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ISEP Tournai – ECOLE NORMALE

DEPARTEMENT II

COURS DE PHILOSOPHIE
ENSEIGNANT: YVES GHIOT

Première bachelier – secteur pédagogique


Année académique 2020 - 2021
INTRODUCTION GÉNÉRALE ............................................................................................................................. 4
1. « AIMER » LA SAGESSE, CERTES… MAIS SANS PASSION !.......................................................................................... 4
1.1. La « philia » ; un type d’amour « plus restreint » : ............................................................................ 4
1.2. La philia ; un type d’amitié « plus large » : ........................................................................................ 5
1.3. La sagesse particulière du philosophe : ............................................................................................. 6
1.4. Quelques éléments de réponses aux reproches couramment adressés à la discipline philosophique
par les étudiants ............................................................................................................................................. 7
LES PRÉSOCRATIQUES : UNE ALTERNATIVE PHILOSOPHIQUE À LA « MISE EN ORDRE » MYTHOLOGIQUE DU
MONDE…...................................................................................................................................................... 11

1. DE LA COSMOGONIE À LA COSMOLOGIE… ........................................................................................................... 11


2. SINGULARITÉS DES PREMIERS PHILOSOPHES PRÉSOCRATIQUES : LES PHUSIKOÏ OU « PHILOSOPHES DE LA NATURE » ........... 13
3. LES TROIS GRANDES FAMILLES DE PHILOSOPHES PRÉSOCRATIQUES ........................................................................... 15
3.1. Les philosophes milésiens (VIe siècle AV. J – C) : .............................................................................. 15
a) Thalès (624 /546 ? AV. J – C) ............................................................................................................................. 16
b) Anaximène (585/525 ? AV. J – C) ...................................................................................................................... 16
3.2. Pythagore et les Eléates: deux alternatives rationalistes à la physique milésienne ........................ 17
3.2.1. Le pythagorisme ; une première alternative à l’empirisme de Milet (naissance du mouvement vers 530
AV. J – C) ..................................................................................................................................................................... 17
3.2.2. Les Eléates » : mise en crise des fondements de la science physique par deux critiques complémentaires
du mouvement (VIe et Ve siècles AV. J – C) : ............................................................................................................. 20
a) Parménide : critique de la conception milésienne du mouvement ............................................................. 20
b) Zénon (-489/- 420) : critique de la possibilité du mouvement dans un monde pythagoricien.................... 22
3.3. Renouveau de la physique : « théorie des éléments » versus « atomisme » (Vème et IVème siècles
AV. J – C) ....................................................................................................................................................... 22
a) Empédocle (env. -495/- 435 AV. J – C) : retour à l’empirisme basé sur la pluralité des éléments et la
complémentarité de forces opposées ........................................................................................................................ 23
b) L’école atomiste d’Abdère ................................................................................................................................ 24

LA PHILOSOPHIE ATHÉNIENNE : LES SOPHISTES ET SOCRATE......................................................................... 29

1. LES SOPHISTES .............................................................................................................................................. 29


1.1. Portrait « type » : ............................................................................................................................. 29
1.2. Forme et visées du langage sophistique : ........................................................................................ 30
2. SOCRATE (469 – 399 AV. J – C) ..................................................................................................................... 30
2.1. Contexte :......................................................................................................................................... 30
2.2. Pour une éthique souveraine et autonome :.................................................................................... 31
2.3. Singularité méthodologique de la philosophie socratique : ............................................................. 31
2.4. Forme et visées du langage socratique : ......................................................................................... 32
PLATON (ENV 427-ENV 347 AV JC) ................................................................................................................ 33
ÉPICURE (341 /270 AV. J – C) ; UNE PHILOSOPHIE « EXISTENTIELLE »… .......................................................... 37
1. DE LA PHILOSOPHIE COMME « SCULPTURE DE SOI » ............................................................................................. 37
2. APPROCHE COSMOLOGIQUE À VOCATION ÉTHIQUE ............................................................................................... 38
3. PORTÉE « EXISTENTIELLE » DE LA PHYSIQUE : QUAND L’ATOMISME LIBÈRE L’ÂME HUMAINE DE SES DOULEURS… .............. 39
3.1. Ne plus craindre la mort… ............................................................................................................... 39
3.2. Ne plus craindre les dieux… ............................................................................................................. 39
4. QUE DEVIENNENT LES NOTIONS DE « BIEN » ET DE « MAL » DANS UN MONDE OÙ RIEN N’EST À CRAINDRE APRÈS LA MORT,
OÙ « PUNITIONS » ET « RÉCOMPENSES » NE SONT PLUS À ATTENDRE DES DIEUX ? .............................................................. 39

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5. CLASSIFICATION OU HIÉRARCHISATION DES DÉSIRS POUR UNE « ARITHMÉTIQUE » DES PLAISIRS… .................................. 40
LEXIQUE ....................................................................................................................................................... 42
ANNEXES – EXTRAITS D’AUTEURS ÉTUDIÉS .................................................................................................. 43

EXTRAIT DE « GORGIAS » ........................................................................................................................................ 43


LETTRE A MENECEE ................................................................................................................................................ 54
CRÉDITS BIBLIOGRAPHIQUES ........................................................................................................................ 58

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Introduction générale

Le terme de « philosophie » renvoie à deux concepts grecs dont nos traductions n’honorent pas
d’emblée la complexité : celui de philia (traduit par amitié ou amour) et celui de sophia (par sagesse).
En ce qu’elle est loin de sembler d’elle-même « transparente », cette transposition francophone mérite
que l’on s’arrête d’abord à quelques nuances ; en quel sens précis entendre ici ces notions
quotidiennement floues – ou culturellement orientées – d’« amour » et de « sagesse » ? Comment
peut-on se dire « amoureux » de la sagesse sans, pour autant, faire l’erreur d’imaginer – sans
distinction aucune – qu’il soit ici question d’un même type de sentiment « passionné » que celui que je
voue ordinairement à certaines occupations, par exemple, ou à mes proches ?

***

1. « Aimer » la sagesse, certes… mais sans passion !

1.1. La « philia » ; un type d’amour « plus restreint » :

Reformulons et avançons : le philosophe n’est pas « amoureux » de la sagesse au sens


contemporain, francophone et quotidien du terme. L’amour éprouvé pour la sagesse ne peut – sans
déformation – être ici réduit à une forme de tendresse ou de passion identique à celle que l’on
accorderait, par exemple, à sa famille. Pas plus, évidemment, ne renverra-t-il à un sentiment apparenté
à « l’attirance charnelle ».

Cette notion initialement trop large d’amour recouvre – en grec comme en français – plusieurs
nuances ; chez les Anciens, toutefois, chacune de ces nuances a le mérite de posséder son terme ou
concept propre ; exemples :

§ Lorsqu’il renvoie uniquement au champ de l’attirance sexuelle ou du désir charnel, les Grecs ne
nomment pas l’amour « philia », mais « Eros » ; la philo-sophie n’est donc pas une érotique de
la sagesse.
§ Dès lors qu’il s’agit plutôt de l’amour du prochain, c’est le terme d’« agapê » que nous
trouvons ; chez un Grec, l’agapê s’entend aussi bien au sens religieux que laïc (empathie,
altruisme)
§ Quand l’amour a trait au lien filial ou à la sphère familiale, ils le nomment « storgê »
§ La philia, quant à elle, peut alors renvoyer soit au champ du sentiment amoureux (au-delà de la
simple « attirance charnelle ») soit au lien amical, social, politique ou même parfois chimique1.
C’est ce second cas qui nous permettra de voir clair sur la teneur de l’amitié qui nous occupe
ici…

1
Nous le verrons avec Empédocle.

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1.2. La philia ; un type d’amitié « plus large » :

§ Primo, cette philia dépasse souvent le champ de la simple attirance « privée » : l’amitié
(entendue comme forme d'estime réciproque) peut très bien, chez les Anciens, être étendue à la
vie publique : des citoyens peuvent être dits « amis » par le simple fait d’être de même statut
social (ou citoyens d’une même cité). La philia est donc, à la fois, plus restreinte que ce à quoi
renvoie le terme francophone d’amour et plus large que notre notion privée d’amitié en ce qu’il
peut s’agir d’une amitié politique.
§ Deuxio, à proprement parler, l’amitié des Grecs est rarement, comme pour nous, une
« passion » ; pour quelle raison ? Le terme de passion renvoie, étymologiquement, à l’idée de
« passivité »2 : originellement, ce n’est donc pas l’homme qui est censé choisir ses passions,
MAIS, plutôt, ses passions qui sont censées le choisir LUI ; en cela, elle est plus qu’un vulgaire
« passe-temps ». La passion m’appelle toujours au point de m’ôter une parcelle de liberté, je ne
peux l’abandonner sans souffrir, je suis « asservi » à sa puissance d’attraction (quelqu’un qui,
par exemple, dirait : « la danse est ma passion » ne devrait, normalement, pouvoir abandonner
la danse sans qu’une souffrance en résulte…). L’individu qui a une passion est appelé
« patient » tandis que la personne active est appelée « agent »3. Considérer donc l’amitié et
l’amour comme des passions (ce que, généralement, nous faisons dans nos cultures) revient à
s’assumer comme « passif », à reconnaître ne pouvoir choisir ses sentiments ou s’en émanciper
(ex. : « je choisis d’être avec cette femme, MAIS je ne choisis pas de l’aimer… »). Le Grec de
l’antiquité a une façon en partie différente de concevoir l’amitié : selon lui, le rapport à autrui ne
peut être sain et épanouissant qu’à condition de préserver, face à l’attachement, un égal souci
d’autonomie, d’indépendance : la philo-sophie n’est donc pas à comprendre comme une amitié
« passionnelle » ; dire : « la philo, c’est ma passion » serait presque faire insulte à la discipline
tant elle cherche à préserver la liberté, à susciter l’autonomie, le sentiment d’indépendance.
§ Tertio, à de rares occasions, l’amour-philia peut être conçue comme l’équivalant d’une « force
chimique ou physique » rassemblant les éléments dans la nature (opposée à la haine (neikos) ;
force de séparation ou de « différenciation » des objets de la nature) ; sur ce point, nous
renvoyons le lecteur à la partie consacrée plus loin à Empédocle…

Au-delà de ces divergences – et maintenant écartés les traits typiquement familiaux, érotiques et
religieux du terme d’« amour » –, nous pouvons nous focaliser sur les quelques traits communs aux
divers visages de la philia ; tenter de formuler une définition assez générale pour englober les trois
sens et convenir à ce qu’on entend par « amour de la sagesse » :

« Sentiment d'estime, d’attirance et d'inclination nous poussant à tendre librement vers quelque chose
ou quelqu’un (ici, la sagesse) ; recherche active (et non passive ou passionnelle) de proximité ». Dans
le cas de la philosophie, être « attiré librement par la sagesse » reviendrait, en somme, à faire preuve
de curiosité intellectuelle, d’étonnement.

2
Le terme « passion » vient du latin classique pati qui signifie « supporter » ; le mot « passif » a la même
racine
3
Dans nos cultures, par exemple, le malade est appelé « patient » parce qu’il est censé « supporter » la
maladie comme le traitement sans pouvoir agir ; en restant « passif » donc : le médecin est seul « agent » de sa
guérison ; lui reste « patient » (passif)…

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1.3. La sagesse particulière du philosophe :

La sagesse en question n’est pas tant celle à laquelle certains parents peuvent – sans nécessaire
justification – encourager quotidiennement leurs enfants dans des formules du genre : « Il serait plus
sage de ne plus fréquenter ce garçon » ou « Sois sage et tire les doigts de ta bouche quand tu parles à
la dame » ou encore « Soies sage… Tais-toi ! ». Certes, le philosophe peut également inviter ses
lecteurs à des changements de comportements ; néanmoins, la sagesse qu’il poursuivra (pour lui-même
comme pour ses pairs) ne s’identifiera pas vraiment à celle obtenue par habitude ou dressage :
essentiellement, elle se voudra « source d’étonnement », « réfléchie », « motivée », étayée et – en cela
– s’écartera d’une sagesse à l’intérêt souvent plus « héritée » que « mesuré ». À la différence de
« l’enfant sage », donc, le sage de la philosophie est plutôt :

Celui qui cherche à devenir un peu plus éclairé, qui tend vers le savoir, qui fait preuve d’une
réflexion argumentée et nuancée avant de parler ou d’agir. Il demeure également critique et
prudent face à toute idée préconçue.

Peu à voir, donc, avec la sagesse au sens d’une simple « convenance – politesse – obéissance ».

Pour être certain de saisir la nuance, prenons un cas moral concret : dans la sagesse parentale – et
à l’opposé de ce qui aurait cours dans un débat de philosophie morale – il n’existe, de prime abord,
aucune distinction entre les deux propositions suivantes : « Soies sage et tire les doigts de ta bouche
quand tu parles »/« Soies sage et tire ta casquette quand tu entres en classe » ; la première a
cependant pour avantage de sembler assez rationnellement et objectivement justifiable : en tout lieu, en
effet, il paraît peu aisé de comprendre une personne qui parle avec une main en bouche. Tandis que le
premier énoncé, donc, possède une possible assise argumentative, à l’inverse, le second ne semble
reposer que sur les valeurs bien plus arbitraires et discutables d’une époque et d’une civilisation
particulière ; valeurs juste « solidifiées » par le temps, ayant l’ancienneté pour unique argument (il
était, par exemple, considéré comme « impoli » d’entrer dans une église ou autre lieu sacré sans ôter
son couvre-chef). Or, si le premier comportement (les doigts en bouche) empêche inévitablement la
pleine réalisation de l’action (parler), il n’est pas aussi assuré que le second comportement (porter une
casquette) nuise à la pleine réalisation du second objectif (enseigner pour le prof/apprendre pour
l’élève)4 : il n’est donc pas « sage », au même sens, de libérer sa bouche avant de parler et d’ôter son
couvre-chef avant d’entrer en classe. En cela, une personne « critique » n’aurait, sans doute, pas tout à
fait tort de trouver plus « sage » ou respectueux qu’on lui prouve le bienfondé d’une demande avant
toutes éventuelles modifications de son comportement.

Récapitulons donc :

§ Intellectuellement, la sagesse est principalement liée à la curiosité, à la réflexion, à la


connaissance, au souci d’argumentation ainsi qu’à l’esprit scientifique.
§ Moralement, à la prudence (prudent dans le sens où l’on ne relaie pas la première sottise
proposée, la première idée venue ; sous prétexte qu’elle serait, par exemple, très largement
partagée (argument du nombre) ; ou qu’elle serait défendue par une personne réputée (argument

4
Nous aurions peine, en effet, à démontrer que la casquette fasse en elle-même barrage à toutes possibilités
d’apprendre convenablement, qu’elle soit objectivement « porteuse » de valeurs en contradiction avec
l’enseignement ou encore – soyons fous ! – que le tissu dont est composée la casquette soit un obstacle au plein
exercice des neurotransmetteurs de l’élève…

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d’autorité). On examine une idée par soi-même5! Le philosophe est bien l’individu qui tente, au
mieux, de comprendre le monde et les êtres vivants en se méfiant :

a) Des opinions courantes, des préjugés, des a priori6

b) Des apparences

Il veut, tant que faire se peut, « savoir » et non « croire » ; il cherche la vérité derrière ces apparences.

1.4. Quelques éléments de réponses aux reproches couramment adressés à la


discipline philosophique par les étudiants

a) En gros, Monsieur, un philosophe, c’est un gars qui remet tout en question parce que ça
l’amuse de se couper les cheveux en quatre et qu’il n’a rien d’autre à faire, non ?
Concrètement, ça nous sert à quoi d’étudier l’histoire des théories philosophiques ?

À mieux penser le monde et les hommes. Au contact des thèses d’auteurs majeurs, j’aiguise également
mes propres jugements ; j’apprends à poser un regard plus nuancé sur ma propre réalité sociale, sur
l’évolution des conceptions scientifiques, morales ou politiques, à formuler des propos plus réfléchis.

Mieux connaître le monde et l’évolution dans la manière de le concevoir, c’est en avoir une maîtrise
plus forte.

En maîtriser les rouages, c’est également gagner en esprit critique et en liberté (mes choix deviennent
alors plus éclairés : je pèse la portée de mes actes ainsi que des actes d’autrui en meilleure
connaissance de cause).

Rencontrer « l’autre » (dans le temps comme dans l’espace culturel) éveille à la prudence ainsi qu’à la
tolérance ; du simple fait de ne pas me frotter à d’autres façons de voir le monde, je prends
continuellement le risque – premièrement – de dévaloriser, a priori, toute alternative de pensée et de
donation de sens – deuxièmement – de placer, en retour, ma propre conception du monde sur un
piédestal.

b) Les disciplines scientifiques (physique, bio, sociologie, anthropologie, etc.) ne suffisent-elles


pas à travailler ces diverses aptitudes ? Pourquoi passer par un cours de philosophie ?

L’origine de nombreuses découvertes mathématiques, physiques, logiques, biologiques,


psychologiques est à chercher dans ce que l’on appelle « histoire de la philosophie » ; écarter l’étude
des courants de la philosophie reviendrait à se couper des origines de la science. Les premiers
scientifiques et les premiers « philosophes » sont en effet souvent les mêmes personnes : ceux qu’à
une époque on appelait encore les « phusikoï » (ou « physiologues » ou « philosophes de la nature »)
ont proposé les premiers systèmes cosmologiques ; pour d’autres penseurs tels que Platon, Aristote ou
même Descartes, l’actuel « divorce » entre science et philosophie n’a pas grand sens : même s’il a
parlé d’éthique et de politique, par exemple, Aristote est également un physicien, un précurseur de la

5
Pensons, par exemple, à la devise qu’au XVIIIe Kant donne à la philosophie : « sapere aude ! » :
littéralement, « ose savoir », te servir de ton propre entendement. Il parle également de la philosophie comme
d’une occasion de sortir de sa « minorité intellectuelle » : elle me rend intellectuellement majeur, autonome.
6
Littéralement « a priori » signifie : à partir de ce qui vient avant ; avant d’avoir « fait l’expérience » donc.

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biologie7 et de la logique, même ; Descartes, quant à lui, fonde la théorie de la réfraction. En somme,
des siècles durant et jusqu’à très récemment, nous sommes restés en quête d’une certaine unité de la
connaissance ; allant parfois même jusqu’à penser ne pouvoir véritablement séparer la morale de la
physique (nous en verrons un exemple avec Épicure…).

Puisqu’à large échelle, donc, on ne peut vraiment comprendre l’histoire des sciences qu’en passant
par l’histoire de la philosophie, insister sur l’actuel cloisonnement des savoirs ne semble pas des plus
pertinent : certes, plus « sciences » et « philosophie » se perfectionnaient, plus s’opérait une
différenciation croissante des principes et méthodes respectives ; ce phénomène reste toutefois très
récent. Si « sciences » et « philosophie » se sont séparées, c’est finalement moins par incompatibilité
foncière qu’en raison :

§ D’une perpétuelle amélioration et d’une augmentation continuelle des savoirs respectifs


(un même individu ne pouvait plus se consacrer à l’ensemble des théories toujours
grandissantes).
§ D’une légitime volonté des scientifiques de se libérer de l’ancienne tutelle philosophique8
pour enfin conquérir leur indépendance propre, voire inverser le rapport de force entre les
deux disciplines9.

c) Admettons… mais maintenant que les savoirs sont bien cloisonnés (telle chose pour
l’ethnologue ; telle autre pour le psychologue ; ceci pour le physicien), que reste-t-il en propre
à la philosophie ?

La philosophie a, dorénavant, moins de domaines d’exclusivité, certes ; les réflexions sur la physique,
sur la biologie, sur la psychologie ne sont plus son monopole. Elle conserve toutefois un rôle :

§ Sur le plan de ce que l’on nomme : « théorie de la connaissance » : elle s’interroge sur les
présupposés et les limites du savoir humain » (ex. : « Peut-on espérer un jour tout savoir, tout
comprendre ? La connaissance humaine connait-elle ou non des bornes infranchissables ? Le
monde tel que je le perçois est-il identique au monde réel (nous reviendrons sur ce point avec
Kant.)
§ Sur le plan de l’épistémologie : en s’interrogeant sur le bienfondé des principes scientifiques,
sur la valeur logique de ses certitudes, sur l’évolution de ses méthodes. En épistémologie, le
scientifique passe, en quelque sorte, du rang de « sujet » à celui « d’objet d’étude » : ce n’est
plus lui qui étudie ; c’est lui qui est étudié. En d’autres termes, tandis que le scientifique se
sert des outils de la science pour étudier le monde ; l’épistémologue, lui, utilise la philosophie
pour étudier la science elle-même.
§ Sur le plan de la morale conçue comme « système de valeurs ». La philosophie morale est
l’occasion d’une étude critique des diverses visions éthiques et politiques du monde.
§ Sur le plan de l’esthétique : réflexion autour de la notion d’art, notamment ; des possibles
critères du « beau », du « sublime », etc.

7
L’une des premières classifications des espèces.
8
La science a, en effet, longtemps été considérée comme la servante de la philosophie.
9
« Après avoir combattu pour l’affranchissement, la science n’hésitait plus, dans l’orgueil de ses succès, à lutter
pour la domination. Il fallait ramener à la modération la science exaltée par ses récents triomphes, la décider à
se contenter d’être l’alliée après qu’elle avait espéré un moment d’être la souveraine de la philosophie. » (D.
NOLEN, Introduction à l’ouvrage « Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque », p.
VIII)

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§ Sur le plan spéculatif : Si le scientifique étudie le monde « tel qu’il est », le philosophe, lui,
s’intéresse également au monde tel qu’il « pourrait ou devrait être ». En épistémologie comme
en morale, il en « espionne10 » les devenirs possibles ou souhaitables. La philosophie est alors
perçue non pas comme une simple discipline descriptive (qui se contenterait d’expliquer des
faits afin de les comprendre et d’avoir prise sur eux) ; elle est également quête d’idéal
(aspiration à laquelle le savant s’intéresse moins). Le philosophe a besoin, dit-on, de
« compléter le monde réel par un monde idéal, produit de sa création (…) »11.

d) Mais alors pourquoi ne pas plutôt étudier les philosophes les plus récents, découvrir leurs
interviews ou articles journalistiques ? Pourquoi s’attarder sur les théories complexes et bien
souvent dépassées de penseurs ancestraux ?

Me familiariser avec les réflexes de pensée, les méthodes d’analyse, d’interrogation et de réflexion
des grands intellectuels contribue à améliorer MES propres réflexes de pensée, à m’habituer à voir
autrement et plus loin. Même lorsque le contenu d’une philosophie est dépassé12, n’en persiste pas
moins :

§ La confrontation à l’altérité d’une pensée qui se veut solidement fondée


§ L’excellence de la méthode d’exposition des idées
§ La valorisation de la curiosité
§ La remise en question

De plus, je ne comprends réellement l’évolution scientifique, l’importance et la logique des


découvertes d’aujourd’hui qu’à la lumière des découvertes passées. La connaissance humaine a une
histoire et l’on comprend toujours mieux une histoire quand on a vu le début du film…

Mêmes choses en politique ; nombre des grandes idées que l’on discute encore aujourd’hui (comme
celle de démocratie, par exemple, de libéralisme, d’Europe, d’État-providence…) sont également le
fruit d’une longue évolution, prennent leur source dans une histoire riche et éloignée13. Connaître
l’origine des diverses théories de philosophie politique, c’est également – par la prise en compte du
contexte et de la maturation – comprendre qu’elles ne peuvent s’exporter « comme par magie », à
n’importe quel moment ou n’importe quel lieu, qu’elles possèdent une histoire propre : bien avant, par
exemple, de connaître la démocratie sous sa forme actuelle, nous avons bénéficié de toute une
éducation à la démocratie, de toute une expérience sans laquelle elle n’aurait pu tenir ni même
apparaître.

10
« Spéculer » vient du latin speculatio signifiant « espionnage ».
11
D. NOLEN, Introduction à l’ouvrage « Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre
époque », p. XXI
12
La théorie des « animaux machine » de Descartes, par exemple, ou encore ses preuves de l’existence de
Dieu, la théorie de l’âme chez Aristote, etc.
13
Exemple des penseurs du « droit naturel », du « contrat social », de la séparation des pouvoirs politiques :
Hobbes, Locke, Montesquieu, Rousseau, etc.

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"Histoire de la philosophie" et étude
de la nature (phusis, math, chimie)

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Les présocratiques : une alternative philosophique à la « mise en
ordre » mythologique du monde…

Même s’ils diffèrent quant aux méthodes ou moyens employés, mythes grecs et philosophie
présocratique visent des objectifs en partie similaires : décrire l’univers, ses causes premières ; rendre
compte de l’évolution du monde ainsi que de son aspect « ordonné ». Tous deux étudient ce que l’on
nomme le « cosmos ». Pourquoi parler ici d’étude du cosmos et non, simplement, d’étude du monde ?
En grec, kosmos signifie « ordre » : dire que le philosophe ou l’homme de mythes se penchent sur
l’univers ou le monde ne suffit donc pas ; c’est l’univers en tant qu’organisé et beau qui les intéresse,
le monde comme répondant à des lois (nous étudierons plus loin en quoi cet ordre implique la beauté).
Avec la philosophie, nous passerons toutefois de la cosmogonie (du grec « gon » : engendrer) à la
cosmologie (du grec « logos » : étude, savoir, discours). À l’inverse du langage mythologique, le
discours de la cosmologie recourra à des analogies moins narratives, plus techniques, scientifiques.
Voyons plus en détail à quelles nuances répondent ces deux termes de cosmogonie et cosmologie.

***

1. De la cosmogonie à la cosmologie…

La cosmogonie s’articule principalement autour du modèle discursif de la fable14 ; description


de l’ordre du monde conçu, nous l’avons dit, sur le modèle d’un engendrement (la racine « gon »
parlait d’elle-même). La compréhension des origines de l’univers – ainsi que des évènements naturels
– passe alors, le plus souvent, par une série de comparaisons avec ce qui est familier au Grec de
l’époque : la généalogie des dieux (le terme de « généalogie » possède la même racine que celui de
« cosmogonie »). Ce sont donc les filiations, rapports et comportements entre les dieux qui, par
analogie, expliquent l’ensemble des phénomènes physiques, symbolisent les forces de la nature. Mais
pour quelles raisons, au fond, comparer les causes naturelles aux filiations familiales qui, de prime
abord, ne semblent pas avoir grand-chose en commun ? Cela revient-il à – systématiquement – penser
le monde comme effectivement créé par les dieux ?

Pas du tout. Certaines cosmogonies pensent l’émergence du monde sur le modèle de la


généalogie sans, pour autant, le présenter comme une réelle création des dieux. En effet, comprendre
de nouveaux phénomènes passe, parfois, par la nécessité d’opérer des rapprochements avec quelque
chose d’hétérogène, certes, MAIS de connu ; je peux, par exemple, expliquer à un pédagogue débutant
l’utilité du « relationnel » dans l’enseignement en faisant un rapprochement avec l’utilisation
quotidienne qu’il a de son ordinateur (activités de nature, pourtant, très différente) : quelqu’un qui
s’évertuerait à tenter de transmettre un fichier (par analogie, la matière d’un cours) sans préalablement
vérifier que la connexion (par analogie, la curiosité ou l’intérêt) soit établie serait un imbécile ; au
même titre, quelqu’un qui chercherait à enseigner sans vouloir perdre de temps à, d’abord, créer un
« intérêt » (ou, tout au moins, à vérifier qu’il existe) prend, continuellement, le risque de ne rien savoir
faire passer en terme de matière : si l’intérêt ou la curiosité n’existe pas chez l’élève, donc (de par son
éducation ou vécu), à lui de créer (par le contact humain) la connexion, dans son propre intérêt : celui
de « donner cours ». Nous voyons bien que lorsqu’on établit ce genre de parallèle, la « pédagogie » ne
devient pas de « l’informatique » pour autant ; de même en va-t-il pour la « cosmogonie » : penser
l’apparition du monde sur le modèle des généalogies divines ne revient pas à penser, obligatoirement,

14
En grec, « muthos » renvoie justement à ce terme de fable.

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que le monde est concrètement créé par les dieux ; c’est utiliser les images mythologiques plutôt
comme une « grille de lecture » de la nature ; « comparaison » ayant le mérite de déjà faire émerger
des liens, des causes, des articulations… Dans la cosmogonie, donc, on essaie de comprendre le
fonctionnement de la nature (jusqu’alors inconnue) en s’inspirant du schéma (lui, bien connu) de
l’arbre familial : au lieu de dire, par exemple : « la chaleur appliquée à l’eau cause la vapeur », la
cosmogonie dirait plutôt : « Vapeur fut engendrée des amours du dieu Chaleur et de la déesse Eau ».

Il n’en demeure quand même pas moins que c’est clairement en dehors ou au-delà de la nature
que l’homme « cosmogonique » cherche un schème explicatif à l’ordre du monde (cosmos), à son
organisation ainsi qu’à ses manifestations sensibles ; c’est pourquoi, on dit qu’il en cherche les causes
« transcendantes15 ».

La cosmologie – à l’inverse – cherche à rendre son organisation intelligible en ne s’appuyant


que sur l’observation du monde lui-même, la rationalité et le dégagement de lois générales qui en
régissent le développement interne : en ce sens, les causes que la cosmologie cherche à l’organisation
du monde ne seront plus conçues comme transcendantes, mais comme immanentes16. Cette
organisation ne demande donc plus qu’il faille, obligatoirement, se référer à une généalogie divine
pour en rendre raison ; pour décrire le monde, on s’appuie, de préférence, sur la nature : l’arrière-fond
mystérieux a disparu. La cosmologie utilise un nouveau langage différant du langage mythologique de
la généalogie, un langage aux teintes plus « scientifique », passant par :

§ L’énonciation de propositions générales


§ La quête d’un point de départ sûr et précis
§ Le classement et l’articulation scrupuleux des données d’observation
§ L’usage de la déduction

Attention ! RAPPEL !

Bien que différant sur les méthodes et réponses apportées, les premières théories physiques ne
s’inspirent pas moins – nous l’avons déjà souligné – de descriptions et de questionnements plus
anciens ; pour le dire autrement : plus élaborés scientifiquement en terme de réponses, les systèmes
milésiens n’en gardent pas moins les mêmes préoccupations ; ne serait-ce qu’en se posant les mêmes
questions que celles de l’homme de mythe : « Comment émerge le monde ? », « De quoi se compose-
t-il ? La cosmologie philosophique apparaît donc bien plus comme une réorientation interprétative que
comme une rupture absolue.

La nuance faite, tentons maintenant de cerner plus en détail les particularités de cette étude
philosophique (et non plus mythologique) de la nature.

15
Le terme latin « transcendere » signifie à la fois : « qui dépasse la nature de… » et « monter en
dépassant ».
16
Vient du latin « immanere » qui signifie « demeurer dans » ; en l’occurrence, demeurer « dans le monde
physique, observable, sensible »…

PHILOSOPHIE– 2020 - 2021 – Enseignant : Yves GHIOT Page 12


2. Singularités des premiers philosophes présocratiques : les phusikoï
ou « philosophes de la nature »

§ Contrairement à l’homme de mythe, les images ou analogies empruntées pour bâtir ces systèmes
ne sont plus mythologiques, mais techniques (mécanique) ou empiriques (simple observation de
la nature). Plutôt que de calquer des schémas généalogiques sur la nature, on a recours à des
comparaisons d’expériences non moins familières (navigation, tempêtes ou même observation de
processus naturels dans la vie quotidienne en général); observant que la mer laisse souvent des
dépôts sur son passage, on pense, par exemple – et de façon analogique – la création de la terre
comme pouvant trouver son origine dans des dépôts d'alluvions laissés par la mer qui, en
s'évaporant, donne également naissance aux nuages. Arrêtons quelques instants sur un exemple
d'effort de théorisation empirique plus détaillé; celui d’Anaximandre :

Formation d’un orage Formation des astres

Ø Nuages faits de gaine épaisse renfermant du Ø Ciel fait de gaines circulaires d’air
vent condensé (vapeur) ; ces gaines renferment
Ø Par sa violence, le vent déchire les nuages du feu
Ø Éclair et tonnerre ne sont que la résultante Ø Par les orifices des gaines, le feu fait
de cette rupture brutale des nuages irruption
Ø Les astres ne sont que la résultante du feu
qui s’échappe en partie des orifices des
gaines circulaires disposées autour de la
terre.
Ø Phases de la lune et éclipses ne seront que
la résultante d’une fermeture occasionnelle
des orifices de gaines.

§ Les raisons que donne le philosophe de la nature à l’organisation du monde ne s’inspirent plus
des rapports entre dieux ; l’intuition suivante leur suffit : si le monde était un chaos, on ne
parviendrait pas à l’expliquer ; or, il semble que l’on puisse l’expliquer, on le sent ! Le philosophe
de la nature pense donc l’univers comme ordonné sans, toutefois – la nuance importe – vraiment
chercher à le prouver, à le démontrer : il pose l’idée de « cosmos » comme un postulat17, comme
une évidence en laquelle il sent qu’il peut avoir confiance, comme une base sur laquelle il puisse
s’appuyer pour fonder un système scientifique efficace. Bien que cette intuition
d’ordonnancement n’ait pas à être prouvée, soulignons quand même qu’aux yeux du phusikoï la
beauté du monde atteste déjà de cet ordre de l’univers : pour un Grec ancien, ce qui est beau
répond forcément à la mesure et à l’ordre ; la proportion, la symétrie, la mathématique forgent la
beauté ; il suffit d’avoir à l’esprit l’exemple de la musique, ou encore celui des statues grecques
pour mieux comprendre la portée du lien ici opéré. Le concept de cosmos répond donc à la fois à
des exigences rationnelles et esthétiques18.

17
Principe que l’on demande d’admettre comme vrai sans démonstration.
18
Pensez aux produits « cosmétiques » ; l’étymologie est la même.

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§ Ils étudient le monde pour lui-même ; non pour y trouver – comme ce sera notamment le cas avec
les penseurs médiévaux19 – la trace ou « signature de Dieu »20. Si la volonté divine n’explique pas
l’ordre du monde, le cosmos doit alors se justifier seul, par sa structure propre : c’est
l’agencement particulier de ses parties qui explique le développement de l’ensemble. Le terme de
« phusis » peut, ici, nous éclairer davantage : pour un Grec, la phusis renvoie à la nature conçue
en tant que « force » ou poussée interne, spontanée et aveugle21, c’est-à-dire croissant d’elle-
même. C’est cette force interne qui commande le mouvement d’ensemble de la nature ; en cela,
elle renvoie également à l’idée d’entité fondamentale, première, commandant le devenir de
l’ensemble du monde physique tout en y échappant (la phusis grecque est conçue comme
éternelle ; elle est le « départ » sans quoi rien ne se ferait : du néant total, en effet, rien ne peut
advenir). On oppose ordinairement cette phusis à l’intervention de transformation du monde
opérée par les hommes (techné). Dans la techné, en effet, le développement d’un objet est dû à
l’application d’une force extérieure, il ne possède pas son principe de mouvement en lui-même
(par exemple, le bois passe à l’état de « table » sous l’effet non de la force propre du bois, mais de
celle de l’artisan). Dans la nature initiale, à l’inverse, c’est la structure même de l’objet qui
provoque le mouvement, sans recours à une force extérieure (les plantes, par exemple, n’ont pas
attendu l’homme pour pousser… Certes, elles ont besoin de lumière, d’eau, mais n’en poussent
pas moins pour des raisons de structure interne ; structure que ne possèdent pas toutes les choses
du monde.)

§ Le monde possède donc ses propres principes, immanents. Les principes sont, pour le phusikoï,
les causes premières de la nature (« principe » vient du terme latin « princeps » signifiant « qui
occupe la première place »). Ces causes sont « premières » en deux sens complémentaires : d’une
part, au sens de commencement (ce sont elles qui génèrent l’univers, lui donnent naissance),
d’autre part au sens de déploiement (le principe continue – même une fois l’univers créé ! – à
agir dans la suite de son développement. Le terme de principe n’est donc pas à confondre avec
celui d’origine : tandis que l’origine renvoie uniquement à l’occasion d’un départ donné, d’un
début (par exemple, « l’origine d’une explosion »), le principe, lui, non seulement donne le
départ, MAIS « programme » tout autant l’ensemble des évènements qui suivent : les principes de
la nature sont donc à l’origine de cette nature, mais également toujours actifs dans le temps ; ils
demeurent pour maintenir l’ordre initialement donné. Pour mieux comprendre, songeons par
exemple à la biologie : ce qu’on appelle un « gène » n’est pas seulement ce qui donne naissance à
l’être humain, c’est tout autant ce qui préside au développement d’un organisme tout au long de
son existence. Pour le philosophe de la nature, donc, les choses du monde naissent ET se
développent grâce à quelques principes naturels qu’il s’agit de dégager si l’on veut comprendre le
fonctionnement de la nature dans son ensemble, en cerner les règles générales.

§ Si la physique doit rendre compte du « mouvement » et de la diversité, elle ne peut consister, pour
autant, à dresser la liste de tous les objets individuels de la nature : le travail serait par définition
interminable. Pour qu’il y ait « science » et non simple « relevé d’objets singuliers », nous avons
donc bien besoin de trouver quelques principes qui, à eux seuls, puissent – une fois articulés en un
système – expliquer le plus de phénomènes diversifiés que possible. Ces principes doivent
permettre (par simple association, dissociation ou opposition de quelques éléments à peine)

19
Averroès, par exemple, pensera la physique comme seul moyen de s’approcher de Dieu ; ce dernier
étant, en lui-même, inconnaissable, seule la grandeur de la création peut nous renseigner sur la grandeur du
créateur.
20
Expression reprise au philosophe Jean-Baptiste Brenet
21
Phyein en grec signifie « pousser » ; penser à la plante (phython) qui pousse d’elle-même, aveuglément…

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d’expliquer le fonctionnement de la nature dans son ensemble ; nous verrons, par exemple, les
articulations possibles entre eau, air, terre et feu ou encore entre atomes. En s’appuyant sur eux, le
philosophe doit donc parvenir à rendre compte de l’ensemble des mouvements du monde, des
transformations de matière, de la multiplicité des visages de la nature.

§ Idéalement, ces principes doivent être peu nombreux ; pourquoi ? Plus le nombre de principes
nécessaires à la compréhension de l’ensemble de l’univers est petit, plus les théories
philosophiques ou scientifiques seront efficaces ; c’est ce que l’on pourrait appeler « principe
d’économie théorique » : un bon système doit pouvoir expliquer le plus de phénomènes possible
avec le moins de principes possible ; si l’on peut expliquer tout aussi bien (ou même mieux) le
monde avec un système composé de moins d’éléments et de principes, alors la théorie scientifique
gagne en clarté et en productivité.

3. Les trois grandes familles de philosophes présocratiques

3.1. Les philosophes milésiens22 (VIe siècle AV. J – C) :

« Alliances politiques », « commerce florissant », « aisance matérielle », « voyages » : tout


paraît bien, à l’époque, prédestiner la ville de Milet à s’enrichir de nouveaux modes de pensées : chez
des intellectuels au rang social privilégié, le besoin de découverte, d’instruction et de création se fait
de plus en plus pressant. Au contact de cultures étrangères (comme celle de l’Égypte), les Milésiens
entreprennent, « scientifiquement », de rendre compte de l’ensemble des phénomènes naturels
observés : tremblements de terre, phénomènes météorologiques, astronomiques, origines de la vie.
Pour autant, nul besoin pour eux de recenser, individuellement, la particularité de tous les évènements
ou objets du monde : plutôt que de se perdre dans l’accumulation de détails, ceux-ci tentent d’opérer
des liens, de trouver l’universel caché sous le particulier : c’est ainsi que pour un philosophe tel
qu’Anaximandre, les lois servant à expliquer la formation des éclairs seront les mêmes que celles
utilisées pour expliquer la formation des astres.

Même si tout diffère et se modifie continuellement dans la nature, fonder une science n’en exige
pas moins de déceler une certaine « permanence » dans le changement, de trouver des principes fixes
qui puissent, en quelque sorte, « embrasser » la diversité du mouvement sous des lois générales. Il
s’agit donc de fonder rationnellement les constatations de mouvements, de les ranger sous un
« système » explicatif, justificatif… et englobant ! Pour ce faire – et comme expliqué plus haut –, ils
mobilisent divers principes internes à la nature (immanents) : chacun d’eux tente alors, à sa manière,
de trouver une matière originelle qui, au gré des transformations opérées (condensation et dilatation
d’un élément primordial), puisse expliquer l’engendrement et l’évolution de la totalité de l’univers,
sous toutes ses formes.

22
Appelés de la sorte parce qu’ils viennent de la ville de Milet, située en Asie Mineure (partie asiatique de
l’actuelle Turquie).

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a) Thalès (624 /546 ? AV. J – C)

Pour Thalès, c’est « l’eau » qui – passant par divers états et diverses transformations – pourrait
bien expliquer l’univers dans son ensemble, en constituer (chronologiquement et logiquement) le
principe matériel premier23. De son point de vue, donc, même les trois autres éléments en
procèderaient ; suivons son raisonnement : au départ il y a l’eau ; puis, en certains endroits – et en se
condensant – l’eau devient « terre » ; à l’inverse, en se raréfiant, « air » (pensez à la vapeur). Enfin,
s’enflammant dans le ciel, l’air donne naissance au soleil. Notre penseur préscientifique conçoit
également l’ensemble de l’univers comme une gigantesque bulle d’air hémisphérique au sein d’une
masse liquide infinie (les fractures de la terre expliqueraient les déluges ; le fait qu’elle repose sur un
liquide fluctuant : les tremblements de terre. Bien qu’à nos yeux dépassée, la théorie laisse intact
l’effort de systématisation, d’unification de l’être ainsi que de tentatives d’explications immanentistes
des phénomènes par recours à la transformation de matière ; effort auquel, encore aujourd’hui, nous
procédons (faire dériver, par exemple, l’ensemble du monde de quelques particules élémentaires ; ou
encore, imaginer une forme d’explosion initiale qui soit à l’origine de ce que nous observons encore
aujourd’hui). Nous le voyons : nous avons beau quitter le mythe, l’imagination n’en garde pas moins
son importance ; la seule différence étant que cette imagination soit, dorénavant, solidaire d’exigences
empiriques24 plus strictes. Thalès garde sans doute en tête des observations de voyages ; de l’Égypte25
et du Nil notamment : Pays où l’eau montre plus qu’ailleurs son importance, rythme ostensiblement la
vie, conditionne la fertilité ; de plus, il est en contact avec les civilisations égyptienne et
mésopotamienne (échanges culturels courants à l’époque) civilisations où l’on trouve déjà – bien
qu’encore empreints d’images mythologiques – les germes de schèmes cosmologiques fort proches26.

b) Anaximène (585/525 ? AV. J – C)

Ici, c’est « l’air » qui est devient l’élément premier ; élément dont les diverses transformations
assurent le peuplement varié de la nature. À quelques détails près, le système d’Anaximène s’appuie
toujours sur le même type de raisonnement que ses prédécesseurs : un principe fondamental et matériel
unique dont les diverses transformations (par raréfaction ou condensation) expliquent le tout de la
diversité et du devenir physique. En fonction du degré de condensation, l’air se refroidit et devient,
d’abord « vent »… puis « nuage » ; se condensant encore davantage, enfin, il devient « eau » puis (une
fois atteint le maximum de sa condensation), voilà l’air initial devenu « terre », puis « pierre »… en se
dilatant, à l’inverse, l’air devient feu (lors d’un orage, l’air devient vent, puis des nuages se forment.
Enfin, la pluie apparaît, forme les fleuves. Puis dépôt de particules en suspension dans l’eau
(sédiments des alluvions).

23
ἐκ τοῦ ὕδατός φησι συνεστάναι πάντα (« L'eau est la cause matérielle de toutes choses » [Thalès])
24
Est dit « empirique » ce qui est tributaire de l’expérience (et non simplement lié à la réflexion ou à la pure
imagination.
25
Lieu où, notamment – et armé d’un simple bâton, d’une ombre… et d’un théorème mathématique – il
aura mesuré la hauteur des pyramides.
26
Émile Bréhier a raison de souligner, nous citons : « (…) la parenté de pensée qu’il y a entre la thèse
connue du premier philosophe grec, Thalès (que toutes les choses sont faites d’eau) et le début du Poème de la
Création écrit bien des siècles auparavant en Mésopotamie : ’’lorsqu’en haut le ciel n’était pas nommé, et
qu’en bas la terre n’avait point de nom (…) les eaux se confondaient en un’’. [DELPORTE, La Mésopotamie,
Bibliothèque de synthèse historique, 1923, p. 152.] » (BREHIER Émile, Histoire de la philosophie, PUF, Paris,
2004, p. 3.)

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3.2. Pythagore et les Eléates: deux alternatives rationalistes27 à la physique
milésienne

3.2.1. Le pythagorisme ; une première alternative à l’empirisme de Milet (naissance du


mouvement vers 530 AV. J – C)

Sans doute hérité en partie de l’Orient et d’autres civilisations28, le pythagorisme propose une
nouvelle grille de lecture de la nature. L’approche physique milésienne (essentiellement empirique)
fait alors place à un angle d’analyse du monde plus « rationaliste »: être rationaliste, c'est accorder
une préférence à la pensée – par rapport à l'expérience directe – dans le processus scientifique de
reconstruction du réel : à l’inverse de ce qui avait cours chez les phusikoï, donc, le fond primordial du
cosmos n’est dorénavant plus pensé comme objet matériel visible (poussée ou force interne) mais
comme objet mathématique, inaccessible aux sens qui – comme nous le verrons – peuvent souvent
donner lieu à des illusions d’optique, tromper l’observateur. Dans l’ensemble des thèses présentées,
difficile toutefois de clairement faire le tri entre ce qui relève du seul fondateur (Pythagore) et de ses
disciples ; c’est pourquoi nous parlerons ici de « pythagorisme » plutôt que de la philosophie de
Pythagore en propre.

De cette approche alternative, les penseurs de l’époque attendent une plus grande stabilité du
savoir : les rapports numériques et les figures géométriques deviennent alors « symbole » de
l’« essence »29 immatérielle de la nature; ils en expriment l'harmonie. Le pythagorisme apparait
comme une tentative de soumission du « devenir du monde » aux principes arithmétiques (stabilisation
mathématique des lois du cosmos) : les rapports qu’entretiennent entre eux les divers objets du monde
doivent dorénavant se montrer quantifiables, illustrables numériquement ; en cela, « le nombre » est
bien pensé comme l’unique essence véritable du cosmos. L’intégralité du monde physique devient
réductible aux nombres mis en relation ; avec la figure géométrique, notamment (« figures » elle-
même mises ensuite en relation pour penser l’astronomie, par exemple). Sur ce dernier point, les
pythagoriciens établissent entre autres que le mouvement des planètes n’est en aucun cas irrégulier (à
l’origine, le mot « planète » vient en effet de « planâm » qui signifie « errer ») ; pour devenir plus
intelligibles, les mouvements des planètes (mouvements initialement complexes, composés : ovales,
par exemple) sont alors réduits à un assemblage géométrique de mouvements plus élémentaires et
réguliers (mouvements simples : circulaires, notamment. Très longtemps, philosophes et scientifiques
resteront tributaires de ce modèle circulaire; Ptolémée, notamment, parviendra à reproduire assez
correctement les positions des planètes en les faisant pourtant tourner sur de petits cercles (tournant,
eux-mêmes, sur de plus grands cercles). Jusqu’à Kepler30, le modèle de description circulaire du
mouvement des astres dominera.

27
Préférence accordée à la pensée – par rapport à l'expérience directe – dans le processus scientifique de
reconstruction du réel.
28
Pythagore semble avoir énormément voyagé : À Babylone et en Égypte, notamment. Il pourrait y avoir
subi des influences. Notons toutefois que les similitudes de pensées entre cultures peuvent, également, parfois
ne rien devoir aux influences extérieures : « (…) il est également possible que les hommes de différentes
régions découvrent par eux-mêmes des choses analogues (du fait de notre structure humaine et d’un rapport
analogue au monde qui nous entoure). L’usage universel de la pratique généalogique du mythe relève de cette
catégorie. » (COULOUBARITSIS Lambros, Aux origines de la philosophie européenne, De Boeck, 2003, p. 94)
29
Ce qui est objectivement stable dans le monde est désigné comme étant l’« essence » du réel.
30
Modèle d’orbites elliptiques et non plus circulaires (Kepler : 1571- 1630)

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Dans le pythagorisme, chaque unité est représentée par un point ; ces points sont ensuite
disposés pour former des figures ordonnées : pris indépendamment, les nombres renvoient à l’idée
« d’unité du réel » tandis que, disposés à plusieurs pour former des figures, ils renvoient à l’idée de
« multiplicité ». Le point représente alors le terme ultime et homogène pour penser l’aspect
composite et multiple de l’univers. L’essentiel revient alors à établir des principes communs entre les
choses et les nombres, à également représenter géométriquement ces nombres : sous formes « carrés »,
par exemple, « rectangulaires », « triangulaires », etc. (pensez aux dés ou aux dominos) ; de là vient,
également, la notion connue de nombre « au carré » (nombre dont les unités-points peuvent, placées à
égale distance, former un carré) ou celle – moins connue – de nombre au triangle.

4 et 9 sont, par exemple, des nombres au carré (qui peuvent former un carré, donc)

. . . . .
. . . . .
. . .
3 et 6 sont des nombres au triangle

.
. . .
. . . . .

D’autres relations mathématiques au monde sont pensées : notamment pour les accords
musicaux, également réductibles à des rapports numériques. Les sons sont, à l'époque, étudiés à l'aide
d'une unique corde produisant des notes différentes en fonction des changements de longueur opérés.
Le procédé est quasi identique à celui du jeu de guitare actuel où – pour changer de note – le musicien

PHILOSOPHIE– 2020 - 2021 – Enseignant : Yves GHIOT Page 18


presse sur la longueur de la corde en divers endroits mathématiquement significatifs (à la moitié, à un
tiers, au quart, etc.). Lorsque je presse une corde de guitare, j'empêche une partie de celle-ci de vibrer;
cela équivaut donc, artificiellement, à une modification de la longueur de corde initiale).

Exemple:

Corde de DO entière:

Corde de DO pressée au milieu (équivaut à une moitié qui fibre encore); j'obtiens l'octave (2/1: un DO plus
aigu)

Corde de DO pressée à 1 tiers de sa longueur totale équivaut à deux tiers qui vibrent encore), j'obtiens la quinte
(3/2: un SOL)

Corde de DO pressée au quart de sa longueur totale équivaut à trois quarts qui vibrent encore); j'obtiens la
quarte (4/3: un FA)

Enfin, des relations plus symboliques et arbitraires31 (chez les pythagoriciens, « 4 » renvoie à la
justice, « 3 » au mariage, etc.).

Le pythagorisme n’est toutefois pas un mouvement uniquement scientifique ; c’est également


une secte religieuse32, un mouvement d’action politique ainsi qu’un organe à visée éducative. Nombre
d’entre eux ont notamment eu le projet de réformer l’instruction des enfants : mathématique et
musique devaient progressivement remplacer « L’Iliade et L’odyssée » comme « modèles »
pédagogiques de référence. Même si nous ne connaissons rien de la tendance politique du mouvement,
nous savons qu’ils prirent le pouvoir à Crotone ; finissant, toutefois (à l’exception de deux d’entre
eux) par tous périr assassinés sous le coup d’une révolte menée par un noble des lieux (Cylon). Cette
secte est dite ésotérique ; c’est-à-dire réservée à une poignée d’initiés qui, souvent, optent pour un
modèle de vie collectif basé sur la communauté de biens. Elle reste ouverte aux étrangers, aux
esclaves et aux femmes ; toutefois, les membres du groupe n’en demeurent pas moins « triés » selon
d’autres critères. Pour les adeptes, la secte exige également de se conformer à diverses interdictions ou
obligations : certaines plutôt destinées à simplement se distinguer des impurs, à renforcer le sentiment
d’appartenance et d’élection (interdiction, par exemple, de parler dans l’obscurité, de sacrifier un coq
blanc, de manger des fèves, etc.) ; d’autres, à la portée plus morale (refus de la consommation de

31
L’arithmologie s’en inspirera
32
Jusqu’à l’existence d’un culte post-mortem à la mémoire de Pythagore

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viande ; les pythagoriciens sont végétariens). Ce dernier point atteste d’une certaine foi en l’unité du
vivant ainsi qu’en l’éternité et l’incorruptibilité de l’âme ; foi qui, à l’époque, bouleverse la vision
commune de la mort ou de la destinée de l’âme : croyance en la transmigration des âmes
(réincarnation) rendue possible par une « unité » du vivant plus fondamentale que les différences entre
espèces… Sont enfin valorisés – par l’exercice de la méditation et de l’austérité – divers rites de
purification : par leur biais, le pythagoricien veille au sort de l’âme qui ne lui appartient pas en propre,
« la déleste » des impuretés liées au corps.

3.2.2. Les Eléates »33 : mise en crise des fondements de la science physique par deux
critiques complémentaires du mouvement (VIe et Ve siècles AV. J – C) :

Contestation de la physique milésienne, autre alternative rationaliste34 à l'empirisme: quelle est


leur thèse ? On ne peut faire de science qu’avec du stable et non avec du mouvant. Or, si comme le
prétendent certains, la nature est essentiellement mouvement, fluctuation et altération d'éléments
matériels, aucune connaissance stable n’est possible. Il faut alors considérer que la nature n’est
changeante qu’en apparence ; qu’en son fond, elle est stable.

Problème des éléates : ils cherchent à expliquer le monde physique en niant la racine même de
la physique : le mouvement. Figure majeure de l’éléatisme : Parménide.

a) Parménide : critique de la conception milésienne du mouvement

Disciple de deux pythagoriciens35. Première œuvre philosophique écrite en vers36 (s'éloignant de


la prose plus réaliste des Milésiens, il renoue avec une imagerie lyrique et religieuse). Selon lui, il faut
considérer que le changement que nous observons (altération des choses du monde, opposition,
division, réunion d'éléments ou d'objets) n’est qu’une apparence physique propre au domaine du
« visible » et des sens) ; de son point de vue, donc, nos sens seraient alors à l’origine d’une erreur de
jugement sur l’être fondamental du cosmos (domaine de l’invisible et de la pensée) : en somme, nous
percevrions des fluctuations qui n’existeraient pas dans l’être de la nature elle-même, c’est-à-dire
indépendamment de nous ou de la manière dont cette nature nous apparaît : il y aurait changement
pour l’homme et non-changement en soi. Pour Parménide, donc, le mouvement n’est pas une donnée
ontologique, mais plutôt une donnée de notre perception, ne reflétant pas la réalité profonde du
monde : si le « mouvement » reste présent pour le regard, il est absent en soi, pour la pensée et donc
inexprimable. En quoi le mouvement échapperait-il à une envisageable saisie intellectuelle ? Tentons
d'y répondre partiellement.

Pour des raisons logiques – et toujours selon Parménide – le « devenir » ne peut appartenir à
l’être des choses : ce serait supposer que quelque chose qui n’était pas, d’un coup, puisse devenir : or,
des propos mêmes de l’Eléate, « l’être ne peut advenir du non-être », du néant (d'une "matière

33
Philosophes venant d’Elée : cité grecque située en Campanie (actuelle Italie du Sud).
34
Préférence accordée à la pensée par rapport à l'expérience dans le processus scientifique de
reconstruction du réel.
35
Aminias et Diochètés ; source de Diogène Laërce, Vie des philosophes, IX, 23, 21.
36
Peri phuseos (De la Nature) ; poème en trois parties

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initiale", les Milésiens font, en effet, dériver des objets qui, auparavant, n’étaient pas ou étaient
« moins »; autre problème à ses yeux: tout ce qui dériverait de cette matière initiale serait – à la fois –
identique à cette matière initiale (puisqu'il vient d'elle) et – en même temps – différent, nouveau
(puisqu'il n'est pas totalement elle); on se retrouve donc, pour Parménide, dans une situation
intermédiaire absurde où il est, en même temps, possible de dire d'un même objet qu'il "est" et "n'est
pas" matière initiale).

Reformulons: Pour l'Eléate, l'être n'a pas de degré: les choses « sont » totalement ou ne « sont
37
pas » . Le « mouvement » ne peut donc advenir de l’être lui-même qui n’a pas de degré. Mais si l’être
ne peut advenir de l'être… il ne peut pas davantage – nous l'avons vu – dériver du néant (non-être).
Nous pouvons donc résumer la position parménidienne en trois propositions:

PROPOSITIONS EXPLICATION RESUMEE

"L'être est, le non-être n'est pas" Pas d'intermédiaire ou de degré d'être; pas de "moitié
"L'être ne peut advenir de l'être" d'être", d'augmentation ou encore de diminution d'être

"L'être ne peut advenir du non-être" Du néant, rien ne peut dériver; du "rien", rien ne peut
advenir

Exemplifions:

Pour mieux comprendre, nous pouvons également tenter d’analyser le phénomène de


changement lui-même. Que signifie-t-on, finalement, lorsque l’on avance qu’un individu ou un objet
devient « ceci » ou « cela » ? Tout simplement qu’apparaît quelque chose en lui qui – quelque temps
avant – n’était pas encore ; que de l’être advient : songeons, par exemple, au processus de
vieillissement de nos cheveux : pour qu’il y ait changement de leur teinte, il faut que la couleur
« blanche » (qui sur mes cheveux d’origine n’existait pas encore) commence soudainement à
apparaître ; à 20 ans donc, le « blanc » du cheveu n’existe pas et, progressivement ou brusquement, à
70 ans, le « blanc » est ! Or, pour Parménide – là est l’impasse – cette blancheur ne peut surgir ni de
l’être (le devenir ne peut jaillir que d’une « absence » et non de quelque chose de déjà présent) ni du
néant : « l’être ne peut advenir du non-être ». Que faut-il entendre par cette étrange et dernière
sentence ? Que du « rien » ne peut pas plus advenir quelque chose, finalement : du « non-être blanc »
ne peut advenir « l’être blanc ». Penser le mouvement, ce serait parvenir, d’une certaine manière, à
penser cette absurdité apparente : « le blanc de mes cheveux qui n’est pas encore existe déjà quand
même, CAR s’il n’existait pas du tout (ne serait-ce qu’à l’état lattent) il ne pourrait advenir : du
« rien » absolu, rien ne nait ! Parallèlement, s'il existait déjà… il n'a plus besoin d'advenir non plus…

Aristote parviendra à trouver une solution pour penser cela (nous y reviendrons en détail plus
loin) : il dira que Parménide a tort de penser que le blanc du cheveu soit totalement inexistant quand il
est encore noir, que le cheveu peut être soit blanc en acte (il est déjà réellement blanc) ou blanc en
puissance (il a déjà tout en lui pour le devenir par la suite bien qu’il ne le soit pas encore) : lorsque
l’on dit d’un homme qu’il est un scientifique en puissance, c’est qu’il a DÉJÀ tout le potentiel pour le
devenir par la suite… L’impossibilité pour Parménide de penser le mouvement découle donc de son
incapacité à distinguer l’être en acte (l’être totalement accompli) de l’être en puissance (l’être, certes,

37
« L’être est, le non-être n’est pas » (Parménide)

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encore en sommeil… mais déjà prêt à s’accomplir plus tard). Sa citation « l’être est, le non-être n’est
pas » empêche de penser l’être en devenir qui est, en quelque sorte, un accroissement ou une
diminution d'être.

Si la physique peut donc expliquer notre perception du monde en devenir, elle n’est plus une
science à proprement parler : le mouvement est détaché de l’être du monde.

b) Zénon (-489/- 420) : critique de la possibilité du mouvement dans un monde


pythagoricien

Connu pour ses fameux paradoxes (celui de la tortue et de la flèche, notamment ; nous y
reviendrons). Procédé : Argumentation par l’absurde : Zénon s’attarde davantage sur la thèse adverse
que sur la sienne ; ne prouve pas directement l’absence de mouvement, mais démonte les thèses
jusqu’alors exposées pour en rendre compte, en exposant ses contradictions internes : dans un monde
pythagoricien perçu – nous l’avons vu – mathématiquement ; où l’espace se trouve lui-même conçu
non plus comme continu, mais discontinu : décomposable à l’infini en une série d’unités (ou de
« points ») et d’espaces (le point représente alors le terme ultime et homogène, le changement semble
inconcevable : en un temps limité, je devrais pouvoir parcourir une distance illimitée. Si les distances
sont, en effet, indéfiniment fractionnables en une infinité de points (termes ultimes et homogènes)
avant de parvenir au terme de sa course, un mobile en mouvement devrait d’abord parcourir la moitié
de la moitié (de la moitié… à l’infini) de la distance totale : c’est ainsi que Zénon en vient, par
exemple, à démontrer l’absurdité qu’une telle conception impliquerait pour un tireur à l’arc dont la
flèche, finalement, non seulement n’atteindrait jamais la cible… mais – surtout – ne partirait même pas
(puisqu’avant de parcourir la moitié de la distance qui la sépare de la cible, nous l’avons vu, elle
devrait parcourir la moitié de cette moitié, et ainsi de suite…). Ça n’est donc pas tant le « mouvement
en général » qui est ici réfuté, mais bien une conception particulière de celui-ci : conception tributaire
d’une cosmologie arithmétique et géométrique, basée sur la discontinuité du réel : celle de Pythagore
et de ses disciples…

3.3. Renouveau de la physique : « théorie des éléments » versus


« atomisme » (Vème et IVème siècles AV. J – C)

Les quatre éléments : métaphore de la peinture et des mélanges de couleurs (idée de « mixte »
entre éléments de base (eau, air, terre, feu))

Les atomes : métaphore des lettres de l’alphabet (idée d’agrégat) ; connexions d’entités non
mélangeables, « regroupées » sans pour autant être mêlées : dans le monde des atomes, donc, tout se
fait sans mélange ; en cela – et dans tout « agrégat » atomique – les entités de départ gardent toujours
leur singularité de base : à partir « des connexions diverses, poids, chocs, rencontres, mouvements se
forment toutes choses » (Lucrèce). Enfin, la métaphore des lettres suppose qu’il existe un code, des
règles ou des lois qui régissent les combinaisons de la nature.

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a) Empédocle (env. -495/- 435 AV. J – C) : retour à l’empirisme basé sur la pluralité des
éléments et la complémentarité de forces opposées

Empédocle d’Agrigente propose une première alternative à la conception parménidienne du


cosmos : refusant l’idée qu’une science de l’immobilité soit seule à véritablement donner accès à
l’essence du monde, le penseur propose une nouvelle interprétation empirique des mouvements
naturels observables (naissance, destruction et évolution de matière) : toutefois, là où les Milésiens
partaient d’un seul élément empirique d’où puisse dériver tout le reste du monde, Empédocle s’appuie
sur l’idée de mélange (mixte) et de séparation de quatre éléments empiriques premiers : l’eau, l’air, la
terre et le feu.

Même si nombre de ses ouvrages ont été égarés38, Empédocle est l’un des présocratiques dont
on a gardé le plus de traces écrites (on étudiait encore en 1990 un papyrus de ses œuvres à peine
retrouvé début vingtième). À l’époque, il diffuse ses thèses auprès d’un groupe important de disciples
et d’amis ; ses théories sont augmentées et reformulées, notamment au sein de poèmes.

Ses deux textes les mieux connus sont :

« Les Catharmes » (poème abordant des thématiques éthiques)

« De la nature » (poème cosmologique)

« De la nature » (« Peri phuséos »)

Œuvre rédigée pour son disciple Pausanias. Bien qu’il ait pu n’être, originellement, qu’une
partie d’un système plus large, « De la nature » est actuellement étudiée de manière autonome. Ce
poème est une proposition de compréhension nouvelle de l’être et du devenir du monde ; il tente avant
tout de dépasser les impasses dans lesquelles la critique des Eléates (cf. Parménide et Zénon) semble
avoir laissé la physique. Pour penser la transformation de matière à nouveaux frais, de façon plus
efficace, Empédocle introduit l’idée non plus d’un seul élément (comme ce fut le cas chez les premiers
phusikoï) mais de 4 : l’eau, l’air, la terre et le feu.

Pour penser l’être de la nature comme, à la fois, « UN » (stable et, donc, appréhendable par la
science) et « PLURIEL » (changeant et, donc, fidèle à l’expérience du mouvement), le philosophe
pensera le devenir du monde en terme de cycles : tour à tour, l’être est « un » et « multiple ».

§ Premier cycle :

Au commencement, l’être est « UN », homogène et ramassé sur lui-même : il est une simple
sphère (sphairos). La force lui permettant de ne pas éclater en parties elle la force unifiante
de l’amour (philia).

§ Deuxième cycle :

Désintégration de la sphère (sorte de Big Bang) par irruption de la haine (Neikos) face à la
puissance unificatrice de l’amour ; cette nouvelle force, opposée à la première, joue deux
rôles majeurs :

38
En XVIII, 77 de « Vies et sentences des philosophes illustres », Diogène Laërce parle, notamment, d’un
discours sur la médecine et d’un hymne un Apollon.

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Ø Elle permet l’arrachement de l’être à l’unité absolue et, en cela, offre la possibilité
même de voir des objets commencer à se différencier au sein de la nature. ; Neikos
fait donc émerger le monde dans toute sa diversité.
Ø En plus de la diversité, la haine engendre l’apparition du « mouvement » au sein
même de l’être qui, jusqu’alors (et sous le joug de l’unique amour), demeurait
immobile ; la lutte entre ces deux forces opposées que sont Philotès et Neikos crée
une sorte de mouvement tourbillonnaire symbolisant le « devenir » perpétuel de la
nature.

§ Troisième cycle :

Par la complémentarité de l’union (philia) et de la désunion (neikos) peuvent – primo –


s’agglomérer et – secundo – se différentier, les unes par rapport aux autres, les réalités de
nature semblables. La première de ces différentiations opérées au sein de l’unité de l’être est
celle des quatre éléments (eau ; air ; terre ; feu). Complémentarité de forces rendant, donc, à
la fois possibles l’unité et le mouvement ou changement de l’être. D’un côté, l’amour (philia)
unifie, compose, de l’autre la haine (neikos) désagrège ; tandis que Philotès donne forme aux
divers objets du monde, Neikos, elle, dissocie. Or – nous l’aurons compris – sans unification,
pas de stabilité du monde ; sans création d’oppositions, pas de « pluralité ».

b) L’école atomiste d’Abdère

À structurer et à formuler :

Lucrèce dans le chant I du De rerum natura : 1°) parce qu'elles admettent du mouvement sans
supposer le vide ; 2°) parce que ces philosophes n'admettant aucun terme à la division de la matière ne
peuvent empêcher le monde de retourner au néant ; 3°) parce que l'air et la terre, l'eau et le feu étant
ennemis les uns des autres, devraient périr l'un par l'autre et donc ne peuvent assurer la permanence ;
4°) enfin et surtout dans le cycle de transformations de la terre en air, en eau... tous les corps
s'engendrent les uns à partir des autres et aucun ne mérite le titre de principe. Si tout est principe, rien
n'est principe.

Démocrite est – avec Leucippe – l’inventeur de l’atomisme ancien. L’originalité de cette


approche de la physique consiste à ne plus penser les unités premières du monde comme
mathématiques ou de nature matériellement distincte (eau, air, terre et feu n’ont pas la même
« nature »). Les éléments de Thalès, d’Anaximène ou d’Empédocle étaient, en effet, qualitativement
différentiables (le feu est chaud, sec et léger ; l’air est chaud et humide ; l’eau est froide et humide ; la
terre est froide, sèche et lourde). L’atome, lui, ne se distingue d’un autre atome que sur le plan de sa
forme ou de sa figure (différence non plus qualitative, mais quantitative : plus grand, plus petit, etc.) ;
les qualités sensibles pourront dès lors se voir réduites aux figures et mouvements des atomes.

L’atome est pressenti comme particule invisible et insécable circulant sans trêve dans le vide,
rencontrant dans sa course d’autres atomes avec lesquels il s’associe et se dissocie : tandis que les
diverses associations d’atomes expliquent la possible apparition de nouveautés dans le monde
(génération), leurs dissociations éclairent – a contrario – la disparition d’un objet de la nature
(corruption). Leurs rencontres sont à la fois liées au hasard et à la nécessité : nécessité en ce que
certains atomes, en raison de leur forme, sont « faits » pour s’attacher à certains plutôt qu’à d’autres

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(l’expression « avoir des atomes crochus avec quelqu’un » vient de là) ; hasard en ce que les
rencontres, elles, ne sont absolument pas prévue. En somme, si par hasard, un atome rencontre un
autre atome qui lui est « assorti »… il s’accrochera nécessairement à lui.

L’avantage qu’offre cette théorie est de concilier, à la fois, « stabilité » (indispensable pour
fonder une science) et « mouvement » (indispensable pour penser la nature) : en son fond (matière
première et forces), l’univers ne change pas, n’apparaît pas et ne meurt pas : il est – fut et sera –
éternellement composé de la même infinité d’atomes (aucun d’eux n’apparaît ou ne disparaît) ;
toutefois, dans le détail des associations d’atomes, l’univers se modifie sans cesse. « Relativement
aux atomes pris dans leur individualité, l’être de la nature est immobile (sans mouvement) ; MAIS
relativement aux divers « composés atomiques », cette fois, tout est mouvant, changeant ». Rien ne
vient « du » ou « au » non-être absolu, donc, puisque seuls changent les agencements d’atomes, ces
derniers étant quant à eux éternels. Pour terminer cette introduction, soulignons que la notion d’atome
(renvoyant, étymologiquement, à l’idée d’objet « insécable ») se veut mettre un terme à l’absurdité
pythagoricienne d’un espace conçu – nous l’avons vu – comme décomposable à l’infini39 en une série
d’unités (ou de « points ») et d’espaces : l’atome représente ici le terme ultime de toute décomposition
de l’espace.

Le cas particulier de Démocrite :

Vit à Abdère en Ionie : ville de richesse, de commerce et de culture

Longtemps caricaturé par la tradition philosophique dominante (tradition plus idéaliste que
matérialiste), on le dépeint à tort comme un vulgaire compilateur, comme un penseur léger, superficiel
et optimiste40. Il est toutefois possible que cette caricature soit davantage le fruit d’une forme de gêne
ou de crainte de la part de ses détracteurs ; en effet, les thèses de Démocrite dérangent bien plus
qu’elles ne laissent indifférent : Platon serait même allé jusqu’à projeter de racheter toutes les œuvres
de l’atomiste en vue de simplement… les bruler41…

Insatiable soif de découverte et de connaissance : vit, de son propre aveu42, cinq années auprès
des géomètres égyptiens. La tradition raconte qu’il fut secouru par son frère après avoir dépensé toute
sa richesse dans des voyages.

Bien que dépeint comme peu ambitieux43 et dédaigneux des joutes oratoires44, il fut, de son
vivant, rendu célèbre notamment par ses prédictions météorologiques ainsi que par la lecture publique

39
Dans le chant I de son « De natura rerum », l’atomiste Lucrèce, par exemple, reproche à certains
philosophes de n’admettre « aucun terme à la division de la matière » et, ainsi, de ne pouvoir « empêcher le
monde de retourner au néant ».
40
« Le philosophe rieur », souvent en opposition au sérieux d’Héraclite
41
« (…) Aristoxène rapporte, dans les Commentaires historiques, que Platon avait eu l'intention de brûler tous
les écrits de Démocrite qu'il avait pu rassembler, mais que les pythagoriciens Amyclas et Clinias l'en
détournèrent en lui représentant qu'il n'y gagnerait rien, puisqu'ils étaient très-répandus. Ce qui confirme ce
récit, c'est que Platon, qui a parlé de presque tous les anciens philosophes, ne cite pas une fois Démocrite, pas
même lorsqu'il serait en droit de le combattre, sans doute parce qu'il savait bien à quel redoutable adversaire il
aurait affaire. » (Diogène Laërte, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre IX, Chapitre 7
« Démocrite », [40])
42
« (…) les géomètres de l’Égypte, auprès desquels, étranger, j’ai vécu cinq années entières. » (Fragm. Varii.
Arg., 6 in « Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque », F-A Lange, p. 7)

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de son ouvrage « Diakosmos » ; érection de plusieurs statues à son effigie avant de tomber un long
moment dans l’oubli.

En dépit du peu de fragments qui nous soient parvenus, la clarté et la logique de sa conception
du monde ainsi que les thèses de ses héritiers (Épicure, notamment) auront toutefois permis de
reconstruire assez aisément sa théorie d’ensemble.

Points principaux de son système :

1) Rien ne vient du néant absolu ET rien ne retourne au néant absolu (accord partiel avec les
thèses de Parménide sur la conservation de l’Etre). Toutefois, l’Être qui se conserve ici ne
touche en rien les assemblages d’atomes qui, eux, peuvent être en réel
mouvement (dépassement de la thèse de Parménide). Nous l’avons vu en introduction ; Il
n’est « d’absence de mouvement et d’immobilité de l’Être » QUE du point de vue de
l’indestructibilité de la matière première et des conservations de forces : en d’autres termes, si
l’ensemble infini des atomes (pris individuellement !) demeure, a contrario, les assemblages
que forment entre eux ces mêmes atomes pour constituer diverses entités plus complexes
disparaissent ! Il y a donc – à la fois – prise en compte de l’objection parménidienne (rien ne
peut venir de rien et l’Être des atomes ne peut pas être en mouvement : aucun d’eux
n’apparait ou ne disparait) MAIS – également – dépassement de cette thèse (si la quantité
infinie d’Être initial, elle, ne change pas, les agencements des parties de matière, eux, se
modifient pour donner lieu à de nouvelles agrégations et désagrégations.
2) Rien n’arrive par hasard ; tout dans l’univers trouve une cause et une nécessité. Nous
remarquons d’emblée qu’un croyant pourrait toutefois utiliser les mêmes termes de « cause »
et de « nécessité » pour appuyer l’indispensable existence d’un Dieu créateur (ex : « Si tout à
une cause et une nécessité dans la nature, alors Dieu existe ! »). Clarifions donc. Ces deux
concepts peuvent en effet être compris en plusieurs sens ; en cela, ils prêtent à confusion. La
« nécessité » – d’un côté – peut être entendue en un sens téléologique45 ; lorsqu’elle vise un
objectif, qu’elle traduit l’obéissance à une volonté extérieure à la nature (ex. : « Le projet de
Dieu est la cause d’un monde qu’il rend nécessaire »). D’un autre côté, elle peut être comprise
au sens mécanique (« la gravitation est la cause de la chute des corps ») ; seul ce dernier sens
nous intéresse ici : la cause du mouvement, des agrégations et des désagrégations d’atomes
n’obéit pour Démocrite à aucun but, elle n’obéit qu’aux lois aveugles de la physique et des
mathématiques : la chute d’un corps, par exemple, est rendue nécessaire par les lois de la
nature (cause mécanique) sans pour autant répondre à un projet (cause téléologique) : elle a
une « cause » sans pour autant avoir de « but ».
3) Rien n’existe en dehors des atomes et du vide ; le reste n’est qu’hypothèse : si tout en dehors
de l’atome et du vide est « hypothèse », alors toutes les caractéristiques sensibles que je
perçois dans le monde (couleurs, sons, textures, etc.) sont des hypothèses ; cela ne revient-il
pas à dire la même chose que Parménide ? Pas tout à fait…

43
A ce propos, des auteurs tels que Lange rappellent par exemple que, de passage à Athènes (Cité par
excellence de la philosophie), Démocrite n’aurait même pas pris la peine de se faire connaître des autres
penseurs.
44
Sentence morale de Démocrite : « Celui qui aime la contradiction et le verbiage est incapable d’apprendre
quoi que ce soit de sérieux »
45
Cause téléologique : qui tendrait vers un « but », vers une finalité.

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Il faut, pour comprendre, dissocier les caractéristiques quantitatives d’un objet (le poids, la
taille et les jonctions de ses atomes, tout ce qui en lui est mesurable) de ses caractéristiques
qualitatives (sa couleur, le bruit qu’il produit, son odeur,…). Ce qui est « quantitatif »
concerne les qualités premières de l’objet (ses caractéristiques certaines), ce qui est
« qualitatif » concerne les qualités secondes de l’objet (ce qui est observable et hypothétique)

Parménide niait la réalité du mouvement en général. Chez Démocrite, ce n’est pas parce que
le rouge, le noir, le doux, le froid n’existent peut-être que pour ma perception et ma pensée
que le mouvement est pour autant nié dans sa globalité : si les changements sensibles et
qualitatifs demeurent pour lui une hypothèse, à l’inverse, les changements quantitatifs
deviennent de son point de vue bien réels ! Un premier pas dans « la réhabilitation du
mouvement » est franchi, donc, puisque seul le mouvement des qualités secondes reste
hypothétique ; sur le plan des qualités premières, le mouvement n’est plus une illusion…

Attention : la grande avancée du matérialisme moderne va justement consister à réduire les


changements qualitatifs (froid, chaud, doux, dur) à des changements quantitatifs. En cela, le
mouvement des qualités secondes pourra être également justifié par des mouvements de qualités
premières (ex : le son et la couleur que nous percevons (qualités secondes) changent suite à des
changements d’ondes ou de fréquences (qualités premières))

Les reproches faits à cette théorie par les empiristes :

Le matérialisme antique réduit le tout de la réalité à une abstraction théorique (la matière) qu’il
n’observe pas

Fait des sensations et de toutes données immédiates de la conscience de vulgaires apparences

Oublie que ces sensations (données immédiates de la conscience) sont, finalement, des faits plus
fondamentaux que les mouvements de matière

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"Histoire de la philosophie" et étude de
l'Homme (éthique, politique, bonheur)

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La philosophie athénienne : les sophistes et Socrate

1. Les sophistes

Pour la plupart des gens – nous verrons plus loin quelles responsabilités Socrate et Platon dans
un sophiste est un « beau parleur »

Originellement, pourtant, le sophiste est un sage, un savant ; généralement perçu à Athènes


comme un homme d’esprit et d’expérience, comme un individu éclairé et cultivé. Moyennant
rémunération, il propose de transmettre sa sagesse

Les non connus : Protagoras, Gorgias, Ippias (de moins bonne réputation : Euthydème et
Dyonysodor).

1.1. Portrait « type » :

Croyance au pouvoir supérieur que peut receler le langage. Bien parler c’est par répercussion
réussir dans les affaires publiques. Les sophistes cherchent à susciter la persuasion par une maîtrise
parfaite de l’art oratoire. Le langage constitue la seule réalité objective (citation : « Le langage est un
tyran », Gorgias).

Construisons – de façon critique et informée – une dissertation autour de la citation suivante :

« Le langage est un tyran » (Gorgias)


Langage : forme du discours (traditionnellement opposée au « fond » ou « contenu » du discours)

Tyran : pouvoir sans partage (le « contenu » du discours – les idées donc – est entièrement SOUMIS à
la force de la « mise en forme » du discours)

Reformulation du sujet : la forme exerce un pouvoir sans partage.

Thèse de Gorgias : Croyance au pouvoir supérieur du langage : ce ne sont pas tant les idées qui
comptent, mais la façon dont elles sont articulées ; en elle-même, une idée n’a donc pas plus de poids
qu’une autre : c’est le langage seul qui fait triompher une position intellectuelle.

Problématique possible : le pouvoir de la rhétorique est-il sans partage dans tous les
domaines ? S’il est vrai que l’effet despotique du langage opère dans la quête de persuasion, ne
devient-il pas d’un faible secours dans la quête de vérité ?

Pratique philosophique tournée vers l’action : la persuasion est recherchée en vue


principalement de fins politiques. Le verbe est destiné à orienter les décisions. Il faut être en mesure
d’argumenter et de réfuter sur n’importe quel sujet.

Le sophiste se fait payer pour enseigner l’art du discours : la rhétorique.

Ils séduisent un public essentiellement composé de jeunes Athéniens fortunés qui, au sein de la
démocratie naissance, rêvent de de se donner les moyens oratoires de s’élever vers les hautes sphères
de la politique et de la justice (assemblée du peuple et tribunaux).

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Les sophistes sont eux-mêmes enclins à fréquenter les cités importantes ; Athènes en fait partie.
Celles-ci ont en commun de séduire, premièrement, par leur liberté de ton, de parole, deuxièmement,
par la promesse de gains pris à l’éducation de l’élite.

1.2. Forme et visées du langage sophistique :

La forme du discours sophistique est principalement agonistique (agôn : lutte, joute oratoire). Il
vise la victoire plus que la vérité des intéressés. Le discours ici n’est plus une fin en soi, il sert une
finalité supérieure à la connaissance du vrai : une fin d’ordre tout à fait pragmatique et non plus
théorique.

L’enseignement des techniques oratoires est chez les sophistes encore très empirique : pas de
réelle méthodologie sur ce point avant Aristote. Ici on tâtonne, on s’adapte, on tente des tours de
langage qui fonctionnent, mais sans véritable homogénéisation des règles du discours (différent de la
syllogistique d’Aristote qui s’arrête sur les raisonnements valides et les paralogismes).

Ce qui permet au sophiste de miner l’adversaire, c’est essentiellement l’étendue de son savoir
encyclopédique : celui-ci a toujours connaissance d’une thèse philosophique à opposer à celle de
l’interlocuteur ; ou tout au moins une thèse à même de remettre en question une quelconque
universalité.

Les sophistes critiquent la volonté philosophique d’acquérir LA vérité ; tout est pour eux
opinions (« L’Homme est la mesure de toutes choses », Protagoras).

Ici, l’idée de convention remplace l’idée de loi générale (trop universalisée, à prétention trop
objective).

C'est pourquoi le sophiste reconnaît pour seule finalité légitime à la philosophie sa capacité à
forger des esprits à même de persuader n’importe quel auditoire.

2. Socrate (469 – 399 AV. J – C)

2.1. Contexte :

Citoyen d’Athènes : la démocratie s’installe comme nouveau modèle de référence politique.

Classe moyenne, mais pas besoin de travailler pour vivre.

Fréquente des gens de l’aristocratie tels qu’Alcibiade et Callias que l’on retrouve dans les
dialogues socratiques écrits par Platon.

Le Socrate historique est difficilement accessible. Deux moyens toutefois s’offrent à nous pour
éventuellement l’approcher : (1) l’analyse de textes de Platon : certaines évolutions sont en effet
repérables (opposition par exemple de plus en plus forcée entre Socrate et les sophistes alors que son
amitié affichée pour certains d’entre eux, tel que Protagoras, était de notoriété publique ; émergence de

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thèses typiquement platoniciennes), (2) la confrontation des sources exo platoniciennes (Aristophane
et Xénophon)

2.2. Pour une éthique souveraine et autonome :

Abandon chez Socrate des questions physiques, de l’investigation de la nature. Il a cependant lu,
semble-t-il, les penseurs évoqués plus haut dans ce cours (fait mentionné dans « L’apologie de
Socrate »).

Réforme de la façon de penser de l’individu : réflexion critique sur les valeurs qui sont censées
inspirer l’action, sur l’éthique. Nuance : ce n’est pas le premier à se soucier d’éthique, mais c’est le
premier à la rendre autonome. Mais comment l’éthique pourrait-elle ne pas être une discipline
autonome ? Nous verrons, par exemple, qu’Épicure procède très différemment puisque son éthique a
parfois besoin pour fonctionner de l’appui de théories physiques.

Autre point : contrairement à ce que l’on pourrait penser à la lecture de certains dialogues, nous
ne trouvons aucune réelle ambition de réforme politique chez Socrates. Si Platon s’en préoccupe, son
maître, lui, s’en tient à des questions sur le vécu quotidien le plus immédiat (« Qu’est-ce que pour toi
la justice ? La piété ? Le courage ? »). L’Homme doit apprendre à bien définir ses valeurs pour régler
ses actions futures sur elles.

2.3. Singularité méthodologique de la philosophie socratique :

Pratique une méthode de mise en crise des évidences (Elenchos : réfutation). L’important n’est
pas de trouver une réponse, mais de s’examiner. Aucune question morale n’est définitivement résolue,
aucune réponse éthique absolue n’est donnée. La question est destinée à rester vivante. Parfois,
Socrate pousse même jusqu’à ne donner aucune réponse du tout, même provisoire (cf. les dialogues de
jeunesse). Demande de mise à l’épreuve des opinions traditionnellement reçues sans réel examen
critique et qui, pourtant, orientent nos actions. Pour ce faire, Socrate pousse l’interlocuteur à clarifier
ses concepts (courage, justice, vérité, bien, etc.). Il impose également de dépasser la simple
exemplification pour l’effort de définition. Socrate demande de trier en éléments simples ce qui est
confus. Son souci est donc pratique : abandon des fausses évidences solidifiées par l’ancienneté,
combat contre la paresse intellectuelle et le diktat de la majorité. L’important est pour lui d’éviter de se
trouver en désaccord avec soi-même (écart entre les valeurs et l’action). Si Socrate cherche à
persuader son interlocuteur d’une chose, c’est donc bien moins d’adopter des thèses précises que de la
nécessité de s’examiner (« Connais-toi toi-même »).

Se présente comme ignorant (« Je sais que je ne sais rien »). Ceci constitue bien plus qu’une
simple méthode stratégique : savoir négatif restreint à la conscience des limites humaines, seule
position conciliable avec l’idée qu’aucune question éthique ne soit définitivement résolue.

Socrate refuse que la philosophie fasse l’objet d’une rémunération quelconque. D’un autre côté,
il dit ne rien savoir…

PHILOSOPHIE– 2020 - 2021 – Enseignant : Yves GHIOT Page 31


2.4. Forme et visées du langage socratique :

Le logos de Socrate est un logos typiquement interrogatif ; il s’oppose au logos discursif. Le


logos interrogatif (dialectique) fait montre d’une passion pour la discussion, l’échange. Il se veut sans
fioriture de style, dans un langage simple (trivialité souvent critiquée par ses adversaires).

L’échange est ici un caractère essentiel dans la recherche de la vérité ; la limpidité également : il
est difficile avec Socrate de se payer de mots. La possibilité de demande de justification est offerte.
C’est un logos fondé sur la rigueur rationnelle ainsi que sur le souci du vrai et du bien. A contrario, le
logos discursif (rhétorique) est un édifice verbal très construit, et du coup un peu artificiel. Il laisse
plus de place à la manipulation. À l’inverse de la dialectique, la rhétorique favorise l’exposition de
thèses face à un disciple passif (parole d’initiation et de maîtrise). Elle n’est pas fondée sur la rigueur
rationnelle ou le vrai, mais sur la persuasion et l’apparence de vérité.

Socrate critique les dérives de la démocratie. L’importance accordée à l’art oratoire a pour effet
de relativiser l’exigence de compétence, de recherche et de spécialisation : puisqu’il s’agit dorénavant
de convaincre le peuple pour obtenir le pouvoir, et non plus les gens instruits, il n’est plus nécessaire
de connaître ; il suffit de donner l’impression de connaître. Nuance : Socrate ne s’oppose toutefois pas
totalement à l’esprit démocratique puisqu’il s’occupe de l’homme ordinaire et que son expression est
volontairement populaire.

PHILOSOPHIE– 2020 - 2021 – Enseignant : Yves GHIOT Page 32


Platon (env 427-env 347 AV JC)

Moment majeur, souvent même – qu’on le déplore ou non – qualifié comme le plus important
ou réel premier philosophe ; même si prédécesseurs importants, les raisons à cela :

Raisons archéologiques et idéologiques : 2000 pages récupérées (quasi-totalité de la partie de


son œuvre destinée au public) ; on a parfois préféré le recopier lui plutôt que d’autres.

Raisons littéraires : valeur philosophique doublée d’un réel souci esthétique (ancien passionné
de théâtre et de poésie) ; talent de dramaturge et de conteur, dialoguiste hors pair46.

Raisons philosophiques : L’ensemble de la pensée occidentale, l’essence de notre civilisation –


dans ses catégories intellectuelles, morales, dans son langage – est , encore à l’heure actuelle, marquée
par le platonisme ; ne serait-ce qu’inconsciemment (ex : dualisme corps/esprit, fond/forme, idéalisme
dans les sciences, dans la politique : cf. critique de Nietzsche)

En cela, l’essentiel de la philosophie restera, après lui, dépendant de son héritage (idem pour le
christianisme). Soit on le suit, soit on le critique, mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est bien
dans le cercle tracé par lui, par rapport à sa pensée que l’on se positionne la plupart du temps.

Biographie :

Athènes ; descendant d’une famille athénienne réputée, influente ; extraction aristocratique. On


ne sait presque rien de son enfance ; forte supposition, toutefois, d’une éducation traditionnelle – en
plus de celle qui sera, plus tard, donnée par Socrate – puisqu’elle était dispensée à tous les grands
Athéniens de l’époque (rhétorique, philosophie, mathématiques). Vers -407 – lors même qu’il se
destine à une carrière littéraire de tragédien – il rencontre Socrate qui sera l’occasion d’un changement
de vocation47. L’éducation socratique ne commence qu’aux alentours des 20 ans de Platon, donc ; elle
se poursuivra jusqu’aux environs de ses 28 ans. Après la mort de Socrate (vers -399), influence
culturelle de ses voyages : en Égypte, en Cyrénaïque (contact avec Aristippe et la philosophie
hédoniste), à Tarente (contact avec la philosophie pythagoricienne d’Archytas), à Syracuse.

Contexte de naissance : période de décadence politique : peu de temps après la fin de l’âge d’or
démocratique ; mort coïncidant avec la disparition de l’État cité, la mort de Périclès et le début de la
guerre du Péloponnèse : Athènes capitule face aux Péloponnésiens : instauration d’une politique
oligarchique (régime des Trente dont fait partie le grand-oncle de Platon, Critias). Le régime tombe en
403, la démocratie est réinstaurée à Athènes sans, toutefois, retrouver la même splendeur…

Impute la responsabilité de cette situation au manque d’éducation éthique des hommes en


général et des dirigeants en particulier (importance de l’évènement « Socrate » et de sa condamnation
par le régime démocratique). La stabilité politique des États repose donc pour lui entièrement sur
l’éducation et la qualité de la formation d’une classe dirigeante (éthique du savoir et de la

46
« Son mode d’expression dialogué n’a jamais été dépassé jusqu’ici par aucun philosophe. » (Les grands
courants de la philosophie de l’antiquité jusqu’à nos jours-Volume1, L. Couloubaritsis, P. Verstraeten)
47
Ce changement de vocation est évoqué, notamment, par Platon (au travers du personnage Socrate) à la fin
du dialogue le « Banquet » ainsi que Par Diogène Laërte : « Étant sur le point de concourir pour la tragédie, il
rencontra Socrate devant le théâtre dionysiaque et à la suite de leur entretien, il brûla ce qu’il avait écrit (…).
Dès ce moment, à l’âge de vingt ans, il devint disciple de Socrate » Diogène Laërte, Vie de Platon

PHILOSOPHIE– 2020 - 2021 – Enseignant : Yves GHIOT Page 33


compétence : seule la philosophie prédispose à la justice, à l’équitable administration de la vie
publique).

Vers – 387, il fonde sa propre école : L’Académie. Enseignement prenant ses distances avec le
souci essentiellement rhétorique des maîtres de l’époque. Pluridisciplinarité dès le départ :
mathématique, astronomie, rhétorique, harmonie, etc.). Des années plus tard, vers –366, au terme de
voyages en Sicile, Platon revient y enseigner définitivement sa propre doctrine. L’Académie est alors
censée offrir une formation complète en sciences et en politique sur le modèle des confréries
pythagoriciennes.

Les deux enseignements platoniciens :

Enseignement ésotérique : oral, réservé à une poignée de privilégiés et d’initiés fréquentant son
école ; nous n’avons rien conservé d’éventuelles notes de cours. Il serait – à l’apposé de celui des
dialogues – un enseignement doctrinal au contenu, selon des sources d’époque, essentiellement
mathématique et géométrique48).

Enseignement exotérique : écrit et destiné au plus large public (l’ensemble des dialogues
connus).

Diogène Laërte, lui, avance toutefois que l’enseignement oral de Platon aurait été savamment
instillé jusqu’au sein même des dialogues écrits. (cfr 24 minutes de l’audio 1 de Renaut)

Division de son œuvre en trois catégories :

Comment s’y prend-on ? Dans un premier temps, en veillant à dégager les mouvements mêmes
de sa pensée. Toutefois, cela ne suffit pas ; la division est également permise par comparaison
stylistique et lexicale49 des différents dialogues ; à dix ans d’intervalle, deux grands savants du XIXe
siècle (Campbell et Dittenberger) établissent une classification assez similaire. En dépit de divergences
de détails, les spécialistes s’accordent aujourd’hui sur la classification suivante faisant écho à trois
grandes époques d’évolution de sa pensée : écrits de jeunesse (+/_ 399 à 387), écrits de maturité (387 à
367) et écrits de vieillesse (367 à 347)

- Écrits de jeunesse :

Pour certains chercheurs, essentiellement destinés à défendre la mémoire intellectuelle de son


maître, Socrate. Critique de Monique Dixsaut qui juge l’idée absurde.

48
Information rapportée notamment par Aristote au sein de plusieurs de ses ouvrages (livre Alpha de sa
« Métaphysique », « Physique », « Éthique à Nicomaque »).
49
Stylométrie : établissement de coefficient de fréquence dans l’emploi de certains termes (plus usités à
certaines périodes qu’à d’autres)

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Thème central de ces dialogues : la recherche de définitions (ex : « qu’est-ce que la piété ? » ;
« qu’est-ce que la science ? » ; « qu’est-ce que la vertu ? » ; « qu’est-ce que le beau ? »). Il s’agit pour
le philosophe de s’approcher, autant que faire se peut, de l’essence de l’objet d’étude, de s’écarter des
exemples particuliers d’actes pieux, vertueux, ou de beaux objets pour s’élever vers ce qu’est,
universellement, la « piété », « la vertu » ou « beauté ». C’est une façon de faire, en quelque sorte,
abstraction des cas particuliers pour viser le « général ».

Méthode caractéristique : dialectique, mise en crise et aporie

Méthode philosophique procédant – à l’inverse, par exemple, du discours – par échange, par
discussion et dépassement des contradictions ; par jeu de « questions-réponses » courtes et
argumentées qui font avancer, de façon toujours plus précise, l’interlocuteur sur le chemin du
raisonnement, de la logique, du questionnement et de la connaissance (tout au moins de la
connaissance de soi) ; en cela, les dialogues de jeunesse sont des dialogues « dialectiques50 ».

La définition visée est un idéal que l’on cherche à attendre sans toutefois parvenir, en fin
d’échange, à totalement se prononcer sur les questions. C’est une quête qui vise davantage à se
remettre en question, à mettre ses certitudes en crise plutôt qu’à définitivement régler l’interrogation
initiale ; la question de départ reste donc vivante. En cela, dialogues peuvent être dits
« élenctiques51 » : ils visent à réfuter plutôt qu’à prouver.

les dialogues de jeunesse apportent finalement plus de définitions négatives (ex. : nous
constatons que la vertu n’est pas ceci et n’est pas non plus cela. ») que de réponses positives (ex. : « la
vertu est indubitablement ceci et cela »). Ils luttent contre les pseudo savoirs et les pseudo évidence
sans véritablement leur substituer un autre savoir plus sûr (si ce n’est le savoir de son ignorance : « Je
sais que je ne sais rien » (Socrate)). Le « Socrate » des dialogues platoniciens de jeunesse ne tranche
jamais à la fin de l’échange ; c’est en cela que les dialogues peuvent être présentés comme
« aporétiques52 ».

Liste des dialogues de jeunesse et thèmes associés :

Apologie de Socrate ; Criton ; Hippias Mineur ; Euthyphron ; Protagoras ; Lachès ;


Charmide ; Gorgias, Ménon, Hippias Majeur ; Euthydème, Lysis, Ménexène

- Écrits de maturité :

Toujours sous forme dialoguée ; les interventions du personnage Socrate se montrent, toutefois,
de plus en plus longues, prennent parfois la forme plus rhétorique de petits discours. La pensée
platonicienne commence à s’affirmer davantage, les fondements de sa métaphysique apparaissent :
Socrate en devient parfois le porte-parole.

50
51
De « elenchos », en grec, qui signifie : réfutation
52
De « aporia », en grec, qui signifie : impasse, absence d’issue (ici, une impasse de raisonnement)

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Les réponses au questionnement initial sont de plus en plus tranchées ; apparition d’un contenu
positif de savoir dans les recherches de définitions ; on ne se contente plus de révéler à l’interlocuteur
son ignorance ; le réfuter en montrant ce que n’est pas tel ou tel objet d’étude ne suffit plus : on
démontre également ce qu’il est (ex. : « La rhétorique est ceci ; la justice est cela »). Les dialogues se
clôturent de moins en moins sur des impasses…

Liste des dialogues de maturité et thèmes associés :

Le Banquet ; Phédon ; Cratyle ; République, Phèdre ; Parménide, Théétète

- Écrits de vieillesse :

Liste des dialogues de vieillesse et thèmes associés :

Sophiste ; Politique ; Philèbe ; Timée ; Critias ; Lois

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Épicure (341 /270 AV. J – C) ; une philosophie « existentielle »…

Sur les trois cents écrits qu’on lui prête, seuls trois lettres et quelques fragments (dont ceux tirés
de son traité de la nature) nous sont parvenus. Les deux textes les plus exploités sont : La lettre à
Ménécée – traçant les lignes de son éthique – ainsi que La lettre à Hérodote – initiant à l’essentiel de
ses théories physiques. Nous verrons, toutefois, qu’ici – et à l’inverse de ce qui avait cours chez
Socrate – il n’y aurait pas grand intérêt à établir une frontière étanche entre ces deux domaines
philosophiques : l’éthique épicurienne s’appuie sur une interprétation particulière du cosmos ; loin
d’être « autonome », donc, sa morale est solidaire de sa physique.

Les trois grandes sources nous permettant d’accéder aux thèses de l’auteur sont :

Des papyrus retrouvés à Herculanum53


Les récits de Diogène Laërce
Le poème « De natura rerum » de Lucrèce (philosophe latin s’étant, de son aveu même, inspiré
du traité de l’auteur grec sur le même thème).

1. De la philosophie comme « sculpture de soi »

Les philosophies comme celle d'Épicure cherchent avant tout à promouvoir chez l'individu la
volonté d'agir sur soi, sur sa personnalité ; le but sera d'atteindre le plus de satisfaction possible (même
si la satisfaction totale des désirs, nous le verrons, n’est – de son point de vue – pas souhaitable). Sa
sagesse n’est donc pas seulement « théorique » ; tout au moins la théorie n’est-elle plus ici une fin en
soi : elle est un moyen, sert uniquement à se préserver des superstitions, des douleurs liées à des peurs
infondées ; la sagesse épicurienne célèbre à la fois la vie et l’instant. Prenant acte des récents
changements politiques, elle travaille à l’émancipation chez le citoyen des désirs de reconnaissance
publique ; plus que jamais, en effet, l’épanouissement déserte la sphère politique : des régimes
tyranniques émergent et l’exercice de la citoyenneté s’éteint avec la démocratie. Les affaires publiques
n’apparaissent alors plus que comme sources potentielles de tracas ; tout rapport politique se fait
souffrance. Le seul idéal de cohésion sociale devient alors celui de l’échange « privé » :
progressivement, la quête d’« amitié » supplante l’attrait pour la citoyenneté.

Sur ce nouveau modèle, le philosophe créera son école : « Le Jardin » ; groupe restreint
d’hommes et de femmes unis par une forme de « connivence intellectuelle »… C’est donc dans
l’équilibre des désirs, des plaisirs et des émotions (ataraxie54) qu’Épicure cherchera principalement le
bonheur (eudémonisme55) ; « équilibre » non plus public, mais privé.

Voilà pourquoi, en début de texte56, nous pouvions lire qu’il n'est jamais trop tard ou trop tôt
pour philosopher : « philosopher » n’est plus ici, prioritairement57, synonyme de « contemplation » ;

53
En 1752.
54
« Ataraxie » : en grec ancien, impassibilité ; l’ataraxie renvoie à « l’absence de troubles » à la tranquillité
de l’âme.
55
« eudemonismos » : en grec ancien, fait de prôner le bonheur.
56
Cf en annexe « La lettre à Ménécée »
57
Comme ce fut le cas chez les phusikoï

PHILOSOPHIE– 2020 - 2021 – Enseignant : Yves GHIOT Page 37


c’est – avant toutes choses – apprendre à se connaître, à être le plus épanoui et le plus heureux possible
en s’habituant à hiérarchiser les plaisirs, à discriminer les désirs sains des désirs futiles et nuisibles.

2. Approche cosmologique à vocation éthique

Comme nous le précisions déjà plus haut, la physique épicurienne trouve son intérêt majeur
dans sa position d’argument éthique : Bien qu’apparemment initié aux théories platoniciennes58,
Épicure s’inspirera des enseignements cosmologiques de Nausiphane – disciple de Démocrite – et, dès
lors, se fera, lui aussi, défenseur de l’atomisme qui – rappelons-le – invite à penser :

Le réel comme un agencement d'atome en rapport de vitesse

Des atomes circulant dans le vide

Une impossibilité d’existence en dehors de la matière

Au sein d’un tel système, les sensations sont, pour Épicure, produites par la rencontre entre –
d’un côté – les atomes de notre corps et – de l’autre – ceux qui se détachent de la matière pour arriver
jusqu'à nous (notion de « simulacres »).

Pas d'arrière monde ou d'univers inaccessible aux sens et accessible à l'âme (comme chez
Platon)

L'âme n'est pour lui qu'une partie du corps, le siège de la sensibilité, composé également
d'atomes, mais différents : plus fins, plus chauds, plus rapides dans leurs mouvements.

Le réel coïncide avec ce que perçoivent mes cinq sens et non avec un autre monde. Seuls les
atomes sont immortels ; en ce que, toutefois, ces derniers se défont et se refont sans cesse, rien ne reste
de ce que l’on était.

Aux représentations mythologiques et populaires (censées révéler des vérités philosophiques),


Épicure préfère l’observation et les enchaînements logiques. Son explication du monde se veut,
exclusivement – et comme chez d’autres étudiés plus haut – immanentiste.

58
Aux environs de -323 – période coïncidant avec son appel militaire à Athènes – il passe probablement par
l’Académie de Platon ; il y aurait suivi des cours auprès de Xénocrate.

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3. Portée « existentielle » de la physique : quand l’atomisme libère l’âme
humaine de ses douleurs…

3.1. Ne plus craindre la mort…

Puisque seuls les atomes restent et que rien ne demeure de mon identité, que puis-je
raisonnablement craindre de la mort? Pas de punition ou de faute à expier pour quelqu'un qui n'existe
plus!

Que craindre de la mort puisque le mal réside dans les sensations et que celles-ci disparaissent
avec nous? Elle ne peut faire ni « bien » ni « mal », elle est juste là quand nous nous ne sommes plus.

Pas d'inquiétude utile puisque nous ne la rencontrerons jamais ; seule l'idée de la mort fait peur,
finalement, et c'est absurde selon lui, pour les raisons évoquées. Reste donc à apprendre à avoir du
pouvoir sur cette idée néfaste en habitant le présent, sans être obsédé par son futur ou son passé ainsi
qu'en profitant de la vie (bien vivre conduit à bien mourir)

3.2. Ne plus craindre les dieux…

Épicure reconnaît aux dieux l’existence ; de son point de vue, le simple fait d’avoir conscience
des dieux, d’en avoir l’idée, suffit à en attester la réalité. Cependant, il les voit comme des êtres ne se
souciant aucunement des affaires des hommes et évoluant dans des intermondes. Ils ne représentent
pour lui aucun danger, car :

Ils sont incorruptibles, bienheureux ; dans un total état de béatitude : en cela, ils sont exempts de
douleurs, autonomes et dépourvus de toutes émotions ou passions (impassibles) : qu’il soit aussi bien
question d’amour que de haine – ou encore de vengeance, de pitié ou de sadisme. Les dieux d’Épicure,
sereins et indifférents à notre égard, sont à l’abri de telles déterminations.

Les prendre comme modèles reviendrait donc, inévitablement, à nous inciter à adopter un
comportement similaire, fût-il à leur égard…

Ils vivent dans des « intermondes », ne disposent en rien du destin des individus entre leurs
mains ; il est donc ridicule de penser infléchir le déroulement des évènements par des invocations.

4. Que deviennent les notions de « bien » et de « mal » dans un monde où


rien n’est à craindre après la mort, où « punitions » et
« récompenses » ne sont plus à attendre des dieux ?

Chez Épicure, le « mal » ne relève pas du péché ; il s’assimile plutôt à l’idée de souffrance ; au
même titre, le « bien » ne fait qu’un avec « l’absence de souffrance » : les notions de « bien » et de
« mal » sont, dès lors, remplacées par celles de « bon » et « mauvais ». Il faut tout faire, selon lui, pour
éviter le désagrément : or, celui qui, par exemple, trouverait satisfaction à commettre une injustice

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(nous pouvons, en effet, très souvent juger utile de léser quelqu’un dans notre intérêt si nous en avons
le pouvoir) ne finirait-il pas toujours par payer le prix de sa satisfaction d’un déplaisir plus long ?
(mépris de son entourage, menaces, perte de pouvoir, etc.). Je ne puis espérer, en effet, avoir toujours
les moyens de faire passer mon intérêt avant celui de tout autre ; m’habituer aux privilèges que
confèrent « pouvoir », « gloire », « argent », c’est risquer de souffrir le martyr le jour où le destin me
mettra face à « plus fort » ou, simplement, me les ôtera ; qui peut garder éternellement « gloire » ou
« pouvoir » ? Par ailleurs – et quand bien même garderait-il « au moins » la richesse – l’individu
procédant de la sorte n’aurait presque jamais l’âme au repos, la conscience tranquille. Or – du point de
vue d’Épicure – rien ne vaut la sérénité. Si punition il doit y avoir, donc, elle ne viendra jamais d’une
puissance supérieure transcendant la nature, mais de la logique même du monde qui veut que les
plaisirs artificiels soient, à la fois, les plus difficiles à obtenir, les plus durs à garder… et ceux qui
provoquent le plus d’accoutumance59 et de « dommages collatéraux »...

Le bonheur consiste à atteindre non pas la satisfaction débridée, mais plutôt « l'absence de
trouble », de garder sans cesse un équilibre : Pour lui, ne rien ressentir de négatif (douleur, faim, etc.)
c'est déjà être heureux. Il faut viser le silence du corps (Plus facile en cas de faim qu'en cas de maladie,
par exemple où là, il faut aussi souvent faire intervenir la volonté, « le vouloir » ...)

5. Classification ou hiérarchisation des désirs pour une « arithmétique »


des plaisirs…

Selon Épicure, le plaisir, dès lors qu’il aliène, devient mauvais. S’il enchaîne l’esprit, empêche
l’autonomie et la sérénité, il est à proscrire. Il convient, dès lors, de constamment « calculer » les
côtés positifs et négatifs qu’impliquerait – une fois assouvie – la saisie d’un plaisir. Se demander si
l’éventuelle satisfaction d’un désir nous aura – à long terme ! – apporté plus de bonnes choses que de
mauvaises, c’est se familiariser à une forme de mathématique des plaisirs. Certes, il convient pour
Épicure de toujours viser le plus de satisfaction et de bonheur… MAIS sur la DURÉE !

Les plaisirs peuvent alors être évalués selon leur appartenance à l’une des trois catégories
suivantes :

Naturels et nécessaires : l’essentiel des plaisirs du corps, en somme ; indispensables au bien-


être de l’homme ou à sa survie. Exemples : boire de l’eau, manger à sa faim, avoir des vêtements en
vue de se protéger de la nature (contre le froid, le feu, etc.). Se soustraire à ces plaisirs, c’est courir à
sa perte ; en ce qu’ils sont inévitables, vitaux, nous les nommons « nécessaires ».

Naturels, mais non nécessaire : plaisirs également liés à la nature et au corporel, mais
aucunement indispensables ou vitaux. Exemple : la sexualité (je ne vais pas risquer la mort faute de
rapports), la consommation d’alcool (non seulement, boire de l’eau suffit à étancher ma soif, mais ne
comporte aucunement les risques de dépendance ou d’ébriété liés à la consommation de vin, par

59
Plaisirs qui – à l’instar de toute drogue – nécessitent d’augmenter toujours un peu plus les doses pour,
finalement, en obtenir l’effet habituel.

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exemple). À conditions que les désagréments ne soient pas supérieurs aux plaisirs escomptés, on peut,
toutefois, chercher à satisfaire ces plaisirs facultatifs…

Non naturels et non nécessaires : plaisirs non plus liés à des besoins naturels, mais culturels.
Ils sont ignorés des animaux et fabriqués par l’homme. Exemples : les honneurs, la richesse, la
puissance, le pouvoir, l’ambition, la gloire. Du point de vue d’Épicure, ces désirs conduisent trop
souvent au-delà du raisonnable ; pour obtenir, par exemple, la même « ivresse » à chaque nouvel
exercice de pouvoir, le même « frisson » à chaque victoire financière, il me faudra – la plupart du
temps – d’avantage de pouvoir ou d’argent. Et quand bien même n’aurais-je pas besoin de plus de
richesse, je finirai toujours au moins par m’habituer à celle déjà acquise par chance, à rendre
indispensables, en somme, ces plaisirs pourtant initialement facultatifs ; or, si j’ai atteint ces plaisirs
par chance, je peux aussi les perdre par malchance… Une fois développée cette forme
d’accoutumance dont nous parlions déjà plus haut, une fois « adopté » ce nouveau train de vie, il est
trop tard : la quête de ce type de plaisirs suscitera toujours plus de manque, de douleur, exigera
toujours plus d’énergie que s’ils n’avaient, finalement, jamais été satisfaits. Dès lors que j’ai pris
l’habitude de vivre dans un palace, par exemple : au mieux, je ne parviens plus, par la suite, à revivre
dans « plus petit » sans devenir fou ; au pire, je finis par vouloir encore plus grand.

Conclusion épicurienne : Evitons de s’enchaîner, de se créer de faux besoins en répondant à des


plaisirs qu’on peut si aisément nous ôter quand ils nous sont devenus indispensables… En ce qu’ils
excluent la « possibilité même de limitation » ou toute éventuelle « maîtrise », ces plaisirs non
naturels sont sources de souffrances, vides de sens, inaptes à procurer l’équilibre nécessaire au
bonheur. Même constat en ce qui a trait aux vêtements coûteux, à la passion amoureuse, au
raffinement qui procèdent non de la nature, mais de la culture et de la civilisation.

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Lexique

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Annexes – extraits d’auteurs étudiés

Extrait de « Gorgias »

Tiré de : PLATON, Œuvres complètes, Éd. Luc Brisson, Trad. Fr Monique Canto-Sperber,
Flammarion, Paris, 2008, pp. 418 à 432 (448e à 461d).

(…)

SOCRATE — Gorgias, Polos a l'air d'être doué pour tenir des discours; toutefois, il ne fait pas ce qu'il a promis à
Chéréphon.

GORGIAS — Quoi, au juste ? Socrate.

SOCRATE — J'ai l'impression qu'il ne répond pas du tout à ce qu'on lui demande.

GORGIAS — Eh bien, interroge-le, toi, si tu veux.

SOCRATE — Non, pas si toi, du moins, tu veux bien répondre. À vrai dire, je préférerais de beaucoup que tu
répondes, toi. Car il est évident que Polos, parlant comme il parle, s'est exercé à ce qu'on appelle rhétorique plutôt
qu'à discuter.

POLOS — Pourquoi ? Socrate.

SOCRATE — Parce que, Polos, quand Chéréphon te demande quel est l'art que connaît Gorgias, tu te mets à faire
l'éloge de son art comme si on le blâmait, mais avec ta réponse, tu ne dis pas ce qu'il est.

POLOS — Pourquoi ? N'ai-je pas répondu qu'il était le plus beau des arts ?

SOCRATE — Ah oui, certainement. Seulement, personne ne te demandait si l'art de Gorgias était ceci ou cela, mais ce
qu'était cet art et quel nom il fallait donner à Gorgias. Quand Chéréphon t'a posé des questions, à l'instant, tu as bien
répondu, brièvement. À présent, fais de même : dis-moi quel est l'art de Gorgias et comment il faut l'appeler. Ou
plutôt, Gorgias, dis-nous toi-même comment il faut t'appeler et quel est l'art que tu connais.

GORGIAS — La rhétorique, Socrate.

SOCRATE — Il faut donc t'appeler orateur?

GORGIAS — Oui, et même bon orateur, si tu veux bien me donner le nom de « ce dont je me fais gloire » — je cite
Homère

SOCRATE — Mais oui, je le veux bien.

GORGIAS — Appelle-moi donc ainsi.

SOCRATE — En ce cas, nous dirons que tu peux aussi former d'autres orateurs.

GORGIAS — C'est justement à cela que je m'engage, et pas seulement ici, mais ailleurs aussi bien.

SOCRATE — Ne voudrais-tu pas, Gorgias, que nous continuions à discuter, comme nous le faisons à présent (l'un
pose une question, l'autre y répond), et que nous remettions à une autre fois les trop longs discours, comme celui

PHILOSOPHIE– 2020 - 2021 – Enseignant : Yves GHIOT Page 43


que Polos a commencé tout à l'heure. Mais attention, ne reviens pas sur ta promesse, accepte de répondre
brièvement aux questions posées.

GORGIAS — Certaines réponses, Socrate, exigent de longs discours. Cependant, je ne serai pas sans essayer,
assurément, d'être le plus bref possible. Il faut le dire, c'est encore une de ces choses que je prétends faire —
personne ne dit ce que je dis en moins de mots que moi.

SOCRATE — C'est juste ce qu'il me faut, Gorgias. Dans ta présentation, montre surtout la brièveté de la réponse —
les longueurs du discours, réserve-les pour une autre fois.

GORGIAS — C'est bon, je le ferai; et il te faudra déclarer que jamais tu n'entendis personne qui parlât aussi bref que
moi.

SOCRATE — Eh bien, voyons. Donc, toi, qui connais l'art rhétorique, tu prétends en outre pouvoir former un orateur.
Mais la rhétorique ? Sur quoi porte-t-elle ? Quel est son objet ? Par exemple, le tissage, lui, est en rapport avec la
confection des vêtements, n'est-ce pas ?

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Et la musique, elle, se rapporte-t-elle bien à la composition des chants ?

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Par Héra, la Divine, Gorgias, tes réponses me comblent — le fait est qu'on ne peut répondre plus
brièvement que tu le fais.

GORGIAS – Oui, je crois, Socrate, que je réponds assez bien.

SOCRATE — Tu as raison. Eh bien, allons, réponds-moi aussi bien, au sujet de la rhétorique, cette fois. Quel est l'objet
que la rhétorique fait connaître ?

GORGIAS — Les discours.

SOCRATE — Quels discours, Gorgias ? Les discours qui indiquent aux malades le traitement qu'ils doivent suivre pour
être en bonne santé ?

GORGIAS — Non.

SOCRATE — Donc, déjà, la rhétorique ne porte pas sur la totalité des discours.

GORGIAS — Non, certes.

SOCRATE — Mais, tout de même, tu rends capable de parler!

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Et donc de réfléchir sur ce dont on parle!

GORGIAS — Bien sûr.

SOCRATE — Or la médecine, dont il était question à l'instant ne rend-elle pas capable de réfléchir sur ce qui affecte
les malades et d'en parler ?

GORGIAS — Nécessairement.

SOCRATE — Alors, la médecine aussi, semble-t-il, porte sur les discours.

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — En tout cas, sur les discours qui traitent des maladies.

GORGIAS — Absolument.

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SOCRATE — Or, la culture physique, ne porte-t-elle pas aussi sur les discours ? — les discours qui traitent de la plus
ou moins bonne forme physique.

GORGIAS – Oui, tout à fait.

SOCRATE — D'ailleurs, Gorgias, tous les autres arts sont dans le même cas: chaque forme d'art se rapporte à des
discours, qui eux-mêmes portent sur l'objet dont s'occupe l'art en question.

GORGIAS — C'est mon sentiment.

SOCRATE — Mais alors pourquoi n'appelles-tu pas rhétoriques tous les autres arts qui portent sur des discours, si
l'art qui porte sur des discours, lui, tu l'appelles rhétorique ?

GORGIAS — La raison en est, Socrate, qu'en tous ces autres arts, toute la connaissance, on peut le dire, se rapporte à
une action manuelle ou une activité de même genre. Mais la rhétorique, elle, ne consiste aucunement en un travail
manuel. Au contraire, dans toute son action, dans l'exécution de sa tâche, le discours est seul instrument. Voilà
pourquoi, moi, je pose en principe que l'art rhétorique porte sur les discours — et j'ai raison de le dire comme je le
dis.

SOCRATE — Bon, est-ce que je comprends bien ce que tu appelles rhétorique ? Peut-être, je vais y voir un peu plus
clair. Voyons, réponds-moi. Nous, les hommes, nous avons des arts, n'est-ce pas ?

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Alors, prenons l'ensemble des arts. À mon sens, les uns s'accomplissent essentiellement à l'aide d'un
travail manuel et exigent peu de paroles; certains arts, même, n'en ont aucun besoin, au contraire, ils pourraient se
pratiquer sans le moindre discours — c'est le cas de la peinture, de la sculpture et de bien d'autres arts. À mon avis,
tels sont les arts avec lesquels — c'est ce que tu affirmes – la rhétorique n'a pas le moindre rapport. N'est-ce pas ?

GORGIAS — Oui, Socrate, tu conçois fort bien la chose.

SOCRATE — En revanche, il y a d'autres arts qui s'accomplissent intégralement par la parole et qui, on peut le dire,
n'ont pas besoin, ou bien fort peu, d'action concrète. C'est le cas de l'arithmétique, du calcul, de la géométrie — oui,
et aussi des jeux de petteia. Et puis, il y a tous les arts qui comportent à peu près autant de discours que d'actions, et
ceux, plus nombreux, où toute l'action s'accomplit par la parole. À mon sens, tu as l'air de dire que la rhétorique est
un de ces arts.

GORGIAS — Tu dis vrai.

SOCRATE — Mais les autres arts qui sont dans le même cas, je ne pense pas que tu veuilles les appeler rhétoriques —
en dépit de ce que tu dis dans ta formule: « la rhétorique est l'art dont la tâche s'exécute avec le discours pour seul
instrument ». À coup sûr, si on voulait s'en prendre à ce que tu dis, on pourrait répliquer: « L'arithmétique est donc
une rhétorique, Gorgias, tu le dis! » Mais en fait, je crois que tu ne le dis pas, tu ne dis pas que l'arithmétique ou la
géométrie sont une rhétorique.

GORGIAS — Oui, tu fais bien de ne pas le croire, Socrate, et tu conçois la chose justement.

SOCRATE — Alors, maintenant, à ton tour de compléter ta réponse à la question que j'ai posée. En effet, puisque la
rhétorique est un de ces arts qui se servent surtout du discours, mais que d'autres arts sont aussi dans ce cas, essaie
de dire quel est l'objet sur lequel porte la rhétorique, objet qui est réalisé par les discours. Si on me demandait au
sujet de l'un des arts dont je viens de parler: « Socrate, qu'est-ce que l'art arithmétique ? », je dirais, comme tu l'as
fait à l'instant, qu'il est un des arts qui se servent de la parole pour exécuter leur tâche. Et si on me demandait
encore: « Et cet art, sur quoi porte-t-il ? », je répondrais que c'est un art qui porte sur les nombres pairs et impairs,
quelle que soit la grandeur de ces nombres. Mais si l'on me demandait de nouveau: « Et le calcul, quel art appelles-tu
ainsi ? », je répondrais que c'est bien un art dont tout le travail s'exécute à l'aide de la parole. Et, si l'on me
demandait en outre: « Et sur quoi porte-t-il ? », je répondrais, comme on dit dans les amendements lus devant le
peuple, « toutes choses sont égales par ailleurs » entre l'arithmétique et le calcul, puisque le calcul porte sur les
mêmes objets, les nombres pairs et impairs. Mais le calcul diffère de l'arithmétique dans la mesure où il recherche les
grandeurs de ces nombres, pris en eux-mêmes ou dans les relations qu'ils entretiennent l'un avec l'autre, que ces
nombres soient pairs ou impairs. Enfin, si on me posait les mêmes questions, à propos de l'astronomie cette fois, je
dirais que c'est un art dont tout l'ouvrage est exécuté par la parole. « Mais les discours de l'astronomie, dirait-on, sur

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quoi portent-ils, Socrate ? » Je répondrais qu'ils portent sur le mouvement des astres, du soleil, de la lune, et sur
leurs vitesses relatives.

GORGIAS — Bien, Socrate, tu t'exprimes correctement.

SOCRATE — Dans ce cas, allons, à ton tour, Gorgias! La rhétorique est bien un de ces arts qui accomplissent toutes
leurs actions en se servant: de discours. N'est-ce pas ?

GORGIAS — Oui, c'est ainsi.

SOCRATE — En ce cas, dis-le, sur quel objet porte-t-elle ? Sur quel objet portent les discours dont la rhétorique se
sert ?

GORGIAS — Sur les plus importantes des choses humaines, Socrate, et les meilleures.

SOCRATE — Mais, Gorgias, on peut contester ce que tu dis, et puis ce n'est pas encore assez clair. Écoute, tu as
entendu, je pense, des hommes chanter dans les banquets ce quatrain, cette chanson à boire, qui énumère les biens:
« le meilleur des biens est la santé, le deuxième est d'être beau, et le troisième — d'après l'auteur du scolie — est la
richesse gagnée sans fraude ».

GORGIAS — Oui, je l'ai entendu, mais pourquoi en parles-tu ?

SOCRATE — Parce que, si les différents individus qui produisent les biens dont l'auteur du scolie fait l'éloge — c'est-à-
dire, le médecin, l'entraîneur de gymnastique, l'homme d'affaires — se dressaient en ce moment contre toi, alors, le
premier à parler serait le médecin: « Socrate, Gorgias te trompe, car ce n'est pas son art, à lui, qui s'occupe du bien
qui est pour tous les hommes le bien suprême, c'est mon art, à moi. » Je lui demanderais alors: « Mais qui es-tu, toi,
pour parler ainsi? » Il répondrait sans doute qu'il est médecin. « En ce cas, que veux-tu dire ? Que le bien suprême
est celui que ton art produit? » À coup sûr, il répliquerait : « Comment nier, Socrate, que ce bien soit la santé ? Y a-t-il
chez tous les hommes un bien plus grand que la santé ? » Après le médecin, ce serait au tour de l'entraîneur de
gymnastique: « Je serais tout de même bien étonné, Socrate, si Gorgias arrive à te montrer que son art produit un
bien plus grand que le mien. » À lui aussi, je demanderais : « Mais qui es-tu au juste, mon brave, et quelle est ta
fonction? » « Je suis entraîneur de gymnastique, dirait-il, ma fonction consiste à rendre les hommes beaux et forts
physiquement. » Enfin, succédant à l'entraîneur, c'est l'homme d'affaires, je pense, qui parlerait, plein de dédain
pour tout le monde: « Essaie de voir, Socrate, si tu découvres, auprès de Gorgias ou de qui tu veux, un bien plus
grand que la richesse. » Alors, je m'adresserais à lui: « Qu'y a-t-il ? est-ce la richesse que tu produis ? » — Il
répondrait que oui. — « Mais qui es-tu ? » — « Un homme d'affaires. » — « Que veux-tu dire ? Estimes-tu que le bien
suprême pour tous les hommes soit la richesse ? », — c'est ce que nous dirons. — « Peux-tu le nier ? » —
demandera-t-il. — « En tout cas, Gorgias, lui au moins, le conteste puisqu'il soutient que l'art qu'il exerce est la cause
d'un bien supérieur à celui que ton art produit » ;— nous ne pourrions pas ne pas le lui dire. Or, il est évident
qu'après pareille réponse l'homme d'affaires demanderait: « Et quel est ce fameux bien? Que Gorgias réponde. » —
Voilà, Gorgias, fais comme si tu étais interrogé à la fois par eux et par moi. Réponds-nous, dis-nous quel est ce bien,
que toi, tu sais produire et dont tu prétends qu'il est pour tous les hommes le bien suprême.

GORGIAS — En vérité, Socrate, ce bien est le bien suprême, il est à la fois cause de liberté pour les hommes qui le
possèdent et principe du commandement que chaque individu, dans sa propre cité, exerce sur autrui.

SOCRATE — Mais enfin de quoi parles-tu ?

GORGIAS — Je parle du pouvoir de convaincre, grâce aux discours, les juges au Tribunal, les membres du Conseil au
Conseil de la Cité, et l'ensemble des citoyens à l'Assemblée, bref, du pouvoir de convaincre dans n'importe quelle
réunion de citoyens. En fait, si tu disposes d'un tel pouvoir, tu feras du médecin un esclave, un esclave de l'entraîneur
et, pour ce qui est de ton homme d'affaires, il aura l'air d'avoir fait de l'argent, non pour lui-même — mais plutôt
pour toi, qui peux parler aux masses et qui sais les convaincre.

SOCRATE — À présent, Gorgias, j'ai l'impression que tu as très précisément indiqué pour quelle sorte d'art tu tiens la
rhétorique, et, si je saisis bien, tu dis que la rhétorique produit la conviction, que c'est tout ce à quoi elle s'occupe et
que c'est essentiellement à cela qu'elle aboutit. Peux-tu indiquer un autre pouvoir propre à la rhétorique, en plus du
pouvoir de mettre la conviction dans l’âme des auditeurs ?

GORGIAS — Aucunement, Socrate, au contraire, à mon avis, tu la définis comme il faut : la rhétorique consiste pour
l'essentiel en ce que tu as dit.

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SOCRATE — Écoute bien, Gorgias, sache que ma conviction à moi est que, si on discute avec quelqu'un, on veut
savoir de quoi on parle. Moi, en tout cas, je suis comme ça, et je veux croire que toi aussi.

GORGIAS — Où veux-tu en venir, Socrate ?

SOCRATE — Je vais te le dire tout de suite. Ce sentiment de conviction dont tu parles, produit par la rhétorique, en
quoi consiste-t-il et sur quelle sorte d'objets porte-t-il, sache que je ne le vois pas clairement; malgré tout, je
soupçonne, bien sûr, comment, à mon sens, tu définis cette conviction et son objet. Cependant, je ne t'en
demanderai pas moins de dire en quoi consiste ce sentiment de conviction, produit par la rhétorique, et sur quels
objets il porte. — Mais quoi! si je soupçonne ta réponse, dans quel but vais-je te la demander, au lieu de la dire moi-
même ? Vois-tu, ce n'est pas toi qui est visé, c'est notre discussion, je voudrais qu'elle progresse de façon à rendre
parfaitement évident pour nous ce dont elle traite. Alors, regarde si, à ton avis, j'ai le droit de reprendre ma question.
Si je te demandais quel genre de peintre était Zeuxis, et si tu répondais qu'il peignait des animaux, n'aurais-je pas le
droit de te demander quel genre d'animaux, et pour les mettre où ?

GORGIAS — Oui, absolument.

SOCRATE — Pourquoi ? Parce qu'il y a d'autres peintres qui, eux aussi, représentent des formes d'animaux.

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Mais, si nul autre peintre que Zeuxis n'en eût jamais représenté, aurais-tu bien répondu ?

GORGIAS — Bien sûr.

SOCRATE — Allons, en ce cas, réponds, au sujet de la rhétorique maintenant. À ton avis, la rhétorique est-elle seule à
produire un sentiment de conviction, ou bien y a-t-il d'autres arts qui font de même? Voici ce que je veux dire: quand
on enseigne quelque chose, quoi que ce soit, convainc-t-on de ce qu'on enseigne ? Oui ou non ?

GORGIAS — Assurément, oui, Socrate, on convainc, c'est même le plus important

SOCRATE — En ce cas, revenons aux arts dont nous parlons en ce moment. L’arithmétique ne nous enseigne-t-elle
pas tout ce qui a trait au nombre ? N'est-ce pas ce que fait l'homme qui connaît l'arithmétique?

GORGIAS — Oui, tout à fait.

SOCRATE — Donc, l'arithmétique sait également nous convaincre.

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — En conséquence, l'arithmétique, elle aussi, produit un sentiment de conviction.

GORGIAS — Oui, elle en a tout l'air.

SOCRATE — Or, si on nous demande quelle est cette conviction et sur quoi elle porte, nous répondrons sans doute
qu'elle est la conviction donnée par la connaissance des nombres, pairs et impairs. Et, pour tous les autres arts dont
nous parlions tout à l'heure, nous pourrons démontrer qu'ils produisent un sentiment de conviction, en précisant
quelle est cette conviction et sur quoi elle porte. Est-ce exact ?

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — La rhétorique, en conséquence, n'est pas seule à produire la conviction.

GORGIAS — Tu dis vrai.

SOCRATE — Et, bien sûr, puisqu'elle n'est pas seule à être productrice de cette fameuse conviction, puisque d'autres
arts le font aussi, nous sommes en droit, après pareille réponse, d'interroger à nouveau notre interlocuteur, en lui
posant à la suite de cela les mêmes questions que nous posions au peintre. Quel est donc le genre de conviction dont
la rhétorique est l'art ? et ce sentiment de conviction, sur quoi porte-t-il ? N'a-t-on pas le droit, selon toi, de poser
encore cette question ?

GORGIAS — Oui, je trouve.

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SOCRATE — Alors, réponds, Gorgias, puisque toi au moins, tu trouves que cette question est juste.

GORGIAS — Eh bien, la conviction dont je parle, Socrate, s'exerce dans les tribunaux, ou sur toute autre assemblée
— d'ailleurs, je le disais déjà tout à l'heure; et cette conviction porte sur toutes les questions où il faut savoir ce qui
est juste et injuste.

SOCRATE — Certes, Gorgias, moi-même je soupçonnais bien que c'était de cette forme de conviction, portant sur ce
genre de questions, que tu voulais parler. — Je dis cela pour que tu ne sois pas étonné, si, dans peu de temps, je te
demande encore quelque chose, qui a tout l'air d'être évident, mais dont, malgré tout, je cherche encore une fois à
savoir ce que c'est. Vois-tu, je le répète, si je pose des questions, c'est pour que notre discussion puisse se
développer d'une façon cohérente, pas du tout pour te mettre en cause; au contraire, je crains qu'on ne prenne
l'habitude de se faire une fausse idée de ce que dit l'autre et d'attraper au vol ses propos. Aussi, toi, tu vas
développer ton point de vue, point par point, et comme tu l'entends.

GORGIAS — À mon sens, Socrate, voilà qui est une bonne façon de faire.

SOCRATE — Eh bien, allons, examinons surtout le point suivant. Existe-t-il une chose que tu appelles savoir ?

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Et une autre que tu appelles croire ?

GORGIAS — Oui, bien sûr.

SOCRATE — Bon, à ton avis, savoir et croire, est-ce pareil? Est-ce que savoir et croyance sont la même chose ? ou
bien deux choses différentes ?

GORGIAS — Pour ma part, Socrate, je crois qu'elles sont différentes.

SOCRATE — Et tu as bien raison de le croire. Voici comment on s'en rend compte. Si on te demandait : « Y a-t-il,
Gorgias, une croyance fausse et une vraie ? », tu répondrais que oui, je pense.

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Mais y a-t-il un savoir faux et un vrai ?

GORGIAS — Aucunement.

SOCRATE — Savoir et croyance ne sont donc pas la même chose, c'est évident,

GORGIAS — Tu dis vrai.

SOCRATE — Pourtant, il est vrai que ceux qui savent sont convaincus, et que ceux qui croient le sont aussi.

GORGIAS — Oui, c'est comme cela.

SOCRATE — Dans ce cas, veux-tu que nous posions qu'il existe deux formes de convictions: l'une qui permet de croire
sans savoir, et l'autre qui fait connaître.

GORGIAS — Oui, tout à fait.

SOCRATE — Alors, de ces deux formes de convictions, quelle est celle que la rhétorique exerce, « dans les tribunaux,
ou sur toute autre assemblée », lorsqu'elle parle de ce qui est juste et de ce qui ne l'est pas ? Est-ce la conviction qui
permet de croire sans savoir ? Ou est-ce la conviction propre à la connaissance ?

GORGIAS — Il est bien évident, Socrate, que c'est une conviction qui tient à la croyance.

SOCRATE — La rhétorique est donc, semble-t-il, productrice de conviction; elle fait croire que le juste et l'injuste sont
ceci et cela, mais elle ne les fait pas connaître.

GORGIAS — En effet.

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SOCRATE — Par conséquent, l'orateur n'est pas l'homme qui fait connaître, « aux tribunaux, ou à toute autre
assemblée », ce qui est juste et ce qui est injuste; en revanche, c'est l'homme qui fait croire que « le juste, c'est ceci »
et « l'injuste, c'est cela », rien de plus. De toute façon, il ne pourrait pas, dans le peu de temps qu'il a, informer une
pareille foule et l'amener à connaître des questions si fondamentales.

GORGIAS — Oui, assurément.

SOCRATE — Bon, allons, essayons toujours, voyons ce que nous pouvons dire de la rhétorique, car, moi, en tout cas,
je n'arrive pas encore à me représenter ce qu’il faut en penser. Quand on réunit les citoyens pour sélectionner des
médecins, des constructeurs de navires, ou toute autre profession, a-t-on jamais prié l'orateur de donner son avis ?
Non, car il est évident qu'il faut, dans chaque cas, choisir le meilleur spécialiste. De même, s'il s'agit de construire des
murailles, d'aménager des ports et des arsenaux, ce n'est pas non plus aux orateurs, mais bien aux architectes, de
donner des conseils. Et pour le choix des généraux, l'ordre des lignes de combat et la résolution d'occuper une place
forte, eh bien, ce seront alors les stratèges qui donneront leur avis, et non pas les orateurs. — Que dis-tu de tout
cela, Gorgias ? En fait, puisque c'est toi qui prétends être orateur et former d'autres orateurs, le mieux est de te
demander à toi ce qui définit ton art. Car, en ce moment, c'est moi qui sers ton intérêt, penses-y bien. Regarde,
parmi les auditeurs, peut-être y en a-t-il un qui souhaite devenir ton disciple — en fait, je me rends compte qu'il y en
a pas mal, un bon nombre même, et ils ont honte, sans doute, de te poser la moindre question. Bien sûr, c'est moi
qui t'interroge, mais pense bien qu'eux aussi t'interrogent avec moi: « Quel bien trouverons-nous à te fréquenter,
Gorgias ? Dans quels domaines serons-nous capables d'être les conseillers de la cité ? Seulement sur des questions
de juste et d'injuste ? Ou pourrons-nous la conseiller aussi pour tous les choix dont Socrate vient de parler ? » — Eh
bien, peux-tu tenter de leur répondre ?

GORGIAS — Certes, ce que je tenterai de faire, Socrate, c'est de te révéler, avec clarté, toute la puissance de la
rhétorique. Car tu as, toi-même, fort bien ouvert la voie. Tu n'ignores sans doute pas que les arsenaux dont tu parles,
les murs d'Athènes et l'aménagement de ses ports, on les doit, les uns, aux conseils de Thémistocle, les autres, à ceux
de Périclès, et non pas aux conseils des hommes qui eurent à les construire.

SOCRATE — On le dit de Thémistocle, Gorgias. Pour Périclès, je l'ai moi-même entendu parler de la construction du
mur intérieur.

GORGIAS — Pour chacun des choix que tu évoquais tout à l'heure, Socrate, tu peux voir que les orateurs sont en fait
les conseillers et qu'ils font triompher leur point de vue.

SOCRATE — Justement, voilà aussi ce qui m'étonne, Gorgias, et je me demande depuis longtemps de quoi peut bien
être fait le pouvoir de la rhétorique. Elle a l'air d'être divine, quand on la voit comme cela, dans toute sa grandeur!

GORGIAS — Ah, si au moins tu savais tout, Socrate, et en particulier que la rhétorique, laquelle contient, pour ainsi
dire, toutes les capacités humaines, les maintient toutes sous son contrôle! Je vais t'en donner une preuve frappante.
Voici. Je suis allé, souvent déjà, avec mon frère, avec d'autres médecins, visiter des malades qui ne consentaient ni à
boire leur remède ni à se laisser saigner ou cautériser par le médecin. Et là où ce médecin était impuissant à les
convaincre, moi, je parvenais, sans autre art que la rhétorique, à les convaincre. Venons-en à la cité, suppose qu'un
orateur et qu'un médecin se rendent dans la cité que tu voudras, et qu'il faille organiser, à l'Assemblée ou dans le
cadre d'une autre réunion, une confrontation entre le médecin et l’orateur pour savoir lequel des deux on doit
choisir comme médecin. Eh bien, j'affirme que le médecin aurait l'air de n'être rien du tout, et que l'homme qui sait
parler serait choisi s'il le voulait. Suppose encore que la confrontation se fasse avec n'importe quel autre spécialiste,
c'est toujours l'orateur qui, mieux que personne, saurait convaincre qu'on le choisît. Car il n'y a rien dont l'orateur ne
puisse parler, en public, avec une plus grande force de persuasion que celle de n'importe quel spécialiste. Ah, si
grande est la puissance de cet art rhétorique! Toutefois, Socrate, il faut se servir de la rhétorique comme de tout
autre art de combat. En effet, ce n'est pas parce qu'on a appris à se battre aux poings, à pratiquer le pancrace ou à
faire de l'escrime qu'il faut employer contre tout un chacun l'un ou l'autre de ces arts de combat, simplement afin de
voir si l'on peut maîtriser et ses amis et ses ennemis! Non, ce n'est pas une raison pour frapper ses amis, pour les
percer de coups et pour les faire périr! En tout cas, s'il arrive, par Zeus, qu'un familier de la palestre, un homme donc
en pleine forme physique et excellent boxeur, frappe son père, sa mère, l'un de ses proches ou de ses amis, ce n'est
pas non plus une raison pour honnir les entraîneurs, non plus que les maîtres d'armes, et les bannir des cités. En
effet, les maîtres ont transmis à leurs élèves un moyen de se battre dont ceux-ci doivent se servir d'une façon
légitime, contre leurs ennemis, contre les criminels, pour s'en défendre, pas pour les agresser. Mais ces élèves font
un usage pervers à la fois de leur force physique et de leur connaissance de l'art, ce sont eux qui s'en servent mal! Tu
vois donc que les criminels, ce ne sont pas les maîtres, ce n'est pas l'art non plus — il n'y a pas lieu à cause de cela de
le rendre coupable ou criminel; non, les criminels, à mon sens, sont les individus qui font un mauvais usage de leur
art. Eh bien, le même raisonnement s'applique aussi à la rhétorique. En effet, l'orateur est capable de parler de tout

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devant toutes sortes de public, sa puissance de convaincre est donc encore plus grande auprès des masses, quoi qu'il
veuille obtenir d'elles — pour le dire en un mot. Mais cela ne donne pas une meilleure raison de réduire en miettes la
réputation du médecin — pour le simple motif que l'orateur en serait capable — ni, non plus, celle des autres
métiers. Tout au contraire, c'est une raison supplémentaire de se servir de la rhétorique d'une façon légitime,
comme on le fait du reste pour tout art de combat. Mais, s'il arrive, je peux l'imaginer, qu'un individu, une fois
devenu orateur, se serve à tort du pouvoir que lui donne la connaissance de l'art, l'homme qu'il faut honnir et bannir
des cités n'est pas son maître de rhétorique. Car le maître a transmis un art dont il faut faire un usage légitime, alors
que l'autre, son disciple, s'en est servi tout à l'inverse. L'homme qui doit, à juste titre, être honni, banni, anéanti, c'est
donc l'homme qui s'est mal servi de son art, mais pas celui qui fut son maître.

SOCRATE — J'imagine, Gorgias, que tu as eu, comme moi, l'expérience d'un bon nombre d'entretiens. Et, au cours de
ces entretiens, sans doute auras-tu remarqué la chose suivante; les interlocuteurs ont du mal à définir les sujets dont
ils ont commencé de discuter et à conclure leur discussion après s'être l'un et l'autre ci mutuellement instruits. Au
contraire, s'il arrive qu'ils soient en désaccord sur quelque chose, si l'un déclare que l'autre se trompe ou parle de
façon confuse, ils s'irritent l'un contre l'autre, et chacun d'eux estime que son interlocuteur s'exprime avec mauvaise
foi, pour avoir le dernier mot, sans chercher à savoir ce qui est au fond de la discussion. Il arrive même, parfois, qu'on
se sépare de façon lamentable; on s'injurie, on lance les mêmes insultes qu'on reçoit, tant et si bien que les auditeurs
s'en veulent d'être venus écouter pareils individus. Te demandes-tu pourquoi je parle de cela ? Parce que j'ai
l'impression que ce que tu viens de dire n'est pas tout à fait cohérent, ni parfaitement accordé avec ce que tu disais
d'abord au sujet de la rhétorique. Et puis, j'ai peur de te réfuter, j'ai peur que tu ne penses que l'ardeur qui m'anime
vise, non pas à rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion, mais bien à te critiquer. Alors, écoute, si tu es
comme moi, j'aurais plaisir à te poser des questions, sinon, j'y renoncerais. Veux-tu savoir quel type d'homme je
suis ? Eh bien, je suis quelqu'un qui est content d'être réfuté, quand ce que je dis est faux, quelqu'un qui a aussi
plaisir à réfuter quand ce qu'on me dit n'est pas vrai, mais auquel il ne plaît pas moins d'être réfuté que de réfuter.
En fait, j'estime qu'il y a plus grand avantage à être réfuté, dans la mesure où se débarrasser du pire des maux fait
plus de bien qu'en délivrer autrui. Parce qu'à mon sens, aucun mal n'est plus grave pour l'homme que se faire une
fausse idée des questions dont nous parlons en ce moment. Donc, si toi, tu m'assures que tu es comme moi,
discutons ensemble; sinon, laissons tomber cette discussion, et brisons-la.

GORGIAS — Voyons, Socrate, pour ma part, j'affirme être en tout point semblable à l'homme que tu as décrit.
Cependant, peut-être nous faut-il songer à connaître l'avis de nos auditeurs. Car, tout à l'heure, avant que vous
n'arriviez, j'ai fait entendre à cette assistance une assez longue présentation. Or, si, à présent, nous parlons
ensemble, cette discussion, sans doute, nous entraînera trop loin. Nous devons donc connaître l'avis de nos
auditeurs, pour ne pas les retenir s'ils ont autre chose à faire.

CHÉRÉPHON — Tu n'as qu'à entendre, Gorgias, et toi aussi Socrate, le vacarme que tous ces gens font ; ils veulent
écouter tout ce que vous dites. Moi aussi, d'ailleurs. Pourvu que je n'aie jamais d'affaire si pressante qu'il me faille
renoncer pour un plus grand profit à des discussions de cette qualité, entre des hommes aussi brillants!

CALLICLÈS — Au nom des dieux, Chéréphon, je peux te dire que j'ai assisté en personne à un tas d'entretiens, et je ne
sais pas si j'ai jamais été aussi comblé que maintenant. Alors, pour ce qui est de moi, même si vous aviez envie de
passer la journée entière à parler, j'en serais ravi!

SOCRATE — Mais, tu sais, Calliclès, moi, je n'ai rien contre, si Gorgias accepte.

GORGIAS — Après de telles déclarations, je serais vraiment déshonoré, Socrate, de n'y point consentir. Je me suis
engagé en personne à ce qu'on me demandât tout ce qu'on voulait. Eh bien, puisque tous sont d'accord, parle avec
moi et demande-moi ce qui te plaît.

SOCRATE — Bon, écoute bien, Gorgias, quelque chose m'étonne dans ce que tu dis. D'ailleurs, il est probable que tu
as raison, et que je n'ai pas bien saisi. Tu prétends que si un homme souhaite apprendre la rhétorique avec toi, tu
peux en faire un orateur.

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Un orateur qui sache donc convaincre son public, quel que soit le sujet dont il parle, sans lui donner la
moindre connaissance de ce sujet, mais par persuasion.

GORGIAS — Oui, c'est tout à fait cela.

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SOCRATE — Or, tour à l'heure, tu disais bien que, même sur des questions de santé, l'orateur est plus convaincant
que le médecin.

GORGIAS — En effet, je l'ai dit — quand l'orateur parle en public.

SOCRATE — Mais que veux-tu dire avec ce « en public » ? est-ce devant des gens qui ignorent ce dont on leur parle ?
Car, bien sûr, si l'orateur parlait devant des gens qui s'y connaissent, il ne serait pas plus persuasif que le médecin!

GORGIAS — Tu dis vrai.

SOCRATE — Mais, si l'orateur est plus persuasif que le médecin, alors, il convainc mieux qu'un connaisseur!

GORGIAS — Oui, parfaitement.

SOCRATE — Pourtant, il n'est pas médecin, n'est-ce pas ?

GORGIAS — Non, bien sûr.

SOCRATE — Or, quand on n'est pas médecin, assurément, on ne connaît rien de ce que connaît le médecin!

GORGIAS — C'est évident.

SOCRATE — Donc, l'orateur, qui n'y connaît rien, convaincra mieux que le connaisseur s'il s'adresse à des gens qui
n'en connaissent pas plus que lui; voilà, est-ce bien le cas où l'orateur est plus persuasif que le médecin? Ou les
choses se passent-elles autrement ?

GORGIAS — Non, c'est bien ce qui arrive, dans le cas de la médecine, du moins.

SOCRATE — Et dans le cas des autres arts ? L'orateur et la rhétorique ne se trouvent-ils pas toujours dans une
situation identique ? La rhétorique n'a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont elle parle; simplement, elle
a découvert un procédé qui sert à convaincre, et le résultat est que, devant un public d’ignorants, elle a l’air d’en
savoir plus que n’en savent les connaisseurs.

GORGIAS — Mais la vie n'en est-elle pas beaucoup plus facile, Socrate ? Il n'y a aucun art à apprendre, sinon un seul,
la rhétorique, et on n'est pas moins fort qu'un spécialiste!

SOCRATE — Que l'orateur, avec cette façon de faire, soit plus fort ou moins fort que les autres spécialistes, nous le
verrons plus tard, dès que nous aurons besoin de le savoir pour notre discussion. Maintenant, posons-nous d'abord
cette question : quand l'orateur traite du juste et de l'injuste, du beau et du laid, du bien et du mal, agit-il de la même
façon que lorsqu'il parle de la santé et de tous les autres sujets sur lesquels porte le reste des arts? Ignore-t-il ce que
sont le bien, le mal, le beau, le laid, le juste et l'injuste ? A-t-il inventé pour en parler un procédé qui sert à
convaincre, de sorte que lui, qui n'y connaît rien, ait l'air, devant des ignorants, d'en savoir plus que le connaisseur ?
Ou bien l'orateur doit- il nécessairement connaître ce genre de questions ? Voyons, quand on vient te trouver pour
apprendre la rhétorique, faut-il déjà connaître ces notions? Sinon, ce n'est tout de même pas toi, le maître de
rhétorique, qui vas enseigner au nouveau venu le b, a, ba des questions morales — je veux: dire que ce n'est pas ta
fonction. Alors, essaieras-tu de faire que ton élève, aux yeux du public, semble connaître les notions dont il est en fait
ignorant, et qu'il ait l'air d'un homme de bien — ce qu'il n'est pas ? À moins que tu ne sois tout à fait incapable
d'enseigner la rhétorique à quelqu'un qui ne connaît pas encore la vérité des notions morales. Comment vois-tu les
choses, Gorgias ? Par Zeus, comme tu l'as annoncé tout à l'heure, dévoile-nous donc la puissance de la rhétorique,
dis-nous enfin ce que c'est!

GORGIAS — Eh bien, je pense, Socrate, que si l'on ne connaît pas déjà ces questions, on les apprendra chez moi.

SOCRATE — N'en dis pas plus, ta réponse est bonne. Si tu formes un orateur, il doit nécessairement connaître le juste
et l'injuste, qu'il l'ait su avant d'être ton élève, ou qu'il l'ait appris plus tard avec toi.

GORGIAS — Oui, absolument.

SOCRATE — Bon. Quand on a bien appris l'art du maçon, on devient maçon, n'est-ce pas ?

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Et quand on a appris la musique, on devient musicien.

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GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Et médecin, si on a appris la médecine; d'ailleurs, on peut faire la même remarque pour les autres
formations: quand on a suivi un apprentissage, le savoir qu'on a appris, n'a-t-il pas déjà, sur soi, comme sur son
propre ouvrage, imprimé sa marque ?

GORGIAS — Oui, parfaitement.

SOCRATE — Donc, le même argument s'applique aussi à la justice: quand on a bien appris la justice, on est devenu
juste.

GORGIAS – Il n’y a aucun doute là-dessus.

SOCRATE — Or, l'homme juste, me semble-t-il, agit avec justice.

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Il faut donc que l'orateur soit un homme juste; en outre, le juste peut-il vouloir agir sans justice ?

GORGIAS — Non, apparemment pas.

SOCRATE — Par conséquent, un homme juste, jamais, ne voudra être injuste.

GORGIAS — Nécessairement.

SOCRATE — Donc, d'après ce que tu as dit, l'orateur, nécessairement, est un homme juste.

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Par conséquent, jamais l'orateur ne voudra être injuste.

GORGIAS — Non, apparemment pas.

SOCRATE — Mais, rappelle-toi, un peu avant, tu disais qu'on ne devait pas accuser les entraîneurs ni les expulser des
cités s'il arrive qu'un sportif, un pugiliste, se serve de la force de ses poings pour faire du mal. Tu ajoutais que c'était
pareil pour l'orateur: s'il se sert de la rhétorique pour faire du mal, qu'on n'aille pas accuser son maître ni l'expulser
de la cité, mais qu'on l'accuse plutôt, lui, l'orateur qui a mal agi et qui a employé à tort les moyens de la rhétorique.
C'est ce que tu as dit, oui ou non ?

GORGIAS — Oui, je l'ai dit.

SOCRATE — Or, maintenant, voilà que le même individu — je parle toujours de l'orateur — a tout l'air de n'avoir
jamais commis la moindre injustice, n'est-ce pas ?

GORGIAS — Oui, il semble.

SOCRATE — Pourtant, au début de notre discussion, Gorgias, tu déclarais que la rhétorique portait sur les discours,
non pas ceux qui étudient les nombres pairs et impairs, bien sûr, mais ceux qui traitent du juste et de l'injuste. Est-ce
exact ?

GORGIAS — Oui.

SOCRATE — Eh bien, vois-tu, quand tu affirmais que la rhétorique traitait de la justice, je me suis dit qu'elle ne
pourrait jamais être une chose injuste — s'il est bien vrai que les discours qu'elle sait composer ne parlent que de
justice. Mais quand, un peu plus tard, tu as déclaré qu'un orateur pouvait se servir sans aucune justice de la
rhétorique, j'en ai été tout étonné, j'ai pensé que tes affirmations ne concordaient pas entre elles, et c'est alors que
je t'ai fait cette sortie, quand je t'ai dit que, si tu considérais, comme moi, qu'il y avait profit à être réfuté, c'était la
peine de discuter, mais que sinon, le mieux était de laisser tomber. Or, maintenant que nous en sommes venus à
étudier la question, tu vois bien que toi-même, tu es d'accord, à ton tour, pour dire qu'il est impossible que l'orateur
se serve injustement de la rhétorique et qu'il veuille faire du mal. Comment ces deux affirmations vont-elles de pair ?
Par le chien, Gorgias, nous n'en avons pas pour un petit moment seulement si nous voulons examiner la question à
fond!

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POLOS — Qu'est-ce que tu racontes, Socrate ? Ce que tu dis en ce moment, est- ce vraiment l'idée que tu te fais de la
rhétorique ? Que te figures-tu ? Parce que Gorgias a été gêné de ne pas te concéder que l'orateur ne pouvait pas ne
pas connaître le juste, le beau et le bien, et qu'il a admis que, si on venait le trouver, tout ignorant de ces questions,
ce serait à lui de les enseigner. .. — Mais c'est à cause de cette concession, bien sûr, qu'il a eu l'air de se contredire,
oui, c'est cela qui te fait le plus grand plaisir, surtout si c'est toi qui y pousses avec tes questions ! — Non, mais quoi ?
Tu te figures qu'on va contester qu'il soit possible de connaître la justice et de l'enseigner à d'autres? Eh bien, pour
en arriver à parler comme cela, il faut être vraiment mal dégrossi!

SOCRATE — Eh là, merveilleux Polos, heureusement qu'en pareils moments nous pouvons compter sur nos fils et nos
jeunes collègues! Comme cela, si nous, les vieux, nous faisons fausse route, c'est à vous, les jeunes, d'être là pour
corriger notre façon de vivre, dans les actes comme dans les propos. Surtout maintenant, si Gorgias et moi, nous
nous sommes trompés au cours de notre discussion, toi, tu es là pour nous corriger. C'est même ton devoir. Et
j'exige, si nous nous sommes mis d'accord sur un point qui te paraît faux, que tu me fasses rejouer mon coup, pourvu
que tu m'assures une seule chose.

POLOS — De quoi veux-tu parler ?

SOCRATE — De ces longs discours que tu fais, Polos, comme celui dans lequel tu t'es lancé au début. Réprime-les.

POLOS — Pourquoi ? N'ai-je pas le droit de parler autant que je veux ?

SOCRATE — Ce rait bien terrible pour toi, mon cher, si, dès ton arrivée à Athènes, la ville de Grèce où la liberté de
parler est la plus grande, tu étais quand même le seul homme qui y connût le malheur d'en être privé. Mais, regarde
ce qui se passe de mon côté : si tu parles trop longtemps et si tu ne veux pas répondre à ce que je demande, ne
serais-je pas à mon tour dans une situation terrible, si je n'avais pas le droit m'en aller sans t'écouter ? Voilà, si la
discussion que nous avons eue t'intéresse, si tu veux y apporter des correctifs, je te l'ai déjà dit, reprends ce qui te
paraît être : tour à tour, interroge et puis laisse-toi interroger, réfute et puis laisse-toi réfuter, comme nous l'avons
fait, Gorgias et moi (…).

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Lettre à Ménécée

Epicure, Lettre à Ménécée, Trad. Fr de Octave Hamelin et Jean Salem, Les Intégrales de Philo,
Nathan, 2009.

Épicure à Ménécée, salut.

Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas
se lasser de philosopher. Car jamais il n'est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l'âme.
Or celui qui dit que l'heure de philosopher n'est pas encore arrivée ou est passée pour lui,
ressemble à un homme qui dirait que l'heure d'être heureux n'est pas encore venue pour lui ou
qu'elle n'est plus. Le jeune homme et le vieillard doivent donc philosopher l'un et l'autre, celui-ci
pour rajeunir au contact du bien, en se remémorant les jours agréables du passé ; celui-là afin
d'être, quoique jeune, tranquille comme un ancien en face de l'avenir. Par conséquent il faut
méditer sur les causes qui peuvent produire le bonheur puisque, lorsqu'il est à nous, nous avons
tout, et que, quand il nous manque, nous faisons tout pour l'avoir.

Attache-toi donc aux enseignements que je n'ai cessé de te donner et que je vais te répéter ;
mets-les en pratique et médite-les, convaincu que ce sont là les principes nécessaires pour bien
vivre.

Commence par te persuader qu'un dieu est un vivant immortel et bienheureux, te conformant
en cela à la notion commune qui en est tracée en nous. N'attribue jamais à un dieu rien qui soit en
opposition avec l'immortalité ni en désaccord avec la béatitude ; mais regarde-le toujours comme
possédant tout ce que tu trouveras capable d'assurer son immortalité et sa béatitude. Car les dieux
existent, attendu que la connaissance qu'on en a est évidente.

Mais, quant à leur nature, ils ne sont pas tels que la foule le croit. Et l'impie n'est pas celui qui
rejette les dieux de la foule : c'est celui qui attribue aux dieux ce que leur prêtent les opinions de la
foule. Car les affirmations de la foule sur les dieux ne sont pas des prénotions, mais bien des
présomptions fausses. Et ces présomptions fausses font que les dieux sont censés être pour les
méchants la source des plus grands maux comme, d'autre part, pour les bons la source des plus
grands biens. Mais la multitude, incapable de se déprendre de ce qui est chez elle et à ses yeux le
propre de la vertu, n'accepte que des dieux conformes à cet idéal et regarde comme absurde tout ce
qui s'en écarte.

Prends l'habitude de penser que la mort n'est rien pour nous. Car tout bien et tout mal
résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la
connaissance de cette vérité que la mort n'est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette
vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d'une durée infinie, mais en nous enlevant le
désir de l'immortalité. Car il ne reste plus rien à redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris
que hors de la vie il n'y a rien de redoutable. On prononce donc de vaines paroles quand on
soutient que la mort est à craindre non pas parce qu'elle sera douloureuse étant réalisée, mais
parce qu'à est douloureux de l'attendre. Ce serait en effet une crainte vaine et sans objet que celle
qui serait produite par l'attente d'une chose qui ne cause aucun trouble par sa présence.

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Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d'horreur, la mort, n'est rien pour nous,
puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n'est pas, et que, quand la mort existe, nous
ne sommes plus. Donc la mort n'existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu'elle n'a rien à
faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus.

Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l'appelle comme le
terme des maux de la vie. Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n'a pas peur non plus de
ne plus vivre : car la vie ne lui est pas à charge, et il n'estime pas non plus qu'il y ait le moindre mal
à ne plus vivre.De même que ce n'est pas toujours la nourriture la plus abondante que nous
préférons, mais parfois la plus agréable, pareillement ce n'est pas toujours la plus longue durée
qu'on vent recueillir, mais la plus agréable. Quant à ceux qui conseillent aux jeunes gens de bien
vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement parce que la
vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne
font qu'un. On fait pis encore quand on dit qu'il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de
franchir au plus vite les portes de l'Hadès ». Car si l'homme qui tient ce langage est convaincu,
comment ne sort-il pas de la vie ? C'est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s'il veut
sa mort d'une volonté ferme. Que si cet homme plaisante, il montre de la légèreté en un sujet qui
n'en comporte pas.

Rappelle-toi que l'avenir n'est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle
sorte que nous ne devons ni compter sur lui comme s'il devait sûrement arriver, ni nous interdire
toute espérance, comme s'il était sûr qu'il dût ne pas être.

Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que,
parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs
nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les
autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et
toute aversion à la santé du corps et à l'ataraxie de l'âme, puisque c'est là la perfection même de la
vie heureuse. Car nous faisons tout afin d'éviter la douleur physique et le trouble de l'âme.
Lorsqu'une fois nous y avons réussi, toute l'agitation de l'âme tombe, l'être vivant n'ayant plus à
s'acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être
de l'âme et celui du corps. Nous n'avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son
absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n'éprouvons pas de douleur nous n'avons
plus besoin du plaisir.

C'est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. En
effet, d'une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature,
et c'est de lui que nous partons pour déterminer ce qu'il faut choisir et ce qu'il faut éviter ; d'autre
part, c'est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de
règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu'il soit. Mais, précisément parce
que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et
il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu'ils doivent avoir pour
suite des peines qui les surpassent ; et, d'autre part, il a des douleurs que nous estimons valoir mieux
que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là
pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc
un bien, et cependant tout plaisir n'est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et
pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent
être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est
toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un
mal, et le mal, à son tour, comme un bien.

C'est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu'il faille toujours vivre
de peu, mais afin que si l'abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous

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aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l'opulence qui ont le moins
besoin d'elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à
un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui
d'un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, et, d'autre part, du
pain d'orge et de l'eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir
senti la privation. L'habitude d'une nourriture simple et non pas celle d'une nourriture luxueuse,
convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l'homme toute liberté de se consacrer
aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque
nous les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas
craindre la mauvaise fortune. Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne
parlons pas des plaisirs voluptueux et inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances
déréglées, ainsi que l'écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la
prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à
ne pas souffrir et, pour l'âme, à être sans trouble. Car ce n'est pas une suite ininterrompue de jours
passés à boire et à manger, ce n'est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n'est
pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n'est pas tout
cela qui engendre la vie heureuse, mais c'est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute
circonstance les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter, et de rejeter les vaines
opinions d'où provient le plus grand trouble des âmes.

Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c'est la prudence. Il
faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu'elle est faite pour être la source de
toutes les vertus, en nous enseignant qu'il n'y a pas moyen de vivre agréablement si l'on ne vit pas
avec prudence, honnêteté et justice, et qu'il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et
justice si l'on ne vit pas agréablement. Les vertus en effet, ne sont que des suites naturelles et
nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à
part des vertus.

Et maintenant y a-t-il quelqu'un que lui mettes au-dessus du sage ? Il s'est fait sur les dieux
des opinions pieuses ; il est constamment sans crainte en face de la mort ; il a su comprendre quel
est le but de la nature ; il s'est rendu compte que ce souverain bien est facile à atteindre et à
réaliser dans son intégrité, qu'en revanche le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la
durée ou quant à l'intensité.

Il se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses60 ; et certes mieux
vaudrait s'incliner devant toutes les opinions mythiques sur les dieux que de se faire les esclaves
du destin des physiciens, car la mythologie nous promet que les dieux se laisseront fléchir par les
honneurs qui leur seront rendus, tandis que le destin, dans son cours nécessaire, est inflexible ; il
n'admet pas, avec la foule, que la fortune soit une divinité — car un dieu ne fait jamais d'actes sans
règles —, ni qu'elle soit une cause inefficace : il ne croit pas, en effet, que la fortune distribue aux
hommes le bien et le mal, suffisant ainsi à faire leur bonheur et leur malheur, il croit seulement
qu'elle leur fournit l'occasion et les éléments de grands biens et de grands maux ; enfin il pense
qu'il vaut mieux échouer par mauvaise fortune, après avoir bien raisonné, que réussir par heureuse
fortune, après avoir mal raisonné — ce qui petit nous arriver de plus heureux dans nos actions
étant d'obtenir le succès par le concours de la fortune lorsque nous avons agi en vertu de
jugements sains.

60
Il dit ailleurs que, parmi les événements, les uns relèvent de la nécessité, d'autres de la fortune, les autres
enfin de notre propre pouvoir, attendu que la nécessité n'est pas susceptible qu'on lui impute une
responsabilité, que la fortune est quelque chose d'instable, tandis que notre pouvoir propre, soustrait à toute
domination étrangère, est proprement ce à quoi s'adressent le blâme et son contraire (scholie)

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Médite donc tous ces enseignements et tous ceux qui s'y rattachent, médite-les jour et nuit,
à part toi et aussi en commun avec ton semblable. Si tu le fais, jamais tu n'éprouveras le moindre
trouble en songe ou éveillé, et tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car un homme qui vit
au milieu de biens impérissables ne ressemble en rien à un être mortel.

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Crédits bibliographiques

BREHIER Emile, Histoire de la philosophie, Paris, PUF "éditions Quadrige", 2004.

COULOUBARITSIS Lambros, Aux origines de la philosophie européenne, Bruxelles,


éditions "De Boeck", 2003.

VERSTRAETEN Pierre et COULOUBARITSIS Lambros, Les grands courants de la


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LANGE Friedrich-Albert, Histoire du matérialisme, Trad. Fr. B. Pommerol, Paris, PUF


éditions "Coda", 2004.

BALAUDE Jean-François, Les théories philosophiques de l'amitié dans l'Antiquité, (cours de


philosophie ancienne et médiévale), Paris, "Paris X – Comète", 2008

BALAUDE Jean-François, La question socratique (cours de philosophie ancienne et


médiévale), Paris, éditions "Paris X – Comète", 2008

BRENET Jean-Baptiste, Aristote – La physique (cours de philosophie ancienne), Paris,


éditions audio "Paris X – Comète", 2008.

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Barcelone, éditions "RBA Coleccionables", 2011.

BENSAUDE VINCENT Bernadette, Histoire de la chimie (cours de philosophie des


sciences), Paris, éditions "Paris X – Comète", 2008.

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