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Plan
Introduction
Conclusion I
Conclusion II
Conclusion III
Conclusion générale
Annexe : le cosmos antique et le mot d’ordre " vivre en conformité avec la nature "
Bibliographie
Cours
Introduction
1) Qu’est-ce que faire de la philosophie ?
Que va-t-on faire face à ces conceptions, ie, en quoi cela va-t-il consister, de
réfléchir philosophiquement sur elles ? Faire de la philosophie consiste à réfléchir
sur nos conceptions courantes, à chercher ce qu’elles présupposent, ie, ce qui se
cache derrière, et quels sont leurs enjeux, ie, leurs conséquences et leur
importance pour l’homme.
On nomme ces conceptions courantes des opinions, parce que ce sont, avant
qu’on réfléchisse sur elles, des idées sans fondement, non interrogées. Une
opinion peut être vraie, comme être fausse. Mais c’est un savoir faillible, fragile.
Ce sont des idées vagues, que nous ne comprenons pas vraiment, et qui peuvent
nous faire dire des mais aussi faire certaines choses erronées ou dangereuses.
Cela s’appelle réfléchir conceptuellement : un concept est une idée qui regroupe
tous les caractères essentiels d’une notion, et ceux-là seulement ; on essaie de
dégager l’essentiel de l’accidentel. D’où le rôle secondaire des exemples : il faut
faire attention à leur utilisation, car un exemple ne peut nous instruire sur ce
qu’est la chose. Ainsi, si je vous demande ce qu’est la beauté
(../../../new/cours/pages/cours-veriteplaton.html#Socrate), il faut essayer de
répondre de la façon la plus générale possible : ie, pas en en donnant une série
d’exemples ! De même, si je vous demande comment sont les irlandaises, si vous
me dites " elles sont rousses ", il y a de fortes chances que votre jugement soit
erroné (c’est une opinion). Cf. le statut de l’induction (in cours théorie et
expérience (../../../new/cours/pages/cours-theorieexperience.html#BM1)).
Nous allons donc analyser chacun de ces présupposés, afin d’analyser nos
opinions communes concernant la technique et la nature. Nous le ferons en
prenant pour fil directeur les deux grandes questions/ problèmes que nous avons
obtenues en transformant les présupposés en problèmes.
3) Plan du cours
Puis, dans les parties II et III, nous en ferons une critique plus poussée, en
montrant en quoi, cette fois, nos opinions ne sont pas fondées, à la fois en ce
qu’elles entretiennent des fausses notions de la nature et de la technique, et en ce
qu’elles sont dangereuses socialement/ politiquement. Il faut donc préciser que
c’est surtout dans la partie III que les deux grandes questions formulées ici auront
leur place et trouveront une réponse ; mais elles doivent bien rester dans votre
tête pendant l’analyse de la première partie, puisque c’est vers la résolution du
problème que nous tendons.
Aristote est un philosophe qui vivait en Grèce au IVe siècle av. JC. Il a beaucoup
écrit sur la nature. Dans l’ouvrage d’où est issu ce texte, il détermine l’objet de la
physique. Son objet va être l’étude de la nature. C’est donc à une détermination de
ce qu’est la nature, et de ce qu’elle n’est pas, que donne lieu l’interrogation
d’Aristote sur la physique. Sa réflexion intéresse donc notre propos, puisque nous
cherchons ici ce qu’est la nature (et ce qu’est la technique).
Lisons ce texte.
Parmi les êtres (…), les uns existent par nature, les autres par d’autres causes ; par
nature, les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, comme terre,
feu, eau, air ; de ces choses en effet, et des autres de même sorte, on dit qu’elles
sont par nature./ Or, toutes les choses dont nous venons de parler diffèrent
manifestement de celles qui n’existent pas par nature ; chaque être naturel, en
effet, a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu,
les autres quant à l’accroissement et au décroissement, d’autres quant à
l’altération. Au contraire, un lit, un manteau ou tout autre objet de ce genre, en tant
que chacun a droit à ce nom, c’est-à-dire dans la mesure où il est un produit de
l’art, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement, mais seulement en
tant qu'ils ont cet accident d'être en pierre ou en bois ou en quelque mixte, et sous
ce rapport ; car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos
pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par
accident.
Ensuite, donner la consigne essentielle pour bien suivre le cours : chaque fois que
l’on trouvera une caractéristique/ définition de nos deux termes (nature/
technique), la noter sur une feuille à part (et bien sûr la souligner au rouge dans le
cahier).
Dans ce texte, Aristote cherche à déterminer ce qu’est un être naturel. Pour cela, il
fait une première distinction : tout ce qui existe, existe soit par nature, soit par
d’autres causes. Distinction bien générale ! Ce qu’on sait, c’est seulement que
certains êtres dans le monde sont naturels. Et que être naturel c’est être produit
par la nature ; cf. expressions " par d’autres causes " et " produit de l’art " : il y a
des causes naturelles, et d’autres qui ne sont pas naturelles. Avant de déterminer
ce que sont les causes non naturelles, et quels sont les êtres qui existent donc par
des causes non naturelles, Aristote donne des exemples d’êtres naturels :
animaux, plantes, éléments et parties qui composent ces êtres. On peut bien sûr
ajouter à la liste d’Aristote les hommes ! Nous pouvons donc dire quels êtres sont
naturels (avant même de savoir pourquoi ils le sont) : sont naturels, les êtres
vivants et leurs éléments.
Nous obtenons ainsi des définitions un peu plus précises : la définition du naturel
est maintenant la suivante : est naturel, ce qui n’est pas le produit de l’art, ce qui
n’est pas artificiel. Est produit de l’art, artificiel, ce qui est fabriqué par l’homme, ce
que la nature n’a pas fait. La nature est donc indépendante de l’homme. Mais
l’homme, de par son activité technique, fait des choses qu’il ajoute à la nature.
Donc : l’artificiel est maintenant ce qui est second par rapport à la nature, mais
aussi, ce qui ne fait que l’imiter, sans pouvoir la surpasser ou même l’égaliser. Cf.
l’art : on va dire qu’il n’est qu’artifice –l’artifice ira même alors jusqu’à signifier le
factice, le faux par rapport au vrai, au " naturel " : l’artificiel a donc maintenant une
connotation négative. C’est de là que sont dérivées les expressions : " il n’est pas
naturel " (connotation de mensonge, d’inauthenticité, par opposition à la sincérité)
Les objets techniques, artificiels, paraissent donc avoir un moindre être par
rapport aux objets naturels.
(8) le naturel est autonome alors que (9) l’artificiel est dépendant
Mais Aristote ne semble pas dire ni même sous-entendre que ce que l’homme
ajoute à la nature est par définition quelque chose de mal, de condamnable. Il dit
même souvent que par l’art, l’homme achève la nature, la perfectionne. Si la
distinction entre les êtres techniques et les êtres naturels désigne certes deux
genres d’être de valeur différente, il ne s’agit donc pas encore de valeur morale.
Comment peut-on donc en venir à moraliser cette distinction nature/ technique?
Ie, à formuler les jugements suivants : " la nature, c’est bien, la technique, l’artifice,
c’est mal " ?
D’où peut bien venir la condamnation morale de l’objet technique, artificiel, fait de
main d’homme et ajouté par l’homme à la nature ?
Il faut pour cela que l’on croit que la nature est quelque chose de sacré ; qu’elle est
bonne ; qu’elle est un ordre préalable à l’homme ; ainsi, toute modification de cet
ordre est néfaste à la nature.
a) la biosphère
La nature, d’abord, n’est-elle pas l’ensemble des êtres vivants ? Or, cet ensemble
n’est-il pas bien ordonné ?
Dans la première affirmation, on retrouve l’idée de vie, et notre respect pour la vie.
On peut insister ici sur le fait que l’objet technique, par rapport à l’objet naturel,
n’est pas vivant parce qu’il n’a pas d’âme ; alors que l’être (pas l’objet !) naturel en
a une (même les plantes !) ; l’âme a en effet ici le sens général de principe de vie,
de ce qui fait être, de ce qui fait vivre (elle semble être synonyme de nature).
L’objet technique est seulement un amas de matière. Cela expliquerait que l’on ne
doive pas se comporter envers la nature comme envers un vulgaire objet. D’un
objet, vous pouvez faire n’importe quoi, mais pas d’un être naturel. Ainsi, du fait
que la nature n’est pas un objet comme les autres, beaucoup, aujourd’hui, veulent
en faire un être de droit.
D’abord, qu’elle n’est pas capable de produire un tel monde, un tel ordre. Il ne peut
y avoir de " monde " des objets techniques, car ces derniers ne sont pas
interdépendants comme le sont les êtres naturels ; pas de notion d’équilibre, etc.
Pas de " sens ".
Pire encore : par la technique, on insère dans la nature de nouveaux objets, qui
ont, du moins, nos objets techniques à nous aujourd’hui, les propriétés de modifier
la biosphère… Modifier voulant dire perturber le bel ordre naturel, ce qui déjà est
mauvais en soi (mauvais au sens de nuisible à la biosphère, à la vie), mais aussi,
le dégrader, et, au bout du compte, le détruire.
Suite du tableau :
On voit donc que la nature peut être une norme, un modèle, pour l’institution de la
société et de nos règles d’action. La nature pourrait nous dire ce qu’il faut faire. Il
faut que l’action de l’homme se fonde sur la nature, et ce, à la fois pour ne pas
détruire la nature, qui n’est pas n’importe quoi, qui n’est pas pure matière, mais
aussi pour ne pas agir n’importe comment. C’est donc à la fois par respect envers
la nature, et envers nous-mêmes, que nous devons prendre la nature pour modèle.
Deuxième exemple : échelle des êtres et hiérarchie entre les êtres/ hommes.
La biosphère peut apparaître comme une " échelle des êtres ", avec un haut et un
bas, et une continuité entre tous les degrés d’être qui s’inscrivent sur cette échelle.
Haut
Végétaux
Minéraux
Bas
On retrouve, dans l’échelle des êtres, une hiérarchie : c’est donc une échelle de
valeur. En haut veut dire " plus d’être " mais aussi " mieux " qu’en dessous. Par
conséquent, si on veut se guider sur cette échelle des êtres pour ériger dans le
monde social, ou monde de l’homme, une hiérarchie, force est de constater que
les hommes se distinguent eux-mêmes en différentes classes, et qu’il y a des
hommes qui valent mieux que d’autres, et cela, " par nature ". Ainsi, il y aurait des
" sous-hommes " : ils se situent en dessous de l’humanité mais au-dessus de
l’animalité (ce sont eux qui font la jonction entre le règne humain et le règne
animal, comme la plante carnivore fait la jonction entre le règne animal et le règne
végétal, et les cristaux, entre le règne végétal et le règne minéral). Ces sous-
hommes sont par nature inférieurs, et ne peuvent se débarrasser de cette
infériorité : elle est inscrite dans leur définition. Inutile de préciser que ce recours à
la nature est celui que l’on trouve dans nombre de formes de racisme… (or : on
confond ici naturel et culturel)
NB : dans cette représentation classique de l’échelle des êtres, vous constaterez
que l’homme vient avant le strictement naturel, qui correspond ici aux règnes
animal, végétal, minéral. Le règne naturel ne serait alors pas, contrairement à ce
que nous venons de dire, doté d’une grande valeur, et d’une valeur supérieure à
l’homme… Mais précisons que ce qui est doué d’une grande valeur, c’est l’échelle
des êtres en son entier ; et que si tous les genres d’êtres sont une seule échelle, ils
diffèrent seulement en degré : dès lors, il est possible de dire que les genres d’être
en bas de l’échelle ont une certaine valeur, et peuvent même, comme nous l’avons
vu, avoir des droits. On retrouve de toute façon l’importance de l’ordre, de
l’équilibre…
2) la peur de la technique
Nous venons de voir que la technique est, par rapport à la nature, condamnable,
parce qu’elle est dangereuse, potentiellement destructrice, mais aussi, parce que
la nature est source de valeurs et même est une valeur (cf. biosphère, vie…, pas
pure matière inerte, pas " n’importe quel objet " dont on peut faire n’importe quoi).
Allons plus loin encore dans la recherche des raisons qui nous font condamner la
technique. Ce qui est sous-jacent également, derrière la condamnation de la
technique, c’est la peur devant la technique.
L’homme rivalise, par la technique, avec la matière, mais aussi, avec la vie, c’est-à-
dire avec la nature. Or, c’est dangereux, car ces forces sont plus fortes que lui, ou
bien peuvent se retourner contre lui. La technique, désir de maîtrise de la nature,
et de pénétrer dans ses mystères, pour pouvoir " faire " comme elle, nous échappe,
de sorte que nous ne maîtrisons plus notre propre maîtrise.
Exemple de ce " pouvoir " technique : le " génie génétique " (ou les
" biotechnologies ") : la génétique appliquée à l’amélioration des plantes : la
découverte de l’unicité du code génétique chez les êtres vivants mène à la
possibilité d’introduire chez une plante des gènes venant d’une autre espèce
végétale très éloignée. Or, cela fait peur, car c’est une transgression de la barrière
que constitue la reproduction sexuée et une modification des espèces : or, peut-on
impunément défier la nature, allier des contraires, croiser des espèces ? Cela
semble mener, encore une fois, à la destruction de nature ! De plus, on n’a aucun
moyen de contrôler les expériences ayant lieu dans les multiples laboratoires
dispersés dans le monde (Cf. X Files). Enfin, notre monde est devenu tellement
complexe, que l’on ne peut savoir à l’avance quelles seront les conséquences à
terme de nos actions/ inventions techniques ; elles peuvent avoir des
conséquences non prévues, et surtout, non voulues (exemple : les organismes
génétiquement modifiés : pourraient-ils induire une résistance aux
antibiotiques ?).
Ici, l’homme devient le rival de la nature : il est lui aussi créateur, et ce qui est
troublant, c’est que ce qu’il crée est naturel, pas artificiel (il n’est dit artificiel que
du fait que son créateur n’est pas la nature, mais l’homme –cf. problème déjà
rencontré à propos de la pierre, ci-dessus). Mais si on passe de la définition
génétique à la définition essentielle, force est de constater que le produit de
l’homme est un être naturel, pas un objet technique !
" La facilité du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas
l’ouvrier du travail mais dépouille le travail de son intérêt (…) Dans la manufacture
et le métier, l’ouvrier se sert de son outil, dans la fabrique, il sert la machine. Là, le
mouvement de l’instrument de travail part de lui, ici il ne fait que le suivre. Dans la
manufacture, les ouvriers forment autant de membres d’un mécanisme vivant.
Dans la fabrique, ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe
indépendamment d’eux "
L’ouvrier moderne, qui se situe dans une usine de plus en plus technicisée, ne
s’appartient plus lui-même. Il n’est plus un homme : plus besoin de réfléchir, il suit
la machine. La machine fait de l’homme son outil, et elle le dégrade donc. Homme
= rouage de la machine, et donc, esclave de " sa " créature.
Il nous faut ici explorer un aspect de la technique que nous n’avons pas encore
exploré, et qui pourtant, lui est essentiel. Rappel : nous sommes passés du
technique comme qualifiant un objet non naturel, à la technique comme désignant
une puissance, et un certain mode d’activité. Mais qu’est-ce qu’une activité
technique ? Qu’est-ce qu’agir techniquement ? (14) Est technique, toute activité
dans laquelle nous agençons des moyens, en vue d’obtenir telle fin. Ce qui
l’intéresse, c’est l’efficacité, et les moyens.
Exemples :
les scientifiques et les techniciens qui ont inventé et fabriqué la bombe H ont agi
de manière technique : ils ont agencé des moyens en vue de parvenir à la
fabrication de la bombe ; ils n’avaient pas à se soucier de la valeur de la fin visée
(= la bombe) ; il appartient à la philosophie ou à l’éthique (= réflexion sur les
valeurs) de se prononcer sur la fin et de dire si elle est une valeur digne ou non
d’être poursuivie
le médecin qui soigne quelqu’un doit le faire de la manière façon possible, ie, en
se demandant : la fin étant posée (la guérison) comment faire pour l’obtenir ? ;
mais jamais il ne se demandera : la fin est-elle bonne ? (par exemple : est-il bon
pour le malade d’être guéri ? (s’il est " condamné " à plus long terme) est-il bon
pour la nation qu’il soit guéri (si c’est un terroriste)) ?
Conclusion I
Nous avons donc vu ici que l’opposition nature et technique, non seulement va de
soi, mais encore, semble bien renvoyer à une opposition d’un point de vue de la
valeur. La nature est supérieure à la technique en ce qu’elle est première et
pourvue d’un degré d’être ontologiquement supérieur, car " plus solide " ; mais
aussi, en ce qu’elle est susceptible de nous apporter des normes pour l’action. A
côté de la nature, la technique semble être condamnable car elle est dangereuse
pour l’humanité et pour la nature qui l’englobe.
Nous allons maintenant nous demander, pour voir si notre propos est vraiment
fondé en raison (= justifié), si la nature peut vraiment être érigée en norme de
conduite, si elle peut être source des valeurs. A-t-elle en elle de quoi donner des
valeurs à l’homme ? Peut-on assimiler ce qui est naturel, et ce qui a de la valeur ?
C’est une règle, une norme, qui dirige nos actions. Et qui nous dit, plus
précisément, ce qu’il faut faire. Elle nous dit ce qui est bien, ou ce qui est mal. Elle
est synonyme de devoir moral.
Exemple : " il ne faut pas tuer " ; " il ne faut pas s’adonner à la paresse ", etc. –Je
précise que si la première est une valeur morale proprement dite, la seconde est
une valeur sociale. Par rapport à la seconde, la valeur morale est censée valoir
indépendamment des circonstances et de l’utilité. On dit qu’elle a une valeur
absolue, pas relative. Ainsi, ne pas s’adonner à la paresse peut être un impératif
pour telle société mais pas pour une autre, tout dépend de notre conception du
monde, de notre religion, etc. Ou bien même, elle peut être un impératif pour le
bon fonctionnement de la société : elle " vaut " alors parce qu’elle est utile. Par
contre, ne pas tuer est un impératif qui vaut en toutes circonstances, et qui ne
peut valoir seulement parce qu’il est utile.
Il faut donc se demander si la nature peut nous indiquer ce que l’on doit faire. Ce
qui se fait peut-il être érigé en " devoir-être ", ie, ce qui se fait, est-ce ce qui doit
être ?
b) la nature personnifiée
Pour répondre à cette question, et voir ce qui peut bien poser problème, nous
allons partir de l’exemple déjà utilisé plus haut (codification des relations
sexuelles par l’Eglise).
NB : la nature a un nouveau sens ici : il s’agit de la (15) nature comme force
créatrice, comme créatrice des êtres naturels. Cf. distinction " nature naturante "
et " nature naturée " que l’on trouve chez Spinoza. Elle est en germe dans la
définition aristotélicienne de la nature, puisqu’elle n’est autre que le principe de vie,
d’organisation, des êtres naturels ; certes, Aristote disait que la nature n’est pas
une cause externe, mais interne, contrairement à l’art ; mais il pense bien la nature
comme ce qui fait vivre et être les êtres naturels…
Le problème est alors que pour croire à la nature, il faut croire en Dieu. On écoute
ses " commandements " en croyant que c’est Dieu qui parle à travers la nature. Ou
alors, il faut croire que la nature obéit au principe de finalité. Mais c’est dire qu’elle
pense, qu’elle veut, qu’elle est intelligente, bref, c’est lui prêter une âme. Cf.
l’animisme.
On peut ainsi considérer que le recours à la nature comme norme, qui suppose
une certaine personnification de la nature, en tant qu’elle lui prête des fins, et un
sens, est une résurgence moderne de l’attitude religieuse :
Dans l’état métaphysique, qui n’est au fond qu’une simple modification générale
du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites,
véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du
monde, et conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les
phénomènes observés, dont l’explication consiste alors à assigner pour chacun
l’entité correspondante.
On peut encore aller plus loin dans la critique du raisonnement qui consiste à
déduire de la nature (ce qui est) les valeurs morales et sociales (ce qui doit être,
ce qu’on doit faire). En effet, ne peut-on pas dire que cela revient à ériger en norme
la spontanéité et la violence ? Car si les conceptions naturalistes des valeurs tirent
argument, pour se justifier, du bel ordre de la nature, ne peut-on également tirer
argument, pour les contredire, de la brutalité et du désordre de la nature ?
Exemples : la jungle et les instincts les plus " naturels " (non disciplinés, donc),
pour la brutalité et la spontanéité ; les tempêtes, et autres catastrophes naturelles,
pour le désordre.
Dès lors, ériger la nature en norme, c’est dire que les hommes doivent se laisser
aller à satisfaire tous leurs instincts, à se battre pour obtenir ce qu’ils veulent, à
s’entre-tuer, etc. Or, n’est-ce pas plutôt cet état de nature assimilé à un état de
guerre qu’il convient de fuir pour qu’une société soit viable, que les hommes vivent
en harmonie les uns avec les autres ? Et n’est-ce pas vouloir réduire l’homme à un
animal ? Cf. cours Etat, Hobbes (../../../new/cours/pages/cours-etat.html#A)
Hobbes).
NB : n’allons pas toutefois une fois encore projeter nos valeurs sur la nature ! En
effet, la brutalité, le désordre, etc., que nous trouvons dans la nature, n’a rien
d’immoral. Est immoral en effet quelqu’un qui choisit sciemment le mal, qui sait
qu’il fait quelque chose de mal. Les animaux, et plus encore les éléments qui se
déchaînent avec pour conséquence la mort de milliers d’hommes, ne font donc
rien de mal. La nature n’est pas immorale, mais amorale (ie : elle n’a rien à voir
avec la morale, elle est un domaine différent). Mais c’est dire qu’elle n’a rien à
nous apporter dans le domaine des valeurs, et plus précisément des valeurs
morales.
On conclura en disant que l’homme est un être certes naturel, mais aussi, culturel,
et libre. Contrairement à l’animal, il ne colle pas à la nature. Il a su inventer de
nouveaux " besoins ", non plus naturels, mais culturels. Est-ce à dire qu’il est alors
dénaturé, un monstre, parce qu’il ne suit pas la nature, jusque dans ses besoins
les plus élémentaires (boire, manger, procréer) ? Je ne pense pas : c’est au
contraire parce qu’il ne suit pas la nature dans la satisfaction de ses besoins,
parce qu’il ne boit pas toujours par soif, parce qu’il ne mange pas toujours par
faim, parce qu’il ne fait pas l’amour seulement pour procréer, parce qu’il ne
s’habille pas seulement pour se réchauffer ou se protéger du soleil, etc., que
l’homme est homme, et non plus seulement un être strictement naturel, animal.
C’est à l’homme d’inventer ses propres valeurs, de dire ce qui doit être, et une
valeur est justement ce qui n’est pas, ce qui n’est pas " naturel ".
L’homme doit donc, pour être homme, transcender la nature, et cela, en un double
sens : a) en tant qu’il doit, comme nous venons de le voir, inventer de nouveaux
besoins pour se différencier de la nature, mais également, b) en tant qu’il doit
maîtriser ses instincts afin de pouvoir vivre en harmonie avec ses semblables, et
avec lui-même (cf. cours Etat (../../../new/cours/pages/cours-etat.html) et Droit
(../../../new/cours/pages/cours-droit.html))
2) nature et idéologie
En fait, ce que nous pouvons maintenant déceler derrière les louanges du naturel
et derrière toute volonté sociale de prendre le naturel comme modèle, c’est la
justification de l’ordre établi, sous toutes ses formes les plus pernicieuses.
Certains hommes, détenteurs du pouvoir (qu’il soit politique ou religieux), ont
certains idéaux, certaines conceptions de l’homme ; et pour les justifier, de même
que pour les faire accepter par tout le monde, ils s’appuient sur la nature. Procédé
facile de justification, puisque la nature a tant d’attrait sur les hommes !
dénoncer l’homosexualité ;
justifier l’inégalité des sexes (la femme est moins forte que l’homme, elle est
seulement un moyen pour l’homme et pour la procréation en général, etc.) ;
justifier l’inégalité des races (cf. ci-dessus, échelle des êtres et hiérarchie entre les
êtres/ hommes)
justifier la hiérarchie sociale (cf. Eglise au Moyen Age, qui se servait du cosmos
aristotélicien, lui-même hiérarchisé ; mais aussi, dans l’Antiquité, Platon et
Aristote).
Ceci est illégitime et même erroné, car c’est ériger en naturel ce qui est culturel (et
habituel). Cf. Levi Strauss, Race et histoire, in cours autrui
(../../../new/cours/pages/cours-autrui.html#BIIILHUM): l’ethnocentrisme, et le
racisme, relèvent d’une telle assimilation. Précisons que ce n’est pas toujours
conscient et donc pas toujours volontaire…
Conclusion A
La nature ne peut donc être érigée en norme, en modèle de nos actions. Elle n’a
rien à voir avec la morale, ni même avec aucune valeur. Elle est amorale. Cela,
parce qu’elle ne peut être dite commander quoi que ce soit, ni même " vouloir "
quoi que ce soit. Le croire, c’est tomber dans l’illusion anthropomorphiste (qui
consiste à donner à la nature une forme humaine, à lui prêter certaines
caractéristiques qui ne peuvent valoir que de l’homme). Le vouloir, cache toujours
une certaine idéologie.
Je pense plutôt qu’elle ne l’est que par l’usage que l’on en fait. Le côté aliénant
vient d’une volonté des dirigeants et n’est que la conséquence du capitalisme, pas
l’essence de la technique. C’est en fait un usage accidentel de la technique. Ne
confondons pas technique et monde industriel, technique et capitalisme,
technique et application de la technique (même si la technique vise l’efficacité et
donc vise à être appliquée…).
De toute façon, comment cette aliénation pourrait-elle lui être essentielle, puisque
la technique, nous venons de le voir, ne se prononce pas sur les fins ? Comment
donc aurait-elle pu porter en elle l’énoncé (la valeur) : " seul a de la valeur ce qui
est moyen et nous devons tout ramener au rang de moyen " ? Si elle s’intéresse
aux moyens, elle ne dit jamais que ce moyen est une/ la valeur ! Ainsi, tout comme
la nature, la technique n’est pas immorale, mais amorale, ie, elle relève tout
simplement d’un autre domaine d’activité que la morale.
Mais alors, si la technique est amorale, pourquoi ne pas dire qu’elle a à être
complétée par la morale ? Pourquoi ne pas décider d’accompagner toute
technique, du moins en ce qui concerne les grandes décisions, celles qui ont un
enjeu important pour l’humanité, de la morale (plus précisément, de l’éthique, qui
a, par rapport à la morale, une connotation de réflexion) ? C’est d’ailleurs bien ce
que nous sommes en train de faire, à travers les comités d’éthique. Nous
réfléchissons maintenant sur les conséquences de nos capacités techniques, sur
les fins que la technique nous permet d’atteindre. Quand une fin nous paraît sans
valeur ou dangereuse pour l’homme, nous décrétons un " moratoire " : arrêt
momentané de la recherche, pouvant durer plusieurs années, afin de réfléchir
sérieusement sur l’innovation technique en question.
2) technique et humanisation
Vous allez me dire que certains animaux utilisent des outils ; et que, dès lors, on
ne voit pas en quoi la technique, le maniement d’outils, pourraient définir l’homme.
Mais on répondra, avec D. Bourg, que la technique, dans le cas de l’homme, ne se
borne pas à manier des outils, au gré des circonstances. Ainsi, un animal maniera
effectivement des outils :
Mais l’animal ne fait qu’utiliser des choses existant déjà dans son environnement,
pour ce moment précis, pour cette circonstance précise. Sitôt utilisé, l’"outil " est
jeté. C’est-à-dire : chez les animaux, il n’y a pas de permanence des objets
techniques. L’homme, lui, a su constituer un véritable environnement technique,
constitué de véritables outils, en tant qu’ils s’inscrivent dans la durée ; de plus, il
sait utiliser les outils à des fins autre qu’adaptatives (comme il sait aussi,
contrairement à l’animal, utiliser les mots pour une fin autre que la
communication : cf. cours langage (../../../new/cours/pages/cours-
langage.html#DESCARTES TEXTE)). Les outils, la technique, participent bien du
monde humain, en créant, justement, un monde proprement humain, différent du
monde naturel.
Conclusion B
Sans la technique, nous serions sans doute restés indéfiniment dans le même
état, et serions encore des animaux ! La technique peut donc être source de
progrès, à la fois parce qu’elle humanise l’homme en l’arrachant à la nature, et en
ce qu’elle permet de créer des nouvelles normes éthiques. Cf. les comités
d’éthique, nécessités par les " progrès " des possibilités de la technique. Mais en
ce dernier sens, bien sûr, il semble que ce soit à nous de rendre possible
l’assimilation des innovations techniques à de véritables progrès.
Conclusion II
Notre distinction de valeur entre la nature et la technique n’est donc pas fondée. Et
la seconde, celle qui se contente de croire à une distinction bien tranchée entre la
nature et la technique, et en l’existence d’une pure nature, l’est-elle ?
Nous avons déjà, rappelons-le, rencontré des objets ou êtres qu’on hésite à
classer dans le genre " nature " ou dans le genre " technique ". Cf. la pierre, et
l’organisme génétiquement modifié. Face à eux, on hésite à affirmer, du moins
avec assurance, que certaines choses doivent leur être à certaines sortes de
causes dites " naturelles " et d’autres, à des causes dites " artificielles ",
" techniques ". Notre distinction nature et technique est-elle bien fondée ? Tout
n’est-il pas naturel ? Ou bien tout n’est-il pas, même, technique ? Tout n’est-il pas
produit de la même façon ?
En fait, force est de constater qu’il est rare de rencontrer des objets qui soient
purement artificiels, au sens où ils ne seraient que dus à l’homme. Ainsi, tout ce
qui est fabriqué par l’homme est composé d’éléments naturels. Même les produits
" chimiques " sont naturels. Et l’homme lui-même, rappelons-le, fait partie de la
nature ! Pourquoi alors ce qu’il produit serait-il produit d’une façon " non
naturelle ", ou différente de la manière dont la nature produit ses effets ?
Mais que se cache-t-il sous les produits que nous appelons naturels, ie, non
transformés par la technique ? Y en a-t-il ?
En fait, ce qui pour nous est naturel : la campagne, les produits du terroir, les
produits bio, etc., ne sont pas naturels. Ils sont toujours modifiés par l’homme et
ce qu’on leur prête de naturel n’est que l’idée que nous nous faisons du naturel. Ou
bien, ce qui pour nous est naturel, ce n’est au bout du compte que l’habitude, qui
est toujours comme une seconde nature…
- la campagne : cf. ces mots de Dagognet : " le plus souvent (le) naturel est
l’artificiel d’hier. Nous y sommes tellement accoutumés que nous le croyons
" originaire " ou premier. La " campagne " le montre bien : les limites de la forêt, les
bandes parallèles des champs cultivés, les divers chemins, il n’est rien qui n’expose
la marque de l’homme ; de même, les végétaux n’ont-ils pas été sélectionnés,
améliorés, croisés ? Le prétendument naturel est malingre, chétif, alors que le
cultivé frappe par sa taille ou son exubérance. La nature est encore " notre
création "
Ce que nous montrent tous ces exemples, c’est que l’idée de nature est en fait
empruntée de culture. Elle est culturelle, et a d’ailleurs subi nombre de
modifications au cours de l’histoire. Ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas, ne
cesse de changer.
Ainsi, par exemple, les jardins à la française, avec tous leurs tracés géométriques,
nous paraissent artificiels ; or, à l’époque où on a commencé à les " faire ",
(Lenôtre), ils étaient le modèle même du naturel, car on pensait que la nature était
ordonnée et régie par les mêmes lois mathématiques que celles qui gouvernent
notre raison (= thèse rationaliste). Aujourd’hui, on pense plutôt que ces jardins
sont le comble de l’artificiel, et que les jardins à l’anglaise sont naturels.
Il n’existe donc pas de naturel à l’état pur. La " nature " n’est pas la nature mais un
arrangement et une projection humain(e)s.
Son affirmation principale consiste donc à affirmer qu’il n’y a pas de différence
entre le faire de l’homme et le faire de la " nature ". Ie : il n’y a même pas de faire
naturel, il n’y a pas non plus de faire de l’homme ; mais tout faire est artificiel.
Artificiel veut dire précisément : " qui produit ses effets sans l’aide d’une " nature ",
sorte de force cachée derrière les apparences".
Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les
divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne
dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres
instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les
font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au
lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont
ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que
toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes
les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple,
lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite,
cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits.
Dans ce texte, Descartes se demande ce qui distingue les êtres naturels des
machines, ou êtres artificiels. Réponse : seulement leur origine (= leur créateur) :
les machines sont faites par l’homme, pas les êtres naturels. Mais du point de vue
de l’essence, et du fonctionnement, êtres naturels et êtres artificiels ne se
distinguent pas, ils obéissent aux mêmes lois. Il s’agit donc d’un même genre
d’être. Ils se distinguent génétiquement, mais pas essentiellement.
Il faut noter que le but de Descartes est bien de se débarrasser de la nature en son
sens mystérieux, ie, entendue comme quelque chose qui se cacherait sous la
matière en mouvement. En effet, l’assimilation se fait d’abord des êtres naturels
vers les êtres artificiels puis alors seulement des êtres artificiels vers les êtres
naturels. Autrement dit, après avoir dit que la nature fonctionne et est constituée
comme une machine, est donc une machine, et rien d’autre (ie pour Descartes, un
amas de matière en mouvement), il peut alors dire que, à son tour, la machine est
naturelle, elle fait partie de la nature. Conséquence : expliquer la nature est aussi
simple que d’expliquer une machine. Plus de mystères, plus de forces
mystérieuses. N’est-ce pas le présupposé de la biologie moderne ?
Conclusion A
Bref : pas de sens à distinguer le naturel de l’artificiel ! Les objets artificiels sont
naturels, et (je dirais même : " parce que ") les objets naturels sont artificiels.
L’idée de nature n’aurait donc finalement aucun sens, puisque rien de tel n’existe.
B- La nature comme insatisfaction devant la modernité
En fait, si, l’idée de nature a un sens : ce n’est justement qu’une idée, qui a
beaucoup à nous apprendre sur l’homme lui-même qui se forge cette idée. En
effet, cette idée, présente dans la plupart des grandes phases de l’histoire de
l’homme, renvoie à un état d’insatisfaction devant nos conditions de vie, devant la
civilisation en général. Elle exprime alors un désir proprement humain : celui d’un
état meilleur que l’état présent. Cette insatisfaction et ce désir se retrouvent ainsi,
de façon caractéristique, dans tous les temps de crise traversés par l’humanité :
tout va mal dans le monde, " la société est pourrie ", l’homme pollue, etc. Où se
tourner pour trouver le bonheur ? Vers un état originel, pur, qui sera nommé
" nature " ; c’est un état non encore dégradé par l’homme.
Vivre selon la nature, c’est vivre dans un état ... qui, comme par hasard, est
dépourvu des conditions qui caractérisent notre état présent, ou état social : il
ignore la propriété privée, il suppose l’égalité des conditions, etc. On voit donc bien
quelle est la fonction de ce " mythe " : il a une fonction de jugement : il sert à
dénoncer la civilisation, et plus particulièrement les institutions politiques,
économiques, religieuses.
C’est donc contre la modernité que l’on recourt à cette idée d’état de nature. Elle
n’est bien sûr qu’une fiction, qu’une expérience de pensée, qui nous permet de
prendre du recul par rapport à ce que nous sommes, à nous extraire de notre
société et de la société pour penser les conditions qui nous rendraient heureux.
En effet, l’Ouest originaire, qui est souvent le thème majeur des westerns,
correspond bien au paradis, à une origine bonne ou en tout cas innocente.
Découverte de l’Ouest = découverte du paradis originel.
à peine découvert, il a été détruit, par la faute de l’homme (cf. Indiens, alcoolisme,
etc.). En privilégiant le progrès technique, et économique, en détruisant les
Indigènes, les hommes blancs ont détruit tout espoir d’un monde meilleur, alors
que la découverte de l’Ouest est au départ perçu comme un milieu où pouvaient
s’épanouir les qualités d’un homme meilleur…
Ainsi, certains westerns vont privilégier le paradis originaire. Ce sont les premiers
westerns mais également ceux des années 70, alors que fleurissaient
mouvements hippies et écologiques. Ces westerns relatent l’installation des
trappeurs dans l’Ouest dépeint comme une nature pure et innocente, et donc, les
premiers contacts entre l’homme blanc et les Indiens. C’est le monde d’avant les
massacres, quand la nature était encore intacte. Alors, les Indiens sont dépeints
comme un peuple noble, vivant en harmonie avec la nature, heureux et innocents.
Il s’agit de dénoncer la civilisation américaine, qui a massacré ce peuple de " bons
sauvages ", et qui a donc rompu toute attache avec la nature, qui s’est donc dès
l’origine empêchée de trouver jamais le bonheur. Il s’agit aussi d’une critique de la
société en elle-même. Exemples récents : A. Penn, Little Big Man ; M. Cimino, La
porte du paradis ; K. Costner, Danse avec les loups (récit d’un militaire nordiste qui
se rend chez les Indiens Sioux pour s’éloigner de la guerre civile, une vraie
boucherie. Propice à dépeindre un contraste entre les Indiens et les Blancs, au
détriment des seconds, bien sûr. On a bien ici un regard nostalgique sur un monde
irrémédiablement perdu, représenté au moment où il est menacé).
Mais attention : cet état de nature n’est pas censé avoir existé : il n’est pas réel.
Ainsi, pour reprendre notre exemple des westerns, il faut remarquer qu’ils ne
montrent pas ce qui s’est vraiment passé dans l’Ouest américain. C’est un ailleurs
situé hors du temps. Mais il est généralement cru, car il incarne un désir d’ailleurs.
Plus précisément, l’état de nature est une idée, et une idée vague car ce qu’elle
désigne, c’est seulement quelque chose d’absent de ce qui est actuellement.
Cf. Rousseau, bien connu pour recourir à l’état de nature et pour avoir loué cet état
au détriment de l’artifice, et, justement, pour exprimer son dégoût de l’artifice et de
la civilisation en général :
" (…) ce n'est pas une légère entreprise que de démêler ce qu'il y a d'originaire et
d'artificiel dans la nature de l'homme, et de bien connaître un état qui n'existe plus,
qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est
pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état
présent. "
On voit ici que l’état de nature n’est pas censé exister, et ce n’est pas cela qui
importe. Qu’il ait existé, ou qu’il n’ait jamais existé, ou même qu’il n’existe jamais,
peu importe, ce n’est pas ça qui est en jeu. Car l’état de nature est une fiction, une
simple expérience de pensée –une hypothèse de travail. On imagine un état de
nature, un état sans société, sans culture. Et il nous sert précisément à juger de
notre état présent. C’est donc un critère de jugement, une idée normative. Pas un
fait réel. Le présupposé de Rousseau, c’est que l’homme s’est dégradé au cours
de l’histoire. En recourant à l’hypothèse normative de l’état de nature, qui est celle
d’une origine bonne de l’homme, il s’agit d’en comprendre les raisons. Mais c’est
bien présupposer que cet état dépravé de l’homme n’aurait pas dû être : comment
alors a-t-il bien pu arriver ? –C’est en se fondant sur cette distinction que
Rousseau critiquera la distinction être/ apparaître : l’homme naturel est
authentique, innocent, " vrai ", il devient, dans l’état social, mensonger,
inauthentique, il n’est plus " lui-même "…
Nous sommes donc ici en présence d’un nouveau sens du terme de nature, et par
là-même, du terme d’artifice :
Lisons ce texte de Luc Ferry, et analysons avec lui les présupposés centraux de
tout mouvement écologique.
(…) en des temps où les repères éthiques sont plus que jamais flottants et
indéterminés, elle laisse poindre la promesse inespérée d’un enracinement enfin
objectif et certain d’un nouvel idéal moral : la pureté retrouve ses droits, mais ces
derniers ne sont plus fondés sur une croyance religieuse ou " idéologique ". Ils se
veulent et bien " prouvés ", " démontrés "par les données les plus incontestables
d’une science nouvelle, l’écologie, qui pour être globale, comme l’était la
philosophie, n’en est pas moins aussi indubitable que les sciences positives sur
lesquelles elle s’appuie en permanence. Si les services de santé ont démontré que
fumer provoquait des maladies graves, si les laboratoires ont cerné l’effet
désastreux des aérosols, si les constructeurs automobiles eux-mêmes doivent
bien reconnaître un lien entre la pollution des gaz d’échappement et la
déforestation, n’est-il pas insensé, voire immoral, de poursuivre avec insouciance
dans la voie de la déprédation ? Et n’est-ce pas le monde moderne tout entier, avec
son anthropocentrisme arrogant dans l’industrie comme dans la culture (…) qu’il
convient d’incriminer ?
croit en l’ordre cosmique, en un univers sensé, qu’il n’appelle pas cosmos, mais
" biosphère " ou " écosystème "
critique de l’artifice, de la technique, et du monde moderne en général (désigné
tantôt comme consumériste, capitaliste, technicien, scientiste, occidental tout
court)
nature comme pure et originaire, comme innocente et bonne
donc : l’écologie exprime la nostalgie devant un paradis perdu comme réponse à
la crise moderne
Cf. idée d’attribuer un droit et une valeur intrinsèque aux êtres naturels, que l’on
entende par là les animaux ou les minéraux.
C’est bien entendu cette troisième forme d’écologie qui est visée dans le texte que
nous avons lu ci-dessus. La première forme est fondée, et on aurait tort de la
critiquer. Nulle nostalgie, nul recours à la nature comme norme suprême ; nul
danger, donc, car ne fait pas de l’idée de nature un usage idéologique, plus
précisément, un usage anti-humaniste (puisque l’idéologie qui se cache souvent
derrière la nature érigée en modèle, est la plupart du temps anti-humaniste ; et
raciste).
Vous allez me dire que la forme extrême est extrême, justement, donc rare. Mais
ne nous y trompons pas : on se dirige de plus en plus vers une telle forme de
pensée, pour deux raisons :
- aujourd’hui, on réclame de plus en plus des droits pour les animaux, première
étape vers le passage à 3) – car que rencontre-t-on sur le chemin qui va de
l’homme aux pierres et aux montagnes ? Les animaux, bien sûr.
- et nous sommes en période de crise, répétons-le ; or, toute période de crise fait
renaître en nous la nostalgie d’un avant meilleur qu’aujourd’hui, ce qui nous
prépare donc à accueillir toute idéologie naturaliste.
Conclusion III
L’idée de nature, donc, est une idée idéologique et dangereuse, quand on l’érige en
norme : c’est bien ce que nous avons déjà constaté plus haut dans le cours. Mais,
hélas, c’est aussi une idée résurgente et présente semble-t-il en chacun de nous,
au plus profond de nous-mêmes. Méfions-nous donc de cette tentation, de ce
mirage, qui risque d’être de plus en plus présent dans notre ère !
Conclusion générale
Mais disons rapidement que l’on ne peut se débarrasser de l’idée de nature, à la
fois parce qu’elle est une sorte de fantasme constitutif de l’homme en société
(naturalisme, ici = ensemble de vues fantasmatiques tendant à récuser le
caractère artificiel de l’existence en général), et en ce que la distinction technique
et nature est bien commode dans la vie courante (naturalisme, ici = recherche d’un
ordre transcendant le hasard). Mais ce dont on peut et ce dont il faut se
débarrasser, c’est de toutes les arrière-pensées, de tous les présupposés sous-
jacents, ie, de tout ce qu’il y a d’ininterrogé dans notre idée de nature.
La nature, dans l’Antiquité, a pour nom " cosmos ". Idée que la nature est un bel
ordre, une harmonie, qu’elle a une finalité et un sens. Parler de la nature comme
d’un cosmos, c’est penser que tout ce qui existe dans la nature " obéit " à un
certain ordre, et a, donc, un sens, une place propre.
D’où le mot d’ordre que l’on retrouve dans nombre de philosophies de l’Antiquité : il
faut " vivre selon la nature " ; il faut " suivre la nature ". La nature était pour ceux
qui s’interrogeaient sur la manière de vivre heureux, sur la manière de conduire
leur vie, le seul modèle valable. Si on prend l’homme pour modèle, alors, on ne
pourra qu’être malheureux : cf. à l’époque la crise en politique mais aussi dans
toute la société. L’homme semble alors être la cause de tous les maux : guerres,
trahisons, etc. Certes, on s’éloigne ici, me direz-vous, de la technique à proprement
parler. Mais parler de technique, c’est toujours parler de l’homme par opposition à
la nature. Et, nous venons de le dire, ériger la nature en modèle, c’est se détourner
de l’homme, c’est ne plus croire en l’homme.
1) le cosmos
Pour Aristote, l’univers naturel est un cosmos, un bel ordre, où tous les éléments
se tiennent, et ont un rôle et une place prédéterminés dans ce tout. Il y aura même
des parties de l’univers, donc, certains êtres, qui auront une valeur supérieure à
d’autres. Décrivons donc ce cosmos.
Ce qui les distingue, c’est leur degré de perfection : en effet, dans le monde
terrestre, on constate que tout est soumis à un perpétuel changement : naissance,
mort, altération ("corruption "), évolution, etc. Au contraire, dans le monde céleste,
il n’y a pas de changements. Les corps célestes se meuvent toujours de la même
manière, ils ne naissent ni ne meurent. Le monde terrestre est donc imparfait et le
monde céleste est parfait. On nomme le premier monde, le monde "sublunaire ",
ce qui signifie "situé sous la Lune " ; si la Lune est une frontière entre les deux
mondes, c'est parce que, contrairement aux autres corps célestes, elle change de
forme constamment. Le monde céleste se nomme le monde "supralunaire", ce qui
signifie qu’il se trouve "au-dessus de la lune ". Ces deux mondes sont donc soumis
à des lois totalement différentes.
On observe ainsi que les différents corps obéissent à un mouvement différent : les
corps "lourds " (une pierre) tombent, les corps "légers" montent (la fumée, la
vapeur). Ils obéissent à un mouvement qui s’effectue en ligne droite. Les corps
célestes se meuvent quant à eux de façon circulaire, et de manière uniforme
(toujours la même).
Voici donc quels sont les mouvements naturels : aux lourds, la terre et l’eau,
revient le mouvement rectiligne vers le bas. Aux légers, l’air et le feu, revient le
mouvement rectiligne vers le haut. Il faut noter que ces directions, ces lieux, sont
pour Aristote absolus. Il y a un haut et un bas prédéterminés dans l’univers !
Voici donc comment on expliquait la chute des corps chez Aristote : quand vous
lancez une pierre, vous l’envoyez dans un lieu qui ne lui est pas naturel (l’air, le
haut) ; vous lui infligez donc un mouvement violent, duquel s’ensuivra
nécessairement un mouvement naturel rectiligne vers le centre de la Terre ; la
pierre tombe, parce qu’elle veut rejoindre son lieu naturel, comme l’amant désire
rejoindre l’aimé.
Cette représentation du monde naturel comme " ordonné ", où tout se tient, a
inspiré la morale antique. Il faut retranscrire dans sa vie le même équilibre, la
même harmonie. C’est comme si la nature avait tout prévu pour nous indiquer
quelles doivent être nos valeurs morales, quels doivent être les principes
directeurs de notre vie. Le cosmos étant hiérarchisé, il doit y avoir cette même
hiérarchie à l’intérieur de la société, puisque la nature est supérieure à l’homme, et
nous montre ce qu’il faut faire.
Aristote va ainsi fonder sur cette représentation de la nature sa justification de
l’esclavage (in Politiques, livre I) : il existe des esclaves par nature. Plus
précisément, il existe des êtres inférieurs par nature et des êtres supérieurs par
nature. Les premiers sont ceux qui sont forts physiquement, mais pas très
intelligents ; les seconds ont une intelligence supérieure. Conséquence : les
premiers sont destinés à servir les seconds : ils travailleront à assumer leurs
besoins, tandis que le maître est destiné à commander la maisonnée, et à penser.
Nulle idée, chez Aristote, de lutter contre le naturel : la nature est une valeur, elle
nous montre la place destinée à chacun. Il ne faut surtout pas bouleverser cet
ordre. Mais nous répondrons, bien sûr, que ce qu’il loue comme naturel, n’est que
l’ordre qu’il trouve établi dans sa société, et donc, ce n’est qu’un ordre institué…
On retrouve la même " méthode " dans la République de Platon ; ainsi que chez les
stoïciens, les cyniques, les épicuriens.
Bibliographie
D. Bourg, Sciences et Vie, hors série n° 200, septembre 1997, pp. 134-142, " En
quoi nos outils sont-ils uniques ? " (technique et humanisation de l’homme) ;
Technique et progrès, Hatier, Optiques
Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (état de nature
versus état de société) ; Discours sur les sciences et les arts (technique immorale
et anti-progrès), Garnier Flammarion
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