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VILLES DU SUD

VILLES DU SUD
Dynamiques, diversités et enjeux
démographiques et sociaux

Sous la direction de :

Mouftaou AMADOU SANNI, Pierre KLISSOU,


Richard MARCOUX et Dominique TABUTIN
Copyright © 2009 Éditions des archives contemporaines et en partenariat avec
l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF).

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Les textes publiés dans ce volume n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Pour
faciliter la lecture, la mise en pages a été harmonisée, mais la spécificité de chacun, dans le
système des titres, le choix de transcriptions et des abréviations, l’emploi de majuscules, la
présentation des références bibliographiques… a été le plus souvent conservée.
Avant-propos

La diffusion de l’information scientifique et technique est un facteur essentiel du


développement. Aussi, dès 1988, l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF),
mandatée par les Sommets francophones pour produire et diffuser livres, revues et
cédéroms scientifiques, a créé une collection d’ouvrages scientifiques en langue française.
Lieu d’expression de la communauté scientifique de langue française, elle vise à instaurer
une collaboration entre enseignants et chercheurs francophones en publiant des ouvrages,
coédités avec des éditeurs francophones, et largement diffusés dans les pays du Sud grâce à
une politique tarifaire adaptée.

La collection se décline en différentes séries :

– Manuels : mis à jour régulièrement, ils suivent l’étudiant tout au long de son cursus en
incluant les plus récents acquis de la recherche. Cette série didactique est le cœur de la
collection et porte sur des domaines d’études intéressant l’ensemble de la communauté
scientifique francophone tout en répondant aux besoins particuliers des pays du Sud ;

– Savoirs francophones : cette série accueille les travaux individuels ou collectifs, des
chercheurs du Nord et du Sud, impliqués dans les différents réseaux thématiques.

– Savoir plus universités : cette série se compose d’ouvrages de synthèse qui font un point
précis sur des sujets scientifiques d’actualité ;

– Actualité scientifique : dans cette série sont publiés les actes de colloques et de journées
scientifiques organisés par les réseaux thématiques de recherche de l’AUF ;

– Prospectives francophones : s’inscrivent dans cette série des ouvrages de réflexion donnant
l’éclairage de la Francophonie sur les grandes questions contemporaines ;

– Dictionnaires : ouvrages de référence sur la marché éditorial francophone.

La collection de l’Agence universitaire de la Francophonie, en proposant une approche


plurielle et singulière de la science, adaptée aux réalités multiples de la Francophonie,
contribue à promouvoir la recherche dans l’espace francophone et le plurilinguisme dans la
recherche internationale.

Bernard CERQUIGLINI
Recteur de l’Agence universitaire de la Francophonie
SOMMAIRE

INTRODUCTION ............................................................................................................................. 9
La ville dans l’étude des transitions sociodémographiques :
théories, définitions et tendances en Afrique
par Mouaftaou Amadou SANNI, Pierre KLISSOU, Richard MARCOUX et Dominique TABUTIN

PARTIE 1 : FAMILLE, FECONDITÉ ET SEXUALITÉ

La ville africaine, un creuset des nouvelles dynamiques familiales ? .................................................. 23


Par Thérèse LOCOH

Fécondité et urbanisation en Côte d’Ivoire : existe-t-il une transition urbaine de la fécondité ? ......... 41
Par Édouard TALNAN et Patrice VIMARD

Rio de Janeiro, Porto Alegre, Salvador de Bahia : trois contextes urbains des rapports entre genre et
sexualité au Brésil ............................................................................................................................... 59
par Michel BOZON

Entrée en sexualité et avortement dans les villes du Sud .................................................................... 77


par Agnès GUILLAUME

PARTIE 2 : TRAVAIL ET ÉMANCIPATION RÉSIDENTIELLE

Comment les femmes concilient-elles mariage et travail à Dakar et à Lomé ? ................................... 103
par Agnès ADJAMAGBO, Philippe ANTOINE, Donation BÉGUYet Fatou Binetout DIAL

Entre scolarisation et travail des enfants, une difficile équation pour la survie des ménages togolais.........125
par Vissého ADJIWANOU

Les employés domestiques à Cotonou : Profils et défis sociodémographiques .................................... 141


par Étienne F. KOUTON, Mouftaou Amadou SANNI et Alphonse AFFO

L’émancipation résidentielle des jeunes : une analyse de l’expérience des hommes de trois générations
à Dakar .............................................................................................................................................. 163
par Alioune DIAGNE
8 Villes du Sud

PARTIE 3 : MIGRATION, MOBILITÉ INTRA-URBAINE


ET DIVERSITÉ DES ITINÉRAIRES

Émigration urbaine, pauvreté et ajustement structurel au Burkina Faso. Une étude longitudinale
(1980-1999) ....................................................................................................................................... 181
par Cris BEAUCHEMIN

Citadins en mouvements : migrations et mobilités dans la région du Grand Accra (Ghana) .... 203
par Monique BERTRAND

Dynamiques d'insertion résidentielle des migrants à la périphérie de Yaoundé et conséquences


sociodémographiques ......................................................................................................................... 223
par Honoré MIMCHE

Rejoindre le domicile conjugal en milieu urbain : implications sur la formation des unions et la vie de
couple au Sénégal .............................................................................................................................. 247
par Nathalie MONDAIN

Diversité des itinéraires résidentiels des femmes dakaroises après leur divorce ................................ 273
par Fatou Binetou DIAL

PARTIE 4 : DEVENIR DES ENFANTS ET SANTÉ

Pauvreté et inégalités d’accès à l’éducation dans les villes d’Afrique subsaharienne : enseignements
des Enquêtes démographiques et de santé .......................................................................................... 291
par Jean-François KOBIANÉ

Trajectoires des jeunes de Rio de Janeiro. Diversités et enjeux sociaux ? .......................................... 311
Par C. PEIXOTO, J.C. FERREIRA, M. LEAL, A. LIMA, I. MARTINS, M. M. MENDES,
E.RIBEIRO, K. SANTOS et P. G. TAVARES

Iniquités dans l'accès à l'eau et enjeux socio-sanitaires à Ouagadougou, Burkina Faso ................... 327
par Stéphanie DOS SANTOS

Inégalités sociales, résidentielles et accès aux savoirs et soins liés au paludisme infantile chez les
migrants à Mbour (Sénégal).............................................................................................................. 345
par Sylvain Landry FAYE et Richard LALOU

Liste des auteurs ................................................................................................................................ 367


INTRODUCTION

LA VILLE DANS L’ÉTUDE DES TRANSITIONS


SOCIODÉMOGRAPHIQUES : THÉORIES,
DÉFINITIONS ET TENDANCES EN AFRIQUE

Dominique TABUTIN, Pierre KLISSOU,


Mouftaou Amadaou SANNI et Richard MARCOUX1

La ville dans les théories de la transition ou de la modernité


Comment les principaux théoriciens des sciences sociales ont-ils abordé la ville ? Un retour
historique s’impose tout d’abord avant d’examiner rapidement les approches théoriques
dominantes les plus récentes. Chez les précurseurs européens de la démographie des XVIIIe et
XIXe siècles, la ville est perçue de façon relativement négative : insalubrité de l’environnement,
densification excessive, pollutions diverses, lieu de luxure et de débauche, illégitimité et
sevrage précoce des enfants, surmortalité par rapport au monde rural. On ne la voit guère à
l’époque comme source de progrès social et sanitaire. S’inscrivant dans les courants de
pensée qui s’inspirent des physiocrates, Jean-Jacques Rousseau ira jusqu’à écrire, en 1762,
dans Émile ou de l’Éducation, « Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine. Au bout de
quelques générations, les races périssent ou dégénèrent ».
Dans la même ligne, Thomas Malthus, dans son fameux essai de 1798, classe la ville comme
« l’une des causes de la misère et du vice » et il appelle de ses vœux une société virgilienne,
essentiellement rurale, où règnent la sobriété, la frugalité, l’hygiène (Malthus, 1798). Tout au
long du XIXe siècle, celui de l’industrialisation et de l’urbanisation en Europe (croissance des
villes existantes, émergence de villes nouvelles, émigrations des campagnes), celui aussi de la
prolétarisation et de la paupérisation de larges couches de la population, nombre d’auteurs
(économistes, sociologues, statisticiens ou démographes) se pencheront sur les inégalités
sociales, sur les différences démographiques entre monde urbain et monde rural. Et la ville
est souvent « coupable ».
Karl Marx ne fera pas référence à la démographie urbaine, et fort peu même à la ville,
privilégiant la notion de temps à celle d’espace. Avec son collègue Engels, ils souligneront
simplement que la séparation entre ville et campagne est la forme première de division du

1 Ce texte reprend en partie les idées présentées dans les exposés des quatre auteurs lors de la séance

d’ouverture des VIes Journées scientifiques du réseau « Démographie » de l’AUF (Cotonou, Bénin),
novembre 2005). Soulignons que cette conférence internationale a bénéficié des soutiens financiers de
l’Agence universitaire de la Francophonie et du Fonds des Nations unies pour la Population (UNFPA).
10 Villes du Sud

travail, ou encore que la ville est l’espace privilégié de concentration des moyens de
production, du capital, des plaisirs et des besoins, tandis qu’à l’opposé la campagne
correspond à l’isolement et l’éparpillement. C’est la ville qui amène la structure des classes et
aliène l’homme dans son travail comme dans les besoins qu’elle crée (Marx et Engels, 1885).
La description des quartiers ouvriers que l’on retrouve dans certains textes d’Engels rejoint
parfaitement cette vision très négative de la ville. La ville devient clairement ainsi une
broyeuse d’hommes et les travaux de démographie historique plus récents concernant la
mortalité viendront en quelque sorte valider cette image.
Par ailleurs, à notre grande surprise, Adolphe Quetelet, pourtant très prolixe et touchant à
tout, ne fera point de la ville ou de la distinction villes/campagne une variable primordiale
dans ses études sur la fécondité, la mortalité ou la nuptialité. Comme variables essentielles, il
prend le sexe, les périodes, le climat, les saisons, la « moralité », le « degré d’aisance », mais
point le milieu d’habitat.
Mais peu à peu la vision change et on en arrive à une vue plus mitigée du rôle social et
économique de la ville. Chez Arsène Dumont par exemple, célèbre sociologue français de la
seconde moitié du XIXe siècle, le milieu d’habitat, les relations villes-campagne, les migrations
vont prendre une toute autre dimension. Il est inquiet (comme bien d’autres à l’époque) de la
dénatalité de la France, qu’il cherchera à expliquer en menant un grand nombre d’enquêtes
démo-ethnographiques dans diverses régions françaises et même à l’étranger (Dumont,
1890). Il en sortira sa fameuse théorie de la capillarité sociale, la première grande théorie de
fécondité, dans laquelle apparaît clairement le rôle de la ville et des migrations. C’est
l’ambition pour soi et parfois pour ses enfants, le désir d’ascension sociale, mais aussi « l’idéal
urbain », l’idéal de la « vie oisive du bourgeois », l’idéal de « vie calme » et de « repos », la
montée de « l’individualisme », l’effet d’imitation de la classe sociale supérieure qui
conduisent les ménages à « limiter volontairement le nombre de leurs enfants ». La ville,
notamment la grande ville, apparaît chez lui comme le point d’aboutissement de la
modernité (dont il ne partage pas tous « les bienfaits », nous semble-t-il), en tout cas comme
une référence constante : elle est le lieu où la religion recule, l’éducation et le niveau de vie
s’élèvent, l’individualisme se répand… où donc l’effet de capillarité joue le plus facilement.
Mais en définitive, peu d’auteurs jusqu’aux années cinquante, y compris les plus célèbres, tel
Adolphe Landry dans les années trente et Alfred Sauvy dans les années cinquante, isolent
explicitement le rôle de la ville comme facteur primordial du changement
sociodémographique ou comme vecteur de diffusion de nouveaux comportements. Il va en
être tout autrement dans les théories de la modernisation et de la transition démographique, venues
du monde anglo-saxon dans les années cinquante et soixante. L’urbanisation, et son corollaire
l’industrialisation, y apparaissent clairement comme les éléments-clés, voire comme les
moteurs du changement : la ville crée les conditions nécessaires au « décollage », au
« progrès », au « développement », voire à « la civilisation », en rassemblant l’élite, en
changeant les mentalités et les modes de vie des individus, en créant une nouvelle culture.
Sans la ville, point de modernité. C’est la civilisation urbaine et industrielle qui conduit à une
transformation progressive des systèmes de valeurs et des comportements des classes
sociales et des familles.
Cette position radicale sera peu à peu remise en cause, en tout cas adoucie au vu notamment
de ce qui se passe dans les pays en développement ou ce qui s’est passé dans l’histoire
européenne, où les transitions démographiques nationales et régionales ont démarré et se
sont poursuivies dans une extrême diversité de situations sociales et économiques. Pour
Introduction 11

«expliquer » l’inexplicable avec le modèle classique de la transition, on en arrive, dans les


années soixante-dix et quatre-vingt, à des approches plus culturelles et diffusionnistes. En
simplifiant, on inverse en quelque sorte le processus causal : ce n’est plus la modernisation
socio-économique, mais la modernisation culturelle (laïcisation, individualisme croissant,
occidentalisation du monde) qui provoque une évolution irréversible des valeurs et un
changement radical des mentalités, conduisant dès lors à un désir de descendance plus
restreinte, à une évolution de l’âge au mariage ou des structures traditionnelles de la famille.
Pour une majorité d’auteurs, cette diffusion des nouvelles valeurs, des nouvelles idées et des
technologies afférentes (comme la contraception par exemple) se fait d’une région à une autre
(du Nord vers le Sud), d’un groupe social à un autre (des « élites » aux classes moyennes et
aux ouvriers par exemple), d’un milieu d’habitat à un autre (des villes vers les campagnes).
Le milieu d’habitat est là dans les travaux les plus récents de Ron Lesthaeghe par exemple, un
des meilleurs théoriciens des changements de la famille et de la fécondité, en tant que
déterminant des modes de production économique et culturelle. Pour lui comme pour bien
d’autres, l’éducation et la ville ensemble favorisent l’érosion des systèmes anciens de contrôle
social, le recul du système gérontocratique, l’émergence de nouvelles cultures, la montée de
la laïcisation et de l’individualisme, selon des rythmes et des modalités qui dépendent de
l’organisation sociopolitique de chaque société (Lesthaeghe, 1988). Les migrations entre
campagnes et villes sont vues comme une cause potentielle de l’affaiblissement des pouvoirs
traditionnels de la parentèle et du village, et donc comme un facteur favorable aux
changements familiaux et reproductifs. La ville favorise le travail non familial, le salariat,
l’activité féminine et de nouveaux rapports de genre.
Dans les approches matérialistes, interprétant les changements démo-graphiques dans le
contexte de la transition au capitalisme, la ville et la migration sont les deux grands pivots, la
ville en tant que pôle privilégié du capitalisme et source de nouveaux types d’emplois, de
besoins et de problèmes, la migration en tant que processus d’adaptation ou de réponse à la
pauvreté rurale. C’est en ville essentiellement qu’émergent de nouvelles classes sociales,
salariées, avec une séparation progressive des fonctions de production et de reproduction.
C’est dans ces nouvelles classes sociales que la valeur productive des enfants recule, que
l’éducation devient l’outil de la promotion sociale et la santé un impératif.
Finalement, mais plus ou moins explicitement ou clairement, toutes les grandes théories
récentes du changement démographique, que nous n’avons fait ici que survoler, accordent à
la ville un rôle-clé dans les processus, soit comme vecteur de diffusion culturelle, soit comme
vecteur d’adaptation aux contraintes économiques (comme le coût de l’enfant par exemple).

Mais au fait, qu’est-ce qu'une ville ?


Conceptuellement, on ne peut définir convenablement la ville sans le détour par la définition
de l’urbanisation. Processus inhérent au développement social et économique d’une localité,
d’un pays ou d’une région, l’urbanisation est une phase de transition d’une société véritablement
rurale (équipements et modes de vie traditionnels ou homogènes) à une société urbaine
(moderne ou hétérogène). Il consiste en la cohabitation sur un même espace d’une diversité de
modèles culturels, d’activités économiques, de comportements sociodémographiques et en la
construction d’espaces artificiels nouveaux et diversifiés tels que les terrains de sport, les
marchés, les jardins publics, les habitations modernes (logements et services)… appelés
respectivement des espaces urbains élémentaires.
12 Villes du Sud

L’approche économique estime que l’urbanisation va de pair avec l’industrialisation. Celle-ci


favorise le développement des pôles d’attraction de population en quête du travail et des
grandes agglomérations avec ses grands ensembles d’habitations modernes. Les critères
économiques s’attardent ainsi sur la division du travail et la spécialisation économique de la
localité. La proportion des habitants qui ne travaillent pas dans l’agriculture est
particulièrement privilégiée. Pourtant, plusieurs localités préindustrielles ont connu des
changements urbains remarquables sans qu’il y ait une activité industrielle importante (ou
dominante). En particulier, l’urbanisation des régions et pays en développement, et
notamment en Afrique, est peu corrélée avec le développement industriel ; elle a été importée
par la colonisation. Ce critère économique ne semble donc pas généralisable dans la
définition de l’urbanisation.
Les critères administratifs classent comme urbaine les localités où siègent des représentants
de l’État central ou de l’État local, sans égard à la population de la localité (Weiss-Altaner,
1992). Les critères urbanistiques insistent sur la présence dans la localité d’équipements
modernes : égouts, eau potable, éclairage électrique, hôpital, poste de police, école, transport
en commun, etc. En termes politiques, les localités urbaines sont des concentrateurs de
populations, de richesses, de revenus et d’influences. Elles sont le siège des élites sociales. Ces
critères sont combinés par les historiens de la ville. Les critères de taille et de densité
démographiques, d’étendue géographique, de durabilité dans le temps et de spécialisation
économique dans les activités non agricoles se joignent à la présence de structures politiques
centralisées et au rayonnement géographique de leur influence pour guider la classification
des localités urbaines néolithiques (Huot, 1970). Le critère de population apparaît enfin dans
ces deux dernières approches ; il fonde l’approche démographique du phénomène.
La conception démographique définit l’urbanisation comme un processus de concentration
géographique des habitants par la multiplication des centres d’attraction (centres urbains ou
agglomérations) et par la croissance démographique de chacun de ces centres (Davis, 1969 ;
Tisdale, 1942)2. La somme de ces centres urbains élémentaires ou agglomérations forment la
ville. La ville est donc l’horizon (ou l’étape ultime) de tout processus d’urbanisation,
processus étroitement lié à certains facteurs qui déterminent la fonction (ou le type) de ville3.
En tant que finalité du processus d’urbanisation, la ville, n’a pas eu de définition unique dans
la littérature et à travers le temps. Sa définition est multidimensionnelle et celle retenue par
chaque auteur dépend de ses objectifs et de la dimension privilégiée. Des critères
administratifs, démographiques, urbanistiques et économiques se combinent pour donner
une grande variété de définitions nationales de la ville. Toutefois, l’on s'accorde à considérer
que la ville se distingue de la campagne par le caractère « aggloméré » de sa population.
Mais, à partir de quelle taille de population une "agglomération" mérite-t-elle le qualificatif de
ville ?

2 Cette approche prend en compte à la fois la dimension démographique et spatiale du phénomène

d’urbanisation. Ces deux dimensions permettent d’indiquer l’importance du changement intervenu


dans le degré d’urbanisation au cours d’une période donnée et dans un territoire donné. Elle permet de
déterminer le rythme d’évolution du processus d’urbanisation, notamment de quantifier le phénomène
et de mesurer ses tendances aussi bien dans le temps que dans l’espace.
3On distingue des villes administratives qui sont aujourd’hui, pour la plupart, les capitales politiques
des nations en développement. Avant la colonisation, on ne pouvait distinguer que des villes
historiques, agraires et/ou commerciales.
Introduction 13

En terme quantitatif, les démographes utilisent un plancher de population ou de densité


démographique pour distinguer les villes des autres localités. La définition de ville employée
par les institutions nationales de statistiques varie dans le temps et dans l’espace. Certains
pays placent le niveau à 1 000 habitants ou à 1 500 (cas de l’Irlande), à 2 000 ou 2 500 comme
en France, à 5 000 comme au Ghana, ou plus de 5 000 ailleurs. Davis (1969) base ses
comparaisons internationales sur un seuil de 20 000 habitants afin de capter les localités
classées comme villes dans les pays étudiés.
Le phénomène d’urbanisation ou de la ville est ancien, notamment en Afrique (Coquery,
1988), il a une longue histoire, s’inscrivant dans un processus de longue durée, qui est
quasiment terminé dans les pays du Nord, mais non achevé dans les régions du Sud. C’est un
processus qui s’est considérablement accéléré depuis les années soixante, même s’il apparaît
ici ou là depuis une quinzaine d’années des ralentissements de la croissance urbaine. Bien
qu’universel, c’est un processus historiquement diversifié dans le monde, tant dans ses
rythmes que dans ses modalités, excluant dès lors, toute causalité simpliste, toute stratégie
d’action globalisante. C’est enfin pour plusieurs pays un processus pratiquement
incontrôlable. Nulle part les politiques (souvent timides) de développement rural ou de
contrôle autoritaire des migrations (comme en Chine ou au Vietnam) n’ont réussi à
véritablement freiner la croissance des villes. On estime que les trois quarts de la croissance
démographique de la planète se feront en ville, et dans les villes du Sud, au cours des vingt
prochaines années. Il en résulte une croissance extraordinaire des villes de cette région et de
leurs populations.
Cette croissance rapide des villes du Sud pose des problèmes de déséquilibre dont la
résolution est difficile à court terme. L’effet collatéral le plus visible de cette croissance, la
pauvreté, n’est pas un produit logique de l’urbanisation ou de la ville elle-même ; il résulte
d’une inadéquation de la planification urbaine du développement. En conséquence,
l’urbanisation et la multiplication des grandes villes qui en découle, doivent occuper
aujourd’hui une place centrale dans les débats sur les rapports entre population et
développement. C’est pourquoi ce thème suscite de plus en plus d’intérêt à cause de ses
conséquences non seulement sur le peuplement, mais aussi sur la vie économique et
socioculturelle des populations urbaines. C’est cela également qui justifie le thème retenu
pour les sixièmes journées du réseau « Démographie » de l’Agence universitaire de la
Francophonie, Villes du Sud : dynamiques, diversités et enjeux démographiques et sociaux, et dont
le présent ouvrage fait état.

Tendances et niveaux de l’urbanisation


Le niveau de l’urbanisation d’un pays ou d’une région mesure la proportion de la population
de ce pays ou de cette région qui habite les centres urbains. Simple à calculer, l’indicateur
requiert des informations obtenues à partir d’un recensement. L’appréciation du degré
d’urbanisation à l’aide de ces indicateurs reste subjective, car il subsiste encore de
nombreuses lacunes dans le recueil des données à cet effet. Les limites administratives
varient énormément d’une opération démographique à l’autre, la cartographie des quartiers
spontanés est rarement mise à jour, entraînant des risques de sous-évaluation des effectifs de
population. En conséquence, les données sont généralement des estimations dont il faut tenir
14 Villes du Sud

compte dans l’interprétation des tableaux4. Toutefois, ces données permettent d’avoir une
idée des niveaux et d’apprécier les tendances.

L’urbanisation dans le monde


Actuellement, selon les perspectives des Nations unies (United Nations, 2008) un habitant de
la planète sur deux vit en ville. En 1950, moins d’un tiers seulement de la population
mondiale était urbaine ; soit 734 millions de citadins pour environ 1,8 milliard de ruraux.
Cette population urbaine était surtout concentrée dans les pays développés au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, la structure démographique urbaine a bien
changé ; l’urbanisation concerne au premier chef les pays en développement. En 2007, sur les
3,3 milliards de citadins, 2,3 milliards soit plus de 72 % vivaient dans les pays en
développement. L’urbanisation rapide est devenue donc une caractéristique des pays du Sud.
Aujourd’hui, 44 % de la population des pays en développement réside dans les villes contre
seulement 18 % en 1950. De nos jours, plus de 40 % de la population du continent asiatique
vit en ville ; on relève la même proportion en Afrique (39 %) ; l’Amérique latine, quant à elle,
est plus urbanisée que l’Europe avec respectivement 78 % et 72 % de citadins (United
Nations, 2008).
Les plus récentes estimations de la population urbaine dans le monde (United Nations, 2008)
indiquent que le processus d’urbanisation des pays d’Europe et d’Amérique du Nord s’est
relativement stabilisé avec environ 75 % à 80 % de la population totale vivant dans les villes.
L’Amérique latine et les Caraïbes, qui étaient urbanisées à 50 % en 1960, le sont maintenant à
78 %. Bien que le continent africain soit relativement rural, avec moins de 40 % de sa
population en zone urbaine en 2007 et un taux annuel de croissance démographique de la
population urbaine de 3,4 % (2000-2005), il est le continent qui aura connu le taux
d’accroissement urbain annuel le plus rapide tout au long de la première moitié du XXIe siècle,
comme le montre le tableau 1. Ce processus de densification et de concentration de plus en
plus important des populations dans des villes, se fait – et s’est fait – dans des contextes
sociaux et économiques fort diversifiés d’une période à une autre, d’une région ou d’un pays
à un autre (Tabutin, 2000 ; p. 2).

TABLEAU 1

Taux d’accroissement annuel de la population urbaine (%)


par grande région du monde. 1950-1955, 2000-2005 et 2045-2050

Amérique latine
Périodes Monde Afrique Asie Europe
et Caraïbes
1950-1955 3,0 4,7 3,5 2,0 4,4
2000-2005 2,1 3,4 2,6 0,2 1,9
2045-2050 1,1 2,2 1,1 0,0 0,4
Source : United Nations, 2008

L’explosion urbaine de l’Afrique

4Les indicateurs retenus ici, qui proviennent des Nations unies, reposent sur des définitions nationales
qui ne sont pas homogènes (sources : United Nations, 2004 et 2008). Les niveaux et rythmes
d’urbanisation ne sont donc pas parfaitement comparables ni entre pays, ni au cours du temps.
Introduction 15

Outre la croissance des populations urbaines, un autre trait important des tendances
démographiques est l’augmentation vertigineuse des taux d’urbanisation des pays en
développement en général et ceux d’Afrique en particulier. Puisant à nouveau dans les
données des plus récentes d’estimations des Nations unies, il nous est possible de dresser un
tableau assez complet des tendances régionales (United Nations, 2008). En Afrique
particulièrement, la population urbaine a été phénoménale entre 1950 et 2007, le taux
d’urbanisation étant passé de 14,5 % à 38,7 % dans un contexte de croissance élevée de la
population totale. Comme l’illustre le tableau 2, les régions les plus urbanisées de l’Afrique
sont respectivement l’Afrique australe (45 % en 1980 et 59 % en 2010) et l’Afrique du Nord
(25 % en 1950 et 52 % en 2010). L’Afrique de l’Ouest qui comptait moins d’un habitant sur 10
à la ville en 1950 en comptera deux sur trois en 2040. L’Afrique de l’Est est la région africaine
qui comprend les plus faibles proportions de population en milieu urbain ; notons toutefois
que cette proportion aura été multipliée par huit, passant de 5,3 % à 40,4 % de 1950 à 2040.

TABLEAU 2
Proportion de la population vivant en milieu urbain en Afrique par grande région.
1950, 1980, 2010 et 2040
ANNÉES
RÉGIONS 1950 1980 2010 2040
Afrique du Nord 24,8 40,3 52,0 66,8
Afrique de l'Ouest 9,9 27,3 44,6 62,4
Afrique de l'Est 5,3 14,7 23,7 40,4
Afrique centrale 14,0 29,0 42,9 61,4
Afrique australe 37,6 44,7 58,8 73,4
Afrique (ensemble) 14,5 27,9 39,9 55,9
Source : United Nations, 2008

L’urbanisation est sûrement l’une des transformations les plus importantes qu’a connues
l’Afrique au cours des cinquante dernières années. Alors que seulement 15 % de sa population
résidait dans des villes en 1950, près de 40 % de sa population vit aujourd’hui en milieu urbain.
La population urbaine totale de la région a ainsi été multipliée par plus de 11 au cours de cette
période, passant de 33 millions en 1950 à près de 373 millions en 2007, alors que la population
rurale passait de 188 à 591 millions (multiplication par 3). Cette croissance urbaine devrait se
poursuivre, selon les projections des Nations unies : en 2050, plus de 1,2 milliard d’individus, soit
un peu plus de deux Africains sur trois, résideraient en ville (United Nations, 2008).
La croissance urbaine s’explique bien sûr par la croissance naturelle des villes (natalité et
mortalité), mais aussi – et c’est ce qui explique son évolution bien plus rapide que celle de la
population rurale – par les migrations des campagnes vers les villes et par les reclassements
de localités rurales en localités urbaines. Dans l’ensemble, migrations et reclassements
rendaient compte d’environ la moitié de la croissance de la population des villes africaines
dans les années soixante et soixante-dix. Mais, la croissance naturelle semble aujourd’hui
prendre le dessus, expliquant près des trois quarts de la croissance urbaine du continent dès
les années quatre-vingt (Tabutin et Schoumaker, 2004).
Il y a une grande diversité des niveaux d’urbanisation entre sous-régions et entre pays
d’Afrique (tableau 2). L’Afrique australe est aujourd’hui, comme au début des années
cinquante, bien plus urbanisée que les autres régions du continent. Plus de la moitié de sa
population réside déjà dans des villes, en raison notamment du taux d’urbanisation
16 Villes du Sud

relativement élevé de l’Afrique du Sud (58 %). À l’inverse, à peine un quart de la population
de l’Afrique de l’Est est urbaine, avec des niveaux extrêmement faibles au Rwanda (6 %) et au
Burundi (9 %) et une majorité de pays autour de 30 % (Comores, Kenya, Madagascar,
Mozambique, etc.). L’Afrique de l’Ouest compte, elle, 44 % de citadins, cette proportion allant
de 17 % au Burkina Faso à plus de 60 % au Cap-Vert et tournant autour de 40 % dans environ
la moitié des pays de la sous-région (Bénin, Nigeria, Côte d’Ivoire, etc.). Enfin, l’Afrique
centrale, dont un peu plus d’un tiers (38 %) de la population est urbaine, se situe dans la
moyenne de l’Afrique subsaharienne, mais compte cependant certains des pays les plus
urbanisés d’Afrique, comme le Gabon (82 %) et le Congo (66 %).
Toutefois, l’hétérogénéité des degrés d’urbanisation entre sous-régions s’est réduite depuis les
années cinquante, les régions les moins urbanisées il y a cinquante ans ayant connu les
croissances urbaines les plus fortes. Ainsi, l’Afrique de l’Est, qui partait d’un niveau très bas en
1950, a enregistré une croissance particulièrement rapide de sa population urbaine, multipliée
pratiquement par 20 entre 1950 et 2005 et le taux d’urbanisation y a été multiplié par 5.
La croissance urbaine a également été très soutenue en Afrique de l’Ouest (population
multipliée par 15 en cinquante ans, soit une croissance annuelle de 5,4 % (taux d’urbanisation
multiplié par 4). En revanche, elle a été plus modérée en Afrique centrale (population urbaine
multipliée par 9, croissance de 4,4 %). Elle est plus faible en Afrique australe (multiplication
par 4, croissance de 2,8 %). Finalement, pour l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, la
population urbaine a crû à un rythme annuel moyen de près de 4,8 % sur une cinquantaine
d’années. Cette moyenne masque cependant un léger tassement de la croissance urbaine,
plus lente dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix (croissance annuelle de 4,6 %) que
dans les années soixante et soixante-dix (5,0 %).

L’émergence des mégapoles en Afrique


La croissance rapide de la population urbaine s’est accompagnée de l’émergence de grandes
villes et même de quelques mégapoles à travers le continent (tableau 3). La plupart des
grandes capitales des pays africains croissent encore à un rythme d’environ 4 %, ce qui signifie
un doublement de leur population en dix-sept ans. En 2000, l’Afrique subsaharienne compte
en effet 27 villes de plus d’un million d’habitants (dont 19 capitales), alors qu’on n’en
dénombrait que quatre vingt-cinq ans auparavant et aucune en 1950 (Lagos, Kinshasa, Le Cap,
Johannesburg). La population de Lagos, ville plus peuplée d’Afrique, frôle aujourd’hui les 11
millions d’habitants, soit cinq fois plus qu’en 1975 et quarante fois plus qu’en 1950. Kinshasa
abrite aujourd’hui plus de 5 millions d’habitants, soit trente fois plus qu’il y a cinquante ans, et
trois fois plus qu’en 1975. Abidjan s’approche des 4 millions d’habitants et plusieurs villes
dépassent aussi les deux millions (Luanda, Addis-Abeba, Khartoum, etc.). Dans quelques
pays, ces grandes villes, généralement capitales (Abidjan, Dakar, Luanda, Brazzaville, etc.)
concentrent à elles seules plus de 20 % de la population totale et plus de la moitié de la
population urbaine ; d’autres ont un poids bien moindre, malgré leur taille parfois importante.
C’est donc la diversité des systèmes urbains qui prévaut en Afrique, plutôt qu’un modèle
unique macrocéphale.

Les nouveaux défis de la recherche urbaine


Les pays en développement subissent donc des transformations importantes plus rapides en
matière d’urbanisation comprenant une multiplication des villes et de leur dynamique
démographique. Cette situation n’est pas sans impact sur le développement. Les défis ou
Introduction 17

problèmes urbains se multiplient, se diversifient et se complexifient dans le monde, dans les


pays du Nord sans doute mais aussi et surtout dans les régions du Sud. Pour n’en citer que
quelques-uns :

• la croissance des inégalités sociales et spatiales à l’intérieur des villes, notamment dans les
plus grandes ;
• la montée de la pauvreté absolue et relative, le propre autrefois des zones rurales ;
• l’émergence d’énormes problèmes environnementaux : les pollutions de l’air, le bruit,
l’approvisionnement en eau, la violence et l’insécurité pour ne citer que ceux-ci ;
• la quantité, la qualité et le coût de l’habitat, des logements ;
• la dégradation fréquente de la qualité et de la disponibilité des services publics pour
l’éducation et la santé.
Économistes, géographes, sociologues travaillent sur la ville, sur ses recompositions spatiales
ou sociales. La démographie y participe, mais de façon, nous semble-t-il, encore timide ou
réservée. En dehors de quelques grandes enquêtes sur l’insertion urbaine menées ici ou là
(Bamako, Dakar, Lomé, Ouagadougou, Nairobi, etc.), la ville en tant qu’espace et objet de
recherche spécifique n’a pas encore véritablement pénétré le monde des démographes,
notamment des régions du Sud (Antoine et al., 1998). Par manque sans doute d’instruments
analytiques, par manque d’informations adéquates au niveau local, par manque
d’exploitation approfondie des recensements et autres enquêtes, plus fondamentalement
peut-être par manque d’intérêt pour le local ou le communautaire.
En d’autres termes, la démographie devrait ou pourrait nettement mieux faire en matière de
recherche urbaine et pourrait se donner les trois objectifs suivants.

TABLEAU 3
Évolution démographique (en milliers) de quelques capitales africaines.
Tendances observées de 1950 à 2005 et perspectives pour 2015

Population (milliers)
Rapport Rapport
Villes Pays 1950 1975 2005 2015 2005/1950 2005/1975
Alger Algérie 469 1 507 3 260 4 165 7,0 2,2
Cotonou Bénin 32 238 891 1 281 27,8 3,7
Yaoundé Cameroun 50 276 1 727 2 171 34,5 6,3
Abidjan Côte d'Ivoire 59 960 3 516 4 432 59,6 3,7
Caire Égypte 2 436 6 437 11 146 13 123 4,6 1,7
Addis-Abeba Éthiopie 392 926 2 899 4 138 7,4 3,1
Accra Ghana 167 738 1 970 2 607 11,8 2,7
Nairobi Kenya 87 677 2 818 4 016 32,4 4,2
Bamako Mali 62 377 1 379 2 178 22,2 3,7
Lagos Nigeria 288 1 890 11 135 17 036 38,7 5,9
Kinshasa RDC 173 1 735 5 717 8 686 33,0 3,3
Dakar Sénégal 223 768 2 313 3 140 10,4 3,0
Source : United Nations, 2004

• Mieux mesurer les tendances de la fécondité, de la nuptialité et de l’organisation familiale


en milieu urbain selon le type et l’histoire des villes, ou encore en examinant d’avantage les
relations entre migration et fécondité ou nuptialité. De par leur nature, les enquêtes de
18 Villes du Sud

démographie et de santé sont d’un faible apport dans le domaine. Il faut donc innover et
lancer de nouveaux chantiers de recherche et consolider ceux existants. Il faut notamment
tenter de mieux exploiter les données disponibles issues des recensements de la population
qui, étant donné le caractère exhaustif de ces opérations de collecte, permettent de procéder
à des analyses fines des sous-populations urbaines.
• Mieux comprendre la complexité des interactions villes-campagnes, les mécanismes
d’échanges ou de solidarités économiques et culturelles, les fractures sociales en cours, les
modalités de l’insertion urbaine des migrants sur les marchés du travail ou du logement, les
rapports entre groupes sociaux, entre générations ou entre sexes. Approches quantitatives et
qualitatives, approches pluridisciplinaires sont ici requises pour l’étude de communautés
urbaines bien ciblées dans le temps ou dans l’espace.
• Mieux expliquer en définitive… en comblant les manques théoriques, en développant des
approches pluridisciplinaires et multiniveaux.
Sans prétendre répondre à l’ensemble de ces objectifs, les contributions qui suivent
permettent de mettre en valeur certaines initiatives qui émergent des équipes de recherche
qui s’intéressent à la démographie des villes du Sud. Le présent ouvrage regroupe une
sélection des textes des communications présentées à Cotonou à la fin de l’année 2005 lors
des 6e Journées scientifiques du réseau « Dynamiques démographiques et sociétés »
(anciennement réseau « Démographie »), un des réseaux de chercheurs de l’AUF. Ils ont été
regroupés en fonction de quatre sous-thématiques qui composent chacune une partie de
l’ouvrage : 1) famille, fécondité et sexualité ; 2) travail et émancipation résidentielle ;
3) migration, mobilité intra-urbaine et diversités des itinéraires résidentiels ; 4) devenir des
enfants et santé.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ANTOINE, P. ; OUEDRAOGO D. et PICHÉ, V. (1999), Trois générations de citadins au Sahel. Trente
ans d’histoire sociale à Dakar et à Bamako. Paris, L’Harmattan, coll. « Villes et Entreprises »,
276 pp.
COQUERY, C. (1988), « Villes coloniales et histoire des africains », Vingtième siècle, n° 20,
pp. 49-73.
DAVIS, K. (1969), World urbanization 1950-1970. Basic data for cities, countries, and regions, vol. I.
University of California Press, Berkeley, USA, 318 pp.
DUMONT, A. (1890), Dépopulation et civilisation : étude démographique, Paris, Economica,
(éd. 1990), 412 pp.
HUOT, J.-L. (1970), Des villes existent-elles, en Orient, dès l’époque néolithique ?, Annales
Économies, Sociétés, Civilisation, vol. XXV, n° 4, pp. 1091-1101.
LESTHAEGHE, R. (1988), « Cultural Dynamics and Economic Theories of Fertility Change »,
Population and Development Review, vol. XIV, n° 1, pp. 1-45.
MALTHUS, T. R. (1798), Essai sur le principe de population [trad. d’E. Vilquin], Paris, INED/PUF
(éd. 1980), 166 pp.
MARX, K. et ENGELS, F. (1885), L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales (éd. 1982), 279 pp.
ROUSSEAU, J.-J. (1762), Émile ou de l’Éducation, Paris, Garnier-Flammarion, (éd. 1966), 629 pp.
TABUTIN, D. et SCHOUMAKER, B. (2004), « La démographie de l’Afrique au sud du Sahara, des
années 1950 aux années 2000. Synthèse des changements et bilan statistique », Population,
vol. LIX, n° 3-4, pp. 521-622.
Introduction 19

TABUTIN, D. (2000), La ville et l’urbanisation dans les théories du changement démographique,


document de travail n° 6, université catholique de Louvain, département des sciences de la
population et du développement, 40 pp.
TISDALE, H. (1942), « The process of urbanization », Social Forces, vol. XX, n° 3, pp. 311-316.
UNITED NATIONS (2004), World Urbanization Prospects : The 2003 Revision, New York.
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WEISS-ALTANER, É. (1992), Principe de démographie politique. Population, urbanisation et
développement, Genève, Economica, 247 pp.
PARTIE 1 :

FAMILLE, FECONDITÉ
ET SEXUALITÉ
LA VILLE AFRICAINE, UN CREUSET
DES NOUVELLES DYNAMIQUES
FAMILIALES ?

Thérèse LOCOH
Institut national d'études démographiques (INED, Paris)
locoh@ined.fr

En Afrique subsaharienne, les facteurs qui expliquent les évolutions contemporaines des
structures familiales appartiennent à trois domaines : celui de la démographie, avec les
changements dans la nuptialité et la fécondité, celui des arrangements résidentiels, avec les
transformations des modes de vie domestique (types de ménages), largement déterminés par
la nécessité de développer des stratégies de survie au quotidien, celui des référents culturels
enfin, fondés essentiellement sur une gestion patriarcale de la vie sociale (Lesthaeghe, 1989).
Les familles des villes sont encore les héritières de normes familiales issues d'une vie en
communautés rurales affrontées à de fortes mortalités et à la nécessité de gérer des moyens de
production souvent à peine suffisants pour la subsistance de tous. Mais elles sont aussi le lieu
de toutes les innovations qu'exigent les nouvelles conditions de la vie urbaine et des
changements politiques, sociaux et économiques qui bouleversent les sociétés africaines. Dans
les trente années qui ont suivi les indépendances, les villes ont été les premières à connaître
une accélération de la scolarisation, notamment de celle des filles, une nette amélioration de la
santé des enfants, la création d'emplois dans le secteur non agricole, l'émergence de nouveaux
modes d'informations. Dans les vingt dernières années, c'est le reflux de ces nouvelles
opportunités qu'elles doivent affronter, avec des frustrations d'autant plus insupportables que
les espoirs suscités par le début des indépendances étaient grands. Pourtant les citadins
d'aujourd'hui, surtout les jeunes adultes, sont mieux formés que leurs parents, plus capables
d'accéder à des informations, grâce au développement des radios, télévisions et autres
cybercafés et même dans quelques rares pays, plus démocratiquement représentés. Les
associations et ONG fleurissent partout, mais particulièrement en ville.
À l'évidence la croissance urbaine entraîne une diversification croissante des modèles
familiaux et des comportements qui les mettent en œuvre, une diversification qui n'est pas
pour autant rupture avec les sociétés rurales dont la plupart des citadins sont issus. Les
Enquêtes démographiques et de santé qui sont menées sur une base périodique depuis plus
de quinze ans dans un assez grand nombre de pays d'Afrique subsaharienne permettent
d'observer un certain nombre de ces changements dans la formation des couples, la
24 Villes du Sud

constitution d'une descendance, les modes de vie domestique1. Nous nous limitons dans cette
présentation à l'Afrique de l'Ouest et centrale qui disposent d'au moins deux Enquêtes
démographiques et de santé successives pour évaluer les tendances d'évolution.

I. FORMER UN COUPLE

Le recul de l'entrée en union en milieu urbain


Du fait de la diffusion de la scolarisation, les jeunes entament leur carrière familiale par de
nouvelles étapes. L'entrée en union ou la première naissance interviennent plus tard pour les
jeunes filles. En ce qui concerne les jeunes gens, l'évolution n'est pas homogène. Dans
certaines villes on observe un rajeunissement de l'âge à la première union, mais ce n'est pas le
cas dans tous les milieux et tous les pays car la crise aidant, plus nombreux sont ceux qui
n'arrivent pas à s'intégrer sur le marché du travail et ont du mal à constituer une famille
(Antoine, 2001). Même en ville la tradition de la compensation matrimoniale est encore
largement en honneur et constitue un frein à la constitution d'une union légale. Certains,
hommes et femmes, en viennent à des unions informelles pour lesquelles les prestations de
rigueur ne sont pas ou seulement incomplètement versées.
En ville, les jeunes filles sont maintenant plus nombreuses qu'auparavant à connaître une
période d'adolescence et de célibat avant mariage. Sur une période courte de sept à huit ans,
au cours des années quatre-vingt-dix, l'âge médian à la première union des femmes de 25-29
ans a nettement évolué à la hausse au Sénégal, au Mali, Burkina Faso, au Cameroun et en
Côte d'Ivoire. L'évolution est moins sensible au Burkina Faso, en Guinée, au Niger et au
Nigeria (cf. figure 1 et tableau 1).

TABLEAU 1

Âge médian à la première union, femmes en union âgées de 25-29 ans, (milieux urbain et rural)

Milieu urbain Milieu rural


Pays Années d'enquête
avant 1994 après 1994 avant 1994 après 1994

Burkina Faso 1992/1993 et 2003 18 20 17 18

Côte d’Ivoire 1994 et 1998/1999 19 22 18 19

Ghana 1988 et 2003 20 22 18 19


Guinée 1992 et 1999 17 17 16 16
Mali 1987 et 2001 16 19 16 16
Niger 1992 et 1998 16 17 15 15
Nigeria 1990 et 1999 20 21 16 18

Sénégal 1992/1993 et 1997 20 23 16 17

Togo 1988 et 1998 20 20 18 18


Cameroun 1991 et 1998 18 20 16 17
Source : EDS-DHS, 1987-2003

1Néanmoins il faut rappeler que les statistiques disponibles utilisent des définitions quelque peu
hétérogènes et que la notion de milieu urbain varie d'un pays à un autre.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 25

En milieu rural, les évolutions sont plus timides. Elles semblent indiquer les débuts d'un
recul de l'entrée en union, sauf en Guinée, au Mali, au Niger et au Togo. La figure 1, illustre
l'évolution récente en milieu rural et urbain dans la sous-région2. Dans tous les cas, les jeunes
femmes entrent plus tôt en union dans les zones rurales que dans les villes.

 g e m é d ia n
2 2 ,5

2 1 ,5
M ilie u r u r a l
2 0 ,5

1 9 ,5

1 8 ,5

1 7 ,5

1 6 ,5

1 5 ,5

1 4 ,5
86

88

90

92

94

96

98

00

02
19

19

19

19

19

19

19

20

20
 g e m é d ia n
2 2 ,5

2 1 ,5 M ilie u u r b a in
2 0 ,5

1 9 ,5

1 8 ,5

1 7 ,5

1 6 ,5

1 5 ,5

1 4 ,5
86

88

90

92

94

96

98

00

02
19

19

19

19

19

19

19

20

20

Sén ég al Gh a n a N ig e r
N ig e ria M a li C a m e ro u n
Togo Gu in é e B é n in
C ô t e d 'Iv o ire B u rkin a F a s o

Figure 1 : Évolution des âges médians à la première union,


femmes en union âgées de 25-29 ans (1986-2003), milieu urbain et milieu rural

2 Pour une analyse complète des tendances de la nuptialité en Afrique, voir Hertrich (2001)
26 Villes du Sud

Des choix plus personnels, des unions moins formelles


Le retard de l'âge à la première union des femmes et, dans certains milieux, des hommes
(Hertrich et Locoh, 1999) n'est que l'un des signes des changements en cours. Plus les jeunes
sont « indépendants » et en contact avec des modèles divers, par l'école, le travail, par
l'hétérogénéité culturelle du milieu de résidence, en ville notamment, plus ils ont tendance à
vouloir participer aux décisions qui les concernent, au premier rang desquelles, le mariage.
Les négociations qui entourent la conclusion des unions évoluent. Les familles sont encore
présentes lorsqu'il faut agréer un conjoint mais bien souvent le choix est dû aux partenaires
eux-mêmes. La compensation matrimoniale ne disparaît pas, mais elle se négocie souvent
entre les futurs conjoints eux-mêmes, avec les « conseils » éventuels des familles. À côté des
mariages formalisés, se développent des unions consensuelles, parce que les jeunes gens
n'ont pas encore pu « s'installer » ou réunir la compensation matrimoniale. Dans les villes
d'Afrique centrale ou de l'Ouest, où la tolérance pour les relations pré maritales est assez
répandue, il n'est pas rare que l'union soit précédée d'une naissance, chacun des futurs époux
résidant encore dans sa propre famille (Mouvagha-Sow, 2001b, 2002a). Ces « unions » peu ou
pas reconnues par les familles sont plus librement consenties, plus fragiles aussi. En milieu
rural comme en milieu urbain de nombreux observateurs parlent d'une précarité croissante
des unions (Antoine, 1998 ; Thiriat, 1998).
Jusqu'à présent le célibat définitif est resté très rare en Afrique subsaharienne, mais il
commence à voir le jour dans certaines villes (Antoine et Nanitelamio, 1990). Ce qui est déjà
assez répandu, ce sont les unions informelles, qui donnent lieu à des séparations fréquentes
et à la constitution de ménages fémino-centrés. En effet, avec la crise des économies
africaines, les unions consensuelles, de statut précaire, sont plus nombreuses qu'auparavant,
soit parce qu'elles engagent moins les partenaires décidés chacun à garder leur autonomie,
soit parce que les processus matrimoniaux classiques et spécialement la compensation
matrimoniale, sont trop coûteux.
L'urbanisation, le travail salarié, la scolarisation remettent en cause, de façon encore peu
visible mais réelle, les définitions traditionnelles du rôle d'époux et d'épouse. L'accroissement
des unions sans corésidence en est peut-être un des signes (Wa Karanja, 1994 ; Locoh, 1994).
L'existence de couples solidaires qui partagent les biens et les décisions, peu nombreux il est
vrai, en est un autre. Ce nouveau mode de vie existe peut-être plus dans les classes moyennes
(instituteurs, infirmiers, employés du secteur des services) que dans les milieux les plus
favorisés. En effet, là où les ressources sont limitées mais orientées vers la promotion des
enfants et leur bien-être, on voit se développer une solidarité conjugale d'un type nouveau,
centrée sur le noyau parents-enfants. Dans les groupes les plus favorisés, la réussite des
hommes s'assortit le plus souvent d'un renforcement du rôle masculin traditionnel avec une
forte volonté de domination sur les épouses et une faible propension à des rapports
égalitaires.

Une mobilité croissante des unions, une évolution incertaine de la polygamie


Les villes sont le théâtre d'une mobilité assez forte des unions. Parallèlement la polygamie
officielle marque le pas. De leur coté, les ruptures par séparation ou divorce sont,
probablement en augmentation, à la fois en raison de la crise économique et de
l'augmentation de l'autonomie des femmes, car ce sont elles en général qui prennent
l'initiative des ruptures. Les séparations induites par les migrations et la plus grande fragilité
des unions "informelles" sont aussi des causes d'accroissement des ruptures. Avec la baisse
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 27

tendancielle de la mortalité, les ruptures par veuvage pourraient diminuer… mais l'épidémie
de sida est maintenant une cause majeure de décès prématurés, avec laquelle il faut compter.

TABLEAU 2
Femmes en union monogame pour cent femmes de 15 à 49 ans en union

Milieu urbain Milieu rural

Avant 1994 Après 1997 Avant 1994 Après 1997

Burkina Faso 69 70,2 41,78 44,6

Côte d'Ivoire 68,2 74,7 59,9 60,7

Ghana 78,5 84,3 74,23 69,3

Guinée 54 53 44 49

Mali 64 66 55 53

Niger 59,5 60,6 62,5 64,5

Sénégal 59,3 56,2 48,9 48,7


Source : Enquêtes démographiques et de santé (1992-2003)

Sans surprise, les citadines sont plus nombreuses que les femmes du milieu rural à vivre en
situation monogame. Celles qui ont une ou plusieurs co-épouses sont néanmoins en
proportion assez importante dans les villes d'Afrique de l'Ouest (tableau 2). La polygamie,
fortement présente dans certains pays (environ 50 % des hommes étaient dans cette situation
à 40-49 ans) cède un peu le pas dans quelques villes. La crise économique n'y est
probablement pas pour rien. Il devient difficile d'entretenir deux (ou plusieurs) familles en
ville, alors que, très logiquement, augmentent les aspirations des épouses à l'éducation des
enfants et à leur prise en charge en matière de santé. Toutefois la proportion des femmes en
situation des femmes mariées en situation monogame ne marque de tendance à la baisse
qu'au Ghana et en Côte d'Ivoire (milieu urbain). Elle est restée assez stable dans les autres
pays et a même diminué au Sénégal. Un nouveau mode d'habitat s'est également développé
dans les villes africaines c'est celui de la polygamie sans corésidence, chaque épouse résidant
séparément. Ce mode de vie se traduit par la proportion importante des ménages dirigés par
des femmes.

II. AVOIR DES ENFANTS EN VILLE


Depuis les années quatre-vingt, la situation économique catastrophique aidant, tous les pays
ont, à des degrés divers (à l'exception du Gabon) adopté des programmes favorables à
l'implantation de programmes de planification familiale et de santé de la reproduction. C'est
seulement vers le milieu des années quatre-vingt que les premiers résultats d'enquête ont
apporté la preuve qu'une baisse de la fécondité était en cours dans quelques pays (Botswana,
Kenya et Zimbabwe) et surtout dans les villes.
Les enquêtes nationales récentes, en renouvelant à plusieurs reprises des observations
comparables, ont mis en évidence les premiers signes de cette baisse. À la fin des années
quatre-vingt, la plupart des pays entament leur baisse de fécondité. En Côte d’Ivoire, par
exemple, le taux de fécondité totale (TFT)) est tombé de 7,4 enfants par femme en 1980-1981 à
5,7 en 1994. Au Sénégal, le taux de fécondité totale (TFT) n’est plus que de 6,0 enfants par
28 Villes du Sud

femme en 1992 et 5,2 en 1999 alors qu'il était de 7,1 en 1978 et 6,6 en 1986. Au Ghana, la
stabilité de la période 1978-1988 autour de 6,5 enfants par femme a fait place à une baisse de
près de deux enfants par femme entre 1988 et 19983. Chaque nouvelle enquête des années
quatre-vingt-dix confirme la tendance à la baisse (Locoh, 2002).

Les effets combinés de facteurs de développement et de la crise


Dans les vingt premières années postcoloniales, on a attendu en vain des transformations
familiales escomptées : ni l'engouement pour la famille « conjugale », ni l'adoption de la
limitation des naissances n'étaient vraiment manifestes, en dépit de la scolarisation et de
l'accès aux emplois du secteur moderne et aux moyens modernes d'information. Le
changement était là, en gestation, mais imperceptible au niveau des comportements
familiaux. Il a fallu les effets combinés de ce progrès social réel et de la crise qui s'est abattue
sur les économies africaines pour que des comportements nouveaux se fassent jour (Coussy
et Vallin, 1996).
C'est essentiellement en ville que cette évolution est engagée. C'est le signe à la fois des
progrès de l'instruction, de l'amélioration de la santé des enfants et des nouvelles conceptions
de la famille. C'est aussi la traduction des difficultés des familles à entretenir les leurs, ce qui
les conduit à réviser les idéaux traditionnels favorables à une forte fécondité. Toutes les
grandes villes africaines sont maintenant le théâtre d'une baisse de la fécondité. On y trouve,
plus qu'ailleurs des services de contraception et les autres équipements qui favorisent de
nouveaux comportements : écoles, centres de santé, etc. Les adultes y sont en moyenne plus
instruits, les femmes plus autonomes, et grâce aux médias, la circulation des informations y
est plus aisée (tableau 3 et figure 2).
Dans certaines capitales, Accra, Lomé, Douala et Yaoundé, ainsi qu'à Ouagadougou, la moyenne
ne dépasse plus trois enfants par femme. Abidjan est en passe d'avoir à peu près le même
niveau de fécondité (tableau 3). Cette baisse de la fécondité va modifier à terme les modes de
vie en famille.
Les différences entre milieu urbain et milieu rural sont actuellement entrain de se creuser.
Contrairement à ce qui se passe en ville, la fécondité reste encore plutôt stable dans les
campagnes (figure 2 et tableau 3). Dans les 19 enquêtes africaines (EDS-DHS) postérieures à
1995, à l'exception du Zimbabwe (1999) où le TFT en milieu rural est de 4,6, la fécondité en
milieu rural n'est jamais inférieure à 5 enfants par femme. Elle est supérieure à 7 enfants par
femme dans 3 pays et comprise entre 6 et 7 dans 10 pays. On peut s'attendre à des évolutions
contrastées entre villes et campagnes, celles-ci étant toujours les laissées pour compte des
équipements collectifs, centres de santé (où sont le plus souvent dispensés les conseils de
planification familiale), écoles, investissements créateurs d'emplois rémunérateurs non
agricoles, etc.
Mais les villes africaines continuent à accueillir des catégories de population très diverses. Il y
a donc fort à parier que les niveaux de fécondité au sein d'un même ensemble urbain
évolueront différemment selon le niveau social et le niveau de scolarisation. L'intensité à
venir des mouvements migratoires vers les villes aura certainement des conséquences
décisives sur les changements de comportements matrimoniaux et féconds des zones
d'accueil comme des zones d'émigration.

3 Toutefois on y observe à nouveau un palier (4,4 enfants par femme en 2003).


Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 29

TABLEAU 3

Taux de fécondité totale, milieu urbain, milieu rural et capitales


dernière observation disponible, Afrique de l'Ouest et centrale

Dernière TFT Ensemble TFT TFT TFT


observation pays (1) Milieu rural Milieu urbain Capitales

Bénin 2001 5,6 Cotonou 3,4

Burkina Faso 2003 6,2 6,9 3,7 Ouagadougou 3,1

Cameroun 1998 5,2 5,4 3,8 Douala, Yaoundé 3,1

Côte d'Ivoire 1998 5,2 6 4 Abidjan 3,4

Ghana 2003 4,4 5,6 3,1 district Accra 2,9

Guinée 1999 5,5 6,1 4,4 Conakry 4,0

Mali 2001 6,8 7,3 5,5 Bamako 4,9

Niger 1998 7,5 7,6 5,6 Niamey 5,2

Sénégal 1997 5,7 6,1 3,9 Dakar 3,5

Togo 1998 5,4 6,3 3,2 Lomé 2,9


(1) Le taux de fécondité totale (TFT) est calculé pour la période de 1 à 59 mois avant l'enquête.
Source : Enquêtes démographiques et de santé (EDS-DHS)

8
TFT Milie u r u ra l 8 TFT
B é n in
7
7 Milie u u rb a in B u rkin a
C a m e ro u n
6
6 C o te d 'Ivo ire
Ghana
5
5 G u in é e
Ma li
4
4 N ig e r
N ig e ria
3 3 Sénégal
To g o
2 2
86

88

90

92

94

96

98

00

02

86

88

90

92

94

96

98

00

02
19

19

19

19

19

19

19

20

20

19

19

19

19

19

19

19

20

20

Source : Enquêtes démographiques et de santé (EDS-DHS), 1986-2001

Figure 2 : Évolution du taux de fécondité totale (TFT) dans les pays


d'Afrique de l'Ouest et centrale disposant d'au moins deux enquêtes

La pratique de la contraception moderne s'affirme


La maîtrise de la fécondité, jusqu'à présent, a été assurée essentiellement par le recul de
l'entrée en union et l'espacement entre naissances, toujours en honneur. Ce sont les facteurs
30 Villes du Sud

qui jouent encore le rôle le plus important, mais dans les villes la pratique de la contraception
moderne progresse notablement surtout depuis 1990 (voir figure 3).

30
%

25

20

15

10

0
1988

1990

1992

1994

1996

1998

2000

2002
B.Faso Cameroun C.Ivoire
Ghana Guinée Mali
Niger Nigeria Sénégal
Togo

Figure 3 : Femmes en union (20-49 ans) qui pratiquent la contraception moderne (%)
milieu urbain, 1988-2003. Afrique de l'Ouest.

Elle est passée de moins de 6 % en 1988 à 24 % en 2003 en milieu urbain ghanéen et, plus
surprenant pour un pays du Sahel où l'on s'attend à une évolution plus lente, la pratique, en
milieu urbain du Burkina Faso est passée de 17 % à 28 % en 2003. L'évolution est nette,
beaucoup plus qu'en milieu rural. Cela n'empêche d'ailleurs pas un recours souvent banalisé
à l'avortement qui est devenu un important problème de santé publique dans toutes ces villes
(Desgrées du Loû et al., 1999).
Des transformations se font jour dans les comportements de nuptialité et de fécondité des
citadins mais la croissance rapide des villes, l'arrivée de migrants venus de l'intérieur,
l'inadaptation du parc des logements peut aussi laisser penser à des bouleversements à venir
dans les modes de vie résidentiels.

III. LES MODES DE RÉSIDENCE, EXPRESSION DE LA VIE FAMILIALE AU


QUOTIDIEN4
Les villes ont proposé des modèles résidentiels différents, des cellules d'habitation trop exiguës
pour accueillir de grands ménages, des « chambres-salon » pour les ménages pauvres, pour les
migrants non encore dotés d'une famille, pour des gens âgés dont les enfants sont partis. Il y a

4 Cette partie est adaptée de Locoh, Thérèse et Mouvagha-Sow, Myriam (2005).


Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 31

toujours de grandes familles regroupées dans des concessions, des cours où cohabitent plusieurs
cellules familiales, sous l'autorité des personnes les plus âgées, mais ce n'est plus le seul modèle.
Les Enquêtes démographiques et de santé donnent quelques indicateurs sur les modes de vie en
ménages qui traduisent les tendances actuelles des arrangements domestiques. Ceux-ci sont le
plus souvent basés sur une cellule familiale mais ils regroupent aussi des personnes qui ne sont
que de loin ou pas du tout apparentées. Les cohabitants d'une même maisonnée continuent en
général à avoir des rapports de commensalité et de solidarité qui se rapprochent des logiques
familiales (tableau annexe 1 et figure 4).

La persistance des ménages « étendus »


Le tableau annexe 1 et la figure 4 attestent de la taille moyenne assez élevée des ménages
africains, presque toujours plus réduite en milieu urbain. Aux extrêmes on trouve deux pays,
le Sénégal (9,5 en milieu rural et 8,2 en milieu urbain) champion des grands groupes
domestiques (environ un sur deux ont plus de 9 personnes) et le Ghana au contraire qui se
distingue par la taille moyenne réduite des ménages (respectivement 3,8 et 3,3). La plupart
des pays ont des valeurs moyennes situées entre 4,5 et 6 personnes par ménage. Les ménages
d'isolés ne sont plus une rareté, sauf en milieu rural sahélien (2,9 % au Burkina Faso, 1,7 % au
Sénégal, 4,1 % au Niger) et on les rencontre toujours plus souvent en ville qu'à la campagne.
Là encore le Ghana se distingue avec presque un tiers des ménages urbains et un quart de
ménages ruraux abritant une seule personne.

TABLEAU ANNEXE 1

Taille moyenne des ménages, proportion de ménages de personnes isolées


et de ménages de 9 personnes et plus (années 1994-2001)
Taille moyenne des % ménages d'une seule % ménages de 9
Pays Année ménages personne personnes et plus
Rural Urbain Rural Urbain Rural Urbain
Bénin 2001 5,3 5,0 11,5 12,4 14,6 12,5
Burkina Faso 1998 7,0 5,6 2,9 11,9 29,3 17,4
Côte d'Ivoire 1998-1999 6,6 5,7 10,8 12,9 27,5 19,0
Ghana 1998 3,8 3,3 23,9 30,2 4,9 2,7
Guinée 1999 6,5 6,8 2,8 9,2 23,0 24,3
Mali 2001 5,2 5,7 6,6 9,5 14,1 15,1
Niger 1998 5,8 6,2 4,1 8,4 17,1 18,3
Nigeria 1999 5,1 4,8 11,2 11,4 12,8 11,8
Sénégal 1997 9,5 8,2 1,7 8,1 47,5 44,0
Togo 1998 5,6 4,9 11,4 14,5 17,0 15,6
Cameroun 1998 5,5 5,4 11,8 14,4 17,6 17,3
Gabon 2000 4,7 5,0 19,3 19,6 14,6 16,8
RCA 1994-1995 4,4 5,9 15,3 13,5 8,4 21,4
Tchad 1996-1997 5,3 5,3 8,6 9,6 13,8 16,0
Source, DHS, dernière enquête disponible
32 Villes du Sud

% mé nage s d'une pe rsonne % mé nage s de 9 pe rsonne s ou


Taille moye nne de s mé nage s
plus
10 35
50
9 30
Sénégal Ghana 45
Sénégal
8 40
25
7 Burkina 35
20 Gabon
urbain

Faso

urbain
30

urbain
6
25 RCA
15
5 20

4 10 15
Ghana 10
3 5
5 Ghana
2 0 0
2 3 4 5 6 7 8 9 10 0 5 10 15 20 25 30 35 0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50
rural rural rural

Figure 4 : Taille moyenne des ménages, % ménages d'une et de 9 personnes et plus,


Afrique de l'Ouest et centrale, milieu rural et urbain, (1996-2001)

Vers la famille nucléaire ?


Ce fut un des paradigmes des études sur la famille africaine dans les années de l'après
indépendance. Quand allait-on voir émerger le mode de vie de la famille nucléaire, un couple
et ses enfants sous un même toit ? L'occidentalisation des esprits et des mœurs était censée
progresser rapidement et les ménages, du moins en ville, deviendraient des cellules
nucléaires. Les statistiques disponibles sur les quarante dernières années ont montré qu'il
n'en était rien. On continue à observer une grande diversité des arrangements résidentiels.
Certes il y a des « ménages nucléaires » en Afrique mais ils représentent une minorité. D'une
façon générale, les familles ont continué à privilégier un mode de résidence en familles
« élargies », un noyau familial central hébergeant un nombre variable de dépendants, jeunes
ou âgés. Il est vrai que les concessions rurales, fortes de plusieurs dizaines de personnes, ne
sont plus le mode résidentiel le plus répandu. Pourtant on voit encore dans les plus grandes
villes, à Bamako, à Lomé ou Cotonou, des habitats « de cour » qui rassemblent en même lieu
avec un partage de certaines commodités, plusieurs noyaux familiaux. Jusqu'à aujourd'hui,
une famille ne se résume pas à un couple et ses enfants.
Une enquête récente menée au Togo (URD, DGSCN, 2002) donne un panorama précis des
différents types de ménage (tableau 4). Les ménages nucléaires, stricto sensu, (ménage
monogame sans dépendants (ligne (3) du tableau 4) représentent un quart des ménages, mais
si on y inclut les ménages qui ont également des dépendants (ligne (5) du tableau 4), ils
représentent 54 % de l'ensemble. Les ménages dont le chef est polygame constituent 15 % des
situations (lignes (4) et (6)) et 20 % des ménages dont le chef est un homme. Les ménages qui
n'ont pas un couple mais une personne seule à leur tête (lignes (1) et (2)) sont courants, plus
d'un ménage sur cinq est dans ce cas. Il s'agit essentiellement de chefs de ménage féminins.
L’une des expressions majeures de la solidarité familiale est l’accueil d’enfants confiés et de
jeunes adultes. Il s’agit essentiellement de frères ou sœurs, neveux ou nièces ou encore de
petits-enfants du chef de ménage ou de sa conjointe (Wakam, 1997 ; Mouvagha-Sow, 2002).
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 33

Dans les villes, nombreux sont les ménages qui accueillent une ou plusieurs personnes de la
parentèle, proche ou éloignée, tantôt pour les scolariser, tantôt pour favoriser leur insertion
en ville dans l'attente d'un emploi, tantôt aussi pour les utiliser comme aides-familiaux5.
Si on y ajoute le fait que les ménages monoparentaux ne sont pas rares, on comprend que,
dans les villes d'Afrique de l'Ouest, on trouve de 20 (au Niger) à 50 % (Togo et Ghana) des
enfants de moins de 15 ans qui ne vivent pas avec leurs deux parents (voir figure 5).

TABLEAU 4

Typologie des ménages au Togo (%), selon le milieu de résidence, 2000.

Composition du Lieu de résidence


Type de ménage
ménage Rural Urbain ensemble

CM+enfants (1) Ménage monoparental 7,7 7,8 7,7


CM+enfants
(2) Ménage monoparental élargi 10,8 17,8 13,5
+autres
CM+épouse(s) (3) Ménage monogame 25,3 20,3 23,4
+enfants (4) Ménage polygame 8,7 2,4 6,2

(5) Ménage monogame élargi 27,2 36,8 30,9

(6) ménage polygame élargi 11,5 5,6 9,3

CM+épouse(s) (7) Ménage non familial 6,5 7,2 6,8


+enfants+autres
(8) Personne isolée 2,3 2,1 2,2

100 100 100

Nombre de ménages 1709 1064 2773


Source, URD, DGSCN, 2002

Niger 1998

Mali 1996

Nigéria 1999

B. Faso 1992/93
Sénégal 1992/93

Bénin 1996
C. Ivoire 1994 rural
T ogo 1998 Urbain
Ghana 1998

0 20 40 60 80 100

Figure 5 : Proportion d'enfants de moins de 15 ans vivant avec leurs deux parents

5 Parfois bien traités, plus souvent exploités…


34 Villes du Sud

IV. LES CITADINS ET LEUR FAMILLE, QUELLES PERSPECTIVES ?

La scolarisation, un moteur indéniable du changement


Même si elles n'ont plus la prospérité dont elles ont donné l'illusion dans les années
1960-1975, les villes attirent toujours des populations rurales en quête d'emploi, notamment
des jeunes scolarisés pour lesquels l'espoir reste la ville. La scolarisation, en hausse constante
depuis les indépendances, « livre » de nouvelles générations d'adultes alphabétisés, mieux
armés que leurs parents mais aussi porteurs d'aspirations et exigences nouvelles pour eux-
mêmes et leurs enfants. Le niveau d'instruction des citadins est largement supérieur à celui
des ruraux. L'effet de sélection des villes joue à plein. Il y a maintenant une majorité de
personnes alphabétisées dans les villes, moins les femmes que les hommes, mais la différence
va en s'atténuant (voir figure 6). En milieu urbain, au Ghana, parmi les personnes de 6 ans et
plus, environ 90 % des hommes et 80 % des femmes ne sont pas analphabètes. Au Cameroun
la progression entre 1991 et 1998 est nette et conduit à des proportions presque identiques à
celles du Ghana. Le retard des pays du Sahel est manifeste. Au Niger par exemple, seuls 60 %
des hommes et 40 % des femmes de 6 ans et plus sont alphabétisés. Malgré les efforts de
scolarisation de la post–indépendance, la remise en cause des budgets de l'éducation dans
certains de ces pays pourrait à l'avenir faire à nouveau baisser ces niveaux d'alphabétisation
en milieu urbain et plus encore probablement en milieu rural.

C a m e ro u n

Gh a n a

N ig e ria

C ô t e d 'Iv o ire 1 9 9 2 -9 4
1 9 9 8 -9 9

B u rk in a F a s o

H omme s N ig e r Fe mme s

0 20 40 60 80 100 0 20 40 60 80 100

Figure 6 : Proportion de femmes et d'hommes (6 ans et plus) alphabétisés,


milieu urbain, 1992-1994 et 1997-1999

La production, elle aussi, se diversifie progressivement, entraînant de nouveaux modes


d'organisation et de rétribution du travail et partant, une mutation des rapports entre
producteurs. En ville, ce sont moins souvent les anciens qui détiennent les moyens de
production et répartissent les biens produits par les membres de la famille. Les gains, en
particulier s'il s'agit de salaires, sont appropriés par chaque travailleur. Si la solidarité avec la
famille au sens large continue à s'exercer (l'économie d'affection dont parle François-Régis
Mahieu, 1993), c'est plus sur le mode du volontarisme (fortement encouragé par les
coercitions psychologiques) que par une organisation hiérarchisée de la répartition des biens
produits comme dans les sociétés rurales d'autosubsistance.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 35

Les gains en espérance de vie importants, mais pourraient être remis en cause par
l'épidémie de sida
La baisse de la mortalité des enfants est un facteur important de l'évolution des idéaux de
fécondité et donc la taille de la famille. C'est un des facteurs essentiels du réajustement des
descendances en ville. Les parents perçoivent plus ou moins implicitement que leurs enfants
ont de meilleures chances de survie. La faveur pour les descendances nombreuses s'atténue.
Malheureusement dans certains pays très touchés par l'épidémie de sida, ces progrès
pourraient être remis en cause, compromettant ainsi les nouveaux équilibres qui se mettaient
en place dans les familles. Les décisions matrimoniales comme les rapports au sein des
couples sont évidemment fortement marqués par cette menace du sida (Pisani, 1998,
Desgrées du Loû, 2000). Les villes ne sont pas les seules touchées mais elles l'ont été en
premier et les tranches d'âges les plus jeunes doivent construire leur vie en tenant compte de
cette menace. Les rapports entre hommes et femmes, individuellement et collectivement, sont
durablement affectés par l'existence de l'épidémie. Compte tenu de la difficulté des jeunes à
communiquer ouvertement dans le domaine de la sexualité, avec leurs parents comme avec
leurs partenaires, le « non-dit » du sida pèse d'un poids très lourd dans l'instauration des
relations de couple où les relents patriarcaux de la domination masculine sont loin de
s'estomper. Va-t-on vers plus de solidarité conjugale ? Plus de méfiance et de stratégies
séparées ? Un partage ou non de la révélation de la séropositivité ? Ces questions sont
centrales pour l'avenir des familles, en ville comme à la campagne. Les citadins sont plus
affectés par l'épidémie mais aussi un peu mieux informés que les ruraux qui sont encore plus
démunis face à l'épidémie.

Des femmes entre autonomie et précarité


Les femmes sont à la fois dominées dans le cadre des sociétés patriarcales africaines et pleines
d'initiatives pour assurer la survie de leur famille, bien souvent sans aide de leur époux. Leur
rôle dans la construction des sociabilités quotidiennes est essentiel mais, à quelques
exceptions près, leur absence sur les terrains de la politique et des responsabilités publiques
est patente. Pourtant dans les villes, elles sont omniprésentes. dans toutes les capitales
d'Afrique de l'Ouest, Commerçantes ou « revendeuses », cuisinières de rues proposant des
mets tout préparés à une forte population masculine d'immigrants, fonctionnaires parfois
lorsqu'elles ont eu suffisamment accès à l'école, les femmes participent directement à la vie
quotidienne des villes. Quelques-unes accèdent à des emplois et des positions de
responsabilité, mais si peu, en comparaison de leur apport à la vie économique des villes.
C'est une des caractéristiques des villes d'Afrique de l'Ouest que la fréquence des ménages
dont le responsable est une femme (tableau 5). Cela s'explique en partie par les nouvelles
formes de polygamie où chaque co-épouse réside séparément. Cela tient aussi aux migrations
et au dynamisme des femmes venues de l'intérieur du pays qui deviennent "chefs de famille"
parce qu'elles en ont la responsabilité économique. Ce statut est fortement lié à l'état
matrimonial. On trouve beaucoup de femmes séparées, veuves ou divorcées dans cette
situation. La capacité remarquable des femmes à se débrouiller seules et l'autonomie
économique dont elles font preuve laisse penser que les ménages dirigés par des femmes
continueront à caractériser les familles citadines d'Afrique, surtout de l'Afrique côtière.
36 Villes du Sud

TABLEAU 5

Proportion (%) de femmes parmi les chefs de ménage


selon le lieu de résidence, vers 1990 et vers 1998

Pays Dates des enquêtes Rural Urbain


Vers 1990 Vers 1998 Vers 1990 Vers 1998

Burkina Faso 1993 et 2003 5,0 5,0 15,5 12,8


Cameroun 1991 et 1998 16,8 20,7 25,8 19,9

Ghana 1988 et 2003 30,7 35,4 38,3 34,9


Mali 1987 et 2001 14,4 7,0 11,6 18,4
Niger 1992 et 1998 7,9 12,9 15,3 15,5

Nigeria 1990 et 1999 12,9 16,2 18,6 18,0


Sénégal 1986 et 1999 8,8 13,1 25,7 19,7
Togo 1988 et 1998 24,8 22,1 28,9 29,9
Sources : Enquêtes démographiques et de santé (EDS-DHS)

Indéniablement, les villes sont des creusets d'un changement dans les rapports entre hommes
et femmes. Les villes sont, qu'on le veuille ou non, un lieu de redéfinition des rôles
traditionnels. Les petits métiers de la ville permettent souvent aux femmes d'acquérir un
minimum d'autonomie. Parfois c'est la défaillance des époux à entretenir sa famille qui
pousse les femmes à développer leurs propres activités. Les villes sont aussi des lieux de
"mélange" des modèles. Même illettrées, les femmes sont confrontées à des modèles de vie
familiale différents du leur, et ce qui était absolu devient relatif... Les solidarités féminines s'y
développent aussi, par le canal des associations très nombreuses qui y prospèrent depuis dix
à quinze ans. Il y a, manifestement, des redéfinitions des rôles masculins et féminins en
gestation dans les villes.
L'évolution certaine des rôles masculins et féminins se nourrit d'emprunts aux sociétés
traditionnelles comme aux « modèles » venus d'autres sociétés et diffusés par les médias
(Locoh, 1993, 1996). Les hommes voient leur rôle traditionnel de « dominant » remis en cause
par les revers économiques qui les privent parfois de tout accès à une activité productive, des
expériences qui, à leur corps défendant, déstabilisent leurs positions sociales et familiales
antérieures, (Silberschmidt, 1991). Les femmes et surtout les associations féminines ont un
rôle très important à jouer pour que les pratiques matrimoniales fassent une place plus juste
au libre choix des femmes, à leur participation aux décisions, au respect entre conjoints
(Adjamagbo-Johnson, 1999).

Quelle sera la marge d'initiative des jeunes ?


Les jeunes citadins sont en moyenne plus instruits que leurs parents, et particulièrement les
filles, c'est une force mais, par ailleurs, ils abordent leur vie d'adultes dans une période
particulièrement défavorable quant aux opportunités macro-économiques, qui se traduira
pour eux en emplois précaires voire en chômage, en difficultés à trouver un logement, à
satisfaire leurs besoins légitimes dans le domaine de la santé. Certains sont des néocitadins,
ayant troqué le minimum de sécurité alimentaire du milieu rural pour les aléas des « petits
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 37

boulots ». On sait aussi que, garçons et filles commencent à reculer, par choix ou par
contrainte, le moment de se marier mais pas toujours celui d'avoir un premier enfant, ce qui
se traduit en naissances prénuptiales avec leur lot d'incertitudes (voir plus haut). On ne peut
passer sous silence les nombreux risques de santé, notamment le sida, qu'ils vont devoir
affronter dans un climat économique de privations, voire de grande pauvreté pour beaucoup
d'entre eux. Pour les jeunes d'aujourd'hui, la constitution d'une famille assurant la stabilité et
la sécurité à ses membres deviendra de plus en plus difficile à réaliser.
Les villes africaines ont maintenant, comme celles des autres continents, des bandes d'enfants
des rues sans attaches familiales, ce qui existait très peu il y a une vingtaine d'années.
Pourtant les familles ont jusque là pratiqué largement l'accueil des enfants de leur parentèle,
pour les scolariser dans certains cas mais souvent aussi, il faut le reconnaître, pour en faire
une main-d’œuvre non rémunérée (voir plus haut).

Que seront les politiques publiques ?


Les mégapoles africaines ne peuvent être gérées sans des politiques macro-économiques
ambitieuses et clairvoyantes. Les familles et leurs solidarités, que l'on vante à l'envi, se
montrent très performantes pour « bricoler » le quotidien, pour faire face aux urgences de
leur entourage mais elles ne peuvent se substituer à des États en faillite. Comment ne pas
s'inquiéter des ravages du sida tant au niveau macro-économique, quant à ses effets sur
l'emploi, sur la perte de ressources en vies humaines mais aussi au niveau familial sur la prise
en charge des enfants orphelins, lorsque les adultes sont décimés par la maladie ? Comment
ne pas s'alarmer du désengagement des États en matière de santé publique et d'éducation ?
L'effondrement des économies africaines conduit les gouvernements à laisser à l'initiative
« privée », c'est à dire aux individus et aux familles, la charge de financer l'école, la santé et
souvent la création d'emplois. Faute de politiques économiques et sociales efficientes, on
risque d'assister à un effondrement de ces solidarités familiales. Pour accompagner les efforts
des familles dans une période des plus difficiles, des politiques publiques ambitieuses sont
nécessaires.
La situation des villes africaines d'aujourd'hui traduit les mutations profondes qui se sont
imposées aux sociétés au cours des cinquante dernières années. Les effets perturbateurs de
ces mutations se manifestent souvent sous des formes paroxystiques et on a tendance à en
voir seulement les effets négatifs : « bidonvillisation » des quartiers de certaines capitales,
chômage endémique laissant une partie des citadins à l'écart de tous les équipements
collectifs, détérioration des services publics dépassés par la population à desservir et
étranglés par les impératifs des ajustements structurels, etc. Dans la vie familiale, les modes
de vie sont eux aussi en pleine redéfinition. L'urbanisation, les progrès de la santé et de
l'instruction ont commencé à introduire de nouveaux rapports entre aînés et cadets, entre
maris et femmes. Des couples d'un type nouveau, parfois des femmes chefs de famille, ont
pris conscience de nouvelles aspirations pour leurs enfants. Par ailleurs, l'accroissement des
contraintes économiques et des pénuries a renforcé la prise de conscience de la nécessité de
mieux planifier les naissances.
C'est à la rencontre des progrès dus à la croissance des années 1960-1975 et des effets négatifs
de la crise économique6, qui n'ont cessé de s'aggraver depuis, que s'enracinent les nouveaux

6 Et dans certains pays des crises politiques récurrentes


38 Villes du Sud

modes de vie familiaux qui voient progressivement le jour dans les villes. Les citadins
empruntent aux modèles anciens mais puisent largement aussi dans les modèles d'autres
sociétés. Ils doivent aussi compter avec une conjoncture très défavorable qui pérennise les
situations précaires... Pourtant il y a aussi dans ces villes mal organisées, développées dans
l'improvisation, souvent mal « citadinisées », des ressources indéniables d'adaptation aux
situations adverses, de réaction aux urgences, de mobilisation collective au sein de groupes
d'appartenance.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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in Locoh, T. et Nguessan, K. (édit.) Genre, population et développement en Afrique de l'Ouest,
pp.35-51, Abidjan, FNUAP/ENSEA/Coopération française, 169 pp.
ANTOINE, P. ; OUEDRAOGO, D. et PICHÉ, V. (édit.) (1998), Trois générations de citadins au Sahel :
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FÉCONDITÉ ET URBANISATION EN
CÔTE D’IVOIRE : EXISTE-T-IL UNE
TRANSITION URBAINE
DE LA FÉCONDITÉ ?

Édouard TALNAN
Institut de démographie, université catholique de Louvain, Belgique
tabutin@demo.ucl.ac.be

Patrice VIMARD
Laboratoire Population-Environnement-Développement (LPED)
UMR 151 IRD-université de Provence
Patrice.Vimard@ird.fr

Avant la Seconde Guerre mondiale et jusqu'aux années soixante, on a assisté dans les
sciences sociales occidentales à la montée en puissance d'une théorie générale du
changement, la « théorie de la modernisation »1. Selon celle-ci, l’ensemble des transformations,
de nature économique, sociale et démographique, découlait essentiellement des
changements structurels profonds qu’étaient l'industrialisation et l'urbanisation. C’est dans
le cadre de ce courant que furent développées la théorie du changement familial, dite de la
nucléarisation (Parsons 1937, 1955) puis celle de la transition démographique. Si dans le
modèle classique de la transition démographique (Notestein, 1945 ; Davis, 1945),
l’urbanisation est l’un des cinq grands facteurs de transition (avec les taux de mortalité,
d'alphabétisation, la densité rurale et les rendements agricoles), elle perd un peu de son
importance dans la révision de Princeton (Coale et Hoover, 1958 ; Coale et Watkins, 1986),
puis dans le modèle dit du développement équitable (Repetto, 1978 ; Cook et Repetto, 1982),
qui, intégrant d’autres facteurs de transition, relativisent, plus ou moins fortement, le poids
de l’urbanisation comme déterminant du changement démographique2.

1 Cette montée en puissance procédait essentiellement de la domination du courant évolutionniste et


fonctionnaliste dans la sociologie américaine, courant scientifique issu des travaux de T. Parsons et de
ses élèves.
2 Pour une lecture plus complète de l’évolution des modèles de transition démographique, on pourra se

reporter à Vimard, 1997.


42 Villes du Sud

Si l’urbanisation est apparue avec la théorie de la transition démographique comme un


déterminant majeur de changement, elle n’avait pas été considérée jusque là comme un
facteur primordial de transformation (Tabutin, 2003), contrairement à ce que l’on aurait pu
attendre compte tenu du puissant mouvement de croissance des villes des XVIIIe et XIXe siècles
dans un Occident en voie d’industrialisation. De même, les courants explicatifs du
changement démographique qui remirent en question, à partir des années soixante-dix, les
fondements des théories de la modernisation ont peu parlé de l’urbanisation comme facteur
ou moteur de changements. Il en fut ainsi dans les approches culturalistes (Berelson, 1966 ;
Cleland et Wilson, 1987) et institutionnelles (McNicoll, 1982 ; Cain, 1985 ; Kreager, 1985) qui
mirent bien davantage en évidence des facteurs culturels, idéologiques et de communication.
En revanche, la ville a pris toute son importance, mais surtout comme un lieu de changement
des systèmes de valeurs et de contrôle social chez Lesthaeghe (1980, 1988), ou de changement
du mode de production, avec l’émergence du capitalisme, chez les néomarxistes (voir à ce
sujet Gonzales-Cortes, 1982 ; Piché et Poirier, 1995), changements considérés comme
déterminants dans la transformation des régimes démographiques.
Si, avec une population urbaine représentant, en 2003, 38,7 % de la population totale,
l’Afrique est le continent le moins urbanisé du monde, un tout petit peu moins que l’Asie, il
est cependant celui qui s’urbanise le plus vite, et cela depuis les années cinquante, et qui
continuera à le faire dans les années à venir. Par exemple, l’accroissement de la population
des villes africaines a été de 4,2 % durant le dernier quart du XXe siècle, contre 3,5 % en Asie et
2,8 % en Amérique latine et dans les Caraïbes (United Nations, 2004). Cette croissance
urbaine rapide en Afrique, qui fera que plus de la moitié des Africains devrait vivre en ville
en 2030, la différenciation croissante des infrastructures, des modes de vie et des modèles
culturels, entre le monde urbain et les zones rurales, et le fait que la ville apparaisse comme
un lieu où la fécondité est la plus faible (Shapiro et Tambashe, 2003), l’urbanisation se
révélant comme l’un des facteurs de transition (Tabutin et Schoumaker, 2004) justifient
l’intérêt porté aux relations entre fécondité et urbanisation en Afrique.
Pour analyser cette relation nous examinerons tout d’abord, dans cet article, la baisse de la
fécondité selon le milieu de résidence en Afrique, avant de nous interroger à propos du cas
de la Côte d’Ivoire, sur le rôle de la résidence en ville dans la transition de la fécondité.

1. LA BAISSE DE LA FECONDITÉ SELON LE MILIEU DE RÉSIDENCE EN AFRIQUE


SUBSAHARIENNE

1.1. Les différentiels de fécondité urbain-rural


Dans tous les pays d’Afrique subsaharienne, la fécondité est plus faible en milieu urbain qu’en
milieu rural, ce qui n’est pas une surprise (tableau 1). Mais la différence varie beaucoup d’un
pays à l’autre, sans qu’il y ait de corrélation entre la différence de fécondité selon le milieu de
résidence (en valeur absolue) et le niveau de la fécondité de l’ensemble de la population : R2 de
0,033 pour les 31 pays pour lesquels nous avons des données. La différence va de 0,3 enfant par
femme en RCA jusqu’à 3,4 enfants par femme en Ouganda, soit un écart qui va de 1 à 10. Outre
pour la RCA, le différentiel urbain-rural est inférieur à 1 enfant par femme en Mauritanie, au
Rwanda et au Tchad. À l’autre extrémité, il est égal ou supérieur à 3 enfants par femme en
Ouganda, comme nous l’avons vu, mais aussi au Burkina Faso, en Éthiopie et au Togo. Pour tous
les autres pays, ce différentiel est compris entre 1 et 2,9 enfants par femme.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 43

TABLEAU 1
Indice synthétique de fécondité selon le milieu de résidence et rapport entre la fécondité urbaine et la
fécondité rurale en valeur absolue et en valeur relative de la fécondité totale (données pour 31 pays
d’Afrique subsaharienne enregistrées lors de l’enquête démographique et de santé réalisée après 1990
la plus récente)

Pays, année d’enquête Indice synthétique de fécondité Différentiel rural-urbain


Urbain Rural Total R-U (R-U)/Total
Afrique du Sud : 1998 2,3 3,9 2,9 1,6 0,55
Bénin : 2001 4,4 6,4 5,6 2,0 0,36
Burkina Faso : 2003 3,4 6,5 5,9 3,1 0,53
Cameroun : 2004 4,0 6,1 5,0 2,1 0,42
Comores : 1996 3,8 5,0 4,6 1,2 0,26
Côte d'Ivoire : 1998/1999 4,0 6,0 5,2 2,0 0,38
Érythrée : 2002 3,5 5,7 4,8 2,2 0,46
Éthiopie : 2000 3,0 6,0 5,5 3,0 0,55
Gabon : 2000 3,8 6,0 4,2 2,2 0,52
Ghana : 2003 3,1 5,6 4,4 2,5 0,57
Guinée : 1999 4,4 6,1 5,5 1,7 0,31
Kenya : 2003 3,3 5,4 4,9 2,1 0,43
Lesotho : 2004 1,9 4,1 3,5 2,2 0,63
Madagascar : 2003/2004 3,7 5,7 5,2 2,0 0,38
Malawi : 2004 4,2 6,4 6,0 2,2 0,37
Mali : 2001 5,5 7,3 6,8 1,8 0,26
Mauritanie : 2000/2001 4,1 4,8 4,5 0,7 0,16
Mozambique : 2003 4,4 6,1 5,5 1,7 0,31
Namibie : 2000 3,1 5,1 4,2 2,0 0,48
Niger : 1998 5,6 7,6 7,2 2,0 0,28
Nigeria : 2003 4,9 6,1 5,7 1,2 0,21
Ouganda : 2000/2001 4,0 7,4 6,9 3,4 0,49
RCA : 1994/1995 4,9 5,2 5,1 0,3 0,06
Rwanda : 2000 5,2 5,9 5,8 0,7 0,12
Sénégal : 1997 4,3 6,7 5,7 2,4 0,42
Soudan : 1990 3,9 5,3 4,7 1,4 0,30
Tanzanie : 2004/2005 3,6 6,5 5,7 2,9 0,51
Tchad : 2004 5,7 6,5 6,3 0,8 0,13
Togo : 1998 3,2 6,3 5,2 3,1 0,60
Zambie : 2001/2002 4,3 6,9 5,9 2,6 0,44
Zimbabwe : 1999 3,0 4,6 4,0 1,6 0,40
Source : <http://www.measuredhs.com> et calcul des auteurs.

Quelle part de la fécondité de l’ensemble de la population, ce différentiel urbain-rural


recouvre-t-il ? Là encore l’écart peut aller de 1 à 10. Le différentiel recouvre en effet seulement
6 % de la fécondité de l’ensemble de la population en RCA mais 60 % au Togo. Pour quatre
pays, le différentiel représente moins de 20 % de la fécondité de l’ensemble de la population :
RCA, Tchad, Rwanda et Mauritanie. Par contre, il représente plus de 50 % de la fécondité de
l’ensemble de la population dans sept pays : Togo, Tanzanie, Ghana, Afrique du Sud,
Éthiopie, Burkina Faso et Gabon. Ceux-ci constituent un groupe de pays où l’écart dans la
fécondité du moment entre les populations urbaines et rurales est particulièrement fort,
groupe de pays par ailleurs variés géographiquement, puisqu’ils se répartissent dans les
quatre sous-régions de l’Afrique subsaharienne (australe, centrale, équatoriale et occidentale,
44 Villes du Sud

partie la plus représentée avec 3 pays). Ces pays sont fort divers également quant à leur
niveau de fécondité : avec un ISF général allant de 5,9 enfants (au Burkina Faso) à 2,9 enfants
par femme (en Afrique du Sud). Cette intensité du différentiel urbain-rural apparaît par
conséquent davantage comme une spécificité nationale que comme une donnée régionale ou
une caractéristique liée à l’étape atteinte dans la transition de la fécondité.

1.2. L’évolution des différentiels de fécondité urbain-rural


Examinons ce qu’il en est de l’évolution de ce différentiel au cours de la baisse de la fécondité.
Pour cela, nous pouvons considérer l’évolution des indices synthétiques de fécondité en milieu
urbain et en milieu rural, d’une part pour la première Enquête démographique et de santé, et
d’autre part pour l’enquête la plus récente, ceci dans les 22 pays qui disposent d’au moins
deux Enquêtes démographiques et de santé (tableau 2). Trois groupes de pays peuvent être
distingués selon l’évolution de ce différentiel, sachant que quinze pays sont concernés par
une augmentation du différentiel, ce qui signifie que, pour deux tiers des pays, la transition
de la fécondité est plus rapide, durant la période observée, en milieu urbain.
– Dans le premier groupe, l’augmentation dépasse ou atteint 1 enfant par femme. Six pays
sont concernés : Cameroun, Mozambique, Niger, Tanzanie, Zambie et Ouganda où
l’augmentation atteint un maximum de 1,5 enfant par femme ; ces pays subissent par
conséquent une nette augmentation du différentiel urbain-rural durant la période récente.
– Dans le deuxième groupe, qui comprend 8 pays : Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire,
Ghana, Malawi, Mali, Sénégal, Tchad et Togo, l’augmentation est plus faible : de 0,2 à
0,8 enfant par femme ;
– À l’inverse des deux premiers groupes, le différentiel urbain-rural s’atténue durant la
période d’observation dans le troisième groupe qui comprend 7 pays : l’Érythrée, le Kenya,
Madagascar, la Namibie, le Nigeria, le Zimbabwe et tout particulièrement le Rwanda où le
différentiel diminue de plus d’un enfant par femme, consécutivement en partie à une hausse
de la fécondité urbaine durant une période dramatique de l’histoire de ce pays (1992-2000).
Si l’on examine l’évolution du différentiel urbain-rural calculé en valeur relative de la
fécondité totale, ce différentiel diminue dans seulement quatre pays : Madagascar, Nigeria,
Rwanda et Zimbabwe. En Érythrée, il est stable, et dans les dix-sept autres pays le différentiel
relatif augmente. Cette augmentation est forte dans certains d’entre eux. Ainsi,
l’augmentation de ce différentiel est de plus de 0,2 au Cameroun, en Ouganda, en Tanzanie,
au Togo et en Zambie, et égal à 0,3 au Ghana.
On observe par conséquent une fécondité plus faible en milieu urbain dans tous les pays
d’Afrique subsaharienne, et la différence tend à s’accroître, en valeur absolue comme en
valeur relative de la fécondité, dans une grande majorité de pays. La baisse de la fécondité à
l’échelle des différents pays de l’Afrique subsaharienne s’accompagne donc actuellement
plutôt d’un accroissement du différentiel entre les populations urbaines et celles vivant en
zones rurales, ce qui correspond bien à ce que l’on peut attendre pour des pays qui se situent
encore dans les phases initiales de leur transition de la fécondité.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 45

TABLEAU 2

Évolution du différentiel de fécondité entre le milieu urbain et le milieu rural,


en valeur absolue et en valeur relative (données pour 22 pays d’Afrique subsaharienne, enregistrées
lors des Enquêtes démographiques et de santé)
Évolution du différentiel
Enquête initiale (t1) Enquête finale (t2)
rural-urbain
En valeur rela-
En valeur
tive de la fé-
absolue
Urbain Rural Ensemble Urbain Rural Ensemble condité totale
(R-U t2)-
(R-U/E t2)-
(R-U t1)
(R-U/E t1)
Bénin
4,9 6,7 6,0 4,4 6,4 5,6 0,2 0,06
1996-2001
Burkina Faso
5,0 7,3 6,9 3,4 6,5 5,9 0,8 0,19
1993-2003
Cameroun
5,2 6,3 5,8 4,0 6,1 5,0 1 0,23
1991-2004
Cote d'Ivoire
4,7 6,4 5,7 4,0 6,0 5,2 0,3 0,09
1994-1998/1999
Érythrée
4,2 7,0 6,1 3,5 5,7 4,8 -0,6 0,00
1995-2002
Ghana
5,3 7,0 6,4 3,1 5,6 4,4 0,8 0,30
1988-2003
Kenya
4,5 7,1 6,7 3,3 5,4 4,9 -0,5 0,04
1989-2003
Madagascar
3,8 6,7 6,1 3,7 5,7 5,2 -0,9 -0,09
1992-2003/2004
Malawi
5,5 6,9 6,7 4,2 6,4 6,0 0,8 0,16
1992-2004
Mali
6,3 7,4 7,1 5,5 7,3 6,8 0,7 0,11
1987-2001
Mozambique
4,6 5,3 5,2 4,4 6,1 5,5 1 0,17
1997-2003
Namibie
4,0 6,3 5,4 3,1 5,1 4,2 -0,3 0,05
1992-2000
Niger
6,4 7,1 7,0 5,6 7,6 7,2 1,3 0,18
1992-1998
Nigeria
5,0 6,3 6,0 4,9 6,1 5,7 -0,1 -0,01
1990-2003
Ouganda
5,7 7,6 7,4 4,0 7,4 6,9 1,5 0,24
1988-2000/2001
Rwanda
4,5 6,3 6,2 5,2 5,9 5,8 -1,1 -0,17
1992-2000
Sénégal
5,4 7,1 6,4 4,3 6,7 5,7 0,7 0,16
1986-1997
Tanzanie
5,1 6,6 6,2 3,6 6,5 5,7 1,4 0,27
1992–2004/2005
Tchad
5,9 6,5 6,4 5,7 6,5 6,3 0,2 0,03
1996/1997-2004
Togo
4,9 7,3 6,4 3,2 6,3 5,2 0,7 0,22
1988-1998
Zambie
5,8 7,1 6,5 4,3 6,9 5,9 1,3 0,24
1992-2001/2002
Zimbabwe
3,8 6,2 5,4 3,0 4,6 4,0 -0,8 -0,04
1988-1999
Source : <http://www.measuredhs.com> et calcul des auteurs.
46 Villes du Sud

2. LE RÔLE DE L’URBANISATION DANS LA TRANSITION DE LA FÉCONDITÉ EN


CÔTE D’IVOIRE
Afin de mieux comprendre le rôle de la résidence en milieu urbain dans la baisse de la
fécondité et le lien que peut avoir cette variable avec les autres facteurs de transition, nous
allons considérer le cas de la Côte d’Ivoire. Ce pays a été choisi car l’urbanisation y a été
rapide, près de la moitié de la population résidant aujourd’hui en ville3, et que nous disposons
de données pour y suivre l’évolution de la fécondité, depuis l’enquête ivoirienne de fécondité
de 1980-1981 jusqu’à l’Enquête démographique et de santé de 1998-1999, et de nombreuses
analyses pour comprendre l’évolution des comportements reproductifs (voir entre autres :
Anoh et al., 2004 ; Fassassi et Vimard, 2002 ; Talnan, 2005)

2.1. La baisse de la fécondité selon le milieu de résidence en Côte d’Ivoire


Depuis le début des années quatre-vingt, où elle peut être mesurée, la baisse de la fécondité
est plus rapide en milieu urbain qu’en zone rurale : en 1980-1981, la fécondité urbaine était
inférieure de 1,1 enfant à la fécondité rurale, et près de vingt ans plus tard cet écart a presque
doublé et il est de 2 enfants par femme (tableau 3). À l’intérieur du milieu urbain, les villes
n’ont pas eu une évolution uniforme de leur fécondité. En effet si, durant la phase initiale
(1980-1981 à 1994), la fécondité a baissé plus vite à Abidjan4 que dans les autres villes (c’est-à-
dire les villes secondaires du pays), il n’en a pas été de même ensuite (de 1994 à 1998-1999) où
la baisse a diminué plus rapidement dans ces autres villes. Au terme de la période
d’observation, l’écart entre Abidjan et les villes secondaires a malgré tout doublé : de 0,4 à 0,8
enfant par femme. La transition de la fécondité s’accomplit donc en Côte d’Ivoire avec une
différenciation des niveaux de fécondité entre les milieux de résidence, comme cela se
rencontre le plus communément durant les premières phases de la transition. Avec une base
de 100 en 1980-1981, la fécondité est en 1998-1999 de 55 à Abidjan, 62 dans les autres villes et
78 en milieu rural.

2.2. La résidence en milieu urbain comme facteur de la baisse de la fécondité


Pour avoir une idée plus claire de l’impact de la résidence urbaine sur la baisse de la
fécondité en Côte d’Ivoire, nous avons procédé à une analyse de régression multivariée, en
utilisant un modèle linéaire pour la parité atteinte et un modèle de Poisson pour les
naissances au cours des cinq dernières années avant l’enquête. En utilisant les données de
l’Enquête démographique et de santé de 1994, nous avons à chaque fois construit deux
modèles : un modèle vide qui permet d’apprécier les variations contextuelles de la fécondité
et un modèle complet qui intègre comme variable explicative le lieu de résidence de la femme
au moment de l’enquête dont l’effet est contrôlé par celui de la durée de cette résidence et des
autres variables explicatives individuelles et collectives de la fécondité : âge, instruction,
expérience du décès d’un enfant, confiage des enfants à d’autres ménages, ethnie, situation
matrimoniale, occupation, structure familiale du ménage, niveau de vie au niveau du ménage
et de la communauté, niveau de la mortalité dans la localité, niveau de scolarisation local,

3 La part de la population urbaine en Côte d’Ivoire peut être estimée à 2,1 % en 1921, 35 % en 1975,
période à laquelle s’amorce la baisse de la fécondité, et 43 % en 1999.
4 Abidjan est la capitale économique du pays et, à cause de l’importance des infrastructures qui s’y

trouvent, elle attire un nombre important de populations des autres régions du pays et de la sous région
ouest africaine.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 47

pourcentage d’enfants scolarisés et pourcentage de femmes utilisant la contraception dans la


localité (tableau annexe 1).

TABLEAU 3

Indice synthétique de fécondité* selon le milieu de résidence en Côte d’Ivoire, 1980-1981 à 1998-1999
Niveau
EIF 1980-1981 EDS 1994 EDS 1998-1999 Écart 1998-
Milieu5 de
1999
résidence base 100
(1) (2) (3) (2) - (1) (3) - (2) (3) - (1)
en 1980
Abidjan 6,4 4,1 3,5 - 2,3 - 0,6 2,9 55
Autres
6,8** 5,5** 4,3** - 1,3 - 1,2 2,5 63
villes
Ensemble
6,6** 4,7 4,0 - 1,9 - 0,7 2,6 61
urbain
Ensemble
7,7 6,4 6,0 - 1,3 - 0,4 1,7 78
rural
Ensemble 7,4 5,7 5,2 - 1,7 - 0,5 2,2 70
Sources : EIF : direction de la Statistique, 1984 ; EDS 1994 : N’Cho et al., 1995 ; EDS 1998-1999 : INS et
Macro, 2001.
* indice de 15 à 49 ans pour la période de cinq années précédant l'enquête.
** estimation.

Pour les naissances au cours des cinq dernières années avant l’enquête, les résultats sont
présentés sous forme de ratios d’incidence ou incidence rate ratio (IRR). Ce sont des coefficients
qui traduisent le rythme auquel les naissances surviennent chez une catégorie de femmes
comparée à une catégorie de référence. C’est la transformation par la fonction exponentielle
des coefficients β fournis par le modèle log-linéaire. L’interprétation des résultats se fait par
rapport à cette catégorie de référence dont la valeur du ratio d’incidence est égale à 1. Une
valeur de IRR supérieure à 1 indique que les naissances surviennent à un rythme plus accéléré
par rapport à la catégorie de référence. Une valeur de IRR inférieure à 1 nous indique que le
rythme auquel ces événements ont lieu est ralenti par rapport à la catégorie de référence.
Pour la fécondité du moment, l’estimation du modèle vide donne une constante égale à -0,223
(IRR = 0,8) et une erreur standard égale à 0,021 (tableau 4). Les variances estimées à partir de
ce modèle figurent dans la quatrième colonne en bas de ce tableau. Elles montrent l’existence
d’une variation significative de la fécondité (P < 0,01) entre les différentes grappes
(σν2 = 0,059) et les ménages (σu2 = 0,064) avec une erreur standard respectivement égale à
0,009 et 0,016. Dans le modèle complet, la prise en compte des variables explicatives modifie
considérablement la variation de la fécondité au cours des cinq dernières années entre les
grappes et entre les ménages à l’intérieur des grappes. La constante passe à -4,828
(IRR = 0,008), la variance inter grappes s’annule, traduisant le fait que l’essentiel des
variations contextuelles de la fécondité est lié aux variables incluses dans le modèle.

5En Côte d’Ivoire les données ont été, depuis l'enquête à passages répétés de 1978-1979 jusqu’à l’EDS
de 19994, présentées selon les grandes « strates du pays » qui étaient définies en croisant la zone
géographique (forêt ou savane) et le milieu d'habitat (urbain et rural) ; Abidjan constituant une strate à
part entière. C’est pourquoi certaines de nos données sont estimées à partir des informations publiées
par strate.
48

TABLEAU 4 Récapitulatif des principaux effets sur la fécondité selon la nature de l’échantillon
Caractéristiques National (N=7 798) Urbain (N=3 805) Abidjan (N=1 268) Autres villes (N=2 537)
individuelles Parité totale Fécondité au cours des Parité totale Fécondité au Parité totale Fécondité au cours des Parité totale atteinte Fécondité au cours des
et collectives atteinte 5 dernières atteinte cours des 5 atteinte 5 dernières années 5 dernières années
années dernières années
Variables individuelles
Ethnie de la femme ns ns *** ns ns ns ns ns
État matrimonial *** *** *** *** *** *** *** ***
Décès des enfants +++ +++ +++ +++ +++ +++ +++ +++
Confiage des enfants --- --- --- --- --- --- --- ---
Instruction --- --- --- --- --- --- --- ---
Occupation de la femme *** *** *** *** *** ns *** ***
Variables du ménage
Instruction du chef de ménage --- --- --- --- --- ns --- ---
Structure du ménage *** *** *** *** *** *** *** ***
Villes du Sud

Niveau de vie du ménage ns --- --- --- ns ns --- ---


Variables contextuelles
Lieu de résidence *** *** *** *** NC NC NC NC
Niveau de développement local +++ +++ NC NC NC NC ns ns
% d’enfants scolarisés +++ --- +++ --- ns ns ns ns
% de personnes scolarisées ns ns ns ns ns ns ns ns
Mortalité infanto-juvénile --- ns ns +++ ns +++ ns ns
% de femmes utilisant --- --- --- ns ns ns ns ns
la contraception
***effet significatif ; +++ effet significatif et positif ; --- effet significatif et négatif ; ns non significatif ; NC non concerné.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 49

Les facteurs de la fécondité du moment


L’expérience de la mortalité des enfants, le statut matrimonial de la femme, le fait d’être
instruit au niveau secondaire au moment de l’enquête et l’occupation semblent être les
principaux facteurs individuels responsables de cette variation contextuelle et significative de
la fécondité du moment. En effet, les résultats du modèle complet montrent que le fait de
connaître le décès d’un des enfants augmente les naissances au cours des cinq dernières
années de 40,5 %. Celles qui n’ont aucun enfant confié ont un nombre d’enfants nés vivant au
cours de cette période inférieure de 16 % à celui observé chez les femmes qui ont déclaré
avoir un enfant hors du ménage. Les femmes mariées ont une fécondité du moment plus
élevée de 52 % à celle des femmes célibataires alors qu’elle est plus faible de 36 % chez les
femmes veuves, divorcées ou séparées. Le fait d’être instruit au niveau secondaire diminue la
fécondité au cours des cinq dernières années avant l’enquête de 18 % par rapport aux femmes
sans instruction. On ne note aucune différence significative entre les femmes de niveau
d’instruction primaire et celles sans instruction. Seules les femmes sans activité économique
ou celles travaillant dans le secteur informel ont une fécondité significativement différente
(p < 0,01) de celle des agricultrices avec des ratios d’incidence respectivement égaux à 0,921 et
0,944.
Il y a une relation significative entre la structure familiale du ménage et la fécondité du
moment. Celle-ci se traduit, pour les ménages composés de familles élargies (monogames ou
polygames), et par rapport aux ménages composés de famille nucléaire qui sont la catégorie
de référence, par une hausse respectivement de 16,5 % et 14 % du rythme auquel les
naissances surviennent au cours des cinq dernières années avant l’enquête. La fécondité au
cours des cinq dernières années augmente significativement à mesure que le niveau de vie du
ménage se dégrade de sorte que les femmes vivant dans des ménages de niveau moyen ou
bas ont plus d’enfants que celles dont les conditions de vie dans les ménages sont bonnes (le
ratio d’incidence étant respectivement égal à 1,139 et 1,073). La fécondité du moment diminue
cependant avec le niveau d’instruction du chef de ménage. Les femmes dont le chef de
ménage a atteint un niveau d’instruction élevé (secondaire ou plus) ont une fécondité plus
faible de 9 % (IRR = 0,906) par rapport à celle des femmes qui résident dans des ménages dont
le chef de ménage n’a aucune instruction.
S’agissant de l’effet des autres variables explicatives contextuelles, on peut remarquer que
l’impact de la résidence à Abidjan sur les naissances au cours des cinq dernières années est
particulièrement manifeste et persistant (P < 0,01) même en présence des autres variables. Il
se traduit par une baisse de la fécondité de 25 % par rapport aux femmes des zones rurales. Il
n’y a aucune différence significative entre la fécondité des femmes résidant dans les autres
villes et celle des femmes du milieu rural. À l’échelle de la localité de résidence de la femme,
le niveau de développement local induit des différences significatives entre les femmes qui se
traduisent par une fécondité plus faible de 10 % chez les femmes qui vivent dans des localités
d’un niveau de développement moyen et de 12 % chez les femmes qui vivent dans des
localités d’un niveau bas comparées des localités dont le niveau de vie est élevé.

Les facteurs de la parité atteinte


Pour la parité atteinte au moment de l’enquête, l’estimation du modèle vide montre qu’en
moyenne, les femmes ont donné naissance à 3,00 enfants vivants et que 4,5 % des variations
de cette parité atteinte au moment de l’enquête sont expliqués par les différences entre les
différentes grappes urbaines ou rurales. Alors qu’il n’y a aucune différence significative entre
50 Villes du Sud

les femmes du point de vue de leur fécondité à l’intérieur d’un même ménage (σu02 = 0,000).
L’essentiel des variations de cette parité atteinte étant expliqué au niveau individuel
(σe2 = 8,327).
En contrôlant, dans le modèle complet, l’effet de l’âge et des autres variables individuelles et
contextuelles, on s’aperçoit que les grappes et les individus perdent une partie de leurs effets
sur la fécondité au profit des ménages. La variance de l’erreur contextuelle augmente au niveau
des ménages et atteint 0,157. Au niveau des grappes, la variance des résidus contextuels
s’annule. Dans ce modèle, à part le groupe des autres africains qui est associé à une baisse
significative de la fécondité, l’appartenance aux autres groupes ethniques n’a aucun effet
significatif sur la fécondité par rapport au groupe akan. L’expérience du décès d’un enfant
augmente la parité atteinte de 1,657 enfants quand le fait pour une femme d’avoir un enfant
confié à un autre ménage la diminue de 1,239 enfants (p < 0,01). L’éducation de la femme est
associée à une baisse de la fécondité mais, comme nous l’avons vu précédemment, cet effet
n’est significatif qu’au-delà du niveau primaire (P < 0,01) et se traduit par une baisse de 0,320
enfant. Autrement dit, il n’y a pas de différence significative entre la fécondité des femmes de
niveau d’instruction primaire et celles qui ne sont pas instruites. De même, la parité atteinte
au moment de l’enquête est significativement plus faible (P < 0,01) dans le groupe de femmes
exerçant une activité économique dans les secteurs formel (-0,379), informel (-0,138) ou chez
celles n’exerçant aucune activité économique (-0,165).
Toutes les modalités des variables relatives aux conditions de vie des femmes dans leur
ménage de résidence ont un effet significatif sur les naissances cumulées sauf le niveau de
vie. Pour les ménages sans familles nucléaires, cet effet se manifeste par une baisse de la
parité atteinte de 0,161 enfant et une hausse chez les femmes dont la structure du ménage est
de type élargie monogame ou élargie polygame de respectivement 0,260 enfant et 0,241
enfant (p < 0,01). Un niveau d’instruction secondaire ou supérieur atteint par le chef de
ménage entraîne une baisse significative de la fécondité cumulée chez la femme de 0,189
enfant (P < 0,01) contrairement à l’instruction primaire qui n’a aucun significatif sur cette
variable.
À l’échelle de la communauté de résidence de la femme au moment de l’enquête, les résultats
montrent que le fait de vivre dans la ville d’Abidjan entraîne une baisse de la fécondité de
0,472 enfant lorsque le fait de vivre dans les autres villes n’a aucun effet significatif sur la
parité atteinte au moment de l’enquête. De même, le niveau de développement de la localité
de résidence de la femme a un effet sur la parité déclarée lors de l’enquête. Les femmes qui
vivent dans des localités non développées ont les niveaux de fécondité les plus faibles avec
une différence moyenne de 0,244 enfant par femme par rapport à celles qui vivent dans la
modernité. Une autre variable contextuelle qui a un effet significatif important sur la parité
atteinte au moment de l’enquête est le niveau de la mortalité atteint par la communauté. Dans
les localités où ce niveau est supérieur à 100 pour mille, les femmes ont une fécondité
toujours inférieure de 0,121 enfant à celle des autres (p < 0,01). De même, lorsque le
pourcentage de femmes utilisant la contraception est élevé dans une localité cela diminue la
fécondité de 0,005 enfant.

2.3. Les facteurs de la baisse de la fécondité en milieu urbain


Dans cette partie, nous analyserons dans un premier temps les facteurs explicatifs de la
fécondité dans l’ensemble du milieu urbain (Abidjan et autres villes). Puis dans un second
temps nous examinerons ces facteurs successivement à Abidjan puis dans les autres villes du
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 51

pays, afin de dégager les différences entre ces deux secteurs de résidence. Pour ce faire, nous
procédons comme au niveau national en construisant un modèle vide permettant d’apprécier
les variations de la fécondité entre les différentes grappes urbaines et ensuite nous construisons
un modèle complet en vue de déterminer les facteurs responsables de ces différences
contextuelles.
L’analyse montre que l’expérience du décès d’un enfant, l’instruction de la femme, le
confiage des enfants, la situation matrimoniale et l’occupation de la femme demeurent des
facteurs individuels associés à la baisse de la fécondité en milieu urbain (tableau annexe 2)
comme ils le sont au niveau national. La fécondité est plus élevée chez les femmes mariées et
celles qui sont veuves, divorcées ou séparées comparées aux célibataires, mais ces dernières
ont une fécondité du moment plus élevée que celle des veuves, divorcées ou séparées. Les
femmes qui ont vécu l’expérience du décès d’au moins un de leurs enfants ont des niveaux de
fécondité plus élevés que les autres (β = 1,511 et IRR = 1,428). Cependant celles qui n’ont pas
d’enfants confiés à d’autres ménages au moment de l’enquête ont déclaré une parité atteinte
inférieure de 1,161 enfant (β = 1,161) et une fécondité du moment inférieure de 18 %
(IRR = 0,823) à celle des autres femmes. Les femmes ayant atteint le niveau d’instruction
secondaire ont 0,298 enfant de moins que les analphabètes et elles ont une fécondité du
moment inférieure de 20 % à celles de leurs homologues non instruites. Comparées aux
femmes agricultrices, les femmes sans travail ou celles exerçant dans les secteurs formel ou
informel ont des niveaux de fécondité plus bas respectivement de 0,418 enfant, 0,557 enfant et
0,322 enfant (p < 0,01), et des niveaux de fécondité du moment également inférieurs.
Au niveau du ménage, l’instruction du chef du ménage a un effet réducteur de la fécondité
de 0,227 enfant pour la parité atteinte et de 12 % pour les naissances au cours des cinq
dernières années. De même, la structure familiale du ménage induit des différences
significatives entre les femmes du point de vue de leur fécondité. Celle-ci augmente chez les
femmes dont la structure familiale du ménage est de type élargi monogame ou polygame et
diminue chez celles dont le ménage est sans famille nucléaire. Comme dans le modèle
national, une dégradation des conditions de vie du ménage entraîne une augmentation
significative de la fécondité qu’il s’agisse de la parité totale (β = 0,277) ou des naissances au
cours des cinq dernières années avant l’enquête (IRR = 1,148). De toutes les variables
considérées au niveau du contexte local, seuls la résidence à Abidjan, le pourcentage
d’enfants scolarisés dans le quartier, la mortalité des enfants et le pourcentage de personnes
utilisant la contraception ont un effet significatif sur la fécondité. L’effet de la résidence à
Abidjan se manifeste par une baisse de la parité atteinte de 0,198 enfant chez les femmes de
cette ville et elle a un effet réducteur sur la fécondité du moment de 14 % (IRR = 0,856) chez
ces mêmes femmes, comparées à celles des autres villes (p < 0,01), marquant la distinction qui
existe, en matière de fécondité, entre la métropole et les autres villes.
Une analyse plus approfondie permet de constater que les facteurs qui sont associés à la
baisse de la fécondité à Abidjan sont presque identiques à ceux qui le sont dans les autres
villes (voir les tableaux annexes 3 et 4 pour le détail des résultats, et le tableau 4 qui résume
les principaux effets). Il s’agit principalement de la situation matrimoniale de la femme, de
l’expérience qu’elle a vécue par rapport aux décès de ces enfants, du confiage de certains de
ses enfants à d’autres ménages, du niveau d’instruction atteint au moment de l’enquête et de
la structure familiale du ménage de résidence de la femme. Mais dans la capitale économique
(Abidjan), le niveau de vie du ménage n’a pas d’effet significatif sur la fécondité alors qu’il
52 Villes du Sud

influence celle-ci dans les autres villes, un effet qui est un effet réducteur conformément à
l’hypothèse d’une transition de la fécondité entraînée par la modernisation.
De même, à l’échelle du ménage et de l’individu, les effets de l’instruction du chef de ménage
et de l’occupation de la femme sur la fécondité du moment sont significatifs dans les autres
villes où le fait de résider dans un ménage où le chef a atteint le niveau secondaire, d’être
inactif ou d’exercer une activité économique dans le secteur informel font baisser les
naissances au cours des cinq dernières années par rapport aux femmes agricultrices ou dont
le chef de ménage est analphabète. Mais ils ne le sont pas dans la ville d’Abidjan où les
femmes ne se distinguent pas les unes des autres par leurs naissances sur les cinq dernières
années selon qu’elles sont dans des ménages où le chef est instruit ou qu’elles exercent une
activité dans les secteurs formels, informels ou agricoles. Cela pourrait s’expliquer par le fait
que dans la capitale (Abidjan), l’accès à l’information sur la planification familiale et aux
services de santé en matière de reproduction est relativement aisé pour toute la population, de
sorte que les éléments qui font valoir les différences de fécondité entre les femmes ne sont pas
perceptibles.

3. CONCLUSION
Dans toute l’Afrique subsaharienne, on observe une fécondité plus faible en milieu urbain, et
le différentiel a eu tendance, durant les deux dernières décennies, à s’accroître dans une
grande majorité de pays. Les premières phases de transition de la fécondité, que connaissent
les différents pays du sous-continent, s’accompagnent par conséquent d’un accroissement de
l’effet réducteur de l’urbanisation sur la fécondité.
La situation en Côte d’Ivoire confirme cet état de fait, en nous indiquant que c’est dans la
métropole nationale, Abidjan, que la fécondité y est la plus basse, comme cela se retrouve
dans les autres pays africains où la différence des niveaux de fécondité entre la métropole et
les autres villes peut être mesurée (Shapiro et Tambashe, 2003).
La construction de modèles multivariés, pour la parité atteinte et la fécondité du moment
(naissances au cours des cinq dernières années avant l’enquête), nous montre que la résidence
à Abidjan a un effet négatif significatif sur la fécondité du moment comme sur la parité
atteinte, à l’échelle nationale comme à l’échelle du seul milieu urbain, et ce même en intégrant
aux différents modèles les autres variables ayant un effet significatif sur la fécondité. Ceci
nous indique que l’effet de la résidence à Abidjan sur la fécondité ne se limite pas à celui des
différences qu’il peut y avoir, entre cette ville et le milieu rural, en matière d’instruction,
d’activités économiques, de niveau de vie, de niveau de mortalité, de prévalence
contraceptive, mais qu’il va au-delà. En revanche, le fait de résider dans une autre ville n’a
pas d’effet significatif sur la fécondité à l’échelle nationale.
Les facteurs associés à la baisse de la fécondité dans l’ensemble du milieu urbain, comme à
Abidjan et dans les autres villes sont presque identiques. Il s’agit principalement de la
situation matrimoniale de la femme, de l’expérience qu’elle a vécue par rapport aux décès de
ces enfants, du confiage de certains de ses enfants à d’autres ménages, de l’occupation
principale de la femme, du niveau d’instruction atteint au moment de l’enquête par la femme
et par son conjoint, de la structure familiale du ménage de résidence de la femme. Mais à
Abidjan, le niveau de vie du ménage n’a pas d’effet significatif sur la fécondité alors qu’il
influence celle-ci dans les autres villes et dans l’ensemble du milieu urbain. Dans la mesure
où la différenciation des niveaux de vie des ménages est réelle à Abidjan avec une échelle des
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 53

revenus, des niveaux de consommation et du confort de l’habitat particulièrement


importante, on peut penser que cet effet du niveau de vie est entièrement médiatisé par
d’autres variables (activité et instruction notamment) à l’inverse de ce qui peut se passer dans
les autres villes, où l’effet d’un niveau de vie élevé est fortement et significativement
réducteur de la fécondité.
En résumé, on peut dire qu’il y a une transition de la fécondité plus prononcée en ville qu’en
milieu rural et ce tout particulièrement dans la métropole ivoirienne. Cette affirmation de la
transition de la fécondité procède de l’effet de facteurs qui sont d’ordre individuel ou qui sont
propres au ménage ou au contexte local, comme l’instruction, l’exercice d’une activité dans le
secteur formel et le niveau de vie élevé du ménage. Tous facteurs qui se rencontrent
davantage en milieu urbain, et selon des degrés variables selon la nature des villes, ce qui
explique la différenciation du niveau de fécondité selon la ville. Mais cette affirmation de la
transition de la fécondité, plus précoce et plus rapide en ville, procède également d’un effet
propre à la résidence en milieu urbain, dont on pourrait ici avancer l’hypothèse qu’il relève
d’un effet de concentration de population, effet de concentration qui joue ici dans l’ordre
démographique comme il peut jouer également en matière économique.

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Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 55

TABLEAU ANNEXE 1
Modèle linéaire multiniveau sur la parité atteinte au moment de l’enquête et modèle de Poisson
multiniveau sur les naissances au cours des cinq dernières années, au niveau national selon les
données de l’EDSCI 1994 (N = 7 798)
Naissance au cours
Parité atteinte
des cinq dernières années
Variables explicatives Modèle
Modèle vide Modèle complet Modèle vide
complet
Constante 3,008 *** -2,566 *** 0,8 *** 0,008 ***
Variables individuelles
Âge de la femme 0,223 *** 1,385 ***
Âge au carré -0,001 *** 0,994 ***
Ethnie de la femme (Akan)
Krou 0,002 ns 0,999 ns
Mandé du Nord et Gur -0,060 ns 0,934 **
Mandé du Sud -0,107 ns 0,979 ns
Autres africains -0,117 ** 0,960 ns
Situation matrimoniale (Célibataires)
En union 0,982 *** 1,519 ***
Veuve/divorcée/séparée 0,421 *** 0,636 ***
Expérience du décès d’un enfant (Aucun)
Au moins un décès 1,657 *** 1,405 ***
Confiage des enfants (a un enfant confié)
Aucun enfant confié -1,239 *** 0,840 ***
Niveau d’instruction (Sans instruction)
Primaire -0,030 ns 1,013 ns
Secondaire et + -0,320 *** 0,824 ***
Occupation de la femme (agricultrice)
Sans travail -0,165 *** 0,927 **
Formel -0,379 *** 0,906 ns
Informel -0,138 *** 0,944 **
Variables liées au ménage
Instruction du CM (Sans instruction)
Primaire 0,060 ns 0,915 ns
Secondaire et + -0,189 *** 0,906 ***
Structure du ménage (famille nucléaire)
Sans famille nucléaire -0,161 *** 1,015 ns
Élargie monogame 0,260 *** 1,165 ***
Élargie polygame 0,241 *** 1,142 ***
Niveau de vie du ménage Élevé)
Moyen 0,047ns 1,139 ***
Bas -0,013 ns 1,073 **

Variables liées au contexte local


Lieu de résidence (campagne/village)
-0,472 *** 0,748 ***
Abidjan
-0,027 ns 1,003 ns
Autres villes
Niveau de développement local (Élevé)
Moyen
-0,178 ns 0,898 ***
Bas
-0,244 *** 0,881 ***
% d’enfants scolarisés dans le quartier
0,003 ** 0,997 ***
% de personnes scolarisées (< 50 %)
≥ 50 %
-0,045 ns 1,044 ns
Mortalité infantile (< 100 p.1000)
≥ 100 p. 1000
-0,121 *** 0,992 ns
% de personnes utilisant la contraception
-0,005 *** 0,998 **
Variance au niveau des grappes (σν2) 0,397 *** 0,011ns 0,000 ns
0,059 ***
Variance au niveau des ménages (σμ2) 0,000 0,157 *** 0,064 ns
0,064 ***
Variance au niveau des individus (σe2) 8,327 *** 2,407 *** 0,668 ***
0,827 ****
-2Log (vraisemblance) 38 872,750 29 476,610 -
*** Significatif à p < 0,01 ** Significatif à p < 0,05 * Significatif à p < 0,1 ns Non significatif à p < 0,1
() Modalité de référence. Les tirets (-) signifient que la variable correspondante est non concernée
56 Villes du Sud

TABLEAU ANNEXE 2
Modèle linéaire multiniveau sur la parité atteinte au moment de l’enquête et modèle de Poisson
multiniveau sur la parité atteinte au moment de l’enquête et les naissances au cours des cinq
dernières années avant l’enquête en milieu urbain, selon les données de l’EDSCI 1994 (N = 3 805)
Naissances au cours des cinq
Parité atteinte
dernières années
Variables explicatives Modèle Modèle Modèle
Modèle complet
vide complet vide
Constante 2,560*** -2,000 *** 0,724 *** 0,004 ***
Variables individuelles
Âge de la femme 0,130 *** 1,409 ***
Âge au carré 0,000 *** 0,994 ***
Ethnie de la femme (Akan)
Krou 0,171 *** 1,073 ns
Mandé du Nord et Gur -0,048 ns 0,961 ns
Mandé du Sud -0,014 ns 0,976 ns
Autres africains -0,128 * 0,945 ns
Situation matrimoniale (Célibataires)
En union 0,912 *** 1,608 ***
Veuve/divorcée/séparée 0,255 *** 0,569 ***
Expérience du décès d’un enfant (Aucun)
Au moins un décès 1,511 *** 1,428 ***
Confiage des enfants (a un enfant confié)
Aucun enfant confié -1,161 *** 0,823 ***
Niveau d’instruction (Sans instruction)
Primaire 0,008 ns 1,051 ns
Secondaire et + -0,298 *** 0,799 ***
Occupation de la femme (agricultrice)
Sans travail -0,418 *** 0,862 **
Formel -0,557 *** 0,875 ns
Informel -0,322 *** 0,867 **
Variables liées au ménage
Instruction du CM (Sans instruction)
Primaire -0,051 ns 0,907 ns
Secondaire et + -0,227 *** 0,882 ***
Structure du ménage (famille nucléaire)
Sans famille nucléaire -0,209 *** 1,048 ns
Élargie monogame 0,296 *** 1,283 ***
Élargie polygame 0,260 *** 1,250 ***
Niveau de vie du ménage (Élevé)
Moyen 0,025 ns 1,104 **
Bas 0,277 *** 1,148 ***
Variables liées au contexte local
Lieu de résidence (Autre villes)
Abidjan -0,198 *** 0,858 ***
% d’enfants scolarisés dans le quartier 0,006 ** 0,996 ***
% de personnes scolarisées (< 50 %)
≥ 50 % -0,070 ns 1,021 ns
Mortalité infantile (< 100 p.1000)
≥ 100 p.1000 -0,040 ns 1,077 **
Pourcentage de personne utilisant la contracep. -0,006 ** 0,999 ns
0,194 ***
Variance au niveau des grappes (σν2) 0,000 ns
0,000 ns 0,06 *** 0,000
Variance au niveau des ménages (σμ2) 0,069 ns
7,405 *** 0,021 ns 0,000
Variance au niveau des individus (σe2) 2,185 ***
18489,960 1,000 *** 1,000 ***
-2Log (vraisemblance) 13887,470
*** Significatif à p < 0,01 ** Significatif à p < 0,05 * Significatif à p < 0,1 ns Non significatif à p < 0,1
() Modalité de référence. Les tirets (-) signifient que la variable correspondante est non concernée
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 57

TABLEAU ANNEXE 3
Modèle linéaire multiniveau sur la parité atteinte au moment de l’enquête et modèle de Poisson
multiniveau sur la parité atteinte au moment de l’enquête et les naissances au cours des cinq
dernières années à Abidjan, selon les données de l’EDSCI 1994 (N=1 268)
Naissance au cours des cinq
Parité atteinte
dernières années
Variables explicatives Modèle Modèle Modèle Modèle
vide complet vide complet
Constante 2,301*** -1,147 *** 0,559 *** 0,003 ***
Variables individuelles
Âge de la femme 0,030 ns 1,408 ***
Âge au carré 0,002 ** 0,994 ***
Ethnie de la femme (Akan)
Krou 0,097 ns 0,917 ns
Mandé du Nord et Gur -0,056 ns 0,930 ns
Mandé du Sud -0,041 ns 0,932 ns
Autres africains -0,216 ** 0,889 ns
Situation matrimoniale (Célibataires)
En union 1,054 *** 1735 ***
Veuve/divorcée/séparée 0,294 * 0,594 ***
Expérience du décès d’un enfant (Aucun)
Au moins un décès 1,497*** 1,505 ***
Confiage des enfants (a un enfant confié)
Aucun enfant confié -1,307 *** 0,824 ***
Niveau d’instruction (Sans instruction)
Primaire -0,053ns 1,043 ns
Secondaire et + -0,359 *** 0,822 **
Occupation de la femme (informel, agricultrice)
Sans travail -0,177 ** 0,989 ns
Formel -0,294 ns 1,123 ns
Variables liées au ménage
Instruction du CM (Sans instruction)
Primaire -0,183 ns 0,897 ns
Secondaire et + -0,322 *** 0,906 ns
Structure du ménage (famille nucléaire)
Sans famille nucléaire -0,040 *** 1,022 ns
Élargie monogame 0,490 *** 1,363 ***
Élargie polygame 0,363 ** 1,322 ***
Niveau de vie du ménage (Élevé)
Moyen -0 168 ns 1,105 ns
Bas -0,020 ns 1,119 ns
Variables liées au contexte local
Niveau de développement local1 (Élevé)
Moyen - -
bas - -
% d’enfants scolarisés dans le quartier 0,004 ns 0,995 ns
% de personnes scolarisées (< 50 %)
≥ 50 % -0,129 ns 0,977 ns
Mortalité infantile (< 100 p.1000)
≥ 100 p.1000 -0,114 ns 1,143 **
% de personnes utilisant la contraception -0,007 ns 1,002 ns
Variance au niveau des grappes (σν2) 0,257 *** 0,000 ns 0,067 *** 0,000 ns
Variance au niveau des ménages (σμ2) 0,000 0,000 0,163 *** 0,000 ns
Variance au niveau des individus (σe2) 6,592 *** 2,144 *** 0,806 **** 0,693 ***
-2Log (vraisemblance) 6023,287 4565,290 -
*** Significatif à p < 0,01 ** Significatif à p < 0,05 * Significatif à p < 0,1 ns Non significatif à p < 0,1
() Modalité de référence. Les tirets (-) signifient que la variable correspondante est non concernée.
1 À Abidjan, l’ensemble de la population a été considérée comme ayant un niveau de développement local
élevé compte tenu d’un accès plus ou moins aisé à l’ensemble des infrastructures de la ville
58 Villes du Sud

TABLEAU ANNEXE 4
Modèle linéaire multiniveau sur la parité atteinte au moment de l’enquête et modèle de Poisson
multiniveau sur la parité atteinte au moment de l’enquête et les naissances au cours des cinq
dernières années dans les autres villes, selon les données de l’EDSCI 1994 (N=2 537)
Naissance au cours des
Parité atteinte
cinq dernières années
Variables explicatives Modèle Modèle
Modèle vide Modèle complet
vide complet
Constante 2,689 *** -2,939 *** 0,8 *** 0,004 ***
Variables individuelles
Âge de la femme 0,183 *** 1,409 ***
Âge au carré 0,000 0,994 ***
Ethnie de la femme (Akan)
Krou 0,229 * 1,215 ***
Mandé du Nord et Gur -0,016 ns 0,990 ns
Mandé du Sud 0,002 ns 1,013 ns
Autres africains -0,040 ns 0,977 ns
Situation matrimoniale (Célibataires)
En union 0,829 *** 1556 ***
Veuve/divorcée/séparée 0,204 ns 0,549 ***
Expérience du décès d’un enfant (Aucun)
Au moins un décès 1,507 *** 1,388 ***
Confiage des enfants (a un enfant confié)
Aucun enfant confié -1,101 *** 0,821 ***
Niveau d’instruction (Sans instruction)
Primaire 0,037ns 1,055 ns
Secondaire et + -0,257 *** 0,783 ***
Occupation de la femme (agricultrice)
Sans travail -0,325 ** 0,856 **
Formel -0,416 * 0,782 ns
Informel -0276 * 0,865 **
Variables liées au ménage
Instruction du CM (Sans instruction)
Primaire 0,044 ns 0,903 ns
Secondaire et + -0,145 * 0,867 ***
Structure du ménage (famille nucléaire)
Sans famille nucléaire -0,246 *** 1,071 ns
Élargie monogame 0,245 *** 1,242 ***
Élargie polygame 0,262 *** 1,213 ***
Niveau de vie du ménage (Élevé)
Moyen 0,101 ns 1,120 **
Bas 0,371 *** 1,172 **
Variables liées au contexte local
Niveau de développement local (bas)
Moyen -0,047 ns 1,037 ns
% d’enfants scolarisés dans le quartier 0,007 ns 0,996 ns
% de personnes scolarisées (<50 %)
≥ 50 % -0,079 ns 1,064 ns
Mortalité infantile (< 100 p.1000)
≥ 100 p.1000 -0,012 ns 1,046 ns
% de personnes utilisant la contraception -0,040 ns 0,999 ns
Variance au niveau des grappes (σν2) 0,119 *** 0,000ns 0,000 ns
0,059 ***
Variance au niveau des ménages (σμ2) 0,000 0,102 *** 0,000 ns
0,064 ***
Variance au niveau des individus (σe2) 7,804 *** 2,174 *** 0,687 ***
0,827 ****
-2Log (vraisemblance) 12443,850 9281,253 -
*** Significatif à p < 0,01 ** Significatif à p < 0,05 * Significatif à p < 0,1 ns Non significatif à p < 0,1
() Modalité de référence. Les tirets (-) signifient que la variable correspondante est non concernée.
RIO DE JANEIRO, PORTO ALEGRE,
SALVADOR DE BAHIA :
TROIS CONTEXTES URBAINS
DES RAPPORTS ENTRE GENRE ET
SEXUALITÉ AU BRÉSIL

Michel BOZON
Institut national d’études démographiques (INED), France
booz@ined.fr

Groupe GRAVAD1

INTRODUCTION
Le Brésil a connu une des transitions urbaines les plus rapides au monde. Entre les années
cinquante et les années quatre-vingt-dix, elle a transformé un pays où les deux tiers de la
population vivaient en milieu rural en un pays de citadins (à 80 %). Le Brésil est ainsi un
exemple utile à rapprocher de pays ou de continents qui connaissent des transitions
urbaines plus mesurées. La vitesse et l’intensité de la transition urbaine sont dans ce pays
fortement liées à celles de la transition de la fécondité. Entre les années soixante et les années
quatre-vingt-dix, le Brésil a connu également une chute accentuée de sa fécondité dont la
relative homogénéité a surpris (Bozon et Enoch, 1999). Une comparaison avec l’Inde
(Martine, Chen et Das Gupta, 1998) fait apparaître la singularité brésilienne. Toutes les
régions du Brésil ont atteint dans les années quatre-vingt-dix des indices synthétiques de
fécondité compris entre 2 et 3 enfants par femme, alors que ce pays continental n’a jamais
connu d’action gouvernementale cohérente en faveur de la planification familiale (à
l’inverse du Mexique par exemple, voir Cosio-Zavala, 1994).

1Le groupe Gravad est composé de Maria-Luiza Heilborn (coordinatrice), Michel Bozon, Estela Aquino,
Daniela Knauth, Ceres Victora, Cristiane Cabral, Maria Jenny Araujo, Fabiola Rohden, Maria da
Conceição Almeida, Elaine Brandão, Andrea Fachel Leal, Cecilia McCalum.
60 Villes du Sud

L’urbanisation agit de multiples façons. Tout d’abord les conditions de vie urbaines rendent
obsolètes les idéaux de famille patriarcale, poussent matériellement à la réduction du nombre
d’enfants, facilitent l’apparition de nouvelles aspirations sociales et la diffusion des
techniques de réduction des naissances. Par ailleurs, la forte évolution de la scène religieuse –
diversification de l’offre, développement de la mobilité religieuse (du catholicisme vers le
pentecôtisme) et net mouvement de sécularisation – prend sa source dans les villes et
accompagne cette perte de légitimité des idéaux traditionnels. L’urbanisation d’ensemble de la
société produit des effets qui se font sentir jusque dans le milieu rural, par exemple à travers
les nouvelles représentations que diffuse la télévision, grande unificatrice culturelle du pays.
Cette impression d’homogénéité des changements est pourtant trompeuse. Pays continental,
aussi grand que l’Europe, le Brésil continue à présenter, dans la plupart des domaines, de
considérables différences entre ses régions et, à l’intérieur de chaque région, des inégalités
extrêmement fortes entre groupes sociaux (Théry, 1999). La différence d’espérance de vie
entre le Nordeste et le Sudeste (États de São Paulo, Rio de Janeiro et de Minas Gerais) est par
exemple de cinq ans, tandis que le revenu par tête du Sud et du Sudeste est le triple de celui
du Nordeste et le double de celui du Nord (voir carte).
L’objet de cette communication est d’examiner si l’urbanisation de la société brésilienne a
conduit à une transformation homogène des modes d’accès à la sexualité adulte. L’hypothèse
inverse serait que les univers urbains continuent à dessiner des contextes sociaux et
politiques durablement différenciés, travaillés par des lignes de changement de vitesses et
d’orientations inégales. La communication porte spécifiquement sur la question de la
sexualité des jeunes, dans la mesure où l’on observe au Brésil le maintien d’une fécondité
relativement précoce, malgré la chute du niveau de la fécondité générale. Dans le contexte
brésilien, comme dans bien d’autres pays, ce phénomène reçoit le nom de « grossesse
adolescente » et est considéré comme un problème social majeur, suscitant des discours
alarmistes et moralisateurs, notamment sur l’« irresponsabilité » des jeunes, leur précocité
sexuelle et l’influence « délétère » des médias (Bozon, 2003b). L’enquête que nous avons
réalisée et qui est présentée plus bas vise à déplacer le problème vers celui des conditions
sociales et culturelles d’entrée dans la sexualité et dans l’âge adulte.
Sur la question de la sexualité des jeunes, nous nous proposons en somme de décrire et de
comparer les différences de « climat sexuel », qui peuvent être observées entre des villes
situées dans des régions distinctes du Brésil. Ces comparaisons sont souvent menées de façon
non scientifique et incontrôlée par l’usage de stéréotypes locaux contestables : ainsi telle ville
ou telle région est considérée comme plus débridée ou portée à une sexualité précoce
(Salvador de Bahia), telle autre comme plus conservatrice et sérieuse (Porto Alegre). Il
existerait ainsi des cultures locales donnant lieu à des comportements distincts. Une approche
sociodémographique relativise l’explication des différences par la culture : elle cherche plutôt
à décomposer les phénomènes, en distinguant la manière dont jouent sur les comportements
sexuels, dans différents contextes, des facteurs comme le genre, l’organisation du mariage et
de la conjugalité, l’organisation sociale des rapports entre générations, les modes de
socialisation, l’organisation et l’influence du système d’éducation et du système de santé, le
niveau d’investissement public dans les services de santé reproductive/sexuelle (Bozon,
2002). Il s’agit en définitive de donner une fonction heuristique à la comparaison raisonnée,
outil majeur d’une sociologie ne pouvant utiliser la méthode expérimentale (Durkheim,
1894).
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 61

LES DONNÉES : L’ENQUÊTE GRAVAD (2002)


Les données de ce travail proviennent de la recherche Grossesse à l’adolescence : étude
multicentrique sur les jeunes, la sexualité et la reproduction au Brésil, organisée par le groupe
Gravad et effectuée en 2002 dans trois grandes villes du Brésil (Porto Alegre, Rio de Janeiro,
Salvador de Bahia) auprès de jeunes hommes et femmes de 18 à 24 ans (présentée dans Bozon
et al., 2003 ; Bozon et al., 2006 ; Heilborn et al. 2006). Multidisciplinaire, le groupe de recherche
(voir note 1) comprenait des anthropologues, des démographes et des épidémiologistes des
universités des trois villes concernées, appartenant au programme « Genre, sexualité et santé »
de l’Institut de médecine sociale/UERJ (Rio de Janeiro), au programme d’études « Genre,
femme et santé » de l’Institut de santé collective/UFBA (Salvador de Bahia) et au laboratoire
de recherche en anthropologie du corps et de la santé/UFRGS (Porto Alegre). La recherche a
associé une campagne d’entretiens semi-directifs (N = 123, avec 41 entretiens par ville), qui a
servi d’enquête exploratoire, et une enquête par questionnaire, à domicile, réalisée en 2002
auprès de 4 634 jeunes hommes et femmes de 18 à 24 ans, sélectionnés par tirage aléatoire. Le
questionnaire quantitatif reconstituait la séquence des relations sexuelles, affectives et
conjugales des enquêtés, ainsi que les épisodes reproductifs, en privilégiant les tout premiers
événements, ainsi que les faits les plus récents. Des questions ont ainsi été posées sur le
premier rapport sexuel, la première relation amoureuse de plus de trois mois, la première vie
en couple, la première séparation de couple, la première grossesse, le premier enfant, la
première année après la naissance, le premier avortement, mais aussi sur la relation en cours
et sur le dernier rapport sexuel. Le questionnaire abordait en particulier les conditions de
l’initiation sexuelle pour les hommes et pour les femmes : modes de socialisation à la
sexualité, âge et situation personnelle au premier rapport sexuel, contexte relationnel,
caractéristiques du partenaire, degré de préparation, initiative, lieu de déroulement, discussion
sur la contraception entre partenaires, contraception/protection, discussions avec d’autres
personnes sur le rapport, appréciation sur l’événement.

TROIS VILLES, TROIS UNIVERS SOCIAUX ET CULTURELS


La population étudiée est celle de trois capitales d’États, Porto Alegre (État du Rio Grande do
Sul), Rio de Janeiro (État du même nom), Salvador (État de Bahia), situées dans des régions
aux caractéristiques très différentes, le Sud, le Sudeste et le Nordeste (voir carte).
Le choix de travailler sur trois villes éloignées dans l’espace et appartenant à des contextes
sociaux et culturels bien distincts permet de disposer d’un véritable plan d’expérience,
analogue à une comparaison entre pays. Au sein d’un même espace national, Porto Alegre,
Rio de Janeiro et Salvador de Bahia, alors même qu’elles présentent des taux de fécondité
assez proches (voir tableau 1), se distinguent fortement par leur degré de développement
économique et leur niveau d’équipement sanitaire et social (Salvador de Bahia apparaissant
beaucoup moins développée que ses homologues). Par ailleurs, les inégalités sociales et entre
les sexes sont beaucoup moins marquées dans la métropole du sud, Porto Alegre, que dans
ses deux voisines du nord, qui présentent des écarts de classe et de genre importants, plus
habituels en Amérique latine.
Le domaine dans lequel la diversité entre villes est la plus visible est sans doute celui de la
composition ethnique de la population. À Porto Alegre, les trois quarts des individus
interrogés se déclarent blancs (76 % des hommes et des femmes), à Rio de Janeiro, la moitié
(47 % et 48 %), et à Salvador seulement un cinquième (18 % et 20 % respectivement). Les noirs
62 Villes du Sud

et les métis sont donc l’immense majorité à Salvador, et environ la moitié à Rio2. La
composition de la population traduit bien l’histoire du peuplement des diverses régions :
Porto Alegre est européenne, et Salvador de Bahia africaine.

CARTE

Le Brésil, ses régions et les trois villes concernées

Les appartenances religieuses des individus interrogés distinguent également les trois
contextes. Traditionnellement catholique, le Brésil a été marqué ces dernières décennies par
deux phénomènes distincts, un progrès de l’indifférence religieuse, et une montée des
groupes néoprotestants, notamment pentecôtistes. Porto Alegre est la ville qui compte le plus
de jeunes se disant sans religion (59 % des hommes et 43 % des femmes), suivie de Salvador
(51 % et 36 %), alors que l’indifférence est moins marquée à Rio (46 % et 28 %). La montée du
pentecôtisme est notable à Rio (12 % des hommes et 14 % des femmes), ainsi qu’à Salvador
(11 % et 14 %), alors que Porto Alegre est moins concerné (4 % et 3 %). En définitive, c’est à
Rio de Janeiro que l’appartenance active au catholicisme reste la plus déclarée.

2 Toutes les données citées dans cette partie proviennent de l’enquête Gravad (chap. IV, in Heilborn et
al., 2006), sauf celles qui proviennent du recensement et d’enquêtes de santé, reproduites dans le
tableau 1.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 63

Un autre indicateur très significatif des différences entre les villes, comme de la hiérarchie
sociale parmi les jeunes, est le niveau de scolarité atteint par ces derniers, évalué à partir du
nombre d’années utiles de scolarité (en négligeant donc les années de redoublement). Un tiers
des jeunes de 20 à 24 ans ont un niveau d’instruction supérieur (complet ou incomplet) à
Porto Alegre (31 % des hommes et 37 % des femmes), alors que ce n’est le cas que d’un
huitième des jeunes Bahianais (12,5 % des hommes et 14 % des femmes). C’est à Rio, situé
entre les deux, que les écarts entre les hommes et les femmes sont les plus marqués (22 % et
30 % respectivement atteignent le niveau supérieur). Plus généralement les trajectoires
scolaires des jeunes sont étroitement liées à celles de leurs parents, qui présentent les mêmes
différences d’une région à l’autre (voir tableau 1).

TABLEAU 1

Indicateurs démographiques, sociaux, et de santé,


pour les trois villes, leurs agglomérations, leurs États
Porto Rio de
Indicateurs Salvador
Alegre Janeiro
% de jeunes de 18 à 24 ans dans la population (2001) 13,0 12,5 16,2
% de personnes âgées (+ 65 ans) dans la population (2001) 8,4 91 4,6

Indice synthétique de fécondité (états, 2000) 2,2 2,0 2,5


Espérance de vie à la naissance (états, 1999) 71,4 67,5 67,4
Mortalité infantile (pour 1000) (états, 2000) 19,0 24,0 49,5

% de pauvres (revenu inférieur à un demi salaire minimum)


11,8 9,2 25,5
(agglomérations, 1999)
Taux de chômage (agglomérations, 1999) 11,5 10,1 19,2

% de jeunes de 15 à 19 ans ayant un niveau d’instruction secondaire


40,2 31,1 20,5
(1996)
% de personnes de 35 à 49 ans ayant un niveau d’instruction
28,7 23,7 13,8
supérieur (1996)
Sources : Datasus, IBGE.

La répartition des revenus se caractérise par de très fortes inégalités, qui sont également des
inégalités entre régions. L’indicateur utilisé est le revenu familial mensuel par tête, et l’unité
de compte le salaire minimum. Environ 15 % des jeunes ne disposent que d’un demi-salaire
minimum, cependant que 25 % d’entre eux bénéficient d’au moins trois salaires minimums.
Si l’on considère qu’un demi-salaire minimum représente le seuil de pauvreté, on peut dire que
30 % des jeunes interrogés à Salvador sont en situation de pauvreté, alors que ce n’est le cas
que d’un jeune sur dix environ à Porto Alegre et à Rio de Janeiro.
Dans la population de l’enquête, les inégalités sociales transparaissent aussi dans les
différences de revenus selon la couleur de la personne interrogée. Les individus qui se
déclarent blancs ont dans les trois quarts des cas des revenus moyens (entre 1 et 3 salaires
minimums) ou élevés (plus de 3). Rares sont les noirs et métis qui ont des revenus élevés,
l’immense majorité d’entre eux ayant des revenus moyens ou bas. À Salvador il y a
proportionnellement beaucoup plus de noirs et métis très pauvres (moins d’un demi-salaire
minimum) que dans les autres villes, ainsi qu’un peu plus de blancs à très faibles revenus : la
64 Villes du Sud

pauvreté des jeunes de Salvador n’est donc pas seulement un effet de la composition
ethnique de la ville.
L’offre plus élevée en matière éducative et sanitaire de Porto Alegre doit également être
rattachée à la longue administration municipale du Parti des Travailleurs, expérience que n’a
pas du tout connue Salvador de Bahia, beaucoup moins équipée dans ce domaine. L’État du
Rio Grande do Sul (dont Porto Alegre est capitale) est le seul au Brésil pour lequel, dans la
population générale, la proportion de femmes qui utilisent la pilule, est supérieure à la
proportion de femmes stérilisées (Bemfam, 1997). Capitale du Brésil jusqu’en 1960, Rio de
Janeiro a hérité, quant à elle, d’un bon niveau d’équipement et se caractérise par un revenu
par tête un peu plus élevé que Porto Alegre, et beaucoup plus élevé que Salvador.
Le tableau 1 résume un certain nombre d’indicateurs démographiques et sociaux concernant
les trois villes, leurs agglomérations et les États dont elles sont capitales, à partir du
recensement ou de statistiques de santé. L’espérance de vie à la naissance et le taux de
mortalité infantile, de même que les indicateurs de précarité sociale résument bien les
situations opposées de Porto Alegre et de Salvador. La position intermédiaire de Rio, qui se
rapproche tantôt de Porto Alegre tantôt de Salvador, tient sans doute au fait que cette ville est
celle dans laquelle les inégalités entre groupes sociaux sont les plus marquées.
Si les villes étudiées se distinguent très nettement en termes de développement humain
(Porto Alegre et Salvador de Bahia se situant aux deux extrêmes), elles se différencient donc
également par leur contexte culturel (la religiosité étant sensiblement plus forte à Rio de
Janeiro) et par l’amplitude des inégalités entre classes et entre sexes (nettement moindre à
Porto Alegre).

LA SOCIALISATION À LA SEXUALITÉ, À LA VIE REPRODUCTIVÉ


ET AUX RELATIONS AMOUREUSES
La manière dont les adolescents et les adolescentes obtiennent de premières informations sur
la sexualité, la grossesse, la menstruation, la contraception et le sida permet de dessiner une
carte, ou plutôt des cartes, qui diffèrent par la place respective qu’y occupent la famille et/ou les
pairs, les membres de son propre sexe et ceux du sexe opposé, les sources d’information
personnalisées et les sources anonymes (télévision, revues, école, etc.). On peut ainsi tracer
des profils de socialisation à la sexualité, qui diffèrent d’un sexe à l’autre et d’une région à
l’autre, mais aussi d’un groupe social à l’autre et d’un niveau d’éducation à l’autre. Les
questions posées dans le questionnaire Gravad permettent de reconstituer les sources
auxquelles les adolescents ont été exposés, même si elles ne permettent pas de connaître
précisément les contenus des informations reçues.
Dans l’enquête, il a été demandé à tous les enquêtés, qu’ils aient eu des rapports sexuels ou
non, « comment ou à travers qui ils avaient obtenu leurs premières informations » sur les
relations sexuelles en général, mais aussi sur des thèmes plus spécialisés comme la grossesse
et les moyens d’éviter d’avoir des enfants, ainsi que sur le sida et les IST. Ils pouvaient citer
autant de sources d’information qu’ils le souhaitaient. Par ailleurs, deux questions, réservées
aux femmes, portaient sur leurs premières règles : l’âge auquel elles avaient eu leur première
menstruation, et le fait que leur mère en ait parlé avec elles, soit à l’avance, soit après qu’elle
ait eu lieu.
Les médecins et services de santé sont en général très peu mentionnés comme source
d’information (tableau 2), le maximum étant déclaré par les femmes de Porto Alegre qui
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 65

disent à 17 % avoir été informées par eux sur le sida (ce qui est peu, étant donné que 61 %
disent l’avoir été par l’école) : ceci tient au fait que le recours aux conseils des acteurs de
santé, pour les femmes, ne se produit pas au début de l’adolescence mais lorsque la vie
reproductive a déjà commencé.
Parmi les sources mentionnées par les personnes interrogées, chacune, personne ou
institution, est plus ou moins spécialisée sur l’un ou l’autre des trois grands thèmes qui ont
été proposés. Ainsi sur les relations sexuelles en général, l’information est généralement
« personnalisée » et passe plutôt à travers la mère et les pairs, alors que sur la grossesse et la
contraception, ce sont l’école et la mère qui jouent le rôle principal et que sur le sida et les IST,
l’information est plus institutionnelle et passe par l’école et la télévision : dans le dernier cas
on peut penser que les institutions citées servent en partie de relais à des campagnes de
prévention. Il faut remarquer que les pairs ne se voient reconnaître qu’une importance
mineure pour tout ce qui concerne les informations précises (contraception, sida), et que le
père, quant à lui, n’est jamais un informateur de premier plan.

DES ESPACES LOCAUX DE SOCIALISATION BIEN DISTINCTS


Chacune des villes est un espace de socialisation distinct. En termes quantitatifs d’abord :
parmi les dix sources d’informations répertoriées (tableau 2), les personnes interrogées à
Porto Alegre, hommes et femmes, ont déclaré en moyenne avoir utilisé entre 1,9 et 2,1 sources
différentes, alors que les Bahianais n’ont indiqué en moyenne que 1,3 à 1,4 sources
d’information, et que Rio de Janeiro se trouvait en situation intermédiaire (1,5 à 1,7). Il y
aurait ainsi une circulation d’informations de provenance plus variée dans le sud. Les
configurations locales se distinguent aussi en termes qualitatifs : Porto Alegre et Rio de
Janeiro se caractérisent par un poids relatif plus important d’informations transmises par les
parents, la mère en premier lieu, mais aussi le père (surtout pour les hommes). Un autre trait
caractéristique de Porto Alegre est que la télévision y est plus souvent mentionnée qu’ailleurs
comme source d’information, sur le sida, ainsi que sur les relations sexuelles. À Salvador, en
revanche, la mère n’a pas un rôle aussi affirmé, et le père est inexistant auprès des filles, ainsi
que peu présent auprès des garçons : en raison de la faiblesse de la famille comme lieu
d’échange sur la sexualité, la place relative des pairs et même de l’école apparaît, par
contrecoup, plus forte à Salvador qu’à Porto Alegre et à Rio de Janeiro.
Les différences de genre dans la socialisation à la sexualité apparaissent également très nettes,
même si elles ne prennent pas forcément les formes attendues. Si la mère est bien toujours
une des sources d’information principales des adolescentes, elle l’est aussi des jeunes
hommes, par exemple sur la question de la grossesse et de la contraception. Mais le groupe
des pairs joue un rôle plus affirmé auprès des garçons que des filles : sur la question des
relations sexuelles en général, il a plus de poids relatif que la mère parmi les enquêtés
masculins, alors qu’à l’inverse la mère continue à jouer un rôle plus central que les pairs pour
les enquêtées féminines. Quant aux sources d’informations « anonymes », elles sont
mentionnées dans des proportions proches par les uns et par les autres, mais avec des
nuances : les filles mentionnent plus l’école que les garçons, et les garçons indiquent plus la
télévision que les filles. Ces différences de genre systématiques n’empêchent pas que, dans
chaque ville, les filles tendent à donner des réponses qui les rapprochent des garçons de la
même ville, plus que des filles des autres régions.
66 Villes du Sud

TABLEAU 2

Sources des premières informations sur les relations sexuelles/


sur la grossesse et la contraception/ sur le sida et les Ist, selon le sexe et la ville *,
parmi les jeunes de 18 à 24 ans (réponses multiples)
Sources des
Nature des informations
premières
SEXE

informations les relations sexuelles grossesse, contraception les IST, le sida


( % colonne, avec
réponses Porto Rio de Porto Rio de Porto Rio de
Salvador Salvador Salvador
multiples) Alegre Janeiro Alegre Janeiro Alegre Janeiro
mère 46 43 33 57 47 36 36 33 24
père 15 8 5 15 8 4 14 9 4
ami(e)s 39 37 40 27 24 25 20 14 11
frères 1 1 1 1 0 1 1 1 1
sœurs 10 6 7 7 5 6 4 3 4
école 35 28 22 38 34 31 61 56 52
Femme

télévision 22 11 11 19 14 13 34 25 30

services de santé 5 2 2 13 12 9 17 12 13

revues féminines 14 10 11 13 10 12 16 12 12

revues
1 1 1 1 0 1 2 0 0
masculines
Nombre moyen
1,88 1,47 1,33 1,91 1,54 1,38 2,05 1,65 1,51
de sources citées
mère 31 31 20 45 42 30 34 34 22
père 29 26 15 32 30 17 28 26 15
ami(e)s 51 42 49 25 22 22 22 15 15
frères 7 4 5 4 2 6 4 3 4
sœurs 2 1 1 4 2 3 2 1 2
école 23 19 15 38 33 29 53 50 44
Homme

télévision 29 19 16 31 24 22 49 31 32

services de santé 1 0 0 5 2 2 8 4 3

revues féminines 5 2 3 4 2 2 4 1 2

revues
9 5 3 4 3 3 7 4 4
masculines
Nombre moyen
1,87 1,49 1,27 1,92 1,62 1,36 2,11 1,69 1,43
de sources citées

* Libellé de question : « Comment ou grâce à qui avez-vous obtenu vos toutes premières informations sur : 1)
les relations sexuelles ; 2) la grossesse, les moyens d’éviter d’avoir des enfants ; 3) les IST et le sida ? »
Champ : Jeunes de 18 à 24 ans, hommes et femmes, Porto Alegre, Rio de Janeiro, Salvador de Bahia
Source : Enquête Gravad, 2002 ( N = 4634)
Guide de lecture : Parmi les jeunes femmes de Rio de Janeiro, 34 % déclarent avoir obtenu leurs toutes
premières informations sur la grossesse et la contraception par l’école.

LE MÉNARQUE (LES PREMIERES RÈGLES), OU LE SOCIAL DANS LE BIOLOGIQUE


Une étape marquante de l’entrée dans l’adolescence pour les femmes est le ménarque. Les
signes biologiques sont réinterprétés par les individus et par leur entourage comme les
indices d’une disponibilité pour les relations amoureuses et sexuelles, que celles-ci soient
perçues comme une opportunité ou un danger.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 67

L’âge au ménarque est fortement concentré à un peu moins de 13 ans dans les trois villes
(données non présentées). Même si des différences existent, il est à remarquer qu’elles sont
légères et qu’en définitive il existe une distribution des expériences assez semblables dans les
trois régions, avec un peu plus du quart des premières règles jusqu’à 11 ans (26 %) et un peu
moins du quart à 14 ans ou plus (22 %), la moitié environ se produisant à 12 ou 13 ans. Si la
première menstruation se produit néanmoins légèrement plus tard à Salvador, c’est en raison
de différences un peu plus marquées que dans les deux autres villes entre les milieux
populaires (un peu plus de 30 % des femmes de Bahia appartenant à des familles à revenu
bas ou très bas connaissent leur première menstruation à 14 ans ou plus) et les secteurs aisés,
plus précoces sur ce plan (19 % seulement à 14 ans ou plus dans les familles à revenu élevé).
L’expérience de la première menstruation n’est pas l’occasion d’un dialogue entre mère et
fille dans tous les milieux sociaux (données non présentées). Près de 70 % des mères qui ont
un niveau d’éducation secondaire ou supérieur ont évoqué la question avec leur fille avant
même l’événement, alors que ce n’est le cas que de 35 % des mères qui ont un niveau
d’éducation primaire incomplet. En outre, à niveau d’éducation comparable, les jeunes femmes
de Porto Alegre, plus souvent que celles de Salvador, ont parlé de menstruation avec leur
mère avant qu’elle ne se produise (12 % de différence à l’intérieur de chaque groupe social).
Les femmes de Rio de Janeiro ont, en milieu populaire, une expérience qui se rapproche de
celles de Salvador et, dans les milieux aisés, des femmes de Porto Alegre. Il en résulte que
c’est à Rio de Janeiro que les comportements sont le plus différenciés socialement.

Le fait d’avoir parlé de menstruation avec sa mère, comme déjà le fait d’avoir reçu d’elle des
informations sur la sexualité, la contraception ou le sida, est donc plus fréquent dans les
milieux qui détiennent le plus de capital culturel, et plus fréquent, à milieu culturel égal,
dans le sud et le sud-est du pays (à Porto Alegre et à Rio de Janeiro).

LE CADRE SOCIAL ORGANISÉ DE LA VIE AMOUREUSE DANS L’ADOLESCENCE


ET SES VARIATIONS LOCALES : LE NAMORO ET LE FICAR (RELATIONS STABLES
ET RELATIONS OCCASIONNELLES)
Le passage à la sexualité avec partenaire s’effectue au terme d’un processus progressif
d’exploration physique et relationnelle par étapes. Au Brésil, les relations qui mènent à la
sexualité adulte sont inscrites dans des cadres socialement organisés par les pairs, qui
codifient étroitement les comportements et attribuent des statuts aux partenaires (Bozon et
Heilborn, 1996). Il existe deux types principaux de relations. Le système du namoro juvénile,
traditionnel mais en pleine transformation, est une relation de fréquentation exclusive entre
deux partenaires qui s’intitulent namorados, dont la relation est officielle pour la famille
comme pour l’environnement amical. Dans la version traditionnelle du namoro, analogue à
des relations de fiançailles chastes, les rapports sexuels avec pénétration étaient évités avant
le mariage. Dans la version contemporaine du namoro, l’engagement de fréquentation
exclusive demeure mais les rapports sexuels sont possibles et de plus en plus fréquents. En
outre, depuis les années quatre-vingt, un nouveau mode de rencontre ou d’entrée en relation,
intitulé ficar (« sortir ») s’est diffusé dans la jeunesse : dans ce type de relation temporaire, qui
s’établit généralement dans un lieu public (fête, soirée, boîte, bar), l’attirance des individus
donne lieu à un contact corporel immédiat (baisers, caresses, voire rapport sexuel), sans le
moindre engagement entre les partenaires, qui se quittent généralement sans la perspective
de se revoir. Il s’agit donc de relations sans aucun engagement.
68 Villes du Sud

TABLEAU 3

Expériences de relation stable (namoro) et de relation occasionnelle (ficar)


selon le sexe et la ville

Expériences de relation Ville et sexe


Population de stable (namoro) et de Porto Rio de TOTAL
référence relation occasionnelle Salvador
Alegre Janeiro
(ficar)
F H F H F H F H
Ont eu au moins une
Toutes les 98 93 98 97 97 97 96 96
expérience de namoro
personnes
interrogées Ont eu au moins une
88 94 78 91 67 88 76 90
(% sur expérience de ficar
ensemble de la Ont eu les deux types
86 88 77 88 66 86 75 88
population) d’expériences
N 699 739 815 719 933 728 2447 2186
La 1re relation
occasionnelle a précédé la 52 53 37 28 15 11 34 27
Ceux qui ont 1re relation stable
eu à la fois des
Premières relations
relations
occasionnelles et stables 23 18 16 20 24 22 19 20
stables et des
simultanées
relations
occasionnelles La 1re relation stable a
(% colonne) précédé la 1re relation 25 29 46 52 61 67 47 53
occasionnelle
Total 100 100 100 100 100 100 100 100
Champ : Jeunes de 18 à 24 ans, hommes et femmes, Porto Alegre, Rio de Janeiro, Salvador de Bahia
Source : Enquête Gravad, 2002

Interrogés sur ce point, la quasi-totalité des jeunes de 18 à 24 ans, soit 96 % d’entre eux, disent
avoir connu une relation affective qu’ils qualifient de namoro (tableau 3) ; quant à l’expérience
de relation occasionnelle (ficar), elle est déclarée par 90 % des hommes, mais par seulement
76 % des femmes, les femmes de Porto Alegre (88 %) ayant eu cette expérience beaucoup plus
souvent que celles de Salvador (67 %). Malgré l’apparente universalité du namoro, les
circonstances, le contenu et les prolongements de cet événement différent profondément
d’une région à l’autre.
Dans les trois villes, près de neuf hommes jeunes sur dix ont connu à la fois les expériences
de relation exclusive et de relation occasionnelle ; du côté des femmes, neuf sur dix à Porto
Alegre, mais seulement trois sur quatre à Rio et deux sur trois à Salvador de Bahia. Le cadre
des relations amoureuses paraît ainsi plus équilibré entre hommes et femmes dans le sud du
pays que dans les deux autres régions. Les enquêtés ont été interrogés sur l’âge auquel ils
avaient débuté leur premier namoro et eu leur première expérience de ficar, ainsi que sur le
degré d’intimité atteint dans ces relations. L’apprentissage de la vie affective se déroule selon
des scénarios (des séquences) bien différents dans les trois villes. À Porto Alegre, le premier
namoro a généralement été précédé par au moins une expérience de relation occasionnelle
(dans plus de la moitié des cas), et cette expérience, d’ordinaire non sexualisée, constitue le
premier élément d’une familiarisation progressive avec la vie amoureuse, pour les garçons
comme pour les filles. À Salvador en revanche, le premier namoro est précoce et chaste (à la
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 69

manière traditionnelle) et, par ailleurs, précède (dans 67 % des cas) la première expérience de
relation occasionnelle (ficar). C’est à la suite de ces premiers namoros que les garçons entrent
dans des relations occasionnelles sexualisées, alors qu’inversement les filles du même âge
connaissent beaucoup moins d’expériences de relations occasionnelles. À Salvador, à
l’inverse de Porto Alegre, l’organisation des relations amoureuses marque donc des
différences assez nettes entre les sexes.
D’une ville à l’autre, les univers de socialisation à la sexualité présentent donc plus que des
nuances. On peut faire l’hypothèse que la diversité des sources d’information sur la sexualité
à Porto Alegre, qui comprennent aussi bien l’école, la famille, les pairs que des sources
anonymes contribue à une prise de distance à l’égard des représentations normatives des
rôles de genre dans la sexualité. L’évolution, pour les hommes comme pour les femmes, vers
une organisation plus informelle des relations amoureuses juvéniles, y contribue également.
Inversement la pauvreté des options en termes d’information sur la sexualité à Salvador et
l’implication faible de la famille ne favorisent guère la discussion sur et l’accès à la
contraception. L’organisation sociale traditionnelle des relations amoureuses maintient dans
cette ville une division des rôles permettant aux garçons beaucoup plus d’initiatives qu’aux
filles.

DE LA PREMIÈRE EXPÉRIENCE SEXUELLE À LA PREMIÈRE EXPÉRIENCE


REPRODUCTIVE
Dans cette section, nous nous proposons d’examiner dans chaque ville les conditions d’entrée
dans la vie sexuelle adulte, à travers le déroulement du premier rapport sexuel, l’utilisation
de contraception ou de protection et l’existence d’épisodes reproductifs précoces (grossesse
avant 20 ans).

Premier rapport sexuel, genre et contexte local


Situé dans la continuité du processus de socialisation adolescente, dont il est l’un des
aboutissements, le premier rapport sexuel est habituellement décrit à partir d’indicateurs
traditionnels et facilement objectivables comme l’âge au premier rapport (tableau 4). On
utilisera également les proportions d’initiations postérieures à 17 ans ou à 19 ans. L’enquête
enregistre, dans la continuité des résultats de l’enquête DHS de 1996 sur le Brésil (Bemfam,
1997), le maintien dans les grandes villes brésiliennes d’une initiation masculine plus précoce
que celle des femmes d’environ 2 ans (16,2 vs 17,9 ans). Ce double standard est fréquent en
Amérique latine, ainsi que dans une partie de l’Asie du Sud-Est (Thaïlande). En Europe, il
continue à caractériser les pays de culture latine et méditerranéenne comme l’Italie, la Grèce
ou le Portugal (Bozon, 2003a), alors que dans les pays nordiques les débuts féminins
précèdent au contraire ceux des hommes.
L’âge médian des hommes au premier rapport présente une relative homogénéité. Il ne varie ni
en fonction de la région, ni du groupe ethnique, ni de l’histoire familiale, et assez peu en
fonction du milieu social ou du niveau d’instruction. Les premières expériences sont
fortement concentrées entre 15 et 17 ans, avec un premier quartile à 14,9 ans, et seuls 20 % des
individus masculins connaissent une initiation après 17 ans. L’indifférence du rythme
masculin des débuts sexuels au contexte social ou local est révélatrice de la force de l’exigence
culturelle de confirmation de la masculinité par la précocité sexuelle, ainsi que de
l’universalité sociale de la valeur de masculinité/virilité au Brésil.
70 Villes du Sud

Les femmes, quant à elles, connaissent une plus grande diversité de comportements en
fonction de leur origine sociale ou locale, de leur niveau d’instruction mais aussi de leurs
caractéristiques biographiques. C’est dans l’État « moderne » du Rio Grande do Sul qu’elles
connaissent le plus tôt leurs premières expériences (17,2 ans), et inversement dans l’État de
Bahia que, contrairement à des représentations culturelles répandues au Brésil, elles ont les
débuts les plus tardifs : ainsi 30 % des femmes de Salvador sont encore sans expérience
sexuelle à 19 ans, ce qui n’est le cas que de 9 % des hommes de cette ville. Rio de Janeiro, ville
socialement divisée, se situe entre les deux extrêmes. Logiquement, c’est à Porto Alegre que
l’écart entre les âges des hommes et les âges des femmes au premier rapport est le plus faible
(1 an) et à Salvador qu’il est le plus élevé.

TABLEAU 4

Âge au premier rapport sexuel, selon le sexe, la ville et le niveau d’instruction,


parmi les jeunes de 18 à 24 ans

Initiation à 20
N
Âge médian au Initiation à 18 ans ou plus
Déterminants de l’âge au (y compris les
1er rapport ans ou plus (%) parmi les
premier rapport sexuel non initiés)
20-24 ans (%)

Ville H F H F H F H F
Porto Alegre 739 699 16,2 17,2 20 37 8 15
Rio de Janeiro 719 815 16,1 17,8 18 47 8 23
Salvador 728 933 16,4 18,4 22 55 9 30
Total 2186 2447 16,2 17,9 20 48 8 24
Niveau d’instruction
Elémentaire incomplet 498 440 15,8 16,3 17 28 6 12
Elémentaire complet 567 581 15,9 17,5 24 46 13 32
Secondaire complet 638 800 16,4 18,6 20 58 9 33
Supérieur complet/incomplet
452 597 16,7 18,6 23 59 11 30

Champ : Jeunes de 18 à 24 ans, hommes et femmes, Porto Alegre, Rio de Janeiro, Salvador de Bahia
Source : Enquête Gravad, 2002
N.B. : Les non-réponses à la question sur le niveau d’instruction ne sont pas prises en compte.

À Porto Alegre et à Rio de Janeiro, en matière d’âge à l’initiation sexuelle, on observe peu de
différences entre milieux sociaux (et également entre groupes ethniques), alors que des
différences se manifestent à Salvador (données non présentées), où par exemple les femmes
blanches ont un âge significativement plus tardif au premier rapport que les femmes noires
ou métisses.
Dans le questionnaire, le thème de la contraception ou de la protection au premier rapport
sexuel a été abordé en plusieurs étapes. Une question a d’abord été posée sur l’existence,
avant le premier rapport, d’une discussion entre partenaires sur les moyens d’éviter une
grossesse. Il a ensuite été demandé aux personnes interrogées si elles avaient utilisé une
protection ou une contraception lors de ce rapport, et laquelle. La méthode utilisée est très
majoritairement le préservatif. L’existence d’une « conversation avant le premier rapport avec
le (la) partenaire sur les moyens d’éviter une grossesse », utilisée comme indicateur d’une
forme de négociation explicite entre partenaires, est rapportée par 41 % des hommes et 62 %
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 71

des femmes (tableau 5). On ne commentera pas ici cet écart entre hommes et femmes, qui a
été discuté dans d’autres publications (Bozon et Heilborn, 2006). Les proportions déclarées de
conversation avec le partenaire sont les mêmes dans les trois villes étudiées.
Lorsqu’on passe à la pratique, hommes et femmes déclarent dans des proportions
équivalentes (70 %) avoir utilisé une forme de contraception ou de protection au premier
rapport. Mais des différences, qui confirment les résultats d’enquêtes antérieures,
apparaissent entre les trois villes (80 % des femmes de Porto Alegre ont eu un rapport
protégé, 71 % de celles de Rio et 63 % de celles de Salvador). Les déclarations des hommes
sont plus semblables. C’est à Salvador que l’on rencontre le plus de femmes déclarant n’avoir
ni discuté ni utilisé la contraception (24 %, contre 14 % à Porto Alegre), et à Porto Alegre que
l’on rencontre le plus de femmes déclarant l’utilisation d’une protection sans discussion
préalable avec le partenaire.

TABLEAU 5

Discussion sur la contraception et usage de protection/contraception


au premier rapport sexuel, selon la ville et le sexe, parmi les jeunes de 18 à 24 ans
ayant eu des rapports sexuels (%)

Utilisation de Protection au 1er


Discussion sur
contraception ou rapport, sans Ni discussion,
la grossesse ou
VILLE de protection au discussion ni protection
la contraception
1er rapport préalable
F H F H F H F H
Porto Alegre (%) 63 40 80 73 23 36 14 24

Rio de Janeiro (%) 62 40 71 68 18 34 20 26

Salvador (%) 61 43 63 67 15 30 24 27

Total (%) 62 41 70 68 18 33 20 26

N 2000 2039 2000 2039 2000 2039 2000 2039

Source : Enquête Gravad, 2002.


Champ : Jeunes de 18 à 24 ans, initiés sexuellement, Porto Alegre, Rio de Janeiro, Salvador

Les données de l’enquête Gravad font apparaître que les femmes de Porto Alegre
commencent leur vie sexuelle plus tôt que dans les autres villes, mais qu’elles sont également
celles qui se protègent le plus ; inversement à Salvador, l’initiation sexuelle des femmes est
tardive, mais ces dernières se protègent moins qu’ailleurs. Le niveau de protection au
premier rapport n’est donc pas automatiquement supérieur quand l’âge au premier rapport
est plus élevé : il dépend également fortement du contexte social ou local, qui peut affaiblir
cette relation.

Grossesse avant 20 ans et contraception selon le contexte local


Pour comparer l’intensité de survenue des premiers événements reproductifs, on a retenu la
proportion de jeunes ayant connu au moins une grossesse avant 20 ans, qu’elle qu’en soit
l’issue, parmi les jeunes de 20 à 24 ans (voir tableau 6).
72 Villes du Sud

C’est à Salvador que les grossesses avant 20 ans sont les plus fréquentes, malgré l’âge tardif
des femmes à l’initiation sexuelle, qui a pour effet de réduire la durée d’exposition au risque
de grossesse. À Salvador les femmes initiées sexuellement ont ainsi une probabilité beaucoup
plus élevée de devenir enceintes qu’à Porto Alegre. La différence de niveau de prévalence
contraceptive est à l’origine de ce paradoxe. L’examen de la survenue de la grossesse en
fonction du niveau d’instruction (tableau 7), ventilé par ville, fait apparaître une nette
association dans les trois contextes urbains entre faible et très faible niveau d’instruction et
survenue d’une grossesse précoce. Plus que la difficulté culturelle à utiliser la contraception,
il faut sans doute faire intervenir pour les femmes de faible scolarité l’absence de projet de vie
concurrent à celui de la constitution d’une famille. Le premier enfant peut être attendu avec
impatience, car il fait progresser vers un statut adulte.
Si les différences de comportement reproductif selon le niveau d’instruction sont aussi
marquées dans toutes les villes, il reste que les personnes au niveau d’instruction le plus faible
sont moins nombreuses à Porto Alegre. En outre, il existe une différence significative parmi les
femmes ayant un niveau d’instruction moyen et supérieur, qui sont 10 % à avoir une
expérience de grossesse avant 20 ans à Porto Alegre, mais 15 % dans les deux autres villes.
Les niveaux de protection contraceptive au premier rapport sont assez prédictifs de la carrière
contraceptive ultérieure. En comparant le niveau de protection au premier rapport, et celui au
dernier rapport, dans chaque ville (tableau 8), on observe que les jeunes de Porto Alegre
atteignent de nouveau les niveaux de protection les plus élevés. À Salvador, la hausse du
recours à la contraception est forte dans les premières années de vie sexuelle : il est fréquent
qu’une première contraception régulière soit utilisée après la naissance d’un premier enfant.
L’usage plus systématique de la protection contraceptive à Porto Alegre explique sans doute
les niveaux plus modérés dans cette région que dans le reste du Brésil du recours à la
stérilisation, et en particulier à la stérilisation précoce, qui est utilisée en revanche comme
contraception irréversible lorsque l’adaptation aux autres méthodes se fait mal (par exemple
dans le Nordeste).

TABLEAU 6

Proportion de jeunes de 20 à 24 ans ayant connu une grossesse


(ou la grossesse d’une partenaire) avant l’âge de 20 ans, selon le sexe et la ville

Porto Alegre Rio de Janeiro Salvador Total


Sexe
n % n % n % n %

F 475 28 514 29 623 31 1612 30

H 473 18 476 21 465 25 1414 21

Source : Enquête Gravad, 2002 ; Champ : Jeunes de 20 à 24 ans, Porto Alegre, Rio de Janeiro, Salvador
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 73

TABLEAU 7

Proportion de jeunes de 20 à 24 ans ayant eu une expérience de grossesse avant 20 ans,


selon le niveau d’instruction, la ville et le sexe
Rio de
Porto Alegre Salvador Total
Sexe Niveau d’instruction Janeiro
N % n % n % n %
Élémentaire incomplet 79 72,5 84 61,8 137 66,6 300 64,7
F
Élémentaire complet 79 54,0 97 44,4 122 37,6 298 42,9
Secondaire/supérieur 310 10,2 322 15,1 358 14,8 990 14,3
Élémentaire incomplet 83 39,8 92 36,0 129 39,2 304 37,7
H
Élémentaire complet 88 26,5 112 26,8 107 24,3 307 26,1
Secondaire/supérieur 300 8,9 255 11,5 222 12,8 777 11,3
Source : Enquête Gravad, 2002 ; Champ : Jeunes de 20 à 24 ans, Porto Alegre, Rio de Janeiro, Salvador.

TABLEAU 8

Utilisation de contraception au 1er rapport, et au dernier rapport sexuel, selon la ville et le sexe,
parmi les jeunes de 18 à 24 ans ayant eu des rapports sexuels.

Utilisation de Porto Alegre Rio de Janeiro Salvador Total


Sexe
contraception au ... % % % %
1er rapport sexuel 80 71 63 70
F
Dernier rapport sexuel 91 80 81 82
1er rapport sexuel 73 68 66 68
H Dernier rapport sexuel 92 83 83 84
Source : Enquête Gravad, 2002 ; Champ : Jeunes de 18 à 24 ans, hommes et femmes, initiés
sexuellement, Porto Alegre, Rio de Janeiro, Salvador.

TROIS CADRES SOCIAUX DE L’EXPÉRIENCE SEXUELLE ET REPRODUCTIVE


AU BRÉSIL
La comparaison des trois villes sous l’angle des trajectoires d’entrée des jeunes dans la vie
sexuelle et reproductive fait apparaître ce qui peut être considéré comme un paradoxe. C’est
à Porto Alegre que les jeunes femmes commencent le plus tard leur vie reproductive, alors
même qu’elles y commencent leur vie sexuelle plus tôt que dans les autres villes : elles
adoptent plus fréquemment et plus tôt une protection contraceptive, et recourent moins à
l’avortement (données non présentées). Et inversement, à Salvador, où les jeunes femmes
connaissent une initiation sexuelle relativement tardive, elles se protègent moins, deviennent
enceintes plus tôt, et recourent plus à l’avortement, souvent dans de mauvaises conditions. Ce
résultat va à l’encontre d’un certain nombre de notions du sens commun et du discours
moraliste qui lui est associé : ce n’est pas la précocité sexuelle et le « relâchement des mœurs »
qui expliquent principalement les « grossesses adolescentes ».
Lorsqu’on compare des contextes urbains, on est généralement tenté de privilégier des
explications en termes de degrés de développement et d’équipement. Dans le cas analysé,
tout semble y inciter. Du point de vue de la transition démographique, les villes en question
se situent en effet à des stades proches. En revanche, l’offre en matière de santé, de santé
74 Villes du Sud

reproductive et d’éducation, bien plus importante à Porto Alegre qu’à Salvador, semble y
favoriser automatiquement l’utilisation de la contraception. Inversement la pauvreté et
l’absence de perspectives professionnelles à Salvador paraissent favoriser chez les jeunes
femmes les projets traditionnels de constitution précoce de la famille. Rio de Janeiro, dont le
degré d’équipement est plus proche de celui de Porto Alegre, présente des résultats plus
contrastés.
L’inégalité d’accès aux conditions matérielles et culturelles d’adoption d’une pratique
contraceptive efficace n’épuise pas l’interprétation qui peut être donnée des différences entre
villes. L’analyse serait incomplète si elle ne tenait pas compte des manières dont agissent ces
contextes sociaux dans la construction de la sexualité juvénile et du genre. On observe en
effet d’une ville à l’autre des différences notables dans les degrés de symétrie des
comportements selon le sexe : alors que le double standard traditionnel de sexe perdure à
Salvador, il tend à s’affaiblir à Porto Alegre, où les comportements féminins et masculins se
rapprochent. Dans cette dernière ville, les modes de socialisation à la sexualité adulte
permettent une certaine prise de distance pratique et normative à l’égard du modèle latin-
méditerranéen traditionnellement prédominant au Brésil. La diversité des sources
d’information et de discussion sur la sexualité, et la possibilité pour les deux sexes d’entrer
progressivement dans des relations amoureuses informelles rapprochent les expériences des
hommes et des femmes. Salvador reste plus attaché au modèle traditionnel et inégalitaire de
fréquentation juvénile (le namoro à l’ancienne). Rio de Janeiro est une ville marquée par une
très forte inégalité sociale où, plus que dans les autres contextes, coexistent des modèles
opposés.
Les différences entre les trois villes étudiées s’observent principalement à partir des
comportements et des expériences des jeunes femmes, alors que les comportements
masculins restent à maints égards très homogènes. Dans les évolutions des systèmes de
genre, ce sont généralement les comportements féminins qui se modifient d’abord et qui sont
la pierre de touche du changement, indiquant le degré d’autonomie atteint par les femmes.

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ENTRÉE EN SEXUALITÉ
ET AVORTEMENT
DANS LES VILLES DU SUD

Agnès GUILLAUME
Institut de recherche pour le développement (IRD),
(UMR 151 IRD- université de Provence), Centre Population et Développement
agnes.guillaume@ird.fr

INTRODUCTION
La fécondité dans la plupart des pays africains est entrée dans une phase de transition, dont
le niveau est très variable selon les pays comme le confirment les résultats des Enquêtes
démographiques et de santé de ces dix dernières années. Cette fécondité est basse dans deux
pays d’Afrique du Nord (Maroc et Égypte, 2,5 et 3,5 enfants par femme) ainsi qu’en Afrique
du Sud (2,9 enfants par femme). Dans 9 pays, majoritairement situés en Afrique de l’Est et
Centrale ainsi qu’au Ghana et en Mauritanie, elle est comprise entre 4 et 4,9 enfants par
femme. Elle s’élève entre 5 et 5,9 enfants dans 15 pays et reste supérieure à 6 enfants en
Zambie, au Malawi, au Tchad, en Ouganda, le record étant détenu par le Niger avec 7,2
enfants par femme.
Les variations des niveaux de fécondité n’affectent pas tous les pays de la même façon, et de
grandes disparités apparaissent entre les groupes socio-économiques et selon les régions ; ces
changements concernent surtout les populations instruites et urbanisées, marquées par un
déclin plus rapide de leur fécondité (Tabutin et Schoumaker, 2004 ; Cosio Zavala, 2000). En
effet, la ville est à la fois un lieu de modernité et d’innovation où se diffusent plus rapidement
les nouveaux idéaux et technologies, notamment à travers une plus grande exposition aux
médias. C’est aussi un endroit où se concentrent les infrastructures sanitaires permettant un
meilleur accès aux soins même si ces villes n’ont pas toujours une structure homogène et où
persistent des zones défavorisées, comme celles d’habitat précaire parfois aussi peu loties en
équipement que bien des zones rurales.
Plusieurs éléments expliquent ces évolutions de la fécondité : le retard de l’âge au mariage,
les changements dans les pratiques du post-partum, la régulation de la fécondité par la
contraception et/ou l’avortement. L’impact de ces différents facteurs n’est pas toujours facile
à mesurer et le constat a été fait dans certains pays, et particulièrement en ville d’une baisse
rapide de la fécondité sans une utilisation importante de la contraception (Tabutin et
Schoumaker, 2002).
78 Villes du Sud

Peu d’études sont faites sur l’impact que peuvent avoir les changements dans l’entrée en
sexualité sur le début de vie génésique et sur celui de la fécondité effective. Une sexualité
plus précoce, et l’un allongement de la période d’activité sexuelle peuvent se traduire par une
fécondité plus élevée mais surtout par un rajeunissement de l’âge à la première maternité ou
du moins à la première grossesse et une plus grande exposition aux risques de grossesses non
prévues, d’interruptions volontaires de grossesses et d’infections sexuellement transmissibles
en l’absence de prévention.
Les femmes n’ont pas toujours la maîtrise du contrôle de leur sexualité et leur fécondité et
restent largement soumises à la décision de leur partenaire. Ce constat se vérifie
particulièrement pour les jeunes femmes qui sont en position d’infériorité dans la négociation
de leurs relations sexuelles, particulièrement en cas de relations avec des partenaires plus
âgés (Silberschmidt et Rasch, 2001). Pour Radhakrishna et Greesiade (1997), ces adolescentes
sont confrontées à trois problèmes (les trois U) « a triple jeopardy : Unwanted pregnancy,
Unprotected sex and Unsafe abortion » car elles n’ont pas un accès facile à la prévention aussi
bien par manque d’information que pour des raisons économiques, ni une autonomie de
décision suffisante pour imposer l’utilisation de méthodes préventives à leurs partenaires
(Calves, 2002). Ce problème de prévention des relations sexuelles se pose également dans les
couples stables où le préservatif reste très mal admis : il est le plus souvent utilisé en cas de
relations occasionnelles et le proposer à son conjoint revient à avouer son infidélité ou montrer
une certaine méfiance à l’égard de ce partenaire (Desgrées du Loû, 2005). De plus le constat a été
fait d’un risque élevé de la contamination par le VIH associé à la précocité des relations
sexuelles : ainsi à Harare (Zimbabwe), Pettifor et al. (2004) ont constaté que parmi les jeunes
femmes qui ont déclaré avoir eu leurs premières relations sexuelles avant 15 ans, 54,6 % étaient
infectées par le VIH et « seulement » 38,2 % de celles qui déclarent une entrée en vie sexuelle plus
tardive.
On estime en Afrique qu’environ 30 % des 40 millions de grossesses annuelles ne sont pas
prévues et que 12 % se termineront par un avortement (The Alan Guttmacher Institute, 1999).
L’avortement est pour certaines femmes la seule façon d’éviter une grossesse non prévue en
cas d’accès difficile à la planification familiale (Ankomah et al., 1997).
Dans cette communication, nous nous proposons d’étudier les changements qui s’opèrent
dans le début de la vie sexuelle et maritale chez les hommes et les femmes en Afrique, plus
particulièrement en milieu urbain et de voir comment ces changements peuvent aboutir à
une plus grande prévalence des grossesses non prévues. Nous analyserons ensuite les
conditions du recours à l’avortement dans les villes africaines ainsi que les relations entre la
pratique de l’avortement et de la contraception. Cette étude reposera d’une part sur une
analyse complémentaire des Enquêtes démographiques et de santé, et d’autre part, pour les
questions relatives à l’avortement sur une revue de la littérature réalisée sur l’avortement en
Afrique (Guillaume, 2004), ainsi que sur les données d’une étude réalisée à Abidjan
(Guillaume, 2003).

DES CHANGEMENTS DANS L’ENTRÉE EN SEXUALITÉ ET EN UNION


En Afrique, un fort contrôle s’exerçait traditionnellement sur le mariage des filles comme des
garçons. La précocité du mariage des femmes était un moyen de contrôle de leur sexualité en
limitant la période de célibat à l’âge pubère ; pour les hommes, des rites d’initiation
permettaient de gérer le début de leur vie sexuelle pour éviter une sexualité trop précoce.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 79

Sous l’effet de transformations socio-économiques et culturelles, les valeurs et les normes


régissant l’entrée en vie sexuelle et les comportements évoluent avec pour conséquences des
changements de l’âge d’entrée en union (Delaunay et Guillaume, à paraître ; Bozon et
Hertrich, 2004).

DES DIFFÉRENCES D’ENTRÉE EN SEXUALITÉ ENTRE HOMMES ET FEMMES…


Les évolutions de la nuptialité modifient les conditions d’entrée en sexualité, sexualité qui
traditionnellement pour les femmes ne débutait qu’au moment du mariage. À partir d’une
étude dans une trentaine de pays qui ont réalisé une Enquête démographique et de santé
dans les années quatre-vingt-dix à deux mille, nous pouvons étudier les changements dans
l’entrée en sexualité et en union par une étude des âges médians aux premiers rapports
sexuels et au mariage en zones urbaine et rurale (tableaux 1 et 2).
L’âge d’entrée en sexualité chez les femmes âgées de 25-29 ans (au moment de l’enquête)
varie, en milieu urbain, de 15 ans à plus de 21 ans : il est particulièrement précoce au Tchad et
en RCA (15,6 et 15,8 ans) et tardif aux Comores, en Érythrée, au Rwanda au Sénégal et en
Mauritanie. Cet âge accuse un recul important dans 4 pays puisque, comparativement aux
femmes âgées de 45-49 ans les jeunes femmes débutent leur sexualité à un âge plus tardif : un
écart de 3 à 4 ans en Érythrée, en Mauritanie, au Sénégal (cet âge est supérieur à 20 ans) et en
Éthiopie. Dans les autres pays les conditions d’entrée en sexualité varient peu entre les deux
générations de femmes et les écarts entre milieu rural et urbain sont faibles puisque dans 15
pays sur 28, l’écart d’âge à l’entrée en sexualité pour les jeunes femmes est inférieur ou égal à
1 an, et cet âge est plus précoce en milieu rural.
Par contre, la sexualité des hommes âgés de 30-34 ans au moment de l’enquête et résidant en
milieu urbain commence tôt au Gabon à 16,5 ans et plus tardivement (20 ans ou plus) au
Niger, au Nigeria, au Zimbabwe et au Ghana (tableau 2). Ces hommes ont débuté leur
sexualité avant leurs aînés (50-54 ans), ce changement est particulièrement marqué au Malawi
et au Sénégal avec un rajeunissement de 5 et 6 ans. Les différences selon le lieu de résidence
sont contrastées dans 12 pays, la sexualité est plus précoce en ville qu’en zone rurale, et dans
les 9 autres pays c’est le contraire.

...AVEC UN MARIAGE DE PLUS EN PLUS TARDIF


Les conditions du mariage évoluent en Afrique en termes de fréquence et de calendrier.
Mensch et al. (2005) montrent une diminution de l’intensité de la nuptialité, qui affecte
particulièrement les populations en zone urbaine1. En Afrique de l’Est et du Sud, 41 % des
femmes de 20-24 ans vivant en zones rurales sont mariées à l’âge de 18 ans alors qu’elles ne
sont que 25 % en zone urbaine, et dans les autres pays africains 52 % des femmes du milieu

1 Durant les années soixante-dix à quatre-vingt-dix, en Afrique de l’Est et du Sud, 37 % des femmes de
15-19 ans étaient déjà mariées, alors qu’elles ne sont plus que 25 % dans les années 1990-2000 (soit une
diminution annuelle de 0,75 point) et dans les pays ouest africains et d’Afrique centrale ces proportions
diminuent de 53 à 38 % (soit une diminution annuelle de 0,89 point). Cette diminution affecte également
les hommes mais elle est d’une intensité moindre : si en Afrique de l’Est et du Sud, 36 % des hommes de
20-24 ans sont déjà mariés en 1970-1989, ils ne sont plus que 28 % en 1990-2000 (soit une diminution
annuelle de 0,56 point), en Afrique de l’Ouest et centrale ces proportions passent de 28 % à 26 % (soit
une diminution annuelle de 0,10 point).
80 Villes du Sud

rural et 30 % de celles en ville sont mariées à cet âge. Pour les hommes, les écarts en milieu
urbain et rural sont plus importants : parmi les hommes âgés de 20-24 ans, dans les pays
d’Afrique de l’Est et du Sud 16 % sont mariés à 20 ans en zone rurale et seulement 8 % en
zone urbaine ; dans les autres régions d’Afrique l’intensité du mariage est trois fois plus
élevée en zone rurale (16 % d’hommes mariés) qu’en zone urbaine (5,1 %).
Si l’âge d’entrée en sexualité varie peu pour les femmes africaines à l’exception de quelques
pays, par contre on observe un retard dans l’entrée en union qui est nettement plus marqué
en milieu urbain que rural (tableau 1). Le mariage reste précoce en ville au Niger et au Tchad
(à 16 ans pour les femmes âgées de 25-29 ans au moment de l’enquête), par contre il est très
tardif dans certains pays, comme le Sénégal, les Comores ou le Soudan avec un âge de 23 ans
ou plus. Un vieillissement dans l’entrée en union se produit dans 16 pays où les femmes
âgées de 45-49 ans étaient mariées avant 18 ans, alors que pour les jeunes l’âge au mariage
reste inférieur à 18 ans dans 4 pays seulement.
Pour les hommes en zone urbaine, l’entrée en union est beaucoup plus tardive, supérieure à
23 ans pour les hommes âgés de 30-34 ans, et les changements ont été mineurs par rapport
aux hommes plus âgés (tableau 2) : une légère tendance à une mise en union plus tardive se
dessine dans15 pays, mais les écarts sont moins conséquents que pour les femmes.
Ce recul de l’âge au mariage est associé à une diminution de son intensité qui affecte plus
particulièrement les jeunes générations de femmes et d’hommes. Plusieurs facteurs contribuent
à faire reculer l’âge au mariage : la scolarisation, l’insertion de jeunes sur le marché du travail,
mais aussi l’urbanisation qui joue aussi un rôle important en encourageant les valeurs
empreintes de modernité et en diminuant le contrôle social sur les jeunes ; les difficultés
économiques sont également un frein au mariage, particulièrement celles pour honorer la dot
(Mensch et al., 2005). Dans une étude sur la ville de Dakar au Sénégal, Antoine et Djire (1998)
soulignent ce retard dans l’âge au mariage (dont l’âge médian serait de 33 ans pour les
hommes des générations 1955-1964) imputé à la crise économique en particulier au chômage
qui touche ces jeunes hommes : ces difficultés les amènent à différer leur entrée en union et
expliquent une plus grande fréquence des conceptions prémaritales.

UNE SEXUALITÉ PRÉMARITALE PLUS IMPORTANTE


Dans ce contexte, le début de la vie sexuelle ne coïncide plus avec l’entrée en union et une
sexualité prémaritale se développe, qui pour les femmes, n’est pas due à une variation de
l’âge d’entrée en sexualité, mais plutôt à un recul de l’âge au mariage.
En ville, la période de sexualité prémaritale des femmes âgées de 25-29 ans, est de plus de
5 ans en Côte d’Ivoire, 4,5 ans au Gabon, 3,5 ans au Kenya, dans 9 pays elle dure entre deux
et trois ans et dans 9 autres pays entre 1 et 2 ans (tableau 1 et graphique 1).
Cette période de sexualité prémaritale s’est allongée puisque pour les femmes âgées de 45 à
49 ans, elle n’excédait pas deux ans dans la majorité des pays, sauf au Gabon et en Côte
d’Ivoire où l’écart s’est cependant creusé et en Afrique du Sud où elle était de plus de 3 ans et
en Namibie de plus de 7 ans.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 81

TABLEAU 1
Âge médian d'entrée en sexualité et en union pour les femmes
de 25-29 ans et 45-49 ans à l’enquête selon la zone de résidence
Âge médian
Âge médian au premier Durée de la sexualité
aux premières relations
mariage prémaritale*
sexuelles
Urbain Rural Urbain Rural Urbain Rural
45- 25- 45- 25- 45- 25- 45- 25- 45-
25-29 25-29 45-49
49 29 49 29 49 29 49 29 49
9= 10 = 11 = 12 =
1 2 3 4 5 6 7 8
1-5 2-6 3-7 4-8
Bénin 2001 20,6 20,1 18,3 18,2 18,0 18,2 16,9 17,6 2,6 1,9 1,4 0,6
Burkina Faso
19,8 18,7 17,5 17,7 18,4 18,2 17,3 17,7 1,4 0,5 0,2 0,0
2003
Cameroun
19,5 17,8 16,7 16,4 17,1 16,9 15,8 15,9 2,4 0,9 0,9 0,5
2004
RCA 1994/1995 17,1 16,9 17,8 17,5 15,8 15,6 15,9 16,1 1,3 1,3 1,9 1,4
Tchad
16,3 15,8 15,8 15,6 15,6 15,6 15,5 15,4 0,7 0,2 0,3 0,2
1996/1997
Comores 199 23,0 17,9 19,5 17,4 21,3 17,9 19,1 17,6 1,7 0,0 0,4 -0,2
Côte d’Ivoire
21,7 18,5 18,7 18,5 16,6 16,4 16,0 16,1 5,1 2,1 2,7 2,4
1998/1999
Égypte 2000 22,4 19,8 19,7 16,9 - - - -
Érythrée 2002 20,4 17,5 17,2 17,5 20,2 16,0 17,2 16,6 0,2 1,5 0,0 0,9
Éthiopie 2000 19,6 15,5 16,7 15,8 18,7 15,5 16,6 15,8 0,9 0,0 0,1 0,0
Gabon 2000 20,9 18,7 18,2 16,5 16,4 16,2 15,7 15,0 4,5 2,5 2,5 1,5
Ghana 2003 21,7 19,9 19,0 19,3 18,9 18,5 17,7 18,3 2,8 1,4 1,3 1,0
Guinée 1999 17,2 17,1 16,1 15,9 16,4 17,4 15,7 15,9 0,8 -0,3 0,4 0,0
Kenya 2003 22,4 20,1 19,6 18,5 18,9 18,3 17,6 16,7 3,5 1,8 2,0 1,8
Madagascar 1997 20,8 19,1 18,3 17,4 18,3 18,0 16,6 16,5 2,5 1,1 1,7 0,9
Malawi 2000 18,8 18,4 18,0 17,8 17,6 17,8 16,7 16,8 1,2 0,6 1,3 1,0
Mali 2001 18,6 16,9 16,3 16,3 16,7 16,3 15,7 15,9 1,9 0,6 0,6 0,4
Mauritanie
20,2 16,0 18,1 16,3 20,0 16,0 18,1 16,0 0,2 0,0 0,0 0,3
2000/2001
Maroc 2003/2004 - 19,7 21,8 18,1 - - - -
Mozambique
18,3 18,2 17,0 18,0 16,6 16,8 15,8 16,4 1,7 1,4 1,2 1,6
2003
Namibie 2000 - 27,7 - 24,3 18,9 20,0 18,8 20,5 7,7 3,8
Niger 1998 16,6 15,4 15,2 15,1 - - - -
Nigeria 2003 21,1 16,5 17,0 15,2 18,7 16,0 16,4 15,2 2,4 0,5 0,6 0,0
Rwanda 2000 21,6 21,1 20,9 20,1 20,4 21,0 20,3 19,7 1,2 0,1 0,6 0,4
Sénégal 1997 23,3 17,2 16,7 16,3 20,9 17,2 16,9 16,4 2,4 0,0 -0,2 -0,1
Afrique du
- 22,9 - 21,8 18,2 19,2 17,8 17,9 3,7 3,9
Sud 1998
Soudan 1990 23,2 16,3 19,0 16,3 - - - -
Tanzanie 1999 19,5 17,8 18,5 17,1 17,1 16,7 16,7 16,0 2,4 1,1 1,8 1,1
Togo 1998 20,2 19,4 18,3 18,6 17,8 18,2 16,6 17,4 2,4 1,2 1,7 1,2
Ouganda
19,7 17,6 17,8 17,4 17,3 17,0 16,7 16,6 2,4 0,6 1,1 0,8
2000/2001
Zambie
18,9 16,7 18,0 16,8 17,5 16,6 16,7 16,4 1,4 0,1 1,3 0,4
2001/2002
Zimbabwe 1999 20,7 19,1 19,3 18,7 19,7 18,3 18,7 18,6 1,0 0,8 0,6 0,1
Source : EDS les plus récentes pour chaque pays (années quatre-vingt-dix et deux mille) : nos calculs sur
MEASURE DHS STATcompiler, <http://www,measuredhs.com>, Sept. 2005 ; - pas de données ; *différence
entre l’âge médian au premier mariage et l’âge médian aux premières relations sexuelles
82 Villes du Sud

TABLEAU 2
Âge médian d'entrée en sexualité et en union pour les hommes de 30-34 ans et 50-54 ans
à l’enquête selon la zone de résidence
Âge médian au premier Âge médian aux premières Durée de la sexualité
mariage relations sexuelles prémaritale*
Urbain Rural Urbain Rural Urbain Rural
30-34 50-54 30-34 50-54 30-34 50-54 30-34 50-54 30-34 50-54 30-34 50-54
9= 10 = 11 = 12 =
1 2 3 4 5 6 7 8
1-5 2-6 3-7 4-8
Bénin 2001 25,6 25,6 23 23,3 17,9 20,3 17,3 18,4 7,7 5,3 5,7 4,9
Burkina
28,3 26,7 24,6 24,9 19,2 20,4 20,8 22,1 9,1 6,3 3,8 2,8
Faso 2003
Cameroun
26 24,9 23,2 23,7 18,2 18,9 18,5 20,3 7,8 6,0 4,7 3,4
2004
RCA
24,9 24,1 22,9 22,2 18,2 18,4 17 18,4 6,7 5,7 5,9 3,8
1994/1995
Tchad
23,4 23,5 21,9 22,3 18,2 18,6 18,6 19,3 5,2 4,9 3,3 3,0
1996/1997
Comores
27 33,5 - 25,4 17 20,3 16,9 20,4 10,0 13,2 5,0
1996
Côte d‘Ivoire
27,3 27,6 - 25,8 17,7 19,6 20,2 20,4 9,6 8,0 5,4
1998/1999
Éthiopie
26,3 25,7 23,1 23,7 18,5 20,6 20,4 20,7 7,8 5,1 2,7 3,0
2000
Gabon 2000 24,4 23,8 22 22 16,5 17,6 16,7 18,3 7,9 6,2 5,3 3,7

Ghana 2003 26,2 25 24,2 23,8 20,3 20,8 19,9 20,7 5,9 4,2 4,3 3,1

Guinée 1999 29,7 28,6 - 23,6 18,4 22,3 17,9 20,5 11,3 6,3 3,1

Kenya 2003 26,3 25,1 24,9 25,4 17,5 18,1 16,6 17,6 8,8 7,0 8,3 7,8
Malawi
25,1 24,7 22,4 22,3 18,1 24,1 18,4 19,2 7,0 0,6 4,0 3,1
2000
Mali 2001 27,8 28 24,1 24,6 20,1 22,3 19,8 20,6 7,7 5,7 4,3 4,0
Mauritanie
28,4 25,3 - 25,7 23,4 25,3 25,2 25,3 5,0 0,0 0,4
2000/2001
Namibie
29,5 26,8 - - 18,5 19,9 18,1 20,4 6,9
2000
Niger 1998 26,5 22,9 21,7 22,2 20,6 20,6 20,4 20,5
Nigeria
27,6 24,4 - 24,9 20,7 21,8 20,1 20,9 6,9 2,6 4,0
2003
Sénégal
- 27,1 - 27,1 19,9 25 22,3 25,3 2,1 1,8
1997
Tanzanie
24,9 25,6 23 23,2 17,9 18,1 17,5 18,5 7,0 7,5 5,5 4,7
1999
Togo 1998 27 24,9 23,9 23,7 - - - -
Ouganda
24,7 25,7 21,4 22,1 18,2 17,5 19,1 18,6 6,5 8,2 2,3 3,5
2000/2001
Zimbabwe
24,8 25,7 24 23,8 20 20,6 19,5 21,1 4,8 5,1 4,5 2,7
1999
Source : EDS les plus récentes pour chaque pays (années quatre-vingt-dix et deux mille) :
nos calculs sur MEASURE DHS STATcompiler, <http://www.measuredhs.com>, septembre 2005
- pas de données * différence entre l’âge médian au premier mariage et l’âge médian aux premières relations
sexuelles
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 83

GRAPHIQUE 1

Âge médian au premier mariage et aux premières relations sexuelles


pour les hommes et les femmes en milieu urbain

25

23
25-29 ans

21

19

17

15
15 17 19 21 23 25
45-49 ans
sexualité mariage

29

27

25
30-34 ans

23

21

19

17

15
15 17 19 21 23 25 27 29

50-54 ans
sexualité mariage

Pour les hommes, cette période de sexualité prémaritale a toujours été plus longue que pour
les femmes, le contrôle social et familial sur leur sexualité étant moins marqué, comme le
montre le graphique 1 qui souligne le décalage important dans le temps dans ces deux
événements en milieu urbain. Cette période dure entre 5 et 11 ans pour les jeunes hommes et
est supérieure à celle de leurs aînés. Les différences sont également très marquées entre les
hommes résidants en milieu urbain comparativement à ceux du milieu rural (tableau 2).
84 Villes du Sud

Avec ce recul de l’âge au premier mariage, la sexualité féminine, autrefois socialement


contrôlée par une entrée précoce en union, s’exerce dans bien des cas avant le mariage,
échappant au contrôle des aînés (Blanc et Way, 1998). Une « période de sexualité juvénile
autonome » qui échappe au contrôle de la génération précédente et aboutit à une plus grande
individualisation des comportements (Bozon et Hertrich, 2004) se développe : c’est une
période d’exposition à risque d’infections sexuellement transmissibles (dont le VIH/sida) et
de grossesses non désirées lorsque aucune prévention n’est pratiquée (Delaunay et
Guillaume, à paraître). Les difficultés d’accéder à la prévention en particulier pour les jeunes
femmes expliquent une exposition fréquente à certains de ces risques notamment celui de
grossesses non prévues et d’avortement.

UN ACCÈS LIMITÉ A L’AVORTEMENT2


En Afrique, l’avortement est d’un accès très restrictif puisque seulement trois pays : le
Cap-Vert, la Tunisie et l’Afrique du Sud l’autorisent à la demande de la femme. Dans la
moitié des autres pays, il n’est autorisé que si la vie de la mère est en danger, et les autres
pays, ajoutent à ces conditions, une autorisation si la santé physique et/ou mentale de la
femme est menacée. Seule la Zambie a adopté une position plus libérale puisqu’en plus de
ces conditions sanitaires, l’avortement y est permis pour des raisons économiques et sociales.
Dans 8 pays, l’avortement est également légal en cas de viol ou inceste et dans 7 pays en cas
de malformation du fœtus, mais ces deux conditions sont difficilement accessibles. En effet,
les cas de malformation du fœtus ne peuvent être dépistés que dans les pays qui disposent
d’une technologie médicale suffisante pour faire des dépistages prénatals, conditions limitées
à quelques centres urbains où souvent ce type de dépistage n’existe que dans certains
hôpitaux ou cliniques privées réservés aux classes sociales élevées. Quant à l’autorisation en
cas de viol ou d’inceste, elle suppose une déclaration de cet acte auprès des autorités
médicales ou judiciaires ce qui constitue un blocage évident pour les femmes, en particulier
pour les jeunes femmes face à la condamnation sociale de la sexualité adolescente et au
constat que ces violences sexuelles se produisent bien souvent dans la sphère familiale.
À ces conditions d’accès, s’ajoutent d’autres restrictions : – des délais de grossesse pendant
lequel il peut être légalement pratiqué (une autorisation souvent limitée à 12 semaines), ainsi
que – des autorisations familiales (parents, mari ou tuteur) ou médicales, l’accord d’un ou
plusieurs médecins pouvant parfois être sollicité (par exemple un psychiatre en Zambie, des
médecins assermentés en Côte d’Ivoire…) et – la désignation de structures médicales
spécifiques seules habilitées à pratiquer ces actes (en Tunisie par exemple). Toutes ces
conditions limitent le droit à l’avortement dont l’accès légal est plus théorique que pratique.
Les législations relatives à l’avortement ont peu évolué durant les dernières décennies. Après
les conférences du Caire et de Beijing, où la promotion des droits reproductifs a été retenue
comme une priorité, on aurait pu s’attendre à une certaine libéralisation dans les législations
relatives à l’avortement mais peu de changements sont intervenus. Seuls deux pays depuis
cette date l’autorisent à la demande de la femme, le Cap-Vert et l’Afrique du Sud (où ces lois
s’inscrivent dans tous les changements post-apartheid) et dans 5 pays la législation est passée

2 Cette partie est basée sur la publication Guillaume, A. et Molmy W. (en collaboration), 2004.
L'avortement en Afrique : une revue de la littérature des années 1990 à nos jours/Abortion in Africa : a
review of litterature from the 1990s to date. Paris, CEPED, CD-ROM et site web, version bilingue :
<http://ceped.cirad.fr/avortement/fr/index.html>.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 85

d’une interdiction totale à une autorisation uniquement si la vie de la mère est menacée soit
un accès encore très restrictif. Il faut noter qu’en Afrique, et à la différence de l’Amérique
Latine il y a très peu de débats relatifs à ces questions que ce soit de la part de la société civile
(notamment des organisations féministes) ou des autorités religieuses, politiques et sanitaires
(Guillaume et Lerner, 2006). Dans ce contexte, les avancées législatives restent limitées et les
seuls changements qui interviennent sont l’implantation de programmes de santé visant à
réduire les conséquences de ces avortements à risque (tels que l’implantation de programme
de prise en charge post-abortum) traitant cette question uniquement comme un problème de
santé en ignorant ses dimensions sociales et économiques.
Face à ces restrictions légales, bon nombre d’avortements se pratiquent dans la clandestinité
dans des conditions qui présentent des risques évidents pour la santé des femmes, c’est une
cause de morbidité et mortalité maternelle importante. Ces restrictions ont également des
conséquences sur la mesure de l’avortement : acte condamné légalement et parfois
socialement, il est difficile de mener des études sur ce sujet, et elles sont souvent empreintes
d’une forte sous déclaration. Ainsi les données disponibles sont très rares : seuls les pays où
l’avortement est légal produisent des statistiques sanitaires (Tunisie, Afrique du Sud) pour en
mesurer la prévalence, mais ces données sont peu détaillées ne permettant pas d’analyser les
processus qui conduisent à l’avortement.
Dans les autres pays, les études reposent sur des enquêtes ponctuelles, rarement sur des
échantillons représentatifs (population en consultation dans des centres de santé, de
planification familiale, étudiants…). Rares sont les pays africains où cette question a été
abordée dans les Enquêtes démographiques et de santé, ce qui explique d’ailleurs que le rôle
de l’avortement dans les transitions de la fécondité soit insuffisamment analysé puisque
l’étude de ces transitions est le plus souvent basée sur la seule analyse de ces seules enquêtes.
La principale source de données reste les études menées en milieu hospitalier auprès de
femmes victimes de complications de ces avortements. Ces études présentent certaines
limites et ne sont souvent qu’un faible reflet de la pratique dans le pays. En effet, les femmes
victimes de complications ont un profil différent de celles qui n’en souffrent pas et elles ne
sont pas représentatives de l’ensemble des femmes qui pratiquent des avortements (voir
infra). Les complications sont essentiellement prises en charge dans les hôpitaux des grandes
villes, excluant de fait, une large part de la population rurale. Seules les complications graves
sont référées dans ces structures. De plus tous les avortements provoqués ne sont pas
déclarés ou certains sont enregistrés en tant que fausses couches : il s’avère d’ailleurs difficile
dans les études de distinguer les avortements provoqués des avortements spontanés malgré
certaines techniques mises au point ; enfin ces études excluent les femmes qui décèdent
prématurément de ces avortements. Elles permettent cependant une description du profil des
femmes qui ont eu des avortements, et des estimations de prévalence au niveau national sont
parfois calculées à partir de ces données après des ajustements pour une estimation de la
prévalence (Singh et Deidre, 1994).
Dans ce contexte, les informations sur l’avortement en Afrique restent parcellaires et ne
permettent pas d’avoir une vision précise de ce phénomène et de sa mesure aussi bien au
niveau de la population générale que nationale pour lesquelles se pose la question de
l’extrapolation des données basées sur des études ponctuelles qui nécessitent des estimations
pour obtenir des indicateurs de prévalence.
86 Villes du Sud

L’AVORTEMENT EN MILIEU URBAIN : UN CONTEXTE PARTICULIER OU UN LIEU


D’ÉTUDE PRIVILEGIÉ ?
S’il est difficile de mesurer la prévalence de l’avortement dans les pays africains, il est encore
plus compliqué de mettre en évidence les différences de prévalence selon le milieu de
résidence. Pourtant les études et travaux de synthèse sur le sujet attestent d’une plus forte
prévalence de l’avortement en milieu urbain comparativement au milieu rural, constat qui
révèle certainement un accès plus facile aux « services » dans les villes (Bankole, Singh et al.,
1999). Quels facteurs peuvent expliquer l’importance de ce recours ?
Bien qu’illégal dans la majorité de pays, il est évident qu’il existe malgré tout une offre « de
services » d’avortement, offre formelle comme informelle, médicalisée ou non, qui est plus
diversifiée en ville qu’en zone rurale. Ces avortements peuvent être pratiqués par des
personnes de qualifications variables. Comme le souligne Rogo (1993), dans les villes
africaines, un nombre important d’avortements « illégaux sans risque » sont faits par des
médecins qualifiés ou des infirmiers moyennant des honoraires élevés. Ils sont pratiqués
aussi bien par des gynécologues que par des personnels médicaux non qualifiés pour ces
actes (infirmiers, garçons de salles), des étudiants en médecine, des thérapeutes traditionnels
ou par les femmes elles-mêmes. De plus ces avortements se pratiquent dans des
environnements sanitaires très variables : aussi bien dans les blocs opératoires d’hôpitaux
publics ou de cliniques privées, que dans des « infirmeries de quartier » ou dans une simple
chambre des environnements qui ne garantissent pas l’hygiène et la sécurité avec tous les
risques qui incombent à de telles pratiques. Il existe également une vente de produits abortifs
ou considérés comme tels : des produits pharmaceutiques contre-indiqués en cas de grossesse
et utilisés en surdosage, des produits chimiques ou du registre de la pharmacopée
traditionnelle vendus aussi bien dans des pharmacies que sur les marchés.
Cette offre se distingue par son coût et les risques qui lui sont associés. On observe d’ailleurs
une certaine stratification sociale dans la gestion de l’accès à l’avortement (et de ces risques) :
pour les femmes des classes sociales élevées, s’ouvre un large éventail de possibilités, à
moindre risque et garantissant l’anonymat, alors que les femmes de niveau inférieur
recourent à des procédures peu onéreuses (et donc à haut risque). Cette différence d’accès
selon l’appartenance sociale a été mise en évidence par Makinwa-Adebusoye et al., (1997) à
propos d’une étude menée dans deux villes au Nigeria : les femmes des classes aisées payent
toujours plus cher leur avortement que les femmes pauvres car d’une part les praticiens
demandent un prix plus important aux femmes qui ont les moyens de payer et d’autre part
ces femmes n’hésitent pas à rémunérer plus cher des services de qualité et où la
confidentialité est garantie. Ainsi la qualification des personnels consultés est très différente :
deux tiers des femmes des classes aisées ont eu recours aux services d’un médecin pour
avorter, 14 % à un infirmier ou une sage femme, 10 % à un pharmacien, 4 % à un
tradipraticien et 5 % l’ont auto-provoqué ; dans les milieux défavorisés, la qualification des
personnes qui pratique ces avortements est moindre : 27 % des femmes se sont adressées à un
médecin, 23 % à un infirmier ou une sage-femme, 26 % à un pharmacien, 16 % à un
tradipraticien et 9 % l’ont auto-induit.
Un autre élément permet d’expliquer la pratique plus fréquente de l’avortement en ville.
C’est un lieu où les femmes s’inscrivent le plus dans des stratégies de maîtrise de leur
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 87

fécondité : les indices synthétiques de fécondité y sont plus faibles qu’en milieu rural et la
prévalence contraceptive toujours plus élevée qu’en zone rurale3.
Pour ces femmes, l’avortement fait partie de leur stratégie de régulation de la fécondité au
même titre que la contraception. Cependant on peut penser à un certain paradoxe d’un plus
fort recours à l’avortement dans des zones où la pratique contraceptive est plus élevée, mais
de nombreuses études ont montré que l’avortement intervient fréquemment suite à l’échec
d’une contraception. À Abidjan, le constat a été fait d’une plus forte probabilité de recourir à
l’avortement chez les femmes qui ont déjà utilisé la contraception que chez celles qui n’y ont
pas eu recours montrant des stratégies de régulations de la fécondité avec tous les moyens
possibles (Guillaume et Desgrées du Loû, 2002) : ainsi une enquête dans cette ville montre
que 30 % des femmes ont utilisé à la fois la contraception et l’avortement, 40 % seulement la
contraception et 3 % seulement l’avortement pour réguler leur fécondité (Guillaume et
Desgrées du Loû, 2002).
La ville est aussi un le lieu où il est plus facile de pratiquer, mais aussi de « déclarer » ces
avortements : en effet le contrôle social exercé sur les femmes y est moins fort et l’on peut
penser qu’elles ont plus de facilités pour recourir à l’avortement ; de plus l’anonymat y est
plus facilement garanti qu’en milieu rural. Il faut également noter que les femmes en ville
bénéficient de capitaux scolaires supérieurs à celles du monde rural expliquant une plus
grande maîtrise de leur fécondité par la pratique contraceptive et le recours à l’avortement.
Différentes études ont d’ailleurs mis l’accent sur une plus forte prévalence de l’avortement
chez les femmes de niveau scolaire élevé, pratique qui peut sembler paradoxale quand on
connaît les risques des avortements : mais nous avons pu constater que ces femmes instruites
recourent à des méthodes moins dangereuses que celles de faible niveau d’instruction ayant
une meilleure gestion des risques associés à cette pratique (Barrère, 2001).
Il faut également noter qu’une part importante des études sur l’avortement sont conduites en
zone urbaine pour plusieurs raisons. Tout d’abord il est évident que c’est en ville que se
concentrent les infrastructures sanitaires capables de prendre en charge les complications de
ces avortements (hôpitaux, services spécialisés) dans lesquelles sont conduites la plupart des
enquêtes.
Une bonne part des études sur des populations spécifiques sont elles aussi menées en ville,
par exemple les études auprès de consultants dans des centres de santé ou de femmes
instruites ou d’étudiantes reflétant la concentration des infrastructures sanitaires ou scolaires
dans ces villes.

QUELLE PRATIQUE EN VILLE ?


Les quelques études menées sur la population générale soulignent la différence de pratique
de l’avortement en milieu urbain comparativement au milieu rural.
Au Cameroun, lors de la dernière EDS (2004), les femmes ont été interrogées sur leurs
grossesses « improductives », et les auteurs signalent la sous-déclaration des avortements
provoqués dont certains sont certainement enregistrés comme fausses couches. Cependant, si

3 Actuellement dans 31 pays africains disposant d’une Enquête démographique et de santé récente, les
indices de fécondité varient d’environ deux enfants par femme (au Maroc et en Afrique du Sud) à plus
de cinq (au Rwanda, Mali, Niger et Tchad) et dans tous ces pays la fécondité est supérieure en milieu
rural comparativement au milieu urbain, l’écart pouvant atteindre plus de trois enfants par femme. La
prévalence contraceptive, en particulier pour les méthodes modernes est toujours plus élevée en ville.
88 Villes du Sud

4,7 % des femmes déclarent au moins un avortement provoqué, elles sont presque deux fois
plus nombreuses à Yaoundé et Douala (8,5 %), 5,2 % dans les autres villes et seulement 2,8 %
en milieu rural (Libite, 2005). Dans l’enquête du Gabon, Barrère (2001) souligne que
« l’avortement est nettement plus élevé en milieu urbain (17 %) qu’en zone rurale (9 %), et
que du point de vue géographique, on constate un écart important entre Libreville/Port-
Gentil où la proportion de femmes ayant avorté au cours de leur vie se situe autour de 19 %
alors qu’ailleurs, elle ne dépasse pas 13 % » (Barrère, 2001). En Centrafrique, toujours selon
les données de l’EDS, la plus forte fréquence de l’avortement en milieu urbain est constatée
(21 %), et 24 % pour la ville de Bangui comparativement au milieu rural où elle n’excède pas
8 % (Ndamobissi, 1995).
Au Togo, le même constat d’un plus fort recours à l’avortement en milieu urbain se
confirme : 19 % des femmes de Lomé et 16 % de celles de l’ensemble du milieu urbain
déclarent avoir eu au moins un avortement et seulement 5 % en zone rurale (Unité de
recherche démographique URD, 2001).
En Côte d’Ivoire, des enquêtes menées dans des différentes régions soulignent les différentes
prévalence entre milieu urbain et rural : ainsi dans la région d’Aboisso (Sud-Est) lors d’une
étude auprès de 1 900 femmes en âge fécond 14 %, des femmes résidant en zone rurale et
18 % en milieu urbain déclarent avoir eu au moins un avortement ; dans une autre zone
située dans le Centre-Nord 5 % des femmes en milieu rural et le double en zone urbaine
déclarent au moins un avortement ; dans la région de Niakaramandougou (au nord du pays),
les proportions sont équivalentes 5, 5 % en zone rurale et 9 % en zone urbaine (Guillaume, et
al., 1999). Dans une zone située à l’ouest du Ghana, Geelhoed et al. confirment la pratique
plus fréquente de l’avortement chez les femmes qui résident en ville (31 %) comparativement
à celles résidant dans des villages proches (19 %) ou éloignés (12 %) (Geelhoed, Nayembil et
al., 2002).
D’autres études sur des populations spécifiques qui portent sur certaines villes africaines
montrent l’importance de cette pratique. Ainsi toujours en Côte-d’Ivoire deux études l’une
auprès de personnels militaires ou paramilitaires vivant dans les deux principales villes du
pays (Abidjan et Bouaké) et l’autre auprès de femmes en consultations dans quatre centres de
santé de la capitale révèlent qu’environ un tiers des femmes ont eu au moins d’un
avortement au cours de leur vie. À Abidjan, l’avortement intervient à différents moments de
la trajectoire procréative des femmes. Il est sans doute classiquement utilisé en fin de vie
féconde par les femmes qui ont déjà une descendance nombreuse. Mais son recours est
également fréquent pour retarder la première maternité, notamment par les jeunes femmes
dont l’accès à la contraception reste difficile comme a pu le constater également Johnson-
Hanks à Yaoundé (2002). Leur première grossesse est fréquemment interrompue par un
avortement. En Côte d’Ivoire, différentes études confirment ce rôle de retard à l’entrée
féminine en parentalité joué par l’avortement : 27 % des femmes interrogées dans des centres
hospitaliers à Abidjan ont interrompu leur première grossesse par un avortement (Goyaux et
al., 1999) ; dans la même ville, une enquête montre ainsi que 19 % des femmes interrogées ont
interrompu leur unique grossesse par un avortement, 10 % leurs deux premières (et seules)
grossesses. Et parmi les femmes qui ont eu 3 grossesses ou plus, 8,5 % les ont toutes
interrompues par un avortement (Guillaume et Desgrées du Loû, 2002).
À Monastir (Tunisie) et à Bamako (Mali), parmi les femmes interrogées dans des centres de
santé 43 % des tunisiennes et 5 à 20 % des maliennes déclarent avoir eu au moins un
avortement (Konate, Sissoko et al., 1999 ; Letaief, Bchir et al., 2001).
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 89

D’autres études ont été conduites spécifiquement en milieu urbain : ainsi à Kinshasa dans leur
enquête sur la fécondité, Shapiro et Tambashe constatent que 15 % des femmes ont eu au moins
un avortement et que le niveau d’éducation est le principal déterminant de cette pratique.
D’après Calves (2002), la prévalence de l’avortement chez les jeunes femmes et adolescentes à
Yaoundé (Cameroun) est élevée puisqu’un quart des jeunes femmes ont eu au moins un
avortement et un tiers de leurs grossesses se sont terminées par cette procédure. Ces femmes
recourent à l’avortement surtout pour pouvoir poursuivre leurs études, mais aussi quand la
relation avec le partenaire est instable ou quand elles craignent la réaction de leurs parents du
fait de leur jeune âge.
Ces résultats de différentes études montrent la fréquence du recours à l’avortement dans ces
villes africaines bien qu’interdit par la loi. Cependant ces résultats doivent être interprétés avec
prudence : ils sont rarement représentatifs de la population (femmes en consultation,
étudiants…) et donc il est difficile de les extrapoler au milieu urbain en général et encore
moins au niveau national. De plus dans les études publiées, bien souvent les conditions
d’enquêtes et de tirage d’échantillon sont insuffisamment décrites. De même il n’est fait
aucune estimation du degré de sous-estimation des résultats obtenus : certaines études ont
pourtant montré selon les modes de collecte de l’information des niveaux de prévalence de
l’avortement très différents : ainsi Rossier et al., (2006) dans leur étude à Ouagadougou
soulignent les différences de taux obtenus à partir des méthodes des complications et de la
méthode des confidentes en montrant les biais et limites de ces méthodes. Cependant on peut
considérer que ces études fournissent une hypothèse basse de la prévalence dans différentes
villes.

L’AVORTEMENT : UN MOTIF FRÉQUENT D’HOSPITALISATION


Les enquêtes hospitalières ne permettent pas réellement de décrire spécifiquement la
situation de l’avortement des femmes résidant en ville puisque ces centres ont une couverture
géographique souvent assez large. Cependant on peut estimer que la majorité de ces femmes
proviennent de ce milieu. Ces données permettent cependant de dresser un profil des
femmes victimes de ces complications qui appartiennent à des classes sociales particulières.
À l’hôpital de Maputo (Mozambique), une étude a concerné deux cohortes de femmes qui ont
eu un avortement provoqué : un groupe avait pratiqué un avortement clandestin et l’autre un
avortement légal4. Les femmes du premier groupe sont plus fréquemment des jeunes femmes
et qui ont moins de grossesses et d’enfants que celles qui ont eu un avortement légal.
Seulement un quart vit avec un partenaire alors qu’elles sont presque deux fois plus
nombreuses (42 %) dans le second groupe. Les femmes qui ont eu un avortement illégal sont
plus fréquemment issues d’un milieu socio-économique défavorisé, sans emploi, peu
instruites et migrantes depuis moins de trois ans dans la capitale (Hardy, Bugalho et al., 1997).
Un constat similaire a été fait à Lusaka (Zambie) où les femmes hospitalisées pour un
avortement légal sont essentiellement des femmes mariées ou célibataires, âgées de 20 à 30
ans, d’un niveau d’éducation supérieur et qui ont déjà plusieurs enfants, alors que celles qui
avortent dans la clandestinité sont plus jeunes (moins de 20 ans), célibataires, sans enfants et
encore scolarisées (Likwa et Whittaker, 1996).

4 L’avortement est légal pour des raisons de santé, en cas de viol, mais aussi d’échec de contraception.
90 Villes du Sud

Deux études en milieu hospitalier à Nairobi (Kenya) soulignent la jeunesse des femmes qui
souffrent de complications d’avortement : en 1996-1997, 18 % ont de moins de 20 ans et 61 %
entre 20 et 30 ans, et en 1993, il s’agit de femmes de moins de 25 ans (91 %), célibataires (84 %)
et nullipares (77 %), pour lesquelles l’avortement n’a pas un caractère exceptionnel puisque
plus d’un quart entre elles avaient déjà un antécédent d’avortement (Ankomah et al., 1997 ;
Solo, Billings et al., 1999). Une étude menée en 1991 dans 5 services de gynécologie et
obstétrique de la ville d’Addis-Abeba, sur les cas d’avortements montre que 57 % des
avortements étaient provoqués, en majorité chez des femmes de moins de 25 ans (Tadesse,
Yoseph et al., 2001) et dans un autre hôpital de cette ville en 1996 Abdella (1996) décrit les
femmes hospitalisées pour ces raisons comme des femmes jeunes, sans enfants, étudiantes. À
Blantyre (Malawi), les adolescentes représentaient 21,2 % des femmes hospitalisées pour des
complications d’avortements et celles de plus de 35 ans seulement 8,4 % ; 15,8 % des femmes
étaient célibataires et elles avaient en moyenne 2 enfants ; 17 % avaient eu des antécédents
d’avortement ; plus des trois quarts de ces femmes étaient ménagères et 11 % étudiantes
(Lema et Thole, 1994). Au Nigeria, plusieurs études confirment une plus forte prévalence des
complications d’avortement chez des jeunes femmes étudiantes (Ogunniyi, Makinde et al.,
1990 ; Konje et Obisesan, 1991 ; Adewole, 1992 ; Ejiro Emuveyan, 1994).
À Dar es-Salaam (Tanzanie), un tiers des femmes hospitalisées suite à des complications
d’avortement sont des adolescentes dont une majorité âgée de moins de 17 ans, une sur
quatre est encore scolarisée dans le primaire ou le secondaire ; près de la moitié de ces
femmes étaient enceintes pour la première fois et un quart déclarent qu’elles le sont devenues
lors du premier rapport sexuel (Mpangile et al., 1999). À Kampala, ces femmes hospitalisées
sont également majoritairement des adolescentes, non mariées, scolarisées dans le secondaire
ou le supérieur et qui n’ont pas eu d’autres grossesses (Bazira, 1992 ; Mirembe, 1996) et à
Illorin au Nigeria, parmi 144 femmes hospitalisées pour ce motif, 53 % avaient moins de
20 ans (Anate et al., 1995).
À Abidjan, une étude auprès de femmes admises au CHU pour des complications
d’avortement montre que 35 % avaient moins de 20 ans et 53 % entre 20 et 30 ans, de même
dans les hôpitaux des capitales de 3 pays, le constat a été fait que les femmes admises pour
des complications d’avortement sont dans l’ensemble jeunes (20 % ont moins de 20 ans et
32 % entre 20 et 24 ans) ; la majorité vit en union au Bénin (68 %) et au Cameroun (53 %) alors
qu’au Sénégal 73 % vivent seules et leurs antécédents d’avortements sont fréquents puisque
11 % des femmes ont déjà avorté de la grossesse précédente (Goyaux et al., 1999 ; Goyaux
et al., 2001)
Dans une revue de la littérature consacrée aux conséquences des avortements à risque au
Sénégal, Camara et Cisse (1998) soulignent que les femmes hospitalisées à Dakar pour ces
problèmes sont jeunes (en moyenne 21 ans), le plus souvent célibataires et sans enfant et avec
un niveau d’éducation primaire ou secondaire. À Ouagadougou, à la fin des années quatre-
vingt, 70 % des femmes admises pour des complications d’avortements sont des jeunes
femmes (16-24 ans) ; 80 % étaient étudiantes ou sans emploi et si pour 45 % d’entre elles il
s’agissait de leur premier avortement, 18 % en avaient pratiqué plusieurs dans l’année (Pazie,
1994).
Bien que la revue de ces différentes études ne permette pas d’avoir une vision synthétique du
problème de l’avortement dans les villes africaines, elles en montrent cependant l’existence et
l’importance dans certaines couches de la population. Il apparaît une diversité des situations
des femmes qui recourent à l’avortement : cette pratique intervient aussi bien en début de vie
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 91

féconde pour différer le moment de la première naissance que chez des femmes plus âgées
pour les espacer ou les limiter. Cette pratique est toujours plus fréquente chez les femmes
instruites. Par contre les femmes victimes de complications sont souvent issues de classes
sociales inférieures et de milieux défavorisés, souvent des jeunes femmes et encore
scolarisées. Elles n’ont pas les moyens d’accéder à des procédures d’avortement sans risque,
elles avortent généralement à des durées tardives de grossesse et avec des méthodes peu
fiables : une grossesse non prévue peut signifier pour elle un risque d’exclusion familiale ou
sociale et d’abandon scolaire. Ce constat pose la question de savoir pourquoi les femmes
recourent à l’avortement plutôt qu’à la contraception ?

L’AVORTEMENT PLUTÔT QUE LA CONTRACEPTION ?


L’analyse de la situation contraceptive des femmes au moment de l’avortement révèle la
fréquence des échecs contraceptifs ou l’absence de protection : l’avortement est parfois le seul
moyen pour les femmes d’éviter une grossesse non planifiée. Cette relation entre
contraception et avortement pose la question du niveau de la prévalence contraceptive dans
les pays et du type de méthodes utilisées par les femmes. Si l’on analyse les pratiques
contraceptives des femmes sexuellement actives non mariées (tableau 3), particulièrement
exposées aux grossesses non prévues et aux avortements à risque, on peut constater une
prévalence contraceptive plus forte que chez les femmes mariées puisqu’elle est supérieure à
25 % dans tous les pays sauf en Mauritanie. Mais toutes ces femmes n’adoptent pas toujours
des méthodes efficaces. Le poids des différentes méthodes dans la prévalence totale est très
différent selon les pays, révélant notamment un accès différentiel à la contraception
médicalisée (pilule, DIU, injection) : dans 11 pays sur 29 la contraception repose
essentiellement sur ces méthodes médicalisées qui représentent 40 à 100 % des méthodes
utilisées mais avec une prévalence variant de 5 à 36 %. Cette prévention des grossesses se fait
par le préservatif dans 10 pays (40 à 79 % des méthodes utilisées) mais avec une prévalence
entre 12 et 46 % dans ces pays une méthode largement accessible dans les pays où les
campagnes de lutte contre le sida sont efficaces. Dans les 7 pays restant, les femmes préfèrent
utiliser principalement les méthodes naturelles comme moyen de contraception avec une
prévalence de 40 à 60 %. À Madagascar, ces femmes utilisent autant les méthodes
médicalisées que naturelles mais avec une prévalence de 15 %.
Ces prévalences peuvent sembler élevées mais des problèmes persistent dans cette utilisation
Les échecs contraceptifs sont fréquents lors de l’utilisation de méthodes naturelles, peu
efficaces surtout pour des jeunes femmes qui connaissent mal leur période féconde et qui ont
une sexualité irrégulière. L’utilisation du préservatif n’est pas d’une négociation facile avec
les partenaires et son utilisation est souvent irrégulière et les échecs restent fréquents. Les
échecs de la contraception hormonale correspondent essentiellement à une mauvaise
utilisation (notamment les prises irrégulières…). Ils interrogent l’efficacité du counselling qui
est fait aux femmes lors de leur prescription : il n’est pas toujours pensé en fonction des
besoins concrets des femmes et l’information qui leur est donnée est parfois insuffisante. Par
exemple, les femmes ne sont pas toujours informées des aménorrhées qui peuvent survenir
lors de l’utilisation d’une méthode injectable. Elles ne savent toujours que la gamme de choix
de la contraception est large et qu’elles peuvent changer de méthode en cas d’insatisfaction
ou d’effets secondaires désagréables. Les femmes montrent parfois une certaine réticence à
utiliser la contraception hormonale à cause de ses effets secondaires en particulier les
prétendus risques de stérilité associés à son utilisation.
92 Villes du Sud

La pratique contraceptive des femmes au moment de l’avortement met en évidence


l’insuffisance de la couverture contraceptive et les difficultés d’utilisation de ces méthodes.
En Éthiopie, au Nigeria et au Kenya, environ 80 % des femmes hospitalisées pour des
complications d’avortement ne pratiquaient pas la contraception au moment de cette
grossesse non prévue (Madebo, 1993 ; Ojwang, 1991 ; Okonofua, 1999 ; Adewole, 1992 ;
Ankomah, 1997). À l’inverse dans une autre étude au Kenya, Solo et al. (1999) soulignent la
fréquence des échecs de contraception : 70 % des femmes utilisaient une contraception quand
elles ont contracté cette grossesse, 47 % la pilule et 19 % la continence périodique.
Dans leur étude auprès des adolescentes de Dar es-Salaam, Mpangile et al. (1993) montrent
que près de la moitié de ces jeunes femmes qui ont eu un avortement ne connaissait pas de
méthode contraceptive et que seulement 17 % en utilisaient une au moment de cet
avortement, (4 % la pilule, 4 % le préservatif, 1 % un DIU, et 7 % des méthodes naturelles). À
Yaoundé (Cameroun), Leke (1998) a constaté que prés de la moitié des femmes n’utilisant pas
de contraception au moment de cet avortement, environ un tiers utilisait une méthode
naturelle et 9 % allaitaient encore leur précédant enfant. À Bamako, la survenue de la
grossesse non désirée chez les femmes qui utilisaient une méthode contraceptive avant
l’avortement s’explique dans 61 % des cas par un arrêt de cette méthode et par un échec dans
39 % des cas (Konate et al., 1999). À Abidjan, 61 % des femmes n’utilisaient pas de
contraception au moment où la grossesse non planifiée est survenue, 25 % utilisaient une
méthode naturelle ou populaire et 14 % une méthode moderne (Guillaume, 2003)
Toutes les femmes ne bénéficient pas du même accès à la planification familiale. Les
programmes restent encore largement inaccessibles à certaines femmes célibataires ou sans
enfants, en particulier les adolescentes dont la sexualité n’est pas socialement admise
(Ankomah et al., 1997 ; Silberschmidt et Rasch, 2001).
S’il y a d’évidentes barrières économiques et culturelles d’accès à la contraception, on constate
également des réticences dans l’utilisation de certaines méthodes contraceptives, en
particulier les méthodes hormonales par crainte des effets secondaires, dues à l’aspect
contraignant de leur utilisation mais aussi à la crainte d’une prétendue stérilité consécutive à
cette contraception. L’absence de contraception peut s’expliquer également par le fait que les
femmes ne pensaient pas être exposées au risque de grossesses ou n’envisageaient pas
d’avoir des relations sexuelles, les cas d’avortements consécutifs à un viol sont assez
fréquemment décrits en Amérique du Sud et dans la Caraïbe et peu en Afrique. De plus les
femmes qui ont une sexualité irrégulière ne perçoivent pas toujours l’utilité d’utiliser une
contraception qu’elles jugent d’une utilisation trop contraignante.
L’expérience d’un avortement n’implique pas toujours une adhésion plus massive à la
contraception, ou du moins à l’utilisation de méthodes efficaces. Par exemple à Abidjan, on a
pu constater qu’après l’avortement si la proportion de femmes qui n’utilisait pas de
contraception était divisée par deux, environ un tiers des femmes recourent à des méthodes
modernes et un tiers à des méthodes naturelles. Il faut noter que la pratique clandestine de
l’avortement et le recours à des personnels non qualifiés explique l’absence de suivi post-
abortum et de conseils de prévention. L’une des activités des programmes de soins post-
abortum consiste en l’implantation de programmes de planification familiale destinés aux
femmes qui ont eu recours à l’avortement.
TABLEAU 3 Prévalence contraceptive chez les femmes sexuellement actives non mariées
% dans l'ensemble des méthodes
méthode
médicalisée=
méthode méthode Pilul DI pilule + méthode Méthode méthode
quelconque moderne e U Injection DIU+Injection préservatif naturelle médicalisée préservatif naturelle
a b c d e f=c+d+e g h i=(f/a)*100 j=(g/a)*100 k=(h/a)*100
Bénin 2001 38,2 17,1 1,9 0,4 1,7 4 12,1 19,8 10,5 31,7 51,8
Burkina Faso 2003 58 55,4 6,7 0 1,9 8,6 45,7 2,6 14,8 78,8 4,5
Cameroun 1998 62,9 21,6 4,2 0,3 2,1 6,6 13,9 37,9 10,5 22,1 60,3
RCA 1994/95 24,5 9,9 3,2 0 0,6 3,8 5,9 14,1 15,5 24,1 57,6
Tchad 1996/97 14,4 7,9 3,6 0 0,7 4,3 3,6 6,6 29,9 25,0 45,8
Comores 1996 57,3 34,8 6,7 2,2 1,1 10 24,7 22,5 17,5 43,1 39,3
Cote Ivoire 1998/99 56 26,7 8,9 0,2 1,5 10,6 16 27,6 18,9 28,6 49,3
Érythrée 2002 26,6 26,3 2,6 0 8,8 11,4 12,2 0,4 42,9 45,9 1,5
Éthiopie 2000 40,7 35,7 18 0 6,4 24,4 11,3 4,8 60,0 27,8 11,8
Gabon 2000 60,1 30,5 7,4 0,2 0,4 8 21,9 27,3 13,3 36,4 45,4
Ghana 2003 43,4 31,6 8,2 1,1 3,5 12,8 18 11,8 29,5 41,5 27,2
Guinée 1999 50,5 31,8 5,1 1,4 5,3 11,8 20,1 13,5 23,4 39,8 26,7
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité

Kenya 2003 54,4 44,3 5,2 0,8 18,9 24,9 15,9 9,6 45,8 29,2 17,6
Madagascar
2003/04 37,7 22,3 6,9 0 8,4 15,3 5,8 15,3 40,6 15,4 40,6
Malawi 2000 26,9 25,6 3,1 0 7,8 10,9 10,7 0,3 40,5 39,8 1,1
Mali 2001 32 22 8,5 1,3 5 14,8 7,1 8,4 46,3 22,2 26,3
Mauritanie
2000/01 5,3 5,3 0 5,3 0 5,3 0 0 100,0 0,0 0,0
Mozambique
2003 45 41,8 15,5 0,4 4,8 20,7 19,5 2,3 46,0 43,3 5,1
Namibie 2000 58 57,6 7,9 0,6 27,5 36 19,9 0,1 62,1 34,3 0,2
93
94 Villes du Sud
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 95

Le rôle de l’avortement dans les transitions de la fécondité est souvent évoqué mais peu
étudié par manque de données (en particulier dans les Enquêtes démographiques et de santé)
surestimant ainsi l’impact des autres déterminants en particulier des pratiques du post-partum
et de la contraception. La ville de Lomé est un bon exemple d’une situation où l’avortement
est susceptible de jouer un rôle déterminant dans les évolutions de la fécondité. Entre les
deux Enquêtes démographiques et de santé de 1988 et 1998, l’indice synthétique de fécondité
a connu une réduction de 29 %, passant de 4,1 enfants par femme à 2,9 et durant cette même
période, la prévalence contraceptive globale a diminué. Ni les évolutions de l’âge médian à la
première union, ni celles des pratiques du post-partum ne peuvent expliquer cette
diminution : l'avortement explique certainement une bonne part de cette diminution : une
étude de 2001, dans cette ville montre que 28 % des femmes déclaraient avoir eu au moins un
avortement (Unité de recherche démographique et al., 2001).
À Abidjan, le rôle de l’avortement dans les transitions de la fécondité a été clairement mis en
évidence à partir d’une étude menée auprès de 2400 femmes. Dans les dix dernières années,
l’indice synthétique de fécondité chez les femmes de 15-39 ans est passé de 4,2 à 3,7 enfants,
soit une baisse de 0,5 enfant et le taux d’avortement a augmenté dans les mêmes proportions
de 0,5 avortement, passant de 0,9 à 1,4 avortement par femme (Guillaume, 2003). L’analyse
des déterminants de la fécondité permet de constater, un poids équivalent de la contraception
et de l’avortement dans la baisse qu’elle connaît (avec des effets inhibiteurs de 15 % et de
13 % pour ces deux facteurs). Ce rôle de l’avortement est d’ailleurs suspecté dans bien
d’autres capitales africaines (Konate et al., 1999 ; Capo-Chichi, et Juarez, 2001 ; Rogo, 1993) où
sa prévalence est en augmentation en particulier chez les jeunes femmes qui reportent ainsi
leur entrée en parentalité.

CONCLUSION
Analyser la situation réelle de l’avortement en Afrique, et plus spécifiquement dans les villes
africaines est particulièrement difficile car peu de données sont disponibles sur ce sujet à
cause de l’illégalité de cet acte et de sa condamnation sociale. Cependant cette revue de la
littérature nous permet de décrire l’existence de ce phénomène et son importance. Les
résultats présentés ne sont certainement qu’un faible reflet de la réalité, cet acte étant entaché
d’une large sous-déclaration : les prévalences de ces études représentent une hypothèse basse
de l’ampleur de cette pratique. Ces études, même si elles comportent certains biais,
permettent de décrire le profil des femmes qui recourent à l’avortement et le processus qui
conduit à sa réalisation et d’en souligner les conséquences notamment sur la santé des
femmes. L’Organisation mondiale de la santé estime que 12 % des décès maternels en Afrique
sont dus à des avortements à risque (World Health Organization, 2004)5, c’est l’une des
principales causes de mortalité maternelle dans de nombreux pays. D’après certaines études,
le poids de ces décès dus à l’avortement serait beaucoup plus élevé : ainsi à partir d’études
épidémiologiques réalisées dans 41 pays africains, Benson et Johnson (1994) montrent que la
mortalité maternelle varie de 200 à 600 pour 100 000 naissances vivantes et que 18 à 35 % de
cette mortalité est imputable à des avortements. La déclaration des causes de décès est souvent

5 Dans sa publication de 1999, « Réduire la mortalité maternelle », l’Organisation mondiale de la santé


souligne que dans le monde 80 % des décès maternels ont une cause obstétricale directe, parmi lesquels
l’hémorragies représente 25 % de ces décès, les infections 15 %, les complication des avortements à
risque 13 %, les troubles hypertensifs de la grossesse 12 % et le travail prolongé 8 %.
96 Villes du Sud

imparfaite et celle par avortement souvent sous-estimée ou déclarée sous d’autres


nomenclatures (infections, hémorragies…), en particulier quand cet acte est illégal.
Le recours à l’avortement est particulièrement fréquent en milieu urbain. Il est possible que
les femmes de ce milieu déclarent plus facilement de tels actes. Pour Barrére (2001) les
différences dans le recours à l’avortement doivent être interprétées avec prudence car elles
représentent plus des différences d’attitudes face à l’avortement que des différences réelles de
pratiques, certaines femmes déclarent plus facilement que d’autres qu’elles ont avorté. Ces
différences entre milieu urbain et rural peuvent être accentuées en ville où le contrôle social
sur les individus est moins fort, mais aussi où l’avortement peut plus facilement se pratiquer
dans l’anonymat et la confidentialité. Indéniablement, c’est le lieu où « l’offre d’avortement »
(illégal) est la plus répandue y compris pour prendre en charge leurs complications.
La ville est aussi le lieu de comportements pionniers en matière de régulation de la fécondité
dont l’avortement fait partie au même titre que la contraception. L’avortement est une
pratique qui touche un large groupe de femmes, quelles que soient leurs caractéristiques, ce
qui confirme la tendance assez universelle d’un « besoin d’avortement » quand une grossesse
non prévue survient (Bankole et al., 1999), mais qui pose aussi la question des motifs réels de
ces avortements et plus largement celle de la prévention des grossesses non prévues et de
l’accès à la contraception.
Les changements de l’entrée en sexualité, mais surtout l’allongement de la période de
sexualité prémaritale expliquent l’exposition au risque de grossesses précoces et à des
infections sexuellement transmissibles. La pratique de l’avortement s’explique également par
de nouveaux besoins de retarder l’entrée en période reproductive, les jeunes femmes voulant
ainsi différer une grossesse pour elle économiquement ou socialement non acceptable comme
l’a montré le poids de premières grossesses différées par des avortements. L’avortement est
aussi une façon d’espacer ou de limiter des naissances notamment pour des femmes déjà
inscrites dans une maîtrise de leur fécondité : en effet on a pu constater que la probabilité de
recourir à l’avortement était plus forte chez les femmes qui avaient déjà utilisé la
contraception (Mahler, 1999 ; Okonofua, Odimegwu et al., 1999).
La prévention n’est pas toujours d’un accès facile. Les campagnes de prévention du sida ont
dans beaucoup de pays largement facilité l’accès au préservatif notamment grâce aux
campagnes de marketing social qui ont amélioré leur distribution. Mais, c’est une méthode
masculine par excellence, et son utilisation reste largement dépendante de la capacité de
négociation des femmes toujours difficile, surtout dans le cas de relations sexuelles avec des
partenaires plus âgés (Silbersmisch et Rasch, 2002). Ces programmes de distribution des
préservatifs sont remis en cause dans certains pays comme l’Ouganda avec l’imposition des
programmes « AB » Abstinence, Be Faithful, calqués sur le modèle de ceux définis aux
États-Unis et qui se substituent aux programmes « ABC » Abstinence, Be Faithful, and Condom if
necessary (Human Rights Watch, 2005). Ce recentrage de la prévention sur l’abstinence ne
peut que contribuer à accroître les risques d’une sexualité non protégée et ceux d’un fréquent
recours à l’avortement pour les femmes qui utilisaient des méthodes naturelles.
L’accès à la contraception peut s’avérer également difficile aussi bien pour des raisons
logistiques que culturelles. La non-reconnaissance des droits reproductifs et particulièrement
du droit à mener une sexualité sans risque ne sont pas suffisamment reconnus. Les prestataires
se montrent encore parfois réticents à prescrire des contraceptifs à des jeunes femmes ou à des
femmes mariées sans l’accord de leur conjoint. Les échecs contraceptifs restent fréquents,
surtout suite à l’utilisation de méthodes peu efficaces comme les méthodes naturelles, mais
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 97

aussi à une utilisation incorrecte des méthodes. L’insuffisance du counselling lors de la


prescription peut dans certains cas expliquer les difficultés d’utilisation de la contraception et
les fréquents abandons de méthodes. Dans le cas de la contraception hormonale, les échecs de
sont souvent dus à une mauvaise utilisation, notamment les prises irrégulières, comme on a pu
le constater en France où malgré une forte prévalence contraceptive et l’utilisation de
méthodes médicalisées, les taux d’avortement ne diminuent pas.
La mise sur le marché de nouveaux produits de contraception d’urgence, vendus librement
en pharmacie offre de nouvelles opportunités contraceptives. Elle devrait permettre de
limiter certaines de ces grossesses non prévues si les femmes y accèdent facilement et ainsi
réduire le recours à l’avortement.
Malgré l’interdiction légale qui pèse sur le recours à l’avortement dans de nombreux pays,
c’est une pratique répandue et lourde de conséquences en particulier pour les jeunes femmes
et celles des couches sociales défavorisées. Il convient donc d’éviter le recours à l’avortement
en améliorant l’accès à la contraception, mais aussi d’assouplir les législations relatives à
l’avortement : son interdiction n’empêche pas sa pratique mais contribue à des avortements à
risque. Le développement de programme de prise en charge post-abortum introduit dans de
nombreux pays, qui comportent généralement des activités de planification familiale
permettent d’améliorer le traitement des complications d’avortements. Ainsi ces interventions
limitent les durées d’hospitalisation et les coûts de traitement qui incombent aux familles et
aux systèmes de santé (Solo, et al., 1999). Ces programmes en diffusant de la contraception en
soins post-abortum améliorent la prévalence contraceptive après l’avortement ce qui amène à
une réduction du nombre d’avortements « à répétition ». Il est donc souhaitable que ce type
de programmes se développe.

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PARTIE 2 :
TRAVAIL ET ÉMANCIPATION
RÉSIDENTIELLE
COMMENT LES FEMMES
CONCILIENT-ELLES MARIAGE ET
TRAVAIL À DAKAR ET À LOMÉ ?

Agnès ADJAMAGBO 1, Philippe ANTOINE 2,


Donatien BEGUY 3, Fatou Binetou DIAL 4,2
1 Laboratoire Population-Environnement-Développement (LPED)
UMR 151 IRD-université de Provence, France
Agnes.Adjamagbo@up.univ-mrs.fr
2 Institut de recherche pour le développement (IRD), France

philippelo34@orange.fr
3 African Population and Health Research Center (APHRC), Kenya

dbeguy@aphrc.org
4 Université Cheikh Anta Diop, Sénégal

fbdial@ird.sn

En Afrique subsaharienne, la main-d'œuvre féminine est très inefficacement utilisée en raison


notamment des inégalités persistantes entre hommes et femmes en matière d'éducation et
d'emploi. Moins scolarisées que les hommes, les femmes ont en général une position
défavorable sur le marché du travail où les emplois qu'elles exercent sont précaires et ne
constituent la plupart du temps qu'une extension de leurs tâches domestiques. La position
défavorable des femmes sur le marché du travail peut s’expliquer par un conflit de rôles entre
l'exercice d'une activité économique et les obligations familiales (mariage, maternité) qui leur
incombent. Les pratiques conjugales, en laissant peu de place à l’autonomie financière des
femmes, confortent bien souvent les inégalités entre les sexes. En effet, dans la plupart des
sociétés africaines, les normes sociales établissent des rôles clairement distincts au sein des
unions : la femme doit s’en tenir au rôle d’épouse et de mère et l’homme est censé assurer la
sécurité économique du foyer. L’assujettissement économique des femmes, présenté comme
un postulat historique, est l’un des instruments les plus puissants de la domination masculine
(Locoh et Tichit, 1996).
Pour des raisons, liées aux conditions d’accès au marché du travail et plus généralement à la
place qui leur est attribuée dans la vie sociale et familiale, les femmes qui exercent une
activité rémunérée le font rarement dans le secteur formel de l'économie et se retrouvent
plutôt cantonnées dans les emplois précaires du secteur informel. En réponse à la crise
économique qui sévit en Afrique depuis les années quatre-vingt et à la diminution corrélative
des opportunités d’emploi dans le secteur moderne, le secteur informel a pris une place
prépondérante dans les villes. Une part importante des femmes y trouve une source de
104 Villes du Sud

rémunération. Tandis que celles qui travaillent dans le secteur formel occupent pour la
plupart des positions subalternes. Travailleuses depuis toujours, elles sont désormais
nombreuses à seconder un mari sans revenu ou dont la rémunération est insuffisante pour
couvrir les besoins du ménage, voire à prendre le relais. Les femmes vont donc durant toute
leur vie devoir faire face à un conflit entre leur rôle d’épouses et celui de travailleuses.
(Kouamé, 1999 ; Collier et al., 1994).
L’objet de ce texte est d’étudier les interrelations entre vie familiale (vie matrimoniale
particulièrement) et vie professionnelle chez les femmes à Dakar et à Lomé et de faire
ressortir les spécificités propres à chacune de ces capitales. En quoi l'exercice d'une activité
économique vient-il modifier les projets de mariage ? Inversement, le fait d’être mariée
contrecarre-t-il leurs aspirations professionnelles ? Existe-t-il un conflit entre les rôles de
travailleuse et d’épouse et en quels termes ? Telles sont les questions que nous explorons à
travers nos analyses dans ces deux capitales.

SOURCES ET MÉTHODES D’ANALYSE


Les données utilisées proviennent de deux enquêtes biographiques récentes. L’enquête
biographique de Lomé a été réalisée en 2000 auprès de 2 536 personnes ; celle de Dakar a été
menée en 2001 auprès de 1 290 individus1. Dans les deux villes, les informations relatives aux
biographies résidentielles, matrimoniales, professionnelles et génésiques ont été recueillies
auprès de trois groupes de générations de citadins : le groupe de générations le plus ancien a
45-59 ans au moment de l’enquête (il est né entre 1940 et 1954 à Lomé, entre 1942 et 1956 à
Dakar), le groupe intermédiaire, 35-44 ans (né entre 1955 et 1964 à Lomé, entre 1957 et 1966 à
Dakar) et le plus jeune 25-34 ans (né entre 1965 et 1974 à Lomé, entre 1967 et 1976 à Dakar).
Les données collectées permettent de retracer la vie des enquêtés jusqu’à la date de l’enquête.
Le caractère rétrospectif de ces données offre l’intérêt de pouvoir retracer l’évolution de
différents évènements intervenant au cours de la vie des femmes sur une période de trente
ans. Différentes analyses reposant sur les méthodes statistiques traitant des variables de
durée de vie sont possibles. Certaines purement descriptives permettent d’examiner l’âge auquel
surviennent certains événements (estimateur de Kaplan-Meier). On peut prendre en
considération les différents états qu’a connu un individu et tenir compte du temps dans
l’analyse causale grâce au modèle de Cox (Blossfeld et al., 1989 ; Allison, 1991 ; Trussel et al.,
1992 ; Bocquier, 1996). Il est ainsi possible de cerner les effets de variables indépendantes
variant dans le temps.
Enfin, il convient de souligner qu'un important volet qualitatif s’est greffé à ces deux
enquêtes. Des entretiens individuels ont été conduits auprès d’hommes et de femmes,
marié(e)s et célibataires, instruits et non instruits2. Il s’agissait de collecter des informations
susceptibles de donner une meilleure compréhension des comportements familiaux et
professionnels mis en exergue dans l’enquête par questionnaire. À Dakar, le recueil de

1À Lomé, l’enquête a été réalisée par l’Unité de recherche démographique (URD-DGSCN, 2002b, 2002c)
de l’université de Lomé dans le cadre de l’Étude togolaise sur les migrations et l’urbanisation ; celle de
Dakar a été menée par une équipe conjointe IRD (Équipe Jérémi)-IFAN-UCAD dans le cadre de l’étude
Crise, passage à l’âge adulte et devenir de la famille dans les classes moyennes et pauvres à Dakar (Antoine et
Fall, 2002).
2 Les entretiens ont été réalisés à Dakar par Fatou Binetou Dial en 2002 et à Lomé, en 2000, par l’équipe
de l’URD (URD – DGSCN, 2002a). L’étude comparative présentée ici a été entreprise grâce à l’appui du
réseau démographie de l’AUF.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 105

données qualitatives a consisté en des entretiens individuels et des récits de vie conduits
auprès de 43 femmes et 7 hommes de différents statuts matrimoniaux. Ces personnes ont été
sélectionnées dans l’enquête biographique en fonction de certains critères (parcours
matrimonial, catégorie sociale, âge). À Lomé, l’enquête qualitative a consisté en des focus-
groups réalisés auprès de diverses catégories sociales de la population. Au total, ce sont dix
entretiens de groupe qui ont été réalisés à Lomé auprès de 90 individus classés selon les
critères de l’âge, du sexe et du niveau d’instruction. Le canevas des discussions a été conçu
autour de quatre thèmes relatifs à la famille : structure et dynamique de la famille, éducation et
perspective d’avenir des enfants, famille et santé et enfin les relations conjugales et familiales.
Outre la disponibilité de deux enquêtes réalisées à des dates proches, sur la base de
méthodologies similaires, l’intérêt de comparer Dakar, capitale du Sénégal, et Lomé, capitale
du Togo, repose sur les points communs et les différences relatifs à leur histoire sociale,
culturelle, politique et économique.

DAKAR ET LOMÉ : DEUX MÉTROPOLES CONFRONTÉES À UNE RÉCESSION


ÉCONOMIQUE
L’économie de ces deux pays est sous ajustement structurel depuis une vingtaine d'années, elle
a été frappée de plein fouet par la dévaluation du franc CFA en 1994. Les secteurs d’emploi
particulièrement touchés sont les activités administratives et de service, portuaires et de
commerce (gros et détail). Ces deux pays connaissent en revanche, des contextes politiques
fort différents : le Sénégal a connu une transition démocratique et bénéficie de la faveur des
bailleurs de fonds internationaux, tandis que le Togo, faute d’y être parvenu, est mis à l’index
par la communauté internationale depuis une dizaine d'années3. En outre leur environnement
géographique diffère : le Sénégal est un pays sahélien où l'agriculture est peu productive,
contrairement aux potentialités du Togo qui bénéficie d’une meilleure pluviométrie. Alors que
le contexte culturel du Sénégal est caractérisé par une société musulmane où règne une relative
domination masculine et où le travail des femmes est mal perçu, la société togolaise est
marquée par les religions chrétienne et animiste, et dominée par un système patriarcal où la
présence des femmes dans la vie économique est importante et ancienne.
Le Sénégal, au lendemain de son accession à la souveraineté internationale, a connu une
période d’expansion économique entre 1960 et 1966, en raison essentiellement des cours
élevés de ses principaux produits d’exportation (arachide, phosphate) et de l’afflux massif
des capitaux financiers extérieurs. Le jeune État pouvait ainsi recruter des fonctionnaires,
créer des entreprises et lancer de grands travaux d’infrastructures (Antoine et al., 1995). La
métropole Dakar, capitale de l’ancienne Afrique occidentale française (AOF) a, par ailleurs,
hérité des infrastructures et d’un niveau d’industrialisation lui assurant des conditions de
départ meilleures que celles des autres capitales d’Afrique de l’Ouest. (Diagne et Daffé, 2002).
À partir des années soixante-dix, plusieurs chocs extérieurs (chute des prix de ses produits
d’exportation, augmentation du prix du pétrole et des taux d’intérêt financier) et intérieurs
(sécheresse récurrente) ont fait entrer le Sénégal, dans une période de récession économique.
Pour résorber les profonds déséquilibres macroéconomiques que cette situation a créés, l’État
sénégalais va mettre en place plusieurs politiques de relance de la croissance économique qui
n’atteindront pas les résultats escomptés. Si la dévaluation du franc CFA en 1994 a quelque peu

3 L’aide européenne est suspendue depuis 1993.


106 Villes du Sud

profité à l’économie elle a également aggravé les conditions de vie déjà difficiles des
populations, en diminuant de façon drastique leur pouvoir d’achat.
Le Togo quant à lui, durant les vingt années qui ont suivi l’indépendance en 1960, a
enregistré une période de croissance exceptionnelle de 7 % par an entre 1960 et le milieu des
années soixante-dix. Le triplement du prix du phosphate et la forte hausse des cours
mondiaux du café et du cacao entre 1973 et 1975 ont considérablement contribué à
l’augmentation des recettes d’exportation (Thiriat, 1998). Jusqu’à la fin des années soixante-
dix, le Togo a pu réaliser de nombreux investissements. Mais la chute des cours des matières
premières et l’élévation des taux d’intérêt en 1981 ont considérablement affaibli les équilibres
macro-économiques et sectoriels. Le PIB réel a diminué en moyenne de plus de 4 % par an
entre 1980 et 1983 (Lachaud et Mamder, 2003). Les autorités togolaises ont procédé à de vastes
réformes économiques en mettant en place à partir de 1983, avec l’aide de la Banque
mondiale et du FMI, des programmes d’ajustement structurel. Entre 1984 et 1989, la
croissance économique redémarre ; le PIB croît en moyenne de 3,4 % par an. Mais au début
des années quatre-vingt-dix une grave crise sociopolitique éclate, le Togo est abandonné par
ses principaux partenaires extérieurs, compromettant ainsi sérieusement l’espoir d’une
reprise économique durable. Entre 1991 et 1993, le PIB réel diminue de 17 %, les revenus
baissent de 47 % et le déficit de l’État s’élève à 14 % du PIB (Lachaud et Mamder, 2003). La
dévaluation du franc CFA en 1994 qui complète le dispositif de réformes budgétaires et
structurelles engagées depuis le début des années quatre-vingt, aura à peine permis de
relancer la croissance économique jusqu’à la fin de l’année 1997. Dans les années qui suivent,
la crise énergétique et les mauvaises conditions climatiques aggraveront cette situation. Les
soubresauts sociopolitiques qui frappent régulièrement le Togo ne laissent guère présager
une amélioration de la situation dans le court terme. Il est bien évident que tous ces
événements qu’a traversé le pays depuis le début des années quatre-vingt ont eu des
répercussions néfastes sur les conditions de vie des Togolais. Le tableau 1 synthétise quelques
caractéristiques socio-économiques des deux capitales au moment de nos enquêtes.
Aux particularismes sociopolitiques et économiques de chacune de ces villes, s’ajoutent des
normes sociales relatives au mariage et à la famille, elles aussi bien différentes. À Dakar comme à
Lomé, le mariage est une institution importante. Mais la conception de la répartition des rôles
entre les conjoints y est bien différente. L’analyse des entretiens permet de mettre en lumière la
singularité des représentations sociales relatives au mariage dans chacune des capitales.

TABLEAU 1

Quelques caractéristiques socio-économiques des deux capitales en 2000

Dakar Lomé

Population (estimation)** 2 200 000 1 000 000


Taux d’urbanisation** 46 % 32 %
PIB par tête 516 $ 300 $
Pauvreté monétaire à 2 $/j/p* 52 % 44 %
Taux de chômage** 9,9 % 10,9 %
Hommes Femmes 14,1 % 5,8 %
Source : * Razafindrakoto et Roubaud, 2002 ;
**À partir des résultats des enquêtes 1-2-3 dans chacune des villes (Brilleau et al, 2004)
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 107

DES DISCOURS FÉMININS APPAREMMENT ANTAGONISTES


Les images antagonistes que véhiculent les discours féminins à Dakar et Lomé4 sur le
mariage reposent cependant sur les mêmes fondements. En effet, dans les deux capitales, le
mariage et la maternité sont fortement valorisés et constituent deux éléments structurants de
l’identité féminine. Pour que l’union soit acceptée et reconnue, il importe qu’elle reçoive
l’approbation de la famille et soit scellée selon les normes sociales requises. Un mariage non
conforme à ces normes marginalise le couple et plonge les individus dans le rejet et
l’isolement en cas de discorde entre les conjoints : la famille ne pouvant intervenir dans le
règlement des conflits qui touchent une union qu’elle n’a pas cautionnée. Avoir des enfants
est un objectif incontestable et la maternité implique des devoirs : notamment celui d’assurer
les soins aux enfants et les conditions éducatives de leur réussite sociale. Cependant, sur ce
dernier point, les discours dominants révèlent des logiques sociales différentes entre
Dakaroises et Loméennes. À Lomé, cette obligation contribue fortement à justifier l’exercice
d’une activité économique : une bonne mère est celle qui est capable de subvenir aux besoins
de ses enfants aux côtés de son mari et de se substituer à lui en cas de défaillance. Dans cette
perspective, travailler n’est pas seulement un devoir moral vis-à-vis des enfants, c’est aussi
un élément de cohésion important dans le couple comme le note cette Loméenne instruite :
« Quand l’homme finance, la femme aussi doit financer le foyer. S’il y a cette
complémentarité, vous verrez qu’il y aura l’entente dans le foyer et l’amour va toujours
exister. Il ne faut pas toujours envoyer l’enfant à son papa ; c’est gênant ! Quand papa sort
l’argent et maman aussi peut le faire, on sent une compréhension dans le foyer. ».
Au Togo, le dynamisme économique des femmes et leur contribution conséquente aux
revenus du ménage est une réalité ancienne. Elle trouve ses racines dans l’histoire du
développement du commerce dans le pays (Coquery-Vidrovitch, 1994)5. Considéré à l’échelle
des riches commerçantes6 impliquées dans le négoce international comme à celle des petites
revendeuses tenant une modeste échoppe sur le marché local (Cordonnier, 1987), la dextérité
des femmes togolaises dans le domaine du commerce a fortement contribué à ériger le travail
féminin en valeur sociale reconnue. Le mariage est rarement perçu comme un moment
propice à l’inactivité pour l’épouse, contrairement à l’idéal prôné à Dakar, où l’occasion doit
être donnée au mari de faire, seul, ses preuves de bon pourvoyeur des ressources du ménage
(Diop, 1985). À Lomé, la contribution de l’épouse est valorisée et même vivement encouragée.
Poussée à l’extrême, cette représentation des rôles sexués dans le mariage entraîne souvent
une nette séparation des intérêts économiques des époux au sein des unions (Locoh, 1984 ;
Thiriat, 2000).
L’analyse du discours des Loméennes montre que la participation des femmes à l’économie et
leur contribution aux dépenses du ménage fait partie des éléments fondamentaux de leur
reconnaissance sociale. L’affirmation de l’identité féminine passe aussi l’autonomie par le
travail, comme l’exprime cette jeune femme : « Quand la femme travaille aussi, elle élève
mieux ses enfants. Psychologiquement, elle est libre et plus épanouie ». Dans les années
quatre-vingt, Thérèse Locoh (1984) notait déjà que dans le Sud-Est du Togo, il était considéré

4 À partir des entretiens réalisés à Dakar et à Lomé.


5 Le commerce de tissu, secteur de prédilection de la réussite économique des femmes dans la capitale
togolaise, a constitué pendant longtemps le principal levier de l’économie nationale. Il a par ailleurs
contribué à donner aux femmes un poids politique incontestable dans le pays. Les chocs économiques et
politiques lui ont cependant fait perdre de l’ampleur.
6 Appelées « nana benz ».
108 Villes du Sud

comme normal, voire indispensable, que l’épouse ne soit pas à la charge du mari. Source
d'épanouissement personnel, le travail est perçu par les femmes comme un moyen de gagner
l’estime et le respect du mari, une condition nécessaire pour établir une égalité statutaire entre
conjoints. C'est ce que résument bien les propos de cette Loméenne : « Moi je pense que si c'est
l'homme seul qui exerce l'autorité et qui impose tout, ça ne peut pas marcher. Si toi aussi tu
fais quelque chose pour le foyer et que tu contribues aux dépenses alors naturellement la part
sera équitable entre toi et lui ».
À Dakar, le modèle conjugal socialement reconnu attend d’une femme qu’elle soit une
épouse soumise et obéissante et une bonne mère (Lecarme, 1999). Le discours normatif établit
un lien étroit entre la droiture de son comportement d’épouse et le bonheur de sa
progéniture, comme l’expriment les propos de cette femme mariée : « Tout le mal qu’une
femme fera à son mari compromet l’avenir de ses enfants, car le mari n’est pas l’égal de sa
femme, il est son seigneur ». L’activité professionnelle d’une femme mariée doit être négociée
avec le mari car elle peut nuire à son image de chef de famille (Sarr, 1998). Dans ce contexte, il
n’est pas rare qu’une femme arrête de travailler au moment du mariage. Dans la société
dakaroise, cette situation n’est d’ailleurs pas forcément mal vécue par les femmes, elle peut
même être interprétée comme un signe de valorisation de son rôle d’épouse et d’éducatrice.
Le modèle idéal du mariage décrit par les femmes est celui qui garantit confort matériel et
financier et exclut toute obligation de travail pour l’épouse. Nombre de Dakaroises
reconnaissent volontiers que la capacité financière d’un homme pèse lourdement dans le
choix du mari, comme l’illustre la réflexion de cette femme: « L’homme doit gérer sa famille
convenablement, puisque à mon avis on ne se marie pas pour ses beaux yeux ».
Certes, la norme sénégalaise n’écarte pas totalement le travail féminin. Toutefois, l’activité
d’une femme mariée ne doit pas bousculer la hiérarchie conventionnelle dans le couple, elle
doit donc rester suffisamment discrète, c’est-à-dire se cantonner le plus souvent à des
activités génératrices de revenus qui ne la détournent pas trop de la sphère domestique. Dans
l’entendement social, les revenus tirés de l’activité d’une femme mariée ont d’abord une
destination personnelle. Ils doivent pouvoir être consacrés aux dépenses d’apparat convenant
à sa représentation publique dans les cérémonies familiales et autres festivités sociales par
exemple. Ces revenus permettent alors d’alléger la charge des maris qui y trouvent leur
intérêt. Il est en revanche plus difficilement concevable qu’une femme doive travailler pour
aider son mari à assumer les besoins du ménage ou, moins encore, se substituer à lui dans ce
rôle. Au début des années quatre-vingt-dix, Jeanne Nanitelamio insistait sur la prégnance de
cette idéologie de la dépendance comme condition souhaitée par les femmes : « les
Dakaroises sont imprégnées par l’idéal de « la femme au foyer » ; la nécessité du travail
n’intervient que lorsque le soutien familial ou conjugal est difficile ou impossible »
(Nanitelamio, 1995, p. 284).
Si les normes vis-à-vis du travail féminin semblent si différentes d’une ville à l’autre, qu’en
est-il de la présence des femmes sur le marché de l’emploi ? Constate-t-on, comme on
pourrait s’y attendre, une présence bien plus massive des femmes actives à Lomé qu’à
Dakar ?
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 109

LA SITUATION DES FEMMES SUR LE MARCHÉ DE L’EMPLOI A DAKAR ET À LOMÉ


Un travail comparatif récent piloté par le laboratoire Dial7 (Brilleau, Roubaud, Torelli, 2004)
montre une image actualisée du marché du travail à Dakar et Lomé. On constate
qu’effectivement le taux d’activité des hommes et surtout des femmes est bien plus important
à Lomé qu’à Dakar (figure 1). Ainsi, dans le groupe d’âge 30-49 ans, près de 90 % des femmes
sont actives à Lomé, alors qu’à Dakar elles ne sont que 60 %. On note également une part
importante de femmes encore en activité au-delà de 50 ans dans les deux capitales. Certes la
présence des femmes âgées sur le marché du travail est moins importante à Dakar qu’à Lomé
mais elle est loin d’être négligeable.

100

90

80

70
Proportion

60

50

40

30

20
10-29 ans 30-49 ans 50 ans et plus
Groupe d'âges

Dakar Hommes Dakar Femmes Lomé Hommes Lomé Femmes

Figure 1 : Taux d’activité en % par sexe et par groupe d’âges


Source : à partir de Enquête1-2-3, 2002, DPS – Dakar ; Enquête 1-2-3, 2001, Lomé (Brilleau et al., 2004).

Les emplois informels en majorité précaires sont particulièrement nombreux à Dakar : il s’agit
essentiellement des activités de survie (commerce, services) dans lesquelles les femmes et les
enfants s’investissent. En 2002, le secteur informel occupe près de 70 % des hommes et 86 %
des femmes ayant une activité à Dakar (tableau 2). Le secteur moderne de l’économie n’occupe
environ qu’un actif sur 4, la majorité dans le secteur privé. Dans l’emploi moderne la
présence des femmes est faible : environ moins d’un emploi sur quatre est occupé par une
femme. La précarisation du salariat est une manifestation de la crise de l’emploi urbain
(Diagne, 2006). Ainsi à Dakar, le contrat de travail liant le salarié à l’employeur n’est plus une
caractéristique du salariat pour les jeunes générations ; selon les résultats de l’enquête

7 Le laboratoire « Développement institutions et analyses de long terme » est un laboratoire de


recherche en économie du développement.
110 Villes du Sud

biographique conduite en 2001, d’une génération à l’autre la proportion de salariés recevant


une fiche de paie tend à diminuer dans le temps8 (Antoine et Fall, 2002).

TABLEAU 2

Répartition en % des emplois


par secteur institutionnel (emploi principal)

Dakar Lomé

Secteur institutionnel Hommes Femmes Total Hommes Femmes Total

Administration publique 7,0 4,1 5,8 8,3 2,3 5,2


Entreprises publiques 2,3 1,1 1,8 3,9 0,8 2,3
Entreprises privées
19,6 8,0 14,9 16,1 5,6 10,5
formelles
Entreprises privées
69,9 85,9 76,4 69,8 91,1 81,0
informelles
Entreprises associatives 1,2 0,9 1,1 1,9 0,2 1,0
Total 100 100 100 100 100 100
Source : à partir de Enquête 1-2-3, 2002, Dakar, calculs de la DPS ; Enquête 1-2-3, 2001, Lomé (BRILLEAU
et al, 2004)

À Lomé également, l’évolution de l’économie n’est pas sans conséquences sur le


fonctionnement du marché du travail. Après avoir recruté en grand nombre dans les années
soixante, la fonction publique togolaise et les entreprises d’Etat, ont procédé à la mise en
retraite anticipée des fonctionnaires, à la privatisation des entreprises d’État et au
licenciement de leurs employés. Entre 1990 et 2000, le nombre de fonctionnaires pour mille
habitants est passé de 9,6 à 6,8 ; le chômage augmente annuellement de 7,5 % et passe de 13 %
à 19 % dans les zones urbaines (Lachaud et Mamder, 2003). La réduction du nombre de
fonctionnaires s’accompagne d’une certaine « fragilisation » du statut de salarié. Le secteur
informel qui s’est considérablement développé est loin de pouvoir offrir un meilleur statut
aux travailleurs. Comme à Dakar, les activités qui y sont exercées sont plutôt précaires et peu
rémunératrices (Brilleau et al., 2004). L’augmentation vertigineuse de l’emploi informel est
très perceptible à Lomé : sa part dans l’emploi total a crû de 10 points entre 1980 et 2000.
L’emploi informel concerne 81 % des actifs occupés en 2001 (70 % des hommes et 91 % des
femmes) (tableau 2). Toutefois, celui-ci subit aussi les contrecoups de la contraction
généralisée de l’activité économique. L’administration et les entreprises publiques
représentent 7,5 % de l’emploi total en 2001, particulièrement des hommes. Le secteur privé
formel reste relativement modeste, il absorbe 10,5 % des actifs occupés en 2001, là encore
essentiellement des hommes. À Lomé, les femmes sont plus nombreuses que les hommes

8 L’enquête biographique de 2001 montre que l’évolution de la proportion de personnes n’ayant pas de
fiche de paie parmi les hommes salariés selon trois générations (1942-1956, 1957-1966 et 1967-1976)
montre qu’à âge égal, cette proportion est bien plus importante pour la génération la plus jeune. Elle
varie presque du simple au triple à 20 ans entre la génération 1942-1956 et 1967-1976 passant de 21 à
62 %. À 30 ans, la différence demeure importante : 13 % des hommes salariés nés en 1942-1956 n’ont pas
de fiche de paie contre 38 % parmi ceux nés en 1967-1976.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 111

dans le secteur informel : près de 60 % des emplois du secteur informel sont tenus par des
femmes (Brilleau et al., 2004).
Dans l’ensemble, il n’est pas surprenant de constater que les femmes sont quasiment absentes
des emplois qualifiés salariés à Dakar et à Lomé. On note une proportion identique (entre 5 et
8 % selon la génération9) de femmes ayant un tel type d’emploi dans les deux villes
(tableau 3). Cette position défavorable des femmes sur le marché de l’emploi moderne est due
aux inégalités persistantes de genre aussi bien en matière d’éducation que sur le marché du
travail. Par contre, la proportion de salariées subalternes est plus importante à Dakar qu’à
Lomé ; dans l’ensemble 13 % des Dakaroises occupaient un emploi subalterne10 en 2001
contre 4 % de Loméennes en 2000. On note qu’à Dakar, cet indicateur augmente d’une
génération à l’autre (du simple au triple entre la génération la plus âgée et la plus jeune). Les
emplois de domestiques sont une exclusivité féminine à Dakar (6 % de domestiques dans la
plus jeune génération).
À Lomé, les femmes excellent plutôt dans le commerce et la vente ; 62 % étaient des
vendeuses (de produits alimentaires ou autres) au moment de l’enquête. La prédominance de
ce type d’emploi concerne toutes les générations à Lomé. À Dakar, cette proportion est
seulement de 30 %. La génération la plus jeune, âgée de 25 à 34 ans au moment de l’enquête,
semble moins concernée par les activités de la vente que les générations plus âgées, ce qui
explique le niveau relativement faible de l’apprentissage11 dans les deux villes. Mais pour
cette même tranche d’âge, il concerne davantage les jeunes loméennes que les dakaroises.
Enfin, le chômage est plus important à Dakar qu’à Lomé et touche plus fréquemment la jeune
génération dans chacune des deux villes.
Les Loméennes entrent plus vite en activité rémunérée que les Dakaroises. D'une génération
à l’autre, elles sont toujours présentes sur le marché du travail. Le calendrier d'entrée en
activité rémunérée ne varie guère selon les générations. À Dakar en revanche, les jeunes
générations de femmes accèdent moins vite à l'emploi que leurs aînées (Antoine et Dial,
2005 ; Béguy, 2004). Toutefois, il convient de souligner que les femmes de la génération
intermédiaire entrent moins rapidement en activité rémunérée que les plus jeunes. Ce qui va
à l’encontre des idées reçues selon lesquelles l’effet des difficultés économiques sur l’insertion
des jeunes générations sur le marché de l’emploi est continu (plus on est jeune, moins vite on
accède à un emploi rémunéré). Est-ce à dire que ces jeunes femmes dakaroises ont mieux
réagi que leurs aînées en s’adaptant au contexte économique difficile ? Il se peut qu’elles aient
alors investi davantage le secteur informel qui, bien que constitué de petites activités peu
rémunératrices, est assez développé à Dakar. Ou alors ce sont les femmes de la génération
intermédiaire qui ont connu la période la plus difficile des années de crise.
Indubitablement, quelles que soient les sources ou les indicateurs retenus, la présence des
femmes sur le marché du travail est bien plus importante à Lomé qu’à Dakar. Cela signifie-t-
il que les contraintes de la vie familiale interfèrent davantage sur l’activité des femmes à
Dakar qu’à Lomé ?

9 Cette proportion allant en diminuant des aînées vers les plus jeunes.
10 Correspondant aux catégories « employée subalterne salariée » et « domestique » du tableau 3.
11 L’apprentissage est plus fréquent entre 15 et 24 ans.
112 Villes du Sud

TABLEAU 3

Répartition (en %) des femmes selon leur catégorie socioprofessionnelle


et leur génération au moment des enquêtes biographiques à Dakar et à Lomé

Dakar Lomé
Catégories
socioprofessionnelles G1942 G1957 G1967 G1940 G1955 G1965
Ensemble Ensemble
-56 -66 -76 -54 -64 -74

Employée qualifiée
8 7 5 6 8 6 5 6
salariée

Employée subalterne
5 8 14 10 4 4 2 3
salariée

Domestique salariée 1 2 6 3 0 1 1 1

Artisan de
production 7 5 4 5 5 7 11 8
indépendante

Vendeuse (aliments)
19 16 8 13 45 41 28 37
indépendante

Autre vendeuse
20 23 12 17 20 27 26 25
indépendante

Apprentie 0 0 1 0 0 1 6 3

Chômeuse 4 5 7 6 1 1 4 2

Étudiante/
0 0 8 4 0 1 4 2
en formation

Inactive (au foyer) 36 34 35 35 18 12 14 14

Total 100 100 100 100 100 100 100 100


Source : À partir des enquêtes biographiques Dakar (2001) et Lomé (2000)

CONCILIER ACTIVITE ET MARIAGE ?


Parmi les pays africains ayant réalisé plusieurs EDS, le Sénégal est celui où le recul de l’âge
au mariage est le plus important (Antoine et Dial, 2005 ; Adjamagbo et al, 2004). Ce
phénomène est manifestement plus rapide à Dakar qu’à Lomé. (tableau 4). En l’espace de
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 113

25 ans, l’âge médian au premier mariage a connu un recul de huit années à Dakar et de
seulement trois ans à Lomé.

Entrée en union et arrêt de l’activité


Afin de mieux mettre en évidence l’influence éventuelle de l’entrée en union sur l’arrêt
d’activité des femmes, nous avons construit un modèle de Cox (Cox, 1984 ; Bocquier, 1996 ;
Courgeau et Lelièvre, 1989) qui prend en considération le temps écoulé depuis le début de
l’exercice d’une activité rémunérée par les femmes célibataires dans chacune des deux villes
étudiées jusqu’à la cessation de celle-ci (si elle a lieu avant la date de l’enquête) ou jusqu’au
moment de l’enquête (si la personne est toujours en activité rémunérée). Le modèle de Cox
tient compte des différents états qu'a connus un individu et inclut la dimension du temps dans
l'analyse causale.

TABLEAU 4

Âge médian au premier mariage des femmes dans les 2 capitales

Dakar Lomé

Génération D : 1942-1956 ou L : 1940-1954 16,5 21,0

Génération D : 1957-1966 ou L : 1955-1964 20,0 21,3

Génération D : 1967-1976 ou L : 1965-1974 24,5 24,1

Source : À partir des enquêtes biographiques Dakar (2001) et Lomé (2000)

Le modèle de Cox permet de concilier la prise en considération du temps (à savoir la durée


écoulée depuis le début de la période où la personne est soumise au « risque » étudié) et des
facteurs explicatifs (à savoir les variables favorisant ou non la survenue de l’événement
étudié) ; la régression étant faite sur les caractéristiques acquises à chaque unité de temps
(ici le mois) de son existence jusqu'au moment de l'enquête ou bien jusqu’au moment où
l’individu connaît l’événement étudié (ici l’arrêt d’activité) et non pas sur la caractéristique
acquise par l'individu au moment de l’observation comme dans une régression classique.
Un coefficient de régression est associé à chaque variable, qui mesure l'influence moyenne
de cette variable sur le risque annuel. La régression semi-paramétrique à risques
proportionnels de Cox permet d'estimer non seulement les paramètres mais également leur
erreur-type compte tenu de la taille des échantillons, et donc de tester le seuil de
significativité des résultats. Le coefficient s'interprète comme un facteur accélérant ou
ralentissant le risque que l'événement étudié se produise. Par exemple, dans le modèle
présenté au tableau 5, à Lomé, l’arrêt d’activité est plus rapide dans la jeune génération
(1965-1974) ; pour cette cohorte le « risque » de cesser son activité est multiplié par 1,93.
Inversement une variable diminue le risque quand elle est inférieure à 1. Ainsi, à Lomé,
pour les femmes qui ont débuté leur activité après l’âge de 23 ans, la valeur du coefficient
est de 0,56 ; on dira alors que, toutes choses égales par ailleurs, la modalité concernée
diminue de 44 % le risque d’arrêter leur activité, c’est-à-dire qu’elles arrêtent presque deux
114 Villes du Sud

fois moins vite leur activité que les femmes ayant débuté avant 16 ans (la valeur de
référence). On pourrait aussi bien dire que cette modalité divise ce risque par 1,79, l'inverse
multiplicatif du coefficient 0,56.
Plusieurs variables ont été introduites dans le modèle (tableau 5). Un premier type de
variables décrit les caractéristiques sociodémographiques individuelles (génération, niveau
d’instruction, milieu de socialisation dans enfance, religion, ethnie). Ces variables sont fixes
dans le temps. Deux variables concernent la fécondité : être en période de grossesse ou non
et le nombre d’enfants nés-vivants. Ces deux variables varient dans le temps. L'effet de ces
variables indépendantes dont la valeur peut varier en cours d'observation, s'interprète de la
même manière que l'effet d'une variable indépendante dont la valeur ne changerait pas. Une
femme peut connaître successivement les états suivants : pas d’enfant, 1 enfant, 2 enfants,
etc. Pour l'interprétation, ceci revient à dire que cette femme est successivement soumise à la
modification du risque caractéristique des femmes sans enfant, puis de celle à parité 1 et
ainsi de suite.
Pour prendre en compte l’influence de l’entrée en union, plutôt que de retenir simplement la
date d’entrée en union, nous avons préféré retenir la période correspondant à l’année de mise
en union. Nous avons fait ce choix pour deux raisons. D’une part certaines personnes
déclarent seulement leur année ou leur âge d’entrée en union. D’autre part la décision de
mariage anticipe en principe la date de l’union. Nous avons donc calculé une période de 12
mois centrée autour de la date déclarée du début de l’union afin de prendre en considération
la période entourant le mariage et non réduire ce moment à un instant précis (Antoine et al.,
2006). Parmi tous les statuts professionnels nous avons choisi de ne considérer que la
dichotomie salarié (en général du secteur moderne) et travailleur indépendant (en général du
secteur informel). Plutôt que de présenter l’effet spécifique de chacune de ces variables,
période de mariage et activité qui elles aussi varient dans le temps12, nous avons choisi de
construire un modèle de Cox qui tient compte de l’interaction entre activité et période de
l’union (tableau 5). À cet effet, nous avons construit une variable d’interaction qui combine la
nature d’activité – salariée ou travailleuse indépendante – et la nature de la période – avant a mise
en union, pendant la période de mise en union (12 mois) et après la mise en union. Leur combinaison
nous donne six possibilités. Une même femme peut traverser ces différents états : elle peut
par exemple démarrer sa vie active comme salariée et être célibataire (salarié avant mariage)
puis se marier et garder son emploi (salarié pendant mariage), puis créer sa propre activité
après son mariage (travailleuse indépendante après mariage).

12 Un premier modèle (non présenté ici) montrait une influence très nette de la période de mariage sur
l’arrêt d’activité sensiblement plus fort à Dakar (11 fois plus) qu’à Lomé (3 fois plus). À Dakar, deux
types de population active semblaient particulièrement concernées : d’une part, les femmes exerçant
une activité salariée qualifiée et d’autre part, les domestiques. Pour ces dernières, le coefficient est
particulièrement élevé : au moment du mariage, elles arrêtent 15 fois plus rapidement leur activité que
les femmes travaillant dans le secteur informel. Pour les femmes exerçant un emploi qualifié le risque
est multiplié par 3,5. Le cas des domestiques est particulièrement intéressant puisque beaucoup d’entre
elles travaillent très jeunes pour se constituer un pécule en vue du mariage. À Lomé, comme on l’a déjà
vu, très peu de femmes exercent une activité salariée, mais ce sont elles qui semblent plus concernées
par l’arrêt d’activité (environ 2,5 fois plus).
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 115

TABLEAU 5
Arrêt d’activité pour les femmes célibataires depuis le début du premier emploi rémunéré
Dakar Lomé
Effectif Effectif
Variables Modalités Coef. Sign (i) Modalités Coef. Sign.
relatif (ii) relatif
1942-1956 Ref 38 1940-1954 Ref 33
Génération 1957-1966 3,88 *** 37 1955-1964 1,48 37
1967-1976 2,70 * 25 1965-1974 1,93 ** 30
Non Ref 41 Non Ref 28
Primaire 0,89 36 Primaire 1,37 39
Niveau
d’instruction Collège 0,71 10 Collège 1,82 ** 26
Lycée Lycée
0,34 13 1,56 6
et plus et plus
Milieu de Capitale Ref 81 Capitale Ref 56
socialisation Rural 1,71 10 Rural 0,94 26
dans l’enfance Urbain 1,11 9 Urbain 1,04 18
Autre Ref 11 Religions Ref 23
Tidiane 0,53 50 Catholique 0,51 *** 59
Religion
Mouride 0,87 24 Protestant 0,87 13
Chrétien 0,37 15 Musulman 0,59 5
Wolof Ref 47 Éwé Ref 42
Peul 1,34 8 Mina 0,89 26
Ethnie Serer 0,87 25 Ouatchi 0,78 10
Diola 1,07 6 Autre ethnie 0,83 22
Autre ethnie 1,23 15
Période de Non Ref 93 Non Ref 95
Grossesse Oui 2,33 * 7 Oui 1,31 5
Pas d’enfant Ref 46 Pas d’enfant Ref 43
1 Enfant 1,01 13 1 Enfant 1,11 19
Descendance 2 Enfants 0,39 12 2 Enfants 0,78 14
3 Enfants 0,37 29 3 Enfants 1,01 24
Avant 16 ans Ref 48 Avant 16 ans Ref 23
Âge au début 16 à 18 ans 0,74 20 16 à 18 ans 0,72 31
de l’activité 19 à 22 ans 0,63 13 19 à 22 ans 0,59 ** 30
23 ans et plus 0,44 20 23 ans et plus 0,56 * 16
Salarié avant Salarié avant
Ref 27 Ref 9
mariage mariage
Salarié Salarié
pendant 11,42 *** 2 pendant 5,74 *** 1
Interaction Salarié Salarié
1,67 19 0,69 7
statut activité après mariage après mariage
et période Indépendant Indépendant
de mariage 0,27 * 15 0,41 *** 28
avant mariage avant mariage
Indépendant Indépendant
pendant 0,65 2 pendant 0,74 4
Indépendant Indépendant
0,19 ** 35 0,33 *** 51
après mariage après mariage
(i) : Ce sont les valeurs de exp(ß) qui sont données dans le tableau. Le symbole *** indique que la valeur est
significative au seuil de 1 % ; ** au seuil de 5 % et * au seuil de 10 %.
(ii) : C’est la répartition selon les variables explicatives de la durée d’exposition au risque pour 100 femmes-années.
Par exemple les 2 % (non arrondi 2,39 %) à Dakar représentent environ 50 femmes-années (sur un temps total
d’exposition au risque de 2 085 femmes-années). À Lomé, 1 % représentent 51 femmes-années (sur un temps total
d’exposition au risque de 6 084). En général, il est communément admis qu’un effectif d’au moins 50 personnes-
années autorise à valider les résultats statistiques.
Source : À partir des enquêtes biographiques
116 Villes du Sud

À Dakar, environ 35 % du nombre de femmes-années sont en situation « travailleuse


indépendante après mariage », à Lomé la proportion est bien plus grande (51 %) (tableau 5).
La proportion de femmes-années en période de mise en union est toujours faible : à Dakar
« salarié-pendant mariage » (2 %) ; « travailleuse indépendante pendant mariage » (2 %) ; à
Lomé « salarié-pendant mariage » (1 %) ; « travailleuse indépendante pendant mariage »
(4 %) ; ceci du fait que la période concernée ne dure que 12 mois. C’est pourtant durant cette
période de mise en union que les femmes exerçant une activité salariée, ont le plus grand
risque d’arrêter de travailler. Ce sont en effet essentiellement les femmes salariées, bien plus à
Dakar qu’à Lomé cependant, qui arrêtent leur activité au moment du mariage. Les
coefficients sont particulièrement élevés (11,4 à Dakar ; 5,7 à Lomé), montrant combien que
cette période marque une transition dans la vie des femmes (tableau 5). Autant on pouvait
s’attendre à l’arrêt de l’activité au moment du mariage à Dakar, autant l’existence de ce
phénomène à Lomé peut surprendre, même s’il ne concerne qu’une minorité de femmes
(rares sont les salariées dans cette ville, comme on l’a vu précédemment).
En dehors de l’influence du mariage peu de modalités sont significatives. Signalons toutefois
l’influence de l’état de grossesse comme facteur accélérant la sortie d’activité à Dakar. Notons
également que le phénomène est plus marqué pour les jeunes générations tant à Dakar qu’à
Lomé. Le mariage est aussi le moment d’un repositionnement social. À Dakar, dans les
premiers temps du mariage, le mari peut s’opposer à ce que sa femme travaille, pour montrer
qu’il peut assumer seul les charges du ménage. On l’a vu précédemment, la prise en charge
maritale constitue pour les femmes une norme acceptée.

ENTRÉE EN ACTIVITÉ APRÈS LE MARIAGE


Si le mariage marque une rupture dans la vie professionnelle, cette interruption est
particulièrement de courte durée à Lomé. L’entrée ou le retour en activité des femmes
mariées qui ne travaillaient pas au moment de leur mise en union, est bien plus rapide à
Lomé qu’à Dakar (figure 2). À Lomé au bout de cinq ans plus de la moitié des femmes
retravaillent, alors qu’à Dakar ce sont seulement environ un quart des femmes qui ont trouvé
une activité rémunérée. Le rythme d’entrée en activité après le mariage est donc bien plus
élevé à Lomé qu’à Dakar.
Quand on analyse avec un autre modèle de Cox (tableau 6) les facteurs qui favorisent une
prise ou une reprise d’activité, on constate deux schémas différents d’une ville à l’autre. À
Dakar, ce sont surtout les femmes instruites qui sont les principales concernées ; elles entrent
en activité 4 fois plus rapidement que celles qui n’ont pas fait d’études. Les femmes qui
exerçaient avant leur mariage une activité salariée qualifiée sont aussi celles qui retournent le
plus rapidement à un emploi : 3,5 fois plus vite que celles qui n’avaient aucune expérience
professionnelle avant le mariage. L’effet de la variable instruction et celui de l’activité salariée
qualifiée sur la rapidité de la reprise du travail sont probablement liés au fait que les femmes
de ces catégories s’investissent dans une carrière professionnelle mais aussi qu’elles
travaillent souvent dans des entreprises où des mises en disponibilité sont possibles. À
Dakar, si les femmes les plus qualifiées sont plus enclines à arrêter leur activité au moment
du mariage, elles sont aussi les plus rapides à la reprendre. Enfin, le divorce est un facteur
favorisant l’entrée en activité (2,6 fois plus rapidement que celles qui restent en union). Deux
raisons peuvent être avancées pour expliquer ce phénomène : d’une part, le statut de
divorcée confronte les femmes inactives à l’obligation de subvenir désormais à leurs besoins,
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 117

d’autre part certaines femmes dont l’époux était hostile à ce qu’elles exercent une activité
tirent profit de leur divorce pour se réinsérer professionnellement (Dial, 2006).
À Lomé, l’analyse est plus délicate, car peu de femmes sont concernées : en effet la plupart
travaillaient avant même leur mariage et rares sont celles qui ont arrêté leur activité au
moment du mariage. Tout comme à Dakar, le divorce conduit à (re)travailler plus
rapidement (3 fois plus vite que les mariées). Enfin, les quelques femmes actives qui se sont
arrêtées de travailler au moment du mariage reprennent plus lentement une activité que
celles qui n’avaient jamais travaillé. Tout se passe comme si les femmes (peu nombreuses)
ayant arrêté leur activité faisaient le choix de se consacrer à leur rôle d’épouse ; alors que,
pour celles qui ne travaillaient pas, l’entrée en union impliquait l’obligation de prendre
désormais leurs responsabilités (2 fois plus vite que celles qui avaient une expérience
professionnelle).

LOME
%
100,0

90,0

80,0

70,0

60,0

50,0

40,0

30,0

20,0

10,0

0,0
0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
Durée (en années) de l'union

G1940-54 G1955-64 G1965-74

Figure 2 : Entrée en activité des femmes inactives au moment du mariage

Source : À partir des enquêtes biographiques

Se substituer au mari ?
La sollicitation de plus en plus forte des femmes pour la recherche de revenus et ses
implications sur leur vie familiale ne revêt pas le même sens sociologique dans les deux
capitales. Pour les Dakaroises, l’exercice d’une activité économique hors de la sphère
domestique se heurte au modèle tenace d’une forte séparation des rôles entre les conjoints et
à l’idéal de la dépendance financière de l’épouse vis-à-vis du mari. Mais le mode de vie
urbain et les aléas économiques fragilisent de plus en plus cet idéal. La hausse du chômage et
le développement des emplois précaires faiblement rémunérés, met les hommes dans
l’incapacité d’assumer seuls les besoins essentiels du ménage (Antoine et Béguy, 2005). Dans
ces conditions, les femmes se voient obligées de contribuer de plus en plus à la survie
économique de leur foyer en exerçant des activités génératrices de revenus. Pour certaines
Dakaroises, cette contribution va de soi : ainsi cette femme du milieu aisé qui déclare : « On
118 Villes du Sud

peut travailler et cela n’empêche pas de s’occuper du mari, des enfants et de la maison. Si tu
travailles, que tu gagnes de l’argent, tu peux aider ton mari au lieu de lui demander toujours
de l’argent car à force de demander, on devient dégoûtante et puis les femmes ont trop de
petits besoins à satisfaire, les cérémonies familiales et autres. De plus, les enfants sollicitent
beaucoup plus la mère que le père parce qu’ils ont souvent peur de lui ».
Cette situation déstabilise le fonctionnement habituel des rapports conjugaux et met à mal les
normes qui les soutiennent. L’idée même qu’une femme ait pu prendre le relais de son mari
ne va pas de soi dans les esprits comme l’explique cette Dakaroise commerçante : « Une fois il
[mon mari] devait baptiser mon bébé et c’est moi qui ai acheté mon boubou ainsi que le
boubou pour sa mère sans que personne ne le sache. J’ai rassemblé l’argent grâce à une
tontine et j’ai repeint ma chambre, j’ai acheté une bouteille de gaz, un tapis et un lit. Quand
les gens de sa famille sont venus le jour du baptême, ils lui en voulaient car il leur disait
toujours qu’il n’avait pas d’argent alors qu’il venait de faire toutes ces dépenses. Il les a
appelés pour leur expliquer que c’était moi l’auteur de toutes les dépenses pour pas qu’ils se
fâchent contre lui. »
La tension entre les normes socialement admises et les contraintes économiques qui menacent
leur pérennité est en partie apaisée par un jeu de dissimulation des rôles. À Dakar, la
prééminence économique du mari dans le foyer est rarement démentie même lorsqu’elle ne
correspond plus à la réalité. Pourtant conscientes de leur rôle dans le ménage, les femmes se
gardent bien de revendiquer quelque reconnaissance que ce soit. Ainsi pour cette
commerçante de Dakar, « Le mariage est un secret. Même tes parents ne doivent pas savoir ce
qui se passe dans ton mariage. Si tu as de l'argent, que tu t'occupes bien de toi et que les gens
disent que c'est ton mari qui l'a fait, c'est bien ». (Adjamagbo et al, 2004). Toutefois la
sauvegarde des apparences connaît des limites : l’incapacité financière du mari est très
souvent la cause de la rupture d’une union (Antoine et Dial, 2005)13.
Pour les Loméennes qui sont déjà bien ancrées dans le tissu économique du pays, les
difficultés du quotidien renforcent l’importance de leur contribution à la survie des ménages.
L’absence de revenus ou le trop faible niveau de revenu du mari, les obligent à s’impliquer
davantage dans les activités rémunératrices du secteur informel dans lequel elles ont acquis
un savoir-faire reconnu, même lorsqu’elles sont salariées. Si cette évolution peut laisser
penser que le statut des femmes s’en trouve amélioré, il apparaît qu’elle implique surtout
qu’elles doivent désormais assumer une surcharge non négligeable de travail et de
responsabilités. Les femmes expriment d’ailleurs clairement la pression qui pèse sur elles :
« Nous qui sommes commerçantes, nos maris n'ont plus de salaire : il revient à nous de payer
les fournitures et la scolarité des enfants. C'est devenu une charge pour nous. C'est nous qui
devons nous occuper de l'achat de la nourriture et également des dépenses du mari, ce qui
fait qu'à un moment donné on est endettées ». Une autre, salariée cette fois, renchérit en ces
termes : « On est enseignante, on va au boulot et quand on sort, on va vendre quelque chose
un peu à côté pour rapporter à manger à la maison. C'est comme ça maintenant que les
salaires ne sont pas réguliers ».
Dans ce contexte de crise, le couple économiquement complémentaire constitue plus que
jamais une nécessité. Elle entraine une contribution conjointe de l’homme et de la femme aux

13À Dakar, la rapidité du remariage après un divorce est souvent liée à la précarité sociale et
économique que ce statut provoque : aussi, si le précédent mari n’a pas su tenir ses engagements, le
prochain fera t-il peut-être mieux (Dial, 2006).
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 119

dépenses du ménage. Mais les réalités de la vie quotidienne sont telles, que le partage des
responsabilités est rendu difficile. L’homme, en mal d’insertion dans le secteur formel de
l’économie urbaine, doit parfois accepter de vivre à la charge de sa femme qui se débrouille
dans l’informel. Cette réalité est souvent décrite comme une source de conflit.

TABLEAU 6

Entrée en activité pour les femmes qui ne travaillaient


pas au moment de leur première union
Dakar Lomé
Variables Modalités Coef. Sign Modalités Coef. Sign.
1942-1956 Ref 1940-1954 Ref
Générations 1957-1966 0,74 1955-1964 1,03
1967-1976 0,90 1965-1974 1.10
Non scolarisée Ref Non scolarisée Ref
Niveau Primaire 1,21 Primaire 1,04
d’instruction Collège 2,31 * Collège 0,80
Lycée et plus 4,11 *** Lycée et plus 1,20
Autre Religions
Ref Ref
Musulman traditionnelles
Religion Tidiane 0,64 Catholique 0,97
Mouride 0,91 Protestant 0,67 **
Chrétien 1,77 Musulman 0,51 *
Wolof Ref Éwé Ref
Peul 1,34 Mina 0,79
Ethnie Serer 0,87 Ouatchi 0,86
Diola 0,83 Autre ethnie 0,64 **
Autre ethnie 0,80
Période de Non Ref Non Ref
grossesse Oui 1,51 Oui 0,68
Nombre
Enfants Enfants
d’enfants 0,91 0,77 ***
nés-vivants nés-vivants
nés-vivants
Âge au début Avant 20ans Ref Avant 20ans Ref
de 20 à 24 ans 0,75 20 à 24 ans 0,92
la première
25 ans et plus 0,64 25 ans et plus 1,34
union
Mariée Ref Mariée Ref
État
Divorcée 2,61 *** Divorcée 3,03 ***
matrimonial
Veuve 1,44 Veuve 0,21 *
Aucune expérience Ref Aucune expérience 2,17 ***
Expérience
Employée qualifiée 3,47 ** Ref
Expérience professionnelle
prof.
Employée subalterne 1,61
avant
mariage Vendeuse
3,55
et aut. inf
Domestique salariée 0,83
Source : à partir des enquêtes biographiques Dakar (2001) ; Lomé (2000)
120 Villes du Sud

Elle crée un sentiment de dévalorisation chez le mari et un sentiment d’injustice chez l’épouse
à qui incombe la lourde charge de tout assumer seule. Cette situation est d’autant plus une
source de conflit qu’elle découle souvent de contraintes et non d’un choix délibéré
d’arrangement entre les conjoints.
Les charges qui pèsent sur les femmes sont telles que lorsqu’on les interroge sur ce que
représente pour elles le bonheur, elles répondent que c’est que leur mari ait un salaire « qui
tombe tous les mois ». Leur apaisement, tant à Dakar qu’à Lomé, passe selon elles, d’abord
par un rétablissement du pouvoir économique de leur mari. Comme le déclare cette femme
instruite de Lomé « Ça sincèrement, si un jour on me nommait responsable politique, les
femmes seraient heureuses. J’améliorerais la situation de la femme togolaise en faisant quoi ?
En donnant des salaires réguliers aux maris ! »

CONCLUSION
On saisit dans ces analyses, combien le rapport entre travail et vie familiale repose sur des
fondements similaires dans ces deux capitales. Les tensions induites par l’exercice d’activités
génératrices de revenus chez les femmes risquent de conduire à redéfinir et à renégocier les
rapports de sexe dans le couple. Cependant la comparaison de la manière dont les femmes
combinent vie professionnelle et vie matrimoniale à Lomé comme à Dakar a permis de mettre
en évidence quelques unes de leurs analogies et de leurs singularités.
Bien que la proportion de femmes travaillant dans la capitale sénégalaise soit loin d’être
négligeable, l’analyse comparative du marché du travail à Lomé et Dakar montre que les
femmes sont sensiblement plus actives à Lomé. Cependant, quel que soit le pays, la tendance
est à la sous représentation des femmes dans les emplois salariés qualifiés. L’informel est très
nettement le secteur privilégié de leur activité. La sous représentation des femmes dans le
salariat moderne est le résultat de la persistance d’inégalités de genre tant dans le domaine de
l’éducation que sur le marché du travail. Mais là n’est pas la seule raison. La crise
économique et la diminution corrélative des opportunités d’emploi dans le secteur moderne
de l’économie urbaine ont entraîné un développement de l’informel fortement attractif pour
les femmes. Signe d’un durcissement des conditions de vie à Dakar, ce sont surtout les
emplois informels en majorité précaires qui se sont développés.
L’observation des interrelations entre mariage et travail à travers les analyses biographiques
montre des résultats intéressants. Tout d’abord, il apparaît nettement que dans la vie d’une
Loméenne le travail précède le mariage. La tendance inverse s’observe à Dakar où les femmes
connaissent plus souvent d’abord le mariage avant de travailler. Dans les deux villes, le
mariage provoque une interruption de l’activité essentiellement pour les salariées. Ce
phénomène rappelle que le mariage correspond à un moment de transition dans la vie d’une
femme. Il entraîne un certain nombre d’événements (changements de résidence, naissance
d’un enfant) qui occasionnent une rupture dans la vie professionnelle. À Lomé cependant la
cessation d’activité est plus rare qu’à Dakar et la durée d’inactivité plus courte. Rapidement
les femmes reprennent leur activité. Cette particularité des Loméennes montre que pour elles,
le fait d’être mariée n’est ni une justification pour rester inactive, ni un obstacle au travail.
Inversement à Dakar le mariage est plus difficilement compatible avec le travail. Mais l’effet
de relative exclusivité des deux événements ne résiste pas aux aléas du quotidien.
La prise en compte des discours sur le mariage et du vécu des femmes permet de mettre en
lumière tous les enjeux que soulève dans les deux capitales l’importance croissante du travail
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 121

des femmes au sein des unions. C’est à travers l’observation des normes conjugales que
s’observe la spécificité du sens sociologique des évolutions en cours dans chacun des pays.
Les analyses qualitatives ont montré que le modèle féminin socialement valorisé et idéalisé à
Dakar demeure avant tout celui de la femme mariée vivant dans une certaine aisance
matérielle et qui bénéficie de la générosité du mari lui permettant de consacrer ses propres
revenus à des dépenses autres que celles relevant du quotidien (Adjamagbo et al., 2004). La
représentation des rôles conjugaux, à laquelle les femmes adhèrent les premières, érige la
dépendance de l’épouse vis-à-vis de son mari en une valeur conjugale intangible, une
évidence sociale aucunement avilissante.
A Lomé, le mariage constitue aussi pour les femmes un événement important, garant d’une
respectabilité sociale. Mais sa valeur sociale ne suffit pas à supplanter celle accordée à
l’activité économique, fortement ancrée dans les usages sociaux. Dans un contexte
économique difficile, accentué par les troubles sociopolitiques, le rôle économique des
femmes est devenu plus crucial que jamais. Si les hommes ne peuvent plus assumer seuls les
charges de la famille, il faut bien que les femmes les relayent. Les Togolaises ont fait leur
entrée en masse sur la scène de l’économie productive informelle, à une époque où leurs
maris trouvaient leur compte dans le salariat encore florissant du secteur urbain formel.
Aujourd’hui que les hommes ont vu leurs revenus diminuer ou bien ont perdu leurs emplois,
elles sont toujours présentes, mais leurs responsabilités se sont considérablement accrues.
Cette évolution à un coût non négligeable : elle accroît leur charge de travail et réduit leur
autonomie puisqu’une part plus importante de leurs revenus autrefois réinvestie dans le
commerce est désormais directement injectée dans les dépenses du ménage. De par leur
histoire, les Loméennes sont probablement mieux préparées que leurs consœurs dakaroises à
faire face aux défis qui les interpellent aujourd’hui.
De la même manière, le chômage, la diminution du pouvoir d’achat, le déclin général des
conditions de vie à Dakar ont rendu caduques les espoirs d’ascension sociale que les femmes
ont coutume de mettre dans le mariage. La recherche de revenus, désormais nécessaire pour
relayer les chefs de famille, est une condition relativement nouvelle ; mais les Dakaroises
semblent encore à la recherche de procédures d’adaptation. De ce fait les changements sont
plus lents et moins généralisés.
Au regard de cette étude, l’élargissement du rôle économique des femmes en milieu urbain,
lieu dit d’expression des comportements nouveaux, ne permet pas de conclure à un progrès
réel de la condition des femmes. Il apparaît que la ville n’offre désormais plus aujourd’hui les
mêmes opportunités qu’hier. L’économie urbaine absorbe péniblement les candidats au
salariat et le secteur informel ne garantit pas toujours l’alternative idéale. Dans le même
temps, surtout à Dakar, le mariage n’est plus à même de répondre aux attentes des femmes
qui doivent désormais revoir leurs aspirations à la baisse et se mettre au travail. La
participation conjointe de l’homme et de la femme à la recherche de revenus est vécue
souvent davantage comme une contrainte rendue nécessaire par les besoins de survie. Elle
correspond moins à une stratégie concertée des époux reposant sur une volonté délibérée de
fonctionner sur un mode associatif où l’épanouissement de chacun passe par le partage
équitable des droits et obligations. La norme sociale du mariage coûte que coûte résistera-t-
elle aux réalités du vécu quotidien ? Si se marier demande abnégation et surcroît de travail,
on peut s’interroger sur l’éventuelle perte d’attractivité de l’institution matrimoniale. Le recul
généralisé de l’âge au premier mariage observé dans la plupart des villes africaines n’en est-il
pas un signe avant coureur ?
122 Villes du Sud

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ENTRE SCOLARISATION ET TRAVAIL
DES ENFANTS, UNE DIFFICILE
ÉQUATION POUR LA SURVIE
DES MÉNAGES TOGOLAIS

Vissého ADJIWANOU
Unité de recherche démographique (URD)
Université de Lomé (UL), Togo
visseho09@yahoo.fr

Résumé
L’enquête sur la « Famille, les migrations et l’urbanisation » (EFAMTO) réalisée en 2000 par
l’Unité de recherche démographique (URD) de l’université de Lomé a servi de base à
l’analyse des déterminants de la scolarisation et/ou du travail des enfants au Togo. Sur les
2 946 enfants de 6 à 14 ans concernés par l’analyse, 28 % vont exclusivement à l’école, 49 %
vont à l’école mais aident leurs parents dans leur travail, 15 % ne vont pas à l’école et sont
exclusivement des aides familiaux et 8 % ne vont pas à l’école et ne fournissent aucune aide à
leurs parents. Une estimation par le probit bivarié, utilisée en vue de déterminer les facteurs
explicatifs de la scolarisation et/ou du travail des enfants, révèle que les ménages scolarisent
de moins en moins leurs enfants au fur et à mesure que leurs conditions de vie se dégradent
et les engagent de préférence dans des activités économiques.

Abstract
Based on "Family, migrations and urbanizations” the survey was carried out on 2000 by the Unity of
Research in Demography (University of Lomé). This paper arms to estimate the effect of poverty on
schooling and child labour. About 2 946 children were interviewed. 28 % for them go only to school,
49 % combine school and work, 15 % work only and 8 % do neither work nor go school. The
estimations are based on the bivariate probit model. The results point out that household poverty is one
of the factors that discourage parents to send children to school.

INTRODUCTION
En favorisant une meilleure productivité et l’adoption de nouveaux comportements, de
procréation, de gestion de la vie quotidienne et de santé, l’éducation constitue un puissant
facteur de sortie de la pauvreté. Dans la plupart des pays d’Afrique au Sud du Sahara
126 Villes du Sud

cependant, force est de constater qu’une frange importante de la population est restée sous –
scolarisée, ce qui tend à freiner les efforts de développement de ces pays (Ravallion et Wodon,
2000 ; Lee et Barro, 2000).
Au Togo, l’évolution des taux de fréquentation scolaire a connu une forte progression juste
après les indépendances. Dans l’enseignement du premier degré par exemple, le taux de
scolarisation est ainsi passé de 44 % en 1970 à 72 % en 1981. Cependant, la crise économique
des années quatre-vingt, combinée aux problèmes sociopolitiques que vit le pays depuis les
années quatre-vingt-dix a vite fait d’inhiber la réussite et les progressions des années passées
(Kouwonou, 2001). L’investissement de l’État dans le secteur de l’éducation s’est
progressivement réduit au point de devenir nul ou de se résumer aux paiements des salaires1
des enseignants. De ce fait, l’école n’arrive plus à jouer le rôle de promotion de bien-être
qu’elle jouait naguère à travers le recrutement dans la fonction publique. Face à ce
désengagement, les ménages ont ajusté leurs comportements afin d’assurer un meilleur
avenir pour leurs enfants. L’une des stratégies mises en œuvre est la mise au travail de ces
enfants qui contribue par ailleurs à la consolidation du revenu du ménage (Ravallion et
Wodon, 2000). Mais ce choix opéré par les ménages ne peut constituer une solution de long
terme, puisque les enfants qui travaillent au lieu d’aller à l’école, n’acquièrent en fin de
compte aucune connaissance et ne bénéficient nullement des externalités positives de
l’éducation.
Le but de cette recherche est donc d’analyser le comportement des ménages togolais en ce qui
concerne la scolarisation de leurs enfants compte tenu du contexte de crises économiques et
politiques que vit le pays. En d’autres termes, quelle relation existe-t-il entre les conditions de
vie des ménages et la scolarisation de leurs enfants ? Quel différentiel observe-t-on entre filles
et garçons ? En vue d’apporter une réponse empirique à ces questions, nous utilisons les
données issues de l’enquête sur la « Famille, les migrations et l’urbanisation » (EFAMTO).
Cette enquête, réalisée en 2000 par l’Unité de recherche démographique de l’université de
Lomé, a porté sur 2 946 enfants âgés de 6 à 14 ans issus de 2 773 ménages échantillonnés à
l’échelle du pays.
L’article est structuré en trois parties. La première procède à la revue de la littérature et
documente les raisons qui poussent les ménages à faire travailler leurs enfants au lieu de les
mettre à l’école. La deuxième partie, d’ordre méthodologique, décrit les données, les
variables utilisées et le choix de la méthode d’estimation retenue. Enfin, les résultats fournis
dans la quatrième partie mettent en lumière l’effet spécifique des conditions de vie des
ménages sur la scolarisation des enfants ou sur leur mise au travail à partir d’une analyse
descriptive et d’une analyse explicative.

1- PROBLÉMATIQUE
Les travaux sur la scolarisation des enfants ont opéré une innovation profonde au cours de
ces dernières années en intégrant la notion de travail des enfants (Jensen et Nielsen, 1997 ;
Patrinos et Psacharopoulos, 1997). D’après Assaad et al. (2001), cette prise en compte favorise
une meilleure orientation des politiques permettant d’augmenter la réussite scolaire des
enfants dans un environnement où ils sont confrontés à plusieurs responsabilités. Dans ce

1 Dans la plupart des cas, les salaires aussi sont demeurés impayés, ce qui aggrave davantage la
situation précaire dans laquelle vivent les ménages.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 127

cas, le choix que les ménages opèrent entre la scolarisation et le travail des enfants s’inscrit
dans une logique de coût/bénéfice.
En effet, la scolarisation d’un enfant comprend des coûts directs (frais de fournitures, frais
d’écolage, etc.) et des coûts indirects (coûts d’opportunité2, etc.). Mais en contrepartie de ces
coûts, l’école laisse envisager des revenus futurs élevés et une plus grande productivité. De ce
fait, la décision du ménage dépendra fortement du choix qu’il opérera entre le revenu futur si
l’enfant est scolarisé et le revenu présent dans le cas où l’enfant est mis au travail (Anu, 2000).
Selon Bommier et Shapiro (2001), il y a deux types de motivations des parents a priori
contradictoires mais qui aboutissent à la même décision de scolarisation des enfants. D’un
côté, les parents peuvent être altruistes. Dans ce cas, ils tirent une grande satisfaction de la
réussite de leurs enfants, réussite que favorise l’école. D’un autre côté, les parents peuvent
être égoïstes et dans ce cas, la scolarisation des enfants constitue un investissement dont les
retombées contribueront à assurer leurs vieux jours. Dans un cas comme dans l’autre, les
choix s’opèrent dans un environnement de non contrainte.
Dans les faits, les ménages subissent différentes contraintes qui ne favorisent pas la mise à
l’école des enfants. Il s’agit principalement de leur situation économique. En effet, la
détérioration des conditions de vie contraint les ménages à privilégier leur survie quotidienne
par rapport à leur bien-être futur, c’est-à-dire à utiliser la capacité productive de leurs enfants
immédiatement sur le marché du travail (Grootaert et Kanbur, 1995 ; Basu et Van, 1998). De
plus, dans la mesure où la gratuité de l’école n’est plus traduite dans les faits, envoyer ou
maintenir les enfants à l’école ne sera qu’illusoire pour des ménages pauvres. Ces ménages
rencontrent beaucoup de problèmes surtout d’ordre financier qui ne leur permettent pas de
répondre aux besoins d’éducation de leurs enfants. Par ailleurs, la mise au travail des enfants
constitue une source non négligeable de revenu pour ces ménages. Au Ghana, Maitra et Ray
(2000) trouvent que les enfants qui combinent à la fois le travail et l’école contribuent en
moyenne pour environ 20 % au revenu de leurs ménages. Ce taux représente le tiers des
revenus si les enfants sont envoyés exclusivement sur le marché du travail. En s’appuyant sur
les données de l’enquête nationale auprès des ménages, réalisée en 1995, en Côte d’Ivoire,
Diallo (2001) montre que les ménages pauvres sont plus nombreux à faire travailler leurs
enfants.

2- MÉTHODOLOGIE

Les données
Les données de cette étude proviennent de l’enquête sur la ‘famille, les migrations et
l’urbanisation’, réalisée en 2000 par l’Unité de recherche démographique (URD) de
l’université de Lomé. Cette enquête a pour objectif de fournir aux intervenants en
développement, une meilleure connaissance de la famille au Togo et des mécanismes qu’elle
met en œuvre pour s’ajuster à la crise politique, sociale et économique que connaît le pays

2 Ce que le ménage perd en scolarisant l’enfant au lieu de lui trouver une autre occupation comme le
fait de le mettre sur le marché du travail
128 Villes du Sud

depuis les années quatre-vingt-dix. L’enquête a touché 2 759 femmes3 à qui on a posé des
questions sur la scolarisation et le travail des enfants de 6 à 14 ans qui vivent avec elles (qu’il
s’agisse des propres enfants, des enfants confiés ou des enfants adoptés). Au total, l’enquête a
touché 2 946 enfants dont 46 % de filles.

Les variables de l’analyse

Les variables dépendantes


Les deux variables dépendantes utilisées sont le travail des enfants et la scolarisation. Par travail
des enfants, nous entendons ici l’occupation des enfants dans les travaux champêtres, dans la
garde des troupeaux, dans les ateliers et dans les activités commerciales. Cette définition
opératoire facilite les comparaisons avec les pays où ces données existent et se justifie par le
fait que les activités retenues sont davantage susceptibles d’augmenter le revenu des
ménages4. Cette variable prend la valeur 1 si l’enfant exerce l’un des travaux susmentionnés
et 0 dans le cas contraire.
La seconde variable dépendante est la scolarisation. Elle prend la valeur 1 si l’enfant est
scolarisé et 0 dans le cas contraire.

Les variables explicatives


L’ensemble des variables explicatives peut être regroupé en trois grandes catégories :
- Les caractéristiques de l’enfant
Plusieurs études ont révélé un effet positif du sexe des enfants sur la décision des parents de
les scolariser ou non. Dans cette décision, les filles sont largement défavorisées (Marcoux,
1994 ; Pilon, 1995 ; Kobiané, 2001). De même, il ressort de ces études que les enfants confiés
ont moins de chance d’être scolarisés ou de poursuivre leur scolarisation que les propres
enfants du ménage. Une étude portant sur le Togo (Pilon, 1995) et celle de Kobiané (2001) sur
le Burkina Faso révèlent en outre que cette discrimination est plus accentuée à l’encontre des
filles confiées que sur les garçons confiés.
Enfin, les enfants âgés sont moins susceptibles d’être scolarisés que les plus jeunes. Cela
s’explique par une plus grande capacité de production grâce à leur force physique ou par les
échecs scolaires successifs. En résumé, les caractéristiques de l’enfant retenu comme variables
explicatives sont le sexe, l’âge et le statut familial de l’enfant.
- Les caractéristiques des parents
Les caractéristiques des parents incluent le « nombre d’années d’éducation de la mère » et le
« nombre d’années d’éducation du père ». Ces variables de forme discrète, sont préférées au
regroupement par niveau d’instruction (Sans instruction, primaire, secondaire, etc.) qui met
dans le même lot des individus très hétérogènes.

3 De manière générale, cinq types de questionnaires ont été administrés dont le questionnaire ménage –
touchant 2 773 ménages – le questionnaire homme (2 276), le questionnaire femme (2 759), le
questionnaire enfant (1 662) et le questionnaire autre membre (1 163).
4 Les autres activités que couvre l’enquête sont : le balayage et/ou l’entretien, l’aide à la cuisine, la

recherche d’eau et de bois.


Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 129

Qu’elle soit appréhendée en termes de nombre d’années d’instruction ou en termes de niveau


d’instruction, l’éducation des parents joue un rôle fondamental dans la scolarisation des
enfants en ce sens que les parents instruits mettent plus spontanément leurs enfants à l’école
et les y maintiennent que les parents non instruits. Cette influence de l’instruction des parents
sur la scolarisation des enfants est plus accentuée lorsque ce sont les mères qui jouissent de
cette instruction (Marcoux, 1994 ; Pilon, 1995 ; Clevenot et Pilon, 1996 ; Lloyd et Blanc, 1996 ;
Kobiané, 1999).
Cet effet de l’instruction des mères est renforcé si celles-ci exercent en plus une activité
économique, laquelle leur assure plus d’autonomie dans le ménage et la capacité de faire
éventuellement face aux coûts de la scolarisation (Marcoux, 1994).
Enfin, une série d’autres variables qui peuvent avoir des effets sur la scolarisation et/ou le travail
des enfants a été prise en compte dans l’analyse. Il s’agit du côté de la femme de sa religion et
de celle de son mari, du fait qu’elle ait connu des migrations, qu’elle soit en union ou pas, que
son mari soit polygame ou non, etc.
- Les caractéristiques du ménage
Notre principal objectif dans cette étude est d’isoler le lien qui existe entre le niveau de vie du
ménage et l’arbitrage qui est fait entre scolariser les enfants ou les mettre au travail. D’après
Bommier et Shapiro (2001), toutes choses étant égales par ailleurs, un meilleur niveau de vie
du ménage est associé à une plus grande scolarisation des enfants en ce sens que les coûts liés
à cette scolarisation peuvent être facilement pris en charge. À l’opposé, ces coûts sont
difficilement assumés par les ménages de niveau de vie précaire.
Dans cette recherche, nous cernons les conditions de vie du ménage à travers les
caractéristiques de l’habitat et la possession de biens5 par une analyse en composante
principale (ACP). Les scores obtenus sont ventilés en quintiles qui mettent en contraste les
ménages pauvres et les ménages riches.
Outre les conditions de vie, la composition démographique du ménage influe sur la
scolarisation des enfants (Bommier et Shapiro, 2001 ; Kobiané, 2001). Cette composition
démographique est ici cernée par le nombre d’enfants de 0-5 ans, le nombre d’enfants
scolarisables (6-14 ans), le nombre d’adultes (15-64 ans) et le nombre des personnes âgées du
ménage (65 ans et plus).
L’analyse a également pris en compte la possession de certains biens par le ménage dont la
radio et la télévision. Le milieu dans lequel se trouve le ménage a également été considéré
comme un facteur pouvant influer sur la scolarisation ou le travail des enfants. Le milieu de
vie prend la valeur 1 si le ménage se trouve dans un milieu urbain et 0 si le ménage se trouve
dans un milieu rural. Par ailleurs, l’une des raisons évoquées par les familles pour ne pas
scolariser leurs enfants est la distance à parcourir pour accéder à l’école. La variable distance
prend la valeur 1 si le parent juge que l’école est éloignée du domicile et 0 dans le cas
contraire.

L’estimation
Les travaux portant sur l’arbitrage des parents entre la scolarisation ou la mise au travail des
enfants font généralement recours à trois types de modèles économétriques qui tiennent

5 L’ensemble des variables utilisées est présenté dans le tableau 1 en fin de document.
130 Villes du Sud

compte du processus de décision au sein du ménage : le modèle séquentiel, le modèle


logistique multinomial et le modèle probit bivarié (Maitra et Ray, 2000).
Le modèle séquentiel est basé a priori sur une hiérarchisation qui considère que le fait d’aller
uniquement à l’école est meilleur que le fait d’aller à l’école et de travailler, ce dernier meilleur
que le fait de ne rien faire (ni fréquenter, ni travailler). Dans cette hiérarchisation, le fait de
travailler est la moins bonne décision. Même si, cet ordre s’impose, il n’y a aucune raison a
priori de le croire et surtout, cela souffre d’une vérification empirique (Assaad et al., 2001).
L’estimation par le logit multinomial, en permettant d’estimer un seul modèle, présente une
hypothèse difficile à tenir, celle de l’indépendance des alternatives non pertinentes. En clair,
cette hypothèse implique que l’élasticité croisée de la probabilité de répondre i plutôt que j est la
même pour tout i différent de j.
Pour ces raisons, l’approche retenue dans le cadre de ce travail est l’estimation par le probit
bivarié. Ce modèle permet de prendre en compte l’interdépendance entre les deux options en
même temps qu’il permet de tester la probabilité pour un enfant de travailler et/ou d’aller à
l’école.
Cette procédure présente cependant l’inconvénient de ne prendre comme seule alternative à
la scolarisation que le travail des enfants alors que certains de ces enfants ne vont pas à l’école et
ne travaillent pas non plus. Dans le cas du Togo où seule une petite portion d’enfants se
trouvent dans cette dernière catégorie (moins de 10 %), nous pouvons opter sans trop grand
risque de biais pour la logique du modèle probit bivarié.

3- RÉSULTATS

Analyse descriptive
Les tableaux 2 et 3 répartissent les enfants suivant les quatre catégories que nous venons de
décrire et suivant quelques caractéristiques dont le sexe, l’âge et les conditions de vie du
ménage. Rappelons que ces quatre catégories sont :
i) les enfants qui fréquentent mais ne travaillent pas ;
ii) les enfants qui combinent à la fois l’école et le travail ;
iii) les enfants qui ne travaillent ni ne fréquentent et enfin ;
iv) les enfants qui travaillent mais qui ne fréquentent pas.
D’après les résultats du tableau 2, le Togo compte près de 28 % d’enfants qui vont
exclusivement à l’école, 49 % qui sont scolarisés et qui exercent à la fois une activité, 7 % qui
ne travaillent ni ne fréquentent et 15 % qui travaillent exclusivement. Cette répartition cache
cependant des inégalités à la fois selon l’âge et le sexe.
On constate que plus l’âge augmente, moins les enfants fréquentent, et plus ils se consacrent à
une activité. Cela peut s’expliquer par le fait que les enfants devenant plus grands, sont plus
susceptibles d’aider leurs parents dans leurs activités. Une autre explication possible
concerne les échecs scolaires qui contraignent les parents à les mettre en activité.
Concernant le sexe, les résultats montrent une disparité entre l’occupation des garçons et celle
des filles. Ces dernières affichent à la fois les faibles taux de scolarisation et les taux élevés
d’activité. Dans l’ensemble, 31 % des garçons sont scolarisés et 11 % participent aux activités de
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 131

manière exclusive alors que ces proportions sont respectivement de 25 % et de 21 % pour les
filles (tableau 2).
Comme le montre le tableau 3, la répartition des enfants selon le statut d’occupation est
fortement influencée par les conditions de vie des ménages. Ainsi, le tableau montre que
seulement 15 % des enfants issus des ménages les plus pauvres sont scolarisés à titre exclusif
alors que c’est plus de 60 % des enfants des ménages riches qui appartiennent à cette
catégorie. En revanche, les enfants des ménages pauvres sont en prépondérance plus grande
dans la catégorie des enfants qui travaillent. Ainsi, un enfant sur quatre (20 %) d’un ménage
pauvre travaille et ne fréquente pas (ou plus) alors que moins de 5 % des enfants issus des
ménages les plus riches se trouvent dans cette catégorie (tableau 3).
Pour les ménages pauvres, maintenir les enfants en activité ou les y retirer poserait toujours
problème. En effet, comme l’ont souligné Ravallion et Wodon (2000) et Assaad et al. (2001), le
maintien en activité soulève des problèmes de santé physique, de bien-être mental et moral
pour ces enfants. De plus, cela réduit leurs capacités futures à être des adultes instruits et
aptes à contribuer de façon décisive au développement de leur pays6. À l’opposé, le retrait
des enfants du marché du travail accentuera la précarité de leur ménage. Maitra et Ray (2000)
ont montré qu’au Ghana et au Pakistan, le tiers (30 %) des revenus des ménages provient du
travail des enfants. Ils en ont conclu que si ces enfants étaient retirés du travail par la
réglementation sans contrepartie appropriée (notamment par l’accès facile au crédit ou à de
meilleures opportunités d’emploi pour les adultes), une forte proportion de leurs ménages
s’en trouverait vulnérabilisée.

Analyse explicative
Cette partie de l’analyse cherche à expliquer à l’aide du modèle probit bivarié le lien qui
existe entre les conditions de vie des ménages, la scolarisation et le travail des enfants. Le
tableau 4 présente les résultats de cette régression et atteste de la pertinence de l’utilisation de
ce modèle d’estimation compte tenu de la significativité statistique du coefficient de
corrélation (Rho) et du log de vraisemblance.
Les résultats consignés dans le tableau 4 en annexe, montrent que la pauvreté influence
négativement la scolarisation des enfants et positivement leur mise au travail. En effet, ces
résultats montrent que les ménages pauvres (quintile 2) et moyens (quintile 3) scolarisent
davantage leurs enfants que les ménages très pauvres (quintile 1). Les enfants des ménages
du quintile 2 ont 4 % plus de chances d’être scolarisés que les enfants du ménage du quintile
1. La probabilité augmente de 8 % si les enfants appartiennent à un ménage du quintile 3 par
rapport à un ménage du quintile 1. Ces effets s’observent également entre les ménages riches
(quintiles 4 et 5) par rapport aux ménages pauvres (quintile 1).
À l’opposé, en ce qui concerne la mise au travail, les ménages riches et très riches sont ceux
dont les enfants sont en proportion plus faibles en activité. Ainsi, par rapport à un enfant du
quintile 1, la probabilité de travailler pour un enfant du quintile 4 est réduite de 16 % et pour
un enfant du quintile 5 de 24 %. Ceci pourrait s’expliquer par le fait qu’au fur et à mesure que
le niveau de vie du ménage augmente, l’apport de l’enfant n’est plus capital dans la survie du

6En scolarisant ces enfants, on augmente leur capital humain. Cependant, Assaad et al. (2001), estiment
que la mauvaise qualité de l’école (notamment à travers la formation qui y est assurée) est moins
profitable aux enfants que s’ils sont occupés par d’autres activités.
132 Villes du Sud

ménage qui pourrait alors chercher à garantir son bien-être futur à travers une scolarisation
plus poussée de l’enfant.
De la même manière, la possession de certains biens comme la radio ou la télévision est
associée positivement à la scolarisation des enfants. Ces biens témoignent à la fois du
standing du ménage mais aussi de sa capacité à s’informer et à s’adapter aux nouveaux
modes de vie dont ces moyens de communications sont les transmetteurs. Toutes choses
égales par ailleurs, les ménages qui possèdent la radio ou la télévision ont en moyenne 6 %
plus de chances de scolariser leurs enfants que les ménages qui n’en possèdent pas.
Toujours en ce qui concerne l’effet des caractéristiques du ménage, les résultats du tableau 4
(cf. annexe) montrent que les enfants vivant dans les milieux ruraux ont moins de chances
que ceux des milieux urbains d’être solarisés. Les enfants vivant en milieu rural ont en effet
20 % moins de chances que ceux vivant en milieu urbain d’être scolarisés. Ceci peut
s’expliquer par l’armature scolaire moindre du milieu rural par rapport au milieu urbain.
Ainsi, le fait que l’école soit éloignée de leur lieu de résidence réduit la probabilité des enfants
d’être scolarisés de 86 % et augmente leurs probabilités de travailler de 15 % (tableau 4).
La présence des enfants de 0-5 ans dans le ménage joue négativement sur la fréquentation
scolaire des enfants de 6-14 ans, surtout celle des filles. Ces dernières sont sollicitées pour
s’occuper des bébés. Le fait d’être fille diminue ainsi la probabilité d’être scolarisée de 16 %
par rapport à un garçon. Il ressort de plus que les enfants propres de la femme sont plus
susceptibles d’être scolarisés que les autres enfants du ménage (enfants confiés, enfants du
CM dont la maman ne vit pas dans le ménage, etc.). La probabilité de fréquentation des
enfants propres du ménage est augmentée de 12 % par rapport celle des autres enfants.
En ce qui a trait à l’influence des caractéristiques des parents, nos estimations montrent que
c’est davantage le niveau d’éducation du père qui influence la scolarisation de l’enfant. Ainsi,
une augmentation du nombre d’années d’éducation du père d’une unité augmente la
probabilité que l’enfant aille à l’école de 1,5 %. L’incidence de la scolarisation du père sur la
probabilité que l’enfant soit au travail s’est révélée faible. À l’opposé, l’éducation des mères
influence faiblement la mise en activité de l’enfant alors qu’elle a un effet positif et significatif
sur sa scolarisation. Ainsi, une année d’études supplémentaire des mères à partir de la fin du
cycle primaire accroît en moyenne la probabilité de fréquentation de leurs enfants de 1,2 %.
En ce qui concerne l’effet de l’emploi des parents sur la scolarisation ou le travail de leurs
enfants, les résultats présentés au tableau 4 montrent que les enfants dont les pères exercent
dans l’Administration ont plus de chances d’être scolarisés que les autres enfants dont les
pères travaillent ailleurs. Par exemple, les enfants dont les pères sont dans l’Administration
ont 44 % plus de chances que les enfants dont les pères exercent dans le secteur informel
d’être scolarisés. De même, les enfants dont la mère exerce une activité dans le secteur
informel ont 23 % plus de chances d’être au travail que les enfants dont les mères travaillent
dans l’Administration, cela est surtout vrai pour les filles.

CONCLUSION
Le Togo traverse depuis les années quatre-vingt-dix, une grave crise économique, politique et
sociale qui a bouleversé l’ensemble des secteurs d’activités du pays. L’école togolaise qui, par
le passé, a connu une forte progression des effectifs est en crise. Cette crise se traduit par le
gel des constructions d’infrastructures scolaires, la faible formation des enseignants, le
paiement irrégulier des salaires, etc. Les ménages ne sont pas mieux lotis. La crise a fortement
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 133

ébranlé leurs activités économiques, déstabilisé leurs réseaux sociaux de soutien et accru leur
paupérisation. C’est dans cet environnement de crise de la société togolaise que s’inscrit la
présente étude dont l’objectif principal est d’analyser l’ajustement des ménages en ce qui
concerne spécifiquement l’éducation de leurs enfants.
Pour répondre à cette préoccupation, nous avons utilisé les données issues de l’enquête sur la
‘famille, les migrations et l’urbanisation au Togo’ réalisée en 2000 par l’Unité de recherche
démographique de l’université de Lomé. La sous-base constituée de 2 946 enfants de 6-14 ans
a été utilisée pour cerner les déterminants de la scolarisation et/ou du travail des enfants de
6-14 ans au Togo. Les deux variables dépendantes sont le « travail des enfants » et la
« scolarisation ». Les variables explicatives retenues sont regroupées en trois grandes
catégories à savoir, les caractéristiques des enfants, celles de leurs parents et celles des
ménages dans lesquels ils vivent. L’approche d’estimation retenue est celle du probit bivarié.
La présente étude a mis en lumière l’effet négatif de la pauvreté sur la scolarisation des
enfants. D’après les résultats obtenus, il apparaît clairement que les enfants issus des
ménages pauvres ont moins de chances d’être scolarisés que ceux issus des ménages riches.
Ces résultats montrent en outre que dans le contexte de pauvreté que vit le Togo, ce sont
davantage les filles qui sont victimes de la sous scolarisation. Par ailleurs, il ressort des
analyses que les parents riches sont ceux dont les enfants sont les moins présents dans les
secteurs d’activités économiques.
Cette étude a permis également de mettre en exergue la relation qui existe entre les
caractéristiques des parents et la scolarisation des enfants. Nos résultats montrent une
association significative et positive entre le nombre d’années d’éducation du père et la
scolarisation des enfants. Ils révèlent au contraire une association significative mais négative
entre ce nombre d’années d’éducation des parents et le travail des enfants. Par ailleurs, le
nombre d’années d’éducation de la mère influence positivement la scolarisation des enfants,
mais n’a aucun effet sur leur mise au travail.
Parmi les variables qui rendent compte de l’influence de la composition démographique du
ménage, le nombre d’enfants de moins de 5 ans a une influence négative sur la scolarisation
des enfants de 6-14 ans, surtout celle des filles. Cette variable a par contre un effet positif sur
la mise au travail de ces dernières.
Enfin, l’accès difficile à l’école a une influence négative sur la scolarisation des enfants et une
influence positive sur leur entrée précoce en activité. Ce dernier résultat suggère de porter une
attention plus grande à l’offre éducative (augmentation de la qualité) dans l’amélioration de
l’éducation des enfants. C’est cette amélioration qui assure une bonne connaissance et de
meilleures opportunités professionnelles aux enfants. Dans ce sens, l’école au Togo doit être
repensée et son rôle réexaminé à l’aune des changements démographiques et de l’évolution
de la société.

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134 Villes du Sud

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TABLEAU 1
Présentation des variables du modèle de régression

Intitulé Libellé Type de variable

Variables à expliquer
1 si l’enfant va à l’école
Scolarisation de l’enfant SCHOOLING
0 dans le cas contraire
1 si l’enfant exerce des travaux
Travail de l’enfant WORK
0 autrement

Variables explicatives

Caractéristiques de l’enfant

Âge de l’enfant CHILD_AGE Continu

Âge de l’enfant au carré AGE_SQUARE Continu


1 Si féminin
Sexe de l’enfant CHILD_SEX
0 si non
1 si propre enfant
Statut familial de l’enfant OWNCHILD
0 si non
Caractéristiques des parents
15 – 34ans
Âge de la femme F_AGE 35 – 49 ans
50 ans ou plus
Nombre d’années d’éducation de la
F_EDUC Continu
mère
Jamais migrée
Nombre de migration de la femme F_MIGRATION Migrée une à deux fois
Migrée trois fois ou plus
1 si la femme est en union
État matrimonial de la femme F_UNION
0 si non
1 si la femme a une coépouse
Existence de coépouse à la femme F_EPOUX
0 si non
136 Villes du Sud

15 – 34ans
Âge de l’homme H_AGE 35 – 49 ans
50 ans ou plus

Nombre d’années d’éducation du père H_EDUC Continu


1 Si la femme exerce une activité
Activité de la femme F_ACTIVITY 0 si non

1- Profession libérale
2- Administration
3- Commerce
Secteur d’activité de l’homme H_SECTEMPL
4- Service
5- Agriculture
6- Autres
Indépendant, Employeur
Statut d’emploi de l’homme H_STATUTEMPL
Salarié, Autres

Caractéristiques du ménage

Ménage très pauvre, Ménage


Niveau de vie du ménage QUINTILE pauvre, Ménage moyen, Ménage
riche, Ménage très riche

Nombre d’enfants de moins de 5 ans NUMB_BABY Continu

Nombre d’enfants de moins de 5 ans


NUMB_BABY2 Continu
au carré

Nombre d’enfants de 6-14 ans NUMB_KID Continu

Nombre d’enfants de 6-14 ans au carré NUMB_KID2 Continu

Nombre d’adultes de 15-64 ans NUMB_ADULT Continu

Nombre d’adultes de 15-64 ans au


NUMB_ADULT2 Continu
carré

Nombre d’adultes de plus de 65 ans NUMB_SENIOR Continu

Nombre d’adultes de plus de 65 ans au


NUMB_SENIOR2 Continu
carré

Possession de radio RADIO 1 si possession de radio, 0 si non

1 si possession de télévision, 0 si
Possession de télévision TV
non

Milieu de résidence MILIEU 1 si milieu urbain, 0 si non

Lomé, Maritime, Plateaux


Région de résidence REGION
Centrale, Kara, Savanes

Éloignement de l’école ECOLE_LOIN 1 si l’école est loin, 0 si non


TABLEAU 2 Répartition (%) des enfants selon l’occupation, le sexe et l’âge

École uniquement École et travail Ni école ni travail Travail uniquement


ÂGE
Ensemble Garçon Fille D Ensemble Garçon Fille D Ensemble Garçon Fille D Ensemble Garçon Fille D
28,4
6 44,14 47,69 40,12 * 18,53 20,51 16,28 24,80 21,54 12,53 10,26 15,12
8
17,4
7 37,60 43,52 30,72 * 37,33 38,34 36,14 13,37 9,84 * 11,70 8,29 15,66 *
7

8 30,35 33,50 27,32 48,26 50,76 45,85 7,46 5,58 9,27 * 13,93 10,15 17,56

9 27,58 29,08 25,77 53,76 60,71 45,40 * 4,46 1,02 8,59 * 14,21 9,18 20,25 *

10 21,36 25,15 16,67 63,43 65,50 60,87 0,97 0,58 1,45 14,24 8,77 21,01 *

11 24,24 25,66 22,32 59,85 63,82 54,46 2,27 2,63 1,79 13,64 7,89 21,43 *

12 20,40 22,33 17,69 57,79 64,08 48,98 * 3,12 2,43 4,08 18,70 11,17 29,25 *

13 16,78 18,75 14,39 64,04 67,50 59,85 3,42 0,63 6,82 * 15,75 13,13 18,94
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle

14 25,73 27,34 23,89 49,38 55,47 42,48 0,83 0,78 0,88 24,07 16,41 32,74 *

Total 28,21 30,85 25,07 * 49,32 53,38 44,51 * 7,37 5,38 9,72 * 15,11 10,39 20,70 *

* Différence significative
Source: Enquête sur la ‘Famille, les migrations et l’urbanisation au Togo’ EFAMTO – 2000.
137
138

TABLEAU 3 Répartition (%) des enfants selon l’occupation, le sexe et le niveau de vie du ménage

École uniquement École et travail Ni école ni travail Travail uniquement


QUINTILES

Ens. Garçon Fille D Ens. Garçon Fille D Ens. Garçon Fille D Ens. Garçon Fille D

Très 34,4
15,16 17,59 12,04 * 46,99 53,73 38,33 * 12,04 9,56 15,23 * 25,81 19,12 *
pauvre 0

25,0
Pauvre 17,72 18,97 16,34 57,05 64,36 49,01 6,58 3,85 9,58 * 18,66 12,82 *
7
Villes du Sud

Moyen 31,92 34,30 28,57 57,56 57,85 57,14 4,07 3,78 4,49 6,45 4,07 9,80 *

Riche 44,41 48,57 40,44 46,65 49,14 44,26 5,03 1,71 8,20 * 3,91 0,57 7,10 *

Très riche 65,12 74,70 55,06 * 26,23 21,69 31,01 4,32 3,01 5,70 4,32 0,60 8,23 *

* Différence significative
Source : Enquête sur la ‘Famille, les migrations et l’urbanisation au Togo’ EFAMTO – 2000.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 139

TABLEAU 4

Probit bivarié des déterminants de la scolarisation et du travail des enfants


Scolarisatio Effet
Travail Effet marginal
n marginal
Variables explicatives Coeff. Pr[S = 1] Coeff. Pr[W = 1]
Caractéristiques du ménage
Quintile 2 = Pauvre1 0,1535* 0,0363* 0,1267 0,0444
Quintile 3 = Moyen 0,3861*** 0,0841*** -0,1383 -0,0502
Quintile 4 = Riche 0,1845** 0,0401** -0,4212*** -0,1588***
Quintile 5 = Très riche 0,2438** 0,0655** -0,6170*** -0,2363***
Radio° (radio = 1) 0,2398*** 0,0613*** 0,2207*** 0,0799***
TV° (télévision = 1) 0,3127** 0,0681** -0,2073 -0,0762
Numb_baby (enfant de 0-5 ans) -0,0858** -0,0210** 0,0733** 0,0261**
Numb _baby2 0,0058* 0,0014** -0,0062** -0,0022**
Numb _kid (enfant de 6-14 ans) 0,0108 0,0027 -0,0489* -0,0174*
Numb _kid2 -0,0007 -0,0002 0,0029** 0,0010**
Numb_adult
0,0011 0,0003 0,0243 0,0087
(adulte de 15-64 ans)
Numb_adult2 -0,0006 -0,0002 -0,0023*** -0,0009***
Numb _senior (plus de 65 ans) 0,0534 0,0131 -0,0904 -0,0322
Numb _senior2 0,0065 0,0016 0,0469 0,0167
Ecole loin° -8,2715*** -0,8608*** 0,4825* 0,1486*
Milieu° (RURAL = 1) -1,0451*** -0,1973*** 0,1154 0,0416
Région1 = Maritime2 0,5340** 0,0178** 0,1180 0,0411
Région2 = Plateaux 0,9074*** 0,1610*** 0,3681 0,1222
Région3 = Centrale 0,7735*** 0,1504*** 0,1827 0,0633
Région4 = Kara 0,4928** 0,1010** -0,1329 -0,0483
Région5 = Savanes 0,1368 0,0587 0,1976 0,0684

Caractéristiques des parents


F_agecat23 (35 – 49 ans) -0,1339 -0,0330 -0,0010 -0,0036
F_agecat3 (50 ans ou plus) 0,0076 0,0019 0,0572 0,0202
F_educ°
0,0489* 0,0120* 0,0240 0,0085
(nbre d’années d’études)
F_activity° 0,0991 0,0253 0,6027*** 0,2309***
F_migration24 (migré 2 fois) 0,0254 0,0062 0,0277 0,0098
F_migration3
0,1160 0,0277 0,0093 0,0033
(migré 3 fois ou plus)
F_union° (1 si femme en union) 0,0229 0,0057 -0,2984 -0,0983
F_epoux° (1 si coépouse) 0,1161 0,0281 0,0840 0,0297
H_agecat2 (35-49 ans)3 0,0046 0,0011 0,1482 0,0527
H_agecat3 (50 ou plus) 0,0218 0,0053 -0,0236 -0,0084
H_educ°
0,0624*** 0,0153*** -0,0250** -0,0089**
(nbre d’années d’études)
H_sectempl2 = Administration5 5,9014*** 0,4478*** -0,1688 -0,0601
H_sectempl3 = Commerce -0,1364 -0,0335 -0,2118 -0,0754
H_sectempl4 = Service -0,0498 -0,0122 0,5509* 0,1961*
H_sectempl5 = Agriculture -0,0585 -0,0143 0,3968** 0,1413**
H_sectempl6 = Autres 0,2536 0,0622 -0,0075 -0,0027
H_statutempl2 = Employeur6 -0,9668*** -0,2372*** -0,7755 -0,2619
H_statutempl3 = Salarié -0,2177 -0,0534 0,0699 0,0249
H_statutempl4 = Autres 0,0796 0,0195 0,5102 0,1817
140 Villes du Sud

Caractéristiques de l’enfant
Ownchild° (propre enfant = 1) 0,4436*** 0,1209*** -0,1134 -0,0398
Childsex° (féminin = 1) -0,6334*** -0,1592*** 0,1170** 0,0416**
Agechild (âge de l’enfant) 0,8688*** 0,2132*** 1,0422*** 0,3711***
Agesquare -0,0424*** -0,0104*** -0,0427*** -0,0152***
Rho 0,0142**
N 2782
Log de vraisemblance -2491,1178
Prob > Chi2 0,0000
*** significativité à 1 % ; ** significativité à 5 % ; * significativité à 10 % /°fait référence aux
dummy/Base : (1) = Quintile1 (très pauvre), (2) = Lomé, (3) = 15-34 ans, (4) jamais migré, (5) Profession
libérale, (6) Indépendant.
Source : Enquête sur la « Famille, les migrations et l’urbanisation au Togo » EFAMTO – 2000.
LES EMPLOYÉS DOMESTIQUES À
COTONOU : PROFILS ET DÉFIS
SOCIODÉMOGRAPHIQUES

Étienne F. KOUTON
Planificateur-Démographe, Enseignant-Chercheur
CEFORP, université d’Abomey Calavi (Bénin)
koutef63@yahoo.fr

Mouftaou AMADOU SANNI


CEFORP, université d’Abomey-Calavi (Bénin)
mouftaou@yahoo.com

Alphonse AFFO
Sociologue Anthropologue, Spécialiste des questions urbaines,
Chercheur au CEFORP, université d’Abomey Calavi (Bénin)
alphaffo@yahoo.fr

Cet article traite du marché de l’emploi domestique à Cotonou. Il est le fruit d’une
combinaison des données issues des recensements de 1992 et 2002 avec celles d’une enquête
spécifique réalisée en février 2005 dans la ville de Cotonou et ses environs sur un échantillon
représentatif de 4 380 ménages, 432 employés domestiques et 374 ménages employeurs.
L’analyse des données a permis de dresser les traits caractéristiques des employés, leurs
itinéraires migratoires ainsi que le profil des employeurs.
Les résultats montrent que les personnes qui travaillent comme domestiques ne sont pas ou
peu scolarisés. Elles sont contraintes de travailler pendant de longues et pénibles heures pour
des revenus inadéquats. Elles sont issues de parents agricultures/pêcheurs ou
ouvriers/artisans illettrés généralement polygames avec une forte fécondité. La pauvreté en
terme de capacité des ménages à subvenir aux besoins de base des membres plus jeunes,
d’accessibilité géographique et financière aux opportunités éducatives et la faible capacité de
rétention du système scolaire contribuent à l’enrôlement temporaire ou définitif des enfants.
Bien qu’opérant en marge de toute réglementation, l’emploi domestique non familial a
quasiment tous les attributs d’une filière (offre, demande, acteurs, produits/services, zones
pourvoyeuses et réceptrices, etc.). Cette filière est fortement alimentée par une main-d’œuvre
142 Villes du Sud

féminine très jeune provenant le plus souvent des couches déshéritées des villes comme des
campagnes en réponse à une demande de plus en plus forte venant des différentes catégories
sociales. Ils y sont le plus souvent poussés par les parents, les passeurs avides d’avantages
pécuniaires ou les employeurs eux-mêmes. Les enfants notamment les jeunes filles y font
l’objet de toutes les attentions car le mode de structuration de l’armature culturelle de leurs
groupes sociaux d’appartenance semble permissif au phénomène. Pour les employeurs, le
recours au travail des enfants dans la sphère domestique s’inscrit essentiellement dans une
logique de minimisation des charges familiales. En conséquence, une forte tension s’exerce
sur cette filière tant du point de vue des zones de départ que celles d’arrivée.
Cette situation compromet non seulement des enfants, mais aussi du pays. Il urge d’engager
des recherches opérationnelles susceptibles de conduire à des programmes véritablement
intégrés afin que ce phénomène d’enfants employés domestiques ne relève plus que de
l’histoire pour le bonheur de tous.

INTRODUCTION
Composante importante du travail informel dans la plupart des villes des pays d’Afrique
subsaharienne, les employés domestiques sont des personnes (immigrantes ou non) qui
travaillent quotidiennement (contre rémunération ou non) dans des maisons, au sein des
familles ou des ménages. Avec l’urbanisation (c’est-à-dire l’afflux des populations vers les
villes) et l’industrialisation, de nouveaux besoins ont émergé et le seul salaire de l’homme ne
peut désormais couvrir les besoins familiaux ou des ménages. Au même moment, de
nouvelles opportunités apparaissent, notamment, les activités économiques modernes se
développent et la demande de main-d’œuvre féminine dans l’activité extra-familiale (travail
salarié, commerce de toutes formes, artisanats, etc.) devient de plus en plus forte. L’unité
économique fondamentale n’est plus au foyer puisque les femmes, en plus grand nombre,
grossissent les rangs de la main-d’œuvre dans le secteur moderne. Au Bénin, comme dans
plusieurs autres pays du Sud, satisfaire convenablement la fonction traditionnelle de
responsabilités domestiques (entretien de la maison et des enfants) est en conflit avec le
travail féminin en dehors du ménage, conduisant, du coup, à une demande fortement
croissante des services domestiques. La solution à ce conflit est le recours quasi général des
ménages à des employés domestiques (ou de maison) rémunérés ou non.
Le constat généralement fait indique que ces employés domestiques dans les villes béninoises
sont plus souvent des enfants, souvent mal traités dans les ménages utilisateurs (ou
d’accueil). Cette filière serait, en grande partie, alimentée par une population féminine en âge
scolaire dont les itinéraires spatiaux et professionnels sont complexes et diversifiés. Son
fonctionnement actuel n’est ainsi pas sans conséquences, non seulement sur les employés
eux-mêmes et les membres (enfants, parents et autres) des ménages utilisateurs, mais aussi et
surtout sur la réalisation des objectifs socio-économiques de développement urbain. C’est
pourquoi, longtemps invisible, ou rendu tel, le travail domestique des enfants est devenu un
point de mire, dans la lutte récente contre les formes extrêmes d'exploitation des enfants. Or,
en dépit des efforts fournis par plusieurs acteurs (pouvoirs publics, organisations non
gouvernementales, société civile) pour infléchir les tendances pernicieuses de cet emploi
domestique des enfants, ce phénomène, dénommé de « petites bonnes », n’a guère régressé ;
bien au contraire, il semble en constante augmentation. Et pour cause, il combine les
anciennes pratiques familiales d'éducation par le travail avec de plus récentes logiques
commerciales dont l’enfant est au centre.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 143

Quelles sont les caractéristiques des employés domestiques et des ménages employeurs à
Cotonou et environs ? Quels problèmes posent la manifestation de ce phénomène et quels
sont les enjeux socioéconomiques qu’il suscite pour un développement adéquat des
populations urbaines ? Telles sont les questions examinées dans cet article dont l’objectif est
de permettre aux décideurs (ou gestionnaires) et aux acteurs (organisations non
gouvernementales et sociétés civiles) des villes d’apprécier et de bien comprendre la structure
de cette importante filière socioéconomique ainsi que ses conséquences en vue de son
intégration convenable dans la planification du développement urbain. Plus concrètement, il
s’agit de rendre compte des caractéristiques des travailleurs domestiques et des ménages
employeurs à l’aide des données du troisième Recensement général de la population et de
l’habitation (RGPH-3) du Bénin, réalisé en février 2002 et de celles d’une Enquête réalisée en
2005 sur la filière « employés domestiques » (EFED1).
Pour répondre à ces questions centrales, notre démarche dans ce papier s’inscrit dans un
processus en trois étapes. Premièrement, nous abordons le cadre théorique de l’étude par une
revue des développements théoriques et des résultats empiriques à ce sujet pour sous-tendre
les hypothèses formulées. Deuxièmement, nous décrivons la méthodologie de l’étude,
notamment les différentes sources de données utilisées et leur pertinence pour répondre aux
questions centrales ci-dessus évoquées. Nous nous consacrons, enfin, dans la troisième partie
à la présentation et à l’analyse des résultats obtenus, notamment les défis scientifiques,
démographiques et socioéconomiques qu’ils soulèvent.

1 - FONDEMENT ET CARACTÉRISTIQUES DES EMPLOYÉS DOMESTIQUES DANS


LES VILLES
L’urbanisation a entraîné une double sollicitation féminine par la société. On a besoin de la
femme, non seulement pour mettre au monde et élever des enfants, mais aussi, pour
participer au développement de son pays, de son foyer dans lequel, le seul revenu du mari
(ou conjoint) est souvent insuffisant. Le travail féminin est, en conséquence, encouragé
comme moyen, par excellence, pour la femme de participer à la vie économique ou sociale de
son foyer, de sa famille et de toute la collectivité. Est-il honnêtement possible pour la femme
de satisfaire au désir de travailler en dehors du ménage sans négliger ses enfants, son époux,
ses charges familiales domestiques ? C’est le conflit auquel se trouvent confrontées les
femmes urbaines des pays du Sud en général, celles béninoises en particulier, pour la gestion
harmonieuse de leur vie familiale. C’est pourquoi, dans la plupart des sociétés des pays du
Sud, le travail de la femme en dehors du foyer ou de la famille, en particulier celle mariée ou
mère, est jugé incompatible avec ses responsabilités domestiques.
Dans les pays développés, estime Viola Klein (1965), la solution à ce conflit est obtenue de
différentes manières, notamment par les ajustements du marché de travail et les mesures
sociales que sont : (i) – L’institution du travail à temps partiel qui permet aux femmes, en
particulier celles mères, de partager leur temps de travail entre un emploi et leurs charges
familiales ; (ii) – L’établissement des garderies, des écoles maternelles, des cantines scolaires,
des services d’aides familiales, des systèmes de loisirs après les heures de classe, etc. ; (iii) –
Des aménagements moins répandus que sont les colonies de vacances et les centres aérés.

1 L’enquête EFED a été réalisée en février 2005 par Care International au Bénin. Elle s’inscrit dans le

cadre de l’Initiative européenne pour la démocratie et les Droits de l’homme (IEDDH) et a été financée
par l’Union européenne.
144 Villes du Sud

En outre, les progrès techniques ont altéré le rôle traditionnel de la maîtresse de maison joué
par la femme. Notamment, certaines fonctions ménagères traditionnelles de la femme
(lavage, couture, préparation de repas, etc.) sont maintenant accomplies, en partie, par
l’industrie2, de sorte que la femme peut accomplir ses travaux habituels en moins de temps et
moyenna une moindre dépense d’énergie. En conséquence, pour s’acquitter de leur double
fonctions de responsabilités familiales et de travailleuse, les femmes du monde occidental
choisissent soit de travailler à temps partiel, soit d’utiliser les ressources sociales ou
techniques existantes destinées à la garde des enfants et à l’accomplissement convenable des
taches domestiques, soit le recours par elles-mêmes à des arrangements particuliers.
Dans les pays en développement, l’urbanisation a créé un nombre considérable d’emplois.
Plusieurs postes de travail féminin ont été développés et la femme peut accéder à un salaire
qui lui permet d’élever son niveau de vie. En conséquence, contrairement à l’époque pré-
urbanisation, le milieu de travail et le milieu familial sont aujourd’hui distincts dans les villes,
alors que le contexte n’offre pas souvent les avantages sociaux et techniques ci-dessus décrits
dans les pays occidentaux. Cette situation contraint la quasi-totalité des ménages urbains au
recours à des employés domestiques rémunérés ou non.

1.1 – Deux catégories d’employés domestiques selon le lieu d’habitation en emploi


Les domestiques, dans la plupart des villes des pays du Sud peuvent être classées en deux
catégories selon leur lieu d’habitation au cours de leur emploi ; soit ils vivent dans la maison
de leurs employeurs ; soit ils vivent ailleurs, en location ou avec d’autres. Dans le premier cas,
estime Jureidini Ray (2003), vivre sous le même toit que son employeur accroît la dépendance
de l’employé. Il est de service 24 heures sur 24 et les disputes surviennent plus fréquemment
dans le cadre d’une vie commune. L’employeur peut contrôler voire limiter sa liberté de
mouvement, ses contacts avec les autres et avec sa famille, la quantité et la qualité de sa
nourriture, ses heures de sommeil, etc. L’employeur conserve en général tous ces papiers
légaux et ses biens (vêtements, argents, etc.). Les domestiques de la seconde catégorie sont
employées à l’heure par leurs employeurs. Elles louent des chambres seules ou avec d’autres
colocataires. Elles ont la liberté de refuser d’offrir leurs services comme elles l’entendent.

1.2 - Les employés domestiques sont de sexe féminin, plus souvent de jeunes filles
d’âge scolaire et de conditions misérables
Le travail domestique fait couler de plus en plus d’encre dans toutes les régions du monde
entier. Castles et Miller (1998) ont brièvement expliqué le phénomène de migration liée aux
contrats de travail des pays de l’Est et du Sud de l’Asie vers les pays arabes producteurs de
pétrole, au cours de la période allant du début des années soixante-dix jusqu’au début des
années quatre-vingt-dix. Ils soulignent le nombre important de domestiques de sexe féminin
originaires de pays tels que les Philippines et le Sri Lanka ainsi que les conditions misérables
dont elles ont fait l’objet. Autre que le Moyen-Orient, des études ont été effectuées sur les
travailleurs domestiques en Angleterre (Anderson, 2000), en Europe (Lutz, 2001) et aux
États-Unis (Chang, 2000). On trouve également d’autres études portant sur les employés

2Avec le développement des laveuses/sécheuses, des micro-ondes, des cuisinières électriques ou à gaz,
des aliments cuits dans les supermarchés, des restaurants prêts à livrer la nourriture à domicile, des
aspirateurs, etc.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 145

domestiques dans d’autres pays comme celles de Chin (1997) et de Ariffin (2001) sur les
Indonésiennes et les Philippines en Malaisie ; Yan (2001) sur les Philippines à Taiwan ;
Tandon (2001) et Rajagopalan (2001) sur les Dalits en Inde ; Ozyegin (2001) sur l’exode rural
des femmes en Turquie ; Saleem (2001) sur le Pakistan ; Grandea et Kerr (1998) sur les
différentes nationalités au Canada, puis, Barsotti et Lecchini (1995) sur les Philippines en
Italie. Ce qui est intéressant dans ces études, c’est la similarité de la situation, des conditions
de vie et du traitement de ces femmes employées domestiques, souvent étrangères ou
immigrantes, dans les nombreux pays où elles travaillent. Ce n’est donc pas un phénomène
propre à une région particulière, il est universel ou global.
Si dans les pays occidentaux ce phénomène concerne des femmes majeures, migrantes des
pays en développement vers le pays ou la ville de leur emploi, ce n’est pas le cas dans les
villes des pays du Sud. Les employés domestiques sont plus souvent des filles jeunes, d’âge
scolaire, généralement maltraitées par leur employeur. Des dizaines de milliers de filles
travaillant comme domestiques au Maroc sont victimes de mauvais traitements physiques et
psychologiques ainsi que d’exploitation économique, déclare Human Rights Watch3 dans un
rapport publié en décembre 2005. Ce rapport documente les cas de filles dont certaines n’ont
pas plus de 5 ans qui travaillent 100 heures ou plus par semaine, sans temps de repos ni
journée de congé, pour aussi peu que quatre dirhams marocains (40 U.S. cents) par jour.
Comme le note ce rapport, les enfants qui travaillent ou ont travaillé comme domestiques
décrivent des abus physiques et verbaux fréquents, le refus d’éducation scolaire, de
nourriture et de soins médicaux appropriés, le harcèlement sexuel de la part d’employeurs ou
de membres de la famille de leurs employeurs, etc. La plupart de ces petites ou jeunes filles
employées domestiques sont parfois battues par leurs employeurs, en les contraignant à
travailler contre leur gré ou en refusant de payer leur salaire. « Il y a un mythe selon lequel
ces filles se perfectionneraient en travaillant », aurait déclaré Clarisa Bencomo, une enquêtrice
sur les droits des enfants à Human Rights Watch. « La réalité c’est que beaucoup trop de filles
finissent par subir des dommages physiques et psychologiques durables. »
Ainsi, jeunes et souvent illettrés, les enfants domestiques manquent souvent des capacités et
des possibilités de chercher de l’aide pour quitter les lieux de travail où ils sont maltraités.
Mis à l’écart, cachés dans des domiciles privés, la plupart ne vont pas à l’école, sortent
rarement sauf pour des courses brèves, et n’ont que des contacts peu fréquents avec leurs
familles. La plupart de ces employées domestiques supportent les mauvais traitements parce
qu’elles n’ont pas d’argent et ne savent pas comment retourner chez elles, parce qu’elles ont
peur de leurs employeurs qui les menacent de violences ou par crainte de se perdre dans la
ville, ou encore, d’être attaquées si elles essaient de rentrer chez elles toutes seules4.

3 Voir Human Rights Watch [Internet] : <http://hrw.org/fr>, mise en ligne le 30/12/05, par Hella.
4Voici quelques témoignages d’enfants domestiques cités dans le rapport Human Rights Watch en
décembre 2005 :
« S’il se passait quelque chose – si je cassais quelque chose ou que je faisais quelque chose mal –
ils me battaient avec une chaussure ou une ceinture n’importe où sur le corps. Je ne pouvais pas
quitter la maison – ils fermaient la porte à clef quand ils partaient... Le mari et la femme me
battaient tous les deux. Ma famille m’a vue deux fois dans l’année où j’ai travaillé. Ils sont venus
me voir à la maison mais la patronne s’est assise avec nous pendant la visite et m’a dit de rien dire
de mal sinon elle me battrait plus. Quand ma mère est venue la dernière fois pour me voir, je lui
ai dit que je ne resterai plus dans cette maison. J’ai dit « Ou je pars avec toi, ou je me sauverai ou
je me tuerai. »
Rasha A., 14 ans, décrivant son premier emploi, à l’âge de 10 ans
146 Villes du Sud

1.3 – Conditions de travail de l’employé domestique


Les conditions de travail des travailleurs domestiques dans la plupart des pays du monde,
ceux du Sud en particulier, ressemblent à de l’esclavage contractuel de Bales (1997). Selon lui,
l’esclavage contractuel (à l’instar de toute forme d’esclavage) comprend trois éléments : la
violence ou la menace de violence, la limitation de la liberté de mouvement physique, et,
l’exploitation économique.
Concernant cette violence ou menace de violence, le traitement avilissant ou dégradant est la
forme particulièrement insidieuse de mauvais traitement subi par les employées
domestiques, notamment au Liban (Jureidini Ray, 2003). Les ordres agressifs, les cris et les
critiques humiliantes continues comportent une menace de violence sous-jacente ou peuvent
être perçus comme fondamentalement violents. Le refus de nourrir la domestique constitue
également un mauvais traitement, ainsi que le refus de la laisser préparer ses propres plats,
en lui offrant en contrepartie des « assiettes » composées des restes du repas familial, estime
Jureidini (2003). Souvent, les employées de maison peuvent subir des humiliations
quotidiennes, des insultes (Hmara, ou « ânesse » est le terme commun le plus utilisé au
Liban). Parfois, leurs prénoms sont changés à la convenance de l’employeur. Il s’agit là de
formes de dénégation de l’identité de l’étrangère. Les maltraitances quotidiennes signalées
sont souvent perpétrées par la maîtresse de maison qui a en charge de diriger les travaux de
la domestique et qui se permet de la battre, de la gifler, de lui tirer voire même lui couper les
cheveux, de la bousculer, de l’humilier, de l’insulter et de critiquer son travail sans arrêt.
Par ailleurs, dans la plupart des pays du Sud, lorsqu’on demande aux employées
domestiques de préciser quelles sont les tâches qu’elles accomplissent quotidiennement, elles
répondent « tout » (Abella M., 1995). Elles nettoient, lavent, servent à manger, cuisinent ou
préparent des plats, prennent soin des enfants, mettent de l’ordre dans la maison, sortent la
poubelle, arrosent les plantes, font les courses, sortent le chien, donnent à manger au chat, etc.
(Jureidini, 2003 ; Marcoux, 1994 et 1999). La durée moyenne d’une journée de travail varie
entre 16 et 17 heures et elles sont souvent « de garde » 24 heures sur 24, surtout lorsqu’il y a
des enfants en bas âge dans la famille, note en outre Jureidini (2003). Elles ont rarement, voire
jamais, de jours de congé. Parfois, on leur accorde quelques heures le dimanche pour aller
prier et elles peuvent même être accompagnées par leur employeur. Elles peuvent aussi ne
pas avoir accès à un lieu de culte de leur propre religion (Evans-Pritchard, 2001). Le refus de
leur accorder des congés ou des vacances représente un autre indice des pratiques rappelant
l’esclavage (Wijers et Lap-Chew, 1997).
Une pratique fréquente consiste également à retenir les affaires (vêtements, argent et autres
objets personnels) de l’employé domestique. Beaucoup travaillent pendant plusieurs années
sans jamais percevoir de salaire, les contraignant à ne pas abandonner le travail même si elles
le désirent fortement. . Si certaines d’entre elles décident ou souhaitent rentrer chez elles
après une certaine période de travail, elles n’y arrivent pas parce que leur employeur détient
leur salaire de plusieurs mois ou que leurs effets sont confisqués. Il est rare de voir des
employeurs forcés à payer les salaires dus.

« Si quelque chose se cassait, comme des assiettes ou un verre, ils me disaient qu’ils prendraient
l’argent sur mon salaire et ils me battaient. Ils se servaient d’un cordon électrique... Le mari et la
femme étaient tous les deux méchants avec moi. Le mari se plaignait si je ne lavais pas bien les
habits ou si je n’apportais pas le petit-déjeuner assez vite. Il parlait mal aussi. »
Najat Z., 11 ans, décrivant un emploi récent
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 147

1.4 – Les employés domestiques proviennent des milieux ou des familles démunis
La jeunesse, l’insuffisance ou l’absence d’un niveau de scolarisation ou d’une formation
professionnelle, font des femmes ou jeunes filles employées domestiques une main-d’œuvre
plus abordable et plus « neutre ». Elles sont alors, dans toutes les villes des pays du Sud,
accessibles aux familles dont les revenus sont moins élevés. De manière générale, les pays ou
régions ou familles sources des employées domestiques sont caractérisés par des conditions
socioéconomiques difficiles où les perspectives d’avenir sont limitées pour les femmes et les
rôles de chaque sexe sont traditionnellement définis (Jureidini, 2003). Selon (Zougby, 2002), la
plupart des employées domestiques sont déchirées entre deux situations : voir leur famille en
proie à la faim, ou, se laisser exploiter pour gagner de l’argent et contribuer à la réduction de
la misère de leurs parents. Le recours à l’emploi se justifie donc par le fait que ces femmes ou
filles se voient attribuer une responsabilité croissante dans la survie financière de leurs
familles. Les familles concernées les encouragent à saisir les opportunités d’emploi à
l’extérieur. Malheureusement, l’ampleur de cette contrainte ou de cette influence exercée par les
familles et les agents de recrutement ou les trafiquants — sur la décision des individus de migrer pour
un emploi domestique n’est presque pas documenté, elle doit faire l’objet de recherches et d’analyses
systématiques pour mieux comprendre cette filière et développer des actions conséquentes.

2 - DONNÉES ET MÉTHODOLOGIE
On s’attend à ce que les caractéristiques des employés domestiques à Cotonou correspondent
à celles décrites ci-dessus. Notamment, on espère que les employés domestiques soient en
majorité des jeunes filles d’âge scolaire, caractérisées par l’analphabétisme, la sous-
scolarisation, la misère des familles de provenance, et par des conditions de travail
comparables à l’esclavage contractuel de type Bales (1997). Pour vérifier ces hypothèses, nous
utilisons deux principales bases de données : les données du troisième Recensement général
de la population et de l’habitation (RGPH-3) réalisé en février 2002 par l’Institut national de la
statistique et de l’analyse économique (INSAE) et celle de l’Enquête sur la filière « employés
domestiques » (EFED5). L’EFED a couvert la ville de Cotonou et ses environs. Elle a porté sur
un échantillon représentatif de 4380 ménages, 432 employés domestiques et 374 ménages
employeurs. Cet échantillon est le résultat d’un tirage à deux degrés. Au premier degré, et sur
la base de la liste des zones de dénombrement (ZD) établies à Cotonou et ses environs par la
cartographie censitaire (du RGPH-3), il a été procédé au tirage des ZD avec une probabilité
proportionnelle à leur taille. Au deuxième degré, un même nombre (50) de ménages ont été
tirés à partir de la liste des ménages dénombrés dans chaque grappe. La collecte des données
s’est déroulée dans les 13 arrondissements de la commune de Cotonou auxquels nous avons
adjoint trois autres arrondissements (Agblangandan, Abomey-Calavi et Godomey) des
communes frontalières considérés comme « cité-dortoir de Cotonou ». Au total, 88 ZD et 66
quartiers ont été sillonnés dans ces arrondissements. Les personnes interviewées
individuellement sont des chefs de ménage ou leurs représentants, les employés domestiques
qui résident et/ou travaillent dans la zone d’étude, les employeurs de main-d’œuvre
domestique, les parents/tuteurs des employés domestiques identifiés. Quatre outils de
collecte ont été utilisés : une fiche de profil de la main-d’œuvre domestique, des
questionnaires employés domestiques, employeurs et parents/tuteurs.

5 L’enquête EFED a été réalisée en février 2005 par Care International au Bénin. Elle s’inscrit dans le

cadre de l’Initiative européenne pour la démocratie et les Droits de l’homme (IEDDH) et a été financée
par l’Union européenne.
148 Villes du Sud

La fiche de profil de la main d’œuvre domestique a permis d’enregistrer les informations relatives
aux personnes à charge des travaux domestiques dans chaque ménage échantillon et de
consigner l’identité des éligibles aux différents questionnaires. C’est après l’administration de
cette fiche au chef du ménage ou à son représentant qu’éventuellement sont respectivement
administrés, trois types de questionnaires : « employeur », « employé » et/ou
« parents/tuteurs ».
Le questionnaire employeur comporte huit sections. Les variables collectées renseignent sur les
caractéristiques individuelles du chef de ménage employeur et celles de
l’employeur/recruteur. Il examine également le statut socio-économique du ménage
employeur à partir des caractéristiques de l’unité d’habitation, les biens possédés par les
membres et les caractéristiques socioéconomiques des actifs occupés. Il s’appesantit enfin sur
la connaissance par le chef de ménage des textes réglementant les services domestiques, son
exposition aux actions de promotion et de protection des droits des enfants, des employés
domestiques ou des enfants placés.
Le questionnaire employé domestique comporte cinq sections. Il explore les caractéristiques
individuelles des employés, leurs antécédents familiaux, les termes de leur contrat d’emploi,
leurs conditions de travail. Il permet également d’apprécier les effets de l’emploi sur
l’employé, la connaissance qu’il a des textes réglementant les services domestiques, son
exposition aux actions de promotion et de protection des droits de l’enfant, des employés
domestiques. Les diverses opinions et perspectives de ces employés sont également saisies.
Le questionnaire parents/tuteurs est à l’image du questionnaire employeur ; il comprend
quasiment les mêmes sections que le premier : caractéristiques des parents/tuteurs, statut
socioéconomique du ménage, connaissances des textes réglementant les services
domestiques.
De la base de données du RGPH-3 (2002), il a été extrait 15870 personnes dénombrées à
Cotonou soit comme employées domestiques au sens de la classification internationale type
des professions, soit comme des ménagères sans lien de parenté avec le chef de ménage, soit
comme des enfants confiés/placés ménagères. L’analyse des données du RGPH-3 a porté sur
les variables nécessaires pour retracer les flux et les itinéraires migratoires des employés
domestiques : lieu de naissance, résidence actuelle, durée dans la résidence actuelle, lieu de
résidence antérieure. La base d’élaboration du référentiel et de la grille d’évaluation du
fonctionnement du marché de l’emploi domestique est l’ensemble des textes de loi qui
définissent le cadre institutionnel et réglementaire de l’emploi domestique au Bénin.
À partir de ces données (RGPH-3, 2002), une typologie des principaux couloirs de migration
des employés domestiques résidant à Cotonou a été établie. Ces employés domestiques ont
été répartis selon leur statut migratoire, leur durée de résidence et leur lieu de provenance. Il
peut s’agir de l’une des communes (77) du Bénin ou d’autres pays africains. Le taux d’offre
d’employés domestiques à Cotonou a été calculé et les différents flux, appréciés. À partir du
taux d’accroissement annuel des ménages à Cotonou, fournis par les deux derniers
recensements (RGPH, 1992 et 2002 : 4,2 %), du profil migratoire des employés domestiques en
2002 et des paramètres6 fournis par l’enquête EFED, la taille et l’évolution de la main-
d’œuvre domestique non familiale ont été examinées sur la période 2002-2005. Les ressources

6 Deux paramètres fournis par l’enquête EFED ont été utilisés : (i) pourcentage de ménages utilisant une
main-d’œuvre domestique non familiale ; (ii) taille moyenne de la main-d’œuvre domestique non
familiale par ménage employeur.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 149

des techniques d’analyse factorielle des correspondances multiples et de la classification


ascendante hiérarchique ont été utilisées pour constituer des groupes d’employés
domestiques ou d’employeurs/recruteurs selon différents critères.

3 - PROFIL DES EMPLOYÉS DOMESTIQUES À COTONOU


Rappelons que les employés domestiques sont des personnes qui s’occupent des services
domestiques dans un ménage ordinaire. Au Bénin, ils sont généralement membres du
ménage qui les utilise ; ils cohabitent donc avec leur employeur (1re catégorie d’employés
domestiques décrits ci-dessus). On distingue les employés domestiques familiaux qui sont
souvent non rémunérés ou apparentés au ménage (CM ou conjointes du CM, filles/fils du
ménage, enfant/personne placé, etc.) et les employés non familiaux qui sont souvent sans lien
de parenté direct avec le chef du ménage, ou une personne qui ne vit pas habituellement dans
le ménage. Les résultats indiquent que les employés domestiques familiaux sont plus
fréquents (87,2 %) comparativement aux ménages non familiaux, relativement très peu
fréquents (12,2 %).

3.1 Sexe des employés domestiques


On espérait que les caractéristiques des employés domestiques (familiaux ou non) à Cotonou
et environs s’apparentent à celles observées dans d’autres pays du Sud telles que décrit dans
la littérature examinée précédemment. Les résultats obtenus vont dans le sens de cette
attente. Ils indiquent notamment que les emplois domestiques à Cotonou et ses environs sont
plus fréquemment assurés par les femmes (82,8 %), essentiellement par les femmes du chef
de ménage (36,6 %) ou les filles du chef de ménage (35,0 %), ou encore, les femmes chef de
ménage (19,1 %) ainsi que l’indique le tableau 1. Ci-après, nous consacrons exclusivement aux
employés domestiques non familiaux dont les caractéristiques, telles que décrites précé-
demment dans d’autres contextes que celui du Bénin, seraient fort susceptibles de coïncider.

3.2 - Profils des employés domestiques non familiaux

3.2.1 Âge et scolarisation/qualification professionnelle des employés domestiques non familiaux


Les employés domestiques non familiaux à Cotonou sont estimés à 28 857 personnes en juillet
2005 selon les estimations issues de l’EFED et du RGPH3. Tel qu’attendu, ils sont des filles
(89,6 %), non ou peu scolarisées. Ce sont généralement des mineurs (54,0 %) qui ont
commencé par servir dans les ménages avant l’âge de 14 ans7. L’analyse factorielle des
correspondances multiples et celle de classification ascendante ont montré que les employés
domestiques ne constituent pas un groupe homogène. Les ressemblances et dissemblances
observées permettent de distinguer quatre groupes ou profils d’employés domestiques non
familiaux en partant de ceux ayant un cursus scolaire ou professionnel sans lien avec le
domaine à ceux ayant des compétences rudimentaires acquises dans la sphère familiale.

7 Âge légal d’entrée dans un emploi au Bénin.


150 Villes du Sud

3.2.1.1 - Les démunis, faiblement scolarisés et sans formation professionnelle (DFSF)


Elles représentent 26,6 % des employés domestiques non familiaux. Elles sont majoritairement
(70 % d’entre elles) des jeunes de moins de 20 ans ayant très tôt quitté l’école principalement pour
des raisons d’échec (36,5 %), ou financières (21,7 %). Ces employées de maison, essentiellement
déscolarisés (au moins 94,8 %) sont sans qualification professionnelle et exercent exclusivement
"ce métier" pour gagner de l’argent. Elles estiment, par ailleurs, que la décision de faire ce travail
est une initiative strictement personnelle pour couvrir des besoins de subsistance.

TABLEAU 1

Indicateurs de profil de la main d’œuvre domestique


à Cotonou et ses environs en 2005
Sexe du chef de ménage (CM)
Ensemble
Masculin Féminin
Taille moyenne des ménages 4,4 3,9 4,3
% des ménages dirigés par… 72,6 27,4 100
% des ménages utilisant une main-d’œuvre
87,9 87,8 87,8
domestique exclusivement familiale
% des ménages utilisant une main-d’œuvre
2,0 2,2 2,0
domestique exclusivement non familiale
% des ménages utilisant une main-d’œuvre
12,1 12,2 12,2
domestique non familiale
Nombre total de ménages enquêtés 3178 1202 4380

Nombre de personnes à charge


des services domestiques
1 55,1*** 47,8 53,1
2 24,4 29,5 25,8
3 10,4 13,3 11,2
4 5,6 5,2 5,5
5 ou plus 4,6 4,2 4,5
Moyenne 1,8 1,9 1,9
Sexe des personnes à charge des services domestiques
Femmes 79,6*** 90,9 82,8
Hommes 20,4 9,1 17,2
Lien des personnes à charge des services domestiques avec le CM
Chef de ménage 9,6*** 43,3 19,1
Époux (ses) 44,9 4,7 33,6
Enfants du CM 33,8 37,9 35,0
Père ou mère du CM 0,7 0,8 0,7
Beaux parents directs du CM 1,5 0,5 1,2
Petits fils ou petites filles du CM 0,9 3,8 1,7
Autres parents 5,0 4,0 4,7
Enfants placés ou confiés 0,9 1,6 1,1
Sans lien de parenté 2,7 3,3 2,9
Catégorie de main-d’œuvre domestique
Familiale 91,3 91,1 91,3
Non familiale 8,7 8,9 8,7
Nombre total de personnes à charge des
travaux/services domestiques dans les 4380 5857 2306 8163
ménages enquêtés
Seuil de significativité du Chi deux de Pearson : * = p < 0,05 ; ** = p < 0,01 ; *** = p < 0,001
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 151

3.2.1.2 - Les filles non scolarisées sans formation professionnelle (FNSF)


Cette catégorie (48,4 % de l’ensemble des employés domestique non familiaux) est constituée
(à 90 %) de filles jamais scolarisées qui participaient aux activités de subsistance de leurs
parents avant d’être enrôlées dans l’emploi domestique. Elles ont déjà une certaine
expérience dans le métier, il ne reste qu’à la parfaire au regard du mode de vie que mène
l’employeur.

3.2.1.3 - Les mi-artisans, mi-domestiques (MAMD = 13,9 %)


Ce sont de jeunes filles ayant une qualification professionnelle (46,7 % d’entre elles) ou en
instance de l’avoir (40,0 %). Leur passage dans le secteur de l’emploi domestique vise la
recherche de moyens pour couvrir les dépenses relatives à leur formation professionnelle. La
moitié est âgée de 18 à 24 ans.

3.2.1.4 - Les aides familiales scolarisées (AFS = 11,1 %)


Ce sont essentiellement des élèves qui pour des raisons d’accessibilité géographique vivent
dans des ménages pour poursuivre leur étude. Outre les activités scolaires, ils exercent
d’autres qui s’articulent en fonction de l’unité de production et de consommation qui les
héberge. La plupart (83,3 %) ont moins de 20 ans et continuent de fréquenter8. Deux sur trois
(64,6 %) ont atteint un niveau secondaire. Ils déclarent que le cinquième (20,8 %) des frais liés
à leur scolarisation sera assuré par leurs parents biologiques. Le reste est couvert par la
générosité d’autres parents (50 %) et de leurs tuteurs (29,1 %).
Les différences entre ces quatre groupes mettent en exergue les traits caractéristiques des
facteurs qui sous-tendent l’offre de main-d’œuvre domestique notamment enfantine. Elles
indiquent par la même occasion les mécanismes de rupture dans le parcours des enfants qui
pourraient être des mobiles d’enrôlement dans le secteur des services domestiques. Bref on y
note que la pauvreté en terme de capacité des ménages à subvenir aux besoins de base des
membres plus jeunes, d’accessibilité géographique et financière aux opportunités éducatives
et la capacité de rétention du système scolaire participent à l’enrôlement temporaire ou
définitif des enfants.

3.2.2 - Condition de travail des employés domestiques non familiaux


Selon l’article 6 de l’arrêté n 26 du 14 avril 1998 fixant les conditions de travail domestique en
République du Bénin, le nombre d’heures du travailleur de maison ne peut excéder 50 heures
par semaine. Les heures effectuées au-delà des 50 heures sont supplémentaires et doivent être
rémunérées suivant les taux prévus à l’article 7. Le même texte précise que lorsque l’employé
de maison est logé (article 5, al.1 de l’article n° 26 sur les conditions générales d’emplois des
domestiques), il est recommandé qu’un local répondant aux normes d’hygiène et contenant le
mobilier adéquat, lui soit fourni. L’employeur est ténu d’assurer la sécurité et le bien-être de
l’employé. Et en ce qui concerne les enfants, ils ne peuvent être employés à un travail effectif
de plus de 8 heures par jour.
Les résultats obtenus dans cette étude révèlent que les employés domestiques travaillent en
parfaite ignorance de ces textes et de ces normes requises en matière de droit de travail. Ils
vivent en majorité chez l’employeur et y prennent les principaux repas de la journée. Et,

8Ces enfants de moins de 20 ans qui continuent à aller à l’école sont très peu nombreux dans la
population totale des employés (12,7 %).
152 Villes du Sud

comme l’a noté Juréidini (2003) au Liban, ils jouissent moins de temps de repos puisqu’ils
travaillent 7 jours sur 7 (83,0 %) et généralement au-delà des 8 heures requises par jour
(92,4 %). La propreté du domicile des employeurs leur incombe : nettoyage de la maison
(84,5 %), vaisselle (81,0 %), lessive (67,1 %), corvée d’eau (61,6 %), autres travaux de cuisine
(59,3 %).

3.2.3 – Milieu de provenance des employés domestiques non familiaux


Les résultats obtenus indiquent que les employés domestiques proviennent, dans l’ensemble,
des milieux misérables, notamment de parents agriculteurs/pêcheurs ou ouvriers/artisans,
souvent illettrés et généralement polygames avec en moyenne deux (2) épouses et 8,2 enfants
nés vivants. La moitié est du groupe ethnique (majoritaire) Fon et apparentés. Cette main-
d’œuvre provient essentiellement de l’intérieur du pays (67,1 %) (tableau 2). Ceux venant de
l’extérieur (19,6 %) proviennent de l’Afrique occidentale, notamment, du Togo (14,6 %), du
Nigeria (2,5 %), du Niger (1 %) et des autres pays de la sous région (2,1 %). Ce flux migratoire
en direction de Cotonou croît aussi bien pour les immigrants internes que pour les externes.
Les figures 1 et 2 illustrent assez bien les zones pourvoyeuses.

TABLEAU 2

Répartition (%) des employés domestiques résidant à Cotonou en juillet 2005


selon leur statut migratoire.

Statut migratoire % Effectif

Natifs sédentaires 13,3 3838

Immigrants internes 67,1 19363

Immigrants externes 19,6 5656

Total 100 28857

Source : Calculs et estimation à partir des données du RGPH-3 et de l’enquête EFED

La figure 1 indique que le taux d’offre de la main-d’œuvre domestique à Cotonou est variable
d’une région à l’autre. Marginal (0,1 % à 0,9 %) ou nul dans le Nord du Bénin (excepté
Djougou) et les communes de production des cultures de rente, il croît avec le niveau
d’urbanisation lorsqu’on passe des communes abritant les villes secondaires (1 – 2,4 %) à
celles qui hébergent les principales villes (> 2,5 %) du pays. Les facteurs explicatifs de cette
configuration de l’offre de main-d’œuvre domestique sont de trois ordres : la culture, la
pauvreté des ménages et les limites du système scolaire.
La quasi-inexistence d’offre de main-d’œuvre domestique par la région du Nord-Bénin
(Banikoara, Kérou, Gogounou, Sinendé, Pèrèrè, N’dali), majoritairement peuplée de
Baatonnu, serait d’ordre culturel. L’histoire renseigne en effet que le peuple Baatonnu est
constitué essentiellement de « princes » ou de personnes de grande renommée sociale qui
considèrent comme une humiliation le fait de laisser les siens travailler pour autrui. À ce titre,
le paysan Baatonnu préfère de loin vivre avec ses enfants et suivre de près leur éducation.
C’est justement cet orgueil qui amenait le Baatonnu pendant la colonisation à suppléer les
enfants d’esclaves à ses propres enfants pour les exigences de la scolarisation. C’est dire que
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 153

très peu de contraintes réussiront à le convaincre de livrer ses enfants à une quelconque
aventure de migration. Par contre, la forte représentation de la commune de Djougou
(peuplée de Dendi) dans la main-d’œuvre domestique à Cotonou semble répondre à une
logique de migration commerciale par laquelle ce groupe ethnique se singularise. Les Dendi
sont des migrants commerçants disséminés un peu partout en Afrique de l’Ouest (Bénin,
Niger, Mali…). Majoritairement installés dans le Nord du Bénin, ils participent autant à la
production agricole qu’aux activités commerciales. Leur pratique culturelle reste dominée
par l’islam. Chez les Fon des communes d’Agbangnizoun, de Zogbodomey, de Zakpota, de
Djidja… la norme sociale admet que les parents assurent la scolarisation des enfants jusqu'à
10 ans environ. Après cet âge, c’est à l’enfant d'apporter des ressources à la famille, d'où la
tendance à une forte émigration (MFPSS et ambassade royale du Danemark, 2002, p. 21).
Par ailleurs, les familles sont généralement pauvres et ont besoin de revenu, même minime,
que les enfants apportent par leur travail pour la survie (alimentaire, socioéconomique). Une
certaine contrainte de liquidité ne leur permet pas, non plus, de faire face au coût de
scolarisation, c’est-à-dire, l’achat de manuels et autres fournitures scolaires, ce qui conduit les
parents à une étude des coûts d’opportunité. Souvent, l’école est considérée comme une
forme d’épargne forcée qui ampute le revenu familial ; ce qui empêche de scolariser
durablement les enfants. Le taux de travail des enfants et celui de la scolarisation sont ainsi corrélés
à la capacité financière familiale. Les enfants travaillent parce que les régions d’où ils viennent
sont extrêmement pauvres, trop pauvre pour maintenir un système scolaire efficace et
accessible à tous.
La thèse de la pauvreté alimentaire reste toutefois discutable. En février 2002, dans 7 cas sur
10, les communes du Bénin avaient très peu alimenté la ville de Cotonou en main-d’œuvre
domestique. Ces communes appartiennent essentiellement à deux régions opposées sur le
plan alimentaire : la région de pleine couverture alimentaire (1 790 Kcal/personne/jour) qui
part de la latitude de Kandi, au Nord, à celle d’Allada, au Sud (MECAG-PD, 2001, p. 148) et
celle de déficit structurel (220 Kcal/personne/jour) caractérisé par trois poches de pauvreté (la
bande côtière, le plateau d’Abomey et la vallée du Niger). De même, les mouvements récents
d’employés domestiques en direction de Cotonou (figure 2) n’apportent guère de clarification
en faveur de cette thèse. Il s’agit beaucoup plus d’un renforcement d’anciennes tendances
auquel s’est ajouté un mouvement plus accru entre les autres villes et Cotonou. Il s’ensuit que
les véritables mobiles de la forte tension de la main-d’œuvre domestique sur Cotonou sont à
rechercher ailleurs.
Notons, enfin, que le système éducatif du pays est inadapté à la réalité de la grande majorité
de ces familles démunies des régions de provenances des employés domestiques non
familiaux. Si les enfants travaillent, c’est en grande partie parce que l’école ne permet pas de
rencontrer les exigences et les besoins de certaines classes de la population. D’une part, l’école
coûte beaucoup chère parce qu’il faut payer les coûts directs de la scolarité (uniforme et du
matériel scolaire), et, d’autre part, parce qu’il ne s’agit pas de scolariser un ou deux enfants,
mais souvent plus de six enfants dans ces régions où les ménages ont en moyenne 8 enfants.
Aussi, les enfants n’on souvent pas la possibilité pratique d’aller à l’école, soit tout
simplement parce qu’il n’y en a pas dans le quartier ou dans le village de provenance, ni dans
les environs, soit par manque d’enseignants. Le taux d’absentéisme des enseignants, souvent
non qualifiés, sous payés ou irrégulièrement payés, est important, soit sous forme de
mouvement de grève prolongés ou répétés, soit par simple absence en classe de ces
enseignants qui doivent gagner leur vie en dehors de leur activité d’enseignement. Dès lors, il
154 Villes du Sud

devient incohérent de demander aux familles de consentir le sacrifice financier d’envoyer ou


de maintenir leurs enfants à l’école. Il ne s’agit que d’un manque à gagner : les enfants ne
travaillent pas et ne contribuent donc pas à la survie de la famille et, l’école, d’autre part, ne
leur apporte pas, à leur sens, ce qu’elles demandent ou qu’elles pourraient y attendre. Enfin,
il ne faut pas oublier les effectifs pléthoriques des classes (plus de 80 élèves souvent), les
quantités insuffisantes du matériel pédagogique mis à la disposition des enseignants et la
salubrité insuffisante des endroits d’apprentissage qui favorisent le faible rendement du
système éducatif.

4 - PROFIL DES MÉNAGES EMPLOYEURS


D’après les résultats du RGPH-3 et de l’EFED, en 2005, un ménage sur huit à Cotonou
emploie un travailleur domestique non familial contre un sur dix en 2002. Les ménages
employeurs sont généralement dirigés par des hommes (67,6 %). Dans l’ensemble, ils sont
instruits et ont au moins le niveau secondaire (59,9 %). La majorité est occupée (82,6 %) et
travaille dans le secteur informel (56,3 %) ou formel (43,7 %). À l’instar des employés
domestiques, les ménages employeurs ne constituent pas un groupe homogène. Les
similitudes et divergences observées dans les traits qui les caractérisent permettent de
distinguer trois types de ménages entre précarité et confort.

4.1 - Les ménages de standing élevé et de chefs hautement instruits (MSEI)


Ils constituent 39,0 % des ménages utilisant un employé domestique. Ce sont des ménages
dirigés par de hauts cadres9 opérant dans le secteur formel privé ou public et vivant dans des
habitations de haut standing. En principe, leur assiette financière permet de répondre sans
aucune gêne aux salaires de leur(s) employé(s).

4.2 - Les ménages de standing bas aux chefs jeunes travailleurs dans l’informel
(MSB-JI)
Ils constituent la moitié des ménages utilisateurs d’employés domestiques. Ce sont des
ménages dirigés par des jeunes (20 à 35 ans) dans lesquels seuls les chefs travaillent le plus
souvent dans le secteur informel (commerce, artisanat). Ici, les activités économiques
qu’exercent les employés domestiques s’inscrivent à l’intérieur de celles de leurs employeurs.
Ces derniers sont généralement, non instruits (25 %) ou de niveau médiocre10 (40 %). On y
rencontre beaucoup de femmes (70 %) entreprenantes.

4.3 - Les ménages à chefs âgés inactifs de sexe féminin (MAIF)


Ils sont peu fréquents, seulement 11 %. Ces ménages sont dirigés par des femmes âgées de
50 ans et plus et inactives (63,4 %) vivant dans des habitations de standing relativement élevé.
Ici, il n’y a quasiment pas d’enfant à bas âge à entretenir. La présence de la main-d’œuvre
domestique répond beaucoup plus à des besoins d’assistance sociale qu’à une logique
économique.

9 De professions scientifiques, libérales ou assimilées, soit des cadres administratifs ou commerciaux


supérieurs (3 cas sur 4).
10 Ils sont incapables de lire, écrire ou compter facilement en français
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 155

16,0 14,6

14,0 0%
12,0 0,1 %-0,9 %
10,0 1,0 %-2,4 %
8,0
2,5 %-4,9 %
6,0
5,0 %-7,4 %
4,0
2,5
2,0 7,5 %-9,9 %
2,0 1,0
0,1 0,4
0,0 10,0 %-14,9 %
0,0
15,0 %-23,0 %
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Bu

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Malanville
Af

Karimama

Banikoara
Kandi
Tanguiéta
Kérou Ségbana
Toucountouna Matéri Kouandé Gogounou

Cobly Kalalé
Sinendé
Natitingou
Boukoumbé Péhonco Bembérékè
Nikki
Copargo N’dali
Djougou
Pèrèrè
Ouaké
Parakou
Tchaourou
Bassila

Ouèssè
Bantè
Zogbodomey
Glazoué
Savè
Savalou Covè Zagnanado
Za-kpota
Dassa Abomey

Djidja Bohicon
Agbangnizoun
Aplahoué
Kétou
Ouinhi
Klouékanmè
Pobè
Adja-Ouèrè
Toviklin Bonou
Lalo Sakété
Djakotomey Adjohoun
Dogbo Ifangni
Lokossa Avrankou
Bopa Adjara Dangbo
Houéyogbé P. N
Athiémé
Cotonou
Comé G. popo Kpomasse S. Podji Aguégués Ab calavi
Ouidah

FIGURE 1
Proportion (%) des employés domestiques résidant à Cotonou
en février 2002 selon la commune ou le pays de provenance
156 Villes du Sud

0%
25, 0 22,6
0,1 %-0,9 %
20, 0
1,0 %-2,4 %
15, 0
2,5 %-4,9 %
10, 0
5,0 %-7,4 %
5, 0 2,7 1,9 7,5 %-9,9 %
1,5 0,4
0,1 0,0
0, 0
10,0 %-14,9 %
15,0 %-23,0 %
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Banikoara
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Tanguiéta
Kérou Ségbana
Toucountouna Matéri Kouandé Gogounou

Cobly Kalalé
Sinendé
Natitingou
Boukoumbé Péhonco Bembérékè

Nikki
Copargo N’dali
Djougou
Pèrèrè
Ouaké
Parakou
Tchaourou
Bassila

Ouèssè
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Glazoué
Savè
Savalou Covè Zagnanado
Za-kpota
Dassa Abomey

Djidja Bohicon
Agbangnizoun
Aplahoué
Kétou
Ouinhi
Klouékanmè
Pobè
Adja-Ouèrè
Toviklin Bonou
Lalo Sakété
Djakotomey Adjohoun
Dogbo Ifangni
Lokossa
Bopa Adjara Dangbo
Houéyogbé
P. N Ab calavi
Athiémé
Aguégués
Ouidah
Comé G. popo Kpomasse Cotonou S. Podji So-Ava

FIGURE 2
Proportion (%) des employées domestiques résidant à Cotonou en février 2002 et
qui sont arrivés entre 2000 et 2001, selon la commune ou le pays de provenance
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 157

4.4 – Profil de l’utilisateur ou responsable de l’employé au sein du ménage


Au sein des ménages, les employés domestiques sont sous la tutelle de certains membres ayant
pris l’initiative de leur recrutement/enrôlement. Ce sont généralement des femmes (68,0 %)
appartenant au groupe ethnique Fon et apparentés (59,6 %). Elles sont « des indépendants »
(55,9 %) de l’informel (51,1 %) qu’on peut répartir entre commerçants/vendeurs (32,0 %) et
artisans/ouvriers (21,3 %). La majorité est mariée ou en union libre (69,9 %). L’analyse de
classification ascendante suggère de regrouper ces personnes ayant la tutelle de l’employé
domestique en quatre catégories.

4.4.1 - Les commerçantes et artisanes (CA)


C’est le de 49,3 % des ménages. Utilisateurs potentiels de main-d’œuvre domestiques, ces
personnes sont généralement des femmes (76,9 %) opérant dans le secteur informel
(commerce, vente, artisanat, corps de métier) et non instruites ou de niveau médiocre pour
celles qui ont été à l’école (73,9 % de ceux ayant été à l’école ont au mieux le niveau primaire).

4.4.2 - Les Yoruba musulmans faiblement instruits (MYFI = 9,2 %)


Assez proche de la catégorie précédente, ils se singularisent par leur appartenance au groupe
ethnique Yoruba et apparenté.

4.4.3 - Les Fons hauts cadres (FHC = 23,2 %)


Contrairement à la première catégorie d’employeurs, constitués en grande majorité de
femmes faiblement instruites, on retrouve ici des hommes (55,6 %), hauts cadres ou de
profession libérale et assimilés (96,8 %) et majoritairement du groupe ethnique fon et
apparentés (7 cas sur 10).

4.4.4 - Les personnes âgées retraitées ou ménagères (PARM = 18,4 %)


C’est le groupe des personnes du « troisième âge ». Les employeurs de cette catégorie sont
des inactifs. Ils prennent sans doute les employés de maison à cause de leur âge avancé.
Tous ces résultats attestent que l’utilisation de la main-d’œuvre domestique non familiale
répond à des contingences professionnelles, à des logiques économiques ainsi qu’aux besoins
d’assistance sociale. Elle n’est donc pas l’apanage d’une catégorie spécifique. Toutes les
couches sociales y ont recours, à des degrés divers mais dans des termes différents.

CONCLUSION
Alors que l’on insiste tant aujourd’hui sur l’importance de l’éducation et des qualifications
dans la flexibilité du capital humain, plusieurs régions du Bénin ou de ses pays voisins ne
voient dans leurs populations qu’une ressource exportable sous forme d’une main-d’œuvre
domestique peu chère et non qualifiée. C’est la conclusion à laquelle conduit les résultats de
cette étude. Ils montrent notamment que le phénomène des employés domestiques non
familiaux prend de plus en plus d’ampleur. L’analyse de la dynamique du secteur indique
qu’en cinq ans, la main-d’œuvre domestique non familiale à Cotonou a quasiment doublé,
passant de 15 870 en décembre 2001 (selon le RGPH3) à 28 857 en juillet 2005 selon l’EFED,
soit un accroissement annuel moyen de 18,6 %. Ces employés domestiques, en majorité des
158 Villes du Sud

femmes (83 %) provenant de diverses régions du Bénin ou de ses pays voisins, sont beaucoup
plus de jeunes enfants surexploités et constamment violentés.
Comme on peut s’en douter, en effet, les employés domestiques effectuent une multitude de
taches, des plus légères aux plus lourdes. Une activité principale du travail des enfants
employés domestiques est la garde des enfants. Cela s’explique par les faibles mesures
relatives à la promotion du travail féminin et de la scolarisation des enfants. Ces mesures
insuffisantes se traduisent notamment par des problèmes liés à l’absence de certaines
infrastructures de gardiennage des enfants ou des bébés. Car, en réalité, la nécessité du
travail domestique par les mineurs à Cotonou, comme dans la plupart des autres villes de la
sous-région, apparaît bien souvent comme une conséquence de cette absence du système de
garderie. Les innombrables autres petits métiers dans le commerce et dans l’artisanat
constituent d’autres filières d’exploitation des employés de maison. Il s’agit d’enfants
apprentis ou aides, qui fabriquent des chaussures, confectionnent des vêtements, ou qui
travaillent dans des ateliers non formels, de couture, de réparation de véhicules divers
(engins à deux roues, voitures, etc.), de teinture, de peinture, etc. Ces enfants sont soumis aux
conditions de travail les plus pénibles.
Les enfants les plus touchés par les travaux domestiques sont de petites filles, et ce, parfois
dès l’âge de moins de 5 ans ; elles sont d’ailleurs surnommées « les petites bonnes ». Leur
exploitation prend la forme de l’esclavage puisqu’elles sont contraintes à travailler pendant
de nombreuses heures par jour ; elles sont privées d’un droit fondamental : la scolarisation.
Elles se font brimer, humilier, violenter et battues. Tout comme dans les autres pays du Sud,
il est possible qu’elles soient abusées sexuellement ou qu’elles tombent enceinte pour
certaines, ou encore, qu’elles soient vulnérables à l’infection par les IST/VIH/sida pour
d’autres et jetées à la rue par leurs employeurs ; elles sont, en outre, probablement exposées à
la prostitution, la toxicomanie et la délinquance comme c’est le cas dans divers autres pays
du monde. Malheureusement, les données utilisées ici ne permettent pas un tel raffinement
de la description des profils de ces employés domestiques, notamment non familiaux.
Aujourd’hui, compte ténu des caractéristiques observées, le phénomène des employés
domestiques est non seulement préjudiciable au développement des enfants (donc à l’atteinte
des objectifs de la scolarisation pour tous et de la lutte contre les IST/VIH/sida ou contre les
mortalités infanto-juvénile et maternelle, Objectifs clés du millénaire pour le développement),
mais aussi au développement des populations du pays (urbaine comme rurale), notamment
en matière de santé et de sécurité (délinquance, criminalité, toxicomanie, etc.). Selon les
travaux évoqués dans ce papier à cet effet, la solution idéale pour sortir de cet engrenage
serait l’effectivité de l’école obligatoire et gratuite pour tous les enfants ; mais la satisfaction
de cet objectif se trouve des plus complexes. En effet, les limites d’accueil et le manque
d’adaptation de l’offre à la demande d’enseignement, d’une part, et la situation d’extrême
pauvreté influençant la demande d’éducation, d’autre part, continuent de priver des milliers
d’enfants de toute scolarisation. En conséquence, même si les textes nationaux et la longue
lutte du BIT, de l’UNESCO et de nombreuses autres ONG semble porter ses fruits, les effets
de ses fruits semblent encore insuffisants et les actions à accomplir demeurent importantes et
complexes afin que l’exploitation des enfants dans les emplois domestiques ne devienne
qu’une simple vision du passé.
À cet effet, engager des recherches sur les emplois domestiques nous paraît d’une priorité
incontournable ; car les résultats présentés ici montrent que le sujet n’est pas aussi connu
qu’on pourrait l’imaginer. Les recherches devront mettre l’accent sur les conditions
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 159

d’enrôlement dans l’emploi et les conditions de travail en vue des dispositions contractuelles
solides et légalement applicables dans un contexte général caractérisé par une profonde
indifférence au traitement des employés de maison.

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Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 161

ANNEXE

Éléments essentiels du cadre juridique que les principaux acteurs


du marché de l’emploi domestique doivent savoir
Profil socio-économique des employés
) L’âge minimum d’admission à l’emploi est de 14 ans
) Scolarisation des enfants jusqu’à l’âge de 14 ans au moins

Termes de l’emploi
) Le contrat de travail doit être passé verbalement ou par écrit
) Interdiction de tromper les parents et les enfants sur la nature et les termes de
l’emploi
) Faire subir à l’employé un examen médical avant l’embauche.
) L’employé a droit à un salaire payé en espèces et qu’il est libre d’en disposer à son gré
) Le salaire doit être payé à intervalles réguliers ne pouvant excéder un mois pour les
travailleurs dont la rémunération est stipulée en mois
) L’employé a droit à un salaire qui ne peut être inférieur au salaire minimum
interprofessionnel garanti (SMIG)
) L’employé logé, nourri soigné a droit à salaire égal au moins à 25 % du salaire de sa
catégorie
) Le déplacement des enfants de moins de 18 ans à l’intérieur ou à l’extérieur du pays
est subordonné à des formalités administratives (autorisation de l’autorité locale,
autorisation parentale, enquête de moralité sur l’intermédiaire, enquête de moralité sur
la famille d’accueil, attestation de garde)

Conditions de travail
) La durée hebdomadaire de travail ne peut excéder 50 heures.
) Les heures supplémentaires sont rémunérées à un taux majoré
) L’enfant travailleur doit avoir au minimum 12 heures consécutives de repos y compris
la période de nuit allant de 21 h à 5 h du matin
) Le repos hebdomadaire est de 48 h dont le repos dominical obligatoire
) Les congés annuels sont de 24 jours ouvrables et doivent être payés
) La date de départ en congé est fixée d’accord parties entre l’employeur et le salarié
) Les travaux de nuit sont interdits aux enfants travailleurs de moins de 18 ans
) Les travaux pouvant affecter le développement physique, psychologique et
intellectuel de l’enfant travailleur sont proscrits
) L’employé logé a droit à un local répondant aux conditions d’hygiène et comprenant
le mobilier convenable
) Aménager le salarié contre les accidents et les maladies pour son bien être physique,
mental et social
) Prime à l’employé ayant au moins trois ans d’ancienneté dans un même ménage
L’ÉMANCIPATION RÉSIDENTIELLE DES
JEUNES : UNE ANALYSE DE
L’EXPÉRIENCE DES HOMMES
DE TROIS GÉNÉRATIONS À DAKAR

Alioune DIAGNE
Institut de recherche pour le développement (IRD),
Université Cheikh Anta Diop, Sénégal

UCAD/IRD-Équipe JEREMI
Alioune.Diagne@ird.sn

Le passage à l’âge adulte est une période au cours de laquelle les jeunes sont appelés à
franchir certaines étapes décisives pour la suite de leur existence sociale (entrée dans la vie
professionnelle, mariage et accès à un logement autonome). C’est au cours de cette période
que les nouvelles générations quittent, progressivement, l’univers de leurs origines (la
famille, l’école…) et commencent à réaliser les héritages (socioculturels, éducatifs,
économiques) dont elles sont porteuses (Blöss, 1997). Dans cette transition, le départ des
jeunes du domicile familial occupe une place importante. Il en constitue un des temps forts
dans la mesure où il marque l’accès à la pleine indépendance et début d’une nouvelle vie
hors du foyer parental (Diagne, 2006).
Dans la littérature en sciences sociales, de nombreux travaux ont été consacrés à la
problématique de l’émancipation résidentielle des jeunes, en particulier dans les pays du
Nord (Godart, F. et al., 1988 ; Leliévre, E., 1990 ; Courgeau, D., 2000). Dans ces pays, les études
ont montré que l’autonomie résidentielle est un processus de plus en plus complexe et qui
s’étale sur des périodes de temps plus longues que par le passé. Pour les auteurs, le départ
des jeunes du domicile familial serait de plus en plus lié à d’autres événements du cycle de
vie, comme la formation d’un couple, la poursuite d’études ou l’insertion professionnelle. Ces
événements peuvent coïncider dans le temps ou se succéder sans suivre un ordre particulier,
les éventuels allers-retours entre domicile parental et logement indépendant complexifiant
encore davantage l’analyse de ce phénomène (Courgeau D., 2000).
La situation se présente-t-elle dans les mêmes termes au Sénégal ? Comment à Dakar, la
capitale du pays, les jeunes passent-ils du statut d’hébergé à celui de locataire ou de
164 Villes du Sud

propriétaire ? Le calendrier et les mécanismes de l’accès à un logement autonome ont-ils été


modifiés par les effets de la crise économique qui perdure au Sénégal depuis ces vingt
dernières années ? Quels sont les facteurs qui peuvent influencer positivement ou
négativement le départ des jeunes du domicile familial ?
Pour répondre à ces questions, l’article comprend trois parties. Dans un premier temps, nous
présenterons brièvement les données et le contexte dans lequel les jeunes à Dakar sont
appelés à sortir du domicile familial et à accéder à un logement autonome. La seconde partie
traitera de la sortie de l’hébergement ou encore de l’émancipation résidentielle. Enfin dans la
troisième dernière partie de l’étude, nous essayerons d’identifier les facteurs qui peuvent
influencer positivement ou négativement le départ des jeunes du domicile familial et leur
accès à un logement autonome.

I. Données et contexte

I.1. L’enquête jeunesse et devenir de la famille à Dakar » : la principale de nos données


Si le processus d’émancipation résidentielle semble maintenant bien connu dans les pays du
Nord, il n’en est pas de même dans les pays africains où il existe très peu de recherches sur
cette problématique. Les rares travaux qui ont été menés au cours de ces dernières années,
notamment dans certaines capitales africaines (Dakar, Bamako, Yaoundé) indiquent toutefois
une tendance à une émancipation résidentielle de plus en plus tardive et à un maintien
prolongé des jeunes dans une situation de dépendance résidentielle (Antoine et al., 1991 ;
Tokindang, 1995 ; Marcoux et al., 1995 ; Golaz et al., 2006). Selon ces études, du fait de la crise
économique de ces dernières années et de ses conséquences sur le marché de l’emploi, les
jeunes des capitales africaines éprouvent de plus en plus de difficultés pour accéder à un
logement indépendant et débuter une nouvelle vie hors du foyer parental.
Dans cette étude nous nous intéressons à la situation des jeunes à Dakar, la capitale du
Sénégal. Il s’agit d'expliquer le comportement résidentiel des jeunes à Dakar et de voir
comment celui-ci évolue au regard du cycle de vie professionnel et familial. Pour mener à
bien cette recherche, l’étude s’appuie sur l’exploitation des données de « l'Enquête jeunesse et
devenir de la famille à Dakar », réalisée en 2001, par l’IRD et l’IFAN. Cette enquête avait pour
but d’étudier les conséquences de la crise que traverse l’économie sénégalaise sur le
comportement démographique des populations dakaroises. Au total 546 ménages dakarois ont
été enquêtés. L’enquête ménage effectuée préalablement a servi de base au tirage d’un sous
échantillon pour l’enquête biographique après stratification par âge, sexe et cohorte de
naissance ; 1 290 biographies ont été recueillies. Les cohortes de naissance retenues dans cette
base de données1 ont connu des contextes économiques, sociaux et politiques fort varié. Elles
sont arrivées sur le marché du logement à des périodes différentes et ont traversé certaines
étapes importantes de leur vie (l’entrée sur le marché du travail et sur le marché matrimonial,
etc.) à des moments différents. Les effets de génération représentent, donc, la trace spécifique

1 Il s’agit des groupes d’individus nés entre 1942-1956, 1957-1966 et 1967-1976. Les personnes de la
génération 1942-1956 ont eu 20 ans entre 1962 et 1976, ceux de la génération 1967-1976 viennent d'avoir
leurs 20 ans entre 1987 et 1996. Autrement dit, la génération 1967-1976 rend compte de situation connue
dix ans avant la plus jeune génération, la génération 1957-1966, 20 ans plus tôt et la plus ancienne
génération 32,5 ans avant
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 165

qu’a laissée l’histoire et qui peut avoir des conséquences sur le comportement résidentiel
futur des individus.
Les données qui sont présentées dans cette recherche proviennent de l’exploitation des données
de l’enquête biographique. Ces données permettent de faire des analyses couvrant l’ensemble de
la vie de l’individu depuis sa naissance jusqu’à la date de l’enquête. Ainsi, on peut connaître à
chaque instant du temps, les différentes caractéristiques d’un individu, comme par exemple son
niveau d'instruction, sa situation par rapport à l’emploi, son état matrimonial, son statut
résidentiel, etc. Pour rendre compte du passage d’un état à un autre, différentes analyses sont,
ensuite, possibles. Certaines de ces analyses sont purement descriptives (Kaplan-Meier.) et
d’autres sont explicatives en recourant à des modèles de Cox (1972) par exemple. Elles
permettent de prendre en considération les divers états traversés par l’individu et de prendre en
compte la dimension du temps dans l’analyse causale (Bocquier, 1996).
L’émancipation résidentielle des jeunes est appréhendée dans cette étude sous l’angle de
l’accès à un premier logement indépendant. Il est défini comme étant le passage d’une
situation d’hébergé à une situation de locataire ou de propriétaire. Si cette transition semble
facilement saisissable car s’accompagnant d’un changement de logement2 et de statut
d’occupation (l’individu quitte le domicile familial pour accéder à un logement indépendant),
il n’en demeure pas moins que dans certains cas, elle peut être plus complexe et difficile à
saisir en particulier dans le contexte dakarois où l’autonomie résidentielle des jeunes est le
plus souvent ponctuée par une série d'étapes transitoires3. Cette situation nous conduit à
émettre certaines hypothèses que nous tenterons de vérifier dans cette recherche. Les effets de
la crise que traverse l’économie sénégalaise et la précarisation des modes d’entrée dans la vie
professionnelle qui s’en suit, devraient se traduire par une émancipation résidentielle plus
tardive dans les jeunes générations. En effet, sans emploi fixe, sous employés ou inactifs, les
jeunes dakarois sont contraints de rester de plus en plus longtemps dans le domicile familial
et accèdent plus tardivement à un logement autonome. De même, du fait du renchérissement
du coût des logements à Dakar, nous nous attendons à ce que les événements de la vie
familiale (comme le mariage ou la naissance d’enfants) influencent négativement le départ
des jeunes du domicile familial et l’accès à un logement autonome. En effet, même marié ou
ayant des enfants, les jeunes resteraient dans le domicile familial parce que n’ayant pas les
moyens de faire face aux nombreuses charges inhérentes à l’entretien d’un ménage.
Pour vérifier ces hypothèses, les analyses portent uniquement sur les hommes. Le fait que la
société sénégalaise soit de type patrilinéaire et virilocal conduit à des comportements
différentiels au niveau de la mobilité résidentielle entre les hommes et les femmes. Dans
cette société, dans l'éventualité d'un futur mariage, il revient en principe toujours à l'homme
de trouver un logement pour accueillir sa femme et ses enfants. La mobilité résidentielle des
jeunes femmes étant très contrôlée (le départ des femmes du domicile familial survient en
principe après le mariage) les femmes ont très peu accès à un logement indépendant ; même
mariées, les femmes continuent de se considérer comme étant hébergées par leurs maris4.

2 Il existe quelques exceptions à cette règle : les cas où un membre (dépendant) d’un ménage accède à sa
tête à la suite du décès de chef de ménage (héritage) ou bien par suite d’émigration du chef.
3 Des recherches menées dans certaines capitales africaines (Tokindang, 1995 ; Kuepie, 2002) ont montré

que dans la plupart des villes du continent la sortie de l’hébergement ne suit pas une logique et est le
plus souvent ponctuée par une série d’étapes à travers les réseaux d’hébergement.
4 Cette distinction entre les époux au niveau des biens du ménage tient en grande partie aux

comportements traditionnels et religieux. Les populations ont souvent du mal à se conformer au code
166 Villes du Sud

Pour toutes ces raisons, il semble nécessaire pour rendre compte de la problématique de
l’émancipation résidentielle des jeunes à Dakar de nous focaliser uniquement sur la
situation des hommes.

I.2. Contexte de l’étude : précarité sur le marché de l’emploi


Le Sénégal, comme la plupart des pays d’Afrique, traverse depuis la fin des années soixante-
dix, une crise économique et sociale profonde (Berg E., 1990 ; Duruflé G., 1994). Pour faire
face à cette crise, le gouvernement a adopté dés 1979, un programme de stabilisation, suivi
entre 1980 et 1985 d’un plan de redressement économique et financier (PREF). Dans la
période de 1985-1992, un plan d’ajustement à moyen et long terme (PAMLT) est venu
renforcer le processus d’ajustement pour placer l’économie sénégalaise sur les sentiers de la
croissance durable.
Ces programmes, se sont efforcés, pour l’essentiel, de réduire la demande globale afin de
l’adapter aux conditions de l’offre. Cependant ces efforts n’ont pas été suivis d’une réelle
maîtrise de la composante naturelle de la demande globale. Entre 1960 à 1997, le PIB par tête,
du Sénégal, en volume a diminué de 16 %. De 1980 à 1993, le PNB du Sénégal n’a augmenté
de 2,3 % par an soit nettement moins vite que la croissance démographique du pays, estimé à
environ 2,8 % par an (DPS, 1988). Avec la dévaluation du franc CFA intervenu en janvier en
1994, le pays va toutefois renouer avec la croissance. En effet, depuis cette date, la croissance
économique du pays apparaît plus soutenue et plus vigoureuse que par le passé. Entre 1994
et 2000, le taux de croissance annuel du pays va passer de 2,9 % à 5,5 % (Daffé et al., 2002) .
En tant que capitale du pays, Dakar, est le lieu de focalisation de la crise économique qu’a
connu le pays au cours des années quatre-vingt ; elle est caractérisée par une crise sévère de
l'emploi (Bocquier, 1996 ; Brilleau et al., 2002 ; Diagne, 2006). En 2002, plus de la moitié
(53 %) des chômeurs du pays habitaient la région de Dakar (ESAM, 2002). À cette date, le
taux de chômage dans la capitale était estimé à environ 17 % de la population active (contre
5,6 % pour l’ensemble du pays). Le révélateur de la gravité du chômage dans
l’agglomération dakaroise est incontestablement la forte proportion des jeunes en quête
d’un premier emploi. En 2002, la proportion des chômeurs parmi les 10-29 ans était estimée
dans l’agglomération dakaroise à 23 % (Brilleau et al., 2002). Outre la forte proportion de
jeunes se déclarant en situation de chômage, on note aussi dans l’agglomération dakaroise
une dégradation continue de l’offre d’emploi en direction des jeunes. En effet, du fait de la
crise économique de ces dernières années et ses conséquences sur le marché de l’emploi, les
jeunes sont de plus en plus obligés de s'adapter aux nouvelles réalités du marché de l'emploi
en devenant "moins regardant" quant à la qualité des emplois qu'ils exercent lors de leur
première insertion (tableau 1).
Cette adaptation passe par l'occupation des emplois les moins « qualifiés5 » et les plus
« précaires » qui sont les seuls disponibles sur le marché de l’emploi. L'occupation de ces

de la famille en vigueur dans le pays. Ainsi, dans une étude intitulée « la condition juridique et sociale de la
femme au Sénégal » Kader Boye (1987) montre que le législateur sénégalais a élaboré des lois garantissant
une communauté de biens du couple lors des unions. Malgré cette disposition de la loi, les femmes sont
exclues du partage des biens du ménage lors du décès du mari et cela ne concerne en priorité que les
garçons issus de cette union.
5 On rassemble sous ce vocable un groupe assez hétérogène comprenant les employés de commerce, le

personnel de maison (bonnes, boys, gardiens), les ouvriers non qualifiés, les manœuvres, etc. Les
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 167

emplois, étant devenue au cours de ces dernières années, pour la grande majorité des jeunes
dakarois, un passage quasi obligé pour s'insérer dans la vie professionnelle à Dakar et
apparaît comme une issue contre le chômage. Ce contexte économique défavorable a
d’importantes conséquences sur les trajectoires d’émancipation résidentielle des jeunes à
Dakar. Le manque d’opportunité de travail et la dégradation du marché de l’emploi se
traduisent par une plus grande dépendance des jeunes vis à vis des aînés et la prolongation
du séjour dans le domicile de leurs parents. Dans la partie qui suit nous allons voir comment
le processus d’émancipation résidentielle est-elle vécues par les jeunes qui sont issus des trois
groupes de génération prise en compte dans nos analyses.

TABLEAU 1

Répartition des actifs selon le type d'emplois et la génération à 25 ans (Hommes)

Génération de naissance
Type d’emplois
G1942-56 G1957-66 G1967-76

Cadre 12 0 0

Emploi qualifié 24 5 6

Emploi subalterne 30 33 25

Emploi non qualifié 15 25 30

Emploi dans la vente 8 15 10

Chômeur 7 6 13

Inactif 4 16 15

Total 100 100 100


Source : Enquête « Jeunesse et devenir de la famille à Dakar »/Enquête/2001.

II. Évolution de l’âge à la première émancipation résidentielle

II.1 Une émancipation résidentielle de plus en plus tardive


Pour mettre en évidence l'évolution de l'âge à la première émancipation résidentielle à Dakar,
nous avons eu recours à l'estimateur de Kaplan-Meier6. Cette technique permet de dégager à

personnes occupant ces emplois sont tous salariés mais ne bénéficient pas tous d'un contrat de travail
ou de fiche de paie.
6 L’élaboration des courbes Kaplan-Meier (ou de séjour) consiste à prendre sous observation à chaque

intervalle infinitésimal de temps les membres d’un groupe homogène exposés au risque de subir
l’événement étudié et ensuite de calculer les probabilités de transition pour chaque intervalle de temps.
On applique successivement ces probabilités aux survivants de l’évènement d’un groupe pour en
déduire les proportions appropriées aux différents groupes ayant subi l’événement, de même que ceux
qui ne l’ont pas subis. Les courbes obtenues représentent la distribution de la durée avant la réalisation
de l’événement. Habituellement pour résumer l'allure de la distribution, on calcule un indice de valeur
centrale, la médiane (ou deuxième quartile), qui correspond à la durée à laquelle la moitié (50 %) de la
cohorte est encore « survivante » à l'événement. Parfois, on calculera le premier quartile (25 %). Le
troisième quartile (75 %) est estimé moins fiable lorsque les données sont fortement tronquées en queue
168 Villes du Sud

partir des courbes de séjour certains éléments synthétiques de comparaison comme l'âge
médian, l'intensité du phénomène, etc. Pour mieux appréhender le caractère différentiel du
processus étudié nous avons considéré trois cohortes de naissance (1942-1956, 1957-1966 et
1967-1976) d’hommes ayant été socialisés à Dakar et ayant vécu des contextes sociaux
économiques différents.
Les courbes présentées ci-dessous représentent la proportion des individus « n’ayant pas
encore eu accès à un logement autonome à Dakar» ou plus exactement celle des individus
encore hébergés à chaque âge selon la cohorte de naissance (figure 1). L’examen des courbes
montre que l’émancipation résidentielle est plus tardive dans les deux plus jeunes
générations. Ces jeunes continuent donc la corésidence avec leurs familles d’origine même
lorsqu’ils atteignent des âges avancés. Pour preuve, alors que dans la génération des hommes
nés entre 1942 et 1956, l’âge médian de la sortie de l’hébergement est de 36 ans7, dans les
deux dernières générations (1957-1966 et 1967-1976) la situation est bien différente. En effet, pour
les jeunes issus des générations les plus récentes on remarque que plus de 75 % des individus
issus de ces deux groupes d’âges n’ont pas encore accès à uns logement autonome et sont
encore hébergés par leurs familles (figure 1).
L’analyse de l’évolution du calendrier d’émancipation résidentielle à partir des courbes de
survie de Kaplan-Meir a permis de dégager certaines tendances qui vont jusqu’ici dans le
sens de nos hypothèses : à savoir une sortie de moins en moins rapide des jeunes dakarois de
la situation d’hébergement.
Pour bien comprendre cette situation nous allons décrire comment le processus
d’émancipation résidentielle est vécu dans le temps relativement à d’autres événements aussi
importants dans les trajectoires d’insertion économique et sociale des jeunes. Les individus
qui sont soumis au risque d’une première émancipation résidentielle le sont aussi pour
d’autres événements de la vie qui marquent leur entrée progressive dans le monde des
adultes et l’accès à certains statut et rôles sociaux. Compte tenu de nos hypothèses de
recherche, nous nous limiterons à deux des événements les plus significatifs dans la vie des
jeunes : l’entrée dans la vie professionnelle et le mariage. L’objectif étant de montrer que dans
le contexte actuel de crise économique l’accès à un logement autonome étant de moins en
moins lié à l’entrée des jeunes dans la vie professionnelle et au début de la vie conjugale.

II.2. Émancipation résidentielle et entrée dans la vie professionnelle


L’entrée dans la vie professionnelle et l’autonomie financière qui en résulte constitue une
étape importante dans le processus d’émancipation résidentielle des jeunes. Elle constitue un
préalable pour sortir de chez les parents et débuter une nouvelle vie hors du foyer parental.
Dans ce cadre, on s’attend dans ce qui suit à ce que les deux événements soient fortement liés
et à ce que l’accès à l’emploi précède la sortie de l’hébergement. Qu’en est-il exactement ?
Comme on pouvait s’y attendre l’accès à l’emploi précède le plus souvent la sortie de la sortie
des jeunes du domicile familial. L’accès à l’emploi étant une condition préalable, nécessaire
pour sortir de l’hébergement. L’évolution des trajectoires professionnelles et résidentielles des
hommes à Dakar illustre bien cette situation.

de distribution. Lorsque l’événement est rare, le deuxième et le troisième quartile ne sont pas forcément
atteints et ne peuvent donc être calculés.
7 L’âge auquel la moitié des individus issus de cette génération (50 %) ont vécu l’événement étudié.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 169

En effet, comme le montre les figures ci-dessous dans le contexte dakarois les jeunes dakarois
ont tendance à s’insérer d’abord dans la vie économique avant de sortir de leur situation de
dépendance résidentielle. L’accès à l’emploi étant ainsi un préalable avant le début d’une
nouvelle vie hors du domicile familial. Cette situation a été observée dans chacune des
générations pris en compte dans nos analyses. L’écart entre les deux calendriers (sortir de
l’hébergement et accéder à un emploi rémunéré) est toutefois plus prononcé dans les plus
jeunes générations (figure 2).

Figure 1 : Proportions des hébergés à chaque âge et selon génération de naissance


chez les hommes ayant été socialisé à Dakar
Source : Enquête « Jeunesse et devenir de la famille à Dakar »/Enquête/2001

Figure 2 : Première émancipation résidentielle et accès à un premier emploi


pour les hommes nés entre 1942 et 1956
Source : Enquête « Jeunesse et devenir de la famille à Dakar »/Enquête/2001
170 Villes du Sud

Figure 3 : Première émancipation résidentielle et accès à un premier emploi


pour les hommes nés entre 1957 et 1966
Source : Enquête « Jeunesse et devenir de la famille à Dakar »/Enquête/2001

Figure 4 : Première émancipation résidentielle et accès à un premier emploi


pour les hommes nés entre 1967 et 1976
Source : Enquête « Jeunesse et devenir de la famille à Dakar »//Enquête/2001

Dans les deux plus jeunes générations les hommes restent de plus en plus longtemps dans le
domicile familial même lorsqu’ils ont un emploi rémunéré. Deux raisons peuvent être
avancées pour expliquer le maintien prolongé des jeunes travailleurs en situation de
dépendance résidentielle. D’une part, il se pourrait que même lorsqu’ils ont un emploi et sont
capables de se prendre en charge, certains jeunes préfèrent rester dans le domicile familial
pour permettre à leurs familles de bénéficier des revenus qu’ils tirent de leur travail. Dans ce
cadre, les jeunes resteraient plus longtemps en situation de dépendance résidentielle parce
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 171

que l’argent qu’ils gagnent par leur travail leur permet aussi de contribuer économiquement
dans les ménages auxquels ils sont issus. L’émancipation résidentielle de plus en plus tardive
apparaît donc pour ces jeunes comme une stratégie leur permettant de « maximiser » les
revenus du ménage dont ils sont issus et prendre, de ce fait, la relève des parents.
D’autre part, il se pourrait aussi que du fait la précarité de leur situation sur le marché de
l’emploi les jeunes préfèrent rester plus longtemps dans le domicile familial. En effet, étant
donné la précarité de l’offre d’emploi en direction des jeunes (Diagne, 2005), ces derniers se
trouvent contraints de rester de plus en plus tardivement dans le domicile familial. Dans ce
cadre, l’émancipation résidentielle de plus tardive même pour les jeunes ayant un emploi
apparaît comme l’expression des nouvelles dynamiques d’insertion économiques et sociales
observables dans l’agglomération dakaroise.

II.3. L’émancipation résidentielle et le début de la vie conjugale


Du fait de l’incapacité des jeunes à assumer leur autonomie résidentielle, on s’attend à ce que
les pratiques matrimoniales devancent le processus d’autonomisation résidentielle.
Autrement dit, les jeunes restent dans le domicile familial même lorsqu’ils débutent une vie
de couple et se marient. Le mariage et la constitution de la famille n’étant pas dans ce cadre
un motif du départ des jeunes du foyer parental.
L’examen de l’évolution des calendriers du mariage et de l’émancipation résidentielle montre
que si dans la génération 1942-56 les deux événements sont vécus dans les mêmes périodes
de temps, dans les jeunes générations (1957-1966 et 1967-1976), le mariage temps à précéder la
sortie de l’hébergement et l’accès à un logement autonome. En effet, pour les hommes issus
de la génération la plus ancienne, la première émancipation résidentielle se déroule
rapidement après le mariage, pour ceux des générations les plus récentes le mariage n’est pas
toujours synonyme du départ de chez leurs parents. Autrement dit, ces jeunes continuent de
vivre de plus en plus longtemps chez leurs parents même lorsqu’ils changent de statut
matrimonial. Le franchissement de l’étape matrimoniale correspond de moins en moins au
moment de la vie où les jeunes doivent sortir de leur situation de dépendance résidentielle.
On note à Dakar une forte propension au mariage par rapport à la première émancipation
résidentielle. Autrement dit dans les deux jeunes générations les mariages se déroulent dans
la plupart des cas lorsque les hommes sont encore hébergés. S’agit-il d’une pratique
traditionnelle qui persiste dans le temps ou encore des difficultés économiques qui
contraignent les jeunes générations à rester plus longtemps dans leurs familles d’origine
même lorsqu’ils sont mariés ?
Il est difficile de trancher de manière définitive entre ces deux hypothèses. D’une part, dans la
société traditionnelle sénégalaise l’autonomie résidentielle telle que nous l’avons définit
n’existe pas. Dans cette société, les jeunes étaient pris en charge des aînés qui devaient les
nourrir, les vêtir et les loger. En contrepartie, les jeunes devaient travailler pour le compte de
leurs familles. Ils ne pouvaient sortir de cette situation de dépendance qu’après le mariage.
En effet, après la constitution d’une nouvelle famille les hommes étaient autorisés à s’installer
avec leurs femmes et enfants dans la maison familiale et sous l’autorité du chef de famille
(Borom Kër8). Comme on le voit dans cette société l’émancipation résidentielle se faisait

8 Dans son ouvrage intitulé « La famille Wolof » (1985), A. B. Diop, montre que les familles wolofs
étaient dirigées par un Borom kër de qui dépendaient des surga (les dépendants). Tous les chefs de
ménages vivant à l’intérieur d’un carré familial dépendaient du Borom kër et étaient considérés comme
des Borom Kër yu ndaw c’est-à-dire de « jeunes chefs de familles ». Ils constituaient une catégorie à part
172 Villes du Sud

exclusivement à l’intérieur du carré familial. Dans ce modèle, les garçons devaient être
maintenus dans le domicile familial quel que soit leur statut matrimonial et la taille de leurs
familles. Si dans le contexte actuel ce modèle a de plus en plus tendance à disparaître, il n’en
demeure pas moins qu’il en reste certaines « survivances » même dans les grandes villes.
D’autre part, le mariage dépend largement de l’étape du cycle de vie atteint par les
individus9. Nous sommes donc en présence de deux événements dont l’un dépend de la
conjoncture économique (le logement) et l’autre (le mariage) est largement influencé par le
cycle de vie. Ces différences de calendriers viennent corroborer ne serait-ce que partiellement
l’hypothèse d’un impact réduit du mariage sur la première émancipation résidentielle.

III. Les facteurs associés à l’émancipation résidentielle à Dakar


Au-delà de ce modèle par génération purement descriptif il nous faut, pour mieux
appréhender le processus étudié, rechercher les facteurs explicatifs des évolutions décrites
précédemment. Pour ce faire, nous avons eu recours aux régressions sémi-paramétriques
selon le modèle dit de Cox (1972)10. Ces régressions permettent d’étudier dans une même
analyse l’ensemble des facteurs, pouvant influencer positivement ou négativement le
phénomène étudié.
Étant donné que dans les courbes que nous avons présentées antérieurement, la génération
de naissance y était considérée comme variable de différenciation, il s’agira dans les
régressions de voir si l’effet net de la génération de naissance persiste encore. Si tel n’est pas
le cas, cela signifiera que ce sont les effets liés à d’autres facteurs qui sont responsables de
l’effet de génération observé antérieurement et si tel n’est le cas, il faudra ensuite identifier les
facteurs en cause.
Pour mener à bien ces analyses deux modèles ont été crées. Dans le premier modèle (modèle 1)
nous prenons en compte uniquement la génération de naissance alors que dans le second
(modèle 2) nous cherchons à identifier l’ensemble des variables pouvant influencer la transition
étudiée. La population soumise au risque de vivre l’événement étudié est composé des hommes
présents à Dakar à l’âge de 15 ans et n’ayant pas encore accès à un logement autonome.
Dans le second modèle, nous avons estimé l’effet de deux catégories de variables : d’une part les
variables dont les valeurs changent en cours d’observation c'est-à-dire les variables
dépendantes du temps (niveau d’instruction, l’état matrimonial, le nombre d’enfants, etc.) et
d’autre part les variables qui sont fixes c'est-à-dire celles dont la valeur ne change pas au
cours du temps (ethnie, religion, génération, etc.). Les effets des variables explicatives sont
exprimés sous forme exponentielle ce qui illustre les risques relatifs de sortir de la situation
d’hébergement par rapport à la catégorie de référence (en gras dans le tableau). Les résultats
ci-dessous sont issus de ces analyses.

dans la mesure où c’est parmi eux que devait être choisi celui qui remplacerait le chef de famille quand
celui-ci s’absente ou est décédé.
9 Pour cette étape importante même ceux qui ont mal préparé financièrement se trouvent épaulés par le

reste de la famille. Cette étape permet entre autre d’entrer dans le monde des adultes.
10 Le recours au modèle de Cox permet de mesurer la probabilité d’accéder à un premier logement

autonome, en fonction d’une pluralité de variables explicatives. Parmi ces variables qui apparaissent
dans le modèle, certaines varient dans le temps (le statut matrimonial, la descendance, l’activité, etc.)
alors que les autres sont fixes (la génération, la religion, le lieu de socialisation, etc.). Les risques associés
aux variables variant dans le temps s’interprètent de la même manière que ceux des caractéristiques
fixes.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 173

TABLEAU 2
Les facteurs associés à la sortie de l’hébergement des hommes

Variables explicatives Modèles de Cox

Référence Modalité Modèle 1 Modèle 2


Génération G1957-66 0,47*** 0,38***
G1942-56 G1967-76 0,41*** 0,74**

Mouride 2,9***
Religion
Autre musulman 1,6
Tidiane
Chrétien 5,4**

Lieu de socialisation Autre urbain 1,22


Dakar Rural 2,23**

Primaire 0,55
Niveau d’instruction
Secondaire 1 0,18***
Non scolarisé
Secondaire 2 et + 0,51

Statut matrimonial
Déjà marié 0,8
Célibataire

1 enfant 2,96**
Descendance
2 enfants 2,33
Pas d’enfant
3 enfants et + 2,37*

Cadre 10,38***
Type d’emploi
inactif 0,47
Emploi non qualifié
Emploi qualifié 2,88*
Emploi dans la vente 3,81***

Niveau d’étude du père primaire 0,71


Non scolarisé Secondaire et + 1,12

Divorce des parents


Parents non divorcés 2,50
Parents divorcés

Décès des parents


Parents décédés 1,44
Parents en vie
Coefficient : représente les coefficients du modèle sous forme multiplicative et sont interprétés en
terme de risques relatifs par rapport aux catégories de références (omises dans la régression). Les
niveaux significatifs sont :*** P < 1 %,** P < 5 % et * P < 10 %.
Source : Enquête « Jeunesse et devenir de la famille à Dakar »/Enquête/2001

III.1. Les risques plus faibles d’accéder à un logement autonome pour les jeunes générations
Les résultats des régressions concernant l’effet de la génération sur le risque de sortir de
l’hébergement confirment ceux tirés des courbes de séjour (modèle 1). L’effet de la génération
se maintient même quand on contrôle par les autres variables pris en compte dans l’analyse.
Par rapport à la génération la plus ancienne (1942-1956, la génération référence dans le
modèle), les risques de sortir l’hébergement étant nettement plus faible dans les deux jeunes
générations (1957-1966 et 1967-1976). Les individus nés entre 1957 et 1966 ont, ont par rapport
à ceux qui sont nés entre 1942 et 1956, 3 fois moins de chances d’accéder à un premier logement
174 Villes du Sud

autonome. On retrouve la même situation chez les jeunes issus de la génération la plus récente
(1967-1976) pour qui les chances de trouver un logement autonome diminuent de 1,35 par
rapport aux individus issus de la génération la plus ancienne. Étant donné la précarité de
l’insertion professionnelle, les jeunes issus des générations les plus récentes n’ont plus
d’autres alternatives que de rester dans le foyer familial et de prolonger la période de
dépendance économique vis à vis de leurs parents. Cette situation apparaît comme une
adaptation des jeunes à un contexte économique et social qui permet de moins en moins aux
jeunes adultes de vivre indépendamment du domicile de leurs parents. Dans ce cadre, on
peut considérer que dans le contexte dakarois, la crise économique n’a pas seulement eu pour
effet la baisse des opportunités d’emplois, elle se traduit par une grande dépendance des
jeunes vis-à-vis de leurs familles et du recul du calendrier d’émancipation résidentielle.
Toutefois le risque plus faible d’accéder à un logement autonome constaté dans la plus jeune
génération (G1967-76) s’interprète comme une adaptation de certains d’entre eux aux
conséquences de la précarité persistante dans de nombreux foyers dakarois. Cette adaptation
se traduit tant au niveau des comportements professionnels en acceptant n’importe quel
travail, qu’au niveau des itinéraires résidentiels des jeunes en début de vie active en se
satisfaisant de la location d’une chambre.

III.2. L’effet positif de la migration sur l’accès à un logement indépendant


Pour rendre compte de l’effet du lieu de la migration sur le risque de sortir de l’hébergement
et de vivre indépendamment du domicile familial, nous avons tenu compte du lieu de
socialisation de l’individu. Cette variable permet de savoir si l’individu a été socialisé à
Dakar, dans une ville de l’intérieur du pays ou en milieu rural. Par rapport aux dakarois, les
migrants ont une plus grande propension (2 fois plus de chance) à quitter rapidement les
réseaux d’hébergement et à recréer un cadre familial qu’ils ont dû laisser en venant s’installer
à Dakar. La rapidité d’obtention d’un logement autonome constatée chez les migrants
démontre l’efficacité des stratégies d’insertion des migrants dans la vie économique dans
l’agglomération (Antoine et al., 1991 ; Bocquier, 1992, 1996) mais aussi l’importance des
réseaux sociaux (Fall, 1992) sur lesquels cette catégorie de la population dakaroise s’appuie
pour accélérer à une émancipation résidentielle.

III.3. Un effet significatif du niveau d’instruction


Dans la littérature sur la mobilité résidentielle, la poursuite des études influence
négativement le modèle et contribue au maintien des jeunes dans le domicile familial (Blöss,
1977, Gokalp, 1997). Dans ce cadre, un niveau d’étude élevé devrait contribuer négativement
dans le processus d’émancipation résidentielle et diminuer la vitesse de la transition étudiée.
L’introduction du niveau d’instruction dans le modèle montre que pour le cas spécifique des
jeunes dakarois, le niveau d’étude est une variable discriminante dans le processus
d’émancipation résidentielle des jeunes à Dakar. Le niveau d’instruction influence la
probabilité d’accéder à un logement autonome même si le coefficient associé au niveau du
secondaire 1 (collège) semble être significatif. Les jeunes ayant atteint le niveau du collège
ont, par rapport aux non scolarisés, 5 fois moins de chances de sortir de leur situation de
dépendance résidentielle. Les chances plus faibles de sortir de la situation d’hébergement
constatées chez les jeunes ayant un certain niveau d’étude s’expliquent par le fait qu’en
période d’étude, les jeunes restent dans le domicile familial parce que n’ayant pas les moyens
de prendre en charge leur autonomie et de vivre indépendamment de leurs familles.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 175

L’absence de ressources financières pour les étudiants contribuerait à leur maintien dans une
situation de dépendance résidentielle.

III.4 Un effet non significatif du mariage sur le risque de sortir de l’hébergement


Pour rendre compte de l’effet du mariage sur la transition étudiée, nous distinguons les
périodes de célibat et de mariage. Nous entendons par « période de mariage », la période de
la vie matrimoniale où l’individu a déjà contracté un mariage quelle que soit l’issue de cette
union (veuvage, divorce ou poursuite du mariage). La période de célibat est considérée dans
le modèle comme période de référence. Contrairement à notre attente le mariage n’exerce
aucun effet significatif sur la sortie de l’hébergement. Les résultats du modèle montrent que
les chances de sortir de la situation d’hébergement sont les mêmes pour tous les jeunes, quel
que soit leur statut matrimonial. En effet, étant donné la précarité qui caractérise la situation
des jeunes et le coût élevé des logements, on remarque que ces derniers, même mariés se
maintiennent dans une situation de dépendance résidentielle. Le couple nouvellement formé
s’installe dans le domicile des parents (généralement chez les parents de l’homme) en
attendant de pouvoir prendre en charge leur autonomie.

III.5. L’effet de la naissance d’enfant dans le risque de sortir de l’hébergement


Dans l’optique du processus d’émancipation résidentielle, la naissance d’enfants est supposée
influencer positivement le modèle en augmentant les chances d’accès à un logement
indépendant. En effet, la naissance d’enfant pousse l’individu à activer sa recherche d’un
logement autonome. En effet, il se pourrait que du fait de l’étroitesse des maisons, l’arrivée
d’un enfant pousse les couples à sortir de leur situation de dépendance résidentielle et à
accéder à un logement autonome. Autrement dit, plus on a des enfants, plus les hommes ont
des chances de sortir de leur situation de dépendance résidentielle. Dans cette étude, nous
nous attendons à ce que cette hypothèse se vérifie c'est-à-dire par rapport aux jeunes n’ayant
pas eu d’enfant, que ceux qui en ont accèdent plus vite à l’indépendance au plan résidentiel.
Les résultats des régressions confirment nos hypothèses. La venue des enfants accélère les
chances d’acquérir l’indépendance au plan résidentiel et de sortir de l’hébergement. Par
rapport à ceux qui n’on pas d’enfant, le risque de sortir de l’hébergement est multiplié par
trois pour ceux qui ont un enfant et par deux pour ceux qui ont plus de deux enfants. L’effet
multiplicateur de la venue d’enfants sur le risque de sortir de la situation d’hébergement,
s’explique par le besoin d’espace de ces enfants. Étant donné l’étroitesse des maisons à Dakar,
les jeunes ayant eu des enfants sont plus actifs à mettre en œuvre des stratégies leur
permettant d’accéder plus rapidement à un logement autonome que les autres et à accélérer
leur départ du domicile parental.

III.6. Un effet accélérateur de la bonne insertion sur le marché du travail


En cherchant à rendre compte de l’effet du type d’activité sur la transition étudiée, nous
privilégions la dimension économique dans l’explication et cherchions à voir dans quelle
mesure l’autonomie financière que résulte de l’accès à l’emploi peut influencer le processus
d’accès et le processus d’émancipation résidentiel des jeunes à Dakar. Par l’introduction de
cette variable, nous cherchons à montrer que les jeunes ayant obtenu un emploi ont plus de
chance de sortir du domicile de leurs parents et d’accéder à un logement autonome. Étant
donné la précarité de l’offre d’emploi à Dakar, il se pourrait que les chances de franchir cette
étape importante de la transition vers l’âge adulte soient plus élevées pour les jeunes ayant
176 Villes du Sud

accédé à un emploi qualifié ou de cadre. L’analyse montre que le type d’emploi semble être
déterminant dans le processus étudié. L’examen des résultats des régressions montre que, par
rapport aux jeunes ayant un emploi non qualifié, les jeunes ayant un emploi de cadre, un
emploi qualifié ou un emploi dans le secteur de la vente, ont plus de chance de sortir de leur
situation d’hébergement et de vivre indépendamment du domicile familial. À l’inverse, on
remarque que le fait d’être inactif diminue la vitesse de la transition. L’effet multiplicateur du
type d’emploi dans la problématique qui nous préoccupe dans cette étude s’explique par
l’importance du capital financier dans le processus d’émancipation résidentiel. L’autonomie
résidentielle requiert souvent la disposition de moyen financier pour se prendre en charge.

CONCLUSION
L’objectif principal de cette recherche était de rendre compte de l’évolution du processus
d'émancipation résidentielle des jeunes à Dakar. Dans ce cadre, il s’agissait de voir comment ont
évolué dans l’agglomération dakaroise les conditions et les modalités de sortie de l’état ? L’accès
à un logement indépendant a t’il été modifié au cours du temps ? Comment dans le contexte
dakarois les jeunes passent-ils d’un statut d’hébergé à celui de propriétaire ou de locataire ?
Dans le contexte dakarois, par contre, il semble difficile d'y établir un lien direct entre la sortie
de l’hébergement et l’accès à certaines responsabilités sociales décisives pour suite l’existence
sociale des jeunes. En effet, du fait de la crise économique de ces dernières années et ses
conséquences sur le marché de l’emploi les jeunes dakarois se trouvent contraints de rester de
plus en plus longtemps dans une situation de dépendance résidentielle. L’émancipation se
faisant de plus en plus difficilement et de plus en plus tardivement pour la majorité d’entre
eux, en particulier, pour ceux qui sont placés dans des conditions économiques difficiles.
Cette situation est perceptible à travers l’étalement du processus et l’évolution du calendrier
d’émancipation résidentielle. Chez les hommes alors que dans les deux plus jeunes
générations (1957-1966 et 1967-1976) l’âge médian de la sortie de l’hébergement n’est même
pas franchi, dans la génération la plus ancienne (1942-1956) c’est à l’âge de 36 ans que la
moitié des individus ont eu accès à un logement indépendant.
L’augmentation progressive de l’âge de sortie du domicile familial est un bon indicateur pour
mieux appréhender les difficultés de plus en plus grandes que rencontrent les jeunes à Dakar
pour accéder à un logement autonome et débuter une nouvelle vie hors du foyer parental.
Cette évolution s’interprète comme étant une conséquence de la précarité de la situation des
jeunes sur le marché de l’emploi. En effet, sans emploi fixe, sous-empoyés ou inactifs les
jeunes dakarois n’ont plus d’autre alternative que de rester dans une situation de dépendance
résidentielle. Outre l’allongement de la durée de la transition, les analyses ont également
montré que certains éléments marquant de la transition vers l’âge adulte n’induisent pas
nécessairement une sortie de l’hébergement. En effet, dans le contexte dakarois certaines
étapes sociales comme l’accès à un emploi et le mariage ne donnent plus automatiquement
accès à un logement autonome. Les jeunes même lorsqu’ils ont un emploi ou qu’ils sont
mariés restent dans le domicile familial et en sortent de plus en plus tardivement. Autrement
dit, la dégradation de l'environnement économique du pays se répercute négativement sur
les trajectoires résidentielles des jeunes. La conjoncture économique morose que traverse le
pays ne permet plus comme par le passé aux jeunes de franchir les différentes étapes de la
transition vers l’âge adulte, en particulier, l’étape résidentielle. Cette situation a
d’importantes conséquences dans la vie des ménages dakarois. Elle modifie les rapports
intergénérationnels et fait cohabiter à l’intérieur des ménages des individus issus de plusieurs
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 177

générations. On assiste ainsi à une redéfinition de l’espace au sein de la famille où les jeunes
tout en restant dans une situation de dépendance résidentielle les jeunes se créent, dans le
domicile de leurs parents, des espaces où mener autonome différente de celle de leurs
parents.

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PARTIE 3 :
MIGRATION, MOBILITÉ
INTRA-URBAINE ET DIVERSITÉ
DES ITINÉRAIRES
ÉMIGRATION URBAINE, PAUVRETÉ
ET AJUSTEMENT STRUCTUREL
AU BURKINA FASO
UNE ÉTUDE LONGITUDINALE (1980-1999)

Cris BEAUCHEMIN
Institut national d’études démographiques (INED), France
cris.beauchemin@ined.fr

INTRODUCTION
L’émigration urbaine est un mouvement émergent en Afrique subsaharienne (Potts, 1995 ;
Beauchemin et Bocquier, 2004). L’observation ne vaut certes pas pour tous les pays du
continent, mais il n’en reste pas moins que les migrations des villes vers les campagnes ont
pris de l’importance dans nombre de pays au point même, parfois, de devenir dominantes,
comme en Zambie (Potts, 2005) ou en Côte d’Ivoire (Beauchemin, 2002b). Pour expliquer cette
tendance, un large consensus se dessine dans la littérature pour dénoncer la réduction des
opportunités économiques en ville et la montée de la pauvreté urbaine dans un contexte
d’application de plans d’ajustement structurel destinés précisément, entre autres choses, à
réduire les écarts entre villes et campagnes. La causalité se déclinerait ainsi à deux niveaux.
Au niveau macro, les diverses mesures économiques qui accompagnent les plans
d’ajustement structurel seraient responsables du renouvellement des tendances migratoires
(Guillaumont et Lefort, 1993). Et, au niveau micro, l’émigration urbaine procéderait d’une
stratégie d’adaptation à la pauvreté, voire d’une stratégie de survie. C’est cette hypothèse à
deux niveaux que voudrait vérifier cet article. Pour ce faire, on a recours aux données
longitudinales de l’enquête nationale « Dynamique migratoire, insertion urbaine et
environnement » (EMIUB) réalisée au Burkina Faso en 2000. Utilisant un modèle d’analyse
biographique, on propose une étude des déterminants de l’émigration urbaine afin de
chercher (1) si les indices de pauvreté jouent un rôle essentiel dans la mise en mouvement des
individus des villes vers les campagnes et (2) si l’application d’un ajustement structurel dans
ce pays a modifié les logiques migratoires. La première partie de la communication propose
une revue de littérature qui met en évidence, d’une part, l’émergence de l’émigration urbaine
en Afrique subsaharienne et, d’autre part, qui interroge les rapports entre migration,
pauvreté, récession et ajustement structurel. La deuxième partie aborde les questions de
méthode (présentation des sources, spécification des modèles, examen des variables
analysées). Enfin, la troisième partie présente les résultats.
182 Villes du Sud

REVUE DE LA LITTÉRATURE

L’émergence de l’émigration urbaine en Afrique subsaharienne


L’Afrique subsaharienne est aujourd’hui encore la région du monde la moins urbanisée.
Partant de très faibles niveaux d’urbanisation au milieu du XXe siècle, les pays de ce sous-
continent ont cependant connu des taux record de croissance urbaine des années cinquante
aux années quatre-vingt. Mais, depuis lors, la population urbaine croît à un rythme moins
rapide, notamment du fait d’une moindre contribution des migrations à l’accroissement
démographique du milieu urbain : alors qu’elles (migrations et reclassification1) étaient
responsables de 41 % de la croissance urbaine africaine dans les années soixante, elles ne
contribuaient plus qu’à hauteur de 25 % dans les années quatre-vingt. Ce résultat, établi à
partir d’un nombre limité de pays fautes de données exhaustives, converge toutefois avec les
analyses de Makannah (Makannah, 1990) sur un ensemble de 14 pays subsahariens. La
moindre contribution des migrations à la croissance urbaine ne procède pas seulement de la
mécanique démographique (la part du croît naturel augmente nécessairement lorsque
progresse la population urbaine). Elle est due à une mutation des tendances migratoires,
c’est-à-dire à la fois à une réduction de l’émigration rurale (migration du rural vers l’urbain)
et à l’émergence de l’émigration urbaine (migration de l’urbain vers le rural).
En fondant sa recherche sur une fine analyse des séries de recensement de plusieurs pays
d’Afrique anglophone (années soixante-dix et quatre-vingt), Potts (Potts, 1995) a montré le
déclin migratoire de certaines villes du Ghana et de Zambie. En Afrique francophone, les
analyses du REMUAO (Réseau d’enquêtes sur les migrations et l’urbanisation en Afrique de
l’Ouest) ont montré des tendances semblables. Dans tous les pays du Réseau, le groupe des
« villes secondaires » a perdu plus de migrants qu’il n’en a gagné entre 1988 et 1992. De plus,
en Guinée, au Niger et au Burkina Faso, le milieu rural a enregistré une croissance migratoire
quasi nulle, suggérant que l’émigration rurale n’est pas aussi massive qu’on le suggère
parfois ou, peut-être, que l’émigration urbaine a pris une importance suffisante pour
contrebalancer les départs des villages (Beauchemin et Bocquier, 2004). Enfin, il faut souligner
que deux pays subsahariens, pourtant réputés pour la force de leur urbanisation, ont vu
diminuer le poids relatif de leur population urbaine : la Côte d’Ivoire et la Zambie. Dans le
premier, l’enquête du REMUAO avait déjà permis de montrer une inversion des flux villes-
campagnes dans la période 1988-1992 (Beauchemin, 2002b). Le recensement de 1998 a, quant
à lui, montré que le taux d’urbanisation était descendu à 43 %, alors qu’il atteignait 46 % en
1988 (le milieu urbain étant défini comme l’ensemble des localités de plus de 5 000 habitants).
En Zambie, le taux d’urbanisation, calculé à partir des données censitaires et en usant d’une
définition constante du milieu urbain, est passé de 39 à 36 % entre 1990 et 2000 (Potts, 2005).
Le Burkina Faso ne constitue pas un cas d’émergence de l’émigration urbaine aussi
emblématique que son voisin ivoirien ou que la Zambie. Cependant, en dépit de son faible
niveau d’urbanisation2, ce pays se signale par un relatif renouveau des tendances migratoires
depuis le milieu des années quatre-vingt. L’examen successif des résultats des différentes
sources démographiques en témoigne, même s’ils ne sont pas toujours convergents. Ainsi,
l’attraction migratoire des deux grandes villes du pays n’est plus aussi évidente que dans les
années soixante-dix : d’après le recensement de 1985, les provinces de Ouagadougou et Bobo-

1 On appelle reclassification le passage, pour une localité, du statut de rural au statut d’urbain.
220 % au recensement de 1996, en comptabilisant la population des localités de plus de 10 000
habitants.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 183

Dioulasso, auraient enregistré un solde migratoire négatif dans l'année précédant le


recensement3. Par ailleurs, la croissance migratoire des villes secondaires semble également
fléchir : d’après le REMUAO, l’ensemble des villes secondaires aurait perdu de la population
dans ses échanges avec le milieu rural entre 1988 et 1993, ce que confirme l’enquête
démographique de 1991 qui indiquait que le milieu urbain de plusieurs provinces du pays
avait décliné depuis le recensement précédent (1985). Ce résultat n’a cependant pas été
confirmé par le recensement de 1996 qui a mis en évidence la très forte croissance des villes
secondaires du pays (INSD 2000). Au total, le paysage migratoire burkinabè des années
quatre-vingt et quatre-vingt-dix est un peu confus et il est difficile de faire la part entre de
potentielles fluctuations de tendances et de possibles incohérences inhérentes aux sources
démographiques et à leur comparaison4. Il ressort cependant de cette brève revue des sources
l'idée que le milieu urbain n'est plus aussi attractif qu'il a pu l'être et qu’il peut même être
répulsif. C’est ce que confirme, en dernier ressort, l’analyse rétrospective des données de
l’EMIUB (Enquête « Dynamique migratoire, insertion urbaine et environnement », 2000)
selon lesquelles (1) la probabilité de migrer d’un village vers une ville a commencé a stagner
dans la deuxième moitié des années quatre-vingt ; (2) la probabilité de rejoindre le milieu
rural pour un citadin a plutôt progressé entre les années soixante-dix et quatre-vingt ; et (3)
les villes auraient eu un gain migratoire quasi nul dans le courant des années quatre-vingt-
dix (Beauchemin, 2005).

Migrations, pauvreté, récession et ajustement structurel


La plupart des auteurs qui ont traité du ralentissement de la croissance urbaine, de la
régression de l’émigration rurale et de l’émergence de l’émigration urbaine en Afrique
subsaharienne ont interprété ces nouvelles tendances comme le produit de la crise
économique, voire comme le résultat de l’application des plans d’ajustement structurel qui
auraient spécialement participé à l’accroissement de la pauvreté urbaine.
La situation récessive des économies africaines apparaît comme l’explication la mieux
partagée des analyses sur le renouvellement des tendances migratoires. Elle renvoie à l’idée
commune que la migration est la variable démographique la plus sensible aux variations de
la conjoncture économique. Le lien entre récession et émigration urbaine a déjà été établi dans
les pays du Nord, dans lesquels un processus de contre-urbanisation s’est produit dans les
moments de grande crise, en particulier dans les années trente ou soixante-dix (Berry, 1988 ;
Hugo et Bell, 1998). Plus récemment, il a été explicitement mobilisé en Asie pour expliquer,
en Thaïlande (Parnwell, 2002) ou en Indonésie (Sylvey, 2001), le retour dans les campagnes de
millions de citadins suite au krach financier des années quatre-vingt-dix. En Afrique, ce lien
entre récession économique et émigration urbaine a été évoqué pour expliquer les départs
d’Accra (Ghana) au milieu des années 1980 (Simon, 1997), le déclin des villes zambiennes de
la Copperbelt (Potts, 1995 ; Bruneau, 2002), le solde migratoire négatif du milieu urbain

3 On ne retrouve pas ce résultat dans la période 1988-1992 couverte par les enquêtes du REMUAO, pas
plus que dans les enquêtes suivantes, même s’il est évident que les migrations contribuent de moins en
moins à la croissance des grandes villes (Beauchemin, Schoumaker, 2002). Est-ce le fruit d’une erreur de
mesure ou l’indice que le déficit migratoire des grandes provinces urbaines est un fait accidentel ?
Difficile d’en juger.
4 Les résultats de l’enquête du REMUAO (1992) et de l’enquête démographique de 1991 pourraient

résulter d'effets d'échantillonnage (Institut national de la statistique et de la démographie, 1994 ;


Antoine, Bocquier et al. 1997).
184 Villes du Sud

ivoirien depuis le milieu des années quatre-vingt (Beauchemin, 2001), l’essor des migrations
de retour au Cameroun (Gubry, Lamlenn et al., 1996) ou encore au Nigeria (Gugler, 1991).
L’idée qui sous-tend le rapport de causalité entre dégradation de la conjoncture économique
et émergence de l’émigration urbaine est que les avantages comparatifs du milieu urbain
s’effacent dans les périodes de récession au point que, en comparaison, les campagnes
puissent devenir moins répulsives et plus attractives. De fait, la crise économique a eu dans la
plupart des pays d’Afrique un impact différencié selon les milieux (Razafindrakoto et
Roubaud, 2001b). Une étude de l’OIT a montré que les revenus urbains ont brutalement chuté
dans les années quatre-vingt, de sorte que les écarts villes-campagnes se sont réduits, voire
même se sont parfois inversés au profit du milieu rural (Jamal et Weeks, 1988). La montée du
chômage et la chute des revenus urbains ont occasionné une progression de la pauvreté en
ville et une adaptation des ménages à ces nouvelles conditions économiques (Moser, 1996 ;
Rakodi, Lloyd-Jones, 2002). Le renforcement des liens villes-campagnes figure au rang de ces
stratégies d’adaptation et peut prendre la forme d’un départ en migration. Certains ménages
choisissent de jouer de la pluri-résidentialité, vivent entre villes et campagnes, et ainsi (1)
réduisent les coûts de reproduction de la famille en ville, (2) diversifient leurs sources de
revenus et (3) minimisent les risques économiques (chômage, réduction d’activité).
Typiquement, avoir un pied au village permet d’assurer l’alimentation, à moindres coûts, des
membres citadins de la famille (Potts, 1997). Plus simplement, certains ménages urbains
cherchent à réduire leurs dépenses en se délestant de leurs membres improductifs, au rang
desquels figurent les « déscolarisés », ces jeunes sortis de l’enseignement secondaire souvent
sans diplôme et qui demeurent inactifs (Le Pape, 1986), les enfants qui leur avaient été confiés
à des fins d’éducation, voire même leurs propres enfants, renvoyés au village pour y être
scolarisés à moindre frais. Enfin, certains jeunes actifs décident eux-mêmes de se relocaliser
lorsqu’ils estiment que leurs gains et que leurs conditions de vie en ville ne sont pas ou plus à
la hauteur de leurs espérances et même en deçà de ce qu’ils peuvent obtenir en milieu rural
(Beauchemin, 2000).
La dégradation de la conjoncture n’est pas seule responsable de la réduction du différentiel
villes et campagnes. Dans nombre de pays, celui-ci est également associé à l’application de
plans d’ajustement structurel (PAS) qui visaient, entre autres objectifs, à réduire le « biais
urbain » (Lipton, 1977), perçu par les institutions internationales comme un moteur de
l’exode rural et comme un frein fondamental au développement. De fait, l’objectif a été
atteint : partout où ils ont été appliqués, les PAS ont accéléré le resserrement des écarts de
niveaux de vie entre villes et campagnes. C’est la raison pour laquelle plusieurs auteurs ont
parlé à leur propos de « politiques migratoires déguisées » (Antoine, 1991 ; Guillaumont et
Lefort, 1993). Plusieurs mesures, habituellement contenues dans les PAS, sont a priori à même
d’influencer les courants migratoires (Becker, Hamer et al., 1994 ; Riddel, 1997). (1) La
réduction des dépenses d’éducation (liée à la réduction globale des dépenses publiques) peut
contribuer à limiter l’exode rural puisque l’instruction est connue pour être un puissant
facteur d’émigration. (2) La compression des budgets publics et la privatisation des
entreprises para-publiques, engendrant licenciements et réduction des salaires, peut
restreindre l’attractivité des villes, voire même provoquer le départ des personnels
« compressés ». (3) La libéralisation des marchés met à mal les industries d’import-
substitution et, par conséquent, réduit l’attractivité de ce secteur essentiellement urbain (du
fait de la réduction de la masse salariale). (4) La dévaluation de la monnaie favorise les
régions productrices de biens d’exportation qui, dans le contexte africain, sont
essentiellement des produits agricoles et minéraux localisés en zone rurale. (5) La
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 185

suppression des subventions publiques aux biens de consommation courants en ville, dont
les prix ont par ailleurs été augmentés du fait de la dévaluation (car ce sont souvent des
produits importés), a contribué à réduire le niveau de vie des citadins, tandis que celui des
ruraux n’était pas directement affecté. (6) La réduction des dépenses publiques dans les
infrastructures et les services urbains a favorisé la dégradation des conditions de vie en ville,
au point que leur avantage sur le milieu rural est devenu incertain. Au-delà des arguments
théoriques, de multiples études de cas interprètent la réduction des rythmes de croissance
urbaine et le renouveau des tendances migratoires par l’application des PAS5. Il faut
cependant admettre que cette interprétation repose surtout sur l’observation d’une
coïncidence temporelle entre renouvellement des tendances migratoires et application des
PAS ; le rapport de causalité n’a jamais été clairement établi.
Y a-t-il pareillement, au Burkina Faso, des éléments dans l’évolution du contexte économique qui
pourraient expliquer le ralentissement de la croissance urbaine et le renouvellement des
tendances migratoires ? Bien que l’on ne puisse parler d’un effondrement de son économie, à
l’instar de son voisin ivoirien, le Burkina Faso est cependant entré au début des années quatre-
vingt dans une période de stagnation. Les années quatre-vingt apparaissent par ailleurs comme
un tournant dans l’évolution du différentiel villes-campagnes : les revenus urbains sont encore
quatre fois plus élevés que les revenus ruraux, mais cet écart – qui n’avait cessé de croître jusque
là – a commencé à régresser (Naudet, 1993). Cette tendance s’est prolongée dans les années
quatre-vingt-dix : plusieurs études convergent pour montrer que la pauvreté a rapidement
progressé en milieu urbain alors qu’elle a stagné en milieu rural après la dévaluation de 1994.
Cette évolution n’est sans doute pas sans effet sur la circulation des hommes entre villes et
campagnes, et elle n’est pas sans lien avec la mise en œuvre, à partir de 1991, du plan
d’ajustement structurel. De fait, l’application du PAS a mis à mal l’emploi urbain. Les salaires et
les recrutements ont été gelés dans le secteur public. La privatisation et la restructuration des
entreprises parapubliques se sont traduites par des compressions de personnel (Diabré, 1998). Et,
dans le secteur privé, la libéralisation des marchés, engendrant une concurrence accrue, a mis a
mal les entreprises d’import-substitution (Diabré, 1998). Toutes ces mesures ont provoqué la
montée du chômage et l’informalisation de l’économie, mais aussi la montée de la précarité dans
un secteur informel devenu plus concurrentiel du fait de la baisse des revenus urbains (moindre
consommation) et de l’accroissement des actifs engagés dans ce secteur (Charmes, 1996). Dans ce
contexte, on peut concevoir que l’attractivité du milieu urbain devienne incertaine. Quant au
milieu rural, il a pu bénéficié de la dévaluation (1994) qui a favorisé l’exportation des productions
agricoles nationales (Diabré, 1998). Il faut cependant souligner que le PAS burkinabè, de facture
tardive par rapport à ceux d’autres pays comme la Côte d’Ivoire ou la Zambie, a intégré des
programmes sectoriels à vocation sociale. L’éducation, par exemple, n’a pas été sacrifiée : les
dépenses publiques dans ce domaine, identifié comme prioritaire pour le développement du
pays, ont continué d’augmenter, spécialement en milieu rural. De ce point de vue, contrairement
à ce qui a été observé dans d’autres pays, le PAS n’a peut-être pas contribué à freiner l’émigration
des jeunes ruraux instruits. En revanche, elle a pu favoriser le départ d’enseignants vers les
campagnes.
En somme, on retiendra que le Burkina Faso s’inscrit dans une tendance au renouvellement
des échanges migratoires entre villes et campagnes même s’il ne prend pas la figure des cas

5 On peut cependant citer une exception : Meagher (1997) estime que dans le nord du Nigeria,
l’application du PAS n’a pas favorisé le développement des migrations de retour, les ménages urbains
ayant eu recours à d’autres formes d’adaptation (développement de l’agriculture urbaine notamment).
186 Villes du Sud

extrêmes de contre-urbanisation de la Zambie ou de la Côte d’Ivoire. Tout en étant moins


brutale que dans ces pays, l’évolution du contexte économique offre une explication
séduisante à l’émergence de l’émigration urbaine. En particulier, la montée de la pauvreté
urbaine pourrait expliquer le choix des individus et des ménages de se relocaliser en milieu
rural, là où – si les conditions de vie ne sont pas nécessairement meilleures – il est au moins
possible de se loger et de se nourrir à moindre frais.

OBJECTIFS, MÉTHODE ET DONNÉES


L’objectif de cet article est double : (1) d’une part, il est de tester l’hypothèse selon laquelle
l’émigration urbaine procède essentiellement d’une stratégie d’adaptation à la pauvreté ; (2)
d’autre part, il est de chercher si l’application du plan d’ajustement structurel a changé la
donne de l’émigration urbaine en en modifiant les déterminants. Pour répondre à ces
objectifs, nous proposons une étude des facteurs explicatifs de l’émigration urbaine sur les
vingt dernières années du XXe siècle (1980-1999). Dans cette analyse, nous nous intéresserons
spécialement à l’influence des variables indicatrices de pauvreté et nous dissocierons la
période qui précède l’application du PAS (1980-1990) de la période qui lui succède (1991-
1999). Nous pourrons ainsi chercher si la mise en œuvre du PAS accroît le rôle des facteurs
liés à la pauvreté dans les déterminants de l’émigration urbaine.

Source de données et spécification des modèles


Cette étude utilise les données de l’enquête « Dynamique migratoire, insertion urbaine et
environnement au Burkina Faso » (EMIUB). Il s’agit d’une enquête avec échantillon
représentatif de la population nationale, menée en 2000 par l’Unité d'enseignement et de
recherche en démographie (UERD) de l’université de Ouagadougou, le département de
démographie de l’université de Montréal et le CERPOD (Poirier, Dabiré et al. 2001).
L’échantillon complet comprend presque 9 000 individus (hommes et femmes) âgées de 15 à
64 ans au moment de l’enquête. Le questionnaire couvre les histoires migratoire,
professionnelle, matrimoniale et génésique des personnes à partir de leur sixième anniversaire.
Les analyses présentées dans cet article ne porte pas sur l’ensemble de la population enquêtée
dans l’EMIUB. Compte tenu des spécificités féminines et masculines en matière de
migrations, il n’a pas semblé opportun de fondre les deux populations dans une même
analyse. Les migrations féminines étant réputées plutôt dépendantes, elles appellent des
analyses spécifiques qui tiennent compte non seulement des trajectoires des femmes mais
également des trajectoires de leur père ou de leur époux, selon les circonstances. Ces analyses
sont délicates à mettre en œuvre. Gaël Lejeune (Lejeune et Piché, 2005) a déjà engagé de tels
travaux et a confirmé le caractère en effet largement dépendant des migrations féminines
burkinabè. On s’en tiendra pour notre part aux migrations masculines. Par souci
d’homogénéité, on a par ailleurs choisi de limiter les analyses aux individus âgés de 15 à
44 ans tout au long de la période 1980-19996.

6 L’exclusion des enfants, par défaut de données sur les moins de 15 ans au moment de l’enquête, se
justifie en outre par le fait que les migrations des enfants sont trop spécifiques (confiage, etc.) pour être
étudiées dans le même cadre d’analyse que celles des adultes. Les enfants jouent cependant un rôle
important dans l’émergence de l’émigration urbaine et une étude spécifique devrait leur être consacrée.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 187

Les données sont analysées par des modèles longitudinaux en temps discret destinés à
estimer la probabilité d’effectuer une première émigration urbaine7. Les résultats sont
produits par régression logistique, en tenant compte du temps d’exposition au risque
(Allison, 1995). Le modèle statistique est spécifié comme suit :

⎛ p ⎞
log ⎜ ti ⎟ = α t + β ′.X ti
⎝ 1 − pti ⎠
où pti est la probabilité conditionnelle que l’individu i connaisse l’événement (une émigration
urbaine) au temps t, étant donné que l’événement ne s’est pas encore produit. αt représente la
fonction de séjour de base, c’est-à-dire, dans ce cas, la durée de séjour en milieu urbain. Le
compteur est remis à zéro à chaque fois qu’un individu change de lieu de résidence. Xti est un
vecteur de covariables individuelles (cf. partie sur la présentation des variables explicatives).
Trois modèles, spécifiés selon les mêmes termes, sont utilisés : l’un pour toute la période
1980-1999, et deux autres qui s’appliquent aux périodes pré- et post-ajustement structurel
(1980-1990 et 1991-1999). Tous les modèles prennent en compte les effets de grappe liés à la
méthode d’échantillonnage en utilisant un estimateur de variance de type Huber-White.
Les trois modèles sont appliqués à un même fichier biographique trimestrialisé : les vies des
individus sont divisées en autant de trimestres qu’ils en ont vécus dans la période qui nous
intéresse et pour les âges que l’on a spécifiés (15-44 ans). Chaque trimestre vécu est une ligne
du fichier et les variables qui évoluent dans le temps (statut matrimonial, activité, âge, etc.8)
peuvent changer de modalité d’une ligne à l’autre. Par régression logistique, les modèles
examinent si, à tout moment (c’est-à-dire chaque trimestre), il se produit ou non une
émigration urbaine en fonction d’un certain nombre de variables indépendantes que l’on
présente plus loin. L’émigration urbaine est définie comme un changement de résidence,
pour une durée minimale de 6 mois, impliquant le passage du milieu urbain vers le milieu
rural. Ces deux milieux sont définis par un critère démographique : on considère urbaine
toute localité qui, à tout moment, comprend au moins 10 000 habitants9. Dans la mesure où
l’on s’intéresse aux probabilités de quitter le milieu urbain, le fichier est constitué des seuls
trimestres vécus dans ce milieu. Il existe plusieurs possibilités d’entrée en observation dans le
fichier pour les individus de l’enquête (troncature à gauche) : (1) en 1980, pour tout homme
âgé de 15 à 44 ans qui réside en ville à ce moment là ; (2) au moment du quinzième
anniversaire pour tout jeune homme résidant en milieu urbain dans la période qui nous
intéresse ; (3) lors d’une installation en milieu urbain par migration pourvu qu’elle se
produise entre 15 et 44 ans ; (4) lorsque le lieu de résidence d’un individu passe du statut de
rural au statut d’urbain. De la même façon, il existe plusieurs possibilités de sortie
d’observation (troncature à droite) : (1) lorsque l’individu quitte le milieu urbain pour
rejoindre un village (événement étudié) ; (2) lorsque l’individu émigre vers l’étranger ; (3)
lorsqu’il dépasse le seuil de 45 ans ; (4) lorsque la période d’observation s’achève (à l’issue du
dernier trimestre 1999). Au total, compte tenu de ces spécifications, le fichier regroupe les
tranches de vie urbaines de 1 788 hommes (soit 81 408 trimestres cumulés), parmi lesquels
199 ont effectué une émigration urbaine entre 1980 et 1999.

7 Il faut souligner qu’il n’y a d’événement répété que pour 8 % de la population.


8 En fait, toutes les variables, sauf celles relatives à l’origine des individus.
9Le milieu de résidence est une variable qui varie dans le temps : un village qui, à une date donnée,
dépasse le seuil de 10 000 habitants gagne le statut de ville. Selon cette définition, le nombre de villes est
passé de 31 à 59 entre les deux recensements de 1985 et 1996.
188 Villes du Sud

Variables explicatives : présentation et résultats attendus


L’objectif principal de cette étude est de chercher si l’émigration urbaine est une stratégie
d’adaptation des citadins à la pauvreté. En d’autres termes, il s’agit de chercher si le départ
du milieu urbain est favorisé par la pauvreté. Dès lors, une difficulté méthodologique est de
rendre opérationnelle cette notion aux contours souvent flous, c’est-à-dire de définir une ou
des variables indicatrices de pauvreté. S’il est évident qu’il n’existe pas de définition unique
de la pauvreté ni même de cadre théorique unificateur, il y a néanmoins désormais un
consensus sur l’idée que la pauvreté est un phénomène multidimensionnel (Razafindrakoto
et Roubaud, 2001a). Partant de cette idée, nous avons cherché parmi les variables qu’offre
l’EMIUB non pas un indicateur unique, mais plutôt une série d’indicateurs pour approcher la
notion de pauvreté10. Au total, 7 variables ont été retenues. Elles forment un ensemble
éclectique dans le sens où elles renvoient à plusieurs écoles théoriques de la pauvreté. Dans
tous les cas, il s’agit d’une approche non-monétaire de la pauvreté (on ne dispose pas de
variables sur les revenus des individus ou des ménages), mais néanmoins objective puisque
l’on ne dispose pas d’indicateur sur la perception de la pauvreté par les individus eux-
mêmes. Aucune variable n’est construite avec l’intention d’établir un seuil de pauvreté en
deçà duquel un individu est considéré comme pauvre. Tous les indicateurs retenus varient
dans le temps : la pauvreté est donc approchée à tout moment de la vie des individus.
Les deux premières variables renvoient à une approche de la pauvreté en termes de
« conditions d’existence ». À l’échelle des ménages, un indice d’inconfort du logement a été
établi : la variable est construite comme un score (variant de 0 à 8) qui progresse en même
temps que s’accumulent les privations dans le confort du domicile11. Cette variable donne
une approximation du niveau socio-économique des ménages12, mais elle renseigne très
imparfaitement sur celui des membres du ménage alors même que nos analyses portent sur
les individus. Or, l’indice d’inconfort du logement n’a pas le même sens pour un individu qui
est hébergé à titre gratuit (surtout s’il n’est pas enfant du ménage) et pour l’individu qui
héberge, qu’il soit propriétaire ou locataire. C’est la raison pour laquelle les analyses doivent
croiser les variables d’indice d’inconfort du logement et de statut de résidence. Dans nos
modèles, cette dernière variable indique si un individu est (1) hébergé par ses propres parents
(père et/ou mère), (2) par un tiers, ou (3) s’il est lui-même propriétaire ou locataire. On
s’attend à un effet propre de cette variable : les individus hébergés par des tiers sont a priori
en situation précaire dans la mesure où ils apparaissent dans la littérature comme les
individus par lesquels les ménages peuvent ajuster leur dimension. En période difficile, ceux
que l’on nomme des dépendants sont priés de quitter le ménage s’ils n’offrent pas un
complément de revenus. Introduite en plus du statut de résidence, la variable croisée indice
de logement / statut de résidence capte, à l’intérieur de chaque catégorie, l’effet des
conditions d’existence. On s’attend à ce qu’elle ait un effet nul chez les individus pour qui le

10 Dans l’absolu, il n’existe pas d’indicateur parfait de la pauvreté. A fortiori, on ne saurait en identifier
un dans une enquête qui n’est pas dédiée à ce thème.
11 Murs construits autrement qu’en ciment ou en pierre (non « durs »), toit en paille ou en banco, sol

non revêtu, absence d’électricité, d’eau courante, de WC ou de latrines, de ramassage des ordures.
12 Il existe généralement une très forte corrélation entre la pauvreté d’existence et la pauvreté monétaire

(Razafindrakoto et Roubaud, 2001a). Il faut toutefois souligner que la qualité du logement rend compte
d’une accumulation de richesse et non pas du niveau de revenu à tout moment : c’est le résultat de la
chronique des revenus passés. Cependant, dans les domaines de la mortalité infantile, de la fécondité
ou encore de l’éducation, la qualité du logement apparaît à la fois comme (1) un bon proxy du niveau
de richesse et (2) un bon prédicteur des événements démographiques.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 189

logement ne rend pas compte de la situation socio-économique propre (hébergés par un


tiers). En revanche, chez les autres, plus l’indice est élevé, plus les conditions de logement
sont précaires, et plus la probabilité d’émigrer devrait être élevée.

TABLEAU 1
Description de l’échantillon et déterminants de l'émigration urbaine au Burkina Faso
Hommes de 15 ans à 44 ans (1980-1999)
ÉCHANTILLON DÉTERMINANTS
1980- 1991-
1980-1999 1980-1999 1990 1999
(4) (5) (6)
(1) (2) (3)
Effectif Pourcentage Rapport Rapport Rapport
Pourcentage non d'émig. de de de
pondéré1 risque risque risque
pondéré1 urb.1 relatif2 relatif2 relatif2
Variables Âge
temporelles 15-19 ans 26,30 372 17,25 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
20-24 ans 25,40 371 22,64 1,35 + 1,74 ** 1,12
25-29 ans 16,13 386 14,33 1,07 0,97 1,19
30-34 ans 14,32 271 16,75 0,92 1,18 0,65
35-39 ans 8,60 212 1,78 0,27 ** 0,41 ** 0,16 **
40-44 ans 9,25 176 5,39 0,43 + 0,31 + 0,46
Période
1980-1990 6,34 104 88,27 1,00 réf - -
1991-1999 93,66 1 684 10,73 1,01 - -
Milieu d'origine (milieu de résidence
Variables
à 6 ans)
d'origine Milieu urbain : Ouaga-Bobo 19,08 565 5,50 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
Milieu urbain : villes secondaires 7,07 218 17,60 0,87 0,99 0,73
Milieu rural soudanais 11,73 200 33,00 2,00 ** 1,38 3,07 ***
Mileu rural soudano-sahélien 48,19 449 12,50 1,25 1,15 1,41
Milieu rural sahélien 7,57 179 26,00 0,95 0,90 0,94
Etranger 6,36 177 22,50 0,73 0,71 0,79
Groupe ethnique
Mossi 63,97 1 040 10,02 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
Bobo, Dagara, Mandingue,
15,99 397 26,09 2,17 *** 1,50 3,28 ***
Senoufo, Lobi
Peuls 7,43 58 17,78 3,19 *** 4,06 *** 2,78 *
Gourounsi, Bissa 7,57 128 41,89 1,88 * 1,25 2,69 *
Gourmantche 1,71 35 9,48 1,88 1,88 1,91
Autres 3,32 130 12,21 1,36 1,75 0,89
Expérience Milieu de résidence
résidentielle Ouaga-Bobo 51,87 1 370 18,01 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
Ville secondaire 48,13 418 13,10 1,15 1,39 0,96
Expérience migratoire (a déjà migré
au moins une fois)
non 34,44 558 5,63 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
oui 65,56 123 20,91 1,93 *** 3,03 *** 1,45
Conditions Statut d'occupation du logement
d'existence locataire ou propriétaire 26,23 639 12,35 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
hébergé par le père et/ou la mère 49,42 670 7,67 1,19 0,81 2,24
hébérgé par un tiers 24,35 479 35,39 4,65 *** 2,57 + 10,54 ***
190 Villes du Sud

ÉCHANTILLON DÉTERMINANTS
1980- 1991-
1980-1999 1980-1999
1990 1999
(2) (3) (4) (5) (6)
(1) Rapport Rapport Rapport
Pourcentage Effectif Pourcentage de de de
non d'émig.
pondéré1 pondéré1 urb.1 risque risque risque
relatif2 relatif2 relatif2
Indice d'inconfort du logement
pour…
un hébergé par son père et/ou sa
6,29m 4,80m - 1,15 + 1,09 1,20 *
mère
un hébérgé par un tiers 4,27m 4,28m - 0,92 + 0,86 + 0,96
un locataire ou un propriétaire 5,67m 4,59m - 1,07 0,93 1,25 *
« Capacités » Durée de résidence en milieu urbain
0-4 ans 19,44 244 31,73 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
5-9 ans 36,96 292 14,38 0,75 + 0,84 0,63 *
10-14 ans 21,40 463 11,58 0,58 ** 0,65 0,50 ***
15 ans et + 22,19 789 7,59 0,55 ** 0,65 0,49 **
Niveau d'instruction (nombre
d'années de scolarité)
aucune instruction 50,50 516 12,89 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
6 ans ou - 12,53 290 16,60 1,33 1,33 1,24
+ de 7 ans 36,96 982 19,10 1,22 1,23 1,15
Épargne
aucun épargne 72,59 1 071 15,14 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
épargne communautaire 13,40 313 13,72 1,47 + 1,33 1,65 +
épargne institutionnel 14,01 404 20,10 0,93 0,90 1,09
Autres Activité
indices secteur informel agricole 21,28 108 6,46 1,98 + 2,66 * 1,77
de précarité secteur informel non agricole 26,59 839 14,31 1,18 1,55 0,99
secteur moderne privé 4,86 142 10,42 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
secteur moderne public 6,47 155 43,36 4,75 *** 4,80 *** 5,58 ***
travail non payé 24,81 174 12,25 2,38 ** 2,69 + 2,42 +
chômage 2,56 56 16,56 1,86 1,34 2,18
inactif 1,17 16 78,52 9,09 *** 12,73 *** 7,92 ***
élève-étudiant 12,26 298 22,61 2,63 ** 4,35 *** 1,88
Statut matrimonial
marié (mono ou polygame) 41,38 699 8,36 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
union libre 4,01 83 26,85 1,40 1,11 1,76
seul (15-29 ans) 51,97 920 20,28 0,98 0,65 1,52
seul (30-45 ans) 2,64 86 21,63 1,00 0,26 2,65 **
Total 100,00 1 788 15,65 199 n 96 n 103 n
réf : catégorie de référence ; *** : p < 0,01; ** : p < 0,05 ; * : p < 0,10 ; + : p < 0,20. 1) Les statistiques descriptives et bi-variées sont
calculées au moment de la troncature (émigration urbaine, départ à l'étranger, date de l'enquête), celle-ci pouvant se produire
tout au long de la période 1980-1999. 2) Les rapports sont issus d'un modèle d'analyse biographique en temps discret portant
sur la premère émigration urbaine vécue (modèle logit). m : pour les variables continues, à défaut d'effectifs et de distribution
en pourcentages, le tableau indique les valeurs moyennes prises par la variable, avec et sans pondérations conformément à
ce qu'indique le titre de la colonne. n : nombre d'événements (non pondéré).

Les trois variables suivantes renvoient à une approche de la pauvreté en termes de « pénuries
de capacités ». Dans ce cadre d’analyse, forgé par Amartya Sen, les variables indicatrices de
pauvreté ne sont pas à rechercher du côté des niveaux de revenus ou des biens possédés,
mais du côté des ressources que les individus sont en mesure de mobiliser pour réaliser leurs
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 191

propres aspirations. Alors que l’approche par les « conditions d’existence » met en avant les
résultats (le produit des revenus accumulés), l’approche par les « capacités » privilégie les
indicateurs de moyens. Entrent typiquement dans cette catégorie l’éducation, le capital social
ou le patrimoine13. On a retenu trois variables de l’EMIUB pour rendre compte de cette
approche (1) le niveau d’instruction, (2) les capacités d’épargne et (3) le temps vécu dans le
lieu de résidence (l’une ou l’autre des villes du Burkina), considéré comme un proxy du
capital matériel et immatériel accumulé dans ce lieu par les individus14. En effet, plus une
personne séjourne longtemps dans une localité, plus elle dispose de temps pour y étayer son
réseau social et pour y construire un capital économique au sens large (dans le cas des
commerçants, par exemple, la construction d’un réseau de clients peut-être considéré comme
un capital)15. En conséquence, et a contrario, on s’attend à ce que les citadins qui ont une faible
expérience urbaine, que l’on considère par extension comme les plus pauvres, aient de fortes
chances de migrer vers les campagnes. Pour les deux autres variables, les résultats attendus
ne sont pas si univoques. On pourrait s’attendre à ce que la faiblesse de l’instruction,
généralement admise comme indicatrice de pauvreté, favorise l’émigration urbaine.
Cependant, plusieurs travaux récents ont montré que, dans la crise, les plus instruits
(singulièrement chez les jeunes) sont ceux qui parviennent le moins à accéder aux emplois
urbains en Afrique subsaharienne. Ainsi, les plus instruits pourraient bien présenter des
probabilités élevées d’émigration urbaine, comme on l’a d’ailleurs observé en Côte d’Ivoire
(Beauchemin, 2000). S’agissant des capacités d’épargne16, plusieurs hypothèses sont à
envisager. La simple transposition à cette variable de notre hypothèse générale conduirait à
prévoir une probabilité maximale d’émigration urbaine pour les individus a priori les plus
pauvres, c’est-à-dire pour ceux qui ne disposent d’aucune forme d’épargne. Mais en fait, la
migration engendre inévitablement des coûts (de déplacement a minima et, éventuellement,
de ré-installation) qui requièrent des moyens, éventuellement accumulés sous forme
d’épargne. Pour cette raison, il se pourrait que les plus pauvres, du point de vue de l’épargne,
n’aient, en fait, pas les moyens d’émigrer.
Deux autres variables sont considérées comme de potentielles indicatrices sinon de pauvreté
au moins de précarité : l’une est relative au type d’activité, l’autre est relative au statut
matrimonial. La variable sur l’activité distingue en premier lieu les individus en activité des
individus sans activité, parmi lesquels figurent les élèves-étudiants, les inactifs (au foyer) et
les chômeurs17. Parmi les actifs, elle différencie trois groupes : les travailleurs du secteur
informel18, ceux du secteur formel19 et les travailleurs non rémunérés (déclarés « aides

13 En pratique, il est parfois difficile de faire la part entre ce qui relève des moyens et ce qui relève des

résultats. Par exemple, le patrimoine génère des revenus qui permettent d’accumuler du capital. Du fait
de l’imbrication des chaînes de causalité, il procède autant des moyens que des résultats.
14 Par ailleurs, la durée de résidence en milieu urbain représente « l’horloge » du modèle, c’est-à-dire le

temps d’exposition au risque d’émigrer.


15 DaVanzo (1981) parle de « location specific capital ».
16 On distingue trois catégories : les individus qui ne disposent d’aucune forme d’épargne, ceux qui
participent à des systèmes d’épargne communautaires (tontine, caisse commune), et ceux qui épargnent
dans des institutions spécialisées (banque, caisse d’épargne).
17 Est considérée comme chômeur toute personne se déclarant en quête d’emploi.
18On distingue les individus exerçant leur activité dans le secteur primaire (agricole pour l’essentiel) de
ceux qui exercent dans d’autres secteurs. Le poids relatif des individus engagés dans le secteur primaire
(un cinquième de l’échantillon à la troncature, pour l’ensemble du milieu urbain) s’explique par le fait
que l’univers d’enquête inclut les villes secondaires (établissements humains de plus de 10 000
192 Villes du Sud

familiaux » pour l’essentiel). Dans tout cet ensemble, plusieurs catégories semblent a priori
désigner des situations de précarité : le fait d’être au chômage, de ne pas être rémunéré, voire
même d’être actif dans l’informel non agricole20. De la même façon, certaines catégories liées
au statut matrimonial évoquent des situations de précarité pouvant éventuellement favoriser
une émigration urbaine. Plusieurs travaux récents sur la nuptialité ont mis en évidence les
difficultés croissantes des jeunes à accéder au mariage, dans le sens où ils n’ont pas les
moyens d’assurer les prestations matrimoniales requises. Dans de nombreuses villes
africaines, cette situation s’est traduite par le recul de l’âge au mariage et par la progression
des unions libres21. Même si ces changements révèlent sans doute une mutation des normes
sociales (Thiriat, 1999), ils sont largement interprétés comme le produit de la précarité
économique croissante des jeunes. Dans ces conditions, le statut matrimonial peut apparaître
comme un indicateur, même partiel, de pauvreté : les individus en union libre, voire ceux qui
demeurent tardivement célibataires22, sont a priori en situation socio-économique moins
favorable que les individus mariés. Pour ceux-là, on s’attend donc à une plus forte propension à
émigrer que pour les individus mariés, comme on l’a d’ailleurs observé en Côte d’Ivoire
(Beauchemin, 2002a). S’agissant des célibataires, l’hypothèse est renforcée par le fait que,
étant seuls, ils jouissent logiquement d’une grande facilité de mouvement.
Outre les variables associées à la pauvreté, le modèle intègre trois ensembles de variables de
contrôle. (1) Des variables temporelles, que sont a) l’âge, qui est un déterminant classique
dans l’analyse des migrations et (b) la période, qui permet de distinguer l’avant et l’après
ajustement structurel dans le premier modèle qui couvre toute la période 1980-1999. (2) Le
deuxième groupe est composé de variables qualifiant l’origine des individus en termes à la
fois (a) de groupe ethnique et (b) de milieu de résidence dans la prime enfance. (3) Enfin,
l’expérience résidentielle des individus est caractérisée par deux variables : (a) l’une indique
si l’individu a déjà une expérience migratoire (a déjà migré au moins une fois, quelle que soit
l’origine et la destination) et (b) l’autre indique si, à tout moment, l’individu habite dans une
ville secondaire ou dans une grande ville23.

habitants, à l’exclusion des grandes villes que sont Bobo Dioulasso et Ouagadougou), dans lesquelles
l’agriculture peut jouer un rôle important (Satterthwaite et Tacoli, 2003). Dans les deux grandes villes
du pays, l’agriculture occupe seulement 3 % de l’échantillon au moment de la troncature. Dans l’ensemble de
notre échantillon, le secteur informel non agricole est constitué pour moitié de travailleurs
indépendants, la moitié restante étant constitués d’employés (dont 50 % sont des apprentis rémunérés).
19 La délivrance ou la réception d’une feuille de paie par l’individu (selon qu’il est employeur ou employé)

est le critère qui permet de le classer dans le secteur formel (moderne) de l’économie. On distingue par
ailleurs les individus selon qu’ils sont engagés dans le secteur public ou dans le secteur privé.
20 Ce sont là autant de facteurs qui augmentent la probabilité d’être pauvre selon les études

quantitatives menées sur la pauvreté au Burkina Faso.


21 Couple cohabitant sans qu’un mariage n’ait été célébré, qu’il soit civil, religieux ou coutumier.
22 La catégorie « seul » du modèle comprend à la fois les célibataires, les divorcés et les veufs. Il faut
toutefois souligner que ces deux derniers états matrimoniaux (1) sont fort peu représentées dans notre
échantillon (13 divorcés et 5 veufs au moment de la troncature) et (2) qu’ils sont eux aussi plutôt
favorables à l’émigration urbaine (Beauchemin, 2000). Parmi les célibataires, il convient de distinguer
(1) ceux qui le sont parce qu’ils sont trop jeunes pour être mariés (2) de ceux qui ont atteint ou dépassé
un âge auquel le mariage est supposé être la norme. On distingue donc, dans nos analyses, les
célibataires selon qu’ils ont moins ou plus de 30 ans.
23 L’ensemble du milieu urbain constitue un univers vaste et plutôt hétérogène. Si toutes les localités

urbaines se distinguent du milieu rural par la présence d’activités non-agricoles, par des types d’habitat
spécifique, etc. ; elles diffèrent entre elles par les conditions de vie ou le contexte économique qu’elles
offrent. Par dessus tout, Ouagadougou et Bobo-Dioulasso se distinguent des villes secondaires par leur
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 193

RÉSULTATS

1980-1999 : la pauvreté est-elle un facteur d’émigration urbaine ?


En première approche, les variables de contrôle font apparaître des résultats plutôt attendus
(colonne 4 du tableau). Comme dans la plupart des études, les individus ont une propension
à migrer d’autant plus faible qu’ils sont âgés et qu’ils n’ont pas déjà une expérience
migratoire. On retrouve là l’image classique du migrant décrit habituellement en Afrique
comme un jeune homme très mobile. L’origine géographique (combinant région et type de
milieu) des individus est rarement déterminante pour expliquer l’émigration urbaine : elle ne
joue de rôle significatif que pour les individus originaires du milieu rural soudanais. C’est
que cette région, située dans le sud-ouest du pays, est la plus attractive du pays : c’est la zone
qui bénéficie des meilleures conditions pluviométriques et, de ce fait, des plus grandes
opportunités économiques (coton, canne à sucre, plantations d’arbres fruitiers tels que les
anacardiers, les manguiers, etc.). Les résultats relatifs à l’origine ethnique renforcent cette
analyse régionale24, les territoires des Bobo, des Dagara, des Mandingues, des Senoufo et des
Lobis (groupes ayant un rapport de risques significativement élevé) s’étendant en effet dans
le Sud-Ouest. Par contre, la forte propension des Peuls (dont le territoire s’étend dans les
régions les plus sèches du pays) à quitter les villes va, a priori, à l’encontre de l’idée selon
laquelle les régions les mieux dotées sont plus à mêmes de réattirer leurs originaires. Elle
s’explique davantage par une pratique migratoire qui, dans ce groupe ethnique, repose moins
sur l’établissement permanent que sur un séjour temporaire inscrit dans une logique de
circulation. Qu’en est-il des variables indicatrices de pauvreté ?
En premier lieu, les conditions d’existence, et plus singulièrement les conditions de logement,
sont effectivement associées au phénomène de l’émigration urbaine. Conformément aux
résultats obtenus dans d’autres contextes, la propriété (plutôt indicatrice de richesse) apparaît
comme un frein à l’émigration urbaine (Datta, 1995). Le résultat vaut aussi bien pour les
locataires. En outre, les dépendants qui résident chez leurs parents ne semblent pas plus
exposés à l’émigration urbaine que leurs hébergeants. En fait, aux individus en mesure de se
loger par leurs propres moyens ou hébergés par leurs propres parents s’opposent ceux qui
sont hébergés, mais ni par leur mère, ni par leur père : en 1980-1999, ils ont presque cinq fois
plus de chances de rejoindre le milieu rural que les autres. Ce résultat rejoint l’hypothèse
selon laquelle les individus en situation de précarité résidentielle (c’est-à-dire sans logement
propre et sans rapport familial immédiat avec l’hébergeant) sont plus exposés à l’émigration
urbaine que les autres25. Par ailleurs, la qualité du logement a une influence plutôt ténue (les

dimension, l’ancienneté de leur urbanisation, leur structure économique, la relative abondance des
services et équipements en tous genres, etc. Elles auraient tout particulièrement souffert de la stagnation
économique et de la montée de la pauvreté (Calvès et Schoumaker, 2004).
24 L’appartenance ethnique d’un individu ne doit pas être confondue avec son origine géographique (on

peut être Sénoufo et n’avoir jamais vécu en pays Sénoufo), il n’empêche qu’elle est indicatrice de
réseaux sociaux et familiaux que les individus peuvent mobiliser pour faciliter leur insertion lorsqu’ils
migrent (possibilité d’hébergement, accès facilité à la terre…).
25 Cependant, cette interprétation doit être nuancée car les individus qui demeurent hébergés en ville

sont aussi, dans quelques cas au moins, des personnes dont le projet n’est précisément pas de rester en
ville : certains viennent en ville avec le projet d’y résider seulement temporairement, le temps
d’accomplir un projet au terme duquel ils souhaitent repartir en milieu rural (« target migration »). Le
phénomène est fréquent pour les jeunes filles qui viennent en ville pour exercer temporairement le
métier de « petite bonne » avant de retourner se marier dans leur village (voir les travaux de Gaël Le
Jeune sur les migrations féminines burkinabè). Il se produisait chez les jeunes gens à l’époque coloniale :
194 Villes du Sud

rapports sont à peine significatifs) et nuancée selon les statuts de résidence. On observe ainsi
que, chez les individus hébergés ni par leur père ni par leur mère, les risques d’émigrer
diminuent lorsque progresse l’inconfort. Autrement dit, les individus hébergés ont d’autant
moins de chances de quitter le ménage qui les héberge que celui-ci est modeste. En revanche,
les chances d’émigrer des enfants hébergés par leurs parents progressent à mesure
qu’augmente l’indice d’inconfort du logement, c’est-à-dire le niveau de pauvreté du ménage.
Cette différence entre hébergés, selon la proximité familiale avec l’hébergeant, pourrait
s’expliquer par le fait que les individus hébergés qui ne sont pas directement apparentés
contribuent à la reproduction du ménage en apportant des revenus complémentaires, au
contraire des enfants hébergés par leurs parents qui sont peut-être plus souvent inactifs. En
situation de difficulté économique, les inactifs, qui pèsent davantage sur les revenus du
ménage, seraient plus facilement renvoyés en milieu rural que ceux qui apportent une aide
matérielle. Cela dit, l’activité exercée étant par ailleurs contrôlée dans le modèle, cette
explication est peu valide et appelle des compléments d’interprétation. Au total, en matière de
conditions d’existence, c’est la précarité du statut résidentiel, plus que le niveau socio-
économique du ménage, qui apparaît comme un facteur déterminant d’émigration urbaine
pour toute la période 1980-1999.
La « pénuries de capacités » détient-elle par ailleurs un fort pouvoir explicatif sur
l’émigration urbaine ? La réponse est positive en ce qui concerne le capital spécifiquement
accumulé au lieu de résidence, approché par la variable indicatrice de la durée de séjour.
Conformément à l’hypothèse avancée plus haut, on observe une relation entre le temps passé
en un lieu et les chances d’effectuer une émigration urbaine : plus un individu a vécu
longtemps dans sa localité de résidence (donc plus son capital accumulé est élevé), et plus
faible est sa probabilité de quitter le milieu urbain. A contrario, les individus les plus pauvres
en termes de capital localisé sont bien ceux qui ont les chances maximales d’émigrer. Les
résultats sont moins clairs pour les deux autres variables relatives aux « capacités ». Quelques
relations se dessinent dans les analyses bivariées (la propension à émigrer augmente avec le
niveau d’instruction, ce qui confirme l’idée que les instruits sont, en temps de crise, les plus
affectés par le chômage ; les émigrants « institutionnels » émigrent plus que les autres), mais
elles disparaissent, voire s’inversent, dans les analyses multivariées. L’absence de résultats
significatifs peut s’expliquer de deux façons. D’une part, elle est peut-être le produit d’effets
opposés (on a évoqué plus haut des hypothèses contradictoires à propos des variables en jeu).
D’autre part, elle peut aussi résulter de l’absorption des effets de l’épargne et, surtout, de
l’instruction par d’autres variables, notamment celles relatives à l’activité (d’où la disparition
des relations lorsque l’on passe de l’analyse bivariée à l’analyse multivariée).
Les résultats relatifs aux derniers indices de précarité convergent-ils davantage avec notre
hypothèse centrale ? Les catégories matrimoniales indicatrices de précarité (union libre et célibat
tardif) ne jouent pas le rôle attendu : seul le rapport de risque relatif à l’union libre va dans le sens
attendu, mais il n’est aucunement significatif. Au contraire, les rapports relatifs aux activités font
ressortir des résultats qui sont parmi les plus significatifs du modèle. Comme attendu, les

la migration (en ville ou en Côte d’Ivoire) était l’unique moyen de réunir les montants nécessaires au
paiement de l’impôt. Mais ces migrations masculines volontairement temporaires ne sont pas
documentées pour la période contemporaine. Au contraire, la littérature tend plutôt a présenter les
migrations vers les villes comme des migrations durables. Plus spécifiquement, nos études qualitatives
dans quelques villages ivoiriens, auprès d’émigrants urbains et de leurs parents, ont montré que le retour
en milieu rural était généralement perçu comme un échec et non pas comme un mouvement planifié et
désiré.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 195

situations les plus précaires favorisent l’émigration urbaine. Les individus dépourvus d’activité
économique (élèves-étudiants26, inactifs) ont des risques très élevés d’émigration urbaine. Le
caractère non-significatif de la catégorie « chômeur » s’explique peut-être par la petitesse de
l’effectif dans cette catégorie. Par ailleurs, les individus qui travaillent sans être rémunérés ont
aussi un risque significativement élevé d’émigration urbaine. Enfin, parmi les individus qui
exercent une activité professionnelle, ceux qui sont engagés dans le secteur informel ne sont pas
beaucoup plus exposés au risque que les actifs du secteur moderne privé. En revanche, les
fonctionnaires (secteur moderne public) ont une forte propension à émigrer vers le milieu rural.
De toute évidence, il ne s’agit pas d’un effet de précarité (le secteur est à l’abri des licenciements
et demeure rémunérateur par rapport aux autres, en dépit des gels de salaires) : c’est le produit
d’une politique d’affectation fondée, depuis le milieu des années quatre-vingt, sur un souci de
décentralisation (INSD, 1989 ; Ouedraogo, 1993).
En définitive, sur toute la période 1980-1999, peut-on conclure que l’émigration urbaine est
associée aux indicateurs de pauvreté ? De toutes les variables potentiellement indicatrices de
pauvreté, deux ressortent tout spécialement : le statut de résidence et le type d’activité. L’effet
des autres variables disparaît dans les analyses multivariées, probablement parce qu’il est
absorbé par les deux facteurs sus-cités. Dans les deux cas, c’est une situation de dépendance
qui favorise le départ vers le milieu rural : dépendance économique, pour ceux qui n’ont pas
d’emploi et/ou pas de revenus ; dépendance résidentielle pour ceux qui sont hébergés par
une autre personne que leur père ou leur mère. L’application du plan d’ajustement structurel
a-t-il renforcé cette situation ?

L’ajustement structurel a-t-il un effet sur l’émigration urbaine ?


L’examen de la variable période dans le premier modèle (1980-1999) montre que les années
d’application du plan d’ajustement structurel (1991-1999) n’ont pas d’effet propre sur le
risque d’émigration urbaine des citadins (colonne 4). Cependant, l’absence d’effet net vient
peut-être de ce que l’effet du plan d’ajustement structurel (PAS) est absorbé par d’autres
variables elles-mêmes affectées par le PAS. Par la suite, c’est donc en examinant la variation
des effets des variables indépendantes d’une période à l’autre, en comparant des modèles
identiques mais appliqués séparément aux périodes 1980-1990 et 1991-1999, que l’on
recherchera l’impact potentiel du PAS (colonnes 5 et 6). Cette analyse repose sur l’hypothèse
qu’il n’y a pas eu, entre les deux périodes, d’autres bouleversements que le PAS qui aient pu
influencer significativement les déterminants de l’émigration urbaine. Cette limite impose
une certaine vigilance dans l’analyse des résultats.
Les conditions d’existence jouent manifestement un rôle plus déterminant dans la mise en
mouvement des citadins vers les campagnes en période d’ajustement. Alors qu’elle avait un
effet à peine significatif en 1980-1990, la précarité du statut résidentiel est un facteur
d’émigration urbaine majeur en 1991-1999 : les individus hébergés ailleurs que chez leurs
ascendants immédiats ont près de cinq fois plus de chances de quitter le milieu urbain que

26 Dans le contexte ouest-africain, la migration en ville à des fins d’études conduit en général à un

établissement durable. C’est en tous cas ce que souhaitent la plupart des jeunes migrants et souvent
leurs familles car l’école et les études sont considérés comme des tremplins vers des emplois urbains
salariés, impossibles à trouver en milieu rural. Aussi, nos résultats suggèrent que les individus qui se
déclarent élèves-étudiants au moment où ils font leur émigration urbaine sont probablement des
individus qui n’ont pas trouvé de débouché professionnel en ville, et qui peuvent s’être faits renvoyer
par les ménages qui cherchent à réduire leurs dépenses urbaines.
196 Villes du Sud

ceux qui sont hébergés par leurs parents27. Le niveau socio-économique du ménage
(approché par l’indice de confort du logement) joue, lui aussi, un rôle nettement plus
significatif en période d’ajustement. Qu’il s’agisse des propriétaires-locataires ou de leurs
enfants hébergés, la propension à émigrer progresse avec la pauvreté du ménage (risque
accru de 20 à 25 % par point d’inconfort). Tout se passe donc comme si l’application du PAS
avait renforcé le recours à l’émigration urbaine comme mode d’adaptation des ménages à la
pauvreté.
D’autres indicateurs de pauvreté émergent très clairement en période d’ajustement. C’est le
cas, par exemple, du statut de célibataire tardif qui incarne la figure du jeune ne parvenant
pas à une autonomie économique et résidentielle lui permettant de constituer une famille.
Alors que ce statut n’avait aucun effet en 1980-1990 (un rapport de risque égal à un, non
significatif de surcroît), il devient un déterminant majeur de l’émigration urbaine en période
d’ajustement. C’est également vrai de la variable de durée de séjour, que l’on interprète
comme un proxy du capital matériel et immatériel spécifiquement accumulé au lieu de
résidence. Ses résultats sont non significatifs en 1980-1990, mais ils le deviennent dans la
décennie suivante : moins un individu a passé de temps dans sa localité de résidence, moins
il a accumulé de capital, et plus ses chances de partir en milieu rural sont élevées. Tout se
passe comme si, la possession d’un capital localisé devenait spécialement discriminante en
période d’ajustement.
Les autres variables relatives aux « capacités » (instruction, épargne) n’ont ni plus ni moins
d’effet en 1991-1999 qu’en 1980-1990. Quant aux résultats relatifs à l’activité économique, ils
indiquent curieusement que les positions précaires (inactivité, non rémunération) jouaient un
rôle d’incitation à l’émigration urbaine plus fort dans les années quatre-vingt que dans la
décennie d’ajustement. On voit par ailleurs augmenter les chances d’émigrer des
fonctionnaires. S’il n’est pas un fait de pauvreté, ce dernier résultat peut néanmoins
s’interpréter comme le produit du volet social du PAS qui a mis l’accent sur la scolarisation
en milieu rural avec pour effet l’envoi dans les villages d’instituteurs qui résidaient
précédemment en ville.
On devine, par ailleurs, un effet du PAS dans la différenciation croissante du risque
d’émigration urbaine selon l’origine des individus. Alors que le milieu de résidence dans la
prime enfance ne joue aucun rôle en 1980-1990 (aucun résultat significatif, aucune valeur
marquante), il s’impose comme un facteur déterminant dans la période d’ajustement : les
individus originaires du Sud-Ouest (milieu rural soudanais), région agricole la plus prospère,
ont trois fois plus de chances que les individus originaires de l’une des deux grandes villes de
rejoindre le milieu rural. Comme observé pour toute la période 1980-1999, ce résultat
converge avec la propension à migrer plus élevée des Bobo, Dagara et autres groupes du
Sud-Ouest. L’émergence de cette région comme origine déterminante de l’émigration urbaine
(et, par extension, comme destination) est sans doute liée à la dévaluation du franc CFA qui,
dans la foulée du PAS, a particulièrement valorisé les régions agricoles d’exportation qui ont
le Sud-Ouest pour figure de proue. On notera, par ailleurs, que les risques d’émigration

27 Cet écart de résultats entre les deux périodes (1980-1990 et 1991-1999) éclaire les incertitudes
interprétatives présentées pour toute la période (1980-1999). On hésitait entre une interprétation
négative (l’effet du statut d’hébergé par un tiers traduit la précarité du statut) et une interprétation
positive (le même effet est le résultat de stratégies migratoires volontairement temporaires, du type
« target migration »). L’accentuation de l’effet au moment d’une conjoncture spécialement difficile en
ville milite plutôt en faveur de la première interprétation.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 197

urbaine des Peuls sont notablement réduits dans la période la plus récente. Cette évolution
est probablement moins liée à l’application du PAS qu’aux variations climatiques. La mobilité
des Peuls est en effet largement liée aux épisodes de sécheresse. Leur plus forte propension à
émigrer vers les campagnes dans les années quatre-vingt correspond, en fait, aux retours qui
ont succédé à leur installation provisoire en ville lorsqu’il y eut, au milieu de la décennie, une
période de déficit pluviométrique.
Au total, peut-on considérer que l’application du plan d’ajustement structurel a contribué à
renforcer le recours à l’émigration urbaine comme stratégie de réponse des ménages urbains
à la précarité ? De fait, on observe bien des différences notables entre les deux périodes pré et
post-ajustement : le fait le plus frappant est l’émergence des variables indicatrices de pauvreté
dans la période 1991-1999. Elles deviennent souvent très significatives et présentent des
rapports de risques conformes à l’hypothèse centrale selon laquelle l’émigration urbaine
procède d’une stratégie de réponse à la pauvreté. Il en va ainsi notamment des variables
relatives au statut matrimonial, à la durée de résidence (capital localement accumulé), aux
conditions d’existence. Il est notamment frappant de constater que le niveau socio-
économique des ménages (approché par l’indice d’inconfort du logement), qui ne jouait
presque aucun rôle dans les années quatre-vingt, prend de l’importance en période
d’ajustement. S’agissant du résultat relatif aux locataires-propriétaires, cela signifie que, à
partir de 1991, l’émigration urbaine devient une réponse possible à la précarité pour une
tranche (la plus modeste) des plus aisés (ceux qui, au moins, peuvent se loger par leurs
propres moyens). Il ressort par ailleurs des résultats que le PAS ne favorise pas seulement
l’émigration urbaine par la négative (la précarisation accrue en milieu urbain), mais aussi par
la valorisation du milieu rural, comme en témoigne les chances accrues d’émigrer des
fonctionnaires ou des individus originaires des régions rurales les plus prospères.

CONCLUSION
Il existe deux possibilités pour chercher dans quelle mesure l’émigration urbaine est un fait de
conjoncture et, plus spécialement, un comportement associé aux conséquences des ajustements
structurels. La première, plutôt descriptive, consiste à étudier dans la durée les variations de
l’émigration urbaine afin de chercher d’éventuelles ruptures liées aux variations de la
conjoncture économique, voire à la mise en application des PAS. Une telle démarche, menée
d’abord sur la seule Côte d’Ivoire, avait montré que l’émigration urbaine avait
spectaculairement progressé en temps de crise et d’ajustement, mais que l’émergence de
l’émigration urbaine procédait cependant d’une évolution qui avait commencé avant la
récession économique (Beauchemin, 2000). L’étude des tendances migratoires au Burkina Faso
n’a pas non plus apporté un résultat tout à fait univoque : si les chances d’effectuer une
émigration urbaine ont progressé des années soixante-dix aux années quatre-vingt, elles n’ont
pas présenté par la suite d’évolution significative alors même que le pays était placé sous
ajustement (Beauchemin, 2005).
La deuxième possibilité consiste, comme on l’a fait dans cet article, à s’intéresser aux
déterminants de l’émigration urbaine pour chercher dans quelle mesure elle correspond à
une stratégie de réponse à la pauvreté, accrue en ville par la dégradation de la conjoncture et
par l’application des PAS. Jusqu’à présent, cette liaison supputée entre émigration urbaine,
pauvreté, crise économique et ajustement, bien que largement admise dans la littérature à
titre d’hypothèse, n’a jamais été prouvée. Grâce aux données rétrospectives d’une enquête
nationale sur les migrations, il nous a été possible d’apporter en la matière quelques résultats
198 Villes du Sud

originaux. La mesure de la pauvreté pose notoirement des problèmes de méthodes. Les


variables indépendantes que l’on a retenu pour rendre compte de ce phénomène ne sont
donc pas entièrement satisfaisantes mais permettent cependant d’approcher l’existence d’une
potentielle relation entre pauvreté et émigration urbaine. De fait, les variables qui s’avèrent
déterminantes pour expliquer l’émigration urbaine entre 1980 et 1999 sont celles qui
témoignent d’une dépendance résidentielle ou économique, elle-même indicatrices de
pauvreté. La mise en place de l’ajustement structurel n’est par ailleurs pas sans impact sur les
déterminants de l’émigration urbaine. Elle module les effets des variables indicatrices de
pauvreté en ville (certaines s’effacent ; d’autres se renforcent, notamment celles relatives aux
conditions d’existence). En outre, elle agit également par valorisation du milieu rural.
L’hypothèse selon laquelle l’émigration urbaine procède d’une stratégie de réponse à la
pauvreté doit donc être complétée : elle n’est pas seulement le produit d’une dégradation des
conditions économiques en ville, elle procède aussi d’une amélioration de certains aspects de la
vie rurale (services scolaires accrus, progrès de certains prix agricoles)28.

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28 Il ne faut toutefois pas oublier que, même si elle a progressé moins vite qu’en ville, la pauvreté rurale
a également cru dans la période qui nous intéresse (Lachaud, 2003).
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 199

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CITADINS EN MOUVEMENTS :
MIGRATIONS ET MOBILITÉS
DANS LA RÉGION DU GRAND ACCRA
(GHANA)

Monique BERTRAND
Géographe, université de Caen, IRD, UR UR Mobilités et recompositions urbaines
CRESO, UMR 6590 CNRS (France)
monique.bertrand@unicaen.fr

Malgré près de trois millions d’habitants et un important port dans le golfe de Guinée, les
populations du Grand Accra restent mal connues. Depuis le dernier Census (2000), elles ne
sont rapportées qu’aux niveaux des cinq districts constituant alors la région capitale et des
localités les plus importantes seulement. À l’heure où se multiplient les injonctions en
faveur de dispositifs de lutte contre la pauvreté, il reste difficile de se prononcer sur les
composantes du croît démographique impliquant les sites urbains les plus sensibles. Les
tentatives pour en identifier les besoins stratégiques, comme le logement, pour asseoir des
politiques d’assainissement ou de maîtrise de l’étalement périphérique, buttent sur
l’imprécision des données individuelles et sur le défaut de suivi longitudinal des ménages.
Ces manques ghanéens renvoient à un constat plus général en Afrique, où les enjeux de la
mobilité spatiale sont pourtant multiples. Les flux résidentiels devraient d’abord retenir
l’attention de références urbanistiques redondantes, depuis la fin des années quatre-vingt,
autour des « forces vives du local ». Les communautés de quartier et les organisations à base
territoriale sont vivement conviées à mieux s’investir dans l’équipement de proximité et dans
sa maintenance, à devenir les partenaires de projets pilotes de réhabilitation urbaine (Republic of
Ghana, 1996). La stabilisation résidentielle des propriétaires est valorisée comme le meilleur
gage d’une telle mobilisation locale. L’oubli des locataires et d’une mobilité urbaine non
promotionnelle est patent dans les Projets urbains qui tentent de promouvoir de tels
investissements décentralisés. Les tensions foncières liées au brassage migratoire sont de
même évacuées au profit d’un traitement de la ville en quelques opérations ciblant des strates
de peuplement – natifs versus migrants – considérées comme homogènes. L’analyse du
mouvement citadin fait donc défaut à cette promotion d’une participation que l’on se
représente a priori ancrée dans le territoire urbain.
Les ressorts sociaux et l’amplitude spatiale de la mobilité suggèrent en outre d’importants
défis théoriques et méthodologiques pour la recherche urbaine. Mais les quelques études
204 Villes du Sud

menées spécifiquement dans les villes du Sud apparaissent en retrait des propositions de
mesure renouvelées à propos des villes du Nord, qui profitent d’une précision spatiale
croissante dans l’analyse du peuplement métropolitain, ainsi que d’une discussion critique
sur ses catégories (Lelièvre et Lévy-Vroelant, 1992 ; Dureau et al., 2000). L’analyse que des
géographes ghanéens ont menée de leur capitale, à l’appui des recensements de 1960, 1970 et
1984, est ainsi la seule approche académique des redistributions amorcées dans
l’agglomération (Benneh et al., 1990). Elle confirme le constat plus général porté sur le
manque de disponibilité, aux échelles spatiales adéquates, des données démographiques
dans les villes en développement : trop mal désagrégée, la population continue d’être décrite
selon la dichotomie du rural et de l’urbain, et la complexité du second – pratiques des
individus, effets de contexte locaux – continue d’être négligée (Montgomery et al., 2003).
La présente communication est donc centrée sur les mouvements qui affectent habitants et
territoires du Grand Accra. L’enquête « Housing Practices and Residential Mobility in Greater Accra
Region, 2000-2001 »1 est mise à profit pour l’analyse longitudinale qu’elle offre de 816
ménages, de près de 3 300 individus et 1 400 adultes. L’exploitation de son module
biographique permet déjà de mieux caractériser les citadins stables et mobiles respectivement
(Bertrand et Delaunay, 2005a). De tenaces logiques familiales ont également été mises à jour
dans la circulation des individus entre des ménages stabilisés, et comptent parmi les grands
déterminants de la mobilité résidentielle (Bertrand, 2005b) au même titre que les contraintes
économiques pesant sur l’offre du logement (Bertrand, 2003). Avec le bilan de tous les
déplacements comptés à partir de la capitale ghanéenne, c’est ici la synthèse d’une citadinité
« en mouvement » qui est proposée. Certains flux engagent des ménages, d’autres des
déménagements individuels ; certains mouvements sont internes à la ville, d’autres sont
extra-régionaux ; des déplacements temporaires s’ajoutent enfin aux véritables changements de
résidence. L’articulation de mouvements d’inégales temporalités et d’amplitudes
géographiques variées se comprend surtout en suivant les parcours des individus.
Une démarcation par trop insistante des notions de migration, externe, et de mobilité, interne,
a bien souvent conduit la recherche sur l’insertion des migrants à se focaliser sur leur entrée
en ville et à négliger des étapes ultérieures de leurs parcours. Elle n’a pas moins conduit la
recherche sur la gestion urbaine à faire abstraction de lieux de vie extérieurs aux métropoles,
bien qu’ils restent d’importantes références matrimoniales, économiques et politiques pour
les citadins incités à investir et à s’investir en ville. Les données recueillies à Accra fondent au
contraire l’hypothèse que l’enjeu d’une telle reconnaissance, externe à la métropole, se trouve
dans une caractérisation plus précise du mouvement résidentiel interne. À quelle échelle
territoriale mesurer alors ce flux intra-urbain au regard des franchissements de limites qui
définissent banalement la migration ? S’il convient de ne pas l’oublier, il ne s’agit pas non
plus de le traiter en isolat de la problématique migratoire ni du rapport plus général
qu’individus et familles entretiennent à l’égard d’espaces de vie composites.

1Institut de recherche pour le développement (unité de recherche « Mobilités et Recomposition


Urbaines ») et université du Ghana (Legon).
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 205

A. L’INTRA-URBAIN À PROMOUVOIR DANS LES ÉTUDES CONSACRÉES AU


CONTINENT AFRICAIN
Étudier la redistribution des populations au sein d’espaces métropolitains engage en effet le
défi d’une échelle d’investigation fine. Pour l’heure, le manque d’études de la mobilité
résidentielle découle dans une large mesure des limites de deux approches de l’urbanisation.

1. Migration versus mobilité ? Du défi théorique…


La première insuffisance découle de la thèse, d’origine coloniale, du « migrant étranger à la
ville », porté à s’en retourner au plus vite « au village » en fin de contrat de travail, de carrière
professionnelle ou en cas de déboire économique. Dans les contextes anglophones
notamment2, plus de cinquante ans d’études ont reconduit l’interprétation, d’abord illustrée
par les bassins miniers de l’Afrique centrale et australe, d’un défaut structurel d’ancrage de la
citadinité africaine. Les incertitudes pesant sur la rétention et la formation d’une main-
d’œuvre salariée dans les zones d’emploi modernes ont d’emblée attiré l’attention des
employeurs et des administrateurs coloniaux sur l’attachement des migrants ruraux à leurs
communautés d’origine. Mais la thèse refait régulièrement surface dans les conjonctures de
précarisation des conditions de vie des citadins, en dépit de la métropolisation des littoraux
(Plotnikov, 1967 ; Gugler, 1971 ; Mayer, 1971 ; Kornfield, 1975). Sur le fond, l’urbanité
africaine reste durablement perçue comme marquée du seau de l’importation, ni bien
assimilée par les indigènes ni assez investie ensuite. À l’encontre du point de vue de la
détribalisation et de la prolétarisation qui se jouait parfois dans la transition capitaliste
(Brokensha, 1966 ; Amselle, 1976), cette approche a souvent insisté sur la faible appropriation
que les migrants-locataires faisaient de la cité et de ses opportunités marchandes (Peil, 1976).
Reconnaissons-lui le mérite d’avoir désigné le biais urbain que les politiques de
développement induisaient lors des indépendances au détriment des campagnes. Elle n’a pas
moins sérieusement corrigé une conception de l’exode rural en termes de déracinement, et
dont le modèle européen n’échappe pas aujourd’hui à la critique (Pinol, 2003). Cette lecture
« en externe » du fait urbain a toutefois banalisé l’idée de populations mal fixées, voire
« flottantes », peu réceptives à de nouvelles normes techniques, juridiques et citoyennes, sur
le fond à une certaine individualisation, et ce malgré la promotion d’élites citadines
postcoloniales. Au critère de stratification sociale fondée sur de nouvelles appartenances de
classes, elle oppose un critère ancien de différenciation des populations selon les liens toujours
forts de leurs origines ethniques et géographiques. La thèse d’une population
« irréductiblement rurale », ou « dépossédée de sa ville » par l’héritage colonial, apparaît bien
en rapport avec un cadre d’interprétation par trop dualiste dans la problématique des genres
de vie, opposant volontiers modernité et tradition (Coquery-Vidrovitch, 1993).
Par-delà les justifications de flux circulaires dans les marchés du travail coloniaux et
postcoloniaux, l’idée que les Africains conserveraient durablement « un pied dans le rural »,
aux côtés d’intérêts « pseudo-urbains », a conduit la recherche à négliger les tâtonnements,

2 Pas exclusivement cependant, comme le montre en Côte-d’Ivoire le rôle référentiel du « village » – qui
peut-être un chef-lieu local ou régional du moment qu’il fonde des droits fonciers et une identité de
terroir – pour les habitants de la capitale. Nombre de commentaires ont montré comment ce rôle se
trouvait réactivé dans la crise rentière et démocratique que connaît le pays depuis les années 1980.
L’intérêt accordé aux sorties de la capitale (Dureau, 1987 ; Beauchemin, 2000) ne dément donc
nullement la légitimité d’interroger l’investissement que les Ivoiriens ont fait de leur métropole (Gibbal,
1974 ; Antoine et al. 1987).
206 Villes du Sud

plus ou moins payants socialement, et les apprentissages territoriaux souvent heurtés qu’ils
pourraient pérenniser de la grande ville à la faveur de déménagements successifs et de
réorientations dans un espace urbain encore extensif. La question migratoire reste d’ailleurs
encore amputée de ses prolongements intra-urbains et souvent attachée aux lieux de départ,
les hometowns de référence vers lesquels les populations d’origine rurale resteraient
infailliblement orientées. Force est de reconnaître qu’il s’y joue d’importants enjeux. Mais
bien des études considèrent encore la présence des migrants en ville comme débouchant à
plus ou moins longue échéance sur un retour physique ou symbolique. Cet ancrage dans les
lieux d’origine dissuaderait ceux qui réussiraient dans l’univers « détribalisé » de la grande ville
de s’y attacher ; il les reporterait vers des opportunités d’investissement plus en rapport avec
les nécessités de la reproduction familiale et communautaire. Les fondements du capital
social et la préservation des capacités de groupe étant surtout pensés en dehors de la
métropole, la mobilité interne à celle-ci ressort en creux dans la connaissance de
l’urbanisation africaine3.
Les études urbaines consacrées au Ghana continuent ainsi de négliger le mouvement
résidentiel et l’investissement social de la ville par ses migrants. Bien des agglomérations ont
été décrites comme étant un lieu de résidence temporaire pour des populations tournées sur
le fond vers l’extérieur : l’exode international pour certains, le repli vers les communautés
d’origine au terme des vies d’actifs (Middleton, 1979). L’étude des turbulences propres à la
capitale a surtout pâti d’une approche démographique qui privilégiait les mouvements
transrégionaux et transnationaux (Caldwell, 1969 ; Ghana Statistical Service, 1995).
Non seulement les difficultés économiques et politiques qui jalonnent l’histoire nationale,
mais d’importants enjeux locaux ont d’ailleurs ravivé la perspective de migrants
structurellement indifférents à la grande ville ou exclus des affaires de la cité. Car la référence
au hometown que souligne la migration circulaire consolide aussi une conception localiste de
la citoyenneté. Fondée sur une appartenance communautaire, celle-ci s’oppose, dans bien des
débats de la gestion urbaine, à une autre définition territoriale de la légitimité politique, celle
qui repose sur l’appartenance à la Nation. D’un côté le bon droit du terroir : le ressortissant
en reste un usufruitier potentiel et un ayant droit protégé même lorsqu’il en est
provisoirement éloigné ; de l’autre l’assurance d’être citoyen partout sur le sol ghanéen dont
peut se prévaloir celui qui ferait carrière même en dehors de son lieu d’origine. Les
problèmes fonciers des villes et uns insistante démonstration par l’autochtonie (Konadu-
Agyemang, 1991) témoignent de l’acuité des enjeux politiques qu’il faut bien reconnaître tant
à la migration inter-régionale qu’au brassage intra-urbain des « natifs » et des « étrangers ».
De l’idée de populations « pseudo-citadines » à celle d’habitants en proie aux difficultés de la
vie urbaine sous ajustement structurel, tout rappelle donc à bon compte ces lieux de vie
souvent extérieurs à la capitale. L’importance acquise par le premier bassin d’emploi du pays
devrait refonder la nécessité théorique de mettre en perspective la question de la migration,
externe à la ville, et celle de la mobilité résidentielle intra-métropolitaine. Mais force est de
constater que des mutations d’ampleur : le poids croissant de la population née dans la
capitale, l’écart mis avec les autres villes du pays, la congestion urbaine, une ségrégation

3Les mutations de l’Afrique du Sud post-apartheid conduisent même certains auteurs à ne penser les
enjeux nouveaux de la mobilité intra-urbaine que comme spécificité sud-africaine, et à reproduire le
confinement problématique du reste du continent dans la perspective migratoire circulaire (Gilbert et
Crankshaw, 1999).
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 207

socio-économique montante, des blocages fonciers sérieux, n’ont pas inversé la tendance :
l’analyse de la seconde reste négligée au profit de la première.
À l’opposé d’une compréhension détournée de la grande ville, d’importantes recherches ont
été consacrées à l’insertion urbaine des migrants depuis la fin des années quatre-vingt,
notamment en Afrique francophone. La contrepartie de cette approche « en interne » est que
les études consacrées aux capitales font disparaître les enjeux socio-économiques et politiques
des lieux d’origine une fois ceux-ci classés selon des seuils démographiques. Car il s’agit
surtout de rendre compte in situ de la précarisation des conditions de vie qu’ont connue de
durables citadins, ainsi que des adaptations dont ils font preuve sur les marchés
matrimoniaux, du travail et du logement, du fait de l’ajustement structurel. Souvent traités
par la comparaison de trois cohortes générationnelles, ces processus ont été mis en lumière
dans le cadre d’une série d’enquêtes couplant migration et urbanisation (Antoine et al., 1995 ;
Ouédraogo et Piché, 1995 ; Antoine et al., 1998 ; Antoine et al., 2000). Celles-ci s’attachent à ce
qui s’entend non plus comme le provisoire d’une trajectoire circulaire, mais comme le
terminus du mouvement géographique dans une conjoncture de crise. C’est donc la
comparaison des migrants et des natifs qui sert de variable de référence, à cohorte
équivalente, et de tandem analytique de base pour la comparaison des générations citadines
entre elles.
La mobilité résidentielle intra-urbaine n’en est pas pour autant traitée de manière fine, du
point de vue des lieux de séjour retenus au moment de l’enquête et de ceux dont les habitants
rendent compte antérieurement dans la ville. Certes le nombre de logements déjà occupés
aux différents âges des individus constitue un bon indicateur de leurs cursus résidentiels. Mais
de fait sont privilégiés des « moments fondateurs » du cursus biographique, ceux qui devraient
jalonner l’ascension sociale d’une certaine promotion citadine. Or, celle-ci est aujourd’hui, au
dire même des auteurs, plus désirée que réalisée par le grand nombre des citadins dont les
autres péripéties urbaines sont, de fait, négligées. Les priorités d’analyse sont données à
l’entrée en ville des migrants, à l’accès au premier logement des jeunes, par émancipation
économique et passage à l’âge adulte, à l’accès à la propriété. Du coup, se trouvent reléguées
à l’arrière-plan des conclusions les étapes non-promotionnelles des mêmes suivis
rétrospectifs. La location, qui justifie pourtant l’essentiel des déménagements intra-urbains,
en ressort sacrifiée autant dans la recherche que dans les politiques de développement local.
Malgré la force de leurs conclusions et la reconnaissance du caractère inéluctable de
l’urbanisation sur le continent, ces travaux n’échappent donc pas à de nouveaux biais. La
décohabitation résidentielle est pensée indépendamment des conditions d’occupation, la
plupart du temps partagée entre plusieurs ménages, et de transmission intergénérationnelle
des cours citadines. Mesurée par un « logement indépendant de celui des parents », elle
rappelle une norme sociale des sociétés européennes plus que les compromis de la modernité
africaine. Difficile pourtant de rapporter « autochtones » détenteurs de prérogatives foncières
et « étrangers » au sol urbain à un commun crédit conféré à la propriété individuelle. L’âge de
sortie de l’hébergement parental, celui de l’accès à la propriété, n’engagent en outre de
comparaison entre les générations citadines que pour les hommes. Les femmes étant
considérées comme hébergées par leurs maris, leur mobilité résidentielle est soumise à celle
du ménage. L’argument est à l’évidence trop rapide, faute d’une réflexion de fond sur les
significations sociales de l’hébergement. Sa répétition d’une enquête à l’autre, en diverses
aires culturelles, laisse entendre qu’il est quasi-universel, ce que le seul contexte du Ghana
méridional dément : les filles des indigenous communities y ont l’usufruit des patrimoines
208 Villes du Sud

familiaux au même titre que leurs cohéritiers masculins, a fortiori dans les vieux quartiers ga de
la capitale où les femmes ne cohabitent traditionnellement pas avec leurs maris. Ailleurs
émergent également des stratégies féminines d’accès au foncier résidentiel dont la vocation
est de sécuriser aussi divorcées et épouses de polygames.
Enfin, l’effet de lieu n’est que peu travaillé dans ces travaux4 au-delà d’une typologie
sommaire des quartiers – lotis versus irréguliers notamment, ce qui est peu adéquat en dehors
des contextes francophones – et des modes d’occupation des logements. Négliger les
parcours internes à l’espace urbain revient alors à conférer une sur-importance aux passages
de frontières régionales, externes à la ville, que la mesure démographique ne peut ignorer du
fait de la reconnaissance statistique de la migration. Mais la possibilité d’introduire des
typologies d’étapes, selon la taille, le rang administratif et fonctionnel des localités, n’est pas
reprise quand on en vient aux composantes internes des capitales, souvent faute de données
pour cela. Le manque de raffinement spatial intra-urbain perpétue l’idée d’un déséquilibre de
nature entre migration et mobilité alors qu’il s’agirait précisément de restituer la continuité
biographique des itinéraires résidentiels.

2. …Aux contraintes de mesure


On fait ici l’hypothèse que tous les changements, qu’ils se produisent d’un bout à l’autre de
l’espace métropolitain, d’un domaine foncier au voisin, voire au cœur d’un même îlot, sont
autant significatifs les uns que les autres. Quelles que soient les frontières franchies en interne
de l’agglomération, il s’agit d’analyser en quoi ils manifestent les gains et les aléas d’une
expérience, autant que les flux externes. Que les mobilités soient volontaires ou subies ;
qu’elles soient vouées à la régulation de relations familiales, à la course au sol, à un meilleur
appariement domicile/emploi, ou à l’accès aux services marchands, le déplacement contribue
à l’apprentissage de la ville et à une familiarisation avec sa densité particulière : quand bien
même la réussite ainsi pensée est reportée à un âge plus avancé, à la génération suivante ou
sur une meilleure conjoncture économique.
Distinguer migration et mobilité n’est pourtant pas toujours aisé, tant pour mesurer les flux
respectivement dans l’expérience territoriale des citadins que pour en départager les
déterminants. Aux difficultés bien connues de saisie du mouvement inter-régional (Poulain et
al., 1991), s’ajoutent celles de la prise en compte d’un espace métropolitain dont les limites à
l’égard « du rural » restent mouvantes d’un recensement à l’autre et dont la composition
interne est mal informée. Une première réduction méthodologique est liée à l’idée qu’un
déménagement s’inscrit en rupture et n’engage guère de perspective de cumul des lieux de
vie. Le mouvement géographique est décompté dans un temps fléché, d’après l’étalon de
mesure du logement « principal »5, qui exclut a priori la pratique pluri-localisée des grandes
fonctions sociales, telles la résidence ou le travail.
Le franchissement d’une limite administrative pose un problème également sensible lorsque
l’on veut mettre en parallèle les mouvements internes et externes à la ville. Selon quelle
importance retenir une maille plutôt qu’une autre ? Si le quartier est bien trop fin pour la

4 Les étapes résidentielles informées dans les biographies sont bien localisées. C’est l’analyse
longitudinale et contextuelle de ces lieux dans la ville qui est semble-t-il sacrifiée.
5 L’enquête sur laquelle on s’appuie ici reprend à son compte la durée couramment retenue dans les

recensements, ghanéens inclus, de six mois de résidence stable (ou moins mais avec intention de rester
dans le logement).
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 209

perspective migratoire, les démembrements de la région ne sont eux que d’une utilité limitée
pour l’analyse intra-métropolitaine. Plutôt que de s’appuyer sur un référent territorial
unique, qui ne peut de fait être commun à toutes les amplitudes spatiales, il conviendrait mieux
d’envisager le rapport « étendue/densité de population » des unités retenues ici ou là pour la
saisie des changements résidentiels. Par son poids démographique et fonctionnel à l’échelle
nationale, le district métropolitain d’Accra, l’un des cinq de la région du Grand Accra, pèse à
lui seul autant que la région Volta à l’est du pays. Les trois districts urbains de la capitale
totalisent plus d’habitants que deux régions Northern et Upper East, les plus peuplées du
Grand Nord, qui comptent pour 19 districts dans l’espace ghanéen. Décomposer la
population et caractériser l’offre résidentielle à l’échelle des quartiers métropolitains a donc
plus de sens que de suivre de petits effectifs d’originaires de ces régions en référence aux
mailles territoriales qui fondent la notion de migration.
La distinction sémantique entre migration (internationale, interrégionale, ville-campagne,
interurbaine) et mobilité (intra-urbaine) donne surtout à penser que les mouvements
géographiques diffèrent par nature autant que par les distances en cause. On connaît dans les
agglomérations du Nord l’argument attribuant des causes plutôt économiques aux
déménagements à longue distance (insertion dans les marchés locaux du travail), tandis que
les flux de plus courte portée spatiale se comprendraient mieux en référence à l’offre de
logements (Gobillon, 2001). Mais l’approche biographique relativise cette dichotomie en
faisant apparaître, comme dans l’enquête ghanéenne, de plus subtiles transitions ou
confusions d’enjeux sur les motifs de déménagement (Bertrand, 2005b).
Le choix de l’échelle adéquate de mesure est donc décisif, et ce dès « en amont » des
trajectoires individuelles comme l’a montré l’historien Paul-André Rosental en partant des lieux
de l’émigration. Car la thèse de l’exode rural a produit une lecture tronquée des mouvements
de population dans la France du XIXe siècle (Rosental, 1999). Compléter leur analyse depuis les
turbulences d’origine, et pas seulement d’après le rapport natifs/migrants dans les « lieux
d’arrivée », conduit à réfuter l’hypothèse d’une sédentarité ancestrale, en vertu de laquelle tout
changement d’intensité reviendrait à un changement de nature. La migration lointaine s’est en
effet réalisée sur le terreau d’une forte agitation locale qui n’était pas comptée a priori comme
migration du fait de cadrages trop grossiers. La redistribution des populations relève ainsi
autant de micro-continuités biographiques, dans le continuum spatio-temporel des familles,
que de macro-ruptures historiques. Réduit au sens d’un mouvement parmi d’autres, le flux
des campagnes vers la grande ville n’apparaît plus sous l’angle du déracinement irréversible.
C’est donc aussi une complétion de l’analyse que l’on propose de faire, ici « en aval » de la
migration, et jusqu’au niveau analytique du voisinage urbain. À une échelle fine
d’observation de la discontinuité spatiale, les déménagements internes aux districts, secteurs
et quartiers du Grand Accra nous renseignent, autant que les passages de frontières
régionales dans l’ensemble composite du pays, sur la logique des parcours de migrants et sur
l’expérience sensible qu’individus et ménages aujourd’hui citadins font d’une grande
agglomération.

B. STOCKS ET FLUX : PROPOSITIONS MÉTHODOLOGIQUES


En deçà de l’ensemble métropolitain, des îlots précisément localisés permettent de mettre en
balance les échanges migratoires et les mobilités internes à la capitale. Sept zones d’étude
représentatives de la composition urbaine globale informent en effet le mouvement
210 Villes du Sud

résidentiel des membres de ménages enquêtés en grappes. Trois d’entre elles se situent dans
le district métropolitain d’Accra qui concentre aujourd’hui 57,1 % de la population régionale
(Ghana Statistical Service, 2002) : Old Teshie, Lagos Town et New Fadama jalonnent une coupe
de la ville-centre de l’agglomération selon un critère d’ancienneté de l’urbanisation. Trois
zones illustrent ensuite la dynamique des banlieues d’Accra, les deux autres districts
urbanisés (Tema et Ga) représentant 38,9 % de la population agglomérée : à l’Est, la
cinquième Communauté de Tema-ville et le satellite populaire d’Ashaiman sont liés au
développement portuaire de Tema depuis les années soixante ; New Gbawe résume quant à
elle la manière dont les réserves foncières de l’Ouest sont plus récemment absorbées par la
demande citadine. Dans un environnement encore rural, la zone de Dodowa caractérise enfin
les petites villes situées dans l’orbite du marché du travail urbain, à la marge du Grand Accra.

1. Pour un pluralisme méthodologique

L’enquête « Housing practices and Residential Mobility » rapporte en effet le mouvement


géographique à trois « stocks » de référence. Le cadre régional métropolitain met en jeu
globalement la distinction entre migration et mobilité. Les maisonnées dans lesquelles ont été
rencontrés les ménages constituent ensuite le cadre d’observation de déménagements
entrants ou sortants dans l’échéance d’une année, entre deux passages d’enquête, quelles
qu’en soient les orientations géographiques, dans la ville ou au-delà. Enfin, les ménages
stables constituent aussi des contextes de référence dans lesquels s’inscrit l’arrivée ou le
départ de résidents mobiles à titre individuel, en vertu de déplacements temporaires ou
durables. Parmi enfin trois types de suivi dans le temps des citadins, les deux premiers sont
rétrospectifs ; le troisième procède d’observations en continu.

Figure 1 : Localisation des zones d’étude dans quatre des cinq districts
du Greater Accra Region
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 211

● Une première option a consisté à relever les principaux jalons de l’insertion urbaine de tous
les membres des ménages enquêtés. Sont ainsi informés : la date et le lieu de naissance, l’entrée
ou le retour dans la région du Grand Accra (date et étape précédente pour les migrants),
l’entrée dans le quartier d’enquête (date et quartier précédent pour les « mobiles dans
l’espace métropolitain ») et l’entrée dans la maisonnée enquêtée (date et maisonnée
précédente pour les individus ayant déménagé dans le quartier d’enquête). Le parcours
individuel est ainsi résumé : de la migration vers la ville à l’insertion dans le quartier, puis à
des déménagements de très courte portée dans le voisinage allant même jusqu’aux
changements de logement au sein d’une même cour. À défaut d’être exhaustifs, ces repères
complètent utilement le moment fondateur que peut constituer l’étape d’entrée en ville, et
contextualisent les trajectoires dans la ville. Ils permettent surtout de relier individu par
individu mouvements externes et internes à l’espace métropolitain, et de détecter d’éventuels
décalages d’insertion urbaine entre individus relevant d’une résidence commune au moment
de l’enquête.
Les membres des ménages sont ainsi classés selon qu’ils ont fait, ou non, et cumulé, ou non,
l’expérience d’au moins un changement de logement : migration avant l’arrivée dans la
capitale pour le contexte le plus large (« mig » vs « non-mig »), mobilité interne depuis une
autre communauté que celle enquêtée pour une lecture « meso » du Grand Accra (« mob » vs
« non-mob »). Moins nombreux, les mouvements intra-quartiers6 sont négligés dans la
typologie suivante.

100%

80%
n o n -mig / n o n -mo b
60% n o n -mig / mo b
40% mig / n o n -mo b
mig / mo b
20%

0%
00-09

10-19

20-29

30-39

40-49

50-59

60-69

70 et +

Total

Figure 2 : Profil d’insertion et classe d’âge des membres des ménages

Les moins de 20 ans représentant 43 % des individus décomptés en 2000 et 2001, cette
première mesure fait la part belle aux résidents qui sont les moins autonomes sur le marché
du logement. Elle traduit l’apprentissage que mènent les jeunes d’une vie en mouvement,
quand d’autres études réduisent à l’inverse la question de la mobilité résidentielle aux seuls
chefs de ménage. C’est du coup un biais qui est introduit du fait que nombre de ces cadets,
plus souvent nés dans le Grand Accra que leurs aînés, s’inscrivent dans le sillage de leurs
tuteurs.

6 Les changements de maisonnée au sein du quartier d’étude intéressent 15,1 % des trajectoires
individuelles ; les changements de logement au sein de la maisonnée d’enquête en concernent 3,3 %.
212 Villes du Sud

● Une autre collecte, biographique, s’attache donc à reconstituer l’itinéraire complet d’un
sous-échantillon de 1 396 adultes sélectionnés dans les maisonnées enquêtées, à raison d’un ou
de deux par ménage7. Toutes les étapes résidentielles parcourues de la naissance au logement
enquêté sont informées : lieu du séjour, rang dans l’itinéraire, moment du déménagement,
mode d’occupation du logement et motif du mouvement.
● Enfin, le second passage d’enquête, en 2001, permet de saisir le mouvement résidentiel
intervenu dans l’intervalle d’une année, son argumentaire et son orientation géographique.
En référence aux « stables » qui n’ont pas déménagé, le flux prend acte de l’entrée de
nouveaux individus ou ménages dans l’échantillon de maisons visitées une première fois en
2000, et de la sortie d’une partie de la charge démographique observée un an auparavant.
56 % de ces « mobiles » relèvent de ménages ayant déménagé au complet, 44 % d’initiatives
individuelles vers ou depuis des ménages stables. Les deux flux manifestent surtout des
logiques différentes : accès au sol et pérégrinations locatives pour les premiers, circulations
de cadets sociaux pour les seconds.
Le faible niveau de scolarisation des citadins issus de milieux populaires conduit en effet à
une certaine prudence à l’égard de collectes biographiques à prétention trop systématique,
faisant appel à une lourde reconstitution d’événements croisés et d’épisodes anciens8.
L’option du suivi résidentiel en continu lève le doute sur d’éventuelles défaillances de la
mémoire. Elle n’en introduit pas moins ses propres limites. La perte des individus sortants de
l’échantillon n’est pas la plus gênante d’entre elles : les circonstances de leur départ et leurs
nouveaux lieux de résidence sont en effet reconstitués par des tiers dans les voisinages, dans
des proportions satisfaisantes9. L’interprétation de ces déménagements saisis dans le court
terme met en jeu davantage d’incertitudes : relèvent-ils de décisions sans réelle échéance ou
d’orientations durables en train de se fixer ?
La contribution de la mobilité aux structures du peuplement local est pourtant loin d’être
négligeable : sur les deux années d’étude, près d’un ménage sur cinq apparaît en sortie ou en
entrée dans l’échantillon du Grand Accra ; plus de 27 % des individus ont quitté ou rejoint les
zones d’étude. 9,2 % des 720 ménages et 14,5 % des 2 808 individus rencontrés en 2000
disparaissent ensuite ; en 2001, on 12,8 % de ménages entrants sont décomptés parmi les 750
présents, 16,9 % de nouveaux résidents parmi les 2 891 membres de ces ménages.
Les déplacements prennent cependant une intensité et des formes (entrées/
sorties, mouvements individuels/flux de ménages) variables dans l’espace urbain. Les fronts
de la péri-urbanisation sont mis en exergue avec jusque 42,7 % de mobiles dans la zone de
New Gbawe, 33,2 % à Dodowa. La population de Old Teshie compte au contraire parmi les
plus ancrées avec 83,5 % de stables. Certains déménagements renouvellent particulièrement
la population résidente : c’est le cas de la mobilité entrante à New Fadama et Dodowa, tandis
que la mobilité sortante est plus décisive à Ashaiman dont les locataires pâtissent de
fréquentes ejections. Le rapport entre individus et ménages penche enfin en faveur de la
mobilité des premiers à Tema Community V et des seconds à Dodowa.

7 Dans tous les cas le chef de ménage, et un autre adulte pour les ménages composés d’au moins deux
personnes et de plus d’un adulte : si possible la conjointe ou une autre personne du sexe opposé au chef
de ménage.
8 Voir les difficultés rencontrées par l’enquête « Crise et insertion urbaine à Yaoundé » (GRAB, 1999).
9 Seulement 2 à 13 % des questions posées à propos des sortants n’ont pas trouvé réponses.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 213

2. Le mouvement citadin : entre hypothèses externes et orientations internes


Au titre de la première approche des liens entre migration et urbanisation, le corpus traité
dans le Grand Accra confirme le fait que bon nombre de non natifs de la capitale conservent
un lien avec des lieux d’origine. Cet « effet hometown » ressort d’abord des mouvements
occasionnels enregistrés pour les résidents qui n’ont pas déménagé entre les deux passages
d’enquête. On demandait en effet à ces membres stables des ménages s’ils avaient ou non fait
l’expérience d’un déplacement d’au moins un mois dans l’année. Les réponses positives ont
concerné 8,1 % des individus, et dans 70,8 % des cas des lieux externes au Grand Accra10.
Elles mettent en exergue les régions du Ghana qui coïncident en forte proportion aux régions
d’origine des citadins. Dans le croisement des lieux de visite et des lieux de naissance des
résidents qui se sont déplacés dans ces conditions, la diagonale du tableau représente ainsi la
moitié des mouvements agrégés par région11.
Les flux ainsi enregistrés intéressent une population qui est locataire en résidence principale
à Accra dans une proportion plus forte (60,1 %) que la population stable comptabilisée sans
mouvement occasionnel (51,0 % de locataires). Mais dans les lieux de visite, 59,4 % des
personnes se réfèrent au statut résidentiel d’usufruitier pour le logement qu’elles ont occupé
pour l’occasion ou pour le ménage qui les a hébergées. C’est dire le rapport de familiarité
déjà construit avec ces résidences occasionnelles. La location ne concerne que 10,9 % d’entre
elles. Le lien entre le statut de migrant, un rapport marchand au logement dans la grande
ville et un rapport actif avec la région d’origine, ressort donc manifestement.
Cet effet hometown est de plus confirmé par un module transversal de l’enquête concernant
les seuls adultes retenus dans l’échantillon des ménages : qu’ils aient été rencontrés dès 2000
ou comme entrants en 2001, ceux-ci ont été interrogés sur les autres lieux de vie qu’ils
associaient alors par des visites régulières d’au moins une nuit, quelles qu’en soient les
fréquences, à leur domicile habituel dans les zones d’enquête. Ces 981 lieux de visite (jusqu’à
trois par personne mais en moyenne 1,3) coïncident avec les régions de naissance dans 60,6 %
des cas. Impliquant une proportion impressionnante de 46,5 % des adultes de l’échantillon,
les déplacements répétés se déroulent en effet pour l’essentiel en dehors de l’espace
métropolitain : à 4,5 % d’entre eux à l’étranger et, plus encore que pour les flux occasionnels,
à 71,9 % dans les régions « intérieures » du Ghana. Les motifs les plus récurrents les démar-
quent finalement assez mal des mouvements occasionnels : visites de parents et règlement
d’affaires familiales, plus ou moins assorties d’entreprises économiques et de devoirs
religieux, en particulier pour la célébration des fêtes de Pâques et de funérailles. La
symbolique territoriale et la régularité des rites communautaires de deuil caractérisent ainsi
fortement la sociabilité de hometown des citadins ghanéens.

10 Le poids des mouvements internes au Grand Accra n’est porté à la majorité des lieux visités
occasionnellement que dans deux des zones d’enquête, peuplées pour l’essentiel d’« autochtones » ga
(Old Teshie) et shaï (Dodowa).
11 On limite ainsi les doutes subsistant sur le lieu réel de naissance des citadins et sur la distance

éventuellement prise à la naissance avec la communauté considérée d’origine par les individus et
familles : accouchement ayant suscité un séjour de plus de six mois de la mère dans son propre
hometown, déplacement vers la maternité-centre d’état civil du chef-lieu de référence, naissance
survenue lorsque les parents se trouvaient éloignés du « village » par leur travail…
214 Villes du Sud

TABLEAU 1
Lieux de visites occasionnelles des résidents stables entre 2000 et 2001,
selon la région de naissance

Région d’origine OUT WR CR ER VR AR BAR NR UWR UER GAR Total


Région visitée
Outside Ghana : 9 1 3 2 1 1 7 24
OUT
Western : WR 2 3 1 4 10
Central : CR 1 9 2 1 11 24
Eastern : ER 1 1 19 6 27
Volta : VR 1 13 2 16
Ashanti : AR 1 1 3 3 1 4 13
Brong Ahafo : BAR 2 1 2 2 7
Northern : NR 1 2 9 12
Upper West : UWR 1 1
Upper East : UER 1 1 2
Greater Accra : GAR 1 3 8 4 2 38 56
Total localisé 11 6 14 39 21 7 5 1 3 3 82 192
Pas de mouvement 53 49 165 358 178 99 33 32 13 27 1 201 2 208

D’autres mouvements attestent cependant de la force des recompositions démographiques in


situ dans le Grand Accra. « En interne », ils confirment l’ancrage durable des migrants en ville
et l’investissement structurel qu’ils en font : l’insertion ne peut être assimilée à une entrée
incertaine, qui se ferait « à reculons » dans la capitale.
Un résumé comptable des biographies des mêmes adultes en donne une première mesure.
Alors que les non natifs ont fait en moyenne l’expérience de trois étapes résidentielles en
dehors de la métropole, ils y comptent déjà un nombre légèrement supérieur de domiciles
successifs (3,4 en moyenne) ; leurs déménagements s’y alignent sur la fréquence de ceux des
non migrants (3,8 étapes résidentielles). Quant à la typologie des trajectoires urbaines, qui
concerne tous les membres des ménages enquêtés, elle montre que les migrants ont aussi souvent
changé de quartier ou de localité dans le Grand Accra avant de résider dans la zone où ils
sont enquêtés, et ce dans des proportions proches (47,2 % d’entre eux) de celle des non
migrants : 45,3 % de ceux qui ont toujours habité le Grand Accra y ont fait l’expérience de
plus d’un quartier de résidence.
L’interprétation de ces mouvements est rendue difficile par les âges composites dans
l’échantillon observé. Mais l’expérience urbaine des migrants apparaît incontestablement
marquée par des changements pas moins intenses globalement, voire plus agités localement, que
ceux des natifs. Certes ces déménagements ne sont pas nécessairement promotionnels ; pas plus
que le fait d’être ressortissant d’une communauté urbaine, cohéritier d’un patrimoine bâti, ne
garantit de conditions de résidence avantageuses. Mais la mobilité n’est pas non plus subie
passivement par des individus que ballotterait la vie moderne en attendant le retour au village.
L’apprentissage de la citadinité passe par l’expérience de contextes locaux variés (parcs
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 215

immobiliers, modes d’occupation et de cohabitation, niveaux d’équipement, promiscuités


résidentielles) dans l’hétérogénéité inhérente aux grandes agglomérations.
Migrations et mobilités internes sont donc loin de s’exclure dans l’analyse des attaches
citadines. Plutôt qu’à les opposer dans l’interprétation du fait urbain, qui serait tantôt pensé
comme dépendant de l’extérieur, tantôt décrit de manière autonome, on préfère les articuler
individu par individu. Plutôt que d’occulter l’un au nom du primat problématique de l’autre,
on se fonde sur un examen plus fin des profils d’insertion pour questionner la territorialité de
la grande ville.

C. L’ATTACHEMENT À LA VILLE : DU PAS DE TEMPS DES CHANGEMENTS


RESIDENTIELS À LEUR AMPLITUDE SPATIALE
La dynamique métropolitaine établit d’abord la force des mouvements intra-urbains. Des
données les plus limitées dans le temps aux suivis longitudinaux les plus complets, on en
présente les orientations spatiales.

1. La prévalence de la mobilité
Le principe de l’enquête à passages répétés permet d’abord d’identifier les sortants des
maisons visitées. Près des quatre cinquièmes des ménages ayant déménagé après 2000 n’ont
pas quitté la région capitale ; trois sortants à titre individuel sur cinq restent également dans les
limites de la métropole. Dans les deux flux externes – 21,8 % des sorties de ménages et 39,6 %
des déménagements individuels –, le mouvement dirigé vers les autres régions du Ghana est
deux fois mieux représenté que l’expatriation vers l’étranger. Ce suivi à court terme des
populations perdues pour les zones d’étude sera plus loin confirmé par celui des populations
gagnées dans la même année, la prévalence du flux intra-urbain étant, comme pour les
sortants, encore plus manifeste dans les déménagements des ménages que dans ceux des
individus.
Il en va de même lorsque l’on s’appuie sur les parcours tracés pour tous les membres des
ménages. L’expérience de la mobilité interne à la région capitale a concerné une part
majoritaire d’entre eux : 57,6 % y ont déménagé au moins une fois si l’on ajoute aux
mouvements inter-quartiers, déjà vus, les déménagements de courte portée comptés dans la
zone ou la maisonnée d’enquête. Dans le détail, l’âge, le niveau scolaire des individus (pour
les plus de 6 ans) et leur statut professionnel (pour les plus de 12 ans) induisent le plus de
variations sur ces moyennes, les effets propres du sexe et de la zone d’étude se révélant
moins discriminants : le profil des « migrants non-mobiles » (figure 2) est sur-représenté
parmi les non-scolarisés, tandis que celui des « migrants mobiles » met en exergue les citadins
redevables des niveaux d’étude les plus élevés. L’immobilité résidentielle (« non-migrants
non-mobiles ») distingue les chômeurs et les apprentis, notamment à Old Teshie, alors qu’une
insertion urbaine plus heurtée (« migrants mobiles ») valorise au contraire le salariat privé ou
public et les zones de New Gbawe et Tema Community V.
Enfin, les biographies résidentielles complètes des adultes montrent que la moitié des 5 144
séjours reconstitués depuis leur naissance prennent place dans le Grand Accra avant le dernier
déménagement vers la zone d’enquête12, contre 45,5 % dans les autres régions ghanéennes et

12La comparaison des étapes résidentielles ne tient pas compte du lieu de vie à l’enquête, soit la zone
d’étude. Cette étape des biographies n’est en effet « finale » que par un artifice d’enquête. En faisant
216 Villes du Sud

4,2 % à l’étranger. Seuls les itinéraires reconstitués depuis la banlieue orientale placent ces étapes
dans la capitale en minorité : 47,7 % à Tema Community V et 44,7 % à Ashaiman ; mais la nuance
en faveur des autres séjours ghanéens est sur le fond complexe, mêlant l’argumentaire des
régions d’origine et celui d’étapes indépendantes des lieux de naissance.

2. Une familiarisation progressive avec la métropole


La balance des migrations et des mobilités met donc à jour de décisives recompositions
métropolitaines. La géographie des flux « en interne » atteste également d’effets de proximité
dans un espace résidentiel et dans un marché du travail, informel du moins, fragmentés.
Le suivi longitudinal des adultes précise d’abord ces orientations urbaines réparties sur 2 586
étapes précédant, dans le Grand Accra, l’entrée dans les zones où ils ont été enquêtés. La
correspondance entre le district des séjours précédents et celui des sept zones d’enquête
apparaît d’abord bien vérifiée pour six d’entre elles, y compris Dodowa en périphérie de la
métropole. Seuls les adultes enquêtés à New Gbawe, qui accueille le front d’étalement urbain
le plus dynamique, placent en minorité les étapes résidentielles internes au district Ga dont
ils relèvent. Ce sont principalement les quartiers d’Accra-ville (les trois quarts de l’expérience
urbaine antérieure) qui ont nourri les itinéraires convergeant vers New Gbawe en 2000 ou en
2001.
Le rôle redistributeur de la ville centre de l’agglomération est donc confirmé non seulement
vers ses propres quartiers mais aussi plus loin dans les banlieues et vers les marges de la
région. Le district métropolitain d’Accra anime un mouvement centrifuge d’ensemble qui
s’incarne depuis la fin des années quatre-vingt dans le croît particulier de New Gbawe. Dans
une continuité territoriale directe vers l’Ouest, l’ancien Ga Local Council est donc passé en
moins de vingt ans du statut administratif de zone à majorité rurale, mentionné dans le
recensement de 1984, à celui du district Ga, urbain dans le recensement suivant de 2000. Il
double désormais en population le district plus anciennement urbanisé de Tema à l’est de
l’agglomération.
Celui-ci ressort également du tableau des mobilités comme un centre émetteur secondaire.
On comprend ainsi les liens construits en quatre décennies entre la ville nouvelle de Tema,
née du port du même nom, et son satellite ouvrier, Ashaiman venant également de dépasser
en population le chef-lieu du district. Ces mouvements commencent aussi à orienter plus loin
encore des citadins en quête de loyers abordables, vers Dodowa comme plus généralement
vers le district Dangbe West. Depuis la côte, la polarisation économique et la redistribution
résidentielle affectent ainsi l’est et le nord de la région capitale. Au total, le peuplement des
périphéries en cours d’urbanisation se trouve relié à deux types de centralité urbaine, selon
que l’on considère le foyer principal de l’agglomération d’Accra ou des pivots secondaires,
comme Tema.
L’hypothèse d’un effet de proximité va pourtant au-delà de la simple homologie de district
dans l’orientation du mouvement résidentiel. Elle se précise en effet avec 260
« communautés » que l’enquête inventorie comme lieux d’étapes dans le Grand Accra. À ce
niveau d’analyse plus fin, le lien entre le quartier d’enquête et les séjours antérieurs comptés
dans le même environnement métropolitain est également fort, comme le montrent les
secteurs les plus fréquemment cités (figure 5). On élargit ici l’environnement de Lagos Town

abstraction des troncatures, qui auraient porté à 60,5 % la part du Grand Accra, on obtient une mesure
plus rigoureuse des itinéraires comptant au moins un déménagement après la naissance.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 217

au quartier d’Accra New Town qui le coiffe administrativement et à son voisin de Nima dont
il partage le caractère de zongo musulman ; les villes d’Ashaiman et de Tema sont de même
retenues dans leur ensemble plutôt que pour leurs seuls quartiers méridionaux ; l’association
Gbawe/New Gbawe/Mallam s’impose du fait des morcellements d’un même domaine coutu-
mier, etc. « L’enveloppe » urbaine ainsi considérée s’appuie donc sur des agrégats déjà
composites, mais plus cohérents du point de vue de l’histoire du peuplement local et des
rapports sociaux noués au coup par coup entre autochtones et migrants.

100%
80% East Dangbe

60% West Dangbe


Ga
40%
Tema
20%
Accra
0%
Comty V

Gbawe
Fadama

Total
Dodowa
Ashaiman
Lagos
Teshie

Town

New
New

Tema
Old

Figure 4 : District des étapes résidentielles des adultes dans le Grand Accra, selon le lieu d’enquête

TABLEAU 2
Étapes résidentielles les plus fréquemment citées dans le Grand Accra,
selon la zone d’enquête des adultes

Zone d’étude Old Lagos New Tema/ New


Ashaiman Dodowa Total
Etapes résidentielles* Teshie Town Fadama ComtyV Gbawe

Teshie/Nungua 169 4 23 27 2 6 11 242

Accra New Town/Nima 3 120 14 9 5 16 6 173

New
2 3 75 3 0 18 9 110
Fadama/Abeka/Darkuma

Tema-ville 4 4 13 306 61 17 51 456

Ashaiman-ville 0 6 1 17 107 1 20 152

Gbawe/New Gbawe/Mallam 0 0 0 0 0 69 0 69

Dodowa-ville 2 0 0 2 1 2 256 263

Total étapes souvent citées 180 137 126 364 176 129 353 1 465

Total Grand Accra 218 216 364 528 217 510 533 2 586
* hors lieux d’enquête : seuls les séjours précédents sont pris en considération
218 Villes du Sud

La proximité spatiale se révèle décisive pour comprendre la familiarisation progressive que


les individus engagent avec la métropole. Aucune des zones d’enquête ne déroge à la
diagonale du tableau, c’est-à-dire à des déménagements menés préférentiellement dans un
même secteur urbain. Tout se passe comme si la mobilité procédait par bonds en séries,
chacun de courte portée géographique, en déplaçant les citadins au sein d’une même localité
voire d’un même quartier. Lorsqu’un changement de logement se profile, le recours au
voisinage, au réseau social constitué à la faveur d’un séjour plus long ou plus riche
d’opportunités, s’impose pour « décider », selon des marges de manœuvre contraintes, du
lieu suivant, du prochain bailleur locatif ou de l’expérience immobilière à venir. À cet égard,
les parcs immobiliers modernes de Tema-ville semblent le mieux redistribuer les citadins qui
y ont transité vers plusieurs périphéries de la métropole, en laissant aux zones d’Ashaiman,
New Gbawe et Dodowa jusqu’à 28,3 % de ses débouchés résidentiels dans l’enquête.
Les déménagements constatés à court terme, en 2001, confirment cette organisation
métropolitaine en « sauts de puce » : quelle que soit la proportion de mobiles par rapport aux
stables dans les sept contextes urbains décrits, les orientations prises par les ménages et les
individus ne sont pas indifférentes aux environnements dont ils sont sortis ou vers lesquelles
ils se dirigent après 2000. C’est bien d’abord la région capitale qui reçoit le plus gros du flux
que les maisons d’enquête ont émis hors d’elles-mêmes. Par la part relativement modeste du
district métropolitain d’Accra, au profit des districts de banlieue et de marge rurale, le
mouvement apparaît de nouveau globalement centrifuge, se propageant des zones les plus
denses vers les secteurs plus récemment urbanisés. Mais dans ce flux d’ensemble, les zones
d’étude assurent le plus gros des mouvements orientés vers… elles-mêmes ou leur voisinage
immédiat. Le flux sortant manifeste donc une proximité spatiale qui se lit à deux niveaux :
d’abord par une fréquente correspondance entre le district de résidence à l’enquête et le
district du domicile suivant (les deux tiers des déménagements de ménages, 47,3 % pour les
mouvements individuels) ; plus finement ensuite par le lien géographique établi entre les
zones de résidence à l’enquête et les nouveaux lieux de vie tracés en 2001. Sur les 14
enregistrés à Teshie, 13 sont le fait de sortants de… Teshie ; sur les 13 résidences comptées
désormais à Tema, 9 sont le fait de citadins qui résidaient déjà dans la cinquième
communauté de la ville en 2000. Toutes les sorties enregistrées depuis Ashaiman débouchent
sur la même ville ; 6 des 9 sortants de Dodowa se réorientent dans la localité, etc.
Ce constat mené pour les 99 individus sortants se vérifie pour les 42 ménages ayant aussi
déménagé dans les limites du Grand Accra. Fait notable, de faibles amplitudes spatiales
continuent de se manifester même dans le passage de frontières régionales : l’émigration
observée depuis les zones périphériques du Grand Accra (New Gbawe, Dodowa) débouche
sur les régions adjacentes de la capitale : Central Region, le long de la côte dans le
prolongement occidental du district Ga, et Eastern Region dans l’arrière-pays immédiat de
Dodowa, les originaires du district Dangbe West continuant d’y entretenir de vieilles
relations migratoires et agricoles (front de culture cacaoyère).
Deux exutoires de la migration internationale nuancent pourtant ces orientations
résidentielles de courte portée géographique. Malgré des effectifs limités, le lien de proximité
qu’ils illustrent apparaît plus socioculturel et économique que spatial. L’Afrique de l’Ouest
musulmane est ainsi liée à la zone d’étude de Lagos Town, dont les résidents sont eux-mêmes
souvent originaires du Nord ghanéen et des pays frontaliers de la sous-région. Quant aux
sorties vers l’Europe occidentale ou les États-Unis, elles font ressortir les classes moyennes de
Tema et New Gbawe.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 219

Des correspondances de ce type se vérifient enfin pour les entrants qui rejoignent les zones
d’étude en 2001, souvent à l’issue de déménagements de courte portée géographique. Tous
individus confondus, 40,1 % d’entre eux entrent à la fois dans la région capitale et
directement dans l’échantillon d’enquête. Mais parmi la majorité des entrants qui avaient déjà
habité dans le Grand Accra (qu’ils aient habité auparavant ou non en dehors), 64,2 %
viennent du même district de résidence que celui où ils seront enquêtés en 2001. Une
résidence antérieure proche de la maison d’enquête, dans le même secteur urbain, est encore
la situation la plus courante. Mais la correspondance entre le lieu de séjour à l’enquête et le
lieu précédent tend à diminuer lorsque l’on s’éloigne de la ville-centre de l’agglomération
vers ses périphéries.
Au total, ces diverses analyses convergent non sur leurs angles de mesure mais sur leurs
conclusions : la recomposition élargie du Grand Accra procède par à-coups de faibles
amplitudes spatiales. Le lien fonctionnel établi entre les bassins d’emplois d’Accra-Tema et
les périphéries métropolitaines n’exclut pas des logiques contextuelles plus fines, socialement
travaillées à l’occasion des déménagements, une articulation plus circonstanciée entre lieux
de « départ » et points d’« arrivée » des flux résidentiels. Ces effets de proximité manifestent
surtout l’expérience fragmentée que les habitants font des contraintes plus largement
économiques dans une métropole ségrégée : non seulement dans les trois cercles qui la
composent – ville-centre, banlieues, marges régionales –, mais encore dans l’intériorité des
secteurs urbains sur lesquels on a pu fonder les mesures les plus fines. En cela, le bour-
geonnement résidentiel à l’œuvre à New Gbawe et Dodowa, y compris vers les régions
voisines du Grand Accra, ne fait que prolonger une tendance déjà manifeste dans les années
soixante, lorsque les villes d’Accra et de Tema se constituaient en « centres émetteurs » du
mouvement résidentiel à l’échelle de l’agglomération naissante. De même que s’allongent les
navettes domicile-travail, s’élargit aussi l’aire d’influence de la métropole vers une interface
rural/urbain toujours plus lointaine.
Les orientations précises de ces flux restent pourtant largement le produit d’une donne locale.
Les filières d’accès au sol et surtout les réseaux mobilisés dans la recherche d’une location
confirment dans d’autres traitements de l’enquête l’enchâssement de pratiques a priori
marchandes dans les sollicitations d’une sociabilité de proximité. Ces circonstances de détail
font donc remonter dans l’analyse la question d’un lien social construit dans et par la ville,
dont les composantes : familiales, de classes d’âge, ethniques, corporatives et religieuses, se
mêlent de manière variable d’un contexte urbain à l’autre. Elles mettent surtout en exergue,
dans la connaissance que les citadins ont de la ville et dans l’argumentaire de leurs
déménagements, la notion de « communauté » si prégnante pour construire et
éventuellement instrumentaliser les repères identitaires ghanéens. De quoi retrouver l’enjeu
politique de la mobilisation des individus et des collectifs territoriaux face aux défis d’une
gestion urbaine décentralisée et participative.

CONCLUSION
Ni désintérêt des migrants pour la ville ; ni assignation résidentielle des citadins ; ni ubiquité
de résidents qui seraient à la fois « here and there » ! L’enquête consacrée à l’insertion
résidentielle des habitants du Grand Accra plaide avant tout pour un pluralisme
méthodologique qui doit décloisonner la compréhension du mouvement géographique
plutôt que d’en opposer les catégories particulières. Migrants et natifs, entrants directs ou
populations exposées à des changements répétés de résidence, démontrent ainsi la nécessité
220 Villes du Sud

pour la recherche de redoubler ses efforts en faveur de typologies affinées qui sont la
condition de contextualisations plus solides du fait urbain.
L’hypothèse de la mobilité interne se trouve en effet pleinement confirmée par une enquête
qui situe son originalité dans la combinaison de mesures transversales et longitudinales, dans
le dépassement d’une temporalité univoque et d’une spatialité par trop rigide. Le
mouvement en interne se trouve valorisé du fait non seulement de sa différenciation
sociospatiale dans la métropole, mais également de sa prévalence par rapport aux échanges
migratoires. L’approche retenue multiplie les angles de mesure engageant les populations
suivies, les échéances des mouvements, et leur envergure territoriale. Au plan empirique, les
données collectées en 2000 et 2001 apportent des matériaux localisés pour classer les
prolongements en ville des flux externes. Au plan théorique, elles apportent des éléments de
réfutation d’une urbanité encore souvent pensée, en Afrique, dans le registre de
l’imperfection et de l’inabouti. Au plan politique, et malgré une insistance persistante sur la
migration circulaire, la mobilité résidentielle apparaît bien comme une contribution au débat
ghanéen sur les intérêts collectifs et les ambitions individuelles qui nourrissent deux registres
de la citoyenneté : l’un fondé par des droits de terroir (je suis le ressortissant d’une
communauté), l’autre fondé sur une appartenance nationale (je suis migrant dans mon pays).
Car des redistributions d’amplitudes diverses ont bel et bien transformé les habitants du
Grand Accra en résidents « durables », conduits à des adaptations significatives sur les
marchés du logement. Le fait que cette mobilité soit de moins en moins promotionnelle au
regard des hypothèses historicistes de la « transition » vers la ville, vers l’emploi formel ou
vers la propriété individuelle, invite chercheurs et décideurs à voir dans ce processus et dans
ses formes localisées une résistance à la paupérisation que tentent les citadins en vertu de
stratégies collectives ou de marges de manœuvres fragmentaires. Plus que jamais, la
précarisation des conditions de vie urbaine subie depuis plus de deux décennies doit susciter
un intérêt renouvelé pour la mobilité résidentielle et appuyer la nécessité d’une appréhension
désagrégée des dynamiques intra-urbaines.
Saisis ici à partir de pratiques résidentielles, les enjeux locaux de la ville confirment enfin
l’acuité de la question gestionnaire, d’autant que celle-ci sollicite aujourd’hui « les
populations dans leur environnement propre ». La mobilisation de proximité est censée
donner corps à la participation populaire, mais ne peut compter sur les habitants assignés à
résidence par une trop grande pauvreté ; elle ne doit pas non oublier l’instabilité d’une
proportion croissante de résidents locataires, ni le détournement d’épargne et d’énergie
urbaine que peut encore susciter l’effet hometown. Promu au nom de la bonne gouvernance
par l’urbanisme de projets, le paradigme communautaire doit ainsi mieux prendre en compte
toute la gamme des mouvements géographiques des citadins, tant du fait de leurs origines
que du fait d’ambitions temporaires ou différées. Pas mieux que la supposée absence des
migrants de la question urbaine, l’idée préconçue de citadins « ancrés » n’aide le nécessaire
décryptage de la catégorie du local.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 221

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DYNAMIQUES D’INSERTION
RÉSIDENTIELLE
DES MIGRANTS À LA PÉRIPHERIE DE
YAOUNDÉ ET CONSÉQUENCES
SOCIODÉMOGRAPHIQUES

Honoré MIMCHE
Chargé de recherches
CNE-MINRESI, BP 1457 Yaoundé, Cameroun
h_mimche@yahoo.fr

« Il paraît difficile d’aborder les problèmes de la vie quotidienne


en Afrique sans tenir compte de l’impact de la ville. L’explosion urbaine
est un événement majeur de notre époque contemporaine. Par sa
rapidité et son ampleur, elle vient aggraver les problèmes
économiques de la société globale. Ce phénomène pose en profondeur la
question de l’avenir de notre société et de notre culture. L’explosion
urbaine retient l’attention par les problèmes qu’elle pose dans les
domaines de l’habitat, de l’alimentation, de la santé, des transports ou de
l’emploi ». (J.-M. ELA, La ville en Afrique noire, Paris, Karthala, 1983, p. 6)

INTRODUCTION
L’accroissement explosif et la concentration de la population dans les zones urbaines sont
parmi les aspects les plus marquants de l’époque moderne en Afrique noire. Car, non
seulement de nombreuses villes naissent sous l’impulsion des initiatives politiques, mais de
plus en plus elles changent considérablement sur les plans sociodémographique, spatial et
résidentiel. « De toutes les transformations qui ont affecté le continent noir depuis les années
cinquante, l’urbanisation est sans contexte la plus spectaculaire » (Dubresson et Raison,
2003, p. 101). Depuis le XVIIIe siècle, le rythme d’accroissement de la population urbaine et
du nombre de villes n’a cessé de s’accélérer. C’est d’abord dans les pays développés que ce
mouvement d’urbanisation s’est manifesté et ensuite dans le Tiers-Monde au XIXe siècle, au
point où aujourd’hui en Afrique, la croissance urbaine est parfois plus rapide qu’en
Occident (Hauser, 1965 ; Ela, 1983 ; Antoine et al., 1995 ; Gendreau, 1996).
224 Villes du Sud

En Afrique subsaharienne, le phénomène urbain s’est généralisé depuis les années cinquante,
grâce à la colonisation et son corollaire l’industrialisation1. Estimé à 14,7 % en 1950, le taux
d’urbanisation est passé à 40,5 en 2005 pour l’ensemble des pays africains, avec un rythme
moyen annuel proche de 5 %. À ce rythme, la croissance urbaine est parfois supérieure à la
croissance naturelle de la population (Antoine et al., 1995, p. 5). Toutefois, on note de fortes
disparités entre régions du continent noir, et même à l’intérieur des pays. Le Cameroun ne
fait pas exception à cette règle car, le taux d’urbanisation y connaît aussi une évolution assez
remarquable. À titre d’illustration, il a été de 45 % il y a dix ans, et atteindra 67 % d’ici 2025
(Gendreau, 1996, p. 79). La région du sud regorge plus de cités que la partie septentrionale et
la province de l’Est. Par ailleurs, l’orientation des migrants urbains vers les grandes villes
(Douala et Yaoundé principalement) fait qu’elles accueillent plus de néocitadins, qui gonflent
chaque année l’effectif de la population de ces mégalopoles. Dans ce sens, la macrocéphalie
est une spécificité du schéma d’urbanisation au Cameroun.
La ville de Yaoundé est aujourd’hui confrontée à une croissance démographique sans
précédent. Cette augmentation de la densité démographique de la capitale politique du pays
est en partie la résultante de la dynamique migratoire. Principalement due à une immigration
urbaine de populations d’origine rurale (Barbier, Courade et Gubry, 1978 ; Franqueville, 1972,
1983, 1987 ; Marguerat, 1975 ; Ngwé, 1989, Timnou, 1993 ; Antoine et al., 1995, pp. 14-15),
l’urbanisation de Yaoundé est devenue aujourd’hui trop préoccupante au Cameroun, avec
l’ensemble de problèmes qui sont liés à ce mouvement démographique2. Dans cette
dynamique de croissance de la population yaoundéenne, les citadins sont de plus en plus
confrontés au problème d’accès au logement. Même les structures immobilières informelles3
qui ont émergé parallèlement aux institutions classiques et formelles (MAETUR, SIC)4
s’avèrent inadéquates et parfois inaptes à répondre à un besoin aussi grandissant.
Plus que l’insertion socioprofessionnnelle, l’accès à un logement est une nouvelle modalité de
l’insertion urbaine durable, au vu des tracasseries des propriétaires-bailleurs. Les échecs
d’insertion résidentielle peuvent parfois conduire soit à la migration de retour, soit à
l’enrichissement, voire la complexification de la trajectoire migratoire des néocitadins, en
quête d’une identité. Si certains migrants parviennent à capitaliser leurs réseaux de relations
sociales (ethnie, famille et système de parenté…) pour avoir un logement plus ou moins
décent ou gratuit, d’autres par contre ont développé ce qu’il convient de nommer
« l’idéologie d’un chez…5 », passant par l’appropriation foncière dans les quartiers

1 Comme l’a d’ailleurs relevé le sociologue camerounais Jean-Marc Ela (1983), nous ne récusons pas
l’antériorité de l’existence de la ville à la colonisation, mais voulons juste signaler que, telle qu’elle se
présente aujourd’hui dans sa structure et ses multiples fonctions, la ville a reçu une marque indélébile
de la colonisation. Le modèle urbain qu’on a en Afrique aujourd’hui porte l’empreinte de l’économie de
traite qui a caractérisé le processus colonial.
2 Elle confronte les municipalités et les services sociaux (hôpitaux, services immobiliers, etc.) à de nouveaux défis.
3 Le secteur de l’immobilier n’est pas resté en marge du vaste mouvement d’informalisation de la vie
économique nationale. En effet, de nombreuses sociétés immobilières privées sont nées dans ce contexte
pour essayer de satisfaire une demande en logements, sans cesse croissante.
4 MAETUR : Mission d’aménagement et d’équipement des terrains urbains. SIC : Société immobilière

du Cameroun.
5 « L’idéologie d’un chez » est apparue lors de la collecte des données qualitatives comme une volonté

manifeste qu’éprouve, à un moment donné, le migrant de consacrer une partie de ses épargnes à un
investissement immobilier, afin de pouvoir s’affranchir « des tracasseries des bailleurs », en habitant
désormais « son propre logement ». C’est le plus souvent au regard du coût évolutif du loyer, face à la
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 225

périphériques de Yaoundé. C’est cette dynamique d’intégration urbaine qui fait l’objet du
présent travail, dont les données proviennent d’une enquête effectuée dans les quartiers en
plein essor6. La perspective de ce papier est d’examiner la dynamique de recomposition du
territoire urbain, à travers les stratégies résidentielles des migrants à la périphérie sud de
Yaoundé. Les difficultés de logement, les stratégies résidentielles et d’appropriation foncière
sont ici abordées en profondeur, pour rendre compte de la dynamique d’insertion urbaine
des migrants et de leur rapport au logement. L’étude examine l’évolution des modes
d’occupation des logements dans la ville, les types d’habitats qui émergent suite à une
démographie galopante, en montrant que « l’émancipation résidentielle » est un indicateur
d’une insertion urbaine durable, reposant tout le débat de l’éventuelle migration de retour,
quelles que soient les catégories socioprofessionnelles.
Par ailleurs, cette réflexion se confronte aux théories (évolutionnistes, structuro-
fonctionnalistes et fonctionnalistes) de la nucléarisation familiale en Afrique et discute des
enjeux sociodémographiques de l’appropriation foncière et de la mobilité dans le statut
résidentiel par les migrants. En effet, si les approches classiques montrent que face à la
pression économique (crise économique, pauvreté), on tendrait vers un effritement des
structures familiales des manages urbains, on est ici confronté à un paradoxe. C’est que
l’évolution des pratiques résidentielles à la périphérie de Yaoundé, caractérisée
principalement par l’acquisition d’un habitat non locatif, s’accompagne ou semble se faire
avec une augmentation des membres de la parenté (principalement de la lignée utérine) dans
le ménage ; même si ce n’est pas la descendance atteinte idéale qui se modifie. Une relation
est alors esquissée entre l’évolution des pratiques en matière de logement et les conséquences
sociodémographiques. Ce travail a trois grandes articulations : la première dresse, sous
l’angle socio-historique, l’évolution de la croissance urbaine de Yaoundé, en mettant en
exergue l’évolution de la population et les raisons sous-jacentes de cet afflux de migrants ces
dernières années. La deuxième section met en évidence, le rapport entre l’immigration
urbaine et le rapport au logement, en interrogeant les comportements spécifiques des
migrants. La dernière partie examine les enjeux et conséquences sociodémographiques de
l’accès à la propriété foncière et résidentielle chez ces nouveaux yaoundéens.

stagnation ou à la baisse des revenus, que naît cette prise de conscience. Il est donc question pour le chef
de ménage de quitter le marché locatif, pour accéder à un logement personnel.
6 Les résultats que nous présentons ici sont issus d’une recherche en cours sur les stratégies d’insertion

résidentielle des migrants dans le sud yaoundéen. Cette réflexion s’appuie sur deux types de données.
Nous nous sommes servis de la base de données d’une enquête quantitative qui a été effectuée en 2004
auprès d’un échantillon de 400 chefs de ménages (CM) dans les différents quartiers que nous avons
ciblés dans le cadre de cette étude (Odza- Messamendongo, Mvan, Ekoumdoum-Ekounou). Cette
enquête avait pour objectif d’examiner les pratiques résidentielles des populations migrantes dans les
quartiers périphériques de Yaoundé sud et les modalités d’insertion urbaine. On a également saisi
l’évolution de la structure des ménages.
En plus de ces données primaires, nous avons associé en août 2005 une enquête qualitative. Elle a été
effectuée par des entretiens biographiques avec un échantillon de trente chefs de ménages (CM),
majoritairement constitués d’hommes (23), habitant depuis huit ans en moyenne les différents quartiers
ciblés par la présente étude avec pour objectif de saisir les dynamiques d’insertion résidentielle à travers
l’implication de certains réseaux sociaux, les motivations de la mobilité résidentielle, les modalités d’accès
au logement en zone périphérique et la circulation des personnes au sein du ménage.
226 Villes du Sud

I) LA CROISSANCE URBAINE VUE À PARTIR DE YAOUNDÉ : ESQUISSE


D’ANALYSE SOCIODEMOGRAPHIQUE
La spécificité du processus d’urbanisation réside à la fois dans le développement de la
densité matérielle, de la densité spatiale et immobilière, mais surtout de la densité morale. Ce
changement sociodémographique est déterminé à la fois par une croissance naturelle et une
forte immigration. Ainsi, aborder le phénomène urbain contemporain suppose que l’on soit
particulièrement attentif à toutes ces dimensions que revêt aujourd’hui la ville africaine. Au
processus d’expansion spatiale se greffe en toute logique une conurbanisation7 et une
déruralisation des zones voisines du centre urbain de départ (voir fig.1). Toutefois, le fait le
plus général est la croissance de la densité matérielle avec une augmentation de la population
urbaine dans les limites de l’urbanisation antérieure ; et une urbanisation rapide des
couronnes périphériques, avec pour conséquence l’émergence de nouveaux quartiers urbains,
facilitée par l’adoption de nouveaux comportements résidentiels chez les non natifs des villes
en pleine mutation.

Figure 1 : Extension de la ville de Yaoundé et localisation de la zone de l’étude


(sources : A. Bopda, 2003)

7C’est un mécanisme d’absorption des zones rurales et des localités environnantes, suite à une
expansion du noyau urbain antérieur à la fois liée au développement démographique, résidentiel et
spatial. Elle entraîne une modification considérable des limites de l’espace urbain. À Yaoundé, il s’agit
particulièrement de l’absorption des communes de Mfou, de Soa, de Mbankomo.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 227

TABLEAU 1

Évolution et accroissement de la population de Yaoundé


Années Effectifs de la population Taux d’accroissement annuel (%)
1926 5 865 /
1933 6 500 01,5
1939 9 080 05,7
1945 17 311 09,7
1952 31 783 09,9
1953 36 786 09,9
1957 58 099 09,5
1962 89 969 09,0
1964 109 185 10,1
1965 110 328 /
1967 144 723 /
1969 165 810 08,7
1976 313 706 09,5
1987 650 535 05,3
1988 698 900 /
1992 1 048 915 04,7
1994 1 100 000 /
1997 1 231 314 05,1
2000 1 456 800 /
2002 1 520 252 05,1
Sources : Mérabet (1999).

A) Une croissance démographique remarquable depuis l’accession à l’indépendance


Agglomération urbaine de plus de 1,5 million d’habitants aujourd’hui, Ongola8 est à côté de la
capitale économique Douala, la métropole qui a connu une croissance démographique rapide
entre 1962 et 2005. Les informations du tableau n° 1 révèlent que la population de cette
métropole double pratiquement tous les dix ans depuis l’accession du pays à l’indépendance.
Même si le poids démographique de la capitale politique est de loin inférieur à celle de la
capitale économique, le croît démographique est cependant assez remarquable dans la
première.
Estimée à environ 313 706 habitants au premier recensement national en 1976, la population
de la « ville aux sept collines «9 est passée à 650 535 habitants en 1987. Or, les dénombrements
effectués en 1926 par les administrateurs coloniaux montraient que cette population s’élevait à
5865 personnes. En 200210, les estimations du MINPAT évaluent à 1 520 252 habitants la
population de la capitale camerounaise. « Conséquence d’un taux d’accroissement élevé (7 à
10 % par an), le nombre des Yaoundéens a doublé de décennie en décennie pratiquement
jusqu’au début du troisième millénaire. En moins d’un siècle, Yaoundé est passé de quelques
milliers à plus d’un million d’habitants, devenant la seconde ville après Douala » (Bopda,
2003, p. 221). À côté de la croissance naturelle (variant de 2,8 % à 3,3 %) résultant de la

8 Terme utilisé en langue béti pour désigner Yaoundé. Les Béti sont les populations autochtones de la
capitale camerounaise.
9 L’expression est dérivée de la géographie de la ville de Yaoundé. Elle est également utilisée comme un

qualificatif de cette ville.


10 En l’absence des données du troisième recensement de la population, on recourt le plus aux estimations.
228 Villes du Sud

dynamique de la fécondité et de la mortalité, c’est principalement à l’immigration que la


capitale politique et administrative du Cameroun doit son croît démographique, puisqu’elle
y a joué un rôle prépondérant. En 1957, 97,4 % de Yaoundéens étaient nés hors de la capitale,
contre 69 % en 1962. Au recensement de 1976, les immigrés constituaient 55 % de la
population de la ville (Owoutou, 2001, p. 80). Avec son solde migratoire positif entre 1980 et
1990, Yaoundé est incontestablement le pôle urbain de forte croissance au Cameroun car cette
ville est devenue le plus grand point d’attraction migratoire d’une population aux origines
assez diversifiées (voir tableau n° 2 et 3). Bopda (2003 : 206) présente à cet effet la capitale
camerounaise comme la ville au rayonnement le plus national de ces dernières années.

TABLEAU 2

Origine géographique des immigrés


Zone de l’étude (**)
Provinces % (*)
Effectifs %
Adamaoua 0,8 0 0,0
Centre 61,5 96 24,0
Est 1,9 3 0,8
Extrême-Nord 1,8 1 0,3
Littoral 9,6 57 14,3
Nord 0,7 8 2,0
Nord-Ouest 2,3 34 8,5
Ouest 14,0 116 29,0
Sud 5,3 77 19,2
Sud-Ouest 1,9 8 2,0
* Source : RGPH 1987** Enquête personnelle à la périphérie sud de Yaoundé

TABLEAU 3

Répartition de la population de Yaoundé


selon le statut migratoire (1976-1987)
Statut migratoire RGPH 1976 RGPH 1987
Migrant 68,7 % 60,2 %
Non migrant 31,3 % 39,8 %
Total 100,0 % 100,0 %
Source : Mérabet (1999).

Cette fulgurante croissance démographique de Yaoundé a un impact sur les densités des
différents quartiers habités par les néocitadins. À titre d’illustration, Bopda (2003 : 227-232)
met en relief le fait qu’on est passé de 87 habitants/km² en 1945, puis 1 104 habitants/km² en
1976 à une densité démographique de l’ordre de 4 760 habitants/km² en 1997. En 2000,
Yaoundé regorge près de 20 % de la population urbaine camerounaise.
Ce mouvement séculaire de croissance urbaine que rien ne semble plus pouvoir enrayer met
suffisamment en exergue le fait que Yaoundé est devenu le point de mire d’une bonne partie de
la population camerounaise et africaine, car chaque jour convergent vers cette localité
d’importants flux de migrants qui s’y installent définitivement, ou qui décident en cas
d’échec d’insertion (accès à un emploi pouvant procurer de meilleur revenu, accès à un
logement) de migrer vers d’autres villes voisines. Et il reste à savoir pourquoi ils arrivent à
Yaoundé.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 229

B) Quelques facteurs explicatifs d’une démographie galopante ou de la migration


urbaine à Yaoundé
Malgré le caractère historique des flux migratoires (Franqueville, 1984, pp. 34-37) à
destination de « Yaoundé la capitale », c’est particulièrement à partir de 1987 que cette ville
connaît une croissance démographique extraordinairement rapide, un contexte qui, sur le
plan socio-économique et politique se caractérise par une instabilité.

Un contexte de crise, favorable à la migration urbaine


Pendant les deux premières décennies de son accession à la souveraineté internationale, le
Cameroun a connu une remarquable croissance économique. Le taux de croissance annuel du
PIB était de l’ordre 5 % en moyenne. On a d’ailleurs vanté ce qu’on a alors appelé le « miracle
camerounais » (Aerts et al., 2000, p. 7). Ce contexte économique, doublé d’une stabilité
politique interne, a favorisé une nette amélioration des conditions de vie des populations
camerounaises, en accentuant par ailleurs la migration urbaine et une immigration étrangère
de peuples voisins (Nigeria, Niger, Centrafrique, Tchad) vers les capitales politique et
économique du Cameroun. Par ailleurs, la bonne tenue des prix des produits agricoles
d’exportation a permis une promotion du secteur agricole et surtout la rétention des
populations actives en milieu rural. La progression massive de l’offre scolaire, suivie d’une
nette augmentation du taux de scolarisation (Aerts et al., 2000, pp. 241-242) s’accompagne
d’une insertion socioprofessionnelle assez facile pour les diplômés du secondaire et du
supérieur et par conséquent une nette redistribution des travailleurs et fonctionnaires sur
toute l’étendue du territoire national. L’équilibre observé entre la demande et l’offre d’emploi
ne pose pas à la jeunesse de sérieux problèmes, car les écoles de formation sont nombreuses
et recrutent des jeunes Camerounais en leur assurant une mobilité sociale par l’entrée dans la
vie active, soit dans le secteur privé, soit dans l’administration publique, constituant « un
débouché naturel ».
Mais au milieu des années quatre-vingt, une situation pour le moins très inattendue arrive,
avec l’entrée du pays dans une zone de turbulences durables. Alors que les populations
continuaient d’attendre le développement, c’est la crise qui s’est installée, sapant le bel
optimisme développé par elle (Ela, 1994, p. 22). Dans cette situation d’essoufflement, « les
autorités camerounaises cherchent à définir de nouvelles stratégies de développement »
(CEA, 2003, p. 65). C’est ce qui justifie l’application des premiers programmes d’ajustement
structurel, suivie d’une dévaluation du franc CFA, une pilule dont les effets sociaux seront
encore plus difficiles à digérer par les Camerounais (Courade, 1994). Car, comme le relèvent
Aerts et al. (2000, pp. 84-87), les premiers ajustements porteront sur les emplois11 et par la
suite sur les salaires. À côté du gel du marché du travail, se poursuit une amplification du
nombre de demandeurs d’emploi sortis des grandes écoles. C’est ce qui va entraîner une
explosion du chômage, dans un contexte économique où même les paysans sont obligés
d’accumuler les produits agricoles dont les prix ont par ailleurs considérablement baissé sur
le marché. Les villes comme les villages sont secoués par les effets austères de la crise. Face à
l’incapacité de l’État et des entreprises privées à absorber ce surplus qui s’est
considérablement développé dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, l’État initie
une politique d’auto-emploi, sans parfois mettre à la disposition des jeunes des ressources

11 À titre d’exemple, 71 % des entreprises réduisent leurs effectifs. Par la suite, les dépenses non

salariales (primes, prestations sociales et autres avantages) et les salaires directs subiront une ponction
considérable.
230 Villes du Sud

nécessaires pour leur décollage, quand on sait que les structures chargées d’offrir des facilités
(accès au crédit, micro-projets) comme le FOGAPE (Fonds de garantie et d’aide aux petites et
moyennes entreprises) étaient également en faillite. La crise devient alors un contexte
particulièrement fertile à l’émergence de nombreuses stratégies de survie chez les nouveaux
damnés du pays et surtout au développement de nouvelles dynamiques migratoires (entre
les villages et les villes, mais surtout entre les villes).
Cette crise qui a particulièrement affecté les conditions de vie des populations (Courade,
1994) a eu sur le plan sociodémographique un ensemble d’implications (Gendreau, 1998). La
migration urbaine prend de l’ampleur avec l’appuie de multiples réseaux sociaux (ethniques,
familiaux, confrériques, etc.). La ville de Yaoundé est devenue un important pôle de la
migration des populations originaires des Grassfields, de la partie septentrionale, avec ses
nombreuses possibilités d’offrir un espace fertile au développement des activités informelles
(Kengne Fodouop, 1991). C’est dans ce contexte que l’on doit comprendre et inscrire le
développement des mouvements migratoires vers la capitale camerounaise. Dans ce sens, il
apparaît que la crise a intensifié, diversifié et complexifié les flux, les trajectoires, les réseaux
et les stratégies migratoires tant à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur. Dans ce contexte de
crise, la capitale est devenue, comme l’a si bien repris l’artiste camerounais Tala André Marie,
le lieu de focalisation privilégié d’une jeunesse désemparée et rêvant d’eldorado. Et la
migration urbaine apparaît dès lors comme une sorte de calcul économique visant à
transformer les conditions de vie (Ela, 1983, p. 30). Les travaux effectués antérieurement sur
la ruée vers les capitales africaines ont montré le caractère attractif de celles-ci, à cause de la
liberté qu’elles procurent aux jeunes générations, mais surtout le niveau élevé des revenus en
ville (Dumont, 1962 , p. 71).

Une relative stabilité politique


Contrairement à d’autres villes, Yaoundé a connu une relative stabilité pendant les périodes de
convulsions politiques caractérisées par de nombreuses grèves au début de la décennie 1990
(Banock, 1992 ; Ela, 1994). Parallèlement, un phénomène prend corps et devient une habitude
chez les fonctionnaires. C’est que dans un contexte de crise, les fonctionnaires recherchent de
nombreux procédés pour « arrondir les salaires maigres » comme on le dit si bien dans les
populaires camerounais. C’est ce qui les pousse à trouver tous les moyens possibles pouvant
leur permettre de rester dans la capitale et d’y exercer leur métier car ils y ont des possibilités
de mener des activités parallèles. C’est face à cette réticence à servir hors de Yaoundé et
Douala ou dans une moindre mesure dans les grandes villes (capitales provinciales) que le
ministre Robert Mbella Mbappé affirme lors d’une interview « qu’il n’existe pas de
fonctionnaires de brousse et d’autres pour travailler en ville ». À la limite, on accepte de servir
à la périphérie, tout en résidant en permanence dans la capitale. Cette mentalité s’est accentuée
avec les changements opérés dans les statuts résidentiels de nombreux citadins non natifs de
Yaoundé, ayant accédé à la propriété foncière et résidentielle.

Une offre scolaire importante


Au niveau scolaire, la capitale camerounaise dispose d’une importante offre scolaire et de
formation qui pousse de nombreux jeunes à s’y installer pour poursuivre leurs études
supérieures et surtout professionnelles. Indépendamment des différentes causes, la
croissance générale de la population yaoundéenne signifie au moins une chose :
l’accroissement des besoins en logements de cette population.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 231

C) Dynamique métropolitaine, croissance spatiale et expansion périphérique à Yaoundé


Né de la volonté des autorités coloniales de s’établir au Cameroun dès 1889, Yaoundé a
connu une forte croissance démospatiale d’abord avec l’expulsion des indigènes du noyau
originel vers le premier périmètre urbain et ensuite avec une galopante démographie. Cette
exponentielle croissance démographique non contrôlée s’est accompagnée d’une expansion
spatiale du secteur périurbain, caractérisée par une remarquable déruralisation, ayant
favorisé par ailleurs une grande spéculation foncière suite à l’émergence de nouveaux acteurs
et enjeux économiques autour de la terre. La déconcentration du site originel et la déchéance
progressive des quartiers administratifs, résidentiels centraux ont facilité une expansion
centrifuge des zones urbaines à l’Est et au Sud de Yaoundé principalement. Plus que par le
passé, la ville se transforme aujourd’hui moins par sa croissance sociodémographique que
par une adjonction de nouveaux espaces, le développement d’un important marché foncier et
la relocalisation de néocitadins dans les périphéries en pleine rurbanisation. On a assisté à un
dépeuplement et une délocalisation des populations des quartiers centraux (notamment
Bastos, Grand Messa, Tsinga, Nlongkak, Lac et Centre administratif, Ngoa Ekélé) avec une
importante émancipation résidentielle vers la périphérie où la croissance démographique a
été aussi remarquable depuis 1992. Il est aujourd’hui difficile de retrouver un quartier
spécifique aux élites politiques et économiques comme ce fut le cas pour les quartiers Bastos
et Centre administratif il y a plus de dix ans. C’est plutôt à un redéploiement de cette bour-
geoisie compradore dans les quartiers périphériques où ils reproduisent une mobilité
résidentielle. En effet, on a constaté ces dernières années à Yaoundé une croissance
particulièrement rapide des quartiers périphériques12 facilitée par une mobilité résidentielle
avec une réinstallation des populations des classes moyennes et aisées dans les nouvelles
zones qui s’ouvrent à l’urbanisation, non plus nécessairement comme des locataires ou des
logés, mais principalement comme des propriétaires.
C’est pratiquement à une ère de déchéance des logements administratifs que l’on assiste,
notamment avec le recours progressif des citadins aux logements personnels par un
mouvement migratoire intra-urbain centrifuge vers les nouveaux quartiers périphériques.
« Un transfert important de populations du péricentre vers la couronne périurbaine
fonctionne pourtant au point que le bilan des échanges migratoires entre la couronne
péricentrale et la couronne périurbaine est significativement et massivement à l’avantage de
cette dernière » (Bopda, 2003, p. 239). Cette dynamique de peuplement et d’expansion
spatiale est aussi facilitée par une immigration spontanée. Mais contrairement aux autres
villes du monde où l’expansion urbaine a été plus le résultat d’une politique volontariste
d’urbanisation efficiente (Dupont, 2001 ; Jaglin, 1995), l’extension des limites administratives
de 1984 est beaucoup plus liée à une spontanéité populaire et une prédation des ressources
foncières dans les zones anciennement rurales et ne faisant parfois pas partie de l’espace
urbain yaoundéen. Compte tenu de tout ce qui précède, il apparaît que la ville de Yaoundé
est devenue en peu de temps « un champ migratoire de portée nationale » (Bopda, 2003,
p. 197) et même internationale. Ce qui nous préoccupe ici c’est moins cette galopante
démographie de la capitale politique camerounaise que le comportement des migrants face à
l’équation résidentielle, car il est évident que l’insertion résidentielle durable est l’une des
conditions de l’effectivité de la migration et de l’insertion urbaines. Face à la forte pression
démographique des quartiers centraux, mais surtout à la faible offre en logements, à la baisse

12On est passé de quatre communes que comptait la capitale jusqu’en 1993, à six communes absorbant
une partie des territoires des circonscriptions administratives périphériques.
232 Villes du Sud

des indemnités de logements dans le solde des fonctionnaires et la résiliation des contrats de
location des logements conventionnés suite à la crise, on a assisté au développement d’une
idéologie d’un chez soi avec pour conséquence un redéploiement spectaculaire des populations à
la périphérie où l’aliénation et la spéculation foncières prennent une ampleur inimaginable. Le
développement du secteur périurbain a dépassé le cadre des institutions chargées de la
planification urbaine pour relever d’une simple spontanéité populaire, à la faveur du vaste
mouvement de libéralisation qui a cours depuis que la crise s’est installée au Cameroun. Il s’agit
véritablement d’une transformation notoire dans les rapports au logement avec une
émancipation résidentielle.

II) LES MIGRANTS FACE À L’ÉQUATION RÉSIDENTIELLE : ITINÉRAIRE


RÉSIDENTIEL ET ACCÈS AU LOGEMENT
Dans cette étude, l’analyse des trajectoires résidentielles s’appuie sur deux variables liées à la
trajectoire résidentielle : la mobilité résidentielle et l’émancipation résidentielle caractérisée
par le mouvement vers l’acquisition d’un logement, non plus nécessairement comme locataire
ou logé, mais principalement comme propriétaire.

A) Une forte mobilité intra-urbaine et résidentielle


L’importance des flux migratoires à destination de la capitale a accru la demande de
logements locatifs tant chez les fonctionnaires13 qu’au sein des autres catégories
socioprofessionnelles dans le centre-ville, induisant une transformation du patrimoine-
logement urbain d’abord dans les statuts d’occupation, ensuite dans les conditions d’accès au
logement. Malgré les investissements privés ayant facilité le développement d’un important
marché de l’immobilier, et les initiatives étatiques visant à promouvoir une politique de
logement social dans certains quartiers (Biyem Assi, Mendong, Cité Verte, Tsinga, Nkomo,
Olembé, Ahala, Odza, etc.), la demande de logement reste toujours insatisfaite à cause d’un
important croît démographique ; une situation que la crise économique est venue amplifier
mettant les autorités municipales et publiques face à de nouveaux défis tant en matière
d’aménagement des espaces sécurisés, qu’en matière de logements accessibles. L’accès au
logement à Yaoundé est aujourd’hui une véritable gageure, inscrivant le plus souvent les
ménages dans une forte mobilité intra-urbaine complexifiant par ailleurs leurs trajectoires
résidentielles. Or, l’accès au logement est, autant que l’accès à un emploi bien rémunéré, l’une
des modalités d’insertion dans la ville.
La mobilité résidentielle et la mobilité intra-urbaine ont été mesurées respectivement par le
nombre de logements déjà occupés et le changement de quartier à l’intérieur de la ville. Si la
mobilité intra-urbaine est relativement moins intense chez les nouveaux migrants dont la
durée de « citadinisation » est faible, la mobilité résidentielle est par contre très importante,
au fur et à mesure que le nombre d’années passées en ville augmente dans la mesure où les
CM changent parfois de logements à l’intérieur du même quartier. Il est évident que c’est
parmi les locataires que se recrutent ces citadins-nomades. Le tableau 4 montre que les
ménages connaissent au cours de leur trajectoire d’insertion urbaine une forte mobilité intra-

13Face à l’importance de la demande de logement, l’État a mis sur pied des structures pour assainir le
marché du logement. Il s’agit principalement de la Société immobilière du Cameroun (SIC) fondée en
1952 et de la Mission d’aménagement et d’équipement des terrains urbains et ruraux (MAETUR) fondée
en 1977. Elles ont viabilisé des espaces et des logements pour cadres de l’administration.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 233

urbaine et résidentielle qui traduit dans les faits la recherche d’une insertion durable, doublée
à celle d’une sécurisation (résidentielle et urbaine) évidente, et dont l’apothéose est l’accès à la
propriété tant souhaitée. En effet près de 84 % des CM ont d’abord habité un autre quartier
que celui habité au moment de l’enquête. Plus de 66,5 % des CM ont changé de logement au
moins trois fois depuis leur arrivée à Yaoundé. Mais, le constat qu’il faut faire ici est que cette
mobilité se traduit également par une émancipation résidentielle dans la mesure où elle
s’accompagne d’une transformation dans la structure de l’habitat et surtout le statut
d’occupation. La migration intra-urbaine consiste en un passage du statut de locataire à celui
de propriétaire d’un logement taillé à la mesure des besoins familiaux.

TABLEAU 4
Mobilités intra-urbaine et résidentielle des CM
Mobilité intra-urbaine Mobilité résidentielle

Nombre
Nombre de quartiers habités
de
Durée de
logements Effectifs Pourcentages
citadinisation
déjà
5 et
[1à 2] [3-4] Ensemble occupés
plus
8 0 0 8 [1 à 2]
Moins 5ans 79 19,8 %
12,7 % 0,0 % 0,0 % 2,0 %
13 61 15 89
De 5 à 10 ans [3 à 4] 266 66,5 %
20,6 % 37,0 % 8,7 % 22,3 %
42 104 157 303 [5 à 6]
Plus de 10 ans 36 9,0 %
66,7 % 63,0 % 91,3 % 75,7 %
63 165 172 400 [7 et plus] 19 4,7 %
Total
100,0 % 100,0 % 100,0 % 100,0 % Total 400 100,0 %

B) L’accès à la propriété foncière et l’émancipation résidentielle : une nouvelle


condition de l’insertion urbaine
Plus que par le passé, la périphérie de la capitale camerounaise est devenue un vaste chantier
en construction. Les différentes dénominations qui émergent pour caractériser cette « ère du
chez soi » sont assez significatives : Koweit City, Santa Barbara, Petit Paris, Denver, etc. Même
les logements sociaux destinés à une aristocratie urbaine de fonctionnaires semblent avoir
dépassé cette spécification, suite à l’irruption du désir ardent d’habiter un logement privé14.
L’espace périurbain est aujourd’hui un champ de conquête foncière permanente, malheureuse-
ment dans une perspective anomique sans précédent15. Pourquoi sont nés ces nouveaux
espaces à la périphérie et pourquoi ont-ils donné lieu à de nouveaux types de logements ?
Qu’est-ce qui peut justifier la déchéance de l’habitat populaire locatif à la périphérie et surtout
l’émergence d’un chez soi caractérisé par des logements privatisés, type d’habitat jusque-là
resté marginal.

14 C’est d’abord dans les camps SIC que l’on a vu se développer ce désir de s’approprier les logements
par la suite transformés et rebâtis sur des modèles de la « famille africaine » (avec beaucoup plus de
pièces que celles prévues au départ). La plupart des logements vendus par la SIC à des particuliers dans
le cadre d’un programme location-vente ont vu leurs modèles architecturaux se modifier
considérablement pour répondre à un ensemble de données socioculturelles locales. Mais le désir de
confort et d’avoir des espaces verts a accru l’envi de quitter ces logements économiques de la SIC.
15 En effet, l’installation des populations dans tous les nouveaux quartiers périphériques se fait presque en

violation des normes urbanistiques et de sécurité : voies d’accès, ravitaillement en énergie et en eau, etc.
234 Villes du Sud

À la faveur de la crise, on a assisté à la monté d’un désir d’habiter un chez soi, avec pour
conséquence une augmentation des spéculations foncières à la périphérie de Yaoundé
(notamment dans les quartiers de Mvan, Odza, Nsiméyong, Ahala, Nkomo, Mesaméndongo,
Damas, Etoug Ebé, Oyomabang, Nkolbisson, Ngousso, Emana, Olembé) et la création de
nouveaux quartiers. Cette périurbanisation s’accompagne d’une conurbanisation16, mais
surtout d’une grande compétition foncière dont le corollaire la consommation de l’espace
urbain par le développement d’une importante infrastructure immobilière. Plus que par le
passé, l’appropriation de l’espace urbain est au centre des enjeux de l’insertion urbaine chez
les néocitadins en quête de leur enracinement. Car comme le diraient Moles et Rohmer (1978),
la volonté de tout migrant de s’enraciner dans la ville se traduit par une appropriation légale
ou factuelle de l’espace urbain, et la plupart de ses projets, de ses actions vont dans ce but. En
faisant de l’accès à la propriété d’un logement un objectif ultime, et surtout en décidant
d’investir dans l’immobilier, les migrants montrent véritablement l’importance du logement
dans les dynamiques d’une insertion urbaine aux allures d’une autochtonisation.
Le rétrécissement des conditions de vie dû à la crise fait que pour les migrants, l’équation
résidentielle est, plus que par le passé, celui des problèmes d’insertion urbaine qui peut le
mieux permettre la réussite ou l’échec du processus d’intégration urbaine. Ainsi, « avoir son
propre logement et être épargné des tracasseries des bailleurs » (Homme, Bamiléké, 47 ans,
Odza) est, dans « un contexte où il faut désormais beaucoup se battre et se débrouiller pour
joindre les deux bouts), la manière idéale de se projeter une vie plus ou moins durable à
Yaoundé » (Femme, Bafia, 38 ans, Mvan). L’appropriation foncière et l’accès à un logement
privé qui en est le principal corollaire, sont une tendance fondamentale du marché résidentiel
urbain avec pour objectif l’enracinement urbain plus durable.
Les données du tableau n° 5 montrent que près de 69 % des migrants occupent des logements
bâtis sur les terrains « privés », même si le statut juridique peut sembler plus ou moins
précaires (avec l’obtention ou non d’un document authentique, notamment un titre foncier).
Seuls 13,5 % des CM interrogés sont titulaires de titres fonciers. Dans la plupart des cas (soit
67,3 %), ils ne sont que détenteurs de certificats de vente. C’est ce qui justifie la grande
vulnérabilité de ces nouveaux propriétaires aux conflits fonciers en milieu urbain. L’accès à la
propriété foncière montre bien le rapport entre le processus de périurbanisation et celui de
l’aliénation foncière17 car la terre est un bien faisant désormais partir du patrimoine familial
des ménages de ces personnes généralement nées hors de Yaoundé. La spontanéité populaire
est alors mise à contribution lorsque le volontarisme étatique éprouve des limites. L’accès à la
propriété foncière se fait beaucoup plus par des transactions financières (89,6 %) alors que les
institutions traditionnelles de gestion du marché foncier perdent leur importance. Seuls 6,5 %
des propriétaires ont acquis le terrain sur lequel ils ont bâti leur logement par l’héritage. De
même, 3,9 % ont bénéficié d’un don. Lorsqu’ils ont acheté le terrain, c’est généralement à
l’aide des tontines (46 %) et à travers un financement personnel (34,8 %) du chef de ménage.
Le recours à un prêt bancaire est peu courant et montre l’importance aujourd’hui accordée
aux tontines dans la vie économique nationale.

16 Elle se caractérise principalement par une absorption des territoires urbains des villes voisines (Mfou, Soa)
et des villages voisins de Yaoundé (Minkan, Messamendongo, Nkolnda, Ezazou, Ekoumdoum, etc.).
17 Les prix des terrains varient entre 2 000 francs CFA et 20 000 francs CFA en moyenne le m², selon

l’accessibilité et les facilités d’accès à l’eau, à l’électricité.


Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 235

Mode d’acquisition des terres et des logements


C’est également au niveau des modalités d’accès à la terre (pour les propriétaires) et au
logement que peuvent se lire les changements survenus dans les trajectoires d’insertion
résidentielle des migrants à Yaoundé. Ces transformations mettent en relief une volonté
manifeste d’enracinement urbain ou d’insertion durable par l’accès à la propriété qui,
« permet de ne plus consacrer d’importants investissements au loyer et donc de faire des
économies », comme le relève une femme interrogée. Pour analyser l’accès à la propriété
résidentielle, nous avons retenu quatre modalités : l’achat (soit d’un nouveau logement, soit
d’un ancien logement), le financement personnel de la construction, l’héritage et le don. Les
données que fournit le tableau n° 6 justifient le fait que l’accès à la propriété foncière
s’inscrive toujours dans un projet immobilier (construction d’un logement personnel) et
permet de comprendre comment les CM accèdent à la propriété. Cette dernière est en grande
partie le résultat d’un financement personnel du CM (77,20 % des cas). Cette modalité a été
plus justifiée par le fait que l’infrastructure immobilière est un investissement à long terme.
Les CM peuvent soit solliciter une assistance bancaire, soit recourir aux tontines. Même si
l’achat d’un logement est souvent une forme d’accès peu courante autant que le don et
l’héritage, il nécessite toujours une modification de la structure de l’habitat. Lorsqu’ils
achètent un logement, c’est le plus souvent des logements anciens (70,83 %). Mais, il faut
noter que l’âge médian d’accès à la propriété se situe autour de 40 ans, avec quelques
variances selon l’ethnie d’appartenance et la durée de citadinisation (voir tableau n° 6). Bien
que l’accès à la propriété dans cette ville se situe tardivement dans le cycle de vie des CM,
l’âge d’accès à la propriété semble se rajeunir de plus en plus puisqu’il y a une très faible
proportion de CM hébergés (6,5 %). Par ailleurs, seuls 22,3 % des CM sont concernés par la
location. Cette émancipation résidentielle assez tardive pourrait déjà se justifier par le coût du
terrain, mais également par l’augmentation des pris des matériaux de construction observée
ces dernières années sur le marché camerounais. Par ailleurs, la plupart des quartiers ciblés
par l’étude relèvent de ceux que l’on nomme des quartiers « chics » dans l’imaginaire collectif
yaoundéen.

TABLEAU 5

Répartition des CM propriétaires (terriens)


selon la modalité d’occupation et d’appropriation du terrain
Statut juridique sur le terrain occupé Proportion des CM en %

1. Propriétaire avec titre foncier 13,5


2. Propriétaire avec certificat de vente 67,3
3. Propriétaire avec certificat de vente et droits d’abandon 09,2
coutumier
Total 100,0 %
Mode d’appropriation du terrain Proportion des CM en %
1. Achat 89,6 %(247)
a) Financement personnel 34,8 % (96)
b) Prêt bancaire 08,7 % (24)
c) Epargne/Tontine 46,1 % (127)

2. Don/Leg 03,9 % (11)


3. Héritage 06,5 % (18)
Total 100,0 % (276)
236 Villes du Sud

TABLEAU 6

Mode d’acquisition du logement


Mode d’acquisition du logement chez les propriétaires Pourcentage
1. Achat/prêt bancaire 14,4 %
a) Ancien 70,83 %
b) Nouveau 29,17 %
2. Investissement/financement personnel 77,2 %
3. Don 0,8 %
4. Héritage 5,5 %
5. Location vente 2,1 %
Total 100,0 %

C) Une acquisition facilitée par des réseaux sociaux


Les entretiens biographiques et les données issues des enquêtes quantitatives réalisés avec les
chefs de ménages mettent en évidence l’importance accordée aux réseaux sociaux dans les
modalités d’appropriation du foncier urbain et des logements. Lesquels jouent un rôle
prépondérant dans les dynamiques d’insertion résidentielle, qu’il s’agisse des négociations
autour de l’achat d’une parcelle de terrain, de l’hébergement ou de la construction d’un
logement personnel. Quelles que soient les formes qu’il prend, le réseau social apparaît
comme un cadre permettant la circulation des biens, des personnes et des services, c’est-à-
dire un moyen privilégié « pour entretenir les migrations et réciproquement faciliter
l’insertion urbaine en s’accommodant aux réalités de la ville » (Fall, 1991, p. 54). Il s’agit d’un
espace de sociabilités, de réciprocités, d’échanges, de dons, d’assistance et de soutien mutuel.
Comme le rappelle Fall (1994), leur intérêt réside dans le croisement de différents domaines
du social et dans la dynamique économique qui en résulte. Le facteur de succès de ces
constellations relationnelles qui se constituent en faveur de la migration urbaine et surtout du
développement du secteur périurbain est qu’il repose sur un sentiment fort de solidarité,
cette dernière reposant sur des liens aussi bien religieux, ethniques, familiaux que
professionnels. C’est ce qui va expliquer la composition sociologique des personnes
enquêtées par quartier sur des bases essentiellement affinitaires (ethnie, province d’origine,
organisation socioprofessionnelles) qui sont par ailleurs les itinéraires d’accès au logement ou
à la propriété (foncière d’abord et résidentielle ensuite). À ce titre, tous les acteurs du
processus d’insertion résidentielle seront animés par cet esprit de solidarité pour le
fonctionnement et la réussite de ce projet, devenu une condition d’une insertion urbaine
durable ou de l’enracinement urbain. L’accès à la propriété foncière est moins régi par des
formes de solidarité organique que par les réseaux de solidarité mécanique (ethnie, groupe
religieux) qui restent malgré tout les ressources sociales en milieu urbain. En effet, c’est
presque toujours avec l’appui de la famille étendue (53,2 %) et des membres de la
communauté (ethnique et religieuse) que se négocie l’accès à la terre. Le désir d’accéder à la
propriété foncière s’inscrit dans une trajectoire d’émancipation résidentielle traduisant une
évolution notoire du statut résidentiel.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 237

TABLEAU 7

Répartition des CM selon les personnes et institutions sollicitées


pour l’accès au terrain
Types de réseau social Pourcentage
Membre de la famille 53,2
Membre de la communauté (ethnique, religieuse) 15,8
Collègue/ami 17,3
Société immobilière privée 09,1
Moi seul 04,5

Total (exclusivement les propriétaires) 100,0 %

D) Le développement de l’habitat non locatif à la périphérie de Yaoundé : une


spécificité du comportement résidentiel des migrants et une expression de l’évolution
du statut d’occupation du logement chez les migrants
Le développement de l’habitat non locatif est la matérialisation la plus évidente de
l’émancipation résidentielle, caractérisée par l’accès à la propriété et surtout une croissance
relativement importante des investissements dans le logement, non plus nécessairement à but
lucratif (bail), mais à usage personnel et familial. C’est l’expression spécifique de l’évolution
dans les statuts résidentiels des CM. De façon cognitive, il est perçu comme la manière
d’asseoir un équilibre économique durable dans un contexte de précarisation continuelle des
conditions de vie. Le développement du secteur périurbain et surtout des logements privés,
sous forme de concessions, marque la fin d’un modèle architectural classique que l’on a
nommé l’habitat locatif populaire, ayant longtemps prévalu dans bon nombre de quartiers du
centre urbain (Mvog Ada, Briqueterie, Mokolo, Tsinga, Essos, Etoa Méki). Il s’est agit d’un
habitat à faibles loyers, construit par des particuliers et pour la location. Par ailleurs, une autre
spécificité de ces habitats locatifs réside dans le partage des espaces de divertissement ou « d’une
cour commune » entre les locataires et les bailleurs/propriétaires. C’était comme dans d’autres
villes du pays, la forme d’habitat la plus répandue et la plus ancienne qui, au temps des
colons, distinguait facilement les quartiers indigènes de ceux des expatriés. À l’opposé, les
quartiers étudiés qui émergent à la périphérie marquent une rupture avec les modèles
architecturaux antérieurs. La première transformation réside dans les pratiques
d’appropriation de l’espace. En effet les nouveaux habitants de ces quartiers s’approprient
toujours de vastes superficies généralement supérieures ou égales à 500 m². L’examen de la
structure de l’habitat montre en outre une évolution dans le nombre de pièces. Le processus
d’acquisition d’un habitat privé semble se construire sur la base du désir de satisfaire la
demande de la parenté en cas de migration. C’est ce qui peut justifier la grande propension
des CM propriétaires à bâtir des logements avec des dépendances qui deviennent dans
certains cas de véritables réseaux de canalisation des flux migratoires en provenance des
milieux ruraux d’origine. Dans ce sens, l’enracinement urbain des migrants se traduit par une
amélioration quantitative et qualitative de leur capital foncier et immobilier. Par ailleurs, la
périurbanisation annonce la déchéance des logements en matériaux traditionnels dans la
mesure où près de trois quarts des logements sont construits en parpaings et autres
matériaux durables.
238 Villes du Sud

Les statuts d’occupation des logements sont dominés par la propriété


Les informations contenues dans le tableau n° 8 font voir un important changement dans les
comportements résidentiels des migrants à Yaoundé. Ce que l’on observe dans les dynamiques
d’insertion résidentielle à la périphérie de Yaoundé, c’est une faible proportion de locataires
(22,3 %), traduisant une émancipation dans l’itinéraire d’insertion résidentielle caractérisée
principalement par le passage du statut de logés pour la plupart des cadres de
l’administration et des entreprises privées ou de locataires pour les classes moyennes à celui
de propriétaires. En effet, près de 69 % des CM enquêtés ne sont ni logés, ni hébergés, ni
locataires, mais vivent dans leurs propres logements, dont les parcelles de terrain sur
lesquelles ils sont bâtis ont été acquis selon plusieurs modalités, mais surtout avec l’aide de
multiples réseaux d’acteurs urbains. Les données que fournit ce tableau montre que la séden-
tarisation urbaine s’accompagne d’une forte envie de vivre chez soi, car 69,3 % des CM ayant
migré à Yaoundé depuis au moins une dizaine d’années sont aujourd’hui des propriétaires
des logements qu’ils occupent. Cette dynamique d’enracinement urbain par l’immobilier,
déjà relevé par Bopda (2003, pp. 243-246) nous permet de nous interroger sur la
représentation de la migration de retour chez ces « cam no go »18 lorsque l’on sait que dans la
plupart des cas, le confort résidentiel urbain dépasse de loin celui du village d’origine.

III) ENJEUX SOCIODÉMOGRAPHIQUES DES DYNAMIQUES D’INSERTION


RÉSIDENTIELLE
Les dynamiques aujourd’hui observées dans les trajectoires d’insertion urbaine des migrants,
principalement à travers leur comportement résidentiel sont un important déterminant des
changements sociaux et démographiques. L’enracinement urbain par le logement est une
transformation dans les rapports à l’espace, mais il est surtout révélateur des formes
d’adaptation qui peuvent émerger, dans les comportements familiaux, sociaux et
démographiques.

A) L’idée de la migration de retour chez les nouveaux propriétaires


L’enracinement urbain des migrants de par les investissements dans le logement remet en
surface l’hypothèse du « retour au village ». Dans le cadre de cette réflexion, la migration de
retour est définie comme l’inverse de l’immigration urbaine matérialisée par l’émigration
urbaine et notamment le retour au village d’origine. Dans l’ensemble, on constate que ces
investissements font véritablement partir des stratégies d’enracinement urbain, car très peu
de CM migrants ont en projet de retourner au village après leur retraire. Sur l’ensemble des
CM enquêtés, 68,3 % sont défavorables à la migration de retour, un choix généralement
justifié par les conflits familiaux au village et l’importance des investissements immobiliers.
Plutôt l’émancipation résidentielle « est une façon de mieux la préparer pour rester en ville ».

18 Cette expression dérivée du pidgin, est beaucoup utilisée dans la province du Sud-Ouest pour
désigner la forte colonie des populations originaires du Nord-Ouest qui s’y sont installées depuis la
colonisation, principalement dans les exploitations agricoles de la Cameroon Development Coorporation où
elles clament aujourd’hui leur autochtonie. Littéralement, elle traduit l’idée d’une réticence à la
migration de retour chez les migrants.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 239

TABLEAU 8

Statut juridique dans le logement occupé

Durée de citadinisation
Statut juridique du logement
Ensemble
occupé
< 5ans 5 à 10 ans 10 ans et +

0 66 210 276
Propriétaires
0,0 % 74,15 % 69,3 % 69,0 %
3 6 80 89
Locataires
37,5 % 6,74 % 26,4 % 22,3 %
4 13 9 26
Hébergés
50 % 14,6 % 2,9 % 6,5 %
Logés (par l’employeur 1 4 04 09
ou autre) 12,5 % 4,49 % 1,3 % 2,3 %
08 89 303 400
Total
100,0 % 100,0 % 100,0 % 100,0 %

TABLEAU 9

Répartition des propriétaires selon l’âge d’accès à la propriété résidentielle


chez les CM propriétaires
Classes d’âge Effectifs Pourcentages
Moins de 25 ans 3 1,08 %
25 à 35 ans 45 16,3 %
Plus de 35 ans 189 82,62 %
Total 276 100,0 %

TABLEAU 10

Répartition des CM selon leur perception de la migration de retour


Opinions Effectifs Pourcentages
Favorable 127 31,7 %
Défavorable 273 68,2 %
Total 400 100,0 %

B) L’évolution des structures familiales des ménages


Groupe social de personnes unies par les liens de sang, d’alliance ou d’adoption et qui se
caractérise par la résidence en commun de ses membres et par une coopération économique,
la famille est au cœur de toute transformation sociale. « Réalité quotidienne,
multidimensionnelle et pouvant prendre des formes très diverses, selon les époques et les
contextes… [elle] est bien au cœur de l’organisation, du fonctionnement et de l’évolution des
sociétés. », écrit Pilon (2000). Chaque fois que l’on veut s’interroger sur les changements
sociaux contemporains, le rôle de la famille, de même que les effets des changements sur
240 Villes du Sud

l’institution sociale de base, devient fondamental. Autant les évolutions macro-sociales


affectent les familles, autant celles qui sont observées au niveau familial se répercutent de
manière interactive sur la société.

Vers la décohabitation familiale et conjugale


La décohabitation conjugale ou la non corésidence des conjoints est une spécificité de
l’époque contemporaine et se présente comme une réponse, au mieux une stratégie
d’adaptation aux mutations de la société globale. L’émancipation résidentielle qui caractérise
la plupart des migrants devenus propriétaires dans la ville de Yaoundé a, comme on l’a vu,
un impact sur la mobilité et les projets migratoires des membres du ménage. Dans la plupart
des cas, la résidence de Yaoundé s’impose désormais comme un « nouveau village » où l’on
préfère s’enraciner presque définitivement. En décidant de s’approprier un terrain et surtout
de construire à Yaoundé, les migrants veulent faire de cette nouvelle résidence la base de leur
vie où ils clament parfois leur autochtonie. Or, le statut socioprofessionnel19 de ces migrants
les expose à un risque de mobilité géographique en cas d’affectation à d’autres postes sur
l’étendue du territoire national. Il est le plus apparu de nos enquêtes qu’en cas d’affectation,
c’est un partenaire, et principalement l’homme qui est appelé à changer de résidence, avec
une tendance à effectuer soit quotidiennement, soit mensuellement une migration vers la
capitale pour des visites familiales. Sur l’ensemble des femmes chefs de ménages enquêtées,
42,7 % ne vivent pas avec leurs conjoints qui ne travaillent pas dans la même ville. L’heure de
la politique de regroupement familial tant prôné et respecté semble révolue, car il devient de
plus en plus difficile aux couples de vivre et surtout de pouvoir accomplir leurs fonctions
socioprofessionnelles dans une même localité pour la raison sus-évoquée. Cette forme
d’union sans résidence commune est aussi une adaptation à la professionnalisation asexuée, à
la montée du travail féminin. La décohabitation conjugale résulte parfois de l’activité
professionnelle des deux conjoints qui n’ont pas toujours l’opportunité de voir leurs
différents services représentés dans la même localité. C’est également ce qui peut justifier la
montée des femmes chefs de ménages. Ces transformations montrent en réalité qu’il y a
aujourd’hui, de plus en plus de familles multipolaires qu’une simple catégorisation en deux
grands ensembles ne suffit plus pour rendre compte du fonctionnement et de la structuration
des familles camerounaises, c’est-à-dire la famille nucléarisée de type occidental d’une part et
la famille élargie, modèle africain qui rend mieux compte des liens de solidarité assez
complexes. Le poids des dynamiques externes est tel que l’on assiste depuis près d’une
décennie à la construction d’un système familial hybride, conséquence des facteurs sociaux
tels que la scolarisation des jeunes et adolescents, l’émancipation des femmes et l’influence
des médias. Cette redéfinition structurelle de la famille ne va pas sans entraîner des
conséquences sur l’effritement des liens sociaux.

Structure des ménages


Nous avons pu observer une grande différence des structures familiales des ménages selon
le statut d’occupation des logements (voir tableau n° 11). Les 276 CM propriétaires sont unis
à 376 femmes, soit un taux de polygamie de 1,3 femme. Ce taux est plus élevé dans ce type de
ménages que dans tous les autres (locataires, hébergés). Au niveau de la taille des ménages,

19Le profil socioprofessionnel des CM montre une importante proportion des cadres et employés des
administrations publiques ou privées (62,8 %).
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 241

les ménages de propriétaires sont relativement plus grands que ceux des locataires, hébergés
et logés. Les CM propriétaires ont sensiblement deux fois plus de personnes dans leurs
ménages (7,6) que ceux qui sont propriétaires (4,1).Outre la descendance atteinte par le
ménage, il apparaît que les ménages de propriétaires accueillent beaucoup des personnes en
leur sein que les ménages de locataires, hébergés et logés. Plus de la moitié des personnes
accueillies (58,1 %) au sein des ménages des migrants résident chez les propriétaires. Les
personnes accueillies dans les ménages de propriétaires sont majoritairement issues du
lignage des conjointes que de celui du CM (473 sur les 812 personnes accueillies, soit 52,3 %
contre seulement 29,2 % parentées au CM). Ce résultat peut sembler un peut surprenant pour
une société presque patrilinéaire dans sa totalité20. Le profil des différents membres qui
composent les ménages permet de faire une typologie de structures familiales des ménages
avec une prédominance des familles élargies chez les propriétaires. À l’opposé, les ménages
nucléaires sont plus fréquents chez les locataires et les CM hébergés ou logés. Les données
qualitatives permettent de justifier cette configuration matricentrique des ménages par la
récurrence des conflits familiaux entre la femme du CM et sa belle-famille. Ce qui la
prédisposerait à plus accueillir pour des périodes relativement longues ses collatéraux.
L’accueil des personnes au sein du ménage est beaucoup plus motivé par les migrations
scolaires et la recherche d’un emploi dans tous les ménages. Dans ce sens, l’accès à l’habitat
non locatif devient un important couloir qui draine de nouveaux migrants venus du village et
qui « sont assurés qu’il y a de l’espace chez leurs frères en ville ». C’est le retour de la
solidarité mécanique dont l’effritement a été clamé par les nucléaristes-évolutionnistes, par
l’accueil progressif de la parenté au sein du ménage, renforcée par l’idée de la propriété
collective.
Chez les migrants qui sont à la recherche d’un travail en ville, habiter chez un membre de la
famille ou de l’ethnie est un moyen de faire des économies pour le loyer et l’alimentation. La
prise en charge des tiers par le chef de ménage s’intègre dans une stratégie de compensation
de la dette du migrant à l’égard de sa famille, de son ethnie car il a aussi lors de sa première
inscription urbaine bénéficié des facilités des membres du lignage (Mérabet, 1999, p. 19).
Dans ce sens, l’accès à l’emploi conditionnera le départ de ce ménage et permettra une
émancipation résidentielle par le passage du statut d’hébergé à celui de « propriétaire ».

C) Et le défi de l’intégration sociale


Le besoin pressant d’avoir et/ou d’habiter un logement privé a facilité l’émergence de
nouveaux acteurs économiques œuvrant essentiellement dans le foncier. Face à l’obligation
de s’enrichir à tout prix, ces rentiers fonciers profitent de la précarité juridique des conditions
d’accès à la terre pour vendre à plus d’une personne le même espace, ce qui accroît les
conflits fonciers urbains. C’est ici que toute la problématique de l’effectivité de l’insertion
urbaine prend tout son sens, en tant que processus durable. En effet, il arrive le plus souvent
que certains CM soient expropriés de « leur terre » car finalement le droit de propriété n’est
obtenu que par la mise en valeur du terrain acquis. L’analyse des trajectoires résidentielles de
ceux qui deviennent propriétaires met en exergue la relation entre le processus d’insertion
urbaine et la ségrégation sociospatiale. Elles re-produisent une forme de ségrégation socio-
spatiale à travers l’ensemble des équipements de sécurisation des logements : interphones,
signaux sonores, alarmes, chiens, vigiles, barrières, etc. C’est à ce propos que Mbouombouo

20 C’est dans quelques groupes ethniques du Nord-ouest que l’on retrouve des clans matrilinéaires.
242 Villes du Sud

(2000, pp. 45-46) estime que : « En même temps que ces équipements limitent les contacts,
excluent la promiscuité, soustraient à la curiosité des passants et garantissent l’intimité des
occupants, ils remplissent aussi les fonctions de sélection des visiteurs agrées et d’exclusion
ou de rejet des visiteurs indésirables et indésirés ». Or, relève Singleton (cité par
Mbouombouo), « pour un Africain, programmé depuis son enfance à pratiquer une
hospitalité portes ouvertes tous azimuts, cela peut être nettement plus traumatique » car ces
équipements font sentir aux visiteurs « qu’ils ne sont pas particulièrement les bienvenus ».

TABLEAU 11

Variation de la structure familiale des ménages selon les modalités d’occupation des logements et
quelques caractéristiques des ménages et de leurs membres
Caractéristiques
Propriétaires Locataires Hébergés Logés Ensemble
des ménages
Taille moyenne 7,6 4,1 3,1 4,7 6,4
Lien de parenté
avec le CM
- CM 69,0 % (276) 22,3 % (89) 6,5 % (26) 2,3 % (09) 100,0 % (400)
- Conjoint (e) 72,4 % (367) 19,9 % (101) 5,5 % (28) 2,2 % (11) 100,0 % (507)
- Enfants (fils/filles) 70,7 % (905) 22,8 % (292) 4,1 % (52) 2,4 % (31) 100,0 % (1 280)
Personnes
accueillies
au sein du ménage
- Parents conjoint 49,4 % (117) 30,4 % (72) 11,8 % (28) 8,4 % (20) 100,0 % (237)
- Parents conjointe 62,5 % (296) 19,9 % (94) 10,8 % (51) 6,8 % (32) 100,0 % (473)
- Autre 57,8 % (59) 30,4 % (31) 8,8 % (09) 2,9 % (03) 100,0 % (102)
Total 67,6 0 % (2 020) 22,70 % (679) 6,30 % (185) 3,5 % (106) 2 999
Raisons de l’accueil
- Scolarisation 48,5 % (205) 27,4 % (116) 14,9 % (63) 9,2 % (39) 100,0 % (423)
- Accès à un emploi 83,4 % (206) 10,2 % (25) 2,8 % (07) 3,6 % (09) 100,0 % (247)
- Travail domestique 40,0 % (38) 43,2 % (41) 12,6 % (12) 4,2 % (04) 100,0 % (95)
- Autres raisons 48,9 % (23) 31,9 % (15) 12,8 % (06) 6,4 % (03) 100,0 % (47)
familiales
Total 58,1 % (472) 24,3 % (197) 10,8 % (88) 06,8 % (55) 100,0 % (812)

D) L’émergence des logements privatisés annoncent-elle une rupture de solidarité et


une dynamique de ségrégation ?
L’analyse de l’évolution des structures des ménages a montré que la tendance est à maintenir
la famille élargie principalement par l’accueil de nouveaux migrants venus du village par ces
nouveaux propriétaires terriens de la ville. À ce niveau la réponse à cette interrogation est
bien négative. Cependant l’examen des modèles architecturaux montre une rupture dans les
liens de solidarité. En effet, les habitations sont toujours sécurisées par des barrières. Or, dans
les formes d’habitations antérieurement occupées, la cour commune devenait un espace de
convivialité. Les logements privatisés marquent la fin d’une utilisation collective des
sanitaires, et d’une sociabilité due au partage de la cour commune. L’émancipation
résidentielle est en réalité une forme de mobilité sociale caractérisée par le passage de
l’habitat de cours à la privatisation des espaces de loisir et de divertissement.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 243

EN GUISE DE CONCLUSION
Cet article se proposait au départ d’analyser les dynamiques d’insertion résidentielle des
migrants dans quelques quartiers à la périphérie sud de Yaoundé. L’analyse qui a permis de
mettre en exergue la dynamique d’urbanisation et ses conséquences sur l’accès à un logement
fait constater que plus que par le passé, l’enracinement urbain semble plus se dessiner par
l’appropriation foncière et le développement d’une idéologie d’un chez. En effet, tous les CM
propriétaires s’accordent sur le fait que l’accès à la propriété et surtout l’acquisition d’un titre
foncier était leur objectif principal lorsqu’ils ont décidé d’habiter leur logement actuel.
« L’acquisition du titre foncier est très importante dans le processus territorial de leur
intégration. Sa recherche traduit une volonté d’enracinement et surtout l’espoir placé dans la
ville de Yaoundé comme milieu de vie à très long terme » (Bopda, 2003, pp. 241-242). Les
dynamiques d’insertion résidentielle, à travers l’appropriation du terrain et l’accès à un
logement, apparaissent au terme de cette analyse comme un processus d’ancrage socio-spatial
et de citadinisation. Dans ce sens, l’on rejoint Ballain-Ci et al. (1990, pp. 38) qui pense que
« l’examen attentif de l’évolution du patrimoine logement, tant dans ses aspects quantitatifs
que qualitatifs, apparaît donc comme devant être au cœur d’une réflexion sur le devenir des
villes ». La crise semble avoir suscité chez de nombreux camerounais une meilleure prise de
conscience de l’obligation d’investir dans l’immobilier. Car dans l’ensemble des ménages
observés, la plupart ont été construits après l’année 1990. Ce qui semble bien paradoxal.
Comment comprendre que ce soit dans un contexte de rétrécissement des « revenus exacts »
que se développement cette ferme volonté d’investir dans le logement dans la capitale chez
des migrants ? L’émergence d’un tel phénomène que l’on a pu qualifier ailleurs
d’émancipation résidentielle annonce–t-elle la fin de l’habitat locatif populaire dans la
capitale camerounaise ? On ne saurait le dire puisque l’acquisition d’un terrain et
l’investissement immobilier nécessite de « gros sous ». Par ailleurs, annonce-t-elle la fin des
migrations de retour ?

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REJOINDRE LE DOMICILE CONJUGAL
EN MILIEU URBAIN : IMPLICATIONS
SUR LA FORMATION DES UNIONS
ET LA VIE DE COUPLE AU SÉNÉGAL

Nathalie MONDAIN
Département de sociologie et d’anthropologie
Université d’Ottawa, Canada
nmondain@gmail.com

INTRODUCTION

La ville est réputée être un lieu favorable aux changements de pratiques sociales et ceci se
traduit entre autres au niveau des comportements matrimoniaux. Ainsi, au Sénégal, et en
milieu urbain en particulier, l’âge au premier mariage des femmes est plus élevé qu’en
milieu rural et tend à augmenter (Ndiaye et al., 1997 ; Antoine et Djire 1998 ; Antoine et Fall,
2002)1. Le report observé de la première union des femmes serait ainsi l’expression d’une
« transition de la nuptialité » particulièrement visible dans le contexte urbain en Afrique,
liée aux difficultés économiques qui conduisent à l’affaiblissement des normes
traditionnelles d’organisation sociale (Antoine, 2003). Ceci a notamment entraîné l’amorce
d’un déclin de la fécondité puisque la reproduction a essentiellement lieu dans le mariage
même si le célibat prolongé des femmes a pour conséquence une augmentation des relations
prénuptiales avec son corollaire, un risque accru de grossesses avant le mariage (Pison et al.,
1995 ; Garenne et Halifax, 2000). Par contre, on observe peu de changement dans l’intensité
de la polygamie ce qui laisse à penser que les variations pouvant affecter cette forme d’union
ne sont pas nécessairement liées aux conditions économiques des hommes (Marcoux, 1997 ;
Antoine, 2002 ; Antoine et Fall, 2002 ; Mondain et al., 2004).
Selon Mensch (2005, p. 467), parmi les changements sociaux conduisant au report du mariage
le passage de la résidence patrilocale ou matrilocale du couple à une résidence néolocale joue
sans doute un rôle important. La littérature met en évidence la relation entre la structure des
ménages et la pauvreté en montrant que la constitution du couple en un ménage autonome

1Entre 1979 et 1997, l’âge médian au premier mariage des femmes au Sénégal passe de 16,1 à 17,4 ans ;
en ville, l’âge médian passe de 18,3 ans à 19,6 ans durant la même période.
248 Villes du Sud

est fonction de son revenu. Ceci est particulièrement vrai en milieu urbain où les contraintes
tant économiques que spatiales sont exacerbées. Il semble par ailleurs qu’au-delà des contraintes
économiques l’apparition d’une nouvelle conception de la vie conjugale conduit également à
l’adoption de stratégies d’accumulation aux fins de s’installer dans un logement propre et
non avec la famille de l’un ou l’autre des membres du couple. Ces changements dans
l’organisation de la vie des nouveaux ménages qui seraient liés à l’indépendance économique
croissante parmi les jeunes sont pour l’heure très peu documentés.
Dans une société patriarcale comme au Sénégal, c’est l’épouse qui rejoint son mari, le plus
souvent au domicile des parents et collatéraux de celui-ci. Cette étape où la femme rejoint le
domicile conjugal constitue un moment clé dans le processus matrimonial au Sénégal
(comme dans d’autres sociétés africaines) dans la mesure où elle avalise définitivement
l’union et est par conséquent le plus souvent marquée par une cérémonie. On parle de
virilocalité et ce qui peut apparaître comme une simple étape correspond en réalité à une
véritable pratique sociale qui s’intègre dans le processus matrimonial et a de multiples
implications2. En milieu rural, cette pratique n’est pas questionnée et dans les rares cas où le
couple n’est pas apparenté et où la femme peut venir de l’extérieur, celle-ci n’a en général pas
d’autre choix que de rejoindre le domicile de sa belle-famille (Randall et Mondain, 2005).
Dans le contexte de la ville, les situations sont plus variées : il peut s’agir de familles
anciennes qui favorisent les alliances avec des parents ou d’autres familles avec lesquelles
elles ont des rapports privilégiés ; d’autres cas concernent des individus qui se rencontrent en
ville mais qui viennent d’ailleurs et sont coupés de leur famille restée au village. Ces
individus ne sont donc pas unis par un lien de parenté et peuvent former un couple de
manière consensuelle avec l’assentiment de leurs familles respectives. Ainsi, de manière
générale, les unions entre parents deviennent plus rares et le choix des conjoints plus
individualisé. L’un des phénomènes les plus marquants concernant les couples dakarois
réside dans leur accession de plus en plus tardive à un logement indépendant (Antoine,
2003 ; Antoine et al., 1995)3. Le début de cohabitation du couple ne peut être dissocié de la
situation de crise économique et sociale qui sévit en milieu urbain, en particulier à Dakar.
Cette étape de la vie en union s’en trouve affectée de deux façons. D’une part, la crise du
logement en obligeant les familles à vivre dans des locaux souvent très exigus, incite les
couples à se chercher leur propre logement, mettant ainsi à l’épreuve les dynamiques
familiales traditionnelles (Antoine et al., 1995 ; Antoine et Djiré, 1998 ; Randall et Mondain,
2005). D’autre part, cette même crise s’accompagnant de la précarité économique des
individus, les couples n’ont cependant pas toujours d’autre choix que de s’installer dans la
maison familiale en attendant des jours meilleurs où ils pourront assumer leur propre
logement. Par conséquent on assiste à des parcours de vie résidentielle du couple qui peut
passer d’une période de vie en collectivité chez la famille du mari préalable à une vie plus
autonome dans un logement à part. De ce point de vue, l’entrée au domicile conjugal de
l’épouse dans le contexte urbain reflète l’organisation des conditions d’existence du couple, qui,
comme dans la plupart des sociétés traditionnelles, restent fortement tributaires de la famille
celle-ci étant directement (mariages arrangés ou « orientés ») ou indirectement (nécessité

2 Et ceci est d’autant plus clair si l’on se réfère à l’ouvrage de Kanji et Camara (2000), certes controversé,
où les auteurs affirment qu’à l’origine dans les sociétés africaines le principe était que l’époux demeure
chez sa femme, et que le passage de l’uxorilocalité à la virilocalité ne s’est pas opéré naturellement.
3 Pour les hommes de la génération 1945-1954, 12 ans s’écoulent en moyenne entre leur premier mariage

et l’accès au logement (Antoine et al., 1995).


Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 249

d’avoir leur assentiment/bénédiction en cas d’union consensuelle) associée au processus de


choix du conjoint (Malhotra, 1991). Par conséquent l’étude des enjeux liés à l’entrée au
domicile conjugal par la nouvelle épouse dans différents contextes sociaux doit mettre en
évidence de nouvelles dynamiques individuelles et de couple (aspirations spécifiques des
femmes et des hommes, notamment face à la pression des familles) et intergénérationnelles
(le fait que les familles perdent leurs moyens de pression avec les contraintes économiques).
Plus fondamentalement, à partir du moment où les contours de la virilocalité sont remis en
question (vie auprès de la famille du mari), c’est aussi toute la logique de reproduction
sociale traditionnelle qui semble être en jeu, en particulier la volonté de constituer une
descendance nombreuse. Ces remises en question sont elles le seul résultat des influences
existant dans le milieu urbain ou sont-elles le fruit de processus de mutations sociales plus
complexes ? On peut penser que la diffusion de valeurs différentes combinée à la situation de
crise économique, en engendrant des normes et modèles de comportements nouveaux (à la
fois souhaités et sous la contrainte) contribue à la rupture avec l’ordre traditionnel établi. En
réalité, le milieu urbain est multiple et il nous semble nécessaire de tenir compte de ces
variations de contextes socio-économiques. Par conséquent, nous avons choisi d’étudier le
phénomène dans deux villes différentes au Sénégal : celui de la capitale, Dakar et d’une ville
secondaire, Kebemer.
L’objectif dans cette étude consiste dans un premier temps à identifier les enjeux liés à cette
entrée au domicile conjugal de l’épouse et les changements qui affectent cette étape. Puis on
s’intéressera aux implications de ces changements dans les deux sites en vérifiant dans quelle
mesure :
– la sortie du célibat et l’entrée en union polygame sont reportés jusqu’à ce que les moyens
nécessaires à l’installation souhaitée par le couple soient mis en œuvre ;
– selon les conditions de logement (exiguïté, manque d’autonomie, etc.), les aspirations en
termes de descendance sont revues à la baisse ;
– la stabilité des unions est remise en question, le fait de vivre en couple ou en famille jouant
fortement sur les relations conjugales

MÉTHODOLOGIE
Le mariage qui s’inscrit dans le cycle de vie des individus, constitue également l’expression
de la relation d’interaction existant entre les dynamiques matrimoniales, familiales et
immobilières. De ce point de vue l’analyse des biographies constitue une voie intéressante
pour mieux appréhender la vie matrimoniale (Antoine, 2003). Cette démarche ne permet
toutefois pas de dégager la complexité des relations sociales en jeu et les mutations qui les
affectent. C’est pourquoi nous préconisons une approche qualitative, la richesse de ces
données devant nous permettre d’approfondir notre compréhension des tendances dégagées
par ailleurs. Nous utilisons un corpus de données qualitatives collectées en 1999 dans
différents quartiers de Dakar et dans la ville secondaire de Kebemer. La population visée est
d’ethnie wolof, constituée à Dakar surtout d’un sous-groupe, les Lebous.
Les sites ont été retenus pour leur relative homogénéité ethnique tout en présentant des
caractéristiques qui en font deux environnements socio-économiques fort différents. À Dakar
les quartiers retenus sont anciens et à eux trois ils rassemblent une population représentant
différentes couches de la société en termes de niveau d’instruction et de statut économique.
La population de Kebemer, quant à elle, se caractérise par une importante émigration
250 Villes du Sud

masculine vers l’Italie. Grâce aux revenus de la migration de nombreuses familles bénéficient
d’un niveau de vie relativement élevé et Kebemer est actuellement une ville secondaire bien
dotée en termes d’infrastructures sanitaire et scolaire. La relative homogénéité économique,
sociale et culturelle de la population à Kebemer favorise une certaine cohésion sociale qui se
traduit par le maintien des traditions. Cette situation diffère de celle de Dakar qui, par sa
taille et son mélange de population aux origines socio-économiques plus variées, concentre
l’essentiel des changements en cours et des tiraillements qu’ils occasionnent dans les relations
entre les générations et entre les sexes. Cela dit, le marché matrimonial à Dakar reste
segmenté, ceci étant lié à la fois à la concentration ethnique par quartier et à la fragmentation
sociale urbaine (Antoine, 2003). On peut donc s’interroger si Kebemer constitue un cas
« transitoire », les discours issus des entretiens menés à Kebemer mettant en quelque sorte les
jalons pour ce que Dakar nous apprend.
Les données avaient été initialement recueillies dans le but d’étudier l’impact de la survie des
enfants sur les comportements reproducteurs. De là le choix de différents sites pour couvrir la
diversité des niveaux de mortalité et de fécondité, des activités économiques et de l’accès aux
différents types d’infrastructures. L’importance du mariage dans le cycle de vie des individus
et notamment par rapport à la reproduction en a fait un thème central des entretiens, abordé
quasi spontanément par les répondants.
De l’ensemble des entretiens réalisés nous avons retenu les entretiens individuels (au nombre
de 98) car ils sont les plus détaillés sur le processus matrimonial des individus. Ces entretiens
ont été menés auprès d’hommes et de femmes de générations, niveaux d’instruction et donc
professions différentes. De plus, 9 entretiens de couples réalisés à Dakar ont été intégrés à
notre analyse. Les entretiens ont été enregistrés puis transcrits du wolof en français avant
d’être codifiés à l’aide du logiciel de traitement des données qualitatives QSR-NUD*IST.
Nous avons retenu la méthode de l’analyse de contenu (Sabourin, 2003) qui nous a permis de
dégager les régularités dans les propos des répondants, exprimant ainsi la logique des
comportements sociaux observés.
Le tableau 1 fournit quelques informations concernant la population ayant fait l’objet des
entrevues individuelles. On constate que les niveaux d’instruction sont plus élevés parmi les
répondants dakarois et que dans les deux cas, les hommes sont plus instruits que les femmes.
Précisons également qu’à Kebemer il y a davantage de couples polygames qu’à Dakar.

RÉSULTATS
En premier lieu, nous présentons pour chaque site les caractéristiques qui nous semblent
essentielles à notre propos. Dans l’ensemble, les discours à Kebemer semblent plus
homogènes qu’à Dakar où la plus grande variété des situations socio-économiques reflète des
réalités différentes en matière de processus matrimonial.

I) La situation à Kebemer
Cette ville, composée d’environ 15 000 habitants localisée à environ 110 km au nord-ouest de
Dakar sur la route de Saint-Louis, se situe dans une position géographiquement intéressante
dans la mesure où elle se trouve au centre d’axes de communication majeurs favorisant les
échanges entre milieux urbains et interrégionaux. La dimension la plus marquante
caractérisant cette ville réside sans aucun doute dans l’importante migration internationale de
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 251

ses habitants masculins vers l’Italie. Il s’agit de migrations économiques de longue durée
mais de retour grâce auxquelles les migrants soutiennent leurs familles et assurent le
développement social et économique de Kebemer4 (Riccio, 2006). En effet les flux monétaires
entre les migrants et leurs familles restées sur place ont engendré des investissements en
termes d’infrastructures et d’équipements dont la majorité de la population semblait
bénéficier au moment de l’enquête qualitative. Nous allons voir dans quelle mesure cette
caractéristique propre à Kebemer contribue au bouleversement du marché matrimonial local.

TABLEAU 1

Groupes d’âges et niveaux d’instruction des répondants à Dakar et à Kebemer


Caractéristiques Dakar Kebemer
Groupes d’âge
Hommes
< 30 ans 4 4
30-39 8 4
40-49 8 4
50+ 8 6
Total 28 18
Femmes
< 30 ans 12 9
30-39 13 1
40-49 4 1
50+ 7 5
Total 36 16
Niveau d’instruction
Hommes
Rien/coranique 0 10
Primaire 1 1
Sec/bac 11 5
Univ./Prof. 14 1
Inconnu 2 1
Total 28 18
Femmes
Rien/coranique 7 8
Primaire 8 5
Sec/bac 15 2
Univ./Prof. 5 0
Inconnu 1 1
Total 36 16
Note : Les 9 couples interviewés couvrent l’ensemble des groupes d’âge avec une majorité dans le
groupe 30-39 ans ; mentionnons que les hommes sont dans l’ensemble d’un niveau d’instruction élevé
(du secondaire à l’universitaire), leurs épouses étant en général moins instruites.

Des discours normatifs chez les hommes


Comme il a déjà été documenté ailleurs, le calendrier de mariage des hommes est fortement
influencé par leur famille et notamment les devoirs qu’ils ont envers leur mère (Mondain et
al., 2004 ; Randall et Mondain, 2005). Ceci est le cas à Kebemer où la mère joue un rôle très
important dans la décision du mariage chez son fils. Ainsi, elle apparaît comme une

4En cela Kebemer correspond à la tendance selon laquelle les villes secondaires au Sénégal connaissent
une très forte émigration (Adjamagbo et Antoine, 2002).
252 Villes du Sud

incitatrice, voire un facteur d’accélération du processus matrimonial tandis que l’homme


présente sa décision comme motivée par le besoin de soutenir sa mère ce qui rejoint les
préoccupations des hommes en milieu rural.
De ce point de vue, le fait de partir pour l’Italie (ou ailleurs sans doute du moment que c’est
loin et pour une durée prolongée) incite la mère à encourager son fils à prendre une épouse
afin de se garantir le soutien d’une bru pendant l’absence de son fils comme le suggère cet
homme de 36 ans :

Avec ma mère – c'était un peu avant que je ne parte pour l'Italie. Un jour
j'ai appelé ma mère pour lui dire que je désirai prendre une femme et
comme elle connaissait bien celle que je voulais prendre pour épouse elle
ne s'y est pas opposé au contraire elle a encouragé ma demande et m'a
aussi conseillé de faire vite et d'en parler à mon père le plus rapidement
possible – Dés qu'il fut au courant mon père décida d'aller le jour même
voir les parents de celle que je voulais épouser. Moins d'une semaine
après j'étais déjà marié et ma femme est venu me rejoindre chez mes
parents.
Plus généralement, il semble que la pression sociale soit telle que les hommes ne se voient pas
aller à l’encontre de ces pratiques. La répartition des tâches apparaît ainsi clairement : lorsque
les fils sont en âge de se marier, la principale motivation réside dans la nécessité de fournir
un soutien pour la mère dans les travaux domestiques. Il s’agit d’une responsabilité que tous
les fils se partagent, les sœurs étant conduites tôt ou tard à quitter le foyer parental pour
rejoindre leur mari, comme l’illustre l’extrait suivant tiré d’un entretien avec un jeune homme
de 20 ans encore célibataire :

Q : Vous l'épouserez pour qu'elle s'occupe de vous ou de votre mère ?

R : Ce sera ma femme mais il faut également qu'elle puisse aider ma


mère… celle-ci a maintenant près de 50 ans et elle continue de faire la
cuisine et tous, il faut qu'on lui trouve des femmes qui s'occupent d'elles
(…) Actuellement c'est ma grande sœur qui l'aide un peu mais elle aussi
elle est mariée et elle doit s'occuper de son mari et son enfant, elle ne sera
pas ici pour la vie, elle va bientôt aller rejoindre son mari et c'est pour
cela que je veux une femme qui sera à côté de ma mère, comme ma sœur
l'a été à côté d'elle… une fille très bien capable de l'aider dans les travaux
de la maison (…).

Q : … est-ce que ta mère acceptera alors que tu veuilles habiter ailleurs


qu'ici ?

R : Moi même, je ne compte pas le faire (rire) parce que moi j'ai pour
habitude de faire toujours comme mon père. Lui quand il s'est marié il
n'est pas allé habiter ailleurs. Il a amené sa femme ici pour qu'elle vienne
aider ma grand-mère … Ce n'est pas bien d'aller habiter ailleurs alors
que sa mère est là à côté … Jamais je n'essaierai de le faire.
Cet impératif social est tel, qu’aller à son encontre peut engendrer d’importants conflits au
sein du couple :

Figurez-vous qu'on a divorcé parce qu’elle voulait qu'on quitte la maison


où nous habitons avec mes sœurs et nièces sous prétexte qu'elle voulait
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 253

que je lui trouve une maison à elle seule. Je ne pouvais pas l'accepter
cela…(homme de 60 ans).
Chez les hommes ceci conduit à une préférence pour les garçons en termes de descendance :

Q : (…) Pourquoi tiens-tu à avoir plus de garçons ?

R : Parce que les garçons coûtent moins chers que les filles.… En plus, il
est évident que les filles ne vivent pas éternellement chez leurs parents
tôt ou tard elles vont partir alors que les garçons même s'ils sont mariés,
ils restent toujours à la maison pour s'occuper de leurs parents et tout ce
qu'ils auront aussi ailleurs sera pour la famille. (homme de 26 ans).
On le voit donc, les hommes à Kebemer semblent être les garants d’une certaine tradition ce
qui peut s’expliquer par la nature de leurs activités. On peut en effet penser qu’il est
important pour eux de s’assurer que leur famille ne manque de rien, non seulement en
termes monétaires, mais également domestique, ce dernier besoin étant couvert par l’entrée
de femmes dans la concession familiale.

Des signes de changement à travers le discours des femmes


Le point de vue des femmes apparaît plus varié dans la mesure où leurs discours mêlent propos
normatifs et distanciation par rapport à ces impératifs liés au domicile conjugal. En effet, la
perception par les femmes d’une dégradation des relations entre coépouses ainsi qu’entre
belles-mères et belles filles expliquent les aspirations à construire leur propre foyer. Une
attention particulière doit alors être portée à la génération en cause. Il faut noter que la
plupart des femmes interrogées sont soit sans instruction ou ont un niveau qui ne dépasse
pas le primaire.
Pour des femmes des générations plus âgées, le fait de rejoindre le domicile conjugal n’est
absolument pas remis en question Elles font valoir leur devoir d’obéissance, ce qui en fait de
bonnes épouses et bonnes mères, quel que soit le lieu comme l’indique cette femme de 45 ans :

Q : Est-il meilleur ou non d'avoir son propre logement avec son mari ?
Ou encore cette femme mariée de 69 ans :

Q : Que pensez-vous de ce fait d'aller vivre chez des beaux-parents ?

R : Il faut accepter un tel fait et obéir aux beaux-parents afin d'entrer


dans leurs grâces.
Si une mère de famille constitue toujours un refuge pour ses filles qui partent vivre chez leurs
beaux parents, elle fera tout pour que ses filles ne quittent pas le domicile conjugal en cas de
conflits, illustrant ainsi la valeur du mariage dans la société :

Q : Pensez-vous que les jeunes puissent accepter d'aller vivre chez leurs
beaux-parents ?

R : Mes enfants sont allées vivre chez leurs beaux-parents. Et si elles


viennent me confier leurs peines, je ne manque pas de leur prodiguer
des conseils tout en leur demandant de ne jamais quitter le domicile de
leurs beaux-parents (femme de 69 ans).
Il semble qu’il existe un tiraillement croissant entre le besoin de respecter les normes
traditionnelles encore très fort et de nouvelles aspirations qui s’exprime clairement chez les
254 Villes du Sud

plus jeunes femmes. Ainsi, cette jeune femme de 23 ans mariée exprime un sentiment
implicite de préférence pour une vie à part mais en même temps la difficulté à rompre avec
ces traditions dans le contexte de Kebemer :

Q : Revient-il à la mariée de choisir le toit conjugal ?

R : La mariée préfère parfois vivre avec son mari mais, ce n'est pas
toujours le cas parce que la belle-famille s'y oppose très souvent.
Cependant, à Kébémer, les mariées rejoignent le domicile de la belle-
famille.

Q : Quelle est votre opinion sur le fait d'aller vivre chez sa belle-famille ?

R : Je n'y vois aucun inconvénient. Il revient à la mariée de donner aux


beaux parents tout le respect qui sied.
De même cette position adoptée par une jeune femme de 19 ans qui confirme bien que la
tendance chez les jeunes filles est de préférer vivre en dehors de la sphère familiale mais que
le respect des traditions prévaut. Cela dit cette femme était célibataire au moment de
l’entrevue et on peut supposer qu’une fois entrée dans le moule du mariage, la femme, même
jeune, ne se permette plus ce genre de discours : « La mariée rejoignait la maison de sa belle-
famille. De nos jours, la fille préfère vivre seule avec son mari parce que certaines belles
familles peuvent causer des soucis au jeune ménage. Moi, je n'ai pas peur d'aller vivre chez
ma belle-famille à condition que je puisse m'y épanouir. Si je rencontre des problèmes avec
ma belle-famille, je m'en retourne chez moi. »
Ainsi, l’intégration au domicile conjugal fait l’objet de remises en questions dont les femmes
plus âgées sont témoin comme ici cette femme de 70 ans :

Q : Les jeunes filles d'aujourd'hui aiment-elles vivre chez leurs belles-


familles ?

R : Cela dépend de la bru. La mienne s'occupe bien de moi et sollicite


toujours mon avis pour le plat du jour. De nos jours, les jeunes filles ne
vivent chez leurs belles-familles que malgré elles. Elles préfèrent vivre
seules avec leurs époux pour le ravir de tout. Cependant, il y a certaines
mères qui maltraitent leur bru.
Le constat est le même chez cette femme de 65 ans qui ajoute une dimension : les rapports de
pouvoir entre le mari et son épouse pour qu’elle rejoigne le domicile de sa belle-famille. Par
ailleurs, malgré son âge qui aurait pu laisser cour à un discours plus traditionnel, cette femme
exprime clairement la difficulté qu’il y a pour une jeune mariée à s’installer chez sa belle-
famille :

Q : Comment pouvez-vous décrire la vie d'une jeune mariée au domicile


de la belle-famille ?

R : C'était une dure épreuve car il revenait à la jeune mariée de se


mouvoir convenablement au sein de sa belle-famille. Elle doit considérer
ses beaux parents comme ses propres parents. C'est à dire qu'elle doit les
obéir. En effet, les hommes se marient pour que leurs femmes s'occupent
de leurs parents.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 255

Q : Les jeunes filles aiment-elles toujours vivre chez leurs beaux


parents ?

R : Actuellement, très peu de jeunes filles acceptent d'aller vivre chez des
beaux parents. Elles préfèrent habiter seules avec leurs maris (…).

Q : Comment cela se passe à Kebemer ?

R : À Kébémer, un mari de forte personnalité invitera son épouse à venir


vivre auprès de la belle-famille. Une bru qui donne tout le respect
nécessaire à ses beaux parents, n'aura aucune difficulté à vivre avec eux.
Cette perception des femmes plus âgées semble être confirmée par les propos des jeunes
femmes encore célibataires qui appréhendent le mariage du fait de la gestion des relations
avec la belle-famille qu’il s’agisse de leur belle-mère et de leurs belles-sœurs comme le
suggère cette célibataire de 23 ans :

Q : Quel est d'habitude le domicile conjugal que la jeune mariée va


rejoindre ?

R : La fille aimerait bien vivre seule avec son mari mais, tel n'est toujours
pas le cas. Elle est parfois obligée d'aller vivre chez sa belle-famille. Vivre
chez sa belle-famille ne comporte aucun mal mais constitue une dure
épreuve. Il n'est pas toujours facile de trouver une belle-famille
hospitalière et souvent la belle-mère rivalise avec sa bru comme si cette
dernière lui ravissait et son fils et l'argent de son fils.

Q : Les sœurs du mari influent-elles sur l'orientation de la vie du


couple ?

R : Tout dépend de la nature du champ d'action que leur offre le mari. Si


le mari les intègre trop dans sa vie conjugale, elles demeurent
incontournables dans toute décision à prendre. Si le mari leur confère la
juste place qu'il faut, elles s'en tiennent à cela et ne vont pas interférer
dans la vie du couple.
Il faut noter que ces situations tendent à s’aggraver lorsque la femme est l’épouse d’un
émigrant vers l’Italie dans la mesure où elle est vouée à rester seule dans sa belle-famille
pendant des périodes prolongées. Il s’agit là d’une situation que les jeunes femmes encore
célibataires craignent ouvertement ainsi que l’exprime cette répondante de 19 ans :

Q : Je voudrais que nous abordions le thème du mariage. Que penses-tu


du mariage chez les jeunes, comparé à celui de nos grands-parents ?

R : …maintenant les belles-mères sont compliquées. Ici la plupart des


jeunes amènent leur femme chez leurs parents, ce qui n'est pas très
intéressant de nos jours parce que les belles-mères d'aujourd'hui sont
compliquées. Elles veulent gérer leur vie et celle de leur belle-fille (…)

Q : Pourquoi n'apprécies-tu pas le fait d'aller vivre avec sa belle-famille ?

R : Ah, parce que tu n'es pas toujours libre de tes mouvements. Les gens
cherchent consciemment ou inconsciemment à te contrôler. On te fait des
reproches, ce qui peut causer des problèmes et souvent la femme ne
s'entend pas avec ses belles-sœurs, surtout si ces dernières vivent dans la
256 Villes du Sud

même maison. Il y a souvent des tensions, des frictions entre elles. Ce qui
est souhaitable, c'est de se marier et de vivre avec son mari dans sa
propre maison et non avec la belle-famille, car il y a trop de problèmes,
de mésententes qui peuvent entraîner parfois le divorce. Ce sont surtout
les émigrés qui font ça. Ils t'épousent, repartent en Italie en te laissant
chez leur mère. Même s'il ne l'envoie pas beaucoup d'argent, sa famille
pense qu'il fait fortune là-bas et que c'est toi qui dépense ou gère son
argent en secret. Ensuite certaines belles-familles pensent que les femmes
passent tout le temps chez les marabouts pour détourner l'esprit de leur
mari afin de le rejoindre en Italie. Parfois la belle-famille peut te mettre
en mal avec ton mari en racontant n'importe quoi sur toi.
Ces propos soulignent également la perception qu’ont les épouses d’être contrôlées par leur
mari via leur belle-famille en l’absence de leur époux. Ces derniers trouvent donc dans
l’intégration de leur épouse au domicile familial un moyen efficace d’asseoir leur domination
sur leur ménage.
Par ailleurs, dans la mesure où beaucoup d’hommes en ont les moyens, surtout les émigrants
vers l’Italie, l’entrée en union polygame est fréquente. Il en résulte des tensions sur le marché
matrimonial car il s’agit d’une forme de valorisation sociale que certains ne peuvent se
permettre (Randal et Mondain, 2005). En général toutes les épouses auront rejoint le domicile
de la famille du mari, que celui-ci soit présent ou non. De plus, étant souvent amenés à se
déplacer à Dakar qui centralise les moyens de transport de même que des activités
économiques complémentaires, certains hommes y ont souvent une ou plusieurs épouses :

Q : Vous m'avez dit, tout de suite, que vous n'avez pas qu'une seule
femme mais deux, sont-elles toutes les deux d'ici ?

R : Il y en a une qui est ici, l'autre est à Dakar… C'est avec elle que je suis là-
bas (homme de 49 ans)
La cohabitation entre coépouses constitue une source de tensions. Cela dit les femmes en
parlent différemment selon la génération à laquelle elles appartiennent. Ainsi, l’idée générale
que les tensions animent les ménages polygames serait un phénomène récent selon cette
femme de 61 ans :

Ah, les hommes étaient très souvent de grands polygames, ils pouvaient
même avoir jusqu'à 5 femmes qu'ils regroupaient dans la même maison.
De notre temps, les coépouses s'entendaient bien, elles cohabitaient sans
trop d'histoires alors que maintenant les coépouses passent tous leur
temps à rivaliser entre elles, à s'entre-déchirer au lieu d'éduquer
mutuellement leurs enfants.
Quelques nuances sont toutefois apportées par cette femme de 27 ans, qui, mariée dans un
ménage polygame relate de façon peu loquace les conditions de logement d’un tel ménage.
On peut supposer qu’elle ne se sente pas à l’aise pour en parler davantage dans la mesure où
elle se trouve chez les parents de son mari :

Q : Avez-vous une idée sur l'ambiance familiale au sein des ménages


polygames de nos grands-parents ?

R : Les coépouses vivaient au sein de la même concession. Leurs


chambres se situaient face à face. Elles faisaient la cuisine à tour de rôle.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 257

Certaines coépouses vivaient en harmonie tandis que d'autres ne


l'étaient pas.

Q : Rassemble-t-on de nos jours des coépouses au sein d'une même


concession ?

R : Ceux qui ont les moyens trouvent une demeure à chaque coépouse.
D'autres rassemblent leurs épouses sous un même toit.
Cet extrait suggère que les femmes aspirent à avoir une résidence séparée de leurs coépouses
mais cela dépend des moyens (et de la volonté) de leur époux. De plus, compte tenu du
maintien des normes traditionnelles au niveau familial, avec notamment les liens étroits
maintenus entre les hommes et leur mère, il est peu probable que la résidence séparée des
ménages polygames se généralise rapidement.
Il ne faut pas négliger l’impact que le fait d’avoir des épouses a en termes de valorisation
sociale pour l’homme. On peut en effet se demander pourquoi, compte tenu de leurs moyens,
ils n’attribuent pas à chacune de leur femme une résidence propre comme c’est souvent le cas
en ville. La seule justification du soutien domestique à leur mère semble insuffisante. On peut
supposer que la réunion des épouses dans la même concession familiale correspond à une
volonté de contrôle des faits et gestes de chacune d’entre elles comme les témoignages des
femmes semblent l’indiquer.

Conclusion Kebemer
Les échanges avec l’extérieur tendent à asseoir l’autorité et la domination des hommes de
Kebemer ainsi que celles de leurs familles plutôt que de favoriser l’évolution des
comportements et des normes régissant les relations intergénérationnelles et de genre comme
on aurait pu s’y attendre. Une explication à cela réside dans le fait que la plupart des femmes
sont exclues de ces mouvements migratoires comme l’indique Riccio (2006, p. 100) : « Ce sont
principalement les hommes, membres de la confrérie muridiyya, qui émigrent
individuellement en s’appuyant sur des réseaux et des contacts […]. En dépit du nombre de
croissant de femmes arrivées dans le cadre du regroupement familial, celles-ci restent sous-
représentées par rapport à d’autres communautés d’immigrés en Italie. Cette tendance
montre donc un style migratoire masculin et mobile. » De plus les moyens de leurs maris
n’incite pas les femmes restées sur place à chercher elles-mêmes un emploi. Par conséquent,
elles se retrouvent dans le modèle familial traditionnel où, dans la plupart des cas, elles ont
intégré le domicile conjugal qu’elles partagent avec les membres de leur belle-famille et leurs
coépouses. La richesse de ces hommes a aussi profondément bouleversé les dynamiques du
marché matrimonial notamment du fait de la forte inflation de la compensation matrimoniale
versée à la future épouse et à sa famille (plusieurs centaines de milliers de francs CFA dans la
majorité des cas). Une des conséquences est que de nombreuses femmes, souvent poussées
par leur propre mère, cherchent à marier un « Italien », à moins qu’elles ne trouvent un
homme non migrant suffisamment riche pour satisfaire les besoins qu’elles auront définis à la
lumière de ce que les migrants peuvent offrir à leurs propres épouses.
Aucun enjeu de moyens financiers n’apparaît en relation avec le logement puisque rejoindre
le domicile conjugal chez ses beaux parents est associé au respect des traditions. L’enjeu
monétaire se traduit à Kebemer surtout dans le paiement de la compensation matrimoniale
par les hommes. Ainsi, les cas de report du premier mariage chez certains couples sont avant
tout le résultat des montants de dot trop élevés. Concernant la polygamie, importante à
258 Villes du Sud

Kebemer, elle est surtout l’apanage des migrants qui, grâce à leurs revenus plus élevés,
peuvent se permettre de prendre de nouvelles épouses assez rapidement dans leur parcours
de vie matrimoniale. On ne détecte pas non plus de lien entre les aspirations en termes de
descendance et les conditions de vie des ménages. Cela dit, une volonté de changement tend
à s’exprimer chez les jeunes femmes, qui souhaitent de plus en plus vivre seules avec leur
mari plutôt que chez leur belle-famille et encore moins avec leur coépouse. Les hommes
quant à eux font de la cohabitation chez leur famille un enjeu décisif dans la formation et le
maintien de leur union. Par conséquent, les tiraillements que l’on perçoit entre aspiration au
changement et maintien des traditions reflète en même temps les risques encourus pour la
stabilité des unions.

II) La situation à Dakar


À Dakar plusieurs sous quartiers de la Medina ont été retenus – Allées du Centenaire,
Gibraltar, Santhiaba – et ont permis de sélectionner des individus d’origines socio-
économiques diverses ce qui rompt avec la relative homogénéité de Kebemer.
Rejoindre le domicile conjugal va de soi pour la femme nouvellement mariée, que ce soit chez
son mari ou chez ses beaux-parents y compris à Dakar. Cela dit il semble qu’à Dakar une
sorte de « chronologie type » apparaisse pour les couples nouvellement mariés, étroitement
liée à la situation financière du mari et au coût des logements : le couple commence par
s’installer chez les parents du mari, pendant ce temps, le mari met les moyens pour construire
sa propre maison, et quelques années après le mariage, lorsque la maison est achevée, le
couple y emménage. Cette « logique » implique donc plusieurs niveaux de relations et de
difficultés y afférant. En effet, les hommes semblent pris entre leur famille (parents, mère
surtout) et leur vie conjugale. Ces tensions sont clairement exprimées chez les femmes qui
fournissent l’essentiel de l’information à ce propos. En effet celles-ci subissent davantage le
choix du domicile conjugal que les hommes dans la mesure où leurs aspirations ne sont pas
toujours compatibles avec leur intégration au sein de la belle-famille. Les propos des hommes
sont plus ambigus à cet égard et ils restent sous le couvert traditionnel qui leur permet de ne
pas remettre ouvertement en question cette étape du processus même s’ils la trouvent
contraignante.

Le domicile conjugal : tiraillements entre contraintes familiales et monétaires


En général pour des raisons liées au coût du logement, l’homme s’installe dans sa famille
avec son épouse. En dehors de l’aspect monétaire, les hommes mettent également en avant
les dimensions plus traditionnelles liées aux valeurs familiales :

Q : …rester avec sa femme chez ses parents, n’y a t-il pas de difficultés
dans cela ?

R : C'est un peu difficile (...) Je ne dis pas que je n'ai pas les possibilités
d'avoir un appartement, mais je me dis qu'il y a de la place et que ici
dans la famille, heureusement il n'y a pas de problème. Au lieu d'aller
chercher un appartement, de sortir quelque chose de la maison, mieux
vaut mettre ça dans la maison. Deuxièmement, essayer de mettre en
contact ma famille et la famille. Parce qu'on est obligé de vivre ensemble.
Mieux vaut commencer ça dès à présent, rapprocher les liens. Si on se
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 259

met à l'écart, mieux vaut continuer à apprendre.(homme de 36 ans,


niveau secondaire)

Q : Pourquoi avez-vous préféré d'amener votre épouse chez votre père ?

R : Je ne l'ai pas opté, cela fait partie de la tradition de vivre avec ses
parents étant mariés. Et aussi elle, elle a sa tante juste à côté c'est mon
avantage parce que je ne paie le loyer.

Q : Vous épargnez ?

R : Mon ultimatum c'est l'an 2002 pour mon projet [il veut construire une
maison] (homme de 44 ans, niveau secondaire)
On remarque que plus les hommes sont instruits et plus ils semblent rechercher une certaine
distanciation d’avec leur famille afin d’éviter les interférences dans leur vie conjugale : c’est
clairement ce qui préoccupe le plus les individus dans la mesure où ils aspirent souvent à
d’autres modes de vie et modèles de comportements que ceux de leurs aînés ; le fait d’être
contraints de vivre en collectivité avec la famille implique donc de savoir « gérer » les
relations et pressions de part et d’autre :

… je vis avec mes parents. Je dois même dire que je vis pratiquement
avec ma famille, ici à Dakar. (…). Moi, j'ai fait en sorte qu'on ne se mêle
pas de mes affaires de foyer. (…) . Mais, je vis ma vie de foyer, dans la
plus grande harmonie. Je ne fais pas de l'ingérence dans ce qui ne me
regarde pas. (homme de 31 ans, bac+4)
Certains hommes n’ont toutefois pas voulu envisager de tels compromis et ont choisi
délibérément de vivre de leur côté. :

Q : Pourquoi n'êtes-vous pas resté chez vos parents ?

R : J'ai préfère venir ici (...) parce que le couple s'est constitué à
l'extérieur. Il y avait l'option de rester chez moi, de faire des économies,
peut-être construire ma maison, mais en réalité, je ne pense pas qu'on
puisse faire beaucoup d'économie en restant chez ses parents, ça c'est
d'un. De deux (...) j'ai préfère venir ici, comme je dis souvent
(...)…Quand on a des problèmes, on les règle entre nous loin de la
famille. Cela ne regarde personne.

Q : Est-ce à dire que c'était une façon d'éviter les interférences de la


famille ?

R : Certes, certes oui, très certainement. (homme de 39 ans, niveau


bac + 4)
Les situations où le couple vit chez la famille du mari sont en général mal vécues par les
femmes, qui espèrent qu’il s’agit d’une période temporaire. Leur inquiétude se justifie par le
fait qu’une fois le couple installé, les dynamiques familiales prennent le dessus sur la vie
conjugale. Le départ du foyer familial par le couple peut notamment être compliqué par les
pressions de la belle-famille, comme le suggère cette femme de 60 ans (niveau baccalauréat) :

… moi je trouvais que je ne pouvais pas m'épanouir dans ce milieu avec


mes enfants. J'ai même forcé la main à mon mari pour qu'il cherche une
autre maison. Mais avec astuce car je voulais quitter ma belle-famille
260 Villes du Sud

sans heurt et c'est ce qui est fait. J'ai même proposé à ma belle-mère de
venir avec nous pour qu'il n'y ait pas de heurt. Mais elle a refusé en
disant que c'est elle la doyenne de la concession. En effet, mes deux
belles-sœurs étaient là-bas avec leurs époux et enfants, mes 2 beaux-
frères y étaient aussi avec leur famille respective. (…) Alors m'a belle-
mère m'a dit qu'elle ne pouvait pas laisser toute cette grande famille et
venir vivre avec nous seuls. Elle, elle doit rester pour protéger le plus
grand nombre puisque nous, nous avons les moyens de nous installer
ailleurs. [Silence].
Ainsi une fois que l’homme s’est installé dans sa famille avec son épouse, il lui est beaucoup
plus difficile d’en sortir comme le souligne cette répondante de 29 ans :

Moi je lui dis ce que je pense de tout temps, même avant notre mariage.
Je lui disais que tu habites dans une famille nombreuse. Tu habites dans
une maison qui ne réunit les conditions pour une famille nombreuse. Je
lui conseillais d'aller chercher autre chose. C'est facile d'habiter ici et de
ne pas payer le loyer. (…) Avant il pouvait sortir. Mais maintenant c'est
difficile pour lui.
Les hommes sont un peu pris dans un engrenage : n’ayant souvent pas le choix pour des
raisons monétaires de commencer leur vie conjugale ailleurs que chez leurs parents, ils se
trouvent pris ensuite par les obligations envers ces derniers comme l’indique cette femme
mariée de 34 ans, de niveau primaire :

Q : Donc, si la situation de ton mari s'améliorait, vivre chez toi et chez ta


belle-famille, qu'allais-tu choisir ?

R : Vivre dans notre propre maison car tu pourras réaliser quelque chose.
Quand tu es ailleurs, il te faut toujours faire plus car peut-être ce que ton
mari te donne ne pourra pas couvrir tous les frais. Mais si tu es dans ta
propre maison avec tes enfants, tu prépares ce que tu as (…) et tout ce
que tu prépares vous pouvez le manger sans que personne ne soit au
courant, n'est-ce pas…

Q : Est-ce que tu penses que ton mari à la même vision que toi sur cette
question ?

R : Chacun prie Dieu pour avoir sa propre maison et quitter la maison


familiale. Et souvent, on en parle.

Q : C'est comme ça qu'il le voit.

R : Il souhaite vraiment avoir de quoi lui permettre de sortir, de céder la


place à ses cadets en âge de se marier, de pouvoir se marier. La maison
maintenant n'a plus assez de place.
Finalement, cette femme mariée de 29 ans résume bien la situation : d’une part les relations
entre femmes ne sont pas évidentes et vivre en collectivité n’est pas idéal pour éduquer les
enfants ; d’autre part vivre chez ses parents constitue une solution de facilité pour les
hommes et lorsque la source de cette tradition qui était de faire venir une épouse dans le
ménage pour soutenir leur mère vieillissante disparaît (leur mère décède), il devient moins
justifiable de vivre en famille :

Q : Quels sont vos rapports avec les épouses de vos beaux frères ?
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 261

R : La cohabitation entre femmes n'est pas facile. Il y a les hommes tous


les jours et aussi chaque femme a son caractère.

Q : Est-ce qu'il vous arrive de discuter avec votre mari pour le choix du
logement ?

R : Oui bien sûr, le projet c'est de sortir d'ici même si on n'a qu'une seule
pièce ce serait une bonne chose pour éduquer l'enfant et nous éduquer
nous mêmes. L'idéal c'est d'habiter en ville et quitter médina car
l'environnement est malsain.

Q : Donc les conditions ne sont pas bonnes ?

R : La facilité ce n'est pas pour l'homme, l'homme doit affronter des


difficultés. Habiter chez son père, garder une chambre et ne pas payer le
loyer c'est très facile. Si l'homme perd sa mère il est préférable qu'il aille
ailleurs chercher un toit. C'est ça le sens de l'homme.
Il semble donc que les femmes reprochent essentiellement aux hommes de choisir la solution de
facilité en vivant chez leurs parents puisqu’ils ne paieront pas de loyer ou un loyer modique
alors que ce choix va à l’encontre de l’épanouissement du couple. De leur côté les hommes
semblent pris entre leur souhait de s’affranchir des pressions familiales mais toutefois
contraints de s’installer en famille le temps d’accumuler suffisamment de ressources pour
s’installer à part.

Le rôle de la belle-famille sur les relations conjugales : un risque accru de rupture d’union ?
Au-delà de l’engrenage de leurs propres relations familiales dans lequel les hommes
semblent pris, les femmes ont quant à elles à faire face aux tensions occasionnées par la vie en
collectivité avec la belle-famille. De plus elles vivent souvent leur intégration dans le domicile
familial comme un frein à leur propre développement personnel puisque leur rôle sera de
seconder leur belle-mère.
Les tensions entre l’épouse et la belle-famille ne viennent pas seulement de la belle-mère mais
également des belles-sœurs (sœurs du mari ou épouses de ses frères). Ceci illustre bien les
craintes des femmes vis-à-vis des autres femmes :

Q : Quelles étaient tes relations avec tes beaux parents ?

R : J’habitais avec ma belle-sœur et la femme du frère de mon mari. Il y


avait assez souvent des conflits entre les membres de la famille. Il est
arrivé un moment où j’ai dû retourner chez ma mère, parce que
l’atmosphère, au domicile conjugal, était invivable. J’étais en conflit avec
mon mari, il avait pris le parti de ses frères et sœurs contre moi. Nous
sommes séparés, après ce divorce, il venait me rendre visite de temps en
temps. Je me suis par la suite, remariée avec lui mais je suis restée un an
chez moi.(…)

Q : Pourquoi voulais-tu rester chez toi après ton second mariage ?

R : Pour connaître la paix car mes belles-sœurs me créaient beaucoup de


problèmes. Elles me rendaient la vie difficile et mon mari prenait
toujours leur part. Nous avons aménagé dans notre propre appartement
(femme de 27 ans, niveau secondaire, active).
262 Villes du Sud

Ces ruptures semblent courantes comme en témoigne cette femme de 40 ans de niveau
secondaire :

R : Je prends mon cas. Présentement, je suis bien avec mon mari. …moi
je ne connais que mon mari et ce depuis que j'étais enfant. À l'époque, on
n’était même pas ici, on était chez lui, avec son grand frère, mais des
problèmes se sont posés. Alors, je lui ai dit que j'allais rentrer chez moi.

Q : Quels problèmes ?

R : La femme de son frère... On était nombreux là-bas, il y avait d'autres


frères et sœurs, mais la femme de son grand frère est trop compliquée et
après le départ de la grande sœur de mon mari, j'ai moi aussi décidé de
déménager chez moi, chez mes parents. À l'époque, mon mari avait une
maison en construction, il a décidé de prendre un habitat en location
mais, je lui ai dit que l'argent qui devait servir à la location n'a qu'à être
utilisé pour accélérer la finition du chantier. C'est pourquoi, je suis
revenue chez mes parents…
Cela dit, la belle-famille a également un rôle à jouer en tant qu’arbitre et modérateur en cas de
conflits, qu’ils interviennent entre les conjoints ou entre l’épouse et sa belle-famille. Les
beaux-pères jouent le plus souvent ce rôle de « modérateurs » entre les époux lorsque des
conflits naissent, on peut supposer que cela reflète les relations d’autorité père-fils ainsi que le
souligne cette femme de 32 ans : « Je n'ai jamais eu de problèmes majeurs avec mon époux,
mais mon beau-père me donnait souvent des conseils et de bons d'ailleurs. Et toutes les fois
que j'ai eu des problèmes avec mon mari, il me suffit de penser à ses conseils pour me
ressaisir, ce qui fait que je ne l'interpellais jamais. Il m'a ainsi préparée ici avec les sœurs et
frères de mon mari. »
La belle-famille peut également « rassurer » la femme dans la mesure où son mari ne peut
exercer ses droits de façon excessive sur elle ; par ailleurs, comme le mentionne cette femme
de 40 ans, le fait de vivre en famille assure une plus grande liberté de mouvement à la mère
de famille qui peut ainsi laisser ses enfants sous la surveillance d’autres personnes : « Dieu a
fait que je ne vive pas avec ma belle-famille. Mais je pense que si je le faisais, il n'y aurait
aucun problème. Vivre en privé avec son mari n'est pas toujours reposant. Parfois, on veut
vouloir sortir mais on ne peut pas le faire parce qu'on est toute seule. Il y a aussi un autre fait
d'importance. Seule avec votre mari, une dispute suivie d'une bagarre peut éclater et là tout
peut arriver. Or, si vous vivez avec votre belle-mère, elle est là, elle va intervenir et amoindrir
les dégâts. »
Les relations des épouses avec leur belle-famille sont décrites différemment selon leur niveau
d’instruction. Il semble que si, pour des raisons liées aux normes sociales les femmes peu
instruites n’osent pas rejeter ces traditions de vivre en famille, les femmes plus instruites
affirment quant à elles plus clairement leurs difficultés liées aux relations avec les autres
membres de la famille :

Q : Mais entretenir les beaux-parents comment n’est-ce pas tu vis avec


eux ?

R : Oui mais tu dois leur préparer à manger, les servir, des fois tu
prépares c’est bon, des fois c’est moins bon, mais tu sais les mères
vraiment c’est dur. Mais tu patientes sachant que ça finira un jour, vivre
avec les beaux-parents. C’est dur (femme de 28 ans, niveau bac).
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 263

Q : Ses parents, s’il te demandait d’aller chez ses parents ?

R : Ça je ne l’ai jamais désiré et s’il me l’avait demandé, il y aura une


discussion.

Q : Quel genre de discussion, comme quoi ?

R : … je ne peux pas concevoir d’aller vivre chez les parents de mon


mari, ça ne crée que des problèmes car il y aura la belle-famille là-bas et
tes humeurs et les leurs ne seront pas les mêmes, tes habitudes et les
leurs j’ai peur de ça je n’ose vraiment pas de ça (femme de 37 ans,
enseignante).
Cette attitude chez les femmes plus instruites peut s’expliquer par les tiraillements vécus par les
femmes qui étaient en train de faire des études au moment où elles se sont mariées :

… c’est très difficile, les études et le foyer c’est difficile. Tu dois étudier,
t’occuper de ton mari des beaux-parents parce que tu connais une
famille africaine, surtout les wolof c’est difficile, tu étudies, t’occuper de
tes beaux-parents. C’est très difficile de s’occuper des beaux-parents.
C’est très difficile. (femme de 28 ans de niveau bac qui veut poursuivre
ses études)
L’intégration au domicile conjugal peut constituer un frein au développement des femmes
pour d’autres raisons que l’arrêt des études. Ainsi, cette femme de 19 ans, niveau primaire et
mariée depuis peu a littéralement été « happée » par sa belle-famille alors qu’elle avait une
petite activité économique :

Q : … Pourquoi vouliez-vous rester quelque temps chez votre mère ?

R : Je participais à une tontine dans le coin. C'était la veille de mon


accouchement qu'on avait mis cette tontine en place. Je voulais rester
pendant 03 mois le temps de règler cette affaire avant de rejoindre mon
époux.

Q : C'est-à-dire après avoir récupéré votre mise ?

R : Oui, pour rejoindre ensuite le domicile conjugal mais j'ai dû par la


suite laisser le tout à ma grande sœur. C'est finalement elle qui gérait
cette tontine. Quand j'ai demandé à rester pendant 03 mois chez ma
mère et que ma belle-mère a voulu que je vienne, je suis alors venue.
Certaines femmes perdent ainsi le peu d’autonomie qu’elles avaient éventuellement
commencé à gagner comme célibataire (vrai en ville davantage que dans les campagnes).
Ainsi cette femme de 31 ans, qui a fait des études et qui travaille, et vivait seule avant de
rencontrer son mari (non sans peine dans une société comme dans la société sénégalaise) a
clairement perdu de l’autonomie en intégrant le domicile des parents de son mari :

Au départ c’était très, très difficile, parce que moi, mon mari m’a trouvé
avec mon appartement, moi je vivais seule pendant 5 ans, c’était dur et
même les gens se posaient la question pour savoir comment je faisais
mais lui, il m’a beaucoup supportée (…). Si je suis restée là, à part Dieu
c’est lui parce que si c’était moi seulement je seraisi partie depuis
longtemps.
264 Villes du Sud

Deux idées ressortent donc de ces discours : les obligations des hommes envers leur famille
qui compliquent encore plus leur départ du foyer parental et les aspirations des femmes à
davantage d’autonomie pour leur couple. On voit ainsi se tisser des relations complexes entre
les différents « pôles » cohabitant : les beaux-parents, les frères et sœurs du mari, les épouses
des frères, l’épouse elle-même et enfin le couple ; les moyens de pression s’exercent alors à
travers le logement.

Les différentes implications des difficultés d’accès au logement


La difficulté d’accéder au logement en milieu urbain a des conséquences directes sur le
calendrier d’entrée en union des hommes et des femmes, et ce à deux niveaux : celui de la
première union monogame et celui de l’entrée en union polygame pour les hommes mariés.
De plus, les aspirations en termes de descendance se trouvent influencées par ces contraintes.

1) Sur l’entrée en première union des hommes et des femmes


Pour de nombreux hommes, la recherche d’un logement en vue de leur installation de couple
implique le report de leur entrée en union :

Le mariage est une lourde responsabilité. On se marie pour la vie. Par


conséquent, il faut penser également aux enfants. Il faut également
penser à mettre ses enfants dans de bonnes conditions. Pourquoi je dis
dans de bonnes conditions, parce qu'il faut un bon logis, moi c'était ça
mon objectif, avant de me marier il fallait que je puisse mettre ma femme
et mes enfants dans de bonnes conditions. Les bonnes conditions, c'est
d'abord le logis, leur assurer le minimum. C'est pourquoi, je ne me suis
pas empressé de me marier. (31 ans, monogame sans enfant, bac+4)
Par conséquent on peut aussi comprendre que certains choisissent de commencer leur vie
conjugale chez leurs parents afin d’éviter de reporter leur entrée en union trop longtemps :

Q : Est-ce-que ça veut dire que avant de vous marier, vous avez d'abord
à chercher une maison, acheter une maison avant de vous marier

R : Non, je ne suis pas arriver là-bas. Parce que, je me suis dis que si
j'attends ça, il faut avoir au moins un terrain de 1 500 000 frs et pour
construire, il faut 3 à 4 millions et ça c'est le minimum. (homme de
36 ans, niveau secondaire)
Les femmes sont quant à elles préoccupées par ce phénomène dans la mesure où la
prolongation de leur célibat est difficile à vivre dans la société sénégalaise ainsi que le
suggère ce discours éloquent de cette femme de 26 ans, célibataire et de niveau secondaire :
« Si mon mari n'a pas les moyens d'avoir son propre logement, j'accepterai, d'habiter avec ma
belle-famille car je n'aurais pas de choix. Je vais y habiter en attendant que mon mari cherche
un appartement. […] Si je supporte au bout de 4 ans, je pense qu'à la 5e année, ça ira mieux,
parce que j'espère qu'en cinq ans mon mari pourra réaliser sa propre maison. […] Les
hommes n'ont pas toujours une maison au départ du mariage. Une femme qui exige son
appartement au départ risque de retarder son mariage. »

2) Sur l’entrée en union polygame des hommes mariés


En principe, un homme déjà marié qui envisagerait de prendre une nouvelle épouse doit
assurer à la première un logement autonome. Comme l’indiquent les discours des femmes, les
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 265

concessions ou maisons familiales appartiennent aux parents et non au mari. Par conséquent un
certain contrôle intergénérationnel s’exerce et un homme, avant de faire venir une personne
supplémentaire dans le ménage de la grande famille devra avoir l’aval de ses parents. Si les
épouses craignent que leurs belles-mères et belles-sœurs se mettent à chercher une nouvelle
femme à leur mari – ce qui explique en partie les tensions entre femmes au sein de la famille
élargie – elles savent aussi que cela peut inciter le mari à chercher une maison pour lui et sa
famille en priorité. Dans cette perspective, la belle-mère peut apparaître comme une alliée,
car seule, l’épouse aura moins d’autorité sur son mari pour arriver à ses fins :

Si elle [la belle-mère] apprend que son fils (mon mari) est entrain de faire
la cour à une autre fille, elle est fâchée contre lui et lui demande d’arrêter
de fréquenter la fille. Ainsi tous les conseils qu’elle donne à ses fils c’est
avant de chercher une 2e épouse, de trouver d’abord une maison où
mettre leur 1re femme et ses enfants, et après cela tu peux faire ce que tu
veux. (femme mariée de 29 ans)
Finalement pour certaines la seule façon de reporter cette échéance (le fait que le mari prenne
une nouvelle épouse) réside dans le fait que le mari n’a pas son propre logement. Tant qu’il
vit chez ses parents avec sa première épouse, il s’agit d’un argument auquel il sera confronté,
l’idée étant qu’avant de se permettre financièrement d’entretenir une nouvelle femme, il faut
au moins qu’il puisse assurer le logement de la première :

Q : Les sœurs de votre mari ne cherchent-elles pas une autre femme à


votre mari ?

R : Non, parce que quelqu'un qui n'a pas encore un chez soi, lui trouver
des femmes c'est le tuer et lui créer des difficultés. (femme de 40 ans,
niveau secondaire).
En effet, comme cette femme l’exprime très clairement, il est hors de question pour elle de
cohabiter avec une coépouse si son mari en prenait une :

Q : … si ton mari voulait te mettre avec sa 2e femme ?

R : Non ça ne peut pas être (rire).

Q : Pourquoi ?

R : (rire) S’il se marie actuellement ça sera parce qu’il a les possibilités de


prendre une autre mais, de se débrouiller comme il veut mais je ne sais
pas, mais jamais la vie dans la même maison. (femme de 37 ans, mariée
monogame, 2 enfants, enseignante)
De même, cette femme de 30 ans de niveau secondaire reste ouverte à la polygamie du
moment qu’elle ne cohabite pas avec sa (ses) coépouse(s) : « Ce que je peux craindre d'une
coépouse, c'est d'habiter la même maison qu'elle. Les tempéraments des gens sont différents.
Si c'est pour partager mon mari, sur ce plan, je ne crains pas une coépouse. Tout ce que je
redoute, c'est l'incompatibilité des tempéraments. »
Ces discours illustrent bien la difficulté pour les hommes à entrer en union polygame : en
général la première épouse refuse l’idée de cohabiter avec une coépouse mais en même temps
elle est jalouse si cette dernière vit séparément. Ainsi, cette femme de 43 ans, 2ème épouse d’un
mari polygame, s’est vue contrainte de rester chez ses propres parents, la première épouse ne
voulant pas d’elle et son mari n’ayant pas les moyens de lui attribuer un logement propre :
266 Villes du Sud

Q : Ton mari a accepté que tu reviennes chez tes parents ?

R : Je t’ai dit que nous sommes deux. Quand il m’a rencontrée je l’ai
présenté à mes parents et il a fait le nécessaire, on s’est marié. Ma mère a
insisté pour qu’il donne la dot car elle a dit : “ douma sarakhé ” [donner
l’aumône]. Puis on est allé chez mon mari à la Médina. Mais sa première
femme a réagi car elle, elle était chez ses beaux parents avec ses 8
enfants. Elle a amené mon mari au tribunal et ce dernier avait perdu le
procès. Alors on lui coupait presque tout son salaire, c’est pourquoi
quand mes parents m’ont demandé de retourner à la maison, il n’a rien
dit car en fait, il n’avait plus rien.
Or, si l’idéal est de fournir une maison séparée pour chacune des épouses, cela accroît
considérablement les charges du ménage et donc les tensions entre épouses. Ainsi comme
l’indique cet homme de 44 ans, avec deux épouses et 8 enfants : « Surtout […] par exemple,
ma première ne voit pas d’un bon œil que ma seconde soit chez elle avec ses enfants. Elle
croit que ça va constituer une charge supplémentaire pour moi. Elle préconise toujours
qu’elle regagne le domicile conjugal. Car dit-elle, elle est prête à partager le même domicile
avec elle. Elle ajoute que ça va diminuer mes charges. »
En définitive la polygamie est perçue comme une source de problèmes par les femmes
surtout lorsque les coépouses partagent le même foyer. Il est symptomatique que cette femme
de 35 ans, célibataire sans enfants, donc en principe prête à tout pour se trouver un mari dans
ce contexte social où le célibat prolongé pour les femmes reste très mal vu, affirme que : « Il
n’y a que des problèmes dans la polygamie surtout lorsque les coépouses partagent la même
maison. Elles peuvent se battre, se blesser entre elles, l’une peut faire perdre la tête à l’autre
en utilisant le maraboutage ou faire de telle sorte que le mari ne soit qu’avec elle. »
De plus des tensions peuvent naître entre les enfants ce qui justifie d’autant plus le fait de ne
pas vivre sous le même toit comme le suggère cette femme de 32 ans : « Vous savez la
situation de polygamie n'est jamais stable, il y a tout le temps des problèmes car les enfants
rivalisent, les mères rivalisent aussi. J'ai des amies qui ont des coépouses mais vivent cela
difficilement. Cependant il y a moins de problèmes lorsqu'elles n'habitent pas dans une
même maison. »
Finalement on peut se demander si la pression foncière existant à Dakar ne permet pas dans une
certaine mesure aux femmes de négocier davantage l’entrée en union polygame de leur mari,
forme d’union que malgré certains discours « politiquement corrects », elles rejettent de plus en
plus ouvertement. Il s’agit ici d’une problématique typiquement urbaine dans la mesure où la
question de la résidence séparée d’un ménage polygame ne se pose pas en milieu rural.

3) Sur les aspirations en termes de descendance


En général les femmes insistent sur le fait qu’il est difficile d’élever ses enfants dans la maison
familiale compte tenu du manque d’espace et de la présence de chacun. C’est ce que suggère
cette femme de 23 ans, niveau primaire : « Actuellement, je suis chez ma belle-mère avec mes
belles-sœurs et mes beaux-frères et leurs enfants. Nous formons un grand ménage et il est
difficile d’éduquer les enfants dans ces conditions. L’idéal serait que chacun ait son
appartement. »
Les femmes plus âgées constatent que les temps changent mais soulignent les avantages à
vivre en collectivité dans la grande famille. Ainsi, cette femme de 67 ans sans instruction
considère que s’il est nécessaire de limiter les naissances compte tenu des aspirations des
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 267

jeunes à rester dans leur propre foyer, cela complique la tâche de la mère de famille,
aujourd’hui prise entre son travail, ses enfants et d’autres travaux domestiques : « Ces
difficultés dans l'éducation des enfants sont accentuées par la tendance qu'ont actuellement
les jeunes à aller habiter seuls avec leur épouse et leurs enfants. Ce qui fait qu'ils n'ont
personne pour les aider à s'occuper des enfants. Contrairement à nous qui vivons dans une
grande famille. (…) Actuellement ma fille a 3 enfants, et avec son boulot (elle est professeur)
elle est très fatiguée et elle ne peut pas éduquer ses enfants seule, puisqu'elle habite seule
avec son mari. Elle aurait eu moins de problèmes si elle habitait dans une grande famille. Je
pense même qu'elle n'est pas trop tentée de faire d'autres enfants » (femme de 67 ans, sans
instruction).
Mais ce que les jeunes femmes perçoivent très clairement ce sont les pressions qu’elles
subissent de la part de leur belle-famille avec laquelle elles vivent concernant leurs
aspirations en termes de descendance :

Q : Maintenant par rapport à votre décision de faire un enfant 2 ans


après votre mariage, étant donné que vous habitez avec vos beaux-
parents comment est-ce qu’ils voient ça ?

R : Très, très mal, ma belle-mère me fatigue (rire) Elle me fatigue, c’est à


dire elle me chahute en me disant ça parce que je n’en ai pas encore fait,
mais moi, j’ai mon « foula rek sama fayda » de sorte que personne ne
s’unisse dans ma vie…. (femme de 31 ans, enceinte, niveau BTS)
Ainsi non seulement la plupart des femmes jeunes souhaitent élever leurs enfants en dehors
des pressions de leur belle-famille, mais le couple gagnerait sans doute en autonomie
concernant le contrôle de sa descendance.

Conclusion sur Dakar


On le voit la situation à Dakar est extrêmement complexe et touche plusieurs dimensions de
la vie familiale. Les dynamiques familiales et équilibres traditionnels basés sur une
répartition claire des rôles sont déstabilisés par les contraintes du milieu urbain et la situation
de crise économique et sociale aigüe que vivent les habitants de cette ville. Cela dit, il est
difficile de conclure à l’observation de comportements novateurs : d’un côté on peut
supposer que nombre d’hommes préfèrent s’affranchir du poids de leur famille, mais dans
une situation où les solidarités familiales sont essentielles, leur marge de manœuvre reste très
limitée. Par ailleurs l’impératif social de constituer une union pour les femmes les incitent à
accepter des situations qui ne leur conviennent pas nécessairement, du moins
temporairement.

DISCUSSION
Cette étude contrastant les enjeux liés à l’intégration au domicile conjugal du couple
nouvellement marié dans deux milieux urbains au Sénégal, la capitale Dakar et une ville
secondaire, Kebemer, reflète plusieurs dimensions du changement de la vie familiale. En
premier lieu l’expression d’aspirations à un certain détachement du poids de la famille aussi
bien par les hommes que par les femmes souligne une modification des normes régissant à la
fois les relations de genre et intergénérationnelles. Cependant ces nouvelles aspirations ne
remettent pas en cause le maintien des solidarités familiales, essentiel en situation de crise
comme c’est le cas à Dakar (et non à Kebemer où ce sont d’autres aspects qui prévalent). Par
268 Villes du Sud

ailleurs, quel que soit le niveau des contraintes monétaires et familiales, la polygamie semble
devoir se maintenir, ce qui confirme les travaux antérieurs montrant que dès que les hommes
en ont les moyens ils optent pour ce type d’union.
Il existe à Dakar un processus de décohabitation progressive influé par différents facteurs
dont les difficultés d’accès à l’immobilier n’en sont qu’un des aspects. Comme le soulignent
Antoine et al. (2001), la structure familiale spécifique basée sur le ménage élargi implique
différentes étapes dans le cycle de vie des individus, notamment des hommes. On pourrait
considérer que la crise économique se traduit par un recul du passage à l’âge adulte si la
décohabitation en constitue une dimension. Or, les discours à Dakar et à Kebemer montrent
qu’on ne peut pas nécessairement interpréter la décohabitation des jeunes et des couples
nouvellement mariés comme un accès à l’âge adulte dans la mesure où la norme
traditionnelle impose à ceux-ci de rester au sein de la famille du mari. On assiste donc plutôt
à des conflits de valeurs et de générations exacerbés par les difficultés économiques. De plus,
le report du mariage qu’impliquent ces contraintes monétaires favorise la formation d’unions
consensuelles avec ou sans cohabitation et visant à terme le mariage ce qui invite donc à une
redéfinition du passage à l’âge adulte des individus.
Concernant la polygamie, les hommes ne rejettent pas franchement cette institution et
lorsqu’ils le font, c’est le plus souvent pour des raisons économiques. De plus, avec
l’importance croissante des flux migratoires entre régions, campagnes et villes et
internationaux, les unions se diversifient et les hommes ont souvent conclu des mariages
dans différents endroits. Ainsi, Dakar, sensée favoriser l’adoption de nouveaux
comportements ne semble pas modifier les attitudes envers la polygamie comme l’avaient
déjà souligné Antoine et Nanitelamio (1995) ou Marcoux (1997). De ce point de vue on peut
donc considérer Kebemer comme représentant le discours le plus proche de la réalité des
hommes malgré des propos semblant parfois aller dans le sens contraire à Dakar. Par contre,
les problèmes liés à la vie en collectivité, de plus en plus contraignante et mal tolérée par les
femmes, qu’il s’agisse de leurs relations avec leur belle-famille ou leurs coépouses, favorisent
l’instabilité des unions, phénomène encore peu étudié en Afrique.
La question reste entière de savoir si Kebemer représente une phase transitoire dans les
changements d’attitudes et de comportements en matière de formation des unions et
d’aspirations concernant la descendance. À ce moment là Dakar serait en quelque sorte plus
« avancé » même si ce terme ne nous convient guère dans la mesure où il implique une sorte
de hiérarchie (« ce vers quoi il faudrait tendre »). Cela dit, il faut nuancer l’idée selon laquelle
les couples restent temporairement chez leurs parents uniquement pour des raisons
financières. Cela est vrai dans une certaine mesure, mais il existe également des solidarités
familiales intergénérationnelles qui s’exercent et incitent les fils à rester près de leurs parents
ce qui rend leur départ beaucoup plus difficile surtout lorsqu’ils ont déjà cohabité avec leur
épouse dans le domicile familial. Les hommes semblent donc tiraillés entre les moyens
économiques qui leur font le plus souvent défaut, les pressions de leur famille, celles de
leur(s) épouse(s) et éventuellement leurs propres aspirations vers une vie plus autonome.
Dans les deux cas, l’analyse des discours féminins permet de supposer que le changement s’il
intervient, sera sans doute à l’initiative des femmes. Celles-ci expriment de plus en plus
ouvertement leur rejet de la vie auprès de leur belle-famille, même les célibataires à Dakar
dont on pourrait imaginer qu’elles souhaitent se marier à n’importe quel prix compte tenu
des pressions sociales s’exerçant sur elles pour se marier. Les femmes les plus âgées finissent
par glisser dans leurs discours qu’elles ont trouvé que le fait de rejoindre le domicile conjugal
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 269

a constitué pour elles une épreuve et que parfois il est mieux de vivre séparément. Ces
discours se retrouvent surtout à Dakar et beaucoup moins à Kebemer où le maintien des
traditions et de l’autorité masculine sont vivaces. Par ailleurs, à Dakar, il semble que les
aspirations en matière de descendance soient revues à la baisse. En effet, la plupart des
adultes, parents, grands-parents, ou futurs parents craignent l’impact de conditions de vie
rendues extrêmement difficiles compte tenu de la précarité économique des ménages sur
l’éducation des enfants. Là encore, comme pour la polygamie, on peut supposer que si les
ménages en avaient les moyens, leurs aspirations seraient nettement plus élevées.
Il serait donc hasardeux de conclure que la ville favorise l’adoption d’attitudes nouvelles sous
l’effet de la diffusion de valeurs et modèles de comportements différents des anciens. Il ne
s’agit pas d’une opposition simpliste entre tradition et modernité mais plutôt d’une lutte
quotidienne pour la survie des ménages et l’espoir de garantir un avenir meilleur pour ses
enfants. Si l’on observe les discours à Kebemer, ces préoccupations ne transparaissent guère
dans la mesure où il s’agit d’une petite ville relativement riche et bien pourvue en matière
d’infrastructures scolaires. Certes, le fait migratoire est directement lié à la précarité
économique dans laquelle seraient plongés les ménages si les hommes ne se trouvaient pas
intégrés dans ce circuit. On peut supposer que si un changement de dynamique doit s’opérer,
il ne peut venir que des femmes dans la mesure où l’organisation sociale dans cette localité
repose sur une forte domination des hommes. Au contraire, dans les ménages à Dakar
plusieurs sources de revenus étant aujourd’hui indispensables pour assurer la survie du
foyer, l’intégration des femmes sur le marché du travail est devenue nécessaire ce qui est
susceptible de leur assurer une certaine autonomie et émancipation. De plus le niveau
d’instruction des femmes interrogées à Kebemer reste faible ce qui limite leur marge de
négociation au sein du couple.
L’importance de l’étape du domicile conjugal dans le processus matrimonial dans les sociétés
africaines pour déterminer le degré d’engagement du couple dans la vie conjugale a déjà été
discutée (Meekers, 1994). Cette étape est également révélatrice des dynamiques familiales en
cours, reflétant les tensions et pressions liées aux contraintes économiques et sociales locales.
Nous insistons sur l’aspect local de ces résultats dans la mesure où les discours sur cette
dimension de la vie de couple varient selon les milieux même si ceux-ci présentent certaines
similitudes. Concernant le milieu urbain, il apparaît ainsi essentiel de tenir compte non
seulement du degré d’urbanisation, mais aussi et surtout de cerner les dynamiques sociales
qui structurent les villes retenues pour l’étude, ce que le recours à des données qualitatives
rend possible. Ces résultats soulignent ainsi l’importance de détailler davantage les étapes du
processus matrimonial dans les questionnaires d’enquêtes, surtout lorsqu’il s’agit d’enquêtes
biographiques.
La prise en compte des perceptions à la fois des femmes et des hommes s’avère nécessaire
pour mieux interpréter le rythme auquel les couples évoluent d’un logement à un autre et ce
que cela reflète en termes de négociations entre les conjoints, entre les conjoints et la belle-
famille et entre le mari et ses parents. Cette dimension est d’autant plus importante qu’elle
permet de nuancer l’idée selon laquelle la ville contribuerait à l’émergence de nouveaux
statuts féminins notamment du fait de leur intégration plus grande sur le marché de l’emploi,
rendue nécessaire pour contribuer aux revenus du ménage (Adjamagbo et al., 2004). En effet,
comme l’observent Adjamagbo et Antoine (2004), « l’élargissement du rôle des femmes
signifie aussi trop souvent des charges encore plus lourdes à porter, sans que les retombées
économiques et sociales ne permettent de conclure à un progrès réel de la condition des
270 Villes du Sud

femmes. » De plus, il faut souligner que les femmes à Dakar, comme dans le reste du Sénégal,
sont valorisées par leurs qualités d’épouses faites de patience, de courage, de capacité à
travailler et à bien s’entendre avec leur entourage, notamment avec leur belle-famille. Par
conséquent, non seulement il ne leur est pas facile d’atteindre une autonomie par les activités
économiques mais en plus, elles sont astreintes à une certaine attitude qui implique une
forme d’abnégation vis-à-vis du mari et de la belle-famille (Lecarme, 1992 ; Adjamagbo et al.,
2003). Cela dit, il est symptomatique que ce soient elles qui adoptent le discours le plus clair
de rejet de la vie au sein de la belle-famille qui accroît les charges domestiques. On peut
imaginer que les femmes avec davantage d’instruction réussiront à mieux négocier ce qui
leur convient dans leur vie familiale et conjugale.

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DIVERSITÉ DES ITINÉRAIRES
RÉSIDENTIELS
DES FEMMES DAKAROISES
APRÈS LEUR DIVORCE

Fatou BINETOU DIAL


Institut de recherche pour le développement (IRD) et
Université Cheikh Anta Diop, Sénégal
fbdial@ird.sn

INTRODUCTION

La dynamique de formation et de dissolution des unions a des implications sur la résidence


des femmes. En général, au Sénégal, l’épouse rejoint le domicile de son mari au moment de
l’union. Mais cette règle connaît de nombreuses exceptions : une pluralité de situation
résidentielle existe pour les « couples », une proportion non négligeable de femmes mariées
ne demeurent pas avec leur mari ; de nombreux couples n’ont pas de logement autonome.
Des travaux précédents ont montré l’ampleur du divorce à Dakar (Dial, 2001 et 2003 ;
Antoine et Dial, 2005). Environ un tiers des mariages se terminent par un divorce. Là aussi,
une diversité de situations résidentielles existe et bien souvent le devenir résidentiel des
femmes après divorce est tributaire de leur situation résidentielle avant le divorce.
Itinéraire résidentiel et itinéraire matrimonial interférent l’un l’autre. Par exemple, l’absence
de logement autonome du couple est une cause importante de divorce. À l’inverse, le divorce
donne lieu à des réaménagements résidentiels et contribue à une densité relativement
importante des ménages en accueillant une femme divorcée et ses enfants. Nous cherchons à
mieux appréhender la diversité des situations résidentielles vue du côté des femmes. À
travers la compréhension des dynamiques résidentielles des femmes on peut opérer une
autre lecture de la ville. La dynamique de l’habitat à Dakar est en partie tributaire des
dynamiques familiales, et les parcours résidentiels des femmes divorcées illustrent assez bien
comment une famille (au sens large) occupe l’espace.

La première partie sera consacrée au contexte de l’étude, la deuxième aux détails de la


rupture conjugale, la troisième aux différentes stratégies résidentielles après divorce, et
enfin la quatrième au quotidien des femmes divorcées hébergées par la parenté.
274 Villes du Sud

1. LE CONTEXTE DE L’ÉTUDE

1. 1. L’enquête démographique et l’échantillon de l’enquête qualitative


L’étude comportait deux phrases : la première phase a porté sur 546 ménages et 4 115
personnes à partir desquelles on a recueilli 1 205 biographies1. L’analyse a été centrée sur
l’agglomération dakaroise (Dakar et sa banlieue Pikine). À la suite de cette enquête
démographique réalisée en 2001, un échantillon de personnes a été constitué afin de recueillir
des données qualitatives. L’enquête biographique a servi de cadrage statistique pour nos
entretiens. Elle indique les tendances lourdes, rapidité du divorce, fréquence du remariage.
L’enquête qualitative donne une consistance sociologique aux tendances démographiques
dégagées par l’enquête biographique. Une quarantaine de femmes ont été interviewés2.
Toutes ces femmes ont connu au moins une rupture conjugale. Cet échantillon regroupe
plusieurs générations. La plus jeune femme a 20 ans et la plus âgée à 59 ans.

1.2. Le mariage et les modes de résidence


À Dakar comme dans tout le Sénégal, conformément à la règle sociale, toutes les femmes
finissent par se marier. Autrefois, le mérite d’une femme était de se marier très jeune, et de le
rester autant que possible, l’union ne devait se rompre que par le décès d’un des conjoints.
Plusieurs travaux ont déjà souligné le recul de l'âge au premier mariage au Sénégal. Selon les
résultats des Enquêtes démographiques et de santé (EDS), entre 1978 et 1997, l’âge médian au
premier mariage3 passe de 16,1 ans à 17,4 ans pour l’ensemble de la population féminine
sénégalaise. Ce recul est nettement plus prononcé en ville ; où en 1997 seulement une femme
sur deux est mariée à l’âge de 20 ans, et où l'âge médian passe de 18,3 ans à 19,6 ans durant la
même période4 (Adjamagbo et Antoine, 2002). Le mariage est de plus en plus tardif à Dakar
tant pour les hommes que pour les femmes. La pression sociale pousse au mariage, mais les
conditions économiques défavorables qui perdurent contribuent à retarder l'entrée en union
(Antoine et Dial, 2005). Le mariage obéit de plus en plus à un choix personnel, où les parents
interviennent peu. C'est essentiellement dans les relations de voisinage que se connaissent les
futurs conjoints. Certaines caractéristiques se maintiennent ; la préférence lors du premier
mariage d'épouser une personne célibataire, l'écart d'âge entre les conjoints demeure élevé
(une dizaine d'années).
La résidence du couple après mariage est virilocale, c'est-à-dire que la femme rejoint le
domicile de son mari. Aujourd’hui en milieu urbain, les hommes éprouvent de plus en plus
de difficultés pour arriver à héberger leurs épouses. Ces difficultés s’expliquent par la crise
dans le domaine de l’emploi, tributaire des programmes d’ajustements structurels et la
dévaluation du franc CFA en 1994. Les jeunes ont du mal de plus en plus à s’insérer dans le

1 Cette enquête s’était inscrite dans le projet IRD-IFAN (UCAD) « Crise, passage à l’âge adulte et
devenir de la famille dans les classes moyennes et pauvres » a été conduit par une équipe de
démographes, de socio-anthropologues et de socio-démographes. L’étude a bénéficié d’un financement
du CODESRIA. Elle a été menée par l’équipe Jeremi.
2 J’ai conduit les entretiens du mois de juillet 2002 au mois de février 2003, soit un an après l’enquête

biographique.
3 De plus en plus, on retient comme indicateur de nuptialité l’âge médian au premier mariage qui

donne l’âge où la moitié des femmes d’une même cohorte sont mariées.
4 Il atteint même 20,3 ans à Dakar (EDS, 1997).
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 275

monde du travail et même s’ils en trouvent, leurs salaires ne leur permettent pas de
s’autonomiser ou de prendre en charge une famille (Diagne, 2006). Plusieurs réajustements
s’opèrent tel que le « différemment » de l’entrée en couple ou la corésidence du nouveau
couple formé dans la maison des parents. Dans certains cas, le couple peut résider non loin de
la maison des parents de l’homme ou de la femme pour encore bénéficier des services de la
famille.
En effet, le coût du logement aussi bien les terrains que le loyer est très élevé par rapport au
niveau de revenu. C’est peut-être ce qui peut expliquer la densité d’occupation des logements
à Dakar. La taille moyenne des ménages est élevée (7,2 personnes), surtout dans la catégorie
intermédiaire (8,8 personnes dans le ménage) (Dial, 2006 ; Tall, 1994). Dans l’ensemble de
l’agglomération on compte une majorité de ménage locataire de leur logement. Les
contraintes de logement sont importantes à Dakar. Du fait de la crise du logement et de la
crise économique, certains hommes n’ont pas les moyens d’héberger leur épouse surtout
dans les premières années qui suivent le mariage. Les conjoints ne cohabitent pas toujours
immédiatement après le mariage. La majorité des couples cohabitant sont hébergés. Après un
an d’union, leur situation s’améliore un peu. En effet, davantage cohabitent et parmi ceux qui
cohabitent la proportion des autonomes (ayant leur propre logement) s’accroît. La tendance se
poursuit d’une année sur l’autre. Toutefois, il ne s’agit pas d’un phénomène continu, la
décohabitation peut suivre la cohabitation.
Il faut garder à l’esprit que la célébration de l’union n’implique pas automatiquement le
changement de résidence à Dakar. Nous essayons d’illustrer l’évolution de la situation
résidentielle au cours de la première année du mariage. L’union peut être scellée, et les
conjoints ne pas cohabiter ou ne plus cohabiter pour diverses raisons : financières (manque
de moyens pour payer une maison), raisons familiales, raisons professionnelles, mariage
entre citadin et famille villageoise. Cependant le couple peut cesser de résider pour
différentes raisons sans mettre pour autant fin à l’union. Les arrangements résidentiels sont
multiples. Avant d’essayer de comprendre le vécu de la pluralité des modes de résidence,
arrêtons-nous sur les détails de la rupture conjugale.

2. LA RUPTURE
Le divorce est un processus, il est souvent précédé d’une période de séparation, suivie du
départ définitif de l’homme ou de la femme. Néanmoins, il peut arriver brutalement car les
histoires d’amour ne sont pas toujours simples (Antoine et al, 2006). Voyons à présent les
conflits pré-divorces induisant la séparation, le départ de la femme ou de l’homme et enfin le
rôle que joue l’entourage immédiat des divorcés au moment de la séparation et de la
procédure.

2.1. La séparation
Lors d’une dispute, le mari peut, par colère, répudier sa femme, et le regretter plus tard car il
n’avait pas l’intention de divorcer. Il arrive également, à l’occasion d’une scène conjugale que
l’homme demande à sa femme de retourner chez ses parents jusqu’à nouvel ordre c'est-à-dire
jusqu’à ce qu’il soit disposé à reparler de leur différend. C’est une manière de laisser les
choses passer pour aborder le problème avec plus de sérénité. Craignant que les choses se
dégradent davantage avec la cohabitation durant cette période de tension, l’homme peut
276 Villes du Sud

imposer à sa femme une séparation ponctuelle5. Le renvoi de la femme au domicile de ses


parents est aussi une manière de lui faire prendre conscience de la différence des conditions
de vie dans sa famille et chez son mari. Cela ne veut pas dire qu’elles sont meilleures chez le
mari que chez les parents mais c’est le changement de statut qu’entraîne le déménagement
provisoire qui est visé par le mari. En effet, la femme passe du statut de maîtresse de maison
à celui d’hébergée qui se retrouve à nouveau sous la tutelle de ses parents. Cette période peut
être courte (quelques jours) tout comme elle peut se prolonger et durer quelques mois. En
tout état de cause, elle ne peut pas dépasser trois mois dans la mesure où, chez les
musulmans la séparation du couple se passe dans un cadre clairement défini6.
Cette étape du conflit sert aussi au couple à faire intervenir les parents. Le retour de la femme
au domicile conjugal sera nécessairement précédé d’une négociation entre le mari, la femme
et l’homme ou les hommes qui lui avait (ent) accordé la main de la femme. La négociation a
lieu dans la maison où la femme s’est installée lorsqu’elle a quitté le domicile conjugal. Il est
important de signaler que les parents interviennent dans les affaires du couple très rarement
dans le sens du divorce. Dans la majeure partie des cas, ils œuvrent plutôt pour les aider à se
remettre ensemble. C’est souvent une grande personne (imam ou grand-oncle ou oncle de la
femme) qui est convoquée pour qu’elle prononce un discours moralisateur sur les préceptes
religieux du mariage. Ce discours replace le mariage dans son contexte islamique avec
comme fondement la soumission et la subordination de la femme à l’homme. Il peut aussi
selon la spécificité du problème du couple, évoquer les solutions proposées par le Coran.
Lorsque par exemple, la femme reproche au mari d’être partial dans son comportement vis-à-
vis de sa ou ses coépouse(s), le médiateur peut recourir à la description de la polygamie dans
l’Islam et exhorter l’homme à essayer d’être équitable entre elles, tout en demandant à la
femme d’être davantage endurante et tolérante vis-à-vis de son mari. S’il s’agit d’un conflit et
que l’on donne raison à l’homme, la femme doit présenter ses excuses ; parfois, elle est même
obligée de se mettre à genoux devant son mari, reconnaissant ainsi la supériorité de l’homme
sur la femme. L’objectif du discours de réconciliation est de faire prendre conscience au
couple qu’homme et femme sont complémentaires et qu’ils gagneraient à trouver un terrain
d’entente entre eux. Cette réunion est un moyen d’effacer les différends entre époux afin
qu’ils reprennent la vie commune et qu’ils fassent comme si rien ne s’était passé.
Les couples peuvent également arranger leur différend sans l’intervention des parents. Ils ont
la liberté de s’offrir des espaces privés pour trouver eux-mêmes une solution à leur problème,
y compris lorsque le couple vit séparément. Le groupe social reconnaît d’ailleurs aux
conjoints ce pouvoir de trouver un terrain d’entente sans l’intervention d’un tiers : « diggante
jëkkër ag jabar booy wàx, xàmal lingay wàx » (il faut être très prudent avant d’intervenir dans les
conflits conjugaux)7.
Cependant certaines femmes à qui le mari demande de quitter momentanément le foyer
conjugal ne partiront pas sans qu’elles sachent si c’est une répudiation. C’est ce bras de fer
entre l’homme et la femme qui peut conduire à la rupture d’union. Souvent cela nécessite

5 La femme peut aussi prendre l’initiative d’abandonner momentanément le domicile conjugal


dénommé « fày ».
6 Dans le droit musulman, même dans les couples qui s’entendent, lorsque l’époux est en voyage ou a le

projet de voyager c’est à la femme que revient la décision de choisir de rester dans l’union ou de
demander à être répudiée pour pouvoir se remarier si la séparation dépasse 3 mois.
7 Ce qui sous-entend la grande éventualité d’une réconciliation venant des époux sans l’intervention

d’un tiers.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 277

l’intervention d’une tierce personne pour calmer les tensions. Le recours aux parents dans le
règlement des conflits conjugaux se fait de moins en moins. Les femmes des jeunes
générations ne veulent même pas mettre leurs parents au courant dans leurs différends avec
leur époux. De plus en plus, les femmes aspirent à la résolution de leurs conflits par elles-
mêmes. Concrètement, cela se traduit par le refus de rejoindre le domicile des parents lorsque
le mari le leur demande après une dispute. Très souvent elles exigent que le conflit soit réglé
entre eux ou lorsque les différends, trop importants, ne peuvent être résolus qu’ils se séparent
une bonne fois pour toute. Les hommes dont la femme exige qu’il se prononce sur la nature
de cette séparation, se voient quelque fois contraints de répudier leur femme, alors que ce
n’était pas leur intention. Les hommes estiment normal que leurs femmes leur obéissent, à
l’inverse, les femmes ne veulent pas être renvoyées inconsidérément et perdre ainsi la
maîtrise sur les suites de leur union. C’est ainsi que certaines femmes peuvent utiliser la
répudiation comme stratégie : elles l’exigent de leurs maris, ces derniers par orgueil, se
sentent alors obligés de le faire alors qu’ils n’en avaient pas envie comme le montre le cas de
cet horticulteur de 42 ans : « Ma femme, sous les manigances de sa mère et de sa grande
sœur, m’a demandé le divorce. Elle insistait tellement que j’ai fini par la répudier car je savais
que sa famille ne voulait plus de moi, et pourtant je l’aimais encore…).

2.2. Le départ de la femme ou du mari


Il est clair que pour les couples qui ne résidaient pas ensemble durant le mariage, la rupture,
dans la plupart des cas, ne change rien à la résidence. Qu’en est-il pour ceux qui vivaient
ensemble. Il existe plusieurs étapes pour le divorce et tout dépend en définitive du motif de
séparation des conjoints. Examinons quelques cas de figure. Le couple peut se disputer et
décider que le divorce est la seule issue pour eux. Dans ce cas la femme et l’homme font venir
des témoins, l’homme prononce la formule de divorce : « fase naala »8. Tout de suite après la
femme prendra ses enfants (les plus jeunes ou tous ses enfants), ses affaires personnelles, les
meubles qu’elle avait achetés, sa vaisselle et quittera le domicile du mari si bien sûr c’est elle
qui était venue rejoindre son mari. Après une dispute la femme peut repartir chez ses parents
en attendant que leur différend soit résolu. Quelquefois le couple n’arrive pas à trouver un
terrain d’entente et le divorce s’en suit. Après le prononcé du divorce la femme retournera
chez son mari pour chercher ses affaires : ses habits, les enfants (dans la majeure partie des
cas) les meubles qu’elle avait achetés, sa vaisselle.
Certaines femmes emmènent avec elles l’ensemble des meubles de la maison jugeant que ces
biens leur reviennent, considérant que leur mari les avait achetés pour leur installation. Les
meubles peuvent être un autre sujet de discorde des conjoints qui divorcent, certains hommes
jugent que les meubles leur appartiennent et que leur ex-épouse n’a pas à les prendre. Ils
défendent systématiquement à leur ex-femme de prendre quelque chose dans la maison à
part leurs propres habits, mais il arrive aussi que le mari garde les habits et les bijoux de sa
femme lorsque c’est lui qui les avait achetés. Par contre d’autres demandent à leur épouse de
tout emporter avec elle.
Après la séparation du couple, très souvent la femme quitte le domicile du mari ou des
parents du mari. Mais il arrive aussi que le mari parte lorsque c’est lui qui était venu
s’installer chez sa femme ou chez les parents de celle-ci. Dans ce cas de figure, ce sera à lui de
prendre ses affaires pour partir. Ce sera souvent ses habits et des appareils électroménagers.

8 (Je te répudie).
278 Villes du Sud

On peut penser a priori qu’après le divorce les femmes peuvent retourner chez leurs parents
et vivre à leurs charges tandis que d’autres s’installent dans leur maison familiale tout en
étant indépendante.

2.3. Le rôle de l’entourage immédiat des divorcés au moment de la séparation et de la


procédure
L’entourage immédiat des divorcés joue un rôle capital dans la mesure où il constitue le
support psychologique mais aussi il peut offrir un cadre compensatoire important à la femme
qui connaît une rupture conjugale. Il est constitué par le père ou la mère du ou de la divorcé
(e) ses frères ou sœurs, oncles ou tantes. Il arrive même qu’un voisin intervienne pour
apporter son assistance (l’hébergement) à la femme surtout en cas de répudiation. Le voisin
peut héberger ou garder les affaires de la femme en attendant que sa famille vienne l’aider à
déménager. C’est la raison pour laquelle l’adage dit : « dëkkandoo jàmma ca gën, dàx bes du ñàkk
(il faut être en bon terme avec le voisinage). Le voisinage intervient dans les problèmes de
couple avant même les parents.
Quand il s’agit de divorces conflictuels, le mari peut exiger que la femme quitte
immédiatement le foyer conjugal. La résidence du couple étant virilocale, c’est très rarement
l’homme qui quitte le domicile conjugal après le divorce. Dans le cas des hommes, ne
disposant pas de domicile pour héberger leur femme, leur rendre visite à l’endroit où elles
vivent (généralement chez leurs parents) n’apportent avec eux que très peu d’effets
personnels. En cas de conflit, il leur suffit de ne pas revenir, alors que dans le cas de la
répudiation la femme est sommée de quitter le foyer. En d’autres termes, les hommes ont le
privilège d’avoir une maîtrise de leur mode de résidence que les femmes n’ont pas, sauf si
elles sont restées dans leur propre famille.
Après ou au moment de la rupture, les parents et surtout les amis peuvent conseiller à la
femme de recourir à la juridiction. Lima, 33 ans, (volontaire dans une ONG, divorcée depuis
9 ans) a attendu 7 ans avant de déposer un recours devant la juridiction, sur les conseils d’une
connaissance : « Un ami m’a dit que puisque notre mariage était civil il fallait que notre
divorce le soit. Autrement dit, si je ne dispose pas d’un certificat de divorce, je ne peux pas
me remarier, car si je me remarie mon ex-mari peut m’attaquer en justice. J’ai entrepris les
démarches sans avertir ma famille. Lorsque les choses ont été bien avancées j’ai alors informé
ma mère. Je ne l’ai pas fait antérieurement car je suis sûre qu’elle m’aurait déconseillé de le
faire. Mon ex-mari m’en voulait beaucoup mais du moment qu’il s’était déjà remarié, il ne
voulait pas que je divulgue l’information et il craignait aussi que je raconte la vraie cause de
notre divorce. Finalement le divorce a été prononcé. Cela a été moins long que je ne
l’imaginais ».
L’entourage des divorcés joue un rôle important. Il accueille, canalise et oriente les femmes. Il
permet aux femmes de concrétiser leur projet en leur fournissant les conditions propices. Une
femme qui ne s’épanouit plus dans son ménage peut divorcer, ou pire, une femme qui est
répudiée peut en effet toujours retourner chez ses parents. La famille joue un rôle central
dans la vie des divorcées. Nous pouvons même émettre l’hypothèse selon laquelle
l’assurance du soutien des parents (au sens large et restreint) facilite ou favorise les divorces
dans notre société. Par contre, les femmes qui n’ont personne sur qui compter ne divorcent
peut-être pas. Les maris sont d’ailleurs mis en garde lorsque la mariée rejoint le domicile
conjugal. Les parents de la jeune fille, cela peut être le grand-oncle, le père ou l’oncle qui
invite le mari à l’entretenir correctement et à avoir beaucoup d’attention envers elle : « Celle-
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 279

ci est ta femme selon les prescriptions divines et la Sunna de Mohamed, paix et salut sur lui,
prends en soin. Si tu ne peux plus en prendre soin, tu nous la rends, elle n’est pas ton esclave,
c’est ta femme » ; c’est le sermon que les parents de la mariée, témoins du mariage à la
mosquée font à l’époux.

3. LA RÉSIDENCE DES FEMMES APRÈS DIVORCE


Rares sont les femmes qui, après un divorce, occupent seules (ou avec leurs enfants) un
logement autonome. Les femmes qui divorcent ont souvent leurs propres moyens pour se
prendre en charge ou des personnes sur qui compter. Elles ont déjà un foyer d’accueil. Le
réseau familial est souvent mis en œuvre par les femmes candidates au divorce. Rares sont les
répudiées qui partent alors qu’elles n’ont pas où s’installer en quittant le domicile du mari.
Les femmes regagnent le domicile d’un parent soit en attendant de pouvoir s’installer
ailleurs, soit en attendant de trouver un mari qui les accueillera chez lui. Quelle que soit la
raison de son divorce, la femme a toujours un parent chez qui elle a trouvé refuge lorsqu’elle
sort d’union. Les proportions qui suivent n’ont qu’un ordre indicatif. Environ deux tiers des
divorcées ont moins de 40 ans (63 %) et le tiers restant (37 %) plus de 40 ans (Antoine et Fall,
2002). La majorité des femmes retournent chez des parents : soit leurs parents biologiques
(père, mère), ou dans la parenté élargie. Plus la femme est jeune, plus elle retournera
prioritairement chez ses parents (70 % des cas chez les moins de 40 ans).

3.1. Les femmes qui cherchent leur autonomie résidentielle


Une minorité de femmes occupent un logement autonome. C’est le cas de 17 % des femmes
de moins de 40 ans et 35 % des femmes de plus de 40 ans. En fait derrière cette situation de
femme chef de ménage (Pilon, 1997 ; Bisilliat, 1996), se profilent diverses situations.
L’autonomie résidentielle des femmes reste mal perçue socialement autant avant le mariage
qu’après celui-ci. Dans la grande majorité des cas, l’exiguïté de la résidence des parents est
utilisée pour expliquer l’installation des femmes divorcées en dehors du domicile des
parents, même s’il peut y avoir d’autres stratégies, elles ne sont jamais avouées.
L’absence de membre de la famille pouvant accueillir la femme divorcée peut aussi la
contraindre à trouver un logement autonome comme le montre le cas suivant. Mara, 35 ans
vendeuse de poissons : « Lorsque j’ai divorcé je suis revenue chez mon père avec mon fils
mais la maison était tellement exiguë que j’étais obligée de louer une chambre non loin de la
maison familiale pour m’y installer avec mon fils ». Mara vivait avec sa famille avant son
mariage puis elle a rejoint le domicile conjugal dans sa belle-famille. Cette cohabitation avait
suscité beaucoup de problèmes pour le jeune couple qui finit par divorcer. Elle quitte cette
maison pour louer une chambre à coté de la maison de ses parents. Un an après elle se
remarie et rejoint le domicile de son mari aux cotés de sa co-épouse, mais le mariage n’a duré
que quelques mois. Elle quitte une fois de plus le domicile conjugal pour louer à nouveau une
chambre non loin de la maison de ses parents, où elle vit avec son fils. Elle est vendeuse de
poissons ce qui lui permet de se prendre en charge. Cependant, elle et son fils vivent dans la
précarité totale. Il n’y a aucun meuble et leur chambre est sous les eaux durant tout
l’hivernage.
Les femmes divorcées qui n’arrivent pas à se réinstaller dans la maison des parents ni chez un
autre parent disposant d’espace pour celle-ci et ses enfants, trouvent une chambre en location
non loin de la maison familiale. Cette proximité avec la demeure des parents a deux
280 Villes du Sud

explications : d’une part le noyau familial ainsi constitué peut profiter des services de la
famille : manger, ou garde des enfants en cas d’activité de la femme divorcée. D’autre part,
l’autonomie résidentielle des femmes est mal perçue socialement. Pour échapper aux
stigmates déjà présents du fait du statut de femmes divorcées donc seules, les femmes jouent
la transparence avec l’entourage. Les femmes des catégories aisées rencontrent moins
d’ennuis dans la mesure où, elles peuvent disposer d’un logement autonome à condition
d’héberger une grande personne, oncle ou parent survivant, etc. Par contre les femmes des
couches aisées vivant en dehors des liens du mariage qui n’ont pas de parents à héberger sont
quelquefois contraintes de retourner chez leurs parents. Les femmes doivent composer avec
la société pour faire accepter leur autonomie.
Aida Ndiaye a vécu durant son premier et son second mariage dans sa belle-famille, à Thiès,
à 70 km de Dakar, après son divorce, elle est rentrée à Dakar, au domicile de ses parents, avec
ses trois enfants. La maison n’étant pas spacieuse, elle a pris deux chambres dans le même
quartier pour pouvoir passer la journée chez son oncle qui héberge sa mère. Quelques mois
plus tard, deux chambres de la maison de son oncle qu’occupaient des locataires se sont
libérées ; Aïda Ndiaye les a louées pour pouvoir s’installer avec toute sa famille. Elle participe
aux dépenses du ménage grâce aux revenus de son petit commerce qu’elle exerce sur le pas
de la porte de la maisonnée. Comme le montre cet exemple, les services de la famille ne sont
pas tout à fait gratuits. Le cas d’Aïda Ndiaye est assez spécifique. Son oncle héberge gratui-
tement sa sœur (la mère d’Aïda), tandis qu’Aïda Ndiaye paie la location des deux chambres
qu’elle et ses enfants occupent dans la même maison.
D’autres femmes ont les moyens financiers de leur autonomie mais en général, elles assument
mal leur statut de femmes divorcées. Pour éviter de s’afficher comme femmes seules, elles
accueillent soit leur mère, soit un des grands parents ou un oncle. En accueillant une tierce
personne, on assure la transparence aux yeux de la société du fait de la mauvaise perception
sociale de l’autonomie résidentielle des femmes. Il s’agit de montrer à la société que l’on se
conforme aux règles sociales.

3.2. Les femmes qui retournent chez les parents


Jadis, le divorce était presque toujours suivi du retour de la femme au domicile de ses parents
en attendant de trouver un autre conjoint. Sa famille s’occupait d’elle et de ses enfants tout en
se chargeant de lui trouver un nouveau mari. Aujourd’hui encore malgré la monétarisation
croissante des relations sociales, la famille continue de jouer un rôle important dans l’accueil
des femmes divorcées. On l’a vu, la majorité des femmes après un divorce retournent auprès
de leur famille. Certaines femmes dépendent totalement des personnes qui les accueillent ;
d’autres s’installent dans leur famille d’origine tout en se prenant en charge elles-mêmes. En
effet, dans les familles urbaines, il n’y a presque plus de services gratuits : si la femme peut
profiter de la vie de famille en venant s’y installent, elle doit participer financièrement aux
charges du ménage et quelquefois même au coût du logement. Souvent elles se retrouvent
comme des sous-locataires de fait du parent hébergeant.
Contrairement au modèle occidental qui associe divorce et monoparentalité (Antony, 1989 ;
Martin, 1997), ce type de situation est extrêmement rare à Dakar. Dans la majorité des cas, les
femmes s’insèrent dans une famille polynucléaire, car elles viennent bien souvent avec leurs
enfants. Ces femmes divorcées se rattachent à un ménage existant en occupant le même
logement, soit s’installe à proximité immédiate de la parenté. Quant aux rares femmes
divorcées qui n’ont pas encore d’enfants au moment du divorce, elles rejoignent, pour la
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 281

plupart le domicile des parents après le divorce. Les femmes divorcées retournent chez un
parent, frère, oncle, mère mais moyennant quelquefois des réorganisations internes. La
famille n’offre presque pas de service gratuit. Les divorcées contribuent dans les charges des
familles qui les accueillent lorsqu’elles ne paient pas le loyer.
Cependant, toutes les femmes qui ont les moyens d’avoir un logement autonome, ne
s’installent pas chez elle. Nous avons rencontré dans la classe aisée des cas de femmes qui ont
un logement autonome9 mais qui, du fait de la solitude du divorce sont retournées s’installer
chez leurs parents. Il s’agit souvent de femmes âgées dont les enfants sont grands et ne vivent
plus avec eux parce qu’ils sont mariés ou qu’ils vivent hors du pays. Vivre seul apparaît
comme une difficulté sociale. Les femmes n’avouent pas qu’elles ont du mal à être seule mais
elles évoquent d’autres raisons. Elles prétextent des raisons de santé, des travaux de
construction à faire chez elle pour justifier le retour chez les parents comme Néné Sow,
propriétaire d’une villa, âgée de cinquante ans, divorcée et veuve depuis 23 ans souffrant de
goitre : « je voudrai un jour m’installer chez moi et avoir un mari mais pour le moment je
reste chez ma mère, je me soigne ».
Néné Sow a divorcé une première fois, après un remariage suivi de la naissance de deux
garçons, elle a perdu son second mari dans un accident, il y a maintenant vingt trois ans. Son
mari lui avait offert une maison qu’elle occupait au début de son veuvage mais maintenant
elle s’est installée chez sa mère en attendant dit-elle que sa santé s’améliore. Son retour chez
ses parents est cependant précédé par le départ de tous ces enfants : la fille est mariée, l’un
des garçons a un logement autonome et l’autre s’est installé à Londres. Se retrouvant toute
seule, elle s’est vue obligée de rejoindre la maison familiale. Elle dit : « l’idéal serait que je
retourne chez moi, c’est plus agréable d’être chez soi mais en même temps mon état de santé
ne me le permet pas. Mais lorsque j’irai mieux je me marierai et je retournerai dans ma
maison ».

3.3. Celles qui vivaient déjà chez des parents


Le cas qui suit montre que divorcée ou pas parfois la situation de la femme ne change guère.
Comme nous l’avons vu l’accès au logement est de plus en plus difficile à Dakar et les
couples qui se forment éprouvent de plus en plus de difficultés à se loger. Il existe une
pluralité de dispositions pour pouvoir vivre maritalement après la célébration de l’union.
Certaines femmes peuvent ne pas quitter le domicile des parents après le mariage. Plusieurs
causes sont à l’origine de ces perturbations : le manque de moyens des hommes de pouvoir
loger leur épouse dû à l’absence ou l’insuffisance des ressources (inactivité ou faible
rémunération). Les couples dans cette situation résidentielle mettent en œuvre plusieurs
stratégies pour avoir une vie de couple. La notion de ménage n’est d’ailleurs pas
véritablement apte à rendre compte de ces complexités résidentielles (Osmont, 1987).
Awa Ba était troisième épouse d’un agent de la société d’électricité du Sénégal. Dans les tous
premiers mois du mariage, son mari venait passer la nuit avec elle chez ses parents dans la
banlieue dakaroise où ils ont une maison de moyen standing et où plusieurs générations
cohabitent. En effet, Awa Ba vivait avec sa mère et ses co-épouses, sa grand-mère maternelle.
Son mari ne se sentant pas à l’aise, il décida de louer une chambre à proximité de chez Awa
Ba et où ils passaient la nuit lorsqu’elle était de tour. Plus tard, Awa Ba rejoint le domicile de

9 La maison est louée et les revenus peuvent être des ressources complémentaires
282 Villes du Sud

son mari où vivaient déjà ses deux co-épouses. Très peu de temps après, elle a été répudiée
par son mari et donc est retournée vivre à Pikine dans sa famille d’origine aux côtés de son
père, de sa mère et de sa grand-mère. Vivre chez son mari n’a donc été qu’un très court
épisode de sa vie.
Les femmes divorcées des classes pauvres qui ont moins de moyens financiers rencontrent
plus de difficultés dans leur mode d’habitat que les femmes qui ont des revenus qui leur
permettent de se prendre en charge. Certaines femmes bénéficient de certains avantages :
lorsqu’elles héritent d’une maison familiale qu’elles peuvent l’occuper seule avec leurs
enfants ou la partager avec des frères ou sœurs. Dans ce cas, elles cumulent alors deux
avantages, celui de ne pas payer un loyer, ce qui les allègent et celui d’avoir un statut de
copropriétaire. Elles ne sont pas hébergées chez un frère ou un autre membre de la parenté et
elles n’ont donc pas un statut de subordonnée dans la résidence. Les conditions de vie des
femmes dans l’après divorce sont tributaires des conditions de vie avant mariage. C’est le
pouvoir économique de la famille d’origine de la femme qui peut faire la différence entre les
femmes divorcées.
La famille est impliquée en amont c'est-à-dire dans le mariage mais aussi en aval après le
mariage. La crise économique entraîne des difficultés d’autonomie des couples. D’une part
parce que l’urgence et la nécessité du mariage poussent souvent les candidates au mariage à
contracter des unions avec des hommes qui n’ont pas les moyens de les héberger, d’autre part
la cherté du loyer n’incite pas les jeunes couples qui n’ont pas encore leur propre maison de
quitter le domicile de leurs parents, sous la contrainte de construire d’autres pièces.

3.4. Accueil familial et remariage


Lorsque le foyer qui accueille la femme divorcée a suffisamment d’espace, le remariage ne la
conduira pas forcément à déménager. La femme ne rejoint pas le domicile du mari au
remariage car d’une part, ce dernier ne se sent pas trop engagé dans cette nouvelle union
avec une femme qui a déjà fait une partie de sa vie matrimoniale d’autre part, l’homme est
souvent incapable de trouver une résidence pour toutes ses épouses. Quelle que soit la
situation, le nouveau mari a l’obligation de prendre en charge sa femme car « kenn du la mày
jabar yoral lako » (on ne peut pas te donner une femme et la prendre en charge pour toi).
Même lorsque le nouveau conjoint de la femme divorcée n’arrive pas à la prendre
entièrement en charge et que celle-ci possède un espace qui lui permet de le recevoir, elle ne
cherchera pas à rejoindre le domicile de son mari. Cette situation traduit l’impossibilité des
hommes à trouver un logement pour toutes leurs épouses. Les femmes trouvent des
compromis pour le logement mais aussi pour la prise en charge des enfants issus des unions
antérieures. La plupart des hommes qui épousent une femme divorcée ont déjà une vie
conjugale ailleurs, c'est-à-dire une ou des épouse(s) et des enfants. Les femmes divorcées ont
souvent des enfants de leur côté aussi. Le nouveau conjoint ne s’engage pas à se substituer à
leur père biologique et pour cette raison, il opte de venir chez la femme et de ne prendre en
charge sa nouvelle épouse que partiellement10.
Mame Adama vivait dans un appartement avec son mari et ses enfants. Après son divorce,
elle est accueillie par sa mère, une veuve de soixante ans. Son frère et sa femme vivent aussi

10Généralement, c’est seulement lorsqu’il doit passer la nuit avec elle qu’il lui donne la dépense
quotidienne. Les enfants de la femme n’étant pas à sa charge ni pour l’habillement, la scolarisation ni
pour la santé. Il peut contribuer cependant lorsqu’il le désire.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 283

dans la même maison. Mame Adama est comptable et participe aux charges au même titre
que son frère. Outre son frère, la maison accueille aussi la fille de Mame Adama et son enfant,
car le mari de sa fille vit en Italie. Après son remariage, Mame Adama reçoit son mari chez sa
mère à la fin de chaque mois ou les quinzaines, car il travaille hors de Dakar.

4. L’HÉBERGEMENT FAMILIAL DES FEMMES DIVORCÉES AU QUOTIDIEN


La crise économique et ses conséquences sur les stratégies de survie des familles tendent à
faire disparaître la gratuité des services au sein des familles. Les familles participent à cette
prise en charge mais elles ne font pas tout. Dans le cas de Aida Ndiaye, les repas sont
communs c'est-à-dire malgré l’existence de plusieurs unités familiales tout le monde mange
ensemble. Un seul plat est préparé pour tout le monde. Il n’y a pas de séparation comme cela
peut être le cas de plusieurs groupes de colocataires. Chaque responsable d’unité familiale
apporte sa participation dans les dépenses familiales et toute la famille mange ensemble.
La femme qui a rompu une union féconde ne peut plus se laisser prendre en charge
totalement par sa famille, elle peut bénéficier d’un logement et doit trouver une activité
génératrice de revenus qui lui permet de participer aux dépenses du ménage. Dans ce cas,
elle peut donner une somme, même symbolique au chef de ménage en guise de participation.
Pour ne pas donner l’image d’une relation parentale monétarisée, la femme peut faire les
courses pour contribuer aux repas. Elle peut aussi participer aux règlements de certaines
factures (eau, électricité). Généralement aussi, la femme n’accepte pas d’accroître
gratuitement les charges du ménage tant au niveau des dépenses que celui de la quantité de
travail que peut fournir le personnel domestique. Certaines femmes rencontrées ont une
domestique à leur disposition qui est différente de la domestique responsable des travaux du
ménage. Celle-ci est chargée du nettoiement de leur espace privé, de faire leur linge, les
petites commissions. La petite domestique de la femme divorcée peut même aider sa collègue
qui s’occupe du grand ménage lorsqu’elle aura terminé son travail. Il y a d’autres formules
possibles, soit la femme fait son travail domestique elle-même et elle se fait aider par une
lingère ou ses propres enfants, soit alors elle emploie une domestique qui peut travailler à mi-
temps seulement. Néné Sow 50 ans vivant chez sa mère nous a raconté son expérience : « Je
vis dans la maison familiale avec mes frères et sœurs, mais j’ai une domestique pour le
ménage de mon appartement, mon linge et mes petites commissions ; une seule domestique
ne peut pas tout faire ».
Nous voyons que l’installation de la femme chez un parent après le divorce crée un
réaménagement du cadre familial autant de la famille qui l’accueille mais aussi de la famille
accueillie. L’hébergement commence à poser problème lorsque la femme divorcée cherche à
s’installer à long terme. Cependant, même dans cette situation, le parent chez qui elle a
trouvé refuge ne lui demandera pas de partir. On peut relever cependant des problèmes qui
naissent de la cohabitation entre cette nouvelle famille supplémentaire et la famille qui s’est
initialement installée. Les femmes qui ont eu en union l’expérience de partager la même
résidence avec la ou les coépouses ont déjà une connaissance de ce genre de problème, de
même que celles qui ont vécu avec leur belle-famille durant leur mariage, contrairement à
celle qui vivait dans un noyau nucléaire (mari, femme et enfants seulement).
Lorsque la femme, après le divorce, rejoint la maison de ses parents, c’est très rare qu’elle ne
cohabite pas avec d’autres femmes, comme celles de ses frères ou cousins restées à la maison,
ou alors avec sa mère et/ou les coépouses de sa mère lorsque celle-ci est en union polygame.
284 Villes du Sud

Dans ces grandes familles il y a souvent plusieurs unités familiales, c'est-à-dire plusieurs
couples avec leurs enfants. Dans tous les cas la femme divorcée qui s’y installe est obligée de
corésidence avec des tiers.

4.1 La dépendance envers la parenté


Du fait de la stigmatisation liée au divorce, la femme divorcée doit avoir de la tenue et un
comportement exemplaire. Elle est obligée d’avoir de la transparence dans sa conduite. Les
rapports entre belles-sœurs peuvent être conflictuels et si la femme divorcée s’installe chez
son frère avec ses enfants, on peut s’attendre à ce que cette cohabitation entre belles-sœurs
soit problématique. Elle n’a pas de compte à rendre (à sa belle-sœur), mais elle est contrainte
de justifier ses sorties répétées lorsqu’elle n’a pas d’activités économiques qui l’obligent à
s’éloigner du foyer pour ne pas être blâmée : « dëkkal la foo dëkkul ». Cette restriction de la liberté
de la femme se trouve d’abord légitimée par l’affirmation de la maîtresse de maison (femme
du frère) que la femme divorcée vient trouver dans son ménage mais aussi par l’acquisition
du statut de femme divorcée qui implique un type spécifique de comportement.
Un adage Wolof dit « soreyoo mbocc la » (c'est-à-dire que la distance permet de maintenir de
bonnes relations de parenté). Cet adage met en relief les difficultés liées à la cohabitation. Les
personnes qui ont des liens de consanguinité entretiennent de bons rapports lorsqu’elles ne
cohabitent pas. Lorsque la relation de parenté se limite à des visites, on arrive à la gérer mais
lorsqu’elle impose le partage d’un même espace privé, il risque d’y avoir des heurts qui à la
longue peuvent détériorer les rapports entre les individus. Il peut y avoir des problèmes entre
les femmes (épouse et sœur de l’homme) mais le plus souvent les différends proviennent des
enfants. Autrement dit, les conflits entre femmes naissent de la gestion quotidienne des
conflits de leurs enfants. La position de l’homme dans ces cas de figure est très difficile, il ne
pourra pas prendre position ou alors lorsqu’il le fait, il risque d’être jugé comme impartial.
Les femmes (épouses et sœur) interpréteront sa position comme un ralliement. C’est une
situation difficile car son moindre geste à l’endroit de sa sœur ou des enfants de celle-ci sera
interprété comme un privilège qu’il leur accorde au détriment de son épouse et l’inverse il
sera considéré comme quelqu’un qui fait passer sa femme et ses propres enfants avant sa
sœur et ses neveux et nièces.
La femme divorcée qui s’installe chez sa belle-sœur n’est parfois pas appréciée par celle-ci : il
est courant d’entendre la femme du frère dire à sa belle-sœur divorcée : « Non contente de
rompre sa propre union, elle essaie de saboter la mienne ». Les femmes mariées qui
rencontrent d’énormes difficultés dans leur ménage et qui ne divorcent pas tiennent des
propos comme ceux de Hindou, 40 ans commerçante : « Où vais-je aller ? J’ai des frères et des
cousins mais si tu t’installes chez eux, c’est toujours problématique car même si au début, ta
belle-sœur te sourit, elle finira par t’envoyer des « ciip 11» pour te faire savoir que toi et ta
famille dérangeaient ».
Nous avons relevé que la famille participe à la prise en charge des divorcées, elle offre
souvent l’hébergement et certains services comme la garde des enfants lorsque la femme
mène des activités économiques. Dans certains cas, cette participation de la famille dans la
réorganisation de la vie de la nouvelle divorcée est limitée dans le temps. Elle peut durer
plusieurs mois voire des années mais elle n’est pas définitive. Elle s’opère dans une

11 Bruit des lèvres pour exprimer le dégoût pour la personne.


Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 285

perspective de remariage de la femme. L’échec du premier mariage n’est pas suffisant pour
ne pas se remarier. Il arrive que la femme choisisse de ne pas se remarier tout de suite ou de
rester divorcée. Dans ce cas un certain nombre de conditions doivent être réunies.

4.2. Le problème de l’autorité dans la nouvelle constellation familiale


Le problème de l’autorité se pose dans ce type de réaménagement familial c'est-à-dire quand
la femme divorcée s’installe chez ses parents ou chez un frère. La femme divorcée peut ne pas
reconnaître l’autorité de sa belle-sœur. Elles ont toutes les deux le statut de subordonnée
(l’une à son frère l’autre à son mari) dans le ménage et aucune des deux femmes n’acceptera
d’être sous la tutelle de l’autre. D’ailleurs lorsque c’est la femme du frère de la femme
divorcée qui est propriétaire de la maison, la femme ne pensera pas trouver refuge dans ce
ménage, ni lorsque son frère est accueilli dans la famille de son épouse. Mais lorsque son
frère est propriétaire, la femme divorcée peut penser tout naturellement y être accueillie
provisoirement. La notion de famille est prise au sens large, un frère héberge sa sœur de la
manière la plus ordinaire. Sa présence dans son foyer n’est pas un problème tout comme une
nièce peut s’installer chez son oncle. Donc de la même manière qu’un homme héberge sa
femme, sa nièce, il peut accueillir sa sœur divorcée.
Lorsque la femme divorcée est âgée (ce qui est peu fréquent dans notre échantillon) la femme
de son frère peut se référer à elle en cas d’absence du mari. Mais lorsqu’elle est jeune, elle a
tendance à être perçue comme une rivale. L’avantage pour la femme divorcée c’est qu’elle
n’est tenue à rien dans ce ménage comparé à une coépouse qui ferait la cuisine pour leur mari
à tour de rôle. La non activité domestique de la belle-sœur, qui vient briser l’intimité du
couple peut être perçue négativement par la maîtresse de maison. L’épouse peut travailler
pour son mari mais pas pour une belle-sœur divorcée. Elle peut par exemple lui défendre de
mettre ses habits sales dans le linge pour l’obliger à faire des travaux domestiques12. La
maîtresse de maison peut exiger un certain nombre de règle de conduite aux enfants de sa
belle-sœur, ce qui ne plaira pas à leur mère : « ne vous mettez pas au salon » « faites moins de
bruits ». Autrement dit, les deux femmes peuvent vivre dans un climat conflictuel.
Cependant toute la cohabitation entre belles-sœurs ne se limite pas à des conflits, il arrive que
les femmes cohabitent dans une bonne entente.
Le passage du rôle d’épouse (deuxième personne du ménage) à celui de subordonnée est
souvent mal vécu par les femmes. La perte d’un cadre de vie qu’elle maîtrise peut affecter la
femme. Dans notre échantillon, les femmes de la vieille génération évoquent avec un grand
plaisir le souvenir des périodes qui ont suivi leur divorce (période vécue dans le foyer de leur
frère ou père). Il faut faire remarquer que cet hébergement ne s’est pas fait dans un même
contexte. La majorité des femmes qui soutiennent cette idée n’avait eu qu’un enfant et la vie
n’était pas aussi chère qu’aujourd’hui. En d’autres termes, le processus d’individuation
n’était pas aussi prononcé en milieu dakarois. Il s’y ajoute que certaines de ces femmes
vivaient à l’époque en milieu rural comme l’illustre le cas de Arame Ndir, 55 ans : « Après
mon premier enfant, je me suis retrouvée veuve, je suis retournée chez mes parents au
village. Quelques mois après j’ai perdu mon père, mon grand frère m’a fait venir à Dakar et
s’est occupé de moi convenablement jusqu’à mon remariage ».

12 En général, une domestique se charge du linge de manière hebdomadaire dans les foyers
286 Villes du Sud

Les choses se présentent différemment pour les jeunes générations de femmes. Leurs parents
sont souvent encore actifs lorsque le divorce est précoce. Elles peuvent s’installer chez ces
derniers et bénéficier de leur soutien. La garde des enfants ne posant pas de grandes
difficultés dans cet espace familial, elles peuvent mener des activités génératrices de revenus
facilement. Celles qui avaient démarré timidement une activité avant leur mariage en
profitent pour le poursuivre. Il faut peut-être rappeler que la famille (le père de famille et les
grands-frères et grandes-sœurs) a une obligation de prise en charge économique de la jeune
fille célibataire. Théoriquement, lorsqu’elle divorce, la famille devra réitérer ce soutien et son
ex-mari doit contribuer à l’entretien de ses enfants. Cette prise en charge de la femme à
nouveau par sa famille implique un pouvoir de décision sur elle. La recherche de l’autonomie
financière des jeunes filles et des femmes est sous-tendue par la recherche d’un pouvoir
décisionnel. Ne voulant pas être noyées dans le groupe, les femmes divorcées sont à la
recherche d’une indépendance économique pour pouvoir donner à leur nouvelle vie
l’orientation qu’elles souhaitent.

CONCLUSION
L’accès au logement est de plus en plus difficile à Dakar et les couples qui se forment
éprouvent de plus en plus de difficultés à se loger. Il existe une pluralité de dispositions pour
pouvoir vivre maritalement après la célébration de l’union. Les femmes vivent chez les
parents avant le mariage jusqu’au mariage, après elles rejoignent le domicile du mari. En cas
de divorce et quelquefois de veuvage, elles retournent chez les parents. Cependant de nos
jours les choses ne se passent plus de manière linéaire. Elles peuvent ne pas quitter le
domicile des parents après le mariage. Plusieurs causes sont à l’origine de ces perturbations :
le manque de moyens des hommes de pouvoir loger leur épouse du à l’absence ou
l’insuffisance des ressources (inactivité ou faible rémunération). Comme nous l’avons vu, les
couples mettent en œuvre plusieurs stratégies pour avoir une vie de couple. La notion de
ménage n’est d’ailleurs pas apte à rendre compte de ces complexités résidentielles (Osmont,
1987).
La famille est impliquée en amont c'est-à-dire dans le mariage mais aussi en aval après le
mariage. La crise économique entraîne des difficultés d’autonomie des couples. D’une part
parce que l’urgence et la nécessité du mariage poussent souvent les candidates au mariage à
contracter des unions avec des hommes qui n’ont pas les moyens de les héberger, d’autre part
la cherté du loyer n’incite pas aux jeunes couples qui n’ont pas encore leur propre maison de
quitter le domicile de leurs parents, sous la contrainte de construire d’autres pièces. Les
femmes divorcées retournent chez un parent, frère, oncle, mère mais moyennant quelquefois
des réorganisations internes. La famille n’offre presque pas de service gratuit. Les divorcées
contribuent dans les charges des familles qui les accueillent lorsqu’elles ne paient pas le loyer.
Il existe une interrelation entre le couple et leurs familles. Ces dernières (fréquemment celle de
la femme) offrent souvent aux mariés qui n’ont pas encore les moyens de corésider, les
opportunités de pouvoir se rencontrer. Comme on le constate, l’aide des familles est cruciale
pour permettre un semblant de relations communes lorsque la cohabitation n’est pas possible.
Après l’union aussi les femmes qui avaient rejoint le domicile du mari ou des parents de celui-ci
ont des stratégies pour se loger. Certaines d’entre elles retournent dans leur famille tout en
participant dans les charges du ménage, elles peuvent même être des locataires des parents.
Celles qui n’arrivent pas à se réinstaller dans la maison des parents ni chez un autre parent
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 287

disposant d’espace pour celle-ci et ses enfants, trouvent une chambre en location non loin de la
maison familiale. Cette proximité avec la demeure des parents a deux explications : d’une part le
noyau familial ainsi constitué peut profiter des services de la famille : manger, ou garde des
enfants en cas d’activité de la femme divorcée. D’autre part, l’autonomie résidentielle des
femmes est mal perçue socialement. Pour échapper aux stigmates déjà présentent du fait du
statut de femmes divorcées donc seules, les femmes jouent la transparence avec l’entourage. Les
femmes des catégories aisées rencontrent moins d’ennuis dans la mesure où, elles peuvent
disposer d’un logement autonome à condition d’héberger une grande personne, oncle ou parent
survivant, etc. Par contre les femmes des couches aisées vivant en dehors des liens du mariage
qui n’ont pas de parents à héberger sont quelquefois contraintes de retourner chez leurs parents.
Les femmes doivent composer avec la société pour faire accepter leur autonomie.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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PARTIE 4 :
DEVENIR DES JEUNES,
ENJEUX SOCIAUX ET SANTÉ
PAUVRETÉ ET INÉGALITÉS
D’ACCÈS À L’ÉDUCATION DANS LES
VILLES D’AFRIQUE SUBSAHARIENNE :
ENSEIGNEMENTS DES ENQUÊTES
DÉMOGRAPHIQUES ET DE SANTÉ

Jean-François KOBIANÉ
Institut supérieur des sciences de la population (ISSP)
Université de Ouagadougou, Burkina Faso
jfkobiane@issp.bf

INTRODUCTION
À dix ans de l’horizon fixé par les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), le
constat est là, indéniable : nombre de pays en développement ne seront pas en mesure de
réaliser l’éducation primaire pour tous d’ici 2015 (Nations unies, 2005). Le Rapport sur le
bilan de l’Éducation pour tous (EPT) de 2002 estime que « près d’un tiers de la population
mondiale vit dans des pays où la réalisation des objectifs de l’EPT reste un rêve plutôt qu’une
proposition réaliste, à moins d’un effort considérable et concerté » (UNESCO, 2002, p. 15). Par
ailleurs, selon ce rapport, la majorité des 28 pays qui risquent de ne pas du tout atteindre l’un
des objectifs de l’EPT se situe en Afrique subsaharienne.
Dans cet ensemble que constituent les pays en voie de développement, l’Afrique
subsaharienne demeure donc non seulement la zone la moins scolarisée, mais aussi celle où
les défis de l’EPT se posent avec le plus d’acuité. En proie à des difficultés économiques mais
aussi politiques depuis deux décennies à présent, plusieurs pays dans cette région sont en
train (sinon sur le point) de voir s’estomper les effets positifs des nombreux efforts et progrès
réalisés en matière d’éducation depuis les indépendances.
Les raisons des faibles niveaux de scolarisation observés en Afrique subsaharienne sont
multiples, voire complexes : elles sont d’ordre historique, social, économique et
démographique. Elles révèlent également de niveaux différents : niveau micro en référence
aux familles et aux ménages, niveau macro eu égard aux politiques nationales et
internationales. Pour nombre d’auteurs, les conséquences des politiques économiques
austères (notamment les programmes d’ajustement structurel, la dévaluation monétaire, etc.),
parmi lesquelles le processus de paupérisation en cours dans plusieurs pays, serait l’un des
moteurs des déclins observés dans les systèmes éducatifs africains. Certes il y a eu une
292 Villes du Sud

certaine évolution de la position des institutions financières internationales, notamment la


Banque mondiale, quant à la question sociale : depuis les programmes Dimensions sociales
de l’ajustement (DSA) de la fin des années quatre-vingt et début des années quatre-vingt-dix1,
à des politiques ouvertes de lutte contre la pauvreté, notamment les Cadres stratégiques de
lutte contre la pauvreté (CLSP) du début des années deux mille. Les crédits accordés dans le
cadre de ces programmes ont permis d’accroître l’offre éducative dans de nombreux pays.
Mais une chose est de construire des écoles et les pourvoir en enseignants, une autre est
d’assurer que les familles, de plus en plus démunies, seront en mesure d’envoyer leurs
enfants à l’école ; et pour ceux qui arriveraient, pour combien de temps ?
Même si du point de vue de son ampleur, la pauvreté en Afrique demeure un phénomène
essentiellement rural (FIDA, 2001), les villes africaines semblent avoir le plus souffert des
effets des PAS (du moins dans le court terme), compte tenu des mesures drastiques de
réduction des emplois dans le secteur non agricole. Dans les pays de la zone franc, la
dévaluation du franc CFA, par l’augmentation du prix des produits de première nécessité, a
contribué à exacerber cette situation. L’étude sur le profil de pauvreté au Burkina Faso, par
exemple, révèle que l’incidence de la pauvreté a quasiment doublé en milieu urbain en
l’espace de 10 ans environ, passant de 10,4 % en 1994 à 19,9 % en 2003. Comment la
scolarisation a-t-elle évolué dans un tel contexte général de paupérisation dans les villes
d’Afrique subsaharienne ? Assiste-t-on à ce que certains auteurs (Lange, 1984) ont nommé
phénomène de déscolarisation, c’est-à dire à une stabilisation, voire une baisse de la
fréquentation scolaire ? Assiste-t-on à une aggravation des d’inégalités de scolarisation entre
garçons et filles ? Assiste-t-on à une aggravation des d’inégalités de scolarisation entre les
classes sociales, notamment entre les classes extrêmes ? Telles sont les questions auxquelles
nous nous proposons de répondre. Le texte comprend deux principales sections : la première
consacrée à la méthodologie de la recherche, aborde les données, les indicateurs et la
méthode d’analyse. La seconde présente les principaux résultats : résultats descriptifs mais
aussi une synthèse des analyses multivariées.

MÉTHODOLOGIE

Données et champ géographique couvert


Comme le soulignent Montgomery et Hewett (2005, p. 3) « despite decades of academic and policy
attention to poverty in developing countries, surprisingly few data sets give educational researchers
much purchase on the concept of living standards ». Plus encore, compte tenu du décalage
temporel entre le moment où sont mises en place les politiques économiques et sociales et le
moment où leurs effets commencent à se manifester, la disponibilité de longues séries de
données a longtemps été (et est) la principale limite à une analyse des effets potentiels de ces
politiques. En effet, la mise en évidence de tels effets suppose de disposer au moins d’une
source de données décrivant la situation avant ou au début de ces politiques, et d’une source
de données décrivant la situation plusieurs années (au moins cinq ans) après leur mise en
place. Mais en dehors de la question de la disponibilité des données, mettre en évidence les
effets éventuels des politiques macroéconomiques et sociales pose certainement d’autres

1En réponse aux critiques exprimées sur les conséquences néfastes des PAS par certaines institutions
des Nations unies, notamment l’UNICEF (cf. Cornia et al., 1987).
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 293

questions d’ordre méthodologique auxquelles il n’est pas aisé de répondre : Handa et King
(2003) soulignent deux principaux défis lorsqu’on s’intéresse à mettre en évidence de tels
effets : l’une est comment isoler l’impact réel des réformes liées au PAS de ceux d’autres
facteurs. L’autre est de savoir si la détérioration généralement observée après la mise en place
des PAS aurait été moindre sans cet ensemble de réformes, dans la mesure où, dans bien des
cas, les PAS sont parties intégrantes des conditionnalités de prêts octroyés par le Fonds
Monétaire International à des pays dont l’économie est en détresse et connaît des sévères
crises de la balance des paiements.
Dans plusieurs pays africains, on dispose à présent d’au moins deux sources de données
d’enquêtes au niveau national permettant, à des degrés divers, de décrire les tendances de
nombreux phénomènes sociaux et démographiques. L’une de ces sources de données demeure
évidemment les Enquêtes démographiques et de santé (EDS). Les EDS ont connu différentes
phases avec une évolution des thématiques abordées, tant en terme d’ajout de nouveaux
modules que d’abandon de certains. Ainsi, dans le domaine de l’éducation, les premières EDS
(phase 1) qui ont été réalisées au milieu des années quatre-vingt, n’ont malheureusement pas
collecté de données sur la scolarisation. C’est le cas par exemple, pour les pays de l’Afrique de
l’Ouest francophone, du Sénégal (1986), du Mali (1987) et du Togo (1988). Cela constitue une
contrainte majeure, dans la mesure où certains de ces pays (par exemple le Mali) ont connu plus
tôt des politiques d’ajustement que d’autres comme le Bénin ou le Burkina Faso. Comme le
montre la figure 1 (en annexe), on voit bien que par delà certaines mesures économiques (comme
la dévaluation du franc CFA) communes à l’ensemble de ces pays qui font partie de l’Union
économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), chaque pays a sa propre dynamique quant à
la mise en place des PAS. Il y a, par exemple, dix ans entre la mise en place du PAS ivoirien
(1981) et celui du Burkina Faso (1991).
Par conséquent, les bornes de l’intervalle de temps à considérer pour analyser les effets
potentiels de la crise ne sont pas forcément les mêmes pour tous les pays.
Finalement, compte tenu de la disponibilité des données, notamment les questions relatives à la
scolarisation, seules cinq capitales sont étudiées2 : deux capitales de pays côtiers (Abidjan et
Cotonou) et trois capitales sahéliennes (Bamako, Niamey et Ouagadougou). Pour les mêmes
contraintes, les sources de données considérées sont uniquement des EDS réalisées au cours
de la décennie 90 et en début 2000. Excepté le Burkina Faso pour lequel l’EDS de 1992-1993
peut être considérée comme reflétant la situation de début de la mise en place des PAS, pour
les autres pays, les données s’inscrivent dans une période bien après la mise en place de ces
politiques. Ainsi, pour Abidjan et Bamako, la période d’analyse se situe à plus de dix ans
après la mise en place du PAS, alors que pour Cotonou et Niamey, elle se situe
respectivement à six et cinq années du début du PAS (figure 1). Par ailleurs, une autre limite
de l’analyse comparative entre différents pays a trait à l’intervalle de temps pour l’analyse
des changements, et qui est assez variable : quatre années pour Abidjan à plus de onze
années pour Ouagadougou (tableau 1 en annexe). En effet, il est plus probable d’observer des
changements sur une période de dix ans qu’une période de quatre ans.

2 Disons que dès le départ nous n’avions pas inclus le Sénégal (Dakar), car nous voulions, dans un souci
de comparaison considérer trois capitales côtières (Abidjan, Cotonou et Lomé) et trois capitales
sahéliennes (Bamako, Niamey et Ouagadougou). Malheureusement, la disponibilité des données s’est
révelée par la suite une contrainte majeure pour Lomé.
294

TABLEAU 1 Quelques informations sur les données utilisées (Enquêtes démographiques et de santé)
Villes et années
Abidjan Cotonou Bamako Niamey Ouagadougou
Années 1994 1998-1999 1996 2001 1995-1996 2001 1992 1998 1992-1993 2003
Période juin-nov. sept.-mars Juin-août août-oct. nov.-avril janv.-mai mars-juin mars-juill. déc.-mars juin-nov
Mi-période 31 août 15 déc. 15 juillet 15 sept. 31 janvier 15 mars 31 août 15 mai 31 janvier 31 août
Intervalle (années) 4,3 5,2 6,1 5,7 11,6
Effectif des 7-14 ans 1129 794 564 706 1237 1915 1435 985 1624 472
Filles 656 439 299 391 699 1074 793 517 844 271
Villes du Sud

Garçons 473 355 265 315 538 841 642 468 780 201
Rf 1,39 1,24 1,13 1,24 1,30 1,28 1,24 1,10 1,08 1,35
Effectif des 15-19 ans 682 567 286 408 618 1136 722 612 1009 365
Filles 375 336 151 221 364 694 370 320 488 210
Garçons 307 231 135 187 254 442 352 292 521 155
Rf 1,22 1,45 1,12 1,18 1,43 1,57 1,05 1,10 0,94 1,35

Note : Rf = rapport de féminité.


Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 295
296 Villes du Sud

Comparabilité des échantillons dans le temps


Le tirage des échantillons dans les EDS est basé sur un sondage par grappe, stratifié à deux
degrés, où la capitale constitue une strate à part entière. Étant donné que les échantillons sont
aléatoires et représentatifs de chaque strate, les résultats observés au niveau des capitales
devraient être comparables dans le temps. Néanmoins, pour nous assurer de cette
comparabilité des échantillons dans chacune des capitales, nous comparons, entre les deux
dates, la distribution des enfants d’âge scolaire suivant deux caractéristiques du chef de
ménage : le niveau d’instruction et le sexe (figures 2).

Figure 2 : Répartition des enfants d’âge scolaire


suivant quelques caractéristiques du chef de ménage
2.a Niveau d’instruction du C.M. 2.b Sexe du C.M.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 297

Que ce soit le niveau d’instruction du chef de ménage où le sexe du chef de ménage, les
distributions ne changent pas fondamentalement dans le temps. On note toutefois, à Bamako,
une légère augmentation de la proportion des enfants résidant dans des ménages dirigés par
une personne du niveau secondaire ou plus. De même, à Ouagadougou, la proportion
d’enfants résidant dans des ménages dirigés par une femme a légèrement augmentée. Un
autre résultat, opposant une fois encore les capitales côtières aux capitales sahéliennes : dans les
premières les enfants résidant dans des ménages dirigés par une personne ayant le niveau
secondaire ou plus sont en proportion plus importante, alors que dans les secondes, c’est
davantage dans les ménages dirigés par une personne n’ayant aucun niveau d’instruction
que l’on retrouve les enfants d’âge scolaire. Globalement, les distributions ne changent pas
dans le temps et on peut donc en conclure que les échantillons urbains dans chaque pays sont
comparables dans le temps.

Variable dépendante
La variable dépendante est la fréquentation scolaire au moment de l’enquête. Cet indicateur
est calculé à partir de la question communément posée dans les EDS et demandant si
l’individu « est toujours à l’école au moment de l’enquête ». L’éducation primaire reste sans
aucun doute le principal défi compte tenu des faibles niveaux de scolarisation observés dans
plusieurs pays africains. Cependant, il devient impérieux d’accorder un intérêt majeur à
l’éducation postprimaire si on veut conserver les effets cumulatifs et de long terme de
l’éducation. Dans plusieurs pays, des efforts énormes ont été consentis dans le
développement quantitatif du primaire. Certes, il demeure toute la question de la qualité de
l’école et des acquis scolaires, mais dans plusieurs villes, le phénomène d’engorgement des
classes du primaire est tel que des questions se posent quant à la poursuite de la scolarité au-
delà du primaire. Aussi, dans le cadre de cette recherche, nous nous intéressons aussi bien à
la fréquentation scolaire des 7-14 ans qu’à celle des 15-19 ans. Le choix des 7-14 ans se justifie
par le fait que dans les pays concernés par l’étude l’âge officiel d’entrée à l’école est soit de
6 ans, soit de 7 ans. La scolarité au primaire y dure 6 ans et compte tenu de la possibilité de
redoubler au moins une fois, il est assez courant de retrouver des enfants de plus de 11 ans
ou 12 ans dans le primaire. Le groupe d’âge 15-19 ans permet de prendre en compte la
fréquentation au premier cycle du secondaire.

Variables indépendantes
La littérature sur les déterminants de la demande scolaire en Afrique subsaharienne met en
évidence l’importance de certaines caractéristiques de l’enfant (sexe, statut familial…), du
ménage (sexe, niveau d’instruction, statut matrimonial du chef de ménage, structure par âge
et sexe des membres du ménage, niveau de vie du ménage) comme variables explicatives des
comportements en matière de scolarisation (Kobiané, 2006 et 2001 ; Lloyd et Blanc, 1996 ;
Marcoux, 1994 et 1998 ; Pilon, 1995 ; Pilon et Yaro, 2001). Les variables retenues dans cette
étude se situent à l’intérieur de cet ensemble de déterminants de la scolarisation et en tenant
compte de la disponibilité de l’information dans les différentes sources de données. Pour
chacune des capitales et sources de données, nous avons considéré neuf variables au total :
– Au niveau de l’enfant : le sexe, le statut familial, l’âge et le carré de l’âge : l’âge et le carré de
l’âge interviennent pour rendre compte de la nature de la relation entre l’âge et la
fréquentation scolaire qui est plutôt curviligne (relation d’ordre 2) ;
– Au niveau du chef de ménage : le sexe, le niveau d’instruction et l’âge ;
298 Villes du Sud

– Au niveau du ménage : le niveau de vie et la taille du ménage. Le proxy de niveau de vie a


été construit à partir des informations sur les caractéristiques de l’habitat ainsi que les biens
d’équipement du ménage3. Après avoir transformé chacune des variables entrant dans la
construction du proxy en variables ordinales4, nous avons appliqué une analyse en
composantes principales (ACP) afin de réduire l’information en un nombre restreint de
facteurs ou composantes. Étant donné que dans une ACP, la première composante explique
généralement la plus grande part de l’inertie (variance) des données, celle-ci est généralement
considérée comme le proxy (Montgomery et al., 2000 ; Filmer et Pritchett, 2001 ; Kobiané,
2004).
Dans chaque capitale, une approche relative de la pauvreté est adoptée en ordonnant les
individus (ou ménages) de la plus faible à plus grande valeur du proxy, et en considérant les
quintiles (qui divisent la population en cinq classes d’effectifs égaux, chacune représentant
20 %) : le quintile 1 (les « très pauvres »), le quintile 2 (les « pauvres »), le quintile 3 (la « classe
intermédiaire »), le quintile 4 (les « nantis ») et le quintile 5 (les « très nantis »).

Méthodes d’analyse
Nous recourons aussi bien à des méthodes descriptives qu’à des méthodes explicatives. Sur le
plan descriptif, une série d’analyses bivariées sont effectuées afin d’apprécier l’association
entre chacune des variables indépendantes d’intérêt (sexe de l’enfant et niveau de vie du
ménage) et la fréquentation scolaire. Par ailleurs, pour mieux évaluer l’évolution des taux de
fréquentation scolaire, nous procédons aussi à des tests statistiques des différences de taux
fréquentation scolaire observées dans le temps.
En termes de méthode explicative, compte tenu de la nature dichotomique de la variable
dépendante (fréquentation scolaire ou non), l’une des méthodes log-linéaires adaptées est le
modèle logit ou, dans sa forme multiplicative que nous adopterons, le modèle logistique. Les
rapports de chances (odds ratios)5 seront utilisés pour rendre compte des écarts entre catégories.

RÉSULTATS
Dans cette partie consacrée aux résultats, nous présenterons tout d’abord quelques résultats
descriptifs sur l’évolution des taux de fréquentation scolaire dans les différentes capitales
ainsi que sur les indices d’inégalités, d’une part entre garçons et filles et d’autre part, entre
« très nantis » et « très pauvres ». Ensuite, nous procéderons à une synthèse des résultats des
analyses multivariées. Il ne s’agit pas ici de présenter l’ensemble des résultats issus des
analyses multivariées. Il s’agit plutôt de voir si les écarts observés au niveau bivarié entre

3 Pour une vue d’ensemble des méthodologies de construction des proxys de niveau de vie et leur

application à la relation “pauvreté/scolarisation”, voir p. ex. Kobiané (2004). À partir des questions sur
la possession d’un vélo, d’une motocyclette et d’une automobile, nous avons créé une variable
« principal moyen de déplacement ».
4 De la modalité la « moins bonne » (valeur 1) à la modalité la « plus bonne » (valeur k, k étant le nombre

total de modalités de la variable). Par exemple, pour la nature du sol, la cote la plus faible est attribuée à
« banco » et la cote la plus élevée à « sol en carrelage ».
5 Les rapports de chances sont des quantités comprises entre 0 et ∞. Une valeur entre 0 et 1 signifie un

risque moindre de vivre l’événement que la catégorie de référence ; alors qu’une valeur plus grande
exprime un risque plus élevé. Lorsque le rapport de chances est très élevé (tend vers ∞) ou très faible
(tend vers 0), on est en face d’un cas de « prédiction parfaite », c’est-à-dire que par rapport à la modalité
de référence, la catégorie considérée est quasi certaine de vivre ou de ne pas vivre l’événement.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 299

d’une part garçons et filles et, d’autre part, « très nantis » et « très pauvres » se maintiennent
après contrôle d’une série de covariables.

Quelques résultats descriptifs

Évolution des taux de fréquentation et des inégalités entre sexes


Les figures 4.a et 4.b présentent respectivement l’évolution des taux de fréquentation scolaire
ainsi que le rapport des taux garçon/fille (indice de parité) dans chacune des capitales. Pour
mieux apprécier l’évolution des taux de fréquentation scolaire et des indices de parité, nous
avons de façon systématique procédé à des tests de différences des taux observés dans le
temps aussi bien pour les deux sexes réunis que pour chacun des sexes (tableau 2).
Un premier enseignement, lorsqu’on considère les niveaux de fréquentation scolaire (figure
3.a), est que le niveau de scolarisation dans les capitales sahéliennes est comparable, voire
parfois plus élevé, que celui observé dans les capitales côtières ; alors que, par ailleurs, on sait
que la scolarisation de façon globale est plus faible dans les pays du sahel que dans les pays
côtiers6. Ainsi, on peut noter que la fréquentation scolaire à Ouagadougou est plus forte que
celle observée à Abidjan, quelle que soit la période considérée. De même, on peut noter que la
fréquentation scolaire des 15-19 ans à Niamey en 1992 est assez proche de celle observée à
Abidjan en 1994. Une objection à cette comparaison reste tout de même le fait que l’évolution
socio-économique et politique des différents pays n’est pas la même dans le temps : en 1994,
la Côte d’Ivoire est déjà bien plongée dans la crise et les réformes de Bretton Woods, alors que
le Burkina Faso, en 1992-1993, est à la mise en place de son premier plan d’ajustement.
Pour revenir aux tendances, on observe que la fréquentation scolaire des 7-14 ans croît dans
toutes les capitales. Excepté à Abidjan, les différences observées dans le temps sont partout
statistiquement significatives au seuil de 5 % (tableau 2). En ce qui concerne la fréquentation
scolaire des 15-19 ans, c’est uniquement à Cotonou et à Bamako qu’on observe véritablement
une évolution à la hausse, puisque les différences observées à Abidjan, Niamey et
Ouagadougou ne sont pas statistiquement significatives.
Quant aux taux par sexe, on note tout d’abord au niveau des 7-14 ans, que la fréquentation
scolaire des filles a augmenté dans toutes les capitales et les différences observées sont
statistiquement significatives. Par contre, chez les garçons, ce n’est qu’à Bamako et à Niamey
que les taux de fréquentation scolaire ont augmenté. Ces analyses permettent de mieux
comprendre les tendances des indices de parité. À Bamako et à Niamey, la baisse des écarts
de scolarisation entre garçons et filles dans le groupe 7-14 ans est le reflet d’une croissance
beaucoup plus rapide de la scolarisation des filles comparée à celle des garçons. Par contre,
dans les autres capitales, cette baisse des inégalités entre sexes est le reflet d’une
augmentation effective des taux de fréquentation scolaire des filles, alors que celle des
garçons est quasiment restée stable, puisque les différences ne sont pas statistiquement
significatives (figure 2).
Au niveau des taux de fréquentation scolaire des 15-19 ans par sexe, on note, comme pour les
deux sexes réunis, que c’est à Cotonou et à Bamako que ceux-ci ont connu une croissance

6 En fait, la faiblesse des taux de scolarisation dans les pays sahéliens est le reflet d’une très faible
scolarisation dans les zones rurales, doublée d’un faible taux d’urbanisation. L’écart entre villes et
campagnes est plus faible dans les pays côtiers que dans les pays du Sahel, comme le montre un rapport
d’étude à paraître (Institut de Statistique de l’UNESCO-Réseau « Famille et Scolarisation en Afrique »).
300 Villes du Sud

statistiquement significative. Ainsi, la baisse des inégalités entre garçons et filles dans le
groupe d’âge 15-19 ans est réelle dans ces deux capitales et est le reflet d’une croissance de la
scolarisation des filles beaucoup plus rapide que celle des garçons. À l’opposé, dans les trois
autres capitales (Abidjan, Niamey et Ouagadougou), les taux de fréquentation scolaire par
sexe des 15-19 ans sont restés stables.
L’examen des indices de parité au niveau des 7-14 ans (figure 3.b) révèle aussi un résultat a
priori surprenant, à savoir une inégalité sexuelle plus faible dans deux capitales du Sahel
(Niamey et Ouagadougou) que dans les deux capitales côtières. Bamako se révèle comme
l’exception sahélienne avec des niveaux de discrimination sexuelle proches de celle des
capitales côtières. Lorsqu’on met ces résultats en parallèle avec les rapports de féminité dans
chaque groupe d’âge (tableau 1), on peut en déduire que ces différences dans les niveaux
d’inégalité entre sexes sont très probablement le reflet d’une mise au travail des filles variable
d’une capitale à une autre : à Abidjan, Cotonou et Bamako, il y a nettement plus de filles que
de garçons d’âge scolaire, ce qui ne serait pas dû à une surmortalité masculine, mais très
probablement à une présence plus importante d’aides familiales ou de bonnes dans ces villes.
Ce que l’on peut déjà retenir de ces résultats descriptifs, c’est que malgré le contexte de
politique économique austère, notamment celui des PAS, qu’est celui de l’ensemble des pays
étudiés, la fréquentation scolaire des 7-14 ans, qui rend compte, dans une certaine mesure, de
la fréquentation scolaire au primaire, a augmenté presque partout (excepté à Abidjan où la
différence dans le temps n’est pas statistiquement significative). Par contre, au niveau des 15-
19 ans il n’y a pas eu véritablement de progrès, exceptés dans deux des cinq capitales
(Cotonou et Bamako). S’il y a eu croissance des taux de fréquentation scolaire, notamment au
niveau es 7-14 ans, les rythmes d’évolution, quant à eux, n’ont pas été les mêmes dans les
différentes capitales. Ainsi, si l’on tient compte de l’intervalle de temps entre enquêtes
(tableau 1), il ressort qu’au niveau des 7-14 ans, l’accroissement annuel moyen relatif (ra)7 a
été le plus faible à Ouagadougou (0,8 %) et le plus fort à Niamey (2,5 %)8. Pour ce qui est des
15-19 ans, dans les deux capitales (Cotonou et Bamako) où la croissance est statistiquement
significative, les taux de fréquentation scolaire ont augmenté de 6,1 % en moyenne par an.
Nous reviendrons sur quelques explications relatives à la situation spécifique de ces deux
capitales après examen des résultats issus des analyses multivariées.

7 En nommant TFS le taux de fréquentation scolaire, l’accroissement relatif (total) au cours d’une
période t1-t2 est égal à(TFSt2 – TFSt1)/TFSt1 . L’accroissement relatif annuel moyen est obtenu en
rapportant cette quantité à l’intervalle de temps entre les deux sources de données, soit Δ(t2 – t1).
8 Respectivement 2,2 % et 1,6 % à Bamako et à Cotonou.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 301

Figure 3 : a) Évolution des taux de fréquentation scolaire et des indices de parité (Garçon/Fille)
dans les cinq capitales
3.a : Taux de fréquentation 3.b : Indice de parité garçon/fille
scolaire
302

TABLEAU 2 Quelques informations sur les données utilisées (Enquêtes démographiques et de santé)
Villes et années
Abidjan Cotonou Bamako Niamey Ouagadougou
Années 1994 1998-1999 1996 2001 1995-1996 2001 1992 1998 1992-1993 2003
Période juin-nov. sept.-mars Juin-août août-oct. nov.-avril janv.-mai mars-juin mars-juill. déc.-mars juin-nov
Mi-période 31 août 15 déc. 15 juillet 15 sept. 31 janvier 15 mars 31 août 15 mai 31 janvier 31 août
Intervalle (années) 4,3 5,2 6,1 5,7 11,6
Effectif des 7-14 ans 1129 794 564 706 1237 1915 1435 985 1624 472
Filles 656 439 299 391 699 1074 793 517 844 271
Villes du Sud

Garçons 473 355 265 315 538 841 642 468 780 201
Rf 1,39 1,24 1,13 1,24 1,30 1,28 1,24 1,10 1,08 1,35
Effectif des 15-19 ans 682 567 286 408 618 1136 722 612 1009 365
Filles 375 336 151 221 364 694 370 320 488 210
Garçons 307 231 135 187 254 442 352 292 521 155
Rf 1,22 1,45 1,12 1,18 1,43 1,57 1,05 1,10 0,94 1,35

Note : Rf = rapport de féminité.


Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 303

Évolutions des inégalités entre classes extrêmes


Dans un contexte général de paupérisation où les ressources économiques deviennent de
plus en plus limitées et où, par ailleurs, les services publics deviennent moins accessibles
donnant plus de place au privé, on peut s’attendre à ce que les inégalités entre les classes
sociales s’accroissent.
Examinons tout d’abord la tendance des taux de fréquentation scolaire par quintiles de
niveau de vie (tableau 3). On note un résultat déjà observé par ailleurs (Kobiané, 2006 et
2004) : les proxys de niveau de vie (notamment ceux basés sur les caractéristiques de l’habitat
et les biens d’équipement), permettent surtout de distinguer les classes extrêmes. L’évolution
des taux de scolarisation en fonction du quintile de niveau de vie n’est pas toujours régulière,
la différence entre les quintiles intermédiaires (quintiles 2 à 4) n’étant pas toujours nette
(tableau 3). Par ailleurs, les écarts entre classes sociales semblent plus nets chez les 15-19 ans
que chez les 7-14 ans : plus on avance dans le système éducatif, plus les inégalités sociales en
matière d’accès à l’école sont grandes.
Lorsqu’on examine l’évolution des taux de scolarisation dans les deux classes extrêmes, il
ressort que globalement, il n’y a pas d’évolution statistiquement significative des taux. En
effet, au niveau des 7-14 ans, c’est uniquement à Bamako et à Ouagadougou pour le quintile 1
et à Niamey pour le quintile 5, qu’on observe des différences statistiquement significatives
(tableau 3). Au niveau des 15-19 ans, la seule différence statistiquement significative se situe à
Bamako au niveau du taux de fréquentation scolaire du quintile 1. En définitive, étant donné
que les différences dans le temps se sont avérées globalement non statistiquement
significatives, on peut dire qu’il y a eu stabilisation des taux de fréquentation scolaire chez les
« très pauvres » et chez les « très nantis ». Globalement, à cette étape de l’analyse bivariée, il
est assez difficile d’inférer sur le sens de l’évolution des inégalités entre classes sociales.
Toutefois, à Bamako et à Ouagadougou, pour les 7-14 ans, on peut dire que la baisse des
écarts entre quintile 5 et quintile 1 reflète l’évolution significative de la fréquentation scolaire
chez les plus démunis (on passe de 47 % à 68 % à Bamako et de 63 % à 83 % à Ouagadougou).
Par contre, à Niamey, la hausse de cette inégalité reflète une croissance significative de la
fréquentation scolaire chez plus nantis. Pour les 15-19 ans, Bamako se distingue une fois
encore par une évolution significative de la fréquentation scolaire chez les « très pauvres »
(de 16 % à 40 %) conduisant à une baisse de plus de moitié de l’écart entre le quintile 5 et le
quintile 1 (3,12 à 1,22).
Les analyses faites précédemment donnent une idée générale des évolutions en matière de
fréquentation scolaire et d’inégalités dans les différentes capitales. Elles ne contrôlent pas
cependant les résultats observés par une série de variables qui peuvent avoir des structures
différentes d’une capitale à l’autre. Par exemple, on sait que plus le niveau d’instruction du
chef de ménage est élevé, plus les chances des enfants de fréquenter l’école sont grandes. Par
ailleurs, on sait qu’il y a une association entre niveau de vie et instruction. Pour mieux
apprécier donc l’évolution des écarts entre les classes sociales, il est plus indiqué de
contrôler ces écarts par le niveau d’instruction du chef de ménage et une série d’autres
variables.
304 Villes du Sud
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 305

Synthèse des analyses multivariées


Il s’agit de voir si les résultats observés au niveau bivarié se maintiennent même après
contrôle d’une série de variables (celles citées dans la section méthodologie). Nous ne
présentons donc pas l’ensemble des résultats des analyses multivariées. Nous nous
focaliserons sur les inégalités sexuelles ainsi que les inégalités entre classes sociales. Un
premier résultat général qui apparaît lorsqu’on examine la figure 4, c’est que les inégalités
sexuelles sont plus faibles que les inégalités entre les classes sociales extrêmes (quintile 5 et
quintile 1). Une exception est cependant Cotonou où les deux types d’inégalités sont
comparables, du moins du point de vue de leur ampleur.

- Y a-t-il une aggravation des inégalités sexuelles ?


Si on examine les résultats de la figure 4 et en tenant compte également de la signification
statistique des rapports de chances (non présentée ici), il ressort qu’après contrôle d’une série
de variables, c’est dans les deux capitales côtières (Abidjan et Cotonou) et à Bamako que les
écarts (les rapports de chances) sont statistiquement significatifs (au seuil de 1 p. 1 000). À
Niamey et Ouagadougou, les écarts observés respectivement en 1998 et en 2003 ne sont pas
statistiquement significatifs et il est donc difficile de statuer sur la tendance des inégalités
sexuelles. Pour les 7-14 ans, on note une diminution de l’écart entre garçons et filles à Abidjan
et à Bamako, alors qu’à Cotonou, il y a eu au contraire un accroissement de l’écart
garçon/fille. Toutefois, en ce qui concerne les 15-19 ans, dans l’ensemble des trois capitales, il
y a eu baisse des inégalités entre garçons et filles.
D’une manière générale, on peut donc retenir, après contrôle d’une série de variables, que
malgré le contexte des PAS et leurs corollaires, les inégalités entre garçons et filles ont baissé.
Dans la plupart des capitales, cette baisse des inégalités sexuelles est le reflet d’une croissance
plus rapide de la scolarisation des filles par rapport à celle des garçons, résultat qui a été
observé par ailleurs (Lloyd et al., 2005, Lloyd et Hewett, 2003). Dans les pistes de recherche
qu’ils dégagent à la fin de leur étude, Lloyd et al. (2005, p. 147) s’interrogent : « What explains
the rapid rise in girls’ schooling ? Why are rates of girls’ schooling rising more rapidly than those of
boys ? » Dans la plupart des pays, il y a eu, au cours de la décennie 90, des politiques
incitatives à l’endroit de la scolarisation des filles, comme par exemple la gratuité des
manuels scolaires. Dans certains contextes, comme le Burkina Faso, une politique de
« discrimination positive » a été mise en place consistant à l’octroi exclusif aux filles de
certaines ressources (comme p. ex. les bourses pour les études secondaires). Mais des travaux
spécifiques approfondis sont nécessaires pour comprendre les effets réels et la portée de telles
mesures.

- Y a-t-il une aggravation des inégalités liées au statut économique ?


Lorsqu’on rapproche les deux séries de graphiques de la figure 4, il ressort ceci : alors que
dans plusieurs capitales les inégalités entre garçons et filles décroissent, celles entre les plus
nantis et les plus démunis s’accroissent9. À Abidjan, à Niamey, à Cotonou (chez les 7-14 ans)
et à Ouagadougou (chez les 15-19 ans), les inégalités entre classes sociales sont en
augmentation, alors que l’analyse bivariée ne semblait pas révéler de changements
importants. La situation spécifique de Cotonou et de Bamako en ce qui concerne l’évolution
remarquable de la fréquentation scolaire chez les 15-19 ans se précise davantage ici : en effet,

9 Exceptés à Bamako, chez les 15-19 ans en 2001 et à Ouagadougou, chez les 7-14 ans en 2003, les
rapports de chances observés sont partout statistiquement significatifs au seuil de 1 %.
306 Villes du Sud

lorsqu’on examine les rapports de chances, on peut donc dire que cette croissance de la
fréquentation scolaire dans le groupe d’âge 15-19 ans s’est accompagnée par une baisse des
inégalités aussi bien entre garçons et filles qu’entre les plus nantis et les plus démunis. On
peut donc se demander ce qui pourrait expliquer ce contexte particulier : une telle évolution
s’expliquerait-elle par la prolifération des établissements d’enseignement privé de tous ordres
observée dans plusieurs villes africaines ces dernières années ; par des politiques spécifiques
à l’égard de la scolarisation des filles ? Et en quoi la situation de Cotonou et de Bamako se
distingue-t-elle de celle des autres capitales d’Afrique de l’Ouest ?
En ce qui concerne la ville de Cotonou, le rapport de suivi de « l’éducation pour tous » 2003-
2004 (Guingnido, s. d.) nous donne quelques éléments de compréhension : il met en évidence
l’apport essentiel du secteur privé dans l’augmentation de l’offre scolaire ainsi que des effectifs.
Le Bénin qui avait atteint des niveaux de scolarisation très élevés au début des années quatre-
vingt, connaîtra un déclin des taux de scolarisation au plus fort moment de la crise sociale, c’est-
à-dire en 1988-1989 (ibid.). Le début des années quatre-vingt-dix, sans doute à la faveur de la
trêve sociale et à la suite des États généraux de l’Éducation qui ont eu lieu en 1990, va connaître
un regain de l’offre éducation, avec un accroissement de 58 % du nombre de classes du primaire
entre 1992 et 2000. Comme il est souligné dans le même rapport « […] les effectifs des
enseignements secondaires général, technique et professionnel ont connu une croissance très
rapide au cours de la décennie grâce à l’importance de l’offre émanent du secteur privé » (ibid.,
p. 5). En effet, la part du privé qui était de 4,6 % dans l’enseignement secondaire général en 1992-
1993 est passée à 11,1 % en 1998-1999. Sa part dans l’enseignement technique est passée de 55,1 %
à 67,5 % au cours de la même période. Mais cette croissance importante de l’offre est localisée en
milieu urbain, notamment à Cotonou qui regroupent 78,4 % des effectifs du privé.
Quant à la ville de Bamako, les résultats observés dans d’autres travaux confirment les
tendances du niveau de la scolarisation observées au cours de la décennie 90. Le début des
années quatre-vingt-dix correspond à une sortie de crise sociale et économique pour le Mali.
En effet, suite aux mouvements insurrectionnels de 1991, un nouveau gouvernement issu
d’élections libres voit le jour en 1992. Dans le domaine de l’éducation, on assiste à la création
d’un ministère spécifique chargé de l’éducation de base, etc. Ce contexte favorable à
l’accroissement de l’offre éducative coïnciderait aussi avec une relative reprise de la confiance
des populations aux institutions (Marcoux et al., 2006 ; Diarra et al., 2001 ; Lange et
Guisselbrecht, 1999 ; Mali, 2001…). Dans le domaine de l’offre, par exemple, le nombre
d’écoles publiques dans l’enseignement fondamental a connu une croissance annuelle
moyenne de 9 %, passant de 1943 en 1992 à 3 562 en 2000 (Mali, 2001). Le taux brut de
scolarisation au primaire qui est resté stable entre 1970 et 1990 (passant de 23,2 % à 26,5 %), a
connu une croissance importante dans la décennie 90, se situant à 69,0 % en 2004 (Mali, 2005).
Malgré donc le contexte des programmes d’ajustement structurel, il y a eu, dans presque
toutes les capitales, une amélioration des niveaux de scolarisation pour les 7-14 ans (c’est-à-dire
le primaire) et seulement dans quelques capitales (deux sur cinq) une amélioration du niveau
de la fréquentation scolaire chez les 15-19 ans (c’est-à-dire le secondaire). Cette amélioration
s’est faite par le recours à une série de mesures dont notamment les innovations scolaires
(système de la double vacation ou double flux, système des classes multigrades), le
recrutement massif d’enseignants contractuels, la réduction de la durée de la formation des
enseignants, une ouverture plus grande au secteur privé, etc. S’il y a eu progrès sur le plan
quantitatif, quid alors de la qualité ? En effet, les politiques et mesures de la décennie 90 ont été
essentiellement axées sur l’amélioration quantitative (l’accès), sans toutefois s’interroger sur
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 307

la question des acquis. La gestion des classes à double flux pose énormément de difficultés
dans le domaine de l’apprentissage, surtout lorsque les mesures dites d’accompagnement
(comme les primes pour les enseignants) n’ont toujours pas suivies. La prolifération des
établissements privées dans les villes, établissements d’ailleurs de nature très diversifiées tant
du point de vue des curricula que du coût de la scolarité, mérite d’être questionnée à
nouveau. Si certains d’entre eux ont permis à plusieurs couches peu nanties des villes
d’accéder à l’enseignement, surtout au niveau du secondaire, on peut en retour, dans certains
cas, s’interroger sur le contenu des apprentissages.

Figure 4 : Rapports de chances de la fréquentation scolaire des garçons par rapport aux filles et du
quintile 5 (« très nantis ») comparé au quintile 1 (« très pauvres »)
308 Villes du Sud

CONCLUSION
Les difficultés socio-économiques que connaît l’Afrique subsaharienne, notamment la montée
de la pauvreté et des inégalités sociales alimentent depuis plusieurs années les discours dans
les programmes et politiques. Cependant, on a longtemps été confronté à l’absence de
longues séries de données comparables pour mettre en évidence ces réalités. De nos jours,
dans plusieurs pays, on dispose d’au moins deux grandes enquêtes sociodémographiques
représentatives au niveau national permettant de décrire l’évolution d’un certain nombre de
phénomènes sociaux.
Recourant aux Enquêtes démographiques et de santé (EDS), l’objectif de ce travail était
d’examiner l’évolution de la fréquentation scolaire et d’une série d’inégalités en matière de
fréquentation scolaire dans les villes d’Afrique de l’Ouest francophone.
En ce qui concerne les niveaux de fréquentation scolaire, les résultats révèlent que chez les 7-
14 une augmentation dans les cinq capitales étudiées. Mais les rythmes d’évolution ont été
assez variables d’une capitale à l’autre. Pour les 15-19 ans, c’est dans deux capitales, Cotonou
et Bamako, qu’on observe une évolution significative des taux de fréquentation scolaire.
Cet accroissement des niveaux de fréquentation scolaire s’est accompagné d’une baisse des
inégalités entre sexes dans presque toutes les capitales, mais au contraire d’une hausse des
écarts entre les classes plus nanties et les classes les plus démunies. Les deux capitales qui ont
connu une amélioration significative dans la fréquentation scolaire des 15-19 ans (Cotonou et
Bamako), sont celles dans lesquelles il y a eu resserrement des inégalités entre classes sociales.
Ces deux capitales présentent des contextes particuliers dans la décennie 90 : le Bénin et le
Mali sortent de crises sociales profondes avec une volonté manifeste, tant de la part des
gouvernants que de la société civile, de relancer les secteurs sociaux, notamment l’éducation.
On assiste donc, particulièrement dans les capitales où la demande sociale d’éducation est
généralement plus forte, à une prolifération d’établissements d’enseignement au niveau du
secondaire et du supérieur, sans toutefois qu’on puisse en savoir sur la qualité des
apprentissages. Ce problème du contenu des apprentissages et des acquis concerne d’ailleurs
l’ensemble des pays et est de plus en plus au cœur des préoccupations des politiques. Si
malgré le contexte des politiques économiques austères (dont les PAS), on a pu observer un
certain progrès dans le niveau de la fréquentation scolaire, il y a lieu cependant de
s’interroger sur la qualité du système éducatif.
Ces analyses comparatives révèlent donc des dynamiques communes en cours dans les villes
d’Afrique subsaharienne francophones, comme les progrès en cours dans la scolarisation des
filles. Elles révèlent également des spécificités dans certaines villes, justifiant ainsi l’intérêt
d’un examen approfondi des politiques et des évolutions en cours dans chaque pays. Par
ailleurs, dans le prolongement de ce travail, il y a lieu de procéder aux mêmes analyses en
examinant d’autres indicateurs de scolarisation tels que les niveaux d’étude atteints, les taux
d’abandon scolaire ainsi que d’autres indicateurs de qualité de l’éducation. En outre, il y a
lieu d’aller au-delà des capitales afin d’examiner ce qui se passe également dans les villes
intermédiaires et dans les zones rurales. Les dynamiques en cours en milieu rural pourraient
se révéler différentes de celles observées dans les villes, non seulement à l’intérieur d’un pays
mais d’un pays à l’autre.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 309

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TRAJECTOIRES DES JEUNES
DE RIO DE JANEIRO.
DIVERSITÉS ET ENJEUX SOCIAUX ? 1

C. PEIXOTO (*), J. C. FERREIRA, M. LEAL


A. LIMA, I. MARTINS, M. M. MENDES
E. RIBEIRO, K. SANTOS, P. G. TAVARES
Programme des sciences sociales,
Université de l’État de Rio de Janeiro, Brésil
(*) cpeixoto@uerj.br

Les processus d’autonomisation des jeunes brésiliens se différencient selon leurs


appartenances sociales. Nombreuses sont les stratégies qu’utilisent ces jeunes gens pour
acquérir une certaine indépendance financière de leur famille. Malgré les difficultés d’accès
au système universitaire, la plupart de ceux qui achèvent l’enseignement secondaire
prétendent, de toute façon, obtenir un diplôme de niveau universitaire – considéré, selon eux,
le meilleur moyen d’accès à un marché du travail chaque fois plus exigeant et d’augmenter
leurs chances d’avoir des niveaux de salaire plus élevés. Tout en étant encore minoritaires
dans le monde universitaire, les jeunes des couches populaires y deviennent plus nombreux
qu’il y a 10 ans. Néanmoins, les statistiques officielles indiquent que, paradoxalement, les
individus possédant un degré plus élevé d’instruction pâtissent d’un taux de chômage plus
élevé (10,6 %) que leurs congénères moins instruits2.
Dans le système éducatif brésilien actuel, les jeunes dans la tranche d’âge 18-24 ans sont, en
principe, en âge de fréquenter l’université. Les indicateurs sociaux de l’IBGE (2003) signalent
cependant un décalage scolaire assez important : seuls 29 % de ces jeunes sont effectivement
inscrits dans l’enseignement supérieur les 40,7 % autres sont toujours inscrits dans
l’enseignement de niveau moyen tandis que 30 % d’entre eux fréquentent encore
l’enseignement fondamental3. Une des raisons de ce fort décalage se doit souvent à ce que les

1 Cette recherche a été réalisée avec des étudiants de sciences sociales de l’université de l’État de Rio de Janeiro.
2 Le taux de chômage des analphabètes et des individus ayant jusqu’à trois ans d’instruction est de
5,6 %, tandis que celui des personnes ayant entre 4 et 7 années d’étude est de 9,6 %. Indicadores Sociais
2003, Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística/IBGE.
3 Le système d’enseignement brésilien se partage en 8 ans d’enseignement fondamental, correspondant à 4

ans de primaire et 4 ans de collège en France ; et 3 années d’enseignement moyen, correspondant aux 3
années de lycée. Ceux qui veulent s’inscrire à l’université doivent passer un examen d’entrée.
312 Villes du Sud

jeunes doivent chaque fois plus concilier études et travail. Ainsi, 22,3 % des jeunes qui
travaillent et étudient ont entre 15-17 ans, 22 % entre 18-19 ans et 15,2 % entre 20-24 ans. Le
taux d’activité de ceux qui font que des études se réduit avec l’âge. Cela nous conduit à penser
que, soit ils abandonnent leurs études, soit ils reçoivent des bourses d’étude et/ou une aide
financière des parents pour se consacrer exclusivement aux études universitaires.
Une majorité des jeunes donne une grande importance au diplôme universitaire. Mais
nombreux sont encore ceux qui se sont engagés dans des filières de l’enseignement court –
des titres de technicien de niveau moyen (informatique, mécanique, etc.) ou des cours de
formation dans le domaine sportif ou artistique4, dont le diplôme ne bénéficie pas toujours
d’une reconnaissance – qui permettent une insertion plus rapide dans le marché du travail,
quoique dans des positions à bas niveau de rémunération.
Pour de nombreux jeunes à bas revenus, l’université n’est toujours pas l’option la plus
immédiate vers la qualification professionnelle. Ils cherchent d’abord une formation
intermédiaire, plus courte, de niveau moyen ou technique (formelle ou informelle) qui leur
donne la possibilité de s’insérer plus rapidement dans le marché du travail. Tel a été le
parcours choisi par un peu moins de la moitié (10) des jeunes interrogés : informatique,
mécanique, comptabilité, anglais ou espagnol, dessin et danse ethnique, sont quelques-unes
des qualifications recherchées5. Vulnérables aux exigences d’un marché du travail instable,
qui tend vers l’informel, subissant des pressions de la part de leurs familles à se rendre
indépendants dès qu’ils rentrent dans la vie adulte, ces jeunes investissent dans des modalités
de formation censées accélérer leur émancipation de la famille. Pour la plupart de ces jeunes,
les études universitaires ou les spécialisations technique, sportive et artistique sont certes
associées à la conquête de l’autonomie et de l’indépendance financière par rapport à leurs
parents, mais surtout, à une possibilité d’ascension sociale.
Notre intention dans ce travail est donc d’analyser la trajectoire de ces jeunes étudiants des
couches populaires et moyennes de Rio de Janeiro, en nous centrant sur les formes de
construction de l’autonomie et sur l’appui familial au long de ce processus.
L'examen des stratégies utilisées par les jeunes de Rio, dans le but de poursuivre leurs études
et par conséquent de construire leur autonomie, ne peut pas faire l’économie de l’analyse du
processus d’expansion urbaine de cette ville – processus au cours duquel les couches
populaires ont été rejetées vers les quartiers les plus éloignés. Cette urbanisation désordonnée
du territoire au cours du développement métropolitain a entraîné une « mise en périphérie »
des populations. Il en est résulté une importante ségrégation spatiale, où les quartiers
reflètent des conditions socio-économiques différenciées : l’infrastructure des transports y est
plus précaire, l’offre d’éducation de moindre qualité. Ainsi, 18,9 %6 de la population de la
ville de Rio vivent dans des communautés7, distribuées dans les zones Sud, Nord et Ouest et
aussi dans les banlieues. Le paysage des zones Sud et Nord8 de la ville laisse clairement

4 Depuis quelques années il y a eu, au Brésil, une forte augmentation du nombre d’ONG dédiées à la
formation des jeunes en situation précaire, dans les domaines du sport, de la danse et du théâtre, de la
photographie et du cinéma.
5 Quelques-uns de ces jeunes ont postérieurement réussi le concours d’entrée à l’université.
6 La ville de Rio a 5 851 914 habitants, dont 1 106 011 vivent dans des bidonvilles (IBGE, 2000).
7 Le terme bidonville (favelas) est aujourd’hui considéré très péjoratif et il a été donc remplacé par
communauté.
8 Les quartiers nobles de la zone Sud se sont développés sur la plaine, au bord de la mer, tandis que les

bidonvilles sont localisés dans les collines limitrophes, un espace jusqu’alors dévalorisé. Le même a eu
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 313

apercevoir cette stratification sociale dont les inégalités, en ce qui concerne les types
d’habitation et les conditions d’assainissement de base, sont brutales, en partie par l’absence
de politiques publiques dirigées aux populations à bas revenus et malgré le fait que ces
régions soient dotées d’une meilleure infrastructure de transports.
Ce que nous proposons dans cet article repose essentiellement sur la comparaison entre les
différentes situations sociales des jeunes de Rio et les circonstances qui contextualisent leurs
projets d’autonomisation. Nous visons à explorer l’impact des conditions matérielles (le
quartier de résidence et le type d’habitation, les moyens de transports et le temps des
déplacements, etc.) et affectives (le soutien des parents et l’aide aux tâches domestiques, etc.)
sur les choix et le projet de chacun.

Encadré méthodologique

L’enquête sur les trajectoires de jeunes et le processus d’autonomisation a été menée


en 2004.
Les analyses présentées dans cet article se fondent sur les résultats d’une recherche
qualitative (entretiens semi-directifs) réalisée auprès de 24 jeunes étudiants de la
région métropolitaine de Rio de Janeiro et des municipalités limitrophes.
Le guide d’entretien comprenait plusieurs thèmes à approfondir, portant autant sur
les conditions matérielles (propriété ou non de l’immeuble et les conditions de
l’habitation : nombre de pièces et de personnes vivant dans la maison, profession des
parents et nombre de personnes travaillant, le quartier de résidence et les moyens de
transports ainsi que le temps des déplacements, etc.) que sur le support affectif de la
famille (encouragement, financement des études et argent de poche, aide aux tâches
domestiques, etc.).
L’échantillon n’est pas aléatoire dans la mesure où la recherche avait pour but de
comparer des jeunes de couches sociales différenciées. Nous avons cherché à
interroger particulièrement des jeunes ayant de 17 à 27 ans puisque ces sont, en
moyenne, les âges d’achèvement du lycée (l’enseignement moyen) et de l’université
(avec un doctorat), respectivement. Le diplôme universitaire exige le suivi de quatre
ans d’études, à l’exception de médecine et de droit qui sont plus longs, ensuite il y a
la maîtrise (deux ans) et le doctorat (quatre ans).
L’échantillon a été constitué de manière à obtenir autant de garçons que de filles.
Quelques critères ont été définis pour recruter les jeunes interrogés : appartenance
sociale et lieu de résidence (des jeunes des couches populaires et des couches
moyennes vivant en quartiers pauvres et aisés) ; être étudiant (des divers niveaux, y
compris technique et artistique) ou non et les raisons de l’abandon ; être dépendants
économiquement des parents ou d’un membre de la famille. L’objectif étant d’avoir
un panorama plus élargi des situations.
La sélection des jeunes s’est fondée moins sur le niveau d’éducation et la profession
des parents que sur les autres éléments de la configuration sociale, puisqu’on les
considère indicateurs importants d’analyse sur les conditions de réussite des projets
professionnels.

lieu dans la zone Nord, dont les quartiers occupés par des couches moyennes et populaires se situent
dans la plaine, tandis que plusieurs communautés sont sur les collines. Mais c’est au centre-ville que ces
secteurs représentent la plus grande partie de cette population : 28,7 %.
314 Villes du Sud

1. SÉGRÉGATIONS SPATIALES ET INÉGALITES SOCIALES


Le processus de transition à la vie adulte est pénible, car il implique la construction de projets
pour le futur qui déterminent, pour un temps assez long, les vies professionnelle et familiale
des individus. Les choix et l’orientation des chemins à parcourir sont, en général,
conditionnés par l’appartenance sociale et le niveau d’instruction de chaque individu, des
facteurs fondamentaux dans la détermination du temps consacré à la formation et à l’entrée
dans la vie active. Car le prolongement de la scolarisation conduit les jeunes à vivre plus
longtemps dans la maison des parents, retardant d’autant la conquête d’une vie
indépendante. Les travaux de Galland (1997), Cicchelli (2000, 2001), Pais (1996), Ramos (2005)
ont montré les effets du prolongement des études sur la vie des jeunes : les réticences à
quitter le domicile parental, à former un couple, à construire une famille. Ce sont surtout des
raisons financières qui font qu’ils restent plus longtemps à la maison des parents et les motifs
plus fréquents de la décohabitation sont : faire des études ou travailler loin de la maison des
parents, la quitter pour vivre en couple.
Parmi les 12 jeunes hommes et 12 jeunes filles interrogées, la grande majorité vit encore chez
leurs parents ou au moins avec l’un d’entre eux, en cas de divorce ou veuvage. Encore
célibataires, ils étudient et beaucoup d’entre eux travaillent pour financer leurs études, les
transports et les loisirs. Exception faite à quatre jeunes qui ont abandonné les études, les 20
autres continuent à chercher une formation professionnelle plus qualifiée, moyennant leur
insertion dans le cadre universitaire. Les raisons de l’abandon de la scolarité sont, en général,
économiques : quelques-uns ne croient plus que le diplôme universitaire9 puisse leur donner
la possibilité d’une meilleure insertion dans le marché du travail ; d’autres ont dû quitter
leurs études par nécessité ou par pression des autres membres de la famille qui, face aux
conditions économiques précaires, requièrent leur entrée dans la vie active. Ces derniers
appartiennent en général aux classes populaires et à leurs yeux, cette décision n’est nullement
définitive : il ne s’agit pas d’abandon, mais d’une interruption, jusqu’à ce qu’ils puissent
renouer avec leur projet individuel de qualification professionnelle.
Seulement quatre jeunes n’habitent plus chez les parents : trois habitent avec des amis ou des
frères, loin des parents qui vivent dans une autre ville et un a quitté la maison parentale pour
vivre en couple, en abandonnant les études. Celui-ci était déçu avec le système
d’enseignement : « je n’ai pas cru que cela soit capable de me garantir un meilleur placement
et, en plus, c’est plutôt pour les gens qui ont du fric ». Au chômage et sans l’aide des parents
(il reçoit un petit quelque chose de sa grand-mère), il restructure sa vision du monde, en y
incorporant les études universitaires à son projet futur : « actuellement, je donne plus de
valeur à l’éducation « formelle », au diplôme et tout le reste. Ce n’est pas tellement moi qui
pense que c’est si important, c’est le marché du travail qui le veut. »

La diversité sociale des conditions de logement : espace et temps du travail scolaire


domestique
Le niveau d’études des parents est l’un des indicateurs des profils sociaux des jeunes
interrogés : d’un côté de pères et de mères qui ne sont pas allés au-delà du niveau
élémentaire ou qui n’ont pas le secondaire complet10 et d’autre de parents qui ont un diplôme

9 Même si leurs parents ont un diplôme supérieur.


10Les données au niveau du Brésil ne sont pas détaillées par tranche d’âge. L’IBGE/PNAD 2002 présent
des données agrégées pour la population adulte de plus de 25 ans. Ainsi, 16,4 % n’ont pas d’instruction
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 315

universitaire11. Les inégalités peuvent avoir un effet encore plus pervers lorsqu’on analyse
davantage la qualification professionnelle des pères et des mères de ces jeunes : quelques-uns
de ces parents (le père ou la mère) sont inactifs – au chômage, où ils ne touchent qu’une
maigre subvention, ou à la retraite dont le montant est souvent dérisoire. En outre,
indépendamment de leur niveau d’instruction, plusieurs mères (11) ne travaillent pas : on
peut trouver des femmes au foyer avec un diplôme universitaire sans jamais avoir exercé une
profession, d’autres sont semi-analphabètes. Il y a aussi des travailleurs/euses autonomes
(plombiers, femmes de ménage, vendeuses à domicile) qui, mal qualifiés pour le marché du
travail par les temps actuels de chômage, présentent un fort handicap dans la compétition
pour un emploi – raison pour laquelle ils/elles sont assez mal rémunéré(e)s. La grande
majorité des pères et mères des étudiants interrogés exercent des activités qui exigent une
qualification de niveau technique : ils sont comptables, techniciens en électricité, agents de
sécurité du travail, prothésistes, secrétaires, instituteur/trices, gérants, etc. Ceux qui disposent
d’un diplôme universitaire sont avocats, médecins, infirmières, ingénieurs – la majorité avec
des postes dans le secteur public.
Si les origines sociales de ces jeunes sont très dissemblables, ces sont les conditions
matérielles d’habitation et l’espace privé – le quartier où se situe la maison, le nombre de
pièces, etc. – qui permettent de mieux comprendre le scénario où vivent ces jeunes. Comme
nous avons dit auparavant, la plupart des familles vivent dans des quartiers des zones Nord et
Ouest, seulement trois habitent dans des beaux quartiers de la zone Sud. Plusieurs d’entre
elles (12) disent posséder l’immeuble où elles vivent. Néanmoins, il faut nous détenir sur la
signification du terme « propriétaire », dans la mesure où les cinq familles qui habitent dans des
communautés ne possèdent pas de titre de propriété. Trois autres familles habitant dans des
maisons ou des appartements prêtés par des parents les considèrent aussi comme des
propriétés familiales. Les autres sont locataires.
Le fait d’être propriétaires de leur immeuble n’implique pas que les conditions d’habitation
soient plus adéquates à leurs besoins. Une grande partie des jeunes interrogés partage sa
chambre avec des frères, des neveux et même avec sa mère. Ils manquent ainsi d’espace et
n’ont pas la tranquillité nécessaire pour travailler. Le cas de Mônica (22 ans) – qui vit avec ses
parents, son frère, sa sœur divorcée et le fils de cette dernière dans un appartement de trois
pièces, et qui est forcée à partager une chambre avec sa sœur et son neveu de 2 ans – est
exemplaire. Elle ne peut travailler à la maison que quand son neveu dort : « il me dérange
beaucoup. Alors, j’étudie en dehors de la maison, à la faculté, à la bibliothèque de la ville ».
En général, les jeunes des couches plus favorisées ont une chambre à eux seuls ou la
partagent avec un frère/sœur. Mais selon Rogério (23 ans, faculté de lettres) – qui vit avec ses
parents, une sœur et un cousin dans une maison de cinq pièces, où il a une chambre à lui
seul – cela ne garantit pas toujours la tranquillité nécessaire, car « la maison est une vraie
folie, ma famille est assez grande. Alors, il y a du monde qui appelle, des gens qui rentrent,
c’est un va-et-vient terrible. Je préfère travailler sur la table de la cuisine dans la nuit, depuis
minuit c’est un silence profond ! »

et 70 % d’entre eux n’ont même pas achevé l’enseignement fondamental. Nous devons encore prendre
en compte le poids des individus de plus de 60 ans et de ceux qui n’ont jamais fréquenté l’école.
11 Dans le contexte démographique actuel, seul 3,43 % des Brésiliens ont un diplôme universitaire, dont

la plupart (54,3 %) sont des femmes. Il convient de signaler que les pères des jeunes interrogés,
appartenant aux couches moyennes, n’avaient pas tous un diplôme universitaire.
316 Villes du Sud

Maria (22 ans, parents divorcés, étudiante d’histoire) doit partager la chambre avec sa mère et
parle des difficultés qu’elle rencontre pour travailler à la maison. Elle n’est pas la seule :
Daniela (20 ans, faculté privée de journalisme) partage la chambre avec sa sœur cadette et
comme elle travaille toute la journée et suit l’université le soir, elle n’a que le week-end pour
étudier… « et ma sœur est là pour m’embêter ».
Si d’aucuns préfèrent travailler en dehors de la maison (dans des bibliothèques, au travail) ou
dans les espaces collectifs de la maison (salon, cuisine), d’autres considèrent la chambre
comme le seul endroit où ils se sentent à l’aise, où ils sont plus tranquilles pour travailler.

L’accès aux lieux de travail et d’études et le maintien des disparités


Vivant dans des quartiers éloignés (et dans des habitations précaires), les jeunes des couches
populaires ont beaucoup plus de mal à suivre le curriculum et à achever les quatre années
universitaires nécessaires à l'acquisition du diplôme. Si l’on ajoute que les universités
publiques sont localisées assez loin de leurs domiciles, que les trajets sont, de ce fait, assez
longs et par conséquent, le coût du transport assez élevé, on voit toute la gravité de ce
tableau.
La majorité des jeunes qui travaillent et font des études effectuent des déplacements assez
pénibles entre la maison, le travail et l’université, dans la mesure où les moyens de transport
sont précaires. Felipe, par exemple, doit prendre trois bus et un train pour aller de la maison
jusqu’à l’école de danse où il travaille et étudie : presque deux heures de trajet dans des
moyens de transport pleins à craquer et très peu confortables. Quand il a la chance de trouver
une place assise, il profite pour lire, mais c’est impossible quand le train et les autobus sont
pleins et qu’il doit voyager debout. Rogério habite, lui aussi, un quartier éloigné de
l’université et, comme Felipe, passe deux heures entre le bus et le train pour faire son trajet. De
même, João habite très loin (zone Ouest), travaille dans le centre-ville et son université est à la
zone Nord : il quitte la maison à 5 h du matin pour arriver au travail à 8 h et, comme il étudie
le soir, il rentre à la maison vers 22 h 30. Il n’a que le temps de dîner, de dormir et tout
recommencer le lendemain ! Il ne lui reste pour travailler que le week-end. Maria (22 ans,
étudiante d’histoire), elle, prend le bus et le bateau pour aller de la maison à l’université. Ces
deux heures de trajet lui reviennent assez cher, parce qu’elle paie le transport avec la bourse
d’études qu’elle reçoit de la faculté. Les exemples sont nombreux, mais le cas de Ruth (23 ans,
étudiante de sciences sociales) est peut-être le plus saisissant : elle habitait à Belfort Roxo12
avec ses parents et dépensait beaucoup de temps (4 h par jour) et d’argent (R$ 190,00)13 pour
se déplacer jusqu’à l’université. Avec deux autres collègues, qui vivaient la même expérience,
elles ont loué un appartement proche de l’université, car le coût du loyer était inférieur aux
dépenses de transport. Le tableau ci-dessous donne la mesure des distances parcourues par
quelques-uns de ces étudiants (aller simple), les moyens de transport et le temps de
déplacement.
Il y a des parcours plus longs que d’autres et les temps de déplacement varient moins en
fonction de la distance que de la quantité et du type de transports utilisés. Étant donné la
vétusté du réseau ferroviaire, les déplacements par le train sont assez longs ; mais les lignes
d’autobus desservant la zone Ouest ont aussi une fréquence moins régulière. Ainsi, certaines

12 À 35 km de la ville de Rio de Janeiro.


13 En 2004, année de réalisation de la recherche, le salaire minimum était de R$ 240,00.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 317

distances, dont le kilométrage est rapproché, peuvent être faites en des temps très différents,
selon le moyen de transport emprunté. Sous cet aspect, les jeunes des couches populaires et
moyennes partagent les mêmes difficultés de locomotion entre la maison, l’université et le
travail, à l’exception de ceux qui possèdent une voiture. De même, ce qui va marquer la
différence entre les jeunes qui habitent à proximité de l’université est s’ils vivent « sur le
béton » ou « sur la colline »14 – c’est-à-dire, le lieu et les conditions d’habitation.

TABLEAU 1
Déplacements des étudiants, selon qu’ils ont un emploi ou non
Nom de Quartier Travail Université Distance Moyens de Temps
l’étudiant d’habitation (aller) transport passé
Felipe Ricardo de Anchieta Andaraí 31 km train, 1 bus 2h
Albuquerque (lycée)
Rogério Guaratiba - Maracanã 50 km bus, train, bus 2h
João Pedra da Centre-ville Maracanã 59 km bus, train, bus 2 h 20 min
Guaratiba
Ruth Belford Roxo - Maracanã 39 km 2 bus 2 h 40 min
Viviane Méier Île Fundão Urca 51 km 2 bus 1 h 20 min
Maria Benfica - Niterói 18 km 1 bus, bateau 2h
Patrícia Taquara - Maracanã 24 km 1 bus 1 h 30 min
Lourenço Niterói - Île Fundão 23 km 1 bus 1 h 20 min
Eugênia Barra da Tijuca - Île Fundão 31 km Voiture privée 30 min
Pedro Barra da Tijuca Centre-ville Centre-ville 26 km Voiture privée 40 min

2. LE SOUTIEN PARENTAL À LA CONSTRUCTION DES PROJETS INDIVIDUELS :


APPUI AFFECTIF ET AIDE FINANCIÈRE
De nombreuses études traitant des rites contemporains de passage à l’âge adulte15 signalent
que le prolongement des études et le temps d’insertion professionnelle contribuent à une plus
longue permanence des enfants chez leurs parents. Même après l’âge de la majorité (21 ans),
beaucoup des jeunes brésiliens restent encore chez les parents. Ceci ne veut pas dire qu’ils
n’ont pas désir d’indépendance, qu’ils ne souhaitent pas quitter définitivement la maison
parentale16. En attendant que cela se fasse, ces jeunes étudiants reçoivent de multiples aides
matérielles et affectives de la part des parents : outre l’habitation et l’alimentation, les parents
financent le transport, les dépenses scolaires et les petits loisirs.
Les appuis affectifs, eux, se partagent entre l’incitation aux études, les conversations, les
conseils, la réalisation des tâches domestiques qui auraient dû être à leur charge…

L’investissement dans les études : l’aide financière des parents


Si l’on analyse les trajectoires des jeunes dont les parents sont séparés ou veufs (7), on
remarque qu’en général, ils habitent avec leurs mères, qui sont alors à la fois responsables du
support matériel et de l’appui affectif : « ma mère paie tout. Actuellement, comme je ne gagne

14 Métaphores populaires qui indiquent respectivement dans les zones nobles de la ville, la plaine (où
vivent les plus aisés) et les collines (où sont les bidonvilles et vivent les plus défavorisés).
15 Bozon, 1997 ; Galland, 1997 ; Cicchelli, 2001 ; Ramos, 2002, 2005 ; Pais, 1996 ; pour ne citer que quelques-

uns.
16 En France, seuls 9 % des hommes et 7 % des femmes entre 19-27 ans évoquent le désir

d’indépendance comme une raison pour quitter la maison des parents (Ramos, 2005).
318 Villes du Sud

rien depuis avril, c’est elle qui paie tout » (Viviane, 24 ans, master de psychologie). Quand les
parents sont toujours mariés, le père finance les dépenses des enfants, tandis que la mère se
charge de l’appui affectif. Si Eduardo (19 ans, terminal, fils d’ingénieur) avoue, sans se gêner,
que son père est la banque de la famille – et ainsi, le responsable des comptes domestiques, de
l’acquisition des livres et du matériel scolaire, du transport qu’il prend pour se déplacer –
Rodrigo (faculté de psychologie, fils d’avocat), lui, semble assez gêné de dépendre encore de
ses parents, car « le moment où il me donne du fric, c’est horrible ! Il n’en a aucune
obligation, j’ai déjà 23 ans ! C’est terriblement gênant, je préfère quand je ne suis pas là et qu’il
me le laisse quelque part dans la maison ».
Les jeunes considèrent ces aides fondamentales pour la poursuite de leurs études. Ils sont
nombreux à insister que les parents doivent investir dans le projet des enfants pour qu’ils
conquièrent leur autonomie, leur indépendance financière. La contrepartie de cet
investissement est l’obligation de s’investir dans le travail et d’avoir des bons résultats, ce qui
crée assez souvent des conflits entre eux, car les enfants contestent le contrôle des parents.
Leandro17 (19 ans), par exemple, signale la pression parentale, même s’il semble la justifier :
« je ne pense pas que c’est incorrect le fait qu’ils exercent trop de pression sur moi car, s’ils
n’étaient pas comme ça, je ne serais pas aujourd’hui qui je suis ». Comme le signale Cicchelli
« quand il est trop insistant, l’appui peut être vu comme une ingérence ; trop lâche, il peut
être perçu comme une manifestation d’indifférence. La praxis et l’herméneutique parentales
doivent osciller entre ces deux pôles : interpréter pour intervenir, intervenir pour appuyer,
voilà l’appel, l’espèce de double bind, que les jeunes adressent à leurs parents pour que leur
association apporte des avantages et permette la bonne performance dans les études » (2000,
pp. 118).
À part les bons résultats, de nombreux parents exigent un retour de leur investissement dans
les études des enfants sous la forme concrète du matériel acquis et des livres achetés. Tel est
le cas du père de Rogério, qui demande les preuves d’achat : « c’est moi qui les achète, avec
leur argent. Évidemment, à la fin, ils veulent voir ce que j’ai acheté : les tickets de caisse, avec
le jour, l’heure, ils contrôlent tout comme il faut ».
Les dépenses de transport et les coûts de la scolarité sont partiellement financés par certains
étudiants eux-mêmes : 8 individus le font avec l’argent de leur salaire, 10 au moyen des
bourses d’étude qu’ils reçoivent. Le simple fait d’administrer ces rentes mensuelles fait que
beaucoup de ces étudiants pensent avoir déjà conquis leur autonomie. Pour Daniela, « c’est
comme ça, une fois qu’on ne doit plus leur demander du fric, la barrière d’avoir à leur
demander l’autorisation pour sortir se lève d’elle-même. On passe à dire "je vais", car
maintenant j’ai le droit de le faire » (20 ans, faculté de journalisme dans une université
privée).
Si les parents influent peu sur le choix de la profession de leurs enfants, ils interfèrent encore
moins sur le destin que ceux-ci donnent à l’argent qu’ils reçoivent (bourses et travail). Rares
sont les parents qui exigent une contribution aux dépenses familiales de la part de leurs
enfants. Dans les sociétés contemporaines, le passage d’une étape de la vie à l’autre est plus
rapide et plus directe, même si avec la prolongation des études et l’entrée tardive dans la vie
active le temps de cohabitation avec les parents s’allonge. Néanmoins, le fait qu’ils restent
plus longtemps chez les parents n’empêche nullement les jeunes de bénéficier d’autonomie
(Ramos, 2002). Ainsi, les jeunes perçoivent la liberté dont ils jouissent à la fois dans la

17 Le père est serveur dans un restaurant, la mère blanchisseuse.


Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 319

construction de leur projet professionnel et dans les manières de dépenser l’argent qu’ils
reçoivent de leur travail, comme un premier pas vers l’autonomisation.

Les appuis affectifs : les négociations entre parents et enfants

a) L’encouragement aux études, les conseils, le non dit et l’interdit


L’appui parental vise à la réalisation du projet individuel (professionnel) des enfants. Dans ce
sens, parents et enfants valorisent la période d’études universitaires ou techniques comme
étant fondamentale pour une meilleure qualification professionnelle. Kellerhals, Ferreira et
Perrenoud signalent que « les référentiels familiaux, auparavant articulés autour des
affiliations et des appartenances (la famille participait à la construction d’une identité sociale,
étant donné sa capacité de lier les individus au groupe qui constituent leur milieu social),
deviennent, au long du temps, plus centrés sur les capacités individuelles de développement
des ressources personnelles destinées à l’insertion dans l’espace social, selon les projets
personnels » (2002, p. 565).
Les processus de construction des projets futurs ont un rapport à la fois avec les conditions
sociales et avec les pratiques quotidiennes dans lesquelles les jeunes s’impliquent (milieu
familial, groupes d’amis, etc.) qui ont tendance à déteindre sur leurs décisions (Pais, 1996).
Ainsi, Eugênia et Viviane18 – dont les parents ont eux-mêmes des diplômes universitaires –
affirment que la pensée de ne pas suivre l’université ne leur a jamais affleurée, car « depuis
que je suis toute petite, il était déjà certain que j’allais faire l’université, tout comme ma
mère » (Viviane). À leur tour, Adalberto19 et Rogério20, dont les parents n’ont même pas
achevé le niveau fondamental, ont créé des attentes d’ascension sociale avec leur accès à
l’université : « ils ont été assez heureux quand j’ai réussi le concours d’entrée à l’université,
car ils proviennent d’une famille modeste, habitant la rase campagne, où ils n’ont jamais eu
d’opportunités. Et maintenant, ils voient leur enfant à la fac » (Adalberto, dont le père est
plombier) ; « comme leur scolarité a toujours été très insuffisante, très peu de gens dans ma
famille ont accédé à l’enseignement supérieur, alors ils trouvent que c’est formidable ! »
(Rogério, dont le père est ouvrier du bâtiment).
Les jeunes ne sont pas toujours influencés par les parents dans leur choix professionnel,
comme l’ont été Eduardo et Viviane ; elle a fait psychologie – « l’identification à ma mère m’a
menée vers la psychologie ». Lui, malgré sa résistance, a fini par faire ingénierie, comme son
père : « la décision de faire ingénierie est récente, j’avais des doutes. [Le projet futur] est de me
former en ingénierie et d’aller travailler avec mon père. Il trouve cela formidable, ça a toujours
été son plus grand souhait ».
Il y a des parents et des enfants qui considèrent que le diplôme universitaire a cessé d’être une
fin en soi pour devenir un moyen dans le processus de professionnalisation. Ceci parce que,
dans certaines carrières, le diplôme n’offre plus la garantie d’une insertion immédiate dans le
marché du travail, il faut poursuivre plus loin les études, obtenir des titres encore plus élevés,
des spécialisations plus pointues, à l’instar du master et du doctorat. Les jeunes ajournent

18 Elles ont, toutes les deux, 24 ans et sont en train de faire un master.
19 Il a 26 ans, a suivi un cursus en administration dans une université privée, qu’il a abandonné faute de
moyens.
20 Il a 24 ans et est inscrit en lettres dans une université publique, ayant reçu une bourse d’études.
320 Villes du Sud

ainsi, le projet d’indépendance et, par là même, prolongent de plus en plus la permanence
chez les parents. Viviane, semble mieux accepter l’ingérence de sa mère dans son projet
professionnel : « Après mon master en psycho, quand je trouverais un travail et gagnerais un
bon fric, alors là j’ai l’intention de quitter la maison. Ma mère dit qu’il n’y a aucun sens
d’abandonner mes rêves juste pour quitter la maison. Elle veut que je suive la carrière
universitaire et pour cela, il faut que je m’y consacre fermement » (24 ans). Lourenço et
Eugênia21 font un master à l’école d’ingénierie et, même s’ils reçoivent des bourses d’étude,
ils ont encore besoin d’une aide matérielle de la part de la famille. Ils ont néanmoins choisi de
ne plus vivre avec les parents (qui habitent dans d’autres villes), ce qui leur permet
d’administrer leurs vies avec une plus grande autonomie.
En général, ceux qui ont abandonné les études pour travailler l’ont fait contre la volonté des
parents. Mais le cas de Patrícia (20 ans, étudiante de géographie) semble assez particulier, car
même si elle reçoit une bourse d’études qui, bien qu’exiguë, lui permet d’assumer toutes ses
dépenses scolaires, de transport et de loisir, elle subit la pression des parents dans le sens
d’aller travailler et de quitter la maison : « il faut aussi que je trouve un emploi parce que la
situation à la maison est difficile. Ils ne peuvent pas éternellement assumer les frais de la
faculté. Ils me donnent tout l’appui pour que je ne flanche pas, car ils n’ont pas eu cette
opportunité-là, mais mon père fait pression sur moi pour que je quitte la maison22 ».
Les appuis affectifs se traduisent par des exhortations à travailler, par la préparation de goûters
et de petits repas, par des orientations sur la vie professionnelle et personnelle, mais aussi par des
conversations et conseils sur la vie personnelle. Ceci est un rôle généralement assigné aux mères,
même si un certain nombre de jeunes se soustraient à ces échanges en disant ne pas avoir assez
de temps pour bavarder – notamment quand le thème tourne autour de la vie amoureuse. Les
questions professionnelles sont d’un abord plus facile par les parents. Ceux-là semblent exiger
une performance plus solide dans les études de la part de leurs enfants ou alors, ils ne les
prennent pas en considération, comme le fait le père de Patrícia : « je bavarde davantage avec ma
mère parce que mon père pense que je suis un peu bornée ». Dans sa recherche sur les jeunes
Français, Cicchelli a lui aussi identifié une limite entre les questions dont on discute avec les
parents et celles qui appartiennent à l’intimité : « l’ingérence n’a trait qu’au champ autorisé : les
études. Ils protègent jalousement les autres territoires, pour que les parents ne fassent pas du
suivi scolaire un moyen d’envahir le restant de leurs vies » (2000, p. 122).
Dans l’univers familial, les parents énoncent des valeurs, créent des règles et des dispositifs
pour exercer leur rôle éducatif et ainsi, stimulent les enfants à assumer plus de responsabilités
et mûrir leurs choix et leurs décisions (Cicchelli, 2001). Les parents diplômés cherchent à
inscrire leurs enfants dans les meilleures écoles (privées), dans des cours de langue et
d’informatique, et suivent de plus près leur trajectoire scolaire et universitaire. Ceux d’origine
modeste ont moins d’instruction et ainsi, éprouvent plus de difficultés à suivre les études de
leurs enfants. Ces derniers se sentent désavantagés par rapport à leurs camarades dont les
parents sont plus diplômés et peuvent mieux les soutenir.

b) Les tâches domestiques


La vie familiale est régie par des règles parentales sur l’utilisation des espaces communs (et
quelquefois même des espaces privés) et sur les rythmes de cohabitation (horaires). Si les

21 Il a 24 ans et vit avec 3 sœurs et un frère ; elle a 24 ans et vit avec sa sœur.
22 Son père est au chômage et sa mère est aide maternelle dans une école pour enfants handicapés.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 321

espaces communs sont administrés selon un ordre domestique, en général déterminé par la
mère, la chambre est l’espace privé de chacun, où un certain désordre est toléré (Ramos, 2005).
À propos d’ordre-désordre, ce n’est pas étonnant que toutes les tâches domestiques soient
réalisées fondamentalement par les femmes. Celles-ci sont partagées entre la mère et les filles,
quand il n’y a ni de bonne à demeure, ni de femme de ménage. Si, d’un côté, les mères
assument la responsabilité de l’ordre domestique, de l’autre, les filles ne pensent pas qu’elles
y soient contraintes ; si elles assument une partie de ces tâches, c’est pour que la mère ne soit
pas débordée. Il existe ainsi une solidarité de genre, puisque selon Heilborn (1995, p. 2), « la
capacitation à une tâche déterminée n’est pas originellement produite par la nature des sexes,
mais par la culture qui symbolise les activités en tant que masculines ou féminines ». Mônica
(22 ans, école d’infirmière23) trouve que les tâches domestiques ne se partagent pas en des
activités de fille et de garçon, que ce sont des valeurs imposées par la société. « La société a
évolué mais pas mes parents, et comme mon frère a été élevé dans cette mentalité, il salit et ne
nettoie pas ! Je n’aime pas du tout cette façon d’élever les enfants en séparant ce qui revient à la
fille et ce qui revient au garçon ». D’autres, comme Patrícia (20 ans, étudiante de géographie),
dont la famille traverse des moments de grande difficulté économique24, n’ont pas la même
vision que Mônica sur la répartition des tâches entre les membres de la famille. Patrícia réalise
toutes les tâches domestiques (ranger la maison, préparer les repas, prendre soin des vêtements)
avant d’aller à l’université, sans les percevoir nullement comme une contrainte. Elle aide sa mère
qui travaille toute la journée et elle justifie son père, au chômage : « je n’en suis pas responsable.
Je le fais parce que j’ai le temps, mais quand quelqu’un d’autre en a aussi, il aide également ; mon
père aide parfois à laver le linge ».
Fougeyrollas-Schwebel signale que « contrairement aux perspectives optimistes en vigueur
dans les années soixante, quand on pensait que le développement de l’activité professionnelle
féminine entraînerait de nouvelles divisions des tâches domestiques, force est de constater
que l’évolution dans le partage des tâches entre hommes et femmes a très peu évolué. Le père
envisage toujours son activité professionnelle comme sa préoccupation dominante et la
présence des enfants a peu d’incidence sur l’organisation de la vie quotidienne » (1994, pp.
341-342). Il est bien vrai que, dans la société brésilienne, les hommes ne semblent pas se
rendre compte que les tâches domestiques sont aussi de leur responsabilité : le monde
masculin continue à être la rue et le féminin, c’est la maison (DaMatta, 1987) – même si les
femmes sont aussi insérées dans le marché du travail, c’est-à-dire, dans le monde de la rue.
C’est ce qui pense Rogério (23 ans, faculté de lettres) quand il dit que « mon problème est
que, moi et mon père, nous ne restons jamais longtemps à la maison, nous partons le matin
de bonne heure et nous ne rentrons que tard le soir. Alors, les deux restent à la maison (la
mère et la sœur), en plus, il n’y a pas grand-chose à faire, pour laver le linge, il suffit de le
mettre dans la machine, et tout le bataclan, il y a pas de problème ». Il insiste sur le manque
d’aptitude des hommes aux tâches domestiques et qu’en revanche c’est à eux d’effectuer les
travaux les plus « lourds », ou au moins, d’organiser leur espace personnel (la chambre).
Il arrive que les enfants du sexe masculin soient responsables du nettoyage du jardin, quand
ils habitent des maisons, mais surtout de leur chambre. Comme le dit de Singly, « la chambre
doit permettre au moins la réalisation de trois objectifs : autoriser l’enfant à devenir lui-même

23 Au Brésil, c’est dans le cadre universitaire.


24 Son père est au chômage, depuis 1999 et sa mère travaille dans un abri d’enfants à besoins spéciaux.
Ils reçoivent une aide de la mère de son père. Sur la solidarité entre générations (grands-parents et
petits-enfants, parents à la retraite et enfants au chômage), voir Peixoto, 2000 et 2004.
322 Villes du Sud

par une progressive autonomie, lui offrir un cadre de vie encourageant si possible l’ardeur au
travail, et ouvrir la possibilité de nouer des relations avec ses parents, ses frères et sœurs, ses
copains et amis » (1998, p. 99). Ainsi Leandro, qui travaille et fait des études, dit que même si
c’est sa mère qui réalise toutes les tâches domestiques, « j’aide aussi au nettoyage de ma
chambre, j’aime la ranger à ma façon. Je fais plus "correctement" au moins ma chambre, car
elle n’est pas obligée à la nettoyer correctement » (19 ans, projet de s’inscrire à l’université
interrompu). Il n’est pas le seul à utiliser le manque de temps comme une justification pour
ne pas réaliser le travail domestique : pour beaucoup d’autres, un quotidien chargé (travail et
études) et le temps des déplacements ne permettent pas une aide plus conséquente à la
maison. Plusieurs jeunes appartenant aux couches moyennes n’ont pas cette inquiétude-là,
car de nombreuses familles ont une bonne à demeure ou une femme de ménage. Rodrigo, lui,
ne « bouge pas une paille » à la maison parce que « je suis un grand fils à papa. Tu sais, cette
relation magique avec les choses : le linge propre, en très peu de temps il se salit mais ensuite
il est là, dans ton tiroir ? Chez moi, c’est comme ça que ça se passe. Nous avons une bonne
qui prend soin de tout, qui est exploitée : elle fait tout, je n’ai absolument rien à faire » (23 ans,
étudiant de psychologie).
Qu’ils aient ou non quelqu’un qui fasse les tâches pour eux, l’ordre domestique et ses règles
sont toujours le fruit d’intenses négociations entre parents et enfants, visant à ajuster les
intérêts de chacun. Ainsi, laisser les objets personnels dans les espaces communs va à
l’encontre de l’ordre défini par la mère et, par conséquent, donne lieu à des conflits et à des
négociations (Ramos, 2005).

3. Choisir entre le travail et les études ou comment faire les deux à la fois
Les parents aident les jeunes à construire leurs itinéraires professionnels à travers des
exhortations et des manifestations d’intérêt pour leurs études, des déclarations de fierté
concernant les choix qu’ils ont opérés, d’innombrables formes d’appui d’ordre affectif et
matériel. L’appui des parents est, ainsi, une forme d’investissement mutuel à la fois des
parents et des enfants dans la formation professionnelle de ces derniers. Cependant, tous ne
peuvent pas compter avec l’appui systématique des parents, surtout quand ils appartiennent
aux classes populaires. Les parents les entretiennent jusqu’à la fin du secondaire, quand ils ont
déjà les conditions de s’insérer dans le marché du travail, en exerçant des activités dans le
secteur industriel ou dans les services. Adalberto, par exemple, a suivi une formation
technique et a abandonné le projet de suivre l’université pour entrer dans la vie active puisque
ses parents sont très modestes, « ils ont été des travailleurs agricoles pendant de longues
années et ils sont venus à Rio à la recherche d’une meilleure situation. Nous vivons dans une
communauté et j’ai compris que j’avais besoin de travailler pour faire face aux difficultés qu’ils
passaient, car les ressources étaient assez réduites » (26 ans, ouvrier dans l’industrie
pétrochimique).
Le parcours d’Alessandra (23 ans) est similaire, puisqu’elle a pris la décision d’abandonner
les études formelles pour chercher d’autres formations en vue d’un travail dans l’industrie,
dans l’attente d’un meilleur moment pour quitter la maison de sa mère25 : « sur le marché du
travail, plus on a de cours, plus on a de chances. Je croyais que le marché serait plus vaste, car
les industries sont plus nombreuses, mais quand on quitte le secondaire technique, on voit
que ce n’est pas exactement comme ça. L’école ne fournit pas de stages, c’est nous-mêmes qui

25 Les parents d’Alessandra sont séparés. Étant mère-célibataire, elle vit chez sa mère avec sa fille de 3 ans.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 323

devons courir après, et c’est ainsi que j’ai vu que ce n’était pas si facile ». Roberta (25 ans) par
contre, dont les parents ont un diplôme de niveau supérieur, a abandonné l’université pour
travailler parce qu’elle ne valorisait pas assez le diplôme. Elle a compris très rapidement que,
« si j’avais un cours supérieur, même s’il n’a rien à voir avec le travail que j’exerce
effectivement, j’aurai gagné plus. Et j’aurai même pu avoir d’autres postes, comme une
gérance, je n’en sais rien. C’est-à-dire, j’aurai pu monter. C’est pour cela qu’il est important ».
Antônio (20 ans) avait l’intention de faire une école d’ingénieur : il a passé le concours
vestibular26 à trois reprises, sans réussir. Mais il n’a pas renoncé pour autant et, tandis qu’il s’y
prépare à nouveau, il suit « des cours d’informatique, d’agent de sécurité et j’ai appris
l’anglais tout seul. J’ai tout réussi ! Ce sont des activités nécessaires pour trouver un bon
emploi, ce sont elles qui font la différence… »
Si les uns abandonnent les études par nécessité ou par volonté, d’autres cherchent de leur
mieux à concilier les deux activités – travail et études – pour ne pas interrompre le projet
d’obtenir un diplôme universitaire et ainsi, opérer une ascension sociale par le biais d’une
meilleure qualification professionnelle. Pour ces derniers, mener de front les deux tâches
conduit à une grande usure, à la fois par le coût financier des études (dépenses scolaires et de
transport) et par la difficulté de trouver du temps pour se consacrer aux études. Quatorze
individus, parmi ceux qui ont déjà une activité rémunérée, affirment avoir commencé à
travailler avant 18 ans, sept l’ont fait après 20 ans, ayant déjà un statut d’étudiants
universitaires, au moyen de bourses (de recherche ou de stage). Ils affirment que la valeur des
bourses est dérisoire et que cela force les parents à continuer de les aider. De toute façon,
« c’est comme ça, ça aide pour les petites choses, mais ce sont eux [les parents] qui me
maintiennent à l’université, qui financent les dépenses de base que j’ai à l’université. Alors,
de cet argent, il reste un petit extra que je dépense avec ce qui me chante, là il n’y a aucun
problème » (Rogério, 23 ans). Ce qui importe le plus pour eux, c’est d’avoir un certain
sentiment d’autonomie, une certaine indépendance financière, même si elle reste très relative
et éphémère : « une année sans avoir à justifier en quoi je vais dépenser cet argent » (Mônica,
22 ans, école d’infirmière). Ceux qui ont déjà un travail rémunéré disent qu’ils ont entré dans
le marché du travail aussi bien pour contribuer à la maison, augmentant le revenu familial,
que parce qu’ils souhaitaient avoir une indépendance financière et pouvoir décider par eux-
mêmes comment dépenser l’argent reçu. Leandro27 (19 ans, pré-vestibular28 communautaire)
raconte qu’il était attiré par les publicités de vêtements et de chaussures à la télévision, qu’il
était tenté à acheter les articles à la mode. Il a commencé à travailler à 16 ans parce qu’il
voulait avoir ce que « tout le monde avait et que je n’en avais pas ». Avec le temps, il s’est
rendu compte de la valeur du travail et de l’argent. Ainsi, si avant de commencer à travailler,
il pensait déjà à « remplir mon frigo avec de pommes, de petits suisses, de bonnes choses, de
conneries quoi ! » Quand il a reçu ses premiers salaires, il a refait ses plans en donnant la
priorité à d’autres produits de consommation : « Je n’ai pas acheté une seule pomme jusqu’à
maintenant, j’ai évidemment acheté des choses pour moi, ça va de soi. J’ai acheté un lit et une
chaîne, j’ai changé mon portable, j’ai pris quelques vêtements. C’est super, je commence à
attribuer plus de valeur à mon argent. »

26 C’est ainsi que se nomme au Brésil le concours d’entrée à l’université.


27 Le père est serveur dans un restaurant, la mère blanchisseuse.
28Ces sont des cours censés préparer les étudiants au concours d’entrée à l’université ; beaucoup sont
privés, mais des formes communautaires, plus démocratiques et populaires, commencent à voir le jour.
324 Villes du Sud

Voici Felipe (18 ans)29 qui a quitté la maison des parents, avant même de terminer
l’enseignement secondaire, parce qu’il a décidé d’entrer dans la Compagnie ethnique de
danse : [je voulais] « beaucoup danser, monter sur des scènes professionnelles, parcourir tout
le pays et le monde entier en dansant, en faisant ce que j’aime ». Mais ses parents n’étaient
pas d’accord : mon père voulait que je suive la carrière militaire, ma mère aussi. Pour eux, ce
sont les militaires qui gagnent de l’argent, ce n’est pas en dansant qu’on le fait, danser
n’ouvre pas de perspectives d’avenir. Il a été temporairement accueilli chez la mère d’un ami
où, en contrepartie, il aide aux tâches domestiques (balayage, nettoyage de la salle de bains).
Mais il ne veut plus retourner chez ses parents : « c’était une dispute cinglante! Ma mère a
beaucoup de préjugés, elle n’accepte pas la Compagnie, n’accepte pas mes amis. Pour elle, ce
sont tous des "pédés", pour elle, la Compagnie ethnique appartient au bidonville d’Andaraí,
alors c’est un signe que je vais fumer de la marijuana, que je vais sniffer, que je vais faire des
tas d’autres choses. Elle a plein de préjugés, alors on se disputait beaucoup ». Il a fini par
quitter à la fois la compagnie de danse et le cours supplétif où il achevait l’enseignement
moyen, il est devenu évangélique (croyant) et travaille en tant qu’office-boy.

CONSIDÉRATIONS FINALES
Les parents des jeunes interviewés ont une perception assez différente de la réussite de leurs
enfants. Pour les parents des couches moyennes et supérieures, le diplôme universitaire fait
partie de la trajectoire des enfants. Par contre, ceux appartenant aux couches populaires se
rendent compte qu’il y a une rupture nette entre leurs enfants universitaires et les trajectoires
familiales des générations précédentes (Ferrand, 2001). Comme l’aspiration à fréquenter une
université se répand de plus en plus chez les jeunes à bas revenus, l’enseignement supérieur
au Brésil s’est développé de manière exponentielle, notamment dans la période récente avec
l’expansion des universités privées et après l’implantation de la politique des quotas pour les
étudiants noirs ou pour ceux issus des écoles publiques (Schwartzman 1994, 2004).
Logiquement, cette motivation s’appuie sur les exigences du marché du travail qui, à son
tour, valorise chaque jour davantage les diplômes universitaires.
Le désir constant de progresser conduit les jeunes à poursuivre les études après les quatre ans
d’université, en s’inscrivant dans des troisième cycle ou des cours de formation permanente.
C’est bien vrai que, jusqu’il y a quelques années, le troisième cycle au Brésil ne comptait
qu’avec des étudiants des couches moyennes et supérieures. De nos jours, cette tendance
commence à se réduire avec le développement des bourses d’étude qui permettent que les
jeunes des couches populaires accèdent. Ceux-ci rencontrent de multiples difficultés à réaliser
leurs rêves et idéaux. Ainsi leurs projets de qualification professionnelle sont construits par à
coups, l’enseignement secondaire (technique ou artistique) y étant une étape très importante
à réussir. Les jeunes des couches moyennes ont leurs itinéraires tracés par les parents jusqu’à
l’université, le choix du champ professionnel leur revenant de plein droit. Rares sont ceux qui
ont abandonné les études avant d’obtenir le diplôme universitaire, comme il se passe plus
fréquemment chez les jeunes à bas revenu.
Le manque de temps (pour ceux qui travaillent) et les dépenses scolaires ne sont pas les seuls
obstacles à suivre un cursus universitaire, selon les jeunes des couches populaires. La barrière
principale est liée au déficit scolaire qu’ils ont par rapport aux autres jeunes [de leur âge], ce
qui crée un handicap dans le processus d’apprentissage et, par conséquent, dans le processus

29 Le père, au chômage, suit une cure de désintoxication ; la mère est aide de bureau dans une librairie.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 325

d’entrée à l’université. Quand, malgré tout, ils arrivent à franchir ce pas et à devenir
étudiants, d’autres problèmes apparaissent : leur scolarité précaire – très en deçà de celle dont
jouissent les jeunes des couches moyennes et supérieures qui ont fréquenté les écoles privées
où la qualité de l’enseignement est meilleure.
Indépendamment de la classe sociale, ces jeunes s’unissent autour de la construction d’un projet
d’avenir, mais aussi d’une certaine incertitude vis-à-vis de leur insertion dans le marché du
travail, étant donné la crise du chômage. Par contre, ce qui les sépare est la possibilité qu’ont les
plus favorisés d’entre eux de rester plus longtemps dans le système scolaire avec l’appui des
parents et, ainsi, d’acquérir de niveaux plus élevés de qualification professionnelle.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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INIQUITÉS DANS L'ACCÈS À L'EAU ET
ENJEUX SOCIO-SANITAIRES À
OUAGADOUGOU, BURKINA FASO

Stéphanie DOS SANTOS


Institut de recherche pour le développement (IRD), France
Stephanie.DosSantos@ird.fr

Dans les villes du Sud, la moitié seulement des besoins en eau potable est satisfaite. Sur cette
question, l’Afrique est la région où les zones urbaines sont les plus mal loties du monde.
Ainsi, plus de 150 millions d’habitants n’ont pas accès à un service d’eau potable approprié,
soit près de la moitié de la population urbaine du continent. De plus, si les quantités d’eau
disponibles pour les ménages font parfois défaut, la qualité des ressources en eau douce se
dégrade à cause des pollutions industrielles et domestiques. Dans ces conditions, et compte
tenu de la croissance urbaine à venir, le risque est de voir le fossé se creuser entre l’offre et la
demande en eau potable. Or, si les maladies liées à l’eau ont largement été éliminées dans
les pays riches, elles restent l’une des plus importantes causes de décès dans les pays du
Sud. Ainsi, plus de cinq millions de décès par an dans les pays en développement seraient
dus à des maladies liées à l’eau, dont deux millions d’enfants de moins de 5 ans
(WHO/UNICEF, 2000).
La reconnaissance de cette dimension de la crise de l’eau n’est pas récente et date de la
conférence de Mar del Plata de 1977 (Nations unies, 1977). Les difficultés à y apporter des
solutions durables ont poussé les Nations unies à formuler un nouvel engagement dans un
des objectifs du Millénaire relevant de l’accès à l’eau et de l’assainissement1. Ainsi, l’objectif 7
comprend-il la cible 10 définit comme suit :

« Réduire de moitié, d’ici à 2015, le pourcentage de la population qui n’a


pas accès de façon durable à un approvisionnement en eau de boisson
salubre et à des services d’assainissement de base ».
Cette communication a pour objectif de décrire les iniquités en matière d’accès à l’eau afin de
mettre au jour les enjeux socio-sanitaires de l’eau dans une ville sahélienne, Ouagadougou, la
capitale du Burkina Faso2. Plus spécifiquement, nous tenterons de vérifier si l’objectif de

1 Les enjeux liés à l’accès à l’eau vont de paire avec ceux liés à l’assainissement. Ici, notre propos s’en
tient exclusivement à l’accès à l’eau.
2 Cette communication présente une synthèse de trois articles (Dos Santos et LeGrand, à paraître ; Dos

Santos, 2006 ; 2005b) issus d’une thèse de doctorat (Dos Santos, 2005a).
328 Villes du Sud

concentrer les efforts sur la réduction d’une statistique, le pourcentage de personnes n’ayant
pas accès à l’eau, mesuré à partir du seul type d’approvisionnement en eau, répond aux
enjeux socio-sanitaires que pose l’accès à l’eau.

I. LA PROBLÉMATIQUE : LES ENJEUX SOCIO-SANITAIRES DE L’ACCÈS À L’EAU


Les enjeux socio-sanitaires de la quête de l’eau consommée par les ménages posent deux
niveaux de questions : à quels enjeux sociaux répond la généralisation de l’accès à l’eau pour
tous et quels sont les risques sanitaires d’une situation où la population n’aurait pas accès à
l’eau ? Dans cette communication, la démonstration est surtout centrée sur l’enjeu sanitaire
de l’accès à l’eau. L’enjeu social est abordé de manière moins systématique, mais transparaît
en filigrane avec la notion d’équité, en termes de genre notamment.
Les usages domestiques de l’eau sont définis comme les usages de l’eau pour toutes les
utilisations ménagères de base incluant la boisson, la préparation des repas, l’hygiène
personnelle et domestique, mais également les usages productifs réalisés au sein du ménage
pour des fins de petit commerce, d’élevage ou de maraîchage. Ces usages peuvent
directement ou indirectement avoir des conséquences sur la santé des populations. Ainsi,
certaines maladies peuvent être directement liées à la qualité de l’eau consommée comme la
typhoïde, le choléra pour ne citer que les plus connues. D’autres maladies, comme la gale, le
typhus ou le trachome, dont la fréquence diminue lorsque les quantités d’eau disponibles et
utilisées augmentent, sont directement liées à l’hygiène.

1. Le critère de la qualité
On peut distinguer trois grandes familles de maladies hydriques dues à la pollution : (1) les
maladies liées à la présence d'organismes pathogènes microbiologiques d’origine bactérienne,
virale ou parasitaire3 ; (2) les maladies liées à l'accumulation de pollution physico-chimique
ou de micro polluants tel que le saturnisme ; (3) les maladies liées à la surcharge ou à la
carence de certains éléments dans l'eau, comme la fluorose. Dans cette communication, nous
nous intéressons exclusivement aux maladies dues à une pollution microbiologique de l'eau,
parce que ce sont celles qui représentent un risque majeur à court terme dans les villes du
Sud. Les deux autres types de maladie sont moins dépendants des actions faites au niveau
des ménages, contrairement aux maladies dues à une pollution microbiologique qui peuvent
être la conséquence de la gestion et des usages de l’eau au niveau domestique.
A priori, l’accès à l’eau potable est la mesure la plus efficace pour lutter contre ce type de
maladies hydriques. Longtemps considérée comme le seul facteur pouvant influencer la
santé, la qualité de l’eau de consommation est ainsi reconnue pour son rôle dans la
transmission de certains agents pathogènes. Les infections peuvent être d’origine bactérienne
comme la typhoïde ou le choléra, virale comme l’hépatite A ou parasitaire comme les amibes.
Son importance est d’autant plus grande qu’elle a un rôle clé dans les épisodes d’épidémie et
la persistance de certaines maladies endémiques4.
En milieu urbain, du fait d’une forte concentration de l’habitat, les problèmes de pollution
des eaux souterraines par infiltration des eaux usées ou par les latrines rudimentaires font

3 Pour plus de détails sur la classification des maladies hydriques dues à la pollution microbiologique,
voir White et al. (1972)
4 Voir Payment et Hunter (2001) pour une revue de la littérature sur cette question.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 329

porter un sérieux doute sur la qualité des eaux souterraines peu profondes (puits ou certains
forages). L’accent est donc mis sur l’adduction d’eau chlorée. Pourtant, même si les avantages
de ce type d’accès semblent évidents et nombreux, la relation statistique entre la baisse de la
mortalité et l’adduction d’eau reste controversée (Van Poppel et Van der Heijden, 1997 ;
Prost, 1996). Des considérations d’ordre méthodologique sont souvent avancées pour
expliquer ces divergences. Notamment, les causes de la mortalité étant multi-factorielles,
l’adduction d’eau ne constitue qu’un facteur dont il n’est pas aisé de dégager l’effet réel,
surtout dans le cas de corrélation avec d’autres facteurs qui peuvent totalement neutraliser
l’effet de l’adduction d’eau.
La conceptualisation de la notion de qualité est également incomplète. En effet, bien que l’eau
en sortie de station de production réponde aux normes de qualité de l’eau potable, le risque
de pollution va au-delà, notamment le long de la canalisation lorsque le réseau est vétuste. La
qualité de l’eau peut également se détériorer au-delà de la source d’approvisionnement.
Ainsi, il a été observé que la qualité microbiologique de l’eau dans les récipients de
conservation dans l’enceinte domestique est moins bonne que celle de l’eau à la source
collective d’approvisionnement5. On voit donc l’importance de tenir compte du
comportement des ménages lorsque l’on considère la question de la qualité de l’eau
consommée, et non pas seulement des infrastructures disponibles.

2. Le rôle des quantités utilisées


Jusqu’à l’ouvrage de White et al. (1972), les préoccupations se focalisaient vers la seule qualité
de l’eau. À partir d’une étude pionnière sur les usages domestiques de l’eau en d’Afrique de
l’Est (Ouganda, Kenya, Tanzanie et Rwanda), ces auteurs ont notamment montré comment
les quantités d’eau utilisées notamment à des fins d’hygiène personnelle ont un impact sur la
santé des individus qui se manifeste par des maladies telles que les conjonctivites sévères, le
trachome, les dermatoses ainsi que 10 à 20 % des diarrhées.
Depuis, les liens entre les quantités d’eau et la santé ont été abondamment débattus, sans
toujours parvenir à un consensus. Dans une revue de la littérature sur le trachome, Prüss et
Mariotti (2000) ont trouvé seulement deux études sur 19 où les quantités d’eau disponibles
dans le ménage avaient une incidence sur cette infection. En réalité, il est nécessaire de bien
différencier les quantités disponibles dans le ménage des quantités effectivement utilisées à des
fins d’hygiène domestique et personnelle.
Les quantités disponibles peuvent être appréhendées à travers divers facteurs. Par exemple,
le prix au litre payé par les ménages peut également influencer les quantités domestiques
utilisées. Certains auteurs ont avancé l’idée qu’une relation inverse entre le prix de l’eau et les
quantités disponibles pouvait exister : plus le coût augmente, moins les quantités sont
disponibles dans le ménage (Well, 1998). Pourtant, plusieurs études empiriques réalisées en
zone urbaine est-africaine n’ont pas trouvé de réduction significative de la quantité achetée
par rapport au prix (Cairncross et Kinnear (1992) au Soudan ou Howard et al. (2002) en
Ouganda). Il s’avère qu’avant un certain seuil, celui de la quantité minimum vitale, le prix
modifie peu les quantités utilisées, ce qui est bien souvent le cas en Afrique. En revanche, il
peut avoir une incidence sur le budget affecté aux autres dépenses, notamment aux dépenses
d’alimentation ou de santé par exemple.

5 Voir Wright et al. (2004) pour une revue de la littérature sur cette question.
330 Villes du Sud

Par ailleurs, au Mozambique, Cairncross (1987) a montré comment les quantités disponibles
étaient fonction de la distance (ou du temps) au point d’approvisionnement. Lorsque le
temps nécessaire à la collecte de l’eau dépasse quelques minutes (environ cinq minutes ou à
une distance de 100 mètres de la résidence), les quantités d’eau collectées diminuent de
manière significative d’environ 70 %. Ensuite, il y a peu de différence dans les quantités
collectées à l’intérieur d’une distance comprise entre 100 et 1 000 mètres, soit de 5 à 30
minutes de temps. Après ce seuil d’un kilomètre ou de 30 minutes de temps de collecte, les
quantités diminuent progressivement jusqu’au minimum vital.
La distance au point d’eau est donc un facteur déterminant pouvant influencer les usages
domestiques de l’eau au niveau de la quantité. Plus particulièrement, l’accès à l’eau
courante6, semble pertinent dans l’évaluation des quantités d’eau disponibles dans le
ménage. Une étude en Ouganda a estimé à 155 litres par personne et par jour la
consommation moyenne dans un ménage disposant d’un robinet dans la résidence. Cette
moyenne est trois fois plus faible pour les ménages partageant le robinet dans la cour, et dix
fois plus faible pour ceux qui s’approvisionnent à l’extérieur (fontaines collectives, puits,
forage) (Well, 1998).

3. Le concept d’accessibilité
Plus généralement, l’accessibilité à l’eau, mesurée par le type d’approvisionnement en eau
mais également par la distance ou le temps au point d’eau et par le coût de l’achat de l’eau,
paraît rendre compte des différentes modalités de l’accès à l’eau et des risques socio-sanitaires
inhérents.
Cette notion d’accessibilité est d’autant plus importante qu’elle semble être la plus pertinente
dans l’attribution des quantités destinées aux usages relevant spécifiquement de l’hygiène.
En Afrique de l’Est, Thompson et al. (2002) ont montré que les quantités destinées à la toilette
et au lavage de la vaisselle et des habits étaient multipliées par deux et demi lorsque le
ménage dispose de l’eau courante à domicile par rapport au ménage s’approvisionnant hors
de la maison.
D’autres liens entre l’accessibilité à l’eau et la santé peuvent également exister. Par exemple,
un accès facilité au point d’eau peut avoir des effets directs sur les enjeux socio-sanitaires.
D’une part, le gain de temps et d’énergie peut être attribué aux soins des enfants ou à une
activité rémunératrice générant une source de revenu supplémentaire pouvant être alloué
aux soins de santé ou à une meilleure alimentation (Esrey, 1994). De plus, la fatigue physique
liée à la corvée d’eau peut entraîner une baisse quantitative et qualitative de la production de
lait chez une mère allaitante, induisant des risques de malnutrition pour l’enfant allaité
(Dufault, 1988).
Howard et Bartram (2003) ont réalisé une synthèse en distinguant quatre niveaux
d’accessibilité à l’eau, définis par la distance à la source ou le temps de collecte pour les
sources collectives ou le type de branchement si la résidence dispose d’un robinet privé ou en
partage dans la cour commune. De cette accessibilité dépendent les quantités potentiellement
collectées et le risque sanitaire correspondant. Leur conclusion aboutit à l’idée que l’accès à
l’eau courante, qu’ils nomment l’accès intermédiaire si le ménage dispose d’un seul robinet

6 Dans cette communication, nous appelons l’accès à l’eau courante la situation où la résidence est
raccordée au réseau de distribution d’eau par au minimum un robinet placé dans la cour, commune ou
privée, ou placé à l’intérieur du logement.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 331

dans la cour ou la résidence et l’accès optimal si plusieurs robinets sont disponibles, est le
type d’approvisionnement le plus adéquat pour une réduction maximum des risques au
niveau sanitaire. En dessous de ce niveau d’accès, les risques sanitaires sont non négligeables.
Il est toutefois fait ici l’hypothèse d’un service d’eau continu au niveau de l’infrastructure,
sans coupure. Or, dans les villes africaines en particulier, l’interruption de la distribution
d’eau est fréquente (Thompson et al., 2002).
En outre, le postulat qu’une quantité donnée d’eau implique nécessairement des pratiques
d’hygiène types, au sens biomédical du terme, est amendable. Des conceptions
anthropologiques de propre/sale et de transmission de la maladie sont davantage
susceptibles d’induire de tels comportements que les seules quantités d’eau disponibles. En
réalité, si un minimum d’eau est nécessaire aux pratiques d’hygiène, ce minimum n’est pas
suffisant pour que ces pratiques soient effectives.
Au regard de cette revue de la littérature, nous avons pu concevoir un schéma conceptuel des
liens entre l’accès à l’eau et les enjeux socio-sanitaire tel que celui présenté en figure 1.
Il s’agit alors de partir de l’idée que les usages domestiques de l’eau sont la base sur laquelle
repose les enjeux socio-sanitaires de l’accès à l’eau. Ces usages seraient déterminés par
l’accessibilité à l’eau, en prenant en compte non pas seulement l’accès à l’eau, mesuré par le
seul type d’approvisionnement en eau, mais aussi la distance et/ou le temps, et le coût
économique. Toutefois, pour qu’ils soient effectivement prophylactiques, ces usages
domestiques de l’eau dépendent des comportements au sein des ménages. Et, inversement, on
peut se demander dans quelles mesures les caractéristiques socio-économiques et culturelles
n’influencent pas le choix d’un type d’accès à l’eau, dans le cas où ce choix est possible.

II. LES DONNÉES


Pour réaliser cette étude sur Ouagadougou, nous avons eu recours à deux types de données.
D’une part, les données quantitatives sont issues de deux sources principales. La première est
l’Enquête migration, insertion urbaine et environnement au Burkina Faso (EMIUB) conduite en
2000 par l’Institut supérieur des sciences de la population (ISSP, ex-UERD) de l’université de
Ouagadougou, le département de démographie de l’université de Montréal et le CERPOD
(Poirier et al., 2001). Cette enquête a notamment recueilli 2 839 biographies individuelles à
Ouagadougou, dont l’histoire résidentielle et notamment le type d’approvisionnement à l’eau
dans chaque résidence ainsi que la date de changement en cours de résidence le cas échéant.
Nous avons également utilisé les données d’une enquête sur la santé des enfants qui a été
conduite dans la foulée du premier passage trimestriel du Système de suivi démographique
de Ouagadougou (SSD-O) de mai 2002 (Pictet, 2002). L’enquête a couvert la totalité des
ménages des deux zones pilotes dans lesquelles a été recensé au moins un enfant de moins de
5 ans lors du passage de mai du SSD-O. Ainsi, près de 500 ménages ont été interrogés sur les
épisodes de diarrhées de chaque enfant de moins de 5 ans et sur certaines modalités de
l’accessibilité à l’eau (quantités utilisées et coût notamment).
332

FIGURE 1 Cadre conceptuel des enjeux socio-sanitaires de l’accès à l’eau

Qualité
Di stance/temp Comportements
Accès Usages Enjeux
à l’eau domestiques socio-
(aspects socio-
Co ût Quantité
économiques et
Villes du Sud
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 333

D’autre part, dans le but de mieux comprendre les interactions entre l’homme et l’eau,
notamment par les usages et les représentations de l’eau, des données qualitatives ont été
recueillies auprès de 49 personnes (37 informateurs réguliers et 12 informateurs clés) lors de
34 entretiens individuels et de deux groupes de discussion. La population des informateurs
réguliers interrogés par entretiens individuels est composée de femmes (20 au total). Elles ont
été tirées au hasard à partir du SSD-O, en tenant compte de trois critères que sont le quartier,
de disposer ou non de l’eau courante dans le logement ou dans la cour, et d’être chef de
ménage ou femme du chef de ménage. La population des groupes de discussion a fait l’objet
d’un recrutement informel. Tous ces discours ont été recueillis par deux enquêtrices de
langue maternelle moore (la langue de l’ethnie majoritaire de Ouagadougou), enregistrés,
traduits en français et transcrits par ces mêmes enquêtrices dans les deux jours qui ont suivi
l’entretien. Les textes ont été mis en forme pour l’analyse par le logiciel NUD*IST. Une
méthodologie en trois phases a permis d’étudier les discours. Une première analyse a été
réalisée, entretien par entretien, afin de mieux comprendre la logique de chaque discours.
Une seconde étape a été l'analyse collective thématique qui a permis de mettre en évidence la
cohérence thématique inter-entretiens. Enfin, une dernière approche visait l'analyse du sens
(approche sémantique) et en particulier le repérage de critères empiriques qui structurent
l'univers sémantique et notamment des repères langagiers propres à des groupes spécifiques.

III. OUAGADOUGOU : UN CAS PARTICULIER


Le cas de Ouagadougou dans l’ensemble de la sous-région est particulièrement intéressant
parce qu’à l’échelle de la ville, la question de l’approvisionnement en eau ne relève pas d’une
équation simple du fait d’un régime climatique chaud et sec et de la situation économique
particulièrement défavorable du pays. En outre, les choix politiques en matière de gestion de
l’eau ont été analysés comme particulièrement originaux (Jaglin, 1995).

1. Vue d’ensemble
Ouagadougou est la capitale du Burkina Faso, économiquement l’un des pays les plus
pauvres au monde, classé 175e sur 177 pays d’après l’IDH du PNUD (UNPD, 2004). Alors que
la pauvreté nationale semble s’être stabilisée au cours de la dernière décennie, la population
urbaine s’est paupérisée et la vulnérabilité des ménages s’est accrue (Lachaud, 2003). Par
ailleurs, avec une population estimée à un million d’habitants en 2005, Ouagadougou
concentre 41 % de la population urbaine du pays et 8 % de la population totale (United
Nations, 2004). La croissance urbaine de Ouagadougou est l’une des plus fortes de la sous-
région avec un taux d’accroissement démographique annuel de 4,2 % entre les deux derniers
recensements (1985-1996) (INSD, 2000).
Liées notamment à la continentalité du pays, les conditions climatiques et géographiques de
Ouagadougou induisent une pénurie d'eau quasi endémique avec un risque permanent de
sécheresse. D’une part, la ville appartient au domaine climatique nord-soudanien ou tropical
sec caractérisé par une très longue saison sèche, d'octobre à mai, et une saison d'hivernage, de
juin à septembre. Ce régime climatique se traduit par des amplitudes thermiques annuelles
relativement élevées et une pluviométrie irrégulière. Une grande partie des précipitations est
renvoyée dans l'atmosphère par l'évapotranspiration, réduisant ainsi la quantité de pluie
effectivement infiltrée dans le sous-sol. Cette infiltration est, en outre, compromise par
l'imperméabilisation des surfaces urbanisées qui favorisent le ruissellement. D’autre part, le
334 Villes du Sud

réseau hydrographique naturel est très limité. Il se compose d'un unique talweg, le
Boulmigou, qui traverse la ville d’est en ouest, auquel est reliée une série de marigots
temporaires.
Des aménagements ont été créés pour faire face à cette rareté naturelle et répondre aux
besoins de la population. Le système d'alimentation en eau potable de Ouagadougou est
assuré par trois retenues d’eau situées à Ouagadougou, et surtout par celle de Loumbila,
située à 20 kilomètres de la ville. D’ici 2006, les eaux du barrage de Ziga, situé à 50 km de la
ville, fourniront une troisième source et viendront doubler les capacités actuelles en eau de la
ville, devant assurer la durabilité de l’approvisionnement.

2. Ouagadougou ou le contre-exemple ?
L’Office national de l’eau et de l’assainissement (ONEA) est l’établissement public en charge
de la production et de la distribution de l’eau potable à Ouagadougou. Depuis les deux
dernières décennies, l’ONEA a mis en place une politique pragmatique qualifiée par Jaglin de
« gestion partagée de la pénurie » (Jaglin, 1995) et basée sur l’accès du plus grand nombre à
l’eau potable.
Ainsi, dans un contexte de pauvreté, de conditions climatiques défavorables et de croissance
spatiale et démographique importante, 97 % des ménages de la ville déclarent avoir accès à
une source d’eau potable en 2000 (figure 2). Des capitales voisines dont les indicateurs de
développement socio-économiques sont relativement proches de la situation de
Ouagadougou, comme Bamako par exemple, présentent des taux d’accès à l’eau potable
beaucoup plus faibles. Cet indicateur global d’accès est, en revanche, beaucoup plus proche
de ce qui peut-être observé dans des capitales plus nanties, telles qu’Abidjan.
A Ouagadougou, la source d’eau majoritaire est le point collectif d’eau potable constitué par
les bornes-fontaines, les pompes manuelles et les forages collectifs situés dans les quartiers à
travers la ville. Dans ce groupe, sont également compris les 21 % des ménages qui font appel
au service d’un vendeur ambulant s’approvisionnant eux-mêmes à ces points collectifs d’eau
potable.
De fortes disparités existent toutefois entre quartier. Par exemple, le centre dispose de
davantage de résidences branchées au réseau d’adduction d’eau par rapport à la périphérie
lotie, mais de moins de borne-fontaines.
C’est sans doute l’originalité de la gestion de l’eau qui place souvent Ouagadougou comme
un exemple, notamment dans le caractère plausible du développement d’une desserte en eau
dans une ville pourtant en pleine expansion spatiale et démographique7.
Toutefois, nous l’avons vu, il semble tout à fait insuffisant de ne s’en tenir qu’à une seule
statistique, le type d’approvisionnement en eau. Si l’on regarde plus en détail l’accessibilité à
l’eau, il est assez aisé de montrer que l’accès à l’eau à Ouagadougou est loin de répondre aux
enjeux socio-sanitaires de l’eau. D’ailleurs, un regard vers les statistiques de santé révèle
l’acuité des maladies hydriques dans cette ville. Ainsi, à partir des données de l’Enquête
démographique et de santé, la prévalence de la diarrhée chez l’enfant8 est estimée à 24 % à

7 Notamment, nous pensons à l’article de Roche (2003).


8Pourcentage d'enfants de moins de quatre ans révolus ayant eu la diarrhée durant les deux semaines
ayant précédé l'enquête.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 335

Ouagadougou en 2003. Cette prévalence est une des plus fortes de la sous-région, comparée à
Cotonou ou Bamako par exemple, où elle est respectivement de 10 % et 14 %9.

100%
90%
80%
70%
60%
50%
40%
30%
20%
10%
0%

ey

é
ou

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O

E a u c o u ra n t e A u t r e e a u p o t a b le E a u n o n p o t a b le
S o u r c e s : E M I U B 2 0 0 0 . D H S C ô t e d ’ I v o ir e 1 9 9 8 - 9 9 . D H S M a li 2 0 0 1 .
D H S N ig e r 1 9 9 8 . D H S T o g o 1 9 9 8 .

Figure 2 : Répartition des ménages selon le type d’approvisionnement en eau dans certaines
capitales d’Afrique de l’Ouest

IV. L’ACCESSIBILITÉ À L’EAU À OUAGADOUGOU

1. L’accès à l’eau courante


D’abord, la concentration des efforts financiers sur la généralisation de l’accès à l’eau potable
via la multiplication des points collectifs s’est faite au détriment de la desserte privée. Cette
desserte privée correspond à 23 % des ménages ouagalais10 et peut prendre deux formes : un
robinet privé, réservé à un seul ménage, ou un robinet semi-privé, partagé par les ménages
d’une cour commune. Comparé à d’autres capitales de la sous-région (figure 2), cet accès est
particulièrement faible et témoigne effectivement d’une véritable originalité de la situation à
Ouagadougou.
Une seconde conséquence de cette orientation politique, couplée à la croissance urbaine
démographique et spatiale de la ville, est illustrée par la baisse relative de l’accès à l’eau
courante depuis les deux dernières décennies (figure 3). Un tiers de la population disposait
d’un robinet privé ou semi-privé au début des années quatre-vingt, alors que cette proportion
est de l’ordre du quart en 2000.
En outre, l’accès à l’eau courante à Ouagadougou peut se caractériser par une grande iniquité
qui tend à se creuser ces dernières années (Dos Santos, 2005b). D’une part, alors que le
premier accès à l’eau courante est un processus qui s’inscrit sur le long terme, cet accès n’est
pas durable, puisque selon le niveau d’instruction, entre 56 et 70 % des personnes ayant eu
un premier accès à l’eau courante l’ont perdu au cours de leur résidence, principalement par

9 EDS-Bénin 2001 et EDS-Mali 2001.


10 Données de 2000 de l’EMIUB.
336 Villes du Sud

un changement de résidence. Une poignée de personnes a toutefois perdu l’accès à l’eau


courante par coupure du compteur pour non paiement de facture.

P o pulat ion
1 00%

80%

60%

40%

20%

0%
1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000
Eau courante Point public d'eau potable Vendeur A utre
Source : EM IUB 2000

Figure 3 : Évolution de l’approvisionnement en eau à Ouagadougou, 1970-200011

D’autre part, l’accès à l’eau courante est relativement temporaire. Ainsi, 25 % de la


population perd l’accès à l’eau courante après seulement cinq à sept ans de résidence dans un
logement raccordé au réseau.
Enfin, si un statut socio-économique élevé encourage l’accès à l’eau courante, il ne protège
pas pour autant de la perte de l’eau courante. En fait, c’est la mobilité résidentielle intra-
urbaine et les changements de statut de résidence qu’elle conditionne qui expliquent en partie
l’accès et la perte de l’eau courante. Or, à Ouagadougou, l’accès à la propriété est perçu
comme la priorité en matière d’habitat et plus généralement en termes de cycle de vie.
Comme l’accès à la propriété est aujourd’hui saturé au centre de la ville, il existe un pouvoir
attractif pour les zones périphériques et notamment la périphérie non lotie où l’accès à l’eau
courante est impossible parce que les infrastructures sont inexistantes. La prise en compte de
la zone d’habitat comme variable contextuelle est donc incontournable, à la fois dans
l’interaction qu’elle peut avoir avec le statut de résidence comme dans l’explication de l’accès
à l’eau courante (Dos Santos, 2005a).
Pourtant, nous l’avons vu, c’est l’accès à l’eau courante qui constitue le meilleur moyen de
disposer d’une eau potable en quantité suffisante pour minimiser les risques de maladies
hydriques et les iniquités sociales sous-jacentes à la corvée d’eau hors du domicile.

2. Les distances parcourues


Si l’on regarde les distances parcourues, pour les ménages qui s’approvisionnent aux points
d’eau collectifs, la distance moyenne parcourue est de 700 mètres. Ce chiffre cache toutefois
de grandes disparités en fonction de différents critères. La figure 4 présente la distribution
des ménages par quartiles en fonction de la distance parcourue, selon la zone d’habitat. On

11 Population âgée de 25-39 ans en 2000. Moyenne mobile calculée sur cinq ans.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 337

constate alors que la moitié des ménages du centre et de la périphérie lotie dispose d’un point
d’eau à moins de 200 mètres alors que dans la périphérie non lotie, cette valeur médiane est
de 400 mètres.

25 50 75 %
Centre % % •
(n=68)
• 200•
100 30 400 500 600 700 800 900 1000Mètres

25 50 75
Périphérie lotie % % %
(n=356)

100 •
200 30 400 500 • 700
600 800 900 1000Mètres

25 50 % 75
Peripheries non lotie % • %
(n=251)
100 •
200 30 400 500 600 700 800• 900 1000Mètres

Source : EMIUB -

Figure 4 : Distance parcourue en cas d’approvisionnement collectif en fonction de la zone d’habitat


(ménages distribués par quartiles)

Les distances parcourues sont d’ailleurs vécues comme de véritables souffrances. Voici les
propos d’une femme vivant en périphérie non lotie.
Une femme, périphérie non lotie, 51 ans, tient un petit commerce dans la rue, veuve, jamais
scolarisée, s’approvisionne à la borne-fontaine ou chez les vendeurs ambulants.

« Tous les jours, tu ne dors pas assez. À cause de l'eau, tu n'es pas
tranquille, tu crois pouvoir dormir, mais tu t'inquiètes parce qu'il n'y a
pas d'eau. Alors tu te lèves pour aller enlever12. (…/…) Quand tu
marches dans la rue pour chercher l'eau et quand tu as l'eau en restant à
la maison, c'est pas le même travail. »

3. Le coût de l’eau
Quant au coût de l’eau, pour le quart des ménages qui s’approvisionnent auprès d’un
revendeur ambulant, le prix minimum de l’eau est deux à dix fois celui que paie un ménage
qui dispose d’un robinet dans son logement ou sa cour ou un ménage qui s’approvisionne
aux points d’eau collectifs. Le prix de l’eau auprès des vendeurs ambulants fluctue, en effet,
en fonction de la distance entre le point d’approvisionnement et le domicile du ménage, mais
également en fonction de la saison : en saison sèche, les prix flambent. Ainsi, si pour un
ménage raccordé directement au réseau de l'ONEA le prix minimal du mètre cube est de
409 F CFA13, il est de 300 F CFA si le ménage s'approvisionne directement à la borne-fontaine,

12 Signifie « aller chercher l’eau ».


13 1 000 F CFA correspondent à 1,5 €.
338 Villes du Sud

aux pompes ou aux forages collectifs et varie de 750 à 2 500 F CFA si le ménage fait appel aux
services d’un vendeur ambulant14.
Voici également les propos d’une femme qui illustrent comment le coût de l’eau peut, en
outre, grever le budget du ménage sur des dépenses de base comme l’alimentation :
Une femme, périphérie non lotie, 32 ans, sans activité économique, mariée à un vendeur de
ciment, jamais scolarisée, s’approvisionne à la pompe manuelle.

« Si tu dois acheter l'eau, et que tu n'as pas beaucoup d'argent, tu ne vas


pas acheter tous les condiments. Si tu voulais acheter le poisson et le
maggi mais que tu trouves qu'en achetant le poisson, ça ne suffira pas
pour acheter l'eau, tu vas acheter le maggi seulement et laisser le poisson
pour pouvoir acheter l'eau. »

4. Les quantités
Enfin, au niveau des quantités utilisées au sein des ménages, on peut estimer à 34 litres d’eau
par jour et par personne la moyenne sur Ouagadougou. Pour mémoire, la moyenne mondiale
est de 142 litres (Collomb, 1995). À Ouagadougou, on constate de grandes différences dans
les quantités utilisées selon certains critères. La figure 5 présente le diagramme de la
distribution des ménages par quartiles en fonction des litres consommés par jour et par
personne, selon que le ménage dispose d’un robinet d’eau courante ou non. La moitié des
ménages disposent d’un maximum de 20 à 30 litres d’eau s’ils n’ont pas de robinet dans le
logement ou la cour, alors que cette valeur médiane est près de deux fois plus importante
lorsque les ménages disposent de l’eau courante. Ceci est toutefois sans compter les
nombreuses coupures d’eau qui réduisent encore d’avantage les quantités durant la saison
sèche. Coutumiers de la gestion par pénurie, le partage est socialement codé.
Un homme de 61 ans, dans un groupe de discussion.

« Il se peut qu'une personne se lève le matin et qu'elle n'ait pas d'eau !


(…/…) Si elle a des voisins, elle peut rentrer chez eux pour emprunter de
l'eau. Les gens s’aident. »
Maintenant que les modalités d’accessibilité à l’eau et notamment le processus d’accès
durable à l’eau courante ont été présentés, il s’agit d’analyser l’effet de l’accès à l’eau sur la
survie des enfants. À partir de modèles de survie, nous avons montré ailleurs en détail (Dos
Santos, 2005a) que sur l’ensemble de la période de l’enfance avant 5 ans, l’effet brut de l’accès
à l’eau courante est fort. Notamment, les enfants dont l’eau de boisson est issue de sources
d’eau non potable ont près de deux fois plus de risque de décéder avant 5 ans que les enfants
disposant d’un robinet dans la cour commune ou le logement. Toutefois, l’effet net s’estompe
à mesure que les variables culturelles et socio-économiques de la mère sont introduites, et
notamment l’éducation de la mère. Ces résultats sont d’ailleurs similaires à d’autres études
de ce type (Hobcraft et al., 1984).
Les résultats présentés dans le tableau 1 distinguent trois périodes de l’enfance. À partir du
modèle 1, on peut voir que l’effet protecteur de l’accès à l’eau courante est très net pendant la
période juvénile. Les enfants dont l’eau de boisson provient d’une source collective d’eau

14Ces chiffres proviennent des tarifs, taxes comprises, de 2003 pour l’eau distribuée par l’ONEA, les
pompes ou les forages collectifs et des propos recueillis lors de l’enquête qualitative de 2003 pour les
prix des vendeurs ambulants.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 339

potable ou d’une source non potable ont deux à trois fois plus de risque de décéder entre leur
premier et leur cinquième anniversaire que les enfants dont l’eau de boisson provient d’un
robinet d’eau courante placé dans le logement ou la cour commune. Une explication possible
à ce différentiel dans les périodes de l’enfance vient du rôle de l’allaitement maternel qui est
d’autant plus efficace que l’enfant est nouveau-né, moins résistant et nourrit exclusivement
au lait maternel.

Résidence sans eau courante

25 50 75
Secteur loti
(n=24)
% % %
1 2 3 4 5 6 7 8 9 100 l/p/j

25 50 75
Secteur non
% % %
loti
(n=337) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 100 l/p/j

Résidence avec eau courante

25 % 50 % 75
Robinet semi privé
(n=28) • • %
1 2 3 4 5 6 7 8 9 100 l/p/j

25 % 50 % 75
Robinet privé
(n=46) • • %
1 2 3 4 5 6 7 8 9 100 l/p/j

Source : SSD-O,
2002.

Figure 5 : Quantités d’eau utilisées en litre par personne et par jour (l/p/j) en fonction du type
d’approvisionnement et de la zone d’habitat (ménages distribués par quartiles)

V. Mortalité et accès à l’eau à Ouagadougou


Cependant, dès que l’on introduit les variables culturelles et socio-économiques de la mère, cet
effet protecteur de l’eau courante s’estompe et ne devient plus significatif (modèle 2). Ces
variables culturelles et socio-économiques peuvent être appréhendés comme des variables qui
approchent les connaissances et comportements des mères en matière de gestion de l’eau et
d’hygiène notamment. À partir des résultats du modèle 2, ces variables approchant les
connaissances et les comportements semblent prépondérantes dans l’explication du différentiel
de mortalité infanto-juvénile par rapport à la seule infrastructure de l’adduction d’eau.
340 Villes du Sud

V. PERCEPTIONS, CONNAISSANCES ET USAGES DE L’EAU À OUAGADOUGOU


Il s’avère que les usages domestiques de l’eau dépendent, certes, de l’accessibilité à la
ressource, déterminant des quantités et en partie de la qualité. Cette accessibilité est alors
optimale lorsque l’eau est délivrée au sein de la résidence par l’intermédiaire d’un robinet au
minimum placé dans la cour. Mais les usages de l’eau au sein des ménages sont également
dépendants des comportements et notamment des pratiques d’hygiène. D’une part, il n’existe
pas d’usages standardisés de l’eau. Des questions relatives à la gestion domestique de l’eau et
aux modalités d’utilisation au sein des foyers sont essentielles. Un seul exemple suffit à le
démontrer : même si l’eau à la source est potable, les manipulations dont elle fait l’objet
multiplient les risques de contamination. Or, à Ouagadougou, près des trois quarts des
ménages disposant de l’eau courante stockent l’eau dans des containers couverts ou non, à
l’intérieur ou à l’extérieur du logement, impliquant un puisage de l’eau (Dos Santos, 2006).
En termes de risque de contamination, disposer d’un robinet dans la cour ou aller chercher
l’eau à la borne-fontaine ne présente donc pas toujours des différences significatives à ce
niveau.
TABLEAU 1
Risques relatifs de décéder avant l’âge de 5 ans15
Période de
Modèle 1 Modèle 2
l’enfance
Type d’eau de boisson (eau courante)
Point collectif d’eau potable < 1 mois 1,03 0,74
1-11 mois 1,20 0,87
12-59 mois 2,14 ** 1,63
Vendeur < 1 mois 1,32 1,12
1-11 mois 1,92 * 1,61
12-59 mois 1,82 1,52
Eau non potable < 1 mois 0,96 0,58
1-11 mois 1,81 1,09
12-59 mois 2,95 *** 1,83
Instruction de la mère (secondaire et +)
Sans instruction 2,43 **
Primaire incomplet 2,30 **
Primaire complété 1,57
Ethnie (Moose)
Autre 0,62 ***
Religion (musulmane)
Autre 0,63 *
*** : p < 0,01 ; ** : p < 0,05 ; * : p < 0,1.
Catégorie de référence entre parenthèses.

D’autre part, il est nécessaire de prendre en compte l’assimilation des connaissances en


matière d’hygiène, notamment en regard des représentations sociales. En effet, les attitudes
préventives et les catégories de propre/pur et de sale/impur relèvent de typologies qui ne
sont pas universelles. Tant qu’un individu ne classe pas une chose, un fait ou une action,
dans la catégorie du sale et qu’il ne considère pas cette chose comme pouvant transmettre
une maladie, il n’y a aucune raison de penser que cet individu adoptera une pratique de

15Extrait des résultats des modèles de survie exponentiels par morceaux présentés en détails dans Dos
Santos et LeGrand (à paraître).
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 341

prévention de la maladie, comme l’hygiène. Or, à Ouagadougou, l’assimilation des


connaissances en matière d’hygiène, c’est-à-dire se référant au modèle biomédical, signifie un
profond changement du système cognitif, parce que les conceptions populaires sont à
l’opposé du modèle biomédical16.
Notamment, entre autres critères objectifs de distinction, deux styles de discours dénotent
l’appropriation ou non de la norme biomédicale. Le premier style, direct, se caractérise dans
les entretiens par le pronom « tu » ou « nous » ou par des formes affirmatives et marque une
appropriation des savoirs exprimés. Ces savoirs ne sont pas questionnés par les locuteurs, ils
sont exprimés comme des acquis, comme des évidences, des réalités. Le discours de cette
femme illustre cette forme de discours direct, à l’opposé du discours biomédical.
Une femme, périphérie non lotie, 25 ans, vendeuse dans la rue, sans instruction, non native
(rurale), depuis un an en ville.

« Concernant la maladie par exemple, il n'y a pas de je suis propre ou


non. Quand la maladie est là, que tu sois propre ou non, elle est là
seulement! La maladie ne cherche pas à savoir si tu es propre ou pas, elle
vient seulement. (…/…) Pour se préserver des maladies, non, nous ne
faisons rien. Nous n'y pouvons rien ! »
Le second style de discours est indirect et est caractérisé par le pronom « ils » et l'expression
« on dit que » ou expressions voisines: « Au dispensaire, on dit que » ou bien encore « Les gens
disent que ». Les discours ne reflètent pas une forte appropriation des savoirs mais révèlent
au contraire des questionnements, tant sur les conceptions populaires, remise en cause, que
sur la théorie biomédicale, encore mise à distance. Le discours suivant illustre cette mise à
distance de la norme biomédicale : le savoir n’est que rapporté.
Une femme, périphérie lotie, 36 ans, vendeuse de nourriture dans une école, sans instruction,
native.

« J'entends parler à la radio sur la santé et la propreté. Ils nous


conseillent de faire l'effort pour que les enfants soient propres, de faire
l'effort pour que l'intérieur des cours soit propre (…/…) On dit que si
une maladie a attrapé l'enfant, s'il est propre, ce ne sera pas grave. Mais
s'il est sale, ce sera grave. »
À Ouagadougou, aujourd’hui, la norme biomédicale est le plus souvent exprimée à la forme
indirecte, ce qui illustre le lent processus de changement du système cognitif. Les
connaissances en matière d’hygiène biomédicale sont plus ou moins connues, mais elles sont
le plus souvent évoquées avec une certaines distance.
Le discours de cet homme, dont le niveau d’instruction est élevé, illustre cette lente
assimilation des théories biomédicales en matière de transmission de la maladie notamment,
et la permanence des conceptions populaires :
Un homme en non loti, 34 ans, imprimeur, niveau d’étude secondaire, natif.

« Si on regarde les personnes avec lesquelles nous vivons aujourd'hui et


qui sont malades, ça ne veut pas dire qu'elles ont fait quelque chose
d'extraordinaire. Aujourd'hui, si ton prochain est malade, ça aurait pu
être toi ! Mais qu'est-ce que la personne a fait pour être malade ? Il
mange la même nourriture que toi, il boit la même eau que toi. Mais

16 Pour plus de détails, voir Dos Santos, 2005a.


342 Villes du Sud

pourquoi lui est malade et toi, tu ne l'es pas. Donc, on peut faire
attention, mais il y a autre chose. »

CONCLUSION
Cette communication avait pour objectif de décrire les iniquités en matière d’accès à l’eau afin
de mettre au jour les enjeux socio-sanitaires de l’eau, à partir du cas de Ouagadougou.
Ouagadougou peut faire figure d’exemple où l’accès à l’eau est généralisé puisque 97 % de la
population déclare une source d’eau potable comme type d’approvisionnement en eau de
boisson. Pourtant, en dépassant la seule statistique du type d’approvisionnement en eau,
pour voir plus précisément les modalités de l’accessibilité à l’eau, nous avons pu mettre en
lumière des facteurs à l’iniquité qui se jouent dans les usages domestiques de l’eau.
A cet égard, nous souhaitons discuter de la pertinence d’une reformulation des mesures
statistiques de l’accès à l’eau et de la nécessité de précision pour une meilleure appréhension
des enjeux socio-sanitaires. La distance ou le temps de collecte ainsi que le coût inhérent à
l’achat de l’eau doivent être des éléments à considérer si l’on souhaite calculer une statistique
sur l’accès à l’eau dans une perspective d’amélioration des implications socio-sanitaires
qu’induit l’accès à l’eau. Dans le but d’une uniformisation rapide des concepts propres à
permettre des comparaisons entre statistiques issues de diverses sources, il serait opportun
d’évaluer l’accès à l’eau pour tous sur la base de l’accès à l’eau courante pour tous. D’abord
parce que cette mesure est comparable et identifiable objectivement pour satisfaire aux
exigences statistiques. Ensuite, parce que c’est l’accès dont les implications sont les moins
dommageables en termes de santé et d’équité sociale.
Toutefois, si l’accès à l’eau courante est une étape de développement nécessaire pour répondre
aux enjeux socio-sanitaires, cette étape est non suffisante en soi. Les usages de l’eau dépendent de
l’accessibilité à la ressource mais aussi des pratiques d’hygiène. Or, à Ouagadougou,
l’assimilation des connaissances en matière d’hygiène signifie un profond changement du
système cognitif, parce que les conceptions populaires sont à l’opposé de la théorie du germe
invisible. C’est un long processus de changement, actuellement en cours à Ouagadougou.

Remerciements
Je tiens à remercier l’Institut supérieur des sciences de la population de l’université de
Ouagadougou qui m’a accueilli pendant près d’un an et qui a gracieusement mis à ma
disposition les données du SSD-O financé par la fondation Rockefeller. Je tiens également à
remercier Tom Legrand pour m’avoir fait bénéficier d’une bourse de terrain de la fondation
Andrew W. Mellon. Merci enfin à Sabine Henry pour avoir présenté cette communication à
ma place alors que je ne pouvais me rendre aux Journées Scientifiques à Cotonou.

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INÉGALITÉS SOCIALES,
RÉSIDENTIELLES
ET ACCÈS AUX SAVOIRS ET SOINS
LIÉS AU PALUDISME INFANTILE
CHEZ LES MIGRANTS À MBOUR
(SÉNÉGAL)

Sylvain Landry FAYE


Université Cheikh Anta Diop, Sénégal
fayesylvain@yahoo.fr

Richard LALOU
Laboratoire « Population-Environnement-Développement » (LPED)
UMR 151 IRD-université de Provence,France
Richard.Lalou@ird.sn

1- QUESTIONS DE RECHERCHE
Malgré les importantes campagnes de sensibilisation sur le paludisme, les comportements de
recours aux soins posent un certain nombre de problème, si l’on tient compte des disparités
profondes qui existent entre les milieux ruraux et urbains au Sénégal. Nos travaux antérieurs
(Faye, 2005) montrent qu’à Niakhar, qui est une zone rurale située dans la région de Fatick,
l’offre de soins biomédicaux est assurée par trois postes de santé, associés à des maternités et
cases de santé. Cependant, au regard de l’importance de la population, cette offre de soins
biomédicaux est assez limitée en nombre. En outre, la plupart des cases de santé ne
fonctionnent pas ; autant de contraintes qui pèsent sur les familles à la recherche de soins
dans ces espaces. Dans le même temps, malgré la bonne circulation de l’information sanitaire
sur le paludisme (campagnes de sensibilisation, les migrations saisonnières, acteurs non
gouvernementaux) on observe la persistance d’un décalage entre les connaissances, les
attitudes face aux fièvres palustres et l’intégration de ces savoirs dans les comportements
thérapeutiques (Faye, 2003). Cette situation est à mettre, en partie, sous le compte de
l’emprise du groupe statutaire, particulièrement le rôle important de la grand-mère. La
position de dépendance occupée par la mère fait que ses préférences de recours sont
346 Villes du Sud

masquées par les décisions thérapeutiques de la belle-mère ou du mari, auxquelles elle se


soumet.
Partant de cette situation, cet article cherche à savoir si le fait de s’installer en ville va avoir
des effets différents pour les parents seereer originaires de ce milieu rural : De façon plus
spécifique, nous voulons savoir si les spécificités du milieu urbain de Mbour, différentes de
celles du village, permettent une plus grande accessibilité aux structures sanitaires et un
processus de reconstruction plus important des savoirs et pratiques relatives au paludisme
infantile ? Nous nous proposons donc d’examiner ici le rôle de la ville dans le changement ou
l’amélioration de l’accès aux soins et aux savoirs palustres.
Cette question est d’autant plus importante à étudier que la ville est considérée dans la
littérature scientifique comme un moteur et un lieu privilégié du changement social. Une telle
conception a beaucoup évolué dans l’histoire des travaux scientifiques. L’article de Tabutin
(2000) montre que chez les précurseurs démographes, il y a une vision assez négative de la
ville (elle n’est pas source de progrès social et sanitaire.) Cependant, on voit émerger par la
suite, depuis la théorie de la modernisation, une certaine conception positive. Wirth (1938)
considère que « la ville crée les conditions nécessaires au décollage, au progrès, au
développement en changeant les mentalités et les modes de vie… C’est un environnement
nécessaire pour passer des comportements traditionnels à des comportements dits modernes. »
À partir de ce moment, la ville apparaît comme le lieu privilégié du changement culturel ou
d’émergence de nouveaux comportements. Cette idée a été reprise par la suite dans un
certain nombre de travaux plus contemporains (Waitzenegger, 2000 ; Roger, 1993.) Ces
auteurs montrent que par rapport au village, la ville se positionne comme le lieu d’une plus
grande disponibilité des structures de soins biomédicales. Ensuite, elle crée un
environnement social où l’accès à l’information sanitaire semble facilité par les médias
(radios, télé journaux). À ce titre, elle peut favoriser des phénomènes de diffusion et de
réappropriation d'informations et de pratiques sanitaires par des populations migrantes
grâce aux nouveaux réseaux de contacts qui se nouent.
La ville offre, sans doute, un contexte favorable susceptible d’induire des changements.
Cependant, on peut se poser la question de savoir si les changements des représentations et
comportements et les avantages sur le plan sanitaire sont accessibles à toute la population
urbaine de la même façon et dans les mêmes proportions ?
L’idée d’un changement linéaire ou uniforme au sein de la ville a été fortement critiquée par
les approches matérialistes et institutionnelles. L’anthropologue S. Greenhalgh (1990) en
parlant de la fécondité, interroge cette théorie générale en restituant les changements induits
dans le contexte institutionnel, culturel et politique étudié. Dans son sillage, d’autres auteurs
(Antoine et al., 1998 ; Antoine, Bocquier et al., 1988) en étudiant les conditions et modalités de
l’insertion urbaine font observer la diversité des profils du changement en ville, en particulier
entre les natifs et les migrants. Cette démarche est novatrice dans l’étude du rôle de la ville
dans le changement social. Cependant, elle nous pose problème dans la mesure où les
auteurs semblent considérer ces deux groupes comme homogènes. Or, nos observations
préalables en milieu urbain sénégalais (Mbour) montrent des caractéristiques assez
diversifiées chez les migrants : ces derniers y présentent des situations sociales très
contrastées suivant leurs quartiers de résidence et selon les statuts familiaux (femmes
divorcées, en couple polygames, monogames, avec ou sans enfants, veuves, non mariées, etc.)
Ces situations socialement différenciées nous poussent à étudier la diversité des profils du
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 347

changement urbain, sous le prisme de l’accès aux savoirs sanitaires innovants et aux soins
relatifs au paludisme infantile :
– Dans quelle mesure les disparités des situations sociales produites par la société, en amont
de la maladie, se traduisent en des pratiques sanitaires et systèmes de représentations
différenciées au sein de la population migrante ?
– Par quels mécanismes s’opère le changement et selon quelles modalités ?
– En nous intéressant à la santé des enfants de familles migrantes, observe-t-on, en fonction
du statut sociofamilial, des différences dans les modes de constructions des représentations
de la santé, de sa gestion, l’accès aux structures de soins, les types d’itinéraires
thérapeutiques ?
Si nous nous accordons sur le fait que la ville est le lieu où l’information biomédicale est la
plus diffusée, il ne suffit pas pour autant que le migrant s’y installe pour avoir forcément
accès à cette information et changer ses pratiques. L’impact de l’urbain sur le changement des
savoirs et pratiques est différent selon que les migrants soient bien insérés à leur nouveau
milieu de vie, socialement, économiquement. Ce rapport dynamique au fait citadin peut
entraîner une différence dans les mutations et des modalités diverses de réceptivité,
d’exposition à l’information sanitaire et de recours thérapeutiques.
La mise en perspective de ces clivages avec les modes d’accès aux savoirs et aux soins
thérapeutiques est devenue de plus en plus un enjeu majeur afin d’améliorer les politiques de
santé publique. La distribution inégale de la santé met en lumière l’existence de dynamiques
sociales qui débordent le champ spécifique de la santé et renvoient au fonctionnement de la
société. Le statut social, qui fait pourtant partie des prédicateurs connus de la santé, est une
variable peu mise en évidence dans l’analyse des rationalités à l’œuvre dans les processus de
construction des perceptions et comportements thérapeutiques. Si les inégalités sociales sont
décrites et expliquées dans les travaux actuels, l’analyse de leur transformation en inégalités
de santé, de perceptions et de comportements thérapeutiques est assez rare. Or, nous pensons
que l'étude des liens entre les perceptions étiologiques, les comportements de soins et les
statuts sociaux pourrait ainsi contribuer à expliquer comment l'appartenance à des catégories
sociales favorise ou non l’accès à la santé (De Koninck, 2004).

2- OBJECTIFS ET HYPOTHÈSE DE RECHERCHE DE LA RECHERCHE


L’objectif de cet article est d’interroger la théorie générale de la ville comme moteur du
changement social, en prenant pour prétexte l’accès aux soins et aux savoirs biomédicaux
innovants concernant le paludisme au sein d’une population rurale en migration urbaine.
Nous voulons savoir si l’arrivée en ville des migrants conduit à une transformation homogène
et progressive des perceptions du paludisme intégrant plus le biomédical et à des
comportements thérapeutiques plus orientés vers un recours précoce aux structures
sanitaires modernes. Pour cela, nous allons examiner particulièrement la façon dont les
inégalités résidentielles, liées à celles socio-économiques des migrants ont un impact sur leurs
modes d’accès et d’utilisation des connaissances et des services de soins.
Nous posons l’hypothèse qu’en passant du village au milieu urbain, les mécanismes de
changement et d’évolution des opinions, attitudes et comportements de soins palustres des
migrants sont intimement liés à leurs situations économiques, sociales ; à leurs modes de
sociabilités et d’interactions résidentielles qui les exposent à l’information et aux structures
sanitaires. Les migrants développent des pratiques et produisent des discours sur la santé,
348 Villes du Sud

qui témoignent, au delà d’une négociation-appropriation de catégories culturelles ou


biomédicales « prêtes à penser », de leur expérience et situation sociales, des rapports qu’elles
entretiennent au quotidien avec l’urbain et les services de santé officiels.

3- CADRE ET CONTEXTE DE L’ETUDE


Les migrants que nous étudions ici sont ceux installés dans la ville de Mbour. Ils sont
originaires de Niakhar, une zone de 30 villages située à 150 km à l’est de Dakar et qui couvre
une superficie d’environ 240 km². Ces villages font l’objet depuis plus de vingt ans d’un suivi
démographique et de santé régulier réalisé par l'Institut de recherche pour le développement
(IRD). La zone, homogène au plan ethnique avec 95 % sereer (Levi, Adjamagbo, 2003)
présente de fortes disparités sociales et culturelles : des différences d’équipements,
d’infrastructures ; des aires culturelles qui se particularisent sur le plan linguistique, des
croyances et pratiques culturelles (Faye, 2005.) Cette société agricole traverse une crise
économique ces dernières années à cause de la dégradation progressive de l’activité agricole
qui est pourtant la principale source de revenus. Dans un tel contexte de difficultés
économiques, la migration, généralement vers Dakar, a constitué une véritable stratégie de
sortie de crise (Paquet, 1992). Mais la saturation de l’espace résidentiel dans cette capitale
dakaroise, son éloignement de Niakhar et la cherté de la vie, ont été à l’origine d’un
changement de direction migratoire vers Mbour qui offre d’autres possibilités d’insertion à
travers son développement touristique et démographique. À l’origine saisonnière (se limitant
à la saison sèche), la migration dans cette ville est de plus en plus définitive avec une
installation de la famille ; un processus qui a connu une augmentation ces dernières années
(Levi, Adjamagbo, 2003).

Mbour : destination privilégiée de migration des populations rurales, qui supplante


Dakar
Une zone urbaine à la fois dynamique et productrice d’une situation résidentielle diversifiée chez les
migrants : localisé à l’ouest du pays, le département de Mbour se trouve au centre-ouest de la
région administrative de Thiès et à 90 km de la capitale Dakar. Il est composé de quatre
communes que sont Joal-Fadiouth, Nguékhokh, Thiadiaye et Mbour. Situé sur la Petite Côte,
Mbour constitue la troisième ville en développement de l’axe Dakar-Thiès. Son économie est
essentiellement portée par la pêche et le tourisme, activités créatrices d’emplois pour les
migrants. À Mbour, ce secteur emploie près de 5 000 personnes par an. Mais, en dehors des
emplois hôteliers et para-hôteliers qu’il produit, le tourisme contribue à développer des secteurs
comme l’artisanat, l’industrie alimentaire et le transport. Ce secteur du transport (calèches,
chauffeurs routiers, taxis) est particulièrement occupé par les migrants originaires de Niakhar
qui en ont fait leur spécialité.
La ville a ainsi offert l’image d’un véritable espace de diversité en matière d’opportunités
d’emplois surtout pour des populations rurales, éprises de citadinité, ou contraintes de quitter
leur origine, à la recherche de meilleurs moyens de subsistance. Ces atouts ont fait d’elle une
zone très attractive, mais l’affluence de populations a installé certaines dans une situation de
paupérisation sans précédent. En augmentant démographiquement au-delà des possibilités
offertes par la croissance économique, la ville ne fournit pas à tout le monde une qualité de
vie décente, en particulier chez les migrants : Certaines catégories professionnelles
(enseignants, fonctionnaires, hommes d’affaires, grands commerçants) ont réussi à s’installer
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 349

dans les quartiers résidentiels comme Grand Mbour et Oncad. Leurs capacités financières
leur ont certainement permis de pouvoir y acquérir une parcelle. Par contre, la grande
majorité (caléchiers, ouvriers, apprentis, pêcheurs, maçons, petits commerçants) occupe les
quartiers populaires Darou Salam/Mbour seereer Kaw. Ce sont des quartiers assez cosmopolites
sur le plan ethnique, professionnel, mais très homogènes au plan social, avec des conditions
de vie assez modestes et précaires. D’autres migrants qui sont les derniers à arriver en ville
(en moyenne un ou deux ans) se retrouvent dans les zones de forte précarité appelées zone
d’attente à la périphérie de la ville. Ce sont donc des migrants (des charretiers, des ouvriers ou
apprentis pêcheurs) dont l’urbanité est en devenir, donc « entre la ville et le village ».
De façon particulière, cette situation résidentielle des migrants a engagé à Mbour, des modes
de sociabilité différents, selon qu’ils se trouvent dans la zone d’attente, les quartiers populaires
ou ceux résidentiels.

Un milieu diversifié qui entraîne aussi des inégalités dans la sociabilité, l’exposition
aux avantages sanitaires
Dans la zone d’attente, on observe une sociabilité très restreinte des migrants, tournée vers
les parents. Ces migrants sont dans une situation d’attente. Cette mise en attente de leur
urbanité en fait des groupes entre la campagne et la ville. Cette situation, associée à la
précarité économique, les pousse à se replier sur leurs appartenances où ils trouvent plus la
sécurité sociale de l’entraide. La fragilité de leurs conditions d’existence renvoie ces migrants
du côté de leur milieu familial car ce dernier tend à demeurer pour nombre d’entre eux une
unité de survie, le seul lieu d’une identité sociale stable (Marie et al., 1999, p. 415.) Ce repli les
éloigne ainsi d’un certain nombre de canaux de diffusion de l’information diversifiée. En
revanche, dans les quartiers populaires (Darou Salam et Mbour seereer Kaw), la sociabilité est
ouverte à des relations de voisinage en dehors des appartenances familiales et villageoises.
Dans ces quartiers populaires, les migrants ont acquis la sécurité du logement. L’acquisition
formelle de la parcelle les installe dans un processus d’urbanité. Les rapports de voisinage
sont basés sur la plaisanterie entre groupes ethniques (seereer, toucouleurs comme à Mbour
seereer kaw). Ceci entraîne une bonne cohabitation et des formes d'échanges intergroupes. En
revanche, les relations de sociabilité qu’ils nouent débordent rarement le cadre du quartier et
du voisinage. Cela ne veut pas dire que ces migrants ne nouent pas des connaissances en
dehors de leurs quartiers. Ce que nous voulons souligner ici, c’est que la part la plus
importante de leur sociabilité est inscrite dans le quartier. La sociabilité au sein du voisinage
de ces migrants coïncide avec celle professionnelle. Cela s’explique par le fait que la majorité des
charretiers, des pêcheurs, vendeurs, vit et se regroupe généralement dans les quartiers
populaires. Cette coïncidence amoindrit les possibilités d’élargir leur accès à des réseaux
d’information très vivaces et qui sont assez diffus au sein des autres types de quartiers.
Cette situation n’est pas observée dans les quartiers résidentiels : la sociabilité des migrants y
est transversale et se prolonge en dehors du lieu de résidence, intégrant des relations
familiales (parents dans la ville) mais aussi celles extérieures, nouées antérieurement à
l’intérieur de la ville ou acquises dans le cadre professionnel. Contrairement aux migrants des
quartiers populaires, l’insertion professionnelle des enseignants, chauffeurs, commerçants
constitue un facteur de diversification des relations. Le cadre de travail, développant un
esprit corporatiste formalisé (contrairement au secteur informel des charretiers) devient une
occasion de varier les relations au-delà de son propre quartier. Ils ont ainsi beaucoup plus de
350 Villes du Sud

possibilités d’accéder à des réseaux d’information sanitaire biomédicaux, populaires et locaux


assez riches et diversifiés.
Toute cette dynamique de sociabilité montre que selon le quartier où le migrant s’installe, il y
noue des contacts plus ou moins divers et accède ainsi à des réseaux (diversifié, ouvert ou
pas) qui sont des voies potentielles de diffusion d’un certain nombre de savoirs
thérapeutiques biomédicaux et populaires. Nous allons tenter de voir dans ce travail si ces
modes de sociabilité différentes engagent réellement des processus différents de
changements des savoirs et des pratiques liées au paludisme.
Des actions et opportunités dans le domaine de la santé dont les effets sont diversifiés : sur le plan
sanitaire, Mbour offre aux populations plusieurs possibilités thérapeutiques : le centre de santé
du district, ainsi qu’un certain nombre de postes de santé publics et les structures sanitaires
privées de plus en plus nombreuses (en comparaison avec le milieu d’origine des migrants).
En revanche, les migrants, de par leur localisation résidentielle, y sont exposés différemment :
Grand Mbour abrite le centre de santé de district, deux postes de santé ainsi qu’un nombre
important de cliniques, cabinets privés. Ces derniers sont rares dans les quartiers populaires
où il n’y a que des postes de santé publics. Dans la zone d’attente, il n’y a aucune structure
sanitaire.
Particulièrement dans le domaine du paludisme, les urbains sont de plus en plus sensibilisés
à sa gravité et à ses moyens thérapeutiques grâce aux médias, aux campagnes soutenues
d’information. Il faut souligner le rôle d’un certain nombre d’acteurs comme les
communautés rurales, les districts de santé ainsi que les ONG comme CANAH, Croix-Rouge,
DISC qui mènent un certain nombre d’activités d’appui pour la lutte contre le paludisme :
des moustiquaires imprégnées sont données aux postes de santé qui le revendent aux
populations à des prix modiques. Des activités de sensibilisation sont organisées par le biais
des relais communautaires sur le paludisme. Dans le cadre du traitement préventif
intermittent (TPI), les ONG mettent à la disposition des postes de santé les médicaments
Sulfadoxine-Pyriméthamine (SP) pour qu’ils le distribuent gratuitement aux femmes
enceintes. Cependant, nos observations ainsi que les études sur les Connaissances, attitudes
et pratiques (CAP) des populations en matière de prévention et de traitement palustre (ISED,
PNLP) montrent que les connaissances et pratiques intègrent le biomédical, mais à des
niveaux très diversifiés. En outre, les effets des actions de mobilisation sociale sont assez
diversifiés au sein de la population urbaine : dans certaines zones, l’activité des relais et l’appui
de partenaires de développement sanitaire connaissent une certaine léthargie alors que dans
d’autres le dynamisme est plus visible. Cependant, ces études ont souvent tendance à
opposer les natifs aux migrants dans les enquêtes CAP et oublient l’hétérogénéité sociale et
économique de chacun de ces groupes.

4- MÉTHODOLOGIE DE RECHERCHE
Sources des données : cette présentation est tirée d’une recherche anthropologique menée dans
le cadre d’une thèse de doctorat. Cette dernière a porté sur la question du changement des
savoirs et pratiques thérapeutiques liés au paludisme infantile chez les parents originaires de
Niakhar (milieu rural) en migration à Mbour (milieu urbain). Le travail de terrain a été mené
aussi bien à Niakhar qu’à Mbour. Dans cette ville, nous avons particulièrement ciblé les
migrants ayant décidé de s’y installer définitivement et non pas ceux qui viennent dans le
cadre d’une migration saisonnière. Généralement, les travaux sur les liens entre migration et
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 351

changements portent essentiellement sur les migrants saisonniers. L’analyse se fonde dès lors
sur la capacité de ces derniers à diffuser les savoir acquis et à changer de comportement au
retour (Waitzenegger, 2000 ; Lalou et Piché, 1994). Cependant, nos observations en milieu
rural nous ont révélé que le retour au village ne s’accompagne pas toujours d’une mise en
œuvre de pratiques permettant d’analyser l’impact de l’expérience migratoire. Les mères de
famille migrantes retrouvent une structure familiale marquée par l’autorité de la belle-mère,
qui fait que les pratiques mises en œuvre sont rarement de leur initiative. En prenant en
compte cette spécificité, nous avons plutôt opté de considérer les migrants dans leur lieu de
migration, à savoir la ville, et de nous intéresser à ceux qui s’y sont déplacés avec leurs
familles. Ce choix est motivé par la volonté de lire les changements à l’œuvre, en mettant à
contribution la distanciation sociale et culturelle du milieu d’origine.
Conduite depuis 2000, la recherche de terrain a été menée à chaque période hivernale durant
trois mois jusqu’en 2004. Le paludisme étant une maladie saisonnière au Sénégal, nous avons
décidé de travailler pendant les mois d’août / septembre/octobre. Ces mois correspondent à
l’hivernage et sont un moment où le diagnostic palustre est l’un des plus importants motifs de
consultation au dispensaire. Durant ces différents passages, nous avons appliqué les mêmes
procédés méthodologiques (les mêmes quartiers, mêmes modes d’échantillonnage des familles,
même outils, même questions posées) afin de pouvoir garantir une comparabilité des données
collectées. Nous allons présenter dans ce qui suit ces procédés méthodologiques :
Procédure de choix des quartiers inclus dans l’échantillon de l’enquête anthropologique : les sites de
collecte ont été choisis suivant les modes de regroupements des migrants en provenance de
Niakhar. Nos observations préliminaires et les données du suivi démographique de l’IRD
montrent que ces derniers se regroupent spécifiquement dans certains quartiers et y
présentent des profils d’insertion à la ville, différents et hétérogènes : Mbour seereer, Oncad,
Château d’eau, Diamaguéne I et II, Darou Salam, Grand Mbour, Thiocé Est, 11 Novembre,
etc.
À partir des critères de localisation par rapport au centre, niveau socio-économique, type et
statut des habitations, nous avons regroupé ces quartiers en grappes suivantes : les quartiers
résidentiels, les quartiers populaires et la zone d’attente. Elles n’offrent pas les mêmes
conditions de contact avec l’urbanité et nous permettent d’avoir une lecture plus
représentative de l’ensemble de la population migrante. Ensuite, dans chacune des deux
premières grappes, nous avons choisi deux quartiers en fonction du nombre relativement
important de migrants installés et la présence de poste de santé : Mbour seereer kaw, et Darou
Salam (quartiers populaires) et Oncad, Grand Mbour (quartiers résidentiels). La troisième
grappe, c’est-à-dire la zone d’attente, a été incluse en totalité. Ce choix nous a permis de
prendre en compte la diversité des situations urbaines auxquelles les migrants sont
susceptibles d’être confrontés.
Modes de sélection des familles ou des personnes à interroger : à Mbour, l’idéal aurait pu être
d’interroger un échantillon de familles suivies dans le temps depuis Niakhar et retrouvées
dans cette ville, pour confronter dans les deux situations leurs représentations étiologiques et
pratiques thérapeutiques. Cependant, les circonstances et les contraintes de l’enquête ne nous
ont pas permis de procéder ainsi. Nous avons plutôt travaillé sur un échantillon dissocié.
C’est-à-dire qu’à un moment-m, nous avons ciblé des familles migrantes et comparé leurs
savoirs et pratiques avec les résidents à Niakhar. On pourrait nous reprocher de faire le
présupposé selon lequel les migrants ont reçu avant de se déplacer les mêmes savoirs que
ceux que l’on observe aujourd’hui à Niakhar. Cependant, ce qui nous a intéressé ici, c’est
352 Villes du Sud

moins le changement individuel dans le temps, que la différence des savoirs et pratiques
thérapeutiques, au sein d’une population seereer aux caractéristiques culturelles similaires,
mais dont certains de ses membres se distinguent de par le lieu de résidence qu’est la ville.
Dans chacun des quartiers inclus, nous avons sélectionné les familles à partir des critères
suivants : taille du ménage, ménages monogame ou polygames, statut familial des parents,
situation socio-économique des parents, ancienneté dans la ville, etc. Dans chaque quartier
d’enquête, nous avons suivi, de 2000 à 2004, une trentaine de familles réparties suivant les
critères précités. Au total, cela a fait 150 familles inclues dans notre échantillon de travail.
Dans ces familles, nous avons principalement interrogé la mère de l’enfant. En revanche, elle
n’est pas la seule responsable à prendre la décision. C’est pourquoi, nous nous avons aussi
ciblé, au sein de la concession ou du ménage, toutes les personnes qui sont influentes et
impliquées dans la gestion de la santé de l’enfant (père de l’enfant, grand-mère, co-épouses,
voisins etc.) Les observations et les entretiens ont essentiellement concerné les cas de fièvre
effectifs lors de notre présence sur le terrain.
Cibler les cas de fièvre infantile lors de notre présence sur le terrain : nous avons retenu le principe
de porter notre attention sur les familles avec des cas de fièvre de leurs enfants, la fièvre étant
présumée d’origine palustre durant l’hivernage, conformément aux indications de l’OMS.
Particulièrement, nous nous sommes intéressés aux cas ayant lieu au moment de notre
présence sur le terrain ou dans un intervalle d’une semaine avant. Cette précaution était
nécessaire, afin de minimiser les possibilités d’oubli et de pouvoir observer la gestion de la
maladie au sein de la concession. Cette démarche fait que les données collectées depuis 2000
ne proviennent pas chaque année des mêmes familles. À chaque hivernage, les familles
observées sont différentes de celles de l’année précédente. En revanche, cela n’enlève en rien
la possibilité de confronter l’ensemble des données ainsi produites et de les analyser de façon
comparative puisqu’elles ont été collectées selon les mêmes procédures et mêmes outils
qualitatifs.
Des outils de recherche essentiellement qualitatifs : nous avons triangulé trois outils qualitatifs
capables de nous permettre de lire ou observer les évolutions ou changements des
comportements ainsi que les savoirs des parents sur le paludisme chez l’enfant : observations,
entretiens approfondis et récits migratoires.
À domicile et dans les structures sanitaires, nous nous sommes intéressés aux différentes
dynamiques thérapeutiques face à l’affection palustre de leur enfant. Nous avons observé le
déroulement des consultations, les interactions entre le soignant et le soigné, le processus
décisionnel, la nature du recours thérapeutique, les rapports aux structures sanitaires ainsi
que l’observance du traitement. Les comportements observés ont été mis en relation avec le
niveau de connaissance des parents, mais aussi leur situation socio-économique et les modes
d’exposition aux avantages sanitaires permis par leur milieu de résidence. Ils ont aussi été
comparés avec ceux observés dans le milieu d’origine, ainsi que les points de vue et
perceptions que nous avons collectés par le biais des entretiens approfondis.
Les entretiens menés aussi bien avec les parents, leur entourage qu’avec les professionnels de
la santé (infirmiers, agents de santé communautaires, vendeurs de médicaments, relais
communautaires) ont porté sur les connaissances sur le paludisme infantile, sur les services et
soins qu’ils reçoivent ou mettent en œuvre. Ils ont été conduits aussi bien à domicile que dans
les postes de santé. Au total, environ 300 entretiens ont été menés dans les 5 quartiers de
l’étude pendant quatre ans. Nous avons tenté de déterminer la nature des perceptions
entourant le paludisme, le risque qui lui est associé ainsi que la gravité chez l’enfant. Face à la
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 353

pluralité des savoirs diffus à propos de la maladie, nous nous sommes attardés sur la façon
dont les acteurs en font la synthèse, en particulier les modes de réinterprétation de la
connaissance biomédicale. En fonction des quartiers de résidence, nous avons voulu identifier
les sources de diffusion de l’information, les canaux par lesquels elle transite, sa nature, le
rapport que les parents ont avec elle, dans leurs discours, mais aussi dans les attitudes de
recours aux soins.
Les récits migratoires ont concerné 50 pères et mères de familles migrantes à Mbour. Ces derniers
ont été choisis en fonction de la qualité des entretiens que nous avons eus avec eux. Cette
technique s’imposait dans la mesure où la lecture des changements des savoirs et pratiques dans
un contexte urbain ne peut se faire qu’en prenant en considération les trajectoires qui ont conduit
ces groupes à Mbour, ainsi que leurs formes d’interactions avec le milieu urbain. Pour répondre à
cet impératif, nous avons retracé les principaux événements des migrants depuis leur naissance,
concernant leur activité, leur histoire matrimoniale et génésique et les soins infantiles. Nous
avons aussi cherché à saisir leurs trajectoires de vie et insisté sur leurs itinéraires résidentiels
urbains pour mieux situer la possible influence de la ville.
Toutes les données collectées par ces techniques ont été traitées grâce à l’analyse de contenu :
nous avons tenté de voir sur quels aspects les discours ou les observations se recoupent ou se
différencient, concernant les thèmes de nos investigations. La variété des savoirs, des
expériences de soins et des comportements thérapeutiques des parents relatifs à la santé
infantile a été analysée verticalement, c’est à dire en lien avec leurs situations résidentielles,
sociales et économiques. Ces analyses ont été menées dans un esprit comparatif avec la
situation observée à Niakhar. Cette situation ne sera pas présentée en détail ici. En revanche,
nous allons surtout nous appesantir, dans cet article, sur les données de Mbour.
Nous nous proposons d’abord de décrire les situations observées dans les trois types de quartiers
concernant l’évolution des comportements pendant la grossesse, en matière de prévention et
aussi de recours aux soins en cas de paludisme. Nous montrerons que ces processus de
reconstruction connaissent des différences selon les situations résidentielles et socio-
économiques. Sur la base de ces constats et des différences observées dans les évolutions, nous
tenterons de les expliquer en prenant en compte les facteurs déterminants majeurs.

DES PRATIQUES PRÉVENTIVES DIVERSIFIÉES FACE AU PALUDISME INFANTILE.


L’enfance dans la société seereer est considérée comme étant au centre de la représentation de
la vie et la conscience de ce statut spécial qui lui est attaché est quasi générale chez les
migrants à Mbour. Cependant, la permanence de ces savoirs n’a pas entraîné le maintien et la
mise en œuvre d’une façon unanime des rites et précautions qu’ils induisent. L’observation
des pratiques effectives en cas de grossesse et à la naissance de l’enfant montre que ces
derniers ne sont pas appliqués par tous les migrants. Il en est de même des pratiques de
prévention du paludisme : des comportements différentiels sont observés entre les migrants
dans les quartiers moyens, ceux des quartiers populaires et de la zone d’attente.
Dans les quartiers résidentiels moyens, les précautions entourant la période de l’enfance en
milieu seereer ont sensiblement évolué chez les migrants. Si certaines sont restées1, la
grossesse de la femme est une période qui fait plus l’objet d’un recours au dispensaire avec

1En particulier le respect des interdits concernant les sorties, le travail, l’alimentation qui ont une forte
valeur préventive, non pas seulement sur le plan sanitaire, mais surtout sur le plan social
354 Villes du Sud

les consultations prénatales plus précoce. Il est pourtant observé à Niakhar que la grossesse
appelle de plus en plus un suivi important du recours aux postes de santé pour les
consultations prénatales. Mais ce recours se caractérise par un certain retard, en moyenne à
partir du troisième mois. Ce retard s’explique, entre autres raisons (ignorance, manque de
moyens, etc.) par la volonté des femmes de cacher leur grossesse, afin de prévenir les
mauvais yeux et malfaiteurs. À Niakhar, le contexte socioculturel très particulier dans lequel
se déroule la grossesse (croyances surnaturelles, l’enfance en tant que période convoitée par
les malfaiteurs) oriente les attitudes des femmes ainsi que celles de leur entourage. En
revanche, à Mbour, la migration, en permettant l’éloignement de ce contexte, libère un peu
plus les femmes2, en particulier dans les quartiers résidentiels. On y observe que le recours
aux consultations prénatales est très précoce, en moyenne, dès l’observation de l’absence des
règles. Cela n’empêche pas que la femme suive un certain nombre d’interdits connus d’elle
ou de son entourage, de par son appartenance à une lignée familiale dont elle continue
d’observer certaines recommandations.
Concernant la prévention du paludisme, elle passe aussi bien par les méthodes
traditionnelles que par les moyens médicaux modernes. Cependant, les familles observées
dans ces quartiers ont, dans leur majorité, des médecins ou des pharmaciens privés. C’est là
où ils s’approvisionnent et reçoivent des conseils sur les traitements, la prévention :
C. D., enseignant installé à Mbour avec sa famille, directeur d’école affecté à Diohine : C :

« je ne suis pas spécialiste en la matière. On ne peut pas rester un mois


sans qu’il ne se passe quelque chose. Mais ma femme est là. J’ai pris
contact avec un pharmacien de la place. À chaque fois que quelqu’un est
malade, ma femme va à la pharmacie. Le pharmacien donne les conseils,
les médicaments. Quand je viens je paye. Quand c’est grave aussi, j’ai
pris contact avec un docteur qui s’occupe de la famille. Quand il y a un
cas comme ça, ils vont le voir. Nous nous sommes bien organisés sur le
plan santé. Et tout récemment, ma femme veut intégrer une mutuelle de
santé dans le quartier. Je ne me suis pas bien renseigné pour le moment.
Mais elle va souvent assister aux réunions…..Tout récemment quand
mon fils allait au village pour les vacances, il m’a dit : à Diohine, il y a
beaucoup de moustiques il faut que j’amène une moustiquaire avec moi
(rires). Il a pris l’habitude parce qu’ici à la maison il y en a dans chaque
chambre. J’étais obligé d’aller à la pharmacie pour lui en chercher ».
Cet entretien est illustratif d’une situation assez favorisée sur le plan sanitaire : D’abord, une
habitude d’utiliser des moyens préventifs modernes qui reflète une bonne connaissance de
son utilité, mais aussi de moyens financiers favorables (nous y reviendrons.) Ensuite, on
remarque une possibilité pour cette famille de compter en permanence sur un pharmacien
pour recevoir des conseils dès que se présente un quelconque problème de santé. En plus, la
femme sait qu’elle peut avoir les médicaments à crédit dans la mesure où le pharmacien la
considère comme solvable. Ces attitudes, ces sources d’approvisionnement en médicaments
et ces possibilités de crédit pour les familles sont différentes de celles observées dans les
autres quartiers.

2Cela ne veut pas dire que les femmes en milieu urbain n’ont pas peur des attaques maléfiques lors du
début de la grossesse. Nos enquêtes en milieu urbain chez les natifs de Mbour montrent que cette peur
existe. Par contre la grande différence se trouve au niveau de la teneur de cette peur : en ville, le milieu
hétérogène, mais aussi anonyme pour le migrant lui permet de relativiser et de vivre cet événement
avec moins de peur sociale qu’au village.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 355

Dans la zone d’attente et les quartiers populaires, on observe une évolution mitigée des pratiques
à la grossesse et à la naissance : Ce qui est singulier ici, c’est que, si les femmes suivent les
consultations prénatales comme dans les quartiers moyens, elles le font plus tardivement. En
outre, suivant les cas, certaines consultent d’abord des voyants, mettent en œuvre des
précautions traditionnelles en attendant d’aller au dispensaire. D’autres vont retourner au
village le temps de la grossesse et de la naissance de l’enfant (surtout les familles de la zone
d’attente). Enfin, certaines familles font venir des parents du village (en général la belle-mère,
la mère de la femme ou une tante) pour assister la femme parturiente à l’accouchement et les
premiers soins infantiles. Cette pratique est le fait de femmes primipares qui n’ont aucune
expérience dans la gestion de la grossesse. Le recours tardif aux consultations prénatales n’est
pas toujours dû ici à une peur sociale des malfaiteurs, mais souvent à des difficultés
économiques. Nos observations et entretiens montrent, dans la majorité des cas inclus, que les
femmes connaissent généralement l’importance de la consultation prénatale comme au
village. Mais en ville, ce n’est pas la présence coercitive d’une belle-mère ou la peur de
dévoiler la grossesse qui retarde les consultations prénatales, mais c’est surtout leurs moyens
financiers qui ne leur permettent pas de mettre en œuvre rapidement ce recours aux CPN. De
surcroît, ces familles ne peuvent pas compter sur des médecins de famille, ni sur les crédits
accordés par un pharmacien à cause de leur situation économique précaire. Les postes de
santé publics dans ces quartiers n’offrent pas aux femmes indigentes la possibilité de se
soigner ou soigner leurs enfants à crédit. Paradoxalement, les pratiques observées montrent
plutôt des crédits accordés aux personnes qui ont un statut social privilégié au sein de la
communauté : les femmes relais, les apparentés au personnel dans le poste, etc. La même
situation a été observée en ce qui concerne les recours aux postes de santé en cas de
paludisme infantile.
Concernant les pratiques de prévention du paludisme, elles sont presque rares dans la zone
d’attente. Par contre dans les quartiers populaires, elles associent aussi bien le traditionnel, le
populaire, que le moderne. Cependant, les mesures de protection contre le vecteur mises en
œuvre consistent à allumer dans leurs chambres des feuilles de niim (azadirechta indica) ou
d’eucalyptus pour chasser les moustiques. Les parents ont aussi l’habitude d’allumer des
spirales, mais utilisent moins la moustiquaire imprégnée. Enfin, ils préconisent la prise
hebdomadaire de nivaquine, ce qui n’est plus recommandée depuis quelques années.
D’ailleurs la prévention médicamenteuse a été formellement déconseillée depuis cette année
afin de prévenir le développement des résistances aux antipaludiques.
Ces observations renferment quelques idées essentielles pour les analyses et les discussions
que nous allons aborder : D’abord, les modes de prévention dans ces quartiers, à l’image de
ceux moyens résidentiels, sont très diversifiés. Cela témoigne d’une pluralité de sources
d’acquisition de la connaissance qui appelle un syncrétisme dans la pratique. On observe
aussi une bonne connaissance de la nécessité de la prévention puisque les pratiques sont
effectives. Cela est différent de ce que nous avons observé dans le milieu d’origine3 où les
moustiquaires sont peu utilisées, à cause surtout des rumeurs et formes de croyances
négatives4. À Mbour, l’observation de la prévention montre une plus grande conscience des

3 La banalisation de la maladie ou la minimisation de ses risques sur le plan sanitaire y entraîne une
faible mise en œuvre de la prévention, malgré les efforts de sensibilisation aux moustiquaires
imprégnées
4 Les seereer considèrent que le fait de dormir en étant recouvert d’un voile blanc fait allusion au linceul

et à la mort.
356 Villes du Sud

risques, qu’il faut certainement mettre à l’actif d’une exposition plus soutenue aux sources
d’informations diversifiées. Cependant, malgré cette prise de conscience, les aspects
financiers influencent les modalités de la prévention palustre à Darou Salam et Mbour
Seereer Kaw. On prévient le paludisme par des moyens moins onéreux que la moustiquaire
dont le coût financier est dans certains postes de santé assez prohibitif. Ce coût connaît des
différences fondamentales suivant les postes de santé, leurs modes de subvention, de même
que pour les médicaments (nous y reviendrons.)
Le constat que nous venons de faire dans les paragraphes précédents est également valable
pour les comportements de recours aux soins en cas de paludisme infantile. Nous allons
montrer dans ce qui suit que, une fois la maladie identifiée et diagnostiquée comme
paludisme par les parents, la conduite de recherche de soins et la nature de l’itinéraire
adoptée connaissent des différences selon les situations résidentielles des migrants.

DES COMPORTEMENTS DE RECOURS AUX SOINS QUI ÉVOLUENT DE FAÇON


DIFFÉRENTE
L’automédication : une première démarche thérapeutique, avec des délais différents selon les
quartiers
Chez les migrants originaires de Niakhar, la première démarche thérapeutique qui a été mise
en œuvre dès l’apparition des symptômes du paludisme a été de traiter à domicile. Kroeger
(1983) et Ryan (1998) reconnaissent l’importance de cette forme de soins et Bichmann (1985)
la qualifie même de « sous-système médical. » De nos jours, les soins à domicile non prescrits
sont, en importance, la première pratique thérapeutique usuelle dans les pays africains (Faye,
2005). Cette stratégie thérapeutique est paradoxalement une pratique recommandée par
l’OMS et réaffirmée lors de la déclaration d’Abuja (Faye, 2000.) C’est une pratique
primordiale aussi bien en ville qu’à la campagne. Franckel (2002) montre qu’à Niakhar,
environ 88 % des enfants souffrant de fièvre sont d’abord traités à la maison, à partir de
médicaments achetés et gardés ou de recettes traditionnelles. À Mbour, elle est quasi générale
dans les quartiers observés. Les parents migrants ont acquis un certain nombre de connaissances
sur les vertus thérapeutiques des plantes pour les soins du paludisme qu’ils utilisent à
domicile, en les associant à de recettes de traitements populaires et médicaments
biomédicaux.
MB. ND Ngayokhéme, charretier basé à Darou salam depuis 1997, Mbour.

« Comment s’est manifestée la maladie ?

– MB.ND : au début, nous avions pensé ma femme et moi que l’enfant n’avait que de
la fièvre près hivernale (a sumaan ndokand ndiig). Il a eu des maux de tête au départ
et refusait de manger.

Quelle a été votre première réaction ?

– MB.ND : dès qu’on a constaté que le corps de l’enfant était très chaud, sa mère l’a
couvert avec un linge imbibé d’eau. Elle lui avait donné ensuite à boire un peu de
café mélangé avec quelques gouttes de vinaigre. Le soir, sa mère lui avait frictionné
tout le corps avec de l’huile de karité, mbéneféne, mbirboop, ndodaafood, etc. Elle lui a
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 357

aussi fait de la tisane de « ngeer » faux quinquéliba, comme nous avions aussi des
comprimés, il a bu aussi. »
En revanche, si les soins à domicile restent la première démarche thérapeutique, ceux-ci sont
exclusifs dans la zone d’attente. Cela veut dire que dans cette zone, le soin de l’accès palustre a
été exclusivement fait à domicile, sans l’intervention d’un thérapeute extérieur. Cette
situation se rapproche de celle observée dans le milieu d’origine de Niakhar où environ 66 %
des cas d’accès palustres observés dans les villages ont été exclusivement traités à la maison,
sans recours au guérisseur ou au poste de santé (Franckel, 2002.) Par contre, dans les
quartiers populaires et moyens résidentiels, le traitement à domicile a généralement été suivi
d’un recours externe, surtout vers le poste de santé. Cependant, ses délais et ses modalités ont
été différents selon qu’on se trouve dans un quartier moyen ou un quartier populaire :
Dans les quartiers moyens, le traitement à domicile dure en moyenne deux jours, avant la mise
en œuvre d’un recours externe. La réduction du délai de traitement à domicile pourrait d’une
part être référée ici à une meilleure intégration des recommandations biomédicales.
Cependant, il faut ajouter à cela que c’est surtout dû au fait que les caractéristiques
économiques favorables de ces migrants leur permettent de mobiliser les ressources plus
rapidement afin d’engager un recours externe. En outre, la situation professionnelle permet à
certains comme les enseignants ou les fonctionnaires de bénéficier d’une prise en charge
sociale. Cela leur donne la possibilité de faire soigner leurs enfants au service médical de
l’entreprise, ou dans les services de santé, sans payer dans l’immédiat. Il y a aussi des formes
de mutualisation qui se développent actuellement dans ces quartiers, permettant aussi une
prise en charge plus rapide des cas de maladie.
Le recours plus précoce vers les structures sanitaires doit aussi être ici mis en lien avec une
disponibilité plus importante et diversifiée de ces services dans ces quartiers. Les quartiers
résidentiels abritent la majorité, sinon la quasi-exclusivité des services de santé privés
(cabinets, dispensaires privés) et comptent plus de postes de santé publics que dans les
quartiers populaires. Cette situation de disponibilité en infrastructures et de favorisation sur
le plan économique, réduit du coup le temps du traitement à domicile et accélère le recours
aux postes de santé ou médecins privés.
Dans ce cas, les délais courts du traitement à domicile avant un recours externe révèlent
plutôt que c’est surtout un moment de diagnostic. Cette pratique accompagne les premiers
moments d’observation de l’évolution des symptômes. En fait, les familles traitent à la
maison aussi pour voir comment évoluent les symptômes et ainsi pouvoir mieux interpréter
la maladie avant de réaliser un recours externe. Cette pratique participerait donc d’une
stratégie pour réduire l’incertitude et maximiser l’efficacité thérapeutique (Ryan, 1998). En
revanche, dans les autres quartiers populaires, elle ne revêt pas la même signification.
Dans les quartiers populaires, l’auto-traitement dure environ quatre jours en moyenne. Ici, les
parents ne disposent pas de système de prise en charge professionnelle, puisqu’ils évoluent
dans le secteur informel. En outre, leur précarité financière les exclue de l’éventualité d’avoir
des médecins personnels, de recourir à des cliniques privées. Elle ne leur permet pas non plus
de consulter rapidement au dispensaire, même s’ils ont pu améliorer leurs connaissances en
ville et ont confiance au biomédical. Cette situation est beaucoup plus visible chez les femmes
chef de ménage qui n’ont pas à compter sur les ressources d’un mari. En revanche, elles
peuvent activer leur capital social, en empruntant aux voisins ou en prenant des crédits au
sein des structures associatives. Cependant, cette mobilisation engage plus de temps, ce qui a
pour effet de retarder les délais de consultation d’un thérapeute et d’allonger la durée de
358 Villes du Sud

l’automédication. Comme le souligne d’ailleurs Fassin (1992), « s’il est habituel de dire que les
gens sont prêts à payer n’importe quoi pour guérir, […] leur décision d’entreprendre une
cure coûteuse (au dispensaire) se fonde sur un équilibre entre leur espoir de mobiliser la
somme demandée et la confiance dans le pouvoir des thérapeutes ». Dans les quartiers
populaires, la difficulté de mobiliser les sommes nécessaires pour un recours précoce au
dispensaire prend le dessus sur la confiance au thérapeute et ceci prolonge le temps du soin à
la maison.
Nous retiendrons de ces deux précédents paragraphes l’idée que le traitement à domicile
dans ces quartiers se particularise par son aspect transitoire. Il est un moyen d’offrir des soins
à l’enfant, de lui proposer des thérapeutiques en attendant soit de mobiliser les ressources ou
bien d’évaluer les symptômes. Ces différences s’observent aussi en ce qui concerne le recours
externe selon les quartiers. La consultation dans des structures biomédicales est la première
démarche thérapeutique externe observée chez les migrants pour la gestion du paludisme
infantile. En revanche, nous avons noté une différence dans la nature des types de recours
biomédicaux mis en œuvre entre les migrants des quartiers résidentiels et ceux populaires :

Un recours externe orienté vers les structures sanitaires modernes différentiel selon les
migrants
À Grand Mbour et Oncad, le recours externe est souvent orienté vers les postes de santé publics
et/ou les structures privées telles que les cliniques. Nous avons noté par exemple, dans le cas
de la famille de C. Diagne, originaire de Diohine qui dispose d’un pharmacien et d’un
médecin privé, que le recours externe se faisait d’abord vers la clinique privée de ce dernier.
En cas de besoin de médicaments, la femme a la possibilité d’aller les prendre chez le
pharmacien à crédit en attendant le retour du mari. Dans d’autres cas comme la famille A.
Diouf, si le poste de santé n’est pas exclu, cela n’empêche pas quelques fois de se rendre chez
un privé, considéré comme donnant les meilleurs soins possibles.
Par contre à Darou Salam et Mbour sereer kaw, la consultation externe est strictement guidée
vers les postes de santé publics : MB. ND Ngayokhéme, charretier basé à Darou salam depuis
1997, Mbour.
« Revenons à la maladie de l’enfant. Qu’est-ce qui a été fait par la suite ?
– MB.ND : au quatrième jour de la maladie, nous l’avions amené au dispensaire ma
femme et moi car l’enfant refusait maintenant les seins de sa mère. Nous avions été
au niveau de Mbour, en consultation au dispensaire de la Tripano. Là, c’est moins
cher parce que dans les cliniques, on n’a pas l’argent. »
Ici, le recours à un personnel privé n’est envisagé et mis en œuvre en aucun moment. Comme
nous l’avons évoqué à propos du traitement à domicile, les migrants charretiers ou travaillant
dans le secteur informel ont, dans leur majorité, plus tendance à se rabattre sur le public,
moins coûteux et donc plus à portée de main sur le plan financier.
Cette description que nous venons de faire nous renseigne sur le fait que les savoirs et
comportements des migrants face à la santé infantile et au paludisme se différencient
généralement de ceux observés au village. Ceci témoigne d’une évolution. Par contre, on
observe aussi que les situations chez les migrants sont loin d’être homogènes. De façon
synthétique, des différences sont notées entre les migrants de la zone d’attente, ceux des
quartiers moyens et ceux populaires. Nous nous proposons dans ce qui suit, d’analyser le
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 359

processus du changement en ville, en fonction de ces différences, en tentant de déterminer les


facteurs qui sont à l’origine.

DES COMPORTEMENTS QUI ÉVOLUENT PLUS QUE LES SAVOIRS MAIS


DIFFÉREMMENT SELON LE STATUT SOCIO-ÉCONOMIQUE ET LA RÉSIDENCE DU
MIGRANT
Les analyses faites montrent dans quelle mesure le fait d’arriver en ville a permis aux
migrants d’être confrontés à une disponibilité du savoir qui circule beaucoup à travers les
interactions diversifiées. Ce milieu leur offre un surcroît d’interactions, des rapports de
sociabilité plus variés qu’au village. En diversifiant les contacts pour les migrants, le contexte
urbain diversifie les modes de sociabilité urbaine et les possibilités d’acquérir plus de savoir
biomédical, mais aussi plus de savoir populaire diversifié. À cela, il faut ajouter le fait que le
paludisme que nous étudions ici n’est pas spécialement interprétée par la culture seereer avec
un corpus de savoirs et de pratiques thérapeutiques spécifique transmis de génération en
génération. Cela laisse aux parents plus de possibilités d’intégrer des connaissances diverses,
dont celles biomédicales, dans leur démarche de mise en sens de cette pathologie.
Ce contexte de diffusion et la nature du paludisme font qu’elle se prête bien aux évolutions
des savoirs car les parents sont très ouverts à toute information concernant la maladie et aussi
engagés dans une dynamique de réinterprétations de ces connaissances, en particulier celles
biomédicales qui circulent dans leur espace de vie. En revanche, nos observations montrent
que cette évolution des savoirs n’est pas un phénomène spécifique à la ville, car en milieu
rural aussi, les originaires ont beaucoup fait évoluer leurs connaissances sur la maladie. Par
contre, ces dernières ont du mal à s’y exprimer à cause d’un certain nombre de contraintes
que nous avons souligné précédemment. Dans ce cas, on est alors en droit de se demander, si
la ville est un facteur de changement, quelle est la nature des changements observés chez les
migrants, ainsi que les facteurs explicatifs de ces évolutions ?
Le processus du changement face au paludisme se lit beaucoup plus en ce qui concerne les
pratiques de soins. Si nous l’affirmons, cela ne veut pas dire que les savoirs n’ont pas évolué,
car il est certain que si les pratiques ont plus intégré le biomédical, c’est qu’il y a eu une
bonne prise de conscience et une bonne connaissance des recommandations biomédicales.
Elles ont évolué, mais peu par rapport à ce que nous avons collecté dans le milieu d’origine.
Ce sur quoi nous voulons insister ici, c’est que la ville, en offrant les conditions structurelles
différentes, a offert le contexte idéal aux parents migrants pour qu’ils mettent en œuvre de
façon pratique, tout ce qu’ils ont appris sur la maladie, sur sa thérapeutique. En ville, la
prévention de la maladie est réelle, même si les moyens mis en œuvre diffèrent d’un quartier
à l’autre. Aussi, même si soigner à domicile est toujours le premier type de soin, il dure moins
et est surtout un moment d’attente de diagnostic ou de recherche de finances (contrairement
au village). Le recours aux postes de santé en cas de paludisme infantile est une pratique
courante et plus usuelle chez les migrants.
Nos analyses suggèrent que plus qu’à cause du contexte d’exposition à l’information
diversifiée ou de la nature de la maladie, c’est aussi les modifications structurelles induites par la
migration qui ont eu un effet majeur sur les comportements. L’une d’elles concerne la
restructuration de la cellule familiale, qui est un des visages dominants dans les ménages des
migrants urbains, et qui prend plusieurs formes : absence des aînés (grands-parents)
gestionnaires de l’autorité au village, collatéralité dans le ménage et rapprochement de
générations, etc. Ces changements contextuels ont eu des implications importantes sur la
360 Villes du Sud

gestion de la santé infantile, en particulier sur le processus décisionnel et la détermination des


itinéraires thérapeutiques : L’unité d’habitation est généralement le siège de la prise de
décision thérapeutique et d’administration des soins de l’enfant. À Niakhar, la présence
effective des grands-parents de l’enfant au sein de la concession a limité l’implication de la
mère dans la prise de décision thérapeutique et induit une dynamique collective qui a allongé
le temps de décision et du soin à domicile. Par contre, à Mbour, l’absence de ces derniers a
permis au migrant d’échapper à toutes les contraintes d’autorité et de hiérarchie et d’exercer
pleinement sa liberté de décision et d’action. Cet affaiblissement du contrôle social a
individualisé la gestion des premiers moments de l’affection palustre et diminué les temps de
la concertation familiale et décision familiales pour le choix du recours. Cela a du coup
favorisé un recours plus précoce aux thérapeutes extérieurs. En outre, les femmes sont plus
mises en face de leurs responsabilités. Elles ont plus de latitude à utiliser les services
biomédicaux face au paludisme, conformément aux informations sanitaires auxquelles elles
ont été le plus confrontées en ville depuis leur arrivée.
Ces analyses confirment donc le fait que la ville est un facteur de changement, vus les
modifications sociofamiliales et les avantages sanitaires différents de ceux du village.
Cependant, il serait faux de peindre un tableau général de ces changements. L’impact de la
ville en termes de changements se manifeste de façon différente selon les migrants. Quels
facteurs expliquent ces évolutions aux formes et à l’intensité diversifiées entre les quartiers ?
Les changements observés en ville sont habituellement expliqués par un niveau d’instruction
différent entre les populations migrantes. À Mbour, il est vrai que les migrants dans les
quartiers résidentiels ont un niveau d’éducation différent de celui des charretiers dans les
quartiers populaires. Ce dernier leur permet certainement d’accéder et d’être plus réceptifs
aux informations, particulièrement celles contenues dans la presse écrite en français.
Cependant, nos observations montrent qu’un niveau d’instruction insuffisant n’a pas
empêché les migrants d’acquérir la connaissance : Si ceux de Darou Salam et Mbour seereer
kaw ne savent ni lire ni écrire le français, ils ont pourtant été sensibilisés aux normes
biomédicales concernant le paludisme par le biais de la radio, des campagnes de
sensibilisation et des cours d’alphabétisation en wolof (pour certaines). La culture de
diffusion de l’information soutenue (Dujardin, 2003)5 aussi bien en ville qu’au village,
renforce les conditions d’une acquisition de la connaissance. Le niveau d’instruction a donc
ici peu d’effet sur l’accès au savoir, encore moins sur l’évolution des comportements. Par
contre, si leurs pratiques préventives des milieux populaires penchent souvent plus vers les
stratégies populaires que dans les quartiers moyens résidentiels, c’est surtout à cause de la
situation socio-économique.
Le pouvoir économique et social est apparu comme très discriminant dans les comportements
observés et induit une discrimination assez importante entre les migrants : les délais de
l’auto-traitement observés sont ainsi déterminés par des conditions socio-économiques
différentes selon les quartiers considérés. S’il dure plus longtemps à Darou Salam et Mbour
seereer kaw, c’est parce que les parents ont souvent plus de mal à rassembler les fonds
nécessaires au recours externe que dans les quartiers moyens. En outre, dans ces derniers, la
situation économique favorable leur permet d’abord de recourir plus précocement au poste

5Elle se manifeste dans les campagnes de sensibilisation, les journées nationales de lutte contre le
paludisme, les campagnes de mobilisation communautaire ponctuelles, mais aussi dans les échanges
d’expériences diversifiées en ville
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 361

de santé. Aussi, ils ont plus de moyens d’acheter des médicaments à la pharmacie en guise de
prévention, d’avoir un médecin de famille ou d’acheter une moustiquaire imprégnée.
En revanche, dans les quartiers populaires, ils n’ont pas les ressources suffisantes qui leur
permettent de se procurer des moustiquaires imprégnées. Ces dernières non subventionnées
coûtent en moyenne 5 000 F CFA, ce qui les rend inaccessibles à certaines couches populaires.
Certaines sont subventionnées par l’État ou offertes par des partenaires sociaux aux postes de
santé. Ces derniers les revendent aux populations à un prix modique de 1 000 F CFA. En
revanche, ces moustiquaires moins chères sont redistribuées inégalement aux populations :
d’abord, leur nombre est assez limité6. Ensuite, ceux qui ont une position sociale valorisée
dans la communauté ou qui ont des « entrées » ou un capital symbolique important sont plus
en mesure d’y accéder que les parents indigents ou anonymes qui se présentent au poste. Nos
observations nous montrent combien le personnel soignant dans ces postes de santé publics
redistribue de façon sélective les moustiquaires, en fonction des affinités et des sociabilités
qu’il développe avec certaines personnes, au détriment des autres.
On observe à la suite de ces développements que même lorsque les parents sont conscients de
la nécessité de se prémunir contre le vecteur, leurs statuts sociaux et leurs capacités
économiques orientent leurs modes d’accès aux moyens préventifs (nivaquines, feuilles de
niim, serpentins pour chasser les moustiques, etc.) mais aussi curatifs. Ces contraintes y
touchent d’ailleurs plus les femmes chef de ménage, qui doivent faire face seules à différentes
charges sociales et sanitaires de leurs enfants. En outre, ces migrants ont des ressources qui
ne leur permettent pas de prétendre à des soins privés. Ces services se concentrent d’ailleurs
dans les quartiers moyens où leurs habitants, avec leurs ressources économiques correctes ont
plus de chance d’y recourir. En revanche, ceux des quartiers populaires ont plus de tendance
à se rabattre sur le public, moins coûteux. Or, ces postes de santé publics y sont insuffisants et
moins bien couverts en personnel.
On observe ainsi que la situation d’inégalité sociale et économique est corrélée à des modes de
distribution spatiale des postes de santé assez spécifiques, entretenus par les politiques
d’urbanisation et de santé publique. Nous avons montré auparavant que les postes de santé
publics et privés sont plus concentrés dans les quartiers moyens que ceux populaires. Mais plus
encore, les postes de santé publics dans les quartiers moyens ont des avantages plus importants
(subventions, crédits alloués, soutiens etc.) et appliquent des prix moins élevés que ceux
populaires. Ce paradoxe naît du principe de participation communautaire et du désengagement
de l’État qui induisent une politique de recouvrement des coûts. Celle-ci renforce plus les inéga-
lités ; implique de la part de soignants, une démarche souvent commerciale dans ces postes au
lieu de favoriser une équité sociale. Le recouvrement des coûts oblige tous les postes de santé à
assurer des rentrées d’argent grâce aux tickets de consultations et la vente des médicaments.
Cependant, en ayant plus de clientèle et de rentrées d’argent, en disposant de financements
extérieurs plus importants, les services de santé dans les quartiers moyens appliquent ainsi une
marge bénéficiaire plus raisonnable. En revanche, les postes dans les quartiers populaires ne
disposent pas souvent de ces avantages et sont obligés d’appliquer des marges bénéficiaires
importantes. Voilà un des effets pervers du système de santé sénégalais qui, en créant les
conditions d’une pérennité des inégalités par son concept de « participation communautaire »,
redistribue les avantages de façon inégale et renforce les disparités économico-résidentielles en
les transformant en des inégalités de santé, en particulier dans la mise en œuvre des

6Nous avons observé dans un poste de santé qu’à l’approche de l’hivernage, le poste n’avait reçu que
50 moustiquaires subventionnées pour une population totale polarisée avoisinant les 6 000 habitants
362 Villes du Sud

comportements de soins. Des franges démunies de migrants continuent de subir, plus que
d’autres, les inégalités et dysfonctionnements du système de santé sénégalais et les effets de leur
situation socio-économique : celle-ci les confine dans les quartiers populaires, ce qui ne leur
permet pas d’accéder à des services de santé divers et détermine des comportements de recours
aux soins différents de ceux observés dans les quartiers moyens.

CONCLUSION
Ce travail avait pour objectif d’analyser les conditions d’un changement de savoirs et
comportements thérapeutiques face au paludisme infantile, en prenant pour prétexte la
situation de migration urbaine, souvent considérée comme un contexte favorable. Les
analyses précédentes montrent à quel point les processus d’évolution des savoirs et pratiques
relatives au paludisme infantile chez les migrants sont hétérogènes. En outre, la confrontation
entre les comportements thérapeutiques et les connaissances et perceptions, met en évidence
deux aspects importants : d’abord, les changements observés en ville se donnent plus à lire
au niveau des comportements de soins que les connaissances qui ont pourtant bien intégré les
recommandations biomédicales. Ensuite, l’acquisition de la connaissance ne suffit pas à
assurer un traitement rapide et efficace lors de l’accès de paludisme. On observe ici un lien
très étroit entre la situation sociale, économique, la résidence, les avantages sur le plan
sanitaire qui en découlent et les modes d’évolution des comportements thérapeutiques
palustres. Le poids financier du migrant entraîne une certaine ségrégation spatiale : ce
dernier réside dans un quartier moyen ou populaire en fonction de ses conditions
économiques. L’installation dans un quartier moyen permet l’accès à un certain nombre
d’avantages qui ne sont pas accessibles dans les quartiers populaires, encore moins dans la
zone d’attente. Cela veut dire que si la ville est un contexte propice au changement, les
modalités de ce changement, sa nature et son intensité tiennent à la situation sociale et
matérielle favorable ou non des migrants, ce qui n’est pas sans lien avec les quartiers de
résidence.
Tout ceci montre que les changements de comportements visant de meilleures conditions
d’utilisation des soins biomédicaux ne dépendent pas de la seule présence dans un milieu
urbain ou de l’exposition/acquisition de la connaissance biomédicale. Les analyses effectuées
ici ont mis à jour le fait que le changement sur le plan sanitaire apparaît ainsi comme un
processus social, qui se met en œuvre et s’opère suivant les logiques socioculturelles et
économiques, ainsi que les statuts sociaux des acteurs concernés. En outre, elles montrent, à
tous points de vue, que cette variable statut social est apparue très déterminante. Elle
nécessiterait, dans le cadre d’études ultérieures, une meilleure documentation afin de mieux
comprendre les processus de changement des comportements de santé des populations. Cela
passe sans doute par un effort de développements théoriques sur les indicateurs pertinents
de caractérisation du statut social : Ces indicateurs doivent aller au-delà des aspects
individuels, économiques et intégrer, dans une perspective dynamique, des déterminants
qu’on pourrait qualifier de collectifs, en ce sens qu’ils mettent en jeu l’environnement social
de l’individu.
En termes de santé publique, les enseignements à tirer de cette recherche sont que
l’élaboration et la planification des politiques mises en œuvre doivent intégrer une approche
sociale visant à comprendre la façon dont les situations sociales se lisent aussi dans les
processus d’adoption et de changements de comportements thérapeutiques. Ces actions
novatrices doivent aussi s’accompagner d’un système de santé efficient qui valorise l’équité
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 363

sociale : par exemple des subventions accordées suivant les besoins réels des services de santé
afin d’alléger le coût des médicaments à la vente, des exemptions pour les indigents identifiés
par les communautés, une plus grande attention aux disparités entre milieux.

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Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 365

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Liste des auteurs

ADJAMAGBO, Agnès
Laboratoire Population-Environnement-Développement (LPED)
UMR 151 IRD-université de Provence, France
Agnes.Adjamagbo@up.univ-mrs.fr
ADJIWANOU, Vissého
Unité de recherche démographique (URD)
Université de Lomé (UL), Togo
visseho09@yahoo.fr
AFFO, Alphonse
Centre de formation et de recherche en matière de population (CEFORP)
Université d'Abomey Calavy, Bénin
alphaffo@yahoo.fr
AMADOU SANNI, Mouftaou
Centre de formation et de recherche en matière de population (CEFORP)
Université d'Abomey Calavi, Bénin
mouftaou@yahoo.com
ANTOINE, Philippe
Institut de recherche pour le développement (IRD), France
philippelo34@orange.fr
BEAUCHEMIN, Cris
Institut national d’études démographiques (INED), France
cris.beauchemin@ined.fr
BÉGUY, Donatien
African Population and Health Research Center (APHRC), Kenya
dbeguy@aphrc.org
BERTRAND, Monique
Université de Caen. CRESO, UMR 6590 CNRS
IRD, UR Mobilités et recompositions urbaines, France.
monique.bertrand@unicaen.fr
BOZON, Michel
Institut national d’études démographiques (INED), France
booz@ined.fr
DIAGNE, Alioune
Institut de recherche pour le développement (IRD) et
Université Cheikh Anta Diop, Sénégal
Alioune.Diagne@ird.sn
DIAL, Fatou Binetou
Institut de recherche pour le développement (IRD) et
Université Cheikh Anta Diop, Sénégal
fbdial@ird.sn
368 Villes du Sud

DOS SANTOS, Stéphanie


Institut de recherche pour le développement (IRD), France
Stephanie.DosSantos@ird.fr
FAYE, Sylvain Landry
Université Cheikh Anta Diop, Sénégal
fayesylvain@yahoo.fr
GUILLAUME, Agnès
Centre « Population et développement » (CEPED), France
Agnes.guillaume@ird.fr
KLISSOU, Pierre
Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA)
UNFPA-Bureau du Bénin
pklissou@yahoo.fr
KOBIANÉ, Jean-François
Institut supérieur des sciences de la population (ISSP)
Université de Ouagadougou, Burkina Faso
jfkobiane@issp.bf
KOUTON, Étienne F.
Centre de formation et de recherche en matière de population (CEFORP)
Université d'Abomey Calavy, Bénin
koutef63@yahoo.fr
LALOU, Richard
Laboratoire « Population-Environnement-Développement » (LPED)
UMR 151 IRD-université de Provence, France
Richard.Lalou@ird.sn
LOCOH, Thérèse
Institut national d’études démographiques (INED), France
locoh@ined.fr
MARCOUX, Richard
Département de sociologie, université Laval, Québec, Canada
Richard.Marcoux@soc.ulaval.ca
MIMCHE, Honoré
CNE-MINRESI, BP 1457 Yaoudé, Cameroun
h_mimche@yahoo.fr
MONDAIN, Nathalie
Département de sociologie et d'anthropologie,
Université d'Ottawa, Canada
nmondain@gmail.com
PEIXOTO, Clarice
Programme des sciences sociales, université de l’État de Rio de Janeiro, Brésil
cpeixoto@uerj.br
Liste des auteurs 369

TALNAN, Édouard
École nationale supérieure de statistique et d’économie
appliquée (ENSEA), Côte d'Ivoire
tedouard@yahoo.fr
TABUTIN, Dominique
Institut de démographie, université catholique de Louvain, Belgique
tabutin@demo.ucl.ac.be
VIMARD, Patrice
Laboratoire « Population-Environnement-Développement » (LPED)
UMR 151 IRD-université de Provence
Patrice.Vimard@ird.fr

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