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Émotions, affects

logues ont abordé cette question difficile et rapidement polémique. La vie


et institutions
et les groupes entre eux, les affections et les aversions qu’ils éprouvent
Dialogue entre historiens et psychologues

versal aux différentes équipes du Centre de recherche sur le travail et le

Jérôme Martin et Bernard Prot (CRTD-Cnam)


(coordinateurs)

www.octares.com

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Émotions, affects et institutions
Dialogue entre historiens et psychologues

Sous la direction de

Jérôme Martin et Bernard Prot

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Illustration première de couverture :
Arbre de la liberté (1790)
Jean-Baptiste Lesueur, Jean-Baptiste (Paris, en 1749 - Plailly, en 1826), dessinateur
Paris musée Carnavalet

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays.
La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que
les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une
utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et
d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement
de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l’article 40).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contre-
façon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

Première édition
© 2022 OCTARÈS Éditions
11, rue des Coffres, 31000 Toulouse, France
www.octares.com
ISBN 978-2-36630-123-6

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Travail et Histoire

« On ne connaît pas complètement une science tant qu’on n’en sait pas l’histoire. »
(Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 2e leçon, 1830).

Depuis 1991, Octarès consacre ses publications à l’actualité des sciences du


travail, participe à la diffusion des idées, des théories et des méthodes et à leur
circulation parmi les professionnels et les chercheurs en s’efforçant de privilégier
les rencontres entre les disciplines. L’apparition de nouvelles formes d’organisation
du travail et leur incidence sur les trajectoires et parcours professionnels, l’analyse
de l’activité réelle des Travailleurs, les contraintes du travail, leur impact sur leur
qualité de vie et leur santé, la multiplication des dispositifs d’accompagnement,
sollicitent toujours davantage la compréhension des dynamiques sociales en œuvre.

Dans un contexte de changement rapide où de nombreux repères sont brouillés,


le recours à l’histoire est une ressource pour retrouver les racines des évolutions, en
conserver les traces, les analyser et les structurer, se situer et agir dans le monde du
travail. C’est pourquoi, les Éditions Octarès ont favorisé la publication de plusieurs
ouvrages en version papier développant une approche historique et des ouvrages en
version électronique dont certains libre d’accès. Ces ouvrages permettent de mieux
comprendre l’influence du passé sur le présent pour préparer l’avenir et ainsi de
tisser des liens entre les différents ouvrages proposés dans les collections.

Ouvrages électroniques
André Ombredane (1898-1958) – Jean-Marie Faverge (1912-1988) – L’analyse du travail,
ruptures et évolutions sous la coordination de Régis Ouvrier-Bonnaz et Annie Weill-
Fassina
Suzanne Pacaud (1902-1988) - De la psychotechnique à l’ergonomie – L’analyse du travail en
question sous la coordination de Régis Ouvrier-Bonnaz et Annie Weill-Fassina
Les archives de Jean-Maurice Lahy (1872-1943) – Regards croisés d’historiens, de psycho-
logues et de sociologues sous la coordination du Groupe de recherche et d’étude sur
l’histoire du travail et de l’orientation (GRESHTO) du Centre de recherche sur le
travail et le développement (CRTD) du Conservatoire national des arts et métiers
(Cnam)
Connaissance du travail et orientation – Une histoire en débats sous la coordination de
Serge Blanchard et Régis Ouvrier-Bonnaz

Ouvrages papier
« Performances Humaines & Techniques » d’hier vers aujourd’hui sous la coordination de
Marie Christol-Souviron, Sylvain Ledux, Annie Drouin et Pascal Etienne
Les histoires de la psychologie du travail - Approche pluridisciplinaire sous la direction
d’Yves Clot

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Travail, Personnalisation, Changements sociaux – Archives pour les histoires de la psycho-
logie du travail de Jacques Curie
Alain Wisner et les tâches du présent - La bataille du travail réel sous la direction de
Jacques Duraffourg et Bernard Vuillon (Introduction d’Yves Schwartz Postface de
François Daniellou)
Sociologie du travail de Claude Durand
Ergonomie - Travail, Conception, Santé – Cinquantenaire de la Société d’ergonomie de langue
française sous la coordination d’Annie Drouin
L’analyse du travail en psychologie ergonomique sous la coordination de Jacques Leplat
Psychologie de la formation – Jalons et perspectives (Choix de textes 1955-2002) de Jacques
Leplat
Des pratiques en réflexion – Dix ans de débats sur l’intervention ergonomique sous la coor-
dination de Christian Martin et Dominique Baradat (préface de Jacques Leplat)
Des pratiques en évolution – Seconde décennie des Journées de Bordeaux sous la coordina-
tion de Johann Petit, Karine Chassaing et Sophie Aubert
Les compétences en ergonomie – Textes choisis et présentés par Jacques Leplat et Maurice
de Montmollin
Sur le travail - Choix de textes (1967-1997) de Maurice de Montmollin
La construction de l’idée de temps – Archives francaises sous la direction de Jean-Marc
Ramos
Réflexions sur l’ergonomie (1962-1995) d’Alain Wisner
Combats du travail réel des legs d’Alain Wisner sous la diection de Tahar Hakim
Benchekroun et Annie Weill-Fassina

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Sommaire

Liste des auteurs ............................................................................................................ 7

Introduction générale
Une expérience de dialogue entre histoire et psychologie
Jérôme Martin et Bernard Prot ............................................................................................. 11

Première partie
Retour sur un dialogue fondateur
entre l’histoire et la psychologie
Une rencontre oubliée (1890-1942)
Jérôme Martin ....................................................................................................................... 27
Une collaboration en débats à partir du concept d’émotion
Régis Ouvrier-Bonnaz ..........................................................................................................55

Deuxième partie
De l’affect aux institutions, en passant par les émotions
La compréhension de la Révolution française a-t-elle besoin
de la variable « émotion »
Sophie Wahnich ....................................................................................................................79
Psychologie, affectivité, histoire
Yves Clot .............................................................................................................................103
Régénérer l’histoire des affects dans l’institution
Antoine Bonnemain et Jean-Luc Tomás..............................................................................123

Troisième partie
Protagonisme en histoire et personnalisation en psychologie
Quelques pistes de réflexion sur le protagonisme féminin
pendant la Révolution française
Caroline Fayolle ..................................................................................................................147
Saint-Just, personnage politique révolutionnaire
et la notion de personnalisation en psychologie
Régis Ouvrier-Bonnaz ........................................................................................................ 155

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Quatrième partie
Désaccords d’hier et questions pour aujourd’hui,
à partir de la psychologie de Münsterberg
Max Weber critique de Hugo Münsterberg
Controverse sur le rôle du « vécu » et de la « volonté » dans les sciences
historiques
Marco Saraceno................................................................................................................... 173
Le problème des transformations psychologiques dans les temps de transition
Bernard Prot ....................................................................................................................... 191

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Liste des auteurs

Antoine Bonnemain
Maître de conférences
Laboratoire Activité, connaissance, transmission, éducation (ACTÉ)
Université Clermont Auvergne
antoine.bonnemain@uca.fr

Yves Clot
Professeur émérite en psychologie du travail
Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD)
Équipe psychologie du travail et clinique de l’activité
Conservatoire national des arts et métiers - Paris
yves.clot@lecnam.net

Caroline Fayolle
Maîtresse de conférences à l’Université de Montpellier
Laboratoire interdisciplinaire de recherches en didactique, éducation, formation
(Lirdef)
Université Paul Valéry. Montpellier III
caroline.fayolle@umontpellier.fr

Jérôme Martin
Chercheur associé au Centre de recherche sur le travail et le développement
(CRTD)
Groupe de recherche et d’étude sur l’histoire du travail et de l’orientation
(GRESHTO)
Conservatoire national des arts et métiers - Paris
jm.jeromemartin@gmail.com

Régis Ouvrier-Bonnaz
Coordinateur du Groupe de recherche et d’étude sur l’histoire du travail et de
l’orientation (GRESHTO)
Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD)
Conservatoire national des arts et métiers - Paris
regis.ouvrier-bonnaz@lecnam.net

Bernard Prot
Maître de conférences.
Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD).
Équipe psychologie du travail et clinique de l’activité

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8 Émotions, affects et institutions

Conservatoire national des arts et métiers - Paris


bernard.prot@lecnam.net

Marco Saraceno
Maître de Conférences
Laboratoire Performance Santé Métrologie Société (PSMS)
Université Reims Champagne-Ardennes
ma.saraceno@gmail.com

Jean-Luc Tomás
Maître de conférences
Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD).
Équipe psychologie du travail et clinique de l’activité
Conservatoire national des arts et métiers - Paris
jean-luc.tomas@lecnam.net

Sophie Wahnich
Directrice de Recherche au Centre national de la recherche scientifique
Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC)
Écoles des hautes études en sciences sociales - Paris
sophie.wahnich@ehess.fr

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Introduction générale

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Une expérience de dialogue
entre histoire et psychologie

Jérôme Martin et Bernard Prot

Le Groupe de recherche et d’étude sur l’histoire du travail et de l’orientation


(GRESHTO), groupe transversal aux différentes équipes du Centre de recherche sur
le travail et le développement (CRTD)1, a réuni des chercheurs et chercheuses en
psychologie et en histoire dans le cadre d’un séminaire qui s’est tenu régulièrement
pendant deux années.
Plusieurs chapitres de cet ouvrage reviennent sur la manière dont les fonda-
teurs, historiens et psychologues, mais aussi philosophes et sociologues ont abordé
cette question difficile et rapidement polémique de la vie en société considérée dans
les liens que tissent les individus entre eux, les affections et les aversions qu’ils
éprouvent en eux et à l’égard d’autrui, parfois même le renversement saisissant
de l’enthousiasme en violence lorsqu’une société s’engage dans l’invention d’insti-
tutions qui renouvellent les liens sociaux, comme dans le cas de la Révolution
française.
Mais si les auteurs de cet ouvrage s’intéressent à l’histoire, ils partagent aussi le
goût du temps présent. Le travail met à l’épreuve aujourd’hui, de manière particuliè-
rement intense, les liens tissés entre les femmes et les hommes dans les organisations
et les rapports entre la vie au travail et dans les autres domaines de vie. Plusieurs
textes s’intéressent précisément à ces transformations d’un point de vue historique
et à partir de l’activité de professionnels.
C’est donc, au fond, la transformation des liens entre les femmes et les hommes,
à travers les institutions dont ils se dotent, considérée sous l’angle des sentiments,
des émotions et de l’affect qui est au cœur des textes qu’on va lire, qu’ils portent sur
les siècles passés ou sur des situations actuelles.
Or, précisément, les fondateurs de la psychologie et de l’histoire étaient eux aussi
confrontés aux transformations profondes de leurs temps de sorte que leurs contro-
verses sont parfois centrées sur la difficulté de concevoir des modèles, sinon des lois
scientifiques, qui prennent en compte ce mouvement de l’histoire, cette historicité.
Comment éviter de dissocier l’histoire collective et l’histoire individuelle ?
C’est pourquoi, avant de présenter les quatre parties qui composent cet ouvrage,
il nous a semblé utile de proposer une analyse, sous l’angle qui nous intéresse ici,
des textes et des controverses fondatrices.

1. Le CRTD (EA 4132) est un laboratoire du Conservatoire national des arts et métiers - Paris –
https://crtd.cnam.fr/

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12 Émotions, affects et institutions

Les sciences sociales, une réponse à la « crise de la science » ?


Le débat au sein des sciences sociales remonte à la fin des années 1890. La psycho­
logie, cette « connaissance des âmes par le dedans » (Bouglé, 1935) est alors au centre
des débats suscités par l’affirmation d’Émile Durkheim selon lequel « tout ce qui
est social consiste en représentations, par conséquent est un produit de représenta-
tions ». C’est en effet la question des représentations sociales et de leur nature qui est
débattue (Mucchielli, 1994).
La naissance des sciences sociales – histoire, psychologie, sociologie – et les
débats qui les animent s’inscrivent dans un contexte plus large de transformation
profonde de la connaissance scientifique. En effet, à la fin du XIXe siècle, le para-
digme par lequel s’était construite l’identification entre progrès et science entre en
crise (Rasmussen, 1996). L’idée d’un progrès continu des connaissances scientifiques
est l’objet de critiques et ne correspond plus à l’état de la science elle-même. Céles-
tin Bouglé prend acte de cette évolution en soulignant l’abandon de « la préten-
tion de déduire le monde d’une loi » héritée de l’évolutionnisme et du positivisme
(Bouglé, 1938, p. 27­28). La révision épistémologique qui affecte les sciences porte
notamment sur deux aspects fondamentaux (Castelli Gattinara, 1998). Le premier
concerne le rapport entre nécessité et contingence. La science remet alors en cause la
catégorie fondamentale de causalité. Cette remise en cause affecte un autre principe
méthodologique, celui d’exactitude, battu en brèche par la théorie probabiliste. C’est
le principe même du déterminisme qui se trouve alors fragilisé. Le second aspect
de la révision épistémologique porte sur le rapport entre objet et sujet. La nouvelle
épistémologie de la science, formulée notamment par Henri Poincaré en 1902 dans
La Science et l’Hypothèse affirme que tout fait empirique n’existe qu’en fonction
des hypothèses par lesquelles le scientifique les construit. Dans cette perspective,
hypothèse et théorie sont premières et construisent l’objet expérimenté, ce dernier
pouvant modifier l’hypothèse initiale. La réalité est ainsi définie comme un rapport
à une connaissance qui l’affecte. Les lois des sciences sont une représentation, une
interprétation de l’expérience ouvrant vers de nouvelles expériences dans la mesure
où la réalité réagit par rapport à elles. La connaissance scientifique repose ainsi sur
un rapport dynamique et dialectique qui est historique comme le souligne le philo-
sophe et historien des sciences Abel Rey (1873-1940) :
« Il faut voir la pensée sous son aspect historique, et l’histoire sous un aspect
dynamique […]. Connaître c’est bien construire l’objet, mais c’est aussi, et en même
temps, du même coup, apprendre comment l’objet est construit, car cette construction
ne se fait ni par ni pour un esprit étranger qui cherche à s’y adapter du dehors. »
(Rey, 1927, p. 288)
Ces réorientations épistémologiques entrent en résonance avec l’histoire-
problème promue par les Annales et L’apologie pour l’histoire de Marc Bloch (Muller,
1996).
C’est donc dans ce cadre épistémologique de recomposition de la défini-
tion de la science que les sciences sociales se constituent à partir des années 1900.
La controverse épistémologique accompagne la formation scientifique et discipli-
naire de l’histoire, de la psychologie et de la sociologie. On peut ainsi appliquer à

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Une expérience de dialogue entre histoire et psychologie 13

cette controverse la remarque faite par Charles Blondel au sujet des « psychologies
collectives » selon lequel « toutes ces sciences n’ont pas, autant qu’elles auraient
voulu, enrichi notre savoir, faute d’avoir suffisamment délimité leurs domaines
réciproques, défini leurs objets respectifs et assuré leurs méthodes propres »
(Blondel, 1928, p. 5). Domaines, objets et méthodes sont au cœur des débats scien-
tifiques. En schématisant, on peut dire que ce débat à trois entremêlent plusieurs
questions. Une première question concerne les trois disciplines et porte sur leur
scientificité : peuvent­elles être des sciences et si oui, à quelles conditions ? Ce pre-
mier débat renvoie à la finition de la « science » et au modèle des sciences naturelles
constitué depuis Claude Bernard. Mais cette première question conduit à une autre
qui porte sur la nature du social. Avec l’émergence de la sociologie durkheimienne
s’affirme une conception de la société comme entité propre et distincte des individus
reposant sur une « conscience collective », instituant les individus comme sujets au
travers de représentations les surplombant. Ces débats ne sont pas seulement théo-
riques car elles s’articulent aux modalités d’institutionnalisation des disciplines.

L’institutionnalisation différenciée des sciences sociales


Les controverses scientifiques (Pestre, 2007) ne mobilisent pas seulement des
enjeux épistémologiques mais aussi des enjeux de professionnalisation et de posi-
tionnement dans le champ des sciences (Gingras, 1991, p. 42-43).
À la fin du XIXe siècle, l’histoire occupe une position privilégiée dans le champ
scientifique et universitaire. Elle s’est émancipée de la philosophie et de la littérature
en se professionnalisant. La formation d’un corps de professionnels de l’histoire
repose sur deux piliers. Le premier est celui de l’enseignement de l’histoire dans les
lycées, fonction dévolue à des professionnels spécialisés à partir de la création d’une
agrégation d’histoire en 1830. Il fonde d’ailleurs le lien étroit entre secondaire et
supérieur assurant un vivier de lecteurs, de chercheurs et d’universitaires. Le second
pilier découle directement de la politique universitaire de la IIIe République visant
à développer les universités et à s’appuyer sur l’histoire comme discipline de légi-
timation. L’autonomie professionnelle des historiens s’appuie très largement sur la
politique des républicains qui, de la création de nouvelles universités en 1876 à
l’ouverte de nouvelles chaires et de postes de maîtres de conférences, offre de nou-
velles possibilités de carrières (Boer, [1987] 2015, p. 297-396). Ce processus s’accom-
pagne de la définition de normes professionnelles, méthodologiques et de rédaction
délimitant les contours d’une communauté de métier et d’une pratique sociale
(Prost, 1996, p. 13-18 ; Noiriel, 1996, p. 47-89).
Alors que l’histoire conforte ses positions institutionnelles au sein de l’univer-
sité, le champ de la psychologie apparaît plus complexe et plus indéterminé. La fin
du siècle est marquée par « l’intérêt croissant porté […] à l’étude des processus psy-
chiques et de leurs multiples relations avec la vie collective » (Blondel, 1928, p. 5).
La psychologie philosophique, éclectique par ses sujets et ses méthodes, connaît un
développement important dans la seconde moitié du XIXe siècle. Parmi les auteurs
qui publient des ouvrages de « psychologie sociale » certains ne sont pas des uni-
versitaires mais viennent de milieux professionnels très diversifiés. Gabriel Tarde

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14 Émotions, affects et institutions

(1843-1904) propose une analyse des comportements collectifs et individuels à partir


de la mise au jour de « lois » comme celle de l’imitation2. La notion d’« interpsycho-
logie » qu’il applique à l’analyse des relations interpersonnelles3 trouvera un certain
écho parmi les psychologues scientifiques comme Ribot ou des historiens comme
Henri Hauser (1866-1946). De son côté, Gustave Le Bon (1841-1931) s’empare de la
description des « foules »4.
À la fin du XIXe siècle, la psychologie recouvre donc des productions intellec-
tuelles très hétérogènes. Souvent le terme dans les titres des publications indique la
priorité donnée à une description générale des caractéristiques assignées à un phé-
nomène ou à un groupe humain. Ce courant est bien représenté par Émile Boutmy
(1835-1906) qui publie plusieurs ouvrages de « psychologie politique » de peuples
(Vermès, 2008)5. Dans une perspective proche mais plus systématique Alfred Fouillée
(1836-1912), qui cherche à concilier le positivisme et l’idéalisme, élabore le concept
des « idées­forces », c’est­à­dire de l’esprit comme cause efficiente de la propension
des idées à se réaliser par une action consciente6. Dans les années 1890 une psycho-
logie dite « nouvelle », en fait expérimentale, se développe en s’émancipant de la
tutelle de la philosophie. L’introduction de la psychologie « nouvelle 7 » en France
est lente. Elle est indissociable de la figure de Théodule Ribot (1839­1916), véritable
« précurseur » (Nicola & Murray, 2000) de la psychologie moderne à partir des
années 1870. Ribot introduit en France la psychologie anglaise et surtout allemande.
Sa thèse, soutenue en 1872 et publiée en 1873, intitulée La question de l’hérédité psycho-
logique, est saluée comme la première thèse française de psychologie « scientifique ».
En 1870, il publie La psychologie anglaise contemporaine, considérée comme un mani-
feste de la psychologie scientifique en même temps qu’elle introduit l’association-
nisme anglais en France. La publication de La psychologie allemande contemporaine
(1879) introduit la psychologie allemande qui, à la suite d’Ernst Heinrich Weber,
de Gustav Fechner et de Wilhelm Wundt, s’attache à quantifier et à mesurer des
phénomènes psychiques. Ribot y affirme l’autonomie de la psychologie comme
science, ayant son propre champ et sa propre méthode. Avec Ernest Renan (1823-
1892) et Paul Janet (1823-1899), il fonde en 1876 la Revue Philosophique de France et de
l’Étranger.
La psychologie bénéfice des réformes universitaires des années 1870­1880.
En 1885, avec le soutien actif de Louis Liard, Ribot est chargé du premier cours

2. Tarde, G. (1890). Les lois de l’imitation : étude sociologique. Paris : Félix Alcan.
3. Tarde, G. (1973). Écrits de psychologie sociale, choisis et présentés par A.M. Rocheblave-Spenlé et
J. Milet. Toulouse : Privat.
4. Le Bon, G. (1895) Psychologie des foules. Paris : Félix Alcan.
5. Boutmy, É (1901). Essai d’une psychologie politique du peuple anglais au XIXe siècle. Paris : Armand
Colin. Boutmy, É (1902) Éléments d’une psychologie politique du peuple américain : la nation, la patrie,
l’État, la religion. Paris : Armand Colin.
6. Fouillée, A. (1890). L’évolutionnisme des idées-forces. Paris : Félix Alcan. Fouillée, A. (1893). La psy-
chologie des idées-forces. Paris : Félix Alcan. Fouillée, A. (1898). Psychologie du peuple français.
Paris : Félix Alcan.
7. Le terme de « nouvelle » psychologie est utilisé pour désigner la psychologie expérimentale de Wilhelm
Wundt notamment, par opposition à la psychologie philosophique et spiritualiste représentée par Victor
Cousin et Paul Janet.

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Une expérience de dialogue entre histoire et psychologie 15

complémentaire de psychologie expérimentale (Nicolas, 2002, p. 130). En 1888, il


assure au Collège de France le cours de psychologie expérimentale et comparée
(1888-1901)8. Ribot exerce une influence considérable sur la psychologie française.
Il établit un lien entre le champ physiologique et biologique et le champ d’une
psychologie expérimentale, scellant ainsi une alliance entre physiologie et psycho-
logie qui persistera longtemps (Paichler, 1992, p. 10). Il encourage ses élèves à
poursuivre une double formation, en philosophie et en médecine, favorisant le
développement de la psychologie pathologique, notamment les travaux de Janet
et de Georges Dumas (1866-1946) qui fondent, en 1903, le Journal de Psychologie
Normale et Pathologique. La psychologie s’organise également comme milieu scienti-
fique. En 1885, Janet, Jean­Martin Charcot (1825­1893) et Charles Richet (1850­1935)
fondent la Société de Psychologie Physiologique9. La psychologie scientifique est portée
sur les fonts baptismaux en 1889, avec le premier congrès international de psycho-
logie, organisé à Paris. Considéré comme une « date charnière » (Fraisse, 1989, p. 131-
137), il précède la création de la Société française de psychologie qui voit le jour en 1901.
Ribot, tout en se faisant l’avocat persévérant de la psychologie scientifique, n’est
pas lui-même un chercheur de laboratoire. La création de laboratoires est un enjeu
fondamental dans la constitution d’une psychologie scientifique dont les méthodes
reprennent celles des sciences expérimentales (Danziger, 1990). La France accuse
un certain retard dans la création de laboratoires de psychologie expérimentale.
En 1894, elle n’en compte qu’un seul contre 16 aux États-Unis, 4 en l’Allemagne et
2 en Grande-Bretagne (Binet, 1894).
Cependant, au tournant du XXe siècle, deux laboratoires forment de véritables
foyers où s’élaborent les bases scientifiques de la psychologie. Le premier est le labo-
ratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne (Nicolas, 2001). Ce laboratoire
est créé en 1889, sur l’initiative de Ribot, avec le soutien de Louis Liard (1846-1917),
directeur de l’enseignement supérieur. Ribot, responsable de la direction d’études à
l’École Pratique nomme à sa tête Henry Beaunis (1830-1921), physiologiste et pro-
fesseur de médecine à Nancy. Alfred Binet (1857-1911) entre au laboratoire en 1890
et s’impose comme son principal animateur : en 1891, il est nommé directeur-adjoint
et, en 1894, directeur. La même année il fonde, avec Beaunis, L’Année Psychologique,
la première revue française totalement dédiée à la psychologie scientifique (Nicolas,
Ferrand, & Ségui, 2000).
La mort prématurée de Binet en 1911 fait d’Henri Piéron (1881­1964) la figure
centrale de la psychologie française. Formé dans le laboratoire d’Édouard Toulouse
(1865-1947), il partage les principes fondamentaux du positivisme (Bourdieu, 1976,
p. 98) et du « culte de la science » (Charle, 1994, p. 181), caractéristique d’une géné-
ration d’universitaires marquée par l’affaire Dreyfus (Duclerc, 1999). Piéron mani-
feste une capacité à construire un consensus, alors nécessaire à une communauté
scientifique naissante et encore fragile, mais également à développer une stratégie
d’institutionnalisation de la psychologie (Charle, 1994 ; Galifret, 1989).

8. Grâce à l’appui de Ernest Renan, Hippolyte Taine et Paul Janet, (Nicolas, 2002 p. 131-137).
9. À sa création, elle compte parmi ses membres Jean-Martin Charcot (président), Théodule Ribot,
Hippolyte Taine, Paul Janet, Alfred Binet, Henri Beaunis.

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16 Émotions, affects et institutions

Avec Piéron, la psychologie adopte une orientation expérimentale inscrite dans


l’héritage associationniste selon laquelle les « fonctions mentales sont indissoluble-
ment liées à toutes les autres fonctions des organismes » (Piéron, 1922). Il critique
fortement la « psychologie subjectiviste » d’Henri Bergson et rattache la psychologie
aux sciences naturelles :
« En somme, il n’y a qu’une psychologie, qui n’est pas du tout – comme le voulait le
vieux cliché dont nous avons eu les oreilles rebattues – l’étude des faits de conscience,
mais qui est la science du comportement des êtres vivants, science qui peut utiliser
plusieurs méthodes, dont la méthode introspective n’est certes pas la plus satisfai-
sante. C’est une science biologique qui étudie la manière dont un être vivant reçoit
les influences du milieu et élabore ses réactions. Entre l’action et la réaction, il y a
des processus d’élaboration complexes que la psychologie cherche à élucider, c’est là
son but essentiel. La psychologie s’intègre absolument dans les sciences naturelles. »
(Piéron, 1916)
Si l’histoire et la psychologie disposent d’une légitimité scientifique facilitant leur
institutionnalisation, la sociologie éprouve davantage de difficultés. La création, en
1896, des Annales de sociologie par Durkheim ne suffit pas à installer immédiatement
la sociologie dans le champ intellectuel et universitaire. Il faut attendre les années
1920 pour que la sociologie durkheimienne conquière plus de prestige chez les pra-
tiquants des sciences de l’homme, mais sans pour autant obtenir une véritable assise
institutionnelle (Karady, 1976 ; Heilbron, 1985). Cette situation propre à la sociologie
durera d’ailleurs jusque dans les années 1950, les sociologues étant alors souvent
attachés à des laboratoires de psychologie (Martin & Vannier, 2002).

Des chemins divergents


Jusqu’à la formation d’un courant historiographique revendiquant l’étude des
émotions et de la vie affective des sociétés, l’histoire et la psychologie se sont rare-
ment croisées. La psychologie historique d’Ignace Meyerson qui a donné naissance à
l’école d’anthropologie historique autour de Jean­Pierre Vernant est restée longtemps
ignorée des autres historiens (Revel, 1996 ; Vernant, 1989).
L’histoire des mentalités elle-même a entretenu des relations complexes avec la
psychologie. Définie par Jacques Le Goff comme une « histoire­carrefour » (Le Goff,
[1974] 1986, p. 107-109), elle revendiquait sa proximité avec l’ethnologie, la socio-
logie et la psychologie sociale, mais émettait de sévères critiques à la psychologie
en général. Pour Le Goff c’est histoire qui a donné toute sa pertinence à la notion de
« mentalité » que la psychologie aurait renoncé à utiliser. Reprenant à son compte
les critiques du structuralisme adressées à Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) et Henri
Wallon (1879­1962), il voyait dans leurs travaux une définition « primitiviste », donc
péjorative, des « mentalités » (Le Goff, [1974] 1986, p. 115­117). Or, cette lecture
opposant la psychologie, notamment wallonienne, au structuralisme, est sans doute
à nuancer. Des travaux récents soulignent les points de convergence entre Wallon et
Claude Lévi-Strauss (Netchine & Netchine-Grynberg, 2017, p. 104-105). De même,
par ses critiques, Le Goff minorait le rôle de Lucien Lévy­Bruhl dans la constitution
des sciences sociales et de la psychologie (Revel, 2007).

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Une expérience de dialogue entre histoire et psychologie 17

À la différence des autres sciences sociales, l’histoire est la seule qui construit sa
scientificité à partir de l’administration de la preuve, c’est­à­dire par l’exposition des
sources. Alors que le sociologue, le psychologue ou l’ethnologue exposent les bases
théoriques ou conceptuelles à partir desquelles ils construisent leur savoir, l’historien
ne ressent aucune obligation de le faire. Pourtant les références théoriques sont bien
là, reconnaissables aux questionnements et aux objets. Des approches comme celle
de Michel Foucault, de la sociologie interactionniste ou encore de Norbert Élias
se lisent aisément au fil de l’historiographie (Luc, 2009). Cette conduite profession-
nelle des historiens rappelle la remarque de Charles Péguy que Lucien Febvre cite
dans Combats pour l’histoire :
« Les historiens font ordinairement de l’histoire sans méditer sur les limites et les
conditions de l’histoire ; sans doute, ils ont raison ; il vaut mieux que chacun fasse
son métier ; d’une façon générale, il vaut mieux qu’un historien commence par faire
de l’histoire sans en chercher aussi long : autrement, il n’y aurait jamais rien de
fait ! » (Febvre, [1952] 1992, p. 4)
De la même manière, la question de la réflexivité est rarement prise en compte
par l’historien, là encore à la différence du sociologue ou de l’ethnologue (Plamper,
2019, p. 36). Elle est pourtant centrale quand il s’agit d’identifier les formes et les
expressions de l’affect et de l’émotion. Évoquant son travail d’historien et son
expérience de Résistant, Jean­Pierre Vernant notait que lorsque qu’on « est plongé
dans le travail, on pense qu’il y a, d’un côté, soi-même, le sujet, et en face les textes.
Ce qu’on oublie, c’est ce que j’appelle « soi-même » n’est pas n’importe quoi »
(Vernant, 2004, p. 19). L’essor de l’ego­histoire à partir des années 1980 est venu
rappeler la place du sujet et de la réflexivité dans l’écriture historienne. Comme le
souligne Antoine Prost, Charles Seignobos (1854-1942) et l’école des Annales, ont
souligné la place de l’engagement subjectif de l’historien dans ses recherches et son
écriture (Prost, 1996).
Les relations entre l’histoire et la psychologie sont ainsi paradoxales. Proches
l’une de l’autre au moins dans les programmes de recherche à défaut des produc-
tions, leurs liens réciproques se sont distendus jusqu’aux années 1980, pour donner
naissance à un vigoureux courant autour de l’histoire des émotions. Ce renouveau
c’est largement construit dans le sillage de l’histoire des représentations et des
neurosciences. Ces dernières ont légitimé, notamment dans le monde anglo-saxon,
les émotions comme objet, en affirmant pouvoir surmonter deux apories : l’oppo-
sition nature/culture et l’articulation individu/société. La convocation des neuro-
sciences apparaît comme une solution de continuité dans les rapports entre histoire
et psychologie qui mériterait un examen approfondi. Elles renouent avec l’épistémo-
logie de la psychologie scientifique du début du XXe siècle ancrée dans la physiologie
(Plas, 2011) et affirment renouveler des questions pourtant au cœur de la psycho­
logie. Dans les années 1920-1930, les travaux de Wallon articulaient le biologique,
le social et le psychologique. L’émotion « soude l’individu à la vie sociale par ce
qu’il peut y avoir de plus fondamental dans son existence biologique » (Wallon,
1963, p. 65), ouvrant la voie à la représentation et au concept façonné par le langage,
dans lequel « s’opère la coopération réciproque de l’expérience individuelle et
de l’expérience collective » (Wallon, 1942, p. 249). C’est d’ailleurs à partir de cette
conception wallonienne et au confluent de la psychologie de Lev Vygotski que les

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18 Émotions, affects et institutions

recherches actuelles de psychologie du travail abordent le « développement du


pouvoir d’agir sur les situations » (Clot, 2008) dans une perspective historique.

Neuf contributions croisées, en quatre parties


L’ouvrage est organisé en quatre parties dans lesquelles historiens et psycho-
logues proposent leur lecture d’un événement, d’un auteur ou d’une question.

Première partie – Retour sur un dialogue fondateur entre l’histoire


et de la psychologie
Le point de départ de la contribution de l’historien Jérôme Martin se trouve dans
le renouveau contemporain des études sur les émotions et sur le corps et propose un
« retour sur une rencontre oubliée » entre historiens et psychologue, mais aussi avec
– et contre – le positivisme de la sociologie durkheimienne. Cette rencontre prend
forme dans les débats autour des notions de « mentalité », depuis Lévy-Bruhl ou
de « socialisation des conduites », de Blondel, ou encore dans la création de l’école
des Annales, entre les années 1900 et 1940. Il s’agit de s’affranchir du dogme d’une
« conscience morale immuable », anhistorique, à travers ces approches de la « vie
affective » ou des « sensibilités ». Le chapitre souligne, à travers quelques extraits, la
vigueur de ces débats qui s’inscrivent d’ailleurs dans un mouvement de création de
revues. On mesure mieux que les désaccords ne partagent pas simplement les disci-
plines naissances les unes à l’égard des autres, il les divise aussi en leur sein. C’est au
cœur de chacune que le chantier intellectuel est tout autant ouvert et qu’il se referme
aussi, parfois. Des tableaux chronologiques apportent des repères sur les séries de
travaux qui nourrissent cette période d’intenses rencontres et de fortes dissensions.
C’est aussi à partir de publications récentes, dans lesquelles la psychologie est
absente, que le psychologue Régis Ouvrier-Bonnaz trouve important de revenir aux
prémices de « l’élaboration consciente d’une science sociale » selon la formule de
François Simiand (1873-1935) et rappelle l’importance que Ribot accordait à la
psychologie des sentiments, dès 1896. Puis il rapporte l’importance des institutions qui
ont contribué aux études pluridisciplinaires, en particulier l’École normale supé-
rieure de la rue d’Ulm, où Lucien Febvre (1878-1956) fait l’expérience, selon ses
propres mots de « ce perpétuel effort de remaniement, de réadaptation des cadres de
classement, qui, de volume en volume, s’assouplissaient et se modifiaient ». Le cha-
pitre déploie alors plus précisément les arguments croisés d’Henri Wallon, appuyés
sur son expérience des traumatismes de la guerre de 1914-1918, et de Lucien Febvre à
propos des émotions qui « se diversifient suivant les situations et les circonstances »,
qui peuvent être constituées en « système d’émotion » et même en « institution ».
Mais la distance qui s’établira entre ces deux auteurs pourtant proches sur le plan
intellectuel, souligne l’importance des contradictions de leur temps, auxquelles ils
se confrontent. L’auteur ouvre alors son propos à des courants de recherche en
psychologie, qui ont continuer de s’inscrire dans l’idée que le travail contemporain
peut devenir un lieu de transformation de nos cultures et des civilisations humaines,
à condition de considérer les transformations des émotions qui vont de pair avec
celles des usages des techniques, pour comprendre le renouvellement et les déclins

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Une expérience de dialogue entre histoire et psychologie 19

des institutions, ce qui est loin d’être le cas de tous les psychologues de cette période
et d’aujourd’hui.

Deuxième partie – De l’affect aux institutions, en passant par les émotions


La Révolution française est au cœur des deux textes qui suivent. L’historienne
Sophie Wahnich revient, par une importante synthèse, sur le travail de longue
haleine qu’elle a consacré depuis son entrée au CNRS, au thème « lien social, émo-
tions et politiques ». Le texte parcourt plusieurs périodes de lectures différentes et
même opposées, des passions et des « émois » collectifs pendant la Révolution fran-
çaise. Celle de Hippolyte Taine et Gustave Le Bon, leur reprise par Sigmund Freud,
puis Georges Lefebvre et de Lucien Febvre à ce sujet. L’intérêt de distinguer les
temporalités « courtes » et « longues » lorsqu’on s’intéresse au « vif de l’événement »
dans lequel les groupes se trouvent engagés, et à l’importance des émotions qui,
dans ces événements, permettent « des bifurcations fortes ». L’autrice interroge alors
les études contemporaines tournées vers l’étude des émotions, telles que celles qui
émanent du « tournant cognitiviste », ou des neurosciences. Quel est leur conception
des émotions, à quoi répondent les stratégies de financement de ces recherches ?
Le cas de la « commémoration très équivoque » de la Révolution, en 1989 en France,
permet de considérer comment les historiens d’aujourd’hui prennent en compte, ou
ignorent, le point de vue psychologique sur les émotions pour penser les événements
révolutionnaires. Le texte revient alors à l’évolution des travaux de l’autrice sur la
révolution française, après avoir rappelé à quel point la « dimension émotive » y
était vive, dans les textes célèbres, mais aussi, comme le montre les exemples repris
du dépouillement des archives parlementaires, dans les « espaces de délibération
disséminés » qui fondent l’expérience d’une unité qui se compose alors autrement
qu’elle n’était auparavant. Cette unité-là n’est pas nécessairement homogène, comme
le souligne l’exemple du 20 juin 1792, dans lequel une multiplicité d’énoncés et de
« bricolages » symboliques montrent une dynamique de symbolisation hétérogène,
à l’envers de celle qui conduira aux massacres de septembre de la même année.
Le travail de l’historien est ainsi porté à « repérer les différents moments émotifs qui
ont réactualisé et réactivé une grille de partage social obsolète », c’est à ce point
que les émotions politiques paraissent des modalités d’expression et d’élaboration
juste et de l’injuste.
L’histoire des transformations est au cœur du texte d’Yves Clot, à partir de
l’approche développementale du psychologue Lev Vygotski qui « marche à l’affect »,
selon la formule de Clot qui relie cette psychologie à la philosophie de Spinoza pour
penser les questions actuelles de santé au travail, en passant par Canguilhem. Le rap-
port entre l’attendu et l’inattendu est central dans cette approche qui se tourne vers
les problèmes que posent aux humains les bouleversements plus ou moins subtils
de leurs habitudes. C’est d’ailleurs précisément à condition de transformer les habi-
tudes, dans des activités pratiques et psychiques, qu’on peut commencer à étudier
ces processus au cœur desquels l’expérience qu’on fait ne coïncide pas avec l’expérience
qu’on a. C’est à partir de ces transformations qu’il devient possible de différencier
les sentiments, les émotions et l’affect lui­même. C’est l’objet d’une part centrale du
texte qui se relie chemin faisant à Henri Wallon, Philippe Malrieu, Nikolay Vere-

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20 Émotions, affects et institutions

sov, Pierre Macherey, Bernard Rimé, parmi d’autres. Sur ces bases, la discussion est
ouverte avec les historiens à propos de l’interprétation d’événements de la révo-
lution française, en particulier avec les études de Sophie Wahnich, et en croisant
également les textes de Miguel Abensour et de Remo Bodei, des événements d’une
grande intensité affective, comme le 8 thermidor, où la délibération et l’expérience de
la liberté sont exposées aux tentations despotiques aussi bien qu’au découragement,
dans la difficulté inédite de parvenir à agir sur le réel.
Le troisième texte de cette partie, proposé par les psychologues Antoine Bon-
nemain et Jean-Luc Tomás, s’appuie sur une longue expérimentation réalisée avec
les agents et les dirigeants d’un service de propreté publique, par Antoine Bonne-
main. On y retrouve les questions discutées par les deux textes précédents, mais
à partir des impératifs actuels de l’action quotidienne des personnels chargés de
récolter chaque jour les conteneurs de déchets dans une grande ville. Cette mission
de service public, lorsqu’on la considère à partir de l’analyse de l’activité des agents
qui ont la charge, condense des difficultés récurrentes. Le texte rapporte une série
chronologique d’événements dialogiques qui se sont tenus à partir de cette situation,
entre les agents eux-mêmes puis avec leur direction et aussi dans deux comités qui
réunissent des dirigeants de la collectivité et, pour un de ces comités, les organisa-
tions syndicales. C’est à partir des manifestations d’affect et des expressions émo-
tionnelles de l’encadrement, à tous les échelons, que le texte est organisé. Il souligne
comment l’instauration du dialogue « met au travail » les rapports hiérarchiques
habituels et aussi le « dialogue social » à partir de conflits d’activités qui résistent
durablement aux tentatives de solutions imaginées, spontanément, par la hiérarchie.
L’analyse souligne la fonction particulière des « référents-métier », élus par leurs
pairs, et montre que comment la hiérarchie peut, elle aussi, retrouver des marges
de manœuvre, pour modifier les normes établies.

Troisième partie – Protagonisme en histoire et personnalisation en psychologie


La notion de protagonisme est centrale dans les deux textes de la troisième
partie de l’ouvrage. L’historienne Caroline Fayolle s’appuie d’abord sur l’histoire
de cette notion elle-même, forgée par Haïm Burstin pour saisir les mécanismes
socio-politiques de la fabrique du sujet révolutionnaire. C’est vers l’expérience des
femmes engagées dans la révolution, qu’elle se tourne. À partir d’une série de tra-
vaux qui ont contribué à souligner à la fois l’importance de l’engagement important
de femmes dans les événements et la pluralité de leurs prises de position, l’auteur
souligne l’importance des traces écrites, plus rares que celles des hommes. Les cour-
riers de Rosalie Julien et de Théroigne de Méricourt sont de ceux-là. Ils sont précieux
parce qu’ils témoignent des « bouleversements intimes » vécus par les protagonistes
lors de ces événements et parce que ces deux femmes sont, par leurs origines et leurs
modes d’implication dans les événements révolutionnaires, très différentes. Caroline
Fayolle en livre une interprétation croisée, au plus près de la sensibilité qui affleure
dans ces textes et à partir de leurs destins respectifs, pour montrer le contraste entre
ces deux tentatives de s’instaurer en protagoniste lorsqu’il faut simultanément
inventer une forme de contribution aux affaires publiques et contester dans la vie
concrète le rapport de domination constitutif des genres sexués.

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Une expérience de dialogue entre histoire et psychologie 21

C’est à partir de la notion de « personnalisation » telle qu’elle est développée en


psychologie sociale et historique par Philippe Malrieu que Régis Ouvrier-Bonnaz
s’intéresse à Louis-Antoine de Saint-Just en tant que protagoniste de la révolution.
Le concept de protagoniste et celui de personnalisation peuvent-ils être rapprochés ?
Est­ce qu’ils soulignent des dimensions différentes d’un même objet ? Une série
de repères biographiques permet d’engager l’étude qui prend en compte, en par-
ticulier, les « figures » qui ont pu compter pour Saint Just au­delà de son milieu
d’origine et, à travers elles, des modèles possibles d’insertion dans la vie en société.
Des événements, aussi, se trouvent mis en exergue, devant lesquels le jeune homme
a dû se déterminer, avec ces repères identificatoires ou en rupture à leur égard, à
la recherche d’institutions législatives d’un nouvel ordre. Les premiers textes du
futur révolutionnaire, ainsi qu’un long poème publié quelques semaines avant la
révolution constitue un matériau initial qui est comparé aux textes de la période
révolutionnaire. On y retrouve, en particulier, l’expérience de Saint-Just qui éprouve
l’importance de l’espace délibératif local, communal, dans un conflit où il prend parti
pour des paysans à l’encontre d’un propriétaire, mais aussi son engagement dans le
droit constitutionnel. L’étude se déroule au carrefour de la psychologie et de l’his-
toire, en appui sur les analyses d’Albert Soboul, de Bernard Vinot qui a consacré sa
thèse à Saint-Just, de Miguel Abensour pour l’approche histoire, entre autres, et avec
les ressources interprétatives qu’offre les distinctions soulignées par Malrieu entre
sens et signification, entre subjectivation et personnalisation.

Quatrième partie – Désaccords d’hier et questions pour aujourd’hui,


à partir de la « psychologie industrielle » de Münsterberg
Chacun des deux textes de cette partie s’intéresse à des controverses portées à
l’égard des catégories d’analyse proposées par le psychologue Hugo Münsterberg,
dont le rôle est important dans la fondation de la psychologie aux États-Unis, au
tournant du XIXe et du XXe siècle. L’affaire est documentée par des travaux assez
récents. Les deux auteurs y reviennent chacun sous un angle qui souligne l’actualité
de ces controverses.
C’est du point de vue de l’histoire des sciences que Marco Saraceno revient pré-
cisément sur un chapitre que Max Weber consacre à Hugo Münsterberg, qui a été
son collègue à Fribourg, un chapitre écrit dans un moment charnière de la vie intel-
lectuelle du philosophe allemand au point qu’il apparaît comme un « tour de force
épistémologique » pour Saraceno. C’est son rapport à l’école historique allemande,
celle de son propre maître Knies, que Weber cherche à dépasser pour constituer une
approche historique objective de la vie sociale qui soit clairement distincte de l’ap-
proche objective des faits naturels comme de l’approche subjectiviste des dimensions
vécues et téléologiques. Il le fait en s’appuyant sur les textes et les propositions de
Münsterberg, un partisan radical de la distinction entre les sciences « objectivantes »
dont la psychologie fait partie, et les sciences « subjectivantes », tournées vers les
dimensions téléologiques, dont l’histoire fait partie. Weber trouve là une théorie
qui se prête particulièrement à l’exercice de sa démonstration critique et refondatrice
d’un autre rapport entre l’explication objective et la compréhension subjective qui
sont indispensables l’une à l’autre jusque dans l’analyse du « vécu ».

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22 Émotions, affects et institutions

C’est d’un point de vue psychologique que Bernard Prot revient sur la sépa-
ration entre « sciences des intentions » et « sciences des phénomènes » dont Hugo
Münsterberg fait une matrice des sciences, pour souligner dans la première partie
de son texte la reprise de ce modèle dans certaines approches en psychologie mais
aussi les critiques dont elle fait l’objet rapidement aux États-Unis, en France, en
URSS. L’auteur souligne alors, dans la seconde partie, que l’intensification des transi-
tions professionnelles contemporaines expose à nouveau les approches scientifiques
au risque d’une telle dissociation. Un exemple empirique, l’analyse d’un bilan de
compétence, soutient l’intérêt d’une approche centrée sur les transformations des
rapports entre l’action et les intentions, une transformation des « relations interfonc-
tionnelles » du point de vue de l’activité, selon l’expression de Lev Vygotski : les
rapport au travail, le rapport entre le travail et la vie hors travail entrent dans une
période de transformation effective à travers les actions et les dialogues qui se réa-
lisent pendant la période de transition. On rejoint ici la discussion ouverte dans le
texte de Marco Saraceno sur la transformation des liaisons entre l’expérience vécue
et son engagement dans de nouveaux buts, qui implique une compréhension nou-
velle pour le sujet.

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Première partie

Retour sur un dialogue fondateur


entre l’histoire et la psychologie

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Une rencontre oubliée (1890-1942)

Jérôme Martin

« Les faits historiques sont, par essence,


des faits psychologiques. »,
Marc Bloch, Apologie pour l’histoire (1942)

En 1924, évoquant le débat sur les relations entre sciences sociales, le psycho-
logue Ignace Meyerson n’y allait pas par quatre chemins en affirmant que « c’est la
psychologie qui a jeté les bases de la méthode historique, et les historiens qui ont
voulu faire autre chose que des collections d’anecdotes sont venus de notre école »
(Meyerson, 1924, p. 393). Pour nombre d’historiens, cette affirmation pourrait
paraître saugrenue, tant ils sont convaincus que l’histoire comme discipline univer-
sitaire est née dans un dialogue orageux avec la sociologie (Revel, 2007).
Depuis une vingtaine d’années, les relations entre l’histoire et la psychologie
connaissent un renouveau autour du courant d’histoire qui fait des émotions un
objet scientifique (Deluermoz, Fureix, Mazurel, & Oualdi, 2013 ; Mazurel, 2014).
L’histoire accorde à la question des émotions une place inédite, renouant avec les
orientations définies par Lucien Febvre, et dont la publication récente du dernier
volume d’une Histoire des émotions témoigne (Corbin, Courtine, & Vigarello, 2016a et
b, 2017). Émotions, passions (Mouffe, 2004), foules (Collectif, 2010) et sensibilités sont
désormais l’objet d’un intense travail de réévaluation, investissant particulièrement
certains champs et certains objets comme les expressions politiques et la guerre, dans
des approches épistémologiques et des historiographies différentes (Deluermoz
et al., 2013).
Cependant, ce renouveau semble assez éloigné des liens qui ont existé entre l’his-
toire et la psychologie entre les années 1890 et 1940. La psychologie mobilisée par
une partie des promoteurs de « l’histoire des émotions » s’appuie sur les approches
cognitives et sur les neurosciences, les émotions étant définies comme le produit de
« fonctions cérébrales » (Le Doux, 2005). D’autres approches historiennes prennent
leur distance avec la « naturalisation » des émotions pour leur redonner un caractère
social et culturel1. L’article d’Hervé Mazurel « Histoire des sensibilités » de l’ouvrage
collectif Historiographies, Concepts et débats, souligne que cette histoire implique de
« nouer des rapports étroits entre psychologie et histoire » mais sans que ces rap-
ports ne soient explicités (Mazurel, 2010, p. 255). Ce renouveau historiographique
conduit à s’interroger sur la difficile construction d’un dialogue entre les deux dis-
ciplines. On sait que cette situation n’est pas nouvelle. Déjà l’histoire des mentalités

1. La revue Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales (Anamosa éditions) représente bien ce
courant.

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28 Émotions, affects et institutions

semblaient avoir rompu tout lien avec la psychologie. Définie par Jacques Le Goff
comme une « histoire-carrefour », elle revendiquait sa proximité avec l’ethnologie, la
sociologie et la psychologie sociale, mais, émettait de sévères critiques à la psycho-
logie (Le Goff, [1974] 1986, p. 107­109). La psychologie historique de Meyerson qui a
donné naissance à l’école d’anthropologie historique autour de Jean­Pierre Vernant
est ainsi restée longtemps ignorée des autres historiens jusqu’à une date récente
(Revel, 1996 ; Vernant, 1989).
Pourtant, la rencontre entre l’histoire et la psychologie est déjà ancienne et
remonte à leur naissance comme disciplines. Aussi peut-on s’interroger sur les rai-
sons de cette rencontre et des pistes de recherche qui ont été alors ouvertes. Pour-
quoi et comment, entres les années 1890 et 1940, l’histoire s’est-elle tournée vers la
psychologie ? Quelle relation a existé entre la psychologie et l’école des Annales qui,
à partir de 1929, s’affirme comme « histoire scientifique » ? Autant de questions qui
rappellent combien l’histoire des relations entre l’histoire et la psychologie est peu
connue et mérite d’être réinterrogée.

Contre la sociologie, une alliance entre histoire


et psychologie ?
Dans le débat ouvert par Émile Durkheim en 1898 sur les sciences sociales,
l’histoire et la psychologie sont directement mises en cause pour leur incapacité sup-
posée à permettre une connaissance scientifique du social (Durkheim, 1898). De ce
point de vue, elles font figures d’alliées objectives face à l’impérialisme épistémo­
logique durkheimien (Revel, 1996). Dans ce contexte, est­il possible d’identifier des
constructions épistémologiques de la part des historiens mobilisant la psychologie ?
Et si oui, de quelle psychologie s’agit-il ?

L’Année psychologique : une critique mezzo voce de la sociologie


Les promoteurs de la psychologie expérimentale, qui inscrivent leur discipline
dans le sillage des sciences naturelles, développent ou relayent les critiques adres-
sées aux prétentions des durkheimiens.
Dans les années 1900, L’Année psychologique se fait l’écho des débats scienti-
fiques et philosophiques sur la sociologie. Alfred Binet, sans entrer directement
dans la controverse, se contente d’aborder l’actualité de la sociologie au détour de
son enquête sur l’enseignement de la philosophie. Observant que « la prédilection
de tous ou presque tous pour la sociologie est un fait », il conclut toutefois à un
malentendu, soulignant que « ce n’est pas la sociologie comme science positive des
sociétés, ce n’est pas la conception particulière d’un Tarde ou d’un Durkheim, qui
les intéresse ou les passionne », mais les questions sociales et politiques (Binet, 1907,
p. 212).
La revue publie plusieurs articles qui défendent la thèse que la morale « ne
doit pas s’absorber dans une science objective, science de la nature ou science
des sociétés » (Binet, 1907). Paulin Malapert (1862-1937), agrégé de philosophie et
professeur de lycée, publie plusieurs comptes rendus de lecture dans lesquels il

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Une rencontre oubliée (1890-1942) 29

discute les thèses durkheimiennes. Tout en faisant un compte-rendu élogieux du


livre de Lucien Lévy-Bruhl (1903a), La morale et la science des Mœurs, il formule deux
réserves, récurrentes dans les années 1900. D’une part, tout en admettant que « les
faits moraux [sont], en un sens, des faits sociaux », il conteste le caractère exclusif
de ce lien, suggérant que « les diverses séries de faits sociaux » peuvent être « diffé-
rentes les unes des autres ». Il souligne que la notion de « conscience collective » est
« assez mystérieuse et appartient peut-être à la métasociologie » et que le rapport
de la conscience collective et de la conscience individuelle demeure obscur. D’autre
part, il met en avant la question des finalités des actes et des pensées, insistant sur
« la part très médiocre d’influence qui est faite à l’initiative individuelle et à la
réflexion dans l’évolution de la moralité » (Malapert, 1903b, p. 359). Peu de temps
après, en 1905, Malapert revient sur le sujet. Il observe que les débats sur la morale
s’articulent à partir de deux thèses critiques, celle soulignant « l’impuissance de
l’ancienne morale métaphysique, et celle réduisant la morale à « une détermina-
tion objective du fait social ». Ces deux critiques se déclinent en trois affirmations,
la « négation de tout apriorisme en morale », la « nécessité de faire de la morale
une science d’objets » et l’« identification du moral et du social » (Malapert, 1905,
p. 591).En 1906, L’Année psychologique publie un article de Georges Cantecor (1863-
1932), agrégé de philosophie et professeur au lycée Clemenceau de Nantes, portant
sur la « morale sociologique » de Durkheim. Il y évoque les travaux de Durkheim,
mais aussi La morale et la science des Mœurs de Lévy­Bruhl, qu’il qualifie de « mani-
feste », et plus largement des débats qui ont suivis. Les positions défendues par la
sociologie sont l’objet de trois séries de critiques. La première est d’ordre principiel
et consiste à rejeter l’idée que la moralité soit d’origine sociale. Une deuxième cri-
tique porte sur le contenu des règles : elle conteste l’idée qu’elles soient définies par
l’intérêt social ou la conscience collective. Enfin, une troisième critique souligne
que la morale sociale ne peut être l’objet d’un usage pratique (Cantecor, 1906).
D’autres auteurs expriment leurs réticences à l’égard de la sociologie. Parmi eux,
on peut signaler Pierre Bovet (1878-1965) (Bovet, 1911) mais surtout Théodore Ruys-
sen (1868-1967). Agrégé de philosophie et professeur à l’université de Bordeaux, il
est également militant pacifiste2 et s’attache à tenir à égale distance la « psycholo-
gisme » et le « sociologisme » (Ruyssen, 1908, 1911). Henri Piéron est encore plus cri-
tique à l’égard de la sociologie durkheimienne. En février 1909, dans une conférence
à l’École d’anthropologie, il pointe les « illusions philosophiques » des sociologues
qui « croient que le fait social est quelque chose d’absolument nouveau, créant de
toutes pièces une imaginaire « conscience sociale » dont l’apparition se ferait à un
moment donné comme celle de conscience mentale » (Piéron, 1909, p. 116). En 1912,
s’interrogeant sur les « confins de la psychologie », Piéron nuance sa position. Sans
contester la possibilité même d’étudier des faits sociaux, il déplace le débat sur la
frontière entre psychologie individuelle et psychologie collective pour souligner
l’impossibilité de tracer une ligne de séparation :
« Pour le psychologue, tout fait mental se passant dans un individu relève de sa dis-
cipline et il n’a pas tort à son point de vue ; mais, pour le sociologue, échappe à la

2. Avec son ami J. Prudhommeaux, il fonde en 1887, dans l’esprit de École de Nîmes, l’Association de
la Paix par le Droit dont il sera le président de 1897 à 1948 (Fabre, 1993).

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30 Émotions, affects et institutions

psychologie tout fait mental déterminé dans l’individu par une influence collective, et
cela aussi semble légitime, puisque l’explication requiert une intervention de données
sociales. Seulement, quels sont les faits individuels dont la détermination est collective,
c’est là qu’il est plus difficile de s’entendre. » (Piéron, 1912, p. 18)
La méfiance, voire l’hostilité, de la « nouvelle » psychologie expérimentale
envers la sociologie doit être mis en relation avec le débat qui concerne directement
l’histoire et qui porte sur sa nature : peut-elle être confédérée comme une science
« psychologique » ?

L’histoire, science « psychologique »


Contrairement à l’image véhiculée par les Annales, les historiens qualifiés de
« positivistes » ne se sont pas contentés de mener une collecte méthodique de faits
d’histoire politique. Ils se sont attachés à consolider le caractère « scientifique »
de l’histoire comme l’illustre Gabriel Monod (1844-1912) dans la présentation de
la Revue historique (1876) :
« Au développement des sciences positives qui est le caractère distinctif de notre siècle,
correspond, dans le domaine littéraire, le développement de l’histoire, qui a pour but
de soumettre à une connaissance scientifique et même à des lois scientifiques toutes
les manifestations de l’être humain. » (Monod, 1876, p. 26)
On sait que le débat sur la nature de l’histoire s’est développé dans les années
1900 autour de trois principales approches. Pour certains, comme Paul Lacombe
(1834-1919), l’histoire est une science, sur le modèle de la sociologie et des sciences
naturelles. Pour d’autres, tenants de l’histoire « positive » et érudite, historisante,
comme Gabriel Monod, Charles­Victor Langlois (1863­1929) et Charles Seignobos,
l’histoire n’est pas une « science » au sens strict. Enfin, d’autres considèrent que
l’histoire n’est assimilable à aucune science.
C’est surtout dans ses rapports avec la sociologie que la question de la scientifi-
cité de l’histoire a été le plus souvent abordée et pour cela les historiens ont mobilisé
la dimension psychologique de l’histoire.
Des relectures de l’œuvre de Seignobos (Prost, 1994 ; Mucchielli, 1995 ; Charle,
1995) ont corrigé sa légende noire façonnée par les Annales, notamment Lucien
Febvre, mettant en valeur la modernité de ses conceptions épistémologiques. Loin de
se cantonner à l’histoire politique et institutionnelle, il promeut une histoire sociale.
Parmi les historiens, il est un de ceux qui accordent une place centrale à la psycho-
logie, notamment pour s’émanciper de la sociologie. Il consacre en effet plusieurs
textes aux rapports entre histoire et psychologie (Seignobos, 1887, 1901, 1920).
Pour Seignobos, l’histoire est un mode de connaissance par traces du passé que
l’historien saisit comme expression de représentations dont les significations doivent
être restituées. L’historien travaille sur des représentations qu’il doit recomposer au
mieux :
« En fait, en science sociale, on opère, non pas sur des objets réels, mais sur les
représentations qu’on se fait des objets. On ne voit pas les hommes, les animaux,
les maisons qu’on recense, on ne voit pas les institutions qu’on décrit. On est obligé
de s’imaginer les hommes, les objets, les actes, les motifs qu’on étudie. Ce sont ces

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Une rencontre oubliée (1890-1942) 31

images qui sont la matière pratique de la science sociale ; ce sont ces images qu’on
analyse. Quelques-unes peuvent être des souvenirs d’objets qu’on a personnellement
observés ; mais un souvenir n’est déjà plus qu’une image. La plupart d’ailleurs n’ont
même pas été obtenues par souvenir, nous les inventons à l’image de nos souve-
nirs, c’est-à-dire par analogie avec des images obtenues au moyen du souvenir… »
(Seignobos, 1901, p. 118)
L’histoire nécessite un « travail d’imagination analogique » mobilisant le recours
à l’introspection de l’historien. C’est précisément ce qui distingue par exemple l’his-
toire et la psychologie comme il l’explique dans son débat avec Durkheim en 1908 :
« […] le psychologue dispose de procédés de recherche qui nous sont refusés. Tout
d’abord il travaille sur des sujets, c’est-à-dire sur des faits complets et non sur des
fragments conservés au hasard ; il peut observer les cataleptiques et surtout les aliénés.
Le psychologue voit les événements se dérouler devant lui. En histoire, au contraire,
les éléments même nous manquent, nous n’avons jamais que le reflet des événe-
ments aperçus et relatés par d’autres. Nous travaillons forcément sur des matériaux
de seconde main, puisque nous ne savons des choses, par définition, que ce qu’en
disent ceux qui les ont vues. » (Durkheim, [1908], 1975, p. 347)
À la différence de la sociologue durkheimien, l’historien revendique l’obser-
vation psychologique et s’attache à restituer des faits de conscience interne. Pour
Seignobos, les faits de représentation consciente ne sont pas seulement des états
internes passifs, mais ont une action matérielle incontestable. L’analyse des différents
phénomènes sociaux montre en effet que tous contiennent un élément psychique
individuel nécessaire pour lui donner son caractère propre. Pour Seignobos, l’histo-
rien met en œuvre une démarche compréhensive à partir de sa propre expérience.
C’est dans un va-et-vient permanent entre la propre conscience de l’historien et sa
documentation qu’il est possible de comprendre les acteurs du passé.
Tout en rejoignant Seignobos sur l’idée que « l’individuel est, par rapport au
collectif, une réalité composante », un psychologue expérimentaliste comme Piéron
ne peut souscrire à une méthode fondée sur l’introspection personnelle et l’analogie
entre tous les êtres humains :
« En somme, s’interroger soi-même pour comprendre les raisons de certains actes,
pour se représenter les mécanismes d’action individuelle psychique ayant engendré
les faits sociaux, pour indiquer au moins les possibles, telle serait cette méthode qui
est passible des plus graves objections, et qui implique un postulat auquel d’ex-
presses réserves devraient être faites, celui de l’analogie de tous les esprits humains.
Sans méconnaître l’usage que l’esprit de finesse peut faire d’une telle méthode pour
s’imaginer certains facteurs agissant dans des milieux très semblables au sien ou sur-
tout dans le sien propre, on ne peut admettre, scientifiquement, un automorphisme
presque aussi dangereux que l’anthropomorphisme de la psychologie animale. »
(Piéron, 1920, p. 359)
Dans la perspective de Seignobos, l’histoire s’attache à reconstituer les signifi-
cations, « les sentiments, les croyances, les habitudes et les idées » afin de « com-
prendre les actes des hommes » et « se représenter leurs motifs » (Prost, 1994, p. 109).
Quelques années plus tard, un autre historien, Georges Lefebvre, proche des Annales
celui-là, rendant-compte des travaux de François Simiand, aura des mots proches de
ceux de Seignobos :

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32 Émotions, affects et institutions

« L’homme, vivant et souffrant, n’apparaît pas dans l’œuvre de Simiand... Il s’interdit


de faire appel aux documents qui expriment les réactions de l’homme en présence
des faits économiques, ses sentiments d’insécurité ou de confiance, de colère ou de
satisfaction. » (Trénard, 1979, p. 31)
Le statut de la psychologie dans l’histoire remplit une fonction supplémentaire.
En mettant l’histoire du côté d’une connaissance par l’introspection, Seignobos
refuse la conception durkheimienne surplombante écartant la subjectivité des sujets
en action comme du scientifique les observant. Mais par­là, il ancre l’histoire dans
le champ des sciences morales faisant de l’histoire « une école de civisme » (Prost,
2000, p. 7).
Ainsi, avec Seignobos, l’historien entretient des liens particuliers avec la psycho-
logie. Celle-ci est à la fois un objet et une méthode de compréhension des hommes
dans l’histoire. Certes, la psychologie à laquelle se réfère Seignobos est loin des
conceptions des psychologues scientifiques, mais elle ouvre des pistes (Richard,
1999).
Les relations entre l’histoire et la psychologie sont également l’objet des
réflexions d’un autre historien, Paul Lacombe (1834­1919). Chartiste de formation,
il a ensuite mené une carrière de haut-fonctionnaire, tout en étant un collabora-
teur de la Revue historique d’Henri Berr (1863-1954) (Berr, 1920). En 1894, il publie
De l’histoire considérée comme science. Écrit en réponse à l’école positiviste, l’ouvrage de
Lacombe fait de l’histoire une histoire-science, c’est-à-dire une science objectivante
qui construit son objet, et ainsi s’émancipe des pratiques érudites (Lacombe, 1894).
Selon lui, l’histoire a pour objet fondamental les « institutions » et les « événements »
dès lors que ces derniers « ont causé quelque institution nouvelle ou encore, étant
l’effet de l’homme temporaire, ils révèlent le pouvoir des institutions régnantes »
(Lacombe, 1906, p. 67). L’événement est donc ce qui par l’action des hommes, portés
« par des mobiles temporaires, dont l’ascendant devient ainsi manifeste » (Lacombe,
1894, p. 10-11), se transforme en objets, en une production, mais aussi ce qui révèle la
signification de ces objets eux­mêmes. Dès lors la psychologie, « la connaissance de
l’homme général », « doit être pour l’historien un secours permanent » dont il doit
« faire un emploi systématique et constant ». En effet, la psychologie enseigne que
tout « acte humain » comme tout individu sédimente ou synthétise trois dimensions,
« le triple sceau du général, du temporaire et du singulier ». Ainsi, chaque individu
synthétise les traits psychophysiologiques de l’espèce, la singularité individuelle
et l’homme historique caractérisé par « des manières de penser, de sentir et d’agir,
ni singulières, ni générales, mais communes à un groupe plus ou moins large »
(Lacombe, 1894, p. 8). C’est donc au travers de conduites psychologiques – intellec-
tuelles, affectives, sensitives, actives – plus ou moins collectives que l’historien peut
« dégager le mécanisme psychologique des actions et des événements » (Durkheim,
[1908] 1975, p. 16). Selon Lacombe, les hommes sont mus par des besoins biologiques
fondamentaux – l’alimentation et la génésie –, qui agissent comme des « sollicitations
senties » et donc un « besoin psychologique ». Il adosse sa construction théorique à
une conception anthropologique fondée sur la « recherche d’émotions » qu’il décline
de deux manières. Le besoin du semblable est une « nécessité indispensable » et
s’exprime par l’« assistance », la « coopération » mais aussi l’économie sous la forme
de la « coopération industrielle ». Le besoin a toutefois une seconde dimension, affec-

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Une rencontre oubliée (1890-1942) 33

tive et émotive, le semblable étant « objet d’affections ». En effet, l’homme « veut


voir ses émotions personnelles partagées autour de lui par d’autres hommes, il veut
participer aux émotions des autres ». Affectivité et émotions comportent ainsi une
dimension sociale et intersubjective. L’homme est soucieux de « l’opinion d’autrui »,
il n’est pas un isolat ou une conscience purement subjective mais au contraire une
conscience socialisée. C’est pourquoi « il cherche à savoir l’impression des actes faits
ou prévoir celle des actes à faire. Il se forme donc à chaque instant une conception du
public et la porte constamment en soi » (Lacombe, 1894, p. 32-39).
« Ces besoins divers se fondent dans une sorte de résultante, qui est l’amour de l’émo-
tion, absolument identique à ce qu’on nomme l’amour de la vie. L’horreur de la mort
est l’horreur de ne plus rien sentir. D’autre part, c’est la loi de toute émotion, de baisser
en vivacité à mesure de sa durée ou de sa répétition, jusqu’à ne plus être sentie, loi
que Bain a nommé la relativité. Il en résulte pour l’homme, qui veut toujours sentir
la vie et la sentir le plus possible, un dernier besoin qui plane sur tous les autres le
besoin du changement. Celui-ci a eu trop de jeu dans l’histoire pour être omis. […]
Sous l’ascendant d’une de ces visées, l’homme se dirige vers un but, à travers un
milieu naturel, qui détient à la fois les ressources et les obstacles ; à travers un milieu
social, qui de même offre assistance et résistance à la fois. Les formes de résistance
et d’assistance, nous les appellerons du nom général de circonstance ». (Lacombe,
1894, p. 41-42)
Pour Lacombe, l’histoire­science poursuit finalement un objectif proche de celui
de Seignobos : la compréhension psychologique des hommes dans l’histoire vise à
« dégager le mécanisme psychologique des actions et des événements » (Durkheim,
1908, p. 16).
Un troisième historien s’attache à clarifier les relations entre l’histoire et la psycho-
logie. Il s’agit de l’historien roumain Alexandru Dimitrie Xenopol (1847­1920) qui
élabore une épistémologie originale de l’histoire, décrite comme une science spéci-
fique mais distincte des sciences naturelles ou physiques (Xenopol, 1899). Il distingue
les « sciences des lois » et « les sciences de séries » comme l’histoire qui étudie les
successions (Xenopol, 1901, p. 105­106). Pour lui, la psychologie et l’histoire ont une
« profonde connexion » qui ont le même objet, « l’esprit humain », mais de deux
points de vue différents. En effet, « la psychologie étudie les éléments qui par leur
travail donnent naissance à l’histoire ; cette dernière s’occupe de l’enchaînement des
faits qui constituent le développement ». La psychologie fournit à l’histoire deux
sortes d’éléments, les lois psychologiques, qui s’apparentent plutôt aux lois physio-
logiques et « les éléments psychologiques individuels donnés par les complexions
mentales particulières de chaque individualité humaine », cette dernière pouvant
être une collectivité. L’histoire étant une science du changement, elle s’occupera par-
ticulièrement de cette deuxième dimension de la psychologie.
« Les lois psychologiques n’expliquent donc rien par elles seules, si on y ajoute
les circonstances individuelles particulières à chaque développement. Au contraire,
les complexités mentales spéciales à chaque individu, à chaque groupe humain,
contiennent la clé de l’histoire. Pour comprendre un évènement, il faut étudier
psychologiquement les acteurs du drame (individus, peuples, races, esprit public à
un moment donné), et c’est cette étude d’éléments qui ne se rencontrent qu’une fois
dans le cours des âges et ne se reproduisent jamais complètement, qui est seule en
état de donner le sens des événements historiques. » (Xenopol, 1899, p. 104)

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34 Émotions, affects et institutions

L’histoire n’est donc pas une science comparable aux sciences naturelles qui
élaborent des lois caractérisées par leur répétition. L’histoire constitue une discipline
dont l’objet est d’expliquer la contingence, l’accident l’évènement dont la clé se
situe dans les « complexités mentales spéciales à chaque individu ». Selon Xénopol,
il y a donc bien de la psychologie dans l’histoire, celle-ci semble même constituée
uniquement de psychologie. On retrouve ainsi en partie les conceptions de
Seignobos qui accorde dans sa conception de l’histoire une place centrale à la
psychologie des acteurs et de l’historien. Comme Seignobos, Xénopol ne dit rien
de ce qu’est la psychologie. Elle semble renvoyer à l’introspection, à l’intuition ou
encore à l’imagination.
Malgré les contradictions et les apories sur lesquels débouchent les historiens,
ils engagent un dialogue intense et argumenté avec la psychologie qui, par ailleurs,
semble leur meilleure alliée face à la sociologie. C’est donc bien avant les années 1930
et les Annales que l’histoire interroge la psychologie. Bien sûr le chemin est sinueux
et emprunte différentes directions avant de déboucher sur des emprunts conceptuels
et des questionnements communs.

Passeurs et creusets
Parallèlement aux réflexions épistémologiques menées par les historiens sur
leur propre discipline, d’autres chercheurs posent les bases d’un dialogue entre
histoire et psychologie ouvrant la possibilité d’une circulation des concepts et des
questionnements, davantage exploités par les psychologues que par les historiens.
Dans cette perspective, trois apports méritent d’être soulignés.

Lévy-Bruhl et la notion de « mentalité »


Les travaux de Lucien Lévy­Bruhl (1857­1939) exercent une grande influence sur
plusieurs générations de chercheurs (Charle, 1985). Normalien et agrégé de philoso-
phie, il se tourne vers la sociologie et l’anthropologie dans une perspective durkhei-
mienne. Dans sa nécrologie, Piéron fait de Lévy-Bruhl « une des grandes lumières
de la psychologie française » (Piéron, 1938, p. 975) et porte un jugement très positif
sur son apport.
Lévy-Bruhl introduit la catégorie de « mentalité » désignant « l’ensemble des
façons de penser et de sentir, d’où découlent les façons d’agir » (Lévy-Bruhl, 1931,
p. 7). Elle renvoie à la relativité des normes et des systèmes moraux, met en évidence
le poids des représentations collectives dans leur détermination, posant ainsi la ques-
tion de leur historicité. C’est une manière de contester les formes traditionnelles du
rationalisme attachées à l’unité fondamentale de l’esprit humain.
Les psychologues scientifiques, notamment Piéron, eux­mêmes en lutte contre
l’idée de conscience ahistorique, se félicitent de cette approche (Tableau I –
La réception des ouvrages de Lévy-Bruhl). Henri Wallon (1879-1962), psychologue
lui aussi et ancien élève de Lévy-Bruhl, exprime son accord avec cette critique d’une
conscience morale immuable. La psychologie génétique trouve dans les écrits de
Lévy­Bruhl une confirmation de l’historicité des fonctions psychologiques. Wallon

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prend toutefois ses distances sur deux points. Le premier consiste dans le refus d’un
fonctionnalisme sociologique affirmant l’irréductibilité spécifique des représenta-
tions collectives au détriment de l’individu, ce dernier étant réduit à conformer ses
conduites aux règles sociales. Mais Wallon reprend également la thèse de Frédéric
Rauh selon laquelle ce qui les actes des individus « doivent uniquement avoir pour
seul but de conformer sa conduite aux réalités sociales ». Wallon reproche également
à Lévy­Bruhl d’adopter une position « statique et fixiste » éludant les contradictions
à l’œuvre dans toute société et dans les conduites humaines :
« Lévy-Bruhl, soucieux de netteté, a ignoré les changements, les contradictions qui
travaillent toute réalité du seul fait qu’elle dure, et particulièrement les réalités les
plus émouvantes, les plus labiles, les réalités sociologiques. Si l’on veut exprimer son
attitude en langage dialectique, on pourrait dire qu’à la thèse de l’homme identique
à lui-même dans tous les temps et sous toutes les latitudes, il a opposé l’antithèse
de deux mentalités inconciliables, la moderne, la primitive, mais qu’il n’a pas fait la
synthèse entre la constance de la nature humaine et les transformations nécessaires
de la culture humaine. » (Wallon, 1928)
Finalement Wallon reproche à Lévy-Bruhl de ne pas attacher assez d’importance
aux contradictions à l’œuvre dans toute société, et donc au changement, à l’histoire, à
la question de savoir comment les formes de rationalité se sont transformées et selon
quels facteurs. Par-là, il ouvre des perspectives aux historiens qui pourront inscrire
dans la temporalité sociale le concept de mentalité.

1910 Henri Piéron, « Le problème de la mentalité humaine dans les sociétés infé-
rieures, d’après l’ouvrage de L. Lévy-Bruhl », Bulletins et Mémoires de la Société
d’anthropologie de Paris, VI° Série, Tome 1, 1910, p. 175­178.
Charles Blondel, « Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, d’après
un livre récent », Journal de psychologie normale et pathologique, VIIe année, 1910,
524-549.
1922 Ignace Meyerson, « La mentalité primitive », L’Année psychologique, 1922, vol. 23,
p. 214-222.
1929 Henri Piéron, « L’âme primitive », L’Année psychologique, 1929, vol. 30, p. 496-497.
1930 Georges Davy, « La psychologie des primitifs d’après Lévy-Bruhl », Journal de
psychologie normale et pathologique, XXVIIe année, 1930, p. 112-176.
1931 Henri Piéron, « Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive », L’Année
psychologique, 1931, vol. 32, p. 521-523.
1932 Henri Wallon, « De l’expérience concrète à la notion de causalité et à a repré-
sentation-symbole. (À propos d’un livre récent), Journal de psychologie normale et
pathologique, n° 1­2, 1932, p. 112.
1934 Henri Piéron, « La mythologie primitive », L’année psychologique, 1934, vol. 35,
p. 492-493.
1935 Henri Wallon, « Le réel et le mental (A propos d’un’ livre récent) », Journal de
psychologie normale et pathologique, n° 5­6, 1935, p. 455­489.
1937 Henri Piéron, « Expérience mystique et les symboles chez les Primitifs », L’Année
psychologique, 1937, vol. 38, p. 521-526.
Tableau I – La réception des ouvrages de Lévy-Bruhl par les psychologues

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36 Émotions, affects et institutions

Deux revues creusets


Les relations entre l’histoire et la psychologie sont l’objet d’intenses controverses
épistémologiques qui trouvent à s’exprimer dans des revues qui permettent la circu-
lation et l’hybridation des concepts entre disciplines. Dans le champ intellectuel et
scientifique, deux revues jouent un rôle de premier plan. Il s’agit d’une part du Jour-
nal de psychologie normale et pathologique qui est, avec L’Année psychologique, une des
deux grandes revues françaises de psychologie, de renom international, fondée en
1903 par Pierre Janet (1859-1947) et Georges Dumas (1866-1946). Cette revue est l’or-
gane officiel de la Société française de psychologie. En 1919, à la demande de Pierre
Janet, Ignace Meyerson (1888-1983) en prend la direction pour en faire un « carrefour
des sciences humaines » (Di Donato, 1996). Dès 1920, la revue accueille un dossier
intitulé « Psychologie sociale et sociologie » qui porte sur les relations entre l’his-
toire, la psychologie et la sociologie. En 1927, la controverse porte sur la nature de
la psychologie. Piéron et Wallon exposent leurs conceptions de la scientificité de la
psychologie (Piéron, 1927).
Elle publie également les comptes rendus des séances de la Société française de
psychologie qui manifeste sa volonté d’ouverture en confiant sa présidence à des
scientifiques d’autres disciplines. C’est dans ce cadre que se déroule, en janvier 1924,
la célèbre controverse entre Marcel Mauss (1872-1950) et Henri Piéron. L’exposé de
Mauss intitulé « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie »
assigne à la science l’étude de l’« homme total » (Mauss, 1924 ; Prot, 2016). Piéron
refuse cette conception « totalisante » de la science, affirmant au contraire que « c’est
dans la mesure où l’on renonce à l’étude de l’homme total et où l’on s’adresse à
des fonctions aussi isolées que possible qu’on peut établir des lois et faire avancer
la science positive » (Mauss, 1924, p. 918). Le compte rendu de la controverse que
Meyerson publie dans L’Année psychologique lui fournit l’occasion de répondre éga-
lement à Mauss (Meyerson, 1924). Renversant la perspective de Mauss qui assigne à
la psychologie un programme de recherches en fonction des besoins de la sociologie,
Meyerson, affirme que c’est au contraire la psychologie qui singularise les conduites
humaines : « Il n’est pas de phénomène social qui ne soit psychologique, il n’est pas
de loi sociologique qui ne soit psychologique. La sociologie n’est qu’une branche de
la psychologie et M. Mauss n’est qu’un psychologue ».
Mais c’est surtout pour Meyerson l’occasion d’avancer sa thèse qu’il développera
plus tard sur la « psychologie historique » (Meyerson, [1948] 1995) :
« Mais j’ai hâte d’en venir au troisième point qui me tient le plus à cœur : l’histoire
nous serait interdite ? Et toute la psychologie génétique moderne ? Et toute l’his-
toire de la pensée : épistémologie, histoire des religions, des institutions, des lan-
gues, etc., etc. ? Notre objet d’étude de prédilection, c’est l’histoire de la formation
de la pensée, et, que nous l’étudiions chez l’enfant ou que nous la recherchions à
travers les avatars des institutions, nous faisons de l’histoire. Que dis-je : c’est la
psychologie qui a jeté les bases de la méthode historique, et les historiens qui ont
voulu faire autre chose que des collections d’anecdotes sont venus à notre école. »
(Meyerson, 1924, p. 383)
S’appuyant sur la psychologie génétique qui est alors très développée, par exemple
avec les travaux de Wallon, Meyerson avance l’idée que l’étude des productions

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Une rencontre oubliée (1890-1942) 37

humaines est la seule pouvant déboucher sur une connaissance historique des
sociétés.
Une autre revue, la Revue de synthèse historique, joue un rôle fondamental dans
l’hybridation conceptuelle et disciplinaire. Créée en 1900 par Henri Berr, elle veut
être le creuset d’une unification de la science à travers la définition d’une méthodo-
logie fondée sur l’histoire. Dans cette perspective, la revue organise le débat autour
de deux thèmes principaux. D’une part, il s’agit de remettre en cause de la séparation
entre sciences physiques et naturelles et sciences humaines. En 1931, par exemple, la
revue consacre une livraison à la question de l’unité de la science, posant notamment
la question de la différence entre « sciences de l’esprit » et « sciences de la nature ».
D’autre part, il s’agit de mener la controverse contre l’histoire positiviste. Il s’agit
bien en effet de fonder l’histoire comme science afin de lui faire jouer son rôle de
synthèse :
« la synthèse cherche à régler le travail historique, à faire apparaitre les résultats
acquis, à démêler les éléments explicatifs de l’histoire. Les histoires philosophiques
n’ont guère voulu voir dans l’évolution que l’action des idées ; les historiens érudits
ont trop volontiers expliqué le cours des événements par le hasard et par les indivi-
dus ; les sociologues appartiennent à deux catégories : il y a parmi eux des généra-
lisants […] et il y a des esprits rigoureux qui cherchent avec raison à préciser la part
de l’élément social dans l’histoire, mais qui ont une tendance à tout expliquer par
celui-ci seulement […] » (Berr cité par Gemelli 1987, p. 230)
C’est ainsi que les conceptions épistémologiques exprimées par Seignobos dans
La Méthode historique appliquée aux sciences sociales [1901] sont sévèrement critiquées
par Berr lui-même en 1902, puis par Simiand en 1903 (Berr, 1902 ; Simiand, 1903a,
1903b).
Dans son ouvrage programmatique, La Synthèse en histoire [1911], Berr consacre
de nombreuses pages à la place de la psychologie dans la synthèse. Il s’attache à
concilier la psychologie et la sociologie durkheimienne par l’histoire.
« De mille façons, nous l’avons vu déjà, la psychologie est l’auxiliaire de l’histoire, et
on a eu raison de déclarer que l’histoire est une ‘‘psychologie appliquée’’. Mais il y a
une relation plus profonde de la psychologie à l’histoire. L’histoire, en somme, c’est
la psychologie même : c’est la naissance, et c’est le développement de la ‘‘psyché’’.
Il faut chercher à promouvoir une psychologie historique, génétique, qui justifiera les
philosophies idéalistes de l’histoire, et qui, pourtant, en sera totalement différente,
puisqu’elle sera expérimentale au lieu d’être constructive. Mais de cette psychologie
génétique, dont nous montrons ici la place et l’importance, nous n’avons, dans le
dessein de ce livre, d’autre question à traiter que celle, précisément, qui oppose psy-
chologues et sociologues, et qui commande la méthode : à savoir, si elle est exclusive-
ment sociale. » (Berr, 1911, p. 164)
Berr envisage une « psychologie historique, génétique » mais dans une perspec-
tive sociale. L’histoire est pensée comme « génétique », c’est-à-dire étudiant le champ
des expériences humaines et du développement des sociétés dont elle doit rendre
compte. On comprend ainsi l’enjeu du débat opposant psychologues et sociologues
sur la notion de « conscience collective ». Si, selon Berr, l’homme est un être social,
comme l’affirment les durkheimiens, alors le social traverse l’homme et celui­ci peut
donc s’en saisir et « être agent social » et « inventeur social » (Berr, 1911, p. 172).

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38 Émotions, affects et institutions

Jusqu’aux années 1920, la psychologie apparaît sous une forme éclectique, la


psychologie philosophique côtoyant la « psychologie des peuples » et la psycho-
logie plus scientifique (Tableau II – La Revue de synthèse : un creuset). De 1926 à 1929,
une rubrique intitulée « Notes de psychologie à l’usage des historiens » confiée à
Marcel Nathan, médecin psychiatre, traducteur de Sigmund Freud, aborde l’histoire
au regard de la psychanalyse. Dans les années 1930, la revue consacre davantage de
place à la psychologie scientifique, en 1931, avec Piéron et Wallon, ainsi qu’en 1935
avec une livraison entière consacrée aux « sciences de la nature et synthèse géné-
rale », tendance confirmée dans les années suivantes.

1901 Paul Lorquet, « Quels cadres choisir pour l’étude psychologique de la France ? »,
T. II, février 1901, p. 18-33.
« La psychologie et l’histoire », T. III­1 (n° 7), aout 1901, p. 104­106
1902 Gaston Richard, « La notion de l’arrêt de développement en psychologie
sociale », T. V­1 (n° 13), aout 1912, p. 1­16.
Maurice Deslandres, « La psychologie politique du peuple américain d’après
M. Boutmy », T. V­3 (n°15), décembre 1902, p. 283­293.
1903 Paul Clerget, « Contribution à la psychologie politique du peuple suisse »,
T. VII­2 (n° 20), octobre 1903, p. 157­177.
Dr Friedrich Hertz, « Les sources psychologiques des théories de la race »,
T. VII­3 (n°21), décembre 1903, p. 253­276.
1904 Friedrich Hertz, « Les sources psychologiques des théories des races (fin) »,
T. VIII­1 (n° 22), février 1904, p. 17­34.
Samuel Jankelevitch, « Psychologie collective et psychologie sociale d’après
M. Pasquale Rossi », T. IX­2 (n° 26), octobre 1904, p. 172­175.
Emil Reich, « Historiens psychologues et historiens livresques », T. IX­3 (n°27),
décembre 1904, p. 263-168.
1905 Paul Hermant, « Les mystiques. Étude psychologique et sociale », T X­3 (n° 30),
juin 1905, p. 269-291.
Jacques Bardoux, « L’idéalisme littéraire anglais. Essai d’une définition psycho-
logique », T. XI­3 (n°33), décembre 1905, p. 275­289
Henri Lichtenberger, « Psychologie collective : L’ère individualiste en Allemagne
d’après Karl Lamprecht », T. XI­3 (n°33), décembre 1905, p. 306­310.
« Les facteurs psychologiques de l’esprit moderne d’après le Dr Baerwald »,
T. IX­3 (n° 33), décembre 1905, p. 311­315.
1906 André Fribourg, « La psychologie du témoignage en histoire » T. XII­3 (n° 36),
juin 1906, p. 262-277.
1907 André Fribourg, « Nouvelles expérience sur la témoignage », T. XIV­2 (n° 41),
avril 1907, p. 158-167.
1908 Paul Mantoux, « La psychologie de l’Angleterre contemporaine, d’après M. J.
Bardoux », T. XVII­1 (n° 49), août 1908, p. 71­78
1913 Lucien Febvre, « A propos d’une étude de psychologie historique », T. XXVII­3
(n° 81), décembre 1913, p. 272­278.
Marc Bloch, « Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre »,
t. 33 (1921), p. 13-35.

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Une rencontre oubliée (1890-1942) 39

1925 Marc Bloch, « Mémoire collective, tradition et coutume. A propos d’un livre
récent », T. XL, nouvelle série – Tome XIV, 1925 n° 118­120, p. 73­83.
Dr Marcel Nathan, « Notes de psychologie à l’usage des historiens. Physique et
caractère », n° 118­120, décembre 1925, p. 51­55.
1926 Dr Marcel Nathan, « Notes de psychologie à l’usage des historiens. Les idées de
Freud sur la mentalité primitive », T. XLI (Nouvelle série – T. XV), 1926, p. 81­90.
1927 Dr Marcel Nathan, Notes de psychologie à l’usage des historiens. Histoire et
inconscient », 61­68, n° 127­129, juin 1927T. XLIII (Nouvelle série – T. XVII),
n° 127­129, juin 1927, p. 61­68.
1928 Dr Marcel Nathan, » Notes de psychologie à l’usage des historiens. A propos
de l’ouvrage de Pierre Janet « De l’angoisse à l’extase T XLVI (Nouvelle série –
T. XX), n° 136­138, décembre 1928, p. 101­114
1929 Dr Marcel Nathan, « Notes de psychologie à l’usage des historiens. Néo-
romantisme et freudisme. À propos d’une étude de M. E. Seillière, » p. 57-64.,
n° 142­144, décembre 1929.
Henri Berr, « Luther et son milieu, à propos du Martin Luther de Lucien Febvre »,
Tome XLVIII (Nouvelle série – T. XXII), n° 142­144, décembre 1929, p. 5-19.
1931 Henri Wallon, « Sciences de la nature et science de l’homme. La psychologie »,
T. II, Sciences de la nature et synthèse générale I, octobre 1931, p. 35-58
Henri Piéron, « La psychologie comme science biologique et du comportement
des organismes », T. II, Sciences de la nature et synthèse générale I, octobre 1931,
p. 59-65
1933 Lucien Bernet, « Psychophysiologie et psychophysique », Tome VI, n° 1, avril
1933, p. 75-86.
Robert Bouvier, « Psychologie générale. Sur la psychanalyse », Tome VI, n° 1,
avril 1933, p. 87-105.
1934 Albert Burloud, « La psychologie et la seconde dimension du réel », T. VIII, n° 2,
octobre 1934, p. 155-168.
Henri Dreyfus-Le Foyer, « Les oscillations de la psychologie contemporaine en
France », T. VIII, n° 2, octobre 1934, p. 213­236.
Aron Gurwitsch, « La place de la psychologie dans l’ensemble des sciences »,
T. VIII, n° 2, octobre 1934, p. 169­185.
1935 Moritz Schlick, « De la relation entre les notions psychologiques et les notions
physiques », T. X, Sciences de la nature et synthèse générale, avril­octobre 1935,
p. 5-26.
Carl Gustav Hampe, « Analyse logique de la psychologie », T. X, Sciences de la
nature et synthèse générale, avril-octobre 1935, p. 27-42.
Rudolf Carnap, « Les concepts psychologiques et les concepts physiques sont-ils
foncièrement différents ? », T. X, Sciences de la nature et synthèse générale, avril­
octobre 193543-53
Julien Pacotte, « La positivité psychologique et son pôle physique », T. X, Sciences
de la nature et synthèse générale, avril-octobre 1935, 54-68.
Émile Augier, « Psychologie et réalité », T. X, Sciences de la nature et synthèse
générale, avril-octobre 1935, p. 69-85.

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40 Émotions, affects et institutions

Henri Wallon, « La psychologie à la croisée des chemins (A propos d’un livre


récent) », T. X, Sciences de la nature et synthèse générale, avril­octobre 1935,
p. 87-99.
Lucien Brunet, « La psychologie et sa méthode d’après M. Wallon », T. X, Sciences
de la nature et synthèse générale, avril-octobre 1935, p. 103-106.
1936 Valentin Feldman, « Psychologie générale. La notion de fait psychique. À propos
d’un ouvrage récent », T. XII, n°1, avril 1936, p. 73­77.
Aron Gurwitsch, « L’acquisition du langage d’après H. Delacroix », T. XII, n°1,
avril 1936, p. 79-87.
Gotfried Salomon, « Psychologie sociale. La sociologie du savoir », T. XII, n°1,
avril 1936, p. 89-96.
1937 Franz Arens, « La psychologie en histoire et la métaethnique », T. XIII, n° 1,
février 1937, p. 7-15.
Lucien Brunet, « Affectivité », T. XIII, n° 2, juin 1937, p. 125­130.
Lucien Brunet, « Behaviorisme », T. XIII, n° 2, juin 1937, p. 131­1320
1938 Wladimir Drabovitch, « La psychologie sociale expérimentale », T. XVI, n° 1,
avril 1938, p. 29-42.
Sergej Métalnikov, « Les facteurs psychiques de l’évolution », T. XVI, n° 2, octobre
1938, p. 107-119.
Jean Ullmo, « La mesure des aptitudes, d’après Spearman », T. XVI, n° 2, octobre
1938, p. 133-136.
1939 Jean Paulus, « L’état présent de la psychologie française », T. XVIII, n° 1, avril
1939, p. 31-46.
Tableau II – La Revue de synthèse, un creuset

Charles Blondel, la socialisation des conduites


Le psychologue Charles Blondel (1876-1939) joue un rôle très important dans
l’hybridation entre disciplines (Nicolas, 2002, p. 229-231 ; Carroy, Ohayon, & Plas
2006, p. 137-141). Normalien, agrégé de philosophie en 1900, disciple de Lévy-Bruhl,
il soutient en 1914 « une thèse retentissante3 » sur la Conscience morbide, introdui-
sant « l’esprit de la psychologie collective dans la pathologie mentale » (Piéron,
1938, p. 975). Il y ébauche l’idée, qu’il développera plus tard sous la forme d’une
psychologie collective que « jusqu’en ses fibres les plus élémentaires, l’homme subit
l’emprise de la société » (Wallon, 1968, p. 108). À partir de l’étude de cas cliniques,
il montre que le malade souffre de ce que les mots qu’il emploie et que les cadres
émotionnels sociaux ne correspondent plus à son expérience. Le langage, comme les
modèles d’émotion et d’action, sont d’essence sociale.
Empruntant le chemin proposé par Durkheim, Blondel met en avant le « média-
teur plastique qu’est le monde social » (Bouglé, 1934, p. 17). Il est d’ailleurs le seul
psychologue à collaborer à L’Année sociologique (Consolim, 2019, p. 105). Reprenant
l’hypothèse de la notion de représentations collectives, Blondel pose les bases

3. La Conscience morbide. Paris : Félix Alcan (1928).

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Une rencontre oubliée (1890-1942) 41

d’une psychologie collective (Mucchielli, 1999). Dans cette perspective, l’individua-


lité psychique se construit à la conjonction de la conscience de ce qui lui vient de la
société et de ce qui lui vient de l’organisme (Blondel, 1925). Dans ses travaux sur
l’acte volontaire, Blondel souligne que la volonté intérieure est médiatisée par le
monde social. Celui-ci ne fournit pas simplement des outils et des techniques mais
aussi des représentations collectives agissantes dans l’exécution de l’acte volontaire
(Bouglé, 1934, p. 20 ; Blondel, 1923-1924) :
« La hiérarchisation des concepts collectifs suivant laquelle notre activité mentale
s’ordonne, a sur notre conduite un retentissement dont la portée est presque sans
limite. C’est à elle que notre vie doit son unité, sa continuité et sa cohérence. » (Blondel,
1923-1924, p. 376)
La place accordée par Blondel à l’expression socialisée des conduites s’exprime
pleinement dans son Introduction à la psychologie collective publiée en 1928. Partant
d’une critique des conceptions de Tarde et de Durkheim sur la place de l’individu
par rapport au social, Blondel se propose de définir les bases scientifiques d’une
psychologie collective dans l’ensemble de la psychologie. La perception, la mémoire
et la vie affective comportent une dimension collective. Ainsi, les sentiments ont
besoin d’un milieu social pour naître et se transmettre. Dès lors que les conduites
comportent une dimension sociale et qu’elles ne renvoient plus à une subjectivité,
leur historisation devient possible. Il s’agira alors de démêler ce qui relève du col-
lectif, des modes d’expression du social dans les conduites, des médiations par les-
quelles elles se constituent et de leurs significations.

La psychologie aux sources des Annales ?


Les historiens ont coutume d’attribuer à Lucien Febvre la paternité du projet
d’une histoire de la « vie affective » (Febvre, [1941] 1992, p. 221­238) que l’essor
récent du courant d’une histoire des émotions serait venu – enfin – actualiser. Entre
1931 et 1941, Febvre publie en effet plusieurs textes sur les relations entre l’histoire
et la psychologie (Febvre, [1941] 1992). Toutefois il convient de souligner l’apport
de Marc Bloch et de s’interroger sur les similitudes et les différences entre les deux
fondateurs des Annales au sujet de la psychologie. Cette question est d’autant plus
importante que les Annales se veulent d’abord une revue d’histoire économique et
sociale appelant à dépasser les « cloisonnements » afin que collaborent des « travail-
leurs ď origines et de spécialités différentes » (Bloch & Febvre, 1929). Comment les
historiens des Annales pensent-ils la « dimension sociale » (Bouglé, 1934, p. 30) des
faits psychologiques ?

Lucien Febvre et Marc Bloch, deux conceptions de la psychologie dans l’histoire


Des deux fondateurs des Annales, c’est Marc Bloch qui, le premier, mobilise la
psychologie. En 1921, il publie un article dans la Revue historique intitulé « Réflexions
d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre » (Bloch, 1921, p. 13-35) où il
aborde une série de questions sur lesquelles il reviendra par la suite. Le problème
soulevé par Bloch, celui des fausses nouvelles, s’enracine d’abord dans sa propre
expérience de combattant. La guerre a constitué en effet une « immense expérience

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42 Émotions, affects et institutions

de psychologie sociale » dans laquelle de « singulières efflorescences de l’imagina-


tion collective » ont été observées (Bloch, [1921] 2006, p. 300). Bloch se tourne vers la
psychologie du témoignage dont les travaux se sont développés depuis le début du
XXe siècle (Binet, 1904 ; Wallon, 1930) et qui, « si incomplets encore qu’ils paraissent,
apportent dès aujourd’hui aux historiens un secours précieux » (Bloch, [1921] 2006,
p. 295). Bloch apparaît très bien informé du développement de cette application de
la psychologie, citant notamment les travaux du suisse Édouard Claparède (1873-
1940) (Claparède, 1905). Selon Bloch, les « historiens, curieux de mieux connaitre le
mécanisme de la fausse nouvelle, trouveront, au contraire, beaucoup à prendre dans
les observations de certains psychologues portant sur les faits sociaux réels » (Bloch,
[1921] 2006, p. 299).
Cependant, ce n’est pas dans le cadre « du laboratoire des psychologues » et de
la psychologie individuelle que l’historien trouvera des réponses à son questionne-
ment, mais dans celui d’une « psychologie collective » permettant de mettre au jour
les mécanismes de production et de diffusion des fausses nouvelles.
Mais Bloch va plus loin. Il ne s’agit pas simplement de s’appuyer sur la psycho-
logie pour décrypter les témoignages dont l’historien fait son matériau, mais de
constituer la fausse nouvelle en objet d’histoire :
« Ainsi, grâce à la psychologie du témoignage, nous pouvons espérer nettoyer d’une
main plus adroite l’image du passé des erreurs qui l’obscurcissent. Mais l’œuvre
critique n’est pas tout pour l’historien. L’erreur n’est pas pour lui seulement le corps
étranger qu’il s’efforce d’éliminer de toute la précision de ses instruments ; il la consi-
dère aussi comme un objet d’étude sur lequel il se penche lorsqu’il s’efforce de com-
prendre l’enchaînement des actions humaines. De faux récits ont soulevé les foules.
Les fausses nouvelles, dans toute la multiplicité de leurs formes, – simples racontars,
impostures, légendes, – ont rempli la vie de l’humanité. Comment naissent-elles ?
de quels éléments tirent-elles leur substance ? comment se propagent-t-elles, gagnant
en ampleur à mesure qu’elles passent de bouche en bouche ou d’écrit en écrit ? Nulle
question plus que celles­là ne mérite de passionner quiconque aime à réfléchir sur
l’histoire. » (Bloch, [1921] 2006, p. 297)
Phénomène social collectif, la « fausse nouvelle nait toujours de représentations
collectives qui préexistent à sa naissance », elle « est le miroir où la « conscience col-
lective » contemple ses propres traits » (Bloch, [1921] 2006, p. 313). Ainsi, l’historien
du social s’attache à mettre au jour des mécanismes et des structures psychologiques,
dont l’origine est sociale, et qui conditionnent les conduites des individus en tant
qu’ils sont membres de groupes sociaux et insérés dans des sociabilités.
Une démarche très proche est mise en œuvre dans Les Rois Thaumaturges publié
en 1924 (Bloch, 1924). Il s’agit pour Bloch de « comprendre comment, alors qu’ils
ne guérissaient point, on a pu croire à […] pouvoir thaumaturgique » (Bloch, 1924,
p. 421) des monarques. L’objet de l’enquête est « la manière d’agir et de sentir de la
majorité des Français », la « mentalité d’une époque » et « la sensibilité » d’un temps
révolu marquée par une « psychologie religieuse » (Bloch, 1924, p. 23).
Les Rois Thaumaturges maquent ainsi une étape importante dans la manière dont
l’histoire se saisit de la psychologie. D’une part, Bloch s’inscrit dans la filiation des
travaux de Lévy-Bruhl. Il cite La mentalité primitive de Lévy-Bruhl (1922) dont la
méthode permet de mettre au jour les « représentations intellectuelles et sentimentales »

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Une rencontre oubliée (1890-1942) 43

et « éléments psychologiques profonds » (Bloch, 1924, p. 260, p. 115). D’autre part, il


accorde une place essentielle aux représentations et aux sentiments collectifs tout en
accordant aux individuels une autonomie dans la manière de s’y soumettre (Blondel,
1924, p. 934). Blondel voit dans l’ouvrage de Bloch une association positive : « L’évo-
lution historique ne peut guère se comprendre sans faire appel à la psychologie col-
lective et les données de la psychologie collective ont tout à gagner à s’éprouver et à
s’assouplir au contact des réalités historiques » (Blondel, 1924, p. 944).
Dans la Société féodale (1939), Bloch reprend une démarche similaire. Il s’attache
ainsi à restituer « l’atmosphère mentale », la « mentalité religieuse », mais aussi les
« aventures du corps » et l’« étonnante sensibilité aux manifestations prétendu-
ment surnaturelles », ainsi que « l’émotivité », les « désespoirs » et les « fureurs ».
De même, reprenant la catégorie forgée par Maurice Halbwachs (1877­1945), il
consacre un chapitre à « la mémoire collective » (Bloch, 1939). Bloch apparaît ainsi
comme un historien des structures sociales dans lesquelles sont enchâssées les
structures mentales qui constituent le substrat psychologique des sujets et des évé-
nements historiques. Les structures de la société féodale s’enracinent dans un cadre
juridique, politique, économique et culturelle dont le ciment est « la vie mentale et
ses obscures profondeurs ».
« Les faits historiques sont, par essence, des faits psychologiques. C’est donc dans
d’autres faits psychologiques qu’ils trouvent normalement leurs antécédents. Sans
doute, les destinées humaines s’insèrent dans le monde physique et en subissent
le poids. Là même, pourtant, où l’intrusion de ces forces extérieures semble la plus
brutale, leur action ne s’exerce qu’orientée par l’homme et son esprit. Le virus de la
Peste Noire fut la cause première du dépeuplement de l’Europe. Mais l’épidémie ne
se propagea si rapidement qu’en raison de certaines conditions sociales – donc,
dans leur nature profonde, mentales – et ses effets moraux s’expliquent seulement
par les prédispositions particulières de la sensibilité collective.
Cependant, il n’est pas de psychologie que de la conscience claire. À lire certains livres
d’histoire, on croirait l’humanité composée uniquement de volontés logiciennes, pour
qui leurs raisons d’agir n’auraient jamais le moindre secret. Face à l’état actuel des
recherches sur la vie mentale et ses obscures profondeurs, c’est une preuve de plus de
l’éternelle difficulté que les sciences éprouvent de rester exactement contemporaines
les unes des autres. » (Bloch, 1952, p. 102)
Tout en puisant dans les mêmes sources que Bloch, notamment Lévy-Bruhl et
Blondel, la perspective de Febvre diffère. Il adopte en effet une approche centrée
sur l’individu qui synthétise les différentes composantes mentales, culturelles, intel-
lectuelles et affectives, propres à une époque et à une société, le fameux « outillage
mental » ; « l’individu n’est jamais que ce que permettent qu’il soit et son époque,
et son milieu social » (Febvre, [1941] 1992, p. 211). C’est dans l’étude d’un individu
– Martin Luther (Febvre, 1928) ou Rabelais (Febvre, 1942) – que les interactions entre
l’individuel et le collectif sont accessibles à l’historien. Les psychologies individuelles
sont inscrites dans le cadre d’une psychologie collective que l’historien retrouve par
le biais de l’étude du langage, de l’iconographie artistique et de la littérature (Febvre,
[1941] 1992). On retrouve ici une idée développée par Febvre en 1933 au sujet de la
catégorie de « personnage historique » (Febvre, 1933). Si les hommes sont des êtres
sociaux, donc contextualisés, ils conservent une capacité d’action. Certains individus,
par leurs productions intellectuelles et culturelles, entrent en interaction avec leur

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44 Émotions, affects et institutions

époque et la société et peuvent rencontrer ses attentes, la production devenant alors


une œuvre (Righi, 2003).

Lucien Febvre Marc Bloch


1921 « Réflexions d’un historien sur les faus­
ses nouvelles de la guerre », Revue de syn-
thèse historique, T. 33, 1921, p. 13-35.
1924 Les Rois thaumaturges, 1924.
1925 « Mémoire collective, tradition et cou-
tume à propos d’un livre récent (Compte
rendu : M. Halbwachs, Les cadres sociaux
de la mémoire, Paris, 1925) », Revue de
synthèse historique, T. 40, 1925, p. 73-83.
1928 Martin Luther, un destin, Paris, Rieder,
1928
1931 « Méthodes et solutions pratiques. Henri
Wallon et la psychologie appliquée »
[Annales d’Histoire Économique et Sociale,
III, 1931]
« Psychologie et physiologie nationales.
Les Français vus par André Siegfried
ou par Sieburg ? » [Annales d’Histoire
Économique et Sociale, IV, 1932]
1933 « L’individualité en histoire : le person-
nage historique », in Caullery (M.),
Bouglé (C.), Piaget (J.), Janet (P.) et
Febvre, L’individualité, Troisième semaine
internationale de synthèse, Paris 1933.
1938 « Une vue d’ensemble. Histoire et psy-
chologie »
[Encyclopédie française, t. VIII, 1938]
1939 La Société féodale, 2 vol., 1939-1940 ; der-
nière réédition, Albin Michel, en un seul
volume, 1998.
1941 « Comment reconstituer la vie affective « Les transformations des techniques
d’autrefois ? La sensibilité et l’histoire » comme problème de psychologie col-
[Annales d’Histoire Sociale, III, 1941] lective », Journal de Psychologie normale
et pathologique, T. 41, janvier-mars 1948,
p. 104-115.
1942 Le problème de l’incroyance au XVIe siècle.
La religion de Rabelais, L’évolution de
l’humanité, Paris, Albin Michel, 1942.
Tableau 3 – Principales publications de Marc Bloch et Lucien Febvre

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Une rencontre oubliée (1890-1942) 45

Georges Lefebvre : vers une histoire sociale psychologique


La publication en 1932 de la Grande Peur de 1789 de Georges Lefebvre (1874-1959)
marque un tournant historiographique et épistémologique important (Lefebvre,
1932). Marc Bloch ne manque d’ailleurs pas d’en faire un compte rendu élogieux
(Bloch, 1933). Dans les années 1920 il côtoie à l’université de Strasbourg les socio-
logues durkheimiens Georges Davy (1883­1976) et Maurice Halbwachs, l’historien
Marc Bloch et le psychologue Charles Blondel.
Cet ouvrage est important pour deux raisons principales. La première est qu’il
est une réponse critique à la psychologie sociale de Gustave Le Bon (1841-1931)
dont les foules révolutionnaires ont été un de ses objets de travail (Le Bon, 1912).
Pour Le Bon, le moteur de l’histoire est celui des opinions, des représentations et
des croyances qui s’expriment au travers des foules décrites comme des agrégats
irrationnels d’individus menés par la contagion. La thèse de Lefebvre est inverse :
la foule n’est possible que s’il existe « au préalable, action intermentale et formation
d’une mentalité collective » (Lefebvre, 1932, p. 245). C’est précisément cette « men-
talité collective » qui doit être analysée et expliquée car elle seule donne forme aux
« foules » qui ne sont pas toutes équivalentes. Consistant une sorte d’arrière-plan
mental, la « mentalité collective » est réactivée et transformée par le surgissement
d’une émotion.
« Les éléments de mentalité collective antécédente se trouvant simplement refoulés
à l’arrière­plan de la conscience chez les membres d’un agrégat, il suffit qu’un évé-
nement extérieur les rappelle au premier plan pour que brusquement, ces hommes
retrouvent le sentiment très vif de leur solidarité. Le réveil subit de la conscience de
groupe provoqué par une émotion violente donne à l’agrégat un caractère nouveau
qu’on pourrait peut­être appeler l’état de foule. Il faut et il suffit qu’une mentalité
collective révolutionnaire se soit antérieurement développée dans la population et
qu’un fait vienne à se produire qui la rappelle au premier plan de la conscience dont
elle avait été momentanément évincée par les causes qui avaient déterminé la forma-
tion de l’agrégat. » (Lefevre cité par Wahnich, 2008, p. 36)
Les « foules » ne sont donc pas de simples agrégats mais des réunions volon-
taires d’individus animés par une émotion commune ou des motivations communes,
en vue d’une action plus ou moins concertée. Elles présentent donc des formes et des
modalités d’organisation que l’historien doit analyser car elles révèlent le tissu des
relations sociales et les dispositifs de représentations.
Ce livre marque un tournant pour une seconde raison. C’est la première fois
qu’un historien aborde de front une question débattue dans les sciences sociales
depuis les années 1890, celle des représentations et de leur historicité. Il est une
réponse d’historien aux affirmations des durkheimiennes. Pour Lefebvre, il s’agit
« de déterminer avec précision quels pouvaient être les besoins, les intérêts, les sen-
timents et surtout le contenu mental des classes populaires. C’est là que réside le
problème essentiel de l’histoire sociale » (Trénard, 1979, p. 416). L’historien se tourne
alors vers l’étude des idéologies, des mythes, des images et des représentations ils
comportent une puissance émotive qui met en mouvement les sociétés.
La production de travaux novateurs dans les années 1920 et 1930 confirme
l’intensité des liens et les proximités entre la psychologie et l’histoire qui, tout en

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46 Émotions, affects et institutions

remontant à la fin du XIXe siècle, trouve désormais à s’exprimer dans des problé-
matiques et des objets novateurs. L’histoire-problème chère à Febvre et Bloch trouve
une de ses origines épistémologiques dans la psychologie qui lui permet de penser
de nouveaux objets et d’articuler les structures sociales et les conduites humaines,
c’est­à­dire leurs significations. Mais, dans les années 1930, une nouvelle étape est
franchie dans les relations entre l’histoire et la psychologie.

Le travail, objet de convergence entre histoire et psychologie ?


Malgré le programme de recherche dessiné par Febvre sur la « sensibilité »,
la rencontre entre historiens et psychologues, et plus largement entre les sciences
humaines, se fait autour d’un nouvel objet, le travail et la technique. Ce décalage
peut surprendre tant, des années 1890 aux années 1920, les débats épistémologiques
entre les sciences sociales ont semblé loin de la question du travail. Celle-ci s’inscrit
dans le mouvement plus large du rapprochement qui s’opère dans les années 1930
entre marxisme et rationalisme comme réponse à la crise de la science et du progrès
(Gouarné, 2013). L’équipe des Annales partage avec une nouvelle génération d’intel-
lectuels marxisants certaines préoccupations, notamment la technique et le travail.
Georges Friedmann, par exemple, rejoint le comité de rédaction des Annales à la
fin des années 1930, tandis que Bloch ou Febvre acceptent de collaborer à la revue
Europe, liée à l’entreprise culturelle communiste (Gouarné, 2018). Les historiens des
Annales, notamment Lucien Febvre, reçoivent favorablement la parution de l’ou-
vrage collectif À la lumière du marxisme4 (Febvre, 1935). D’ailleurs en 1935, les Annales
consacrent un numéro à la technique, comme en écho aux travaux des chercheurs
marxisants (Febvre, 1935). La même année, un extrait de l’ouvrage parait sous la
forme d’un article de Wallon intitulé « Psychologie et technique » dans le Journal de
psychologie normale et pathologique (Wallon, 1935).
Au milieu des années 1930 également, Blondel rédige une introduction destinée
à la seconde édition d’Introduction à la psychologie collective 5. Intitulé « Intelligence et
techniques », il constitue une réflexion sur les origines de la science à partir d’une
critique des thèses durkheimiennes (Blondel, 1938). Observant que Durkheim et
Lévy-Bruhl ont ignoré ou minimisé le rôle de la technique, Blondel se propose d’en
montrer l’importance dans la genèse de la science à partir de l’expérience sensori-
motrice de l’homme.
« De l’expérience sensori-motrice à l’outil, de l’outil à la connaissance des lois du
monde physique, il y a lieu de concevoir une continuité naturelle, qui peut bien se
dérober au premier regard sous des revêtements empruntés aux représentations col-
lectives, mais qu’on ne saurait pour cela éliminer d’autorité, sans démontrer dans le
détail comment alors l’outil, né de l’expérience sensori-motrice, et la loi, issue de la
mystique collective, en sont venus cependant à se joindre. » (Blondel, 1938, p. 357)

4. Paris : Éditions Sociales Internationales (1935).


5. Le texte paraitra sous forme d’article en 1938 (Blondel, 1838).

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Une rencontre oubliée (1890-1942) 47

Contre la conception de Durkheim réduisant la psychologie aux représentations


collectives fabriquées par la société, Blondel réintroduit l’individu dans ses caracté-
ristiques psychophysiologiques comme origine de la technique et de la pensée.
Dans ce nouveau contexte scientifique, le projet de Meyerson d’organiser, le
23 juin 1941, un colloque intitulé « Journée de Psychologie et d’Histoire du Travail et
des Techniques » prend tout son sens (Gouarné, 2019).
Dans son texte de présentation intitulé « Le travail : une conduite », Meyerson
synthétise toutes les interrogations et les pistes ouvertes depuis les années 1890.
Reprenant à son compte la notion « d’homme total » qui, vingt ans plus tôt faisait
polémique, à partir d’un objet, le travail, dans toutes ses dimensions, historique,
sociologique, psychologique et ethnologique.
« Nous sommes ainsi une fois de plus à considérer l’homme total et à envisager le
travail non seulement comme une technique, mais comme une conduite, à en recher-
cher les composantes et les couches de signification. Il est à la fois une activité forcée,
une action organisée et continue, un effort producteur, une activité créatrice d’objets
et de valeurs ayant une utilité dans un groupe, une conduite dont le motif pour être
personnel – gain, ambition, gout, plaisir, devoir – mais dont l’effet concerne les
autres hommes. Tout cela est diversement dosé et coloré selon les circonstances.
Il n’y a pas eu un travail et une morale et une psychologie du travail, mais une histoire
où chaque moment a eu sa propre complexité psychologique. Lorsque cette histoire
sera mieux connue, peut-être le travail nous apparaitra-t-il comme une fonction
psychologique qui se forme à un moment et se transforme ensuite. » (Meyerson cité
par Gouarné, 2019, p. 105)
Ce texte annonce la psychologie historique que Meyerson développera après-
guerre6.
Dans sa communication intitulée « les transformations des techniques comme
problème de psychologie collective », Marc Bloch appelle à une collaboration entre
historiens et psychologues. Si les historiens sont « constamment amenés [..] à faire
de la psychologie, individuelle ou collective », il déplore que « trop souvent », ils se
contentent « d’appliquer les notions psychologiques du sens commun » (Bloch, 1948,
p. 104-115) ; Gouarné, 2019, p. 195-206). Dans ce texte, il s’interroge sur les facteurs
psychologiques de l’inertie des sociétés rurales et des conditions psycho-sociales de
l’« invention », c’est-à-dire du changement social (Gouarné, 2019, p. 195). Il s’agit
bien de poser les bases d’une collaboration scientifique entre historiens et psycho­
logues. Pour les historiens, l’enjeu est de s’approprier, avec l’aide des psychologues,
des catégories et des problématiques permettant une objectivation des mécanismes
psychologiques, individuels et collectifs, à l’œuvre dans les actions humaines.

Conclusion
Les liens entre l’histoire et la psychologie sont anciens et profonds ; ils remontent
aux origines mêmes de l’institutionnalisation des deux disciplines. Ils sont impor-
tants pour trois raisons. D’une part, face à l’émergence d’une sociologie s’affirmant

6. Les Fonctions psychologiques et les œuvres. Paris : Albin Michel ([1948] 1995).

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48 Émotions, affects et institutions

comme la seule science sociale apte à rendre compte du fonctionnement des sociétés,
psychologues et historiens ont organisé une contre­offensive consistant à affirmer
une scientificité alternative aux « règles de la méthode sociologique ». D’autre part,
les historiens ont très tôt interrogé la psychologie, la considérant à la fois comme
un objet et comme une pratique. Enfin, parmi les historiens, un clivage est très tôt
apparu entre deux manières de concevoir les relations entre les deux disciplines.
Pour les uns, l’historien mobilise la psychologie comme pratique compréhensive
à partir de sa propre subjectivité et de son expérience. L’explication des conduites
humaines se fonde alors sur une universalité postulée de l’expérience humaine. Dans
une autre approche, celle qui se construit avec les Annales, l’historien s’attache à la
fois à historiciser les conduites affectives et émotionnelles et à utiliser les notions éta-
blies par la psychologie dans un effort d’objectivation. Cette seconde approche, très
ambitieuse, nécessite une collaboration entre disciplines à laquelle appelait de ses
vœux Marc Bloch, car elle contient la possibilité de comprendre comment les acteurs
« sous les influences accumulées, concordantes ou conflictuelles, de leurs expériences
sociales » […] « sont amenés à réviser leurs représentations des rapports sociaux, des
relations interpersonnelles, à réévaluer la signification qu’ils doivent leur accorder »
(Malrieu, 1989, p. 272).

1876 Gabriel Monod fonde La Revue historique.


1894 Alfred Binet fonde avec Henry Beaunis L’Année psychologique.
P. Lacombe, De l’Histoire considérée comme science, Paris, Hachette.
1896 Th. Ribot, La Psychologie des sentiments, Paris, Félix Alcan.
Création de l’Année sociologique par Durkheim.
1898 Ch. Seignobos et Ch.­V Langlois Introduction aux études historiques, Paris, Hachette.
1901 La Méthode historique appliquée aux sciences sociales, Alcan.
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1924 M. Bloch, Les Rois thaumaturges, 1924.
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– Société de Psychologie, 10 janvier 1924 », Journal de psychologie normale et patho-
logique., XXI, 1924, p. 892­922.
1927 L. Lévy-Bruhl, La Mentalité Primitive, Paris, Alcan.
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1939 M. Bloch, La Société féodale, Paris, Armand Colin

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Une rencontre oubliée (1890-1942) 49

1941 Journée de Psychologie et d’Histoire du Travail et des Techniques organisée


par la Société d’Études psychologiques de Toulouse.
1942 L. Febvre, Le problème de l’incroyance au XVI e siècle. La religion de Rabelais, L’évolu-
tion de l’humanité, Paris, Albin Michel.
Tableau 4 – Repères chronologiques

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50 Émotions, affects et institutions

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52 Émotions, affects et institutions

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Une collaboration en débats
à partir du concept d’émotion

Régis Ouvrier-Bonnaz

En 2010, un ouvrage (Delacroix, Dosse, Garcia, & Offenstadt) traitant des


méthodes et concepts en histoire, consacrait plusieurs chapitres à l’analyse des liens
entre l’histoire et plusieurs disciplines du domaine des sciences humaines et sociales
(anthropologie, ethnologie, géographie, économie, psychanalyse, philosophie,
science politique, sociologie, etc.). À la lecture de la table des matières des deux
volumes, un constat s’impose : la psychologie est absente de cette liste1. Le regain
d’attention portée dans la dernière décennie au concept d’émotion en histoire n’a pas
d’effet apparent sur le dialogue avec la psychologie. Faisant ce constat, il ne s’agit
pas de faire porter aux seuls historiens la responsabilité du peu de fréquentation
du carrefour où pourraient se croiser la psychologie et l’histoire. Les psychologues,
psycho-sociologues compris à de très rares exceptions près, portent leur part de res-
ponsabilité dans la renonciation à la théorisation d’un rapprochement des deux
disciplines en témoigne, en France, la méconnaissance persistante des psychologues
qui ont tenté d’opérationnaliser sur le plan épistémologique ce rapprochement.
Penser les liens entre psychologie et histoire conduit à s’intéresser au passé pour
lui donner un statut dans l’accès et la construction des connaissances afin de penser
le présent et envisager l’avenir. Yves Clot, soutenant la nécessité du point de vue
pluridisciplinaire en psychologie, le rappelle dans la préface de la seconde édition
de l’ouvrage Les histoires de la psychologie du travail : « Le passé doit être pris très au
sérieux car, à son contact, on apprend l’humilité dont on a tant besoin pour faire face
aux tâches d’aujourd’hui » ([1996] 1999, p. 9). C’est dans ce passé que nous recher-
chons les traces de l’installation des rapports entre psychologie et histoire pour les
analyser et mieux comprendre leur nature et leur devenir.

1. Une nouvelle revue, Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales, créée au second semestre de
l’année 2016 qui part des sensibilités, non comme objet d’étude mais comme démarche de connais-
sance pour mieux comprendre les rapports de pouvoir et les modes de relation de l’individu au monde
ne cite pas la psychologie comme discipline susceptible de participer à cet objectif contrairement à la
sociologie, l’économie, l’histoire des sciences ou des arts. La revue Nouvelles perspectives en sciences
sociales, dans le numéro 1 de 2018 intitulé « Sensibilités, émotions et relations » dirigé par B.Feildel,
réunit des sociologues, des économistes, des philosophes, des chercheurs issus des sciences politiques
et des géographes. Si certains empruntent leur appareillage conceptuel à la psychologie et à l’histoire,
les psychologues et les historiens en sont absents.

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56 Émotions, affects et institutions

L’étude des comportements humains dans le temps à l’origine


de la naissance et du développement de la psychologie
Michèle Duchet ([1971] 1995), spécialiste des philosophes du XVIIIe siècle, situe
le début de la constitution des sciences humaines quand Buffon (1707­1788), séparant
radicalement deux discours jusqu’alors confondus dans son Histoire naturelle, générale
et particulière (1749), écrit sur l’Homme sans traiter en même temps de Dieu. En cou-
pant l’Homme de Dieu et de la Création, Buffon refuse l’anthropocentrisme ce qui lui
permet de concevoir une anthropologie, « science de l’Homme et de ses activités spé-
cifiques [… ]. L’Homme partout sentant, vivant, agissant comme Homme » (Duchet,
1970, p. 23-24). Étudier l’humanité pour apprendre d’elle, c’est l’objectif poursuivi
par les fondateurs de la Société des Observateurs de l’Homme quand ils accordent
en 1800 un prix pour l’observation journalière d’un ou plusieurs enfants afin d’étu-
dier comment les facultés physiques, intellectuelles et morales se développent et voir
jusqu’à quel point ce développement est secondé ou contrarié par l’influence des
objets et des personnes qui « environnent » l’enfant2. Comprendre les événements
fondateurs de leur discipline a été très tôt une préoccupation pour les psycholo-
gues. Pour cela, ils n’ont pas hésité à se glisser dans les pas des historiens. Ainsi,
dans les années 1870, Théodule Ribot (1842-1923) écrit une histoire de la psycho-
logie contemporaine anglaise (1870) et allemande (1879) pour asseoir la légitimité
d’une psychologie française encore balbutiante. Dimitri Voutsinas (1911­1997), dans
un article, « La méthode historique en psychologie et quelques-unes de ses règles »,
paru en 1959, dans le Bulletin de Psychologie dont il assure la direction, s’interroge sur
les domaines propres à la psychologie susceptibles de mobiliser la méthode histo-
rique pour rendre compte de leur développement. Il recense dix domaines qu’il
étudie offrant ainsi une classification possible de l’histoire de la psychologie, de ses
auteurs, de sa diffusion, de ses enseignements, de ses concepts, de ses méthodes, de
ses outils et de ses métiers bien étudiés en France depuis un demi-siècle (Guillaume,
1946 ; Foucault, [1954] 1957 ; Reuchlin, 1957 ; Parot & Richelle, 1992 ; Clot, [1996]
1999 ; Huteau, 2002 ; Carroy, Ohayon, & Plas, 2006 ; Ohayon, 2006 ; Nicolas, 2013 ;
Houdé, 2016).
Au moment de l’institutionnalisation universitaire de la discipline en 1947,
Daniel Lagache (1903­1972) dans sa tentative de définition de « l’unité de la psycho-
logie » défend l’idée « qu’une formation psychologique complète se conçoit mal sans
une connaissance étendue des grandes œuvres de la littérature, parce que, précisé-
ment la conduite humaine y est décrite dans son aspect global ou molaire » ([1949]
1976, p. 31). Bien qu’il reconnaisse le bien-fondé de l’approche dans le temps des
conduites humaines et donc de la pertinence de la collaboration pluridisciplinaire,
par exemple avec l’histoire de la littérature, il ne s’engage pas, pour autant, dans
une démarche l’aidant à définir une « psychologie générale » susceptible de rendre
compte dans le temps du comportement humain et de la vie en société pour fonder
épistémologiquement la discipline et ses méthodes d’investigation.

2. Ph. Pinel (1745-1826), médecin-aliéniste, un des fondateurs de cette société en 1799, est considéré
comme le père de la psychiatrie moderne.

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Une collaboration en débats à partir du concept d’émotion 57

C’est ce point de vue qui guide Michel Foucault (1926-1984) dans son ensei-
gnement de la psychologie à l’université de Lille puis de Clermont-Ferrand dès
les années cinquante. Il privilégie ainsi une perspective qui permet de « ressaisir
l’homme comme existence dans le monde et caractériser chaque homme par le style
propre de cette existence » ([1954] 1957, p. 164). Pour lui, « il n’y aurait de psycho-
logie possible que par l’analyse des conditions d’existence de l’homme et par la
reprise de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, c’est-à-dire son histoire »
(p. 165). La psychologie voulue par Foucault, en se fixant pour finalité la compréhen-
sion de l’historicité des catégories de l’entendement, se donne pour objectif d’inscrire
chaque homme dans une histoire, la sienne en particulier et celle des Hommes en
général. Pour Foucault, en regardant du côté de l’histoire, la psychologie se donne
les moyens de dépasser les contradictions dans lesquelles le positivisme l’avait enfer-
mée en l’alignant sur les sciences de la nature.
Antoine Léon (1964), analysant les points de convergence et de similitudes entre
les deux disciplines en appui sur le texte de Febvre, Psychologie et histoire (1938),
après avoir étudié les responsabilités de l’historien et du psychologue, s’interroge
sur ce qui peut pousser les psychologues au travail historique3. En France, cette inter-
rogation prend forme à la fin du XIXe siècle dans les tentatives de délimitation des
frontières de la sociologie et de l’histoire à un moment où le discours psychologique
n’existe encore qu’à l’intérieur du discours philosophique.

Le développement en France des sciences humaines


et sociales à l’aune du positivisme, une interrogation
sur la place respective des disciplines
Quand la psychologie s’émancipe de la philosophie et tente de s’affirmer dans
un espace scientifique délimité par la critique d’Auguste Comte (1798­1857) affir-
mant qu’aucune science de l’individu ne peut se construire de façon autonome en
dehors d’un savoir sur l’évolution de l’humanité, l’histoire en tant que discipline
est déjà bien installée et son influence déborde le cadre des études universitaires
pour s’imposer dans la société. Pour Comte, « l’homme proprement dit n’est au
fond qu’une abstraction [… ] il n’y a rien de réel que l’humanité, surtout dans
l’ordre intellectuel et moral » (Cours de philosophie positive, 58 e leçon, 1975,
p. 715), il ne peut donc y avoir de reconnaissance d’une conscience interne et
l’individu ne peut s’observer lui-même. La connaissance de la société fondant la
connaissance de l’individu, la nature humaine ne peut être connue qu’à partir
du développement social d’où l’importance donnée par les tenants du courant

3. A. Léon, à la fin des années cinquante (1957/1960), est accueilli à l’université de Toulouse pour
travailler avec Ph. Malrieu sur la recommandation d’Henri Wallon, suite à sa mise à l’écart par Henri
Piéron du service de recherche de l’Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle
(Inétop) du Conservatoire national des arts et métiers. Le texte de A. Léon, « Investigation psycho-
logique et recherche historique », porte, selon toutes vraisemblances, le sceau de ses discussions avec
Ph. Malrieu sur l’intérêt de la psychologie historique qui « permettrait notamment de rattacher certaines
attitudes, croyances ou idées périmées aux structures sociales et aux situations qui les ont façonnées »
(1964, p. 351).

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58 Émotions, affects et institutions

positiviste à l’installation de la sociologie ou plus précisément de ce que Comte


appelle « la bio-sociologie » (Clauzade, 2003). Les limites de la psychologie ainsi
définies, la sociologie entre en concurrence avec l’histoire. L’historien incarnant la
mémoire organisée de l’humanité, ses travaux sont alors jugés indispensables aux
sciences sociales en voie de recherche d’institutionnalisation et de professionnali-
sation dans l’Université.
Dans ce contexte, François Simiand (1873-1935), normalien, agrégé de philo-
sophie, discipline d’Émile Durkheim (1858-1917), prend position dans un article,
« Méthode historique et science sociale »4, publiée en 1903 dans la Revue de syn-
thèse historique concernant la place accordée à cette discipline dans le champ social.
Ce texte comme l’indique le sous-titre est une réaction aux ouvrages de deux histo-
riens : De l’histoire considéré comme science de Paul Lacombe (1894) et La méthode
historique appliquée aux sciences sociales de Charles Seignobos (1901). Le premier
discute les méthodes et démarches utilisées en histoire pour tenter d’identifier des
constances et des lois, le second se présente comme une défense de l’histoire face à
l’ambition hégémonique des sciences sociales. Dans cet article que l’on peut consi-
dérer à la suite de Jacques Revel (2007) comme une leçon d’épistémologie de la
connaissance scientifique, Simiand s’efforce de montrer que les procédés revendi-
qués par l’histoire ne peuvent la légitimer comme science dans la mesure où « elle
n’est à aucun degré une reproduction intégrale, un enregistrement automatique,
non seulement de tous les faits qui se sont passés, mais même de tous les faits que
les documents subsistants nous permettent de connaître. L’œuvre historique la plus
brute, le dépouillement de textes le plus amorphe, le recueil de documents le plus
passif est déjà choix, implique quelque élimination, suppose quelque vue préalable
de l’esprit » (Simiand, [1903] 1960, p. 100). Si l’histoire se donne pour objectif d’accé-
der au statut de discipline scientifique, il lui appartient de s’associer aux sciences
sociales. En effet, « il n’y a pas d’un côté, une histoire des phénomènes sociaux et, de
l’autre, une science de ces mêmes phénomènes sociaux. Il y a une discipline scienti-
fique qui, pour atteindre les phénomènes objets de son étude, se sert d’une certaine
méthode, la méthode scientifique. Il y a un travail un et inséparable de recherches
et d’élaboration, d’analyse et de construction, d’information positive et de mise en
œuvre inductive et systématique » (Simiand, [1903] 1960, p. 114). Simiand, en conclu-
sion, appelle de ses vœux, « l’élaboration consciente d’une science sociale » (p. 119)
à laquelle la nouvelle génération d’historiens pourrait œuvrer.

4. Texte d’une conférence faite devant la Société d’histoire moderne repris dans la revue des Annales.
Économies. Sociétés. Civilisations, (1960, 15(1), 83-119) avec une courte présentation de F. Braudel
dans une rubrique « Débats et Combats ». En 1960, les temps ont changé, dans les années cinquante,
les différentes disciplines des sciences de l’Homme, préoccupées de leur propre développement opèrent
un repli autour du structuralisme et l’histoire a l’ambition de jouer le rôle revendiqué par la sociologie
au début du siècle.

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Une collaboration en débats à partir du concept d’émotion 59

L’École normale supérieure de la rue d’Ulm,


creuset des échanges entre les disciplines
Cet appel à l’ouverture pluridisciplinaire ne peut laisser indifférents les jeunes
historiens formés à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Comme le précisera
Lucien Febvre :
« Lorsqu’à vingt ans, avec des sentiments mêlés d’admiration et d’instinctive rébel-
lion, nous lisions L’Année sociologique, une des nouveautés qui retenait le plus notre
attention, n’était­ce point ce perpétuel effort de remaniement, de réadaptation des
cadres de classement, qui, de volume en volume, s’assouplissaient et se modifiaient. »
(1930, p. 583)
L’Année sociologique, fondée en 1898 par Durkheim pour asseoir la légitimité de la
sociologie, quatre ans après la parution de son ouvrage de référence, Les règles de la
méthode sociologique (1894) est une source méthodologique pour ces jeunes historiens
déjà mis au contact de l’interdisciplinarité par Henri Berr (1852-1920), philosophe,
bibliothécaire à l’École normale qui tente d’élaborer le cadre théorique d’une syn-
thèse scientifique des connaissances dont la Revue de synthèse historique qu’il a créé
en 1900 se fait l’écho. Parmi ces historiens, Marc Bloch (1886-1944) occupe une place
à part, ayant expérimenté concrètement l’intérêt de la pratique de la pluridiscipli-
narité lors d’un séjour à l’université allemande de Leipzig où il est accueilli après sa
réussite à l’agrégation d’histoire en 1908. L’expérience acquise auprès de l’historien
médiéviste Karl Lamprecht, fondateur, dès 1898, d’un séminaire commun, l’Historish-
geographische avec le psychologue Wilhelm Wundt (1832-1920), l’un des pères de la
psychologie expérimentale et Friedrich Ratzel, le fondateur de l’Anthropogeographie
allemande, est déterminante5. La revue des Annales, support de liaison entre les
disciplines
Le projet de Bloch, en fondant avec Febvre, en 1929, la revue des Annales d’his-
toire économique et sociale, est de décloisonner les sciences sociales. Le projet n’est
plus de fédérer les sciences humaines autour de la sociologie comme le préconisait
Simiand. Ils en rappelleront quelques années plus tard le projet initial :
« Nous aimons, pour nos Annales le beau nom d’agent de liaison. Dès leur fonda-
tion, nos lecteurs le savent, nous avons conçu notre œuvre comme une tentative de
rapprochement entre des travailleurs de formation différente, entre des disciplines
et des curiosités que trop souvent, au grand dam des sciences de l’homme, séparent
encore des murs soigneusement de piquants. Plus particulièrement, on le sait, nous
n’avons cessé de tenir entre toutes urgentes, celle que l’étude de l’économie et de
la structure sociale […] se doit de conclure avec l’analyse de ce que l’on permettra
d’appeler, en bref, les phénomènes de mentalité. Car toute histoire, en dernier res-
sort, est psychologique, et, par ailleurs, toute expression des besoins spirituels de
l’homme si dégagée qu’elle puisse sembler dégager de la matière, n’en demeure pas

5. P. Toubert évoque cette expérience de M. Bloch à Leipzig dans la préface de l’ouvrage Les caractères
originaux de l’Histoire Rurale Française de M. Bloch (1931) réédité en 1952 et 1988 aux éditions
Armand Colin (p. 5-41 de l’édition de 1988).

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60 Émotions, affects et institutions

moins placée, en quelques mesures, sous l’emprise des réalités les plus concrètes
de la vie sociale. »6
Pour ces historiens, si l’histoire peut être considérée comme la discipline qui
analyse l’action des hommes dans le passé, cela ne peut se faire qu’en étudiant leur
mentalité7. Dans Psychologie et histoire paru en 1938 dans le tome VIII de l’Encyclopédie
française, « La vie mentale », coordonné par Henri Wallon (1879-1962), Lucien Febvre
(1878-1956), défendant l’idée que « l’individu n’est jamais que ce que permettent
qu’il soit et son époque et son milieu social » (1938, p. 8’12-4), s’interroge sur la col-
laboration possible des historiens et des psychologues :
« comment nous, historiens, pourrions-nous nous aider, pour interpréter les démarches
d’hommes d’autrefois, d’une psychologie issue de l’observation des hommes du
XXe siècle ? Et comment eux, psychologues, pourraient-ils retrouver dans les don-
nées que l’histoire leur fournit (ou devrait leur fournir) sur la mentalité des hommes
d’autrefois, de quoi grossir purement et simplement une expérience acquise au contact
de leur contemporains ? […]Comment nous, historiens, pourrions-nous nous aider,
pour interpréter les démarches d’hommes d’autrefois, d’une psychologie issue de
l’observation des hommes du XXe siècle ? Et comment eux, psychologues, pourraient-
ils retrouver dans les données que l’histoire leur fournit (ou devrait leur fournir) sur
la mentalité des hommes d’autrefois, de quoi grossir purement et simplement une
expérience acquise au contact de leur contemporains ? » (p. 8’12-5)

L’étude de l’outillage mental, premier vecteur


du travail interdisciplinaire
À partir de ce questionnement, Febvre définit « la tâche de demain » des his-
toriens et des psychologues intéressés par une collaboration : « inventorier d’abord
dans son détail, puis à recomposer pour l’époque étudiée, le matériel mental dont
disposaient les hommes de cette époque ; par un puissant effort d’érudition, mais
aussi d’imagination, reconstituer l’univers, tout l’univers physique, intellectuel,
moral, au milieu duquel chacune des générations qui l’ont précédé se sont mues »
(p. 8’12-7). Febvre conclue ainsi son article : « Ici, il s’agit d’intégrer une psycho-
logie historique toute nouvelle, à créer, dans le puissant courant d’une histoire qui
l’entraîne, comme toutes choses, vers le destin de l’humanité – d’une humanité qui
marche sans savoir où elle tend » (p. 8’12-7). Pour conduire à bien cette tâche, qu’il
juge « énorme » dans l’article de 1938, deux voies d’étude cardinales peuvent être
empruntées : celle des techniques et celle du langage. Jacques Le Goff le rappelle,
« Lucien Febvre a donné l’exemple d’inventaires de ce qu’il appelait l’outillage
mental : vocabulaire, syntaxe, lieux communs, conceptions de l’espace et du temps,
cadres logiques » (1974, p. 87). L’histoire des mentalités est « liée aux gestes aux com-
portements aux attitudes – par quoi elle s’articule sur la psychologie, sur une fron-
tière où historiens et psychologues devront bien un jour se rencontrer et collaborer »

6. Introduction (signée les Directeurs) au texte de P. Abraham, « Le succès au théâtre et ses facteurs
sociaux : une expérience », Annales d’Histoire économique et sociale, 1935, n° 35, p. 433.
7. Voir également sur cette question des mentalités : G. Duby (1961, 1970) ; R. Mandrou (1968).

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Une collaboration en débats à partir du concept d’émotion 61

(p. 89). L’analyse est éclairante mais Febvre peine à définir ce qu’il attend plus pré-
cisément d’une collaboration avec les psychologues pour définir cet outillage mental.
Henri Wallon (1929), dans un article portant sur la sélection et l’orientation pro-
fessionnelles, précisant que le réel pour être objet de connaissances et construction
de savoirs doit être représenté, interprété et élaboré, nous donne une première indi-
cation concernant la définition de la nature de cet outillage mental. Les enfants ne sont
pas tous égaux devant ce réel, « le matériel de notions et de symboles qui stimulent
habituellement l’activité de l’enfant, qui orientent son intérêt et lui imposent cer-
taines attitudes mentales, est en effet ce qui varie le plus selon qu’il vit à la ville ou
à la campagne, qu’il fréquente telle sorte d’école ou tels compagnons de classe, que
d’écolier il devient apprenti » (p. 715). Prenant l’exemple des tests, il s’interroge alors
sur leurs usages : « La pratique des tests ne montre-t-elle pas d’ailleurs que, sous le
nom d’intelligence, ils ne permettent souvent d’atteindre qu’une pratique plus ou
moins grande des instruments servant aux échanges intellectuels ? (p. 715). De ce
constat et de cette interrogation, on peut tenter de comprendre la conception que
Wallon se fait de l’intelligence ; celle-ci pouvant être considérée comme le produit ou
le résultat de l’utilisation par l’individu des instruments ici « le matériel de notions
et de symboles » à sa disposition dans sa confrontation au monde réel. L’étude de
l’outillage mental ainsi défini du côté de la psychologie offre une première piste de
collaboration entre historiens et psychologues. Une autre voie de collaboration
concerne l’étude de la sensibilité, ce que Febvre ([1938] 1943, p. 79) appelle « la vie
affective et ses manifestations ». Febvre s’interroge : quels sont les liens qui peuvent
être établis entre sensibilité et histoire ? Pour établir ces liens, Febvre mobilise le
concept d’émotion.

L’émotion, un concept commun aux sciences humaines


et sociales, entre individu et société
Febvre précise ce concept en référence à l’article de Wallon paru dans L’Encyclo-
pédie française (1938).
« On a pu assister dans les civilisations en voie de développement à ce long drame
– au refoulement, plus ou moins lent, de l’activité émotionnelle par l’activité intel-
lectuelle ; d’abord seules capables de réaliser entre les individus l’unité d’attitude et
de conscience d’où a pu naître le commerce intellectuel et son premier outillage, elles
sont dans la suite entrées en conflit avec ces instruments nouveaux de relation dont
elles avaient seules rendu possible la création. Et plus les opérations intellectuelles
ont pris du développement dans des milieux sociaux où toutes les relations entre
hommes se trouvent de mieux en mieux réglées par les institutions ou des techniques
– plus la tendance est devenue forte à considérer les émotions comme une perturba-
tion de l’activité. » (p. 83-84)
Pour Febvre, le concept d’émotion en faisant le lien entre l’histoire des sensi-
bilités et de la vie affective, permet de « comprendre un peu mieux, l’attitude des
hommes d’autrefois, mais encore, peut­être, de définir une méthode de recherche »
(1938, p. 84), l’étude des émotions comme mode d’accès aux sentiments permettant
de revenir aux déterminations premières des sociétés et donc de l’Homme en société.

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62 Émotions, affects et institutions

Très tôt, Ribot s’est efforcé d’asseoir la légitimité d’une psychologie naissante
du côté d’une Psychologie des sentiments (1896) précisant alors que le nombre de
livres, mémoires et articles se reportant à l’étude des sentiments est inférieur à
vingt : « c’est bien peu pour le rôle que les émotions et les passions jouent dans
la vie humaine ». Frédéric Rauh (1861-1909) discutant l’approche de Ribot dans
De la méthode dans la psychologie des sentiments (1899) regrettait que « les suggestions
sans cesse renouvelées de la vie » (p. 23) soient oubliées dans l’étude des senti-
ments compte tenu des difficultés rencontrées à « rattacher les lois empiriques des
sentiments aux lois qui règlent les faits organiques ou intellectuels » (p. 298). Dans
les années 1920, Maurice Halbwachs en sociologie, Febvre en histoire, Wallon en
psychologie, vont privilégier l’étude du concept d’émotion pour penser les liens
unissant l’individu à la société comme le souhaitait Rauh8. Tous trois ont un passé
commun : la scolarité à l’École normale supérieure au début du XXe siècle, l’appar-
tenance au parti socialiste d’avant-guerre et un même engagement dans la défense
du capitaine Dreyfus, une participation active à la vie culturelle et intellectuelle de
l’époque (Charle, 1994), l’expérience de la Première Guerre mondiale, une concep-
tion partagée du travail pluridisciplinaire à la fondation Thiers de 1904 à 1907 pour
Febvre et Wallon9 et à l’université de Strasbourg dès 1919 pour Febvre et Halbwachs.
Conciliant engagement social et investissement intellectuel rationaliste, leur point
commun est de distinguer le social pensé comme juxtaposition d’éléments d’ordre
individuel du social doté d’une expérience d’ordre collectif ayant une efficacité
propre. Ils partagent une même idée : les phénomènes sociaux et psychologiques
sont historiques et ne peuvent être étudiés en dehors de leur évolution et de leur
changement. En s’intéressant au collectif constitué comme une force qui reflète les
composantes de la société où les conflits ont pour vertu d’éviter la sclérose de cette
dernière, leur ambition est d’étudier, chacun dans leur discipline, la possibilité de
voir la question des états affectifs de l’homme et de la femme posée dans la dyna-
mique des rapports sociaux.

Maurice Halbwachs, mémoire collective, représentations collectives et émotions


Le sociologue Maurice Halbwachs (1877­1945) est un proche de Marcel Mauss
(1872-1950). Ce dernier dont la nomination à la présidence de la Société française
de psychologie en 1924 a suscité un vif débat avec le psychologue Henri Piéron
(1981-1964), a ouvert des pistes de rencontres pluridisciplinaires en analysant, entre
les deux guerres, la construction des liens entre individuel et collectif10. Les travaux
de Halbwachs visent à montrer que pour que les expériences du « quotidien » per-
sistent dans les mémoires personnelles, il est nécessaire qu’elles soient partagées

8. F. Rauh est professeur de philosophie à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm quand L. Febvre
et H. Wallon y sont élèves. H. Wallon ne cessera de souligner le rôle que celui-ci a eu dans sa formation
d’homme et d’intellectuel.
9. Cette fondation permet à de jeunes universitaires de préparer leur thèse sans obligation d’enseigne-
ment en bénéficiant d’un encadrement matériel favorable. H. Wallon et L. Febvre appartiennent à la
11e promotion composée d’A. Bailly, agrégé de lettres ; M. Desouches, mathématicien ; L. Febvre,
historien ; F. Senn, juriste ; J. Sion, géographe, H. Wallon, philosophe et psychologue.
10. Sur le débat Mauss-Piéron de 1924, voir B. Prot (2016).

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Une collaboration en débats à partir du concept d’émotion 63

c’est-à-dire qu’elles deviennent collectives, l’activité collective « rechargeant » l’acti-


vité individuelle. Pour le sociologue, il s’agit alors de comprendre comment on passe
de la multiplicité des expériences et des souvenirs à une mémoire collective suscep-
tible de venir influencer les représentations individuelles. La mémoire collective
n’étant significative que si elle repose sur des événements vécus qui vont prendre
du sens dans les échanges et permettre de se représenter une vision commune
du monde parfois différente de la réalité mais partagée par le plus grand nombre.
Halbwachs parle alors de représentations collectives. Dès sa thèse, La classe ouvrière
et les niveaux de vie, soutenue en 1912, la notion de mémoire collective marquée par
l’analyse du rapport de l’homme à la matière qui le durcit et le façonne, sans être
explicitement nommée, est déjà présente et autorise les développements ultérieurs
de la notion de représentations collectives. Dans un texte posthume publié en 1947,
L’expression des émotions et la société, Halbwachs revient sur la mémoire collective,
préoccupation centrale de son œuvre, en questionnant le concept d’émotion en lien
avec les groupes sociaux et les pratiques rituelles11. Pour lui,
« l’expression des émotions, mais à travers elles les émotions elles-mêmes sont pliées
aux coutumes et aux traditions et s’inspirent d’un conformisme à la fois extérieur
et intérieur. Amour, haine, joie, douleur, crainte, colère, ont d’abord été éprouvés et
manifestés en commun, sous forme de réactions collective. Par-là, on peut dire que
chaque société, chaque nation, chaque époque aussi met sa marque sur la sensibilité
de ses membres. » ([1947] 1972, p. 173)
Ainsi,
« [les] états affectifs sont pris dans des courants de pensée qui viennent en notre esprit
du dehors, qui sont en nous parce qu’ils sont dans les autres. C’est bien nous qui
les éprouvons. Mais ils ne subsistent et ne se développent, dans un monde où nous
sommes sans cesse en contact avec les autres, qu’à la condition de se présenter sous
des formes qui leur permettent d’être compris, sinon approuvés et encouragés, par
les milieux dont nous faisons partie […]. Par leurs manifestations extérieures, tout au
moins par leurs expressions visibles [les émotions] tombent sous le regard des hommes
qui nous entourent, des groupes auxquels nous sommes liés » (1947] 1972, p. 164)

Henri Wallon entre affect et émotion, la genèse de l’activité humaine


Wallon dès 1919, s’appuyant sur ce qu’il a vécu comme médecin militaire au plus
près des combats pendant la Grande Guerre nous aide à mieux comprendre la place
de l’émotion dans la vie affective en différenciant l’émotion de l’affect12. Si l’émo-
tion, résultat d’une désorganisation organique, rend visible et observable l’affect, il
ne s’identifie pas avec elle. Dans un article écrit avec Dumas sur les traumatismes
de guerre publié dans Mercure de France, un magazine grand public, Wallon évoque

11. Sur cette question, voir L. Laurent (2007). Dans un numéro de La Nouvelle Revue du Travail (n° 6,
2015) intitulé, Émotions au travail, travail des émotions, comprenant sept articles, aucune référence
n’est faite à M. Halbwachs.
12. Pour une histoire du concept d’émotion en psychologie au XIXe et XXe siècles (Ribot, Janet, Wallon
et Malrieu), voir la thèse de N. Poussin (2014). Plus spécifiquement concernant la question de l’émotion
chez H. Wallon se reporter à É. Bautier et J.-Y. Rochex (1999, p. 31-39) et R. Ouvrier-Bonnaz (2019,
p. 45-56).

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64 Émotions, affects et institutions

le cas de ces « hommes qui sortaient de la zone des combats sans fin, qui avaient été
pris dans des bombardements, des éclatements d’obus des spectacles de mutilation,
de sang et de mort, arrivaient dans les ambulances, blessés ou non, mais incapables
de remuer leurs membres, le tronc cassé, ou disant ne plus sentir, ne plus entendre
ou ne plus voir ; aphones, muets ou aphasiques, sans souvenirs, ayant perdu la
mémoire de leur accidents, de leurs campagnes, de leur nom, de leur personnalité ;
et l’examen révélait que ces hommes n’étaient plus actuellement victimes que de leur
conviction d’être véritablement infirmes » (Dumas & Wallon, 1919, p. 446). L’épreuve
des « faits » est telle qu’il réécrira sa thèse qui était pourtant presque achevée au
début de la guerre en 1914 comme il l’indique dans l’introduction de celle­ci finale-
ment soutenue en 192513. Cette expérience de la guerre est déterminante, il ne peut
plus voir les individus qu’il étudiait jusque lors dans les consultations à l’hôpital
de la même façon14. Wallon a pu le constater, dans la plupart des situations obser-
vées, des chocs émotionnels semblent être à l’origine de l’état de certains blessés
dont il a eu à s’occuper. Assez souvent, l’accident émotionnel se mue en accident
d’auto­suggestion, la cause initiale ayant disparu, l’effet persiste. Les auteurs parlent
« d’émotion de guerre » (Dumas & Wallon, 1919, p. 455).
Dans certaines circonstances, l’émotion peut s’intensifier jusqu’à la désorganisa-
tion quand l’excitation excède les capacités de régulation et de liquidation comme
dans le cas des traumatismes de guerre. Plus généralement, contrôlée, elle peut
favoriser dans certaines circonstances les possibilités d’action : Le concept d’émotion
permettant, à certaines conditions, de renseigner et de comprendre, d’une part, le
dialogue susceptible de s’installer entre les différents milieux de vie des personnes
et, d’autre part, les liaisons qui s’établissent et se nouent en situation entre les
conduites affectives et les conduites intellectuelles. Wallon insiste sur le rôle joué par
autrui dans le contrôle de l’émotion, du point de vue du comportement de l’adulte,
insistant sur l’importance de ce qui est partagé avec d’autres. Ainsi, « il peut arriver
qu’aux manifestations de l’émotion s’opposent des motifs tels que la conscience pro-
fessionnelle, le respect humain, l’émulation, l’honneur, etc. (Wallon, 1920, p. 166).
Chez Wallon, l’émotion, première forme de conduite adaptée, est considérée
comme le point de départ et d’ancrage des conduites évoluées. Si elle présente un
caractère dynamogénique à l’origine des premières formes d’adaptation chez le
nourrisson, elle persiste chez l’adulte comme fondement nécessaire des rapports
entre individus et des rapports avec le milieu ambiant. Loin d’être de simples
réactions automatiques à des stimulations accidentelles, les émotions sont liées aux
groupes et plus précisément aux interactions entre le groupe et l’individu. Elles
constituent ainsi « un système d’excitations inter­individuelles qui a pu se diversifier

13. « Stades et troubles du développement psychomoteur et mental chez l’enfant » (thèse principale) et
« L’enfant turbulent » (thèse complémentaire). Ces deux thèses rédigées sous la direction de G. Dumas
sont publiées en un seul volume sous le titre L’enfant turbulent en 1925, ouvrage réédité aux PUF en
1984.
14. L. Mauran dans un article, « Troubles nerveux et pithiatisme chez les soldats français pendant la
grande guerre », publié en 1995 dans le numéro 1 du tome XXIX de l’Histoire des Sciences médicales,
cite parmi les médecins connus qui ont fortement été marqués par ce qu’ils ont vécu lors du conflit le
nom d’H. Wallon.

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Une collaboration en débats à partir du concept d’émotion 65

suivant les situations et les circonstances, en diversifiant du même coup les réactions
et les sensibilités de chacun » (1938, ref. 8.24-6). Wallon rejoint ainsi les historiens
pour qui, il y a une rationalité des émotions qui aide à appréhender l’environnement
à un moment donné et l’action des hommes qui s’y trouvent et, dans certaines cir-
constances, en favorise la connaissance. Pour Wallon comme pour Febvre, la prise en
compte des émotions permet de comprendre la genèse de l’activité humaine.

Lucien Febvre et la question de l’émotion chez Wallon


Lucien Febvre amené à discuter en tant qu’historien le statut de l’émotion chez
Wallon précise que
« les émotions contrairement à ce qu’on pense quand on les confond avec de simples
automatismes de réaction au monde extérieur – ont un caractère particulier dont
l’homme qui s’occupe de la vie sociale de ses congénères ne peut plus, cette fois faire
abstraction. Les émotions sont contagieuses. Elles impliquent des rapports d’homme à
homme, des relations collectives. Elles naissent sans doute dans un fond organique
propre à un individu donné, et souvent à l’occasion d’un évènement qui touche cet
individu seul, ou du moins qui le touche avec une gravité, une violence toutes parti-
culières. Mais elles s’expriment d’une façon telle ; si l’on veut, leur expression est le
résultat d’une telle série d’expériences, de vie commune, de réactions semblables et
simultanées au choc de situations identiques et de contacts de même nature ; elle est
le fruit, si l’on préfère encore, d’une telle fusion, d’une telle réduction réciproque de
sensibilités diverses – que, très vite, elles ont acquis le pouvoir de provoquer chez tous
les présents, par une sorte de contagion mimétique, le complexe affectivo­moteur qui
correspond à l’évènement survenu et ressenti par un seul. Et ainsi, petit-à-petit, les
émotions, associant plusieurs participants tour à tour initiateurs et suiveurs en sont
arrivés à constituer un système d’incitation interindividuel qui s’est diversifié suivant
les situations et les circonstances, en diversifiant du même coup les réactions et la
sensibilité de chacun. Ceci, d’autant plus que l’accord ainsi établi, que la simultanéité
ainsi réglée des réactions émotives se montrant de nature à conférer au groupe une
plus grande sécurité, ou une plus grande puissance – l’utilité s’est trouvé bientôt
justifier la constitution d’un véritable système d’émotions. Elles sont devenues comme
une institution. » (1941, p. 194-195)15
Febvre l’a souligné, pour Wallon, les émotions constituent « une formule nou-
velle d’activité ».

Wallon et « l’industrie humaine », une approche historico-culturelle de la


psychologie : une ouverture vers l’anthropologie historique de Meyerson
L’intérêt de l’œuvre de Wallon16 est de nous inviter à nous intéresser au comporte-
ment des groupes dans le temps pour mieux comprendre l’homme en tant qu’« être
collectif » : l’homme comme individu

15. Les mots en italique dans cette citation sont du fait de l’auteur. L. Febvre reprend ici la description
de H. Wallon de la constitution du processus à travers lequel se modèle, au sein d’une collectivité, un
système d’émotions – Tome VIII de l’Encyclopédie française (ref. 8. 24-6).
16. Voir également sur cette question, I. Meyerson (1951/1952) et notre texte dans cet ouvrage :
Saint-Just, personnage politique et le concept de personnalisation en psychologie.

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66 Émotions, affects et institutions

« subit les conditions de son milieu physique et social. Mais ramené à l’être collec-
tif qui a fait le passé et qui prépare l’avenir, il est l’artisan qui modifiant le milieu
physique s’oblige à transformer le milieu social et qui se transforme ainsi lui-même.
À quelque niveau que puisse s’élever progressivement cette conjugaison toute intime
entre l’activité de l’homme et les objets qu’elle se trouve dans le monde physique,
elle ne peut les façonner qu’en se modelant sur eux. Ainsi se résout de lui-même le
problème si controversé de la connaissance ». (Wallon, 1935, p. 14)
Wallon, privilégiant l’articulation entre problématique savante et problématique
sociale, part du postulat que le travail et ses formes d’organisation constituent la
matrice de l’histoire sociale dans laquelle s’inscrit le développement des hommes
et des femmes. Au point de départ de toute éducation, il y a le travail, « l’industrie
humaine »17. Dans une conférence, « Éducation des Masses et Technique »18, faisant
référence au développement de l’automatisation croissante dans l’industrie, Wallon
précise qu’il faut être attentif à l’écart susceptible de s’installer entre :
« une ambiance de mécanisation et de puissance où vit l’enfant et une éducation tar-
digrade qui n’admet de valeurs culturelles que dans le passé, qui se plaît à opposer le
passé au présent, comme s’il n’y avait pas entre eux de commune mesure et comme
si le passé avait toujours été le passé, au sens d’une résistance à ce qui devient, et
tend à transformer la vie et l’esprit de l’homme […] . Il est arrivé ceci que petit à
petit les détenteurs de la culture en ont rétréci les bases et ont abouti à un divorce
entre l’école et la vie, la culture par excellence est devenue la culture dite classique
qui nous vient de la Renaissance, mais pour qui elle n’était pas, comme le veulent
ses partisans d’aujourd’hui, une simple gymnastique intellectuelle, mais une large
source d’information humaine, la somme des expériences vécues par des peuples
et des personnalités illustres, un moyen de confronter entre elles les mœurs et les
croyances afin d’éliminer celles qui ne pouvaient se justifier autrement que par la
crédulité ou par la servitude industrielle […]. Il ne faut pourtant pas oublier qu’un
Léonard de Vinci mêlait dans ses dessins la figure de l’homme ou le paysage à des
projets de machines » (1947, p. 2)
La culture est une et entière, ainsi
« ce n’est d’ailleurs qu’en restituant à toutes les œuvres de l’homme, concrètes et
abstraites, ce qu’elles recèlent ou ont nécessairement recélé de compréhension inven-
tive, c’est en faisant d’elles toutes un motif d’analyse et de réflexion que les masses
peuvent être entraînées vers la culture intellectuelle, et qu’elles prendront contact
avec les sciences dans ses différentes formes et à ses différents niveaux » (1947, p. 2).
Les hommes sont dans l’histoire : ils font l’histoire et sont fait par elle, c’est à
travers les réalisations concrètes et les rapports tissés entre les hommes pour mener
à bien ces réalisations, que l’homme se forme et se transforme ; d’où la définition du
travail comme activité accomplie incarnée dans le produit de cette activité (l’œuvre)
et ce qui a été investi de force psychique et physique pour y parvenir.

17. Comme l’indique Ph. Malrieu en 1981 dans l’hommage rendu à H. Wallon pour le centenaire de
sa naissance à l’université de Toulouse-Le Mirail.
18. Conférence prononcée et enregistrée le 17 juillet 1947 pour l’Organisation des nations unies pour
l’éducation, la science et la culture. Document dactylographié (3 pages). Archives nationales – Cote
360 AP 18 : Dossier Conférences radio.

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Une collaboration en débats à partir du concept d’émotion 67

La question du travail des œuvres est au fondement du travail d’Ignace Meyer-


son ([1948] 1987 ; 1948). Dans l’introduction d’un article, Problèmes d’histoire psycho-
logique des œuvres : spécificité, variation, expérience, paru dans un ouvrage publié en
hommage à Lucien Febvre en 195319, il précise que si la psychologie de l’homme
doit devenir en grande partie historique c’est parce que le principal de l’activité
des hommes ne serait pas fait que de simples réactions à des stimuli naturels ou de
pulsions instinctives, invariables dans le temps. L’homme ne fait pas que s’adapter,
il « est construction, fabrication, artifice, œuvres. Le monde humain est un monde
d’œuvres : effet dense de l’activité » (1953, p. 207). Dès lors, « c’est ce monde des
œuvres qui est la matière véritable d’une exploration objective de la nature des
hommes, il doit être pour la psychologie humaine ce que le monde des phénomènes
de la nature est pour la physique » (1953, p. 207). C’est en étudiant l’effet de l’action
humaine sur le monde que l’on peut comprendre les fonctions psychologiques
constitutives de la personne et de son développement. « C’est en tant qu’expérience,
suite d’expériences, enregistrements des expériences que l’histoire concerne la
nature humaine, qu’elle entre dans la nature humaine et la fait. Expériences fixées et
reprises, groupées, multiples mais rendues solidaires, et dont l’homme s’est senti et
se sent solidaire : toute cette participation au passé est voulue, est organisée » (1953,
p. 214-215)20.
L’œuvre est tout à la fois le produit de la conduite, du travail et de l’expérience,
« le comportement ne peut être compris sans l’œuvre, et par conséquent l’examen
des œuvres, loin d’être dévolu à l’historien seulement, doit constituer la matière
principale de la recherche du psychologue » (1951/1987, p. 69)21. La personne n’est
saisissable que par ce qu’elle produit : ses actes et ses œuvres. Françoise Parot l’a
noté, chez Meyerson, il s’agit de construire un savoir relatif au psychisme humain
qui soit « un savoir fondé sur l’étude minutieuse de leurs productions, de toutes
leurs productions, ici et maintenant mais aussi ici et ailleurs », (Parot, 1996, p. 2).
Pour Jean­Pierre Vernant (1914­2007), élève et proche de Meyerson, qui s’est beau-
coup appuyé sur ses travaux pour construire une histoire de la Grèce ancienne, en
procédant ainsi,
« l’angle d’attaque choisi pour aborder l’enquête sur l’homme est déplacé de l’étude
expérimentale des comportements à l’analyse des œuvres qui, à travers le concret de
l’histoire, ont le plus fortement exprimé et façonné le psychisme humain […]. L’homme
[étant] au-dessus de lui-même le lieu d’une histoire, la tâche du psychologue est d’en
reconstituer le cours » (1989, p. 307).

19. I. Meyerson est le seul psychologue ayant participé à cet hommage intitulé Hommage à Lucien
Febvre – Éventail de l’histoire vivante offert par l’amitié d’Historiens, Linguistes, Géographes, Écono-
mistes, Sociologues, Ethnologues. À noter que les psychologues en tant que contributeurs ne figurent
pas au niveau du titre et que H. Wallon dont la brouille avec L. Febvre est consommée, n’a pas participé
à cet hommage.
20. Voir le colloque « Les problèmes de la personne » organisé par le Centre de recherches de psycho-
logie comparative de l’École pratique des hautes études (VIe section) à l’initiative de I. Meyerson –
29 septembre au 3 octobre 1960. La publication des actes date de 1973 sous la direction de I. Meyerson.
21. Voir sur ce sujet le commentaire du texte de I. Meyerson, Le travail, une conduite (1948) par
R. Ouvrier-Bonnaz et A. Weill-Fassina paru en 2016, « El trabajo, una conducta », Laboreal, 12(2).

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68 Émotions, affects et institutions

Selon Philipe Malrieu (1978) qui s’est efforcé de développer à la suite de Wallon
et Meyerson une psychologie génétique historico-sociale en lien avec les contextes
culturels et les périodes historiques dans lesquels les conduites prennent forme et se
développent, Wallon défend
« une certaine idée de l’homme : être au contact avec le réel, aux prises avec l’univers
des choses qu’il transforme en fonction des instruments que la société lui transmet ;
– aux prises avec les hommes, avec les collectivités qu’ils constituent, et sur lesquelles il
agit en fonction de ses expériences et de ses représentations individuelles » (1981, p. 4).
Pour Wallon, on l’aura compris, l’activité est et fait histoire dans la mesure où
elle nous permet de comprendre comment les femmes et les hommes s’y prennent
pour faire ce qu’ils ont à faire dans le monde. Dès lors, une question s’impose : com-
ment ce concept d’activité, perçu comme l’un des concepts fondateurs de la psycho-
logie si on l’appréhende du côté de l’anthropologie peut-il être pris en compte et
développé du côté de la psychologie pour faciliter le dialogue avec l’histoire de
manière plus systématique ?

La prise en compte de l’émotion dans l’activité, un champ


d’étude partagé pour les psychologues et les historiens ?
Pour mieux comprendre l’activité des femmes et des hommes aujourd’hui,
Jacques Curie et Raymond Dupuy ([1996] 1999), étudiant l’évolution des conceptions
normatives du rapport de l’homme au travail et à son organisation, mobilisent les
travaux des historiens22 pour démontrer que ces conceptions correspondent à « des
tentatives de concilier deux requêtes contradictoires d’unité : celle de l’organisation,
de ses structures et de ses composants ; celle du travailleur, de ses fonctions psycho-
logiques et de ses différents temps et lieux de vie » (1996, p. 141). Pour ces auteurs, si
les psychologues et les historiens des formes matérielles et sociales du travail se ren-
contrent parfois, ils le font « fugitivement ; comme les voyageurs qui circulent sur les
tapis roulants asynchrones d’un lieu public » (1996, p. 141). Les regrets de ces auteurs
ne sont pas de circonstance. Au milieu des années soixante, la création du Centre
interdisciplinaire d’études urbaines (CIEU), regroupant historiens et psychologies
mais aussi géographes, sociologues et démographes à l’université de Toulouse,
avait permis à Jacques Curie de poser avec Violette Hajjar ([1987] 2000) les bases du
« système d’activités », objet scientifique dont l’intérêt pour le développement de la
psychologie n’est plus à démontrer pour étudier l’entrelacement des déterminismes
sociaux externes et le déterminisme interne personnel susceptible de faciliter la com-
préhension de la façon dont chacun s’y prend pour faire face à ses obligations dans
ses différents milieux de vie et comment ceux­ci interagissent23.

22. Ceux de F. Braudel (1986) et R. Trempé (1971).


23. Voir également les travaux de J.-P. Poitou et la revue Technologies, idéologies, pratiques de l’uni-
versité d’Aix-Marseille, en particulier le numéro intitulé « Psychisme et histoire » (1989, vol III, 1-4)
qui regroupe les actes d’un colloque consacré à I. Meyerson organisé conjointement en novembre 1987
à Aix-en-Provence par le Centre de recherches en psychologie cognitive de l’université d’Aix-Marseille
et le laboratoire Personnalisation et changements sociaux de l’université de Toulouse-Le-Mirail.

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Une collaboration en débats à partir du concept d’émotion 69

Malrieu qui a longtemps dirigé le laboratoire, « Personnalisation et changements


sociaux » de l’université de Toulouse, à l’origine de ces travaux l’a bien montré
dans le prolongement des travaux de Wallon : si l’émotion est, au centre de la vie
psychologique, une fonction de redistribution et de réorientation des conduites qui
« permet au comportement de s’infléchir en fonction des changements et, surtout,
des réactions d’autrui […], elle ne s’absorbe cependant pas au sein de la conduite
d’adaptation […]. Preuve en soi les nombreux ratés de l’émotion et s’il y a des émo-
tions de mise en route, comportant des attitudes de préparation et d’attente, il y a
aussi des émotions de déroute » (1963, p. 128-129)24. Si l’émotion peut prendre le
relais quand l’action est suspendue, elle ne peut à elle seule expliquer cette remise
en route. Malrieu dans ses études sur la vie affective de l’enfant précise la différence
à établir entre émotion et sentiment. Si l’émotion est par définition un état passager,
le sentiment qui se caractérise par sa relative permanence « vient au terme de la
conduite, il en est la sanction. Le sentiment par ailleurs est intellectualisé : il est une
précroyance (la croyance du cœur). Il est, aussi, fortement socialisé : on apprend les
sentiments au cours de rapports interpersonnels » (1972, p. 97)
Précisant et documentant le rapport établi par Malrieu entre émotion et action,
Yves Clot (2017, 2019) discute l’intérêt épistémologique de bien analyser la différence
conceptuelle à établir entre émotion et sentiment, ajoutant un troisième terme celui
d’affect. Il étudie alors les relations inter­fonctionnelles entre ces trois concepts en
lien avec la question de l’activité. Ainsi,
« une seule et même sensation d’être à la merci ou, au contraire, de triompher d’une
situation peut être exprimée par des émotions différentes, comme la même émotion
peut servir d’expression à des sensations différentes. Pleurer de joie ou rire de frayeur
le montre bien. L’émotion prend donc tournure dans l’affect. Ce faisant, à la manière
d’un précipité, elle le parachève […] ce précipité ne se fait pas sans la contribution
de toutes les autres composantes de la conscience pensante incorporée, de l’imagina-
tion, des sentiments, comme de la puissance affranchie du langage y compris dans
les concepts » (2017, p. 185-186).
D’où le constat que « si les affects passent par le corps, ils ne viennent pas du
corps. Ils viennent de l’activité qui relie le sujet au réel » (2017, p. 186). C’est au
contact du réel qui résiste que l’affect « parachève » l’émotion dans et par l’activité
et facilite l’ancrage des sentiments dans la réalité sociale faisant ainsi de ces derniers
des instruments possibles de dépassement des conflits rencontrés dans l’action.
L’étude du rapport entre l’affect et l’activité pratique est discutée dans une pers-
pective développementale en psychologie du travail dans l’Équipe de psychologie
du travail et clinique de l’activité du Centre de recherche sur le travail et le déve-
loppement (CRTD) du Conservatoire national des arts et métiers (Bonnefond
& Clot, 2016 ; Bonnemain, 2015 ; Clot, 2015a et b, 2016 ; Poussin, 2014 ; Poussin &
Miossec, 2015)25. Bonnefond et Clot (2016) lors d’une étude sur le travail d’opérateurs
dans l’industrie automobile où ils relient sentiment du travail bien fait et efficacité

24. Parmi, ces émotions de déroute, susceptibles d’affecter l’enfant mais aussi l’adulte, Ph. Malrieu
cite : les contractures du sanglot, de la colère, de la peur, l’excitation de la joie, les sautes d’humeur,
l’aveuglement du désir…
25. Voir dans l’ouvrage la contribution de A. Bonnemain et J.-L. Tomàs.

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70 Émotions, affects et institutions

rappellent que si « l’émotion rend plus ou moins visible et observable [l’affect], il ne


s’identifie pas avec elle ». Pour ces auteurs, l’affect surgit au point de conflit entre
l’expérience déjà faite et l’expérience en train de se faire, l’affect pouvant alors être
défini comme « un conflit de l’activité avec elle­même, épreuve subjective dans
laquelle le devenir imprédictible de l’affect balance entre deux pôles, actif et passif ou,
plus justement, hésite entre deux orientations, passive et active, entre deux allures
prises par l’activité »26.
Quels sont les motifs que les hommes se donnent d’agir et comment ce qui les
affecte en situation les engage ou non dans l’action pour « bien faire ce qu’ils ont à
faire » ?
S’inscrire dans ce questionnement offre une possibilité de réinstaller, à nouveaux
frais, le dialogue entre psychologues et historiens autour des conflits vécus en situa-
tion et de leur dépassement dans l’échange avec les autres. Ainsi, lors du séminaire
dont ces actes rendent compte, Clot discutant le travail théorique de Sophie Wahnich
(2009) concernant la difficulté des révolutionnaires de 1789 à traduire en lois les émo-
tions ressenties au contact d’un réel à civiliser pour assurer l’efficacité de l’action,
s’efforce d’ouvrir une nouvelle voie au dialogue en mettant à l’épreuve la différence
entre l’affect produit de l’activité qui « relie le sujet au réel » de l’émotion27. Dès lors,
il s’interroge sur la nécessité qu’il y aurait, lors des épisodes révolutionnaires, à ins-
tituer les affects autour de « travaux à méditer », reprenant l’expression de Saint-Just
(Troisième fragment des Institutions républicaines, Œuvres, 2004, p. 1135) – ce travail
institutionnel des affects pour faire le tour des questions en discussion étant au
principe de ce qu’il appelle l’instruction publique des conflits. Pour Clot, « ce travail
en espace public de réciprocité, loin du face-à-face entre passion et raison, émotions
et loi, loin de pasteuriser les affects, est sûrement un moyen d’user ces affects sur
d’autres objets réels de délibération et avec d’autres destinataires ; non pas en leur
tournant le dos mais, du coup, en les développant ». Posé ainsi, l’étude du travail
des affects en situation, susceptible d’éclairer les conflits à l’œuvre dans l’activité,
devient alors l’objet d’un nouveau débat entre psychologues et historiens concernant
la compréhension du développement des individus et de la société au-delà du débat
initié par Febvre et Wallon à partir du concept d’émotion.

Conclusion
Il ne s’agit plus comme dans le débat qui a eu lieu, au début du XXe siècle, entre
les historiens et les sociologues personnifié par Seignobos et Simiand, de défendre
la légitimité d’une discipline mais d’instruire l’intérêt de la reprise de la réflexion
sur les rapports entre l’histoire et la psychologie. Ce renouveau s’impose si on veut
bien considérer que la psychologie est à un tournant de son histoire, les progrès des

26. Voir également sur la question de l’émotion en lien avec le travail, B. Cahour et A. Lancry, A. (2011)
et en sociologie, S. Fortino (2015).
27. Texte, « Psychologie, affectivité, histoire », repris dans cet ouvrage.

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Une collaboration en débats à partir du concept d’émotion 71

neurosciences, pour utiles et déterminants qu’ils soient28, étant souvent considérés


comme la seule perspective d’évolution possible et crédible de la discipline perpé-
tuant ainsi l’idée positiviste que seul ce qui pouvait être ramené à des grandeurs
mesurables était pertinent en psychologie.
Comme nous avons essayé de le montrer, c’est par un retour critique à la pen-
sée de psychologues comme Ignace Meyerson et Henri Wallon qui ont intégré une
approche anthropotechnique dans leurs perspectives épistémologiques de compré-
hension du psychisme, que ce renouveau pourrait se concrétiser comme tentent à le
montrer les travaux conduits dans le laboratoire « Personnalisation et changements
sociaux » de l’université de Toulouse, devenu, aujourd’hui, le laboratoire « Psycho-
logie du développement et processus de socialisation » ou, plus récemment, les tra-
vaux conduits dans l’Équipe de psychologie du travail du travail et de clinique de
l’activité du CRTD au Cnam. En se donnant pour objet de leurs travaux tout ce que
l’Homme a créé et produit tout au long de son histoire pour mieux le comprendre
et comprendre le monde dans lequel il vit, la tâche que les auteurs que nous avons
mobilisés se sont donnés est exigeante. Dans la recension du livre de Meyerson,
Les fonctions psychologique et les œuvres (1948a), « un ouvrage qui ne manquera pas de
faire date et qui fait le plus grand honneur à son auteur », Piéron le reconnaît pour
emboîter le pas de l’auteur, il faudra une longue préparation et faire preuve d’une
culture générale approfondie peu commune (1945-1946, p. 243-245). Cinquante ans
plus tard, Parot (1996) constatant l’échec institutionnel de la psychologie historique,
l’attribue à la difficulté du travail interdisciplinaire, seul garant du « savoir pluriel ».
Du côté de l’histoire, Damien Boquet et Piroska Nagy (2016), revisitant « l’histoire
des émotions », s’interrogent pour savoir si le programme d’histoire de la sensibilité
dont Febvre fixe les grandes lignes n’est pas trop ambitieux pour être mené à bien29.
Au­delà de ces constats, il est peut­être temps de réfléchir à la nécessité de se donner
les moyens d’ouvrir du côté de la psychologie de nouveaux chantiers pour « creu-
ser » les pistes existantes et ouvrir de nouvelles voies pour faciliter et développer la
collaboration entre disciplines. Tel est le sens de cette contribution où nous revisitons
une page d’histoire de la psychologie pour réinterroger les liens entre la psychologie
et l’histoire.
Chemin faisant, plus généralement, le recours à l’histoire pour les psychologues
est l’occasion de se défaire de l’évidence des fausses continuités pour retrouver dans
le passé les expériences perdues et les significations oubliées, ces dernières pouvant
alors prendre sens dans le temps présent et l’actualité en restituant aux événements
vécus par les auteurs auxquels nous nous sommes référés, les possibles dont leur
œuvre respective était porteuse pour y pointer les développements possibles de
façon à en tirer profit30. L’histoire, n’est pas que le passé en facilitant la prise en

28. Voir, par exemple, pour rester dans le cadre de l’article, les travaux d’A. Berthoz, professeur au
Collège de France, concernant l’émotion en lien avec la perception et le mouvement.
29. Cette interrogation ne conduit pas D. Boquet à renoncer à l’étude de la fonction sociale et politique
des émotions dans la société. Il précise à la suite de L. Febvre, qu’« il n’y a pas d’histoire pleinement
humaine qui ne donne toute sa place au vaste champ de la vie émotionnelle et affective » (2005, p. 53).
30. Sur « les expériences perdues » et « les significations oubliées » dans l’histoire, on peut lire
l’ouvrage de M. Riot-Sarcey (2016).

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72 Émotions, affects et institutions

compte de certaines possibilités non réalisées pour les interroger et les faire vivre,
elle est aussi et avant tout l’avenir. La fréquentation de l’histoire pourrait alors inciter
les psychologues à tourner leur regard vers l’avenir pour documenter et discuter la
question du développement dans leur discipline31.
Au vu des difficultés rencontrées dans les années cinquante – l’éloignement de
Wallon et Febvre mettant fin à plus de cinquante ans d’échanges fructueux32 –, des
échecs des tentatives de relance du travail pluridisciplinaire dans les années soixante
autour de l’étude des mentalités33, des occasions manquées depuis un quart de siècle
pour rendre discutable la question de cette pluridisciplinarité dans les sciences
humaines et sociales, l’humilité est plus que jamais nécessaire.

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31. Comme le suggère C. Barros (1999), du côté de l’histoire, pour ouvrir de nouvelles pistes de contin-
gences entre les disciplines, il est utile de remonter aux origines des deux grandes écoles historiogra-
phiques du XXe siècle, l’école des Annales et celle du matérialisme historique, « afin de gagner en
perspective et de mieux évaluer ce qui sert, ce qui ne sert pas, ce qu’il faut reprendre, et reformuler, ce
qu’il faut rejeter, les yeux toujours tournés vers le futur ».
32. L. Febvre reprochant à son ami son appartenance et son soutien indéfectible au Parti communiste
français « ce parti qui ne dit pas la vérité » (voir correspondances d’H. Febvre – Fonds d’archives de
l’EHESS en cours de dépouillement). S’ajoute à cela la disparition prématurée de M. Halbwachs, mort
en 1945 en camp de concentration en Allemagne.
33. Par exemple, A. Dupront dans un texte programmatique, Problèmes et méthodes d’une histoire de la
psychologie collective, (Annales, 1961, 1, 13-11) annonçant la relance de l’histoire des mentalités dans
la revue des Annales n’évoque pas les travaux d’I. Meyerson qui restera le grand absent des Annales
comme le constate J. Revel (1996).

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Deuxième partie

De l’affect aux institutions,


en passant par les émotions

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La compréhension de la Révolution française
a-t-elle besoin de la variable « émotion »

Sophie Wahnich

Cette rencontre entre historiens et psychologues se fait dans le sillage du foi-


sonnement de l’histoire des mentalités des années 1970 aux années 1990, et d’une
redécouverte des émotions des années 1990 à aujourd’hui.
Or l’histoire de la Révolution française occupe une position singulière à la fois
dans la constitution d’un savoir psychologique (Richard, 2013a) ou savoir sur le
sensible, et ce dès ses lendemains immédiats dans le courant du XIXe siècle.
Elle occupe aussi une position singulière quant au chantier d’histoire des men-
talités qu’elle crée en fait au moment où Georges Lefebvre s’opposant justement à ce
savoir psychologique sur les foules révolutionnaires propose le concept de mentalités.
Avant de présenter quelques configurations de travail sur l’objet révolutionnaire
dans son rapport aux enjeux d’un savoir sur la psyché, affects, émotions, sentiment,
sensibilité, j’aimerais revenir sur ce qui dans ce champ de l’histoire de la révolu-
tion française mais aussi dans une configuration épistémologique particulière, m’a
conduite à proposer en 1995 un chantier de longue haleine sur « lien social, émotions
et politique » pour mon entrée dans le métier de chercheur au CNRS.

La configuration historiographique d’un retour de l’objet


émotions dans les années 1990
L’histoire révolutionnaire et la psychologie des foules/du peuple
Lucien Febvre dans Combat pour l’histoire1 en 1938 semble ouvrir la voie d’un
questionnement sur l’articulation du psychologique et du social. Il invite alors les
historiens à s’intéresser aux émotions, bases de la vie affective dans la mesure où,
d’après lui, elles constituent un enjeu social. En effet il souligne le caractère conta-
gieux des émotions, affirme qu’un système d’émotions est de ce fait un système
d’incitations interindividuelles qui établissent l’accord dans un groupe. Le partage
des émotions c’est-à-dire la simultanéité réglée des réactions émotives, opérait l’insti-
tution du groupe. « Faire partager le même émoi » revenait à « souder un groupe ».
Quand Febvre fait ainsi alliance avec la sociologie d’Émile Durkheim et la psycho-
logie sociale, l’objet Révolution française entretenait déjà un rapport spécifique
avec la psychologie depuis les travaux d’Hyppolite Taine (1878-1883). Ce dernier

1. L. Febvre, « Psychologie et Histoire », dans l’Encyclopédie française, t. VIII, La vie mentale. Paris :
Société de gestion de l’encyclopédie française, 1938. Cet article a été reproduit dans Combats pour
l’histoire. Paris : Armand Colin, 1953.

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affirmait que le sujet libéral n’est pas seulement doué de raison mais aussi de pas-
sions et qu’il convenait donc de ne pas seulement penser un libéralisme du « laisser
faire », mais aussi une domestication des êtres passionnés plus que raisonnables, à
savoir les gens du peuple. Sa description de la foule révolutionnaire qu’il compare
à un homme ivre, lui a permis de constituer « l’objet foule » en très mauvais objet et
quasiment sans discontinuité de produire une représentation extrêmement négative
du « populaire » qu’il faut dompter comme un animal. Il participe alors d’un mou-
vement philosophique, social et politique où le corps médical est particulièrement
sollicité, comme l’ont montré, parmi d’autres, les travaux de Jacques Léonard ou de
Jan Goldstein (Goldstein, 1997 ; Léonard, 1981). Taine a acquis des connaissances
médicales, et voit dans la médecine la possibilité de promouvoir une grille de lecture
du social et un moyen de fonder une science de l’homme véritablement positive et
laïque (Richard, 2013b). A contrario, Jules Michelet avait écrit une histoire de la Révo-
lution française (1847-1853) qui valorisait les émotions populaires constitutives de la
possibilité même de faire peuple.
Gustave Le Bon, quand il travaille à son ouvrage sur la psychologie des foules
(Le Bon, [1885] 1988), le fait à partir des descriptions des foules révolutionnaires de
Taine. Il occupe dès lors une place centrale dans le processus de disqualification des
émotions populaires. Il reproche à la foule révolutionnaire de faire perdre aux indi-
vidus leurs compétences réflexives au profit d’une contagion émotive instinctive,
de conduire les individus à devenir incapables d’argumenter leurs manières d’agir.
Les individus en foules, selon lui, se comportent comme des « primitifs », comme
des « sauvages », des « non civilisés ». Obéissant à leurs mauvais instincts ils se
soumettent à des chefs qui font d’eux des criminels coupeurs de têtes et buveurs de
sang. Le Bon va jusqu’à présenter les foules comme des troupeaux :
« La foule est aussi intolérante que pleine de foi en l’autorité. Ce qu’elle exige de ses
héros, c’est de la force et même de la brutalité. La raison et les arguments ne sauraient
lutter contre certains mots et certaines formules. On les prononce avec recueille-
ment et tout aussitôt les visages deviennent respectueux et les fronts s’inclinent. […]
La foule est un troupeau docile qui ne saurait jamais vivre sans maître. » (Freud,
[1921] 1984, p. 136-137)
Cela ne laissait pas beaucoup de jeu pour réévaluer la foule révolutionnaire dans
un sens qui lui aurait été favorable. Mais cela ne laissait pas non plus la question du
chef indemne. Le chef pourrait retenir la cruauté ou l’attiser en fonction de ce qu’il
demande à sa foule soumise. Il faudrait donc que la foule n’existe pas ou que les
chefs soient vertueux.
Sigmund Freud, quand il reprend les propos de Le Bon dans Psychologie des foules
et analyse du moi, espère ces chefs vertueux et retient de Le Bon, malgré tout, l’ambi-
valence de la foule, car cette ambivalence permet de penser la position vertueuse ou
non du « chef » « maître », « directeur », « dirigeant ».
« Pour juger équitablement de la moralité des foules, on doit prendre en considération
que dans un rassemblement d’individus en foules, toutes les inhibitions individuelles
tombent […] rendant possible la libre satisfaction des pulsions. Mais les foules sont
également capables, sous l’influence de la suggestion, de grands accès de renonce-
ment, de désintéressement, de dévouement à un idéal. Alors que chez l’individu
isolé, l’intérêt personnel est le mobile à peu près exclusif, c’est très rarement lui qui

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La compréhension de la Révolution française… 81

prédomine chez les foules. On peut parler d’une moralisation de l’individu par la
foule (Freud, [1921] 1984, p. 29-30)
[…]
« alors que l’activité intellectuelle de la foule se situe toujours très au-dessous de
celle de l’individu isolé, son comportement éthique peut tout aussi bien s’élever très
au-dessus de ce niveau, que descendre très au-dessous » (Freud, [1921] 1984, p. 135).
Les chefs vertueux seraient les objets aimés garants de la qualité de la foule et
assurant une double soudure, verticale vers l’objet aimé, horizontale entre ceux qui
partagent cet amour. Mais alors ce qui est barrée, c’est l’idée même de démocratie2.

Les mentalités : catégorie critique de la psychologie des foules


Quand l’historien Georges Lefebvre reprend le dossier en 1934, soit quatre ans
avant Lucien Febvre, il cherche à lutter contre la lecture dépréciative des comporte-
ments de foules diffusée par Taine et Le Bon et c’est alors qu’il invente la notion de
mentalité.
« Quand on se trouve en présence d’un rassemblement, on ne peut pas le considé-
rer comme une simple réunion d’hommes dont les idées ou les passions se seraient
éveillées, en toute autonomie, dans la conscience de chacun d’eux : s’ils se groupent
pour agir, c’est qu’il y a eu entre eux, au préalable, action intermentale et formation
d’une mentalité collective. » (Lefebvre 1934, p. 79-107)
En d’autres termes, les émotions sont toujours liées à une expérience vécue ou
transmise en commun et fondatrice de ce qui est alors nommée « mentalité » :
« La mentalité n’est pas un retour à l’animalité même si on concèdera bien volontiers
à Le Bon qu’elle tend à étouffer dans l’individu l’esprit critique qui est le propre de
l’homme » (Lefebvre 1934, p. 264).
La mentalité est constituée des expériences passées, lointaines ou proches, qui
ont laissé des traces mémorielles significatives auxquelles les individus peuvent
s’identifier.
Ainsi, malgré l’émergence de cette notion de mentalité, à la fin de son texte,
Georges Lefebvre concède à ceux qu’il critique, des pans entiers de leur raisonne-
ment. Il explique que la foule produit une forme de contrainte sur l’individu :
« La mentalité collective se développe sous l’influence que la collectivité exerce sur
l’individu ; elle est surtout morale et le sentiment de quiétude et d’irresponsabilité
que procure le conformisme lui vient puissamment en aide » (Lefebvre 1934, p. 264).
La réédition de la Grande Peur de Georges Lefebvre en 1988 a été préfacée par
Jacques Revel qui alors rappelle les conditions de réception d’un ouvrage mal com-
pris, sinon par Marc Bloch qui travaillait de fait sur les enjeux psychiques des
phénomènes religieux au Moyen Âge. Georges Lefebvre opérait alors pour la pre-
mière fois une critique très forte de la vague « interpsychologie » de Taine et Le Bon.
En historien il récusait l’anhistoricité d’un instinct social non questionné dans son

2. Y. Cohen (2014) insiste sur le fait que les discours sur la foule toujours prête à devenir cruelle, inca-
pable de se passer d’encadrement autoritaire, a conduit à légitimer des chefs présents à tous les niveaux
et entre autres dans le management.

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articulation aux situations, d’un rapport entre foule et individu peu pensé, d’une
contagion de l’émotion de ce fait non explicitée. Mais cette critique n’a pas été perçue
d’emblée. Lucien Febvre ne conçoit pas l’outillage mental du côté des collectivités
mais des individus car selon lui, l’étude historique doit débuter par l’individu et
même de l’individu appartenant à une « élite créatrice ». Il se désintéresse des petites
gens, des démunis qui ne feraient que suivre l’élite (Burke, 1990, p. 115).
Il faut attendre plus de vingt ans pour que l’histoire des mentalités prenne un
véritable essor dans un contexte de méthodologie sérielle, et statistique. Mais dans
cette histoire des mentalités, il ne s’agissait plus de saisir la simple coalescence émo-
tive, mais d’enquêter sur le sens des gestes en aval et en amont de l’événement, de
considérer les sentiments vécus comme des variables historiques qui s’articulent à
une histoire sociale des croyances, des attentes, des espérances3, loin donc des non
des instincts an-historiques de Le Bon.
Michel Vovelle qui dirigea ma thèse et était directeur de l’Institut d’histoire de
la Révolution française a travaillé de cette manière, à la fois sur le temps long et le
temps court des mentalités. Or parler de mentalités sur le temps court était en soit
une grande avancée car ce qui avait été gagné en termes d’historicité avait été perdu
en termes de dynamique politique. Il s’attela au temps long du rapport à la mort
en Occident, et au temps court de la Révolution française, en particulier pour com-
prendre la déchristianisation et les mentalités révolutionnaires subverties, disait-il,
par le temps court de l’événement. Même s’il assiste in fine à l’épuisement de la
séquence sérielle et statistique de l’histoire des mentalités, il l’a fait sortir du carcan
des « prisons de longue durée », des structures, au profit du temps révolutionnaire,
vif et chaud sans retomber dans la disqualification effectuée par les psychologues
du XIXe et du premier XXe siècle. Les journées révolutionnaires, les fêtes, les insur-
rections, les commémorations, les croyances sont alors les objets privilégiés d’une
enquête renouvelée.
L’intérêt pour les émotions est réapparu avec leur caractère surgissant, événe-
mentiel, mobile. Elles avaient souvent manqué dans l’histoire des mentalités, mais
c’est surtout la manière de les interroger qui change, là où l’histoire sérielle des
mentalités cherchait à repérer des grandes scansions plutôt inscrites du côté des
héritages, l’histoire des mentalités révolutionnaires, puis des émotions révolution-
naires s’intéresse plus spécifiquement aux dynamiques d’événement, aux normes
qui fondent les groupes politiques dans la vif de l’événement, des émotions qui per-
mettent les bifurcations politiques fortes.

3. Le travail effectué par E.P. Thompson sur « L’économie morale de la foule anglaise au XVIIIe siècle »
(1971) remplit ce contrat puisque l’auteur identifie derrière les émeutes sporadiques de la faim, la
logique d’un système de représentations politiques et dans la violence l’affirmation de valeurs légi-
times. A. Corbin (1990) propose également un parcours exemplaire lorsqu’il analyse le meurtre commis
à Hautefaye, dans une tension entre horreur et rationalité politique. Sur la question des attentes nous
renvoyons à R. Koselleck (1990).

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La compréhension de la Révolution française… 83

Le tournant cognitiviste et ses risques


Dès lors, on peut à nouveau s’intéresser aux groupes constitués dans l’événe-
ment, et aux individus qui peuvent se faire agents ou acteurs en fonction de la
conscience claire qu’ils ont de leurs actes, de leurs intentions et de l’articulation
qu’ils produisent entre émotions et discursivité. Si la question sociale comme telle
est parfois délaissée au profit d’un retour à l’individu, ses inflexions, ses humeurs,
ses compétences de sujet sensible, je pense qu’il est important de prendre la mesure
de deux courants qui n’ont pas suivi le même chemin, en France et dans les pays de
langue scientifique anglaise dans laquelle j’inclus l’Allemagne.
Entre temps, la psychologie dominante, en particulier aux États-Unis, était
devenue cognitiviste et appuyée sur les neurosciences. Aujourd’hui cette notion
d’émotion est bien sûr travaillée par ces neurosciences qui fondent le retour d’une
conception des émotions qui est plutôt inscrite du côté des instincts et des réflexes
physiques, ou disons de la matérialité des corps. Quelque chose est devenue trouble
dans la manière dont peut être financé ce champ de recherche. Ce financement n’a
pas lieu dans un désir de savoir post-structuraliste de l’histoire des mentalités, mais
dans un désir ou un fantasme renouvelé de pouvoir diriger des masses, de pouvoir
organiser des sociétés en prenant appui sur des instincts corporels. Ce sont des insti-
tutions stratégiques et en particulier aux États-Unis, en Australie, en Allemagne, en
Suisse qui financent de grands instituts d’études des émotions, où l’interdisciplina-
rité existe certes, mais où les sciences humaines et sociales vont disposer des restes
de projets qui reposent sur les sciences médicales.
Le risque avec ce retour des émotions, soit individuelles, soit instinctives, est
d’une part de ne s’intéresser qu’aux individus quand l’histoire s’intéresse aux
sociétés, aux groupes, d’autre part de retomber dans les ornières de l’instinct anhis-
torique. Il y a, à ce titre, un chassé-croisé complexe entre histoire des émotions indi-
viduelles et l’histoire des émotions comme contraintes vécues du groupe, soit que ce
groupe se donne des normes, soit qu’il en subisse entre ce qui se pratique aux États-
Unis et ce qui se pratique en France.
Si du côté états-unien, le retour des émotions en histoire a conduit à fonda-
mentalement s’intéresser au sujet individuel et aux efforts qu’il devait faire pour
supporter des régimes plus ou moins oppressifs quant aux normes attendues (Reddy,
2019), du côté français il y a eu un grand partage entre ceux qui ont travaillé sur les
émotions collectives et ceux qui ont travaillé sur les sentiments individués, enfin
ceux qui ont poursuivi sur les structures pour interroger des systèmes d’émotions
par séquence historique (Corbin, Courtine, & Vigarello, (2016a et b ; 2017). Le grand
programme EMMA, émotions au Moyen Âge4 s’est d’abord intéressé aux émotions
individuelles puis a fini son programme sur les émotions collectives.
En ce qui me concerne je n’ai pas vraiment dissocié l’individuel du collectif mais
ma préoccupation première a porté sur le collectif, sa dynamique de constitution et

4. EMMA (Les Émotions au Moyen Âge) est un programme de recherche consacré à l’étude des émo-
tions médiévales dans une perspective d’échanges avec les sciences humaines et sociales. P. Nagy
(Uqàm-GREPSOMM), D. Boquet (Université d’Aix-Marseille/ IUF-TELEMME).

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84 Émotions, affects et institutions

de dissolution dans un souci de compréhension du rôle joué par les émotions dans
une perspective émancipatrice et de l’individu et du collectif. J’étais à cet égard héri-
tière de la longue histoire des mentalités mais aussi des questions adressées alors
par Jacques Rancière à Walter Benjamin, quand il interrogeait le rôle des émotions
dans les grandes manifestations nazies. Les émotions étaient-elles toujours manipu-
lées par les chefs, esthétisées de ce fait, où étaient-elles présentes en toute situation
comme facteur qui pouvait soit être aliénant soit être émancipateur ? L’esthétique
de l’événement posait des questions nouvelles sur un angle philosophique qui sup-
posait de ne pas entrer dans le champ sans avoir réfléchi aux enjeux politiques des
savoirs qu’on allait produire.

Les émotions de l’historien dans la constitution du débat


historiographique
Équivoque du bicentenaire et enjeux épistémologiques
En 1989, la Révolution française est l’objet d’une commémoration très équivoque
pour son bicentenaire. Le courant furétiste récuse en doute la valeur de la Révolu-
tion française, en en faisant un dérapage inutile, puis une matrice des totalitarismes.
On pourrait résumer le discours tenu ainsi : les masses en situation d’incertitude
sont cruelles et toute révolution les déstabilisant, fait surgir ce risque qui ne peut être
contenu que par un autoritarisme exacerbé. Ces théories produisent une méfiance
à l’égard de toute transformation sociale et politique radicale et une grande diffi-
culté à penser les révolutions sur un mode enthousiaste. Le film d’Andrzej Wajda
intitulé Danton (1983) récuse même la valeur de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen comme dogme masquant le réel de la cruauté. Il est devenu extrêmement
difficile de valoriser l’événement et même d’affirmer vouloir comprendre la violence
révolutionnaire.
C’est cependant ce que je souhaite faire, questionner les raisons de la violence,
les conditions de possibilité non pas du défoulement pulsionnel mais du déploie-
ment des capacités émotives et réflexives à retenir la cruauté dans des situations de
conflictualité extrêmes.
Dans le contexte politique des années 1990, il est difficile de ne pas considérer
ce travail comme un travail engagé où l’épistémologie elle-même est devenue ou
redevenue un enjeu politique, en particulier lorsqu’il s’agit d’émotions, de lien social
dont on déplore déjà la fragilité. Quelque chose se joue d’une articulation entre ques-
tion politique et questions épistémologiques et en particulier dans ce rapport aux
émotions compte tenu de cette longue histoire de liens entre psychologie des foules
disqualifiantes et histoire révolutionnaire.
Dans ces années 1990 où la question idéologique reste centrale, la psychologie
est récusée au profit d’une réflexivité philosophique que j’appellerai post­althussé-
rienne. Plutôt que d’éradiquer l’idéologie par la science, il s’agit de s’intéresser à ses
modes de travail sur le corps social.
Les textes de Rancière insistent ainsi sur l’esthétique du politique. Il affirme que
ce qui fabrique les communautés politiques relève du visible et du dicible comme

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La compréhension de la Révolution française… 85

mode sensible de rapport au monde. Il insiste sur le caractère nécessaire d’une esthé-
tique commune pour fabriquer une communauté politique. Cette pensée s’exprime
à la fois dans la Mésentente (1995) et dans son rapport aux historiens dans Les mots de
l’histoire (1992). Dès lors, pour comprendre la construction du politique il convient
de s’intéresser aux manières de mettre en récit l’histoire, les histoires du vécu le plus
ténu aux perspectives les plus larges. Pour Rancière, sentiments, émotions et affects
travaillent l’ensemble du corps social, pas seulement parce qu’il y a des foules mais
parce que les récits qui circulent travaillent les manières d’être au monde social et
politique5. Alors, il devenait possible de comprendre comment les imaginaires
sociaux se constituaient d’une manière sédimentée ou fluide, dans une poétique par-
tagée, en quoi ces imaginaires sociaux permettaient de rendre visible le tort constitu-
tif d’une société divisée et donc de comprendre cette fois non le supposé besoin d’un
chef, mais bien l’émergence d’une demande démocratique d’égalité.
Or ce moment Rancière est un moment où des historiens s’intéressent aux enjeux
psychiques pour élucider les questions du rapport entre individu cherchant et objet
construit. Ils s’agissent de sortir de la fameuse « neutralité axiologique » en affir-
mant que le chercheur est acteur de la construction de son objet grâce à ses désirs
et non contre ces derniers, et que les inquiétudes politiques nécessairement situées
produisent les questionnements scientifiques, la poétique liée au désir et au sensible
est donc indissociable du politique et il s’agit de maintenir la barre scientifique sans
récuser ces deux reconquêtes. Je pense ainsi à Nicole Loraux, grande historienne de
l’antiquité athénienne, qui a travaillé sur les oraisons funèbres, les enjeux d’amnis-
tie, le deuil, les figures de l’autochtonie. En 1993, elle écrit un article très important
intitulé Éloge de l’anachronisme en histoire. Elle y affirme que certains historiens sont
constitués de telle manière dans leur psyché, que leur désir de savoir est arcbouté
à un désir d’élucidation du présent. Affectés, ébranlés par ce présent, ils ont besoin
d’ouvrir un laboratoire dans le passé pour calmer le jeu des émotions et des affects
et que plus on est affecté par le présent et plus peut­être faut­il choisir un événement
éloigné pour pouvoir travailler sans se noyer dans ce qui assaille mais malgré tout
avec. Ainsi quand elle travaille sur l’amnistie des trente tyrans à Athènes c’est parce
qu’elle a été particulièrement choquée par l’amnistie du collaborateur Paul Touvier
et que sur ce versant, elle n’est pas seule, Jean­Pierre Vernant ou Pierre Vidal­Naquet,
comme historiens de l’antiquité, produisent eux aussi des questions d’histoire qui
répondent à leurs perplexités face aux présents qui sont les leurs. La construction
des objets et le renouvellement des champs dépend des investissements psychiques
des historiens dans le présent et ce sont aussi des investissements politiques. Ainsi,
psychologie, épistémologie et politique fabriquent une tresse pour expliquer qu’on
puisse faire de l’histoire engagée, située dans le monde, qu’on assume ainsi une
position.
Loraux utilise la référence à Bloch pour expliquer que de ce fait le métier d’histo-
rien et les intentions du travail historique changent. Le premier questionnaire est lié
à ce qui affecte l’historien, c’est son moteur, qui lui permet d’ouvrir le laboratoire du

5. Aujourd’hui un champ comme celui du design dans les écoles d’art, articule les enjeux politiques et
esthétique par cette esthétique du politique, la ville fabrique des manières d’être au monde qui mettent
en jeu les sentiments, les émotions de chaque individu et du groupe.

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passé, où il travaille scientifiquement donc sur un mode historiciste classique, même


si les questions posées aux matériaux, aux archives, aux textes sont constituées par
le moteur présent, il va falloir les déplacer pour demeurer historien, c’est-à-dire
construire le rapport au passé en respectant la contextualisation psychique, sensible
des hommes du passé. Il faut donc opérer par déplacement, par exemple si l’on veut
travailler sur l’opinion publique à Athènes, il faut travailler sur la rumeur et sur la
réputation car la notion d’opinion publique moderne n’existe pas.
Mais ce n’est pas tout, il faut aussi revenir vers le présent, et non fabriquer une
séparation absolue entre le sensible d’hier et celui d’aujourd’hui. Si l’on s’intéresse à
l’amour grec, on ne peut pas considérer que ce mot « amour « est seulement différent
de celui qu’on prononce quand on parle de l’amour contemporain. L’utiliser, c’est
déjà faire l’hypothèse qu’il y a quelque chose de commun entre l’un et l’autre. Mais
comment nommer ce commun ? En ramenant un savoir vers le présent, on ne va pas
seulement être fasciné par le différent, l’étrangeté, mais mettre à contribution ce dif-
férent pour poser de nouvelles questions pertinentes au présent, avoir ainsi ramené
un bout d’intelligence du passé pour un usage présent, sans confondre le passé et le
présent. L’audace de l’historien ce n’est pas de fabriquer un savoir séparé exotique
mais de produire un passage des temps. Elle jette ainsi les bases de l’histoire comme
science sociale du présent, qui utilise le laboratoire de l’historicisme. La question
n’est plus généalogique mais analogique. Comment les hommes du passé ont-ils
répondu à certaines situations analogues et en quoi leur intelligence peut nous être
utile pour reformuler nos propres questions dans un rapport passé/présent dialo-
gique. Les expériences du passé peuvent nous donner des lumières dans le présent.
Avoir déclaré que le désir de savoir venait des émotions politiques face au présent,
conduit ainsi à proposer une nouvelle épistémologie de l’histoire.

La dialectique des temps, une question marxiste


D’autres que Loraux et Bloch ont réfléchi soit avant, soit après, de cette manière.
Par exemple le philosophe Walter Benjamin dans ses thèses sur le concept d’histoire,
parle du « saut du tigre » dans « la jungle de l’autrefois », métaphores qu’il emprunte
en partie à Auguste Blanqui. Il s’agit d’avoir un savoir sur le passé qui sauve au
moment du danger. Il y a l’idée que ces Lumières peuvent sauver, grâce à des étin-
celles de savoir, des noms qui vous sauvent (Benjamin, 2000).
Jean-Paul Sartre qui avait publié Benjamin en 1946, évoque lui aussi cette tem-
poralité dialectique dans La Critique de la raison dialectique (1960), il affirme ainsi que
« l’Histoire en appelle à l’Histoire » et que s’il n’y a plus personne dans le présent
pour s’intéresser au passé, alors l’histoire n’existe plus que comme archivage et non
plus comme savoir vivant capable de nous irriguer. Il faut donc faire l’hypothèse
que l’histoire peut disparaître non pas comme discipline de l’archivage mais comme
discipline du passage des temps. Or ce qui intéresse Sartre ce sont les possibilités de
ré­ouverture du temps pour bénéficier des lueurs portées par les initium de liberté.
Comprendre ces moments est au cœur de sa réflexion et parmi lesquels l’initium
de liberté de la Révolution française.

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La compréhension de la Révolution française… 87

Comme au XIXe siècle, les dynamiques politiques, intellectuelles et épistémolo-


giques, sont ainsi associées à la Révolution française.
Or pour comprendre ce passage des temps en chaque sujet et dans une société,
Sartre affirme que chaque sujet porte en lui toute l’expérience de l’Histoire comme
totalisation qui pèse comme pratico-inerte sur les individus et le corps social. Sartre
ne sépare pas à ce titre la matérialité et les idées, le pratico-inerte est constitué par les
deux héritages connus et inconnus et selon des stratifications psychiques multiples
mais récurrentes.
C’est pourquoi il convient d’interroger ce pratico-inerte, car l’Histoire travaille
chacun dans son dos et s’émanciper suppose de la comprendre, de la connaître,
éventuellement de la déjouer ou de la rejouer.
Mais outre la condition humaine comme totalisation mouvante, chaque sujet est
pris dans des totalisations historiques partielles qui sont constituées par sa propre
histoire de vie et celle de ses proches. Cela peut ressembler aux communautés
mémorielles de Halbwachs, ou aux récits de Rancière, les groupes sociaux se consti-
tuent en ayant la même sensibilité à l’égard d’un passé commun, qui s’actualise dans
un régime commun. C’est en mettant à jour ce pratico-inerte ou passé indissoluble
dans le présent, qu’on peut comprendre des comportements qui sinon apparaitraient
comme dénués de sens. Les expériences du sujet comme de la société se répètent
dans le présent sous des formes multiples et selon des agencements qui s’élaborent
en situation. C’est pourquoi toute cette Histoire comme humanité, ou comme tota-
lisation, est mouvante.
Si Loraux interroge le temps freudien, Sartre en 1960, refuse de s’aligner sur la
psychanalyse car il n’estime pas que pour penser ce rapport à l’Histoire, l’hypothèse
de l’inconscient soit nécessaire. Non qu’il récuse la psychanalyse mais il la trouve
aussi moribonde que le marxisme, dont il se réclame et qu’il souhaite réinventer,
revivifier en le frottant à l’existentialisme.
Cette réinvention du marxisme s’est faite sur la durée de Benjamin à Sartre,
de Sartre à Rancière et Loraux en prenant au sérieux la dynamique sensible et la
temporalité.
De fait, les émotions jouent dès un rôle dynamique mais elles sont bien à la fois
historiques et a-temporelles car le pratico-inerte peut appartenir à des nappes immo-
biles du temps enkystés dans le temps ordinaire. A contrario le temps des initiums
de liberté peut faire sortir le temps hors de ses gonds du fait d’émotions vécues col-
lectivement qui créent le groupe en fusion stabilisés ensuite par des serments et les
rapports de contrats sociaux moraux et émotionnels que ces serments produisent
(Wahnich, 2017a).
Nous sommes désormais loin des années 1930 mais aussi loin de l’histoire des
mentalités comme telle.

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88 Émotions, affects et institutions

L’histoire de la Révolution française comme lieu d’un nouveau


savoir sur la relation entre émotions et politique, un trajet6
Les émotions politiques : une modalité pour dire le juste et l’injuste
Au moment où je m’attelle à mon projet, j’avais constaté dans mon travail de
thèse sur la notion d’étranger à quel point la dimension émotive de l’action politique
était vive pendant la Révolution française. L’enthousiasme, le sentiment du sublime,
la colère, le dégoût, la peur, l’attendrissement étaient des émotions quotidiennement
éprouvées par les acteurs révolutionnaires. La répression des affects si prégnante au
XVIIe siècle, avait cédé au mitan du XVIIIe siècle face à la valorisation des émotions
authentiques comme preuve d’humanité. La joie et la douleur devaient désormais
être exprimées. Le siècle des larmes laisse la place à une Révolution où le bon révo-
lutionnaire est aussi un homme sensible, qui décide avec son cœur autant qu’avec
sa raison. Si selon Saint-Just, il convient « d’honorer l’esprit », il faut « s’appuyer sur
le cœur »7.
Hans Jurgen Lusenbrink avait montré que les procès du XVIIIe siècle politi-
saient la compassion, que la figure de l’avocat était alors celle de l’homme sensible
et engagé. L’homme révolutionnaire généralisait ce rôle social, car sur la place
publique il devait être celui qui « dit la vérité afin qu’elle instruise, poursuit les
coupables et défend l’innocence »8. L’émotion politique était donc affaire de justice
pendant la Révolution française, mais une justice qui ne s’exerce plus simplement
dans des procès, mais au tribunal d’une opinion publique qui structure et légitime
au niveau local comme au niveau national, les identités sociopolitiques. D’ailleurs
cette opinion publique associe désormais les caractéristiques de l’opinion publique
d’Ancien régime, l’usage public de la raison grâce à la multiplication des imprimés,
et les caractéristiques de l’opinion populaire où la délibération en commun fonde
l’expérience physiquement et émotivement éprouvée de l’unité. Ces espaces de
délibération disséminés où la culture orale domine sont les espaces privilégiés de
la citoyenneté promue par l’événement révolutionnaire, les espaces privilégiés du
déploiement des émotions politiques.
Les constructions sociales de l’émotion sont alors étroitement liées à des configu-
rations qui permettent à des individus de s’identifier réciproquement et de constituer
des communautés qui partagent la même sensibilité. Or l’événement révolutionnaire
conduit à reconfigurer ces communautés sensibles. Quand ces reconfigurations se
font dans la simultanéité de la décision politique et du découpage du sensible, elles
procèdent d’une véritable esthétique de la politique, ainsi dans le serment du jeu de
Paume ou encore la prise de la Bastille. A contrario on assiste à l’esthétisation de la
politique, quand la décision politique est antécédente à sa mise en forme esthétique.
Cette distinction est facilement repérable en situation car les acteurs révolutionnaires
sont rarement dupes et les documents graphiques comme les pamphlets dénoncent
ou ironisent des manipulations.

6. J’ai indiqué au fur et à mesure mes articles qui permettent d’étayer ce trajet très condensé.
7. Saint-Just 26 germinal an II.
8. Saint-Just 26 germinal an II.

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La compréhension de la Révolution française… 89

D’emblée je cherchais donc à répondre à la critique faite aux émotions d’être les
ressorts des manipulateurs, populistes, propagandistes qui se font les marionnet-
tistes d’un peuple enfant. Je souhaitais montrer que les émotions comme modalité
de réaction à la réalité perçue permettaient de construire des jugements de valeur, de
dire cette fameuse intuition normative de justice.
Il convenait alors de souligner en quoi l’espace public était caractérisé par une
dimension d’évaluation morale des conduites d’autrui. Si les émotions étaient une
modalité spécifique de jugement, les réactions émotives aux agissements des autres
leur conféraient une valeur. Elles conduisaient à les catégoriser comme blâmables,
condamnables ou au contraire comme acceptables, louables, incitant à la gratitude.
Les émotions comme expression d’une interprétation, rendaient publique l’évalua-
tion de la situation, la conscience de l’inacceptable. Les émotions conduisaient à
faire partager cette évaluation par une communauté qu’elles pouvaient d’ailleurs
constituer dans la simultanéité du partage de l’émotion et de l’interprétation de la
situation. C’est ce qui se passe au Palais royal quand Camille Desmoulins appelle
à résister à une Saint-Barthélemy des patriotes. Il convenait donc de comprendre le
caractère prescriptif des émotions dans l’espace public comme dimension morale.
Travailler sur les émotions dans cette logique à partir de terrains d’archives du
XVIIIe siècle est alors un pari difficile à tenir, comment saisir des émotions, phéno­
mènes qui affectent le corps (en faisant par exemple venir les larmes aux yeux)
lorsqu’on ne peut plus observer ces corps ? Un discours qui évoque des larmes ver-
sées, dans l’ordinaire d’un siècle où pleurer est devenu une norme de la sensibilité,
est-il à entendre dans une dimension métaphorique ou réaliste ? Le discours n’est-il
pas toujours procédure d’esthétisation ?
Travailler sur les émotions dans l’archive pourrait consister à travailler sur
les discours tenus sur les émotions ou les passions dans l’après coup, comme on
pourrait le faire sur de grands textes théoriques, travailler encore sur l’évocation
de l’émotion comme argument : les insurgés invoquent l’effroi et la colère ; Robes-
pierre affirme qu’il est saisi par l’enthousiasme, il évoque ses larmes lorsqu’il écoute
le discours des Américains qui réclament à participer à la fête de la Fédération ;
un conseiller municipal évoque son indignation face au spectacle du meurtre d’un
prêtre réfractaire à Limoges. On devait pour entrer dans la question des émotions
politiques pendant la Révolution, multiplier les repérages de ces discours et de ces
évocations. Non pas cependant pour prétendre saisir des émotions mais pour savoir
comment elles étaient incluses dans des discours argumentatifs politiques, comment
étaient thématisées et comment cette thématisation même pouvait à son tour auto-
riser ou interdire des processus politiques émotifs.
S’il ne fallait pas négliger cette dimension du travail, celle de la représentation
des émotions en politique, il convenait de trouver aussi un moyen de décrire les
émotions à l’œuvre. L’hypothèse qui régissait le travail entrepris était alors la sui-
vante : les émotions en tant que phénomène sensible n’affectent pas seulement les
corps mais aussi les modes langagiers et gestuels des acteurs et des spectateurs de
situations politiques où « de l’émotion est engagée ». La distinction entre esthétique
et esthétisation est donc à saisir dans le travail même de la langue qui narre l’émo-
tion, dans la scénographie symbolique qui produit effervescence ou apaisement,

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90 Émotions, affects et institutions

dans la rythmique de gestes qui parce qu’ils se multiplient viennent rompre l’ordi-
naire d’une simple routine (par exemple multiplication des pétitions et des adresses).
C’est donc dans les mouvements et les articulations du corps, du langagier et du
symbolique qu’il y aurait quelque chose à saisir de l’émotion politique en situation
pour les rédacteurs de procès-verbaux d’assemblée ; dans les mouvements et les
articulations d’une séance d’assemblée pour tous ceux qui y participent avec des
échanges qui s’emballent, du désordre qui émerge, de la glaciation qui s’installe ;
dans le déroulement et l’ordonnancement de manifestations publiques telles qu’elles
sont relatées dans des procès-verbaux, dans la mise en œuvre de dispositifs de porte-
parole requis pour traduire les émotions de ceux qui les mandent.
En travaillant ainsi sur les Archives Parlementaires et la série C des Archives natio-
nales (procès-verbaux d’administrations relatant des meurtres, des émeutes ou des
fêtes, adresses, pétitions, lettres, chansons) mais aussi sur les discours argumentatifs
qui plaident en faveur ou contre les émotions populaires, j’ai pu construire un objet
de recherche qui venait croiser des questions à la fois politiques, épistémologiques
et croisant des grands enjeux de la psychologie collective.

Émotions et insurrections
En 1995, du fait du calendrier commémoratif, la question thermidorienne est
particulièrement travaillée dans le champ des études révolutionnaires. Or la réflexi-
vité du thème des émotions dans la Révolution française apparaît particulièrement
évidente au moment où les thermidoriens élaborent une nouvelle Déclaration des
droits et des devoirs et une nouvelle constitution. En effet, ils rejettent les articles
qui en 1789 et en 1793 avaient consacré le droit de résistance à l’oppression. Or c’est
la valorisation des émotions qui avait permis de faire de cette résistance à l’oppres-
sion un droit tout en lui donnant une réserve de sens pratique. En effet, la résis-
tance à l’oppression avait alors partie liée à une conception anthropologique de
l’expérience de la domination, qui devait conduire quiconque à se révolter contre
le dominant. Les émotions vécues en for intérieur, le sentiment intime de la justice
et de l’injustice vécues en situation par les citoyens pouvaient ainsi fonder le droit
légitime. Lorsque les émotions ne sont plus des repères, la clôture du droit sur lui-
même est à nouveau requise. Or cette clôture du droit est aussi une clôture de la
souveraineté. C’est alors que l’on retrouve le clivage entre une conception où l’émo-
tion est une expérience esthétique de la politique et une conception où l’émotion
est le produit de l’esthétisation des phénomènes politiques. Dans le premier cas
le peuple aurait été auto-constituant, dans le second il aurait été manipulé par les
députés de la constituante afin de renverser l’Ancien Régime. Les conventionnels
qui rejettent le droit de résistance à l’oppression ont la claire conscience de débattre
sur cette question fondamentale de la souveraineté. Ils sont en effet convaincus
que c’est le feu sacré de l’enthousiasme révolutionnaire qui a permis de renverser
l’Ancien régime. Cependant, cet enthousiasme n’est pas présenté comme provenant
de la subjectivation de citoyens éprouvant l’injustice du despotisme en leur for
intérieur, il est présenté comme le produit de l’esthétisation de la Déclaration des
droits par les constituants. Ils auraient ainsi en lui faisant le tableau de la souverai-
neté envahie, de sa majesté outragée de ses droits violés, électrisé le peuple pour

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La compréhension de la Révolution française… 91

le réveiller et le transformer en agent révolutionnaire. De ce fait les thermidoriens


affirment que le peuple révolutionnaire n’existe que par l’action des représentants,
que le peuple n’est donc pas un acteur, qu’il n’est pas le souverain en acte. Si en
1789 les constituants ont développé en lui le germe de la liberté, allumé ce feu sacré,
les conventionnels thermidoriens doivent prendre la responsabilité de l’éteindre car
« le peuple, véritable Golem a échappé à son créateur ». « Le culte de la déclaration
des droits » serait devenu « superstition », « l’enthousiasme » serait devenu « délire »
et « l’heureuse étincelle » aurait « allumé un incendie » (Wahnich, 1999). S’il s’agissait
de réveiller le peuple, il s’agit désormais de le contenir, de le maîtriser, de maîtriser
la révolution.
Cependant en congédiant ainsi la résistance à l’oppression, le devoir d’insurrec-
tion et la souveraineté du peuple en acte, on congédie une conception réciproque de
la responsabilité politique où la résistance d’un groupe restreint de citoyens, voire
d’un seul citoyen capable de se faire entendre, pouvait d’une manière légitime sauver
l’ensemble de la nation face à un nouveau gouvernement tyrannique. Désormais on
substitue à cette règle du droit de résistance et du devoir d’insurrection qui fondait
des sujets politiques en situation, la loi du nombre c’est-à-dire l’argument de la majo-
rité (Wahnich, 2001).
Cette réflexion sur le refoulement du droit de résistance et du devoir d’insurrec-
tion m’a conduite à revenir sur un moment clé de l’expérience insurrectionnelle, celle
du printemps et de l’été 1792. J’ai en particulier dépouillé l’ensemble des adresses
et pétitions qui parviennent à l’Assemblée entre mai 1792 et le 11 juillet 1792 où l’on
déclare que « la patrie est en danger », énoncé particulièrement émotif si l’on veut
bien entendre quelles définitions de la patrie sont alors en circulation.
Or l’analyse de ces adresses et pétitions montrent que le mot d’ordre n’est pas
produit par l’Assemblée mais par la retraduction constante des émotions populaires
en émotions audibles à l’Assemblée par des porte-parole qui demandent expressé-
ment aux législateurs de bien vouloir recueillir leurs craintes, leurs inquiétudes, leur
colère et leur désir de porter des armes pour défendre la « patrie en danger ». Ce qui
est ainsi réclamé est double. C’est bien sur la possibilité de se défendre mais c’est
aussi la possibilité d’affirmer que ceux qui sont émus par les dangers que la patrie
courre sont les véritables citoyens et qu’ils ont droit à la dignité de porter les armes,
qu’ils aient été classés comme passifs ou comme actifs dans la Constitution de 1791,
ils sont la voix de la nation. J’ai ainsi tenté de saisir comment en situation la référence
explicite aux émotions était une référence productrice de souveraineté dans un mou-
vement qui déplace l’effroi du néant lié au parjure du roi, en une colère qui affirme
la puissance du peuple pour obtenir une loi qui déplace dans les faits les limites de
la citoyenneté active, délégitime le roi et fonde ainsi l’identité politique souveraine
(Wahnich, 2008a).
Dans le cadre de l’analyse des configurations insurrectionnelles, la question
des émotions ouvre sur celle de ses débordements ou des manières de la retenir.
Il s’agissait de saisir comment en situation émotive des rituels d’apaisement empê-
chaient la fureur de se déployer. On interrogeait alors le rapport entretenu entre
des formes de sacralité et l’émotion politique, le rôle des protocoles et des rituels
pour contrôler l’émotion. L’émotion la plus violente surgit en effet lorsque des liens

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92 Émotions, affects et institutions

sacrés sont rompus. Les émotions déployées autour de la patrie en danger exhibent
des situations de parjure. Les pétitionnaires évoquent le serment du Jeu de Paume
de 1789 que les législateurs pourraient négliger, ou encore celui prêté à la loi et à la
nation par le roi lors de la Fédération de 1790 qu’il semble avoir oublié. La demande
explicite de loi qui déclare la patrie en danger et autorise l’armement de tous les
citoyens culmine le 20 juin 1792. Or, au lieu de trouver dans cette journée les formes
anthropologiques d’une violence sans frein qui, lorsqu’elle se déchaîne, n’est pas
politique, on y cerne des formes historiques de bricolage permettant de donner sa
place à l’émotion politique sans la laisser déborder dans un hors champ du poli-
tique. C’est en effet en articulant d’une manière singulière la conscience réflexive des
dangers de la « fureur » et l’invention en situation de rituels d’apaisement que les
révolutionnaires retiennent sans la refouler l’émotion révolutionnaire. Je voudrais
développer ce cas du 20 juin 1792 car il permet de donner des arguments à l’hypo-
thèse d’un collectif unifié par les émotions mais qui ne fait pas masse, qui pense
même sa dé­massification en son sein même, par l’introduction d’une rythmique
séquentielle et par l’affirmation d’une nécessaire hétérogénéité sociale du mouve-
ment manifestant.
Ce 20 juin 1792, d’un côté on prononce un désir d’union et d’identification
massive, et de l’autre, on met en scène la capacité à dé­massifier cette puissance
souveraine, à la délier, la démultiplier dans des cris variés qui s’écartent de ce fait
du slogan identificateur.
« Tous traversent la salle en dansant à divers intervalles au son du ‘‘ça ira’’ et
au bruit des tambours qui marquent alternativement la mesure et la marche. Ils
crient : ‘’vive les patriotes, vive les sans culottes, vive la Nation, vive nos repré-
sentants. Vive la liberté, vive la loi, à bas le veto.’’ Les tribunes de temps en temps
applaudissent. » La scénographie valorise une discontinuité des formes musicales,
dansantes et vocales comme s’il fallait par cette discontinuité orchestrée, – Santerre
se donne beaucoup de mouvement nous dit-on, « retenir l’impétuosité du peuple »,
de cette multitude de citoyens venus demander la levée des veto et une demande de
loi singulière avoir le droit de porter les armes pour défendre une patrie en danger.
Chaque manifestant porte une pancarte qu’il a lui-même fabriquée ou une arme
de peu. Elles sont diverses, parfois apaisantes parfois grinçantes et visent à symbo-
liser un rapport de force sans viser à en découdre. Ainsi « dans les emblèmes por-
tés par le cortège se trouvait un fac-similé de la table de la Déclaration des droits,
entouré d’un nombre respectable d’invalides. » Ce sont ainsi les corps meurtris par la
défense des droits qui protègent ici ces droits sacrés. On trouve encore « un tableau
sur lequel on lit cette inscription : Tyrans tremblez ! Les Français sont armés » qui
réaffirment la subjectivation politique de la partie et du tout et la volonté de retour-
ner l’effroi dans une résistance à l’oppression légitime. On évoque encore « des
couronnes civiques, des drapeaux, une culotte noire déchirée portée sur une pique
et environnée de cocardes ; un écriteau où sont écrits ces mots : Avis Louis XVI, le
peuple est las de souffrir, la liberté ou mourir. » Ces différents objets convoquent
une ritualité toujours en partie apaisante, l’affirmation du patriotisme, la défiance à
l’égard d’un roi qui ne veut plus faire le bonheur de ses peuples.

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La compréhension de la Révolution française… 93

Par cette multiplicité des énoncés et des formes données à la demande exprimée,
ce défilé est un bricolage en situation des manières de rendre présente la voix du
peuple sans que la colère qu’elle contient devienne dissolvante des liens qui unissent
encore le peuple à ses représentants. Dans le contexte des dangers de la patrie, cette
scénographie dit le danger et le borde.
« Un homme enfin porte au bout d’une lance un cœur de veau, avec le placard
suivant : cœur d’aristocrate. Divers membres de l’Assemblée engagent le pétition-
naire qui porte le dernier trophée à sortir de la salle, il se retire. » Cette dernière scène
montre à quel point les écarts de sensibilité sont forts entre les législateurs et les péti-
tionnaires. Le cœur d’un aristocrate est alors un cœur cruel, un cœur insensible inca-
pable de ressentir les malheurs du peuple, ses besoins, la nécessité commune. Il est
ici présenté dans un hyperréalisme qui évoque les corps dépecés des enterrements
des grands et les têtes coupées de 1789. La vue du corps en morceau indispose des
législateurs qui ne supportent pas cette évocation ambivalente du sacré. L’homme
aurait pu refuser de sortir. Mais il ne s’agit pas ce jour de chercher querelle, juste de
faire savoir jusqu’où la querelle pourrait mener, si l’on ne retenait pas la violence par
la loi (Wahnich, 2005, 2008b)
Le 20 juin serait dans une certaine mesure l’envers des massacres de septembre
qui se produisent dans une configuration analogue mais où l’effroi n’est pas cir-
conscrit par une colère audible et symbolisable par une loi, une configuration où les
législateurs échouent constamment à représenter la loi comme solution régulatrice et
où l’acte punitif expéditif l’emporte avec des débordements parfaitement anthropo-
logiques malgré une scénographie de justice retenue, justice de peu. A contrario, le
20 juin non seulement s’est mis en place un dispositif de symbolisation extrêmement
efficace, des sociétés sectionnaires aux sociétés populaires jusqu’à l’Assemblée mais
des liturgies politiques très explicites et symboliques sont venues rompre la mon-
tée en puissance de la colère. Dans les jours qui précèdent, on a planté des arbres
de la liberté, on est venu défiler en armes dans l’Assemblée nationale. L’économie
émotive de l’événement est de ce fait discontinu, alterne entre colère et apaisement.
Dans cette rythmique, un travail de symbolisation permet de revendiquer d’une
manière de plus en plus explicite le recours à la loi, recours appuyé sur la sacralité
de la Déclaration des droits et plus précisément sur l’article qui fonde la résistance
à l’oppression.
Cette question de la fureur à éviter se repose régulièrement dans la période
révolutionnaire mais lorsqu’on cherche à achever la révolution il ne s’agit plus de
contenir les fureurs mais de trouver une place pour la mémoire d’une période qui est
pleine de fureurs non souhaitées, pleine de ces débordements redoutés. Un clivage
majeur se dessine : tandis que les thermidoriens réacteurs construisent une mémoire
horrifiée de l’an II, un Robert Lindet demande à ce qu’on oublie les fureurs et les
horreurs pour laisser l’histoire en juger. Mais il ne s’agit pas seulement d’oublier et
il réclame qu’on n’oublie pas lorsqu’on se retournera sur les faits révolutionnaires
de prendre en compte, dans la perception de la Révolution, la singularité d’une
construction politique d’un temps de passions, d’un temps « hors de ses gonds »
aurait dit Hamlet. Il propose ainsi un tissage original de la mémoire, de l’histoire et

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94 Émotions, affects et institutions

de l’oubli pour produire un savoir apaisé sur l’expérience traumatisante de la Révo-


lution (Wahnich, 1997).

Émotion et partage politique


Un troisième axe de recherche concerne plus explicitement la question du par-
tage politique des identités-subjectivités à l’épreuve des émotions ou au contraire
de leur fusion. Dans la configuration de l’été 1790 et de l’hiver 1792, j’ai abordé la
question des émotions politiques convoquées, celles que l’on esthétise dans la fête
pour produire cette fusion des volontés réclamée tout au long de la Révolution et
la question des émotions vécues qui sont simplement « esthétiques » parce qu’elles
signent des moments rares d’adéquation entre représentations et situations, qu’elles
font ainsi accéder les acteurs à l’enthousiasme. J’ai étudié cette question en décrivant
plusieurs formes d’entrée dans la fête de la Fédération, en comparant les protocoles
de fêtes de 1790 et de 1792, en étudiant enfin les arguments qui conduisent Condorcet
à refuser qu’on tente de fêter l’entrée en guerre en 1792 pour galvaniser les énergies
et tenter de saisir en quoi son refus est refus de l’esthétisation (Wahnich, 1996).
Toujours dans la configuration du printemps et de l’été 1792 on peut saisir dans
les phénomènes de réception de l’émotion la manière dont s’effectue le partage
politique entre révolutionnaires et conservateurs. C’est en prenant ou non en charge
la demande des pétitionnaires dans sa dimension émotive que les législateurs se
divisent. Pour les uns, il faut mettre en place un protocole d’assemblée plus sophisti-
qué et plus majestueux pour que les émotions disruptives ne puissent y avoir désor-
mais place. Pour les autres, il convient de recueillir ces émotions et de les canaliser
dans une loi. Reculs et radicalisations produisent entre le 20 juin 1792 et le 11 juillet
1792 une série de postures émotives, de débats très vifs, de désordres d’assemblée,
mais aussi des moments de fusion. Le fameux baiser Lamourette prend argument
du refus de la division pour unir l’Assemblée contre le mot d’ordre de patrie en
danger et l’armement des citoyens passifs (Wahnich, 2002a) Les effets de l’émotion
sont alors très explicitement des armes politiques lorsque les arguments ont échoué.
On retrouve dans la fusion enthousiaste une manipulation classique.
Au niveau local, j’avais également analysé la réception d’un événement, le
meurtre d’un prêtre réfractaire, et saisis comment l’expression de l’indignation
articulée à celle de la mémoire rendait visible la division de l’espace politique local
entre conservateurs et révolutionnaires. Les premiers souhaitent le maintien de la
constitution de 1791, réclament qu’on désavoue formellement l’atteinte au corps du
prêtre par l’expression de l’indignation publique. Mais lorsque les attentistes restent
très prudents, les révolutionnaires face à la demande précédente, expriment à nou-
veau leur désaccord violent. L’interprétation proposée de ce meurtre en termes de
crime furieux là où ils ont inscrit un acte punitif contre celui qui refusait de défendre
la patrie et qui à ce titre devenait un citoyen parjure, produit une nouvelle forme
d’indignation qui se traduit par des violences verbales portées au logis du motion-
naire (Wahnich, 1994).
Ainsi dès l’été 1792 la notion de sensibilité et la qualité de l’homme sensible ne
sont plus des notions politiquement neutres. Les situations susceptibles d’émouvoir

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La compréhension de la Révolution française… 95

divisent maintenant l’espace politique, tous les morts ne se valent plus. Il est désor-
mais possible de prononcer des énoncés qui nous paraissent éminemment para-
doxaux, il y a une « philanthropie atroce », « une pitié atroce », « une sensibilité
cruelle », « une clémence barbare », elles s’exercent à l’égard des ennemis de la
Révolution qui refusent que la patrie soit déclarée en danger. On retrouve cette thé-
matique lors des massacres de Septembre, lors du procès du roi, lors de l’accusation
terrible de crime de lèse-humanité qui pèse sur les Anglais en l’an II. Il faut relire
les discours prononcés à ces occasions. Lors du procès de Louis XVI par exemple, le
28 décembre 1793 Robespierre déclarait : « Citoyens, la dernière preuve de dévoue-
ment que les représentants doivent à la patrie, c’est d’immoler ces premiers mou-
vements de la sensibilité naturelle au salut d’un grand peuple et de l’humanité
opprimée ! Citoyens la sensibilité qui sacrifie l’innocence au crime est une sensibilité
cruelle, la clémence qui compose avec la tyrannie est barbare. » De Sèze répondait
alors, « Français, la révolution qui vous régénère a développé en vous de grandes
vertus, mais craignez qu’elle n’ait affaibli dans vos âmes le sentiment de l’humanité
sans lequel il ne peut y en avoir que de fausses. »
Depuis 1789, la question du partage émotif avait été articulée le plus souvent
à la question des passions qui feraient s’absenter le commun au profit de la divi-
sion. Désormais ce qui se joue c’est la définition du sentiment d’humanité comme
sentiment non plus naturel mais politique (Wahnich, 2007). Il s’agit de déplacer
ainsi la notion de fraternité : elle ne doit plus décrire la grande famille du genre
humain, mais la capacité politique des hommes à produire des conventions de paix
efficaces, à ce titre la fraternité devient avant tout un sentiment politique propres
aux hommes qui respectent le droit naturel. L’émotion comme reflet du sentiment
commun d’humanité peut devenir alors un obstacle aux décisions révolutionnaires.
La sensibilité révolutionnaire doit donc rompre avec ce sens commun de l’humanité
au profit d’un sens politique de l’humanité. La notion d’humanité devient alors
non plus une notion descriptive mais une notion prescriptive. Elle est le devoir être
du genre humain pourvu que les révolutionnaires français n’échouent pas. C’est
dans ce contexte que la notion de sensibilité supplante celle de passion. En effet
s’il est convenu que les passions aliènent, on attend du révolutionnaire qu’il forge
dans l’événement sa nouvelle sensibilité d’homme libre et réponde ainsi à ce carac-
tère prescriptif de l’humanité. L’émotion ressentie en situation permettrait donc
de juger politiquement de la qualité ou non d’homme révolutionnaire. Le procès
fait à Camille Desmoulins et à son Vieux Cordelier par Robespierre est à cet égard
exemplaire.
Il s’agit bien en effet d’un jugement politique de l’émotion comme signe d’une
sensibilité politique considérée alors comme inacceptable. Le partage émotif opposait
encore l’avocat sensible et l’aristocrate dénaturé, désormais ce partage émotif renvoie
de plus en plus explicitement à ce que l’on va nommer des «sensibilités politiques».
Or cette pluralité de sensibilités politiques pendant la terreur déploierait aussi une
pluralité de politiques de la terreur. Ce que propose Camille Desmoulins ce n’est pas
de renoncer à la terreur à l’instar des Girondins (je n’ai jamais parlé de la clémence
du modérantisme, de la clémence pour les chefs) mais de la concevoir différemment.
La terreur est en effet une réponse au risque de débordement des émotions puni-
tives, à ce titre elle est effectivement conçue comme procédure d’apaisement face à

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l’intolérable. Cependant cette procédure peut s’inverser si la frontière entre les


hommes de bien, ceux qui sont justement réputés avoir du cœur, et les méchants
hommes, est impossible à tracer. Or la clémence propose un tracé pour une telle
frontière, un tracé qui prétend justement ramener la confiance civile. En admettant
que l’homme est toujours un être faillible et divisé (depuis quand l’homme est-il
infaillible et exempt d’erreur ?), Desmoulins affirme que l’action politique ne doit
pas viser à distinguer entre des bons et des méchants mais à distinguer entre des
« égarés » et des coupables perdus. Le Comité de Clémence doit donc reconnaître
les hommes perdus et aider les hommes vacillants à ne pas basculer dans la contre-
révolution. C’est en chacun des hommes qu’il convient donc de faire travailler cette
frontière impossible à tracer. Là où la terreur cherche à produire un système de
contraintes sans bornes, Desmoulins propose une politique qui vise constamment
à faire accéder le sujet à la liberté. Sa conception de la vérité s’oppose alors d’une
manière radicale à celle de Robespierre. Si l’un et l’autre fonde le vrai sur le for inté-
rieur, le sentiment intime, chez Robespierre la vérité est entière ou nulle, toute faille
détruit le sujet dans sa totalité, au contraire chez Desmoulins la vérité reste relative
ou polémique. Ce dernier fait alors référence à Galilée et à son « je sens pourtant
qu’elle tourne ». Il montre ainsi que la vérité et l’erreur ne sont pas seulement des
absolus mais des figures de convention historicisables. C’est donc au nom d’un
conventionnalisme extrêmement moderne qu’il propose de fonder son comité de
clémence, sans renoncer à la quête d’une vérité républicaine universelle. Il introduit
ainsi la pluralité des sensibilités politiques comme une pluralité de conventions qui
ne se valent pas toutes mais sont toutes susceptibles d’évolution, de transformation,
de déplacement du fait même du travail politique et de l’expérience sensible du
monde.
Robespierre espérait un changement radical de sensibilité politique pour ses
contemporains. Il n’a pas eu lieu, et les républicains ne peuvent que devenir mélan-
coliques en traquant des ennemis de plus en plus nombreux. Desmoulins espérait le
rachat le plus large des sensibilités anachroniques.
Cette question du sentiment d’humanité (Wahnich, 2018) et des manières de le
préserver d’une brûlure destructrice fait retour au printemps de l’an II quand Saint-
Just parle de révolution glacée. Il oppose alors une machine à gouvernement, celle
de la période de la terreur et une cité. La première fabrique des lois de contraintes
pour vaincre des ennemis contre-révolutionnaires, la seconde fabrique des insti-
tutions civiles qui permettent aux hommes de se reconnaître, de se réunifier après
la séquence dissolvante de vengeance publique (Wahnich, 2002b) où la société est
divisée en deux camps : révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Ces institutions
visent donc à réparer le corps social et à conduire les êtres humains à devenir meil-
leurs grâce à leur désir de socialité. Les affects sociaux sont les facteurs fondateurs
et consolidant d’une société révolutionnée. L’abondance et l’harmonie seront les
signes du véritable succès. Toute la politique des fêtes décadaires qui organise la
religion des devoirs de l’homme, vise une société humanisée par le désir de secours
réciproques entre citoyens, la joie des rassemblements festifs, la conscience du rôle
de l’acteur révolutionnaire qui dit la vérité, le juste et l’injuste sur la place publique.
Il s’agit de réparer des sensibilités et de fonder un nouveau rapport au monde où
l’espérance doit retrouver place pour que la confiance civile existe à nouveau.

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La compréhension de la Révolution française… 97

Cette question des affects sociaux comme agents réparateurs d’une société déchi-
rée par la quasi guerre civile, annonce toutes nos questions de care. Il faut prendre
soin des démunis, des veuves, des orphelins et inventer des manières d’organiser
l’assistance aux malheureux. « Les malheureux sont les puissances de la terre, ils ont
droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent » s’exclame Saint-
Just en ventôse an II. Le grand livre de la bienfaisance nationale, l’idée d’un hôpi-
tal à domicile, le refus réitéré des rapports de domination humiliants témoigne de
cette préoccupation constante d’un monde où l’être humain est humain quand il est
capable de demeurer tendre et compatissant, loin d’une logique où le fétiche argent
règne, loin de l’ontologie de l’insensibilité des aristocrates esclavagistes, des bour-
geois capitalistes qui exploitent déjà les femmes et les enfants.
Mais le conflit de sensibilités voire le conflit entre valorisation du sensible et
valorisation de l’insensibilité demeure. Le « gouffre de la terreur » semble avoir
rendu impossible le travail du conflit politique comme conflit de sensibilités.
Aussi en thermidor la politique n’est plus censée être le lieu du partage des
sensibilités, mais le lieu du partage professionnel des savoirs sur l’art social ou art
politique. La raison politique affirme qu’elle se constitue en maintenant à distance le
registre des émotions ou plus précisément en les assignant à territoire : celui des arts
et de la littérature dans leurs usages privés.

Conclusion
Ce trajet de recherche n’a été ici que résumé, mais il permet de répondre à la
question posée. L’émotion n’est pas une thématique pour la période révolutionnaire,
car cette question des émotions est constitutive des options politiques des acteurs,
d’abord entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires puis entre révolutionnaires
eux-mêmes. La variable émotion est nécessaire désormais à inclure dans le question-
naire pour comprendre chaque situation, chaque dynamique, chaque événement.
Elle n’est pas une donnée des seules structures mentales mais bien une donnée des
inflexions subjectives vécues en situation selon des coordonnées qui peuvent être de
structure ou venir les déjouer.
Les révolutionnaires de 1789 reconnaissent en effet au travers du droit de
résistance, une valeur normative aux émotions vécues qui informent sur le juste et
l’injuste en fonction d’expériences accumulées et de représentations construites dans
la durée d’une conjoncture politique : celle des Lumières. Le révolutionnaire sait
donc avec son corps s’il est ou non opprimé et il a le devoir de dénoncer l’oppression
subie ou observée, il est donc un veilleur qui accomplit son métier de citoyen grâce
à sa sensibilité, grâce à ses émotions (Wahnich, 2010).
Dans ce régime émotif, il faut écouter la parole populaire, la retraduire en loi et
prendre au sérieux un mouvement populaire comme corps parlant, machine dési-
rante de lois, de droits (Wahnich, 2003).
C’est pourquoi il est fondamental de ne pas laisser pervertir, corrompre ou se
dégrader la sensibilité des révolutionnaires. Elle est fondatrice. Si la grande violence
de la guerre de la tyrannie contre la liberté a abimé le corps social et les individus, il
faudra pour fonder la république penser aux manières de faire pour réparer. « Ceux

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qui survivent aux grands crimes sont condamner à les réparer » déclare Saint-Just le
26 germinal an II, c’est ce qui préoccupe au plus haut point les révolutionnaires qui
parlent d’institutions civiles au printemps de l’an II (Wahnich, Dunlop, & Schaefer,
2020).
Si la violence subie ne devient pas métaphorisable, la révolution sera difficile à
transmettre, chacun le ressent avec force et il y a déjà là une inquiétude face à l’expé-
rience traumatique9.
A contrario, la disqualification des émotions se fait à plusieurs reprises pour
récuser la voix du peuple, la revendication et la pensée populaire. Ne pas prendre
en compte les émotions, c’est reconduire l’imaginaire d’un partage étanche entre la
raison et les émotions et ne valoriser que le logos que l’on installe du seul côté des
gouvernants, face à un peuple qui n’est pas maître de ses émotions, se comporte en
animal, en enfant, en femme, etc., topoï depuis Platon (Wahnich, 2004).
Ce travail permet cependant en opposant l’esthétique et l’esthétisation des émo-
tions, de montrer qu’il n’est pas possible de rabattre l’expérience des émotions col-
lectives sur le seul versant dissolvant. Les émotions collectives en révolution créent
les collectifs capables de dire où il faut inventer des règles de droit pour protéger
l’existence libre. Le logos des législateurs permet une opération de traduction. C’est
pourquoi l’idéologie politique appartient plutôt au registre de l’esthétisation quand
la sensibilité politique appartient au registre d’un savoir par corps ce qui n’empêche
pas ce corps savant d’être lui-même historique car traversé d’expériences qui ne le
sont pas moins. S’il y a une nature humaine c’est dans cette compétence humaine
à articuler le corps sensible et des systèmes de représentations et de compréhen-
sion. Nul besoin de chef pour savoir ce qui est juste ou injuste mais bien d’expé-
riences, d’éducation partagée et d’espérances énoncées, toutes choses éminemment
historiques.
Aussi un cadre démocratique doit-il se préoccuper de ces trois pans d’articula-
tion du politique avec au centre la question de la traduction des émotions populaires
dans l’événement et après l’événement. Le mouvement de vie social et politique qui
anime le corps social en dépend, sans traductions l’écueil de la sortie du politique
est toujours présent : sortie du politique par ce que les révolutionnaires appellent
l’anarchie, c’est-à-dire la dissolution du lien social et politique et le déchaînement des
pratiques massacrantes, une sortie du politique par ce que Saint-Just appelle la gla-
ciation, l’immobilisme mortifère de la peur tétanisante, enfin une sortie du politique
par ce que les thermidorien appellent l’ordre, un ordre où le souverain effectif n’est
plus le peuple et où il n’y a plus de résistance à l’oppression possible.
Ces dynamiques de lien social, de constitutions de groupes sociaux politiques
permettent de dé-substantialiser la notion d’identité-subjectivité qui en découlent,
car elles les produits de l’interaction sociale où les émotions jouent un rôle de publi-
cité de l’évaluation des situations en fonctions de conventions à l’œuvre, sachant
que des conventions contradictoires entrent éventuellement en situations d’affron-
tement. De ce fait les identités socio-politiques ne sont jamais substantielles et
immuables mais bien produites par les pratiques d’agents où l’émotion souligne

9. Sur cette question du trauma (Steinberg, 2019) et sur la transmission (Wahnich, 2013, p. 41-61).

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La compréhension de la Révolution française… 99

la norme admise ou d’acteurs qui viennent la rompre en écho à d’autres valeurs


désormais disponibles. Lorsque les pratiques sont imitées par de nouveaux venus,
on peut considérer que l’accord est devenu une norme. Lorsque ces pratiques sont
critiquées, refusées, il y a reconfigurations des règles de l’accord, des pratiques et des
institutions, donc reconfiguration également des systèmes d’émotion. C’est pourquoi
j’utilise la notion d’identité-subjectivité car les révolutionnaires ne sont ni de purs
agents ni de purs acteurs mais ils oscillent et tentent d’inventer une nouvelle manière
de vivre libre.
À ce titre, sortir de la conception freudienne de l’identification compacte fait
partie du challenge. L’analyse du 20 juin montre que cette question est réfléchie par
les acteurs puis éprouvée dans l’hétérogénéité sociale et sensible de la manifestation
publique dans une visée commune et émancipatrice après la trahison du roi. On sait
produire un rapport aux émotions qui ne soit pas fusionnel, ou qui veille à ne pas
laisser la fusion être la seule forme du collectif. Cela permet de discuter l’expres-
sion sartrienne du « groupe en fusion » et du « groupe assermenté » qui consolide
la fusion. On peut dire que les révolutionnaires aspirent à une fusion des volontés
mais redoutent la fusion des sensibilités, il faut agir avec ensemble, mais savoir être
un être singulier, défiant, récusant en doute l’opinion majoritaire, et j’oserais dire que
l’idéal démocratique révolutionnaire reposerait sur un collectif d’ermites capables de
se parler et d’élaborer ensemble sans jamais renoncer à leur singularité.
Le rôle de la mémoire mérite alors une attention particulière. Dans la mesure
ou le rejeu mémoriel de la conflictualité peut maintenir des assignations identi-
taires émotives qui n’ont plus de réserves de sens empirique présent, elles figent
des classements socio-politiques selon des grilles de valeur et d’émotion qui sont
non contemporaines. Il s’agit moins dans ce cas, pour comprendre le maintien de
l’assignation identitaire, d’établir une généalogie que de repérer les divers moments
émotifs qui ont réactualisé et réactivé une grille de partage social obsolète.
Cette question est fondamentale car elle conduit à interroger, cette révolution est-
elle encore d’actualité, pouvons-nous travailler sur les problèmes révolutionnaires
de notre rapport aux émotions, ou pouvons-nous prendre appui sur cette expérience
révolutionnaire pour nous dépêtrer de l’amour des chefs, des guides et des États
puissants qui nous rendent dociles et même apathiques ?
La question là encore me semble appeler une réponse positive, la Révolution
n’offre pas de scénario à reproduire10 mais bien des laboratoires multiples à exploiter
pour prévenir nos erreurs, sortir de nos impasses, imaginer d’autres possibles, car
si l’héroïsme n’a pas de modèles, nous devons pour ne rien imiter dans une répéti-
tion qui agit à insu, examiner sans relâche ces configurations révolutionnaires qui ne
peuvent que nous aider à inventer un monde d’après.
C’est en pensant au présent que j’ai plongé dans l’archive révolutionnaire et
observé les émotions de nos bons fantômes, pour qu’ils nous glissent à l’oreille des
bons conseils et nous aident à reconstruire une société démocratique (Wahnich, 2009,
2017b) loin des chefs et des foules compactes ou massacrantes.

10. Ce que les gilets jaunes avaient tenté de faire. Voir notre article « Sans culottes et gilets jaunes »
(2019).

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100 Émotions, affects et institutions

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Psychologie, affectivité, histoire

Yves Clot

Dans ce texte, avant d’en venir au commentaire du travail de Sophie Wahnich


sur les rapports entre histoire et émotions, il me faut préciser le point de vue psy-
chologique que j’adopte ici. Car il y a psychologie et psychologie. Ce qui suit appar-
tient à une tradition particulière. Après Vygotski, il est difficile, bien que fréquent
encore aujourd’hui, de pratiquer la psychologie comme avant. C’est la pratique de
transformation sociale qui est regardée comme mutative pour la vie psychique chez
Vygotski. Il l’a expérimenté avec les enfants déficients dans les bouleversements des
années vingt en Russie. En constatant que les troubles occasionnés par une déficience
personnelle (physique ou mentale) pouvaient justement dégénérer en handicap
social, il travaille à contrer les risques de voir ces enfants se couper des forces vives
de l’altérité en se soustrayant eux-mêmes à l’énergie relationnelle du monde social.
Son constat est celui de l’engagement des enfants dans la passivité et l’inertie d’une
affectivité incarcérée dans des « buts fictifs » (Vygotski, 1994, p. 98). Le risque est en
effet de voir alors des enfants « vaincus » se protéger par leur faiblesse en utilisant
leur déficience comme défense parcimonieuse devant la difficulté de vivre ; de les
voir s’enfermer dans les « distractions » morbides d’« idées fixes » qui leur occupent
l’esprit, dans des tâches fictives qui les coupent des autres. Ces processus sont aussi
aux rendez-vous de la psychopathologie du travail contemporaine à laquelle nous
nous mesurons (Clot, 2020).

Transformer pour comprendre


Pour échafauder les possibilités inexplorées de la vie collective comme ressource
de surcompensation Lev Vygotski développe une conception de la psychologie
comme instrument auxiliaire de contournement et de relance du développement
empêché. La psychologie ne peut être une méthode de connaissance et « percer » les
secrets de la vie psychique qu’en devenant une méthode d’action pour développer
le pouvoir d’agir (Clot, 2008). Du coup, le développement est à la fois l’objet et la
méthode d’une psychologie qui sert à découvrir ce dont les enfants sont capables
s’ils se mesurent avec d’autres destinataires à d’autres objets ; une psychologie
non pas conçue pour savoir ce qu’ils sont mais pour éprouver avec eux ce qu’ils
peuvent devenir ; non pas prévue pour rendre compte, en général, des causes de la
déficience ou du handicap mais pour comprendre à quelles conditions peut se pro-
duire quelque chose de nouveau avec ces déficiences : « Il ne suffit pas de savoir de
quelle maladie souffre un homme, mais il faut savoir comment se comporte l’homme
malade » si on l’engage dans de nouvelles collisions d’activités sociales (Vygotski,
1994, p. 122). L’esprit de cette psychologie peut être rapproché de celui que Georges
Canguilhem trouvait chez Louis Pasteur. Ce dernier, dit-il, « a transformé toutes les

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104 Émotions, affects et institutions

matières qu’il a étudiées. Il n’a pas recherché des lois en comparant des variétés,
mais en provoquant des variations » (1976, p. 75). Et justement, la puissance d’agir
des enfants est empêchée car elle est incarcérée tout entière dans une seule variété
d’actions au détriment d’autres actions possibles. Paradoxalement cette activité est
sur­affectée en un lieu et un temps unique, assignée à résidence, privée de déplace-
ments. Les fluctuations « normales » de la vie sociale interdites, c’est la tonicité de
leur vie psychique qui est atteinte.
Et c’est par cette régénération du collectif en chacun d’eux, alors que ces enfants
« ont lâché la collectivité » (Vygotski, 1994, p. 173) que Vygotski propose, en restau-
rant « le travail collectif de la parole » (p. 192) de leur donner à imaginer ce qui peut
être fait en le faisant avec d’autres. Il s’agit, en termes spinozistes, de renverser une
imagination qui s’est simplifiée, déliée du vivant possible, rétrécie derrière le bou-
clier du déjà vécu, en une imagination plurielle, une imagination de la multiplicité
simultanée (Séverac, 2018) qui donne à vivre les rapports de convenance, de diffé-
rence et d’opposition entre les choses et les gens. Il est en tout cas question de faire
basculer, à plusieurs, le rapport entre les forces centripètes et monologiques du déjà
fait et du déjà dit et les forces centrifuges et dialogiques du pas encore dit et pas
encore fait. C’est là ce qu’on peut désigner comme l’institution d’un conflit affectif
dans l’activité des enfants. Cet affect institué met à découvert leur propre propension
à ramener l’inconnu au connu. Et ce, à l’aide d’une activité vivante qui les dépasse.
Le déjà vécu peut se trouver alors revitalisé, régénéré. La perspective vygotskienne
marche à l’affect. Elle se fait l’écho, dans l’action et pas seulement au plan théorique,
de l’esprit de l’Éthique de Spinoza : « un affect pour lequel nous pâtissons ne peut
être réduit ni ôté sinon par un affect plus fort que lui et contraire à lui, c’est­à­dire
par l’idée d’un affect du corps plus fort que celui dont nous pâtissons et contraire
à lui » ([1677] 1965, p. 227). Ce travail de l’affect par l’affect, de l’affect passif par
l’affect actif, peut déboucher, au moins de temps en temps, sur ce qu’on a pu appeler
une « intelligence de notre propre affectivité » (Séverac, 2005).
J’ai pris ici l’exemple des enfants déficients. Mais j’aurais pu multiplier les
exemples en situations de travail. Dans les deux cas on peut dire que dans l’activité
vivante avec ses inconnues, ce qui excède, dépasse les schèmes installés, les inhibe
ou, à l’inverse, est confisqué par eux se signale par l’affect. Ce dernier est le reten-
tissement du vivant en cours dans le déjà vécu. Quand un objet ou un destinataire
imprévu fait irruption dans les attendus du sujet, son organisation psychologique
perd sa contenance habituelle. Il est poussé aux limites, éventuellement au-delà du
« répondant » dont il dispose, précipité dans une marche du connu à l’inconnu.
Ce conflit le met à découvert en opposant en lui passivité et activité à proportion
de ses affects qui peuvent recharger ou décharger son énergie. Ces changements de
température de l’activité quand les attendus dont on dispose sont aux prises avec
les inattendus du réel ne sont jamais entièrement prédictibles.

Affect, émotions, sentiments


C’est pourquoi, si l’on suit Vygotski, l’affect et la vie « marchent » ensemble.
L’expérience de la vie est une épreuve affective car l’homme ne peut pas se dérober
devant les problèmes que lui posent les bouleversements plus ou moins subits de

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Psychologie, affectivité, histoire 105

ses habitudes. Par vie on peut entendre le participe présent ou le participe passé du
verbe vivre, le vivant et le vécu, comme le note d’ailleurs Canguilhem (1983, p. 335).
Mais il faut marquer avec lui le primat : c’est l’activité vivante en cours avec les
autres qui mobilise ou immobilise l’activité déjà vécue jusqu’ici en l’affectant. Cette
exigence de travail qui ébranle l’organisation du sujet, les individus comme les col-
lectifs, est justement l’affect. Au cœur de l’activité pratique et psychique, un peu
comme son battement, c’est le conflit de l’activité avec elle­même, l’explication triste
ou joyeuse, orageuse ou étonnée, franche ou pas, dramatique ou non, de l’expérience
qu’on fait avec l’expérience qu’on a déjà1. Dans l’événement extérieur, partagé ou pas,
l’affect multiplie la vie par d’autres vies possibles. Mais il peut aussi les soustraire
à elle ou la diviser quand la vie dégénère, par exemple, en vie impossible.
On peut, du coup, faire de l’affect l’énergie vitale du développement. Mais ici il
faut se faire plus précis. Car en matière d’affectivité, ce qui tient à l’affect proprement
dit n’est pas entièrement superposable avec les émotions ou les sentiments. L’affect
qui fait perdre contenance aux sujets fait, pour parler comme Vygotski, germer vers
le bas les sentiments et les émotions au moment même où ce dernier germe vers le
haut grâce aux sentiments et aux émotions ; un double mouvement conflictuel au
terme duquel les antécédents déjà vécus et déjà pensés, qui orientent bel et bien la
vie, se trouvent régénérés par elle qui, à ce moment-là, les précède et les dépasse.
Bien sûr, ils peuvent aussi dégénérer, du coup. Rien n’est écrit d’avance. Il existe
comme un « alliage » de l’affect, des sentiments pétris d’idéaux sociaux et enfin
des émotions que le corps révèle. Il faut donc comprendre le paradoxe de la double
thèse de Vygotski qui met toujours le conflit au centre du raisonnement : les senti-
ments sociaux organisent bien l’activité psychologique du ou des sujets avant l’affect
vital. Ils la dirigent en quelque sorte. Ressources ou contraintes, ils existent bien
antérieurement à l’affect qui survient. Pensons aux sentiments de la conscience pro-
fessionnelle, par exemple. Mais la vitalité de l’affect désorganise alors cette activité
à sa source. Dans le réel de l’activité l’affect devient alors antérieur aux sentiments.
Il les refond. C’est ainsi que la conscience professionnelle reste vivante.
On connaît aussi l’exemple de la jalousie pris par Vygotski. Au premier abord,
notre psychologue reprend à son compte une approche sociale et culturelle de la
jalousie :
« Nos affects se manifestent dans un système complexe de concepts, et qui ne sait
pas que la jalousie d’un homme vécue au travers de concepts islamiques de la fidé-
lité est autre que la jalousie d’un autre disposant d’un système de représentations
opposées n’a rien compris au fait que ce sentiment est historique, qu’il se transforme
fondamentalement en fonction du milieu idéologique et psychologique, même si sans
doute un certain élément biologique fondamental s’y maintient qui forme la base du
sentiment. » (Cité par Schneuwly, 2002, p. 304)

1. Cette idée du « passage », de la « collision dramatique » où un sujet est affecté par un événement
extérieur qui le traverse et qu’il traverse simultanément est présente dans la notion de perezhivanie
chez L. Vygotski (2018, p. 116 & 251). On peut considérer la perezhivanie, mot russe qui trouve
difficilement sa traduction, comme un synonyme de l’affect chez Spinoza (Séverac, 2018 ; Clot, 2017).
C’est, en effet, littéralement, « ce qui est éprouvé ».

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106 Émotions, affects et institutions

Voilà qui semble bien rapprocher notre auteur d’une intellectualisation de l’affec-
tivité proche de la sociologie de Maurice Halbwachs, par exemple : « il y a en nous
un homme social qui surveille l’homme passionné » (1972, p. 164). Pour lui,
« c’est la collectivité elle-même qui aurait suggéré, ou choisi parmi toutes celles qui
se produisaient spontanément, au gré des fantaisies individuelles, telle mimique
expressive, parce qu’elle lui paraissait sans doute le moyen le meilleur de réaliser
parmi les membres du groupe qui en étaient témoins une communauté de sentiment
ou d’émotion, de même que le langage a été élaboré par la société pour réaliser une
communauté de pensées » (p. 165).
Et les historiens le confirment, déjà chez les Grecs par exemple (Sartre, 2016,
p. 19).
Mais Vygotski n’est soluble ni dans la sociologie, ni dans l’histoire. Certes, les
sentiments forment la partie la plus intellectuelle et la plus sociale de l’affectivité.
Comme Henri Wallon, on peut penser que ces sentiments sont même la réduction de
l’émotion observable. Ils sont le résultat d’une interférence entre le corps et la repré-
sentation ou la connaissance (1968, p. 128). Philippe Malrieu va plus loin encore.
Pour lui, « la pensée donne tout leur sens aux sentiments : ils existaient déjà mais
ils se confondaient avec les émotions : elle les en distingue et les fait prédominer »
(1956, p. 124). Les sentiments sont toujours un tant soit peu éloignés du syncrétisme
et de l’exclusivisme des émotions que le corps manifeste. Ils sont le terrain original
des idéaux et des normes, si proches des idées sans être seulement des concepts,
au plus près des croyances et des valeurs. La jalousie comme sentiment est donc
une affaire sociale. Joseph Henrich, à propos de certaines populations indigènes
d’Amérique du sud, rapporte cette observation contre-intuitive qui le montre bien :
pour ces indigènes aussi, « un homme n’apprécie jamais que son épouse aille sol-
liciter d’autres hommes. Or, loin d’être soutenus par la communauté qui pourrait
par exemple surveiller et punir les femmes qui se comportent ainsi, les hommes
sont considérés comme des contrevenants aux normes sociales s’ils manifestent leur
jalousie ou agissent en conséquence ». Mais il ajoute pourtant, posant ainsi toute la
question des conflits de l’affectivité, que « ces normes sociales sont incapables de
faire disparaître le jalousie sexuelle » (Henrich, 2019, p. 220). C’est que la définition
de la jalousie n’en fait pas seulement un sentiment social auquel on peut se tenir.
La jalousie est aussi, comme telle, un affect personnel tenace entre haine et envie.
Dans leur analyse des dessous de ce remous affectif que les émotions révèlent, aussi
bien Spinoza que Wallon font à juste titre, du jaloux, le « spectateur possédé par
l’action du rival » (Wallon, 1983, p. 260 ; Séverac, 2012, p. 160). Bien sûr, le conflit
plus ou moins grand entre les normes sociales du sentiment et l’affect de chacun n’en
est que plus déterminant. Car de la répétition de ce genre de conflits peut sortir un
devenir imprédictible de l’affectivité, une autre histoire pour elle, aussi bien au plan
personnel que social.
Dans l’histoire de l’affectivité, les sentiments sont sans doute une « réduction »
des émotions. Ils se cultivent en les cultivant (Scheller, 2012 ; Poussin, 2014). Mais
il faut peut-être entendre aussi cette « réduction » au sens culinaire du terme. Faire
« réduire » une sauce ne diminue pas seulement son volume. C’est aussi ce qui per-
met de révéler et de développer ses arômes. Et justement l’arôme des sentiments
leur vient d’abord d’ailleurs. Le sentiment vit en dehors de lui-même, emprunte ses

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Psychologie, affectivité, histoire 107

arômes à la vitalité imprédictible des affects que trahissent les émotions. Lesquels
méritent bien, du coup, d’être distingués des sentiments. Vygotski ne le fait pas sys-
tématiquement. Je crois que c’est pourtant indispensable (Clot, 2017). Concernant
l’affectivité, les transformations qui s’opèrent en cours d’activité dans le jeu de ses
composantes que sont l’affect, l’émotion et les sentiments, transforment aussi ces
composantes en retour. Leurs rapports deviennent moins fixes et moins immuables
au fur et à mesure du développement ([1931] 1998, p. 257). Leur différenciation
mérite donc qu’on s’y arrête. Car le « jeu » entre ces composantes est sans doute l’une
des conditions du pouvoir d’agir. Vygotski lui­même semble d’ailleurs nous encou-
rager à aller dans ce sens, par exemple, dans La Psychologie de l’art : en organisant le
court­circuit des affects, l’œuvre d’art cherche à nous « faire vivre l’invraisemblable
afin de se livrer à une opération inhabituelle sur nos sentiments » (Vygotski, [1926]
2005, p. 262). Ici c’est la rupture vitale des habitudes qui réaffecte les sentiments,
les réorganise, les singularise au bénéfice de la plasticité subjective.
Dans l’examen du problème de l’affectivité, l’affect nous rapproche d’abord de la
vie réelle. Vygotski mobilise le Spinoza de L’Éthique : « qui entend par affects d’une
part ces états corporels qui augmentent ou diminuent l’aptitude du corps lui-même
à l’action, la favorisent ou la restreignent, et d’autre part les idées que l’on a de ces
états » ([1931] 1998, p. 105). L’affect est une propriété de l’activité car il désigne ce
qui nous arrive, qu’on le veuille ou non et ce que nous pouvons faire de ce qui nous
arrive au monde qui nous entoure. Il passe bien par le corps mais n’en vient pas.
Par l’affect qui oppose l’activité à elle­même, les composantes psychiques et soma-
tiques « vont pour ainsi dire à la rencontre l’une de l’autre, de telle sorte qu’au point
de leur intersection, au moment de leur rencontre, naît le véritable trouble émotion-
nel », écrit Vygotski ([1931] 1998, p. 133). Il ajoute, pour insister sur la puissance en
question dans l’événement :
« dans une période de forte excitation on ressent fréquemment une puissance colos-
sale. Ce sentiment apparaît brusquement et élève l’individu à un plus haut niveau
d’activité. Lors de fortes émotions, l’excitation et le sentiment de force fusionnent, libé-
rant par là même une énergie mise en réserve et ignorée jusque-là, et faisant prendre
conscience de sensations inoubliables de victoire possible. » (p. 104)
Le sentiment est loin ici de se réduire à un système de concept, sa signification
est refondue dans l’action2. Contre tout dualisme, le somatique et le psychique sont
des composantes internes et imbriquées de l’affect. Ce dernier les déglace et les
coalise. Il les irrigue conjointement. Ainsi est­il, comme le note Vygotski en citant
Alexandre Ribot, « un même événement traduit en deux langues » ([1931] 1998,
p. 388). Dans l’activité réelle possible et impossible, l’affect appelle une traduction
simultanée dans ces deux « langues » que sont le corps et l’esprit. Cette composition
affective qui trahit l’affect en le réalisant n’est pas une simple somme de réactions
mais une « tendance à agir dans une direction déterminée » (p. 134), un processus
d’anticipation ou d’inhibition, de conjecture.

2. On trouve un écho chez G. Deleuze de cette approche par l’activité en développement : « Les affects
ne sont pas des sentiments, ce sont des devenirs qui débordent celui qui passe par eux (il devient
autre) » (2003, p. 187).

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108 Émotions, affects et institutions

Résumons­nous. L’affect oppose l’activité à elle­même quand elle relie le sujet au


réel qui y fait irruption. À charge pour l’émotion, qui met l’esprit et le corps à l’unis-
son dans l’action, de transformer cette rupture en état tonique fonctionnel pour le
sujet. C’est là spécifiquement, le travail des émotions. L’activité affectée en situation
n’annule donc pas les différences du corps et de l’esprit. Elle leur donne plutôt une
histoire commune, au­delà du dualisme. En fait, il y a un devenir différent dans le
corps et l’esprit de la même activité affectée. « Ils n’interagissent pas l’un sur l’autre,
ils agissent et pâtissent de concert » (Jaquet, 2015, p. 69). L’affect ne vient pas d’eux.
Il passe par eux, s’y propage, les imbrique, s’y transforme aussi, mais il trouve son
origine ailleurs, dans le contact social avec soi-même qu’impose les épreuves du
réel à transformer. Il n’y a pas plus d’affect sans objets que d’affects sans destina-
taires. C’est pourquoi, comme l’a souligné Canguilhem, c’est bien « au-delà du corps
qu’il faut regarder pour apprécier ce qui est normal ou pathologique pour ce corps
même » (1984, p. 133).
Cet au-delà n’est autre qu’un « retentissement » (Malrieu, 1956, p. 18 ; Poussin,
2014, p. 90). C’est le retentissement des inattendus de l’activité sociale vivante sur
les attendus du déjà vécu dans l’activité de chacun. C’est là l’affect : un « passage »,
une « collision dramatique », l’objet même de la notion de perezhivanie chez Vygotski,
mise en exergue par Nicolai Veresov (2014). Pas de transition possible de la fonction
inter-mentale du collectif à la fonction intra-mentale et subjective sans perezhivanie,
nous dit­il. Cette dernière est bien pour Vygotski l’unité de base dynamique de la
conscience (Ibid, p. 231). On peut d’ailleurs y voir le conflit vital auquel il s’intéressait
à la fin de sa vie entre la conscience « pensante » et la conscience « sentante » dans
Pensée et langage (Vygotski, [1934] 1997, p. 499 ; Clot, 2017). C’est « la manière per-
sonnelle que l’on a de vivre un événement dramatique » écrit Veresov (2014, p. 226).
Et il est vrai que chacun, balançant entre passivité et activité, « définit grâce à son
passé à lui la possibilité qu’a une situation de l’affecter » (Malrieu, 2013, p. 137).
Mais en différenciant affect, émotions et sentiments dans le développement
de l’affectivité, en refusant donc de séparer le somatique et le psychique reliés par
l’activité du sujet on mesurera alors l’apport possible de Spinoza. L’affect, pour ce
dernier, n’est pas seulement une expérience émotionnelle, mais un phénomène
psycho- physique total qui enveloppe une dimension cognitive (Séverac, 2018,
p. 223). Spinoza, comme on l’a déjà noté, va même plus loin, selon Séverac : l’affect
est par excellence ce qui juge, ce qui évalue. Il cite l’Éthique pour ce qu’il considère
comme une grande idée du spinozisme : ce n’est pas le jugement de valeur en tant
que tel qui meut le désir, c’est le désir qui affirme un jugement de valeur : « nous
appelons mal ce pour quoi nous avons de l’aversion ; et donc chacun juge ou estime
selon son affect ce qui est bien, mal, meilleur, pire, et enfin ce qui est le meilleur et le
pire » ([1677] 1965, III, 39, scolie, 1965, p. 173). Et Pierre Macherey le dit sobrement :
« Chacun entend sonner midi à sa porte et juge de tout en suivant les mouvements
de son cœur, pour des raisons qui viennent des tréfonds de son être affectif en tant
que nature désirante » (2019, p. 117). Mais le concept de perezhivanie que Vygotski
cherche à cerner permet peut-être d’avancer encore : il désigne la propagation de
l’affect passant au crible le corps et l’esprit ; au crible de cette appréciation des situa-
tions en cours d’activité, pour le meilleur et pour le pire (Clot, 2017). Car si l’affect
juge de l’événement pour le sujet, l’évènement peut aussi le déjuger. Pour approcher

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Psychologie, affectivité, histoire 109

l’affectivité dans l’alliage fonctionnel qui la caractérise, il paraît donc utile de distin-
guer, au­delà des affects qui, de fait, jaugent la situation pour le sujet, les sentiments
qui relient l’affectivité aux idées et les émotions qui la raccordent au corps.
Les émotions sont, pour Wallon, une « extériorisation de l’affectivité » (1968,
p. 126, 1982, p. 220). L’affect, on l’a vu, est ce qu’il y a de plus propre à chacun dans
l’affectivité en activité. Certes, chaque activité passe toujours par l’activité des
autres. Par l’affect, elle se régénère où dégénère dans l’interférence des circonstances
adventices de la vie sociale. On ne peut être affecté seul : « Les causes extérieures,
dit l’Éthique, nous affectent de bien des manières et, comme les eaux de la mer agitée
par des vents contraires, nous sommes ballotés, ignorants de ce qui nous attend et
de notre destin » ([1677] 1965,III, 59, scolie). Mais chacun a sa propre manière, forgée
dans son histoire à lui et venue de loin, d’être dépassé par les évènements ou d’éven-
tuellement s’y surpasser. Les émotions, elles, réalisent cet affect, l’extériorise. C’est
leur fonction originale qu’on se propose maintenant de bien distinguer de l’affect.
Et c’est Wallon qui est ici le plus utile (Rochex, 2002 ; Ouvrier-Bonnaz, 2019). Pour
lui, elles sont, d’un côté la manifestation d’une excitation et même d’un « tumulte »
organique. Toutes les émotions qui extériorisent plaisir, joie, colère, angoisse, peur,
timidité, « peuvent être ramenées à la manière dont le tonus se forme, se consomme
ou se conserve » (Wallon, 1982, p. 208). L’émotion n’est pas la réponse directe du
corps aux stimulations du milieu mais « la mise en forme plastique de l’appareil
psychomoteur à l’occasion des situations extérieures » (p. 220). Mélange de tonicité
et d’attitudes suspensives, les émotions « ont développé des systèmes de réactions
démonstratives qui viennent se substituer à l’action directe sur le monde extérieur
ou qui en compromettent l’exécution » (p. 222). Elles sont cet instrument somato-
psychique orienté vers le sujet qui lui permet à lui de prendre position vis-à-vis du
réel.
Il reste que le « trouble émotionnel » (Vygotski, [1931] 1998, p. 133) est un
moment particulier où, sous l’effet de l’activité affectée, les composantes somatiques
et psychiques qui fonctionnent le plus souvent de manière relativement indépen-
dante vont travailler à l’unisson, de concert. Au creux de l’affect, l’émotion assure
alors « l’intérim » de l’action qui se cherche, pour parler comme Bernard Rimé (2005,
p. 58). Elle la suspend et elle la prépare, éventuellement réorientée. Mais affect et
émotion n’ont pas la même racine. Leur origine est différente. Le premier a sa source
dans l’activité aux prises avec les contingences du réel. Il donne au sujet sa vitalité
ou la lui fait perdre ; la seconde désigne, comme instrument à la fois corporel et
mental, la palette des ressources somato­psychiques du sujet. Là où l’affect est – sans
sauter aux yeux – un phénomène inchoatif de l’activité tanguant entre attendus et
inattendu, une pulsation et une exigence de travail, l’émotion, elle, – qui se voit et se
partage – s’arrête sur un état effervescent du corps et de l’esprit, brusque, disruptif
et épisodique qu’elle rend observable. L’émotion réalise l’affect de façon aussi sub-
tile et parfois surprenante que le langage réalise la pensée. Pleurer de joie ou rire de
peur n’est pas si rare.
Mais ce n’est là qu’une facette des émotions. Tournées donc du côté du sujet par
un modelage de l’organisme physiologique dans les dispositions du corps subjectif,
on les retrouve paradoxalement bien au-delà du sujet. Pour Wallon, un trait empêche
justement de les regarder unilatéralement comme des états internes. C’est « leur

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110 Émotions, affects et institutions

extrême contagiosité d’individu à individu. Elles impliquent des rapports inter-


individuels ; elles relèvent de relations collectives » (1982, p. 217). Pour tout dire,
elles sont même des institutions sociales avec leurs rites et leurs transports collectifs.
Elles établissent « une communion immédiate des individus entre eux, en dehors
de toute relation intellectuelle » (Wallon, 1983, p. 145). Au total, les émotions sont
donc aussi des manifestations affectives observables qui assurent la coordination
sociale, la rétablissent ou bien y pallient en fonction des canons d’une époque. Elles
ont même fait l’objet, à ce titre, d’un inventaire historique qui suit leurs métamor-
phoses « culturelles » de l’Antiquité à nos jours (Corbin et al., 2016a et b, 2017). On ne
peut vivre seul ses émotions même si on éprouve bien pour soi-même, en son corps
propre, et chacun à sa manière, le tumulte émotionnel. Elles sont ritualisées dans la
matrice des sentiments sociaux décrits plus haut où elles peuvent même se nécroser.
À charge pour l’affect qui s’y réalise, de les faire revivre, de les régénérer.
C’est d’ailleurs l’un des objets des interventions que nous réalisons en psycho-
logie du travail. Là se trouvent cultivée la perspective transformiste vygotskienne
qui cherche également à faire vivre l’inimaginable dans une activité dialogique sur
l’activité ordinaire de travail ; et ce, afin d’inciter à une opération inhabituelle sur les
sentiments sédimentés dans la conscience professionnelle (Clot, 2013 ; Poussin, 2014).
Quand on s’aperçoit qu’il y a plusieurs façons de faire la même chose, intellect et
affect avancent « autant qu’ils peuvent en s’épaulant l’un l’autre » (Vygotski, [1931]
2014, p. 524). Corps et langage se chevauchent dans l’étonnement engendré par ces
rationalités plurielles et simultanées (Kostulski, 2012 ; Tomàs, 2012). Le sentiment
de vivre la même histoire se révèle alors être un instrument psychologique et social
puissant pour donner un horizon aux émotions que le corps éprouve quand l’affect
reconvertit, non sans déplaisir, la passivité en activité ; transforme les passions en
actions. Quand cette joie – car s’en est une – aussi rare que précieuse du développe-
ment passe du registre du perçu au registre du conçu, quand on peut conserver « la
sensation inoubliable des victoires possibles » (Vygotski, [1931] 1998, p. 104) on peut
faire l’expérience, au moins de temps en temps, de se sentir un peu plus à l’origine
des choses. Alors qu’il est si fréquent, au travail, d’être actif sans se sentir actif, se
découvrir soi-même actif donne un sentiment de liberté. C’est peut-être ce qu’on
appelait plus haut avec Pascal Séverac « l’intelligence de notre propre affectivité »
(2005, p. 397). Et elle ne s’acquiert pas en tournant le dos à la confrontation sociale
et à la délibération.

La délibération au-delà de l’éloquence


Et c’est à ce point que je voudrais commenter un peu longuement le travail si
important de Sophie Wahnich sur les émotions dans la Révolution française en récla-
mant l’indulgence pour le simple amateur d’histoire que je suis.

L’aporie
Le 8 thermidor Robespierre sait maintenant, nous dit Wahnich, que le droit
universel demeure lettre morte dans bien des cas. Il en est désespéré (2009, p. 225).
De même, la « révolution est glacée » pour Saint-Just. Le moins qu’on puisse dire

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Psychologie, affectivité, histoire 111

est que l’affectivité n’est pas absente de cette situation vécue. La cruauté n’a pas été
désamorcée par la Révolution et même le droit ne parvient pas à apaiser les émotions
dissolvantes. L’une des hypothèses de Wahnich est que « cette fragilité du projet
révolutionnaire, trop ambitieux, trop inscrit dans la méconnaissance de cette fragi-
lité, fait le lit du renoncement à l’humanité comme projet de justice. » (2009, p. 226).
Comment « contrôler » politiquement la cruauté de ceux qui refusent les règles du
jeu commun de l’humanité. « Robespierre n’avait pas de réponse et Saint-Just s’inter-
rogeait : et que veulent ceux qui ne veulent ni vertu ni terreur ? » (p. 246). Le droit
universel formel ne protège pas face à ses ennemis et, de fait, on ne peut pas escomp-
ter qu’il sera défendu par chaque individu responsable de la liberté : « Il ne faut pas
négliger l’aporie récurrente. Aporie et mélancolie » (p. 246).
Aporie encore : d’un côté, ce ne sont pas les lois et la contrainte mais les mœurs,
le mouvement quotidien et ordinaire des cœurs qui permettent de lutter contre
la déshumanisation (p. 206). Mais de l’autre, il faudrait opérer la traduction des
émotions en lois, donner une forme légale aux émotions pour « contenir l’ardeur »
(p. 179). Il s’agit de « recevoir les émotions populaires et de les transmuter en lois »
(p. 190). Wahnich parle d’une « gestion civique des émotions populaires » par la Loi
grâce au travail des traducteurs que sont les législateurs (p. 23). Quand ce travail de
traduction n’est pas fait l’effroi n’est pas comblé et l’esprit de vengeance empoisonne
la vie publique. « Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être » dira Danton
en Mars 93 pour accélérer cette traduction (p. 253). Comme s’il répondait à Santerre
qui demandait le 20 Juin 92 le respect du serment du jeu de paume : « le peuple est
debout prêt à se servir des grands moyens pour venger la majesté nationale outra-
gée » (p. 178). « Venger les lois » c’est donner la possibilité au droit de se diffuser
comme principe universel, « venger les lois » c’est empêcher ceux qui pervertissent
le droit de continuer à nuire » (p. 223). C’est le « despotisme de la liberté » – oxy-
more fameux de Robespierre – qui s’impose quand « il ne reste plus que des bonnets
rouges portés par l’intrigue » (Saint-Just, Œuvres, p. 1141).
Il y a chez Saint-Just l’espoir d’échapper à l’aporie du face-à-face des passions
et de la Loi autrement que par la Terreur. Son projet est celui des institutions civiles
pour consolider une conscience publique afin de faire rentrer la révolution dans les
mœurs. « Tout ce qui arrive aujourd’hui dans le gouvernement n’aurait pas eu lieu
sous leur empire », avait-il prévu de dire dans son discours du 9 Thermidor juste
avant sa mort (Œuvres, p. 778). « S’il y avait des mœurs tout irait bien ; il faut des ins-
titutions pour les épurer. Il faut tendre là : voilà tout ce qu’il faut faire. Tout le reste
s’en suivra. La terreur peut nous débarrasser de la monarchie et de l’aristocratie ;
mais qui nous délivrera de la corruption ? Des institutions. On ne s’en doute pas ; on
croit avoir tout fait quand on a une machine à gouvernement… (Troisième fragment
des Institutions républicaines, Œuvres, p. 1135). Devant une révolution « glacée », où
« la terreur a blasé le crime comme les liqueurs fortes blasent le palais « (Saint-Just,
p. 1141), « il faut s’attacher à former une conscience publique : voilà la meilleure
police » (Saint-Just, Œuvres, p. 750). Mais l’absence d’espace-temps où la parole
populaire pourrait se frayer un chemin et être traduite en lois, nous dit Wahnich,
fait défaut en 1794 : comme le dit Saint- Just, « ce qui faisait l’an passé la force du
peuple et des jacobins, c’est que les orateurs qui présentaient des lois dans le corps
législatif mûrissaient ces lois aux Jacobins. Aujourd’hui les Jacobins n’exercent plus

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que la censure et l’on n’y médite point de travaux » (p. 1147). Et le phénomène n’est
pas constatable seulement en aval de la terreur. « Sans doute convient-il tout autant
de repérer cette absence en amont lorsque la demande d’égalité est inaudible »
(Wahnich, 2009, p. 259).
Saint-Just est lucide sur la faiblesse de la Loi et ce point est capital : « Il y a trop
de lois, trop peu d’institutions civiles […] Il faut peu de lois. Là où il y en a tant, le
peuple est esclave […] Celui qui donne à un peuple trop de lois est un tyran […]
Obéir aux lois n’est pas clair ; car la loi n’est souvent autre chose que la volonté de
celui qui l’impose […] La loi ne fait pas le droit, le droit fait la loi » (p. 1136). Et on
connaît le judicieux commentaire de Gilles Deleuze qui donne ainsi une belle posté-
rité à Saint-Just : « La tyrannie est un régime où il y a beaucoup de lois et peu d’ins-
titutions, la démocratie, un régime où il y a beaucoup d’institutions, très peu de lois.
L’oppression se montre quand les lois portent directement sur les hommes, et non
sur des institutions préalables qui garantissent les hommes » (1953, p. lX). On ne
saurait mieux dire l’aporie que constitue l’alliance impossible mais surtout dange-
reuse des émotions et des lois. Sinon celles bien sûr, parmi ces lois, qui permettent
spécifiquement d’instituer les affects autour de travaux à méditer, pour reprendre
l’expression de Saint-Just. Organiser systématiquement des travaux à méditer comme
« institution préalable », c’est faire de la confrontation et de délibération les moyens
de développer les affects, de les éroder les uns contre les autres. C’est autre chose
que de vouloir épurer les cœurs par l’héroïsme de la vertu ou l’arbitraire de la Loi.
Il semble, aux yeux du profane, que Billaud­Varenne, l’ai vu mieux que d’autres :
les vertus publiques s’apprennent non seulement dans les écoles ou au spectacle
des fêtes mais dans des « espaces publics de réciprocité » (cité dans Wahnich, 2013,
p. 10). L’instruction publique est aussi « dans la dignité et l’importance de vos
délibérations » dit-il, et « dans le zèle et les discussions lumineuses des Sociétés
populaires » (p. 10). C’est dans ces discussions que la conscience publique se forme
comme ressort de la démocratie ; dans l’exercice pratique des droits où se fabrique
l’esprit des lois. Sans ce travail de régénération des affects dans le réel à civiliser pour
assurer l’efficacité de l’action, ces mêmes affects recuisent en émotions dissolvantes
et il ne reste plus que la tâche impossible de « contenir les ardeurs » de ces émotions
« spontanées ».
C’est ici que le modèle de la traduction des émotions en lois mérite d’être dis-
cuté. Car les affects peuvent avoir plusieurs destins si on médite des travaux. Le travail
institutionnel des affects pour faire, avec eux, le tour des questions en discussion,
avant que les émotions se fixent et réclament leur traduction en lois, est peut­être au
principe de ce qu’on pourrait appeler l’instruction publique des conflits. C’est peut­
être une façon de « mûrir » les problèmes à régler comme le dit encore Saint-Just.
Ce travail en « espace public de réciprocité », loin du face-à-face entre passion et
raison, émotions et loi, loin de pasteuriser les affects, est sûrement un moyen d’user
ces affects sur d’autres objets réels de délibération et avec d’autres destinataires ; non
pas en leur tournant le dos mais, du coup, en les développant.
À l’inverse, la canalisation et la sublimation légales des émotions violentes n’ont
jamais qu’un temps. Et il est chaque fois plus court quand les espaces dialogiques
de réciprocité ne mûrissent pas l’action réelle de transformation. Aucune mystique

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Psychologie, affectivité, histoire 113

du Serment, au sens de celui que Jean-Paul Sartre analyse dans la Critique de la


Raison dialectique (Wahnich, 2017) ne tient. Le serment fusionne le groupe autour
d’une seule alternative, « la liberté ou la mort ». Ce qui commence dans le sacré finit
en général dans la suspicion réciproque et ne protège de rien – au contraire – quand
le réel exige son dû. Comme la Raison, le serment peut vite devenir creux, une digue
fragile, une ligne Maginot offerte aux émotions dissolvantes et à la friponnerie.
S’en suit le désespoir de Robespierre et de Saint-Just, l’aporie où prend ses racines
la mélancolie révolutionnaire qui suit souvent ce que Miguel Abensour a appelé la
« prophétie héroïque » (2019, p. 433).
Le projet révolutionnaire est-il alors « trop ambitieux » (Wahnich, 2009, p. 226) ?
Peut-être pas. Mais ce qui est sûr c’est que la loi ne peut pas remplacer l’instruction
publique patiente et déterminée des « vrais faits » dont on sait depuis Georges Duby
qu’ils sont des « faits polémiques » (cité par Wahnich, 2009, p. 47). Et pas seulement
pour l’historien. Ce sont aussi ceux de la vie ordinaire des gens ordinaires, ceux
qui résistent à la facilité des discours et de la doxa. Et l’examen des vrais faits polé-
miques, l’instruction publique des conflits s’accommode mal de l’amnistie. Comme
l’a montré Nicole Loraux à propos de l’Antiquité, les lois d’amnistie n’apaisent pas
le ressentiment. Elles en font un plat qui se mange froid pour avoir dès-institution-
nalisé les conflits, déraciné le libre examen. La cité divisée qui refoule ces divisions
répète leur violence (Loraux, 1997). De manière générale la loi n’offre aucune subli-
mation aux passions tristes si elle n’est pas l’instrument d’une civilisation du réel,
non pas contre les émotions, mais au moyen du développement des affects pour
l’action.

La psychanalyse contre la psychanalyse ?


Il semble que le problème soit si difficile pour les historiens, comme d’ailleurs
pour les autres sciences humaines et sociales, que la psychanalyse les hante. Lais-
sons-nous hanter en faisant un petit détour ; sachant justement qu’il y a psychana-
lyse et psychanalyse. Pour l’une, la seule issue contre la dégénérescence des passions
serait à chercher dans un renoncement pulsionnel dont la sublimation dans les
valeurs supérieures de la culture ou de la Loi serait la porte d’entrée (par exemple,
Green, 2007, p. 177 ; Donnet, 2003 ; Nayrou, 2011). À l’inverse, Nathalie Zaltzman
doute profondément de la force de la morale dans la répression des pulsions et
même que la répression pulsionnelle puisse être l’un des fondements du dévelop-
pement culturel : « je pense pour ma part que l’Histoire a largement démontré la
fragilité, la faillite de toutes ces valeurs supérieures » (2003, p. 237). Mieux : « Société
et civilisation créent des métastructures, des idéaux et des commandements. Ils ont
bien une efficacité. Mais, au final, l’Histoire a révélé que leur pouvoir est dérisoire.
Elles ne tiennent pas devant le retour sur scène d’une vérité psychologique qu’elles
ont niée sans la transformer » (2007, p. 11).
Le travail de culture est illusoire si on fait « dépendre cette progression de domp-
tages, voire de renoncements pulsionnels alors qu’on considère en même temps le
psychique primitif pulsionnel comme impérissable. Freud s’expose à ce type d’objec-
tion lorsqu’il fait du renoncement – impossible ou improbable – à la pulsion d’agres-
sion la condition majeure du progrès de la civilisation » (Zaltzman, 2007, p. 24).

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114 Émotions, affects et institutions

La question revient : Freud « ne s’est-il pas trouvé piégé, dans une position morale
ou théorique, mais une position qui vient radicalement contredire le moteur même
du procès de chaque analyse ? » (Zaltzman, 2005, p. 110). Car, en fait, la sublimation
n’y suffit pas pour Zaltzman (2003, p. 117)3. « S’il faut parler en termes de métaphore
spatiale haut et bas, supérieur et inférieur, ce n’est pas vers le haut que progresse
une analyse, c’est vers les puissances d’en bas qu’elle descend » (Zaltzman, 2003,
p. 237). On pense à Spinoza déjà cité : « un affect pour lequel nous pâtissons ne peut
être réduit ni ôté sinon par un affect plus fort que lui et contraire à lui » ([1677] 1965,
p. 227).
Paradoxalement, écrit Zaltzman, « le seul véritable progrès de l’esprit n’est pas
du côté des valeurs supérieures, mais dans la familiarisation avec son propre fond de
bassesse et de barbarie, familiarisation seule capable de rendre caduque l’hypocrisie
intrinsèque aux buts culturels conscients » (2003, p. 237). Le seul véritable progrès de
l’esprit dans sa marche du connu à l’inconnu passe par le rapport de force des affects
pour se relier au réel. Le travail de culture n’est pas un renoncement aux affects de
l’action qui traversent le corps et l’esprit, une sublimation morale soustrayant les
sujets à la décharge pulsionnelle. C’est un travail de régénération des tonalités de
l’affectivité par multiplication simultanée des affects en institutions.
Avec Spinoza, au-delà de Freud, la perspective vygotskienne (Clot, 2015 ;
Vygotski, 2017) s’en remet davantage à la vitalité transindividuelle du conflit pour
développer la puissance d’agir, qu’à l’inertie des valeurs pour la « pasteuriser ».
L’exposition à la conflictualité propre du social réaménage le destin des pulsions.
Ce qui s’y aiguise en délibérant sans faux semblant sur le réel vaut comme recharge
pulsionnelle. Pouvoir compter sur la force des affects pour transformer la culture vaut
mieux que s’aveugler sur les mérites du rempart factice de la raison. Contre lui les
passions tristes ne peuvent que s’exaspérer. Encore une fois Spinoza est tranché : « la
connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, réduire aucun
affect, mais seulement en tant qu’elle est considérée comme un affect » ([1677] 1965,
p. 233).
Zaltzman, sans aucun doute inquiète de l’état actuel du « conatus démo-
cratique », a cherché à retrouver le sel du pouvoir d’agir concret, au-delà de la sacra-
lisation de la doxa, du côté de la tragédie grecque. Elle a redonné son tranchant à la
katharsis, comme moteur élaboratif d’une « conscience de soi publique » en référence
à Myriam Revault d’Allonnes (2002). La tragédie « ne plaide pas le renoncement
pulsionnel ; elle initie à l’existence de cette puissance […]. La représentation tragique
comme traitement du fatum pulsionnel a le privilège de mettre en évidence l’impuis-
sance du sujet isolé face à la ‘contrainte du destin’, et de mettre en lumière la puis-
sance élaborative d’une instance qui n’est ni intrapsychique ni intersubjective, en
tant que ce terme désigne des liens historiques de sujet à sujet, mais d’une instance
impersonnelle qui tend à intégrer le hors du commun dans un commun modifié
par lui » (Zaltzman, 2005, p. 113). Autrement dit, à intégrer l’intraitable dans le lot

3. On peut se rapporter sur cette question de la sublimation aux remarques convergentes de G. Canguil-
hem (Clot, 2003, p. 50-51), de D.W. Winnicott (1971, p. 132 & 147) ou encore à celles d’A. Philips
(2008, p. 195).

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Psychologie, affectivité, histoire 115

culturel commun, pour parler comme Winnicott (1971, p. 141) et ce, en le décapant
ensemble, pour gagner sur ses terres étrangères.
À la manière de Spinoza cette fois, on pourrait dire : la sagesse n’est pas à cher-
cher du côté des pénitences de la vertu. Elle est la vertu même. Nous n’éprouvons
pas la joie parce que nous réprimons nos penchants. Mais, au contraire, c’est la joie
éprouvée dans le travail avec nos passions – dans le collectif singulier aux prises
avec le devenir actif – qui renouvelle nos penchants ; non pas en leur tournant le dos
mais par la voie de leur développement. Comme le note André Tosel, « pas seule-
ment dans une communauté de singularités qui coopèrent mais dans la division de
singularités qui se découvrent équivoques les unes pour les autres. La singularité de
la vie affectuelle commune se donne dans la séparation et dans le risque permanent
de la haine succédant à un amour inconstant » (2008, p. 189). Il faut faire vivre les
passions dans l’action. Elles ont bel et bien un devenir possible dans la raison conçue
comme intelligence de notre affectivité. À condition, donc, que la raison se régénère
avec elles pour conserver sa vitalité propre ; propre à démasquer le réel en le mûris-
sant ensemble.
Nous sommes ici au cœur du travail politique, de la vitalité politique. Laurent
Bove a pu en parler en termes de « conatus politique » ou démocratique pour dési-
gner l’essence dynamique de la réalité collective (1996, p. 82). La régénération ou la
dégénérescence s’affirme aussi dans le collectif par l’entremise d’un affrontement de
forces et d’opinions au regard de la doxa instituée. Là aussi il s’agit d’une marche
du connu vers l’inconnu pour conserver l’institution. Le conflit n’est sûrement pas le
but mais il est bel et bien le moyen de persévérer dans la démocratie où ce qu’on par-
tage déjà est moins intéressant que ce qu’on ne partage pas encore. Et ce, pour avoir
une chance de voir venir le réel. Bove cite alors le Spinoza du Traité politique cette
fois dans un texte qui pourrait donner une définition assez juste de ce que Saint­Just
cherchait à tâtons : on croit perdre du temps en discussion et, « sans doute tandis que
Rome délibère, Sagonte périt, mais en revanche, lorsqu’un petit nombre décide de
tout en fonction de ses seules passions, c’est la liberté qui périt et le bien commun.
Car les dispositions intellectuelles des hommes sont trop faibles pour pouvoir tout
pénétrer d’un coup. Mais elles s’aiguisent en délibérant, en écoutant et en discutant ;
c’est en examinant toutes les solutions qu’on finit par trouver celles qu’on cherche,
sur lesquelles se fait l’unanimité, et auxquelles nul n’avait songé auparavant »
(Spinoza, [1677] 1979, lX, 14). Se trouve alors repérée, dans ce cadre aussi, l’efficacité
de l’affect entretenu, l’énergie potentielle de la multiplicité simultanée et finalement,
« une puissance positive de déséquilibre, d’ouverture et de mouvement » (Bove,
1996, p. 84). Comme l’écrit Tosel, cette : « puissance instituante n’existe à la fois que
si elle est institutionnalisée et si elle se soumet à une exigence de rectification » (2008,
p. 262). C’est là que s’enracine, par l’entremise d’émotions corporellement vécues,
le sentiment de vivre la même histoire.

Spinoza et la Révolution française


Reste une difficulté importante. On pourrait regarder l’aporie de la Révolution
Française, la mélancolie qui frappa l’élite du Comité de Salut Public, la fragilité du
« projet révolutionnaire, trop ambitieux » (Wahnich, 2009, p. 226) et le découragement

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116 Émotions, affects et institutions

qui, du coup, s’en est suivi, au prisme de Spinoza. Mais il semble que ce soit diffi-
cile. Il faut, à ce sujet, sans aucun doute suivre l’analyse lucide d’Abensour dans
son introduction aux Œuvres complètes de Saint-Just. Il instruit le dossier en s’aidant
de l’ouvrage de Remo Bodei (1997) pour percer ce qu’il appelle « le paradoxe de
Saint-Just » (Abensour, 2004, p. 68). La thèse peut tenir en peu de mots. Spinoza,
contre tout moralisme, cherchait l’augmentation de la puissance d’agir non pas dans
la répression illusoire des passions par la Raison mais dans la transfiguration des
affects passifs en affects actifs. Mais, « tandis que la libération de la servitude consiste
pour Spinoza à libérer les hommes de la peur et de l’espoir, passions tristes, à l’in-
verse les Jacobins sont déterminés à utiliser ces deux passions ‘’chaudes’’ non pas
pour asservir la multitude, comme cela s’est fait tout au long des siècles, mais pour
l’émanciper et orienter les individus et les peuples vers la liberté et l’autonomie.
Cette optique révolutionnaire d’émancipation produit un renversement total de l’uti-
lisation de la peur et de l’espoir par rapport à Spinoza. La peur et l’espoir reçoivent
aussitôt un nouveau statut ; d’ennemies de la raison, ces deux passions deviennent
dans le projet jacobin ses auxiliaires » (Abensour, 2004, p. 69). Selon Bodei, le jaco-
binisme a voulu détourner ces passions mobilisées classiquement par les tyrans de
façon inédite pour provoquer une rupture du peuple avec une servitude séculaire.
La chaleur de ces deux passions est utilisée par les jacobins pour paradoxalement
aller chercher à l’extrême opposé de la liberté le moyen d’instaurer la liberté (Aben-
sour, 2004, p. 70). Contre l’inertie du peuple qui garantit sa survie, contre son âme
endormie, la peur et l’espoir réveilleront cette âme altérée.
Mais avec le dispositif conceptuel audacieux mais « extravagant » de l’oxymore
du despotisme de la liberté, note Abensour, « la crainte devient terreur éclairée par
la raison, l’espoir se transforme en foi laïque dans la régénération de l’humanité »
(2004, p. 72). Le despotisme de la liberté provoque paradoxalement le tarissement
des affects indispensables à l’émancipation et, au sens propre, décourage les hommes
et pervertit la révolution (p. 80). Une fois brisée la joie barbare finalement impuis-
sante, la peur étreignit les sans-culottes et empoisonna toute la vie politique. « Le
peuple était terriblement las et surtout depuis la chute des factions, il ne croyait plus
en personne » écrira Albert Soboul (1975). C’est de là que surgit la tentative institu-
tionnelle de Saint-Just pour conjurer le sort. Mais pour Abensour elle n’est pas de
nature à surmonter l’aporie de la Terreur. Elle repose sur une dépréciation funeste
de la politique, une « haine de la politique » identifiée sans plus à un système de
domination. Cette haine « grève dangereusement le projet institutionnel. Posant
une alternative entre la vertu et la terreur, Saint-Just paraît incapable d’imaginer,
d’introduire un troisième terme qui ne serait autre que la politique pensée en tant
qu’expérience de la liberté » (Abensour, 2004, p. 96). C’est que pour lui « la liberté du
peuple est dans sa vie privée » et « le projet des institutions dessine plus les contours
d’une société héroïque que ceux d’une communauté politique » (p. 97). On peut se
demander si, devant la machine de gouvernement grippée, Saint-Just n’imaginait
pas fabriquer « une machine à moralisation » (p. 97).
On ne le saura jamais. On peut même le contester comme l’a d’ailleurs fait
Wahnich dans un très beau texte d’hommage à Abensour (Wahnich, 2018). Elle y
cite cette phrase de Saint-Just : « Lorsque les autorités publiques seront impuissantes
contre l’attroupement et la violence du peuple, un drapeau déployé au milieu de la place

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Psychologie, affectivité, histoire 117

publique imposera la paix et sera le signal que le peuple va délibérer. Le peuple s’assemblera
paisiblement, et fera parvenir sa délibération aux autorités. Elle sera transmise au pouvoir
législatif » (Saint-Just in Abensour, 2004, p. 1147). Pour elle, c’est là un souci pour les
libertés publiques qui honore Saint-Just (Wahnich, 2018, p. 201). Et il faut sans aucun
doute en convenir, autant qu’à ma place je puisse en juger. Mais l’héroïsation nous
met, à coup sûr, loin de Spinoza. « Rappelons-nous : les dispositions intellectuelles
des hommes sont trop faibles pour pouvoir tout pénétrer d’un coup. Mais elles
s’aiguisent en délibérant, en écoutant et en discutant ; c’est en examinant toutes les
solutions qu’on finit par trouver celles qu’on cherche, sur lesquelles se fait l’una-
nimité, et auxquelles nul n’avait songé auparavant » ([1677] 1979, lX, 14). Trouver
ensemble les solutions auxquelles nul n’avait pensé jusqu’ici en instituant la dispute
sociale qui permet de « méditer des travaux », tel est peut-être la valeur ajoutée de la
démocratie. Rien n’est moins héroïque que cet effort à consentir pour descendre sans
faux-semblant vers « les faits polémiques » plutôt que de monter vers les idéaux qui
les digèrent trop vite. Les « faits polémiques » divisent la société mais ces divisions
ne peuvent pas être colmatées par la seule vertu des valeurs et du courage. Ne faut-il
pas sous cet angle lire à nouveaux frais les réflexions de Soboul sur les conflits réels
et insolubles dans l’orientation sociale dominante de la révolution ?

Méthodes ?
Dans la crise sociale qui durait, le prosaïque insiste : entre Robespierre pour qui,
malgré tout, « l’égalité des biens est une chimère » (24 Avril 93) et Saint-Just pour qui
« il ne faut ni riches ni pauvres, l’opulence est une infamie », l’idéal commun d’une
société de petits producteurs indépendants ne parvient pas à améliorer la vie quoti-
dienne. Entre poussée des prix des subsistances et baisse des salaires, les couches
le plus pauvres de la sans-culotterie désespèrent. L’équilibre économique recherché
entre chefs d’entreprise et salariés est introuvable. Robespierre, « de culture scienti-
fique et économique quasi nulle », nous dit Soboul (1975, p. 343), « incapable d’une
analyse précise des réalités économiques et sociales de son temps » (p. 343), demeura
prisonnier de ses contradictions, comme Saint-Just : « ils étaient l’un et l’autre trop
conscients des intérêts de la bourgeoisie pour s’attacher totalement la sans-culotterie
mais trop attentifs au besoin des sans-culottes pour trouver grâce aux yeux de la
bourgeoisie » (p. 344). La toute-puissance formelle des idées, les appels à la vertu,
l’amour de la patrie et de ses lois ne peut faire durablement barrage à la barbarie
des conflits du réel. L’impuissance effective des valeurs fait alors immanquablement
passer ces dernières pour hypocrites et laboure le terrain pour la mélancolie. Seule
l’instruction publique de ces « vrais faits polémiques » sans tricher – était-ce pos-
sible ? –, en permettant d’autres arbitrages éventuels pouvaient peut-être donner un
destin d’affects actifs, une autre issue que le découragement, aux passions sociales.
D’autres décisions étaient-elles seulement envisageables ? Pas sûr, quand le temps
manque. On n’est donc pas obligé de suivre jusqu’au bout Soboul.
Mais, de fait, l’instruction publique du problème n’avait pas les instances élabo-
ratives susceptibles d’intégrer l’intraitable dans le lot culturel commun. Pas les
institutions nécessaires. Certes, dans son dernier discours – celui qu’il n’a pas pu
prononcer – Saint-Just indexe la cité, qu’il assimile à la conscience publique, au

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118 Émotions, affects et institutions

« droit de persuader ses semblables » (Œuvres, p. 782). Il en appelle à l’éloquence


pour se disputer l’estime de la patrie, au droit d’intéresser l’opinion publique :
« n’est-ce point une arène ouverte à tous les citoyens ? Que tout le monde se dispute
la gloire de se perfectionner dans l’art de bien dire, et vous verrez rouler un torrent
de lumières qui sera le garant de notre liberté » (p. 782). Mais cet éloge de la rhéto-
rique dans l’argumentation manque alors d’objets concrets. Divisée, la cité l’est restée
(Loraux, 1997) malgré les tentatives d’unification factice de Saint­Just ou Robes-
pierre. Soboul cite le discours d’arbitrage sans issue de Robespierre du 25 Décembre
1793. La rhétorique ne suffira pas : « Le gouvernement révolutionnaire doit voguer
entre deux écueils, la faiblesse et la témérité, le modérantisme et l’excès : le modé-
rantisme qui est à la modération ce que l’impuissance est à la chasteté ; et l’excès qui
ressemble à l’énergie comme l’hydropisie à la santé » (1975, p. 304). En révolution
on touche à « des équilibres inconscients et fragiles qui règlent le rapport au sacré »
(Viola cité par Wahnich, 2009, p. 22). Et les révolutionnaires de ce temps « semblent
soumis à une oscillation subjective entre confiance dans l’avenir et inquiétude forte,
celle qui peut conduire au découragement » (Wahnich, 2013, p. 84). Mais la peur et
l’espoir ne peuvent être cultivés sans risque, tant ces passions sont, autant l’une que
l’autre, aussi des obstacles au pouvoir d’agir méthodique sur le réel. Et pas seule-
ment sur le moment.
Comme l’écrivit Michelet suite au 10 Thermidor, « la France ne se consolera
jamais d’une telle espérance » (cité par Abensour, 2004, p. 96). On ne saurait mieux
dire. Et on comprend alors qu’autant d’affects actifs contrariés aient laissé dans ce
pays autant de passions promptes à nourrir les émotions vengeresses. Nous n’en
avons pas fini. Et grâce au travail de Wahnich, on peut assumer le désir de faire du
présent un laboratoire pour l’analyse du passé. Pour finir on pourrait donc peut­
être en tirer des réflexions proches de celles de Simone Weil en 1934, un peu pro-
vocantes mais peut-être salutaires pour l’action contemporaine. On citera un peu
longuement :
« Une révolution visible ne se produit jamais que comme sanction d’une révolution
invisible déjà consommée. Quand une couche sociale s’empare bruyamment du pou-
voir, c’est qu’elle le possédait déjà silencieusement, au moins dans une très grande
mesure ; autrement elle n’aurait pas la force nécessaire pour s’en emparer. C’est là
une évidence, dès lors qu’on regarde la société comme étant régie par des rapports de
force. Cela est pleinement vérifié par la Révolution française, qui, comme Marx lui­
même l’a montré, a officiellement livré à la bourgeoisie le pouvoir qu’elle possédait
déjà en fait au moins depuis Louis XIV. La conséquence évidente, semble­t­il, pour un
partisan de la révolution ouvrière, c’est qu’avant de lancer les ouvriers dans l’aventure
d’une révolution politique, il faut chercher s’il existe des méthodes susceptibles de
les amener à s’emparer silencieusement, graduellement, presque invisiblement, d’une
grande partie de la puissance sociale réelle ; et qu’il faut ou appliquer ces méthodes
si elles existent, ou renoncer à la révolution ouvrière si elles n’existent pas. Mais si
évidente que soit cette conséquence, Marx ne l’a pas vue, et cela parce qu’il ne pouvait
pas la voir sans perdre ce qui était pour lui sa raison de vivre. Pour la même raison
ses disciples, soit réformistes, soit révolutionnaires, ne risquaient pas de la voir. C’est
pourquoi on peut dire, sans crainte d’exagérer, que comme théorie de la révolution
ouvrière le marxisme est un néant. » (1934, p. 171)

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Psychologie, affectivité, histoire 119

Sans crainte d’exagérer ? On pourrait en débattre. Mais il est bien vrai, comme
l’a montré avec précision le syndicaliste italien Bruno Trentin4, que Marx faisait
l’hypothèse, pour ainsi dire déterministe, qu’on pouvait compter sur une contra-
diction « irréversible » mûrie dans la société pour une nouvelle révolution. « Ce
mécanisme historiciste marxiste s’est avéré totalement faux », écrit-il (Trentin, 2016,
p. 70). Mais au moins se fondait-il sur « une tentative d’interprétation des trans-
formations au sein de la société civile lors de la première grande révolution indus-
trielle. Le moyen d’en sortir qu’a choisi la gauche au début du siècle a produit une
première séparation entre politique et société civile, puisqu’elle a décidé, contraire-
ment à Marx, que le parti (et non plus la « classe ») était le nouvel agent historique »
(p. 70-71).
Le moins qu’on puisse dire est que l’inventaire systématique des conséquences
de ce choix sur les méthodes d’action n’a pas encore été fait jusqu’au bout5. Puisse
une psychologie des affects, qui leur accorde le rôle qu’on leur a attribué ici, nous
aider à retrouver le sentiment de vivre la même histoire. Autrement.

Références
Abensour, M. (2004). Lire Saint-Just. Présentation aux Œuvres complètes de Saint-Just.
Paris : Gallimard.
Abensour, M. (2019). Le cœur de Brutus. Paris : Sens & Tonka.
Bodei, R. (1997). Géométrie des passions. Paris : PUF.
Bonnefond, J.-Y. (2019). Agir sur la qualité du travail. L’expérience de Renault Flins.
Toulouse : érès.
Bove, L. (1996). C’est la résistance qui fait le citoyen. In P.F. Moreau (dir.), Architec-
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clinique de l’activité au sein de la psychologie du travail actuelle (Clot, 2016).
5. Sur ce point, voir J. Y. Bonnefond (2019) et, dans la même veine, J. Rancière (2020).

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Régénérer l’histoire des affects dans l’institution

Antoine Bonnemain et Jean-Luc Tomàs

Les sciences humaines et sociales paraissent osciller entre un scientisme orienté


vers un horizon consensuel de progrès et une critique de la domination. Le psycho-
logue et l’historien se doivent alors de choisir entre deux perspectives : l’une qui
l’associe à un acteur des sciences appliquées permettant « d’entrevoir une vie plus
clairvoyante, plus harmonieuse » (Bernaud, Arnoux-Nicolas, Lhotellier, Maricourt,
& Sové, 2019, p. 11), l’autre qui le détermine à décrire et condamner sans relâche
les processus de domination et d’aliénation. Dans les deux cas, il s’agit de rapports
à la raison et à une conception téléologique qui sont discutables. Comme le notait
Georges Canguilhem, « la célèbre formule “savoir pour prévoir afin de pouvoir”
[…] est aussi trompeuse qu’elle est célèbre » ([1938] 2011, p. 504). Autrement dit, « si
le savoir conduit à la prévision c’est dans la mesure où l’avenir ressemble au passé,
dans la mesure où aucun pouvoir ne peut altérer le cours nécessaire des phéno-
mènes » (p. 504). En tant que tel, « la connaissance ne peut nous porter en avant,
elle peut seulement, si nous décidons d’avancer, et quand nous l’aurons fait, servir
à relier le point d’arriver au point de départ » (p. 504). Partant de là, « agir véritable-
ment c’est nous faire un chemin qui ne préexiste pas à nos propres traces » (p. 504).
Et de fait, c’est parce que « le vivant n’est pas réductible à une donnée matérielle
mais qu’il est un possible, au sens d’une puissance, c’est-à-dire une réalité qui se
donne d’emblée comme inachevée » (Macherey, 2009, p. 102) qu’il devient essentiel
de placer l’expérience du vivant au centre des investigations scientifiques.
Nous retrouvons ici le travail de Lucien Febvre ([1938] 2009) et d’Henri Wallon
([1938] 1982). Pour eux, les sciences humaines et sociales doivent étudier l’homme
concret confronté à des milieux habités par des histoires. À l’inverse des deux pers-
pectives très rapidement formulées – l’une qui tente d’agir pour le bien commun en
créant de l’unité autour de valeurs partagées, et l’autre qui décrit la domination pour
la dénoncer sans réelles visées d’action –, il s’agit alors de considérer les rapports de
l’homme à ses milieux comme des foyers d’indétermination, de développements
potentiels et d’histoires à poursuivre. Dès lors, de nouvelles questions émergent.
Quelles sont les conditions qui permettent ces développements ? Comment mettre à
l’épreuve des hommes et des femmes pour qu’ils puissent délibérer afin de trouver
ce « à quoi personne n’avait pensé auparavant ? (Spinoza, 2005, p. 253-255).
Sans recherche d’exhaustivité, nous souhaitons commencer à apporter quelques
éléments de réponse à ces questions en présentant ici une intervention en clinique
de l’activité dans un service de propreté d’une grande collectivité. Cette intervention
vise à développer l’initiative des professionnels sur leur propre travail et, au bout
du compte, à soutenir le développement de leur pouvoir d’agir dans l’institution.
Il nous semble que la psychologie du travail, lorsqu’elle s’intéresse aux rapports
toujours mouvants des sujets à leur milieu de travail, peut fournir des pistes dont

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124 Émotions, affects et institutions

certaines sont aujourd’hui largement instruites (par ex. Bonnefond, 2019). Parmi
celles­ci, nous concevons le conflit comme central. Mais il y a conflit et conflit (Clot,
2010). Les interventions en clinique de l’activité nous ont appris à resserrer le conflit
autour d’objets concrets du travail quotidien. Plus exactement, il s’agit de mettre au
travail des professionnels volontaires sur des objets de leur travail qui leur « tiennent
à cœur » et à partir desquels ils peuvent faire l’expérience de la pluralité, des
nuances, des déphasages, des possibilités en jachère. Cette mise au travail peut ser-
vir ensuite à développer l’histoire du collectif dans l’organisation avec sa hiérarchie.
Pour cela, le ou les psychologues qui mènent l’intervention organisent d’abord des
situations d’analyse de l’activité permettant aux professionnels d’exercer leur capa-
cité de réplique face au obstacles ordinaires et ce pour renouveler leurs ressources,
voire celles des dirigeants dans l’organisation.
Ce genre d’intervention met systématiquement en tension conflictualité, effi-
cacité et émotion chez les professionnels concernés et leur hiérarchie. L’action et la
transformation sont à ce prix.

Conflictualité, efficacité, émotion


Dans le travail ordinaire, conflictualité, efficacité et émotion sont entrelacées
conduisant les professionnels à éprouver hésitation et indécision. Même un profes-
sionnel expérimenté qui sait ce qu’il fait, qui connaît les ficelles du métier, qui « en a
vu d’autre », peut aussi éprouver, dans certaines circonstances, des émotions. Surtout
lorsqu’après l’entêtement d’un travail bien fait, ça ne marche pas : « […] monter une
machine comme celle-là [une grue], travailler avec les mains et la tête durant des
jours, la voir pousser comme ça, grande et droite, solide et mince comme un arbre,
et puis qu’après elle fonctionne pas, ça fait de la peine […] » (Levi, 1980, p. 178).
En effet, il y a des jours où tout va de travers. Mais il y aussi des petits bonheurs.
Le travail réalisé peut apparaître « beau » aux yeux de celui qui l’a effectué, « et cela
n’a pas d’importance s’il ne paraît beau que pour nous seuls, et nous pouvons nous
dire : “Peut­être qu’un autre n’aurait pas pu le faire” » (p. 68).
S’il en est ainsi des métiers de l’industrie, il en est de même pour les métiers de
service. La rationalisation des situations de travail, l’avènement du numérique et
de l’intelligence artificielle, l’inflation des normes demandent souvent aux profes-
sionnels – des monteurs d’une ligne automobile à l’enseignant devant sa classe en
passant par les professionnels des « métiers indispensables1 » – de jongler avec les
équivoques des situations, les dilemmes de métier, les contradictions de la tâche.
Le professionnel doit donner de sa personne pour arriver à la qualité attendue par le
management ou celle qu’il se donne au nom ou pas du travail bien fait.

1. La crise sanitaire du coronavirus a rendu visible – au moins pour un temps – ce que la presse à appeler
les « métiers indispensables », comme le travail des éboueurs (voir par exemple Le Monde, 23 mars,
« Contre le coronavirus, les services municipaux sur la brèche »).

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Régénérer l’histoire des affects dans l’institution 125

D’ailleurs, le management contemporain sait jouer sur les émotions2 pour les
transformer en outils de travail au service de la productivité. Mieux, les profession-
nels des métiers de service se voient prescrire leurs émotions (par ex., Jeantet, 2003)
afin qu’elles se conforment aux attendus de l’entreprise, du client et de la situation.
La rationalisation s’étend et embrasse donc également les émotions. Ce faisant, les
nouvelles formes du management engagent chacun à s’évaluer au regard des objec-
tifs qu’il s’est auto­prescrit. Il en va de l’efficacité individuelle et collective. La ratio-
nalisation se fait mère de l’efficacité.
Historiquement, on peut faire débuter ce mouvement dès le début du XXe siècle.
La rationalité de l’action efficace se mesure alors à l’aune des coûts (Taylor, [1902]
1990) et du rendement du moteur humain (Amar, [1914] 1990). Après la Seconde
Guerre mondiale, l’avènement de la cybernétique (Lafontaine, 2004) transforme
l’idée que les machines peuvent servir à récolter des informations et à signifier la
nature et l’opportunité des actions à accomplir. Ainsi la machine cybernétique « par
sa capacité à prendre des décisions […] peut produire autour d’elle une zone d’orga-
nisation dans un monde dont la tendance générale est de se désorganiser » (Wiener,
[1950] 2014).
Autrement dit, la cybernétique inaugure « une des perspectives les plus fasci-
nantes […], celle de la conduite rationnelle des processus humains » (Dubarle, [1948]
1990). Mais la capacité limitée de la puissance des calculs n’a pas permis de réaliser
pleinement cette perspective. Or, depuis les années quatre-vingt-dix, des systèmes
experts permettent de révéler des corrélations entre des données dans le but d’éva-
luer des situations et de prendre des décisions. Et aujourd’hui les processeurs sont
dotés de qualités multi-sensorielles, cognitives et interprétatives pouvant alors indi-
quer aux professionnels le bon geste à effectuer. L’entreprise pilotée par les données
(data driven manufacture) ne guide pas uniquement l’ouvrier à la rétroaction, elle
oriente et régente les décisions au plus haut niveau de l’entreprise. L’intelligence
artificielle est devenue une puissance d’organisation de l’efficacité.
S’il en est ainsi, c’est parce que le cyber-management et la rationalité techno-éco-
nomique doivent servir l’efficacité au nom de la neutralité, de la coopération et de
la mutualisation des intérêts. En d’autres termes, il s’agit bien de tenter d’exclure du
champ social la conflictualité. Ou pour le dire avec Musso, les nouvelles technologies
permettent « un gouvernement rationnel et efficace, dépolitisé, technologisé, auto-
matisé : un pouvoir enfin pleinement scientifique » (2017, p. 691).
Force est pourtant de constater que le management scientifique ne règle pas tous
les problèmes. L’exemple du dieselgate – par analogie avec le Watergate, le dieselgate
désigne les agissements de falsification des tests d’homologation de moteurs diesel

2. La gestion des émotions par le management n’est cependant pas nouvelle (Cohen, 2013). Le com-
mandant Lyautey expose ses théories novatrices dans un article au fort retentissement intitulé « Du
rôle social de l’officier dans le service militaire universel », publié dans La Revue des Deux Mondes du
15 mars 1891. On peut y lire, par exemple à propos de la formation des officiers : « on leur a enseigné à
instruire leurs hommes, leur a-t-on fait comprendre qu’il fallût d’abord les aimer et conquérir leur affec-
tion ? ». Plus tard, les premiers travaux du courant des Relations humaines, durant les années trente,
vont également s’intéresser aux sentiments, à l’ambiance morale (Chanlat, 2003).

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126 Émotions, affects et institutions

par le groupe Volkswagen – est l’une des expressions des rapports conflictuels entre,
d’un côté, des critères de rentabilité à court terme et d’expansion de parts de marché
et, d’un autre côté, des critères de qualité du travail des ingénieurs qui doivent faire
face aux injonctions de la Direction pour trouver des solutions techniques dans un
cadre temporel finalement impossible à tenir. Les ingénieurs font alors le choix de
fabriquer un logiciel qui dupe les normes en vigueur. La rationalité du marché et des
dividendes, dictée par la Direction de l’entreprise, se confronte alors à la rationalité
des ingénieurs pour répondre à une demande irréalisable sans tricher. Cette folie
rationnelle (Doray, 1981) et cette scientifisation s’organisent en refoulant le réel qui
ne disparaît pas pour autant.
Au nom de l’efficacité, la raison instrumentale – en tant que rapport entre
moyens et fin – peut faire fi de la conflictualité, de la pluralité et des rapports au
concret. Dans ce cas, l’efficacité est mesurée à l’aune des coûts. Mais le terme effica-
cité n’a pas toujours eu la définition pratiquement exclusive que nous lui donnons
depuis la fin du XIXe siècle (Duncan, 1990). À suivre l’étymologie, l’efficacité qualifie
d’abord l’action, la réalisation de quelque chose de façon complète, achevée. Autre-
ment dit, l’efficacité se traduit ici par un rapport entre celui qui agit et sa réalisation
aboutie, entre un sujet et une production réussie. Ce faisant, être efficace dans son
travail renvoie alors à un rapport entre soi et l’objet de son travail, mais aussi aux
règles de métier collectivement produites qui orientent les actions du sujet pour par-
venir à un produit achevé.
C’est en partageant les mêmes buts et au nom de l’efficacité que les profession-
nels trouvent « le moyen de se comprendre, peut-être rien que par gestes : on se com-
prend au vol, et si l’un de nous connaît mieux son affaire, vous pouvez être sûr que
les autres l’écouteront, même s’il n’a pas de grade. C’est comme ça dans le monde
entier […] » (Levi, 1980, p. 83). Mais si l’ouvrage s’écroule, si le travail se défait, si la
qualité s’abîme, c’est alors tout l’édifice des relations interprofessionnelles qui peut
s’affaisser : « les soudeurs disaient que les monteurs ne savaient pas monter ; les
grutiers que les soudeurs savaient pas souder ; et ils s’en prenaient tous à l’ingénieur
et lui reprochaient des tas de choses […] (p. 150). Au travail, la division est toujours
latente. Pas seulement entre professionnels de métiers différents, mais aussi entre
collègues qui partagent la même tâche.
On se demandera ci-dessous comment il est alors possible, dans la pratique de la
psychologie du travail, de relier efficacité et conflictualité, à l’occasion des demandes
des milieux professionnels, par la médiation de l’émotion. Comment, dans le genre
d’intervention que nous pratiquons, peut-on faire des émotions une source et une
ressource pour régénérer l’efficacité du travail aux yeux de ceux qui le font ? Pour
que les professionnels et leur hiérarchie éprouvent collectivement l’histoire qu’ils
pourraient activement prolonger ensemble, un travail des affects recentré sur le réel
est nécessaire d’abord entre les professionnels. On suivra sur ce point l’analyse de
Pascal Sévérac et Ariel Suhamy qui s’interrogent à partir de Spinoza sur la force des
institutions. Selon eux, les affects de crainte légitimes de ceux qui dirigent « ont des
causes, qui sont dans le peuple » (Séverac & Suhamy, 2008, p. 61). C’est pourquoi,
pour Spinoza, « une multitude libre doit se garder de confier entièrement son salut
à un seul homme » (Spinoza, 2015, p. 139). Pour cela, elle peut délibérer afin de se
déterminer par elle-même, avec le concours de ceux qui dirigent.

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Régénérer l’histoire des affects dans l’institution 127

Mais selon Spinoza « les hommes sont conduits par le désir aveugle plus que
par la raison » (Spinoza, 2015, p. 97). Il ne faut donc pas attendre vainement que
tous les hommes deviennent raisonnables, « ce sont les institutions qui doivent user
rationnellement des passions humaines, en disposant les hommes à agir » (Sévérac
& Suhamy, 2008, p. 63).
C’est ce genre de tentative d’institution des passions à laquelle nous nous
sommes livrés dans l’expérimentation sociale qui suit. Elle a débuté par un dialogue
entre professionnels de terrain autour des critères de la qualité du travail qui les
occupe et les préoccupe. Ce dialogue leur a servi de support pour engager ensuite
les échanges avec la ligne hiérarchique, pour qu’ils modifient finalement ensemble
les situations de travail qui le méritaient. Ces transformations expérimentées de
manière concrète dans le dialogue entre eux ont conduit, au bout du compte, à
retoucher la division du travail pour faire durer la possibilité de le transformer si
nécessaire à l’initiative des professionnels de terrain. Ce faisant, c’est le rapport de
force inhérent à la division du travail « rationnel » qui s’est déplacé. En fin d’inter-
vention, les affects et les émotions entretenus dans l’institution du dialogue entre les
professionnels et la hiérarchie préparent l’émergence d’une organisation du travail
tournée vers la qualité du service et dans laquelle les professionnels de terrain ont
leur mot à dire. L’intervention et les affects éprouvés ensemble ont finalement permis
de régénérer l’histoire d’une institution pour soigner l’efficacité et la conflictualité
du travail concret.

La motricité des affects pour transformer le travail


L’exemple sur lequel nous nous appuyons est une expérimentation sociale en
clinique de l’activité. Elle a été conduite à la demande de la municipalité de Lille, à
l’initiative de la Directrice des Relations Sociales et du Travail de la ville. Cette der-
nière souhaite que l’intervention permette d’expérimenter dans l’organisation une
« autre manière » de réorganiser les services opérationnels. En effet, elle constate
que les réorganisations sont habituellement menées « par le haut », c’est-à-dire sans
véritable participation3 des opérateurs de première ligne et qu’elles échouent pour la
majorité d’entre elles, car les enjeux liés à l’efficacité du travail concret – ce que font
les professionnels, ce qu’ils pourraient faire, ce qu’ils en disent – ne sont pas abordés.
Elle cherche un moyen pour définir les contours d’une contribution réelle des sala-
riés aux réorganisations du travail qui se succèdent. De plus, les manières habituelles
de conduire les réorganisations, si elles ne permettent pas d’augmenter l’engagement
des salariés, produisent généralement des effets délétères sur un dialogue social déjà
compromis : lorsque l’organisation est pensée sans contribution réelle des salariés de
terrain, les syndicats peuvent plus facilement se retourner vers la direction et l’admi-
nistration pour pointer les dysfonctionnements. Cette directrice a donc également le
souci d’une intervention qui permettre d’agir sur ce dialogue social. Elle a réussi à

3. Les entreprises publiques et privées organisent un management participatif qui est un mode de
conduite et d’animation des équipes permettant de susciter leur engagement et leur contribution à
l’innovation permanente ainsi qu’au progrès des performances de l’entreprise (par ex., Bourguignon,
2018).

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128 Émotions, affects et institutions

engager le directeur du service de propreté municipal dans ce projet d’expérimenta-


tion. L’intervention se déroulera donc au sein de ce service, auprès des 130 éboueurs
qui le composent.
C’est sur la base de cette commande qu’un dispositif d’intervention dialogique
a été constitué selon trois niveaux :
• un comité de pilotage réunissant les principaux dirigeants de l’organisation, la
direction du service, les intervenants du CRTD-Cnam4, et les professionnels
le moment venu ;
• un comité de suivi réunissant la direction, les organisations syndicales, les
intervenants et les professionnels de terrain ;
• un collectif de professionnels d’agents de propreté, en charge de faire l’analyse
de leurs activités de travail en autoconfrontation5 (Duboscq & Clot, 2010),
afin d’en discuter ensuite avec la hiérarchie pour trouver des réponses
concrètes aux problèmes qui s’y posent.

Être affectés ensemble par le réel :


la délibération entre éboueurs
Le premier temps formel de présentation de l’intervention à l’ensemble des
équipes d’agents, en présence de la hiérarchie a d’abord suscité beaucoup de
défiance de leur part. Les affects sont déjà au rendez­vous. Ils viennent de loin,
charriés par l’histoire des rapports de force entre les éboueurs et leur hiérarchie.
Les agents renvoyaient la responsabilité des dysfonctionnements à l’absence
ancienne de prise en compte de leur parole par la hiérarchie et au caractère auto-
ritaire du style managérial.
Au bout du compte, et malgré les tensions palpables et souvent explicites, une
équipe s’est portée volontaire non sans avoir pris le temps de « mettre à l’épreuve »
l’intervenant, invité au préalable à passer le temps nécessaire au sein de cette équipe.
Quatorze agents s’engageront dans le dispositif d’analyse en autoconfrontation, à
la surprise de la direction du service qui attribuera finalement ce premier résultat à
la politique managériale de « concertation » conduite, selon elle, au sein du service
depuis quelques années.
Ces professionnels se sont engagés avec nous dans des discussions autour de
leur travail quotidien6. Ces dialogues ont produit deux résultats marquants qui
auront ensuite une importance au sein des comités de pilotage et de suivi.
Ces dialogues ont d’abord permis de rendre visible l’hétérogénéité des manières
de réaliser une même tâche entre les éboueurs. Ces derniers ont pu s’autoriser à

4. Centre de recherche sur le travail et le développement est un laboratoire de recherche du Conser-


vatoire national des arts et métiers.
5. Cette méthode, largement documentée, permet d’organiser les échanges entre professionnels volon-
taires autour de leurs activités filmées. Pour plus de détails voir par exemple, Y. Clot, D. Faïta,
G. Fernandez et L. Scheller (2000) ou J.-L. Tomás et A. Bonnemain (2019).
6. Au total 17 séances d’analyse en autoconfrontations ont été réalisées entre les éboueurs de l’équipe.

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Régénérer l’histoire des affects dans l’institution 129

mettre au travail entre eux dans ce cadre cette hétérogénéité, parfois jusqu’à la
controverse professionnelle comme on le verra dans l’exemple qui suit. Lorsque les
professionnels discutent entre eux de leur travail, ce processus engage le dévelop-
pement de la fonction psychologique 7 du collectif de travail (Quillerou-Grivot, 2011).
Chacun dispose, après ces échanges de nouvelles ressources potentielles pour sa
propre action en situation.
Ces comparaisons dialogiques ont aussi constitué l’occasion pour les agents de
formuler des diagnostics précis sur les dysfonctionnements et les obstacles ordi-
naires du travail, ainsi que sur les manières possibles d’y répondre.
On présente ci-dessous à titre d’exemple l’un de ces diagnostics portant sur un
emplacement de collecte des ordures et mettant en jeu, d’après les agents, leur sécu-
rité. Dans cette situation, la collecte est réalisée sur un zébra, en amont d’un échan-
geur autoroutier. Les conteneurs à collecter sont disposés sur le zébra du fait de la
présence d’un « camp de Roms8 » situé en contrebas, à proximité. L’échange s’engage
entre les deux professionnels – tous deux chauffeurs de benne – en autoconfrontation
croisée autour du positionnement de la benne sur cet emplacement.

1 David : moi je me mets carrément, là je me mets de ce côté là où il se met J.,


mais je me serre bien sur la gauche.
2 Christophe : ah sur l’herbe ? Ah ouais sur l’herbe.
3 David : moi je me mets sur l’herbe moi.
4 Intervenant : ah sur l’herbe.
5 Christophe : après tu es embêté pour les conteneurs… Donc tu vois ça c’est
pas un endroit pour tu vois. Parce que les conteneurs il suffit qu’ils soient
lourds, tu as du mal à tirer dessus… Tu fais comment s’il pleut ? Dis-moi tu
fais comment ?
6 Intervenant : sur l’herbe…
7 Christophe : ouais, tu fais comment ?
8 David : ça m’est arrivé ça glisse hein les roues elles bloquent et…
9 Christophe : tu vois… que moi je me mets à gauche. Je pars après dans la
circulation vers Saint-André mais tu vois je suis obligé…
10 Intervenant : tu te mets à gauche toi ? J. il m’avait dit que ça c’est pas pos-
sible… c’est ce que j’avais compris moi.
11 Christophe : mais si c’est possible.
12 Intervenant : et c’est moins risqué à gauche ?
13 Christophe : oui sauf qu’après tu pars dans la circulation dans un autre sens
en fait au lieu de reprendre…
14 Intervenant : ah tu fais une boucle ?
15 Christophe : ouais voilà ouais.

7. Nous distinguerons dans la suite du texte la fonction psychologique de la fonction sociale du collectif
de travail. Chacune de ces fonctions a fait l’objet d’un travail spécifique en cours d’intervention. Les
dialogues entre éboueurs ont permis de développer la fonction psychologique du collectif, les dia-
logues entre éboueurs et ligne hiérarchique ont conduit au développement de sa fonction sociale pour
l’organisation.
8. Formule utilisée à la fois par les dirigeants et les éboueurs.

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130 Émotions, affects et institutions

16 David : mais moi je me mets là où il se met aussi J. mais plus loin, sur l’herbe.
17 Intervenant : sur l’herbe donc du coup ça force à…
18 David : c’est vrai qu’après c’est difficile.
19 Intervenant : de toute façon, quel que soit le côté, tu as une contrainte.
20 David : voilà c’est une contrainte aussi bien à droite ou à gauche et puis c’est
dangereux.
21 Christophe : là… ouais… c’est pas bien.
22 David : et le problème qu’il y a c’est que, bon je veux pas porter la poisse à
mon collègue…
23 Christophe : si t’accroches ?
24 David : oui si tu accroches, là ils vont, au bureau ils vont dire « pourquoi t’es
parti par là ? »… voilà
25 Christophe : ils vont dire « pourquoi t’es parti par là ? »… Je vais leur expli-
quer comme je t’explique là maintenant
26 David : mais ils vont dire t’as pas le droit
27 Christophe : mais ils peuvent me dire…
28 David : « t’es hors secteur… »
29 Christophe : je sais pas tu vois je sais pas ce qu’ils peuvent me dire mais…
30 Intervenant : mais en même temps tu peux pas faire une marche arrière une
fois que tu es à gauche ?
31 David : c’est encore pire… c’est trop dangereux.
32 Christophe : ben non c’est pire… Après voilà moi c’est tout hein c’est… moi
j’assume tu vois je préfère faire comme je fais moi et faire une petite boucle tu
vois… que se mettre comme toi là et… imagine là y’a une voiture qui arrive.
Tu as vu comment c’est pas éclairé, tu vois comment il fait noir ?
33 Intervenant : oui
34 Christophe : imagine il y a une voiture qui arrive, le gars il voit pas le collègue
derrière la benne, et il le shoote… devant toi… Tu fais quoi ? … Eh… nan.
35 David : le problème c’est ça, le problème il est là aussi de toute façon, aussi
bien de son côté à lui ou où moi je me mets, la contrainte elle est là et si jamais
il y a un accident ben… c’est…
36 Christophe : là c’est vraiment pas bien ces Roms là c’est vraiment pas bien.
37 Intervenant : oui là c’est dangereux là…
38 David : c’est très très très dangereux
Tableau – Extrait de dialogue entre agents en autoconfrontation

Dans ce cadre d’échange méthodiquement organisé autour des « petits gestes »


du travail réel, les éboueurs abandonnent pour un temps la passivité et l’impuis-
sance à agir régulièrement adressée à la hiérarchie. Elles restent très présentes bien
sûr. Mais ces échanges constituent l’occasion de s’affronter aux obstacles pratiques
à l’efficacité entre collègues, au moins dans le dialogue, avant de pouvoir en faire
éventuellement quelque chose en situation de travail. Le plus souvent, comme
c’est le cas ici, les éboueurs redécouvrent ensemble les alternatives possibles face à
ces obstacles. Au­delà de la prescription officielle, chacun a développé ses propres
moyens pour rendre l’action la plus efficace possible.

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Régénérer l’histoire des affects dans l’institution 131

Ainsi, pour réussir à réaliser une collecte « bien faite » sur ce zébra, il est visible-
ment possible de « jouer » sur l’emplacement de la benne. À gauche, on facilite le
travail des collègues qui manipulent les conteneurs, mais on doit transgresser l’itiné-
raire prévu par la hiérarchie pour repartir. À droite, on complique le travail des col-
lègues qui doivent manipuler les conteneurs dans la terre, on les expose davantage à
la circulation toute proche, mais on peut suivre ensuite l’itinéraire prescrit. Aucune
réponse toute faite face aux dilemmes de l’efficacité, surtout dans cette situation
apparemment mal conçue.
Ainsi, dans cette même situation courante mais vitale, chacun compose à sa
manière face aux mêmes conflits du réel, à tort ou à raison bien sûr. Tout cela se
discute. Mais chacun le fait au sein de sa conception propre de la qualité du travail.
Chacun fait tout son possible, contre la prescription s’il le faut, pour réussir à rendre
opérationnel le service public. Ce genre de dialogue entre éboueurs – où les conflits
de critères et les objections sont source de pensée et d’affects – affinent le grain de
l’analyse qui aura toute son importance ensuite au sein des comités de pilotage et
de suivi.
Dans l’autoconfrontation, en l’absence même de la hiérarchie – condition sine
qua non pour nous – on mesure combien tous les jours également l’activité ordinaire
est pourtant adressée aussi aux décideurs de l’organisation malgré leur absence sur
les lieux du travail. Le positionnement de la benne sur le zébra transporte au plan
symbolique un rapport à la hiérarchie, à la règle et à sa transgression éventuelle, au
nom de la qualité de la sécurité.
Insistons sur ce point particulièrement important pour nous : le rapport social
de subordination et plus généralement les logiques sociales structurelles de l’orga-
nisation sont simultanément constitutives de l’activité pratique. Le geste de travail
est toujours aussi adressé à ces destinataires que sont les décideurs – il contient en
lui-même et par anticipation le point de vue, réel ou supposé, de la hiérarchie, il y
répond d’avance – et le choix de l’emplacement de la benne pour répondre au conflit
de critère sur la sécurité charrie avec lui un dialogue empêché jusqu’alors avec la
hiérarchie autour de ces questions – une histoire empêtrée dans une impasse – alors
même que ce dialogue serait de nature à modifier la situation.
C’est le but de cette première phase d’analyse du travail entre éboueurs : pré-
parer les échanges à venir avec la hiérarchie sur ces questions restées jusque-là en
jachère. Elle permet aux éboueurs d’équiper leur point de vue – toujours transitoire
car souvent indécidable pour de bon – sur les problèmes qui se posent dans les
situations concrètes de travail et sur les manières de les arbitrer. Certains problèmes
peuvent être liés aux manières de faire locales, et peuvent donc être travaillés dans
la délibération entre professionnels sur les critères de qualité du travail. D’autres
problèmes appellent – comme c’est le cas ici – une poursuite du dialogue avec la
hiérarchie, malgré les réticences et la défiance exprimées à nouveau par les opéra-
teurs à l’égard de cette coopération potentielle.
La seconde phase cherche alors à organiser le développement de la fonction sociale
du collectif dans l’organisation, en faisant de ce premier repérage des obstacles à sur-
monter un objet de l’échange avec la hiérarchie au sein du comité de pilotage. Dans
cette perspective, dix agents de l’équipe accepteront malgré une défiance persistante

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132 Émotions, affects et institutions

de soutenir leurs analyses auprès de la hiérarchie en comité de pilotage. Les films


des échanges entre éboueurs sur leurs activités feront l’objet d’un montage construit
avec eux et d’une préparation préalable sans la hiérarchie, avant d’être rapatriés au
sein des premiers comités de pilotage auprès des dirigeants.

Affecter la hiérarchie par son initiative


Au sein des comités de pilotage, le film transporte la fonction de confrontation
des points de vue sur la qualité du travail et met en évidence l’effort consenti par les
professionnels pour faire le tour des dilemmes et des contradictions ordinaires de
travail. Les protagonistes du comité sont donc contraints, par la force affective du
dispositif et des images, à faire entre eux l’expérience d’un dialogue enraciné dans
des situations concrètes de travail, et ce au bénéfice d’une connaissance plus précise
du réel.

Le premier comité de pilotage sans les éboueurs


Le premier comité, réalisé sans les agents, vise à organiser l’échange entre les
dirigeants sur les images filmées des dialogues entre éboueurs qui sont projetées
au démarrage de la réunion. À l’issue de ce visionnage, nous proposons d’engager
la discussion. Cette proposition laisse la place à un long silence, avant que l’un des
dirigeants, le directeur du pôle chargé de la propreté, ne prenne finalement la parole
sous la forme de la parodie : « D’abord c’est pas du tout vrai ce que disent les agents ! ».
Le rire de l’ensemble des protagonistes détend l’atmosphère et ouvre la voie aux
échanges. Il poursuit : « Non, moi j’ai trouvé ça très intéressant. Ce qui est sûr c’est que les
échanges de ce type n’existent pas dans nos organisations, en tout cas pas sous cette forme-là.
Et du coup, ce que je me demande, c’est ce qu’on peut faire de ça pour qu’on puisse décider
ensuite des modifications à conduire. » Un problème, une solution : le dialogue engagé
entre éboueurs reste ici un moyen de continuer à décider sans eux des modifications
à poursuivre.
Le directeur du service de propreté prend ensuite la parole. Il revient sur le
problème des rats que les éboueurs ont discuté ensemble dans le film. Ce problème
l’a marqué. Il propose de le renvoyer vers la médecine du travail afin d’« expliquer
ensuite aux agents qu’il n’y a pas de réel danger a priori ». Nous intervenons pour dif-
férer les échanges autour des problèmes spécifiques, en demandant à chacun de
donner son sentiment sur l’exercice de dialogue auquel se sont prêtés les éboueurs.
Chacun donne ainsi son point de vue, exprime sa surprise de les voir engagés dans
ces discussions, ou au contraire cherche à associer la qualité des dialogues vision-
nés aux « dispositifs d’écoute » organisés depuis de nombreuses années auprès des
éboueurs : une parole « libérée » associée à un management par l’écoute. L’authen-
ticité de l’échange oscille donc entre l’étonnement véritable et le discours convenu.
Le directeur de pôle reprend finalement la parole : « Ce que je voulais dire, c’est que je
trouve que le format donne de la crédibilité à ce qui est sans doute déjà remonté aujourd’hui
régulièrement par les agents eux-mêmes. Je n’avais jamais vu ça encore. Et plus que de reve-
nir sur les problèmes que j’ai notés à la volée pendant ces 25 minutes de film, c’est la méthode
qui est intéressante je trouve. »

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Régénérer l’histoire des affects dans l’institution 133

Là encore, les affects sont au rendez­vous. Contre l’idée banalisée de profession-


nels qui seraient incapables de prendre en charge l’efficacité du travail, la direction
assiste à une délibération organisée entre eux dans le cadre éphémère des autocon-
frontations. Elle redécouvre alors l’initiative possible des éboueurs, la crédibilité de
leurs diagnostics, la qualité de leurs échanges et les controverses qu’ils sont capables
d’assumer au nom de la qualité de leur travail.
Elle redécouvre ainsi les compensations élaborées par ces professionnels en
situation de travail, parfois au prix de la santé ou de la sécurité, ou encore le statut de
leur parole dans l’organisation actuelle, cette « parole inutile » souvent mentionnée
dans l’échange : l’expérience répétée chez les agents d’avoir signalé les difficultés à
la hiérarchie, proposé des manières possibles de les traiter, sans que cela ne produise
d’effets pratiques en situation de travail. Cette expérience de l’inutilité de la parole,
si fréquente en milieu de travail (Bonnefond, 2019) et qui révèle la violence latente
des rapports sociaux institués (Clot, Bouffartigue, Durand, Fortino, & Mias, 2016),
fraye alors la voie au développement d’un sentiment partagé d’impuissance à agir
entre les professionnels (Poussin, 2014, 2015) qui se retourne contre la hiérarchie, et
surtout contre la santé et la performance réelle. À ce stade, la perspective d’un dia-
logue à poursuivre avec les éboueurs dans les comités à venir est polémique entre les
dirigeants. Notamment pour le directeur du service. Pour lui, ces dialogues à venir
ne permettront pas de réorganiser le service.
Ici, il convient d’être précis : la situation rapportée montre surtout que la
redécouverte de l’initiative et de l’ingéniosité professionnelle n’est pas directe
pour tous les dirigeants. Bien que le film projeté en fasse la démonstration, il n’est
pas regardé immédiatement comme tel par la hiérarchie. Dans la discussion qui
s’engage, les dirigeants cherchent d’abord à proposer leurs solutions, plutôt qu’à
prendre acte de l’originalité et des potentialités du dialogue réalisé entre éboueurs
pour améliorer la situation. C’est là un premier rapport entre les forces à l’œuvre qui
se travaille avec nous, entre les dirigeants.
C’est le cas en particulier en ce qui concerne les rats : le directeur du service pro-
pose d’en discuter avec la médecine du travail, afin de pouvoir ensuite « expliquer
» aux éboueurs qu’il n’y a pas « de réel danger », « a priori ». Le moins qu’on puisse
dire, c’est que les habitudes de direction sont bien au rendez-vous, contre la décou-
verte potentielle d’une nouvelle manière de conduire l’organisation du service. Rien
de spontané ici non plus : dans le cadre que nous installons, les habitudes liées à la
position d’encadrement sont méthodiquement répétées : l’automatisme « un pro-
blème, une solution » est remis au travail par la nécessité du dialogue à avoir avec
les éboueurs.
Notre fonction d’intervenant consiste justement à tenter de faire « dérailler »
ces automatismes, sans garantie d’avance. Paradoxalement, c’est précisément cette
habitude naturalisée qui justifie notre présence. Dans le travail clinique, il nous faut
réussir à soutenir le primat du dialogue, contre la recherche de solutions hâtives
déterminées de l’extérieur par la hiérarchie – et sur lesquelles elle se précipite alors
pour s’économiser la confrontation – en proposant qu’un dialogue effectif puisse
avoir lieu en présence des éboueurs. Et ce, non pas pour valider a priori les diagnos-
tics qu’ils réalisent dans le montage filmique, mais au contraire pour permettre les

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134 Émotions, affects et institutions

objections à leurs analyses qui relanceront le dialogue entre les éboueurs eux-mêmes.
Nous cherchons à installer les conditions pour que, dans le comité suivant, les dif-
férents points de vue puissent se discuter afin d’enrichir le point de vue de chacun
et conduire ainsi à des solutions nouvelles inimaginables au départ, c’est-à-dire à
installer une coopération effective entre les éboueurs et leur hiérarchie qui assume le
conflit de critères sur la qualité du travail.

Le deuxième comité de pilotage en présence des éboueurs


Le deuxième comité de pilotage a donc réuni les mêmes protagonistes hiérar-
chiques, ainsi que les éboueurs de l’équipe ayant contribués à l’analyse de leur tra-
vail en autoconfrontation. Le même montage filmé est projeté à nouveau avant que
la discussion s’engage entre les participants.
Au cours de ce comité, les problèmes discutés entre agents sont instruits, même
partiellement, dans le jeu des objections répétées qui se réalisent dans le dialogue
avec la hiérarchie. La discussion est poussée dans ses retranchements jusque dans
les détails pratiques les plus fins, jusqu’à ce que la banalité du quotidien soit prise
au sérieux. C’est ce qui pousse chacun, éboueurs compris, à vérifier ou non la perti-
nence du problème posé, à éprouver le déficit d’intelligence collective concentrée sur
lui et donc à imaginer plusieurs manières possibles pour « en faire le tour », avant
de pouvoir faire entrer dans la boucle de décision ceux qui y sont indispensables.
Au cours des échanges, le constat d’un déficit d’instruction des problèmes a été fait
à la fois par les agents de terrain et par les membres de la direction pour trouver des
solutions durables.
C’est pourquoi, à l’issue de ces deux premiers comités, les éboueurs et la direc-
tion du service, en lien avec les intervenants, ont imaginé un dispositif social
d’instruction des problèmes, réglé sur les échanges entre les agents eux-mêmes.
Ce dispositif vise à construire les conditions d’une « performance dialogique » (Bon-
nefond, 2019) renouvelée entre les agents, consistant précisément non pas à rappro-
cher les points de vue mais à produire quelque chose de nouveau.
Deux agents de l’équipe seront désignés par leurs collègues au cours d’une
séance collective de travail et en l’absence de la hiérarchie, afin de prendre en charge
le dialogue maintenant nécessaire entre les agents, visant à instruire les problèmes
relevés, avant d’en rediscuter ensuite avec la direction du service pour trouver des
moyens de les traiter. Ils ont ainsi pu établir, dans le dialogue entre eux organisé sur
le terrain, une première liste comprenant 23 « problèmes à résoudre avec la hiérar-
chie ». Un temps dédié a été dégagé par la hiérarchie afin de leur permettre de faire
ce travail. Cette liste constitue la première production au sein de l’intervention d’un
dispositif institué de dialogue sur les critères de qualité du travail.
Cette production a provoqué une première rencontre entre la hiérarchie et les
deux éboueurs désignés par leurs collègues. Nous rapportons ci-dessous un court
extrait des dialogues réalisés lors de cette première rencontre au cours de laquelle
un film sur la « collecte » des difficultés auprès de leur collègues est projeté. Les
deux éboueurs ont distribué leur tableau qui priorise les problèmes à résoudre avec
l’appui de leur hiérarchie.

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Régénérer l’histoire des affects dans l’institution 135

Intervenant : Donc voilà je sais pas comment on peut faire peut-être qu’on peut
commencer par discuter de ce qu’on a vu là…
Directeur propreté : (coupe la parole à l’intervenant) moi moi je… enfin juste quand
même sur ce que j’ai vu là je suis très… très fier et très impressionné par ce que
vous avez fait… Parce-que là pour le coup euh… ça démontre bien, sur ce que
je… votre motivation à aller chercher vos collègues pour euh voilà… discuter avec
eux et a priori sur ce que je vois sur les images tout le monde est assez réactif et
participatif…
Agent Désigné 1 : ceux qui l’ont fait ouais franchement il y a pas eu de souci oui.
Directeur propreté : enfin moi je suis très content et je vous le dis même… fier de
ce que vous faites franchement c’est euh… c’est bien. Je laisse les uns et les autres
réagir mais euh…
Tableau – Initialisation de l’échange entre les deux agents désignés
par leurs collègues et la hiérarchie du service de propreté

À nouveau, les affects sont au rendez­vous. Alors même que le directeur du


service considérait au départ que le dialogue avec les agents ne permettrait pas de
faire avancer la réorganisation du service, la découverte de l’initiative organisée des
agents de terrain et de son potentiel aura sur lui un effet important pour son enga-
gement dans la conduite et l’organisation ultérieure des échanges. L’autorité acquise
par les professionnels sur leur activité se renforce à nouveau et ouvre sur la possi-
bilité de poursuivre la « coopération conflictuelle » déjà engagée lors du comité de
pilotage précédent, en s’attaquant cette fois-ci aux « dossiers » ouverts par les deux
éboueurs désignés pour y trouver des réponses pratiques. L’extrait suivant montre
la discussion réalisée pour traiter le problème des conteneurs à déchets au cours de
cette même réunion de travail. C’est le premier problème qui sera pris en charge à
l’initiative des éboueurs dans l’intervention.

Fabien9 : la liste là elle a été faite à partir des premiers films et de la collecte, avec
le problème des rats, le fait d’avoir des bouchons sur les conteneurs ben il y aurait
peut-être pas de rats qui passeraient, le fait d’avoir des couvercles il y aurait peut-
être… voilà c’est c’est plus dans ce sens-là que ça a été dit…
Christophe : sur les vidéos précédentes et avec les collègues…
Responsable administrative propreté : ouais mais les bouchons à un moment
donné on nous a dit euh qu’il fallait enlever… c’est moi je me souviens de cette
discussion…
Fabien : ouais parce-que l’eau elle restait dedans… oui je suis entièrement
d’accord.
Responsable administrative propreté : voilà on nous a dit faut enlever les bou-
chons parce-que les personnes qui manipulent elles récupèrent toute l’eau euh…
Fabien : ah oui oui je suis entièrement d’accord mais il y a rien qui est euh…
Responsable administrative propreté : mais je veux dire il y a des choses aussi

9. Les deux agents désignés par leurs collègues sont Fabien et Christophe. Leurs prénoms ont été
modifiés.

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136 Émotions, affects et institutions

qui avaient été faites à l’époque parce-que ça avait été des demandes qui étaient
remontées du terrain
Fabien : ouais
Responsable administrative propreté : donc euh… faut pas revenir sur ce qu’on
a dit hein mais… je veux dire…
Fabien : le problème c’est pas ça là c’est les roues, les roues qui sont cassées et qui
tournent plus on arrive pas à les pousser c’est… voilà c’est… c’est des incon-
vénients de travail c’est ce qu’on nous a demandé de faire après…
Christophe : (parle bas) il aurait fallu des petits trous en dessous…
Fabien : …au-dessus de nous après c’est vrai que ça se fait ça se fait si ça se fait pas
après les gens ils disent bon ça se fait pas ben c’est encore que…
Agent de maîtrise : ça dépend après si il pleut euh…
Christophe : (plus fort) il aurait fallu des petits trous plutôt
Brouhaha
Intervenant : Alors attendez parce qu’on peut pas… on peut pas tous euh… Vas­y
C. (Agent Désigné 2)
Christophe : non mais c’est… il aurait fallu des petits trous en dessous
Directeur adjoint propreté : il faudrait les percer en fin de compte… en dessous
du conteneur ?
Christophe : ben oui ce serait peut-être mieux pour l’eau…
Directeur adjoint propreté : ouais… ouais c’est pas…
Christophe : comme ça les rats ils peuvent pas rentrer dedans… et comme ça il y
aura quand même le bouchon…
Directeur adjoint propreté : oui c’est pas con ça… c’est pas con
Intervenant : ça ce serait possible ça D. (Directeur adjoint propreté) ?
Directeur adjoint propreté : … ben sur la… sur la spécificité camp Rom ouais on
peut faire je pense pas que ce soit… que ce soit compliqué hein. Quelques coups
de de… avec la perceuse et la mèche c’est…
Responsable administrative propreté : on a ce qu’il faut pour…
Directeur adjoint propreté : on a tout… ça c’est pas un souci c’est une très bonne
idée ça c’est une très bonne idée
Tableau – Le traitement du problème de conteneur entre agents et hiérarchie

À l’issue de cet échange, l’ensemble des conteneurs à déchets seront inventoriés


par les éboueurs eux-mêmes, collectés par l’agent de maîtrise, remplacés par de
nouveaux conteneurs si nécessaires et envoyés ensuite à l’atelier technique pour la
réalisation du perçage, sous la supervision des deux éboueurs mandatés par leurs
collègues. Cette transformation se fera à la surprise de ces deux professionnels et du
collectif qui n’envisageaient pas réellement, et bien légitimement au vu de l’histoire,
que leur parole puisse conduire à une transformation effective en situation de tra-
vail. De manière significative pour eux, et sans doute pour la première fois, s’établit
un rapport entre les problèmes qui les affectent en situation de travail et la possibi-
lité d’agir sur ces problèmes avec leur hiérarchie. Pour le directeur du service, cette
performance dialogique retrouvée est une vraie « machine de guerre10 » potentielle

10. Selon les mots du directeur lui-même.

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Régénérer l’histoire des affects dans l’institution 137

pour le développement de la performance tout court. Grâce à ces premiers résultats


encourageants et à la dynamique à l’œuvre, ses affects – et avec eux toute l’histoire
des relations professionnelles à construire ensemble – se travaillent tout au long de
l’intervention. La solution mise en œuvre fera ensuite l’objet d’une discussion entre
les agents de l’équipe volontaire et sera validée par eux.

L’institution des affects


Au total, lors du troisième comité de pilotage, chacun s’exprimera sur l’impor-
tance des résultats obtenus du point de vue de la qualité du service et du point de
vue du rapport social au réel original expérimenté ensemble. Deux questions seront
posées pour envisager la poursuite du travail engagé, à la fois par la hiérarchie
du service et par les éboueurs : comment faire pour généraliser l’expérience faite
ensemble au sein de cette équipe à toutes les équipes du service ? Comment faire
pour faire durer dans le temps ce nouveau fonctionnement du dialogue dans l’orga-
nisation ? Comment faire, finalement, pour que les affects éprouvés par les éboueurs
en situation réelle constituent la source d’un développement de l’efficacité ?
Cette première forme de structuration « expérimentale » du dialogue s’est donc
ouverte sur la généralisation du dispositif dans l’ensemble du service, au sein de cha-
cune des cinq autres équipes d’éboueurs. La généralisation vise à poursuivre l’expé-
rimentation du processus dialogique précédemment évoqué à l’échelle du service
tout entier en le retouchant progressivement pour obtenir, par « décantation », un
process organisationnel de dialogue fonctionnant sur l’ensemble des équipes concer-
nées. Au passage, le comité a décidé de renommer la fonction des deux éboueurs
désignés par leurs collègues sous le vocabulaire de « référent-métier » (Bonnefond,
2016).
Pour organiser la généralisation, la modalité arrêtée est celle de l’élection. Elle
a été organisée et conduite officiellement par les deux référents­métier de l’équipe
volontaire dans chaque équipe du service. Cette élection vise à garantir la légitimité
des éboueurs référents qui seront chargés de l’instruction des problèmes puis de leur
mise en discussion avec la hiérarchie. Au total, sept agents référents seront élus par
leurs pairs. Les deux agents référents de l’équipe « pionnière », de par leur expé-
rience deviendront « référents de référents », en charge d’organiser, de conduire et
de centraliser le processus de dialogue entre les différents référents du service, sans
gratification supplémentaire car, disent­ils : « ça fait partie de notre travail ».
Au sein de ce nouveau process organisationnel généralisé, les référents-métiers
préparent les échanges en amont avec leurs collègues et « conservent l’initia-
tive » sur les objets à traiter avec la hiérarchie. Ils sont en charge de l’ordre du
jour des réunions avec la hiérarchie prévue une fois par mois, à l’issu d’un travail
de priorisation et d’orientation des problèmes, effectué entre agents et auprès de
la maîtrise de proximité. Les éboueurs conservent donc « la main » sur l’agenda
organisationnel11.

11. C’est une différence importante avec « l’expression des salariés » promue par les lois Auroux
(Coffineau, 1993).

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138 Émotions, affects et institutions

La construction d’un autre rapport social au réel se poursuit contre les rapports
sociaux institués. Il est moins asymétrique. Les positions hiérarchiques restent for-
mellement les mêmes, mais l’alliance possible entre les professionnels et l’objet réel
du service fourni aux usagers est consolidée. Cette alliance régénérée continue de
jouer sur la déliaison et reliaison des forces en présence, qui se reconfigurent sur l’axe
d’un rapport inédit au réel, et plus seulement sur celui du travail subordonné où
s’alimente la défiance. Cette institution en développement est davantage portée à
« délier ce qui dissocie » (Loraux, 2019, p. 96) : ce qui sépare, autour du réel, devient
davantage le moyen de renouer des liens entre les différents protagonistes de l’orga-
nisation, éboueurs compris. Ce travail d’organisation technique structure un pro-
cessus dialogique qui modifie de fait la place de la parole des professionnels par
l’entremise des référents-métier. Il faut donc regarder cette phase de généralisation
comme un élargissement du rayon d’action des professionnels : alors que leur parole
était refoulée, elle a fait son entrée dans la boucle de décision, à leur initiative, en
affectant le contenu du travail de l’encadrement. Et celui­ci cherche en retour à dis-
poser, bien sûr, de cette nouvelle puissance d’agir. La fluctuation de ce rapport entre
les forces, pour le contrôle de l’initiative, est une expérience vitale pour les éboueurs,
aussi bien sociale que subjective.
Mais il faut regarder les choses en face. Cette reconfiguration rencontre beau-
coup d’obstacles, pour les éboueurs, pour la hiérarchie, et surtout dans l’activité
de référent-métier qui « vectorise », en quelque sorte, l’ensemble des processus à
l’œuvre lors de cette période. Au cours des six mois de construction de ce proces-
sus d’organisation du dialogue, les deux éboueurs référents de référents ont voulu
mettre fin à leur contribution de manière explicite à deux reprises. Car, au sein des
réunions organisées avec la hiérarchie, se disputent les habitudes de défiance contre
la recherche de solutions pratiques inédites. C’est vrai aussi entre les éboueurs qui
sont tentés d’utiliser les espaces d’organisation conquis pour entretenir et relancer
la défiance. L’activité retrouvée ponctuellement dans le dialogue pour agir sur les
situations réelles de travail ne suffit pas à elle seule à garantir une continuité. Il faut
des transformations effectives répétées en situation de travail. Les affects éprouvés
ensemble lors des dialogues institués ne rejoignent un devenir actif que lorsqu’ils
permettent d’affecter les situations réelles de travail. Sans cela, l’expérience faite
par les éboueurs se retourne vers l’impuissance et la passivité, elle s’étiole et perd
en profondeur, réaffectant ou désaffectant alors au passage la tonalité des relations
professionnelles.
Au-delà des oscillations incontournables que nous venons de mentionner, le
pouvoir d’agir gagné par les éboueurs sur leur activité, pour durer, a dû faire l’objet
d’une redéfinition du rapport social local entre la direction et les organisations syn-
dicales. Et ceci pour éviter que les problèmes ne soient à nouveaux refoulés et avec
eux le dialogue à poursuivre dans la « coopération conflictuelle ». L’ainsi nommé
« dialogue social » doit alors être mis au service du développement de la conflictua-
lité autour des critères de qualité du travail. C’est pour cette raison que le comité
de suivi réunissant direction, organisations syndicales et agents de propreté a été
orienté sur cette voie, afin de garantir la pérennité de cette nouvelle organisation
dans le temps.

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Régénérer l’histoire des affects dans l’institution 139

Dans le cadre des comités de suivi, le dispositif qui transporte un nouveau rap-
port au réel devient un instrument de « dialogue social », le barycentre du conflit
de critères autour de la qualité du travail. La coopération conflictuelle s’étend dans
l’institution en y intégrant alors le point de vue des organisations syndicales. Dans
l’extrait ci-dessous, chaque responsable syndical a déjà endossé dans l’échange un
rôle de veille et d’évaluation du dispositif dans le temps. Les référents ont insisté sur
la nécessité de pouvoir résoudre les problèmes relevés et les intervenants ont rappelé
l’importance d’un rapport de forces à développer entre les agents, les organisations
syndicales et la hiérarchie autour du traitement de ces problèmes pour installer la
pérennité du processus dans le temps.

DRH : La question… on peut avoir à un moment nous dans nos discussions et


dans le travail qu’on fait entre le pôle ressources humaines et les organisations
syndicales avoir à discuter de choses qui relèvent des directions et à certains
moments… moi en tout cas dans ma pratique professionnelle et dans ce que j’ai
vu c’est que parfois les RH et les syndicats dans le dialogue social… on va essayer
de trouver des solutions à la place (insiste sur « à la place ») des autres et je pense
que ces dispositifs là ils nous aident aussi à construire une nouvelle place nous
comme… moi comme responsable du pôle RH et peut être vous aussi comme
organisation syndicale. Chacun je pense à sa place a eu envie de résoudre les
problèmes de dire ben « on y va » quoi. Même nous dans nos relations dans les
bilatérales dans… on a envie de résoudre les problèmes sans les autres… parce
que en fait c’est pas à moi de trouver les solutions euh mon rôle je pense si j’en
ai un c’est de créer les conditions pour que ce dispositif il se mette en place à la
direction de la propreté et peut-être ailleurs et du coup ça change euh ça change
aussi euh… ma place… et je me demande, mais je suis pas à votre place hein, si
c’est pas aussi un peu l’avenir dans ces dispositifs des organisations syndicales.
Moi ça ça m’intéresse… voilà
Responsable syndical : je peux ?
DRH : ben oui on discute
Responsable syndical : C’est… effectivement c’est une nouvelle comment dire
une nouvelle forme de fonctionnement par rapport aux syndicats… Je le dis.
La chance que ce dispositif pour moi je dis c’est une chance ce que ce dispositif
met en place… La chance que vous avez (aux référents) c’est que tu le dis toi-
même toi tu es pas syndiqué mais autour de toi, des gens qui font partie de ce
groupe maintenant tu as des syndiqués, des non syndiqués tout ça et vous avez
une vue d’ensemble avec les opinions de chacun différents et vous pouvez en
discuter entre vous et vous poser la question, voire même apporter la réponse
que nous on aurait peut­être pas vue euh parce qu’effectivement c’est pas nous
qui sommes euh dans les camions à côté des camions toute la journée. Et notre
rôle là par rapport à ce qui se met en place effectivement et c’est ça qui est bien
c’est que c’est d’abord les agents qui voient leurs problèmes qui en discutent avec
leur hiérarchie et qui règlent le problème si c’est possible et avec l’aide du pôle ou
avec l’aide de la DRH. Nous effectivement maintenant dans ce dispositif euh si
un moment ça va pas… on sera là pour essayer d’apporter une solution mais en
même temps c’est ce que tu disais c’était ta crainte (aux référents) nous on sera là

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140 Émotions, affects et institutions

comme garant de la pérennisation de ce dispositif. On sera un peu les les garde-


fous quoi euh et et surtout les gardiens de ce système pour qu’il puisse perdurer.
Tableau – Extrait de dialogue en comité de suivi

Le cadre du comité de suivi vise à agir sur l’organisation à partir du « dialogue


social », médiatisé par la présence des référents qui rapatrient le travail réel dans
cette instance.
Le dispositif dialogique développé au sein du service constitue un moyen pour
la hiérarchie d’accéder aux « angles morts » du travail réel – on l’a vu plus haut –
mais cela est vrai aussi pour les organisations syndicales comme le souligne le res-
ponsable syndical dans l’extrait précédent. Leur position est donc appelée à changer
dans la configuration tripartite du comité de suivi. Ils ne sont plus seulement les
classiques « représentants du personnel », mais les représentants d’un personnel
lui-même protagoniste d’un travail de réorganisation du service. Ce personnel est
institutionnellement confronté, du coup, à une direction qui conserve le pouvoir
d’organisation. Dans ce cadre, le destin de la « performance dialogique » décrite plus
haut n’est pas écrit. Le conflit de critères institué a besoin de garants. Les organisa-
tions syndicales peuvent l’être comme, par ailleurs, des syndicalistes pourraient être
référents métiers. Non sans conflit bien sûr avec les habitudes installées du « dia-
logue social ». Mais le syndicalisme bénéficie, en contrepartie, d’un nouveau point
d’appui : les rapports de forces traditionnels se modifient sous l’impact de l’autorité
acquise par les agents sur leur activité, qui devient un moyen de rendre visibles les
problèmes à résoudre sur le terrain, habituellement si difficilement accessibles pour
la hiérarchie mais aussi parfois pour les organisations syndicales. Autrement dit, le
travail réel, en présence des agents qui en constituent la principale force de rappel
dans l’échange, peut redevenir le centre de gravité d’un « dialogue social » trop
déraciné pour ne pas s’assécher (Laulom et al., 2016). Les problèmes réels à résoudre
incarnés par les référents­métier agissent en retour sur la configuration du « dialogue
social » qui se déplace autour de la qualité du travail.
Cette nouvelle organisation fonctionne de manière autonome depuis deux ans.
Une centaine de problèmes relevés par les référents des différentes équipes ont
pu être discutés, traités et validés par les agents de terrain concernés (Bonnemain,
2020). La direction s’est engagée dans l’extension du dispositif à d’autres service de
la collectivité, en s’appuyant sur l’expérience acquises des référents pour organiser
avec eux la généralisation au-delà du service. C’est là à nouveau un développement
substantiel de leur pouvoir d’agir dans et sur l’organisation, au sein d’un rapport de
subordination ré-ouvert et régénéré, paradoxalement en développement, autrement
dit en mal de transformations nouvelles.

Conclusion : mettre ses affects au service de la normativité,


une voie d’émancipation ?
Pour conclure, l’expérience décrite ci-dessus montre d’abord qu’une nouvelle
histoire de la subordination est possible dans cette organisation. Bien sûr, rien ne

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Régénérer l’histoire des affects dans l’institution 141

prémunit cette nouvelle organisation contre un retournement, une victoire des


anciennes normes de fonctionnement sur celles qui prévalent en fin d’interven-
tion. Tout cela reste très vulnérable. Si ce renouvellement de l’histoire est possible,
elle ne l’est que par la médiation d’une expérience éprouvée ensemble, entre les
éboueurs, leur hiérarchie et les organisations syndicales : l’histoire des affects
éprouvés et repris dans le dialogue institué autour des critères de qualité pour
transformer le travail et son organisation. On suivra ici Canguilhem : « L’illusion
capitaliste consiste peut­être à croire que les normes sont définitives et universelles,
sans penser que la normativité ne peut-être un privilège » ([1947] 2015, p. 306), en
l’occurrence, celui des dirigeants. Cette illusion « rationnelle » de l’employeur, qui
croit pouvoir décider de l’extérieur du contenu de l’activité professionnelle, ne peut
être levée par l’illusion contraire d’une normativité déterminée uniquement par
des professionnels de terrain. Dans l’expérimentation rapportée ici, les éboueurs
ont pu contrebalancer ce privilège en étant « autorisés » à leur niveau à définir les
problèmes à résoudre, en se voyant attribué pour cela, dans leur activité de réfé-
rent­métier, de nouvelles fonctions et de nouvelles tâches officielles. Ce faisant,
ils font alors davantage autorité sur leur travail aux yeux des dirigeants. Lorsque
l’expérience faite à cette occasion fait changer l’allure des situations de travail, ils
peuvent alors réaliser qu’ils ont une fonction sociale pour définir ce qu’est le travail
« bien fait » dans l’organisation, que leur voix compte pour quelque chose. C’est un
sentiment capital pour la santé (Coutrot, 2017 ; Bonnefond & Clot, 2018). Au cours
de ce processus qui met au travail les rapports de subordination habituels, la
hiérarchie est d’abord confrontée à la crainte de perdre ce monopole dans la défi-
nition des critères du « bien faire ». Cette perte est associée, semble-t-il, au risque de
faire reculer le pouvoir de décider.
Mais l’expérimentation rapportée montre surtout autre chose : cela donne plus
le pouvoir de « se déterminer » en tant que Direction autour des situations réelles
de travail. Il devient possible de prendre des décisions plus ajustées aux situations
réelles par la médiation d’un collectif de travail qui est devenu une source d’ins-
truction et de délibération autour de la qualité du travail. Les conflits institués par
l’intervention autour de la qualité du travail n’invalident donc pas l’usage par les
concepteurs – Direction, chef d’équipe, manager, etc. – d’un management rationalisé,
des outils numériques et des nouvelles technologies. Ces artefacts technologiques
peuvent offrir d’incomparables ressources pour saisir des données jusqu’alors dif-
ficiles à objectiver. Et il n’est donc pas inéluctable qu’ils deviennent des relais d’une
rationalité instrumentale foulant la conflictualité des critères du travail « bien fait ».
Bien au contraire pourrait-on ajouter. La technologie n’est pas obligée de prendre le
relais de la technostructure pour être utilisée comme un levier d’action et de contrôle
des procès, du travail et des salariés. Elle peut devenir un puissant moyen pour
poursuivre le travail jamais achevé d’instruction du réel, de découverte d’angles
morts, de création de nouvelles normes. Lesté par le travail concret – ce qui est fait,
ce qui aurait pu être réalisé, ce qui est empêché – et l’institution d’un dialogue sur la
qualité du travail, le « management agile » peut alors faire face autrement à la com-
plexité, l’interdépendance, l’incertitude, l’anticipation. Il existe donc une voie entre
une acceptation béate du progrès et une critique radicale d’une domination indé-
niable : la création de liens spécifiques aux formes multiples permettant non pas de

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142 Émotions, affects et institutions

produire de l’unité factice mais de la division instituant un être-ensemble (Loraux,


2019) ou encore une séparation liante du tous uns (Abensour, 2009).

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Troisième partie

Protagonisme en histoire
et personnalisation en psychologie

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Quelques pistes de réflexion sur le protagonisme
féminin pendant la Révolution française

Caroline Fayolle

De récents travaux se sont notamment approprié la notion de protagonisme


élaborée par l’historien de la Révolution française Haim Burstin pour saisir les méca-
nismes socio-politiques de la fabrique du sujet révolutionnaire (Burstin, 2013)1. Pour
autant ces études interrogent peu l’expérience spécifique vécue par les femmes enga-
gées dans des processus révolutionnaires. Notre propos vise à lancer quelques pistes
de réflexion pour mettre à l’épreuve du genre la notion de protagonisme. Trans­
formées par l’événement politique, ces femmes expérimentent un nouveau rapport à
soi qui peuvent les conduire à contester le rapport de domination entre les sexes afin
d’advenir et d’être reconnues comme des sujets actifs dans la Cité.
L’historiographie des femmes et du genre a souligné la pluralité des engage-
ments politiques féminins pendant la Révolution française. Alors même qu’on leur
dénie le statut de citoyennes actives, des femmes s’organisent en clubs politiques,
participent aux insurrections, pétitionnent et revendiquent leur appartenance au
peuple souverain (Godineau, 1988)2. Comme l’ont montré des travaux récents,
nombre de femmes tentent de redéfinir les frontières de la citoyenneté de manière
à ce qu’elles ne soient pas circonscrites à l’exercice du droit de vote. Elles estiment
mériter le titre de citoyennes de par leur rôle social essentiel en tant que travailleuses,
militantes de sociétés populaires ou encore mères éducatrices républicaines (Jarvis,
2014 ; Plumauzille, 2016 ; Fayolle, 2017a). Sans revenir ici sur les différentes formes
d’engagement féminin, on se propose d’interroger la spécificité et les limites du pro-
tagonisme féminin en comparaison avec celui qui est généralement pensé comme
« générique » mais qui est en réalité masculin. La notion de « protagonisme » vise à
comprendre comment une conjoncture révolutionnaire transforme la vie et l’identité
d’individus anonymes et les incite à devenir des acteurs à part entière de la vie de la
Cité. Leur prise de conscience d’une capacité d’agir politique s’accompagne d’une
prise de parole dans l’espace public et d’une reconnaissance par les autorités de leur
participation au processus révolutionnaire (Burstin, 2013, p. 152-159). Analyser des
trajectoires protagonistes suppose ainsi d’étudier à la fois les mécanismes d’attrac-
tion vers la vie politique qui conduisent à des engagements et à la fois l’« économie
de la reconnaissance » qu’ils suscitent (Deluermoz & Gobille, 2015b, p. 16).

1. Sur la mise à l’épreuve de la notion de protagonisme par d’autres terrains d’enquête, voir Q. Deluermoz
et. B. Gobille (dir.) (2015a).
2. Voir également, « La prise de parole publique des femmes pendant la Révolution française », numéro
spécial des Annales historiques de la Révolution française (n° 344, avril-juin 2006) et les ouvrages de
synthèse de J.-Cl. Martin (2008 et É. Viennot (2016).

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148 Émotions, affects et institutions

Comment les femmes peuvent-elles se constituer en sujet révolutionnaire dans


un contexte où leur participation politique est sans cesse l’objet d’une entreprise
de délégitimation ? Pour esquisser une réponse à cette question, on se propose de
brièvement souligner en quoi le genre pose des freins à l’émergence d’un prota-
gonisme féminin, entraîne un coût pour celles qui aspirent à devenir des sujets à
part entière du processus révolutionnaire et enfin impose des limites à la reconnais-
sance officielle de leur action. Pour cela, on s’appuiera principalement sur un corpus
d’écrits de femmes révolutionnaires (pétitions, brochures, écrits autobiographiques
ou épistolaires) qui éclairent leurs pratiques politiques et leur attraction vers la vie
publique.

De l’engouement à l’engagement :
passer le seuil du protagonisme
Selon William Sewell (2015c, p. 143) « après l’été 1789, tout un chacun est un
homme nouveau, qu’il le veuille ou non »3. Cette expression pourrait faire oublier
l’avènement de « la femme nouvelle ». En effet, les femmes expérimentent elles
aussi un processus de politisation qui induit un nouveau rapport à soi. Alors que les
hommes ont laissé de nombreux récits qui témoignent de la manière dont la Révo-
lution a modifié leur quotidien et leur conception du monde, les occasions pour les
femmes de s’exprimer à ce sujet sont très rares. Pour cette raison, les témoignages
laissés par Rosalie Jullien (1745-1824) et Théroigne de Méricourt (1762-1817) sont des
sources précieuses. Elles permettent de mettre en lumière les difficultés, propres aux
femmes, pour passer le seuil du protagonisme, tout en montrant en quoi la Révolu-
tion est aussi un bouleversement intime4.
Les événements révolutionnaires ont une incidence concrète sur le quotidien
de Rosalie Jullien, épouse et mère de deux acteurs politiques révolutionnaires :
le député jacobin Marc-Antoine Jullien (de la Drôme) et Marc-Antoine Jullien (de
Paris). Et cela en premier lieu parce qu’ils l’obligent à mener pendant plusieurs
mois la vie d’une femme élevant seule un jeune enfant (son second fils Auguste)
dans le Paris révolutionnaire5. Les lettres envoyées à son époux et à son fils aîné
révèlent le pouvoir d’attraction qu’exercent les affaires publiques sur Rosalie Jullien.
Consciente de vivre un moment « historique », elle assiste assidument aux séances
de l’Assemblée nationale, lit la presse, participe aux fêtes civiques. Elle expérimente
un enthousiasme chaque jour grandissant pour la politique (Fayolle, 2014). Au matin
de la journée révolutionnaire du 10 août 1792, elle écrit à son mari : « Les affaires
d’État sont mes affaires de cœur ; je ne pense, je ne rêve, je ne sens que cela » (Jullien
de la Drôme, 1881, p. 217). Cependant, cette politisation, aussi intense soit-elle, ne
conduit pas Rosalie Jullien à s’exprimer publiquement. Sa parole reste circonscrite

3. William Sewell dans le cadre du débat conduit par Q. Deluermoz et B. Gobille (2015b, p. 143).
4. Cette correspondance a été l’objet d’une réédition par A. Duprat (2016).
5. En 1791, son époux est en effet député suppléant pour le Dauphiné. Son fils aîné est envoyé à la
même période en Angleterre.

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Quelques pistes de réflexion sur le protagonisme féminin… 149

au cercle intime de la famille. Elle se définit avant tout, non pas comme une actrice,
mais comme une spectatrice de la révolution en train de se faire (p. 241).
C’est bien son statut de mère et d’épouse qui semble constituer le principal
obstacle à la transformation de son engouement pour la Révolution en engagement
politique. Tout au long de sa correspondance avec son mari, Rosalie Jullien semble
écartelée entre sa volonté de laisser la politique envahir sa vie et l’injonction sociale
à se cantonner aux affaires domestiques. Aux périodes où elle fréquente les assem-
blées, succède des moments de retrait : « je ne lis presque plus, je me paralyse, ou
plutôt je me rends à ma véritable et naturelle destination, aux soins de l’éducation
de mon cher Auguste et à mes fuseaux » (Jullien de la Drôme, 1881, p. 35). Quand
son enthousiasme pour la chose publique prend le dessus, elle tient tête à son
époux qui la convie à cesser de parler de politique (p. 194). Au retour de son époux
au domicile conjugal, l’ordre sexué semble se reconsolider. Rosalie Jullien écrit à
son fils : « Je ne suis pas allée à l’Assemblée depuis ton départ. Ton papa, que j’ai
vu tous les soirs, en paraît moins mécontent » (p. 304). Ainsi le processus de poli-
tisation de Rosalie Jullien vient buter sur les normes de féminité. Ce protagonisme
empêché témoigne du poids du genre qui se manifeste ici par des rapports de pou-
voir au sein de la famille.
Contrairement à Rosalie Jullien, Théroigne de Méricourt ne vit pas dans le cadre
conjugal, ce qui n’est pas sans incidence sur sa trajectoire. Née dans le pays arden-
nais, elle voit sa vie bouleversée par la Révolution française6. La première étape de
sa politisation s’enclenche dès l’été 1789 : « Au Palais Royal, où j’allais presque tous
les jours me promener, j’assistais à cette aurore des temps nouveaux. Ce qui me
frappait le plus, c’était un air de bienveillance générale. […] Pour peu qu’on eût
de sensibilité, il n’était pas possible de voir un pareil spectacle avec indifférence »
(Strobl-Ravelsberg, 1892, p. 120). À l’inverse de Rosalie Jullien, Théroigne de Méri-
court est peu instruite. Ne disposant pas d’une grille de lecture pour interpréter les
événements, elle se laisse « instinctivement » portée par l’effervescence générale :
« Un instinct, un sentiment vif, que je ne savais pas définir, me faisait approuver la
Révolution, sans trop savoir pourquoi, car je n’avais aucune instruction » (p. 118).
Dès lors, elle décide de se rendre journellement aux séances de l’Assemblée nationale
qui lui sert d’école. Elle y fait sien le vocabulaire politique et y expérimente « des
émotions d’une nature élevée » (p. 120).
Théroigne de Méricourt n’entend pas rester une simple spectatrice de la Révolu-
tion. Très rapidement, elle se constitue un réseau parmi les députés. Proche notam-
ment de Gilbert Romme, elle participe à la Société des amis des Lois, puis à la Société
fraternelle des amis de la Constitution. Peu à peu son engagement se concrétise par
des prises de parole publiques. Pour mieux signifier que la Révolution a modifié en
profondeur son identité, elle porte publiquement le costume qui la rendit célèbre :
celui de l’amazone. Par ce vêtement « fétiche » (Roudinesco, [1989] 2010, p. 138), elle
promeut un modèle guerrier de « femme nouvelle » qui remet en cause frontale-
ment les normes de féminité. Prenant elle-même les armes lors de l’insurrection

6. Deux biographies ont été consacrées à Théroigne de Méricourt : H. Grubitzsch et R. Bockholt (1991)
et É. Roudinesco ([1989] 2010).

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150 Émotions, affects et institutions

du 10 août, elle milite pour l’engagement de la France dans la guerre et va jusqu’à


revendiquer la constitution d’une armée d’amazones.
La comparaison du parcours de Rosalie Jullien et de Théroigne de Méricourt
témoigne de plusieurs similitudes dans les premières étapes de leur processus de
politisation. Toutes deux vivent la Révolution comme une discontinuité dans leur
existence qui vient modifier en profondeur la perception qu’elles ont d’elles­mêmes.
Toutes deux font l’expérience de nouvelles émotions qui les attirent toujours plus
fortement vers la vie publique. Cependant, alors que la première reste au seuil du
protagonisme du fait d’un rappel à l’ordre dans le cadre de la famille, la seconde ose
devenir une actrice politique à part entière au risque d’enclencher un rappel à l’ordre
exprimé, cette fois, dans la sphère publique. De fait, Théroigne de Méricourt devient
la cible de la presse royaliste qui la dépeint comme une prostituée et en fait l’incarna-
tion de la déviance morale de la Révolution. Son sort tragique, – elle sombre dans la
folie après plusieurs humiliations dont une fessée publique devant la Convention ‒,
démontre de manière implacable que la transgression du genre appelle la répression.
Ainsi pour les femmes, le choix de devenir protagoniste, parce qu’il implique de
contester un rapport structurel de domination, a la première spécificité d’être en soi
un acte socialement illégitime et donc coûteux.

Les limites de la reconnaissance


Si les femmes se sont massivement engagées dans la Révolution, peu d’entre
elles ont obtenu cette reconnaissance qui ferait d’elles des protagonistes à part
entière. L’exception la plus notable est la célébration officielle du rôle des femmes
du peuple dans les journées insurrectionnelles du 5 et 6 octobre 1789. Pour autant,
comme le souligne Burstin, « ces femmes n’obtiennent aucune reconnaissance indi-
viduelle digne de ce nom : au panthéon féminin des gloires révolutionnaires, il n’y
a pas de place que pour un protagonisme anonyme, collectif et sans identité spéci-
fique » (2013, p. 302). De plus, l’octroi de médailles aux héroïnes d’octobre est para-
doxalement l’occasion pour les autorités de renvoyer les femmes à leur statut de
« mères de famille »7. Pour autant, le protagonisme féminin des journées d’octobre
va encourager d’autres femmes à prendre part à la vie politique. Dans le numéro du
30 novembre 1789 des Étrennes nationales des Dames, une femme anonyme rappelle
que « le 5 octobre dernier, les parisiennes ont prouvé aux hommes qu’elles étaient
pour le moins aussi braves qu’eux, et aussi entreprenantes ». Cette référence au
5 octobre vient appuyer des revendications qui sont bien plus transgressives comme
une représentation politique des femmes à l’Assemblée nationale et le « partage des
devoirs et des honneurs patriotiques » avec les hommes8.
Au déficit de reconnaissance s’ajoute pour les femmes révolutionnaires un
déni de légitimité. En novembre 1791, un article du journal Les Révolutions de Paris
conteste le droit des femmes de pétitionner. L’auteur écrit : « Nous l’avons déjà dit,
et nous sommes fâchés d’être obligés de le répéter ; chaque sexe a ses devoirs bien

7. « Commune de Paris, extrait du registre des délibérations du Conseil-Général », 1793.


8. Étrennes nationales des dames, « Lettre de Mme La M. de M… », 30 novembre 1789.

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Quelques pistes de réflexion sur le protagonisme féminin… 151

spécifiés […]. Les lois de la modestie consignent les femmes dans leurs ménages,
ou au sein de leurs familles »9. Des femmes révolutionnaires de la commune de
Dornecy (Nièvre) s’insurgent contre ces propos qui, selon elles, tendraient à consi-
dérer les femmes comme « des êtres purement passifs, de véritables automates10 ».
En février 1793, c’est contre les clubs politiques féminins qu’argumente Prudhomme
dans les Révolutions de Paris. Un de ses articles fait réagir les femmes des clubs de
Dijon et de Lyon qui défendent leur droit à ne pas rester de simples spectatrices de
la Révolution. Elles écrivent : « Nous ne nous bornons point, citoyen Prudhomme,
à chanter l’hymne à la liberté, comme vous nous le conseillez ; nous voulons exer-
cer des actes de civisme11 ». La délégitimation de leur droit à participer activement
à la Cité est vécue par les militantes de Dornecy, de Dijon et de Lyon, comme une
violence symbolique. Cette violence implique un processus de dé-subjectivation qui
ferait d’elles des individus purement « agis ». « Automates » ou simples ornements
des fêtes civiques, elles se réduiraient alors à des objets, incarnation d’une féminité
réifiée et instrumentalisée par les hommes révolutionnaires12.

Conclusion
Expérimentant un nouveau rapport à soi et des émotions propres à les attirer
vers la vie politique, des femmes de la Révolution française ont cherché à devenir
des protagonistes à part entière du mouvement révolutionnaire. Face aux normes
sexuées qui les situent à la marge de la Cité, elles vont témoigner d’une capacité
d’agir. Pour autant, les normes de genre posent des freins à l’émergence d’un prota-
gonisme féminin et entraînent un coût pour celles qui se risquent à revendiquer le
statut de sujet de la Révolution. Les femmes ont dû le plus souvent faire face à un
déni de reconnaissance et de légitimité. Leur processus de subjectivation politique
apparaît ainsi entravé par des discours qui les objectivent et tendent à les mainte-
nir dans un statut de passivité. La répression va au-delà des discours : le décret du
30 avril 1793 interdit aux femmes de combattre dans l’armée et le décret Amar du
30 octobre 1793 ordonne la fermeture des clubs politiques féminins. S’il a été désta-
bilisé par la capacité d’agir des femmes, l’ordre sexué se maintient.
Les modes de résistances exprimées par les femmes éclairent les logiques sexuées
implicites de la notion de protagonisme. Devant l’impossibilité d’être individuelle-
ment reconnu comme sujet révolutionnaire à part entière, certaines vont percevoir
l’expression d’une domination masculine qui se perpétue en dépit de la proclama-
tion du principe universel d’égalité. Dès lors, l’enjeu pour ces pionnières du fémi-
nisme de la Révolution française (à l’image d’Olympe de Gouge ou encore d’Etta

9. « À propos des femmes pétitionnaires », Les Révolutions de Paris, novembre 1791, reproduit in
É. Badinter (ed.), (1989, p. 81).
10. « Réponses des dames patriotes de Dornecy dans Les Révolutions de Paris », in É. Badinter (ed.),
(1989, p. 88).
11. « Protestations des citoyennes de Dijon et de Lyon contre les propos de Prudhomme dans Les Révo-
lutions de Paris, février 1793 », in É. Badinter (ed), (1989, p. 88).
12. Sur l’objectivation et la réification des corps féminins dans les représentations révolutionnaires,
voir J. Landes (2001).

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152 Émotions, affects et institutions

Palm d’Aelders pour ne citer que les plus célèbres) n’est pas tant de s’intégrer dans
un modèle de citoyenneté prédéfini par les hommes, que de le questionner et de
créer une conflictualité13.

Références
Badinter, É. (publié par) (1989). Condorcet, Prudhomme, Guyomar … Paroles d’hommes
(1790-1793). Paris : POL.
Burstin, H. (2013). Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution
française. Paris : Vendémiaire.
Collectif (2006). La prise de parole publique des femmes pendant la Révolution
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‘‘ordinaires’’ et politisations ‘‘extraordinaires’’. » Politix, 112(4), 9-29.
Deluermoz Q., & Gobille, B. (2015b). « Protagonisme et crises politiques. Histoire et
sciences sociales. Retours sur la Révolution française et février-juin 1848. Entre-
tien avec H. Bertin, I. Ermakoff, W.h. Sewell, T. Tackett. » Politix, 112(4), 131-165.
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de Madame Jullien de la Drôme. In A.-C. Ambroise-Rendu, A-E. Demartini,
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la Révolution française. Comment s’en sortir ? » Le sexe de la révolution, 5, 78-92.
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Pfaffenweiler: Centaurus­Verlagsgesellschaft.
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(1791-1793). Paris : Calmann-Lévy.
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de Suzanha Desan. Madison (WI): University of Wisconsin-Madison.
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Martin, J.-C. (2008). La révolte brisée : femmes dans la Révolution française et l’Empire.
Paris : Armand Colin.

13. Sur cette question, voir C. Fayolle (2017b).

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Quelques pistes de réflexion sur le protagonisme féminin… 153

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Saint-Just, personnage politique révolutionnaire
et la notion de personnalisation en psychologie

Régis Ouvrier-Bonnaz

Dans cette présentation, nous mobilisons le concept de personnalisation, déve-


loppé en psychologie par Philippe Malrieu (1912-2005), pour interroger l’opportunité
de relancer le dialogue, souhaité dès 1938 par Lucien Febvre, entre les psychologues
et les historiens. Pour illustrer ce concept Malrieu prend l’exemple de l’engagement
de Saint­Just (1767­1794) pendant la Révolution française justifiant ainsi son choix :
compte tenu de la brièveté de la vie de Saint-Just il n’y a pas de séparation possible
entre le temps de l’apprentissage et de l’action, d’où une conjonction quasi parfaite
dans le temps entre écriture, parole et action révolutionnaire qui facilite l’approche
et l’étude du travail de personnalisation1.
Dans ce contexte d’unification, la lutte politique développe « des traits de
personne, originaux, des modes de dépassement de soi qui ne sont qu’en germe
dans d’autres conduites sociales » (Malrieu, 2003, p. 152). Privilégiant une perspec-
tive dynamique où les conflits agissent, Malrieu précise que « la personnalisation
concerne toutes les situations qui exigent critique, changement dans les structures
du milieu et dans celles des activités, sous le contrôle d’une interrogation au sujet
des valeurs : de celles que l’on avait adoptées, lesquelles faut-il conserver ? Et par
quoi remplacer celle que l’on juge source d’aliénation ? » (2003, p. 10). Pour lui, en
refusant de disjoindre liberté politique et égalité sociale et en se donnant pour objec-
tif de préparer l’individu à devenir un contre-pouvoir face au pouvoir des institu-
tions, Saint-Just « a poussé très loin l’acte de personnalisation au travers de la vie
politique » (idem, p. 136).
Nous étudierons comment Saint-Just, à l’occasion de la crise qu’a pu représenter
pour lui la Révolution Française, a tenté de mettre à distance ses conduites anté-
rieures et chercher à formuler les problèmes nouveaux qui se posaient à lui. Pour
cela, nous nous appuierons sur ses textes littéraires et les textes qui se rapportent à
ses premiers exercices politiques répertoriés par Miguel Abensour et Anne Kupiec
(2004) dans les sections I et II des œuvres complètes de Saint-Just. « L’esprit de la
Révolution et la constitution de France », publié en juin 1791, étant selon eux « le bil-
let d’entrée de Saint-Just sur la scène politique de la Révolution » (2004, p. 362). Dès
lors, nous considérons ce texte comme un marqueur de la fin de la période d’auto-
nomisation/affiliation caractéristique du travail de personnalisation tel que le définit
Malrieu (1995) – son élection à la Convention, le 5 septembre 1792, comme cinquième
représentant du département de l’Aisne, entérinant définitivement la fin de cette

1. « Il n’eut donc qu’une vie, qui dura vingt-six ans et onze mois. C’est le temps qu’il eut pour tout
faire » (Gratien, 1968, p. 23).

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156 Émotions, affects et institutions

période définie par Abensour comme période précritique dans l’évolution de Saint­
Just2. Ce faisant, nous essayons d’établir une base de discussion entre le concept
de personnalisation en psychologie et celui de protagonisme en histoire défini par
l’historien Haïm Burstin (2010) dans ses travaux sur la Révolution française comme
l’étude de la construction de la subjectivité à travers la manière dont l’histoire affecte
les acteurs impliqués dans un processus révolutionnaire, l’individu mobilisant des
ressources psychologiques qui passent par la parole et la mise en scène de soi. Pour
cet auteur, la Révolution française, en favorisant l’installation d’un nouveau régime
de discontinuité, « ouvre tout un champ de possibilités à ceux qui savent le mieux
s’accorder au diapason du changement et s’adapter à un rythme non linéaire propice
à l’essor d’un protagonisme individuel au sein de l’événement » (2018, p. 87)3.
Malrieu, s’interrogeant sur le lien tissé entre transformation sociale et restructu-
ration des opérations psychologiques, précise qu’il y a « une circularité, comme un
enveloppement réciproque, des activités psychologiques et du fonctionnement des
institutions » (1994, p. 83). D’une certaine façon, paraphrasant Pierre Serna (1993),
il s’agit ainsi de tenter d’historiciser le concept de personnalisation en replaçant le
destin de Saint-Just, ses années de formation, son entrée dans la Révolution, dans
des perspectives élaborées à partir de groupes plus vastes et d’enjeux politiques ou
de périodes dépassant le cadre de son existence. Comme le précise Albert Soboul
parlant de Saint-Just, « le sens du développement d’une pensée dépend non du
rapport de ce développement à son origine ou à son terme mais du rapport entre
l’évolution de cette pensée et celle des structures sociales et du champ idéologiques
(1968, p. 6)4.
En tentant de renouer le dialogue entre les psychologues et les historiens en
rapprochant les concepts de personnalisation et de protagonisme, nous nous situons
dans la continuité du psychologue Ignace Meyerson (1888-1983) qui a beaucoup
œuvré pour définir une psychologique historique qui permet d’opposer à l’idée
d’une saisie immédiate, existentielle, phénoménologique, des catégories mentales
et psychologiques, leur connaissance à partir des formes symboliques et des faits
historiques dans lesquels elles sont objectivées. Pour Jacques Revel, c’est « cette
historicité essentielle des objets de la psychologie qui autorise à la définir comme
une anthropologie historique » (1996, p. 232).

2. Sur cette période (1789-1791), voir les travaux de B. Vinot et la présentation de sa thèse (1985). Voir
également M. Dommanget (1966) sur l’importance des conditions de vie en Picardie pour la formation
de certaines idées de Saint-Just sur la propriété et les excès des nantis.
3. Dans une perspective proche, T. Tackett (1997) étudie sur une période allant du 5 mai 1789 au mois
de juillet 1790 comment les députés du tiers en sont venus à penser in situ que le monde politique et
institutionnel qu’ils avaient toujours connu devait être reformé de fond en comble.
4. À noter que si A. Soboul convoque pour mener à bien cette entreprise des disciplines sœurs comme
le droit, l’économie ou la linguistique, la psychologie est absente de cette liste.

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Saint-Just, personnage politique révolutionnaire… 157

Ignace Meyerson, une approche « anthropologique


historique » à l’origine du concept de personnalisation
Lors d’un colloque tenu en 1960, Problèmes de la personne dont les actes ont été
publiés treize ans plus tard, Meyerson précise ce qu’il met derrière cette perspective
de recherche :
« l’histoire que nous avons tentée ici est une anthropologie historique, quelque chose
comme l’histoire de l’homme intérieur correspondant à l’histoire de l’homme exté-
rieur, de l’homme social, à l’histoire des civilisations et des faits de civilisation ; les
deux se correspondent, elles ne sont pas parallèles. Les fonctions psychologiques
ont une histoire et elles ont eu des formes diverses à travers cette histoire. Le temps,
la mémoire ont une histoire. L’espace a une histoire. La personne a une histoire. »
(1973, p. 474)
Pour Meyerson, les hommes sont dans l’histoire : ils font l’histoire et sont fait
par elle. Ce maillage dialectique favorise la compréhension de la façon dont chacun
déchiffre et interprète le monde et élabore les significations qui s’y rapportent. Il pré-
cise « que la psychologie de l’homme doive devenir en grande partie historique, cela
tient à la nature des fonctions psychologiques au niveau humain » (1953, p. 207).
En s’appuyant sur l’histoire, il cherche à appréhender ces fonctions psychologiques
de manière dynamique contestant l’idée que le principal de l’activité des hommes ne
serait fait que de simples réactions à des stimuli naturels ou de pulsions instinctives,
invariables dans le temps5. L’homme ne fait pas que s’adapter, il « est construction,
fabrication, artifice, œuvres. Le monde humain est un monde d’œuvres : effet dense
de l’activité ». Dès lors, « c’est ce monde des œuvres qui est la matière véritable
d’une exploration objective de la nature des hommes, il doit être pour la psycho-
logie humaine ce que le monde des phénomènes de la nature est pour la physique »
(p. 207). Chaque œuvre est spécifique et autonome, chacune vue comme un construit
« a sa matière propre, ses propres structures d’ensemble et ses propres formes élé-
mentaires, ses règles d’édification, son contenu significatif, quelque chose comme
sa propre valeur de réalité » (p. 208). C’est à travers les réalisations concrètes et les
rapports tissés entre les hommes pour mener à bien ces réalisations, que l’homme se
forme et se transforme.
« C’est en tant qu’expérience, suite d’expériences, enregistrements des expériences
que l’histoire concerne la nature humaine, qu’elle entre dans la nature humaine et
la fait. Expériences fixées et reprises, groupées, multiples mais rendues solidaires, et
dont l’homme s’est senti et se sent solidaire : toute cette participation au passé est
voulue, est organisée. » (p. 214-215).
La personne n’est saisissable que par ce qu’elle produit : ses actes et ses œuvres.
L’œuvre est tout à la fois le produit de la conduite, du travail et de l’expérience,
« le comportement ne peut être compris sans l’œuvre, et par conséquent l’examen
des œuvres, loin d’être dévolu à l’historien seulement, doit constituer la matière

5. Pour I. Meyerson parmi les fonctions psychologiques, il y a aussi le travail. Voir sur ce sujet le com-
mentaire du texte de I. Meyerson, Le travail, une conduite (1948) par R. Ouvrier-Bonnaz et A.Weill-
Fassina, paru dans la revue électronique Laboreal (2016, n° 2). En ligne : https://journals.openedition.
org/laboreal/2048

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158 Émotions, affects et institutions

principale de la recherche du psychologue » (Meyerson, [1951] 1987, p. 69). Dès lors,


Meyerson considère qu’il y a une véritable construction de la personne sur le
plan historique. Plus tard, Malrieu (1978), revendiquant l’ancrage de Meyerson, du
côté de l’anthropologie historique accorde lui aussi une importance toute particu-
lière à la notion d’œuvre pour penser et élaborer sa théorie de la construction de
la personne.

La construction de la personne chez Malrieu,


l’exemple de l’entrée de Saint-Just en politique
Malrieu, dans un ouvrage publié deux ans avant sa disparition en 2005,
La construction du sens dans les dires autobiographiques, revient sur les concepts de per-
sonne et de personnalisation qu’il a tenté de formaliser dès les années soixante-dix
à partir de plusieurs exemples dont celui de l’engagement de Saint-Just pendant la
Révolution française (2003, p. 136-155). Pour cet auteur, il faut dissocier travail de
subjectivation et de personnalisation et donc ne pas considérer le sujet comme étant
identique à la personne. Si la subjectivation implique un rapport aux autres et aux
milieux qui relève d’un processus d’identification et de renoncement, au­delà de
la mise à distance de ses propres activités, la personnalisation implique un travail
d’autonomie dans lequel émerge pour chacun la question du sens de ses actes et de
leur signification. Ainsi, « le sujet n’est pas la personne bien qu’il en soit l’origine »
(Malrieu, 1986, p. 103). Le processus de construction de la personne peut être appré-
hendé et étudié à travers ce qu’il nomme « les actes de personne » définis comme des
ruptures intentionnelles, délibérées, avec des normes préalablement établies dans
leurs différents milieux de vie apparaissant comme « une mutation dans les actions
du sujet » (Malrieu, 1995, p. 12). Ces actes de personne relèvent d’une réélaboration
des conduites : « Du sujet à la personne, s’introduit la conscience qu’un progrès est
possible, et qu’il dépend du moi, solidaire d’un nous, de le concevoir, de le projeter,
de le réaliser, faute de quoi il se déshumanise : peu ou prou, la conscience d’une his-
toire de l’humanité est inhérente à la personne qui éprouve le sentiment d’en être
responsable, qu’il dépend d’elle de créer un plus d’humanité » (p. 12).
Pour Malrieu (2003), quatre étapes caractérisent le processus de construction de
la personne politique, dont les trois premières nous intéresseront : l’autonomisation
du sujet à l’égard des institutions qui ont formés ses savoirs et ses attitudes, le regard
personnel porté sur l’histoire pour faire un premier travail de comparaison des situa-
tions sociales dans le temps, l’accès à une « conscience publique » par la pratique de
la raison à l’égard des situations vécues et des institutions6.

Constitution de Saint-Just comme personnage politique


Louis-Antoine-Léon Saint-Just est né le 25 août 1767 à Decize au hasard de
l’affectation de son père, maréchal des logis de la gendarmerie puis capitaine de

6. La quatrième étape qui se construit autour du rapport à établir entre raison et force pouvant être
abordée essentiellement à partir de 1793 elle n’est pas discutée dans ce texte.

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Saint-Just, personnage politique révolutionnaire… 159

cavalerie. À la retraite à l’âge de 52 ans, ce dernier gèrera la recette de la seigneurie


de Morsain à la suite de son beau-père tout en s’occupant parallèlement de la culture
des terres qu’il a héritées des siens dans le village de Nampcel dans l’actuel dépar-
tement de l’Aisne. Comme l’indique Soboul ([1957] 1970), « Saint-Just est donc issu,
par ses ancêtres, de cette paysannerie aisée de laboureurs et de fermiers, en même
temps receveurs de seigneuries qui formaient comme une bourgeoisie rurale » (p. 9).
Saint-Just a dix ans à la mort de son père en 1777. Dès lors, en compagnie de ses deux
sœurs, il est élevé par sa mère dans un environnement plutôt protecteur à Bléran-
court. Dans ce village, il vit au contact des paysans avec lesquels il noue de solides
amitiés, celle par exemple de Thuiller, nommé en février 1789 secrétaire de la muni-
cipalité de Blérancourt, dont l’influence sera déterminante.
Il fait ses études à Soissons au collège Saint-Nicolas tenu par les Oratoriens
jusqu’à l’âge de 18 ans, il y reçoit une éducation intellectuelle solide qui lui donne
une bonne connaissance des auteurs grecs et latins mais aussi français, en particulier
ceux de son siècle, et lui permet d’acquérir d’importants repères historiques. Gus-
tave Laurent dans son essai « Autour de Saint Just » paru en 1926 dans les Annales
Historiques de la Révolution Française fait l’hypothèse que son professeur de rhéto-
rique – Silvy – oratorien qui rompit avec l’ordre pour se marier en 1791 et devenir
accusateur public près du Tribunal criminel de l’Aisne, acteur durablement engagé
en politique, lui propose « une figure d’humanité » à laquelle il peut s’identifier
pour s’interroger sur ses avenirs possibles. Si on suit cette hypothèse, cette première
identification aurait fourni à Saint­Just des modèles possibles de soi au regard de
l’idéal de la culture classique dont il s’imprègne et des sentiments de fraternité
sociale mûris dans le milieu familial de son enfance au contact d’une communauté
paysanne marquée par les difficultés de la vie. Elle lui aurait permis, également, de
comprendre que l’accès à la culture pour utile qu’il soit ne peut se faire que s’il ne
met pas de côté la misère des autres. Le travail de comparaison où plusieurs choix de
vie sont proposés et débattus devient alors déterminant chez Saint-Just pour soutenir
les activités de personnalisation telles que les définit Malrieu.
À la fin de sa scolarité chez les Oratoriens en 1785, après avoir travaillé quelques
temps comme second clerc chez le procureur de Soissons, il s’inscrit à la Faculté de
droit de Reims en octobre 1987 où il aurait préparé une licence ès-lois. Dans cette
ville, il fréquente la petite bourgeoisie locale où l’attrait pour le libéralisme est d’ac-
tualité mais aussi les ouvriers et artisans qui militent pour une société plus égalitaire.
Si Saint-Just n’est pas encore en possession d’un ensemble cohérent de théories poli-
tiques et sociales, il commence au contact de toutes ces influences parfois contra-
dictoires, à entrevoir la possibilité de militer pour l’installation d’un régime prônant
la liberté et l’égalité (Soboul dit Derocles, 1937).
Pendant la période qui couvre sa sortie du collège de Soissons de son inscription
en Faculté, deux évènements sont déterminants pour comprendre l’évolution de ses
rapports aux autres et à son époque. Le premier lui donne l’occasion de faire l’expé-
rience du poids des normes sociales suite à une aventure amoureuse avec la fille
d’un notaire de Blérancourt, Louise Gellé, mariée rapidement avec le fils du rece-
veur de l’enregistrement du canton pour la soustraire à la fréquentation avec Saint-
Just jugée scandaleuse. Pendant cette période où il expérimente l’absurdité de la

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conduite humaine à travers un contrôle social étroit des mœurs, il écrit un mémoire
sur les seigneurs du château de Coucy, commune proche de Blérancourt, qui lui fait
prendre conscience du « poids de la féodalité locale et les traits saillants de la domi-
nation propre à l’Ancien Régime… et [d]es effets sur les plus pauvres, notamment
en matière de subsistances » (Kupiec, 2012, p. 104)7.
Au printemps 1786 se produit le second événement significatif de son entrée en
résistance. Cet événement assimilable à une rupture intentionnelle délibérée avec
les normes sociales en vigueur dans son milieu de vie est caractéristique de ce que
nous avons défini à la suite de Malrieu (1995, p. 10) comme des « actes de personne »,
sorte de « réélaboration des conduites dans les milieux de vie … [qui] apparaît en
somme comme opérant ne mutation dans les actions du sujet … [et] suppose la
différenciation des activités où s’aliènent les potentialités des sujets et celles où elles
pourront se réaliser » (p. 12). Saint-Just a 19 ans quand il s’enfuit du domicile familial
en emportant une partie de l’argenterie de sa mère. Arrêté, il est placé de force, à la
demande de sa famille, dans une maison, rue Picpus à Paris, dont le statut est incer-
tain. Il y reste jusqu’en mars 17878. Chez Saint-Just, cette désertion du milieu familial
sous-tendue par un ensemble de représentations de ce qu’il imagine alors pouvoir
ou devoir être sa vie et dont rend compte le vol de l’argenterie familiale lui permet
alors de tisser un lien avec les luttes sociales en train d’émerger dans la contestation
de l’Ancien régime. Cet acte, sorte de mise à distance à l’égard de ses activités anté-
rieures, déjà initiée après le conflit généré par son rejet de la société bourgeoise de
Blérancourt, l’engage dans un processus de différenciation moi/autrui qui lui per-
met de continuer à s’affirmer comme différent.
La recherche de nouvelles significations inhérentes au travail d’autonomie reven-
diqué prend alors tout son sens dans le travail d’écriture d’un long poème de vingt
chants, Organt, publié en septembre 1789, quelques semaines avant l’ouverture des
États-Généraux.
L’écriture de ce poème, sorte de proclamation qui marque sa volonté de faire
quelque chose de sa vie est une ode à « une nouvelle morale », qui rompt « avec
la morale traditionnelle ». Ce poème faute d’avoir été relié aux deux événements
évoqués précédemment a conduit la plupart de ses biographes à lui accorder peu
d’intérêt. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas la qualité littéraire de l’écrit mais ce qu’il
nous donne à voir du travail de désaffiliation/affiliation propre au processus de per-
sonnalisation à l’œuvre dans cette écriture et plus particulièrement si on suit Malrieu
(2003), l’autonomisation du sujet à l’égard des institutions qui ont formés ses savoirs
et ses attitudes.

7. Ce mémoire comprend deux parties. Une courte description du château à la fin du XVIIIe siècle, une
longue partie (fin de la page 2 à la page 125) décrivant l’histoire de la terre et des seigneurs de Coucy
dont les faits et gestes sont racontés. Cette description est l’occasion d’étudier plus généralement la
féodalité.
8. Levée d’écrou en date du 30 mars 1789 – Archives de la Préfecture de Police [A-B/373].

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Saint-Just, personnage politique révolutionnaire… 161

Saint-Just et la recherche de nouvelles significations :


les premiers écrits littéraires
Ce poème de vingt chants met en scène le chevalier Organt, bâtard de l’arche-
vêque de Sens, Turpin. Son action s’inscrit dans la guerre sainte menée par Charle-
magne contre les hérétiques saxons pour les convertir. Ce dernier est identifié sous
le sobriquet de « Monsieur le Magne » ou de manière encore plus familière celui de
Charlot9.
Il prit un jour envie à Charlemagne
De baptiser les saxons mécréants :
Adons, il s’arme, et se met campagne
Suivi des Pairs et des Paladins francs10
Dans ce poème défini comme une œuvre cynique, c’est la sottise des puissants
qui est condamnée11. Saint-Just par la voix du personnage d’Antoine Organt y met en
cause l’ordre établi. Il s’agit pour Saint-Just de dénoncer les illusions qui enchaînent
« l’humanité ignorante » :
« Aboyer, dénoncer, mordre à belles dents, fouler aux pieds les opinions reçues, les
préjugés, bafouer les institutions communément respectables, ou plutôt leur arra-
cher leur apparence de respectabilité tel est le travail auquel s’emploie le poète […]
Dénoncer les figures ou les modèles identificatoires et ainsi de libérer l’homme des
chimères politiques ou religieuses qui les asservissent. » (Abensour, 2004, p. 21-22)
Se souvenant des conditions de vie des paysans de son enfance, sa condamnation
du roi est sans appel :
D’un bras débile et flétri de misère,
Le laboureur déchire en vain la terre ;
Le soir il rentre, et l’affreux désespoir
Est descendu dans son triste manoir :
Il voit venir sa femme désolée.
« Notre cabane est, dit-elle, pillée »
« Et qui l’a fait ? dit l’époux plein d’effroi,
Et qui l’a fait ? qui l’a voulu ? Le Roi ! »12
Selon Abensour, pour l’auteur de l’Organt,
« l’événement révolutionnaire fut le choc historique qui transforma le désespoir
découragé en désespoir indigné qui convertit l’humeur cynique en enthousiasme de
la vertu, métamorphosant du même coup le héros cynique en héros stoïcien,
effectivement enthousiaste de la vertu et de la nature. » (p. 25)
Dans ce pamphlet qui fait scandale où il faut reconnaître dans le personnage de
Charles, Louis XVI, et dans celui de Cunégonde, Marie­Antoinette, la critique de

9. Voir concernant cet écrit l’analyse de M. Abensour (2005). Repris sous le titre Saint-Just, poète
cynique ? Dans M. Abensour, Le cœur de Brutus (2019, p. 259-272).
10. A.-L. de Saint-Just (2004, p. 122).
11. Le cynisme est une école philosophique fondée au Ve siècle av. J.-C. contestant l’artificialité des
normes sociales : propriété privée et représentation de la richesse, mariage, statuts, appartenances
sociales. Voir sur ce sujet, l’article de J.-M. Roubineau (2019).
12. A.-L. de Saint-Just (2004, p. 262).

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162 Émotions, affects et institutions

l’Église et de la royauté est sans concession. La sottise, « a d’une main la crosse d’un
Prélat, de l’autre un sceptre ». Ce poème qui adopte une forme héritée de la tradition
cynique puisée dans sa connaissance classique de la culture grecque et romaine est
une ode à l’amitié et à la fraternité qui scelle chez Saint­Just, la fidélité à ce qu’il ima-
gine être un groupe d’appartenance possible. L’adhésion aux valeurs de ce groupe
librement choisi va déterminer sa posture révolutionnaire, ses engagements et ses
actions. Ce poème dont on peut raisonnablement penser qu’il porte la marque de
la remise en cause de ce que Saint-Just a construit dans sa formation intellectuelle,
s’inscrit dans un processus à double face : affiliatif par l’utilisation de la culture
classique reçue et assumée à travers l’utilité qu’elle confère, conflictuel à travers la
mise à distance de la vie qui s’offre à lui. Dans l’Organt, le travail du législateur
dont Saint-Just ne cessera de noter l’importance dans ses écrits ultérieurs apparaît
au chant III :
« Pour un moment je suis Roi de la terre ;
Tremble méchant, ton bonheur va finir »
[… ]
Du riche altier qui foule l’indigent
Ma main pesante affaisserait l’audace ».13
Deux textes font écho à l’Organt. Le premier, « La raison à la morne [morgue]
», court texte non daté également d’inspiration cynique écrit alors qu’il se cache
à Paris pour échapper à la police suite à la publication de l’Organt. Un fait divers
banal qui se passe en avril 1789 à Strasbourg fonde ce premier texte : un mari bafoué
(Kornmann) fait enfermer sa jeune femme pour adultère, elle sera libérée après une
intervention de Beaumarchais et le mari condamné. Saint-Just y dénonce la sottise et
l’hypocrisie de la Cour et de l’Église, la tradition cynique étant illustrée par la pré-
sence de la Raison à la morgue14. Le second, « Arlequin et Diogène », est une pièce de
théâtre d’un jeune homme formé aux humanités classiques. Il y met en garde le lec-
teur, « n’allez pas penser que tout ici n’est que pour s’amuser » et précise sa propre
trajectoire à travers le personnage d’Arlequin :
« Jusqu’à présent je n’ai fait que faux pas ;
J’ai promené ma course sans voir goutte.
Mais la raison vient éclairer ma route.
Tout ici-bas n’est que déloyauté,
Aveuglement, sottise, fausseté. »15
Il y reprend sa critique du monarque et aborde la question de la folie et du bon-
heur pour célébrer la Raison. Comme le signale Malrieu, « sa libération du principe
monarchique est un acte personnel préparé et porté par un mouvement social »
(2003, p. 140). La possibilité d’engagement dans le processus révolutionnaire qui
prend forme lors de la proclamation des États Généraux (5 mai 1789) lui donne
l’occasion, dès lors, de trouver du sens aux conflits vécus dans sa vie quotidienne et
à son engagement dans un mouvement de contestation pour dépasser ces conflits
et traduire ses oppositions en propositions. Nombreux sont les événements en cette

13. A.-L. de Saint-Just (2004, p. 140).


14. Voir à ce sujet B. Vinot (1991).
15. A.-L. de Saint-Just (2004, Scène II, p. 307).

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Saint-Just, personnage politique révolutionnaire… 163

année 1789 qui font faciliter cet engagement par la capacité d’ébranlement révolu-
tionnaire qu’ils recèlent et qui sont amplifiés par les mouvements de contestation
déclenchés par la crise des subsistances qui agitent de nombreuses villes et pro-
vinces : rédaction et recueil de plus de soixante mille cahiers de doléances (février-
avril ), élection aux États généraux (mars), proclamation de l’Assemblée constituante
(9 juillet) suivie de la prise de la Bastille le 14 juillet, abolition des privilèges et d’une
partie des droits féodaux (4 août), vote de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen (26 août), marche sur Versailles et assignation du roi (5­6 octobre) et ins-
tallation de l’Assemblée constituante à Paris (12 octobre), nationalisation des biens
du Clergé (2 novembre), création de la commune (14 décembre). Saint-Just initié aux
questions sociales et politiques de son temps entre de pleins pieds dans le courant
révolutionnaire et se prépare à y jouer un rôle actif.

Les premiers exercices politiques, l’affiliation politique


Saint-Just a vingt-deux ans et réside encore avec sa famille à Blérancourt quand il
écrit le premier des trois textes qui marquent son ancrage dans la vie politique locale.
Dans le cadre du décret créant les départements en février 1790, il prononce un « Dis-
cours sur le choix du chef-lieu du département de l’Aisne » (avril 1790) qui marque
son affiliation à un groupe, « c’est sous vos yeux que j’aurai fait mes premières
armes, c’est ici que mon âme s’est trempée à la liberté » (Saint-Just in Abensour, 2004,
p. 333). Les deux textes suivants, « Rapport sur l’affaire des biens communaux de
Blérancourt » (17 octobre 1790) et « Mémoire pour les habitants de Blérancourt contre
le sieur Grenet » (octobre 1791) s’inscrivent dans la même logique d’affiliation qui
l’éloigne de ce qu’il était.
Dans le premier texte, Saint-Just se fait le porte- parole de sa commune et de ses
habitants devant le tribunal de district siégeant à Coucy dans l’affaire opposant la
commune au sieur Grenet. Il préconise une négociation à l’amiable qui s’avère assez
vite intenable. Le ton s’étant durcit, le Directoire du département de l’Aisne auto-
rise la commune à plaider contre Grenet (arrêté du 21 octobre 1791). Saint-Just est
chargé par la commune d’établir le mémoire présenté lors du jugement. Il y prend
la défense des paysans contre Grenet. De fait, cette prise de position lui confère une
nouvelle identité en le faisant admettre dans un groupe auquel il va progressivement
s’identifier pour en assurer la représentation. C’est dans cette identification que va
se construire sa conception de la démocratie à partir du territoire de la commune
reconnu comme un espace délibératif qui ne porte pas atteinte à la souveraineté
révolutionnaire16.
Selon Sophie Wahnich, pour Saint-Just, « il s’agit bien de penser indissociable-
ment la nécessité de fabriquer les conditions de possibilité d’un espace délibératif
discontinu et un souverain indivisible … ». Elle ajoute que « d’emblée, Saint-Just
pense la commune non comme isolement d’intérêts locaux par rapport à l’intérêt
général, mais comme lieu de vigilance pour maintenir l’intérêt général. La commune

16. Issue des paroisses d’avant la révolution, la commune depuis la loi de décembre 1789 qui transfère
aux laïcs le pouvoir auparavant exercé par le prêtre est le plus petit territoire où le pouvoir du peuple
s’exerce.

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n’est pas un fief, elle est une communauté de veilleurs qui doit constamment penser
à protéger les droits naturels inaliénables et sacrés de l’ensemble du peuple, voire de
l’humanité » (2018, p. 107-108)17.
Saint-Just rêve et invente ainsi un art de vivre collectivement : « la communauté
des affections » qui lui donne des clés de lecture pour comprendre comment avec les
autres, il se construit politiquement : en prenant position contre les puissants et en
défendant les paysans, Saint­Just trouve un groupe auquel il peut s’identifier et du
même coup se constituer une identité nouvelle, « identité en rupture avec celle qui
lui était reconnue par la société conventionnelle » (Malrieu, 2003, p. 140). Ces textes
viennent marquer sa résolution à participer à une transformation des institutions
susceptibles d’imposer une autre vision de l’homme et de la vie en société. Cette
résolution prend forme dans l’écriture de L’esprit de la Révolution et de la Constitution
de la France ([1791] 2015).

La personnalisation entre pensée et pratique politique


Parallèlement aux deux textes où il s’engage aux noms des habitants de Bléran-
court pour défendre leurs intérêts il rédige, L’esprit de la Révolution et de la constitution
de France, publié en juin 1791 avec une épigraphe de Montesquieu dont il revendique
l’influence : « Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons
d’aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois, qu’on pût mieux sentir son bon-
heur … je me croirais le plus heureux des mortels ». Cet ouvrage introduit le travail
législatif de Saint-Just et en précise les intentions caractérisées « par la volonté de
penser et de toujours repenser au niveau de la théorie les problèmes que pose la pra-
tique politique » (Abensour, 1968, p. 245).
Ce qui nous intéresse ici, au-delà des dispositions proposées, ce sont les prin-
cipes qui guident et structurent ce projet de Constitution pour mieux comprendre les
enjeux auxquels Saint-Just se trouve confronté dans son projet de construction des
institutions de la liberté. Dans cet ouvrage où il affirme se chercher lui­même, il s’in-
terroge pour savoir s’il est libre et si la législation en vigueur mérite son obéissance :
« dans ce dessein, j’ai cherché le principe de l’harmonie de nos lois, et je ne dirais
point comme Montesquieu que j’ai trouvé sans cesse de nouvelles raisons d’obéir,
mais que j’en ai trouvé pour croire que je n’obéirais qu’à ma vertu »18. Si Saint-Just
mobilise la culture classique avec en toile de fond le tragique antique, c’est pour
mieux s’en écarter et se rapprocher des écrits des Lumières en accordant une place
particulière à la réflexion de Jean­Jacques Rousseau sur la nature de l’homme.
Il précise dans le chapitre III de la première partie ce que doivent être pour lui
les fondements de la Constitution, point d’orgue des États généraux de 1789 : « un
peuple est libre quand il ne peut être opprimé ni conquis, égal, quand il est souve-
rain, juste, quand il est réglé par des lois » (p. 382). S’il reconnaît l’importance des

17. En référence à deux discours de Saint-Just prononcés les 15 mai et 24 mai 1793 à la Convention en
tant que représentant du département de l’Aisne à la Convention : « Discours sur la division constitu-
tionnelle du territoire » et « Discours sur le maximum de population des municipalités ».
18. A.-L. de Saint-Just (2004, p. 364).

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dispositions prises depuis 1789 en faveur de la souveraineté du peuple cela se fait


encore sans condamnation de la monarchie. Son appréciation au regard de l’histoire
athénienne et romaine dont il se réclame comme bon nombre de révolutionnaires
repose sur un compromis19 : « la France s’est rapprochée de l’état populaire autant
qu’elle l’a pu, et n’a pris de la monarchie que ce qu’elle ne pouvait point ne pas
prendre ; toutefois la puissance exécutrice est restée suprême de façon à ne pas
heurter l’amour des rois » (p. 379).
Saint-Just discute les fondements de la Constitution : la liberté, l’égalité et l’unité.
La liberté s’identifie à la loi et ne fait qu’une avec la justice, « le fruit le plus doux de
la liberté c’est la justice » (deuxième partie, chap. 3). C’est ainsi que « la constitution
est le principe et le nœud des lois : toute institution qui n’émane pas de la constitu-
tion est tyrannie ; ce sont les lois civiles, les lois politiques, les lois du droit des gens
doivent être positives, et ne laisser rien soit aux fantaisies, soit aux présomptions
de l’homme » (p. 398).
Pour assurer la liberté de tous, l’égalité est nécessaire. Elle consiste en ce que
chaque individu soit une portion égale du souverain. Saint-Just demande ainsi
l’égalité politique mais pas encore l’égalité sociale même s’il pose les conditions
de celle-ci – cette égalité dépendant beaucoup des impôts (cinquième partie, cha-
pitre 13). Il est nécessaire de faire en sorte que la classe riche oisive paie des impôts
pour la ramener au rang des classes laborieuses. En effet, « les hommes qui tra-
vaillent se respectent »20. Progressivement va s’imposer dans ses écrits ultérieurs,
l’idée que l’égalité sociale est la condition des libertés individuelles et collectives et
le garant de l’installation d’une société démocratique.
Pour sauver la liberté, la recherche de l’égalité sociale est indispensable. Il définit
les conditions de cette liberté politique : la liberté de parole et la liberté de la presse
sont le fondement de la liberté politique d’où la nécessité de bien maîtriser la parole
et l’importance donnée à l’Instruction. Il défendra cette position jusqu’à la fin : la
veille de son exécution, le 9 thermidor de l’an II (27 juillet 1794) dans le discours
pour la défense de Robespierre, il réaffirme l’attachement à ce principe : « Que tout le
monde se dispute la gloire de se perfectionner dans l’état de bien dire et vous verrez
rouler un torrent de lumière qui sera le garant de la liberté […] »
Pour Malrieu (2003, p. 141), L’esprit de la Révolution et de la constitution de la France
laisse entrevoir les idées sociales [de Saint-Just], au travers sa condamnation des
pouvoirs féodaux, comme au travers de ses louanges pour une Assemblée nationale
qui « a enchaîné le peuple à la liberté et qui a su se donner, en définissant les droits
de l’homme, les principes de la liberté et de l’égalité ». Dans ce texte « Saint-Just pose
le principe fondamental de sa pensée politique fondée sur l’idée rousseauiste […] :
‘‘L’homme n’est point méchant’’ ; les circonstances le rendent tel, et la politique est
l’art d’aménager ces circonstances de telle sorte qu’il puisse se comporter selon sa
nature profonde » (p. 141). Comme le précise Malrieu, dès lors, Saint­Just s’efforce
d’examiner les conditions nécessaires à l’instauration du règne de la raison. Pour

19. Il serait intéressant de relever précisément les références puisées par Saint-Just dans l’antiquité
comme V. Flament (1993) l’a fait pour Robespierre.
20. A-L. de Saint-Just (2004, p. 470-471).

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166 Émotions, affects et institutions

lui, le législateur en inventant les lois se fait fondateur de la cité et chef politique.
En écrivant L’esprit de la Révolution et de la constitution de la France, Saint-Just se
constitue une représentation de l’histoire qui l’aide à s’y situer et qui lui permet, en
construisant sa culture politique, de mieux comprendre le sens de son engagement et
de la place qu’il revendique pour la raison dans l’engagement politique. Se trouvent
ainsi réunis les éléments constitutifs de la deuxième et de la troisième étape du pro-
cessus de personnalisation tel qu’il est défini par Malrieu autour de la comparaison
des situations sociales dans le temps et de la place prise par la raison dans le mouve-
ment révolutionnaire pour instaurer « une conscience publique ».

Conclusion
« Se personnaliser, [écrit Malrieu,1989, p. 273)], c’est définir et choisir entre les
institutions celles qui permettent au sujet d’affirmer son identité, notamment dans
des œuvres qui portent sa marque. C’est ensuite s’associer, dans les conflits qui
opposent les groupes, à ceux qui sont susceptibles de reconnaître cette identité. Mais
c’est aussi, en présence d’une évolution sociale qui semble s’imposer comme un des-
tin, prendre assez de recul pour saisir l’histoire des institutions, les conquêtes réali-
sées, ce qui les menace, ce qui leur permettra de se poursuivre ... » Les événements
vécus par Saint-Just et les textes que nous avons discutés, parties-prenantes de son
œuvre au sens où Meyerson (1953) l’entend, sont l’occasion de faire le bilan de ses
choix et de ses actions passées. En mobilisant le concept de personnalisation, nous
avons essayé de répondre à la question posée par Soboul (1968, p. 6) : « comment le
libertaire désœuvré s’est-il mué en politique ambitieux à l’action ordonnée ? ». Nous
voulions mieux comprendre les conflits en jeu dans ce passage et comment ils ont
commencé à être traduits sur le plan législatif dans L’esprit de la Révolution et de la
Constitution de la France afin de mieux saisir la structuration et le développement de
sa réflexion politique de 1789 à 1791. Nous avons tenté de montrer que les événe-
ments vécus durant ces trois années et la façon dont Saint-Just a réagi et les a traités
ont pu soutenir progressivement chez lui une culture de la rupture qui a entraîné
son entrée en Révolution. Il s’agissait alors de comprendre comment le mouvement
révolutionnaire a pu régénérer les conflits vécus par Saint­Just dans un processus
d’autonomisation­rejet/affiliation­adhésion favorisant le passage du moi sensible
au nous révolutionnaire21.
La mobilisation du concept de personnalisation nous a été utile pour com-
prendre comment Saint-Just, a assumé un nouveau rôle dans un nouveau contexte

21. S. Wahnich (2016) parle de « catalyseur des émotions » pour comprendre ce qu’elle nomme « la
bascule subjective » susceptible de favoriser l’engagement dans l’action. Discutant les travaux de
S. Wahnich, Y. Clot dans son texte « Psychologie, affectivité, histoire » du présent volume parle de
la nécessité du « travail de régénération des affects dans le réel à civiliser pour assurer l’efficacité de
l’action ». En contrepoint, pour M. Abensour (1968, p. 247), « le législateur porteur de normes doit
pouvoir se ployer aux vices d’une nation […] plutôt que d’ignorer ou de briser les passions, il doit leur
donner une impulsion nouvelle ». Saint-Just évoquait déjà « la communauté d’affections » susceptible
de restaurer la sociabilité naturelle aliénée par les guerres, les abus du commerce, la dictature des
Églises (voir à ce sujet, Ph. Malrieu, 2003, p. 154).

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Saint-Just, personnage politique révolutionnaire… 167

social où il s’agissait avant tout de devenir un citoyen prenant part à une vie poli-
tique engageant chacun à prendre sa part de responsabilité. Dans cette présentation,
sans ignorer les passions qui continuent d’entourer le personnage politique mais en
les tenant à distance, nous avons mobilisé le concept de personnalisation, propre
à la psychologie, de façon à formaliser le rapprochement avec les historiens qui
mobilisent le concept de protagonisme pour comprendre comment l’identité révolu-
tionnaire pouvait se construire et se développer22. S’intéresser au travail de person-
nalisation en psychologie, c’est d’une certaine façon rappeler au côté des historiens
qui privilégient le concept de protagonisme que « la réalité passée ou présente est
toujours justiciable d’une histoire des possibles » (Duluermoz & Gobille, 2015).

Références
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peuple selon Saint-Just. In Actes du Colloque Saint-Just (p. 240-290) du 25 juin 1967
à la Sorbonne. Paris : Société des études robespierristes.
Abensour, M. (2004). Lire Saint-Just. Présentation aux Œuvres complètes de Saint-Just.
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Abensour, M. (2005). Rire des lois, du magistrat et des dieux. L’impulsion de Saint-Just.
Lyon : Horlieu éditions.
Abensour, M. (2019). Saint-Just, poète cynique ? In Le cœur de Brutus (p. 259-242).
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Burstin, H. (2010). « La biographie en mode mineur : les acteurs de Varennes, ou le
« protagonisme » révolutionnaire. » Revue d’histoire moderne et contemporaine,
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Dommanget, M. (1966). « Saint-Just et la question agraire. » Annales historiques de la
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Quatrième partie

Désaccords d’hier et questions pour aujourd’hui,


à partir de la psychologie de Münsterberg

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Max Weber critique de Hugo Münsterberg
Controverse sur le rôle du « vécu »
et de la « volonté » dans les sciences historiques

Marco Saraceno

La place épistémologique de l’expérience de revivre le passé a fait l’objet de dif-


férents débats au sein de la science historique1. Ceux-ci portent à la fois : sur la façon
par laquelle l’histoire agit dans le présent et sur la façon d’accéder à l’expérience
« vécue » des acteurs, en « revivant » les conditions de leur agir. Ces deux dimen-
sions sont strictement en relation. En effet, comme le soulignent Claudia Moatti et
Michèle Riot-Sarcey (2018), pour l’acteur le fait de « revivre » le passé dans le présent
permet d’établir un « lien original et authentique », dénoué d’une stricte causalité
généalogique, avec une « origine » de son action, mais d’autre part cela permet à
l’historien de saisir les « possibilités » d’action qui risquent d’être « masquées » par
les interprétations uni-causales.
Revivre l’expérience passée est donc un processus herméneutique par lequel
l’on repère les éléments culturellement significatifs de l’agir concret. Cette pré-
gnance significative peut être découverte soit par une enquête « objective » sur les
« raisons » des acteurs, soit par un discours fictionnel établissant un rapport affectif
à l’expérience du passé. En ce sens, comme cela a été souligné par les historiens nar-
rativistes (White, 1978), écrire l’histoire est un processus de construction de récits de
vie cohérents. Cela s’apparente à un dispositif d’écriture fictionnelle, dans laquelle
l’auteur doit faire agir ses personnages « selon raison » en fonction de leur « his-
toire » (Ricœur, 1983).
L’histoire des historiens semble donc s’apparenter au vécu personnel et au récit
de fiction par le fait que l’on ne peut comprendre une histoire qu’en la revivant
(Ricœur, 1977). Toutefois dans le travail de l’historien, le revivre n’est jamais « l’intro-
pathie » par laquelle on se met à la place d’un autre. Le but de l’historien n’est pas
seulement de comprendre ce que signifie se trouver dans une situation d’un point
de vue subjectif. Il s’agit également d’expliquer comment cette situation a pu se
produire et à quels enchainements de faits « culturellement significatifs » elle a
donné lieu. Le revivre de l’historien est donc toujours orienté vers une explication
puisqu’il ne s’agit pas de comprendre un autre pour lui-même, mais pour ce que
son agir signifie dans un horizon social. En ce sens les sciences sociales allemandes
distinguent le re-vivre quotidien (nacherleben) du re­configurer de l’historien (nach-
bilden). La question de la place du « revivre » conduit donc à revenir aux rapports
entre les deux catégories classiques de la compréhension (Verstehen) et de l’explica-
tion (Erklären).

1. Voir dans le présent volume, les contributions de J. Martin et de R. Ouvrier-Bonnaz.

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174 Émotions, affects et institutions

Or, dans les débats sur ces deux dimensions de la connaissance dans la fondation
des sciences humaines, la place de la psychologie en tant que science « de frontière »
a été largement étudiée. Toutefois, le rôle de cette discipline a été souvent regardé
d’un point de vue général comme un espace d’affrontement entre mathématisation
de l’esprit et intropathie. Pourtant, la psychologie a eu en son sein des débats épis-
témologiques bien plus nuancés sur le statut épistémologique du revécu qui n’était
pas réduit à sa négation ou à son idéalisation.

Psychologie appliquée et methodenstreit


Au début du XXe siècle, la question du « revivre » en psychologie, en effet, ne
se limitait pas à la problématique de l’introspection et donc à la question de l’acces-
sibilité du fait psychologique par la seule auto-observation de la conscience, mais
concernait également la question du rapport au vécu des autres, c’est-à-dire à la
manière dont le sujet fait référence à une expérience extérieure à lui-même dont il
reconnait la signification pour organiser sa propre activité. En particulier, la psycho-
logie appliquée, qui commence à se structurer à la même période que les débats sur
l’épistémologie des sciences humaines, s’intéresse à la manière par laquelle les indi-
vidus intègrent dans leur agir des tâches socialement et historiquement déterminées
comme, en particulier, les activités techniques et professionnelles. La technique, en
effet, étant selon une définition devenue classique un geste jugé traditionnellement
comme efficace (Mauss, 2004), son déroulement semble faire référence à la nécessité
de revivre en soi une histoire collective. Au sein de la psychologie se déploie ainsi une
série de débats sur le fonctionnement de ces processus de référence qui croisent les
débats sur la distinction entre compréhension et explication.
Autrement dit, les « sciences historiques » et la psychologie appliquée déve-
loppent à la même époque une réflexion sur la façon de penser ensemble les struc-
tures individuelles de l’agir et la construction collective de quelque chose que l’on
pourrait définir comme des « référentiels » d’action. Ces deux disciplines pensent
donc à la façon dont l’expérience subjective s’objectivise dans l’agir social. Cela
implique de revenir sur l’histoire des débats fondateurs des sciences humaines et
sociales en prêtant une attention particulière à la place spécifique de la psychologie
appliquée. Notre article s’inscrit dans cette perspective de recherche. Il reviendra en
particulier sur le dialogue tissé avec la psychologie par Max Weber, l’un des auteurs
qui a le plus travaillé pour dépasser la dichotomie expliquer-comprendre. Si, en effet,
la discussion wéberienne des écueils de la définition psychologique de l’action est
bien connue (Frommer, 2005), moins d’attention a été portée sur le rapport entre cette
question et la réflexion du sociologue sur la « rationalité en finalité », en particulier
autour de la question de l’activité technique.
Notre chapitre se penchera sur un moment spécifique des échanges entre-
tenus par Weber avec les débats internes à la psychologie, moment dans lequel
émerge une réflexion sur la notion d’expérience vécue et sur son rapport avec
l’agir instrumental. Ce moment est la critique que Weber adresse à la gnoséo-
logie du psychologue Hugo Münsterberg (1863-1916) dans son article consacré
aux maîtres de l’école historique Roscher et Knies, publié entre 1903 et 1906

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Max Weber critique de Hugo Münsterberg 175

(Weber, 1973)2. Si ce texte nous intéresse, c’est moins pour sa critique du fondement
de l’approche du psychologue, qui a déjà fait l’objet de commentaires3, que par le
dialogue qu’il sous-tend avec la naissante psychotechnique. En ce sens, il faudra lire
le chapitre consacré à Münsterberg non seulement comme une critique d’une théorie
générale de la science, mais comme une réflexion sur le rapport entre connaissance
et téléologie. Cela implique d’aborder l’œuvre de Münsterberg dans son ensemble
en lisant sa philosophie néokantienne en continuité avec son idée de psychologie
appliquée (Feuerhahn, 2010 ; Scaff, 2011)4. Ainsi, bien que d’autres textes wébériens
discutent de manière plus directe la psychologie appliquée (Weber, 1995), le chapitre
consacré à Münsterberg apparaît comme un moment particulièrement intéressant
pour observer la manière dont les débats sur la psychologie appliquée au monde
du travail s’intègrent à la fondation épistémologique des sciences historiques menées
par Weber.
Marianne Weber, dans sa biographie, désignera ces textes, dont la rédaction com-
mença peu après la dépression nerveuse qui avait éloigné le sociologue de l’activité
académique durant plus de 5 ans, comme « l’article des soupirs ». En effet, ce texte
implique un véritable tour de force épistémologique. Weber s’attaque aux thèses
historicistes afin d’en sauver l’esprit et de bâtir sa propre conception de la méthode
historique. Il ne s’agit pas, comme on l’a parfois pensé, d’une rupture radicale avec
l’historicisme et d’une adhésion complète au néo-kantisme rickertien. Ces textes
– notamment la partie consacrée à Matthew Knies dans laquelle se trouve le cha-
pitre dont il sera question ici – entretiennent un rapport étroit avec le fameux article
sur l’objectivité des sciences sociales que Weber avait publié en 1904. C’est dans ce
contexte que la confrontation avec la question du vécu joue un rôle essentiel. Pour
Weber, il s’agit en effet de montrer les limites d’une conception subjectiviste de
l’histoire afin de redéfinir l’approche historiciste sur des bases objectives.

La place générale de la psychologie dans la critique


webérienne de l’historicisme
Le texte sur Knies est consacré à ce qui est, d’après Weber, le cœur de la concep-
tion de la science économique de son ancien maître : à savoir, une « science » qui
s’intéresse aux actions humaines « libres », c’est-à-dire non déterminées normative-
ment par les conditions de la nature. L’économie ne pourrait en ce sens définir des
relations causales puisque dans cette activité agit la volonté humaine, laquelle ne
peut par définition être déterminée. Ainsi, écrit Weber, d’après Knies, l’économie,
en tant que science historique, aurait une méthode tout à fait différente de celle des

2. Seulement une petite partie de ce texte a été traduite en français par W. Feuerhahn et ne comprend
pas le chapitre consacré à H. Münsterberg.
3. Voir en particulier le rapport entre ce texte de M. Weber et les critiques notamment des pragmatistes
américains comme J. Dewey concernant l’ambition de H. Münsterberg d’organiser le Congress of Arts
and Science de Saint-Louis en 1904, auquel participa M. Weber, selon l’idée d’un principe « scienti-
fique » unique (Feuerhahn, 2010 ; Scaff, 2011).
4. Rares sont les recherches sur H. Münsterberg qui ont cherché à approfondir le lien étroit entre ces
deux dimensions de son œuvre (Massimilla, 1994).

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176 Émotions, affects et institutions

sciences naturelles, puisqu’elle ne pourrait pas se baser sur un matériel explicable


légalement (d’après des lois rationnelles). L’agir humain étant le résultat de la liberté
est imprévisible, incalculable et donc, selon la terminologie de Knies, irrationnelle.
On voit donc apparaitre dès le milieu du XIXe siècle (les textes de Knies datent de
1853) les sources de la querelle de méthode qui éclate à la fin du XIXe et dans laquelle
s’inscrit le texte de Weber5.
La critique générale de Weber à cette approche peut se résumer ainsi : les faits
naturels apparaissent comme « rationnels » puisque nous, les hommes, les interpré-
tons de cette manière et non pas parce que leur chaîne causale est parfaitement évi-
dente. Ainsi, lorsqu’après un orage on retrouve au pied d’une falaise des morceaux
de roche, c’est par notre rationalité qu’on impute ceux-ci à la cause de la foudre.
La chaîne causale qui mène des morceaux de pierre à la foudre est tellement com-
plexe qu’on serait incapable de la retracer, mais notre besoin de donner un ordre
aux choses nous conduit à expliquer rationnellement ce phénomène en lui cher-
chant la cause la plus « raisonnable ». D’après cette conception gnoséologique, que
Weber reprend au néokantisme, la « nature » n’est pas plus rationnelle que l’action
humaine, au contraire, c’est la rationalité de l’agir humain même qui est la source de
la raison par laquelle on explique la nature. Weber écrit ainsi :
« Il n’y a donc pas de différence de principe avec les ‘‘processus naturels’’. Par exemple,
la ‘‘prévisibilité’’ de ‘‘processus naturel’’ dans la sphère des ‘‘prévisions météoro-
logiques’’ n’est pas le moins du monde aussi ‘‘sûre’’ que le ‘‘calcul’’ de l’agir d’une
personne qui nous est connue, et ce calcul, aussi accompli notre savoir nomologique
soit-il, reste tout à fait incapable d’atteindre un tel degré de certitude. » (Weber, 2005,
p. 12)
Ainsi l’irrationalité n’est pas la marque de la liberté, elle apparait au contraire
lorsqu’on ne peut pas donner du sens, interpréter, les phénomènes comme le résultat
d’un choix rationnel. Cela, écrit Weber, est le cas, par exemple, lorsque l’on cherche
à expliquer les actions d’un fou comme l’ancien Kayser, Whillem IV. Ses actions se
révèlent en effet incompréhensibles sans mobiliser la psychopathologie. Cela, juste-
ment, parce que l’agir du fou n’est pas libre, mais déterminé par quelque chose qui
lui est étranger (la pathologie). Les actions d’un fou si l’on ne connait pas la patho-
logie qui les détermine sont véritablement « imprévisibles » à différence des actions
humaines libres. Autrement dit, liberté et irrationalité se trouvent dans une relation
inversée.
La critique de Knies est donc pour Weber l’occasion de s’attaquer à une certaine
conception de l’historicisme. L’épistémologie de l’économiste est en effet une cible
idéale pour critiquer les conceptions subjectivistes de l’histoire notamment par l’uti-
lisation, plutôt maladroite, que ce dernier fait du concept d’irrationalité. Le socio-
logue ne souhaite donc pas discuter de la distinction entre nécessité de nature et libre
créativité de l’homme, question « cent fois épuisée », mais s’intéresser à la façon dont
cette distinction est utilisée dans les débats contemporains. En particulier, d’après

5. M. Weber souligne d’ailleurs que l’œuvre méthodologique de Knies contribuant à l’échafaudage de


la méthode historique (Die politische Oekonomie von Standpuncte der geschichtlichen Methode) ne
reçoit une véritable attention qu’à la suite du débat entre G. von Schmoller et C. Menger et des travaux
de W. Dilthey.

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Max Weber critique de Hugo Münsterberg 177

Weber, cette question resurgit dans toutes les théories cherchant à bâtir la méthode
historique sur une base psychologique, notamment à la suite aux travaux de Wihelm
Dilthey. Le dialogue avec l’idée diltheyenne d’une science de l’esprit structurée à
partir de la définition d’une psychologie « descriptive » (Haber, 2009 ; Mesure, 1990)
de l’agir concret est l’arrière-plan de l’ensemble de ces textes, bien que les thèses de
Dilthey ne soient jamais abordées directement.
En effet, le fondement de la conception de Knies est la notion d’activité volon-
taire qui, en ce début du XXe siècle, occupe les débats de la naissante psychologie
scientifique. La question de la volonté et du libre arbitre opposait notamment les
tenants d’une conception matérialiste du rapport psychophysique, qui pensaient
les volitions comme des sensations parmi d’autres, à des chercheurs qui voulaient
conduire la psychologie à saisir la spécificité de l’agir humain en repérant l’énergie
psychique à l’origine des mouvements organiques sans pour cela revenir à un spiri-
tualisme dépassé6.

La mobilisation de Münsterberg comme antidote au psychologisme wundtien


Le premier auteur commenté par Weber est le père de la psychologie expéri-
mentale allemande Wilhelm Wundt (1832-1920). Weber s’attaque en particulier à
sa notion de « synthèse créative ». Il voit dans cette théorie une tentative d’opposer
volonté libre et nature nécessaire, tout en sauvegardant l’explication causale comme
principe universel de la science. D’après Wundt, le principe de synthèse créative
(schöpferische Synthese)7117 implique que l’enchainement de contenus psychiques a
un sens qui ne figurait pas déjà dans la somme de ses parties (Wundt, 1880­1883).
En particulier, les contenus mentaux complexes résultant de la synthèse créative
sont doués de valeurs humaines à la différence de l’enchainement des phénomènes
naturels qui les composent, lesquels se produisent par nécessité. Par exemple, un
poème a une signification plus grande que la simple somme des mots qui le com-
posent ; en outre, le résultat de cette union créative est quelque chose qui a pour
l’homme une valeur (artistique, littéraire, etc.). Cela permettrait d’après Wundt d’ex-
pliquer causalement les faits historiques et culturels tout en admettant que l’activité
humaine crée volontairement des états nouveaux axiologiquement orientés.
Pour Weber, cette théorie n’est qu’une tentative de fonder sur une base empi-
rique une philosophie de l’histoire progressiste. En effet, en établissant une relation
causale entre les états psychiques individuels et les créations culturelles on pose un

6. Cette seconde alternative peut être pensée comme la continuation du programme téléo-matérialiste
reconnu par T. Lenoir dans le développement de l’embryologie allemande au début du XIXe siècle sur
la base d’une interprétation non idéaliste du finalisme biologique kantien, dont le physiologiste-philo-
sophe H. Lotze et « l’école de Gottingen » qui se structure autour de lui seraient le représentants
principaux (Lenoir,1981). Récemment A. Stingl a justement soutenu que cette tradition ne se serait
pas arrêtée, comme le soutien T. Lenoir, dans la seconde moitié du XIXe siècle, par le développement
d’une approche physicaliste dans la science du vivant, mais au contraire elle a continué à irriguer la
science allemande notamment via une relecture énergétiste du kantisme (Stingl, 2008).
7. C’est principalement le seconde volume de la Logique de Wundt, consacré à la méthode qui
est commenté par Weber (Wundt, 1880-1883).

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178 Émotions, affects et institutions

jugement de valeur sur un processus psychique qui, au contraire, pourrait être


en soi exactement le même qui produit un processus de destruction ou d’inanité.
Certes, il y a une relation entre les états psychiques individuels de Michel-Ange et la
création de la chapelle Sixtine, mais cela peut se dire également des faits physiques.
En effet, il y a un rapport entre la bactérie de la peste et l’histoire sociale, mais cette
relation n’est nullement causale. Il est tout autant impossible d’affirmer que l’activité
psychique de l’artiste est la cause de l’œuvre d’art comme de dire que la bactérie est
la cause de la pandémie. Ce n’est qu’en interprétant les effets de l’activité psychique
de l’artiste et de la circulation du pathogène selon des critères historico-culturels
qu’on peut retrouver une relation entre les faits physiques ou psychiques et l’agir
humain. D’ailleurs, on ne peut parler de création qu’en jugeant deux états comme
étant l’un l’amélioration de l’autre et cela s’applique au monde psychique comme
à celui physique. Autrement, en saisissant l’événement psychique ou physique en
dehors de tout rapport aux valeurs, on peut l’analyser causalement exclusivement
en termes de changement d’état, de la même manière qu’on étudie la transformation
des molécules d’eau de l’état liquide à celui gazeux. C’est justement dans l’œuvre de
Münsterberg que Weber trouve les appuis théoriques pour révéler l’impasse d’une
conception de la psychologie associant l’opposition liberté-nécessité et l’idée d’une
causalité des faits psychiques. C’est donc d’abord comme soutien théorique contre
la conception idéaliste de la création wundtienne que Münsterberg fait son apparition
dans le texte de Weber.
Collègue de Weber à l’université de Fribourg, Münsterberg a été élève de Wundt.
Parmi les étudiants passés par le laboratoire de psychologie de Leipzig, Münsterberg
fut le plus séduit par les théories neurophysiologiques qui se diffusaient en Europe
à la fin du XIXe siècle. Peu après la fin de sa thèse, cette fascination le conduit à
rompre avec son maître qui avait en effet construit sa théorie de la synthèse créative
en opposition explicite avec les conceptions matérialistes de la psychologie physio-
logique, dans une perspective inspirée de l’idée kantienne d’une causalité par la
liberté (Massimilla, 1994). Or, c’est notamment sur le terrain de l’étude de l’activité
volontaire que la rupture va se consommer.
Dans son habilitation rédigée en 1888 consacrée justement à la question de l’agir
volontaire, Münsterberg analyse les actions de la volonté sous trois angles : physio-
logique, psychologique et psychophysiologique. D’après le premier point de vue
physiologique, « chaque action, même celle volontaire, n’est qu’un réflexe ». Il s’agit
en effet de la conséquence d’une série de stimulations venant de l’extérieur auquel
l’apparat moteur réagit. Il reste néanmoins à expliquer comment est apparu un
appareil si sophistiqué capable de réagir de manière adéquate à l’infinie variabilité
d’excitations que l’environnement peut produire8. À ce propos, c’est en mobilisant la
théorie évolutive darwinienne que Münsterberg considère l’appareil sensori­moteur
comme le résultat d’une adaptation progressive. En reprenant la lecture strictement
mécaniste de l’évolutionnisme proposée par l’embryologue antihaeckelien Wilhelm
Roux (Roux, [1881] 2012), Münsterberg pense cette adaptation comme le résultat

8. H. Münsterberg avait déjà consacré son premier mémoire universitaire à l’application de la théorie
de l’évolution aux phénomènes psychiques, thèse très mal reçue par W. Wundt (Münsterberg, 1885).
Sur les rapports entre W. Wundt et H. Münsterberg voir A. Meischner-Metge (1998).

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Max Weber critique de Hugo Münsterberg 179

d’un processus d’adaptation de l’organe à sa fonction. En ôtant toute téléologie à


l’évolution, Münsterberg pense l’émergence du système sensitif et moteur qui pro-
duit l’acte volontaire comme une réponse mécanique de l’organisme à la pression du
milieu. Du point de vue physiologique on peut donc traiter la volonté selon l’explica-
tion causale sans besoin d’introduire des concepts flous comme la synthèse créatrice.
En ce qui concerne la dimension psychologique, pour Münsterberg la seule chose
que l’on peut faire c’est de décrire notre expérience interne de ce que l’on définit
comme volonté. La volonté se révèle par-delà comme un complexe de sensations :
celles-ci sont à la fois la sensation de coïncidence entre la représentation du geste à
accomplir et celle du geste accompli et la sensation d’innervation des muscles, les
représentations étant elles-mêmes décomposables en sensations.
Le point de vue psychophysique doit pour sa part embrasser les deux séries de
phénomènes décrits. Pour cela Münsterberg considère possible de réduire ce point
de vue à deux hypothèses : soit le physique est déterminé par le psychique, soit vice-
versa. La première hypothèse semble peu vérifiable puisque les phénomènes psy-
chiques sont trop instables pour pouvoir être la cause de phénomène de la matière
dont on peut étudier les constantes. Il faut donc vérifier la deuxième hypothèse qui
semble bien plus solide, il s’agit en effet exclusivement d’accepter que parmi les
innombrables fonctionnements moléculaires il y en ait certains qui déterminent les
sensations et les représentations psychiques. C’est dans ces passages que Münster-
berg, s’appuyant notamment sur les recherches sur la localisation des fonctions
cérébrales, arrive à la conclusion qu’existent des centres subcorticaux qui repro-
duisent au niveau psychique la stimulation motrice qui se réalise au niveau physio-
logique en donnant la sensation de la volonté au sujet (Forest, 2004).
Münsterberg conclut donc que toute théorie de l’agir volontaire peut être recon-
duite à une physiologie intégralement fondée sur des causes matérielles ne néces-
sitant donc aucune notion finaliste comme celle de création. C’est cette approche
radicalement physiologique de Münsterberg qui permet de contrer toute réfé-
rence axiologique dans une étude « objective » du fait psychologique qui intéresse
Weber. Toutefois, cette radicalité conduit Münsterberg à établir une distinction
ontologique entre l’action volontaire, conçue du point de vue de la psycho-physio-
logique, et l’agir abordé par les sciences historiques. Cette séparation, pour Weber,
ne peut que conduire de nouveau à concevoir la science à partir de la dichotomie
nécessité-liberté.

La dichotomie entre sciences subjectivantes et sciences


objectivantes dans la gnoséologie de Münsterberg
D’après Weber, en effet, les Grundzuge der psychologie de Münsterberg (1990)
représentent l’exemple le plus abouti de toutes les tentatives de distinguer de
manière radicale les « objets » des sciences de la nature de ce qui est le matériel des
sciences du sujet. Ce livre, publié après l’installation du psychologue à Harvard,
représente un tournant dans l’œuvre de Münsterberg. En effet, une fois arrivée aux
États-Unis, suite à l’invitation de William James qui voyait en lui un soutien pour
installer une psychologie expérimentale en Amérique, Münsterberg se voit comme le

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porte-drapeau de l’idéalisme allemand dans le Nouveau Monde, il abandonne donc


le travail de laboratoire pour se consacrer à une production de plus en plus philo-
sophique (Spillmann & Spillmann, 1993).
Dans cet ouvrage Münsterberg accompli un véritable tour de force épistémolo-
gique pour montrer que la volonté est ontologiquement duale, puisque c’est à la fois
un « objet » et le fondement du « sujet ». C’est justement cette architecture épistémo-
logique complexe qui conduira Weber à juger les Grundzuge comme un ouvrage
« curieux ». Münsterberg y adopte en effet un point de vue philosophique explicite-
ment kantien plutôt étonnant pour un auteur qui s’était opposé à Wundt en adoptant
une approche neurophysiologique. On peut considérer que Münsterberg cherche à
rendre compatibles la morale kantienne du sujet et les dernières découvertes des
sciences psychophysiologiques. Pour le faire, il distingue radicalement d’un point
de vue gnoséologique discours moral et causalisme, en évitant ainsi de devoir faire
appel à l’idée d’une « causalité par la liberté » sur laquelle se basait le kantisme des
psychologues comme Wundt.
Münsterberg commence par définir les fondements logiques de la psychologie.
D’après lui, pour définir le fondement de la science psychologique, on ne peut pas
partir de « l’objet volonté ». Celui­ci étant le résultat même du processus scientifique
d’objectivation mené par la psychologie ne peut pas être son fondement. On doit
au contraire partir de la seule chose dont on a une « connaissance immédiate », ce
qu’on peut appeler « l’expérience pure ». La matrice philosophique sur laquelle
Münsterberg construit ce concept est le je absolu de Fichte. En effet, il affirme que
tous les objets que l’on peut connaitre scientifiquement (y compris la volonté) sont
dérivés de cette première intuition immédiate du sujet. En ce sens, la connaissance
psychologique, comme celle des sciences de la nature, dérive de cette « expérience
pure », c’est à dire « non objectivée ». En effet, le monde dont le sujet à l’expérience
est lui-même immédiatement donné non pas comme un objet de connaissance, mais
comme une expression de la volonté même. En effet, écrit Münsterberg, le sujet qui
agit dans le monde ne le décrit pas, mais il l’évalue en fonction de son vouloir. Cette
expérience toujours donnée et immédiate est donc de la « volonté pure en acte »
qui ne peut pas elle-même être « l’objet » d’une recherche analytique procédant par
explications causales comme celle de la psychologie.
La connaissance que l’on peut avoir de la volonté en acte, de cette prise de posi-
tion constante dans le monde qui est l’expérience pure, est une compréhension évalua-
tive au sens d’une façon de revivre de manière empirique un choix de valeur. D’après
Münsterberg, l’expérience pure se déroule en effet dans la sphère des valeurs de
manière complètement indépendante du monde naturel tel qu’il se donne à une
connaissance objective, laquelle est, au contraire, axiologiquement neutre. Le monde
des valeurs et celui des « objets » seraient donc ontologiquement séparés. Par-delà,
Münsterberg critique toutes les prétentions comme celle de Dilthey de fonder une
psychologique descriptive, se proposant de saisir les caractères du sujet agissant tel
qu’il se donne au sujet lui­même (Münsterberg, 1900, p. 24). Le sujet n’a pas en effet
une expérience de soi et du monde comme un objet, mais toujours et exclusivement
comme une prise de position. En ce sens, la construction de l’objet qui est le matériel
des sciences dites de la nature, que Münsterberg commence donc à appeler sciences
objectivantes, est seconde par rapport à l’expérience immédiate étant elle-même le

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Max Weber critique de Hugo Münsterberg 181

produit d’un choix du sujet. C’est afin de mieux se servir du monde, de mieux agir
volontairement en lui, que l’on détache des parties du réel des évaluations qu’on
porte sur elles pour les décrire objectivement. C’est également dans ce but téléo-
logique que la psychologie cherche à objectiver la volonté, mais celle-ci, une fois
objectivée, se présente dépourvue de toute relation axiologique avec une finalité
voulue.
Pour Münsterberg, donc, les sciences comme l’histoire qui portent sur les valeurs
humaines ne travaillent pas sur des objets au sens gnoséologique, mais traitent des
expériences vécues du point de vue subjectif. La différence entre sciences objecti-
vantes et subjectivantes ne se trouve pas dans leur matériel (en effet la psychologie
part du vécu comme l’histoire) mais dans leur rapport au sujet de l’expérience pure.
La psychologie, science objectivante, doit éliminer toute relation au sujet pour déli-
miter un « objet volonté » indépendant des choix de valeur ; l’histoire, science sub-
jectivante, doit au contraire s’immerger dans l’expérience subjective en revivant les
actes de la volonté comme prise de position.
Sur ce point, Münsterberg s’éloigne à la fois de la classification des sciences pro-
posées par Dilthey et de celle proposée par les néokantiens de Baden comme Wihelm
Windelband et Heinrich Rickert (Münsterber, 1900, p. 37). En suivant les néokan-
tiens, Münsterberg s’oppose à la distinction ontologique de Dilthey entre science de
la nature et science de l’esprit, en soulignant que les savoirs ne se différencient pas
par leur « objet » d’étude. Toutefois, alors que Windelband et Rickert proposaient
une classification téléologique en distinguant les sciences par leurs objectifs et en
différenciant notamment une science nomologique produisant de lois universelles
et une science idiographique ayant comme but l’étude des phénomènes particuliers
(Dewalque, 2010), pour Münsterberg, au contraire, les sciences subjectivantes et les
sciences objectivantes, poursuivent le même objectif gnoséologie, partant de l’indi-
viduel pour établir le plus grand nombre de connexions. La science objectivante
fait cela par le biais de la relation causale, la science subjectivante, par le biais de
l’interprétation téléologique. Ainsi, le sujet étant toujours une volonté qui évalue
et choisit, il s’agit de comprendre à quel type de conséquence donne lieu un certain
type d’évaluation.
Münsterberg considère donc que les sciences objectivantes n’ont pas comme
objectif exclusif les lois universelles puisqu’elles peuvent définir des lois du particu-
lier : en effet si dans un futur toutes les configurations se répétaient à l’identique (« le
même poisson nageait dans le même fleuve, Néron brulait Rome au même moment
de son histoire… ») l’enchaînement causal expliquerait parfaitement le moment
observé (Münsterberg, 1900, p. 113). D’autre part, il met en question le fait que la
science subjectivante, en tant que science évoluant dans le monde des valeurs, ne
serait qu’un savoir du particulier. D’après lui, en effet on ne peut donner une valeur
qu’à ce qui est universel, la valeur ne pouvant être en relation avec aucun fait soit-il
unique ou récurrent, puisqu’autrement elle serait déjà une abstraction et donc une
objectivation. Cette distinction gnoséologique, implique qu’une science subjecti-
vante comme l’histoire ne peut nullement être fondée sur la psychologie scientifique,
non pas pour une idiosyncrasie ontologique ou téléologique, mais parce que
les deux savoirs se basent sur deux façons opposées de produire la connaissance.
En effet, d’après Münsterberg on ne peut pas chercher à combler une lacune de la

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chaine causale avec une interprétation ou vice-versa. La volonté est soit expliquée
comme un fait objectif, dont on peut retracer le fonctionnement causal, soit comprise
par le biais de l’interprétation téléologique selon des catégories purement axio-
logiques sans rapport avec les règles des rapports causaux.

La critique weberienne de la téléologie de Münsterberg


D’après Weber, la distinction entre « vécu objectivé » et « expérience vécue »,
sur laquelle Münsterberg construit sa classification des sciences, révèle un paradoxe
majeur de son épistémologie. En effet demande­t­il, si le sujet de l’expérience pure
est de la volition et de l’évaluation en acte, c’est-à-dire le choix entre des possibilités
d’action et un objectif valorisé, comment est-il possible que la science subjectivante
ne puisse pas accéder à la réflexion rationnelle instrumentale ?
« La réflexion rationnelle sur les moyens nécessaires à atteindre l’objectif d’une
“action” concrète et sur les conséquences possibles de cette même action n’aurait
pas de place dans l’expérience immédiate non encore objectivée. En effet, dans toutes
les réflexions de ce genre le monde devient un objet, un ensemble de faits perçus
par la catégorie de causalité. Sans des règles empiriques concernant le devenir du
monde, que l’on peut obtenir exclusivement par les perceptions objectivantes, il n’y
pas d’action rationnelle. » (Weber, 1973, p. 71-72)
Ce paradoxe est d’après Weber entretenu par Münsterberg afin d’approfondir
rhétoriquement le fossé entre sciences subjectivantes et objectivantes. Cela le conduit
néanmoins à établir l’évaluation, méthode de la science subjectivante, comme opposé
à la démarche d’objectivation. C’est en ce sens d’ailleurs que Münsterberg considère
que ce qu’il appelle la pensée téléologique est opposée à celle causale. Weber insiste
au contraire sur le fait que l’évaluation d’une action en fonction de sa finalité n’est
jamais opposée à la quête des causes objectives de cette action et il considère que
cela se révèle justement dans le travail de compréhension de l’agir d’instrumental.
Pour Weber la notion de « pensée téléologique » est utilisée par Münsterberg de
manière imprécise comme dispositif rhétorique pour soutenir sa gnoséologie dicho-
tomique. Il s’attache donc à la préciser et il y voit trois possibles significations. D’une
part, on peut y voir l’étude des phénomènes empiriques en rapport à leur fonction,
or cela concerne toutes les sciences qui s’intéressent aux organismes (on peut parler
de finalité en botanique par exemple) et nécessite un certain savoir causal puisque
les notions de moyens et de fins impliquent toujours celles de causes et d’effets (bien
que le contraire ne soit pas vrai). D’autre part, ce savoir pourrait faire référence à ce
que Rickert appelle la construction des concepts de sens. D’après les néokantiens,
chaque science devant le réel infini sélectionne ce qui fait sens. Cette conception de
la téléologie n’est nullement en contradiction avec la connaissance objectivante, au
contraire, elle semble la demander puisque pour sélectionner des éléments dans le
réel il faut procéder par abstraction. La dernière acception est celle à laquelle adhère
Münsterberg. La pensée téléologique serait le savoir qui saisit le « vouloir qui choi-
sit » en fonction d’une fin comme « l’unité ultime » de la connaissance. C’est en ce
sens qu’il oppose la pensée téléologique au savoir objectif de la psychologie qui
ramène la volonté à un « complexe de sensations ». Selon Weber, même en adoptant
cette idée générale de « pensée téléologique », rien ne l’oppose à la pensée causale.

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Max Weber critique de Hugo Münsterberg 183

D’ailleurs, les deux regards sur la volonté que Münsterberg ne cesse d’opposer
semblent au contraire être dans un rapport similaire à celui de la cellule biologique
avec l’atome de la physique.
D’après Weber, Münsterberg réduit la téléologie au subjectivisme afin de séparer
logiquement l’évaluation de l’objectivation et donc les « valeurs » des « faits ». Cela
parce qu’il pense la méthode des sciences subjectivantes, à savoir « l’interprétation
compréhensive », comme un procédé emphatique, basé sur le fait de « revivre » l’ex-
périence du choix de valeurs. Or, écrit Weber, Münsterberg confond dans cela deux
dimensions de l’interprétation : d’une part, l’interprétation est une « stimulation »
à prendre position de manière « émotive » et implique donc la prétention à « éva-
luer » une certaine qualité du monde ; d’autre part, l’interprétation est la prétention
à « affirmer une connexion réelle puisque comprise comme valable », il s’agit donc
d’une interprétation causale. La première a une dimension pratique exclusivement
pour l’individu qui juge, la seconde cherche justement à produire une connaissance
qui peut avoir un intérêt pour l’agir supra-individuel. En confondant ensemble le
sujet qui interprète pour prendre position et le sujet qui cherche à connaitre quelles
sont les conditions le plus favorables pour son action, Münsterberg rend de fait
impossible toute potentialité objective de l’interprétation en la réduisant, même dans
le cas du travail de l’historien à une évaluation subjective.
D’après Weber, dans le travail de l’historien, l’expérience vécue et revécue est au
service de l’explication causale et non pas opposée à celle-ci. Par exemple si certaines
« actions » de Frédéric-Guillaume IV peuvent s’expliquer par la psychopathologie
comme étant le résultat d’une maladie mentale, cela ne peut pas être indifférent
à l’histoire. Toutefois, les sciences de l’esprit n’ont pas comme « fin générale la
régression aux “éléments psychiques” », au « parallélisme psychophysique » ou à
« l’équilibre énergétique » (Saraceno & Seguin, 2017). Autrement dit, la définition
objective de la folie du roi de Prusse participe de la compréhension de ses actions,
mais l’objectif des sciences de l’esprit n’est pas de réduire l’activité du Kayser aux
causes physiologiques de la maladie. L’exemple de Weber concernant le phénomène
historique de la « peste » est en ce sens parfaitement clair. On ne peut, ni expliquer les
comportements observés pendant l’épidémie par la bactériologie, ni les considérer
comme une expérience humaine détachée de toute objectivité. La science cherche
exclusivement à comprendre de quelles manières les causes objectives de la bactério-
logie ont contribué à transformer les raisons d’agir de l’homme du XIVe siècle. Sans
« objectivité », aucune science du subjectif ne serait donc possible.
Weber insiste sur le fait que c’est justement en reconnaissant le sujet comme
acteur rationnel que l’objectivité du vécu s’impose. Vouloir, cela signifie « agir
selon raison », en établissant des relations causales entre des moyens et des fins,
sachant que ceux-ci peuvent être matériels ou idéels9. Seule l’interprétation scien-
tifique entendue comme la capacité à établir des relations de causalité peut saisir
cette dimension de l’agir. En effet, la démarche strictement emphatique ne peut

9. Cela implique par ailleurs de dépasser une distinction radicale entre « rationalité en valeur »
et « rationalité en finalité » que certaines lectures orientées de M. Weber ont conduit à hypostasier
(Isambert, 1996).

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pas la saisir puisque le sujet qui agit se limite à évaluer et non pas à interpréter son
évaluation.
Dans cette perspective, si Weber semble adhérer au point de vue de Münsterberg
sur la séparation entre psychologie et histoire (comme le font d’ailleurs Windelband
et Rickert), il ne pense pas cette séparation comme ontologique. L’expérience vécue
n’a aucune validité scientifique en soi. Interprétation­compréhension produit une
connaissance justement en objectivant cette expérience, en la soumettant à des juge-
ments, dont on peut ne pas avoir une expérience vécue, mais qui se révèlent valables
par la force de leur connexion causale (on pourrait dire par la force de leur rationa-
lité). De la sorte, la connaissance objective des processus psychologiques, comme
celle d’autres sciences par ailleurs, peut contribuer à comprendre une façon d’agir,
puisqu’elle révèle la force de certaines connexions, sans pour autant conduire à faire
l’économie de l’acte d’interprétation.
C’est donc la catégorie même de volonté et de vécu comme fondement d’une
connaissance scientifique qui semble poser problème à Weber. Le vécu en soi en tant
que choix subjectif ne peut être une connaissance en soi puisque ce choix est juste-
ment déterminé par une multiplicité de causes à la fois matérielles et idéelles que
seulement la compréhension-interprétation peut révéler. C’est justement en jugeant
quelles raisons ont été la cause de l’agir d’un sujet, donc en sortant de la simple
compréhension emphatique du vécu pour entrer dans une compréhension-interpré-
tation, prenant en compte le rôle des contraintes objectives révélées par les sciences
dites de la nature, que se produit la connaissance.
Sur ce point, la distance de Weber par rapport à Münsterberg est radicale.
Ce dernier fondait en effet le dualisme des sciences objectivantes et subjectivantes
sur la primauté de l’expérience « pure ». Dans toute son œuvre, Münsterberg cherche
à expliquer comment l’objectivation (en particulier celle psychologique de la volonté)
est possible sans renoncer selon une perspective idéaliste à faire du sujet libre le
fondement de toute la connaissance. Pour Münsterberg en effet, cela ne signifie pas
que la psychologie physiologique et la science naturelle en générale seraient une
imposture, ni que les sciences de l’esprit pourraient accéder à une connaissance auto-
validée. Au contraire, dans son texte philosophique le plus exigeant, The Eternal Value
(1909), Münsterberg cherche à montrer que les valeurs découlent de l’idée d’une
volonté universelle indépendante des évaluations individuelles ou collectives, objet
de l’histoire. Cette volonté s’exprime dans le « vouloir qui se donne un monde ».
Or, c’est justement cette volonté qui est à la base du travail de la science objectivante.
En particulier, l’expérience vécue individuelle veut que cette expérience, cette Erlebnis
ne se réduise pas à elle-même, mais qu’elle existe pour toutes les autres expériences
de manière universelle, suivant donc des lois générales. C’est justement sur ce point
que la psychologie causale se fonde de façon idéaliste.
Pour rendre compte de l’existence de cette volonté absolue qui transcende les
volontés individuelles et qui fonde la science objectivante, Münsterberg s’appuie
sur sa dissertation Die Willenshandlung (1888), en montrant ainsi une étonnante unité
de pensée entre sa conception strictement physiologique de la recherche psycho-
logique et son idéalisme. La conclusion de la dissertation de 1888, concernant le fait
que la sensation de volition n’est que la représentation psychique de la dimension

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Max Weber critique de Hugo Münsterberg 185

physiologique de l’action, permet à Münsterberg de considérer la volonté comme


indépendante de la recherche de la satisfaction subjective et comme la représen-
tation psychique de la réalisation concrète de l’acte voulu. Cette thèse qui mettait
à mal l’aperception wundtienne avait fasciné le pragmatiste James qui y trouvait
une démonstration expérimentale de sa théorie sur l’origine des émotions résumée
souvent par la célèbre formule : « on ne pleure pas parce qu’on est triste, mais on est
triste parce qu’on pleure » (James, 1890). Toutefois, Münsterberg s’en servait philo-
sophiquement pour affirmer un point de vue profondément idéaliste en soutenant
qu’il est possible de penser la volonté en tant que choix de valeur comme indépen-
dant des actions individuelles. Par-delà, il peut penser les sciences, objectivantes et
subjectivantes, à la fois comme complètement indépendantes et comme fondées
sur la même valeur absolue de la volonté.

Psychotechnique et valeurs
La volonté en tant que valeur « absolue » représente en ce sens le fondement de
l’unité du réel et de la science comme l’affirmera Münsterberg à l’occasion de l’orga-
nisation du Congrès de 1904 à Saint Louis. Cette unité ne se trouve donc pas dans
le monisme positiviste que Münsterberg ne cesse de dénoncer. Elle demeure dans
l’irréductible liberté du monde des valeurs fondement tant de l’objectivisme que du
subjectivisme. La connexion entre « science et vie » est donc parfaitement inversée
par rapport au positivisme. C’est le fondement éthique de la liberté du sujet jugeant,
sur lequel se base l’idéalisme, qui apporte les conditions gnoséologiques de l’objecti-
vation de la volonté de la psychologie physiologique, comme de toute objectivation.
« Le serf présumé devient le patron » écrit Münsterberg, ce sont « les exigences de
la vie » (Münsterberg, 1899) qui conduisent à l’objectivation scientifique et ces
dernières ne peuvent jamais être en contradiction avec les premières.
C’est sur cette base que Münsterberg conçoit le développement de sa psycho-
logie appliquée, il ne s’agit pas de soumettre la vie pratique à l’objectivité de la
science, mais au contraire d’orienter la connaissance en fonction des besoins de la
vie pratique.
« Il doit y avoir une psychologie appliquée partout où l’enquête sur la vie mentale
peut être rendue utile aux tâches de la civilisation. […] Il est donc du devoir du
psychologue praticien d’examiner systématiquement dans quelle mesure d’autres
objectifs de la société moderne peuvent être avancés par les nouvelles méthodes de
la psychologie expérimentale. » (Münsterberg, 1913, p. 16)
Toutefois, ce rapport entre besoin et connaissance n’est pas pensé à la manière des
pragmatistes américains comme une façon de penser une continuité entre objectiva-
tion et évaluation, entre faits et valeurs, dans le déroulement de l’action concrète10.
Au contraire, pour Münsterberg les besoins auxquels la science appliquée devrait
se soumettre sont ceux qui découlent des choix de la volonté supra-individuelle.

10. Ce sera d’ailleurs justement sur cette absence de lien entre l’organisation logique de la science et
les besoins concret de la société que J. Dewey critiquera âprement l’organisation du Congrès de Saint
Louis de Münsterberg (Dewey, 1903, p. 27).

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186 Émotions, affects et institutions

Autrement dit, le rôle de la psychologie appliquée est celui d’orienter les volontés
individuelles (soient­elles personnelles ou sociales) afin de les mettre au service
de la valeur transcendantale de l’agir volontaire. C’est là justement que la tension
épistémologique est la plus forte. Münsterberg considère que la psychotechnique
en tant que science « objectivante » devrait éviter tout jugement sur les buts des
activités sociales qu’elle contribue à organiser, et se limiter à dire : « si tel est le but
voici les moyens », toutefois elle intervient pour mieux organiser cette activité parce
que celui-ci est son devoir. La psychologie doit être appliquée puisque son rôle est
justement de permettre à la volonté de se déployer. La finalité concrète de l’agir n’a
en soi pas d’importance, celui­ci n’est en effet pour Münsterberg que le résultat de
conflits entre volontés particulières, ce qui compte c’est « l’agir pur » qui ne se révèle
que dans l’expérience purement subjective. Le sujet de l’agir n’est donc jamais objecti-
vable et la psychotechnique ne pourra jamais expliquer la manière dans laquelle une
valeur, par exemple l’efficacité industrielle, se concrétise dans l’expérience et dans
le vécu réel de l’acteur, puisque ce sont deux mondes sans relations. La seule chose
que la psychotechnique peut réaliser est de faire en sorte que l’individu agisse effica-
cement indépendamment des valeurs auxquelles cette action est orientée. Cela non
pas parce que l’efficacité technique serait une valeur en soi, mais parce que la quête
de l’action efficace est la valeur absolue.
Cette interprétation de la psychotechnique comme un savoir évoluant dans un
monde « autre » que celui des valeurs et donc comme un savoir ontologiquement
déconnecté de celui des sciences historiques est absolument opposé à la lecture que
Weber avait des sciences du travail de son époque. D’ailleurs, comme le souligne
Weber dans le texte sur Knies, Münsterberg lui-même rend compte de cela lorsqu’il
souligne que la psychologie pédagogique (sciences subjectivantes) doit se servir des
analyses de la psychologie expérimentale (science objectivante). Il est en effet utile
pour comprendre la subjectivité de l’apprentissage de disposer des « lois objectives »
de l’activité intellectuelle (Weber, 2005, p. 78). Autrement dit, la psychologie appli-
quée à laquelle Münsterberg se consacre révèle la continuité et non pas la rupture
entre évaluation et objectivation dont la rationalité instrumentale est justement un
exemple évident.
Pour Weber, en effet, la psychophysiologie du travail révélait l’impossibilité
dans l’étude de l’activité productive humaine d’expliquer l’efficacité en distinguant
l’enchainement strictement psychophysique de l’action de son orientation axio-
logique. La psychophysiologie notamment par ces efforts pour saisir le travail à la
fois comme activité mécanique et comme activité sociale montre que le vécu n’existe
que dans le cadre de relation objective et que donc les sciences du général et les
sciences du particulier, malgré leur « objectif » différent doivent s’alimenter récipro-
quement. Pour Weber, la psychophysiologie du travail révèle cela par son impasse
épistémologique. En effet, alors qu’elle cherche à construire toute sa démonstration
mobilisant exclusivement des chaines causales strictement matérialistes elle est
constamment contrainte à introduire des notions qui renvoient à une dimension
compréhensive du travail scientifique.
Cela apparaît de manière explicite dans la critique wébérienne de la courbe
du travail conçu par un autre élève de Wundt, le psychiatre allemand Emil Kraepelin

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Max Weber critique de Hugo Münsterberg 187

(Kraepelin, 1902). D’après Weber, afin de définir l’activité de travail comme un


processus biochimique la psychophysiologie « a toujours tendance à considérer
comme “réels” les processus somatiques et comme “accidentels” les phénomènes
psychiques » (Weber, 1995, p. 240). Néanmoins, il est en permanence obligé d’insérer
des concepts comme celui « d’impulsion de la volonté » pour expliquer certaines
attitudes autrement inexplicables par la théorie physiologique. Or, selon Weber,
cette « impulsion de la volonté » n’est pas un phénomène exclusivement physio-
logique. Il est en effet influencé par des « états d’âme » tels que la monotonie, « le
plaisir de travailler », qui ne sont pas le résultat d’un stimulus physiologique, mais
qui en sont plutôt la cause. D’après le sociologue, pour éviter d’inverser l’épistémo-
logie psychophysique et d’avoir ainsi à expliquer les phénomènes physiques par un
fait psychique, on définit ces manifestations psychiques comme une « couverture »
mentale du processus physiologique, grâce à laquelle l’individu motive, après-
coup, ses actions. Weber remarque toutefois que l’utilisation constante de la notion
« d’impulsion de la volonté » pour expliquer l’écart entre les lois physiologiques et
la réalité oblige constamment à se servir de ces « recouvrements » comme « causes »
des actions. Cela crée par conséquent une impasse dans la théorie psychophysio-
logique qui prétend « travailler avec des constructions purement chimiques, et opère
en même temps avec l’ensemble des représentations de “recouvrement” » (Weber,
1995, p. 227).

Conclusion
L’impasse de la psychotechnique révèle pour Weber l’impossibilité de séparer
dans l’analyse de l’agir humain la volonté « vécue » de la volonté objectivée. Certes,
comme Münsterberg le révélait dans sa critique de Wundt, on ne peut pas expli-
quer l’une par l’autre. Toutefois pour Weber on ne peut pas les concevoir comme
relevant de deux mondes ontologiquement séparés. C’est en ce sens que la connais-
sance de l’histoire n’est jamais un simple revivre emphatique des choix subjectifs,
mais nécessite de connaitre les chances objectives que ces choix avaient de se
concrétiser ; de même que l’objectivation ne peut pas se passer complètement d’une
prise en compte des objectifs de l’action pour laquelle elle se révèle.

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Le problème des transformations psychologiques
dans les temps de transition

Bernard Prot

« Deux âmes ont combattu en lui, ce qui forme la tragédie de sa personnalité »,


écrit Willim Stern dans une notice In Mémoriam (1917) publié juste après le décès
soudain de Hugo Münsterberg en décembre 1916. Münsterberg était Allemand et
a réalisé sa vie professionnelle aux États-Unis d’Amérique1. Il a déployé un grand
nombre de travaux et d’écrits de psychologie appliquée : psychologie « indus-
trielle », psychologie sociale, de l’éducation, de l’orientation professionnelle
(Vocational Psychology). Personnalité scientifique contestée, personnalité médiatique
controversée, installé à la chaire William James de l’université de Harvard Münster-
berg n’en soutient pas moins l’Allemagne lorsque la guerre est déclenchée en 1914.
Stern rapporte d’ailleurs les propos que lui tient Münsterberg dans un courrier de
cette période : « j’ai été rejeté des clubs et des académies » (p. 187).
Son travail scientifique se trouvait, lui aussi, divisé. D’un côté la science des
choses naturelles qui constituent la base de sa formation scientifique et de l’autre la
philosophie idéaliste et même « son inclination spéciale pour Fichte » (idem), sou-
ligne Stern, qui considère en résumé, que Münsterberg était « le représentant typique
d’une période de transition » (idem) : déjà perspicace pour reconnaître les limites
d’une approche trop strictement physiologique, mais encore trop marqué par son
modèle, il ne rend pas encore justice à la valeur de la personnalité, le « personna-
lisme », qui constitue pour Stern la voie d’unification de la psychologie.
Dans ses prises de position sociales ou politiques, comme on vient de le rappeler
avec l’entrée en guerre, comme dans les débats épistémologiques, Münsterberg était
« abrasif », il a souvent provoqué l’irritation, la défiance et même parfois la détes-
tation, ce qui a probablement contribué à la relégation de ses textes aux États-Unis
d’Amérique, comme le relève Erik Porfeli (2009).
Le texte qui suit veut s’inscrire dans l’esprit des propos de Stern : Münsterberg a
été un « représentant typique d’une période de transition », son style abrasif a contri-
bué à soulever des contradictions qui font réagir ses contemporains et dont certaines
restent vives aujourd’hui encore, dans notre période, en particulier pour qui s’inté-
resse aux transformations du travail et des modes de vie et aux modèles et méthodes
qui permettent de les prendre en compte, dans les « transitions » de notre époque.
La première partie de ce chapitre commence par un bref retour sur la conception
scientifique que Münsterberg soutient en 1904, dans laquelle il sépare les sciences
de intentions (purpose) et les sciences de phénomènes (phenomena), pour se tourner

1. L.T. Benjamin revient sur cette période, en particulier sur la tentative infructueuse de retour en
Allemagne de la part de H. Münsterberg après ses trois premières années à Harvard (Benjamin, 2006).

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192 Émotions, affects et institutions

vers un texte de William Mac Dougall (1871-1938), un psychologue anglais qui est
recruté à Harvard, peu après le décès de Münsterberg, qui est résolument hostile à
la philosophie idéaliste allemande comme à la physiologie de Wundt. Ensuite, c’est
le commentaire critique de Marcel Mauss à la réception d’un texte de Mac Dougall
qui nous retiendra, qui souligne tout autant son opposition à la vision idéaliste de
Münsterberg puisqu’il s’agit de considérer les rapports entre le corps et la société
à travers les techniques du corps. C’est enfin la critique de Vygotski à l’égard de la
psychologie théorique et appliquée de Münsterberg qui conclut cette partie, à travers
laquelle le psychologue russe soutient que c’est à partir de l’activité qu’il est possible
de constituer une unité de la psychologie, et non pas directement comme l’envisage
Stern à travers la personnalisation. Les textes discutés ici sont publiés au début des
années 1920.
La seconde partie ouvre une discussion contemporaine à partir de la première.
Elle commence brièvement par une proposition de psychologie appliquée de
Münsterberg, publiée en 1910 dans Vocation and learning, qui semble une déclinaison
de son modèle théorique général : les emplois comme les individus pourraient être
classés selon trois catégories : Feeling (sentant), Willing (voulant), Thinking (pensant)
(Münsterberg, 1910a ; 1910b ; Portfeli 2009). On y oppose l’analyse de l’exemple
d’une ouvrière qui cherche à quitter son emploi posté en industrie pour devenir
kinésithérapeute, dans le cadre d’une réflexion sur les transitions professionnelles
(Prot, 2011, 2019) qui s’inscrit dans une approche de clinique de l’activité (Clot,
2008). Il s’agit de soutenir que dans une période de transition professionnelle, les
techniques du corps, les sentiments, les intérêts ne sont pas stables, ils se transforment
si on les considère du point de vue de l’activité. On rejoint donc ici le problème ouvert
il y a un siècle à propos de l’unité d’analyse en psychologie, lorsqu’on cherche à
rendre compte de transformations historiques des sociétés et des individus, sans les
confondre.

Mac Dougall, Mauss, Halbwachs, Vygotski :


le problème des transformations
Aux États-Unis, le psychologue Münsterberg (1863-1916) a déjà une solide
réputation en 1904, lorsqu’il prend les rênes d’un grand congrès scientifique inter­
national, dans le cadre de l’exposition universelle de 1904 à Saint-Louis (Missouri)2.
Après sa formation en Allemagne auprès de Wundt, il a rejoint le laboratoire de
James à Harvard en 1892. Il a été même été président de l’American Psychological
Association pour l’année 1898. Son ambition s’affiche à l’occasion du congrès.

2. Dans une perspective d’histoire des sciences et des savoirs, W. Feuerhahn (2010) est revenu pré-
cisément sur l’organisation des congrès scientifiques, à partir de la thèse d’histoire de A. Rasmussen
(1995) et particulièrement sur le congrès des arts et des sciences qui se tient à l’occasion de l’exposition
universelle de 1904, à Saint-Louis, une ville sans grand attrait international qui devait rivaliser avec
ceux tenus lors des expositions universelles prestigieuses de Chicago et de Paris. H. Münsterberg en est
le premier vice-président.

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Le problème des transformations psychologiques dans les temps de transition 193

Notre vie historique ne peut être adéquatement exprimée que si l’on considère,
affirme Münsterberg, « que c’est une intention (purpose) que nous voulons com-
prendre et cela non pas en considérant ses causes et ses effets, mais en interprétant
ses buts et en mesurant ses idéaux » (Münsterberg, H., The Saint Louis congress,
p. 375 ; cité par Feuerhahn, 2010, p. 139-157)3. Il propose alors de construire la syn-
thèse des connaissances à partir de deux grands axes : les « sciences des intentions »
(sciences of purposes) et les « sciences des phénomènes » (sciences of phenomena).
James qui développait une approche de philosophie pragmatique, avait d’abord
insisté pour que Münsterberg vienne le rejoindre à Harvard dans les années 18904.
Mais l’accord entre les deux hommes se fissure depuis quelques années, le dualisme
de Münsterberg étant évidemment opposé du projet pragmatiste. En 1904, la frac-
ture est ouverte : James refuse de participer au congrès. James le pragmatiste, écrit
Feuerhahn, « qui croyait avoir fait venir un psychologue expérimentaliste pour pou-
voir mieux se consacrer à ses travaux de philosophe et se retrouve face à un adver-
saire en philosophie » (ibidem, p. 150)5.
Si l’activité de publication et aussi de vulgarisation de Münsterberg se déploie
avec une grande intensité dans de nombreux domaines, jusqu’à susciter bien des
doutes dans sa manière de conjuguer science et vulgarisation (Benjamin, 2006). Mais
pour en rester au fond de la question qui nous intéresse, il faut noter le choix que fait
l’université d’Harvard, peu après son décès.
En 1920, c’est en effet un anglais, Mac Dougall, universitaire d’Oxford, qui est
recruté sur la chaire William James en 1920 à Harvard. La succession chronologique
n’est pas une succession intellectuelle, bien au contraire. L’année même de sa nomi-
nation, Mac Dougall publie The Mind Group (Mac Dougall, 1920) qui prolonge ses
premiers travaux que « la grande guerre n’a pas modifié », précise­t­il en intro-
duction. Il y prévient d’emblée le lecteur que son approche se démarque de l’idéa-
lisme psychologique et philosophique allemand qui se débat « avec les phrases
obscures dans lesquelles Kant a cherché à exposer sa pensée profonde » (Introduc-
tion, p. X).
La physiologie psychologique de Wundt, à partir de laquelle Münsterberg a
commencé sa carrière, lui apparaît comme « un tissu d’hypothèses inacceptables »
dès qu’on cherche à relier physiologie et psychologie (p. X)6. Münsterberg n’est cité
qu’une fois dans l’ouvrage. Il ne l’est pas pour ses contributions à la psychologie
industrielle mais à travers un ouvrage qu’il a consacré à la psychologie du peuple

3. W. Feuerhahn s’appuie notamment sur la thèse de A. Rasmussen qui retrace l’histoire des colloques
scientifiques de cette période (Rasmussen, 1995).
4. On peut se reporter dans le présent ouvrage au chapitre de M. Saraceno qui revient plus précisément
sur ce point.
5. H. Münsterberg développera des tests de sélection professionnelle et publiera en 1913 simultanément
en Allemagne et aux États-Unis d’Amérique, « psychology and industrial efficiency », puis en 1914
« Die Grundtzüge der Psychotechnik ».
6. ‘‘his physiology of the nervous system was a tissue of unacceptable hypotheses and that he failed to
connect It in any profitable manner with his questionable psychology.” (Introd. p. X).

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194 Émotions, affects et institutions

américain7 qui décrit « les caractéristiques individuelles, presque universellement


diffusées » aux États­Unis : un esprit de direction et de confiance en soi, d’indé-
pendance et d’initiative d’un degré inconnu ailleurs, « un merveilleux optimisme »
(ibidem).
Mac Dougall est connu pour ses travaux qui cherchent à relier les « instincts »
à la vie en société, notamment son Introduction à la psychologie sociale (Mac Dougall,
1908)8. Il considère l’origine de ces caractères communs et des différences entre
nations à partir d’une série de facteurs, comme la géographie par exemple qui, aux
États­Unis d’Amérique offre un « splendide territoire » qui favorise « l’effet indivi-
duel privé » et le sentiment « d’un grand avenir devant lui » (p. 128). L’immigration
américaine est, évidemment, un concentré de différences. Pour le psychologue, le
travail consiste, dans un tel contexte, à développer les immenses ressources du pays.
C’est ici que géographie et institutions sociales concourent à favoriser le dévelop-
pement d’un sentiment d’unité. Les différences initiales se muent en unité à travers
l’œuvre commune, c’est ce qui semble se dégager du raisonnement. Le travail dans
ces conditions contribue à la formation du sentiment commun, celui de participer à
une même nation. Il est créateur d’homogénéité. C’est la thèse générale.
Mais comment expliquer que la diversité initiale des populations immigrées se
transforme en sentiment commun ? Les transformations législatives du XIXe siècle
ont contribué au sentiment commun de nation, elles sont expliquées par certains,
relève Mc Dougall, à travers la lutte des classes qui conduit les classes dominantes
à « faire des concessions ». Mais c’est là une « vue très imparfaite » (p. 296) de ces
processus qui s’inscrivent, pour lui, dans une ligne directrice de transformations
historiques à long terme qu’il résume ainsi : les hommes ont d’abord « ressenti une
sympathie et ont traité avec prévenance et justice ceux qui étaient les plus proches,
d’abord les membres de leur famille immédiate », puis au fur et à mesure que les
sociétés se complexifient « tous leurs concitoyens » (p. 294).
C’est donc l’« extension progressive de la sphère de sympathie imaginative qui,
plus que toute autre chose, a fait tomber toutes les barrières sociales qui confinaient
les énergies des hommes », c’est elle qui est « la cause racine du progrès de l’organi-
sation sociale » (p. 296). La famille serait le foyer de la sympathie entre les humains
et la division du travail l’occasion de son épanouissement.

La variabilité de Mauss contre l’homogénéité de Mac Dougall


En France, la critique de cette idée arrive rapidement. Si excellente que soit
l’approche de Mac Dougall lorsqu’il définit le Group Mind, écrit Marcel Mauss dans
un débat avec les psychologues en 1924, elle procède d’une « abstraction abusive »
(Mauss, [1924] 1995, p. 287). Il y a des choses que le psychologue anglais ne prend
pas en compte dans son idée des représentations et des sentiments collectifs : un fait
social « même quand il paraît neuf […] est au contraire tout chargé du passé ; […]

7. Il s’agit vraisemblablement de « American Traits from the Point of View of a German » (Münsterberg,
1901).
8. Les citations de W. Mc Dougall sont traduites par nous.

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Le problème des transformations psychologiques dans les temps de transition 195

Il ne doit donc jamais être détaché complètement, même par la plus haute abstrac-
tion, ni de sa couleur locale ni de sa gangue historique » (p. 288).
Le passé se mélange au présent, dans des conditions matérielles et sociales qui
ne sont pas identiques et qu’il revient au sociologue d’étudier. Plutôt que l’homo-
généité, c’est le « mélange » qui revient souvent dans l’œuvre de Mauss, lorsqu’il
considère la vie sociale comme dans ce texte de 1927 :
« Et c’est dans cet immense bariolage de leurs variations successives et simultanées,
c’est dans le kaléidoscope de leurs dispositions toujours changeantes que réside le
secret de ce mélange qui est particulier à une société, à tel moment, qui lui donne
un aspect et à chacune de ses époques, pour ainsi dire, un style, un aspect spécial. »
(Mauss, [1927] 1968, p. 288)
Un peu de sociologie éloigne de la psychologie, mais beaucoup de sociologie en
rapproche, peut-on penser en lisant Mauss. C’est particulièrement le cas lorsqu’il
écrit que la conscience individuelle est à la fois constituée de sentiments et de repré-
sentations sociales et traversée de « rire, larmes, lamentations funéraires, éjaculations
rituelles » (p. 289-290). À lire Mauss la psychologie sociale de Mac Dougall n’est pas
assez organique, elle manque de corps, de vie.
L’abstraction de la théorie sociale Mac Dougall, pour Mauss, laisse trop peu de
place à la variation des modes de vie, préoccupée de l’homogénéité des sentiments
elle sous-estime l’importance des fonctions symboliques qui relient les corps aux his-
toires sociales. C’est aussi de ce point de vue que Mauss critique les travaux de Jean
Piaget qui publie une première série d’ouvrages sur le développement de l’enfant à
partir de 1923. « Nous attribuons, [écrit Mauss], à la notion de symbole une impor-
tance que M. Piaget ne lui attribue ni en psychologie collective, ni en psychologie de
l’enfant » (Mauss, [1933] 1968, p. 301). Si les symboles ont une place importante, c’est
qu’ils sont portés par les puissants processus affectifs liés à l’autorité, dans la trans-
mission des fonctions symboliques à travers celle des gestes techniques. L’enfant,
l’adulte, imite des actes qui ont réussi et qu’il a vu réussir par des personnes en qui
il a confiance et qui ont autorité sur lui. L’acte s’impose du dehors, d’en haut, fut­il
un acte exclusivement biologique, concernant son corps » (p. 369). L’acte se construit
« du dedans » pour Piaget, il s’impose « du dehors », pour Mauss.
On soulignera alors une idée soutenue, dans les mêmes années d’avant-guerre
par le sociologue Halbwachs sur la mémoire. Il distingue la mémoire collective de
l’histoire produite par les historiens : « toute mémoire collective a pour support un
groupe limité dans l’espace et dans le temps », ou encore, « il n’y a pas de mémoire
universelle » ([1925] 1994, p. 137). On est loin, avec Halbwachs de l’éloge de l’homo-
généité qu’on trouve chez Mc Dougall. On veut retenir surtout l’idée, dans ce texte,
que la conscience, ou plutôt les ruptures de conscience sont essentielles dans les
transformations de la mémoire collective.
Sans doute, les artefacts sont déterminants dans l’acquisition inédite sur le
plan anthropologique d’une longue durée de conservation en dehors de chacun.
Pour autant, écrit Halbwachs, « si je suis enfermé dans ma conscience », si je ne
puis « sortir de ma durée », la réalité des objets extérieurs, leur portée symbolique
peut ne pas perturber le « mouvement ininterrompu » qui est le mien (p. 152). Pour
que ma conscience quitte son mouvement uniforme, « il faut que l’objet agisse sur

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196 Émotions, affects et institutions

moi comme un signe », qu’à travers lui s’exerce, comme du dehors, « une autre
conscience ». Je me trouve alors « en face de l’objet » et en présence « du point de
vue d’un autre », en me représentant alors deux ou « plusieurs consciences » (p. 153).
Ce n’est pas l’homogénéité, ce principe élément fondamental de la théorie de
Mc Dougall, mais l’hétérogénéité qui constitue pour Halbwachs la condition de la
transmission de la mémoire, à travers d’une conscience affectée par l’altérité (p. 158).
Ce n’est pas un sentiment éprouvé en famille qui serait source d’un sentiment col-
lectif généralisé dans la division du travail ; au contraire, soutient Halbwachs, dans
l’organisation familiale déjà « on s’étonne de tout ce qu’il y a d’acquis et de rapporté,
dans ceux de nos sentiments que nous pourrions croire les plus simples et les plus
universels » (p. 149-150).
C’est ainsi que la mémoire individuelle n’est pas la reproduction de la mémoire
collective, qui est elle-même trop multiple pour chacun. La mémoire individuelle
est « un point de vue sur la mémoire collective », celui d’un individu. Plus encore,
c’est un point de vue qui change « suivant la place que j’y occupe et que cette place
change elle-même suivant les relations que j’entretiens avec d’autres milieux »
(p. 94-95).

La pluralité comme condition de la conscience chez Vygotski


Lev Vygotski, dans les années 1920­1930, tient des propos proches des idées
d’Halbwachs rapportées ci­dessus à propos de la conscience : « Plus nous sommes
capables de nous rendre compte et de rendre compte aux autres de l’expérience
vécue, plus elle est vécue consciemment (elle est ressentie, se fixe dans le mot, etc.) »
(2003, p. 78). La conscience prend une place centrale dans la théorie de Vygotski, plus
exactement les transformations de la conscience, lorsqu’il s’oppose aux impasses
des dualismes des différentes approches de la psychologie de son temps, en parti-
culier de la psychotechnique que Münsterberg a promu et à laquelle il a consacré un
ouvrage paru en allemand puis en anglais en 1914 et que Vygotski commente pré­
cisément (Münsterberg, 1914).
Dans l’ouvrage qu’il consacre en 1925 à la signification historique de la crise
que traverse alors selon lui la psychologie (Vygotski, 1999), Vygotski dénonce le
« dualisme de l’inférieur et du supérieur » qu’il voit dans le clivage entre « l’expli-
cation » causale et la « compréhension » idéaliste de Münsterberg. Ce psychologue
a construit, écrit Vygotski, une psychologie « à deux étages » dans laquelle c’est la
psychologie téléologique qui occupe l’étage supérieur tourné vers « les sciences de
l’esprit », quand l’étage inférieur est « tourné vers la physiologie » (p. 228)9.
Les pratiques humaines hautement organisées, industrielles, éducatives, poli-
tiques ou militaires méritent mieux que ce dualisme de l’inférieur et du supérieur,
pour Vygotski, puisque c’est dans ces pratiques que la psychologie peut rencontrer
les énormes réserves d’expériences et d’acquis psychologiques pratiques accumulés
pendant des millénaires », qui « ont régulé et organisé » le psychisme (p. 235). Il faut

9. On notera la priximité sur ce point entre L. Vygotski et M. Weber en lisant le chapitre de M. Saraceno
dans cet ouvrage et B. Maggi (2011).

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Le problème des transformations psychologiques dans les temps de transition 197

pour cela distinguer les concepts quotidiens qui se développent par l’expérience et
les concepts scientifiques. C’est une condition déterminante pour éviter la confusion
qui conduit la psychotechnique à adopter le modèle de l’appariement entre le psy-
chisme du travailleur et le travail qu’il doit réaliser.
Ces pratiques humaines, avec leur accumulation de réserves d’expérience, offrent
l’occasion d’étudier les transformations des techniques et de l’activité humaine. Elles
donnent la possibilité de considérer ce mouvement « qui va des besoins et impul-
sions de l’homme à une certaine direction que prend sa pensée » et tout aussi bien
le mouvement inverse « qui va de la dynamique de la pensée à la dynamique du
comportement et à l’activité concrète de l’individu » (Vygotski, [1934] 1997, p. 63).
Encore faut-il convenir que l’activité n’est pas le comportement observable. « Le
comportement tel qu’il est réalisé n’est qu’une infime part de ce qui est possible.
L’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées » (p. 76). Cette acti-
vité psychique est inhibée et pas seulement réalisée, formée d’histoires, d’une plu-
ralité d’intentions parfois divergentes, vécues ou espérées, de passions conscientes
ou refoulées.
C’est pourquoi la conception vygotskienne de la psychologie est historique. Elle
se porte sur l’activité de sujets qui s’engagent dans un mouvement de conscience
qui transforme le rapport du réalisé aux possibilités inaccomplies. « Plus nous
sommes capables de nous rendre compte et de rendre compte aux autres de l’expé-
rience vécue, écrit Vygotski, plus elle est vécue consciemment (elle est ressentie, se
fixe dans le mot, etc.) (p. 78), ou encore « avoir conscience de ses expériences vécues
n’est rien d’autre que les avoir à disposition à titre d’objet (d’excitant) pour d’autres
expériences vécues (ibidem). L’analyse des transformations de la conscience, des
transformations des rapports entre les fonctions psychologiques devient une condi-
tion méthodologique centrale en psychologie.
Mémoire, imagination, concepts, affects, émotions n’ont pas toujours la même
fonction dans l’activité. Certaines périodes comme l’apprentissage scolaire ou la
transition entre l’école et la vie professionnelle demandent d’intenses remaniements
des rapports entre ces fonctions par le sujet. C’est même pour Vygotski, la clé de
l’entrée dans le processus d’analyse du développement. C’est dans les périodes de
transformation qu’il devient possible de mieux analyser « l’influence que la pensée
sur le caractère affectif, volitif de la vie psychique » aussi bien que « les mobiles de
la pensée, des besoins et des intérêts, des impulsions et des tendances qui dirigent
le mouvement de la pensée dans un sens ou dans un autre » (p. 61).
Münsterberg considère qu’une « psychologie causale » d’essence physiologique
peut exister à côté d’une psychologie téléologique tournée vers les finalités (Münster-
berg, 1914) et dessine une frontière infranchissable entre les sciences du corps et
celles de l’esprit. Vygotski dresse un programme méthodique d’étude de la trans-
formation des rapports entre les fonctions psychologiques dans l’activité même de
sujets engagés dans de réelles tâches sociales qui donnent l’occasion de ces transfor-
mations. Dans cette perspective moniste, l’histoire des transformations devient le
centre de gravité de l’analyse.
La confrontation de la psychotechnique à la pratique a finalement tourné au pro-
fit du positivisme qui « a finalement aggravé la crise de la psychologie en exaspérant

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198 Émotions, affects et institutions

les conflits entre la pratique et la théorie » écrit Yves Clot (2012, p. 137), en commen-
taire à la discussion de Münsterberg par Vygotski. Les psychologues du début du
XXe siècle étaient confrontés aux transformations profondes des organisations pro-
ductives et des systèmes sociaux. La période actuelle nous y confronte à nouveau à
grande échelle.

Renouveler les rapports entre les fonctions,


pendant les périodes de transition
Cette seconde partie conserve cette même problématique mais elle se tourne
vers un exemple actuel pour considérer les problèmes de méthodes qui sont tournées
vers l’accompagnement des transformations du travail et des rapports entre le travail
les différents domaines de vie.
On notera d’abord la persistance contemporaine d’une proposition de psycho-
logie appliquée qu’avance Münsterberg en 1910, six ans après le congrès de
Saint-Louis : les emplois comme les individus pourraient être classés selon trois
catégories : Feeling (sentant), Willing (voulant), Thinking (pensant) (Münsterberg,
1910a, 1910b).
Porfeli en fait une présentation précise (2009). Il souligne les liens que Münster-
berg a tissé, pour ce travail, avec Franck Parsons considéré comme le « père » du
conseil en orientation (vocational guidance) (Guichard & Huteau, 2006) ; et Porfeli
note que si oublié que paraisse parfois ce modèle triangulaire de Münsterberg,
il sera suivi en 1959 de la proposition de John L. Holland qui est structurée sur
une même idée : les personnes et les emplois sont passibles de catégories descrip-
tives identiques. Or les publications scientifiques actuelles sur ce modèle restent
nombreuses et les usages professionnels de la méthode de Holland sont nom-
breux dans les accompagnements de jeunes gens en fin de scolarité comme des
adultes en transition professionnelle, en particulier dans la pratique des bilans
de compétences10.
On sait pourtant que ce modèle est adéquationniste : l’appariement des carac-
téristiques présumées des emplois et celles des personnes constitue son idéal.
Münsterberg le situait lui-même explicitement dans une perspective de rationnali-
sation de l’organisation sociale comme ici, dans Business Psychology :
« La psychologie expérimentale économique n’offre pas d’idée plus inspirante que
cet ajustement du travail et de la psyché par lequel l’insatisfaction mentale dans le
travail, la dépression mentale et le découragement peuvent être remplacés dans notre
communauté sociale par une joie débordante et une harmonie intérieure parfaite. »
(Münsterberg, 1915, p. 306, cité par Porfeli, 2009, p. 230)
C’est là, pourrait-on dire peut-être dans le vocabulaire de Münsterberg, une
intention.

10. J. Guichard et M. Huteau (2006) ont proposé un revue large des approches et des méthodes en
psychologie de l’orientation, en soulignant la persistance du clivage en « objectivisme » et « subjecti-
visme ».

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Le problème des transformations psychologiques dans les temps de transition 199

L’intention présuppose une confusion des caractéristiques individuelles et des


caractéristiques des emplois. Partons de l’idée opposée, celle qui consiste à considé-
rer leurs différences, pour ensuite pouvoir étudier leurs rapports et la transformation
de ces rapports.
Une transition sur le plan anthropologique, écrit Maurice Godelier, est
« une phase particulière de l’évolution d’une société, la phase où celle-ci rencontre
de plus en plus de difficultés, internes ou externes, à reproduire les rapports écono-
miques et sociaux sur lesquels elle repose et qui lui donnent une logique de fonction-
nement et d’évolution spécifique et où, en même temps, apparaissent de nouveaux
rapports économiques et sociaux qui vont plus ou moins vite, plus ou moins violem-
ment, se généraliser et devenir les conditions de fonctionnement d’une nouvelle
société. » (Godelier, 1987)
Comment considérer ces transitions sur le plan psychologique, sans les
confondre avec les transitions sociétales dont parle l’anthropologue ? Comment
considérer les transitions vécues, ou même en train de se vivre ? On peut formuler
le problème à partir de Meyerson, lorsqu’il soutient que le travail est une fonction
historique, qui varie en fonction des périodes et des communautés (Meyerson, [1948]
1995). Plus proches des processus individuel, Vygotski écrit que « chaque fonction
psychique supérieure apparaît deux fois au cours du développement de l’enfant :
d’abord comme activité collective, sociale et donc comme fonction interpsychique,
puis la deuxième fois comme activité individuelle, comme propriété intérieure de
la pensée de l’enfant, comme fonction intrapsychique” (p. 111).
Il s’agit alors de comprendre que le travail est historique dans son histoire sociale
mais aussi qu’il a une fonction pour chacun (Clot, 2006), une fonction qui se forme à un
moment et qui se transforme dans l’histoire du sujet et des collectifs de travail.
C’est ici que la proposition de Vygotski permet de franchir un pas de plus dans
l’analyse. Dans ces périodes d’intense activité, ce sont les rapports entre les fonctions
psychiques qui se transforment, « la modification des liaisons interfonctionnelles,
c’est­à­dire la modification de la structure fonctionnelle de la conscience, forme pré-
cisément la substance principale et centrale de tout le processus de développement
psychique » ([1934] 1997, p. 312).
C’est de ce point de vue que les travaux actuels de clinique de l’activité cherchent
à aborder méthodiquement la transformation des situations de travail (Clot, 2008),
comme le font Antoine Bonnemain et Jean-Luc Tomàs dans ce présent ouvrage. C’est
aussi de ce point de vue que nous cherchons à considérer les situations de transition
professionnelle (Prot, 2011). La dernière partie de ce chapitre repose sur l’analyse
d’un exemple empirique, celui d’une ouvrière qui fait ce qu’on nomme en France un
« bilan de compétences » (Clot & Prot, 2005). L’exemple se prête en effet particulière-
ment bien à considérer sous l’angle qui nous intéresse la transformation de différents
rapports dans l’activité de cette personne.

Une ouvrière qui veut devenir kinésithérapeute


Une ouvrière – Mme F. – profite d’un bilan de compétence, qu’elle réalise par
une série d’entretien sur une durée de deux mois, pour reconsidérer en profondeur

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200 Émotions, affects et institutions

les rapports entre sa vie au travail et sa vie hors travail, dans l’espoir de changer
radicalement d’emploi11.
L’ouvrière de 34 ans travaille de nuit sur une machine-outil dans une usine ; elle
est mariée avec trois enfants. Lors du premier entretien elle affirme d’emblée qu’elle
« s’ennuie » au travail, d’autant plus que récemment leur chef d’équipe a supprimé
l’habitude qui permettait aux ouvrières de changer de machine au cours de la nuit.
Maintenant, dit-elle « on est sur une seule machine », alors, ajoute-t-elle sur un ton
amer, « on doit savoir le faire, hein… ». Le rapport avec la hiérarchie s’insinue dans
l’évaluation de cette obligation de répéter toute la nuit les mêmes gestes.
L’ouvrière ajoute qu’elle n’a pas de projet précis, sinon peut-être de passer un
diplôme – elle a arrêté ses études avant le Bac – et de travailler dans le paramédical.
Mais deux entretiens plus tard, lorsqu’elle prend confiance dans la psychologue
du travail qui réalise ce bilan avec elle, elle reconnaît qu’elle a caché son projet,
de crainte qu’il soit mal reçu ; elle en a déjà fait l’expérience. Elle veut fermement
devenir kinésithérapeute. C’est l’échange avec la conseillère, et avec la fonction du
bilan de compétences, qui s’est transformé : la crainte d’être évaluée ou de voir son
projet rejeté, a cédé la place au déploiement de sa stratégie pour parvenir à ses fins.
De source d’inquiétude, la situation de bilan est devenue ressource pour penser et
pour agir. Mme F. s’est renseignée sur les durées d’études, les concours, les lieux de
formation, s’est inscrite à des cours par correspondance pour compenser son arrêt
d’études avant le Bac. Elle échange avec la conseillère au fil des séances.
À la fin du premier mois, la conseillère qui demande à Mme F. comment elle
« envisage les choses » par rapport à son emploi actuel, avec l’idée sous-entendue
d’explorer comment elle compte négocier avec son employeur pour la reprise d’étude.
Mais l’ouvrière répond d’abord comment elle a réorganisé sur travail sur sa machine :
« Comme je travaille de nuit, déjà, j’ai pris un dictaphone. J’ai enregistré tous mes cours. Ce qui
me fera gagner quand même du temps pour pouvoir tout gérer en un minimum de temps. »
De nuit, tout en pilotant sa machine, l’ouvrière apprend ses cours. La tâche
de production est toujours réalisée, bien sûr. Pourtant, la compétence développée
à conduire la machine est devenue un moyen détourné pour préparer l’examen.
Et c’est du temps gagné pendant la nuit, puisqu’en journée il faut dormir et aussi
s’occuper de la famille, pendant que le mari travaille à son tour. Concrètement, la
fonction habituelle du travail sur la machine est redoublée d’une autre fonction, du
point de vue de l’activité, celle qui permet d’engager sans attendre la réalisation du
projet. Il est fort probable que le sens de ce travail change, lorsque l’ennui est rem-
placé par les révisions et que l’horizon du projet se superpose à celui de l’atelier.
Ceci fait, ajoute Mme F. en réponse à la conseillère, « avec mon employeur, on verra
comment ça se dépatouille… »

Transformation potentielle du rapport aux proches


Devenir kinésithérapeute demande de réussir l’examen d’équivalence au Bac,
puis suivre une formation sur une longue période. À la conseillère qui lui demande

11. On trouvera une analyse initiale de cette situation dans Y. Clot et B. Prot (2005)

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Le problème des transformations psychologiques dans les temps de transition 201

comment elle va s’organiser à la maison, l’ouvrière répond d’abord sur le plan des
études, ce qui nous donne l’occasion de considérer une nouvelle transformation
potentielle des rapports entre les fonctions, mais cette fois sur le plan familial :
Ouvrière : « Ben... Si ça pouvait aider ma fille…Oui ça m’arrangerait quand même. Parce
qu’elle ne comprend pas que je veuille reprendre des études. Elle, elle fait tout pour sortir de
l’école ; et moi, je ne suis pas complètement d’accord. »
Conseillère : « Elle a quel âge ? »
Ouvrière : « Elle a 15 ans, elle est en pleine période d’orientation. Elle s’en fiche un peu…
J’ai eu la même réaction, et je regrette maintenant, j’y retourne ! Mais en étant… Moi je
veux mes diplômes ! »
La fonction de mère de famille et celle d’ouvrière interfèrent dans les actions
indispensables pour réaliser le projet de transition professionnelle. La mère de
famille considère que la contrainte de réviser sur la table familiale peut devenir
une ressource si sa fille, en voyant sa mère s’investir devant elle dans les révisions.
Plus encore, elle fait le lien avec son histoire propre. Là encore, un moyen – la révi-
sion – est au service de deux buts simultanément. En parlant de cet espoir, la mère
se souvient de son propre abandon scolaire, au lycée : elle est alors partie avec son
amoureux loin des parents, pendant l’année de terminale… À la suite de son retour,
sans diplôme et avec un enfant, elle est devenue ouvrière.
L’histoire personnelle est, en quelque sorte, « remise au travail » dans ces dialo-
gues avec la conseillère, dans l’action conjointe avec sa fille sur la table familiale, les
espoirs personnels de l’ouvrière et ceux de la mère à l’égard de sa fille sont entre-
mêlés, ou plutôt ils peuvent peut-être se démêler, s’agencer autrement que dans une
reproduction.
Les incidences familiales de la mise en œuvre du projet redoublent lorsque,
vers la fin des deux mois d’entretien, les deux protagonistes parlent de la formation
longue qui pourrait s’engager l’année suivante, une formation qui demandera à
Mme F. de partir à la semaine pendant plusieurs mois.
Conseillère : « Alors, si je comprends bien, vous êtes décidée là, mûre, pour partir sur des
études de kinésithérapeute ? »
Mme F. : « Oui ! »
Conseillère : « J’en suis ravie… »
Mme F. : « Moi aussi [rire] ! »
[…]
Conseillère : « Vous en avez parlé à la maison ? » [Mme F. : « Oui. »] « Alors qu’est-ce que
vous disent vos proches ? »
Mme F. : « Ben... tout le monde de... me soutient. Mais c’est vrai que quelque part, j’ai quand
même des peurs... Ça s’est sûr ! »
Conseillère : « C’est nouveau ! » [C’est-à-dire : vous avez peur parce que votre projet
est nouveau].
Mme F. : « C’est pas que c’est nouveau : en fait, ça m’exciterait plutôt. Mais c’est plutôt mon
mari, mes enfants... C’est vrai que sur le moment, ils disent ‘‘oui’’. Mais je pense qu’ils ne se
rendent pas très bien compte que c’est parti pour quatre ans, et qu’il va falloir faire des sacrifices
aussi, quoi. Donc il y a mes propres sentiments et il y a les sentiments de ma famille et c’est
vrai que pour le moment tout le monde dit « oui ». Mais après, il faut que ça continue, quoi.
Parce que je n’abandonnerai pas au milieu de l’année, ça c’est sûr ! »

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202 Émotions, affects et institutions

Contrairement à ce que suppose la conseillère, Mme F. n’a pas peur, elle trouve
même la situation excitante. Ses intérêts professionnels ont été relégués pendant
des années au profit de sa famille. Le rapport s’inverse désormais. Mme F. prend
la mesure, avec lucidité d’une conséquence de sa détermination : elle va provoquer
des modifications dans les structures qui déterminent la vie de sa famille : il y « mes
sentiments » et « les sentiments de la famille ». À travers la nouvelle organisation de la
vie, ce sont les liens affectifs, les liens d’amour, qui se trouveront perturbés. Elle s’en
rend compte et pense que si « tout le monde dit oui », c’est qu’ils « ne se rendent pas bien
compte ». C’est une nouvelle structure des liens familiaux qu’il convient d’inventer, à
travers une nouvelle organisation des tâches et des temps, un nouveau fonctionne-
ment de la vie familiale. La transformation n’est pas réalisée, pourtant, du point de
vue de l’activité de Mme F., de nouveaux buts organisent des ses actions ; sa com-
pétence à conduire sa machine, source d’un sentiment d’ennui à force de répétition,
trouve un nouveau sens, intégré à ces nouvelles actions ; d’anciens objectifs aban-
donnés redeviennent des motifs d’agir « je veux mes diplômes ».
C’est parce que Mme F. est l’objet de multiples déterminations qu’elle retourne
certaines déterminations en ressource, qu’elle modifie le rapport qu’elle entretenait
jusque-là, tant bien que mal, avec les contraintes, pour mettre la situation actuelle
au service de ses propres buts. L’insatisfaction anesthésiée dans l’ennui initial
peut s’investir dans de nouvelles réalisations. Ainsi décrite, l’activité de Mme F. a
beaucoup changé, pourtant rien ou presque de sa vie sociale n’a changé à ce stade.
Beaucoup reste à faire pour que ces mouvements internes trouvent à se réaliser dans
la vie de famille et dans ses conditions d’emploi, évidemment.
C’est là qu’il ne faut pas confondre transformation des rapports psychologiques
et transformations des rapports sociaux. Pourtant déjà, en elle, les rapports sociaux
ont commencé de changer : la relation subalterne à l’employeur, qui est la source
récente d’un ennui redoublé – « on nous a mis sur une seule machine » n’est pas uni-
voque, elle est désormais aussi considérée à partir du projet qui se dessine : « et puis
avec mon employeur, on verra comment ça se dépatouille ». Le rapport à la famille a
commencé lui aussi à changer, en elle, elle sait bien qu’elle devra assumer sa part de
responsabilité dans la suite des changements.
Dans la période contemporaine, les professionnels sont bien souvent confrontés
à des transformations importantes de leur rapport au travail, en particulier lors de
changement d’emploi. Philippe Malrieu parle de ces situations dans lesquelles « les
anciennes conduites révèlent leurs insuffisances », et qui « exigent critique, change­
ment dans les structures du milieu et celle des activités » et création de milieux nou-
veaux (Malrieu, 2003, p. 6).
Ce qui donne valeur à l’acte, pour le sujet, écrit Jacques Curie dans une pers-
pective de psychologie sociale du travail, c’est « sa participation au dépassement
des contradictions qui existent à l’intérieur et entre les déterminants biologiques et
sociaux » (Curie, 2000, p. 8). Dans cette perspective, le sens apparaît comme un
« rapport de valeurs » vécu d’abord sous la forme d’un « conflit » par un sujet qui
cherche à vivre « plusieurs vies en une seule » (Clot, 2008, p. 51). Il reste alors à
trouver ou inventer les ressources pour éviter que le conflit se retourne en non­sens.
C’est là que les dispositifs et la technicité des professionnels du conseil et de la
formation peuvent avoir un rôle important.

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Le problème des transformations psychologiques dans les temps de transition 203

Conclusion
Dans la période contemporaine, les professionnels sont bien souvent confrontés
à des transformations importantes de leur rapport au travail, en particulier lors de
changement d’emploi. On a souligné, à partir d’un retour à Münsterberg, la per-
sistance d’un modèle dualiste qui repose sur une conception préoccupée par l’éta-
blissement de similitudes entre les caractéristiques de l’emploi et celles personnes.
À partir de quelques auteurs qui ont opposés un point de vue historique sur les
transformation sociales et psychologiques, sans les confondre, la deuxième partie
s’organise autour de l’analyse d’un exemple vécu par une ouvrière en période de
transition professionnelle, pour ouvrir une voie d’analyse et d’accompagnement de
ces transitions.
Malrieu parle de ces situations dans lesquelles « les anciennes conduites
révèlent leurs insuffisances », et qui « exigent critique, changement dans les struc-
tures du milieu et celle des activités » et création de milieux nouveaux (Malrieu,
2003, p. 6). Il semble qu’une dynamique historique peut s’instaurer ici, à ce point où
Malrieu soulignait que la psychologie est « indispensable pour poser le problème
du sens dans sa forme moderne », un sens qui n’est pas simplement donné par les
instances « à quelque égard transcendantes », mais découvert par le sujet, « dans
des dialogues avec les diverses instances de pouvoir, en faisant valoir ses expé-
riences de vie » (p. 4). C’est à ce point où les institutions sont « confrontées par lui »
qu’il « s’instaure en sujet, qu’il évalue chacune de ses entreprises en la regardant
du point de vue des autres, qu’il en détecte les conflits ou les convergences, pour
inventer les nouveaux milieux, les œuvres neuves qui lui permettent de renouveler
ses propres structures » (p. 4).

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D epuis plus d’un siècle psychologie et histoire se rapprochent parfois
et s’éloignent souvent. La période actuelle, marquée par un regain
d’attention aux émotions et aux corps semble favorable au rapprochement.
Dès lors, pourrait-on considérer une histoire qui soit psychologique et une
psychologie qui soit historique ?

Plusieurs chapitres de cet ouvrage reviennent sur la manière dont les


fondateurs, historiens et psychologues, mais aussi philosophes et socio-
logues ont abordé cette question difficile et rapidement polémique. La vie
en société est alors considérée à travers les liens que tissent les individus
et les groupes entre eux, les affections et les aversions qu’ils éprouvent
en eux et à l’égard d’autrui pouvant produire un renversement saisissant
de l’enthousiasme en violence lorsque les personnes s’engagent dans
l’invention d’institutions qui renouvellent les liens sociaux comme dans le
cas de la Révolution française.

Le travail mettant à l’épreuve aujourd’hui, de manière particulièrement


intense, les liens tissés entre les femmes et les hommes dans les organisations
et les rapports entre la vie au travail et dans les autres domaines de vie,
plusieurs textes s’intéressent précisément à ces transformations d’un point
de vue historique à partir de l’activité de professionnels.

N
Cet ouvrage issu d’un séminaire organisé par Le Groupe de recherche et
d’étude sur l’histoire du travail et de l’orientation (GRESHTO), groupe trans-
versal aux différentes équipes du Centre de recherche sur le travail et le
développement du Conservatoire national des arts et métiers (CRTD -
Cnam) est publié sous la direction de Jérôme Martin (GRESHTO-CRTD)
et Bernard Prot (équipe de psychologie du travail et clinique de l’activité -
CRTD).

Les auteurs
Antoine Bonnemain, Yves Clot, Caroline Fayolle, Jérôme Martin,
Régis Ouvrier-Bonnaz, Bernard Prot, Marco Saraceno, Jean-Luc Tomás,
Sophie Wahnich.

ISBN : 978-2-36630-123-6

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