien consubstantiel à l’Un. N’étant pas sa subs-
tance, le Noûs ne partage pas la simplicité de l’Un. Cette simplicité
n’admet pas l’altérité, elle la rejette.
Comme nous le développerons à partir des textes augustiniens, le
Père, en engendrant le Verbe, qui est le Fils monogène (Jn 1, 18), donne
totalement ce qu’il est au point de ne rien garder pour soi sinon d’être
le Père, la source du don. De ce fait, la substance du Verbe est la subs-
tance du Père. L’altérité fait donc intrinsèquement partie de Dieu au
point que la troisième personne, l’Esprit Saint, procède du Père et du
Fils comme leur don mutuel 33. Que l’Un ne se déverse pas totalement
dans le Noûs comme le Père dans le Fils, mais qu’il garde son isole-
ment, signifie qu’il ne peut se maintenir comme premier Principe qu’à
condition de cet isolement. Se donner lui-même serait pour lui se
perdre, s’anéantir. L’Un doit donc sa persistance à un non-partage de
lui-même. Il doit sa stabilité au fait d’être lui-même à lui-même, en
propre.
Cette caractéristique de la nature de l’Un comme Bien est attestée
par Plotin dans l’analyse du désir 34. Dans la perspective néo-plato-
nicienne, le désir de soi, de l’unité et du Bien sont une seule et même
chose. Comme l’explique P. Hadot, cette perspective est l’aboutis-
sement de toute une élaboration. « Il y a eu d’abord, chez les Stoïciens
et les Aristotéliciens tardifs, fusion entre la notion stoïcienne d’accord

31. « Lui-même [l’Un] surpasse le verbe, le Noûs et la sensation, leur donnant


d’être, mais ne les étant pas » (Enn. V, 3, 14, 18-19).
32. « La puissance d’engendrer, le Noûs la tient de l’Un, ainsi que celle de rassasier
les êtres qu’il engendre : l’Un lui donne ce qu’il n’a pas lui-même » (Enn. VI, 7, 15, 16-
20).
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33. Cf. infra. © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
34. « La nature originelle et le désir du Bien, c’est-à-dire le désir de soi-même,
poussent vers ce qui est véritablement un et toute nature se hâte vers cela, c’est-à-dire
vers elle-même. Car, pour la nature qui est une, le Bien c’est d’être à elle-même et
d’être elle-même (), c’est-à-dire d’être une. C’est pour-
quoi on dit avec raison que le Bien, pour une chose, c’est ce qui lui est propre » (Enn.
VI, 5, 1, 18).
PLATON ET AUGUSTIN 439

avec soi () et la notion aristotélicienne d’affinité naturelle


(). La notion de conservation de soi s’est donc rapprochée de
la notion de bonheur existentiel… » 35. Pour les Stoïciens, la tendance
première de l’être vivant est la conservation de soi, c’est-à-dire l’acte par
lequel l’être « se perçoit, s’affirme et s’approprie soi-même » 36. Cet ac-
cord originel avec soi qui est reprise de soi par soi coïncide avec la béa-
titude, avec le Bien 37. Au lien établi entre la conservation de soi et le
Bien, Plotin joint la notion d’unité. Cette coalition est si primordiale
que Plotin envisage de s’en servir pour définir le Bien lui-même 38. Il en
résulte que la notion stoïcienne d’ est passée au plan de l’Un.
Dans l’Un, le penchant vers soi est si profond qu’il devient une unité
absolue. L’Un ne se perçoit pas comme étant en accord avec soi
comme s’il y avait une distance entre soi et soi. Cette distance est ré-
sorbée dans une pure appropriation de soi au point que le soi est acte
d’appropriation. Mais l’Un, c’est aussi le Bien. De ce fait, c’est la notion
plotinienne de l’amour qui s’en trouve éclairée. L’amour va de pair
avec la conservation de soi-même 39. Il est cette attraction vers soi pour
vouloir se posséder. Toutes les choses qui viennent après l’Un ont en
elles cette nostalgie du retour à l’Un, où règne la pleine possession de
soi dans l’unité absolue. Cet amour possessif, basé sur une dualité
entre le voulant et le voulu, où même cette altérité doit s’effacer, se
présente aux antipodes de l’amour oblatif du Père qui en voulant le
Fils pour lui-même fait surgir le Don commun qui vient sceller leur
altérité dans l’unité 40.
À partir de cette définition de l’Un, la logique du Noûs devient plus
évidente. Le Noûs se génère lui-même de l’Un en le contemplant, c’est-

35. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 289-290.


36. V. GOLDSCHMIDT, Le système stoïcien et l’idée du temps, Paris, 1953, p. 127. Nous
soulignons.
37. Cf. R. HOLTE, Béatitude et Sagesse. Saint Augustin et la fin de l’homme dans la phi-
losophie ancienne, trad. fr., Paris, 1962, p. 39s.
38. « Plus purs et meilleurs sont les êtres, plus ils sont d’accord () avec
eux-mêmes. Il est donc absurde de demander pourquoi le Bien, étant le Bien, est un
bien pour lui-même, comme s’il devait sortir de sa propre nature pour se trouver,
comme s’il ne s’aimait pas lui-même en tant que Bien. Mais il faut se demander si,
pour une réalité absolument simple, où il n’y a pas du tout une chose, puis une autre,
l’accord () avec soi-même est son bien » (Enn. VI, 7, 27, 18).
39. Cf. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 291.
40. Concernant la distinction entre l’amour possessif et l’amour oblatif, nous préfé-
rons de loin l’étude d’A. Arendt à l’étude d’A. Nygren. Cf. H. ARENDT, Der Liebesbegriff
bei Augustin, Berlin, Springer-Verlag, 1929, paru sous le titre français Le concept
d’amour chez Augustin, trad. de l’allem. par A.-S. Astrup, Paris, Rivages poche, 1999;
A. NYGREN, Erôs et Agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations, t. I-III,
trad. française de P. Jundt, Paris, 1944-1952. Alors qu’A. Nygren soutient que “Dieu est
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caritas” (1 Jn 1, 4. 8. 16) « s’applique à l’égoïsme divin » (op. cit., p. 107-108), H. Arendt © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
montre que si, selon la structure du désir, l’amour humain commence comme convoi-
tise de soi (cupiditas), il doit s’achever en amour de dilection (dilectio) où le soi se
renonce pour l’autre grâce au don de l’amour de Dieu (dilectio Dei). Sur la polémique
suscitée par la parution de la thèse d’A. Nygren en 1930, lire le résumé de D. Dideberg
dans son introduction générale (D. DIDEBERG, Saint Augustin et la première épître de
saint Jean. Une théologie de l’Agapè, Paris, Beauchesne, 1975, p. 39. 46-48).
440 YVES MEESSEN

à-dire en cherchant à le saisir du regard 41. De ce fait, la volonté d’avoir


conditionnerait la dualité première entre « vouloir » et « avoir », c’est-à-
dire entre une visée et un objet. Dire que « l’Un n’a rien » ne signifierait
donc pas qu’il soit vide, ni qu’il soit pauvreté absolue. Il signifierait que
l’Un ne puisse même pas concevoir la pensée d’avoir sinon, de la duali-
té entre un « pensant » et un « pensé », surgirait aussitôt la seconde
hypostase, le Noûs. Mais, au niveau du Noûs est révélée l’identité ca-
chée de l’Un qui, selon la belle expression de Jean-Louis Chrétien, se
retranche « dans son ermitage » 42. Que « l’Un n’a rien » signifie en fait
que l’Un a l’Un dans un avoir pur de toute dualité entre possesseur et
possédé au point que son acte est un pur avoir, une pure possession.

2. EXÉGÈSE DES O RACLES CHALDAÏQUES

Par ses références au Regressu animae au livre X du De ciuitate Dei,


Augustin atteste qu’il « a connu, au moins pour l’essentiel, le schème
trinitaire que proposait l’exégèse porphyrienne des Oracles » 43. Cette
exégèse présente un intérêt dans la mesure où elle répète, mais selon
un mode déployé, la dynamique qui anime déjà la doctrine ploti-
nienne. Que l’Un soit appropriation de soi chez Plotin ne se visualise
pas aisément parce que la remontée du Noûs à l’Un s’opère par la
perte de la dualité dans un mouvement de conversion vers soi 44. Au
contraire, ce mouvement se manifeste très bien chez Porphyre qui, par
un nouveau “parricide”, perçoit la préexistence du mouvement de pro-
cession et de conversion dans l’Un. De plus, grâce aux Oracles, Porphyre
superpose à ce mouvement en trois moments une dénomination tria-
dique apparentée au mystère trinitaire. Il s’en suit que, en analysant
son exégèse, nous pouvons accéder au développement le plus élaboré
auquel aboutit le néo-platonisme en matière trinitaire. Nous y sommes
d’autant plus autorisés que Marius Victorinus 45, comme nous allons le
voir, a opéré le passage entre le néo-platonisme et le christianisme en
synthétisant les deux doctrines.
Chez Porphyre, la triade être-vie-pensée, que Plotin réservait au ni-
veau de la seconde hypostase 46, se trouve déjà préexistente, sous un
mode pur, au niveau de la première hypostase. Porphyre doit cette
élaboration à l’exégèse des Oracles chaldaïques dont il a été le premier

41. « Quand le Noûs contemple l’Un, il ne le contemple pas comme un. Sinon, il ne
deviendrait pas le Noûs. Commençant comme un, il ne demeure pas comme il a
commencé, mais devient multiple sans le savoir, comme alourdi, et se déploie lui-
même en voulant tout avoir (comme il eût été meilleur pour lui de ne pas vouloir), car
c’est ainsi qu’il est devenu second » (Enn. III, 8, 8, 31-36).
42. J.-L. CHRÉTIEN, « Le bien donne ce qu’il n’a pas », p. 267.
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43. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 475. © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
44. Cf. Ibid., p. 320, n. 4.
45. Augustin attribue à Marius Victorinus la traduction des Libri platonicorum du
grec en latin (Conf. VIII, 2, 3). Par ailleurs, le récit de la conversion de Marius Victori-
nus par Simplicianus a aidé Augustin à s’engager dans la voie d’humilité du Christ.
46. Cf. P. HADOT, « Être, Vie, Pensée chez Plotin et avant Plotin », in Entretiens sur
l’Antiquité classique, t. V, Les Sources de Plotin, Vandœuvres-Genève, 1960.
PLATON ET AUGUSTIN 441

commentateur 47. Il superpose la triade Père-Puissance-Intellect 48 de


ces Oracles à la triade être-vie-pensée 49. Par cette exégèse, il identifie le
premier Un à un acte d’être préexistant qui doit encore trouver sa dé-
termination en se déployant en vie pour parvenir à l’intelligence de lui-
même. De la sorte, les deux premières hypothèses du Parménide se
superposent au lieu de se succéder 50.
Dans cette conception, l’Intelligence doit sortir de l’existence en se
faisant vie afin de se voir elle-même. C’est seulement au terme de cette
procession-conversion qu’elle devient infinie. Ce mouvement exprime,
mieux que chez Plotin, que ce qui sort de l’Un est déjà marqué par la
négativité car la vie n’est qu’un moment passager de l’appropriation de
soi. La vie permet à l’Un d’approprier sa propre existence grâce à
l’Intelligence. Or, l’Intelligence se répartit dans les âmes qui sont donc
réduites à de simples instruments au bénéfice de l’Un. Le schème re-
pos-procession-conversion (, ) 51 manifeste
combien le retour de l’âme à l’Un, le Regressu animae, fait partie du
vaste plan de l’identification de l’Un avec lui-même dans une appro-
priation sans altérité. Il s’ensuit qu’appropriation et non-altérité sont
indissociables.
Si, dès lors, comme le fait Marius Victorinus, on calque sa théologie
sur cette pensée, on doit aussi admettre la logique de la conservation
de soi, donc de l’appropriation, comme le mode d’être de Dieu. Or,
Victorinus n’hésite pas, grâce au commentaire de Porphyre Sur le Par-
ménide, à identifier le schème être, vie, pensée au mystère trinitaire 52.

47. Ibid., p. 95.


48. Cette triade est aussi appelée  – Hécate – . Cf.
P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t.I, p. 264-265.
49. Porphyre effectue l’identification « entre l’Un, principe de toutes choses, et le
Père, entité des Oracles chaldaïques, premier moment de la triade intelligible » dans
son commentaire Sur le Parménide. Cf. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 112.
50. « Selon l’existence, le pensant est aussi le pensé. Mais, l’Intelligence est sortie
de l’existence pour devenir le pensant, afin de revenir ensuite vers l’intelligible et de se
voir elle-même, le pensant est alors vie, l’Intelligence est infinie. Et ainsi existence, vie
et pensée sont tous des actes, en tant que l’on pourrait dire que, considéré selon
l’existence l’acte est immobile, considéré selon l’intellection, l’acte est tourné vers soi,
et enfin, considéré selon la vie, l’acte est sorti de l’existence. Et selon cette considéra-
tion, l’Intelligence est en même temps en repos et en mouvement, en soi et en un
autre, tout et ayant des parties, même et autre; mais selon ce qui est l’Un en sa pureté,
et en quelque sorte l’Un en son mode premier et véritable, l’Intelligence n’est ni en
repos ni en mouvement, ni même ni autre, ni en soi ni en un autre » (PORPHYRE, In
Parm. XIV, 16-34; trad. par P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. II, p. 110-113).
51. Chez Victorinus, le premier moment de la procession est celui de l’identité ou
du repos (), le deuxième moment est celui de l’altérité ou du déploiement
(), tandis que le troisième moment est celui du retour (). « Ce schème
est lié, chez Porphyre comme chez Marius Victorinus, à la triade de l’être, de la vie et
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de la pensée, l’être se déployant dans la vie et revenant à soi dans la pensée » (O. DU © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
ROY, L’intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin, Paris, Et. Aug., 1966,
p. 407-409).
52. Dans la seconde partie du livre I de l’Adversus Arium (Adv. Ar. I, 48-52), Victo-
rinus développe une théologie trinitaire à partir du commentaire de Porphyre Sur le
Parménide. Dans un premier moment, celui du Père (), l’être comprend
en lui la vie et l’intelligence. Du Père, s’engendre le Logos () sous le double
442 YVES MEESSEN

Dans ce commentaire, l’Un de la première hypothèse est assimilé à un


acte tourné vers soi qui correspond à l’être. De cet Un, selon la seconde
hypothèse, jaillit l’Un-Un, qui est le même acte tourné vers l’extérieur et
qui correspond à la vie, tandis que la pensée est le même acte revenu à
soi 53. Selon la synthèse théologique de Victorinus, le Père est l’être ou
la substance, le Fils est le mouvement qui définit cet être. Ce mouve-
ment se dédouble en deux moments, la vie et l’intelligence. La vie par
laquelle l’être se communique correspond au Christ, et l’intelligence par
lequel ce mouvement revient à lui correspond à l’Esprit-Saint 54.
La mécompréhension que manifeste Augustin face à l’exégèse des
Oracles reprise par Porphyre atteste qu’il n’a pas abondé dans le sens
de la théologie de Victorinus 55. Quand Augustin emploie le schème
être, vie, pensée en rapport avec le mystère trinitaire, c’est uniquement
pour souligner l’unité indivisible de l’essence (ad se ipsam) par con-
traste avec la triade memoria, intelligentia, uoluntas qui permet
d’approcher la Trinité dans la diversité des personnes relatives les
unes aux autres (ad aliquid) 56.
Pour Pierre Hadot, « le seul point commun qui se puisse recon-
naître entre Victorinus et Augustin, c’est la définition de la substantiali-
té spirituelle comme implication réciproque de l’être, de la vie et de la
pensée » 57.
De plus, et cela est capital, chez Augustin, le mystère trinitaire ad in-
tra n’est jamais exprimé selon un processus de repos-procession-

aspect de vie et de sagesse. La vie représente l’aspect féminin correspondant à la


déesse de la vie (Hécate), tandis que la sagesse représente le moment masculin. « Ce
double aspect, féminin et masculin, du Logos se manifeste, selon Victorinus (Adv. Ar. I,
51, 27-43), dans le mystère du salut : la vie terrestre du Christ est un moment féminin,
sa résurrection et son ascension sont un moment masculin » (P. HADOT, Porphyre et
Victorinus, t. I, p. 55).
53. « Existence, vie et pensée apparaissent plus nettement encore comme trois
moments de l’auto-position de l’Intelligence ou de l’Etant. Le premier moment, celui
de l’existence, correspond à un état dans lequel le pensant et le pensé ne sont pas
encore distingués, où l’acte ou mouvement de pensée reste en repos. Le second mo-
ment, celui de la vie, correspond à un mouvement de sortie par lequel l’Intelligence se
distingue d’elle-même pour pouvoir revenir vers l’intelligible avec lequel elle était
confondue. Le troisième moment, celui de la pensée, correspond à la conversion de
l’Intelligence vers l’intelligible qu’elle était » (Ibid., p. 222).
54. Comme le montre E. Benz, la pensée de Porphyre annonce la logique hégé-
lienne (cf. E. BENZ, Marius Victorinus und die Entwicklung der abendländischen Wil-
lensmetaphysik, Stuttgart, 1932). Dans le développement du Concept de religion abso-
lue, le Royaume du Fils correspond au moment de l’« aliénation » (Entfremdung) où le
Soi est devenu étranger à lui-même par une première « désappropriation » (Entäusse-
rung). Ce moment négatif doit être surmonté par une seconde « désappropriation ». Cf.
G. W. F. HEGEL, Des Phänomenologie des Geistes, Meiner, 1807; trad. fr. par
J. Hyppolite, La phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, coll. « Philosophie de
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l’esprit », 1941, p. 272-290. © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
55. Cf. note 16.
56. De Trin. X, 11, 18; BA 16, p. 154-155.
57. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 477. Cette implication réciproque se re-
trouve dans quatre textes cruciaux (Conf. XIII, 11, 12; De Trin. VI, 10, 11; X, 10, 13; X,
11, 18) dont la lecture nous permet d’identifier l’exacte utilisation de la triade néo-
platonicienne par Augustin.
PLATON ET AUGUSTIN 443

conversion. Ce langage est strictement réservé à l’activité de la Trinité


ad extra. À cet usage, le processus est transposé selon une nouvelle
logique (auerti-conuerti-manere) qui inverse à la logique néo-
platonicienne (,, ) 58. Ce processus est utilisé par
Augustin face aux Manichéens pour montrer la « bonté ontologique de
la création » 59. Cette bonté tient au fait de la positivité intrinsèque de
l’altérité, contrairement à Victorinus chez qui elle apparaît comme une
déchéance. Que le Bien suprême, ou le Père 60, soit source de l’être des
créatures signifie qu’il les fait être en les tirant hors du néant (ex nihi-
lo). De ce fait, dans une tension entre l’être et le non-être, chaque créa-
ture a la possibilité de se détourner (auersio) ou de se tourner (conuer-
sio) vers le Bien dont elle reçoit l’appel à être.
Augustin avait une trop grande expérience de l’altérité au cœur de
l’être pour pouvoir admettre que le Fils ne soit qu’un moment négatif
de l’appropriation du Père par lui-même. Pour Augustin, la Révélation
du Verbe atteste que le Fils est bel et bien autre que le Père tout en
étant Un avec lui (Deus apud Deum). De même, cette altérité dans l’Un
est constitutive de l’âme. La venue du Fils parmi les hommes et son
dialogue avec eux atteste que les personnes humaines sont destinées à
rester en communication avec Dieu éternellement, sans qu’elles ne
fusionnent dans le Un-Tout 61. Pour cela, il faut que l’Un soit le Bien sur
un mode autre que le Bien néo-platonicien. Il faut qu’il soit amour,
non selon un mode de conservation de soi tourné vers soi, mais vers
l’autre. Autrement dit, à l’opposé de l’amour néo-platonicien, il faut
qu’il soit don, totalement tourné vers l’autre. Paradoxalement, pour
Augustin, le Bien se conserve en ne gardant rien pour lui.
Si Augustin a bénéficié de la correspondance entre la notion du
Bien et de l’acte d’être à l’infinitif (), il n’en a pas pour autant
tiré les mêmes conséquences que Victorinus mais a développé une
métaphysique directement influencée par l’Écriture.
Remarquons que, chez Porphyre, la notion d’acte d’être continue a
être marquée par l’hénologie plotinienne. L’acte d’être conserve le ca-
ractère d’antériorité et de solitude qui définit l’Un de Plotin 62. Il dé-

58. Ce processus est décrit dans le De uera religione. À l’origine, cet ouvrage est un
écrit antimanichéen dans lequel Augustin affirme la bonté de la création et des créa-
tures malgré la chute, la présence du mal lié au péché ou à sa peine comme détour-
nement de Dieu, et la possibilité du retour à Dieu grâce à l’économie de salut. Cf.
« l’élaboration du De uera religione » (O. DU ROY, op. cit., p. 309-317).
59. O. DU ROY, op. cit., p. 325.
60. Dans le De uera religione, le Père n’est pas spécifiquement nommé. Il apparaît
comme le Bien ou l’Être suprême.
61. Cf. J. PÉPIN, « La connaissance d'autrui chez Plotin et chez Saint Augustin »,
Augustinus 3, (1958), p. 243-244.
62. « Mais, s’il est vrai que Dieu possède, comme quelque chose d’inséparable de
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Lui, l’être seul et au-dessus de tout, étant Lui-même à Lui-même son propre plérôme, © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
il doit également à l’unité () et à la solitude (), qui lui sont propres, de
demeurer sans relations par rapport aux choses qui sont après Lui et par Lui. Car il
ne faut pas entendre “les choses qui sont après Lui” en ce sens que, d’une part, elles
cœxisteraient avec Lui, soit par le lieu, soit par un même processus de réalisation de
leur substance et que, d’autre part, il posséderait la partie de la réalité qui remplit
tout, tandis que les choses auraient les parties de second rang; mais il faut concevoir
444 YVES MEESSEN

coule de cela que, pas plus que chez Plotin, l’être Porphyrien ne pré-
sente les caractéristiques des relations internes dans le Bien, ni du
Bien avec ce qui vient après lui. Au contraire, chez Augustin, la corres-
pondance entre le Bien et l’être est marquée par une tout autre notion
de plénitude que celle de solitude. C’est ce qui va nous permettre de
considérer le paradoxe de la conservation dans le don sans appropria-
tion.
Marius Victorinus se fait le traducteur de la conception porphy-
rienne lorsqu’il affirme : « Car celui qui pense l’Un, a l’Un et est l’Un,
selon la notion de l’Un qu’il a en lui-même (Etenim qui unum intellegit,
et habet unum et est unum secundum eius apud se intelligentiam) » 63. Si
Victorinus ose parler ainsi à propos de l’Un alors que Plotin ne le fait
pas, c’est parce qu’il suit davantage Porphyre pour lequel l’Un contient
en préexistence ce qui vient après lui 64. De la sorte, l’Un contient,
comme une pensée intérieure, la pensée extérieure qui s’explicite au
niveau du Noûs. Mais Plotin, en maintenant la transcendance absolue
de l’Un, exprime la même notion de « possession » pour le Noûs :
« Puisque le Noûs véritable () se pense lui-même
dans ses propres actes de pensée et que son objet de pensée ne lui est
pas extérieur, mais qu’il “est” lui-même son propre objet de pensée, de
toute nécessité, il se “possède” lui-même et se “voit” lui-même en se
pensant (   ) » 65.
Dans ce parcours, nous avons mis en lumière la divergence fonda-
mentale entre la pensée d’Augustin et celle de ces prédécesseurs néo-
platoniciens qui relisent Platon à leur manière. Cette divergence con-
cerne la nature même de l’acte d’être, l’acte de stabilité. Pour Augustin,
la consistance de l’être est dans le don, pour les néo-platoniciens, elle
est dans la conservation. Il nous faut maintenant montrer en quoi
l’apport de la Révélation est déterminant dans cette divergence radi-
cale.

3. « DIEU EST AMOUR »


Augustin contemple le mystère de Dieu à partir des « deux livres »,
que sont la Création et l’Écriture 66. C’est pourquoi ses découvertes
existentielles sont sans cesse à la fois alimentées et réajustées par la
Parole de Dieu. La dynamique existentielle qui lui fait découvrir l’être
au cœur de sa vie, passe par l’ouverture de son intelligence au « Maître

“les choses qui sont après Lui” comme rejetées hors de Lui et n’étant que néant par
rapport à Lui » (PORPHYRE, In Parm. IV, 5-19; trad. par P. HADOT, Porphyre et Victori-
nus, t. II, p. 74-77).
63. VICTORINUS, Adversus Arium, §88, IV, 29, 3-9, in P. HADOT, Porphyre et
Victorinus, t. I, p. 448, t. II, p. 55.
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64. Porphyre continue à affirmer que l’Un est  (PORPHYRE, In Parm. © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
XII, 23), mais pour lui cette transcendance correspond à une préexistence d’un acte
d’être sur l’étant. Cette préexistence ontologique () se couple d’une préexis-
tence noétique, ou préintelligence ().
65. Enn. II, 9, 1, 46-48.
66. M.-A. VANNIER, « Augustin d’Hippone », article in Dictionnaire critique de Théo-
logie, p. 107.
PLATON ET AUGUSTIN 445

intérieur ». Cette écoute de l’autre « plus intime » que lui-même lui


permet de soupçonner les relations au sein de la Trinité. Ces relations
nous sont révélées par l’Écriture comme amour, bonté et donation.
Tantôt, Augustin emploie le vocabulaire de l’amour, tantôt celui de la
bonté et tantôt celui du don, avec parfois des regroupements termino-
logiques 67.
Au fil des années, Augustin a perfectionné sa réflexion sur le verset
johannique « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8. 16). Dany Dideberg montre
que l’exégèse d’Augustin a pris « deux orientations » 68. La première, qui
s’appuie uniquement sur 1 Jn 4, 8. 16, est davantage l’explicitation du
mystère trinitaire en lui-même. La seconde, qui fait appel au contexte
de ce verset, développe une conception de l’Esprit-Charité en lien avec
la Création. On retrouve le vocabulaire de la bonté et du don dans les
deux orientations.
Le premier emploi du verset 1 Jn 4, 8. 16 apparaît pour signifier la
consubstantialité de l’Esprit Saint avec le Père et le Fils. S’appuyant
sur l’Écriture, Augustin se sent autorisé à parler de la caritas comme
étant la substance même de Dieu 69.
Parler de l’égalité de l’Esprit Saint avec les autres personnes divines
conduit Augustin a exposer leur unité de substance sous forme de
communion (communio) 70. Cette communion, Augustin lui donne par
deux fois le qualificatif « ineffable » (ineffabilis, ineffabiliter) 71. C’est dire
combien cette communio est incompréhensible. On ne peut en parler

67. Nous ne pouvons proposer une analyse exhaustive de ce vocabulaire dans le


cadre de notre étude. Pour ce qui est de l’agapè johannique, nous renvoyons à l’étude
de D. DIDEBERG (Saint Augustin et la première épître de saint Jean. Une théologie de
l’Agapè) qui, par sa rigueur, constitue un document de référence. En ce qui concerne la
bonté et le don, à notre connaissance, il n’existe pas d’ouvrages qui leur soient exclu-
sivement consacrés.
68. « La première, qui apparaît dans le De fide et symbolo, de 393, et est reprise
e e
dans les VI et VII livre du De Trinitate, d’après 412, s’appuie seulement sur 1 Jn 4,
8. 16. La seconde, déjà présente dans les Tractatus in epistolam Ioannis, de 407, est
e
développée avec plus d’ampleur dans le XV livre du De Trinitate, de 420-426 : fondée
sur la confrontation de 1 Jn 4, 7 et 4, 8, elle fait appel à d’autres versets de la Prima
Ioannis tels que 1 Jn 4, 10-12. 13. 16. 19 » (D. DIDEBERG, op. cit., p. 223).
69. « Le Saint-Esprit est quelque chose de commun au Père et au Fils, quoi que
cela puisse être, ou cette communion même substantielle et coéternelle. S’il convient
de l’appeler “amitié” (amicitia), qu’on le fasse; mais on dira plus justement “charité”
(caritas). Et celle-ci est aussi substance puisque Dieu est substance et que “Dieu est
charité” comme il est écrit (1 Jn 4, 8. 16) […] Ils ne sont pas plus que trois : l’un aimant
(diligens) celui qui procède de lui, l’autre aimant (diligens) celui dont il procède et
l’amour même (dilectio). Et si cet amour n’est rien, comment “Dieu est-il amour” (cf. 1
Jn 4, 8. 16)? S’il n’est pas une substance, comment Dieu est-il substance? » (De Trin. VI,
5, 7; BA 15, p. 484-487. Traduction modifiée).
70. Dans le De Trinitate, le terme « communio » est exclusivement réservé à
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l’intimité réciproque du Père et du Fils. Cf. De Trin. V, 11, 12; BA 15, p. 452-453; XV, © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
19, 37; BA 16, p. 522-523; XV, 27, 50; BA 16, p. 560-561. Dans les Commentaires de
l’Evangile de saint Jean et dans les Sermons, le terme « communio » est également
employé pour désigner la communion de l’Eglise (Tract. in Io. eu. 6, 25; BA 71, p. 400-
401) qui est également la communion des nations (Tract. in Io. eu. 12, 2; BA 71, p. 632-
633).
71. De Trin. V, 11, 12; XV, 19, 37.
446 YVES MEESSEN

que d’après l’expérience humaine de l’amitié (amicitia). Transposée


pour parler de Dieu, cette amitié se nomme plus justement « charité »
(caritas). Pour expliciter cette communion, Augustin souligne, en pas-
sant du vocabulaire de la caritas à la dilectio 72, que « cette unité de
substance est d’ordre interpersonnel » 73. Dans son commentaire,
D. Dideberg distingue cette triade diligens, diligens, dilectio de la triade
amans, quod amatur, amor : « ici, l’amour est un lien intersubjectif; là,
une vie qui unit sujet aimant et objet d’amour » 74. Alors que la triade
amans, quod amatur, amor (VIII, 14) peut être lue à la travers le prisme
de la triade plotinienne où Dieu est à la fois « objet de l’amour, amour
de lui-même et amour de lui-même » 75, il n’en va pas de même de
cette triade-ci où est exprimée la dilectio dans l’altérité des personnes.
Comme le résume D. Dideberg : « pour l’interprète de saint Jean, le
Dieu-Agapè n’est pas un être solitaire qui s’aime lui-même : il est Trini-
té de personnes aimantes dans l’Unité d’une même nature » 76. Dans
l’Unité de cette nature, les actes de dilectio de l’un envers l’autre sont
simultanément la nature même des personnes. Autrement dit, en ai-
mant une autre personne, chaque personne aime l’amour, ce qui per-
met d’éclairer sous un jour non possessif la triade du livre VIII.
Au livre VII du De Trinitate, cette simultanéité de l’acte d’aimer (dili-
gens) et de l’amour (dilectio) est exprimée par Augustin, non plus à
partir de la terminologie de l’amour, mais à partir du vocabulaire de la
bonté. En vertu de la simplicité de Dieu, indissociable de son immuta-
bilité, Augustin y affirme que la bonté n’est pas détenue par Dieu
comme s’il en était le sujet mais que cette bonté est Dieu même 77. Il
résulte de cette affirmation que, en Dieu, il n’y a pas, d’une part, une
« substance » qui pourrait être possédée et, d’autre part, un « sujet »
qui pourrait la posséder. Dieu est « bonté » signifie qu’il subsiste en
tant que bonté, c’est-à-dire comme ne conservant rien pour soi. La sta-
bilité (stabilitas) de l’ipsum esse ne dépend d’aucun acte possessif car il
n’y a rien à posséder. La conservation de l’essentia 78 ne comporte au-
cune distinction entre détenir l’essence et la donner car l’essence
même consiste à donner. La stabilité de l’être est fondée dans son don.
Cette manière de subsister est paradoxale car elle contredit la logique
de l’essence comme appropriation de soi, qui caractérise le Bien des
néo-platoniciens.

72. Cf. Précision de vocabulaire dilectio et caritas in D. DIDEBERG, op. cit., p. 144.
73. D. DIDEBERG, op. cit., p. 229.
74. Ibid.
75. Enn. VI, 8, 15. Cf. A. NYGREN, Erôs et Agapè, t. I, p. 220.
76. D. DIDEBERG, op. cit., p. 229-230.
77. « Il n’est pas permis de dire que Dieu se tienne sous sa bonté (ut sub-sistat et
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sub-sit Deus bonati suae), et que cette bonté ne soit pas sa substance ou plutôt son © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
essence, et que Dieu ne soit pas cette bonté, mais qu’elle soit en Lui comme dans un
sujet (in subjecto) » (De Trin. VII, 5, 10; BA 15, p. 538-539; trad. revue par G. MADEC, Le
Dieu d’Augustin, p. 132).
78. Augustin affirme que le terme « essentia » est plus exact pour désigner Dieu
que le terme « sub-stantia » car ce dernier connote une notion de sujet (sub-jecto) qui
se tient sous ses attributs. Cf. De Trin. VII, 5, 10.
PLATON ET AUGUSTIN 447

Pour distinguer les deux logiques paradoxales du Bien, celle du


christianisme et du néo-platonisme, Jean-Louis Chrétien 79 fait réfé-
rence à un discours de Kierkegaard consacré à la « joie de penser que,
plus tu deviens pauvre, plus aussi tu peux enrichir les autres » 80. Le
paradoxe est que, dans la vie spirituelle, la pauvreté devient un mode
d’enrichissement. Selon l’excellent commentaire de J.-L. Chrétien, « le
bien n’est bien qu’en étant donné, et il ne m’est présent que si je le
donne. Ce n’est pas assez dire que le mode de possession et le mode de
donation vont ici de pair : il n’y a de possession que par la donation » 81.
Pour Kierkegaard, les « vrais biens de l’esprit » sont tels « qu’ils ne
peuvent être possédés qu’en vérité », c’est-à-dire en étant donnés et
non gardés égoïstement pour soi, sans quoi ils ne sont plus des biens 82.
Cette logique ne peut être bien entendue que si on ne s’imagine pas
qu’elle s’opère selon deux mouvements successifs. Il n’y a pas, dans
cette donation, de désappropriation première qui serait conditionnée
par l’intentionnalité d’une réappropriation à la fin du parcours. Si tel
était le cas, on retomberait aussitôt dans la logique de la possession et
le bien ne serait plus le bien. Kierkegaard est trop conscient de la dé-
rive hégélienne pour concevoir une telle dialectique 83.
La prise de distance de Kierkegaard par rapport à Hegel est, toutes
proportions gardées, analogue à celle qui sépare Augustin de Porphyre.
D’une part, la dialectique hégélienne n’est pas sans rappeler le mou-
vement de la triade être, vie, pensée que nous avons décrit chez Por-
phyre 84, d’autre part, la pensée de Kierkegaard se situe dans la foulée
de la pensée augustinienne. Le rapprochement que fait J.-L. Chrétien
entre Kierkegaard et saint Ambroise de Milan est d’ailleurs significatif.
Saint Ambroise, qui est le maître d’Augustin en matière d’exégèse,
commente à sa façon ce paradoxe de la donation et de la possession à
propos de la vie de la grâce : « la grâce en effet, celui qui la rend la
possède, du fait même qu’il la possède, s’acquitte; car on la possède en
la rendant, et en la possédant, on la rend » 85. La grâce, ce lien de
l’homme avec Dieu, est telle qu’elle n’appartient pas en propre à Dieu
ou à l’homme. Elle n’est détenue par l’homme qu’en étant ce qu’elle est
en vérité en Dieu, c’est-à-dire « don ».

79. J.-L. CHRÉTIEN, « Le bien donne ce qu’il n’a pas », p. 274.


80. S. KIERKEGAARD, Discours chrétiens, trad. fr. par. P. H. Tisseau, Neuchatel-Paris,
1952, p. 113s.
81. J.-L. CHRÉTIEN, art. cit., p. 274. Nous soulignons.
82. S. KIERKEGAARD, op. cit., p. 117.
83. Dans la dialectique, la tension Entäusserung / Er-Innerung est « toujours-déjà
résolue au bénéfice de celle-ci; car la sortie même du soi n’est jamais que le passage
obligé d’un retour mieux assuré à soi […] aussi “étendu” soit-il, “jusqu’à la dualité” qui
le traverse et le constitue en vérité, le “Je” spirituel ne s’y livre pas à un dessaisisse-
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ment sans retour, sans réserve, ni relève » (F. GUIBAL, « Le signe hégélien. Economie © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
sacrificielle et relève dialectique », in Archives de philosophie, 60 (1997), p. 293-294).
84. D’après les travaux de Pierre Hadot, on peut constater que le processus post-
plotinien n’est pas sans influence sur l’idéalisme allemand. Cf. P. HADOT, Porphyre et
Victorinus, t. I, p. 133.
85. AMBROISE DE MILAN, Expositio in Lucam I, VI, 25; trad. fr. de l’éd. Tissot (t. 1,
p. 237) légèrement modifiée par J.-L. CHRÉTIEN, art. cit., p. 275.
448 YVES MEESSEN

Comme les Pères qui l’ont précédé, Augustin emploie le terme « do-
num » pour désigner l’Esprit Saint afin de laisser apparaître les rela-
tions mutuelles à l’intérieur de la Trinité (ad se autem inuicem in Trini-
tate). Dans un passage du livre V du De Trinitate 86, Augustin explique
que, suivant Ac 8, 20, l’expression « donum dei » s’applique à l’Esprit
Saint. La terminologie du don et de la donation permet à Augustin de
développer les relations de l’« ineffable communion du Père et du
Fils » 87. Dans cette communion, l’Esprit est appelé « don du donateur »
(donum donatoris) et le Père est appelé « donateur du don » (donator
doni) 88. Par là-même, la procession est distinguée de la génération.
Dire de l’Esprit qu’il est le donum dei le distingue du Fils. Le Fils est
généré comme l’Image parfaite du Père tandis que l’Esprit est la com-
munion mutuelle du Père et du Fils. Littéralement, il est leur « commu-
nion dans les deux sens » (utriusque communio) 89. Par là, Augustin
exprime que l’Esprit procède à la fois du Père et du Fils, non selon
deux principes, mais selon un seul Principe : « Si ce qui est donné a
pour principe celui qui le donne, puisque celui-ci n’a point reçu
d’ailleurs ce qui procède de lui, on admettra que le Père et le Fils sont
le principe, non les deux principes, du Saint Esprit » 90.
Ces « tâtonnements théologiques » sur la procession de l’Esprit par
le Père et par le Fils donneront lieu aux développements ultérieurs sur
le Filioque 91. Sans nous engager dans ce débat, nous retiendrons essen-
tiellement que le Fils est, avec le Père, le « principe » du Saint-Esprit,
non en tant qu’il est la source du don, mais en tant qu’il se donne tota-
lement en retour au Père. Par ce retour, le don issu du Père ne s’arrête
pas au Fils, n’est pas accaparé par le Fils, mais revient en sens inverse
pour réaliser la « communion dans les deux sens » qui n’est autre que
l’Esprit lui-même. Cette circulation éternelle de l’amour 92 assure la
stabilité de l’ipsum esse de Dieu dans le don, dans l’amour, c’est-à-dire
dans la non-conservation pour soi. Dieu ne subsiste pas en tant que

86 « Cet Esprit Saint qui n’est pas la Trinité mais qu’on découvre dans la Trinité,
en raison du sens propre de l’expression “Esprit Saint”, a un nom relatif, puisqu’il se
réfère et au Père et au Fils, puisque l’Esprit Saint est l’Esprit du Père et du Fils. Seu-
lement la relation elle-même n’apparaît pas (ipsa relatio non apparet) dans ce nom, elle
apparaît, en revanche, dans l’appellation de “don de Dieu” (Ac 8, 20) » (De Trin. V, 11,
12; BA 15, p. 452-453).
87. Ibid.
88. Ibid.
89. Ibid.
90. De Trin. V, 14, 15; BA 15, p. 460-461.
91. « En Occident, l’introduction du Filioque résulte plutôt de tâtonnements théo-
logiques, comme on le voit dans le De Trinitate de s. Augustin. L’évêque d'Hippone
essaie de rendre compte de la procession du Saint-Esprit à partir de l’Écriture, ce qui
l’amène à dire que l’Esprit procède du Père et du Fils, en commentant la version de la
Vetus Latina dont il disposait. C’est là l’expression de sa recherche, et non un point de
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vue de dogmatique, comme on l’a dit ensuite. Augustin n’est, d’ailleurs, pas le premier © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
à en venir là. Avant lui, S. Ambroise de Milan et S. Hilaire de Poitiers avaient introduit
le Filioque pour répondre à l’arianisme et souligner l’égalité du Père et du Fils, leur
égale divinité » (M.-A. VANNIER, « La clarification sur le Filioque », in RevSR 75/1
(2001), p. 105).
92. Sur la circumincessio en référence à Augustin, lire E. HENDRIKX, Introduction
au De Trinitate, 1955, BA 15, p. 45-46.
PLATON ET AUGUSTIN 449

solitude et qu’unité individuelle. Il serait absurde qu’un don puisse


subsister seul. Un don total et irrémédiable se vide de lui-même,
s’anéantit lui-même. Or, Dieu subsiste comme amour, bonté, don. Il ne
doit de subsister qu’au fait d’être relation. Paradoxalement, son abso-
luité est d’être relatif. En effet, pour Augustin, la « personne du Père »
ne désigne pas autre chose (aliud) que la « substance du Père » 93. Si
l’on considère jusqu’au bout la portée de cette affirmation, il faut dire
que la substance est relationnelle en elle-même, c’est-à-dire que la
relation ne vient pas en surplus de la substance comme un lien. Les
trois personnes divines ne sont pas autre chose (aliud) que l’amour
parce qu’elles sont autres (alius) les unes des autres 94. Si elles étaient
une seule substance sans altérité, elles ne pourraient subsister en tant
que bonum, en tant que caritas.
Telle est la découverte la plus fondamentale de la théologie trini-
taire d’Augustin. Dire que les Trois sont coéternels, c’est dépasser
l’imagination qui nous fait concevoir une génération et une donation
temporelles. Le Père est Père du Fils dont il est aimé éternellement
dans le Saint Esprit. Le Don ne vient pas à la fermeture de la circula-
tion de donation qui va du Père au Fils et ensuite à l’Esprit. Le Don est
éternel au commencement (in Principio). Dieu subsiste en tant que
Don.
Selon une seconde orientation, Augustin emploie le verset johan-
nique « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8. 16) en lien avec l’unité ecclésiale.
Cette orientation plus économique de sa pneumatologie apparaît en
407, au moment où Augustin prêche les Homélies sur les lettres de saint
Jean 95. En confrontant, au septième Tractatus, 1 Jn 4, 7 (« la dilection
vient de Dieu ») et 1 Jn 4, 8 (« Dieu est dilection ») 96, Augustin se de-
mande à quelle personne de la Trinité peut bien s’appliquer ce verset.
Grâce au verset paulinien « la charité de Dieu a été répandue dans nos
cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rm 5, 5) 97, le prédica-
teur conclut que cette « dilection » qui vient de Dieu est l’Esprit

93. De Trin. VII, 6, 11; BA 15, p. 540-541.


94. Le Saint-Esprit « est autre que le Père et le Fils, car il n’est ni le Père ni le Fils.
Mais j’ai dit autre et non pas autre chose (sed “alius” dixi, non “aliud”), parce qu’il est lui
aussi ce bien également simple, également immuable et coéternel » (De ciu. Dei XI, 10,
1; BA 35, p; 63-65). Cette distinction entre alius et aliud est reprise par Thomas
d’Aquin. Cf. THOMAS D’AQUIN, Summa theologica Ia, q. 31, a. 2; trad. de J.-H. Nicolas,
Cerf, 1984, p. 382.
95. Cette période correspond avec la fin de la lutte anti-donatiste (400-407) pen-
dant laquelle Augustin a accumulé les sermons et les traités sur l’unité de l’Eglise. Cf.
S. LANCEL, Saint Augustin, p. 409-414.
96. Alors qu’en 407, Augustin commente l’épître de saint Jean, « ces deux versets
vont être pour lui le point de départ d’une compréhension nouvelle de la charité.
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Longtemps, il a considéré l’amour fraternel comme une activité morale qui préparait à © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
l’amour de Dieu [De mor. eccl. I, 26, 50]. Il découvre maintenant la profondeur de la
charité » (Sr MARIE-ANCILLA, La charité et l’unité, Paris, Mame, coll. « Ecole cathédrale »,
1993, p. 16).
97. L’influence de Rm 5, 5 est capitale dans la pneumatologie d’Augustin. Cf. A.-
M. LA BONNARDIÈRE, « Le verset paulinien Rom V, 5 dans l’œuvre de saint Augustin »,
Aug. Mag. II, 1954, p. 657-665.
450 YVES MEESSEN

Saint 98. Le même enseignement est repris au huitième Tractatus à par-


tir de 1 Jn 4, 13 : « il nous a donné de son Esprit » 99. Mais, c’est en 426,
au livre XV du De Trinitate, que cette théologie est développée avec le
plus de netteté 100.
À partir de ce passage où saint Jean distingue l’amour qui est à la
fois Deus et ex Deo, (1 Jn 4, 13), Augustin conduit le lecteur vers la con-
naissance que donne l’Esprit Saint : la demeure réciproque de nous en
Dieu et de Dieu en nous 101. Le Saint-Esprit étant la communion subs-
tantielle du Père et du Fils, leur don réciproque, il se donne tel qu’il est
en lui-même. Il fait entrer ceux auxquels il se donne dans le don les
uns aux autres. Avant tout autre présent, que ce soit la prophétie, la
science,… (1 Co 13), l’Esprit Saint fait don du plus grand Bien : la dilec-
tio ou la caritas (« les deux mots désignent une même chose ») 102.
L’Esprit est vraiment appelé « Don de Dieu » (Donum Dei) parce que,
par son don, la Trinité tout entière habite dans les hommes (per quam
nos tota inhabitat Trinitas) 103. Augustin ne va toutefois jamais jusqu’à
dire que l’homme devient Dieu comme le fait Plotin 104. En l’homme,
l’amour reste à jamais « donné » sans qu’il ne soit substantiellement
« Don » 105.
Conformément à la théologie johannique, Augustin expose toujours
l’inhabitation trinitaire dans la communion interpersonnelle. En effet,
saint Jean ne dit pas : Dieu demeure en moi et moi en Dieu, mais il
dit : « Nous connaissons que nous demeurons en lui et que lui demeure
en nous, en ce qu’il nous donne de son Esprit » (1 Jn 4, 13). De même, il
ne dit pas : qu’il soit un comme je suis un, mais il dit : « qu’ils soient un
comme nous sommes un » (Jn 17, 22) 106.
Ce rapprochement entre l’unité des hommes et l’unité divine est
exprimée avec beaucoup d’audace dans le Sermo 71 prêché en 419 ou
420 : « À travers ce qui leur est commun, le Père et le Fils voulaient
que nous soyons unis à eux et entre nous; et, au moyen de ce Don qui
leur est commun, ils voulaient nous amener à l’unité, c’est-à-dire au
moyen de l’Esprit, qui est en même temps Dieu et Don de Dieu » 107.
L’unité à laquelle le Père et le Fils convient les hommes est une
unité interpersonnelle dans le Don. Telle est la finalité de toute la
Création. Dieu crée pour que les hommes soient rendus participants

98. Cf. Tract. in ep. Io. 7, 6; SC 75, 322.


99. Cf. Tract. in ep. Io. 8, 12; SC 75, 366.
100. « Celui-ci [l’apôtre Jean], après ces paroles : “Mes bien-aimés, aimons-nous les
uns les autres, car l’amour vient de Dieu” (dilectio ex Deo est), ajoute tout aussitôt :
“Tout homme qui aime est né de Dieu : celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu car
Dieu est amour” (Deus dilectio est). Il est clair que c’est le même amour que d’une part
l’Apôtre appelle Dieu, que d’autre part il dit venir de Dieu. L’amour est donc Dieu de
Dieu (Deus ergo ex Deo est dilectio) » (De Trin. XV, 17, 31; BA 16, p. 508-509).
101. Ibid.
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102. De Trin. XV, 18, 32; BA 16, p. 510-511. © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
103. Ibid., p. 512-513.
104. « On devient dieu » (Enn. VI, 9, 9, 59-61).
105. Cf. J. MOINGT, « L’amour en Dieu et en l’homme », note complémentaire 62,
BA 16, p. 654-656.
106. De Trin. IV, 9, 12; BA 16, p. 370-371.
107. Sermo 71, 12, 18; PL 38, 454.
PLATON ET AUGUSTIN 451

de son unité dans l’amour. S’il en est ainsi, la réalité ontologique est
entièrement investie par la dimension trinitaire. Dans une quatrième et
dernière partie, nous abordons la manière dont Augustin développe
une logique de l’être en rapport avec la Trinité.

4. TRINITÉ ET ESSENTIA

Conformément à l’expérience qu’il décrit dans ses Confessions, Au-


gustin expose le mystère de la Trinité « dans sa dynamique, qui n’est
autre que l’amour trinitaire (Trin. XV, 2, 3) » 108. En effet, l’ensemble du
De Trinitate se présente comme une recherche progressive 109 où
l’intelligence continue à chercher même si ce qu’elle a trouvé est « in-
compréhensible » 110. À travers cette recherche, l’intelligence s’ouvre à
un nouveau mode de connaissance, autre que la compréhension, au
fur et à mesure qu’elle accueille l’amour qui lui vient de Dieu. C’est
dire combien l’objet de la recherche est indissociablement lié au mode
de son approche. Si Dieu ne se laisse pas saisir par une compréhen-
sion 111, c’est parce qu’il ne peut se découvrir que dans le don qu’il est
lui-même 112.
L’homme est appelé à dépasser ce qu’il a de meilleur en lui, son in-
telligence, pour s’ouvrir à ce Dieu « enveloppant tout mais sans être
extérieur, partout présent mais non localement, éternel mais non hors
du temps, auteur des choses changeantes sans changer lui-même,
étranger à toute contrainte » 113. Qui conçoit Dieu de cette manière-là
ne l’a pas encore trouvé parfaitement, mais au moins, il se dirige vers
la vérité en éliminant des conceptions fausses de lui.
Le premier caractère fondamental qu’Augustin reconnaît à Dieu est
son immutabilité 114. Tout ce qui change ne mérite pas vraiment le nom

108. M.-A. VANNIER, « Augustin d’Hippone », p. 106.


109. Selon la consigne de lecture d’Augustin lui-même, il faut lire le De Trinitate de
livre en livre pour suivre le « progrès de la recherche ». Cf. G. MADEC, « Inquisitione
proficiente », in Gott und sein Bild. Augustins De Trinitate. Spiegel gegenwärtiger For-
schen, Internationale Konferenz, Tübingen, 1998; article paru avec des coupures sous
le titre « La méditation trinitaire d’Augustin », in Communio, 24/5-6 (1999), p. 79-102;
parution du texte intégral sous le même titre in Lectures augustiniennes, Paris, Inst.
d’Et. Aug., 2001, p. 197-219. Nous le citons ultérieurement selon la pagination de cette
dernière parution.
110. De Trin. XV, 2, 2; BA 16, p. 422-423
111. « Oui, dans quel acte d’intelligence, l’homme saisit-il Dieu, lui qui ne saisit
même pas sa propre intelligence, avec laquelle il prétend saisir Dieu (Nam quo intellec-
tu Deum capit homo, qui ipsum intellectum suum quo eum uult capere nondum capit)? »
(De Trin. V, 1, 2; BA 15, p. 426-427).
112. « Quand cet Esprit, Dieu de Dieu, se donne à l’homme, il l’enflamme d’amour
de Dieu et du prochain puisqu’il est Amour. L’homme ne peut aimer Dieu si ce n’est
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par Dieu » (De Trin. XV, 17, 31, cité par M.-A. VANNIER, « Augustin d’Hippone », p. 107). © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
113. Ibid.
114. « Aussi bien n’y a-t-il qu’une seule substance – ou essence – immuable (in-
conmutabilis substantia uel essentia), et c’est Dieu, à qui sied vraiment, au sens le plus
fort et le plus exact, cet être même (ipsum esse) dont l’essence tire son nom. Ce qui
change en effet ne conserve pas l’être (non seruat ipsum esse), et ce qui peut changer,
alors même qu’il ne change pas, peut n’être plus ce qu’il a été. Par là, il n’y a que ce
452 YVES MEESSEN

d’être. Ce qui est changeant, parce qu’il est « tantôt ceci, tantôt cela »,
manifeste par là qu’il ne conserve pas l’être. À l’inverse de ce qui
change, Dieu est l’Ipsum esse ou l’Idipsum 115. La conservation de l’être
liée à l’immutabilité fait partie de la définition fondamentale de
l’essentia, terme par lequel Augustin traduit le mot grec . À
première vue, cette définition de l’être semble assez conforme à la
définition grecque. Mais, ce qui n’est absolument pas grec est le fait
que l’être soit conservé simultanément par trois Personnes.
Pour Augustin, l’immutabilité est habitée par la relation (ad ali-
quid) 117. Le fait que le Père soit relatif au Fils et le Fils relatif au Père
(Pater ad Filium, et Filius ad Patrem) 118 ne vient pas détruire l’unité de
l’essence divine mais vient la fonder au point qu’Augustin ose affirmer :
« Dieu subsiste sous forme de relation (relative ergo subsistit) » 119. Pour
faire percevoir cela, Augustin explique que l’essence n’est pas d’abord
quelque chose, une matière, qui serait partagée par les Personnes.
Mais, les Personnes sont l’essence. Cette vérité est affirmée par Augus-
tin dans le livre VII du De Trinitate face à ceux qui pourraient penser
que la Trinité est comme un seul bloc d’or d’où seraient tirées trois
statues 120. L’essentia désigne ce que les Personnes divines sont en
commun : « les trois Personnes sont une seule essence ». Augustin met
en garde contre l’interprétation erronée qui consisterait à dire que « les
trois Personnes viennent de la même essence ». Ceci reviendrait à dire
que « autre chose est la Personne et autre chose l’essence ». Or, « Per-
sonne » et « essence » ne sont pas « autre chose ». Pour accéder à cette
vérité, il faut se défaire des imaginations qui représentent des corps
(imaginibus corporum) sous formes de « masses et étendues, petites et
grandes » 121. Se dévoile ainsi l’incorporéité de l’être, un deuxième ca-

qui ne change pas, mais surtout ne peut absolument pas changer, pour mériter sans
réserve et à la lettre le nom d’être » (De Trin. V, 2, 3; BA 15, p. 428-429).
115. « Qu’est-ce que l’Idipsum? Ce qui est toujours de la même manière, ce qui
n’est pas tantôt ceci, tantôt cela. Qu’est-ce donc que l’Idipsum, sinon ce qui est? Qu’est-
ce qui est? Ce qui est éternel. Car ce qui est d’une manière et tantôt d’une autre n’est
pas, puisque cela ne demeure pas : ce n’est pas tout à fait un non-être, mais ce n’est
pas l’être absolument […] Voilà l’Idipsum : Je suis celui qui suis; Celui qui est m’a
envoyé vers vous », (En. in Ps. 121, 5; PL 37, 1621s).
116. De Trin. V, 2, 3; BA 15, p. 428-429.
117. De Trin. V, 5, 6; BA 15, p. 432-435. Augustin doit certainement aux Pères
grecs, dont saint Basile de Césarée et saint Grégoire de Nazianze, l’utilisation du pré-
dicament aristotélicien de relation (ad aliquid). Cf. I. CHEVALIER, Saint Augustin et la
pensée grecque. Les relations trinitaires, Fribourg, 1940, p. 87-159.
118. Ibid.
119. De Trin. VII, 4, 9; BA 15, p. 536-537.
120. « Ce n’est donc pas en ce sens que nous appelons la Trinité trois personnes
ou substances, une essence ou un seul Dieu, comme si les trois subsistaient de la
même matière, quand bien même cette matière, quoi que ce soit, serait partagée par
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les trois. Cette essence en effet ne comporte rien d’autre que la Trinité. Néanmoins © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
nous disons : les trois personnes sont la même essence, ou : les trois personnes sont
une seule essence; mais nous ne disons pas : les trois personnes viennent de la même
essence – comme si ici autre chose était l’essence, autre chose la personne – comme
nous pouvons parler des trois statues tirées de l’or, parce que là, autre chose être de
l’or, autre chose être des statues » (De Trin. VII, 6, 11; BA 15, p. 546-547).
121. Ibid., p. 548-549.
PLATON ET AUGUSTIN 453

ractère essentiel avec l’immutabilité. Il reste à découvrir le troisième


caractère de l’être, indissociable des deux autres, sa simplicité.
Nous pouvons relever ce caractère à partir de la notion de persona.
Augustin ne se résout à parler de persona que parce qu’il faut bien
nommer les « Trois » par un « terme spécifique ou générique » (speciale
uel generale nomen) 122. À cette époque, il est entendu pour Augustin
qu’il faut entendre le terme persona au sens absolu et non simplement
relatif, comme l’affirment les Sabelliens. Au livre VII du De Trinitate,
dans lequel il analyse la formule « unam essentiam, tres substantias » 123,
Augustin n’aboutit pas à une véritable conclusion 124. L’ambiguïté entre
absoluité et relativité pour l’usage du terme persona ne sera levée
qu’au livre XV, rédigé plus tardivement (vers 426). C’est une comparai-
son entre la personne humaine et la personne divine qui permettra à
Augustin de percer plus avant le mystère de la simplicité divine : « La
personne divine égale toute la réalité de Dieu, la personne humaine
n’égale pas tout l’homme. De là, il résulte que “la Trinité des trois per-
sonnes est bien plus indivisible que la trinité d’une seule personne” [De
Trin. XV, 23, 43] » 125. Remarquons que, par l’expression « trinité d’une
seule personne », Augustin fait référence à l’image de la Trinité dans
l’homme intérieur telle que la memoria-intellegentia-uoluntas. Pour
Augustin, la pluralité des personnes est bien réelle 126.
Un passage précieux du livre XI du De Ciuitate Dei, écrit en 417 pa-
rallèlement à la rédaction du livres VIII à XIIa du De Trinitate 127, nous
livre la maturité de la pensée augustinienne en ce qui concerne les
relations trinitaires 128.

122. De Trin. VII, 4, 7; BA 15, p. 526-527.


123. Traduction latine de la formule grecque . Cf.
De Trin. VIII, 9, 10; BA 15, p. 446-447.
124. « La personne subsiste, mais ce n’est pas à dire que la relation subsiste; car
selon Augustin, ce serait une contradiction : c’est la substance qui subsiste. Or, il est
absurde de confondre substance et relation [...] Evidemment, cette affirmation soulève
un problème... Mais saint Augustin affirme assez dans ces chapitres qu’il n’en voit pas
la solution : ce serait lui être infidèle que de considérer le problème comme résolu.
Toutefois, il donne çà et là dans son œuvre des éléments de solution qu’on réunira au
chapitre de synthèse » (I. CHEVALIER, op. cit., p. 50-51).
125. Ibid., p. 59.
126. « Les personnes doivent s’opposer réellement; mais cela n’est possible qu’à la
condition que persona ne soit pas un synonyme pur et simple de substantia » (Ibid.).
Cette affirmation, développée par le De Ciu. Dei XI, 10 sera reprise de façon synthé-
tique à la fin du De Trinitate (XV, 1). « Dans une profession de foi, opposée et supé-
rieure à l’arianisme autant qu’au sabellianisme, Augustin décrit les personnes comme
étant elles-mêmes en relation réciproque : “Credamus Patrem et Filium et Spritum Sanc-
tum esse unum Deum, uniuersae creaturae conditorem atque rectorem (contre Arius) : nec
Patrem esse Filium, nec Spiritum Sanctum uel Patrem esse uel Filium (contre Sabellius) :
sed Trinitatem relatarum ad inuicem personarum et unitatem aequalis essentiae (au-
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dessus de l’antithèse des hérésies)” » (I. CHEVALIER, op. cit., p. 61). © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
127. « On sait d’une manière assurée qu’il écrivit cette année-là [417] le livre XIe
du De ciu. Dei et très probablement une partie notable des trois livres suivants » (A.-
M. LA BONNARDIERE, Recherches de chronologie augustinienne, Paris, Et. Aug., 1965,
p. 70).
128. « Celui qu’engendre un être simple est comme lui simple, et il est cela même
qu’est celui qui l’a engendré. Ces deux êtres, nous les nommons le Père et le Fils, et
454 YVES MEESSEN

Il est primordial de dire que, par rapport à lui-même (ad se ipsum),


« Dieu est ce qu’il a ». Cependant, le Père n’est pas le Fils, et le Fils
n’est pas le Père. Étonnant, le « n’est pas lui-même » (nec ipse est) est en
Dieu, quand on considère une Personne par rapport à l’autre (ad alte-
rum), mais ce « n’est pas lui-même » disparaît lorsque l’on considère
Dieu dans son unité (ad se ipsum). Autrement dit, il y a en Dieu une
négation qui n’enlève rien à sa simplicité et à sa plénitude ontologique
(ipsum esse). Cette négation n’est pas ontologique mais elle permet
d’exprimer la distinction des Personnes. Cela veut dire que l’être de
Dieu ne se prête pas à une compréhension monolithique. La métaphy-
sique trinitaire désoriente la logique de la substance pour laquelle la
conservation rime avec la possession de soi. Le terme « avoir » (habere)
n’est pas employé pour l’essence (essentia) car Augustin ne dit jamais
que Dieu « a » une essence mais que les trois « sont » une essence. Par
contre, le verbe « avoir » est employé pour désigner la relation d’une
personne par rapport à l’autre par opposition au verbe « être » : « le
Père a (habet) un Fils ». En Dieu, une Personne détient l’autre Personne
selon un mode particulier qui déroute l’intelligence compréhensive.
L’essentia est telle qu’elle pose l’altérité au sein de l’identité et l’identité
au sein de l’altérité.

CONCLUSION
Il est indéniable que les « Platoniciens » dont parle Augustin ont re-
connu une action triadique de Dieu par rapport à l’univers et, corréla-
tivement, une certaine image trinitaire de Dieu dans l’homme. Augus-
tin n’hésite pas à affirmer que Platon a reconnu en Dieu le Principe de
l’être, de l’intelligence et de la vie (Causa subsistendi et Ratio intellegendi
et Ordo uiuendi) 129. Par la suite, ceux qui ont bien intégré
l’enseignement de Platon ont été jusqu’à considérer que, en lui-même,
Dieu se déployait selon un processus triadique, que ce soit au niveau
du Noûs comme Plotin, ou des trois hypostases comme Porphyre. Ce-
pendant, la connaissance de ce développement triadique ne sous paraît
pas suffisante pour affirmer que ces « Platoniciens » ont eu une véri-
table connaissance du mystère trinitaire. Pourquoi?

l’un et l’autre avec leur Esprit, c’est l’unique Dieu [...] Et cette Trinité est un seul Dieu,
et elle ne cesse d’être simple parce qu’elle est Trinité. Nous ne disons pas, en effet, que
cette nature du bien (bonum) est simple, parce qu’en elle le Père est seul, le Fils est
seul, le Saint-Esprit est seul; ou encore parce que la Trinité est seulement un nom
sans aucune subsistance des Personnes (subsistantia personarum), comme l’on pensé les
hérétiques sabelliens. Elle est appelée simple parce qu’elle est ce qu’elle a (simplex
dicitur, quoniam quod habet hoc est), étant sauf que chaque personne est dite personne
relativement à une des deux autres (relative quaeque persona ad alteram dicitur). Car,
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certes, le Père a un Fils et pourtant n’est pas le Fils; le Fils a un Père et pourtant n’est © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
pas le Père (habet...nec ipse est). Ainsi donc, considéré en lui-même et non par rapport à
un autre (in quo ergo ad semet ipsum dicitur, non ad alterum), Dieu est ce qu’il a (hoc est
quod habet), comme il est dit vivant par rapport à soi (ad se ipsum) parce qu’il a évi-
demment la vie, et cette vie, il l'est lui-même (ipse est) » (De ciu. Dei XI, 10, 1, BA 35,
p. 63-65).
129. De ciu. Dei VIII, 4; BA 34, p. 244-245. Cf. G. MADEC, Le Dieu d’Augustin, p. 106.
PLATON ET AUGUSTIN 455

De Platon, ses successeurs ont également assimilé une notion de


l’être que lui-même avait héritée de Parménide. Depuis son commen-
cement parménidien, la pensée de l’être est dominée par deux carac-
tères ontologiques indissociables : la continuité dans l’unité et
l’immutabilité. Chez Parménide, l’être se présente comme « Un, d’un
seul tenant » (,) 130. L’être est « tout entier identique », c’est-à-
dire que « l’être est contigu à l’être » 131. Cette « continuité » 132 assure
l’immutabilité et le maintien ferme de l’être : « Restant le même et
dans le même état, il est là en lui-même, et demeure ainsi immuable-
ment fixé au même endroit » 133. Selon cette conception, l’être ne peut
être bonum ou don. L’être s’oppose au don car il est avant tout quelque
chose qui se maintient en lui-même, autrement dit quelque chose qui se
conserve. Le “parricide”, tout en permettant de considérer la multiplici-
té des étants, n’a pas fondamentalement remis en cause ce lien entre la
continuité et l’immutabilité de l’être. Les difficultés rencontrées par la
science dialectique en témoignent. La solution platonicienne, qui con-
siste à dire que l’être est à la fois participé par toutes les choses qui
sont (même) et maintenu séparé d’elle par le non-être (autre) 134, entre-
tient une notion de l’être qui doit se préserver de toute altérité pour
subsister immuablement (repos), sans changement (mouvement).
Or, force est de constater qu’Augustin adopte une position radica-
lement différente. Tout en employant à son tour le vocabulaire des
« grands genres », il en réorganise complètement la grammaire. L’être
même (ipsum esse) se dit parce qu’il est fondamentalement Parole
(Verbum idipsum est) 135. Dieu n’est pas seul en son être. Comme le ré-
pète constamment Augustin en citant le premier verset du Prologue :
« In Principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat Ver-
bum » 136. Or, la parole inscrit l’altérité au cœur de l’être. Par là, Augus-
tin inclut dans la notion du Premier Principe une réalité qui en est
exclue chez les Grecs. Pour Augustin, en effet, conformément à
l’Écriture, Dieu est Père, Fils et Esprit Saint. C’est donc à la Trinité que
revient la nomination Ipsum esse 137. Bien que les « trois » soient l’être
même, le Père est autre que le Fils, et le Saint Esprit est autre que le

130. « Il n’est point, non plus, divisible, puisqu’il est tout entier homogène, car il n’y
a point, ici, un plus qui romprait sa continuité (). Ni, là,
un moins : mais tout est plein d’être. Ainsi tout est continu (  ) :
être se presse contre être » (PARMÉNIDE, Fragm. VIII, 6; trad. par J. BEAUFRET, Le poème
de Parménide, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1955, p. 83).
131. Ibid., VIII, 22-25.
132. Auguste DIÈS traduit par « Un, continu » in PLATON, Œuvres com-
ière
plètes, t. VIII (1 part.), Parménide, Paris, PUF, 1957, notice, p. 13.
133. PARMÉNIDE, Fragm. VIII, 29-30, trad. par J. BEAUFRET, op. cit., p. 85.
134. Cf. PLATON, Sophiste, 259 a-b.
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135. Tract. in Io eu. 2, 2, 2; BA 71, p. 172-173. © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
136. Le Corpus Augustinianum Gissense (CAG) sur CD-ROM comptabilise 261 oc-
currences de Jn 1, 1 en dehors des nombreuses allusions et citations partielles de ce
verset.
137. « Mais le Père est, lui aussi, et le Saint-Esprit est : c’est jusqu’à l’être même
que s’étend toute la Trinité (ad ipsum esse pertinet tota trinitas) » (Tract. in Io eu. 40, 3;
BA 73A, p. 300-301). Cf. aussi De mor. eccl. cath. 14, 24; BA 1, p. 172.
456 YVES MEESSEN

Père et le Fils 138. L’essence n’est pas une dans une mêmeté d’où toute
altérité serait absente mais est une dans les relations des Personnes.
« Pour Dieu, en effet, être et être personne, c’est absolument iden-
tique » 139.
De la sorte, la notion de « continuité » parménidienne n’éclate pas
seulement au niveau du multiple, comme c’est le cas chez Platon, mais
aussi au niveau de l’Un. En conséquence, Augustin pose les linéaments
de ce qu’il nous faut bien appeler une métaphysique trinitaire. Cette
métaphysique, étrangère à celle du néo-platonisme, ne tombe pas aussi
facilement que Heidegger le voudrait sous le coup de la critique de
l’« onto-théologie » 140. En effet, chez Augustin, il n’existe pas la même
« scission » () entre l’être et l’apparence que chez les « Plato-
niciens » 141. Si l’être ne reste pas en retrait de son don, mais se donne
lui-même dans sa création, il va sans dire que cette cassure vole en
éclat. Par contre, la critique heideggérienne pourrait peut-être se re-
tourner contre lui. À partir d’Augustin, ne pourrait-on pas lui rétorquer
la question suivante : comment expliquer le retrait du Es gibt par rap-
port à son don qui est l’être? L’Ereignis ne se situerait-il pas dans une
logique analogue à l’Hénosis? 142 Indépendamment de cette question
qui mériterait une investigation fouillée, il nous semble déjà possible
de constater un point important. En rapprochant la pensée d’Augustin
du néo-platonisme 143, Heidegger n’a pas perçu à quel point l’auteur
latin s’était écarté du présupposé grec selon lequel l’ est « le se-
posséder (sich-haben) dans lequel le stable se tient » 144.
La levée de ce présupposé pourrait nous orienter vers une méta-
physique qui, grâce à l’apport de la phénoménologie, prend résolument
une autre voie que la « métaphysique de l’Exode » 145. Que
l’anéantissement d’un homme puisse être perçu comme « Je suis »,
c’est-à-dire permanence stable de l’être, voilà qui est le questionne-
ment de départ, le scandale et la folie qu’il faut scruter. La sagesse de

138. Cf. De ciu. Dei XI, 10, 1; BA 35, p. 63-65.


139. « Non enim aliud est Deo esse, aliud personam esse, sed omnino idem » (De Trin.
VII, 6, 11; BA 15, p. 540-541). Cf. I. CHEVALIER, op. cit., p. 45.
140. Cf. M. HEIDEGGER, Identität und Differenz (1957); trad. fr. par A. Préau, « Iden-
tité et Différence », in Questions I, Gallimard, p. 293.
141. M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik (1935), Niemeyer, 1952; trad. fr.
par G. Kahn, Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1967, p. 114. « C’est dans
cet intervalle que s’installera plus tard la doctrine du christianisme, qui en même
temps, selon un changement de perspective, interprétera l’inférieur comme le créé, et
le supérieur comme le Créateur » (Ibid.).
142. Cf. H. PASQUA, « “Henôsis” et “Ereignis”. Contribution à une interprétation
plotinienne de l’Être heideggérien », in Revue Philosophique de Louvain, 100/4 (2002),
p. 681-697. Cf. aussi, H. PASQUA, « Misère de l’Un sans l’être », Revue des Sciences philo-
sophiques et théologiques, 77 (1993), p. 53-65.
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143. Cf. la présentation par O. PÖGELLER du cours de M. HEIDEGGER, Augustinus © Vrin | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.231.37.101)
und der Neuplatonismus, in O. PÖGELLER, Der Denkweg Martin Heideggers, Pfüllingen,
Gunther, 1963; trad. fr. par M. Simon, La pensée de Martin Heidegger. Un cheminement
vers l’être, Paris, Aubier, 1967, p. 50-59.
144. M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik; trad. fr., p. 70.
e
145. Cf. E. GILSON, L’esprit de la philosophie médiévale (1932), Paris, Vrin, 2 éd.,
1944, p. 50.
PLATON ET AUGUSTIN 457

Dieu s’oppose à la sagesse du monde. Mais, vu qu’elle est une sagesse,


elle propose un discours qui a sa propre logique : la logique de la
Croix. Le croyant ne doit donc pas craindre de mettre en présence le
 des philosophes et le  de la Croix. Au contraire, il a le de-
voir de les confronter de manière à faire apparaître l’opposition de leur
logique. Nous serons alors en mesure d’apprécier jusqu’à quel point il
faut accueillir l’affirmation d’Heidegger : « un monde sépare tout cela
d’Héraclite » 146.
Université de Metz
2, avenue Jean XXIII
57000 Metz
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146. M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik; trad. fr., p. 142.


458 YVES MEESSEN

RÉSUMÉ DE L’ARTICLE. — Platon et Augustin : mêmes mots, autre sens. Par Yves
MEESSEN.
Si Augustin reprend à Platon le vocabulaire des « grands genres », force est de constater
qu’il en réorganise complètement la grammaire. Cette réorganisation est due à l’influence
prépondérante de l’Écriture et, principalement, de la révélation du mystère trinitaire. De ce
fait, la métaphysique mise en place par Augustin s’éloigne considérablement de la pensée
néo-platonicienne. Que le Verbe soit Deus apud Deum remet en question l’ordre hiérar-
chique des hypostases tel que Plotin le conçoit. Plus qu’une préexistence qui doit se dé-
ployer dans le multiple, à la manière de Porphyre, cette présence du Verbe dans le premier
Principe reçoit toute sa dignité à travers l’Incarnation. La Parole est vraiment constitutive
de l’Un, au point qu’il ne se retire pas dans la solitude mais entre en communication avec
ce qui vient après lui, c’est-à-dire avec l’homme qu’il veut associer à son éternité.

SUMMARY OF THE ARTICLE. — Plato and Augustine : The same words, another mean-
ing. By Yves MEESSEN.
If Augustine borrows from Plato the vocabulary of the « great genres », it must be noted
that he completely reorganizes its grammar. This reorganization is due to the preponderant
influence of scripture and, principally, to the revelation of the Trintarian mystery. As a
result, the metaphysic put in place by Augustine diverges considerably from neo-Platonic
thought. That the Word is Deus apud Deum calls into question the hierarchical order of
hypostases as conceived by Plotinus. More than a pre-existance that must unfold in the
many, in the manner of Porphyry, this presence of the Word in the first principle receives
all its dignity through the Incarnation. The Word is truly constitutive of the one, to the
extent that it does not withdraw into solitude but enters into communication with what
comes after him, that is to say the human person whom he wishes to associate with his
eternity.
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