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INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES MADAGASCAR

SUPPORT DE COURS
CULTURE ET CIVILISATION POLITIQUE M1

DOC 1 : CULTURE ET CIVILISATION ................................................................................................ 3


Les sens communs ........................................................................................................................ 3
Les acceptions scientifiques ................................................................................................................ 5
Psychologie sociale et psychosociologie ............................................................................................. 9
L’anthropologie structurale ................................................................................................................. 9
Les critiques et la relativisation du « relativisme culturel » .............................................................. 10
La culture en tant que dialectique du social et des personnes ......................................................... 11
DOC 2 : LE FOKONOLONA MALGACHE : UNE UTOPIE REELLE ? ...................................................... 13
Le fokonolona, un communalisme ? ................................................................................................. 14
Le fokonolona ou l’invention d’une tradition ................................................................................... 16
DOC 3 : DES GOUVERNANTS EN QUETE DE PEUPLE : L’ISSUE MAGIQUE DU FOKONOLONA ........... 19
Quelles catégories politiques pour penser la société ? ..................................................................... 20
Le discours-programme du général Ramanantsoa ........................................................................... 20
Schémas de classes et représentations anciennes de la société ...................................................... 22
La vraie coupure : administration/population ? ............................................................................... 23
L’Ordonnance de mars 1973 sur le Fokonolona ............................................................................... 24
Le texte donne ensuite les éléments d’une structure] ..................................................................... 24
La version préparatoire ..................................................................................................................... 25
La deuxième partie, commune aux deux documents ....................................................................... 26
Une ethno-philosophie fondée sur la langue, trésor méprisé .......................................................... 27
La reprise d’éléments convergents auprès d’auteurs étrangers....................................................... 32
Althabe, la « communauté servile » et la « communauté réelle » ................................................... 32
Construction idéologique d’une communauté spécifique de Madagascar ...................................... 34
DOC 4 : LENTE ACQUISITION DE LA PRATIQUE ET CONSTRUCTION DE L'EXPERIENCE : VERS UNE
GERONTOCRATIE ORGANISATIONNELLE ? ................................................................................... 36
1 – Les théories de la pratique, un champ de tensions ..................................................................... 37
1.1 – Entre procédure figée et improvisation ................................................................................... 38
1.2 – Entre action locale et cadre institutionnel ............................................................................... 39
1.3 – Entre individuel et collectif ....................................................................................................... 40
1.4 – Entre tacite et explicite............................................................................................................. 41
2 – Le praticien, figure de la construction de l’expérience ............................................................... 42

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2.1 – La dextérité du praticien : aveuglement ou réflexivité ?.......................................................... 42
2.2 – L’expérience du praticien : expérimentation et progression ................................................... 44
2.3 – Acquérir la pratique, transmettre son expérience… ................................................................ 45
Deux dynamiques principales structurent cette acquisition de la pratique .................................... 46
Conclusion : La figure du Sage dans la gérontocratie organisationnelle .......................................... 47

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DOC 1 : CULTURE ET CIVILISATION


Jacques Ardoino

Dans Vocabulaire de psychosociologie (2016), pages 120 à 129

https://www.cairn.info/vocabulaire-de-psychosociologie--9782749229829-page-120.htm

Les sens communs


Tantôt employées au singulier, tantôt au pluriel (ce dernier souvent associé à leur représentation
plus singulière [Certeau, 1969]), ces deux notions vont prendre une place très importante au sein des
sciences humaines et sociales, notamment dans les champs intimement liés de l’anthropologie et de
l’ethnologie (sans préjudice des rapports, encore étroits mais déjà plus distants, avec la linguistique,
l’histoire, le droit, l’économie, la sociologie, la psychologie sociale, la psychanalyse, la psychologie, la
philosophie, les sciences politiques…), au cours des trois derniers siècles pour la pensée occidentale
(plus particulièrement à partir de la seconde moitié du xixe et tout au long du xxe siècle). En dépit, ou
peut-être en raison, de leur équivocité tenace, comme tant d’autres (ainsi « l’institution »,
excommuniée par Gurvitch [1950]), elles continueront d’y jouer un rôle éminent à la faveur des
courants dits « culturalistes ». On les confondra parfois, jusqu’à les prendre pour synonymes, mais
nous pensons devoir insister, d’emblée, sur leurs nuances respectives subsistantes, pouvant aboutir à
des postures épistémologiques fondamentalement opposées, voire hétérogènes (Ardoino et de
Peretti, 1998 ; Frobenius, 1936 et 1940). Elles joueront, de surcroît, un rôle politique dans certaines
conjonctures internationales.

Dans la langue française (Nouveau dictionnaire étymologique, 1964, et Étymologies du français,


1996), le mot « culture » (1262) dérive du latin cultura, issu de colere (plus anciennement quolere) :
tourner en rond, travailler régulièrement, assidûment, cultiver, soigner, habiter (les suffixes français
« cole » ou « culteur », agricole, agriculteur, mais aussi bien pisciculteur ou puériculteur…, en
découleront). Le sens commun au travail agricole et au commerce, singulier et collectif, de l’esprit
cultivé, voire à l’ascèse d’un culte, est celui d’une durée consentie, vécue, vivante, autrement dit
d’une « patience » impliquant l’action de retravailler sans cesse : la terre, des matériaux, des
données, avec efforts et assiduité, en vue de leur accroissement qualitatif, trop souvent dégradé en
quantitatif. De leur côté, « civiliser », « civilité », « incivilité » et « civilisation » (1784, ensemble des
traits caractérisant une société donnée, située dans le temps et dans l’espace) viennent de civis :
citoyen. Comme pour la culture, l’intention et l’action de civilisation s’opposent à l’état supposé
antérieur de nature (Morin, 1973 ; Moscovici, 1972), mais, ici, plus précisément encore, à la
sauvagerie, à la barbarie, au proto-développement. C’est, au fond, le pari idéologique d’un
humanisme rationaliste, héritier de la philosophie des Lumières, qui entend fonder ainsi l’évolution
et le progrès humains.

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Plus qu’un temps-durée vécu, l’idée de civilisation occupe un espace ou un intervalle de temps
(chronologique), ce qui n’est pas du tout la même chose. En cela, elle est avant tout territoriale,
jusqu’à concevoir des périodes, des époques, des « moments » (Ardoino, 2001) de l’histoire inscrits
dans un temps désormais « réifié » (Gabel, 1962). Nous le verrons plus loin, les acceptions plus
spécialisées, plus techniques, des termes « culture » et « civilisation » creuseront davantage une telle
opposition. À y regarder de plus près encore, pour l’instant, l’idée de civilisation, longtemps préférée
en France, nous apparaît plus architecturale (il y a ainsi des « jardins à la française » et des
personnages de tragédie taillés more geometrico, à l’opposé du théâtre shakespearien), plus linéaire,
plus construite, plus volontariste, celle de culture restant plus holistique, plus élaborée, jusqu’à l’idée
de perlaboration empruntée aux psychanalystes, laissant une place beaucoup plus considérable au
jeu de processus inconscients, temporels et historiques. Dans tous les cas, la relation, réciproque ou
plus unilatérale, l’interdépendance entre la vie psychique des personnes, des individus, des sujets, et
les effets propres des influences et des déterminismes sociaux sont soulignés. Du fait même de ces
cadres et découpages spatio-temporels, la (les) civilisation(s) semble(nt) s’imposer plus
objectivement à nous, tandis que la (les) culture(s) se donne(nt) toujours à lire de façon plus «
intersubjective » (cf. pour cette notion, Uhl, 2002), plus profonde, peut-être plus opaque. Je parlerais
sans peine de la « trajectoire » d’une civilisation, mais il me faudra plutôt évoquer le « cheminement
» plus capricieux d’une culture.

Si des « modèles » sont bien impliqués par l’une comme par l’autre, ce ne sont pas du tout les
mêmes. On « baigne » dans une civilisation, on appartient à une civilisation qui nous englobe ; la
culture nous habite, nous inspire et nous structure, jusqu’à constituer un style. Son association
fréquente avec de proches parentes, la « tradition » (au double sens du terme), les coutumes,
souligne encore les rôles spécifiques du temps-durée et de la mémoire dans leur compréhension. La
culture se transmet, certes lentement, mais à des échelles de temps largement moindres que celles
d’une évolution cosmique ou génétique. Le processus reste toutefois, ici, généalogique plus
qu’héréditaire. Schématiquement, la nature est donnée, la culture est acquise, mais pour l’individu
qui finalement les agit l’une et l’autre plus ou moins inconsciemment, celle-là est une seconde
donnée. Autre caractéristique majeure, ces termes sont, à l’évidence, chargés de valeurs,
axiologiques. Bien entendu, les mots évolueront, quant à leurs significations comme à leurs emplois,
au fil du temps. On parlera facilement, ainsi, aux époques moderne et, plus encore, « postmoderne
», de micro-cultures (les « tribus » de Michel Maffesoli) ou de sous-cultures, voire de contre-cultures
(celles, parfois captives et consuméristes, des minorités, des intelligentsia, des « élites », des
déviants, des enfants, des personnes âgées, des femmes, des gangs, des entreprises…). L’anglo-saxon
culture et l’allemand Kultur présentent des nuances importantes par rapport au français, en raison,
précisément, de leurs cultures propres. En témoignent, entre autres débats (les modèles opposés de
Jacob Burckhardt, Considérations sur l’histoire universelle, et de François Guizot, Civilisation
européenne, notamment), ces lignes fortes de Thomas Mann, en septembre 1914, ponctuant
l’antagonisme de la culture allemande et de la civilisation française dans la Neue Rundschau : «
Civilisation et culture, expliquait-il, sont des contraires, ils constituent l’une des diverses
manifestations de l’éternelle contrariété cosmique et du jeu opposé de l’Esprit et de la nature.
Personne ne contestera que le Mexique au temps de sa découverte possédait une culture, mais
personne ne prétendra qu’il était alors civilisé. La culture n’est assurément pas l’opposé de la
barbarie. Bien souvent, elle n’est au contraire qu’une sauvagerie d’un grand style – et parmi les

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peuples de l’Antiquité, les seuls, peut-être, qui fussent civilisés étaient les Chinois […] La culture peut
inclure des oracles, la magie, la pédérastie, des sacrifices humains, des cultes orgiastiques,
l’inquisition, des autodafés, des danses rituelles, de la sorcellerie, et toute espèce de cruauté. La
civilisation, de son côté, est raison, lumières, douceur, décence, scepticisme, détente, Esprit (Geist) »
(cité par Pierre Kaufmann dans Encyclopedia universalis, 2002). On ne saurait adhérer sans réserves,
aujourd’hui, à une telle diatribe. Nous l’avons mentionnée justement parce qu’elle ne peut
s’entendre que dans le contexte et les cultures nationales de son époque.

Quant au langage trivial, quelques autres acceptions peuvent encore être retenues, relativement
distinctes des précédentes : la « culture physique » en tant qu’entraînement et exaltation individuels
et/ou collectifs des capacités corporelles et sportives ; la « culture », dans sa forme plus esthétique,
au niveau des activités culturelles populaires ou de celles des élites des arts, de la musique (jusqu’à
La distinction de Pierre Bourdieu) ; la « culture cultivée » de « l’honnête homme », enfin, qui, disait-
on, subsiste en nous au-delà de l’oubli des acquis, des apprentissages et des fruits de l’expérience
personnelle ; plus banalement encore, la culture générale scolaire. Chacune d’entre elles, notons-le,
s’ordonne plus ou moins à la qualité, au dépassement de soi, aux records, aux performances, à des
pôles d’excellence, aux chefs-d’œuvre, aux raffinements. Mais il y aura, évidemment, des cultures
plus factices, plus brillantes, mondaines, « de cour », et des cultures plus authentiquement
intellectuelles et spirituelles. Dans la suite de cet article, nous nous limiterons aux sens techniques et
scientifiques, anthropologiques, ethnologiques et psychosociaux, notamment privilégiés par les
approches culturalistes dans les sciences humaines et sociales.

Les acceptions scientifiques


Avant de se voir concéder le statut de concept scientifique, la notion oscille, du Moyen Âge au xixe
siècle, entre l’état de la culture cultivée et l’action de cultiver le sol, puis, de façon figurée, l’esprit (fin
du xviie siècle). Le Dictionnaire de l’Académie (1798) en fait mention comme trait distinctif de
l’espèce humaine (éducation, instruction) à partir de la distinction, fondamentale pour la philosophie
des Lumières, entre nature et culture (Morin, 1973 ; Moscovici, 1972). Nous l’avons vu, les relations
franco-allemandes, entre 1870 et 1918, attiseront un débat plus sémantique et politique intéressant
les idées de culture (Kultur) et de civilisation. Ce débat s’affirmera d’ailleurs archétypique de deux
conceptions concurrentes de la culture qui persisteront par la suite, l’une plus universaliste, l’autre
plus particulariste. L’émergence de la sociologie et de l’ethnologie en tant que disciplines
scientifiques, à la fin du xixe siècle, donnera ses premiers titres de noblesse au concept de culture,
mais à l’étranger. Deux anthropologues, respectivement britannique et allemand, Edward Burnett
Tylor et Franz Boas (ce dernier naturalisé américain par la suite), l’un de conception universaliste,
l’autre plus particulariste, contribueront très largement à de premiers éléments de définition qui
deviendront ensuite littéralement « canoniques » : « Culture ou civilisation, pris dans son sens
ethnologique le plus étendu, est ce tout complexe qui comprend la connaissance, les croyances, l’art,
la morale, le droit, les coutumes et les autres capacités ou habitudes acquises par l’homme en tant
que membre de la société » (Tylor, 1871, p. 1 ; études de terrain au Brésil). Franz Boas (1858-1942,
études de terrain chez les Esquimaux, les Indiens de la Colombie britannique, les Kwakiutl, les
Chinook et les Tsimshian), pour sa part, peut être considéré comme le précurseur, si ce n’est

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l’inventeur, de l’ethnographie. C’est un chercheur de terrain. Il s’oppose à Tylor tout en retenant la
définition de la culture proposée par ce dernier. Tous deux combattent les partis pris comparatistes
antérieurs, hiérarchisants, fondés sur des conceptions d’inégalité des races et d’anthropologie
physique ; l’absurdité de la croyance en l’existence d’une correspondance entre des traits physiques
et des traits mentaux est aisément démontrée (Boas, 1940). Au moins par la méthode, on est au seuil
de ce qui s’appellera, plus tard, anthropologie culturelle ou relativisme culturel, avec, cette fois, un
fondement et une portée plus épistémologiques. Il s’agit, au fond, déjà, de ce qui restera ensuite le
projet commun aux perspectives anthropologiques et ethnologiques, ou ethnographiques, voire, plus
tard, aux approches ethnométhodologiques (Coulon, 1987), dans le sillage de l’école interactionniste
de Chicago (Coulon, 1991) : rendre compte, de façon descriptive et non plus normative, de la
diversité et de l’unité, tout à la fois, du vivant humain regardé à travers ses formes sociales.

Il est alors à noter l’absence de l’idée de culture parmi les fondateurs de l’ethnologie française, du
moins à ses débuts. La naissance d’une sociologie volontiers impérialiste, celle d’Émile Durkheim
(1858-1917) va lui faire de l’ombre en privilégiant le concept de société. Avec une approche
résolument unitaire, tout à fait compréhensible dans le contexte idéologique de l’époque (Kultur et
civilisation devenant des armes de propagande, sans compter la politique officielle assimilationniste
à l’égard des populations d’immigrants), la sociologie française, dont l’ethnologie reste, quelques
décennies durant, une branche annexe, retient le terme de civilisation, plus universel et plus
normatif, en abandonnant à l’étranger le concept plus descriptif de culture. Il subsiste néanmoins,
dans la sociologie durkheimienne, une sensibilité et une ouverture propres à un certain relativisme.
La notion de « conscience collective » n’exclut pas quelques parentés avec la théorie de la culture
d’Alfred Kroeber (« superorganisme ») ou avec les « patterns culturels » et « la personnalité de base
» de Ralph Linton. Il n’en demeure pas moins que Durkheim, dans son combat contre le
psychologisme, assigne à la société une priorité et une suprématie par rapport à l’individu. En
conséquence, les groupes, les communautés, l’intersubjectivité, n’auront pas non plus sa faveur.

De son côté, Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), fondateur de la discipline ethnologique en France,


hostile aux thèses de l’évolutionnisme unilinéaire comme à celle du progrès mental, s’intéressera à
l’étude des cultures primitives et s’interrogera sur les différences de mentalités entre les peuples.
Cette notion de mentalité n’est pas non plus très éloignée du sens ethnologique du terme culture.
Mais elle ne s’implantera pas pour autant durablement dans le vocabulaire ethnologique de
l’époque. Certains historiens (« l’école des Annales ») lui feront un meilleur accueil. Lucien Lévy-Bruhl
créera, en 1925, l’Institut d’ethnologie de l’Université de Paris. Il faudra néanmoins attendre les
années 1930 pour voir se développer une ethnologie de terrain avec des africanistes tels que Marcel
Griaule ou Michel Leiris. Celle-là prendra progressivement, alors, une certaine autonomie qui lui
permettra, plus tard, de s’intéresser aux retombées de la période « triomphale » de l’anthropologie
américaine et du relativisme culturel qui lui était associé.

Les successeurs immédiats de Franz Boas, Alfred Kroeber (reprenant la trilogie évolutionniste
d’Herbert Spencer entre « inorganique », « organique » et « superorganique ») et Clark Wissler,

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s’attacheront à l’« histoire culturelle ». On leur devra les notions d’« aires », de « traits » et de «
modèles » (patterns) culturels, au risque, parfois, d’excès « diffusionnistes » ou « hyper-
diffusionnistes ».

C’est, alors, un autre anthropologue anglais, Bronislav Malinowski (1844-1942) qui va réagir à ces
excès en proposant un courant plus résolument fonctionnaliste. Ce dernier entend se fonder sur le
présent, contre le passé et ses dérives diffusionnistes, contre le futur et ses anticipations
évolutionnistes. Il se réclamera donc d’une perspective synchronique. Néanmoins, le changement ne
peut être endogène. Il vient de l’extérieur, à la faveur des contacts interculturels. À partir d’une
théorie, au demeurant controversée, des besoins qu’il place au fondement d’une théorie scientifique
de la culture (1944), il « s’oppose à tout tentative d’écrire l’histoire des cultures à tradition orale » et
« critique l’atomisation de la réalité culturelle à laquelle aboutissent certaines recherches du courant
diffusionniste… Ce qui compte, ce n’est pas que tel ou tel trait soit présent, ici ou là, c’est qu’il
remplisse, dans la totalité d’une culture donnée, telle fonction précise. Chaque culture formant un
système dont les éléments sont interdépendants, il est exclu de les étudier séparément » (Cuche,
2001). Sinon, on s’abîmerait dans une muséographie. Pour l’éthnologie et l’anthropologie françaises,
jusque-là quelque peu oblitérées par l’occupation allemande, sans préjudice des pseudo-théories
nazies largement encombrées par l’anthropologie physique, ce sont les travaux de Malinowski qui
permettront de renouer avec les courants américains. On lui doit la méthode de l’« observation
participante ».

L’école américaine « culture et personnalité » se distinguera justement par sa centration sur les liens
entre les individus et leurs cultures. Il s’agit essentiellement de mieux comprendre comment les êtres
humains incorporent et vivent leurs cultures. Même si elle conserve une certaine indépendance, la
culture n’est pas conçue, par ces anthropologues, comme une « réalité en soi », extérieure aux
individus. Elle apparaît plutôt comme un « style » commun marquant les comportements de ceux qui
partagent une même appartenance. Là réside, peut-être, ce qui fait l’unité d’une culture et la
différencie des autres. Avec Edward Sapir (1884-1939), une théorie s’esquisse ainsi, qui marquera le
culturalisme, faisant largement place à la psychanalyse anthropologique tout en inversant la
problématique freudienne initiale (la culture n’est pas une projection de la libido, c’est la libido qui se
trouve bel et bien informée par la culture). R. Ruth (1887-1948 ; étude comparative contrastée sur
des tribus indiennes Pueblo), étudiante puis assistante de Boas, reprend la notion de pattern culturel
et tente de fonder l’utilité d’un « arc » culturel incluant une gamme de possibilités dans les différents
domaines concernés, chaque culture restant toutefois limitée à l’actualisation d’un segment de
l’éventail ainsi constitué. Dans cette optique, la culture devient quelque peu combinatoire. Son
pattern est un schéma inconscient, véhiculé par les institutions (notamment éducatives), façonnant
les comportements en harmonie avec les valeurs culturelles ainsi distinguées. Il convient donc
d’appréhender la logique interne de ces configurations culturelles. Margaret Mead (1901-1978)
s’intéresse à la façon dont chaque individu reçoit sa culture et l’intègre dans son développement
personnel. À partir d’études de terrain menées en Océanie (Arapesh, Mundugomor et Chambuli), elle
remet en question des préjugés, des partis pris enracinés dans des croyances biologiques quant aux
prétendues personnalités « féminines » ou « masculines » dans certains types de sociétés. Au moins

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autant, sinon plus, que les caractères biologiques (sexualité, entre autres) transmis par l’hérédité, les
personnalités individuelles résultent des modèles culturels particuliers à une société donnée, à un
groupe, à une communauté, qui déterminent notamment l’éducation des enfants (systèmes de
rôles). Les anthropologues Ralph Linton (1893-1953 ; études de terrain à Madagascar et aux îles
Marquises) et Abram Kardiner (1891-1981), ce dernier de formation psychanalytique, se rattachent à
la même école. La culture ne peut se comprendre et s’appréhender qu’au travers des hommes qui
l’expriment. Mais, de ces individus, l’anthropologue ne retiendra que des traits communs, quasi
épistémiques, des « types », abandonnant les aspects plus qualitatifs, plus incarnés, historiques et
personnels, à la psychologie. Ralph Linton formulera donc l’hypothèse d’une « personnalité de base
», type « normal » directement déterminé par la culture à laquelle appartiennent les individus. Le
système d’éducation propre à telle ou telle société diffusera ce « type normal » de personnalité. La
diversité des statuts devra aussi, impérativement, être prise en compte. Loin de n’être que le
dépositaire passif de sa culture, l’individu réinterprétera celle-là et se l’appropriera en autant de
tentatives originales, tout au long de son histoire. Pour Abram Kardiner, la personnalité de base est
une trame déjà psychologique sur laquelle les individus broderont leurs « variantes singulières »
(institutions primaires). La réaction au niveau de la culture du groupe s’effectuera par un jeu de «
projections » permettant d’élaborer des structures secondaires (systèmes de valeurs et de
croyances) qui conduiront cette culture à évoluer peu à peu.

Il faudrait encore mentionner, dans les années 1950, les travaux, américains (Barnett, Beals, Foster,
Herskovits, Linton, Reach, Redfield, Tax…, après Powell, dès 1880) et français (Roger Bastide, qui
introduit en France ces recherches), portant sur l’acculturation (« Processus complexe de contact
culturel au travers desquels des sociétés ou des groupes sociaux assimilent ou se voient imposer des
traits ou des ensembles de traits provenant d’autres sociétés », Jean-François Baré, dans Bonte et
Isard, 1992). La « créolisation » (E. Glissant) s’y rattache évidemment. Nous sommes, aussi, aux
confins du métissage.

En dépit de la nuance péjorative qui l’affecte, comme des nombreuses critiques qu’il aura justement
suscitées, le courant culturaliste américain (« théorie culturaliste de la personnalité ») a contribué à
décloisonner les sciences sociales et humaines. Il se prolongera, ensuite, chez Eric Fromm et Karen
Horney, deux autres psychanalystes, et au sein de l’école de Francfort avec le sociologue et
philosophe Herbert Marcuse… De son côté, l’anthropologie sociale anglaise (Evans-Pritchard), qui se
rapproche davantage de la sociologie à partir de ses origines propres et qui considère que l’étude des
structures sociales est « la condition préalable à la mise en perspective des problèmes culturels dans
leurs diverses dimensions, linguistique, technique, psychologique et historique » (Ortigues, dans
Dictionnaire de l’anthropologie et de l’ethnologie, 1991), se réclame aussi d’un culturalisme (pris
cette fois dans un sens plus large). Grâce à l’introduction de nouveaux concepts, à partir d’une
élaboration plus poussée des méthodes ethnographiques, ces chercheurs et ces penseurs ont malgré
tout réussi à établir que le psychique et le culturel, voire l’institutionnel, sont hétérogènes tout en
participant d’une même réalité, à condition toutefois d’être convenablement articulés quant à
l’entreprise d’intelligibilité. L’anthropologie a dû ainsi s’ouvrir à d’autres disciplines frontalières en
sortant de son isolement social. Une perspective plus authentiquement multiréférentielle, et

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finalement relativiste, a pu en résulter (alors que le parti pris de départ était de considérer la culture
en tant que totalité). La destruction, à tout le moins la sérieuse remise en question, des mythes
universalistes ne s’est pas irrévocablement soldée, comme on pouvait le craindre, par l’émiettement
des valeurs mais aboutit plutôt à une réhabilitation du pluriel et de l’altérité, de la particularité et de
la singularité, dont les chances heuristiques ne sont pas non plus négligeables. Les hiérarchies
naturalistes, fondées jusque-là sur les concepts de race, d’ethnie, de supériorité biologique, n’en sont
pas, de très loin, sorties indemnes.

Psychologie sociale et psychosociologie


Les courants les plus interactionnistes de l’anthropologie culturelle, d’Edward Sapir à Gregory
Bateson et à l’anthropologie de la communication (école de Palo Alto), nous rapprocheront
évidemment des perspectives plus explicitement psychosociales. Celles-là, à l’échelle d’un
déterminisme mésosocial, tout comme leur démarche clinique, la psychosociologie (essentiellement
française), sont effectivement concernées, à travers leurs pratiques (intervention, consultation,
formation, sensibilisation, changement, information, communication, moral, climat, type de
leadership…) et leurs théorisations, par les notions de culture(s), de sous-culture(s) et
d’acculturation, que nous venons très cavalièrement d’évoquer ici. C’est le jeu des interactions qui
fait le « nous » du groupe ou de la communauté, si différent du « on », plus « collectif ». En ce sens,
elles constituent au sein des groupes un des lieux de la dynamique des échanges culturels. La plupart
des traités de psychologie sociale, classiques de ces dernières décennies (Krech et Crutchfield,
Klineberg, Daval, Bourricaud, Delamotte, Doron, Sprott), se référent explicitement à cette idée de
culture qu’ils permettront en retour d’affiner et de complexifier, mieux que les démarches
sociologiques classiques à partir d’une approche plus clinique, donc plus intersubjective, du lien
social (Ardoino, 2001 ; Lévy, 1997 ; Barus-Michel, 1987).

L’anthropologie structurale
En France, une autre école, dite « structuraliste », fondée par Claude Lévi-Strauss (1958), suivi par un
certain nombre de disciples (parmi lesquels Maurice Godelier), reprend le thème de la totalité
culturelle sous un autre angle (ensemble de systèmes symboliques : langage, institutions, règles
matrimoniales, économie, arts, sciences, religions, traduisant certains aspects de la réalité physique
et de la réalité sociale des ensembles humains concernés, mais, beaucoup plus encore, les systèmes
de rapports que ces réalités physiques et sociales peuvent entretenir entre elles et que ces systèmes
symboliques, à leur tour, peuvent avoir avec d’autres). Même si la pensée structuraliste, qui se
développe parallèlement dans les champs de la psychanalyse (Lacan), de la littérature (Barthes) et de
la linguistique (dont toutes s’inspirent plus ou moins), emprunte à l’origine aux travaux de
l’anthropologie culturelle américaine (Benedict : patterns, types de culture limités, étude privilégiée
des sociétés primitives ; possibilité d’étudier les combinaisons de ces facteurs indépendamment des
individus qui les incarnent et les concrétisent), que Claude Lévi-Strauss connaît bien pour avoir
enseigné aux États-Unis, elle s’en démarque résolument en cherchant dans la synchronie le
dépassement de l’approche particulariste des cultures. Il s’agit donc de rechercher des « invariants »
(la prohibition de l’inceste, notamment) que vont exprimer toutes les cultures à travers la diversité
de leurs agencements. Nous reviendrons ainsi « à un trésor culturel commun », aux catégories et aux

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structures inconscientes de l’esprit humain. C’est un retour aux universaux, aux a priori de toute
société humaine. Le balancier repart dans l’autre sens.

Les critiques et la relativisation du « relativisme culturel »


On le voit peut-être, là ou nous en sommes de ce parcours limité, l’étude des notions que nous avons
travaillées n’a guère réduit leur équivocité de départ. Celle-là s’affirme, au contraire, chemin faisant,
en tant que richesse polysémique à laquelle il convient de se familiariser sans trop vouloir la réduire,
au risque de son appauvrissement. Elle demeure donc inséparable de l’herméneutique qui, seule,
pourra lui prêter sens. Peut-on, dès lors, en guise de solution, se contenter du profil hâtivement tracé
d’un anthropologue bifrons, tout à la fois savant et écrivain, toujours impliqué, s’investissant lui-
même inconsciemment, et de façon irréductible, dans ses objets d’étude (Clifford Geertz) ? Pour ce
qu’il en est de la culture, au point où nous en sommes, faut-il conclure, à la façon de Georges
Gurvitch à propos de l’institution, qu’un tel concept ne présente plus d’intérêt scientifique et qu’il est
préférable de l’abandonner ou de le remplacer par un autre, plus strictement définissable et plus
opératoire ? Ce serait ne tenir aucun compte de sa vitalité actuelle, attestée par un pouvoir de
diffusion remarquable dans les domaines professionnels et sociaux les plus divers. Il circule et nous
ne pouvons pas facilement en faire l’économie. Ce serait, en outre, oublier un peu vite les apports
incontestables de ces notions à l’ethnologie, à l’anthropologie, ainsi qu’à d’autres sciences humaines
et sociales, tout au long d’un siècle.

Il convient, sans doute, de relativiser le « relativisme culturel ». « Il faut revenir à son usage originel,
le seul recevable scientifiquement, qui en faisait un principe méthodologique, principe restant
toujours opératoire aujourd’hui. Dans cette perspective, recourir au relativisme culturel, c’est
postuler que tout ensemble culturel tend vers la cohérence et une certaine autonomie symbolique
qui lui donne son caractère original singulier ; et qu’on ne peut analyser un trait culturel
indépendamment du système culturel auquel il appartient et qui peut, seul, lui donner sens » (Cuche,
2001). Mais ce sont aussi les modes de connaissance et les représentations que nous nous donnons
de la science, les paradigmes en fonction desquels nous observons, lisons, décrivons et interprétons
les phénomènes, qui doivent changer et qu’il convient de revisiter (Edgar Morin). Ces termes
(civilisation et culture), plus explicitement multiréférentiels que d’autres, nous semblent relever à
bon droit de ce que Paul Ricœur désigne en tant que « logique du double sens » (ce qui n’est pas
étonnant au regard des fonctions et des rôles multiples qu’on leur assigne). Ils sont « construits », «
mentaux », « théoriques » et, comme tels, fictifs (« la théorie comme fiction » de Maud Mannoni), «
imaginaires » (Castoriadis, 1975), « symboliques » (quand on les étudie en tant qu’objets ou
processus), beaucoup plus que réels, mais ils n’en perdent pas, pour autant, leurs valeurs
praxéologique, fonctionnelle, explicative ou compréhensive (pour reprendre, ici, la distinction
célèbre de Dilthey dans le cadre de l’école herméneutique allemande de la fin du xixe siècle). Leur
portée comme leur ancrage scientifiques ne se comprennent vraiment qu’à partir du réseau
interdisciplinaire (sociologie, histoire, psychologie sociale, psychologie, économie, ethnographie,
ethnologie, anthropologie, linguistique, philosophie, sciences politiques…), encore complexifié par les
vues et visées romantiques (quant aux origines allemandes), idéologiques, éthiques, axiologiques,
autrement dit les visions du monde au sein desquelles ils s’inscrivent. Mais le réseau, stricto sensu,

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n’est encore constitué que de connexions (terme d’inspiration plus mécaniste, électrique,
teléphonique ou informatique). Ce n’est donc pas un groupe. Il ne s’y trouve pas d’interactions
proprement dites, en dépit des illusions cybernétiques véhiculées par l’ingénierie systémique. Les
interactions psychosociales (et non magnétiques, chimiques ou astro-physiques) supposent, en effet,
l’existence concrète, vécue, de relations intersubjectives impliquées, libidinales, et non de simples
rapports plus ou moins abstraits, topiques.

La culture en tant que dialectique du social et des personnes


Plutôt qu’« apparemment paradoxale » (Herskovits, 1967), la notion de culture que nous venons
d’entrevoir à grands traits requiert, ainsi, une intelligence (entendre, ici, un mode de connaissance
élaboré, peu dépendant du biologique, en un mot culturel) proprement dialectique, acceptant le jeu
reconnu normal des contradictions comme source de sa dynamique, pour pouvoir être comprise et
acceptée en tant que réalité distincte et, pourtant, interdépendante, parce que toujours enracinée
dans les subjectivités qui la supportent et qui contribuent à une telle élaboration.

Contradiction entre les représentations également nécessaires de l’universel, du particulier et du


singulier. C’est un fait constatable, la culture est une caractéristique commune à tous les hommes
organisés en société, et pourtant chaque culture oppose ses particularités aux autres, jusqu’à donner
place aux singularités. L’humain, en tant qu’« ensemble pratique » (Sartre, 1960), interactif (« plus »
que chaque homme, autre que leur somme), groupe, organisation, institution, crée sa culture, tout à
la fois transcendante et immanente, qui lui sera transmise en amont et qu’il transmettra à son tour,
aux fins d’apprentissage, en aval. N’est-ce pas justement le partage entre la perspective d’une
anthropologie plus unitaire et celle de la diversité revendiquée par les ethnologies, voire par les
ethnographies ? Mais c’est aussi une problématique philosophique essentielle, en même temps
qu’une question ardue de psychologie et de psychologie sociale. C’est, encore, un indice fort de ce
que la multidimensionnalité facilement concédée à l’humain (convoquant autant de regards :
biologique, psychique, linguistique, historique, économique, technique, rationnel, social,
psychanalytique, imaginaire [Castoriadis, 1975], fonctionnel et symbolique) ne suffit pas à exprimer
toute sa complexité mais qu’elle suppose, à son tour, une multiréférentialité (Ardoino, 1988, 1998)
plus ouverte à l’hétérogénéité. L’homme vit dans l’espace qu’il transforme en fonction de ses
besoins, mais il existe dans le temps qui reste pour lui irréversible. Sa conscience se développe au
cœur même de sa subjectivité et, cependant, il ne devient vraiment lui-même qu’à partir de la
reconnaissance de l’autre, y compris de l’étranger en lui, seules origines possibles d’une assomption
des limites impliquant le deuil des fantasmes initiaux de toute-puissance et de maîtrise. En cela, le
social est le rappel nécessaire d’une reconnaissance pratique et formelle de l’intersubjectivité et de
l’altérité, tandis que le psychique éprouve les affres, mais aussi les enrichissements, dues aux
altérations.

Contradictions entre l’identité et l’altération, la stabilité et le mouvement, la permanence et le


changement. Tout comme les langues, qui en sont l’émanation et la traduction, les cultures, ou
mieux les civilisations, devenues statiques sont celles qui sont effectivement mortes. La culture peut

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être considérée à la fois comme durable, relativement stable et en perpétuelle évolution. C’est
toujours, ici, affaire d’observatoires, de regards, de perspectives et, d’une certaine manière, de partis
pris épistémologiques, eux-mêmes évoquant, de façon plus lointaine, les weltanschauaung, plus
dyonisiaques, ou les cosmogonies, plus apolliniennes, dont ils s’inspirent. On retrouve, bien sûr, en
filigrane de cette question sur la nature de la culture, le débat philosophique traditionnel
idéalisme/réalisme.

Contradiction entre les attentes d’une existence objective de la culture, « autre » et « plus » que les
mentalités des personnes composant les groupes humains, à un moment donné de leur histoire,
valeurs se transmettant de génération en génération (« survivances »), sans commune mesure avec
les durées réelles d’existence des individus auxquels elle s’impose et les vécus, interactifs et
collectifs, intersubjectifs, les patterns, les modèles sociaux, les coutumes et les traditions, parfois
largement inconscients (introjection), structurant et qualifiant les comportements et les attitudes qui
en témoignent. En ce sens, la culture est beaucoup plus encore élaborée que construite. Elle
s’apprend certes à l’école et à l’université, mais aussi par contagion, par sympathie et empathie
(familiales, locales, régionales, nationales) expérientielles, autrement dit par acculturation. C’est
peut-être justement à travers cette articulation originale du social et du psychique, du biologique et
de la rationalité, scandée en autant de dialogies, surtout comprises autrement que disjonctives, que
la bête humaine fait vraiment sens, à la différence des autres espèces animales.

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DOC 2 : LE FOKONOLONA MALGACHE : UNE UTOPIE REELLE ?


Jean-Michel Wachsberger

Dans Mouvements 2020/1 (n° 101), pages 163 à 169

https://www.cairn.info/revue-mouvements-2020-1-page-163.htm

Dans Utopies réelles, Erick Olin Wright expose un projet de développement d’une « science sociale
émancipatrice » du capitalisme, visant à révéler et analyser le fonctionnement d’expériences
alternatives concrètes pour nourrir la réflexion sur la construction d’une « société plus juste »

E. O. Wright, Utopies réelles, La Découverte, 2017.. Il s’agirait ainsi de soutenir, par la science, la
légitimité et la soutenabilité de propositions politiques, utopiques parce qu’engageant un
changement radical, mais réelles, car reposant sur la reproduction, l’adaptation et la généralisation
d’expériences se développant dans les « fissures » du système. L’idée, soutenue par les milieux
anarchistes, est en effet « que, s’il n’existe plus aucun lieu sur la terre totalement non colonisé par
l’État et le capital, […], il existe[rait] toujours […] des espaces éphémères dans lesquels des
communautés auto-organisées peuvent émerger et se développer

D. Graeber, Possibilities. Essays on Hierarchy, Rebellion, and….

Ces analyses, reposant sur le postulat que marché et État pervertissent les organisations humaines
en créant hiérarchies, domination et exploitation, ne sont pas isolées. On les rencontre dès les
premiers écrits des socialistes scientifiques avec l’affirmation de l’existence d’un communisme
primitif. S’inspirant des travaux de l’anthropologue Lewis Henry Morgan sur les communautés
iroquoises, Karl Marx et Friedrich Engels ont en effet développé l’idée d’une égalité sociale primitive
que le passage à une économie de production et le développement de l’État aurait mise à mal.
Presqu’un siècle plus tard, partant de l’observation d’un grand nombre de sociétés indiennes du
continent américain, Pierre Clastres indiquait également que l’organisation politique « primitive » se
distinguait essentiellement par le sens de la démocratie et le goût de l’égalité, ce qu’il traduisait
comme étant un refus de l’État. Plus récemment, Christopher Boehm, suivant une démarche de
paléoanthropologie, s’est attaché à montrer que l’éthos et le système politique égalitaire
caractérisaient les premières sociétés humaines de chasseurs-cueilleurs.

En tant qu’institution politique traditionnelle des sociétés malgaches, maintenue et revigorée au fil
du temps du fait de l’abandon des campagnes par l’État et de leur marginalisation économique

M. Razafindrakoto, F. Roubaud, J.-M. Wachsberger, L’énigme et…, le fokonolona pourrait être une
bonne illustration de ces organisations égalitaires premières des sociétés humaines. C’est ce que
suggère un article mis en ligne en 2014 sur le site populaction, qui, à partir d’une interprétation des
travaux de D. Graeber, le présente comme un modèle idéal « d’autogouvernement via des assemblées
d’habitants ouvertes à tous ». Mais c’est aussi ce qui était sous-jacent aux programmes politiques
malgaches du début des années 1970 dans lesquels le fokonolona était exposé comme devant
constituer « le noyau du développement socialiste de l’économie rurale ».

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C’est ce point que le présent article se propose de discuter, en s’intéressant aux analyses du
fokonolona malgache et aux usages politiques qui en ont été faits, les deux étant en réalité souvent
indissociablement liés. La première partie présente cette institution en pointant ce qui pourrait en
faire, selon plusieurs observateurs, un type de communalisme (forme d’organisation politique locale
reposant sur des assemblées de citoyens, dans un esprit de démocratie directe). La deuxième partie
montre cependant que le fokonolona traditionnel relève plus d’une invention et d’un discours
politique que d’une réalité immanente.

Le fokonolona, un communalisme ?
Le fokonolona (prononcer foukounouln), signifie étymologiquement « groupe de descendance »
(foko : clan et olona : gens, personnes, êtres humains). Il occupe une place très importante dans
l’histoire et le système de croyances et de valeurs des Malgaches. Le terme désigne à la fois
l’ensemble des membres d’une communauté rurale et l’assemblée qu’ils constituent pour régler
leurs affaires courantes. C’est une institution ancienne des Hautes terres centrales malgaches qui
s’est maintenue au fil du temps.

6Avant l’unification du royaume merina, dans un contexte marqué par la concurrence entre « petits
» rois pratiquant « un racket de protection »

M. Bloch, « Decision Making in Councils among the Merina of…, le fokonolona était un ensemble de
descendants d’un même ancêtre organisés en vue de la culture du riz et de la défense de leur village.
L’instabilité de ces royaumes, l’insécurité générale et la nécessité de maîtriser l’eau nécessaire à la
culture du riz renforçaient alors la cohésion du clan et la nécessité de son organisation politique.
L’institutionnalisation d’un État merina sous l’égide du roi Andrianampoinimerina à la fin du XVIIIe
siècle ne firent cependant pas disparaître les fokonolona. Ils furent au contraire utilisés comme base
du royaume dans une organisation assurant un contact permanent entre le roi et le peuple (Bloch,
1971). Plus tard, au début du XXe siècle, le régime colonial puis la première république malgache
cherchèrent également à s’appuyer sur eux en en faisant un « organe de suppléance et de relais »,
notamment en vue de promouvoir le progrès technique agricole

G. Condominas, 1960, Fokon’olona et collectivités locales en…. Le gouvernement transitoire, arrivé au


pouvoir à la suite du « mai malgache » de 1972, exprima sa volonté d’assurer une véritable
indépendance vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale et plus généralement vis-à-vis du monde
occidental, en construisant à partir du fokonolona « une nouvelle société, conforme aux valeurs
fondamentales malgaches » et dans la perspective d’une « maîtrise populaire du développement »
(ordonnance n° 73-009 du 24 mars 1973). Ce rôle fut ensuite repris sous la seconde république par
Didier Ratsiraka

D. Ratsiraka fut le président de la deuxième république… dans son boky mena (« livre rouge ») où le
fokonolona, qualifié désormais de socialiste, devait être « l’instrument privilégié de réalisation des
objectifs économiques, politiques et sociaux de la nation » (Charte de la révolution socialiste
malgache, 1975). La constitution de la troisième république malgache de 1992 ne mentionnait, elle,

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que de façon incidente le fokonolona en lui reconnaissant des prérogatives limitées sur le contrôle de
son environnement. Celle, actuelle, de la IVe république l’a remis en revanche au premier plan en
indiquant dans son préambule qu’il « constitue un cadre de vie, d’émancipation, d’échange et de
concertation participative des citoyens » et elle dispose, à l’article 152, que le fokonolona soit « la
base du développement et de la cohésion socio-culturelle et environnementale ».

La pérennité du fokonolona sur une période si longue ne garantit certes pas qu’il ait conservé
exactement le même fonctionnement à chaque époque. Nombre d’observateurs de la société
malgache ont d’ailleurs distingué voire opposé le fokonolona traditionnel, le fokonolona de
Ratsimandrava

R. Ratsimadrava fut d’abord ministre de l’intérieur du…, celui de Ratsiraka ou encore le fokonolona
moderne. Le terme définit cependant toujours une communauté locale organisée politiquement et
dont la manifestation principale est sa capacité à se réunir. Or, les caractéristiques de cette
organisation politique et les formes prises par ces réunions pourraient en faire, du fait de ses
dispositions « municipales », égalitaires et démocratiques, un exemple de communalisme.

Le fokonolona est ainsi une communauté morale. S’il ne désigne plus aujourd’hui un clan, il demeure
« un groupe local lié par des droits et des obligations analogues à ceux de la parenté » [8]

M. Bloch, op. cit., p. 44.. Ces droits et obligations se traduisent par des relations d’entraide
économique et sociale se manifestant tout particulièrement à l’occasion des travaux rizicoles ou lors
des mariages et funérailles. Ils se concrétisent aussi par l’établissement de conventions (dinam-
pokonolona) fixant de façon publique et solennelle les règles de vie collectives et les sanctions
(vonodina) en cas d’infraction. Mais le fokonolona se caractérise aussi par les formes de son
organisation politique. Les décisions collectives sont en effet prises en assemblées générales lors
desquelles toute personne, homme ou femme, âgée ou jeune, a formellement le même droit de
parole. Il n’y a ainsi aucune notion de représentation dans les assemblées de fokonolona, ce qui
conduit à les identifier comme étant la communauté en train de « faire quelque chose » [9]

Ibid., p. 45.. Cette représentation explique aussi que le même terme désigne la communauté et
l’assemblée qu’elle constitue. Les décisions y sont par ailleurs prises par consensus, souvent après de
longs échanges, renvoyant à ce que D. Graeber appelle une « culture de la démocratie directe », «
l’art de prendre des décisions par consensus étant une chose que tout le monde apprend en
grandissant »

D. Graeber, op. cit., p. 173.. Ces caractéristiques du fokonolona semblent ainsi décrire une forme
d’autogestion communautaire, reposant sur un fonctionnement non délégatif et non hiérarchique
conforme aux principes de ce qu’on pourrait appeler une démocratie délibérative. L’histoire des
usages politiques du fokonolona et les quelques observations précises et concrètes dont on dispose
montrent cependant qu’il est possible d’en faire une lecture moins enchantée.

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Le fokonolona ou l’invention d’une tradition
C’est sous le gouvernement provisoire de 1972-1975 que le fokonolona a été pour la première fois
présenté par le ministre de l’intérieur R. Ratsimandrava comme élément d’une « démocratie
ancestrale » sur lequel devait reposer le développement malgache. Ce gouvernement avait été porté
au pouvoir à la suite d’importants mouvements de grève et manifestations estudiantines dans la
capitale, ralliés ensuite par des chômeurs et jeunes marginaux. Procédant à une analyse des discours
de R. Ratsimandrava et des ordonnances de mars 1973, F. Raison-Jourde

F. Raison-Jourde, « Des gouvernants en quête de peuple :… a livré une lecture tout à fait éclairante
de cette période. Selon elle, l’analyse développée par Ratsimandrava fait le lien entre les désordres
de la fin de la première république et l’oubli des valeurs spécifiquement malgaches de solidarité et
d’union par les anciens dirigeants de l’État et les « porteurs d’idéologie importée et de divisions
partisanes […] prônant la lutte des classes ». Or ces valeurs, qui constituent la « force latente » du
peuple malgache, seraient incarnées dans les fokonolona. C’est ainsi la peur du désordre politique et
de la lutte des classes qui aurait piloté l’invocation d’une restauration de cette institution
traditionnelle. F. Raison-Jourde montre que cette démocratie ancestrale se rattache à une
représentation « organiciste » du corps social assimilé au corps humain : « La société a un souverain
qui est à sa tête, partie qui pense et décide pour le corps. Le tronc est le peuple, les groupes de statut
inférieur sont assimilés aux pieds. Pour fonctionner, ce schéma implique le consensus de tous, la
soumission des parties inférieures et leur solidarité avec l’ensemble »

F. Raison-Jourde, op. cit., p. 323.. Dans ce schéma, le consensus est « naturellement » obtenu au sein
des fokonolona, considérés non comme un simple rassemblement d’individus disparates mais
d’emblée comme une communauté « spirituelle ». Il est dès lors nécessaire de s’interroger sur cette
mystique communautaire et sur la nature du consensus qui se dégage lors des assemblées du
fokonolona.

Les observations fines menées par M. Bloch permettent de décortiquer les mécanismes de prise de
décision lors de ces assemblées. Il montre que les échanges qui s’y expriment constituent le plus
souvent une suite d’interventions ritualisées évitant toute confrontation ouverte de points de vue
contradictoires. Ces échanges donnent ainsi à voir un consensus qui n’est en aucun cas le résultat
d’un compromis mais « semble découler de l’hypothèse selon laquelle il ne peut y avoir de désaccord
entre des personnes liées par des liens moraux aussi forts »

M. Bloch, op. cit., p. 51.. Par ailleurs, si tous les membres du fokonolona participent et peuvent
effectivement délibérer lors de ces assemblées, tous n’ont pas pour autant le même statut social.
D’une part, les femmes ne s’y expriment véritablement que lorsque le sujet les concerne
spécifiquement ; de l’autre, Il existe une différence marquée entre ceux que l’on considère comme des
raiamandreny (étymologiquement, père et mère), distingués par leur ascendance statutaire, leur âge
et/ou – dans une moindre mesure – leurs revenus ou leurs diplômes, et le reste de la population. Ce
sont eux qui ouvrent les échanges de l’assemblée, en exposant longuement et de façon très ritualisée
(kabary)

Le kabary est un art oratoire très valorisé à Madagascar. Il… leurs positions. La parole descend
ensuite progressivement le long de l’échelle des postions statutaires. L’assemblée réactualise de

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cette façon l’ordre statutaire et aligne les points de vue de chacun sur ceux qui assurent la
domination symbolique

Sur le poids de la domination symbolique, voir M.…. D. Graeber lui-même indique qu’il ne faut pas «
romantiser » le fokonolona et reconnaître qu’il peut abriter en son sein des divisions importantes de
richesse et de statuts et tout particulièrement des divisions entre « les fotsy (blancs) descendants des
nobles ou des roturiers et les mainty (noirs) leurs anciens esclaves »

On pourrait certes observer que ce qui est décrit par M. Bloch n’est pas le fokonolona traditionnel
mais un fokonolona postérieur à la construction de l’Etat et l’extension du marché, et qu’il reflète
ainsi les hiérarchies et divisions sociales produites par ces transformations. Compte tenu de la
faiblesse des sources historiques disponibles sur les périodes antérieures (quelques observations de
voyageurs étrangers et le recueil des traditions orales opéré au XIXe siècle), il n’est cependant pas
possible de savoir ce qu’il était véritablement. Cette tradition, invoquée dans les discours politiques
puis pour ainsi dire « constitutionnalisée », relève donc à bien des égards d’une invention

Bien que l’on manque d’observations précises, Il est fort probable en réalité que le fokonolona réel
d’aujourd’hui ne soit ni un type-idéal d’assemblée populaire et démocratique ni la réactivation d’une
organisation traditionnelle – une organisation dont on ne sait de toutes les façons pas grand-chose
compte tenu du peu de sources disponibles

On sait néanmoins que les fokonolona à l’époque royale ne…. Et il n’est pas impossible de penser, au
contraire, que sous l’apparence d’une assemblée non-hiérarchique que Bailey

F.G. Bailey, 1965, “Decisions by Consensus in Councils and… aurait pu qualifier d’arena council se
cache en fait une assemblée dirigée par une élite (elite council) dans laquelle s’exprime une forte
pression à la conformité.

Quoi qu’il en soit, et en réponse au vœu d’E.O. Wright de développement d’une science sociale
émancipatrice, on peut se demander s’il est nécessaire que cette science sociale puisse révéler
l’existence dans le passé d’expériences permettant de justifier la soutenabilité d’un projet politique «
révolutionnaire »

P. Cossart, 2017, « le communalisme comme « utopie réelle » »,…. L’histoire a en effet montré la
capacité des hommes à produire, ex nihilo, des mythes leur permettant d’organiser de façon durable
leur vivre ensemble. Il en est ainsi du code d’Hammurabi de l’ère babylonienne (1776 ans avant notre
ère) instaurant une hiérarchie naturelle de valeur entre les sexes et les classes, comme de la
déclaration d’indépendance de l’Amérique, le 4 juillet 1776, proclamant l’égalité des hommes et
l’inaliénabilité de leurs droits naturels

Y. N. Harari, 2015, Sapiens, Albin Michel, p. 132-146.. Ces deux croyances (on pourrait aussi dire
utopies) ont fourni le socle symbolique sur lequel des institutions adaptées ont pu se développer et se
maintenir dans la longue durée. Parce qu’elles relèvent d’un registre philosophique, les utopies

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sociales n’ont donc nul besoin d’être légitimées par l’histoire. Cela n’implique évidemment pas que les
sciences sociales ne puissent être d’aucun recours dans la mise en place de nouvelles formes
d’organisation. D’une part, en rappelant l’inventivité et la diversité de ces formes, dans le temps et
dans l’espace, elles ouvrent aux « politiques » le champ des possibles. D’autre part, en observant
précisément leurs fonctionnements, ces sciences aident à réfléchir aux subtilités des arrangements
sociaux. C’est en ce sens que des études sociologiques sur le fokonolona, tel qu’il fonctionne et non tel
qu’il devrait fonctionner, pourraient se révéler utiles. Force est néanmoins de constater que la plupart
des écrits sur ce sujet restent encore de type « sentimental »

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DOC 3 : DES GOUVERNANTS EN QUETE DE PEUPLE : L’ISSUE MAGIQUE


DU FOKONOLONA
Françoise Raison-Jourde, Gérard Roy

Dans Paysans, intellectuels et populisme à Madagascar (2010), pages 319 à 338

https://www.cairn.info/paysans-intellectuels-et-populisme-a-madagascar--9782811103958-page-
319.htm

« Notre rénovation nationale sera malgache ou elle ne sera pas. »

Au lendemain des affrontements entre Malgaches, principalement sur la scène tananarivienne, à


propos d’une Première République sous influence étrangère, les militaires auxquels est échu le
pouvoir posent la question de la mise en place d’un État national qui soit vraiment malagasy

Terme à valeur symbolique, dorénavant utilisé à la place du… c’est-à-dire apte à mettre en œuvre un
réel développement

Nous reviendrons sur ce lien conditionnel, tenu pour évident,…. Tout est difficile. La fin de régime
s’est accomplie dans une succession d’événements dispersés géographiquement, sous la poussée de
forces sans liens organisationnels : le soulèvement paysan du Sud, la mobilisation de la jeunesse
étudiante et de la rue tananariviennes, sous le drapeau d’idéologies contestatrices succinctement
élaborées et donc peu éclairantes pour l’avenir. La seule force à dimension nationale organisée, ce
sont les Forces Armées dont les cadres sont de formation française. L’origine ethnique a une grande
importance dans leurs rangs, de même que la « caste » et ceci diversifie d’autant le « vécu » de la
nation par chacun.

L’Île de 1972 est un pays disparate et la situation économique devient préoccupante. L’unité
nationale n’est pas à reconstruire mais à construire, l’État est à recréer et nul n’incarne
organiquement la Nation. La fin de l’année 1972 dont le mois de mai avait donné à penser que tout
était possible, laisse augurer l’enlisement pour les partisans du changement. Désireux d’effacer dans
l’opinion l’impact du Congrès aspirant à se muer en Assemblée constituante, Ramanantsoa annonce
en septembre un referendum pour le 8 octobre. Il en attend la légitimité, après avoir hérité du
pouvoir selon un processus légal. Démarche récompensée d’un ample « oui » (96 %) qui oblitère
l’action de la rue et casse l’élan révolutionnaire de mai.

Le retour à l’ordre est accentué par la rentrée des classes et de l’Université. Lumière titre alors : « La
jeunesse introuvable » (19.11.1972). Rentrent aussi les étudiants envoyés de la capitale, par le
Monima, dans les provinces, désabusés par la rencontre avec les ruraux qui les ont traités en cadets
(toujours l’âge !). Enfin le fossé est béant entre villes de province et capitale : lycées sans professeurs,
riz introuvable dans l’Est. Le gouvernement est bloqué par les dissensions entre ses ailes droite et
gauche. La presse est sur le qui-vive : propositions en tous sens, flot de lettres des lecteurs [3]

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Parmi les meilleurs, ceux de Louis, étudiant en droit, qui…. Le courrier de Madagascar Matin déborde
d’idées et de passion. Avec un effort d’expression qui rappelle 1946, les milieux citadins vivent dans
l’enthousiasme leur heure de philosophie sociale comme le fit l’Europe révolutionnaire de 1848.

Quelles catégories politiques pour penser la société ?


4Tous estiment nécessaire une refondation du pacte social. Refondation esquivée dans les années
1958-60, car la France a téléguidé l’accession à l’Indépendance. Une nouvelle donne est offerte par la
chute de la Première République. Sur le plan national, D. Ratsiraka officier de marine peu connu, tire
un prestige considérable de la rupture des accords de coopération

La sortie de la Zone franc est annoncée le 22 mai et des… et de la sortie de la Zone franc, équivalents
symboliques d’une lutte de libération. Son discours est le même que celui des Grands du Tiers-
monde, l’Inde, la Chine, du Vietnam et de l’Algérie anciennes colonies françaises. Discours plein de
panache, revanche gratifiante. Le problème d’une refondation sociale est autrement épineux. Il
relève de Ratsimandrava en charge des paysans, du peuple.

Le discours-programme du général Ramanantsoa


5Face à cette situation, le gouvernement militaire a trouvé une issue simple, en posant une sorte d’«
œuf de Colomb » : « Nous avons quelque chose d’essentiel entre nous tous… le fait d’être malagasy
et en tant que tels, de partager les mêmes valeurs ». Le 27 juillet 1972, Ramanantsoa décline les
orientations du gouvernement, laissant au ministre de l’Intérieur R. Ratsimandrava, le soin
d’expliciter la politique paysanne et de lui donner corps juridique dans les Ordonnances de mars
1973.

L’idée qui parcourt le discours, c’est qu’il existe une force latente dans le peuple malgache, du fait
qu’un même sang coule dans ses veines, celui d’ancêtres partagés. Cela fonde le fihavanana qui, pour
autant que nous nous en souvenions, dit-il, porte en lui une capacité illimitée à l’union – le firaisana –
, soit la garantie du bien-être pour le peuple et la Nation

Autre pétition de principe qui sera discutée.. Les grandes difficultés qu’affronte le pays, viennent du
fait que « certains d’entre nous » ont oublié cette donnée essentielle : ainsi les agents du Fanjakana,
les porteurs d’idéologies importées et de divisions partisanes, qui se sont manifestés en mai, prônant
la lutte des classes. Cette force est latente dans le peuple des campagnes et incarnée dans les
fokonolona.

Analysés sur la base d’une trentaine de citations grâce au journal Lumière, les termes du général ne
sont pas sans présenter des échos discrets au discours pétainiste. Revenant sur ses deux entretiens
dramatiques avec Tsiranana qui l’a mandé dans l’urgence, entre le 13 et le 16 mai, « J’ai finalement
cédé, dit-il, à la seule pensée de sauver le pays » (à qui il a fait don de sa personne ?). Mais en

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INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES MADAGASCAR
échange, il a exigé (sic) les pleins pouvoirs pour 5 ans. Il annonce la fin du Parlement qui a été une «
marionnette »

Dans ses discours revient la formule pétainiste de Révolution Nationale que, par la grâce d’une
amnésie typiquement tananarivienne, personne ne semble reconnaître. Lumière s’en trouve
contaminé au point qu’on ne sait plus qui parle, du journal ou du général

Ainsi le 25 février 1973, sous le titre : « La révolution…. On est loin de l’éditorial du 16 juillet 1972 : «
La révolution malgache est apparue… comme un vaste mouvement de libération du peuple ».
Singulière époque : l’hymne aux paysans, seule partie saine de la société, l’unanimité comme vertu
patriotique et le communautarisme sur lequel s’appuie la reconstruction de la société par le
fokonolona peuvent relever de ce courant mais aussi bien d’un populisme tiers-mondiste !

Un passage du discours indique à Ratsimandrava sa feuille de route : « Nous sommes malgaches et


nous voulons préserver notre personnalité et nos propres valeurs des courants idéologiques qui
excitent beaucoup de nos frères sans que pour autant une réponse concrète et satisfaisante ait été
apportée au déséquilibre scandaleux qui opprime les plus humbles ». Est stigmatisé « le fossé qui
sépare le Fanjakana et la population, une organisation de la société malgache trop souvent copiée
sur des méthodes étrangères…, qui a échoué dans sa tâche de développement… Une de nos
prochaines actions tendra à étudier une nouvelle structure du fokonolona et de la commune en
tenant compte de notre personnalité malgache (ny mahamalagasy antsika)… L’information utilisera
le langage de la masse selon les traditions du dialogue publique qui a toujours caractérisé notre
démocratie ancestrale

« Araka ny fifanakalozan-kevitra am-pahibe maso nolovana… ».

Qu’est-ce que cette « démocratie ancestrale » basée sur le dialogue public ? Elle se définit surtout
contre la démocratie représentative caricaturale mise en place dans les années 1950-60 (voir chap. 1

Outre la fraude couverte par l’administration, le pullulement…. La prise de distance est nette avec les
partis qui raisonnent en termes de classes. Si celles-ci existent, c’est donc qu’on peut repérer des
lignes de fracture sociale. Où sont-elles ? Comment qualifier les strates sociales identifiées ?
Ratsimandrava a la tâche difficile d’analyser sa propre société pour ce qu’elle est vraiment, tout en
contrant les partis de gauche qui prétendent parler pour les opprimés. Le MFM met en avant les
Zoam qui font peur aux bourgeois. Ne dit-on pas que la lutte des classes est le moteur des
transformations historiques ? Dans la presse et les dîners mondains rodent la panique et la séduction
de ce nouveau langage, annonciateur d’une révolution moins réelle que fantasmée, pour se faire
peur.

Les journaux appréhendent ce sol social mouvant et leurs catégories de pensée vacillent. Est-on
devant la mise au monde d’une société nouvelle ou est-ce l’ancienne qui se remet cahin-caha sur les
rails ? Faut-il aller de l’avant au risque d’affoler les paysans ? Que souhaitent ces grands silencieux

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INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES MADAGASCAR
dont les urbains ont peur ? Ne sont-ils pas en train d’affamer les villes ? Bref « que faire ? », comme
aurait dit Lénine.

Schémas de classes et représentations anciennes de la société


Étrangement, personne ne dit mot de l’existence d’une philosophie propre aux sociétés malgaches.
Or, même si le terme n’est pas usité, c’est bien l’équivalent que nous trouvons dans les
représentations rapportées par Flacourt pour l’Anosy du xviie siècle

Zone où est implantée la colonie de Fort-Dauphin dont il fut… et toujours pertinentes. Une
métaphore organiciste assimile le « corps social » au corps humain. La société a un souverain qui est
sa tête, partie qui pense et décide pour le corps. Le tronc est le peuple, les groupes de statut
inférieur sont assimilés aux pieds

P. Ottino, « La hiérarchie sociale et l’alliance dans le…. Pour fonctionner, ce schéma implique le
consensus de tous, la soumission des parties inférieures et leur solidarité avec l’ensemble vus comme
un immuable donné de nature. Flacourt, à qui l’extériorité permet la lucidité, commente : c’est une
fable « que les Grands d’Anossi faisaient accroire aux nègres, afin de les ravaler au dessous d’eux…Ce
qui fait inventer aux Grands cette fable ça été pour contenir chacun dans son rang car en ce pays, un
homme ne peut jamais être plus relevé que ce que porte sa naissance, quelque richesse qu’il ait pu
acquérir par son industrie ou ménage »

Donc un destin fixé pour chacun par la naissance, mais également aux niveaux les plus élevés de ces
sociétés, de longues luttes entre lignages nobles dès que s’ouvre une succession, pour l’accession à la
royauté. En Imerina, ces lignages, descendant des souverains successifs, ont été étagées en un ordre
hiérarchique

On en compte sept, dont le seul à vocation politique était… comptant 7 rangs et pourvus de
privilèges honorifiques. Le schéma vertical des classes n’est donc pas très éloigné de celui des
groupes statutaires, ce qui permet de comprendre avec quelle rapidité on s’en empare et avec quelle
passion on passe de l’un à l’autre. Mais l’idée des oppositions de classes est incompatible avec celle
de subordination-intégration. Elle se construit sur l’assurance d’une inversion acquise par la lutte au
profit des groupes du bas de l’échelle, prolétaires, esclaves. L’inquiétude éveillée à ce sujet est
précoce. Ainsi le dentiste Rakotonirainy parlant du Groupe d’études communistes en 1946 : son but
est « d’éveiller la lutte des classes ».

Par la suite la tentation est constante de placage du schéma banalisé des classes sociales d’Occident
sur l’Île. Le Cedetim y résiste en 1962 : « Il nous est apparu nécessaire d’insister sur cette absence de
classes »

« elle constitue… une chance sur le plan social… (pour)…. Il perçoit malgré tout chez les paysans, des
catégories dont il ne sait que faire : « il y a à l’intérieur de ces groupes de toutes autres catégories
tels que clans, lignages, castes, fokonolona », les quatre premières étant considérées comme « en

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INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES MADAGASCAR
décadence » (sic). Deux systèmes de références sont avancés, l’un selon la situation dans les rapports
de production, l’autre selon l’ascendance et l’âge, en termes d’honneur familial et d’influence liée au
nom. Un andriana merina peut être un paysan pauvre. Il n’en reste pas moins un andriana en termes
d’influence locale. Le résultat est une confusion incroyable. À preuve ce passage de Lumière
(6.1.1974). Dans certains lieux, « les anciennes hiérarchies sociales sont encore très fermes, posant
même des conflits de classes ». Ou : « l’Université a surtout conscience d’être une classe et non une
force politique ».

Le problème est justement qu’il n’y a pas de bourgeoisie identifiable par sa place dans les rapports
de production. Ady Gasy et Tselatra préfèrent donc à « bourgeoisie nationale » le terme de «
lumpen-bourgeoisie », (en haillons), puisque c’est le capital étranger qui a en main l’essentiel de
l’économie

Sur l’absence de classes conformes au schéma marxiste, voir J.…. Mais le terme est grotesque, car on
l’applique à des fonctionnaires hantés par le souci du paraître, des vêtements impeccables et le
respect des conventions sociales. Quant à la tête, si l’on admet que le Président assume cette
responsabilité, on notera que le MFM use du mot pour les partis qui forment des militants : « sans
parti politique, le peuple est sans tête ».

En fait il faut reconnaître un sérieux hiatus entre les avancées des chercheurs et les vues du sens
commun sur la société. Ottino publie l’article cité dans une revue nouvelle éditée par les Archives
nationales, mais qui l’a lu ? Tout ceci n’est-il pas vieilles lunes et la République française n’a-t-elle pas
tout fait pour un oubli du passé, en déclarant abolis les groupes statutaires dits « féodaux » en 1896
et l’enseignement de l’histoire de 1916 à 1952 ? Réfléchissant sur le passé de leur société, les
Malgaches sont devant un brouillard voulu

Les travaux éclairants d’Ottino, Lombard, Beaujard, J.-P. et B.…. C’est avec la hantise de la « lutte des
classes » une des explications plausibles au refuge dans le fokonolona.

La vraie coupure : administration/population ?


Évitant de prendre en compte le thème des classes, certains voient la principale ligne de rupture
entre État et population ou osent parler de classe des fonctionnaires. C’est sous le joug de
l’administration et non de grands propriétaires que vivent les paysans. Et l’État n’est pas en position
d’arbitre entre des intérêts contradictoires. Il est avant tout stigmatisé pour sa prolifération et son
arrogance bureaucratique. Le thème de la lutte des classes qui fait peur est effacé au profit du «
principal clivage de classe » (sic) entre bureaucrates et « peuple ». Ceci d’autant plus facilement que
les écrits d’Althabe, très lus, privilégient ce regard, ainsi qu’une dichotomie dissuadant de chercher
des individus de « l’entre-deux »

Ces intermédiaires culturels, à mi-chemin du savant et du….

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Selon Ilaivahiny (Lumière, 27.10.1974), les paysans ont bel et bien une vue du pays coupé en deux
par la barrière du Fanjakana. Il suffit de savoir lire et écrire pour être du côté du pouvoir. Pourquoi le
journal n’évoque-t-il pas alors le rôle intermédiaire du militant de la JAC locale, de l’évangéliste
paysan, etc ? Les associations foisonnant autour des églises : soutien aux paroisses, bienfaisance,
sport, pépinières rurales, sont absents de cette réflexion alors qu’on y repère l’éveil de la société
civile. Ceci dans un processus de détotalisation, inverse du processus de totalisation mis en œuvre
par les dirigeants de la Première République. Non, décidément ce n’est pas l’heure de poser ces
questions, ni de se référer à Gramsci, un inconnu. On reste en quête de modes populaires d’action
politique sur fond d’administration à déconstruire. L’issue sera le Fokonolona.

L’Ordonnance de mars 1973 sur le Fokonolona


Parmi « les Ordonnances portant structuration du monde rural pour une maîtrise populaire du
développement »

Publiées en deux langues dans la brochure : Ny Fokonolona,…, la première nous intéresse


particulièrement. Ce texte expose les motifs « du choix politique de construire une nouvelle société à
partir du Fokonolona, à l’écart de tout slogan…, dans la perspective d’une maîtrise populaire du
développement… Il tend à préparer la démocratisation à tous les échelons des centres de décisions
politiques, administratifs et économiques… Il est manifeste que la nouvelle structure … puisqu’elle se
fonde sur la cellule communautaire par essence qu’est le Fokonolona, sera également
communautaire. Cette notion de communautarisme n’est pas un élément étranger à la nature et à la
forme de la société. En fait, mises à part les enclaves urbaines, la vie communautaire constitue une
des composantes fondamentales de la culture malgache. La communauté de traditions et d’intérêts,
la communauté de devenir, au niveau des Fokonolona, peuvent et doivent désormais dépasser les
actuelles stratifications sociales dites traditionnelles. »

Le texte donne ensuite les éléments d’une structure]


« De la cellule villageoise à l’échelon régional, les… à quatre paliers : Fokonolona, Firaisam-
pokonolona, Fivondronam-pokonolona et Faritany. Est abordée la question de la constitution et de la
marche des prestations d’appui des services publics, au niveau de chaque palier. Les directions à
chaque échelon seront « collégiales », exprimant le « caractère communautaire de la structure ». Les
relations entre Service public et populations « ne doivent plus contenir l’idée d’administration-
domination qui lui était propre jusqu’à présent ».

L’esprit le moins critique ne peut manquer d’être perplexe face à des idées présentées comme
évidentes : que peut bien contenir la notion d’un peuple Fokonolona, « communauté par essence » ?
Qu’est ce peuple appelé à être fondation et tête de la société nouvelle, incarnation du pouvoir
économique et politique qui vise la maîtrise du développement ? Poser ces questions répond à un
minimum d’exigence théorique et pratique pour qualifier les rapports économiques et sociaux au
sein d’une population. Que penser de l’affirmation que ce caractère communautaire peut et doit
permettre de surmonter les seules stratifications sociales pensées comme héréditaires ? La
déclinaison des variations tenant à « l’organisation familiale et clanique, la communauté de passé, de
mœurs, de tradition et de cadre de vie et la communauté d’intérêts » est aussi vague qu’est

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énergique l’affirmation d’une réalité malgache, le Fokonolona, communauté par essence. Pour tenter
d’y voir clair, nous disposons d’un texte préparatoire à la rédaction des ordonnances [20]

Ce texte résulte de consultations au sein de la Commission…, qui nous a paru révélateur.

La version préparatoire
C’est un document ronéo de 27 pages, divisé en deux grandes parties. La première est consacrée à la
ligne politique donnant à la nouvelle structure (objet de la seconde partie) sa signification. Se
détache l’image d’un peuple soumis au joug étranger, opprimé, qui aspire à sa libération. Le langage
est emprunté à la gauche progressiste, ce peuple étant composé de masses laborieuses, masses
populaires, et ses ennemis, des valets de l’impérialisme. La mainmise étrangère est précisée en
termes d’extorsion de terres et de profit, de pressions sur l’appareil politico-administratif. On
envisage une maîtrise populaire des moyens de production et de cet appareil. Est analysé le
mécanisme de l’aide (dénonciation des impérialismes français, américain, japonais), son emprise
néocoloniale, son recours au « jargon des savants bourgeois », pour affirmer l’utilité des projets. On
pense aux liens futurs avec les pays socialistes et anti-impérialistes. Le peuple sera en mesure de
contrôler l’aide.

L’horizon de ces premières pages est très vaste et les rédacteurs regrettent d’ailleurs de ne pouvoir
traiter que du monde rural, en raison du champ d’application de l’Ordonnance [21]

« Il est manifestement artificiel de traiter des problèmes…. Rappelons qu’elle ne concerne pas les
villes

Or la capitale et les métropoles provinciales ont été des lieux…. Ce langage si clair pour poser le
peuple face à l’Étranger, ne dit pas ce qu’il est en lui-même. Les mentions historiques mettent en
scène un peuple avant tout paysan, résistant à l’oppression étrangère, dans le cadre d’un « Front-uni
National », terme surprenant car les événements cités ne sont pas simultanés

Ce Front National étant préconisé dés 1970 par Roy dans le cas…. Sont convoqués les Menalamba
(soulèvement primaire de 1896), l’« événement » de 1947 sur la côte Est, avril 1971 dans le Sud, Mai
72 avec les jeunes urbains, enfin… le referendum d’octobre 1972 ! Ce qui laisse supposer des clivages
entre rédacteurs. Le texte définitif amputé de ces pages perdra toute racine dans l’histoire.

Est évoquée une lutte émancipatrice, synonyme d’une lutte de libération qui est hautement valorisée
: « c’est une aspiration populaire qui ne peut pas ne pas triompher ». Affirmation qui relève pourtant
de l’acte de foi. L’accent est mis sur le risque de voir les « oppresseurs étrangers » remplacés par des
oppresseurs « de couleur » (sic), réalisant la mainmise d’une nouvelle minorité.

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La deuxième partie, commune aux deux documents
Mais au bout de 16 pages ce langage tourne court : on ne parle plus que de « peuple malgache
communautaire par essence ». Formule qui occupera toute la version définitive de l’Ordonnance où
l’exposé des motifs sera réduit à trois

La seconde partie du projet primitif est donc devenue le corps…. Exit le groupe engagé, s’impose un
groupe de l’unité, posant l’identité singulière d’un peuple Fokonolona à potentialités progressistes
inouïes. Sont affirmées, sur le terrain politique, les vertus démocratiques du choix de ses
responsables : la cooptation et non l’élection, ses aptitudes à la délibération entre égaux et une
capacité unique à prendre ses décisions à l’unanimité. Des pouvoirs sont attribués à ses membres :
celui de « constituer librement leur groupement », décision non commentée alors que c’est une
révolution administrative ; mais aussi ceux relatifs à l’organisation de sa production et de ses
activités. Il s’agit de définir et de concevoir l’État national nouveau. Le pouvoir dans la Nation doit
revenir au peuple. Dans l’immédiat toutefois, il serait démagogique de penser que le peuple puisse
exercer le pouvoir dans tous les secteurs de la vie nationale. Une minorité de responsables doit s’en
charger (on comprend : le gouvernement au pouvoir) et pratiquer nationalisations et gestion. « Une
lutte émancipatrice conséquente est celle, et uniquement celle qui est authentiquement populaire. À
cet effet, il est nécessaire de mettre l’accent sur les considérations suivantes : 1) malgachiser ne doit
pas vouloir dire remplacer les oppresseurs étrangers par des oppresseurs de couleur… ; 2)
malgachiser, c’est démocratiser cette mainmise ». Le texte évoque les « stratifications sociales
actuelles » mais en affirmant aussitôt la possibilité de les « dépasser ». La seconde partie du
document concerne la structure. Sa « mise en place constitue d’ores et déjà la préparation d’un
régime tendant vers le pouvoir populaire ».

Cette « cellule communautaire démocratique de base » sera le premier échelon d’une construction
ascendante, avec reproduction à tous les niveaux, de ce principe de cooptation. « La durée du
mandat des représentants n’est plus un problème en soi, puisque le système de cooptation permet
de remettre en cause, à tout moment, un mandat qui n’est plus impératif ».

Au terme de cette présentation, que savons-nous sur la nature de la construction dès lors que le
contenu concret de la communauté nous échappe ? Quel peut être le contenu de cette démocratie ?
Même s’il ne dit mot de Mai 72, ce texte entend refonder sur un mode solennel et simple à la fois, les
principes de la vie en société malgache. C’est un texte de philosophie politique, une Déclaration des
droits… des communautés et non pas du citoyen

Le mot n’apparaît nulle part dans l’Ordonnance., dont les scripteurs attendent une refondation de la
démocratie sur la base du « local ». Cette petite patrie où les gens des Hautes-Terres ont leur
tanindrazana

« Terre ancestrale ». Les choses sont parfois différentes à la…. On ignore l’individu, fiction isolée,
indispensable, du catéchisme révolutionnaire français.

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Le contenu concret de la communauté nous échappe certes mais elle a une « essence ». Notons que
ce terme n’est fascinant qu’en français et plutôt banal en malgache (« ilay fivondronana madinika
indrindra izay tena mahafokonolona ny fokonolona no fototra anorenana azy [27]

Ce groupe de toute petite taille qui fait que le fokonolona est… »). Il semble que nous soyons en
présence d’une vérité réservée à des initiés. Où trouver le secret de cette vertu non explicitée ? Les
deux textes se contentent d’affirmer sa malgachitude. Il nous faut donc examiner trois postulats :
malgachiser c’est démocratiser. Ce qui est vraiment malgache est communautaire. Un État vraiment
malgache saura mettre en œuvre un réel développement.

Une ethno-philosophie fondée sur la langue, trésor méprisé


Renvoyés à la malgachitude, nous le sommes à un pôle émotionnel et romantique qui mobilisa les
citadins (et non les paysans !) en 1972. Conscient du caractère aliénant de l’enseignement, on
demandait le retour à la langue malgache

Demande dont le bien-fondé était évident mais dont la mise en…, comme si cela devait balayer les
séquelles du colonialisme et les injustices sociales. Son usage gageait à lui seul le retour à une
communauté perdue, idéalisée, l’affirmation positive de soi face à l’étranger. Nul ne semblait douter
que cet usage suffise à saper les privilèges.

La langue ouvrirait à elle seule l’accès à une autre forme de démocratie, apte à comprendre les vrais
besoins du pays. A. Bouillon

Madagascar. Le colonisé et son âme. Essai sur le discours… évoque à ce sujet un système identitaire,
ne cessant de s’auto-définir sans préoccupation de passage à l’action : « Une pensée latente déposée
dans les mots… agie dans des rites et comportements » (1981 : 310). Une philosophie-déjà-là [30]

« On trie, on choisit des oppositions structurantes,… avec pour réalité transcendentale sublimée par
sa reprise dans le passage au christianisme, le Fihavanana et l’Union… Il voit dans cette ethno-
philosophie une imposition symbolique permettant, par la récusation de ce qui n’est pas «
essentiellement » malgache, de condamner la violence politique, l’opposition

En malgache, mpanohitra (opposant) reste marqué par son usage…, de définir l’être malgache
comme spirituel, non violent, apolitique. Les missions auraient apporté leur contribution à
l’élaboration de stéréotypes en ce sens : traditions, fihavanana, entraide au sein du fokonolona. C’est
ainsi qu’on doit penser sous peine de ne plus être malgache (1981 : 323). Toute divergence de
pensée peut être récusée a priori comme étrangère. « Si la politique est ce qui divise, l’âme malgache
doit revenir à ce qu’elle est : apolitique » (1981 : 333).

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Tout en adhérant à cet idéal, Ratsimandrava était préoccupé, à la différence des clercs, de lui donner
corps. Sa sœur a évoqué pour nous la commande faite à E. D. Andrimalala de brochures sur la
malgachisation de l’enseignement et de l’économie [32]

Le texte Fanagasiana devait être rendu dans la semaine où le…. Mais cet effort responsable pour
donner un contenu concret à un enchantement ne pouvait résister à la force de l’idéologie solidariste
présente au sein de la commission ainsi que dans les secteurs de l’opinion préoccupés du monde
paysan, en particulier l’influente presse catholique. Ce que nous essaierons de cerner est la position
de Ratsimandrava, et de son entourage vis-à-vis de ces courants.

L’équipe de préparation, les sources d’inspiration de R. Ratsimandrava : entre lettrés et chercheurs


de terrain

La position des membres de la commission dont deux ont été rencontrés, ainsi que l’intervention
plausible de Ratsimandrava, de son propre chef ou à la demande du chef de l’État, ont pu jouer. La
commission comprenait logiquement des représentants de tous les ministères concernés [33]

Rakoto R. et Ratsivalaka très proche de lui représentaient…. L’entretien avec P. Andrianomanana [34]

Ancien de l’ENAM, rentré de Paris après un an de stage à l’ENA,… et S. Andriamirado a été éclairant.
On les imagine bien tenir les propos vigoureux inscrits dans la partie supprimée. De même pour
Rakotondrafara ou Rajaonah sortis depuis peu de prison. Ces propos courants en ville n’avaient rien
de choquant. Le projet est un probable indice de surenchère des partisans de Ratsiraka sur le très
modéré Ramaroson, leur suppression peut résulter de la tension entre Ratsimandrava et Ratsiraka. Il
est difficile d’en dire plus car, à son habitude, le premier, homme discret, cloisonnait ses multiples
contacts [35]

Invité à participer, Manandafy ne vint qu’à trois séances.…. Il est probable que joua aussi dans cette
suppression l’influence du chef de l’État dont la vision a déjà été précisée.

33La dichotomie était ainsi totale entre une « Île pour l’extérieur » porteuse d’un langage tiers-
mondiste l’identifiant à l’étranger et une « Île intérieure » prétendant à une complète singularité. Sur
les concepts permettant de situer sa société, nous l’avons dit, on se battait à coup de mots flottants.
La génération de Ratsimandrava était peu au fait des intellectuels mais était imprégnée des écrits des
lettrés, gens respectables, presque tous méconnus des Vazaha, car ni universitaires ni diplômés, qui
avaient écrit sous la colonisation et dans les années soixante. Les apports de certains anthropologues
ou sociologues étrangers, dont Althabe, n’étaient pas rejetés du fait qu’ils se centraient sur « les
communautés rurales ». Ce fut sans méfiance et dans la convergence avec l’héritage des lettrés qu’ils
furent utilisés pour alimenter à propos du fokonolona un discours de l’unanimité [36]

Telle est la conclusion de l’article déjà cité de F.…. Ce paradoxe a été traité dans un article, nous
tenterons ici plutôt de reconstituer la façon dont ces lectures sont mobilisées par Ratsimandrava.

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Il faut rappeler d’abord que s’il se saisit du fokonolona, c’est que le mot et la chose n’ont jamais été
vraiment absents de la scène politico-administrative malgache. L’institution émerge aux Temps
malgaches où le roi Andrianampoinimerina la reconnaît pour mieux tenter de l’encadrer, mais le fait
est bien plus ancien. Souvent identifiable au lignage ou à une portion de clan, le fokonolona peut
aussi se constituer à partir de groupes sans liens de parenté mais désireux de défendre leur
autonomie (ainsi au temps de la traite sur les Hautes Terres). Au xixe siècle il sert à lever les
corvéables puis se souvient qu’il fut un instrument de défense, quand le brigandage se généralise.
Pendant la colonisation et depuis l’Indépendance, une instrumentalisation officielle en a été faite
pour se procurer une main-d’œuvre gratuite, bien que les corvées soient supprimées. Le pétainisme
eut de zélés thuriféraires malgaches invoquant le grand roi et le fokonolona comme des précurseurs.
Ce qui n’empêcha pas, dans les moments d’effervescence nationaliste, en 1947, dans les années
1950-60, des lettrés malgaches de s’appliquer à en révéler la substance « cachée ». Puis la
commission de catéchèse catholique érigea l’institution et ses « valeurs » en pierres d’attente du
christianisme. A. E. Rakotozafy, déjà rencontré, en fit partie. Son amitié avec Ratsimandrava est
durable et il sera nommé rapporteur du CNPD. Nous verrons donc l’influence des lettrés sur le texte
de l’Ordonnance, puis celle des écrits de terrain d’auteurs étrangers.

Tous les lettrés s’accordent sur le fait que les Malgaches ont une culture propre, tout à fait
méconnue des Français. En dépit du rapport colonial qui, à lui seul, suffirait à expliquer cela, ils
entendent les initier à l’identité malgache, pour exister à leurs yeux et faire exister cette identité
spécifique. S’ils veulent être compris, celle-ci devra, ô paradoxe, être énoncée en français donc avec
les concepts de l’autre, les Vazaha se refusant hormis les missionnaires, à apprendre le malgache. Sur
de telles prémisses cette identité se construit en miroir. Tout en réfutant comme étrangers au génie
de l’Île les textes de nature idéologique ils ne cessent d’en produire ! Ils affirment y retrouver les
mêmes idéaux religieux ou sociaux que ceux apportés par les Vazaha : une « démocratie autochtone
», des valeurs aussi élevées (égalité entre hommes) incarnées dans des institutions différentes donc
méprisées.

Les textes nous servant de référence sont de Dama-Ntsoha, Le…, dont les textes se veulent défi au
christianisme, religion du colonisateur, ces valeurs auraient été apportées par le bouddhisme, qui eut
aussi ses missionnaires. Le Fokonolona recèle l’essence de ces valeurs que les Malgaches n’ont pas
cessé de pratiquer. « L’homme de la civilisation socialo-spirituelle malgache du Fokonolona, une
histoire vécue et non théorique, se tient, écrit-il, non sans superbe, comme un phare et un idéal…
présentant un spécimen d’organisation humaine de suprême perfection, vers lequel se pousse
l’humanité entière » [38]

Le pasteur Ch. Ranaivo dont le Fokonolona rural est préfacé en 1949 par l’administrateur-maire de la
capitale, est acquis à l’idée que la France a reçu de Dieu vocation à émanciper l’Île. Écrivant ces lignes
juste après le soulèvement de l’Est, démenti paysan à cette idée, il fait fond sur le Fokonolona pour
une reconstruction en douceur et incrimine les idées progressistes. Pourquoi ce hiatus entre Français
et Malgaches dans l’administration des hommes et des choses ? Parce que le « spirituel » est absent

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du modèle de société proposé par l’Occident « matérialiste » et « marxiste ». C’est une instance
essentielle au cœur de la société malgache, depuis les temps les plus anciens. Méconnue quand on a
prétendu s’y référer, elle est encore aujourd’hui ignorée. Cette nature « spirituelle » s’incarne dans
une forme, le Fokonolona [39]

F. Raison-Jourde, « La constitution d’une utopie du fokonolona…. « Il faut reconnaître que les


principales préoccupations du peuple malgache sont les choses de l’âme ». « Il n’y a pas
d’organisation sociale plus vivante et plus ancrée dans le cœur des Malgaches que le Fokonolona »…
« car c’est un organisme nous appartenant en propre ; symbolique rappelant qu’on est homme… que
l’homme s’associe à l’homme absolument comme les membres d’un corps humain ». Voir plus haut
(p. 322) la métaphore organique rapportée par Flacourt.

Ramasindraibe, actif dans les années 1960-70, est le plus important des trois. Formé par le grand
malgachisant C. Razafimino, d’où la qualité de sa langue, comptable dans le privé et actif dans le
journalisme, il développe un système complet de gouvernement dans sa revue de facture ronéo,
Fokonolona dont le n° 1 sort en octobre1964.Cette institution est « innée chez les Malgaches.
Personne ne peut situer l’époque de sa création ni l’attribuer à un créateur ». Elle tient lieu par là de
mythe d’origine porteur d’une essence intacte déclinée sous forme de valeurs. P. Ramasindraibe
énonce : « l’esprit de tolérance, la liberté d’opinion, la non violence, fihavanana, tsiny, tody ». Le
fihavanana est la notion essentielle, « l’âme de la société malgache ». C’est la communication
harmonieuse « entre parents, entre familles… entre habitants d’une même vallée… entre tous les
Malgaches appelés à se rencontrer à différents niveaux de la société ». Les Français sont restés
aveugles à cela. Ils « devraient nous demander comment il faut se comporter chez nous. » Or « ils
font exactement comme si Madagascar était la France

Ce passage est extrait de la revue (n° 1).. » Dans la logique de cette « ethno-philosophie », si les
choses ne vont pas bien, c’est qu’on oublie le fihavanana, esprit du fokonolona. Mais cet esprit est là,
comme une belle endormie oubliée qu’il suffit de solliciter sous le vernis néocolonial. Le fokonolona
rural est le lieu matriciel de construction d’une société nouvelle : on y expérimente une « démocratie
directe ». « Dans les réunions de fokonolona, le principe de décision est celui de l’unanimité. Il n’y a
pas de hiérarchie entre les membres. Tous sont égaux, riches ou pauvres

Ranaivo assurait : « c’est de bon gré, sans pression aucune que…. » Contre-vérités flagrantes mais
séduisantes.

Ce fut Andriamaholison qui fut délégué au contact avec Ramasindraibe à la suite de la parution du n°
4 de Tsileondriaka, sa nouvelle revue, portant sur le Fokonolona. Puis ce dernier fut reçu par
Ratsivalaka qui transmit à la Commission un gros manuscrit, préfacé par H. de Montbron, intitulé :
Madagascar, une conscience nationale. On peut augurer d’une influence réelle de son côté.
Cependant leurs rapports se tendirent une fois l’Ordonnance rédigée, car il tenait des propos
impérieux au point d’irriter le colonel

Entretien avec Juliette Ratsimandrava, juillet 1991. qui l’accusait d’irréalisme. L’influence de ces
textes était étendue du fait que l’auteur avait des appuis en milieu catholique. Très lu chez les

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coopérants (dont les militaires), il a inspiré des membres de la commission de catéchèse travaillant à
l’inculturation des « valeurs » malgaches

Ce milieu est essentiel pour la vulgarisation des idées dans….

Ramasindraibe envisage la possibilité d’un « Manjaka vahoaka » expression reprise de Dama-Ntsoha,


c’est-à-dire un « Essai de gouvernement Fokonolona » érigé sur la destruction de l’État, perçu
comme néfaste parce que centralisateur et totalitaire, contre le système parlementaire et la
politique. Il développe sa logique à partir du fokonolona-fokontany « un petit État et une grande
famille… L’État ou la Nation devrait être une grande famille ». Usant de la notion de parlement pour
l’assemblée villageoise, il permute à ce niveau les termes usités à échelle nationale de façon à leur
donner du lustre et convaincre en sens inverse que l’unanimité de la base est viable au sommet.
Permutation inverse, il voit au sommet, non un chef d’État mais un ray aman-dreny (père et mère). «
Il ne gouverne pas, n’administre pas et ne règne pas sur le peuple : il le sert à la manière d’un chef de
famille (!) » L’idée de Madagascar État-Nation, famille de familles de la base au sommet, est présente
chez tous mais c’est Ranaivo qui, dès 1949, la suggérait. Extraordinaire amalgame, entre unités
administratives et modèle familial.

Si l’on fait retour aux textes gouvernementaux, on s’aperçoit que les lettrés ont été entendus car leur
langage et leurs propositions sont reprises quasi au pied de la lettre. Il serait faux de dire que tous
nient l’existence d’antagonismes (de castes par exemple) et les différenciations internes (riches et
pauvres). Mais il y a un refus de les mettre au cœur du débat politique au nom de l’existence
affirmée d’une réalité malgache spécifique qui est celle du fihavanana et de la démocratie de «
l’unanimité »

« Embrigadé dans un parti, alléché par ses intérêts personnels,…. « Le Malagasy se considère havana
», « parent avec celui avec lequel il vit » (Fokonolona n° 15). Être havana c’est se vivre concrètement «
descendants des mêmes ancêtres et créatures du même Dieu ». En résumé : « Les réunions du
fokonolona se font en présence de témoins invisibles, Dieu et les ancêtres ».

Être malgache signifie partager une condition commune comme une donnée de nature, d’où un type
de relations qui ne dépendent pas du bon vouloir de chacun mais de l’appartenance à une même
communauté spirituelle, ancestrale et (ou) chrétienne. Comment imaginer ces fokonolona, habités
par des intérêts contradictoires et s’accordant à l’unanimité, comme par l’opération du Saint Esprit
?… Dans les régimes démocratiques, les intérêts divergents s’expriment dans des syndicats, des
partis, les rapports de force sont pris en compte. Ici, on dépasserait les stratifications sociales avec
l’acquiescement de chacun ? Nous avons fait référence, avant d’aborder la pensée des lettrés
malgaches, à des travaux de chercheurs français, connus du colonel Ratsimandrava. Dans quelle
mesure s’y est-il référé ?

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La reprise d’éléments convergents auprès d’auteurs étrangers
G. Condominas, le fokonolona administratif et le fokonolona-clan

Fokonolona et collectivités rurales en Imerina, belle étude d’ethnohistoire, tranche sur l’ethno-
philosophie des lettrés. Cet écrit tente de réhabiliter le fokonolona en avançant la thèse du
dédoublement, « l’évolution historique l’ayant transformé en fokonolona administratif, cependant
que le fokonolona-clan persiste à vivre et à marquer la vie sociale malgache » [45]

Raison-Jourde, « Constitution d’une utopie du Fokonolona… »,…. Il montre bien qu’avec la


colonisation le fokonolona est devenu un « excellent outil d’administration directe, commode et
économique » (p. 106). Mais autoritaire car « étranger au contenu véritable du fokonolona qui
englobe l’ensemble des relations reliant entre eux les descendants d’un même ancêtre » et le
définissant « en fonction d’un territoire dénommé le fokontany, conçu comme étant l’unité de
circonscription administrative indigène » (p. 103) [46]

Le rapport administratif coercitif est abordé avec grande…. En contrepoint, il fait une présentation
approfondie du fokonolona-clan, examine l’impact du christianisme, insistant sur le « le fait que dans
les familles mêmes où il s’est le plus profondément ancré, le culte des ancêtres est resté le système
religieux le plus profondément enraciné » (p. 114). Et il oppose les deux fokonolona : « sous cette
conception fausse (subdivision territoriale administrative), continue à vivre sur le plan social et
familial l’antique institution du fokonolona-clan » (p. 119). Il évoque la possibilité de recourir à «
l’esprit de cohésion

Il consacre des développements importants à l’entraide… qui anime le clan, c’est-à-dire le véritable
fokonolona traditionnel » (p. 159). Il prend à son compte l’idée qu’en s’appuyant sur lui des projets
puissent voir le jour à partir de la base et non d’en-haut [48]

Il dit croire à la possibilité d’une « naturalisation » du…. Administration territoriale et communauté


mystique ancestrale et chrétienne, sommes-nous tellement éloignés des lettrés ?

Althabe, la « communauté servile » et la « communauté réelle »


Le rapport entre Fanjakana et ruraux en situation néocoloniale est au cœur d’Oppression et
libération dans l’imaginaire, l’étude sur les communautés betsimisaraka de la côte Est (1969). Le
chercheur note que la communauté affiche une « soumission théâtrale » lors des rencontres avec les
agents du pouvoir (décrits comme des mimes des colonisateurs du passé). D’où l’illusion
d’acquiescement de la population – d’où aussi les déboires à propos des politiques de
développement. Il appelle « communauté servile » cette apparition villageoise sur la scène politico-
administrative. « Le fokonolona apparaît…, comme l’instance sociale dans laquelle les villageois
rassemblés font acte de soumission au pouvoir malgache de la Première République… L’unanimité
est momentanée et de façade [49]

F. Raison-Jourde, « Consitution d’une utopie du Fokonolona … »,…. » On retrouve donc le «


fokonolona administration » mais désormais qualifié du point de vue des villageois.

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Est opposée à cette communauté « servile » une communauté « réelle » qui va se dévoiler à partir
d’une modification des modalités d’enquête. Celle-ci « commencera par des réunions de groupes

Enregistrées au magnétophone, ce qui permettra aux intervenants… ; une idée d’action collective
sortira de ces réunions… Les paysans révèleront face à ce projet des dynamiques ou des oppositions
liés à des rapports sociaux conflictuels. » Une analyse très subtile est alors donnée, en termes
éloignés du marxisme, de la « communauté réelle ». La logique d’interprétation et d’action des
villageois est restituée, conduisant Althabe à conclure à « l’existence de deux mondes étrangers l’un
à l’autre qui se côtoient dans un rapport d’extériorité ». Il analyse les pratiques des villageois pour
résorber les rapports marchands délétères liés à l’argent introduits par les colonisateurs. Apparaît
ainsi une réalité malgache forte. Mais on s’interroge sur la quasi-impossibilité de dynamique de
changement.

Roy : « les deux Fokonolona en un » et les techniques d’enquête dans le Vakinankaratra

Les modalités de sa recherche, déjà présentées au chapitre 2, se situent en continuité avec celles
d’Althabe. Il fait également l’expérience de l’attitude collective soumise de la population [51]

Dans un tel rapport, serait tout juste possible une enquête par…, dans le cadre Fokonolona, aux
autorités administratives. Soumission ne signifie cependant pas refus de la présence des enquêteurs
(sous condition discutée au départ)

Que le vazaha ne couche pas au village, cf. Introduction, p. 9.. Dès lors, un jeu est possible, qui
consiste à offrir la possibilité aux habitants réunis en groupe de s’exprimer et d’être enregistrés. Ce «
spectacle » crée un choc qui facilite l’acceptation de la présence de l’équipe dans la communauté
villageoise. Cette démarche et ses résultats ont été rapportés dans les chapitres 2 et 3. Retenons ici
pour notre propos la révélation de la complexité du moment vécu à la fin des années 1960 :
l’unanimité contre le Fanjakana n’est pas une unité entre les membres. Il existe des antagonismes
internes dont les termes sont anciens et récents, à contenu de statuts hiérarchisés et de
différenciations économiques et dont une des expressions manifestes est dans les clivages religieux,
ancestraux et chrétiens. D’où des aspirations contradictoires : regrets du bon vieux temps idéalisé ou
désir de changement politique, économique et social. Une tentative de créer un dinam-pokonolona
entre tous, soldée par un échec, a donné la preuve des limites de toute entreprise de ce genre dans
des conditions de libre détermination de chacun.

En 1971, les recherches de Roy et Rakotonirina sont connues grâce à la pédagogie originale
combinant cours et stages en villages. Initiée à l’Académie militaire d’Antsirabe depuis 1967, avec le
soutien de Ratsimandrava et celui, enthousiaste de Soja, elle amène au Rapport sur la perception de
la gendarmerie par la population. Des enregistrements sont écoutés au Séminaire de Moramanga
(chap. 3). Saisi d’entendre des paysans s’exprimer sans ambages sur les gendarmes, Ratsimandrava a
pu trouver dans cette écoute la confirmation d’une continuité de l’institution « sous le masque » et
de la véracité des propos des lettrés. Condominas n’insiste-t-il pas sur l’importance du « facteur
mystique » dans le fokonolona merina ? Althabe et Roy n’hésitent pas à parler de « communautés
villageoises ». Althabe tire de son observation des rapports entre familles le concept fondamental de
« communication par médiation personnalisée » dans lequel ancêtres et divinités occupent une place

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déterminante en rupture avec les vues strictement économicistes de l’époque. Lien des familles aux
ancêtres et à la religion chrétienne pour Roy. Tous (Condominas, Althabe et Roy) signalent
secondairement la permanence de rapports de castes et le creusement d’inégalités de richesse.

Construction idéologique d’une communauté spécifique de Madagascar


Dans sa politique, le gouvernement s’inspire donc de la pensée des lettrés pour poser le rapport
entre le « spirituel » et le « matériel » ou, en d’autres termes, entre le « religieux » et l’« économique
». Ils font référence à un passé d’union et de félicité matérielle très largement imaginaire, mais qui a
cependant quelques traces de vérité. Sur la terre ancestrale (tanindrazana), les descendants de
même unité de tombeau produisaient alors dans l’union des forces – différentes formes d’entraide –
et les fruits du travail pouvaient apparaître comme fruits de l’unité et bénédiction des ancêtres et de
la divinité. L’argent circulait peu, les différenciations, faibles, ne passaient pas par son intermédiaire.
Le « religieux » occupait la place de l’instance principale dans les mentalités mais les membres du
fokonolona ne vivaient pas de spiritualité ! Ce sont les conditions de la production d’alors qui
faisaient que l’union et son résultat pouvaient se projeter comme manifestation de l’unité

« Ny fihavanana no miteraka ny firaisana ».. Les conditions ont changé, (voir chap. 2) pour la petite
société fokonolona comme pour la société malgache. Croire qu’on peut revenir au cadre d’une
condition commune unique, n’a pas de sens. On est en présence de différenciations internes mais
pas de décomposition. D’où, une crise de la communauté et non sa disparition. Les relations restent
personnalisées, en termes religieux.

C’est pour cela qu’il y a une certaine vérité dans la construction idéologique des lettrés, dans la
revendication, contre les Vazaha, d’un mode de communication propre aux Malgaches, entre eux et
avec le monde. Pour les lettrés, poser une communauté spirituelle entre des interlocuteurs est la
condition indispensable pour qu’un climat propice à l’action se crée. Au fond, ce qui est « pointé »
empiriquement, c’est ce que les marxistes appellent la « réification ». G. Lukàcs, dans Histoire et
conscience de classe (1923) a enrichi cette notion en parlant « d’atomisation de la société, de
nivellement par le marché, de rapport instrumental à soi, à autrui, à la nature »

Comme le rappellent Les 100 mots du marxisme, Paris, PUF, 2009,…. Les choses se compliquent,
quand on veut faire de cette différence historique entre deux sociétés une différence de nature et
quand un gouvernement se propose de construire à partir de cette manière de communiquer
personnalisée, une société nouvelle.

Les lettrés écrivent en période coloniale pour affirmer une identité malgache face à des colonisateurs
qui la nient ou la brisent. Il y a là une revendication d’exister autrement que comme le négatif d’un
positif que l’Autre prétend incarner

Memmi, dans son livre déjà ancien (1957) Portrait du colonisé…. Mais que penser de l’oblitération de
toute référence aux luttes de 1972 et aux courants anti-impérialistes, puis du recours aux lettrés
pour construire une société nouvelle ? On est tenté d’évoquer, à propos du fihavanana et de son
usage fusionnel, la « fraternité » dont parle Marx à propos de la France de 1848 : « Tous les royalistes
se changèrent alors en républicains et tous les millionnaires de Paris en ouvriers. L’expression qui

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correspondait à cette abolition imaginaire des rapports de classes, c’était la fraternité, la
fraternisation et la communauté universelles. Cette manière débonnaire de faire abstraction des
oppositions de classes, cette conciliation sentimentale des intérêts de classes antagonistes, cette
élévation visionnaire au-dessus de la lutte des classes, cette fraternité fut la véritable devise de la
révolution de Février

K. Marx, Les luttes de classes en France, Paris, Gallimard,…. » Chez une minorité, le ministre de
l’Intérieur en tête, on croit à la fraternité entre Malgaches. La perspective tracée par la première
Ordonnance est de nature populiste, avec ses attaques violentes contre les partis et l’État, ou la
certitude proclamée que la base paysanne de la société saura seule reconstruire l’édifice national. On
se reportera à la définition qu’en donne O. Figes pour apprécier la proximité non tant de doctrine
mais de sentiments et d’attitudes entre populisme russe et malgache

La Révolution russe, t. I : 269. Projection de l’intelligentsia…. Voyons comment le ministre va


s’employer à donner corps au projet et pour quels résultats.

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DOC 4 : LENTE ACQUISITION DE LA PRATIQUE ET CONSTRUCTION DE


L'EXPERIENCE : VERS UNE GERONTOCRATIE ORGANISATIONNELLE ?
Yoann Bazin

Dans Management & Avenir 2009/10 (n° 30), pages 90 à 106

https://www.cairn.info/revue-management-et-avenir-2009-10-page-90.html

Dans notre société puérocentrée qui commence tout juste à s’interroger sur l’intégration
professionnelle des franges les plus âgées de sa population, dire que les jeunes apprennent plus vite
relève aujourd’hui du lieu commun. Cependant, même si cela s’avère être souvent vrai, ce qui est
important dans l’apprentissage, individuel et organisationnel, n’est pas tant la vitesse d’acquisition -
le processus - que la maîtrise du savoir pour l’action - le résultat. Et si l’adaptation reste une qualité
essentielle dans la vie des entreprises, cette sur-valorisation affichée du changement mène à une
sous-reconnaissance implicite de l’expérience des acteurs. Sans même prétendre à un examen
approfondi de cette notion d’expérience, nous nous proposons ici de commencer simplement par
examiner sa construction via les mécanismes en jeu dans l’acquisition de la pratique et du sens
pratique au cours du temps.

Il faudra tout d’abord revenir sur ce concept de pratique qui, bien que central dans certains courants
des Sciences du management aujourd’hui

Le practice turn de Schatzki (2001), les communautés de…, reste relativement peu examiné de
manière systématique. Sans pousser l’analyse plus loin que nécessaire, il sera essentiel de
s’intéresser à l’étymologie du terme ainsi qu’à la façon dont il a été développé dans les champs de la
philosophie, de la sociologie et de l’anthropologie. Ainsi, nous pourrons saisir pleinement la richesse
de ce qui se révèlera être une activité apparemment routinière demandant une invention constante
de solutions locales. Ce « point de tension » s’avèrera central dans la vie quotidienne des
organisations et des acteurs, quel que soit leur âge.

L’acquisition de la pratique est une dimension fondamentale de la construction de l’expérience –


d’une habileté dans l’action. Nous nous concentrerons donc particulièrement sur les mécanismes en
jeu dans l’acquisition de cette dextérité. Dans une perspective organisationnelle de développement
de la maîtrise, de la compétence ou encore de l’apprentissage, une bonne compréhension de ce qui
est en jeu dans cette notion d’expérience n’est pas seulement intéressante pour le chercheur en
gestion, elle est indispensable pour le praticien du management. En effet, la souplesse de la pratique
est le produit d’un mode particulier de transmission qui va nous contraindre à relativiser la
prédominance de l’adaptation tous azimuts et du supposé dynamisme jeuniste dans l’entreprise.
C’est avec le temps et la mise en pratique que l’acteur acquiert cette capacité d’adaptation et de
souplesse indispensable dans l’exercice de son travail.

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C’est finalement la construction de l’expérience qui est en jeu à la fois dans l’acquisition de la
pratique et dans l’apprentissage organisationnel. Or, l’expérience, terme polysémique et ambigu par
essence, est une maturation peu compatible avec cette volonté de renouvellement perpétuel que
l’on a souvent pu constater. Mais si l’expérience est par définition longue à développer, c’est bien
elle qui permettra à l’organisation et à ses acteurs de s’adapter rapidement. Cette lente acquisition
de la pratique nous amènera alors à proposer une revalorisation des acteurs expérimentés et donc
nécessairement plus âgés (nous illustrerons notre propos par l’exemple de l’organisation
hospitalière). Si une gérontocratie organisationnelle peut paraître un terme quelque peu exagéré, il
reste certain qu’une puérocratie est aberrante au regard de l’apprentissage organisationnel et du
caractère fondamental de l’expérience dans les entreprises. Il ne s’agit plus seulement d’intégrer des
acteurs plus âgés pour éviter leur exclusion mais bien d’être capable de valoriser réellement ce qu’ils
peuvent apporter aux organisations.

1 – Les théories de la pratique, un champ de tensions


On constate aujourd’hui que les sciences humaines et sociales tout autant que la philosophie ont
intégré, de manière souvent centrale, la notion de pratique dans leurs analyses. Pour Schatzki, Knorr-
Cetina & Von Savigny (2001), les penseurs sont peu à peu passés des notions de structure, de
système, de signification, d’événement et d’action au concept de pratique comme fait social
fondamental. Otner résume bien ce qui est en jeu dans cette focalisation : on étudie l’action humaine
au travers d’un prisme politique (Ortner, 1984 : 149). La pratique est ainsi utilisée comme une
perspective donnant au politique - au sens noble de contexte social, culturel et historique - une
importance fondamentale. On cherche finalement à voir tout ce qui n’est pas présent dans le
déroulement concret de l’action mais qui lui donne son sens. Cependant, toutes ces avancées
fondamentales ne doivent pas nous faire oublier un problème essentiel pour le chercheur : il n’existe
pas d’approche unifiée du concept de pratique. Ce qui devient compréhensible si l’on considère la
littérature sur la pratique comme un « point de tension » dans l’action humaine - tension déjà
présente dés l’étymologie du terme. D’un côté, le terme de pratique est emprunté au grec ancien où
prassein signifie « faire, exécuter, accomplir » mais aussi « traverser, parcourir ». On y trouve donc
une dimension de conduite de l’action atteignant un objectif ; elle est un medium complet et efficace
pour atteindre un objectif fixé. Pratiquer c’est, étymologiquement, mener une action à bien,
concevoir et réaliser une activité : la modeler. Il est intéressant de souligner ici que ce n’est pas tant
l’objectif qui est central mais bien sa réalisation via une conduite définie et répétitive : la pratique.

Pour autant, le terme ne se résume pas non plus à la description d’une simple répétition figée de
principes prescrits même si cette dimension routinière est toujours présente. Toute l’ambiguïté de la
pratique vient du fait que, d’un autre côté, le latin pratice renvoie à la vie active et à la conduite des
affaires et que le praktikê grec se rapporte à la science pratique (en opposition la theoretikê ou à la
gnôstikê, la théorie comme science spéculative) et relève de ce que l’on pourrait appeler un rapport
au monde. Elle devient plus une attitude ou une posture qu’une action efficace. Ainsi, la fin du
14ème siècle s’impose la figure du médecin comme praticien, soulignant par là la dimension
d’expérience et de souplesse de celui qui pratique. Il y a donc aussi une dimension d’intelligence
pratique, de capacité d’action qui fait de celui qui pratique une personne capable de pertinence dans
l’action. Il est celui qui sait « ménager un passage » (sens du terme en architecture) là ou les profanes

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n’en voient pas, trouver ce qui est commode et fonctionnel (sens de l’adjectif) pour habere praxim
(faire ses preuves).

Cette dimension « humaine » de la pratique ne se fait pas sans une subordination fondamentale à
l’objectif souligné par la première racine étymologique que nous dirons téléologique, d’où la tension
entre certaines approches de la notion.

1.1 – Entre procédure figée et improvisation


La littérature sur la notion de pratique affiche sans ambiguïté son caractère téléologique. Elle est une
façon de faire les choses, de conduire l’action de manière efficace et efficiente. C’est à proprement
parler une routine dans cette perspective où la démarche permettant d’atteindre l’objectif fixé est
identifiée afin d’optimiser l’action. Les sciences de gestion ont d’abord considéré la routine comme
une habitude individuelle relevant de l’automatisme (Stene, 1940 ; Simon, 1945). Assouplissant cette
vision, March & Simon (1958) la décrivirent comme un programme demandant une forme de
réflexion permettant d’opérer des choix et de prendre des décisions avant que les routines ne soient
analysées en termes de matériel génétique (Nelson & Winter, 1982) s’inscrivant dans une dynamique
évolutive au sein d’un environnement sélectif. Synthétisant ces approches, Martha Feldman va
considérer les routines organisationnelles comme étant des « modèles récurrents de comportements
de la part de multiples membres de l’organisation impliqués dans la réalisation de tâches
organisationnelles » Feldman & Pentland (2003). Elle les dote de deux dimensions : une dimension
ostensive (perception de la façon de faire qui peut être codifiée ou normée en un modèle) et une
dimension performative (les actions spécifiques réalisées par des personnes spécifiques en des lieux
spécifiques). On comprend dès lors bien la dimension technique du savoir-faire qui sous-tend la
pratique, ce modèle d’action guidant la répétition des actions routinières dans la réalisation d’une
tâche. La pratique est ainsi une manière répétitive de faire les choses qui, par récurrence, s’est
stabilisée. Elle constitue un modèle d’action pour le praticien qui souhaite agir « dans les règles de
l’art », la best practice, et la procédure figée en constitue un pôle extrême – concrètement
inatteignable par définition. C’est sur la dimension technique de l’action que porte ce savoir-faire
dans la pratique et qui souligne son caractère standardisé pour un praticien qui cherche, lui, à agir de
manière efficace dans des situations similaires.

Est-ce à dire que la pratique n’est qu’une « recette de cuisine », un modèle figé applicable de tous
temps et en tous lieux ? Absolument pas. En parlant de « rites », de « bricolage » et de métis, de
Certeau, (1990) souligne bien en quoi la pratique demande non seulement une certaine souplesse
mais aussi, et surtout, un rapport à l’action qui ne soit pas purement efficace. À l’arrivée, praticiens
et pratiquants finissent par perdre de vue la visée téléologique de leurs pratiques pour se focaliser
sur leur déroulement ; c’est en fait la façon selon laquelle on aura mené l’action qui compte puisque
la conformité au modèle garantie le résultat. La pratique devient alors aussi un rapport au monde,
une façon de réaliser l’action en contexte et l’acquisition de la pratique devient principalement
l’acquisition d’une capacité d’improvisation face à un univers en perpétuel changement. Cette action
en contexte ne peut être réduite à l’application d’un script abstrait et toujours identique (même s’il
évolue), il est essentiel de percevoir dans la pratique ce second pôle qu’est l’improvisation, la
capacité à composer avec le réel. On reste cependant dans le respect d’une certaine manière de faire

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déjà connue puisque, pour Beliner, c’est un « traitement souple d’un matériau déjà produit avant »
(Berliner, 1994 dans Weick 1995). Il ne faut pas non plus réduire l’improvisation à une simple
réutilisation, elle est « plus qu’une paraphrase, une ornementation ou une modification » (Weick,
1995 : 545) car elle mobilise fondamentalement l’intuition du praticien (Crossman & Sorrenti dans
Weick, 1995). Mais elle reste guidée et Weick, se souvenant de la phrase de Mingus, « on ne peut pas
improviser à partir de rien, vous ne pouvez improviser que sur quelque chose », établit un lien direct
entre improvisation, ordre et contrôle. Ce qui est recherché dans l’improvisation, c’est une capacité
de création instantanée face aux imprévus du présent tout en mobilisant son expérience passée. On
cherche finalement à incorporer un script d’action et le but de premier de la pratique (le « faire » au
sens strict) fait place au modèle d’action (la pratique) et à la capacité de le mobiliser en situation (les
pratiques). Dans cette dimension, le critère en jeu sera celui de l’esthétique (la beauté du geste) - et
non plus seulement l’efficacité - il s’agira d’être dextre, pour pouvoir répéter l’action pratique dans
des contextes similaires mais non identiques.

Sur cet axe, la pratique n’est plus seulement une activité routinisée mais plutôt un modèle
générateur d’actions apparemment routinières demandant constamment l’invention de solutions
locales.

1.2 – Entre action locale et cadre institutionnel


8La pratique a très vite été perçue comme étant porteuse du cadre institutionnel dans lequel les
acteurs évoluent. Ainsi, Bourdieu (2003) conceptualise ce lien entre les pratiques de l’agent par le
pivot d’un habitus hérité de sa socialisation et le champ dans lequel il se confronte aux autres pour
acquérir des capitaux symboliques. Les pratiques sont alors révélatrices du cadre social et leur
transmission devient une détermination, un poids pesant sur le corps des individus comme sur leur
cognition. De même, le courant néo-institutionnaliste en Sciences du management tend à constituer
le primat de l’institution sur la pratique. Pour Meyer & Rowan (1977), dans un environnement
complexe, l’organisation s’assure de sa conformité aux règles institutionnelles en les déclinant de
manière parfois relativement aveugle dans leur structure. Les institutions seront des prescriptions
rationalisées et impersonnelles indiquant les bons moyens d’agir - les pratiques - pour atteindre des
buts techniques donnés. Dans ces perspectives, les actions des acteurs, leurs pratiques, trouvent leur
source dans les institutions. À l’opposé de cette focalisation extrême sur les institutions,
l’éthnométhodologie d’Harold Garkinfel va chercher à comprendre les procédures que les individus
mobilisent pour donner sens à leurs pratiques et à celles des autres. On s’intéresse alors
principalement aux actions locales et l’on ne peut s’empêcher ici de percevoir l’influence de
Wittgenstein pour qui « la compréhension est toujours déjà accomplie dans les activités les plus
courantes de la vie ordinaire ». Le monde social est alors compris comme un monde intersubjectif où
la routine et les allants-de-soi sont centraux dans les ajustements permanents que les acteurs
opèrent pour limiter les divergences entre leurs perceptions du monde. C’est aussi une
préoccupation centrale de l’interactionnisme symbolique de l’École de Chicago qui se focalise, en
opposition claire à Durkheim, sur la conception que les acteurs se font du monde. Dès lors, le sens
des évènements est donné par une situation que les interactions construisent et on ne peut alors
extraire les observations de leurs contextes locaux. Ainsi, « la réalité objective des faits sociaux, en
tant que réalisation continue des activités concertées de la vie courante - étant entendu que les
membres connaissent, utilisent et prennent comme allant de soi les manières ordinaires et

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ingénieuses de l’accomplir - est un phénomène fondamental pour ceux qui font de la sociologie »
(Garfinkel, 1967 : 45). On ne peut plus, dés lors, uniquement se focaliser sur le cadre institutionnel,
on se doit aussi de saisir l’intelligence pratique et située des praticiens.

C’est Giddens qui va conceptualiser cette tension entre actions et institutions dans sa dualité du
structurel - analyse qu’Orlikwoski (2000) prolongera dans le contexte organisationnel. Selon lui, « les
propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois des conditions et des résultats des
activités accomplies par les agents qui font partie de ces systèmes » - dans la même perspective que
les éthnométhodologues, le primat est inversé. Ici, les pratiques des acteurs sont à la fois influencées
par le système qui les façonne et constitutives de ce dernier. Elles le font donc évoluer en même
temps qu’il les influence. Ainsi, le structurel n’existe et n’est accessible que par et dans l’action. Il va
tout à la fois contraindre les praticiens en les encadrant et les habiliter en leur fournissant les
ressources leur permettant de pratiquer.

1.3 – Entre individuel et collectif


Il est évident que la pratique, dans le moment précis de son déroulement, est le plus souvent une
action individuelle. Même si le sport est une pratique, et que le match ne peut se penser autrement
que comme une action collective, au moment où le sportif agit, il agit seul. Rares sont les activités
que l’on peut penser en termes littéralement collectifs, même si elles sont toujours supérieures à la
somme des actions individuelles. Le praticien est forcément à un moment seul face et avec sont
action et, même si il s’inscrit dans un contexte, c’est ainsi qu’il va être amener à se considérer à
certains moments. Ce contexte plus vaste peut être pensé en termes d’institutions comme nous
l’avons vu plus haut, il peut aussi être vu du point de vue du collectif. Ainsi, pour Schatzki & al.
(2001), la pratique est l’unité d’un champ, d’un réseau de pratiques humaines interconnectées, elle
est fondamentalement collective puisqu’elle se construit et se transmet dans un processus de
socialisation et s’organise sur la base d’un ensemble de compréhensions pratiques partagées
(Schatzki & al., 2001 : 8). Selon Bourdieu, le champ est à la fois le lieu d’origine et de réalisation des
pratiques, il est un espace structuré de positions dans lequel la vie sociale trouve son sens. La
pratique n’existe donc pas en dehors d’un espace social où les individus évoluent. Étant un produit
de l’histoire de l’acteur et du champ social, l’habitus va générer des pratiques qui ont à la fois
fondamentalement individuelles et toujours collectives (Bourdieu, 2000 : 277). On retrouve cette
idée chez Brown & Duguid (1991) pour qui la pratique est une « action informée par une signification
construite dans un contexte collectif » ; pour Barnes, les choses sont encore plus claires : la pratique
est une action collective (Barnes, 2001 dans Schatzki & al., 2001). C’est donc dans un contexte
collectif que les pratiques non seulement se transmettent, mais prennent sens et donc peuvent
exister.

En Sciences du management, cette dimension collective a été analysée par Wenger sous le terme de
communauté de pratiques, communautés qu’il dote de trois propriétés fondamentales. Tout
d’abord, l’engagement mutuel des individus qui va fonder leur appartenance. Cet engagement est
basé sur la complémentarité des compétences et sur la capacité des acteurs à « connecter »
efficacement leurs connaissances avec celles des autres. La complexité et les difficultés de cet
engagement ne peuvent se comprendre qu’au regard de la deuxième dimension fondamentale de la
communauté de pratiques : une entreprise commune. Cette dernière est le résultat d’un processus

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collectif permanent de négociation des actions communes et de leur sens qui crée des relations de
responsabilités mutuelles entre les personnes impliquées dans l’organisation. En cela, la pratique
organisationnelle participe de l’organizing, de l’organisation en tant que processus, qui se fait à
chaque instant où les acteurs s’approprient des éléments organisationnels – règles, contraintes,
ressources – pour en générer de nouveaux – des pratiques. C’est ainsi qu’émerge la troisième
dimension, un répertoire partagé de ressources qui permet la négociation des significations. Il est le
fruit de l’engagement, au cours du temps, des acteurs liés par une pratique commune. Ce répertoire
inclut des procédures, un vocabulaire, des outils, des histoires, des symboles ou encore des concepts
que l’organisation a créés ou adoptés au cours de son existence et qui sont devenue peu à peu partir
intégrante de sa pratique. Le répertoire partagé n’est pas une plate-forme servant de base à un
consensus collectif, il est plutôt un ensemble de ressources mobilisables forgées par les acteurs au
sein de l’organisation.

1.4 – Entre tacite et explicite


11L’univers organisationnel est généralement saturé en références explicites sur les manières de
faire ou de se comporter, sur les objectifs à atteindre et les moyens d’y arriver. Le développement
exponentiel des standards dans un processus de normalisation qui dépasse largement le simple
cadre de l’entreprise privée (au-delà des normes professionnelles de l’AFNOR on pensera aux
certifications relatives au développement durable ou encore aux accréditations internationales des
institutions d’enseignement supérieur). Ainsi, la best practice devient une figure de référence pour
les praticiens tant au niveau de l’organisation qu’à celui du champ, du marché, du pays et même de
la planète. Convaincu d’avoir identifié la manière de faire, on l’explicite tant que faire se peut afin de
pouvoir la transmettre et l’implémenter au moindre coût. Il en va de même dans l’enseignement où,
bien que parlant la plupart du temps de pratiques (c’est le cas des manuels de gestion par exemple),
les principes d’actions sont explicités et généralisés afin de transmettre aux étudiants un savoir
commun standardisé. S’il est délibérément caricatural, notre propos n’est pas non plus de réduire la
dimension explicite de la pratique à une volonté managérialiste. Elle constitue une part
fondamentale de l’activité des entreprises que March & Simon (1958) ont par exemple identifié sous
le terme de script. On retrouve l’idée de Feldman avec la dimension ostensive de la routine : il existe,
derrière la pratique, un script non forcément totalement explicité que les praticiens ont tout autant
dans leur tête que dans leur corps. A question porte alors sur l formulation possible de celui-ci.

Pour Bourdieu, la pratique d’un agent est une activité sociale qui a pour grammaire générative
l’habitus, un répertoire de dispositions acquis au cours du processus de socialisation. Avec le temps,
l’individu acquiert un sens pratique qui lui permet d’ajuster ses pratiques aux conditions objectives
du champ actualisant ainsi en permanence son habitus par l’incorporation de nouvelles dispositions.
Mais cela prend du temps et de l’expérience puisque « pour être en mesure d’utiliser un outil, il faut
s’être fait à lui, par une longue utilisation » (Bourdieu, 2003 : 205). Cependant, il s’agit de le faire sien
non pas dans le détail, mais dans la globalité de son utilisation car la pratique « enferme une
structure qui dispense de retenir mécaniquement la totalité des (unités) » (Bourdieu, 2000: 286). On
retrouve cette idée chez Giddens qui pose une distinction fondamentale entre la conscience
discursive (tout ce que les acteurs peuvent exprimer verbalement sur les conditions sociales de leur

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propre action) et la conscience pratique qui recouvre tout ce que les acteurs savent ou croient savoir
des conditions de leur action, mais n’expriment pas de façon discursive (Giddens, 1984). Ainsi, le
processus de socialisation sera central dans l’acquisition de la pratique dont les détails du schème
d’action seront nécessairement tacites. C’est pour cela qu’elle va être une étape fondamentale de la
« spirale du savoir » de Nonaka & Takeuchi (1997) qui font d’elle le moyen de diffusion des
connaissances qui, après avoir été formalisées pour être manipulées, ne peuvent être diffusées qu’à
l’état pratique. Cette dimension à la fois tacite et incorporée, inhérente à la pratique, sera souvent
problématique pour le gestionnaire mais essentielle pour l’observateur scientifique car, « c’est parce
que les agents ne savent jamais complètement ce qu’ils font que ce qu’ils font a plus de sens que ce
qu’ils ne le savent » (Bourdieu, 1980 : 116).

La littérature sur la notion de pratique est donc un moment de tension entre improvisation et
procédure figée, entre action locale et institution sociale, entre démarche individuelle et activité
collective, entre explicite et tacite. Cette perspective permet de comprendre en quoi le champ des
recherches sur le concept n’est pas unifié : ce ne sont ni les mêmes axes, ni les mêmes pôles, qui sont
considérés selon les approches. De plus, certains phénomènes organisationnels, tels que
l’apprentissage, le contrôle ou encore la gestion des ressources humaines, tendent à faire pivoter ces
axes, voir parfois à les superposer (on pensera notamment à la normalisation qui occulte souvent les
dimensions d’improvisation et de tacite). La pratique, dans cette tension à la fois endogène et
exogène, s’acquiert au cours du temps, par et dans l’action. Ce mode de transmission par la
socialisation la dote de mécanismes spécifiques incompatibles avec un changement permanent et
une évolution toujours plus rapide ; sous peine de perdre le sens de la pratique. Finalement, c’est
bien en forgeant qu’on devient forgeron et par la pratique que se construit l’expérience. Car c’est de
la diversité des pratiques et de la nouveauté des situations que va émerger cette capacité
d’adaptation caractéristique de l’acteur expérimenté.

2 – Le praticien, figure de la construction de l’expérience


14Lorsque que le praticien cherche à acquérir une pratique, il émerge une dynamique nouvelle de la
mise en mouvement ces tensions. Il va osciller entre la cécité demandée par la souplesse de son
action et la réflexivité de l’individu compétent. L’expérience se construit alors par expérimentations
successives qui, au cours du temps, vont permettre au praticien de faire évoluer ses compétences
dans des situations toujours plus diverses. Il sera ainsi à la fois le support et le porteur de cette
expérience, instituant par sa figure le principe d’une potentielle gérontocratie organisationnelle
valorisant sa sagesse.

2.1 – La dextérité du praticien : aveuglement ou réflexivité ?


15Le processus d’acquisition de la pratique, par et dans la pratique, débouche sur une capacité du
praticien à spontanément agir avec pertinence : la dextérité. C’est une forme d’intelligence dans
l’action qui fait de lui un acteur particulier, à même de conduire une tâche complexe dans un
environnement changeant. Selon Bourdieu, c’est le développement d’un « sens pratique » qui va
permettre à l’individu d’ajuster instantanément sa posture dans le cours de l’action. Ce sens permet

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d’agir « comme il faut » et il produit des anticipations correctes de la situation à venir. Une fois
acquis, il n’a rien d’un instinct infaillible, c’est une disposition façonnée par les contraintes sociales
qui donne l’illusion de la facilité et du naturel parfait. Le rapport pratique à la pratique qu’est le sens
pratique permet au praticien de développer cette dextérité caractéristique et que Schön (1983)
nomme la réflexion-dans-l’action dans cette même idée d’habileté développée par le praticien au
cours de son expérience. Réagissant de manière apparemment simple et spontanée face à la
complexité d’une nouvelle situation, certes similaire à d’autres mais irréductible à une n-ième copie,
le praticien effectue d’une véritable « performance artistique » (Schön, 1983). Il s’agira finalement
d’être capable de mobiliser l’expérience passée pour la rapporter à une situation présente et le
praticien approche cette nouvelle situation comme un tout, une problématique unique qu’il va
résoudre à l’aide de ce répertoire construit au fil de ses expériences. Finalement, ce qui fait la
dextérité du praticien, c’est sa capacité à voir une situation nouvelle comme familière sans pour
autant opérer sur elle une torsion rédhibitoire. Cette approximation du « voir comme » permet de
penser la pratique en dehors de règles spécifiques d’application du script de l’action. Ainsi, la
dextérité du praticien tient dans la profondeur et la variété de son répertoire que chaque nouvelle
expérimentation va venir enrichir. Le rapport entretenu entre l’acteur et son répertoire nous renvoie
alors à la tension entre les dimensions explicite et tacite de la pratique.

Nous l’avons vu, l’accent est le plus souvent mis sur le tacite. C’est particulièrement le cas chez
Bourdieu où le praticien s’apparente à un aveugle ; rappelons-le : « c’est parce que les agents ne
savent jamais complètement ce qu’ils font que ce qu’ils font a plus de sens que ce qu’ils ne le savent
» (Bourdieu, 1980 : 116). Cependant, ce cadre bourdieusien tend à nier toute réflexivité aux
praticiens et c’est, selon nous, un de ses manques. Certes il y a une dimension de cécité dans la
pratique, mais le praticien est-il pour autant totalement aveugle ? Les travaux de Schön (1983) sur le
praticien réflexif et sur sa « réflexion-dans-l’action » permettent de penser une forme de réflexivité
dans la pratique sans pour autant perdre la richesse de l’analyse. Schön remarque des similarités
fortes dans l’approche des problèmes pratiques par les différents praticiens : ils cherchent tous à
découvrir les caractéristiques locales de la situation problématique pour, dans leur progression,
élaborer une solution tout en traitant chaque cas comme un cas unique - ce qui exclue l’application
d’une théorie ou d’une technique standardisée. Dans le cours de la pratique, une compréhension de
la situation problématique est à construire et un recadrage est nécessaire. À chaque fois, le praticien
apparaîtra comme agissant de manière simple et spontanée face à la complexité (sélection de
l’information, raccourcissement des raisonnements longs, maintien simultané de plusieurs points de
vue) - ce qui poussera Schön à employer le terme de performance artistique. Avec la pratique, on est
face à une démarche volontaire et réflexive - et non plus aveugle - de changement pour comprendre
et de comprendre par le changement.

Le praticien va ainsi savoir articuler, dans le cours de l’action, netteté et flou pour mobiliser son
expérience. Le sens pratique est finalement cette capacité à la fois de précision et d’à-peu-près, de
cécité et de réflexivité qui font la puissance, la pertinence et la souplesse de la pratique. Le praticien
n’est absolument pas un aveugle, c’est plutôt un presbyte qui ne peut - et ne doit - pas percevoir les
détails de son action, il ne la conçoit qu’a posteriori…

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2.2 – L’expérience du praticien : expérimentation et progression
17L’expérience va se construire tout au long de la pratique, forgeant la figure d’un praticien
expérimenté, capable de dextérité et d’adaptation. Si on le dit expérimenté, c’est parce qu’il saura
évoluer habilement dans un environnement plus mouvant que celui de la pratique classique pour
laquelle les situations sont différentes, certes, mais toujours relativement similaires. L’expérience est
donc cette capacité du praticien à affronter de nouvelles situations et de mettre en perspective sa
propre pratique pour la faire évoluer. Le premier problème pour le praticien va alors être de mesurer
la pertinence de ses raisonnements face à un contexte problématique. En le recadrant mentalement,
il évaluera cette mise en perspective par sa capacité à résoudre le nouveau problème et à lui donner
du sens (Schön, 1983). Mais la mobilisation de l’expérience passée dans ce processus présente un
second problème. En approchant la situation comme un tout, le praticien la traite comme une entité
unique qui nécessite une description unique qui convienne tout en étant à même de mobiliser son
expérience passée. Pour Schön, le praticien a construit, tout au long de son expérience, un répertoire
d’exemples, d’images et d’actions accessible pour analyser et agir. Finalement, tout en comprenant
la situation comme unique, il la perçoit comme déjà étant présente dans son répertoire, à la fois
similaire et différente. Le « voir comme » et le « faire comme » permettent ainsi de résoudre des
problèmes ne tombant pas sous les règles existantes. L’art du praticien tient à la profondeur et à la
variété du répertoire qu’il applique face à une situation nouvelle. Finalement, chaque nouvelle
expérience de réflexion-dans-l’action enrichie le répertoire du praticien. On retrouve dans
approximation cette logique de l’à-peu-près de Bourdieu. Pour Schön, le praticien rencontre alors un
troisième problème, celui de la rigueur dans ces expériences « sur le moment » (concrètes ou
abstraites). En effet, « voir comme » ne suffit pas et lorsque le praticien voit la nouvelle situation
comme un élément de son répertoire, il obtient une nouvelle manière de voir et d’agir dessus, mais
la pertinence de cette nouveauté reste à mesurer dans l’action. L’expérience repose sur
l’accumulation des expérimentations qui permettent d’alimenter une progression, mais en quoi ces
expérimentations des praticiens sont-elles rigoureuses ? Selon Schön (1983), les praticiens en
réalisent trois types : les expériences exploratoires où l’on agit pour voir où l’action nous mène, les
expériences prédictives ont pour objectif d’engendrer un événement attendu - elle est confirmée si
l’on rencontre bien le changement attendu - et le test d’hypothèses qui est la démarche du
scientifique et qui est confirmé s’il n’y a pas de réfutation. Finalement, le praticien articule de
manière intuitive et spontanée ces trois types d’expérimentation (exploratoire, prédictive, test
d’hypothèse). Dans la pratique, la fin de l’expérimentation vient de l’appréciation du praticien et il
existe dans toutes les formes d’expérimentation, des normes de rigueur afin de ne pas tomber dans
les travers de la prophétie auto-réalisatrice ou de la résistance au changement. Cette rigueur
nécessaire demande une vigilance incompatible avec une cécité complète et c’est finalement
l’expérience du praticien qui va lui permettre de prendre du recul pour évaluer sa pratique en
général et ses expérimentations en particulier.

Cette évolution est particulièrement présente dans l’organisation hospitalière sur laquelle ont porté
plusieurs de nos études empiriques (et qui n’est mobilisée ici qu’à titre illustratif). Tout au long de sa
pratique, un psychiatre va faire progresser son expérience, le rendant toujours plus compétent.
Cependant, même dans le cas hypothétique (idéal, idéel et absurde) où cela serait systématiquement
possible, il semble difficilement acceptable que les praticiens développent leur expérience sans que
l’organisation n’encadre ces avancées de leur pratique pour s’assurer que le sens pratique développé
reste en adéquation avec l’activité et les objectifs. Dans l’hôpital par exemple, un contrôle s’effectue

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donc de manière diffuse sur l’activité locale des psychiatres et ce par l’Évaluation des Pratiques
Professionnelles ; diffuse mais bien présente puisque l’article 11 du code de déontologie des
médecins précise que « tout médecin participe à l’EPP ». Dans ce cadre, le praticien doit accumuler
un total de 20050 crédits tous les 5 ans au travers d’un perfectionnement des connaissances (par une
formation continue) et d’une évaluation de ses pratiques (par un médecin habilité ou un organisme
agréé). Plus généralement, l’activité en entreprise est traversée d’obligations institutionnelles
(réunions, formations, séminaires…) qui imprègnent le quotidien des acteurs et s’insèrent dans leurs
pratiques. C’est donc bien sur le parcours du praticien que va s’effectuer cette forme de contrôle qui
ne porte pas tant sur la compétence au moment d’une évaluation, mais plutôt sur la progression : on
standardise ainsi l’acquisition de la pratique. Dans ce système, l’organisation s’assure que
l’expérience se construit dans un certain cadre qu’elle définit. Ainsi, elle pourra mettre dos à dos
l’organigramme hiérarchique et la pyramide des âges puisqu’elle s’est assurée que les acteurs les
plus vieux seront ceux ayant une expérience plus grande. Sans tomber dans la caricature du « conseil
des sages », il est clair qu’on trouve peu de jeunes acteurs dans les grandes instances de décision ; il
faut du temps et de l’expérience pour pourvoir se prévaloir du recul nécessaire à la coordination et à
la décision. Mais cette perspective n’imposeraitelle pas dans une certaine mesure de devoir sans
cesse réinventer la roue pour maîtriser la pratique du cyclisme ? Cette question délibérément naïve
renvoie directement à la question de la transmission de l’expérience entre les acteurs.

2.3 – Acquérir la pratique, transmettre son expérience…


18Par sa pratique et ses expérimentations, le praticien cherche à acquérir un mode d’action qu’il ne
connaît pas entièrement et dont il ne veut et ne peut avoir la connaissance explicite et consciente
des détails. Si Bourdieu parle du fait que nous comprenons et « nous apprenons par corps »
(Bourdieu, 2003 : 205), c’est parce que la transmission des pratiques se fait par l’inscription du
modèle et de ses modalités d’application dans les gestes et les attitudes. De son côté, Schatzki (2005)
parle d’activités humaines incarnées dans ce même sens d’ancrage fondamentalement corporel.
Ainsi, c’est la notion d’impression qui nous semble le mieux saisir ce qui se joue dans l’acquisition de
la pratique dont le corps constitue le support. D’où cette focalisation de beaucoup d’études sur les
rapports de domination qui s’inscrivent dans les politiques de gestion des corps (Marx, Foucault…)
Toutefois, Otner (1984) souligne bien que, même si la culture et la société façonnent le corps des
individus, et donc leurs pratiques, elles sont aussi extrêmement limitées dans leur capacité de
contrôle. L’acquisition des pratiques n’est donc pas simplement dictée par la société ou le champ,
elle est aussi le fruit d’une volonté de l’individu qui cherche à les incorporer. La notion centrale dans
cet apprentissage par incorporation sera la répétition et c’est par la récurrence que l’on va chercher
à dresser le corps. L’exemple de la musique nous semble ici éclairant car un pianiste expérimenté
quelconque (jazz, musique classique ou autre) sera bien en peine d’expliquer comment il arrive à «
bien jouer » un morceau. Il pourra à la limite analyser quelques détails de ce qu’il a fait
(interprétation, altérations, variations, effets) mais sera en général incapable d’aller plus loin. En
revanche il n’aura aucun mal à expliquer comment il en est arrivé à ce niveau (gammes, exercices,
persévérance, sacrifices…) Et cela illustre bien ce qui se joue dans cet apprentissage de la pratique :
on peut comprendre la façon dont on l’a incorporé mais pas exactement ce que l’on a incorporé et la
façon dont on l’active.

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Deux dynamiques principales structurent cette acquisition de la pratique
Je tiens ici à remercier Yvon Pesqueux pour ses éclairages sur…. Pour aller vers un des pôles qu’est la
procédure figée, il s’agira de mettre en place une rationalisation à visée efficiente de la pratique : le
practicing. C’est une forme de routinisation de l’action visant à identifier des best practices que l’on
cherchera à reproduire à l’identique puisqu’elles constituent non pas une mais la meilleure manière
de faire. On norme ainsi les pratiques dans une logique de conformité où tout écart devient une
faute et leur acquisition, dans cette démarche, se fera par la normalisation au travers d’exercices
répétitifs et prescripteurs imposant une manière de faire qui aura été préalablement explicitée et
légitimée. On répètera à l’identique l’action pour l’apprendre « par corps », pour l’inscrire
profondément et ainsi en garantir la reproduction à l’identique (le savoir-faire). Dans une autre
perspective, pour aller vers cet autre pôle que constitue l’improvisation, il faudra s’entraîner et
pratiquer dans le but de maîtriser les logiques d’action ; on parlera alors de practising. Il s’agit dans
ce cas de comprendre les fondements de la pratique pour pouvoir agir avec pertinence dans un
univers complexe, changeant et incertain. On ne cherche dés lors plus la conformité mais bien la
liberté et l’écart relèvera plus de l’erreur (aléa normal) que de la faute (dont on est responsable). Le
critère n’est alors plus celui de l’efficacité puisque qu’on évolue dans le toujours nouveau, dans
l’innovation, et l’esthétique où le script n’est plus qu’une indication ; l’expression « la beauté du
geste » prend ici tout son sens. Dans ce cas, la logique d’acquisition est celle de la répétition musicale
qui n’est jamais deux fois identique, c’est l’entraînement visant à acquérir le sens du jeu. Cela
n’exclut pas une certaine similarité dans la pratique, mais l’objectif n’est pas la reproduction fidèle,
ça sera bien plutôt l’acquisition du geste et de la posture (le savoir-être).

L’acquisition de la pratique se fait ainsi par la pratique, en immersion. C’est au contact de l’action,
par l’expérimentation, l’erreur et l’entraînement que l’on peut saisir cette finesse du praticien dans la
mobilisation et la construction de son expérience. Par la suite, le conseil de l’acteur expérimenté
prendra une dimension particulière pour un praticien maîtrisant les règles de son art. Si un « jeune
débutant » passera souvent à côté du message de l’« ancien », c’est parce qu’il n’a pas la pratique
suffisante pour en saisir la portée.

L’expérience ne naît donc pas d’un processus rationnel et explicite d’apprentissage théorique. Elle
est le fruit d’une pratique qui, au-delà de la dextérité qu’elle implique, est mise en perspective pour
sans cesse progresser. Elle passe par des moments de doute et de remise en question où le praticien
doit être réflexif pour pouvoir avancer. L’expérience se construit donc par expérimentations, par
tentatives face à des situations nouvelles qui vont enrichir le répertoire du praticien. De la
confrontation perpétuelle à de nouvelles situations émerge cette nouvelle compétence, non plus
seulement une capacité d’adaptation mais un rapport différent à l’action et au monde. Ce sage recul
est à la fois le produit de la socialisation inhérente à la pratique et d’une introspection réflexive plus
personnelle ; et de l’expérience naîtra la sagesse. Le processus d’acquisition étant
fondamentalement lent, il sera aberrant de considérer sur le même plan les seniors de l’entreprise et
les acteurs les plus jeunes. La figure du praticien va ainsi instituer dans l’organisation une
gérontocratie où l’expérience constitue la base du savoir et de la sagesse.

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Conclusion : La figure du Sage dans la gérontocratie organisationnelle
Nous l’avons vu, l’expérience se construit dans le temps par des confrontations successives à des
situations imprévues. C’est un processus lent qui demande aux acteurs de sortir des procédures
figées pour improviser, de s’inscrire dans une communauté de pratiques et de praticiens pour
donner du sens à leurs actions et de faire preuve de réflexivité. Ces tensions se retrouvent dans le
Knowledge Management aujourd’hui omniprésent tant dans les théories de l’organisation que dans
les techniques de gestion. Si la dimension explicite du savoir est souvent mobilisée par les auteurs,
c’est en général pour fournir une solution au problème de sa transférabilité et de la généralisation
des connaissances produites localement. En filigrane de cette question de la gestion du savoir, on
trouve celle de l’expérience : comment en améliorer la construction et la transmission ? D’Argyris &
Schön à Wenger en passant par Weick et Nonaka & Takeuchi, la dimension tacite, même si elle pose
parfois problème, est reconnue comme inhérente au savoir et à la pratique. Ainsi, la problématique
de l’expérience est posée et la dextérité devient essentielle mais pas centrale. Essentielle parce
qu’elle constitue le moyen de « voir » l’agilité du praticien, de constater qu’il maîtrise les règles de
l’art et qu’il est dextre dans l’action. Cependant, l’élégance du geste et la capacité d’adaptation
finissent par prévaloir. On s’intéressera plus à celui qui, par son recul et son expérience, est à même
d’évoluer dans différents univers avec la même facilité. Mieux encore, on demandera au praticien
d’être capable de s’exprimer sur sa démarche, d’expliquer son intention et peut-être même de
transmettre un peu de son expérience. Dans la perspective du knowledge management, c’est
finalement bien cela qui est demandé aux acteurs, une réflexivité de préférence exprimée dans un
langage formalisable et transférable. Et à la tête de ces organisations, les gourous du management
n’essayent-ils pas d‘incarner la figure du sage qui va, grâce à son expérience, aider les autres à
construire la leur ?

Dans la Grèce Antique, le sage est celui qui possède la sophia qui est, chez les présocratiques, un
savoir pratique caractéristique de l’habileté de l’artisan. Les Septs sages grecs décris par Diogène
incarnèrent parfaitement cette sagesse issue de l’expérience en s’exprimant par des aphorismes
courts tel le célèbre « connais-toi toi-même ». Ajoutant la gnôstikê à la sophia, le philosophe va
incarner le Sage, figure essentielle de la Cité car il sait donner à ses semblables l’exemple tant par ses
connaissances que par son attitude. Il est caractérisé par la prudence de ses propos (Aristote), par
l’excellence de son savoir (Pythagore) et par la tranquillité de son âme (Sénèque). Dans
l’organisation, le sage est incarné par cet acteur expérimenté qui se méfie de l’arrogante
performance du jeune et de l’impressionnante habileté du praticien. Il cherchera plutôt la pace
anglosaxonne, l’élégance et la maîtrise de l’allure qui lui permettent tout autant d’agir que d’aider les
autres. C’est bien cette figure que valorise implicitement la littérature du knowledge management,
un acteur capable de dépasser l’opposition entre explicite et tacite dans sa pratique pour pouvoir
maîtriser son action. Adosser la hiérarchie à la pyramide des âges dans l’entreprise n’est donc pas si
aberrant que cela même si elle demanderait une construction plus subtile au regard de cette
question de l’expérience. Toutefois, la figure du praticien institue clairement une forme de
gérontocratie organisationnelle aujourd’hui largement diffusée.

La question de la place exacte des seniors revient maintenant aux spécialistes des Ressources
Humaines, d’autant que, si l’expérience se construit dans le temps et avec l’âge, elle n’est pas non un
automatisme. L’inclusion des acteurs les plus âgés ne doit pas simplement se faire dans une simple

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perspective de responsabilité sociale des entreprises ou de management de la diversité. C’est, du
point de vue du knowledge management et de l’ensemble de la théorie des organisations, un enjeu
majeur.

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