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Première édition
© 2022 OCTARÈS Éditions
11, rue des Coffres, 31000 Toulouse, France
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ISBN 978-2-36630-123-6
« On ne connaît pas complètement une science tant qu’on n’en sait pas l’histoire. »
(Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 2e leçon, 1830).
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Les histoires de la psychologie du travail - Approche pluridisciplinaire sous la direction
d’Yves Clot
Introduction générale
Une expérience de dialogue entre histoire et psychologie
Jérôme Martin et Bernard Prot ............................................................................................. 11
Première partie
Retour sur un dialogue fondateur
entre l’histoire et la psychologie
Une rencontre oubliée (1890-1942)
Jérôme Martin ....................................................................................................................... 27
Une collaboration en débats à partir du concept d’émotion
Régis Ouvrier-Bonnaz ..........................................................................................................55
Deuxième partie
De l’affect aux institutions, en passant par les émotions
La compréhension de la Révolution française a-t-elle besoin
de la variable « émotion »
Sophie Wahnich ....................................................................................................................79
Psychologie, affectivité, histoire
Yves Clot .............................................................................................................................103
Régénérer l’histoire des affects dans l’institution
Antoine Bonnemain et Jean-Luc Tomás..............................................................................123
Troisième partie
Protagonisme en histoire et personnalisation en psychologie
Quelques pistes de réflexion sur le protagonisme féminin
pendant la Révolution française
Caroline Fayolle ..................................................................................................................147
Saint-Just, personnage politique révolutionnaire
et la notion de personnalisation en psychologie
Régis Ouvrier-Bonnaz ........................................................................................................ 155
Antoine Bonnemain
Maître de conférences
Laboratoire Activité, connaissance, transmission, éducation (ACTÉ)
Université Clermont Auvergne
antoine.bonnemain@uca.fr
Yves Clot
Professeur émérite en psychologie du travail
Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD)
Équipe psychologie du travail et clinique de l’activité
Conservatoire national des arts et métiers - Paris
yves.clot@lecnam.net
Caroline Fayolle
Maîtresse de conférences à l’Université de Montpellier
Laboratoire interdisciplinaire de recherches en didactique, éducation, formation
(Lirdef)
Université Paul Valéry. Montpellier III
caroline.fayolle@umontpellier.fr
Jérôme Martin
Chercheur associé au Centre de recherche sur le travail et le développement
(CRTD)
Groupe de recherche et d’étude sur l’histoire du travail et de l’orientation
(GRESHTO)
Conservatoire national des arts et métiers - Paris
jm.jeromemartin@gmail.com
Régis Ouvrier-Bonnaz
Coordinateur du Groupe de recherche et d’étude sur l’histoire du travail et de
l’orientation (GRESHTO)
Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD)
Conservatoire national des arts et métiers - Paris
regis.ouvrier-bonnaz@lecnam.net
Bernard Prot
Maître de conférences.
Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD).
Équipe psychologie du travail et clinique de l’activité
Marco Saraceno
Maître de Conférences
Laboratoire Performance Santé Métrologie Société (PSMS)
Université Reims Champagne-Ardennes
ma.saraceno@gmail.com
Jean-Luc Tomás
Maître de conférences
Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD).
Équipe psychologie du travail et clinique de l’activité
Conservatoire national des arts et métiers - Paris
jean-luc.tomas@lecnam.net
Sophie Wahnich
Directrice de Recherche au Centre national de la recherche scientifique
Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC)
Écoles des hautes études en sciences sociales - Paris
sophie.wahnich@ehess.fr
1. Le CRTD (EA 4132) est un laboratoire du Conservatoire national des arts et métiers - Paris –
https://crtd.cnam.fr/
cette controverse la remarque faite par Charles Blondel au sujet des « psychologies
collectives » selon lequel « toutes ces sciences n’ont pas, autant qu’elles auraient
voulu, enrichi notre savoir, faute d’avoir suffisamment délimité leurs domaines
réciproques, défini leurs objets respectifs et assuré leurs méthodes propres »
(Blondel, 1928, p. 5). Domaines, objets et méthodes sont au cœur des débats scien-
tifiques. En schématisant, on peut dire que ce débat à trois entremêlent plusieurs
questions. Une première question concerne les trois disciplines et porte sur leur
scientificité : peuventelles être des sciences et si oui, à quelles conditions ? Ce pre-
mier débat renvoie à la finition de la « science » et au modèle des sciences naturelles
constitué depuis Claude Bernard. Mais cette première question conduit à une autre
qui porte sur la nature du social. Avec l’émergence de la sociologie durkheimienne
s’affirme une conception de la société comme entité propre et distincte des individus
reposant sur une « conscience collective », instituant les individus comme sujets au
travers de représentations les surplombant. Ces débats ne sont pas seulement théo-
riques car elles s’articulent aux modalités d’institutionnalisation des disciplines.
2. Tarde, G. (1890). Les lois de l’imitation : étude sociologique. Paris : Félix Alcan.
3. Tarde, G. (1973). Écrits de psychologie sociale, choisis et présentés par A.M. Rocheblave-Spenlé et
J. Milet. Toulouse : Privat.
4. Le Bon, G. (1895) Psychologie des foules. Paris : Félix Alcan.
5. Boutmy, É (1901). Essai d’une psychologie politique du peuple anglais au XIXe siècle. Paris : Armand
Colin. Boutmy, É (1902) Éléments d’une psychologie politique du peuple américain : la nation, la patrie,
l’État, la religion. Paris : Armand Colin.
6. Fouillée, A. (1890). L’évolutionnisme des idées-forces. Paris : Félix Alcan. Fouillée, A. (1893). La psy-
chologie des idées-forces. Paris : Félix Alcan. Fouillée, A. (1898). Psychologie du peuple français.
Paris : Félix Alcan.
7. Le terme de « nouvelle » psychologie est utilisé pour désigner la psychologie expérimentale de Wilhelm
Wundt notamment, par opposition à la psychologie philosophique et spiritualiste représentée par Victor
Cousin et Paul Janet.
8. Grâce à l’appui de Ernest Renan, Hippolyte Taine et Paul Janet, (Nicolas, 2002 p. 131-137).
9. À sa création, elle compte parmi ses membres Jean-Martin Charcot (président), Théodule Ribot,
Hippolyte Taine, Paul Janet, Alfred Binet, Henri Beaunis.
À la différence des autres sciences sociales, l’histoire est la seule qui construit sa
scientificité à partir de l’administration de la preuve, c’estàdire par l’exposition des
sources. Alors que le sociologue, le psychologue ou l’ethnologue exposent les bases
théoriques ou conceptuelles à partir desquelles ils construisent leur savoir, l’historien
ne ressent aucune obligation de le faire. Pourtant les références théoriques sont bien
là, reconnaissables aux questionnements et aux objets. Des approches comme celle
de Michel Foucault, de la sociologie interactionniste ou encore de Norbert Élias
se lisent aisément au fil de l’historiographie (Luc, 2009). Cette conduite profession-
nelle des historiens rappelle la remarque de Charles Péguy que Lucien Febvre cite
dans Combats pour l’histoire :
« Les historiens font ordinairement de l’histoire sans méditer sur les limites et les
conditions de l’histoire ; sans doute, ils ont raison ; il vaut mieux que chacun fasse
son métier ; d’une façon générale, il vaut mieux qu’un historien commence par faire
de l’histoire sans en chercher aussi long : autrement, il n’y aurait jamais rien de
fait ! » (Febvre, [1952] 1992, p. 4)
De la même manière, la question de la réflexivité est rarement prise en compte
par l’historien, là encore à la différence du sociologue ou de l’ethnologue (Plamper,
2019, p. 36). Elle est pourtant centrale quand il s’agit d’identifier les formes et les
expressions de l’affect et de l’émotion. Évoquant son travail d’historien et son
expérience de Résistant, JeanPierre Vernant notait que lorsque qu’on « est plongé
dans le travail, on pense qu’il y a, d’un côté, soi-même, le sujet, et en face les textes.
Ce qu’on oublie, c’est ce que j’appelle « soi-même » n’est pas n’importe quoi »
(Vernant, 2004, p. 19). L’essor de l’egohistoire à partir des années 1980 est venu
rappeler la place du sujet et de la réflexivité dans l’écriture historienne. Comme le
souligne Antoine Prost, Charles Seignobos (1854-1942) et l’école des Annales, ont
souligné la place de l’engagement subjectif de l’historien dans ses recherches et son
écriture (Prost, 1996).
Les relations entre l’histoire et la psychologie sont ainsi paradoxales. Proches
l’une de l’autre au moins dans les programmes de recherche à défaut des produc-
tions, leurs liens réciproques se sont distendus jusqu’aux années 1980, pour donner
naissance à un vigoureux courant autour de l’histoire des émotions. Ce renouveau
c’est largement construit dans le sillage de l’histoire des représentations et des
neurosciences. Ces dernières ont légitimé, notamment dans le monde anglo-saxon,
les émotions comme objet, en affirmant pouvoir surmonter deux apories : l’oppo-
sition nature/culture et l’articulation individu/société. La convocation des neuro-
sciences apparaît comme une solution de continuité dans les rapports entre histoire
et psychologie qui mériterait un examen approfondi. Elles renouent avec l’épistémo-
logie de la psychologie scientifique du début du XXe siècle ancrée dans la physiologie
(Plas, 2011) et affirment renouveler des questions pourtant au cœur de la psycho
logie. Dans les années 1920-1930, les travaux de Wallon articulaient le biologique,
le social et le psychologique. L’émotion « soude l’individu à la vie sociale par ce
qu’il peut y avoir de plus fondamental dans son existence biologique » (Wallon,
1963, p. 65), ouvrant la voie à la représentation et au concept façonné par le langage,
dans lequel « s’opère la coopération réciproque de l’expérience individuelle et
de l’expérience collective » (Wallon, 1942, p. 249). C’est d’ailleurs à partir de cette
conception wallonienne et au confluent de la psychologie de Lev Vygotski que les
des institutions, ce qui est loin d’être le cas de tous les psychologues de cette période
et d’aujourd’hui.
sov, Pierre Macherey, Bernard Rimé, parmi d’autres. Sur ces bases, la discussion est
ouverte avec les historiens à propos de l’interprétation d’événements de la révo-
lution française, en particulier avec les études de Sophie Wahnich, et en croisant
également les textes de Miguel Abensour et de Remo Bodei, des événements d’une
grande intensité affective, comme le 8 thermidor, où la délibération et l’expérience de
la liberté sont exposées aux tentations despotiques aussi bien qu’au découragement,
dans la difficulté inédite de parvenir à agir sur le réel.
Le troisième texte de cette partie, proposé par les psychologues Antoine Bon-
nemain et Jean-Luc Tomás, s’appuie sur une longue expérimentation réalisée avec
les agents et les dirigeants d’un service de propreté publique, par Antoine Bonne-
main. On y retrouve les questions discutées par les deux textes précédents, mais
à partir des impératifs actuels de l’action quotidienne des personnels chargés de
récolter chaque jour les conteneurs de déchets dans une grande ville. Cette mission
de service public, lorsqu’on la considère à partir de l’analyse de l’activité des agents
qui ont la charge, condense des difficultés récurrentes. Le texte rapporte une série
chronologique d’événements dialogiques qui se sont tenus à partir de cette situation,
entre les agents eux-mêmes puis avec leur direction et aussi dans deux comités qui
réunissent des dirigeants de la collectivité et, pour un de ces comités, les organisa-
tions syndicales. C’est à partir des manifestations d’affect et des expressions émo-
tionnelles de l’encadrement, à tous les échelons, que le texte est organisé. Il souligne
comment l’instauration du dialogue « met au travail » les rapports hiérarchiques
habituels et aussi le « dialogue social » à partir de conflits d’activités qui résistent
durablement aux tentatives de solutions imaginées, spontanément, par la hiérarchie.
L’analyse souligne la fonction particulière des « référents-métier », élus par leurs
pairs, et montre que comment la hiérarchie peut, elle aussi, retrouver des marges
de manœuvre, pour modifier les normes établies.
C’est d’un point de vue psychologique que Bernard Prot revient sur la sépa-
ration entre « sciences des intentions » et « sciences des phénomènes » dont Hugo
Münsterberg fait une matrice des sciences, pour souligner dans la première partie
de son texte la reprise de ce modèle dans certaines approches en psychologie mais
aussi les critiques dont elle fait l’objet rapidement aux États-Unis, en France, en
URSS. L’auteur souligne alors, dans la seconde partie, que l’intensification des transi-
tions professionnelles contemporaines expose à nouveau les approches scientifiques
au risque d’une telle dissociation. Un exemple empirique, l’analyse d’un bilan de
compétence, soutient l’intérêt d’une approche centrée sur les transformations des
rapports entre l’action et les intentions, une transformation des « relations interfonc-
tionnelles » du point de vue de l’activité, selon l’expression de Lev Vygotski : les
rapport au travail, le rapport entre le travail et la vie hors travail entrent dans une
période de transformation effective à travers les actions et les dialogues qui se réa-
lisent pendant la période de transition. On rejoint ici la discussion ouverte dans le
texte de Marco Saraceno sur la transformation des liaisons entre l’expérience vécue
et son engagement dans de nouveaux buts, qui implique une compréhension nou-
velle pour le sujet.
Références
Binet, A. (1894). Introduction à la psychologie expérimentale. Paris : Félix Alcan.
Blondel, C. (1928). Introduction à la psychologie collective. Paris : Armand Colin.
Boer, P. ([1987] 2015). Une histoire des historiens français. Paris : Vendémiaire.
Bouglé, C. (1938). Bilan de la sociologie française contemporaine. Paris : Félix Alcan.
Bourdieu, P. (1976). « Le champ scientifique. » Actes de la recherche en sciences sociales,
2(2/3), 88-104.
Castelli Gattinara, E. (1998). « Épistémologie, histoire et histoire des sciences dans les
années 1930. 1. L’étrange théâtre. » Revue de synthèse, 1, 9-36.
Charle, C. (1994). La République des universitaires, 1870-1940. Paris : Éditions du Seuil.
Clot, Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir. Paris : PUF.
Danziger, K. (1990). Problematic encounter: Talks on psychology and history. Cambridge :
CUP.
Duclerc, V. (1999). « L’Engagement scientifique et l’intellectuel démocratique. Le sens
de l’affaire Dreyfus. » Politix, 12(48), 71-94.
Febvre, L. ([1952] 1992). De 1892 à 1933. Examen de conscience d’une histoire et d’un
historien. In Combats pour l’histoire (p. 3-17). Paris : Armand Colin, Paris.
Fraisse, P. (1989). « La psychologie il y a un siècle. » L’Année psychologique, 89(2),
171-179.
Galifret, Y. (1989). « Piéron, instaurateur de la psychologie en France. » L’année psycho-
logique, 89(2), 199-212.
Gingras, Y. (1991). « L’institutionnalisation de la recherche en milieu universitaire
et ses effets. » Sociologie et sociétés, 23(1), 41-54.
Jérôme Martin
En 1924, évoquant le débat sur les relations entre sciences sociales, le psycho-
logue Ignace Meyerson n’y allait pas par quatre chemins en affirmant que « c’est la
psychologie qui a jeté les bases de la méthode historique, et les historiens qui ont
voulu faire autre chose que des collections d’anecdotes sont venus de notre école »
(Meyerson, 1924, p. 393). Pour nombre d’historiens, cette affirmation pourrait
paraître saugrenue, tant ils sont convaincus que l’histoire comme discipline univer-
sitaire est née dans un dialogue orageux avec la sociologie (Revel, 2007).
Depuis une vingtaine d’années, les relations entre l’histoire et la psychologie
connaissent un renouveau autour du courant d’histoire qui fait des émotions un
objet scientifique (Deluermoz, Fureix, Mazurel, & Oualdi, 2013 ; Mazurel, 2014).
L’histoire accorde à la question des émotions une place inédite, renouant avec les
orientations définies par Lucien Febvre, et dont la publication récente du dernier
volume d’une Histoire des émotions témoigne (Corbin, Courtine, & Vigarello, 2016a et
b, 2017). Émotions, passions (Mouffe, 2004), foules (Collectif, 2010) et sensibilités sont
désormais l’objet d’un intense travail de réévaluation, investissant particulièrement
certains champs et certains objets comme les expressions politiques et la guerre, dans
des approches épistémologiques et des historiographies différentes (Deluermoz
et al., 2013).
Cependant, ce renouveau semble assez éloigné des liens qui ont existé entre l’his-
toire et la psychologie entre les années 1890 et 1940. La psychologie mobilisée par
une partie des promoteurs de « l’histoire des émotions » s’appuie sur les approches
cognitives et sur les neurosciences, les émotions étant définies comme le produit de
« fonctions cérébrales » (Le Doux, 2005). D’autres approches historiennes prennent
leur distance avec la « naturalisation » des émotions pour leur redonner un caractère
social et culturel1. L’article d’Hervé Mazurel « Histoire des sensibilités » de l’ouvrage
collectif Historiographies, Concepts et débats, souligne que cette histoire implique de
« nouer des rapports étroits entre psychologie et histoire » mais sans que ces rap-
ports ne soient explicités (Mazurel, 2010, p. 255). Ce renouveau historiographique
conduit à s’interroger sur la difficile construction d’un dialogue entre les deux dis-
ciplines. On sait que cette situation n’est pas nouvelle. Déjà l’histoire des mentalités
1. La revue Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales (Anamosa éditions) représente bien ce
courant.
semblaient avoir rompu tout lien avec la psychologie. Définie par Jacques Le Goff
comme une « histoire-carrefour », elle revendiquait sa proximité avec l’ethnologie, la
sociologie et la psychologie sociale, mais, émettait de sévères critiques à la psycho-
logie (Le Goff, [1974] 1986, p. 107109). La psychologie historique de Meyerson qui a
donné naissance à l’école d’anthropologie historique autour de JeanPierre Vernant
est ainsi restée longtemps ignorée des autres historiens jusqu’à une date récente
(Revel, 1996 ; Vernant, 1989).
Pourtant, la rencontre entre l’histoire et la psychologie est déjà ancienne et
remonte à leur naissance comme disciplines. Aussi peut-on s’interroger sur les rai-
sons de cette rencontre et des pistes de recherche qui ont été alors ouvertes. Pour-
quoi et comment, entres les années 1890 et 1940, l’histoire s’est-elle tournée vers la
psychologie ? Quelle relation a existé entre la psychologie et l’école des Annales qui,
à partir de 1929, s’affirme comme « histoire scientifique » ? Autant de questions qui
rappellent combien l’histoire des relations entre l’histoire et la psychologie est peu
connue et mérite d’être réinterrogée.
2. Avec son ami J. Prudhommeaux, il fonde en 1887, dans l’esprit de École de Nîmes, l’Association de
la Paix par le Droit dont il sera le président de 1897 à 1948 (Fabre, 1993).
psychologie tout fait mental déterminé dans l’individu par une influence collective, et
cela aussi semble légitime, puisque l’explication requiert une intervention de données
sociales. Seulement, quels sont les faits individuels dont la détermination est collective,
c’est là qu’il est plus difficile de s’entendre. » (Piéron, 1912, p. 18)
La méfiance, voire l’hostilité, de la « nouvelle » psychologie expérimentale
envers la sociologie doit être mis en relation avec le débat qui concerne directement
l’histoire et qui porte sur sa nature : peut-elle être confédérée comme une science
« psychologique » ?
images qui sont la matière pratique de la science sociale ; ce sont ces images qu’on
analyse. Quelques-unes peuvent être des souvenirs d’objets qu’on a personnellement
observés ; mais un souvenir n’est déjà plus qu’une image. La plupart d’ailleurs n’ont
même pas été obtenues par souvenir, nous les inventons à l’image de nos souve-
nirs, c’est-à-dire par analogie avec des images obtenues au moyen du souvenir… »
(Seignobos, 1901, p. 118)
L’histoire nécessite un « travail d’imagination analogique » mobilisant le recours
à l’introspection de l’historien. C’est précisément ce qui distingue par exemple l’his-
toire et la psychologie comme il l’explique dans son débat avec Durkheim en 1908 :
« […] le psychologue dispose de procédés de recherche qui nous sont refusés. Tout
d’abord il travaille sur des sujets, c’est-à-dire sur des faits complets et non sur des
fragments conservés au hasard ; il peut observer les cataleptiques et surtout les aliénés.
Le psychologue voit les événements se dérouler devant lui. En histoire, au contraire,
les éléments même nous manquent, nous n’avons jamais que le reflet des événe-
ments aperçus et relatés par d’autres. Nous travaillons forcément sur des matériaux
de seconde main, puisque nous ne savons des choses, par définition, que ce qu’en
disent ceux qui les ont vues. » (Durkheim, [1908], 1975, p. 347)
À la différence de la sociologue durkheimien, l’historien revendique l’obser-
vation psychologique et s’attache à restituer des faits de conscience interne. Pour
Seignobos, les faits de représentation consciente ne sont pas seulement des états
internes passifs, mais ont une action matérielle incontestable. L’analyse des différents
phénomènes sociaux montre en effet que tous contiennent un élément psychique
individuel nécessaire pour lui donner son caractère propre. Pour Seignobos, l’histo-
rien met en œuvre une démarche compréhensive à partir de sa propre expérience.
C’est dans un va-et-vient permanent entre la propre conscience de l’historien et sa
documentation qu’il est possible de comprendre les acteurs du passé.
Tout en rejoignant Seignobos sur l’idée que « l’individuel est, par rapport au
collectif, une réalité composante », un psychologue expérimentaliste comme Piéron
ne peut souscrire à une méthode fondée sur l’introspection personnelle et l’analogie
entre tous les êtres humains :
« En somme, s’interroger soi-même pour comprendre les raisons de certains actes,
pour se représenter les mécanismes d’action individuelle psychique ayant engendré
les faits sociaux, pour indiquer au moins les possibles, telle serait cette méthode qui
est passible des plus graves objections, et qui implique un postulat auquel d’ex-
presses réserves devraient être faites, celui de l’analogie de tous les esprits humains.
Sans méconnaître l’usage que l’esprit de finesse peut faire d’une telle méthode pour
s’imaginer certains facteurs agissant dans des milieux très semblables au sien ou sur-
tout dans le sien propre, on ne peut admettre, scientifiquement, un automorphisme
presque aussi dangereux que l’anthropomorphisme de la psychologie animale. »
(Piéron, 1920, p. 359)
Dans la perspective de Seignobos, l’histoire s’attache à reconstituer les signifi-
cations, « les sentiments, les croyances, les habitudes et les idées » afin de « com-
prendre les actes des hommes » et « se représenter leurs motifs » (Prost, 1994, p. 109).
Quelques années plus tard, un autre historien, Georges Lefebvre, proche des Annales
celui-là, rendant-compte des travaux de François Simiand, aura des mots proches de
ceux de Seignobos :
L’histoire n’est donc pas une science comparable aux sciences naturelles qui
élaborent des lois caractérisées par leur répétition. L’histoire constitue une discipline
dont l’objet est d’expliquer la contingence, l’accident l’évènement dont la clé se
situe dans les « complexités mentales spéciales à chaque individu ». Selon Xénopol,
il y a donc bien de la psychologie dans l’histoire, celle-ci semble même constituée
uniquement de psychologie. On retrouve ainsi en partie les conceptions de
Seignobos qui accorde dans sa conception de l’histoire une place centrale à la
psychologie des acteurs et de l’historien. Comme Seignobos, Xénopol ne dit rien
de ce qu’est la psychologie. Elle semble renvoyer à l’introspection, à l’intuition ou
encore à l’imagination.
Malgré les contradictions et les apories sur lesquels débouchent les historiens,
ils engagent un dialogue intense et argumenté avec la psychologie qui, par ailleurs,
semble leur meilleure alliée face à la sociologie. C’est donc bien avant les années 1930
et les Annales que l’histoire interroge la psychologie. Bien sûr le chemin est sinueux
et emprunte différentes directions avant de déboucher sur des emprunts conceptuels
et des questionnements communs.
Passeurs et creusets
Parallèlement aux réflexions épistémologiques menées par les historiens sur
leur propre discipline, d’autres chercheurs posent les bases d’un dialogue entre
histoire et psychologie ouvrant la possibilité d’une circulation des concepts et des
questionnements, davantage exploités par les psychologues que par les historiens.
Dans cette perspective, trois apports méritent d’être soulignés.
prend toutefois ses distances sur deux points. Le premier consiste dans le refus d’un
fonctionnalisme sociologique affirmant l’irréductibilité spécifique des représenta-
tions collectives au détriment de l’individu, ce dernier étant réduit à conformer ses
conduites aux règles sociales. Mais Wallon reprend également la thèse de Frédéric
Rauh selon laquelle ce qui les actes des individus « doivent uniquement avoir pour
seul but de conformer sa conduite aux réalités sociales ». Wallon reproche également
à LévyBruhl d’adopter une position « statique et fixiste » éludant les contradictions
à l’œuvre dans toute société et dans les conduites humaines :
« Lévy-Bruhl, soucieux de netteté, a ignoré les changements, les contradictions qui
travaillent toute réalité du seul fait qu’elle dure, et particulièrement les réalités les
plus émouvantes, les plus labiles, les réalités sociologiques. Si l’on veut exprimer son
attitude en langage dialectique, on pourrait dire qu’à la thèse de l’homme identique
à lui-même dans tous les temps et sous toutes les latitudes, il a opposé l’antithèse
de deux mentalités inconciliables, la moderne, la primitive, mais qu’il n’a pas fait la
synthèse entre la constance de la nature humaine et les transformations nécessaires
de la culture humaine. » (Wallon, 1928)
Finalement Wallon reproche à Lévy-Bruhl de ne pas attacher assez d’importance
aux contradictions à l’œuvre dans toute société, et donc au changement, à l’histoire, à
la question de savoir comment les formes de rationalité se sont transformées et selon
quels facteurs. Par-là, il ouvre des perspectives aux historiens qui pourront inscrire
dans la temporalité sociale le concept de mentalité.
1910 Henri Piéron, « Le problème de la mentalité humaine dans les sociétés infé-
rieures, d’après l’ouvrage de L. Lévy-Bruhl », Bulletins et Mémoires de la Société
d’anthropologie de Paris, VI° Série, Tome 1, 1910, p. 175178.
Charles Blondel, « Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, d’après
un livre récent », Journal de psychologie normale et pathologique, VIIe année, 1910,
524-549.
1922 Ignace Meyerson, « La mentalité primitive », L’Année psychologique, 1922, vol. 23,
p. 214-222.
1929 Henri Piéron, « L’âme primitive », L’Année psychologique, 1929, vol. 30, p. 496-497.
1930 Georges Davy, « La psychologie des primitifs d’après Lévy-Bruhl », Journal de
psychologie normale et pathologique, XXVIIe année, 1930, p. 112-176.
1931 Henri Piéron, « Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive », L’Année
psychologique, 1931, vol. 32, p. 521-523.
1932 Henri Wallon, « De l’expérience concrète à la notion de causalité et à a repré-
sentation-symbole. (À propos d’un livre récent), Journal de psychologie normale et
pathologique, n° 12, 1932, p. 112.
1934 Henri Piéron, « La mythologie primitive », L’année psychologique, 1934, vol. 35,
p. 492-493.
1935 Henri Wallon, « Le réel et le mental (A propos d’un’ livre récent) », Journal de
psychologie normale et pathologique, n° 56, 1935, p. 455489.
1937 Henri Piéron, « Expérience mystique et les symboles chez les Primitifs », L’Année
psychologique, 1937, vol. 38, p. 521-526.
Tableau I – La réception des ouvrages de Lévy-Bruhl par les psychologues
humaines est la seule pouvant déboucher sur une connaissance historique des
sociétés.
Une autre revue, la Revue de synthèse historique, joue un rôle fondamental dans
l’hybridation conceptuelle et disciplinaire. Créée en 1900 par Henri Berr, elle veut
être le creuset d’une unification de la science à travers la définition d’une méthodo-
logie fondée sur l’histoire. Dans cette perspective, la revue organise le débat autour
de deux thèmes principaux. D’une part, il s’agit de remettre en cause de la séparation
entre sciences physiques et naturelles et sciences humaines. En 1931, par exemple, la
revue consacre une livraison à la question de l’unité de la science, posant notamment
la question de la différence entre « sciences de l’esprit » et « sciences de la nature ».
D’autre part, il s’agit de mener la controverse contre l’histoire positiviste. Il s’agit
bien en effet de fonder l’histoire comme science afin de lui faire jouer son rôle de
synthèse :
« la synthèse cherche à régler le travail historique, à faire apparaitre les résultats
acquis, à démêler les éléments explicatifs de l’histoire. Les histoires philosophiques
n’ont guère voulu voir dans l’évolution que l’action des idées ; les historiens érudits
ont trop volontiers expliqué le cours des événements par le hasard et par les indivi-
dus ; les sociologues appartiennent à deux catégories : il y a parmi eux des généra-
lisants […] et il y a des esprits rigoureux qui cherchent avec raison à préciser la part
de l’élément social dans l’histoire, mais qui ont une tendance à tout expliquer par
celui-ci seulement […] » (Berr cité par Gemelli 1987, p. 230)
C’est ainsi que les conceptions épistémologiques exprimées par Seignobos dans
La Méthode historique appliquée aux sciences sociales [1901] sont sévèrement critiquées
par Berr lui-même en 1902, puis par Simiand en 1903 (Berr, 1902 ; Simiand, 1903a,
1903b).
Dans son ouvrage programmatique, La Synthèse en histoire [1911], Berr consacre
de nombreuses pages à la place de la psychologie dans la synthèse. Il s’attache à
concilier la psychologie et la sociologie durkheimienne par l’histoire.
« De mille façons, nous l’avons vu déjà, la psychologie est l’auxiliaire de l’histoire, et
on a eu raison de déclarer que l’histoire est une ‘‘psychologie appliquée’’. Mais il y a
une relation plus profonde de la psychologie à l’histoire. L’histoire, en somme, c’est
la psychologie même : c’est la naissance, et c’est le développement de la ‘‘psyché’’.
Il faut chercher à promouvoir une psychologie historique, génétique, qui justifiera les
philosophies idéalistes de l’histoire, et qui, pourtant, en sera totalement différente,
puisqu’elle sera expérimentale au lieu d’être constructive. Mais de cette psychologie
génétique, dont nous montrons ici la place et l’importance, nous n’avons, dans le
dessein de ce livre, d’autre question à traiter que celle, précisément, qui oppose psy-
chologues et sociologues, et qui commande la méthode : à savoir, si elle est exclusive-
ment sociale. » (Berr, 1911, p. 164)
Berr envisage une « psychologie historique, génétique » mais dans une perspec-
tive sociale. L’histoire est pensée comme « génétique », c’est-à-dire étudiant le champ
des expériences humaines et du développement des sociétés dont elle doit rendre
compte. On comprend ainsi l’enjeu du débat opposant psychologues et sociologues
sur la notion de « conscience collective ». Si, selon Berr, l’homme est un être social,
comme l’affirment les durkheimiens, alors le social traverse l’homme et celuici peut
donc s’en saisir et « être agent social » et « inventeur social » (Berr, 1911, p. 172).
1901 Paul Lorquet, « Quels cadres choisir pour l’étude psychologique de la France ? »,
T. II, février 1901, p. 18-33.
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1902 Gaston Richard, « La notion de l’arrêt de développement en psychologie
sociale », T. V1 (n° 13), aout 1912, p. 116.
Maurice Deslandres, « La psychologie politique du peuple américain d’après
M. Boutmy », T. V3 (n°15), décembre 1902, p. 283293.
1903 Paul Clerget, « Contribution à la psychologie politique du peuple suisse »,
T. VII2 (n° 20), octobre 1903, p. 157177.
Dr Friedrich Hertz, « Les sources psychologiques des théories de la race »,
T. VII3 (n°21), décembre 1903, p. 253276.
1904 Friedrich Hertz, « Les sources psychologiques des théories des races (fin) »,
T. VIII1 (n° 22), février 1904, p. 1734.
Samuel Jankelevitch, « Psychologie collective et psychologie sociale d’après
M. Pasquale Rossi », T. IX2 (n° 26), octobre 1904, p. 172175.
Emil Reich, « Historiens psychologues et historiens livresques », T. IX3 (n°27),
décembre 1904, p. 263-168.
1905 Paul Hermant, « Les mystiques. Étude psychologique et sociale », T X3 (n° 30),
juin 1905, p. 269-291.
Jacques Bardoux, « L’idéalisme littéraire anglais. Essai d’une définition psycho-
logique », T. XI3 (n°33), décembre 1905, p. 275289
Henri Lichtenberger, « Psychologie collective : L’ère individualiste en Allemagne
d’après Karl Lamprecht », T. XI3 (n°33), décembre 1905, p. 306310.
« Les facteurs psychologiques de l’esprit moderne d’après le Dr Baerwald »,
T. IX3 (n° 33), décembre 1905, p. 311315.
1906 André Fribourg, « La psychologie du témoignage en histoire » T. XII3 (n° 36),
juin 1906, p. 262-277.
1907 André Fribourg, « Nouvelles expérience sur la témoignage », T. XIV2 (n° 41),
avril 1907, p. 158-167.
1908 Paul Mantoux, « La psychologie de l’Angleterre contemporaine, d’après M. J.
Bardoux », T. XVII1 (n° 49), août 1908, p. 7178
1913 Lucien Febvre, « A propos d’une étude de psychologie historique », T. XXVII3
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récent », T. XL, nouvelle série – Tome XIV, 1925 n° 118120, p. 7383.
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Freud sur la mentalité primitive », T. XLI (Nouvelle série – T. XV), 1926, p. 8190.
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n° 127129, juin 1927, p. 6168.
1928 Dr Marcel Nathan, » Notes de psychologie à l’usage des historiens. A propos
de l’ouvrage de Pierre Janet « De l’angoisse à l’extase T XLVI (Nouvelle série –
T. XX), n° 136138, décembre 1928, p. 101114
1929 Dr Marcel Nathan, « Notes de psychologie à l’usage des historiens. Néo-
romantisme et freudisme. À propos d’une étude de M. E. Seillière, » p. 57-64.,
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T. II, Sciences de la nature et synthèse générale I, octobre 1931, p. 35-58
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des organismes », T. II, Sciences de la nature et synthèse générale I, octobre 1931,
p. 59-65
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1933, p. 75-86.
Robert Bouvier, « Psychologie générale. Sur la psychanalyse », Tome VI, n° 1,
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France », T. VIII, n° 2, octobre 1934, p. 213236.
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physiques », T. X, Sciences de la nature et synthèse générale, avriloctobre 1935,
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Carl Gustav Hampe, « Analyse logique de la psychologie », T. X, Sciences de la
nature et synthèse générale, avril-octobre 1935, p. 27-42.
Rudolf Carnap, « Les concepts psychologiques et les concepts physiques sont-ils
foncièrement différents ? », T. X, Sciences de la nature et synthèse générale, avril
octobre 193543-53
Julien Pacotte, « La positivité psychologique et son pôle physique », T. X, Sciences
de la nature et synthèse générale, avril-octobre 1935, 54-68.
Émile Augier, « Psychologie et réalité », T. X, Sciences de la nature et synthèse
générale, avril-octobre 1935, p. 69-85.
remontant à la fin du XIXe siècle, trouve désormais à s’exprimer dans des problé-
matiques et des objets novateurs. L’histoire-problème chère à Febvre et Bloch trouve
une de ses origines épistémologiques dans la psychologie qui lui permet de penser
de nouveaux objets et d’articuler les structures sociales et les conduites humaines,
c’estàdire leurs significations. Mais, dans les années 1930, une nouvelle étape est
franchie dans les relations entre l’histoire et la psychologie.
Conclusion
Les liens entre l’histoire et la psychologie sont anciens et profonds ; ils remontent
aux origines mêmes de l’institutionnalisation des deux disciplines. Ils sont impor-
tants pour trois raisons. D’une part, face à l’émergence d’une sociologie s’affirmant
6. Les Fonctions psychologiques et les œuvres. Paris : Albin Michel ([1948] 1995).
comme la seule science sociale apte à rendre compte du fonctionnement des sociétés,
psychologues et historiens ont organisé une contreoffensive consistant à affirmer
une scientificité alternative aux « règles de la méthode sociologique ». D’autre part,
les historiens ont très tôt interrogé la psychologie, la considérant à la fois comme
un objet et comme une pratique. Enfin, parmi les historiens, un clivage est très tôt
apparu entre deux manières de concevoir les relations entre les deux disciplines.
Pour les uns, l’historien mobilise la psychologie comme pratique compréhensive
à partir de sa propre subjectivité et de son expérience. L’explication des conduites
humaines se fonde alors sur une universalité postulée de l’expérience humaine. Dans
une autre approche, celle qui se construit avec les Annales, l’historien s’attache à la
fois à historiciser les conduites affectives et émotionnelles et à utiliser les notions éta-
blies par la psychologie dans un effort d’objectivation. Cette seconde approche, très
ambitieuse, nécessite une collaboration entre disciplines à laquelle appelait de ses
vœux Marc Bloch, car elle contient la possibilité de comprendre comment les acteurs
« sous les influences accumulées, concordantes ou conflictuelles, de leurs expériences
sociales » […] « sont amenés à réviser leurs représentations des rapports sociaux, des
relations interpersonnelles, à réévaluer la signification qu’ils doivent leur accorder »
(Malrieu, 1989, p. 272).
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Paris : E. Leroux.
Régis Ouvrier-Bonnaz
1. Une nouvelle revue, Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales, créée au second semestre de
l’année 2016 qui part des sensibilités, non comme objet d’étude mais comme démarche de connais-
sance pour mieux comprendre les rapports de pouvoir et les modes de relation de l’individu au monde
ne cite pas la psychologie comme discipline susceptible de participer à cet objectif contrairement à la
sociologie, l’économie, l’histoire des sciences ou des arts. La revue Nouvelles perspectives en sciences
sociales, dans le numéro 1 de 2018 intitulé « Sensibilités, émotions et relations » dirigé par B.Feildel,
réunit des sociologues, des économistes, des philosophes, des chercheurs issus des sciences politiques
et des géographes. Si certains empruntent leur appareillage conceptuel à la psychologie et à l’histoire,
les psychologues et les historiens en sont absents.
2. Ph. Pinel (1745-1826), médecin-aliéniste, un des fondateurs de cette société en 1799, est considéré
comme le père de la psychiatrie moderne.
C’est ce point de vue qui guide Michel Foucault (1926-1984) dans son ensei-
gnement de la psychologie à l’université de Lille puis de Clermont-Ferrand dès
les années cinquante. Il privilégie ainsi une perspective qui permet de « ressaisir
l’homme comme existence dans le monde et caractériser chaque homme par le style
propre de cette existence » ([1954] 1957, p. 164). Pour lui, « il n’y aurait de psycho-
logie possible que par l’analyse des conditions d’existence de l’homme et par la
reprise de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, c’est-à-dire son histoire »
(p. 165). La psychologie voulue par Foucault, en se fixant pour finalité la compréhen-
sion de l’historicité des catégories de l’entendement, se donne pour objectif d’inscrire
chaque homme dans une histoire, la sienne en particulier et celle des Hommes en
général. Pour Foucault, en regardant du côté de l’histoire, la psychologie se donne
les moyens de dépasser les contradictions dans lesquelles le positivisme l’avait enfer-
mée en l’alignant sur les sciences de la nature.
Antoine Léon (1964), analysant les points de convergence et de similitudes entre
les deux disciplines en appui sur le texte de Febvre, Psychologie et histoire (1938),
après avoir étudié les responsabilités de l’historien et du psychologue, s’interroge
sur ce qui peut pousser les psychologues au travail historique3. En France, cette inter-
rogation prend forme à la fin du XIXe siècle dans les tentatives de délimitation des
frontières de la sociologie et de l’histoire à un moment où le discours psychologique
n’existe encore qu’à l’intérieur du discours philosophique.
3. A. Léon, à la fin des années cinquante (1957/1960), est accueilli à l’université de Toulouse pour
travailler avec Ph. Malrieu sur la recommandation d’Henri Wallon, suite à sa mise à l’écart par Henri
Piéron du service de recherche de l’Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle
(Inétop) du Conservatoire national des arts et métiers. Le texte de A. Léon, « Investigation psycho-
logique et recherche historique », porte, selon toutes vraisemblances, le sceau de ses discussions avec
Ph. Malrieu sur l’intérêt de la psychologie historique qui « permettrait notamment de rattacher certaines
attitudes, croyances ou idées périmées aux structures sociales et aux situations qui les ont façonnées »
(1964, p. 351).
4. Texte d’une conférence faite devant la Société d’histoire moderne repris dans la revue des Annales.
Économies. Sociétés. Civilisations, (1960, 15(1), 83-119) avec une courte présentation de F. Braudel
dans une rubrique « Débats et Combats ». En 1960, les temps ont changé, dans les années cinquante,
les différentes disciplines des sciences de l’Homme, préoccupées de leur propre développement opèrent
un repli autour du structuralisme et l’histoire a l’ambition de jouer le rôle revendiqué par la sociologie
au début du siècle.
5. P. Toubert évoque cette expérience de M. Bloch à Leipzig dans la préface de l’ouvrage Les caractères
originaux de l’Histoire Rurale Française de M. Bloch (1931) réédité en 1952 et 1988 aux éditions
Armand Colin (p. 5-41 de l’édition de 1988).
moins placée, en quelques mesures, sous l’emprise des réalités les plus concrètes
de la vie sociale. »6
Pour ces historiens, si l’histoire peut être considérée comme la discipline qui
analyse l’action des hommes dans le passé, cela ne peut se faire qu’en étudiant leur
mentalité7. Dans Psychologie et histoire paru en 1938 dans le tome VIII de l’Encyclopédie
française, « La vie mentale », coordonné par Henri Wallon (1879-1962), Lucien Febvre
(1878-1956), défendant l’idée que « l’individu n’est jamais que ce que permettent
qu’il soit et son époque et son milieu social » (1938, p. 8’12-4), s’interroge sur la col-
laboration possible des historiens et des psychologues :
« comment nous, historiens, pourrions-nous nous aider, pour interpréter les démarches
d’hommes d’autrefois, d’une psychologie issue de l’observation des hommes du
XXe siècle ? Et comment eux, psychologues, pourraient-ils retrouver dans les don-
nées que l’histoire leur fournit (ou devrait leur fournir) sur la mentalité des hommes
d’autrefois, de quoi grossir purement et simplement une expérience acquise au contact
de leur contemporains ? […]Comment nous, historiens, pourrions-nous nous aider,
pour interpréter les démarches d’hommes d’autrefois, d’une psychologie issue de
l’observation des hommes du XXe siècle ? Et comment eux, psychologues, pourraient-
ils retrouver dans les données que l’histoire leur fournit (ou devrait leur fournir) sur
la mentalité des hommes d’autrefois, de quoi grossir purement et simplement une
expérience acquise au contact de leur contemporains ? » (p. 8’12-5)
6. Introduction (signée les Directeurs) au texte de P. Abraham, « Le succès au théâtre et ses facteurs
sociaux : une expérience », Annales d’Histoire économique et sociale, 1935, n° 35, p. 433.
7. Voir également sur cette question des mentalités : G. Duby (1961, 1970) ; R. Mandrou (1968).
(p. 89). L’analyse est éclairante mais Febvre peine à définir ce qu’il attend plus pré-
cisément d’une collaboration avec les psychologues pour définir cet outillage mental.
Henri Wallon (1929), dans un article portant sur la sélection et l’orientation pro-
fessionnelles, précisant que le réel pour être objet de connaissances et construction
de savoirs doit être représenté, interprété et élaboré, nous donne une première indi-
cation concernant la définition de la nature de cet outillage mental. Les enfants ne sont
pas tous égaux devant ce réel, « le matériel de notions et de symboles qui stimulent
habituellement l’activité de l’enfant, qui orientent son intérêt et lui imposent cer-
taines attitudes mentales, est en effet ce qui varie le plus selon qu’il vit à la ville ou
à la campagne, qu’il fréquente telle sorte d’école ou tels compagnons de classe, que
d’écolier il devient apprenti » (p. 715). Prenant l’exemple des tests, il s’interroge alors
sur leurs usages : « La pratique des tests ne montre-t-elle pas d’ailleurs que, sous le
nom d’intelligence, ils ne permettent souvent d’atteindre qu’une pratique plus ou
moins grande des instruments servant aux échanges intellectuels ? (p. 715). De ce
constat et de cette interrogation, on peut tenter de comprendre la conception que
Wallon se fait de l’intelligence ; celle-ci pouvant être considérée comme le produit ou
le résultat de l’utilisation par l’individu des instruments ici « le matériel de notions
et de symboles » à sa disposition dans sa confrontation au monde réel. L’étude de
l’outillage mental ainsi défini du côté de la psychologie offre une première piste de
collaboration entre historiens et psychologues. Une autre voie de collaboration
concerne l’étude de la sensibilité, ce que Febvre ([1938] 1943, p. 79) appelle « la vie
affective et ses manifestations ». Febvre s’interroge : quels sont les liens qui peuvent
être établis entre sensibilité et histoire ? Pour établir ces liens, Febvre mobilise le
concept d’émotion.
Très tôt, Ribot s’est efforcé d’asseoir la légitimité d’une psychologie naissante
du côté d’une Psychologie des sentiments (1896) précisant alors que le nombre de
livres, mémoires et articles se reportant à l’étude des sentiments est inférieur à
vingt : « c’est bien peu pour le rôle que les émotions et les passions jouent dans
la vie humaine ». Frédéric Rauh (1861-1909) discutant l’approche de Ribot dans
De la méthode dans la psychologie des sentiments (1899) regrettait que « les suggestions
sans cesse renouvelées de la vie » (p. 23) soient oubliées dans l’étude des senti-
ments compte tenu des difficultés rencontrées à « rattacher les lois empiriques des
sentiments aux lois qui règlent les faits organiques ou intellectuels » (p. 298). Dans
les années 1920, Maurice Halbwachs en sociologie, Febvre en histoire, Wallon en
psychologie, vont privilégier l’étude du concept d’émotion pour penser les liens
unissant l’individu à la société comme le souhaitait Rauh8. Tous trois ont un passé
commun : la scolarité à l’École normale supérieure au début du XXe siècle, l’appar-
tenance au parti socialiste d’avant-guerre et un même engagement dans la défense
du capitaine Dreyfus, une participation active à la vie culturelle et intellectuelle de
l’époque (Charle, 1994), l’expérience de la Première Guerre mondiale, une concep-
tion partagée du travail pluridisciplinaire à la fondation Thiers de 1904 à 1907 pour
Febvre et Wallon9 et à l’université de Strasbourg dès 1919 pour Febvre et Halbwachs.
Conciliant engagement social et investissement intellectuel rationaliste, leur point
commun est de distinguer le social pensé comme juxtaposition d’éléments d’ordre
individuel du social doté d’une expérience d’ordre collectif ayant une efficacité
propre. Ils partagent une même idée : les phénomènes sociaux et psychologiques
sont historiques et ne peuvent être étudiés en dehors de leur évolution et de leur
changement. En s’intéressant au collectif constitué comme une force qui reflète les
composantes de la société où les conflits ont pour vertu d’éviter la sclérose de cette
dernière, leur ambition est d’étudier, chacun dans leur discipline, la possibilité de
voir la question des états affectifs de l’homme et de la femme posée dans la dyna-
mique des rapports sociaux.
8. F. Rauh est professeur de philosophie à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm quand L. Febvre
et H. Wallon y sont élèves. H. Wallon ne cessera de souligner le rôle que celui-ci a eu dans sa formation
d’homme et d’intellectuel.
9. Cette fondation permet à de jeunes universitaires de préparer leur thèse sans obligation d’enseigne-
ment en bénéficiant d’un encadrement matériel favorable. H. Wallon et L. Febvre appartiennent à la
11e promotion composée d’A. Bailly, agrégé de lettres ; M. Desouches, mathématicien ; L. Febvre,
historien ; F. Senn, juriste ; J. Sion, géographe, H. Wallon, philosophe et psychologue.
10. Sur le débat Mauss-Piéron de 1924, voir B. Prot (2016).
11. Sur cette question, voir L. Laurent (2007). Dans un numéro de La Nouvelle Revue du Travail (n° 6,
2015) intitulé, Émotions au travail, travail des émotions, comprenant sept articles, aucune référence
n’est faite à M. Halbwachs.
12. Pour une histoire du concept d’émotion en psychologie au XIXe et XXe siècles (Ribot, Janet, Wallon
et Malrieu), voir la thèse de N. Poussin (2014). Plus spécifiquement concernant la question de l’émotion
chez H. Wallon se reporter à É. Bautier et J.-Y. Rochex (1999, p. 31-39) et R. Ouvrier-Bonnaz (2019,
p. 45-56).
le cas de ces « hommes qui sortaient de la zone des combats sans fin, qui avaient été
pris dans des bombardements, des éclatements d’obus des spectacles de mutilation,
de sang et de mort, arrivaient dans les ambulances, blessés ou non, mais incapables
de remuer leurs membres, le tronc cassé, ou disant ne plus sentir, ne plus entendre
ou ne plus voir ; aphones, muets ou aphasiques, sans souvenirs, ayant perdu la
mémoire de leur accidents, de leurs campagnes, de leur nom, de leur personnalité ;
et l’examen révélait que ces hommes n’étaient plus actuellement victimes que de leur
conviction d’être véritablement infirmes » (Dumas & Wallon, 1919, p. 446). L’épreuve
des « faits » est telle qu’il réécrira sa thèse qui était pourtant presque achevée au
début de la guerre en 1914 comme il l’indique dans l’introduction de celleci finale-
ment soutenue en 192513. Cette expérience de la guerre est déterminante, il ne peut
plus voir les individus qu’il étudiait jusque lors dans les consultations à l’hôpital
de la même façon14. Wallon a pu le constater, dans la plupart des situations obser-
vées, des chocs émotionnels semblent être à l’origine de l’état de certains blessés
dont il a eu à s’occuper. Assez souvent, l’accident émotionnel se mue en accident
d’autosuggestion, la cause initiale ayant disparu, l’effet persiste. Les auteurs parlent
« d’émotion de guerre » (Dumas & Wallon, 1919, p. 455).
Dans certaines circonstances, l’émotion peut s’intensifier jusqu’à la désorganisa-
tion quand l’excitation excède les capacités de régulation et de liquidation comme
dans le cas des traumatismes de guerre. Plus généralement, contrôlée, elle peut
favoriser dans certaines circonstances les possibilités d’action : Le concept d’émotion
permettant, à certaines conditions, de renseigner et de comprendre, d’une part, le
dialogue susceptible de s’installer entre les différents milieux de vie des personnes
et, d’autre part, les liaisons qui s’établissent et se nouent en situation entre les
conduites affectives et les conduites intellectuelles. Wallon insiste sur le rôle joué par
autrui dans le contrôle de l’émotion, du point de vue du comportement de l’adulte,
insistant sur l’importance de ce qui est partagé avec d’autres. Ainsi, « il peut arriver
qu’aux manifestations de l’émotion s’opposent des motifs tels que la conscience pro-
fessionnelle, le respect humain, l’émulation, l’honneur, etc. (Wallon, 1920, p. 166).
Chez Wallon, l’émotion, première forme de conduite adaptée, est considérée
comme le point de départ et d’ancrage des conduites évoluées. Si elle présente un
caractère dynamogénique à l’origine des premières formes d’adaptation chez le
nourrisson, elle persiste chez l’adulte comme fondement nécessaire des rapports
entre individus et des rapports avec le milieu ambiant. Loin d’être de simples
réactions automatiques à des stimulations accidentelles, les émotions sont liées aux
groupes et plus précisément aux interactions entre le groupe et l’individu. Elles
constituent ainsi « un système d’excitations interindividuelles qui a pu se diversifier
13. « Stades et troubles du développement psychomoteur et mental chez l’enfant » (thèse principale) et
« L’enfant turbulent » (thèse complémentaire). Ces deux thèses rédigées sous la direction de G. Dumas
sont publiées en un seul volume sous le titre L’enfant turbulent en 1925, ouvrage réédité aux PUF en
1984.
14. L. Mauran dans un article, « Troubles nerveux et pithiatisme chez les soldats français pendant la
grande guerre », publié en 1995 dans le numéro 1 du tome XXIX de l’Histoire des Sciences médicales,
cite parmi les médecins connus qui ont fortement été marqués par ce qu’ils ont vécu lors du conflit le
nom d’H. Wallon.
suivant les situations et les circonstances, en diversifiant du même coup les réactions
et les sensibilités de chacun » (1938, ref. 8.24-6). Wallon rejoint ainsi les historiens
pour qui, il y a une rationalité des émotions qui aide à appréhender l’environnement
à un moment donné et l’action des hommes qui s’y trouvent et, dans certaines cir-
constances, en favorise la connaissance. Pour Wallon comme pour Febvre, la prise en
compte des émotions permet de comprendre la genèse de l’activité humaine.
15. Les mots en italique dans cette citation sont du fait de l’auteur. L. Febvre reprend ici la description
de H. Wallon de la constitution du processus à travers lequel se modèle, au sein d’une collectivité, un
système d’émotions – Tome VIII de l’Encyclopédie française (ref. 8. 24-6).
16. Voir également sur cette question, I. Meyerson (1951/1952) et notre texte dans cet ouvrage :
Saint-Just, personnage politique et le concept de personnalisation en psychologie.
« subit les conditions de son milieu physique et social. Mais ramené à l’être collec-
tif qui a fait le passé et qui prépare l’avenir, il est l’artisan qui modifiant le milieu
physique s’oblige à transformer le milieu social et qui se transforme ainsi lui-même.
À quelque niveau que puisse s’élever progressivement cette conjugaison toute intime
entre l’activité de l’homme et les objets qu’elle se trouve dans le monde physique,
elle ne peut les façonner qu’en se modelant sur eux. Ainsi se résout de lui-même le
problème si controversé de la connaissance ». (Wallon, 1935, p. 14)
Wallon, privilégiant l’articulation entre problématique savante et problématique
sociale, part du postulat que le travail et ses formes d’organisation constituent la
matrice de l’histoire sociale dans laquelle s’inscrit le développement des hommes
et des femmes. Au point de départ de toute éducation, il y a le travail, « l’industrie
humaine »17. Dans une conférence, « Éducation des Masses et Technique »18, faisant
référence au développement de l’automatisation croissante dans l’industrie, Wallon
précise qu’il faut être attentif à l’écart susceptible de s’installer entre :
« une ambiance de mécanisation et de puissance où vit l’enfant et une éducation tar-
digrade qui n’admet de valeurs culturelles que dans le passé, qui se plaît à opposer le
passé au présent, comme s’il n’y avait pas entre eux de commune mesure et comme
si le passé avait toujours été le passé, au sens d’une résistance à ce qui devient, et
tend à transformer la vie et l’esprit de l’homme […] . Il est arrivé ceci que petit à
petit les détenteurs de la culture en ont rétréci les bases et ont abouti à un divorce
entre l’école et la vie, la culture par excellence est devenue la culture dite classique
qui nous vient de la Renaissance, mais pour qui elle n’était pas, comme le veulent
ses partisans d’aujourd’hui, une simple gymnastique intellectuelle, mais une large
source d’information humaine, la somme des expériences vécues par des peuples
et des personnalités illustres, un moyen de confronter entre elles les mœurs et les
croyances afin d’éliminer celles qui ne pouvaient se justifier autrement que par la
crédulité ou par la servitude industrielle […]. Il ne faut pourtant pas oublier qu’un
Léonard de Vinci mêlait dans ses dessins la figure de l’homme ou le paysage à des
projets de machines » (1947, p. 2)
La culture est une et entière, ainsi
« ce n’est d’ailleurs qu’en restituant à toutes les œuvres de l’homme, concrètes et
abstraites, ce qu’elles recèlent ou ont nécessairement recélé de compréhension inven-
tive, c’est en faisant d’elles toutes un motif d’analyse et de réflexion que les masses
peuvent être entraînées vers la culture intellectuelle, et qu’elles prendront contact
avec les sciences dans ses différentes formes et à ses différents niveaux » (1947, p. 2).
Les hommes sont dans l’histoire : ils font l’histoire et sont fait par elle, c’est à
travers les réalisations concrètes et les rapports tissés entre les hommes pour mener
à bien ces réalisations, que l’homme se forme et se transforme ; d’où la définition du
travail comme activité accomplie incarnée dans le produit de cette activité (l’œuvre)
et ce qui a été investi de force psychique et physique pour y parvenir.
17. Comme l’indique Ph. Malrieu en 1981 dans l’hommage rendu à H. Wallon pour le centenaire de
sa naissance à l’université de Toulouse-Le Mirail.
18. Conférence prononcée et enregistrée le 17 juillet 1947 pour l’Organisation des nations unies pour
l’éducation, la science et la culture. Document dactylographié (3 pages). Archives nationales – Cote
360 AP 18 : Dossier Conférences radio.
19. I. Meyerson est le seul psychologue ayant participé à cet hommage intitulé Hommage à Lucien
Febvre – Éventail de l’histoire vivante offert par l’amitié d’Historiens, Linguistes, Géographes, Écono-
mistes, Sociologues, Ethnologues. À noter que les psychologues en tant que contributeurs ne figurent
pas au niveau du titre et que H. Wallon dont la brouille avec L. Febvre est consommée, n’a pas participé
à cet hommage.
20. Voir le colloque « Les problèmes de la personne » organisé par le Centre de recherches de psycho-
logie comparative de l’École pratique des hautes études (VIe section) à l’initiative de I. Meyerson –
29 septembre au 3 octobre 1960. La publication des actes date de 1973 sous la direction de I. Meyerson.
21. Voir sur ce sujet le commentaire du texte de I. Meyerson, Le travail, une conduite (1948) par
R. Ouvrier-Bonnaz et A. Weill-Fassina paru en 2016, « El trabajo, una conducta », Laboreal, 12(2).
Selon Philipe Malrieu (1978) qui s’est efforcé de développer à la suite de Wallon
et Meyerson une psychologie génétique historico-sociale en lien avec les contextes
culturels et les périodes historiques dans lesquels les conduites prennent forme et se
développent, Wallon défend
« une certaine idée de l’homme : être au contact avec le réel, aux prises avec l’univers
des choses qu’il transforme en fonction des instruments que la société lui transmet ;
– aux prises avec les hommes, avec les collectivités qu’ils constituent, et sur lesquelles il
agit en fonction de ses expériences et de ses représentations individuelles » (1981, p. 4).
Pour Wallon, on l’aura compris, l’activité est et fait histoire dans la mesure où
elle nous permet de comprendre comment les femmes et les hommes s’y prennent
pour faire ce qu’ils ont à faire dans le monde. Dès lors, une question s’impose : com-
ment ce concept d’activité, perçu comme l’un des concepts fondateurs de la psycho-
logie si on l’appréhende du côté de l’anthropologie peut-il être pris en compte et
développé du côté de la psychologie pour faciliter le dialogue avec l’histoire de
manière plus systématique ?
24. Parmi, ces émotions de déroute, susceptibles d’affecter l’enfant mais aussi l’adulte, Ph. Malrieu
cite : les contractures du sanglot, de la colère, de la peur, l’excitation de la joie, les sautes d’humeur,
l’aveuglement du désir…
25. Voir dans l’ouvrage la contribution de A. Bonnemain et J.-L. Tomàs.
Conclusion
Il ne s’agit plus comme dans le débat qui a eu lieu, au début du XXe siècle, entre
les historiens et les sociologues personnifié par Seignobos et Simiand, de défendre
la légitimité d’une discipline mais d’instruire l’intérêt de la reprise de la réflexion
sur les rapports entre l’histoire et la psychologie. Ce renouveau s’impose si on veut
bien considérer que la psychologie est à un tournant de son histoire, les progrès des
26. Voir également sur la question de l’émotion en lien avec le travail, B. Cahour et A. Lancry, A. (2011)
et en sociologie, S. Fortino (2015).
27. Texte, « Psychologie, affectivité, histoire », repris dans cet ouvrage.
28. Voir, par exemple, pour rester dans le cadre de l’article, les travaux d’A. Berthoz, professeur au
Collège de France, concernant l’émotion en lien avec la perception et le mouvement.
29. Cette interrogation ne conduit pas D. Boquet à renoncer à l’étude de la fonction sociale et politique
des émotions dans la société. Il précise à la suite de L. Febvre, qu’« il n’y a pas d’histoire pleinement
humaine qui ne donne toute sa place au vaste champ de la vie émotionnelle et affective » (2005, p. 53).
30. Sur « les expériences perdues » et « les significations oubliées » dans l’histoire, on peut lire
l’ouvrage de M. Riot-Sarcey (2016).
compte de certaines possibilités non réalisées pour les interroger et les faire vivre,
elle est aussi et avant tout l’avenir. La fréquentation de l’histoire pourrait alors inciter
les psychologues à tourner leur regard vers l’avenir pour documenter et discuter la
question du développement dans leur discipline31.
Au vu des difficultés rencontrées dans les années cinquante – l’éloignement de
Wallon et Febvre mettant fin à plus de cinquante ans d’échanges fructueux32 –, des
échecs des tentatives de relance du travail pluridisciplinaire dans les années soixante
autour de l’étude des mentalités33, des occasions manquées depuis un quart de siècle
pour rendre discutable la question de cette pluridisciplinarité dans les sciences
humaines et sociales, l’humilité est plus que jamais nécessaire.
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Braudel, F. (1986). L’identité de la France. T. 2 – Les hommes et les choses. Paris : Flammarion.
31. Comme le suggère C. Barros (1999), du côté de l’histoire, pour ouvrir de nouvelles pistes de contin-
gences entre les disciplines, il est utile de remonter aux origines des deux grandes écoles historiogra-
phiques du XXe siècle, l’école des Annales et celle du matérialisme historique, « afin de gagner en
perspective et de mieux évaluer ce qui sert, ce qui ne sert pas, ce qu’il faut reprendre, et reformuler, ce
qu’il faut rejeter, les yeux toujours tournés vers le futur ».
32. L. Febvre reprochant à son ami son appartenance et son soutien indéfectible au Parti communiste
français « ce parti qui ne dit pas la vérité » (voir correspondances d’H. Febvre – Fonds d’archives de
l’EHESS en cours de dépouillement). S’ajoute à cela la disparition prématurée de M. Halbwachs, mort
en 1945 en camp de concentration en Allemagne.
33. Par exemple, A. Dupront dans un texte programmatique, Problèmes et méthodes d’une histoire de la
psychologie collective, (Annales, 1961, 1, 13-11) annonçant la relance de l’histoire des mentalités dans
la revue des Annales n’évoque pas les travaux d’I. Meyerson qui restera le grand absent des Annales
comme le constate J. Revel (1996).
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Sophie Wahnich
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l’histoire. Paris : Armand Colin, 1953.
affirmait que le sujet libéral n’est pas seulement doué de raison mais aussi de pas-
sions et qu’il convenait donc de ne pas seulement penser un libéralisme du « laisser
faire », mais aussi une domestication des êtres passionnés plus que raisonnables, à
savoir les gens du peuple. Sa description de la foule révolutionnaire qu’il compare
à un homme ivre, lui a permis de constituer « l’objet foule » en très mauvais objet et
quasiment sans discontinuité de produire une représentation extrêmement négative
du « populaire » qu’il faut dompter comme un animal. Il participe alors d’un mou-
vement philosophique, social et politique où le corps médical est particulièrement
sollicité, comme l’ont montré, parmi d’autres, les travaux de Jacques Léonard ou de
Jan Goldstein (Goldstein, 1997 ; Léonard, 1981). Taine a acquis des connaissances
médicales, et voit dans la médecine la possibilité de promouvoir une grille de lecture
du social et un moyen de fonder une science de l’homme véritablement positive et
laïque (Richard, 2013b). A contrario, Jules Michelet avait écrit une histoire de la Révo-
lution française (1847-1853) qui valorisait les émotions populaires constitutives de la
possibilité même de faire peuple.
Gustave Le Bon, quand il travaille à son ouvrage sur la psychologie des foules
(Le Bon, [1885] 1988), le fait à partir des descriptions des foules révolutionnaires de
Taine. Il occupe dès lors une place centrale dans le processus de disqualification des
émotions populaires. Il reproche à la foule révolutionnaire de faire perdre aux indi-
vidus leurs compétences réflexives au profit d’une contagion émotive instinctive,
de conduire les individus à devenir incapables d’argumenter leurs manières d’agir.
Les individus en foules, selon lui, se comportent comme des « primitifs », comme
des « sauvages », des « non civilisés ». Obéissant à leurs mauvais instincts ils se
soumettent à des chefs qui font d’eux des criminels coupeurs de têtes et buveurs de
sang. Le Bon va jusqu’à présenter les foules comme des troupeaux :
« La foule est aussi intolérante que pleine de foi en l’autorité. Ce qu’elle exige de ses
héros, c’est de la force et même de la brutalité. La raison et les arguments ne sauraient
lutter contre certains mots et certaines formules. On les prononce avec recueille-
ment et tout aussitôt les visages deviennent respectueux et les fronts s’inclinent. […]
La foule est un troupeau docile qui ne saurait jamais vivre sans maître. » (Freud,
[1921] 1984, p. 136-137)
Cela ne laissait pas beaucoup de jeu pour réévaluer la foule révolutionnaire dans
un sens qui lui aurait été favorable. Mais cela ne laissait pas non plus la question du
chef indemne. Le chef pourrait retenir la cruauté ou l’attiser en fonction de ce qu’il
demande à sa foule soumise. Il faudrait donc que la foule n’existe pas ou que les
chefs soient vertueux.
Sigmund Freud, quand il reprend les propos de Le Bon dans Psychologie des foules
et analyse du moi, espère ces chefs vertueux et retient de Le Bon, malgré tout, l’ambi-
valence de la foule, car cette ambivalence permet de penser la position vertueuse ou
non du « chef » « maître », « directeur », « dirigeant ».
« Pour juger équitablement de la moralité des foules, on doit prendre en considération
que dans un rassemblement d’individus en foules, toutes les inhibitions individuelles
tombent […] rendant possible la libre satisfaction des pulsions. Mais les foules sont
également capables, sous l’influence de la suggestion, de grands accès de renonce-
ment, de désintéressement, de dévouement à un idéal. Alors que chez l’individu
isolé, l’intérêt personnel est le mobile à peu près exclusif, c’est très rarement lui qui
prédomine chez les foules. On peut parler d’une moralisation de l’individu par la
foule (Freud, [1921] 1984, p. 29-30)
[…]
« alors que l’activité intellectuelle de la foule se situe toujours très au-dessous de
celle de l’individu isolé, son comportement éthique peut tout aussi bien s’élever très
au-dessus de ce niveau, que descendre très au-dessous » (Freud, [1921] 1984, p. 135).
Les chefs vertueux seraient les objets aimés garants de la qualité de la foule et
assurant une double soudure, verticale vers l’objet aimé, horizontale entre ceux qui
partagent cet amour. Mais alors ce qui est barrée, c’est l’idée même de démocratie2.
2. Y. Cohen (2014) insiste sur le fait que les discours sur la foule toujours prête à devenir cruelle, inca-
pable de se passer d’encadrement autoritaire, a conduit à légitimer des chefs présents à tous les niveaux
et entre autres dans le management.
articulation aux situations, d’un rapport entre foule et individu peu pensé, d’une
contagion de l’émotion de ce fait non explicitée. Mais cette critique n’a pas été perçue
d’emblée. Lucien Febvre ne conçoit pas l’outillage mental du côté des collectivités
mais des individus car selon lui, l’étude historique doit débuter par l’individu et
même de l’individu appartenant à une « élite créatrice ». Il se désintéresse des petites
gens, des démunis qui ne feraient que suivre l’élite (Burke, 1990, p. 115).
Il faut attendre plus de vingt ans pour que l’histoire des mentalités prenne un
véritable essor dans un contexte de méthodologie sérielle, et statistique. Mais dans
cette histoire des mentalités, il ne s’agissait plus de saisir la simple coalescence émo-
tive, mais d’enquêter sur le sens des gestes en aval et en amont de l’événement, de
considérer les sentiments vécus comme des variables historiques qui s’articulent à
une histoire sociale des croyances, des attentes, des espérances3, loin donc des non
des instincts an-historiques de Le Bon.
Michel Vovelle qui dirigea ma thèse et était directeur de l’Institut d’histoire de
la Révolution française a travaillé de cette manière, à la fois sur le temps long et le
temps court des mentalités. Or parler de mentalités sur le temps court était en soit
une grande avancée car ce qui avait été gagné en termes d’historicité avait été perdu
en termes de dynamique politique. Il s’attela au temps long du rapport à la mort
en Occident, et au temps court de la Révolution française, en particulier pour com-
prendre la déchristianisation et les mentalités révolutionnaires subverties, disait-il,
par le temps court de l’événement. Même s’il assiste in fine à l’épuisement de la
séquence sérielle et statistique de l’histoire des mentalités, il l’a fait sortir du carcan
des « prisons de longue durée », des structures, au profit du temps révolutionnaire,
vif et chaud sans retomber dans la disqualification effectuée par les psychologues
du XIXe et du premier XXe siècle. Les journées révolutionnaires, les fêtes, les insur-
rections, les commémorations, les croyances sont alors les objets privilégiés d’une
enquête renouvelée.
L’intérêt pour les émotions est réapparu avec leur caractère surgissant, événe-
mentiel, mobile. Elles avaient souvent manqué dans l’histoire des mentalités, mais
c’est surtout la manière de les interroger qui change, là où l’histoire sérielle des
mentalités cherchait à repérer des grandes scansions plutôt inscrites du côté des
héritages, l’histoire des mentalités révolutionnaires, puis des émotions révolution-
naires s’intéresse plus spécifiquement aux dynamiques d’événement, aux normes
qui fondent les groupes politiques dans la vif de l’événement, des émotions qui per-
mettent les bifurcations politiques fortes.
3. Le travail effectué par E.P. Thompson sur « L’économie morale de la foule anglaise au XVIIIe siècle »
(1971) remplit ce contrat puisque l’auteur identifie derrière les émeutes sporadiques de la faim, la
logique d’un système de représentations politiques et dans la violence l’affirmation de valeurs légi-
times. A. Corbin (1990) propose également un parcours exemplaire lorsqu’il analyse le meurtre commis
à Hautefaye, dans une tension entre horreur et rationalité politique. Sur la question des attentes nous
renvoyons à R. Koselleck (1990).
4. EMMA (Les Émotions au Moyen Âge) est un programme de recherche consacré à l’étude des émo-
tions médiévales dans une perspective d’échanges avec les sciences humaines et sociales. P. Nagy
(Uqàm-GREPSOMM), D. Boquet (Université d’Aix-Marseille/ IUF-TELEMME).
de dissolution dans un souci de compréhension du rôle joué par les émotions dans
une perspective émancipatrice et de l’individu et du collectif. J’étais à cet égard héri-
tière de la longue histoire des mentalités mais aussi des questions adressées alors
par Jacques Rancière à Walter Benjamin, quand il interrogeait le rôle des émotions
dans les grandes manifestations nazies. Les émotions étaient-elles toujours manipu-
lées par les chefs, esthétisées de ce fait, où étaient-elles présentes en toute situation
comme facteur qui pouvait soit être aliénant soit être émancipateur ? L’esthétique
de l’événement posait des questions nouvelles sur un angle philosophique qui sup-
posait de ne pas entrer dans le champ sans avoir réfléchi aux enjeux politiques des
savoirs qu’on allait produire.
mode sensible de rapport au monde. Il insiste sur le caractère nécessaire d’une esthé-
tique commune pour fabriquer une communauté politique. Cette pensée s’exprime
à la fois dans la Mésentente (1995) et dans son rapport aux historiens dans Les mots de
l’histoire (1992). Dès lors, pour comprendre la construction du politique il convient
de s’intéresser aux manières de mettre en récit l’histoire, les histoires du vécu le plus
ténu aux perspectives les plus larges. Pour Rancière, sentiments, émotions et affects
travaillent l’ensemble du corps social, pas seulement parce qu’il y a des foules mais
parce que les récits qui circulent travaillent les manières d’être au monde social et
politique5. Alors, il devenait possible de comprendre comment les imaginaires
sociaux se constituaient d’une manière sédimentée ou fluide, dans une poétique par-
tagée, en quoi ces imaginaires sociaux permettaient de rendre visible le tort constitu-
tif d’une société divisée et donc de comprendre cette fois non le supposé besoin d’un
chef, mais bien l’émergence d’une demande démocratique d’égalité.
Or ce moment Rancière est un moment où des historiens s’intéressent aux enjeux
psychiques pour élucider les questions du rapport entre individu cherchant et objet
construit. Ils s’agissent de sortir de la fameuse « neutralité axiologique » en affir-
mant que le chercheur est acteur de la construction de son objet grâce à ses désirs
et non contre ces derniers, et que les inquiétudes politiques nécessairement situées
produisent les questionnements scientifiques, la poétique liée au désir et au sensible
est donc indissociable du politique et il s’agit de maintenir la barre scientifique sans
récuser ces deux reconquêtes. Je pense ainsi à Nicole Loraux, grande historienne de
l’antiquité athénienne, qui a travaillé sur les oraisons funèbres, les enjeux d’amnis-
tie, le deuil, les figures de l’autochtonie. En 1993, elle écrit un article très important
intitulé Éloge de l’anachronisme en histoire. Elle y affirme que certains historiens sont
constitués de telle manière dans leur psyché, que leur désir de savoir est arcbouté
à un désir d’élucidation du présent. Affectés, ébranlés par ce présent, ils ont besoin
d’ouvrir un laboratoire dans le passé pour calmer le jeu des émotions et des affects
et que plus on est affecté par le présent et plus peutêtre fautil choisir un événement
éloigné pour pouvoir travailler sans se noyer dans ce qui assaille mais malgré tout
avec. Ainsi quand elle travaille sur l’amnistie des trente tyrans à Athènes c’est parce
qu’elle a été particulièrement choquée par l’amnistie du collaborateur Paul Touvier
et que sur ce versant, elle n’est pas seule, JeanPierre Vernant ou Pierre VidalNaquet,
comme historiens de l’antiquité, produisent eux aussi des questions d’histoire qui
répondent à leurs perplexités face aux présents qui sont les leurs. La construction
des objets et le renouvellement des champs dépend des investissements psychiques
des historiens dans le présent et ce sont aussi des investissements politiques. Ainsi,
psychologie, épistémologie et politique fabriquent une tresse pour expliquer qu’on
puisse faire de l’histoire engagée, située dans le monde, qu’on assume ainsi une
position.
Loraux utilise la référence à Bloch pour expliquer que de ce fait le métier d’histo-
rien et les intentions du travail historique changent. Le premier questionnaire est lié
à ce qui affecte l’historien, c’est son moteur, qui lui permet d’ouvrir le laboratoire du
5. Aujourd’hui un champ comme celui du design dans les écoles d’art, articule les enjeux politiques et
esthétique par cette esthétique du politique, la ville fabrique des manières d’être au monde qui mettent
en jeu les sentiments, les émotions de chaque individu et du groupe.
6. J’ai indiqué au fur et à mesure mes articles qui permettent d’étayer ce trajet très condensé.
7. Saint-Just 26 germinal an II.
8. Saint-Just 26 germinal an II.
D’emblée je cherchais donc à répondre à la critique faite aux émotions d’être les
ressorts des manipulateurs, populistes, propagandistes qui se font les marionnet-
tistes d’un peuple enfant. Je souhaitais montrer que les émotions comme modalité
de réaction à la réalité perçue permettaient de construire des jugements de valeur, de
dire cette fameuse intuition normative de justice.
Il convenait alors de souligner en quoi l’espace public était caractérisé par une
dimension d’évaluation morale des conduites d’autrui. Si les émotions étaient une
modalité spécifique de jugement, les réactions émotives aux agissements des autres
leur conféraient une valeur. Elles conduisaient à les catégoriser comme blâmables,
condamnables ou au contraire comme acceptables, louables, incitant à la gratitude.
Les émotions comme expression d’une interprétation, rendaient publique l’évalua-
tion de la situation, la conscience de l’inacceptable. Les émotions conduisaient à
faire partager cette évaluation par une communauté qu’elles pouvaient d’ailleurs
constituer dans la simultanéité du partage de l’émotion et de l’interprétation de la
situation. C’est ce qui se passe au Palais royal quand Camille Desmoulins appelle
à résister à une Saint-Barthélemy des patriotes. Il convenait donc de comprendre le
caractère prescriptif des émotions dans l’espace public comme dimension morale.
Travailler sur les émotions dans cette logique à partir de terrains d’archives du
XVIIIe siècle est alors un pari difficile à tenir, comment saisir des émotions, phéno
mènes qui affectent le corps (en faisant par exemple venir les larmes aux yeux)
lorsqu’on ne peut plus observer ces corps ? Un discours qui évoque des larmes ver-
sées, dans l’ordinaire d’un siècle où pleurer est devenu une norme de la sensibilité,
est-il à entendre dans une dimension métaphorique ou réaliste ? Le discours n’est-il
pas toujours procédure d’esthétisation ?
Travailler sur les émotions dans l’archive pourrait consister à travailler sur
les discours tenus sur les émotions ou les passions dans l’après coup, comme on
pourrait le faire sur de grands textes théoriques, travailler encore sur l’évocation
de l’émotion comme argument : les insurgés invoquent l’effroi et la colère ; Robes-
pierre affirme qu’il est saisi par l’enthousiasme, il évoque ses larmes lorsqu’il écoute
le discours des Américains qui réclament à participer à la fête de la Fédération ;
un conseiller municipal évoque son indignation face au spectacle du meurtre d’un
prêtre réfractaire à Limoges. On devait pour entrer dans la question des émotions
politiques pendant la Révolution, multiplier les repérages de ces discours et de ces
évocations. Non pas cependant pour prétendre saisir des émotions mais pour savoir
comment elles étaient incluses dans des discours argumentatifs politiques, comment
étaient thématisées et comment cette thématisation même pouvait à son tour auto-
riser ou interdire des processus politiques émotifs.
S’il ne fallait pas négliger cette dimension du travail, celle de la représentation
des émotions en politique, il convenait de trouver aussi un moyen de décrire les
émotions à l’œuvre. L’hypothèse qui régissait le travail entrepris était alors la sui-
vante : les émotions en tant que phénomène sensible n’affectent pas seulement les
corps mais aussi les modes langagiers et gestuels des acteurs et des spectateurs de
situations politiques où « de l’émotion est engagée ». La distinction entre esthétique
et esthétisation est donc à saisir dans le travail même de la langue qui narre l’émo-
tion, dans la scénographie symbolique qui produit effervescence ou apaisement,
dans la rythmique de gestes qui parce qu’ils se multiplient viennent rompre l’ordi-
naire d’une simple routine (par exemple multiplication des pétitions et des adresses).
C’est donc dans les mouvements et les articulations du corps, du langagier et du
symbolique qu’il y aurait quelque chose à saisir de l’émotion politique en situation
pour les rédacteurs de procès-verbaux d’assemblée ; dans les mouvements et les
articulations d’une séance d’assemblée pour tous ceux qui y participent avec des
échanges qui s’emballent, du désordre qui émerge, de la glaciation qui s’installe ;
dans le déroulement et l’ordonnancement de manifestations publiques telles qu’elles
sont relatées dans des procès-verbaux, dans la mise en œuvre de dispositifs de porte-
parole requis pour traduire les émotions de ceux qui les mandent.
En travaillant ainsi sur les Archives Parlementaires et la série C des Archives natio-
nales (procès-verbaux d’administrations relatant des meurtres, des émeutes ou des
fêtes, adresses, pétitions, lettres, chansons) mais aussi sur les discours argumentatifs
qui plaident en faveur ou contre les émotions populaires, j’ai pu construire un objet
de recherche qui venait croiser des questions à la fois politiques, épistémologiques
et croisant des grands enjeux de la psychologie collective.
Émotions et insurrections
En 1995, du fait du calendrier commémoratif, la question thermidorienne est
particulièrement travaillée dans le champ des études révolutionnaires. Or la réflexi-
vité du thème des émotions dans la Révolution française apparaît particulièrement
évidente au moment où les thermidoriens élaborent une nouvelle Déclaration des
droits et des devoirs et une nouvelle constitution. En effet, ils rejettent les articles
qui en 1789 et en 1793 avaient consacré le droit de résistance à l’oppression. Or c’est
la valorisation des émotions qui avait permis de faire de cette résistance à l’oppres-
sion un droit tout en lui donnant une réserve de sens pratique. En effet, la résis-
tance à l’oppression avait alors partie liée à une conception anthropologique de
l’expérience de la domination, qui devait conduire quiconque à se révolter contre
le dominant. Les émotions vécues en for intérieur, le sentiment intime de la justice
et de l’injustice vécues en situation par les citoyens pouvaient ainsi fonder le droit
légitime. Lorsque les émotions ne sont plus des repères, la clôture du droit sur lui-
même est à nouveau requise. Or cette clôture du droit est aussi une clôture de la
souveraineté. C’est alors que l’on retrouve le clivage entre une conception où l’émo-
tion est une expérience esthétique de la politique et une conception où l’émotion
est le produit de l’esthétisation des phénomènes politiques. Dans le premier cas
le peuple aurait été auto-constituant, dans le second il aurait été manipulé par les
députés de la constituante afin de renverser l’Ancien Régime. Les conventionnels
qui rejettent le droit de résistance à l’oppression ont la claire conscience de débattre
sur cette question fondamentale de la souveraineté. Ils sont en effet convaincus
que c’est le feu sacré de l’enthousiasme révolutionnaire qui a permis de renverser
l’Ancien régime. Cependant, cet enthousiasme n’est pas présenté comme provenant
de la subjectivation de citoyens éprouvant l’injustice du despotisme en leur for
intérieur, il est présenté comme le produit de l’esthétisation de la Déclaration des
droits par les constituants. Ils auraient ainsi en lui faisant le tableau de la souverai-
neté envahie, de sa majesté outragée de ses droits violés, électrisé le peuple pour
sacrés sont rompus. Les émotions déployées autour de la patrie en danger exhibent
des situations de parjure. Les pétitionnaires évoquent le serment du Jeu de Paume
de 1789 que les législateurs pourraient négliger, ou encore celui prêté à la loi et à la
nation par le roi lors de la Fédération de 1790 qu’il semble avoir oublié. La demande
explicite de loi qui déclare la patrie en danger et autorise l’armement de tous les
citoyens culmine le 20 juin 1792. Or, au lieu de trouver dans cette journée les formes
anthropologiques d’une violence sans frein qui, lorsqu’elle se déchaîne, n’est pas
politique, on y cerne des formes historiques de bricolage permettant de donner sa
place à l’émotion politique sans la laisser déborder dans un hors champ du poli-
tique. C’est en effet en articulant d’une manière singulière la conscience réflexive des
dangers de la « fureur » et l’invention en situation de rituels d’apaisement que les
révolutionnaires retiennent sans la refouler l’émotion révolutionnaire. Je voudrais
développer ce cas du 20 juin 1792 car il permet de donner des arguments à l’hypo-
thèse d’un collectif unifié par les émotions mais qui ne fait pas masse, qui pense
même sa démassification en son sein même, par l’introduction d’une rythmique
séquentielle et par l’affirmation d’une nécessaire hétérogénéité sociale du mouve-
ment manifestant.
Ce 20 juin 1792, d’un côté on prononce un désir d’union et d’identification
massive, et de l’autre, on met en scène la capacité à démassifier cette puissance
souveraine, à la délier, la démultiplier dans des cris variés qui s’écartent de ce fait
du slogan identificateur.
« Tous traversent la salle en dansant à divers intervalles au son du ‘‘ça ira’’ et
au bruit des tambours qui marquent alternativement la mesure et la marche. Ils
crient : ‘’vive les patriotes, vive les sans culottes, vive la Nation, vive nos repré-
sentants. Vive la liberté, vive la loi, à bas le veto.’’ Les tribunes de temps en temps
applaudissent. » La scénographie valorise une discontinuité des formes musicales,
dansantes et vocales comme s’il fallait par cette discontinuité orchestrée, – Santerre
se donne beaucoup de mouvement nous dit-on, « retenir l’impétuosité du peuple »,
de cette multitude de citoyens venus demander la levée des veto et une demande de
loi singulière avoir le droit de porter les armes pour défendre une patrie en danger.
Chaque manifestant porte une pancarte qu’il a lui-même fabriquée ou une arme
de peu. Elles sont diverses, parfois apaisantes parfois grinçantes et visent à symbo-
liser un rapport de force sans viser à en découdre. Ainsi « dans les emblèmes por-
tés par le cortège se trouvait un fac-similé de la table de la Déclaration des droits,
entouré d’un nombre respectable d’invalides. » Ce sont ainsi les corps meurtris par la
défense des droits qui protègent ici ces droits sacrés. On trouve encore « un tableau
sur lequel on lit cette inscription : Tyrans tremblez ! Les Français sont armés » qui
réaffirment la subjectivation politique de la partie et du tout et la volonté de retour-
ner l’effroi dans une résistance à l’oppression légitime. On évoque encore « des
couronnes civiques, des drapeaux, une culotte noire déchirée portée sur une pique
et environnée de cocardes ; un écriteau où sont écrits ces mots : Avis Louis XVI, le
peuple est las de souffrir, la liberté ou mourir. » Ces différents objets convoquent
une ritualité toujours en partie apaisante, l’affirmation du patriotisme, la défiance à
l’égard d’un roi qui ne veut plus faire le bonheur de ses peuples.
Par cette multiplicité des énoncés et des formes données à la demande exprimée,
ce défilé est un bricolage en situation des manières de rendre présente la voix du
peuple sans que la colère qu’elle contient devienne dissolvante des liens qui unissent
encore le peuple à ses représentants. Dans le contexte des dangers de la patrie, cette
scénographie dit le danger et le borde.
« Un homme enfin porte au bout d’une lance un cœur de veau, avec le placard
suivant : cœur d’aristocrate. Divers membres de l’Assemblée engagent le pétition-
naire qui porte le dernier trophée à sortir de la salle, il se retire. » Cette dernière scène
montre à quel point les écarts de sensibilité sont forts entre les législateurs et les péti-
tionnaires. Le cœur d’un aristocrate est alors un cœur cruel, un cœur insensible inca-
pable de ressentir les malheurs du peuple, ses besoins, la nécessité commune. Il est
ici présenté dans un hyperréalisme qui évoque les corps dépecés des enterrements
des grands et les têtes coupées de 1789. La vue du corps en morceau indispose des
législateurs qui ne supportent pas cette évocation ambivalente du sacré. L’homme
aurait pu refuser de sortir. Mais il ne s’agit pas ce jour de chercher querelle, juste de
faire savoir jusqu’où la querelle pourrait mener, si l’on ne retenait pas la violence par
la loi (Wahnich, 2005, 2008b)
Le 20 juin serait dans une certaine mesure l’envers des massacres de septembre
qui se produisent dans une configuration analogue mais où l’effroi n’est pas cir-
conscrit par une colère audible et symbolisable par une loi, une configuration où les
législateurs échouent constamment à représenter la loi comme solution régulatrice et
où l’acte punitif expéditif l’emporte avec des débordements parfaitement anthropo-
logiques malgré une scénographie de justice retenue, justice de peu. A contrario, le
20 juin non seulement s’est mis en place un dispositif de symbolisation extrêmement
efficace, des sociétés sectionnaires aux sociétés populaires jusqu’à l’Assemblée mais
des liturgies politiques très explicites et symboliques sont venues rompre la mon-
tée en puissance de la colère. Dans les jours qui précèdent, on a planté des arbres
de la liberté, on est venu défiler en armes dans l’Assemblée nationale. L’économie
émotive de l’événement est de ce fait discontinu, alterne entre colère et apaisement.
Dans cette rythmique, un travail de symbolisation permet de revendiquer d’une
manière de plus en plus explicite le recours à la loi, recours appuyé sur la sacralité
de la Déclaration des droits et plus précisément sur l’article qui fonde la résistance
à l’oppression.
Cette question de la fureur à éviter se repose régulièrement dans la période
révolutionnaire mais lorsqu’on cherche à achever la révolution il ne s’agit plus de
contenir les fureurs mais de trouver une place pour la mémoire d’une période qui est
pleine de fureurs non souhaitées, pleine de ces débordements redoutés. Un clivage
majeur se dessine : tandis que les thermidoriens réacteurs construisent une mémoire
horrifiée de l’an II, un Robert Lindet demande à ce qu’on oublie les fureurs et les
horreurs pour laisser l’histoire en juger. Mais il ne s’agit pas seulement d’oublier et
il réclame qu’on n’oublie pas lorsqu’on se retournera sur les faits révolutionnaires
de prendre en compte, dans la perception de la Révolution, la singularité d’une
construction politique d’un temps de passions, d’un temps « hors de ses gonds »
aurait dit Hamlet. Il propose ainsi un tissage original de la mémoire, de l’histoire et
divisent maintenant l’espace politique, tous les morts ne se valent plus. Il est désor-
mais possible de prononcer des énoncés qui nous paraissent éminemment para-
doxaux, il y a une « philanthropie atroce », « une pitié atroce », « une sensibilité
cruelle », « une clémence barbare », elles s’exercent à l’égard des ennemis de la
Révolution qui refusent que la patrie soit déclarée en danger. On retrouve cette thé-
matique lors des massacres de Septembre, lors du procès du roi, lors de l’accusation
terrible de crime de lèse-humanité qui pèse sur les Anglais en l’an II. Il faut relire
les discours prononcés à ces occasions. Lors du procès de Louis XVI par exemple, le
28 décembre 1793 Robespierre déclarait : « Citoyens, la dernière preuve de dévoue-
ment que les représentants doivent à la patrie, c’est d’immoler ces premiers mou-
vements de la sensibilité naturelle au salut d’un grand peuple et de l’humanité
opprimée ! Citoyens la sensibilité qui sacrifie l’innocence au crime est une sensibilité
cruelle, la clémence qui compose avec la tyrannie est barbare. » De Sèze répondait
alors, « Français, la révolution qui vous régénère a développé en vous de grandes
vertus, mais craignez qu’elle n’ait affaibli dans vos âmes le sentiment de l’humanité
sans lequel il ne peut y en avoir que de fausses. »
Depuis 1789, la question du partage émotif avait été articulée le plus souvent
à la question des passions qui feraient s’absenter le commun au profit de la divi-
sion. Désormais ce qui se joue c’est la définition du sentiment d’humanité comme
sentiment non plus naturel mais politique (Wahnich, 2007). Il s’agit de déplacer
ainsi la notion de fraternité : elle ne doit plus décrire la grande famille du genre
humain, mais la capacité politique des hommes à produire des conventions de paix
efficaces, à ce titre la fraternité devient avant tout un sentiment politique propres
aux hommes qui respectent le droit naturel. L’émotion comme reflet du sentiment
commun d’humanité peut devenir alors un obstacle aux décisions révolutionnaires.
La sensibilité révolutionnaire doit donc rompre avec ce sens commun de l’humanité
au profit d’un sens politique de l’humanité. La notion d’humanité devient alors
non plus une notion descriptive mais une notion prescriptive. Elle est le devoir être
du genre humain pourvu que les révolutionnaires français n’échouent pas. C’est
dans ce contexte que la notion de sensibilité supplante celle de passion. En effet
s’il est convenu que les passions aliènent, on attend du révolutionnaire qu’il forge
dans l’événement sa nouvelle sensibilité d’homme libre et réponde ainsi à ce carac-
tère prescriptif de l’humanité. L’émotion ressentie en situation permettrait donc
de juger politiquement de la qualité ou non d’homme révolutionnaire. Le procès
fait à Camille Desmoulins et à son Vieux Cordelier par Robespierre est à cet égard
exemplaire.
Il s’agit bien en effet d’un jugement politique de l’émotion comme signe d’une
sensibilité politique considérée alors comme inacceptable. Le partage émotif opposait
encore l’avocat sensible et l’aristocrate dénaturé, désormais ce partage émotif renvoie
de plus en plus explicitement à ce que l’on va nommer des «sensibilités politiques».
Or cette pluralité de sensibilités politiques pendant la terreur déploierait aussi une
pluralité de politiques de la terreur. Ce que propose Camille Desmoulins ce n’est pas
de renoncer à la terreur à l’instar des Girondins (je n’ai jamais parlé de la clémence
du modérantisme, de la clémence pour les chefs) mais de la concevoir différemment.
La terreur est en effet une réponse au risque de débordement des émotions puni-
tives, à ce titre elle est effectivement conçue comme procédure d’apaisement face à
Cette question des affects sociaux comme agents réparateurs d’une société déchi-
rée par la quasi guerre civile, annonce toutes nos questions de care. Il faut prendre
soin des démunis, des veuves, des orphelins et inventer des manières d’organiser
l’assistance aux malheureux. « Les malheureux sont les puissances de la terre, ils ont
droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent » s’exclame Saint-
Just en ventôse an II. Le grand livre de la bienfaisance nationale, l’idée d’un hôpi-
tal à domicile, le refus réitéré des rapports de domination humiliants témoigne de
cette préoccupation constante d’un monde où l’être humain est humain quand il est
capable de demeurer tendre et compatissant, loin d’une logique où le fétiche argent
règne, loin de l’ontologie de l’insensibilité des aristocrates esclavagistes, des bour-
geois capitalistes qui exploitent déjà les femmes et les enfants.
Mais le conflit de sensibilités voire le conflit entre valorisation du sensible et
valorisation de l’insensibilité demeure. Le « gouffre de la terreur » semble avoir
rendu impossible le travail du conflit politique comme conflit de sensibilités.
Aussi en thermidor la politique n’est plus censée être le lieu du partage des
sensibilités, mais le lieu du partage professionnel des savoirs sur l’art social ou art
politique. La raison politique affirme qu’elle se constitue en maintenant à distance le
registre des émotions ou plus précisément en les assignant à territoire : celui des arts
et de la littérature dans leurs usages privés.
Conclusion
Ce trajet de recherche n’a été ici que résumé, mais il permet de répondre à la
question posée. L’émotion n’est pas une thématique pour la période révolutionnaire,
car cette question des émotions est constitutive des options politiques des acteurs,
d’abord entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires puis entre révolutionnaires
eux-mêmes. La variable émotion est nécessaire désormais à inclure dans le question-
naire pour comprendre chaque situation, chaque dynamique, chaque événement.
Elle n’est pas une donnée des seules structures mentales mais bien une donnée des
inflexions subjectives vécues en situation selon des coordonnées qui peuvent être de
structure ou venir les déjouer.
Les révolutionnaires de 1789 reconnaissent en effet au travers du droit de
résistance, une valeur normative aux émotions vécues qui informent sur le juste et
l’injuste en fonction d’expériences accumulées et de représentations construites dans
la durée d’une conjoncture politique : celle des Lumières. Le révolutionnaire sait
donc avec son corps s’il est ou non opprimé et il a le devoir de dénoncer l’oppression
subie ou observée, il est donc un veilleur qui accomplit son métier de citoyen grâce
à sa sensibilité, grâce à ses émotions (Wahnich, 2010).
Dans ce régime émotif, il faut écouter la parole populaire, la retraduire en loi et
prendre au sérieux un mouvement populaire comme corps parlant, machine dési-
rante de lois, de droits (Wahnich, 2003).
C’est pourquoi il est fondamental de ne pas laisser pervertir, corrompre ou se
dégrader la sensibilité des révolutionnaires. Elle est fondatrice. Si la grande violence
de la guerre de la tyrannie contre la liberté a abimé le corps social et les individus, il
faudra pour fonder la république penser aux manières de faire pour réparer. « Ceux
qui survivent aux grands crimes sont condamner à les réparer » déclare Saint-Just le
26 germinal an II, c’est ce qui préoccupe au plus haut point les révolutionnaires qui
parlent d’institutions civiles au printemps de l’an II (Wahnich, Dunlop, & Schaefer,
2020).
Si la violence subie ne devient pas métaphorisable, la révolution sera difficile à
transmettre, chacun le ressent avec force et il y a déjà là une inquiétude face à l’expé-
rience traumatique9.
A contrario, la disqualification des émotions se fait à plusieurs reprises pour
récuser la voix du peuple, la revendication et la pensée populaire. Ne pas prendre
en compte les émotions, c’est reconduire l’imaginaire d’un partage étanche entre la
raison et les émotions et ne valoriser que le logos que l’on installe du seul côté des
gouvernants, face à un peuple qui n’est pas maître de ses émotions, se comporte en
animal, en enfant, en femme, etc., topoï depuis Platon (Wahnich, 2004).
Ce travail permet cependant en opposant l’esthétique et l’esthétisation des émo-
tions, de montrer qu’il n’est pas possible de rabattre l’expérience des émotions col-
lectives sur le seul versant dissolvant. Les émotions collectives en révolution créent
les collectifs capables de dire où il faut inventer des règles de droit pour protéger
l’existence libre. Le logos des législateurs permet une opération de traduction. C’est
pourquoi l’idéologie politique appartient plutôt au registre de l’esthétisation quand
la sensibilité politique appartient au registre d’un savoir par corps ce qui n’empêche
pas ce corps savant d’être lui-même historique car traversé d’expériences qui ne le
sont pas moins. S’il y a une nature humaine c’est dans cette compétence humaine
à articuler le corps sensible et des systèmes de représentations et de compréhen-
sion. Nul besoin de chef pour savoir ce qui est juste ou injuste mais bien d’expé-
riences, d’éducation partagée et d’espérances énoncées, toutes choses éminemment
historiques.
Aussi un cadre démocratique doit-il se préoccuper de ces trois pans d’articula-
tion du politique avec au centre la question de la traduction des émotions populaires
dans l’événement et après l’événement. Le mouvement de vie social et politique qui
anime le corps social en dépend, sans traductions l’écueil de la sortie du politique
est toujours présent : sortie du politique par ce que les révolutionnaires appellent
l’anarchie, c’est-à-dire la dissolution du lien social et politique et le déchaînement des
pratiques massacrantes, une sortie du politique par ce que Saint-Just appelle la gla-
ciation, l’immobilisme mortifère de la peur tétanisante, enfin une sortie du politique
par ce que les thermidorien appellent l’ordre, un ordre où le souverain effectif n’est
plus le peuple et où il n’y a plus de résistance à l’oppression possible.
Ces dynamiques de lien social, de constitutions de groupes sociaux politiques
permettent de dé-substantialiser la notion d’identité-subjectivité qui en découlent,
car elles les produits de l’interaction sociale où les émotions jouent un rôle de publi-
cité de l’évaluation des situations en fonctions de conventions à l’œuvre, sachant
que des conventions contradictoires entrent éventuellement en situations d’affron-
tement. De ce fait les identités socio-politiques ne sont jamais substantielles et
immuables mais bien produites par les pratiques d’agents où l’émotion souligne
9. Sur cette question du trauma (Steinberg, 2019) et sur la transmission (Wahnich, 2013, p. 41-61).
10. Ce que les gilets jaunes avaient tenté de faire. Voir notre article « Sans culottes et gilets jaunes »
(2019).
Références
Benjamin, W. (2000). Œuvres complètes. Vol. 1 – Thèses sur le concept d’histoire. Paris :
Folio-Gallimard.
Burke, P. (1990). The French Historical Revolution. The Annales School 1929-89. Oxford:
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Yves Clot
matières qu’il a étudiées. Il n’a pas recherché des lois en comparant des variétés,
mais en provoquant des variations » (1976, p. 75). Et justement, la puissance d’agir
des enfants est empêchée car elle est incarcérée tout entière dans une seule variété
d’actions au détriment d’autres actions possibles. Paradoxalement cette activité est
suraffectée en un lieu et un temps unique, assignée à résidence, privée de déplace-
ments. Les fluctuations « normales » de la vie sociale interdites, c’est la tonicité de
leur vie psychique qui est atteinte.
Et c’est par cette régénération du collectif en chacun d’eux, alors que ces enfants
« ont lâché la collectivité » (Vygotski, 1994, p. 173) que Vygotski propose, en restau-
rant « le travail collectif de la parole » (p. 192) de leur donner à imaginer ce qui peut
être fait en le faisant avec d’autres. Il s’agit, en termes spinozistes, de renverser une
imagination qui s’est simplifiée, déliée du vivant possible, rétrécie derrière le bou-
clier du déjà vécu, en une imagination plurielle, une imagination de la multiplicité
simultanée (Séverac, 2018) qui donne à vivre les rapports de convenance, de diffé-
rence et d’opposition entre les choses et les gens. Il est en tout cas question de faire
basculer, à plusieurs, le rapport entre les forces centripètes et monologiques du déjà
fait et du déjà dit et les forces centrifuges et dialogiques du pas encore dit et pas
encore fait. C’est là ce qu’on peut désigner comme l’institution d’un conflit affectif
dans l’activité des enfants. Cet affect institué met à découvert leur propre propension
à ramener l’inconnu au connu. Et ce, à l’aide d’une activité vivante qui les dépasse.
Le déjà vécu peut se trouver alors revitalisé, régénéré. La perspective vygotskienne
marche à l’affect. Elle se fait l’écho, dans l’action et pas seulement au plan théorique,
de l’esprit de l’Éthique de Spinoza : « un affect pour lequel nous pâtissons ne peut
être réduit ni ôté sinon par un affect plus fort que lui et contraire à lui, c’estàdire
par l’idée d’un affect du corps plus fort que celui dont nous pâtissons et contraire
à lui » ([1677] 1965, p. 227). Ce travail de l’affect par l’affect, de l’affect passif par
l’affect actif, peut déboucher, au moins de temps en temps, sur ce qu’on a pu appeler
une « intelligence de notre propre affectivité » (Séverac, 2005).
J’ai pris ici l’exemple des enfants déficients. Mais j’aurais pu multiplier les
exemples en situations de travail. Dans les deux cas on peut dire que dans l’activité
vivante avec ses inconnues, ce qui excède, dépasse les schèmes installés, les inhibe
ou, à l’inverse, est confisqué par eux se signale par l’affect. Ce dernier est le reten-
tissement du vivant en cours dans le déjà vécu. Quand un objet ou un destinataire
imprévu fait irruption dans les attendus du sujet, son organisation psychologique
perd sa contenance habituelle. Il est poussé aux limites, éventuellement au-delà du
« répondant » dont il dispose, précipité dans une marche du connu à l’inconnu.
Ce conflit le met à découvert en opposant en lui passivité et activité à proportion
de ses affects qui peuvent recharger ou décharger son énergie. Ces changements de
température de l’activité quand les attendus dont on dispose sont aux prises avec
les inattendus du réel ne sont jamais entièrement prédictibles.
ses habitudes. Par vie on peut entendre le participe présent ou le participe passé du
verbe vivre, le vivant et le vécu, comme le note d’ailleurs Canguilhem (1983, p. 335).
Mais il faut marquer avec lui le primat : c’est l’activité vivante en cours avec les
autres qui mobilise ou immobilise l’activité déjà vécue jusqu’ici en l’affectant. Cette
exigence de travail qui ébranle l’organisation du sujet, les individus comme les col-
lectifs, est justement l’affect. Au cœur de l’activité pratique et psychique, un peu
comme son battement, c’est le conflit de l’activité avec ellemême, l’explication triste
ou joyeuse, orageuse ou étonnée, franche ou pas, dramatique ou non, de l’expérience
qu’on fait avec l’expérience qu’on a déjà1. Dans l’événement extérieur, partagé ou pas,
l’affect multiplie la vie par d’autres vies possibles. Mais il peut aussi les soustraire
à elle ou la diviser quand la vie dégénère, par exemple, en vie impossible.
On peut, du coup, faire de l’affect l’énergie vitale du développement. Mais ici il
faut se faire plus précis. Car en matière d’affectivité, ce qui tient à l’affect proprement
dit n’est pas entièrement superposable avec les émotions ou les sentiments. L’affect
qui fait perdre contenance aux sujets fait, pour parler comme Vygotski, germer vers
le bas les sentiments et les émotions au moment même où ce dernier germe vers le
haut grâce aux sentiments et aux émotions ; un double mouvement conflictuel au
terme duquel les antécédents déjà vécus et déjà pensés, qui orientent bel et bien la
vie, se trouvent régénérés par elle qui, à ce moment-là, les précède et les dépasse.
Bien sûr, ils peuvent aussi dégénérer, du coup. Rien n’est écrit d’avance. Il existe
comme un « alliage » de l’affect, des sentiments pétris d’idéaux sociaux et enfin
des émotions que le corps révèle. Il faut donc comprendre le paradoxe de la double
thèse de Vygotski qui met toujours le conflit au centre du raisonnement : les senti-
ments sociaux organisent bien l’activité psychologique du ou des sujets avant l’affect
vital. Ils la dirigent en quelque sorte. Ressources ou contraintes, ils existent bien
antérieurement à l’affect qui survient. Pensons aux sentiments de la conscience pro-
fessionnelle, par exemple. Mais la vitalité de l’affect désorganise alors cette activité
à sa source. Dans le réel de l’activité l’affect devient alors antérieur aux sentiments.
Il les refond. C’est ainsi que la conscience professionnelle reste vivante.
On connaît aussi l’exemple de la jalousie pris par Vygotski. Au premier abord,
notre psychologue reprend à son compte une approche sociale et culturelle de la
jalousie :
« Nos affects se manifestent dans un système complexe de concepts, et qui ne sait
pas que la jalousie d’un homme vécue au travers de concepts islamiques de la fidé-
lité est autre que la jalousie d’un autre disposant d’un système de représentations
opposées n’a rien compris au fait que ce sentiment est historique, qu’il se transforme
fondamentalement en fonction du milieu idéologique et psychologique, même si sans
doute un certain élément biologique fondamental s’y maintient qui forme la base du
sentiment. » (Cité par Schneuwly, 2002, p. 304)
1. Cette idée du « passage », de la « collision dramatique » où un sujet est affecté par un événement
extérieur qui le traverse et qu’il traverse simultanément est présente dans la notion de perezhivanie
chez L. Vygotski (2018, p. 116 & 251). On peut considérer la perezhivanie, mot russe qui trouve
difficilement sa traduction, comme un synonyme de l’affect chez Spinoza (Séverac, 2018 ; Clot, 2017).
C’est, en effet, littéralement, « ce qui est éprouvé ».
Voilà qui semble bien rapprocher notre auteur d’une intellectualisation de l’affec-
tivité proche de la sociologie de Maurice Halbwachs, par exemple : « il y a en nous
un homme social qui surveille l’homme passionné » (1972, p. 164). Pour lui,
« c’est la collectivité elle-même qui aurait suggéré, ou choisi parmi toutes celles qui
se produisaient spontanément, au gré des fantaisies individuelles, telle mimique
expressive, parce qu’elle lui paraissait sans doute le moyen le meilleur de réaliser
parmi les membres du groupe qui en étaient témoins une communauté de sentiment
ou d’émotion, de même que le langage a été élaboré par la société pour réaliser une
communauté de pensées » (p. 165).
Et les historiens le confirment, déjà chez les Grecs par exemple (Sartre, 2016,
p. 19).
Mais Vygotski n’est soluble ni dans la sociologie, ni dans l’histoire. Certes, les
sentiments forment la partie la plus intellectuelle et la plus sociale de l’affectivité.
Comme Henri Wallon, on peut penser que ces sentiments sont même la réduction de
l’émotion observable. Ils sont le résultat d’une interférence entre le corps et la repré-
sentation ou la connaissance (1968, p. 128). Philippe Malrieu va plus loin encore.
Pour lui, « la pensée donne tout leur sens aux sentiments : ils existaient déjà mais
ils se confondaient avec les émotions : elle les en distingue et les fait prédominer »
(1956, p. 124). Les sentiments sont toujours un tant soit peu éloignés du syncrétisme
et de l’exclusivisme des émotions que le corps manifeste. Ils sont le terrain original
des idéaux et des normes, si proches des idées sans être seulement des concepts,
au plus près des croyances et des valeurs. La jalousie comme sentiment est donc
une affaire sociale. Joseph Henrich, à propos de certaines populations indigènes
d’Amérique du sud, rapporte cette observation contre-intuitive qui le montre bien :
pour ces indigènes aussi, « un homme n’apprécie jamais que son épouse aille sol-
liciter d’autres hommes. Or, loin d’être soutenus par la communauté qui pourrait
par exemple surveiller et punir les femmes qui se comportent ainsi, les hommes
sont considérés comme des contrevenants aux normes sociales s’ils manifestent leur
jalousie ou agissent en conséquence ». Mais il ajoute pourtant, posant ainsi toute la
question des conflits de l’affectivité, que « ces normes sociales sont incapables de
faire disparaître le jalousie sexuelle » (Henrich, 2019, p. 220). C’est que la définition
de la jalousie n’en fait pas seulement un sentiment social auquel on peut se tenir.
La jalousie est aussi, comme telle, un affect personnel tenace entre haine et envie.
Dans leur analyse des dessous de ce remous affectif que les émotions révèlent, aussi
bien Spinoza que Wallon font à juste titre, du jaloux, le « spectateur possédé par
l’action du rival » (Wallon, 1983, p. 260 ; Séverac, 2012, p. 160). Bien sûr, le conflit
plus ou moins grand entre les normes sociales du sentiment et l’affect de chacun n’en
est que plus déterminant. Car de la répétition de ce genre de conflits peut sortir un
devenir imprédictible de l’affectivité, une autre histoire pour elle, aussi bien au plan
personnel que social.
Dans l’histoire de l’affectivité, les sentiments sont sans doute une « réduction »
des émotions. Ils se cultivent en les cultivant (Scheller, 2012 ; Poussin, 2014). Mais
il faut peut-être entendre aussi cette « réduction » au sens culinaire du terme. Faire
« réduire » une sauce ne diminue pas seulement son volume. C’est aussi ce qui per-
met de révéler et de développer ses arômes. Et justement l’arôme des sentiments
leur vient d’abord d’ailleurs. Le sentiment vit en dehors de lui-même, emprunte ses
arômes à la vitalité imprédictible des affects que trahissent les émotions. Lesquels
méritent bien, du coup, d’être distingués des sentiments. Vygotski ne le fait pas sys-
tématiquement. Je crois que c’est pourtant indispensable (Clot, 2017). Concernant
l’affectivité, les transformations qui s’opèrent en cours d’activité dans le jeu de ses
composantes que sont l’affect, l’émotion et les sentiments, transforment aussi ces
composantes en retour. Leurs rapports deviennent moins fixes et moins immuables
au fur et à mesure du développement ([1931] 1998, p. 257). Leur différenciation
mérite donc qu’on s’y arrête. Car le « jeu » entre ces composantes est sans doute l’une
des conditions du pouvoir d’agir. Vygotski luimême semble d’ailleurs nous encou-
rager à aller dans ce sens, par exemple, dans La Psychologie de l’art : en organisant le
courtcircuit des affects, l’œuvre d’art cherche à nous « faire vivre l’invraisemblable
afin de se livrer à une opération inhabituelle sur nos sentiments » (Vygotski, [1926]
2005, p. 262). Ici c’est la rupture vitale des habitudes qui réaffecte les sentiments,
les réorganise, les singularise au bénéfice de la plasticité subjective.
Dans l’examen du problème de l’affectivité, l’affect nous rapproche d’abord de la
vie réelle. Vygotski mobilise le Spinoza de L’Éthique : « qui entend par affects d’une
part ces états corporels qui augmentent ou diminuent l’aptitude du corps lui-même
à l’action, la favorisent ou la restreignent, et d’autre part les idées que l’on a de ces
états » ([1931] 1998, p. 105). L’affect est une propriété de l’activité car il désigne ce
qui nous arrive, qu’on le veuille ou non et ce que nous pouvons faire de ce qui nous
arrive au monde qui nous entoure. Il passe bien par le corps mais n’en vient pas.
Par l’affect qui oppose l’activité à ellemême, les composantes psychiques et soma-
tiques « vont pour ainsi dire à la rencontre l’une de l’autre, de telle sorte qu’au point
de leur intersection, au moment de leur rencontre, naît le véritable trouble émotion-
nel », écrit Vygotski ([1931] 1998, p. 133). Il ajoute, pour insister sur la puissance en
question dans l’événement :
« dans une période de forte excitation on ressent fréquemment une puissance colos-
sale. Ce sentiment apparaît brusquement et élève l’individu à un plus haut niveau
d’activité. Lors de fortes émotions, l’excitation et le sentiment de force fusionnent, libé-
rant par là même une énergie mise en réserve et ignorée jusque-là, et faisant prendre
conscience de sensations inoubliables de victoire possible. » (p. 104)
Le sentiment est loin ici de se réduire à un système de concept, sa signification
est refondue dans l’action2. Contre tout dualisme, le somatique et le psychique sont
des composantes internes et imbriquées de l’affect. Ce dernier les déglace et les
coalise. Il les irrigue conjointement. Ainsi estil, comme le note Vygotski en citant
Alexandre Ribot, « un même événement traduit en deux langues » ([1931] 1998,
p. 388). Dans l’activité réelle possible et impossible, l’affect appelle une traduction
simultanée dans ces deux « langues » que sont le corps et l’esprit. Cette composition
affective qui trahit l’affect en le réalisant n’est pas une simple somme de réactions
mais une « tendance à agir dans une direction déterminée » (p. 134), un processus
d’anticipation ou d’inhibition, de conjecture.
2. On trouve un écho chez G. Deleuze de cette approche par l’activité en développement : « Les affects
ne sont pas des sentiments, ce sont des devenirs qui débordent celui qui passe par eux (il devient
autre) » (2003, p. 187).
l’affectivité dans l’alliage fonctionnel qui la caractérise, il paraît donc utile de distin-
guer, audelà des affects qui, de fait, jaugent la situation pour le sujet, les sentiments
qui relient l’affectivité aux idées et les émotions qui la raccordent au corps.
Les émotions sont, pour Wallon, une « extériorisation de l’affectivité » (1968,
p. 126, 1982, p. 220). L’affect, on l’a vu, est ce qu’il y a de plus propre à chacun dans
l’affectivité en activité. Certes, chaque activité passe toujours par l’activité des
autres. Par l’affect, elle se régénère où dégénère dans l’interférence des circonstances
adventices de la vie sociale. On ne peut être affecté seul : « Les causes extérieures,
dit l’Éthique, nous affectent de bien des manières et, comme les eaux de la mer agitée
par des vents contraires, nous sommes ballotés, ignorants de ce qui nous attend et
de notre destin » ([1677] 1965,III, 59, scolie). Mais chacun a sa propre manière, forgée
dans son histoire à lui et venue de loin, d’être dépassé par les évènements ou d’éven-
tuellement s’y surpasser. Les émotions, elles, réalisent cet affect, l’extériorise. C’est
leur fonction originale qu’on se propose maintenant de bien distinguer de l’affect.
Et c’est Wallon qui est ici le plus utile (Rochex, 2002 ; Ouvrier-Bonnaz, 2019). Pour
lui, elles sont, d’un côté la manifestation d’une excitation et même d’un « tumulte »
organique. Toutes les émotions qui extériorisent plaisir, joie, colère, angoisse, peur,
timidité, « peuvent être ramenées à la manière dont le tonus se forme, se consomme
ou se conserve » (Wallon, 1982, p. 208). L’émotion n’est pas la réponse directe du
corps aux stimulations du milieu mais « la mise en forme plastique de l’appareil
psychomoteur à l’occasion des situations extérieures » (p. 220). Mélange de tonicité
et d’attitudes suspensives, les émotions « ont développé des systèmes de réactions
démonstratives qui viennent se substituer à l’action directe sur le monde extérieur
ou qui en compromettent l’exécution » (p. 222). Elles sont cet instrument somato-
psychique orienté vers le sujet qui lui permet à lui de prendre position vis-à-vis du
réel.
Il reste que le « trouble émotionnel » (Vygotski, [1931] 1998, p. 133) est un
moment particulier où, sous l’effet de l’activité affectée, les composantes somatiques
et psychiques qui fonctionnent le plus souvent de manière relativement indépen-
dante vont travailler à l’unisson, de concert. Au creux de l’affect, l’émotion assure
alors « l’intérim » de l’action qui se cherche, pour parler comme Bernard Rimé (2005,
p. 58). Elle la suspend et elle la prépare, éventuellement réorientée. Mais affect et
émotion n’ont pas la même racine. Leur origine est différente. Le premier a sa source
dans l’activité aux prises avec les contingences du réel. Il donne au sujet sa vitalité
ou la lui fait perdre ; la seconde désigne, comme instrument à la fois corporel et
mental, la palette des ressources somatopsychiques du sujet. Là où l’affect est – sans
sauter aux yeux – un phénomène inchoatif de l’activité tanguant entre attendus et
inattendu, une pulsation et une exigence de travail, l’émotion, elle, – qui se voit et se
partage – s’arrête sur un état effervescent du corps et de l’esprit, brusque, disruptif
et épisodique qu’elle rend observable. L’émotion réalise l’affect de façon aussi sub-
tile et parfois surprenante que le langage réalise la pensée. Pleurer de joie ou rire de
peur n’est pas si rare.
Mais ce n’est là qu’une facette des émotions. Tournées donc du côté du sujet par
un modelage de l’organisme physiologique dans les dispositions du corps subjectif,
on les retrouve paradoxalement bien au-delà du sujet. Pour Wallon, un trait empêche
justement de les regarder unilatéralement comme des états internes. C’est « leur
L’aporie
Le 8 thermidor Robespierre sait maintenant, nous dit Wahnich, que le droit
universel demeure lettre morte dans bien des cas. Il en est désespéré (2009, p. 225).
De même, la « révolution est glacée » pour Saint-Just. Le moins qu’on puisse dire
est que l’affectivité n’est pas absente de cette situation vécue. La cruauté n’a pas été
désamorcée par la Révolution et même le droit ne parvient pas à apaiser les émotions
dissolvantes. L’une des hypothèses de Wahnich est que « cette fragilité du projet
révolutionnaire, trop ambitieux, trop inscrit dans la méconnaissance de cette fragi-
lité, fait le lit du renoncement à l’humanité comme projet de justice. » (2009, p. 226).
Comment « contrôler » politiquement la cruauté de ceux qui refusent les règles du
jeu commun de l’humanité. « Robespierre n’avait pas de réponse et Saint-Just s’inter-
rogeait : et que veulent ceux qui ne veulent ni vertu ni terreur ? » (p. 246). Le droit
universel formel ne protège pas face à ses ennemis et, de fait, on ne peut pas escomp-
ter qu’il sera défendu par chaque individu responsable de la liberté : « Il ne faut pas
négliger l’aporie récurrente. Aporie et mélancolie » (p. 246).
Aporie encore : d’un côté, ce ne sont pas les lois et la contrainte mais les mœurs,
le mouvement quotidien et ordinaire des cœurs qui permettent de lutter contre
la déshumanisation (p. 206). Mais de l’autre, il faudrait opérer la traduction des
émotions en lois, donner une forme légale aux émotions pour « contenir l’ardeur »
(p. 179). Il s’agit de « recevoir les émotions populaires et de les transmuter en lois »
(p. 190). Wahnich parle d’une « gestion civique des émotions populaires » par la Loi
grâce au travail des traducteurs que sont les législateurs (p. 23). Quand ce travail de
traduction n’est pas fait l’effroi n’est pas comblé et l’esprit de vengeance empoisonne
la vie publique. « Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être » dira Danton
en Mars 93 pour accélérer cette traduction (p. 253). Comme s’il répondait à Santerre
qui demandait le 20 Juin 92 le respect du serment du jeu de paume : « le peuple est
debout prêt à se servir des grands moyens pour venger la majesté nationale outra-
gée » (p. 178). « Venger les lois » c’est donner la possibilité au droit de se diffuser
comme principe universel, « venger les lois » c’est empêcher ceux qui pervertissent
le droit de continuer à nuire » (p. 223). C’est le « despotisme de la liberté » – oxy-
more fameux de Robespierre – qui s’impose quand « il ne reste plus que des bonnets
rouges portés par l’intrigue » (Saint-Just, Œuvres, p. 1141).
Il y a chez Saint-Just l’espoir d’échapper à l’aporie du face-à-face des passions
et de la Loi autrement que par la Terreur. Son projet est celui des institutions civiles
pour consolider une conscience publique afin de faire rentrer la révolution dans les
mœurs. « Tout ce qui arrive aujourd’hui dans le gouvernement n’aurait pas eu lieu
sous leur empire », avait-il prévu de dire dans son discours du 9 Thermidor juste
avant sa mort (Œuvres, p. 778). « S’il y avait des mœurs tout irait bien ; il faut des ins-
titutions pour les épurer. Il faut tendre là : voilà tout ce qu’il faut faire. Tout le reste
s’en suivra. La terreur peut nous débarrasser de la monarchie et de l’aristocratie ;
mais qui nous délivrera de la corruption ? Des institutions. On ne s’en doute pas ; on
croit avoir tout fait quand on a une machine à gouvernement… (Troisième fragment
des Institutions républicaines, Œuvres, p. 1135). Devant une révolution « glacée », où
« la terreur a blasé le crime comme les liqueurs fortes blasent le palais « (Saint-Just,
p. 1141), « il faut s’attacher à former une conscience publique : voilà la meilleure
police » (Saint-Just, Œuvres, p. 750). Mais l’absence d’espace-temps où la parole
populaire pourrait se frayer un chemin et être traduite en lois, nous dit Wahnich,
fait défaut en 1794 : comme le dit Saint- Just, « ce qui faisait l’an passé la force du
peuple et des jacobins, c’est que les orateurs qui présentaient des lois dans le corps
législatif mûrissaient ces lois aux Jacobins. Aujourd’hui les Jacobins n’exercent plus
que la censure et l’on n’y médite point de travaux » (p. 1147). Et le phénomène n’est
pas constatable seulement en aval de la terreur. « Sans doute convient-il tout autant
de repérer cette absence en amont lorsque la demande d’égalité est inaudible »
(Wahnich, 2009, p. 259).
Saint-Just est lucide sur la faiblesse de la Loi et ce point est capital : « Il y a trop
de lois, trop peu d’institutions civiles […] Il faut peu de lois. Là où il y en a tant, le
peuple est esclave […] Celui qui donne à un peuple trop de lois est un tyran […]
Obéir aux lois n’est pas clair ; car la loi n’est souvent autre chose que la volonté de
celui qui l’impose […] La loi ne fait pas le droit, le droit fait la loi » (p. 1136). Et on
connaît le judicieux commentaire de Gilles Deleuze qui donne ainsi une belle posté-
rité à Saint-Just : « La tyrannie est un régime où il y a beaucoup de lois et peu d’ins-
titutions, la démocratie, un régime où il y a beaucoup d’institutions, très peu de lois.
L’oppression se montre quand les lois portent directement sur les hommes, et non
sur des institutions préalables qui garantissent les hommes » (1953, p. lX). On ne
saurait mieux dire l’aporie que constitue l’alliance impossible mais surtout dange-
reuse des émotions et des lois. Sinon celles bien sûr, parmi ces lois, qui permettent
spécifiquement d’instituer les affects autour de travaux à méditer, pour reprendre
l’expression de Saint-Just. Organiser systématiquement des travaux à méditer comme
« institution préalable », c’est faire de la confrontation et de délibération les moyens
de développer les affects, de les éroder les uns contre les autres. C’est autre chose
que de vouloir épurer les cœurs par l’héroïsme de la vertu ou l’arbitraire de la Loi.
Il semble, aux yeux du profane, que BillaudVarenne, l’ai vu mieux que d’autres :
les vertus publiques s’apprennent non seulement dans les écoles ou au spectacle
des fêtes mais dans des « espaces publics de réciprocité » (cité dans Wahnich, 2013,
p. 10). L’instruction publique est aussi « dans la dignité et l’importance de vos
délibérations » dit-il, et « dans le zèle et les discussions lumineuses des Sociétés
populaires » (p. 10). C’est dans ces discussions que la conscience publique se forme
comme ressort de la démocratie ; dans l’exercice pratique des droits où se fabrique
l’esprit des lois. Sans ce travail de régénération des affects dans le réel à civiliser pour
assurer l’efficacité de l’action, ces mêmes affects recuisent en émotions dissolvantes
et il ne reste plus que la tâche impossible de « contenir les ardeurs » de ces émotions
« spontanées ».
C’est ici que le modèle de la traduction des émotions en lois mérite d’être dis-
cuté. Car les affects peuvent avoir plusieurs destins si on médite des travaux. Le travail
institutionnel des affects pour faire, avec eux, le tour des questions en discussion,
avant que les émotions se fixent et réclament leur traduction en lois, est peutêtre au
principe de ce qu’on pourrait appeler l’instruction publique des conflits. C’est peut
être une façon de « mûrir » les problèmes à régler comme le dit encore Saint-Just.
Ce travail en « espace public de réciprocité », loin du face-à-face entre passion et
raison, émotions et loi, loin de pasteuriser les affects, est sûrement un moyen d’user
ces affects sur d’autres objets réels de délibération et avec d’autres destinataires ; non
pas en leur tournant le dos mais, du coup, en les développant.
À l’inverse, la canalisation et la sublimation légales des émotions violentes n’ont
jamais qu’un temps. Et il est chaque fois plus court quand les espaces dialogiques
de réciprocité ne mûrissent pas l’action réelle de transformation. Aucune mystique
La question revient : Freud « ne s’est-il pas trouvé piégé, dans une position morale
ou théorique, mais une position qui vient radicalement contredire le moteur même
du procès de chaque analyse ? » (Zaltzman, 2005, p. 110). Car, en fait, la sublimation
n’y suffit pas pour Zaltzman (2003, p. 117)3. « S’il faut parler en termes de métaphore
spatiale haut et bas, supérieur et inférieur, ce n’est pas vers le haut que progresse
une analyse, c’est vers les puissances d’en bas qu’elle descend » (Zaltzman, 2003,
p. 237). On pense à Spinoza déjà cité : « un affect pour lequel nous pâtissons ne peut
être réduit ni ôté sinon par un affect plus fort que lui et contraire à lui » ([1677] 1965,
p. 227).
Paradoxalement, écrit Zaltzman, « le seul véritable progrès de l’esprit n’est pas
du côté des valeurs supérieures, mais dans la familiarisation avec son propre fond de
bassesse et de barbarie, familiarisation seule capable de rendre caduque l’hypocrisie
intrinsèque aux buts culturels conscients » (2003, p. 237). Le seul véritable progrès de
l’esprit dans sa marche du connu à l’inconnu passe par le rapport de force des affects
pour se relier au réel. Le travail de culture n’est pas un renoncement aux affects de
l’action qui traversent le corps et l’esprit, une sublimation morale soustrayant les
sujets à la décharge pulsionnelle. C’est un travail de régénération des tonalités de
l’affectivité par multiplication simultanée des affects en institutions.
Avec Spinoza, au-delà de Freud, la perspective vygotskienne (Clot, 2015 ;
Vygotski, 2017) s’en remet davantage à la vitalité transindividuelle du conflit pour
développer la puissance d’agir, qu’à l’inertie des valeurs pour la « pasteuriser ».
L’exposition à la conflictualité propre du social réaménage le destin des pulsions.
Ce qui s’y aiguise en délibérant sans faux semblant sur le réel vaut comme recharge
pulsionnelle. Pouvoir compter sur la force des affects pour transformer la culture vaut
mieux que s’aveugler sur les mérites du rempart factice de la raison. Contre lui les
passions tristes ne peuvent que s’exaspérer. Encore une fois Spinoza est tranché : « la
connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, réduire aucun
affect, mais seulement en tant qu’elle est considérée comme un affect » ([1677] 1965,
p. 233).
Zaltzman, sans aucun doute inquiète de l’état actuel du « conatus démo-
cratique », a cherché à retrouver le sel du pouvoir d’agir concret, au-delà de la sacra-
lisation de la doxa, du côté de la tragédie grecque. Elle a redonné son tranchant à la
katharsis, comme moteur élaboratif d’une « conscience de soi publique » en référence
à Myriam Revault d’Allonnes (2002). La tragédie « ne plaide pas le renoncement
pulsionnel ; elle initie à l’existence de cette puissance […]. La représentation tragique
comme traitement du fatum pulsionnel a le privilège de mettre en évidence l’impuis-
sance du sujet isolé face à la ‘contrainte du destin’, et de mettre en lumière la puis-
sance élaborative d’une instance qui n’est ni intrapsychique ni intersubjective, en
tant que ce terme désigne des liens historiques de sujet à sujet, mais d’une instance
impersonnelle qui tend à intégrer le hors du commun dans un commun modifié
par lui » (Zaltzman, 2005, p. 113). Autrement dit, à intégrer l’intraitable dans le lot
3. On peut se rapporter sur cette question de la sublimation aux remarques convergentes de G. Canguil-
hem (Clot, 2003, p. 50-51), de D.W. Winnicott (1971, p. 132 & 147) ou encore à celles d’A. Philips
(2008, p. 195).
culturel commun, pour parler comme Winnicott (1971, p. 141) et ce, en le décapant
ensemble, pour gagner sur ses terres étrangères.
À la manière de Spinoza cette fois, on pourrait dire : la sagesse n’est pas à cher-
cher du côté des pénitences de la vertu. Elle est la vertu même. Nous n’éprouvons
pas la joie parce que nous réprimons nos penchants. Mais, au contraire, c’est la joie
éprouvée dans le travail avec nos passions – dans le collectif singulier aux prises
avec le devenir actif – qui renouvelle nos penchants ; non pas en leur tournant le dos
mais par la voie de leur développement. Comme le note André Tosel, « pas seule-
ment dans une communauté de singularités qui coopèrent mais dans la division de
singularités qui se découvrent équivoques les unes pour les autres. La singularité de
la vie affectuelle commune se donne dans la séparation et dans le risque permanent
de la haine succédant à un amour inconstant » (2008, p. 189). Il faut faire vivre les
passions dans l’action. Elles ont bel et bien un devenir possible dans la raison conçue
comme intelligence de notre affectivité. À condition, donc, que la raison se régénère
avec elles pour conserver sa vitalité propre ; propre à démasquer le réel en le mûris-
sant ensemble.
Nous sommes ici au cœur du travail politique, de la vitalité politique. Laurent
Bove a pu en parler en termes de « conatus politique » ou démocratique pour dési-
gner l’essence dynamique de la réalité collective (1996, p. 82). La régénération ou la
dégénérescence s’affirme aussi dans le collectif par l’entremise d’un affrontement de
forces et d’opinions au regard de la doxa instituée. Là aussi il s’agit d’une marche
du connu vers l’inconnu pour conserver l’institution. Le conflit n’est sûrement pas le
but mais il est bel et bien le moyen de persévérer dans la démocratie où ce qu’on par-
tage déjà est moins intéressant que ce qu’on ne partage pas encore. Et ce, pour avoir
une chance de voir venir le réel. Bove cite alors le Spinoza du Traité politique cette
fois dans un texte qui pourrait donner une définition assez juste de ce que SaintJust
cherchait à tâtons : on croit perdre du temps en discussion et, « sans doute tandis que
Rome délibère, Sagonte périt, mais en revanche, lorsqu’un petit nombre décide de
tout en fonction de ses seules passions, c’est la liberté qui périt et le bien commun.
Car les dispositions intellectuelles des hommes sont trop faibles pour pouvoir tout
pénétrer d’un coup. Mais elles s’aiguisent en délibérant, en écoutant et en discutant ;
c’est en examinant toutes les solutions qu’on finit par trouver celles qu’on cherche,
sur lesquelles se fait l’unanimité, et auxquelles nul n’avait songé auparavant »
(Spinoza, [1677] 1979, lX, 14). Se trouve alors repérée, dans ce cadre aussi, l’efficacité
de l’affect entretenu, l’énergie potentielle de la multiplicité simultanée et finalement,
« une puissance positive de déséquilibre, d’ouverture et de mouvement » (Bove,
1996, p. 84). Comme l’écrit Tosel, cette : « puissance instituante n’existe à la fois que
si elle est institutionnalisée et si elle se soumet à une exigence de rectification » (2008,
p. 262). C’est là que s’enracine, par l’entremise d’émotions corporellement vécues,
le sentiment de vivre la même histoire.
qui, du coup, s’en est suivi, au prisme de Spinoza. Mais il semble que ce soit diffi-
cile. Il faut, à ce sujet, sans aucun doute suivre l’analyse lucide d’Abensour dans
son introduction aux Œuvres complètes de Saint-Just. Il instruit le dossier en s’aidant
de l’ouvrage de Remo Bodei (1997) pour percer ce qu’il appelle « le paradoxe de
Saint-Just » (Abensour, 2004, p. 68). La thèse peut tenir en peu de mots. Spinoza,
contre tout moralisme, cherchait l’augmentation de la puissance d’agir non pas dans
la répression illusoire des passions par la Raison mais dans la transfiguration des
affects passifs en affects actifs. Mais, « tandis que la libération de la servitude consiste
pour Spinoza à libérer les hommes de la peur et de l’espoir, passions tristes, à l’in-
verse les Jacobins sont déterminés à utiliser ces deux passions ‘’chaudes’’ non pas
pour asservir la multitude, comme cela s’est fait tout au long des siècles, mais pour
l’émanciper et orienter les individus et les peuples vers la liberté et l’autonomie.
Cette optique révolutionnaire d’émancipation produit un renversement total de l’uti-
lisation de la peur et de l’espoir par rapport à Spinoza. La peur et l’espoir reçoivent
aussitôt un nouveau statut ; d’ennemies de la raison, ces deux passions deviennent
dans le projet jacobin ses auxiliaires » (Abensour, 2004, p. 69). Selon Bodei, le jaco-
binisme a voulu détourner ces passions mobilisées classiquement par les tyrans de
façon inédite pour provoquer une rupture du peuple avec une servitude séculaire.
La chaleur de ces deux passions est utilisée par les jacobins pour paradoxalement
aller chercher à l’extrême opposé de la liberté le moyen d’instaurer la liberté (Aben-
sour, 2004, p. 70). Contre l’inertie du peuple qui garantit sa survie, contre son âme
endormie, la peur et l’espoir réveilleront cette âme altérée.
Mais avec le dispositif conceptuel audacieux mais « extravagant » de l’oxymore
du despotisme de la liberté, note Abensour, « la crainte devient terreur éclairée par
la raison, l’espoir se transforme en foi laïque dans la régénération de l’humanité »
(2004, p. 72). Le despotisme de la liberté provoque paradoxalement le tarissement
des affects indispensables à l’émancipation et, au sens propre, décourage les hommes
et pervertit la révolution (p. 80). Une fois brisée la joie barbare finalement impuis-
sante, la peur étreignit les sans-culottes et empoisonna toute la vie politique. « Le
peuple était terriblement las et surtout depuis la chute des factions, il ne croyait plus
en personne » écrira Albert Soboul (1975). C’est de là que surgit la tentative institu-
tionnelle de Saint-Just pour conjurer le sort. Mais pour Abensour elle n’est pas de
nature à surmonter l’aporie de la Terreur. Elle repose sur une dépréciation funeste
de la politique, une « haine de la politique » identifiée sans plus à un système de
domination. Cette haine « grève dangereusement le projet institutionnel. Posant
une alternative entre la vertu et la terreur, Saint-Just paraît incapable d’imaginer,
d’introduire un troisième terme qui ne serait autre que la politique pensée en tant
qu’expérience de la liberté » (Abensour, 2004, p. 96). C’est que pour lui « la liberté du
peuple est dans sa vie privée » et « le projet des institutions dessine plus les contours
d’une société héroïque que ceux d’une communauté politique » (p. 97). On peut se
demander si, devant la machine de gouvernement grippée, Saint-Just n’imaginait
pas fabriquer « une machine à moralisation » (p. 97).
On ne le saura jamais. On peut même le contester comme l’a d’ailleurs fait
Wahnich dans un très beau texte d’hommage à Abensour (Wahnich, 2018). Elle y
cite cette phrase de Saint-Just : « Lorsque les autorités publiques seront impuissantes
contre l’attroupement et la violence du peuple, un drapeau déployé au milieu de la place
publique imposera la paix et sera le signal que le peuple va délibérer. Le peuple s’assemblera
paisiblement, et fera parvenir sa délibération aux autorités. Elle sera transmise au pouvoir
législatif » (Saint-Just in Abensour, 2004, p. 1147). Pour elle, c’est là un souci pour les
libertés publiques qui honore Saint-Just (Wahnich, 2018, p. 201). Et il faut sans aucun
doute en convenir, autant qu’à ma place je puisse en juger. Mais l’héroïsation nous
met, à coup sûr, loin de Spinoza. « Rappelons-nous : les dispositions intellectuelles
des hommes sont trop faibles pour pouvoir tout pénétrer d’un coup. Mais elles
s’aiguisent en délibérant, en écoutant et en discutant ; c’est en examinant toutes les
solutions qu’on finit par trouver celles qu’on cherche, sur lesquelles se fait l’una-
nimité, et auxquelles nul n’avait songé auparavant » ([1677] 1979, lX, 14). Trouver
ensemble les solutions auxquelles nul n’avait pensé jusqu’ici en instituant la dispute
sociale qui permet de « méditer des travaux », tel est peut-être la valeur ajoutée de la
démocratie. Rien n’est moins héroïque que cet effort à consentir pour descendre sans
faux-semblant vers « les faits polémiques » plutôt que de monter vers les idéaux qui
les digèrent trop vite. Les « faits polémiques » divisent la société mais ces divisions
ne peuvent pas être colmatées par la seule vertu des valeurs et du courage. Ne faut-il
pas sous cet angle lire à nouveaux frais les réflexions de Soboul sur les conflits réels
et insolubles dans l’orientation sociale dominante de la révolution ?
Méthodes ?
Dans la crise sociale qui durait, le prosaïque insiste : entre Robespierre pour qui,
malgré tout, « l’égalité des biens est une chimère » (24 Avril 93) et Saint-Just pour qui
« il ne faut ni riches ni pauvres, l’opulence est une infamie », l’idéal commun d’une
société de petits producteurs indépendants ne parvient pas à améliorer la vie quoti-
dienne. Entre poussée des prix des subsistances et baisse des salaires, les couches
le plus pauvres de la sans-culotterie désespèrent. L’équilibre économique recherché
entre chefs d’entreprise et salariés est introuvable. Robespierre, « de culture scienti-
fique et économique quasi nulle », nous dit Soboul (1975, p. 343), « incapable d’une
analyse précise des réalités économiques et sociales de son temps » (p. 343), demeura
prisonnier de ses contradictions, comme Saint-Just : « ils étaient l’un et l’autre trop
conscients des intérêts de la bourgeoisie pour s’attacher totalement la sans-culotterie
mais trop attentifs au besoin des sans-culottes pour trouver grâce aux yeux de la
bourgeoisie » (p. 344). La toute-puissance formelle des idées, les appels à la vertu,
l’amour de la patrie et de ses lois ne peut faire durablement barrage à la barbarie
des conflits du réel. L’impuissance effective des valeurs fait alors immanquablement
passer ces dernières pour hypocrites et laboure le terrain pour la mélancolie. Seule
l’instruction publique de ces « vrais faits polémiques » sans tricher – était-ce pos-
sible ? –, en permettant d’autres arbitrages éventuels pouvaient peut-être donner un
destin d’affects actifs, une autre issue que le découragement, aux passions sociales.
D’autres décisions étaient-elles seulement envisageables ? Pas sûr, quand le temps
manque. On n’est donc pas obligé de suivre jusqu’au bout Soboul.
Mais, de fait, l’instruction publique du problème n’avait pas les instances élabo-
ratives susceptibles d’intégrer l’intraitable dans le lot culturel commun. Pas les
institutions nécessaires. Certes, dans son dernier discours – celui qu’il n’a pas pu
prononcer – Saint-Just indexe la cité, qu’il assimile à la conscience publique, au
Sans crainte d’exagérer ? On pourrait en débattre. Mais il est bien vrai, comme
l’a montré avec précision le syndicaliste italien Bruno Trentin4, que Marx faisait
l’hypothèse, pour ainsi dire déterministe, qu’on pouvait compter sur une contra-
diction « irréversible » mûrie dans la société pour une nouvelle révolution. « Ce
mécanisme historiciste marxiste s’est avéré totalement faux », écrit-il (Trentin, 2016,
p. 70). Mais au moins se fondait-il sur « une tentative d’interprétation des trans-
formations au sein de la société civile lors de la première grande révolution indus-
trielle. Le moyen d’en sortir qu’a choisi la gauche au début du siècle a produit une
première séparation entre politique et société civile, puisqu’elle a décidé, contraire-
ment à Marx, que le parti (et non plus la « classe ») était le nouvel agent historique »
(p. 70-71).
Le moins qu’on puisse dire est que l’inventaire systématique des conséquences
de ce choix sur les méthodes d’action n’a pas encore été fait jusqu’au bout5. Puisse
une psychologie des affects, qui leur accorde le rôle qu’on leur a attribué ici, nous
aider à retrouver le sentiment de vivre la même histoire. Autrement.
Références
Abensour, M. (2004). Lire Saint-Just. Présentation aux Œuvres complètes de Saint-Just.
Paris : Gallimard.
Abensour, M. (2019). Le cœur de Brutus. Paris : Sens & Tonka.
Bodei, R. (1997). Géométrie des passions. Paris : PUF.
Bonnefond, J.-Y. (2019). Agir sur la qualité du travail. L’expérience de Renault Flins.
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Bove, L. (1996). C’est la résistance qui fait le citoyen. In P.F. Moreau (dir.), Architec-
tures de la raison. Mélanges offerts à A. Matheron (p. 72-85). Fontenay/St Cloud :
ENS Éditions.
Canguilhem, G. (1976). Nature dénaturée et nature naturante. In Collectif, Savoir,
faire, espérer : les limites de la raison (vol. 2, p. 72-87). Bruxelles : Facultés universi-
taires Saint-Louis.
Canguilhem G. (1984). Le normal et le pathologique. Paris : PUF.
Canguilhem, G. (1983). Études d’histoire et de philosophie des sciences. Paris : Vrin.
Clot, Y. (2003). Vygotski : la conscience comme liaison. Préface à L. Vygotski,
Conscience, inconscience, émotions. Paris : La Dispute.
Clot, Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir. Paris : PUF.
Clot, Y. (2013). « Suicides au travail : un drame de la conscience professionnelle ? »
@ctivités, 10(2), 39-53.
Clot, Y. (2015). « Vygotski avec Spinoza audelà de Freud. » Revue philosophique, 2,
205-223.
4. On doit à ce dernier l’oxymore de « coopération conflictuelle » qui compte tant dans les actions en
clinique de l’activité au sein de la psychologie du travail actuelle (Clot, 2016).
5. Sur ce point, voir J. Y. Bonnefond (2019) et, dans la même veine, J. Rancière (2020).
certaines sont aujourd’hui largement instruites (par ex. Bonnefond, 2019). Parmi
cellesci, nous concevons le conflit comme central. Mais il y a conflit et conflit (Clot,
2010). Les interventions en clinique de l’activité nous ont appris à resserrer le conflit
autour d’objets concrets du travail quotidien. Plus exactement, il s’agit de mettre au
travail des professionnels volontaires sur des objets de leur travail qui leur « tiennent
à cœur » et à partir desquels ils peuvent faire l’expérience de la pluralité, des
nuances, des déphasages, des possibilités en jachère. Cette mise au travail peut ser-
vir ensuite à développer l’histoire du collectif dans l’organisation avec sa hiérarchie.
Pour cela, le ou les psychologues qui mènent l’intervention organisent d’abord des
situations d’analyse de l’activité permettant aux professionnels d’exercer leur capa-
cité de réplique face au obstacles ordinaires et ce pour renouveler leurs ressources,
voire celles des dirigeants dans l’organisation.
Ce genre d’intervention met systématiquement en tension conflictualité, effi-
cacité et émotion chez les professionnels concernés et leur hiérarchie. L’action et la
transformation sont à ce prix.
1. La crise sanitaire du coronavirus a rendu visible – au moins pour un temps – ce que la presse à appeler
les « métiers indispensables », comme le travail des éboueurs (voir par exemple Le Monde, 23 mars,
« Contre le coronavirus, les services municipaux sur la brèche »).
D’ailleurs, le management contemporain sait jouer sur les émotions2 pour les
transformer en outils de travail au service de la productivité. Mieux, les profession-
nels des métiers de service se voient prescrire leurs émotions (par ex., Jeantet, 2003)
afin qu’elles se conforment aux attendus de l’entreprise, du client et de la situation.
La rationalisation s’étend et embrasse donc également les émotions. Ce faisant, les
nouvelles formes du management engagent chacun à s’évaluer au regard des objec-
tifs qu’il s’est autoprescrit. Il en va de l’efficacité individuelle et collective. La ratio-
nalisation se fait mère de l’efficacité.
Historiquement, on peut faire débuter ce mouvement dès le début du XXe siècle.
La rationalité de l’action efficace se mesure alors à l’aune des coûts (Taylor, [1902]
1990) et du rendement du moteur humain (Amar, [1914] 1990). Après la Seconde
Guerre mondiale, l’avènement de la cybernétique (Lafontaine, 2004) transforme
l’idée que les machines peuvent servir à récolter des informations et à signifier la
nature et l’opportunité des actions à accomplir. Ainsi la machine cybernétique « par
sa capacité à prendre des décisions […] peut produire autour d’elle une zone d’orga-
nisation dans un monde dont la tendance générale est de se désorganiser » (Wiener,
[1950] 2014).
Autrement dit, la cybernétique inaugure « une des perspectives les plus fasci-
nantes […], celle de la conduite rationnelle des processus humains » (Dubarle, [1948]
1990). Mais la capacité limitée de la puissance des calculs n’a pas permis de réaliser
pleinement cette perspective. Or, depuis les années quatre-vingt-dix, des systèmes
experts permettent de révéler des corrélations entre des données dans le but d’éva-
luer des situations et de prendre des décisions. Et aujourd’hui les processeurs sont
dotés de qualités multi-sensorielles, cognitives et interprétatives pouvant alors indi-
quer aux professionnels le bon geste à effectuer. L’entreprise pilotée par les données
(data driven manufacture) ne guide pas uniquement l’ouvrier à la rétroaction, elle
oriente et régente les décisions au plus haut niveau de l’entreprise. L’intelligence
artificielle est devenue une puissance d’organisation de l’efficacité.
S’il en est ainsi, c’est parce que le cyber-management et la rationalité techno-éco-
nomique doivent servir l’efficacité au nom de la neutralité, de la coopération et de
la mutualisation des intérêts. En d’autres termes, il s’agit bien de tenter d’exclure du
champ social la conflictualité. Ou pour le dire avec Musso, les nouvelles technologies
permettent « un gouvernement rationnel et efficace, dépolitisé, technologisé, auto-
matisé : un pouvoir enfin pleinement scientifique » (2017, p. 691).
Force est pourtant de constater que le management scientifique ne règle pas tous
les problèmes. L’exemple du dieselgate – par analogie avec le Watergate, le dieselgate
désigne les agissements de falsification des tests d’homologation de moteurs diesel
2. La gestion des émotions par le management n’est cependant pas nouvelle (Cohen, 2013). Le com-
mandant Lyautey expose ses théories novatrices dans un article au fort retentissement intitulé « Du
rôle social de l’officier dans le service militaire universel », publié dans La Revue des Deux Mondes du
15 mars 1891. On peut y lire, par exemple à propos de la formation des officiers : « on leur a enseigné à
instruire leurs hommes, leur a-t-on fait comprendre qu’il fallût d’abord les aimer et conquérir leur affec-
tion ? ». Plus tard, les premiers travaux du courant des Relations humaines, durant les années trente,
vont également s’intéresser aux sentiments, à l’ambiance morale (Chanlat, 2003).
par le groupe Volkswagen – est l’une des expressions des rapports conflictuels entre,
d’un côté, des critères de rentabilité à court terme et d’expansion de parts de marché
et, d’un autre côté, des critères de qualité du travail des ingénieurs qui doivent faire
face aux injonctions de la Direction pour trouver des solutions techniques dans un
cadre temporel finalement impossible à tenir. Les ingénieurs font alors le choix de
fabriquer un logiciel qui dupe les normes en vigueur. La rationalité du marché et des
dividendes, dictée par la Direction de l’entreprise, se confronte alors à la rationalité
des ingénieurs pour répondre à une demande irréalisable sans tricher. Cette folie
rationnelle (Doray, 1981) et cette scientifisation s’organisent en refoulant le réel qui
ne disparaît pas pour autant.
Au nom de l’efficacité, la raison instrumentale – en tant que rapport entre
moyens et fin – peut faire fi de la conflictualité, de la pluralité et des rapports au
concret. Dans ce cas, l’efficacité est mesurée à l’aune des coûts. Mais le terme effica-
cité n’a pas toujours eu la définition pratiquement exclusive que nous lui donnons
depuis la fin du XIXe siècle (Duncan, 1990). À suivre l’étymologie, l’efficacité qualifie
d’abord l’action, la réalisation de quelque chose de façon complète, achevée. Autre-
ment dit, l’efficacité se traduit ici par un rapport entre celui qui agit et sa réalisation
aboutie, entre un sujet et une production réussie. Ce faisant, être efficace dans son
travail renvoie alors à un rapport entre soi et l’objet de son travail, mais aussi aux
règles de métier collectivement produites qui orientent les actions du sujet pour par-
venir à un produit achevé.
C’est en partageant les mêmes buts et au nom de l’efficacité que les profession-
nels trouvent « le moyen de se comprendre, peut-être rien que par gestes : on se com-
prend au vol, et si l’un de nous connaît mieux son affaire, vous pouvez être sûr que
les autres l’écouteront, même s’il n’a pas de grade. C’est comme ça dans le monde
entier […] » (Levi, 1980, p. 83). Mais si l’ouvrage s’écroule, si le travail se défait, si la
qualité s’abîme, c’est alors tout l’édifice des relations interprofessionnelles qui peut
s’affaisser : « les soudeurs disaient que les monteurs ne savaient pas monter ; les
grutiers que les soudeurs savaient pas souder ; et ils s’en prenaient tous à l’ingénieur
et lui reprochaient des tas de choses […] (p. 150). Au travail, la division est toujours
latente. Pas seulement entre professionnels de métiers différents, mais aussi entre
collègues qui partagent la même tâche.
On se demandera ci-dessous comment il est alors possible, dans la pratique de la
psychologie du travail, de relier efficacité et conflictualité, à l’occasion des demandes
des milieux professionnels, par la médiation de l’émotion. Comment, dans le genre
d’intervention que nous pratiquons, peut-on faire des émotions une source et une
ressource pour régénérer l’efficacité du travail aux yeux de ceux qui le font ? Pour
que les professionnels et leur hiérarchie éprouvent collectivement l’histoire qu’ils
pourraient activement prolonger ensemble, un travail des affects recentré sur le réel
est nécessaire d’abord entre les professionnels. On suivra sur ce point l’analyse de
Pascal Sévérac et Ariel Suhamy qui s’interrogent à partir de Spinoza sur la force des
institutions. Selon eux, les affects de crainte légitimes de ceux qui dirigent « ont des
causes, qui sont dans le peuple » (Séverac & Suhamy, 2008, p. 61). C’est pourquoi,
pour Spinoza, « une multitude libre doit se garder de confier entièrement son salut
à un seul homme » (Spinoza, 2015, p. 139). Pour cela, elle peut délibérer afin de se
déterminer par elle-même, avec le concours de ceux qui dirigent.
Mais selon Spinoza « les hommes sont conduits par le désir aveugle plus que
par la raison » (Spinoza, 2015, p. 97). Il ne faut donc pas attendre vainement que
tous les hommes deviennent raisonnables, « ce sont les institutions qui doivent user
rationnellement des passions humaines, en disposant les hommes à agir » (Sévérac
& Suhamy, 2008, p. 63).
C’est ce genre de tentative d’institution des passions à laquelle nous nous
sommes livrés dans l’expérimentation sociale qui suit. Elle a débuté par un dialogue
entre professionnels de terrain autour des critères de la qualité du travail qui les
occupe et les préoccupe. Ce dialogue leur a servi de support pour engager ensuite
les échanges avec la ligne hiérarchique, pour qu’ils modifient finalement ensemble
les situations de travail qui le méritaient. Ces transformations expérimentées de
manière concrète dans le dialogue entre eux ont conduit, au bout du compte, à
retoucher la division du travail pour faire durer la possibilité de le transformer si
nécessaire à l’initiative des professionnels de terrain. Ce faisant, c’est le rapport de
force inhérent à la division du travail « rationnel » qui s’est déplacé. En fin d’inter-
vention, les affects et les émotions entretenus dans l’institution du dialogue entre les
professionnels et la hiérarchie préparent l’émergence d’une organisation du travail
tournée vers la qualité du service et dans laquelle les professionnels de terrain ont
leur mot à dire. L’intervention et les affects éprouvés ensemble ont finalement permis
de régénérer l’histoire d’une institution pour soigner l’efficacité et la conflictualité
du travail concret.
3. Les entreprises publiques et privées organisent un management participatif qui est un mode de
conduite et d’animation des équipes permettant de susciter leur engagement et leur contribution à
l’innovation permanente ainsi qu’au progrès des performances de l’entreprise (par ex., Bourguignon,
2018).
mettre au travail entre eux dans ce cadre cette hétérogénéité, parfois jusqu’à la
controverse professionnelle comme on le verra dans l’exemple qui suit. Lorsque les
professionnels discutent entre eux de leur travail, ce processus engage le dévelop-
pement de la fonction psychologique 7 du collectif de travail (Quillerou-Grivot, 2011).
Chacun dispose, après ces échanges de nouvelles ressources potentielles pour sa
propre action en situation.
Ces comparaisons dialogiques ont aussi constitué l’occasion pour les agents de
formuler des diagnostics précis sur les dysfonctionnements et les obstacles ordi-
naires du travail, ainsi que sur les manières possibles d’y répondre.
On présente ci-dessous à titre d’exemple l’un de ces diagnostics portant sur un
emplacement de collecte des ordures et mettant en jeu, d’après les agents, leur sécu-
rité. Dans cette situation, la collecte est réalisée sur un zébra, en amont d’un échan-
geur autoroutier. Les conteneurs à collecter sont disposés sur le zébra du fait de la
présence d’un « camp de Roms8 » situé en contrebas, à proximité. L’échange s’engage
entre les deux professionnels – tous deux chauffeurs de benne – en autoconfrontation
croisée autour du positionnement de la benne sur cet emplacement.
7. Nous distinguerons dans la suite du texte la fonction psychologique de la fonction sociale du collectif
de travail. Chacune de ces fonctions a fait l’objet d’un travail spécifique en cours d’intervention. Les
dialogues entre éboueurs ont permis de développer la fonction psychologique du collectif, les dia-
logues entre éboueurs et ligne hiérarchique ont conduit au développement de sa fonction sociale pour
l’organisation.
8. Formule utilisée à la fois par les dirigeants et les éboueurs.
16 David : mais moi je me mets là où il se met aussi J. mais plus loin, sur l’herbe.
17 Intervenant : sur l’herbe donc du coup ça force à…
18 David : c’est vrai qu’après c’est difficile.
19 Intervenant : de toute façon, quel que soit le côté, tu as une contrainte.
20 David : voilà c’est une contrainte aussi bien à droite ou à gauche et puis c’est
dangereux.
21 Christophe : là… ouais… c’est pas bien.
22 David : et le problème qu’il y a c’est que, bon je veux pas porter la poisse à
mon collègue…
23 Christophe : si t’accroches ?
24 David : oui si tu accroches, là ils vont, au bureau ils vont dire « pourquoi t’es
parti par là ? »… voilà
25 Christophe : ils vont dire « pourquoi t’es parti par là ? »… Je vais leur expli-
quer comme je t’explique là maintenant
26 David : mais ils vont dire t’as pas le droit
27 Christophe : mais ils peuvent me dire…
28 David : « t’es hors secteur… »
29 Christophe : je sais pas tu vois je sais pas ce qu’ils peuvent me dire mais…
30 Intervenant : mais en même temps tu peux pas faire une marche arrière une
fois que tu es à gauche ?
31 David : c’est encore pire… c’est trop dangereux.
32 Christophe : ben non c’est pire… Après voilà moi c’est tout hein c’est… moi
j’assume tu vois je préfère faire comme je fais moi et faire une petite boucle tu
vois… que se mettre comme toi là et… imagine là y’a une voiture qui arrive.
Tu as vu comment c’est pas éclairé, tu vois comment il fait noir ?
33 Intervenant : oui
34 Christophe : imagine il y a une voiture qui arrive, le gars il voit pas le collègue
derrière la benne, et il le shoote… devant toi… Tu fais quoi ? … Eh… nan.
35 David : le problème c’est ça, le problème il est là aussi de toute façon, aussi
bien de son côté à lui ou où moi je me mets, la contrainte elle est là et si jamais
il y a un accident ben… c’est…
36 Christophe : là c’est vraiment pas bien ces Roms là c’est vraiment pas bien.
37 Intervenant : oui là c’est dangereux là…
38 David : c’est très très très dangereux
Tableau – Extrait de dialogue entre agents en autoconfrontation
Ainsi, pour réussir à réaliser une collecte « bien faite » sur ce zébra, il est visible-
ment possible de « jouer » sur l’emplacement de la benne. À gauche, on facilite le
travail des collègues qui manipulent les conteneurs, mais on doit transgresser l’itiné-
raire prévu par la hiérarchie pour repartir. À droite, on complique le travail des col-
lègues qui doivent manipuler les conteneurs dans la terre, on les expose davantage à
la circulation toute proche, mais on peut suivre ensuite l’itinéraire prescrit. Aucune
réponse toute faite face aux dilemmes de l’efficacité, surtout dans cette situation
apparemment mal conçue.
Ainsi, dans cette même situation courante mais vitale, chacun compose à sa
manière face aux mêmes conflits du réel, à tort ou à raison bien sûr. Tout cela se
discute. Mais chacun le fait au sein de sa conception propre de la qualité du travail.
Chacun fait tout son possible, contre la prescription s’il le faut, pour réussir à rendre
opérationnel le service public. Ce genre de dialogue entre éboueurs – où les conflits
de critères et les objections sont source de pensée et d’affects – affinent le grain de
l’analyse qui aura toute son importance ensuite au sein des comités de pilotage et
de suivi.
Dans l’autoconfrontation, en l’absence même de la hiérarchie – condition sine
qua non pour nous – on mesure combien tous les jours également l’activité ordinaire
est pourtant adressée aussi aux décideurs de l’organisation malgré leur absence sur
les lieux du travail. Le positionnement de la benne sur le zébra transporte au plan
symbolique un rapport à la hiérarchie, à la règle et à sa transgression éventuelle, au
nom de la qualité de la sécurité.
Insistons sur ce point particulièrement important pour nous : le rapport social
de subordination et plus généralement les logiques sociales structurelles de l’orga-
nisation sont simultanément constitutives de l’activité pratique. Le geste de travail
est toujours aussi adressé à ces destinataires que sont les décideurs – il contient en
lui-même et par anticipation le point de vue, réel ou supposé, de la hiérarchie, il y
répond d’avance – et le choix de l’emplacement de la benne pour répondre au conflit
de critère sur la sécurité charrie avec lui un dialogue empêché jusqu’alors avec la
hiérarchie autour de ces questions – une histoire empêtrée dans une impasse – alors
même que ce dialogue serait de nature à modifier la situation.
C’est le but de cette première phase d’analyse du travail entre éboueurs : pré-
parer les échanges à venir avec la hiérarchie sur ces questions restées jusque-là en
jachère. Elle permet aux éboueurs d’équiper leur point de vue – toujours transitoire
car souvent indécidable pour de bon – sur les problèmes qui se posent dans les
situations concrètes de travail et sur les manières de les arbitrer. Certains problèmes
peuvent être liés aux manières de faire locales, et peuvent donc être travaillés dans
la délibération entre professionnels sur les critères de qualité du travail. D’autres
problèmes appellent – comme c’est le cas ici – une poursuite du dialogue avec la
hiérarchie, malgré les réticences et la défiance exprimées à nouveau par les opéra-
teurs à l’égard de cette coopération potentielle.
La seconde phase cherche alors à organiser le développement de la fonction sociale
du collectif dans l’organisation, en faisant de ce premier repérage des obstacles à sur-
monter un objet de l’échange avec la hiérarchie au sein du comité de pilotage. Dans
cette perspective, dix agents de l’équipe accepteront malgré une défiance persistante
objections à leurs analyses qui relanceront le dialogue entre les éboueurs eux-mêmes.
Nous cherchons à installer les conditions pour que, dans le comité suivant, les dif-
férents points de vue puissent se discuter afin d’enrichir le point de vue de chacun
et conduire ainsi à des solutions nouvelles inimaginables au départ, c’est-à-dire à
installer une coopération effective entre les éboueurs et leur hiérarchie qui assume le
conflit de critères sur la qualité du travail.
Intervenant : Donc voilà je sais pas comment on peut faire peut-être qu’on peut
commencer par discuter de ce qu’on a vu là…
Directeur propreté : (coupe la parole à l’intervenant) moi moi je… enfin juste quand
même sur ce que j’ai vu là je suis très… très fier et très impressionné par ce que
vous avez fait… Parce-que là pour le coup euh… ça démontre bien, sur ce que
je… votre motivation à aller chercher vos collègues pour euh voilà… discuter avec
eux et a priori sur ce que je vois sur les images tout le monde est assez réactif et
participatif…
Agent Désigné 1 : ceux qui l’ont fait ouais franchement il y a pas eu de souci oui.
Directeur propreté : enfin moi je suis très content et je vous le dis même… fier de
ce que vous faites franchement c’est euh… c’est bien. Je laisse les uns et les autres
réagir mais euh…
Tableau – Initialisation de l’échange entre les deux agents désignés
par leurs collègues et la hiérarchie du service de propreté
Fabien9 : la liste là elle a été faite à partir des premiers films et de la collecte, avec
le problème des rats, le fait d’avoir des bouchons sur les conteneurs ben il y aurait
peut-être pas de rats qui passeraient, le fait d’avoir des couvercles il y aurait peut-
être… voilà c’est c’est plus dans ce sens-là que ça a été dit…
Christophe : sur les vidéos précédentes et avec les collègues…
Responsable administrative propreté : ouais mais les bouchons à un moment
donné on nous a dit euh qu’il fallait enlever… c’est moi je me souviens de cette
discussion…
Fabien : ouais parce-que l’eau elle restait dedans… oui je suis entièrement
d’accord.
Responsable administrative propreté : voilà on nous a dit faut enlever les bou-
chons parce-que les personnes qui manipulent elles récupèrent toute l’eau euh…
Fabien : ah oui oui je suis entièrement d’accord mais il y a rien qui est euh…
Responsable administrative propreté : mais je veux dire il y a des choses aussi
9. Les deux agents désignés par leurs collègues sont Fabien et Christophe. Leurs prénoms ont été
modifiés.
qui avaient été faites à l’époque parce-que ça avait été des demandes qui étaient
remontées du terrain
Fabien : ouais
Responsable administrative propreté : donc euh… faut pas revenir sur ce qu’on
a dit hein mais… je veux dire…
Fabien : le problème c’est pas ça là c’est les roues, les roues qui sont cassées et qui
tournent plus on arrive pas à les pousser c’est… voilà c’est… c’est des incon-
vénients de travail c’est ce qu’on nous a demandé de faire après…
Christophe : (parle bas) il aurait fallu des petits trous en dessous…
Fabien : …au-dessus de nous après c’est vrai que ça se fait ça se fait si ça se fait pas
après les gens ils disent bon ça se fait pas ben c’est encore que…
Agent de maîtrise : ça dépend après si il pleut euh…
Christophe : (plus fort) il aurait fallu des petits trous plutôt
Brouhaha
Intervenant : Alors attendez parce qu’on peut pas… on peut pas tous euh… Vasy
C. (Agent Désigné 2)
Christophe : non mais c’est… il aurait fallu des petits trous en dessous
Directeur adjoint propreté : il faudrait les percer en fin de compte… en dessous
du conteneur ?
Christophe : ben oui ce serait peut-être mieux pour l’eau…
Directeur adjoint propreté : ouais… ouais c’est pas…
Christophe : comme ça les rats ils peuvent pas rentrer dedans… et comme ça il y
aura quand même le bouchon…
Directeur adjoint propreté : oui c’est pas con ça… c’est pas con
Intervenant : ça ce serait possible ça D. (Directeur adjoint propreté) ?
Directeur adjoint propreté : … ben sur la… sur la spécificité camp Rom ouais on
peut faire je pense pas que ce soit… que ce soit compliqué hein. Quelques coups
de de… avec la perceuse et la mèche c’est…
Responsable administrative propreté : on a ce qu’il faut pour…
Directeur adjoint propreté : on a tout… ça c’est pas un souci c’est une très bonne
idée ça c’est une très bonne idée
Tableau – Le traitement du problème de conteneur entre agents et hiérarchie
11. C’est une différence importante avec « l’expression des salariés » promue par les lois Auroux
(Coffineau, 1993).
La construction d’un autre rapport social au réel se poursuit contre les rapports
sociaux institués. Il est moins asymétrique. Les positions hiérarchiques restent for-
mellement les mêmes, mais l’alliance possible entre les professionnels et l’objet réel
du service fourni aux usagers est consolidée. Cette alliance régénérée continue de
jouer sur la déliaison et reliaison des forces en présence, qui se reconfigurent sur l’axe
d’un rapport inédit au réel, et plus seulement sur celui du travail subordonné où
s’alimente la défiance. Cette institution en développement est davantage portée à
« délier ce qui dissocie » (Loraux, 2019, p. 96) : ce qui sépare, autour du réel, devient
davantage le moyen de renouer des liens entre les différents protagonistes de l’orga-
nisation, éboueurs compris. Ce travail d’organisation technique structure un pro-
cessus dialogique qui modifie de fait la place de la parole des professionnels par
l’entremise des référents-métier. Il faut donc regarder cette phase de généralisation
comme un élargissement du rayon d’action des professionnels : alors que leur parole
était refoulée, elle a fait son entrée dans la boucle de décision, à leur initiative, en
affectant le contenu du travail de l’encadrement. Et celuici cherche en retour à dis-
poser, bien sûr, de cette nouvelle puissance d’agir. La fluctuation de ce rapport entre
les forces, pour le contrôle de l’initiative, est une expérience vitale pour les éboueurs,
aussi bien sociale que subjective.
Mais il faut regarder les choses en face. Cette reconfiguration rencontre beau-
coup d’obstacles, pour les éboueurs, pour la hiérarchie, et surtout dans l’activité
de référent-métier qui « vectorise », en quelque sorte, l’ensemble des processus à
l’œuvre lors de cette période. Au cours des six mois de construction de ce proces-
sus d’organisation du dialogue, les deux éboueurs référents de référents ont voulu
mettre fin à leur contribution de manière explicite à deux reprises. Car, au sein des
réunions organisées avec la hiérarchie, se disputent les habitudes de défiance contre
la recherche de solutions pratiques inédites. C’est vrai aussi entre les éboueurs qui
sont tentés d’utiliser les espaces d’organisation conquis pour entretenir et relancer
la défiance. L’activité retrouvée ponctuellement dans le dialogue pour agir sur les
situations réelles de travail ne suffit pas à elle seule à garantir une continuité. Il faut
des transformations effectives répétées en situation de travail. Les affects éprouvés
ensemble lors des dialogues institués ne rejoignent un devenir actif que lorsqu’ils
permettent d’affecter les situations réelles de travail. Sans cela, l’expérience faite
par les éboueurs se retourne vers l’impuissance et la passivité, elle s’étiole et perd
en profondeur, réaffectant ou désaffectant alors au passage la tonalité des relations
professionnelles.
Au-delà des oscillations incontournables que nous venons de mentionner, le
pouvoir d’agir gagné par les éboueurs sur leur activité, pour durer, a dû faire l’objet
d’une redéfinition du rapport social local entre la direction et les organisations syn-
dicales. Et ceci pour éviter que les problèmes ne soient à nouveaux refoulés et avec
eux le dialogue à poursuivre dans la « coopération conflictuelle ». L’ainsi nommé
« dialogue social » doit alors être mis au service du développement de la conflictua-
lité autour des critères de qualité du travail. C’est pour cette raison que le comité
de suivi réunissant direction, organisations syndicales et agents de propreté a été
orienté sur cette voie, afin de garantir la pérennité de cette nouvelle organisation
dans le temps.
Dans le cadre des comités de suivi, le dispositif qui transporte un nouveau rap-
port au réel devient un instrument de « dialogue social », le barycentre du conflit
de critères autour de la qualité du travail. La coopération conflictuelle s’étend dans
l’institution en y intégrant alors le point de vue des organisations syndicales. Dans
l’extrait ci-dessous, chaque responsable syndical a déjà endossé dans l’échange un
rôle de veille et d’évaluation du dispositif dans le temps. Les référents ont insisté sur
la nécessité de pouvoir résoudre les problèmes relevés et les intervenants ont rappelé
l’importance d’un rapport de forces à développer entre les agents, les organisations
syndicales et la hiérarchie autour du traitement de ces problèmes pour installer la
pérennité du processus dans le temps.
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Protagonisme en histoire
et personnalisation en psychologie
Caroline Fayolle
1. Sur la mise à l’épreuve de la notion de protagonisme par d’autres terrains d’enquête, voir Q. Deluermoz
et. B. Gobille (dir.) (2015a).
2. Voir également, « La prise de parole publique des femmes pendant la Révolution française », numéro
spécial des Annales historiques de la Révolution française (n° 344, avril-juin 2006) et les ouvrages de
synthèse de J.-Cl. Martin (2008 et É. Viennot (2016).
De l’engouement à l’engagement :
passer le seuil du protagonisme
Selon William Sewell (2015c, p. 143) « après l’été 1789, tout un chacun est un
homme nouveau, qu’il le veuille ou non »3. Cette expression pourrait faire oublier
l’avènement de « la femme nouvelle ». En effet, les femmes expérimentent elles
aussi un processus de politisation qui induit un nouveau rapport à soi. Alors que les
hommes ont laissé de nombreux récits qui témoignent de la manière dont la Révo-
lution a modifié leur quotidien et leur conception du monde, les occasions pour les
femmes de s’exprimer à ce sujet sont très rares. Pour cette raison, les témoignages
laissés par Rosalie Jullien (1745-1824) et Théroigne de Méricourt (1762-1817) sont des
sources précieuses. Elles permettent de mettre en lumière les difficultés, propres aux
femmes, pour passer le seuil du protagonisme, tout en montrant en quoi la Révolu-
tion est aussi un bouleversement intime4.
Les événements révolutionnaires ont une incidence concrète sur le quotidien
de Rosalie Jullien, épouse et mère de deux acteurs politiques révolutionnaires :
le député jacobin Marc-Antoine Jullien (de la Drôme) et Marc-Antoine Jullien (de
Paris). Et cela en premier lieu parce qu’ils l’obligent à mener pendant plusieurs
mois la vie d’une femme élevant seule un jeune enfant (son second fils Auguste)
dans le Paris révolutionnaire5. Les lettres envoyées à son époux et à son fils aîné
révèlent le pouvoir d’attraction qu’exercent les affaires publiques sur Rosalie Jullien.
Consciente de vivre un moment « historique », elle assiste assidument aux séances
de l’Assemblée nationale, lit la presse, participe aux fêtes civiques. Elle expérimente
un enthousiasme chaque jour grandissant pour la politique (Fayolle, 2014). Au matin
de la journée révolutionnaire du 10 août 1792, elle écrit à son mari : « Les affaires
d’État sont mes affaires de cœur ; je ne pense, je ne rêve, je ne sens que cela » (Jullien
de la Drôme, 1881, p. 217). Cependant, cette politisation, aussi intense soit-elle, ne
conduit pas Rosalie Jullien à s’exprimer publiquement. Sa parole reste circonscrite
3. William Sewell dans le cadre du débat conduit par Q. Deluermoz et B. Gobille (2015b, p. 143).
4. Cette correspondance a été l’objet d’une réédition par A. Duprat (2016).
5. En 1791, son époux est en effet député suppléant pour le Dauphiné. Son fils aîné est envoyé à la
même période en Angleterre.
au cercle intime de la famille. Elle se définit avant tout, non pas comme une actrice,
mais comme une spectatrice de la révolution en train de se faire (p. 241).
C’est bien son statut de mère et d’épouse qui semble constituer le principal
obstacle à la transformation de son engouement pour la Révolution en engagement
politique. Tout au long de sa correspondance avec son mari, Rosalie Jullien semble
écartelée entre sa volonté de laisser la politique envahir sa vie et l’injonction sociale
à se cantonner aux affaires domestiques. Aux périodes où elle fréquente les assem-
blées, succède des moments de retrait : « je ne lis presque plus, je me paralyse, ou
plutôt je me rends à ma véritable et naturelle destination, aux soins de l’éducation
de mon cher Auguste et à mes fuseaux » (Jullien de la Drôme, 1881, p. 35). Quand
son enthousiasme pour la chose publique prend le dessus, elle tient tête à son
époux qui la convie à cesser de parler de politique (p. 194). Au retour de son époux
au domicile conjugal, l’ordre sexué semble se reconsolider. Rosalie Jullien écrit à
son fils : « Je ne suis pas allée à l’Assemblée depuis ton départ. Ton papa, que j’ai
vu tous les soirs, en paraît moins mécontent » (p. 304). Ainsi le processus de poli-
tisation de Rosalie Jullien vient buter sur les normes de féminité. Ce protagonisme
empêché témoigne du poids du genre qui se manifeste ici par des rapports de pou-
voir au sein de la famille.
Contrairement à Rosalie Jullien, Théroigne de Méricourt ne vit pas dans le cadre
conjugal, ce qui n’est pas sans incidence sur sa trajectoire. Née dans le pays arden-
nais, elle voit sa vie bouleversée par la Révolution française6. La première étape de
sa politisation s’enclenche dès l’été 1789 : « Au Palais Royal, où j’allais presque tous
les jours me promener, j’assistais à cette aurore des temps nouveaux. Ce qui me
frappait le plus, c’était un air de bienveillance générale. […] Pour peu qu’on eût
de sensibilité, il n’était pas possible de voir un pareil spectacle avec indifférence »
(Strobl-Ravelsberg, 1892, p. 120). À l’inverse de Rosalie Jullien, Théroigne de Méri-
court est peu instruite. Ne disposant pas d’une grille de lecture pour interpréter les
événements, elle se laisse « instinctivement » portée par l’effervescence générale :
« Un instinct, un sentiment vif, que je ne savais pas définir, me faisait approuver la
Révolution, sans trop savoir pourquoi, car je n’avais aucune instruction » (p. 118).
Dès lors, elle décide de se rendre journellement aux séances de l’Assemblée nationale
qui lui sert d’école. Elle y fait sien le vocabulaire politique et y expérimente « des
émotions d’une nature élevée » (p. 120).
Théroigne de Méricourt n’entend pas rester une simple spectatrice de la Révolu-
tion. Très rapidement, elle se constitue un réseau parmi les députés. Proche notam-
ment de Gilbert Romme, elle participe à la Société des amis des Lois, puis à la Société
fraternelle des amis de la Constitution. Peu à peu son engagement se concrétise par
des prises de parole publiques. Pour mieux signifier que la Révolution a modifié en
profondeur son identité, elle porte publiquement le costume qui la rendit célèbre :
celui de l’amazone. Par ce vêtement « fétiche » (Roudinesco, [1989] 2010, p. 138), elle
promeut un modèle guerrier de « femme nouvelle » qui remet en cause frontale-
ment les normes de féminité. Prenant elle-même les armes lors de l’insurrection
6. Deux biographies ont été consacrées à Théroigne de Méricourt : H. Grubitzsch et R. Bockholt (1991)
et É. Roudinesco ([1989] 2010).
spécifiés […]. Les lois de la modestie consignent les femmes dans leurs ménages,
ou au sein de leurs familles »9. Des femmes révolutionnaires de la commune de
Dornecy (Nièvre) s’insurgent contre ces propos qui, selon elles, tendraient à consi-
dérer les femmes comme « des êtres purement passifs, de véritables automates10 ».
En février 1793, c’est contre les clubs politiques féminins qu’argumente Prudhomme
dans les Révolutions de Paris. Un de ses articles fait réagir les femmes des clubs de
Dijon et de Lyon qui défendent leur droit à ne pas rester de simples spectatrices de
la Révolution. Elles écrivent : « Nous ne nous bornons point, citoyen Prudhomme,
à chanter l’hymne à la liberté, comme vous nous le conseillez ; nous voulons exer-
cer des actes de civisme11 ». La délégitimation de leur droit à participer activement
à la Cité est vécue par les militantes de Dornecy, de Dijon et de Lyon, comme une
violence symbolique. Cette violence implique un processus de dé-subjectivation qui
ferait d’elles des individus purement « agis ». « Automates » ou simples ornements
des fêtes civiques, elles se réduiraient alors à des objets, incarnation d’une féminité
réifiée et instrumentalisée par les hommes révolutionnaires12.
Conclusion
Expérimentant un nouveau rapport à soi et des émotions propres à les attirer
vers la vie politique, des femmes de la Révolution française ont cherché à devenir
des protagonistes à part entière du mouvement révolutionnaire. Face aux normes
sexuées qui les situent à la marge de la Cité, elles vont témoigner d’une capacité
d’agir. Pour autant, les normes de genre posent des freins à l’émergence d’un prota-
gonisme féminin et entraînent un coût pour celles qui se risquent à revendiquer le
statut de sujet de la Révolution. Les femmes ont dû le plus souvent faire face à un
déni de reconnaissance et de légitimité. Leur processus de subjectivation politique
apparaît ainsi entravé par des discours qui les objectivent et tendent à les mainte-
nir dans un statut de passivité. La répression va au-delà des discours : le décret du
30 avril 1793 interdit aux femmes de combattre dans l’armée et le décret Amar du
30 octobre 1793 ordonne la fermeture des clubs politiques féminins. S’il a été désta-
bilisé par la capacité d’agir des femmes, l’ordre sexué se maintient.
Les modes de résistances exprimées par les femmes éclairent les logiques sexuées
implicites de la notion de protagonisme. Devant l’impossibilité d’être individuelle-
ment reconnu comme sujet révolutionnaire à part entière, certaines vont percevoir
l’expression d’une domination masculine qui se perpétue en dépit de la proclama-
tion du principe universel d’égalité. Dès lors, l’enjeu pour ces pionnières du fémi-
nisme de la Révolution française (à l’image d’Olympe de Gouge ou encore d’Etta
9. « À propos des femmes pétitionnaires », Les Révolutions de Paris, novembre 1791, reproduit in
É. Badinter (ed.), (1989, p. 81).
10. « Réponses des dames patriotes de Dornecy dans Les Révolutions de Paris », in É. Badinter (ed.),
(1989, p. 88).
11. « Protestations des citoyennes de Dijon et de Lyon contre les propos de Prudhomme dans Les Révo-
lutions de Paris, février 1793 », in É. Badinter (ed), (1989, p. 88).
12. Sur l’objectivation et la réification des corps féminins dans les représentations révolutionnaires,
voir J. Landes (2001).
Palm d’Aelders pour ne citer que les plus célèbres) n’est pas tant de s’intégrer dans
un modèle de citoyenneté prédéfini par les hommes, que de le questionner et de
créer une conflictualité13.
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Régis Ouvrier-Bonnaz
1. « Il n’eut donc qu’une vie, qui dura vingt-six ans et onze mois. C’est le temps qu’il eut pour tout
faire » (Gratien, 1968, p. 23).
période définie par Abensour comme période précritique dans l’évolution de Saint
Just2. Ce faisant, nous essayons d’établir une base de discussion entre le concept
de personnalisation en psychologie et celui de protagonisme en histoire défini par
l’historien Haïm Burstin (2010) dans ses travaux sur la Révolution française comme
l’étude de la construction de la subjectivité à travers la manière dont l’histoire affecte
les acteurs impliqués dans un processus révolutionnaire, l’individu mobilisant des
ressources psychologiques qui passent par la parole et la mise en scène de soi. Pour
cet auteur, la Révolution française, en favorisant l’installation d’un nouveau régime
de discontinuité, « ouvre tout un champ de possibilités à ceux qui savent le mieux
s’accorder au diapason du changement et s’adapter à un rythme non linéaire propice
à l’essor d’un protagonisme individuel au sein de l’événement » (2018, p. 87)3.
Malrieu, s’interrogeant sur le lien tissé entre transformation sociale et restructu-
ration des opérations psychologiques, précise qu’il y a « une circularité, comme un
enveloppement réciproque, des activités psychologiques et du fonctionnement des
institutions » (1994, p. 83). D’une certaine façon, paraphrasant Pierre Serna (1993),
il s’agit ainsi de tenter d’historiciser le concept de personnalisation en replaçant le
destin de Saint-Just, ses années de formation, son entrée dans la Révolution, dans
des perspectives élaborées à partir de groupes plus vastes et d’enjeux politiques ou
de périodes dépassant le cadre de son existence. Comme le précise Albert Soboul
parlant de Saint-Just, « le sens du développement d’une pensée dépend non du
rapport de ce développement à son origine ou à son terme mais du rapport entre
l’évolution de cette pensée et celle des structures sociales et du champ idéologiques
(1968, p. 6)4.
En tentant de renouer le dialogue entre les psychologues et les historiens en
rapprochant les concepts de personnalisation et de protagonisme, nous nous situons
dans la continuité du psychologue Ignace Meyerson (1888-1983) qui a beaucoup
œuvré pour définir une psychologique historique qui permet d’opposer à l’idée
d’une saisie immédiate, existentielle, phénoménologique, des catégories mentales
et psychologiques, leur connaissance à partir des formes symboliques et des faits
historiques dans lesquels elles sont objectivées. Pour Jacques Revel, c’est « cette
historicité essentielle des objets de la psychologie qui autorise à la définir comme
une anthropologie historique » (1996, p. 232).
2. Sur cette période (1789-1791), voir les travaux de B. Vinot et la présentation de sa thèse (1985). Voir
également M. Dommanget (1966) sur l’importance des conditions de vie en Picardie pour la formation
de certaines idées de Saint-Just sur la propriété et les excès des nantis.
3. Dans une perspective proche, T. Tackett (1997) étudie sur une période allant du 5 mai 1789 au mois
de juillet 1790 comment les députés du tiers en sont venus à penser in situ que le monde politique et
institutionnel qu’ils avaient toujours connu devait être reformé de fond en comble.
4. À noter que si A. Soboul convoque pour mener à bien cette entreprise des disciplines sœurs comme
le droit, l’économie ou la linguistique, la psychologie est absente de cette liste.
5. Pour I. Meyerson parmi les fonctions psychologiques, il y a aussi le travail. Voir sur ce sujet le com-
mentaire du texte de I. Meyerson, Le travail, une conduite (1948) par R. Ouvrier-Bonnaz et A.Weill-
Fassina, paru dans la revue électronique Laboreal (2016, n° 2). En ligne : https://journals.openedition.
org/laboreal/2048
6. La quatrième étape qui se construit autour du rapport à établir entre raison et force pouvant être
abordée essentiellement à partir de 1793 elle n’est pas discutée dans ce texte.
conduite humaine à travers un contrôle social étroit des mœurs, il écrit un mémoire
sur les seigneurs du château de Coucy, commune proche de Blérancourt, qui lui fait
prendre conscience du « poids de la féodalité locale et les traits saillants de la domi-
nation propre à l’Ancien Régime… et [d]es effets sur les plus pauvres, notamment
en matière de subsistances » (Kupiec, 2012, p. 104)7.
Au printemps 1786 se produit le second événement significatif de son entrée en
résistance. Cet événement assimilable à une rupture intentionnelle délibérée avec
les normes sociales en vigueur dans son milieu de vie est caractéristique de ce que
nous avons défini à la suite de Malrieu (1995, p. 10) comme des « actes de personne »,
sorte de « réélaboration des conduites dans les milieux de vie … [qui] apparaît en
somme comme opérant ne mutation dans les actions du sujet … [et] suppose la
différenciation des activités où s’aliènent les potentialités des sujets et celles où elles
pourront se réaliser » (p. 12). Saint-Just a 19 ans quand il s’enfuit du domicile familial
en emportant une partie de l’argenterie de sa mère. Arrêté, il est placé de force, à la
demande de sa famille, dans une maison, rue Picpus à Paris, dont le statut est incer-
tain. Il y reste jusqu’en mars 17878. Chez Saint-Just, cette désertion du milieu familial
sous-tendue par un ensemble de représentations de ce qu’il imagine alors pouvoir
ou devoir être sa vie et dont rend compte le vol de l’argenterie familiale lui permet
alors de tisser un lien avec les luttes sociales en train d’émerger dans la contestation
de l’Ancien régime. Cet acte, sorte de mise à distance à l’égard de ses activités anté-
rieures, déjà initiée après le conflit généré par son rejet de la société bourgeoise de
Blérancourt, l’engage dans un processus de différenciation moi/autrui qui lui per-
met de continuer à s’affirmer comme différent.
La recherche de nouvelles significations inhérentes au travail d’autonomie reven-
diqué prend alors tout son sens dans le travail d’écriture d’un long poème de vingt
chants, Organt, publié en septembre 1789, quelques semaines avant l’ouverture des
États-Généraux.
L’écriture de ce poème, sorte de proclamation qui marque sa volonté de faire
quelque chose de sa vie est une ode à « une nouvelle morale », qui rompt « avec
la morale traditionnelle ». Ce poème faute d’avoir été relié aux deux événements
évoqués précédemment a conduit la plupart de ses biographes à lui accorder peu
d’intérêt. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas la qualité littéraire de l’écrit mais ce qu’il
nous donne à voir du travail de désaffiliation/affiliation propre au processus de per-
sonnalisation à l’œuvre dans cette écriture et plus particulièrement si on suit Malrieu
(2003), l’autonomisation du sujet à l’égard des institutions qui ont formés ses savoirs
et ses attitudes.
7. Ce mémoire comprend deux parties. Une courte description du château à la fin du XVIIIe siècle, une
longue partie (fin de la page 2 à la page 125) décrivant l’histoire de la terre et des seigneurs de Coucy
dont les faits et gestes sont racontés. Cette description est l’occasion d’étudier plus généralement la
féodalité.
8. Levée d’écrou en date du 30 mars 1789 – Archives de la Préfecture de Police [A-B/373].
9. Voir concernant cet écrit l’analyse de M. Abensour (2005). Repris sous le titre Saint-Just, poète
cynique ? Dans M. Abensour, Le cœur de Brutus (2019, p. 259-272).
10. A.-L. de Saint-Just (2004, p. 122).
11. Le cynisme est une école philosophique fondée au Ve siècle av. J.-C. contestant l’artificialité des
normes sociales : propriété privée et représentation de la richesse, mariage, statuts, appartenances
sociales. Voir sur ce sujet, l’article de J.-M. Roubineau (2019).
12. A.-L. de Saint-Just (2004, p. 262).
l’Église et de la royauté est sans concession. La sottise, « a d’une main la crosse d’un
Prélat, de l’autre un sceptre ». Ce poème qui adopte une forme héritée de la tradition
cynique puisée dans sa connaissance classique de la culture grecque et romaine est
une ode à l’amitié et à la fraternité qui scelle chez SaintJust, la fidélité à ce qu’il ima-
gine être un groupe d’appartenance possible. L’adhésion aux valeurs de ce groupe
librement choisi va déterminer sa posture révolutionnaire, ses engagements et ses
actions. Ce poème dont on peut raisonnablement penser qu’il porte la marque de
la remise en cause de ce que Saint-Just a construit dans sa formation intellectuelle,
s’inscrit dans un processus à double face : affiliatif par l’utilisation de la culture
classique reçue et assumée à travers l’utilité qu’elle confère, conflictuel à travers la
mise à distance de la vie qui s’offre à lui. Dans l’Organt, le travail du législateur
dont Saint-Just ne cessera de noter l’importance dans ses écrits ultérieurs apparaît
au chant III :
« Pour un moment je suis Roi de la terre ;
Tremble méchant, ton bonheur va finir »
[… ]
Du riche altier qui foule l’indigent
Ma main pesante affaisserait l’audace ».13
Deux textes font écho à l’Organt. Le premier, « La raison à la morne [morgue]
», court texte non daté également d’inspiration cynique écrit alors qu’il se cache
à Paris pour échapper à la police suite à la publication de l’Organt. Un fait divers
banal qui se passe en avril 1789 à Strasbourg fonde ce premier texte : un mari bafoué
(Kornmann) fait enfermer sa jeune femme pour adultère, elle sera libérée après une
intervention de Beaumarchais et le mari condamné. Saint-Just y dénonce la sottise et
l’hypocrisie de la Cour et de l’Église, la tradition cynique étant illustrée par la pré-
sence de la Raison à la morgue14. Le second, « Arlequin et Diogène », est une pièce de
théâtre d’un jeune homme formé aux humanités classiques. Il y met en garde le lec-
teur, « n’allez pas penser que tout ici n’est que pour s’amuser » et précise sa propre
trajectoire à travers le personnage d’Arlequin :
« Jusqu’à présent je n’ai fait que faux pas ;
J’ai promené ma course sans voir goutte.
Mais la raison vient éclairer ma route.
Tout ici-bas n’est que déloyauté,
Aveuglement, sottise, fausseté. »15
Il y reprend sa critique du monarque et aborde la question de la folie et du bon-
heur pour célébrer la Raison. Comme le signale Malrieu, « sa libération du principe
monarchique est un acte personnel préparé et porté par un mouvement social »
(2003, p. 140). La possibilité d’engagement dans le processus révolutionnaire qui
prend forme lors de la proclamation des États Généraux (5 mai 1789) lui donne
l’occasion, dès lors, de trouver du sens aux conflits vécus dans sa vie quotidienne et
à son engagement dans un mouvement de contestation pour dépasser ces conflits
et traduire ses oppositions en propositions. Nombreux sont les événements en cette
année 1789 qui font faciliter cet engagement par la capacité d’ébranlement révolu-
tionnaire qu’ils recèlent et qui sont amplifiés par les mouvements de contestation
déclenchés par la crise des subsistances qui agitent de nombreuses villes et pro-
vinces : rédaction et recueil de plus de soixante mille cahiers de doléances (février-
avril ), élection aux États généraux (mars), proclamation de l’Assemblée constituante
(9 juillet) suivie de la prise de la Bastille le 14 juillet, abolition des privilèges et d’une
partie des droits féodaux (4 août), vote de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen (26 août), marche sur Versailles et assignation du roi (56 octobre) et ins-
tallation de l’Assemblée constituante à Paris (12 octobre), nationalisation des biens
du Clergé (2 novembre), création de la commune (14 décembre). Saint-Just initié aux
questions sociales et politiques de son temps entre de pleins pieds dans le courant
révolutionnaire et se prépare à y jouer un rôle actif.
16. Issue des paroisses d’avant la révolution, la commune depuis la loi de décembre 1789 qui transfère
aux laïcs le pouvoir auparavant exercé par le prêtre est le plus petit territoire où le pouvoir du peuple
s’exerce.
n’est pas un fief, elle est une communauté de veilleurs qui doit constamment penser
à protéger les droits naturels inaliénables et sacrés de l’ensemble du peuple, voire de
l’humanité » (2018, p. 107-108)17.
Saint-Just rêve et invente ainsi un art de vivre collectivement : « la communauté
des affections » qui lui donne des clés de lecture pour comprendre comment avec les
autres, il se construit politiquement : en prenant position contre les puissants et en
défendant les paysans, SaintJust trouve un groupe auquel il peut s’identifier et du
même coup se constituer une identité nouvelle, « identité en rupture avec celle qui
lui était reconnue par la société conventionnelle » (Malrieu, 2003, p. 140). Ces textes
viennent marquer sa résolution à participer à une transformation des institutions
susceptibles d’imposer une autre vision de l’homme et de la vie en société. Cette
résolution prend forme dans l’écriture de L’esprit de la Révolution et de la Constitution
de la France ([1791] 2015).
17. En référence à deux discours de Saint-Just prononcés les 15 mai et 24 mai 1793 à la Convention en
tant que représentant du département de l’Aisne à la Convention : « Discours sur la division constitu-
tionnelle du territoire » et « Discours sur le maximum de population des municipalités ».
18. A.-L. de Saint-Just (2004, p. 364).
19. Il serait intéressant de relever précisément les références puisées par Saint-Just dans l’antiquité
comme V. Flament (1993) l’a fait pour Robespierre.
20. A-L. de Saint-Just (2004, p. 470-471).
lui, le législateur en inventant les lois se fait fondateur de la cité et chef politique.
En écrivant L’esprit de la Révolution et de la constitution de la France, Saint-Just se
constitue une représentation de l’histoire qui l’aide à s’y situer et qui lui permet, en
construisant sa culture politique, de mieux comprendre le sens de son engagement et
de la place qu’il revendique pour la raison dans l’engagement politique. Se trouvent
ainsi réunis les éléments constitutifs de la deuxième et de la troisième étape du pro-
cessus de personnalisation tel qu’il est défini par Malrieu autour de la comparaison
des situations sociales dans le temps et de la place prise par la raison dans le mouve-
ment révolutionnaire pour instaurer « une conscience publique ».
Conclusion
« Se personnaliser, [écrit Malrieu,1989, p. 273)], c’est définir et choisir entre les
institutions celles qui permettent au sujet d’affirmer son identité, notamment dans
des œuvres qui portent sa marque. C’est ensuite s’associer, dans les conflits qui
opposent les groupes, à ceux qui sont susceptibles de reconnaître cette identité. Mais
c’est aussi, en présence d’une évolution sociale qui semble s’imposer comme un des-
tin, prendre assez de recul pour saisir l’histoire des institutions, les conquêtes réali-
sées, ce qui les menace, ce qui leur permettra de se poursuivre ... » Les événements
vécus par Saint-Just et les textes que nous avons discutés, parties-prenantes de son
œuvre au sens où Meyerson (1953) l’entend, sont l’occasion de faire le bilan de ses
choix et de ses actions passées. En mobilisant le concept de personnalisation, nous
avons essayé de répondre à la question posée par Soboul (1968, p. 6) : « comment le
libertaire désœuvré s’est-il mué en politique ambitieux à l’action ordonnée ? ». Nous
voulions mieux comprendre les conflits en jeu dans ce passage et comment ils ont
commencé à être traduits sur le plan législatif dans L’esprit de la Révolution et de la
Constitution de la France afin de mieux saisir la structuration et le développement de
sa réflexion politique de 1789 à 1791. Nous avons tenté de montrer que les événe-
ments vécus durant ces trois années et la façon dont Saint-Just a réagi et les a traités
ont pu soutenir progressivement chez lui une culture de la rupture qui a entraîné
son entrée en Révolution. Il s’agissait alors de comprendre comment le mouvement
révolutionnaire a pu régénérer les conflits vécus par SaintJust dans un processus
d’autonomisationrejet/affiliationadhésion favorisant le passage du moi sensible
au nous révolutionnaire21.
La mobilisation du concept de personnalisation nous a été utile pour com-
prendre comment Saint-Just, a assumé un nouveau rôle dans un nouveau contexte
21. S. Wahnich (2016) parle de « catalyseur des émotions » pour comprendre ce qu’elle nomme « la
bascule subjective » susceptible de favoriser l’engagement dans l’action. Discutant les travaux de
S. Wahnich, Y. Clot dans son texte « Psychologie, affectivité, histoire » du présent volume parle de
la nécessité du « travail de régénération des affects dans le réel à civiliser pour assurer l’efficacité de
l’action ». En contrepoint, pour M. Abensour (1968, p. 247), « le législateur porteur de normes doit
pouvoir se ployer aux vices d’une nation […] plutôt que d’ignorer ou de briser les passions, il doit leur
donner une impulsion nouvelle ». Saint-Just évoquait déjà « la communauté d’affections » susceptible
de restaurer la sociabilité naturelle aliénée par les guerres, les abus du commerce, la dictature des
Églises (voir à ce sujet, Ph. Malrieu, 2003, p. 154).
social où il s’agissait avant tout de devenir un citoyen prenant part à une vie poli-
tique engageant chacun à prendre sa part de responsabilité. Dans cette présentation,
sans ignorer les passions qui continuent d’entourer le personnage politique mais en
les tenant à distance, nous avons mobilisé le concept de personnalisation, propre
à la psychologie, de façon à formaliser le rapprochement avec les historiens qui
mobilisent le concept de protagonisme pour comprendre comment l’identité révolu-
tionnaire pouvait se construire et se développer22. S’intéresser au travail de person-
nalisation en psychologie, c’est d’une certaine façon rappeler au côté des historiens
qui privilégient le concept de protagonisme que « la réalité passée ou présente est
toujours justiciable d’une histoire des possibles » (Duluermoz & Gobille, 2015).
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Or, dans les débats sur ces deux dimensions de la connaissance dans la fondation
des sciences humaines, la place de la psychologie en tant que science « de frontière »
a été largement étudiée. Toutefois, le rôle de cette discipline a été souvent regardé
d’un point de vue général comme un espace d’affrontement entre mathématisation
de l’esprit et intropathie. Pourtant, la psychologie a eu en son sein des débats épis-
témologiques bien plus nuancés sur le statut épistémologique du revécu qui n’était
pas réduit à sa négation ou à son idéalisation.
(Weber, 1973)2. Si ce texte nous intéresse, c’est moins pour sa critique du fondement
de l’approche du psychologue, qui a déjà fait l’objet de commentaires3, que par le
dialogue qu’il sous-tend avec la naissante psychotechnique. En ce sens, il faudra lire
le chapitre consacré à Münsterberg non seulement comme une critique d’une théorie
générale de la science, mais comme une réflexion sur le rapport entre connaissance
et téléologie. Cela implique d’aborder l’œuvre de Münsterberg dans son ensemble
en lisant sa philosophie néokantienne en continuité avec son idée de psychologie
appliquée (Feuerhahn, 2010 ; Scaff, 2011)4. Ainsi, bien que d’autres textes wébériens
discutent de manière plus directe la psychologie appliquée (Weber, 1995), le chapitre
consacré à Münsterberg apparaît comme un moment particulièrement intéressant
pour observer la manière dont les débats sur la psychologie appliquée au monde
du travail s’intègrent à la fondation épistémologique des sciences historiques menées
par Weber.
Marianne Weber, dans sa biographie, désignera ces textes, dont la rédaction com-
mença peu après la dépression nerveuse qui avait éloigné le sociologue de l’activité
académique durant plus de 5 ans, comme « l’article des soupirs ». En effet, ce texte
implique un véritable tour de force épistémologique. Weber s’attaque aux thèses
historicistes afin d’en sauver l’esprit et de bâtir sa propre conception de la méthode
historique. Il ne s’agit pas, comme on l’a parfois pensé, d’une rupture radicale avec
l’historicisme et d’une adhésion complète au néo-kantisme rickertien. Ces textes
– notamment la partie consacrée à Matthew Knies dans laquelle se trouve le cha-
pitre dont il sera question ici – entretiennent un rapport étroit avec le fameux article
sur l’objectivité des sciences sociales que Weber avait publié en 1904. C’est dans ce
contexte que la confrontation avec la question du vécu joue un rôle essentiel. Pour
Weber, il s’agit en effet de montrer les limites d’une conception subjectiviste de
l’histoire afin de redéfinir l’approche historiciste sur des bases objectives.
2. Seulement une petite partie de ce texte a été traduite en français par W. Feuerhahn et ne comprend
pas le chapitre consacré à H. Münsterberg.
3. Voir en particulier le rapport entre ce texte de M. Weber et les critiques notamment des pragmatistes
américains comme J. Dewey concernant l’ambition de H. Münsterberg d’organiser le Congress of Arts
and Science de Saint-Louis en 1904, auquel participa M. Weber, selon l’idée d’un principe « scienti-
fique » unique (Feuerhahn, 2010 ; Scaff, 2011).
4. Rares sont les recherches sur H. Münsterberg qui ont cherché à approfondir le lien étroit entre ces
deux dimensions de son œuvre (Massimilla, 1994).
Weber, cette question resurgit dans toutes les théories cherchant à bâtir la méthode
historique sur une base psychologique, notamment à la suite aux travaux de Wihelm
Dilthey. Le dialogue avec l’idée diltheyenne d’une science de l’esprit structurée à
partir de la définition d’une psychologie « descriptive » (Haber, 2009 ; Mesure, 1990)
de l’agir concret est l’arrière-plan de l’ensemble de ces textes, bien que les thèses de
Dilthey ne soient jamais abordées directement.
En effet, le fondement de la conception de Knies est la notion d’activité volon-
taire qui, en ce début du XXe siècle, occupe les débats de la naissante psychologie
scientifique. La question de la volonté et du libre arbitre opposait notamment les
tenants d’une conception matérialiste du rapport psychophysique, qui pensaient
les volitions comme des sensations parmi d’autres, à des chercheurs qui voulaient
conduire la psychologie à saisir la spécificité de l’agir humain en repérant l’énergie
psychique à l’origine des mouvements organiques sans pour cela revenir à un spiri-
tualisme dépassé6.
6. Cette seconde alternative peut être pensée comme la continuation du programme téléo-matérialiste
reconnu par T. Lenoir dans le développement de l’embryologie allemande au début du XIXe siècle sur
la base d’une interprétation non idéaliste du finalisme biologique kantien, dont le physiologiste-philo-
sophe H. Lotze et « l’école de Gottingen » qui se structure autour de lui seraient le représentants
principaux (Lenoir,1981). Récemment A. Stingl a justement soutenu que cette tradition ne se serait
pas arrêtée, comme le soutien T. Lenoir, dans la seconde moitié du XIXe siècle, par le développement
d’une approche physicaliste dans la science du vivant, mais au contraire elle a continué à irriguer la
science allemande notamment via une relecture énergétiste du kantisme (Stingl, 2008).
7. C’est principalement le seconde volume de la Logique de Wundt, consacré à la méthode qui
est commenté par Weber (Wundt, 1880-1883).
8. H. Münsterberg avait déjà consacré son premier mémoire universitaire à l’application de la théorie
de l’évolution aux phénomènes psychiques, thèse très mal reçue par W. Wundt (Münsterberg, 1885).
Sur les rapports entre W. Wundt et H. Münsterberg voir A. Meischner-Metge (1998).
produit d’un choix du sujet. C’est afin de mieux se servir du monde, de mieux agir
volontairement en lui, que l’on détache des parties du réel des évaluations qu’on
porte sur elles pour les décrire objectivement. C’est également dans ce but téléo-
logique que la psychologie cherche à objectiver la volonté, mais celle-ci, une fois
objectivée, se présente dépourvue de toute relation axiologique avec une finalité
voulue.
Pour Münsterberg, donc, les sciences comme l’histoire qui portent sur les valeurs
humaines ne travaillent pas sur des objets au sens gnoséologique, mais traitent des
expériences vécues du point de vue subjectif. La différence entre sciences objecti-
vantes et subjectivantes ne se trouve pas dans leur matériel (en effet la psychologie
part du vécu comme l’histoire) mais dans leur rapport au sujet de l’expérience pure.
La psychologie, science objectivante, doit éliminer toute relation au sujet pour déli-
miter un « objet volonté » indépendant des choix de valeur ; l’histoire, science sub-
jectivante, doit au contraire s’immerger dans l’expérience subjective en revivant les
actes de la volonté comme prise de position.
Sur ce point, Münsterberg s’éloigne à la fois de la classification des sciences pro-
posées par Dilthey et de celle proposée par les néokantiens de Baden comme Wihelm
Windelband et Heinrich Rickert (Münsterber, 1900, p. 37). En suivant les néokan-
tiens, Münsterberg s’oppose à la distinction ontologique de Dilthey entre science de
la nature et science de l’esprit, en soulignant que les savoirs ne se différencient pas
par leur « objet » d’étude. Toutefois, alors que Windelband et Rickert proposaient
une classification téléologique en distinguant les sciences par leurs objectifs et en
différenciant notamment une science nomologique produisant de lois universelles
et une science idiographique ayant comme but l’étude des phénomènes particuliers
(Dewalque, 2010), pour Münsterberg, au contraire, les sciences subjectivantes et les
sciences objectivantes, poursuivent le même objectif gnoséologie, partant de l’indi-
viduel pour établir le plus grand nombre de connexions. La science objectivante
fait cela par le biais de la relation causale, la science subjectivante, par le biais de
l’interprétation téléologique. Ainsi, le sujet étant toujours une volonté qui évalue
et choisit, il s’agit de comprendre à quel type de conséquence donne lieu un certain
type d’évaluation.
Münsterberg considère donc que les sciences objectivantes n’ont pas comme
objectif exclusif les lois universelles puisqu’elles peuvent définir des lois du particu-
lier : en effet si dans un futur toutes les configurations se répétaient à l’identique (« le
même poisson nageait dans le même fleuve, Néron brulait Rome au même moment
de son histoire… ») l’enchaînement causal expliquerait parfaitement le moment
observé (Münsterberg, 1900, p. 113). D’autre part, il met en question le fait que la
science subjectivante, en tant que science évoluant dans le monde des valeurs, ne
serait qu’un savoir du particulier. D’après lui, en effet on ne peut donner une valeur
qu’à ce qui est universel, la valeur ne pouvant être en relation avec aucun fait soit-il
unique ou récurrent, puisqu’autrement elle serait déjà une abstraction et donc une
objectivation. Cette distinction gnoséologique, implique qu’une science subjecti-
vante comme l’histoire ne peut nullement être fondée sur la psychologie scientifique,
non pas pour une idiosyncrasie ontologique ou téléologique, mais parce que
les deux savoirs se basent sur deux façons opposées de produire la connaissance.
En effet, d’après Münsterberg on ne peut pas chercher à combler une lacune de la
chaine causale avec une interprétation ou vice-versa. La volonté est soit expliquée
comme un fait objectif, dont on peut retracer le fonctionnement causal, soit comprise
par le biais de l’interprétation téléologique selon des catégories purement axio-
logiques sans rapport avec les règles des rapports causaux.
D’ailleurs, les deux regards sur la volonté que Münsterberg ne cesse d’opposer
semblent au contraire être dans un rapport similaire à celui de la cellule biologique
avec l’atome de la physique.
D’après Weber, Münsterberg réduit la téléologie au subjectivisme afin de séparer
logiquement l’évaluation de l’objectivation et donc les « valeurs » des « faits ». Cela
parce qu’il pense la méthode des sciences subjectivantes, à savoir « l’interprétation
compréhensive », comme un procédé emphatique, basé sur le fait de « revivre » l’ex-
périence du choix de valeurs. Or, écrit Weber, Münsterberg confond dans cela deux
dimensions de l’interprétation : d’une part, l’interprétation est une « stimulation »
à prendre position de manière « émotive » et implique donc la prétention à « éva-
luer » une certaine qualité du monde ; d’autre part, l’interprétation est la prétention
à « affirmer une connexion réelle puisque comprise comme valable », il s’agit donc
d’une interprétation causale. La première a une dimension pratique exclusivement
pour l’individu qui juge, la seconde cherche justement à produire une connaissance
qui peut avoir un intérêt pour l’agir supra-individuel. En confondant ensemble le
sujet qui interprète pour prendre position et le sujet qui cherche à connaitre quelles
sont les conditions le plus favorables pour son action, Münsterberg rend de fait
impossible toute potentialité objective de l’interprétation en la réduisant, même dans
le cas du travail de l’historien à une évaluation subjective.
D’après Weber, dans le travail de l’historien, l’expérience vécue et revécue est au
service de l’explication causale et non pas opposée à celle-ci. Par exemple si certaines
« actions » de Frédéric-Guillaume IV peuvent s’expliquer par la psychopathologie
comme étant le résultat d’une maladie mentale, cela ne peut pas être indifférent
à l’histoire. Toutefois, les sciences de l’esprit n’ont pas comme « fin générale la
régression aux “éléments psychiques” », au « parallélisme psychophysique » ou à
« l’équilibre énergétique » (Saraceno & Seguin, 2017). Autrement dit, la définition
objective de la folie du roi de Prusse participe de la compréhension de ses actions,
mais l’objectif des sciences de l’esprit n’est pas de réduire l’activité du Kayser aux
causes physiologiques de la maladie. L’exemple de Weber concernant le phénomène
historique de la « peste » est en ce sens parfaitement clair. On ne peut, ni expliquer les
comportements observés pendant l’épidémie par la bactériologie, ni les considérer
comme une expérience humaine détachée de toute objectivité. La science cherche
exclusivement à comprendre de quelles manières les causes objectives de la bactério-
logie ont contribué à transformer les raisons d’agir de l’homme du XIVe siècle. Sans
« objectivité », aucune science du subjectif ne serait donc possible.
Weber insiste sur le fait que c’est justement en reconnaissant le sujet comme
acteur rationnel que l’objectivité du vécu s’impose. Vouloir, cela signifie « agir
selon raison », en établissant des relations causales entre des moyens et des fins,
sachant que ceux-ci peuvent être matériels ou idéels9. Seule l’interprétation scien-
tifique entendue comme la capacité à établir des relations de causalité peut saisir
cette dimension de l’agir. En effet, la démarche strictement emphatique ne peut
9. Cela implique par ailleurs de dépasser une distinction radicale entre « rationalité en valeur »
et « rationalité en finalité » que certaines lectures orientées de M. Weber ont conduit à hypostasier
(Isambert, 1996).
pas la saisir puisque le sujet qui agit se limite à évaluer et non pas à interpréter son
évaluation.
Dans cette perspective, si Weber semble adhérer au point de vue de Münsterberg
sur la séparation entre psychologie et histoire (comme le font d’ailleurs Windelband
et Rickert), il ne pense pas cette séparation comme ontologique. L’expérience vécue
n’a aucune validité scientifique en soi. Interprétationcompréhension produit une
connaissance justement en objectivant cette expérience, en la soumettant à des juge-
ments, dont on peut ne pas avoir une expérience vécue, mais qui se révèlent valables
par la force de leur connexion causale (on pourrait dire par la force de leur rationa-
lité). De la sorte, la connaissance objective des processus psychologiques, comme
celle d’autres sciences par ailleurs, peut contribuer à comprendre une façon d’agir,
puisqu’elle révèle la force de certaines connexions, sans pour autant conduire à faire
l’économie de l’acte d’interprétation.
C’est donc la catégorie même de volonté et de vécu comme fondement d’une
connaissance scientifique qui semble poser problème à Weber. Le vécu en soi en tant
que choix subjectif ne peut être une connaissance en soi puisque ce choix est juste-
ment déterminé par une multiplicité de causes à la fois matérielles et idéelles que
seulement la compréhension-interprétation peut révéler. C’est justement en jugeant
quelles raisons ont été la cause de l’agir d’un sujet, donc en sortant de la simple
compréhension emphatique du vécu pour entrer dans une compréhension-interpré-
tation, prenant en compte le rôle des contraintes objectives révélées par les sciences
dites de la nature, que se produit la connaissance.
Sur ce point, la distance de Weber par rapport à Münsterberg est radicale.
Ce dernier fondait en effet le dualisme des sciences objectivantes et subjectivantes
sur la primauté de l’expérience « pure ». Dans toute son œuvre, Münsterberg cherche
à expliquer comment l’objectivation (en particulier celle psychologique de la volonté)
est possible sans renoncer selon une perspective idéaliste à faire du sujet libre le
fondement de toute la connaissance. Pour Münsterberg en effet, cela ne signifie pas
que la psychologie physiologique et la science naturelle en générale seraient une
imposture, ni que les sciences de l’esprit pourraient accéder à une connaissance auto-
validée. Au contraire, dans son texte philosophique le plus exigeant, The Eternal Value
(1909), Münsterberg cherche à montrer que les valeurs découlent de l’idée d’une
volonté universelle indépendante des évaluations individuelles ou collectives, objet
de l’histoire. Cette volonté s’exprime dans le « vouloir qui se donne un monde ».
Or, c’est justement cette volonté qui est à la base du travail de la science objectivante.
En particulier, l’expérience vécue individuelle veut que cette expérience, cette Erlebnis
ne se réduise pas à elle-même, mais qu’elle existe pour toutes les autres expériences
de manière universelle, suivant donc des lois générales. C’est justement sur ce point
que la psychologie causale se fonde de façon idéaliste.
Pour rendre compte de l’existence de cette volonté absolue qui transcende les
volontés individuelles et qui fonde la science objectivante, Münsterberg s’appuie
sur sa dissertation Die Willenshandlung (1888), en montrant ainsi une étonnante unité
de pensée entre sa conception strictement physiologique de la recherche psycho-
logique et son idéalisme. La conclusion de la dissertation de 1888, concernant le fait
que la sensation de volition n’est que la représentation psychique de la dimension
Psychotechnique et valeurs
La volonté en tant que valeur « absolue » représente en ce sens le fondement de
l’unité du réel et de la science comme l’affirmera Münsterberg à l’occasion de l’orga-
nisation du Congrès de 1904 à Saint Louis. Cette unité ne se trouve donc pas dans
le monisme positiviste que Münsterberg ne cesse de dénoncer. Elle demeure dans
l’irréductible liberté du monde des valeurs fondement tant de l’objectivisme que du
subjectivisme. La connexion entre « science et vie » est donc parfaitement inversée
par rapport au positivisme. C’est le fondement éthique de la liberté du sujet jugeant,
sur lequel se base l’idéalisme, qui apporte les conditions gnoséologiques de l’objecti-
vation de la volonté de la psychologie physiologique, comme de toute objectivation.
« Le serf présumé devient le patron » écrit Münsterberg, ce sont « les exigences de
la vie » (Münsterberg, 1899) qui conduisent à l’objectivation scientifique et ces
dernières ne peuvent jamais être en contradiction avec les premières.
C’est sur cette base que Münsterberg conçoit le développement de sa psycho-
logie appliquée, il ne s’agit pas de soumettre la vie pratique à l’objectivité de la
science, mais au contraire d’orienter la connaissance en fonction des besoins de la
vie pratique.
« Il doit y avoir une psychologie appliquée partout où l’enquête sur la vie mentale
peut être rendue utile aux tâches de la civilisation. […] Il est donc du devoir du
psychologue praticien d’examiner systématiquement dans quelle mesure d’autres
objectifs de la société moderne peuvent être avancés par les nouvelles méthodes de
la psychologie expérimentale. » (Münsterberg, 1913, p. 16)
Toutefois, ce rapport entre besoin et connaissance n’est pas pensé à la manière des
pragmatistes américains comme une façon de penser une continuité entre objectiva-
tion et évaluation, entre faits et valeurs, dans le déroulement de l’action concrète10.
Au contraire, pour Münsterberg les besoins auxquels la science appliquée devrait
se soumettre sont ceux qui découlent des choix de la volonté supra-individuelle.
10. Ce sera d’ailleurs justement sur cette absence de lien entre l’organisation logique de la science et
les besoins concret de la société que J. Dewey critiquera âprement l’organisation du Congrès de Saint
Louis de Münsterberg (Dewey, 1903, p. 27).
Autrement dit, le rôle de la psychologie appliquée est celui d’orienter les volontés
individuelles (soientelles personnelles ou sociales) afin de les mettre au service
de la valeur transcendantale de l’agir volontaire. C’est là justement que la tension
épistémologique est la plus forte. Münsterberg considère que la psychotechnique
en tant que science « objectivante » devrait éviter tout jugement sur les buts des
activités sociales qu’elle contribue à organiser, et se limiter à dire : « si tel est le but
voici les moyens », toutefois elle intervient pour mieux organiser cette activité parce
que celui-ci est son devoir. La psychologie doit être appliquée puisque son rôle est
justement de permettre à la volonté de se déployer. La finalité concrète de l’agir n’a
en soi pas d’importance, celuici n’est en effet pour Münsterberg que le résultat de
conflits entre volontés particulières, ce qui compte c’est « l’agir pur » qui ne se révèle
que dans l’expérience purement subjective. Le sujet de l’agir n’est donc jamais objecti-
vable et la psychotechnique ne pourra jamais expliquer la manière dans laquelle une
valeur, par exemple l’efficacité industrielle, se concrétise dans l’expérience et dans
le vécu réel de l’acteur, puisque ce sont deux mondes sans relations. La seule chose
que la psychotechnique peut réaliser est de faire en sorte que l’individu agisse effica-
cement indépendamment des valeurs auxquelles cette action est orientée. Cela non
pas parce que l’efficacité technique serait une valeur en soi, mais parce que la quête
de l’action efficace est la valeur absolue.
Cette interprétation de la psychotechnique comme un savoir évoluant dans un
monde « autre » que celui des valeurs et donc comme un savoir ontologiquement
déconnecté de celui des sciences historiques est absolument opposé à la lecture que
Weber avait des sciences du travail de son époque. D’ailleurs, comme le souligne
Weber dans le texte sur Knies, Münsterberg lui-même rend compte de cela lorsqu’il
souligne que la psychologie pédagogique (sciences subjectivantes) doit se servir des
analyses de la psychologie expérimentale (science objectivante). Il est en effet utile
pour comprendre la subjectivité de l’apprentissage de disposer des « lois objectives »
de l’activité intellectuelle (Weber, 2005, p. 78). Autrement dit, la psychologie appli-
quée à laquelle Münsterberg se consacre révèle la continuité et non pas la rupture
entre évaluation et objectivation dont la rationalité instrumentale est justement un
exemple évident.
Pour Weber, en effet, la psychophysiologie du travail révélait l’impossibilité
dans l’étude de l’activité productive humaine d’expliquer l’efficacité en distinguant
l’enchainement strictement psychophysique de l’action de son orientation axio-
logique. La psychophysiologie notamment par ces efforts pour saisir le travail à la
fois comme activité mécanique et comme activité sociale montre que le vécu n’existe
que dans le cadre de relation objective et que donc les sciences du général et les
sciences du particulier, malgré leur « objectif » différent doivent s’alimenter récipro-
quement. Pour Weber, la psychophysiologie du travail révèle cela par son impasse
épistémologique. En effet, alors qu’elle cherche à construire toute sa démonstration
mobilisant exclusivement des chaines causales strictement matérialistes elle est
constamment contrainte à introduire des notions qui renvoient à une dimension
compréhensive du travail scientifique.
Cela apparaît de manière explicite dans la critique wébérienne de la courbe
du travail conçu par un autre élève de Wundt, le psychiatre allemand Emil Kraepelin
Conclusion
L’impasse de la psychotechnique révèle pour Weber l’impossibilité de séparer
dans l’analyse de l’agir humain la volonté « vécue » de la volonté objectivée. Certes,
comme Münsterberg le révélait dans sa critique de Wundt, on ne peut pas expli-
quer l’une par l’autre. Toutefois pour Weber on ne peut pas les concevoir comme
relevant de deux mondes ontologiquement séparés. C’est en ce sens que la connais-
sance de l’histoire n’est jamais un simple revivre emphatique des choix subjectifs,
mais nécessite de connaitre les chances objectives que ces choix avaient de se
concrétiser ; de même que l’objectivation ne peut pas se passer complètement d’une
prise en compte des objectifs de l’action pour laquelle elle se révèle.
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Bernard Prot
1. L.T. Benjamin revient sur cette période, en particulier sur la tentative infructueuse de retour en
Allemagne de la part de H. Münsterberg après ses trois premières années à Harvard (Benjamin, 2006).
vers un texte de William Mac Dougall (1871-1938), un psychologue anglais qui est
recruté à Harvard, peu après le décès de Münsterberg, qui est résolument hostile à
la philosophie idéaliste allemande comme à la physiologie de Wundt. Ensuite, c’est
le commentaire critique de Marcel Mauss à la réception d’un texte de Mac Dougall
qui nous retiendra, qui souligne tout autant son opposition à la vision idéaliste de
Münsterberg puisqu’il s’agit de considérer les rapports entre le corps et la société
à travers les techniques du corps. C’est enfin la critique de Vygotski à l’égard de la
psychologie théorique et appliquée de Münsterberg qui conclut cette partie, à travers
laquelle le psychologue russe soutient que c’est à partir de l’activité qu’il est possible
de constituer une unité de la psychologie, et non pas directement comme l’envisage
Stern à travers la personnalisation. Les textes discutés ici sont publiés au début des
années 1920.
La seconde partie ouvre une discussion contemporaine à partir de la première.
Elle commence brièvement par une proposition de psychologie appliquée de
Münsterberg, publiée en 1910 dans Vocation and learning, qui semble une déclinaison
de son modèle théorique général : les emplois comme les individus pourraient être
classés selon trois catégories : Feeling (sentant), Willing (voulant), Thinking (pensant)
(Münsterberg, 1910a ; 1910b ; Portfeli 2009). On y oppose l’analyse de l’exemple
d’une ouvrière qui cherche à quitter son emploi posté en industrie pour devenir
kinésithérapeute, dans le cadre d’une réflexion sur les transitions professionnelles
(Prot, 2011, 2019) qui s’inscrit dans une approche de clinique de l’activité (Clot,
2008). Il s’agit de soutenir que dans une période de transition professionnelle, les
techniques du corps, les sentiments, les intérêts ne sont pas stables, ils se transforment
si on les considère du point de vue de l’activité. On rejoint donc ici le problème ouvert
il y a un siècle à propos de l’unité d’analyse en psychologie, lorsqu’on cherche à
rendre compte de transformations historiques des sociétés et des individus, sans les
confondre.
2. Dans une perspective d’histoire des sciences et des savoirs, W. Feuerhahn (2010) est revenu pré-
cisément sur l’organisation des congrès scientifiques, à partir de la thèse d’histoire de A. Rasmussen
(1995) et particulièrement sur le congrès des arts et des sciences qui se tient à l’occasion de l’exposition
universelle de 1904, à Saint-Louis, une ville sans grand attrait international qui devait rivaliser avec
ceux tenus lors des expositions universelles prestigieuses de Chicago et de Paris. H. Münsterberg en est
le premier vice-président.
Notre vie historique ne peut être adéquatement exprimée que si l’on considère,
affirme Münsterberg, « que c’est une intention (purpose) que nous voulons com-
prendre et cela non pas en considérant ses causes et ses effets, mais en interprétant
ses buts et en mesurant ses idéaux » (Münsterberg, H., The Saint Louis congress,
p. 375 ; cité par Feuerhahn, 2010, p. 139-157)3. Il propose alors de construire la syn-
thèse des connaissances à partir de deux grands axes : les « sciences des intentions »
(sciences of purposes) et les « sciences des phénomènes » (sciences of phenomena).
James qui développait une approche de philosophie pragmatique, avait d’abord
insisté pour que Münsterberg vienne le rejoindre à Harvard dans les années 18904.
Mais l’accord entre les deux hommes se fissure depuis quelques années, le dualisme
de Münsterberg étant évidemment opposé du projet pragmatiste. En 1904, la frac-
ture est ouverte : James refuse de participer au congrès. James le pragmatiste, écrit
Feuerhahn, « qui croyait avoir fait venir un psychologue expérimentaliste pour pou-
voir mieux se consacrer à ses travaux de philosophe et se retrouve face à un adver-
saire en philosophie » (ibidem, p. 150)5.
Si l’activité de publication et aussi de vulgarisation de Münsterberg se déploie
avec une grande intensité dans de nombreux domaines, jusqu’à susciter bien des
doutes dans sa manière de conjuguer science et vulgarisation (Benjamin, 2006). Mais
pour en rester au fond de la question qui nous intéresse, il faut noter le choix que fait
l’université d’Harvard, peu après son décès.
En 1920, c’est en effet un anglais, Mac Dougall, universitaire d’Oxford, qui est
recruté sur la chaire William James en 1920 à Harvard. La succession chronologique
n’est pas une succession intellectuelle, bien au contraire. L’année même de sa nomi-
nation, Mac Dougall publie The Mind Group (Mac Dougall, 1920) qui prolonge ses
premiers travaux que « la grande guerre n’a pas modifié », précisetil en intro-
duction. Il y prévient d’emblée le lecteur que son approche se démarque de l’idéa-
lisme psychologique et philosophique allemand qui se débat « avec les phrases
obscures dans lesquelles Kant a cherché à exposer sa pensée profonde » (Introduc-
tion, p. X).
La physiologie psychologique de Wundt, à partir de laquelle Münsterberg a
commencé sa carrière, lui apparaît comme « un tissu d’hypothèses inacceptables »
dès qu’on cherche à relier physiologie et psychologie (p. X)6. Münsterberg n’est cité
qu’une fois dans l’ouvrage. Il ne l’est pas pour ses contributions à la psychologie
industrielle mais à travers un ouvrage qu’il a consacré à la psychologie du peuple
3. W. Feuerhahn s’appuie notamment sur la thèse de A. Rasmussen qui retrace l’histoire des colloques
scientifiques de cette période (Rasmussen, 1995).
4. On peut se reporter dans le présent ouvrage au chapitre de M. Saraceno qui revient plus précisément
sur ce point.
5. H. Münsterberg développera des tests de sélection professionnelle et publiera en 1913 simultanément
en Allemagne et aux États-Unis d’Amérique, « psychology and industrial efficiency », puis en 1914
« Die Grundtzüge der Psychotechnik ».
6. ‘‘his physiology of the nervous system was a tissue of unacceptable hypotheses and that he failed to
connect It in any profitable manner with his questionable psychology.” (Introd. p. X).
7. Il s’agit vraisemblablement de « American Traits from the Point of View of a German » (Münsterberg,
1901).
8. Les citations de W. Mc Dougall sont traduites par nous.
Il ne doit donc jamais être détaché complètement, même par la plus haute abstrac-
tion, ni de sa couleur locale ni de sa gangue historique » (p. 288).
Le passé se mélange au présent, dans des conditions matérielles et sociales qui
ne sont pas identiques et qu’il revient au sociologue d’étudier. Plutôt que l’homo-
généité, c’est le « mélange » qui revient souvent dans l’œuvre de Mauss, lorsqu’il
considère la vie sociale comme dans ce texte de 1927 :
« Et c’est dans cet immense bariolage de leurs variations successives et simultanées,
c’est dans le kaléidoscope de leurs dispositions toujours changeantes que réside le
secret de ce mélange qui est particulier à une société, à tel moment, qui lui donne
un aspect et à chacune de ses époques, pour ainsi dire, un style, un aspect spécial. »
(Mauss, [1927] 1968, p. 288)
Un peu de sociologie éloigne de la psychologie, mais beaucoup de sociologie en
rapproche, peut-on penser en lisant Mauss. C’est particulièrement le cas lorsqu’il
écrit que la conscience individuelle est à la fois constituée de sentiments et de repré-
sentations sociales et traversée de « rire, larmes, lamentations funéraires, éjaculations
rituelles » (p. 289-290). À lire Mauss la psychologie sociale de Mac Dougall n’est pas
assez organique, elle manque de corps, de vie.
L’abstraction de la théorie sociale Mac Dougall, pour Mauss, laisse trop peu de
place à la variation des modes de vie, préoccupée de l’homogénéité des sentiments
elle sous-estime l’importance des fonctions symboliques qui relient les corps aux his-
toires sociales. C’est aussi de ce point de vue que Mauss critique les travaux de Jean
Piaget qui publie une première série d’ouvrages sur le développement de l’enfant à
partir de 1923. « Nous attribuons, [écrit Mauss], à la notion de symbole une impor-
tance que M. Piaget ne lui attribue ni en psychologie collective, ni en psychologie de
l’enfant » (Mauss, [1933] 1968, p. 301). Si les symboles ont une place importante, c’est
qu’ils sont portés par les puissants processus affectifs liés à l’autorité, dans la trans-
mission des fonctions symboliques à travers celle des gestes techniques. L’enfant,
l’adulte, imite des actes qui ont réussi et qu’il a vu réussir par des personnes en qui
il a confiance et qui ont autorité sur lui. L’acte s’impose du dehors, d’en haut, futil
un acte exclusivement biologique, concernant son corps » (p. 369). L’acte se construit
« du dedans » pour Piaget, il s’impose « du dehors », pour Mauss.
On soulignera alors une idée soutenue, dans les mêmes années d’avant-guerre
par le sociologue Halbwachs sur la mémoire. Il distingue la mémoire collective de
l’histoire produite par les historiens : « toute mémoire collective a pour support un
groupe limité dans l’espace et dans le temps », ou encore, « il n’y a pas de mémoire
universelle » ([1925] 1994, p. 137). On est loin, avec Halbwachs de l’éloge de l’homo-
généité qu’on trouve chez Mc Dougall. On veut retenir surtout l’idée, dans ce texte,
que la conscience, ou plutôt les ruptures de conscience sont essentielles dans les
transformations de la mémoire collective.
Sans doute, les artefacts sont déterminants dans l’acquisition inédite sur le
plan anthropologique d’une longue durée de conservation en dehors de chacun.
Pour autant, écrit Halbwachs, « si je suis enfermé dans ma conscience », si je ne
puis « sortir de ma durée », la réalité des objets extérieurs, leur portée symbolique
peut ne pas perturber le « mouvement ininterrompu » qui est le mien (p. 152). Pour
que ma conscience quitte son mouvement uniforme, « il faut que l’objet agisse sur
moi comme un signe », qu’à travers lui s’exerce, comme du dehors, « une autre
conscience ». Je me trouve alors « en face de l’objet » et en présence « du point de
vue d’un autre », en me représentant alors deux ou « plusieurs consciences » (p. 153).
Ce n’est pas l’homogénéité, ce principe élément fondamental de la théorie de
Mc Dougall, mais l’hétérogénéité qui constitue pour Halbwachs la condition de la
transmission de la mémoire, à travers d’une conscience affectée par l’altérité (p. 158).
Ce n’est pas un sentiment éprouvé en famille qui serait source d’un sentiment col-
lectif généralisé dans la division du travail ; au contraire, soutient Halbwachs, dans
l’organisation familiale déjà « on s’étonne de tout ce qu’il y a d’acquis et de rapporté,
dans ceux de nos sentiments que nous pourrions croire les plus simples et les plus
universels » (p. 149-150).
C’est ainsi que la mémoire individuelle n’est pas la reproduction de la mémoire
collective, qui est elle-même trop multiple pour chacun. La mémoire individuelle
est « un point de vue sur la mémoire collective », celui d’un individu. Plus encore,
c’est un point de vue qui change « suivant la place que j’y occupe et que cette place
change elle-même suivant les relations que j’entretiens avec d’autres milieux »
(p. 94-95).
9. On notera la priximité sur ce point entre L. Vygotski et M. Weber en lisant le chapitre de M. Saraceno
dans cet ouvrage et B. Maggi (2011).
pour cela distinguer les concepts quotidiens qui se développent par l’expérience et
les concepts scientifiques. C’est une condition déterminante pour éviter la confusion
qui conduit la psychotechnique à adopter le modèle de l’appariement entre le psy-
chisme du travailleur et le travail qu’il doit réaliser.
Ces pratiques humaines, avec leur accumulation de réserves d’expérience, offrent
l’occasion d’étudier les transformations des techniques et de l’activité humaine. Elles
donnent la possibilité de considérer ce mouvement « qui va des besoins et impul-
sions de l’homme à une certaine direction que prend sa pensée » et tout aussi bien
le mouvement inverse « qui va de la dynamique de la pensée à la dynamique du
comportement et à l’activité concrète de l’individu » (Vygotski, [1934] 1997, p. 63).
Encore faut-il convenir que l’activité n’est pas le comportement observable. « Le
comportement tel qu’il est réalisé n’est qu’une infime part de ce qui est possible.
L’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées » (p. 76). Cette acti-
vité psychique est inhibée et pas seulement réalisée, formée d’histoires, d’une plu-
ralité d’intentions parfois divergentes, vécues ou espérées, de passions conscientes
ou refoulées.
C’est pourquoi la conception vygotskienne de la psychologie est historique. Elle
se porte sur l’activité de sujets qui s’engagent dans un mouvement de conscience
qui transforme le rapport du réalisé aux possibilités inaccomplies. « Plus nous
sommes capables de nous rendre compte et de rendre compte aux autres de l’expé-
rience vécue, écrit Vygotski, plus elle est vécue consciemment (elle est ressentie, se
fixe dans le mot, etc.) (p. 78), ou encore « avoir conscience de ses expériences vécues
n’est rien d’autre que les avoir à disposition à titre d’objet (d’excitant) pour d’autres
expériences vécues (ibidem). L’analyse des transformations de la conscience, des
transformations des rapports entre les fonctions psychologiques devient une condi-
tion méthodologique centrale en psychologie.
Mémoire, imagination, concepts, affects, émotions n’ont pas toujours la même
fonction dans l’activité. Certaines périodes comme l’apprentissage scolaire ou la
transition entre l’école et la vie professionnelle demandent d’intenses remaniements
des rapports entre ces fonctions par le sujet. C’est même pour Vygotski, la clé de
l’entrée dans le processus d’analyse du développement. C’est dans les périodes de
transformation qu’il devient possible de mieux analyser « l’influence que la pensée
sur le caractère affectif, volitif de la vie psychique » aussi bien que « les mobiles de
la pensée, des besoins et des intérêts, des impulsions et des tendances qui dirigent
le mouvement de la pensée dans un sens ou dans un autre » (p. 61).
Münsterberg considère qu’une « psychologie causale » d’essence physiologique
peut exister à côté d’une psychologie téléologique tournée vers les finalités (Münster-
berg, 1914) et dessine une frontière infranchissable entre les sciences du corps et
celles de l’esprit. Vygotski dresse un programme méthodique d’étude de la trans-
formation des rapports entre les fonctions psychologiques dans l’activité même de
sujets engagés dans de réelles tâches sociales qui donnent l’occasion de ces transfor-
mations. Dans cette perspective moniste, l’histoire des transformations devient le
centre de gravité de l’analyse.
La confrontation de la psychotechnique à la pratique a finalement tourné au pro-
fit du positivisme qui « a finalement aggravé la crise de la psychologie en exaspérant
les conflits entre la pratique et la théorie » écrit Yves Clot (2012, p. 137), en commen-
taire à la discussion de Münsterberg par Vygotski. Les psychologues du début du
XXe siècle étaient confrontés aux transformations profondes des organisations pro-
ductives et des systèmes sociaux. La période actuelle nous y confronte à nouveau à
grande échelle.
10. J. Guichard et M. Huteau (2006) ont proposé un revue large des approches et des méthodes en
psychologie de l’orientation, en soulignant la persistance du clivage en « objectivisme » et « subjecti-
visme ».
les rapports entre sa vie au travail et sa vie hors travail, dans l’espoir de changer
radicalement d’emploi11.
L’ouvrière de 34 ans travaille de nuit sur une machine-outil dans une usine ; elle
est mariée avec trois enfants. Lors du premier entretien elle affirme d’emblée qu’elle
« s’ennuie » au travail, d’autant plus que récemment leur chef d’équipe a supprimé
l’habitude qui permettait aux ouvrières de changer de machine au cours de la nuit.
Maintenant, dit-elle « on est sur une seule machine », alors, ajoute-t-elle sur un ton
amer, « on doit savoir le faire, hein… ». Le rapport avec la hiérarchie s’insinue dans
l’évaluation de cette obligation de répéter toute la nuit les mêmes gestes.
L’ouvrière ajoute qu’elle n’a pas de projet précis, sinon peut-être de passer un
diplôme – elle a arrêté ses études avant le Bac – et de travailler dans le paramédical.
Mais deux entretiens plus tard, lorsqu’elle prend confiance dans la psychologue
du travail qui réalise ce bilan avec elle, elle reconnaît qu’elle a caché son projet,
de crainte qu’il soit mal reçu ; elle en a déjà fait l’expérience. Elle veut fermement
devenir kinésithérapeute. C’est l’échange avec la conseillère, et avec la fonction du
bilan de compétences, qui s’est transformé : la crainte d’être évaluée ou de voir son
projet rejeté, a cédé la place au déploiement de sa stratégie pour parvenir à ses fins.
De source d’inquiétude, la situation de bilan est devenue ressource pour penser et
pour agir. Mme F. s’est renseignée sur les durées d’études, les concours, les lieux de
formation, s’est inscrite à des cours par correspondance pour compenser son arrêt
d’études avant le Bac. Elle échange avec la conseillère au fil des séances.
À la fin du premier mois, la conseillère qui demande à Mme F. comment elle
« envisage les choses » par rapport à son emploi actuel, avec l’idée sous-entendue
d’explorer comment elle compte négocier avec son employeur pour la reprise d’étude.
Mais l’ouvrière répond d’abord comment elle a réorganisé sur travail sur sa machine :
« Comme je travaille de nuit, déjà, j’ai pris un dictaphone. J’ai enregistré tous mes cours. Ce qui
me fera gagner quand même du temps pour pouvoir tout gérer en un minimum de temps. »
De nuit, tout en pilotant sa machine, l’ouvrière apprend ses cours. La tâche
de production est toujours réalisée, bien sûr. Pourtant, la compétence développée
à conduire la machine est devenue un moyen détourné pour préparer l’examen.
Et c’est du temps gagné pendant la nuit, puisqu’en journée il faut dormir et aussi
s’occuper de la famille, pendant que le mari travaille à son tour. Concrètement, la
fonction habituelle du travail sur la machine est redoublée d’une autre fonction, du
point de vue de l’activité, celle qui permet d’engager sans attendre la réalisation du
projet. Il est fort probable que le sens de ce travail change, lorsque l’ennui est rem-
placé par les révisions et que l’horizon du projet se superpose à celui de l’atelier.
Ceci fait, ajoute Mme F. en réponse à la conseillère, « avec mon employeur, on verra
comment ça se dépatouille… »
11. On trouvera une analyse initiale de cette situation dans Y. Clot et B. Prot (2005)
comment elle va s’organiser à la maison, l’ouvrière répond d’abord sur le plan des
études, ce qui nous donne l’occasion de considérer une nouvelle transformation
potentielle des rapports entre les fonctions, mais cette fois sur le plan familial :
Ouvrière : « Ben... Si ça pouvait aider ma fille…Oui ça m’arrangerait quand même. Parce
qu’elle ne comprend pas que je veuille reprendre des études. Elle, elle fait tout pour sortir de
l’école ; et moi, je ne suis pas complètement d’accord. »
Conseillère : « Elle a quel âge ? »
Ouvrière : « Elle a 15 ans, elle est en pleine période d’orientation. Elle s’en fiche un peu…
J’ai eu la même réaction, et je regrette maintenant, j’y retourne ! Mais en étant… Moi je
veux mes diplômes ! »
La fonction de mère de famille et celle d’ouvrière interfèrent dans les actions
indispensables pour réaliser le projet de transition professionnelle. La mère de
famille considère que la contrainte de réviser sur la table familiale peut devenir
une ressource si sa fille, en voyant sa mère s’investir devant elle dans les révisions.
Plus encore, elle fait le lien avec son histoire propre. Là encore, un moyen – la révi-
sion – est au service de deux buts simultanément. En parlant de cet espoir, la mère
se souvient de son propre abandon scolaire, au lycée : elle est alors partie avec son
amoureux loin des parents, pendant l’année de terminale… À la suite de son retour,
sans diplôme et avec un enfant, elle est devenue ouvrière.
L’histoire personnelle est, en quelque sorte, « remise au travail » dans ces dialo-
gues avec la conseillère, dans l’action conjointe avec sa fille sur la table familiale, les
espoirs personnels de l’ouvrière et ceux de la mère à l’égard de sa fille sont entre-
mêlés, ou plutôt ils peuvent peut-être se démêler, s’agencer autrement que dans une
reproduction.
Les incidences familiales de la mise en œuvre du projet redoublent lorsque,
vers la fin des deux mois d’entretien, les deux protagonistes parlent de la formation
longue qui pourrait s’engager l’année suivante, une formation qui demandera à
Mme F. de partir à la semaine pendant plusieurs mois.
Conseillère : « Alors, si je comprends bien, vous êtes décidée là, mûre, pour partir sur des
études de kinésithérapeute ? »
Mme F. : « Oui ! »
Conseillère : « J’en suis ravie… »
Mme F. : « Moi aussi [rire] ! »
[…]
Conseillère : « Vous en avez parlé à la maison ? » [Mme F. : « Oui. »] « Alors qu’est-ce que
vous disent vos proches ? »
Mme F. : « Ben... tout le monde de... me soutient. Mais c’est vrai que quelque part, j’ai quand
même des peurs... Ça s’est sûr ! »
Conseillère : « C’est nouveau ! » [C’est-à-dire : vous avez peur parce que votre projet
est nouveau].
Mme F. : « C’est pas que c’est nouveau : en fait, ça m’exciterait plutôt. Mais c’est plutôt mon
mari, mes enfants... C’est vrai que sur le moment, ils disent ‘‘oui’’. Mais je pense qu’ils ne se
rendent pas très bien compte que c’est parti pour quatre ans, et qu’il va falloir faire des sacrifices
aussi, quoi. Donc il y a mes propres sentiments et il y a les sentiments de ma famille et c’est
vrai que pour le moment tout le monde dit « oui ». Mais après, il faut que ça continue, quoi.
Parce que je n’abandonnerai pas au milieu de l’année, ça c’est sûr ! »
Contrairement à ce que suppose la conseillère, Mme F. n’a pas peur, elle trouve
même la situation excitante. Ses intérêts professionnels ont été relégués pendant
des années au profit de sa famille. Le rapport s’inverse désormais. Mme F. prend
la mesure, avec lucidité d’une conséquence de sa détermination : elle va provoquer
des modifications dans les structures qui déterminent la vie de sa famille : il y « mes
sentiments » et « les sentiments de la famille ». À travers la nouvelle organisation de la
vie, ce sont les liens affectifs, les liens d’amour, qui se trouveront perturbés. Elle s’en
rend compte et pense que si « tout le monde dit oui », c’est qu’ils « ne se rendent pas bien
compte ». C’est une nouvelle structure des liens familiaux qu’il convient d’inventer, à
travers une nouvelle organisation des tâches et des temps, un nouveau fonctionne-
ment de la vie familiale. La transformation n’est pas réalisée, pourtant, du point de
vue de l’activité de Mme F., de nouveaux buts organisent des ses actions ; sa com-
pétence à conduire sa machine, source d’un sentiment d’ennui à force de répétition,
trouve un nouveau sens, intégré à ces nouvelles actions ; d’anciens objectifs aban-
donnés redeviennent des motifs d’agir « je veux mes diplômes ».
C’est parce que Mme F. est l’objet de multiples déterminations qu’elle retourne
certaines déterminations en ressource, qu’elle modifie le rapport qu’elle entretenait
jusque-là, tant bien que mal, avec les contraintes, pour mettre la situation actuelle
au service de ses propres buts. L’insatisfaction anesthésiée dans l’ennui initial
peut s’investir dans de nouvelles réalisations. Ainsi décrite, l’activité de Mme F. a
beaucoup changé, pourtant rien ou presque de sa vie sociale n’a changé à ce stade.
Beaucoup reste à faire pour que ces mouvements internes trouvent à se réaliser dans
la vie de famille et dans ses conditions d’emploi, évidemment.
C’est là qu’il ne faut pas confondre transformation des rapports psychologiques
et transformations des rapports sociaux. Pourtant déjà, en elle, les rapports sociaux
ont commencé de changer : la relation subalterne à l’employeur, qui est la source
récente d’un ennui redoublé – « on nous a mis sur une seule machine » n’est pas uni-
voque, elle est désormais aussi considérée à partir du projet qui se dessine : « et puis
avec mon employeur, on verra comment ça se dépatouille ». Le rapport à la famille a
commencé lui aussi à changer, en elle, elle sait bien qu’elle devra assumer sa part de
responsabilité dans la suite des changements.
Dans la période contemporaine, les professionnels sont bien souvent confrontés
à des transformations importantes de leur rapport au travail, en particulier lors de
changement d’emploi. Philippe Malrieu parle de ces situations dans lesquelles « les
anciennes conduites révèlent leurs insuffisances », et qui « exigent critique, change
ment dans les structures du milieu et celle des activités » et création de milieux nou-
veaux (Malrieu, 2003, p. 6).
Ce qui donne valeur à l’acte, pour le sujet, écrit Jacques Curie dans une pers-
pective de psychologie sociale du travail, c’est « sa participation au dépassement
des contradictions qui existent à l’intérieur et entre les déterminants biologiques et
sociaux » (Curie, 2000, p. 8). Dans cette perspective, le sens apparaît comme un
« rapport de valeurs » vécu d’abord sous la forme d’un « conflit » par un sujet qui
cherche à vivre « plusieurs vies en une seule » (Clot, 2008, p. 51). Il reste alors à
trouver ou inventer les ressources pour éviter que le conflit se retourne en nonsens.
C’est là que les dispositifs et la technicité des professionnels du conseil et de la
formation peuvent avoir un rôle important.
Conclusion
Dans la période contemporaine, les professionnels sont bien souvent confrontés
à des transformations importantes de leur rapport au travail, en particulier lors de
changement d’emploi. On a souligné, à partir d’un retour à Münsterberg, la per-
sistance d’un modèle dualiste qui repose sur une conception préoccupée par l’éta-
blissement de similitudes entre les caractéristiques de l’emploi et celles personnes.
À partir de quelques auteurs qui ont opposés un point de vue historique sur les
transformation sociales et psychologiques, sans les confondre, la deuxième partie
s’organise autour de l’analyse d’un exemple vécu par une ouvrière en période de
transition professionnelle, pour ouvrir une voie d’analyse et d’accompagnement de
ces transitions.
Malrieu parle de ces situations dans lesquelles « les anciennes conduites
révèlent leurs insuffisances », et qui « exigent critique, changement dans les struc-
tures du milieu et celle des activités » et création de milieux nouveaux (Malrieu,
2003, p. 6). Il semble qu’une dynamique historique peut s’instaurer ici, à ce point où
Malrieu soulignait que la psychologie est « indispensable pour poser le problème
du sens dans sa forme moderne », un sens qui n’est pas simplement donné par les
instances « à quelque égard transcendantes », mais découvert par le sujet, « dans
des dialogues avec les diverses instances de pouvoir, en faisant valoir ses expé-
riences de vie » (p. 4). C’est à ce point où les institutions sont « confrontées par lui »
qu’il « s’instaure en sujet, qu’il évalue chacune de ses entreprises en la regardant
du point de vue des autres, qu’il en détecte les conflits ou les convergences, pour
inventer les nouveaux milieux, les œuvres neuves qui lui permettent de renouveler
ses propres structures » (p. 4).
Références
Benjamin, L.T. (2006). ‘Münsterberg’s Attack on the Application of Scientific Psycho-
logy.’ Journal of Applied Psychology, 91(2), 414-425.
Clot, Y. (dir.). ([1996] 2002). Les histoires de la psychologie du travail. Approche pluri-
disciplinaire. Toulouse : Octares, Collection Travail et activité humaine.
Clot, Y. (2006). La fonction psychologique du travail [5e édition corrigée]. Paris : PUF.
Clot, Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir. Paris : PUF.
Clot, Y. (2012). Psychologie : une crise aggravée ? In Y. Clot (dir.), Vygotski Maintenant
(p. 135-150). Paris : La Dispute.
Clot, Y., & Prot, B. (2005). « “L’activité” en bilan de compétences. » Travail et emploi,
103, 12-25.
Curie, J. (2000). Travail, Personnalisation, Changements sociaux. Archives pour les his-
toires de la psychologie du travail. Toulouse : Octarès, Collection Travail et activité
humaine.
Feuerhahn, W. (2010). Œuvrer pour l’unité de la connaissance humaine. Le Congress
of Arts and Science de Saint Louis (1904). Revue germanique internationale, 12,
139-157. https://doi.org/10.4000/rgi.277
N
Cet ouvrage issu d’un séminaire organisé par Le Groupe de recherche et
d’étude sur l’histoire du travail et de l’orientation (GRESHTO), groupe trans-
versal aux différentes équipes du Centre de recherche sur le travail et le
développement du Conservatoire national des arts et métiers (CRTD -
Cnam) est publié sous la direction de Jérôme Martin (GRESHTO-CRTD)
et Bernard Prot (équipe de psychologie du travail et clinique de l’activité -
CRTD).
Les auteurs
Antoine Bonnemain, Yves Clot, Caroline Fayolle, Jérôme Martin,
Régis Ouvrier-Bonnaz, Bernard Prot, Marco Saraceno, Jean-Luc Tomás,
Sophie Wahnich.
ISBN : 978-2-36630-123-6