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VILLES DU SUD
Dynamiques, diversités et enjeux
démographiques et sociaux
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ISBN : 978-2-914610-63-6
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faciliter la lecture, la mise en pages a été harmonisée, mais la spécificité de chacun, dans le
système des titres, le choix de transcriptions et des abréviations, l’emploi de majuscules, la
présentation des références bibliographiques… a été le plus souvent conservée.
Avant-propos
– Manuels : mis à jour régulièrement, ils suivent l’étudiant tout au long de son cursus en
incluant les plus récents acquis de la recherche. Cette série didactique est le cœur de la
collection et porte sur des domaines d’études intéressant l’ensemble de la communauté
scientifique francophone tout en répondant aux besoins particuliers des pays du Sud ;
– Savoirs francophones : cette série accueille les travaux individuels ou collectifs, des
chercheurs du Nord et du Sud, impliqués dans les différents réseaux thématiques.
– Savoir plus universités : cette série se compose d’ouvrages de synthèse qui font un point
précis sur des sujets scientifiques d’actualité ;
– Actualité scientifique : dans cette série sont publiés les actes de colloques et de journées
scientifiques organisés par les réseaux thématiques de recherche de l’AUF ;
– Prospectives francophones : s’inscrivent dans cette série des ouvrages de réflexion donnant
l’éclairage de la Francophonie sur les grandes questions contemporaines ;
Bernard CERQUIGLINI
Recteur de l’Agence universitaire de la Francophonie
SOMMAIRE
INTRODUCTION ............................................................................................................................. 9
La ville dans l’étude des transitions sociodémographiques :
théories, définitions et tendances en Afrique
par Mouaftaou Amadou SANNI, Pierre KLISSOU, Richard MARCOUX et Dominique TABUTIN
Fécondité et urbanisation en Côte d’Ivoire : existe-t-il une transition urbaine de la fécondité ? ......... 41
Par Édouard TALNAN et Patrice VIMARD
Rio de Janeiro, Porto Alegre, Salvador de Bahia : trois contextes urbains des rapports entre genre et
sexualité au Brésil ............................................................................................................................... 59
par Michel BOZON
Comment les femmes concilient-elles mariage et travail à Dakar et à Lomé ? ................................... 103
par Agnès ADJAMAGBO, Philippe ANTOINE, Donation BÉGUYet Fatou Binetout DIAL
Entre scolarisation et travail des enfants, une difficile équation pour la survie des ménages togolais.........125
par Vissého ADJIWANOU
L’émancipation résidentielle des jeunes : une analyse de l’expérience des hommes de trois générations
à Dakar .............................................................................................................................................. 163
par Alioune DIAGNE
8 Villes du Sud
Émigration urbaine, pauvreté et ajustement structurel au Burkina Faso. Une étude longitudinale
(1980-1999) ....................................................................................................................................... 181
par Cris BEAUCHEMIN
Citadins en mouvements : migrations et mobilités dans la région du Grand Accra (Ghana) .... 203
par Monique BERTRAND
Rejoindre le domicile conjugal en milieu urbain : implications sur la formation des unions et la vie de
couple au Sénégal .............................................................................................................................. 247
par Nathalie MONDAIN
Diversité des itinéraires résidentiels des femmes dakaroises après leur divorce ................................ 273
par Fatou Binetou DIAL
Pauvreté et inégalités d’accès à l’éducation dans les villes d’Afrique subsaharienne : enseignements
des Enquêtes démographiques et de santé .......................................................................................... 291
par Jean-François KOBIANÉ
Trajectoires des jeunes de Rio de Janeiro. Diversités et enjeux sociaux ? .......................................... 311
Par C. PEIXOTO, J.C. FERREIRA, M. LEAL, A. LIMA, I. MARTINS, M. M. MENDES,
E.RIBEIRO, K. SANTOS et P. G. TAVARES
Iniquités dans l'accès à l'eau et enjeux socio-sanitaires à Ouagadougou, Burkina Faso ................... 327
par Stéphanie DOS SANTOS
Inégalités sociales, résidentielles et accès aux savoirs et soins liés au paludisme infantile chez les
migrants à Mbour (Sénégal).............................................................................................................. 345
par Sylvain Landry FAYE et Richard LALOU
1 Ce texte reprend en partie les idées présentées dans les exposés des quatre auteurs lors de la séance
d’ouverture des VIes Journées scientifiques du réseau « Démographie » de l’AUF (Cotonou, Bénin),
novembre 2005). Soulignons que cette conférence internationale a bénéficié des soutiens financiers de
l’Agence universitaire de la Francophonie et du Fonds des Nations unies pour la Population (UNFPA).
10 Villes du Sud
travail, ou encore que la ville est l’espace privilégié de concentration des moyens de
production, du capital, des plaisirs et des besoins, tandis qu’à l’opposé la campagne
correspond à l’isolement et l’éparpillement. C’est la ville qui amène la structure des classes et
aliène l’homme dans son travail comme dans les besoins qu’elle crée (Marx et Engels, 1885).
La description des quartiers ouvriers que l’on retrouve dans certains textes d’Engels rejoint
parfaitement cette vision très négative de la ville. La ville devient clairement ainsi une
broyeuse d’hommes et les travaux de démographie historique plus récents concernant la
mortalité viendront en quelque sorte valider cette image.
Par ailleurs, à notre grande surprise, Adolphe Quetelet, pourtant très prolixe et touchant à
tout, ne fera point de la ville ou de la distinction villes/campagne une variable primordiale
dans ses études sur la fécondité, la mortalité ou la nuptialité. Comme variables essentielles, il
prend le sexe, les périodes, le climat, les saisons, la « moralité », le « degré d’aisance », mais
point le milieu d’habitat.
Mais peu à peu la vision change et on en arrive à une vue plus mitigée du rôle social et
économique de la ville. Chez Arsène Dumont par exemple, célèbre sociologue français de la
seconde moitié du XIXe siècle, le milieu d’habitat, les relations villes-campagne, les migrations
vont prendre une toute autre dimension. Il est inquiet (comme bien d’autres à l’époque) de la
dénatalité de la France, qu’il cherchera à expliquer en menant un grand nombre d’enquêtes
démo-ethnographiques dans diverses régions françaises et même à l’étranger (Dumont,
1890). Il en sortira sa fameuse théorie de la capillarité sociale, la première grande théorie de
fécondité, dans laquelle apparaît clairement le rôle de la ville et des migrations. C’est
l’ambition pour soi et parfois pour ses enfants, le désir d’ascension sociale, mais aussi « l’idéal
urbain », l’idéal de la « vie oisive du bourgeois », l’idéal de « vie calme » et de « repos », la
montée de « l’individualisme », l’effet d’imitation de la classe sociale supérieure qui
conduisent les ménages à « limiter volontairement le nombre de leurs enfants ». La ville,
notamment la grande ville, apparaît chez lui comme le point d’aboutissement de la
modernité (dont il ne partage pas tous « les bienfaits », nous semble-t-il), en tout cas comme
une référence constante : elle est le lieu où la religion recule, l’éducation et le niveau de vie
s’élèvent, l’individualisme se répand… où donc l’effet de capillarité joue le plus facilement.
Mais en définitive, peu d’auteurs jusqu’aux années cinquante, y compris les plus célèbres, tel
Adolphe Landry dans les années trente et Alfred Sauvy dans les années cinquante, isolent
explicitement le rôle de la ville comme facteur primordial du changement
sociodémographique ou comme vecteur de diffusion de nouveaux comportements. Il va en
être tout autrement dans les théories de la modernisation et de la transition démographique, venues
du monde anglo-saxon dans les années cinquante et soixante. L’urbanisation, et son corollaire
l’industrialisation, y apparaissent clairement comme les éléments-clés, voire comme les
moteurs du changement : la ville crée les conditions nécessaires au « décollage », au
« progrès », au « développement », voire à « la civilisation », en rassemblant l’élite, en
changeant les mentalités et les modes de vie des individus, en créant une nouvelle culture.
Sans la ville, point de modernité. C’est la civilisation urbaine et industrielle qui conduit à une
transformation progressive des systèmes de valeurs et des comportements des classes
sociales et des familles.
Cette position radicale sera peu à peu remise en cause, en tout cas adoucie au vu notamment
de ce qui se passe dans les pays en développement ou ce qui s’est passé dans l’histoire
européenne, où les transitions démographiques nationales et régionales ont démarré et se
sont poursuivies dans une extrême diversité de situations sociales et économiques. Pour
Introduction 11
compte dans l’interprétation des tableaux4. Toutefois, ces données permettent d’avoir une
idée des niveaux et d’apprécier les tendances.
TABLEAU 1
Amérique latine
Périodes Monde Afrique Asie Europe
et Caraïbes
1950-1955 3,0 4,7 3,5 2,0 4,4
2000-2005 2,1 3,4 2,6 0,2 1,9
2045-2050 1,1 2,2 1,1 0,0 0,4
Source : United Nations, 2008
4Les indicateurs retenus ici, qui proviennent des Nations unies, reposent sur des définitions nationales
qui ne sont pas homogènes (sources : United Nations, 2004 et 2008). Les niveaux et rythmes
d’urbanisation ne sont donc pas parfaitement comparables ni entre pays, ni au cours du temps.
Introduction 15
Outre la croissance des populations urbaines, un autre trait important des tendances
démographiques est l’augmentation vertigineuse des taux d’urbanisation des pays en
développement en général et ceux d’Afrique en particulier. Puisant à nouveau dans les
données des plus récentes d’estimations des Nations unies, il nous est possible de dresser un
tableau assez complet des tendances régionales (United Nations, 2008). En Afrique
particulièrement, la population urbaine a été phénoménale entre 1950 et 2007, le taux
d’urbanisation étant passé de 14,5 % à 38,7 % dans un contexte de croissance élevée de la
population totale. Comme l’illustre le tableau 2, les régions les plus urbanisées de l’Afrique
sont respectivement l’Afrique australe (45 % en 1980 et 59 % en 2010) et l’Afrique du Nord
(25 % en 1950 et 52 % en 2010). L’Afrique de l’Ouest qui comptait moins d’un habitant sur 10
à la ville en 1950 en comptera deux sur trois en 2040. L’Afrique de l’Est est la région africaine
qui comprend les plus faibles proportions de population en milieu urbain ; notons toutefois
que cette proportion aura été multipliée par huit, passant de 5,3 % à 40,4 % de 1950 à 2040.
TABLEAU 2
Proportion de la population vivant en milieu urbain en Afrique par grande région.
1950, 1980, 2010 et 2040
ANNÉES
RÉGIONS 1950 1980 2010 2040
Afrique du Nord 24,8 40,3 52,0 66,8
Afrique de l'Ouest 9,9 27,3 44,6 62,4
Afrique de l'Est 5,3 14,7 23,7 40,4
Afrique centrale 14,0 29,0 42,9 61,4
Afrique australe 37,6 44,7 58,8 73,4
Afrique (ensemble) 14,5 27,9 39,9 55,9
Source : United Nations, 2008
L’urbanisation est sûrement l’une des transformations les plus importantes qu’a connues
l’Afrique au cours des cinquante dernières années. Alors que seulement 15 % de sa population
résidait dans des villes en 1950, près de 40 % de sa population vit aujourd’hui en milieu urbain.
La population urbaine totale de la région a ainsi été multipliée par plus de 11 au cours de cette
période, passant de 33 millions en 1950 à près de 373 millions en 2007, alors que la population
rurale passait de 188 à 591 millions (multiplication par 3). Cette croissance urbaine devrait se
poursuivre, selon les projections des Nations unies : en 2050, plus de 1,2 milliard d’individus, soit
un peu plus de deux Africains sur trois, résideraient en ville (United Nations, 2008).
La croissance urbaine s’explique bien sûr par la croissance naturelle des villes (natalité et
mortalité), mais aussi – et c’est ce qui explique son évolution bien plus rapide que celle de la
population rurale – par les migrations des campagnes vers les villes et par les reclassements
de localités rurales en localités urbaines. Dans l’ensemble, migrations et reclassements
rendaient compte d’environ la moitié de la croissance de la population des villes africaines
dans les années soixante et soixante-dix. Mais, la croissance naturelle semble aujourd’hui
prendre le dessus, expliquant près des trois quarts de la croissance urbaine du continent dès
les années quatre-vingt (Tabutin et Schoumaker, 2004).
Il y a une grande diversité des niveaux d’urbanisation entre sous-régions et entre pays
d’Afrique (tableau 2). L’Afrique australe est aujourd’hui, comme au début des années
cinquante, bien plus urbanisée que les autres régions du continent. Plus de la moitié de sa
population réside déjà dans des villes, en raison notamment du taux d’urbanisation
16 Villes du Sud
relativement élevé de l’Afrique du Sud (58 %). À l’inverse, à peine un quart de la population
de l’Afrique de l’Est est urbaine, avec des niveaux extrêmement faibles au Rwanda (6 %) et au
Burundi (9 %) et une majorité de pays autour de 30 % (Comores, Kenya, Madagascar,
Mozambique, etc.). L’Afrique de l’Ouest compte, elle, 44 % de citadins, cette proportion allant
de 17 % au Burkina Faso à plus de 60 % au Cap-Vert et tournant autour de 40 % dans environ
la moitié des pays de la sous-région (Bénin, Nigeria, Côte d’Ivoire, etc.). Enfin, l’Afrique
centrale, dont un peu plus d’un tiers (38 %) de la population est urbaine, se situe dans la
moyenne de l’Afrique subsaharienne, mais compte cependant certains des pays les plus
urbanisés d’Afrique, comme le Gabon (82 %) et le Congo (66 %).
Toutefois, l’hétérogénéité des degrés d’urbanisation entre sous-régions s’est réduite depuis les
années cinquante, les régions les moins urbanisées il y a cinquante ans ayant connu les
croissances urbaines les plus fortes. Ainsi, l’Afrique de l’Est, qui partait d’un niveau très bas en
1950, a enregistré une croissance particulièrement rapide de sa population urbaine, multipliée
pratiquement par 20 entre 1950 et 2005 et le taux d’urbanisation y a été multiplié par 5.
La croissance urbaine a également été très soutenue en Afrique de l’Ouest (population
multipliée par 15 en cinquante ans, soit une croissance annuelle de 5,4 % (taux d’urbanisation
multiplié par 4). En revanche, elle a été plus modérée en Afrique centrale (population urbaine
multipliée par 9, croissance de 4,4 %). Elle est plus faible en Afrique australe (multiplication
par 4, croissance de 2,8 %). Finalement, pour l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, la
population urbaine a crû à un rythme annuel moyen de près de 4,8 % sur une cinquantaine
d’années. Cette moyenne masque cependant un léger tassement de la croissance urbaine,
plus lente dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix (croissance annuelle de 4,6 %) que
dans les années soixante et soixante-dix (5,0 %).
• la croissance des inégalités sociales et spatiales à l’intérieur des villes, notamment dans les
plus grandes ;
• la montée de la pauvreté absolue et relative, le propre autrefois des zones rurales ;
• l’émergence d’énormes problèmes environnementaux : les pollutions de l’air, le bruit,
l’approvisionnement en eau, la violence et l’insécurité pour ne citer que ceux-ci ;
• la quantité, la qualité et le coût de l’habitat, des logements ;
• la dégradation fréquente de la qualité et de la disponibilité des services publics pour
l’éducation et la santé.
Économistes, géographes, sociologues travaillent sur la ville, sur ses recompositions spatiales
ou sociales. La démographie y participe, mais de façon, nous semble-t-il, encore timide ou
réservée. En dehors de quelques grandes enquêtes sur l’insertion urbaine menées ici ou là
(Bamako, Dakar, Lomé, Ouagadougou, Nairobi, etc.), la ville en tant qu’espace et objet de
recherche spécifique n’a pas encore véritablement pénétré le monde des démographes,
notamment des régions du Sud (Antoine et al., 1998). Par manque sans doute d’instruments
analytiques, par manque d’informations adéquates au niveau local, par manque
d’exploitation approfondie des recensements et autres enquêtes, plus fondamentalement
peut-être par manque d’intérêt pour le local ou le communautaire.
En d’autres termes, la démographie devrait ou pourrait nettement mieux faire en matière de
recherche urbaine et pourrait se donner les trois objectifs suivants.
TABLEAU 3
Évolution démographique (en milliers) de quelques capitales africaines.
Tendances observées de 1950 à 2005 et perspectives pour 2015
Population (milliers)
Rapport Rapport
Villes Pays 1950 1975 2005 2015 2005/1950 2005/1975
Alger Algérie 469 1 507 3 260 4 165 7,0 2,2
Cotonou Bénin 32 238 891 1 281 27,8 3,7
Yaoundé Cameroun 50 276 1 727 2 171 34,5 6,3
Abidjan Côte d'Ivoire 59 960 3 516 4 432 59,6 3,7
Caire Égypte 2 436 6 437 11 146 13 123 4,6 1,7
Addis-Abeba Éthiopie 392 926 2 899 4 138 7,4 3,1
Accra Ghana 167 738 1 970 2 607 11,8 2,7
Nairobi Kenya 87 677 2 818 4 016 32,4 4,2
Bamako Mali 62 377 1 379 2 178 22,2 3,7
Lagos Nigeria 288 1 890 11 135 17 036 38,7 5,9
Kinshasa RDC 173 1 735 5 717 8 686 33,0 3,3
Dakar Sénégal 223 768 2 313 3 140 10,4 3,0
Source : United Nations, 2004
démographie et de santé sont d’un faible apport dans le domaine. Il faut donc innover et
lancer de nouveaux chantiers de recherche et consolider ceux existants. Il faut notamment
tenter de mieux exploiter les données disponibles issues des recensements de la population
qui, étant donné le caractère exhaustif de ces opérations de collecte, permettent de procéder
à des analyses fines des sous-populations urbaines.
• Mieux comprendre la complexité des interactions villes-campagnes, les mécanismes
d’échanges ou de solidarités économiques et culturelles, les fractures sociales en cours, les
modalités de l’insertion urbaine des migrants sur les marchés du travail ou du logement, les
rapports entre groupes sociaux, entre générations ou entre sexes. Approches quantitatives et
qualitatives, approches pluridisciplinaires sont ici requises pour l’étude de communautés
urbaines bien ciblées dans le temps ou dans l’espace.
• Mieux expliquer en définitive… en comblant les manques théoriques, en développant des
approches pluridisciplinaires et multiniveaux.
Sans prétendre répondre à l’ensemble de ces objectifs, les contributions qui suivent
permettent de mettre en valeur certaines initiatives qui émergent des équipes de recherche
qui s’intéressent à la démographie des villes du Sud. Le présent ouvrage regroupe une
sélection des textes des communications présentées à Cotonou à la fin de l’année 2005 lors
des 6e Journées scientifiques du réseau « Dynamiques démographiques et sociétés »
(anciennement réseau « Démographie »), un des réseaux de chercheurs de l’AUF. Ils ont été
regroupés en fonction de quatre sous-thématiques qui composent chacune une partie de
l’ouvrage : 1) famille, fécondité et sexualité ; 2) travail et émancipation résidentielle ;
3) migration, mobilité intra-urbaine et diversités des itinéraires résidentiels ; 4) devenir des
enfants et santé.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ANTOINE, P. ; OUEDRAOGO D. et PICHÉ, V. (1999), Trois générations de citadins au Sahel. Trente
ans d’histoire sociale à Dakar et à Bamako. Paris, L’Harmattan, coll. « Villes et Entreprises »,
276 pp.
COQUERY, C. (1988), « Villes coloniales et histoire des africains », Vingtième siècle, n° 20,
pp. 49-73.
DAVIS, K. (1969), World urbanization 1950-1970. Basic data for cities, countries, and regions, vol. I.
University of California Press, Berkeley, USA, 318 pp.
DUMONT, A. (1890), Dépopulation et civilisation : étude démographique, Paris, Economica,
(éd. 1990), 412 pp.
HUOT, J.-L. (1970), Des villes existent-elles, en Orient, dès l’époque néolithique ?, Annales
Économies, Sociétés, Civilisation, vol. XXV, n° 4, pp. 1091-1101.
LESTHAEGHE, R. (1988), « Cultural Dynamics and Economic Theories of Fertility Change »,
Population and Development Review, vol. XIV, n° 1, pp. 1-45.
MALTHUS, T. R. (1798), Essai sur le principe de population [trad. d’E. Vilquin], Paris, INED/PUF
(éd. 1980), 166 pp.
MARX, K. et ENGELS, F. (1885), L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales (éd. 1982), 279 pp.
ROUSSEAU, J.-J. (1762), Émile ou de l’Éducation, Paris, Garnier-Flammarion, (éd. 1966), 629 pp.
TABUTIN, D. et SCHOUMAKER, B. (2004), « La démographie de l’Afrique au sud du Sahara, des
années 1950 aux années 2000. Synthèse des changements et bilan statistique », Population,
vol. LIX, n° 3-4, pp. 521-622.
Introduction 19
FAMILLE, FECONDITÉ
ET SEXUALITÉ
LA VILLE AFRICAINE, UN CREUSET
DES NOUVELLES DYNAMIQUES
FAMILIALES ?
Thérèse LOCOH
Institut national d'études démographiques (INED, Paris)
locoh@ined.fr
En Afrique subsaharienne, les facteurs qui expliquent les évolutions contemporaines des
structures familiales appartiennent à trois domaines : celui de la démographie, avec les
changements dans la nuptialité et la fécondité, celui des arrangements résidentiels, avec les
transformations des modes de vie domestique (types de ménages), largement déterminés par
la nécessité de développer des stratégies de survie au quotidien, celui des référents culturels
enfin, fondés essentiellement sur une gestion patriarcale de la vie sociale (Lesthaeghe, 1989).
Les familles des villes sont encore les héritières de normes familiales issues d'une vie en
communautés rurales affrontées à de fortes mortalités et à la nécessité de gérer des moyens de
production souvent à peine suffisants pour la subsistance de tous. Mais elles sont aussi le lieu
de toutes les innovations qu'exigent les nouvelles conditions de la vie urbaine et des
changements politiques, sociaux et économiques qui bouleversent les sociétés africaines. Dans
les trente années qui ont suivi les indépendances, les villes ont été les premières à connaître
une accélération de la scolarisation, notamment de celle des filles, une nette amélioration de la
santé des enfants, la création d'emplois dans le secteur non agricole, l'émergence de nouveaux
modes d'informations. Dans les vingt dernières années, c'est le reflux de ces nouvelles
opportunités qu'elles doivent affronter, avec des frustrations d'autant plus insupportables que
les espoirs suscités par le début des indépendances étaient grands. Pourtant les citadins
d'aujourd'hui, surtout les jeunes adultes, sont mieux formés que leurs parents, plus capables
d'accéder à des informations, grâce au développement des radios, télévisions et autres
cybercafés et même dans quelques rares pays, plus démocratiquement représentés. Les
associations et ONG fleurissent partout, mais particulièrement en ville.
À l'évidence la croissance urbaine entraîne une diversification croissante des modèles
familiaux et des comportements qui les mettent en œuvre, une diversification qui n'est pas
pour autant rupture avec les sociétés rurales dont la plupart des citadins sont issus. Les
Enquêtes démographiques et de santé qui sont menées sur une base périodique depuis plus
de quinze ans dans un assez grand nombre de pays d'Afrique subsaharienne permettent
d'observer un certain nombre de ces changements dans la formation des couples, la
24 Villes du Sud
constitution d'une descendance, les modes de vie domestique1. Nous nous limitons dans cette
présentation à l'Afrique de l'Ouest et centrale qui disposent d'au moins deux Enquêtes
démographiques et de santé successives pour évaluer les tendances d'évolution.
I. FORMER UN COUPLE
TABLEAU 1
Âge médian à la première union, femmes en union âgées de 25-29 ans, (milieux urbain et rural)
1Néanmoins il faut rappeler que les statistiques disponibles utilisent des définitions quelque peu
hétérogènes et que la notion de milieu urbain varie d'un pays à un autre.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 25
En milieu rural, les évolutions sont plus timides. Elles semblent indiquer les débuts d'un
recul de l'entrée en union, sauf en Guinée, au Mali, au Niger et au Togo. La figure 1, illustre
l'évolution récente en milieu rural et urbain dans la sous-région2. Dans tous les cas, les jeunes
femmes entrent plus tôt en union dans les zones rurales que dans les villes.
 g e m é d ia n
2 2 ,5
2 1 ,5
M ilie u r u r a l
2 0 ,5
1 9 ,5
1 8 ,5
1 7 ,5
1 6 ,5
1 5 ,5
1 4 ,5
86
88
90
92
94
96
98
00
02
19
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19
19
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19
20
20
 g e m é d ia n
2 2 ,5
2 1 ,5 M ilie u u r b a in
2 0 ,5
1 9 ,5
1 8 ,5
1 7 ,5
1 6 ,5
1 5 ,5
1 4 ,5
86
88
90
92
94
96
98
00
02
19
19
19
19
19
19
19
20
20
Sén ég al Gh a n a N ig e r
N ig e ria M a li C a m e ro u n
Togo Gu in é e B é n in
C ô t e d 'Iv o ire B u rkin a F a s o
2 Pour une analyse complète des tendances de la nuptialité en Afrique, voir Hertrich (2001)
26 Villes du Sud
tendancielle de la mortalité, les ruptures par veuvage pourraient diminuer… mais l'épidémie
de sida est maintenant une cause majeure de décès prématurés, avec laquelle il faut compter.
TABLEAU 2
Femmes en union monogame pour cent femmes de 15 à 49 ans en union
Guinée 54 53 44 49
Mali 64 66 55 53
Sans surprise, les citadines sont plus nombreuses que les femmes du milieu rural à vivre en
situation monogame. Celles qui ont une ou plusieurs co-épouses sont néanmoins en
proportion assez importante dans les villes d'Afrique de l'Ouest (tableau 2). La polygamie,
fortement présente dans certains pays (environ 50 % des hommes étaient dans cette situation
à 40-49 ans) cède un peu le pas dans quelques villes. La crise économique n'y est
probablement pas pour rien. Il devient difficile d'entretenir deux (ou plusieurs) familles en
ville, alors que, très logiquement, augmentent les aspirations des épouses à l'éducation des
enfants et à leur prise en charge en matière de santé. Toutefois la proportion des femmes en
situation des femmes mariées en situation monogame ne marque de tendance à la baisse
qu'au Ghana et en Côte d'Ivoire (milieu urbain). Elle est restée assez stable dans les autres
pays et a même diminué au Sénégal. Un nouveau mode d'habitat s'est également développé
dans les villes africaines c'est celui de la polygamie sans corésidence, chaque épouse résidant
séparément. Ce mode de vie se traduit par la proportion importante des ménages dirigés par
des femmes.
femme en 1992 et 5,2 en 1999 alors qu'il était de 7,1 en 1978 et 6,6 en 1986. Au Ghana, la
stabilité de la période 1978-1988 autour de 6,5 enfants par femme a fait place à une baisse de
près de deux enfants par femme entre 1988 et 19983. Chaque nouvelle enquête des années
quatre-vingt-dix confirme la tendance à la baisse (Locoh, 2002).
TABLEAU 3
8
TFT Milie u r u ra l 8 TFT
B é n in
7
7 Milie u u rb a in B u rkin a
C a m e ro u n
6
6 C o te d 'Ivo ire
Ghana
5
5 G u in é e
Ma li
4
4 N ig e r
N ig e ria
3 3 Sénégal
To g o
2 2
86
88
90
92
94
96
98
00
02
86
88
90
92
94
96
98
00
02
19
19
19
19
19
19
19
20
20
19
19
19
19
19
19
19
20
20
qui jouent encore le rôle le plus important, mais dans les villes la pratique de la contraception
moderne progresse notablement surtout depuis 1990 (voir figure 3).
30
%
25
20
15
10
0
1988
1990
1992
1994
1996
1998
2000
2002
B.Faso Cameroun C.Ivoire
Ghana Guinée Mali
Niger Nigeria Sénégal
Togo
Figure 3 : Femmes en union (20-49 ans) qui pratiquent la contraception moderne (%)
milieu urbain, 1988-2003. Afrique de l'Ouest.
Elle est passée de moins de 6 % en 1988 à 24 % en 2003 en milieu urbain ghanéen et, plus
surprenant pour un pays du Sahel où l'on s'attend à une évolution plus lente, la pratique, en
milieu urbain du Burkina Faso est passée de 17 % à 28 % en 2003. L'évolution est nette,
beaucoup plus qu'en milieu rural. Cela n'empêche d'ailleurs pas un recours souvent banalisé
à l'avortement qui est devenu un important problème de santé publique dans toutes ces villes
(Desgrées du Loû et al., 1999).
Des transformations se font jour dans les comportements de nuptialité et de fécondité des
citadins mais la croissance rapide des villes, l'arrivée de migrants venus de l'intérieur,
l'inadaptation du parc des logements peut aussi laisser penser à des bouleversements à venir
dans les modes de vie résidentiels.
toujours de grandes familles regroupées dans des concessions, des cours où cohabitent plusieurs
cellules familiales, sous l'autorité des personnes les plus âgées, mais ce n'est plus le seul modèle.
Les Enquêtes démographiques et de santé donnent quelques indicateurs sur les modes de vie en
ménages qui traduisent les tendances actuelles des arrangements domestiques. Ceux-ci sont le
plus souvent basés sur une cellule familiale mais ils regroupent aussi des personnes qui ne sont
que de loin ou pas du tout apparentées. Les cohabitants d'une même maisonnée continuent en
général à avoir des rapports de commensalité et de solidarité qui se rapprochent des logiques
familiales (tableau annexe 1 et figure 4).
TABLEAU ANNEXE 1
Faso
urbain
30
urbain
6
25 RCA
15
5 20
4 10 15
Ghana 10
3 5
5 Ghana
2 0 0
2 3 4 5 6 7 8 9 10 0 5 10 15 20 25 30 35 0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50
rural rural rural
Dans les villes, nombreux sont les ménages qui accueillent une ou plusieurs personnes de la
parentèle, proche ou éloignée, tantôt pour les scolariser, tantôt pour favoriser leur insertion
en ville dans l'attente d'un emploi, tantôt aussi pour les utiliser comme aides-familiaux5.
Si on y ajoute le fait que les ménages monoparentaux ne sont pas rares, on comprend que,
dans les villes d'Afrique de l'Ouest, on trouve de 20 (au Niger) à 50 % (Togo et Ghana) des
enfants de moins de 15 ans qui ne vivent pas avec leurs deux parents (voir figure 5).
TABLEAU 4
Niger 1998
Mali 1996
Nigéria 1999
B. Faso 1992/93
Sénégal 1992/93
Bénin 1996
C. Ivoire 1994 rural
T ogo 1998 Urbain
Ghana 1998
0 20 40 60 80 100
Figure 5 : Proportion d'enfants de moins de 15 ans vivant avec leurs deux parents
C a m e ro u n
Gh a n a
N ig e ria
C ô t e d 'Iv o ire 1 9 9 2 -9 4
1 9 9 8 -9 9
B u rk in a F a s o
H omme s N ig e r Fe mme s
0 20 40 60 80 100 0 20 40 60 80 100
Les gains en espérance de vie importants, mais pourraient être remis en cause par
l'épidémie de sida
La baisse de la mortalité des enfants est un facteur important de l'évolution des idéaux de
fécondité et donc la taille de la famille. C'est un des facteurs essentiels du réajustement des
descendances en ville. Les parents perçoivent plus ou moins implicitement que leurs enfants
ont de meilleures chances de survie. La faveur pour les descendances nombreuses s'atténue.
Malheureusement dans certains pays très touchés par l'épidémie de sida, ces progrès
pourraient être remis en cause, compromettant ainsi les nouveaux équilibres qui se mettaient
en place dans les familles. Les décisions matrimoniales comme les rapports au sein des
couples sont évidemment fortement marqués par cette menace du sida (Pisani, 1998,
Desgrées du Loû, 2000). Les villes ne sont pas les seules touchées mais elles l'ont été en
premier et les tranches d'âges les plus jeunes doivent construire leur vie en tenant compte de
cette menace. Les rapports entre hommes et femmes, individuellement et collectivement, sont
durablement affectés par l'existence de l'épidémie. Compte tenu de la difficulté des jeunes à
communiquer ouvertement dans le domaine de la sexualité, avec leurs parents comme avec
leurs partenaires, le « non-dit » du sida pèse d'un poids très lourd dans l'instauration des
relations de couple où les relents patriarcaux de la domination masculine sont loin de
s'estomper. Va-t-on vers plus de solidarité conjugale ? Plus de méfiance et de stratégies
séparées ? Un partage ou non de la révélation de la séropositivité ? Ces questions sont
centrales pour l'avenir des familles, en ville comme à la campagne. Les citadins sont plus
affectés par l'épidémie mais aussi un peu mieux informés que les ruraux qui sont encore plus
démunis face à l'épidémie.
TABLEAU 5
Indéniablement, les villes sont des creusets d'un changement dans les rapports entre hommes
et femmes. Les villes sont, qu'on le veuille ou non, un lieu de redéfinition des rôles
traditionnels. Les petits métiers de la ville permettent souvent aux femmes d'acquérir un
minimum d'autonomie. Parfois c'est la défaillance des époux à entretenir sa famille qui
pousse les femmes à développer leurs propres activités. Les villes sont aussi des lieux de
"mélange" des modèles. Même illettrées, les femmes sont confrontées à des modèles de vie
familiale différents du leur, et ce qui était absolu devient relatif... Les solidarités féminines s'y
développent aussi, par le canal des associations très nombreuses qui y prospèrent depuis dix
à quinze ans. Il y a, manifestement, des redéfinitions des rôles masculins et féminins en
gestation dans les villes.
L'évolution certaine des rôles masculins et féminins se nourrit d'emprunts aux sociétés
traditionnelles comme aux « modèles » venus d'autres sociétés et diffusés par les médias
(Locoh, 1993, 1996). Les hommes voient leur rôle traditionnel de « dominant » remis en cause
par les revers économiques qui les privent parfois de tout accès à une activité productive, des
expériences qui, à leur corps défendant, déstabilisent leurs positions sociales et familiales
antérieures, (Silberschmidt, 1991). Les femmes et surtout les associations féminines ont un
rôle très important à jouer pour que les pratiques matrimoniales fassent une place plus juste
au libre choix des femmes, à leur participation aux décisions, au respect entre conjoints
(Adjamagbo-Johnson, 1999).
boulots ». On sait aussi que, garçons et filles commencent à reculer, par choix ou par
contrainte, le moment de se marier mais pas toujours celui d'avoir un premier enfant, ce qui
se traduit en naissances prénuptiales avec leur lot d'incertitudes (voir plus haut). On ne peut
passer sous silence les nombreux risques de santé, notamment le sida, qu'ils vont devoir
affronter dans un climat économique de privations, voire de grande pauvreté pour beaucoup
d'entre eux. Pour les jeunes d'aujourd'hui, la constitution d'une famille assurant la stabilité et
la sécurité à ses membres deviendra de plus en plus difficile à réaliser.
Les villes africaines ont maintenant, comme celles des autres continents, des bandes d'enfants
des rues sans attaches familiales, ce qui existait très peu il y a une vingtaine d'années.
Pourtant les familles ont jusque là pratiqué largement l'accueil des enfants de leur parentèle,
pour les scolariser dans certains cas mais souvent aussi, il faut le reconnaître, pour en faire
une main-d’œuvre non rémunérée (voir plus haut).
modes de vie familiaux qui voient progressivement le jour dans les villes. Les citadins
empruntent aux modèles anciens mais puisent largement aussi dans les modèles d'autres
sociétés. Ils doivent aussi compter avec une conjoncture très défavorable qui pérennise les
situations précaires... Pourtant il y a aussi dans ces villes mal organisées, développées dans
l'improvisation, souvent mal « citadinisées », des ressources indéniables d'adaptation aux
situations adverses, de réaction aux urgences, de mobilisation collective au sein de groupes
d'appartenance.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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pays en développement, Liège, UIESP, 49 pp.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 39
Édouard TALNAN
Institut de démographie, université catholique de Louvain, Belgique
tabutin@demo.ucl.ac.be
Patrice VIMARD
Laboratoire Population-Environnement-Développement (LPED)
UMR 151 IRD-université de Provence
Patrice.Vimard@ird.fr
Avant la Seconde Guerre mondiale et jusqu'aux années soixante, on a assisté dans les
sciences sociales occidentales à la montée en puissance d'une théorie générale du
changement, la « théorie de la modernisation »1. Selon celle-ci, l’ensemble des transformations,
de nature économique, sociale et démographique, découlait essentiellement des
changements structurels profonds qu’étaient l'industrialisation et l'urbanisation. C’est dans
le cadre de ce courant que furent développées la théorie du changement familial, dite de la
nucléarisation (Parsons 1937, 1955) puis celle de la transition démographique. Si dans le
modèle classique de la transition démographique (Notestein, 1945 ; Davis, 1945),
l’urbanisation est l’un des cinq grands facteurs de transition (avec les taux de mortalité,
d'alphabétisation, la densité rurale et les rendements agricoles), elle perd un peu de son
importance dans la révision de Princeton (Coale et Hoover, 1958 ; Coale et Watkins, 1986),
puis dans le modèle dit du développement équitable (Repetto, 1978 ; Cook et Repetto, 1982),
qui, intégrant d’autres facteurs de transition, relativisent, plus ou moins fortement, le poids
de l’urbanisation comme déterminant du changement démographique2.
TABLEAU 1
Indice synthétique de fécondité selon le milieu de résidence et rapport entre la fécondité urbaine et la
fécondité rurale en valeur absolue et en valeur relative de la fécondité totale (données pour 31 pays
d’Afrique subsaharienne enregistrées lors de l’enquête démographique et de santé réalisée après 1990
la plus récente)
partie la plus représentée avec 3 pays). Ces pays sont fort divers également quant à leur
niveau de fécondité : avec un ISF général allant de 5,9 enfants (au Burkina Faso) à 2,9 enfants
par femme (en Afrique du Sud). Cette intensité du différentiel urbain-rural apparaît par
conséquent davantage comme une spécificité nationale que comme une donnée régionale ou
une caractéristique liée à l’étape atteinte dans la transition de la fécondité.
TABLEAU 2
3 La part de la population urbaine en Côte d’Ivoire peut être estimée à 2,1 % en 1921, 35 % en 1975,
période à laquelle s’amorce la baisse de la fécondité, et 43 % en 1999.
4 Abidjan est la capitale économique du pays et, à cause de l’importance des infrastructures qui s’y
trouvent, elle attire un nombre important de populations des autres régions du pays et de la sous région
ouest africaine.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 47
TABLEAU 3
Indice synthétique de fécondité* selon le milieu de résidence en Côte d’Ivoire, 1980-1981 à 1998-1999
Niveau
EIF 1980-1981 EDS 1994 EDS 1998-1999 Écart 1998-
Milieu5 de
1999
résidence base 100
(1) (2) (3) (2) - (1) (3) - (2) (3) - (1)
en 1980
Abidjan 6,4 4,1 3,5 - 2,3 - 0,6 2,9 55
Autres
6,8** 5,5** 4,3** - 1,3 - 1,2 2,5 63
villes
Ensemble
6,6** 4,7 4,0 - 1,9 - 0,7 2,6 61
urbain
Ensemble
7,7 6,4 6,0 - 1,3 - 0,4 1,7 78
rural
Ensemble 7,4 5,7 5,2 - 1,7 - 0,5 2,2 70
Sources : EIF : direction de la Statistique, 1984 ; EDS 1994 : N’Cho et al., 1995 ; EDS 1998-1999 : INS et
Macro, 2001.
* indice de 15 à 49 ans pour la période de cinq années précédant l'enquête.
** estimation.
Pour les naissances au cours des cinq dernières années avant l’enquête, les résultats sont
présentés sous forme de ratios d’incidence ou incidence rate ratio (IRR). Ce sont des coefficients
qui traduisent le rythme auquel les naissances surviennent chez une catégorie de femmes
comparée à une catégorie de référence. C’est la transformation par la fonction exponentielle
des coefficients β fournis par le modèle log-linéaire. L’interprétation des résultats se fait par
rapport à cette catégorie de référence dont la valeur du ratio d’incidence est égale à 1. Une
valeur de IRR supérieure à 1 indique que les naissances surviennent à un rythme plus accéléré
par rapport à la catégorie de référence. Une valeur de IRR inférieure à 1 nous indique que le
rythme auquel ces événements ont lieu est ralenti par rapport à la catégorie de référence.
Pour la fécondité du moment, l’estimation du modèle vide donne une constante égale à -0,223
(IRR = 0,8) et une erreur standard égale à 0,021 (tableau 4). Les variances estimées à partir de
ce modèle figurent dans la quatrième colonne en bas de ce tableau. Elles montrent l’existence
d’une variation significative de la fécondité (P < 0,01) entre les différentes grappes
(σν2 = 0,059) et les ménages (σu2 = 0,064) avec une erreur standard respectivement égale à
0,009 et 0,016. Dans le modèle complet, la prise en compte des variables explicatives modifie
considérablement la variation de la fécondité au cours des cinq dernières années entre les
grappes et entre les ménages à l’intérieur des grappes. La constante passe à -4,828
(IRR = 0,008), la variance inter grappes s’annule, traduisant le fait que l’essentiel des
variations contextuelles de la fécondité est lié aux variables incluses dans le modèle.
5En Côte d’Ivoire les données ont été, depuis l'enquête à passages répétés de 1978-1979 jusqu’à l’EDS
de 19994, présentées selon les grandes « strates du pays » qui étaient définies en croisant la zone
géographique (forêt ou savane) et le milieu d'habitat (urbain et rural) ; Abidjan constituant une strate à
part entière. C’est pourquoi certaines de nos données sont estimées à partir des informations publiées
par strate.
48
TABLEAU 4 Récapitulatif des principaux effets sur la fécondité selon la nature de l’échantillon
Caractéristiques National (N=7 798) Urbain (N=3 805) Abidjan (N=1 268) Autres villes (N=2 537)
individuelles Parité totale Fécondité au cours des Parité totale Fécondité au Parité totale Fécondité au cours des Parité totale atteinte Fécondité au cours des
et collectives atteinte 5 dernières atteinte cours des 5 atteinte 5 dernières années 5 dernières années
années dernières années
Variables individuelles
Ethnie de la femme ns ns *** ns ns ns ns ns
État matrimonial *** *** *** *** *** *** *** ***
Décès des enfants +++ +++ +++ +++ +++ +++ +++ +++
Confiage des enfants --- --- --- --- --- --- --- ---
Instruction --- --- --- --- --- --- --- ---
Occupation de la femme *** *** *** *** *** ns *** ***
Variables du ménage
Instruction du chef de ménage --- --- --- --- --- ns --- ---
Structure du ménage *** *** *** *** *** *** *** ***
Villes du Sud
les femmes du point de vue de leur fécondité à l’intérieur d’un même ménage (σu02 = 0,000).
L’essentiel des variations de cette parité atteinte étant expliqué au niveau individuel
(σe2 = 8,327).
En contrôlant, dans le modèle complet, l’effet de l’âge et des autres variables individuelles et
contextuelles, on s’aperçoit que les grappes et les individus perdent une partie de leurs effets
sur la fécondité au profit des ménages. La variance de l’erreur contextuelle augmente au niveau
des ménages et atteint 0,157. Au niveau des grappes, la variance des résidus contextuels
s’annule. Dans ce modèle, à part le groupe des autres africains qui est associé à une baisse
significative de la fécondité, l’appartenance aux autres groupes ethniques n’a aucun effet
significatif sur la fécondité par rapport au groupe akan. L’expérience du décès d’un enfant
augmente la parité atteinte de 1,657 enfants quand le fait pour une femme d’avoir un enfant
confié à un autre ménage la diminue de 1,239 enfants (p < 0,01). L’éducation de la femme est
associée à une baisse de la fécondité mais, comme nous l’avons vu précédemment, cet effet
n’est significatif qu’au-delà du niveau primaire (P < 0,01) et se traduit par une baisse de 0,320
enfant. Autrement dit, il n’y a pas de différence significative entre la fécondité des femmes de
niveau d’instruction primaire et celles qui ne sont pas instruites. De même, la parité atteinte
au moment de l’enquête est significativement plus faible (P < 0,01) dans le groupe de femmes
exerçant une activité économique dans les secteurs formel (-0,379), informel (-0,138) ou chez
celles n’exerçant aucune activité économique (-0,165).
Toutes les modalités des variables relatives aux conditions de vie des femmes dans leur
ménage de résidence ont un effet significatif sur les naissances cumulées sauf le niveau de
vie. Pour les ménages sans familles nucléaires, cet effet se manifeste par une baisse de la
parité atteinte de 0,161 enfant et une hausse chez les femmes dont la structure du ménage est
de type élargie monogame ou élargie polygame de respectivement 0,260 enfant et 0,241
enfant (p < 0,01). Un niveau d’instruction secondaire ou supérieur atteint par le chef de
ménage entraîne une baisse significative de la fécondité cumulée chez la femme de 0,189
enfant (P < 0,01) contrairement à l’instruction primaire qui n’a aucun significatif sur cette
variable.
À l’échelle de la communauté de résidence de la femme au moment de l’enquête, les résultats
montrent que le fait de vivre dans la ville d’Abidjan entraîne une baisse de la fécondité de
0,472 enfant lorsque le fait de vivre dans les autres villes n’a aucun effet significatif sur la
parité atteinte au moment de l’enquête. De même, le niveau de développement de la localité
de résidence de la femme a un effet sur la parité déclarée lors de l’enquête. Les femmes qui
vivent dans des localités non développées ont les niveaux de fécondité les plus faibles avec
une différence moyenne de 0,244 enfant par femme par rapport à celles qui vivent dans la
modernité. Une autre variable contextuelle qui a un effet significatif important sur la parité
atteinte au moment de l’enquête est le niveau de la mortalité atteint par la communauté. Dans
les localités où ce niveau est supérieur à 100 pour mille, les femmes ont une fécondité
toujours inférieure de 0,121 enfant à celle des autres (p < 0,01). De même, lorsque le
pourcentage de femmes utilisant la contraception est élevé dans une localité cela diminue la
fécondité de 0,005 enfant.
pays, afin de dégager les différences entre ces deux secteurs de résidence. Pour ce faire, nous
procédons comme au niveau national en construisant un modèle vide permettant d’apprécier
les variations de la fécondité entre les différentes grappes urbaines et ensuite nous construisons
un modèle complet en vue de déterminer les facteurs responsables de ces différences
contextuelles.
L’analyse montre que l’expérience du décès d’un enfant, l’instruction de la femme, le
confiage des enfants, la situation matrimoniale et l’occupation de la femme demeurent des
facteurs individuels associés à la baisse de la fécondité en milieu urbain (tableau annexe 2)
comme ils le sont au niveau national. La fécondité est plus élevée chez les femmes mariées et
celles qui sont veuves, divorcées ou séparées comparées aux célibataires, mais ces dernières
ont une fécondité du moment plus élevée que celle des veuves, divorcées ou séparées. Les
femmes qui ont vécu l’expérience du décès d’au moins un de leurs enfants ont des niveaux de
fécondité plus élevés que les autres (β = 1,511 et IRR = 1,428). Cependant celles qui n’ont pas
d’enfants confiés à d’autres ménages au moment de l’enquête ont déclaré une parité atteinte
inférieure de 1,161 enfant (β = 1,161) et une fécondité du moment inférieure de 18 %
(IRR = 0,823) à celle des autres femmes. Les femmes ayant atteint le niveau d’instruction
secondaire ont 0,298 enfant de moins que les analphabètes et elles ont une fécondité du
moment inférieure de 20 % à celles de leurs homologues non instruites. Comparées aux
femmes agricultrices, les femmes sans travail ou celles exerçant dans les secteurs formel ou
informel ont des niveaux de fécondité plus bas respectivement de 0,418 enfant, 0,557 enfant et
0,322 enfant (p < 0,01), et des niveaux de fécondité du moment également inférieurs.
Au niveau du ménage, l’instruction du chef du ménage a un effet réducteur de la fécondité
de 0,227 enfant pour la parité atteinte et de 12 % pour les naissances au cours des cinq
dernières années. De même, la structure familiale du ménage induit des différences
significatives entre les femmes du point de vue de leur fécondité. Celle-ci augmente chez les
femmes dont la structure familiale du ménage est de type élargi monogame ou polygame et
diminue chez celles dont le ménage est sans famille nucléaire. Comme dans le modèle
national, une dégradation des conditions de vie du ménage entraîne une augmentation
significative de la fécondité qu’il s’agisse de la parité totale (β = 0,277) ou des naissances au
cours des cinq dernières années avant l’enquête (IRR = 1,148). De toutes les variables
considérées au niveau du contexte local, seuls la résidence à Abidjan, le pourcentage
d’enfants scolarisés dans le quartier, la mortalité des enfants et le pourcentage de personnes
utilisant la contraception ont un effet significatif sur la fécondité. L’effet de la résidence à
Abidjan se manifeste par une baisse de la parité atteinte de 0,198 enfant chez les femmes de
cette ville et elle a un effet réducteur sur la fécondité du moment de 14 % (IRR = 0,856) chez
ces mêmes femmes, comparées à celles des autres villes (p < 0,01), marquant la distinction qui
existe, en matière de fécondité, entre la métropole et les autres villes.
Une analyse plus approfondie permet de constater que les facteurs qui sont associés à la
baisse de la fécondité à Abidjan sont presque identiques à ceux qui le sont dans les autres
villes (voir les tableaux annexes 3 et 4 pour le détail des résultats, et le tableau 4 qui résume
les principaux effets). Il s’agit principalement de la situation matrimoniale de la femme, de
l’expérience qu’elle a vécue par rapport aux décès de ces enfants, du confiage de certains de
ses enfants à d’autres ménages, du niveau d’instruction atteint au moment de l’enquête et de
la structure familiale du ménage de résidence de la femme. Mais dans la capitale économique
(Abidjan), le niveau de vie du ménage n’a pas d’effet significatif sur la fécondité alors qu’il
52 Villes du Sud
influence celle-ci dans les autres villes, un effet qui est un effet réducteur conformément à
l’hypothèse d’une transition de la fécondité entraînée par la modernisation.
De même, à l’échelle du ménage et de l’individu, les effets de l’instruction du chef de ménage
et de l’occupation de la femme sur la fécondité du moment sont significatifs dans les autres
villes où le fait de résider dans un ménage où le chef a atteint le niveau secondaire, d’être
inactif ou d’exercer une activité économique dans le secteur informel font baisser les
naissances au cours des cinq dernières années par rapport aux femmes agricultrices ou dont
le chef de ménage est analphabète. Mais ils ne le sont pas dans la ville d’Abidjan où les
femmes ne se distinguent pas les unes des autres par leurs naissances sur les cinq dernières
années selon qu’elles sont dans des ménages où le chef est instruit ou qu’elles exercent une
activité dans les secteurs formels, informels ou agricoles. Cela pourrait s’expliquer par le fait
que dans la capitale (Abidjan), l’accès à l’information sur la planification familiale et aux
services de santé en matière de reproduction est relativement aisé pour toute la population, de
sorte que les éléments qui font valoir les différences de fécondité entre les femmes ne sont pas
perceptibles.
3. CONCLUSION
Dans toute l’Afrique subsaharienne, on observe une fécondité plus faible en milieu urbain, et
le différentiel a eu tendance, durant les deux dernières décennies, à s’accroître dans une
grande majorité de pays. Les premières phases de transition de la fécondité, que connaissent
les différents pays du sous-continent, s’accompagnent par conséquent d’un accroissement de
l’effet réducteur de l’urbanisation sur la fécondité.
La situation en Côte d’Ivoire confirme cet état de fait, en nous indiquant que c’est dans la
métropole nationale, Abidjan, que la fécondité y est la plus basse, comme cela se retrouve
dans les autres pays africains où la différence des niveaux de fécondité entre la métropole et
les autres villes peut être mesurée (Shapiro et Tambashe, 2003).
La construction de modèles multivariés, pour la parité atteinte et la fécondité du moment
(naissances au cours des cinq dernières années avant l’enquête), nous montre que la résidence
à Abidjan a un effet négatif significatif sur la fécondité du moment comme sur la parité
atteinte, à l’échelle nationale comme à l’échelle du seul milieu urbain, et ce même en intégrant
aux différents modèles les autres variables ayant un effet significatif sur la fécondité. Ceci
nous indique que l’effet de la résidence à Abidjan sur la fécondité ne se limite pas à celui des
différences qu’il peut y avoir, entre cette ville et le milieu rural, en matière d’instruction,
d’activités économiques, de niveau de vie, de niveau de mortalité, de prévalence
contraceptive, mais qu’il va au-delà. En revanche, le fait de résider dans une autre ville n’a
pas d’effet significatif sur la fécondité à l’échelle nationale.
Les facteurs associés à la baisse de la fécondité dans l’ensemble du milieu urbain, comme à
Abidjan et dans les autres villes sont presque identiques. Il s’agit principalement de la
situation matrimoniale de la femme, de l’expérience qu’elle a vécue par rapport aux décès de
ces enfants, du confiage de certains de ses enfants à d’autres ménages, de l’occupation
principale de la femme, du niveau d’instruction atteint au moment de l’enquête par la femme
et par son conjoint, de la structure familiale du ménage de résidence de la femme. Mais à
Abidjan, le niveau de vie du ménage n’a pas d’effet significatif sur la fécondité alors qu’il
influence celle-ci dans les autres villes et dans l’ensemble du milieu urbain. Dans la mesure
où la différenciation des niveaux de vie des ménages est réelle à Abidjan avec une échelle des
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 53
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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reproduction en Afrique, Abidjan, ENSEA/FNUAP/IRD, pp. 189-213.
54 Villes du Sud
TABLEAU ANNEXE 1
Modèle linéaire multiniveau sur la parité atteinte au moment de l’enquête et modèle de Poisson
multiniveau sur les naissances au cours des cinq dernières années, au niveau national selon les
données de l’EDSCI 1994 (N = 7 798)
Naissance au cours
Parité atteinte
des cinq dernières années
Variables explicatives Modèle
Modèle vide Modèle complet Modèle vide
complet
Constante 3,008 *** -2,566 *** 0,8 *** 0,008 ***
Variables individuelles
Âge de la femme 0,223 *** 1,385 ***
Âge au carré -0,001 *** 0,994 ***
Ethnie de la femme (Akan)
Krou 0,002 ns 0,999 ns
Mandé du Nord et Gur -0,060 ns 0,934 **
Mandé du Sud -0,107 ns 0,979 ns
Autres africains -0,117 ** 0,960 ns
Situation matrimoniale (Célibataires)
En union 0,982 *** 1,519 ***
Veuve/divorcée/séparée 0,421 *** 0,636 ***
Expérience du décès d’un enfant (Aucun)
Au moins un décès 1,657 *** 1,405 ***
Confiage des enfants (a un enfant confié)
Aucun enfant confié -1,239 *** 0,840 ***
Niveau d’instruction (Sans instruction)
Primaire -0,030 ns 1,013 ns
Secondaire et + -0,320 *** 0,824 ***
Occupation de la femme (agricultrice)
Sans travail -0,165 *** 0,927 **
Formel -0,379 *** 0,906 ns
Informel -0,138 *** 0,944 **
Variables liées au ménage
Instruction du CM (Sans instruction)
Primaire 0,060 ns 0,915 ns
Secondaire et + -0,189 *** 0,906 ***
Structure du ménage (famille nucléaire)
Sans famille nucléaire -0,161 *** 1,015 ns
Élargie monogame 0,260 *** 1,165 ***
Élargie polygame 0,241 *** 1,142 ***
Niveau de vie du ménage Élevé)
Moyen 0,047ns 1,139 ***
Bas -0,013 ns 1,073 **
TABLEAU ANNEXE 2
Modèle linéaire multiniveau sur la parité atteinte au moment de l’enquête et modèle de Poisson
multiniveau sur la parité atteinte au moment de l’enquête et les naissances au cours des cinq
dernières années avant l’enquête en milieu urbain, selon les données de l’EDSCI 1994 (N = 3 805)
Naissances au cours des cinq
Parité atteinte
dernières années
Variables explicatives Modèle Modèle Modèle
Modèle complet
vide complet vide
Constante 2,560*** -2,000 *** 0,724 *** 0,004 ***
Variables individuelles
Âge de la femme 0,130 *** 1,409 ***
Âge au carré 0,000 *** 0,994 ***
Ethnie de la femme (Akan)
Krou 0,171 *** 1,073 ns
Mandé du Nord et Gur -0,048 ns 0,961 ns
Mandé du Sud -0,014 ns 0,976 ns
Autres africains -0,128 * 0,945 ns
Situation matrimoniale (Célibataires)
En union 0,912 *** 1,608 ***
Veuve/divorcée/séparée 0,255 *** 0,569 ***
Expérience du décès d’un enfant (Aucun)
Au moins un décès 1,511 *** 1,428 ***
Confiage des enfants (a un enfant confié)
Aucun enfant confié -1,161 *** 0,823 ***
Niveau d’instruction (Sans instruction)
Primaire 0,008 ns 1,051 ns
Secondaire et + -0,298 *** 0,799 ***
Occupation de la femme (agricultrice)
Sans travail -0,418 *** 0,862 **
Formel -0,557 *** 0,875 ns
Informel -0,322 *** 0,867 **
Variables liées au ménage
Instruction du CM (Sans instruction)
Primaire -0,051 ns 0,907 ns
Secondaire et + -0,227 *** 0,882 ***
Structure du ménage (famille nucléaire)
Sans famille nucléaire -0,209 *** 1,048 ns
Élargie monogame 0,296 *** 1,283 ***
Élargie polygame 0,260 *** 1,250 ***
Niveau de vie du ménage (Élevé)
Moyen 0,025 ns 1,104 **
Bas 0,277 *** 1,148 ***
Variables liées au contexte local
Lieu de résidence (Autre villes)
Abidjan -0,198 *** 0,858 ***
% d’enfants scolarisés dans le quartier 0,006 ** 0,996 ***
% de personnes scolarisées (< 50 %)
≥ 50 % -0,070 ns 1,021 ns
Mortalité infantile (< 100 p.1000)
≥ 100 p.1000 -0,040 ns 1,077 **
Pourcentage de personne utilisant la contracep. -0,006 ** 0,999 ns
0,194 ***
Variance au niveau des grappes (σν2) 0,000 ns
0,000 ns 0,06 *** 0,000
Variance au niveau des ménages (σμ2) 0,069 ns
7,405 *** 0,021 ns 0,000
Variance au niveau des individus (σe2) 2,185 ***
18489,960 1,000 *** 1,000 ***
-2Log (vraisemblance) 13887,470
*** Significatif à p < 0,01 ** Significatif à p < 0,05 * Significatif à p < 0,1 ns Non significatif à p < 0,1
() Modalité de référence. Les tirets (-) signifient que la variable correspondante est non concernée
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 57
TABLEAU ANNEXE 3
Modèle linéaire multiniveau sur la parité atteinte au moment de l’enquête et modèle de Poisson
multiniveau sur la parité atteinte au moment de l’enquête et les naissances au cours des cinq
dernières années à Abidjan, selon les données de l’EDSCI 1994 (N=1 268)
Naissance au cours des cinq
Parité atteinte
dernières années
Variables explicatives Modèle Modèle Modèle Modèle
vide complet vide complet
Constante 2,301*** -1,147 *** 0,559 *** 0,003 ***
Variables individuelles
Âge de la femme 0,030 ns 1,408 ***
Âge au carré 0,002 ** 0,994 ***
Ethnie de la femme (Akan)
Krou 0,097 ns 0,917 ns
Mandé du Nord et Gur -0,056 ns 0,930 ns
Mandé du Sud -0,041 ns 0,932 ns
Autres africains -0,216 ** 0,889 ns
Situation matrimoniale (Célibataires)
En union 1,054 *** 1735 ***
Veuve/divorcée/séparée 0,294 * 0,594 ***
Expérience du décès d’un enfant (Aucun)
Au moins un décès 1,497*** 1,505 ***
Confiage des enfants (a un enfant confié)
Aucun enfant confié -1,307 *** 0,824 ***
Niveau d’instruction (Sans instruction)
Primaire -0,053ns 1,043 ns
Secondaire et + -0,359 *** 0,822 **
Occupation de la femme (informel, agricultrice)
Sans travail -0,177 ** 0,989 ns
Formel -0,294 ns 1,123 ns
Variables liées au ménage
Instruction du CM (Sans instruction)
Primaire -0,183 ns 0,897 ns
Secondaire et + -0,322 *** 0,906 ns
Structure du ménage (famille nucléaire)
Sans famille nucléaire -0,040 *** 1,022 ns
Élargie monogame 0,490 *** 1,363 ***
Élargie polygame 0,363 ** 1,322 ***
Niveau de vie du ménage (Élevé)
Moyen -0 168 ns 1,105 ns
Bas -0,020 ns 1,119 ns
Variables liées au contexte local
Niveau de développement local1 (Élevé)
Moyen - -
bas - -
% d’enfants scolarisés dans le quartier 0,004 ns 0,995 ns
% de personnes scolarisées (< 50 %)
≥ 50 % -0,129 ns 0,977 ns
Mortalité infantile (< 100 p.1000)
≥ 100 p.1000 -0,114 ns 1,143 **
% de personnes utilisant la contraception -0,007 ns 1,002 ns
Variance au niveau des grappes (σν2) 0,257 *** 0,000 ns 0,067 *** 0,000 ns
Variance au niveau des ménages (σμ2) 0,000 0,000 0,163 *** 0,000 ns
Variance au niveau des individus (σe2) 6,592 *** 2,144 *** 0,806 **** 0,693 ***
-2Log (vraisemblance) 6023,287 4565,290 -
*** Significatif à p < 0,01 ** Significatif à p < 0,05 * Significatif à p < 0,1 ns Non significatif à p < 0,1
() Modalité de référence. Les tirets (-) signifient que la variable correspondante est non concernée.
1 À Abidjan, l’ensemble de la population a été considérée comme ayant un niveau de développement local
élevé compte tenu d’un accès plus ou moins aisé à l’ensemble des infrastructures de la ville
58 Villes du Sud
TABLEAU ANNEXE 4
Modèle linéaire multiniveau sur la parité atteinte au moment de l’enquête et modèle de Poisson
multiniveau sur la parité atteinte au moment de l’enquête et les naissances au cours des cinq
dernières années dans les autres villes, selon les données de l’EDSCI 1994 (N=2 537)
Naissance au cours des
Parité atteinte
cinq dernières années
Variables explicatives Modèle Modèle
Modèle vide Modèle complet
vide complet
Constante 2,689 *** -2,939 *** 0,8 *** 0,004 ***
Variables individuelles
Âge de la femme 0,183 *** 1,409 ***
Âge au carré 0,000 0,994 ***
Ethnie de la femme (Akan)
Krou 0,229 * 1,215 ***
Mandé du Nord et Gur -0,016 ns 0,990 ns
Mandé du Sud 0,002 ns 1,013 ns
Autres africains -0,040 ns 0,977 ns
Situation matrimoniale (Célibataires)
En union 0,829 *** 1556 ***
Veuve/divorcée/séparée 0,204 ns 0,549 ***
Expérience du décès d’un enfant (Aucun)
Au moins un décès 1,507 *** 1,388 ***
Confiage des enfants (a un enfant confié)
Aucun enfant confié -1,101 *** 0,821 ***
Niveau d’instruction (Sans instruction)
Primaire 0,037ns 1,055 ns
Secondaire et + -0,257 *** 0,783 ***
Occupation de la femme (agricultrice)
Sans travail -0,325 ** 0,856 **
Formel -0,416 * 0,782 ns
Informel -0276 * 0,865 **
Variables liées au ménage
Instruction du CM (Sans instruction)
Primaire 0,044 ns 0,903 ns
Secondaire et + -0,145 * 0,867 ***
Structure du ménage (famille nucléaire)
Sans famille nucléaire -0,246 *** 1,071 ns
Élargie monogame 0,245 *** 1,242 ***
Élargie polygame 0,262 *** 1,213 ***
Niveau de vie du ménage (Élevé)
Moyen 0,101 ns 1,120 **
Bas 0,371 *** 1,172 **
Variables liées au contexte local
Niveau de développement local (bas)
Moyen -0,047 ns 1,037 ns
% d’enfants scolarisés dans le quartier 0,007 ns 0,996 ns
% de personnes scolarisées (<50 %)
≥ 50 % -0,079 ns 1,064 ns
Mortalité infantile (< 100 p.1000)
≥ 100 p.1000 -0,012 ns 1,046 ns
% de personnes utilisant la contraception -0,040 ns 0,999 ns
Variance au niveau des grappes (σν2) 0,119 *** 0,000ns 0,000 ns
0,059 ***
Variance au niveau des ménages (σμ2) 0,000 0,102 *** 0,000 ns
0,064 ***
Variance au niveau des individus (σe2) 7,804 *** 2,174 *** 0,687 ***
0,827 ****
-2Log (vraisemblance) 12443,850 9281,253 -
*** Significatif à p < 0,01 ** Significatif à p < 0,05 * Significatif à p < 0,1 ns Non significatif à p < 0,1
() Modalité de référence. Les tirets (-) signifient que la variable correspondante est non concernée.
RIO DE JANEIRO, PORTO ALEGRE,
SALVADOR DE BAHIA :
TROIS CONTEXTES URBAINS
DES RAPPORTS ENTRE GENRE ET
SEXUALITÉ AU BRÉSIL
Michel BOZON
Institut national d’études démographiques (INED), France
booz@ined.fr
Groupe GRAVAD1
INTRODUCTION
Le Brésil a connu une des transitions urbaines les plus rapides au monde. Entre les années
cinquante et les années quatre-vingt-dix, elle a transformé un pays où les deux tiers de la
population vivaient en milieu rural en un pays de citadins (à 80 %). Le Brésil est ainsi un
exemple utile à rapprocher de pays ou de continents qui connaissent des transitions
urbaines plus mesurées. La vitesse et l’intensité de la transition urbaine sont dans ce pays
fortement liées à celles de la transition de la fécondité. Entre les années soixante et les années
quatre-vingt-dix, le Brésil a connu également une chute accentuée de sa fécondité dont la
relative homogénéité a surpris (Bozon et Enoch, 1999). Une comparaison avec l’Inde
(Martine, Chen et Das Gupta, 1998) fait apparaître la singularité brésilienne. Toutes les
régions du Brésil ont atteint dans les années quatre-vingt-dix des indices synthétiques de
fécondité compris entre 2 et 3 enfants par femme, alors que ce pays continental n’a jamais
connu d’action gouvernementale cohérente en faveur de la planification familiale (à
l’inverse du Mexique par exemple, voir Cosio-Zavala, 1994).
1Le groupe Gravad est composé de Maria-Luiza Heilborn (coordinatrice), Michel Bozon, Estela Aquino,
Daniela Knauth, Ceres Victora, Cristiane Cabral, Maria Jenny Araujo, Fabiola Rohden, Maria da
Conceição Almeida, Elaine Brandão, Andrea Fachel Leal, Cecilia McCalum.
60 Villes du Sud
L’urbanisation agit de multiples façons. Tout d’abord les conditions de vie urbaines rendent
obsolètes les idéaux de famille patriarcale, poussent matériellement à la réduction du nombre
d’enfants, facilitent l’apparition de nouvelles aspirations sociales et la diffusion des
techniques de réduction des naissances. Par ailleurs, la forte évolution de la scène religieuse –
diversification de l’offre, développement de la mobilité religieuse (du catholicisme vers le
pentecôtisme) et net mouvement de sécularisation – prend sa source dans les villes et
accompagne cette perte de légitimité des idéaux traditionnels. L’urbanisation d’ensemble de la
société produit des effets qui se font sentir jusque dans le milieu rural, par exemple à travers
les nouvelles représentations que diffuse la télévision, grande unificatrice culturelle du pays.
Cette impression d’homogénéité des changements est pourtant trompeuse. Pays continental,
aussi grand que l’Europe, le Brésil continue à présenter, dans la plupart des domaines, de
considérables différences entre ses régions et, à l’intérieur de chaque région, des inégalités
extrêmement fortes entre groupes sociaux (Théry, 1999). La différence d’espérance de vie
entre le Nordeste et le Sudeste (États de São Paulo, Rio de Janeiro et de Minas Gerais) est par
exemple de cinq ans, tandis que le revenu par tête du Sud et du Sudeste est le triple de celui
du Nordeste et le double de celui du Nord (voir carte).
L’objet de cette communication est d’examiner si l’urbanisation de la société brésilienne a
conduit à une transformation homogène des modes d’accès à la sexualité adulte. L’hypothèse
inverse serait que les univers urbains continuent à dessiner des contextes sociaux et
politiques durablement différenciés, travaillés par des lignes de changement de vitesses et
d’orientations inégales. La communication porte spécifiquement sur la question de la
sexualité des jeunes, dans la mesure où l’on observe au Brésil le maintien d’une fécondité
relativement précoce, malgré la chute du niveau de la fécondité générale. Dans le contexte
brésilien, comme dans bien d’autres pays, ce phénomène reçoit le nom de « grossesse
adolescente » et est considéré comme un problème social majeur, suscitant des discours
alarmistes et moralisateurs, notamment sur l’« irresponsabilité » des jeunes, leur précocité
sexuelle et l’influence « délétère » des médias (Bozon, 2003b). L’enquête que nous avons
réalisée et qui est présentée plus bas vise à déplacer le problème vers celui des conditions
sociales et culturelles d’entrée dans la sexualité et dans l’âge adulte.
Sur la question de la sexualité des jeunes, nous nous proposons en somme de décrire et de
comparer les différences de « climat sexuel », qui peuvent être observées entre des villes
situées dans des régions distinctes du Brésil. Ces comparaisons sont souvent menées de façon
non scientifique et incontrôlée par l’usage de stéréotypes locaux contestables : ainsi telle ville
ou telle région est considérée comme plus débridée ou portée à une sexualité précoce
(Salvador de Bahia), telle autre comme plus conservatrice et sérieuse (Porto Alegre). Il
existerait ainsi des cultures locales donnant lieu à des comportements distincts. Une approche
sociodémographique relativise l’explication des différences par la culture : elle cherche plutôt
à décomposer les phénomènes, en distinguant la manière dont jouent sur les comportements
sexuels, dans différents contextes, des facteurs comme le genre, l’organisation du mariage et
de la conjugalité, l’organisation sociale des rapports entre générations, les modes de
socialisation, l’organisation et l’influence du système d’éducation et du système de santé, le
niveau d’investissement public dans les services de santé reproductive/sexuelle (Bozon,
2002). Il s’agit en définitive de donner une fonction heuristique à la comparaison raisonnée,
outil majeur d’une sociologie ne pouvant utiliser la méthode expérimentale (Durkheim,
1894).
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 61
et les métis sont donc l’immense majorité à Salvador, et environ la moitié à Rio2. La
composition de la population traduit bien l’histoire du peuplement des diverses régions :
Porto Alegre est européenne, et Salvador de Bahia africaine.
CARTE
Les appartenances religieuses des individus interrogés distinguent également les trois
contextes. Traditionnellement catholique, le Brésil a été marqué ces dernières décennies par
deux phénomènes distincts, un progrès de l’indifférence religieuse, et une montée des
groupes néoprotestants, notamment pentecôtistes. Porto Alegre est la ville qui compte le plus
de jeunes se disant sans religion (59 % des hommes et 43 % des femmes), suivie de Salvador
(51 % et 36 %), alors que l’indifférence est moins marquée à Rio (46 % et 28 %). La montée du
pentecôtisme est notable à Rio (12 % des hommes et 14 % des femmes), ainsi qu’à Salvador
(11 % et 14 %), alors que Porto Alegre est moins concerné (4 % et 3 %). En définitive, c’est à
Rio de Janeiro que l’appartenance active au catholicisme reste la plus déclarée.
2 Toutes les données citées dans cette partie proviennent de l’enquête Gravad (chap. IV, in Heilborn et
al., 2006), sauf celles qui proviennent du recensement et d’enquêtes de santé, reproduites dans le
tableau 1.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 63
Un autre indicateur très significatif des différences entre les villes, comme de la hiérarchie
sociale parmi les jeunes, est le niveau de scolarité atteint par ces derniers, évalué à partir du
nombre d’années utiles de scolarité (en négligeant donc les années de redoublement). Un tiers
des jeunes de 20 à 24 ans ont un niveau d’instruction supérieur (complet ou incomplet) à
Porto Alegre (31 % des hommes et 37 % des femmes), alors que ce n’est le cas que d’un
huitième des jeunes Bahianais (12,5 % des hommes et 14 % des femmes). C’est à Rio, situé
entre les deux, que les écarts entre les hommes et les femmes sont les plus marqués (22 % et
30 % respectivement atteignent le niveau supérieur). Plus généralement les trajectoires
scolaires des jeunes sont étroitement liées à celles de leurs parents, qui présentent les mêmes
différences d’une région à l’autre (voir tableau 1).
TABLEAU 1
La répartition des revenus se caractérise par de très fortes inégalités, qui sont également des
inégalités entre régions. L’indicateur utilisé est le revenu familial mensuel par tête, et l’unité
de compte le salaire minimum. Environ 15 % des jeunes ne disposent que d’un demi-salaire
minimum, cependant que 25 % d’entre eux bénéficient d’au moins trois salaires minimums.
Si l’on considère qu’un demi-salaire minimum représente le seuil de pauvreté, on peut dire que
30 % des jeunes interrogés à Salvador sont en situation de pauvreté, alors que ce n’est le cas
que d’un jeune sur dix environ à Porto Alegre et à Rio de Janeiro.
Dans la population de l’enquête, les inégalités sociales transparaissent aussi dans les
différences de revenus selon la couleur de la personne interrogée. Les individus qui se
déclarent blancs ont dans les trois quarts des cas des revenus moyens (entre 1 et 3 salaires
minimums) ou élevés (plus de 3). Rares sont les noirs et métis qui ont des revenus élevés,
l’immense majorité d’entre eux ayant des revenus moyens ou bas. À Salvador il y a
proportionnellement beaucoup plus de noirs et métis très pauvres (moins d’un demi-salaire
minimum) que dans les autres villes, ainsi qu’un peu plus de blancs à très faibles revenus : la
64 Villes du Sud
pauvreté des jeunes de Salvador n’est donc pas seulement un effet de la composition
ethnique de la ville.
L’offre plus élevée en matière éducative et sanitaire de Porto Alegre doit également être
rattachée à la longue administration municipale du Parti des Travailleurs, expérience que n’a
pas du tout connue Salvador de Bahia, beaucoup moins équipée dans ce domaine. L’État du
Rio Grande do Sul (dont Porto Alegre est capitale) est le seul au Brésil pour lequel, dans la
population générale, la proportion de femmes qui utilisent la pilule, est supérieure à la
proportion de femmes stérilisées (Bemfam, 1997). Capitale du Brésil jusqu’en 1960, Rio de
Janeiro a hérité, quant à elle, d’un bon niveau d’équipement et se caractérise par un revenu
par tête un peu plus élevé que Porto Alegre, et beaucoup plus élevé que Salvador.
Le tableau 1 résume un certain nombre d’indicateurs démographiques et sociaux concernant
les trois villes, leurs agglomérations et les États dont elles sont capitales, à partir du
recensement ou de statistiques de santé. L’espérance de vie à la naissance et le taux de
mortalité infantile, de même que les indicateurs de précarité sociale résument bien les
situations opposées de Porto Alegre et de Salvador. La position intermédiaire de Rio, qui se
rapproche tantôt de Porto Alegre tantôt de Salvador, tient sans doute au fait que cette ville est
celle dans laquelle les inégalités entre groupes sociaux sont les plus marquées.
Si les villes étudiées se distinguent très nettement en termes de développement humain
(Porto Alegre et Salvador de Bahia se situant aux deux extrêmes), elles se différencient donc
également par leur contexte culturel (la religiosité étant sensiblement plus forte à Rio de
Janeiro) et par l’amplitude des inégalités entre classes et entre sexes (nettement moindre à
Porto Alegre).
disent à 17 % avoir été informées par eux sur le sida (ce qui est peu, étant donné que 61 %
disent l’avoir été par l’école) : ceci tient au fait que le recours aux conseils des acteurs de
santé, pour les femmes, ne se produit pas au début de l’adolescence mais lorsque la vie
reproductive a déjà commencé.
Parmi les sources mentionnées par les personnes interrogées, chacune, personne ou
institution, est plus ou moins spécialisée sur l’un ou l’autre des trois grands thèmes qui ont
été proposés. Ainsi sur les relations sexuelles en général, l’information est généralement
« personnalisée » et passe plutôt à travers la mère et les pairs, alors que sur la grossesse et la
contraception, ce sont l’école et la mère qui jouent le rôle principal et que sur le sida et les IST,
l’information est plus institutionnelle et passe par l’école et la télévision : dans le dernier cas
on peut penser que les institutions citées servent en partie de relais à des campagnes de
prévention. Il faut remarquer que les pairs ne se voient reconnaître qu’une importance
mineure pour tout ce qui concerne les informations précises (contraception, sida), et que le
père, quant à lui, n’est jamais un informateur de premier plan.
TABLEAU 2
télévision 22 11 11 19 14 13 34 25 30
services de santé 5 2 2 13 12 9 17 12 13
revues féminines 14 10 11 13 10 12 16 12 12
revues
1 1 1 1 0 1 2 0 0
masculines
Nombre moyen
1,88 1,47 1,33 1,91 1,54 1,38 2,05 1,65 1,51
de sources citées
mère 31 31 20 45 42 30 34 34 22
père 29 26 15 32 30 17 28 26 15
ami(e)s 51 42 49 25 22 22 22 15 15
frères 7 4 5 4 2 6 4 3 4
sœurs 2 1 1 4 2 3 2 1 2
école 23 19 15 38 33 29 53 50 44
Homme
télévision 29 19 16 31 24 22 49 31 32
services de santé 1 0 0 5 2 2 8 4 3
revues féminines 5 2 3 4 2 2 4 1 2
revues
9 5 3 4 3 3 7 4 4
masculines
Nombre moyen
1,87 1,49 1,27 1,92 1,62 1,36 2,11 1,69 1,43
de sources citées
* Libellé de question : « Comment ou grâce à qui avez-vous obtenu vos toutes premières informations sur : 1)
les relations sexuelles ; 2) la grossesse, les moyens d’éviter d’avoir des enfants ; 3) les IST et le sida ? »
Champ : Jeunes de 18 à 24 ans, hommes et femmes, Porto Alegre, Rio de Janeiro, Salvador de Bahia
Source : Enquête Gravad, 2002 ( N = 4634)
Guide de lecture : Parmi les jeunes femmes de Rio de Janeiro, 34 % déclarent avoir obtenu leurs toutes
premières informations sur la grossesse et la contraception par l’école.
L’âge au ménarque est fortement concentré à un peu moins de 13 ans dans les trois villes
(données non présentées). Même si des différences existent, il est à remarquer qu’elles sont
légères et qu’en définitive il existe une distribution des expériences assez semblables dans les
trois régions, avec un peu plus du quart des premières règles jusqu’à 11 ans (26 %) et un peu
moins du quart à 14 ans ou plus (22 %), la moitié environ se produisant à 12 ou 13 ans. Si la
première menstruation se produit néanmoins légèrement plus tard à Salvador, c’est en raison
de différences un peu plus marquées que dans les deux autres villes entre les milieux
populaires (un peu plus de 30 % des femmes de Bahia appartenant à des familles à revenu
bas ou très bas connaissent leur première menstruation à 14 ans ou plus) et les secteurs aisés,
plus précoces sur ce plan (19 % seulement à 14 ans ou plus dans les familles à revenu élevé).
L’expérience de la première menstruation n’est pas l’occasion d’un dialogue entre mère et
fille dans tous les milieux sociaux (données non présentées). Près de 70 % des mères qui ont
un niveau d’éducation secondaire ou supérieur ont évoqué la question avec leur fille avant
même l’événement, alors que ce n’est le cas que de 35 % des mères qui ont un niveau
d’éducation primaire incomplet. En outre, à niveau d’éducation comparable, les jeunes femmes
de Porto Alegre, plus souvent que celles de Salvador, ont parlé de menstruation avec leur
mère avant qu’elle ne se produise (12 % de différence à l’intérieur de chaque groupe social).
Les femmes de Rio de Janeiro ont, en milieu populaire, une expérience qui se rapproche de
celles de Salvador et, dans les milieux aisés, des femmes de Porto Alegre. Il en résulte que
c’est à Rio de Janeiro que les comportements sont le plus différenciés socialement.
Le fait d’avoir parlé de menstruation avec sa mère, comme déjà le fait d’avoir reçu d’elle des
informations sur la sexualité, la contraception ou le sida, est donc plus fréquent dans les
milieux qui détiennent le plus de capital culturel, et plus fréquent, à milieu culturel égal,
dans le sud et le sud-est du pays (à Porto Alegre et à Rio de Janeiro).
TABLEAU 3
Interrogés sur ce point, la quasi-totalité des jeunes de 18 à 24 ans, soit 96 % d’entre eux, disent
avoir connu une relation affective qu’ils qualifient de namoro (tableau 3) ; quant à l’expérience
de relation occasionnelle (ficar), elle est déclarée par 90 % des hommes, mais par seulement
76 % des femmes, les femmes de Porto Alegre (88 %) ayant eu cette expérience beaucoup plus
souvent que celles de Salvador (67 %). Malgré l’apparente universalité du namoro, les
circonstances, le contenu et les prolongements de cet événement différent profondément
d’une région à l’autre.
Dans les trois villes, près de neuf hommes jeunes sur dix ont connu à la fois les expériences
de relation exclusive et de relation occasionnelle ; du côté des femmes, neuf sur dix à Porto
Alegre, mais seulement trois sur quatre à Rio et deux sur trois à Salvador de Bahia. Le cadre
des relations amoureuses paraît ainsi plus équilibré entre hommes et femmes dans le sud du
pays que dans les deux autres régions. Les enquêtés ont été interrogés sur l’âge auquel ils
avaient débuté leur premier namoro et eu leur première expérience de ficar, ainsi que sur le
degré d’intimité atteint dans ces relations. L’apprentissage de la vie affective se déroule selon
des scénarios (des séquences) bien différents dans les trois villes. À Porto Alegre, le premier
namoro a généralement été précédé par au moins une expérience de relation occasionnelle
(dans plus de la moitié des cas), et cette expérience, d’ordinaire non sexualisée, constitue le
premier élément d’une familiarisation progressive avec la vie amoureuse, pour les garçons
comme pour les filles. À Salvador en revanche, le premier namoro est précoce et chaste (à la
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 69
manière traditionnelle) et, par ailleurs, précède (dans 67 % des cas) la première expérience de
relation occasionnelle (ficar). C’est à la suite de ces premiers namoros que les garçons entrent
dans des relations occasionnelles sexualisées, alors qu’inversement les filles du même âge
connaissent beaucoup moins d’expériences de relations occasionnelles. À Salvador, à
l’inverse de Porto Alegre, l’organisation des relations amoureuses marque donc des
différences assez nettes entre les sexes.
D’une ville à l’autre, les univers de socialisation à la sexualité présentent donc plus que des
nuances. On peut faire l’hypothèse que la diversité des sources d’information sur la sexualité
à Porto Alegre, qui comprennent aussi bien l’école, la famille, les pairs que des sources
anonymes contribue à une prise de distance à l’égard des représentations normatives des
rôles de genre dans la sexualité. L’évolution, pour les hommes comme pour les femmes, vers
une organisation plus informelle des relations amoureuses juvéniles, y contribue également.
Inversement la pauvreté des options en termes d’information sur la sexualité à Salvador et
l’implication faible de la famille ne favorisent guère la discussion sur et l’accès à la
contraception. L’organisation sociale traditionnelle des relations amoureuses maintient dans
cette ville une division des rôles permettant aux garçons beaucoup plus d’initiatives qu’aux
filles.
Les femmes, quant à elles, connaissent une plus grande diversité de comportements en
fonction de leur origine sociale ou locale, de leur niveau d’instruction mais aussi de leurs
caractéristiques biographiques. C’est dans l’État « moderne » du Rio Grande do Sul qu’elles
connaissent le plus tôt leurs premières expériences (17,2 ans), et inversement dans l’État de
Bahia que, contrairement à des représentations culturelles répandues au Brésil, elles ont les
débuts les plus tardifs : ainsi 30 % des femmes de Salvador sont encore sans expérience
sexuelle à 19 ans, ce qui n’est le cas que de 9 % des hommes de cette ville. Rio de Janeiro, ville
socialement divisée, se situe entre les deux extrêmes. Logiquement, c’est à Porto Alegre que
l’écart entre les âges des hommes et les âges des femmes au premier rapport est le plus faible
(1 an) et à Salvador qu’il est le plus élevé.
TABLEAU 4
Initiation à 20
N
Âge médian au Initiation à 18 ans ou plus
Déterminants de l’âge au (y compris les
1er rapport ans ou plus (%) parmi les
premier rapport sexuel non initiés)
20-24 ans (%)
Ville H F H F H F H F
Porto Alegre 739 699 16,2 17,2 20 37 8 15
Rio de Janeiro 719 815 16,1 17,8 18 47 8 23
Salvador 728 933 16,4 18,4 22 55 9 30
Total 2186 2447 16,2 17,9 20 48 8 24
Niveau d’instruction
Elémentaire incomplet 498 440 15,8 16,3 17 28 6 12
Elémentaire complet 567 581 15,9 17,5 24 46 13 32
Secondaire complet 638 800 16,4 18,6 20 58 9 33
Supérieur complet/incomplet
452 597 16,7 18,6 23 59 11 30
Champ : Jeunes de 18 à 24 ans, hommes et femmes, Porto Alegre, Rio de Janeiro, Salvador de Bahia
Source : Enquête Gravad, 2002
N.B. : Les non-réponses à la question sur le niveau d’instruction ne sont pas prises en compte.
À Porto Alegre et à Rio de Janeiro, en matière d’âge à l’initiation sexuelle, on observe peu de
différences entre milieux sociaux (et également entre groupes ethniques), alors que des
différences se manifestent à Salvador (données non présentées), où par exemple les femmes
blanches ont un âge significativement plus tardif au premier rapport que les femmes noires
ou métisses.
Dans le questionnaire, le thème de la contraception ou de la protection au premier rapport
sexuel a été abordé en plusieurs étapes. Une question a d’abord été posée sur l’existence,
avant le premier rapport, d’une discussion entre partenaires sur les moyens d’éviter une
grossesse. Il a ensuite été demandé aux personnes interrogées si elles avaient utilisé une
protection ou une contraception lors de ce rapport, et laquelle. La méthode utilisée est très
majoritairement le préservatif. L’existence d’une « conversation avant le premier rapport avec
le (la) partenaire sur les moyens d’éviter une grossesse », utilisée comme indicateur d’une
forme de négociation explicite entre partenaires, est rapportée par 41 % des hommes et 62 %
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 71
des femmes (tableau 5). On ne commentera pas ici cet écart entre hommes et femmes, qui a
été discuté dans d’autres publications (Bozon et Heilborn, 2006). Les proportions déclarées de
conversation avec le partenaire sont les mêmes dans les trois villes étudiées.
Lorsqu’on passe à la pratique, hommes et femmes déclarent dans des proportions
équivalentes (70 %) avoir utilisé une forme de contraception ou de protection au premier
rapport. Mais des différences, qui confirment les résultats d’enquêtes antérieures,
apparaissent entre les trois villes (80 % des femmes de Porto Alegre ont eu un rapport
protégé, 71 % de celles de Rio et 63 % de celles de Salvador). Les déclarations des hommes
sont plus semblables. C’est à Salvador que l’on rencontre le plus de femmes déclarant n’avoir
ni discuté ni utilisé la contraception (24 %, contre 14 % à Porto Alegre), et à Porto Alegre que
l’on rencontre le plus de femmes déclarant l’utilisation d’une protection sans discussion
préalable avec le partenaire.
TABLEAU 5
Salvador (%) 61 43 63 67 15 30 24 27
Total (%) 62 41 70 68 18 33 20 26
Les données de l’enquête Gravad font apparaître que les femmes de Porto Alegre
commencent leur vie sexuelle plus tôt que dans les autres villes, mais qu’elles sont également
celles qui se protègent le plus ; inversement à Salvador, l’initiation sexuelle des femmes est
tardive, mais ces dernières se protègent moins qu’ailleurs. Le niveau de protection au
premier rapport n’est donc pas automatiquement supérieur quand l’âge au premier rapport
est plus élevé : il dépend également fortement du contexte social ou local, qui peut affaiblir
cette relation.
C’est à Salvador que les grossesses avant 20 ans sont les plus fréquentes, malgré l’âge tardif
des femmes à l’initiation sexuelle, qui a pour effet de réduire la durée d’exposition au risque
de grossesse. À Salvador les femmes initiées sexuellement ont ainsi une probabilité beaucoup
plus élevée de devenir enceintes qu’à Porto Alegre. La différence de niveau de prévalence
contraceptive est à l’origine de ce paradoxe. L’examen de la survenue de la grossesse en
fonction du niveau d’instruction (tableau 7), ventilé par ville, fait apparaître une nette
association dans les trois contextes urbains entre faible et très faible niveau d’instruction et
survenue d’une grossesse précoce. Plus que la difficulté culturelle à utiliser la contraception,
il faut sans doute faire intervenir pour les femmes de faible scolarité l’absence de projet de vie
concurrent à celui de la constitution d’une famille. Le premier enfant peut être attendu avec
impatience, car il fait progresser vers un statut adulte.
Si les différences de comportement reproductif selon le niveau d’instruction sont aussi
marquées dans toutes les villes, il reste que les personnes au niveau d’instruction le plus faible
sont moins nombreuses à Porto Alegre. En outre, il existe une différence significative parmi les
femmes ayant un niveau d’instruction moyen et supérieur, qui sont 10 % à avoir une
expérience de grossesse avant 20 ans à Porto Alegre, mais 15 % dans les deux autres villes.
Les niveaux de protection contraceptive au premier rapport sont assez prédictifs de la carrière
contraceptive ultérieure. En comparant le niveau de protection au premier rapport, et celui au
dernier rapport, dans chaque ville (tableau 8), on observe que les jeunes de Porto Alegre
atteignent de nouveau les niveaux de protection les plus élevés. À Salvador, la hausse du
recours à la contraception est forte dans les premières années de vie sexuelle : il est fréquent
qu’une première contraception régulière soit utilisée après la naissance d’un premier enfant.
L’usage plus systématique de la protection contraceptive à Porto Alegre explique sans doute
les niveaux plus modérés dans cette région que dans le reste du Brésil du recours à la
stérilisation, et en particulier à la stérilisation précoce, qui est utilisée en revanche comme
contraception irréversible lorsque l’adaptation aux autres méthodes se fait mal (par exemple
dans le Nordeste).
TABLEAU 6
Source : Enquête Gravad, 2002 ; Champ : Jeunes de 20 à 24 ans, Porto Alegre, Rio de Janeiro, Salvador
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 73
TABLEAU 7
TABLEAU 8
Utilisation de contraception au 1er rapport, et au dernier rapport sexuel, selon la ville et le sexe,
parmi les jeunes de 18 à 24 ans ayant eu des rapports sexuels.
reproductive et d’éducation, bien plus importante à Porto Alegre qu’à Salvador, semble y
favoriser automatiquement l’utilisation de la contraception. Inversement la pauvreté et
l’absence de perspectives professionnelles à Salvador paraissent favoriser chez les jeunes
femmes les projets traditionnels de constitution précoce de la famille. Rio de Janeiro, dont le
degré d’équipement est plus proche de celui de Porto Alegre, présente des résultats plus
contrastés.
L’inégalité d’accès aux conditions matérielles et culturelles d’adoption d’une pratique
contraceptive efficace n’épuise pas l’interprétation qui peut être donnée des différences entre
villes. L’analyse serait incomplète si elle ne tenait pas compte des manières dont agissent ces
contextes sociaux dans la construction de la sexualité juvénile et du genre. On observe en
effet d’une ville à l’autre des différences notables dans les degrés de symétrie des
comportements selon le sexe : alors que le double standard traditionnel de sexe perdure à
Salvador, il tend à s’affaiblir à Porto Alegre, où les comportements féminins et masculins se
rapprochent. Dans cette dernière ville, les modes de socialisation à la sexualité adulte
permettent une certaine prise de distance pratique et normative à l’égard du modèle latin-
méditerranéen traditionnellement prédominant au Brésil. La diversité des sources
d’information et de discussion sur la sexualité, et la possibilité pour les deux sexes d’entrer
progressivement dans des relations amoureuses informelles rapprochent les expériences des
hommes et des femmes. Salvador reste plus attaché au modèle traditionnel et inégalitaire de
fréquentation juvénile (le namoro à l’ancienne). Rio de Janeiro est une ville marquée par une
très forte inégalité sociale où, plus que dans les autres contextes, coexistent des modèles
opposés.
Les différences entre les trois villes étudiées s’observent principalement à partir des
comportements et des expériences des jeunes femmes, alors que les comportements
masculins restent à maints égards très homogènes. Dans les évolutions des systèmes de
genre, ce sont généralement les comportements féminins qui se modifient d’abord et qui sont
la pierre de touche du changement, indiquant le degré d’autonomie atteint par les femmes.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Cadernos de Saúde Pública, Fondation Oswaldo Cruz, vol.XIX, suppl. n° 2, (x), pp. 377-388.
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adolescencia : A heterogeneidade revelada » [« La grossesse à l’adolescence : l’hétérogénéité
révélée »] in Heilborn, M. L. ; Aquino, E. ; Bozon, M. et Knauth, D. (dir), O aprendizado da
sexualidade : um estudo sobre reprodução e trajetorias sociais de jovens brasileiros, [L’apprentissage
de la sexualité : une étude de la reproduction et des trajectoires sexuelles des jeunes Brésiliens], Rio
de Janeiro, Garamond/Fondation Oswaldo Cruz, pp.309-358.
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sexuelle ? Comparaisons mondiales et évolutions récentes », Population et Sociétés, n° 391,
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Oxford University Press.
THÉRY, H. (1999), Le Brésil, Paris, Armand Colin.
ENTRÉE EN SEXUALITÉ
ET AVORTEMENT
DANS LES VILLES DU SUD
Agnès GUILLAUME
Institut de recherche pour le développement (IRD),
(UMR 151 IRD- université de Provence), Centre Population et Développement
agnes.guillaume@ird.fr
INTRODUCTION
La fécondité dans la plupart des pays africains est entrée dans une phase de transition, dont
le niveau est très variable selon les pays comme le confirment les résultats des Enquêtes
démographiques et de santé de ces dix dernières années. Cette fécondité est basse dans deux
pays d’Afrique du Nord (Maroc et Égypte, 2,5 et 3,5 enfants par femme) ainsi qu’en Afrique
du Sud (2,9 enfants par femme). Dans 9 pays, majoritairement situés en Afrique de l’Est et
Centrale ainsi qu’au Ghana et en Mauritanie, elle est comprise entre 4 et 4,9 enfants par
femme. Elle s’élève entre 5 et 5,9 enfants dans 15 pays et reste supérieure à 6 enfants en
Zambie, au Malawi, au Tchad, en Ouganda, le record étant détenu par le Niger avec 7,2
enfants par femme.
Les variations des niveaux de fécondité n’affectent pas tous les pays de la même façon, et de
grandes disparités apparaissent entre les groupes socio-économiques et selon les régions ; ces
changements concernent surtout les populations instruites et urbanisées, marquées par un
déclin plus rapide de leur fécondité (Tabutin et Schoumaker, 2004 ; Cosio Zavala, 2000). En
effet, la ville est à la fois un lieu de modernité et d’innovation où se diffusent plus rapidement
les nouveaux idéaux et technologies, notamment à travers une plus grande exposition aux
médias. C’est aussi un endroit où se concentrent les infrastructures sanitaires permettant un
meilleur accès aux soins même si ces villes n’ont pas toujours une structure homogène et où
persistent des zones défavorisées, comme celles d’habitat précaire parfois aussi peu loties en
équipement que bien des zones rurales.
Plusieurs éléments expliquent ces évolutions de la fécondité : le retard de l’âge au mariage,
les changements dans les pratiques du post-partum, la régulation de la fécondité par la
contraception et/ou l’avortement. L’impact de ces différents facteurs n’est pas toujours facile
à mesurer et le constat a été fait dans certains pays, et particulièrement en ville d’une baisse
rapide de la fécondité sans une utilisation importante de la contraception (Tabutin et
Schoumaker, 2002).
78 Villes du Sud
Peu d’études sont faites sur l’impact que peuvent avoir les changements dans l’entrée en
sexualité sur le début de vie génésique et sur celui de la fécondité effective. Une sexualité
plus précoce, et l’un allongement de la période d’activité sexuelle peuvent se traduire par une
fécondité plus élevée mais surtout par un rajeunissement de l’âge à la première maternité ou
du moins à la première grossesse et une plus grande exposition aux risques de grossesses non
prévues, d’interruptions volontaires de grossesses et d’infections sexuellement transmissibles
en l’absence de prévention.
Les femmes n’ont pas toujours la maîtrise du contrôle de leur sexualité et leur fécondité et
restent largement soumises à la décision de leur partenaire. Ce constat se vérifie
particulièrement pour les jeunes femmes qui sont en position d’infériorité dans la négociation
de leurs relations sexuelles, particulièrement en cas de relations avec des partenaires plus
âgés (Silberschmidt et Rasch, 2001). Pour Radhakrishna et Greesiade (1997), ces adolescentes
sont confrontées à trois problèmes (les trois U) « a triple jeopardy : Unwanted pregnancy,
Unprotected sex and Unsafe abortion » car elles n’ont pas un accès facile à la prévention aussi
bien par manque d’information que pour des raisons économiques, ni une autonomie de
décision suffisante pour imposer l’utilisation de méthodes préventives à leurs partenaires
(Calves, 2002). Ce problème de prévention des relations sexuelles se pose également dans les
couples stables où le préservatif reste très mal admis : il est le plus souvent utilisé en cas de
relations occasionnelles et le proposer à son conjoint revient à avouer son infidélité ou montrer
une certaine méfiance à l’égard de ce partenaire (Desgrées du Loû, 2005). De plus le constat a été
fait d’un risque élevé de la contamination par le VIH associé à la précocité des relations
sexuelles : ainsi à Harare (Zimbabwe), Pettifor et al. (2004) ont constaté que parmi les jeunes
femmes qui ont déclaré avoir eu leurs premières relations sexuelles avant 15 ans, 54,6 % étaient
infectées par le VIH et « seulement » 38,2 % de celles qui déclarent une entrée en vie sexuelle plus
tardive.
On estime en Afrique qu’environ 30 % des 40 millions de grossesses annuelles ne sont pas
prévues et que 12 % se termineront par un avortement (The Alan Guttmacher Institute, 1999).
L’avortement est pour certaines femmes la seule façon d’éviter une grossesse non prévue en
cas d’accès difficile à la planification familiale (Ankomah et al., 1997).
Dans cette communication, nous nous proposons d’étudier les changements qui s’opèrent
dans le début de la vie sexuelle et maritale chez les hommes et les femmes en Afrique, plus
particulièrement en milieu urbain et de voir comment ces changements peuvent aboutir à
une plus grande prévalence des grossesses non prévues. Nous analyserons ensuite les
conditions du recours à l’avortement dans les villes africaines ainsi que les relations entre la
pratique de l’avortement et de la contraception. Cette étude reposera d’une part sur une
analyse complémentaire des Enquêtes démographiques et de santé, et d’autre part, pour les
questions relatives à l’avortement sur une revue de la littérature réalisée sur l’avortement en
Afrique (Guillaume, 2004), ainsi que sur les données d’une étude réalisée à Abidjan
(Guillaume, 2003).
1 Durant les années soixante-dix à quatre-vingt-dix, en Afrique de l’Est et du Sud, 37 % des femmes de
15-19 ans étaient déjà mariées, alors qu’elles ne sont plus que 25 % dans les années 1990-2000 (soit une
diminution annuelle de 0,75 point) et dans les pays ouest africains et d’Afrique centrale ces proportions
diminuent de 53 à 38 % (soit une diminution annuelle de 0,89 point). Cette diminution affecte également
les hommes mais elle est d’une intensité moindre : si en Afrique de l’Est et du Sud, 36 % des hommes de
20-24 ans sont déjà mariés en 1970-1989, ils ne sont plus que 28 % en 1990-2000 (soit une diminution
annuelle de 0,56 point), en Afrique de l’Ouest et centrale ces proportions passent de 28 % à 26 % (soit
une diminution annuelle de 0,10 point).
80 Villes du Sud
rural et 30 % de celles en ville sont mariées à cet âge. Pour les hommes, les écarts en milieu
urbain et rural sont plus importants : parmi les hommes âgés de 20-24 ans, dans les pays
d’Afrique de l’Est et du Sud 16 % sont mariés à 20 ans en zone rurale et seulement 8 % en
zone urbaine ; dans les autres régions d’Afrique l’intensité du mariage est trois fois plus
élevée en zone rurale (16 % d’hommes mariés) qu’en zone urbaine (5,1 %).
Si l’âge d’entrée en sexualité varie peu pour les femmes africaines à l’exception de quelques
pays, par contre on observe un retard dans l’entrée en union qui est nettement plus marqué
en milieu urbain que rural (tableau 1). Le mariage reste précoce en ville au Niger et au Tchad
(à 16 ans pour les femmes âgées de 25-29 ans au moment de l’enquête), par contre il est très
tardif dans certains pays, comme le Sénégal, les Comores ou le Soudan avec un âge de 23 ans
ou plus. Un vieillissement dans l’entrée en union se produit dans 16 pays où les femmes
âgées de 45-49 ans étaient mariées avant 18 ans, alors que pour les jeunes l’âge au mariage
reste inférieur à 18 ans dans 4 pays seulement.
Pour les hommes en zone urbaine, l’entrée en union est beaucoup plus tardive, supérieure à
23 ans pour les hommes âgés de 30-34 ans, et les changements ont été mineurs par rapport
aux hommes plus âgés (tableau 2) : une légère tendance à une mise en union plus tardive se
dessine dans15 pays, mais les écarts sont moins conséquents que pour les femmes.
Ce recul de l’âge au mariage est associé à une diminution de son intensité qui affecte plus
particulièrement les jeunes générations de femmes et d’hommes. Plusieurs facteurs contribuent
à faire reculer l’âge au mariage : la scolarisation, l’insertion de jeunes sur le marché du travail,
mais aussi l’urbanisation qui joue aussi un rôle important en encourageant les valeurs
empreintes de modernité et en diminuant le contrôle social sur les jeunes ; les difficultés
économiques sont également un frein au mariage, particulièrement celles pour honorer la dot
(Mensch et al., 2005). Dans une étude sur la ville de Dakar au Sénégal, Antoine et Djire (1998)
soulignent ce retard dans l’âge au mariage (dont l’âge médian serait de 33 ans pour les
hommes des générations 1955-1964) imputé à la crise économique en particulier au chômage
qui touche ces jeunes hommes : ces difficultés les amènent à différer leur entrée en union et
expliquent une plus grande fréquence des conceptions prémaritales.
TABLEAU 1
Âge médian d'entrée en sexualité et en union pour les femmes
de 25-29 ans et 45-49 ans à l’enquête selon la zone de résidence
Âge médian
Âge médian au premier Durée de la sexualité
aux premières relations
mariage prémaritale*
sexuelles
Urbain Rural Urbain Rural Urbain Rural
45- 25- 45- 25- 45- 25- 45- 25- 45-
25-29 25-29 45-49
49 29 49 29 49 29 49 29 49
9= 10 = 11 = 12 =
1 2 3 4 5 6 7 8
1-5 2-6 3-7 4-8
Bénin 2001 20,6 20,1 18,3 18,2 18,0 18,2 16,9 17,6 2,6 1,9 1,4 0,6
Burkina Faso
19,8 18,7 17,5 17,7 18,4 18,2 17,3 17,7 1,4 0,5 0,2 0,0
2003
Cameroun
19,5 17,8 16,7 16,4 17,1 16,9 15,8 15,9 2,4 0,9 0,9 0,5
2004
RCA 1994/1995 17,1 16,9 17,8 17,5 15,8 15,6 15,9 16,1 1,3 1,3 1,9 1,4
Tchad
16,3 15,8 15,8 15,6 15,6 15,6 15,5 15,4 0,7 0,2 0,3 0,2
1996/1997
Comores 199 23,0 17,9 19,5 17,4 21,3 17,9 19,1 17,6 1,7 0,0 0,4 -0,2
Côte d’Ivoire
21,7 18,5 18,7 18,5 16,6 16,4 16,0 16,1 5,1 2,1 2,7 2,4
1998/1999
Égypte 2000 22,4 19,8 19,7 16,9 - - - -
Érythrée 2002 20,4 17,5 17,2 17,5 20,2 16,0 17,2 16,6 0,2 1,5 0,0 0,9
Éthiopie 2000 19,6 15,5 16,7 15,8 18,7 15,5 16,6 15,8 0,9 0,0 0,1 0,0
Gabon 2000 20,9 18,7 18,2 16,5 16,4 16,2 15,7 15,0 4,5 2,5 2,5 1,5
Ghana 2003 21,7 19,9 19,0 19,3 18,9 18,5 17,7 18,3 2,8 1,4 1,3 1,0
Guinée 1999 17,2 17,1 16,1 15,9 16,4 17,4 15,7 15,9 0,8 -0,3 0,4 0,0
Kenya 2003 22,4 20,1 19,6 18,5 18,9 18,3 17,6 16,7 3,5 1,8 2,0 1,8
Madagascar 1997 20,8 19,1 18,3 17,4 18,3 18,0 16,6 16,5 2,5 1,1 1,7 0,9
Malawi 2000 18,8 18,4 18,0 17,8 17,6 17,8 16,7 16,8 1,2 0,6 1,3 1,0
Mali 2001 18,6 16,9 16,3 16,3 16,7 16,3 15,7 15,9 1,9 0,6 0,6 0,4
Mauritanie
20,2 16,0 18,1 16,3 20,0 16,0 18,1 16,0 0,2 0,0 0,0 0,3
2000/2001
Maroc 2003/2004 - 19,7 21,8 18,1 - - - -
Mozambique
18,3 18,2 17,0 18,0 16,6 16,8 15,8 16,4 1,7 1,4 1,2 1,6
2003
Namibie 2000 - 27,7 - 24,3 18,9 20,0 18,8 20,5 7,7 3,8
Niger 1998 16,6 15,4 15,2 15,1 - - - -
Nigeria 2003 21,1 16,5 17,0 15,2 18,7 16,0 16,4 15,2 2,4 0,5 0,6 0,0
Rwanda 2000 21,6 21,1 20,9 20,1 20,4 21,0 20,3 19,7 1,2 0,1 0,6 0,4
Sénégal 1997 23,3 17,2 16,7 16,3 20,9 17,2 16,9 16,4 2,4 0,0 -0,2 -0,1
Afrique du
- 22,9 - 21,8 18,2 19,2 17,8 17,9 3,7 3,9
Sud 1998
Soudan 1990 23,2 16,3 19,0 16,3 - - - -
Tanzanie 1999 19,5 17,8 18,5 17,1 17,1 16,7 16,7 16,0 2,4 1,1 1,8 1,1
Togo 1998 20,2 19,4 18,3 18,6 17,8 18,2 16,6 17,4 2,4 1,2 1,7 1,2
Ouganda
19,7 17,6 17,8 17,4 17,3 17,0 16,7 16,6 2,4 0,6 1,1 0,8
2000/2001
Zambie
18,9 16,7 18,0 16,8 17,5 16,6 16,7 16,4 1,4 0,1 1,3 0,4
2001/2002
Zimbabwe 1999 20,7 19,1 19,3 18,7 19,7 18,3 18,7 18,6 1,0 0,8 0,6 0,1
Source : EDS les plus récentes pour chaque pays (années quatre-vingt-dix et deux mille) : nos calculs sur
MEASURE DHS STATcompiler, <http://www,measuredhs.com>, Sept. 2005 ; - pas de données ; *différence
entre l’âge médian au premier mariage et l’âge médian aux premières relations sexuelles
82 Villes du Sud
TABLEAU 2
Âge médian d'entrée en sexualité et en union pour les hommes de 30-34 ans et 50-54 ans
à l’enquête selon la zone de résidence
Âge médian au premier Âge médian aux premières Durée de la sexualité
mariage relations sexuelles prémaritale*
Urbain Rural Urbain Rural Urbain Rural
30-34 50-54 30-34 50-54 30-34 50-54 30-34 50-54 30-34 50-54 30-34 50-54
9= 10 = 11 = 12 =
1 2 3 4 5 6 7 8
1-5 2-6 3-7 4-8
Bénin 2001 25,6 25,6 23 23,3 17,9 20,3 17,3 18,4 7,7 5,3 5,7 4,9
Burkina
28,3 26,7 24,6 24,9 19,2 20,4 20,8 22,1 9,1 6,3 3,8 2,8
Faso 2003
Cameroun
26 24,9 23,2 23,7 18,2 18,9 18,5 20,3 7,8 6,0 4,7 3,4
2004
RCA
24,9 24,1 22,9 22,2 18,2 18,4 17 18,4 6,7 5,7 5,9 3,8
1994/1995
Tchad
23,4 23,5 21,9 22,3 18,2 18,6 18,6 19,3 5,2 4,9 3,3 3,0
1996/1997
Comores
27 33,5 - 25,4 17 20,3 16,9 20,4 10,0 13,2 5,0
1996
Côte d‘Ivoire
27,3 27,6 - 25,8 17,7 19,6 20,2 20,4 9,6 8,0 5,4
1998/1999
Éthiopie
26,3 25,7 23,1 23,7 18,5 20,6 20,4 20,7 7,8 5,1 2,7 3,0
2000
Gabon 2000 24,4 23,8 22 22 16,5 17,6 16,7 18,3 7,9 6,2 5,3 3,7
Ghana 2003 26,2 25 24,2 23,8 20,3 20,8 19,9 20,7 5,9 4,2 4,3 3,1
Guinée 1999 29,7 28,6 - 23,6 18,4 22,3 17,9 20,5 11,3 6,3 3,1
Kenya 2003 26,3 25,1 24,9 25,4 17,5 18,1 16,6 17,6 8,8 7,0 8,3 7,8
Malawi
25,1 24,7 22,4 22,3 18,1 24,1 18,4 19,2 7,0 0,6 4,0 3,1
2000
Mali 2001 27,8 28 24,1 24,6 20,1 22,3 19,8 20,6 7,7 5,7 4,3 4,0
Mauritanie
28,4 25,3 - 25,7 23,4 25,3 25,2 25,3 5,0 0,0 0,4
2000/2001
Namibie
29,5 26,8 - - 18,5 19,9 18,1 20,4 6,9
2000
Niger 1998 26,5 22,9 21,7 22,2 20,6 20,6 20,4 20,5
Nigeria
27,6 24,4 - 24,9 20,7 21,8 20,1 20,9 6,9 2,6 4,0
2003
Sénégal
- 27,1 - 27,1 19,9 25 22,3 25,3 2,1 1,8
1997
Tanzanie
24,9 25,6 23 23,2 17,9 18,1 17,5 18,5 7,0 7,5 5,5 4,7
1999
Togo 1998 27 24,9 23,9 23,7 - - - -
Ouganda
24,7 25,7 21,4 22,1 18,2 17,5 19,1 18,6 6,5 8,2 2,3 3,5
2000/2001
Zimbabwe
24,8 25,7 24 23,8 20 20,6 19,5 21,1 4,8 5,1 4,5 2,7
1999
Source : EDS les plus récentes pour chaque pays (années quatre-vingt-dix et deux mille) :
nos calculs sur MEASURE DHS STATcompiler, <http://www.measuredhs.com>, septembre 2005
- pas de données * différence entre l’âge médian au premier mariage et l’âge médian aux premières relations
sexuelles
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 83
GRAPHIQUE 1
25
23
25-29 ans
21
19
17
15
15 17 19 21 23 25
45-49 ans
sexualité mariage
29
27
25
30-34 ans
23
21
19
17
15
15 17 19 21 23 25 27 29
50-54 ans
sexualité mariage
Pour les hommes, cette période de sexualité prémaritale a toujours été plus longue que pour
les femmes, le contrôle social et familial sur leur sexualité étant moins marqué, comme le
montre le graphique 1 qui souligne le décalage important dans le temps dans ces deux
événements en milieu urbain. Cette période dure entre 5 et 11 ans pour les jeunes hommes et
est supérieure à celle de leurs aînés. Les différences sont également très marquées entre les
hommes résidants en milieu urbain comparativement à ceux du milieu rural (tableau 2).
84 Villes du Sud
2 Cette partie est basée sur la publication Guillaume, A. et Molmy W. (en collaboration), 2004.
L'avortement en Afrique : une revue de la littérature des années 1990 à nos jours/Abortion in Africa : a
review of litterature from the 1990s to date. Paris, CEPED, CD-ROM et site web, version bilingue :
<http://ceped.cirad.fr/avortement/fr/index.html>.
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 85
d’une interdiction totale à une autorisation uniquement si la vie de la mère est menacée soit
un accès encore très restrictif. Il faut noter qu’en Afrique, et à la différence de l’Amérique
Latine il y a très peu de débats relatifs à ces questions que ce soit de la part de la société civile
(notamment des organisations féministes) ou des autorités religieuses, politiques et sanitaires
(Guillaume et Lerner, 2006). Dans ce contexte, les avancées législatives restent limitées et les
seuls changements qui interviennent sont l’implantation de programmes de santé visant à
réduire les conséquences de ces avortements à risque (tels que l’implantation de programme
de prise en charge post-abortum) traitant cette question uniquement comme un problème de
santé en ignorant ses dimensions sociales et économiques.
Face à ces restrictions légales, bon nombre d’avortements se pratiquent dans la clandestinité
dans des conditions qui présentent des risques évidents pour la santé des femmes, c’est une
cause de morbidité et mortalité maternelle importante. Ces restrictions ont également des
conséquences sur la mesure de l’avortement : acte condamné légalement et parfois
socialement, il est difficile de mener des études sur ce sujet, et elles sont souvent empreintes
d’une forte sous déclaration. Ainsi les données disponibles sont très rares : seuls les pays où
l’avortement est légal produisent des statistiques sanitaires (Tunisie, Afrique du Sud) pour en
mesurer la prévalence, mais ces données sont peu détaillées ne permettant pas d’analyser les
processus qui conduisent à l’avortement.
Dans les autres pays, les études reposent sur des enquêtes ponctuelles, rarement sur des
échantillons représentatifs (population en consultation dans des centres de santé, de
planification familiale, étudiants…). Rares sont les pays africains où cette question a été
abordée dans les Enquêtes démographiques et de santé, ce qui explique d’ailleurs que le rôle
de l’avortement dans les transitions de la fécondité soit insuffisamment analysé puisque
l’étude de ces transitions est le plus souvent basée sur la seule analyse de ces seules enquêtes.
La principale source de données reste les études menées en milieu hospitalier auprès de
femmes victimes de complications de ces avortements. Ces études présentent certaines
limites et ne sont souvent qu’un faible reflet de la pratique dans le pays. En effet, les femmes
victimes de complications ont un profil différent de celles qui n’en souffrent pas et elles ne
sont pas représentatives de l’ensemble des femmes qui pratiquent des avortements (voir
infra). Les complications sont essentiellement prises en charge dans les hôpitaux des grandes
villes, excluant de fait, une large part de la population rurale. Seules les complications graves
sont référées dans ces structures. De plus tous les avortements provoqués ne sont pas
déclarés ou certains sont enregistrés en tant que fausses couches : il s’avère d’ailleurs difficile
dans les études de distinguer les avortements provoqués des avortements spontanés malgré
certaines techniques mises au point ; enfin ces études excluent les femmes qui décèdent
prématurément de ces avortements. Elles permettent cependant une description du profil des
femmes qui ont eu des avortements, et des estimations de prévalence au niveau national sont
parfois calculées à partir de ces données après des ajustements pour une estimation de la
prévalence (Singh et Deidre, 1994).
Dans ce contexte, les informations sur l’avortement en Afrique restent parcellaires et ne
permettent pas d’avoir une vision précise de ce phénomène et de sa mesure aussi bien au
niveau de la population générale que nationale pour lesquelles se pose la question de
l’extrapolation des données basées sur des études ponctuelles qui nécessitent des estimations
pour obtenir des indicateurs de prévalence.
86 Villes du Sud
fécondité : les indices synthétiques de fécondité y sont plus faibles qu’en milieu rural et la
prévalence contraceptive toujours plus élevée qu’en zone rurale3.
Pour ces femmes, l’avortement fait partie de leur stratégie de régulation de la fécondité au
même titre que la contraception. Cependant on peut penser à un certain paradoxe d’un plus
fort recours à l’avortement dans des zones où la pratique contraceptive est plus élevée, mais
de nombreuses études ont montré que l’avortement intervient fréquemment suite à l’échec
d’une contraception. À Abidjan, le constat a été fait d’une plus forte probabilité de recourir à
l’avortement chez les femmes qui ont déjà utilisé la contraception que chez celles qui n’y ont
pas eu recours montrant des stratégies de régulations de la fécondité avec tous les moyens
possibles (Guillaume et Desgrées du Loû, 2002) : ainsi une enquête dans cette ville montre
que 30 % des femmes ont utilisé à la fois la contraception et l’avortement, 40 % seulement la
contraception et 3 % seulement l’avortement pour réguler leur fécondité (Guillaume et
Desgrées du Loû, 2002).
La ville est aussi un le lieu où il est plus facile de pratiquer, mais aussi de « déclarer » ces
avortements : en effet le contrôle social exercé sur les femmes y est moins fort et l’on peut
penser qu’elles ont plus de facilités pour recourir à l’avortement ; de plus l’anonymat y est
plus facilement garanti qu’en milieu rural. Il faut également noter que les femmes en ville
bénéficient de capitaux scolaires supérieurs à celles du monde rural expliquant une plus
grande maîtrise de leur fécondité par la pratique contraceptive et le recours à l’avortement.
Différentes études ont d’ailleurs mis l’accent sur une plus forte prévalence de l’avortement
chez les femmes de niveau scolaire élevé, pratique qui peut sembler paradoxale quand on
connaît les risques des avortements : mais nous avons pu constater que ces femmes instruites
recourent à des méthodes moins dangereuses que celles de faible niveau d’instruction ayant
une meilleure gestion des risques associés à cette pratique (Barrère, 2001).
Il faut également noter qu’une part importante des études sur l’avortement sont conduites en
zone urbaine pour plusieurs raisons. Tout d’abord il est évident que c’est en ville que se
concentrent les infrastructures sanitaires capables de prendre en charge les complications de
ces avortements (hôpitaux, services spécialisés) dans lesquelles sont conduites la plupart des
enquêtes.
Une bonne part des études sur des populations spécifiques sont elles aussi menées en ville,
par exemple les études auprès de consultants dans des centres de santé ou de femmes
instruites ou d’étudiantes reflétant la concentration des infrastructures sanitaires ou scolaires
dans ces villes.
3 Actuellement dans 31 pays africains disposant d’une Enquête démographique et de santé récente, les
indices de fécondité varient d’environ deux enfants par femme (au Maroc et en Afrique du Sud) à plus
de cinq (au Rwanda, Mali, Niger et Tchad) et dans tous ces pays la fécondité est supérieure en milieu
rural comparativement au milieu urbain, l’écart pouvant atteindre plus de trois enfants par femme. La
prévalence contraceptive, en particulier pour les méthodes modernes est toujours plus élevée en ville.
88 Villes du Sud
4,7 % des femmes déclarent au moins un avortement provoqué, elles sont presque deux fois
plus nombreuses à Yaoundé et Douala (8,5 %), 5,2 % dans les autres villes et seulement 2,8 %
en milieu rural (Libite, 2005). Dans l’enquête du Gabon, Barrère (2001) souligne que
« l’avortement est nettement plus élevé en milieu urbain (17 %) qu’en zone rurale (9 %), et
que du point de vue géographique, on constate un écart important entre Libreville/Port-
Gentil où la proportion de femmes ayant avorté au cours de leur vie se situe autour de 19 %
alors qu’ailleurs, elle ne dépasse pas 13 % » (Barrère, 2001). En Centrafrique, toujours selon
les données de l’EDS, la plus forte fréquence de l’avortement en milieu urbain est constatée
(21 %), et 24 % pour la ville de Bangui comparativement au milieu rural où elle n’excède pas
8 % (Ndamobissi, 1995).
Au Togo, le même constat d’un plus fort recours à l’avortement en milieu urbain se
confirme : 19 % des femmes de Lomé et 16 % de celles de l’ensemble du milieu urbain
déclarent avoir eu au moins un avortement et seulement 5 % en zone rurale (Unité de
recherche démographique URD, 2001).
En Côte d’Ivoire, des enquêtes menées dans des différentes régions soulignent les différentes
prévalence entre milieu urbain et rural : ainsi dans la région d’Aboisso (Sud-Est) lors d’une
étude auprès de 1 900 femmes en âge fécond 14 %, des femmes résidant en zone rurale et
18 % en milieu urbain déclarent avoir eu au moins un avortement ; dans une autre zone
située dans le Centre-Nord 5 % des femmes en milieu rural et le double en zone urbaine
déclarent au moins un avortement ; dans la région de Niakaramandougou (au nord du pays),
les proportions sont équivalentes 5, 5 % en zone rurale et 9 % en zone urbaine (Guillaume, et
al., 1999). Dans une zone située à l’ouest du Ghana, Geelhoed et al. confirment la pratique
plus fréquente de l’avortement chez les femmes qui résident en ville (31 %) comparativement
à celles résidant dans des villages proches (19 %) ou éloignés (12 %) (Geelhoed, Nayembil et
al., 2002).
D’autres études sur des populations spécifiques qui portent sur certaines villes africaines
montrent l’importance de cette pratique. Ainsi toujours en Côte-d’Ivoire deux études l’une
auprès de personnels militaires ou paramilitaires vivant dans les deux principales villes du
pays (Abidjan et Bouaké) et l’autre auprès de femmes en consultations dans quatre centres de
santé de la capitale révèlent qu’environ un tiers des femmes ont eu au moins d’un
avortement au cours de leur vie. À Abidjan, l’avortement intervient à différents moments de
la trajectoire procréative des femmes. Il est sans doute classiquement utilisé en fin de vie
féconde par les femmes qui ont déjà une descendance nombreuse. Mais son recours est
également fréquent pour retarder la première maternité, notamment par les jeunes femmes
dont l’accès à la contraception reste difficile comme a pu le constater également Johnson-
Hanks à Yaoundé (2002). Leur première grossesse est fréquemment interrompue par un
avortement. En Côte d’Ivoire, différentes études confirment ce rôle de retard à l’entrée
féminine en parentalité joué par l’avortement : 27 % des femmes interrogées dans des centres
hospitaliers à Abidjan ont interrompu leur première grossesse par un avortement (Goyaux et
al., 1999) ; dans la même ville, une enquête montre ainsi que 19 % des femmes interrogées ont
interrompu leur unique grossesse par un avortement, 10 % leurs deux premières (et seules)
grossesses. Et parmi les femmes qui ont eu 3 grossesses ou plus, 8,5 % les ont toutes
interrompues par un avortement (Guillaume et Desgrées du Loû, 2002).
À Monastir (Tunisie) et à Bamako (Mali), parmi les femmes interrogées dans des centres de
santé 43 % des tunisiennes et 5 à 20 % des maliennes déclarent avoir eu au moins un
avortement (Konate, Sissoko et al., 1999 ; Letaief, Bchir et al., 2001).
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 89
D’autres études ont été conduites spécifiquement en milieu urbain : ainsi à Kinshasa dans leur
enquête sur la fécondité, Shapiro et Tambashe constatent que 15 % des femmes ont eu au moins
un avortement et que le niveau d’éducation est le principal déterminant de cette pratique.
D’après Calves (2002), la prévalence de l’avortement chez les jeunes femmes et adolescentes à
Yaoundé (Cameroun) est élevée puisqu’un quart des jeunes femmes ont eu au moins un
avortement et un tiers de leurs grossesses se sont terminées par cette procédure. Ces femmes
recourent à l’avortement surtout pour pouvoir poursuivre leurs études, mais aussi quand la
relation avec le partenaire est instable ou quand elles craignent la réaction de leurs parents du
fait de leur jeune âge.
Ces résultats de différentes études montrent la fréquence du recours à l’avortement dans ces
villes africaines bien qu’interdit par la loi. Cependant ces résultats doivent être interprétés avec
prudence : ils sont rarement représentatifs de la population (femmes en consultation,
étudiants…) et donc il est difficile de les extrapoler au milieu urbain en général et encore
moins au niveau national. De plus dans les études publiées, bien souvent les conditions
d’enquêtes et de tirage d’échantillon sont insuffisamment décrites. De même il n’est fait
aucune estimation du degré de sous-estimation des résultats obtenus : certaines études ont
pourtant montré selon les modes de collecte de l’information des niveaux de prévalence de
l’avortement très différents : ainsi Rossier et al., (2006) dans leur étude à Ouagadougou
soulignent les différences de taux obtenus à partir des méthodes des complications et de la
méthode des confidentes en montrant les biais et limites de ces méthodes. Cependant on peut
considérer que ces études fournissent une hypothèse basse de la prévalence dans différentes
villes.
4 L’avortement est légal pour des raisons de santé, en cas de viol, mais aussi d’échec de contraception.
90 Villes du Sud
Deux études en milieu hospitalier à Nairobi (Kenya) soulignent la jeunesse des femmes qui
souffrent de complications d’avortement : en 1996-1997, 18 % ont de moins de 20 ans et 61 %
entre 20 et 30 ans, et en 1993, il s’agit de femmes de moins de 25 ans (91 %), célibataires (84 %)
et nullipares (77 %), pour lesquelles l’avortement n’a pas un caractère exceptionnel puisque
plus d’un quart entre elles avaient déjà un antécédent d’avortement (Ankomah et al., 1997 ;
Solo, Billings et al., 1999). Une étude menée en 1991 dans 5 services de gynécologie et
obstétrique de la ville d’Addis-Abeba, sur les cas d’avortements montre que 57 % des
avortements étaient provoqués, en majorité chez des femmes de moins de 25 ans (Tadesse,
Yoseph et al., 2001) et dans un autre hôpital de cette ville en 1996 Abdella (1996) décrit les
femmes hospitalisées pour ces raisons comme des femmes jeunes, sans enfants, étudiantes. À
Blantyre (Malawi), les adolescentes représentaient 21,2 % des femmes hospitalisées pour des
complications d’avortements et celles de plus de 35 ans seulement 8,4 % ; 15,8 % des femmes
étaient célibataires et elles avaient en moyenne 2 enfants ; 17 % avaient eu des antécédents
d’avortement ; plus des trois quarts de ces femmes étaient ménagères et 11 % étudiantes
(Lema et Thole, 1994). Au Nigeria, plusieurs études confirment une plus forte prévalence des
complications d’avortement chez des jeunes femmes étudiantes (Ogunniyi, Makinde et al.,
1990 ; Konje et Obisesan, 1991 ; Adewole, 1992 ; Ejiro Emuveyan, 1994).
À Dar es-Salaam (Tanzanie), un tiers des femmes hospitalisées suite à des complications
d’avortement sont des adolescentes dont une majorité âgée de moins de 17 ans, une sur
quatre est encore scolarisée dans le primaire ou le secondaire ; près de la moitié de ces
femmes étaient enceintes pour la première fois et un quart déclarent qu’elles le sont devenues
lors du premier rapport sexuel (Mpangile et al., 1999). À Kampala, ces femmes hospitalisées
sont également majoritairement des adolescentes, non mariées, scolarisées dans le secondaire
ou le supérieur et qui n’ont pas eu d’autres grossesses (Bazira, 1992 ; Mirembe, 1996) et à
Illorin au Nigeria, parmi 144 femmes hospitalisées pour ce motif, 53 % avaient moins de
20 ans (Anate et al., 1995).
À Abidjan, une étude auprès de femmes admises au CHU pour des complications
d’avortement montre que 35 % avaient moins de 20 ans et 53 % entre 20 et 30 ans, de même
dans les hôpitaux des capitales de 3 pays, le constat a été fait que les femmes admises pour
des complications d’avortement sont dans l’ensemble jeunes (20 % ont moins de 20 ans et
32 % entre 20 et 24 ans) ; la majorité vit en union au Bénin (68 %) et au Cameroun (53 %) alors
qu’au Sénégal 73 % vivent seules et leurs antécédents d’avortements sont fréquents puisque
11 % des femmes ont déjà avorté de la grossesse précédente (Goyaux et al., 1999 ; Goyaux
et al., 2001)
Dans une revue de la littérature consacrée aux conséquences des avortements à risque au
Sénégal, Camara et Cisse (1998) soulignent que les femmes hospitalisées à Dakar pour ces
problèmes sont jeunes (en moyenne 21 ans), le plus souvent célibataires et sans enfant et avec
un niveau d’éducation primaire ou secondaire. À Ouagadougou, à la fin des années quatre-
vingt, 70 % des femmes admises pour des complications d’avortements sont des jeunes
femmes (16-24 ans) ; 80 % étaient étudiantes ou sans emploi et si pour 45 % d’entre elles il
s’agissait de leur premier avortement, 18 % en avaient pratiqué plusieurs dans l’année (Pazie,
1994).
Bien que la revue de ces différentes études ne permette pas d’avoir une vision synthétique du
problème de l’avortement dans les villes africaines, elles en montrent cependant l’existence et
l’importance dans certaines couches de la population. Il apparaît une diversité des situations
des femmes qui recourent à l’avortement : cette pratique intervient aussi bien en début de vie
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 91
féconde pour différer le moment de la première naissance que chez des femmes plus âgées
pour les espacer ou les limiter. Cette pratique est toujours plus fréquente chez les femmes
instruites. Par contre les femmes victimes de complications sont souvent issues de classes
sociales inférieures et de milieux défavorisés, souvent des jeunes femmes et encore
scolarisées. Elles n’ont pas les moyens d’accéder à des procédures d’avortement sans risque,
elles avortent généralement à des durées tardives de grossesse et avec des méthodes peu
fiables : une grossesse non prévue peut signifier pour elle un risque d’exclusion familiale ou
sociale et d’abandon scolaire. Ce constat pose la question de savoir pourquoi les femmes
recourent à l’avortement plutôt qu’à la contraception ?
Kenya 2003 54,4 44,3 5,2 0,8 18,9 24,9 15,9 9,6 45,8 29,2 17,6
Madagascar
2003/04 37,7 22,3 6,9 0 8,4 15,3 5,8 15,3 40,6 15,4 40,6
Malawi 2000 26,9 25,6 3,1 0 7,8 10,9 10,7 0,3 40,5 39,8 1,1
Mali 2001 32 22 8,5 1,3 5 14,8 7,1 8,4 46,3 22,2 26,3
Mauritanie
2000/01 5,3 5,3 0 5,3 0 5,3 0 0 100,0 0,0 0,0
Mozambique
2003 45 41,8 15,5 0,4 4,8 20,7 19,5 2,3 46,0 43,3 5,1
Namibie 2000 58 57,6 7,9 0,6 27,5 36 19,9 0,1 62,1 34,3 0,2
93
94 Villes du Sud
Partie 1 : Famille, fecondité et sexualité 95
Le rôle de l’avortement dans les transitions de la fécondité est souvent évoqué mais peu
étudié par manque de données (en particulier dans les Enquêtes démographiques et de santé)
surestimant ainsi l’impact des autres déterminants en particulier des pratiques du post-partum
et de la contraception. La ville de Lomé est un bon exemple d’une situation où l’avortement
est susceptible de jouer un rôle déterminant dans les évolutions de la fécondité. Entre les
deux Enquêtes démographiques et de santé de 1988 et 1998, l’indice synthétique de fécondité
a connu une réduction de 29 %, passant de 4,1 enfants par femme à 2,9 et durant cette même
période, la prévalence contraceptive globale a diminué. Ni les évolutions de l’âge médian à la
première union, ni celles des pratiques du post-partum ne peuvent expliquer cette
diminution : l'avortement explique certainement une bonne part de cette diminution : une
étude de 2001, dans cette ville montre que 28 % des femmes déclaraient avoir eu au moins un
avortement (Unité de recherche démographique et al., 2001).
À Abidjan, le rôle de l’avortement dans les transitions de la fécondité a été clairement mis en
évidence à partir d’une étude menée auprès de 2400 femmes. Dans les dix dernières années,
l’indice synthétique de fécondité chez les femmes de 15-39 ans est passé de 4,2 à 3,7 enfants,
soit une baisse de 0,5 enfant et le taux d’avortement a augmenté dans les mêmes proportions
de 0,5 avortement, passant de 0,9 à 1,4 avortement par femme (Guillaume, 2003). L’analyse
des déterminants de la fécondité permet de constater, un poids équivalent de la contraception
et de l’avortement dans la baisse qu’elle connaît (avec des effets inhibiteurs de 15 % et de
13 % pour ces deux facteurs). Ce rôle de l’avortement est d’ailleurs suspecté dans bien
d’autres capitales africaines (Konate et al., 1999 ; Capo-Chichi, et Juarez, 2001 ; Rogo, 1993) où
sa prévalence est en augmentation en particulier chez les jeunes femmes qui reportent ainsi
leur entrée en parentalité.
CONCLUSION
Analyser la situation réelle de l’avortement en Afrique, et plus spécifiquement dans les villes
africaines est particulièrement difficile car peu de données sont disponibles sur ce sujet à
cause de l’illégalité de cet acte et de sa condamnation sociale. Cependant cette revue de la
littérature nous permet de décrire l’existence de ce phénomène et son importance. Les
résultats présentés ne sont certainement qu’un faible reflet de la réalité, cet acte étant entaché
d’une large sous-déclaration : les prévalences de ces études représentent une hypothèse basse
de l’ampleur de cette pratique. Ces études, même si elles comportent certains biais,
permettent de décrire le profil des femmes qui recourent à l’avortement et le processus qui
conduit à sa réalisation et d’en souligner les conséquences notamment sur la santé des
femmes. L’Organisation mondiale de la santé estime que 12 % des décès maternels en Afrique
sont dus à des avortements à risque (World Health Organization, 2004)5, c’est l’une des
principales causes de mortalité maternelle dans de nombreux pays. D’après certaines études,
le poids de ces décès dus à l’avortement serait beaucoup plus élevé : ainsi à partir d’études
épidémiologiques réalisées dans 41 pays africains, Benson et Johnson (1994) montrent que la
mortalité maternelle varie de 200 à 600 pour 100 000 naissances vivantes et que 18 à 35 % de
cette mortalité est imputable à des avortements. La déclaration des causes de décès est souvent
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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98 Villes du Sud
philippelo34@orange.fr
3 African Population and Health Research Center (APHRC), Kenya
dbeguy@aphrc.org
4 Université Cheikh Anta Diop, Sénégal
fbdial@ird.sn
rémunération. Tandis que celles qui travaillent dans le secteur formel occupent pour la
plupart des positions subalternes. Travailleuses depuis toujours, elles sont désormais
nombreuses à seconder un mari sans revenu ou dont la rémunération est insuffisante pour
couvrir les besoins du ménage, voire à prendre le relais. Les femmes vont donc durant toute
leur vie devoir faire face à un conflit entre leur rôle d’épouses et celui de travailleuses.
(Kouamé, 1999 ; Collier et al., 1994).
L’objet de ce texte est d’étudier les interrelations entre vie familiale (vie matrimoniale
particulièrement) et vie professionnelle chez les femmes à Dakar et à Lomé et de faire
ressortir les spécificités propres à chacune de ces capitales. En quoi l'exercice d'une activité
économique vient-il modifier les projets de mariage ? Inversement, le fait d’être mariée
contrecarre-t-il leurs aspirations professionnelles ? Existe-t-il un conflit entre les rôles de
travailleuse et d’épouse et en quels termes ? Telles sont les questions que nous explorons à
travers nos analyses dans ces deux capitales.
1À Lomé, l’enquête a été réalisée par l’Unité de recherche démographique (URD-DGSCN, 2002b, 2002c)
de l’université de Lomé dans le cadre de l’Étude togolaise sur les migrations et l’urbanisation ; celle de
Dakar a été menée par une équipe conjointe IRD (Équipe Jérémi)-IFAN-UCAD dans le cadre de l’étude
Crise, passage à l’âge adulte et devenir de la famille dans les classes moyennes et pauvres à Dakar (Antoine et
Fall, 2002).
2 Les entretiens ont été réalisés à Dakar par Fatou Binetou Dial en 2002 et à Lomé, en 2000, par l’équipe
de l’URD (URD – DGSCN, 2002a). L’étude comparative présentée ici a été entreprise grâce à l’appui du
réseau démographie de l’AUF.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 105
données qualitatives a consisté en des entretiens individuels et des récits de vie conduits
auprès de 43 femmes et 7 hommes de différents statuts matrimoniaux. Ces personnes ont été
sélectionnées dans l’enquête biographique en fonction de certains critères (parcours
matrimonial, catégorie sociale, âge). À Lomé, l’enquête qualitative a consisté en des focus-
groups réalisés auprès de diverses catégories sociales de la population. Au total, ce sont dix
entretiens de groupe qui ont été réalisés à Lomé auprès de 90 individus classés selon les
critères de l’âge, du sexe et du niveau d’instruction. Le canevas des discussions a été conçu
autour de quatre thèmes relatifs à la famille : structure et dynamique de la famille, éducation et
perspective d’avenir des enfants, famille et santé et enfin les relations conjugales et familiales.
Outre la disponibilité de deux enquêtes réalisées à des dates proches, sur la base de
méthodologies similaires, l’intérêt de comparer Dakar, capitale du Sénégal, et Lomé, capitale
du Togo, repose sur les points communs et les différences relatifs à leur histoire sociale,
culturelle, politique et économique.
profité à l’économie elle a également aggravé les conditions de vie déjà difficiles des
populations, en diminuant de façon drastique leur pouvoir d’achat.
Le Togo quant à lui, durant les vingt années qui ont suivi l’indépendance en 1960, a
enregistré une période de croissance exceptionnelle de 7 % par an entre 1960 et le milieu des
années soixante-dix. Le triplement du prix du phosphate et la forte hausse des cours
mondiaux du café et du cacao entre 1973 et 1975 ont considérablement contribué à
l’augmentation des recettes d’exportation (Thiriat, 1998). Jusqu’à la fin des années soixante-
dix, le Togo a pu réaliser de nombreux investissements. Mais la chute des cours des matières
premières et l’élévation des taux d’intérêt en 1981 ont considérablement affaibli les équilibres
macro-économiques et sectoriels. Le PIB réel a diminué en moyenne de plus de 4 % par an
entre 1980 et 1983 (Lachaud et Mamder, 2003). Les autorités togolaises ont procédé à de vastes
réformes économiques en mettant en place à partir de 1983, avec l’aide de la Banque
mondiale et du FMI, des programmes d’ajustement structurel. Entre 1984 et 1989, la
croissance économique redémarre ; le PIB croît en moyenne de 3,4 % par an. Mais au début
des années quatre-vingt-dix une grave crise sociopolitique éclate, le Togo est abandonné par
ses principaux partenaires extérieurs, compromettant ainsi sérieusement l’espoir d’une
reprise économique durable. Entre 1991 et 1993, le PIB réel diminue de 17 %, les revenus
baissent de 47 % et le déficit de l’État s’élève à 14 % du PIB (Lachaud et Mamder, 2003). La
dévaluation du franc CFA en 1994 qui complète le dispositif de réformes budgétaires et
structurelles engagées depuis le début des années quatre-vingt, aura à peine permis de
relancer la croissance économique jusqu’à la fin de l’année 1997. Dans les années qui suivent,
la crise énergétique et les mauvaises conditions climatiques aggraveront cette situation. Les
soubresauts sociopolitiques qui frappent régulièrement le Togo ne laissent guère présager
une amélioration de la situation dans le court terme. Il est bien évident que tous ces
événements qu’a traversé le pays depuis le début des années quatre-vingt ont eu des
répercussions néfastes sur les conditions de vie des Togolais. Le tableau 1 synthétise quelques
caractéristiques socio-économiques des deux capitales au moment de nos enquêtes.
Aux particularismes sociopolitiques et économiques de chacune de ces villes, s’ajoutent des
normes sociales relatives au mariage et à la famille, elles aussi bien différentes. À Dakar comme à
Lomé, le mariage est une institution importante. Mais la conception de la répartition des rôles
entre les conjoints y est bien différente. L’analyse des entretiens permet de mettre en lumière la
singularité des représentations sociales relatives au mariage dans chacune des capitales.
TABLEAU 1
Dakar Lomé
comme normal, voire indispensable, que l’épouse ne soit pas à la charge du mari. Source
d'épanouissement personnel, le travail est perçu par les femmes comme un moyen de gagner
l’estime et le respect du mari, une condition nécessaire pour établir une égalité statutaire entre
conjoints. C'est ce que résument bien les propos de cette Loméenne : « Moi je pense que si c'est
l'homme seul qui exerce l'autorité et qui impose tout, ça ne peut pas marcher. Si toi aussi tu
fais quelque chose pour le foyer et que tu contribues aux dépenses alors naturellement la part
sera équitable entre toi et lui ».
À Dakar, le modèle conjugal socialement reconnu attend d’une femme qu’elle soit une
épouse soumise et obéissante et une bonne mère (Lecarme, 1999). Le discours normatif établit
un lien étroit entre la droiture de son comportement d’épouse et le bonheur de sa
progéniture, comme l’expriment les propos de cette femme mariée : « Tout le mal qu’une
femme fera à son mari compromet l’avenir de ses enfants, car le mari n’est pas l’égal de sa
femme, il est son seigneur ». L’activité professionnelle d’une femme mariée doit être négociée
avec le mari car elle peut nuire à son image de chef de famille (Sarr, 1998). Dans ce contexte, il
n’est pas rare qu’une femme arrête de travailler au moment du mariage. Dans la société
dakaroise, cette situation n’est d’ailleurs pas forcément mal vécue par les femmes, elle peut
même être interprétée comme un signe de valorisation de son rôle d’épouse et d’éducatrice.
Le modèle idéal du mariage décrit par les femmes est celui qui garantit confort matériel et
financier et exclut toute obligation de travail pour l’épouse. Nombre de Dakaroises
reconnaissent volontiers que la capacité financière d’un homme pèse lourdement dans le
choix du mari, comme l’illustre la réflexion de cette femme: « L’homme doit gérer sa famille
convenablement, puisque à mon avis on ne se marie pas pour ses beaux yeux ».
Certes, la norme sénégalaise n’écarte pas totalement le travail féminin. Toutefois, l’activité
d’une femme mariée ne doit pas bousculer la hiérarchie conventionnelle dans le couple, elle
doit donc rester suffisamment discrète, c’est-à-dire se cantonner le plus souvent à des
activités génératrices de revenus qui ne la détournent pas trop de la sphère domestique. Dans
l’entendement social, les revenus tirés de l’activité d’une femme mariée ont d’abord une
destination personnelle. Ils doivent pouvoir être consacrés aux dépenses d’apparat convenant
à sa représentation publique dans les cérémonies familiales et autres festivités sociales par
exemple. Ces revenus permettent alors d’alléger la charge des maris qui y trouvent leur
intérêt. Il est en revanche plus difficilement concevable qu’une femme doive travailler pour
aider son mari à assumer les besoins du ménage ou, moins encore, se substituer à lui dans ce
rôle. Au début des années quatre-vingt-dix, Jeanne Nanitelamio insistait sur la prégnance de
cette idéologie de la dépendance comme condition souhaitée par les femmes : « les
Dakaroises sont imprégnées par l’idéal de « la femme au foyer » ; la nécessité du travail
n’intervient que lorsque le soutien familial ou conjugal est difficile ou impossible »
(Nanitelamio, 1995, p. 284).
Si les normes vis-à-vis du travail féminin semblent si différentes d’une ville à l’autre, qu’en
est-il de la présence des femmes sur le marché de l’emploi ? Constate-t-on, comme on
pourrait s’y attendre, une présence bien plus massive des femmes actives à Lomé qu’à
Dakar ?
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 109
100
90
80
70
Proportion
60
50
40
30
20
10-29 ans 30-49 ans 50 ans et plus
Groupe d'âges
Les emplois informels en majorité précaires sont particulièrement nombreux à Dakar : il s’agit
essentiellement des activités de survie (commerce, services) dans lesquelles les femmes et les
enfants s’investissent. En 2002, le secteur informel occupe près de 70 % des hommes et 86 %
des femmes ayant une activité à Dakar (tableau 2). Le secteur moderne de l’économie n’occupe
environ qu’un actif sur 4, la majorité dans le secteur privé. Dans l’emploi moderne la
présence des femmes est faible : environ moins d’un emploi sur quatre est occupé par une
femme. La précarisation du salariat est une manifestation de la crise de l’emploi urbain
(Diagne, 2006). Ainsi à Dakar, le contrat de travail liant le salarié à l’employeur n’est plus une
caractéristique du salariat pour les jeunes générations ; selon les résultats de l’enquête
TABLEAU 2
Dakar Lomé
8 L’enquête biographique de 2001 montre que l’évolution de la proportion de personnes n’ayant pas de
fiche de paie parmi les hommes salariés selon trois générations (1942-1956, 1957-1966 et 1967-1976)
montre qu’à âge égal, cette proportion est bien plus importante pour la génération la plus jeune. Elle
varie presque du simple au triple à 20 ans entre la génération 1942-1956 et 1967-1976 passant de 21 à
62 %. À 30 ans, la différence demeure importante : 13 % des hommes salariés nés en 1942-1956 n’ont pas
de fiche de paie contre 38 % parmi ceux nés en 1967-1976.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 111
dans le secteur informel : près de 60 % des emplois du secteur informel sont tenus par des
femmes (Brilleau et al., 2004).
Dans l’ensemble, il n’est pas surprenant de constater que les femmes sont quasiment absentes
des emplois qualifiés salariés à Dakar et à Lomé. On note une proportion identique (entre 5 et
8 % selon la génération9) de femmes ayant un tel type d’emploi dans les deux villes
(tableau 3). Cette position défavorable des femmes sur le marché de l’emploi moderne est due
aux inégalités persistantes de genre aussi bien en matière d’éducation que sur le marché du
travail. Par contre, la proportion de salariées subalternes est plus importante à Dakar qu’à
Lomé ; dans l’ensemble 13 % des Dakaroises occupaient un emploi subalterne10 en 2001
contre 4 % de Loméennes en 2000. On note qu’à Dakar, cet indicateur augmente d’une
génération à l’autre (du simple au triple entre la génération la plus âgée et la plus jeune). Les
emplois de domestiques sont une exclusivité féminine à Dakar (6 % de domestiques dans la
plus jeune génération).
À Lomé, les femmes excellent plutôt dans le commerce et la vente ; 62 % étaient des
vendeuses (de produits alimentaires ou autres) au moment de l’enquête. La prédominance de
ce type d’emploi concerne toutes les générations à Lomé. À Dakar, cette proportion est
seulement de 30 %. La génération la plus jeune, âgée de 25 à 34 ans au moment de l’enquête,
semble moins concernée par les activités de la vente que les générations plus âgées, ce qui
explique le niveau relativement faible de l’apprentissage11 dans les deux villes. Mais pour
cette même tranche d’âge, il concerne davantage les jeunes loméennes que les dakaroises.
Enfin, le chômage est plus important à Dakar qu’à Lomé et touche plus fréquemment la jeune
génération dans chacune des deux villes.
Les Loméennes entrent plus vite en activité rémunérée que les Dakaroises. D'une génération
à l’autre, elles sont toujours présentes sur le marché du travail. Le calendrier d'entrée en
activité rémunérée ne varie guère selon les générations. À Dakar en revanche, les jeunes
générations de femmes accèdent moins vite à l'emploi que leurs aînées (Antoine et Dial,
2005 ; Béguy, 2004). Toutefois, il convient de souligner que les femmes de la génération
intermédiaire entrent moins rapidement en activité rémunérée que les plus jeunes. Ce qui va
à l’encontre des idées reçues selon lesquelles l’effet des difficultés économiques sur l’insertion
des jeunes générations sur le marché de l’emploi est continu (plus on est jeune, moins vite on
accède à un emploi rémunéré). Est-ce à dire que ces jeunes femmes dakaroises ont mieux
réagi que leurs aînées en s’adaptant au contexte économique difficile ? Il se peut qu’elles aient
alors investi davantage le secteur informel qui, bien que constitué de petites activités peu
rémunératrices, est assez développé à Dakar. Ou alors ce sont les femmes de la génération
intermédiaire qui ont connu la période la plus difficile des années de crise.
Indubitablement, quelles que soient les sources ou les indicateurs retenus, la présence des
femmes sur le marché du travail est bien plus importante à Lomé qu’à Dakar. Cela signifie-t-
il que les contraintes de la vie familiale interfèrent davantage sur l’activité des femmes à
Dakar qu’à Lomé ?
9 Cette proportion allant en diminuant des aînées vers les plus jeunes.
10 Correspondant aux catégories « employée subalterne salariée » et « domestique » du tableau 3.
11 L’apprentissage est plus fréquent entre 15 et 24 ans.
112 Villes du Sud
TABLEAU 3
Dakar Lomé
Catégories
socioprofessionnelles G1942 G1957 G1967 G1940 G1955 G1965
Ensemble Ensemble
-56 -66 -76 -54 -64 -74
Employée qualifiée
8 7 5 6 8 6 5 6
salariée
Employée subalterne
5 8 14 10 4 4 2 3
salariée
Domestique salariée 1 2 6 3 0 1 1 1
Artisan de
production 7 5 4 5 5 7 11 8
indépendante
Vendeuse (aliments)
19 16 8 13 45 41 28 37
indépendante
Autre vendeuse
20 23 12 17 20 27 26 25
indépendante
Apprentie 0 0 1 0 0 1 6 3
Chômeuse 4 5 7 6 1 1 4 2
Étudiante/
0 0 8 4 0 1 4 2
en formation
25 ans, l’âge médian au premier mariage a connu un recul de huit années à Dakar et de
seulement trois ans à Lomé.
TABLEAU 4
Dakar Lomé
fois moins vite leur activité que les femmes ayant débuté avant 16 ans (la valeur de
référence). On pourrait aussi bien dire que cette modalité divise ce risque par 1,79, l'inverse
multiplicatif du coefficient 0,56.
Plusieurs variables ont été introduites dans le modèle (tableau 5). Un premier type de
variables décrit les caractéristiques sociodémographiques individuelles (génération, niveau
d’instruction, milieu de socialisation dans enfance, religion, ethnie). Ces variables sont fixes
dans le temps. Deux variables concernent la fécondité : être en période de grossesse ou non
et le nombre d’enfants nés-vivants. Ces deux variables varient dans le temps. L'effet de ces
variables indépendantes dont la valeur peut varier en cours d'observation, s'interprète de la
même manière que l'effet d'une variable indépendante dont la valeur ne changerait pas. Une
femme peut connaître successivement les états suivants : pas d’enfant, 1 enfant, 2 enfants,
etc. Pour l'interprétation, ceci revient à dire que cette femme est successivement soumise à la
modification du risque caractéristique des femmes sans enfant, puis de celle à parité 1 et
ainsi de suite.
Pour prendre en compte l’influence de l’entrée en union, plutôt que de retenir simplement la
date d’entrée en union, nous avons préféré retenir la période correspondant à l’année de mise
en union. Nous avons fait ce choix pour deux raisons. D’une part certaines personnes
déclarent seulement leur année ou leur âge d’entrée en union. D’autre part la décision de
mariage anticipe en principe la date de l’union. Nous avons donc calculé une période de 12
mois centrée autour de la date déclarée du début de l’union afin de prendre en considération
la période entourant le mariage et non réduire ce moment à un instant précis (Antoine et al.,
2006). Parmi tous les statuts professionnels nous avons choisi de ne considérer que la
dichotomie salarié (en général du secteur moderne) et travailleur indépendant (en général du
secteur informel). Plutôt que de présenter l’effet spécifique de chacune de ces variables,
période de mariage et activité qui elles aussi varient dans le temps12, nous avons choisi de
construire un modèle de Cox qui tient compte de l’interaction entre activité et période de
l’union (tableau 5). À cet effet, nous avons construit une variable d’interaction qui combine la
nature d’activité – salariée ou travailleuse indépendante – et la nature de la période – avant a mise
en union, pendant la période de mise en union (12 mois) et après la mise en union. Leur combinaison
nous donne six possibilités. Une même femme peut traverser ces différents états : elle peut
par exemple démarrer sa vie active comme salariée et être célibataire (salarié avant mariage)
puis se marier et garder son emploi (salarié pendant mariage), puis créer sa propre activité
après son mariage (travailleuse indépendante après mariage).
12 Un premier modèle (non présenté ici) montrait une influence très nette de la période de mariage sur
l’arrêt d’activité sensiblement plus fort à Dakar (11 fois plus) qu’à Lomé (3 fois plus). À Dakar, deux
types de population active semblaient particulièrement concernées : d’une part, les femmes exerçant
une activité salariée qualifiée et d’autre part, les domestiques. Pour ces dernières, le coefficient est
particulièrement élevé : au moment du mariage, elles arrêtent 15 fois plus rapidement leur activité que
les femmes travaillant dans le secteur informel. Pour les femmes exerçant un emploi qualifié le risque
est multiplié par 3,5. Le cas des domestiques est particulièrement intéressant puisque beaucoup d’entre
elles travaillent très jeunes pour se constituer un pécule en vue du mariage. À Lomé, comme on l’a déjà
vu, très peu de femmes exercent une activité salariée, mais ce sont elles qui semblent plus concernées
par l’arrêt d’activité (environ 2,5 fois plus).
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 115
TABLEAU 5
Arrêt d’activité pour les femmes célibataires depuis le début du premier emploi rémunéré
Dakar Lomé
Effectif Effectif
Variables Modalités Coef. Sign (i) Modalités Coef. Sign.
relatif (ii) relatif
1942-1956 Ref 38 1940-1954 Ref 33
Génération 1957-1966 3,88 *** 37 1955-1964 1,48 37
1967-1976 2,70 * 25 1965-1974 1,93 ** 30
Non Ref 41 Non Ref 28
Primaire 0,89 36 Primaire 1,37 39
Niveau
d’instruction Collège 0,71 10 Collège 1,82 ** 26
Lycée Lycée
0,34 13 1,56 6
et plus et plus
Milieu de Capitale Ref 81 Capitale Ref 56
socialisation Rural 1,71 10 Rural 0,94 26
dans l’enfance Urbain 1,11 9 Urbain 1,04 18
Autre Ref 11 Religions Ref 23
Tidiane 0,53 50 Catholique 0,51 *** 59
Religion
Mouride 0,87 24 Protestant 0,87 13
Chrétien 0,37 15 Musulman 0,59 5
Wolof Ref 47 Éwé Ref 42
Peul 1,34 8 Mina 0,89 26
Ethnie Serer 0,87 25 Ouatchi 0,78 10
Diola 1,07 6 Autre ethnie 0,83 22
Autre ethnie 1,23 15
Période de Non Ref 93 Non Ref 95
Grossesse Oui 2,33 * 7 Oui 1,31 5
Pas d’enfant Ref 46 Pas d’enfant Ref 43
1 Enfant 1,01 13 1 Enfant 1,11 19
Descendance 2 Enfants 0,39 12 2 Enfants 0,78 14
3 Enfants 0,37 29 3 Enfants 1,01 24
Avant 16 ans Ref 48 Avant 16 ans Ref 23
Âge au début 16 à 18 ans 0,74 20 16 à 18 ans 0,72 31
de l’activité 19 à 22 ans 0,63 13 19 à 22 ans 0,59 ** 30
23 ans et plus 0,44 20 23 ans et plus 0,56 * 16
Salarié avant Salarié avant
Ref 27 Ref 9
mariage mariage
Salarié Salarié
pendant 11,42 *** 2 pendant 5,74 *** 1
Interaction Salarié Salarié
1,67 19 0,69 7
statut activité après mariage après mariage
et période Indépendant Indépendant
de mariage 0,27 * 15 0,41 *** 28
avant mariage avant mariage
Indépendant Indépendant
pendant 0,65 2 pendant 0,74 4
Indépendant Indépendant
0,19 ** 35 0,33 *** 51
après mariage après mariage
(i) : Ce sont les valeurs de exp(ß) qui sont données dans le tableau. Le symbole *** indique que la valeur est
significative au seuil de 1 % ; ** au seuil de 5 % et * au seuil de 10 %.
(ii) : C’est la répartition selon les variables explicatives de la durée d’exposition au risque pour 100 femmes-années.
Par exemple les 2 % (non arrondi 2,39 %) à Dakar représentent environ 50 femmes-années (sur un temps total
d’exposition au risque de 2 085 femmes-années). À Lomé, 1 % représentent 51 femmes-années (sur un temps total
d’exposition au risque de 6 084). En général, il est communément admis qu’un effectif d’au moins 50 personnes-
années autorise à valider les résultats statistiques.
Source : À partir des enquêtes biographiques
116 Villes du Sud
d’autre part certaines femmes dont l’époux était hostile à ce qu’elles exercent une activité
tirent profit de leur divorce pour se réinsérer professionnellement (Dial, 2006).
À Lomé, l’analyse est plus délicate, car peu de femmes sont concernées : en effet la plupart
travaillaient avant même leur mariage et rares sont celles qui ont arrêté leur activité au
moment du mariage. Tout comme à Dakar, le divorce conduit à (re)travailler plus
rapidement (3 fois plus vite que les mariées). Enfin, les quelques femmes actives qui se sont
arrêtées de travailler au moment du mariage reprennent plus lentement une activité que
celles qui n’avaient jamais travaillé. Tout se passe comme si les femmes (peu nombreuses)
ayant arrêté leur activité faisaient le choix de se consacrer à leur rôle d’épouse ; alors que,
pour celles qui ne travaillaient pas, l’entrée en union impliquait l’obligation de prendre
désormais leurs responsabilités (2 fois plus vite que celles qui avaient une expérience
professionnelle).
LOME
%
100,0
90,0
80,0
70,0
60,0
50,0
40,0
30,0
20,0
10,0
0,0
0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
Durée (en années) de l'union
Se substituer au mari ?
La sollicitation de plus en plus forte des femmes pour la recherche de revenus et ses
implications sur leur vie familiale ne revêt pas le même sens sociologique dans les deux
capitales. Pour les Dakaroises, l’exercice d’une activité économique hors de la sphère
domestique se heurte au modèle tenace d’une forte séparation des rôles entre les conjoints et
à l’idéal de la dépendance financière de l’épouse vis-à-vis du mari. Mais le mode de vie
urbain et les aléas économiques fragilisent de plus en plus cet idéal. La hausse du chômage et
le développement des emplois précaires faiblement rémunérés, met les hommes dans
l’incapacité d’assumer seuls les besoins essentiels du ménage (Antoine et Béguy, 2005). Dans
ces conditions, les femmes se voient obligées de contribuer de plus en plus à la survie
économique de leur foyer en exerçant des activités génératrices de revenus. Pour certaines
Dakaroises, cette contribution va de soi : ainsi cette femme du milieu aisé qui déclare : « On
118 Villes du Sud
peut travailler et cela n’empêche pas de s’occuper du mari, des enfants et de la maison. Si tu
travailles, que tu gagnes de l’argent, tu peux aider ton mari au lieu de lui demander toujours
de l’argent car à force de demander, on devient dégoûtante et puis les femmes ont trop de
petits besoins à satisfaire, les cérémonies familiales et autres. De plus, les enfants sollicitent
beaucoup plus la mère que le père parce qu’ils ont souvent peur de lui ».
Cette situation déstabilise le fonctionnement habituel des rapports conjugaux et met à mal les
normes qui les soutiennent. L’idée même qu’une femme ait pu prendre le relais de son mari
ne va pas de soi dans les esprits comme l’explique cette Dakaroise commerçante : « Une fois il
[mon mari] devait baptiser mon bébé et c’est moi qui ai acheté mon boubou ainsi que le
boubou pour sa mère sans que personne ne le sache. J’ai rassemblé l’argent grâce à une
tontine et j’ai repeint ma chambre, j’ai acheté une bouteille de gaz, un tapis et un lit. Quand
les gens de sa famille sont venus le jour du baptême, ils lui en voulaient car il leur disait
toujours qu’il n’avait pas d’argent alors qu’il venait de faire toutes ces dépenses. Il les a
appelés pour leur expliquer que c’était moi l’auteur de toutes les dépenses pour pas qu’ils se
fâchent contre lui. »
La tension entre les normes socialement admises et les contraintes économiques qui menacent
leur pérennité est en partie apaisée par un jeu de dissimulation des rôles. À Dakar, la
prééminence économique du mari dans le foyer est rarement démentie même lorsqu’elle ne
correspond plus à la réalité. Pourtant conscientes de leur rôle dans le ménage, les femmes se
gardent bien de revendiquer quelque reconnaissance que ce soit. Ainsi pour cette
commerçante de Dakar, « Le mariage est un secret. Même tes parents ne doivent pas savoir ce
qui se passe dans ton mariage. Si tu as de l'argent, que tu t'occupes bien de toi et que les gens
disent que c'est ton mari qui l'a fait, c'est bien ». (Adjamagbo et al, 2004). Toutefois la
sauvegarde des apparences connaît des limites : l’incapacité financière du mari est très
souvent la cause de la rupture d’une union (Antoine et Dial, 2005)13.
Pour les Loméennes qui sont déjà bien ancrées dans le tissu économique du pays, les
difficultés du quotidien renforcent l’importance de leur contribution à la survie des ménages.
L’absence de revenus ou le trop faible niveau de revenu du mari, les obligent à s’impliquer
davantage dans les activités rémunératrices du secteur informel dans lequel elles ont acquis
un savoir-faire reconnu, même lorsqu’elles sont salariées. Si cette évolution peut laisser
penser que le statut des femmes s’en trouve amélioré, il apparaît qu’elle implique surtout
qu’elles doivent désormais assumer une surcharge non négligeable de travail et de
responsabilités. Les femmes expriment d’ailleurs clairement la pression qui pèse sur elles :
« Nous qui sommes commerçantes, nos maris n'ont plus de salaire : il revient à nous de payer
les fournitures et la scolarité des enfants. C'est devenu une charge pour nous. C'est nous qui
devons nous occuper de l'achat de la nourriture et également des dépenses du mari, ce qui
fait qu'à un moment donné on est endettées ». Une autre, salariée cette fois, renchérit en ces
termes : « On est enseignante, on va au boulot et quand on sort, on va vendre quelque chose
un peu à côté pour rapporter à manger à la maison. C'est comme ça maintenant que les
salaires ne sont pas réguliers ».
Dans ce contexte de crise, le couple économiquement complémentaire constitue plus que
jamais une nécessité. Elle entraine une contribution conjointe de l’homme et de la femme aux
13À Dakar, la rapidité du remariage après un divorce est souvent liée à la précarité sociale et
économique que ce statut provoque : aussi, si le précédent mari n’a pas su tenir ses engagements, le
prochain fera t-il peut-être mieux (Dial, 2006).
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 119
dépenses du ménage. Mais les réalités de la vie quotidienne sont telles, que le partage des
responsabilités est rendu difficile. L’homme, en mal d’insertion dans le secteur formel de
l’économie urbaine, doit parfois accepter de vivre à la charge de sa femme qui se débrouille
dans l’informel. Cette réalité est souvent décrite comme une source de conflit.
TABLEAU 6
Elle crée un sentiment de dévalorisation chez le mari et un sentiment d’injustice chez l’épouse
à qui incombe la lourde charge de tout assumer seule. Cette situation est d’autant plus une
source de conflit qu’elle découle souvent de contraintes et non d’un choix délibéré
d’arrangement entre les conjoints.
Les charges qui pèsent sur les femmes sont telles que lorsqu’on les interroge sur ce que
représente pour elles le bonheur, elles répondent que c’est que leur mari ait un salaire « qui
tombe tous les mois ». Leur apaisement, tant à Dakar qu’à Lomé, passe selon elles, d’abord
par un rétablissement du pouvoir économique de leur mari. Comme le déclare cette femme
instruite de Lomé « Ça sincèrement, si un jour on me nommait responsable politique, les
femmes seraient heureuses. J’améliorerais la situation de la femme togolaise en faisant quoi ?
En donnant des salaires réguliers aux maris ! »
CONCLUSION
On saisit dans ces analyses, combien le rapport entre travail et vie familiale repose sur des
fondements similaires dans ces deux capitales. Les tensions induites par l’exercice d’activités
génératrices de revenus chez les femmes risquent de conduire à redéfinir et à renégocier les
rapports de sexe dans le couple. Cependant la comparaison de la manière dont les femmes
combinent vie professionnelle et vie matrimoniale à Lomé comme à Dakar a permis de mettre
en évidence quelques unes de leurs analogies et de leurs singularités.
Bien que la proportion de femmes travaillant dans la capitale sénégalaise soit loin d’être
négligeable, l’analyse comparative du marché du travail à Lomé et Dakar montre que les
femmes sont sensiblement plus actives à Lomé. Cependant, quel que soit le pays, la tendance
est à la sous représentation des femmes dans les emplois salariés qualifiés. L’informel est très
nettement le secteur privilégié de leur activité. La sous représentation des femmes dans le
salariat moderne est le résultat de la persistance d’inégalités de genre tant dans le domaine de
l’éducation que sur le marché du travail. Mais là n’est pas la seule raison. La crise
économique et la diminution corrélative des opportunités d’emploi dans le secteur moderne
de l’économie urbaine ont entraîné un développement de l’informel fortement attractif pour
les femmes. Signe d’un durcissement des conditions de vie à Dakar, ce sont surtout les
emplois informels en majorité précaires qui se sont développés.
L’observation des interrelations entre mariage et travail à travers les analyses biographiques
montre des résultats intéressants. Tout d’abord, il apparaît nettement que dans la vie d’une
Loméenne le travail précède le mariage. La tendance inverse s’observe à Dakar où les femmes
connaissent plus souvent d’abord le mariage avant de travailler. Dans les deux villes, le
mariage provoque une interruption de l’activité essentiellement pour les salariées. Ce
phénomène rappelle que le mariage correspond à un moment de transition dans la vie d’une
femme. Il entraîne un certain nombre d’événements (changements de résidence, naissance
d’un enfant) qui occasionnent une rupture dans la vie professionnelle. À Lomé cependant la
cessation d’activité est plus rare qu’à Dakar et la durée d’inactivité plus courte. Rapidement
les femmes reprennent leur activité. Cette particularité des Loméennes montre que pour elles,
le fait d’être mariée n’est ni une justification pour rester inactive, ni un obstacle au travail.
Inversement à Dakar le mariage est plus difficilement compatible avec le travail. Mais l’effet
de relative exclusivité des deux événements ne résiste pas aux aléas du quotidien.
La prise en compte des discours sur le mariage et du vécu des femmes permet de mettre en
lumière tous les enjeux que soulève dans les deux capitales l’importance croissante du travail
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 121
des femmes au sein des unions. C’est à travers l’observation des normes conjugales que
s’observe la spécificité du sens sociologique des évolutions en cours dans chacun des pays.
Les analyses qualitatives ont montré que le modèle féminin socialement valorisé et idéalisé à
Dakar demeure avant tout celui de la femme mariée vivant dans une certaine aisance
matérielle et qui bénéficie de la générosité du mari lui permettant de consacrer ses propres
revenus à des dépenses autres que celles relevant du quotidien (Adjamagbo et al., 2004). La
représentation des rôles conjugaux, à laquelle les femmes adhèrent les premières, érige la
dépendance de l’épouse vis-à-vis de son mari en une valeur conjugale intangible, une
évidence sociale aucunement avilissante.
A Lomé, le mariage constitue aussi pour les femmes un événement important, garant d’une
respectabilité sociale. Mais sa valeur sociale ne suffit pas à supplanter celle accordée à
l’activité économique, fortement ancrée dans les usages sociaux. Dans un contexte
économique difficile, accentué par les troubles sociopolitiques, le rôle économique des
femmes est devenu plus crucial que jamais. Si les hommes ne peuvent plus assumer seuls les
charges de la famille, il faut bien que les femmes les relayent. Les Togolaises ont fait leur
entrée en masse sur la scène de l’économie productive informelle, à une époque où leurs
maris trouvaient leur compte dans le salariat encore florissant du secteur urbain formel.
Aujourd’hui que les hommes ont vu leurs revenus diminuer ou bien ont perdu leurs emplois,
elles sont toujours présentes, mais leurs responsabilités se sont considérablement accrues.
Cette évolution à un coût non négligeable : elle accroît leur charge de travail et réduit leur
autonomie puisqu’une part plus importante de leurs revenus autrefois réinvestie dans le
commerce est désormais directement injectée dans les dépenses du ménage. De par leur
histoire, les Loméennes sont probablement mieux préparées que leurs consœurs dakaroises à
faire face aux défis qui les interpellent aujourd’hui.
De la même manière, le chômage, la diminution du pouvoir d’achat, le déclin général des
conditions de vie à Dakar ont rendu caduques les espoirs d’ascension sociale que les femmes
ont coutume de mettre dans le mariage. La recherche de revenus, désormais nécessaire pour
relayer les chefs de famille, est une condition relativement nouvelle ; mais les Dakaroises
semblent encore à la recherche de procédures d’adaptation. De ce fait les changements sont
plus lents et moins généralisés.
Au regard de cette étude, l’élargissement du rôle économique des femmes en milieu urbain,
lieu dit d’expression des comportements nouveaux, ne permet pas de conclure à un progrès
réel de la condition des femmes. Il apparaît que la ville n’offre désormais plus aujourd’hui les
mêmes opportunités qu’hier. L’économie urbaine absorbe péniblement les candidats au
salariat et le secteur informel ne garantit pas toujours l’alternative idéale. Dans le même
temps, surtout à Dakar, le mariage n’est plus à même de répondre aux attentes des femmes
qui doivent désormais revoir leurs aspirations à la baisse et se mettre au travail. La
participation conjointe de l’homme et de la femme à la recherche de revenus est vécue
souvent davantage comme une contrainte rendue nécessaire par les besoins de survie. Elle
correspond moins à une stratégie concertée des époux reposant sur une volonté délibérée de
fonctionner sur un mode associatif où l’épanouissement de chacun passe par le partage
équitable des droits et obligations. La norme sociale du mariage coûte que coûte résistera-t-
elle aux réalités du vécu quotidien ? Si se marier demande abnégation et surcroît de travail,
on peut s’interroger sur l’éventuelle perte d’attractivité de l’institution matrimoniale. Le recul
généralisé de l’âge au premier mariage observé dans la plupart des villes africaines n’en est-il
pas un signe avant coureur ?
122 Villes du Sud
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ENTRE SCOLARISATION ET TRAVAIL
DES ENFANTS, UNE DIFFICILE
ÉQUATION POUR LA SURVIE
DES MÉNAGES TOGOLAIS
Vissého ADJIWANOU
Unité de recherche démographique (URD)
Université de Lomé (UL), Togo
visseho09@yahoo.fr
Résumé
L’enquête sur la « Famille, les migrations et l’urbanisation » (EFAMTO) réalisée en 2000 par
l’Unité de recherche démographique (URD) de l’université de Lomé a servi de base à
l’analyse des déterminants de la scolarisation et/ou du travail des enfants au Togo. Sur les
2 946 enfants de 6 à 14 ans concernés par l’analyse, 28 % vont exclusivement à l’école, 49 %
vont à l’école mais aident leurs parents dans leur travail, 15 % ne vont pas à l’école et sont
exclusivement des aides familiaux et 8 % ne vont pas à l’école et ne fournissent aucune aide à
leurs parents. Une estimation par le probit bivarié, utilisée en vue de déterminer les facteurs
explicatifs de la scolarisation et/ou du travail des enfants, révèle que les ménages scolarisent
de moins en moins leurs enfants au fur et à mesure que leurs conditions de vie se dégradent
et les engagent de préférence dans des activités économiques.
Abstract
Based on "Family, migrations and urbanizations” the survey was carried out on 2000 by the Unity of
Research in Demography (University of Lomé). This paper arms to estimate the effect of poverty on
schooling and child labour. About 2 946 children were interviewed. 28 % for them go only to school,
49 % combine school and work, 15 % work only and 8 % do neither work nor go school. The
estimations are based on the bivariate probit model. The results point out that household poverty is one
of the factors that discourage parents to send children to school.
INTRODUCTION
En favorisant une meilleure productivité et l’adoption de nouveaux comportements, de
procréation, de gestion de la vie quotidienne et de santé, l’éducation constitue un puissant
facteur de sortie de la pauvreté. Dans la plupart des pays d’Afrique au Sud du Sahara
126 Villes du Sud
cependant, force est de constater qu’une frange importante de la population est restée sous –
scolarisée, ce qui tend à freiner les efforts de développement de ces pays (Ravallion et Wodon,
2000 ; Lee et Barro, 2000).
Au Togo, l’évolution des taux de fréquentation scolaire a connu une forte progression juste
après les indépendances. Dans l’enseignement du premier degré par exemple, le taux de
scolarisation est ainsi passé de 44 % en 1970 à 72 % en 1981. Cependant, la crise économique
des années quatre-vingt, combinée aux problèmes sociopolitiques que vit le pays depuis les
années quatre-vingt-dix a vite fait d’inhiber la réussite et les progressions des années passées
(Kouwonou, 2001). L’investissement de l’État dans le secteur de l’éducation s’est
progressivement réduit au point de devenir nul ou de se résumer aux paiements des salaires1
des enseignants. De ce fait, l’école n’arrive plus à jouer le rôle de promotion de bien-être
qu’elle jouait naguère à travers le recrutement dans la fonction publique. Face à ce
désengagement, les ménages ont ajusté leurs comportements afin d’assurer un meilleur
avenir pour leurs enfants. L’une des stratégies mises en œuvre est la mise au travail de ces
enfants qui contribue par ailleurs à la consolidation du revenu du ménage (Ravallion et
Wodon, 2000). Mais ce choix opéré par les ménages ne peut constituer une solution de long
terme, puisque les enfants qui travaillent au lieu d’aller à l’école, n’acquièrent en fin de
compte aucune connaissance et ne bénéficient nullement des externalités positives de
l’éducation.
Le but de cette recherche est donc d’analyser le comportement des ménages togolais en ce qui
concerne la scolarisation de leurs enfants compte tenu du contexte de crises économiques et
politiques que vit le pays. En d’autres termes, quelle relation existe-t-il entre les conditions de
vie des ménages et la scolarisation de leurs enfants ? Quel différentiel observe-t-on entre filles
et garçons ? En vue d’apporter une réponse empirique à ces questions, nous utilisons les
données issues de l’enquête sur la « Famille, les migrations et l’urbanisation » (EFAMTO).
Cette enquête, réalisée en 2000 par l’Unité de recherche démographique de l’université de
Lomé, a porté sur 2 946 enfants âgés de 6 à 14 ans issus de 2 773 ménages échantillonnés à
l’échelle du pays.
L’article est structuré en trois parties. La première procède à la revue de la littérature et
documente les raisons qui poussent les ménages à faire travailler leurs enfants au lieu de les
mettre à l’école. La deuxième partie, d’ordre méthodologique, décrit les données, les
variables utilisées et le choix de la méthode d’estimation retenue. Enfin, les résultats fournis
dans la quatrième partie mettent en lumière l’effet spécifique des conditions de vie des
ménages sur la scolarisation des enfants ou sur leur mise au travail à partir d’une analyse
descriptive et d’une analyse explicative.
1- PROBLÉMATIQUE
Les travaux sur la scolarisation des enfants ont opéré une innovation profonde au cours de
ces dernières années en intégrant la notion de travail des enfants (Jensen et Nielsen, 1997 ;
Patrinos et Psacharopoulos, 1997). D’après Assaad et al. (2001), cette prise en compte favorise
une meilleure orientation des politiques permettant d’augmenter la réussite scolaire des
enfants dans un environnement où ils sont confrontés à plusieurs responsabilités. Dans ce
1 Dans la plupart des cas, les salaires aussi sont demeurés impayés, ce qui aggrave davantage la
situation précaire dans laquelle vivent les ménages.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 127
cas, le choix que les ménages opèrent entre la scolarisation et le travail des enfants s’inscrit
dans une logique de coût/bénéfice.
En effet, la scolarisation d’un enfant comprend des coûts directs (frais de fournitures, frais
d’écolage, etc.) et des coûts indirects (coûts d’opportunité2, etc.). Mais en contrepartie de ces
coûts, l’école laisse envisager des revenus futurs élevés et une plus grande productivité. De ce
fait, la décision du ménage dépendra fortement du choix qu’il opérera entre le revenu futur si
l’enfant est scolarisé et le revenu présent dans le cas où l’enfant est mis au travail (Anu, 2000).
Selon Bommier et Shapiro (2001), il y a deux types de motivations des parents a priori
contradictoires mais qui aboutissent à la même décision de scolarisation des enfants. D’un
côté, les parents peuvent être altruistes. Dans ce cas, ils tirent une grande satisfaction de la
réussite de leurs enfants, réussite que favorise l’école. D’un autre côté, les parents peuvent
être égoïstes et dans ce cas, la scolarisation des enfants constitue un investissement dont les
retombées contribueront à assurer leurs vieux jours. Dans un cas comme dans l’autre, les
choix s’opèrent dans un environnement de non contrainte.
Dans les faits, les ménages subissent différentes contraintes qui ne favorisent pas la mise à
l’école des enfants. Il s’agit principalement de leur situation économique. En effet, la
détérioration des conditions de vie contraint les ménages à privilégier leur survie quotidienne
par rapport à leur bien-être futur, c’est-à-dire à utiliser la capacité productive de leurs enfants
immédiatement sur le marché du travail (Grootaert et Kanbur, 1995 ; Basu et Van, 1998). De
plus, dans la mesure où la gratuité de l’école n’est plus traduite dans les faits, envoyer ou
maintenir les enfants à l’école ne sera qu’illusoire pour des ménages pauvres. Ces ménages
rencontrent beaucoup de problèmes surtout d’ordre financier qui ne leur permettent pas de
répondre aux besoins d’éducation de leurs enfants. Par ailleurs, la mise au travail des enfants
constitue une source non négligeable de revenu pour ces ménages. Au Ghana, Maitra et Ray
(2000) trouvent que les enfants qui combinent à la fois le travail et l’école contribuent en
moyenne pour environ 20 % au revenu de leurs ménages. Ce taux représente le tiers des
revenus si les enfants sont envoyés exclusivement sur le marché du travail. En s’appuyant sur
les données de l’enquête nationale auprès des ménages, réalisée en 1995, en Côte d’Ivoire,
Diallo (2001) montre que les ménages pauvres sont plus nombreux à faire travailler leurs
enfants.
2- MÉTHODOLOGIE
Les données
Les données de cette étude proviennent de l’enquête sur la ‘famille, les migrations et
l’urbanisation’, réalisée en 2000 par l’Unité de recherche démographique (URD) de
l’université de Lomé. Cette enquête a pour objectif de fournir aux intervenants en
développement, une meilleure connaissance de la famille au Togo et des mécanismes qu’elle
met en œuvre pour s’ajuster à la crise politique, sociale et économique que connaît le pays
2 Ce que le ménage perd en scolarisant l’enfant au lieu de lui trouver une autre occupation comme le
fait de le mettre sur le marché du travail
128 Villes du Sud
depuis les années quatre-vingt-dix. L’enquête a touché 2 759 femmes3 à qui on a posé des
questions sur la scolarisation et le travail des enfants de 6 à 14 ans qui vivent avec elles (qu’il
s’agisse des propres enfants, des enfants confiés ou des enfants adoptés). Au total, l’enquête a
touché 2 946 enfants dont 46 % de filles.
3 De manière générale, cinq types de questionnaires ont été administrés dont le questionnaire ménage –
touchant 2 773 ménages – le questionnaire homme (2 276), le questionnaire femme (2 759), le
questionnaire enfant (1 662) et le questionnaire autre membre (1 163).
4 Les autres activités que couvre l’enquête sont : le balayage et/ou l’entretien, l’aide à la cuisine, la
L’estimation
Les travaux portant sur l’arbitrage des parents entre la scolarisation ou la mise au travail des
enfants font généralement recours à trois types de modèles économétriques qui tiennent
5 L’ensemble des variables utilisées est présenté dans le tableau 1 en fin de document.
130 Villes du Sud
3- RÉSULTATS
Analyse descriptive
Les tableaux 2 et 3 répartissent les enfants suivant les quatre catégories que nous venons de
décrire et suivant quelques caractéristiques dont le sexe, l’âge et les conditions de vie du
ménage. Rappelons que ces quatre catégories sont :
i) les enfants qui fréquentent mais ne travaillent pas ;
ii) les enfants qui combinent à la fois l’école et le travail ;
iii) les enfants qui ne travaillent ni ne fréquentent et enfin ;
iv) les enfants qui travaillent mais qui ne fréquentent pas.
D’après les résultats du tableau 2, le Togo compte près de 28 % d’enfants qui vont
exclusivement à l’école, 49 % qui sont scolarisés et qui exercent à la fois une activité, 7 % qui
ne travaillent ni ne fréquentent et 15 % qui travaillent exclusivement. Cette répartition cache
cependant des inégalités à la fois selon l’âge et le sexe.
On constate que plus l’âge augmente, moins les enfants fréquentent, et plus ils se consacrent à
une activité. Cela peut s’expliquer par le fait que les enfants devenant plus grands, sont plus
susceptibles d’aider leurs parents dans leurs activités. Une autre explication possible
concerne les échecs scolaires qui contraignent les parents à les mettre en activité.
Concernant le sexe, les résultats montrent une disparité entre l’occupation des garçons et celle
des filles. Ces dernières affichent à la fois les faibles taux de scolarisation et les taux élevés
d’activité. Dans l’ensemble, 31 % des garçons sont scolarisés et 11 % participent aux activités de
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 131
manière exclusive alors que ces proportions sont respectivement de 25 % et de 21 % pour les
filles (tableau 2).
Comme le montre le tableau 3, la répartition des enfants selon le statut d’occupation est
fortement influencée par les conditions de vie des ménages. Ainsi, le tableau montre que
seulement 15 % des enfants issus des ménages les plus pauvres sont scolarisés à titre exclusif
alors que c’est plus de 60 % des enfants des ménages riches qui appartiennent à cette
catégorie. En revanche, les enfants des ménages pauvres sont en prépondérance plus grande
dans la catégorie des enfants qui travaillent. Ainsi, un enfant sur quatre (20 %) d’un ménage
pauvre travaille et ne fréquente pas (ou plus) alors que moins de 5 % des enfants issus des
ménages les plus riches se trouvent dans cette catégorie (tableau 3).
Pour les ménages pauvres, maintenir les enfants en activité ou les y retirer poserait toujours
problème. En effet, comme l’ont souligné Ravallion et Wodon (2000) et Assaad et al. (2001), le
maintien en activité soulève des problèmes de santé physique, de bien-être mental et moral
pour ces enfants. De plus, cela réduit leurs capacités futures à être des adultes instruits et
aptes à contribuer de façon décisive au développement de leur pays6. À l’opposé, le retrait
des enfants du marché du travail accentuera la précarité de leur ménage. Maitra et Ray (2000)
ont montré qu’au Ghana et au Pakistan, le tiers (30 %) des revenus des ménages provient du
travail des enfants. Ils en ont conclu que si ces enfants étaient retirés du travail par la
réglementation sans contrepartie appropriée (notamment par l’accès facile au crédit ou à de
meilleures opportunités d’emploi pour les adultes), une forte proportion de leurs ménages
s’en trouverait vulnérabilisée.
Analyse explicative
Cette partie de l’analyse cherche à expliquer à l’aide du modèle probit bivarié le lien qui
existe entre les conditions de vie des ménages, la scolarisation et le travail des enfants. Le
tableau 4 présente les résultats de cette régression et atteste de la pertinence de l’utilisation de
ce modèle d’estimation compte tenu de la significativité statistique du coefficient de
corrélation (Rho) et du log de vraisemblance.
Les résultats consignés dans le tableau 4 en annexe, montrent que la pauvreté influence
négativement la scolarisation des enfants et positivement leur mise au travail. En effet, ces
résultats montrent que les ménages pauvres (quintile 2) et moyens (quintile 3) scolarisent
davantage leurs enfants que les ménages très pauvres (quintile 1). Les enfants des ménages
du quintile 2 ont 4 % plus de chances d’être scolarisés que les enfants du ménage du quintile
1. La probabilité augmente de 8 % si les enfants appartiennent à un ménage du quintile 3 par
rapport à un ménage du quintile 1. Ces effets s’observent également entre les ménages riches
(quintiles 4 et 5) par rapport aux ménages pauvres (quintile 1).
À l’opposé, en ce qui concerne la mise au travail, les ménages riches et très riches sont ceux
dont les enfants sont en proportion plus faibles en activité. Ainsi, par rapport à un enfant du
quintile 1, la probabilité de travailler pour un enfant du quintile 4 est réduite de 16 % et pour
un enfant du quintile 5 de 24 %. Ceci pourrait s’expliquer par le fait qu’au fur et à mesure que
le niveau de vie du ménage augmente, l’apport de l’enfant n’est plus capital dans la survie du
6En scolarisant ces enfants, on augmente leur capital humain. Cependant, Assaad et al. (2001), estiment
que la mauvaise qualité de l’école (notamment à travers la formation qui y est assurée) est moins
profitable aux enfants que s’ils sont occupés par d’autres activités.
132 Villes du Sud
ménage qui pourrait alors chercher à garantir son bien-être futur à travers une scolarisation
plus poussée de l’enfant.
De la même manière, la possession de certains biens comme la radio ou la télévision est
associée positivement à la scolarisation des enfants. Ces biens témoignent à la fois du
standing du ménage mais aussi de sa capacité à s’informer et à s’adapter aux nouveaux
modes de vie dont ces moyens de communications sont les transmetteurs. Toutes choses
égales par ailleurs, les ménages qui possèdent la radio ou la télévision ont en moyenne 6 %
plus de chances de scolariser leurs enfants que les ménages qui n’en possèdent pas.
Toujours en ce qui concerne l’effet des caractéristiques du ménage, les résultats du tableau 4
(cf. annexe) montrent que les enfants vivant dans les milieux ruraux ont moins de chances
que ceux des milieux urbains d’être solarisés. Les enfants vivant en milieu rural ont en effet
20 % moins de chances que ceux vivant en milieu urbain d’être scolarisés. Ceci peut
s’expliquer par l’armature scolaire moindre du milieu rural par rapport au milieu urbain.
Ainsi, le fait que l’école soit éloignée de leur lieu de résidence réduit la probabilité des enfants
d’être scolarisés de 86 % et augmente leurs probabilités de travailler de 15 % (tableau 4).
La présence des enfants de 0-5 ans dans le ménage joue négativement sur la fréquentation
scolaire des enfants de 6-14 ans, surtout celle des filles. Ces dernières sont sollicitées pour
s’occuper des bébés. Le fait d’être fille diminue ainsi la probabilité d’être scolarisée de 16 %
par rapport à un garçon. Il ressort de plus que les enfants propres de la femme sont plus
susceptibles d’être scolarisés que les autres enfants du ménage (enfants confiés, enfants du
CM dont la maman ne vit pas dans le ménage, etc.). La probabilité de fréquentation des
enfants propres du ménage est augmentée de 12 % par rapport celle des autres enfants.
En ce qui a trait à l’influence des caractéristiques des parents, nos estimations montrent que
c’est davantage le niveau d’éducation du père qui influence la scolarisation de l’enfant. Ainsi,
une augmentation du nombre d’années d’éducation du père d’une unité augmente la
probabilité que l’enfant aille à l’école de 1,5 %. L’incidence de la scolarisation du père sur la
probabilité que l’enfant soit au travail s’est révélée faible. À l’opposé, l’éducation des mères
influence faiblement la mise en activité de l’enfant alors qu’elle a un effet positif et significatif
sur sa scolarisation. Ainsi, une année d’études supplémentaire des mères à partir de la fin du
cycle primaire accroît en moyenne la probabilité de fréquentation de leurs enfants de 1,2 %.
En ce qui concerne l’effet de l’emploi des parents sur la scolarisation ou le travail de leurs
enfants, les résultats présentés au tableau 4 montrent que les enfants dont les pères exercent
dans l’Administration ont plus de chances d’être scolarisés que les autres enfants dont les
pères travaillent ailleurs. Par exemple, les enfants dont les pères sont dans l’Administration
ont 44 % plus de chances que les enfants dont les pères exercent dans le secteur informel
d’être scolarisés. De même, les enfants dont la mère exerce une activité dans le secteur
informel ont 23 % plus de chances d’être au travail que les enfants dont les mères travaillent
dans l’Administration, cela est surtout vrai pour les filles.
CONCLUSION
Le Togo traverse depuis les années quatre-vingt-dix, une grave crise économique, politique et
sociale qui a bouleversé l’ensemble des secteurs d’activités du pays. L’école togolaise qui, par
le passé, a connu une forte progression des effectifs est en crise. Cette crise se traduit par le
gel des constructions d’infrastructures scolaires, la faible formation des enseignants, le
paiement irrégulier des salaires, etc. Les ménages ne sont pas mieux lotis. La crise a fortement
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 133
ébranlé leurs activités économiques, déstabilisé leurs réseaux sociaux de soutien et accru leur
paupérisation. C’est dans cet environnement de crise de la société togolaise que s’inscrit la
présente étude dont l’objectif principal est d’analyser l’ajustement des ménages en ce qui
concerne spécifiquement l’éducation de leurs enfants.
Pour répondre à cette préoccupation, nous avons utilisé les données issues de l’enquête sur la
‘famille, les migrations et l’urbanisation au Togo’ réalisée en 2000 par l’Unité de recherche
démographique de l’université de Lomé. La sous-base constituée de 2 946 enfants de 6-14 ans
a été utilisée pour cerner les déterminants de la scolarisation et/ou du travail des enfants de
6-14 ans au Togo. Les deux variables dépendantes sont le « travail des enfants » et la
« scolarisation ». Les variables explicatives retenues sont regroupées en trois grandes
catégories à savoir, les caractéristiques des enfants, celles de leurs parents et celles des
ménages dans lesquels ils vivent. L’approche d’estimation retenue est celle du probit bivarié.
La présente étude a mis en lumière l’effet négatif de la pauvreté sur la scolarisation des
enfants. D’après les résultats obtenus, il apparaît clairement que les enfants issus des
ménages pauvres ont moins de chances d’être scolarisés que ceux issus des ménages riches.
Ces résultats montrent en outre que dans le contexte de pauvreté que vit le Togo, ce sont
davantage les filles qui sont victimes de la sous scolarisation. Par ailleurs, il ressort des
analyses que les parents riches sont ceux dont les enfants sont les moins présents dans les
secteurs d’activités économiques.
Cette étude a permis également de mettre en exergue la relation qui existe entre les
caractéristiques des parents et la scolarisation des enfants. Nos résultats montrent une
association significative et positive entre le nombre d’années d’éducation du père et la
scolarisation des enfants. Ils révèlent au contraire une association significative mais négative
entre ce nombre d’années d’éducation des parents et le travail des enfants. Par ailleurs, le
nombre d’années d’éducation de la mère influence positivement la scolarisation des enfants,
mais n’a aucun effet sur leur mise au travail.
Parmi les variables qui rendent compte de l’influence de la composition démographique du
ménage, le nombre d’enfants de moins de 5 ans a une influence négative sur la scolarisation
des enfants de 6-14 ans, surtout celle des filles. Cette variable a par contre un effet positif sur
la mise au travail de ces dernières.
Enfin, l’accès difficile à l’école a une influence négative sur la scolarisation des enfants et une
influence positive sur leur entrée précoce en activité. Ce dernier résultat suggère de porter une
attention plus grande à l’offre éducative (augmentation de la qualité) dans l’amélioration de
l’éducation des enfants. C’est cette amélioration qui assure une bonne connaissance et de
meilleures opportunités professionnelles aux enfants. Dans ce sens, l’école au Togo doit être
repensée et son rôle réexaminé à l’aune des changements démographiques et de l’évolution
de la société.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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134 Villes du Sud
MAITRA, P. et RAY, R. (2000), « The Joint Estimation of Child Participation in Schooling and
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Literature, C2, D1, I3, J2, O1.
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Peru : An Empirical Analysis », Journal of Population Economics, vol. X, pp. 387-405.
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stratégies éducatives en Afrique subsaharienne, coll. « Cahiers des sciences humaines »,
vol. XXXI, n° 3, IRD, pp. 697-718.
RAVALLION, M. et WODON, Q. (2000), « Does Child Labor Displace School ? Evidence on
Behavioral Responses to an Enrolment Subsidy », The Economic Journal, C158-C175.
TABLEAU 1
Présentation des variables du modèle de régression
Variables à expliquer
1 si l’enfant va à l’école
Scolarisation de l’enfant SCHOOLING
0 dans le cas contraire
1 si l’enfant exerce des travaux
Travail de l’enfant WORK
0 autrement
Variables explicatives
Caractéristiques de l’enfant
15 – 34ans
Âge de l’homme H_AGE 35 – 49 ans
50 ans ou plus
1- Profession libérale
2- Administration
3- Commerce
Secteur d’activité de l’homme H_SECTEMPL
4- Service
5- Agriculture
6- Autres
Indépendant, Employeur
Statut d’emploi de l’homme H_STATUTEMPL
Salarié, Autres
Caractéristiques du ménage
1 si possession de télévision, 0 si
Possession de télévision TV
non
8 30,35 33,50 27,32 48,26 50,76 45,85 7,46 5,58 9,27 * 13,93 10,15 17,56
9 27,58 29,08 25,77 53,76 60,71 45,40 * 4,46 1,02 8,59 * 14,21 9,18 20,25 *
10 21,36 25,15 16,67 63,43 65,50 60,87 0,97 0,58 1,45 14,24 8,77 21,01 *
11 24,24 25,66 22,32 59,85 63,82 54,46 2,27 2,63 1,79 13,64 7,89 21,43 *
12 20,40 22,33 17,69 57,79 64,08 48,98 * 3,12 2,43 4,08 18,70 11,17 29,25 *
13 16,78 18,75 14,39 64,04 67,50 59,85 3,42 0,63 6,82 * 15,75 13,13 18,94
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle
14 25,73 27,34 23,89 49,38 55,47 42,48 0,83 0,78 0,88 24,07 16,41 32,74 *
Total 28,21 30,85 25,07 * 49,32 53,38 44,51 * 7,37 5,38 9,72 * 15,11 10,39 20,70 *
* Différence significative
Source: Enquête sur la ‘Famille, les migrations et l’urbanisation au Togo’ EFAMTO – 2000.
137
138
TABLEAU 3 Répartition (%) des enfants selon l’occupation, le sexe et le niveau de vie du ménage
Ens. Garçon Fille D Ens. Garçon Fille D Ens. Garçon Fille D Ens. Garçon Fille D
Très 34,4
15,16 17,59 12,04 * 46,99 53,73 38,33 * 12,04 9,56 15,23 * 25,81 19,12 *
pauvre 0
25,0
Pauvre 17,72 18,97 16,34 57,05 64,36 49,01 6,58 3,85 9,58 * 18,66 12,82 *
7
Villes du Sud
Moyen 31,92 34,30 28,57 57,56 57,85 57,14 4,07 3,78 4,49 6,45 4,07 9,80 *
Riche 44,41 48,57 40,44 46,65 49,14 44,26 5,03 1,71 8,20 * 3,91 0,57 7,10 *
Très riche 65,12 74,70 55,06 * 26,23 21,69 31,01 4,32 3,01 5,70 4,32 0,60 8,23 *
* Différence significative
Source : Enquête sur la ‘Famille, les migrations et l’urbanisation au Togo’ EFAMTO – 2000.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 139
TABLEAU 4
Caractéristiques de l’enfant
Ownchild° (propre enfant = 1) 0,4436*** 0,1209*** -0,1134 -0,0398
Childsex° (féminin = 1) -0,6334*** -0,1592*** 0,1170** 0,0416**
Agechild (âge de l’enfant) 0,8688*** 0,2132*** 1,0422*** 0,3711***
Agesquare -0,0424*** -0,0104*** -0,0427*** -0,0152***
Rho 0,0142**
N 2782
Log de vraisemblance -2491,1178
Prob > Chi2 0,0000
*** significativité à 1 % ; ** significativité à 5 % ; * significativité à 10 % /°fait référence aux
dummy/Base : (1) = Quintile1 (très pauvre), (2) = Lomé, (3) = 15-34 ans, (4) jamais migré, (5) Profession
libérale, (6) Indépendant.
Source : Enquête sur la « Famille, les migrations et l’urbanisation au Togo » EFAMTO – 2000.
LES EMPLOYÉS DOMESTIQUES À
COTONOU : PROFILS ET DÉFIS
SOCIODÉMOGRAPHIQUES
Étienne F. KOUTON
Planificateur-Démographe, Enseignant-Chercheur
CEFORP, université d’Abomey Calavi (Bénin)
koutef63@yahoo.fr
Alphonse AFFO
Sociologue Anthropologue, Spécialiste des questions urbaines,
Chercheur au CEFORP, université d’Abomey Calavi (Bénin)
alphaffo@yahoo.fr
Cet article traite du marché de l’emploi domestique à Cotonou. Il est le fruit d’une
combinaison des données issues des recensements de 1992 et 2002 avec celles d’une enquête
spécifique réalisée en février 2005 dans la ville de Cotonou et ses environs sur un échantillon
représentatif de 4 380 ménages, 432 employés domestiques et 374 ménages employeurs.
L’analyse des données a permis de dresser les traits caractéristiques des employés, leurs
itinéraires migratoires ainsi que le profil des employeurs.
Les résultats montrent que les personnes qui travaillent comme domestiques ne sont pas ou
peu scolarisés. Elles sont contraintes de travailler pendant de longues et pénibles heures pour
des revenus inadéquats. Elles sont issues de parents agricultures/pêcheurs ou
ouvriers/artisans illettrés généralement polygames avec une forte fécondité. La pauvreté en
terme de capacité des ménages à subvenir aux besoins de base des membres plus jeunes,
d’accessibilité géographique et financière aux opportunités éducatives et la faible capacité de
rétention du système scolaire contribuent à l’enrôlement temporaire ou définitif des enfants.
Bien qu’opérant en marge de toute réglementation, l’emploi domestique non familial a
quasiment tous les attributs d’une filière (offre, demande, acteurs, produits/services, zones
pourvoyeuses et réceptrices, etc.). Cette filière est fortement alimentée par une main-d’œuvre
142 Villes du Sud
féminine très jeune provenant le plus souvent des couches déshéritées des villes comme des
campagnes en réponse à une demande de plus en plus forte venant des différentes catégories
sociales. Ils y sont le plus souvent poussés par les parents, les passeurs avides d’avantages
pécuniaires ou les employeurs eux-mêmes. Les enfants notamment les jeunes filles y font
l’objet de toutes les attentions car le mode de structuration de l’armature culturelle de leurs
groupes sociaux d’appartenance semble permissif au phénomène. Pour les employeurs, le
recours au travail des enfants dans la sphère domestique s’inscrit essentiellement dans une
logique de minimisation des charges familiales. En conséquence, une forte tension s’exerce
sur cette filière tant du point de vue des zones de départ que celles d’arrivée.
Cette situation compromet non seulement des enfants, mais aussi du pays. Il urge d’engager
des recherches opérationnelles susceptibles de conduire à des programmes véritablement
intégrés afin que ce phénomène d’enfants employés domestiques ne relève plus que de
l’histoire pour le bonheur de tous.
INTRODUCTION
Composante importante du travail informel dans la plupart des villes des pays d’Afrique
subsaharienne, les employés domestiques sont des personnes (immigrantes ou non) qui
travaillent quotidiennement (contre rémunération ou non) dans des maisons, au sein des
familles ou des ménages. Avec l’urbanisation (c’est-à-dire l’afflux des populations vers les
villes) et l’industrialisation, de nouveaux besoins ont émergé et le seul salaire de l’homme ne
peut désormais couvrir les besoins familiaux ou des ménages. Au même moment, de
nouvelles opportunités apparaissent, notamment, les activités économiques modernes se
développent et la demande de main-d’œuvre féminine dans l’activité extra-familiale (travail
salarié, commerce de toutes formes, artisanats, etc.) devient de plus en plus forte. L’unité
économique fondamentale n’est plus au foyer puisque les femmes, en plus grand nombre,
grossissent les rangs de la main-d’œuvre dans le secteur moderne. Au Bénin, comme dans
plusieurs autres pays du Sud, satisfaire convenablement la fonction traditionnelle de
responsabilités domestiques (entretien de la maison et des enfants) est en conflit avec le
travail féminin en dehors du ménage, conduisant, du coup, à une demande fortement
croissante des services domestiques. La solution à ce conflit est le recours quasi général des
ménages à des employés domestiques (ou de maison) rémunérés ou non.
Le constat généralement fait indique que ces employés domestiques dans les villes béninoises
sont plus souvent des enfants, souvent mal traités dans les ménages utilisateurs (ou
d’accueil). Cette filière serait, en grande partie, alimentée par une population féminine en âge
scolaire dont les itinéraires spatiaux et professionnels sont complexes et diversifiés. Son
fonctionnement actuel n’est ainsi pas sans conséquences, non seulement sur les employés
eux-mêmes et les membres (enfants, parents et autres) des ménages utilisateurs, mais aussi et
surtout sur la réalisation des objectifs socio-économiques de développement urbain. C’est
pourquoi, longtemps invisible, ou rendu tel, le travail domestique des enfants est devenu un
point de mire, dans la lutte récente contre les formes extrêmes d'exploitation des enfants. Or,
en dépit des efforts fournis par plusieurs acteurs (pouvoirs publics, organisations non
gouvernementales, société civile) pour infléchir les tendances pernicieuses de cet emploi
domestique des enfants, ce phénomène, dénommé de « petites bonnes », n’a guère régressé ;
bien au contraire, il semble en constante augmentation. Et pour cause, il combine les
anciennes pratiques familiales d'éducation par le travail avec de plus récentes logiques
commerciales dont l’enfant est au centre.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 143
Quelles sont les caractéristiques des employés domestiques et des ménages employeurs à
Cotonou et environs ? Quels problèmes posent la manifestation de ce phénomène et quels
sont les enjeux socioéconomiques qu’il suscite pour un développement adéquat des
populations urbaines ? Telles sont les questions examinées dans cet article dont l’objectif est
de permettre aux décideurs (ou gestionnaires) et aux acteurs (organisations non
gouvernementales et sociétés civiles) des villes d’apprécier et de bien comprendre la structure
de cette importante filière socioéconomique ainsi que ses conséquences en vue de son
intégration convenable dans la planification du développement urbain. Plus concrètement, il
s’agit de rendre compte des caractéristiques des travailleurs domestiques et des ménages
employeurs à l’aide des données du troisième Recensement général de la population et de
l’habitation (RGPH-3) du Bénin, réalisé en février 2002 et de celles d’une Enquête réalisée en
2005 sur la filière « employés domestiques » (EFED1).
Pour répondre à ces questions centrales, notre démarche dans ce papier s’inscrit dans un
processus en trois étapes. Premièrement, nous abordons le cadre théorique de l’étude par une
revue des développements théoriques et des résultats empiriques à ce sujet pour sous-tendre
les hypothèses formulées. Deuxièmement, nous décrivons la méthodologie de l’étude,
notamment les différentes sources de données utilisées et leur pertinence pour répondre aux
questions centrales ci-dessus évoquées. Nous nous consacrons, enfin, dans la troisième partie
à la présentation et à l’analyse des résultats obtenus, notamment les défis scientifiques,
démographiques et socioéconomiques qu’ils soulèvent.
1 L’enquête EFED a été réalisée en février 2005 par Care International au Bénin. Elle s’inscrit dans le
cadre de l’Initiative européenne pour la démocratie et les Droits de l’homme (IEDDH) et a été financée
par l’Union européenne.
144 Villes du Sud
En outre, les progrès techniques ont altéré le rôle traditionnel de la maîtresse de maison joué
par la femme. Notamment, certaines fonctions ménagères traditionnelles de la femme
(lavage, couture, préparation de repas, etc.) sont maintenant accomplies, en partie, par
l’industrie2, de sorte que la femme peut accomplir ses travaux habituels en moins de temps et
moyenna une moindre dépense d’énergie. En conséquence, pour s’acquitter de leur double
fonctions de responsabilités familiales et de travailleuse, les femmes du monde occidental
choisissent soit de travailler à temps partiel, soit d’utiliser les ressources sociales ou
techniques existantes destinées à la garde des enfants et à l’accomplissement convenable des
taches domestiques, soit le recours par elles-mêmes à des arrangements particuliers.
Dans les pays en développement, l’urbanisation a créé un nombre considérable d’emplois.
Plusieurs postes de travail féminin ont été développés et la femme peut accéder à un salaire
qui lui permet d’élever son niveau de vie. En conséquence, contrairement à l’époque pré-
urbanisation, le milieu de travail et le milieu familial sont aujourd’hui distincts dans les villes,
alors que le contexte n’offre pas souvent les avantages sociaux et techniques ci-dessus décrits
dans les pays occidentaux. Cette situation contraint la quasi-totalité des ménages urbains au
recours à des employés domestiques rémunérés ou non.
1.2 - Les employés domestiques sont de sexe féminin, plus souvent de jeunes filles
d’âge scolaire et de conditions misérables
Le travail domestique fait couler de plus en plus d’encre dans toutes les régions du monde
entier. Castles et Miller (1998) ont brièvement expliqué le phénomène de migration liée aux
contrats de travail des pays de l’Est et du Sud de l’Asie vers les pays arabes producteurs de
pétrole, au cours de la période allant du début des années soixante-dix jusqu’au début des
années quatre-vingt-dix. Ils soulignent le nombre important de domestiques de sexe féminin
originaires de pays tels que les Philippines et le Sri Lanka ainsi que les conditions misérables
dont elles ont fait l’objet. Autre que le Moyen-Orient, des études ont été effectuées sur les
travailleurs domestiques en Angleterre (Anderson, 2000), en Europe (Lutz, 2001) et aux
États-Unis (Chang, 2000). On trouve également d’autres études portant sur les employés
2Avec le développement des laveuses/sécheuses, des micro-ondes, des cuisinières électriques ou à gaz,
des aliments cuits dans les supermarchés, des restaurants prêts à livrer la nourriture à domicile, des
aspirateurs, etc.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 145
domestiques dans d’autres pays comme celles de Chin (1997) et de Ariffin (2001) sur les
Indonésiennes et les Philippines en Malaisie ; Yan (2001) sur les Philippines à Taiwan ;
Tandon (2001) et Rajagopalan (2001) sur les Dalits en Inde ; Ozyegin (2001) sur l’exode rural
des femmes en Turquie ; Saleem (2001) sur le Pakistan ; Grandea et Kerr (1998) sur les
différentes nationalités au Canada, puis, Barsotti et Lecchini (1995) sur les Philippines en
Italie. Ce qui est intéressant dans ces études, c’est la similarité de la situation, des conditions
de vie et du traitement de ces femmes employées domestiques, souvent étrangères ou
immigrantes, dans les nombreux pays où elles travaillent. Ce n’est donc pas un phénomène
propre à une région particulière, il est universel ou global.
Si dans les pays occidentaux ce phénomène concerne des femmes majeures, migrantes des
pays en développement vers le pays ou la ville de leur emploi, ce n’est pas le cas dans les
villes des pays du Sud. Les employés domestiques sont plus souvent des filles jeunes, d’âge
scolaire, généralement maltraitées par leur employeur. Des dizaines de milliers de filles
travaillant comme domestiques au Maroc sont victimes de mauvais traitements physiques et
psychologiques ainsi que d’exploitation économique, déclare Human Rights Watch3 dans un
rapport publié en décembre 2005. Ce rapport documente les cas de filles dont certaines n’ont
pas plus de 5 ans qui travaillent 100 heures ou plus par semaine, sans temps de repos ni
journée de congé, pour aussi peu que quatre dirhams marocains (40 U.S. cents) par jour.
Comme le note ce rapport, les enfants qui travaillent ou ont travaillé comme domestiques
décrivent des abus physiques et verbaux fréquents, le refus d’éducation scolaire, de
nourriture et de soins médicaux appropriés, le harcèlement sexuel de la part d’employeurs ou
de membres de la famille de leurs employeurs, etc. La plupart de ces petites ou jeunes filles
employées domestiques sont parfois battues par leurs employeurs, en les contraignant à
travailler contre leur gré ou en refusant de payer leur salaire. « Il y a un mythe selon lequel
ces filles se perfectionneraient en travaillant », aurait déclaré Clarisa Bencomo, une enquêtrice
sur les droits des enfants à Human Rights Watch. « La réalité c’est que beaucoup trop de filles
finissent par subir des dommages physiques et psychologiques durables. »
Ainsi, jeunes et souvent illettrés, les enfants domestiques manquent souvent des capacités et
des possibilités de chercher de l’aide pour quitter les lieux de travail où ils sont maltraités.
Mis à l’écart, cachés dans des domiciles privés, la plupart ne vont pas à l’école, sortent
rarement sauf pour des courses brèves, et n’ont que des contacts peu fréquents avec leurs
familles. La plupart de ces employées domestiques supportent les mauvais traitements parce
qu’elles n’ont pas d’argent et ne savent pas comment retourner chez elles, parce qu’elles ont
peur de leurs employeurs qui les menacent de violences ou par crainte de se perdre dans la
ville, ou encore, d’être attaquées si elles essaient de rentrer chez elles toutes seules4.
3 Voir Human Rights Watch [Internet] : <http://hrw.org/fr>, mise en ligne le 30/12/05, par Hella.
4Voici quelques témoignages d’enfants domestiques cités dans le rapport Human Rights Watch en
décembre 2005 :
« S’il se passait quelque chose – si je cassais quelque chose ou que je faisais quelque chose mal –
ils me battaient avec une chaussure ou une ceinture n’importe où sur le corps. Je ne pouvais pas
quitter la maison – ils fermaient la porte à clef quand ils partaient... Le mari et la femme me
battaient tous les deux. Ma famille m’a vue deux fois dans l’année où j’ai travaillé. Ils sont venus
me voir à la maison mais la patronne s’est assise avec nous pendant la visite et m’a dit de rien dire
de mal sinon elle me battrait plus. Quand ma mère est venue la dernière fois pour me voir, je lui
ai dit que je ne resterai plus dans cette maison. J’ai dit « Ou je pars avec toi, ou je me sauverai ou
je me tuerai. »
Rasha A., 14 ans, décrivant son premier emploi, à l’âge de 10 ans
146 Villes du Sud
« Si quelque chose se cassait, comme des assiettes ou un verre, ils me disaient qu’ils prendraient
l’argent sur mon salaire et ils me battaient. Ils se servaient d’un cordon électrique... Le mari et la
femme étaient tous les deux méchants avec moi. Le mari se plaignait si je ne lavais pas bien les
habits ou si je n’apportais pas le petit-déjeuner assez vite. Il parlait mal aussi. »
Najat Z., 11 ans, décrivant un emploi récent
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 147
1.4 – Les employés domestiques proviennent des milieux ou des familles démunis
La jeunesse, l’insuffisance ou l’absence d’un niveau de scolarisation ou d’une formation
professionnelle, font des femmes ou jeunes filles employées domestiques une main-d’œuvre
plus abordable et plus « neutre ». Elles sont alors, dans toutes les villes des pays du Sud,
accessibles aux familles dont les revenus sont moins élevés. De manière générale, les pays ou
régions ou familles sources des employées domestiques sont caractérisés par des conditions
socioéconomiques difficiles où les perspectives d’avenir sont limitées pour les femmes et les
rôles de chaque sexe sont traditionnellement définis (Jureidini, 2003). Selon (Zougby, 2002), la
plupart des employées domestiques sont déchirées entre deux situations : voir leur famille en
proie à la faim, ou, se laisser exploiter pour gagner de l’argent et contribuer à la réduction de
la misère de leurs parents. Le recours à l’emploi se justifie donc par le fait que ces femmes ou
filles se voient attribuer une responsabilité croissante dans la survie financière de leurs
familles. Les familles concernées les encouragent à saisir les opportunités d’emploi à
l’extérieur. Malheureusement, l’ampleur de cette contrainte ou de cette influence exercée par les
familles et les agents de recrutement ou les trafiquants — sur la décision des individus de migrer pour
un emploi domestique n’est presque pas documenté, elle doit faire l’objet de recherches et d’analyses
systématiques pour mieux comprendre cette filière et développer des actions conséquentes.
2 - DONNÉES ET MÉTHODOLOGIE
On s’attend à ce que les caractéristiques des employés domestiques à Cotonou correspondent
à celles décrites ci-dessus. Notamment, on espère que les employés domestiques soient en
majorité des jeunes filles d’âge scolaire, caractérisées par l’analphabétisme, la sous-
scolarisation, la misère des familles de provenance, et par des conditions de travail
comparables à l’esclavage contractuel de type Bales (1997). Pour vérifier ces hypothèses, nous
utilisons deux principales bases de données : les données du troisième Recensement général
de la population et de l’habitation (RGPH-3) réalisé en février 2002 par l’Institut national de la
statistique et de l’analyse économique (INSAE) et celle de l’Enquête sur la filière « employés
domestiques » (EFED5). L’EFED a couvert la ville de Cotonou et ses environs. Elle a porté sur
un échantillon représentatif de 4380 ménages, 432 employés domestiques et 374 ménages
employeurs. Cet échantillon est le résultat d’un tirage à deux degrés. Au premier degré, et sur
la base de la liste des zones de dénombrement (ZD) établies à Cotonou et ses environs par la
cartographie censitaire (du RGPH-3), il a été procédé au tirage des ZD avec une probabilité
proportionnelle à leur taille. Au deuxième degré, un même nombre (50) de ménages ont été
tirés à partir de la liste des ménages dénombrés dans chaque grappe. La collecte des données
s’est déroulée dans les 13 arrondissements de la commune de Cotonou auxquels nous avons
adjoint trois autres arrondissements (Agblangandan, Abomey-Calavi et Godomey) des
communes frontalières considérés comme « cité-dortoir de Cotonou ». Au total, 88 ZD et 66
quartiers ont été sillonnés dans ces arrondissements. Les personnes interviewées
individuellement sont des chefs de ménage ou leurs représentants, les employés domestiques
qui résident et/ou travaillent dans la zone d’étude, les employeurs de main-d’œuvre
domestique, les parents/tuteurs des employés domestiques identifiés. Quatre outils de
collecte ont été utilisés : une fiche de profil de la main-d’œuvre domestique, des
questionnaires employés domestiques, employeurs et parents/tuteurs.
5 L’enquête EFED a été réalisée en février 2005 par Care International au Bénin. Elle s’inscrit dans le
cadre de l’Initiative européenne pour la démocratie et les Droits de l’homme (IEDDH) et a été financée
par l’Union européenne.
148 Villes du Sud
La fiche de profil de la main d’œuvre domestique a permis d’enregistrer les informations relatives
aux personnes à charge des travaux domestiques dans chaque ménage échantillon et de
consigner l’identité des éligibles aux différents questionnaires. C’est après l’administration de
cette fiche au chef du ménage ou à son représentant qu’éventuellement sont respectivement
administrés, trois types de questionnaires : « employeur », « employé » et/ou
« parents/tuteurs ».
Le questionnaire employeur comporte huit sections. Les variables collectées renseignent sur les
caractéristiques individuelles du chef de ménage employeur et celles de
l’employeur/recruteur. Il examine également le statut socio-économique du ménage
employeur à partir des caractéristiques de l’unité d’habitation, les biens possédés par les
membres et les caractéristiques socioéconomiques des actifs occupés. Il s’appesantit enfin sur
la connaissance par le chef de ménage des textes réglementant les services domestiques, son
exposition aux actions de promotion et de protection des droits des enfants, des employés
domestiques ou des enfants placés.
Le questionnaire employé domestique comporte cinq sections. Il explore les caractéristiques
individuelles des employés, leurs antécédents familiaux, les termes de leur contrat d’emploi,
leurs conditions de travail. Il permet également d’apprécier les effets de l’emploi sur
l’employé, la connaissance qu’il a des textes réglementant les services domestiques, son
exposition aux actions de promotion et de protection des droits de l’enfant, des employés
domestiques. Les diverses opinions et perspectives de ces employés sont également saisies.
Le questionnaire parents/tuteurs est à l’image du questionnaire employeur ; il comprend
quasiment les mêmes sections que le premier : caractéristiques des parents/tuteurs, statut
socioéconomique du ménage, connaissances des textes réglementant les services
domestiques.
De la base de données du RGPH-3 (2002), il a été extrait 15870 personnes dénombrées à
Cotonou soit comme employées domestiques au sens de la classification internationale type
des professions, soit comme des ménagères sans lien de parenté avec le chef de ménage, soit
comme des enfants confiés/placés ménagères. L’analyse des données du RGPH-3 a porté sur
les variables nécessaires pour retracer les flux et les itinéraires migratoires des employés
domestiques : lieu de naissance, résidence actuelle, durée dans la résidence actuelle, lieu de
résidence antérieure. La base d’élaboration du référentiel et de la grille d’évaluation du
fonctionnement du marché de l’emploi domestique est l’ensemble des textes de loi qui
définissent le cadre institutionnel et réglementaire de l’emploi domestique au Bénin.
À partir de ces données (RGPH-3, 2002), une typologie des principaux couloirs de migration
des employés domestiques résidant à Cotonou a été établie. Ces employés domestiques ont
été répartis selon leur statut migratoire, leur durée de résidence et leur lieu de provenance. Il
peut s’agir de l’une des communes (77) du Bénin ou d’autres pays africains. Le taux d’offre
d’employés domestiques à Cotonou a été calculé et les différents flux, appréciés. À partir du
taux d’accroissement annuel des ménages à Cotonou, fournis par les deux derniers
recensements (RGPH, 1992 et 2002 : 4,2 %), du profil migratoire des employés domestiques en
2002 et des paramètres6 fournis par l’enquête EFED, la taille et l’évolution de la main-
d’œuvre domestique non familiale ont été examinées sur la période 2002-2005. Les ressources
6 Deux paramètres fournis par l’enquête EFED ont été utilisés : (i) pourcentage de ménages utilisant une
main-d’œuvre domestique non familiale ; (ii) taille moyenne de la main-d’œuvre domestique non
familiale par ménage employeur.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 149
TABLEAU 1
8Ces enfants de moins de 20 ans qui continuent à aller à l’école sont très peu nombreux dans la
population totale des employés (12,7 %).
152 Villes du Sud
comme l’a noté Juréidini (2003) au Liban, ils jouissent moins de temps de repos puisqu’ils
travaillent 7 jours sur 7 (83,0 %) et généralement au-delà des 8 heures requises par jour
(92,4 %). La propreté du domicile des employeurs leur incombe : nettoyage de la maison
(84,5 %), vaisselle (81,0 %), lessive (67,1 %), corvée d’eau (61,6 %), autres travaux de cuisine
(59,3 %).
TABLEAU 2
La figure 1 indique que le taux d’offre de la main-d’œuvre domestique à Cotonou est variable
d’une région à l’autre. Marginal (0,1 % à 0,9 %) ou nul dans le Nord du Bénin (excepté
Djougou) et les communes de production des cultures de rente, il croît avec le niveau
d’urbanisation lorsqu’on passe des communes abritant les villes secondaires (1 – 2,4 %) à
celles qui hébergent les principales villes (> 2,5 %) du pays. Les facteurs explicatifs de cette
configuration de l’offre de main-d’œuvre domestique sont de trois ordres : la culture, la
pauvreté des ménages et les limites du système scolaire.
La quasi-inexistence d’offre de main-d’œuvre domestique par la région du Nord-Bénin
(Banikoara, Kérou, Gogounou, Sinendé, Pèrèrè, N’dali), majoritairement peuplée de
Baatonnu, serait d’ordre culturel. L’histoire renseigne en effet que le peuple Baatonnu est
constitué essentiellement de « princes » ou de personnes de grande renommée sociale qui
considèrent comme une humiliation le fait de laisser les siens travailler pour autrui. À ce titre,
le paysan Baatonnu préfère de loin vivre avec ses enfants et suivre de près leur éducation.
C’est justement cet orgueil qui amenait le Baatonnu pendant la colonisation à suppléer les
enfants d’esclaves à ses propres enfants pour les exigences de la scolarisation. C’est dire que
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 153
très peu de contraintes réussiront à le convaincre de livrer ses enfants à une quelconque
aventure de migration. Par contre, la forte représentation de la commune de Djougou
(peuplée de Dendi) dans la main-d’œuvre domestique à Cotonou semble répondre à une
logique de migration commerciale par laquelle ce groupe ethnique se singularise. Les Dendi
sont des migrants commerçants disséminés un peu partout en Afrique de l’Ouest (Bénin,
Niger, Mali…). Majoritairement installés dans le Nord du Bénin, ils participent autant à la
production agricole qu’aux activités commerciales. Leur pratique culturelle reste dominée
par l’islam. Chez les Fon des communes d’Agbangnizoun, de Zogbodomey, de Zakpota, de
Djidja… la norme sociale admet que les parents assurent la scolarisation des enfants jusqu'à
10 ans environ. Après cet âge, c’est à l’enfant d'apporter des ressources à la famille, d'où la
tendance à une forte émigration (MFPSS et ambassade royale du Danemark, 2002, p. 21).
Par ailleurs, les familles sont généralement pauvres et ont besoin de revenu, même minime,
que les enfants apportent par leur travail pour la survie (alimentaire, socioéconomique). Une
certaine contrainte de liquidité ne leur permet pas, non plus, de faire face au coût de
scolarisation, c’est-à-dire, l’achat de manuels et autres fournitures scolaires, ce qui conduit les
parents à une étude des coûts d’opportunité. Souvent, l’école est considérée comme une
forme d’épargne forcée qui ampute le revenu familial ; ce qui empêche de scolariser
durablement les enfants. Le taux de travail des enfants et celui de la scolarisation sont ainsi corrélés
à la capacité financière familiale. Les enfants travaillent parce que les régions d’où ils viennent
sont extrêmement pauvres, trop pauvre pour maintenir un système scolaire efficace et
accessible à tous.
La thèse de la pauvreté alimentaire reste toutefois discutable. En février 2002, dans 7 cas sur
10, les communes du Bénin avaient très peu alimenté la ville de Cotonou en main-d’œuvre
domestique. Ces communes appartiennent essentiellement à deux régions opposées sur le
plan alimentaire : la région de pleine couverture alimentaire (1 790 Kcal/personne/jour) qui
part de la latitude de Kandi, au Nord, à celle d’Allada, au Sud (MECAG-PD, 2001, p. 148) et
celle de déficit structurel (220 Kcal/personne/jour) caractérisé par trois poches de pauvreté (la
bande côtière, le plateau d’Abomey et la vallée du Niger). De même, les mouvements récents
d’employés domestiques en direction de Cotonou (figure 2) n’apportent guère de clarification
en faveur de cette thèse. Il s’agit beaucoup plus d’un renforcement d’anciennes tendances
auquel s’est ajouté un mouvement plus accru entre les autres villes et Cotonou. Il s’ensuit que
les véritables mobiles de la forte tension de la main-d’œuvre domestique sur Cotonou sont à
rechercher ailleurs.
Notons, enfin, que le système éducatif du pays est inadapté à la réalité de la grande majorité
de ces familles démunies des régions de provenances des employés domestiques non
familiaux. Si les enfants travaillent, c’est en grande partie parce que l’école ne permet pas de
rencontrer les exigences et les besoins de certaines classes de la population. D’une part, l’école
coûte beaucoup chère parce qu’il faut payer les coûts directs de la scolarité (uniforme et du
matériel scolaire), et, d’autre part, parce qu’il ne s’agit pas de scolariser un ou deux enfants,
mais souvent plus de six enfants dans ces régions où les ménages ont en moyenne 8 enfants.
Aussi, les enfants n’on souvent pas la possibilité pratique d’aller à l’école, soit tout
simplement parce qu’il n’y en a pas dans le quartier ou dans le village de provenance, ni dans
les environs, soit par manque d’enseignants. Le taux d’absentéisme des enseignants, souvent
non qualifiés, sous payés ou irrégulièrement payés, est important, soit sous forme de
mouvement de grève prolongés ou répétés, soit par simple absence en classe de ces
enseignants qui doivent gagner leur vie en dehors de leur activité d’enseignement. Dès lors, il
154 Villes du Sud
4.2 - Les ménages de standing bas aux chefs jeunes travailleurs dans l’informel
(MSB-JI)
Ils constituent la moitié des ménages utilisateurs d’employés domestiques. Ce sont des
ménages dirigés par des jeunes (20 à 35 ans) dans lesquels seuls les chefs travaillent le plus
souvent dans le secteur informel (commerce, artisanat). Ici, les activités économiques
qu’exercent les employés domestiques s’inscrivent à l’intérieur de celles de leurs employeurs.
Ces derniers sont généralement, non instruits (25 %) ou de niveau médiocre10 (40 %). On y
rencontre beaucoup de femmes (70 %) entreprenantes.
16,0 14,6
14,0 0%
12,0 0,1 %-0,9 %
10,0 1,0 %-2,4 %
8,0
2,5 %-4,9 %
6,0
5,0 %-7,4 %
4,0
2,5
2,0 7,5 %-9,9 %
2,0 1,0
0,1 0,4
0,0 10,0 %-14,9 %
0,0
15,0 %-23,0 %
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Malanville
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Karimama
Banikoara
Kandi
Tanguiéta
Kérou Ségbana
Toucountouna Matéri Kouandé Gogounou
Cobly Kalalé
Sinendé
Natitingou
Boukoumbé Péhonco Bembérékè
Nikki
Copargo N’dali
Djougou
Pèrèrè
Ouaké
Parakou
Tchaourou
Bassila
Ouèssè
Bantè
Zogbodomey
Glazoué
Savè
Savalou Covè Zagnanado
Za-kpota
Dassa Abomey
Djidja Bohicon
Agbangnizoun
Aplahoué
Kétou
Ouinhi
Klouékanmè
Pobè
Adja-Ouèrè
Toviklin Bonou
Lalo Sakété
Djakotomey Adjohoun
Dogbo Ifangni
Lokossa Avrankou
Bopa Adjara Dangbo
Houéyogbé P. N
Athiémé
Cotonou
Comé G. popo Kpomasse S. Podji Aguégués Ab calavi
Ouidah
FIGURE 1
Proportion (%) des employés domestiques résidant à Cotonou
en février 2002 selon la commune ou le pays de provenance
156 Villes du Sud
0%
25, 0 22,6
0,1 %-0,9 %
20, 0
1,0 %-2,4 %
15, 0
2,5 %-4,9 %
10, 0
5,0 %-7,4 %
5, 0 2,7 1,9 7,5 %-9,9 %
1,5 0,4
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0, 0
10,0 %-14,9 %
15,0 %-23,0 %
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Nikki
Copargo N’dali
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Dassa Abomey
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Pobè
Adja-Ouèrè
Toviklin Bonou
Lalo Sakété
Djakotomey Adjohoun
Dogbo Ifangni
Lokossa
Bopa Adjara Dangbo
Houéyogbé
P. N Ab calavi
Athiémé
Aguégués
Ouidah
Comé G. popo Kpomasse Cotonou S. Podji So-Ava
FIGURE 2
Proportion (%) des employées domestiques résidant à Cotonou en février 2002 et
qui sont arrivés entre 2000 et 2001, selon la commune ou le pays de provenance
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 157
CONCLUSION
Alors que l’on insiste tant aujourd’hui sur l’importance de l’éducation et des qualifications
dans la flexibilité du capital humain, plusieurs régions du Bénin ou de ses pays voisins ne
voient dans leurs populations qu’une ressource exportable sous forme d’une main-d’œuvre
domestique peu chère et non qualifiée. C’est la conclusion à laquelle conduit les résultats de
cette étude. Ils montrent notamment que le phénomène des employés domestiques non
familiaux prend de plus en plus d’ampleur. L’analyse de la dynamique du secteur indique
qu’en cinq ans, la main-d’œuvre domestique non familiale à Cotonou a quasiment doublé,
passant de 15 870 en décembre 2001 (selon le RGPH3) à 28 857 en juillet 2005 selon l’EFED,
soit un accroissement annuel moyen de 18,6 %. Ces employés domestiques, en majorité des
158 Villes du Sud
femmes (83 %) provenant de diverses régions du Bénin ou de ses pays voisins, sont beaucoup
plus de jeunes enfants surexploités et constamment violentés.
Comme on peut s’en douter, en effet, les employés domestiques effectuent une multitude de
taches, des plus légères aux plus lourdes. Une activité principale du travail des enfants
employés domestiques est la garde des enfants. Cela s’explique par les faibles mesures
relatives à la promotion du travail féminin et de la scolarisation des enfants. Ces mesures
insuffisantes se traduisent notamment par des problèmes liés à l’absence de certaines
infrastructures de gardiennage des enfants ou des bébés. Car, en réalité, la nécessité du
travail domestique par les mineurs à Cotonou, comme dans la plupart des autres villes de la
sous-région, apparaît bien souvent comme une conséquence de cette absence du système de
garderie. Les innombrables autres petits métiers dans le commerce et dans l’artisanat
constituent d’autres filières d’exploitation des employés de maison. Il s’agit d’enfants
apprentis ou aides, qui fabriquent des chaussures, confectionnent des vêtements, ou qui
travaillent dans des ateliers non formels, de couture, de réparation de véhicules divers
(engins à deux roues, voitures, etc.), de teinture, de peinture, etc. Ces enfants sont soumis aux
conditions de travail les plus pénibles.
Les enfants les plus touchés par les travaux domestiques sont de petites filles, et ce, parfois
dès l’âge de moins de 5 ans ; elles sont d’ailleurs surnommées « les petites bonnes ». Leur
exploitation prend la forme de l’esclavage puisqu’elles sont contraintes à travailler pendant
de nombreuses heures par jour ; elles sont privées d’un droit fondamental : la scolarisation.
Elles se font brimer, humilier, violenter et battues. Tout comme dans les autres pays du Sud,
il est possible qu’elles soient abusées sexuellement ou qu’elles tombent enceinte pour
certaines, ou encore, qu’elles soient vulnérables à l’infection par les IST/VIH/sida pour
d’autres et jetées à la rue par leurs employeurs ; elles sont, en outre, probablement exposées à
la prostitution, la toxicomanie et la délinquance comme c’est le cas dans divers autres pays
du monde. Malheureusement, les données utilisées ici ne permettent pas un tel raffinement
de la description des profils de ces employés domestiques, notamment non familiaux.
Aujourd’hui, compte ténu des caractéristiques observées, le phénomène des employés
domestiques est non seulement préjudiciable au développement des enfants (donc à l’atteinte
des objectifs de la scolarisation pour tous et de la lutte contre les IST/VIH/sida ou contre les
mortalités infanto-juvénile et maternelle, Objectifs clés du millénaire pour le développement),
mais aussi au développement des populations du pays (urbaine comme rurale), notamment
en matière de santé et de sécurité (délinquance, criminalité, toxicomanie, etc.). Selon les
travaux évoqués dans ce papier à cet effet, la solution idéale pour sortir de cet engrenage
serait l’effectivité de l’école obligatoire et gratuite pour tous les enfants ; mais la satisfaction
de cet objectif se trouve des plus complexes. En effet, les limites d’accueil et le manque
d’adaptation de l’offre à la demande d’enseignement, d’une part, et la situation d’extrême
pauvreté influençant la demande d’éducation, d’autre part, continuent de priver des milliers
d’enfants de toute scolarisation. En conséquence, même si les textes nationaux et la longue
lutte du BIT, de l’UNESCO et de nombreuses autres ONG semble porter ses fruits, les effets
de ses fruits semblent encore insuffisants et les actions à accomplir demeurent importantes et
complexes afin que l’exploitation des enfants dans les emplois domestiques ne devienne
qu’une simple vision du passé.
À cet effet, engager des recherches sur les emplois domestiques nous paraît d’une priorité
incontournable ; car les résultats présentés ici montrent que le sujet n’est pas aussi connu
qu’on pourrait l’imaginer. Les recherches devront mettre l’accent sur les conditions
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 159
d’enrôlement dans l’emploi et les conditions de travail en vue des dispositions contractuelles
solides et légalement applicables dans un contexte général caractérisé par une profonde
indifférence au traitement des employés de maison.
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Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 161
ANNEXE
Termes de l’emploi
) Le contrat de travail doit être passé verbalement ou par écrit
) Interdiction de tromper les parents et les enfants sur la nature et les termes de
l’emploi
) Faire subir à l’employé un examen médical avant l’embauche.
) L’employé a droit à un salaire payé en espèces et qu’il est libre d’en disposer à son gré
) Le salaire doit être payé à intervalles réguliers ne pouvant excéder un mois pour les
travailleurs dont la rémunération est stipulée en mois
) L’employé a droit à un salaire qui ne peut être inférieur au salaire minimum
interprofessionnel garanti (SMIG)
) L’employé logé, nourri soigné a droit à salaire égal au moins à 25 % du salaire de sa
catégorie
) Le déplacement des enfants de moins de 18 ans à l’intérieur ou à l’extérieur du pays
est subordonné à des formalités administratives (autorisation de l’autorité locale,
autorisation parentale, enquête de moralité sur l’intermédiaire, enquête de moralité sur
la famille d’accueil, attestation de garde)
Conditions de travail
) La durée hebdomadaire de travail ne peut excéder 50 heures.
) Les heures supplémentaires sont rémunérées à un taux majoré
) L’enfant travailleur doit avoir au minimum 12 heures consécutives de repos y compris
la période de nuit allant de 21 h à 5 h du matin
) Le repos hebdomadaire est de 48 h dont le repos dominical obligatoire
) Les congés annuels sont de 24 jours ouvrables et doivent être payés
) La date de départ en congé est fixée d’accord parties entre l’employeur et le salarié
) Les travaux de nuit sont interdits aux enfants travailleurs de moins de 18 ans
) Les travaux pouvant affecter le développement physique, psychologique et
intellectuel de l’enfant travailleur sont proscrits
) L’employé logé a droit à un local répondant aux conditions d’hygiène et comprenant
le mobilier convenable
) Aménager le salarié contre les accidents et les maladies pour son bien être physique,
mental et social
) Prime à l’employé ayant au moins trois ans d’ancienneté dans un même ménage
L’ÉMANCIPATION RÉSIDENTIELLE DES
JEUNES : UNE ANALYSE DE
L’EXPÉRIENCE DES HOMMES
DE TROIS GÉNÉRATIONS À DAKAR
Alioune DIAGNE
Institut de recherche pour le développement (IRD),
Université Cheikh Anta Diop, Sénégal
UCAD/IRD-Équipe JEREMI
Alioune.Diagne@ird.sn
Le passage à l’âge adulte est une période au cours de laquelle les jeunes sont appelés à
franchir certaines étapes décisives pour la suite de leur existence sociale (entrée dans la vie
professionnelle, mariage et accès à un logement autonome). C’est au cours de cette période
que les nouvelles générations quittent, progressivement, l’univers de leurs origines (la
famille, l’école…) et commencent à réaliser les héritages (socioculturels, éducatifs,
économiques) dont elles sont porteuses (Blöss, 1997). Dans cette transition, le départ des
jeunes du domicile familial occupe une place importante. Il en constitue un des temps forts
dans la mesure où il marque l’accès à la pleine indépendance et début d’une nouvelle vie
hors du foyer parental (Diagne, 2006).
Dans la littérature en sciences sociales, de nombreux travaux ont été consacrés à la
problématique de l’émancipation résidentielle des jeunes, en particulier dans les pays du
Nord (Godart, F. et al., 1988 ; Leliévre, E., 1990 ; Courgeau, D., 2000). Dans ces pays, les études
ont montré que l’autonomie résidentielle est un processus de plus en plus complexe et qui
s’étale sur des périodes de temps plus longues que par le passé. Pour les auteurs, le départ
des jeunes du domicile familial serait de plus en plus lié à d’autres événements du cycle de
vie, comme la formation d’un couple, la poursuite d’études ou l’insertion professionnelle. Ces
événements peuvent coïncider dans le temps ou se succéder sans suivre un ordre particulier,
les éventuels allers-retours entre domicile parental et logement indépendant complexifiant
encore davantage l’analyse de ce phénomène (Courgeau D., 2000).
La situation se présente-t-elle dans les mêmes termes au Sénégal ? Comment à Dakar, la
capitale du pays, les jeunes passent-ils du statut d’hébergé à celui de locataire ou de
164 Villes du Sud
I. Données et contexte
1 Il s’agit des groupes d’individus nés entre 1942-1956, 1957-1966 et 1967-1976. Les personnes de la
génération 1942-1956 ont eu 20 ans entre 1962 et 1976, ceux de la génération 1967-1976 viennent d'avoir
leurs 20 ans entre 1987 et 1996. Autrement dit, la génération 1967-1976 rend compte de situation connue
dix ans avant la plus jeune génération, la génération 1957-1966, 20 ans plus tôt et la plus ancienne
génération 32,5 ans avant
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 165
qu’a laissée l’histoire et qui peut avoir des conséquences sur le comportement résidentiel
futur des individus.
Les données qui sont présentées dans cette recherche proviennent de l’exploitation des données
de l’enquête biographique. Ces données permettent de faire des analyses couvrant l’ensemble de
la vie de l’individu depuis sa naissance jusqu’à la date de l’enquête. Ainsi, on peut connaître à
chaque instant du temps, les différentes caractéristiques d’un individu, comme par exemple son
niveau d'instruction, sa situation par rapport à l’emploi, son état matrimonial, son statut
résidentiel, etc. Pour rendre compte du passage d’un état à un autre, différentes analyses sont,
ensuite, possibles. Certaines de ces analyses sont purement descriptives (Kaplan-Meier.) et
d’autres sont explicatives en recourant à des modèles de Cox (1972) par exemple. Elles
permettent de prendre en considération les divers états traversés par l’individu et de prendre en
compte la dimension du temps dans l’analyse causale (Bocquier, 1996).
L’émancipation résidentielle des jeunes est appréhendée dans cette étude sous l’angle de
l’accès à un premier logement indépendant. Il est défini comme étant le passage d’une
situation d’hébergé à une situation de locataire ou de propriétaire. Si cette transition semble
facilement saisissable car s’accompagnant d’un changement de logement2 et de statut
d’occupation (l’individu quitte le domicile familial pour accéder à un logement indépendant),
il n’en demeure pas moins que dans certains cas, elle peut être plus complexe et difficile à
saisir en particulier dans le contexte dakarois où l’autonomie résidentielle des jeunes est le
plus souvent ponctuée par une série d'étapes transitoires3. Cette situation nous conduit à
émettre certaines hypothèses que nous tenterons de vérifier dans cette recherche. Les effets de
la crise que traverse l’économie sénégalaise et la précarisation des modes d’entrée dans la vie
professionnelle qui s’en suit, devraient se traduire par une émancipation résidentielle plus
tardive dans les jeunes générations. En effet, sans emploi fixe, sous employés ou inactifs, les
jeunes dakarois sont contraints de rester de plus en plus longtemps dans le domicile familial
et accèdent plus tardivement à un logement autonome. De même, du fait du renchérissement
du coût des logements à Dakar, nous nous attendons à ce que les événements de la vie
familiale (comme le mariage ou la naissance d’enfants) influencent négativement le départ
des jeunes du domicile familial et l’accès à un logement autonome. En effet, même marié ou
ayant des enfants, les jeunes resteraient dans le domicile familial parce que n’ayant pas les
moyens de faire face aux nombreuses charges inhérentes à l’entretien d’un ménage.
Pour vérifier ces hypothèses, les analyses portent uniquement sur les hommes. Le fait que la
société sénégalaise soit de type patrilinéaire et virilocal conduit à des comportements
différentiels au niveau de la mobilité résidentielle entre les hommes et les femmes. Dans
cette société, dans l'éventualité d'un futur mariage, il revient en principe toujours à l'homme
de trouver un logement pour accueillir sa femme et ses enfants. La mobilité résidentielle des
jeunes femmes étant très contrôlée (le départ des femmes du domicile familial survient en
principe après le mariage) les femmes ont très peu accès à un logement indépendant ; même
mariées, les femmes continuent de se considérer comme étant hébergées par leurs maris4.
2 Il existe quelques exceptions à cette règle : les cas où un membre (dépendant) d’un ménage accède à sa
tête à la suite du décès de chef de ménage (héritage) ou bien par suite d’émigration du chef.
3 Des recherches menées dans certaines capitales africaines (Tokindang, 1995 ; Kuepie, 2002) ont montré
que dans la plupart des villes du continent la sortie de l’hébergement ne suit pas une logique et est le
plus souvent ponctuée par une série d’étapes à travers les réseaux d’hébergement.
4 Cette distinction entre les époux au niveau des biens du ménage tient en grande partie aux
comportements traditionnels et religieux. Les populations ont souvent du mal à se conformer au code
166 Villes du Sud
Pour toutes ces raisons, il semble nécessaire pour rendre compte de la problématique de
l’émancipation résidentielle des jeunes à Dakar de nous focaliser uniquement sur la
situation des hommes.
de la famille en vigueur dans le pays. Ainsi, dans une étude intitulée « la condition juridique et sociale de la
femme au Sénégal » Kader Boye (1987) montre que le législateur sénégalais a élaboré des lois garantissant
une communauté de biens du couple lors des unions. Malgré cette disposition de la loi, les femmes sont
exclues du partage des biens du ménage lors du décès du mari et cela ne concerne en priorité que les
garçons issus de cette union.
5 On rassemble sous ce vocable un groupe assez hétérogène comprenant les employés de commerce, le
personnel de maison (bonnes, boys, gardiens), les ouvriers non qualifiés, les manœuvres, etc. Les
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 167
emplois, étant devenue au cours de ces dernières années, pour la grande majorité des jeunes
dakarois, un passage quasi obligé pour s'insérer dans la vie professionnelle à Dakar et
apparaît comme une issue contre le chômage. Ce contexte économique défavorable a
d’importantes conséquences sur les trajectoires d’émancipation résidentielle des jeunes à
Dakar. Le manque d’opportunité de travail et la dégradation du marché de l’emploi se
traduisent par une plus grande dépendance des jeunes vis à vis des aînés et la prolongation
du séjour dans le domicile de leurs parents. Dans la partie qui suit nous allons voir comment
le processus d’émancipation résidentielle est-elle vécues par les jeunes qui sont issus des trois
groupes de génération prise en compte dans nos analyses.
TABLEAU 1
Génération de naissance
Type d’emplois
G1942-56 G1957-66 G1967-76
Cadre 12 0 0
Emploi qualifié 24 5 6
Emploi subalterne 30 33 25
Chômeur 7 6 13
Inactif 4 16 15
personnes occupant ces emplois sont tous salariés mais ne bénéficient pas tous d'un contrat de travail
ou de fiche de paie.
6 L’élaboration des courbes Kaplan-Meier (ou de séjour) consiste à prendre sous observation à chaque
intervalle infinitésimal de temps les membres d’un groupe homogène exposés au risque de subir
l’événement étudié et ensuite de calculer les probabilités de transition pour chaque intervalle de temps.
On applique successivement ces probabilités aux survivants de l’évènement d’un groupe pour en
déduire les proportions appropriées aux différents groupes ayant subi l’événement, de même que ceux
qui ne l’ont pas subis. Les courbes obtenues représentent la distribution de la durée avant la réalisation
de l’événement. Habituellement pour résumer l'allure de la distribution, on calcule un indice de valeur
centrale, la médiane (ou deuxième quartile), qui correspond à la durée à laquelle la moitié (50 %) de la
cohorte est encore « survivante » à l'événement. Parfois, on calculera le premier quartile (25 %). Le
troisième quartile (75 %) est estimé moins fiable lorsque les données sont fortement tronquées en queue
168 Villes du Sud
partir des courbes de séjour certains éléments synthétiques de comparaison comme l'âge
médian, l'intensité du phénomène, etc. Pour mieux appréhender le caractère différentiel du
processus étudié nous avons considéré trois cohortes de naissance (1942-1956, 1957-1966 et
1967-1976) d’hommes ayant été socialisés à Dakar et ayant vécu des contextes sociaux
économiques différents.
Les courbes présentées ci-dessous représentent la proportion des individus « n’ayant pas
encore eu accès à un logement autonome à Dakar» ou plus exactement celle des individus
encore hébergés à chaque âge selon la cohorte de naissance (figure 1). L’examen des courbes
montre que l’émancipation résidentielle est plus tardive dans les deux plus jeunes
générations. Ces jeunes continuent donc la corésidence avec leurs familles d’origine même
lorsqu’ils atteignent des âges avancés. Pour preuve, alors que dans la génération des hommes
nés entre 1942 et 1956, l’âge médian de la sortie de l’hébergement est de 36 ans7, dans les
deux dernières générations (1957-1966 et 1967-1976) la situation est bien différente. En effet, pour
les jeunes issus des générations les plus récentes on remarque que plus de 75 % des individus
issus de ces deux groupes d’âges n’ont pas encore accès à uns logement autonome et sont
encore hébergés par leurs familles (figure 1).
L’analyse de l’évolution du calendrier d’émancipation résidentielle à partir des courbes de
survie de Kaplan-Meir a permis de dégager certaines tendances qui vont jusqu’ici dans le
sens de nos hypothèses : à savoir une sortie de moins en moins rapide des jeunes dakarois de
la situation d’hébergement.
Pour bien comprendre cette situation nous allons décrire comment le processus
d’émancipation résidentielle est vécu dans le temps relativement à d’autres événements aussi
importants dans les trajectoires d’insertion économique et sociale des jeunes. Les individus
qui sont soumis au risque d’une première émancipation résidentielle le sont aussi pour
d’autres événements de la vie qui marquent leur entrée progressive dans le monde des
adultes et l’accès à certains statut et rôles sociaux. Compte tenu de nos hypothèses de
recherche, nous nous limiterons à deux des événements les plus significatifs dans la vie des
jeunes : l’entrée dans la vie professionnelle et le mariage. L’objectif étant de montrer que dans
le contexte actuel de crise économique l’accès à un logement autonome étant de moins en
moins lié à l’entrée des jeunes dans la vie professionnelle et au début de la vie conjugale.
de distribution. Lorsque l’événement est rare, le deuxième et le troisième quartile ne sont pas forcément
atteints et ne peuvent donc être calculés.
7 L’âge auquel la moitié des individus issus de cette génération (50 %) ont vécu l’événement étudié.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 169
En effet, comme le montre les figures ci-dessous dans le contexte dakarois les jeunes dakarois
ont tendance à s’insérer d’abord dans la vie économique avant de sortir de leur situation de
dépendance résidentielle. L’accès à l’emploi étant ainsi un préalable avant le début d’une
nouvelle vie hors du domicile familial. Cette situation a été observée dans chacune des
générations pris en compte dans nos analyses. L’écart entre les deux calendriers (sortir de
l’hébergement et accéder à un emploi rémunéré) est toutefois plus prononcé dans les plus
jeunes générations (figure 2).
Dans les deux plus jeunes générations les hommes restent de plus en plus longtemps dans le
domicile familial même lorsqu’ils ont un emploi rémunéré. Deux raisons peuvent être
avancées pour expliquer le maintien prolongé des jeunes travailleurs en situation de
dépendance résidentielle. D’une part, il se pourrait que même lorsqu’ils ont un emploi et sont
capables de se prendre en charge, certains jeunes préfèrent rester dans le domicile familial
pour permettre à leurs familles de bénéficier des revenus qu’ils tirent de leur travail. Dans ce
cadre, les jeunes resteraient plus longtemps en situation de dépendance résidentielle parce
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 171
que l’argent qu’ils gagnent par leur travail leur permet aussi de contribuer économiquement
dans les ménages auxquels ils sont issus. L’émancipation résidentielle de plus en plus tardive
apparaît donc pour ces jeunes comme une stratégie leur permettant de « maximiser » les
revenus du ménage dont ils sont issus et prendre, de ce fait, la relève des parents.
D’autre part, il se pourrait aussi que du fait la précarité de leur situation sur le marché de
l’emploi les jeunes préfèrent rester plus longtemps dans le domicile familial. En effet, étant
donné la précarité de l’offre d’emploi en direction des jeunes (Diagne, 2005), ces derniers se
trouvent contraints de rester de plus en plus tardivement dans le domicile familial. Dans ce
cadre, l’émancipation résidentielle de plus tardive même pour les jeunes ayant un emploi
apparaît comme l’expression des nouvelles dynamiques d’insertion économiques et sociales
observables dans l’agglomération dakaroise.
8 Dans son ouvrage intitulé « La famille Wolof » (1985), A. B. Diop, montre que les familles wolofs
étaient dirigées par un Borom kër de qui dépendaient des surga (les dépendants). Tous les chefs de
ménages vivant à l’intérieur d’un carré familial dépendaient du Borom kër et étaient considérés comme
des Borom Kër yu ndaw c’est-à-dire de « jeunes chefs de familles ». Ils constituaient une catégorie à part
172 Villes du Sud
exclusivement à l’intérieur du carré familial. Dans ce modèle, les garçons devaient être
maintenus dans le domicile familial quel que soit leur statut matrimonial et la taille de leurs
familles. Si dans le contexte actuel ce modèle a de plus en plus tendance à disparaître, il n’en
demeure pas moins qu’il en reste certaines « survivances » même dans les grandes villes.
D’autre part, le mariage dépend largement de l’étape du cycle de vie atteint par les
individus9. Nous sommes donc en présence de deux événements dont l’un dépend de la
conjoncture économique (le logement) et l’autre (le mariage) est largement influencé par le
cycle de vie. Ces différences de calendriers viennent corroborer ne serait-ce que partiellement
l’hypothèse d’un impact réduit du mariage sur la première émancipation résidentielle.
dans la mesure où c’est parmi eux que devait être choisi celui qui remplacerait le chef de famille quand
celui-ci s’absente ou est décédé.
9 Pour cette étape importante même ceux qui ont mal préparé financièrement se trouvent épaulés par le
reste de la famille. Cette étape permet entre autre d’entrer dans le monde des adultes.
10 Le recours au modèle de Cox permet de mesurer la probabilité d’accéder à un premier logement
autonome, en fonction d’une pluralité de variables explicatives. Parmi ces variables qui apparaissent
dans le modèle, certaines varient dans le temps (le statut matrimonial, la descendance, l’activité, etc.)
alors que les autres sont fixes (la génération, la religion, le lieu de socialisation, etc.). Les risques associés
aux variables variant dans le temps s’interprètent de la même manière que ceux des caractéristiques
fixes.
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 173
TABLEAU 2
Les facteurs associés à la sortie de l’hébergement des hommes
Mouride 2,9***
Religion
Autre musulman 1,6
Tidiane
Chrétien 5,4**
Primaire 0,55
Niveau d’instruction
Secondaire 1 0,18***
Non scolarisé
Secondaire 2 et + 0,51
Statut matrimonial
Déjà marié 0,8
Célibataire
1 enfant 2,96**
Descendance
2 enfants 2,33
Pas d’enfant
3 enfants et + 2,37*
Cadre 10,38***
Type d’emploi
inactif 0,47
Emploi non qualifié
Emploi qualifié 2,88*
Emploi dans la vente 3,81***
III.1. Les risques plus faibles d’accéder à un logement autonome pour les jeunes générations
Les résultats des régressions concernant l’effet de la génération sur le risque de sortir de
l’hébergement confirment ceux tirés des courbes de séjour (modèle 1). L’effet de la génération
se maintient même quand on contrôle par les autres variables pris en compte dans l’analyse.
Par rapport à la génération la plus ancienne (1942-1956, la génération référence dans le
modèle), les risques de sortir l’hébergement étant nettement plus faible dans les deux jeunes
générations (1957-1966 et 1967-1976). Les individus nés entre 1957 et 1966 ont, ont par rapport
à ceux qui sont nés entre 1942 et 1956, 3 fois moins de chances d’accéder à un premier logement
174 Villes du Sud
autonome. On retrouve la même situation chez les jeunes issus de la génération la plus récente
(1967-1976) pour qui les chances de trouver un logement autonome diminuent de 1,35 par
rapport aux individus issus de la génération la plus ancienne. Étant donné la précarité de
l’insertion professionnelle, les jeunes issus des générations les plus récentes n’ont plus
d’autres alternatives que de rester dans le foyer familial et de prolonger la période de
dépendance économique vis à vis de leurs parents. Cette situation apparaît comme une
adaptation des jeunes à un contexte économique et social qui permet de moins en moins aux
jeunes adultes de vivre indépendamment du domicile de leurs parents. Dans ce cadre, on
peut considérer que dans le contexte dakarois, la crise économique n’a pas seulement eu pour
effet la baisse des opportunités d’emplois, elle se traduit par une grande dépendance des
jeunes vis-à-vis de leurs familles et du recul du calendrier d’émancipation résidentielle.
Toutefois le risque plus faible d’accéder à un logement autonome constaté dans la plus jeune
génération (G1967-76) s’interprète comme une adaptation de certains d’entre eux aux
conséquences de la précarité persistante dans de nombreux foyers dakarois. Cette adaptation
se traduit tant au niveau des comportements professionnels en acceptant n’importe quel
travail, qu’au niveau des itinéraires résidentiels des jeunes en début de vie active en se
satisfaisant de la location d’une chambre.
L’absence de ressources financières pour les étudiants contribuerait à leur maintien dans une
situation de dépendance résidentielle.
accédé à un emploi qualifié ou de cadre. L’analyse montre que le type d’emploi semble être
déterminant dans le processus étudié. L’examen des résultats des régressions montre que, par
rapport aux jeunes ayant un emploi non qualifié, les jeunes ayant un emploi de cadre, un
emploi qualifié ou un emploi dans le secteur de la vente, ont plus de chance de sortir de leur
situation d’hébergement et de vivre indépendamment du domicile familial. À l’inverse, on
remarque que le fait d’être inactif diminue la vitesse de la transition. L’effet multiplicateur du
type d’emploi dans la problématique qui nous préoccupe dans cette étude s’explique par
l’importance du capital financier dans le processus d’émancipation résidentiel. L’autonomie
résidentielle requiert souvent la disposition de moyen financier pour se prendre en charge.
CONCLUSION
L’objectif principal de cette recherche était de rendre compte de l’évolution du processus
d'émancipation résidentielle des jeunes à Dakar. Dans ce cadre, il s’agissait de voir comment ont
évolué dans l’agglomération dakaroise les conditions et les modalités de sortie de l’état ? L’accès
à un logement indépendant a t’il été modifié au cours du temps ? Comment dans le contexte
dakarois les jeunes passent-ils d’un statut d’hébergé à celui de propriétaire ou de locataire ?
Dans le contexte dakarois, par contre, il semble difficile d'y établir un lien direct entre la sortie
de l’hébergement et l’accès à certaines responsabilités sociales décisives pour suite l’existence
sociale des jeunes. En effet, du fait de la crise économique de ces dernières années et ses
conséquences sur le marché de l’emploi les jeunes dakarois se trouvent contraints de rester de
plus en plus longtemps dans une situation de dépendance résidentielle. L’émancipation se
faisant de plus en plus difficilement et de plus en plus tardivement pour la majorité d’entre
eux, en particulier, pour ceux qui sont placés dans des conditions économiques difficiles.
Cette situation est perceptible à travers l’étalement du processus et l’évolution du calendrier
d’émancipation résidentielle. Chez les hommes alors que dans les deux plus jeunes
générations (1957-1966 et 1967-1976) l’âge médian de la sortie de l’hébergement n’est même
pas franchi, dans la génération la plus ancienne (1942-1956) c’est à l’âge de 36 ans que la
moitié des individus ont eu accès à un logement indépendant.
L’augmentation progressive de l’âge de sortie du domicile familial est un bon indicateur pour
mieux appréhender les difficultés de plus en plus grandes que rencontrent les jeunes à Dakar
pour accéder à un logement autonome et débuter une nouvelle vie hors du foyer parental.
Cette évolution s’interprète comme étant une conséquence de la précarité de la situation des
jeunes sur le marché de l’emploi. En effet, sans emploi fixe, sous-empoyés ou inactifs les
jeunes dakarois n’ont plus d’autre alternative que de rester dans une situation de dépendance
résidentielle. Outre l’allongement de la durée de la transition, les analyses ont également
montré que certains éléments marquant de la transition vers l’âge adulte n’induisent pas
nécessairement une sortie de l’hébergement. En effet, dans le contexte dakarois certaines
étapes sociales comme l’accès à un emploi et le mariage ne donnent plus automatiquement
accès à un logement autonome. Les jeunes même lorsqu’ils ont un emploi ou qu’ils sont
mariés restent dans le domicile familial et en sortent de plus en plus tardivement. Autrement
dit, la dégradation de l'environnement économique du pays se répercute négativement sur
les trajectoires résidentielles des jeunes. La conjoncture économique morose que traverse le
pays ne permet plus comme par le passé aux jeunes de franchir les différentes étapes de la
transition vers l’âge adulte, en particulier, l’étape résidentielle. Cette situation a
d’importantes conséquences dans la vie des ménages dakarois. Elle modifie les rapports
intergénérationnels et fait cohabiter à l’intérieur des ménages des individus issus de plusieurs
Partie 2 : Travail et émancipation résidentielle 177
générations. On assiste ainsi à une redéfinition de l’espace au sein de la famille où les jeunes
tout en restant dans une situation de dépendance résidentielle les jeunes se créent, dans le
domicile de leurs parents, des espaces où mener autonome différente de celle de leurs
parents.
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PARTIE 3 :
MIGRATION, MOBILITÉ
INTRA-URBAINE ET DIVERSITÉ
DES ITINÉRAIRES
ÉMIGRATION URBAINE, PAUVRETÉ
ET AJUSTEMENT STRUCTUREL
AU BURKINA FASO
UNE ÉTUDE LONGITUDINALE (1980-1999)
Cris BEAUCHEMIN
Institut national d’études démographiques (INED), France
cris.beauchemin@ined.fr
INTRODUCTION
L’émigration urbaine est un mouvement émergent en Afrique subsaharienne (Potts, 1995 ;
Beauchemin et Bocquier, 2004). L’observation ne vaut certes pas pour tous les pays du
continent, mais il n’en reste pas moins que les migrations des villes vers les campagnes ont
pris de l’importance dans nombre de pays au point même, parfois, de devenir dominantes,
comme en Zambie (Potts, 2005) ou en Côte d’Ivoire (Beauchemin, 2002b). Pour expliquer cette
tendance, un large consensus se dessine dans la littérature pour dénoncer la réduction des
opportunités économiques en ville et la montée de la pauvreté urbaine dans un contexte
d’application de plans d’ajustement structurel destinés précisément, entre autres choses, à
réduire les écarts entre villes et campagnes. La causalité se déclinerait ainsi à deux niveaux.
Au niveau macro, les diverses mesures économiques qui accompagnent les plans
d’ajustement structurel seraient responsables du renouvellement des tendances migratoires
(Guillaumont et Lefort, 1993). Et, au niveau micro, l’émigration urbaine procéderait d’une
stratégie d’adaptation à la pauvreté, voire d’une stratégie de survie. C’est cette hypothèse à
deux niveaux que voudrait vérifier cet article. Pour ce faire, on a recours aux données
longitudinales de l’enquête nationale « Dynamique migratoire, insertion urbaine et
environnement » (EMIUB) réalisée au Burkina Faso en 2000. Utilisant un modèle d’analyse
biographique, on propose une étude des déterminants de l’émigration urbaine afin de
chercher (1) si les indices de pauvreté jouent un rôle essentiel dans la mise en mouvement des
individus des villes vers les campagnes et (2) si l’application d’un ajustement structurel dans
ce pays a modifié les logiques migratoires. La première partie de la communication propose
une revue de littérature qui met en évidence, d’une part, l’émergence de l’émigration urbaine
en Afrique subsaharienne et, d’autre part, qui interroge les rapports entre migration,
pauvreté, récession et ajustement structurel. La deuxième partie aborde les questions de
méthode (présentation des sources, spécification des modèles, examen des variables
analysées). Enfin, la troisième partie présente les résultats.
182 Villes du Sud
REVUE DE LA LITTÉRATURE
1 On appelle reclassification le passage, pour une localité, du statut de rural au statut d’urbain.
220 % au recensement de 1996, en comptabilisant la population des localités de plus de 10 000
habitants.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 183
3 On ne retrouve pas ce résultat dans la période 1988-1992 couverte par les enquêtes du REMUAO, pas
plus que dans les enquêtes suivantes, même s’il est évident que les migrations contribuent de moins en
moins à la croissance des grandes villes (Beauchemin, Schoumaker, 2002). Est-ce le fruit d’une erreur de
mesure ou l’indice que le déficit migratoire des grandes provinces urbaines est un fait accidentel ?
Difficile d’en juger.
4 Les résultats de l’enquête du REMUAO (1992) et de l’enquête démographique de 1991 pourraient
ivoirien depuis le milieu des années quatre-vingt (Beauchemin, 2001), l’essor des migrations
de retour au Cameroun (Gubry, Lamlenn et al., 1996) ou encore au Nigeria (Gugler, 1991).
L’idée qui sous-tend le rapport de causalité entre dégradation de la conjoncture économique
et émergence de l’émigration urbaine est que les avantages comparatifs du milieu urbain
s’effacent dans les périodes de récession au point que, en comparaison, les campagnes
puissent devenir moins répulsives et plus attractives. De fait, la crise économique a eu dans la
plupart des pays d’Afrique un impact différencié selon les milieux (Razafindrakoto et
Roubaud, 2001b). Une étude de l’OIT a montré que les revenus urbains ont brutalement chuté
dans les années quatre-vingt, de sorte que les écarts villes-campagnes se sont réduits, voire
même se sont parfois inversés au profit du milieu rural (Jamal et Weeks, 1988). La montée du
chômage et la chute des revenus urbains ont occasionné une progression de la pauvreté en
ville et une adaptation des ménages à ces nouvelles conditions économiques (Moser, 1996 ;
Rakodi, Lloyd-Jones, 2002). Le renforcement des liens villes-campagnes figure au rang de ces
stratégies d’adaptation et peut prendre la forme d’un départ en migration. Certains ménages
choisissent de jouer de la pluri-résidentialité, vivent entre villes et campagnes, et ainsi (1)
réduisent les coûts de reproduction de la famille en ville, (2) diversifient leurs sources de
revenus et (3) minimisent les risques économiques (chômage, réduction d’activité).
Typiquement, avoir un pied au village permet d’assurer l’alimentation, à moindres coûts, des
membres citadins de la famille (Potts, 1997). Plus simplement, certains ménages urbains
cherchent à réduire leurs dépenses en se délestant de leurs membres improductifs, au rang
desquels figurent les « déscolarisés », ces jeunes sortis de l’enseignement secondaire souvent
sans diplôme et qui demeurent inactifs (Le Pape, 1986), les enfants qui leur avaient été confiés
à des fins d’éducation, voire même leurs propres enfants, renvoyés au village pour y être
scolarisés à moindre frais. Enfin, certains jeunes actifs décident eux-mêmes de se relocaliser
lorsqu’ils estiment que leurs gains et que leurs conditions de vie en ville ne sont pas ou plus à
la hauteur de leurs espérances et même en deçà de ce qu’ils peuvent obtenir en milieu rural
(Beauchemin, 2000).
La dégradation de la conjoncture n’est pas seule responsable de la réduction du différentiel
villes et campagnes. Dans nombre de pays, celui-ci est également associé à l’application de
plans d’ajustement structurel (PAS) qui visaient, entre autres objectifs, à réduire le « biais
urbain » (Lipton, 1977), perçu par les institutions internationales comme un moteur de
l’exode rural et comme un frein fondamental au développement. De fait, l’objectif a été
atteint : partout où ils ont été appliqués, les PAS ont accéléré le resserrement des écarts de
niveaux de vie entre villes et campagnes. C’est la raison pour laquelle plusieurs auteurs ont
parlé à leur propos de « politiques migratoires déguisées » (Antoine, 1991 ; Guillaumont et
Lefort, 1993). Plusieurs mesures, habituellement contenues dans les PAS, sont a priori à même
d’influencer les courants migratoires (Becker, Hamer et al., 1994 ; Riddel, 1997). (1) La
réduction des dépenses d’éducation (liée à la réduction globale des dépenses publiques) peut
contribuer à limiter l’exode rural puisque l’instruction est connue pour être un puissant
facteur d’émigration. (2) La compression des budgets publics et la privatisation des
entreprises para-publiques, engendrant licenciements et réduction des salaires, peut
restreindre l’attractivité des villes, voire même provoquer le départ des personnels
« compressés ». (3) La libéralisation des marchés met à mal les industries d’import-
substitution et, par conséquent, réduit l’attractivité de ce secteur essentiellement urbain (du
fait de la réduction de la masse salariale). (4) La dévaluation de la monnaie favorise les
régions productrices de biens d’exportation qui, dans le contexte africain, sont
essentiellement des produits agricoles et minéraux localisés en zone rurale. (5) La
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 185
suppression des subventions publiques aux biens de consommation courants en ville, dont
les prix ont par ailleurs été augmentés du fait de la dévaluation (car ce sont souvent des
produits importés), a contribué à réduire le niveau de vie des citadins, tandis que celui des
ruraux n’était pas directement affecté. (6) La réduction des dépenses publiques dans les
infrastructures et les services urbains a favorisé la dégradation des conditions de vie en ville,
au point que leur avantage sur le milieu rural est devenu incertain. Au-delà des arguments
théoriques, de multiples études de cas interprètent la réduction des rythmes de croissance
urbaine et le renouveau des tendances migratoires par l’application des PAS5. Il faut
cependant admettre que cette interprétation repose surtout sur l’observation d’une
coïncidence temporelle entre renouvellement des tendances migratoires et application des
PAS ; le rapport de causalité n’a jamais été clairement établi.
Y a-t-il pareillement, au Burkina Faso, des éléments dans l’évolution du contexte économique qui
pourraient expliquer le ralentissement de la croissance urbaine et le renouvellement des
tendances migratoires ? Bien que l’on ne puisse parler d’un effondrement de son économie, à
l’instar de son voisin ivoirien, le Burkina Faso est cependant entré au début des années quatre-
vingt dans une période de stagnation. Les années quatre-vingt apparaissent par ailleurs comme
un tournant dans l’évolution du différentiel villes-campagnes : les revenus urbains sont encore
quatre fois plus élevés que les revenus ruraux, mais cet écart – qui n’avait cessé de croître jusque
là – a commencé à régresser (Naudet, 1993). Cette tendance s’est prolongée dans les années
quatre-vingt-dix : plusieurs études convergent pour montrer que la pauvreté a rapidement
progressé en milieu urbain alors qu’elle a stagné en milieu rural après la dévaluation de 1994.
Cette évolution n’est sans doute pas sans effet sur la circulation des hommes entre villes et
campagnes, et elle n’est pas sans lien avec la mise en œuvre, à partir de 1991, du plan
d’ajustement structurel. De fait, l’application du PAS a mis à mal l’emploi urbain. Les salaires et
les recrutements ont été gelés dans le secteur public. La privatisation et la restructuration des
entreprises parapubliques se sont traduites par des compressions de personnel (Diabré, 1998). Et,
dans le secteur privé, la libéralisation des marchés, engendrant une concurrence accrue, a mis a
mal les entreprises d’import-substitution (Diabré, 1998). Toutes ces mesures ont provoqué la
montée du chômage et l’informalisation de l’économie, mais aussi la montée de la précarité dans
un secteur informel devenu plus concurrentiel du fait de la baisse des revenus urbains (moindre
consommation) et de l’accroissement des actifs engagés dans ce secteur (Charmes, 1996). Dans ce
contexte, on peut concevoir que l’attractivité du milieu urbain devienne incertaine. Quant au
milieu rural, il a pu bénéficié de la dévaluation (1994) qui a favorisé l’exportation des productions
agricoles nationales (Diabré, 1998). Il faut cependant souligner que le PAS burkinabè, de facture
tardive par rapport à ceux d’autres pays comme la Côte d’Ivoire ou la Zambie, a intégré des
programmes sectoriels à vocation sociale. L’éducation, par exemple, n’a pas été sacrifiée : les
dépenses publiques dans ce domaine, identifié comme prioritaire pour le développement du
pays, ont continué d’augmenter, spécialement en milieu rural. De ce point de vue, contrairement
à ce qui a été observé dans d’autres pays, le PAS n’a peut-être pas contribué à freiner l’émigration
des jeunes ruraux instruits. En revanche, elle a pu favoriser le départ d’enseignants vers les
campagnes.
En somme, on retiendra que le Burkina Faso s’inscrit dans une tendance au renouvellement
des échanges migratoires entre villes et campagnes même s’il ne prend pas la figure des cas
5 On peut cependant citer une exception : Meagher (1997) estime que dans le nord du Nigeria,
l’application du PAS n’a pas favorisé le développement des migrations de retour, les ménages urbains
ayant eu recours à d’autres formes d’adaptation (développement de l’agriculture urbaine notamment).
186 Villes du Sud
6 L’exclusion des enfants, par défaut de données sur les moins de 15 ans au moment de l’enquête, se
justifie en outre par le fait que les migrations des enfants sont trop spécifiques (confiage, etc.) pour être
étudiées dans le même cadre d’analyse que celles des adultes. Les enfants jouent cependant un rôle
important dans l’émergence de l’émigration urbaine et une étude spécifique devrait leur être consacrée.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 187
Les données sont analysées par des modèles longitudinaux en temps discret destinés à
estimer la probabilité d’effectuer une première émigration urbaine7. Les résultats sont
produits par régression logistique, en tenant compte du temps d’exposition au risque
(Allison, 1995). Le modèle statistique est spécifié comme suit :
⎛ p ⎞
log ⎜ ti ⎟ = α t + β ′.X ti
⎝ 1 − pti ⎠
où pti est la probabilité conditionnelle que l’individu i connaisse l’événement (une émigration
urbaine) au temps t, étant donné que l’événement ne s’est pas encore produit. αt représente la
fonction de séjour de base, c’est-à-dire, dans ce cas, la durée de séjour en milieu urbain. Le
compteur est remis à zéro à chaque fois qu’un individu change de lieu de résidence. Xti est un
vecteur de covariables individuelles (cf. partie sur la présentation des variables explicatives).
Trois modèles, spécifiés selon les mêmes termes, sont utilisés : l’un pour toute la période
1980-1999, et deux autres qui s’appliquent aux périodes pré- et post-ajustement structurel
(1980-1990 et 1991-1999). Tous les modèles prennent en compte les effets de grappe liés à la
méthode d’échantillonnage en utilisant un estimateur de variance de type Huber-White.
Les trois modèles sont appliqués à un même fichier biographique trimestrialisé : les vies des
individus sont divisées en autant de trimestres qu’ils en ont vécus dans la période qui nous
intéresse et pour les âges que l’on a spécifiés (15-44 ans). Chaque trimestre vécu est une ligne
du fichier et les variables qui évoluent dans le temps (statut matrimonial, activité, âge, etc.8)
peuvent changer de modalité d’une ligne à l’autre. Par régression logistique, les modèles
examinent si, à tout moment (c’est-à-dire chaque trimestre), il se produit ou non une
émigration urbaine en fonction d’un certain nombre de variables indépendantes que l’on
présente plus loin. L’émigration urbaine est définie comme un changement de résidence,
pour une durée minimale de 6 mois, impliquant le passage du milieu urbain vers le milieu
rural. Ces deux milieux sont définis par un critère démographique : on considère urbaine
toute localité qui, à tout moment, comprend au moins 10 000 habitants9. Dans la mesure où
l’on s’intéresse aux probabilités de quitter le milieu urbain, le fichier est constitué des seuls
trimestres vécus dans ce milieu. Il existe plusieurs possibilités d’entrée en observation dans le
fichier pour les individus de l’enquête (troncature à gauche) : (1) en 1980, pour tout homme
âgé de 15 à 44 ans qui réside en ville à ce moment là ; (2) au moment du quinzième
anniversaire pour tout jeune homme résidant en milieu urbain dans la période qui nous
intéresse ; (3) lors d’une installation en milieu urbain par migration pourvu qu’elle se
produise entre 15 et 44 ans ; (4) lorsque le lieu de résidence d’un individu passe du statut de
rural au statut d’urbain. De la même façon, il existe plusieurs possibilités de sortie
d’observation (troncature à droite) : (1) lorsque l’individu quitte le milieu urbain pour
rejoindre un village (événement étudié) ; (2) lorsque l’individu émigre vers l’étranger ; (3)
lorsqu’il dépasse le seuil de 45 ans ; (4) lorsque la période d’observation s’achève (à l’issue du
dernier trimestre 1999). Au total, compte tenu de ces spécifications, le fichier regroupe les
tranches de vie urbaines de 1 788 hommes (soit 81 408 trimestres cumulés), parmi lesquels
199 ont effectué une émigration urbaine entre 1980 et 1999.
10 Dans l’absolu, il n’existe pas d’indicateur parfait de la pauvreté. A fortiori, on ne saurait en identifier
un dans une enquête qui n’est pas dédiée à ce thème.
11 Murs construits autrement qu’en ciment ou en pierre (non « durs »), toit en paille ou en banco, sol
non revêtu, absence d’électricité, d’eau courante, de WC ou de latrines, de ramassage des ordures.
12 Il existe généralement une très forte corrélation entre la pauvreté d’existence et la pauvreté monétaire
(Razafindrakoto et Roubaud, 2001a). Il faut toutefois souligner que la qualité du logement rend compte
d’une accumulation de richesse et non pas du niveau de revenu à tout moment : c’est le résultat de la
chronique des revenus passés. Cependant, dans les domaines de la mortalité infantile, de la fécondité
ou encore de l’éducation, la qualité du logement apparaît à la fois comme (1) un bon proxy du niveau
de richesse et (2) un bon prédicteur des événements démographiques.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 189
TABLEAU 1
Description de l’échantillon et déterminants de l'émigration urbaine au Burkina Faso
Hommes de 15 ans à 44 ans (1980-1999)
ÉCHANTILLON DÉTERMINANTS
1980- 1991-
1980-1999 1980-1999 1990 1999
(4) (5) (6)
(1) (2) (3)
Effectif Pourcentage Rapport Rapport Rapport
Pourcentage non d'émig. de de de
pondéré1 risque risque risque
pondéré1 urb.1 relatif2 relatif2 relatif2
Variables Âge
temporelles 15-19 ans 26,30 372 17,25 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
20-24 ans 25,40 371 22,64 1,35 + 1,74 ** 1,12
25-29 ans 16,13 386 14,33 1,07 0,97 1,19
30-34 ans 14,32 271 16,75 0,92 1,18 0,65
35-39 ans 8,60 212 1,78 0,27 ** 0,41 ** 0,16 **
40-44 ans 9,25 176 5,39 0,43 + 0,31 + 0,46
Période
1980-1990 6,34 104 88,27 1,00 réf - -
1991-1999 93,66 1 684 10,73 1,01 - -
Milieu d'origine (milieu de résidence
Variables
à 6 ans)
d'origine Milieu urbain : Ouaga-Bobo 19,08 565 5,50 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
Milieu urbain : villes secondaires 7,07 218 17,60 0,87 0,99 0,73
Milieu rural soudanais 11,73 200 33,00 2,00 ** 1,38 3,07 ***
Mileu rural soudano-sahélien 48,19 449 12,50 1,25 1,15 1,41
Milieu rural sahélien 7,57 179 26,00 0,95 0,90 0,94
Etranger 6,36 177 22,50 0,73 0,71 0,79
Groupe ethnique
Mossi 63,97 1 040 10,02 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
Bobo, Dagara, Mandingue,
15,99 397 26,09 2,17 *** 1,50 3,28 ***
Senoufo, Lobi
Peuls 7,43 58 17,78 3,19 *** 4,06 *** 2,78 *
Gourounsi, Bissa 7,57 128 41,89 1,88 * 1,25 2,69 *
Gourmantche 1,71 35 9,48 1,88 1,88 1,91
Autres 3,32 130 12,21 1,36 1,75 0,89
Expérience Milieu de résidence
résidentielle Ouaga-Bobo 51,87 1 370 18,01 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
Ville secondaire 48,13 418 13,10 1,15 1,39 0,96
Expérience migratoire (a déjà migré
au moins une fois)
non 34,44 558 5,63 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
oui 65,56 123 20,91 1,93 *** 3,03 *** 1,45
Conditions Statut d'occupation du logement
d'existence locataire ou propriétaire 26,23 639 12,35 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
hébergé par le père et/ou la mère 49,42 670 7,67 1,19 0,81 2,24
hébérgé par un tiers 24,35 479 35,39 4,65 *** 2,57 + 10,54 ***
190 Villes du Sud
ÉCHANTILLON DÉTERMINANTS
1980- 1991-
1980-1999 1980-1999
1990 1999
(2) (3) (4) (5) (6)
(1) Rapport Rapport Rapport
Pourcentage Effectif Pourcentage de de de
non d'émig.
pondéré1 pondéré1 urb.1 risque risque risque
relatif2 relatif2 relatif2
Indice d'inconfort du logement
pour…
un hébergé par son père et/ou sa
6,29m 4,80m - 1,15 + 1,09 1,20 *
mère
un hébérgé par un tiers 4,27m 4,28m - 0,92 + 0,86 + 0,96
un locataire ou un propriétaire 5,67m 4,59m - 1,07 0,93 1,25 *
« Capacités » Durée de résidence en milieu urbain
0-4 ans 19,44 244 31,73 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
5-9 ans 36,96 292 14,38 0,75 + 0,84 0,63 *
10-14 ans 21,40 463 11,58 0,58 ** 0,65 0,50 ***
15 ans et + 22,19 789 7,59 0,55 ** 0,65 0,49 **
Niveau d'instruction (nombre
d'années de scolarité)
aucune instruction 50,50 516 12,89 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
6 ans ou - 12,53 290 16,60 1,33 1,33 1,24
+ de 7 ans 36,96 982 19,10 1,22 1,23 1,15
Épargne
aucun épargne 72,59 1 071 15,14 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
épargne communautaire 13,40 313 13,72 1,47 + 1,33 1,65 +
épargne institutionnel 14,01 404 20,10 0,93 0,90 1,09
Autres Activité
indices secteur informel agricole 21,28 108 6,46 1,98 + 2,66 * 1,77
de précarité secteur informel non agricole 26,59 839 14,31 1,18 1,55 0,99
secteur moderne privé 4,86 142 10,42 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
secteur moderne public 6,47 155 43,36 4,75 *** 4,80 *** 5,58 ***
travail non payé 24,81 174 12,25 2,38 ** 2,69 + 2,42 +
chômage 2,56 56 16,56 1,86 1,34 2,18
inactif 1,17 16 78,52 9,09 *** 12,73 *** 7,92 ***
élève-étudiant 12,26 298 22,61 2,63 ** 4,35 *** 1,88
Statut matrimonial
marié (mono ou polygame) 41,38 699 8,36 1,00 réf 1,00 réf 1,00 réf
union libre 4,01 83 26,85 1,40 1,11 1,76
seul (15-29 ans) 51,97 920 20,28 0,98 0,65 1,52
seul (30-45 ans) 2,64 86 21,63 1,00 0,26 2,65 **
Total 100,00 1 788 15,65 199 n 96 n 103 n
réf : catégorie de référence ; *** : p < 0,01; ** : p < 0,05 ; * : p < 0,10 ; + : p < 0,20. 1) Les statistiques descriptives et bi-variées sont
calculées au moment de la troncature (émigration urbaine, départ à l'étranger, date de l'enquête), celle-ci pouvant se produire
tout au long de la période 1980-1999. 2) Les rapports sont issus d'un modèle d'analyse biographique en temps discret portant
sur la premère émigration urbaine vécue (modèle logit). m : pour les variables continues, à défaut d'effectifs et de distribution
en pourcentages, le tableau indique les valeurs moyennes prises par la variable, avec et sans pondérations conformément à
ce qu'indique le titre de la colonne. n : nombre d'événements (non pondéré).
Les trois variables suivantes renvoient à une approche de la pauvreté en termes de « pénuries
de capacités ». Dans ce cadre d’analyse, forgé par Amartya Sen, les variables indicatrices de
pauvreté ne sont pas à rechercher du côté des niveaux de revenus ou des biens possédés,
mais du côté des ressources que les individus sont en mesure de mobiliser pour réaliser leurs
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 191
propres aspirations. Alors que l’approche par les « conditions d’existence » met en avant les
résultats (le produit des revenus accumulés), l’approche par les « capacités » privilégie les
indicateurs de moyens. Entrent typiquement dans cette catégorie l’éducation, le capital social
ou le patrimoine13. On a retenu trois variables de l’EMIUB pour rendre compte de cette
approche (1) le niveau d’instruction, (2) les capacités d’épargne et (3) le temps vécu dans le
lieu de résidence (l’une ou l’autre des villes du Burkina), considéré comme un proxy du
capital matériel et immatériel accumulé dans ce lieu par les individus14. En effet, plus une
personne séjourne longtemps dans une localité, plus elle dispose de temps pour y étayer son
réseau social et pour y construire un capital économique au sens large (dans le cas des
commerçants, par exemple, la construction d’un réseau de clients peut-être considéré comme
un capital)15. En conséquence, et a contrario, on s’attend à ce que les citadins qui ont une faible
expérience urbaine, que l’on considère par extension comme les plus pauvres, aient de fortes
chances de migrer vers les campagnes. Pour les deux autres variables, les résultats attendus
ne sont pas si univoques. On pourrait s’attendre à ce que la faiblesse de l’instruction,
généralement admise comme indicatrice de pauvreté, favorise l’émigration urbaine.
Cependant, plusieurs travaux récents ont montré que, dans la crise, les plus instruits
(singulièrement chez les jeunes) sont ceux qui parviennent le moins à accéder aux emplois
urbains en Afrique subsaharienne. Ainsi, les plus instruits pourraient bien présenter des
probabilités élevées d’émigration urbaine, comme on l’a d’ailleurs observé en Côte d’Ivoire
(Beauchemin, 2000). S’agissant des capacités d’épargne16, plusieurs hypothèses sont à
envisager. La simple transposition à cette variable de notre hypothèse générale conduirait à
prévoir une probabilité maximale d’émigration urbaine pour les individus a priori les plus
pauvres, c’est-à-dire pour ceux qui ne disposent d’aucune forme d’épargne. Mais en fait, la
migration engendre inévitablement des coûts (de déplacement a minima et, éventuellement,
de ré-installation) qui requièrent des moyens, éventuellement accumulés sous forme
d’épargne. Pour cette raison, il se pourrait que les plus pauvres, du point de vue de l’épargne,
n’aient, en fait, pas les moyens d’émigrer.
Deux autres variables sont considérées comme de potentielles indicatrices sinon de pauvreté
au moins de précarité : l’une est relative au type d’activité, l’autre est relative au statut
matrimonial. La variable sur l’activité distingue en premier lieu les individus en activité des
individus sans activité, parmi lesquels figurent les élèves-étudiants, les inactifs (au foyer) et
les chômeurs17. Parmi les actifs, elle différencie trois groupes : les travailleurs du secteur
informel18, ceux du secteur formel19 et les travailleurs non rémunérés (déclarés « aides
13 En pratique, il est parfois difficile de faire la part entre ce qui relève des moyens et ce qui relève des
résultats. Par exemple, le patrimoine génère des revenus qui permettent d’accumuler du capital. Du fait
de l’imbrication des chaînes de causalité, il procède autant des moyens que des résultats.
14 Par ailleurs, la durée de résidence en milieu urbain représente « l’horloge » du modèle, c’est-à-dire le
familiaux » pour l’essentiel). Dans tout cet ensemble, plusieurs catégories semblent a priori
désigner des situations de précarité : le fait d’être au chômage, de ne pas être rémunéré, voire
même d’être actif dans l’informel non agricole20. De la même façon, certaines catégories liées
au statut matrimonial évoquent des situations de précarité pouvant éventuellement favoriser
une émigration urbaine. Plusieurs travaux récents sur la nuptialité ont mis en évidence les
difficultés croissantes des jeunes à accéder au mariage, dans le sens où ils n’ont pas les
moyens d’assurer les prestations matrimoniales requises. Dans de nombreuses villes
africaines, cette situation s’est traduite par le recul de l’âge au mariage et par la progression
des unions libres21. Même si ces changements révèlent sans doute une mutation des normes
sociales (Thiriat, 1999), ils sont largement interprétés comme le produit de la précarité
économique croissante des jeunes. Dans ces conditions, le statut matrimonial peut apparaître
comme un indicateur, même partiel, de pauvreté : les individus en union libre, voire ceux qui
demeurent tardivement célibataires22, sont a priori en situation socio-économique moins
favorable que les individus mariés. Pour ceux-là, on s’attend donc à une plus forte propension à
émigrer que pour les individus mariés, comme on l’a d’ailleurs observé en Côte d’Ivoire
(Beauchemin, 2002a). S’agissant des célibataires, l’hypothèse est renforcée par le fait que,
étant seuls, ils jouissent logiquement d’une grande facilité de mouvement.
Outre les variables associées à la pauvreté, le modèle intègre trois ensembles de variables de
contrôle. (1) Des variables temporelles, que sont a) l’âge, qui est un déterminant classique
dans l’analyse des migrations et (b) la période, qui permet de distinguer l’avant et l’après
ajustement structurel dans le premier modèle qui couvre toute la période 1980-1999. (2) Le
deuxième groupe est composé de variables qualifiant l’origine des individus en termes à la
fois (a) de groupe ethnique et (b) de milieu de résidence dans la prime enfance. (3) Enfin,
l’expérience résidentielle des individus est caractérisée par deux variables : (a) l’une indique
si l’individu a déjà une expérience migratoire (a déjà migré au moins une fois, quelle que soit
l’origine et la destination) et (b) l’autre indique si, à tout moment, l’individu habite dans une
ville secondaire ou dans une grande ville23.
habitants, à l’exclusion des grandes villes que sont Bobo Dioulasso et Ouagadougou), dans lesquelles
l’agriculture peut jouer un rôle important (Satterthwaite et Tacoli, 2003). Dans les deux grandes villes
du pays, l’agriculture occupe seulement 3 % de l’échantillon au moment de la troncature. Dans l’ensemble de
notre échantillon, le secteur informel non agricole est constitué pour moitié de travailleurs
indépendants, la moitié restante étant constitués d’employés (dont 50 % sont des apprentis rémunérés).
19 La délivrance ou la réception d’une feuille de paie par l’individu (selon qu’il est employeur ou employé)
est le critère qui permet de le classer dans le secteur formel (moderne) de l’économie. On distingue par
ailleurs les individus selon qu’ils sont engagés dans le secteur public ou dans le secteur privé.
20 Ce sont là autant de facteurs qui augmentent la probabilité d’être pauvre selon les études
urbaines se distinguent du milieu rural par la présence d’activités non-agricoles, par des types d’habitat
spécifique, etc. ; elles diffèrent entre elles par les conditions de vie ou le contexte économique qu’elles
offrent. Par dessus tout, Ouagadougou et Bobo-Dioulasso se distinguent des villes secondaires par leur
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 193
RÉSULTATS
dimension, l’ancienneté de leur urbanisation, leur structure économique, la relative abondance des
services et équipements en tous genres, etc. Elles auraient tout particulièrement souffert de la stagnation
économique et de la montée de la pauvreté (Calvès et Schoumaker, 2004).
24 L’appartenance ethnique d’un individu ne doit pas être confondue avec son origine géographique (on
peut être Sénoufo et n’avoir jamais vécu en pays Sénoufo), il n’empêche qu’elle est indicatrice de
réseaux sociaux et familiaux que les individus peuvent mobiliser pour faciliter leur insertion lorsqu’ils
migrent (possibilité d’hébergement, accès facilité à la terre…).
25 Cependant, cette interprétation doit être nuancée car les individus qui demeurent hébergés en ville
sont aussi, dans quelques cas au moins, des personnes dont le projet n’est précisément pas de rester en
ville : certains viennent en ville avec le projet d’y résider seulement temporairement, le temps
d’accomplir un projet au terme duquel ils souhaitent repartir en milieu rural (« target migration »). Le
phénomène est fréquent pour les jeunes filles qui viennent en ville pour exercer temporairement le
métier de « petite bonne » avant de retourner se marier dans leur village (voir les travaux de Gaël Le
Jeune sur les migrations féminines burkinabè). Il se produisait chez les jeunes gens à l’époque coloniale :
194 Villes du Sud
rapports sont à peine significatifs) et nuancée selon les statuts de résidence. On observe ainsi
que, chez les individus hébergés ni par leur père ni par leur mère, les risques d’émigrer
diminuent lorsque progresse l’inconfort. Autrement dit, les individus hébergés ont d’autant
moins de chances de quitter le ménage qui les héberge que celui-ci est modeste. En revanche,
les chances d’émigrer des enfants hébergés par leurs parents progressent à mesure
qu’augmente l’indice d’inconfort du logement, c’est-à-dire le niveau de pauvreté du ménage.
Cette différence entre hébergés, selon la proximité familiale avec l’hébergeant, pourrait
s’expliquer par le fait que les individus hébergés qui ne sont pas directement apparentés
contribuent à la reproduction du ménage en apportant des revenus complémentaires, au
contraire des enfants hébergés par leurs parents qui sont peut-être plus souvent inactifs. En
situation de difficulté économique, les inactifs, qui pèsent davantage sur les revenus du
ménage, seraient plus facilement renvoyés en milieu rural que ceux qui apportent une aide
matérielle. Cela dit, l’activité exercée étant par ailleurs contrôlée dans le modèle, cette
explication est peu valide et appelle des compléments d’interprétation. Au total, en matière de
conditions d’existence, c’est la précarité du statut résidentiel, plus que le niveau socio-
économique du ménage, qui apparaît comme un facteur déterminant d’émigration urbaine
pour toute la période 1980-1999.
La « pénuries de capacités » détient-elle par ailleurs un fort pouvoir explicatif sur
l’émigration urbaine ? La réponse est positive en ce qui concerne le capital spécifiquement
accumulé au lieu de résidence, approché par la variable indicatrice de la durée de séjour.
Conformément à l’hypothèse avancée plus haut, on observe une relation entre le temps passé
en un lieu et les chances d’effectuer une émigration urbaine : plus un individu a vécu
longtemps dans sa localité de résidence (donc plus son capital accumulé est élevé), et plus
faible est sa probabilité de quitter le milieu urbain. A contrario, les individus les plus pauvres
en termes de capital localisé sont bien ceux qui ont les chances maximales d’émigrer. Les
résultats sont moins clairs pour les deux autres variables relatives aux « capacités ». Quelques
relations se dessinent dans les analyses bivariées (la propension à émigrer augmente avec le
niveau d’instruction, ce qui confirme l’idée que les instruits sont, en temps de crise, les plus
affectés par le chômage ; les émigrants « institutionnels » émigrent plus que les autres), mais
elles disparaissent, voire s’inversent, dans les analyses multivariées. L’absence de résultats
significatifs peut s’expliquer de deux façons. D’une part, elle est peut-être le produit d’effets
opposés (on a évoqué plus haut des hypothèses contradictoires à propos des variables en jeu).
D’autre part, elle peut aussi résulter de l’absorption des effets de l’épargne et, surtout, de
l’instruction par d’autres variables, notamment celles relatives à l’activité (d’où la disparition
des relations lorsque l’on passe de l’analyse bivariée à l’analyse multivariée).
Les résultats relatifs aux derniers indices de précarité convergent-ils davantage avec notre
hypothèse centrale ? Les catégories matrimoniales indicatrices de précarité (union libre et célibat
tardif) ne jouent pas le rôle attendu : seul le rapport de risque relatif à l’union libre va dans le sens
attendu, mais il n’est aucunement significatif. Au contraire, les rapports relatifs aux activités font
ressortir des résultats qui sont parmi les plus significatifs du modèle. Comme attendu, les
la migration (en ville ou en Côte d’Ivoire) était l’unique moyen de réunir les montants nécessaires au
paiement de l’impôt. Mais ces migrations masculines volontairement temporaires ne sont pas
documentées pour la période contemporaine. Au contraire, la littérature tend plutôt a présenter les
migrations vers les villes comme des migrations durables. Plus spécifiquement, nos études qualitatives
dans quelques villages ivoiriens, auprès d’émigrants urbains et de leurs parents, ont montré que le retour
en milieu rural était généralement perçu comme un échec et non pas comme un mouvement planifié et
désiré.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 195
situations les plus précaires favorisent l’émigration urbaine. Les individus dépourvus d’activité
économique (élèves-étudiants26, inactifs) ont des risques très élevés d’émigration urbaine. Le
caractère non-significatif de la catégorie « chômeur » s’explique peut-être par la petitesse de
l’effectif dans cette catégorie. Par ailleurs, les individus qui travaillent sans être rémunérés ont
aussi un risque significativement élevé d’émigration urbaine. Enfin, parmi les individus qui
exercent une activité professionnelle, ceux qui sont engagés dans le secteur informel ne sont pas
beaucoup plus exposés au risque que les actifs du secteur moderne privé. En revanche, les
fonctionnaires (secteur moderne public) ont une forte propension à émigrer vers le milieu rural.
De toute évidence, il ne s’agit pas d’un effet de précarité (le secteur est à l’abri des licenciements
et demeure rémunérateur par rapport aux autres, en dépit des gels de salaires) : c’est le produit
d’une politique d’affectation fondée, depuis le milieu des années quatre-vingt, sur un souci de
décentralisation (INSD, 1989 ; Ouedraogo, 1993).
En définitive, sur toute la période 1980-1999, peut-on conclure que l’émigration urbaine est
associée aux indicateurs de pauvreté ? De toutes les variables potentiellement indicatrices de
pauvreté, deux ressortent tout spécialement : le statut de résidence et le type d’activité. L’effet
des autres variables disparaît dans les analyses multivariées, probablement parce qu’il est
absorbé par les deux facteurs sus-cités. Dans les deux cas, c’est une situation de dépendance
qui favorise le départ vers le milieu rural : dépendance économique, pour ceux qui n’ont pas
d’emploi et/ou pas de revenus ; dépendance résidentielle pour ceux qui sont hébergés par
une autre personne que leur père ou leur mère. L’application du plan d’ajustement structurel
a-t-il renforcé cette situation ?
26 Dans le contexte ouest-africain, la migration en ville à des fins d’études conduit en général à un
établissement durable. C’est en tous cas ce que souhaitent la plupart des jeunes migrants et souvent
leurs familles car l’école et les études sont considérés comme des tremplins vers des emplois urbains
salariés, impossibles à trouver en milieu rural. Aussi, nos résultats suggèrent que les individus qui se
déclarent élèves-étudiants au moment où ils font leur émigration urbaine sont probablement des
individus qui n’ont pas trouvé de débouché professionnel en ville, et qui peuvent s’être faits renvoyer
par les ménages qui cherchent à réduire leurs dépenses urbaines.
196 Villes du Sud
ceux qui sont hébergés par leurs parents27. Le niveau socio-économique du ménage
(approché par l’indice de confort du logement) joue, lui aussi, un rôle nettement plus
significatif en période d’ajustement. Qu’il s’agisse des propriétaires-locataires ou de leurs
enfants hébergés, la propension à émigrer progresse avec la pauvreté du ménage (risque
accru de 20 à 25 % par point d’inconfort). Tout se passe donc comme si l’application du PAS
avait renforcé le recours à l’émigration urbaine comme mode d’adaptation des ménages à la
pauvreté.
D’autres indicateurs de pauvreté émergent très clairement en période d’ajustement. C’est le
cas, par exemple, du statut de célibataire tardif qui incarne la figure du jeune ne parvenant
pas à une autonomie économique et résidentielle lui permettant de constituer une famille.
Alors que ce statut n’avait aucun effet en 1980-1990 (un rapport de risque égal à un, non
significatif de surcroît), il devient un déterminant majeur de l’émigration urbaine en période
d’ajustement. C’est également vrai de la variable de durée de séjour, que l’on interprète
comme un proxy du capital matériel et immatériel spécifiquement accumulé au lieu de
résidence. Ses résultats sont non significatifs en 1980-1990, mais ils le deviennent dans la
décennie suivante : moins un individu a passé de temps dans sa localité de résidence, moins
il a accumulé de capital, et plus ses chances de partir en milieu rural sont élevées. Tout se
passe comme si, la possession d’un capital localisé devenait spécialement discriminante en
période d’ajustement.
Les autres variables relatives aux « capacités » (instruction, épargne) n’ont ni plus ni moins
d’effet en 1991-1999 qu’en 1980-1990. Quant aux résultats relatifs à l’activité économique, ils
indiquent curieusement que les positions précaires (inactivité, non rémunération) jouaient un
rôle d’incitation à l’émigration urbaine plus fort dans les années quatre-vingt que dans la
décennie d’ajustement. On voit par ailleurs augmenter les chances d’émigrer des
fonctionnaires. S’il n’est pas un fait de pauvreté, ce dernier résultat peut néanmoins
s’interpréter comme le produit du volet social du PAS qui a mis l’accent sur la scolarisation
en milieu rural avec pour effet l’envoi dans les villages d’instituteurs qui résidaient
précédemment en ville.
On devine, par ailleurs, un effet du PAS dans la différenciation croissante du risque
d’émigration urbaine selon l’origine des individus. Alors que le milieu de résidence dans la
prime enfance ne joue aucun rôle en 1980-1990 (aucun résultat significatif, aucune valeur
marquante), il s’impose comme un facteur déterminant dans la période d’ajustement : les
individus originaires du Sud-Ouest (milieu rural soudanais), région agricole la plus prospère,
ont trois fois plus de chances que les individus originaires de l’une des deux grandes villes de
rejoindre le milieu rural. Comme observé pour toute la période 1980-1999, ce résultat
converge avec la propension à migrer plus élevée des Bobo, Dagara et autres groupes du
Sud-Ouest. L’émergence de cette région comme origine déterminante de l’émigration urbaine
(et, par extension, comme destination) est sans doute liée à la dévaluation du franc CFA qui,
dans la foulée du PAS, a particulièrement valorisé les régions agricoles d’exportation qui ont
le Sud-Ouest pour figure de proue. On notera, par ailleurs, que les risques d’émigration
27 Cet écart de résultats entre les deux périodes (1980-1990 et 1991-1999) éclaire les incertitudes
interprétatives présentées pour toute la période (1980-1999). On hésitait entre une interprétation
négative (l’effet du statut d’hébergé par un tiers traduit la précarité du statut) et une interprétation
positive (le même effet est le résultat de stratégies migratoires volontairement temporaires, du type
« target migration »). L’accentuation de l’effet au moment d’une conjoncture spécialement difficile en
ville milite plutôt en faveur de la première interprétation.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 197
urbaine des Peuls sont notablement réduits dans la période la plus récente. Cette évolution
est probablement moins liée à l’application du PAS qu’aux variations climatiques. La mobilité
des Peuls est en effet largement liée aux épisodes de sécheresse. Leur plus forte propension à
émigrer vers les campagnes dans les années quatre-vingt correspond, en fait, aux retours qui
ont succédé à leur installation provisoire en ville lorsqu’il y eut, au milieu de la décennie, une
période de déficit pluviométrique.
Au total, peut-on considérer que l’application du plan d’ajustement structurel a contribué à
renforcer le recours à l’émigration urbaine comme stratégie de réponse des ménages urbains
à la précarité ? De fait, on observe bien des différences notables entre les deux périodes pré et
post-ajustement : le fait le plus frappant est l’émergence des variables indicatrices de pauvreté
dans la période 1991-1999. Elles deviennent souvent très significatives et présentent des
rapports de risques conformes à l’hypothèse centrale selon laquelle l’émigration urbaine
procède d’une stratégie de réponse à la pauvreté. Il en va ainsi notamment des variables
relatives au statut matrimonial, à la durée de résidence (capital localement accumulé), aux
conditions d’existence. Il est notamment frappant de constater que le niveau socio-
économique des ménages (approché par l’indice d’inconfort du logement), qui ne jouait
presque aucun rôle dans les années quatre-vingt, prend de l’importance en période
d’ajustement. S’agissant du résultat relatif aux locataires-propriétaires, cela signifie que, à
partir de 1991, l’émigration urbaine devient une réponse possible à la précarité pour une
tranche (la plus modeste) des plus aisés (ceux qui, au moins, peuvent se loger par leurs
propres moyens). Il ressort par ailleurs des résultats que le PAS ne favorise pas seulement
l’émigration urbaine par la négative (la précarisation accrue en milieu urbain), mais aussi par
la valorisation du milieu rural, comme en témoigne les chances accrues d’émigrer des
fonctionnaires ou des individus originaires des régions rurales les plus prospères.
CONCLUSION
Il existe deux possibilités pour chercher dans quelle mesure l’émigration urbaine est un fait de
conjoncture et, plus spécialement, un comportement associé aux conséquences des ajustements
structurels. La première, plutôt descriptive, consiste à étudier dans la durée les variations de
l’émigration urbaine afin de chercher d’éventuelles ruptures liées aux variations de la
conjoncture économique, voire à la mise en application des PAS. Une telle démarche, menée
d’abord sur la seule Côte d’Ivoire, avait montré que l’émigration urbaine avait
spectaculairement progressé en temps de crise et d’ajustement, mais que l’émergence de
l’émigration urbaine procédait cependant d’une évolution qui avait commencé avant la
récession économique (Beauchemin, 2000). L’étude des tendances migratoires au Burkina Faso
n’a pas non plus apporté un résultat tout à fait univoque : si les chances d’effectuer une
émigration urbaine ont progressé des années soixante-dix aux années quatre-vingt, elles n’ont
pas présenté par la suite d’évolution significative alors même que le pays était placé sous
ajustement (Beauchemin, 2005).
La deuxième possibilité consiste, comme on l’a fait dans cet article, à s’intéresser aux
déterminants de l’émigration urbaine pour chercher dans quelle mesure elle correspond à
une stratégie de réponse à la pauvreté, accrue en ville par la dégradation de la conjoncture et
par l’application des PAS. Jusqu’à présent, cette liaison supputée entre émigration urbaine,
pauvreté, crise économique et ajustement, bien que largement admise dans la littérature à
titre d’hypothèse, n’a jamais été prouvée. Grâce aux données rétrospectives d’une enquête
nationale sur les migrations, il nous a été possible d’apporter en la matière quelques résultats
198 Villes du Sud
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28 Il ne faut toutefois pas oublier que, même si elle a progressé moins vite qu’en ville, la pauvreté rurale
a également cru dans la période qui nous intéresse (Lachaud, 2003).
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Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 201
Monique BERTRAND
Géographe, université de Caen, IRD, UR UR Mobilités et recompositions urbaines
CRESO, UMR 6590 CNRS (France)
monique.bertrand@unicaen.fr
Malgré près de trois millions d’habitants et un important port dans le golfe de Guinée, les
populations du Grand Accra restent mal connues. Depuis le dernier Census (2000), elles ne
sont rapportées qu’aux niveaux des cinq districts constituant alors la région capitale et des
localités les plus importantes seulement. À l’heure où se multiplient les injonctions en
faveur de dispositifs de lutte contre la pauvreté, il reste difficile de se prononcer sur les
composantes du croît démographique impliquant les sites urbains les plus sensibles. Les
tentatives pour en identifier les besoins stratégiques, comme le logement, pour asseoir des
politiques d’assainissement ou de maîtrise de l’étalement périphérique, buttent sur
l’imprécision des données individuelles et sur le défaut de suivi longitudinal des ménages.
Ces manques ghanéens renvoient à un constat plus général en Afrique, où les enjeux de la
mobilité spatiale sont pourtant multiples. Les flux résidentiels devraient d’abord retenir
l’attention de références urbanistiques redondantes, depuis la fin des années quatre-vingt,
autour des « forces vives du local ». Les communautés de quartier et les organisations à base
territoriale sont vivement conviées à mieux s’investir dans l’équipement de proximité et dans
sa maintenance, à devenir les partenaires de projets pilotes de réhabilitation urbaine (Republic of
Ghana, 1996). La stabilisation résidentielle des propriétaires est valorisée comme le meilleur
gage d’une telle mobilisation locale. L’oubli des locataires et d’une mobilité urbaine non
promotionnelle est patent dans les Projets urbains qui tentent de promouvoir de tels
investissements décentralisés. Les tensions foncières liées au brassage migratoire sont de
même évacuées au profit d’un traitement de la ville en quelques opérations ciblant des strates
de peuplement – natifs versus migrants – considérées comme homogènes. L’analyse du
mouvement citadin fait donc défaut à cette promotion d’une participation que l’on se
représente a priori ancrée dans le territoire urbain.
Les ressorts sociaux et l’amplitude spatiale de la mobilité suggèrent en outre d’importants
défis théoriques et méthodologiques pour la recherche urbaine. Mais les quelques études
204 Villes du Sud
menées spécifiquement dans les villes du Sud apparaissent en retrait des propositions de
mesure renouvelées à propos des villes du Nord, qui profitent d’une précision spatiale
croissante dans l’analyse du peuplement métropolitain, ainsi que d’une discussion critique
sur ses catégories (Lelièvre et Lévy-Vroelant, 1992 ; Dureau et al., 2000). L’analyse que des
géographes ghanéens ont menée de leur capitale, à l’appui des recensements de 1960, 1970 et
1984, est ainsi la seule approche académique des redistributions amorcées dans
l’agglomération (Benneh et al., 1990). Elle confirme le constat plus général porté sur le
manque de disponibilité, aux échelles spatiales adéquates, des données démographiques
dans les villes en développement : trop mal désagrégée, la population continue d’être décrite
selon la dichotomie du rural et de l’urbain, et la complexité du second – pratiques des
individus, effets de contexte locaux – continue d’être négligée (Montgomery et al., 2003).
La présente communication est donc centrée sur les mouvements qui affectent habitants et
territoires du Grand Accra. L’enquête « Housing Practices and Residential Mobility in Greater Accra
Region, 2000-2001 »1 est mise à profit pour l’analyse longitudinale qu’elle offre de 816
ménages, de près de 3 300 individus et 1 400 adultes. L’exploitation de son module
biographique permet déjà de mieux caractériser les citadins stables et mobiles respectivement
(Bertrand et Delaunay, 2005a). De tenaces logiques familiales ont également été mises à jour
dans la circulation des individus entre des ménages stabilisés, et comptent parmi les grands
déterminants de la mobilité résidentielle (Bertrand, 2005b) au même titre que les contraintes
économiques pesant sur l’offre du logement (Bertrand, 2003). Avec le bilan de tous les
déplacements comptés à partir de la capitale ghanéenne, c’est ici la synthèse d’une citadinité
« en mouvement » qui est proposée. Certains flux engagent des ménages, d’autres des
déménagements individuels ; certains mouvements sont internes à la ville, d’autres sont
extra-régionaux ; des déplacements temporaires s’ajoutent enfin aux véritables changements de
résidence. L’articulation de mouvements d’inégales temporalités et d’amplitudes
géographiques variées se comprend surtout en suivant les parcours des individus.
Une démarcation par trop insistante des notions de migration, externe, et de mobilité, interne,
a bien souvent conduit la recherche sur l’insertion des migrants à se focaliser sur leur entrée
en ville et à négliger des étapes ultérieures de leurs parcours. Elle n’a pas moins conduit la
recherche sur la gestion urbaine à faire abstraction de lieux de vie extérieurs aux métropoles,
bien qu’ils restent d’importantes références matrimoniales, économiques et politiques pour
les citadins incités à investir et à s’investir en ville. Les données recueillies à Accra fondent au
contraire l’hypothèse que l’enjeu d’une telle reconnaissance, externe à la métropole, se trouve
dans une caractérisation plus précise du mouvement résidentiel interne. À quelle échelle
territoriale mesurer alors ce flux intra-urbain au regard des franchissements de limites qui
définissent banalement la migration ? S’il convient de ne pas l’oublier, il ne s’agit pas non
plus de le traiter en isolat de la problématique migratoire ni du rapport plus général
qu’individus et familles entretiennent à l’égard d’espaces de vie composites.
2 Pas exclusivement cependant, comme le montre en Côte-d’Ivoire le rôle référentiel du « village » – qui
peut-être un chef-lieu local ou régional du moment qu’il fonde des droits fonciers et une identité de
terroir – pour les habitants de la capitale. Nombre de commentaires ont montré comment ce rôle se
trouvait réactivé dans la crise rentière et démocratique que connaît le pays depuis les années 1980.
L’intérêt accordé aux sorties de la capitale (Dureau, 1987 ; Beauchemin, 2000) ne dément donc
nullement la légitimité d’interroger l’investissement que les Ivoiriens ont fait de leur métropole (Gibbal,
1974 ; Antoine et al. 1987).
206 Villes du Sud
plus ou moins payants socialement, et les apprentissages territoriaux souvent heurtés qu’ils
pourraient pérenniser de la grande ville à la faveur de déménagements successifs et de
réorientations dans un espace urbain encore extensif. La question migratoire reste d’ailleurs
encore amputée de ses prolongements intra-urbains et souvent attachée aux lieux de départ,
les hometowns de référence vers lesquels les populations d’origine rurale resteraient
infailliblement orientées. Force est de reconnaître qu’il s’y joue d’importants enjeux. Mais
bien des études considèrent encore la présence des migrants en ville comme débouchant à
plus ou moins longue échéance sur un retour physique ou symbolique. Cet ancrage dans les
lieux d’origine dissuaderait ceux qui réussiraient dans l’univers « détribalisé » de la grande ville
de s’y attacher ; il les reporterait vers des opportunités d’investissement plus en rapport avec
les nécessités de la reproduction familiale et communautaire. Les fondements du capital
social et la préservation des capacités de groupe étant surtout pensés en dehors de la
métropole, la mobilité interne à celle-ci ressort en creux dans la connaissance de
l’urbanisation africaine3.
Les études urbaines consacrées au Ghana continuent ainsi de négliger le mouvement
résidentiel et l’investissement social de la ville par ses migrants. Bien des agglomérations ont
été décrites comme étant un lieu de résidence temporaire pour des populations tournées sur
le fond vers l’extérieur : l’exode international pour certains, le repli vers les communautés
d’origine au terme des vies d’actifs (Middleton, 1979). L’étude des turbulences propres à la
capitale a surtout pâti d’une approche démographique qui privilégiait les mouvements
transrégionaux et transnationaux (Caldwell, 1969 ; Ghana Statistical Service, 1995).
Non seulement les difficultés économiques et politiques qui jalonnent l’histoire nationale,
mais d’importants enjeux locaux ont d’ailleurs ravivé la perspective de migrants
structurellement indifférents à la grande ville ou exclus des affaires de la cité. Car la référence
au hometown que souligne la migration circulaire consolide aussi une conception localiste de
la citoyenneté. Fondée sur une appartenance communautaire, celle-ci s’oppose, dans bien des
débats de la gestion urbaine, à une autre définition territoriale de la légitimité politique, celle
qui repose sur l’appartenance à la Nation. D’un côté le bon droit du terroir : le ressortissant
en reste un usufruitier potentiel et un ayant droit protégé même lorsqu’il en est
provisoirement éloigné ; de l’autre l’assurance d’être citoyen partout sur le sol ghanéen dont
peut se prévaloir celui qui ferait carrière même en dehors de son lieu d’origine. Les
problèmes fonciers des villes et uns insistante démonstration par l’autochtonie (Konadu-
Agyemang, 1991) témoignent de l’acuité des enjeux politiques qu’il faut bien reconnaître tant
à la migration inter-régionale qu’au brassage intra-urbain des « natifs » et des « étrangers ».
De l’idée de populations « pseudo-citadines » à celle d’habitants en proie aux difficultés de la
vie urbaine sous ajustement structurel, tout rappelle donc à bon compte ces lieux de vie
souvent extérieurs à la capitale. L’importance acquise par le premier bassin d’emploi du pays
devrait refonder la nécessité théorique de mettre en perspective la question de la migration,
externe à la ville, et celle de la mobilité résidentielle intra-métropolitaine. Mais force est de
constater que des mutations d’ampleur : le poids croissant de la population née dans la
capitale, l’écart mis avec les autres villes du pays, la congestion urbaine, une ségrégation
3Les mutations de l’Afrique du Sud post-apartheid conduisent même certains auteurs à ne penser les
enjeux nouveaux de la mobilité intra-urbaine que comme spécificité sud-africaine, et à reproduire le
confinement problématique du reste du continent dans la perspective migratoire circulaire (Gilbert et
Crankshaw, 1999).
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 207
socio-économique montante, des blocages fonciers sérieux, n’ont pas inversé la tendance :
l’analyse de la seconde reste négligée au profit de la première.
À l’opposé d’une compréhension détournée de la grande ville, d’importantes recherches ont
été consacrées à l’insertion urbaine des migrants depuis la fin des années quatre-vingt,
notamment en Afrique francophone. La contrepartie de cette approche « en interne » est que
les études consacrées aux capitales font disparaître les enjeux socio-économiques et politiques
des lieux d’origine une fois ceux-ci classés selon des seuils démographiques. Car il s’agit
surtout de rendre compte in situ de la précarisation des conditions de vie qu’ont connue de
durables citadins, ainsi que des adaptations dont ils font preuve sur les marchés
matrimoniaux, du travail et du logement, du fait de l’ajustement structurel. Souvent traités
par la comparaison de trois cohortes générationnelles, ces processus ont été mis en lumière
dans le cadre d’une série d’enquêtes couplant migration et urbanisation (Antoine et al., 1995 ;
Ouédraogo et Piché, 1995 ; Antoine et al., 1998 ; Antoine et al., 2000). Celles-ci s’attachent à ce
qui s’entend non plus comme le provisoire d’une trajectoire circulaire, mais comme le
terminus du mouvement géographique dans une conjoncture de crise. C’est donc la
comparaison des migrants et des natifs qui sert de variable de référence, à cohorte
équivalente, et de tandem analytique de base pour la comparaison des générations citadines
entre elles.
La mobilité résidentielle intra-urbaine n’en est pas pour autant traitée de manière fine, du
point de vue des lieux de séjour retenus au moment de l’enquête et de ceux dont les habitants
rendent compte antérieurement dans la ville. Certes le nombre de logements déjà occupés
aux différents âges des individus constitue un bon indicateur de leurs cursus résidentiels. Mais
de fait sont privilégiés des « moments fondateurs » du cursus biographique, ceux qui devraient
jalonner l’ascension sociale d’une certaine promotion citadine. Or, celle-ci est aujourd’hui, au
dire même des auteurs, plus désirée que réalisée par le grand nombre des citadins dont les
autres péripéties urbaines sont, de fait, négligées. Les priorités d’analyse sont données à
l’entrée en ville des migrants, à l’accès au premier logement des jeunes, par émancipation
économique et passage à l’âge adulte, à l’accès à la propriété. Du coup, se trouvent reléguées
à l’arrière-plan des conclusions les étapes non-promotionnelles des mêmes suivis
rétrospectifs. La location, qui justifie pourtant l’essentiel des déménagements intra-urbains,
en ressort sacrifiée autant dans la recherche que dans les politiques de développement local.
Malgré la force de leurs conclusions et la reconnaissance du caractère inéluctable de
l’urbanisation sur le continent, ces travaux n’échappent donc pas à de nouveaux biais. La
décohabitation résidentielle est pensée indépendamment des conditions d’occupation, la
plupart du temps partagée entre plusieurs ménages, et de transmission intergénérationnelle
des cours citadines. Mesurée par un « logement indépendant de celui des parents », elle
rappelle une norme sociale des sociétés européennes plus que les compromis de la modernité
africaine. Difficile pourtant de rapporter « autochtones » détenteurs de prérogatives foncières
et « étrangers » au sol urbain à un commun crédit conféré à la propriété individuelle. L’âge de
sortie de l’hébergement parental, celui de l’accès à la propriété, n’engagent en outre de
comparaison entre les générations citadines que pour les hommes. Les femmes étant
considérées comme hébergées par leurs maris, leur mobilité résidentielle est soumise à celle
du ménage. L’argument est à l’évidence trop rapide, faute d’une réflexion de fond sur les
significations sociales de l’hébergement. Sa répétition d’une enquête à l’autre, en diverses
aires culturelles, laisse entendre qu’il est quasi-universel, ce que le seul contexte du Ghana
méridional dément : les filles des indigenous communities y ont l’usufruit des patrimoines
208 Villes du Sud
familiaux au même titre que leurs cohéritiers masculins, a fortiori dans les vieux quartiers ga de
la capitale où les femmes ne cohabitent traditionnellement pas avec leurs maris. Ailleurs
émergent également des stratégies féminines d’accès au foncier résidentiel dont la vocation
est de sécuriser aussi divorcées et épouses de polygames.
Enfin, l’effet de lieu n’est que peu travaillé dans ces travaux4 au-delà d’une typologie
sommaire des quartiers – lotis versus irréguliers notamment, ce qui est peu adéquat en dehors
des contextes francophones – et des modes d’occupation des logements. Négliger les
parcours internes à l’espace urbain revient alors à conférer une sur-importance aux passages
de frontières régionales, externes à la ville, que la mesure démographique ne peut ignorer du
fait de la reconnaissance statistique de la migration. Mais la possibilité d’introduire des
typologies d’étapes, selon la taille, le rang administratif et fonctionnel des localités, n’est pas
reprise quand on en vient aux composantes internes des capitales, souvent faute de données
pour cela. Le manque de raffinement spatial intra-urbain perpétue l’idée d’un déséquilibre de
nature entre migration et mobilité alors qu’il s’agirait précisément de restituer la continuité
biographique des itinéraires résidentiels.
4 Les étapes résidentielles informées dans les biographies sont bien localisées. C’est l’analyse
longitudinale et contextuelle de ces lieux dans la ville qui est semble-t-il sacrifiée.
5 L’enquête sur laquelle on s’appuie ici reprend à son compte la durée couramment retenue dans les
recensements, ghanéens inclus, de six mois de résidence stable (ou moins mais avec intention de rester
dans le logement).
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 209
perspective migratoire, les démembrements de la région ne sont eux que d’une utilité limitée
pour l’analyse intra-métropolitaine. Plutôt que de s’appuyer sur un référent territorial
unique, qui ne peut de fait être commun à toutes les amplitudes spatiales, il conviendrait mieux
d’envisager le rapport « étendue/densité de population » des unités retenues ici ou là pour la
saisie des changements résidentiels. Par son poids démographique et fonctionnel à l’échelle
nationale, le district métropolitain d’Accra, l’un des cinq de la région du Grand Accra, pèse à
lui seul autant que la région Volta à l’est du pays. Les trois districts urbains de la capitale
totalisent plus d’habitants que deux régions Northern et Upper East, les plus peuplées du
Grand Nord, qui comptent pour 19 districts dans l’espace ghanéen. Décomposer la
population et caractériser l’offre résidentielle à l’échelle des quartiers métropolitains a donc
plus de sens que de suivre de petits effectifs d’originaires de ces régions en référence aux
mailles territoriales qui fondent la notion de migration.
La distinction sémantique entre migration (internationale, interrégionale, ville-campagne,
interurbaine) et mobilité (intra-urbaine) donne surtout à penser que les mouvements
géographiques diffèrent par nature autant que par les distances en cause. On connaît dans les
agglomérations du Nord l’argument attribuant des causes plutôt économiques aux
déménagements à longue distance (insertion dans les marchés locaux du travail), tandis que
les flux de plus courte portée spatiale se comprendraient mieux en référence à l’offre de
logements (Gobillon, 2001). Mais l’approche biographique relativise cette dichotomie en
faisant apparaître, comme dans l’enquête ghanéenne, de plus subtiles transitions ou
confusions d’enjeux sur les motifs de déménagement (Bertrand, 2005b).
Le choix de l’échelle adéquate de mesure est donc décisif, et ce dès « en amont » des
trajectoires individuelles comme l’a montré l’historien Paul-André Rosental en partant des lieux
de l’émigration. Car la thèse de l’exode rural a produit une lecture tronquée des mouvements
de population dans la France du XIXe siècle (Rosental, 1999). Compléter leur analyse depuis les
turbulences d’origine, et pas seulement d’après le rapport natifs/migrants dans les « lieux
d’arrivée », conduit à réfuter l’hypothèse d’une sédentarité ancestrale, en vertu de laquelle tout
changement d’intensité reviendrait à un changement de nature. La migration lointaine s’est en
effet réalisée sur le terreau d’une forte agitation locale qui n’était pas comptée a priori comme
migration du fait de cadrages trop grossiers. La redistribution des populations relève ainsi
autant de micro-continuités biographiques, dans le continuum spatio-temporel des familles,
que de macro-ruptures historiques. Réduit au sens d’un mouvement parmi d’autres, le flux
des campagnes vers la grande ville n’apparaît plus sous l’angle du déracinement irréversible.
C’est donc aussi une complétion de l’analyse que l’on propose de faire, ici « en aval » de la
migration, et jusqu’au niveau analytique du voisinage urbain. À une échelle fine
d’observation de la discontinuité spatiale, les déménagements internes aux districts, secteurs
et quartiers du Grand Accra nous renseignent, autant que les passages de frontières
régionales dans l’ensemble composite du pays, sur la logique des parcours de migrants et sur
l’expérience sensible qu’individus et ménages aujourd’hui citadins font d’une grande
agglomération.
résidentiel des membres de ménages enquêtés en grappes. Trois d’entre elles se situent dans
le district métropolitain d’Accra qui concentre aujourd’hui 57,1 % de la population régionale
(Ghana Statistical Service, 2002) : Old Teshie, Lagos Town et New Fadama jalonnent une coupe
de la ville-centre de l’agglomération selon un critère d’ancienneté de l’urbanisation. Trois
zones illustrent ensuite la dynamique des banlieues d’Accra, les deux autres districts
urbanisés (Tema et Ga) représentant 38,9 % de la population agglomérée : à l’Est, la
cinquième Communauté de Tema-ville et le satellite populaire d’Ashaiman sont liés au
développement portuaire de Tema depuis les années soixante ; New Gbawe résume quant à
elle la manière dont les réserves foncières de l’Ouest sont plus récemment absorbées par la
demande citadine. Dans un environnement encore rural, la zone de Dodowa caractérise enfin
les petites villes situées dans l’orbite du marché du travail urbain, à la marge du Grand Accra.
Figure 1 : Localisation des zones d’étude dans quatre des cinq districts
du Greater Accra Region
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 211
● Une première option a consisté à relever les principaux jalons de l’insertion urbaine de tous
les membres des ménages enquêtés. Sont ainsi informés : la date et le lieu de naissance, l’entrée
ou le retour dans la région du Grand Accra (date et étape précédente pour les migrants),
l’entrée dans le quartier d’enquête (date et quartier précédent pour les « mobiles dans
l’espace métropolitain ») et l’entrée dans la maisonnée enquêtée (date et maisonnée
précédente pour les individus ayant déménagé dans le quartier d’enquête). Le parcours
individuel est ainsi résumé : de la migration vers la ville à l’insertion dans le quartier, puis à
des déménagements de très courte portée dans le voisinage allant même jusqu’aux
changements de logement au sein d’une même cour. À défaut d’être exhaustifs, ces repères
complètent utilement le moment fondateur que peut constituer l’étape d’entrée en ville, et
contextualisent les trajectoires dans la ville. Ils permettent surtout de relier individu par
individu mouvements externes et internes à l’espace métropolitain, et de détecter d’éventuels
décalages d’insertion urbaine entre individus relevant d’une résidence commune au moment
de l’enquête.
Les membres des ménages sont ainsi classés selon qu’ils ont fait, ou non, et cumulé, ou non,
l’expérience d’au moins un changement de logement : migration avant l’arrivée dans la
capitale pour le contexte le plus large (« mig » vs « non-mig »), mobilité interne depuis une
autre communauté que celle enquêtée pour une lecture « meso » du Grand Accra (« mob » vs
« non-mob »). Moins nombreux, les mouvements intra-quartiers6 sont négligés dans la
typologie suivante.
100%
80%
n o n -mig / n o n -mo b
60% n o n -mig / mo b
40% mig / n o n -mo b
mig / mo b
20%
0%
00-09
10-19
20-29
30-39
40-49
50-59
60-69
70 et +
Total
Les moins de 20 ans représentant 43 % des individus décomptés en 2000 et 2001, cette
première mesure fait la part belle aux résidents qui sont les moins autonomes sur le marché
du logement. Elle traduit l’apprentissage que mènent les jeunes d’une vie en mouvement,
quand d’autres études réduisent à l’inverse la question de la mobilité résidentielle aux seuls
chefs de ménage. C’est du coup un biais qui est introduit du fait que nombre de ces cadets,
plus souvent nés dans le Grand Accra que leurs aînés, s’inscrivent dans le sillage de leurs
tuteurs.
6 Les changements de maisonnée au sein du quartier d’étude intéressent 15,1 % des trajectoires
individuelles ; les changements de logement au sein de la maisonnée d’enquête en concernent 3,3 %.
212 Villes du Sud
● Une autre collecte, biographique, s’attache donc à reconstituer l’itinéraire complet d’un
sous-échantillon de 1 396 adultes sélectionnés dans les maisonnées enquêtées, à raison d’un ou
de deux par ménage7. Toutes les étapes résidentielles parcourues de la naissance au logement
enquêté sont informées : lieu du séjour, rang dans l’itinéraire, moment du déménagement,
mode d’occupation du logement et motif du mouvement.
● Enfin, le second passage d’enquête, en 2001, permet de saisir le mouvement résidentiel
intervenu dans l’intervalle d’une année, son argumentaire et son orientation géographique.
En référence aux « stables » qui n’ont pas déménagé, le flux prend acte de l’entrée de
nouveaux individus ou ménages dans l’échantillon de maisons visitées une première fois en
2000, et de la sortie d’une partie de la charge démographique observée un an auparavant.
56 % de ces « mobiles » relèvent de ménages ayant déménagé au complet, 44 % d’initiatives
individuelles vers ou depuis des ménages stables. Les deux flux manifestent surtout des
logiques différentes : accès au sol et pérégrinations locatives pour les premiers, circulations
de cadets sociaux pour les seconds.
Le faible niveau de scolarisation des citadins issus de milieux populaires conduit en effet à
une certaine prudence à l’égard de collectes biographiques à prétention trop systématique,
faisant appel à une lourde reconstitution d’événements croisés et d’épisodes anciens8.
L’option du suivi résidentiel en continu lève le doute sur d’éventuelles défaillances de la
mémoire. Elle n’en introduit pas moins ses propres limites. La perte des individus sortants de
l’échantillon n’est pas la plus gênante d’entre elles : les circonstances de leur départ et leurs
nouveaux lieux de résidence sont en effet reconstitués par des tiers dans les voisinages, dans
des proportions satisfaisantes9. L’interprétation de ces déménagements saisis dans le court
terme met en jeu davantage d’incertitudes : relèvent-ils de décisions sans réelle échéance ou
d’orientations durables en train de se fixer ?
La contribution de la mobilité aux structures du peuplement local est pourtant loin d’être
négligeable : sur les deux années d’étude, près d’un ménage sur cinq apparaît en sortie ou en
entrée dans l’échantillon du Grand Accra ; plus de 27 % des individus ont quitté ou rejoint les
zones d’étude. 9,2 % des 720 ménages et 14,5 % des 2 808 individus rencontrés en 2000
disparaissent ensuite ; en 2001, on 12,8 % de ménages entrants sont décomptés parmi les 750
présents, 16,9 % de nouveaux résidents parmi les 2 891 membres de ces ménages.
Les déplacements prennent cependant une intensité et des formes (entrées/
sorties, mouvements individuels/flux de ménages) variables dans l’espace urbain. Les fronts
de la péri-urbanisation sont mis en exergue avec jusque 42,7 % de mobiles dans la zone de
New Gbawe, 33,2 % à Dodowa. La population de Old Teshie compte au contraire parmi les
plus ancrées avec 83,5 % de stables. Certains déménagements renouvellent particulièrement
la population résidente : c’est le cas de la mobilité entrante à New Fadama et Dodowa, tandis
que la mobilité sortante est plus décisive à Ashaiman dont les locataires pâtissent de
fréquentes ejections. Le rapport entre individus et ménages penche enfin en faveur de la
mobilité des premiers à Tema Community V et des seconds à Dodowa.
7 Dans tous les cas le chef de ménage, et un autre adulte pour les ménages composés d’au moins deux
personnes et de plus d’un adulte : si possible la conjointe ou une autre personne du sexe opposé au chef
de ménage.
8 Voir les difficultés rencontrées par l’enquête « Crise et insertion urbaine à Yaoundé » (GRAB, 1999).
9 Seulement 2 à 13 % des questions posées à propos des sortants n’ont pas trouvé réponses.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 213
10 Le poids des mouvements internes au Grand Accra n’est porté à la majorité des lieux visités
occasionnellement que dans deux des zones d’enquête, peuplées pour l’essentiel d’« autochtones » ga
(Old Teshie) et shaï (Dodowa).
11 On limite ainsi les doutes subsistant sur le lieu réel de naissance des citadins et sur la distance
éventuellement prise à la naissance avec la communauté considérée d’origine par les individus et
familles : accouchement ayant suscité un séjour de plus de six mois de la mère dans son propre
hometown, déplacement vers la maternité-centre d’état civil du chef-lieu de référence, naissance
survenue lorsque les parents se trouvaient éloignés du « village » par leur travail…
214 Villes du Sud
TABLEAU 1
Lieux de visites occasionnelles des résidents stables entre 2000 et 2001,
selon la région de naissance
1. La prévalence de la mobilité
Le principe de l’enquête à passages répétés permet d’abord d’identifier les sortants des
maisons visitées. Près des quatre cinquièmes des ménages ayant déménagé après 2000 n’ont
pas quitté la région capitale ; trois sortants à titre individuel sur cinq restent également dans les
limites de la métropole. Dans les deux flux externes – 21,8 % des sorties de ménages et 39,6 %
des déménagements individuels –, le mouvement dirigé vers les autres régions du Ghana est
deux fois mieux représenté que l’expatriation vers l’étranger. Ce suivi à court terme des
populations perdues pour les zones d’étude sera plus loin confirmé par celui des populations
gagnées dans la même année, la prévalence du flux intra-urbain étant, comme pour les
sortants, encore plus manifeste dans les déménagements des ménages que dans ceux des
individus.
Il en va de même lorsque l’on s’appuie sur les parcours tracés pour tous les membres des
ménages. L’expérience de la mobilité interne à la région capitale a concerné une part
majoritaire d’entre eux : 57,6 % y ont déménagé au moins une fois si l’on ajoute aux
mouvements inter-quartiers, déjà vus, les déménagements de courte portée comptés dans la
zone ou la maisonnée d’enquête. Dans le détail, l’âge, le niveau scolaire des individus (pour
les plus de 6 ans) et leur statut professionnel (pour les plus de 12 ans) induisent le plus de
variations sur ces moyennes, les effets propres du sexe et de la zone d’étude se révélant
moins discriminants : le profil des « migrants non-mobiles » (figure 2) est sur-représenté
parmi les non-scolarisés, tandis que celui des « migrants mobiles » met en exergue les citadins
redevables des niveaux d’étude les plus élevés. L’immobilité résidentielle (« non-migrants
non-mobiles ») distingue les chômeurs et les apprentis, notamment à Old Teshie, alors qu’une
insertion urbaine plus heurtée (« migrants mobiles ») valorise au contraire le salariat privé ou
public et les zones de New Gbawe et Tema Community V.
Enfin, les biographies résidentielles complètes des adultes montrent que la moitié des 5 144
séjours reconstitués depuis leur naissance prennent place dans le Grand Accra avant le dernier
déménagement vers la zone d’enquête12, contre 45,5 % dans les autres régions ghanéennes et
12La comparaison des étapes résidentielles ne tient pas compte du lieu de vie à l’enquête, soit la zone
d’étude. Cette étape des biographies n’est en effet « finale » que par un artifice d’enquête. En faisant
216 Villes du Sud
4,2 % à l’étranger. Seuls les itinéraires reconstitués depuis la banlieue orientale placent ces étapes
dans la capitale en minorité : 47,7 % à Tema Community V et 44,7 % à Ashaiman ; mais la nuance
en faveur des autres séjours ghanéens est sur le fond complexe, mêlant l’argumentaire des
régions d’origine et celui d’étapes indépendantes des lieux de naissance.
abstraction des troncatures, qui auraient porté à 60,5 % la part du Grand Accra, on obtient une mesure
plus rigoureuse des itinéraires comptant au moins un déménagement après la naissance.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 217
au quartier d’Accra New Town qui le coiffe administrativement et à son voisin de Nima dont
il partage le caractère de zongo musulman ; les villes d’Ashaiman et de Tema sont de même
retenues dans leur ensemble plutôt que pour leurs seuls quartiers méridionaux ; l’association
Gbawe/New Gbawe/Mallam s’impose du fait des morcellements d’un même domaine coutu-
mier, etc. « L’enveloppe » urbaine ainsi considérée s’appuie donc sur des agrégats déjà
composites, mais plus cohérents du point de vue de l’histoire du peuplement local et des
rapports sociaux noués au coup par coup entre autochtones et migrants.
100%
80% East Dangbe
Gbawe
Fadama
Total
Dodowa
Ashaiman
Lagos
Teshie
Town
New
New
Tema
Old
Figure 4 : District des étapes résidentielles des adultes dans le Grand Accra, selon le lieu d’enquête
TABLEAU 2
Étapes résidentielles les plus fréquemment citées dans le Grand Accra,
selon la zone d’enquête des adultes
New
2 3 75 3 0 18 9 110
Fadama/Abeka/Darkuma
Gbawe/New Gbawe/Mallam 0 0 0 0 0 69 0 69
Total étapes souvent citées 180 137 126 364 176 129 353 1 465
Total Grand Accra 218 216 364 528 217 510 533 2 586
* hors lieux d’enquête : seuls les séjours précédents sont pris en considération
218 Villes du Sud
Des correspondances de ce type se vérifient enfin pour les entrants qui rejoignent les zones
d’étude en 2001, souvent à l’issue de déménagements de courte portée géographique. Tous
individus confondus, 40,1 % d’entre eux entrent à la fois dans la région capitale et
directement dans l’échantillon d’enquête. Mais parmi la majorité des entrants qui avaient déjà
habité dans le Grand Accra (qu’ils aient habité auparavant ou non en dehors), 64,2 %
viennent du même district de résidence que celui où ils seront enquêtés en 2001. Une
résidence antérieure proche de la maison d’enquête, dans le même secteur urbain, est encore
la situation la plus courante. Mais la correspondance entre le lieu de séjour à l’enquête et le
lieu précédent tend à diminuer lorsque l’on s’éloigne de la ville-centre de l’agglomération
vers ses périphéries.
Au total, ces diverses analyses convergent non sur leurs angles de mesure mais sur leurs
conclusions : la recomposition élargie du Grand Accra procède par à-coups de faibles
amplitudes spatiales. Le lien fonctionnel établi entre les bassins d’emplois d’Accra-Tema et
les périphéries métropolitaines n’exclut pas des logiques contextuelles plus fines, socialement
travaillées à l’occasion des déménagements, une articulation plus circonstanciée entre lieux
de « départ » et points d’« arrivée » des flux résidentiels. Ces effets de proximité manifestent
surtout l’expérience fragmentée que les habitants font des contraintes plus largement
économiques dans une métropole ségrégée : non seulement dans les trois cercles qui la
composent – ville-centre, banlieues, marges régionales –, mais encore dans l’intériorité des
secteurs urbains sur lesquels on a pu fonder les mesures les plus fines. En cela, le bour-
geonnement résidentiel à l’œuvre à New Gbawe et Dodowa, y compris vers les régions
voisines du Grand Accra, ne fait que prolonger une tendance déjà manifeste dans les années
soixante, lorsque les villes d’Accra et de Tema se constituaient en « centres émetteurs » du
mouvement résidentiel à l’échelle de l’agglomération naissante. De même que s’allongent les
navettes domicile-travail, s’élargit aussi l’aire d’influence de la métropole vers une interface
rural/urbain toujours plus lointaine.
Les orientations précises de ces flux restent pourtant largement le produit d’une donne locale.
Les filières d’accès au sol et surtout les réseaux mobilisés dans la recherche d’une location
confirment dans d’autres traitements de l’enquête l’enchâssement de pratiques a priori
marchandes dans les sollicitations d’une sociabilité de proximité. Ces circonstances de détail
font donc remonter dans l’analyse la question d’un lien social construit dans et par la ville,
dont les composantes : familiales, de classes d’âge, ethniques, corporatives et religieuses, se
mêlent de manière variable d’un contexte urbain à l’autre. Elles mettent surtout en exergue,
dans la connaissance que les citadins ont de la ville et dans l’argumentaire de leurs
déménagements, la notion de « communauté » si prégnante pour construire et
éventuellement instrumentaliser les repères identitaires ghanéens. De quoi retrouver l’enjeu
politique de la mobilisation des individus et des collectifs territoriaux face aux défis d’une
gestion urbaine décentralisée et participative.
CONCLUSION
Ni désintérêt des migrants pour la ville ; ni assignation résidentielle des citadins ; ni ubiquité
de résidents qui seraient à la fois « here and there » ! L’enquête consacrée à l’insertion
résidentielle des habitants du Grand Accra plaide avant tout pour un pluralisme
méthodologique qui doit décloisonner la compréhension du mouvement géographique
plutôt que d’en opposer les catégories particulières. Migrants et natifs, entrants directs ou
populations exposées à des changements répétés de résidence, démontrent ainsi la nécessité
220 Villes du Sud
pour la recherche de redoubler ses efforts en faveur de typologies affinées qui sont la
condition de contextualisations plus solides du fait urbain.
L’hypothèse de la mobilité interne se trouve en effet pleinement confirmée par une enquête
qui situe son originalité dans la combinaison de mesures transversales et longitudinales, dans
le dépassement d’une temporalité univoque et d’une spatialité par trop rigide. Le
mouvement en interne se trouve valorisé du fait non seulement de sa différenciation
sociospatiale dans la métropole, mais également de sa prévalence par rapport aux échanges
migratoires. L’approche retenue multiplie les angles de mesure engageant les populations
suivies, les échéances des mouvements, et leur envergure territoriale. Au plan empirique, les
données collectées en 2000 et 2001 apportent des matériaux localisés pour classer les
prolongements en ville des flux externes. Au plan théorique, elles apportent des éléments de
réfutation d’une urbanité encore souvent pensée, en Afrique, dans le registre de
l’imperfection et de l’inabouti. Au plan politique, et malgré une insistance persistante sur la
migration circulaire, la mobilité résidentielle apparaît bien comme une contribution au débat
ghanéen sur les intérêts collectifs et les ambitions individuelles qui nourrissent deux registres
de la citoyenneté : l’un fondé par des droits de terroir (je suis le ressortissant d’une
communauté), l’autre fondé sur une appartenance nationale (je suis migrant dans mon pays).
Car des redistributions d’amplitudes diverses ont bel et bien transformé les habitants du
Grand Accra en résidents « durables », conduits à des adaptations significatives sur les
marchés du logement. Le fait que cette mobilité soit de moins en moins promotionnelle au
regard des hypothèses historicistes de la « transition » vers la ville, vers l’emploi formel ou
vers la propriété individuelle, invite chercheurs et décideurs à voir dans ce processus et dans
ses formes localisées une résistance à la paupérisation que tentent les citadins en vertu de
stratégies collectives ou de marges de manœuvres fragmentaires. Plus que jamais, la
précarisation des conditions de vie urbaine subie depuis plus de deux décennies doit susciter
un intérêt renouvelé pour la mobilité résidentielle et appuyer la nécessité d’une appréhension
désagrégée des dynamiques intra-urbaines.
Saisis ici à partir de pratiques résidentielles, les enjeux locaux de la ville confirment enfin
l’acuité de la question gestionnaire, d’autant que celle-ci sollicite aujourd’hui « les
populations dans leur environnement propre ». La mobilisation de proximité est censée
donner corps à la participation populaire, mais ne peut compter sur les habitants assignés à
résidence par une trop grande pauvreté ; elle ne doit pas non oublier l’instabilité d’une
proportion croissante de résidents locataires, ni le détournement d’épargne et d’énergie
urbaine que peut encore susciter l’effet hometown. Promu au nom de la bonne gouvernance
par l’urbanisme de projets, le paradigme communautaire doit ainsi mieux prendre en compte
toute la gamme des mouvements géographiques des citadins, tant du fait de leurs origines
que du fait d’ambitions temporaires ou différées. Pas mieux que la supposée absence des
migrants de la question urbaine, l’idée préconçue de citadins « ancrés » n’aide le nécessaire
décryptage de la catégorie du local.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 221
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222 Villes du Sud
Honoré MIMCHE
Chargé de recherches
CNE-MINRESI, BP 1457 Yaoundé, Cameroun
h_mimche@yahoo.fr
INTRODUCTION
L’accroissement explosif et la concentration de la population dans les zones urbaines sont
parmi les aspects les plus marquants de l’époque moderne en Afrique noire. Car, non
seulement de nombreuses villes naissent sous l’impulsion des initiatives politiques, mais de
plus en plus elles changent considérablement sur les plans sociodémographique, spatial et
résidentiel. « De toutes les transformations qui ont affecté le continent noir depuis les années
cinquante, l’urbanisation est sans contexte la plus spectaculaire » (Dubresson et Raison,
2003, p. 101). Depuis le XVIIIe siècle, le rythme d’accroissement de la population urbaine et
du nombre de villes n’a cessé de s’accélérer. C’est d’abord dans les pays développés que ce
mouvement d’urbanisation s’est manifesté et ensuite dans le Tiers-Monde au XIXe siècle, au
point où aujourd’hui en Afrique, la croissance urbaine est parfois plus rapide qu’en
Occident (Hauser, 1965 ; Ela, 1983 ; Antoine et al., 1995 ; Gendreau, 1996).
224 Villes du Sud
En Afrique subsaharienne, le phénomène urbain s’est généralisé depuis les années cinquante,
grâce à la colonisation et son corollaire l’industrialisation1. Estimé à 14,7 % en 1950, le taux
d’urbanisation est passé à 40,5 en 2005 pour l’ensemble des pays africains, avec un rythme
moyen annuel proche de 5 %. À ce rythme, la croissance urbaine est parfois supérieure à la
croissance naturelle de la population (Antoine et al., 1995, p. 5). Toutefois, on note de fortes
disparités entre régions du continent noir, et même à l’intérieur des pays. Le Cameroun ne
fait pas exception à cette règle car, le taux d’urbanisation y connaît aussi une évolution assez
remarquable. À titre d’illustration, il a été de 45 % il y a dix ans, et atteindra 67 % d’ici 2025
(Gendreau, 1996, p. 79). La région du sud regorge plus de cités que la partie septentrionale et
la province de l’Est. Par ailleurs, l’orientation des migrants urbains vers les grandes villes
(Douala et Yaoundé principalement) fait qu’elles accueillent plus de néocitadins, qui gonflent
chaque année l’effectif de la population de ces mégalopoles. Dans ce sens, la macrocéphalie
est une spécificité du schéma d’urbanisation au Cameroun.
La ville de Yaoundé est aujourd’hui confrontée à une croissance démographique sans
précédent. Cette augmentation de la densité démographique de la capitale politique du pays
est en partie la résultante de la dynamique migratoire. Principalement due à une immigration
urbaine de populations d’origine rurale (Barbier, Courade et Gubry, 1978 ; Franqueville, 1972,
1983, 1987 ; Marguerat, 1975 ; Ngwé, 1989, Timnou, 1993 ; Antoine et al., 1995, pp. 14-15),
l’urbanisation de Yaoundé est devenue aujourd’hui trop préoccupante au Cameroun, avec
l’ensemble de problèmes qui sont liés à ce mouvement démographique2. Dans cette
dynamique de croissance de la population yaoundéenne, les citadins sont de plus en plus
confrontés au problème d’accès au logement. Même les structures immobilières informelles3
qui ont émergé parallèlement aux institutions classiques et formelles (MAETUR, SIC)4
s’avèrent inadéquates et parfois inaptes à répondre à un besoin aussi grandissant.
Plus que l’insertion socioprofessionnnelle, l’accès à un logement est une nouvelle modalité de
l’insertion urbaine durable, au vu des tracasseries des propriétaires-bailleurs. Les échecs
d’insertion résidentielle peuvent parfois conduire soit à la migration de retour, soit à
l’enrichissement, voire la complexification de la trajectoire migratoire des néocitadins, en
quête d’une identité. Si certains migrants parviennent à capitaliser leurs réseaux de relations
sociales (ethnie, famille et système de parenté…) pour avoir un logement plus ou moins
décent ou gratuit, d’autres par contre ont développé ce qu’il convient de nommer
« l’idéologie d’un chez…5 », passant par l’appropriation foncière dans les quartiers
1 Comme l’a d’ailleurs relevé le sociologue camerounais Jean-Marc Ela (1983), nous ne récusons pas
l’antériorité de l’existence de la ville à la colonisation, mais voulons juste signaler que, telle qu’elle se
présente aujourd’hui dans sa structure et ses multiples fonctions, la ville a reçu une marque indélébile
de la colonisation. Le modèle urbain qu’on a en Afrique aujourd’hui porte l’empreinte de l’économie de
traite qui a caractérisé le processus colonial.
2 Elle confronte les municipalités et les services sociaux (hôpitaux, services immobiliers, etc.) à de nouveaux défis.
3 Le secteur de l’immobilier n’est pas resté en marge du vaste mouvement d’informalisation de la vie
économique nationale. En effet, de nombreuses sociétés immobilières privées sont nées dans ce contexte
pour essayer de satisfaire une demande en logements, sans cesse croissante.
4 MAETUR : Mission d’aménagement et d’équipement des terrains urbains. SIC : Société immobilière
du Cameroun.
5 « L’idéologie d’un chez » est apparue lors de la collecte des données qualitatives comme une volonté
manifeste qu’éprouve, à un moment donné, le migrant de consacrer une partie de ses épargnes à un
investissement immobilier, afin de pouvoir s’affranchir « des tracasseries des bailleurs », en habitant
désormais « son propre logement ». C’est le plus souvent au regard du coût évolutif du loyer, face à la
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 225
périphériques de Yaoundé. C’est cette dynamique d’intégration urbaine qui fait l’objet du
présent travail, dont les données proviennent d’une enquête effectuée dans les quartiers en
plein essor6. La perspective de ce papier est d’examiner la dynamique de recomposition du
territoire urbain, à travers les stratégies résidentielles des migrants à la périphérie sud de
Yaoundé. Les difficultés de logement, les stratégies résidentielles et d’appropriation foncière
sont ici abordées en profondeur, pour rendre compte de la dynamique d’insertion urbaine
des migrants et de leur rapport au logement. L’étude examine l’évolution des modes
d’occupation des logements dans la ville, les types d’habitats qui émergent suite à une
démographie galopante, en montrant que « l’émancipation résidentielle » est un indicateur
d’une insertion urbaine durable, reposant tout le débat de l’éventuelle migration de retour,
quelles que soient les catégories socioprofessionnelles.
Par ailleurs, cette réflexion se confronte aux théories (évolutionnistes, structuro-
fonctionnalistes et fonctionnalistes) de la nucléarisation familiale en Afrique et discute des
enjeux sociodémographiques de l’appropriation foncière et de la mobilité dans le statut
résidentiel par les migrants. En effet, si les approches classiques montrent que face à la
pression économique (crise économique, pauvreté), on tendrait vers un effritement des
structures familiales des manages urbains, on est ici confronté à un paradoxe. C’est que
l’évolution des pratiques résidentielles à la périphérie de Yaoundé, caractérisée
principalement par l’acquisition d’un habitat non locatif, s’accompagne ou semble se faire
avec une augmentation des membres de la parenté (principalement de la lignée utérine) dans
le ménage ; même si ce n’est pas la descendance atteinte idéale qui se modifie. Une relation
est alors esquissée entre l’évolution des pratiques en matière de logement et les conséquences
sociodémographiques. Ce travail a trois grandes articulations : la première dresse, sous
l’angle socio-historique, l’évolution de la croissance urbaine de Yaoundé, en mettant en
exergue l’évolution de la population et les raisons sous-jacentes de cet afflux de migrants ces
dernières années. La deuxième section met en évidence, le rapport entre l’immigration
urbaine et le rapport au logement, en interrogeant les comportements spécifiques des
migrants. La dernière partie examine les enjeux et conséquences sociodémographiques de
l’accès à la propriété foncière et résidentielle chez ces nouveaux yaoundéens.
stagnation ou à la baisse des revenus, que naît cette prise de conscience. Il est donc question pour le chef
de ménage de quitter le marché locatif, pour accéder à un logement personnel.
6 Les résultats que nous présentons ici sont issus d’une recherche en cours sur les stratégies d’insertion
résidentielle des migrants dans le sud yaoundéen. Cette réflexion s’appuie sur deux types de données.
Nous nous sommes servis de la base de données d’une enquête quantitative qui a été effectuée en 2004
auprès d’un échantillon de 400 chefs de ménages (CM) dans les différents quartiers que nous avons
ciblés dans le cadre de cette étude (Odza- Messamendongo, Mvan, Ekoumdoum-Ekounou). Cette
enquête avait pour objectif d’examiner les pratiques résidentielles des populations migrantes dans les
quartiers périphériques de Yaoundé sud et les modalités d’insertion urbaine. On a également saisi
l’évolution de la structure des ménages.
En plus de ces données primaires, nous avons associé en août 2005 une enquête qualitative. Elle a été
effectuée par des entretiens biographiques avec un échantillon de trente chefs de ménages (CM),
majoritairement constitués d’hommes (23), habitant depuis huit ans en moyenne les différents quartiers
ciblés par la présente étude avec pour objectif de saisir les dynamiques d’insertion résidentielle à travers
l’implication de certains réseaux sociaux, les motivations de la mobilité résidentielle, les modalités d’accès
au logement en zone périphérique et la circulation des personnes au sein du ménage.
226 Villes du Sud
7C’est un mécanisme d’absorption des zones rurales et des localités environnantes, suite à une
expansion du noyau urbain antérieur à la fois liée au développement démographique, résidentiel et
spatial. Elle entraîne une modification considérable des limites de l’espace urbain. À Yaoundé, il s’agit
particulièrement de l’absorption des communes de Mfou, de Soa, de Mbankomo.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 227
TABLEAU 1
8 Terme utilisé en langue béti pour désigner Yaoundé. Les Béti sont les populations autochtones de la
capitale camerounaise.
9 L’expression est dérivée de la géographie de la ville de Yaoundé. Elle est également utilisée comme un
TABLEAU 2
TABLEAU 3
Cette fulgurante croissance démographique de Yaoundé a un impact sur les densités des
différents quartiers habités par les néocitadins. À titre d’illustration, Bopda (2003 : 227-232)
met en relief le fait qu’on est passé de 87 habitants/km² en 1945, puis 1 104 habitants/km² en
1976 à une densité démographique de l’ordre de 4 760 habitants/km² en 1997. En 2000,
Yaoundé regorge près de 20 % de la population urbaine camerounaise.
Ce mouvement séculaire de croissance urbaine que rien ne semble plus pouvoir enrayer met
suffisamment en exergue le fait que Yaoundé est devenu le point de mire d’une bonne partie de
la population camerounaise et africaine, car chaque jour convergent vers cette localité
d’importants flux de migrants qui s’y installent définitivement, ou qui décident en cas
d’échec d’insertion (accès à un emploi pouvant procurer de meilleur revenu, accès à un
logement) de migrer vers d’autres villes voisines. Et il reste à savoir pourquoi ils arrivent à
Yaoundé.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 229
11 À titre d’exemple, 71 % des entreprises réduisent leurs effectifs. Par la suite, les dépenses non
salariales (primes, prestations sociales et autres avantages) et les salaires directs subiront une ponction
considérable.
230 Villes du Sud
nécessaires pour leur décollage, quand on sait que les structures chargées d’offrir des facilités
(accès au crédit, micro-projets) comme le FOGAPE (Fonds de garantie et d’aide aux petites et
moyennes entreprises) étaient également en faillite. La crise devient alors un contexte
particulièrement fertile à l’émergence de nombreuses stratégies de survie chez les nouveaux
damnés du pays et surtout au développement de nouvelles dynamiques migratoires (entre
les villages et les villes, mais surtout entre les villes).
Cette crise qui a particulièrement affecté les conditions de vie des populations (Courade,
1994) a eu sur le plan sociodémographique un ensemble d’implications (Gendreau, 1998). La
migration urbaine prend de l’ampleur avec l’appuie de multiples réseaux sociaux (ethniques,
familiaux, confrériques, etc.). La ville de Yaoundé est devenue un important pôle de la
migration des populations originaires des Grassfields, de la partie septentrionale, avec ses
nombreuses possibilités d’offrir un espace fertile au développement des activités informelles
(Kengne Fodouop, 1991). C’est dans ce contexte que l’on doit comprendre et inscrire le
développement des mouvements migratoires vers la capitale camerounaise. Dans ce sens, il
apparaît que la crise a intensifié, diversifié et complexifié les flux, les trajectoires, les réseaux
et les stratégies migratoires tant à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur. Dans ce contexte de
crise, la capitale est devenue, comme l’a si bien repris l’artiste camerounais Tala André Marie,
le lieu de focalisation privilégié d’une jeunesse désemparée et rêvant d’eldorado. Et la
migration urbaine apparaît dès lors comme une sorte de calcul économique visant à
transformer les conditions de vie (Ela, 1983, p. 30). Les travaux effectués antérieurement sur
la ruée vers les capitales africaines ont montré le caractère attractif de celles-ci, à cause de la
liberté qu’elles procurent aux jeunes générations, mais surtout le niveau élevé des revenus en
ville (Dumont, 1962 , p. 71).
12On est passé de quatre communes que comptait la capitale jusqu’en 1993, à six communes absorbant
une partie des territoires des circonscriptions administratives périphériques.
232 Villes du Sud
des indemnités de logements dans le solde des fonctionnaires et la résiliation des contrats de
location des logements conventionnés suite à la crise, on a assisté au développement d’une
idéologie d’un chez soi avec pour conséquence un redéploiement spectaculaire des populations à
la périphérie où l’aliénation et la spéculation foncières prennent une ampleur inimaginable. Le
développement du secteur périurbain a dépassé le cadre des institutions chargées de la
planification urbaine pour relever d’une simple spontanéité populaire, à la faveur du vaste
mouvement de libéralisation qui a cours depuis que la crise s’est installée au Cameroun. Il s’agit
véritablement d’une transformation notoire dans les rapports au logement avec une
émancipation résidentielle.
13Face à l’importance de la demande de logement, l’État a mis sur pied des structures pour assainir le
marché du logement. Il s’agit principalement de la Société immobilière du Cameroun (SIC) fondée en
1952 et de la Mission d’aménagement et d’équipement des terrains urbains et ruraux (MAETUR) fondée
en 1977. Elles ont viabilisé des espaces et des logements pour cadres de l’administration.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 233
urbaine et résidentielle qui traduit dans les faits la recherche d’une insertion durable, doublée
à celle d’une sécurisation (résidentielle et urbaine) évidente, et dont l’apothéose est l’accès à la
propriété tant souhaitée. En effet près de 84 % des CM ont d’abord habité un autre quartier
que celui habité au moment de l’enquête. Plus de 66,5 % des CM ont changé de logement au
moins trois fois depuis leur arrivée à Yaoundé. Mais, le constat qu’il faut faire ici est que cette
mobilité se traduit également par une émancipation résidentielle dans la mesure où elle
s’accompagne d’une transformation dans la structure de l’habitat et surtout le statut
d’occupation. La migration intra-urbaine consiste en un passage du statut de locataire à celui
de propriétaire d’un logement taillé à la mesure des besoins familiaux.
TABLEAU 4
Mobilités intra-urbaine et résidentielle des CM
Mobilité intra-urbaine Mobilité résidentielle
Nombre
Nombre de quartiers habités
de
Durée de
logements Effectifs Pourcentages
citadinisation
déjà
5 et
[1à 2] [3-4] Ensemble occupés
plus
8 0 0 8 [1 à 2]
Moins 5ans 79 19,8 %
12,7 % 0,0 % 0,0 % 2,0 %
13 61 15 89
De 5 à 10 ans [3 à 4] 266 66,5 %
20,6 % 37,0 % 8,7 % 22,3 %
42 104 157 303 [5 à 6]
Plus de 10 ans 36 9,0 %
66,7 % 63,0 % 91,3 % 75,7 %
63 165 172 400 [7 et plus] 19 4,7 %
Total
100,0 % 100,0 % 100,0 % 100,0 % Total 400 100,0 %
14 C’est d’abord dans les camps SIC que l’on a vu se développer ce désir de s’approprier les logements
par la suite transformés et rebâtis sur des modèles de la « famille africaine » (avec beaucoup plus de
pièces que celles prévues au départ). La plupart des logements vendus par la SIC à des particuliers dans
le cadre d’un programme location-vente ont vu leurs modèles architecturaux se modifier
considérablement pour répondre à un ensemble de données socioculturelles locales. Mais le désir de
confort et d’avoir des espaces verts a accru l’envi de quitter ces logements économiques de la SIC.
15 En effet, l’installation des populations dans tous les nouveaux quartiers périphériques se fait presque en
violation des normes urbanistiques et de sécurité : voies d’accès, ravitaillement en énergie et en eau, etc.
234 Villes du Sud
À la faveur de la crise, on a assisté à la monté d’un désir d’habiter un chez soi, avec pour
conséquence une augmentation des spéculations foncières à la périphérie de Yaoundé
(notamment dans les quartiers de Mvan, Odza, Nsiméyong, Ahala, Nkomo, Mesaméndongo,
Damas, Etoug Ebé, Oyomabang, Nkolbisson, Ngousso, Emana, Olembé) et la création de
nouveaux quartiers. Cette périurbanisation s’accompagne d’une conurbanisation16, mais
surtout d’une grande compétition foncière dont le corollaire la consommation de l’espace
urbain par le développement d’une importante infrastructure immobilière. Plus que par le
passé, l’appropriation de l’espace urbain est au centre des enjeux de l’insertion urbaine chez
les néocitadins en quête de leur enracinement. Car comme le diraient Moles et Rohmer (1978),
la volonté de tout migrant de s’enraciner dans la ville se traduit par une appropriation légale
ou factuelle de l’espace urbain, et la plupart de ses projets, de ses actions vont dans ce but. En
faisant de l’accès à la propriété d’un logement un objectif ultime, et surtout en décidant
d’investir dans l’immobilier, les migrants montrent véritablement l’importance du logement
dans les dynamiques d’une insertion urbaine aux allures d’une autochtonisation.
Le rétrécissement des conditions de vie dû à la crise fait que pour les migrants, l’équation
résidentielle est, plus que par le passé, celui des problèmes d’insertion urbaine qui peut le
mieux permettre la réussite ou l’échec du processus d’intégration urbaine. Ainsi, « avoir son
propre logement et être épargné des tracasseries des bailleurs » (Homme, Bamiléké, 47 ans,
Odza) est, dans « un contexte où il faut désormais beaucoup se battre et se débrouiller pour
joindre les deux bouts), la manière idéale de se projeter une vie plus ou moins durable à
Yaoundé » (Femme, Bafia, 38 ans, Mvan). L’appropriation foncière et l’accès à un logement
privé qui en est le principal corollaire, sont une tendance fondamentale du marché résidentiel
urbain avec pour objectif l’enracinement urbain plus durable.
Les données du tableau n° 5 montrent que près de 69 % des migrants occupent des logements
bâtis sur les terrains « privés », même si le statut juridique peut sembler plus ou moins
précaires (avec l’obtention ou non d’un document authentique, notamment un titre foncier).
Seuls 13,5 % des CM interrogés sont titulaires de titres fonciers. Dans la plupart des cas (soit
67,3 %), ils ne sont que détenteurs de certificats de vente. C’est ce qui justifie la grande
vulnérabilité de ces nouveaux propriétaires aux conflits fonciers en milieu urbain. L’accès à la
propriété foncière montre bien le rapport entre le processus de périurbanisation et celui de
l’aliénation foncière17 car la terre est un bien faisant désormais partir du patrimoine familial
des ménages de ces personnes généralement nées hors de Yaoundé. La spontanéité populaire
est alors mise à contribution lorsque le volontarisme étatique éprouve des limites. L’accès à la
propriété foncière se fait beaucoup plus par des transactions financières (89,6 %) alors que les
institutions traditionnelles de gestion du marché foncier perdent leur importance. Seuls 6,5 %
des propriétaires ont acquis le terrain sur lequel ils ont bâti leur logement par l’héritage. De
même, 3,9 % ont bénéficié d’un don. Lorsqu’ils ont acheté le terrain, c’est généralement à
l’aide des tontines (46 %) et à travers un financement personnel (34,8 %) du chef de ménage.
Le recours à un prêt bancaire est peu courant et montre l’importance aujourd’hui accordée
aux tontines dans la vie économique nationale.
16 Elle se caractérise principalement par une absorption des territoires urbains des villes voisines (Mfou, Soa)
et des villages voisins de Yaoundé (Minkan, Messamendongo, Nkolnda, Ezazou, Ekoumdoum, etc.).
17 Les prix des terrains varient entre 2 000 francs CFA et 20 000 francs CFA en moyenne le m², selon
TABLEAU 5
TABLEAU 6
TABLEAU 7
18 Cette expression dérivée du pidgin, est beaucoup utilisée dans la province du Sud-Ouest pour
désigner la forte colonie des populations originaires du Nord-Ouest qui s’y sont installées depuis la
colonisation, principalement dans les exploitations agricoles de la Cameroon Development Coorporation où
elles clament aujourd’hui leur autochtonie. Littéralement, elle traduit l’idée d’une réticence à la
migration de retour chez les migrants.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 239
TABLEAU 8
Durée de citadinisation
Statut juridique du logement
Ensemble
occupé
< 5ans 5 à 10 ans 10 ans et +
0 66 210 276
Propriétaires
0,0 % 74,15 % 69,3 % 69,0 %
3 6 80 89
Locataires
37,5 % 6,74 % 26,4 % 22,3 %
4 13 9 26
Hébergés
50 % 14,6 % 2,9 % 6,5 %
Logés (par l’employeur 1 4 04 09
ou autre) 12,5 % 4,49 % 1,3 % 2,3 %
08 89 303 400
Total
100,0 % 100,0 % 100,0 % 100,0 %
TABLEAU 9
TABLEAU 10
19Le profil socioprofessionnel des CM montre une importante proportion des cadres et employés des
administrations publiques ou privées (62,8 %).
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 241
les ménages de propriétaires sont relativement plus grands que ceux des locataires, hébergés
et logés. Les CM propriétaires ont sensiblement deux fois plus de personnes dans leurs
ménages (7,6) que ceux qui sont propriétaires (4,1).Outre la descendance atteinte par le
ménage, il apparaît que les ménages de propriétaires accueillent beaucoup des personnes en
leur sein que les ménages de locataires, hébergés et logés. Plus de la moitié des personnes
accueillies (58,1 %) au sein des ménages des migrants résident chez les propriétaires. Les
personnes accueillies dans les ménages de propriétaires sont majoritairement issues du
lignage des conjointes que de celui du CM (473 sur les 812 personnes accueillies, soit 52,3 %
contre seulement 29,2 % parentées au CM). Ce résultat peut sembler un peut surprenant pour
une société presque patrilinéaire dans sa totalité20. Le profil des différents membres qui
composent les ménages permet de faire une typologie de structures familiales des ménages
avec une prédominance des familles élargies chez les propriétaires. À l’opposé, les ménages
nucléaires sont plus fréquents chez les locataires et les CM hébergés ou logés. Les données
qualitatives permettent de justifier cette configuration matricentrique des ménages par la
récurrence des conflits familiaux entre la femme du CM et sa belle-famille. Ce qui la
prédisposerait à plus accueillir pour des périodes relativement longues ses collatéraux.
L’accueil des personnes au sein du ménage est beaucoup plus motivé par les migrations
scolaires et la recherche d’un emploi dans tous les ménages. Dans ce sens, l’accès à l’habitat
non locatif devient un important couloir qui draine de nouveaux migrants venus du village et
qui « sont assurés qu’il y a de l’espace chez leurs frères en ville ». C’est le retour de la
solidarité mécanique dont l’effritement a été clamé par les nucléaristes-évolutionnistes, par
l’accueil progressif de la parenté au sein du ménage, renforcée par l’idée de la propriété
collective.
Chez les migrants qui sont à la recherche d’un travail en ville, habiter chez un membre de la
famille ou de l’ethnie est un moyen de faire des économies pour le loyer et l’alimentation. La
prise en charge des tiers par le chef de ménage s’intègre dans une stratégie de compensation
de la dette du migrant à l’égard de sa famille, de son ethnie car il a aussi lors de sa première
inscription urbaine bénéficié des facilités des membres du lignage (Mérabet, 1999, p. 19).
Dans ce sens, l’accès à l’emploi conditionnera le départ de ce ménage et permettra une
émancipation résidentielle par le passage du statut d’hébergé à celui de « propriétaire ».
20 C’est dans quelques groupes ethniques du Nord-ouest que l’on retrouve des clans matrilinéaires.
242 Villes du Sud
(2000, pp. 45-46) estime que : « En même temps que ces équipements limitent les contacts,
excluent la promiscuité, soustraient à la curiosité des passants et garantissent l’intimité des
occupants, ils remplissent aussi les fonctions de sélection des visiteurs agrées et d’exclusion
ou de rejet des visiteurs indésirables et indésirés ». Or, relève Singleton (cité par
Mbouombouo), « pour un Africain, programmé depuis son enfance à pratiquer une
hospitalité portes ouvertes tous azimuts, cela peut être nettement plus traumatique » car ces
équipements font sentir aux visiteurs « qu’ils ne sont pas particulièrement les bienvenus ».
TABLEAU 11
Variation de la structure familiale des ménages selon les modalités d’occupation des logements et
quelques caractéristiques des ménages et de leurs membres
Caractéristiques
Propriétaires Locataires Hébergés Logés Ensemble
des ménages
Taille moyenne 7,6 4,1 3,1 4,7 6,4
Lien de parenté
avec le CM
- CM 69,0 % (276) 22,3 % (89) 6,5 % (26) 2,3 % (09) 100,0 % (400)
- Conjoint (e) 72,4 % (367) 19,9 % (101) 5,5 % (28) 2,2 % (11) 100,0 % (507)
- Enfants (fils/filles) 70,7 % (905) 22,8 % (292) 4,1 % (52) 2,4 % (31) 100,0 % (1 280)
Personnes
accueillies
au sein du ménage
- Parents conjoint 49,4 % (117) 30,4 % (72) 11,8 % (28) 8,4 % (20) 100,0 % (237)
- Parents conjointe 62,5 % (296) 19,9 % (94) 10,8 % (51) 6,8 % (32) 100,0 % (473)
- Autre 57,8 % (59) 30,4 % (31) 8,8 % (09) 2,9 % (03) 100,0 % (102)
Total 67,6 0 % (2 020) 22,70 % (679) 6,30 % (185) 3,5 % (106) 2 999
Raisons de l’accueil
- Scolarisation 48,5 % (205) 27,4 % (116) 14,9 % (63) 9,2 % (39) 100,0 % (423)
- Accès à un emploi 83,4 % (206) 10,2 % (25) 2,8 % (07) 3,6 % (09) 100,0 % (247)
- Travail domestique 40,0 % (38) 43,2 % (41) 12,6 % (12) 4,2 % (04) 100,0 % (95)
- Autres raisons 48,9 % (23) 31,9 % (15) 12,8 % (06) 6,4 % (03) 100,0 % (47)
familiales
Total 58,1 % (472) 24,3 % (197) 10,8 % (88) 06,8 % (55) 100,0 % (812)
EN GUISE DE CONCLUSION
Cet article se proposait au départ d’analyser les dynamiques d’insertion résidentielle des
migrants dans quelques quartiers à la périphérie sud de Yaoundé. L’analyse qui a permis de
mettre en exergue la dynamique d’urbanisation et ses conséquences sur l’accès à un logement
fait constater que plus que par le passé, l’enracinement urbain semble plus se dessiner par
l’appropriation foncière et le développement d’une idéologie d’un chez. En effet, tous les CM
propriétaires s’accordent sur le fait que l’accès à la propriété et surtout l’acquisition d’un titre
foncier était leur objectif principal lorsqu’ils ont décidé d’habiter leur logement actuel.
« L’acquisition du titre foncier est très importante dans le processus territorial de leur
intégration. Sa recherche traduit une volonté d’enracinement et surtout l’espoir placé dans la
ville de Yaoundé comme milieu de vie à très long terme » (Bopda, 2003, pp. 241-242). Les
dynamiques d’insertion résidentielle, à travers l’appropriation du terrain et l’accès à un
logement, apparaissent au terme de cette analyse comme un processus d’ancrage socio-spatial
et de citadinisation. Dans ce sens, l’on rejoint Ballain-Ci et al. (1990, pp. 38) qui pense que
« l’examen attentif de l’évolution du patrimoine logement, tant dans ses aspects quantitatifs
que qualitatifs, apparaît donc comme devant être au cœur d’une réflexion sur le devenir des
villes ». La crise semble avoir suscité chez de nombreux camerounais une meilleure prise de
conscience de l’obligation d’investir dans l’immobilier. Car dans l’ensemble des ménages
observés, la plupart ont été construits après l’année 1990. Ce qui semble bien paradoxal.
Comment comprendre que ce soit dans un contexte de rétrécissement des « revenus exacts »
que se développement cette ferme volonté d’investir dans le logement dans la capitale chez
des migrants ? L’émergence d’un tel phénomène que l’on a pu qualifier ailleurs
d’émancipation résidentielle annonce–t-elle la fin de l’habitat locatif populaire dans la
capitale camerounaise ? On ne saurait le dire puisque l’acquisition d’un terrain et
l’investissement immobilier nécessite de « gros sous ». Par ailleurs, annonce-t-elle la fin des
migrations de retour ?
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REJOINDRE LE DOMICILE CONJUGAL
EN MILIEU URBAIN : IMPLICATIONS
SUR LA FORMATION DES UNIONS
ET LA VIE DE COUPLE AU SÉNÉGAL
Nathalie MONDAIN
Département de sociologie et d’anthropologie
Université d’Ottawa, Canada
nmondain@gmail.com
INTRODUCTION
La ville est réputée être un lieu favorable aux changements de pratiques sociales et ceci se
traduit entre autres au niveau des comportements matrimoniaux. Ainsi, au Sénégal, et en
milieu urbain en particulier, l’âge au premier mariage des femmes est plus élevé qu’en
milieu rural et tend à augmenter (Ndiaye et al., 1997 ; Antoine et Djire 1998 ; Antoine et Fall,
2002)1. Le report observé de la première union des femmes serait ainsi l’expression d’une
« transition de la nuptialité » particulièrement visible dans le contexte urbain en Afrique,
liée aux difficultés économiques qui conduisent à l’affaiblissement des normes
traditionnelles d’organisation sociale (Antoine, 2003). Ceci a notamment entraîné l’amorce
d’un déclin de la fécondité puisque la reproduction a essentiellement lieu dans le mariage
même si le célibat prolongé des femmes a pour conséquence une augmentation des relations
prénuptiales avec son corollaire, un risque accru de grossesses avant le mariage (Pison et al.,
1995 ; Garenne et Halifax, 2000). Par contre, on observe peu de changement dans l’intensité
de la polygamie ce qui laisse à penser que les variations pouvant affecter cette forme d’union
ne sont pas nécessairement liées aux conditions économiques des hommes (Marcoux, 1997 ;
Antoine, 2002 ; Antoine et Fall, 2002 ; Mondain et al., 2004).
Selon Mensch (2005, p. 467), parmi les changements sociaux conduisant au report du mariage
le passage de la résidence patrilocale ou matrilocale du couple à une résidence néolocale joue
sans doute un rôle important. La littérature met en évidence la relation entre la structure des
ménages et la pauvreté en montrant que la constitution du couple en un ménage autonome
1Entre 1979 et 1997, l’âge médian au premier mariage des femmes au Sénégal passe de 16,1 à 17,4 ans ;
en ville, l’âge médian passe de 18,3 ans à 19,6 ans durant la même période.
248 Villes du Sud
est fonction de son revenu. Ceci est particulièrement vrai en milieu urbain où les contraintes
tant économiques que spatiales sont exacerbées. Il semble par ailleurs qu’au-delà des contraintes
économiques l’apparition d’une nouvelle conception de la vie conjugale conduit également à
l’adoption de stratégies d’accumulation aux fins de s’installer dans un logement propre et
non avec la famille de l’un ou l’autre des membres du couple. Ces changements dans
l’organisation de la vie des nouveaux ménages qui seraient liés à l’indépendance économique
croissante parmi les jeunes sont pour l’heure très peu documentés.
Dans une société patriarcale comme au Sénégal, c’est l’épouse qui rejoint son mari, le plus
souvent au domicile des parents et collatéraux de celui-ci. Cette étape où la femme rejoint le
domicile conjugal constitue un moment clé dans le processus matrimonial au Sénégal
(comme dans d’autres sociétés africaines) dans la mesure où elle avalise définitivement
l’union et est par conséquent le plus souvent marquée par une cérémonie. On parle de
virilocalité et ce qui peut apparaître comme une simple étape correspond en réalité à une
véritable pratique sociale qui s’intègre dans le processus matrimonial et a de multiples
implications2. En milieu rural, cette pratique n’est pas questionnée et dans les rares cas où le
couple n’est pas apparenté et où la femme peut venir de l’extérieur, celle-ci n’a en général pas
d’autre choix que de rejoindre le domicile de sa belle-famille (Randall et Mondain, 2005).
Dans le contexte de la ville, les situations sont plus variées : il peut s’agir de familles
anciennes qui favorisent les alliances avec des parents ou d’autres familles avec lesquelles
elles ont des rapports privilégiés ; d’autres cas concernent des individus qui se rencontrent en
ville mais qui viennent d’ailleurs et sont coupés de leur famille restée au village. Ces
individus ne sont donc pas unis par un lien de parenté et peuvent former un couple de
manière consensuelle avec l’assentiment de leurs familles respectives. Ainsi, de manière
générale, les unions entre parents deviennent plus rares et le choix des conjoints plus
individualisé. L’un des phénomènes les plus marquants concernant les couples dakarois
réside dans leur accession de plus en plus tardive à un logement indépendant (Antoine,
2003 ; Antoine et al., 1995)3. Le début de cohabitation du couple ne peut être dissocié de la
situation de crise économique et sociale qui sévit en milieu urbain, en particulier à Dakar.
Cette étape de la vie en union s’en trouve affectée de deux façons. D’une part, la crise du
logement en obligeant les familles à vivre dans des locaux souvent très exigus, incite les
couples à se chercher leur propre logement, mettant ainsi à l’épreuve les dynamiques
familiales traditionnelles (Antoine et al., 1995 ; Antoine et Djiré, 1998 ; Randall et Mondain,
2005). D’autre part, cette même crise s’accompagnant de la précarité économique des
individus, les couples n’ont cependant pas toujours d’autre choix que de s’installer dans la
maison familiale en attendant des jours meilleurs où ils pourront assumer leur propre
logement. Par conséquent on assiste à des parcours de vie résidentielle du couple qui peut
passer d’une période de vie en collectivité chez la famille du mari préalable à une vie plus
autonome dans un logement à part. De ce point de vue, l’entrée au domicile conjugal de
l’épouse dans le contexte urbain reflète l’organisation des conditions d’existence du couple, qui,
comme dans la plupart des sociétés traditionnelles, restent fortement tributaires de la famille
celle-ci étant directement (mariages arrangés ou « orientés ») ou indirectement (nécessité
2 Et ceci est d’autant plus clair si l’on se réfère à l’ouvrage de Kanji et Camara (2000), certes controversé,
où les auteurs affirment qu’à l’origine dans les sociétés africaines le principe était que l’époux demeure
chez sa femme, et que le passage de l’uxorilocalité à la virilocalité ne s’est pas opéré naturellement.
3 Pour les hommes de la génération 1945-1954, 12 ans s’écoulent en moyenne entre leur premier mariage
MÉTHODOLOGIE
Le mariage qui s’inscrit dans le cycle de vie des individus, constitue également l’expression
de la relation d’interaction existant entre les dynamiques matrimoniales, familiales et
immobilières. De ce point de vue l’analyse des biographies constitue une voie intéressante
pour mieux appréhender la vie matrimoniale (Antoine, 2003). Cette démarche ne permet
toutefois pas de dégager la complexité des relations sociales en jeu et les mutations qui les
affectent. C’est pourquoi nous préconisons une approche qualitative, la richesse de ces
données devant nous permettre d’approfondir notre compréhension des tendances dégagées
par ailleurs. Nous utilisons un corpus de données qualitatives collectées en 1999 dans
différents quartiers de Dakar et dans la ville secondaire de Kebemer. La population visée est
d’ethnie wolof, constituée à Dakar surtout d’un sous-groupe, les Lebous.
Les sites ont été retenus pour leur relative homogénéité ethnique tout en présentant des
caractéristiques qui en font deux environnements socio-économiques fort différents. À Dakar
les quartiers retenus sont anciens et à eux trois ils rassemblent une population représentant
différentes couches de la société en termes de niveau d’instruction et de statut économique.
La population de Kebemer, quant à elle, se caractérise par une importante émigration
250 Villes du Sud
masculine vers l’Italie. Grâce aux revenus de la migration de nombreuses familles bénéficient
d’un niveau de vie relativement élevé et Kebemer est actuellement une ville secondaire bien
dotée en termes d’infrastructures sanitaire et scolaire. La relative homogénéité économique,
sociale et culturelle de la population à Kebemer favorise une certaine cohésion sociale qui se
traduit par le maintien des traditions. Cette situation diffère de celle de Dakar qui, par sa
taille et son mélange de population aux origines socio-économiques plus variées, concentre
l’essentiel des changements en cours et des tiraillements qu’ils occasionnent dans les relations
entre les générations et entre les sexes. Cela dit, le marché matrimonial à Dakar reste
segmenté, ceci étant lié à la fois à la concentration ethnique par quartier et à la fragmentation
sociale urbaine (Antoine, 2003). On peut donc s’interroger si Kebemer constitue un cas
« transitoire », les discours issus des entretiens menés à Kebemer mettant en quelque sorte les
jalons pour ce que Dakar nous apprend.
Les données avaient été initialement recueillies dans le but d’étudier l’impact de la survie des
enfants sur les comportements reproducteurs. De là le choix de différents sites pour couvrir la
diversité des niveaux de mortalité et de fécondité, des activités économiques et de l’accès aux
différents types d’infrastructures. L’importance du mariage dans le cycle de vie des individus
et notamment par rapport à la reproduction en a fait un thème central des entretiens, abordé
quasi spontanément par les répondants.
De l’ensemble des entretiens réalisés nous avons retenu les entretiens individuels (au nombre
de 98) car ils sont les plus détaillés sur le processus matrimonial des individus. Ces entretiens
ont été menés auprès d’hommes et de femmes de générations, niveaux d’instruction et donc
professions différentes. De plus, 9 entretiens de couples réalisés à Dakar ont été intégrés à
notre analyse. Les entretiens ont été enregistrés puis transcrits du wolof en français avant
d’être codifiés à l’aide du logiciel de traitement des données qualitatives QSR-NUD*IST.
Nous avons retenu la méthode de l’analyse de contenu (Sabourin, 2003) qui nous a permis de
dégager les régularités dans les propos des répondants, exprimant ainsi la logique des
comportements sociaux observés.
Le tableau 1 fournit quelques informations concernant la population ayant fait l’objet des
entrevues individuelles. On constate que les niveaux d’instruction sont plus élevés parmi les
répondants dakarois et que dans les deux cas, les hommes sont plus instruits que les femmes.
Précisons également qu’à Kebemer il y a davantage de couples polygames qu’à Dakar.
RÉSULTATS
En premier lieu, nous présentons pour chaque site les caractéristiques qui nous semblent
essentielles à notre propos. Dans l’ensemble, les discours à Kebemer semblent plus
homogènes qu’à Dakar où la plus grande variété des situations socio-économiques reflète des
réalités différentes en matière de processus matrimonial.
I) La situation à Kebemer
Cette ville, composée d’environ 15 000 habitants localisée à environ 110 km au nord-ouest de
Dakar sur la route de Saint-Louis, se situe dans une position géographiquement intéressante
dans la mesure où elle se trouve au centre d’axes de communication majeurs favorisant les
échanges entre milieux urbains et interrégionaux. La dimension la plus marquante
caractérisant cette ville réside sans aucun doute dans l’importante migration internationale de
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 251
ses habitants masculins vers l’Italie. Il s’agit de migrations économiques de longue durée
mais de retour grâce auxquelles les migrants soutiennent leurs familles et assurent le
développement social et économique de Kebemer4 (Riccio, 2006). En effet les flux monétaires
entre les migrants et leurs familles restées sur place ont engendré des investissements en
termes d’infrastructures et d’équipements dont la majorité de la population semblait
bénéficier au moment de l’enquête qualitative. Nous allons voir dans quelle mesure cette
caractéristique propre à Kebemer contribue au bouleversement du marché matrimonial local.
TABLEAU 1
4En cela Kebemer correspond à la tendance selon laquelle les villes secondaires au Sénégal connaissent
une très forte émigration (Adjamagbo et Antoine, 2002).
252 Villes du Sud
Avec ma mère – c'était un peu avant que je ne parte pour l'Italie. Un jour
j'ai appelé ma mère pour lui dire que je désirai prendre une femme et
comme elle connaissait bien celle que je voulais prendre pour épouse elle
ne s'y est pas opposé au contraire elle a encouragé ma demande et m'a
aussi conseillé de faire vite et d'en parler à mon père le plus rapidement
possible – Dés qu'il fut au courant mon père décida d'aller le jour même
voir les parents de celle que je voulais épouser. Moins d'une semaine
après j'étais déjà marié et ma femme est venu me rejoindre chez mes
parents.
Plus généralement, il semble que la pression sociale soit telle que les hommes ne se voient pas
aller à l’encontre de ces pratiques. La répartition des tâches apparaît ainsi clairement : lorsque
les fils sont en âge de se marier, la principale motivation réside dans la nécessité de fournir
un soutien pour la mère dans les travaux domestiques. Il s’agit d’une responsabilité que tous
les fils se partagent, les sœurs étant conduites tôt ou tard à quitter le foyer parental pour
rejoindre leur mari, comme l’illustre l’extrait suivant tiré d’un entretien avec un jeune homme
de 20 ans encore célibataire :
R : Moi même, je ne compte pas le faire (rire) parce que moi j'ai pour
habitude de faire toujours comme mon père. Lui quand il s'est marié il
n'est pas allé habiter ailleurs. Il a amené sa femme ici pour qu'elle vienne
aider ma grand-mère … Ce n'est pas bien d'aller habiter ailleurs alors
que sa mère est là à côté … Jamais je n'essaierai de le faire.
Cet impératif social est tel, qu’aller à son encontre peut engendrer d’importants conflits au
sein du couple :
que je lui trouve une maison à elle seule. Je ne pouvais pas l'accepter
cela…(homme de 60 ans).
Chez les hommes ceci conduit à une préférence pour les garçons en termes de descendance :
R : Parce que les garçons coûtent moins chers que les filles.… En plus, il
est évident que les filles ne vivent pas éternellement chez leurs parents
tôt ou tard elles vont partir alors que les garçons même s'ils sont mariés,
ils restent toujours à la maison pour s'occuper de leurs parents et tout ce
qu'ils auront aussi ailleurs sera pour la famille. (homme de 26 ans).
On le voit donc, les hommes à Kebemer semblent être les garants d’une certaine tradition ce
qui peut s’expliquer par la nature de leurs activités. On peut en effet penser qu’il est
important pour eux de s’assurer que leur famille ne manque de rien, non seulement en
termes monétaires, mais également domestique, ce dernier besoin étant couvert par l’entrée
de femmes dans la concession familiale.
Q : Est-il meilleur ou non d'avoir son propre logement avec son mari ?
Ou encore cette femme mariée de 69 ans :
Q : Pensez-vous que les jeunes puissent accepter d'aller vivre chez leurs
beaux-parents ?
plus jeunes femmes. Ainsi, cette jeune femme de 23 ans mariée exprime un sentiment
implicite de préférence pour une vie à part mais en même temps la difficulté à rompre avec
ces traditions dans le contexte de Kebemer :
R : La mariée préfère parfois vivre avec son mari mais, ce n'est pas
toujours le cas parce que la belle-famille s'y oppose très souvent.
Cependant, à Kébémer, les mariées rejoignent le domicile de la belle-
famille.
Q : Quelle est votre opinion sur le fait d'aller vivre chez sa belle-famille ?
R : Actuellement, très peu de jeunes filles acceptent d'aller vivre chez des
beaux parents. Elles préfèrent habiter seules avec leurs maris (…).
R : La fille aimerait bien vivre seule avec son mari mais, tel n'est toujours
pas le cas. Elle est parfois obligée d'aller vivre chez sa belle-famille. Vivre
chez sa belle-famille ne comporte aucun mal mais constitue une dure
épreuve. Il n'est pas toujours facile de trouver une belle-famille
hospitalière et souvent la belle-mère rivalise avec sa bru comme si cette
dernière lui ravissait et son fils et l'argent de son fils.
R : Ah, parce que tu n'es pas toujours libre de tes mouvements. Les gens
cherchent consciemment ou inconsciemment à te contrôler. On te fait des
reproches, ce qui peut causer des problèmes et souvent la femme ne
s'entend pas avec ses belles-sœurs, surtout si ces dernières vivent dans la
256 Villes du Sud
même maison. Il y a souvent des tensions, des frictions entre elles. Ce qui
est souhaitable, c'est de se marier et de vivre avec son mari dans sa
propre maison et non avec la belle-famille, car il y a trop de problèmes,
de mésententes qui peuvent entraîner parfois le divorce. Ce sont surtout
les émigrés qui font ça. Ils t'épousent, repartent en Italie en te laissant
chez leur mère. Même s'il ne l'envoie pas beaucoup d'argent, sa famille
pense qu'il fait fortune là-bas et que c'est toi qui dépense ou gère son
argent en secret. Ensuite certaines belles-familles pensent que les femmes
passent tout le temps chez les marabouts pour détourner l'esprit de leur
mari afin de le rejoindre en Italie. Parfois la belle-famille peut te mettre
en mal avec ton mari en racontant n'importe quoi sur toi.
Ces propos soulignent également la perception qu’ont les épouses d’être contrôlées par leur
mari via leur belle-famille en l’absence de leur époux. Ces derniers trouvent donc dans
l’intégration de leur épouse au domicile familial un moyen efficace d’asseoir leur domination
sur leur ménage.
Par ailleurs, dans la mesure où beaucoup d’hommes en ont les moyens, surtout les émigrants
vers l’Italie, l’entrée en union polygame est fréquente. Il en résulte des tensions sur le marché
matrimonial car il s’agit d’une forme de valorisation sociale que certains ne peuvent se
permettre (Randal et Mondain, 2005). En général toutes les épouses auront rejoint le domicile
de la famille du mari, que celui-ci soit présent ou non. De plus, étant souvent amenés à se
déplacer à Dakar qui centralise les moyens de transport de même que des activités
économiques complémentaires, certains hommes y ont souvent une ou plusieurs épouses :
Q : Vous m'avez dit, tout de suite, que vous n'avez pas qu'une seule
femme mais deux, sont-elles toutes les deux d'ici ?
R : Il y en a une qui est ici, l'autre est à Dakar… C'est avec elle que je suis là-
bas (homme de 49 ans)
La cohabitation entre coépouses constitue une source de tensions. Cela dit les femmes en
parlent différemment selon la génération à laquelle elles appartiennent. Ainsi, l’idée générale
que les tensions animent les ménages polygames serait un phénomène récent selon cette
femme de 61 ans :
Ah, les hommes étaient très souvent de grands polygames, ils pouvaient
même avoir jusqu'à 5 femmes qu'ils regroupaient dans la même maison.
De notre temps, les coépouses s'entendaient bien, elles cohabitaient sans
trop d'histoires alors que maintenant les coépouses passent tous leur
temps à rivaliser entre elles, à s'entre-déchirer au lieu d'éduquer
mutuellement leurs enfants.
Quelques nuances sont toutefois apportées par cette femme de 27 ans, qui, mariée dans un
ménage polygame relate de façon peu loquace les conditions de logement d’un tel ménage.
On peut supposer qu’elle ne se sente pas à l’aise pour en parler davantage dans la mesure où
elle se trouve chez les parents de son mari :
R : Ceux qui ont les moyens trouvent une demeure à chaque coépouse.
D'autres rassemblent leurs épouses sous un même toit.
Cet extrait suggère que les femmes aspirent à avoir une résidence séparée de leurs coépouses
mais cela dépend des moyens (et de la volonté) de leur époux. De plus, compte tenu du
maintien des normes traditionnelles au niveau familial, avec notamment les liens étroits
maintenus entre les hommes et leur mère, il est peu probable que la résidence séparée des
ménages polygames se généralise rapidement.
Il ne faut pas négliger l’impact que le fait d’avoir des épouses a en termes de valorisation
sociale pour l’homme. On peut en effet se demander pourquoi, compte tenu de leurs moyens,
ils n’attribuent pas à chacune de leur femme une résidence propre comme c’est souvent le cas
en ville. La seule justification du soutien domestique à leur mère semble insuffisante. On peut
supposer que la réunion des épouses dans la même concession familiale correspond à une
volonté de contrôle des faits et gestes de chacune d’entre elles comme les témoignages des
femmes semblent l’indiquer.
Conclusion Kebemer
Les échanges avec l’extérieur tendent à asseoir l’autorité et la domination des hommes de
Kebemer ainsi que celles de leurs familles plutôt que de favoriser l’évolution des
comportements et des normes régissant les relations intergénérationnelles et de genre comme
on aurait pu s’y attendre. Une explication à cela réside dans le fait que la plupart des femmes
sont exclues de ces mouvements migratoires comme l’indique Riccio (2006, p. 100) : « Ce sont
principalement les hommes, membres de la confrérie muridiyya, qui émigrent
individuellement en s’appuyant sur des réseaux et des contacts […]. En dépit du nombre de
croissant de femmes arrivées dans le cadre du regroupement familial, celles-ci restent sous-
représentées par rapport à d’autres communautés d’immigrés en Italie. Cette tendance
montre donc un style migratoire masculin et mobile. » De plus les moyens de leurs maris
n’incite pas les femmes restées sur place à chercher elles-mêmes un emploi. Par conséquent,
elles se retrouvent dans le modèle familial traditionnel où, dans la plupart des cas, elles ont
intégré le domicile conjugal qu’elles partagent avec les membres de leur belle-famille et leurs
coépouses. La richesse de ces hommes a aussi profondément bouleversé les dynamiques du
marché matrimonial notamment du fait de la forte inflation de la compensation matrimoniale
versée à la future épouse et à sa famille (plusieurs centaines de milliers de francs CFA dans la
majorité des cas). Une des conséquences est que de nombreuses femmes, souvent poussées
par leur propre mère, cherchent à marier un « Italien », à moins qu’elles ne trouvent un
homme non migrant suffisamment riche pour satisfaire les besoins qu’elles auront définis à la
lumière de ce que les migrants peuvent offrir à leurs propres épouses.
Aucun enjeu de moyens financiers n’apparaît en relation avec le logement puisque rejoindre
le domicile conjugal chez ses beaux parents est associé au respect des traditions. L’enjeu
monétaire se traduit à Kebemer surtout dans le paiement de la compensation matrimoniale
par les hommes. Ainsi, les cas de report du premier mariage chez certains couples sont avant
tout le résultat des montants de dot trop élevés. Concernant la polygamie, importante à
258 Villes du Sud
Kebemer, elle est surtout l’apanage des migrants qui, grâce à leurs revenus plus élevés,
peuvent se permettre de prendre de nouvelles épouses assez rapidement dans leur parcours
de vie matrimoniale. On ne détecte pas non plus de lien entre les aspirations en termes de
descendance et les conditions de vie des ménages. Cela dit, une volonté de changement tend
à s’exprimer chez les jeunes femmes, qui souhaitent de plus en plus vivre seules avec leur
mari plutôt que chez leur belle-famille et encore moins avec leur coépouse. Les hommes
quant à eux font de la cohabitation chez leur famille un enjeu décisif dans la formation et le
maintien de leur union. Par conséquent, les tiraillements que l’on perçoit entre aspiration au
changement et maintien des traditions reflète en même temps les risques encourus pour la
stabilité des unions.
Q : …rester avec sa femme chez ses parents, n’y a t-il pas de difficultés
dans cela ?
R : C'est un peu difficile (...) Je ne dis pas que je n'ai pas les possibilités
d'avoir un appartement, mais je me dis qu'il y a de la place et que ici
dans la famille, heureusement il n'y a pas de problème. Au lieu d'aller
chercher un appartement, de sortir quelque chose de la maison, mieux
vaut mettre ça dans la maison. Deuxièmement, essayer de mettre en
contact ma famille et la famille. Parce qu'on est obligé de vivre ensemble.
Mieux vaut commencer ça dès à présent, rapprocher les liens. Si on se
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 259
R : Je ne l'ai pas opté, cela fait partie de la tradition de vivre avec ses
parents étant mariés. Et aussi elle, elle a sa tante juste à côté c'est mon
avantage parce que je ne paie le loyer.
Q : Vous épargnez ?
R : Mon ultimatum c'est l'an 2002 pour mon projet [il veut construire une
maison] (homme de 44 ans, niveau secondaire)
On remarque que plus les hommes sont instruits et plus ils semblent rechercher une certaine
distanciation d’avec leur famille afin d’éviter les interférences dans leur vie conjugale : c’est
clairement ce qui préoccupe le plus les individus dans la mesure où ils aspirent souvent à
d’autres modes de vie et modèles de comportements que ceux de leurs aînés ; le fait d’être
contraints de vivre en collectivité avec la famille implique donc de savoir « gérer » les
relations et pressions de part et d’autre :
… je vis avec mes parents. Je dois même dire que je vis pratiquement
avec ma famille, ici à Dakar. (…). Moi, j'ai fait en sorte qu'on ne se mêle
pas de mes affaires de foyer. (…) . Mais, je vis ma vie de foyer, dans la
plus grande harmonie. Je ne fais pas de l'ingérence dans ce qui ne me
regarde pas. (homme de 31 ans, bac+4)
Certains hommes n’ont toutefois pas voulu envisager de tels compromis et ont choisi
délibérément de vivre de leur côté. :
R : J'ai préfère venir ici (...) parce que le couple s'est constitué à
l'extérieur. Il y avait l'option de rester chez moi, de faire des économies,
peut-être construire ma maison, mais en réalité, je ne pense pas qu'on
puisse faire beaucoup d'économie en restant chez ses parents, ça c'est
d'un. De deux (...) j'ai préfère venir ici, comme je dis souvent
(...)…Quand on a des problèmes, on les règle entre nous loin de la
famille. Cela ne regarde personne.
sans heurt et c'est ce qui est fait. J'ai même proposé à ma belle-mère de
venir avec nous pour qu'il n'y ait pas de heurt. Mais elle a refusé en
disant que c'est elle la doyenne de la concession. En effet, mes deux
belles-sœurs étaient là-bas avec leurs époux et enfants, mes 2 beaux-
frères y étaient aussi avec leur famille respective. (…) Alors m'a belle-
mère m'a dit qu'elle ne pouvait pas laisser toute cette grande famille et
venir vivre avec nous seuls. Elle, elle doit rester pour protéger le plus
grand nombre puisque nous, nous avons les moyens de nous installer
ailleurs. [Silence].
Ainsi une fois que l’homme s’est installé dans sa famille avec son épouse, il lui est beaucoup
plus difficile d’en sortir comme le souligne cette répondante de 29 ans :
Moi je lui dis ce que je pense de tout temps, même avant notre mariage.
Je lui disais que tu habites dans une famille nombreuse. Tu habites dans
une maison qui ne réunit les conditions pour une famille nombreuse. Je
lui conseillais d'aller chercher autre chose. C'est facile d'habiter ici et de
ne pas payer le loyer. (…) Avant il pouvait sortir. Mais maintenant c'est
difficile pour lui.
Les hommes sont un peu pris dans un engrenage : n’ayant souvent pas le choix pour des
raisons monétaires de commencer leur vie conjugale ailleurs que chez leurs parents, ils se
trouvent pris ensuite par les obligations envers ces derniers comme l’indique cette femme
mariée de 34 ans, de niveau primaire :
R : Vivre dans notre propre maison car tu pourras réaliser quelque chose.
Quand tu es ailleurs, il te faut toujours faire plus car peut-être ce que ton
mari te donne ne pourra pas couvrir tous les frais. Mais si tu es dans ta
propre maison avec tes enfants, tu prépares ce que tu as (…) et tout ce
que tu prépares vous pouvez le manger sans que personne ne soit au
courant, n'est-ce pas…
Q : Est-ce que tu penses que ton mari à la même vision que toi sur cette
question ?
Q : Quels sont vos rapports avec les épouses de vos beaux frères ?
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 261
Q : Est-ce qu'il vous arrive de discuter avec votre mari pour le choix du
logement ?
R : Oui bien sûr, le projet c'est de sortir d'ici même si on n'a qu'une seule
pièce ce serait une bonne chose pour éduquer l'enfant et nous éduquer
nous mêmes. L'idéal c'est d'habiter en ville et quitter médina car
l'environnement est malsain.
Le rôle de la belle-famille sur les relations conjugales : un risque accru de rupture d’union ?
Au-delà de l’engrenage de leurs propres relations familiales dans lequel les hommes
semblent pris, les femmes ont quant à elles à faire face aux tensions occasionnées par la vie en
collectivité avec la belle-famille. De plus elles vivent souvent leur intégration dans le domicile
familial comme un frein à leur propre développement personnel puisque leur rôle sera de
seconder leur belle-mère.
Les tensions entre l’épouse et la belle-famille ne viennent pas seulement de la belle-mère mais
également des belles-sœurs (sœurs du mari ou épouses de ses frères). Ceci illustre bien les
craintes des femmes vis-à-vis des autres femmes :
Ces ruptures semblent courantes comme en témoigne cette femme de 40 ans de niveau
secondaire :
R : Je prends mon cas. Présentement, je suis bien avec mon mari. …moi
je ne connais que mon mari et ce depuis que j'étais enfant. À l'époque, on
n’était même pas ici, on était chez lui, avec son grand frère, mais des
problèmes se sont posés. Alors, je lui ai dit que j'allais rentrer chez moi.
Q : Quels problèmes ?
R : Oui mais tu dois leur préparer à manger, les servir, des fois tu
prépares c’est bon, des fois c’est moins bon, mais tu sais les mères
vraiment c’est dur. Mais tu patientes sachant que ça finira un jour, vivre
avec les beaux-parents. C’est dur (femme de 28 ans, niveau bac).
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 263
… c’est très difficile, les études et le foyer c’est difficile. Tu dois étudier,
t’occuper de ton mari des beaux-parents parce que tu connais une
famille africaine, surtout les wolof c’est difficile, tu étudies, t’occuper de
tes beaux-parents. C’est très difficile de s’occuper des beaux-parents.
C’est très difficile. (femme de 28 ans de niveau bac qui veut poursuivre
ses études)
L’intégration au domicile conjugal peut constituer un frein au développement des femmes
pour d’autres raisons que l’arrêt des études. Ainsi, cette femme de 19 ans, niveau primaire et
mariée depuis peu a littéralement été « happée » par sa belle-famille alors qu’elle avait une
petite activité économique :
Au départ c’était très, très difficile, parce que moi, mon mari m’a trouvé
avec mon appartement, moi je vivais seule pendant 5 ans, c’était dur et
même les gens se posaient la question pour savoir comment je faisais
mais lui, il m’a beaucoup supportée (…). Si je suis restée là, à part Dieu
c’est lui parce que si c’était moi seulement je seraisi partie depuis
longtemps.
264 Villes du Sud
Deux idées ressortent donc de ces discours : les obligations des hommes envers leur famille
qui compliquent encore plus leur départ du foyer parental et les aspirations des femmes à
davantage d’autonomie pour leur couple. On voit ainsi se tisser des relations complexes entre
les différents « pôles » cohabitant : les beaux-parents, les frères et sœurs du mari, les épouses
des frères, l’épouse elle-même et enfin le couple ; les moyens de pression s’exercent alors à
travers le logement.
Q : Est-ce-que ça veut dire que avant de vous marier, vous avez d'abord
à chercher une maison, acheter une maison avant de vous marier
R : Non, je ne suis pas arriver là-bas. Parce que, je me suis dis que si
j'attends ça, il faut avoir au moins un terrain de 1 500 000 frs et pour
construire, il faut 3 à 4 millions et ça c'est le minimum. (homme de
36 ans, niveau secondaire)
Les femmes sont quant à elles préoccupées par ce phénomène dans la mesure où la
prolongation de leur célibat est difficile à vivre dans la société sénégalaise ainsi que le
suggère ce discours éloquent de cette femme de 26 ans, célibataire et de niveau secondaire :
« Si mon mari n'a pas les moyens d'avoir son propre logement, j'accepterai, d'habiter avec ma
belle-famille car je n'aurais pas de choix. Je vais y habiter en attendant que mon mari cherche
un appartement. […] Si je supporte au bout de 4 ans, je pense qu'à la 5e année, ça ira mieux,
parce que j'espère qu'en cinq ans mon mari pourra réaliser sa propre maison. […] Les
hommes n'ont pas toujours une maison au départ du mariage. Une femme qui exige son
appartement au départ risque de retarder son mariage. »
concessions ou maisons familiales appartiennent aux parents et non au mari. Par conséquent un
certain contrôle intergénérationnel s’exerce et un homme, avant de faire venir une personne
supplémentaire dans le ménage de la grande famille devra avoir l’aval de ses parents. Si les
épouses craignent que leurs belles-mères et belles-sœurs se mettent à chercher une nouvelle
femme à leur mari – ce qui explique en partie les tensions entre femmes au sein de la famille
élargie – elles savent aussi que cela peut inciter le mari à chercher une maison pour lui et sa
famille en priorité. Dans cette perspective, la belle-mère peut apparaître comme une alliée,
car seule, l’épouse aura moins d’autorité sur son mari pour arriver à ses fins :
Si elle [la belle-mère] apprend que son fils (mon mari) est entrain de faire
la cour à une autre fille, elle est fâchée contre lui et lui demande d’arrêter
de fréquenter la fille. Ainsi tous les conseils qu’elle donne à ses fils c’est
avant de chercher une 2e épouse, de trouver d’abord une maison où
mettre leur 1re femme et ses enfants, et après cela tu peux faire ce que tu
veux. (femme mariée de 29 ans)
Finalement pour certaines la seule façon de reporter cette échéance (le fait que le mari prenne
une nouvelle épouse) réside dans le fait que le mari n’a pas son propre logement. Tant qu’il
vit chez ses parents avec sa première épouse, il s’agit d’un argument auquel il sera confronté,
l’idée étant qu’avant de se permettre financièrement d’entretenir une nouvelle femme, il faut
au moins qu’il puisse assurer le logement de la première :
R : Non, parce que quelqu'un qui n'a pas encore un chez soi, lui trouver
des femmes c'est le tuer et lui créer des difficultés. (femme de 40 ans,
niveau secondaire).
En effet, comme cette femme l’exprime très clairement, il est hors de question pour elle de
cohabiter avec une coépouse si son mari en prenait une :
Q : Pourquoi ?
R : Je t’ai dit que nous sommes deux. Quand il m’a rencontrée je l’ai
présenté à mes parents et il a fait le nécessaire, on s’est marié. Ma mère a
insisté pour qu’il donne la dot car elle a dit : “ douma sarakhé ” [donner
l’aumône]. Puis on est allé chez mon mari à la Médina. Mais sa première
femme a réagi car elle, elle était chez ses beaux parents avec ses 8
enfants. Elle a amené mon mari au tribunal et ce dernier avait perdu le
procès. Alors on lui coupait presque tout son salaire, c’est pourquoi
quand mes parents m’ont demandé de retourner à la maison, il n’a rien
dit car en fait, il n’avait plus rien.
Or, si l’idéal est de fournir une maison séparée pour chacune des épouses, cela accroît
considérablement les charges du ménage et donc les tensions entre épouses. Ainsi comme
l’indique cet homme de 44 ans, avec deux épouses et 8 enfants : « Surtout […] par exemple,
ma première ne voit pas d’un bon œil que ma seconde soit chez elle avec ses enfants. Elle
croit que ça va constituer une charge supplémentaire pour moi. Elle préconise toujours
qu’elle regagne le domicile conjugal. Car dit-elle, elle est prête à partager le même domicile
avec elle. Elle ajoute que ça va diminuer mes charges. »
En définitive la polygamie est perçue comme une source de problèmes par les femmes
surtout lorsque les coépouses partagent le même foyer. Il est symptomatique que cette femme
de 35 ans, célibataire sans enfants, donc en principe prête à tout pour se trouver un mari dans
ce contexte social où le célibat prolongé pour les femmes reste très mal vu, affirme que : « Il
n’y a que des problèmes dans la polygamie surtout lorsque les coépouses partagent la même
maison. Elles peuvent se battre, se blesser entre elles, l’une peut faire perdre la tête à l’autre
en utilisant le maraboutage ou faire de telle sorte que le mari ne soit qu’avec elle. »
De plus des tensions peuvent naître entre les enfants ce qui justifie d’autant plus le fait de ne
pas vivre sous le même toit comme le suggère cette femme de 32 ans : « Vous savez la
situation de polygamie n'est jamais stable, il y a tout le temps des problèmes car les enfants
rivalisent, les mères rivalisent aussi. J'ai des amies qui ont des coépouses mais vivent cela
difficilement. Cependant il y a moins de problèmes lorsqu'elles n'habitent pas dans une
même maison. »
Finalement on peut se demander si la pression foncière existant à Dakar ne permet pas dans une
certaine mesure aux femmes de négocier davantage l’entrée en union polygame de leur mari,
forme d’union que malgré certains discours « politiquement corrects », elles rejettent de plus en
plus ouvertement. Il s’agit ici d’une problématique typiquement urbaine dans la mesure où la
question de la résidence séparée d’un ménage polygame ne se pose pas en milieu rural.
jeunes à rester dans leur propre foyer, cela complique la tâche de la mère de famille,
aujourd’hui prise entre son travail, ses enfants et d’autres travaux domestiques : « Ces
difficultés dans l'éducation des enfants sont accentuées par la tendance qu'ont actuellement
les jeunes à aller habiter seuls avec leur épouse et leurs enfants. Ce qui fait qu'ils n'ont
personne pour les aider à s'occuper des enfants. Contrairement à nous qui vivons dans une
grande famille. (…) Actuellement ma fille a 3 enfants, et avec son boulot (elle est professeur)
elle est très fatiguée et elle ne peut pas éduquer ses enfants seule, puisqu'elle habite seule
avec son mari. Elle aurait eu moins de problèmes si elle habitait dans une grande famille. Je
pense même qu'elle n'est pas trop tentée de faire d'autres enfants » (femme de 67 ans, sans
instruction).
Mais ce que les jeunes femmes perçoivent très clairement ce sont les pressions qu’elles
subissent de la part de leur belle-famille avec laquelle elles vivent concernant leurs
aspirations en termes de descendance :
DISCUSSION
Cette étude contrastant les enjeux liés à l’intégration au domicile conjugal du couple
nouvellement marié dans deux milieux urbains au Sénégal, la capitale Dakar et une ville
secondaire, Kebemer, reflète plusieurs dimensions du changement de la vie familiale. En
premier lieu l’expression d’aspirations à un certain détachement du poids de la famille aussi
bien par les hommes que par les femmes souligne une modification des normes régissant à la
fois les relations de genre et intergénérationnelles. Cependant ces nouvelles aspirations ne
remettent pas en cause le maintien des solidarités familiales, essentiel en situation de crise
comme c’est le cas à Dakar (et non à Kebemer où ce sont d’autres aspects qui prévalent). Par
268 Villes du Sud
ailleurs, quel que soit le niveau des contraintes monétaires et familiales, la polygamie semble
devoir se maintenir, ce qui confirme les travaux antérieurs montrant que dès que les hommes
en ont les moyens ils optent pour ce type d’union.
Il existe à Dakar un processus de décohabitation progressive influé par différents facteurs
dont les difficultés d’accès à l’immobilier n’en sont qu’un des aspects. Comme le soulignent
Antoine et al. (2001), la structure familiale spécifique basée sur le ménage élargi implique
différentes étapes dans le cycle de vie des individus, notamment des hommes. On pourrait
considérer que la crise économique se traduit par un recul du passage à l’âge adulte si la
décohabitation en constitue une dimension. Or, les discours à Dakar et à Kebemer montrent
qu’on ne peut pas nécessairement interpréter la décohabitation des jeunes et des couples
nouvellement mariés comme un accès à l’âge adulte dans la mesure où la norme
traditionnelle impose à ceux-ci de rester au sein de la famille du mari. On assiste donc plutôt
à des conflits de valeurs et de générations exacerbés par les difficultés économiques. De plus,
le report du mariage qu’impliquent ces contraintes monétaires favorise la formation d’unions
consensuelles avec ou sans cohabitation et visant à terme le mariage ce qui invite donc à une
redéfinition du passage à l’âge adulte des individus.
Concernant la polygamie, les hommes ne rejettent pas franchement cette institution et
lorsqu’ils le font, c’est le plus souvent pour des raisons économiques. De plus, avec
l’importance croissante des flux migratoires entre régions, campagnes et villes et
internationaux, les unions se diversifient et les hommes ont souvent conclu des mariages
dans différents endroits. Ainsi, Dakar, sensée favoriser l’adoption de nouveaux
comportements ne semble pas modifier les attitudes envers la polygamie comme l’avaient
déjà souligné Antoine et Nanitelamio (1995) ou Marcoux (1997). De ce point de vue on peut
donc considérer Kebemer comme représentant le discours le plus proche de la réalité des
hommes malgré des propos semblant parfois aller dans le sens contraire à Dakar. Par contre,
les problèmes liés à la vie en collectivité, de plus en plus contraignante et mal tolérée par les
femmes, qu’il s’agisse de leurs relations avec leur belle-famille ou leurs coépouses, favorisent
l’instabilité des unions, phénomène encore peu étudié en Afrique.
La question reste entière de savoir si Kebemer représente une phase transitoire dans les
changements d’attitudes et de comportements en matière de formation des unions et
d’aspirations concernant la descendance. À ce moment là Dakar serait en quelque sorte plus
« avancé » même si ce terme ne nous convient guère dans la mesure où il implique une sorte
de hiérarchie (« ce vers quoi il faudrait tendre »). Cela dit, il faut nuancer l’idée selon laquelle
les couples restent temporairement chez leurs parents uniquement pour des raisons
financières. Cela est vrai dans une certaine mesure, mais il existe également des solidarités
familiales intergénérationnelles qui s’exercent et incitent les fils à rester près de leurs parents
ce qui rend leur départ beaucoup plus difficile surtout lorsqu’ils ont déjà cohabité avec leur
épouse dans le domicile familial. Les hommes semblent donc tiraillés entre les moyens
économiques qui leur font le plus souvent défaut, les pressions de leur famille, celles de
leur(s) épouse(s) et éventuellement leurs propres aspirations vers une vie plus autonome.
Dans les deux cas, l’analyse des discours féminins permet de supposer que le changement s’il
intervient, sera sans doute à l’initiative des femmes. Celles-ci expriment de plus en plus
ouvertement leur rejet de la vie auprès de leur belle-famille, même les célibataires à Dakar
dont on pourrait imaginer qu’elles souhaitent se marier à n’importe quel prix compte tenu
des pressions sociales s’exerçant sur elles pour se marier. Les femmes les plus âgées finissent
par glisser dans leurs discours qu’elles ont trouvé que le fait de rejoindre le domicile conjugal
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 269
a constitué pour elles une épreuve et que parfois il est mieux de vivre séparément. Ces
discours se retrouvent surtout à Dakar et beaucoup moins à Kebemer où le maintien des
traditions et de l’autorité masculine sont vivaces. Par ailleurs, à Dakar, il semble que les
aspirations en matière de descendance soient revues à la baisse. En effet, la plupart des
adultes, parents, grands-parents, ou futurs parents craignent l’impact de conditions de vie
rendues extrêmement difficiles compte tenu de la précarité économique des ménages sur
l’éducation des enfants. Là encore, comme pour la polygamie, on peut supposer que si les
ménages en avaient les moyens, leurs aspirations seraient nettement plus élevées.
Il serait donc hasardeux de conclure que la ville favorise l’adoption d’attitudes nouvelles sous
l’effet de la diffusion de valeurs et modèles de comportements différents des anciens. Il ne
s’agit pas d’une opposition simpliste entre tradition et modernité mais plutôt d’une lutte
quotidienne pour la survie des ménages et l’espoir de garantir un avenir meilleur pour ses
enfants. Si l’on observe les discours à Kebemer, ces préoccupations ne transparaissent guère
dans la mesure où il s’agit d’une petite ville relativement riche et bien pourvue en matière
d’infrastructures scolaires. Certes, le fait migratoire est directement lié à la précarité
économique dans laquelle seraient plongés les ménages si les hommes ne se trouvaient pas
intégrés dans ce circuit. On peut supposer que si un changement de dynamique doit s’opérer,
il ne peut venir que des femmes dans la mesure où l’organisation sociale dans cette localité
repose sur une forte domination des hommes. Au contraire, dans les ménages à Dakar
plusieurs sources de revenus étant aujourd’hui indispensables pour assurer la survie du
foyer, l’intégration des femmes sur le marché du travail est devenue nécessaire ce qui est
susceptible de leur assurer une certaine autonomie et émancipation. De plus le niveau
d’instruction des femmes interrogées à Kebemer reste faible ce qui limite leur marge de
négociation au sein du couple.
L’importance de l’étape du domicile conjugal dans le processus matrimonial dans les sociétés
africaines pour déterminer le degré d’engagement du couple dans la vie conjugale a déjà été
discutée (Meekers, 1994). Cette étape est également révélatrice des dynamiques familiales en
cours, reflétant les tensions et pressions liées aux contraintes économiques et sociales locales.
Nous insistons sur l’aspect local de ces résultats dans la mesure où les discours sur cette
dimension de la vie de couple varient selon les milieux même si ceux-ci présentent certaines
similitudes. Concernant le milieu urbain, il apparaît ainsi essentiel de tenir compte non
seulement du degré d’urbanisation, mais aussi et surtout de cerner les dynamiques sociales
qui structurent les villes retenues pour l’étude, ce que le recours à des données qualitatives
rend possible. Ces résultats soulignent ainsi l’importance de détailler davantage les étapes du
processus matrimonial dans les questionnaires d’enquêtes, surtout lorsqu’il s’agit d’enquêtes
biographiques.
La prise en compte des perceptions à la fois des femmes et des hommes s’avère nécessaire
pour mieux interpréter le rythme auquel les couples évoluent d’un logement à un autre et ce
que cela reflète en termes de négociations entre les conjoints, entre les conjoints et la belle-
famille et entre le mari et ses parents. Cette dimension est d’autant plus importante qu’elle
permet de nuancer l’idée selon laquelle la ville contribuerait à l’émergence de nouveaux
statuts féminins notamment du fait de leur intégration plus grande sur le marché de l’emploi,
rendue nécessaire pour contribuer aux revenus du ménage (Adjamagbo et al., 2004). En effet,
comme l’observent Adjamagbo et Antoine (2004), « l’élargissement du rôle des femmes
signifie aussi trop souvent des charges encore plus lourdes à porter, sans que les retombées
économiques et sociales ne permettent de conclure à un progrès réel de la condition des
270 Villes du Sud
femmes. » De plus, il faut souligner que les femmes à Dakar, comme dans le reste du Sénégal,
sont valorisées par leurs qualités d’épouses faites de patience, de courage, de capacité à
travailler et à bien s’entendre avec leur entourage, notamment avec leur belle-famille. Par
conséquent, non seulement il ne leur est pas facile d’atteindre une autonomie par les activités
économiques mais en plus, elles sont astreintes à une certaine attitude qui implique une
forme d’abnégation vis-à-vis du mari et de la belle-famille (Lecarme, 1992 ; Adjamagbo et al.,
2003). Cela dit, il est symptomatique que ce soient elles qui adoptent le discours le plus clair
de rejet de la vie au sein de la belle-famille qui accroît les charges domestiques. On peut
imaginer que les femmes avec davantage d’instruction réussiront à mieux négocier ce qui
leur convient dans leur vie familiale et conjugale.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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ORSTOM, coll. « Colloques et Séminaires », pp. 295-326.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 271
INTRODUCTION
1. LE CONTEXTE DE L’ÉTUDE
1 Cette enquête s’était inscrite dans le projet IRD-IFAN (UCAD) « Crise, passage à l’âge adulte et
devenir de la famille dans les classes moyennes et pauvres » a été conduit par une équipe de
démographes, de socio-anthropologues et de socio-démographes. L’étude a bénéficié d’un financement
du CODESRIA. Elle a été menée par l’équipe Jeremi.
2 J’ai conduit les entretiens du mois de juillet 2002 au mois de février 2003, soit un an après l’enquête
biographique.
3 De plus en plus, on retient comme indicateur de nuptialité l’âge médian au premier mariage qui
donne l’âge où la moitié des femmes d’une même cohorte sont mariées.
4 Il atteint même 20,3 ans à Dakar (EDS, 1997).
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 275
monde du travail et même s’ils en trouvent, leurs salaires ne leur permettent pas de
s’autonomiser ou de prendre en charge une famille (Diagne, 2006). Plusieurs réajustements
s’opèrent tel que le « différemment » de l’entrée en couple ou la corésidence du nouveau
couple formé dans la maison des parents. Dans certains cas, le couple peut résider non loin de
la maison des parents de l’homme ou de la femme pour encore bénéficier des services de la
famille.
En effet, le coût du logement aussi bien les terrains que le loyer est très élevé par rapport au
niveau de revenu. C’est peut-être ce qui peut expliquer la densité d’occupation des logements
à Dakar. La taille moyenne des ménages est élevée (7,2 personnes), surtout dans la catégorie
intermédiaire (8,8 personnes dans le ménage) (Dial, 2006 ; Tall, 1994). Dans l’ensemble de
l’agglomération on compte une majorité de ménage locataire de leur logement. Les
contraintes de logement sont importantes à Dakar. Du fait de la crise du logement et de la
crise économique, certains hommes n’ont pas les moyens d’héberger leur épouse surtout
dans les premières années qui suivent le mariage. Les conjoints ne cohabitent pas toujours
immédiatement après le mariage. La majorité des couples cohabitant sont hébergés. Après un
an d’union, leur situation s’améliore un peu. En effet, davantage cohabitent et parmi ceux qui
cohabitent la proportion des autonomes (ayant leur propre logement) s’accroît. La tendance se
poursuit d’une année sur l’autre. Toutefois, il ne s’agit pas d’un phénomène continu, la
décohabitation peut suivre la cohabitation.
Il faut garder à l’esprit que la célébration de l’union n’implique pas automatiquement le
changement de résidence à Dakar. Nous essayons d’illustrer l’évolution de la situation
résidentielle au cours de la première année du mariage. L’union peut être scellée, et les
conjoints ne pas cohabiter ou ne plus cohabiter pour diverses raisons : financières (manque
de moyens pour payer une maison), raisons familiales, raisons professionnelles, mariage
entre citadin et famille villageoise. Cependant le couple peut cesser de résider pour
différentes raisons sans mettre pour autant fin à l’union. Les arrangements résidentiels sont
multiples. Avant d’essayer de comprendre le vécu de la pluralité des modes de résidence,
arrêtons-nous sur les détails de la rupture conjugale.
2. LA RUPTURE
Le divorce est un processus, il est souvent précédé d’une période de séparation, suivie du
départ définitif de l’homme ou de la femme. Néanmoins, il peut arriver brutalement car les
histoires d’amour ne sont pas toujours simples (Antoine et al, 2006). Voyons à présent les
conflits pré-divorces induisant la séparation, le départ de la femme ou de l’homme et enfin le
rôle que joue l’entourage immédiat des divorcés au moment de la séparation et de la
procédure.
2.1. La séparation
Lors d’une dispute, le mari peut, par colère, répudier sa femme, et le regretter plus tard car il
n’avait pas l’intention de divorcer. Il arrive également, à l’occasion d’une scène conjugale que
l’homme demande à sa femme de retourner chez ses parents jusqu’à nouvel ordre c'est-à-dire
jusqu’à ce qu’il soit disposé à reparler de leur différend. C’est une manière de laisser les
choses passer pour aborder le problème avec plus de sérénité. Craignant que les choses se
dégradent davantage avec la cohabitation durant cette période de tension, l’homme peut
276 Villes du Sud
projet de voyager c’est à la femme que revient la décision de choisir de rester dans l’union ou de
demander à être répudiée pour pouvoir se remarier si la séparation dépasse 3 mois.
7 Ce qui sous-entend la grande éventualité d’une réconciliation venant des époux sans l’intervention
d’un tiers.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 277
l’intervention d’une tierce personne pour calmer les tensions. Le recours aux parents dans le
règlement des conflits conjugaux se fait de moins en moins. Les femmes des jeunes
générations ne veulent même pas mettre leurs parents au courant dans leurs différends avec
leur époux. De plus en plus, les femmes aspirent à la résolution de leurs conflits par elles-
mêmes. Concrètement, cela se traduit par le refus de rejoindre le domicile des parents lorsque
le mari le leur demande après une dispute. Très souvent elles exigent que le conflit soit réglé
entre eux ou lorsque les différends, trop importants, ne peuvent être résolus qu’ils se séparent
une bonne fois pour toute. Les hommes dont la femme exige qu’il se prononce sur la nature
de cette séparation, se voient quelque fois contraints de répudier leur femme, alors que ce
n’était pas leur intention. Les hommes estiment normal que leurs femmes leur obéissent, à
l’inverse, les femmes ne veulent pas être renvoyées inconsidérément et perdre ainsi la
maîtrise sur les suites de leur union. C’est ainsi que certaines femmes peuvent utiliser la
répudiation comme stratégie : elles l’exigent de leurs maris, ces derniers par orgueil, se
sentent alors obligés de le faire alors qu’ils n’en avaient pas envie comme le montre le cas de
cet horticulteur de 42 ans : « Ma femme, sous les manigances de sa mère et de sa grande
sœur, m’a demandé le divorce. Elle insistait tellement que j’ai fini par la répudier car je savais
que sa famille ne voulait plus de moi, et pourtant je l’aimais encore…).
8 (Je te répudie).
278 Villes du Sud
On peut penser a priori qu’après le divorce les femmes peuvent retourner chez leurs parents
et vivre à leurs charges tandis que d’autres s’installent dans leur maison familiale tout en
étant indépendante.
ci est ta femme selon les prescriptions divines et la Sunna de Mohamed, paix et salut sur lui,
prends en soin. Si tu ne peux plus en prendre soin, tu nous la rends, elle n’est pas ton esclave,
c’est ta femme » ; c’est le sermon que les parents de la mariée, témoins du mariage à la
mosquée font à l’époux.
explications : d’une part le noyau familial ainsi constitué peut profiter des services de la
famille : manger, ou garde des enfants en cas d’activité de la femme divorcée. D’autre part,
l’autonomie résidentielle des femmes est mal perçue socialement. Pour échapper aux
stigmates déjà présents du fait du statut de femmes divorcées donc seules, les femmes jouent
la transparence avec l’entourage. Les femmes des catégories aisées rencontrent moins
d’ennuis dans la mesure où, elles peuvent disposer d’un logement autonome à condition
d’héberger une grande personne, oncle ou parent survivant, etc. Par contre les femmes des
couches aisées vivant en dehors des liens du mariage qui n’ont pas de parents à héberger sont
quelquefois contraintes de retourner chez leurs parents. Les femmes doivent composer avec
la société pour faire accepter leur autonomie.
Aida Ndiaye a vécu durant son premier et son second mariage dans sa belle-famille, à Thiès,
à 70 km de Dakar, après son divorce, elle est rentrée à Dakar, au domicile de ses parents, avec
ses trois enfants. La maison n’étant pas spacieuse, elle a pris deux chambres dans le même
quartier pour pouvoir passer la journée chez son oncle qui héberge sa mère. Quelques mois
plus tard, deux chambres de la maison de son oncle qu’occupaient des locataires se sont
libérées ; Aïda Ndiaye les a louées pour pouvoir s’installer avec toute sa famille. Elle participe
aux dépenses du ménage grâce aux revenus de son petit commerce qu’elle exerce sur le pas
de la porte de la maisonnée. Comme le montre cet exemple, les services de la famille ne sont
pas tout à fait gratuits. Le cas d’Aïda Ndiaye est assez spécifique. Son oncle héberge gratui-
tement sa sœur (la mère d’Aïda), tandis qu’Aïda Ndiaye paie la location des deux chambres
qu’elle et ses enfants occupent dans la même maison.
D’autres femmes ont les moyens financiers de leur autonomie mais en général, elles assument
mal leur statut de femmes divorcées. Pour éviter de s’afficher comme femmes seules, elles
accueillent soit leur mère, soit un des grands parents ou un oncle. En accueillant une tierce
personne, on assure la transparence aux yeux de la société du fait de la mauvaise perception
sociale de l’autonomie résidentielle des femmes. Il s’agit de montrer à la société que l’on se
conforme aux règles sociales.
plupart le domicile des parents après le divorce. Les femmes divorcées retournent chez un
parent, frère, oncle, mère mais moyennant quelquefois des réorganisations internes. La
famille n’offre presque pas de service gratuit. Les divorcées contribuent dans les charges des
familles qui les accueillent lorsqu’elles ne paient pas le loyer.
Cependant, toutes les femmes qui ont les moyens d’avoir un logement autonome, ne
s’installent pas chez elle. Nous avons rencontré dans la classe aisée des cas de femmes qui ont
un logement autonome9 mais qui, du fait de la solitude du divorce sont retournées s’installer
chez leurs parents. Il s’agit souvent de femmes âgées dont les enfants sont grands et ne vivent
plus avec eux parce qu’ils sont mariés ou qu’ils vivent hors du pays. Vivre seul apparaît
comme une difficulté sociale. Les femmes n’avouent pas qu’elles ont du mal à être seule mais
elles évoquent d’autres raisons. Elles prétextent des raisons de santé, des travaux de
construction à faire chez elle pour justifier le retour chez les parents comme Néné Sow,
propriétaire d’une villa, âgée de cinquante ans, divorcée et veuve depuis 23 ans souffrant de
goitre : « je voudrai un jour m’installer chez moi et avoir un mari mais pour le moment je
reste chez ma mère, je me soigne ».
Néné Sow a divorcé une première fois, après un remariage suivi de la naissance de deux
garçons, elle a perdu son second mari dans un accident, il y a maintenant vingt trois ans. Son
mari lui avait offert une maison qu’elle occupait au début de son veuvage mais maintenant
elle s’est installée chez sa mère en attendant dit-elle que sa santé s’améliore. Son retour chez
ses parents est cependant précédé par le départ de tous ces enfants : la fille est mariée, l’un
des garçons a un logement autonome et l’autre s’est installé à Londres. Se retrouvant toute
seule, elle s’est vue obligée de rejoindre la maison familiale. Elle dit : « l’idéal serait que je
retourne chez moi, c’est plus agréable d’être chez soi mais en même temps mon état de santé
ne me le permet pas. Mais lorsque j’irai mieux je me marierai et je retournerai dans ma
maison ».
9 La maison est louée et les revenus peuvent être des ressources complémentaires
282 Villes du Sud
son mari où vivaient déjà ses deux co-épouses. Très peu de temps après, elle a été répudiée
par son mari et donc est retournée vivre à Pikine dans sa famille d’origine aux côtés de son
père, de sa mère et de sa grand-mère. Vivre chez son mari n’a donc été qu’un très court
épisode de sa vie.
Les femmes divorcées des classes pauvres qui ont moins de moyens financiers rencontrent
plus de difficultés dans leur mode d’habitat que les femmes qui ont des revenus qui leur
permettent de se prendre en charge. Certaines femmes bénéficient de certains avantages :
lorsqu’elles héritent d’une maison familiale qu’elles peuvent l’occuper seule avec leurs
enfants ou la partager avec des frères ou sœurs. Dans ce cas, elles cumulent alors deux
avantages, celui de ne pas payer un loyer, ce qui les allègent et celui d’avoir un statut de
copropriétaire. Elles ne sont pas hébergées chez un frère ou un autre membre de la parenté et
elles n’ont donc pas un statut de subordonnée dans la résidence. Les conditions de vie des
femmes dans l’après divorce sont tributaires des conditions de vie avant mariage. C’est le
pouvoir économique de la famille d’origine de la femme qui peut faire la différence entre les
femmes divorcées.
La famille est impliquée en amont c'est-à-dire dans le mariage mais aussi en aval après le
mariage. La crise économique entraîne des difficultés d’autonomie des couples. D’une part
parce que l’urgence et la nécessité du mariage poussent souvent les candidates au mariage à
contracter des unions avec des hommes qui n’ont pas les moyens de les héberger, d’autre part
la cherté du loyer n’incite pas les jeunes couples qui n’ont pas encore leur propre maison de
quitter le domicile de leurs parents, sous la contrainte de construire d’autres pièces.
10Généralement, c’est seulement lorsqu’il doit passer la nuit avec elle qu’il lui donne la dépense
quotidienne. Les enfants de la femme n’étant pas à sa charge ni pour l’habillement, la scolarisation ni
pour la santé. Il peut contribuer cependant lorsqu’il le désire.
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 283
dans la même maison. Mame Adama est comptable et participe aux charges au même titre
que son frère. Outre son frère, la maison accueille aussi la fille de Mame Adama et son enfant,
car le mari de sa fille vit en Italie. Après son remariage, Mame Adama reçoit son mari chez sa
mère à la fin de chaque mois ou les quinzaines, car il travaille hors de Dakar.
Dans ces grandes familles il y a souvent plusieurs unités familiales, c'est-à-dire plusieurs
couples avec leurs enfants. Dans tous les cas la femme divorcée qui s’y installe est obligée de
corésidence avec des tiers.
perspective de remariage de la femme. L’échec du premier mariage n’est pas suffisant pour
ne pas se remarier. Il arrive que la femme choisisse de ne pas se remarier tout de suite ou de
rester divorcée. Dans ce cas un certain nombre de conditions doivent être réunies.
12 En général, une domestique se charge du linge de manière hebdomadaire dans les foyers
286 Villes du Sud
Les choses se présentent différemment pour les jeunes générations de femmes. Leurs parents
sont souvent encore actifs lorsque le divorce est précoce. Elles peuvent s’installer chez ces
derniers et bénéficier de leur soutien. La garde des enfants ne posant pas de grandes
difficultés dans cet espace familial, elles peuvent mener des activités génératrices de revenus
facilement. Celles qui avaient démarré timidement une activité avant leur mariage en
profitent pour le poursuivre. Il faut peut-être rappeler que la famille (le père de famille et les
grands-frères et grandes-sœurs) a une obligation de prise en charge économique de la jeune
fille célibataire. Théoriquement, lorsqu’elle divorce, la famille devra réitérer ce soutien et son
ex-mari doit contribuer à l’entretien de ses enfants. Cette prise en charge de la femme à
nouveau par sa famille implique un pouvoir de décision sur elle. La recherche de l’autonomie
financière des jeunes filles et des femmes est sous-tendue par la recherche d’un pouvoir
décisionnel. Ne voulant pas être noyées dans le groupe, les femmes divorcées sont à la
recherche d’une indépendance économique pour pouvoir donner à leur nouvelle vie
l’orientation qu’elles souhaitent.
CONCLUSION
L’accès au logement est de plus en plus difficile à Dakar et les couples qui se forment
éprouvent de plus en plus de difficultés à se loger. Il existe une pluralité de dispositions pour
pouvoir vivre maritalement après la célébration de l’union. Les femmes vivent chez les
parents avant le mariage jusqu’au mariage, après elles rejoignent le domicile du mari. En cas
de divorce et quelquefois de veuvage, elles retournent chez les parents. Cependant de nos
jours les choses ne se passent plus de manière linéaire. Elles peuvent ne pas quitter le
domicile des parents après le mariage. Plusieurs causes sont à l’origine de ces perturbations :
le manque de moyens des hommes de pouvoir loger leur épouse du à l’absence ou
l’insuffisance des ressources (inactivité ou faible rémunération). Comme nous l’avons vu, les
couples mettent en œuvre plusieurs stratégies pour avoir une vie de couple. La notion de
ménage n’est d’ailleurs pas apte à rendre compte de ces complexités résidentielles (Osmont,
1987).
La famille est impliquée en amont c'est-à-dire dans le mariage mais aussi en aval après le
mariage. La crise économique entraîne des difficultés d’autonomie des couples. D’une part
parce que l’urgence et la nécessité du mariage poussent souvent les candidates au mariage à
contracter des unions avec des hommes qui n’ont pas les moyens de les héberger, d’autre part
la cherté du loyer n’incite pas aux jeunes couples qui n’ont pas encore leur propre maison de
quitter le domicile de leurs parents, sous la contrainte de construire d’autres pièces. Les
femmes divorcées retournent chez un parent, frère, oncle, mère mais moyennant quelquefois
des réorganisations internes. La famille n’offre presque pas de service gratuit. Les divorcées
contribuent dans les charges des familles qui les accueillent lorsqu’elles ne paient pas le loyer.
Il existe une interrelation entre le couple et leurs familles. Ces dernières (fréquemment celle de
la femme) offrent souvent aux mariés qui n’ont pas encore les moyens de corésider, les
opportunités de pouvoir se rencontrer. Comme on le constate, l’aide des familles est cruciale
pour permettre un semblant de relations communes lorsque la cohabitation n’est pas possible.
Après l’union aussi les femmes qui avaient rejoint le domicile du mari ou des parents de celui-ci
ont des stratégies pour se loger. Certaines d’entre elles retournent dans leur famille tout en
participant dans les charges du ménage, elles peuvent même être des locataires des parents.
Celles qui n’arrivent pas à se réinstaller dans la maison des parents ni chez un autre parent
Partie 3 : Migration, mobilité intra-urbaine et diversité des itinéraires 287
disposant d’espace pour celle-ci et ses enfants, trouvent une chambre en location non loin de la
maison familiale. Cette proximité avec la demeure des parents a deux explications : d’une part le
noyau familial ainsi constitué peut profiter des services de la famille : manger, ou garde des
enfants en cas d’activité de la femme divorcée. D’autre part, l’autonomie résidentielle des
femmes est mal perçue socialement. Pour échapper aux stigmates déjà présentent du fait du
statut de femmes divorcées donc seules, les femmes jouent la transparence avec l’entourage. Les
femmes des catégories aisées rencontrent moins d’ennuis dans la mesure où, elles peuvent
disposer d’un logement autonome à condition d’héberger une grande personne, oncle ou parent
survivant, etc. Par contre les femmes des couches aisées vivant en dehors des liens du mariage
qui n’ont pas de parents à héberger sont quelquefois contraintes de retourner chez leurs parents.
Les femmes doivent composer avec la société pour faire accepter leur autonomie.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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288 Villes du Sud
Jean-François KOBIANÉ
Institut supérieur des sciences de la population (ISSP)
Université de Ouagadougou, Burkina Faso
jfkobiane@issp.bf
INTRODUCTION
À dix ans de l’horizon fixé par les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), le
constat est là, indéniable : nombre de pays en développement ne seront pas en mesure de
réaliser l’éducation primaire pour tous d’ici 2015 (Nations unies, 2005). Le Rapport sur le
bilan de l’Éducation pour tous (EPT) de 2002 estime que « près d’un tiers de la population
mondiale vit dans des pays où la réalisation des objectifs de l’EPT reste un rêve plutôt qu’une
proposition réaliste, à moins d’un effort considérable et concerté » (UNESCO, 2002, p. 15). Par
ailleurs, selon ce rapport, la majorité des 28 pays qui risquent de ne pas du tout atteindre l’un
des objectifs de l’EPT se situe en Afrique subsaharienne.
Dans cet ensemble que constituent les pays en voie de développement, l’Afrique
subsaharienne demeure donc non seulement la zone la moins scolarisée, mais aussi celle où
les défis de l’EPT se posent avec le plus d’acuité. En proie à des difficultés économiques mais
aussi politiques depuis deux décennies à présent, plusieurs pays dans cette région sont en
train (sinon sur le point) de voir s’estomper les effets positifs des nombreux efforts et progrès
réalisés en matière d’éducation depuis les indépendances.
Les raisons des faibles niveaux de scolarisation observés en Afrique subsaharienne sont
multiples, voire complexes : elles sont d’ordre historique, social, économique et
démographique. Elles révèlent également de niveaux différents : niveau micro en référence
aux familles et aux ménages, niveau macro eu égard aux politiques nationales et
internationales. Pour nombre d’auteurs, les conséquences des politiques économiques
austères (notamment les programmes d’ajustement structurel, la dévaluation monétaire, etc.),
parmi lesquelles le processus de paupérisation en cours dans plusieurs pays, serait l’un des
moteurs des déclins observés dans les systèmes éducatifs africains. Certes il y a eu une
292 Villes du Sud
MÉTHODOLOGIE
1En réponse aux critiques exprimées sur les conséquences néfastes des PAS par certaines institutions
des Nations unies, notamment l’UNICEF (cf. Cornia et al., 1987).
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 293
questions d’ordre méthodologique auxquelles il n’est pas aisé de répondre : Handa et King
(2003) soulignent deux principaux défis lorsqu’on s’intéresse à mettre en évidence de tels
effets : l’une est comment isoler l’impact réel des réformes liées au PAS de ceux d’autres
facteurs. L’autre est de savoir si la détérioration généralement observée après la mise en place
des PAS aurait été moindre sans cet ensemble de réformes, dans la mesure où, dans bien des
cas, les PAS sont parties intégrantes des conditionnalités de prêts octroyés par le Fonds
Monétaire International à des pays dont l’économie est en détresse et connaît des sévères
crises de la balance des paiements.
Dans plusieurs pays africains, on dispose à présent d’au moins deux sources de données
d’enquêtes au niveau national permettant, à des degrés divers, de décrire les tendances de
nombreux phénomènes sociaux et démographiques. L’une de ces sources de données demeure
évidemment les Enquêtes démographiques et de santé (EDS). Les EDS ont connu différentes
phases avec une évolution des thématiques abordées, tant en terme d’ajout de nouveaux
modules que d’abandon de certains. Ainsi, dans le domaine de l’éducation, les premières EDS
(phase 1) qui ont été réalisées au milieu des années quatre-vingt, n’ont malheureusement pas
collecté de données sur la scolarisation. C’est le cas par exemple, pour les pays de l’Afrique de
l’Ouest francophone, du Sénégal (1986), du Mali (1987) et du Togo (1988). Cela constitue une
contrainte majeure, dans la mesure où certains de ces pays (par exemple le Mali) ont connu plus
tôt des politiques d’ajustement que d’autres comme le Bénin ou le Burkina Faso. Comme le
montre la figure 1 (en annexe), on voit bien que par delà certaines mesures économiques (comme
la dévaluation du franc CFA) communes à l’ensemble de ces pays qui font partie de l’Union
économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), chaque pays a sa propre dynamique quant à
la mise en place des PAS. Il y a, par exemple, dix ans entre la mise en place du PAS ivoirien
(1981) et celui du Burkina Faso (1991).
Par conséquent, les bornes de l’intervalle de temps à considérer pour analyser les effets
potentiels de la crise ne sont pas forcément les mêmes pour tous les pays.
Finalement, compte tenu de la disponibilité des données, notamment les questions relatives à la
scolarisation, seules cinq capitales sont étudiées2 : deux capitales de pays côtiers (Abidjan et
Cotonou) et trois capitales sahéliennes (Bamako, Niamey et Ouagadougou). Pour les mêmes
contraintes, les sources de données considérées sont uniquement des EDS réalisées au cours
de la décennie 90 et en début 2000. Excepté le Burkina Faso pour lequel l’EDS de 1992-1993
peut être considérée comme reflétant la situation de début de la mise en place des PAS, pour
les autres pays, les données s’inscrivent dans une période bien après la mise en place de ces
politiques. Ainsi, pour Abidjan et Bamako, la période d’analyse se situe à plus de dix ans
après la mise en place du PAS, alors que pour Cotonou et Niamey, elle se situe
respectivement à six et cinq années du début du PAS (figure 1). Par ailleurs, une autre limite
de l’analyse comparative entre différents pays a trait à l’intervalle de temps pour l’analyse
des changements, et qui est assez variable : quatre années pour Abidjan à plus de onze
années pour Ouagadougou (tableau 1 en annexe). En effet, il est plus probable d’observer des
changements sur une période de dix ans qu’une période de quatre ans.
2 Disons que dès le départ nous n’avions pas inclus le Sénégal (Dakar), car nous voulions, dans un souci
de comparaison considérer trois capitales côtières (Abidjan, Cotonou et Lomé) et trois capitales
sahéliennes (Bamako, Niamey et Ouagadougou). Malheureusement, la disponibilité des données s’est
révelée par la suite une contrainte majeure pour Lomé.
294
TABLEAU 1 Quelques informations sur les données utilisées (Enquêtes démographiques et de santé)
Villes et années
Abidjan Cotonou Bamako Niamey Ouagadougou
Années 1994 1998-1999 1996 2001 1995-1996 2001 1992 1998 1992-1993 2003
Période juin-nov. sept.-mars Juin-août août-oct. nov.-avril janv.-mai mars-juin mars-juill. déc.-mars juin-nov
Mi-période 31 août 15 déc. 15 juillet 15 sept. 31 janvier 15 mars 31 août 15 mai 31 janvier 31 août
Intervalle (années) 4,3 5,2 6,1 5,7 11,6
Effectif des 7-14 ans 1129 794 564 706 1237 1915 1435 985 1624 472
Filles 656 439 299 391 699 1074 793 517 844 271
Villes du Sud
Garçons 473 355 265 315 538 841 642 468 780 201
Rf 1,39 1,24 1,13 1,24 1,30 1,28 1,24 1,10 1,08 1,35
Effectif des 15-19 ans 682 567 286 408 618 1136 722 612 1009 365
Filles 375 336 151 221 364 694 370 320 488 210
Garçons 307 231 135 187 254 442 352 292 521 155
Rf 1,22 1,45 1,12 1,18 1,43 1,57 1,05 1,10 0,94 1,35
Que ce soit le niveau d’instruction du chef de ménage où le sexe du chef de ménage, les
distributions ne changent pas fondamentalement dans le temps. On note toutefois, à Bamako,
une légère augmentation de la proportion des enfants résidant dans des ménages dirigés par
une personne du niveau secondaire ou plus. De même, à Ouagadougou, la proportion
d’enfants résidant dans des ménages dirigés par une femme a légèrement augmentée. Un
autre résultat, opposant une fois encore les capitales côtières aux capitales sahéliennes : dans les
premières les enfants résidant dans des ménages dirigés par une personne ayant le niveau
secondaire ou plus sont en proportion plus importante, alors que dans les secondes, c’est
davantage dans les ménages dirigés par une personne n’ayant aucun niveau d’instruction
que l’on retrouve les enfants d’âge scolaire. Globalement, les distributions ne changent pas
dans le temps et on peut donc en conclure que les échantillons urbains dans chaque pays sont
comparables dans le temps.
Variable dépendante
La variable dépendante est la fréquentation scolaire au moment de l’enquête. Cet indicateur
est calculé à partir de la question communément posée dans les EDS et demandant si
l’individu « est toujours à l’école au moment de l’enquête ». L’éducation primaire reste sans
aucun doute le principal défi compte tenu des faibles niveaux de scolarisation observés dans
plusieurs pays africains. Cependant, il devient impérieux d’accorder un intérêt majeur à
l’éducation postprimaire si on veut conserver les effets cumulatifs et de long terme de
l’éducation. Dans plusieurs pays, des efforts énormes ont été consentis dans le
développement quantitatif du primaire. Certes, il demeure toute la question de la qualité de
l’école et des acquis scolaires, mais dans plusieurs villes, le phénomène d’engorgement des
classes du primaire est tel que des questions se posent quant à la poursuite de la scolarité au-
delà du primaire. Aussi, dans le cadre de cette recherche, nous nous intéressons aussi bien à
la fréquentation scolaire des 7-14 ans qu’à celle des 15-19 ans. Le choix des 7-14 ans se justifie
par le fait que dans les pays concernés par l’étude l’âge officiel d’entrée à l’école est soit de
6 ans, soit de 7 ans. La scolarité au primaire y dure 6 ans et compte tenu de la possibilité de
redoubler au moins une fois, il est assez courant de retrouver des enfants de plus de 11 ans
ou 12 ans dans le primaire. Le groupe d’âge 15-19 ans permet de prendre en compte la
fréquentation au premier cycle du secondaire.
Variables indépendantes
La littérature sur les déterminants de la demande scolaire en Afrique subsaharienne met en
évidence l’importance de certaines caractéristiques de l’enfant (sexe, statut familial…), du
ménage (sexe, niveau d’instruction, statut matrimonial du chef de ménage, structure par âge
et sexe des membres du ménage, niveau de vie du ménage) comme variables explicatives des
comportements en matière de scolarisation (Kobiané, 2006 et 2001 ; Lloyd et Blanc, 1996 ;
Marcoux, 1994 et 1998 ; Pilon, 1995 ; Pilon et Yaro, 2001). Les variables retenues dans cette
étude se situent à l’intérieur de cet ensemble de déterminants de la scolarisation et en tenant
compte de la disponibilité de l’information dans les différentes sources de données. Pour
chacune des capitales et sources de données, nous avons considéré neuf variables au total :
– Au niveau de l’enfant : le sexe, le statut familial, l’âge et le carré de l’âge : l’âge et le carré de
l’âge interviennent pour rendre compte de la nature de la relation entre l’âge et la
fréquentation scolaire qui est plutôt curviligne (relation d’ordre 2) ;
– Au niveau du chef de ménage : le sexe, le niveau d’instruction et l’âge ;
298 Villes du Sud
Méthodes d’analyse
Nous recourons aussi bien à des méthodes descriptives qu’à des méthodes explicatives. Sur le
plan descriptif, une série d’analyses bivariées sont effectuées afin d’apprécier l’association
entre chacune des variables indépendantes d’intérêt (sexe de l’enfant et niveau de vie du
ménage) et la fréquentation scolaire. Par ailleurs, pour mieux évaluer l’évolution des taux de
fréquentation scolaire, nous procédons aussi à des tests statistiques des différences de taux
fréquentation scolaire observées dans le temps.
En termes de méthode explicative, compte tenu de la nature dichotomique de la variable
dépendante (fréquentation scolaire ou non), l’une des méthodes log-linéaires adaptées est le
modèle logit ou, dans sa forme multiplicative que nous adopterons, le modèle logistique. Les
rapports de chances (odds ratios)5 seront utilisés pour rendre compte des écarts entre catégories.
RÉSULTATS
Dans cette partie consacrée aux résultats, nous présenterons tout d’abord quelques résultats
descriptifs sur l’évolution des taux de fréquentation scolaire dans les différentes capitales
ainsi que sur les indices d’inégalités, d’une part entre garçons et filles et d’autre part, entre
« très nantis » et « très pauvres ». Ensuite, nous procéderons à une synthèse des résultats des
analyses multivariées. Il ne s’agit pas ici de présenter l’ensemble des résultats issus des
analyses multivariées. Il s’agit plutôt de voir si les écarts observés au niveau bivarié entre
3 Pour une vue d’ensemble des méthodologies de construction des proxys de niveau de vie et leur
application à la relation “pauvreté/scolarisation”, voir p. ex. Kobiané (2004). À partir des questions sur
la possession d’un vélo, d’une motocyclette et d’une automobile, nous avons créé une variable
« principal moyen de déplacement ».
4 De la modalité la « moins bonne » (valeur 1) à la modalité la « plus bonne » (valeur k, k étant le nombre
total de modalités de la variable). Par exemple, pour la nature du sol, la cote la plus faible est attribuée à
« banco » et la cote la plus élevée à « sol en carrelage ».
5 Les rapports de chances sont des quantités comprises entre 0 et ∞. Une valeur entre 0 et 1 signifie un
risque moindre de vivre l’événement que la catégorie de référence ; alors qu’une valeur plus grande
exprime un risque plus élevé. Lorsque le rapport de chances est très élevé (tend vers ∞) ou très faible
(tend vers 0), on est en face d’un cas de « prédiction parfaite », c’est-à-dire que par rapport à la modalité
de référence, la catégorie considérée est quasi certaine de vivre ou de ne pas vivre l’événement.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 299
d’une part garçons et filles et, d’autre part, « très nantis » et « très pauvres » se maintiennent
après contrôle d’une série de covariables.
6 En fait, la faiblesse des taux de scolarisation dans les pays sahéliens est le reflet d’une très faible
scolarisation dans les zones rurales, doublée d’un faible taux d’urbanisation. L’écart entre villes et
campagnes est plus faible dans les pays côtiers que dans les pays du Sahel, comme le montre un rapport
d’étude à paraître (Institut de Statistique de l’UNESCO-Réseau « Famille et Scolarisation en Afrique »).
300 Villes du Sud
statistiquement significative. Ainsi, la baisse des inégalités entre garçons et filles dans le
groupe d’âge 15-19 ans est réelle dans ces deux capitales et est le reflet d’une croissance de la
scolarisation des filles beaucoup plus rapide que celle des garçons. À l’opposé, dans les trois
autres capitales (Abidjan, Niamey et Ouagadougou), les taux de fréquentation scolaire par
sexe des 15-19 ans sont restés stables.
L’examen des indices de parité au niveau des 7-14 ans (figure 3.b) révèle aussi un résultat a
priori surprenant, à savoir une inégalité sexuelle plus faible dans deux capitales du Sahel
(Niamey et Ouagadougou) que dans les deux capitales côtières. Bamako se révèle comme
l’exception sahélienne avec des niveaux de discrimination sexuelle proches de celle des
capitales côtières. Lorsqu’on met ces résultats en parallèle avec les rapports de féminité dans
chaque groupe d’âge (tableau 1), on peut en déduire que ces différences dans les niveaux
d’inégalité entre sexes sont très probablement le reflet d’une mise au travail des filles variable
d’une capitale à une autre : à Abidjan, Cotonou et Bamako, il y a nettement plus de filles que
de garçons d’âge scolaire, ce qui ne serait pas dû à une surmortalité masculine, mais très
probablement à une présence plus importante d’aides familiales ou de bonnes dans ces villes.
Ce que l’on peut déjà retenir de ces résultats descriptifs, c’est que malgré le contexte de
politique économique austère, notamment celui des PAS, qu’est celui de l’ensemble des pays
étudiés, la fréquentation scolaire des 7-14 ans, qui rend compte, dans une certaine mesure, de
la fréquentation scolaire au primaire, a augmenté presque partout (excepté à Abidjan où la
différence dans le temps n’est pas statistiquement significative). Par contre, au niveau des 15-
19 ans il n’y a pas eu véritablement de progrès, exceptés dans deux des cinq capitales
(Cotonou et Bamako). S’il y a eu croissance des taux de fréquentation scolaire, notamment au
niveau es 7-14 ans, les rythmes d’évolution, quant à eux, n’ont pas été les mêmes dans les
différentes capitales. Ainsi, si l’on tient compte de l’intervalle de temps entre enquêtes
(tableau 1), il ressort qu’au niveau des 7-14 ans, l’accroissement annuel moyen relatif (ra)7 a
été le plus faible à Ouagadougou (0,8 %) et le plus fort à Niamey (2,5 %)8. Pour ce qui est des
15-19 ans, dans les deux capitales (Cotonou et Bamako) où la croissance est statistiquement
significative, les taux de fréquentation scolaire ont augmenté de 6,1 % en moyenne par an.
Nous reviendrons sur quelques explications relatives à la situation spécifique de ces deux
capitales après examen des résultats issus des analyses multivariées.
7 En nommant TFS le taux de fréquentation scolaire, l’accroissement relatif (total) au cours d’une
période t1-t2 est égal à(TFSt2 – TFSt1)/TFSt1 . L’accroissement relatif annuel moyen est obtenu en
rapportant cette quantité à l’intervalle de temps entre les deux sources de données, soit Δ(t2 – t1).
8 Respectivement 2,2 % et 1,6 % à Bamako et à Cotonou.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 301
Figure 3 : a) Évolution des taux de fréquentation scolaire et des indices de parité (Garçon/Fille)
dans les cinq capitales
3.a : Taux de fréquentation 3.b : Indice de parité garçon/fille
scolaire
302
TABLEAU 2 Quelques informations sur les données utilisées (Enquêtes démographiques et de santé)
Villes et années
Abidjan Cotonou Bamako Niamey Ouagadougou
Années 1994 1998-1999 1996 2001 1995-1996 2001 1992 1998 1992-1993 2003
Période juin-nov. sept.-mars Juin-août août-oct. nov.-avril janv.-mai mars-juin mars-juill. déc.-mars juin-nov
Mi-période 31 août 15 déc. 15 juillet 15 sept. 31 janvier 15 mars 31 août 15 mai 31 janvier 31 août
Intervalle (années) 4,3 5,2 6,1 5,7 11,6
Effectif des 7-14 ans 1129 794 564 706 1237 1915 1435 985 1624 472
Filles 656 439 299 391 699 1074 793 517 844 271
Villes du Sud
Garçons 473 355 265 315 538 841 642 468 780 201
Rf 1,39 1,24 1,13 1,24 1,30 1,28 1,24 1,10 1,08 1,35
Effectif des 15-19 ans 682 567 286 408 618 1136 722 612 1009 365
Filles 375 336 151 221 364 694 370 320 488 210
Garçons 307 231 135 187 254 442 352 292 521 155
Rf 1,22 1,45 1,12 1,18 1,43 1,57 1,05 1,10 0,94 1,35
9 Exceptés à Bamako, chez les 15-19 ans en 2001 et à Ouagadougou, chez les 7-14 ans en 2003, les
rapports de chances observés sont partout statistiquement significatifs au seuil de 1 %.
306 Villes du Sud
lorsqu’on examine les rapports de chances, on peut donc dire que cette croissance de la
fréquentation scolaire dans le groupe d’âge 15-19 ans s’est accompagnée par une baisse des
inégalités aussi bien entre garçons et filles qu’entre les plus nantis et les plus démunis. On
peut donc se demander ce qui pourrait expliquer ce contexte particulier : une telle évolution
s’expliquerait-elle par la prolifération des établissements d’enseignement privé de tous ordres
observée dans plusieurs villes africaines ces dernières années ; par des politiques spécifiques
à l’égard de la scolarisation des filles ? Et en quoi la situation de Cotonou et de Bamako se
distingue-t-elle de celle des autres capitales d’Afrique de l’Ouest ?
En ce qui concerne la ville de Cotonou, le rapport de suivi de « l’éducation pour tous » 2003-
2004 (Guingnido, s. d.) nous donne quelques éléments de compréhension : il met en évidence
l’apport essentiel du secteur privé dans l’augmentation de l’offre scolaire ainsi que des effectifs.
Le Bénin qui avait atteint des niveaux de scolarisation très élevés au début des années quatre-
vingt, connaîtra un déclin des taux de scolarisation au plus fort moment de la crise sociale, c’est-
à-dire en 1988-1989 (ibid.). Le début des années quatre-vingt-dix, sans doute à la faveur de la
trêve sociale et à la suite des États généraux de l’Éducation qui ont eu lieu en 1990, va connaître
un regain de l’offre éducation, avec un accroissement de 58 % du nombre de classes du primaire
entre 1992 et 2000. Comme il est souligné dans le même rapport « […] les effectifs des
enseignements secondaires général, technique et professionnel ont connu une croissance très
rapide au cours de la décennie grâce à l’importance de l’offre émanent du secteur privé » (ibid.,
p. 5). En effet, la part du privé qui était de 4,6 % dans l’enseignement secondaire général en 1992-
1993 est passée à 11,1 % en 1998-1999. Sa part dans l’enseignement technique est passée de 55,1 %
à 67,5 % au cours de la même période. Mais cette croissance importante de l’offre est localisée en
milieu urbain, notamment à Cotonou qui regroupent 78,4 % des effectifs du privé.
Quant à la ville de Bamako, les résultats observés dans d’autres travaux confirment les
tendances du niveau de la scolarisation observées au cours de la décennie 90. Le début des
années quatre-vingt-dix correspond à une sortie de crise sociale et économique pour le Mali.
En effet, suite aux mouvements insurrectionnels de 1991, un nouveau gouvernement issu
d’élections libres voit le jour en 1992. Dans le domaine de l’éducation, on assiste à la création
d’un ministère spécifique chargé de l’éducation de base, etc. Ce contexte favorable à
l’accroissement de l’offre éducative coïnciderait aussi avec une relative reprise de la confiance
des populations aux institutions (Marcoux et al., 2006 ; Diarra et al., 2001 ; Lange et
Guisselbrecht, 1999 ; Mali, 2001…). Dans le domaine de l’offre, par exemple, le nombre
d’écoles publiques dans l’enseignement fondamental a connu une croissance annuelle
moyenne de 9 %, passant de 1943 en 1992 à 3 562 en 2000 (Mali, 2001). Le taux brut de
scolarisation au primaire qui est resté stable entre 1970 et 1990 (passant de 23,2 % à 26,5 %), a
connu une croissance importante dans la décennie 90, se situant à 69,0 % en 2004 (Mali, 2005).
Malgré donc le contexte des programmes d’ajustement structurel, il y a eu, dans presque
toutes les capitales, une amélioration des niveaux de scolarisation pour les 7-14 ans (c’est-à-dire
le primaire) et seulement dans quelques capitales (deux sur cinq) une amélioration du niveau
de la fréquentation scolaire chez les 15-19 ans (c’est-à-dire le secondaire). Cette amélioration
s’est faite par le recours à une série de mesures dont notamment les innovations scolaires
(système de la double vacation ou double flux, système des classes multigrades), le
recrutement massif d’enseignants contractuels, la réduction de la durée de la formation des
enseignants, une ouverture plus grande au secteur privé, etc. S’il y a eu progrès sur le plan
quantitatif, quid alors de la qualité ? En effet, les politiques et mesures de la décennie 90 ont été
essentiellement axées sur l’amélioration quantitative (l’accès), sans toutefois s’interroger sur
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 307
la question des acquis. La gestion des classes à double flux pose énormément de difficultés
dans le domaine de l’apprentissage, surtout lorsque les mesures dites d’accompagnement
(comme les primes pour les enseignants) n’ont toujours pas suivies. La prolifération des
établissements privées dans les villes, établissements d’ailleurs de nature très diversifiées tant
du point de vue des curricula que du coût de la scolarité, mérite d’être questionnée à
nouveau. Si certains d’entre eux ont permis à plusieurs couches peu nanties des villes
d’accéder à l’enseignement, surtout au niveau du secondaire, on peut en retour, dans certains
cas, s’interroger sur le contenu des apprentissages.
Figure 4 : Rapports de chances de la fréquentation scolaire des garçons par rapport aux filles et du
quintile 5 (« très nantis ») comparé au quintile 1 (« très pauvres »)
308 Villes du Sud
CONCLUSION
Les difficultés socio-économiques que connaît l’Afrique subsaharienne, notamment la montée
de la pauvreté et des inégalités sociales alimentent depuis plusieurs années les discours dans
les programmes et politiques. Cependant, on a longtemps été confronté à l’absence de
longues séries de données comparables pour mettre en évidence ces réalités. De nos jours,
dans plusieurs pays, on dispose d’au moins deux grandes enquêtes sociodémographiques
représentatives au niveau national permettant de décrire l’évolution d’un certain nombre de
phénomènes sociaux.
Recourant aux Enquêtes démographiques et de santé (EDS), l’objectif de ce travail était
d’examiner l’évolution de la fréquentation scolaire et d’une série d’inégalités en matière de
fréquentation scolaire dans les villes d’Afrique de l’Ouest francophone.
En ce qui concerne les niveaux de fréquentation scolaire, les résultats révèlent que chez les 7-
14 une augmentation dans les cinq capitales étudiées. Mais les rythmes d’évolution ont été
assez variables d’une capitale à l’autre. Pour les 15-19 ans, c’est dans deux capitales, Cotonou
et Bamako, qu’on observe une évolution significative des taux de fréquentation scolaire.
Cet accroissement des niveaux de fréquentation scolaire s’est accompagné d’une baisse des
inégalités entre sexes dans presque toutes les capitales, mais au contraire d’une hausse des
écarts entre les classes plus nanties et les classes les plus démunies. Les deux capitales qui ont
connu une amélioration significative dans la fréquentation scolaire des 15-19 ans (Cotonou et
Bamako), sont celles dans lesquelles il y a eu resserrement des inégalités entre classes sociales.
Ces deux capitales présentent des contextes particuliers dans la décennie 90 : le Bénin et le
Mali sortent de crises sociales profondes avec une volonté manifeste, tant de la part des
gouvernants que de la société civile, de relancer les secteurs sociaux, notamment l’éducation.
On assiste donc, particulièrement dans les capitales où la demande sociale d’éducation est
généralement plus forte, à une prolifération d’établissements d’enseignement au niveau du
secondaire et du supérieur, sans toutefois qu’on puisse en savoir sur la qualité des
apprentissages. Ce problème du contenu des apprentissages et des acquis concerne d’ailleurs
l’ensemble des pays et est de plus en plus au cœur des préoccupations des politiques. Si
malgré le contexte des politiques économiques austères (dont les PAS), on a pu observer un
certain progrès dans le niveau de la fréquentation scolaire, il y a lieu cependant de
s’interroger sur la qualité du système éducatif.
Ces analyses comparatives révèlent donc des dynamiques communes en cours dans les villes
d’Afrique subsaharienne francophones, comme les progrès en cours dans la scolarisation des
filles. Elles révèlent également des spécificités dans certaines villes, justifiant ainsi l’intérêt
d’un examen approfondi des politiques et des évolutions en cours dans chaque pays. Par
ailleurs, dans le prolongement de ce travail, il y a lieu de procéder aux mêmes analyses en
examinant d’autres indicateurs de scolarisation tels que les niveaux d’étude atteints, les taux
d’abandon scolaire ainsi que d’autres indicateurs de qualité de l’éducation. En outre, il y a
lieu d’aller au-delà des capitales afin d’examiner ce qui se passe également dans les villes
intermédiaires et dans les zones rurales. Les dynamiques en cours en milieu rural pourraient
se révéler différentes de celles observées dans les villes, non seulement à l’intérieur d’un pays
mais d’un pays à l’autre.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 309
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310 Villes du Sud
1 Cette recherche a été réalisée avec des étudiants de sciences sociales de l’université de l’État de Rio de Janeiro.
2 Le taux de chômage des analphabètes et des individus ayant jusqu’à trois ans d’instruction est de
5,6 %, tandis que celui des personnes ayant entre 4 et 7 années d’étude est de 9,6 %. Indicadores Sociais
2003, Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística/IBGE.
3 Le système d’enseignement brésilien se partage en 8 ans d’enseignement fondamental, correspondant à 4
ans de primaire et 4 ans de collège en France ; et 3 années d’enseignement moyen, correspondant aux 3
années de lycée. Ceux qui veulent s’inscrire à l’université doivent passer un examen d’entrée.
312 Villes du Sud
jeunes doivent chaque fois plus concilier études et travail. Ainsi, 22,3 % des jeunes qui
travaillent et étudient ont entre 15-17 ans, 22 % entre 18-19 ans et 15,2 % entre 20-24 ans. Le
taux d’activité de ceux qui font que des études se réduit avec l’âge. Cela nous conduit à penser
que, soit ils abandonnent leurs études, soit ils reçoivent des bourses d’étude et/ou une aide
financière des parents pour se consacrer exclusivement aux études universitaires.
Une majorité des jeunes donne une grande importance au diplôme universitaire. Mais
nombreux sont encore ceux qui se sont engagés dans des filières de l’enseignement court –
des titres de technicien de niveau moyen (informatique, mécanique, etc.) ou des cours de
formation dans le domaine sportif ou artistique4, dont le diplôme ne bénéficie pas toujours
d’une reconnaissance – qui permettent une insertion plus rapide dans le marché du travail,
quoique dans des positions à bas niveau de rémunération.
Pour de nombreux jeunes à bas revenus, l’université n’est toujours pas l’option la plus
immédiate vers la qualification professionnelle. Ils cherchent d’abord une formation
intermédiaire, plus courte, de niveau moyen ou technique (formelle ou informelle) qui leur
donne la possibilité de s’insérer plus rapidement dans le marché du travail. Tel a été le
parcours choisi par un peu moins de la moitié (10) des jeunes interrogés : informatique,
mécanique, comptabilité, anglais ou espagnol, dessin et danse ethnique, sont quelques-unes
des qualifications recherchées5. Vulnérables aux exigences d’un marché du travail instable,
qui tend vers l’informel, subissant des pressions de la part de leurs familles à se rendre
indépendants dès qu’ils rentrent dans la vie adulte, ces jeunes investissent dans des modalités
de formation censées accélérer leur émancipation de la famille. Pour la plupart de ces jeunes,
les études universitaires ou les spécialisations technique, sportive et artistique sont certes
associées à la conquête de l’autonomie et de l’indépendance financière par rapport à leurs
parents, mais surtout, à une possibilité d’ascension sociale.
Notre intention dans ce travail est donc d’analyser la trajectoire de ces jeunes étudiants des
couches populaires et moyennes de Rio de Janeiro, en nous centrant sur les formes de
construction de l’autonomie et sur l’appui familial au long de ce processus.
L'examen des stratégies utilisées par les jeunes de Rio, dans le but de poursuivre leurs études
et par conséquent de construire leur autonomie, ne peut pas faire l’économie de l’analyse du
processus d’expansion urbaine de cette ville – processus au cours duquel les couches
populaires ont été rejetées vers les quartiers les plus éloignés. Cette urbanisation désordonnée
du territoire au cours du développement métropolitain a entraîné une « mise en périphérie »
des populations. Il en est résulté une importante ségrégation spatiale, où les quartiers
reflètent des conditions socio-économiques différenciées : l’infrastructure des transports y est
plus précaire, l’offre d’éducation de moindre qualité. Ainsi, 18,9 %6 de la population de la
ville de Rio vivent dans des communautés7, distribuées dans les zones Sud, Nord et Ouest et
aussi dans les banlieues. Le paysage des zones Sud et Nord8 de la ville laisse clairement
4 Depuis quelques années il y a eu, au Brésil, une forte augmentation du nombre d’ONG dédiées à la
formation des jeunes en situation précaire, dans les domaines du sport, de la danse et du théâtre, de la
photographie et du cinéma.
5 Quelques-uns de ces jeunes ont postérieurement réussi le concours d’entrée à l’université.
6 La ville de Rio a 5 851 914 habitants, dont 1 106 011 vivent dans des bidonvilles (IBGE, 2000).
7 Le terme bidonville (favelas) est aujourd’hui considéré très péjoratif et il a été donc remplacé par
communauté.
8 Les quartiers nobles de la zone Sud se sont développés sur la plaine, au bord de la mer, tandis que les
bidonvilles sont localisés dans les collines limitrophes, un espace jusqu’alors dévalorisé. Le même a eu
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 313
apercevoir cette stratification sociale dont les inégalités, en ce qui concerne les types
d’habitation et les conditions d’assainissement de base, sont brutales, en partie par l’absence
de politiques publiques dirigées aux populations à bas revenus et malgré le fait que ces
régions soient dotées d’une meilleure infrastructure de transports.
Ce que nous proposons dans cet article repose essentiellement sur la comparaison entre les
différentes situations sociales des jeunes de Rio et les circonstances qui contextualisent leurs
projets d’autonomisation. Nous visons à explorer l’impact des conditions matérielles (le
quartier de résidence et le type d’habitation, les moyens de transports et le temps des
déplacements, etc.) et affectives (le soutien des parents et l’aide aux tâches domestiques, etc.)
sur les choix et le projet de chacun.
Encadré méthodologique
lieu dans la zone Nord, dont les quartiers occupés par des couches moyennes et populaires se situent
dans la plaine, tandis que plusieurs communautés sont sur les collines. Mais c’est au centre-ville que ces
secteurs représentent la plus grande partie de cette population : 28,7 %.
314 Villes du Sud
universitaire11. Les inégalités peuvent avoir un effet encore plus pervers lorsqu’on analyse
davantage la qualification professionnelle des pères et des mères de ces jeunes : quelques-uns
de ces parents (le père ou la mère) sont inactifs – au chômage, où ils ne touchent qu’une
maigre subvention, ou à la retraite dont le montant est souvent dérisoire. En outre,
indépendamment de leur niveau d’instruction, plusieurs mères (11) ne travaillent pas : on
peut trouver des femmes au foyer avec un diplôme universitaire sans jamais avoir exercé une
profession, d’autres sont semi-analphabètes. Il y a aussi des travailleurs/euses autonomes
(plombiers, femmes de ménage, vendeuses à domicile) qui, mal qualifiés pour le marché du
travail par les temps actuels de chômage, présentent un fort handicap dans la compétition
pour un emploi – raison pour laquelle ils/elles sont assez mal rémunéré(e)s. La grande
majorité des pères et mères des étudiants interrogés exercent des activités qui exigent une
qualification de niveau technique : ils sont comptables, techniciens en électricité, agents de
sécurité du travail, prothésistes, secrétaires, instituteur/trices, gérants, etc. Ceux qui disposent
d’un diplôme universitaire sont avocats, médecins, infirmières, ingénieurs – la majorité avec
des postes dans le secteur public.
Si les origines sociales de ces jeunes sont très dissemblables, ces sont les conditions
matérielles d’habitation et l’espace privé – le quartier où se situe la maison, le nombre de
pièces, etc. – qui permettent de mieux comprendre le scénario où vivent ces jeunes. Comme
nous avons dit auparavant, la plupart des familles vivent dans des quartiers des zones Nord et
Ouest, seulement trois habitent dans des beaux quartiers de la zone Sud. Plusieurs d’entre
elles (12) disent posséder l’immeuble où elles vivent. Néanmoins, il faut nous détenir sur la
signification du terme « propriétaire », dans la mesure où les cinq familles qui habitent dans des
communautés ne possèdent pas de titre de propriété. Trois autres familles habitant dans des
maisons ou des appartements prêtés par des parents les considèrent aussi comme des
propriétés familiales. Les autres sont locataires.
Le fait d’être propriétaires de leur immeuble n’implique pas que les conditions d’habitation
soient plus adéquates à leurs besoins. Une grande partie des jeunes interrogés partage sa
chambre avec des frères, des neveux et même avec sa mère. Ils manquent ainsi d’espace et
n’ont pas la tranquillité nécessaire pour travailler. Le cas de Mônica (22 ans) – qui vit avec ses
parents, son frère, sa sœur divorcée et le fils de cette dernière dans un appartement de trois
pièces, et qui est forcée à partager une chambre avec sa sœur et son neveu de 2 ans – est
exemplaire. Elle ne peut travailler à la maison que quand son neveu dort : « il me dérange
beaucoup. Alors, j’étudie en dehors de la maison, à la faculté, à la bibliothèque de la ville ».
En général, les jeunes des couches plus favorisées ont une chambre à eux seuls ou la
partagent avec un frère/sœur. Mais selon Rogério (23 ans, faculté de lettres) – qui vit avec ses
parents, une sœur et un cousin dans une maison de cinq pièces, où il a une chambre à lui
seul – cela ne garantit pas toujours la tranquillité nécessaire, car « la maison est une vraie
folie, ma famille est assez grande. Alors, il y a du monde qui appelle, des gens qui rentrent,
c’est un va-et-vient terrible. Je préfère travailler sur la table de la cuisine dans la nuit, depuis
minuit c’est un silence profond ! »
et 70 % d’entre eux n’ont même pas achevé l’enseignement fondamental. Nous devons encore prendre
en compte le poids des individus de plus de 60 ans et de ceux qui n’ont jamais fréquenté l’école.
11 Dans le contexte démographique actuel, seul 3,43 % des Brésiliens ont un diplôme universitaire, dont
la plupart (54,3 %) sont des femmes. Il convient de signaler que les pères des jeunes interrogés,
appartenant aux couches moyennes, n’avaient pas tous un diplôme universitaire.
316 Villes du Sud
Maria (22 ans, parents divorcés, étudiante d’histoire) doit partager la chambre avec sa mère et
parle des difficultés qu’elle rencontre pour travailler à la maison. Elle n’est pas la seule :
Daniela (20 ans, faculté privée de journalisme) partage la chambre avec sa sœur cadette et
comme elle travaille toute la journée et suit l’université le soir, elle n’a que le week-end pour
étudier… « et ma sœur est là pour m’embêter ».
Si d’aucuns préfèrent travailler en dehors de la maison (dans des bibliothèques, au travail) ou
dans les espaces collectifs de la maison (salon, cuisine), d’autres considèrent la chambre
comme le seul endroit où ils se sentent à l’aise, où ils sont plus tranquilles pour travailler.
distances, dont le kilométrage est rapproché, peuvent être faites en des temps très différents,
selon le moyen de transport emprunté. Sous cet aspect, les jeunes des couches populaires et
moyennes partagent les mêmes difficultés de locomotion entre la maison, l’université et le
travail, à l’exception de ceux qui possèdent une voiture. De même, ce qui va marquer la
différence entre les jeunes qui habitent à proximité de l’université est s’ils vivent « sur le
béton » ou « sur la colline »14 – c’est-à-dire, le lieu et les conditions d’habitation.
TABLEAU 1
Déplacements des étudiants, selon qu’ils ont un emploi ou non
Nom de Quartier Travail Université Distance Moyens de Temps
l’étudiant d’habitation (aller) transport passé
Felipe Ricardo de Anchieta Andaraí 31 km train, 1 bus 2h
Albuquerque (lycée)
Rogério Guaratiba - Maracanã 50 km bus, train, bus 2h
João Pedra da Centre-ville Maracanã 59 km bus, train, bus 2 h 20 min
Guaratiba
Ruth Belford Roxo - Maracanã 39 km 2 bus 2 h 40 min
Viviane Méier Île Fundão Urca 51 km 2 bus 1 h 20 min
Maria Benfica - Niterói 18 km 1 bus, bateau 2h
Patrícia Taquara - Maracanã 24 km 1 bus 1 h 30 min
Lourenço Niterói - Île Fundão 23 km 1 bus 1 h 20 min
Eugênia Barra da Tijuca - Île Fundão 31 km Voiture privée 30 min
Pedro Barra da Tijuca Centre-ville Centre-ville 26 km Voiture privée 40 min
14 Métaphores populaires qui indiquent respectivement dans les zones nobles de la ville, la plaine (où
vivent les plus aisés) et les collines (où sont les bidonvilles et vivent les plus défavorisés).
15 Bozon, 1997 ; Galland, 1997 ; Cicchelli, 2001 ; Ramos, 2002, 2005 ; Pais, 1996 ; pour ne citer que quelques-
uns.
16 En France, seuls 9 % des hommes et 7 % des femmes entre 19-27 ans évoquent le désir
d’indépendance comme une raison pour quitter la maison des parents (Ramos, 2005).
318 Villes du Sud
rien depuis avril, c’est elle qui paie tout » (Viviane, 24 ans, master de psychologie). Quand les
parents sont toujours mariés, le père finance les dépenses des enfants, tandis que la mère se
charge de l’appui affectif. Si Eduardo (19 ans, terminal, fils d’ingénieur) avoue, sans se gêner,
que son père est la banque de la famille – et ainsi, le responsable des comptes domestiques, de
l’acquisition des livres et du matériel scolaire, du transport qu’il prend pour se déplacer –
Rodrigo (faculté de psychologie, fils d’avocat), lui, semble assez gêné de dépendre encore de
ses parents, car « le moment où il me donne du fric, c’est horrible ! Il n’en a aucune
obligation, j’ai déjà 23 ans ! C’est terriblement gênant, je préfère quand je ne suis pas là et qu’il
me le laisse quelque part dans la maison ».
Les jeunes considèrent ces aides fondamentales pour la poursuite de leurs études. Ils sont
nombreux à insister que les parents doivent investir dans le projet des enfants pour qu’ils
conquièrent leur autonomie, leur indépendance financière. La contrepartie de cet
investissement est l’obligation de s’investir dans le travail et d’avoir des bons résultats, ce qui
crée assez souvent des conflits entre eux, car les enfants contestent le contrôle des parents.
Leandro17 (19 ans), par exemple, signale la pression parentale, même s’il semble la justifier :
« je ne pense pas que c’est incorrect le fait qu’ils exercent trop de pression sur moi car, s’ils
n’étaient pas comme ça, je ne serais pas aujourd’hui qui je suis ». Comme le signale Cicchelli
« quand il est trop insistant, l’appui peut être vu comme une ingérence ; trop lâche, il peut
être perçu comme une manifestation d’indifférence. La praxis et l’herméneutique parentales
doivent osciller entre ces deux pôles : interpréter pour intervenir, intervenir pour appuyer,
voilà l’appel, l’espèce de double bind, que les jeunes adressent à leurs parents pour que leur
association apporte des avantages et permette la bonne performance dans les études » (2000,
pp. 118).
À part les bons résultats, de nombreux parents exigent un retour de leur investissement dans
les études des enfants sous la forme concrète du matériel acquis et des livres achetés. Tel est
le cas du père de Rogério, qui demande les preuves d’achat : « c’est moi qui les achète, avec
leur argent. Évidemment, à la fin, ils veulent voir ce que j’ai acheté : les tickets de caisse, avec
le jour, l’heure, ils contrôlent tout comme il faut ».
Les dépenses de transport et les coûts de la scolarité sont partiellement financés par certains
étudiants eux-mêmes : 8 individus le font avec l’argent de leur salaire, 10 au moyen des
bourses d’étude qu’ils reçoivent. Le simple fait d’administrer ces rentes mensuelles fait que
beaucoup de ces étudiants pensent avoir déjà conquis leur autonomie. Pour Daniela, « c’est
comme ça, une fois qu’on ne doit plus leur demander du fric, la barrière d’avoir à leur
demander l’autorisation pour sortir se lève d’elle-même. On passe à dire "je vais", car
maintenant j’ai le droit de le faire » (20 ans, faculté de journalisme dans une université
privée).
Si les parents influent peu sur le choix de la profession de leurs enfants, ils interfèrent encore
moins sur le destin que ceux-ci donnent à l’argent qu’ils reçoivent (bourses et travail). Rares
sont les parents qui exigent une contribution aux dépenses familiales de la part de leurs
enfants. Dans les sociétés contemporaines, le passage d’une étape de la vie à l’autre est plus
rapide et plus directe, même si avec la prolongation des études et l’entrée tardive dans la vie
active le temps de cohabitation avec les parents s’allonge. Néanmoins, le fait qu’ils restent
plus longtemps chez les parents n’empêche nullement les jeunes de bénéficier d’autonomie
(Ramos, 2002). Ainsi, les jeunes perçoivent la liberté dont ils jouissent à la fois dans la
construction de leur projet professionnel et dans les manières de dépenser l’argent qu’ils
reçoivent de leur travail, comme un premier pas vers l’autonomisation.
18 Elles ont, toutes les deux, 24 ans et sont en train de faire un master.
19 Il a 26 ans, a suivi un cursus en administration dans une université privée, qu’il a abandonné faute de
moyens.
20 Il a 24 ans et est inscrit en lettres dans une université publique, ayant reçu une bourse d’études.
320 Villes du Sud
ainsi, le projet d’indépendance et, par là même, prolongent de plus en plus la permanence
chez les parents. Viviane, semble mieux accepter l’ingérence de sa mère dans son projet
professionnel : « Après mon master en psycho, quand je trouverais un travail et gagnerais un
bon fric, alors là j’ai l’intention de quitter la maison. Ma mère dit qu’il n’y a aucun sens
d’abandonner mes rêves juste pour quitter la maison. Elle veut que je suive la carrière
universitaire et pour cela, il faut que je m’y consacre fermement » (24 ans). Lourenço et
Eugênia21 font un master à l’école d’ingénierie et, même s’ils reçoivent des bourses d’étude,
ils ont encore besoin d’une aide matérielle de la part de la famille. Ils ont néanmoins choisi de
ne plus vivre avec les parents (qui habitent dans d’autres villes), ce qui leur permet
d’administrer leurs vies avec une plus grande autonomie.
En général, ceux qui ont abandonné les études pour travailler l’ont fait contre la volonté des
parents. Mais le cas de Patrícia (20 ans, étudiante de géographie) semble assez particulier, car
même si elle reçoit une bourse d’études qui, bien qu’exiguë, lui permet d’assumer toutes ses
dépenses scolaires, de transport et de loisir, elle subit la pression des parents dans le sens
d’aller travailler et de quitter la maison : « il faut aussi que je trouve un emploi parce que la
situation à la maison est difficile. Ils ne peuvent pas éternellement assumer les frais de la
faculté. Ils me donnent tout l’appui pour que je ne flanche pas, car ils n’ont pas eu cette
opportunité-là, mais mon père fait pression sur moi pour que je quitte la maison22 ».
Les appuis affectifs se traduisent par des exhortations à travailler, par la préparation de goûters
et de petits repas, par des orientations sur la vie professionnelle et personnelle, mais aussi par des
conversations et conseils sur la vie personnelle. Ceci est un rôle généralement assigné aux mères,
même si un certain nombre de jeunes se soustraient à ces échanges en disant ne pas avoir assez
de temps pour bavarder – notamment quand le thème tourne autour de la vie amoureuse. Les
questions professionnelles sont d’un abord plus facile par les parents. Ceux-là semblent exiger
une performance plus solide dans les études de la part de leurs enfants ou alors, ils ne les
prennent pas en considération, comme le fait le père de Patrícia : « je bavarde davantage avec ma
mère parce que mon père pense que je suis un peu bornée ». Dans sa recherche sur les jeunes
Français, Cicchelli a lui aussi identifié une limite entre les questions dont on discute avec les
parents et celles qui appartiennent à l’intimité : « l’ingérence n’a trait qu’au champ autorisé : les
études. Ils protègent jalousement les autres territoires, pour que les parents ne fassent pas du
suivi scolaire un moyen d’envahir le restant de leurs vies » (2000, p. 122).
Dans l’univers familial, les parents énoncent des valeurs, créent des règles et des dispositifs
pour exercer leur rôle éducatif et ainsi, stimulent les enfants à assumer plus de responsabilités
et mûrir leurs choix et leurs décisions (Cicchelli, 2001). Les parents diplômés cherchent à
inscrire leurs enfants dans les meilleures écoles (privées), dans des cours de langue et
d’informatique, et suivent de plus près leur trajectoire scolaire et universitaire. Ceux d’origine
modeste ont moins d’instruction et ainsi, éprouvent plus de difficultés à suivre les études de
leurs enfants. Ces derniers se sentent désavantagés par rapport à leurs camarades dont les
parents sont plus diplômés et peuvent mieux les soutenir.
21 Il a 24 ans et vit avec 3 sœurs et un frère ; elle a 24 ans et vit avec sa sœur.
22 Son père est au chômage et sa mère est aide maternelle dans une école pour enfants handicapés.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 321
espaces communs sont administrés selon un ordre domestique, en général déterminé par la
mère, la chambre est l’espace privé de chacun, où un certain désordre est toléré (Ramos, 2005).
À propos d’ordre-désordre, ce n’est pas étonnant que toutes les tâches domestiques soient
réalisées fondamentalement par les femmes. Celles-ci sont partagées entre la mère et les filles,
quand il n’y a ni de bonne à demeure, ni de femme de ménage. Si, d’un côté, les mères
assument la responsabilité de l’ordre domestique, de l’autre, les filles ne pensent pas qu’elles
y soient contraintes ; si elles assument une partie de ces tâches, c’est pour que la mère ne soit
pas débordée. Il existe ainsi une solidarité de genre, puisque selon Heilborn (1995, p. 2), « la
capacitation à une tâche déterminée n’est pas originellement produite par la nature des sexes,
mais par la culture qui symbolise les activités en tant que masculines ou féminines ». Mônica
(22 ans, école d’infirmière23) trouve que les tâches domestiques ne se partagent pas en des
activités de fille et de garçon, que ce sont des valeurs imposées par la société. « La société a
évolué mais pas mes parents, et comme mon frère a été élevé dans cette mentalité, il salit et ne
nettoie pas ! Je n’aime pas du tout cette façon d’élever les enfants en séparant ce qui revient à la
fille et ce qui revient au garçon ». D’autres, comme Patrícia (20 ans, étudiante de géographie),
dont la famille traverse des moments de grande difficulté économique24, n’ont pas la même
vision que Mônica sur la répartition des tâches entre les membres de la famille. Patrícia réalise
toutes les tâches domestiques (ranger la maison, préparer les repas, prendre soin des vêtements)
avant d’aller à l’université, sans les percevoir nullement comme une contrainte. Elle aide sa mère
qui travaille toute la journée et elle justifie son père, au chômage : « je n’en suis pas responsable.
Je le fais parce que j’ai le temps, mais quand quelqu’un d’autre en a aussi, il aide également ; mon
père aide parfois à laver le linge ».
Fougeyrollas-Schwebel signale que « contrairement aux perspectives optimistes en vigueur
dans les années soixante, quand on pensait que le développement de l’activité professionnelle
féminine entraînerait de nouvelles divisions des tâches domestiques, force est de constater
que l’évolution dans le partage des tâches entre hommes et femmes a très peu évolué. Le père
envisage toujours son activité professionnelle comme sa préoccupation dominante et la
présence des enfants a peu d’incidence sur l’organisation de la vie quotidienne » (1994, pp.
341-342). Il est bien vrai que, dans la société brésilienne, les hommes ne semblent pas se
rendre compte que les tâches domestiques sont aussi de leur responsabilité : le monde
masculin continue à être la rue et le féminin, c’est la maison (DaMatta, 1987) – même si les
femmes sont aussi insérées dans le marché du travail, c’est-à-dire, dans le monde de la rue.
C’est ce qui pense Rogério (23 ans, faculté de lettres) quand il dit que « mon problème est
que, moi et mon père, nous ne restons jamais longtemps à la maison, nous partons le matin
de bonne heure et nous ne rentrons que tard le soir. Alors, les deux restent à la maison (la
mère et la sœur), en plus, il n’y a pas grand-chose à faire, pour laver le linge, il suffit de le
mettre dans la machine, et tout le bataclan, il y a pas de problème ». Il insiste sur le manque
d’aptitude des hommes aux tâches domestiques et qu’en revanche c’est à eux d’effectuer les
travaux les plus « lourds », ou au moins, d’organiser leur espace personnel (la chambre).
Il arrive que les enfants du sexe masculin soient responsables du nettoyage du jardin, quand
ils habitent des maisons, mais surtout de leur chambre. Comme le dit de Singly, « la chambre
doit permettre au moins la réalisation de trois objectifs : autoriser l’enfant à devenir lui-même
par une progressive autonomie, lui offrir un cadre de vie encourageant si possible l’ardeur au
travail, et ouvrir la possibilité de nouer des relations avec ses parents, ses frères et sœurs, ses
copains et amis » (1998, p. 99). Ainsi Leandro, qui travaille et fait des études, dit que même si
c’est sa mère qui réalise toutes les tâches domestiques, « j’aide aussi au nettoyage de ma
chambre, j’aime la ranger à ma façon. Je fais plus "correctement" au moins ma chambre, car
elle n’est pas obligée à la nettoyer correctement » (19 ans, projet de s’inscrire à l’université
interrompu). Il n’est pas le seul à utiliser le manque de temps comme une justification pour
ne pas réaliser le travail domestique : pour beaucoup d’autres, un quotidien chargé (travail et
études) et le temps des déplacements ne permettent pas une aide plus conséquente à la
maison. Plusieurs jeunes appartenant aux couches moyennes n’ont pas cette inquiétude-là,
car de nombreuses familles ont une bonne à demeure ou une femme de ménage. Rodrigo, lui,
ne « bouge pas une paille » à la maison parce que « je suis un grand fils à papa. Tu sais, cette
relation magique avec les choses : le linge propre, en très peu de temps il se salit mais ensuite
il est là, dans ton tiroir ? Chez moi, c’est comme ça que ça se passe. Nous avons une bonne
qui prend soin de tout, qui est exploitée : elle fait tout, je n’ai absolument rien à faire » (23 ans,
étudiant de psychologie).
Qu’ils aient ou non quelqu’un qui fasse les tâches pour eux, l’ordre domestique et ses règles
sont toujours le fruit d’intenses négociations entre parents et enfants, visant à ajuster les
intérêts de chacun. Ainsi, laisser les objets personnels dans les espaces communs va à
l’encontre de l’ordre défini par la mère et, par conséquent, donne lieu à des conflits et à des
négociations (Ramos, 2005).
3. Choisir entre le travail et les études ou comment faire les deux à la fois
Les parents aident les jeunes à construire leurs itinéraires professionnels à travers des
exhortations et des manifestations d’intérêt pour leurs études, des déclarations de fierté
concernant les choix qu’ils ont opérés, d’innombrables formes d’appui d’ordre affectif et
matériel. L’appui des parents est, ainsi, une forme d’investissement mutuel à la fois des
parents et des enfants dans la formation professionnelle de ces derniers. Cependant, tous ne
peuvent pas compter avec l’appui systématique des parents, surtout quand ils appartiennent
aux classes populaires. Les parents les entretiennent jusqu’à la fin du secondaire, quand ils ont
déjà les conditions de s’insérer dans le marché du travail, en exerçant des activités dans le
secteur industriel ou dans les services. Adalberto, par exemple, a suivi une formation
technique et a abandonné le projet de suivre l’université pour entrer dans la vie active puisque
ses parents sont très modestes, « ils ont été des travailleurs agricoles pendant de longues
années et ils sont venus à Rio à la recherche d’une meilleure situation. Nous vivons dans une
communauté et j’ai compris que j’avais besoin de travailler pour faire face aux difficultés qu’ils
passaient, car les ressources étaient assez réduites » (26 ans, ouvrier dans l’industrie
pétrochimique).
Le parcours d’Alessandra (23 ans) est similaire, puisqu’elle a pris la décision d’abandonner
les études formelles pour chercher d’autres formations en vue d’un travail dans l’industrie,
dans l’attente d’un meilleur moment pour quitter la maison de sa mère25 : « sur le marché du
travail, plus on a de cours, plus on a de chances. Je croyais que le marché serait plus vaste, car
les industries sont plus nombreuses, mais quand on quitte le secondaire technique, on voit
que ce n’est pas exactement comme ça. L’école ne fournit pas de stages, c’est nous-mêmes qui
25 Les parents d’Alessandra sont séparés. Étant mère-célibataire, elle vit chez sa mère avec sa fille de 3 ans.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 323
devons courir après, et c’est ainsi que j’ai vu que ce n’était pas si facile ». Roberta (25 ans) par
contre, dont les parents ont un diplôme de niveau supérieur, a abandonné l’université pour
travailler parce qu’elle ne valorisait pas assez le diplôme. Elle a compris très rapidement que,
« si j’avais un cours supérieur, même s’il n’a rien à voir avec le travail que j’exerce
effectivement, j’aurai gagné plus. Et j’aurai même pu avoir d’autres postes, comme une
gérance, je n’en sais rien. C’est-à-dire, j’aurai pu monter. C’est pour cela qu’il est important ».
Antônio (20 ans) avait l’intention de faire une école d’ingénieur : il a passé le concours
vestibular26 à trois reprises, sans réussir. Mais il n’a pas renoncé pour autant et, tandis qu’il s’y
prépare à nouveau, il suit « des cours d’informatique, d’agent de sécurité et j’ai appris
l’anglais tout seul. J’ai tout réussi ! Ce sont des activités nécessaires pour trouver un bon
emploi, ce sont elles qui font la différence… »
Si les uns abandonnent les études par nécessité ou par volonté, d’autres cherchent de leur
mieux à concilier les deux activités – travail et études – pour ne pas interrompre le projet
d’obtenir un diplôme universitaire et ainsi, opérer une ascension sociale par le biais d’une
meilleure qualification professionnelle. Pour ces derniers, mener de front les deux tâches
conduit à une grande usure, à la fois par le coût financier des études (dépenses scolaires et de
transport) et par la difficulté de trouver du temps pour se consacrer aux études. Quatorze
individus, parmi ceux qui ont déjà une activité rémunérée, affirment avoir commencé à
travailler avant 18 ans, sept l’ont fait après 20 ans, ayant déjà un statut d’étudiants
universitaires, au moyen de bourses (de recherche ou de stage). Ils affirment que la valeur des
bourses est dérisoire et que cela force les parents à continuer de les aider. De toute façon,
« c’est comme ça, ça aide pour les petites choses, mais ce sont eux [les parents] qui me
maintiennent à l’université, qui financent les dépenses de base que j’ai à l’université. Alors,
de cet argent, il reste un petit extra que je dépense avec ce qui me chante, là il n’y a aucun
problème » (Rogério, 23 ans). Ce qui importe le plus pour eux, c’est d’avoir un certain
sentiment d’autonomie, une certaine indépendance financière, même si elle reste très relative
et éphémère : « une année sans avoir à justifier en quoi je vais dépenser cet argent » (Mônica,
22 ans, école d’infirmière). Ceux qui ont déjà un travail rémunéré disent qu’ils ont entré dans
le marché du travail aussi bien pour contribuer à la maison, augmentant le revenu familial,
que parce qu’ils souhaitaient avoir une indépendance financière et pouvoir décider par eux-
mêmes comment dépenser l’argent reçu. Leandro27 (19 ans, pré-vestibular28 communautaire)
raconte qu’il était attiré par les publicités de vêtements et de chaussures à la télévision, qu’il
était tenté à acheter les articles à la mode. Il a commencé à travailler à 16 ans parce qu’il
voulait avoir ce que « tout le monde avait et que je n’en avais pas ». Avec le temps, il s’est
rendu compte de la valeur du travail et de l’argent. Ainsi, si avant de commencer à travailler,
il pensait déjà à « remplir mon frigo avec de pommes, de petits suisses, de bonnes choses, de
conneries quoi ! » Quand il a reçu ses premiers salaires, il a refait ses plans en donnant la
priorité à d’autres produits de consommation : « Je n’ai pas acheté une seule pomme jusqu’à
maintenant, j’ai évidemment acheté des choses pour moi, ça va de soi. J’ai acheté un lit et une
chaîne, j’ai changé mon portable, j’ai pris quelques vêtements. C’est super, je commence à
attribuer plus de valeur à mon argent. »
Voici Felipe (18 ans)29 qui a quitté la maison des parents, avant même de terminer
l’enseignement secondaire, parce qu’il a décidé d’entrer dans la Compagnie ethnique de
danse : [je voulais] « beaucoup danser, monter sur des scènes professionnelles, parcourir tout
le pays et le monde entier en dansant, en faisant ce que j’aime ». Mais ses parents n’étaient
pas d’accord : mon père voulait que je suive la carrière militaire, ma mère aussi. Pour eux, ce
sont les militaires qui gagnent de l’argent, ce n’est pas en dansant qu’on le fait, danser
n’ouvre pas de perspectives d’avenir. Il a été temporairement accueilli chez la mère d’un ami
où, en contrepartie, il aide aux tâches domestiques (balayage, nettoyage de la salle de bains).
Mais il ne veut plus retourner chez ses parents : « c’était une dispute cinglante! Ma mère a
beaucoup de préjugés, elle n’accepte pas la Compagnie, n’accepte pas mes amis. Pour elle, ce
sont tous des "pédés", pour elle, la Compagnie ethnique appartient au bidonville d’Andaraí,
alors c’est un signe que je vais fumer de la marijuana, que je vais sniffer, que je vais faire des
tas d’autres choses. Elle a plein de préjugés, alors on se disputait beaucoup ». Il a fini par
quitter à la fois la compagnie de danse et le cours supplétif où il achevait l’enseignement
moyen, il est devenu évangélique (croyant) et travaille en tant qu’office-boy.
CONSIDÉRATIONS FINALES
Les parents des jeunes interviewés ont une perception assez différente de la réussite de leurs
enfants. Pour les parents des couches moyennes et supérieures, le diplôme universitaire fait
partie de la trajectoire des enfants. Par contre, ceux appartenant aux couches populaires se
rendent compte qu’il y a une rupture nette entre leurs enfants universitaires et les trajectoires
familiales des générations précédentes (Ferrand, 2001). Comme l’aspiration à fréquenter une
université se répand de plus en plus chez les jeunes à bas revenus, l’enseignement supérieur
au Brésil s’est développé de manière exponentielle, notamment dans la période récente avec
l’expansion des universités privées et après l’implantation de la politique des quotas pour les
étudiants noirs ou pour ceux issus des écoles publiques (Schwartzman 1994, 2004).
Logiquement, cette motivation s’appuie sur les exigences du marché du travail qui, à son
tour, valorise chaque jour davantage les diplômes universitaires.
Le désir constant de progresser conduit les jeunes à poursuivre les études après les quatre ans
d’université, en s’inscrivant dans des troisième cycle ou des cours de formation permanente.
C’est bien vrai que, jusqu’il y a quelques années, le troisième cycle au Brésil ne comptait
qu’avec des étudiants des couches moyennes et supérieures. De nos jours, cette tendance
commence à se réduire avec le développement des bourses d’étude qui permettent que les
jeunes des couches populaires accèdent. Ceux-ci rencontrent de multiples difficultés à réaliser
leurs rêves et idéaux. Ainsi leurs projets de qualification professionnelle sont construits par à
coups, l’enseignement secondaire (technique ou artistique) y étant une étape très importante
à réussir. Les jeunes des couches moyennes ont leurs itinéraires tracés par les parents jusqu’à
l’université, le choix du champ professionnel leur revenant de plein droit. Rares sont ceux qui
ont abandonné les études avant d’obtenir le diplôme universitaire, comme il se passe plus
fréquemment chez les jeunes à bas revenu.
Le manque de temps (pour ceux qui travaillent) et les dépenses scolaires ne sont pas les seuls
obstacles à suivre un cursus universitaire, selon les jeunes des couches populaires. La barrière
principale est liée au déficit scolaire qu’ils ont par rapport aux autres jeunes [de leur âge], ce
qui crée un handicap dans le processus d’apprentissage et, par conséquent, dans le processus
29 Le père, au chômage, suit une cure de désintoxication ; la mère est aide de bureau dans une librairie.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 325
d’entrée à l’université. Quand, malgré tout, ils arrivent à franchir ce pas et à devenir
étudiants, d’autres problèmes apparaissent : leur scolarité précaire – très en deçà de celle dont
jouissent les jeunes des couches moyennes et supérieures qui ont fréquenté les écoles privées
où la qualité de l’enseignement est meilleure.
Indépendamment de la classe sociale, ces jeunes s’unissent autour de la construction d’un projet
d’avenir, mais aussi d’une certaine incertitude vis-à-vis de leur insertion dans le marché du
travail, étant donné la crise du chômage. Par contre, ce qui les sépare est la possibilité qu’ont les
plus favorisés d’entre eux de rester plus longtemps dans le système scolaire avec l’appui des
parents et, ainsi, d’acquérir de niveaux plus élevés de qualification professionnelle.
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326 Villes du Sud
Dans les villes du Sud, la moitié seulement des besoins en eau potable est satisfaite. Sur cette
question, l’Afrique est la région où les zones urbaines sont les plus mal loties du monde.
Ainsi, plus de 150 millions d’habitants n’ont pas accès à un service d’eau potable approprié,
soit près de la moitié de la population urbaine du continent. De plus, si les quantités d’eau
disponibles pour les ménages font parfois défaut, la qualité des ressources en eau douce se
dégrade à cause des pollutions industrielles et domestiques. Dans ces conditions, et compte
tenu de la croissance urbaine à venir, le risque est de voir le fossé se creuser entre l’offre et la
demande en eau potable. Or, si les maladies liées à l’eau ont largement été éliminées dans
les pays riches, elles restent l’une des plus importantes causes de décès dans les pays du
Sud. Ainsi, plus de cinq millions de décès par an dans les pays en développement seraient
dus à des maladies liées à l’eau, dont deux millions d’enfants de moins de 5 ans
(WHO/UNICEF, 2000).
La reconnaissance de cette dimension de la crise de l’eau n’est pas récente et date de la
conférence de Mar del Plata de 1977 (Nations unies, 1977). Les difficultés à y apporter des
solutions durables ont poussé les Nations unies à formuler un nouvel engagement dans un
des objectifs du Millénaire relevant de l’accès à l’eau et de l’assainissement1. Ainsi, l’objectif 7
comprend-il la cible 10 définit comme suit :
1 Les enjeux liés à l’accès à l’eau vont de paire avec ceux liés à l’assainissement. Ici, notre propos s’en
tient exclusivement à l’accès à l’eau.
2 Cette communication présente une synthèse de trois articles (Dos Santos et LeGrand, à paraître ; Dos
Santos, 2006 ; 2005b) issus d’une thèse de doctorat (Dos Santos, 2005a).
328 Villes du Sud
concentrer les efforts sur la réduction d’une statistique, le pourcentage de personnes n’ayant
pas accès à l’eau, mesuré à partir du seul type d’approvisionnement en eau, répond aux
enjeux socio-sanitaires que pose l’accès à l’eau.
1. Le critère de la qualité
On peut distinguer trois grandes familles de maladies hydriques dues à la pollution : (1) les
maladies liées à la présence d'organismes pathogènes microbiologiques d’origine bactérienne,
virale ou parasitaire3 ; (2) les maladies liées à l'accumulation de pollution physico-chimique
ou de micro polluants tel que le saturnisme ; (3) les maladies liées à la surcharge ou à la
carence de certains éléments dans l'eau, comme la fluorose. Dans cette communication, nous
nous intéressons exclusivement aux maladies dues à une pollution microbiologique de l'eau,
parce que ce sont celles qui représentent un risque majeur à court terme dans les villes du
Sud. Les deux autres types de maladie sont moins dépendants des actions faites au niveau
des ménages, contrairement aux maladies dues à une pollution microbiologique qui peuvent
être la conséquence de la gestion et des usages de l’eau au niveau domestique.
A priori, l’accès à l’eau potable est la mesure la plus efficace pour lutter contre ce type de
maladies hydriques. Longtemps considérée comme le seul facteur pouvant influencer la
santé, la qualité de l’eau de consommation est ainsi reconnue pour son rôle dans la
transmission de certains agents pathogènes. Les infections peuvent être d’origine bactérienne
comme la typhoïde ou le choléra, virale comme l’hépatite A ou parasitaire comme les amibes.
Son importance est d’autant plus grande qu’elle a un rôle clé dans les épisodes d’épidémie et
la persistance de certaines maladies endémiques4.
En milieu urbain, du fait d’une forte concentration de l’habitat, les problèmes de pollution
des eaux souterraines par infiltration des eaux usées ou par les latrines rudimentaires font
3 Pour plus de détails sur la classification des maladies hydriques dues à la pollution microbiologique,
voir White et al. (1972)
4 Voir Payment et Hunter (2001) pour une revue de la littérature sur cette question.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 329
porter un sérieux doute sur la qualité des eaux souterraines peu profondes (puits ou certains
forages). L’accent est donc mis sur l’adduction d’eau chlorée. Pourtant, même si les avantages
de ce type d’accès semblent évidents et nombreux, la relation statistique entre la baisse de la
mortalité et l’adduction d’eau reste controversée (Van Poppel et Van der Heijden, 1997 ;
Prost, 1996). Des considérations d’ordre méthodologique sont souvent avancées pour
expliquer ces divergences. Notamment, les causes de la mortalité étant multi-factorielles,
l’adduction d’eau ne constitue qu’un facteur dont il n’est pas aisé de dégager l’effet réel,
surtout dans le cas de corrélation avec d’autres facteurs qui peuvent totalement neutraliser
l’effet de l’adduction d’eau.
La conceptualisation de la notion de qualité est également incomplète. En effet, bien que l’eau
en sortie de station de production réponde aux normes de qualité de l’eau potable, le risque
de pollution va au-delà, notamment le long de la canalisation lorsque le réseau est vétuste. La
qualité de l’eau peut également se détériorer au-delà de la source d’approvisionnement.
Ainsi, il a été observé que la qualité microbiologique de l’eau dans les récipients de
conservation dans l’enceinte domestique est moins bonne que celle de l’eau à la source
collective d’approvisionnement5. On voit donc l’importance de tenir compte du
comportement des ménages lorsque l’on considère la question de la qualité de l’eau
consommée, et non pas seulement des infrastructures disponibles.
5 Voir Wright et al. (2004) pour une revue de la littérature sur cette question.
330 Villes du Sud
Par ailleurs, au Mozambique, Cairncross (1987) a montré comment les quantités disponibles
étaient fonction de la distance (ou du temps) au point d’approvisionnement. Lorsque le
temps nécessaire à la collecte de l’eau dépasse quelques minutes (environ cinq minutes ou à
une distance de 100 mètres de la résidence), les quantités d’eau collectées diminuent de
manière significative d’environ 70 %. Ensuite, il y a peu de différence dans les quantités
collectées à l’intérieur d’une distance comprise entre 100 et 1 000 mètres, soit de 5 à 30
minutes de temps. Après ce seuil d’un kilomètre ou de 30 minutes de temps de collecte, les
quantités diminuent progressivement jusqu’au minimum vital.
La distance au point d’eau est donc un facteur déterminant pouvant influencer les usages
domestiques de l’eau au niveau de la quantité. Plus particulièrement, l’accès à l’eau
courante6, semble pertinent dans l’évaluation des quantités d’eau disponibles dans le
ménage. Une étude en Ouganda a estimé à 155 litres par personne et par jour la
consommation moyenne dans un ménage disposant d’un robinet dans la résidence. Cette
moyenne est trois fois plus faible pour les ménages partageant le robinet dans la cour, et dix
fois plus faible pour ceux qui s’approvisionnent à l’extérieur (fontaines collectives, puits,
forage) (Well, 1998).
3. Le concept d’accessibilité
Plus généralement, l’accessibilité à l’eau, mesurée par le type d’approvisionnement en eau
mais également par la distance ou le temps au point d’eau et par le coût de l’achat de l’eau,
paraît rendre compte des différentes modalités de l’accès à l’eau et des risques socio-sanitaires
inhérents.
Cette notion d’accessibilité est d’autant plus importante qu’elle semble être la plus pertinente
dans l’attribution des quantités destinées aux usages relevant spécifiquement de l’hygiène.
En Afrique de l’Est, Thompson et al. (2002) ont montré que les quantités destinées à la toilette
et au lavage de la vaisselle et des habits étaient multipliées par deux et demi lorsque le
ménage dispose de l’eau courante à domicile par rapport au ménage s’approvisionnant hors
de la maison.
D’autres liens entre l’accessibilité à l’eau et la santé peuvent également exister. Par exemple,
un accès facilité au point d’eau peut avoir des effets directs sur les enjeux socio-sanitaires.
D’une part, le gain de temps et d’énergie peut être attribué aux soins des enfants ou à une
activité rémunératrice générant une source de revenu supplémentaire pouvant être alloué
aux soins de santé ou à une meilleure alimentation (Esrey, 1994). De plus, la fatigue physique
liée à la corvée d’eau peut entraîner une baisse quantitative et qualitative de la production de
lait chez une mère allaitante, induisant des risques de malnutrition pour l’enfant allaité
(Dufault, 1988).
Howard et Bartram (2003) ont réalisé une synthèse en distinguant quatre niveaux
d’accessibilité à l’eau, définis par la distance à la source ou le temps de collecte pour les
sources collectives ou le type de branchement si la résidence dispose d’un robinet privé ou en
partage dans la cour commune. De cette accessibilité dépendent les quantités potentiellement
collectées et le risque sanitaire correspondant. Leur conclusion aboutit à l’idée que l’accès à
l’eau courante, qu’ils nomment l’accès intermédiaire si le ménage dispose d’un seul robinet
6 Dans cette communication, nous appelons l’accès à l’eau courante la situation où la résidence est
raccordée au réseau de distribution d’eau par au minimum un robinet placé dans la cour, commune ou
privée, ou placé à l’intérieur du logement.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 331
dans la cour ou la résidence et l’accès optimal si plusieurs robinets sont disponibles, est le
type d’approvisionnement le plus adéquat pour une réduction maximum des risques au
niveau sanitaire. En dessous de ce niveau d’accès, les risques sanitaires sont non négligeables.
Il est toutefois fait ici l’hypothèse d’un service d’eau continu au niveau de l’infrastructure,
sans coupure. Or, dans les villes africaines en particulier, l’interruption de la distribution
d’eau est fréquente (Thompson et al., 2002).
En outre, le postulat qu’une quantité donnée d’eau implique nécessairement des pratiques
d’hygiène types, au sens biomédical du terme, est amendable. Des conceptions
anthropologiques de propre/sale et de transmission de la maladie sont davantage
susceptibles d’induire de tels comportements que les seules quantités d’eau disponibles. En
réalité, si un minimum d’eau est nécessaire aux pratiques d’hygiène, ce minimum n’est pas
suffisant pour que ces pratiques soient effectives.
Au regard de cette revue de la littérature, nous avons pu concevoir un schéma conceptuel des
liens entre l’accès à l’eau et les enjeux socio-sanitaire tel que celui présenté en figure 1.
Il s’agit alors de partir de l’idée que les usages domestiques de l’eau sont la base sur laquelle
repose les enjeux socio-sanitaires de l’accès à l’eau. Ces usages seraient déterminés par
l’accessibilité à l’eau, en prenant en compte non pas seulement l’accès à l’eau, mesuré par le
seul type d’approvisionnement en eau, mais aussi la distance et/ou le temps, et le coût
économique. Toutefois, pour qu’ils soient effectivement prophylactiques, ces usages
domestiques de l’eau dépendent des comportements au sein des ménages. Et, inversement, on
peut se demander dans quelles mesures les caractéristiques socio-économiques et culturelles
n’influencent pas le choix d’un type d’accès à l’eau, dans le cas où ce choix est possible.
Qualité
Di stance/temp Comportements
Accès Usages Enjeux
à l’eau domestiques socio-
(aspects socio-
Co ût Quantité
économiques et
Villes du Sud
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 333
D’autre part, dans le but de mieux comprendre les interactions entre l’homme et l’eau,
notamment par les usages et les représentations de l’eau, des données qualitatives ont été
recueillies auprès de 49 personnes (37 informateurs réguliers et 12 informateurs clés) lors de
34 entretiens individuels et de deux groupes de discussion. La population des informateurs
réguliers interrogés par entretiens individuels est composée de femmes (20 au total). Elles ont
été tirées au hasard à partir du SSD-O, en tenant compte de trois critères que sont le quartier,
de disposer ou non de l’eau courante dans le logement ou dans la cour, et d’être chef de
ménage ou femme du chef de ménage. La population des groupes de discussion a fait l’objet
d’un recrutement informel. Tous ces discours ont été recueillis par deux enquêtrices de
langue maternelle moore (la langue de l’ethnie majoritaire de Ouagadougou), enregistrés,
traduits en français et transcrits par ces mêmes enquêtrices dans les deux jours qui ont suivi
l’entretien. Les textes ont été mis en forme pour l’analyse par le logiciel NUD*IST. Une
méthodologie en trois phases a permis d’étudier les discours. Une première analyse a été
réalisée, entretien par entretien, afin de mieux comprendre la logique de chaque discours.
Une seconde étape a été l'analyse collective thématique qui a permis de mettre en évidence la
cohérence thématique inter-entretiens. Enfin, une dernière approche visait l'analyse du sens
(approche sémantique) et en particulier le repérage de critères empiriques qui structurent
l'univers sémantique et notamment des repères langagiers propres à des groupes spécifiques.
1. Vue d’ensemble
Ouagadougou est la capitale du Burkina Faso, économiquement l’un des pays les plus
pauvres au monde, classé 175e sur 177 pays d’après l’IDH du PNUD (UNPD, 2004). Alors que
la pauvreté nationale semble s’être stabilisée au cours de la dernière décennie, la population
urbaine s’est paupérisée et la vulnérabilité des ménages s’est accrue (Lachaud, 2003). Par
ailleurs, avec une population estimée à un million d’habitants en 2005, Ouagadougou
concentre 41 % de la population urbaine du pays et 8 % de la population totale (United
Nations, 2004). La croissance urbaine de Ouagadougou est l’une des plus fortes de la sous-
région avec un taux d’accroissement démographique annuel de 4,2 % entre les deux derniers
recensements (1985-1996) (INSD, 2000).
Liées notamment à la continentalité du pays, les conditions climatiques et géographiques de
Ouagadougou induisent une pénurie d'eau quasi endémique avec un risque permanent de
sécheresse. D’une part, la ville appartient au domaine climatique nord-soudanien ou tropical
sec caractérisé par une très longue saison sèche, d'octobre à mai, et une saison d'hivernage, de
juin à septembre. Ce régime climatique se traduit par des amplitudes thermiques annuelles
relativement élevées et une pluviométrie irrégulière. Une grande partie des précipitations est
renvoyée dans l'atmosphère par l'évapotranspiration, réduisant ainsi la quantité de pluie
effectivement infiltrée dans le sous-sol. Cette infiltration est, en outre, compromise par
l'imperméabilisation des surfaces urbanisées qui favorisent le ruissellement. D’autre part, le
334 Villes du Sud
réseau hydrographique naturel est très limité. Il se compose d'un unique talweg, le
Boulmigou, qui traverse la ville d’est en ouest, auquel est reliée une série de marigots
temporaires.
Des aménagements ont été créés pour faire face à cette rareté naturelle et répondre aux
besoins de la population. Le système d'alimentation en eau potable de Ouagadougou est
assuré par trois retenues d’eau situées à Ouagadougou, et surtout par celle de Loumbila,
située à 20 kilomètres de la ville. D’ici 2006, les eaux du barrage de Ziga, situé à 50 km de la
ville, fourniront une troisième source et viendront doubler les capacités actuelles en eau de la
ville, devant assurer la durabilité de l’approvisionnement.
2. Ouagadougou ou le contre-exemple ?
L’Office national de l’eau et de l’assainissement (ONEA) est l’établissement public en charge
de la production et de la distribution de l’eau potable à Ouagadougou. Depuis les deux
dernières décennies, l’ONEA a mis en place une politique pragmatique qualifiée par Jaglin de
« gestion partagée de la pénurie » (Jaglin, 1995) et basée sur l’accès du plus grand nombre à
l’eau potable.
Ainsi, dans un contexte de pauvreté, de conditions climatiques défavorables et de croissance
spatiale et démographique importante, 97 % des ménages de la ville déclarent avoir accès à
une source d’eau potable en 2000 (figure 2). Des capitales voisines dont les indicateurs de
développement socio-économiques sont relativement proches de la situation de
Ouagadougou, comme Bamako par exemple, présentent des taux d’accès à l’eau potable
beaucoup plus faibles. Cet indicateur global d’accès est, en revanche, beaucoup plus proche
de ce qui peut-être observé dans des capitales plus nanties, telles qu’Abidjan.
A Ouagadougou, la source d’eau majoritaire est le point collectif d’eau potable constitué par
les bornes-fontaines, les pompes manuelles et les forages collectifs situés dans les quartiers à
travers la ville. Dans ce groupe, sont également compris les 21 % des ménages qui font appel
au service d’un vendeur ambulant s’approvisionnant eux-mêmes à ces points collectifs d’eau
potable.
De fortes disparités existent toutefois entre quartier. Par exemple, le centre dispose de
davantage de résidences branchées au réseau d’adduction d’eau par rapport à la périphérie
lotie, mais de moins de borne-fontaines.
C’est sans doute l’originalité de la gestion de l’eau qui place souvent Ouagadougou comme
un exemple, notamment dans le caractère plausible du développement d’une desserte en eau
dans une ville pourtant en pleine expansion spatiale et démographique7.
Toutefois, nous l’avons vu, il semble tout à fait insuffisant de ne s’en tenir qu’à une seule
statistique, le type d’approvisionnement en eau. Si l’on regarde plus en détail l’accessibilité à
l’eau, il est assez aisé de montrer que l’accès à l’eau à Ouagadougou est loin de répondre aux
enjeux socio-sanitaires de l’eau. D’ailleurs, un regard vers les statistiques de santé révèle
l’acuité des maladies hydriques dans cette ville. Ainsi, à partir des données de l’Enquête
démographique et de santé, la prévalence de la diarrhée chez l’enfant8 est estimée à 24 % à
Ouagadougou en 2003. Cette prévalence est une des plus fortes de la sous-région, comparée à
Cotonou ou Bamako par exemple, où elle est respectivement de 10 % et 14 %9.
100%
90%
80%
70%
60%
50%
40%
30%
20%
10%
0%
ey
é
ou
an
ak
om
m
dj
ug
am
ia
bi
L
do
N
B
A
ga
ua
O
E a u c o u ra n t e A u t r e e a u p o t a b le E a u n o n p o t a b le
S o u r c e s : E M I U B 2 0 0 0 . D H S C ô t e d ’ I v o ir e 1 9 9 8 - 9 9 . D H S M a li 2 0 0 1 .
D H S N ig e r 1 9 9 8 . D H S T o g o 1 9 9 8 .
Figure 2 : Répartition des ménages selon le type d’approvisionnement en eau dans certaines
capitales d’Afrique de l’Ouest
P o pulat ion
1 00%
80%
60%
40%
20%
0%
1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000
Eau courante Point public d'eau potable Vendeur A utre
Source : EM IUB 2000
11 Population âgée de 25-39 ans en 2000. Moyenne mobile calculée sur cinq ans.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 337
constate alors que la moitié des ménages du centre et de la périphérie lotie dispose d’un point
d’eau à moins de 200 mètres alors que dans la périphérie non lotie, cette valeur médiane est
de 400 mètres.
25 50 75 %
Centre % % •
(n=68)
• 200•
100 30 400 500 600 700 800 900 1000Mètres
25 50 75
Périphérie lotie % % %
(n=356)
•
100 •
200 30 400 500 • 700
600 800 900 1000Mètres
25 50 % 75
Peripheries non lotie % • %
(n=251)
100 •
200 30 400 500 600 700 800• 900 1000Mètres
Source : EMIUB -
Les distances parcourues sont d’ailleurs vécues comme de véritables souffrances. Voici les
propos d’une femme vivant en périphérie non lotie.
Une femme, périphérie non lotie, 51 ans, tient un petit commerce dans la rue, veuve, jamais
scolarisée, s’approvisionne à la borne-fontaine ou chez les vendeurs ambulants.
« Tous les jours, tu ne dors pas assez. À cause de l'eau, tu n'es pas
tranquille, tu crois pouvoir dormir, mais tu t'inquiètes parce qu'il n'y a
pas d'eau. Alors tu te lèves pour aller enlever12. (…/…) Quand tu
marches dans la rue pour chercher l'eau et quand tu as l'eau en restant à
la maison, c'est pas le même travail. »
3. Le coût de l’eau
Quant au coût de l’eau, pour le quart des ménages qui s’approvisionnent auprès d’un
revendeur ambulant, le prix minimum de l’eau est deux à dix fois celui que paie un ménage
qui dispose d’un robinet dans son logement ou sa cour ou un ménage qui s’approvisionne
aux points d’eau collectifs. Le prix de l’eau auprès des vendeurs ambulants fluctue, en effet,
en fonction de la distance entre le point d’approvisionnement et le domicile du ménage, mais
également en fonction de la saison : en saison sèche, les prix flambent. Ainsi, si pour un
ménage raccordé directement au réseau de l'ONEA le prix minimal du mètre cube est de
409 F CFA13, il est de 300 F CFA si le ménage s'approvisionne directement à la borne-fontaine,
aux pompes ou aux forages collectifs et varie de 750 à 2 500 F CFA si le ménage fait appel aux
services d’un vendeur ambulant14.
Voici également les propos d’une femme qui illustrent comment le coût de l’eau peut, en
outre, grever le budget du ménage sur des dépenses de base comme l’alimentation :
Une femme, périphérie non lotie, 32 ans, sans activité économique, mariée à un vendeur de
ciment, jamais scolarisée, s’approvisionne à la pompe manuelle.
4. Les quantités
Enfin, au niveau des quantités utilisées au sein des ménages, on peut estimer à 34 litres d’eau
par jour et par personne la moyenne sur Ouagadougou. Pour mémoire, la moyenne mondiale
est de 142 litres (Collomb, 1995). À Ouagadougou, on constate de grandes différences dans
les quantités utilisées selon certains critères. La figure 5 présente le diagramme de la
distribution des ménages par quartiles en fonction des litres consommés par jour et par
personne, selon que le ménage dispose d’un robinet d’eau courante ou non. La moitié des
ménages disposent d’un maximum de 20 à 30 litres d’eau s’ils n’ont pas de robinet dans le
logement ou la cour, alors que cette valeur médiane est près de deux fois plus importante
lorsque les ménages disposent de l’eau courante. Ceci est toutefois sans compter les
nombreuses coupures d’eau qui réduisent encore d’avantage les quantités durant la saison
sèche. Coutumiers de la gestion par pénurie, le partage est socialement codé.
Un homme de 61 ans, dans un groupe de discussion.
14Ces chiffres proviennent des tarifs, taxes comprises, de 2003 pour l’eau distribuée par l’ONEA, les
pompes ou les forages collectifs et des propos recueillis lors de l’enquête qualitative de 2003 pour les
prix des vendeurs ambulants.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 339
potable ou d’une source non potable ont deux à trois fois plus de risque de décéder entre leur
premier et leur cinquième anniversaire que les enfants dont l’eau de boisson provient d’un
robinet d’eau courante placé dans le logement ou la cour commune. Une explication possible
à ce différentiel dans les périodes de l’enfance vient du rôle de l’allaitement maternel qui est
d’autant plus efficace que l’enfant est nouveau-né, moins résistant et nourrit exclusivement
au lait maternel.
25 50 75
Secteur loti
(n=24)
% % %
1 2 3 4 5 6 7 8 9 100 l/p/j
25 50 75
Secteur non
% % %
loti
(n=337) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 100 l/p/j
25 % 50 % 75
Robinet semi privé
(n=28) • • %
1 2 3 4 5 6 7 8 9 100 l/p/j
25 % 50 % 75
Robinet privé
(n=46) • • %
1 2 3 4 5 6 7 8 9 100 l/p/j
Source : SSD-O,
2002.
Figure 5 : Quantités d’eau utilisées en litre par personne et par jour (l/p/j) en fonction du type
d’approvisionnement et de la zone d’habitat (ménages distribués par quartiles)
15Extrait des résultats des modèles de survie exponentiels par morceaux présentés en détails dans Dos
Santos et LeGrand (à paraître).
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 341
pourquoi lui est malade et toi, tu ne l'es pas. Donc, on peut faire
attention, mais il y a autre chose. »
CONCLUSION
Cette communication avait pour objectif de décrire les iniquités en matière d’accès à l’eau afin
de mettre au jour les enjeux socio-sanitaires de l’eau, à partir du cas de Ouagadougou.
Ouagadougou peut faire figure d’exemple où l’accès à l’eau est généralisé puisque 97 % de la
population déclare une source d’eau potable comme type d’approvisionnement en eau de
boisson. Pourtant, en dépassant la seule statistique du type d’approvisionnement en eau,
pour voir plus précisément les modalités de l’accessibilité à l’eau, nous avons pu mettre en
lumière des facteurs à l’iniquité qui se jouent dans les usages domestiques de l’eau.
A cet égard, nous souhaitons discuter de la pertinence d’une reformulation des mesures
statistiques de l’accès à l’eau et de la nécessité de précision pour une meilleure appréhension
des enjeux socio-sanitaires. La distance ou le temps de collecte ainsi que le coût inhérent à
l’achat de l’eau doivent être des éléments à considérer si l’on souhaite calculer une statistique
sur l’accès à l’eau dans une perspective d’amélioration des implications socio-sanitaires
qu’induit l’accès à l’eau. Dans le but d’une uniformisation rapide des concepts propres à
permettre des comparaisons entre statistiques issues de diverses sources, il serait opportun
d’évaluer l’accès à l’eau pour tous sur la base de l’accès à l’eau courante pour tous. D’abord
parce que cette mesure est comparable et identifiable objectivement pour satisfaire aux
exigences statistiques. Ensuite, parce que c’est l’accès dont les implications sont les moins
dommageables en termes de santé et d’équité sociale.
Toutefois, si l’accès à l’eau courante est une étape de développement nécessaire pour répondre
aux enjeux socio-sanitaires, cette étape est non suffisante en soi. Les usages de l’eau dépendent de
l’accessibilité à la ressource mais aussi des pratiques d’hygiène. Or, à Ouagadougou,
l’assimilation des connaissances en matière d’hygiène signifie un profond changement du
système cognitif, parce que les conceptions populaires sont à l’opposé de la théorie du germe
invisible. C’est un long processus de changement, actuellement en cours à Ouagadougou.
Remerciements
Je tiens à remercier l’Institut supérieur des sciences de la population de l’université de
Ouagadougou qui m’a accueilli pendant près d’un an et qui a gracieusement mis à ma
disposition les données du SSD-O financé par la fondation Rockefeller. Je tiens également à
remercier Tom Legrand pour m’avoir fait bénéficier d’une bourse de terrain de la fondation
Andrew W. Mellon. Merci enfin à Sabine Henry pour avoir présenté cette communication à
ma place alors que je ne pouvais me rendre aux Journées Scientifiques à Cotonou.
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INÉGALITÉS SOCIALES,
RÉSIDENTIELLES
ET ACCÈS AUX SAVOIRS ET SOINS
LIÉS AU PALUDISME INFANTILE
CHEZ LES MIGRANTS À MBOUR
(SÉNÉGAL)
Richard LALOU
Laboratoire « Population-Environnement-Développement » (LPED)
UMR 151 IRD-université de Provence,France
Richard.Lalou@ird.sn
1- QUESTIONS DE RECHERCHE
Malgré les importantes campagnes de sensibilisation sur le paludisme, les comportements de
recours aux soins posent un certain nombre de problème, si l’on tient compte des disparités
profondes qui existent entre les milieux ruraux et urbains au Sénégal. Nos travaux antérieurs
(Faye, 2005) montrent qu’à Niakhar, qui est une zone rurale située dans la région de Fatick,
l’offre de soins biomédicaux est assurée par trois postes de santé, associés à des maternités et
cases de santé. Cependant, au regard de l’importance de la population, cette offre de soins
biomédicaux est assez limitée en nombre. En outre, la plupart des cases de santé ne
fonctionnent pas ; autant de contraintes qui pèsent sur les familles à la recherche de soins
dans ces espaces. Dans le même temps, malgré la bonne circulation de l’information sanitaire
sur le paludisme (campagnes de sensibilisation, les migrations saisonnières, acteurs non
gouvernementaux) on observe la persistance d’un décalage entre les connaissances, les
attitudes face aux fièvres palustres et l’intégration de ces savoirs dans les comportements
thérapeutiques (Faye, 2003). Cette situation est à mettre, en partie, sous le compte de
l’emprise du groupe statutaire, particulièrement le rôle important de la grand-mère. La
position de dépendance occupée par la mère fait que ses préférences de recours sont
346 Villes du Sud
changement urbain, sous le prisme de l’accès aux savoirs sanitaires innovants et aux soins
relatifs au paludisme infantile :
– Dans quelle mesure les disparités des situations sociales produites par la société, en amont
de la maladie, se traduisent en des pratiques sanitaires et systèmes de représentations
différenciées au sein de la population migrante ?
– Par quels mécanismes s’opère le changement et selon quelles modalités ?
– En nous intéressant à la santé des enfants de familles migrantes, observe-t-on, en fonction
du statut sociofamilial, des différences dans les modes de constructions des représentations
de la santé, de sa gestion, l’accès aux structures de soins, les types d’itinéraires
thérapeutiques ?
Si nous nous accordons sur le fait que la ville est le lieu où l’information biomédicale est la
plus diffusée, il ne suffit pas pour autant que le migrant s’y installe pour avoir forcément
accès à cette information et changer ses pratiques. L’impact de l’urbain sur le changement des
savoirs et pratiques est différent selon que les migrants soient bien insérés à leur nouveau
milieu de vie, socialement, économiquement. Ce rapport dynamique au fait citadin peut
entraîner une différence dans les mutations et des modalités diverses de réceptivité,
d’exposition à l’information sanitaire et de recours thérapeutiques.
La mise en perspective de ces clivages avec les modes d’accès aux savoirs et aux soins
thérapeutiques est devenue de plus en plus un enjeu majeur afin d’améliorer les politiques de
santé publique. La distribution inégale de la santé met en lumière l’existence de dynamiques
sociales qui débordent le champ spécifique de la santé et renvoient au fonctionnement de la
société. Le statut social, qui fait pourtant partie des prédicateurs connus de la santé, est une
variable peu mise en évidence dans l’analyse des rationalités à l’œuvre dans les processus de
construction des perceptions et comportements thérapeutiques. Si les inégalités sociales sont
décrites et expliquées dans les travaux actuels, l’analyse de leur transformation en inégalités
de santé, de perceptions et de comportements thérapeutiques est assez rare. Or, nous pensons
que l'étude des liens entre les perceptions étiologiques, les comportements de soins et les
statuts sociaux pourrait ainsi contribuer à expliquer comment l'appartenance à des catégories
sociales favorise ou non l’accès à la santé (De Koninck, 2004).
dans les quartiers résidentiels comme Grand Mbour et Oncad. Leurs capacités financières
leur ont certainement permis de pouvoir y acquérir une parcelle. Par contre, la grande
majorité (caléchiers, ouvriers, apprentis, pêcheurs, maçons, petits commerçants) occupe les
quartiers populaires Darou Salam/Mbour seereer Kaw. Ce sont des quartiers assez cosmopolites
sur le plan ethnique, professionnel, mais très homogènes au plan social, avec des conditions
de vie assez modestes et précaires. D’autres migrants qui sont les derniers à arriver en ville
(en moyenne un ou deux ans) se retrouvent dans les zones de forte précarité appelées zone
d’attente à la périphérie de la ville. Ce sont donc des migrants (des charretiers, des ouvriers ou
apprentis pêcheurs) dont l’urbanité est en devenir, donc « entre la ville et le village ».
De façon particulière, cette situation résidentielle des migrants a engagé à Mbour, des modes
de sociabilité différents, selon qu’ils se trouvent dans la zone d’attente, les quartiers populaires
ou ceux résidentiels.
Un milieu diversifié qui entraîne aussi des inégalités dans la sociabilité, l’exposition
aux avantages sanitaires
Dans la zone d’attente, on observe une sociabilité très restreinte des migrants, tournée vers
les parents. Ces migrants sont dans une situation d’attente. Cette mise en attente de leur
urbanité en fait des groupes entre la campagne et la ville. Cette situation, associée à la
précarité économique, les pousse à se replier sur leurs appartenances où ils trouvent plus la
sécurité sociale de l’entraide. La fragilité de leurs conditions d’existence renvoie ces migrants
du côté de leur milieu familial car ce dernier tend à demeurer pour nombre d’entre eux une
unité de survie, le seul lieu d’une identité sociale stable (Marie et al., 1999, p. 415.) Ce repli les
éloigne ainsi d’un certain nombre de canaux de diffusion de l’information diversifiée. En
revanche, dans les quartiers populaires (Darou Salam et Mbour seereer Kaw), la sociabilité est
ouverte à des relations de voisinage en dehors des appartenances familiales et villageoises.
Dans ces quartiers populaires, les migrants ont acquis la sécurité du logement. L’acquisition
formelle de la parcelle les installe dans un processus d’urbanité. Les rapports de voisinage
sont basés sur la plaisanterie entre groupes ethniques (seereer, toucouleurs comme à Mbour
seereer kaw). Ceci entraîne une bonne cohabitation et des formes d'échanges intergroupes. En
revanche, les relations de sociabilité qu’ils nouent débordent rarement le cadre du quartier et
du voisinage. Cela ne veut pas dire que ces migrants ne nouent pas des connaissances en
dehors de leurs quartiers. Ce que nous voulons souligner ici, c’est que la part la plus
importante de leur sociabilité est inscrite dans le quartier. La sociabilité au sein du voisinage
de ces migrants coïncide avec celle professionnelle. Cela s’explique par le fait que la majorité des
charretiers, des pêcheurs, vendeurs, vit et se regroupe généralement dans les quartiers
populaires. Cette coïncidence amoindrit les possibilités d’élargir leur accès à des réseaux
d’information très vivaces et qui sont assez diffus au sein des autres types de quartiers.
Cette situation n’est pas observée dans les quartiers résidentiels : la sociabilité des migrants y
est transversale et se prolonge en dehors du lieu de résidence, intégrant des relations
familiales (parents dans la ville) mais aussi celles extérieures, nouées antérieurement à
l’intérieur de la ville ou acquises dans le cadre professionnel. Contrairement aux migrants des
quartiers populaires, l’insertion professionnelle des enseignants, chauffeurs, commerçants
constitue un facteur de diversification des relations. Le cadre de travail, développant un
esprit corporatiste formalisé (contrairement au secteur informel des charretiers) devient une
occasion de varier les relations au-delà de son propre quartier. Ils ont ainsi beaucoup plus de
350 Villes du Sud
4- MÉTHODOLOGIE DE RECHERCHE
Sources des données : cette présentation est tirée d’une recherche anthropologique menée dans
le cadre d’une thèse de doctorat. Cette dernière a porté sur la question du changement des
savoirs et pratiques thérapeutiques liés au paludisme infantile chez les parents originaires de
Niakhar (milieu rural) en migration à Mbour (milieu urbain). Le travail de terrain a été mené
aussi bien à Niakhar qu’à Mbour. Dans cette ville, nous avons particulièrement ciblé les
migrants ayant décidé de s’y installer définitivement et non pas ceux qui viennent dans le
cadre d’une migration saisonnière. Généralement, les travaux sur les liens entre migration et
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 351
changements portent essentiellement sur les migrants saisonniers. L’analyse se fonde dès lors
sur la capacité de ces derniers à diffuser les savoir acquis et à changer de comportement au
retour (Waitzenegger, 2000 ; Lalou et Piché, 1994). Cependant, nos observations en milieu
rural nous ont révélé que le retour au village ne s’accompagne pas toujours d’une mise en
œuvre de pratiques permettant d’analyser l’impact de l’expérience migratoire. Les mères de
famille migrantes retrouvent une structure familiale marquée par l’autorité de la belle-mère,
qui fait que les pratiques mises en œuvre sont rarement de leur initiative. En prenant en
compte cette spécificité, nous avons plutôt opté de considérer les migrants dans leur lieu de
migration, à savoir la ville, et de nous intéresser à ceux qui s’y sont déplacés avec leurs
familles. Ce choix est motivé par la volonté de lire les changements à l’œuvre, en mettant à
contribution la distanciation sociale et culturelle du milieu d’origine.
Conduite depuis 2000, la recherche de terrain a été menée à chaque période hivernale durant
trois mois jusqu’en 2004. Le paludisme étant une maladie saisonnière au Sénégal, nous avons
décidé de travailler pendant les mois d’août / septembre/octobre. Ces mois correspondent à
l’hivernage et sont un moment où le diagnostic palustre est l’un des plus importants motifs de
consultation au dispensaire. Durant ces différents passages, nous avons appliqué les mêmes
procédés méthodologiques (les mêmes quartiers, mêmes modes d’échantillonnage des familles,
même outils, même questions posées) afin de pouvoir garantir une comparabilité des données
collectées. Nous allons présenter dans ce qui suit ces procédés méthodologiques :
Procédure de choix des quartiers inclus dans l’échantillon de l’enquête anthropologique : les sites de
collecte ont été choisis suivant les modes de regroupements des migrants en provenance de
Niakhar. Nos observations préliminaires et les données du suivi démographique de l’IRD
montrent que ces derniers se regroupent spécifiquement dans certains quartiers et y
présentent des profils d’insertion à la ville, différents et hétérogènes : Mbour seereer, Oncad,
Château d’eau, Diamaguéne I et II, Darou Salam, Grand Mbour, Thiocé Est, 11 Novembre,
etc.
À partir des critères de localisation par rapport au centre, niveau socio-économique, type et
statut des habitations, nous avons regroupé ces quartiers en grappes suivantes : les quartiers
résidentiels, les quartiers populaires et la zone d’attente. Elles n’offrent pas les mêmes
conditions de contact avec l’urbanité et nous permettent d’avoir une lecture plus
représentative de l’ensemble de la population migrante. Ensuite, dans chacune des deux
premières grappes, nous avons choisi deux quartiers en fonction du nombre relativement
important de migrants installés et la présence de poste de santé : Mbour seereer kaw, et Darou
Salam (quartiers populaires) et Oncad, Grand Mbour (quartiers résidentiels). La troisième
grappe, c’est-à-dire la zone d’attente, a été incluse en totalité. Ce choix nous a permis de
prendre en compte la diversité des situations urbaines auxquelles les migrants sont
susceptibles d’être confrontés.
Modes de sélection des familles ou des personnes à interroger : à Mbour, l’idéal aurait pu être
d’interroger un échantillon de familles suivies dans le temps depuis Niakhar et retrouvées
dans cette ville, pour confronter dans les deux situations leurs représentations étiologiques et
pratiques thérapeutiques. Cependant, les circonstances et les contraintes de l’enquête ne nous
ont pas permis de procéder ainsi. Nous avons plutôt travaillé sur un échantillon dissocié.
C’est-à-dire qu’à un moment-m, nous avons ciblé des familles migrantes et comparé leurs
savoirs et pratiques avec les résidents à Niakhar. On pourrait nous reprocher de faire le
présupposé selon lequel les migrants ont reçu avant de se déplacer les mêmes savoirs que
ceux que l’on observe aujourd’hui à Niakhar. Cependant, ce qui nous a intéressé ici, c’est
352 Villes du Sud
moins le changement individuel dans le temps, que la différence des savoirs et pratiques
thérapeutiques, au sein d’une population seereer aux caractéristiques culturelles similaires,
mais dont certains de ses membres se distinguent de par le lieu de résidence qu’est la ville.
Dans chacun des quartiers inclus, nous avons sélectionné les familles à partir des critères
suivants : taille du ménage, ménages monogame ou polygames, statut familial des parents,
situation socio-économique des parents, ancienneté dans la ville, etc. Dans chaque quartier
d’enquête, nous avons suivi, de 2000 à 2004, une trentaine de familles réparties suivant les
critères précités. Au total, cela a fait 150 familles inclues dans notre échantillon de travail.
Dans ces familles, nous avons principalement interrogé la mère de l’enfant. En revanche, elle
n’est pas la seule responsable à prendre la décision. C’est pourquoi, nous nous avons aussi
ciblé, au sein de la concession ou du ménage, toutes les personnes qui sont influentes et
impliquées dans la gestion de la santé de l’enfant (père de l’enfant, grand-mère, co-épouses,
voisins etc.) Les observations et les entretiens ont essentiellement concerné les cas de fièvre
effectifs lors de notre présence sur le terrain.
Cibler les cas de fièvre infantile lors de notre présence sur le terrain : nous avons retenu le principe
de porter notre attention sur les familles avec des cas de fièvre de leurs enfants, la fièvre étant
présumée d’origine palustre durant l’hivernage, conformément aux indications de l’OMS.
Particulièrement, nous nous sommes intéressés aux cas ayant lieu au moment de notre
présence sur le terrain ou dans un intervalle d’une semaine avant. Cette précaution était
nécessaire, afin de minimiser les possibilités d’oubli et de pouvoir observer la gestion de la
maladie au sein de la concession. Cette démarche fait que les données collectées depuis 2000
ne proviennent pas chaque année des mêmes familles. À chaque hivernage, les familles
observées sont différentes de celles de l’année précédente. En revanche, cela n’enlève en rien
la possibilité de confronter l’ensemble des données ainsi produites et de les analyser de façon
comparative puisqu’elles ont été collectées selon les mêmes procédures et mêmes outils
qualitatifs.
Des outils de recherche essentiellement qualitatifs : nous avons triangulé trois outils qualitatifs
capables de nous permettre de lire ou observer les évolutions ou changements des
comportements ainsi que les savoirs des parents sur le paludisme chez l’enfant : observations,
entretiens approfondis et récits migratoires.
À domicile et dans les structures sanitaires, nous nous sommes intéressés aux différentes
dynamiques thérapeutiques face à l’affection palustre de leur enfant. Nous avons observé le
déroulement des consultations, les interactions entre le soignant et le soigné, le processus
décisionnel, la nature du recours thérapeutique, les rapports aux structures sanitaires ainsi
que l’observance du traitement. Les comportements observés ont été mis en relation avec le
niveau de connaissance des parents, mais aussi leur situation socio-économique et les modes
d’exposition aux avantages sanitaires permis par leur milieu de résidence. Ils ont aussi été
comparés avec ceux observés dans le milieu d’origine, ainsi que les points de vue et
perceptions que nous avons collectés par le biais des entretiens approfondis.
Les entretiens menés aussi bien avec les parents, leur entourage qu’avec les professionnels de
la santé (infirmiers, agents de santé communautaires, vendeurs de médicaments, relais
communautaires) ont porté sur les connaissances sur le paludisme infantile, sur les services et
soins qu’ils reçoivent ou mettent en œuvre. Ils ont été conduits aussi bien à domicile que dans
les postes de santé. Au total, environ 300 entretiens ont été menés dans les 5 quartiers de
l’étude pendant quatre ans. Nous avons tenté de déterminer la nature des perceptions
entourant le paludisme, le risque qui lui est associé ainsi que la gravité chez l’enfant. Face à la
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 353
pluralité des savoirs diffus à propos de la maladie, nous nous sommes attardés sur la façon
dont les acteurs en font la synthèse, en particulier les modes de réinterprétation de la
connaissance biomédicale. En fonction des quartiers de résidence, nous avons voulu identifier
les sources de diffusion de l’information, les canaux par lesquels elle transite, sa nature, le
rapport que les parents ont avec elle, dans leurs discours, mais aussi dans les attitudes de
recours aux soins.
Les récits migratoires ont concerné 50 pères et mères de familles migrantes à Mbour. Ces derniers
ont été choisis en fonction de la qualité des entretiens que nous avons eus avec eux. Cette
technique s’imposait dans la mesure où la lecture des changements des savoirs et pratiques dans
un contexte urbain ne peut se faire qu’en prenant en considération les trajectoires qui ont conduit
ces groupes à Mbour, ainsi que leurs formes d’interactions avec le milieu urbain. Pour répondre à
cet impératif, nous avons retracé les principaux événements des migrants depuis leur naissance,
concernant leur activité, leur histoire matrimoniale et génésique et les soins infantiles. Nous
avons aussi cherché à saisir leurs trajectoires de vie et insisté sur leurs itinéraires résidentiels
urbains pour mieux situer la possible influence de la ville.
Toutes les données collectées par ces techniques ont été traitées grâce à l’analyse de contenu :
nous avons tenté de voir sur quels aspects les discours ou les observations se recoupent ou se
différencient, concernant les thèmes de nos investigations. La variété des savoirs, des
expériences de soins et des comportements thérapeutiques des parents relatifs à la santé
infantile a été analysée verticalement, c’est à dire en lien avec leurs situations résidentielles,
sociales et économiques. Ces analyses ont été menées dans un esprit comparatif avec la
situation observée à Niakhar. Cette situation ne sera pas présentée en détail ici. En revanche,
nous allons surtout nous appesantir, dans cet article, sur les données de Mbour.
Nous nous proposons d’abord de décrire les situations observées dans les trois types de quartiers
concernant l’évolution des comportements pendant la grossesse, en matière de prévention et
aussi de recours aux soins en cas de paludisme. Nous montrerons que ces processus de
reconstruction connaissent des différences selon les situations résidentielles et socio-
économiques. Sur la base de ces constats et des différences observées dans les évolutions, nous
tenterons de les expliquer en prenant en compte les facteurs déterminants majeurs.
1En particulier le respect des interdits concernant les sorties, le travail, l’alimentation qui ont une forte
valeur préventive, non pas seulement sur le plan sanitaire, mais surtout sur le plan social
354 Villes du Sud
les consultations prénatales plus précoce. Il est pourtant observé à Niakhar que la grossesse
appelle de plus en plus un suivi important du recours aux postes de santé pour les
consultations prénatales. Mais ce recours se caractérise par un certain retard, en moyenne à
partir du troisième mois. Ce retard s’explique, entre autres raisons (ignorance, manque de
moyens, etc.) par la volonté des femmes de cacher leur grossesse, afin de prévenir les
mauvais yeux et malfaiteurs. À Niakhar, le contexte socioculturel très particulier dans lequel
se déroule la grossesse (croyances surnaturelles, l’enfance en tant que période convoitée par
les malfaiteurs) oriente les attitudes des femmes ainsi que celles de leur entourage. En
revanche, à Mbour, la migration, en permettant l’éloignement de ce contexte, libère un peu
plus les femmes2, en particulier dans les quartiers résidentiels. On y observe que le recours
aux consultations prénatales est très précoce, en moyenne, dès l’observation de l’absence des
règles. Cela n’empêche pas que la femme suive un certain nombre d’interdits connus d’elle
ou de son entourage, de par son appartenance à une lignée familiale dont elle continue
d’observer certaines recommandations.
Concernant la prévention du paludisme, elle passe aussi bien par les méthodes
traditionnelles que par les moyens médicaux modernes. Cependant, les familles observées
dans ces quartiers ont, dans leur majorité, des médecins ou des pharmaciens privés. C’est là
où ils s’approvisionnent et reçoivent des conseils sur les traitements, la prévention :
C. D., enseignant installé à Mbour avec sa famille, directeur d’école affecté à Diohine : C :
2Cela ne veut pas dire que les femmes en milieu urbain n’ont pas peur des attaques maléfiques lors du
début de la grossesse. Nos enquêtes en milieu urbain chez les natifs de Mbour montrent que cette peur
existe. Par contre la grande différence se trouve au niveau de la teneur de cette peur : en ville, le milieu
hétérogène, mais aussi anonyme pour le migrant lui permet de relativiser et de vivre cet événement
avec moins de peur sociale qu’au village.
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 355
Dans la zone d’attente et les quartiers populaires, on observe une évolution mitigée des pratiques
à la grossesse et à la naissance : Ce qui est singulier ici, c’est que, si les femmes suivent les
consultations prénatales comme dans les quartiers moyens, elles le font plus tardivement. En
outre, suivant les cas, certaines consultent d’abord des voyants, mettent en œuvre des
précautions traditionnelles en attendant d’aller au dispensaire. D’autres vont retourner au
village le temps de la grossesse et de la naissance de l’enfant (surtout les familles de la zone
d’attente). Enfin, certaines familles font venir des parents du village (en général la belle-mère,
la mère de la femme ou une tante) pour assister la femme parturiente à l’accouchement et les
premiers soins infantiles. Cette pratique est le fait de femmes primipares qui n’ont aucune
expérience dans la gestion de la grossesse. Le recours tardif aux consultations prénatales n’est
pas toujours dû ici à une peur sociale des malfaiteurs, mais souvent à des difficultés
économiques. Nos observations et entretiens montrent, dans la majorité des cas inclus, que les
femmes connaissent généralement l’importance de la consultation prénatale comme au
village. Mais en ville, ce n’est pas la présence coercitive d’une belle-mère ou la peur de
dévoiler la grossesse qui retarde les consultations prénatales, mais c’est surtout leurs moyens
financiers qui ne leur permettent pas de mettre en œuvre rapidement ce recours aux CPN. De
surcroît, ces familles ne peuvent pas compter sur des médecins de famille, ni sur les crédits
accordés par un pharmacien à cause de leur situation économique précaire. Les postes de
santé publics dans ces quartiers n’offrent pas aux femmes indigentes la possibilité de se
soigner ou soigner leurs enfants à crédit. Paradoxalement, les pratiques observées montrent
plutôt des crédits accordés aux personnes qui ont un statut social privilégié au sein de la
communauté : les femmes relais, les apparentés au personnel dans le poste, etc. La même
situation a été observée en ce qui concerne les recours aux postes de santé en cas de
paludisme infantile.
Concernant les pratiques de prévention du paludisme, elles sont presque rares dans la zone
d’attente. Par contre dans les quartiers populaires, elles associent aussi bien le traditionnel, le
populaire, que le moderne. Cependant, les mesures de protection contre le vecteur mises en
œuvre consistent à allumer dans leurs chambres des feuilles de niim (azadirechta indica) ou
d’eucalyptus pour chasser les moustiques. Les parents ont aussi l’habitude d’allumer des
spirales, mais utilisent moins la moustiquaire imprégnée. Enfin, ils préconisent la prise
hebdomadaire de nivaquine, ce qui n’est plus recommandée depuis quelques années.
D’ailleurs la prévention médicamenteuse a été formellement déconseillée depuis cette année
afin de prévenir le développement des résistances aux antipaludiques.
Ces observations renferment quelques idées essentielles pour les analyses et les discussions
que nous allons aborder : D’abord, les modes de prévention dans ces quartiers, à l’image de
ceux moyens résidentiels, sont très diversifiés. Cela témoigne d’une pluralité de sources
d’acquisition de la connaissance qui appelle un syncrétisme dans la pratique. On observe
aussi une bonne connaissance de la nécessité de la prévention puisque les pratiques sont
effectives. Cela est différent de ce que nous avons observé dans le milieu d’origine3 où les
moustiquaires sont peu utilisées, à cause surtout des rumeurs et formes de croyances
négatives4. À Mbour, l’observation de la prévention montre une plus grande conscience des
3 La banalisation de la maladie ou la minimisation de ses risques sur le plan sanitaire y entraîne une
faible mise en œuvre de la prévention, malgré les efforts de sensibilisation aux moustiquaires
imprégnées
4 Les seereer considèrent que le fait de dormir en étant recouvert d’un voile blanc fait allusion au linceul
et à la mort.
356 Villes du Sud
risques, qu’il faut certainement mettre à l’actif d’une exposition plus soutenue aux sources
d’informations diversifiées. Cependant, malgré cette prise de conscience, les aspects
financiers influencent les modalités de la prévention palustre à Darou Salam et Mbour
Seereer Kaw. On prévient le paludisme par des moyens moins onéreux que la moustiquaire
dont le coût financier est dans certains postes de santé assez prohibitif. Ce coût connaît des
différences fondamentales suivant les postes de santé, leurs modes de subvention, de même
que pour les médicaments (nous y reviendrons.)
Le constat que nous venons de faire dans les paragraphes précédents est également valable
pour les comportements de recours aux soins en cas de paludisme infantile. Nous allons
montrer dans ce qui suit que, une fois la maladie identifiée et diagnostiquée comme
paludisme par les parents, la conduite de recherche de soins et la nature de l’itinéraire
adoptée connaissent des différences selon les situations résidentielles des migrants.
– MB.ND : au début, nous avions pensé ma femme et moi que l’enfant n’avait que de
la fièvre près hivernale (a sumaan ndokand ndiig). Il a eu des maux de tête au départ
et refusait de manger.
– MB.ND : dès qu’on a constaté que le corps de l’enfant était très chaud, sa mère l’a
couvert avec un linge imbibé d’eau. Elle lui avait donné ensuite à boire un peu de
café mélangé avec quelques gouttes de vinaigre. Le soir, sa mère lui avait frictionné
tout le corps avec de l’huile de karité, mbéneféne, mbirboop, ndodaafood, etc. Elle lui a
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 357
aussi fait de la tisane de « ngeer » faux quinquéliba, comme nous avions aussi des
comprimés, il a bu aussi. »
En revanche, si les soins à domicile restent la première démarche thérapeutique, ceux-ci sont
exclusifs dans la zone d’attente. Cela veut dire que dans cette zone, le soin de l’accès palustre a
été exclusivement fait à domicile, sans l’intervention d’un thérapeute extérieur. Cette
situation se rapproche de celle observée dans le milieu d’origine de Niakhar où environ 66 %
des cas d’accès palustres observés dans les villages ont été exclusivement traités à la maison,
sans recours au guérisseur ou au poste de santé (Franckel, 2002.) Par contre, dans les
quartiers populaires et moyens résidentiels, le traitement à domicile a généralement été suivi
d’un recours externe, surtout vers le poste de santé. Cependant, ses délais et ses modalités ont
été différents selon qu’on se trouve dans un quartier moyen ou un quartier populaire :
Dans les quartiers moyens, le traitement à domicile dure en moyenne deux jours, avant la mise
en œuvre d’un recours externe. La réduction du délai de traitement à domicile pourrait d’une
part être référée ici à une meilleure intégration des recommandations biomédicales.
Cependant, il faut ajouter à cela que c’est surtout dû au fait que les caractéristiques
économiques favorables de ces migrants leur permettent de mobiliser les ressources plus
rapidement afin d’engager un recours externe. En outre, la situation professionnelle permet à
certains comme les enseignants ou les fonctionnaires de bénéficier d’une prise en charge
sociale. Cela leur donne la possibilité de faire soigner leurs enfants au service médical de
l’entreprise, ou dans les services de santé, sans payer dans l’immédiat. Il y a aussi des formes
de mutualisation qui se développent actuellement dans ces quartiers, permettant aussi une
prise en charge plus rapide des cas de maladie.
Le recours plus précoce vers les structures sanitaires doit aussi être ici mis en lien avec une
disponibilité plus importante et diversifiée de ces services dans ces quartiers. Les quartiers
résidentiels abritent la majorité, sinon la quasi-exclusivité des services de santé privés
(cabinets, dispensaires privés) et comptent plus de postes de santé publics que dans les
quartiers populaires. Cette situation de disponibilité en infrastructures et de favorisation sur
le plan économique, réduit du coup le temps du traitement à domicile et accélère le recours
aux postes de santé ou médecins privés.
Dans ce cas, les délais courts du traitement à domicile avant un recours externe révèlent
plutôt que c’est surtout un moment de diagnostic. Cette pratique accompagne les premiers
moments d’observation de l’évolution des symptômes. En fait, les familles traitent à la
maison aussi pour voir comment évoluent les symptômes et ainsi pouvoir mieux interpréter
la maladie avant de réaliser un recours externe. Cette pratique participerait donc d’une
stratégie pour réduire l’incertitude et maximiser l’efficacité thérapeutique (Ryan, 1998). En
revanche, dans les autres quartiers populaires, elle ne revêt pas la même signification.
Dans les quartiers populaires, l’auto-traitement dure environ quatre jours en moyenne. Ici, les
parents ne disposent pas de système de prise en charge professionnelle, puisqu’ils évoluent
dans le secteur informel. En outre, leur précarité financière les exclue de l’éventualité d’avoir
des médecins personnels, de recourir à des cliniques privées. Elle ne leur permet pas non plus
de consulter rapidement au dispensaire, même s’ils ont pu améliorer leurs connaissances en
ville et ont confiance au biomédical. Cette situation est beaucoup plus visible chez les femmes
chef de ménage qui n’ont pas à compter sur les ressources d’un mari. En revanche, elles
peuvent activer leur capital social, en empruntant aux voisins ou en prenant des crédits au
sein des structures associatives. Cependant, cette mobilisation engage plus de temps, ce qui a
pour effet de retarder les délais de consultation d’un thérapeute et d’allonger la durée de
358 Villes du Sud
l’automédication. Comme le souligne d’ailleurs Fassin (1992), « s’il est habituel de dire que les
gens sont prêts à payer n’importe quoi pour guérir, […] leur décision d’entreprendre une
cure coûteuse (au dispensaire) se fonde sur un équilibre entre leur espoir de mobiliser la
somme demandée et la confiance dans le pouvoir des thérapeutes ». Dans les quartiers
populaires, la difficulté de mobiliser les sommes nécessaires pour un recours précoce au
dispensaire prend le dessus sur la confiance au thérapeute et ceci prolonge le temps du soin à
la maison.
Nous retiendrons de ces deux précédents paragraphes l’idée que le traitement à domicile
dans ces quartiers se particularise par son aspect transitoire. Il est un moyen d’offrir des soins
à l’enfant, de lui proposer des thérapeutiques en attendant soit de mobiliser les ressources ou
bien d’évaluer les symptômes. Ces différences s’observent aussi en ce qui concerne le recours
externe selon les quartiers. La consultation dans des structures biomédicales est la première
démarche thérapeutique externe observée chez les migrants pour la gestion du paludisme
infantile. En revanche, nous avons noté une différence dans la nature des types de recours
biomédicaux mis en œuvre entre les migrants des quartiers résidentiels et ceux populaires :
Un recours externe orienté vers les structures sanitaires modernes différentiel selon les
migrants
À Grand Mbour et Oncad, le recours externe est souvent orienté vers les postes de santé publics
et/ou les structures privées telles que les cliniques. Nous avons noté par exemple, dans le cas
de la famille de C. Diagne, originaire de Diohine qui dispose d’un pharmacien et d’un
médecin privé, que le recours externe se faisait d’abord vers la clinique privée de ce dernier.
En cas de besoin de médicaments, la femme a la possibilité d’aller les prendre chez le
pharmacien à crédit en attendant le retour du mari. Dans d’autres cas comme la famille A.
Diouf, si le poste de santé n’est pas exclu, cela n’empêche pas quelques fois de se rendre chez
un privé, considéré comme donnant les meilleurs soins possibles.
Par contre à Darou Salam et Mbour sereer kaw, la consultation externe est strictement guidée
vers les postes de santé publics : MB. ND Ngayokhéme, charretier basé à Darou salam depuis
1997, Mbour.
« Revenons à la maladie de l’enfant. Qu’est-ce qui a été fait par la suite ?
– MB.ND : au quatrième jour de la maladie, nous l’avions amené au dispensaire ma
femme et moi car l’enfant refusait maintenant les seins de sa mère. Nous avions été
au niveau de Mbour, en consultation au dispensaire de la Tripano. Là, c’est moins
cher parce que dans les cliniques, on n’a pas l’argent. »
Ici, le recours à un personnel privé n’est envisagé et mis en œuvre en aucun moment. Comme
nous l’avons évoqué à propos du traitement à domicile, les migrants charretiers ou travaillant
dans le secteur informel ont, dans leur majorité, plus tendance à se rabattre sur le public,
moins coûteux et donc plus à portée de main sur le plan financier.
Cette description que nous venons de faire nous renseigne sur le fait que les savoirs et
comportements des migrants face à la santé infantile et au paludisme se différencient
généralement de ceux observés au village. Ceci témoigne d’une évolution. Par contre, on
observe aussi que les situations chez les migrants sont loin d’être homogènes. De façon
synthétique, des différences sont notées entre les migrants de la zone d’attente, ceux des
quartiers moyens et ceux populaires. Nous nous proposons dans ce qui suit, d’analyser le
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 359
5Elle se manifeste dans les campagnes de sensibilisation, les journées nationales de lutte contre le
paludisme, les campagnes de mobilisation communautaire ponctuelles, mais aussi dans les échanges
d’expériences diversifiées en ville
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 361
de santé. Aussi, ils ont plus de moyens d’acheter des médicaments à la pharmacie en guise de
prévention, d’avoir un médecin de famille ou d’acheter une moustiquaire imprégnée.
En revanche, dans les quartiers populaires, ils n’ont pas les ressources suffisantes qui leur
permettent de se procurer des moustiquaires imprégnées. Ces dernières non subventionnées
coûtent en moyenne 5 000 F CFA, ce qui les rend inaccessibles à certaines couches populaires.
Certaines sont subventionnées par l’État ou offertes par des partenaires sociaux aux postes de
santé. Ces derniers les revendent aux populations à un prix modique de 1 000 F CFA. En
revanche, ces moustiquaires moins chères sont redistribuées inégalement aux populations :
d’abord, leur nombre est assez limité6. Ensuite, ceux qui ont une position sociale valorisée
dans la communauté ou qui ont des « entrées » ou un capital symbolique important sont plus
en mesure d’y accéder que les parents indigents ou anonymes qui se présentent au poste. Nos
observations nous montrent combien le personnel soignant dans ces postes de santé publics
redistribue de façon sélective les moustiquaires, en fonction des affinités et des sociabilités
qu’il développe avec certaines personnes, au détriment des autres.
On observe à la suite de ces développements que même lorsque les parents sont conscients de
la nécessité de se prémunir contre le vecteur, leurs statuts sociaux et leurs capacités
économiques orientent leurs modes d’accès aux moyens préventifs (nivaquines, feuilles de
niim, serpentins pour chasser les moustiques, etc.) mais aussi curatifs. Ces contraintes y
touchent d’ailleurs plus les femmes chef de ménage, qui doivent faire face seules à différentes
charges sociales et sanitaires de leurs enfants. En outre, ces migrants ont des ressources qui
ne leur permettent pas de prétendre à des soins privés. Ces services se concentrent d’ailleurs
dans les quartiers moyens où leurs habitants, avec leurs ressources économiques correctes ont
plus de chance d’y recourir. En revanche, ceux des quartiers populaires ont plus de tendance
à se rabattre sur le public, moins coûteux. Or, ces postes de santé publics y sont insuffisants et
moins bien couverts en personnel.
On observe ainsi que la situation d’inégalité sociale et économique est corrélée à des modes de
distribution spatiale des postes de santé assez spécifiques, entretenus par les politiques
d’urbanisation et de santé publique. Nous avons montré auparavant que les postes de santé
publics et privés sont plus concentrés dans les quartiers moyens que ceux populaires. Mais plus
encore, les postes de santé publics dans les quartiers moyens ont des avantages plus importants
(subventions, crédits alloués, soutiens etc.) et appliquent des prix moins élevés que ceux
populaires. Ce paradoxe naît du principe de participation communautaire et du désengagement
de l’État qui induisent une politique de recouvrement des coûts. Celle-ci renforce plus les inéga-
lités ; implique de la part de soignants, une démarche souvent commerciale dans ces postes au
lieu de favoriser une équité sociale. Le recouvrement des coûts oblige tous les postes de santé à
assurer des rentrées d’argent grâce aux tickets de consultations et la vente des médicaments.
Cependant, en ayant plus de clientèle et de rentrées d’argent, en disposant de financements
extérieurs plus importants, les services de santé dans les quartiers moyens appliquent ainsi une
marge bénéficiaire plus raisonnable. En revanche, les postes dans les quartiers populaires ne
disposent pas souvent de ces avantages et sont obligés d’appliquer des marges bénéficiaires
importantes. Voilà un des effets pervers du système de santé sénégalais qui, en créant les
conditions d’une pérennité des inégalités par son concept de « participation communautaire »,
redistribue les avantages de façon inégale et renforce les disparités économico-résidentielles en
les transformant en des inégalités de santé, en particulier dans la mise en œuvre des
6Nous avons observé dans un poste de santé qu’à l’approche de l’hivernage, le poste n’avait reçu que
50 moustiquaires subventionnées pour une population totale polarisée avoisinant les 6 000 habitants
362 Villes du Sud
comportements de soins. Des franges démunies de migrants continuent de subir, plus que
d’autres, les inégalités et dysfonctionnements du système de santé sénégalais et les effets de leur
situation socio-économique : celle-ci les confine dans les quartiers populaires, ce qui ne leur
permet pas d’accéder à des services de santé divers et détermine des comportements de recours
aux soins différents de ceux observés dans les quartiers moyens.
CONCLUSION
Ce travail avait pour objectif d’analyser les conditions d’un changement de savoirs et
comportements thérapeutiques face au paludisme infantile, en prenant pour prétexte la
situation de migration urbaine, souvent considérée comme un contexte favorable. Les
analyses précédentes montrent à quel point les processus d’évolution des savoirs et pratiques
relatives au paludisme infantile chez les migrants sont hétérogènes. En outre, la confrontation
entre les comportements thérapeutiques et les connaissances et perceptions, met en évidence
deux aspects importants : d’abord, les changements observés en ville se donnent plus à lire
au niveau des comportements de soins que les connaissances qui ont pourtant bien intégré les
recommandations biomédicales. Ensuite, l’acquisition de la connaissance ne suffit pas à
assurer un traitement rapide et efficace lors de l’accès de paludisme. On observe ici un lien
très étroit entre la situation sociale, économique, la résidence, les avantages sur le plan
sanitaire qui en découlent et les modes d’évolution des comportements thérapeutiques
palustres. Le poids financier du migrant entraîne une certaine ségrégation spatiale : ce
dernier réside dans un quartier moyen ou populaire en fonction de ses conditions
économiques. L’installation dans un quartier moyen permet l’accès à un certain nombre
d’avantages qui ne sont pas accessibles dans les quartiers populaires, encore moins dans la
zone d’attente. Cela veut dire que si la ville est un contexte propice au changement, les
modalités de ce changement, sa nature et son intensité tiennent à la situation sociale et
matérielle favorable ou non des migrants, ce qui n’est pas sans lien avec les quartiers de
résidence.
Tout ceci montre que les changements de comportements visant de meilleures conditions
d’utilisation des soins biomédicaux ne dépendent pas de la seule présence dans un milieu
urbain ou de l’exposition/acquisition de la connaissance biomédicale. Les analyses effectuées
ici ont mis à jour le fait que le changement sur le plan sanitaire apparaît ainsi comme un
processus social, qui se met en œuvre et s’opère suivant les logiques socioculturelles et
économiques, ainsi que les statuts sociaux des acteurs concernés. En outre, elles montrent, à
tous points de vue, que cette variable statut social est apparue très déterminante. Elle
nécessiterait, dans le cadre d’études ultérieures, une meilleure documentation afin de mieux
comprendre les processus de changement des comportements de santé des populations. Cela
passe sans doute par un effort de développements théoriques sur les indicateurs pertinents
de caractérisation du statut social : Ces indicateurs doivent aller au-delà des aspects
individuels, économiques et intégrer, dans une perspective dynamique, des déterminants
qu’on pourrait qualifier de collectifs, en ce sens qu’ils mettent en jeu l’environnement social
de l’individu.
En termes de santé publique, les enseignements à tirer de cette recherche sont que
l’élaboration et la planification des politiques mises en œuvre doivent intégrer une approche
sociale visant à comprendre la façon dont les situations sociales se lisent aussi dans les
processus d’adoption et de changements de comportements thérapeutiques. Ces actions
novatrices doivent aussi s’accompagner d’un système de santé efficient qui valorise l’équité
Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 363
sociale : par exemple des subventions accordées suivant les besoins réels des services de santé
afin d’alléger le coût des médicaments à la vente, des exemptions pour les indigents identifiés
par les communautés, une plus grande attention aux disparités entre milieux.
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Partie 4 : Devenir des jeunes, enjeux sociaux et santé 365
ADJAMAGBO, Agnès
Laboratoire Population-Environnement-Développement (LPED)
UMR 151 IRD-université de Provence, France
Agnes.Adjamagbo@up.univ-mrs.fr
ADJIWANOU, Vissého
Unité de recherche démographique (URD)
Université de Lomé (UL), Togo
visseho09@yahoo.fr
AFFO, Alphonse
Centre de formation et de recherche en matière de population (CEFORP)
Université d'Abomey Calavy, Bénin
alphaffo@yahoo.fr
AMADOU SANNI, Mouftaou
Centre de formation et de recherche en matière de population (CEFORP)
Université d'Abomey Calavi, Bénin
mouftaou@yahoo.com
ANTOINE, Philippe
Institut de recherche pour le développement (IRD), France
philippelo34@orange.fr
BEAUCHEMIN, Cris
Institut national d’études démographiques (INED), France
cris.beauchemin@ined.fr
BÉGUY, Donatien
African Population and Health Research Center (APHRC), Kenya
dbeguy@aphrc.org
BERTRAND, Monique
Université de Caen. CRESO, UMR 6590 CNRS
IRD, UR Mobilités et recompositions urbaines, France.
monique.bertrand@unicaen.fr
BOZON, Michel
Institut national d’études démographiques (INED), France
booz@ined.fr
DIAGNE, Alioune
Institut de recherche pour le développement (IRD) et
Université Cheikh Anta Diop, Sénégal
Alioune.Diagne@ird.sn
DIAL, Fatou Binetou
Institut de recherche pour le développement (IRD) et
Université Cheikh Anta Diop, Sénégal
fbdial@ird.sn
368 Villes du Sud
TALNAN, Édouard
École nationale supérieure de statistique et d’économie
appliquée (ENSEA), Côte d'Ivoire
tedouard@yahoo.fr
TABUTIN, Dominique
Institut de démographie, université catholique de Louvain, Belgique
tabutin@demo.ucl.ac.be
VIMARD, Patrice
Laboratoire « Population-Environnement-Développement » (LPED)
UMR 151 IRD-université de Provence
Patrice.Vimard@ird.fr