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UNIVERSITE MICHEL DE MONTAIGNE – BORDEAUX DEPARTEMENT DE

PHILOSOPHIE

Master « Recherche philosophiques sur la nature, l'homme et la société »

La Révolution industrielle dans l’œuvre de Bergson


(esquisse d'une thérapeutique vitaliste)

MEMOIRE DIRIGE PAR BARBARA STIEGLER

GUILLIAN VALLE
ANNEE 2013-2014

Remerciements,

Je tiens à remercier ma directrice de mémoire Barbara Stiegler, maître de


conférence au département de philosophie de l'Université Michel de Montaigne
de Bordeaux, pour avoir accepté de diriger ce travail ainsi que pour ses
quelques précieux conseils. Mes remerciements vont aussi à toutes celles et
ceux qui, par leurs questions, leurs critiques ou leur soutiens, m'ont aidé dans
la rédaction de ce mémoire.
Abréviations utilisées:

EP Écrits philosophiques

DI Essai sur les données immédiates de la conscience

MM Matière et mémoire
R Le Rire
EC L’Évolution créatrice

ES L'énergie spirituelle

DS Les deux sources de la morale et de la religion

PM La pensée et le mouvant : (« PR » : Le Possible et le Réel)


Voici qu'un beau jour, pour avoir croisé sur la route cette apparition fantastique qu'était un
bicycliste juché sur un haut vélocipède, le cheval que je montais prit peur et s'emporta.
DS, p. 231.
INTRODUCTION:

L'époque de Bergson est le fruit de l'influence du saint-simonisme. C'est


l'époque d'une confiance excessive dans l'industrie humaine, que le darwinien
Herbert Spencer a continué de renforcer. Dans l'ensemble de son œuvre,
Bergson traite en ce sens de la révolution industrielle en général, c'est à dire de
l'ensemble des progrès techniques qui permettent à l'homme une meilleure
adaptation, une meilleure maîtrise matérielle des contraintes de son milieu. Si
Bergson adhère en partie à la positivité du modèle mécanique en expansion dès
la révolution industrielle du machinisme, avec la division du travail social, ce
n'est pas sans réserves. En effet sa critique pointe en particulier l'impact néfaste
que le modèle de la machine a pu avoir sur notre psychisme et son rapport à la
société. La révolution industrielle de l'époque, celle des machines, est donc
traitée en lien avec la révolution industrielle de l'outil en général, ainsi que dans
son impact profond sur la vie humaine :
Un siècle a passé depuis l'invention de la machine à vapeur, et nous commençons
seulement à ressentir la secousse profonde qu'elle nous a donnée. La révolution qu'elle a opérée
dans l'industrie n'en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes1.
Cet extrait issu de l’Évolution Créatrice est le seul moment où Bergson
use du mot « révolution » pour traiter de la notion d'industrie, bien que l'idée de
révolution, au sens de rupture et de passage radical d'une forme d'industrie à
l'autre, apportant un changement considérable à la vie humaine, soit évoquée
tout au long de son œuvre. Ce passage de la deuxième partie de l’œuvre de
Bergson semble référer à la première partie de son œuvre, qui va des premiers
discours sur la spécialité et sur la politesse jusqu'à l'essai sur le Rire. Dans la
première partie de son œuvre, on peut soutenir que si l'expansion du modèle
mécanique de la révolution industrielle des machines y reste un avantage
matériel pour les hommes, elle constitue cependant un inconvénient pour notre
psychisme et nos rapports entre psychismes. Penser et agir en imitant le modèle
de la machine, fonctionnant sur le mode de la répétition, vient réduire le
déploiement libre et créatif de notre psychisme. Bien que la révolution
industrielle ait étendue le modèle mécanique à l'ensemble de la vie psychique et
sociale, il faut distinguer plus particulièrement entre les moments où la machine
sert de modèle pour considérer le travail de l'esprit en société, de ceux où la
machine sert une conception mécaniste, scientifique, du psychisme, et enfin
entre ceux où la machine, comme fabrication industrielle, est imitée dans nos
gestes, pratiques et habitudes sociales et quotidiennes. Dans le discours sur la
spécialité, c'est l'influence du modèle de la machine sur le travail de l'esprit en
société que Bergson critique :
Et nous, qui prenons modèle sur la machine quand nous travaillons de nos mains, nous
ne pouvons mieux faire que de diviser la tâche comme elle la divise ; et nous travaillerons aussi
vite et aussi bien quand nous serons machines à notre tour. Il en est tout autrement dans le
monde de l’intelligence. Tandis que nous n'acquérons l'habilité manuelle qu'à la condition de
choisir un métier spécial et de faire contracter à nos muscles une seule habitude, au contraire
nous ne perfectionnons une de nos facultés qu'à la condition de développer toutes les autres2.
Généraliser ainsi le modèle de la machine, toujours assignée à une tâche
matérielle spéciale, implique de généraliser la spécialisation des métiers
manuels, tournés vers le matériel, au travail de l'esprit. On empêche ainsi le

1 1
Henri Bergson, L'évolution créatrice (1907), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 4ème éd.,1989, p. 138-140.
2 2 2
Écrits philosophiques, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1ere éd., 2011, p. 45.
développement de l'intelligence et de l'intuition qui permettent conjointement le
développement de l'esprit. Mais surtout, le modèle de la machine amène chaque
individu à s'enfermer machinalement dans les habitudes de son métier, de sa
profession, puis de se réduire et de réduire autrui à sa fonction sociale. Chacun,
cessant de s’intéresser profondément à lui-même et à autrui en tant que
personne, cesse de développer la sensibilité et la créativité de son psychisme.
C'est en ce sens que nous développons en société une forme de politesse stérile,
que Bergson traitera dans le discours sur la politesse. Par elle, nous cessons de
considérer l'intériorité psychique de la personne, et nous perdons dès lors « la
faculté de se mettre à la place des autres, de s'intéresser à leurs occupations, de
penser de leur pensée, de revivre leur vie en un mot »3.
Cette tendance à faire du moi profond un moi social, plus superficiel, en
imitant le modèle de la machine, va s'étendre dans la conception scientifique
mécaniste de l'époque, spatialisant la durée vécue du moi sur le modèle de
l'horloge, que Bergson critique dans L'Essai sur les données immédiates de la
conscience. Comme le note Christophe Bouton dans Le temps dans l'urgence,
cette conception scientifique du psychisme s'étend en réalité aux habitudes
sociales mêmes, à « l'organisation même du travail dans la société »4. Bergson
y critique la conception tayloriste, amenant le moi profond créatif à s'effacer
devant la répétition quotidienne et routinière de tâches industrielles, sous la
pression du modèle de l'horloge, qui dicte mécaniquement aux personnes leur
temps de vie. Bergson s'oppose en ce sens, y compris dans sa critique de la
science de l'époque, à l'écrasement du moi par les mécanismes sociaux de la
révolution industrielle. De la même manière, il s'opposera dès Matière et
Mémoire au mécanisme de Spencer qui réduit l'évolution du vivant, qui est
pourtant un être conscient, au résultat d'un ensemble de déterminations
matérielles extérieures au psychisme.
Plus généralement dans le Rire, Bergson critique un ensemble d'habitudes
industrielles qui vont amener la personne à se comporter et à être considérée
comme une machine, « une sorte d’automate, un raide répétiteur des gestes de
3 3
Ibid., p. 50.
4 4
Christophe Bouton, Le Temps de l'urgence, Lormont, Le bord de l'eau, coll. Diagnostics, 2013, p. 52.
sa routine » auquel le rire répondra défensivement, comme à une menace,
comme le souligne Caterina Zanfi5. Dans le rire, le modèle industriel de la
machine ira même d'une chosification, d'une « compression » de la sensibilité,
d'une transformation du psychisme en objet compact 6, jusqu'à un « engrenage
fatal »7, une perte de contrôle de la part du psychisme humain, dépassé par ses
tendances machinales, rendu inadapté dans son rapport au monde et aux autres,
et en ce sens, sujet à des moqueries. La machine étant excessivement imitée à
l'ère industrielle, c'est notre liberté psychique, ainsi que notre rapport à nous-
même et aux autres qui en sont menacés. David Lapoujade considérera même
que l'influence du modèle mécanique sur le psychisme conduit à une « vie
pathologique »8.
Toutefois, il ne faut pas négliger toute la positivité, y compris pour le
psychisme, qu'a pu apporter le modèle mécanique dans la philosophie même de
Bergson dans la première partie de son œuvre. Dans le discours sur la
spécialité, la division du travail social donne à chacun une place dans la société.
Dans le discours sur la politesse elle « resserre l'union des hommes sur tous les
points importants », leur fournit matériellement de quoi vivre et donc facilite
leur entente9. Dans Matière et Mémoire, Bergson montre que la mémoire
motrice fonctionne sur le mode de la machine et de l'habitude machinale.
Comme le souligne Christophe Bouton, elle permet d'insérer notre psychisme
dans l'extériorité spatiale et sociale par certaines répétitions mécaniques des
traits de notre caractère1010. Dans le Rire, le modèle de la machine sera aussi
impliqué dans l'émotion joyeuse liée à ces fabrications industrielles qu'étaient
les jeux d'enfants, et que le comique reproduit1111. La machine sera aussi
impliquée dans la forme implicite de liberté que semble permettre la
« manœuvre » d'une machine, à l’exemple d'un pantin dont on manœuvre les
5 5
Caterina Zanfi, « La machine dans la philosophie de Bergson », in Annales Bergsoniennes, t. VI : Bergson, le
Japon, la catastrophe, Paris, PUF, coll. «Épimethée», 2013, p. 280.
6 6
Henri Bergson, Le Rire (1900), Paris, PUF, coll. « Quadrige » 13e édition , 2010, p. 56.
7 7
Ibid., p. 63-64.
8 8
Lapoujade David, Puissance du temps, version de Bergson, Lonrai, Les Editions de Minuit, coll. Paradoxe,
2010, p. 78.
9 9
EP, p. 50.
10 10
Christophe Bouton, Temps et Liberté, Toulouse, PUM, coll. « Philosophica », 2007, p. 233.
11 11
R, p. 52.
ficelles dans certaines comédies1212. Enfin, l'habitude machinale permet aussi
de reposer l'esprit1313, tout comme la machine permettra plus de repos à
l'ouvrier dans les Deux Sources. Comment donc considérer cette expansion du
modèle mécanique, et quels moyens propose Bergson pour remédier à la
menace qu'il implique?
Si dans cette première partie de l’œuvre de Bergson la révolution
industrielle est le plus souvent contraignante pour notre psychisme, elle va dans
l’Évolution Créatrice, permettre le développement de la conscience et de la
liberté humaine. Dans le deuxième moment de l’œuvre de Bergson, qui
comprend l’Évolution créatrice ainsi que quelques éléments de la conférence
sur Le possible et le réel auxquels Bergson avait réfléchi à la même période, la
révolution industrielle n'y est plus majoritairement présentée comme un
inconvénient. Au contraire, la révolution industrielle en général, celle de l'outil
ainsi que celle de la machine, y font le « triomphe »1414 de l'homme :
Dans des milliers d'années, quand le recul du passé n'en laissera plus apercevoir que les
grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu'on
s'en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui
font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée; elle
servira à définir un âge1515 .
A ce moment précis de l’œuvre de Bergson, toute révolution industrielle,
aussi radicale soit-elle, ne trace qu'un âge de l'humanité parmi d'autres. Elle fait
donc à chaque fois la spécificité de l'homme en tant que vivant et son triomphe
parmi les vivants. Elle fait de lui un « homo faber »1616, lui permet de donner
un sens à sa vie. Ce triomphe est dû au fait que l'instinct souffre naturellement
d'une spécialisation automatique pour une tâche particulière. L'industrie
suppose, à l'inverse, une adaptation illimitée et un perfectionnement illimité1717
des outils fabriqués pour répondre aux contraintes du milieu. L'industrie
« prolonge »1818 le corps humain, sort de l'automatisme instinctif, élargit le
12 12
Ibid., p. 59-60.
13 13
Ibid., p. 149-150.
14 14
EC, p. 5-6.
15 15
Ibid., p. 138-140.
16 16
Ibid.
17 17
Ibid., p .140-142.
18 18
Ibid.
champ d'action possible de l'homme sur l'extériorité et donc sa conscience et sa
liberté. Pour Camille Riquier  « l'intelligence s'inscrit elle-même dans la
causalité circulaire de la vie qu'elle prolonge »1919. En libérant la conscience
humaine des contraintes matérielles, la révolution industrielle libère le courant
d'invention de la vie, retenu, tournant en boucle chez les autres vivants. Elle
redonne donc un sens à la vie elle-même tout en donnant un sens à la vie
humaine.
Néanmoins, ce triomphe même de l'homme à travers la révolution
industrielle éloigne l'homme des autres vivants, ainsi donc de la vie et du sens
de la vie elle-même. L'intelligence, faculté fondamentalement industrielle, c'est
à dire naturellement tournée vers la transformation de la réalité en vue d'une
utilité pour l'homme, ne se représente en effet que le matériel, le visible,
l'immobile et le discontinu. A l'opposé, la vie, courant d'invention qui parcourt
les vivants et les faits évoluer, est un mouvement invisible, immatériel et
continu.2020 Si l'instinct des autres vivants répond à des besoins urgents,
prolonge directement le travail d'organisation de la vie, l'industrie humaine
prend du temps, est pénible, pose donc des difficultés dans l'urgence, et n'est
jamais parfaite. L'industrie n'est habituée à agir que dans le matériel, l'inerte,
dans le mort2121 : or cette tendance illusoire de l'intelligence à considérer
indifféremment le vivant comme du mort est « défectueuse » pour Bergson, y
compris du point de vue d'une pratique « médicale » ou « pédagogique »2222.
Bergson va en effet critiquer parmi les deux illusions industrielles de
l'intelligence, en particulier sa tendance à se représenter un « vide » dans la
réalité et à transformer en permanence cette dernière, en fabriquant
industriellement ce qui lui manque : « un objet dont on se sent privé »2323. En
ce sens elle ne considère les vivants qu'en fonction de leur utilité pour elle, non
en tant que vivants. Cette insatisfaction permanente, pathologique, qui pousse à
transformer industriellement la réalité, nous amène ainsi à traiter le vivant
19 19
Camille Riquier, « Vie et liberté », in L’évolution créatrice de Bergson (éd.), Paris, Vrin, coll. « Études et
commentaires », Vrin 2010, p. 164
20 20
EC, p. 162-166.
21 21
Ibid.
22 22
Ibid.
23 23
Ibid., p. 269-270.
comme du mort. C'est en partie ce qui amène Frédéric Worms à affirmer que
l'homme s'éloigne de « l'unité primitive de la vie »2424.
Tout le problème du deuxième moment bergsonien est ici : la révolution
industrielle, en tentant d'exprimer la vie, de la défendre, s'en éloigne. Comment
faire pour que la révolution soit un triomphe de la vie humaine sans pour autant
être une perte de la vie elle-même ? Mais une fois entendu le moyen de ne pas
perdre le mouvement évolutif de la vie, le flux qui parcourt les autres vivants et
de retrouver son sens, Bergson ne nous dit pas quelle est l'origine et la
destination de cette révolution industrielle. De plus, si la première partie de
l’œuvre insistait tant sur le modèle de la machine, peut-être est-ce parce que les
révolutions industrielles n'ont pas toujours été les mêmes. Le passage de l'outil
à la machine n'a-t-il pas en effet impliqué un changement plus radical, comme
les premiers discours le présageaient?
La révolution industrielle des machines sera en effet dans le troisième
temps des Deux Sources et de l’Énergie spirituelle, de nouveau un
inconvénient, et même un danger pour l'humanité. Elle y sera le fruit de
l'industrialisme, courant de pensée plaçant la machine au centre de la vie
humaine, croyance selon laquelle la machine pourrait résoudre la totalité de ses
problèmes par la transformation du monde. Bergson adhère cependant en partie
à cette confiance saint-simonienne et spencerienne envers la révolution de la
machine, qui pourrait être la « bienfaitrice » de l'humanité2525. La machine
pourrait entre autres permettre plus de repos et de loisir 2626 à l'homme, libérer
son esprit de la matière, et donc développer sa créativité. Dès l’Énergie
spirituelle, l’innovation et l'invention industrielle peuvent, pour le chef d'usine
comme pour le commerçant, apporter de la joie. Mais c'est surtout dans les
Deux Sources, dans le cadre de l'opposition entre pression et aspiration, clôture
et ouverture des sociétés, que l'industrie vient de plus en plus permettre
l'aspiration mystique au changement, à la création, à la joie.
Dans le cadre des sociétés humaines naturellement closes, fermées sur

24 24
Worms Frédéric, Bergson ou les deux sens de la vie, Paris, PUF, coll. « Quadrige», 2eme ed., 2013, p. 215-220.
25 25
DS, p. 375-377.
26 26
Ibid.
elles-mêmes et opposées aux autres en vue de leur cohésion et de leur
conservation, la « fonction fabulatrice » de l'intelligence consolide en
permanence la clôture. Cette « fonction fabulatrice» fabrique ce que l'industrie
de l'outil n'arrive pas à combler : l'ignorance de l'origine et de la destination de
l'univers et l'angoisse de la mort. Elle fabrique des fables qui amènent les
hommes à agir en respectant leurs obligations sociales traditionnelles. Comme
le montre Bergson avec la civilisation égyptienne et ses dieux animaux, les
dieux fabriqués par cette fonction étaient supérieurs à l'homo faber de l'époque.
C'est donc un manque de progrès industriel que vient combler la fonction
fabulatrice, ce qu'elle fait en renforçant religieusement la clôture et par
conséquent les risques de guerres entre sociétés. Mais avec la révolution
industrielle des machines, une certaine libération de l'humanité est censée
pouvoir se produire. Là où la société animale imitée par la société humaine a
une organisation close, une hiérarchie fixe, l'homme peut dépasser cette fixité
grâce à l'industrie, sa variabilité, son adaptabilité illimitée, et changer nos
sociétés, ouvrir l'amour mystique à l'ensemble de l'humanité. Or, c'est un
courant mystique, en particulier la mystique occidentale chrétienne, qui vient
rompre la clôture entre les sociétés, tendre à la joie, au changement, à la
diffusion de l'amour divin pour l'humanité tout entière. Si la civilisation
orientale n'avait fourni qu'un mysticisme incomplet, car contemplatif, la
civilisation occidentale, chrétienne, mène l'homme à l'industrialisme, à la
croyance en l'efficacité de son industrie, à l'action, à la transformation du
monde en vue du bonheur et de la joie pour l'humanité :
Admettons pourtant que l'action directe du christianisme, en tant que dogme, ait été à
peu près nulle dans l'Inde. Comme il a pénétré toute la civilisation occidentale, on le respire,
ainsi qu'un parfum, dans ce que cette civilisation apporte avec elle. L'industrialisme lui-même,
comme nous essaierons de le montrer, en dérive indirectement. Or c'est l'industrialisme, c'est
notre civilisation occidentale, qui a déclenché le mysticisme d'un Ramakrishna ou d'un
Vivekananda[...] Que faire, lorsque des famines inévitables condamnent des millions de
malheureux à mourir de faim ? Le pessimisme hindou avait pour principale origine cette
impuissance2727.
Contre le pessimisme de la civilisation orientale et la croyance que
27 27
Ibid., p. 297-298.
l'homme ne peut rien faire contre les contraintes matérielles, que certains sont
condamnés à mourir de faim, le christianisme répandu dans le monde aspire à
l'industrialisme, à l'utilisation des machines pour nourrir l'humanité tout entière.
Une organisation politique internationale est censée suivre ce progrès et répartir
pour tous le rendement qu'est censée apporter la machine. L'idéal chrétien qui a
mené l'industrie à sortir l'homme de la servitude, permet de viser ce que Worms
appelle la « libération matérielle et morale des hommes », dans une tendance
pacifique à la « société ouverte », c'est à dire ouverte à tous les hommes 2828.
Mais contrairement à Spencer ou encore Comte, Bergson ne croit pas que
l'industrialisme va spontanément réduire le pouvoir militaire. De plus, dans les
Deux Sources, seuls les mystiques semblent pouvoir accéder profondément à
l'énergie vitale divine qui mène au changement, eux seuls semblent atteindre la
joie véritable.
Dans les faits, l'industrialisme a été dévié de sa source mystique, ne sert
plus à propager le bonheur et la joie, sème même le malheur et la souffrance.
L'obstacle au déploiement de l'aspiration mystique par la mécanique est tout
d'abord l'orientation naturelle de l'industrie : c'est d'abord parce que la
nourriture de l'homme lui est « disputée et par la nature en général et par ses
congénères » qu'il fabrique et emploie « des armes et des outils »2929. Leur
orientation vers la maîtrise de la matière et vers la guerre, fait que tout
développement mécanique devient un « moyen dangereux » puisqu'il se fait
naturellement « contre la mystique »3030. On voudrait développer l'industrie
suffisamment pour se détacher de la matière en s'aidant d'une « organisation
politique » qui limite ses dégâts, mais l'ennui est donc que l'industrie se
développe naturellement ainsi, vers la clôture. Notons deux autres obstacles
extérieurs à l'industrie elle-même : tout d'abord la mystique se propage
faiblement, n'est comprise que par quelques initiés, demande un développement
industriel suffisant pour réaliser son aspiration à nourrir l'humanité tout entière,
alors que les hommes de bonne volonté pouvant réaliser cela manquent3131.
28 28
Worms Frédéric, Bergson ou les deux sens de la vie, Paris, PUF, coll. « Quadrige», 2eme ed., 2013, p. 276.
29 29
DS, p. 306-307.
30 30
Ibid.
31 31
Ibid.
Ensuite, penser la politique comme issue est risqué. Du fait de l'instinct guerrier
et des mauvais chefs3232 qui dirigent nos sociétés, la politique a aussi une
tendance naturelle à s'organiser dans la clôture.
Mais plus profondément, si l'industrie est tournée naturellement vers la
guerre, c'est parce qu'elle est naturellement orientée vers l'appropriation d'un
lieu, d'une terre  : la canne à pêche s'approprie le lac, la hache la foret, et
l'appropriation de ses ressources va être par conséquent source de conflit, de
guerres pour se les disputer33. Encore aujourd'hui nos guerres sont liées au
« caractère industriel » de nos civilisation, et au fait que nos populations sont
encore « agricoles », risquent de se faire la guerre pour l'appropriation
industrielle d'une terre et de ses ressources. Le danger comme le note Frédéric
Worms, est que « le développement des connaissances scientifiques et
techniques » converge le plus souvent vers l'auto-destruction de l'humanité3434.
Bergson a ainsi été amené à penser que c'est « Hitler qui a démontré la vérité
des Deux sources »3535.
Cependant, il y a des causes plus importantes que la naturalité toujours
présente de l'industrie et de notre civilisation, et qui amplifient plus encore nos
guerres et nos malheurs. D'abord, le surpeuplement grandissant fait que les
ressources des terres que nous tentons de nous approprier sont de moins en
moins suffisantes pour nourrir l'ensemble de la population. Mais surtout, il y a
une cause fondamentale qui fait l'ensemble des dérives de l'industrialisme :
l'amour du luxe. On fait bien plus souvent la guerre pour obtenir des richesses
supplémentaires, des « ports », des « colonies », plutôt que pour survivre3636.
Or, cet amour du luxe est responsable d'un éloignement de la mécanique vis à
vis de la mystique:
Le mysticisme est incontestablement à l'origine des grandes transformations morales.
L'humanité en paraît sans doute aussi éloignée que jamais.[…] Longtemps il avait été entendu
qu'industrialisme et machinisme feraient le bonheur du genre humain. Aujourd'hui l'on mettrait

32 32
Ibid., p. 349.
3 33
Ibid., p. 354.
34 34
Worms Frédéric, « Bergson et Jaurès : la justice et l'histoire  », in Annales bergsoniennes, t. V : Bergson et la
politique: de Jaurès à aujourd'hui, Paris, coll. « Epiméthée » , PUF, 2012, p.164.
35 35
DS, p. 68.
36 36
Ibid., p. 359.
volontiers sur leur compte les maux dont nous souffrons. Jamais, dit-on, l'humanité n'a été plus
assoiffée de plaisir, de luxe, et de richesse. Une force irrésistible semble la pousser de plus en
plus violemment à la satisfaction de ses désirs les plus grossiers3737.

Comme le note Ondřej Švec, une perte de soi, une perte de spiritualité et
de créativité de l'individu ont découlé de cet attachement excessif à la
répétitivité matérielle de l'amour du luxe. Nos sociétés ont ainsi perdu leur
source mystique, leur tendance à s'ouvrir, à créer pour changer. Cette
"déviation légère"3838 qui a mené à l'amour du luxe suppose la loi de « double
frénésie »3939: il y a toujours deux tendances sociales qui se succèdent en
contrebalançant l'autre et en récupérant ses éléments et sa force. Comme la
tendance mystique du moyen age à l'ascétisme a été frénétique, la tendance
mécanique qui a tenté de la contrebalancer a récupéré sa force frénétique, sa
dégénérescence, sa perte de contrôle dans l'autre sens. Ainsi la source mystique
de création, de joie et de paix n'a jamais été aussi éloignée. Mais il y a un autre
élément problématique qui découle de cette déviation par l'amour du luxe :
Des millions d'hommes d'hommes ne mangent pas à leur faim, certains en meurent
même. […] D'une manière générale, l'industrie ne s'est pas assez souciée de la plus ou moins
grande importance des besoins à satisfaire. Volontiers elle suivait la mode, fabriquant sans autre
pensée que de vendre40.40.

De manière générale, des inégalités sociales sont de plus en plus


catastrophiques. Bergson abordera notamment des écarts entre "le patron et
l'ouvrier, entre le capital et le travail"4141. Mais surtout, la révolution
industrielle a creusé des écarts sociaux tels que cela en est devenu nuisible
pour des millions d'hommes voir même pour l'humanité. Le bouleversement des
rapports sociaux et la dangerosité grandissante pour la vie de l'humanité ne
creuse-t-il donc pas nettement l'écart entre la révolution de l'outil et celle du
machinisme ? Plus généralement il semble que l'inconvénient commun aux trois
moments de l’œuvre de Bergson soit paradoxalement un obstacle de la
révolution industrielle au déploiement de la vie humaine, cependant présenté à

37 37
Ibid., p. 361.
38 38
Ibid.
39 39
Ibid., p. 366.
40. 40
Ibid., p. 375-376.
41 41
Ibid., p. 377.
chaque fois de manière différente. Toute fois, dans la première partie de l’œuvre
bergsonienne, le modèle mécanique de la machine et son influence sur notre
psychisme s'étend autant dans les conceptions mécanistes du psychisme que
dans l'expression du psychisme dans nos pratiques sociales et habitudes
quotidiennes. La révolution industrielle y est un problème pour notre liberté et
créativité psychique.
Il y a donc discontinuité avec l'expansion de liberté et de conscience
permise par les révolutions industrielles dans l’Évolution créatrice. Le
deuxième moment bergsonien concerne en effet ce que les révolutions
industrielles changent dans le rapport métaphysique et biologique de l'homme à
la vie, par rapport à lui-même et aux autres êtres vivants, la question plus
générale de ce que l'industrie apporte positivement au vivant qu'est l'homme par
rapport aux autres vivants. Tout l'enjeu est de préserver le triomphe et le sens de
la vie de l'homo faber de son éloignement vis à vis de la vie et des autres
vivants.
Il y a dès lors aussi discontinuité avec les désastres de la révolution
industrielle de la machine des Deux Sources. L'industrialisme, la révolution
industrielle des machines, pose le problème moral et pratique des rapports entre
les sociétés humaines, et du rapport de l'homme à l'origine et à la destination de
la vie de l'univers. La question devient celle des joies et souffrances dues à
l'industrialisme de la révolution industrielle, creusant les inégalités sociales et
devenant dans les faits un danger pour l'humanité. La question devient donc de
savoir comment redonner à la révolution industrielle tout son sens, lui redonner
la source mystique qu'elle a perdu, et comment guérir l'humanité des
souffrances qu'elle a causé. De manière générale, notre démarche consistera à
savoir comment faire l'unité du problème de la révolution industrielle, si
différent dans chaque moment de l’œuvre de Bergson, et une fois établi cette
unité, quels remèdes propose Bergson aux dérives, aux catastrophes de la
révolution industrielle.

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