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GÉO-ÉPISTÉMOLOGIE
© Armand Colin, 2017
Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff
ISBN : 978-2-200-61631-1
www.armand-colin.com
Deux de mes anciens étudiants devenus des collègues et amis,
Colette Jourdain-Annequin et Guilherme Ribeiro ont relu ce texte.
Je les remercie de leurs remarques et de leurs commentaires.
Sommaire
Introduction ........................................................................................... 11
1. Les trois formes de réflexion sur le travail scientifique......... 11
1.1 La philosophie de la connaissance et des sciences .................. 11
1.2 L’épistémologie ....................................................................... 12
1.3 Une tard venue : la sociologie des sciences ............................. 12
2. Qui se penche sur le travail scientifique ? ............................... 13
2.1 Une démarche fondée sur la philosophie ou sur l’analyse
du travail scientifique ................................................................... 13
2.2 La science comme tribunal des savoirs communs,
l’épistémologie comme tribunal des connaissances
scientifiques.................................................................................. 14
2.3 La combinaison fréquente des deux approches ...................... 14
2.4 Les sciences qui servent de modèles aux autres ...................... 15
3. Des inquiétudes qui se renforcent ........................................... 17
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Sommaire
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Sommaire
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Sommaire
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Sommaire
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Introduction
11
Introduction
1.2 L’épistémologie
L’épistémologie apparaît assez tard. Le terme est introduit en anglais par
James Frederick Ferrier en 1856. Il est utilisé en français à partir de 1901. Le
domaine qu’il recouvre est né plus tôt. En Grande-Bretagne, le mouvement
est annoncé par David Hume ; en Allemagne, Kant renouvelle l’analyse de
l’entendement : la recherche de la vérité perd sa dimension métaphysique.
En France, le tournant est définitivement pris avec Meyerson, au début du
XX e siècle.
La réflexion épistémologique tarde plus encore à s’affirmer dans les
sciences de l’homme et de la société. Pour l’école d’économie historique alle-
mande, dans le courant du XIXe siècle, il convient de comprendre la diversité
des systèmes de production et de distribution plutôt que de mettre en évi-
dence des lois générales. Son chef, Gustav Schmoller, critique Carl Menger, le
leader de l’école autrichienne, dont la perspective est opposée : c’est le point
de départ du Methodenstreit, qui se développe dans les années 1870 et 1880
et a des répercussions sur les autres sciences sociales ; il marque le début des
débats sur les fondements des disciplines de l’homme et de la société.
12
Introduction
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Introduction
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Introduction
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Introduction
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Introduction
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Épistémologie et géographie :
1
des origines à la géographie
classique
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1 Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique
des faits à la surface de la terre, et de grilles d’observation qui décrivent les
objets appréhendés en tel ou tel lieu – ou telle ou telle région – et mettent
en évidence les processus qui les lient entre eux ; la démarche aboutit à la
constitution de systèmes d’information géographique.
La géographie scientifique est-elle une description de notre planète,
comme le veut l’étymologie ? Une démarche qui permet de s’orienter et de
situer tous les lieux à la surface de la terre ? Les deux, sans aucun doute, mais
bien davantage : c’est la forme rationalisée prise par les savoirs indispen-
sables pour se repérer, trouver son chemin, tirer parti des milieux et amé-
nager le monde ; c’est aussi une réflexion sur l’expérience qu’ont les hommes
des territoires où ils vivent ou qu’ils visitent.
La géographie scientifique ne tourne pas le dos aux formes de connais-
sances auxquelles elle a succédé. Elle dépend d’elles pour la compréhension
des sociétés du passé. Une large partie des données qu’elle met en œuvre
aujourd’hui lui est fournie par les personnes qu’interrogent les chercheurs.
La compréhension du monde contemporain implique l’analyse des repré-
sentations géographiques que partagent les masses populaires comme celles
de leurs dirigeants. Même conçue scientifiquement, la discipline ne peut
oublier les savoirs vernaculaires, les récits de voyage ou les recensions admi-
nistratives qui l’ont précédée.
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Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique 1
Ils se consacrent alors à la diversité de la terre et des formes d’occupation
qu’y ont développées les hommes. Leur discipline se structure progressi-
vement. Elle s’intéresse à la mise en place des formes du relief. Humboldt
(à la suite de Giraud-Soulavie) montre comment les formations végétales
reflètent le climat, ce qui conduit à l’analyse des milieux. Celle-ci devient
centrale lorsqu’en 1859, Darwin découvre qu’à travers la sélection naturelle,
l’évolution des êtres vivants dépend de leur environnement.
La géographie humaine résulte, dans les années 1880, de la grande ques-
tion que pose l’évolutionnisme pour qui veut comprendre l’homme et la
société : quel est le poids du milieu dans la différenciation des groupes, de
leurs activités et des paysages qu’ils modèlent ? Quelle part revient à l’inno-
vation et à la circulation qui leur permettent de s’affranchir des contraintes
locales ?
Grâce à Friedrich Ratzel en Allemagne et à Paul Vidal de la Blache
en France, les deux composantes de la géographie humaine (les relations
hommes/milieux et la circulation) sont ainsi clairement distinguées dès la
fin du XIXe siècle. C’est toutefois le premier volet qui retient surtout l’atten-
tion de la géographie classique qui se développe jusqu’au milieu du XXe siècle.
En France, elle met l’accent sur les genres de vie qu’élaborent les groupes
humains pour tirer parti de leur environnement. De la statistique comme
description de l’État naissent à la même époque deux autres conceptions de
la discipline : la géographie économique et la géographie politique.
Les démarches mises en œuvre par la première génération de géographes
sont variées. Elles doivent beaucoup aux sciences naturelles, géologie, bota-
nique, écologie naissante, et à l’histoire. Cherchant à comprendre l’humani-
sation de la terre, elles s’appuient largement sur la préhistoire et l’ethnologie.
Soucieuses d’éclairer leur époque, elles mettent l’accent sur les dynamiques
planétaires comme sur les processus locaux et régionaux.
Avec le progrès technique, qui rend possible la mobilisation en tout point
de la terre de formes concentrées d’énergie, les approches imaginées à la
fin du XIXe siècle perdent de leur pertinence : les contraintes liées à l’avarice
de la nature pèsent désormais moins directement ; le rôle de la circulation
et de l’innovation s’affirme : c’est le domaine auquel s’attache la Nouvelle
Géographie, qui s’épanouit des années 1950 aux années 1970 en s’appuyant,
au départ, sur l’économie spatiale. Vidal de la Blache dans ses dernières
publications et certains de ses anciens étudiants, comme Albert Demangeon,
avaient déjà senti la fécondité ce domaine, mais ils n’avaient pas été compris.
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1 Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique
Le poids du milieu ne disparaît pas : il se manifeste différemment. Ce
qui limite désormais la liberté des hommes, ce n’est plus l’avarice de la nature
mais la fragilité ou la résilience de milieux que menacent la prolifération des
activités humaines et leur agressivité. Les géographes mettent une ving-
taine d’années à prendre conscience de ce bouleversement : les nouvelles
approches écologiques se développent surtout après 1980.
La physionomie de la géographie change aussi parce que le statut de
ceux qui concourent à la bâtir se modifie. L’époque où dominaient les voya-
geurs, les naturalistes (botanistes et géologues en particulier) et les amateurs
éclairés se termine dans les dernières décennies du XIXe siècle. La trans-
formation de l’État traditionnel en État national et l’expansion coloniale
valorisent la géographie : tous les citoyens doivent la connaître. Une nou-
velle forme d’institutionnalisation se met ainsi en place : les géographes
deviennent surtout des professeurs ; dans le primaire et dans le secondaire,
ils diffusent les formes modernes du savoir géographique que les universi-
taires font progresser.
Lorsqu’ils travaillent sur les problèmes naturels, les géographes sont
conduits à adopter des démarches voisines de celles des sciences de la terre ;
lorsqu’ils s’intéressent à la géographie humaine, leur approche ressemble à
celle imaginée par les sciences sociales.
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Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique 1
3.2 Le positivisme : une interprétation plus simple
Nombre de chercheurs adoptent au début du XIXe siècle une interpréta-
tion plus simple : la science progresse en décomposant la réalité en faits ;
l’observation de ceux-ci et les expériences qui mettent en évidence leur
genèse révèlent les mécanismes en œuvre dans l’univers physique et dans
la société : ils font comprendre comment le monde fonctionne, même si l’on
ne sait rien de sa nature. Tel que le formule Auguste Comte, le positivisme
repose sur l’idée que le réel donne lui-même la clef du monde. Trevor Barnes
résume ainsi ses positions : l’observation est la source de toute connais-
sance ; la causalité n’est autre chose que l’occurrence répétitive d’un événe-
ment ; la réflexion théorique est suspecte parce qu’elle n’est pas observable ;
la méthode positive peut être appliquée aux sciences sociales et aux huma-
nités (Barnes, 2009, p. 551-559).
C’est dans ce contexte que la géographie et les sciences sociales modernes
se forment. Elles affichent la plus grande révérence pour les sciences
exactes, mathématiques, physique et chimie, ainsi que pour les sciences
naturelles. Les problèmes qu’elles ont à résoudre diffèrent cependant dans
bien des cas de ceux abordés dans d’autres domaines. Elles doivent donc
imaginer d’autres procédures, même si elles n’éprouvent guère le besoin de
les expliciter.
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1 Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique
d’années. À cette échelle, le rôle que tiennent les hommes dans la transfor-
mation des milieux devient sensible ; l’influence qu’exerce l’environnement
sur la vie sociale l’est aussi. L’économie est la première discipline à aborder
ce thème : pour Malthus, la production augmente selon une progression
arithmétique alors que la population croît à un rythme exponentiel : au-delà
d’un certain seuil, la nature se montre incapable de faire face aux besoins
humains : elle devient avare.
Le schéma malthusien est repris par Darwin : tous les êtres ont tendance
à se reproduire à un rythme exponentiel. Les espèces se heurtent donc à
des limites imposées par la nature : c’est le ressort de la sélection naturelle.
Peut-on comparer les mécanismes à l’œuvre dans les sociétés humaines
à ceux qui dominent le reste de la nature ? C’est là une question inédite – et
qui motive, nous l’avons vu, l’émergence de la géographie humaine.
3.5 La société ne se bâtit pas par décret : c’est une réalité complexe
qu’il faut analyser aussi objectivement que le monde naturel
Les points sur lesquels achoppe la Révolution française rappellent que
la société ne s’institue pas par décret ou par la signature, un jour donné,
d’un contrat (Nisbet, 1966). Le monde social est lourd d’héritages et se
caractérise par de remarquables permanences. En raison des mécanismes
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Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique 1
d’ajustement global qui y sont à l’œuvre (ceux des marchés, par exemple),
les décisions que prennent les membres d’un groupe ne produisent pas tou-
jours, en s’additionnant, l’effet qu’ils escomptaient.
Il ne suffit pas de raisonner dans l’abstrait sur les principes qui doivent
régir la vie sociale pour comprendre celle-ci. Comme dans les sciences phy-
siques ou naturelles, ceux qui s’intéressent aux groupes humains doivent
partir de ce qui est observable.
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1 Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique
3.7 L’émergence de nouvelles philosophies de la connaissance
Les épistémologies inspirées de Kant et du positivisme ont en commun
de rompre avec les philosophies de la connaissance qui cherchaient dans
la métaphysique une voie vers le savoir. Ce courant ne disparaît cependant
pas. Il prend une autre forme : pour lui, la vérité n’est plus à chercher dans
la partie la plus haute de la sphère de l’esprit, l’empyrée où la métaphysique
localisait l’authentique savoir. Elle se trouve cachée au fond des choses : c’est
le tournant que prennent alors les philosophies réalistes : comme dans le
cadre kantien ou dans celui du positivisme, celles-ci cherchent l’explication
du monde dans des mécanismes, mais ceux qui les intéressent échappent à
l’observation commune.
Hegel joue un rôle essentiel dans la naissance des nouvelles formes que
prend la philosophie de la connaissance. Il garde du christianisme l’idée
que l’histoire est l’accomplissement d’un grand dessein, mais celui-ci n’est
plus assumé avec Dieu ; il est purement humain et dominé par la Raison.
Contrairement à ce que professaient les Lumières, le cheminement de l’Idée
est souvent surprenant ; il prend des voies détournées ; la Raison ruse en
devenant dialectique. C’est au philosophe, seul capable de lire sa progres-
sion, d’éclairer le monde.
Marx reprend ce schéma en le « remettant sur ses pieds » : ce qui compte
pour lui, ce n’est pas le mouvement de l’Idée, mais celui du monde social.
En analysant la genèse de la forme marchande, il met en évidence un méca-
nisme qui échappe aussi bien aux intéressés qu’aux économistes : celui de
l’exploitation des travailleurs, dont le labeur est acheté par les entrepreneurs
à sa valeur d’échange alors qu’il est revendu à sa valeur d’usage, générant
ainsi des profits indûment appropriés.
De nouvelles philosophies de la connaissance voient ainsi le jour au
XIX siècle : elles transforment la vision que l’on a de l’histoire (Hegel), de
e
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Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique 1
4. Les fondements épistémologiques
de la géographie classique
La géographie qui se développe dans ce contexte – la géographie classique –
doit faire face à des problèmes spécifiques qui expliquent son originalité.
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1 Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique
La géographie se développe comme une science naturelle des lieux, des
paysages ou des régions.
Les essais pour expliquer les réalités sociales par le jeu des influences
naturelles dans le cadre de l’évolutionnisme échouent (ce que constate le pos-
sibilisme, qui s’impose face au déterminisme environnemental), mais le bilan de
ces tentatives n’est pas négligeable. On sait désormais que les rapports entre
les groupes sociaux et leur environnement doivent être examinés selon une
double perspective : en analysant d’abord les chaînes trophiques, comme
le veut l’écologie ; en termes de ressources, de contraintes ou de risques
ensuite.
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Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique 1
particulier, comme Giraud-Soulavie en France ou quelques années plus
tard, Alexandre de Humboldt lors de son voyage en Amérique équinoxiale,
que l’on doit la mise en évidence des vraies divisions naturelles, celles qui
reflètent à la fois la nature du sous-sol et les conditions climatiques.
La première tâche de la géographie classique, c’est donc de présenter
une lecture de la diversité de la terre qui ne soit pas entachée par l’arbitraire
des divisions imaginées par les hommes. La seule manière d’y parvenir,
c’est de rompre avec les cadres arbitrairement dessinés par les gouvernants :
le géographe doit donc sortir des bibliothèques, se former à l’observation
(acquérir « l’œil du géographe ») et devenir un homme de terrain. Il ne lui est
pas interdit de mobiliser les données recueillies par d’autres, mais il doit le
faire de façon critique, sans se laisser abuser par les cadres utilisés pour les
présenter. Sa connaissance directe des lieux garantit que les divisions qu’il
retient reflètent bien les articulations du réel. En France, la dernière thèse
de géographie rédigée sans travail de terrain est celle que soutient Augustin
Bernard sur la Nouvelle-Calédonie, en 1894. Cette date marque le triomphe
des nouvelles approches.
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1 Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique
analyser des combinaisons : il désigne ainsi les interactions complexes qui
sont à l’origine des structures géographiques.
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Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique 1
Pour la première fois, la géographie cesse d’être appréhendée dans une
perspective naturaliste : elle l’est comme une science sociale. L’isolement
épistémologique dans lequel elle vivait disparaît.
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Nouveau contexte
2
épistémologique
et Nouvelle Géographie
À partir de 1900, l’invention des géométries non-euclidiennes, la radioactivité,
la relativité et l’optique corpusculaire conduisent à un approfondissement de la
réflexion épistémologique. Le mouvement se propage aux sciences sociales
aux alentours de la Seconde Guerre mondiale. La Nouvelle Géographie naît
dans ce contexte
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2 Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie
Le nazisme contraint la plupart des membres du groupe de Vienne à
émigrer : le positivisme logique occupe dès lors une position dominante
dans le monde anglophone.
1.3 L’École de Francfort
L’École de Francfort s’attache aussi à l’étude des réalités sociales. Elle
tire son originalité du rapprochement qu’elle opère entre deux options plus
anciennes : l’approche critique des Lumières et l’analyse des processus
masqués imaginée par Hegel et exploitée par Marx ou par Freud. Pour les
chercheurs de Francfort, les travaux académiques sont fondamentalement
conservateurs : ne suffit-il pas de dire d’un aspect du réel qu’il permet à
la société de fonctionner pour qu’il soit justifié même s’il est moralement
condamnable ? Ce n’est pas parce que l’esclavage assurait la prospérité de
certaines sociétés qu’il était acceptable !
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Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie 2
L’École de Francfort est tout autant affectée par le nazisme que ne l’est
l’École de Vienne. Ses membres en exil diffusent dans les universités améri-
caines l’idée de science critique.
35
2 Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie
inspirés imaginent alors un autre système d’interprétation ; ils définissent
un autre paradigme. Périodes de science normale et révolutions scientifiques se
succèdent ainsi.
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Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie 2
standards que promeut alors la réflexion épistémologique. Ils y trouvent un
soutien et une confirmation – plus qu’une inspiration.
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2 Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie
travaux déjà anciens de l’économie spatiale. Ils sont persuadés que les outils
statistiques et mathématiques qui deviennent alors disponibles les aideront
considérablement.
La géographie classique était souvent conçue par ceux qui la pratiquaient
comme une science naturelle du monde social. Cela les isolait des autres
sciences de l’homme et des débats auxquels donnaient lieu les approches
qu’elles mettaient en œuvre.
Depuis le milieu du XIXe siècle, les géographes français se tenaient au
courant de ce qui se faisait dans les universités allemandes, qu’ils pensaient
être à la pointe de la recherche. Le réflexe demeure après la Seconde Guerre
mondiale, alors que la pensée allemande souffre de l’exil de ses meilleurs
chercheurs sous le nazisme et de la timidité de professeurs qui savent que le
commerce des idées peut être dangereux.
Seuls quelques isolés participent alors à l’essor de la Nouvelle Géogra-
phie en Europe continentale : ils sont trop peu nombreux pour donner nais-
sance à une dynamique de débats. La réflexion est beaucoup plus animée
dans le monde anglophone ou en Scandinavie.
Aux États-Unis, le néo-positivisme logique séduit nombre de géo-
graphes. En 1953, Fred K. Schaefer, un géographe autrichien exilé, donne le
ton en condamnant l’exceptionnalisme qui caractérisait la géographie clas-
sique : pourquoi insister, à la manière de Richard Hartshorne, sur la diver-
sité régionale de la terre et ignorer les régularités que l’on peut également y
observer (sur ce point, la position de Hartshorne est plus nuancée que ne
le disent ses critiques) ? Le rôle de la géographie n’est-il pas davantage de
souligner la géométrie si frappante des réseaux urbains que de se focaliser
sur la singularité de telle ou telle ville ?
Je propose en 1964 la première analyse des mutations en cours dans la
géographie humaine. William Bunge (1962), qui condamne l’exceptionna-
lisme de la géographie classique, tire parti de Thomas Kuhn pour présenter
l’évolution en cours comme une révolution scientifique. Peter Gould intro-
duit, en 1968, le terme de Nouvelle Géographie. David Harvey parachève le
mouvement dans Explanation in Geography qu’il publie en 1969.
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Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie 2
3. Après 1970 : la Nouvelle Géographie cesse d’être
dominante mais s’enrichit
L’histoire de la Nouvelle Géographie est fulgurante : le courant se des-
sine au milieu des années 1950, s’affirme au début des années 1960 et
achève d’être théorisé en 1969. Pour la plupart des observateurs, il s’efface
alors brutalement. Il cesse en fait d’être dominant, mais quelques-uns de
ses développements les plus intéressants prennent place dans les années
1970 : c’est alors que les dimensions spatiales de la quête de prestige et
de statut sont mises en évidence, que les jeux du pouvoir sont éclairés et
que le rôle des relations institutionnalisées dans l’organisation des groupes
est souligné. Ceux-ci sont ainsi dotés d’une structure, d’une architecture
socio-spatiale.
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2 Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie
3.2 La Time Geography de Torstein Hägerstrand
La Nouvelle Géographie revêt en Suède un visage différent de celui
qu’il prend dans le monde anglophone. Son représentant le plus illustre,
Torstein Hägerstrand, mobilise dans sa thèse (qui porte sur la diffusion de
l’innovation dans les milieux ruraux de la Scanie) des outils statistiques
sophistiqués (la méthode de Monte Carlo), mais la nouveauté essentielle
de sa démarche vient de sa volonté de saisir la totalité des flux qui carac-
térisent la vie sociale (Hägerstrand, 1968 [1953]).
Il offre en 1970 une synthèse de sa réflexion en ce domaine : ce qui
intéresse les géographes, ce n’est pas la distribution des habitants d’un pays
à un instant donné ; la manière dont celle-ci se transforme est plus signifi-
cative car elle révèle les processus en œuvre. Hägerstrand propose donc aux
spécialistes de géographie humaine de construire un volume dont la base
est constituée par la situation au temps 0, et les plans successifs par celles
aux temps 1, 2,… n. Lorsque les gens ne bougent pas, les trajectoires qu’ils
décrivent dans ce volume apparaissent comme des verticales ; ce sont des
obliques lors de leurs déplacements. Les points où ils se rencontrent appa-
raissent comme des tubes verticaux : c’est là que les échanges face-à-face
prennent place. La Time Geography n’est pas une théorie : approche physique
du monde social, cette « topoécologie » attire l’attention sur les modifica-
tions réciproques qu’entraîne la coexistence des êtres et des choses dans le
temps et dans l’espace. Elle permet de saisir la constellation société-nature-
technologie (Simonsen, 2009, p. 757).
La représentation graphique des budgets espaces-temps des individus
qu’offre Torstein Hägerstrand n’est pas très différente de l’analyse des genres
de vie telle que Jean Brunhes l’avait illustrée par l’étude des remues dans le
Val d’Anniviers suisse aux alentours de 1900 – mais le procédé de Hägers-
trand saisit les agendas très divers des sociétés industrialisées et urbanisées
du monde moderne, alors que le genre de vie ne décrivait que les emplois du
temps standardisés de sociétés où tout le monde était agriculteur ou éleveur
et était occupé aux mêmes tâches aux mêmes moments.
La Time Geography connaît un vif succès en Scandinavie. Elle aboutit
à des développements importants en Grande-Bretagne dans les années
1980.
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Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie 2
3.3 Du budget-temps à l’étude des rôles, des relations
institutionnalisées et de l’architecture sociale des groupes
Dès la fin des années 1940, Max Sorre et Pierre George soulignent
l’inadaptation de l’analyse des genres de vie au monde urbanisé et indus-
trialisé du milieu du XX e siècle, mais ne parviennent pas à formuler de
démarche de substitution. Les études de budgets temps-espace que les
sociologues et les aménageurs multiplient dans les années 1960 me
paraissent fournir une solution : dans les sociétés traditionnelles d’agri-
culteurs ou d’éleveurs, les séquences que remplissaient les individus
étaient les mêmes pour des collectivités entières, si bien qu’il suffisait
d’établir le budget temps-espace d’un des travailleurs d’un groupe pour
connaître celui de tous ses membres – son genre de vie. Dans les sociétés
plus complexes du monde moderne, il faut une analyse plus fine : au cours
d’une même journée, chacun joue successivement une série de rôles qui
diffèrent souvent de ceux de ces voisins.
En tant que père de famille, cadre commercial, joueur de tennis, mili-
tant socialiste, fidèle d’une église réformée, M. Dupont partage les joies, les
peines et les responsabilités des pères de famille, des cadres commerciaux,
des joueurs de tennis, des protestants et des militants socialistes. Il appar-
tient successivement à des collectivités d’individus qui se trouvent dans la
même situation. Si les membres de ces collectivités prennent conscience des
problèmes et des intérêts qu’ils partagent (c’est un problème de communica-
tion – un problème spatial, donc) et s’ils s’organisent en conséquence, ils se
transforment en classes.
Le cadre commercial est employé dans une entreprise qui compte une
direction, des services techniques, financiers et des lignes de fabrication :
c’est une forme de relation institutionnalisée. L’anthropologue belge Jacques
Maquet venait d’établir une typologie des systèmes de relations institution-
nalisées des sociétés africaines traditionnelles. Les publications que Max
Weber avait multipliées durant les deux premières décennies du XXe siècle
offraient une analyse fascinante des bureaucraties et des systèmes de rela-
tions politiques – les grands systèmes de relations institutionnalisées carac-
téristiques des sociétés modernes.
C’est à l’intérieur de ces systèmes de relations institutionnalisés que le
jeu de la distance opère (Claval, 1973 ; 1979) : l’idée maîtresse de la Nouvelle
Géographie, celle de la friction que la distance introduit dans les relations
41
2 Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie
humaines, peut donc éclairer la géographie sociale et la géographie politique
(Claval, 1973 ; 1979). Elle offre aussi une nouvelle lecture de la géographie
urbaine : les villes ne sont-elles pas des formes d’organisation de l’espace
destinées à faciliter au maximum les relations sociales (Claval, 1981) ?
42
L’irruption de nouveaux
3
questionnements dans
les années 1970
43
3 L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970
La géographie est marquée par l’esprit du temps. Étudiants et jeunes
enseignants critiquent les hiérarchies universitaires et se lancent dans
l’exploration de nouvelles voies.
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L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970 3
humaniste s’attache au territoire, c’est-à-dire à la manière dont les lieux sont
ressentis et dans certains cas, appropriés ; il explore la signification qu’ils
revêtent pour ceux qui y vivent et les identités qui s’y bâtissent. La per-
ception des milieux change avec les mutations de la société : on redoutait
la montagne à cause de sa nature avare et des redoutables colères qu’y
connaissaient les éléments. Voici qu’avec le tourisme, les sports d’hiver et
l’alpinisme, on se met à l’aimer et à l’exalter !
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3 L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970
Pour les géographes, le matérialisme historique présente cependant une
faiblesse : il n’accorde guère de place à l’espace. Comme le souligne Henri
Lefebvre (1972), la géographie, très présente dans les œuvres de jeunesse
de Marx, disparaît dans Le Capital. Harvey est sensible à cette lacune et
s’attache à la combler. Il y met dix ans. The Limits to Capital (1984) souligne
que le capitalisme se développe en des lieux qu’il modifie profondément :
il y accumule équipements et machines ; pour les desservir, il creuse des
canaux, construit des voies ferrées, trace des routes. Il « indure » ainsi l’es-
pace : c’est que Harvey appelle le spatial fix, l’incrustation spatiale :
« Le terme d’incrustation (fix) a un double sens dans mon propos. Une
certaine part du capital total est littéralement incrustée dans et sur le
sol, sous une forme physique, pour une période de temps relativement
longue » (Harvey, 2003, cité d’après trad. fse, 2010, p. 142).
Au départ, la création d’incrustations spatiales a des effets positifs, parce
que l’accumulation du capital crée des structures régionales attractives : le
capital y circule facilement, le circuit économique, devenu plus complexe,
se structure. Les différents acteurs ont conscience d’appartenir à un même
ensemble et mènent des actions politiques pour défendre leurs intérêts
(Harvey, 2010b, p. 225). Par la suite, ces effets deviennent négatifs à cause
des rigidités spatiales qu’ils introduisent : les capitalistes créent des usines et
construisent des maisons pour leurs travailleurs ; les municipalités et l’État
ouvrent des écoles pour les enfants. La vie ouvrière s’organise. Des syndi-
cats apparaissent pour défendre les travailleurs : les salaires augmentent.
L’espace cesse d’être attractif pour les entrepreneurs.
David Harvey élabore une théorie marxiste qui garde toute sa force
révolutionnaire et y insère en même temps la notion d’incrustation spa-
tiale (spatial fix), c’est-à-dire l’équivalent des économies externes et d’échelle de
l’économie libérale, responsables de la structuration régionale de l’espace :
sur ce point, l’interprétation de Harvey est voisine de celle qu’offre la Nou-
velle Géographie, comme il le reconnaît (Harvey, 2010a/2003, p. 121) : la
différence, assez mince, tient à ce que, pour lui, les forces économiques ne
tendent jamais à créer un équilibre spatial.
46
L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970 3
Le Catalan Manuel Castells, qui enseigne à Nanterre avant de s’installer
en Californie, est fort influent, mais c’est surtout La Production de l’espace
(1974/2000) d’Henri Lefebvre qui inspire les géographes. Ceux-ci savaient
depuis longtemps que les « dotations naturelles » qu’ils analysaient étaient
largement des créations humaines. En parlant de construction de l’espace,
Lefebvre va plus loin :
« La question a été posée à propos de l’espace social d’abord. […] Il a une
base ou un fondement initial : la nature, l’espace-nature ou physique.
Sur cette base, la transformant jusqu’à la supplanter et même la menacer
de destruction, s’établissent des couches successives et enchevêtrées de
réseaux, toujours matérialisés et cependant distincts de leur matérialité :
des sentiers, des routes, des chemins de fer, des lignes téléphoniques, etc.
[…] Aucun espace ne s’abolit au cours du processus social, même pas le
lieu naturel des débuts. Il en subsiste “quelque chose” qui n’est pas une
chose » (Lefebvre, 1974/2000, p. 463).
L’esprit de contestation ne s’exprime pas que dans le radicalisme. Il est
également présent chez les auteurs féministes.
47
3 L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970
hommes et les femmes n’est pas liée à leurs dissemblances biologiques.
Celles-ci servent de prétexte à une construction idéologique, celle de l’oppo-
sition des genres.
Il faut attendre la fin des années 1970 pour que la théorie du genre
l’emporte sur celle de la patriarchie : c’est alors que commence vraiment
l’essor des géographies féministes. Jusque-là, leur succès restait circonscrit
aux campus des universités américaines, où il bénéficiait de la création de
départements d’études féminines. En France, ces nouvelles idées n’ont que
peu d’influence jusqu’à la fin des années 1980.
48
L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970 3
2. La géographie des années 1970 et l’épistémologie
L’évolution de l’épistémologie est aussi agitée dans les années 1970 que ne
l’est celle de la géographie. Les géographes tirent parti d’orientations des
sciences sociales qu’ils avaient jusque-là négligées, mais les grands débats
qui s’ouvrent dans ce domaine ne les touchent pas encore.
49
3 L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970
2.2 Le schéma des révolutions scientifiques s’applique-t-il
à la géographie ?
Les révolutions scientifiques se bousculent : trois (Nouvelle Géographie,
géographie humaniste, géographie radicale, sans compter les approches
féministes ou sémiologiques) en moins de vingt ans en géographie, alors
qu’il s’est écoulé trois siècles entre Galilée et la physique quantique ! Quelque
chose ne va pas dans l’application à la géographie de la thèse de Kuhn ! Tous
ceux qui s’interrogent sur la discipline en sont conscients ; le problème est le
même pour les autres sciences sociales, où les « révolutions » se télescopent
également.
La sociologie de la science a connu un tournant relativiste dans les
années 1970. Pour Jürgen Habermas (1972) formé à l’École de Francfort, les
sciences revêtent successivement trois formes : pour répondre aux néces-
sités matérielles de la vie, les hommes ont recours aux sciences naturelles ; ils
n’existent qu’en communiquant, ce à quoi s’attachent les sciences herméneu-
tiques ; ils cherchent à se libérer de tout ce qui entrave leur épanouissement
et leur quête du bonheur, impératif auquel répondent les sciences critiques.
La vocation de la sociologie des sciences est désormais de vérifier si les dis-
ciplines de l’homme et de la société remplissent ce dernier objectif.
Derek Gregory (1978) résout le problème de la prolifération des révo-
lutions scientifiques en s’appuyant sur la distinction proposée Jürgen
Habermas et sur l’utilisation qu’en propose Richard J. Bernstein (1976). Pour
ce dernier, la crise post-positiviste et post-behavioriste, celle qui secoue
toutes les sciences sociales dans les années 1970, marque la naissance de la
perspective critique – après l’épisode phénoménologique, qui est celui des
sciences herméneutiques.
Comme toutes les sciences sociales, la géographie doit passer par le stade
herméneutique – mais c’est une étape plutôt qu’une révolution. La muta-
tion qui remet tout en cause, c’est celle de la géographie critique. Gregory
retombe ainsi sur ses pieds : la géographie vient bien de traverser une révo-
lution scientifique, le schéma de Kuhn s’applique à la géographie comme
aux sciences dures ! Mais au prix de quelle simplification !
Une autre interprétation est possible. Les mutations que connaît alors
la discipline résultent de changements internes de perspective : prise en
compte des modèles de société, à la fin années 1950 ; accent sur les modèles
50
L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970 3
de l’homme à partir de 1970. L’évolution que connaît la géographie s’ex-
plique alors sans recourir au schéma kuhnien (Claval, 1984).
51
3 L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970
2.4 Du structuralisme à la théorie de la structuration
C’est autour de 1970 que l’épistémologie des sciences de l’homme fait la
plus belle place au structuralisme. Ce dernier ne concerne plus seulement
la linguistique, qu’il domine depuis de Saussure, et l’anthropologie, où il
est présent dès l’entre-deux-guerres, mais s’affirme surtout après la Seconde
Guerre mondiale grâce à Lévi-Strauss. Les philosophes s’en emparent. Louis
Althusser s’en inspire pour repenser le marxisme. Beaucoup parmi les histo-
riens, les géographes, les urbanistes ou les aménageurs en tirent parti.
Le succès même de ce type d’explication jette des doutes : qu’ont en
commun les structures caractérisées par l’existence d’oppositions systéma-
tiques, comme celles que révèlent l’étude des mythes ou celle des langues,
et celles qui naissent de l’agencement de circuits d’information qui génèrent
des mécanismes de rétroaction ? La notion de structure n’est-elle pas trop
large, trop compréhensive ?
Critique plus grave : croire en l’existence de structures, n’est-ce pas faire
une croix sur l’histoire et sur le rôle de l’initiative humaine ? La volonté des
hommes serait tenue en échec par les enchaînements renforcés qui carac-
térisent les structures. L’interprétation du marxisme que propose Louis
Althusser – et qui souligne, par exemple, que les diverses strates d’une for-
mation sociale ne vivent pas les mêmes temporalités – fait l’objet de vives
critiques.
Un effort considérable est effectué pour surmonter cette contradiction :
une théorie de la structuration se substitue au structuralisme. Les géo-
graphes y font largement appel aux alentours de 1980, mais mettent plus de
temps à accepter la mode de la déconstruction
52
L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970 3
pensée occidentale depuis la Renaissance. L’attention qu’il accorde aux faits
de pouvoir et aux formes que celui-ci revêt, surveillance (1975) ou contrôle de
soi, introduit une dimension critique qui n’est plus liée à l’idée de justice et
d’inégalité. Gilles Deleuze (1980) part de la matière et des formes qu’elle
prend pour introduire des structures qui diffèrent des formes hiérarchiques
généralement prises en compte par les sciences sociales. François Lyotard
(1979) insiste sur le rôle que jouent, dans la pensée occidentale, de grands
récits que l’on fait passer pour scientifiques, mais qui ne le sont pas.
L’essentiel de ces travaux est publié dans la seconde moitié des années
1960 et dans les années 1970. Ils n’affectent la géographie que plus tard, au
milieu des années 1980.
53
Géographie, pensée marxienne
4
et théorie de la structuration
Dans les années 1970, l’explosion des curiosités ouvre de nouvelles pistes
aux géographes, dont la discipline s’enrichit mais perd de sa cohérence. Un
effort de mise en ordre se dessine à la fin de la décennie et au début de la
suivante. Il se produit dans le contexte épistémologique d’une réévaluation
de deux des grands modèles auxquels les sciences de l’homme se référaient
le plus : le marxisme et le structuralisme.
1. Le contexte
Deux facteurs bridaient l’évolution de la géographie dans les années d’après-
guerre. L’institution académique restait fidèle à la conception classique de
la discipline et privilégiait le terrain et l’approche régionale. La pensée était
largement dominée par des doctrines fermées : (i) l’orthodoxie marxiste
qui ramenait tout à l’économie ; (ii) le structuralisme pour lequel la société
était un étau qui écrasait les individus et se reproduisait indéfiniment. Pour
rénover la discipline, il convenait de l’ouvrir à de nouveaux horizons.
55
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
des courants nouveaux des années 1970. Pour tirer pleinement profit de
l’affaiblissement de leurs hiérarchies universitaires, les chercheurs d’Europe
continentale se tournent volontiers vers ce qui se publie outre-Manche ou
outre-Atlantique.
56
Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration 4
le temps. Il n’y a d’explication possible que si l’on suppose l’existence,
sous la pellicule changeante des événements, d’un substrat continu et per-
manent – le réel, un réel stratifié et dont la pensée commune ne va pas au
fond. L’idée que la vérité est cachée persiste ainsi – Bhaskar reste par-là
proche du marxisme.
Les intellectuels anglais sont également sensibles aux réflexions de
Gramsci sur le rôle de la vie intellectuelle dans la domination qu’exercent
les classes dirigeantes. Au lieu de ne s’attacher qu’aux infrastructures éco-
nomiques, ils se penchent sur les superstructures, analysent les représenta-
tions que les groupes se font de leurs intérêts et du monde où ils vivent ; des
historiens comme E. T. Thompson ou des spécialistes de littérature comme
Raymond Williams soulignent l’impact des rêves et des aspirations popu-
laires dans la dynamique des sociétés capitalistes. Williams se réclame du
matérialisme culturel :
« Le matérialisme culturel est pensé comme une contribution à la concep-
tion marxiste des relations déterminées qui existent entre l’économie et
la culture, mais aussi comme une façon de faire un pas au-delà de celle-
ci. Plutôt que de formuler les différents degrés d’autonomie relative des
niveaux d’une formation sociale, Williams renverse simplement et totale-
ment la distinction base/superstructure du marxisme classique. Il le fait
en étendant la notion de “matérialisme” […] à la vie culturelle, arguant que
la culture est l’activité pratique de production du sens » (Barnett, 2009,
p. 136).
De la culture se trouve ainsi insérée dans une doctrine qui s’y refusait
jusqu’alors parce qu’elle n’y voyait qu’un ensemble de représentations men-
songères – d’idéologies.
Le Cercle d’Études Marxistes développe en France une réflexion simi-
laire tout au long des années 1970, mais la diffusion de ses résultats est
lente. Elle ne s’accélère qu’avec Le Matériel et l’idéel que publie en 1984 l’an-
thropologue marxiste Maurice Godelier : il y souligne le rôle du symbolique
et de l’immatériel dans la dynamique sociale.
La critique de l’orthodoxie marxiste se développe ainsi en France
comme au Royaume-Uni – mais elle reste ignorée par beaucoup de géo-
graphes de gauche. Une critique du structuralisme est également à l’œuvre
dans les deux pays, mais ses résultats y sont assez dissemblables.
57
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
1.4 Du structuralisme aux théories de la structuration
Les remises en cause de la fin des années 1970 et des années 1980
portent souvent sur la dialectique entre acteurs et structures. Dans les
milieux marxistes, par exemple, les formulations structuralistes d’Althusser
s’opposent aux interprétations humanistes de l’historien britannique E.
P. Thompson.
L’influence du sociologue Anthony Giddens sur la pensée critique bri-
tannique est considérable. Même s’il critique certains aspects de la Time
Geography imaginée par Torsten Hägerstrand (1970) et l’école de Lund au
début des années 1970, il en comprend la portée : des structures spatiales,
locales, régionales ou plus étendues, se dessinent dans le volume qui permet
de retracer la mobilité des hommes et de préciser les interactions qu’elle fait
naître ; la vie sociale est toujours multiple parce qu’elle se déroule sur une
pluralité de scènes, de locales. Ces dernières, en outre, ne cessent de se trans-
former en raison de l’évolution les technologies des transports et de l’infor-
mation ; elles ne concernent pas de la même manière et au même instant tout
le monde : chacun vit dans un environnement spécifique.
Giddens doit à Max Weber la distinction entre les ressources qui pro-
viennent directement de l’exploitation de l’environnement et celles qui
naissent de l’autorité (Giddens, 1979, p. 93-94). Les premières sont liées
à la maîtrise des forces matérielles, les secondes résultent du contrôle
qu’exercent certains agents. Dans l’interprétation que propose Giddens,
l’analyse des dynamiques de pouvoir et de contrôle s’inspire à la fois de
Max Weber et du Michel Foucault de Surveiller et punir (1975). Cela donne
une dimension géographique fascinante à A Contemporary Critic of Historical
Materialism (Giddens, 1981). Dans The Constitution of Society, Giddens déve-
loppe, en 1984, une vue d’ensemble de ce qu’est la société.
La théorie de la structuration reconnaît l’existence de structures, mais
restitue à l’initiative et la responsabilité un rôle important :
« Le propos original de Giddens était de trouver une solution au problème
classique de l’ordre social. Selon lui, les explications du monde social
privilégiaient typiquement soit “l’initiative humaine” (les intentions, les
interprétations et les actions des sujets), soit la “structure” (les logiques,
limitations et systèmes de la société). À leur place, Giddens propose de
traiter la production et la reproduction de la vie sociale comme un proces-
sus continu de structuration. Dans cette perspective, la “structure” est
impliquée à chaque moment de l’interaction sociale – les “structures” ne
58
Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration 4
sont pas seulement des contraintes mais aussi les conditions mêmes de
l’action sociale » (Gregory, 2009, p. 725-726).
La théorie de la structuration réconcilie réflexion théorique et histoire
en mettant l’accent sur la dialectique d’une initiative humaine socialement
conditionnée et de structures encadrantes. L’analyse se situe (i) au niveau
des structures profondes du réel, qui expliquent les tendances lourdes, les
logiques fondamentales ; (ii) elle se prolonge au niveau des événements.
Ceux-ci n’échappent pas à toute régularité : cela donne un sens à la recherche
de « lois » empiriques ; sous le désordre apparent du réel, il y a place pour la
nécessité, mais aussi pour le hasard, l’initiative humaine et la contingence.
La théorie de la structuration combine une vision des processus tendanciels
qu’éclaire le marxisme, et la mise en évidence des complexités de l’évolu-
tion historique. L’impact des thèses de Giddens sur la société britannique
est considérable : elles inspirent Tony Blair dans sa formulation du New
Labour, une version du socialisme qui prend en compte la place croissante
qui revient aux activités de service dans la vie économique.
Une forme de théorie de la structuration se développe également en
France. Elle y est dominée par Pierre Bourdieu. La vision de celui-ci diffère
de celle de ses homologues britanniques sur un point essentiel : il recon-
naît aux individus un rôle, mais leur dénie la liberté d’initiative parce qu’ils
sont prisonniers de leur habitus : les grandes structures sont dynamisées,
mais n’échappent pas au déterminisme social. Bourdieu refuse aux êtres
humains la liberté relative que Giddens, inspiré par la Time Geography, leur
accorde. Interprétée dans son contexte spatial, l’action ne prend jamais,
pour Giddens, la forme contraignante que lui donne l’habitus bourdieusien,
parce que personne ne se trouve jamais exactement dans la même situation.
La théorie de la structuration sous sa forme anglaise échappe ainsi à la ten-
tation totalitaire que n’évite pas son équivalent français.
Le statut de la géographie dans le concert des sciences sociales se trouve
réévalué ; la présence, parmi les nouveaux théoriciens de l’espace, de socio-
logues comme Anthony Giddens ou John Urry montre le chemin parcouru.
L’ambition de la démarche explicative devient plus modeste : l’accent passe
de la mise en évidence des tendances longues, que le marxisme éclaire, à
l’analyse d’évolutions particulières. La réflexion sociale se développe désor-
mais à plusieurs niveaux, un peu comme le fait l’interprétation kuhnienne
du mouvement de la science : elle explique la logique des tendances longues
dans une perspective structurale – souvent d’inspiration marxiste – et rend
59
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
compte du fonctionnement social au cours de chacune des périodes de rela-
tive stabilité en mettant en œuvre des théories intermédiaires qui ne valent
que de manière transitoire.
Les différences entre le contexte épistémologique qui règne en Grande-
Bretagne et dans les ex-dominions et celui qui prévaut en France expliquent
que les formes qu’y prennent les essais de reformulation de la géographie ne
soient pas les mêmes.
60
Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration 4
Elle diffère de l’analyse en composantes principales pratiquée ailleurs : on
peut en effet y superposer sur un même plan les individus étudiés (com-
munes, villes, sites d’observation) et les facteurs mis en évidence. Il n’est
pas besoin de passer par les résultats numériques (les scores), pour saisir
le poids des facteurs dans chacun des lieux analysés. Cela séduit des géo-
graphes habitués depuis toujours à se fier à leurs facultés d’analyse visuelle,
mais auxquels la procédure statistique qui la précède assure plus de rigueur.
Dans le domaine de l’analyse régionale, les géographes français ajoutent
de même aux procédures de régionalisation ascendante ou descendante
celles que propose l’analyse des sous-ensembles flous.
Dans les années 1980 et autour de Denise Pumain, les quantitativistes
français – et belges – mettent volontiers en avant les mécanismes d’auto-
organisation dont Isabelle Stengers propose alors une théorie générale.
61
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
phones. Cela tient à la renommée d’un certain nombre de chercheurs comme
Algirdas Greimas en France ou Umberto Eco en Italie.
Roger Brunet cherche à moderniser la géographie. Celle à laquelle il a été
formé, à Toulouse, faisait une large place à l’étude régionale et s’appuyait sur
la cartographie. C’est à partir du second de ces domaines qu’il imagine une
nouvelle manière de concevoir l’organisation de l’espace.
La linguistique a progressé en montrant qu’il existait de petites unités
insécables – les phonèmes, les morphèmes ou les sèmes – dans le domaine
des sons, dans celui des mots comme dans celui des significations. L’élabo-
ration d’une carte thématique se complétait par le dessin d’un schéma qui
en résumait les principaux traits – c’est ce que Roger Brunet avait appris
à l’école de Pierre Barrère à Toulouse. Les géographes ne mettaient-ils pas
alors en évidence les unités simples et insécables d’organisation de l’espace
que combinait le document qu’ils venaient d’élaborer ? À la fin des années
1970, Brunet les baptise chorèmes. La chorématique connaît un succès fulgu-
rant parmi les enseignants des lycées et collèges.
Claude Raffestin tire d’autres enseignements de la sémiologie : celle-ci
ne souligne-t-elle pas le rôle de la langue et de l’information dans la genèse
des inégalités et des jeux de pouvoir ? L’impact de Pour une géographie du pou-
voir (1980) est considérable sur une géographie politique en train de renaître
après trente ans d’éclipse.
Le renouveau de la géographie politique a aussi d’autres sources. André-
Louis Sanguin (1975) s’inspire des travaux de langue anglaise. En insistant,
à la manière de Max Weber, sur les composantes du pouvoir, et à la manière
de Jacques Maquet, sur les systèmes de relations institutionnalisées, je cesse
de privilégier l’État et ses frontières, mets l’accent sur les jeux du pouvoir
dans la société civile comme dans le système politique et insiste sur le rôle
les réseaux et de la communication (Claval, 1979). En choisissant de renouer
plutôt avec la géopolitique qu’avec la géographie politique classique, Yves
Lacoste (1976) s’attache aux acteurs, à leurs représentations et à leurs stra-
tégies. Il prend en compte l’information nécessairement incomplète dont
disposent ceux qui modèlent le monde.
62
Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration 4
À l’Université de Caen, une équipe animée par Armand Frémont s’at-
taque à la tâche. Le manuel de Géographie sociale qu’ils publient en 1984
rompt avec les clichés que le marxisme orthodoxe avait diffusés : la dimen-
sion vécue de l’expérience sociale conduit à une analyse passionnante de
la diversité des représentations qui fleurissent au sein d’une même classe
sociale, la bourgeoisie normande des Trente Glorieuses par exemple : celle-
ci est partagée entre des notables profondément enracinés et des cadres
venus d’un peu partout et pour qui la région n’est qu’un décor passager :
la conception que l’on se fait à gauche du monde des représentations et des
idées est en train de changer.
L’étude de la culture commence à se renouveler en France. La géographie
classique abordait ce chapitre, mais ne traitait que de ses aspects matériels
(artefacts, bâti, trame des paysages) en raison du parti pris positiviste qui
dominait alors. Par réaction, la tentation est grande, aux alentours de 1980,
de ne plus prendre en compte que sa dimension symbolique : ne convient-
il pas de privilégier les représentations, les textes, les images, les sons ? Ne
faut-il pas mettre au premier plan les arts à travers lesquels s’expriment ces
éléments ?
En optant pour la définition que Tylor proposait dès 1870 de la culture
(« tout ce qui n’est pas inné dans l’homme »), j’insiste à la fois sur les pro-
cessus de transmission et sur les dynamiques de la création – et donc sur les
dimensions sociales de la culture.
63
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
révéler aux gouvernants et aux esprits curieux le vrai système des divisions
régionales ou la meilleure manière d’organiser l’espace. C’est de comprendre
comment enfants, adultes et personnes âgées réagissent à l’environnement
où ils résident et aux lieux qu’ils visitent ; c’est de voir comment ils s’identi-
fient à telle ou telle localité et à tel ou tel pays et comment ils se les approprient
matériellement et symboliquement en les transformant en territoires.
Le thème se révèle particulièrement fécond Outre-mer. Les géographes
découvrent à Madagascar, en Océanie ou ailleurs des sociétés incapables
de se concevoir indépendamment de leur cadre de vie – des sociétés géo-
graphiques, explique Jean-Pierre Raison. Au Vanuatu, Joël Bonnemaison se
fond dans la population de l’île de Tanna où il séjourne longuement. Il y
apprend le rôle des lieux sacrés que sont les places de danse et l’opposition
entre la partie de la population fortement enracinée et celle dont la vocation
est de nouer des liens avec l’extérieur. Il découvre un monde structuré en
réseaux et qui refuse la hiérarchisation des lieux. Sans connaissance des
mythes dont se sont dotés les Mélanésiens, impossible de comprendre la
structure de tels territoires.
De telles recherches sont vite transposées dans d’autres environnements.
Augustin Berque (1982) fait ainsi découvrir la façon dont l’espace est vécu
au Japon. On prend conscience de ce que la perspective culturelle apporte à
la compréhension de la diversité territoriale de la terre.
2.6 La mésologie
Le développement économique s’accélère. Les atteintes à l’environne-
ment se multiplient. L’époque où les hommes présentaient la conquête de
la nature comme une épopée est passée. Le problème n’est plus d’arracher
de quoi vivre à une nature avare. Il est de gérer intelligemment un envi-
ronnement dont la fragilité est de plus en plus évidente : les milieux sont
incapables de supporter les prélèvements qui y sont pratiqués ou les rejets
qui y sont déversés. Ils cessent d’être résilients.
Les géographes se doivent de prendre en compte ces nouvelles dimen-
sions. Même avec l’orientation climatique qu’elle avait prise dans les années
1940 et 1950, la géographie physique répondait mal à ces nouvelles préoc-
cupations.
Pour y parvenir, ne faut-il pas poser en d’autres termes les rapports de
l’homme et de l’environnement ? L’écologie des chaînes trophiques et des
64
Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration 4
cycles de l’énergie et de la matière y invite, mais le but n’est que partielle-
ment atteint : la perspective énergétique que Lindeman a ouverte en 1942 et
qu’Odum a systématisée dans les années 1950 n’est pas assez attentive à la
biodiversité. Elle ignore le rôle de la subjectivité humaine.
C’est en tirant parti de l’œuvre d’un disciple japonais de Heidegger,
Watsuji Tetsuro, qu’Augustin Berque ouvre une voie nouvelle. Il s’appuie
sur ce que les Japonais appellent fudo et souligne que l’environnement ne
prend un sens pour les hommes que dans la mesure où il est perçu à partir
d’eux, de leurs besoins et de leurs aspirations : il est ainsi transformé en
milieu. Von Ueksküll élargit la perspective à l’ensemble du monde vivant :
un animal ne vit pas dans un environnement indifférencié (von Ueksküll
parle alors d’Umgebung), mais dans un milieu (Umwelt) qui lui apporte ce
dont il a besoin.
C’est cette perspective qu’embrasse la mésologie, la discipline qui appré-
hende le monde dans la perspective multicentrée du vivant et éclaire ainsi
d’un jour nouveau les rapports de l’homme à l’environnement (Berque,
1990).
65
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
concret local à l’abstrait universel (la voie suivie par Marx) laisse en effet
échapper une partie du réel. Si l’on veut rendre compte de celui-ci, il
convient d’intercaler un niveau médian entre le concret (le local, souvent)
et l’abstrait (l’universel) :
« Les niveaux micro et macro doivent être simultanément présents dans
toute analyse réellement viable du développement capitaliste. Mais en
même temps, il est nécessaire de garder au premier plan le méso-niveau
médiateur […]. L’analyse territoriale est intrinsèquement un de ces cas où,
lorsque nous descendons (puis que nous remontons) du dynamisme du
mode de production jusqu’aux spécificités des communautés et des lieux,
il est nécessaire d’invoquer une série complexe de variables intermédiaires
qui ont trait à des questions comme celles de l’organisation du travail, des
flux internationaux et de tout le reste » (Scott et Storper, 1986, p. 14).
Comment se présentent ces théories « méso », ou intermédiaires ? Dans
le domaine économique, l’apport décisif vient d’un économiste français,
Michel Aglietta (1976). L’économie libérale analyse les modes de régulation
à l’œuvre dans les sociétés capitalistes. Sur des périodes de durée moyenne
(quelques décennies), le jeu des mécanismes qu’elle met en évidence est
capable d’aplanir les difficultés qui surgissent entre travail et capital :
formalisé, il constitue une de ces méso-théories indispensables pour rendre
compte de réalités dont l’échelle temporelle est moyenne.
Au bout d’un certain temps cependant, les tensions deviennent trop
fortes pour être ainsi désarmées. Les blocages viennent des structures enca-
drantes, c’est-à-dire de réalités qui s’inscrivent à une autre échelle tempo-
relle et expriment le rôle de strates plus profondes. Le temps de modifier le
système est venu. Comment y procéder ? L’interprétation des mécanismes à
l’œuvre au sein d’un mode de production est proposée par l’économie libé-
rale (une méso-théorie) ; la pensée marxiste (une méga-théorie) éclaire les
mutations qui conduisent d’un mode de production au suivant.
Ce type d’explication a d’autant plus de succès qu’il éclaire les mutations
alors en cours : le mode d’accumulation flexible qui accompagne la globalisa-
tion est en train de se substituer au mode de production fordiste du capitalisme
industriel de la première moitié du XXe siècle.
66
Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration 4
3.2 Le renouveau de la géographie économique
Pour l’économie spatiale classique, les entreprises se donnent pour
objectif de maximiser leurs profits. Elles y parviennent en s’installant là
où la somme des coûts d’acheminement des approvisionnements et des
coûts d’expédition que supporte le produit fini est la plus faible. Les coûts
d’information sont ignorés. La théorie ne prend en compte que les coûts de
transport.
La nouvelle géographie économique s’intéresse aux réalités d’échelle
moyenne : les usines d’une même branche s’agglomèrent parfois et for-
ment des districts industriels. Ces derniers sont à l’origine des succès de la
Troisième Italie, qu’analysent des économistes italiens comme Beccattini.
Comment expliquer la formation de ces noyaux industriels ? Seul parmi les
grands économistes libéraux du XIXe siècle, Alfred Marshall s’était interrogé
sur ces regroupements. Il expliquait la formation des districts industriels
par le jeu des économies externes. La nouvelle géographie économique est
plus explicite : l’avantage de ces noyaux résulte des connaissances tech-
niques qui sont progressivement élaborées dans le milieu local et des infor-
mations qui s’y partagent.
La théorie des localisations industrielles fait un bond en avant. Ses avan-
cées résultent de la prise en compte des réalités d’échelle intermédiaire par
des théories de niveau « méso ». En mettant l’accent sur le rôle de l’informa-
tion, la géographie économique fait également comprendre les mutations que
la globalisation entraîne dans la vie des entreprises et dans la vie urbaine.
Tant que certaines informations techniques et économiques ne voya-
geaient guère qu’avec les ingénieurs, les contremaîtres ou les commerciaux
qui en étaient porteurs, les firmes étaient obligées d’installer leurs établis-
sements productifs dans le rayon de ce qui était accessible en une journée
– 200 ou 250 km autour du siège social dans les années 1950, avant que la
révolution du transport aérien ne développe tous ses effets. Avec les nou-
veaux moyens de communication à distance et certaines de leurs applica-
tions (le télé-réglage des machines à commande numérique), cette contrainte
disparaît : les usines d’une firme peuvent être installées à des milliers de
kilomètres. Le contrôle que l’État pouvait exercer sur elle s’amenuise.
La rapidité accrue des transports et le progrès des télécommunications
avaient conduit certains théoriciens à l’idée que la concentration des popu-
lations dans des villes allait cesser d’être nécessaire. Ils étaient persuadés
de la montée rapide de la contre-urbanisation.
67
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
Celle-ci s’esquisse effectivement dans la mesure où le télétravail permet
à certaines activités d’essaimer dans des zones jusque-là rurales – et qui
deviennent « rurbaines ». On s’attendait parallèlement à ce que la population
des grandes villes décroisse. Elle continue à augmenter. Cela tient à la diver-
sité des informations et à la dynamique de l’innovation qu’elles contribuent
à diffuser : il y a des domaines, ceux de la prise de décision ou ceux de la
recherche, où des contacts directs demeurent indispensables. Si elles veulent
se donner toutes les chances dans un milieu de plus en plus compétitif,
les entreprises ont intérêt à localiser leurs sièges sociaux et leurs services
financiers, commerciaux et dans une certaine mesure, ceux de recherche et
développement, dans de grandes villes directement reliées par leurs équi-
pements de télécommunications et leurs plateformes aéroportuaires – leurs
hubs – aux autres centres mondiaux. C’est le moteur de la métropolisation qui
va de pair avec la globalisation et les révolutions, qui l’accélèrent, des trans-
ports rapides et des télécommunications.
68
Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration 4
travail porte sur les bouleversements de la société, des comportements et des
paysages ruraux de la Scanie méridionale à la suite de la grande réforme du
Yenskifte au début du XIXe siècle. Le titre (Place, Practice and Structure, Pred,
1986) est tout à fait symptomatique des nouvelles orientations.
69
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
Tant que la recherche porte sur l’économie et sur l’évolution des hiérar-
chies sociales, le point de vue marxien oriente la curiosité vers des problèmes
nouveaux – la genèse des districts industriels par exemple ou la métropoli-
sation. Lorsqu’il est question de représentations, la dimension marxiste que
l’on conserve conduit à des résultats décevants. C’est un danger auquel Cos-
grove succombe dans Social Formation and Symbolic Landscape, mais dont il
prend conscience par la suite : il se focalise de plus en plus sur la dimension
symbolique de ce qu’il étudie et insiste moins sur sa signification idéolo-
gique (Cosgrove, 1993).
La reformulation de la géographie qu’inspire la théorie de la structura-
tion au début des années 1980 est performante. Le succès que connaissent
alors les techniques de la déconstruction la fait cependant rapidement
passer de mode.
70
Les épistémologies
5
de la déconstruction :
poststructuralisme
et géographie critique
71
5 Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique
la conviction que notre conscience est transparente à elle-même […] ; de
l’autre côté, elle ouvre une nouvelle dimension de la connaissance qui
consiste, en quelque sorte, à explorer le sous-sol de nos représentations
pour en découvrir les motivations profondes » (ibid., p. 357-358).
La transformation des attitudes à l’égard du rationalisme et de la science
s’accélère à l’occasion des deux guerres mondiales : le progrès des techno-
logies de destruction massive conduit aux horreurs de la guerre moderne et
à la menace que font peser les armes chimiques puis nucléaires. Le progrès
technique se poursuit cependant.
72
Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique 5
1.3 La déconstruction se popularise
La réflexion épistémologique sur les fondements du savoir se développe
longtemps dans un milieu intellectuel assez étroit. Son impact s’élargit sou-
dain. À la suite des indépendances, le rôle des intellectuels du Tiers-monde
s’affirme. Un exemple : un Palestinien installé aux États-Unis, Edward Said
(1978), souligne, en 1978, la responsabilité des orientalistes dans la forma-
tion de l’image dégradée des civilisations du Levant – image qui justifie les
politiques d’expansion coloniale alors menées par l’Occident.
Le terme de postmodernisme apparaît chez les architectes dans les années
1960 : une nouvelle génération se révolte alors contre la conception fonction-
nelle et géométrique de l’art de construire imposée quarante ans plus tôt par
les Congrès internationaux d’architecture moderne (les CIAM). L’horizon
du postmodernisme s’élargit avec François Lyotard (1979). Il étend le terme
inventé par les architectes à l’ensemble des remises en cause contempo-
raines. Les techniques de la déconstruction sortent du cercle philosophique
où elles étaient nées. Elles sont désormais au cœur de la pensée critique.
La New Left Review publie en 1984 un article de Frederic Jameson :
« Postmodernism or the Cultural Logic of Late Capitalism ». Pour lui, la
postmodernité est l’expression des formes prises par le capitalisme tardif.
Cette idée connaît un immense succès. Comme l’explique François Cusset
(2003), une vision simplifiée de l’entreprise philosophique de déconstruc-
tion baptisée French Theory conquiert les campus américains à partir de
1980. La civilisation occidentale est en procès. Toutes les sciences sociales
sont concernées. La réflexion épistémologique ne se développe plus dans le
même contexte.
Les inspirateurs de cette critique sans concession sont allemands et
français, mais c’est dans le monde anglophone qu’elle s’affirme surtout. Le
courant s’y combine avec les formes originales prises par le marxisme de
Raymond Williams, avec la mise en évidence du caractère construit de l’idée
de nation par Benedict Anderson (1983), avec la critique de l’orientalisme à
la manière d’Edward Said et avec la vogue des Cultural Studies dans le sens
que leur a donné Stuart Hall (Hall et al., 1980).
73
5 Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique
2. Post-structuralisme et déconstruction
en géographie
2.1 Les philosophies de la déconstruction
telles que les géographes les reçoivent
Que retiennent les géographes de langue anglaise de l’idée de
déconstruction ? Pour Jacques Derrida, toute structure est sous-tendue par
une hiérarchie : elle « repose sur un centre, un principe organisateur (par
exemple Dieu, l’individu, la vérité, l’objectivité), autour duquel le reste de la
structure est construite ». Le centre ne peut se comprendre que par « sa rela-
tion constitutive avec “un autre”, une périphérie extérieure qui est la matière
première de la construction de [celui-ci] ». Cela remet en cause « la solidité
de binômes tels qu’objectivité/subjectivité, espace/lieu et nature/culture »
(Woodward et Jones, 2009, p. 572).
Depuis ses travaux sur la folie, Foucault est fasciné par les mécanismes
de domination à l’œuvre dans la vie sociale. Le rôle que tient le regard dans
des processus est au centre de Surveiller et punir (1975). Il faut quelques
années pour que les géographes s’emparent de ce thème, mais son influence
se révèle alors décisive : Foucault retrace en effet l’évolution historique des
catégories socialement construites et met en relation « la production des ins-
titutions (hôpitaux, prisons), les discours scientifiques et politiques et leurs
sujets » (Woodward et Jones, 2009, p. 572).
Gilles Deleuze rejette « toutes les conceptions du monde qui reposent
sur des objets transcendantaux ou idéaux ». Cela le conduit à penser dif-
féremment l’espace, qu’il décrit comme « un univers immanent de force et
d’affect, un univers qui s’auto-organise en fonction de la matière (littérale-
ment) disponible » (Woodward et Jones, 2009, p. 573) L’ordre hiérarchique
n’est pas le seul possible, comme le montre la métaphore des rhizomes : les
organisations à enracinements multiples résistent à la centralisation.
Pour François Lyotard, la critique doit débarrasser les savoirs sur
l’homme et la société des scories que les grands récits y ont laissées. Toute
narration cohérente devient suspecte : l’explication qu’elle prétend apporter
n’est généralement qu’une construction idéologique.
74
Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique 5
2.2 Post-structuralisme, géographie critique et postmodernité
Les géographes de langue anglaise qualifient de poststructuraliste la
géographie qui naît du mouvement général de déconstruction des années
1980. Woodward et Jones en résument ainsi les traits essentiels :
« Le poststructuralisme est un mouvement post-1960 qui critique les
rigidités, certitudes et essentialismes perçus comme caractérisant le
structuralisme. […] Le post-structuralisme s’est développé d’abord en
philosophie et a pris plus tard possession de la théorie littéraire et du
courant critique. […] Il a été et continue à être profondément influent dans
les humanités et les sciences sociales critiques et sa présence est notable
dans beaucoup des engagements de la géographie humaine en faveur de la
théorie de l’acteur-résean, du féminisme, du post-colonialisme, de la théo-
rie du post-développement, du post-humanisme, du post-marxisme, de la
théorie psychanalytique, de la théorie “queer” et des études subalternes »
(Woodward et Jones, 2009, p. 571-572).
La démarche poststructuraliste répond aux objectifs de la science cri-
tique : pour elle, le réel est appréhendé à travers des systèmes de représen-
tation, ceux des acteurs que l’on étudie comme ceux mis en œuvre par la
science d’hier. Ils ont en commun de trop se fier aux apparences. Une ana-
lyse plus informée est indispensable pour saisir le monde. Elle suppose une
ontologie à trois niveaux : celui de l’observateur-analyste, celui des couches
superficielles du réel auxquelles s’arrêtent la plupart des interprétations, et
celui de ses couches profondes qu’atteignent les analyses vraiment sérieuses.
C’est parce qu’il est capable d’atteindre ce dernier niveau que le bon scien-
tifique éclaire le monde.
La connaissance de tout un chacun – comme celle du chercheur non
averti – est conditionnée par les représentations qu’il accepte comme allant
de soi et par sa position dans le monde social. Le poststructuralisme apprend
au scientifique à préciser le point de vue dont il parle – sa positionnalité – et
les objectifs qu’il se donne – sa posture ; il essaie ainsi de s’affranchir des
conditionnements qui pèsent sur lui. Les opérations de déconstruction
menées dans la phase suivante révèlent les processus réellement en œuvre
dans la vie sociale, alors qu’ils échappent aux individus qui y sont engagés
comme à la connaissance vulgaire et à la science traditionnelle.
L’aventure occidentale reposait sur une idée centrale : l’intelligence était
capable d’assurer aux générations futures l’aisance, la santé et la paix. C’est
75
5 Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique
ce qu’affirmaient les philosophies de l’histoire. C’est sur leur déconstruction
que reposent les nouvelles démarches.
Qu’entend-on par progrès ? L’amélioration des conditions de vie ? Oui,
mais suffira-t-elle à répondre à toutes les aspirations d’une humanité en
quête de bonheur ? Sans doute pas : la maladie reculera mais ne disparaîtra
pas ; les hommes demeureront mortels ; les guerres deviendront plus meur-
trières. Les promesses des philosophies du progrès ne sont plus crédibles.
Elles justifiaient l’attention accordée à l’histoire ; comme toutes les sociétés
étaient prises dans le même mouvement et ne différaient que par des déca-
lages dans le temps, dresser le tableau de leur avancement présent était inu-
tile ; il suffisait de repérer celles qui étaient en tête, puisqu’elles offraient
l’image de ce qui allait advenir ailleurs. L’espace se trouvait dévalorisé.
Ce qui compte désormais, c’est ce qui existe maintenant, c’est la réalité
géographique et les transformations qu’elle est en train de subir sous l’impact
de la globalisation, comme le soulignent Zymunt Bauman ou Amartya Sen.
76
Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique 5
carcéral. En Grande-Bretagne, Felix Driver ou Chris Philo suivent cette orienta-
tion dès les années 1980. En France, Olivier Milhaud fait de même deux décen-
nies plus tard. Une multitude de chercheurs détaillent les compromissions de
la discipline avec l’impérialisme et avec la forme intellectuelle qu’il prend dans
l’orientalisme.
La vague postmoderne de déconstruction n’affecte pas seulement
l’instrument essentiel d’analyse géographique que constitue la carte. Elle
concerne aussi les discours par lesquels les géographes font connaître le
monde. En ce domaine, l’ouvrage que publie Vincent Berdoulay en 1988,
Des Mots et des lieux. La dynamique du discours géographique, joue un rôle cen-
tral en France.
Ce n’est plus le travail de recherche du géographe qui est au centre de la
curiosité, mais les stratégies qu’il déploie pour rendre sensible ce qu’il per-
çoit et exposer ses idées. Tout article, tout ouvrage fait appel à la rhétorique.
Le souci d’emporter la conviction du lecteur l’emporte souvent sur celui de
l’exactitude. La géographie a toujours recouru aux armes de la séduction. La
critique les démasque.
77
5 Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique
en particulier. Nouvelle étape : à partir des années 1930, la linguistique
donne une orientation structuraliste aux travaux des humanistes. Ceux-
ci deviennent des spécialistes du discours. Comment ne pas faire appel
à eux si de nombreux travaux de sciences sociales ne sont que de grands
récits ?
Dans le même temps, l’ambition des sciences de l’homme et de la société
n’est plus seulement de rendre compte, en termes de causalité, des situa-
tions qu’elles analysent ; elle est de comprendre les représentations que
celles-ci suscitent et leurs effets sur la dynamique des groupes observés. La
barrière qui existait entre humanités et sciences de l’homme et de la société
disparaît.
Certains auteurs théorisent cette évolution. Pour John Paul Jones III et
Wolfgang Natter, « la géographie est faite de textes et d’images, qui, à leur
tour, ont trait à la géographie ». Elle devrait donc être proche des huma-
nités, mais « l’étude spécialisée des textes et des images a été traditionnel-
lement rattachée […] à la critique littéraire et à l’histoire de l’art » (Jones III
et Natter, 1999, p. 242).
La division entre espace et représentations est artificielle ; elle résulte du
rationalisme des Lumières. Jones III et Natter estiment qu’il est possible de
« re-théoriser la relation entre l’espace et les représentations » (ibid., p. 242)
et de les embrasser dans une même catégorie. C’est pour eux la tâche que
doit se donner la géographie postmoderne. Jones III et Natter s’inspirent sur
ce point de l’idée d’Henri Lefebvre selon laquelle l’espace est construit à
partir des représentations (ibid., p. 244).
Jones III et Natter poursuivent alors avec Foucault. Dans Surveiller et
punir, celui-ci a montré le rôle de la vue dans la mise en place des formes
modernes du pouvoir : le Panopticon de Bentham condamne les prisonniers
à vivre en permanence sous le regard de leurs gardiens. La force du contrôle
vient de ce qu’il est permanent. Faire de l’espace un contenant permet de
le mobiliser à des fins de contrôle ou de domination – d’hégémonie, disent
Jones III et Natter (1999 ; 2001).
C’est pour transformer l’étude des distributions spatiales en techniques
de contrôle que la géographie a été ainsi conçue. Pour Jones III et Natter,
il est temps de revenir à une situation plus normale et de réunifier l’étude
des représentations spatiales dans le cadre des humanités ; la géographie
n’apparaît plus comme une science sociale.
78
Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique 5
3. Le postcolonialisme
Le postcolonialisme occupe une place de choix dans la géographie post-
moderne : le péché mortel dont est désormais porteuse la géographie ne
vient-il pas de la place imméritée qu’elle accorde au regard, instrument
privilégié de la domination ?
Quelle a été la responsabilité des géographes dans la construction des
Empires, dans la manière de les juger et plus tard, dans leur disparition ?
À la fin du XIXe siècle, beaucoup d’auteurs en France, en Allemagne ou en
Grande-Bretagne militent pour l’expansion impériale de leur pays ou l’ac-
ceptent comme normale. Certains participent plus directement à l’aventure
en conseillant les gouverneurs, les hommes d’affaires ou les colons.
La géographie postcoloniale insiste évidemment sur les injustices nées
de l’entreprise coloniale : l’esclavage, l’exploitation des travailleurs après que
ce dernier ait été banni, le pillage des ressources naturelles et l’avilissement
des cultures. Elle montre combien a été dommageable la substitution des
colonisateurs aux élites indigènes.
Les géographes réinterprètent la géographie des pays colonisés en se
plaçant du point de vue des dominés : ils se mettent à écrire des géogra-
phies « subalternes » comme les historiens le font en se penchant sur la
dynamique des groupes dominés. Ils deviennent sensibles aux échanges
culturels qu’entraîne l’inégalité des situations coloniales, et aux métissages
génétiques et culturels qui en résultent. Leurs effets sont sensibles dans
les deux sens : les sociétés impérialistes ont été plus profondément affectées
par la colonisation qu’on ne le pensait.
La dynamique des échanges culturels qui naît de la domination ne s’ar-
rête pas avec les indépendances. L’ex-colonisé reste lié à l’ancienne métro-
pole même lorsqu’il prend le contre-pied des valeurs qu’on a essayé de lui
inculquer. La population du pays colonisateur ne se débarrasse pas en un
jour de ses préjugés. Les valeurs de ceux qu’elle a côtoyés continuent à la
travailler.
La critique de l’impérialisme politique telle qu’elle s’était imposée dans
la première moitié du XXe siècle est ainsi dépassée par le postcolonialisme.
L’impérialisme a laissé un héritage d’interactions complexes et qui affectent
aussi bien les dominés que les dominants d’hier. Les travaux de Spivak
ouvrent ainsi de nouveaux champs de recherche.
79
5 Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique
4. Des épistémologies de la curiosité
aux épistémologies du désir
4.1 La connaissance, le regard et les épistémologies de la curiosité
La conception du savoir change dans les années 1970 ou 1980 : on cesse
de privilégier le « mouvement des idées » ; l’aspect concret des démarches et
leurs conditions matérielles sont pris en compte. Le mouvement s’accentue
dans les années 1990. Pour l’épistémologie classique, la curiosité consti-
tuait le moteur de la pensée scientifique. La science résultait d’un mouve-
ment de l’esprit, qui le conduisait à explorer le réel pour le comprendre et
l’expliquer. La géographie naissait ainsi du besoin de connaître les milieux
proches et ceux qui s’étendaient au-delà de l’horizon et que l’on découvrait
en voyageant.
Le corps n’était impliqué dans la construction de la vérité qu’à travers
la vue – qui échappait, puisqu’elle percevait une chose spirituelle, aux
déterminations matérielles. La cartographie tenait une place essentielle
dans la discipline car elle résumait et mettait à la portée de tous ce que
l’œil du voyageur découvrait. La géographie explorait le monde à travers
le regard, ce que renforçait l’accent mis sur l’expérience directe de l’espace
étudié, sur les paysages que le chercheur découvrait et sur l’image qu’il
en communiquait.
Science du regard, la géographie apparaissait évidemment comme un
outil de surveillance.
80
Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique 5
Une interprétation « genrée » de la géographie se met ainsi en place. La
pratique masculine du terrain, « calquée sur celle de l’exploration, évolue
entre possession par l’arpentage, pénétration par le regard et contrôle par le
recouvrement exhaustif d’un espace extérieur […] féminisé » (Volvey et al.,
2012, p. 447). La motivation inavouée de cette forme de pratique ? « La stra-
tégie de confirmation ou consolidation de l’identité sociale, masculine, du
chercheur » (Volvey et al., 2012, p. 447).
Une autre pratique du terrain est concevable : elle serait dominée par le
plaisir de se confondre avec l’autre et par le souci qu’il inspire – le care, pour
employer le terme anglais – qui caractériserait les attitudes féminines. La
connaissance scientifique aurait été jusqu’ici gâtée par la suprématie mascu-
line ; il conviendrait d’imaginer de manière plus « pure » le travail de collecte
des données.
Plus encore que l’ensemble de la géographie poststructuraliste, Les
recherches sur le genre insistent donc sur les conditionnements auxquels
la pensée est soumise et qu’elle doit surmonter : la connaissance dépend
de la position du chercheur ; ses « interprétations sont liées au contexte et
partiales » (Pratt, 2009, p. 245).
Les géographies féministes dépassent ainsi le domaine du genre où elles
s’étaient d’abord développées. Elles se montrent sensibles à « la myriade
de façons dont l’oppression dont souffre le genre et les manifestations de
l’hétéro-normativité dans la société sont reproduites dans la connaissance
géographique ». Elles conduisent ainsi à « une critique très complète des tra-
ditions géographiques » (Pratt, 2009, p. 245).
Avec la géographie queer, l’impact des géographies féministes s’élargit
encore. Ce que souligne cette démarche, c’est à la fois la place « de sexua-
lités et de désirs non normatifs » et l’existence de catégories qui sortent
des normes et paraissent « curieuses, biscornues ou étranges » à beaucoup
(Brown, 2009, p. 612).
La géographie queer débouche sur un questionnement beaucoup plus
général sur les identités et l’organisation sociale :
« Comme instance du poststructuralisme et du postmodernisme, la théo-
rie “queer” met épistémologiquement en doute l’ubiquité de l’hétéronor-
mativité […]. Elle déstabilise perpétuellement et sans faiblir nos idées
quotidiennes en rejetant toute notion stable de sexualité et de genre, leurs
représentations ou leurs effets » (Brown, 2009, p. 612-613).
81
5 Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique
Duplan conclut ainsi : « La théorie queer devient un véritable outil
d’analyse critique de la construction et de la catégorisation des savoirs »
(Oswin, 2008, cité par Duplan, 2012, p. 132).
Conclusion
Le poststructuralisme ouvre de nouvelles perspectives à la recherche géo-
graphique. Il souligne le rôle des techniques spatiales dans la mise en œuvre
du pouvoir et des formes de contrôle qu’implique celui-ci. Il focalise l’at-
tention sur les institutions dont le principe est l’enfermement. Sa variante
féministe montre aussi qu’en construisant l’opposition des hommes et des
femmes, le genre crée en même temps le système des contraintes qui pèsent
sur ces dernières. Sous sa forme queer, le poststructuralisme propose une
déconstruction générale de tout le social : la géographie se transforme en
discipline subversive.
La vague poststructuraliste est en effet fondamentalement critique. Elle
remet à la fois en cause le ressort des sociétés modernes et les outils ima-
ginés par les sciences sociales pour en rendre compte. Pour elle, la connais-
sance est « située » – c’est-à-dire non universelle. Le travail scientifique
reflète toujours la « positionnalité » de celui qui le mène. Avant de se lancer
dans l’analyse du réel et des problèmes qu’il pose, le chercheur doit donc
préciser sa posture, indiquer son statut social et la formation qu’il a reçue, et
mettre en lumière les motivations généralement tues susceptibles de déna-
turer sa curiosité. Ce travail préalable d’autocritique conditionne la validité
des efforts déployés par la suite pour analyser et faire parler le réel.
Que penser de cette étape préalable ? Il est évidemment utile de rappeler
que la conquête du savoir ne comporte pas de victoire qui ouvrirait définiti-
vement à l’esprit humain le continent de la raison ; il est bon de soumettre à
révision les formes traditionnelles de la connaissance. L’univers platonicien
des Idées n’existe pas ; la connaissance se construit ; ses résultats ne sont
jamais que provisoires. Mais les exigences de la démarche post-structura-
liste vont plus loin.
Roy Bhaskar les théorise dans The Possibility of Naturalism (1978) où il
montre ce qui peut conférer une dimension critique au savoir. Son idée cen-
trale est simple : le réel a une certaine profondeur, car il est stratifié ; c’est à
partir de cette proposition ontologique que toute sa réflexion se développe.
Le chercheur est conditionné par l’environnement dans lequel il vit (un
82
Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique 5
thème qui vient de la sociologie de la connaissance), mais il ne l’est pas tota-
lement : il est capable d’aller au-dessous de la surface des choses pour mettre
au jour les niveaux cachés du réel – mais sans pouvoir jamais atteindre les
plus profonds. Bhaskar distingue « les dimensions “transitive” (épistémique)
et “intransitive” (ontologique) de la connaissance ». Pour lui, « le principe de
non-transitivité existentielle des objets de connaissance pose que la nature
existe indépendamment des observations et des descriptions que nous en
faisons. [Celui] de transitivité historico-sociale de la connaissance sociale
des objets reconnaît que la nature ne peut être connue que sous certaines
descriptions et que celles-ci sont socialement et historiquement valables »
(Vandenberghe, 2006, p. 42).
La nature existe donc sur le plan ontologique, mais sur le plan épistémo-
logique, elle est construite par les hommes. Une science critique du social
est ainsi possible. Le réel est stratifié ; pour découvrir ses niveaux profonds,
le chercheur doit remplir certaines conditions : l’accès au réel requiert une
purification préalable. La définition de la posture est un rituel initiatique.
Pour être recevable, la recherche doit être épistémologiquement correcte. Celui
qui la mène doit se purifier avant de l’entreprendre – à la limite, cela compte
plus que sa capacité à déceler des problèmes et que l’ingéniosité avec laquelle
il les analyse.
La tentation est grande d’étendre l’exigence de pureté à d’autres
domaines : le culturellement correct interdit de porter un jugement sur la
culture des autres. Le politiquement correct proscrit toute atteinte à la liberté
des individus et aux droits des minorités. Il s’en prend aux bases de l’autorité
et à toutes les formes de contrôle qu’elle mobilise. Il conduit à lutter à la fois
pour l’égalité et pour le droit à la différence. Il est favorable à l’exercice direct
des droits politiques de chacun et à son expression moderne, la démocratie
participative. Il milite pour la suppression de toutes les barrières à la mobilité
des personnes, des biens et des idées. C’est ainsi que le post-structuralisme
débouche sur une des idéologies les plus puissantes du monde moderne.
Le mouvement postmoderne conduit à la déconstruction de la philo-
sophie occidentale, de la raison et des sociétés qui les prenaient pour base.
S’agissant de la géographie, science du regard et donc, dans une certaine
mesure, du contrôle et de la surveillance, la remise en cause est particuliè-
rement profonde. Dans le même temps, la connaissance d’un monde que la
mobilité bouleverse et où le capitalisme devient flexible progresse specta-
culairement.
83
L’ère des tournants
6
et l’approche culturelle
Il apparaît dès le milieu des années 1970 que les sciences de l’homme et de la
société évoluent sans connaître les mutations fondamentales de leur appareil
conceptuel et de leurs méthodes d’analyse que constituent les révolutions
scientifiques. C’est l’angle sous lequel leur domaine est abordé qui n’est plus
le même : on parle ainsi du tournant linguistique de l’histoire et du tournant
spatial de la sociologie.
Vers 1996-1997, les géographes prennent conscience du tournant
culturel que traverse leur discipline depuis les années 1970 et qui les conduit
à accorder plus d’attention à la diversité des groupes humains, aux projets
de ceux-ci, aux marques qu’ils impriment dans le paysage et aux idées qui
les animent (Cook et al., 2000 ; Valentine, 2001). Certains évoquent aussi le
tournant que connaît l’épistémologie des humanités et des sciences sociales.
85
6 L’ère des tournants et l’approche culturelle
La part faite à la culture est également importante dans la géogra-
phie allemande et dans les travaux de Sauer et de l’École de Berkeley aux
États-Unis. Ces développements sont souvent fascinants, mais leur portée
est limitée par le souci de ne prendre en compte que les réalités tangibles.
Pierre Deffontaines explique ainsi :
« Le géographe est […] appelé à conserver à l’égard des faits religieux une
attitude de pur observateur, ne cherchant pas à étudier le fondement, l’ori-
gine ou l’évolution des systèmes religieux et la valeur respective de ceux-
ci. Il se borne à noter les répercussions géographiques des faits de religion
sur le paysage, il réduit ainsi le point de vue religieux à des éléments exté-
rieurs et physionomiques, laissant délibérément de côté le domaine majeur
de la vie intérieure » (Deffontaines, 1966, p. 17-18).
Ainsi conçue, l’étude de la culture apparaît comme un chapitre à ambi-
tions limitées au sein de la discipline – à l’égal de la géographie historique
ou de la géographie rurale.
Les attitudes changent aux alentours de 1970. Tout part d’un constat :
les hommes ne connaissent le monde et n’agissent sur lui qu’à travers les
représentations qu’ils s’en font. L’expertise du géographe change ; elle ne
repose plus exclusivement sur le regard qu’il promène sur le monde ; son
attention se tourne désormais vers les attitudes et les réactions des gens face
à la nature, aux paysages et à l’organisation de l’espace. Le géographe tire
parti des descriptions qu’offrent les romans ; il fait montre d’une sensibilité
nouvelle aux tableaux des grands peintres comme aux dessins ou aquarelles
des petits maîtres. Il analyse les photographies que prennent les amateurs
et les films qui emballent le public. La culture est prise en compte d’une
nouvelle manière.
La New Cultural Geography anglophone des années 1980 cherche à struc-
turer ce mouvement, mais le nom qui lui est donné est mal choisi : il ne s’agit
plus d’explorer un champ particulier et restreint, mais de faire de la culture
une dimension essentielle de toute géographie humaine. La seule définition
de la culture qui cadre avec cette orientation est celle de Tylor : « la culture,
c’est tout ce qui n’est pas inné dans l’homme ». Anne Buttimer parle en 1996
de « l’approche culturelle » qui s’impose à la géographie. L’expression saisit
parfaitement la nature de la transformation.
86
L’ère des tournants et l’approche culturelle 6
1.2 Approche culturelle et tournant culturel
L’idée kuhnienne d’une évolution de la science marquée par une série
de révolutions ne convient pas aux sciences sociales. La notion d’épistémè
(l’ensemble des connaissances rendant possibles les différentes formes de
science propres à un groupe social à un moment donné) de Michel Foucault
fait comprendre les mouvements d’ensemble de l’intelligence occidentale,
mais l’analyse qu’il en tire de l’évolution des sciences sociales est partiale
et superficielle.
Parler du tournant d’une discipline, c’est souligner qu’elle n’appréhende
plus ses objets de la même manière. Les « faits » qu’étudie l’histoire ne sont
connus qu’à travers des paroles (recueillies par d’autres) et des textes. La
réalité sociale ne se situe plus hors de l’espace, dans un monde de pure abs-
traction : les hommes vivent ici ou là, n’évoluent pas dans le même contexte,
n’ont pas les mêmes relations ; la société n’est pas une donnée première : c’est
une construction.
Le terme de tournant culturel exprime parfaitement les nouvelles pré-
occupations de la géographie ; le monde est saisi à travers des représenta-
tions ou des images ; l’activité humaine s’exprime dans des cadres que la
culture a forgés et transmis ; les décisions sont motivées par des valeurs. Il
n’est pas question de minimiser le rôle des contraintes environnementales,
des conditionnements sociaux, des mécanismes économiques et de l’action
politique, mais ils revêtent toujours des habits culturels. Les hommes ne se
nourrissent pas de glucides, de lipides et de protéines, mais de pain, de riz,
de paella, de bœuf bourguignon ou d’osso buco !
L’approche culturelle ne fait pas de la culture une force qui agirait
indépendamment des autres ; elle les habille toutes et les structure plus ou
moins, ce qui est différent. Les jeunes font l’apprentissage du monde naturel
et social à travers ce que la socialisation leur transmet.
87
6 L’ère des tournants et l’approche culturelle
spatiale des mécanismes sociaux et économiques en utilisant les outils que
leur offraient l’économie, la sociologie ou l’anthropologie. Ces outils étaient
adaptés à des approches fonctionnalistes qui concevaient la société comme
une machine – ou comme un organisme – dont il convenait d’expliquer la
marche.
Le tournant culturel modifie les perspectives : la vie sociale ne peut
se comprendre si on ignore (i) les dynamiques de l’interaction sociale et
(ii) le rôle du symbolisme et des imaginaires dont sont porteurs les individus
et les groupes.
2. L’interaction sociale :
une réalité appréhendée à deux niveaux
2.1 Une ontologie à deux niveaux
La géographie critique et l’approche culturelle ont en commun de mettre
au centre de leurs préoccupations les représentations que les hommes se
font du monde, mais elles ne le font pas de la même manière. En supposant
que le réel est stratifié, le réalisme critique distingue deux types de repré-
sentations : celles qui ne prennent en compte que la surface des choses et
celles qui doivent à leur dimension critique d’aller en profondeur. Il valorise
les secondes.
L’approche culturelle traite différemment les représentations : toutes sont
appréhendées de la même façon. Le chercheur dresse un tableau détaillé des
situations qu’il étudie. Il décrit les acteurs en présence, analyse les connais-
sances dont ils disposent, les intérêts qui les poussent, les valeurs qui les
motivent. Il s’intéresse aux arguments que les uns et les autres développent
et aux stratégies qu’ils déploient lorsqu’ils entrent en interaction. Le pro-
blème n’est pas de savoir si les représentations des acteurs sont justes ou
fausses, mais de voir comment ils les utilisent pour guider et justifier leur
action, imposer des vues à leurs partenaires et triompher de celles de leurs
adversaires.
88
L’ère des tournants et l’approche culturelle 6
2.2 Une approche modeste
Le chercheur qui choisit l’approche culturelle adopte donc une attitude
modeste : il ne juge pas les acteurs de la vie sociale et de l’aménagement de
l’espace ; il analyse ce qu’ils font et les représentations, les idées, les stéréo-
types qu’ils mobilisent.
Un exemple déjà ancien illustre la démarche : dans les années 1970,
Claude et Georges Bertrand (1978) s’intéressent aux problèmes que connaît
la petite région du Sidobre, dans le Tarn. Son sous-sol est granitique. En se
décomposant, la roche donne de l’arène, que l’érosion finit par emporter,
mais en laissant subsister des boules plus résistantes, qui donnent son
cachet au paysage. Sur ces sols, l’agriculture traditionnelle a toujours été
pauvre et elle est en perte de vitesse. Les acteurs-clefs sont désormais les
propriétaires de résidences secondaires et les carriers portugais qui tirent du
granite des plaques tombales. Ceux-ci s’attaquent de préférence aux boules
que l’érosion a dégagées : ne sont-elles pas faites d’une roche particuliè-
rement solide ? Soucieux de gagner de l’argent le plus vite possible, ils ne
s’intéressent pas à l’avenir du pays. À l’inverse, les résidents secondaires se
sentent investis d’une mission : préserver l’environnement et le pittoresque
des entassements de boules ; ils le font pour eux-mêmes, pour l’ensemble
des touristes et pour les générations futures. Le conflit se déroule dans le
cadre défini par le droit foncier et les règles d’aménagement en vigueur.
La mise en œuvre de l’approche culturelle prend donc en compte
les dimensions sociales et économiques des problèmes : elle est socio-
culturelle, au sens large.
89
6 L’ère des tournants et l’approche culturelle
guments (des représentations, donc) auxquels les protagonistes font appel.
Frédéric Vanderberghe souligne ainsi les particularités de leur démarche :
« Refusant d’invoquer […] des forces inconscientes qui déterminent l’ac-
teur, la sociologie pragmatique rompt avec le “paradigme du dévoilement”
des maîtres de la suspicion (Marx, Nietzsche, Freud). […] La sociologie
de la justification appréhende l’être humain comme un être libre […]. À la
différence de la sociologie critique, elle prend au sérieux les discours, les
valeurs et les principes légitimateurs qui donnent un sens à l’action […].
Contrairement au monde tridimensionnel de la domination, le monde
bidimensionnel de la justification est un monde sans structures profondes
à dévoiler et donc sans illusions à désigner » (Vandenberghe, 2006,
p. 195-196).
Beaucoup des orientations nouvelles des sciences sociales reposent sur
des principes semblables à ceux mis en œuvre par Boltanski et Thévenot.
C’est le cas en géographie d’un grand nombre des travaux qui insistent sur
la dimension culturelle des comportements.
90
L’ère des tournants et l’approche culturelle 6
Pour Hobbes, la signature du contrat social mettait fin à la guerre de
tous contre tous : chacun bénéficiait ainsi de la participation à un groupe
structuré par le pouvoir central du Léviathan – de l’État. L’approche était
utilitariste ; elle était voisine de celle retenue par les fonctionnalistes,
qui soulignaient le profit que chacun retirait d’une machine sociale bien
huilée.
Auguste Comte et les créateurs de la sociologie invoquaient plutôt le
lien social : c’est parce que les hommes faisaient preuve d’empathie qu’ils
se sentaient solidaires, agissaient en conséquence, protégeaient les enfants,
les vieillards, les veuves et les faibles et les prenaient en charge lorsque
nécessaire.
Dans les deux cas, c’était une logique des déterminations que met-
taient en œuvre les sciences sociales : c’était pour résoudre les problèmes
qui naissent de toute cohabitation – la guerre de tous contre tous dans le
cas de Hobbes, les moments où l’individu dépend des autres pour la socio-
logie naissante – que les hommes apprenaient à faire société. La critique du
contrat social se développe dès le début du XXe siècle. Les justifications fonc-
tionnalistes du vivre ensemble ne sont plus aussi convaincantes maintenant
que l’on sait qu’au sein de nombreux groupes humains, les solidarités sont
plus limitées qu’on ne le supposait.
D’autres interprétations se dessinent dès l’entre-deux-guerres. Pour
elles, la justification du vivre ensemble est symbolique. Comme le souligne
James Clifford (1988), ce courant est illustré par des anthropologues fran-
çais comme Roger Caillois, Michel Leiris ou Marcel Griaule. Le mouvement
s’inspire du surréalisme et de la psychanalyse. Il est présent chez les histo-
riens qui s’interrogent, comme Marc Bloch, sur les rois thaumaturges ou,
comme Ernst Kantorowitz, sur le double corps du souverain.
En soulignant le rôle de l’iconographie dans la genèse des formes poli-
tiques, Jean Gottmann attire dès 1953 l’attention sur le rôle que tiennent
ces processus en géographie. L’exemple qu’il donne est éloquent : dans le
monde serbe du passé, la fondation d’une nouvelle communauté s’imposait
de temps en temps pour des raisons démographiques. La création était enca-
drée par les popes : une cérémonie prenait place pour transférer certaines
icônes de la communauté d’origine au siège de la nouvelle : celle-ci se trou-
vait institutionnalisée et son territoire sacralisé.
Ces réflexions reprennent dans les années 1960 et 1970. Pour Casto-
riadis (1975 ; voir aussi da Silva, 2013), l’identification au groupe est une
91
6 L’ère des tournants et l’approche culturelle
expérience première. Son explication est à chercher du côté de l’imaginaire,
que Derek Gregory définit ainsi :
« [L’imaginaire géographique est] une organisation spatiale du monde
considérée comme allant de soi. “Imaginaire” est un concept dérivé de
la théorie psychanalytique, en particulier des travaux de Jacques Lacan
et de Cornelius Castoriadis, et dans ses versions originales, il implique
une sorte de géographie primitive, d’ur-géographie : “L’imaginaire est la
création complète d’un monde en soi émanant d’un sujet”. En géographie
humaine, un ‘imaginaire géographique’ est typiquement traité comme une
construction plus ou moins inconsciente et non-réfléchie, mais qui ne
reçoit que rarement une quelconque inflexion théorique » (Gregory, 2009,
p. 282).
Castoriadis, qui est, entre autres, psychanalyste, ne fait pas référence à
l’imaginaire vulgaire que véhiculent les médias, mais à un imaginaire qui
naît au tréfonds de chaque être et témoigne de sa créativité : la vérité de
l’homme ne se situe pas essentiellement dans sa raison, mais dans le jaillis-
sement renouvelé qui se produit en lui. La société ne s’explique pas par un
jeu de déterminations. C’est une création de l’imaginaire collectif.
92
L’ère des tournants et l’approche culturelle 6
l’idée de lendemains meilleurs vers lesquels tend l’histoire. Marx est-il pour
autant un utopiste ? Oui et non, car le mot revêt deux sens, comme l’indique
Engels, qui « en appelle donc au socialisme utopien, c’est-à-dire révolution-
naire, contre l’utopie réformatrice et réactionnaire. Celle-ci, plus “utopique”
encore que l’autre, dissimule la problématique au lieu de l’amener au jour »
(Lefebvre, 1973/2000, p. 84).
Lefebvre précise alors :
« Engels ne se contente pas d’opposer l’utopisme socialiste à l’utopisme
bourgeois. On dira qu’il oppose l’utopie révolutionnaire et concrète à l’uto-
pie réactionnaire et abstraite. L’utopie concrète se fonde sur le mouvement
d’une réalité dont elle découvre les possibilités » (Lefebvre, 1973/2000,
p. 90).
Pour progresser, la société doit tendre vers un but – une utopie –, mais
celle-ci doit être une « utopie concrète, [une] possibilité qui éclaire l’actuel
et que l’actuel éloigne dans l’impossible » (Lefebvre, 1973/2000, p. 95-96).
Selon ces vues, l’agenda des sciences de l’homme social cesse de se limiter
à l’analyse fonctionnelle des sociétés, qu’il s’agisse de leur reproduction bio-
logique et culturelle ou de l’organisation institutionnelle qui leur permet de
satisfaire leurs besoins matériels, de résoudre leurs conflits et de faire face
aux agressions qui les menacent de l’extérieur. L’étude des représentations,
de la pensée symbolique et de toutes les manifestations qui donnent un sens
à la vie collective passe au premier plan. Cette nouvelle interprétation du
social est souvent qualifiée d’interactionnisme symbolique.
La géographie classique, la Nouvelle Géographie et l’orthodoxie marxiste
ont en commun de s’appuyer sur la logique des déterminations. La réflexion
contemporaine sur le territoire met en jeu une logique de la création.
Les sciences sociales partent aujourd’hui d’un constat : ce n’est
pas le réel qui conditionne l’action des hommes, mais l’image qu’ils se
construisent de ce qui est (elle est toujours imparfaite) et de ce qui doit être
(elle reflète les aspirations profondes de chacun, sa manière de se projeter
dans le futur, les rêves qu’alimentent les imaginaires collectifs dont il est
porteur et les normes qu’il a acceptées). L’action est tournée vers l’avenir :
elle se nourrit des représentations qu’on s’en forme, des « utopies » dont on
est porteur.
C’est donc à une mutation majeure dans la conception de l’homme social
que correspond le tournant que les théoriciens de la réflexion scientifique
93
6 L’ère des tournants et l’approche culturelle
ont détecté en histoire, en sociologie et en géographie, mais qui est égale-
ment présente dans les autres disciplines. L’homme ne vit pas seulement
dans l’instant et sous l’influence de ce qui s’est passé auparavant. Il évolue
dans des systèmes de représentations qui sont en accord avec ses pulsions,
sont socialement formulés et lui ouvrent le futur. C’est le monde de la cau-
salité utopienne.
Pour comprendre les comportements humains, les sciences sociales sont
donc amenées à analyser la part de rêve de chacun, les idéologies qu’il par-
tage et qui lui disent ce qui doit être, et les imaginaires dont il s’imprègne
et qui colorent aussi le futur. L’espace auquel la géographie s’intéresse n’est
donc plus seulement celui de l’environnement et de l’écologie, de la distance
et de l’économie, mais celui des rêves, du sentiment de la nature, de l’urba-
nité et des formes terrestres que l’on attribue au paradis.
94
L’ère des tournants et l’approche culturelle 6
eu besoin de connaissances géographiques : (i) celles qui leur permettent de
se repérer et de se diriger (et auxquels les Grecs font accomplir, c’est exact,
le pas décisif), (ii) celles qui leur donnent les moyens de tirer parti de leur
environnement et (iii) celles qui leur font comprendre comment une société
organise son espace ; à côté de ces connaissances, (iv) il convient de faire
une place au sens que les hommes confèrent à leur existence, un sens qui est
intimement lié aux lieux où ils vivent ou qu’ils parcourent.
L’épistémologie conduit donc aujourd’hui les géographes à s’intéresser
aux connaissances des sociétés passées et à celles que les groupes multiples
des sociétés contemporaines ne cessent d’inventer pour répondre aux pro-
blèmes que rencontre leur existence ou satisfaire leurs curiosités
95
6 L’ère des tournants et l’approche culturelle
4.3 Un complément : les théories non représentationnelles
En mettant l’accent sur les représentations, le tournant culturel risque
de négliger tout ce qui, dans la vie, n’est pas explicité – tout ce qui est pra-
tique plus que conduite raisonnée. C’est pour éviter ce danger que la théorie
non représentationnelle, comme l’a baptisée Nigel Thrift, est apparue :
elle « est née d’une prudence et d’un souci suscités » par la place exagérée
accordée « aux discours et aux images à la suite du tournant culturel de la
discipline » (Anderson, 2009, p. 503).
Il convient donc de s’attacher aux pratiques. « Les théories non-repré-
sentationnelles sont des théories de la pratique ». Elles s’attachent aux pro-
cessus de décision non verbalisés, « aux logiques du corps » par exemple
(Anderson, 2009, p. 503-504).
Les théories non représentationnelles partagent ainsi certaines préoc-
cupations avec la théorie de l’acteur-réseau.
96
L’ère des tournants et l’approche culturelle 6
des classes moyennes et supérieures – un pouvoir qui assure le maintien de
leur suprématie. Le chercheur se doit de dénoncer les inégalités et les formes
d’exploitation que masque l’harmonie apparente des paysages.
Don Mitchell applique donc aux réalités culturelles le programme
commun des épistémologies de la déconstruction.
Conclusion
L’approche culturelle est différemment conçue selon que l’on se place dans
le cadre d’une ontologie à trois niveaux, qui ouvre au chercheur des pers-
pectives critiques exaltantes, ou dans celui d’une ontologie à deux niveaux,
plus attentive au rôle que joue réellement la culture. Dans le premier cas, le
chercheur pense disposer d’un savoir surplombant qui lui permet de tout
juger. Dans le second cas, il est davantage à l’écoute de ceux qu’il étudie.
Une troisième ontologie peut-être choisie : celle qui ne reconnaît qu’un
niveau. C’est la voie qu’a prise la sociologie des sciences.
97
Sociologie des sciences
7
et théorie de l’acteur-réseau
À la fin des années 1970, la nouvelle sociologie critique des sciences se divise
en deux courants, le « programme fort », avec David Bloor, et le « programme
constructiviste », avec Bruno Latour.
« Le premier affirme que le choix d’une théorie ou d’un concept se fait en
fonction d’intérêts sociaux (les enjeux de carrière, l’orientation conjonctu-
relle de la recherche), le second qu’une théorie se fabrique en fonction d’un
cadre socioculturel propre au laboratoire qui rendrait les résultats obtenus
incommensurables avec ceux d’autres centres de recherche. Dans ces deux
cas, […] ces idées “relativistes” ruinent l’idée de progrès ou d’objectivité en
science » (Meyran, Sciences humaines, 2003).
David Bloor (1976/1983) s’intéresse aux mathématiques. Ses travaux
révoquent en doute leur valeur universelle, mais comme il ne traite pas des
autres disciplines, les géographes l’ignorent. C’est le programme constructi-
viste dont ils tirent parti.
99
7 Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau
La démarche de Latour est en effet « une anthropologie comparée des
formes centrales, occidentales, “blanches” de vérité indiscutable, […] appli-
quant aux sociétés du “centre” les outils que les anthropologues utilisent
pour l’étude des sociétés “périphériques” » (Ragouet, 2012). La théorie de
l’acteur-réseau qu’imagine ainsi Latour combine deux inspirations : « l’an-
thropologie sociale classique et le “programme fort” de sociologie de la
connaissance, initialement formulé par D. Bloor. Il s’agit de désacraliser la
connaissance, de la priver du caractère de transcendance et d’irréductibi-
lité que lui confèrent les discours épistémologiques, d’en faire un processus
de part en part “social” […] susceptible d’une explication causale dans le
domaine des sciences sociales » (Quéré, 1989, p. 98-99).
Les outils imaginés à la fin du XIXe siècle pour étudier des sociétés radi-
calement différentes de celles de l’Occident « aplatissent » ces groupes et
les privent d’une partie de leur dimension humaine en plaçant sur le même
plan toutes leurs composantes, environnement, artefacts, actions, repré-
sentations. Appliquée aux sciences, la démarche devient subversive : « la
production de savoirs scientifiques n’est pas une affaire d’esprit, de com-
pétences logiques ou de capacités cognitives mais de montage de chaînes
d’associations capables de résister à des épreuves visant à tester la solidité
de leurs liens ; [les] capacités cognitives ne doivent figurer qu’en dernier
ressort, faute d’autre candidat, comme explanans dans les explications de la
science et de la technique » (Quéré, 1989, p. 98-99).
Michel Callon, l’autre initiateur de la théorie de l’acteur-réseau, introduit
une autre dimension : dans l’analyse d’une situation de recherche, il met sur
le même plan ceux qui mènent le travail, le laboratoire où ils effectuent celui-
ci, les instruments qu’ils utilisent et les relations qu’ils entretiennent avec
le monde extérieur : il saisit tous ces éléments comme faisant partie d’un
réseau : « D’où l’idée, qui au départ est une hypothèse purement méthodo-
logique et pas du tout un postulat ontologique, qu’il n’y a aucune raison de
dénier aux êtres non humains, aux entités non humaines une capacité de
participer à leur manière à l’action » (Ferrary, 2006, p. 12).
100
Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau 7
ces éléments sont considérés comme des acteurs. Ceux-ci sont pris dans
des réseaux, qui permettent d’agir et de faire agir (ibid., p. 5). La démarche
repose sur une description des situations dans laquelle une égale attention
est accordée aux personnes impliquées et à tous les éléments matériels
qu’elles mettent en œuvre. Tous ces éléments pèsent sur les processus que
l’on cherche à comprendre et qui doivent être pris en compte.
La sociologie que pratique Bruno Latour a une structure ontologique
singulière : elle suppose un monde sans profondeur, sans arrière-plan : « on
pourrait dire que la sociologie de l’acteur-réseau s’efforce de rendre le monde
social aussi plat que possible, afin de s’assurer que l’établissement de tout
nouveau lien deviendra clairement visible » (Latour, 2006, p. 29). Il n’y a
plus de dedans et de dehors, plus d’intériorité qui demande à être analysée,
mais une série de liens qui tissent des réseaux et déterminent l’évolution du
monde. Le chercheur s’attache à ce qu’il définit comme traduction, c’est-à-
dire à ce qui établit un lien entre les éléments. Latour précise :
« Les acteurs […] se posent en porte-parole et traduisent la volonté de collec-
tifs […]. Le fait scientifique résulte d’une série de traductions (instruments
nécessaires à sa réalisation, articles scientifiques, matériaux de laboratoire,
subventions, etc.) qui font également apparaître le réseau dans lequel il fait
sens et se stabilise. Les connaissances circulent par “traductions” succes-
sives […] » (Var. Auct., 2014).
Les éléments ainsi réunis le sont parce qu’une controverse les oppose
– la sociologie des associations ne s’intéresse pas aux individus et à ce qui
se passe dans leur tête ; elle les saisit dans les moments où ils s’affrontent
et mobilisent, à cette occasion, l’ensemble des êtres et des choses que la
description a mis en évidence. Le fait s’établit lors de ces épisodes. Ce n’est
jamais une construction purement individuelle. Bruno Latour n’accepte pas
le cogito cartésien. La pensée est pour lui une œuvre collective, comme il le
souligne dans Cogitamus (2010).
D’abord mobilisée pour rendre compte de l’activité des laboratoires et du
rôle que tiennent les controverses entre les chercheurs dans l’établissement
de la « vérité » scientifique (Latour et Woolgar, 1988/1979), la théorie de
l’acteur-réseau peut éclairer tous les domaines où l’on est amené à définir
le vrai : la construction de la religion (2002), celle du droit (2004) ou celle
du savoir sociologique (2006). Une nouvelle étape s’ouvre alors : construire
une théorie d’ensemble de ces divers champs de véridiction. Latour (2012)
s’y emploie.
101
7 Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau
Bruno Latour développe depuis quarante ans le projet qu’il a conçu au
milieu des années 1970. L’approche qu’il a imaginée se révèle féconde. Sa
force ne réside-t-elle pas dans l’accent mis sur la controverse, qui souligne
que l’activité intellectuelle est toujours collective dans la mesure où elle
repose sur la polémique et l’affrontement des idées, comme on le sait depuis
Socrate et Platon ? Le monde auquel s’attache Bruno Latour est-il aussi plat
qu’il ne le dit ? La force de son propos ne vient-elle pas de ce qu’il s’intéresse
à la lutte des idées et à ses modalités plus qu’à la simple matérialité des
choses ?
102
Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau 7
« L’ignorance dans laquelle la tradition constructiviste tient les valeurs et
les normes de ces communautés ne peut réellement s’expliquer par la seule
volonté de se différencier d’un point de vue disciplinaire d’une approche
mertonienne centrée sur la notion d’ “ethos”. Il y a ici la conséquence d’un
a priori épistémologique qui demande à être définitivement dépassé »
(Dubois, 2005, p. 122).
Ce refus a sans doute d’autres raisons plus fondamentales : il tient au
modèle anthropologique choisi par Bruno Latour. À la suite de Franz Boas,
les ethnologues refusent de porter un jugement moral sur les valeurs de ceux
qu’ils étudient ; ils renoncent du même coup à prendre au sérieux ce qui
guide les hommes. De même le sociologue des sciences se doit de gommer
de son tableau pourtant infiniment minutieux les motivations profondes de
ceux qu’il étudie. Il suppose a priori que la vérité est une illusion et qu’il faut
la gommer de la sociologie des sciences. La théorie de l’acteur-réseau n’inva-
lide pas la prétention qu’ont les savants d’établir la vérité : elle refuse de la
prendre en compte : c’est un ses postulats, un postulat qu’elle a emprunté à
l’ethnologie/anthropologie.
103
7 Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau
2.2 Une application directe de la théorie de l’acteur-réseau
à la géographie
L’inspiration de Yann Calbérac vient de la sociologie des sciences, qu’il
découvre à la lecture de La Science en action de Bruno Latour (Calbérac, 2010,
p. 323). Sa thèse, Terrains de géographes, géographes de terrain (2010), analyse
l’évolution de la géographie française à travers la place qu’elle accorde au
terrain. Les premiers chapitres, directement inspirés de Bruno Latour et de
la sociologie des sciences, répondent à la question : « Que se passerait-il si
les géographes, alors qu’ils font du terrain, se mettaient à observer leurs
pratiques ? » (Calbérac, 2010, p. 7).
Calbérac prend très directement modèle sur l’analyse qu’a donnée
Latour du travail de terrain « comme une méthode permettant la collecte de
données relatives à un espace dont il faut élucider l’organisation et le fonc-
tionnement (à charge ensuite pour le géographe d’exploiter, de traiter ces
données) » (Latour, 2007, cité par Calbérac, 2010, p. 353).
Le travail de terrain s’appuie sur le regard : le géographe observe. Pour se
souvenir de ce qu’il remarque, il le note, il le dessine ou il le photographie ;
il opère ainsi un travail de tri et de classement : une dimension réflexive
s’introduit dans la recherche. Elle débouche sur des publications et sur la
formulation d’un discours.
Pour Calbérac, à chaque paradigme se trouve associé un état de la com-
munauté des chercheurs qui partagent les mêmes concepts et les mêmes
méthodes : pour la géographie classique, c’est le travail de terrain. Le regard
y joue un rôle majeur. C’est à travers la discipline que celui-ci impose que
s’installe l’habitus qui cimente alors la communauté géographique et en
assure le contrôle.
Le terrain, qui constitue la composante essentielle du travail des géo-
graphes au moment où naît la géographie humaine, donne naissance à un
discours vite devenu dominant – au sens de Foucault. La discipline appa-
raît comme l’œuvre d’une communauté cimentée par ses pratiques de
recherche : « la pérégrination (si possible à pied), la rencontre avec les habi-
tants ou encore la photographie (qui donne à voir la réalité des milieux et
des sociétés décrits) sont promues au rang de méthodes » (Calbérac, 2010,
p. 238-239).
D’autres manières de concevoir la recherche s’imposent par la suite. La
référence au terrain demeure cependant toujours aussi présente dans les
104
Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau 7
discours sur la géographie française : l’écart entre les nouvelles pratiques et
la vision officielle suscite une crise. Le terrain est-il autre chose qu’un rituel
d’initiation destiné à perpétuer un ordre académique ?
C’est l’existence de la communauté géographique française plus que les
manières de faire de la géographie que met en doute cette crise. Avec le
temps, le ton qu’emploient les géographes pour parler du terrain change.
Aux grands récits épiques se substituent des micro-narrations où chacun
énumère les méthodes qu’il apprend à mettre en œuvre et les réseaux où il
s’insère et qui le soutiennent. Des formes plurielles d’identité se mettent en
place (Calbérac, 2010, p. 269-270). :
Yann Calbérac interprète cette évolution en s’appuyant de nouveau sur
Bruno Latour : celui-ci n’envisage-t-il pas « plutôt la société comme le pro-
duit des interactions sociales, les individus construisant des collectifs qui
durent le temps que les réseaux qui la produisent existent » (Calbérac, 2010,
p. 226). La communauté géographique d’aujourd’hui n’est pas une société
selon l’acception traditionnelle du terme. Elle doit être comprise comme un
ensemble de communautés interprétatives au sens de Stanley Fish, chacun
s’insérant dans le groupe capable de cautionner sa démarche. La certitude
scientifique s’évanouit dans la mesure où « toutes [les] méthodes mobili-
sées […] sont équivalentes : elles cherchent toutes à produire des discours
de véridiction » (Calbérac, 2010, p. 291).
La géographie du temps présent ne ressemble plus à celle des ancêtres-
fondateurs de la fin du XIXe siècle. Elle n’est plus bâtie autour « d’une commu-
nauté scientifique animée par des règles de fonctionnement partagées […] Si
le domaine des géographes semble évident aujourd’hui – il est à chercher du
côté de l’espace – il n’en va pas de même pour leurs méthodes et leurs objets,
très divers, et encore moins pour le langage » (Calbérac, 2010, p. 293-294).
Contrairement à ce que continuent à dire beaucoup de collègues, l’obser-
vation minutieuse des pratiques de la recherche géographique prouve ainsi,
pour Calbérac, que le terrain a perdu le rôle central qu’il tenait à l’origine.
Calbérac ouvre ainsi une perspective intéressante sur les communautés
scientifiques : il saisit les deux formes qu’elles prennent successivement ;
il interprète le schéma kuhnien du paradigme en termes de domination et
de relations inégales ; les communautés interprétatives qui s’imposent plus
tard résultent de la multiplicité des initiatives individuelles et des facilités
qu’offrent les moyens de communication modernes. Calbérac réintroduit
ainsi l’idée que le chercheur est un sujet, au sens philosophique du terme.
105
7 Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau
Il bâtit une image de la géographie comme agrégat de chercheurs – une
sociologie de la géographie. Mais il y a un double prix à payer pour arriver à
ce résultat : l’histoire des idées est effacée ; la recherche porte sur la recherche
et oublie les finalités de celle-ci – elle devient quelque peu nombriliste.
Nous avons analysé en détail la théorie de l’acteur-réseau et sa mise
en œuvre en géographie tant est fort l’attrait qu’elle exerce chez les jeunes
chercheurs. Les résultats qu’elle a jusqu’ici apportés sont intéressants, mais
ne nous paraissent pas révolutionner autant qu’on ne le soutient souvent la
pratique de la discipline et son interprétation épistémologique.
2.3 Épistémologie et ontologie :
un, deux ou trois niveaux pour les théories ?
Trois façons de combiner analyse épistémologique et réflexion onto-
logique se sont affirmées au cours des trente dernières années (Vander-
berghe, 2006) : celles qui exaltent la déconstruction et se réclament du
poststructuralisme, celles qui soulignent la signification du tournant
culturel, et celles qui mettent l’accent sur la théorie de l’acteur-réseau.
Au cours de la phase de refondation et de reconstruction qu’elles tra-
versent, les sciences sociales repensent l’appareil théorique qu’elles mobi-
lisent et s’interrogent sur leurs présupposés ontologiques : comment
doivent-elles concevoir le réel pour ne plus se contenter de décrire et d’expli-
quer ce qui est, mais pour dénoncer les malfaçons et les injustices de la vie
sociale ? Trois possibilités s’offrent :
1. L’idée centrale du réalisme critique (Bhaskar, 1978) est simple : le réel
est stratifié. Le chercheur est conditionné par l’environnement dans lequel
il vit, mais il est capable d’aller au-dessous de la surface des choses pour
mettre en évidence les niveaux cachés du monde.
La nature existe sur le plan ontologique, mais sur le plan épistémolo-
gique, elle est construite par les hommes. Une science critique du social est
ainsi possible : alors que la société nous paraît aller de soi comme une chose
naturelle, c’est une réalité que les hommes ont édifiée.
Ce premier type de théorie se montre critique, mais repose sur une
hypothèse que beaucoup refusent : celle qui réduit les individus étudiés
au rang de simples pions sur un échiquier auquel ils ne comprennent rien.
2. La deuxième ontologie sur laquelle reposent les épistémologies
récentes des sciences sociales ne présente que deux niveaux : celui des
106
Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau 7
situations analysées et celui des représentations ou des répertoires d’argu-
ments auxquels les protagonistes font appel. Il n’y a plus de structures
profondes à dévoiler.
Comme les approches critiques, celles qui s’attachent aux représen-
tations des acteurs et aux justifications qu’elles leur fournissent mettent
l’accent sur les problèmes de justice sociale, mais sans déshumaniser les
réalités analysées, sans réduire les individus à de simples automates. Ce
qu’elles expliquent moins bien, c’est l’existence du niveau culturel qu’im-
pliquent les justifications.
3. La troisième ontologie présupposée par les approches contemporaines
refuse la dualité entre ce qui est concrètement observé et le corps explicatif
imaginé pour les interpréter. Pour Bruno Latour, les sciences sociales ont
failli à leur projet. Pour classer l’ensemble des observations, on se conten-
tait, il y a un siècle et demi, de deux catégories : la société et la nature. Elles
ne suffisent plus à ordonner ce qui a trait à une réalité plus complexe. Une
nouvelle approche s’impose :
« Dans cette nouvelle façon de voir, on affirme que l’ordre social n’a rien
de spécifique ; qu’il n’existe aucune espèce de “dimension sociale”, aucun
“contexte social”, aucun domaine distinct de la réalité auquel on pour-
rait coller l’étiquette “social” ou “société” ; qu’aucune “force sociale” ne
s’offre pour “expliquer” les phénomènes résiduels dont d’autres domaines
ne peuvent rendre compte […] ; qu’il est absurde d’ajouter des “facteurs
sociaux” à d’autres disciplines scientifiques » (Latour, 2006, p. 12 ; édition
utilisée : La Découverte/poche, 2007).
La réalité se réduit donc à un niveau.
107
Questionnements contemporains
8
Au-delà, ou en dehors, de la réflexion sur la nature du monde social et sur
les démarches mobilisées pour l’explorer, l’expliquer ou le comprendre, les
sciences sociales essaient de clarifier d’autres problèmes.
109
8 Questionnements contemporains
du temps et de l’espace. Au-delà de la pluridisciplinarité dont on parle si
volontiers, c’est au développement des aspects métadisciplinaires des sciences
sociales que l’on assiste de nos jours.
110
Questionnements contemporains 8
ultra simplistes, comme le supposé égoïsme des agents rationnels » (ibid.,
p. 1055).
Les sciences cognitives peuvent contribuer au développement du champ
métadisciplinaire que nous venons de signaler : on comprend l’intérêt qu’elles
suscitent dans toutes les disciplines, la géographie en particulier.
111
8 Questionnements contemporains
les risques ; ils sont persuadés de la sagesse du principe de précaution, mais
ne savent pas à partir de quel seuil il convient de l’invoquer.
Augustin Berque s’attache depuis quarante ans à repenser en termes
de sciences sociales les rapports que les groupes humains entretiennent
avec l’environnement (Berque, 2014a). Il élabore à cette fin une mésologie
cohérente. Les points de vue d’auteurs japonais comme Watsuji Tetsuro et
Nishida Kitaro l’ont aidé à comprendre la spécificité des attitudes occiden-
tales en ce domaine. Dans Poétique de la Terre (Berque, 2014b), il invite ainsi
à « recosmiser, à reconcrétiser et à réembrayer » pour redonner à l’homme
une juste place dans la nature.
112
Questionnements contemporains 8
sur la situation dans laquelle il se trouve, mais les moyens dont il dispose
pour l’acquérir sont limités – d’autant que nombre de ses partenaires lui
cachent leur jeu. Chacun prend à la fois en compte le tableau nécessai-
rement imparfait qu’il se fait de la situation, et l’image du futur auquel il
aspire.
Le monde tel qu’il est ne résulte pas de choix faits par un décideur
unique qui, à la manière de Dieu le Père, serait omniscient et tout-puissant.
Il est le produit d’une multitude de décisions prises par des acteurs impar-
faitement informés et dont les options sont à la fois guidées par les héri-
tages qu’ils ont reçus, les contraintes qu’ils subissent, les images du futur
qu’ils élaborent et les horizons d’attente qu’ils bricolent. Leur choix n’est
pas conditionné par le futur, mais il l’est par l’idée qu’ils s’en font. Dans le
domaine social, héritages et contraintes ont la particularité de peser sur les
choix à travers l’influence qu’ils exercent sur les imaginaires individuels et
collectifs. Le résultat de ce que chacun recherche ne dépend pas seulement
de lui : il résulte aussi de ce que visent les autres.
La praxéologie analyse donc ce que doit être l’action pour être aussi
proche que possible de ce que l’on souhaite compte tenu de ce que l’on
sait – ou que l’on suppose – des stratégies des autres. Pour être applicable,
la recherche sur le monde social doit prendre en compte cette dimension.
Le développement de la praxéologie conduit à la formation de
doublets : aux disciplines universitaires classiques se juxtaposent des
domaines appliqués qui prennent en compte les dimensions stratégiques
de l’action humaine. Cette évolution est en cours en géographie.
(i) On le voit dans le domaine politique : la géographie politique y est
complétée par la géopolitique (Claval, 2010). Pour expliquer le monde,
celle-ci recense les acteurs, analyse l’information dont ils disposent et
explore les représentations qu’ils ont reçues de leur milieu ou élaborées
par eux-mêmes. (ii) Il en va de même pour la géographie urbaine : « Pour
l’étude des villes et de l’urbanisme […], les formations professionnalisantes
se sont multipliées, soulignant que les débats entre recherche et action
sont en voie de dépassement » (Augustin et Dumas, 2015, p. 219-220).
(iii) La géographie des transports et de la communication est doublée par
une discipline nouvelle : la logistique. (iv) La géographie du tourisme est
complétée par une réflexion sur les interactions entre les rêves et les choix
des créateurs d’équipement, de leurs gestionnaires, des voyagistes et des
touristes eux-mêmes.
113
8 Questionnements contemporains
Dans la mesure où l’enseignement supérieur se doit de former les étu-
diants à l’action, la place qu’il fait à la praxéologie va croissant. Le succès des
formations aux affaires, au tourisme, à la logistique, vient de là.
Dans la mesure où les décideurs poursuivent des objectifs qui mêlent le
social, l’économique, le culturel et le politique, et où ils se soucient de leur
traduction spatiale, la perspective praxéologique ignore les frontières entre
les disciplines classiques. Elle emprunte aux unes et aux autres. L’organi-
sation de l’espace résulte à la fois des objectifs complexes des acteurs et
du poids de ceux-ci dans les réalisations. C’est pour cela que les mixtes,
les mélanges, les hybrides sont à la mode dans la recherche actuelle : celle-
ci analyse des réalités où plusieurs logiques sont simultanément à l’œuvre,
alors que les disciplines classiques se consacraient à une logique spécifique.
Par leur réflexion sur le rôle des autres mondes, des au-delà ou des
en-deçà dans le fonctionnement des sociétés, la géographie contribue de
manière originale au tournant praxéologique des sciences sociales.
Les problèmes actuels de la géographie sont tout autant liés au tour-
nant praxéologique des sciences sociales qu’au tournant culturel qui lui
est propre : quelle place lui revient-elle dans les domaines que constituent
l’urbanisme, l’aménagement du territoire, les études du transport et de la
logistique, la géopolitique, etc. ? Comment doit-elle se combiner à d’autres
enseignements ?
114
Conclusion
Cet ouvrage retrace l’évolution des principes qui ont guidé, et qui guident
encore, la recherche géographique. Esquissés dès la fin du XVIIIe siècle, pré-
cisés à la fin du XIXe, ils sont enrichis à partir des années 1950, puis mis en
doute et repensés après 1970. Au-delà de l’analyse des fondements épisté-
mologiques de la géographie, c’est un tableau synthétique de l’histoire de
celle-ci depuis deux siècles qui est ainsi présenté.
Deux niveaux de conclusions peuvent donc être dégagés de cet ouvrage.
115
Conclusion
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Conclusion
117
Conclusion
insistent sur la phase ultime de cette dynamique, celle qui voit l’Europe – et
son rejeton, les Etats-Unis – ouvrir le monde et le dominer. La géographie
classique éclaire ainsi les jeux de puissance dans un univers que la globali-
sation unifie déjà.
Pour Ratzel comme pour Vidal de la Blache, il conviendrait d’attacher
autant de prix à la circulation qu’à l’analyse des rapports entre les groupes
humains et leur environnement. Comme l’avancée qu’avait effectuée Vidal
en ce domaine n’a pas été comprise, c’est la Nouvelle Géographie qui se
charge après 1950, de mettre en œuvre cette partie négligée du programme
classique : en se focalisant sur le rôle de la distance – proximité ou éloi-
gnement –, elle montre comment la dynamique du développement est
génératrice de polarisations sociales (la division en classes) et spatiales
(l’opposition entre le centre et les périphéries) dans un monde où s’affirment
l’industrialisation et l’urbanisation.
2. Depuis le XVIIIe siècle, la géographie s’était attachée à l’analyse des
structures territoriales du monde. Cela lui valait une place importante dans
les systèmes éducatifs. Cela conduisait aussi de nombreux géographes à se
considérer comme des conseillers potentiels du prince, auquel ils propo-
saient un outil efficace pour bien gérer le pays, pour l’aménager et pour tirer
parti de sa position et de ses forces sur la scène internationale et mondiale.
Cette conception de la discipline est remise en cause à partir de 1970. Celle
qui commence alors à se dessiner est difficile à caractériser car la théorie des
révolutions scientifiques alors à la mode n’est pas faite pour les sciences de
l’homme et de la société.
Avec le recul, on comprend mieux la portée des transformations qui
débutent alors : sous l’influence de la phénoménologie et du courant huma-
niste, le point focal de la discipline se déplace. Celle-ci ne s’intéresse plus
exclusivement à ce qu’apporte le regard du géographe rendu pénétrant par
les méthodes d’enquête et de cartographie qu’il maîtrise. Elle s’attache à la
manière dont les gens vivent et pensent les lieux où ils résident et les territoires
où ils s’investissent. La géographie radicale souligne dans le même temps le
caractère socialement conservateur de la géographie jusque-là pratiquée.
L’emploi des deux grandes familles d’interprétations alors mobilisées
pour assurer la cohérence de la démarche des géographes, soulève des dif-
ficultés : le marxisme n’a jusqu’alors fait que peu de place à l’espace ; le
structuralisme explique les systèmes statiques, mais ne rend pas compte
des situations dynamiques. À la fin des années 1970 et au début des années
118
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Conclusion
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