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EXPLICATION DE TEXTE

Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je
vois la même arrière pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à
tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue du
travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir – , qu’un tel travail constitue la
meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le
développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une
extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie,
aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des
satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura
davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis !
épouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille
d’« individus dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum* ! (…) Êtes-vous
complices de la folie actuelle des nations qui ne pensent qu’à produire le plus possible et à
s’enrichir le plus possible ? Votre tâche serait de leur présenter l’addition négative : quelles
énormes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour une fin aussi extérieure ! Mais qu’est
devenue votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? si vous
n’avez même pas un minimum de maîtrise de vous-même ?
NIETZSCHE, Aurore.
* Individuum : individu.

EXPLICATION :

Pauline CHATAING,
Lycée Jacob Holtzer, mars 2012

Ce texte du philosophe Nietzsche porte sur la place du travail dans la vie et surtout dans la réflexion
de l'homme, qui est avant tout un être pensant. Faut-il considérer le travail comme une valeur
fondamentale, un facteur d’humanisation de l’homme, ou alors, faudrait-il penser que dans une
société aveuglée par une course effrénée à la productivité, le travail peut plutôt devenir une source
de déshumanisation ? L'homme Peut-il être contraint, consciemment ou inconsciemment de ne plus
penser par lui-même à cause de son travail ? En quoi l'individu est-il un danger et comment le fait
de travailler le rend plus docile? Dans cet extrait, Nietzsche affirme que le travail est source de
déshumanisation, au sens où, en travaillant, l'homme ne pense pas, ne réfléchie plus et se met au
service de son travail au détriment de lui-même et au dépend du système socio-politique. Nietzsche
défend cette thèse en trois grands moments : tout d'abord le travail restreint l'homme à cette seule
activité, il n'est plus un individu (L.1 à L.6 « du goût de l'indépendance »); ensuite l'homme ne
pense plus, il a donc des satisfactions simples, des désirs élémentaires et peu réfléchis, la société est
donc sécurité grâce à l’acharnement au travail (L.6 « Car il consume » à L.10 « la divinité
suprême »); enfin, l'auteur explique qu'en réalité l'individu est dangereux et c'est pour cela qu'on le
contraint à travailler mais l'homme ne doit pas gâcher sa réflexion en travaillant (L.10 « - Et puis! »
à L.17 « de vous-même? »).
Au début du texte, l'auteur explique le but de la glorification du travail. Glorifier signifie
complimenter, faire l'éloge de. Ainsi, pour lui, en faisant l'éloge du travail, on oublie qui il y a
derrière le travail : l'individu. La société, écrit-il craint individu (L.3). En complimentant le travail,
(L.1), on donne un autre visage au travail, un visage noble qui, peut-être, ne ressemble à souffrance
et à la pénibilité que vivent les travailleurs au quotidien. En effet, le mot « travail » désigne en fait
la création de quelque chose de matériel ou moral en échange d'un salaire (L.4), mais l’auteur
insiste sur le fait que ce travail, ce labeur, est « dure ». Nietzsche nous explique ensuite le but de ce
labeur. Pour lui, cette activité restreint l'individu qui l'exécute à la seule réalisation de cette activité :
l’homme est alors abrutit par le travail. Toute pensée, tout désir, toute réflexion, etc., sont
impossibles car l'homme est trop occupé déjà à travailler (L.5-6). Ainsi, l'individu, le sujet pensant
est placé en second plan, il passe derrière son travail. Le sujet ne pense plus sur lui et sur le monde.
Nietzsche explique ensuite dans une seconde partie la raison, la cause de cette absence de réflexion.
Travailler demande un effort physique et moral important (« extraordinaire quantité de force
nerveuse », L.7). Le travailleur dépense donc de l'énergie. L'énergie passée dans le travail n'est plus
disponible pour satisfaire la pensée de l'être pensant. L'homme n'a donc plus la capacité de penser,
de réfléchir ou tout simplement de laisser vagabonder son esprit en rêvant (L.7-8). Nietzsche alors
de se demandes pourquoi l'homme travaille. Pour lui, l'homme travaille pour vivre de son salaire, se
nourrir, manger, boire dormir. C’est pourquoi il estime que le travail a « un but mesquin » (L.8).
Ainsi, le travail apporte un salaire indispensable à l'homme (L.9) qui ne supplée guère à l’absence
de culture de l’intelligence et d’affirmation de la volonté individuelle. Pour Nietzsche, l'homme
travail dur, sa pensée est inexistante pendant ses heures de travail, donc toute réflexion à propos de
la misère du monde, de l'envie de rébellion, de l'exploitation de l'homme, etc., par exemple, est
impossible. La société dans laquelle vit cet homme sera donc protégée de pensées individuelles qui
pourraient bouleverser ses projets de maîtrise de la masse. Comment comprendre autrement
Nietzsche lorsqu’il affirme non sans ironie qu’« une société où l'on travaille dur en permanence
aura davantage de sécurité » ? (L9-10). La société est rassurée par cette sécurité, les risques sont
supprimés. C’est donc aussi pour cette raison que la société fait travailler l'homme.
Enfin, dans une troisième partie, l'auteur révèle que l'homme est victime de son travail. Nietzsche se
révolte et crie au scandale. Il comprend qu'en réalité le travailleur est dangereux. C'est pour cela
qu'on le fait travailler, pour l'occuper et le rendre plus docile (L.11) « Le « travailleur », justement,
est devenu dangereux! ». Il révèle ensuite que plus que le travailleur, c'est l'individu qui est derrière
qui est dangereux. Le travailleur n'est que l'habit ou la face visible de l'individu. Et cet individu est
un être pensant, néfaste par sa capacité à penser (« le danger des dangers, - l'individuum! » L.12).
L'auteur alors de s'adresser directement au commun des mortels, c’est-à-dire à tout homme doué du
bon sens. Il interpelle les bénéficiaires du produit du travail tout autant que travailleurs qui sont
victimes de l’organisation social du travail. Son but est de sensibilise, en poussant l'individu à la
réflexion. Pour Nietzsche, il ne faut pas suivre la société qui ne cherche qu'à s'enrichir (L.12-14).
Au contraire, il faudrait se rebeller pour faire comprendre aux patrons que le travail détruit
l'homme, que l’organisation sociale du travail est néfaste. Ce labeur empêche la réflexion ; or la
réflexion est la nature de l'homme, l'homme doit réfléchir et sa réflexion est gâchée par ce travail
(L.14-15). Autrement dit, le travail déshumanise l'homme, il le rend esclave. L’homme est enchaîné
au travail, il ne peut plus réfléchir, ni penser. Pour Nietzsche, l'homme n'a plus de valeur, il n'est
plus homme s'il ne peut pas faire ce à quoi il est destiné : penser (« qu'est devenue votre valeur
intérieure », L.16). L'individu, en travaillant, ne réfléchit plus, n'a plus la conscience de lui même, il
est comme un objet, il est déshumanisé (L.16-17) « si vous n'avez même pas un minimum de
maitrise de vous-même? ».
Pour Nietzsche, le travail est donc source de déshumanisation de l'homme puisque l'homme ne
réfléchit plus, ne pense plus lorsqu'il travaille; il n'est donc plus homme. Au début de l'explication,
nous nous demandions en quoi l'individu était-il un danger et comment le fait de travailler le rendait
plus docile. A présent, on peut dire que l'homme représente un danger par le simple fait d'être un
être pensant; le travail le rend plus docile et moins dangereux car il mobilise déjà toute son énergie.

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