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Étienne Klein : « Le grand mystère, c'est la question du

moteur du temps »
Vincent Lucchese

Pour définir ce que sont le temps, le vide, la causalité, la matière ou le réel, la philosophie et la
physique ne sont pas trop de deux. Étienne Klein cite donc les maîtres des deux disciplines dans son
dernier ouvrage, pour explorer ces problèmes métaphysiques. Nous lui avons posé quelques
questions supplémentaires, sur la science et le progrès, l’élégance des équations et l’existence (ou
pas) du temps.

Le passé existe-t-il quelque part ? De quoi le vide est-il plein ? Le monde fait-il bloc avec lui-même ?
Voilà le genre de questions que pose Étienne Klein dans son dernier ouvrage, Matière à contredire,
qui paraît le 7 février aux Éditions de l’Observatoire. Un « essai de philo-physique » qui fait le pari de
convoquer à la fois les philosophes et les théories de la physique fondamentale pour nourrir ces
réflexions.

« La physique et la philosophie ont en commun une même visée : augmenter et perfectionner,


chacune à sa façon, la “connaissance” », écrit le philosophe des sciences et directeur de recherche
au CEA. Or certaines des grandes avancées ou découvertes scientifiques ont remis radicalement en
cause ces connaissances et notre vision du monde. Pour ne pas laisser disparaître « une ambition de
l’esprit fort précieuse, celle qui vise à l’unité de la pensée et du savoir », l’auteur appelle au
renouvellement d’un dialogue entre les deux disciplines.

D'Aristote au boson de Higgs

En guise d’exemple, Étienne Klein offre une balade intellectuelle entre Aristote, Kant, la relativité
générale d’Einstein, le boson de Higgs ou la non-séparabilité quantique. Un ouvrage vulgarisé et
passionnant, qui se lit comme une invitation à explorer plus avant les questions abyssales de la
physique, lorsqu’elle rejoint la métaphysique, et la philosophie.

Nous avons profité de l’occasion pour poser quelques questions à Étienne Klein, sur les difficultés à
diffuser la culture scientifique à l’heure des fake news, et à mettre des mots sur les équations. Et
puis, la vocation d’Usbek & Rica étant d’explorer le futur, nous nous sommes confrontés à cette
question essentielle : le futur existe-t-il déjà dans l’avenir ?

Étienne Klein, philosophe des sciences, directeur de recherche au CEA et auteur de nombreux
ouvrages de vulgarisation scientifique.

Usbek & Rica : Le très médiatique physicien Stephen Hawking affirme que « la philosophie est
morte, faute d’avoir réussi à suivre les développements de la science moderne, en particulier la
physique » [Y a-t-il un grand architecte dans l'univers ?, Odile Jacob, 2011]. Votre dernier ouvrage
prend le contre-pied de cette déclaration. Il est important d’établir des ponts entre les deux
disciplines ?
Étienne Klein : Je ne suis pas pour qu’il y ait des ponts, il y a une séparation légitime entre les deux
disciplines. Mais la thèse du livre c’est qu’il y a un petit nombre de questions pour lesquelles la
philosophie ne devrait pas simplement consister à commenter des oeuvres déjà écrites, mais devrait
au contraire tenir compte des apports positifs apportés par les sciences et notamment la physique.
Sinon, la philosophie risque de s’enfermer dans sa propre rhétorique.

Une partie du problème vient du fait qu’il y a des craintes mutuelles. Les physiciens ont peur que les
philosophes enrubannent leurs discours dans des trucs incompréhensibles, et certains philosophes
ont peur d’être colonisés. Je pense qu’on peut désamorcer ces craintes mutuelles et entamer un
dialogue, qui réamorce de la dynamique de pensée.

Encore faut-il se comprendre pour dialoguer. Un des problèmes de la science n’est-il pas qu’elle est
devenue inaccessible aux profanes de par sa complexité ?

C’est un problème pour les physiciens eux-mêmes. La physique s’est séparée en sous-disciplines
multiples extrêmement spécialisées. Personne n’a une vision à peu près panoramique. Donc si on
veut amorcer cette discussion, il n’y a pas d’autre solution que celle que
préconise Erwin Schrödinger dans la phrase que j’ai mise en épigraphe, qui est de faire un effort,
imparfait, de tentative de synthèse des connaissances. Elle peut être corrigée par d’autres si on se
trompe, mais il me semble que quand on a vraiment travaillé certaines questions, on est capable de
transmettre l’essentiel sans aller dans la technicité.

Je pense que si on n’accomplit pas ce geste, on va vers une sorte de catastrophe. C’est-à-dire vers
une séparation des discours. Et on abandonne l’idée même qu’il y ait une pensée. Je ne me résous
pas à ça, même si je sais qu’on pourra toujours critiquer cette façon de faire. En hommage à mon
maître que fut Bernard d’Espagnat, j’essaye.

« Les connaissances sont faites pour alimenter des discussions, alimenter des relations humaines,
provoquer des controverses, des jaillissements d’idées »

Mais peut-on vraiment traduire la science sans la trahir ?

Elle ne peut en effet pas être dite d’emblée dans le langage commun puisqu’elle le contredit.
Comment peut-on dire les connaissances avec un langage qui ne les dit pas ? C’est un travail critique
du langage qui m’intéresse, travailler la langue pour arriver à lui faire dire des choses qu’elle ne dit
pas spontanément, en créant ce que Deleuze appelait une langue étrangère au sein de la langue.

Mais que se produirait-il si on ne faisait plus ce travail qu’on pourrait appeler de « vernacularisation
de la physique », qui n’est pas la même chose que sa vulgarisation ? Est-ce qu’on va confier à des
logiciels intelligents ou à des machines la gestion des connaissances ? Moi ça ne m’excite pas… Je
pense que les connaissances sont faites pour alimenter des discussions, alimenter des relations
humaines, provoquer des controverses, des jaillissements d’idées. Et ça ne doit pas être abandonné,
pour ces raisons.
« L’univers serait créé par la gravité ? Ça veut dire que la gravité est divine ? »

Notre langage est incomplet pour transmettre ce que disent les équations qui, elles, semblent
mieux décrire le monde. Les mathématiques seraient-elles le langage originel de l’univers ?

C’est la discussion que j’avais avec le mathématicien Alain Connes. Lui est hyper platonicien, il pense
que le monde physique occupe une part, petite, du monde mathématique. Le monde physique serait
contenu dans le monde mathématique.

À l’inverse il y a des physiciens qui considèrent qu’il y a le monde empirique d’un côté et le monde
des idées de l’autre, sans lien direct. Je pense que la question numéro une, qui ne sera sans doute
jamais résolue parce que c’est une question métaphysique, c’est celle du statut des lois physiques.
Est-ce qu’elles sont immanentes ? Transcendantes ? Vous parliez de Hawking, je me désole un peu
qu’il ne pose jamais la question. Quand il parle de l’origine de l’univers, il le fait toujours à partir de
lois physiques, dont il n’interroge pas le statut et il fait comme si elles étaient préexistantes à
l’univers. Donc elles seraient l’équivalent de Dieu. L’univers serait créé par la gravité ? Ça veut dire
que la gravité est divine ? Je trouve qu’il y a une forme de désinvolture : les philosophes quand ils
lisent ça ricanent un peu en disant « c’est quand même un peu léger ». Et les physiciens ricanent en
retour en disant que les philosophes sont loin des savoirs positifs que la science peut amener.

Il y a un malentendu. J’insiste pour dire qu’il faut discuter. On a mis tous les scientifiques à Saclay et
on a mis tous les autres à Condorcet [deux campus parisiens géographiquement opposés, ndlr].

« L’éthique commence dans la façon de dire ce qu’on sait »

Vous évoquez dans votre ouvrage le principe d’incertitude d’Heisenberg pour illustrer cette
difficulté à dire la science sans la trahir…

Absolument, c’est-à-dire que tous mes collègues ou les élèves à Centrale ou ailleurs pensent que les
questions éthiques interviennent au moment des applications de la science. Doit-on faire ce qu’on
peut faire : des centrales nucléaires, des nano-sciences, cultiver des cellules souches, etc. ?

Or, je défends l’idée que l’éthique commence bien en amont, dans la façon de dire ce qu’on sait. Et si
notre façon de dire ce qu’on sait ne rend pas justice au savoir qu’on veut dire, alors il y a un
problème éthique dans le fait qu’on va induire des malentendus qu’il sera très difficile à sortir de la
culture dans laquelle ils se seront insérés. L’exemple dramatique, c’est en effet le principe de
Heisenberg, puisque l’énoncé qu’on propose, y compris aux étudiants d’aujourd’hui, c’est : la
physique quantique nous dit qu’on ne peut pas connaître avec une précision arbitraire, la vitesse et
la position d’une particule. Sous-entendu : la particule a une vitesse et une position, mais des
principes quantiques nous empêchent de les connaître.

Alors que la physique quantique dit autre chose, à savoir qu’une particule quantique n’est jamais un
corpuscule doté d’une vitesse et d’une position. Donc si on ne peut pas le mesurer, ce n’est pas parce
que ces propriétés ne sont pas mesurables, c’est parce que la particule « n’a pas » ces propriétés. Il y
a un malentendu énorme, qui a induit un nombre de publications, de commentaires,
d’interprétations de la physique quantique qui sont totalement à côté de la plaque. Tout ça parce
que ça a été mal dit au départ.
La physique consiste à « expliquer le réel par l’impossible », selon les mots d’Alexandre Koyré, que
vous citez. Une telle démarche peut-elle rester crédible dans l’opinion quand, en face, le « bon
sens » est invoqué par une rhétorique complotiste, plus simpliste et peut-être aussi plus
séduisante ?

Effectivement, le fait d’utiliser aujourd’hui des arguments de « bon sens » pour critiquer les sciences
physiques, je trouve ça rude. Attaquer un énoncé scientifique objectivé par une communauté de
chercheurs avec du « bon sens », c’est remettre en cause la science même, puisque d’emblée,
comme le dit Gaston Bachelard, elle se construit contre le sens commun, contre l’observation
directe, qu’elle oblige à réinterpréter.

Et ses énoncés, ses principes ou ses lois, lorsqu’on les entend pour la première fois, semblent fous,
absurdes. Quand Galilée dit que tous les corps tombent à la même vitesse, imaginez que vous
entendiez ça au XVIIe siècle. À l’époque on ne sait pas que le vide existe ou on doute de son
existence, on ne sait pas mesurer la vitesse de chute d’un corps faute de moyens techniques, on voit
que les corps lourds tombent plus vite que les corps légers. Arrive un gugus qui vous dit : « Non, tous
les corps tombent à la même vitesse ». Il est contredit pas le bon sens, par l’apparence des choses les
pus évidentes. Donc vous avez beau jeu de le critiquer. Mais c’est quand même Galilée qui a raison.
L’expérience le confirme. Mais après il faut réinterpréter ce savoir, et donner sens à une loi qui
explique ce qu’on observe tout en donnant l’impression de le contredire… J’ai l’impression que
quand on invoque le bon sens pour critiquer un énoncé, on est dans une sorte de régression
intellectuelle.

Il y a cette idée en science qu’une loi serait plus fondée à être juste si elle est plus simple, plus
élégante. Ce lien entre justesse d’une théorie et simplicité de l’équation est finalement une
croyance toute humaine. Pourquoi les lois de l’univers devraient-elles être simples ou élégantes ?

C’est une idée qui part de Platon. Il faisait un lien entre le beau, le vrai et le bien. Bon, on s’est défait
de ça aujourd’hui. Mais celui qui a le plus réfléchi à ça c’est Paul Dirac, le découvreur de
l’antimatière. Il disait : « Je cherche des équations qui soient belles ». Evidemment, belles ne voulait
pas dire belles à voir ou belles à écrire. Il voulait dire que c’étaient des équations qui étaient riches en
invariants. C’est-à-dire en grandeurs qui ne changent pas quand on change de point de vue sur
l’objet qu’on décrit ou quand on change de référentiel. Bref, c’est une équation qui est capable de
saisir des éléments de réalité, par le fait qu’un élément de réalité justement résiste à ces
changements de points de vue.

Là je vois votre tasse, je dis : c’est une tasse. Mais si elle disparaissait lorsque je vais derrière, c’est
que ce ne serait pas une tasse. Un objet physique, c’est un objet qui résiste à des changements de
points de vue. Et une théorie élégante c’est une théorie qui intègre dans sa formulation des
invariants qui lui donnent la possibilité de saisir des objets invisibles, qui se comportent comme des
objets visibles, c’est-à-dire qui résistent à des changements de point de vue.
Paul Dirac disait aussi : « Si vous êtes mathématicien, vous comprenez ce que je veux dire, si vous ne
l’êtes pas vous ne pouvez pas comprendre, je ne peux pas vous l’expliquer ». En fait, il ne s’agit pas
d’une beauté esthétique, c’est plutôt une beauté formelle.

J’écoutais Alain Connes qui m’a parlé pendant une heure de son nouveau roman pour mon émission.
C’est un génie des maths, médaille Fields en 1982. Il a 75 ans, on dirait un adolescent : on voit qu’il a
accès à une forme de beauté, il a un oeil alimenté par une forme de jubilation qui lui vient du fait
qu’il ait accès à des beautés très spécifiques. Par exemple il a montré qu’une forme allégée de
la conjecture de Riemann lui permettait de fonder de nouveaux topos qui donnent à l’espace qu’il a
construit une gamme musicale qui est proche de celle de Messiaen. Et quand il dit ça, c’est le plus
heureux des hommes. Il a cette chance d’être connecté à des idéalités qui relèvent de la beauté des
équations, de la beauté des mathématiques.

« La vraie beauté, on y a accès quand on argumente »

Vous faites beaucoup de vulgarisation. Vous avez le sentiment qu’il peut y avoir un engouement
populaire, qu’on peut encore enthousiasmer par la science, faire voir cette beauté ?

Mon expérience, c’est que ça ne peut pas être immédiat. Je pense que la diffusion de la connaissance
et la vulgarisation sont les premières victimes de l’injonction à parler brièvement. On nous demande
de faire des conférences d’une heure, puis après c’est 40 minutes, puis encore moins… Je pense qu’il
n’y a rien qui soit transmissible rapidement. Sauf si vous faites des slogans publicitaires. La vraie
beauté, on y a accès quand on argumente. Là oui, les gens peuvent être saisis quand ils comprennent
un truc assez puissant, que vous commencez par parler d’une chose puis d’une autre sans lien visible,
puis on progresse et tout d’un coup tac ! La connexion se fait. Ça provoque une joie intellectuelle.
Moi l’endroit où je suis le plus à l’aise pour ça, ce sont les amphi de trois heures que je fais à
Centrale. En trois heures on arrive à transmettre des choses.

Ça n’augure pas tellement d’une démocratisation des savoirs…

C’est démocratique au sens où tout le monde peut comprendre. Par contre tout le monde n’a pas
accès au fait de venir. Mais la vulgarisation n’est vraiment efficace que si en même temps on
transmet des émotions assez primaires, comme la joie de comprendre. Je ne fais pas appel à
« l’Eureka » transcendantal du chercheur, même à l’école primaire ou au collège : on fait un petit
calcul de circuit électrique, une mesure, on comprend le théorème de Pythagore, on sait le
démontrer, de plusieurs façons possibles… On trouve ça magique. Je pense qu’on est trop enclin à
mépriser les joies intellectuelles, par le fait qu’on sature l’esprit d’informations. Je pense qu’il faut les
réintroduire, notamment à l’école.

« On a une mauvaise connaissance de nos connaissances, on est incapable de dire comment dans
l’histoire des idées, une connaissance s’est imposée contre des croyances qui les contredisaient »

Mais ce chemin que vous proposez peut-il résister face aux théories simplistes et non-scientifiques
pour expliquer le monde ?
C’est une vraie question. Est-ce qu’on doit simplifier, est-ce que les climatologues doivent simplifier
leur discours, au risque de tomber dans la caricature qu’on pourra leur reprocher par ailleurs ? C’est
un défi énorme, je n’ai pas la réponse à votre question mais elle oblige à repenser tout ça,
notamment la façon de distinguer les connaissances des croyances.

C’est très facile de se moquer des gens qui ont des croyances. D’abord on a tous des croyances. Mais
c’est facile par exemple de se moquer des gens qui pensent que la Terre est plate. Mais nous qui
pensons qu’elle est ronde, sommes-nous capables d’expliquer clairement comment on a su qu’elle
était ronde, dans l’histoire des idées ? Il y avait une éclipse de Lune hier [l'entretien s'est déroulé
vendredi 2 février, ndlr], ça peut aider mais est-ce que c’est comme ça que ça a été découvert ?

Eratosthène a mesuré la circonférence de la Terre mais Aristote savait déjà que la Terre était ronde.
Est-ce qu’il le savait par des éclipses de Lune ? Par autre chose ? On ne sait pas. On a une mauvaise
connaissance de nos connaissances, on est incapable de dire comment dans l’histoire des idées, une
connaissance s’est imposée contre des croyances qui les contredisaient. Donc on est fragile. Par
contre quelqu’un qui pense que la Terre est plate a bien plus d’arguments à vous sortir…

Vous discutez aussi beaucoup de la question du temps dans votre livre. C’est un terme qui a de
nombreuses définitions dans le langage courant. La physique distingue, elle, le « cours du temps »
et la « flèche du temps ». Vous pouvez nous expliquer cette distinction ?

Au XIXe siècle, on s’est rendu compte que les équations fondamentales de la physique ne
changeaient pas quand on changeait le sens du temps. Si « + t » devient « - t », ça ne change pas les
équations. Ça veut dire qu’elles prévoient que tous les phénomènes physiques qui sont régis par ces
équations sont réversibles. Au sens où si un système physique quelconque veut aller de l’état A à
l’état B, il peut aller plus tard à l’état A, retrouver dans son futur son état initial. Ce qui ne correspond
pas du tout à ce qu’on observe en général. Si vous mettez du sucre dans votre thé, ça donne du thé
sucré et vous ne pourrez jamais dans le futur revenir à l’état initial où sucre et thé étaient séparés.

Il y a donc eu tout un débat qui a conduit à clarifier les concepts. On s’est rendu compte qu’il y avait
deux sens du mot « irréversibilité » qui ne se confondent pas. Le premier sens concerne le temps
même. Ce qu’on appelle le « cours du temps », qui lui est tel que tout instant qui advient dans le
temps est un instant inédit. Ça veut dire qu’on ne repassera jamais plus tard dans un instant qu’on a
déjà traversé. Donc le temps ne peut pas être cyclique, il est linéaire dans ce sens là.

« Le cours du temps, c’est l’irréversibilité du temps même. La flèche du temps, c’est l’irréversibilité
des phénomènes physiques »

Et puis, il y a une autre irréversibilité, qui n’est pas systématique. C’est celle des phénomènes
temporels. C'est la « flèche du temps ». La plupart de ces phénomènes temporels sont irréversibles :
l’évolution du système est tel que, contrairement à ce que disent les équations, il ne pourra pas
retrouver dans le futur un état qu’il a connu dans le passé : c'est l'exemple du thé et du sucre.

Ce qui est intéressant c’est que tout le travail d’interprétation a consisté à comprendre comment les
équations qui disent qu’il n’y a pas de flèche du temps nous permettent quand même de comprendre
la flèche du temps. Ça relève de l’interprétation et ça illustre à nouveau qu’on n’a pas le droit
d’utiliser le « bon sens » pour critiquer les équations. Comme le faisaient au XIX e siècle ceux qu’on
appelait les énergétistes, qui disaient que les équations étaient fausses puisqu’on constatait bien que
les phénomènes étaient irréversibles. Heureusement il y a quelques physiciens
comme Boltzmann qui ont dit : non, les équations ont raison, c’est nous qui avons mal compris la
cause de l’irréversibilité de tels phénomènes.

Donc le cours du temps, c’est l’irréversibilité du temps même. La flèche du temps, c’est
l’irréversibilité des phénomènes physiques, qui n’est justement pas une propriété du temps, mais des
phénomènes. Elle est mal nommée…

Si je comprends bien, le temps existe indépendamment des phénomènes temporels, qui se


déroulent dans le temps…

C’est ce que dit Newton.

Pourtant, on mesure toujours le temps par la comparaison du mouvement de deux objets l’un par
rapport à l’autre. Par rapport au mouvement d’une aiguille sur une montre ou de celui du sable qui
coule dans un sablier… Comment imaginer et définir le temps en dehors des phénomènes
temporels ?

Vous voyez bien qu’on a une expérience du temps qui est assez bizarre. On hésite pas à dire qu’il
ressemble à ce qu’il se passe dans le temps, aux phénomènes temporels, on lui attribue des adjectifs,
le temps géologique, psychologique…

« Peut-être que l’origine du moteur du temps pourrait être de nature géométrique. Comment le
démontrer, je n’en sais rien »

Pour moi le grand mystère, que j’évoque un peu dans le livre, c’est la question du moteur du temps.
Qu’est-ce qui fait que le temps n’est pas comme l’espace ? Qu’est-ce qui fait qu’il y a une dynamique
cachée dans le temps qui fait qu’il y a toujours un instant présent, qui est présent, mais qui n’est pas
toujours le même ? Quel est le moteur de ce renouvellement ? Ça, les équations de la physique ne le
disent pas, elles se contentent de mettre la flèche qui indique le cours du temps sur l’axe. Il y a une
motricité, montrée par la flèche mais qui n’est pas explicitée. Et là la flèche dont je parle c’est celle
du cours du temps, pas de la flèche du temps…

Il y a des mathématiciens, comme Alain Connes, qui pensent que le moteur du temps c’est la
géométrie. C’est-à-dire la géométrie non commutative, telle que AB n’est pas égal à BA, par sa
géométrie. Ce qui fait qu’il y a un ordre géométrique qui enclenche un ordre temporel. Il y a un ordre
dans la façon de se repérer dans la géométrie non commutative qui déploie une dynamique de la
géométrie. Peut-être que l’origine du moteur du temps pourrait être de nature géométrique.
Comment le démontrer, je n’en sais rien, mais quand il en parle, il a l’air convaincu…
Le physicien Thibault Damour nous assurait en 2016 que l’écoulement du temps n’est qu’une
illusion, et que le futur est déjà écrit, d’après les équations de la relativité générale…

C’est le point de vue opposé. C’est l’idée de dire : il n’y a pas de moteur du temps dans les équations.
Les équations sont la seule vérité qu’on ait. Donc le temps n’existe pas.

Il invoque la relativité générale pour étayer son point de vue. C’est la conception de « l’univers-
bloc » partagé par certains physiciens et que vous mentionnez dans votre livre. Cette conception
prétend que tous les évènements de l’espace-temps existent déjà, « à leur place » dans l’espace-
temps, passé comme futur. Les équations de la relativité démontrent vraiment tout ça ?

La théorie de la relativité générale ne peut pas être une vérité du tout puisqu’elle ne contient pas les
autres forces que la gravitation. Donc on ne peut pas dire que c’est la bonne théorie de l’univers
puisqu’elle n’est pas complète. Donc avoir des conclusions métaphysiques tirées d’une théorie qui
par essence n’est pas complète, ça implique que les conclusions que vous tirez sont partielles, et
peut-être fausses…

Dans la théorie de "l'univers-bloc", tous les évènements, passés, présents et futurs, co-existent sur le
fil de l'espace-temps... (image : theodysseyonline.com)

Thibault Damour nous montrait aussi une lettre d’Einstein, qui écrivait en 1955 : « Pour nous,
physiciens dans l’âme, la distinction entre passé, présent et futur ne garde que la valeur d’une
illusion, si tenace soit-elle ». Einstein était aussi convaincu que tout était écrit ?
Mais c’est une lettre de condoléances, qu’Einstein a écrit à la veuve de Michele Besso, qui est mort
juste avant lui, pour la consoler. « Pour nous autres physiciens… », c’est ce qu’on écrit à une femme
qui vient de perdre son mari, ce n’est pas un énoncé scientifique de la position d’Einstein sur le
temps. Et d’ailleurs dans le livre je cite la rencontre entre Rudolf Carnap et Einstein qui se rendent
compte qu’il y a un problème avec la physique, qui ne rend pas compte du présent. Est-ce que c’est
la preuve qu’elle est incomplète ? Ou est-ce que c’est la preuve que le présent ne compte pas ? Je
pense qu’on n’est pas prêt de conclure sur ces questions…

« La rétro-causalité dont on parle, c’est le futur lui-même qui vient changer le présent, c’est-à-dire
son passé »

La relativité générale a comme interprétation possible l’univers-bloc, qui n’est pas défendue par tout
le monde. Dans l’espace-temps coexistent tous les évènements, passé, présent, futur, dans un
territoire qui est présent de toute éternité. Et ce qui fait que vous avez l’impression que le temps
passe, c’est votre mouvement sur votre ligne de l’univers dans l’espace-temps. C’est vous qui
temporalisez l’espace-temps et c’est votre présence qui détermine le présent.

Et quand vous mettez de la mécanique quantique là-dedans, vous êtes obligés d’admettre ce qu’on
appelle la rétro-causalité. L’idée que le futur agit sur le présent. D’une certaine façon il le fait bien,
par exemple ce matin je savais que j’avais rendez-vous avec vous, donc je me suis organisé pour être
là. J’ai tenu compte de ce que je savais du futur et ça a affecté mon emploi du temps. Mais la rétro-
causalité dont on parle, ce n’est pas ça. C’est le futur lui-même qui vient changer le présent, c’est-à-
dire son passé. C’est la conséquence quand on insère la mécanique quantique dans l’univers-bloc.
Mais est-ce que des expériences existent qui nous obligent à admettre la rétro-causalité dans ce
sens-là ? Non.

La question essentielle c’est « le futur existe-t-il déjà dans l’avenir ? ». Quand vous pensez au futur,
est-ce qu’au moment où vous le dites, vous imaginez qu’il est dans le néant et qu’il va en sortir pour
arriver dans le présent, ou est-ce qu’il est déjà quelque part à attendre ? Il n’y a pas de réponse à ça,
c’est un mystère. Et je pense que si on avait la réponse à ça, on aurait la solution à la question du
moteur du temps.

En plus de penser le futur, la science doit-elle aussi aider à penser le progrès ?

Il faut essayer de configurer le futur d’une façon qui soit crédible et attractive. La rhétorique de
l’innovation c’est de dire, il y a des problèmes, il faut les résoudre. La rhétorique du futur, c’est « je
veux cette société et je travaille pour la faire advenir ». Ce n’est pas pareil. Il y a un côté mortifiant
dans l’innovation. Quand on est adolescent aujourd’hui on a besoin d’entendre des choses sur le
futur qui nous permettent de nous situer existentiellement pour sa propre trajectoire. Moi quand
j’étais ado, on parlait de l’an 2000 tout le temps.

« L’idée de progrès, il faut aussi la faire progresser »

Aujourd’hui on a souvent une vision apocalyptique du futur…


Oui, parce qu’à mon avis, d’abord rien ne garantit qu’il sera rose. Mais aussi parce que la peur vient
coloniser les espaces qui sont non verbalisés. Et si le futur est laissé en jachère intellectuelle, alors la
peur arrive.

Il n’y pas une confusion entre progrès scientifique et progrès technologique ?

Mais l’idée de progrès, il faut aussi la faire progresser. Si vous croyez au progrès, vous devez
soumettre l’idée de progrès au progrès. Le fait qu’on ne la fasse pas progresser traduit qu’on l’ait
abandonné parce qu’elle a été démantelée par l’histoire. On a vu que l’embrayage entre progrès
technique, moral, matériel, ça ne marche pas bien. La science a été complice de la barbarie.

L’avènement de l’anthropocène a aussi paralysé la notion de progrès ?

Oui. Ce qui va nous arriver dépend en partie de nous. Comment prévoir le futur sachant que ce qu’il
va se passer dépend de nos actions ? Et nos actions dépendent de nos pensées… Comment envisager
le futur, d’une façon qui tienne compte de ce que nous savons et de ce que nous voulons ? Si c’est
seulement ce qu’on veut, alors on peut rêver, faire de l’utopie, imaginer que la science résolve tous
les problèmes. On peut être hors sol et refabriquer un imaginaire qui n’a aucune chance de se
réaliser. Ou bien on tient compte que de ce qu’on sait. Et à ce moment là, c’est l’horreur. Et en effet
c’est l’apocalypse : la question de l’énergie, du climat, de la biodiversité, de la démographie, des
ressources naturelles… Il y a de quoi flipper. Et le jeu, la volonté, c’est d’associer les deux : il y a des
contraintes mais comment remettre de la volonté là-dedans ? Pour qu’il y ait un futur qui aille aussi
avec nos désirs, sinon on n’a pas envie d’y aller…

Le futur est finalement comme une particule : dès qu’on le mesure, on change sa trajectoire ?

Oui, il y a quelque chose de quantique là-dedans. En fait pour bien penser la question, il faut faire
une sorte de synthèse entre l’univers-bloc et le présentisme. De l’univers-bloc on reprend l’idée qu’il
y a un futur qui existe et on reprend du présentisme l’idée que ce futur n’est pas configuré
complètement. Il y a encore un espace pour le jeu, il faut jouer avec les deux idées : le futur existe, il
faut le prendre au sérieux, et en même temps faire en sorte de pouvoir agir pour qu’il ressemble un
peu à ce qu’on désire. L’utopie seule c’est le post-humanisme. Le catastrophisme c’est l’écologie
radicale. Il faut trouver une voie entre les deux.

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