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“Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature.

L’homme y joue lui-même


vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes,
tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à
sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa
propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état
primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ
c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations
qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté
de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus
experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel
le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère
seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but
dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa
volonté”.

Karl Marx,  Le capital (1867)

L’explication

Karl Marx, qui est un philosophe et économiste allemand du XIX ème siècle, est considéré comme l’un
des pères du communisme, en raison de ses nombreux ouvrages prônant la « révolution et la dictature
prolétaire », afin que cesse la lutte des classes ( ouvriers contre bourgeois).

Il est parallèlement le créateur d’une philosophie dite « matérialiste », qui est une théorie selon laquelle la
matière est la seule réalité existante, ou du moins elle est la base fondamentale de la vie spirituelle  ;
aujourd’hui il peut y avoir une connotation péjorative, en sous entendant que l’on cherche à expliquer le
supérieur (l’esprit) par l’inférieur (le corps, la matière).

Marx, qui cherche dans ses nombreux ouvrages à brosser une esquisse de sa société, et dans le même
temps à analyser cette dernière afin que le prolétariat sache comment il doit faire la révolution, s’attarde
longuement sur le travail, notion essentielle de la situation moderne. En effet c’est pour lui le moyen
d’appliquer le concept du capitalisme, à savoir, l’exploitation de l’homme par l’homme.

Il revient donc sur les fondamentaux de « ce qu’est le travail » afin de mieux en saisir l’essence
première. Le texte ci-dessus est donc une réflexion première sur le travail ; il y différencie le travail,
propre à l’homme, et l’activité animale, qui bien que proche du travail n’en est pas.

Tout d’abord, Marx pose le contexte dans lequel l’homme travaille :


“Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. »

En effet, le travail est le moyen pour l’homme de transformer la nature, environnement hostile, afin d’en
faire un espace de culture propre à l’homme ; Marx suit la pensée de Descartes qui dans le Discours de la
méthode énonçait que le travail nous rendait « maîtres et possesseurs de la nature ». C’est donc en cela une
vision classique du rapport de l’homme au travail, où le travail est le moyen de passer de l’état de nature à
celui de culture. Marx illustre d’ailleurs parfaitement cette transformation de la nature quand il dit : « afin
de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. ».

Marx reprend également la thèse de Kant lorsqu’il affirme que le travail « développe les facultés qui y
sommeillent (en nous). » Il souligne par là le rôle primordial du travail qui est le vecteur de
développement de l’homme. En effet, par le travail l’homme apprend, s’entraîne (par la répétition) et de
fait acquière de l’expérience. Il est en quelque sorte obligé de travailler, et d’acquérir cette expérience car
comme le dit Kant : « La nature semble même avoir trouvé du plaisir à être la plus économe possible, elle
a mesuré la dotation animale de l’homme si court et si juste pour les besoins si grands (…) elle voulait que
l’homme dût parvenir par son travail à s’élever ».

Jusque là rien de bien révolutionnaire ; Marx s’appuie sur les solides fondements de ses prédécesseurs.
Néanmoins, il va faire ressortir une idée fondamentale : celle de la volonté.

Ne voulant pas se perdre dans le préliminaire sans fin du travail et de l’instinct, il part d’une situation
évoluée de l’homme, avec en conséquence une relation au travail plus complexe, car plus aboutie : « Notre
point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme » ; c’est-à-dire le
travail sous la forme moderne tel que Marx le connaissait à son époque.

Il évoque le constat déconcertant de l’abeille et de l’architecte, ou de l’araignée et du tisserand : bien que


les hommes se réclament de travailler en opposition avec l’activité animale, rien (ou presque) ne
différencie l’ouvrage du plus habile des tisserands avec l’araignée et sa remarquable toile ; encore moins
de la complexité de la construction d’une ruche par les abeilles, où chaque alvéoles est d’une grande
technicité ; où plus d’un architecte aurait échoué.

Alors, car il y a une différence fondamentale, quel est l’élément qui différencie « le plus mauvais
architecte de l’abeille la plus experte » ? C’est comme le dit limpidement Marx, « il a construit la cellule
dans sa tête avant de la construire dans la ruche (l’architecte) ». C’est-à-dire que l’architecte, avant de
s’affairer à construire la cellule va d’abord visualiser, imaginer et prévoir ce qu’il va faire ; il la capacité
de rendre dans son esprit une image, une projection de son travail. En le visualisant, il anticipe les
difficultés, modifie son projet, l’améliore, le retourne dans tous les sens afin de vérifier sa viabilité ; en
soit il peut anticiper et modifier son projet, avant même d’avoir posé la première brique. L’abeille, elle, ne
réfléchit pas, elle fonctionne à l’instinct, tel un automate ; tout est inscrit en elle depuis sa naissance, la
capacité de construire des cellules lui étant innée : par conséquent elle ne peut améliorer son ouvrage ou
du moins l’adapter aux éventuelles contraintes ou évolutions du milieu extérieur, tandis que l’homme par
sa réflexion et sa volonté propre peut modifier son projet en fonction des facteurs exogènes.

Marx conclut ainsi « comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté ». Il souligne
par là que l’homme obéit à sa propre loi, son mode d’action, c’est-à-dire ses moyens physiques et
matériels de réaliser son travail : c’est pour cela qu’il doit y subordonner sa volonté, car il réfléchit et
œuvre en fonction de ce qu’il dispose, afin de rendre son projet viable.

Le travail : une nécessité ou la libération des nécessités ?

Ces moyens que Marx évoque ici, ce sont en quelque sorte les outils, c’est-à-dire les instruments nous
permettant d’exécuter une action.

Ainsi Bergson souligne dans L’évolution créatrice que l’homme, contrairement à sa définition
anthropologique, qui tend à caractériser l’homme en fonction de son savoir théorique (de la connaissance
des choses, même de manière abstraite), est comme un homo faber,  c’est-à-dire l’homme comme un
artisan, fabriquant d’outils, nécessaires à l’aménagement de son espace et à l’amélioration de ses
conditions de travail.

« En ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a
d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la
fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels (…) En définitive, l’intelligence envisagée dans ce
qui paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des
outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication ».

De fait, Bergson perd parti pour les thèses des Modernes contre les Anciens, en affirmant que l’homme est
un être de travail, car en étant « homo faber » il a vocation à développer de manière infinie son travail ; les
Anciens eux méprisaient le travail (travail vient du latin « tripalium » qui signifie torture !) ; de même ils y
voyaient l’expression d’une soumission de l’homme à la nécessité, à la nature qui le contraignait à
travailler ; Bergson est résolument Moderne sur le travail, car en considérant l’homme comme « homo
faber » il tend à appuyer la thèse moderne selon laquelle le travail est le moyen de dominer la nature et par
conséquent, d’être libre de la nécessité.

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