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Paul Claval

GÉO-ÉPISTÉMOLOGIE
© Armand Colin, 2017
Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff
ISBN : 978-2-200-61631-1
www.armand-colin.com
Deux de mes anciens étudiants devenus des collègues et amis,
Colette Jourdain-Annequin et Guilherme Ribeiro ont relu ce texte.
Je les remercie de leurs remarques et de leurs commentaires.
Sommaire

Introduction ........................................................................................... 11
1. Les trois formes de réflexion sur le travail scientifique......... 11
1.1 La philosophie de la connaissance et des sciences .................. 11
1.2 L’épistémologie ....................................................................... 12
1.3 Une tard venue : la sociologie des sciences ............................. 12
2. Qui se penche sur le travail scientifique ? ............................... 13
2.1 Une démarche fondée sur la philosophie ou sur l’analyse
du travail scientifique ................................................................... 13
2.2 La science comme tribunal des savoirs communs,
l’épistémologie comme tribunal des connaissances
scientifiques.................................................................................. 14
2.3 La combinaison fréquente des deux approches ...................... 14
2.4 Les sciences qui servent de modèles aux autres ...................... 15
3. Des inquiétudes qui se renforcent ........................................... 17

1. Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique... 19


1. Géographie savante et géographies vernaculaires.................. 19
2. La genèse de la géographie scientifique .................................. 20
3. Le contexte épistémologique dans lequel se forme
la géographie moderne................................................................... 22
3.1 Critique de la raison pure et démarche expérimentale ........... 22
3.2 Le positivisme : une interprétation plus simple ...................... 23
3.3 L’étude de l’environnement naturel et ses problèmes.............. 23
3.4 Au départ de la réflexion sur le social : les Lumières
comme philosophie critique ......................................................... 24
3.5 La société ne se bâtit pas par décret : c’est une réalité
complexe qu’il faut analyser aussi objectivement
que le monde naturel .................................................................... 24

5
Sommaire

3.6 Le résultat : l’étude de l’homme social doit être menée


par tout un faisceau de disciplines scientifiques ........................... 25
3.7 L’émergence de nouvelles philosophies de la connaissance .... 26
4. Les fondements épistémologiques de la géographie
classique........................................................................................... 27
4.1 Rompre avec le caractère statique des tableaux
géographiques............................................................................... 27
4.2 La géographie comme science positive ................................... 27
4.3 Une discipline de terrain ........................................................ 28
4.4 Analyse de situation, mise en évidence de structures
spatiales et étude des combinaisons ............................................. 29
4.5 Rationalité des comportements populaires et longue durée.... 30
4.6 La place de l’approche régionale dans la géographie
classique ....................................................................................... 31

2. Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie ......... 33


1. Première moitié du XXe siècle :
la réflexion épistémologique s’enrichit et se diversifie............... 33
1.1 Un nouveau contexte épistémologique :
le néo-positivisme logique ............................................................ 33
1.2 Le succès du fonctionnalisme ................................................. 34
1.3 L’École de Francfort ................................................................ 34
1.4 L’idée de rupture épistémologique .......................................... 35
1.5 La structure des révolutions scientifiques ............................... 35
1.6 Épistémologie des sciences sociales et prise en compte
des structures et des systèmes ...................................................... 36
2. La Nouvelle Géographie ............................................................ 36
2.1 Rendre compte d’un monde dont la modernisation
s’universalise : la Nouvelle Géographie......................................... 37
2.2 La Nouvelle Géographie et les débats épistémologiques
des années 1950 et 1960............................................................... 37
3. Après 1970 : la Nouvelle Géographie cesse d’être
dominante mais s’enrichit ............................................................. 39
3.1 L’apport de l’analyse factorielle et des méthodes
mathématiques ............................................................................. 39
3.2 La Time Geography de Torstein Hägerstrand ........................... 40
3.3 Du budget-temps à l’étude des rôles, des relations
institutionnalisées et de l’architecture sociale des groupes........... 41

6
Sommaire

3. L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970 ... 43


1. La géographie dans une ère de contestation ........................... 43
1.1 La géographie humaniste ........................................................ 44
1.2 La géographie radicale : l’inspiration marxiste ....................... 45
1.3 La géographie radicale : l’inspiration gauchiste ...................... 46
1.4 Géographie féministe, patriarchie et théorie du genre ............ 47
1.5 La vogue des recherches pluridisciplinaires ........................... 48
2. La géographie des années 1970 et l’épistémologie................. 49
2.1 Une ouverture épistémologique plus marquée ........................ 49
2.2 Le schéma des révolutions scientifiques s’applique-t-il
à la géographie ? ............................................................................ 50
2.3 La relativité des savoirs scientifiques ...................................... 51
2.4 Du structuralisme à la théorie de la structuration .................. 52
2.5 Les épistémologies de la déconstruction ................................. 52
2.6 Les nouvelles ambitions de la sociologie des sciences............. 53

4. Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration ..... 55


1. Le contexte .................................................................................. 55
1.1 1968 et l’exemple du monde anglophone aident à surmonter
les pesanteurs académiques .......................................................... 55
1.2 L’inflexion gauchiste de la pensée marxiste ............................ 56
1.3 La pensée marxienne .............................................................. 56
1.4 Du structuralisme aux théories de la structuration................. 58
2. Des essais partiels de reconstruction de la géographie ......... 60
2.1 Le groupe Dupont, les méthodes quantitatives
et l’épistémologie........................................................................... 60
2.2 Le succès de la théorie des systèmes ....................................... 61
2.3 Sémiologie, analyse textuelle et renouveau
de la géographie régionale et politique ......................................... 61
2.4 Géographie sociale et géographie culturelle............................ 62
2.5 Perception de l’espace et territoire .......................................... 63
2.6 La mésologie ........................................................................... 64
3. La géographie dans la perspective de la théorie
de la structuration .......................................................................... 65
3.1 L’accent mis sur les méso-théories .......................................... 65
3.2 Le renouveau de la géographie économique ........................... 67
3.3 Une certaine réhabilitation de l’approche régionale................ 68
3.4 La New Cultural Geography ...................................................... 69

7
Sommaire

5. Les épistémologies de la déconstruction :


poststructuralisme et géographie critique ............................................ 71
1. La genèse des épistémologies de la déconstruction ............... 71
1.1 Un démarrage au XIXe siècle..................................................... 71
1.2 L’accélération des années 1960 et 1970 ................................... 72
1.3 La déconstruction se popularise ............................................. 73
2. Post-structuralisme et déconstruction en géographie ........... 74
2.1 Les philosophies de la déconstruction
telles que les géographes les reçoivent .......................................... 74
2.2 Post-structuralisme, géographie critique et postmodernité .... 75
2.3 La déconstruction des outils de la géographie d’hier :
la carte et le discours .................................................................... 76
2.4 Le rapprochement avec les humanités .................................... 77
3. Le postcolonialisme ................................................................... 79
4. Des épistémologies de la curiosité aux épistémologies
du désir............................................................................................. 80
4.1 La connaissance, le regard et les épistémologies
de la curiosité ............................................................................... 80
4.2 La connaissance, le corps, les épistémologies féministes
et les études « queer » .................................................................... 80
Conclusion....................................................................................... 82

6. L’ère des tournants et l’approche culturelle................................... 85


1. Le poids croissant de la culture en géographie ...................... 85
1.1 Géographie et culture ............................................................. 85
1.2 Approche culturelle et tournant culturel ................................ 87
1.3 Repenser l’évolution contemporaine de la discipline
en termes de « tournant » .............................................................. 87
2. L’interaction sociale : une réalité appréhendée
à deux niveaux................................................................................. 88
2.1 Une ontologie à deux niveaux ................................................. 88
2.2 Une approche modeste ........................................................... 89
2.3 L’analogie avec la sociologie de la justification ........................ 89
3. Tournant disciplinaire et logique du symbolique .................. 90
3.1 Des logiques de la détermination aux logiques de l’imaginaire .... 90
3.2 La causalité « utopienne » ....................................................... 92

8
Sommaire

4. Une géographie qui change de contenu .................................. 94


4.1 Existant dans la tête des gens,
la géographie est fondamentalement diverse ................................ 94
4.2 L’imaginaire géographique...................................................... 95
4.3 Un complément : les théories non représentationnelles .......... 96
5. Une interprétation critique de la géographie culturelle ........ 96
Conclusion....................................................................................... 97

7. Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau..................... 99


1. La théorie de l’acteur-réseau, ou la sociologie
des sciences comme entreprise de déconstruction .................... 99
1.1 La genèse de la démarche de Bruno Latour............................. 99
1.2 La sociologie des associations ................................................. 100
1.3 Les limites de la théorie de l’acteur-réseau.............................. 102
2. Sociologie des sciences et géographie ...................................... 103
2.1 Théorie de l’acteur-réseau et rapports nature/société .............. 103
2.2 Une application directe de la théorie de l’acteur-réseau
à la géographie .............................................................................. 104
2.3 Épistémologie et ontologie : un, deux ou trois niveaux
pour les théories ? ......................................................................... 106

8. Questionnements contemporains ..................................................... 109


1. De la pluridisciplinarité à la métadisciplinarité ..................... 109
2. Sciences de l’homme et sciences cognitives ........................... 110
3. Des sciences sociales pour un monde durable ....................... 111
4. Le tournant praxéologique des sciences sociales ................... 112

Conclusion .............................................................................................. 115


1. La dialectique épistémologie-géographie ................................ 115
2. À l’arrière-plan : la géographie comme grand récit ............... 117
3. Le mot de la fin........................................................................... 121

Bibliographie .......................................................................................... 123

9
Introduction

Les géographes s’interrogent sur les recherches qu’ils mènent. Qu’apporte


la science dans un domaine où les groupes humains ont depuis toujours
élaboré des pratiques indispensables à leur survie ? En quoi les savoirs
qu’elle élabore diffèrent-ils des connaissances qui l’ont précédée ? Pourquoi
l’étude de la terre, l’inventaire de ses milieux et de ses paysages, et la mise
en évidence des forces et des processus qui la modèlent sont-ils indispen-
sables ? Faut-il s’attacher à la manière dont les lieux sont vécus par ceux
qui les habitent ? La géographie est-elle faite pour éclairer les choix de tout
un chacun ? Sert-elle surtout aux princes qui nous gouvernent ? Répond-
elle aux curiosités d’un public féru d’exotisme ? Permet-elle aux citoyens de
mieux connaître leur pays et les problèmes auxquels il est confronté ?
Pour répondre à ces questions, les géographes se réfèrent volontiers à
des savoirs d’un autre type : ceux qui ont trait à l’épistémologie. Trois pos-
sibilités s’offrent à eux en ce domaine : ils peuvent consulter la philosophie
des sciences, l’épistémologie au sens précis du terme ou la sociologie des
sciences.
Le progrès des connaissances repose sur le perfectionnement permanent
des méthodes de recherche, et donc, sur l’explicitation de leurs fondements.
La dialectique entre le travail du géographe et ce qui le justifie est au centre
de cet ouvrage. En mettant sur le même plan géographie et épistémologie,
son titre, Géo-épistémologie, le souligne.

1. Les trois formes de réflexion sur le travail scientifique


1.1 La philosophie de la connaissance et des sciences
On s’intéresse depuis l’Antiquité – depuis les philosophes ioniens, depuis
Platon et depuis Aristote – aux conditions de la connaissance et à l’établis-
sement de la vérité. On situe celle-ci dans le monde des idées ou dans celui
des essences et des formes : la philosophie de la connaissance, qui fait une place

11
Introduction

importante à des notions métaphysiques, domine jusque fort tard ce champ


de réflexion. La curiosité en ce domaine évolue par la suite : à la philosophie
de la connaissance s’ajoutent l’épistémologie puis la sociologie des sciences…

1.2 L’épistémologie
L’épistémologie apparaît assez tard. Le terme est introduit en anglais par
James Frederick Ferrier en 1856. Il est utilisé en français à partir de 1901. Le
domaine qu’il recouvre est né plus tôt. En Grande-Bretagne, le mouvement
est annoncé par David Hume ; en Allemagne, Kant renouvelle l’analyse de
l’entendement : la recherche de la vérité perd sa dimension métaphysique.
En France, le tournant est définitivement pris avec Meyerson, au début du
XX e siècle.
La réflexion épistémologique tarde plus encore à s’affirmer dans les
sciences de l’homme et de la société. Pour l’école d’économie historique alle-
mande, dans le courant du XIXe siècle, il convient de comprendre la diversité
des systèmes de production et de distribution plutôt que de mettre en évi-
dence des lois générales. Son chef, Gustav Schmoller, critique Carl Menger, le
leader de l’école autrichienne, dont la perspective est opposée : c’est le point
de départ du Methodenstreit, qui se développe dans les années 1870 et 1880
et a des répercussions sur les autres sciences sociales ; il marque le début des
débats sur les fondements des disciplines de l’homme et de la société.

1.3 Une tard venue : la sociologie des sciences


À la philosophie de la connaissance et à l’épistémologie s’est ajoutée plus
récemment une autre approche : la sociologie de la connaissance. Pour elle,
les hommes, en général, aussi bien que les chercheurs qui se consacrent à
leur analyse, souffrent d’une incapacité profonde à prendre conscience des
motifs qui les guident et à mesurer les enjeux de ce qu’ils font. Le monde
n’est-il pas peuplé d’individus irrationnels et imbus de préjugés qui les
empêchent de voir clairement les problèmes ? Les sciences de l’homme et
de la société mettent en évidence ces faiblesses. Mais il faut mener plus loin
cette critique : les savants peuvent également être frappés de myopie ou, plus
grave, de cécité.
La sociologie des sciences naît dans les années 1940. Elle ne se confond pas
avec la sociologie de la connaissance, plus ancienne, mais qui ne s’intéresse
pas directement à l’activité scientifique.

12
Introduction

Dans les années 1930, Robert K. Merton (1910-2003) se penche sur


l’innovation. Il est inquiet des dérives de la « science aryenne » qui accom-
pagne le nazisme en Allemagne. Il coupe les ponts avec toute métaphysique
et analyse les conditions sociales dans lesquelles s’élabore le savoir. Dans
Science and Technology in a Democratic Order (1942), il adopte une perspec-
tive wébérienne et met en évidence les idéaux-types qui orientent la pensée
scientifique : (i) les résultats qu’établit celle-ci doivent être universelle-
ment valables ; (ii) les connaissances scientifiques sont des biens publics ;
(iii) le scientifique est désintéressé ; (iv) il fait preuve d’un scepticisme sys-
tématique. En conséquence, c’est dans les démocraties que les conditions
nécessaires à l’épanouissement de la science sont les mieux réalisées.
La sociologie de la science telle qu’elle se construit replace la recherche
dans son cadre social ; elle analyse la science comme (i) communauté
organisée, (ii) comme ensemble structuré par des normes et des règles,
(iii) comme arène où se déroule une forme spécifique de compétition inter-
individuelle et (iv) comme valeur reconnue par la société.

2. Qui se penche sur le travail scientifique ?


Qu’elle prenne la forme de la philosophie de la science, celle de l’épisté-
mologie ou celle de la sociologie de la science, la réflexion sur le travail
scientifique met en jeu une pluralité d’acteurs et de questionnements.

2.1 Une démarche fondée sur la philosophie


ou sur l’analyse du travail scientifique
La réflexion sur le travail scientifique peut prendre plusieurs formes.
Marqués par les philosophies de la science, certains en font une super-dis-
cipline qui indiquerait aux chercheurs quelles démarches adopter, comment
procéder au travail de terrain et quand et pourquoi construire une théorie.
Pour d’autres, le propos est plus modeste : il s’agit d’observer ce que font les
spécialistes de telle ou telle science, de le résumer, de le clarifier et de mon-
trer les difficultés auxquelles se heurtent les démarches pratiquées.
Dans le premier cas, ceux qui font avancer la science doivent, pour y
parvenir, se soumettre aux injonctions de spécialistes d’un niveau différent ;
ceux-ci sont soit des philosophes ou des épistémologues, soit des représen-
tants de disciplines jugées plus avancées et qui servent de modèles.

13
Introduction

Dans le second cas, l’analyse du travail scientifique met en évidence


ce qui se fait dans une discipline, souligne ce qui est nouveau dans ses
démarches et dans ses façons de raisonner, fait apparaître les problèmes
auxquels se heurtent les chercheurs, provoque des débats à leur sujet et
facilite les progrès de la connaissance.
Le danger de la première façon de concevoir la réflexion sur le travail
scientifique, c’est de conférer à une minorité de non-spécialistes du domaine
analysé un pouvoir intellectuel qui peut être excessif. La seconde option
est parfois insuffisamment critique : elle suit au plus près ce qui se pra-
tique, mais ne dit pas toujours ce que pourrait être et ce que devrait être
la recherche.

2.2 La science comme tribunal des savoirs communs,


l’épistémologie comme tribunal des connaissances scientifiques
Une recherche bien menée mettrait ainsi en œuvre deux instances d’éva-
luation : la première serait celle que réalise la science ; dans les sciences de
l’homme et de la société, celle-ci analyserait l’action humaine, soulignerait
son irrationalité fréquente et proposerait une interprétation qui mettrait en
lumière les vrais mécanismes et le jeu des intérêts cachés ou inavoués qui
les motivent ; la seconde porterait sur le travail scientifique et soumettrait à
son tour les chercheurs à un questionnement ; elle établirait si leur travail est
correctement conçu et conduit ; elle dénoncerait les erreurs qu’il comporte et
les non-dits et préjugés qui entachent ses résultats.
Une question se pose alors : deux instances suffisent-elles ? Dès lors
que deux contrôles sont indispensables, un troisième, chargé de valider les
juges de seconde instance, ne s’impose-t-il pas à son tour ? S’engager dans
une telle spirale peut mener loin…

2.3 La combinaison fréquente des deux approches


La réflexion sur la science est menée à la fois par des philosophes ou
épistémologues, et par des praticiens des différentes disciplines scienti-
fiques. Les premiers posent le problème du savoir en termes généraux : le
réel existe-t-il ? L’homme peut-il vraiment le connaître ? À quelles condi-
tions ? Les seconds ont des ambitions plus limitées : que peut-on savoir dans
tel ou tel domaine, celui des corps, de la forme qu’ils revêtent, solide, liquide
ou gazeuse, et de leurs diverses propriétés par exemple ? Quelles méthodes

14
Introduction

employer, l’observation ou l’expérimentation ? Quels biais peuvent-ils inva-


lider les résultats de l’observation ? Comment mener les expériences ?
Les progrès de la réflexion épistémologique résultent de l’interaction
des deux groupes. Les philosophes et les épistémologues posent les pro-
blèmes de manière plus générale. Les résultats auxquels ils parviennent ont
eu longtemps l’autorité de ce qui s’appuie sur la métaphysique. La situation
change dans le courant du XVIIIe siècle, avec la révolution kantienne, qui
coupe l’épistémologie de toute référence à un au-delà directement accessible
à la raison – mais la leçon de Kant n’est pas reçue par tous.
Les praticiens de la science ont sur les philosophes l’avantage d’affronter
directement les problèmes que pose l’élaboration de la connaissance dans
un domaine particulier. C’est à eux que l’on doit les remises en cause et les
réévaluations des résultats antérieurs. C’est à la prise en compte de leurs
difficultés et de leurs démarches que l’épistémologie philosophique doit de
coller aux problèmes que pose vraiment l’élaboration de la connaissance.
Les grands épistémologues ont d’ailleurs souvent une double formation :
ils sont philosophes et physiciens, comme Pierre Duhem ou Gaston Bache-
lard, philosophes et médecins, comme Georges Canguilhem, philosophes
et sociologues…

2.4 Les sciences qui servent de modèles aux autres


Les chercheurs soucieux de la rigueur de leur démarche ne se tournent
pas toujours vers des disciplines formalisées comme la philosophie de la
connaissance, l’épistémologie ou la sociologie des sciences. Ils s’inspirent
des sciences qui leur paraissent plus mûres.
Les modèles que se choisissent ainsi les savants varient avec le temps.
Un exemple le montre : comme tous les chercheurs, les géographes ont long-
temps considéré que les sciences exactes étaient plus évoluées ; à la primauté
de l’astronomie, qui servait de guide aux géographes grecs ou à ceux de
la Renaissance et des débuts de l’âge moderne se substitue la fascination
pour la physique, dont les succès ne cessent de se confirmer à la suite de
Newton. Le XVIIIe siècle y ajoute les sciences naturelles et le XIXe, une forme
plus évoluée de celles-ci, la biologie. Le succès du darwinisme renforce l’in-
fluence des approches naturalistes et explique la naissance de la géographie
humaine, qui, avec Ratzel (1882-1891), s’autonomise en tant qu’écologie de
l’homme. Si l’évolutionnisme influence tous les géographes, tous ne se font
pas la même idée de son principe : celui, darwinien, de la concurrence pour

15
Introduction

Ratzel, celui, lamarckien, de la force de l’habitude pour Vidal de la Blache


ou celui de la coopération pour Reclus.
D’autres disciplines de la nature servent également de modèles : la
géologie, qui inspire les géomorphologues, mais aussi les spécialistes de
géographie régionale ; en analysant les formations végétales, la botanique
fait comprendre certaines formes de structuration de l’espace ; à partir d’un
certain moment, c’est à la pédologie et surtout à l’écologie sous ses formes
successives, sa variante énergétique et sa variante génétique en particulier,
que l’on recourt.
Les géographes regardent également du côté des sciences de la société
et de l’homme. L’histoire, dont la position est dominante au XIX e siècle,
exerce une forte influence. Beaucoup de géographes, en France en particu-
lier, ont d’ailleurs reçu une formation en ce domaine. La sociologie peut-
elle servir de modèle ? La question est débattue avec passion à l’époque de
Durkheim (1895) ; la conclusion est alors négative, mais une génération
plus tard, les analyses que Park et Burgess proposent de la scène urbaine
modifient les attitudes. Vis-à-vis de l’anthropologie et de l’ethnologie, les
relations sont précoces et intenses, mais c’est plutôt la géographie qui sert
d’inspiratrice – comme on le voit avec Friedrich Ratzel en Allemagne et
Franz Boas aux États-Unis ou avec l’anthropologie sociale anglaise de
l’entre-deux-guerres.
Une nouvelle série de modèles s’impose après la Seconde Guerre
mondiale. La science économique est alors la discipline reine. Elle
s’intéresse depuis longtemps à l’économie spatiale : c’est de ce voisi-
nage que naît la Nouvelle Géographie des années 1950 et 1960. Avec la
vogue du structuralisme, les géographes se tournent vers de nouvelles
formes d’anthropologie (celle de Lévi-Strauss, par exemple), d’histoire
(la nouvelle histoire grecque, largement influencée par l’anthropologie et
l’analyse de la longue durée) et de philosophie (le rationalisme critique
de Bachelard ou la phénoménologie grâce à l’influence de Heidegger et de
Merleau-Ponty). Les études sur la généalogie du savoir et sa déconstruc-
tion se multiplient avec Foucault, Derrida, Deleuze et bien d’autres (sur
cette école : Cusset, 2003).

16
Introduction

3. Des inquiétudes qui se renforcent


Les géographes se sont longtemps considérés comme des artisans : ils
apprenaient un métier à base de terrain, de cartes et d’enquêtes et ne s’attar-
daient guère sur ses fondements. La situation a profondément changé : pour
éclairer leurs démarches, les travaux sur l’histoire de la discipline et sur ses
fondements épistémologiques se multiplient.
Ces recherches sont actuellement motivées par la mise au point de nou-
velles technologies dans le domaine de la télédétection, par la télématique
et par les progrès de la statistique spatiale. Elles naissent d’une nouvelle
interrogation sur les formes vernaculaires ou traditionnelles des savoirs géo-
graphiques. Depuis les années 1970, elles traduisent les remises en cause de
la science en général, des sciences de la terre et de celles de la société en par-
ticulier. Elles naissent aussi d’un constat : la globalisation bouleverse l’orga-
nisation de l’espace ; des déséquilibres profonds surgissent dans le domaine
écologique comme dans la vie sociale.
Un corps de réflexion s’est développé sur les fondements et les méthodes
de la géographie. C’est le rôle qu’il joue dans la pratique de celle-ci et les
débats qu’il y suscite qui nous intéressent ici : comment les rapports entre
réflexion épistémologique et pratique de la recherche géographique ont-ils
évolué depuis un demi-siècle ? Quels débats suscitent-ils aujourd’hui ?
Les sciences ne sont pas des constructions figées ; la réflexion sur la
connaissance ne l’est pas davantage, comme le montre le rôle dominant qu’y
ont tour à tour tenu la philosophie de la connaissance, l’épistémologie et la
sociologie des sciences. C’est aux rapports changeants et complexes entre
ces domaines qu’est consacré le présent ouvrage.

Sur les problèmes épistémologiques que pose la géographie, on consul-


tera aussi : Bailly et Ferras, 1997 ; Bailly, Ferras et Pumain, 1992 ; Claval,
2007 ; Clerc et alii, 2012 ; Gregory et alii, 2009 ; Scheibling, 2015.

17
Épistémologie et géographie :
1
des origines à la géographie
classique

La géographie est une vieille dame que des métamorphoses successives ne


cessent de rajeunir. Sa vocation est universelle : elle traite de la surface ter-
restre dans sa totalité. Elle embrasse des faits naturels et tout ce qui est lié
à l’action des groupes sociaux qui ont progressivement peuplé et humanisé
continents, îles et archipels et sillonné les mers.

1. Géographie savante et géographies vernaculaires


Dans la perspective la plus large, la géographie désigne à la fois (i) un
ensemble de savoir-faire, de pratiques, de connaissances et d’expériences
relatifs à l’espace terrestre et dont les hommes ont besoin pour vivre et pour
répondre à leurs questionnements et à leurs inquiétudes, et (ii) un corps
de connaissances scientifiquement établies concernant le même domaine.
Dans le premier sens, tout homme est géographe. Dans la seconde accep-
tion, la géographie est développée par des chercheurs, enseignée par des
professeurs ; elle est mise en œuvre par des aménageurs. On les qualifie de
géographes.
Des rapports existent entre ces deux niveaux. Dans les sociétés qui ne
maîtrisent pas l’écriture, les connaissances se transmettent par l’imitation
et par la parole. Elles s’affinent dès qu’on peut les consigner par écrit ou
les reporter sur des cartes. Les ethno-géographies, qu’il s’agisse des savoirs
vernaculaires des groupes primitifs ou des descriptions déjà systéma-
tiques des civilisations historiques, partagent nombre de leurs traits avec
la géographie scientifique : dans un cas comme dans l’autre, l’élaboration
des savoirs repose sur la mise en œuvre de grilles de localisation qui situent

19
1 Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique
des faits à la surface de la terre, et de grilles d’observation qui décrivent les
objets appréhendés en tel ou tel lieu – ou telle ou telle région – et mettent
en évidence les processus qui les lient entre eux ; la démarche aboutit à la
constitution de systèmes d’information géographique.
La géographie scientifique est-elle une description de notre planète,
comme le veut l’étymologie ? Une démarche qui permet de s’orienter et de
situer tous les lieux à la surface de la terre ? Les deux, sans aucun doute, mais
bien davantage : c’est la forme rationalisée prise par les savoirs indispen-
sables pour se repérer, trouver son chemin, tirer parti des milieux et amé-
nager le monde ; c’est aussi une réflexion sur l’expérience qu’ont les hommes
des territoires où ils vivent ou qu’ils visitent.
La géographie scientifique ne tourne pas le dos aux formes de connais-
sances auxquelles elle a succédé. Elle dépend d’elles pour la compréhension
des sociétés du passé. Une large partie des données qu’elle met en œuvre
aujourd’hui lui est fournie par les personnes qu’interrogent les chercheurs.
La compréhension du monde contemporain implique l’analyse des repré-
sentations géographiques que partagent les masses populaires comme celles
de leurs dirigeants. Même conçue scientifiquement, la discipline ne peut
oublier les savoirs vernaculaires, les récits de voyage ou les recensions admi-
nistratives qui l’ont précédée.

2. La genèse de la géographie scientifique


La géographie scientifique se construit en Grèce à partir du VIe siècle avant
notre ère. L’idée que la terre est sphérique finit par remplacer celle qui la
voyait plate. On peut situer n’importe quel point à sa surface par l’observa-
tion des astres ; celle-ci permet de déterminer leurs coordonnées (ce qui ne
pose pas de problème pour la latitude, mais ne peut se faire, à l’époque, que
de manière approximative pour la longitude). En les reportant sur un globe
ou sur un plan (ce qui est plus pratique, mais introduit des distorsions), on
obtient ainsi une carte. Grâce à elle, les géographes savent distinguer des
ensembles : ils passent de l’itinéraire du voyageur à la description de la terre.
Les formes modernes de la discipline apparaissent à la fin du XVIIIe siècle,
lorsque l’invention du chronomètre et le perfectionnement des observations
astronomiques résolvent le problème de la détermination des longitudes et
déchargent les géographes d’une tâche qui les avait jusqu’alors absorbés.

20
Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique 1
Ils se consacrent alors à la diversité de la terre et des formes d’occupation
qu’y ont développées les hommes. Leur discipline se structure progressi-
vement. Elle s’intéresse à la mise en place des formes du relief. Humboldt
(à la suite de Giraud-Soulavie) montre comment les formations végétales
reflètent le climat, ce qui conduit à l’analyse des milieux. Celle-ci devient
centrale lorsqu’en 1859, Darwin découvre qu’à travers la sélection naturelle,
l’évolution des êtres vivants dépend de leur environnement.
La géographie humaine résulte, dans les années 1880, de la grande ques-
tion que pose l’évolutionnisme pour qui veut comprendre l’homme et la
société : quel est le poids du milieu dans la différenciation des groupes, de
leurs activités et des paysages qu’ils modèlent ? Quelle part revient à l’inno-
vation et à la circulation qui leur permettent de s’affranchir des contraintes
locales ?
Grâce à Friedrich Ratzel en Allemagne et à Paul Vidal de la Blache
en France, les deux composantes de la géographie humaine (les relations
hommes/milieux et la circulation) sont ainsi clairement distinguées dès la
fin du XIXe siècle. C’est toutefois le premier volet qui retient surtout l’atten-
tion de la géographie classique qui se développe jusqu’au milieu du XXe siècle.
En France, elle met l’accent sur les genres de vie qu’élaborent les groupes
humains pour tirer parti de leur environnement. De la statistique comme
description de l’État naissent à la même époque deux autres conceptions de
la discipline : la géographie économique et la géographie politique.
Les démarches mises en œuvre par la première génération de géographes
sont variées. Elles doivent beaucoup aux sciences naturelles, géologie, bota-
nique, écologie naissante, et à l’histoire. Cherchant à comprendre l’humani-
sation de la terre, elles s’appuient largement sur la préhistoire et l’ethnologie.
Soucieuses d’éclairer leur époque, elles mettent l’accent sur les dynamiques
planétaires comme sur les processus locaux et régionaux.
Avec le progrès technique, qui rend possible la mobilisation en tout point
de la terre de formes concentrées d’énergie, les approches imaginées à la
fin du XIXe siècle perdent de leur pertinence : les contraintes liées à l’avarice
de la nature pèsent désormais moins directement ; le rôle de la circulation
et de l’innovation s’affirme : c’est le domaine auquel s’attache la Nouvelle
Géographie, qui s’épanouit des années 1950 aux années 1970 en s’appuyant,
au départ, sur l’économie spatiale. Vidal de la Blache dans ses dernières
publications et certains de ses anciens étudiants, comme Albert Demangeon,
avaient déjà senti la fécondité ce domaine, mais ils n’avaient pas été compris.

21
1 Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique
Le poids du milieu ne disparaît pas : il se manifeste différemment. Ce
qui limite désormais la liberté des hommes, ce n’est plus l’avarice de la nature
mais la fragilité ou la résilience de milieux que menacent la prolifération des
activités humaines et leur agressivité. Les géographes mettent une ving-
taine d’années à prendre conscience de ce bouleversement : les nouvelles
approches écologiques se développent surtout après 1980.
La physionomie de la géographie change aussi parce que le statut de
ceux qui concourent à la bâtir se modifie. L’époque où dominaient les voya-
geurs, les naturalistes (botanistes et géologues en particulier) et les amateurs
éclairés se termine dans les dernières décennies du XIXe siècle. La trans-
formation de l’État traditionnel en État national et l’expansion coloniale
valorisent la géographie : tous les citoyens doivent la connaître. Une nou-
velle forme d’institutionnalisation se met ainsi en place : les géographes
deviennent surtout des professeurs ; dans le primaire et dans le secondaire,
ils diffusent les formes modernes du savoir géographique que les universi-
taires font progresser.
Lorsqu’ils travaillent sur les problèmes naturels, les géographes sont
conduits à adopter des démarches voisines de celles des sciences de la terre ;
lorsqu’ils s’intéressent à la géographie humaine, leur approche ressemble à
celle imaginée par les sciences sociales.

3. Le contexte épistémologique dans lequel se forme


la géographie moderne
3.1 Critique de la raison pure et démarche expérimentale
L’autorité dont jouit la science aux XVIIIe et XIXe siècles tient au succès que
connaissent l’astronomie, la physique, la chimie puis les sciences naturelles.
Qu’est-ce qui explique leur capacité à rendre compte du réel et à le trans-
former ? Comme le souligne Kant, l’esprit n’est pas capable d’accéder à la
connaissance suprême par la simple réflexion ainsi que le supposait la méta-
physique. Il y parvient en observant les phénomènes ou en les provoquant
par l’expérience – une activité qui suppose à la fois inventivité et rigueur.

22
Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique 1
3.2 Le positivisme : une interprétation plus simple
Nombre de chercheurs adoptent au début du XIXe siècle une interpréta-
tion plus simple : la science progresse en décomposant la réalité en faits ;
l’observation de ceux-ci et les expériences qui mettent en évidence leur
genèse révèlent les mécanismes en œuvre dans l’univers physique et dans
la société : ils font comprendre comment le monde fonctionne, même si l’on
ne sait rien de sa nature. Tel que le formule Auguste Comte, le positivisme
repose sur l’idée que le réel donne lui-même la clef du monde. Trevor Barnes
résume ainsi ses positions : l’observation est la source de toute connais-
sance ; la causalité n’est autre chose que l’occurrence répétitive d’un événe-
ment ; la réflexion théorique est suspecte parce qu’elle n’est pas observable ;
la méthode positive peut être appliquée aux sciences sociales et aux huma-
nités (Barnes, 2009, p. 551-559).
C’est dans ce contexte que la géographie et les sciences sociales modernes
se forment. Elles affichent la plus grande révérence pour les sciences
exactes, mathématiques, physique et chimie, ainsi que pour les sciences
naturelles. Les problèmes qu’elles ont à résoudre diffèrent cependant dans
bien des cas de ceux abordés dans d’autres domaines. Elles doivent donc
imaginer d’autres procédures, même si elles n’éprouvent guère le besoin de
les expliciter.

3.3 L’étude de l’environnement naturel et ses problèmes


Quand les géographes commencent à s’attacher aux phénomènes natu-
rels, ils prennent modèle sur les sciences de la terre – la géologie ou la bota-
nique en particulier – et se heurtent aux mêmes problèmes. C’est vrai en
particulier pour la géomorphologie. Dans le temps très court de la chro-
nologie biblique (moins de 5 000 ans depuis la création du monde !), la
formation du relief ne pouvait résulter que de cataclysmes comme le Déluge.
Au début du XIXe siècle, Hutton et Playfair rompent avec ce schéma et posent
comme principe que montagnes, plateaux, vallées et plaines résultent du jeu
de processus observables aujourd’hui – ils parlent de causes actuelles (Baulig,
1950). Plus besoin de faire appel aux humeurs du Créateur !
En s’attachant aux milieux naturels, les géographes changent d’échelle
de temps : ils s’intéressent aux rythmes diurnes, saisonniers ou annuels
et saisissent des processus dont les effets apparaissent en quelques jours,
quelques mois ou quelques années, et non plus à la suite de millions

23
1 Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique
d’années. À cette échelle, le rôle que tiennent les hommes dans la transfor-
mation des milieux devient sensible ; l’influence qu’exerce l’environnement
sur la vie sociale l’est aussi. L’économie est la première discipline à aborder
ce thème : pour Malthus, la production augmente selon une progression
arithmétique alors que la population croît à un rythme exponentiel : au-delà
d’un certain seuil, la nature se montre incapable de faire face aux besoins
humains : elle devient avare.
Le schéma malthusien est repris par Darwin : tous les êtres ont tendance
à se reproduire à un rythme exponentiel. Les espèces se heurtent donc à
des limites imposées par la nature : c’est le ressort de la sélection naturelle.
Peut-on comparer les mécanismes à l’œuvre dans les sociétés humaines
à ceux qui dominent le reste de la nature ? C’est là une question inédite – et
qui motive, nous l’avons vu, l’émergence de la géographie humaine.

3.4 Au départ de la réflexion sur le social :


les Lumières comme philosophie critique
La philosophie des Lumières repose sur un postulat simple : la société
est mauvaise parce que les hommes refusent la vérité. Il suffit de mettre en
évidence les vrais principes (d’où l’image des Lumières) pour faire tomber
l’ordre ancien et purger la société de ses vices. Cette conviction résulte de
la réflexion sur le contrat social : dans une société guidée par la raison, les
hommes sont amenés à s’entendre et à signer un accord qui crée un ordre
juste et bénéfique. Il suffit d’accepter cette analyse pour mettre en place des
institutions qui conduiront automatiquement au Progrès. Les philosophies
de l’histoire reposent sur ce schéma.
La « philosophie » au sens du XVIIIe siècle présente ainsi une dimension
critique, puisqu’elle ne se contente pas d’expliquer ce qui est, mais indique
pourquoi et comment il convient de remodeler le monde social.

3.5 La société ne se bâtit pas par décret : c’est une réalité complexe
qu’il faut analyser aussi objectivement que le monde naturel
Les points sur lesquels achoppe la Révolution française rappellent que
la société ne s’institue pas par décret ou par la signature, un jour donné,
d’un contrat (Nisbet, 1966). Le monde social est lourd d’héritages et se
caractérise par de remarquables permanences. En raison des mécanismes

24
Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique 1
d’ajustement global qui y sont à l’œuvre (ceux des marchés, par exemple),
les décisions que prennent les membres d’un groupe ne produisent pas tou-
jours, en s’additionnant, l’effet qu’ils escomptaient.
Il ne suffit pas de raisonner dans l’abstrait sur les principes qui doivent
régir la vie sociale pour comprendre celle-ci. Comme dans les sciences phy-
siques ou naturelles, ceux qui s’intéressent aux groupes humains doivent
partir de ce qui est observable.

3.6 Le résultat : l’étude de l’homme social doit être menée


par tout un faisceau de disciplines scientifiques
Comme il n’est pas possible de connaître objectivement ce qui se passe
dans la tête des gens, on ne peut s’appuyer que sur les manifestations
visibles de leurs activités. De multiples perspectives sont donc nécessaires
pour étudier l’homme social : les préhistoriens l’appréhendent à travers les
ossements et les artefacts que le temps a épargnés ; les archéologues partent
des ruines ou des inscriptions anciennes ; les historiens y ajoutent les textes
rédigés dans le passé ; les géographes analysent la distribution des hommes,
de leurs activités et de leurs œuvres à la surface de la terre ; les ethnologues
et les anthropologues s’attachent à ce qu’ils découvrent en s’immergeant
dans des sociétés sans écriture. Les sociologues sont les seuls à aborder de
face les problèmes de l’homme social – mais ils dépendent, pour ce faire, de
ce que leur apprennent les statistiques collectées par les administrations ou
les enquêtes auxquelles ils procèdent.
Les sciences sociales qui se forment et se différencient ainsi témoignent
de leur révérence à l’égard des disciplines du monde physique ou naturel en
insistant sur l’objectivité de leur démarche – le titre du premier manuel de
géographie humaine publiée en France, celui de Jean Brunhes, en 1910, le
souligne : La géographie humaine. Essai de classification positive.
Ce sont toutefois moins ces principes affichés qui guident les cher-
cheurs que l’expérience qu’ils acquièrent face aux difficultés de leur tra-
vail. Marc Bloch parle ainsi du métier d’historien. Une génération plus tard,
Walter Freeman reprend l’expression et parle du Geographers’ Craft : pour
faire du bon travail en ce domaine, il convient d’avoir « l’œil du géographe »,
ce qui implique une prédisposition naturelle mais surtout un entraînement
systématique à l’analyse des paysages et des documents qui en sont tirés,
les cartes.

25
1 Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique
3.7 L’émergence de nouvelles philosophies de la connaissance
Les épistémologies inspirées de Kant et du positivisme ont en commun
de rompre avec les philosophies de la connaissance qui cherchaient dans
la métaphysique une voie vers le savoir. Ce courant ne disparaît cependant
pas. Il prend une autre forme : pour lui, la vérité n’est plus à chercher dans
la partie la plus haute de la sphère de l’esprit, l’empyrée où la métaphysique
localisait l’authentique savoir. Elle se trouve cachée au fond des choses : c’est
le tournant que prennent alors les philosophies réalistes : comme dans le
cadre kantien ou dans celui du positivisme, celles-ci cherchent l’explication
du monde dans des mécanismes, mais ceux qui les intéressent échappent à
l’observation commune.
Hegel joue un rôle essentiel dans la naissance des nouvelles formes que
prend la philosophie de la connaissance. Il garde du christianisme l’idée
que l’histoire est l’accomplissement d’un grand dessein, mais celui-ci n’est
plus assumé avec Dieu ; il est purement humain et dominé par la Raison.
Contrairement à ce que professaient les Lumières, le cheminement de l’Idée
est souvent surprenant ; il prend des voies détournées ; la Raison ruse en
devenant dialectique. C’est au philosophe, seul capable de lire sa progres-
sion, d’éclairer le monde.
Marx reprend ce schéma en le « remettant sur ses pieds » : ce qui compte
pour lui, ce n’est pas le mouvement de l’Idée, mais celui du monde social.
En analysant la genèse de la forme marchande, il met en évidence un méca-
nisme qui échappe aussi bien aux intéressés qu’aux économistes : celui de
l’exploitation des travailleurs, dont le labeur est acheté par les entrepreneurs
à sa valeur d’échange alors qu’il est revendu à sa valeur d’usage, générant
ainsi des profits indûment appropriés.
De nouvelles philosophies de la connaissance voient ainsi le jour au
XIX siècle : elles transforment la vision que l’on a de l’histoire (Hegel), de
e

l’évolution sociale et économique (Marx), de la psychologie (Freud) ou de la


linguistique (de Saussure). Avec Schopenhauer et Nietzsche, c’est l’ensemble
de la démarche académique qui est mise en cause, car elle laisse échapper
l’essentiel : la volonté, la vie.

26
Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique 1
4. Les fondements épistémologiques
de la géographie classique
La géographie qui se développe dans ce contexte – la géographie classique –
doit faire face à des problèmes spécifiques qui expliquent son originalité.

4.1 Rompre avec le caractère statique des tableaux géographiques


Les géographes sont confrontés à un délicat problème de communi-
cation. Ils reportent leurs observations sur l’outil de travail fondamental
qu’est pour eux la carte. Sa lecture met en évidence des ensembles, des
régions : la discipline n’a plus à inventorier les lieux un à un. Mais décrire la
mosaïque des régions, c’est dresser un tableau, genre littéraire qui juxtapose
des éléments sans les lier dans une structure dramatique : cela décourage le
lecteur. De ce point de vue, le géographe est plus démuni que le voyageur
auquel l’itinéraire suivi propose une trame, ou que l’historien qui raconte
l’enchaînement des événements. Le tableau géographique ne s’anime que
lorsqu’il est sous-tendu par une explication qui stimule l’attention : l’intérêt
qu’il offre résulte de l’effort d’interprétation ; il ne le précède pas. Il faut
attendre Vidal de la Blache pour que l’art de la description explicative soit
inventé.
Avant lui, les géographes parvenaient mal à relever ce défi : faute de dis-
poser de schémas d’interprétation satisfaisants, ils transformaient leur disci-
pline en histoire de la découverte de la terre ou en épopée de la conquête de
la nature par l’homme. Pour comprendre comment ils sont progressivement
parvenus à se doter de modèles cohérents d’explication et à animer ainsi
leurs descriptions, il convient de se tourner vers l’épistémologie.

4.2 La géographie comme science positive


C’est le rationalisme scientifique sous sa forme positiviste dont se récla-
ment les géographes qui donne à la discipline sa forme moderne. Dans les
justifications qu’ils offrent de celle-ci (et qui diffèrent assez souvent de la
démarche qu’ils pratiquent en fait), le monde et la société sont réduits à
des réalités objectives. Ils passent sous silence ce qui est subjectif. Les faits
qui les retiennent sont profanes. Le sacré est éliminé. Les normes que les
hommes se forgent pour agir sur l’environnement se trouvent exclues :
pas moyen de comprendre les décisions d’aménagement du territoire.

27
1 Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique
La géographie se développe comme une science naturelle des lieux, des
paysages ou des régions.
Les essais pour expliquer les réalités sociales par le jeu des influences
naturelles dans le cadre de l’évolutionnisme échouent (ce que constate le pos-
sibilisme, qui s’impose face au déterminisme environnemental), mais le bilan de
ces tentatives n’est pas négligeable. On sait désormais que les rapports entre
les groupes sociaux et leur environnement doivent être examinés selon une
double perspective : en analysant d’abord les chaînes trophiques, comme
le veut l’écologie ; en termes de ressources, de contraintes ou de risques
ensuite.

4.3 Une discipline de terrain


La géographie héritée des Grecs était dans une large mesure une science
de cabinet : ce que l’on attendait de ses praticiens, c’était qu’ils fournissent
une estimation de la distance entre des points situés à la même latitude, ce
que l’absence de chronomètres pour conserver le temps rendait alors impos-
sible ; le seul moyen d’y parvenir était d’analyser les récits des voyageurs
et les journaux de bord des navires : le géographe fréquentait surtout les
bibliothèques.
Les géographes sont libérés de leur tâche centrale par l’invention du
chronomètre, mais leur formation les oriente plutôt vers la géographie histo-
rique. Ils doivent à Alexandre de Humboldt de comprendre tout ce que l’on
peut tirer du travail de terrain.
L’école allemande de reine Geographie, de géographie pure, avait contesté
dès les années 1720 le fait que pour découper le monde, l’on accepte les
divisions administratives alors employées (Leyser, 1726). Celles-ci ne tra-
duisaient-elles pas l’arbitraire de décisions politiques ? La nature n’était-elle
pas organisée selon les plans du Créateur ? La tâche du géographe n’était-elle
pas de mettre ceux-ci en évidence et de fournir ainsi aux Princes un moyen
de mieux administrer les territoires qu’ils gouvernaient ?
Cette question passionne le XVIIIe siècle. Les bassins-versants des cours
d’eau ne constituent-ils pas le cadre idéal que l’on recherche ? Une division
géométrique selon les méridiens et les parallèles ne serait-elle pas supérieure
à toutes celles jusqu’ici inventées par les hommes, comme le suggèrent Robert
de Hesseln en France puis Thomas Jefferson aux États-Unis ? Mais c’est aux
naturalistes, ceux qui connaissent à la fois la géologie et la botanique en

28
Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique 1
particulier, comme Giraud-Soulavie en France ou quelques années plus
tard, Alexandre de Humboldt lors de son voyage en Amérique équinoxiale,
que l’on doit la mise en évidence des vraies divisions naturelles, celles qui
reflètent à la fois la nature du sous-sol et les conditions climatiques.
La première tâche de la géographie classique, c’est donc de présenter
une lecture de la diversité de la terre qui ne soit pas entachée par l’arbitraire
des divisions imaginées par les hommes. La seule manière d’y parvenir,
c’est de rompre avec les cadres arbitrairement dessinés par les gouvernants :
le géographe doit donc sortir des bibliothèques, se former à l’observation
(acquérir « l’œil du géographe ») et devenir un homme de terrain. Il ne lui est
pas interdit de mobiliser les données recueillies par d’autres, mais il doit le
faire de façon critique, sans se laisser abuser par les cadres utilisés pour les
présenter. Sa connaissance directe des lieux garantit que les divisions qu’il
retient reflètent bien les articulations du réel. En France, la dernière thèse
de géographie rédigée sans travail de terrain est celle que soutient Augustin
Bernard sur la Nouvelle-Calédonie, en 1894. Cette date marque le triomphe
des nouvelles approches.

4.4 Analyse de situation, mise en évidence de structures spatiales


et étude des combinaisons
C’est de Carl Ritter, un des grands pionniers allemands de la géographie
moderne, que l’école classique reçoit l’analyse de situation. Celle-ci attire l’at-
tention sur la position relative des lieux et sur les relations et les influences
qui en résultent. Elle conduit à accorder autant de poids aux faits de circula-
tion qu’aux mécanismes locaux. Elle enseigne aux géographes la dialectique
des échelles : les recherches qu’ils mènent sont d’autant plus fécondes qu’elles
mettent en évidence l’influence sur les faits locaux de forces qui viennent de
l’extérieur et soulignent, en sens inverse, l’incidence de ce qui se passe en un
point sur les réalités régionales, nationales ou planétaires.
L’enquête découvre la stabilité remarquable de certains aspects de la réa-
lité spatiale : paysages, paysages agraires, plans de ville, milieux humanisés,
genres de vie, organisations régionales, etc. Ce sont des faits de structure. Le
géographe doit les expliquer. Leur genèse et leur fonctionnement mettent en
œuvre des facteurs si variés que les schémas de causalité linéaire que mobi-
lisent les autres disciplines ne conviennent pas : le géographe est conduit à

29
1 Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique
analyser des combinaisons : il désigne ainsi les interactions complexes qui
sont à l’origine des structures géographiques.

4.5 Rationalité des comportements populaires et longue durée


À l’époque classique, les géographes conçoivent leur discipline comme
l’étude des rapports que les groupes humains entretiennent avec l’envi-
ronnement. Ils ne retiennent que les traces visibles laissées par l’action de
ceux-ci. Ils s’attachent donc surtout aux catégories sociales qui modèlent le
milieu : éleveurs, agriculteurs, artisans, ouvriers. À une époque où l’histoire
traite essentiellement des gouvernants et des classes dominantes et où la
sociologie n’a d’yeux que pour le lien social, les géographes se singularisent
par l’attention qu’ils accordent aux couches modestes de la population. Ils
soulignent la rationalité des décisions qu’elles prennent en élaborant leur
genre de vie
L’aura dont jouit la géographie durant la première moitié du XXe siècle
résulte pour une large part de la vision qu’elle développe ainsi des réalités
sociales et de la rationalité – qu’elle souligne – des choix qui conduisent
les groupes à maîtriser leur environnement. Les historiens de l’École des
Annales sont séduits par les perspectives ainsi ouvertes. Ils découvrent grâce
à elle la longue durée, l’histoire lente et le rôle des mentalités.
Les géographes américains avaient tenu un rôle de premier plan
dans l’élaboration de la géomorphologie, dominée par la figure de Wil-
liam Morris Davis. Ils avaient moins bien réussi en géographie humaine
et en étaient conscients. Dans l’entre-deux-guerres, ils essaient de
comprendre ce qu’apportent l’approche régionale française et la géographie
allemande. Richard Hartshorne se lance dans une grande enquête sur l’évo-
lution de la discipline depuis Immanuel Kant, géographe presque autant
que philosophe, et depuis les grands pionniers allemands du début du
XIX e siècle, Alexandre de Humboldt et Carl Ritter. The Nature of Geography,
qu’il publie en 1939, offre une histoire d’ensemble de la discipline sous la
forme moderne qu’elle prend à partir de 1800. La conclusion qui s’en dégage
est claire : la géographie est fondamentalement l’étude de la différenciation
régionale de l’écorce terrestre. L’option est retenue dès le début du XIXe siècle
par Alexandre de Humboldt et Carl Ritter et s’impose de manière durable.
C’est aussi celle qu’avait prônée Immanuel Kant – si bien que The Nature of
Geography tire à la fois son autorité de l’analyse historique du développe-
ment de la discipline et des réflexions philosophiques du XVIIIe siècle.

30
Épistémologie et géographie : des origines à la géographie classique 1
Pour la première fois, la géographie cesse d’être appréhendée dans une
perspective naturaliste : elle l’est comme une science sociale. L’isolement
épistémologique dans lequel elle vivait disparaît.

4.6 La place de l’approche régionale dans la géographie classique


La perspective régionale s’affirme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
La révolution industrielle et celle des transports sont déjà avancées, mais
la plupart des formes traditionnelles de la société et de l’organisation de
l’espace subsistent encore. Des ensembles homogènes les caractérisent :
certains reflètent les conditions naturelles dont les hommes tirent parti ;
d’autres résultent de l’écoulement du temps qui a fait naître les mêmes habi-
tudes et a uniformisé les techniques sur des espaces souvent assez vastes.
La révolution industrielle en cours entraîne des bouleversements géo-
graphiques profonds : les fabriques attirent de plus en plus les journaliers
et les paysans sans terre qui ne trouvent pas à vivre dans les campagnes où
ils sont nés. L’urbanisation progresse à un rythme rapide, les grandes villes
se multiplient.
Un des problèmes essentiels qui résultent de cette première étape de
la modernisation est d’adapter les structures administratives héritées d’un
passé essentiellement rural à une réalité de plus en plus urbaine. Cela
explique la place que tient la question régionale dans la géographie classique.

31
Nouveau contexte
2
épistémologique
et Nouvelle Géographie
À partir de 1900, l’invention des géométries non-euclidiennes, la radioactivité,
la relativité et l’optique corpusculaire conduisent à un approfondissement de la
réflexion épistémologique. Le mouvement se propage aux sciences sociales
aux alentours de la Seconde Guerre mondiale. La Nouvelle Géographie naît
dans ce contexte

1. Première moitié du XXe siècle :


la réflexion épistémologique s’enrichit et se diversifie
1.1 Un nouveau contexte épistémologique :
le néo-positivisme logique
Les insuffisances du positivisme, dont s’étaient réclamés un grand
nombre de chercheurs au XIXe siècle, sont de plus en plus vivement soulignées.
Les faits ne parlent pas d’eux-mêmes : c’est en émettant des hypothèses et
en montant des expériences pour les vérifier que les chercheurs font pro-
gresser les connaissances : c’est ce que souligne le néo-positivisme logique que
propose l’École de Vienne dans les années 1920. Pour ceux qui s’en récla-
ment, les procédures de la recherche scientifique sont les mêmes dans toutes
les disciplines : l’exceptionnalisme, qui reconnaissait à certaines sciences le
droit d’imaginer d’autres démarches, est condamné. La réflexion épistémo-
logique prend ainsi un visage normatif qu’elle n’avait pas jusqu’alors : ceux
qui la mènent définissent les règles auxquelles les chercheurs doivent se
conformer s’ils veulent que leurs résultats soient scientifiquement reconnus.

33
2 Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie
Le nazisme contraint la plupart des membres du groupe de Vienne à
émigrer : le positivisme logique occupe dès lors une position dominante
dans le monde anglophone.

1.2 Le succès du fonctionnalisme


Dans le domaine social, le mode d’explication qui a le plus de succès
durant l’entre-deux-guerres et jusque dans les années 1950 est le fonc-
tionnalisme : comme les organismes vivants, les sociétés sont soumises à
une sélection impitoyable. Celles que l’on observe y ont résisté parce que
les besoins qu’implique leur survie y étaient satisfaits, et que les fonctions
essentielles y étaient assurées : reproduction biologique, transmission (mais
aussi évolution) de la culture, règlement des conflits qui se développent en
sein de la communauté, résistance aux attaques venues de l’intérieur comme
de l’extérieur.
Le fonctionnalisme inspire l’anthropologie sociale britannique, la socio-
logie américaine (celle de Talcott Parsons en particulier), une grande partie
de l’économie et les sciences politiques qui se structurent alors. Il est éga-
lement présent, quoique d’une manière plus discrète, chez les historiens et
chez les géographes – c’est l’époque où en géographie urbaine, on se met
à analyser les fonctions des villes, celles qui les modèlent et celles qui leur
permettent d’acheter à l’extérieur les denrées alimentaires qu’elles ne pro-
duisent pas ; c’est l’époque aussi où la théorie des lieux centraux explique la
régularité des réseaux urbains par la nécessité d’assurer à l’ensemble d’une
population dispersée des services dont la portée est limitée.

1.3 L’École de Francfort
L’École de Francfort s’attache aussi à l’étude des réalités sociales. Elle
tire son originalité du rapprochement qu’elle opère entre deux options plus
anciennes : l’approche critique des Lumières et l’analyse des processus
masqués imaginée par Hegel et exploitée par Marx ou par Freud. Pour les
chercheurs de Francfort, les travaux académiques sont fondamentalement
conservateurs : ne suffit-il pas de dire d’un aspect du réel qu’il permet à
la société de fonctionner pour qu’il soit justifié même s’il est moralement
condamnable ? Ce n’est pas parce que l’esclavage assurait la prospérité de
certaines sociétés qu’il était acceptable !

34
Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie 2
L’École de Francfort est tout autant affectée par le nazisme que ne l’est
l’École de Vienne. Ses membres en exil diffusent dans les universités améri-
caines l’idée de science critique.

1.4 L’idée de rupture épistémologique


Dans la première moitié du XXe siècle, la remise en cause du positivisme
revêt en France une forme différente de celle qu’elle prend dans les pays
de langue allemande ou anglaise. Dès le début du siècle, ce qui frappe des
chercheurs comme Henri Poincaré ou des épistémologues comme Pierre
Duhem, c’est le rôle de l’imagination dans l’élaboration des hypothèses.
Durant l’entre-deux-guerres, Gaston Bachelard en tire l’idée que la raison
scientifique n’existe pas de toute éternité : elle se construit au fur et à mesure
de la recherche.
À un certain moment, son élaboration conduit à réfuter les opinions fon-
dées sur le sens commun : une rupture épistémologique se produit ; les prin-
cipes jusque-là invoqués ne peuvent rendre compte du réel. C’est ce qui s’est
produit lors de la révolution galiléenne (une expression inventée par Kant).
Un philosophe d’origine russe mais qui vit longtemps en France, Alexandre
Koyré, en démonte la logique.
« J’ai essayé, dans mes Études Galiléennes, de définir les schémas structurels
de l’ancienne et de la nouvelle conception du monde et de décrire les chan-
gements produits par la révolution du XVIIe siècle. Ceux-ci me semblent
pouvoir être ramenés à deux éléments principaux, d’ailleurs étroitement
liés entre eux, à savoir la destruction du Cosmos et la géométrisation de
l’espace » (Koyré, 1962 ; cité à partir de la réédition 2003, p. 11).

1.5 La structure des révolutions scientifiques


Les travaux d’Albert Einstein sur la relativité et la découverte du photon
entraînent en physique une révolution scientifique de même ampleur que
celle occasionnée par Galilée. Thomas Kuhn en tire en 1963 une interpré-
tation nouvelle du mouvement de la science : celle-ci se développe de deux
façons. À certains moments, les principes mobilisés pour expliquer le réel
sont efficaces et conduisent à une accumulation progressive de connais-
sances : on se trouve dans une phase de science normale. Au bout d’un certain
temps, les méthodes employées perdent de leur efficacité ; les résultats dont
elles ne parviennent pas à rendre compte se multiplient. Des chercheurs

35
2 Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie
inspirés imaginent alors un autre système d’interprétation ; ils définissent
un autre paradigme. Périodes de science normale et révolutions scientifiques se
succèdent ainsi.

1.6 Épistémologie des sciences sociales


et prise en compte des structures et des systèmes
Les géographes ne sont pas les seuls chercheurs à mettre en évidence
des faits de structure : ceux-ci sont au centre des apports de la linguistique
depuis de Saussure ; ils sont au cœur de certains travaux d’anthropologie,
ceux de Marcel Granet sur la civilisation chinoise ou de Georges Dumézil
sur la tripartition des sociétés indo-européennes par exemple. Le rappro-
chement des démarches de la linguistique et de celles de l’anthropologie
qu’opère Claude Lévi-Strauss durant son séjour à New York, au cours de la
Seconde Guerre mondiale, fait de l’analyse des structures le thème central
de l’épistémologie des sciences sociales dans les années d’après-guerre.
Il y a structure lorsque les éléments en interaction dans un ensemble sont
si étroitement liés qu’ils se montrent stables – ou qu’ils s’opposent de manière
permanente. En s’attachant aux structures, les sciences sociales mettent en
évidence des aspects de la réalité qui résistent à l’usure du temps et échappent
souvent à la conscience de ceux dont elles affectent pourtant l’existence. C’est
ce qui rend fascinants les travaux que publient alors Claude Lévi-Strauss ou
Michel Foucault (1965). En soulignant que l’histoire des idées est structurée
selon des perspectives qu’il qualifie d’épistémès, ce dernier détecte dans l’in-
terprétation du monde social une succession de mutations qui n’est pas sans
rappeler celle que Kuhn définit alors pour les sciences physiques.
L’analyse des structures donne donc un contenu plus concret aux phi-
losophies de la connaissance qui soulignaient, au XIXe siècle, les ruses de
la Raison et les ressorts masqués de l’histoire. Cela explique le succès que
connaît alors ce mouvement de pensée.

2. La Nouvelle Géographie


L’essor de la Nouvelle Géographie résulte d’abord de l’effort effectué pour
rendre compte des changements du monde, mais ceux qui participent
aux transformations soutiennent que leurs recherches sont conformes aux

36
Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie 2
standards que promeut alors la réflexion épistémologique. Ils y trouvent un
soutien et une confirmation – plus qu’une inspiration.

2.1 Rendre compte d’un monde dont la modernisation


s’universalise : la Nouvelle Géographie
L’industrialisation et l’urbanisation obligent à repenser la géographie :
les sociétés sont devenues trop complexes pour qu’on puisse les caracté-
riser par leur genre de vie. Le problème n’est plus d’explorer les rapports
des groupes humains à l’environnement, mais de prendre en compte le rôle
de l’espace dans des sociétés où la mobilité et la circulation jouent un rôle
croissant. Dans un monde plus profondément humanisé, le chercheur part
des hommes et non plus des lieux. La discipline cherche toujours à éclairer
le monde tel que nous le révèlent paysages et enquêtes, mais pour y parvenir,
elle va plus loin sur le terrain économique et social.
Les résultats obtenus par la Nouvelle Géographie sont rapidement
substantiels. Grâce aux emprunts qu’elle fait à l’économie spatiale et à la
macro-économie contemporaines, elle éclaire la localisation des activités
productives, agriculture, industrie, services ; elle montre que les villes sont
faites pour assurer dans les meilleures conditions la communication entre
les individus et les groupes – passant ainsi d’un classement statique par
fonctions à une analyse de fonctionnement. La nouvelle discipline souligne
le rôle des économies d’échelle et des économies externes dans les processus
d’accumulation qui tiennent une si grande place dans la modernisation
(Ullman, 1954 ; 1958 ; Claval, 1968).
L’analyse spatiale se substitue à la description régionale jusque-là domi-
nante. Les procédures statistiques conduisent à une régionalisation plus
objective de la réalité. Le rôle de la distance dans les relations sociales fait
comprendre l’organisation de l’espace. La dynamique profonde des régions,
des nations et des grands espaces est mise au jour. Cela ouvre la possibilité
de les aménager de manière plus rationnelle et plus efficace.

2.2 La Nouvelle Géographie et les débats épistémologiques


des années 1950 et 1960
La Nouvelle Géographie naît du besoin de renouvellement qu’éprouvent
des chercheurs dont les outils ne sont plus adaptés aux réalités d’un monde
dont la modernisation s’universalise. Ils puisent leur inspiration dans les

37
2 Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie
travaux déjà anciens de l’économie spatiale. Ils sont persuadés que les outils
statistiques et mathématiques qui deviennent alors disponibles les aideront
considérablement.
La géographie classique était souvent conçue par ceux qui la pratiquaient
comme une science naturelle du monde social. Cela les isolait des autres
sciences de l’homme et des débats auxquels donnaient lieu les approches
qu’elles mettaient en œuvre.
Depuis le milieu du XIXe siècle, les géographes français se tenaient au
courant de ce qui se faisait dans les universités allemandes, qu’ils pensaient
être à la pointe de la recherche. Le réflexe demeure après la Seconde Guerre
mondiale, alors que la pensée allemande souffre de l’exil de ses meilleurs
chercheurs sous le nazisme et de la timidité de professeurs qui savent que le
commerce des idées peut être dangereux.
Seuls quelques isolés participent alors à l’essor de la Nouvelle Géogra-
phie en Europe continentale : ils sont trop peu nombreux pour donner nais-
sance à une dynamique de débats. La réflexion est beaucoup plus animée
dans le monde anglophone ou en Scandinavie.
Aux États-Unis, le néo-positivisme logique séduit nombre de géo-
graphes. En 1953, Fred K. Schaefer, un géographe autrichien exilé, donne le
ton en condamnant l’exceptionnalisme qui caractérisait la géographie clas-
sique : pourquoi insister, à la manière de Richard Hartshorne, sur la diver-
sité régionale de la terre et ignorer les régularités que l’on peut également y
observer (sur ce point, la position de Hartshorne est plus nuancée que ne
le disent ses critiques) ? Le rôle de la géographie n’est-il pas davantage de
souligner la géométrie si frappante des réseaux urbains que de se focaliser
sur la singularité de telle ou telle ville ?
Je propose en 1964 la première analyse des mutations en cours dans la
géographie humaine. William Bunge (1962), qui condamne l’exceptionna-
lisme de la géographie classique, tire parti de Thomas Kuhn pour présenter
l’évolution en cours comme une révolution scientifique. Peter Gould intro-
duit, en 1968, le terme de Nouvelle Géographie. David Harvey parachève le
mouvement dans Explanation in Geography qu’il publie en 1969.

38
Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie 2
3. Après 1970 : la Nouvelle Géographie cesse d’être
dominante mais s’enrichit
L’histoire de la Nouvelle Géographie est fulgurante : le courant se des-
sine au milieu des années 1950, s’affirme au début des années 1960 et
achève d’être théorisé en 1969. Pour la plupart des observateurs, il s’efface
alors brutalement. Il cesse en fait d’être dominant, mais quelques-uns de
ses développements les plus intéressants prennent place dans les années
1970 : c’est alors que les dimensions spatiales de la quête de prestige et
de statut sont mises en évidence, que les jeux du pouvoir sont éclairés et
que le rôle des relations institutionnalisées dans l’organisation des groupes
est souligné. Ceux-ci sont ainsi dotés d’une structure, d’une architecture
socio-spatiale.

3.1 L’apport de l’analyse factorielle et des méthodes mathématiques


Pour les tenants de la Nouvelle Géographie dans le monde anglophone,
la discipline a rompu avec l’exceptionnalisme qui caractérisait la géographie
classique ; elle repose sur un appareil théorique, établit des lois et mobilise
des méthodes statistiques de plus en plus sophistiquées.
Pour y voir clair dans les données extrêmement nombreuses sur les-
quelles ils travaillaient, les géographes ne disposaient jusqu’alors que de la
cartographie. Les cartes thématiques qu’ils élaboraient étaient expressives
mais pouvaient donner lieu à de multiples interprétations. L’analyse facto-
rielle substitue au foisonnement des données un petit nombre de facteurs
dont elle mesure objectivement le poids. Appliquée par Brian J. L. Berry et les
géographes de l’École de géographie de Chicago à partir de 1963, les résul-
tats qu’elle apporte se multiplient à la fin des années 1960. Qu’apprennent-
ils ? Un exemple : les trois modèles proposés des années 1920 aux années
1940 pour rendre compte de la structure des espaces urbains (les anneaux
concentriques de Burgess, les secteurs de Hoyt et la mosaïque de Harris et
Ullman) sont présents dans toutes les villes, mais y tiennent plus ou moins
de place. Ils sont liés à la mobilité qu’entraînent la formation et l’évolution
des ménages, à la connaissance sectorielle de la ville qu’acquièrent ceux
qui y résident, et au besoin qu’éprouvent les gens, une fois le travail fini, de
se regrouper par affinités d’origine, de religion ou de goûts. La géographie
urbaine en sort profondément enrichie.

39
2 Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie
3.2 La Time Geography de Torstein Hägerstrand
La Nouvelle Géographie revêt en Suède un visage différent de celui
qu’il prend dans le monde anglophone. Son représentant le plus illustre,
Torstein Hägerstrand, mobilise dans sa thèse (qui porte sur la diffusion de
l’innovation dans les milieux ruraux de la Scanie) des outils statistiques
sophistiqués (la méthode de Monte Carlo), mais la nouveauté essentielle
de sa démarche vient de sa volonté de saisir la totalité des flux qui carac-
térisent la vie sociale (Hägerstrand, 1968 [1953]).
Il offre en 1970 une synthèse de sa réflexion en ce domaine : ce qui
intéresse les géographes, ce n’est pas la distribution des habitants d’un pays
à un instant donné ; la manière dont celle-ci se transforme est plus signifi-
cative car elle révèle les processus en œuvre. Hägerstrand propose donc aux
spécialistes de géographie humaine de construire un volume dont la base
est constituée par la situation au temps 0, et les plans successifs par celles
aux temps 1, 2,… n. Lorsque les gens ne bougent pas, les trajectoires qu’ils
décrivent dans ce volume apparaissent comme des verticales ; ce sont des
obliques lors de leurs déplacements. Les points où ils se rencontrent appa-
raissent comme des tubes verticaux : c’est là que les échanges face-à-face
prennent place. La Time Geography n’est pas une théorie : approche physique
du monde social, cette « topoécologie » attire l’attention sur les modifica-
tions réciproques qu’entraîne la coexistence des êtres et des choses dans le
temps et dans l’espace. Elle permet de saisir la constellation société-nature-
technologie (Simonsen, 2009, p. 757).
La représentation graphique des budgets espaces-temps des individus
qu’offre Torstein Hägerstrand n’est pas très différente de l’analyse des genres
de vie telle que Jean Brunhes l’avait illustrée par l’étude des remues dans le
Val d’Anniviers suisse aux alentours de 1900 – mais le procédé de Hägers-
trand saisit les agendas très divers des sociétés industrialisées et urbanisées
du monde moderne, alors que le genre de vie ne décrivait que les emplois du
temps standardisés de sociétés où tout le monde était agriculteur ou éleveur
et était occupé aux mêmes tâches aux mêmes moments.
La Time Geography connaît un vif succès en Scandinavie. Elle aboutit
à des développements importants en Grande-Bretagne dans les années
1980.

40
Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie 2
3.3 Du budget-temps à l’étude des rôles, des relations
institutionnalisées et de l’architecture sociale des groupes
Dès la fin des années 1940, Max Sorre et Pierre George soulignent
l’inadaptation de l’analyse des genres de vie au monde urbanisé et indus-
trialisé du milieu du XX e siècle, mais ne parviennent pas à formuler de
démarche de substitution. Les études de budgets temps-espace que les
sociologues et les aménageurs multiplient dans les années 1960 me
paraissent fournir une solution : dans les sociétés traditionnelles d’agri-
culteurs ou d’éleveurs, les séquences que remplissaient les individus
étaient les mêmes pour des collectivités entières, si bien qu’il suffisait
d’établir le budget temps-espace d’un des travailleurs d’un groupe pour
connaître celui de tous ses membres – son genre de vie. Dans les sociétés
plus complexes du monde moderne, il faut une analyse plus fine : au cours
d’une même journée, chacun joue successivement une série de rôles qui
diffèrent souvent de ceux de ces voisins.
En tant que père de famille, cadre commercial, joueur de tennis, mili-
tant socialiste, fidèle d’une église réformée, M. Dupont partage les joies, les
peines et les responsabilités des pères de famille, des cadres commerciaux,
des joueurs de tennis, des protestants et des militants socialistes. Il appar-
tient successivement à des collectivités d’individus qui se trouvent dans la
même situation. Si les membres de ces collectivités prennent conscience des
problèmes et des intérêts qu’ils partagent (c’est un problème de communica-
tion – un problème spatial, donc) et s’ils s’organisent en conséquence, ils se
transforment en classes.
Le cadre commercial est employé dans une entreprise qui compte une
direction, des services techniques, financiers et des lignes de fabrication :
c’est une forme de relation institutionnalisée. L’anthropologue belge Jacques
Maquet venait d’établir une typologie des systèmes de relations institution-
nalisées des sociétés africaines traditionnelles. Les publications que Max
Weber avait multipliées durant les deux premières décennies du XXe siècle
offraient une analyse fascinante des bureaucraties et des systèmes de rela-
tions politiques – les grands systèmes de relations institutionnalisées carac-
téristiques des sociétés modernes.
C’est à l’intérieur de ces systèmes de relations institutionnalisés que le
jeu de la distance opère (Claval, 1973 ; 1979) : l’idée maîtresse de la Nouvelle
Géographie, celle de la friction que la distance introduit dans les relations

41
2 Nouveau contexte épistémologique et Nouvelle Géographie
humaines, peut donc éclairer la géographie sociale et la géographie politique
(Claval, 1973 ; 1979). Elle offre aussi une nouvelle lecture de la géographie
urbaine : les villes ne sont-elles pas des formes d’organisation de l’espace
destinées à faciliter au maximum les relations sociales (Claval, 1981) ?

42
L’irruption de nouveaux
3
questionnements dans
les années 1970

Au Congrès de l’Union géographique internationale (UGI) qui se tient en


1972 à Montréal, l’intérêt que manifestent la majorité des participants
anglophones pour le sens des lieux étonne les participants francophones : la
question est alors ignorée en France ! Plus question de méthodes quantita-
tives, de théorie de la centralité et d’établissement de lois ! Ce qui importe,
ce sont les contours du réel et les réactions qu’il suscite. Beaucoup de géo-
graphes cherchent désormais leur inspiration du côté de la littérature et des
beaux-arts.
Un autre mouvement d’idées se développe au même moment parmi
d’autres chercheurs nord-américains : ils sont fascinés par la dimension
critique qu’affiche une nouvelle revue américaine, Antipode. Un courant
radical se forme.
Les géographes s’affranchissent des cadres où ils évoluaient : jamais
l’atmosphère n’avait été aussi libre et aussi créative. Les débats méthodo-
logiques et épistémologiques se multiplient.

1. La géographie dans une ère de contestation


L’époque est à la contestation. Aux États-Unis, celle-ci explose sur les campus
où se développe l’opposition à la guerre du Vietnam et à la conscription
qui touche les étudiants. Le mouvement de mai 1968 en France témoigne
de l’inquiétude d’une population (et plus particulièrement d’une jeunesse)
qui ne se satisfait pas de ce que leur offre la société de consommation.

43
3 L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970
La géographie est marquée par l’esprit du temps. Étudiants et jeunes
enseignants critiquent les hiérarchies universitaires et se lancent dans
l’exploration de nouvelles voies.

1.1 La géographie humaniste


L’ambition de la Nouvelle Géographie était de mettre en évidence les lois
qui, sous la pellicule des couleurs et des formes, structuraient le monde.
L’espace dont elle parlait était abstrait, dépourvu de haies, de champs,
d’arbres, de fleurs et de senteurs. Il était parcouru de flux et pas de char-
rettes, de bicyclettes, d’automobiles ou de trains. Souligner la régularité des
lieux centraux, c’était priver les villes de leurs bâtiments, de la couleur de
leurs toits et de l’animation de leurs rues. C’était offrir une version désin-
carnée de la discipline.
Une réaction se dessine à la fin des années 1960. Il s’y lit une certaine
nostalgie de la géographie classique : dans la Normandie qu’évoque Armand
Frémont, les maquignons fréquentent les foires en blouse bleue, la poitrine
rebondie de portefeuilles gonflés d’épaisses liasses de billets. À l’auberge, le
marché fini, le teint coloré par le grand air et la boisson, « ils parlent haut
et beurrent épais leurs tartines ». Au regret de la sensibilité littéraire qui
rendaient vivantes les descriptions géographiques d’antan s’ajoute un souci
que ne partageaient pas celles-ci : montrer l’espace tel qu’il est vécu par ceux
qui y évoluent. Pour comprendre la Normandie du XIXe siècle, le mieux est
d’emboîter le pas aux personnages de Flaubert : Madame Bovary, son mari
ou Homais (Frémont, 1976).
Les soucis des géographes anglophones sont voisins, mais ils appuient
leur démarche sur une justification philosophique qu’ils trouvent dans la
phénoménologie (Tuan, 1971). Comme le signale Edward Relph (1970), La
Terre et l’Homme d’Éric Dardel (1952) avait déjà souligné la portée géogra-
phique de l’œuvre de Heidegger, mais ce livre n’avait trouvé aucun écho
parmi les géographes français.
La référence à la phénoménologie est essentielle pour comprendre le
nouveau courant, mais la sensibilité dont témoigne celui-ci vis-à-vis de la
diversité et des problèmes de l’humanité le caractérise tout autant : c’est la
raison pour laquelle Yi-fu Tuan propose en 1976 de parler plutôt de géogra-
phie humaniste.
En passant de la géographie classique à la Nouvelle Géographie, l’étude de
l’organisation de l’espace s’était substituée à la description régionale. Le courant

44
L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970 3
humaniste s’attache au territoire, c’est-à-dire à la manière dont les lieux sont
ressentis et dans certains cas, appropriés ; il explore la signification qu’ils
revêtent pour ceux qui y vivent et les identités qui s’y bâtissent. La per-
ception des milieux change avec les mutations de la société : on redoutait
la montagne à cause de sa nature avare et des redoutables colères qu’y
connaissaient les éléments. Voici qu’avec le tourisme, les sports d’hiver et
l’alpinisme, on se met à l’aimer et à l’exalter !

1.2 La géographie radicale : l’inspiration marxiste


Au choc provoqué par le virage humaniste s’ajoute l’explosion des approches
radicales : la Nouvelle Géographie n’est plus seulement attaquée pour son
indifférence aux multiples facettes du réel et aux manières de le percevoir
et de le vivre ; elle l’est pour son caractère conservateur : du moment qu’il
est possible d’expliquer par une loi un aspect du réel – fût-il injuste, odieux,
révoltant –, celui-ci n’est-il pas justifié ? L’idée centrale de l’École de Franc-
fort gagne les départements de géographie : la discipline se veut désormais
critique au sens social du terme.
Les géographes se découvrent une fibre contestataire, et pour certains,
révolutionnaire. Ils s’indignent de la condition ouvrière, de la misère des
chômeurs, de la formation de ghettos et de l’exclusion des marginaux. Ils
sont révoltés par le dénuement du Tiers-monde, par la prolifération des
bidonvilles et par l’exploitation dont souffrent ses populations.
Le mouvement part des campus américains. Les événements de 1968
le dopent. Quelques-uns des ténors de la Nouvelle Géographie deviennent
radicaux. William Bunge, marxiste depuis longtemps, se lance, avec ses étu-
diants, dans l’étude des zones de détresse urbaine de Detroit. Il en tire un
ouvrage : Fitzgerald. Geography of a Revolution (1971).
David Harvey avait largement contribué au succès de la Nouvelle Géo-
graphie en Grande-Bretagne dans le courant des années 1960. Il avait mis
en évidence ses fondements épistémologiques dans Explanation in Geography
(1969). Quittant Bristol et installé à Baltimore, le voici exaltant l’esprit
contestataire. Dans Social Justice and the City (1973), il regroupe ce que la
Nouvelle Géographie avait éclairé en matière d’inégalités et de malfaçons
urbaines ; il en expose les résultats en adoptant successivement la voie de la
théorie économique puis celle du marxisme, qui lui paraît mieux expliquer
injustice et exploitation.

45
3 L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970
Pour les géographes, le matérialisme historique présente cependant une
faiblesse : il n’accorde guère de place à l’espace. Comme le souligne Henri
Lefebvre (1972), la géographie, très présente dans les œuvres de jeunesse
de Marx, disparaît dans Le Capital. Harvey est sensible à cette lacune et
s’attache à la combler. Il y met dix ans. The Limits to Capital (1984) souligne
que le capitalisme se développe en des lieux qu’il modifie profondément :
il y accumule équipements et machines ; pour les desservir, il creuse des
canaux, construit des voies ferrées, trace des routes. Il « indure » ainsi l’es-
pace : c’est que Harvey appelle le spatial fix, l’incrustation spatiale :
« Le terme d’incrustation (fix) a un double sens dans mon propos. Une
certaine part du capital total est littéralement incrustée dans et sur le
sol, sous une forme physique, pour une période de temps relativement
longue » (Harvey, 2003, cité d’après trad. fse, 2010, p. 142).
Au départ, la création d’incrustations spatiales a des effets positifs, parce
que l’accumulation du capital crée des structures régionales attractives : le
capital y circule facilement, le circuit économique, devenu plus complexe,
se structure. Les différents acteurs ont conscience d’appartenir à un même
ensemble et mènent des actions politiques pour défendre leurs intérêts
(Harvey, 2010b, p. 225). Par la suite, ces effets deviennent négatifs à cause
des rigidités spatiales qu’ils introduisent : les capitalistes créent des usines et
construisent des maisons pour leurs travailleurs ; les municipalités et l’État
ouvrent des écoles pour les enfants. La vie ouvrière s’organise. Des syndi-
cats apparaissent pour défendre les travailleurs : les salaires augmentent.
L’espace cesse d’être attractif pour les entrepreneurs.
David Harvey élabore une théorie marxiste qui garde toute sa force
révolutionnaire et y insère en même temps la notion d’incrustation spa-
tiale (spatial fix), c’est-à-dire l’équivalent des économies externes et d’échelle de
l’économie libérale, responsables de la structuration régionale de l’espace :
sur ce point, l’interprétation de Harvey est voisine de celle qu’offre la Nou-
velle Géographie, comme il le reconnaît (Harvey, 2010a/2003, p. 121) : la
différence, assez mince, tient à ce que, pour lui, les forces économiques ne
tendent jamais à créer un équilibre spatial.

1.3 La géographie radicale : l’inspiration gauchiste


En France, le mouvement radical est moins fort. Il est davantage marqué par
le gauchisme qui imprègne la sociologie urbaine du début des années 1970.

46
L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970 3
Le Catalan Manuel Castells, qui enseigne à Nanterre avant de s’installer
en Californie, est fort influent, mais c’est surtout La Production de l’espace
(1974/2000) d’Henri Lefebvre qui inspire les géographes. Ceux-ci savaient
depuis longtemps que les « dotations naturelles » qu’ils analysaient étaient
largement des créations humaines. En parlant de construction de l’espace,
Lefebvre va plus loin :
« La question a été posée à propos de l’espace social d’abord. […] Il a une
base ou un fondement initial : la nature, l’espace-nature ou physique.
Sur cette base, la transformant jusqu’à la supplanter et même la menacer
de destruction, s’établissent des couches successives et enchevêtrées de
réseaux, toujours matérialisés et cependant distincts de leur matérialité :
des sentiers, des routes, des chemins de fer, des lignes téléphoniques, etc.
[…] Aucun espace ne s’abolit au cours du processus social, même pas le
lieu naturel des débuts. Il en subsiste “quelque chose” qui n’est pas une
chose » (Lefebvre, 1974/2000, p. 463).
L’esprit de contestation ne s’exprime pas que dans le radicalisme. Il est
également présent chez les auteurs féministes.

1.4 Géographie féministe, patriarchie et théorie du genre


La remise en cause de la société ne concerne pas que ses dimensions
politiques et économiques. Le féminisme fait une percée remarquable. Les
sociétés actuelles souffrent d’une inégalité dramatique dont les origines se
situent dans le plus lointain passé : les femmes sont considérées comme des
mineures, leur autonomie est limitée ; elles supportent l’essentiel des tâches
domestiques et y ajoutent souvent un emploi ; à travail égal, elles sont moins
payées ; elles demeurent cantonnées dans les postes d’exécution.
Un premier courant de géographie féministe se développe au début
des années 1970 : il dénonce la patriarchie qui caractérise les sociétés tra-
ditionnelles et reste présente dans celles d’aujourd’hui. L’inspiration vient
du marxisme, à ceci près que le méchant n’est plus le patron, mais le père,
le mari, le frère ; l’exploitation des femmes est beaucoup plus vieille et plus
générale que celle du monde ouvrier : la patriarchie est née avec la société.
Elle demeure présente dans des pays qui se disent avancés.
La théorie de la patriarchie connaît un succès limité : l’interpréta-
tion qu’elle propose est trop schématique. Le Deuxième Sexe de Simone
de Beauvoir a une influence plus profonde. Pour elle, l’inégalité entre les

47
3 L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970
hommes et les femmes n’est pas liée à leurs dissemblances biologiques.
Celles-ci servent de prétexte à une construction idéologique, celle de l’oppo-
sition des genres.
Il faut attendre la fin des années 1970 pour que la théorie du genre
l’emporte sur celle de la patriarchie : c’est alors que commence vraiment
l’essor des géographies féministes. Jusque-là, leur succès restait circonscrit
aux campus des universités américaines, où il bénéficiait de la création de
départements d’études féminines. En France, ces nouvelles idées n’ont que
peu d’influence jusqu’à la fin des années 1980.

1.5 La vogue des recherches pluridisciplinaires


Dans l’ambiance positiviste qui dominait au XIXe siècle, l’étude de
l’homme social et des groupements qu’il constituait s’était développée selon
autant de perspectives – et de sciences sociales – qu’il y avait de types de
documents utilisables. Dans l’atmosphère d’exploration tous azimuts qui
caractérise les années 1970, on découvre que les champs à la limite de deux
disciplines, l’économie et la sociologie, par exemple, ou la géographie et
l’anthropologie, sont souvent négligés : il est facile d’y collecter d’abon-
dantes moissons de résultats.
De l’idée de s’attacher aux aires où les disciplines se chevauchent, on
passe à celle qu’il est bon de les aborder en commun. Les études pluridisci-
plinaires se pratiquaient déjà. Outre-mer, l’ORSTOM y avait systématique-
ment recours dès la fin des années 1940 : elles faisaient circuler méthodes
et savoir-faire d’une discipline à l’autre. Elles se généralisent dans les années
1970.
La géographie offre à la fin des années 1970 un visage très différent de
celui des années 1950 : elle a cessé d’être monolithique comme l’était la
géographie classique ; la Nouvelle Géographie n’est plus la seule alternative
proposée aux modèles traditionnels ; le domaine n’a jamais été aussi vivant ;
les manières de le concevoir se sont multipliées : c’est réconfortant. Aucune
ne s’impose : n’est-ce pas inquiétant ? Quel est le poids du contexte épisté-
mologique dans cette explosion ?

48
L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970 3
2. La géographie des années 1970 et l’épistémologie
L’évolution de l’épistémologie est aussi agitée dans les années 1970 que ne
l’est celle de la géographie. Les géographes tirent parti d’orientations des
sciences sociales qu’ils avaient jusque-là négligées, mais les grands débats
qui s’ouvrent dans ce domaine ne les touchent pas encore.

2.1 Une ouverture épistémologique plus marquée


L’explosion de nouvelles conceptions de la géographie doit plus à l’at-
mosphère générale de contestation de la fin des années 1960 et du début
des années 1970 qu’aux travaux d’épistémologie. Les géographes essaient
de coller de plus près aux problèmes d’actualité, ceux de l’inégal développe-
ment, des malfaçons des villes modernes et de plus en plus, de la dégrada-
tion des milieux naturels.
Depuis le début du XXe siècle, les géographes avaient l’habitude de s’ins-
pirer de l’histoire, que confortait, en France, la formation qu’ils avaient
reçue en ce domaine. La Nouvelle Géographie était née d’une double
découverte : celle de l’économie spatiale et celle des possibilités offertes
par les mathématiques et la statistique. Voici que beaucoup de jeunes cher-
cheurs se tournent vers la philosophie. L’influence de Heidegger sur le cou-
rant humaniste est décisive. Beaucoup se passionnent pour le marxisme, qui
fait une percée remarquée dans les pays anglophones.
La gamme des disciplines dont s’inspirent les géographes s’élargit : la
méfiance qu’ils manifestaient depuis le début du siècle à l’égard de l’impé-
rialisme sociologique disparaît. Les courants gauchistes de la sociologie,
ceux qui s’attachent au devenir des villes en particulier, fascinent beaucoup
de jeunes chercheurs ; c’est à travers eux qu’ils découvrent Henri Lefebvre
et mettent la production de l’espace au centre de leurs préoccupations. Les
géographes qui travaillent outre-mer, dans le monde tropical en particulier
s’inspirent souvent de l’ethnologie. La curiosité se tourne aussi vers les arts
et les lettres. La sémiologie et la narratologie qui progressent alors rapide-
ment offrent de riches moissons à ceux pour qui la théorie a plus d’attrait.
La fascination pour le structuralisme cède la place, vers le milieu des
années 1970, à l’engouement pour la théorie des systèmes.

49
3 L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970
2.2 Le schéma des révolutions scientifiques s’applique-t-il
à la géographie ?
Les révolutions scientifiques se bousculent : trois (Nouvelle Géographie,
géographie humaniste, géographie radicale, sans compter les approches
féministes ou sémiologiques) en moins de vingt ans en géographie, alors
qu’il s’est écoulé trois siècles entre Galilée et la physique quantique ! Quelque
chose ne va pas dans l’application à la géographie de la thèse de Kuhn ! Tous
ceux qui s’interrogent sur la discipline en sont conscients ; le problème est le
même pour les autres sciences sociales, où les « révolutions » se télescopent
également.
La sociologie de la science a connu un tournant relativiste dans les
années 1970. Pour Jürgen Habermas (1972) formé à l’École de Francfort, les
sciences revêtent successivement trois formes : pour répondre aux néces-
sités matérielles de la vie, les hommes ont recours aux sciences naturelles ; ils
n’existent qu’en communiquant, ce à quoi s’attachent les sciences herméneu-
tiques ; ils cherchent à se libérer de tout ce qui entrave leur épanouissement
et leur quête du bonheur, impératif auquel répondent les sciences critiques.
La vocation de la sociologie des sciences est désormais de vérifier si les dis-
ciplines de l’homme et de la société remplissent ce dernier objectif.
Derek Gregory (1978) résout le problème de la prolifération des révo-
lutions scientifiques en s’appuyant sur la distinction proposée Jürgen
Habermas et sur l’utilisation qu’en propose Richard J. Bernstein (1976). Pour
ce dernier, la crise post-positiviste et post-behavioriste, celle qui secoue
toutes les sciences sociales dans les années 1970, marque la naissance de la
perspective critique – après l’épisode phénoménologique, qui est celui des
sciences herméneutiques.
Comme toutes les sciences sociales, la géographie doit passer par le stade
herméneutique – mais c’est une étape plutôt qu’une révolution. La muta-
tion qui remet tout en cause, c’est celle de la géographie critique. Gregory
retombe ainsi sur ses pieds : la géographie vient bien de traverser une révo-
lution scientifique, le schéma de Kuhn s’applique à la géographie comme
aux sciences dures ! Mais au prix de quelle simplification !
Une autre interprétation est possible. Les mutations que connaît alors
la discipline résultent de changements internes de perspective : prise en
compte des modèles de société, à la fin années 1950 ; accent sur les modèles

50
L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970 3
de l’homme à partir de 1970. L’évolution que connaît la géographie s’ex-
plique alors sans recourir au schéma kuhnien (Claval, 1984).

2.3 La relativité des savoirs scientifiques


L’épistémologie des mathématiques et des sciences physiques ou natu-
relles va désormais beaucoup plus loin. Montrer que la science ne naît
pas de la lente accumulation de connaissances, mais qu’elle est traversée
de moments de doute et de périodes de restructuration marque une cou-
pure plus considérable que Thomas Kuhn lui-même ne le pensait : la notion
même de vérité est remise en cause. La philosophie n’avait jamais rompu
totalement avec l’idée platonicienne d’une sphère des idées où se lisait la
nature profonde des choses et du monde. C’est ce qui conférait à l’épistémo-
logie philosophique sa position dominante. Celle-ci est désormais contestée
par certains chercheurs.
Spécialiste des mathématiques, Imre Lakatos (1922-1974) souligne que
le rôle des débats est essentiel pour comprendre leurs avancées : démon-
trer un théorème n’est pas mettre en évidence une essence éternelle ; c’est
pousser les autres chercheurs à la contestation et les mettre sur la voie de
nouveaux objets mathématiques.
Paul Feyerabend (1924-1994) est surtout connu pour son ouvrage Against
Method : Outline of an Anarchist Theory of Knowledge (1975). Il y critique
l’idée selon laquelle la philosophie serait capable d’édicter des règles que
devraient suivre ceux qui désirent développer la connaissance. Pour lui, les
nouvelles théories sont acceptées non pas par parce qu’elles sont en accord
avec les méthodes reconnues, mais parce que leurs auteurs font usage de
mille subterfuges non conventionnels pour faire avancer leur cause. Il systé-
matise ainsi les idées de Lakatos et défend une conception anarchiste de la
recherche scientifique.
Comme la plupart des grands épistémologues jusqu’alors, Lakatos et
Feyerabend parlent surtout de mathématiques et de physique. Quelques géo-
graphes les citent, mais sans endosser vraiment leur critique de la connais-
sance scientifique. C’est aux avancées de l’épistémologie des sciences de
l’homme et de la société que les géographes sont désormais les plus sen-
sibles. Trois types d’interprétation s’y développent alors : (i) la théorie de
la structuration se substitue au structuralisme ; (ii) l’idée de déconstruction
se développe ; (iii) la sociologie de la science prend une dimension critique.

51
3 L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970
2.4 Du structuralisme à la théorie de la structuration
C’est autour de 1970 que l’épistémologie des sciences de l’homme fait la
plus belle place au structuralisme. Ce dernier ne concerne plus seulement
la linguistique, qu’il domine depuis de Saussure, et l’anthropologie, où il
est présent dès l’entre-deux-guerres, mais s’affirme surtout après la Seconde
Guerre mondiale grâce à Lévi-Strauss. Les philosophes s’en emparent. Louis
Althusser s’en inspire pour repenser le marxisme. Beaucoup parmi les histo-
riens, les géographes, les urbanistes ou les aménageurs en tirent parti.
Le succès même de ce type d’explication jette des doutes : qu’ont en
commun les structures caractérisées par l’existence d’oppositions systéma-
tiques, comme celles que révèlent l’étude des mythes ou celle des langues,
et celles qui naissent de l’agencement de circuits d’information qui génèrent
des mécanismes de rétroaction ? La notion de structure n’est-elle pas trop
large, trop compréhensive ?
Critique plus grave : croire en l’existence de structures, n’est-ce pas faire
une croix sur l’histoire et sur le rôle de l’initiative humaine ? La volonté des
hommes serait tenue en échec par les enchaînements renforcés qui carac-
térisent les structures. L’interprétation du marxisme que propose Louis
Althusser – et qui souligne, par exemple, que les diverses strates d’une for-
mation sociale ne vivent pas les mêmes temporalités – fait l’objet de vives
critiques.
Un effort considérable est effectué pour surmonter cette contradiction :
une théorie de la structuration se substitue au structuralisme. Les géo-
graphes y font largement appel aux alentours de 1980, mais mettent plus de
temps à accepter la mode de la déconstruction

2.5 Les épistémologies de la déconstruction


La remise en cause la plus profonde provient en effet des épistémologies
de la déconstruction. Initiée par Nietzsche à la fin du XIXe siècle, la critique
de la philosophie occidentale connaît une nouvelle vigueur à partir des
années 1960. Elle conduit à la déconstruction des sciences sociales. Jacques
Derrida souligne, à partir de 1966, le côté arbitraire des grands binômes
(nature/culture, bien/mal, etc.) sur lesquels repose la pensée occidentale.
Michel Foucault montre que des catégories comme celle de folie sont des
constructions sociales. En mettant en évidence le rapport changeant des mots
et des choses (1965), il précise les formes d’épistémè qui ont caractérisé la

52
L’irruption de nouveaux questionnements dans les années 1970 3
pensée occidentale depuis la Renaissance. L’attention qu’il accorde aux faits
de pouvoir et aux formes que celui-ci revêt, surveillance (1975) ou contrôle de
soi, introduit une dimension critique qui n’est plus liée à l’idée de justice et
d’inégalité. Gilles Deleuze (1980) part de la matière et des formes qu’elle
prend pour introduire des structures qui diffèrent des formes hiérarchiques
généralement prises en compte par les sciences sociales. François Lyotard
(1979) insiste sur le rôle que jouent, dans la pensée occidentale, de grands
récits que l’on fait passer pour scientifiques, mais qui ne le sont pas.
L’essentiel de ces travaux est publié dans la seconde moitié des années
1960 et dans les années 1970. Ils n’affectent la géographie que plus tard, au
milieu des années 1980.

2.6 Les nouvelles ambitions de la sociologie des sciences


Beaucoup d’épistémologues pensent désormais qu’il n’y a pas d’expé-
rience cruciale qui permette d’établir une fois pour toutes qu’un résultat est
exact : les critères de la vérité résultent de l’activité des chercheurs. Ils sont
fondamentalement sociaux.
La sociologie des sciences accède ainsi à un nouveau statut : elle ne se
contente plus de dresser l’inventaire des conditions qui rendent possible la
recherche ; elle montre comment la vérité (ou ce qui en tient lieu) est bâtie.
Ce n’est plus au raisonnement philosophique ou à la logique qu’on demande
de la valider : c’est grâce à la description et à l’analyse sociologiques du tra-
vail des scientifiques qu’on y parvient. Le philosophe cesse d’être l’arbitre
de la science. Il cède la place au sociologue qui décortique le travail des
chercheurs tout autant que l’environnement social dans lequel ils évoluent.
Dans les années 1970, la géographie explore de nouveaux domaines. Elle
prend en compte un certain nombre des orientations de l’épistémologie de
l’époque, mais n’est pas encore affectée par les trois types de transforma-
tions fondamentales que celle-ci est en train de subir. La situation change
à partir de 1980.

53
Géographie, pensée marxienne
4
et théorie de la structuration

Dans les années 1970, l’explosion des curiosités ouvre de nouvelles pistes
aux géographes, dont la discipline s’enrichit mais perd de sa cohérence. Un
effort de mise en ordre se dessine à la fin de la décennie et au début de la
suivante. Il se produit dans le contexte épistémologique d’une réévaluation
de deux des grands modèles auxquels les sciences de l’homme se référaient
le plus : le marxisme et le structuralisme.

1. Le contexte
Deux facteurs bridaient l’évolution de la géographie dans les années d’après-
guerre. L’institution académique restait fidèle à la conception classique de
la discipline et privilégiait le terrain et l’approche régionale. La pensée était
largement dominée par des doctrines fermées : (i) l’orthodoxie marxiste
qui ramenait tout à l’économie ; (ii) le structuralisme pour lequel la société
était un étau qui écrasait les individus et se reproduisait indéfiniment. Pour
rénover la discipline, il convenait de l’ouvrir à de nouveaux horizons.

1.1 1968 et l’exemple du monde anglophone aident à surmonter


les pesanteurs académiques
En France, les événements de 1968 affaiblissent considérablement la
hiérarchie universitaire : les « mandarins » perdent l’essentiel de leur pou-
voir. La tendance est la même dans les autres pays d’Europe continentale,
même si l’évolution y est un peu plus lente.
Dès les années 1960, le monde anglophone, où la centralisation était moins
forte, avait offert un cadre institutionnel assez souple pour l’épanouissement
de la Nouvelle Géographie. Il se prête également à l’explosion tous azimuts

55
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
des courants nouveaux des années 1970. Pour tirer pleinement profit de
l’affaiblissement de leurs hiérarchies universitaires, les chercheurs d’Europe
continentale se tournent volontiers vers ce qui se publie outre-Manche ou
outre-Atlantique.

1.2 L’inflexion gauchiste de la pensée marxiste


Dans les pays européens où de puissants partis communistes imposent
une orthodoxie encore marquée par le stalinisme, l’évolution de la pensée
marxiste se trouve freinée. C’est du gauchisme que viennent les innova-
tions qui la vivifient. Ses diverses composantes continuent à instruire le
procès du capital, mais leurs critiques visent également le centralisme
démocratique imposé en URSS par Lénine et Staline. Beaucoup tournent
leurs regards vers la Yougoslavie de Tito, le Cuba de Fidel Castro, la Chine
de Mao Tsé-Toung et, de manière plus improbable et pour moins de temps,
vers la Tanzanie de Julius Nyerere, le Cambodge de Pol Pot ou le Nicaragua
des Sandinistes…
D’autres formes de gauchisme portent sur les transformations à l’œuvre
dans les économies libérales – celles qui remodèlent les grandes villes du
monde développé comme celles qui substituent un impérialisme écono-
mique à l’impérialisme politique que la décolonisation vient de faire dis-
paraître. Inspirée par Raymond Ledrut, Manuell Castells et surtout Henri
Lefebvre, la sociologie française propose des lectures nouvelles des centres
urbains du monde industrialisé comme de ceux du Tiers-monde. Les théo-
ries du développement du sous-développement réinsufflent du dynamisme
à l’analyse de l’impérialisme, qui n’avait guère changé depuis Lénine et
Rosa Luxemburg.

1.3 La pensée marxienne


La pensée marxienne qui inspire beaucoup de collègues anglophones
ne prend jamais le caractère figé des théories que professaient jusque-là la
plupart des marxistes continentaux : elle est à cent lieues de l’orthodoxie si
présente en Europe continentale. Elle s’exprime dans de nouveaux courants
épistémologiques.
La réflexion de Roy Bhaskar (1979) justifie la nouvelle pensée radi-
cale. Il s’agit d’une philosophie réaliste : les événements que nous révèle
l’observation se manifestent de manière ponctuelle dans l’espace et dans

56
Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration 4
le temps. Il n’y a d’explication possible que si l’on suppose l’existence,
sous la pellicule changeante des événements, d’un substrat continu et per-
manent – le réel, un réel stratifié et dont la pensée commune ne va pas au
fond. L’idée que la vérité est cachée persiste ainsi – Bhaskar reste par-là
proche du marxisme.
Les intellectuels anglais sont également sensibles aux réflexions de
Gramsci sur le rôle de la vie intellectuelle dans la domination qu’exercent
les classes dirigeantes. Au lieu de ne s’attacher qu’aux infrastructures éco-
nomiques, ils se penchent sur les superstructures, analysent les représenta-
tions que les groupes se font de leurs intérêts et du monde où ils vivent ; des
historiens comme E. T. Thompson ou des spécialistes de littérature comme
Raymond Williams soulignent l’impact des rêves et des aspirations popu-
laires dans la dynamique des sociétés capitalistes. Williams se réclame du
matérialisme culturel :
« Le matérialisme culturel est pensé comme une contribution à la concep-
tion marxiste des relations déterminées qui existent entre l’économie et
la culture, mais aussi comme une façon de faire un pas au-delà de celle-
ci. Plutôt que de formuler les différents degrés d’autonomie relative des
niveaux d’une formation sociale, Williams renverse simplement et totale-
ment la distinction base/superstructure du marxisme classique. Il le fait
en étendant la notion de “matérialisme” […] à la vie culturelle, arguant que
la culture est l’activité pratique de production du sens » (Barnett, 2009,
p. 136).
De la culture se trouve ainsi insérée dans une doctrine qui s’y refusait
jusqu’alors parce qu’elle n’y voyait qu’un ensemble de représentations men-
songères – d’idéologies.
Le Cercle d’Études Marxistes développe en France une réflexion simi-
laire tout au long des années 1970, mais la diffusion de ses résultats est
lente. Elle ne s’accélère qu’avec Le Matériel et l’idéel que publie en 1984 l’an-
thropologue marxiste Maurice Godelier : il y souligne le rôle du symbolique
et de l’immatériel dans la dynamique sociale.
La critique de l’orthodoxie marxiste se développe ainsi en France
comme au Royaume-Uni – mais elle reste ignorée par beaucoup de géo-
graphes de gauche. Une critique du structuralisme est également à l’œuvre
dans les deux pays, mais ses résultats y sont assez dissemblables.

57
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
1.4 Du structuralisme aux théories de la structuration
Les remises en cause de la fin des années 1970 et des années 1980
portent souvent sur la dialectique entre acteurs et structures. Dans les
milieux marxistes, par exemple, les formulations structuralistes d’Althusser
s’opposent aux interprétations humanistes de l’historien britannique E.
P. Thompson.
L’influence du sociologue Anthony Giddens sur la pensée critique bri-
tannique est considérable. Même s’il critique certains aspects de la Time
Geography imaginée par Torsten Hägerstrand (1970) et l’école de Lund au
début des années 1970, il en comprend la portée : des structures spatiales,
locales, régionales ou plus étendues, se dessinent dans le volume qui permet
de retracer la mobilité des hommes et de préciser les interactions qu’elle fait
naître ; la vie sociale est toujours multiple parce qu’elle se déroule sur une
pluralité de scènes, de locales. Ces dernières, en outre, ne cessent de se trans-
former en raison de l’évolution les technologies des transports et de l’infor-
mation ; elles ne concernent pas de la même manière et au même instant tout
le monde : chacun vit dans un environnement spécifique.
Giddens doit à Max Weber la distinction entre les ressources qui pro-
viennent directement de l’exploitation de l’environnement et celles qui
naissent de l’autorité (Giddens, 1979, p. 93-94). Les premières sont liées
à la maîtrise des forces matérielles, les secondes résultent du contrôle
qu’exercent certains agents. Dans l’interprétation que propose Giddens,
l’analyse des dynamiques de pouvoir et de contrôle s’inspire à la fois de
Max Weber et du Michel Foucault de Surveiller et punir (1975). Cela donne
une dimension géographique fascinante à A Contemporary Critic of Historical
Materialism (Giddens, 1981). Dans The Constitution of Society, Giddens déve-
loppe, en 1984, une vue d’ensemble de ce qu’est la société.
La théorie de la structuration reconnaît l’existence de structures, mais
restitue à l’initiative et la responsabilité un rôle important :
« Le propos original de Giddens était de trouver une solution au problème
classique de l’ordre social. Selon lui, les explications du monde social
privilégiaient typiquement soit “l’initiative humaine” (les intentions, les
interprétations et les actions des sujets), soit la “structure” (les logiques,
limitations et systèmes de la société). À leur place, Giddens propose de
traiter la production et la reproduction de la vie sociale comme un proces-
sus continu de structuration. Dans cette perspective, la “structure” est
impliquée à chaque moment de l’interaction sociale – les “structures” ne

58
Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration 4
sont pas seulement des contraintes mais aussi les conditions mêmes de
l’action sociale » (Gregory, 2009, p. 725-726).
La théorie de la structuration réconcilie réflexion théorique et histoire
en mettant l’accent sur la dialectique d’une initiative humaine socialement
conditionnée et de structures encadrantes. L’analyse se situe (i) au niveau
des structures profondes du réel, qui expliquent les tendances lourdes, les
logiques fondamentales ; (ii) elle se prolonge au niveau des événements.
Ceux-ci n’échappent pas à toute régularité : cela donne un sens à la recherche
de « lois » empiriques ; sous le désordre apparent du réel, il y a place pour la
nécessité, mais aussi pour le hasard, l’initiative humaine et la contingence.
La théorie de la structuration combine une vision des processus tendanciels
qu’éclaire le marxisme, et la mise en évidence des complexités de l’évolu-
tion historique. L’impact des thèses de Giddens sur la société britannique
est considérable : elles inspirent Tony Blair dans sa formulation du New
Labour, une version du socialisme qui prend en compte la place croissante
qui revient aux activités de service dans la vie économique.
Une forme de théorie de la structuration se développe également en
France. Elle y est dominée par Pierre Bourdieu. La vision de celui-ci diffère
de celle de ses homologues britanniques sur un point essentiel : il recon-
naît aux individus un rôle, mais leur dénie la liberté d’initiative parce qu’ils
sont prisonniers de leur habitus : les grandes structures sont dynamisées,
mais n’échappent pas au déterminisme social. Bourdieu refuse aux êtres
humains la liberté relative que Giddens, inspiré par la Time Geography, leur
accorde. Interprétée dans son contexte spatial, l’action ne prend jamais,
pour Giddens, la forme contraignante que lui donne l’habitus bourdieusien,
parce que personne ne se trouve jamais exactement dans la même situation.
La théorie de la structuration sous sa forme anglaise échappe ainsi à la ten-
tation totalitaire que n’évite pas son équivalent français.
Le statut de la géographie dans le concert des sciences sociales se trouve
réévalué ; la présence, parmi les nouveaux théoriciens de l’espace, de socio-
logues comme Anthony Giddens ou John Urry montre le chemin parcouru.
L’ambition de la démarche explicative devient plus modeste : l’accent passe
de la mise en évidence des tendances longues, que le marxisme éclaire, à
l’analyse d’évolutions particulières. La réflexion sociale se développe désor-
mais à plusieurs niveaux, un peu comme le fait l’interprétation kuhnienne
du mouvement de la science : elle explique la logique des tendances longues
dans une perspective structurale – souvent d’inspiration marxiste – et rend

59
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
compte du fonctionnement social au cours de chacune des périodes de rela-
tive stabilité en mettant en œuvre des théories intermédiaires qui ne valent
que de manière transitoire.
Les différences entre le contexte épistémologique qui règne en Grande-
Bretagne et dans les ex-dominions et celui qui prévaut en France expliquent
que les formes qu’y prennent les essais de reformulation de la géographie ne
soient pas les mêmes.

2. Des essais partiels de reconstruction de la géographie


Dans les années 1970 et 1980, nombreux sont les géographes qui cherchent
à restituer à la discipline sa cohérence. Nous avons déjà évoqué celles qui
s’inscrivent dans le cadre de la Nouvelle Géographie. Ceux qui ne prennent
pas le tournant de la théorie de la structuration – et qui sont nombreux en
France et dans les pays d’Europe continentale – explorent des pistes mul-
tiples, mais les solutions qu’ils proposent restent partielles. Ils s’appuient sur
la mise en œuvre de nouvelles méthodes, de la théorie des systèmes ou de
la sémiologie ; ils substituent l’analyse territoriale à la géographie régionale et à
l’organisation de l’espace ; ils repensent les rapports hommes/milieux.

2.1 Le groupe Dupont, les méthodes quantitatives et l’épistémologie


Au lendemain de 1968, beaucoup de géographes contestataires français
sont fascinés par le progrès que connaissent les méthodes statistiques et
mathématiques aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Les études qu’ils
avaient suivies ne les préparaient pas à ce domaine. Ils profitent des ensei-
gnements que délivrent alors un certain nombre de mathématiciens inté-
ressés par les sciences sociales pour acquérir la formation qui leur manque.
Surtout nombreux dans les universités de l’est et du sud-est de la France, ils
organisent des réunions de réflexion et de travail sur les méthodes quantita-
tives et les problèmes épistémologiques de la géographie. Avignon est le lieu
qui leur est le plus accessible et où ils se rencontrent – d’où le nom qu’ils se
donnent : groupe du Pont d’Avignon, ou Dupont.
À l’exemple des géographes de l’école qu’a créée Brian J. L. Berry à
Chicago, ils rêvent de mobiliser l’analyse factorielle pour analyser plus objec-
tivement le réel. Les statisticiens auxquels ils ont recours leur enseignent
l’analyse des correspondances que vient de mettre au point Benzecri (1976).

60
Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration 4
Elle diffère de l’analyse en composantes principales pratiquée ailleurs : on
peut en effet y superposer sur un même plan les individus étudiés (com-
munes, villes, sites d’observation) et les facteurs mis en évidence. Il n’est
pas besoin de passer par les résultats numériques (les scores), pour saisir
le poids des facteurs dans chacun des lieux analysés. Cela séduit des géo-
graphes habitués depuis toujours à se fier à leurs facultés d’analyse visuelle,
mais auxquels la procédure statistique qui la précède assure plus de rigueur.
Dans le domaine de l’analyse régionale, les géographes français ajoutent
de même aux procédures de régionalisation ascendante ou descendante
celles que propose l’analyse des sous-ensembles flous.
Dans les années 1980 et autour de Denise Pumain, les quantitativistes
français – et belges – mettent volontiers en avant les mécanismes d’auto-
organisation dont Isabelle Stengers propose alors une théorie générale.

2.2 Le succès de la théorie des systèmes


Les recherches menées par les physiciens pour améliorer les commu-
nications insistent sur le rôle des feed-back : les boucles qui réinjectent, à
l’entrée d’un ensemble, de l’information prélevée à la sortie de celui-ci et
amortissent (ou amplifient, selon les réglages) les impulsions que ce même
ensemble reçoit de l’extérieur. Les jeux de rétroaction qui résultent ainsi de
l’agencement des circuits d’information sont à l’œuvre aussi bien dans les
assemblages mécaniques ou électriques que dans les organismes biologiques
ou dans les constructions sociales. La théorie des systèmes tire profit de ces
travaux pour expliquer le fonctionnement d’ensembles complexes et la
genèse des structures qui les caractérisent.
Les distributions spatiales qui se montrent stables – paysages agraires,
plans de villes, réseaux urbains – ne peuvent-elles pas être considérées
comme des systèmes ? Le thème est abordé dans les travaux anglophones à la
fin des années 1960. Il est central dans les travaux francophones des années
1970 et donne une dimension nouvelle à la réflexion d’André Cholley (1951)
sur le rôle des « combinaisons » en géographie.

2.3 Sémiologie, analyse textuelle


et renouveau de la géographie régionale et politique
Le structuralisme a mis à la mode la sémiologie et l’analyse textuelle.
Leur influence est plus forte dans le monde latin que dans les pays anglo-

61
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
phones. Cela tient à la renommée d’un certain nombre de chercheurs comme
Algirdas Greimas en France ou Umberto Eco en Italie.
Roger Brunet cherche à moderniser la géographie. Celle à laquelle il a été
formé, à Toulouse, faisait une large place à l’étude régionale et s’appuyait sur
la cartographie. C’est à partir du second de ces domaines qu’il imagine une
nouvelle manière de concevoir l’organisation de l’espace.
La linguistique a progressé en montrant qu’il existait de petites unités
insécables – les phonèmes, les morphèmes ou les sèmes – dans le domaine
des sons, dans celui des mots comme dans celui des significations. L’élabo-
ration d’une carte thématique se complétait par le dessin d’un schéma qui
en résumait les principaux traits – c’est ce que Roger Brunet avait appris
à l’école de Pierre Barrère à Toulouse. Les géographes ne mettaient-ils pas
alors en évidence les unités simples et insécables d’organisation de l’espace
que combinait le document qu’ils venaient d’élaborer ? À la fin des années
1970, Brunet les baptise chorèmes. La chorématique connaît un succès fulgu-
rant parmi les enseignants des lycées et collèges.
Claude Raffestin tire d’autres enseignements de la sémiologie : celle-ci
ne souligne-t-elle pas le rôle de la langue et de l’information dans la genèse
des inégalités et des jeux de pouvoir ? L’impact de Pour une géographie du pou-
voir (1980) est considérable sur une géographie politique en train de renaître
après trente ans d’éclipse.
Le renouveau de la géographie politique a aussi d’autres sources. André-
Louis Sanguin (1975) s’inspire des travaux de langue anglaise. En insistant,
à la manière de Max Weber, sur les composantes du pouvoir, et à la manière
de Jacques Maquet, sur les systèmes de relations institutionnalisées, je cesse
de privilégier l’État et ses frontières, mets l’accent sur les jeux du pouvoir
dans la société civile comme dans le système politique et insiste sur le rôle
les réseaux et de la communication (Claval, 1979). En choisissant de renouer
plutôt avec la géopolitique qu’avec la géographie politique classique, Yves
Lacoste (1976) s’attache aux acteurs, à leurs représentations et à leurs stra-
tégies. Il prend en compte l’information nécessairement incomplète dont
disposent ceux qui modèlent le monde.

2.4 Géographie sociale et géographie culturelle


L’accueil réservé à mon ouvrage sur les Principes de géographie sociale avait
été réservé : c’eut été à des collègues de gauche de publier un tel travail !

62
Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration 4
À l’Université de Caen, une équipe animée par Armand Frémont s’at-
taque à la tâche. Le manuel de Géographie sociale qu’ils publient en 1984
rompt avec les clichés que le marxisme orthodoxe avait diffusés : la dimen-
sion vécue de l’expérience sociale conduit à une analyse passionnante de
la diversité des représentations qui fleurissent au sein d’une même classe
sociale, la bourgeoisie normande des Trente Glorieuses par exemple : celle-
ci est partagée entre des notables profondément enracinés et des cadres
venus d’un peu partout et pour qui la région n’est qu’un décor passager :
la conception que l’on se fait à gauche du monde des représentations et des
idées est en train de changer.
L’étude de la culture commence à se renouveler en France. La géographie
classique abordait ce chapitre, mais ne traitait que de ses aspects matériels
(artefacts, bâti, trame des paysages) en raison du parti pris positiviste qui
dominait alors. Par réaction, la tentation est grande, aux alentours de 1980,
de ne plus prendre en compte que sa dimension symbolique : ne convient-
il pas de privilégier les représentations, les textes, les images, les sons ? Ne
faut-il pas mettre au premier plan les arts à travers lesquels s’expriment ces
éléments ?
En optant pour la définition que Tylor proposait dès 1870 de la culture
(« tout ce qui n’est pas inné dans l’homme »), j’insiste à la fois sur les pro-
cessus de transmission et sur les dynamiques de la création – et donc sur les
dimensions sociales de la culture.

2.5 Perception de l’espace et territoire


La géographie classique mettait l’accent sur la description régionale :
elle soulignait ainsi l’ordre qui caractérisait le monde. La Nouvelle Géogra-
phie plaçait au cœur de ses préoccupations l’organisation de l’espace, celle
que les groupes humains ont mise en place pour tirer le meilleur parti des
contraintes d’environnement et d’éloignement.
Le géographe n’apparaît plus comme un expert capable d’éclairer tous
les processus à l’œuvre dans le monde. Il prend en compte les représenta-
tions qui guident les acteurs qu’il étudie. Dès la fin des années 1970, Antoine
Bailly tire de cette piste une nouvelle conception de la géographie urbaine.
La géographie cherche désormais à comprendre comment les êtres
humains vivent, s’attachent aux lieux ou aux pays, s’y sentent chez eux ou
s’y découvrent étrangers. L’enjeu fondamental de la géographie n’est plus de

63
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
révéler aux gouvernants et aux esprits curieux le vrai système des divisions
régionales ou la meilleure manière d’organiser l’espace. C’est de comprendre
comment enfants, adultes et personnes âgées réagissent à l’environnement
où ils résident et aux lieux qu’ils visitent ; c’est de voir comment ils s’identi-
fient à telle ou telle localité et à tel ou tel pays et comment ils se les approprient
matériellement et symboliquement en les transformant en territoires.
Le thème se révèle particulièrement fécond Outre-mer. Les géographes
découvrent à Madagascar, en Océanie ou ailleurs des sociétés incapables
de se concevoir indépendamment de leur cadre de vie – des sociétés géo-
graphiques, explique Jean-Pierre Raison. Au Vanuatu, Joël Bonnemaison se
fond dans la population de l’île de Tanna où il séjourne longuement. Il y
apprend le rôle des lieux sacrés que sont les places de danse et l’opposition
entre la partie de la population fortement enracinée et celle dont la vocation
est de nouer des liens avec l’extérieur. Il découvre un monde structuré en
réseaux et qui refuse la hiérarchisation des lieux. Sans connaissance des
mythes dont se sont dotés les Mélanésiens, impossible de comprendre la
structure de tels territoires.
De telles recherches sont vite transposées dans d’autres environnements.
Augustin Berque (1982) fait ainsi découvrir la façon dont l’espace est vécu
au Japon. On prend conscience de ce que la perspective culturelle apporte à
la compréhension de la diversité territoriale de la terre.

2.6 La mésologie
Le développement économique s’accélère. Les atteintes à l’environne-
ment se multiplient. L’époque où les hommes présentaient la conquête de
la nature comme une épopée est passée. Le problème n’est plus d’arracher
de quoi vivre à une nature avare. Il est de gérer intelligemment un envi-
ronnement dont la fragilité est de plus en plus évidente : les milieux sont
incapables de supporter les prélèvements qui y sont pratiqués ou les rejets
qui y sont déversés. Ils cessent d’être résilients.
Les géographes se doivent de prendre en compte ces nouvelles dimen-
sions. Même avec l’orientation climatique qu’elle avait prise dans les années
1940 et 1950, la géographie physique répondait mal à ces nouvelles préoc-
cupations.
Pour y parvenir, ne faut-il pas poser en d’autres termes les rapports de
l’homme et de l’environnement ? L’écologie des chaînes trophiques et des

64
Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration 4
cycles de l’énergie et de la matière y invite, mais le but n’est que partielle-
ment atteint : la perspective énergétique que Lindeman a ouverte en 1942 et
qu’Odum a systématisée dans les années 1950 n’est pas assez attentive à la
biodiversité. Elle ignore le rôle de la subjectivité humaine.
C’est en tirant parti de l’œuvre d’un disciple japonais de Heidegger,
Watsuji Tetsuro, qu’Augustin Berque ouvre une voie nouvelle. Il s’appuie
sur ce que les Japonais appellent fudo et souligne que l’environnement ne
prend un sens pour les hommes que dans la mesure où il est perçu à partir
d’eux, de leurs besoins et de leurs aspirations : il est ainsi transformé en
milieu. Von Ueksküll élargit la perspective à l’ensemble du monde vivant :
un animal ne vit pas dans un environnement indifférencié (von Ueksküll
parle alors d’Umgebung), mais dans un milieu (Umwelt) qui lui apporte ce
dont il a besoin.
C’est cette perspective qu’embrasse la mésologie, la discipline qui appré-
hende le monde dans la perspective multicentrée du vivant et éclaire ainsi
d’un jour nouveau les rapports de l’homme à l’environnement (Berque,
1990).

3. La géographie dans la perspective de la théorie


de la structuration
La théorie de la structuration permet d’aller plus loin dans les essais de
reconstruction de la discipline. Elle est exploitée aux États-Unis comme en
Europe continentale, mais c’est au Royaume-Uni qu’elle connaît le plus vif
succès.

3.1 L’accent mis sur les méso-théories


La théorie de la structuration marque profondément la géographie de
langue anglaise des années 1980. Dans le livre qu’ils éditent en commun
sur Production, Work and Territory, Allen Scott et Michael Storper (1986) pré-
cisent d’entrée leur ambition : « Les diverses contributions de ce livre se
fixent pour tâche de corriger le biais que l’analyse sociale a manifesté en
faveur du temps et au détriment de l’espace » (Scott et Storper, 1986, p. 13).
Comment y parvenir ? En remplaçant les deux étages de la théorie
marxiste orthodoxe par une construction à trois niveaux. Le passage du

65
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
concret local à l’abstrait universel (la voie suivie par Marx) laisse en effet
échapper une partie du réel. Si l’on veut rendre compte de celui-ci, il
convient d’intercaler un niveau médian entre le concret (le local, souvent)
et l’abstrait (l’universel) :
« Les niveaux micro et macro doivent être simultanément présents dans
toute analyse réellement viable du développement capitaliste. Mais en
même temps, il est nécessaire de garder au premier plan le méso-niveau
médiateur […]. L’analyse territoriale est intrinsèquement un de ces cas où,
lorsque nous descendons (puis que nous remontons) du dynamisme du
mode de production jusqu’aux spécificités des communautés et des lieux,
il est nécessaire d’invoquer une série complexe de variables intermédiaires
qui ont trait à des questions comme celles de l’organisation du travail, des
flux internationaux et de tout le reste » (Scott et Storper, 1986, p. 14).
Comment se présentent ces théories « méso », ou intermédiaires ? Dans
le domaine économique, l’apport décisif vient d’un économiste français,
Michel Aglietta (1976). L’économie libérale analyse les modes de régulation
à l’œuvre dans les sociétés capitalistes. Sur des périodes de durée moyenne
(quelques décennies), le jeu des mécanismes qu’elle met en évidence est
capable d’aplanir les difficultés qui surgissent entre travail et capital :
formalisé, il constitue une de ces méso-théories indispensables pour rendre
compte de réalités dont l’échelle temporelle est moyenne.
Au bout d’un certain temps cependant, les tensions deviennent trop
fortes pour être ainsi désarmées. Les blocages viennent des structures enca-
drantes, c’est-à-dire de réalités qui s’inscrivent à une autre échelle tempo-
relle et expriment le rôle de strates plus profondes. Le temps de modifier le
système est venu. Comment y procéder ? L’interprétation des mécanismes à
l’œuvre au sein d’un mode de production est proposée par l’économie libé-
rale (une méso-théorie) ; la pensée marxiste (une méga-théorie) éclaire les
mutations qui conduisent d’un mode de production au suivant.
Ce type d’explication a d’autant plus de succès qu’il éclaire les mutations
alors en cours : le mode d’accumulation flexible qui accompagne la globalisa-
tion est en train de se substituer au mode de production fordiste du capitalisme
industriel de la première moitié du XXe siècle.

66
Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration 4
3.2 Le renouveau de la géographie économique
Pour l’économie spatiale classique, les entreprises se donnent pour
objectif de maximiser leurs profits. Elles y parviennent en s’installant là
où la somme des coûts d’acheminement des approvisionnements et des
coûts d’expédition que supporte le produit fini est la plus faible. Les coûts
d’information sont ignorés. La théorie ne prend en compte que les coûts de
transport.
La nouvelle géographie économique s’intéresse aux réalités d’échelle
moyenne : les usines d’une même branche s’agglomèrent parfois et for-
ment des districts industriels. Ces derniers sont à l’origine des succès de la
Troisième Italie, qu’analysent des économistes italiens comme Beccattini.
Comment expliquer la formation de ces noyaux industriels ? Seul parmi les
grands économistes libéraux du XIXe siècle, Alfred Marshall s’était interrogé
sur ces regroupements. Il expliquait la formation des districts industriels
par le jeu des économies externes. La nouvelle géographie économique est
plus explicite : l’avantage de ces noyaux résulte des connaissances tech-
niques qui sont progressivement élaborées dans le milieu local et des infor-
mations qui s’y partagent.
La théorie des localisations industrielles fait un bond en avant. Ses avan-
cées résultent de la prise en compte des réalités d’échelle intermédiaire par
des théories de niveau « méso ». En mettant l’accent sur le rôle de l’informa-
tion, la géographie économique fait également comprendre les mutations que
la globalisation entraîne dans la vie des entreprises et dans la vie urbaine.
Tant que certaines informations techniques et économiques ne voya-
geaient guère qu’avec les ingénieurs, les contremaîtres ou les commerciaux
qui en étaient porteurs, les firmes étaient obligées d’installer leurs établis-
sements productifs dans le rayon de ce qui était accessible en une journée
– 200 ou 250 km autour du siège social dans les années 1950, avant que la
révolution du transport aérien ne développe tous ses effets. Avec les nou-
veaux moyens de communication à distance et certaines de leurs applica-
tions (le télé-réglage des machines à commande numérique), cette contrainte
disparaît : les usines d’une firme peuvent être installées à des milliers de
kilomètres. Le contrôle que l’État pouvait exercer sur elle s’amenuise.
La rapidité accrue des transports et le progrès des télécommunications
avaient conduit certains théoriciens à l’idée que la concentration des popu-
lations dans des villes allait cesser d’être nécessaire. Ils étaient persuadés
de la montée rapide de la contre-urbanisation.

67
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
Celle-ci s’esquisse effectivement dans la mesure où le télétravail permet
à certaines activités d’essaimer dans des zones jusque-là rurales – et qui
deviennent « rurbaines ». On s’attendait parallèlement à ce que la population
des grandes villes décroisse. Elle continue à augmenter. Cela tient à la diver-
sité des informations et à la dynamique de l’innovation qu’elles contribuent
à diffuser : il y a des domaines, ceux de la prise de décision ou ceux de la
recherche, où des contacts directs demeurent indispensables. Si elles veulent
se donner toutes les chances dans un milieu de plus en plus compétitif,
les entreprises ont intérêt à localiser leurs sièges sociaux et leurs services
financiers, commerciaux et dans une certaine mesure, ceux de recherche et
développement, dans de grandes villes directement reliées par leurs équi-
pements de télécommunications et leurs plateformes aéroportuaires – leurs
hubs – aux autres centres mondiaux. C’est le moteur de la métropolisation qui
va de pair avec la globalisation et les révolutions, qui l’accélèrent, des trans-
ports rapides et des télécommunications.

3.3 Une certaine réhabilitation de l’approche régionale


Des réalités d’échelle moyenne ? Mais la géographie régionale les étudie
depuis longtemps ! La Nouvelle Géographie des années 1960 lui reprochait
d’être essentiellement descriptive et de manquer d’ambition théorique. Cela
avait conduit à son déclin rapide dans les pays de langue anglaise. Certains
chercheurs, comme John Agnew ou Nigel Thrift, s’en inquiètent. L’étude des
processus qui font et défont les entités d’échelle moyenne – les régions – ne
doit-elle pas être au centre de la théorie de la structuration qui s’impose ?
Les études régionales repartent donc sur de nouvelles bases. L’intérêt
qu’elles portent à l’analyse des processus leur donne une dimension histo-
rique. Derek Gregory se penche ainsi sur le passage des fabrications arti-
sanales à l’industrie moderne de la laine dans le Yorkshire entre la fin du
XV e siècle et le milieu du XIX e siècle (Gregory, 1982)
La théorie de la structuration qu’il met en œuvre combine poids des
structures et initiative humaine : les hommes choisissent, créent, pro-
duisent : ils font l’histoire, mais ils la font dans le cadre des idées qu’on leur
a apprises, des institutions dans lesquelles ils vivent et des comportements
qu’elles conditionnent. Leur liberté est limitée, mais passé un seuil, leurs
initiatives finissent par avoir raison de la rigidité des cadres.
Le meilleur ouvrage écrit selon ces principes est celui d’Allan Pred, un
géographe américain très au fait des recherches en cours en Suède. Son

68
Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration 4
travail porte sur les bouleversements de la société, des comportements et des
paysages ruraux de la Scanie méridionale à la suite de la grande réforme du
Yenskifte au début du XIXe siècle. Le titre (Place, Practice and Structure, Pred,
1986) est tout à fait symptomatique des nouvelles orientations.

3.4 La New Cultural Geography


Grâce à Carl Sauer et à ses élèves de Berkeley, la géographie américaine
avait toujours fait une place importante à la dimension culturelle de la diffé-
renciation de la terre. La géographie britannique l’avait négligée.
Après une quinzaine d’années de déclin, ce champ de recherche connaît
un vigoureux renouveau aux alentours de 1980. James Duncan reproche
alors à Carl Sauer sa conception « superorganique » de la culture : non, celle-
ci n’est pas une réalité qui surplomberait, en quelque sorte, les individus et
la société et serait parachutée sur eux ! C’est une construction humaine et
historique qu’il convient d’étudier comme telle. Le paysage n’est plus conçu
comme l’expression matérielle de cette entité supérieure, mais comme un
texte, ou une série de textes, qu’il faut déchiffrer. C’est autour de David
Sopher et de l’Université de Syracuse que la version américaine de la New
Cultural Geography s’affirme ainsi.
Du côté britannique, Denis Cosgrove tient un rôle essentiel. C’est un
merveilleux érudit. Les études qu’il consacre à Ruskin, aux villas palla-
diennes et à Venise sont des modèles de finesse et de discernement. Social
Formation and Symbolic Landscape (Cosgrove, 1984) fait preuve de ces qua-
lités éblouissantes. On y suit avec ravissement l’histoire de l’idée de paysage
et de l’art de le créer et de le peindre telle qu’elle se déroule de l’Italie de la
Renaissance – à Venise en particulier –, à l’Angleterre des XVIIIe et XIXe siècles.
La trame interprétative dans laquelle sont insérés ces morceaux d’antho-
logie est un peu décevante : Cosgrove met en relation le goût du paysage et
l’art de le modeler avec l’essor des formations sociales capitalistes. S’agis-
sant d’une évolution qui s’inscrit entre Venise, Paris, Amsterdam et Londres
depuis le XVIe siècle, c’est une évidence ! Montrer que les formes que prend
le paysage ne sont faites que pour répondre à l’appétit de puissance et de
considération des classes dirigeantes paraît cependant réducteur. La dimen-
sion utopique de la peinture et de l’art paysagistes est escamotée, quoiqu’elle
constitue l’un des traits les plus fascinants de l’urbanisme et de l’art des
jardins de la Renaissance et de l’Âge classique.

69
4 Géographie, pensée marxienne et théorie de la structuration
Tant que la recherche porte sur l’économie et sur l’évolution des hiérar-
chies sociales, le point de vue marxien oriente la curiosité vers des problèmes
nouveaux – la genèse des districts industriels par exemple ou la métropoli-
sation. Lorsqu’il est question de représentations, la dimension marxiste que
l’on conserve conduit à des résultats décevants. C’est un danger auquel Cos-
grove succombe dans Social Formation and Symbolic Landscape, mais dont il
prend conscience par la suite : il se focalise de plus en plus sur la dimension
symbolique de ce qu’il étudie et insiste moins sur sa signification idéolo-
gique (Cosgrove, 1993).
La reformulation de la géographie qu’inspire la théorie de la structura-
tion au début des années 1980 est performante. Le succès que connaissent
alors les techniques de la déconstruction la fait cependant rapidement
passer de mode.

70
Les épistémologies
5
de la déconstruction :
poststructuralisme
et géographie critique

Les transformations des conceptions épistémologiques de la géographie s’ac-


célèrent au milieu des années 1980. La dynamique à l’œuvre depuis 1970
résultait de l’impact de la phénoménologie comme de nouvelles façons de
penser le marxisme et de comprendre les structures. C’est la Raison qui se
trouve désormais en jeu.

1. La genèse des épistémologies de la déconstruction


1.1 Un démarrage au XIXe siècle
La critique philosophique du rationalisme débute au XIXe siècle. Initiée
par Schopenhauer, Nietzsche l’amplifie et s’attaque à « tous les idéaux, quels
qu’ils soient, métaphysiques, religieux ou politiques, Dieu, le progrès, la
démocratie, la révolution, le socialisme, les Droits de l’homme, la science, la
nature, la république, etc. » (Ferry et al., p. 350).
Pour en finir avec ces idéaux, « il ne suffit pas de leur opposer les argu-
ments de la raison, il faut encore, et surtout, dévoiler leurs motivations
cachées au plus profond, lesquelles tiennent à la volonté de nier la vie » (ibid.,
p. 352). Cette contre-offensive se mène en retraçant la généalogie des grands
thèmes de la pensée dominante – les idoles pour Nietzsche :
« La démarche généalogique […] présente un double visage : d’un côté, elle
mène une critique radicale de toutes les certitudes, dynamitant par exemple

71
5 Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique
la conviction que notre conscience est transparente à elle-même […] ; de
l’autre côté, elle ouvre une nouvelle dimension de la connaissance qui
consiste, en quelque sorte, à explorer le sous-sol de nos représentations
pour en découvrir les motivations profondes » (ibid., p. 357-358).
La transformation des attitudes à l’égard du rationalisme et de la science
s’accélère à l’occasion des deux guerres mondiales : le progrès des techno-
logies de destruction massive conduit aux horreurs de la guerre moderne et
à la menace que font peser les armes chimiques puis nucléaires. Le progrès
technique se poursuit cependant.

1.2 L’accélération des années 1960 et 1970


Un seuil est franchi au cours des années 1960 et 1970 : le lien est désor-
mais établi entre l’universalisme rationaliste dont l’Occident se réclame
depuis la Renaissance, l’impérialisme qu’il a pratiqué et la désintégration de
beaucoup des sociétés et des cultures qu’il a côtoyées. La trajectoire suivie
par l’Occident depuis la Renaissance et depuis les débuts de la modernité
est condamnée. Les fondements mêmes de sa pensée et de sa civilisation
sont attaqués. Le courant, relayé entre les deux guerres par la philoso-
phie allemande, doit sa nouvelle notoriété à des Français, Michel Foucault,
Jacques Derrida, François Lyotard et Gilles Deleuze, pour ne citer que les
plus connus.
De l’entreprise de déconstruction par l’archéologie des savoirs se dégage
une conclusion : la pensée philosophique sur laquelle repose l’aventure occi-
dentale fait fausse route depuis le moment où elle a opposé l’esprit et la
matière – depuis Descartes, donc. Certains vont plus loin : le péché originel
de l’esprit occidental remonterait aux philosophes grecs, à Platon et à Aris-
tote, fascinés par l’étude des idées ou des formes : un monde d’essences qui
donnent prise sur le monde, mais en l’amputant d’une partie de son contenu.
Aux techniques de déconstruction qui reposent sur la généalogie (ou
l’archéologie) des savoirs s’ajoutent celles qui soulignent le rôle que jouent
les mythes fondateurs des sciences sociales : Hobbes, Locke ou Rousseau
situent la signature du contrat dans un temps dont nous ne savons rien.
Leur récit ressemble à ceux que le mythe offrait dans les sociétés premières.
Il n’a pas de valeur scientifique, mais joue un rôle essentiel dans la construc-
tion des idéologies du monde moderne (Claval, 1980). La dénonciation des
grands discours devient un des leitmotive de la déconstruction.

72
Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique 5
1.3 La déconstruction se popularise
La réflexion épistémologique sur les fondements du savoir se développe
longtemps dans un milieu intellectuel assez étroit. Son impact s’élargit sou-
dain. À la suite des indépendances, le rôle des intellectuels du Tiers-monde
s’affirme. Un exemple : un Palestinien installé aux États-Unis, Edward Said
(1978), souligne, en 1978, la responsabilité des orientalistes dans la forma-
tion de l’image dégradée des civilisations du Levant – image qui justifie les
politiques d’expansion coloniale alors menées par l’Occident.
Le terme de postmodernisme apparaît chez les architectes dans les années
1960 : une nouvelle génération se révolte alors contre la conception fonction-
nelle et géométrique de l’art de construire imposée quarante ans plus tôt par
les Congrès internationaux d’architecture moderne (les CIAM). L’horizon
du postmodernisme s’élargit avec François Lyotard (1979). Il étend le terme
inventé par les architectes à l’ensemble des remises en cause contempo-
raines. Les techniques de la déconstruction sortent du cercle philosophique
où elles étaient nées. Elles sont désormais au cœur de la pensée critique.
La New Left Review publie en 1984 un article de Frederic Jameson :
« Postmodernism or the Cultural Logic of Late Capitalism ». Pour lui, la
postmodernité est l’expression des formes prises par le capitalisme tardif.
Cette idée connaît un immense succès. Comme l’explique François Cusset
(2003), une vision simplifiée de l’entreprise philosophique de déconstruc-
tion baptisée French Theory conquiert les campus américains à partir de
1980. La civilisation occidentale est en procès. Toutes les sciences sociales
sont concernées. La réflexion épistémologique ne se développe plus dans le
même contexte.
Les inspirateurs de cette critique sans concession sont allemands et
français, mais c’est dans le monde anglophone qu’elle s’affirme surtout. Le
courant s’y combine avec les formes originales prises par le marxisme de
Raymond Williams, avec la mise en évidence du caractère construit de l’idée
de nation par Benedict Anderson (1983), avec la critique de l’orientalisme à
la manière d’Edward Said et avec la vogue des Cultural Studies dans le sens
que leur a donné Stuart Hall (Hall et al., 1980).

73
5 Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique
2. Post-structuralisme et déconstruction
en géographie
2.1 Les philosophies de la déconstruction
telles que les géographes les reçoivent
Que retiennent les géographes de langue anglaise de l’idée de
déconstruction ? Pour Jacques Derrida, toute structure est sous-tendue par
une hiérarchie : elle « repose sur un centre, un principe organisateur (par
exemple Dieu, l’individu, la vérité, l’objectivité), autour duquel le reste de la
structure est construite ». Le centre ne peut se comprendre que par « sa rela-
tion constitutive avec “un autre”, une périphérie extérieure qui est la matière
première de la construction de [celui-ci] ». Cela remet en cause « la solidité
de binômes tels qu’objectivité/subjectivité, espace/lieu et nature/culture »
(Woodward et Jones, 2009, p. 572).
Depuis ses travaux sur la folie, Foucault est fasciné par les mécanismes
de domination à l’œuvre dans la vie sociale. Le rôle que tient le regard dans
des processus est au centre de Surveiller et punir (1975). Il faut quelques
années pour que les géographes s’emparent de ce thème, mais son influence
se révèle alors décisive : Foucault retrace en effet l’évolution historique des
catégories socialement construites et met en relation « la production des ins-
titutions (hôpitaux, prisons), les discours scientifiques et politiques et leurs
sujets » (Woodward et Jones, 2009, p. 572).
Gilles Deleuze rejette « toutes les conceptions du monde qui reposent
sur des objets transcendantaux ou idéaux ». Cela le conduit à penser dif-
féremment l’espace, qu’il décrit comme « un univers immanent de force et
d’affect, un univers qui s’auto-organise en fonction de la matière (littérale-
ment) disponible » (Woodward et Jones, 2009, p. 573) L’ordre hiérarchique
n’est pas le seul possible, comme le montre la métaphore des rhizomes : les
organisations à enracinements multiples résistent à la centralisation.
Pour François Lyotard, la critique doit débarrasser les savoirs sur
l’homme et la société des scories que les grands récits y ont laissées. Toute
narration cohérente devient suspecte : l’explication qu’elle prétend apporter
n’est généralement qu’une construction idéologique.

74
Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique 5
2.2 Post-structuralisme, géographie critique et postmodernité
Les géographes de langue anglaise qualifient de poststructuraliste la
géographie qui naît du mouvement général de déconstruction des années
1980. Woodward et Jones en résument ainsi les traits essentiels :
« Le poststructuralisme est un mouvement post-1960 qui critique les
rigidités, certitudes et essentialismes perçus comme caractérisant le
structuralisme. […] Le post-structuralisme s’est développé d’abord en
philosophie et a pris plus tard possession de la théorie littéraire et du
courant critique. […] Il a été et continue à être profondément influent dans
les humanités et les sciences sociales critiques et sa présence est notable
dans beaucoup des engagements de la géographie humaine en faveur de la
théorie de l’acteur-résean, du féminisme, du post-colonialisme, de la théo-
rie du post-développement, du post-humanisme, du post-marxisme, de la
théorie psychanalytique, de la théorie “queer” et des études subalternes »
(Woodward et Jones, 2009, p. 571-572).
La démarche poststructuraliste répond aux objectifs de la science cri-
tique : pour elle, le réel est appréhendé à travers des systèmes de représen-
tation, ceux des acteurs que l’on étudie comme ceux mis en œuvre par la
science d’hier. Ils ont en commun de trop se fier aux apparences. Une ana-
lyse plus informée est indispensable pour saisir le monde. Elle suppose une
ontologie à trois niveaux : celui de l’observateur-analyste, celui des couches
superficielles du réel auxquelles s’arrêtent la plupart des interprétations, et
celui de ses couches profondes qu’atteignent les analyses vraiment sérieuses.
C’est parce qu’il est capable d’atteindre ce dernier niveau que le bon scien-
tifique éclaire le monde.
La connaissance de tout un chacun – comme celle du chercheur non
averti – est conditionnée par les représentations qu’il accepte comme allant
de soi et par sa position dans le monde social. Le poststructuralisme apprend
au scientifique à préciser le point de vue dont il parle – sa positionnalité – et
les objectifs qu’il se donne – sa posture ; il essaie ainsi de s’affranchir des
conditionnements qui pèsent sur lui. Les opérations de déconstruction
menées dans la phase suivante révèlent les processus réellement en œuvre
dans la vie sociale, alors qu’ils échappent aux individus qui y sont engagés
comme à la connaissance vulgaire et à la science traditionnelle.
L’aventure occidentale reposait sur une idée centrale : l’intelligence était
capable d’assurer aux générations futures l’aisance, la santé et la paix. C’est

75
5 Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique
ce qu’affirmaient les philosophies de l’histoire. C’est sur leur déconstruction
que reposent les nouvelles démarches.
Qu’entend-on par progrès ? L’amélioration des conditions de vie ? Oui,
mais suffira-t-elle à répondre à toutes les aspirations d’une humanité en
quête de bonheur ? Sans doute pas : la maladie reculera mais ne disparaîtra
pas ; les hommes demeureront mortels ; les guerres deviendront plus meur-
trières. Les promesses des philosophies du progrès ne sont plus crédibles.
Elles justifiaient l’attention accordée à l’histoire ; comme toutes les sociétés
étaient prises dans le même mouvement et ne différaient que par des déca-
lages dans le temps, dresser le tableau de leur avancement présent était inu-
tile ; il suffisait de repérer celles qui étaient en tête, puisqu’elles offraient
l’image de ce qui allait advenir ailleurs. L’espace se trouvait dévalorisé.
Ce qui compte désormais, c’est ce qui existe maintenant, c’est la réalité
géographique et les transformations qu’elle est en train de subir sous l’impact
de la globalisation, comme le soulignent Zymunt Bauman ou Amartya Sen.

2.3 La déconstruction des outils de la géographie d’hier :


la carte et le discours
Le courant de déconstruction tire parti du Surveiller et punir de Michel
Foucault (1975) : la discipline et la cartographie sur laquelle elle repose dans
sa forme classique sont en fait des instruments de domination.
La géographie se trouve associée à toutes les formes de contrainte et
de surveillance imaginées par les hommes ; grâce à la carte, qui situe une
multitude d’informations, le pouvoir politique embrasse d’un coup d’œil
de larges espaces ; il localise les foyers de résistance auquel il se heurte et
acquiert une vue d’ensemble du front qui le sépare des forces adverses. Il
peut ainsi mettre au point d’efficaces stratégies de contrôle et de combat.
Gerard O’Tuathail (1996) repense dans cette perspective l’histoire de
la géographie politique et de la géopolitique depuis la conquête de l’Irlande
par l’Angleterre à l’ère élizabéthaine : c’est grâce aux cartographes qui four-
nissent les premières représentations précises de l’île que les Anglais s’y
installent en force. La complicité du géographe-cartographe et du Prince
dominateur ne cesse ensuite de s’affirmer. C’est en la dénonçant que la
géopolitique devient critique.
La recherche devient sensible à l’enfermement, aux camps de concentra-
tion ou au goulag, comme le montre Roger Brunet. Elle s’intéresse à l’univers

76
Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique 5
carcéral. En Grande-Bretagne, Felix Driver ou Chris Philo suivent cette orienta-
tion dès les années 1980. En France, Olivier Milhaud fait de même deux décen-
nies plus tard. Une multitude de chercheurs détaillent les compromissions de
la discipline avec l’impérialisme et avec la forme intellectuelle qu’il prend dans
l’orientalisme.
La vague postmoderne de déconstruction n’affecte pas seulement
l’instrument essentiel d’analyse géographique que constitue la carte. Elle
concerne aussi les discours par lesquels les géographes font connaître le
monde. En ce domaine, l’ouvrage que publie Vincent Berdoulay en 1988,
Des Mots et des lieux. La dynamique du discours géographique, joue un rôle cen-
tral en France.
Ce n’est plus le travail de recherche du géographe qui est au centre de la
curiosité, mais les stratégies qu’il déploie pour rendre sensible ce qu’il per-
çoit et exposer ses idées. Tout article, tout ouvrage fait appel à la rhétorique.
Le souci d’emporter la conviction du lecteur l’emporte souvent sur celui de
l’exactitude. La géographie a toujours recouru aux armes de la séduction. La
critique les démasque.

2.4 Le rapprochement avec les humanités


La culture occidentale repose dans l’Antiquité et de nouveau à partir de
la Renaissance sur l’étude des humanités. L’initiation à celles-ci se fait en
lisant les grands textes littéraires, en assistant à des représentations théâ-
trales et à des concerts, et en analysant les tableaux célèbres, les sculptures
harmonieuses et les beaux bâtiments. La compréhension de ce que la culture
offre de plus exaltant s’approfondit ainsi.
Telles que les érudits de la Renaissance les font revivre, les humanités
nous ramènent à ce que l’Antiquité proposait de meilleur. Dans l’ambiance
néo-platonicienne qui les caractérise d’abord, elles nous initient à l’har-
monie des formes conçues selon les canons de la beauté. Ainsi comprises,
les humanités s’opposent aux sciences par la place qu’elles accordent à la
tradition, par l’usage qu’elles réservent aux lettres et aux arts, et par leur
dimension philosophique.
Les humanités se chargent d’histoire dans le courant du XIX e siècle. On
ne se contente plus de donner en exemple les meilleurs textes : on ana-
lyse l’évolution des genres littéraires. L’histoire de l’art se développe. Les
humanités ressemblent de plus en plus à l’histoire – l’histoire des idées

77
5 Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique
en particulier. Nouvelle étape : à partir des années 1930, la linguistique
donne une orientation structuraliste aux travaux des humanistes. Ceux-
ci deviennent des spécialistes du discours. Comment ne pas faire appel
à eux si de nombreux travaux de sciences sociales ne sont que de grands
récits ?
Dans le même temps, l’ambition des sciences de l’homme et de la société
n’est plus seulement de rendre compte, en termes de causalité, des situa-
tions qu’elles analysent ; elle est de comprendre les représentations que
celles-ci suscitent et leurs effets sur la dynamique des groupes observés. La
barrière qui existait entre humanités et sciences de l’homme et de la société
disparaît.
Certains auteurs théorisent cette évolution. Pour John Paul Jones III et
Wolfgang Natter, « la géographie est faite de textes et d’images, qui, à leur
tour, ont trait à la géographie ». Elle devrait donc être proche des huma-
nités, mais « l’étude spécialisée des textes et des images a été traditionnel-
lement rattachée […] à la critique littéraire et à l’histoire de l’art » (Jones III
et Natter, 1999, p. 242).
La division entre espace et représentations est artificielle ; elle résulte du
rationalisme des Lumières. Jones III et Natter estiment qu’il est possible de
« re-théoriser la relation entre l’espace et les représentations » (ibid., p. 242)
et de les embrasser dans une même catégorie. C’est pour eux la tâche que
doit se donner la géographie postmoderne. Jones III et Natter s’inspirent sur
ce point de l’idée d’Henri Lefebvre selon laquelle l’espace est construit à
partir des représentations (ibid., p. 244).
Jones III et Natter poursuivent alors avec Foucault. Dans Surveiller et
punir, celui-ci a montré le rôle de la vue dans la mise en place des formes
modernes du pouvoir : le Panopticon de Bentham condamne les prisonniers
à vivre en permanence sous le regard de leurs gardiens. La force du contrôle
vient de ce qu’il est permanent. Faire de l’espace un contenant permet de
le mobiliser à des fins de contrôle ou de domination – d’hégémonie, disent
Jones III et Natter (1999 ; 2001).
C’est pour transformer l’étude des distributions spatiales en techniques
de contrôle que la géographie a été ainsi conçue. Pour Jones III et Natter,
il est temps de revenir à une situation plus normale et de réunifier l’étude
des représentations spatiales dans le cadre des humanités ; la géographie
n’apparaît plus comme une science sociale.

78
Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique 5
3. Le postcolonialisme
Le postcolonialisme occupe une place de choix dans la géographie post-
moderne : le péché mortel dont est désormais porteuse la géographie ne
vient-il pas de la place imméritée qu’elle accorde au regard, instrument
privilégié de la domination ?
Quelle a été la responsabilité des géographes dans la construction des
Empires, dans la manière de les juger et plus tard, dans leur disparition ?
À la fin du XIXe siècle, beaucoup d’auteurs en France, en Allemagne ou en
Grande-Bretagne militent pour l’expansion impériale de leur pays ou l’ac-
ceptent comme normale. Certains participent plus directement à l’aventure
en conseillant les gouverneurs, les hommes d’affaires ou les colons.
La géographie postcoloniale insiste évidemment sur les injustices nées
de l’entreprise coloniale : l’esclavage, l’exploitation des travailleurs après que
ce dernier ait été banni, le pillage des ressources naturelles et l’avilissement
des cultures. Elle montre combien a été dommageable la substitution des
colonisateurs aux élites indigènes.
Les géographes réinterprètent la géographie des pays colonisés en se
plaçant du point de vue des dominés : ils se mettent à écrire des géogra-
phies « subalternes » comme les historiens le font en se penchant sur la
dynamique des groupes dominés. Ils deviennent sensibles aux échanges
culturels qu’entraîne l’inégalité des situations coloniales, et aux métissages
génétiques et culturels qui en résultent. Leurs effets sont sensibles dans
les deux sens : les sociétés impérialistes ont été plus profondément affectées
par la colonisation qu’on ne le pensait.
La dynamique des échanges culturels qui naît de la domination ne s’ar-
rête pas avec les indépendances. L’ex-colonisé reste lié à l’ancienne métro-
pole même lorsqu’il prend le contre-pied des valeurs qu’on a essayé de lui
inculquer. La population du pays colonisateur ne se débarrasse pas en un
jour de ses préjugés. Les valeurs de ceux qu’elle a côtoyés continuent à la
travailler.
La critique de l’impérialisme politique telle qu’elle s’était imposée dans
la première moitié du XXe siècle est ainsi dépassée par le postcolonialisme.
L’impérialisme a laissé un héritage d’interactions complexes et qui affectent
aussi bien les dominés que les dominants d’hier. Les travaux de Spivak
ouvrent ainsi de nouveaux champs de recherche.

79
5 Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique
4. Des épistémologies de la curiosité
aux épistémologies du désir
4.1 La connaissance, le regard et les épistémologies de la curiosité
La conception du savoir change dans les années 1970 ou 1980 : on cesse
de privilégier le « mouvement des idées » ; l’aspect concret des démarches et
leurs conditions matérielles sont pris en compte. Le mouvement s’accentue
dans les années 1990. Pour l’épistémologie classique, la curiosité consti-
tuait le moteur de la pensée scientifique. La science résultait d’un mouve-
ment de l’esprit, qui le conduisait à explorer le réel pour le comprendre et
l’expliquer. La géographie naissait ainsi du besoin de connaître les milieux
proches et ceux qui s’étendaient au-delà de l’horizon et que l’on découvrait
en voyageant.
Le corps n’était impliqué dans la construction de la vérité qu’à travers
la vue – qui échappait, puisqu’elle percevait une chose spirituelle, aux
déterminations matérielles. La cartographie tenait une place essentielle
dans la discipline car elle résumait et mettait à la portée de tous ce que
l’œil du voyageur découvrait. La géographie explorait le monde à travers
le regard, ce que renforçait l’accent mis sur l’expérience directe de l’espace
étudié, sur les paysages que le chercheur découvrait et sur l’image qu’il
en communiquait.
Science du regard, la géographie apparaissait évidemment comme un
outil de surveillance.

4.2 La connaissance, le corps, les épistémologies féministes


et les études « queer »
L’intérêt nouveau attaché aux pratiques des géographes attire l’attention
sur les assises psychologiques et corporelles longtemps négligées de la dis-
cipline. Les recherches sur le genre s’attachent à la corporéité du chercheur :
les femmes abordent-elles le terrain sous le même angle que les hommes ?
Elles se reconnaissent mal dans « le “régime scopique” de connaissance de
la géographie classique (élaboration de données produites dans l’obser-
vation visuelle) ». Elles lui préféreraient « un “régime haptique” […] (un
régime basé sur l’élaboration scientifique de données pré-linguistiques, soit
haptiques ou empathiques) » (Volvey et al., 2012, p. 453-454).

80
Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique 5
Une interprétation « genrée » de la géographie se met ainsi en place. La
pratique masculine du terrain, « calquée sur celle de l’exploration, évolue
entre possession par l’arpentage, pénétration par le regard et contrôle par le
recouvrement exhaustif d’un espace extérieur […] féminisé » (Volvey et al.,
2012, p. 447). La motivation inavouée de cette forme de pratique ? « La stra-
tégie de confirmation ou consolidation de l’identité sociale, masculine, du
chercheur » (Volvey et al., 2012, p. 447).
Une autre pratique du terrain est concevable : elle serait dominée par le
plaisir de se confondre avec l’autre et par le souci qu’il inspire – le care, pour
employer le terme anglais – qui caractériserait les attitudes féminines. La
connaissance scientifique aurait été jusqu’ici gâtée par la suprématie mascu-
line ; il conviendrait d’imaginer de manière plus « pure » le travail de collecte
des données.
Plus encore que l’ensemble de la géographie poststructuraliste, Les
recherches sur le genre insistent donc sur les conditionnements auxquels
la pensée est soumise et qu’elle doit surmonter : la connaissance dépend
de la position du chercheur ; ses « interprétations sont liées au contexte et
partiales » (Pratt, 2009, p. 245).
Les géographies féministes dépassent ainsi le domaine du genre où elles
s’étaient d’abord développées. Elles se montrent sensibles à « la myriade
de façons dont l’oppression dont souffre le genre et les manifestations de
l’hétéro-normativité dans la société sont reproduites dans la connaissance
géographique ». Elles conduisent ainsi à « une critique très complète des tra-
ditions géographiques » (Pratt, 2009, p. 245).
Avec la géographie queer, l’impact des géographies féministes s’élargit
encore. Ce que souligne cette démarche, c’est à la fois la place « de sexua-
lités et de désirs non normatifs » et l’existence de catégories qui sortent
des normes et paraissent « curieuses, biscornues ou étranges » à beaucoup
(Brown, 2009, p. 612).
La géographie queer débouche sur un questionnement beaucoup plus
général sur les identités et l’organisation sociale :
« Comme instance du poststructuralisme et du postmodernisme, la théo-
rie “queer” met épistémologiquement en doute l’ubiquité de l’hétéronor-
mativité […]. Elle déstabilise perpétuellement et sans faiblir nos idées
quotidiennes en rejetant toute notion stable de sexualité et de genre, leurs
représentations ou leurs effets » (Brown, 2009, p. 612-613).

81
5 Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique
Duplan conclut ainsi : « La théorie queer devient un véritable outil
d’analyse critique de la construction et de la catégorisation des savoirs »
(Oswin, 2008, cité par Duplan, 2012, p. 132).

Conclusion
Le poststructuralisme ouvre de nouvelles perspectives à la recherche géo-
graphique. Il souligne le rôle des techniques spatiales dans la mise en œuvre
du pouvoir et des formes de contrôle qu’implique celui-ci. Il focalise l’at-
tention sur les institutions dont le principe est l’enfermement. Sa variante
féministe montre aussi qu’en construisant l’opposition des hommes et des
femmes, le genre crée en même temps le système des contraintes qui pèsent
sur ces dernières. Sous sa forme queer, le poststructuralisme propose une
déconstruction générale de tout le social : la géographie se transforme en
discipline subversive.
La vague poststructuraliste est en effet fondamentalement critique. Elle
remet à la fois en cause le ressort des sociétés modernes et les outils ima-
ginés par les sciences sociales pour en rendre compte. Pour elle, la connais-
sance est « située » – c’est-à-dire non universelle. Le travail scientifique
reflète toujours la « positionnalité » de celui qui le mène. Avant de se lancer
dans l’analyse du réel et des problèmes qu’il pose, le chercheur doit donc
préciser sa posture, indiquer son statut social et la formation qu’il a reçue, et
mettre en lumière les motivations généralement tues susceptibles de déna-
turer sa curiosité. Ce travail préalable d’autocritique conditionne la validité
des efforts déployés par la suite pour analyser et faire parler le réel.
Que penser de cette étape préalable ? Il est évidemment utile de rappeler
que la conquête du savoir ne comporte pas de victoire qui ouvrirait définiti-
vement à l’esprit humain le continent de la raison ; il est bon de soumettre à
révision les formes traditionnelles de la connaissance. L’univers platonicien
des Idées n’existe pas ; la connaissance se construit ; ses résultats ne sont
jamais que provisoires. Mais les exigences de la démarche post-structura-
liste vont plus loin.
Roy Bhaskar les théorise dans The Possibility of Naturalism (1978) où il
montre ce qui peut conférer une dimension critique au savoir. Son idée cen-
trale est simple : le réel a une certaine profondeur, car il est stratifié ; c’est à
partir de cette proposition ontologique que toute sa réflexion se développe.
Le chercheur est conditionné par l’environnement dans lequel il vit (un

82
Les épistémologies de la déconstruction : poststructuralisme et géographie critique 5
thème qui vient de la sociologie de la connaissance), mais il ne l’est pas tota-
lement : il est capable d’aller au-dessous de la surface des choses pour mettre
au jour les niveaux cachés du réel – mais sans pouvoir jamais atteindre les
plus profonds. Bhaskar distingue « les dimensions “transitive” (épistémique)
et “intransitive” (ontologique) de la connaissance ». Pour lui, « le principe de
non-transitivité existentielle des objets de connaissance pose que la nature
existe indépendamment des observations et des descriptions que nous en
faisons. [Celui] de transitivité historico-sociale de la connaissance sociale
des objets reconnaît que la nature ne peut être connue que sous certaines
descriptions et que celles-ci sont socialement et historiquement valables »
(Vandenberghe, 2006, p. 42).
La nature existe donc sur le plan ontologique, mais sur le plan épistémo-
logique, elle est construite par les hommes. Une science critique du social
est ainsi possible. Le réel est stratifié ; pour découvrir ses niveaux profonds,
le chercheur doit remplir certaines conditions : l’accès au réel requiert une
purification préalable. La définition de la posture est un rituel initiatique.
Pour être recevable, la recherche doit être épistémologiquement correcte. Celui
qui la mène doit se purifier avant de l’entreprendre – à la limite, cela compte
plus que sa capacité à déceler des problèmes et que l’ingéniosité avec laquelle
il les analyse.
La tentation est grande d’étendre l’exigence de pureté à d’autres
domaines : le culturellement correct interdit de porter un jugement sur la
culture des autres. Le politiquement correct proscrit toute atteinte à la liberté
des individus et aux droits des minorités. Il s’en prend aux bases de l’autorité
et à toutes les formes de contrôle qu’elle mobilise. Il conduit à lutter à la fois
pour l’égalité et pour le droit à la différence. Il est favorable à l’exercice direct
des droits politiques de chacun et à son expression moderne, la démocratie
participative. Il milite pour la suppression de toutes les barrières à la mobilité
des personnes, des biens et des idées. C’est ainsi que le post-structuralisme
débouche sur une des idéologies les plus puissantes du monde moderne.
Le mouvement postmoderne conduit à la déconstruction de la philo-
sophie occidentale, de la raison et des sociétés qui les prenaient pour base.
S’agissant de la géographie, science du regard et donc, dans une certaine
mesure, du contrôle et de la surveillance, la remise en cause est particuliè-
rement profonde. Dans le même temps, la connaissance d’un monde que la
mobilité bouleverse et où le capitalisme devient flexible progresse specta-
culairement.

83
L’ère des tournants
6
et l’approche culturelle

Il apparaît dès le milieu des années 1970 que les sciences de l’homme et de la
société évoluent sans connaître les mutations fondamentales de leur appareil
conceptuel et de leurs méthodes d’analyse que constituent les révolutions
scientifiques. C’est l’angle sous lequel leur domaine est abordé qui n’est plus
le même : on parle ainsi du tournant linguistique de l’histoire et du tournant
spatial de la sociologie.
Vers 1996-1997, les géographes prennent conscience du tournant
culturel que traverse leur discipline depuis les années 1970 et qui les conduit
à accorder plus d’attention à la diversité des groupes humains, aux projets
de ceux-ci, aux marques qu’ils impriment dans le paysage et aux idées qui
les animent (Cook et al., 2000 ; Valentine, 2001). Certains évoquent aussi le
tournant que connaît l’épistémologie des humanités et des sciences sociales.

1. Le poids croissant de la culture en géographie


1.1 Géographie et culture
Quoiqu’elle ait été conçue au départ comme une science naturelle
de la terre, la géographie humaine accorde depuis ses origines une place
notable aux problèmes culturels. Friedrich Ratzel s’intéresse à l’impact de
l’immigration chinoise aux États-Unis. Les genres de vie auxquels Vidal
de la Blache s’attache répondent d’abord à la nécessité où se trouvent les
groupes de tirer leurs moyens d’existence de l’environnement où ils vivent,
mais la formule une fois trouvée, la « force de l’habitude » tend à les figer :
les peuples essaient d’emporter avec eux leurs façons de vivre lorsqu’ils se
déplacent.

85
6 L’ère des tournants et l’approche culturelle
La part faite à la culture est également importante dans la géogra-
phie allemande et dans les travaux de Sauer et de l’École de Berkeley aux
États-Unis. Ces développements sont souvent fascinants, mais leur portée
est limitée par le souci de ne prendre en compte que les réalités tangibles.
Pierre Deffontaines explique ainsi :
« Le géographe est […] appelé à conserver à l’égard des faits religieux une
attitude de pur observateur, ne cherchant pas à étudier le fondement, l’ori-
gine ou l’évolution des systèmes religieux et la valeur respective de ceux-
ci. Il se borne à noter les répercussions géographiques des faits de religion
sur le paysage, il réduit ainsi le point de vue religieux à des éléments exté-
rieurs et physionomiques, laissant délibérément de côté le domaine majeur
de la vie intérieure » (Deffontaines, 1966, p. 17-18).
Ainsi conçue, l’étude de la culture apparaît comme un chapitre à ambi-
tions limitées au sein de la discipline – à l’égal de la géographie historique
ou de la géographie rurale.
Les attitudes changent aux alentours de 1970. Tout part d’un constat :
les hommes ne connaissent le monde et n’agissent sur lui qu’à travers les
représentations qu’ils s’en font. L’expertise du géographe change ; elle ne
repose plus exclusivement sur le regard qu’il promène sur le monde ; son
attention se tourne désormais vers les attitudes et les réactions des gens face
à la nature, aux paysages et à l’organisation de l’espace. Le géographe tire
parti des descriptions qu’offrent les romans ; il fait montre d’une sensibilité
nouvelle aux tableaux des grands peintres comme aux dessins ou aquarelles
des petits maîtres. Il analyse les photographies que prennent les amateurs
et les films qui emballent le public. La culture est prise en compte d’une
nouvelle manière.
La New Cultural Geography anglophone des années 1980 cherche à struc-
turer ce mouvement, mais le nom qui lui est donné est mal choisi : il ne s’agit
plus d’explorer un champ particulier et restreint, mais de faire de la culture
une dimension essentielle de toute géographie humaine. La seule définition
de la culture qui cadre avec cette orientation est celle de Tylor : « la culture,
c’est tout ce qui n’est pas inné dans l’homme ». Anne Buttimer parle en 1996
de « l’approche culturelle » qui s’impose à la géographie. L’expression saisit
parfaitement la nature de la transformation.

86
L’ère des tournants et l’approche culturelle 6
1.2 Approche culturelle et tournant culturel
L’idée kuhnienne d’une évolution de la science marquée par une série
de révolutions ne convient pas aux sciences sociales. La notion d’épistémè
(l’ensemble des connaissances rendant possibles les différentes formes de
science propres à un groupe social à un moment donné) de Michel Foucault
fait comprendre les mouvements d’ensemble de l’intelligence occidentale,
mais l’analyse qu’il en tire de l’évolution des sciences sociales est partiale
et superficielle.
Parler du tournant d’une discipline, c’est souligner qu’elle n’appréhende
plus ses objets de la même manière. Les « faits » qu’étudie l’histoire ne sont
connus qu’à travers des paroles (recueillies par d’autres) et des textes. La
réalité sociale ne se situe plus hors de l’espace, dans un monde de pure abs-
traction : les hommes vivent ici ou là, n’évoluent pas dans le même contexte,
n’ont pas les mêmes relations ; la société n’est pas une donnée première : c’est
une construction.
Le terme de tournant culturel exprime parfaitement les nouvelles pré-
occupations de la géographie ; le monde est saisi à travers des représenta-
tions ou des images ; l’activité humaine s’exprime dans des cadres que la
culture a forgés et transmis ; les décisions sont motivées par des valeurs. Il
n’est pas question de minimiser le rôle des contraintes environnementales,
des conditionnements sociaux, des mécanismes économiques et de l’action
politique, mais ils revêtent toujours des habits culturels. Les hommes ne se
nourrissent pas de glucides, de lipides et de protéines, mais de pain, de riz,
de paella, de bœuf bourguignon ou d’osso buco !
L’approche culturelle ne fait pas de la culture une force qui agirait
indépendamment des autres ; elle les habille toutes et les structure plus ou
moins, ce qui est différent. Les jeunes font l’apprentissage du monde naturel
et social à travers ce que la socialisation leur transmet.

1.3 Repenser l’évolution contemporaine de la discipline


en termes de « tournant »
Entre la géographie classique et la Nouvelle Géographie, un glissement
s’était effectué : focalisée au départ sur l’influence que le milieu exerçait sur
l’homme, la discipline était devenue attentive à tout ce qui, dans l’organisa-
tion des sociétés humaines, reflétait le jeu de la distance, de la proximité ou
de l’éloignement. Les géographes abordaient alors l’analyse de la dimension

87
6 L’ère des tournants et l’approche culturelle
spatiale des mécanismes sociaux et économiques en utilisant les outils que
leur offraient l’économie, la sociologie ou l’anthropologie. Ces outils étaient
adaptés à des approches fonctionnalistes qui concevaient la société comme
une machine – ou comme un organisme – dont il convenait d’expliquer la
marche.
Le tournant culturel modifie les perspectives : la vie sociale ne peut
se comprendre si on ignore (i) les dynamiques de l’interaction sociale et
(ii) le rôle du symbolisme et des imaginaires dont sont porteurs les individus
et les groupes.

2. L’interaction sociale :
une réalité appréhendée à deux niveaux
2.1 Une ontologie à deux niveaux
La géographie critique et l’approche culturelle ont en commun de mettre
au centre de leurs préoccupations les représentations que les hommes se
font du monde, mais elles ne le font pas de la même manière. En supposant
que le réel est stratifié, le réalisme critique distingue deux types de repré-
sentations : celles qui ne prennent en compte que la surface des choses et
celles qui doivent à leur dimension critique d’aller en profondeur. Il valorise
les secondes.
L’approche culturelle traite différemment les représentations : toutes sont
appréhendées de la même façon. Le chercheur dresse un tableau détaillé des
situations qu’il étudie. Il décrit les acteurs en présence, analyse les connais-
sances dont ils disposent, les intérêts qui les poussent, les valeurs qui les
motivent. Il s’intéresse aux arguments que les uns et les autres développent
et aux stratégies qu’ils déploient lorsqu’ils entrent en interaction. Le pro-
blème n’est pas de savoir si les représentations des acteurs sont justes ou
fausses, mais de voir comment ils les utilisent pour guider et justifier leur
action, imposer des vues à leurs partenaires et triompher de celles de leurs
adversaires.

88
L’ère des tournants et l’approche culturelle 6
2.2 Une approche modeste
Le chercheur qui choisit l’approche culturelle adopte donc une attitude
modeste : il ne juge pas les acteurs de la vie sociale et de l’aménagement de
l’espace ; il analyse ce qu’ils font et les représentations, les idées, les stéréo-
types qu’ils mobilisent.
Un exemple déjà ancien illustre la démarche : dans les années 1970,
Claude et Georges Bertrand (1978) s’intéressent aux problèmes que connaît
la petite région du Sidobre, dans le Tarn. Son sous-sol est granitique. En se
décomposant, la roche donne de l’arène, que l’érosion finit par emporter,
mais en laissant subsister des boules plus résistantes, qui donnent son
cachet au paysage. Sur ces sols, l’agriculture traditionnelle a toujours été
pauvre et elle est en perte de vitesse. Les acteurs-clefs sont désormais les
propriétaires de résidences secondaires et les carriers portugais qui tirent du
granite des plaques tombales. Ceux-ci s’attaquent de préférence aux boules
que l’érosion a dégagées : ne sont-elles pas faites d’une roche particuliè-
rement solide ? Soucieux de gagner de l’argent le plus vite possible, ils ne
s’intéressent pas à l’avenir du pays. À l’inverse, les résidents secondaires se
sentent investis d’une mission : préserver l’environnement et le pittoresque
des entassements de boules ; ils le font pour eux-mêmes, pour l’ensemble
des touristes et pour les générations futures. Le conflit se déroule dans le
cadre défini par le droit foncier et les règles d’aménagement en vigueur.
La mise en œuvre de l’approche culturelle prend donc en compte
les dimensions sociales et économiques des problèmes : elle est socio-
culturelle, au sens large.

2.3 L’analogie avec la sociologie de la justification


Luc Boltanski et de Laurent Thévenot (1991) développent en France une
approche sociologique que l’on qualifie souvent de sociologie de la justifica-
tion. Elle s’intéresse aux conflits et aux stratégies et arguments que mettent
en œuvre les protagonistes du jeu social. Chacun expose et défend la légi-
timité de sa position et les avantages qui doivent lui revenir. L’issue des
différends ne dépend pas seulement, ou essentiellement, de la force relative
des participants. Elle résulte largement du sens de la justice dont chacun se
réclame et des formes de justification qu’il fait siennes.
La réalité qu’analysent Boltanski et Thévenot (1991) ne présente que
deux niveaux : celui des situations analysées, et celui des répertoires d’ar-

89
6 L’ère des tournants et l’approche culturelle
guments (des représentations, donc) auxquels les protagonistes font appel.
Frédéric Vanderberghe souligne ainsi les particularités de leur démarche :
« Refusant d’invoquer […] des forces inconscientes qui déterminent l’ac-
teur, la sociologie pragmatique rompt avec le “paradigme du dévoilement”
des maîtres de la suspicion (Marx, Nietzsche, Freud). […] La sociologie
de la justification appréhende l’être humain comme un être libre […]. À la
différence de la sociologie critique, elle prend au sérieux les discours, les
valeurs et les principes légitimateurs qui donnent un sens à l’action […].
Contrairement au monde tridimensionnel de la domination, le monde
bidimensionnel de la justification est un monde sans structures profondes
à dévoiler et donc sans illusions à désigner » (Vandenberghe, 2006,
p. 195-196).
Beaucoup des orientations nouvelles des sciences sociales reposent sur
des principes semblables à ceux mis en œuvre par Boltanski et Thévenot.
C’est le cas en géographie d’un grand nombre des travaux qui insistent sur
la dimension culturelle des comportements.

3. Tournant disciplinaire et logique du symbolique


L’idée de tournant rend compte des modalités particulières de l’évolution
de savoirs relatifs à la société et à la culture. Elle remet en cause les schémas
de causalité que les sciences de l’homme avaient empruntés aux sciences
« dures » : la causalité linéaire des enchaînements mécaniques (A se situe
avant B et en est la cause) et la causalité systémique ou structurale (A, qui est
quasi simultané à B, met en œuvre des boucles de régulation qui expliquent
la stabilité de la configuration qui caractérise B). La première forme de cau-
salité était celle que théorisait le positivisme. La seconde caractérise le néo-
positivisme des années 1950 et 1960.

3.1 Des logiques de la détermination aux logiques de l’imaginaire


Au point de départ des nouvelles approches de la vie collective, il y a
une idée simple : la construction du social ne repose ni – comme on le sup-
posait depuis le début du XVIIe siècle – sur l’avantage que chacun en retire,
ni sur le sens de la solidarité – comme l’idée s’en était imposée au XIXe siècle.
Son principe est différent.

90
L’ère des tournants et l’approche culturelle 6
Pour Hobbes, la signature du contrat social mettait fin à la guerre de
tous contre tous : chacun bénéficiait ainsi de la participation à un groupe
structuré par le pouvoir central du Léviathan – de l’État. L’approche était
utilitariste ; elle était voisine de celle retenue par les fonctionnalistes,
qui soulignaient le profit que chacun retirait d’une machine sociale bien
huilée.
Auguste Comte et les créateurs de la sociologie invoquaient plutôt le
lien social : c’est parce que les hommes faisaient preuve d’empathie qu’ils
se sentaient solidaires, agissaient en conséquence, protégeaient les enfants,
les vieillards, les veuves et les faibles et les prenaient en charge lorsque
nécessaire.
Dans les deux cas, c’était une logique des déterminations que met-
taient en œuvre les sciences sociales : c’était pour résoudre les problèmes
qui naissent de toute cohabitation – la guerre de tous contre tous dans le
cas de Hobbes, les moments où l’individu dépend des autres pour la socio-
logie naissante – que les hommes apprenaient à faire société. La critique du
contrat social se développe dès le début du XXe siècle. Les justifications fonc-
tionnalistes du vivre ensemble ne sont plus aussi convaincantes maintenant
que l’on sait qu’au sein de nombreux groupes humains, les solidarités sont
plus limitées qu’on ne le supposait.
D’autres interprétations se dessinent dès l’entre-deux-guerres. Pour
elles, la justification du vivre ensemble est symbolique. Comme le souligne
James Clifford (1988), ce courant est illustré par des anthropologues fran-
çais comme Roger Caillois, Michel Leiris ou Marcel Griaule. Le mouvement
s’inspire du surréalisme et de la psychanalyse. Il est présent chez les histo-
riens qui s’interrogent, comme Marc Bloch, sur les rois thaumaturges ou,
comme Ernst Kantorowitz, sur le double corps du souverain.
En soulignant le rôle de l’iconographie dans la genèse des formes poli-
tiques, Jean Gottmann attire dès 1953 l’attention sur le rôle que tiennent
ces processus en géographie. L’exemple qu’il donne est éloquent : dans le
monde serbe du passé, la fondation d’une nouvelle communauté s’imposait
de temps en temps pour des raisons démographiques. La création était enca-
drée par les popes : une cérémonie prenait place pour transférer certaines
icônes de la communauté d’origine au siège de la nouvelle : celle-ci se trou-
vait institutionnalisée et son territoire sacralisé.
Ces réflexions reprennent dans les années 1960 et 1970. Pour Casto-
riadis (1975 ; voir aussi da Silva, 2013), l’identification au groupe est une

91
6 L’ère des tournants et l’approche culturelle
expérience première. Son explication est à chercher du côté de l’imaginaire,
que Derek Gregory définit ainsi :
« [L’imaginaire géographique est] une organisation spatiale du monde
considérée comme allant de soi. “Imaginaire” est un concept dérivé de
la théorie psychanalytique, en particulier des travaux de Jacques Lacan
et de Cornelius Castoriadis, et dans ses versions originales, il implique
une sorte de géographie primitive, d’ur-géographie : “L’imaginaire est la
création complète d’un monde en soi émanant d’un sujet”. En géographie
humaine, un ‘imaginaire géographique’ est typiquement traité comme une
construction plus ou moins inconsciente et non-réfléchie, mais qui ne
reçoit que rarement une quelconque inflexion théorique » (Gregory, 2009,
p. 282).
Castoriadis, qui est, entre autres, psychanalyste, ne fait pas référence à
l’imaginaire vulgaire que véhiculent les médias, mais à un imaginaire qui
naît au tréfonds de chaque être et témoigne de sa créativité : la vérité de
l’homme ne se situe pas essentiellement dans sa raison, mais dans le jaillis-
sement renouvelé qui se produit en lui. La société ne s’explique pas par un
jeu de déterminations. C’est une création de l’imaginaire collectif.

3.2 La causalité « utopienne »


Aristote distinguait quatre formes de causalité : (i) la cause matérielle :
c’est l’airain qui permettra au sculpteur de transformer la statue de glaise en
une œuvre durable ; (ii) la cause formelle : c’est la forme, le modèle, l’essence,
l’idée de statue dans l’esprit du sculpteur ; (iii) la cause motrice : c’est le
sculpteur ; (iv) la cause finale : c’est la forme de la statue vers laquelle change
l’airain. Ce schéma est plus complexe que celui retenu par la science, qui
ne distingue que causalité linéaire et causalité systémique ou structurale :
cause formelle et cause finale sont éliminées.
Comment qualifier la forme de causalité à laquelle correspond la prise
en compte des imaginaires ? Comme les causes formelle et finale d’Aristote,
elle échappe à la logique des déterminations – celle qui ne prend en compte
que les contraintes qu’exerce le passé (causalité linéaire) ou un passé très
proche (causalité systémique ou structurale). Ce qui intervient ici, c’est une
projection dans le futur.
Pour Henri Lefebvre, la forme particulière d’imaginaire que constitue
l’utopie tient un rôle essentiel dans l’émergence du social. De Marx, il garde

92
L’ère des tournants et l’approche culturelle 6
l’idée de lendemains meilleurs vers lesquels tend l’histoire. Marx est-il pour
autant un utopiste ? Oui et non, car le mot revêt deux sens, comme l’indique
Engels, qui « en appelle donc au socialisme utopien, c’est-à-dire révolution-
naire, contre l’utopie réformatrice et réactionnaire. Celle-ci, plus “utopique”
encore que l’autre, dissimule la problématique au lieu de l’amener au jour »
(Lefebvre, 1973/2000, p. 84).
Lefebvre précise alors :
« Engels ne se contente pas d’opposer l’utopisme socialiste à l’utopisme
bourgeois. On dira qu’il oppose l’utopie révolutionnaire et concrète à l’uto-
pie réactionnaire et abstraite. L’utopie concrète se fonde sur le mouvement
d’une réalité dont elle découvre les possibilités » (Lefebvre, 1973/2000,
p. 90).
Pour progresser, la société doit tendre vers un but – une utopie –, mais
celle-ci doit être une « utopie concrète, [une] possibilité qui éclaire l’actuel
et que l’actuel éloigne dans l’impossible » (Lefebvre, 1973/2000, p. 95-96).
Selon ces vues, l’agenda des sciences de l’homme social cesse de se limiter
à l’analyse fonctionnelle des sociétés, qu’il s’agisse de leur reproduction bio-
logique et culturelle ou de l’organisation institutionnelle qui leur permet de
satisfaire leurs besoins matériels, de résoudre leurs conflits et de faire face
aux agressions qui les menacent de l’extérieur. L’étude des représentations,
de la pensée symbolique et de toutes les manifestations qui donnent un sens
à la vie collective passe au premier plan. Cette nouvelle interprétation du
social est souvent qualifiée d’interactionnisme symbolique.
La géographie classique, la Nouvelle Géographie et l’orthodoxie marxiste
ont en commun de s’appuyer sur la logique des déterminations. La réflexion
contemporaine sur le territoire met en jeu une logique de la création.
Les sciences sociales partent aujourd’hui d’un constat : ce n’est
pas le réel qui conditionne l’action des hommes, mais l’image qu’ils se
construisent de ce qui est (elle est toujours imparfaite) et de ce qui doit être
(elle reflète les aspirations profondes de chacun, sa manière de se projeter
dans le futur, les rêves qu’alimentent les imaginaires collectifs dont il est
porteur et les normes qu’il a acceptées). L’action est tournée vers l’avenir :
elle se nourrit des représentations qu’on s’en forme, des « utopies » dont on
est porteur.
C’est donc à une mutation majeure dans la conception de l’homme social
que correspond le tournant que les théoriciens de la réflexion scientifique

93
6 L’ère des tournants et l’approche culturelle
ont détecté en histoire, en sociologie et en géographie, mais qui est égale-
ment présente dans les autres disciplines. L’homme ne vit pas seulement
dans l’instant et sous l’influence de ce qui s’est passé auparavant. Il évolue
dans des systèmes de représentations qui sont en accord avec ses pulsions,
sont socialement formulés et lui ouvrent le futur. C’est le monde de la cau-
salité utopienne.
Pour comprendre les comportements humains, les sciences sociales sont
donc amenées à analyser la part de rêve de chacun, les idéologies qu’il par-
tage et qui lui disent ce qui doit être, et les imaginaires dont il s’imprègne
et qui colorent aussi le futur. L’espace auquel la géographie s’intéresse n’est
donc plus seulement celui de l’environnement et de l’écologie, de la distance
et de l’économie, mais celui des rêves, du sentiment de la nature, de l’urba-
nité et des formes terrestres que l’on attribue au paradis.

4. Une géographie qui change de contenu


Les conséquences de cette mutation épistémologique sont capitales.

4.1 Existant dans la tête des gens,


la géographie est fondamentalement diverse
Pour l’approche culturelle, la géographie n’existe pas seulement
dans la tête des géographes : elle est présente dans celle de tout un
chacun : dans celle du chasseur-pêcheur Inuit qui repère les zones de chasse
et de pêche et évolue de l’une à l’autre, dans celle de l’agriculteur ou de
l’éleveur qui sait quoi faire pousser sur ses terres et où vendre sa production,
dans celle des généraux qui conçoivent la manœuvre qui viendra à bout de
leurs adversaires, ou dans celle des hommes d’État qui structurent, équipent
et transforment les territoires qu’ils gouvernent. La tâche du géographe n’est
plus d’élaborer une forme de connaissance qui serait la seule à être « géo-
graphique ». Elle est de prendre en compte, d’analyser et de comprendre les
multiples manières de concevoir et pratiquer la géographie qui ont été (et qui
sont) en œuvre dans le monde (Claval, 2012).
Celui qui s’intéresse à la connaissance géographique ne peut plus choisir
comme point de départ de la géographie l’invention des coordonnées géo-
graphiques mesurées par des observations astronomiques telle qu’elle germe
en Grèce entre les VIe et IIIe siècles avant notre ère. Les hommes ont toujours

94
L’ère des tournants et l’approche culturelle 6
eu besoin de connaissances géographiques : (i) celles qui leur permettent de
se repérer et de se diriger (et auxquels les Grecs font accomplir, c’est exact,
le pas décisif), (ii) celles qui leur donnent les moyens de tirer parti de leur
environnement et (iii) celles qui leur font comprendre comment une société
organise son espace ; à côté de ces connaissances, (iv) il convient de faire
une place au sens que les hommes confèrent à leur existence, un sens qui est
intimement lié aux lieux où ils vivent ou qu’ils parcourent.
L’épistémologie conduit donc aujourd’hui les géographes à s’intéresser
aux connaissances des sociétés passées et à celles que les groupes multiples
des sociétés contemporaines ne cessent d’inventer pour répondre aux pro-
blèmes que rencontre leur existence ou satisfaire leurs curiosités

4.2 L’imaginaire géographique


Les géographes se tournent aussi vers l’imaginaire. Ils le saisissent à la
fois comme stéréotype et comme symbole. Les images que font connaître les
voyageurs et que véhiculent les romans, la presse, le cinéma, la télévision se
cristallisent souvent autour d’un ensemble de clichés et d’idées reçues. À la
manière de Michel Roux, on peut ainsi évoquer Le Désert de sable : le Sahara
dans l’imaginaire des Français (1996) ou bien L’Imaginaire marin des Français
(1997).
On peut également voir dans l’imaginaire « une mise en ordre spatiale
du monde qui est tenue pour évidente. […] Comme tels, les imaginaires géo-
graphiques sont davantage que des représentations ou des constructions du
monde : ils sont impliqués de manière vitale dans le processus matériel et
sensible de créer un monde » (Gregory, 2009, p. 282).
C’est à cette conception de l’imaginaire qu’est consacré L’Espace de l’ima-
ginaire. Essais et détours de Bernard Debarbieux (2014). Pour lui, l’activité
symbolique présente souvent une composante spatiale dont le rôle est essen-
tiel. Telle qu’elle s’exprime dans la construction des imaginaires, celle-ci est
indissociable de la formation de toute société : « Plus que l’attribut d’une
société, [l’imaginaire] est la condition même de son existence ; il participe
de l’institutionnalisation de chacune, ainsi que de nos façons communes de
penser le monde, et de nous penser en son sein » (Debarbieux, 2014, 4e de
couverture).
Le champ de la géographie se trouve ainsi élargi par la prise en compte
des imaginaires essentiels que constituent les religions et les idéologies.

95
6 L’ère des tournants et l’approche culturelle
4.3 Un complément : les théories non représentationnelles
En mettant l’accent sur les représentations, le tournant culturel risque
de négliger tout ce qui, dans la vie, n’est pas explicité – tout ce qui est pra-
tique plus que conduite raisonnée. C’est pour éviter ce danger que la théorie
non représentationnelle, comme l’a baptisée Nigel Thrift, est apparue :
elle « est née d’une prudence et d’un souci suscités » par la place exagérée
accordée « aux discours et aux images à la suite du tournant culturel de la
discipline » (Anderson, 2009, p. 503).
Il convient donc de s’attacher aux pratiques. « Les théories non-repré-
sentationnelles sont des théories de la pratique ». Elles s’attachent aux pro-
cessus de décision non verbalisés, « aux logiques du corps » par exemple
(Anderson, 2009, p. 503-504).
Les théories non représentationnelles partagent ainsi certaines préoc-
cupations avec la théorie de l’acteur-réseau.

5. Une interprétation critique de la géographie culturelle


Nombre de marxistes estiment qu’en soulignant le rôle de la culture, on
minimise les conditionnements sociaux et économiques des comporte-
ments humains, et les jeux du pouvoir et de la domination. La critique est
ancienne. Don Mitchell la reformule avec force. Son propos est clair :
« Je m’intéresse […] aux théories de la culture, en particulier à la manière
dont elles ont été développées dans le marxisme et en géographie. J’ai le
souci d’analyser et d’expliquer les façons dont la “culture” est devenue
une arène majeure de lutte sociale, et un moyen essentiel de l’exercice du
pouvoir […]. Je pars de la position selon laquelle la pratique de la science et
l’engagement politique ne peuvent être séparés » (Mitchell, 2016).
C’est dans Cultural Geography : a Critical Introduction que Don Mitchell
donne l’exposé le plus systématique de ses conceptions. Son point de vue est
celui « d’un géographe marxiste pour qui la culture est faite de relations au
sein desquelles se développent des tensions qu’il dénomme “guerres cultu-
relles” ». Il conçoit celles-ci comme « des batailles pour les identités cultu-
relles et pour le pouvoir de les modeler. […] La géographie culturelle doit les
étudier si elle veut avoir une réelle signification » (Collignon, 2001).
La conclusion est simple : la culture doit être analysée comme un système
de pouvoir, un pouvoir qui bénéficie à la classe dominante, celle des blancs

96
L’ère des tournants et l’approche culturelle 6
des classes moyennes et supérieures – un pouvoir qui assure le maintien de
leur suprématie. Le chercheur se doit de dénoncer les inégalités et les formes
d’exploitation que masque l’harmonie apparente des paysages.
Don Mitchell applique donc aux réalités culturelles le programme
commun des épistémologies de la déconstruction.

Conclusion
L’approche culturelle est différemment conçue selon que l’on se place dans
le cadre d’une ontologie à trois niveaux, qui ouvre au chercheur des pers-
pectives critiques exaltantes, ou dans celui d’une ontologie à deux niveaux,
plus attentive au rôle que joue réellement la culture. Dans le premier cas, le
chercheur pense disposer d’un savoir surplombant qui lui permet de tout
juger. Dans le second cas, il est davantage à l’écoute de ceux qu’il étudie.
Une troisième ontologie peut-être choisie : celle qui ne reconnaît qu’un
niveau. C’est la voie qu’a prise la sociologie des sciences.

97
Sociologie des sciences
7
et théorie de l’acteur-réseau

À la fin des années 1970, la nouvelle sociologie critique des sciences se divise
en deux courants, le « programme fort », avec David Bloor, et le « programme
constructiviste », avec Bruno Latour.
« Le premier affirme que le choix d’une théorie ou d’un concept se fait en
fonction d’intérêts sociaux (les enjeux de carrière, l’orientation conjonctu-
relle de la recherche), le second qu’une théorie se fabrique en fonction d’un
cadre socioculturel propre au laboratoire qui rendrait les résultats obtenus
incommensurables avec ceux d’autres centres de recherche. Dans ces deux
cas, […] ces idées “relativistes” ruinent l’idée de progrès ou d’objectivité en
science » (Meyran, Sciences humaines, 2003).
David Bloor (1976/1983) s’intéresse aux mathématiques. Ses travaux
révoquent en doute leur valeur universelle, mais comme il ne traite pas des
autres disciplines, les géographes l’ignorent. C’est le programme constructi-
viste dont ils tirent parti.

1. La théorie de l’acteur-réseau, ou la sociologie


des sciences comme entreprise de déconstruction
1.1 La genèse de la démarche de Bruno Latour
Le tournant que prend la sociologie des sciences à la fin des années 1970
doit beaucoup à Bruno Latour. Philosophe de formation, celui-ci fait de
l’anthropologie son arme : il en découvre la portée critique lorsque, dans
les années 1973-1975, il travaille comme coopérant à Abidjan ; il en mobi-
lise désormais les méthodes pour étudier le monde évolué (Bruno Latour,
2012b).

99
7 Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau
La démarche de Latour est en effet « une anthropologie comparée des
formes centrales, occidentales, “blanches” de vérité indiscutable, […] appli-
quant aux sociétés du “centre” les outils que les anthropologues utilisent
pour l’étude des sociétés “périphériques” » (Ragouet, 2012). La théorie de
l’acteur-réseau qu’imagine ainsi Latour combine deux inspirations : « l’an-
thropologie sociale classique et le “programme fort” de sociologie de la
connaissance, initialement formulé par D. Bloor. Il s’agit de désacraliser la
connaissance, de la priver du caractère de transcendance et d’irréductibi-
lité que lui confèrent les discours épistémologiques, d’en faire un processus
de part en part “social” […] susceptible d’une explication causale dans le
domaine des sciences sociales » (Quéré, 1989, p. 98-99).
Les outils imaginés à la fin du XIXe siècle pour étudier des sociétés radi-
calement différentes de celles de l’Occident « aplatissent » ces groupes et
les privent d’une partie de leur dimension humaine en plaçant sur le même
plan toutes leurs composantes, environnement, artefacts, actions, repré-
sentations. Appliquée aux sciences, la démarche devient subversive : « la
production de savoirs scientifiques n’est pas une affaire d’esprit, de com-
pétences logiques ou de capacités cognitives mais de montage de chaînes
d’associations capables de résister à des épreuves visant à tester la solidité
de leurs liens ; [les] capacités cognitives ne doivent figurer qu’en dernier
ressort, faute d’autre candidat, comme explanans dans les explications de la
science et de la technique » (Quéré, 1989, p. 98-99).
Michel Callon, l’autre initiateur de la théorie de l’acteur-réseau, introduit
une autre dimension : dans l’analyse d’une situation de recherche, il met sur
le même plan ceux qui mènent le travail, le laboratoire où ils effectuent celui-
ci, les instruments qu’ils utilisent et les relations qu’ils entretiennent avec
le monde extérieur : il saisit tous ces éléments comme faisant partie d’un
réseau : « D’où l’idée, qui au départ est une hypothèse purement méthodo-
logique et pas du tout un postulat ontologique, qu’il n’y a aucune raison de
dénier aux êtres non humains, aux entités non humaines une capacité de
participer à leur manière à l’action » (Ferrary, 2006, p. 12).

1.2 La sociologie des associations


L’approche qu’imagine Latour pour succéder à la sociologie durkhei-
mienne porte un nom : c’est la « sociologie des associations ». Cette nouvelle
approche ne traite plus du social, mais des assemblages – des collectifs, dit
Latour – qui lient les hommes, les êtres non-humains et les choses. Tous

100
Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau 7
ces éléments sont considérés comme des acteurs. Ceux-ci sont pris dans
des réseaux, qui permettent d’agir et de faire agir (ibid., p. 5). La démarche
repose sur une description des situations dans laquelle une égale attention
est accordée aux personnes impliquées et à tous les éléments matériels
qu’elles mettent en œuvre. Tous ces éléments pèsent sur les processus que
l’on cherche à comprendre et qui doivent être pris en compte.
La sociologie que pratique Bruno Latour a une structure ontologique
singulière : elle suppose un monde sans profondeur, sans arrière-plan : « on
pourrait dire que la sociologie de l’acteur-réseau s’efforce de rendre le monde
social aussi plat que possible, afin de s’assurer que l’établissement de tout
nouveau lien deviendra clairement visible » (Latour, 2006, p. 29). Il n’y a
plus de dedans et de dehors, plus d’intériorité qui demande à être analysée,
mais une série de liens qui tissent des réseaux et déterminent l’évolution du
monde. Le chercheur s’attache à ce qu’il définit comme traduction, c’est-à-
dire à ce qui établit un lien entre les éléments. Latour précise :
« Les acteurs […] se posent en porte-parole et traduisent la volonté de collec-
tifs […]. Le fait scientifique résulte d’une série de traductions (instruments
nécessaires à sa réalisation, articles scientifiques, matériaux de laboratoire,
subventions, etc.) qui font également apparaître le réseau dans lequel il fait
sens et se stabilise. Les connaissances circulent par “traductions” succes-
sives […] » (Var. Auct., 2014).
Les éléments ainsi réunis le sont parce qu’une controverse les oppose
– la sociologie des associations ne s’intéresse pas aux individus et à ce qui
se passe dans leur tête ; elle les saisit dans les moments où ils s’affrontent
et mobilisent, à cette occasion, l’ensemble des êtres et des choses que la
description a mis en évidence. Le fait s’établit lors de ces épisodes. Ce n’est
jamais une construction purement individuelle. Bruno Latour n’accepte pas
le cogito cartésien. La pensée est pour lui une œuvre collective, comme il le
souligne dans Cogitamus (2010).
D’abord mobilisée pour rendre compte de l’activité des laboratoires et du
rôle que tiennent les controverses entre les chercheurs dans l’établissement
de la « vérité » scientifique (Latour et Woolgar, 1988/1979), la théorie de
l’acteur-réseau peut éclairer tous les domaines où l’on est amené à définir
le vrai : la construction de la religion (2002), celle du droit (2004) ou celle
du savoir sociologique (2006). Une nouvelle étape s’ouvre alors : construire
une théorie d’ensemble de ces divers champs de véridiction. Latour (2012)
s’y emploie.

101
7 Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau
Bruno Latour développe depuis quarante ans le projet qu’il a conçu au
milieu des années 1970. L’approche qu’il a imaginée se révèle féconde. Sa
force ne réside-t-elle pas dans l’accent mis sur la controverse, qui souligne
que l’activité intellectuelle est toujours collective dans la mesure où elle
repose sur la polémique et l’affrontement des idées, comme on le sait depuis
Socrate et Platon ? Le monde auquel s’attache Bruno Latour est-il aussi plat
qu’il ne le dit ? La force de son propos ne vient-elle pas de ce qu’il s’intéresse
à la lutte des idées et à ses modalités plus qu’à la simple matérialité des
choses ?

1.3 Les limites de la théorie de l’acteur-réseau


Le constructivisme conçu à la manière de Bruno Latour a des limites
et présente des faiblesses. Celles-ci viennent de son refus de prendre en
compte les effets agrégatifs. Les travaux à la manière de Latour décrivent
minutieusement des étapes de la reconnaissance collective de l’importance
d’une innovation. Ce faisant, ne négligent-ils pas les effets agrégatifs dont
« le principe même est de faire émerger une réalité radicalement nouvelle à
partir d’un ensemble d’actions individuelles […]. L’approche constructiviste
des réseaux ne s’intéresse nullement à une telle sommation des actions indi-
viduelles » (Dubois, 2005, p. 120).
Bruno Latour et ses émules refusent de s’intéresser à l’inspiration
qui rapproche les démarches scientifiques. Pour eux, la vérité demeure
locale et ne va pas au-delà du travail établi par chaque laboratoire pour
imposer ses vues dans une configuration particulière. Le courant actionniste,
dont Michel Dubois est le théoricien, rappelle l’exigence de généralisation
et la nécessité d’un changement d’échelle auxquelles doit répondre toute
interprétation de la démarche scientifique : « le passage du local au global,
du micro au macro, ou encore le “changement d’échelle” inhérent à la mise
en œuvre de l’action scientifique est un objet à part entière de la tradition
constructiviste. Il constitue une des raisons d’être de l’utilisation récurrente
du concept de “réseau” » (Dubois, 2005, p. 119).
Ce que le courant actionniste reproche à Bruno Latour et à la théorie
de l’acteur-réseau, c’est de refuser de prendre en compte les valeurs et les
normes que partagent les différentes équipes qui participent à la compéti-
tion pour le savoir et qui font de la science une réalité. Il s’agit d’un refus
que Dubois explique par la rupture que Bruno Latour effectue avec tout ce
qui vient de Merton :

102
Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau 7
« L’ignorance dans laquelle la tradition constructiviste tient les valeurs et
les normes de ces communautés ne peut réellement s’expliquer par la seule
volonté de se différencier d’un point de vue disciplinaire d’une approche
mertonienne centrée sur la notion d’ “ethos”. Il y a ici la conséquence d’un
a priori épistémologique qui demande à être définitivement dépassé »
(Dubois, 2005, p. 122).
Ce refus a sans doute d’autres raisons plus fondamentales : il tient au
modèle anthropologique choisi par Bruno Latour. À la suite de Franz Boas,
les ethnologues refusent de porter un jugement moral sur les valeurs de ceux
qu’ils étudient ; ils renoncent du même coup à prendre au sérieux ce qui
guide les hommes. De même le sociologue des sciences se doit de gommer
de son tableau pourtant infiniment minutieux les motivations profondes de
ceux qu’il étudie. Il suppose a priori que la vérité est une illusion et qu’il faut
la gommer de la sociologie des sciences. La théorie de l’acteur-réseau n’inva-
lide pas la prétention qu’ont les savants d’établir la vérité : elle refuse de la
prendre en compte : c’est un ses postulats, un postulat qu’elle a emprunté à
l’ethnologie/anthropologie.

2. Sociologie des sciences et géographie


2.1 Théorie de l’acteur-réseau et rapports nature/société
La théorie de l’acteur-réseau renouvelle l’étude des rapports entre nature
et société. La modernité les avait conçus comme deux ordres différents, ce
qui interdisait de comprendre réellement l’activité des scientifiques et des
ingénieurs : « Ces derniers ne cessent en effet “d’hybrider” des éléments
qui dans la mythologie de la modernité seraient considérés comme relevant
des deux règnes imperméables l’un à l’autre » (Linhardt et Muniesa, 2006,
p. 690).
La théorie de l’acteur-réseau permet de penser la géographie hors du
cadre qu’elle avait choisi à la fin du XIXe siècle, celui des rapports entre
l’homme et l’environnement. Au lieu de peindre une opposition, elle pro-
pose l’analyse d’une continuité.

103
7 Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau
2.2 Une application directe de la théorie de l’acteur-réseau
à la géographie
L’inspiration de Yann Calbérac vient de la sociologie des sciences, qu’il
découvre à la lecture de La Science en action de Bruno Latour (Calbérac, 2010,
p. 323). Sa thèse, Terrains de géographes, géographes de terrain (2010), analyse
l’évolution de la géographie française à travers la place qu’elle accorde au
terrain. Les premiers chapitres, directement inspirés de Bruno Latour et de
la sociologie des sciences, répondent à la question : « Que se passerait-il si
les géographes, alors qu’ils font du terrain, se mettaient à observer leurs
pratiques ? » (Calbérac, 2010, p. 7).
Calbérac prend très directement modèle sur l’analyse qu’a donnée
Latour du travail de terrain « comme une méthode permettant la collecte de
données relatives à un espace dont il faut élucider l’organisation et le fonc-
tionnement (à charge ensuite pour le géographe d’exploiter, de traiter ces
données) » (Latour, 2007, cité par Calbérac, 2010, p. 353).
Le travail de terrain s’appuie sur le regard : le géographe observe. Pour se
souvenir de ce qu’il remarque, il le note, il le dessine ou il le photographie ;
il opère ainsi un travail de tri et de classement : une dimension réflexive
s’introduit dans la recherche. Elle débouche sur des publications et sur la
formulation d’un discours.
Pour Calbérac, à chaque paradigme se trouve associé un état de la com-
munauté des chercheurs qui partagent les mêmes concepts et les mêmes
méthodes : pour la géographie classique, c’est le travail de terrain. Le regard
y joue un rôle majeur. C’est à travers la discipline que celui-ci impose que
s’installe l’habitus qui cimente alors la communauté géographique et en
assure le contrôle.
Le terrain, qui constitue la composante essentielle du travail des géo-
graphes au moment où naît la géographie humaine, donne naissance à un
discours vite devenu dominant – au sens de Foucault. La discipline appa-
raît comme l’œuvre d’une communauté cimentée par ses pratiques de
recherche : « la pérégrination (si possible à pied), la rencontre avec les habi-
tants ou encore la photographie (qui donne à voir la réalité des milieux et
des sociétés décrits) sont promues au rang de méthodes » (Calbérac, 2010,
p. 238-239).
D’autres manières de concevoir la recherche s’imposent par la suite. La
référence au terrain demeure cependant toujours aussi présente dans les

104
Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau 7
discours sur la géographie française : l’écart entre les nouvelles pratiques et
la vision officielle suscite une crise. Le terrain est-il autre chose qu’un rituel
d’initiation destiné à perpétuer un ordre académique ?
C’est l’existence de la communauté géographique française plus que les
manières de faire de la géographie que met en doute cette crise. Avec le
temps, le ton qu’emploient les géographes pour parler du terrain change.
Aux grands récits épiques se substituent des micro-narrations où chacun
énumère les méthodes qu’il apprend à mettre en œuvre et les réseaux où il
s’insère et qui le soutiennent. Des formes plurielles d’identité se mettent en
place (Calbérac, 2010, p. 269-270). :
Yann Calbérac interprète cette évolution en s’appuyant de nouveau sur
Bruno Latour : celui-ci n’envisage-t-il pas « plutôt la société comme le pro-
duit des interactions sociales, les individus construisant des collectifs qui
durent le temps que les réseaux qui la produisent existent » (Calbérac, 2010,
p. 226). La communauté géographique d’aujourd’hui n’est pas une société
selon l’acception traditionnelle du terme. Elle doit être comprise comme un
ensemble de communautés interprétatives au sens de Stanley Fish, chacun
s’insérant dans le groupe capable de cautionner sa démarche. La certitude
scientifique s’évanouit dans la mesure où « toutes [les] méthodes mobili-
sées […] sont équivalentes : elles cherchent toutes à produire des discours
de véridiction » (Calbérac, 2010, p. 291).
La géographie du temps présent ne ressemble plus à celle des ancêtres-
fondateurs de la fin du XIXe siècle. Elle n’est plus bâtie autour « d’une commu-
nauté scientifique animée par des règles de fonctionnement partagées […] Si
le domaine des géographes semble évident aujourd’hui – il est à chercher du
côté de l’espace – il n’en va pas de même pour leurs méthodes et leurs objets,
très divers, et encore moins pour le langage » (Calbérac, 2010, p. 293-294).
Contrairement à ce que continuent à dire beaucoup de collègues, l’obser-
vation minutieuse des pratiques de la recherche géographique prouve ainsi,
pour Calbérac, que le terrain a perdu le rôle central qu’il tenait à l’origine.
Calbérac ouvre ainsi une perspective intéressante sur les communautés
scientifiques : il saisit les deux formes qu’elles prennent successivement ;
il interprète le schéma kuhnien du paradigme en termes de domination et
de relations inégales ; les communautés interprétatives qui s’imposent plus
tard résultent de la multiplicité des initiatives individuelles et des facilités
qu’offrent les moyens de communication modernes. Calbérac réintroduit
ainsi l’idée que le chercheur est un sujet, au sens philosophique du terme.

105
7 Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau
Il bâtit une image de la géographie comme agrégat de chercheurs – une
sociologie de la géographie. Mais il y a un double prix à payer pour arriver à
ce résultat : l’histoire des idées est effacée ; la recherche porte sur la recherche
et oublie les finalités de celle-ci – elle devient quelque peu nombriliste.
Nous avons analysé en détail la théorie de l’acteur-réseau et sa mise
en œuvre en géographie tant est fort l’attrait qu’elle exerce chez les jeunes
chercheurs. Les résultats qu’elle a jusqu’ici apportés sont intéressants, mais
ne nous paraissent pas révolutionner autant qu’on ne le soutient souvent la
pratique de la discipline et son interprétation épistémologique.

2.3 Épistémologie et ontologie :
un, deux ou trois niveaux pour les théories ?
Trois façons de combiner analyse épistémologique et réflexion onto-
logique se sont affirmées au cours des trente dernières années (Vander-
berghe, 2006) : celles qui exaltent la déconstruction et se réclament du
poststructuralisme, celles qui soulignent la signification du tournant
culturel, et celles qui mettent l’accent sur la théorie de l’acteur-réseau.
Au cours de la phase de refondation et de reconstruction qu’elles tra-
versent, les sciences sociales repensent l’appareil théorique qu’elles mobi-
lisent et s’interrogent sur leurs présupposés ontologiques : comment
doivent-elles concevoir le réel pour ne plus se contenter de décrire et d’expli-
quer ce qui est, mais pour dénoncer les malfaçons et les injustices de la vie
sociale ? Trois possibilités s’offrent :
1. L’idée centrale du réalisme critique (Bhaskar, 1978) est simple : le réel
est stratifié. Le chercheur est conditionné par l’environnement dans lequel
il vit, mais il est capable d’aller au-dessous de la surface des choses pour
mettre en évidence les niveaux cachés du monde.
La nature existe sur le plan ontologique, mais sur le plan épistémolo-
gique, elle est construite par les hommes. Une science critique du social est
ainsi possible : alors que la société nous paraît aller de soi comme une chose
naturelle, c’est une réalité que les hommes ont édifiée.
Ce premier type de théorie se montre critique, mais repose sur une
hypothèse que beaucoup refusent : celle qui réduit les individus étudiés
au rang de simples pions sur un échiquier auquel ils ne comprennent rien.
2. La deuxième ontologie sur laquelle reposent les épistémologies
récentes des sciences sociales ne présente que deux niveaux : celui des

106
Sociologie des sciences et théorie de l’acteur-réseau 7
situations analysées et celui des représentations ou des répertoires d’argu-
ments auxquels les protagonistes font appel. Il n’y a plus de structures
profondes à dévoiler.
Comme les approches critiques, celles qui s’attachent aux représen-
tations des acteurs et aux justifications qu’elles leur fournissent mettent
l’accent sur les problèmes de justice sociale, mais sans déshumaniser les
réalités analysées, sans réduire les individus à de simples automates. Ce
qu’elles expliquent moins bien, c’est l’existence du niveau culturel qu’im-
pliquent les justifications.
3. La troisième ontologie présupposée par les approches contemporaines
refuse la dualité entre ce qui est concrètement observé et le corps explicatif
imaginé pour les interpréter. Pour Bruno Latour, les sciences sociales ont
failli à leur projet. Pour classer l’ensemble des observations, on se conten-
tait, il y a un siècle et demi, de deux catégories : la société et la nature. Elles
ne suffisent plus à ordonner ce qui a trait à une réalité plus complexe. Une
nouvelle approche s’impose :
« Dans cette nouvelle façon de voir, on affirme que l’ordre social n’a rien
de spécifique ; qu’il n’existe aucune espèce de “dimension sociale”, aucun
“contexte social”, aucun domaine distinct de la réalité auquel on pour-
rait coller l’étiquette “social” ou “société” ; qu’aucune “force sociale” ne
s’offre pour “expliquer” les phénomènes résiduels dont d’autres domaines
ne peuvent rendre compte […] ; qu’il est absurde d’ajouter des “facteurs
sociaux” à d’autres disciplines scientifiques » (Latour, 2006, p. 12 ; édition
utilisée : La Découverte/poche, 2007).
La réalité se réduit donc à un niveau.

Peut-on hiérarchiser ces démarches ? Ontologiquement et épistémo-


logiquement, ce n’est pas possible. S’il n’y a plus de vérité absolue, c’est pour
des raisons éthiques que le chercheur opte pour l’une ou l’autre – on restitue
au chercheur son rôle de sujet, comme l’indique Calbérac, mais un sujet qui
ne s’affirme qu’en optant pour l’une ou l’autre forme de l’incertain.

107
Questionnements contemporains
8
Au-delà, ou en dehors, de la réflexion sur la nature du monde social et sur
les démarches mobilisées pour l’explorer, l’expliquer ou le comprendre, les
sciences sociales essaient de clarifier d’autres problèmes.

1. De la pluridisciplinarité à la métadisciplinarité


La géographie cherche à expliquer le monde, la nature, la société et
l’homme ; elle traite des connaissances et des pratiques qui permettent
de se repérer dans l’espace, de comprendre les milieux, de transformer la
nature, de modeler l’environnement et de modifier le fonctionnement et le
devenir des groupes sociaux. La discipline aborde les mêmes réalités que
d’autres approches scientifiques, l’histoire, la sociologie, l’économie, les
sciences politiques dans la sphère sociale – mais elle les envisage différem-
ment puisqu’elle se focalise sur leur dimension spatiale : elle envisage la
société dans son insertion dans le milieu, dans les rapports qu’elle tisse avec
l’environnement, dans le rôle des aménagements qu’elle y apporte et dans
l’impact de la dispersion ou de la concentration des hommes sur leur vie
collective.
À l’instar de la géographie, chaque discipline sociale explore ainsi ce que
l’exploitation de certains types de documents – et les points de vue qui y
sont associés – apprend sur la vie sociale : c’est ce qui assure sa spécificité.
Toutes sont en même temps amenées à s’interroger sur ce qu’est l’homme en
tant qu’être social, sur la manière dont il se construit, sur les relations qu’il
tisse avec ses congénères, sur les institutions qu’il crée et sur l’ordre qu’il
réussit à assurer.
Au-delà de la multiplicité des points de vue, il existe donc un corps de
connaissances de portée générale dont toutes les sciences de l’homme et
de la société ont besoin et qu’elles contribuent à édifier : elles comportent
un étage métadisciplinaire qu’il importe de développer ; il traite de l’homme
social, de la nature de la société, de la communication, de la mémoire,

109
8 Questionnements contemporains
du temps et de l’espace. Au-delà de la pluridisciplinarité dont on parle si
volontiers, c’est au développement des aspects métadisciplinaires des sciences
sociales que l’on assiste de nos jours.

2. Sciences de l’homme et sciences cognitives


Les chercheurs en sciences humaines ne sont pas indifférents au dévelop-
pement des sciences cognitives. La perception, le langage, le raisonnement,
l’action sont parmi leurs objets d’étude. Leurs avancées passent par des tra-
vaux en neurobiologie et portent sur les analogies entre le cerveau et l’ordi-
nateur, entre l’être humain, l’animal et le robot.
Les sciences cognitives abordent sous un jour nouveau un secteur dont
traitent aussi les sciences sociales :
« Les sciences cognitives […] s’intéressent […] à la “cognition” […], c’est-
à-dire [au] processus de connaissance, ce qui la rend possible […] et sa
relation avec l’action. [Pour ces sciences], les activités de l’esprit humain
sont des opérations ou des calculs (des “computations”) portant sur des
symboles (ou des “représentations”) réalisables matériellement » (Ogien,
2006, p. 1053).
Les sciences cognitives reposent sur l’idée qu’on ne peut comprendre ce
qui se passe dans le domaine humain sans s’interroger sur « l’architecture de
l’esprit humain et sa relation à l’action verbale et non verbale, individuelle
ou coordonnée » (ibid., p. 1054).
La cognition n’est pas un phénomène spécifiquement humain – les
ordinateurs sont susceptibles de mener des opérations du même type :
les sciences cognitives sont donc transversales et ne se limitent pas aux
recherches de psychologie expérimentale ; les travaux sur l’intelligence arti-
ficielle font également partie de leur domaine. Pour explorer celui-ci, elles
s’appuient aussi sur les neurosciences.
De ces recherches se dégagent quelques résultats importants, « l’idée
que l’esprit humain est composé de modules » (ibid., p. 1055) par exemple
(Fodor, 1986/1983). Beaucoup estiment que les sciences cognitives remettent
en cause certaines des hypothèses sur lesquelles ont longtemps reposé les
sciences sociales, celle en particulier selon laquelle il serait « possible de
faire une science de l’homme sans rien connaître de l’architecture interne
de l’esprit humain ou au moyen de quelques hypothèses psychologiques

110
Questionnements contemporains 8
ultra simplistes, comme le supposé égoïsme des agents rationnels » (ibid.,
p. 1055).
Les sciences cognitives peuvent contribuer au développement du champ
métadisciplinaire que nous venons de signaler : on comprend l’intérêt qu’elles
suscitent dans toutes les disciplines, la géographie en particulier.

3. Des sciences sociales pour un monde durable


Les sciences sociales d’hier prenaient modèle sur les sciences physiques ou
naturelles, mais leurs champs ne se recouvraient pas – à une exception près,
celle de la géographie, qui attachait autant de prix aux relations que les
hommes tissaient avec leur environnement qu’à celles qu’ils nouaient entre
eux. La situation a beaucoup évolué depuis les années 1970.
Les hommes ont en effet acquis une conscience plus nette des limites
de la planète. L’augmentation de la population accroît la pression sur les
ressources, conduit à une exploitation plus intensive des sols, à l’extension
des défrichements, à l’emploi de quantités croissantes d’engrais et de pesti-
cides. La mécanisation et l’informatisation impliquent des consommations
de plus en plus élevées d’énergie. On tire celle-ci du rayonnement solaire, de
la biomasse, des mouvements des masses d’air ou des masses d’eau, de com-
bustibles fossiles ou de l’atome. Des milliards de tonnes de carbone accu-
mulées depuis des millions d’années sous forme de charbon ou de pétrole
sont rejetées tous les ans dans l’atmosphère sous forme de gaz carbonique
ou de méthane. À cela s’ajoutent d’autres gaz et des microparticules. Les
écosystèmes ont de plus en plus de peine à recycler ces nouveaux intrants.
Cette évolution affecte les sciences sociales de deux manières. (i) Elle
invite les chercheurs à réévaluer leurs attitudes personnelles, à s’engager en
faveur de l’écologie et à s’interroger sur les raisons pour lesquelles beau-
coup de groupes humains refusent des adaptations pourtant indispen-
sables. (ii) Elle les conduit à imaginer de nouveaux concepts et de nouvelles
démarches pour appréhender des problèmes jusque-là négligés.
Les géographes sont aux premières loges : spécialistes des relations
que les hommes tissent avec leur environnement, on attend d’eux qu’ils
défrichent ces nouveaux domaines au profit de tous. En même temps que
les écologistes, ils apprennent à tirer de l’analyse des pyramides écologiques
une mesure de l’empreinte-carbone des groupes humains. Ils insistent sur

111
8 Questionnements contemporains
les risques ; ils sont persuadés de la sagesse du principe de précaution, mais
ne savent pas à partir de quel seuil il convient de l’invoquer.
Augustin Berque s’attache depuis quarante ans à repenser en termes
de sciences sociales les rapports que les groupes humains entretiennent
avec l’environnement (Berque, 2014a). Il élabore à cette fin une mésologie
cohérente. Les points de vue d’auteurs japonais comme Watsuji Tetsuro et
Nishida Kitaro l’ont aidé à comprendre la spécificité des attitudes occiden-
tales en ce domaine. Dans Poétique de la Terre (Berque, 2014b), il invite ainsi
à « recosmiser, à reconcrétiser et à réembrayer » pour redonner à l’homme
une juste place dans la nature.

4. Le tournant praxéologique des sciences sociales


Tout le monde est conscient du tournant culturel que vient de traverser la
géographie. Au sens de Thierry de Montbrial (Montbrial, 2002 ; 2006), la
praxéologie est une science de l’action pour formuler et réaliser des projets :
elle conduit à concevoir autrement les sciences sociales – on peut parler,
pour celles-ci, d’un tournant praxéologique. Au XIXe siècle et dans la première
moitié du XXe, les chercheurs de ces disciplines prenaient modèle sur les
sciences de la matière ou de la nature. Ces dernières expliquaient la situa-
tion à l’instant (t) par le jeu de forces présentes à l’instant (t – 1), ou, dans
le cas des mécanismes de rétroaction, par la mise en jeu quasi-instantanée
de mécanismes de rétroaction, à (t – ε). Dans ce contexte, et pour expliquer
les situations actuelles, les sciences sociales mettaient naturellement l’accent
sur le poids des héritages et le jeu des contraintes qui leur étaient imposées
de l’extérieur.
Un des traits essentiels des réalités sociales était négligé : l’état que revê-
tira la société à l’instant (t + 1) ne dépend pas seulement de l’état des forces
à l’instant (t). Il résulte de décisions prises par des acteurs dont les choix
sont dictés à la fois par leur analyse de la situation à l’instant (t) et par l’idée
qu’ils se font de ce qu’elle risque d’être et de ce qu’elle doit être dans le futur
(c’est-à-dire au temps t + 1). Au moment du choix, les images et idéologies
que l’on se fait du futur entrent en compte.
Le tournant praxéologique que connaissent aujourd’hui les sciences
sociales vient de là : le monde social (et la géographie par laquelle il se tra-
duit) résulte des décisions d’une pluralité d’acteurs. Au moment où ils les
préparent, chacun de ceux-ci aimerait disposer d’une information parfaite

112
Questionnements contemporains 8
sur la situation dans laquelle il se trouve, mais les moyens dont il dispose
pour l’acquérir sont limités – d’autant que nombre de ses partenaires lui
cachent leur jeu. Chacun prend à la fois en compte le tableau nécessai-
rement imparfait qu’il se fait de la situation, et l’image du futur auquel il
aspire.
Le monde tel qu’il est ne résulte pas de choix faits par un décideur
unique qui, à la manière de Dieu le Père, serait omniscient et tout-puissant.
Il est le produit d’une multitude de décisions prises par des acteurs impar-
faitement informés et dont les options sont à la fois guidées par les héri-
tages qu’ils ont reçus, les contraintes qu’ils subissent, les images du futur
qu’ils élaborent et les horizons d’attente qu’ils bricolent. Leur choix n’est
pas conditionné par le futur, mais il l’est par l’idée qu’ils s’en font. Dans le
domaine social, héritages et contraintes ont la particularité de peser sur les
choix à travers l’influence qu’ils exercent sur les imaginaires individuels et
collectifs. Le résultat de ce que chacun recherche ne dépend pas seulement
de lui : il résulte aussi de ce que visent les autres.
La praxéologie analyse donc ce que doit être l’action pour être aussi
proche que possible de ce que l’on souhaite compte tenu de ce que l’on
sait – ou que l’on suppose – des stratégies des autres. Pour être applicable,
la recherche sur le monde social doit prendre en compte cette dimension.
Le développement de la praxéologie conduit à la formation de
doublets : aux disciplines universitaires classiques se juxtaposent des
domaines appliqués qui prennent en compte les dimensions stratégiques
de l’action humaine. Cette évolution est en cours en géographie.
(i) On le voit dans le domaine politique : la géographie politique y est
complétée par la géopolitique (Claval, 2010). Pour expliquer le monde,
celle-ci recense les acteurs, analyse l’information dont ils disposent et
explore les représentations qu’ils ont reçues de leur milieu ou élaborées
par eux-mêmes. (ii) Il en va de même pour la géographie urbaine : « Pour
l’étude des villes et de l’urbanisme […], les formations professionnalisantes
se sont multipliées, soulignant que les débats entre recherche et action
sont en voie de dépassement » (Augustin et Dumas, 2015, p. 219-220).
(iii) La géographie des transports et de la communication est doublée par
une discipline nouvelle : la logistique. (iv) La géographie du tourisme est
complétée par une réflexion sur les interactions entre les rêves et les choix
des créateurs d’équipement, de leurs gestionnaires, des voyagistes et des
touristes eux-mêmes.

113
8 Questionnements contemporains
Dans la mesure où l’enseignement supérieur se doit de former les étu-
diants à l’action, la place qu’il fait à la praxéologie va croissant. Le succès des
formations aux affaires, au tourisme, à la logistique, vient de là.
Dans la mesure où les décideurs poursuivent des objectifs qui mêlent le
social, l’économique, le culturel et le politique, et où ils se soucient de leur
traduction spatiale, la perspective praxéologique ignore les frontières entre
les disciplines classiques. Elle emprunte aux unes et aux autres. L’organi-
sation de l’espace résulte à la fois des objectifs complexes des acteurs et
du poids de ceux-ci dans les réalisations. C’est pour cela que les mixtes,
les mélanges, les hybrides sont à la mode dans la recherche actuelle : celle-
ci analyse des réalités où plusieurs logiques sont simultanément à l’œuvre,
alors que les disciplines classiques se consacraient à une logique spécifique.
Par leur réflexion sur le rôle des autres mondes, des au-delà ou des
en-deçà dans le fonctionnement des sociétés, la géographie contribue de
manière originale au tournant praxéologique des sciences sociales.
Les problèmes actuels de la géographie sont tout autant liés au tour-
nant praxéologique des sciences sociales qu’au tournant culturel qui lui
est propre : quelle place lui revient-elle dans les domaines que constituent
l’urbanisme, l’aménagement du territoire, les études du transport et de la
logistique, la géopolitique, etc. ? Comment doit-elle se combiner à d’autres
enseignements ?

114
Conclusion

Cet ouvrage retrace l’évolution des principes qui ont guidé, et qui guident
encore, la recherche géographique. Esquissés dès la fin du XVIIIe siècle, pré-
cisés à la fin du XIXe, ils sont enrichis à partir des années 1950, puis mis en
doute et repensés après 1970. Au-delà de l’analyse des fondements épisté-
mologiques de la géographie, c’est un tableau synthétique de l’histoire de
celle-ci depuis deux siècles qui est ainsi présenté.
Deux niveaux de conclusions peuvent donc être dégagés de cet ouvrage.

1. La dialectique épistémologie-géographie


1. Quelques géographes français cherchent à moderniser la géographie dès
les années 1950, mais le plus grand nombre ne renonce aux orientations
prises au début du XXe siècle qu’en 1968 : l’approche régionale cesse d’être
prépondérante. Le virage demeure cependant limité : la géographie radicale
des collègues anglophones est longtemps ignorée. Le postmodernisme et
le postcolonialisme ne commencent à susciter des recherches que dans le
courant des années 1990 ; le retard des études sur le genre est tout aussi
considérable.
La situation change aux alentours de 2000 : un courant contestataire
s’installe. Les vieux réflexes disparaissent ; les jeunes collègues comprennent
que pour que leur démarche soit fertile, l’immersion dans le terrain ne
suffit plus. Ils s’attachent aux représentations et parlent de territoires. Ils
découvrent des domaines qu’ils n’osaient pas aborder. Leur intérêt pour
l’épistémologie s’affirme.
2. Le contexte dans lequel s’insère la réflexion sur le travail des géo-
graphes ne cesse d’évoluer : c’est pour rendre sensible ce point essentiel que
cet ouvrage est historique et souligne les rapports dialectiques entre ceux
qui font la science et ceux qui théorisent ses résultats.

115
Conclusion

La connaissance doit éclairer des réalités qui évoluent rapidement : la pla-


nète n’est plus la même et face à la fragilité de la nature, les hommes se sentent
de nouvelles obligations ; les progrès de la globalisation ruinent les vieilles
régions industrielles et font glisser le centre de gravité du monde vers l’Asie
orientale ou méridionale ; les fondements de la vie sociale vacillent, ce dont
témoignent l’affaiblissement des hiérarchies, la crise de l’État et l’incertitude
des identités ; les conditions d’élaboration du savoir ne sont plus les mêmes.
Pour beaucoup, les problèmes auxquels est confronté le monde actuel
ont une origine commune : l’aventure lancée il y a un demi-millénaire par
l’Occident et qui s’est traduite, d’une part, par l’ouverture de toutes les mers
du globe à l’échange, par le développement de l’impérialisme et par la glo-
balisation, et de l’autre, par l’essor de la pensée scientifique et par la maîtrise
de plus en plus poussée de l’environnement. La civilisation de progrès dans
laquelle nous avons vécue doit être repensée, car les certitudes sur lesquelles
elle reposait s’effritent.
3. À partir de 1970, c’est à la remise en cause des postulats communs
à la géographie classique et à la Nouvelle Géographie que l’on assiste. La
discipline n’a plus pour fin d’analyser la division de l’espace en ensembles
dessinés par les hommes à partir des données naturelles, ou d’arriver à
un aménagement rationnel de l’espace. Elle cherche à mieux comprendre
l’homme comme être spatial – c’est la dimension phénoménologique – et à
participer à la réalisation d’une société de justice – c’est le courant radical.
Les remises en cause vont plus loin à partir des années 1980. En com-
binant positions ontologiques et propositions épistémologiques, trois
approches émergent. (i) Les techniques de la déconstruction que mobilise le
post-structuralisme en font une science critique. (ii) En soulignant que les
forces en jeu dans le monde social revêtent toujours l’habit d’une civilisation
particulière, le tournant culturel de la discipline fait comprendre la multipli-
cité et bien souvent la complémentarité des approches géographiques. (iii)
En reprenant les procédures de l’anthropologie, la théorie de l’acteur-réseau,
la forme la plus connue de la sociologie des sciences, déploie la démarche
scientifique sur un seul niveau.
4. Doit-on placer sur le même plan ces trois démarches, ou convient-il
de les hiérarchiser ? Comme elle s’affirme comme critique, la géographie
post-structuraliste ne va-t-elle pas plus loin que les autres en dénonçant les
malfaçons du monde ? Ne donne-t-elle pas aux chercheurs des armes que les
autres lui refusent ?

116
Conclusion

La théorie de l’acteur-réseau est également bien placée : elle fracasse les


certitudes et invite en même temps le jeune chercheur à se plier aux disci-
plines rigoureuses indispensables à qui veut comprendre comment s’éta-
blissent les régimes de véridiction dans chaque domaine du savoir.
La voie moyenne manifeste plus de respect pour ceux qu’elle étudie car
elle prend au sérieux leurs pratiques et leurs représentations. Elle continue
à voir fondamentalement dans la géographie un savoir enrichissant, une
culture.

2. À l’arrière-plan : la géographie comme grand récit


Dans le grand mouvement des sociétés et de la connaissance, la géographie
est passée par plusieurs phases.
1. La discipline, qui commence à se structurer à l’époque des Lumières,
s’appuie sur un savoir technique progressivement développé depuis l’Anti-
quité grecque, (i) celui du repérage des points de la sphère terrestre par un
système de coordonnées débouchant sur l’élaboration d’images précises de
notre planète, les cartes. En ce sens, c’est une science du regard qui tire parti
des progrès de l’astronomie et de la géométrie projective. (ii) Dans le même
temps, la discipline répond à une curiosité pour la diversité de la planète
déjà présente chez Hécatée et Hérodote. Stimulée par les Grandes Décou-
vertes, les Lumières lui donnent une dimension philosophique : son propos
est de dégager la signification des visages multiples de la terre.
Appréhender scientifiquement la nature en respectant la chronologie
biblique était impossible. John Hutton et John Playfair font éclater ce cadre
étroit dès le début du XIXe siècle : cela conduit à la fois à l’épanouissement
de la géomorphologie et au développement de l’évolutionnisme. L’époque
est aux philosophies de l’histoire. Embrassant la totalité de la planète et de
son devenir, la géographie devient indispensable à quiconque désire éclairer
l’histoire de l’humanité. Élisée Reclus le fait dans l’esprit des Lumières en
mettant en avant le rôle de la coopération entre les hommes et entre les
espèces. S’inspirant de Darwin, Ratzel est sensible à la lutte pour la vie
que poursuivent tous les êtres. Plus proche de Lamarck, Vidal de la Blache
souligne la manière dont l’adaptation conduit les hommes à mettre au point
des genres de vie que fige ensuite la force de l’habitude. Tous estiment que
la discipline ainsi conçue fournira les bases d’une nouvelle culture. Tous

117
Conclusion

insistent sur la phase ultime de cette dynamique, celle qui voit l’Europe – et
son rejeton, les Etats-Unis – ouvrir le monde et le dominer. La géographie
classique éclaire ainsi les jeux de puissance dans un univers que la globali-
sation unifie déjà.
Pour Ratzel comme pour Vidal de la Blache, il conviendrait d’attacher
autant de prix à la circulation qu’à l’analyse des rapports entre les groupes
humains et leur environnement. Comme l’avancée qu’avait effectuée Vidal
en ce domaine n’a pas été comprise, c’est la Nouvelle Géographie qui se
charge après 1950, de mettre en œuvre cette partie négligée du programme
classique : en se focalisant sur le rôle de la distance – proximité ou éloi-
gnement –, elle montre comment la dynamique du développement est
génératrice de polarisations sociales (la division en classes) et spatiales
(l’opposition entre le centre et les périphéries) dans un monde où s’affirment
l’industrialisation et l’urbanisation.
2. Depuis le XVIIIe siècle, la géographie s’était attachée à l’analyse des
structures territoriales du monde. Cela lui valait une place importante dans
les systèmes éducatifs. Cela conduisait aussi de nombreux géographes à se
considérer comme des conseillers potentiels du prince, auquel ils propo-
saient un outil efficace pour bien gérer le pays, pour l’aménager et pour tirer
parti de sa position et de ses forces sur la scène internationale et mondiale.
Cette conception de la discipline est remise en cause à partir de 1970. Celle
qui commence alors à se dessiner est difficile à caractériser car la théorie des
révolutions scientifiques alors à la mode n’est pas faite pour les sciences de
l’homme et de la société.
Avec le recul, on comprend mieux la portée des transformations qui
débutent alors : sous l’influence de la phénoménologie et du courant huma-
niste, le point focal de la discipline se déplace. Celle-ci ne s’intéresse plus
exclusivement à ce qu’apporte le regard du géographe rendu pénétrant par
les méthodes d’enquête et de cartographie qu’il maîtrise. Elle s’attache à la
manière dont les gens vivent et pensent les lieux où ils résident et les territoires
où ils s’investissent. La géographie radicale souligne dans le même temps le
caractère socialement conservateur de la géographie jusque-là pratiquée.
L’emploi des deux grandes familles d’interprétations alors mobilisées
pour assurer la cohérence de la démarche des géographes, soulève des dif-
ficultés : le marxisme n’a jusqu’alors fait que peu de place à l’espace ; le
structuralisme explique les systèmes statiques, mais ne rend pas compte
des situations dynamiques. À la fin des années 1970 et au début des années

118
Conclusion

1980, la réflexion fusionne ces deux démarches en un tout plus satisfaisant :


la théorie de la structuration. En combinant des théories à plusieurs échelles,
(i) marxiste pour les changements profonds d’échelle globale, (ii) inspirée de
l’économie libérale aux échelles inférieures de temps et d’espace, elle pro-
pose une approche intéressante, mais qui ne transforme pas la géographie
en une science critique.
3. L’épisode suivant est de nature différente. Les épistémologies de la
déconstruction remettent en cause les fondements du rationalisme et de
la démarche scientifique tels qu’ils avaient achevé de se mettre en place à
l’époque des Lumières. En devenant critique, la recherche s’attache davan-
tage à déconstruire les grands récits élaborés depuis deux siècles et les
systèmes d’interprétation qui les accompagnent qu’à élargir le champ du
connu. Le courant post-colonialiste souligne les compromissions de la dis-
cipline avec l’impérialisme et les conséquences actuelles de ces formes de
domination. Le postmodernisme rompt avec la primauté de l’histoire sur
laquelle reposait la modernité et donne à l’espace un rôle qu’il n’avait jamais
tenu dans les sciences de l’homme. Les géographies du genre sapent la plus
vieille des inégalités et des injustices qui ont accompagné l’histoire de l’hu-
manité : celle entre les hommes et les femmes.
Pour la géographie critique, le parcours est terminé : la géographie a cessé
d’être une discipline arrogante et trop proche du pouvoir. Elle contribue à
donner aux sociétés d’aujourd’hui des bases plus justes et fait découvrir le
sens véritable de la diversité terrestre, celui d’une multiplicité constitutive
et enrichissante.
Dans cette perspective, la géographie aurait accompagné l’aventure occi-
dentale dans sa double trajectoire : celle de l’affirmation de la raison (la
modernité) et celle de la globalisation. Avec la fin de l’aventure occidentale,
elle renoncerait au rôle de compagne du pouvoir qu’elle assumait depuis
longtemps pour s’attacher à ce que les hommes peuvent vraiment attendre
de la terre. Elle cesserait d’être un outil à la disposition des puissants pour
servir l’ensemble de l’humanité. Cette perspective va de pair avec l’idée que
l’histoire est, en un certain sens, terminée : la science critique est adaptée
à une humanité unifiée par la globalisation et qu’il conviendrait de débar-
rasser des inégalités et injustices de toute sorte qui ont accompagné son
développement.
Certains refusent cette interprétation. Pour eux, la connaissance ne
deviendra jamais définitivement critique : elle ne peut l’être que relativement

119
Conclusion

à un système qu’elle saisit à partir de perspectives nouvelles. Une fois que


celles-ci se sont imposées, son angle d’attaque s’émousse : le travail est à
refaire. L’idée que la mondialisation a permis d’universaliser le champ d’ap-
plication de la raison est critiquable. Depuis la Renaissance, la rationalisa-
tion du monde a marché de pair avec la globalisation ; en déconstruisant la
raison, la postmodernité sape le dynamisme des pays occidentaux et sou-
ligne que d’autres forces sont en compétition dans le monde actuel.
4. Le tournant culturel offre une autre lecture de l’évolution contempo-
raine : pour celle-ci, la géographie n’est plus la même parce qu’elle s’inté-
resse désormais à la complexité de l’homme et à la pluralité des cultures
dont il s’est doté. Comme les épistémologies critiques, le tournant culturel
rend compte de l’attention accrue accordée aux individus, à leur environne-
ment culturel et au cadre spatial dans lequel s’inscrivent leurs expériences
et s’élaborent leurs identités. Il en diffère sur des points essentiels : résultant
d’un changement de perspective, il n’est pas définitif et ne suppose pas la
fin de l’histoire ; il laisse la place, pour le futur, à d’autres développements
critiques.
Cette interprétation du devenir de la géographie nous paraît plus en
accord avec un monde qui devient multipolaire et dans lequel de nouveaux
impérialismes se font jour. Ce n’est pas en demandant aux géographes de
démobiliser une partie de leur intelligence et de leur acuité visuelle que l’on
empêchera les hommes de mobiliser toutes leurs capacités intellectuelles, y
compris la ruse, pour développer leur puissance…
5. Deux lectures de l’évolution contemporaine des méthodes – et des
fins – de la géographie nous semblent ainsi possibles : la première rompt
avec ce que la discipline avait apporté depuis deux siècles, en fait la critique
et invite à participer à la construction d’un monde enfin irénique. La seconde
voit dans les transformations qu’a connues la discipline depuis 1970 un
changement de perspective qui l’ouvre à de nouvelles préoccupations, mais
la laisse attentive au mouvement de l’histoire et aux rêves de puissance de
ceux qui la font.
Les partisans de la science critique arguent du fait que le tournant
culturel a une dimension critique – spécialement dans la forme queer qu’il
prend depuis une vingtaine d’années. Ils ne répondent pas à la critique qui
leur est adressée : celle de bâtir une discipline qui s’attache moins au monde
de tension que nous connaissons qu’à l’utopie d’une société unifiée dans un
multiculturalisme de surface.

120
Conclusion

3. Le mot de la fin


Deux familles de conclusions se dégagent donc de ce texte. Du point de vue
purement épistémologique, trois conceptions du vrai ou du véridique sont
aujourd’hui en compétition : (i) l’ontologie à trois niveaux de l’approche
critique, (ii) celle à deux étages de l’approche culturelle et (iii) celle à un
seul plan de la théorie de l’acteur-réseau. Dans l’optique des grands récits
disciplinaires, les rapports des géographes au monde ont revêtu, au cours
de l’histoire, un triple visage : (i) celui d’une discipline du regard proche du
pouvoir avec lequel elle se compromet souvent, (ii) celui d’une discipline cri-
tique et donc purifiée, mais qui traite d’un monde déjà profondément unifié
et qui ne doit être corrigé que des injustices qu’il abrite encore, et (iii) celui
d’un devenir envisagé sous un autre angle, mais où la réalité continue à être
tissée d’injustice et d’irrationnalité.
La mode est à l’option critique et à son corollaire, l’engagement politique
du géographe. Nous lui préférons l’option culturelle qui nous paraît mieux
tirer parti des acquis de la discipline tout en se montrant plus vigilante à
l’égard de l’actualité. À l’engagement militant, elle préfère le recul qui saisit
l’actualité dans une perspective longue et en tire des leçons. C’est le point de
vue qu’avait adopté Denis Cosgrove :
« Mais pour moi la géographie n’est pas nécessairement juste ce qui
concerne le besoin de changer le monde ou d’être radical (bien que j’aie eu
plus de sympathie pour cette position dans le passé) – elle est tout autant
concernée par ce qui nous change ou change nos idées, et par ce qui nous
fait citoyen du monde » (Cosgrove, 2006, p. 82).

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