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Cours - Pilotage de l'action

LE PILOTAGE DE
L’ACTION COLLECTIVE COMPLEXE
LE PILOTAGE DE
L’ACTION COLLECTIVE COMPLEXE :
quelles réalités, quels savoirs, quelles méthodes,
quelles valeurs ?

1. P o s i t i o n n e m e n t o n t o l o g i q u e , é p i s t é m o l o g i q u e e t
méthodologique de nos recherches
Dans cette première partie, nous nous appliquerons à positionner nos travaux de recherche
d’un point de vue épistémologique au sens large. Nous reprenons alors à notre compte les
conseils prodigués par Florence Allard-Poesi et Véronique Perret (2014, p. 14) d’envisager
cette réflexion sur trois, plus une dimension.
Tout d’abord, le chercheur doit s’interroger sur la réalité qu’il souhaite aborder et connaître.

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1.Positionnement ontologique, épistémologique et méthodologique de nos recherches
Cela pourrait apparaître comme évident à beaucoup, mais nous verrons qu’avec la réponse à
cette seule question, les recherches commencent à être orientées de façon importante. Cette
question relative à la réalité à connaître, nous conduit à aborder la première dimension :
l’ontologie. Ensuite, il est utile de réfléchir à la nature de la connaissance que l’on a ou que
l’on souhaite produire. Quels sont les savoirs que l’on présente à l’issue de nos travaux ?
S’agit-il de connaissances universelles et interculturelles ? S’agit-il de connaissances où
l’action est en jeu, et donc, où la reproductibilité dans les mêmes conditions n’est pas
garantie ? Bref quelles sont les connaissances visées, cela nous conduit à aborder la deuxième
dimension : l’épistémologie. Enfin, il faut aussi s’interroger sur les méthodes que l’on va
devoir mettre en œuvre pour mieux cerner la réalité que l’on cherche à révéler et les
connaissances que l’on cherche à produire. Nous aborderons alors la troisième dimension : la
méthodologie. Ces trois points seront présentés successivement mais comme dans tout projet
de recherche, et peut être plus encore dans un processus d’HDR, ces trois éléments sont
intimement liés, s’influencent les uns les autres et se déterminent. Ils devraient constituer une
cohérence ou au moins une présentation valable, intelligible et signifiante des travaux de
recherche exposés dans ce document. La dernière dimension à envisager, l’axiologie, fera
l’objet de la deuxième partie de ce document.
Le premier chapitre cherche à mieux comprendre qu'elle a été notre rapport avec la réalité et
avec les terrains que nous avons étudiés (1.1). Le second, approfondit cette première
approche, et affirme notre positionnement ontologique et épistémologique en essayant de
préciser quelles sont les connaissances produites (1.2.). Enfin le troisième donne un aperçu
des méthodes que nous avons mises en œuvre (1.3.).

1.1.Quel terrain… quelle réalité ?... ou notre inclinaison ontologique


L’une des particularités importantes du parcours de recherche présenté dans ces pages
concerne le terrain de recherche ou plutôt les terrains de recherche et les rapports que nous
avons entretenus, voulus entretenir ou vécus avec les personnes ayant été l’objet, ayant
participé, ou ayant co-construit nos résultats de recherche. Cet ordre de présentation de nos
travaux peut paraître inhabituel, mais c'est un choix tout à fait mûri et réfléchi car nous avons
toujours eu un rapport intime aux terrains sur lesquels nous avons développé nos recherches.
Cette intimité forge en quelque sorte notre inclinaison ontologique. Trait après trait dans ce
chapitre, nous allons révéler un dessin de la réalité sur laquelle nous travaillons. Nous
positionnerons formellement notre positionnement ontologique parmi les paradigmes les plus
courants. Le travail d’HDR présenté ici contribue à fonder, à argumenter et à montrer
l'originalité de ce parcours de recherche vis-à-vis du terrain et d’une certaine réalité.
Nous nous proposons dans ce premier chapitre d'explorer, au moyen de notre expérience, le
continuum établi entre « pratique, technique et morale » en sciences de gestion à travers nos
terrains de recherche. Nous avons toujours développé notre travail dans le champ des sciences
de gestion en nous interrogeant assez régulièrement, pour ne pas dire constamment, sur la
question des finalités de notre recherche. Cette question s'est progressivement muée plus
récemment vers celle du sens à accorder aux concepts et aux impacts qui peuvent être les
leurs. Nous nous sommes aussi trouvé face aux rapports, parfois difficiles, entre le savoir et la
pratique. Le premier correspond à la relation établie entre une personne pensante et le contenu
de ses idées, qu'il s'efforcera d'exprimer de façon intelligible et simple. Quant à la seconde,
autrement dit la pratique, elle applique le savoir, s'en sert et offre la particularité de pouvoir
être évaluée par les conséquences des actions et leur pertinence. Ce rapport entre pratique et
savoir est central en sciences de gestion (Martinet A. C. et Pesqueux Y., 2013, p. 60) et nous
aurons l’occasion de l’illustrer à de nombreuses reprises.

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1.1.Quel terrain… quelle réalité ?... ou notre inclinaison ontologique
Nous nous proposons d’explorer les rapports étroits entre terrain, pratique, savoir, outil,
éthique, projet… à travers trois idées qui nous semblent révéler l’originalité de notre parcours
de recherche. Tout d’abord, nous reviendrons sur la place prépondérante qu’a eue la pratique
dans nos terrains (1.1.1.), avant d’aborder le rapport étroit que nous avons vécu, en tant que
sujet, avec nos objets de recherche (1.1.2.), pour terminer sur le fait que les actions effectuées,
les connaissances produites, nous échappent… (1.1.3.)
1.1.1. Une place prépondérante de la pratique
Durant tout notre parcours, nous avons donné une place primordiale aux phénomènes
observés à travers les pratiques et la description des actions concrètes et reconnues
directement par les acteurs eux-mêmes. Pour mener une recherche « de qualité », il nous est
toujours apparu indispensable de nous situer au plus près des activités concrètement menées
par des individus, d'essayer d'en saisir l'essence et le sens, d’en restituer non seulement les
contours mais aussi les relations, les interrelations, les difficultés. Nous nous sommes attaché
à étudier la pragmatique, que nous ne confondons évidemment pas avec le pragmatisme. Si
cette doctrine philosophique entend donner de la valeur aux choses pratiques, elle analyse
cette pratique à l'aune d'une théorie de la rationalité humaine. Par exemple, l'homo
economicus cherche en toutes circonstances à maximiser son profit selon la théorie néo
classique. Ce n'est pas la façon que nous avons eue d'aborder la pratique. Nous l'avons
envisagée comme un « matériau brut ».
Bien évidemment, la question de la pratique et de sa place dans la production de
connaissances n'est pas nouvelle mais, on peut dire, qu'au cours du temps, son rôle a été plus
ou moins reconnu. La pratique, vient du grec Praktikos : agissant, efficace. Elle désigne
l'usage, le métier, les règles suivies dans telle ou telle situation, organisation, ou institution, et
s'intéresse aussi aux conditions liées à sa réalisation. Elle est traditionnellement distinguée en
philosophie de la prudence et de la technique (Chemillier J., 2014). En effet, la pratique
promeut l'action au profit de l’immobilisme et de la réserve. Elle est aussi porteuse, chez les
grecs, d’une intention et d’une finalité. Elle est assez lointaine, dans cette conception, de
représentations plus contemporaines la cantonnant à une simple exécution dépersonnalisée et
routinière. Pour mieux concevoir ce rapport entre « pratique » et « technique », il nous paraît
indispensable de revenir à la position d'Aristote quand il cherche à mieux comprendre la
nature de la praxis, l'action réalisée par chacun d'entre nous. Il distingue alors la
« phronesis », de la « techné », de la « dianoia pratiké » et enfin de la « dianoia theoretike ».
La première, la « phronesis » consiste à agir de la meilleure façon dans une situation
particulière. C'est l'intelligence du praticien qui est à l'œuvre, son expérience, ses
compétences… L’ensemble de ces éléments vont lui permettre de mettre en œuvre les moyens
efficaces pour atteindre les objectifs fixés. Ces buts sont considérés, dans la philosophie
aristotélicienne, comme permettant d'atteindre de bonnes finalités. Il est certes difficile de
savoir ce qu’est une bonne finalité. A l’époque, il s’agissait de remplir des missions
conformes aux valeurs communément acceptées et communément partagées par tous. Ainsi,
la « phronesis » donne de fait une dimension éthique aux actions mises en œuvre par le
praticien.
La seconde, la « techné » est d'une portée bien moindre mais, elle a pris aujourd'hui dans
toutes nos organisations une place croissante. Elle consiste « seulement » à produire des
objets artificiels, des représentations, des outils, ce que l’on appelle des artefacts…
Convenons qu'aujourd'hui, les techniques, tant par la professionnalisation des métiers que par
le développement des systèmes d'information ou de gestion (Bidan M., 2006), prennent une
place croissante sans faire nécessairement l'objet de la prise de recul et de l'examen critique

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1.1.Quel terrain… quelle réalité ?... ou notre inclinaison ontologique
contenu dans la « phronesis ».
La troisième, la « dianoia pratiké » peut s'expliquer comme une forme de rationalité ou de
volonté, où les connaissances à établir ne sont qu'un moyen pour parvenir à d'autres fins. Bien
qu'elles cherchent à dépasser les situations contingentes, les connaissances produites restent
propres et contingentes à un contexte. Toutefois, l’exemplarité ou la spécificité de ces
connaissances en action en font des objets dignes d’intérêts au-delà de leur simple contexte de
formalisation. Il s'agit, pour Aristote, d'élaborer un savoir de l’action. C’est un observateur
extérieur ou un praticien réflexif qui va identifier ce qui permet, en rapport avec une volonté
ou une rationalité, d'atteindre les objectifs fixés. Deux contextes d’action ne seront
qu’exceptionnellement identiques mais ils pourront avoir suffisamment de points communs
pour que les connaissances formulées dans l’un puissent être utiles dans un autre.
Enfin la quatrième, la « dianoia theoretike » a une portée beaucoup plus universelle. En effet,
elle est censée manipuler des objets considérés comme immuables et nécessaires. Elle
constitue une connaissance qui porte en elle sa propre justification (Martinet A.-C. et
Pesqueux Y., 2013, p. 255-256). Si cette connaissance fait rêver nombre de chercheurs, force
est de constater qu'elle renvoie à des objets fondamentaux comme la nature physique des
choses, la dimension biologique des êtres ou les relations anthropologiques qu'ils
entretiennent qui sont difficilement saisissables et analysables quand les phénomènes où les
pratiques humaines sont à l'œuvre. Toutefois, il nous paraît tout à fait important quand on
aborde un terrain de ne pas négliger ces dimensions là qui peuvent apporter un éclairage
original aux phénomènes observés.
Ce rapport particulier à la pratique apparaît dès nos premiers travaux de recherche, et en
particulier, dans la thèse de doctorat en sciences de gestion. Si l'un des propos du document
était d'étudier la possibilité d'adaptation de la gestion à base d'activité à un contexte
particulier, celui de l'hôpital, nos travaux ont reposé sur un rapport au terrain tout à fait
original.
Une enquête, nous reviendrons sur ce point à propos des méthodes (cf. 1.3.1.), a été menée
auprès des représentants de chaque profession et de chaque service d'un établissement
hospitalier, non pas pour étudier les conditions de mise en œuvre de la gestion à base
d'activité, mais pour observer directement sur le terrain les pratiques professionnelles mises
en œuvre et vérifier si l'approche processuelle, caractéristique de la gestion par l'activité (cf.
2.1.2.), pouvait donner du sens aux pratiques de chacun des personnels. Ainsi, à l'issue d'une
série d'entretiens menés avec toutes les professions impliquées dans le service, une
représentation des tâches et activités était élaborée. Ce document couchait sur le papier
l'ensemble des pratiques réalisées dans le service par l'équipe professionnelle. Véritable base
commune de réflexion, ce document permettait de mettre en évidence les actions propres à
une profession, les interrelations entre intervenants, les co-implications dans la réalisation
d'activité assumées par le service. Il replaçait de fait le concept d'efficacité au cœur des
pratiques professionnelles en reliant les tâches et les activités à un processus dont le support
était, dans nombre de cas, le patient (cf. 2.1.2.). Ainsi les pratiques personnelles, collectives,
interprofessionnelles étaient-elles focalisées sur la finalité d'un établissement hospitalier, son
efficacité, sa mission : rendre au patient son autonomie, ce qu’Aristote aurait appelé de la
phronesis.
Dès ce travail doctoral, c'est la pratique qui a constitué notre terrain de recherche à la fois
dans sa dimension agissante et dans sa dimension efficace. En quelque sorte, nous pourrions
reprendre à notre compte la réflexion d'Armand Hatchuel (2007, p. 62) sur l'évolution des
sciences de gestion : « Bien gérer un hôpital ce n'est donc pas le gérer comme une entreprise,
c'est penser l'épistémologie de l'action qui permettrait, à travers des crises pratiques
surmontées, d'en faire un « bon » hôpital. »

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1.1.Quel terrain… quelle réalité ?... ou notre inclinaison ontologique
Après un arrêt des activités de recherche pour une période consacrée à la direction d'un
service commun universitaire à vocation marchande, nous avons repris une activité de
production scientifique. Elle a été nourrie par des expériences que nous avions eues,
notamment sur le développement du e-Learning dans l'enseignement supérieur. Notre
implication dans la création, l'organisation, le suivi de cours totalement dispensés à distance
grâce au recours à des moyens numériques, nous ont permis d'aborder un deuxième terrain, où
la pratique a joué un rôle primordial.
Ce terrain sur le développement du e-Learning dans l’enseignement supérieur nous a offert, là
aussi, un rapport très particulier et très riche. Nous avons eu la chance de nous voir confiée la
responsabilité d'un groupe de travail à l'intérieur d'un projet européen sur les impacts
économiques du e-Learning. Notre action s'est particulièrement portée sur les indicateurs dans
l'enseignement supérieur, dans trois pays européens et quatre institutions universitaires. Nous
avons directement travaillé avec quatre équipes de responsables de services chargés du
développement du e–Learning dans leur établissement. Praticiens et chercheurs, nous avons
ensemble choisi un outil support à la représentation, le tableau de bord prospectif (Kaplan R.
et Norton D. P., 1998, cf. 2.2.2.), nous nous sommes appropriés l'outil et nous l'avons
réadapté à notre contexte. Les indicateurs les plus pertinents pour les deux parties ont été
retenus pour représenter l'évolution du e-Learning dans chacune des institutions.
Sur ce terrain original, nous avons pu vivre et expérimenter les rapports étroits entre la
« phronesis », la « techné » et la « dianoia pratiké ». La « phronesis » s'est manifestée
essentiellement par l'utilisation que les directeurs de services ont fait des résultats du groupe
de travail auprès de leurs instances décisionnelles (conseil d'administration des services de e-
Learning) et de leurs autorités universitaires (conseils centraux de l'université) pour justifier le
bien-fondé et l'efficacité des actions qu'ils menaient en rapport avec le e-Learning (Sancassani
S. et Tomasini A., 2007). La « techné » a pris la forme d'un tableau de bord spécifique aux
activités de e-Learning pour lequel des données sur trois années propres à chaque
établissement ont été colligées pour représenter le phénomène de développement du e-
Learning dans ces établissements (Garrot T. et al., 2008). Enfin, la « dianoia pratiké » a
essentiellement reposé sur une équipe de trois chercheurs. Elle a consisté à analyser et à
dégager des caractéristiques particulières à un établissement ou communes à plusieurs d'entre
eux, afin d'élaborer des propositions managériales censées favoriser le développement des
activités de pédagogie numérique dans ces établissements. À travers ce terrain particulier,
nous avons été obligés d'expérimenter les relations complexes qui existent entre l'action du
praticien (ici, les directeurs de service), l'impact de l'artefact informationnel (ici, le tableau de
bord) et le rôle du chercheur pour qui l'objectif est l'élaboration d'un savoir pour l'action (ici,
mieux comprendre les trajectoires de développement du e-Learning dans les établissements
d'enseignement supérieur).
Mais ce terrain, où la pratique a été primordiale, nous a confronté à la conception
philosophique que notre société a aujourd'hui de la pratique. Elle désigne, le plus souvent,
l’application de la science et par voie de conséquence, une difficulté importante pour nos
travaux se cache dans la valeur que nos contemporains accordent à la pratique concrète, à son
rapport à la science et à son rapport à la technique (Chemillier J., 2014). Nous pensons, à
l’aune des travaux menés, qu’un projet de recherche « efficace » pour les praticiens nécessite
d'explorer une continuité entre les quatre idées développées par Aristote à propos de la praxis.
De leur intime intrication, de leur nécessaire complémentarité, mais aussi de leurs différences
salutaires, peuvent naître des connaissances spécifiques, originales et utiles. Seulement, si l'on
admet l'existence d’un continuum entre la pratique du praticien et la théorie du théoricien,
cela nous oblige à nous questionner, à propos du terrain de recherche et de la réalité

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1.1.Quel terrain… quelle réalité ?... ou notre inclinaison ontologique
poursuivie, sur la relation entre le sujet de recherche, l'objet de recherche et le sujet
cherchant…
1.1.2. Un rapport étroit entre le sujet et l'objet
Ayant volontairement choisi la discipline des sciences de gestion pour éviter de toujours
réduire l’agent au seul comportement économiquement rationnel, nous avons toujours
considéré l'acteur, l’objet de nos recherches à travers les pratiques étudiées, comme un sujet
agissant, digne de respect, responsable de ses actions, et capable de rétroaction et
d’ajustement sur nos recherches. Ainsi tout en gardant, en tant que chercheur, notre rôle de
formalisation, par la proposition de représentation (artefacts) par exemple ou d’outils, nous
nous sommes bien souvent soumis au regard critique et constructif, des acteurs ou objets de
nos recherches. Mais, étroitement impliqués dans l’élaboration des artefacts, ils devenaient
aussi des sujets en participant à la formalisation des représentations communes établies. Ainsi
le chercheur, en tant que sujet, s'est-il trouvé dans des terrains de recherche où il lui devenait
bien difficile de distinguer l'objet de recherche (les pratiques d’individus en situation
professionnelle), du sujet cherchant (l’individu « dit » chercheur), des sujets de la recherche
(les personnes pratiquantes et participants à l’élaboration des construits résultats des
recherches). Naturellement, dans l’intimité de nos rapports avec le terrain, nous avons été
confronté à la question de la distance du chercheur avec son objet de recherche. Les échanges
ont été bien souvent à ce point fournis et les relations humaines à ce point liées que le sujet
cherchant a pu être soupçonné de devenir lui-même l'objet de sa recherche. Avec une grille de
lecture caricaturale de la recherche positiviste, il aurait pu être frappé de l’opprobre du
chercheur… la subjectivité. Or, pour participer de façon éclairée à notre projet de recherche,
le pilotage des actions collectives, il nous paraît indispensable d'explorer de façon plus
approfondie ces rapports étroits vécus sur le terrain entre le sujet et l'objet.
Pour ce faire, nous nous proposons de partir des travaux d'Edgar Morin qui notamment, a
cherché à comprendre pourquoi il existait une dualité excluante entre l'objet et le sujet. Dans
le système de pensée, que nous utilisons encore de façon très commune aujourd'hui, ces deux
termes sont opposés, se repoussent mutuellement, voire, s’annulent réciproquement. En effet
pour la majorité de nos contemporains, il existerait une loi organisatrice du monde que nous
devrions révéler pour essayer de mieux comprendre et de mieux vivre. Dans ce cas, le sujet
cherchant peut agir seulement comme un révélateur de cette réalité. Il se doit de disparaître
pour préserver l'objet et la règle immuable à révéler de tout ce qui est personnel et qui pourrait
travestir LA réalité… Dans le monde sensible, au contraire, le monde n'existe que par les
yeux, les oreilles, les paroles, les sens et la sensibilité du sujet, alors dans cette conception
l'objet n’existe plus en tant que tel, il n'existe qu'à travers le sujet. Un apport fondamental
d’Edgard Morin (2005, p. 56) à cette question, tout en reconnaissant le caractère
mutuellement annihilant du sujet envers l'objet, est d'affirmer leur inséparabilité : « (…) il n'y
a pas d'objet que par rapport à un sujet (qui observe, isole, définit, pense), et il n'y a pas de
sujet que par rapport à un environnement objectif (qui lui permet de se reconnaître, se
définir, se penser, etc., mais aussi d'exister). »
Sans confusion entre l'objet et le sujet, il met ici en évidence que l’un n'existe qu'à travers
l'autre. Il faut un sujet pour élaborer un objet, telle l'œuvre de l'artisan, mais ce sujet ne peut
pas se construire, se révéler, en un mot exister sans un ensemble de règles objectives qui
s'imposent à lui. L'artisan travaille une matière (le bois, le fer, la pierre…) qui a des
caractéristiques physiques et avant de réaliser son œuvre, consécration de son apprentissage, il
aura rencontré plusieurs maîtres et équipes d’atelier, qui chacun lui auront transmis des
savoirs, des savoirs faire ou encore des savoirs être. Edgar Morin (2005, p. 57) met en lumière
un paradoxe fondamental dans notre système de pensée où nous devons soit être un sujet libre

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1.1.Quel terrain… quelle réalité ?... ou notre inclinaison ontologique
pensant connecté uniquement à un monde d’émotions, soit tout au contraire, être un révélateur
objectif du monde « réel » sans aucune implication personnelle. Il va même plus loin en
affirmant : « Le grand mystère, à savoir que l'objectivité scientifique doive nécessairement
apparaître dans l'esprit d'un sujet humain est complètement évité, écarté ou stupidement
réduit au thème de la conscience reflet. »
Nous nous proposons, à l'aide de nos expériences avec les terrains de recherche, d'essayer de
participer à l'exploration de ce grand mystère… Mais, pour ce faire, il nous paraît
indispensable de revenir sur les deux notions qui nous intéressent à savoir l'objet et le sujet.
Nous nous efforcerons de mieux les cerner respectivement, avant d'aborder les rapports qui
nous ont donc été donnés de vivre, ou plus précisément d'expérimenter.
Si nous devons à Kant puis à l'idéalisme allemand l'opposition entre objet/sujet, le mot
« objet » vient du latin ob-jectum : ce qui est posé, placé devant. L'objet est à l'origine
quelque chose mis sous le regard et sous la connaissance d'un sujet. Il peut aussi avoir une
existence indépendante, exister en dehors du sujet (Tomès A., 2014). Dans les terrains de
recherche qu’il nous a été donné de fréquenter, nous avons très souvent eu à manipuler trois
types d'objets : la technique, les idéaux types ou encore les références ultimes.
La technique, essentiellement représentée par la comptabilité et le contrôle pour ce qui nous
concerne, regroupe des concepts, des méthodes, des procédures, des outils, élaborés par
l'expérience ou par des efforts théoriques qui sont communément utilisés par les comptables
(Colasse B., 2003). Ils constituent autant d'éléments « objectifs »… de véritables « objets de
recherche ».
Les idéaux types sont peut-être moins formalisées ou peut être moins pérennes que les
techniques car ce sont des éléments que personne n’a concrètement rencontrés. Ils sont
identifiés car ils donnent à voir, ils aident à comprendre, ils rendent intelligibles des actions
assumées par un groupe social. Ils peuvent prendre la forme d'un schéma, d'un tableau, d'un
plan stratégique, ou encore d'une modélisation…
Enfin les références ultimes participent à un projet de connaissance. Même si, comme les
idéaux types, elles donnent à voir, elles donnent à comprendre, elles cherchent à expliquer,
elles ne sont pas cantonnées à l'action, elles cherchent à produire de la connaissance. C'est-à-
dire qu'elles s'intéressent à l'identification d'un « objet » qui, par définition, se distingue des
autres (Martinet A.-C. et Pesqueux Y., 2013, p. 49 puis 59).
Aborder le « sujet », sans vouloir entrer dans la discipline de la psychologie, ce qui nous
amènerait bien au-delà de notre propos, est une entreprise assez délicate. Nous reprenons les
apports de Michel Foucault à propos du « sujet » entre « le souci de soi et la connaissance de
soi ».
La connaissance de soi permettra à l'individu de s'identifier personnellement, de répondre à la
question « qui suis-je ? ». Il s'agit de se révéler à soi-même, de comprendre qui on est, un peu
comme le chercheur, inscrit dans un processus d'HDR, qui souhaite révéler à lui-même et à
ses pairs son identité de chercheur.
Le souci de soi consiste à transformer la « façon d'être » du sujet. Ici l'individu se construit,
par différentes méthodes, en cherchant une réponse à la question « que faire de mon
existence ? » (Gros F., 2014). Il passe d'une phase d'introspection à une phase de construction,
là encore, comme le chercheur écrivant son HDR doit identifier quelles recherches il mènera
et quelles recherches il pourra encadrer. Or, cette construction va passer par son action, le
sujet devient acteur, ce qui est particulièrement intéressant quand nous replaçons cette idée
dans notre projet de recherche sur le pilotage des actions collectives (nous approfondirons ces
aspects plus loin, cf. 2.2.1.). Bien évidemment en agissant, il organise, car lui agit, alors que
d’autres subissent l'action. En poursuivant sa construction intérieure, il produit des effets

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1.1.Quel terrain… quelle réalité ?... ou notre inclinaison ontologique
extérieurs et génère du même coup des conséquences… Si l'on va un peu plus loin, dès que la
relation n'est plus univoque, entre un unique « acteur » qui agit sur un autre « patient », nous
débouchons sur l'idée d'interaction où il existe alors une certaine réciprocité entre les acteurs,
chacun, « sujet » de leur « que faire de mon existence ? » agissant réciproquement l’un sur
l’autre (Martinet A.-C. et Pesqueux Y., 2013, p. 59). Nous arrivons ici au cœur de ce que nous
voulons explorer, le mystère de l’apparition de l’objectivité scientifique. Par nos expériences
sur des terrains divers, nous avons vu plusieurs sujets mettre en interaction leur processus de
construction identitaire à travers l’élaboration d’objets sociaux. C'est ce que nous explorons
dans un troisième temps.
Cette exploration s'est faite dans nos travaux à travers deux types de relation sujet/objet sur
nos terrains de recherche. Nous les présentons successivement par ordre d'implication et
d'intrication croissante, nous oserions dire de complexité croissante. Nous aurons d'ailleurs
l'occasion de revenir dans le troisième chapitre de la deuxième partie (2.3.) sur cette idée de
complexité.
Finalement, ce sont nos travaux les plus récents sur les conséquences de la T2A sur le
système de santé et les pratiques médicales, qui présentent la relation la plus simple entre le
sujet et l'objet. À partir d'entretiens menés auprès de personnels d’établissements hospitaliers
ayant des responsabilités en termes de management, nous nous sommes appliqués, par une
question inaugurale, à identifier ce qu'ils faisaient différemment à cause de, ou en raison de, la
T2A (un objet technique) et la Nouvelle Gouvernance (NG, un objet ‘idéal type’) (Angelé-
Halgand N. et Garrot T., 2015 b, cf. résultats 2.2.2.). Ce faisant, nous avons amené nos
interlocuteurs à se focaliser sur l'« objet » de leur pratique professionnelle, en désignant deux
réformes actuellement en cours, dont ils sont à la fois les objets, car il s'agit de rendre plus
« performants » les hôpitaux, et à la fois les sujets, car ils avaient tous un rôle de manager
dans leurs établissements. Nous voyons ici, le sujet cherchant, introduire différents objets de
recherche auprès des professionnels hospitaliers, et leur demander de se focaliser sur une
troisième, leurs pratiques pour en dégager les éléments saillants illustrant sa question de
recherche, son objet de recherche. Par leur réponse, par le choix des situations exemplaires,
par la façon de les décrire, et de livrer le matériel empirique, ils deviennent des sujets de
recherche, car ils agissent par ces choix, par ces descriptions, et ils participent par là même à
leur construction de « sujet » professionnel de santé participant à un projet de recherche. Ce
faisant, nous pourrions dire par un effet retour, ils participent à la construction du « sujet
cherchant » (nous-même) qui peut se sentir interpellé personnellement par les situations
décrites. Ainsi donc, même dans ce cas où les interactions ont été relativement limitées,
l'imbrication entre le sujet et l'objet constitue une spécificité enrichissante du terrain, et un
objet de connaissance que nous aurons l'occasion d'approfondir dans la section suivante (cf.
1.2.2.) ou nous préciserons notre positionnement ontologique, en même temps
qu’épistémologique.
Ensuite, nous nous sommes trouvé confronté à une deuxième situation de relations sujet/objet
que nous pourrions qualifier de coproduction. Cette situation est notamment décrite par Edgar
Morin comme des moments où « nous sommes coproducteurs de l'objet que nous
connaissons ; nous coopérons avec le monde extérieur et c'est cette coproduction qui nous
donne l'objectivité de l'objet. » (Morin E., 2005, p. 147). Directement impliqué en tant que
responsable dans une convention pédagogique et partenariale, nous avons participé pendant
plus de dix ans à l’évolution d’un partenariat entre l’institut de formation, dans lequel nous
enseignons, et une école de formation dans le domaine de la santé. Cette expérience pratique a
servi de base à une publication, plutôt à portée professionnelle, mais qui constitue une
expérience vécue de « co-construction » (Garrot et al. 2011) ou de coproduction de
connaissances. Nous nous sommes trouvé à la fois dans la situation de l'objet de recherche, du

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1.1.Quel terrain… quelle réalité ?... ou notre inclinaison ontologique
sujet cherchant et du sujet de recherche. La dichotomie entre le sujet et l'objet n'apporte, dans
ces situations, que très peu d'aide pour la construction de connaissances. Au contraire, elle
discrédite tout avancée. Et pourtant, par l'effort de synthèse, d'analyse, de confrontation des
différents acteurs, d’évaluations des étudiants, et des retours des relecteurs, l'équipe des
auteurs a apporté des résultats pour mener à bien un partenariat fructueux pour chacune des
parties prenantes. Pourtant ces dernières relevaient de culture, de tradition, et d’autorités de
tutelle différentes. Dans ce dernier cas, c’est finalement le terrain qui constitue l’objet de
recherche. La coproduction d’idéaux-types ou de connaissances se fait dans le
bouillonnement des idées des différents sujets qui participent à la construction des objets
sociaux vecteur de connaissance. Nous sommes là dans une perspective de la production de
connaissance et d’idéaux-types tout à fait différente de l’objectivisme scientifique.
Ces deux situations d'interaction du sujet et de l'objet sur des terrains divers nous suggèrent
une voie de dépassement de l'exclusion sujet/objet, et nous permettent d’envisager une voie
d’exploration différente du mystère soulevé par Edgar Morin. La mise en perspective des
travaux en fonction du degré d'imbrication existant entre le sujet et l’objet (simple interaction,
ou coproduction de connaissances) offrirait des pistes pour regarder différemment les résultats
des travaux de recherche et leur portée. Toutefois, générées sur des terrains plus ou moins
spécifiques, ces connaissances nous interrogent sur leur caractère généralisable et leur
transposabilité à d’autres contextes.
1.1.3. Des actions, des connaissances, qui nous échappent
Certes, il y a des propositions, des actions, des représentations, des outils qui ont fait leur
preuve dans un contexte donné, mais le chercheur doit avoir la sagesse de n’être jamais
complètement certain que ces éléments puissent partout, et toujours, donner les mêmes
résultats ; notamment dans le cas où l’environnement ne présenterait pas exactement les
mêmes conditions. Le chercheur, selon nous, doit savoir rester humble car il est difficile
d’être certain d’avoir entièrement capté, compris, représenté tous les aspects d’une situation
qu’il serait nécessaire de maîtriser pour assurer une transposition fructueuse dans de nouveaux
contextes. Ainsi tous les résultats de recherche doivent-ils, laisser une place au doute, à
l’incertain, au possible aujourd’hui ignoré, car le terrain qui a généré les connaissances
pourrait souffrir, et à la fois être riche, de spécificités (qu’il est indispensable de connaître,
d’identifier, de poser) pour envisager et mieux mesurer le caractère généralisable des résultats
et des propositions élaborés. Deux idées importantes nous semblent indispensables dans
l’abord des terrains en vue d’atteindre une certaine qualité de la recherche. Il s’agit du doute
sur les résultats et sur leur transférabilité, être conscient des brèches existantes entre le sujet et
l’objet, et leur environnement de création qui participerait à la portabilité des idées au-delà
de leur situation d’apparition. Ce troisième paragraphe, à propos des terrains abordés dans nos
travaux, conduit à prendre du recul sur les situations espérées dans le programme de recherche
Tarification au Cycle de Soins (TCS) dans lequel nous sommes actuellement impliqué (pour
plus de détails méthodologiques cf. section 1.3.3. et de présentation du programme
cf. chapitre 2.3.). Il nous conduit vers une dernière idée sur le caractère hologrammatique
d’un terrain par rapport à un autre, nous le développerons dans un dernier temps. Nous
proposons d’étudier plus précisément ici le doute, puis l'environnement, avant d'introduire la
troisième idée, celle de l'hologramme qui nous amènera à nous interroger sur le rapport entre
le particulier et le général.
Nous nous sommes efforcé, dans la section 1.1.2. de montrer à partir du terrain, les liens
étroits entre le sujet et l'objet. Nous avons vu comment l’un pouvait transformer l'autre, et
finalement, comment chacune des deux notions était remise en question par l'autre. Certes, le

Page 17
1.1.Quel terrain… quelle réalité ?... ou notre inclinaison ontologique
sujet n'exclut plus l'objet, et vice versa, mais chacun perd un peu de son identité en se frottant
à son double opposé. Edgar Morin (2005, p. 60) approfondit cette relation jusqu'aux limites
des deux notions : « Le sujet doit demeurer ouvert, dépourvu d'un principe de décidabilité en
lui-même ; l'objet lui-même doit demeurer ouvert, d'une part sur le sujet, d'autre part sur son
environnement, lequel à son tour, s'ouvre nécessairement et continue de s’ouvrir au-delà des
limites de notre entendement. »
Ce sont nos capacités de compréhension qui sont ici en question, la liaison, les interactions, la
richesse des échanges entre le sujet et l'objet fait que nous devons avoir la sagesse de
reconnaître que nous ne maîtrisons pas, que nous ne comprenons pas, que nous ne
connaissons pas TOUT. Bref, le chercheur doit avoir la présence d'esprit de laisser une place
au doute dans ce qu'il fait, dans ce qu'il trouve, et dans ce qu'il affirme. Nous pouvons trouver
une illustration pratique de ce doute nécessaire dans le travail d'Armand Hatchuel à propos
des nouvelles inventions théoriques qui viennent répondre à des ruptures rencontrées dans des
situations concrètes, sur le terrain. Il note à propos d'un secteur d'activité qui nous tient
particulièrement à cœur : « Aujourd'hui, il suffit de penser à la place des activités liées à la
santé pour se convaincre (…) que la frontière entre l'économique et le social n'a plus aucune
consistance. Si l'on accepte l'affaiblissement de ces notions (…), alors on peut considérer que
les diverses disciplines des sciences sociales sont autant de théorie partielle et provisoire de
l'action collective. » (Hatchuel A., 2007, p. 62).
Mais, pour un chercheur qui s'intéresse à l'action collective et à son pilotage, si le doute sur
ses capacités est salutaire, il n'est pas suffisant. En effet, comment produire des
connaissances, ou des propositions managériales, si l'on ne se place pas, dans ce que Alain
Charles Martinet (2007, p. 43), appelle l'épistémologie de la réception « attentive à ce que les
produits de la recherche fassent sens ou soient appropriables par les acteurs locaux
concernés, qu’ils puissent s’en emparer et les transformer chemin faisant pour enrichir
récursivement les connaissances produites dans et par leurs activités ». Il y a alors très
clairement un deuxième enjeu pour le chercheur face au doute : il doit être conscient que ce
qu’il élabore, ce qu'il produit, ce qu’il instrumente, ce qu'il élève au rang de connaissances.
Ceci va être, doit être, saisi par les acteurs praticiens qui vont se le réapproprier. Ainsi, quand
il entreprend une action, le chercheur doit être conscient qu'elle peut échapper à ses intentions.
Edgar Morin (2005, p. 107) nous dit que : « Cette action entre dans un univers d'interaction
et c'est finalement l'environnement qui s'en saisit dans un sens qui peut devenir contraire à
l'intention initiale. (…) Cela nous oblige à suivre l'action, à essayer de la corriger (…) ».
Face à un terrain, sur lequel le chercheur a l'ambition de contribuer au pilotage de l'action
collective, celui-ci doit être capable d'assumer un certain niveau d'incertitude, d'avoir la
volonté de la réduire, tout en étant conscient qu'il ne sera pas capable de la faire disparaître.
Parallèlement, ce qu'il aura livré, sera repris, réutilisé, et probablement transformé. Il lui
appartiendra alors d'être assez lucide pour bien comprendre les différentes interactions
présentes dans l'environnement et offrir une démarche permettant d'atteindre les objectifs
attendus, et assumer de ce fait la dimension politique de sa recherche.
Le chercheur impliqué dans un projet d'action et de connaissances dans le domaine du
pilotage des actions collectives va être en quelque sorte « dépossédé » de ses résultats. De
façon plus précise, s'il veut assumer toute sa responsabilité de chercheur, il devra adopter une
attitude réflexive, lui permettant d'être conscient de l'impact des résultats et des connaissances
qu'il aura livrés à son terrain de recherche. Cela l'oblige donc à faire la lumière sur
l'environnement de son objet de recherche, sur les différents aspects environnementaux
impliqués dans son projet de recherche. Nous avons été particulièrement sensibilisé à cet
impact des outils de gestion (outil de pilotage de l'action collective) dans l'article rédigé pour
la revue Comptabilité, Contrôle, Audit au mois de décembre de 2014 (Angelé-Halgand N. et

Page 18
1.1.Quel terrain… quelle réalité ?... ou notre inclinaison ontologique
Garrot T., 2014 cf. résultats détaillés au chapitre 2.3.). Nous montrons comment la T2A et la
Nouvelle Gouvernance focalisent au niveau national, au niveau régional, au niveau des
hôpitaux, au niveau des pôles et au niveau des professionnels de santé, les acteurs sur le
volume de production de soins, au détriment de la pertinence, de la qualité et de l'éthique des
soins. Ici, l’outil détourne les praticiens d’un des objectifs fondamentaux du système de santé,
assurer des soins de qualité à toute la population selon ses besoins.
Cela nous amène assez naturellement à envisager le terrain de recherche comme
multidimensionnel. Il doit en effet être envisagé dans un environnement, dans un tout, dans un
ensemble de relations, que le chercheur devra s'efforcer de comprendre et d'assumer. Non pas
qu’il s’agisse d’un ensemble difforme, incompréhensible, exclusivement voué au hasard, mais
d’un ensemble complet, où tout est solidaire et où tout est multidimensionnel à la fois dans
l'existence des choses et dans les relations qu'elles entretiennent les unes avec les autres. C'est
ce type de terrain auquel le chercheur va devoir se confronter avec une volonté toujours
renouvelée d'en saisir toute la complexité, tout en conservant une indispensable humilité, en
ayant conscience que nous ne pourrons jamais échapper à l'incertitude, à l’inattendu et à la
surprise (Morin E., 2005, p. 93, pour plus de détails voir les sections 2.2.1. et 2.3.1.).
Les limites traditionnelles du terrain de recherche semblent ici complètement dépassées,
repoussées, nous pourrions dire presque « transcendées ». Cette idée peut donner le vertige, et
décourager toute initiative de recherche, elle peut effrayer le chercheur et l'orienter vers des
terrains plus communs, plus sûrs, en un mot plus simples. Il y a pourtant, selon Alain Charles
Martinet et Yvon Pesqueux (2013, p. 261) des organisations dites « apprenantes » qui
« savent un peu mieux que d’autres (…) générer de la connaissance dans un processus
spiralé où il ne s’agit pas seulement d’appliquer des lois générales, mais de faire jouer des
savoirs et des compétences diverses pour franchir des degrés ou des plans supérieur de
connaissances agissantes. »
Nous poursuivons avec le projet de recherche TCS, l'ambition de monter des chantiers
réticulaires de soutien à l'innovation de « cycle de soins » en ayant la volonté d’associer
l’ensemble des parties prenantes (cf. section 2.3.3.). L’idée est de regrouper des
professionnels de santé (notamment médicaux avec les médecins libéraux et en
établissement), des établissements hospitaliers et des « régulateurs » (aux niveaux central et
régional), ainsi que des patients. Impliquer l’ensemble des parties prenantes à un cycle de
soins dans un processus de co-construction doit permettre de mettre en cohérence la pratique
auprès du patient et les modes de régulation du système de santé, aux niveaux régional et
national. La méthodologie proposée pour rendre opérationnel un cycle de soins comprend un
prototypage du cycle avec un schéma incitatif, puis une expérimentation à petite échelle, puis
à grande échelle du cycle correspondant. Chacune des phases doit être validée par un comité
d’experts (Angelé-Halgand N. et Garrot T., 2013 b, et pour plus de détails paragraphe
1.3.3.1).
Les terrains de recherche envisagés dans le programme TCS, s’ils cherchent à faire un lien
entre la pratique des soignants, la direction d'un pôle, celle d'un hôpital, des décideurs de
l'Agence Régionale de Santé ou encore les experts du ministère chargés des équilibres
globaux, nécessitent l'introduction d'une troisième et dernière idée, celle de l'hologramme que
nous reprenons d’Edgar Morin (2005, p. 100) :
« Le 3e principe est le principe hologrammatique. Dans un hologramme physique, le moindre
point de l'image de l'hologramme contient la quasi-totalité de l'information de l'objet
représenté. Non seulement la partie est dans le tout, mais le tout est dans la partie. (…) Dans
le monde biologique, chaque cellule de notre organisme contient la totalité de l'information
génétique de cet organisme. L'idée donc de l'hologramme dépasse, et le réductionnisme qui
ne voit que les parties et le holisme qui ne voit que le tout. »

Page 19
1.1.Quel terrain… quelle réalité ?... ou notre inclinaison ontologique
Nous pourrions reprendre cette idée à travers les poupées russes. Chacune donne une idée du
tout, mais elle n’est qu’une partie du tout. Chaque partie est tout à la fois une illustration à
différents niveaux d’analyse mais aussi un tout cohérent, représentation de la totalité. Ainsi,
nous exprimons ici l’idée qu’il n'est pas souhaitable, et de notre point de vue, pas possible, de
déconnecter les terrains d’un certain niveau d'analyse, des terrains de recherche de niveau
d'analyse supérieurs ou inférieurs. Cette idée paraît particulièrement critique, si nous
reconnaissons qu'un chantier réticulaire de soutien à l'innovation « cycle de soins » revêt une
nature hologrammatique. Dans ce cas, il constitue une unité élémentaire possédant les mêmes
qualités, les mêmes aspects, les mêmes interactions que le tout. La prise en charge d'un cycle
de soins sur un territoire donné, « terrain de recherche élémentaire », constitue un élément
fondamental du système de santé global. L'équilibre entre l'économique, le médical, et le
social, élaboré, accepté, et assumé par les différents acteurs partis prenants du cycle de soins,
donne à voir, à comprendre, à savoir, à agir aussi sur le mode d'incitation et de régulation du
système de santé, dans son ensemble. Cette idée hologrammatique permet aussi d'envisager
que l'expérience menée sur un type de pathologie donnée, sur un territoire donné, avec un
ensemble de parties prenantes spécifique puisse constituer une base de connaissances,
d’actions et de décisions pour d’autres pathologies, d’autres territoires, d’autres ensembles de
parties prenantes. Bien évidemment, cela ne peut pas se faire sans une prise de recul certaine
sur la portée des éléments transposables et sur les conditions qui permettent une transférabilité
entre les différents terrains d’expérimentation. Nous aurons dans cette phase de transférabilité
et généralisation, à utiliser les apports d’ Elinor Ostrom (2011) relatifs à la situation d’action
dans le cadre « Analyse du Développement Institutionnel (ADI) ». Ce cadre permet
d'identifier les différents acteurs, les différents objets, les différents construits sociaux, les
relations et les interrelations qui permettent à des acteurs confrontés à la raréfaction d'une
ressource gérée en commun, de créer des institutions assurant la pérennité de cette ressource
et du coup la subsistance de tous (pour plus de détails voir paragraphe 1.3.3.2.). Il faudra aussi
le dépasser pour assumer un rôle d'acteur, agissant sur nos terrains de recherche.
Ainsi, nous voyons que nous ne sommes plus que dans des questions uniquement de
pratiques, ou de relation sujet/objet, l’un influençant l’autre et vice versa, mais nous sommes
aussi dans la perte de contrôle, ou dans la défaillance, le détournement des intentions, qui
nous amènent à prendre du recul sur nos pratiques et nos actions de chercheur vis-à-vis du
terrain. La recherche doit assumer, selon nous, cette perte de contrôle inhérente aux situations
rencontrées sur le terrain, non pas pour démissionner mais pour entrer dans un processus de
pilotage capable d’orienter, d’accompagner, de favoriser l’adhésion, de co-construire et pas
simplement d’édicter, de contrôler et de sanctionner. Que l’on soit praticien, chercheur ou
encore décideur politique, l’idée que l’action échappe à nos intentions permet d’introduire un
type de terrain qui autorise la porosité entre différents niveaux d’analyse de l’action
collective. Le fait que nos actions nous échappent, crée parallèlement des terrains de
recherche, nous obligeant à élargir notre champ de vision, pour comprendre l’impact des
actions entreprises sur l’environnement le plus immédiat jusqu’à l’environnement le plus
éloigné.
S'il peut paraître décalé de débuter une partie consacrée au cadrage de ses travaux de
recherche par un chapitre portant sur le terrain et la réalité que nous avons abordés, il se
trouve que ce choix constitue l’une des originalités de notre parcours de chercheur. Notre
ambition est d’assumer intellectuellement un lien très fort existant entre nos résultats de
recherche et le terrain dans lequel ils avaient été élaborés, en écho à ce qu’écrit Raymond-
Alain Thietart (2014, p. 6) dans l’introduction de l’ouvrage qu’il coordonne sur les Méthodes
de recherche en Management :

Page 20
1.1.Quel terrain… quelle réalité ?... ou notre inclinaison ontologique
« C'est seulement lorsque le terrain se dévoile dans sa complexité et ses aspects inattendus
que le chercheur peut trouver une voie et s'y tenir. C'est de la qualité de l'aller-retour
dialectique, dans la cohérence et la pertinence, entre objectifs, méthodes et analyse, qu'une
bonne recherche peut émerger. (…) Il faut (…) accepter le fait, qu'une fois établie, un plan de
recherche n'est pas immuable, que ce dernier peut évoluer et que les choix initialement faits
peuvent être remis en question en fonction des problèmes rencontrés. »
Cette spécificité que nous défendons aujourd’hui n’a pas toujours était complètement
assumée. Notre attachement au terrain a généré en quelque sorte une certaine crainte vis-à-vis
de l’extrapolation à des contextes différents, à des situations différentes, à des acteurs
différents, des résultats ou connaissances qui étaient produits sur un terrain particulier. Ce
positionnement désormais pleinement assumé, a été par certains aspects handicapant. En
refusant ou en craignant l'extrapolation, il se développe une certaine tendance à l'isolement.
La transférabilité des résultats est en question, et il est alors difficile de se rattacher à une
communauté de recherche, à se positionner, bref à identifier les chercheurs qui partagent une
même approche épistémologique et éthique de la recherche.

1.2.Quelles connaissances ?... ou notre positionnement épistémologique


Parallèlement à cette relation étroite au terrain, nous avons développé un positionnement
épistémologique particulier, très différent de notre travail doctoral, ainsi que des recherches
menées dans notre laboratoire de rattachement et, plus généralement dans le domaine des
sciences de gestion en France. Bien que nous ayons effleuré les questions épistémologiques
dans l'introduction de notre thèse en 1995, notamment en faisant référence à l'article de Jean-
Louis Le Moigne (1990) dans l'ouvrage coordonné par Alain Charles Martinet intitulé
« Epistémologies et Sciences de gestion », où nous adoptons un positionnement de type
« constructiviste ingénierique », il se trouve que nous en sommes restés à une vision assez
superficielle. La préparation de notre HDR nous a permis de revenir sur notre parcours, d'en
saisir les spécificités, les originalités et aussi les difficultés. Elle nous a donné l'occasion, à
travers les questions épistémologiques et ontologiques, de mieux comprendre les apports des
sciences, d'identifier la place des sciences de gestion dans la production scientifique et, en
particulier, celle du contrôle dans le management. Nous avons déjà développé notre rapport au
terrain, dans notre démarche empirique, qui renvoie à notre perception de la réalité, ce que
l’on appelle le positionnement ontologique. Toutefois, il nous paraît indispensable, à
l’occasion de ce travail de d’y apporter quelques précisions.
Notre ambition ne sera pas de réaliser un apport ou une synthèse de ce qui a été écrit sur les
questions épistémologiques mais beaucoup plus modestement de présenter tout un ensemble
d'éléments, principalement conceptuels, permettant de positionner nos travaux. Ce faisant
nous reprenons à notre compte la mise en garde de Florence Allard-Poesi et Garance
Maréchal (2014, p. 53) : « L'objet de la recherche traduit et cristallise donc le projet de
connaissance du chercheur. (…) Les postulats ontologiques et épistémologiques du chercheur
ont une incidence sur la nature de la connaissance qu'il vise et sur son objet de recherche
(…). » Pour assumer cet objectif, nous posons, dès maintenant ce que nous comprenons, et
retenons d'un certain nombre de concepts pas toujours faciles à aborder. Simplement dans la
citation ci-dessus, nous souhaitons revenir sur l'ontologie et sur l'épistémologie.
L'ontologie vient du grec to on : l'être, et logos : science, discours. Elle est, pour les
philosophes, la science qui s'occupe de l’être en général, et du sens de ce mot « être »
indépendamment de ceux qui « sont » individuellement, particulièrement (Tomès A., 2014).
Qu’est ce qui « est » réel définitivement et incontestablement ? Ces éléments-là seront
considérés comme essentiels, ils « sont » en tant que tels, en quelque sorte indépendamment

Page 21
1.2.Quelles connaissances ?... ou notre positionnement épistémologique
d’eux-mêmes. Nous pourrions tout simplement dire « ils sont réels » et dans ce cas-là nous
adopterions une « position ontologique essentialiste », et nous illustrerions alors la position
relative à l'« objet », « l’objet est » tel qu’il « est » en dehors de tout observateur. Nous avons
déjà abordé cette question à propos du terrain dans notre approche de la relation sujet/objet.
La position essentialiste revient à dire que la réalité existe en tant que telle, elle est essentielle,
et le chercheur poursuivra le dessein de la révéler. Il existe dans un continuum ontologique
une autre position que nous avons déjà abordée à propos de la relation sujet/objet (cf. 1.1.2.),
c’est la « position ontologique non-essentialiste ». Ici, l’objet n’existe qu’à travers le sujet. Ce
positionnement revient à considérer que la réalité « n’existe que » dans un contexte, construite
par les personnes qui la vivent, la décrivent, l’expérimentent. La réalité n’aurait ainsi pas
d’essence propre, elle dépendrait de ses observateurs, de leurs conventions, de leurs normes,
de leurs outils de mesure… Les sujets pourraient ainsi avoir vis-à-vis de la réalité des
intentions, des projets et, dans leur façon de communiquer, les sujets pourraient vouloir
donner une signification ou une symbolique à cette réalité conforme à leur subjectivité, à leurs
croyances ou au contexte dans lequel ils se trouvent. La réalité existe bien, dans la position
non-essentialiste, mais elle est dépendante de ceux qui la décrivent, elle n’a pas d’essence
propre (Allard-Poesi F. et Perret V., 2014, p. 22-26).
Quant au mot « Épistémologie », il vient du grec épistémé : connaissance, science et logos :
science, discours, théorie. Cette notion se rapporte plutôt à la théorie des sciences en France,
et plutôt à la théorie de la connaissance pour les Anglo-Saxons (les sciences studies). Elle
s'oppose à « ontologie », car son rôle est de décrire la formation du savoir, elle répond à la
question comment le savoir est-il fabriqué ? Elle essaie de rendre compréhensible par une
prise de recul, par un questionnement sur sa démarche, les conditions dans lesquelles le savoir
issu du terrain a été produit. Elle peut révéler des procédures symboliques, ou encore des
projections, ou enfin des discriminations de la réalité ayant participé, toutefois, à la
production du savoir (Fulvio della Valle, 2014). Ainsi, on peut distinguer à propos de la
connaissance deux types de débats entre ceux pour qui la réalité existe (les réalistes) et ceux
pour qui elle est construite par les sujets (les constructivistes). Un premier débat est relatif à la
connaissance elle-même, il permet d’établir un continuum épistémologique allant de ceux qui
considèrent que les connaissances peuvent être tout à fait objectives, on parle alors
d'« objectivisme », jusqu'à ceux qui considèrent que les connaissances sont relatives à un
contexte, à une époque… on parle alors de « relativisme ». La première extrémité du
continuum correspond à une position défendue par les positivistes alors que l'autre extrémité
correspond à celle des constructivistes ingénieriques. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce
deuxième positionnement. Mais l’épistémologie revient aussi à formuler un deuxième débat
relatif à la validité des connaissances. Qu’est ce qu’une connaissance que l'on peut considérer
comme valable, comme vraie ? Ce deuxième débat nous renvoie à la notion de « vérité ». Il
peut se résumer, ici encore, par le continuum entre « vérité correspondance » et « vérité
adéquation ». Il va s’agir, pour les positivistes à une extrémité, de produire des connaissances
correspondant à LA réalité : le critère de « vérifiabilité » qui permet de garantir un énoncé
sera alors mobilisé. Quant aux constructivistes, situés à l’autre extrémité, ils valideront des
connaissances qui « correspondent » bien au contexte dans lequel elles sont produites. Un
constructiviste ingénierique considérera comme valable, toute connaissance permettant de
mettre en œuvre des actions « adaptées » à un contexte donné : on parle du critère
« d’adaptabilité » (Allard-Poesi F. et Perret V., 2014, p. 28-41).
Avec ce premier bagage, nous nous proposons dans ce deuxième chapitre, et avant d'entrer en
détail dans le positionnement de nos travaux, de revenir brièvement sur le débat
épistémologique général qui s'est déroulé dans notre discipline, mais aussi dans la science
dans son ensemble. Dans un premier temps, nous présenterons quelques éléments saillants qui

Page 22
1.2.Quelles connaissances ?... ou notre positionnement épistémologique
nous paraissent particulièrement déterminants pour la compréhension de notre parcours de
chercheur (1.2.1.). Nous entrerons, dans un deuxième temps, dans la mise en perspective de
nos travaux de recherche au niveau du management (1.2.2.) et dans un troisième, plus
spécifiquement à propos du contrôle et du pilotage (1.2.3.).
1.2.1. Un débat général
A l’époque où nous avons choisi de nous initier à la recherche (1992-93), les cours
d'épistémologie et de méthodologie n'étaient pas généralisés. L'environnement était fortement
influencé, par le cours de philosophie positive d'Auguste Comte. Chacun poursuivait, avec
plus ou moins de facilité, son projet de recherche sans trop se poser la question de son
positionnement épistémologique, méthodologique, et encore moins ontologique… Cela aurait
pu être identique pour nous, mais il se trouve que la place principale que nous avons donnée
au terrain et la spécificité de celui sur lequel nous nous sommes arrêté pour notre doctorat,
nous ont, de fait, confronté à de graves difficultés que nous avons eu beaucoup de mal à
surmonter. Nous devons humblement reconnaître les limites de notre travail doctoral dans ce
domaine mais nous identifions aujourd'hui, avec la rédaction de cette HDR, des éléments qui
éclairent nos difficultés et qui donnent des perspectives.
Notre expérience actuelle de chercheur, nous amène à porter une attention renouvelée à
l'article de Jean-Louis Le Moigne de 1990 (p. 85-89), pour constater avec lui la pauvreté des
réflexions épistémologiques ayant présidé à la naissance des sciences de gestion, qui ont
embrassé « facilement » le paradigme positiviste dominant, pour, selon lui, s'assurer auprès de
leurs aînés une respectabilité académique. Au-delà de cette stratégie de quête de respectabilité
des sciences de gestion, nous lisons aussi chez Jean-Louis Le Moigne, son ambition de
reconstruire une épistémologie spécifique des sciences de gestion en se fondant sur le
caractère constructiviste de cette nouvelle science. Déjà à l'époque de notre doctorat, le
paradigme positiviste donnait des signes d'essoufflement et les disciplines dîtes des « sciences
dures » avaient déjà à apprendre et à s'inspirer des épistémologies développées dans les
nouvelles sciences. Bref, coincées entre une « faiblesse épistémologique interne et un échec
relatif aux faiblesses de cultures épistémologiques externes » (Ibid, p. 88), les sciences de
gestion risquaient de tomber dans les impasses dans lesquelles certaines disciplines proches
avaient l'air de s'enfoncer inexorablement. Nous devons reconnaître bien humblement, qu’à
l’époque nous avons contribué à cette faiblesse générale, même si nous avons embrassé avec
enthousiasme le paradigme constructiviste. Nous y avions en effet identifié une planche de
salut pour légitimer notre démarche, ce qui n’est, nous le savons aujourd'hui, vraiment pas la
meilleure démarche pour développer sa recherche.
Depuis la fin des années 60, Jean Piaget avait proposé un modèle système des sciences qui
venait clairement concurrencer le tableau synoptique élaboré par Auguste Comte dans son
cours de philosophie positive. Il permettait ainsi aux épistémologies constructivistes
d'assumer entièrement un projet encyclopédique et de sortir de la relative confidentialité dans
laquelle elles étaient cantonnées jusqu'alors : les sciences humaines et sociales. Préférant un
développement spiralé des sciences, chacune s'autonomisant par son interaction avec les
autres, sans hiérarchie entre elles, au tableau synoptique et formel des sciences, il présente
« (…) les sciences humaines (IV) apportant aux disciplines logico mathématiques (I) au
moins autant qu'elles en reçoivent après leur enrichissement par les sciences de la matière
(II) ou les sciences de la vie (III) (…) » (Le Moigne J.-L., 1990, p. 122). Jean Piaget présentait
là une conception de la science et de sa façon de construire les connaissances totalement
renouvelées. Ce faisant, il ouvrait et il alimentait un débat sur l'épistémologie des sciences
entre positivistes et constructivistes qui, s'il s'est pacifié aujourd'hui, reste très actuel. En effet,

Page 23
1.2.Quelles connaissances ?... ou notre positionnement épistémologique
une des grandes originalités de l'apport de Jean Piaget résidait dans la dynamique de sa
représentation des sciences qui devaient s'enrichir de leurs pratiques réciproques dès lors
qu'elles étaient capables de mener leurs travaux de recherche dans des cadres explicitant leur
positionnement épistémologique.
Dans ce débat, le sociologue des sciences Edgar Morin a joué un rôle tout à fait intéressant en
publiant sa série d'ouvrages sur « La Méthode » où il élabore progressivement une « pensée
complexe ». Nous reprenons ici trois idées qui nous ont particulièrement marquées : le
système ouvert, l'information en physique, et la science vue entre consensus et conflit.
La première idée, celle du système ouvert, est empruntée à la thermodynamique (les échanges
d’énergie). Il se distingue du système clos. Le système clos est, par exemple, représenté par
une pierre. Il se caractérise par son équilibre, sans échange de matière ou d'énergie avec
l'extérieur. Le système ouvert, lui, ressemble plutôt à la flamme d'une bougie. Cette flamme
ne peut rester constante que grâce aux déséquilibres énergétiques qui l’alimentent : sans le
flux d’air à brûler, elle dépérirait. Cette idée de systèmes ouverts a deux principales
conséquences. La première est que les lois d'organisation du vivant ne sont pas faites
d'équilibres mais de déséquilibres ou de flux qui permettent à la dynamique de se stabiliser.
La seconde implique, pour comprendre le système, de l'analyser lui-même, bien sûr, mais
aussi d’étudier sa relation avec l'environnement. Cette relation est fondamentale car elle
constitue le système. Dans le cas de la flamme, l'environnement l'alimente… (Morin, 2005, p.
30-31). Cette idée a retenu toute notre attention car elle rappelle très fortement ce que Jacques
Girin (1990, p. 142) appelle les « situations de gestion » dans notre discipline.
La deuxième idée, concerne l'irruption de l'« information » dans les sciences physiques et en
particulier dans la thermodynamique, alors qu’elle était un concept totalement inconnu en
physique. La thermodynamique a un principe qui explique que le désordre, le désorganisé
prend une part croissante dans un système sur l'ordre et l'organisé (c’est la tendance à
l’entropie). Or, les sciences de l'information ont élaboré une équation montrant que
l'information faisait reculer le désordre et le désorganisé au fur et à mesure que l'information
augmentait, permettant ainsi le développement de l'organisation. L’information agit alors
comme l’opposé du principe de thermodynamique présenté ci-dessus, on parle de
néguentropie. Ce faisant, il introduit dans la physique, discipline « scientifique » s'il en est, un
objet humain, vivant, « spirituel » : l’information. Or, le spirituel n'avait de place dans le
tableau synoptique d'Auguste Comte que dans la métaphysique (Morin, 2005, p. 37). Ceci est
tout à fait intéressant car les sciences dites « dures » ont besoin de l'apport des sciences
« humaines » pour redonner du « sens » aux systèmes quelles observent.
La troisième idée apporte une conception renouvelée de la construction de la science. Plutôt
que de distinguer, de séparer, d’opposer, de classifier et d’exercer un raisonnement
essentiellement disjonctif, Edgar Morin (2005, p. 139) propose sa conception de : « (…) la
science se fonde à la fois sur le consensus et sur le conflit. En même temps, elle marche à
quatre pattes indépendantes et interdépendantes : la rationalité, l'empirisme, l'imagination,
la vérification. Il y a conflictualité permanente entre rationalisme et empirisme ; (…). Il y a
complémentarité conflictuelle entre la vérification et l'imagination. Enfin, la complexité
scientifique, c'est la présence du non scientifique dans le scientifique qui n'annule pas le
scientifique, mais au contraire lui permet de s'exprimer. » Nous devons reconnaître que nous
avons eu toujours beaucoup de mal à exclure, à simplifier à outrance, à nous déconnecter du
sens profond de l’impact des actions menées, et que nous avons toujours porté des valeurs
dans nos projets de recherche, comme nous aurons l’occasion de le développer dans la
deuxième partie. Cette définition de la science nous paraît tout à fait fondamentale : elle
n’exclut pas les distinctions, mais, dans le même temps, elle affirme leur caractère

Page 24
1.2.Quelles connaissances ?... ou notre positionnement épistémologique
interdépendant. Nous proposons dans le point suivant de dégager les conséquences
épistémologiques pour le management et l'organisation.
1.2.2. Conséquences pour le management et l’organisation
Dans le débat général sur l’épistémologie des sciences dans lequel Jean-Louis Le Moigne
(1990) défendait une position prépondérante pour les sciences de gestion, il nous apparaît que
l’un de ses apports principaux réside dans la mise en évidence des actions, et en particulier du
principe « d’action intelligente ». Ce principe peut, bien évidemment, être utilisé pour
s’assurer de la validité des connaissances, mais il peut être aussi utilisé comme un véritable
projet d’élaboration de connaissances nouvelles, conduisant à la réalisation d’une action
conçue par toute forme de raisonnement qui serait « adéquate » ou « convenable », disons
aujourd’hui « adaptée à, efficace » dans une situation analysée et perçue par le chercheur (Ibid
p. 113).
Dès lors que nous introduisons l’idée d’action, nous voyons se déployer tout un champ
disciplinaire qu’il nous paraît utile de délimiter pour éviter de discourir dans le flou et pour se
donner une représentation facilitant le raisonnement. L’ouvrage d’Alain-Charles Martinet et
Yvon Pesqueux (2013, p. 36) nous permet de repérer les trois missions du management et de
l’organisation à travers les sciences de gestion. La première consiste à analyser les dispositifs
de gestion et leurs effets, notamment sur les représentations, les comportements, les structures
organisationnelles et les performances. La seconde mission fait place à la critique de tous les
effets négatifs sur les conditions de travail, sur l’environnement, sur le fonctionnement du
système, etc. Enfin, la troisième mission laisse une place à l’imagination pour la conception
de nouveaux dispositifs à trois conditions cependant : l’ouverture à la contestation, des
critères clairement affichés et un ensemble de valeurs explicitées.
Avant de nous lancer dans le positionnement épistémologique de nos différents travaux de
recherche, il nous paraît utile de reprendre le tableau synthétique des postures
épistémologiques et objets de recherche de Florence Allard-Poesi et Garance Maréchal, afin
d'avoir une vue synthétique des éléments que nous venons d'aborder.

Figure 1 : Posture épistémologiques et objets de recherche (Allard-Poesi F. et Maréchal G., 2014, p. 53)

Page 25
1.2.Quelles connaissances ?... ou notre positionnement épistémologique
Si nous avons déjà eu l'occasion d’aborder le paradigme positiviste avec une vision essentielle
de la réalité pour laquelle on va essayer de produire des connaissances les plus objectives
possibles, il n'en est pas de même pour les quatre autres paradigmes. Nous les détaillons en
suivant l’axe épistémologie, puis en allant des positions essentialistes, vers les positions non-
essentialistes. L'interprétativisme considère que la réalité dépend beaucoup de l'interaction des
sujets et poursuit l’objet de produire des connaissances les plus objectives possibles. Le
réalisme critique est dans une position vis-à-vis de la réalité plutôt orientée vers l'essence de
la réalité. Cependant, l’objet de connaissance, bien qu’il poursuive l’objectivité des
connaissances produites, accepte d’assumer une certaine proportion de relativité, le tirant
partiellement vers le relativisme. Le constructivisme ingénierique assume une réalité
influencée par les acteurs et l’objet de connaissances associé va vers une relativité des
construits. On peut quasiment parler alors de projet de connaissances. Enfin, le paradigme
« postmodernisme » est clairement non essentialiste, la réalité n'existe donc que dans les
interactions entre les acteurs et le positionnement vis-à-vis des connaissances produites est
clairement relatif, c'est-à-dire en simple adéquation aux situations étudiées.
Afin de mieux nous approprier les objets de recherche relatifs à l'organisation qui pourraient
être poursuivis à partir de la Figure 1, nous reprenons l'idée mise en œuvre par Dominique
Bessire (2002) dans son article sur les recherches critiques en contrôle de gestion d’adaptation
de cette première figure à des conceptions épistémologiques propres à l'organisation.

Figure 2 : Conception épistémologique de l’organisation (librement adapté de Bessire D. 2002, p. 10)

La Figure 2 qui matérialise les logiques explicatives de l'organisation, se présente de la façon


suivante. Sur l'axe ontologie, les approches non-essentialistes reviennent à envisager
l’organisation comme un projet, alors que dans une vue essentialiste elle serait plutôt
considérée comme une exploitation. Dans cette idée de l'exploitation, l'individu est alors

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1.2.Quelles connaissances ?... ou notre positionnement épistémologique
réduit au rôle de facteurs de production. Dans la vision projet, les individus s'engagent plutôt
au service d'un intérêt supérieur qui transcenderait les intérêts particuliers, une organisation
participant à une mission de service public par exemple. L'homme est ici considéré dans sa
volonté d'achèvement personnel et sa capacité à s'émanciper. Sur l’axe épistémologie,
l'organisation est vue comme une entité abstraite, allant d’une structure fonctionnelle dont
l'archétype serait la forme bureaucratique, dans une vision réaliste. L'individu devrait alors se
plier aux normes impersonnelles qui lui sont imposées. A l’opposé dans une vision relativiste,
l’organisation est considérée comme une communauté humaine qui rassemble toutes les
parties prenantes, c'est une organisation sociale, dans laquelle chacun est acteur et doit tenir
un rôle qui lui est propre. Nous reprenons successivement les cinq paradigmes précédemment
identifiés en essayant de les adapter à des objets de recherche portant sur l'organisation, tout
en conservant le même ordre de présentation.
Concernant le positivisme, l'organisation est vue comme une machine, un mécanisme.
Alimentée par des flux, elle doit être en correspondance avec son environnement pour suivre
ses évolutions. L'individu n'est qu'un rouage recevant et transmettant des impulsions au
moyen de systèmes d'information. Adaptation et optimisation sont les maîtres mots des
actions à mener.
Pour l’interprétativisme, la firme est vue comme une architecture hiérarchisée composée de
fonctions et de compétences. L'organisation est conçue en vue d'un but supérieur, sa raison
d'être, mais qui lui reste extérieur. L'homme n'est abordé que par la fonction qu'il occupe dans
l'entreprise. On poursuit la rationalisation. Cette vision influence fortement le management
des grandes entreprises publiques.
Du point de vue du réalisme critique, l’organisation est plutôt vue comme une structure
fonctionnelle de forme exploitation, mais l’analyse des faits humains et de leurs conséquences
amène à nuancer les idéaux-types extrêmes.
Le constructivisme ingéniérique quant à lui, considère l'organisation comme l'entreprise par
excellence où une communauté humaine s’engage dans un projet qui transcende les intérêts
particuliers, mais permet aussi à chacun d'accomplir sa propre vocation.
Enfin pour le postmodernisme, l'organisation est envisagée comme complètement relative à
une communauté humaine dont les connaissances produites l’aideraient à influer sur son
projet global. Lequel projet aurait lui-même une boucle rétroactive sur la dynamique de la
communauté humaine. Enfin, nous n’illustrerons pas le dernier cadran (relativiste
essentialiste), pourtant exposé dans l’article de Dominique Bessire (2002, p. 10-11), pour
deux principales raisons. Premièrement, nous n’avons pas identifié de correspondance avec
un des cinq paradigmes épistémologiques présentés par Florence Allard-Poesi et Garance
Maréchal (2014). Deuxièmement, la figure du « confictualisme » proposée par Dominique
Bessire, nous semble appartenir moins au management et aux sciences de gestion, qu’à la
sociologie ou aux sciences politiques.
Nous arrivons finalement à l'étape ultime annoncée, celle du positionnement de nos travaux
de recherche dans la carte de conception épistémologique de l'organisation que nous avons
présentée à la Figure 2. Nous retenons pour illustrer nos positionnements deux articles publiés
dans des revues à comité de lecture traitant des questions d'organisation et parmi les chapitres
d'ouvrage collectif à comité de lecture, deux chapitres portant sur ces mêmes questions. En
réalité, ces quatre documents constituent deux groupes distincts illustrant deux
positionnements différents.
Le premier groupe, le plus ancien porte sur l'étude du consortium d’établissements
d’enseignement supérieur français Canege (pour plus de détails cf. 2.1.3. et 2.2.1.). Les deux
documents « L’enseignement numérique dans l’espace européen de formation : étude du
management du " campus numérique en économie-gestion " (CANEGE) » présenté en (2008)

Page 27
1.2.Quelles connaissances ?... ou notre positionnement épistémologique
dans le Timisoara Journal of Economics et le chapitre d'ouvrage collectif « Network
Organization to Improve Virtual Campus Management: Key Factors from a French
Experience », dans Institutional Transformation through Best Practices in Virtual Campus
Development: Advancing E-Learning Policies, poursuivent deux objectifs. D’une part,
caractériser la forme organisationnelle du campus numérique Canege et d’autre part, formuler
un certain nombre de recommandations pour faciliter la constitution, l’organisation, le
fonctionnement et la réalisation du projet initial ayant présidé à la constitution du campus.
L’organisation étudiée a clairement un projet, celui de proposer une offre de formation
diplômante et numérique ; elle est constituée d’une communauté d’établissements, eux-
mêmes représentés par une communauté d’individus, personnes physiques, pour lesquelles on
cherche à élaborer des dispositifs de gestion facilitant leur existence. Ce projet-là présente de
notre point de vue un positionnement épistémologique de type constructiviste ingénierique,
car la communauté des acteurs a un projet qu’il s’agit de construire pour le mener à bien.
Le second groupe porte sur une étude théorique rapprochant deux mondes a priori étranger et
pourtant… Il a consisté à se poser les deux questions suivantes :
- La religion permet-elle de comprendre les architectures inter-organisationnelles et leur
management ? abordée dans « Relations interentreprises : pour une perspective religieuse de
l’action collective » pour le Journal des Économistes et des Études Humaines.
- Comment la dimension religieuse peut aider les chercheurs et les praticiens à mieux
appréhender le management des structures en réseau ? abordée dans « Mieux manager les
entreprises en réseau : un décryptage à partir d’invariants religieux » , dans Management et
religions.
Nous avons dans ce travail de conceptualisation adopté un positionnement épistémologique
postmoderniste. En effet, nous avons étudié les influences d'un phénomène, la religion,
caractérisée par une inspiration téléologique (notamment à travers la voie et l'expérience, plus
de détails dans la section 2.1.1.) et fortement ancrée dans une communauté humaine où la plus
grande relativité existe dans la façon d'aborder les questions religieuses. Nous l'avons
comparé à un autre phénomène organisationnel, les structures en réseau. Il apparaît que ce
dernier est non seulement constitué d'une communauté humaine mais aussi d'une communauté
d'organisations qui, si elle se constitue en réseau, le fait pour partager un projet où la solidarité
est à expérimenter (plus de détails dans la section 2.1.3.). Cette double rencontre nous place
clairement dans une perspective non essentialiste, car la réalité est tous les jours à assumer, à
inventer, et cela dans une perspective relativiste du point de vue des connaissances : si les
organisations réticulaires ont des caractéristiques communes, elles n'en restent pas moins des
phénomènes contingents. Il reste pour terminer ce chapitre relatif au positionnement
épistémologique de nos travaux à aborder ceux qui portent sur les dispositifs de « contrôle »
ou de « pilotage », qui occupent une place importante dans nos travaux.
1.2.3. Conséquences pour le contrôle et le pilotage
Une seconde fois, nous utilisons l'idée de Dominique Bessire (2002) pour élaborer une carte
épistémologique à un champ scientifique par déclinaison de la carte épistémologique générale
(cf. Figure 1). Nous reprenons donc la Figure 2 qui portait les positions épistémologiques
relatives à l’organisation et nous élaborons une carte épistémologique pour le contrôle de
gestion et le pilotage (rapports approfondis dans le chapitre 2.2.). Elle est présentée ci-après.

Page 28
1.2.Quelles connaissances ?... ou notre positionnement épistémologique

Figure 3 : Conception épistémologique du contrôle de gestion (librement adapté de Bessire D. 2002, p. 12)

La Figure 3 matérialise les logiques explicatives du contrôle de gestion et du pilotage ; elle se


présente de la façon suivante. Sur l'axe ontologie, les approches non-essentialistes reviennent
à envisager l’organisation comme un projet, cela correspond à un contrôle de légitimité, ou un
contrôle politique : quelles sont les perspectives de la société ? Il se réfère généralement à un
idéal, à un système de valeurs. Dans la vue essentialiste, l’organisation est plutôt considérée
comme une exploitation, l'accent est mis ici sur le contrôle de productivité ; le contrôleur
s'assure des ratios entre les quantités d'intrants et d’extrants. Sur l’axe épistémologie,
l'organisation est vue comme une structure fonctionnelle par les réalistes, cela correspond à un
contrôle de conformité : conformité à un modèle, à une norme, à une procédure, un plan, etc.
Dans le champ du contrôle de gestion, il s'agit là du modèle bureaucratique avec 3 principaux
attributs : rationalité, autorité centrale et impersonnalité. C'est le point de vue qui prévaut
encore aujourd'hui dans nombre d'administrations publiques. A l’opposé, pour les relativistes,
l’organisation est considérée comme une communauté humaine qui rassemble toutes les
parties prenantes, on peut lui associer un contrôle d'opportunité : l'enjeu n'est plus la
conformité des actions à des normes externes, mais leur cohérence par rapport au but que se
fixent les individus. L'opposition entre ces deux modes de contrôle de nature positiviste ou
postmoderniste semble recouvrir la distinction opérée par Philippe Lorino (1995, p. 31) entre
les paradigmes de contrôle et de pilotage. Nous reprenons successivement les cinq
paradigmes précédemment identifiés en essayant de les adapter à des objets de recherche
portant sur le contrôle de gestion et le pilotage, et en conservant le même ordre de
présentation.
Pour le positivisme, l'organisation est vue comme une machine, un mécanisme. Le contrôle
de type optimisateur (ou mécanique) correspond à la recherche de l'efficience maximale. Ce
type de contrôle s’imprègne fortement de la pratique. Il renaît régulièrement sous différentes
formes : reconfiguration des processus, benchmarking, comptabilité à base d'activité, et les

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1.2.Quelles connaissances ?... ou notre positionnement épistémologique
différents ratio de performance financière…
Concernant l’interprétativisme, la firme est vue comme une architecture hiérarchisée
composée de fonctions et de compétences. Il se caractérise par un modèle du contrôle
rationnel. Le cadre élaboré par Robert N. Anthony (1965) assure la cohérence spatiale grâce
aux centres de responsabilité et la segmentation en trois niveaux (stratégique, contrôle de
gestion et contrôle opérationnel) : il doit garantir la cohérence entre long terme et court terme.
Du point de vue du réalisme critique, l’organisation est plutôt vue comme une structure
fonctionnelle de forme exploitation, donc un contrôle de type optimisateur. Mais l’analyse des
faits humains, comme la réaction vis-à-vis des pressions budgétaires (Georgescu I. et Naro G.,
2012) et de leurs conséquences (Georgescu I. et Hartman F., 2013) amène à étudier les limites
ou les implications du mode de contrôle de type optimisation.
Le constructivisme ingénierique voit l'organisation où une communauté humaine s’engage
dans un projet qui transcende les intérêts particuliers. Le contrôle de gestion est alors au
service des autres fonctions de l'entreprise ; il constitue un pôle d'expertise en évaluation, une
évaluation qui ne se limite pas à la seule dimension objective, mais inclut les autres
dimensions de la réalité, la dimension rationnelle, comme la dimension subjective. Des
premiers éléments de pilotage apparaissent dans ce paradigme.
Enfin le postmodernisme envisage l'organisation comme complètement relative à une
communauté humaine dont les connaissances produites l’aideraient à influer sur son projet
global. En termes de contrôle, cela correspondrait plus au pilotage, à des formes évoluées de
contrôle, car on intègre ici la confiance, la participation à l’élaboration des outils de contrôle
ou encore les mises en interdépendance volontaires (comme la libre soumission dans les
communautés religieuses, par exemple). Mais d’un autre côté, ce contrôle peut apparaître
comme le moins élaboré, ou plutôt le moins outillé, car il se « contente » de la simple
adéquation aux situations de contrôle envisagées, il pourrait ainsi faire l’économie
d’instruments de mesure très élaborés, tant que les projets sont assumés. Enfin, Dominique
Bessire (2002, p. 13) développe un dernier cadran où la logique de conflit se matérialise par
des formes de contrôle manipulateur, au service des intérêts de la coalition dominante. Il
correspondrait à un prolongement du positionnement épistémologique du réalisme critique en
utilisant cette fois des grilles de lecture plus sociologiques, mettant en évidence les rapports
de force entre les différents groupes professionnels et les conséquences de ces conflits. D'une
certaine manière, certains travaux critiques sur le Nouveau Management Public peuvent
relever de ce positionnement épistémologique.
Dans cette dernière étape, nous positionnons certains de nos travaux de recherche dans la
Figure 3. Nous retenons, cette fois, pour présenter nos différents positionnements
épistémologiques, notre travail doctoral, ainsi que deux articles publiés dans des revues à
comité de lecture traitant des questions de contrôle. Chacun de ses trois documents constitue
une illustration de positionnements épistémologiques différents. Reprenant l'ordre de
présentation que nous avons eue pour chacune des figures précédentes, nous commencerons
par présenter nos travaux relevant du réalisme critique, avant d'aborder ceux s’inscrivant dans
le constructivisme ingénierique pour terminer par un positionnement postmoderne.
Dans le champ du réalisme critique, le contrôle est de type optimisateur. Mais l’analyse des
faits humains, comme les réactions aux contraintes financières et les conséquences de ces
contraintes sur l’humain, cherche à identifier les limites ou les implications du mode de
contrôle de type optimisation. C'est le projet que nous avons mené dans un article publié dans
la revue Entreprises et Histoire, intitulé « Discipliner par le chiffre : l’hôpital financiarisé au
risque de la réification ? ». L’article mobilise dans un premier temps les travaux de Michel
Foucault (biopouvoir, dispositif de panoptique…) et d’Axel Honneth (réification), pour
montrer comment l’hôpital se trouve progressivement pris dans un mode de contrôle

Page 30
1.2.Quelles connaissances ?... ou notre positionnement épistémologique
néolibéral, s’appuyant sur une recherche d’optimisation. Dans le prolongement, nous étudions
comment les chiffres participent à la construction de l’édifice disciplinaire garantissant une
surveillance permanente des médecins et de leurs équipes. Enfin, nous abordons les
conséquences de ce mode de contrôle en présentant les signes émergents de réification de
l’humain induits par le mode de gouvernement mis en place.
A propos du constructivisme ingénierique, nous présentons comme document principal notre
travail doctoral intitulé « Le management des activités en milieu hospitalier, Pour un contrôle
de gestion intégré » soutenue en décembre 1995 à l’Université de Nice – Sophia Antipolis.
Cette recherche assume les choix fondamentaux suivants : chercher à élaborer un système de
contrôle de gestion axé sur la mission de service public de l'hôpital en se centrant sur le rôle
du responsable hospitalier et en privilégiant une approche globale. Ainsi, nous retrouvons
donc la volonté de « construire » un système de contrôle. Ce système de contrôle souhaite
assumer entièrement la mission de service public de l'hôpital, donc un « projet » dont il est
nécessaire d'assurer la « légitimité », en privilégiant une approche globale. Une étude plus
approfondie de ce travail nous montrera (cf. chapitre 2.2.) que sous « approche globale » se
cache une volonté d'identifier les différents secteurs internes et externes impliqués dans le
fonctionnement de l'hôpital et constituants, de fait, une communauté humaine partageant des
valeurs fortes de service public.
Enfin, pour l’épistémologie postmoderne, nous avons récemment publié dans la revue
Comptabilité, Contrôle, Audit, un article intitulé « Les biens communs à l’hôpital : De la
« T2A » à la tarification au cycle de soins ». Si la première partie est plutôt consacrée à une
critique du mode de Tarification à l'Activité, la deuxième partie, et principalement le dernier
paragraphe intitulé « Vers une tarification au cycle de soins », adoptent une proposition sur
les modes de contrôle que nous considérons de type postmoderne, relevant plus du pilotage.
En effet, les acteurs, sujets du contrôle, sont appelés, avec l'aide des chercheurs, à co-
construire les outils d'incitation et de contrôle nécessaires pour une meilleure prise en charge
de la santé et des problèmes sociaux des populations d'un territoire et porteuses d'une
pathologie identifiée (à propos de la méthodologie cf. 1.3.3.1.). La proposition élaborée dans
cet article consiste à faire émerger une communauté d'acteurs. Les parties prenantes à une
même problématique de santé sont invitées à élaborer leur projet commun, les modes de
contrôle nécessaires à la survie de la communauté humaine, ainsi constituée, et les moyens de
piloter vers la réalisation de leurs objectifs. Bien que cette position ne soit pas très facile à
tenir dans un article « scientifique » et dans une revue notamment consacrée au contrôle, les
chercheurs se sont gardés de donner toute orientation sur les outils de contrôle ou de pilotage
qui devraient être élaborés par les acteurs.
Nous terminons donc ici notre rapide tour d'horizon des questions épistémologiques pour
aborder maintenant les méthodes en rapport avec ces positionnements.

1.3.Quelles méthodes ?... ou notre positionnement méthodologique


Nous pouvons reconnaître, comme pour le positionnement épistémologique, que le choix des
méthodes de recherche n'a pas toujours été la chose la plus simple à réaliser, ou à justifier,
dans nos projets de recherche. Pourtant, de par les rapports que nous entretenions avec le
terrain et le positionnement épistémologique que nous venons de développer, nous avons fait
un ensemble de choix qui présente une grande cohérence. Nous n'oublions pas que nous
sommes dans une discipline scientifique récente qui se cherche encore, malgré les nombreux
efforts de formalisation sur les questions de méthodes (cf. 1.2.1.). Pour faire le lien, à la fois
avec notre rapport au terrain et avec notre positionnement épistémologique, nous nous
proposons de repartir de l'article de Philippe Lorino paru en 2008 sur les méthodes de

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1.3.Quelles méthodes ?... ou notre positionnement méthodologique
recherche en contrôle de gestion dans la revue Finance Contrôle Stratégie. A partir d'aspects
épistémologiques, cet article propose des prolongements méthodologiques utiles pour
présenter nos travaux, les positionner, montrer leur articulation et leur donner des
perspectives. Nous reconnaissons complètement, nous défendons même l'idée, qu'il est utile
d'avoir des recherches formant un continuum allant du pur « positivisme » jusqu'au
« postmodernisme », ou plus classiquement jusqu’au « constructivisme ». Nous n'avons
aucune intention de participer au débat, ou de l’entretenir, mais simplement de reconnaître
comme nous avons déjà eu l'occasion de l'exprimer, que le doute doit permettre d'accepter,
tout en les discutant, toutes les méthodes de recherche porteuses d'un projet de connaissances.
Nous nous remémorons tout d'abord les positionnements épistémologiques types, avant
d’aborder les risques de confusion entre « formes » et « pratiques » de contrôle, pour
finalement introduire notre positionnement méthodologique en rapport avec notre projet de
recherche, en nous appuyant sur les apports de Philippe Lorino (2008, p. 153-158, 165 et
167).
Dans le domaine du contrôle de gestion et du pilotage, il est indispensable d'être conscient que
toutes les méthodes, ou tous les paradigmes épistémologiques (positiviste ou constructiviste),
ne permettent pas forcément d'étudier les mêmes phénomènes. Il en va, en particulier, des
formes de contrôle (outils) et des « pratiques de contrôle », c'est-à-dire comment est-ce que
les contrôles se réalisent réellement au sein des organisations, au plus près des acteurs, en lien
avec les praticiens…
Il se trouve que les démarches normatives, souvent employées dans les positionnements
positivistes, utilisent des questionnaires ou des entretiens semi directifs. Elles ne collectent
donc que des données déclaratives. Elles prédisposent indirectement, ou involontairement,
que les outils de contrôle sont utilisés de façon « parfaite », c’est-à-dire conformément aux
attentes des dirigeants ou des concepteurs de ces outils. Au minimum, elle laisse la possibilité
aux répondants de contrôler leurs discours et de le conformer aux réponses attendues.
Elles n'accèdent donc pas à la façon dont se font concrètement, pratiquement, réellement les
contrôles. Sans l'accès à des comptes rendu de réunion, ou aux interactions entre les
contrôleurs et les managers, ou encore aux façons d'utiliser des outils de contrôle dans les
situations de travail concrètes, il est très difficile de se faire une idée sur les « pratiques de
contrôle ». Ce sont des outils de collecte de données, que les paradigmes constructivistes
utilisent pour essayer de capturer ces informations, ou ces « données de recherche ». Du coup,
Philippe Lorino (2008, p. 158) nous montre que de nouvelles questions de recherche sont
ouvertes : « (…) peut-on étudier « les pratiques du contrôle de gestion » sans s’intéresser aux
pratiques opérationnelles dans lesquelles les pratiques de contrôle sont supposées s’insérer
et qu’elles visent à modifier ou influencer ? Les pratiques de contrôle sont-elles isolables ?
(…) »
Finalement, il est possible de présenter quatre grandes façons de théoriser la relation entre les
outils de contrôle et les pratiques : celles où les outils déterminent les pratiques, ce sont les
approches plutôt rationalistes et objectives (proche du positivisme) ; celles où les acteurs
manipulent les outils (proche de l’interprétativisme) ; celles où les formes de contrôle et les
pratiques internes seraient déconnectées, les « découplées » ; et enfin celles, « intégratrices »,
pour lesquelles les outils médiatiseraient les pratiques sans les déterminer complètement mais
en assurant un impact sur elles (proche du constructivisme ou du postmodernisme).
Évidemment dans cette dernière approche, il est impossible de déconnecter l'étude des outils
de contrôle des formes de contrôle des pratiques. Si tel était le cas, le chercheur perdrait
l'essence et le sens de sa recherche, avoir des dispositifs permettant d'orienter, d'accompagner,
de contrôler et de piloter les actions. Sans trop de surprise, nous allons montrer que notre
projet de recherche, s'inscrit lui dans le paradigme constructiviste ou encore dans les

Page 32
1.3.Quelles méthodes ?... ou notre positionnement méthodologique
approches intégratives des phénomènes de contrôle, qui impliquent des méthodologies
assumant non seulement une capacité de construction vis-à-vis des sujets, mais aussi un
« constructivisme social ». Cette dernière idée est tout à fait nécessaire pour faire reconnaître,
accepter, et utiliser les résultats de la recherche par les acteurs de terrain, ce qui est loin d'être
naturel dans ces démarches de recherche. Nous allons voir comment nous avons
principalement mobilisé des méthodologies qualitatives appartenant à la méthode d’étude des
cas au sens large ; c'est-à-dire cherchant à étudier un système, où nous identifions les
différents éléments et parties prenantes, et où nous tenons compte de l'environnement du
système (Royer I. et Zarlowski P., 2014, p. 176). Nous proposons de retracer notre parcours
méthodologique, à travers la présentation successive des principales méthodes que nous avons
utilisées. Nous commencerons par présenter la démarche suivie au cours de notre doctorat,
que nous rapprocherons d’une enquête plutôt d’essence « ethnographique » (1.3.1.), avant
d'aborder les études de cas ayant soutenu nos travaux sur les aspects organisationnels (1.3.2.).
Nous terminerons par la méthode de la recherche-action, d'ores et déjà abordée, que nous
prolongerons par la recherche-intervention (David A., 2000, p. 193), qui apparaît aujourd'hui
dans la continuité naturelle de notre parcours en matière de méthodologie de la recherche
(1.3.3.).
1.3.1. Un premier projet très ambitieux… Une enquête « ethnographique » ?
Il nous paraît important ici de partir de nos tous premiers rapports avec la question de la
méthodologie qui n'ont pas toujours été des plus simples. Au moment de finaliser la rédaction
de notre travail doctoral, et après plus de 30 mois passés sur un terrain où nous avions collecté
une masse très importante de données, nous avons eu la chance d'assister à l’un des premiers
séminaires d'épistémologie/méthodologie au sein de notre laboratoire de recherche. À cette
occasion, nous avons pu mieux apprécier les attentes méthodologiques auxquelles nous
aurions dû nous conformer au cours des mois passés sur le terrain. Nous avons donc eu à
reconstruire notre démarche de collecte de données, à la replacer dans une méthode de
recherche, tout en finalisant notre document de communication définitif. Aujourd'hui avec
l’expérience, nous sommes conscients des efforts indispensables de formalisation inhérent à
toute démarche méthodologique, mais aussi de l’importance d’inscrire cette démarche dans
une dynamique réflexive continue. Nous voulons profiter de l'occasion qui nous est donnée
dans cette HDR pour, d'une part, décrire le travail doctoral que nous avons fait et sa
cohérence ; et d'autre part, le repositionner dans les méthodes de recherche aujourd'hui mieux
connues.
Avec l'enthousiasme, et aussi la naïveté du jeune chercheur, mais aussi l’ambition de mener
une recherche socialement utile, nous avons étudié la problématique du pilotage et du contrôle
d'un établissement de soins participant à la mission de service public de santé. Notre point de
départ considére que le responsable d’hôpital jouait un rôle d'acteur doté d’une autonomie
d'action. Nous envisageons alors un renouvellement de la problématique du contrôle de
gestion des établissements de soins participants au service public, à travers les questions de
recherche suivantes : « Comment piloter un hôpital ? Comment maîtriser et contrôler les
mécanismes de gestion d'un établissement de soins hospitaliers ? », dont découlent trois sous-
questions : 1) Quels sont les aspects externes qui doivent être pris en compte dans un système
de contrôle de gestion intégré ? 2) Comment fonctionne l'hôpital ? 3) Comment piloter un
établissement de soins ? Nous constations avec les résultats de Nathalie Halgand (1993) et
Charles Ducrocq (1989) l’impossibilité d’utiliser les outils de contrôle développés par le
Ministère dans une démarche de pilotage des établissements. Nous introduisions alors l'idée
d'une gestion intégrée assumant la performance interne et externe en prenant appui sur les
travaux de Guy Solle (1994) (Garrot T., 1995 b, p. 24-27). Nous qualifions ce projet

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1.3.Quelles méthodes ?... ou notre positionnement méthodologique
d'ambitieux, aujourd'hui avec le recul, car il est porteur d'un projet sous-jacent, d'une
hypothèse téléologique très impliquante : donner une autonomie d'action aux dirigeants des
établissements hospitaliers en leur conférant un rôle d'acteur plus que d'administrateur. Cette
hypothèse téléologique est encore aujourd’hui en complet décalage avec la démarche de
l'autorité de tutelle, et avec le schéma de contrôle actuellement exercé par le ministère de la
santé et de la protection sociale (cf. 2.2.2.). Cet aspect du projet de recherche, pourtant inscrit
en filigrane dans notre travail doctoral, nous est apparu progressivement au cours de la
construction de notre identité de chercheur. L’idée d’offrir une place de pilote, plus que
d’administrateur aux décideurs au sein des structures constitue un aspect fondamental dans
notre parcours.
D'un point de vue épistémologique, nous avons clairement assumé une position
constructiviste en nous référant à l'article de Jean-Louis le Moigne (1990), et nous nous
sommes orienté vers une méthodologie qualitative en rapport avec notre problématique. La
première question a été abordée par une étude documentaire avec des données secondaires sur
l’environnement des établissements de santé. La seconde a été traitée par une étude clinique
au plus près des acteurs de terrain, sur les pratiques de travail au cœur d’un établissement.
Nous nous sommes plus particulièrement intéressé aux processus d'appropriation des
informations pour agir et prendre les décisions relatives à la production des soins. La
troisième question ayant une portée plus fondamentale, car cherchant à concevoir un système
de gestion intégrée, a fait l’objet d’un travail de construction en interaction avec les acteurs.
Nous nous sommes alors positionné dans le tableau de Frédéric Wacheux (1996, p. 159) dans
des recherches de nature appliquée et fondamentale avec pour spécificité d'expliquer. Nous
avons souhaité donner une représentation des phénomènes et structurer le fonctionnement au
moyen de processus (cf. sections 2.1.2 et 2.2.1.). Avec plus d’expérience et de recul, nous
constatons que le travail poursuit trois spécificités, ou objectifs de recherche : 1) décrire un
environnement, 2) expliquer un fonctionnement, et 3) prédire en élaborant un système d’aide
à la décision. Ces trois spécificités s’entrecroisent avec deux natures de recherche : une
première « appliquée » par une étude approfondie d’un terrain particulier et une seconde plus
« fondamentale » proposant une modélisation théorique. C'est ce dernier aspect modélisateur,
qui a été le moins bien assumé à l’époque. Nous l’analysons aujourd’hui comme la
conséquence des deux limites précédemment identifiées dans ce document, à savoir la réserve
à l'extrapolation et la difficulté à identifier des types de recherche similaires aux nôtres et une
communauté de chercheurs (cf. conclusion de la section 1.1.3.). Nous avons eu du mal à
assumer le caractère modélisant de nos propositions, et nous avons mal vu la portée
épistémologique de notre position téléologique sur la nécessité de développer l'autonomie des
acteurs hospitaliers qui nous aurait permis de mieux assumer la dimension fondamentale de
nos travaux. Venons-en finalement à la méthode de recherche retenue, à l’époque, l'étude de
cas, qui, aujourd’hui semble plus s’apparenter à une enquête.
Cette méthode de recherche a principalement été utilisée pour comprendre comment
fonctionne un hôpital. Elle a été retenue pour permettre la génération de connaissances en
collaboration avec les acteurs. Il s’agissait du point de vue du centre lambda de participer à la
définition et à l’élaboration d'un outil de pilotage. Du point de vue du chercheur, il s’agissait
de collecter des éléments pour répondre à sa deuxième question (comment fonctionne… ?).
La collecte de données s'est réalisée en plusieurs étapes et en formant chacun des acteurs à la
méthodologie choisie. Les quarante cinq services ont été analysés pour mieux comprendre et
expliquer le fonctionnement de l'établissement. Pour chacun d’entre eux quatre étapes ont été
respectées :

Page 34
1.3.Quelles méthodes ?... ou notre positionnement méthodologique
• prise de contact avec le responsable du service pour présenter les objectifs du
travail, le mode de collecte à l'aide d'entretiens semi directifs et l’identification
des différents acteurs sollicités dans le service pour l'étude ;
• l’entretien avec au moins un représentant de chaque catégorie
socioprofessionnelle, sous la forme semi directive, mais laissant une place
importante au locuteur. L’entretien partait de la question inaugurale suivante : «
pouvez-vous me décrire une journée de travail type ? » ;
• la restitution des données collectées au cours des entretiens étaient réalisées
au moyen d’un tableau synthétique avec cinq colonnes : désignation d'activité,
extrants produits, client bénéficiaire, personnes concernées, tâches associées ;
• la validation du document présentant les activités du service au cours de
laquelle chaque participant recevait la synthèse et avait la possibilité de la
critiquer, de l’amender, de la corriger.
Nous constatons dans cette démarche, avec le recul, à la fois une grande rigueur et une
certaine maladresse. Nous avons bien cherché à être le plus exhaustif possible, en interrogeant
un nombre très important de personnels, mais nous utilisions à l'époque un nombre d'outils
limités, plus centrés sur les déclarations des acteurs. Bien qu'il ait été possible, par notre
longue immersion dans le terrain, de trianguler les points de vue, d’assister à des réunions
contradictoires, d’observer des fonctionnements « in vivo », ces éléments de méthodes
n'apparaissent pas explicitement dans le document doctoral final.
Cette phase de collecte des activités réalisées sur le fonctionnement quotidien d'un hôpital,
nous a laissé face à une information très riche et très variée nécessitant une phase d'analyse
pour essayer d’en dégager une vision d'ensemble. Cette analyse s’est faite en deux temps.
Tout d’abord, une phase de synthèse et de recherche d’intelligibilité de la part du chercheur ;
renforcée, ensuite, par une phase contradictoire avec les acteurs de terrain concernés par la
vision globale du fonctionnement de l’hôpital. Cela a permis, d’une part, de s’assurer de la
pertinence des représentations et des propositions pour les acteurs opérationnels, et d’autre
part, d’évaluer le degré d’acceptabilité sociale de la représentation. Ce travail devait, en outre,
permettre d’assurer le développement d’un système de contrôle de gestion intégré au niveau
de la structure entière du centre lambda. Cette phase d’analyse a consisté à réaliser une
synthèse des activités des services. Les 610 activités de base (collectée au niveau des 45
services) ont été listées au niveau de l'établissement en entier et leur regroupement a été
réalisé avec la démarche suivante :
• toutes les activités semblables (c’est-à-dire portant le même nom), et présentes
dans plusieurs services, ont été considérées comme « communes » à plusieurs
services et leur description a été alignée sur la description la plus précise ;
• ensuite toutes les activités ont été rapprochées en fonction du « besoin »
qu’elles satisfaisaient. Si deux activités satisfaisaient plusieurs besoins, elles
étaient séparées. En revanche, si elles assumaient le même besoin, cela guidait
l’agrégation d’activités de différents services ;
• enfin plusieurs niveaux d’analyse des « clients » ou bénéficiaires des activités
ont été identifiés et ont permis d’organiser les activités entre elles : Niveau 1, le
patient en tant qu’individu ; Niveau 2, l'ensemble des patients d’un service ;
Niveau 3, le patient au travers du diagnostic du médecin prescripteur (c’est-à-
dire inclus dans un protocole de soins) ; Niveau 4, la bonne marche de
l'établissement dans son ensemble ; et le Niveau 5, les activités des services à
destination d'un client externe.

Page 35
1.3.Quelles méthodes ?... ou notre positionnement méthodologique
Cette base d'informations et ce travail d’analyse ont permis de proposer une représentation du
fonctionnement d’un hôpital au moyen de 6 macro-activités, 40 méso-activités émanant des
610 activités initialement repérées. Cela permettait à la fois de décrire les activités des
services et le fonctionnement de l'hôpital dans son ensemble. Rapproché des études
documentaires relatives au secteur (première question de la problématique), tous les éléments
étaient réunis pour répondre à la deuxième question de la problématique et à esquisser des
éléments pour la troisième (outil d’aide à la décision). Enfin, en discussion avec le centre
lambda, nous avons procédé à une phase de test sur deux secteurs de l'organisation pour tenter
d’évaluer la cohérence et la pertinence des propositions (Garrot T., 1995 b, p. 39-40).
Là encore, nous pouvons noter, tout à la fois, une grande implication dans ce travail d'analyse
et d'un autre côté plusieurs limites qui fragilisent la démarche. D'une part, nous avons pris
soin d’expliciter les modes d'analyse utilisés, afin qu'ils puissent être discutés. Nous les avons
aussi mis à l'épreuve des acteurs de terrain pour leur donner plus de cohérence et de
représentativité. Enfin, nous avons envisagé une phase opérationnelle de test sur deux secteurs
particuliers. D'autre part, la démarche semble souffrir d'un certain isolement déjà observé. La
phase d'analyse n'est pas décrite comme étant issue d’un processus de co-construction, d'une
discussion avec d'autres chercheurs, ou d'autres acteurs de terrain ; la possibilité d'une double
analyse ou d'une analyse contradictoire n'est pas explicitement envisagée. C’est ce que
Jacques Girin (1990, p. 167) décrit comme utile, pour ne pas dire indispensable, dans les
recherches en lien étroit avec le terrain. Il préconise le recours, non seulement à une
« instance de gestion » avec les acteurs de la structure accueillant la recherche, non décrite
dans le document. Il suggère aussi l’utilité d’une « instance de contrôle » assumée par les
institutions de recherche pour renforcer les résultats produits par le chercheur. Enfin, la phase
de test est tout à fait astucieuse et pertinente dans le contexte, mais elle ne bénéficie que d'une
description méthodologique très sommaire.
Au final, ce travail doctoral ressemble à une enquête de type ethnologique d'un jeune
chercheur qui « rêvait » de participer à la mise en œuvre d'une action collective au moyen de
représentations instrumentées de situations de gestion vécues par des professionnels de santé.
Ce travail ressemble à un projet de recherche à assumer au moyen d’une méthode de
recherche-action mais qui est, en réalité, décrite au moyen d'une méthodologie d’étude de cas.
Or, il nous semble, avec le recul qui est le nôtre aujourd'hui, que ce travail s'apparente plus à
une enquête, dans le sens que lui donne Philippe Lorino (2008), ou d'une ethnographie (Royer
I. et Zarlowski P., 2014, p. 177). En effet, ce projet s’est caractérisé par une présence longue
sur le terrain, avec des démarches de collecte de données qualitatives et flexibles. Elle avait
des objectifs de description, d’explication, de compréhension des pratiques de plusieurs
groupes de professionnels. Elle utilisait le recours à une analyse en profondeur d'un cas, et
avec plusieurs questions relatives aux informations collectées et enfin une observation
continue du phénomène dans son contexte. L’« interférence » du chercheur avec son terrain a
constitué une condition de l’émergence de connaissances. Les situations abordées ont fait
l’objet de construction, afin de mieux comprendre et d’être capable de « transformer le
monde ». Il apparaît clairement une démarche active de construction et de transformation du
réel, où le chercheur interprète, la pratique, et reste focalisé sur celle-ci, y compris dans ses
dimensions dynamiques. Il poursuit aussi la validation des construits par l’identification
d’effets concrets. Ce travail s’apparente aussi à l’enquête car il assume une dimension
collective des situations par le dialogue instauré sur les construits. En revanche, « (…) la
constitution de la communauté d’enquête, la distribution des rôles en son sein, son
instrumentation, (…) et le contrôle des informations par l’hétérologisme de la communauté et
par l’expérimentation » ont été insuffisamment assurés (Lorino P., 2008, p. 160-164).

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1.3.Quelles méthodes ?... ou notre positionnement méthodologique
1.3.2. L’étude de cas
A l'issue de ce travail doctoral, nous avons choisi d’avoir une période relativement longue
d'interruption des activités de recherche, durant laquelle, nous nous sommes entre autre
consacré à la création et au développement du campus numérique en économie gestion
(Canege). Il nous a donné l'occasion, de mettre en œuvre, d'un point de vue méthodologique
une étude de cas dans des conditions plus balisées. Nous avons abordé un terrain
particulièrement bien connu, aspect, à l'époque, particulièrement critique dans notre approche
de la recherche. Un terrain dans lequel nous nous étions trouvé dans la situation du praticien
de l'action collective et pour lequel, avec le recul, nous avons pu développer des recherches
sur le déroulement des phénomènes vécus. Ce projet de recherche a fait l'objet de deux
publications déjà présentées à la section 1.2.2. : une première principalement sur la
caractérisation du campus numérique (Fulconis F. et Garrot T., 2008) avec une portée plutôt
analytique, et une seconde sur le management de cette structure (Fulconis F. et Garrot T.,
2009) avec une portée plutôt tournée vers les prescriptions managériales. Sans détailler tous
les aspects méthodologiques mis en œuvre, nous reprenons toutefois les éléments principaux
communs aux deux papiers.
Nous avons donc mené une recherche de nature qualitative, en choisissant l’étude de cas
comme dispositif type de recherche. Cette méthode est apparue comme la stratégie la plus
appropriée pour mieux comprendre comment ce campus numérique s’est structuré, comment
il fut mis en place et fonctionna à partir de 2001. Ce faisant, nous satisfaisions aux trois
conditions avancées par Robert K. Yin (2002) : 1- la question de recherche est du type
« comment ? » ; 2- le chercheur a peu de prise sur les événements et les comportements
observés ne nécessitant de ce fait pas de contrôle, plus aucune responsabilité n’étant assumée
dans le dispositif à l’époque des recherches ; 3- Enfin, l’étude porte sur un phénomène
contemporain dans son contexte social. Si nous avions exercé un rôle d’acteur dans le projet,
nous n’avions jamais été en responsabilité de l’organisation du consortium. De même
n’avions-nous jamais été en position de responsable de notre établissement universitaire dans
le consortium. La démarche retenue pour recueillir les données s’est principalement appuyée
sur l’observation de ce consortium depuis sa création, par la collecte de données primaires et
de données secondaires.
Concernant les données primaires, nous avons mené des entretiens avec des représentants des
différentes entités constitutives du consortium (les 7 partenaires de l’enseignement supérieur)
et des trois comités constitutifs du consortium (comités de direction, de pilotage et
scientifique). Nous avons pu rencontrer aussi des enseignants impliqués dans la création de
cours ou encore des personnels administratifs engagés soit dans le suivi de la réalisation des
cours, soit dans le suivi des participants aux formations, soit parfois dans les deux.
L’ensemble de ces entretiens nous ont permis de recueillir des données sur l’origine de ce
projet, sa mise en œuvre, les difficultés rencontrées, les réorganisations opérées et les
principaux résultats. Nous avons procédé à l’élaboration d’un guide d’entretien semi-directif
construit à l’aide de la grille conceptuelle « HPAC » (Hétérogénéité, Partenariat, Autonomie,
Cohésion) tiré du concept de « structures en réseau vecteur de compétitivité » (Fulconis F.,
2004). Cette grille étudie les structures en réseau sous un angle de management stratégique en
considérant ces formes organisationnelles comme vecteur de compétitivité. Elles offriraient
aux partenaires de meilleures perspectives en termes d’efficacité et d’efficience. La démarche
d’élaboration s’est déroulée en trois temps : la détermination des dimensions principales, puis
l'identification de ces éléments basiques pour finalement traduire ces éléments en indicateurs.
Ces derniers nous ont permis d'observer directement sur le terrain, le concept de « structures
en réseau vecteur de compétitivité ».
Concernant les données secondaires, elles ont été collectées auprès des personnes impliquées

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1.3.Quelles méthodes ?... ou notre positionnement méthodologique
dans le campus numérique Canege. Elles nous ont permis de mener une étude documentaire
systématique des contrats, des conventions, des comptes rendus des réunions trimestrielles du
comité de pilotage, et des relevés de conclusions du comité annuel de direction. Cela nous a
permis parallèlement de compléter les données recueillies. Si les documents consultés furent
principalement de nature interne, des informations disponibles sur des sites Internet et dans la
presse ont aussi été étudiées.
L’analyse qualitative des données empiriques a été réalisée à partir d’analyses du contenu des
entretiens et des documents évoqués selon les méthodes en vigueur (Ghiglione et Blanchet,
1991 ; Mourgues, 2002 ; Thiétart et Coll., 2006). Elle s’est déroulée pendant la période de
recueil des données (fiches de synthèse d’entretiens et de documents), puis après le recueil des
données. Ces analyses de contenu ont permis la description du consortium Canege et
l’émergence de propositions managériales (voir les sections 2.1.3. et 2.2.1.).
Cette mise en œuvre de la méthode de l'étude de cas, même si elle reste naturellement
perfectible, se rapproche très fortement du guide de réalisation de l'étude de cas de Yves-C.
Gagnon (2011, p. 5-9). Nous constatons que les auteurs ont commencé par établir la
pertinence du recours à la méthode de l'étude de cas pour leur projet de recherche, notamment
en se positionnant dans une perspective constructiviste. Ils ont eu recours à des bases
théoriques explicites, avec la volonté d'explorer un phénomène nouveau : la mise en œuvre du
e-Learning dans l'enseignement supérieur et finalement de vérifier la pertinence de leur choix
en faisant référence à Robert K. Yin (2002). Pour assurer la véracité de leurs résultats, les
auteurs ont utilisé des descripteurs concrets et précis, ils ont présenté les personnes
interrogées pour la collecte de données, ils ont précisé les types de données collectées et la
stratégie qui a été la leur pour les obtenir. Ils ont essayé d'assurer la représentativité des
personnes impliquées dans l'étude. Ils ont élaboré un construit le plus proche possible du
phénomène étudié, en ayant des indicateurs de mesure les plus objectifs possibles. Enfin, ils
ont souhaité présenter leurs résultats de la façon la plus transparente possible. En revanche, ils
n'ont pas abordé les problèmes relatifs au choix des différents sites à observer (nous étions sur
un seul cas) et nous devons reconnaître qu'il y a relativement peu d'éléments décrivant les
précautions prises en matière de fiabilité et validité interne. Nous notons par exemple : le
faible recours à de multiples chercheurs, le faible contrôle des effets de la présence du
chercheur, notamment les biais perceptuels, ou enfin l’absence de l'élaboration d'une chaîne
de sens afin de se prémunir des changements de sens au cours de l’étude. Autant d'éléments,
qui constituent des marges de progression pour nos futures interventions sur le terrain.
Pour la préparation de l'étude de cas, la démarche a été beaucoup plus maîtrisée grâce : à
d'élaboration d'une question de recherche claire, au recours à un cas unique, à une stratégie de
collecte de données diversifiée et clairement annoncée, à l’identification d'une population
diversifiée d'interviewés, à l'élaboration d'un guide d'entretien et à une bonne connaissance du
phénomène étudié. L’étape de recrutement du cas n'a pas réellement été abordée dans la
mesure où nous avions un accès privilégié à ce terrain. Concernant l'étape de collecte des
données, les auteurs n'ont pas eu véritablement de difficultés pour se faire accepter dans le
milieu observé, ils ont simplement cherché à avoir accès aux informations les plus signifiantes
possibles en diversifiant leurs sources d'information et en adaptant leur collecte afin de
renforcer la fiabilité et la validité de leur étude.
Ainsi, avec cette étude de cas sur le campus numérique Canege, nous avons été rasséréné sur
les questions méthodologiques. Elle nous a permis d’envisager cet aspect de la recherche, non
plus comme une contrainte formelle, mais beaucoup plus comme une opportunité pour
générer des connaissances différentes et fiables, des connaissances plus proches du
positionnement épistémologique que nous affectionnons : le cadran du relativisme non

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1.3.Quelles méthodes ?... ou notre positionnement méthodologique
essentialiste (cf. Figure 1) avec deux paradigmes principaux le constructivisme ingénierique
et le postmodernisme. De plus, ces expériences méthodologiques plus maîtrisées nous
permettent d'aborder un dernier point concernant la méthode de recherche, qui devrait nous
permettre de faire un « retour aux sources » sur la recherche-action et surtout qui devrait être
très structurant et aidant dans la perspective de nos futurs travaux dans le programme TCS
(Tarification au cycle de soin).
1.3.3. Une perspective naturelle : la recherche-intervention
Ce paragraphe sur le positionnement méthodologique de nos travaux a véritablement pour
objectif ce dernier point, à propos de la recherche-intervention qui constituerait pour Albert
David (2000, p. 193) un cadre général dans lequel les pratiques de recherche en sciences de
gestion pourraient s’inscrire. Dans notre cas, il constitue un résultat : une proposition
méthodologique originale d’intervention dans le domaine de la santé. En effet, cette méthode
de recherche est décrite pour permettre, d’une part, d’animer les chantiers réticulaires de
soutien à l’innovation programmés et décrits dans le programme de recherche TCS (en détail
dans le chapitre 2.3.) et d’autre part pour préserver les conditions de développement des
dynamiques institutionnelles identifiées dans le cadre « Analyse et Développement
Institutionnels » (ADI) d’Elinor Ostrom (plus particulièrement dans la section 2.3.2.). Nous
proposons d'aborder chacun de ces deux points successivement.
1.3.3.1. La recherche-action au sein du programme TCS
Nous commençons par expliquer comment la méthode de la recherche-intervention a été
retenue pour mettre en œuvre le projet de recherche TCS, avant de voir comment la démarche
devrait être organisée concrètement entre les différents chantiers réticulaires. Bien
évidemment, nous jalonnerons notre propos de points de repère plus théoriques pour
approfondir et renforcer notre positionnement initial. Si nous nous inspirons au départ de la
démarche de l’action research (recherche-action) développée initialement en psychologie
sociale afin de savoir et de comprendre le fonctionnement du système étudié, nous entendons
assumer une position plus interventionniste pouvant conduire à la construction d’artefact ou
d’acteurs nouveaux, et par voie de conséquence, de connaissances nouvelles (David A., 2000,
p. 194-195 et p. 201).
Les travaux de Carlisle F. Runge (1981) font apparaître la régulation endogène, c’est-à-dire
propre à la situation d’action comme une solution de premier ordre. Cela nous conduit à
privilégier des dispositifs de terrain permettant aux acteurs du soin de s’organiser entre eux.
Cette option décentralisée ouvre la voie à des méthodes inductives, où les dispositifs de
recherche mis en œuvre devront permettre de conférer une certaine confiance aux
établissements et aux acteurs. Ainsi le programme TCS souhaite mettre en œuvre une
méthodologie générale de recherche-action, menée en étroite relation avec toutes les
professions du secteur de la santé, qui permet d’avancer sur la voie de la co-construction
(Angelé-Halgand N. et Garrot T., 2013 b). Nous pouvons nous rattacher assez naturellement à
l’article de Jacques Girin (1990, p. 142) consacré à des études faites sur les pratiques « en
situation naturelle », situations par nature ouvertes, car influencées par le processus de
recherche, et pour lequel il proposait déjà, à l’époque, un dispositif de recherche adapté. En
2008, Philippe Lorino (p. 164-165) nous mettait en garde sur la difficulté de capter les
pratiques sans une présence prolongée dans l'entreprise avec une grande implication du
chercheur au sein de l'organisation afin d'identifier les différentes dynamiques à l'œuvre sur le
terrain. A propos des pratiques de contrôle, telles que nous les avons précédemment définies,
il attirait l'attention de son lecteur sur le fait de ne pas s'arrêter aux seuls outils de contrôle,
mais de bien intégrer toutes les pratiques incluant des « traces » de contrôle. En revenant aux

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1.3.Quelles méthodes ?... ou notre positionnement méthodologique
travaux de Florence Allard-Poesi et Garance Maréchal (2014, p. 65), « le choix d'une
démarche de recherche-action implique nécessairement d’ancrer l'objet de recherche dans
un problème concret ». Elles poursuivent en précisant (Ibid, p. 66) : « l'objet procède alors
d ' u n e construction avec les acteurs de terrain. L'articulation préoccupations
théoriques/pratiques pose cependant de nombreux problèmes qui peuvent être difficile à
surmonter (…) ». Isabelle Royer et Philippe Zarlowski (2014, p. 177) dans leur tableau dresse
un portrait type : l’objectif poursuivi est de transformer la réalité et de produire des
connaissances à partir de cette transformation. La conception et la définition de l'intervention
se fait généralement avec le(s) commanditaire(s), il y a un processus programmé de collecte
de données sur le changement et sur son contexte qui inclut l'intervention du chercheur. Les
méthodes à utiliser restent très variées : entretien, source documentaire, observation,
questionnaire, présence prolongée sur le terrain et les données sont principalement analysées
qualitativement, parfois complétées par des analyses quantitatives. Mais voyons maintenant
comment le programme TCS devrait être déployé.
La méthodologie devra associer l’ensemble des parties prenantes, tant du côté des
professionnels de santé (médecins libéraux, médecins salariés et les autres professionnels de
la santé), des établissements (hôpitaux, cliniques, les autres acteurs du maillage territorial)
que des régulateurs (aux niveaux central et régional) et des patients. L’objectif est de faire
adhérer chaque partie prenante au cycle développé grâce à un processus de co-construction.
L’innovation devrait émerger et se diffuser de la façon suivante. Elle commencerait par un
prototypage du cycle et de son schéma incitatif. Une expérimentation à petite échelle avec 2-3
régions serait faîte du pilote obtenu et serait suivie d’une expérimentation à grande échelle du
« pack » du cycle correspondant. Chaque phase devrait être validée par un comité d’experts.
L’organisation construite pour mettre en œuvre la réforme mobiliserait : des médecins formés
à la gestion reconnus comme hybridés au sens de Lisa Kurunmäki (2004) qui piloteraient les
chantiers d’expérimentation des prototypes de cycles de soins. Des cellules locales médicales
et paramédicales et des équipes mobiles d’expérimentation garantiraient la faisabilité
économique des travaux des cellules locales. Elles comprendraient notamment des chercheurs
en économie et management de la santé, des directeurs de soins, des directeurs d’hôpitaux et
des personnels de fonction support. La structuration respecterait les grandes dimensions du
projet, dont une dédiée aux systèmes d’information. Un co-pilotage associant le politique (au
sens du régulateur) à la recherche expérimentale et aux comités d’experts validant pas à pas
les travaux, garantirait ainsi la faisabilité globale. Il permettrait la formation d’un comité de
« démocratie sociale » consultatif, associant l’ensemble des parties prenantes : associations
d’usagers, fédérations, syndicats, et membres de la MECSS (Mission d’Evaluation et de
Contrôle des lois de financement de la Sécurité Sociale) (Angelé-Halgand N. et Garrot T.,
2013 b, p. 15).
Par rapport à ces situations de recherche fortement intriquées dans le terrain, l'article de
Jacques Girin (1990, p. 166-167) nous fournit des éléments pour conforter la démarche en
formalisant plusieurs éléments. Dès le départ, les éléments de l'interaction devraient définir
les résultats attendus avec les parties prenantes, et devraient aussi bien anticiper les autres
interactions avec les différents niveaux de prise de décision. Le rôle des comités d'experts et
des comités de validation devraient être clairement posés et le projet devrait se doter d'un
dispositif de captation des interactions1 qui facilitent la lisibilité et l'analyse de ces

1Il pourrait s’agir, un peu come cela est maintenant développé dans les systèmes Customer Relationship
Management, d’élaborer une base de données capable d’enregistrer la façon dont les interactions avec les acteurs
se sont déroulées.

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1.3.Quelles méthodes ?... ou notre positionnement méthodologique
interactions. Elles constituent un aspect fondamental dans la diffusion des innovations. Enfin,
il s’agirait bien identifier et structurer la logique de connaissances qui permettra aux
chercheurs de valoriser scientifiquement leur implication sociale et politique. Il nous semble
que la formalisation d'une instance de contrôle (ibid. p. 170) ou même de plusieurs devrait
stimuler la production scientifique des chantiers réticulaires de soutien à l'innovation. Ces
instances pourraient être parfois disciplinaires (en Médecine, en Sciences de Gestion ou en
Sciences Politiques) pour éviter d’isoler le projet dans une démarche spécifique et contingente
préservant ainsi sa capacité productive de connaissances scientifiques. Elles pourraient aussi
être pluri-disciplinaires pour faciliter l’émergence de problématiques, de paradigmes et de
connaissances nouvelles et originales.
Il nous semble aussi que nous pourrions bénéficier tant d'un point de vue méthodologique que
d'un point de vue épistémologique de l'approche de Julia Balogun et al. (2003, p. 203 et
suivantes) sur la collecte de données. Ils préconisent trois méthodes de collecte de données
encourageant les praticiens à adopter une attitude réflexive sur leurs pratiques, soit en
s’approchant du contexte de la pratique où l’on collecte les données, soit en développant des
méthodes d’interrogation collectives des pratiques. Ils suggèrent la discussion interactive pour
tout type de groupe, les auto-rapports plus ou moins formalisés qui favorisent la collecte de
données en continue sans requérir la présence du chercheur. Enfin lorsque la recherche
implique directement le praticien, elle permet à ce dernier de saisir son propre regard et de
l’amener à un questionnement réflexif sur sa pratique. Plusieurs intérêts sont associés à ces
méthodes de collecte des informations dans le cadre d'une recherche-intervention. Elles
donnent accès à des données larges et précises, y compris pour des études longitudinales, ce
qui favorise les comparaisons inter-sites. Elles impliquent fortement, elles engagent les
praticiens dans le processus de recherche, y compris sur des longues périodes. Enfin, elles
facilitent la collecte et l'organisation des données en mobilisant moins le temps de présence du
chercheur sur le terrain (Vandangeon-Derumez I. et Garreau L., 2014, p. 395-396).
1.3.3.2. Eléments à préserver pour les situations d'action
Comme nous avons pu le voir, le programme de recherche TCS s'intéresse aux situations
d'actions décrites par Elinor Ostrom et sur les conditions identifiées pour permettre à des
institutions non seulement de se créer, d'être pérennes, mais aussi d'assurer la gestion d'une
ressource rare (bien commun) en permettant à chacun des partenaires d’en vivre tout en la
préservant. Il nous paraît tout à fait indispensable de bien comprendre comment fonctionnent
ces situations d'action, qui pourraient être comparées à des chantiers réticulaires de soutien à
l'innovation, afin d'adapter notre méthodologie de recherche-intervention aux connaissances
existantes. Cette approche par les biens communs promeut une démarche émergente, bâtie sur
l’expérience des acteurs de terrain. La surveillance de la ressource commune, le
comportement des acteurs, la question des incitations graduelles, et des sanctions en cas de
transgressions des appropriateurs constituent un ensemble de phénomènes dont il faudra
permettre l’émergence et la protection. Bien évidemment, les mécanismes de résolution de
conflits devront être anticipés en offrant des lieux propices à la résolution des différends dans
l’utilisation et la préservation de la ressource. Le modèle, présenté par Elinor Ostrom, aborde
aussi la reconnaissance à un droit d'organisation des acteurs questionnant directement le rôle
des autorités de régulation. En matière de santé, cela nous amènerait à réfléchir avec ces
autorités sur les moyens qu’elles pourraient mettre en œuvre pour encourager les initiatives
locales tout en les encadrant (Angelé-Halgand N. et Garrot T., 2013 a, p. 8). Nous avons
identifié des éléments à préserver pour permettre l’implication individuelle et des aspects à
protéger pour permettre l’épanouissement d’une dynamique collective.

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1.3.Quelles méthodes ?... ou notre positionnement méthodologique
Dans l’implication individuelle, chaque acteur devrait être capable de se forger une
représentation des bénéfices et des coûts induits par la situation dans laquelle il se trouve.
D’après les travaux d’Elinor Ostrom, il devrait connaître non seulement les normes internes
du système mais aussi être capable de pratiquer une actualisation des bénéfices futurs en
fonction de son attente de sécurité.
Les observations montrent que généralement le taux d’actualisation des bénéfices promis
augmente avec l’insécurité. Toutefois, un individu saurait faire un choix assez simple quand
des règles institutionnelles évoluent : soit œuvrer pour le maintien des règles (le statu quo),
soit participer au changement réglementaire en adoptant de nouvelles stratégies. Son choix
serait limité car la décision finale serait prise collectivement. Au minimum, il ne pourrait pas
être seul à définir les nouvelles conditions d’exploitation de la ressource commune. Elinor
Ostrom note que l’approche des changements institutionnels est radicalement différente de
l’optimisation néo-classique : « Au lieu de considérer les décisions relatives aux changements
de règles comme des processus de calcul mécaniques, une meilleure position théorique
consiste à voir les choix institutionnels comme des processus de réalisation de jugements
informés sur des coûts et des bénéfices incertains. » (Ostrom E., 2010, p. 246)
Ainsi, en cas de signes certains de raréfaction, voire de disparition de la ressource rare et de
prise de conscience des acteurs, nous pourrions constater que les processus d’évolution
institutionnels correspondent plus aux travaux de la psychologie sociale qu’au calcul
d’optimisation. D’ailleurs, la psychologie montre une sensibilité plus grande des individus au
risque de pertes potentielles qu’aux bénéfices futurs escomptés. Elle nous apprend aussi que
pour accepter des restrictions de prélèvement, comme nouvelle règle, les acteurs doivent être
intimement convaincus des risques encourus.
Par ailleurs, un autre aspect particulièrement important concerne l’autonomie des acteurs.
L’état ou les autorités locales peuvent avoir un rôle positif à plusieurs niveaux, mais pas
forcément interventionniste. Leur rôle peut être de garantir une autonomie locale importante
pour les acteurs en ne faisant pas augmenter les coûts de transformation des règles. Ils
peuvent aussi participer utilement à l’apport d’information sur les coûts et les bénéfices
actuels et futurs, mieux encore, ils peuvent favoriser l’émergence d’instances d’application
des règles, et offrir aussi des lieux et des temps permettant l’élaboration des choix
institutionnels et la résolution des conflits (Ostrom 2010, p. 251). Quand le pouvoir politique
ou l’autorité institutionnelle respecte l’autonomie des acteurs en limitant l’impact des
variables externes négatives, facilitant l’avènement de solutions de préservation et de gestion
durable de la ressource rare, il favorise l’implication individuelle et la dynamique collective
(Angelé-Halgand N. et Garrot T., 2013 a, p. 12).
Dans la dynamique collective, pour qu’un avenir commun puisse être envisagé et voir les
acteurs s’y engager, la communication a un rôle de premier plan. Elle aide à l’apparition de
normes communes indispensables pour entrer dans une dynamique de gestion durable de la
ressource. Les acteurs d’une situation d’action doivent se connaître, se reconnaître et convenir
du rôle de chacun. Pour cela, ils ont besoin de la présentation de chacun, de moyens de
communication, de compréhension des contraintes des uns, et d’un accord sur le fait qu’ils ont
un avenir commun. Il apparaît donc nécessaire d’avoir des moyens physiques de
communication (groupes de pairs, associations…) ou des moyens virtuels, comme les réseaux
sociaux ou les plateformes de services offrant les moyens d’une communication efficace aux
acteurs. La communication pourrait être prolongée avec des applications plus élaborées
permettant de formuler des points de vue, d’élaborer des consensus, de partager des normes
sociales ou encore de formaliser aussi par ces moyens virtuels des objectifs communément
acceptés. Nous pourrions alors observer les phénomènes décrits par James Samuel Coleman
(1990) d’après Elinor Ostrom (2010, p. 244) où les individus transgressant les règles admises

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1.3.Quelles méthodes ?... ou notre positionnement méthodologique
seraient soumis à des coûts, tant sociaux et externes, que psychiques et internes. Dans le cas
du financement de la santé, qui nous intéresse au premier chef, l’évaluation des bénéfices ne
devrait pas être problématique car ceux-ci sont de nature strictement monétaire excluant les
risques de fluctuations des marchés. Toutefois, les acteurs devront assumer une double
injonction : le maintien de la qualité de la santé, voire son amélioration d’une part, et la
réduction des ressources financières globales, d’autre part. Nous pouvons imaginer, dans ces
conditions, que leurs premiers efforts portent sur la réduction des coûts de transaction entre
acteurs, afin de préserver au maximum leur enveloppe budgétaire pour l’amélioration de la
qualité, la sécurité, les délais et l’accessibilité pour la population dont ils auront la charge
(Angelé-Halgand N. et Garrot T., 2013 a, p. 13-14).
Plusieurs pistes nous paraissent prometteuses pour approfondir et affiner nos méthodes
d’intervention sur ces systèmes à la fois complexes, à très fort potentiel d’innovation et aussi
particulièrement fragiles. Nous avons identifié trois orientations particulièrement
intéressantes. La première consisterait à tirer partie, et peut être à copier, l’expérience
originale menée à l’occasion du colloque de Cerisy (Lorino P. et Teulier R., 2005, p. 13) où
toutes les disciplines concernées par les questions de connaissance et d’organisation à travers
l’activité, ont mis en œuvre une démarche véritablement interdisciplinaire pour générer des
recherches conjointes. Il semble que nos objets de recherche soient proches et que nous
puissions bénéficier de ces premiers pas (cf. notamment la section 2.3.3.).
La deuxième nous est suggérée à travers un article de Vassili Joannides et Nicolas Berland
dans Comptabilité, Contrôle, Audit (2008). Il s’agirait d’explorer la capacité de la théorie
enracinée (grounded theory) à produire des connaissances sur les premières expérimentations
de terrain. Il faudrait qu’elle puisse être rapidement remobilisées, afin d’affermir dès le départ
la démarche TCS et d’être capable de montrer l’évolution croissante de l’efficacité de la
méthode avec l’expérience. Cela donnerait à la démarche TCS plus de chances de succès.
Enfin, la troisième concerne la théorie des réseaux d’acteurs (Actor-Network Theory)
notamment pour mieux appréhender les jeux d’acteurs, les articulations entre chercheurs, la
dynamique à entretenir entre les outils, les communications formelles, les individus et enfin
comment assurer une bonne articulation entre idées innovantes/méthodes/pratiques (Joannides
V. et Berland N., 2013). Tous ces aspects nous paraissent fondamentaux, ils constituent de
véritables perspectives de recherche en matière de méthodologie.
Même s'il n'est pas aisé, loin des situations d'actions concrètes, de bien envisager la façon de
faciliter l'émergence de solutions co-construites respectueuses des situations de chacun et
assurant la préservation de la ressource rare, nous avons ici tout un ensemble d'éléments nous
permettant d'anticiper, autant que faire se peut, les risques d'une recherche trop
interventionniste. Il paraît aussi indispensable comme le suggère Dominique Bessire (2002,
p. 7) de bien identifier le sens qui sous-tend les actions et les représentations qui soutiennent
notre recherche. Il nous paraît tout à fait indispensable d'identifier le « schéma qui façonne
notre expérience du monde, nous permet à la fois d'en identifier et d'en interpréter des
éléments pertinents et agit comme un ensemble d'hypothèses fondamentales (quoique souvent
implicites) sur le pourquoi et le comment des choses et des comportements humains. » Nous
nous proposons dans la deuxième partie de mieux définir le sens qui nous meut et d'expliciter
le projet de recherche que nous poursuivons, nos valeurs et nos résultats. Nous tenterons de
répondre ainsi à la quatrième dimension du positionnement épistémologique général
préconisé par Florence Allard-Poesi et Véronique Perret (2014, p.14), les valeurs défendues
dans nos recherches et donc notre positionnement axiologique.

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2.Projet de recherche, valeurs défendues et résultats

2. Projet de recherche, valeurs défendues et résultats


Après avoir aborder dans une première partie le positionnement de nos travaux de recherche
par rapport à la réalité et au terrain de recherche (ontologie), par rapport aux connaissances à
produire (épistémologie) et enfin par rapport aux méthodes utilisées (méthodologie), nous
souhaitons maintenant présenter nos travaux plus par rapport au fond : la présentation des
apports de notre parcours de chercheur. Etant donné que nous avons clairement annoncé un
positionnement de type relativiste non-essentialiste, attaché principalement à des paradigmes
épistémologiques relevant du constructivisme ingénierique ou du postmodernisme, et tourné
vers des méthodes de type étude de cas, enquête ethnologique et recherche intervention,
l’honnêteté nous semble exiger de présenter les valeurs que nous défendons dans nos travaux,
c’est-à-dire notre positionnement axiologique. Pour mémoire, nous considérons la réalité
comme une chose « non essentialiste », c’est-à-dire propre, particulière aux sujets qui la
vivent. Nous ne ressentons pas le besoin de révéler LA réalité qui s’imposerait à tous comme
une loi générale. Cette réalité là n’existe pas, la réalité n’est accessible qu’à travers la
perception des sujets impliqués dans les phénomènes que nous étudions. Du point de vue de la
vérité, elle nous semble relative, c’est-à-dire qu’elle va se créer en adéquation avec les
situations dans lesquelles elle apparaît et elle n’est pas générale ni immuable. Enfin, pour les
méthodes, nous assumons une très grande proximité avec le terrain allant jusqu’à co-
construire les objets de recherche, les analyses ou encore les résultats en partageant notre rôle
de sujet avec les personnes impliquées en tant que praticiens dans nos recherches. Nous
souhaitons mener une recherche « utile » dans le sens où elle serait socialement impliquée
avec les acteurs et dans la société.
Si les recherches en sciences de gestion ont la particularité de s’intéresser aux rapports
humains dans les organisations et à la capacité d’action des uns et autres dans leur
environnement, il se trouve que nous avons porté un projet de recherche que nous pourrions
formuler ainsi : le pilotage des actions collectives complexes. Si ce résumé peut paraître
plutôt simple, il est loin d’être simpliste, car chacun des mots est lourd de sens à la fois
individuellement et dans ses relations avec les autres. Nous allons dans cette partie tenter
d’élucider ce projet de recherche. Mais pour paraître un peu moins ésotérique, plus
pragmatique et en lien avec le corpus des recherches en contrôle de gestion, nous pourrions
faire remarquer que tous nos travaux portent sur le secteur des services. En particulier, les
services publics avec l’hôpital, l’enseignement supérieur, et plus récemment le secteur
sanitaire et social, occupent la quasi-totalité de nos contributions. Nous nous inscrivons donc
dans le courant des recherches sur « le contrôle de gestion dans les services » moins dans
l’axe portant sur les difficultés techniques d’évaluation des performances que dans celui
portant sur l’imagination, pas toujours facile, d’outils pertinents pour ces activités et sur les
problèmes que cela génère (Berland N. et Gervais M., 2008, p. 139-141).
Il nous paraît tout à fait nécessaire maintenant de bien définir ce que nous cherchons. Si nous
avons toujours voulu donner une place prépondérante, pour ne pas dire primordiale, à la
pratique, dans sa dimension la plus noble, nous l'avons progressivement replacée dans le
projet de recherche plus large de « l'action collective » (chapitre 2.1.). Or, si elle est bien au
cœur de nos travaux, à travers les organisations réticulaires notamment, l’action collective est
aussi abordée dans sa dimension de pilotage (chapitre 2.2.). C'est cette dimension de pilotage
qui nous oblige, en tous les cas en tant que chercheur à envisager ce phénomène, dans ces
élargissements. De fait, les cadres naturels du contrôle, certainement, vont être dépassés et
vont nous faire visiter les frontières du management. Le rapprochement de l’action collective,
du pilotage, en englobant le contexte, et en évitant de promouvoir des solutions simplistes
quand les difficultés ne le sont pas, nous amène finalement à introduire la complexité

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2.Projet de recherche, valeurs défendues et résultats
(chapitre 2.3.). Cette partie est consacrée à la fois à l’explication de notre projet de recherche
illustré par nos valeurs (dimension axiologique), nos résultats et à leurs prolongements qui
vont nous amener jusqu’aux savoirs pour l’action collective complexe.

2.1.De la pratique à l'action collective


Si la pratique a été le point de départ de nos recherches et a occupé plusieurs de nos travaux
au plus près des acteurs, elle n'a cependant pas été abordée dans une dimension exclusivement
individuelle et psychologique, ni dans une dimension de « savoir d’action » (Avenier M.-J. et
Schmitt C., 2007, p. 18). Nos travaux s'intéressent, certes, à ce que font les individus
personnellement, quelles sont les actions qu’ils mettent en œuvre pour « construire » leur
« souci de soi » (que faire de mon existence ?, voir la section 1.1.2. à ce propos). Plus
largement, nous sommes focalisés sur le comment ils agissent « avec » les autres, comment ils
agissent « pour » les autres et pour eux-mêmes, comment ils agissent dans une perspective
d'action collective, de projets communs, d’objectifs stratégiques ou organisationnels reconnus
et acceptés. Nos travaux portent sur les raisons qui déclenchent l’action, sur la façon dont elle
se réalise et sur les conséquences qu'elles ont sur l’intérêt commun et sur les équilibres
collectifs. Ainsi, les interactions, les impacts, les conséquences engendrées par une action
individuelle nous intéressent parce qu'ils participent à un ensemble plus large au sein d'une
action collective. En effet, nos travaux portent sur le pourquoi et le comment nous nous
organisons pour réaliser ensemble des actions.
Nous nous proposons, ici, de présenter les travaux que nous avons menés, les objets de
recherche associés, et les questions que nous avons abordées entre pratique et action
collective. Cela va nous amener dans un premier temps à regarder les rapports entre individu
et collectif, et en particulier le passage des pratiques individuelles à une action collective,
pour, dans un deuxième temps, étudier les actions collectives à travers des aspects
organisationnels, en particulier le processus ; et dans un troisième temps, aborder ces actions
dans leurs aspects inter-organisationnels au moyen des structures en réseau.
2.1.1. Pratique individuelle et action collective
La première idée que nous voulons défendre ici est l'articulation, qui se trouve au cœur des
sciences de gestion, entre la pratique d'un individu, de plusieurs individualités, qui devient
une action collective. Comme Armand Hatchuel (2007, p. 59) nous le rappelle, l'étymologie
du mot « gestion », attaché à l'idée de notre « gestation » initiale, notre naissance, signifie
« porter, prendre en charge ». Il y a donc, dès l'origine de la discipline des sciences de gestion,
une action, celle de « porter » ou encore d’« assumer la charge ». Un individu accepte d'agir
pour se charger de quelque chose, de quelqu'un. Cet aspect, nous l'avons rencontré dans un
article publié dans le Journal des économistes et des études humaines en 2012 à propos des
rapports entre la religion et le management. Toute religion comporte, c'est une des
caractéristiques fondamentales des religions, une Loi qui vient fixer la limite à la liberté de
chacun : l’Autre. Du coup, la Loi est naturellement relative. Elle apparaît comme un dialogue
entre deux protagonistes « moi » et l'« Autre ». Nous avancions dans cet article l’intérêt de se
focaliser, non pas sur les règles elles-mêmes mais, sur les modes d'élaboration des règles
censés légitimer les processus légaux et leur articulation. Trois critères fondamentaux sont
présentés : « le rapport qu’ils établissent avec l’Autre ; la qualité de l’échange langagier
mise en œuvre pour les établir ; la sincérité du travail toujours remis sur le métier pour y
parvenir » (Collange J.-F., 2006, p. 844). Nous voyons là que la légitimité de la règle naît de
la qualité des échanges interpersonnels pour l’élaborer.

Page 45
2.1.De la pratique à l'action collective
Se pose alors assez naturellement la question du « sens », que veut-on faire personnellement ?
Avec l’« Autre »? Sans l’« Autre » ? L'idée de Loi nous montre que la nature et notre liberté
nous amène à la conscience de l'Autre, et l’idée de « gestion » développée un petit peu plus
loin par Armand Hatchuel (p. 59) devient : « une action dotée de « sens » pour soi est
soumise aussi à l'interrogation d'autrui ». Les sciences de gestion s'intéresseraient donc à une
action à laquelle nous donnons individuellement, personnellement, intrinsèquement un « sens
» mais ce sens est naturellement reçu, interrogé, et remis en question par l'« Autre ». Du coup,
Armand Hatchuel nous appelle à observer, à retracer, dit-il « le mode de construction de la
notion d'« actions » ou de ses équivalents dans l'histoire des civilisations » un peu comme
Jean-François Collange, (2006) nous appelle à regarder la loi plus à travers son processus de
création, qu'à travers l'essence objective de la règle. Il y a ici comme une discussion, un
dialogue, entre « action » et « sens », à la fois pour soi-même et dans les rapports avec les
autres. Ce processus dialogique nous semble avoir une scène, un théâtre, à travers le concept
de « situation de gestion » développé par Jacques Girin (1990, p. 142). Elle se présente quand
des participants sont réunis pour accomplir en temps limité une action à plusieurs, conduisant
à un résultat et soumis à un jugement externe. Ces situations sont mises en dynamique par les
actions des participants qui peuvent être très variées, comme des tâches matérielles, des
analyses de problème, de la concertation, des négociations etc. Une action n’est finalement ni
plus ni moins qu'un accomplissement, une réalisation de toute nature qui a une durée limitée
dans le temps. Pour Jacques Girin (1990, p. 149) l'action n’est pas si facile à observer car
« pour décider de ses frontières : il faut aussi une perspective d'analyse pour décider si telle
ou telle action est isolable en elle-même, ou si elle n'est que partie d'une action plus large. »
Il est ici intéressant de constater que l'observateur, nous pourrions dire le chercheur, doit
adopter un mode d'analyse, oserions nous dire un cadre d'analyse, pour être capable
d'appréhender et de représenter les actions.
Nous avons adopté ce positionnement dans notre travail doctoral, un peu comme Monsieur
Jourdain faisait de la prose, quand sur des situations de gestion propres à des hôpitaux nous
avons pu dégager, en 1995, les responsabilités des médecins vis-à-vis des patients à travers la
relation médecin/patient et médecin/corps médical. Le médecin compose, d'après ce qu’il
perçoit des besoins de son patient, une prestation globale de soins réels nécessaires pour
prendre en charge globalement son patient. Parallèlement, il est en dialogue avec des
responsables des activités supports, qui tiennent un rôle de fournisseur vis-à-vis de lui. Ils
apportent au médecin des prestations partielles (hospitalisation, actes de diagnostic, actes
thérapeutiques…) au bénéfice de son patient. Ce responsable d’activité de support engage sa
responsabilité dans la qualité technique des prestations fournies et aussi dans l’équilibre
financier, si ce n’est la performance financière de l’activité dont il a la charge. Nous
retrouvons donc trois types de responsabilité du médecin et du corps médical vis-à-vis du
patient : médicale, technique et gestionnaire. Médicale, car le médecin prescrit les actes de
soins en rapport avec l’état de santé de son patient ; technique, car chacune des actions, aussi
bien du médecin que du corps médical, doit répondre à un ensemble de normes de qualité ;
gestionnaire car dans une approche de « gestion intégrée » la dimension efficience doit être
assumé (Garrot T., 1995 b, p. 251).
Nous constatons, avec l'analyse de cette première situation de gestion, que l'action des acteurs
ne peut pas demeurer très longtemps « individuelle », d'autant que, dans l'action de soins
l'« Autre », le patient, est au cœur de l'action du professionnel et que cette action peut
difficilement rester isolée. C'est d'ailleurs, ce que Jacques Girin apporte aussi pour décrire la
dynamique de l'action dans les situations de gestion à travers l'idée d'un « langage à moyenne
portée » (1990, p. 155). Il doit avoir, selon lui, deux principales qualités : savoir intégrer les
fins variées et individuelles poursuivies par les participants et savoir intégrer la dimension

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2.1.De la pratique à l'action collective
collective de l'action, au-delà des pratiques individuelles. Il s’agirait un peu d’un système où
la situation de gestion formerait un ensemble cohérent. Nous avons abordé ces questions-là,
dans un chapitre d'ouvrage collectif consacré aux phénomènes d’intermédiation dans le
domaine de la santé. Avec Deborah A. Savage (2004), nous constatons que les professionnels
de santé sont appelés à travailler différemment et à acquérir de nouvelles compétences pour
devenir des soignants réticulés (cf. 2.1.3. pour approfondir). Nous mettons aussi en avant
deux résultats de Jody Hoffer Gittell (2002) particulièrement pertinents dans le cas du
système de santé français. Le premier affirme que les routines ne remplacent pas l’ajustement
mutuel, mais elles le favorisent. Les opposants à toute forme de standardisation sont remis en
question dans leurs résistances. Le second résultat est l’impact positif des trois mécanismes
formels de coordination sur la performance via l’ajustement mutuel, à savoir les routines
(chemins cliniques à l’hôpital), les agents de liaison inter-fonctions (les gestionnaires de cas,
case manager), et les réunions d’équipes. L’auteure accorde un statut différent à l’ajustement
mutuel (ou coordination relationnelle) qu’elle place au centre de la coordination et qui se
différencie des précédents mécanismes par son caractère spontané (Angelé-Halgand N. et
Garrot T., 2015 a, p. 201 et 220). Nous voyons, à travers ces applications à la santé, qu'il est
indispensable d’avoir des idées énoncées, des moyens élaborés, des outils construits de
communication partagée pour que la pratique individuelle devienne action collective
signifiante.
Cela nous amène assez naturellement à formuler une première valeur régulièrement défendue
dans nos travaux, permettant notre positionnement axiologique : agir de manière collective est
plus efficace. Toutefois, nous avons dû admettre que cet agir collectif devait être formalisé,
outillé ou encore instrumenté.
Nous avons notamment exploré cela en essayant de comprendre si le renoncement à la prise
de décision individuelle au profit de décisions collectives relevait d’une dynamique
occasionnelle, d’une conception philosophique ou d’une « expérience » au sens religieux. Il
nous est apparu aussi important d’essayer de comprendre si la volonté de s’impliquer dans un
projet commun découlait d’une « révélation », liée à un fait historique, c’est-à-dire à
« l’ expérience » au sens religieux du terme (que nous écrirons avec une majuscule). La Voie
peut-elle fournir une grille de lecture pertinente pour expliquer la recherche d’une communion
avec son environnement et les parties prenantes impliquées, en voyant l’autre comme « acteur
associé au projet collectif ». L’Expérience permettrait-elle de mieux comprendre les
moments-clés présidant à la constitution des actions communes ? En quoi des dirigeants
apprennent, pas à pas de l’autre, améliorent leur capacité à surmonter leurs propres faiblesses
pour avancer et progresser dans le collectif. Ceci renvoie à des interrogations directes sur
l’impact de l’apprentissage des règles communes pour l’efficacité des actions collectives, tant
au niveau individuel que collectif. Un lien se constitue de fait entre l’individuel et l’action
collective. Ainsi, l’Expérience, l’apprentissage des règles, la Voie doivent-elle rester
seulement au niveau des dirigeants ou être diffusées à l’ensemble des salariés des membres de
la structure en réseau ? Ces réflexions sur l’articulation entre pratique individuelle et action
collective se prolongent sur le terrain des réseaux d’entreprises. Nous avons montré que la
Loi, telle qu’envisagée dans le fait religieux, apportait des aspects non explicitement
développés dans la littérature managériale, notamment sur l’apprentissage individuel de la
communauté c’est-à-dire les règles de vie enseignées et transmises aux membres et aux
salariés des entreprises réticulées. L’ambivalence entre, d’une part, des préceptes que
l’individu accepterait librement et, d’autre part, l’institutionnalisation des règles conduisant à
l’exercice du rituel et du Sacré, paraît particulièrement intéressante à étudier dans la
dimension individuelle des pratiques collectives. L’articulation entre le libre arbitre de chaque
individu, et la nécessité de formuler, d’institutionnaliser, des moyens à l’action collective (par

Page 47
2.1.De la pratique à l'action collective
la voie, la loi ou encore la communauté) est particulièrement intéressant s’il est envisagé
comme un processus dynamique. Ainsi, la « Loi » peut être envisagée comme une nécessité
pour fonctionner ensemble mais elle ne serait jamais définitive et immuable, toujours
contextualisée, librement consentie et à adapter. L’articulation entre les deux niveaux
démultiplie le nombre de thématiques de recherche à aborder à partir du questionnement
générique suivant : l’existence d’une loi et d’une communauté perçue, acceptée, vécue
comme telle au sein d’une structure en réseau lui donne-t-elle des atouts supplémentaires en
termes d’avantage concurrentiel ?
Ce travail nous a permis de dégager quatre questions dans cet article sur le positionnement de
l’individu par rapport à une action collective qui constituent autant de questions de recherche
dans le champ des structures en réseaux. Tout d’abord, deux questions sur les rapports de
l’individu à l’autre :
• En quoi le sentiment de partager à titre personnel une vision commune (Voie)
améliore-t-il le climat des relations interpersonnelles ?
• En quoi le sentiment individuel d’appartenance à une Communauté améliore-t-il le
climat des relations interpersonnelles ?
Puis deux questions qui replacent l’individu et ses pratiques individuelles dans l’action
collective en réseau à laquelle il participe.
• En quoi le sentiment d’appartenance de chaque individu à une Communauté
améliore-t-il le fonctionnement de la structure en réseau ?
• En quoi le sentiment personnel de partager une vision commune (Voie) améliore-t-
il le fonctionnement de la structure en réseau ? (Fulconis F. et al., 2012 b, p. 16-
17).
Ce travail a été poursuivi par la participation à un chapitre d’ouvrage commun dans
Management et religions intitulé « Mieux manager les entreprises en réseau : un décryptage à
partir d’invariants religieux » que nous développerons plus en détail ultérieurement, mais qui
comportait deux questions complémentaires à cette articulation entre la pratique individuelle
et l’action collective, en faisant référence à l’expérience du partenariat, du collectif, au niveau
individuel, d’abord dans ses relations à l’autre et ensuite dans ses relations à l’action
collective :
• En quoi l’expérience antérieure d’un partenariat vécue personnellement améliore-
elle le climat des relations interpersonnelles ?
• En quoi l’expérience antérieure d’un partenariat vécue personnellement améliore-t-
elle le fonctionnement actuel de la structure en réseau ? (Fulconis F et al., 2012 a,
p. 11 et 13).
Sur le champ particulier des « structures en réseau », nous avons enrichi le concept au moyen
du « phénomène religieux » par l’étude des rapports entre les pratiques individuelles, leur
rencontre de l'autre et finalement leur participation à une action collective.
Pour approfondir ces aspects, nous pensons qu’il existe un prolongement naturel de nos
premiers travaux dans le colloque de Cerisy, où Yves Clot (2005, p. 187) défend l’idée du
« genre social du métier, genre professionnel » soit l’ensemble des obligations qu’accepte
celui qui travaille pour arriver à travailler au-delà de toutes les contraintes qui s’opposent à
lui. Les genres constituent, selon Yves Clot, les ressources qui maintiennent le pouvoir d’agir
devant l’inattendu, évitent la perte d’efficacité personnelle et donc collective.
Nous sentons, à la fois à travers les invariants religieux de Loi, de la Communauté et de

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2.1.De la pratique à l'action collective
l’Expérience, du genre social du métier et du genre professionnel qu'il y a un aspect de
« projectivité » sous-jacent qu’il nous paraît tout à fait nécessaire d'explorer notamment dans
sa dimension de représentation de la réalité vécue par les acteurs. C'est ce que nous suggère
Jean-Louis Le Moigne (1990, p. 108) : les sciences de gestion ne seraient plus définies par
leur objet, mais par leur projet qui peuvent organiser les actions. Nous proposons maintenant
de mieux comprendre à travers nos travaux les rapports entre l'action collective et ses aspects
organisationnels par le prisme de la notion de processus.
2.1.2. Action collective et aspects organisationnels : le processus
Alain Charles Martinet et Yvon Pesqueux (2013, p. 31) nous rappellent que les sciences de
gestion s'intéressent, à propos de l’action collective aussi, à la production d'artefacts. Elle
constitue une action collective qui, si elle veut transformer les choses, passe nécessairement
par le développement de relations entre les partenaires. Cette production d'artefacts peut être,
depuis Jean-Louis Le Moigne (1990, p. 113-114) et son plaidoyer pour les épistémologies
constructivistes, regardée à l'aune du principe d'« action intelligente » qui recherchera
notamment « une correspondance « adéquate » ou « convenable » entre une situation perçue
est un projet conçu par le système au comportement duquel on s'intéresse. » Ainsi sera-t-on
appelé à construire intellectuellement une représentation, afin de mobiliser des actions
adéquates au projet poursuivi. Le même auteur précise que la science de gestion peut se
définir alors par son projet, celui de donner des représentations compréhensibles des
interventions réalisées par les partenaires, « représentation qui s'auto évalue par la qualité de
l'adéquation des modèles du comportement du système ainsi construits » (ibid. p. 116). Il
poursuit en expliquant que l'adéquation passe par des raisonnements en rapport avec des
construits liés à un projet, projet qui peut constituer un ensemble de solutions possibles
proposant des approches renouvelées.
Cet objet de recherche, où nous pourrions dire plus précisément ce projet de recherche,
envisageant de donner des représentations intelligibles des actions des acteurs dans le
domaine hospitalier, nous l'avons poursuivi depuis le début de notre thèse. Certes aujourd'hui
avec le recul, nous somment conscient de l'ambition, voire de l’immodestie qui accompagnent
notre démarche. Cependant, un certain nombre des idées défendues dès cette époque trouvent
écho avec les enjeux actuels du secteur.
Le projet que nous avons mené dans notre doctorat se fondait sur une axiologie particulière,
une valeur qui continue à animer certains de nos travaux aujourd’hui, en lien avec les aspects
organisationnels : une représentation processuelle de l’action collective centrée sur la
prestation finale de l'organisation, offre une meilleure efficacité.
En nous inspirant à l'époque de la comptabilité à base d'activités partiellement, mais, plus
fondamentalement, du management à base d'activités, nous avons essayé de comprendre si
une représentation du fonctionnement d'un hôpital à base d'activité et de processus pouvait
renouveler l'organisation hospitalière et en donner une représentation intelligible de son
fonctionnement. Nous avons pu construire un schéma global de la gestion d’un établissement.
À cette ossature, nous avons adjoint les différents aspects d’une gestion interne « maîtrisée »
(cf. Figure 4 section 2.2.1.). Nous avons mis en évidence qu'une responsabilité importante des
médecins reposait sur les processus de soins (Garrot T., 1995 b, p. 250-251). Si cette
représentation processuelle des activités d'un hôpital pouvait paraître à l'époque décalée, près
de 20 ans plus tard, avec la notion de chemin clinique et plus récemment de parcours de soins
promu actuellement par le ministère de la santé, elle semble faire consensus. Ces deux
approches mettent en avant l'idée de coordonner les interventions des professionnels de santé
autour du patient. Nous verrons ultérieurement que ces deux approches restent assez

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2.1.De la pratique à l'action collective
différentes au moins dans leur démarche de contrôle ou de pilotage de ce que nous proposons
aujourd’hui. De manière encore plus ouverte, le mouvement de l’integrated care, cherche
aujourd’hui à « améliorer de manière significative la santé et le bien-être des populations,
réduire les inégalités de santé, renforcer la santé publique et mettre en place des systèmes de
santé universels, équitables, durables, de qualité et axés sur la personne » (Organisation
Mondiale de la Santé, OMS, 2014). Développé depuis les années 90, ce mouvement à
l’initiative de l’OMS s’appuie sur une organisation processuelle favorisant la coordination des
acteurs au delà même des frontières de l’hôpital. Cela nous a encouragé à développer ces
aspects, en explorant les apports que le Supply Chain Management (SCM) pouvait faire à
cette approche processuelle. Pendant longtemps, la variété des activités, la variabilité des
temps passés auprès des patients, ou l’imprévisibilité des arrivées, ont freiné la transposition
des techniques de management aux métiers du soin. Il existe maintenant des outils du SCM
permettant non seulement de gérer les flux de ressources physiques, mais de façon beaucoup
plus impliquante du point de vue stratégique, de gérer les patients traités sous un angle
processuel, comme des flux (Angelé-Halgand N. et Garrot T., 2015 a, p. 216 et 218-19). Nous
approfondissons cette construction qui pourrait s’avérer très utile pour améliorer la circulation
des patients dans les établissements. Plus largement, l’analyse processuelle trouve ses limites
pour les situations caractérisées où les séquences d’activités ne sont pas fixes. Paul Lillrank et
al. (2011) proposent de repérer des sous-processus constituant des événements de service. Du
coup, la diversité propre au secteur hospitalier pourrait être assumée en standardisant ce qui
est standardisable, comme les analyses de laboratoires par exemple, en conservant les
approches promouvant les démarches agiles pour les événements nécessitant plus
d’adaptation. Nous défendons aussi que cette approche processuelle doit permettre à la
coordination de laisser une place prépondérante à l’ajustement mutuel comme une véritable
variable médiatrice (cf. section 2.1.1.) entre les dispositifs formels précédemment identifiés et
la performance, appréhendée en termes de qualité des soins et d’efficience.
Nous constatons avec Edgar Morin (2005, p. 45) que l'objet permettant la formalisation de
l'organisation hospitalière, ici le processus, se rapproche progressivement de l'idée d'« auto-
organisation ». L'objet devient un phénomène quasiment individuel, mais il possède
parallèlement des caractéristiques constructivistes lui permettant d'être repéré et reconnu,
donc pouvant être manipulé. Ce n'est plus un objet qui possède des caractéristiques « physico-
chimiques », c'est un objet ouvert qui présente des éléments spécifiques, tout en offrant dans
le même temps des caractéristiques communes repérables. Les éléments individuels laissent
donc une capacité d'auto-organisation. Cette autonomie relative pour les organisations serait
nécessaire à l'épanouissement d'une prise en charge tenant compte des spécificités d'un cas
particulier. L'analyse processuelle offre en quelque sorte un méta niveau pour se représenter le
fonctionnement d'un hôpital, mais laisse aussi suffisamment de marge de manœuvre pour
permettre une auto-organisation. Ainsi, nous pouvons constater que le sujet vient pénétrer la
notion d'objet. Tout à la fois, par sa singularité elle questionne la représentation support du
fonctionnement de l'hôpital, le processus ; et en même temps, ces mêmes particularités
conduisent à renforcer la représentation processuelle en lui permettant de s'élaborer de façon
plus précise (prolongements de la section 1.1.2.). Si les acteurs – Jacques Girin écrirait « les
participants » –, sont capables de négocier et de partager des objectifs communs définissant
un projet social, alors la représentation processuelle et son élaboration progressive va
permettre, pas à pas, d’assumer des niveaux de complexification croissants. L'opposition
sujet/objet est ici complètement transcendée. La connaissance, le savoir original, va naître de
la qualité, de la quantité, et de la pérennité des interactions entre les acteurs impliqués dans les
processus individuels constituant le processus global.
Afin d’approfondir ces aspects, nous étudierons avec intérêt d’autres apports du colloque de

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2.1.De la pratique à l'action collective
Cerisy, où Philippe Lorino et Jean-Claude Peyrolle (2005, p. 228) montrent sur le cas d’une
grande entreprise de service comment la « mise en processus », notamment au moyen de la
méthode de l’enquête (cf. section 1.3.1.) développe l’action réflexive et coopérative. Les deux
s’auto-renforcent et conduisent à des changements de jugement, à des modifications
d’habitude et permettent aux acteurs de construire la coopérativité de leurs actions futures.
L’élaboration progressive des savoirs coopératifs nous conduit pas à pas vers un dépassement
des champs de recherche traditionnels de l’organisation et nous amène vers des approches
inter-organisationnelles de l’action collective.
2.1.3. Action collective et aspects inter-organisationnels : les structures en
réseaux
Cette idée est développée par Edgar Morin (Ibid, p. 53), un peu plus loin dans sa présentation
de la complexité (cf. chapitre 2.3. pour plus de détails), en associant au système auto-organisé
l’idée d’écosystème. Comme le sujet s’élabore en même temps que l’environnement dans
lequel il évolue, son auto-organisation individuelle va progressivement permettre
l’élaboration de l’objet dans son écosystème. Ce dernier est appelé à s’agrandir de proche en
proche jusqu’à atteindre l’horizon… Il devient alors un système auto-éco-organisateur qui,
bien que prenant racine dans un sujet individuel, conduit à une dimension signifiante dont la
portée peut largement dépasser les frontières que nous reconnaissons habituellement. Nous
nous proposons d'aborder cette question à travers les travaux de recherche que nous avons
menés sur des aspects inter-organisationnels et en particulier sur les structures en réseau.
Toujours pour nourrir notre positionnement axiologique, et prendre progressivement du recul
sur nos projets de recherche, nous énonçons une autre valeur sous-jacente dans nos travaux :
en tant qu’entité organisationnelle, il est plus efficace d’agir collectivement dans un réseau
englobant tous les participants à la prestation finale.
Cette idée de système auto-éco-organisateur nous semble pouvoir être exprimée par la
généralisation de la notion de « situation de gestion », Jacques Girin (1990, p. 148) la
qualifiant de « notion intermédiaire ». En d’autres termes, elle peut être observée à un niveau
microscopique, dans une interaction entre des individus relativement peu nombreux, comme à
un niveau macroscopique à travers des relations entre différentes organisations, voire très
macroscopique même, ce qui serait alors le niveau de la société tout entière. Il précise aussi
que cette « situation de gestion » est dans un entre-deux entre une perspective de
détermination de « loi générale » et une autre perspective qui ferait une place prépondérante
au libre arbitre des acteurs. Selon cet auteur, aucune perspective n’aurait une place plus
importante que l'autre au sein des situations étudiées, cela constituerait de fait un objet de
recherche, un sujet de recherche, nous oserions même dire un projet de recherche original sur
lequel nous nous concentrons ici. Au sein de ces situations d'action il existe des accords
négociés entre les participants. Jacques Girin (ibid., p. 157) parle de formes de coopération
relevant de la rationalité interactive ou même, dit-il, de la « rético-rationalité ». Il observe
pour des participants engagés durablement dans des situations de gestion, qu'avec le temps,
les risques d'entorse aux conventions élaborées diminuent. Il note que les acteurs prennent en
compte dans leurs relations les risques de représailles de la part de leurs partenaires qui
diminueraient ainsi les comportements trop opportunistes et favoriseraient l'épanouissement
de la coopération.
Ces phénomènes d’auto-éco-organisation, nous les avons abordés dans les trois articles cités
précédemment à propos des rapports entre le management et la religion, et dans celui sur le
campus numérique Canege. Les structures en réseau ont été abordées comme une sorte de
projet productif commun, une « solidarité de destin » entre des acteurs, plaçant au centre de

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2.1.De la pratique à l'action collective
leur analyse les relations inter-organisationnelles. Nous nous sommes interrogé sur ce que
signifiait le fonctionnement d’une communauté d’entreprises, comment elles allaient
développer un agir collectif, et quelles règles explicites de gouvernance (une sorte de Loi)
allaient leur permettre de mettre en avant la supériorité de l’intérêt collectif par rapport aux
égoïsmes individuels. Cela revient en quelque sorte à tracer la Voie, ou définir la pertinence
du projet collectif et sa légitimité pour les différentes parties prenantes. Puis, dans les aspects
plus quotidiens, il y a une « volonté commune pour rester ensemble », base de la définition de
la cohésion, qui prend la forme d’actions concrètes permettant d’atteindre des niveaux de
cohésion supérieurs « du fait de la conviction partagée qu’il n’existe pas de meilleure
stratégie individuelle possible au regard de la position occupée » (Paraponaris, 1996, p. 8). A
partir de ces réflexions et de celles que nous avions élaborés sur le rapport entre la pratique
individuelle et l’action collective (cf. 2.1.1.), nous proposons une grille de lecture
programmatique pour approfondir et étayer la question initiale : la religion permet-elle de
comprendre les architectures inter-organisationnelles et leur management ? Nous avons pu
établir une matrice croisant les dimensions descriptives de la religion avec les composantes
des structures en réseau et nous formulons alors les questions suivantes :
• En quoi les modes d’élaboration des règles (Loi) au sein de la structure en réseaux
améliorent-ils le fonctionnement de celle-ci et le climat des relations
interpersonnelles ?
• En quoi l’expérience partenariale antérieure améliore-elle le climat des relations
interpersonnelles et le fonctionnement actuel de la structure en réseau ?
Là encore, au moyen du prisme du religieux nous sommes arrivé à proposer une lecture
originale et renouvelée du management des structures en réseau, en déplaçant le centre
d’analyse de la simple performance économique, vers les rapports qu’entretiennent les
Hommes entre eux avec une double originalité : d’une part, observer les structures en réseau,
comme des communautés d’entreprises et, d’autre part, remettre l’Homme au cœur des
relations économiques (Fulconis F et al., 2012 b, p. 2, 9, 13-14 et 15-19).
Ces premiers éléments ont été prolongés dans le chapitre d’ouvrage collectif, en
approfondissant l'impact des relations individuelles et interpersonnelles dans le
fonctionnement et le management des relations partenariales. Pour ce faire, nous avons
exploré la question de savoir si, au sein d’une structure en réseau, l’existence d’une Loi et
d’une Communauté reconnues, associées à l’Expérience et la Voie suivie par ses membres,
renforçait-elle l’avantage concurrentiel de ces derniers ? Ainsi, d'un point de vue structurel,
nous sommes nous interrogé pour savoir si : la reconnaissance de l’appartenance à une
Communauté améliorait le fonctionnement de la structure en réseau ? Nous concluions notre
travail par une relecture du management des structures en réseau enrichie par le
questionnement empruntant au fait religieux : penser le fonctionnement d’un ensemble
d’entreprises partenaires (Communauté) conduit notamment à s’interroger sur le
développement d’un « agir collectif », et donc sur les règles explicites de gouvernance (une
sorte de Loi), qui met en avant la supériorité du collectif par rapport aux intérêts individuels.
Ceci sous-entend qu’il est nécessaire de tracer la Voie, autrement dit, de réfléchir à la
pertinence du projet collectif et à sa légitimité pour les différentes parties prenantes. Celles-ci
en tireront une Expérience sur leur vécu de l’agir collectif permettant d’améliorer leurs
propres performances, tant sur le plan économique que sur le plan sociétal, dans le cadre des
relations nouées avec des partenaires. (Fulconis F. et al., 2012 a, p. 11, 13-14).
Enfin, nous avons aussi abordé l'agir collectif entre organisations dans un contexte
complètement différent, avec l'élaboration, le fonctionnement et le management du campus

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2.1.De la pratique à l'action collective
numérique Canege. Nous avons montré que cette expérience originale constituait une
véritable structure en réseau, au sens de la littérature en management (Fulconis F., 2000). À
travers ce projet de recherche, nous avons mis en évidence que les formes organisationnelles
réticulées pouvaient aussi se développer dans des contextes non marchands et avec des
organisations exclusivement publiques (Fulconis F. et Garrot T., 2008, p. 304-305).
Avec ce premier résultat, nous avons poursuivi notre travail en cherchant progressivement à
dépasser les seules questions organisationnelles pour aborder un certain nombre de
propositions, ou recommandations, relatives à leur constitution, puis à leur management.
Nous reprenons les éléments principaux, en conclusion de ce chapitre relatif à l'articulation
entre les pratiques et l'action collective, car ce projet de recherche sur le campus numérique
Canege va nous permettre d'articuler cette première thématique avec celle du pilotage des
actions collectives. Les principaux arguments que nous développons ici sont de nature
statique et portent plus sur les questions d'organisation. Nous avons noté parmi les axes de
renforcement du consortium, la nécessité de mieux définir les caractéristiques du public cible
et d’améliorer le système d’information inter-organisationnel (SIIO). Pour le premier aspect,
mieux définir les usagers potentiels aurait notamment permis de choisir les partenaires idoines
(association représentant les handicapés, public francophone à l’étranger…). Concernant le
système d’information, il aurait permis de constituer une véritable mémoire organisationnelle
facilitant le recueil, le contrôle, la circulation et la distribution des informations
opérationnelles nécessaires à la réalisation du projet.
Dans la conduite opérationnelle du consortium, l’amélioration de la qualité des relations
interpersonnelles aurait certainement simplifié les relations, tant au sein du comité de pilotage
qu’avec chacun des acteurs impliqués dans le projet. Une plus forte adéquation entre le projet
campus numérique Canege, les institutions membres et leurs personnels impliqués aurait
permis d’améliorer l’efficience des solutions retenues. Nous avons aussi noté que la
dimension partenariale aurait pu faire l’objet de plus d’attention par un recours systématique à
la formation, afin de renforcer l’identité du projet. Enfin, nous avons mis en évidence que la
cohésion aurait pu être assurée par une identité plus forte et une implication plus importante
des acteurs membres du comité de pilotage. Le recours à la forme contractuelle a, quant à elle,
offert une souplesse suffisante pour assumer les évolutions de la composition du réseau
(Fulconis F. et Garrot T., 2008, p. 305-308).
Là encore, un prolongement naturel nous semble se dessiner avec les apports du colloque de
Cerisy. Patrick Cohendet et Morad Diani (2005, p. 161-162) mettent en lumière une ouverture
théorique pour que le concept d'activité trouve sa place en économie par des travaux autour de
la notion de « communauté ». Même si, traditionnellement, la micro-économie ignore le
concept d’activité, les auteurs soulignent l’importance de la dimension sociale dans les
enchaînements économiques et la capacité des agents à construire des systèmes à différents
niveaux de connaissances et de pratiques. Avec la notion de communauté, ils promeuvent
l’idée que l'activité économique n’est pas uniquement l’apanage des décisions individuelles
de l'agent économique, mais qu’elle peut dépendre de cet objet externe et collectif, la
communauté, dans lequel les actions individuelles ne sont pas séparées, mais
interdépendantes.
Ce chapitre nous semble particulièrement intéressant car il ouvre une perspective économique
après le cheminement que nous venons de faire de la pratique individuelle, aux actions
collectives organisées et aux structures en réseaux. Il donne clairement une perspective
complémentaire aux travaux présentés jusqu’ici, et introduit aussi l’idée de pilotage. Ainsi,
comme nous l’avons vu, la communauté suppose un projet collectif et agir en commun
demande une conduite collective, ce qui nous amène dans le point suivant à présenter nos
travaux relatifs au pilotage de l’action collective.

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2.2.De l’action collective à son pilotage

2.2.De l’action collective à son pilotage


Avec Armand Hatchuel (2007, p. 54-60) nous pouvons reconnaître que l'action collective a
une histoire quasiment vieille comme le monde, ou au moins comme la civilisation. Elle nous
montre aussi qu'un certain nombre d'avancées ont été faites, pourvu qu'on veuille bien les
reconnaître. Il y a eu le « compte », qui apporte une nouvelle forme de solidarité ; l'entreprise
qui redéfinit les collectifs de production ; ou encore la gestion qui fait apparaître l'importance
de la direction et du sens que cette dernière veut donner à son action à la tête de l'entreprise.
Avec la gestion, on adopte une nouvelle thèse : « les formes de l'action collective composent
un espace toujours ouvert, indéfiniment extensible, dans la mesure même où les conditions de
l'action sont indéfiniment renouvelables » (Ibid, p. 60).
Cela nous amène à envisager le pilotage comme un prolongement, un renouvellement peut
être du management. Nous nous proposons alors de présenter, dans la suite de cette
introduction, les résultats mis en évidence à propos du consortium Canege, où nous avons
apporté des recommandations managériales pour la conduite de ce type de phénomènes inter-
organisationnels. Dans le domaine opérationnel mais se rapprochant des aspects stratégiques,
nous avons souligné la nécessité d'anticiper les changements produits par le projet Canege sur
le fonctionnement des institutions impliquées et vice versa. Cela peut être assuré au moyen
d'une réelle planification des échanges interpersonnels, du renforcement du rôle du
coordonnateur du comité de pilotage, ou encore avec le recours à des personnes
spécifiquement chargées d'entretenir la confiance et de la développer entre les participants au
projet et leurs institutions partenaires (Butera F., 1991 ; Grima F., 1999). De même, il apparaît
nécessaire d'avoir une forte cohésion entre la politique générale de chaque établissement et
ses projets en matière d'enseignement numérique, cela passe concrètement par l'identification
d'un dénominateur commun entre les deux. Ceci sera d'autant plus facile que le projet
partenarial aura une identité forte et le soutien des membres du comité de pilotage. Mais
venons plus spécifiquement aux recommandations d'ordre stratégique. En particulier sur la
tension hétérogénéité/partenariat, il apparaît indispensable pour la mise en œuvre d'un campus
numérique en e-Learning, de définir un projet clair et stimulant contenant des objectifs et des
publics explicitement décrits. Ces éléments permettent à chaque partenaire de contribuer à la
valeur globale du projet et offrent la possibilité de vérifier que toutes les compétences
nécessaires à la conduite du projet sont présentes. Cela permet d'inscrire le projet dans une
vision de long terme. Elle peut être renforcée, notamment dans les contextes multiculturels,
par la création d'une culture commune (Etzioni A., 2000), spécialement lorsque les partenaires
veulent construire une collaboration efficace et pérenne, et s’inscrire dans une vision de long
terme (Fulconis F. et Garrot T., 2009, p. 244-245, 247).
Nous sentons ici que les institutions publiques étaient tiraillées entre deux exigences
contradictoires : l’aptitude à innover et la maîtrise des variables critiques de performance sur
leurs activités traditionnelles. Nous nous proposons d'aller un petit peu plus loin en
introduisant cette fois des aspects plus dynamiques avec le pilotage. Nous participerons en
cela aux recherches et aux réflexions menées sur le rôle du contrôle de gestion dans le
processus stratégique. Nous nous inscrivons totalement dans les renouvellements d’approche
notamment défendu par Gérald Naro et Denis Travaillé (2010, p. 34). De la même façon, nous
avons inscrit nos travaux dans le mouvement s’intéressant aux rapports entre le contrôle de
gestion et la gestion des ressources humaines dont Nicolas Berland et Michel Gervais (2008,
p. 125-128) ont résumé les apports. Même, si nous n’avons pas vraiment la capacité à
démontrer aujourd’hui que l’histoire de l’action collective vit actuellement une nouvelle crise
au sens d’Armand Hatchuel (2007) cette fois de la direction des entreprises, il nous semble
que plusieurs de nos travaux laissent apparaître un renouvellement des modes de

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2.2.De l’action collective à son pilotage
commandement. Nous proposons d'explorer ce renouvellement en abordant le pilotage
successivement dans son environnement (2.2.1.), puis dans son rapport aux outils (2.2.2.)
pour terminer sur le lien avec les représentations et les symboles (2.2.3.).
2.2.1. Le pilotage de l’action collective dans son environnement
Le renouvellement nous semble porter sur la prise en compte du temps dans la prise de
décision et aussi sur une diversification des lieux où la décision peut, et, doit être prise. Henri
Bouquin (2009, p. 1373-1374) pose le référentiel du processus de pilotage comme le suivi des
indicateurs prédictifs pour pouvoir réagir à temps. Selon lui, le pilotage repose sur une double
condition à la fois technologique et organisationnelle. Du point de vue de la technologie, il
faut être capable de collecter des informations sur des faits expliquant, déclenchant,
permettant d'atteindre les résultats escomptés, et cela dans le bon horizon temporel, c'est-à-
dire celui qui va permettre de prendre les bonnes décisions au bon moment. Le principal
problème réside dans le fait que la chaîne de causalité n'est pas facilement repérable, elle n’est
pas évidente a priori. Cette chaîne va progressivement être formalisée à travers les indicateurs
collectés et là, les interprétativistes font remarquer que les indicateurs influencent les acteurs.
D'autres vont plus loin arguant que les indicateurs permettent de construire la réalité et donc,
dans le même temps, de construire une connaissance collective : ce sont les constructivistes.
Du point de vue organisationnel, tout pourrait fonctionner simplement si l'on supposait que le
« contrôlé » ne manipule pas l'information à destination du contrôleur. Or, les recherches sur
ces sujets montrent que l'hypothèse simplificatrice ne tient pas, les indicateurs déterminent le
comportement des acteurs, l’idéal de la cybernétique, d'une science du commandement des
systèmes restant utopique. Le management se développe dans des situations floues et
ambiguës. Les instruments de gestion ont des effets organisationnels qui sont d'ailleurs parfois
utilisés comme leviers dans les programmes de conduite du changement. Nous voyons
clairement dans cette approche du processus de pilotage, d’un côté que la question du temps
est fondamentale (collecte de l'information, son traitement, et prise de décision), et d'un autre
côté, que la question des effets des indicateurs sur le comportement des acteurs ne peut pas
être ignorée. D'où l'intérêt pour nous, de présenter une seconde approche du pilotage, moins
analytique et plus pragmatique, à travers les apports de Philippe Lorino.
Il associe le pilotage d'une organisation à la création de valeur par cette dernière… Pour cet
auteur, une entreprise consomme, et donc détruit des ressources, afin de répondre à des
besoins, soit de ses clients, soit de la société et pour fournir une valeur, une satisfaction, un
produit ou un service. Toute la difficulté va être de trouver le bon équilibre entre la
destruction de ressources et la satisfaction des besoins. Il s'agit de composer le bon couple
valeur - coût, la performance de l'entreprise étant assise sur ce couple. Il faut noter ici pour
éviter toute ambiguïté que le mot « valeur » est pris dans une dimension sociale « réponse aux
besoins d'un client ou d'un groupe social » et pas dans une dimension financière. Cette valeur
apparaît donc comme éminemment subjective, elle dépend du jugement des clients ou, quand
il s'agit d'une organisation non-marchande, des arbitrages qui seront rendus au niveau
institutionnel ou politique. Évidemment, les voies et les moyens pour améliorer la valeur
seront eux-mêmes subjectifs. Ainsi, l'auteur développe une deuxième idée : le pilotage
consiste à déployer la stratégie. Bien évidemment, la stratégie va consister à améliorer la
performance de l'entreprise, et donc du couple coût-valeur. La plus grande difficulté est alors
de comprendre comment se forme ce couple coût-valeur, car il apparaît dans sa forme
définitive qu'a posteriori, une fois que toutes les décisions ont été prises. Le pilotage, qu’en à
lui, ne peut passer que par la mise en œuvre d'un certain nombre de décisions. L'entreprise les
espère les plus pertinentes possibles, pour maintenir ou augmenter durablement la création de
valeur de l'organisation. Évidemment, cette construction est complexe car elle met en œuvre

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2.2.De l’action collective à son pilotage
un grand nombre d'informations, un grand nombre d’acteurs, et qu'il est concrètement
impossible, dans de nombreux cas, de lier les actions opérationnelles réalisées à un instant t
au couple coût-valeur constaté plus tard sur le marché (Lorino P, 2003, p. 4-8). Cette
approche est d'ailleurs transposable à l'hôpital (Lorino P, 2014).
Ainsi, le pilotage d’une action collective implique de prendre en compte l'environnement de la
situation de gestion dans une dimension systémique. C'est notamment une des valeurs de
notre positionnement axiologique, que nous avons défendue dans notre travail doctoral.
Nous avons développé l'idée d'une « gestion intégrée » reprenant à la fois les influences
institutionnelles et les contraintes émanant des acteurs hospitaliers. Ces dernières sont
représentées par les aspects stratégiques fortement déterminés par les pouvoirs publics. La
mission de service public est forgée par les multiples influences des autorités, des organismes
payeurs, de la concurrence et aussi des usagers clients (partie droite du schéma de la Figure
4). Les éléments internes font partie du système avec six grands ensembles d'activités
caractérisant les établissements hospitaliers. Le contrôle de gestion se retrouve dans les
intervalles et dans la dynamique. Il s'exprime par le suivi des critères de performance
technique et financière de chacune des activités retenues dans la structure (partie gauche de la
Figure 4). Le contrôle opérationnel englobe non seulement les critères techniques des activités
mais aussi les aspects dynamiques des processus. Par ailleurs, nous retrouvons avec une
acuité renforcée le cycle de contrôle intégré. La mission de service public hospitalier, définie
en grande partie par les pouvoirs publics, se décline pour le financement des établissements
de soins en termes de représentation financière de prestations fictives, ce qui porte le nom
aujourd’hui de Groupe Homogène de Tarif (GHT) montant financier délivré par la tutelle
pour le séjour d’un patient regroupé dans un Groupe Homogène de Malades (GHM). Ces
prestations de soins composées par l'action des médecins et leur contrôle – désigné dans le
schéma par le terme d'évaluation médicale – réalisent des prestations réelles, les matérialisent,
afin d'offrir un service réel aux usagers clients. Les usagers clients, bénéficiaires de
prestations réelles, se trouvent ensuite en mesure d'influencer la mission de service public
hospitalier constituant ainsi un système (centre du schéma de la Figure 4). Le salut des
structures hospitalières et aussi leur meilleure efficacité passent alors par une place croissante
donnée à ce cycle de gestion « intégrée ».
Nous affirmions, dans notre travail doctoral, la possibilité de recentrer le fonctionnement
hospitalier sur la mission de l'établissement matérialisée par les prestations offertes aux
patients. Nous poursuivions en précisant que les pouvoirs publics pourraient trouver dans
cette intime relation entre le producteur de soins et son usager client, de nouvelles bases pour
leur politique économique. Il s'agirait alors de responsabiliser complètement les acteurs. Ce
schéma nous montre que le contrôle de gestion associé reposerait sur une vision systémique
de l'entreprise. Un schéma de contrôle spécifique à un établissement particulier s'adapterait à
cette représentation en rappelant non seulement l'organisation de l'établissement, mais aussi
les flux processuels la traversant. Ce système devrait permettre une évolution au cours du
temps et répondre aux attentes des dirigeants hospitaliers. En effet, les expériences en milieu
industriel avaient déjà montré, à l’époque, les risques véhiculés par les outils de contrôle trop
figés et trop rarement remis en question. La représentation fortement conceptuelle de cette
approche devait permettre de faire évoluer le système de contrôle et de maîtrise au cours du
temps. (Garrot T., 1995 b, p. 305-308).

Page 56
2.2 De l’action collective à son pilotage
Figure 4 : Schéma général du système de contrôle de gestion intégré d’un établissement de soins (Garrot T., 1995, p. 307)
Page 57
2.2.De l’action collective à son pilotage
Avec ce travail, nous participions à l’émergence de la redéfinition du rôle du contrôle de
gestion dans les organisations qui a fait passer le processus de contrôle de l’assurance de
l’utilisation efficace et efficiente des ressources pour les objectifs de l’organisation, à celui de
processus donnant la possibilité aux managers d’influencer les membres de l’organisation
pour mettre en œuvre sa stratégie. On passe alors d’une fonction de « contrôle » à une
fonction de « pilotage ». Ce changement passe par l’émergence de trois acteurs phares : le
manager devient le « client » du contrôle de gestion ; le « contrôleur » voit ses missions entrer
dans une instabilité constante ; enfin le « contrôlé » prend une place croissante, en tant
qu’objet du contrôle, et sujet de la stratégie (Berland N. et Simon F.-X., 2010, p. 3).
Cette première étape cherche à comprendre le pilotage d'un établissement hospitalier en
intégrant toutes les contraintes de l'environnement et en essayant de représenter le système
dans lequel le pilotage des actions collectives peut s'épanouir. Il apporte déjà une première
représentation (cf. prolongements dans la section 2.2.3.) mais il reste à un niveau assez
conceptuel et général, même si, à l'époque, il avait le mérite de donner une vision « intégrée »
des mécanismes qui ont été mis en œuvre aujourd’hui dans les hôpitaux français à travers les
différentes réformes portées par le Nouveau Management Public. Nous ne sommes pas resté
sur cette vision très large des mécanismes de pilotage, nous nous sommes aussi intéressés aux
outils.
2.2.2. Le pilotage de l’action collective et les outils
Pour entrer dans une dimension plus opérationnelle du pilotage, nous poursuivons la lecture
de Philippe Lorino et de sa présentation de ce concept. Mais pour être tout à fait complet sur
ces interactions pilotage/outils, nous nous proposons tout d’abord de revenir sur le concept de
pilotage et les valeurs qu’il nous permet de promouvoir (2.2.2.1.), pour ensuite exposer les
outils de pilotage que nous avons eu l’occasion d’étudier (2.2.2.2.) avant d’effectuer une prise
de recul sur les instruments de gestion (2.2.2.3.).
2.2.2.1. Le « concept » de pilotage et nos valeurs
Le pilotage est concerné par le couple coût-valeur qui est éminemment subjectif, sachant que
les moyens d'agir sur celui-ci dépendent aussi du jugement des acteurs. Il est alors nécessaire
de se doter d’éléments plus concrets, directement compréhensibles par chacun ; bref, des
éléments sur lesquels ils peuvent agir. Cela passe par la traduction du couple coût-valeur pour
une entreprise, en des objectifs stratégiques qui constituent alors un ensemble de règles
pratiques et concrètes pour agir dans l'entreprise. Du coup, la performance de l'organisation
passe par l'atteinte de ses objectifs stratégiques. Cela a une conséquence très marquante… les
systèmes de pilotage doivent être connectés étroitement avec la stratégie. Il doit être possible
de décrire explicitement et systématiquement les liens qui existent entre le système de
pilotage et la stratégie. Ceci apparaît comme fondamental car le pilotage va faire le lien entre
la stratégie et les opérations réalisées sur le terrain. Ainsi, l'auteur nous propose de descendre
encore d'un niveau dans la conception du concept de pilotage, en affirmant que cela consiste à
déployer des règles d'actions opérationnelles. Mais, il s'empresse de préciser que si le
mouvement paraît descendre le long de la ligne hiérarchique, le pilotage nécessite d'utiliser
toutes les sources d'information et, « en permanence » celles venant des opérations du terrain.
Le flux continu des actions du terrain doit permettre d'enrichir les réflexions stratégiques, de
les infléchir, voire de les bouleverser… Il y a un devoir de vigilance, de capitalisation de
l'expérience acquise par les acteurs de terrain pour ceux qui sont concernés par la définition
de la stratégie. Le pilotage passe par un double mouvement complémentaire : le
« déploiement » de la stratégie vers les actions, et le « retour d'expérience » des opérations
vers la stratégie. Il s'agit là, alors, de faire une mise au point pour éviter les confusions. Le

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2.2.De l’action collective à son pilotage
pilotage a pour objet l'action et non les ressources, car ce sont bien les actions qui vont
générer des consommations. Le niveau des ressources consommées n’est qu’un indicateur de
ce que l'on fait ; il ne dit pas quelles sont les actions qui sont conduites et quelles sont celles
qui consomment. L'objet du pilotage est donc d’améliorer les modes d'action, les activités
réalisées, les processus engagés par les acteurs. L'idée est alors d'élaborer des outils, des
techniques, centrés sur les savoirs-faire, les compétences, l'expérience, afin de pouvoir
développer un apprentissage collectif favorisant l'action aussi bien individuelle que collective
(cf. prolongements dans la section 2.3.3.). Évidemment, cette conception du contrôle reste
encore aujourd'hui assez différente des modèles de contrôle de gestion traditionnels, dont
l'intérêt principal est bien souvent focalisé sur le contrôle des ressources. Décider de piloter
l'action collective implique d'entrer dans une dynamique, d'assumer l'animation d'un dispositif
et donc la gestion du changement. (Lorino P, 2003, p. 8-13).
Pour certains auteurs, cela passe par l’élaboration d’instruments globaux qui peuvent être
présentés comme des « innovations managériales ». C’est notamment le cas du tableau de
bord prospectif qui regroupe, dans une présentation synthétique, un ensemble d’indicateurs de
performance servant de base au pilotage d’une organisation. Il cherche à établir une
représentation « équilibrée » de la performance à travers quatre axes : les résultats financiers,
la performance vis-à-vis des clients, les processus internes et l’apprentissage organisationnel.
Ils insistent notamment sur ce dernier aspect relatif au développement des compétences et à
l'acquisition d'actifs intangibles. Leur outil devrait permettre, selon les auteurs, de créer
durablement de la valeur en portant un intérêt particulier aux clients, aux fournisseurs, aux
salariés, aux processus, à la technologie et à l’innovation. Les indicateurs intégrés dans le
tableau de bord doivent correspondre à la stratégie de l'organisation. En focalisant une partie
importante de l'évaluation de la performance sur les attentes des clients, les auteurs cherchent
à améliorer les processus humains par lesquels la valeur sociale de l'entreprise va être
améliorée durablement et va progressivement se détacher des mesures essentiellement
financières et court-termistes (Kaplan R. S. et Norton D. P., 1998, p. 14 et 20-21).
Ce rapport entre le pilotage des actions collectives et les outils nécessaires, nous l'avons
abordé dans un premier article au sein de la Revue Française de Comptabilité, à propos de la
méthode ABC, puis dans un article publié dans une revue internationale, sur les indicateurs de
développement du e-Learning, dans les établissements d’enseignement supérieur. Comme
nous allons avoir l'occasion de le montrer par nos résultats, nous avons défendu une position
axiologique particulière en promouvant la valeur suivante : le pilotage de l'action collective
nécessite un outil regroupant tous les aspects déterminant la valeur « sociale » (coût, qualité,
délai, sécurité).
2.2.2.2. Les outils de pilotage étudiés
Avec nos travaux, nous nous sommes inscrit dans le courant des recherches sur l’émergence
de nouveaux outils de pilotage chargés à la fois de mesurer et d’accompagner la performance
des organisations. Ces travaux promeuvent deux principales idées : on voit ce que l’on mesure
et ce que l’on mesure peut être géré. Nous avons été, au moins partiellement, aveuglé par le
mirage du « ce qui est mesuré est forcément « bien » géré », maxime, nous en convenons, qui
reviendrait à donner aux outils de gestion un rôle bien trop important (Löning H. et Selmer C.,
2010, p. 107). Nous étions alors parmi les premiers travaux, à la suite des publications de
Pierre Mévellec (1990) et Philippe Lorino (1991), qui s’intéressaient à l’implémentation et à
l’utilité de la méthode ABC et notamment aux liens qu’elle permettait d’entretenir avec la
stratégie (Berland N. et Gervais M., 2008, p. 119). Nous avons pu pendant notre doctorat nous
intéresser à la méthode « Activity Based Costing » (ABC). Pour comptable qu'elle soit dans
son développement initial, nous montrons en 1995 qu’elle peut participer, dans le secteur

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2.2.De l’action collective à son pilotage
hospitalier, au pilotage des actions collectives. Notamment, nous avons identifié que les outils
de la méthode ABC offraient trois perspectives au secteur hospitalier :
• Ils permettaient, certes, de promouvoir la réduction des coûts, mais sans attenter à
la qualité de service, (le processus offre un objet de négociation ou un objet
« transactionnel » pour les médecins qui matérialise les interactions entre les activités
diagnostiques, thérapeutiques…).
• Ils permettaient d’augmenter les entrées par l’introduction d’une gestion des lignes
de produits. Nous notions, à l’époque, que ce type de raisonnement n’était pas
acceptable dans le secteur public, mais nous savions que cela était utilisé dans le privé.
Il se trouve aujourd’hui qu’avec la mise en œuvre de la T2A, les hôpitaux publics ont
aussi intégré ce type d’approche, nous aurons l’occasion d’y revenir dans la suite de ce
point.
• Enfin et surtout, nous soulignons que les outils de la méthode ABC par la vision
matricielle (nous pouvons le voir dans la Figure 4) mettaient en évidence des
possibilités d’améliorations continues dans le fonctionnement de l’organisation. Avec
cet outil, un double raisonnement peut être mené entre les qualités techniques et
professionnelles indispensables des activités (les 6 grandes identifiées dans la Figure 4)
et les processus mettant en avant les nécessaires coordinations entre activités et donc
entre professionnels, pour arriver à produire une prestation globale de choix pour le
patient.
Nous avons pu, à travers cet article, faire des apports techniques et conceptuels pour la mise
en œuvre d’une technologie, la méthode ABC, véritable outil de pilotage, car naturellement
branché sur la stratégie dans le secteur hospitalier. S’il a fait d’énorme progrès ces dernières
années, alors qu’il était à l’époque quasiment dépourvu de toute culture de contrôle. Cet état
de fait a d’ailleurs permis à la démarche du ministère d’implanter une approche tout à fait
différente, sur laquelle nous allons revenir dans la suite de ce point. L’approche ministérielle
est complètement centralisée et principalement préoccupée par des questions de contrôle de
ressources. Notre démarche, cherchant à donner une capacité de pilotage aux dirigeants
hospitaliers dans un environnement complexe et apparue de ce point de vue là réellement
décalée et complètement à contre courant. Pourtant, nous alertions, déjà à l’époque avec
d’autres, des effets pervers d’un Prospective Payment System à la française basé sur le PMSI
qui ne permettait pas aux acteurs internes du secteur d’assumer leur responsabilité. Nous
présenterons nos arguments un peu moins de 20 ans après mais cette fois-ci avec le recul de
l’expérience (Garrot T., 1995 a).
Nous avons aussi abordé l'utilisation des outils dans le pilotage des actions collectives à
propos du développement des activités de e-Learning. Nous avons alors participé au corpus de
recherches sur les tableaux de bord, les indicateurs, les composants, l’intérêt de la fusion des
indicateurs financiers et non financiers, ou encore sur leur utilité pour les dirigeants (Berland
N. et Gervais M., 2008, p. 123). L'outil que nous avons développé a pris la forme d'un tableau
de bord clairement élaboré à destination des dirigeants des établissements universitaires, pour
apporter des réponses au management et à l’organisation des activités numériques. Élaboré
sur le modèle du tableau de bord prospectif (TBP, Kaplan R. S. et Norton D. P., 1998, cf.
Figure 5), notre outil permettait notamment aux établissements de mieux comprendre leur
propre situation en matière de développement du e-Learning, et parallèlement de montrer
l’impact du e-Learnig sur leurs établissements. Nous mettions en évidence le fait que la
stratégie des établissements se tournait prioritairement vers le développement d'outils

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2.2.De l’action collective à son pilotage
numériques pour enrichir les cours traditionnels. Les différents éléments du tableau de bord
sont présentés dans la Figure 5 (Garrot T. et al., 2008).
Financial
Proportion of expenditure of the establishment allocated to e-Learnig (general running costs, investment and
maintenance of investment).
Proportion of profit generated by e-Learnig in relation to total profit.
Customer / Student
Proportion of students enrolled in e-Learnig/ Mixed formula/ enhanced face-to-face in relation to total numbers.
Proportion of instructors using e-Learnig/ Mixed formula/ enhanced face-to-face
Proportion of courses offered in e-Learnig/ Mixed formula/ enhanced face-to-face.
Number of complementary Internet services offered (administration, CROUS, library, leisure, etc.).
Internal business processes
Pedagogical matrix: Proportion of digital media available and rate of evolution per category in terms of media
and tutoring offered.
Infrastructure dedicated to e-Learnig measured in terms of capacity and charge rate for the servers, network and
staff.
Training: Proportion and average number of training hours followed by the student, administrative staff and
teachers in the use of e-Learnig tools.
Degree of overall satisfaction with e-Learnig on the part of e-tool users.
Learning and growth
Degree of university participation in an e-Learnig related event (all types of communication).
Number of national or international e-Learnig projects organised by the university.
Number of new e-Learnig partnerships with public or private organisations.
Figure 5 : Tableau de bord prospectif du développement du e-Learning dans l’enseignement supérieur
(Garrot T. et al., 2008, p. 59)

Avec ce travail, nous nous inscrivons dans le mouvement soutenu par Gérald Naro et Denis
Travaillé (2011, p. 77) qui suggèrent d’orienter les recherches sur le TBP (ou le Balance
Score Card, BSC) vers des approches constructivistes de cet outil et de la stratégie. Ils
préconisent un enrichissement du modèle et la conception de nouvelles approches. Toutefois,
malgré les efforts et l'implication que nous avons mis dans ces travaux, nous avons très
certainement sous-évalué l'importance de bien définir notre positionnement épistémologique,
ontologique et axiologique. Nos propositions et nos résultats pourraient être lus comme une
énième initiative d'implanter des outils du privé dans le secteur public, participant ainsi au
mouvement général du Nouveau Management Public. Aujourd’hui, la formalisation de notre
projet de recherche confirme que, déjà à l’époque de nos premiers travaux, nous nous
inscrivions dans le mouvement du pilotage de la valeur sociale sur des terrains sélectionnés.
Si nous n’avons toujours bien appréhendé, comme d’autres, l’impact des outils de gestion sur
les organisations, sur les professions et parfois même, sur le corps social dans son ensemble,
nous les intégrons aujourd’hui complètement à nos recherches. Nous nous proposons de
revenir sur ces aspects afin de les approfondir.
2.2.2.3. Notre prise de recul sur les outils
Pour ce faire, il nous a été nécessaire d’aborder les courants critiques de la comptabilité, et
d’emprunter à Alain-Charles Martinet et Yvon Pesqueux (2013, p. 34 et 37) leurs apports sur
« l’action collective instrumentable ». Ils notent que tous les outils, artefacts, instruments qui
sont utilisés en sciences de gestion sont nécessairement porteurs, évidemment, d'un substrat
technique mais aussi de philosophie gestionnaire et parfois même, plus ennuyeux, d'une
vision simplifiée du monde ou de l'organisation… Il se trouve aussi que ces dispositifs
donnent une représentation, médiatisent les actions des hommes au sein des organisations et
font parfois l’objet de transposition d'autres disciplines, sans forcément en vérifier l'essence,
comme cela a pu être le cas de l'organisation, la hiérarchie, le marché, ou les transactions.
Bien souvent, les sciences de gestion, nous disent les auteurs, apparaissent un peu comme des

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2.2.De l’action collective à son pilotage
« méta-connaissances » qui articulent les organisations avec une volonté, un projet, ce que
l'on regroupe sous le vocable « téléologie ». Ainsi, tout artefact, dont les outils de gestion font
partie, « est un produit de l’activité d’un être vivant qui exprime une des propriétés
fondamentales de tous les êtres vivants ; celle d’être des objets doués d’un projet (…). » (Ibid,
p. 48). Il font, un peu plus loin dans leur développement, une synthèse des caractéristiques des
instruments de gestion :
« – chaque instrument possède sa logique et son histoire avant de parvenir à une forme
stabilisée ;
– les instruments ne font pas système (problème de la vue d’ensemble) ; la complexité de leur
combinaison entraîne une perte de sens ;
– c’est en même temps un processus de simplification du réel ;
– l’usager perd avec, une partie de son droit direct ;
– il existe une concurrence possible entre les outils au regard d’un problème ;
– ils tendent à privilégier les catégories comptables et les raisonnements en mesure de coût et
justifications des prix (…) ;
– ils construisent un sentier de dépendance et un décalage entre les lieux d’action (d’où
problème de coordination, de cohérence et de cohésion) » (Ibid, p. 69).
L'ensemble de ces éléments nous paraissent particulièrement intéressants car, de fait, en
participant à l’élaboration d'outils de gestion, nous nous sommes inscrit dans cette démarche.
Le fait que nous ayons souhaité avoir un positionnement épistémologique différent ne nous
préservait, évidemment pas, des caractéristiques décrites ci-dessus. Pour mieux en
comprendre les mécanismes, nous avons décrypté dans un article à paraître dans la revue
Entreprise et Histoire les effets de la T2A et de la nouvelle gouvernance sur le secteur de la
santé.
Notre analyse contraste notamment avec le sens de la réforme de la Nouvelle Gouvernance. A
première vue, elle peut apparaître comme une décentralisation managériale accordant plus de
marges de manœuvre aux pôles en associant notamment les médecins aux prises de décision.
Cependant, nous défendons la position selon laquelle cette restructuration est cohérente avec
certains des principes du Nouveau Management Public, introduisant plus de souplesse dans le
fonctionnement opérationnel, mais conduisant à une forme divisionnalisée et à une diminution
de l’autonomie. Les équipes de direction, notamment fonctionnelles, comme celle de la
gestion des ressources humaines, ne jouent pas toujours le jeu de la décentralisation
managériale. Elles refusent aux médecins l’accès à leur périmètre décisionnel, comme le
signale déjà le rapport de l’IGAS en 2010 (Zeggar H. et al., 2010). Au contraire, notre analyse
montre comment ces dispositifs de gestion et les réformes qui les ont introduits ont été mis en
œuvre dans un sens qui renforce la puissance d’un dispositif de surveillance qui gouverne à
distance, comme le montrent Alistair M. Preston et al. (1997) sur le cas états-unien. Le
principe du Panopticon selon lequel le pouvoir doit être invisible et invérifiable est
parfaitement porté par les dispositifs gestionnaires, participant de l’économie du contrôle
analysée par Foucault.
L’analyse du cas français met en exergue des signes émergents de réification du social – au
sens d’Axel Honneth (2007) –, que nous avons pu documenter. « Réifier » signifie nier la
reconnaissance, par l’oubli ou la dénégation (Ibid, p. 8-83). Axel Honneth distingue deux
modèles de réification, nous ne présentons que le second par rapport à notre propos. Il est
imputable à une idéologie surplombante qui modifie le comportement du sujet jusqu’à lui

Page 62
2.2.De l’action collective à son pilotage
faire oublier la reconnaissance qui préexistait à l’exercice de l’influence. Nous avons montré
par des exemples puisés dans des entretiens, faits par nos soins ou repris dans la littérature, en
quoi des illustrations de cette forme de réification sont présentes dans le domaine hospitalier
en ciblant le patient et les équipes soignantes. Tout semble concourir à l’émergence d’un
monde où le patient n’est que source de revenu, comme en atteste cet exemple. Un médecin,
responsable du CLIN (Comité de Lutte contre les Infections Nosocomiales), cherche à réduire
les infections nosocomiales contractées au bloc opératoire, leur nombre étant quatre fois
supérieur à la moyenne nationale. L’ampleur du phénomène se mesure à la cinquantaine de
patients par an pour lesquels les conséquences sont très lourdes, en termes de qualité de vie et
d’employabilité future. Ils élaborent un plan d’actions pour un budget de 8 000 € présenté au
contrôle de gestion central qui le rejette. La raison invoquée est que le coût n’intègre pas les
pertes de recettes générées par la non ré-hospitalisation des 50 patients infectés. Au médecin
que l’on veut impliquer dans l’avenir de l’institution en recherchant davantage de ressources
financières accompagné d’un accroissement quantitatif de l’activité médicale, l’on déclare :
« Pas d’activité, pas de sous ! C’est le message qu’on nous fait passer. Pas de sous, pas de
moyens, pas de progression ! Le chef du pôle a les chiffres, il nous dit on est en retard, il faut
coder, les hospitalisations durent trop longtemps, il faut augmenter le nombre d’admissions.
On sent qu’on a une responsabilité dans le financement futur. » (PH de Médecine interne) »
(Georgescu I. et Naro G., 2012, p. 78). Enfin nous concluons l’article en affirmant, au risque
de briser un tabou du management de la santé, en formulant l’hypothèse émergente selon
laquelle le corps des directeurs d’hôpitaux n’échapperait pas à ce phénomène de réification.
Ils le subiraient en tant que relais instrumentalisés, mais également en tant que victime de leur
hiérarchie directe. Si la littérature n’a pas encore abordé le sujet sur ces acteurs, notre
connaissance du secteur depuis vingt cinq ans nous a conduits à croiser une série de situations
de détresse, qu’il conviendra d’objectiver et d’analyser dans le cadre de futures recherches.
(Angelé-Halgand N. et Garrot T., 2015 b, p. 21-24 et 26)
Ce travail trouve un prolongement naturel avec les apports du colloque de Cerisy, où Jean-
Claude Moisdon (2005, p. 239, 241 et 248) s’intéresse aux capacités d’apprentissage prêtées
aux outils de gestion. Elles relèvent, selon lui, plus d’une doctrine en la matière que de
véritables observations sur le terrain. Les outils souffriraient de défauts consubstantiels
comme des conventions de représentation de l’activité. Par ailleurs ils seraient souvent issus
d’opération paradoxale car tout à la fois structurants et par voie de conséquence rigidifiant.
L’auteur se prend à rêver à une logique nouvelle, où l’usage de l’outil et du processus de
conception seraient en constante interaction, permettant un affinement progressif des outils de
gestion et de leurs principes d’action. La conception de ces outils devrait alors être
accompagnée, selon lui, d’une innovation organisationnelle. C’est un appel ou un songe
auquel nous nous efforcerons d’apporter des éléments dans le dernier chapitre de ce
document, à propos de la santé avec le programme TCS.
Or, il y a une dimension que nous n'avons pas encore abordée explicitement, mais qui n’est
pas moins fondamentale, dans les phénomènes de pilotage des actions collectives : la
dimension symbolique des outils. Les instruments de gestion peuvent générer une dynamique
créatrice et ne pas être uniquement implémenté de façon descendante de la direction vers les
opérations. Pour peu que les questions de méthode importent, les outils peuvent favoriser un
mouvement circulaire « c’est à dire en intégrant toutes les parties prenants concernées par la
performance d’une unité donnée » (Löning H. et Selmer C., 2010, p. 123). La dimension
d’entraînement, de mise en dynamique, nous paraît suffisamment importante pour que nous
l'abordions dans un troisième temps, à travers les rapports entre le pilotage de l’action
collective et les symboles, les représentations.

Page 63
2.2.De l’action collective à son pilotage
2.2.3. Le pilotage de l’action collective et les symboles
Si nous reprenons à notre compte la vision des sciences de gestion de Jean-Louis Le Moigne
(1990, p. 117) qui affirme que pour être fécondes elles doivent largement se consacrer à
l'étude de ce qui « n'est pas » ; tournées vers la construction de modèles hypothétiques, vers
des modèles de gestion possibles, vers des mondes possibles, vers des « possibles
argumentées dans leur adéquation à des projets délibérés… » conclut-il. Cela ouvre la voie à
tout un ensemble de représentations, de modèles, d’artefacts, d'outils à inventer, à construire
pour lesquels nous avons explorés l'impact sur le pilotage des actions collectives, mais où
jusqu’à présent, nous avons laissé de côté la dimension symbolique. Or, dès lors que l'on veut
piloter des actions d'individus soumises directement aux influences des individus eux-mêmes,
il nous semble que la dimension symbolique ne doit pas être ignorée, et peut aider au pilotage
des actions, au sein d'un collectif. Nous retrouvons notamment cette idée chez Philippe Lorino
(2003, p. 14-15) quand il explique que pour être utile, notamment à l'apprentissage collectif,
le système de pilotage doit être : « interprétable en termes d’action, donc fortement lié au
processus de travail et au mode de fonctionnement réel, accessible à tous les acteurs, donc
exprimer en des termes opérationnels concrets, offrir une base efficace à des analyses
cause/effets de la performance, donc fournir une description pertinente des événements
opérationnels et de leur enchaînement cause – effet, utilisable pour ordonner diverses
catégories de connaissances, de savoir-faire et de compétences » (Ibid, p. 14). Il distingue
aussi trois niveaux interdépendants pour élaborer des représentations communes symbolisant
les éléments partagés par les acteurs. Au niveau stratégique, c'est-à-dire en rapport avec le
marché ou la société dans son ensemble, il identifie la chaîne de valeur. A un niveau plus
opérationnel, celui de l'échange d'informations et d'objets pour dépasser les logiques métiers,
il introduit le processus. Enfin, au niveau d'une équipe organisée autour d'un métier, il livre
l'activité qui sera le support du pilotage opérationnel de la performance. Ces trois niveaux
étant interconnectés, par ces représentations à des degrés d'analyse divers, il propose plusieurs
« objets » symboliques qui appartiennent à la même démarche et qui vont permettre à
l'organisation d'opérer des arbitrages sans ordres formels. Nous entrons là dans une dimension
tout à fait intéressante du pilotage des actions collectives. Nous avons d'ailleurs
précédemment évoqué ce sujet quand nous avons présenté nos résultats sur TBP (BSC, cf.
paragraphe 2.2.2.2.) dans le domaine de la pédagogie numérique. Évidemment, un tableau de
bord focalise l'attention des acteurs sur une certaine représentation du phénomène et, par la
présentation des indicateurs, offre une symbolique pour orienter l'action. C'est d'ailleurs ce
que notent Robert S. Kaplan et David P. Norton (1998, p. 21-22 et 275-276) quand ils
indiquent que leur outil, le BSC, doit faire partie intégrante de l’information des salariés à
tous les niveaux de l'organisation. Ils doivent comprendre les conséquences notamment
financières de leurs actes… Les dirigeants eux doivent définir les objectifs et les mesures de
chacune de leurs unités en fonction d'une réflexion sur la mission et la stratégie de chacune
d’entre elles en lien avec leurs intentions stratégiques et leurs objectifs concrets. Ils souhaitent
que leur BSC devienne un véritable système de management stratégique permettant d'orienter
les actions et donc de piloter le changement sur le long terme. « Le TBP constitue le cadre
d’un système de management qui organise les axes stratégiques, l’information est un
ensemble de processus de management fondamentaux » (Ibid, p. 276). Il symbolise ainsi ce
que l'entreprise doit devenir dans le long terme. Nous avons donc par nos travaux sur le BSC,
puis par leur prolongement avec l’article présenté ci-après, participé à une approche
interactive de développement du BSC et de la stratégie. Ici, ce sont plus les chercheurs que la
direction, qui ont stimulé les acteurs pour permettre, à travers un processus de communication
intersubjectif, de proposer des stratégies type et un modèle de performance permettant des
explications collectives et favorisant le processus de création de sens (Naro G. et Travaillé D.,

Page 64
2.2.De l’action collective à son pilotage
2011, p. 75).
Comme nous l'avons déjà noté, les deux exemples que nous avons donnés précédemment sur
la « gestion intégrée » d'un établissement de soins ou sur le BSC des activités de e-Learning
participent à cette symbolique. Toutefois, nous souhaitons présenter ici un prolongement de
ce dernier travail. Les résultats d'un article que nous avons coécrit en 2009 (p. 22-23) pour la
revue Réseaux sur une « Réflexion sur les enjeux du développement du e-Learning à partir de
l’étude de quatre universités européennes ». À partir du processus de co-construction que
nous avons vécu avec des praticiens en développement de pédagogie numérique (cf. la
description dans les sections 1.1.1. et 1.1.2.) en tant que chercheurs, nous sommes arrivés à
proposer une grille d’analyse permettant de caractériser le développement du e-Learnig dans
les établissements d’enseignement supérieur.

Figure 6 : Grille d’analyse des activités e-learning (Garrot T., 2009, p. 131)

Notre diagramme peut être utilisé pour caractériser un projet nouveau et l’intégrer dans les
activités de l’établissement universitaire. Il peut également être utilisé comme une
représentation, à une date donnée, de la façon dont une université développe ses activités e-
Learnig. Il est aussi possible de représenter la dynamique d’un établissement en réalisant
plusieurs évaluations à des dates successives. Si nous avons identifié un grand nombre de
possibilités pour décrire le développement des activités de e-Learning, les trois pyramides
décrivent des situations exemplaires, ou symboliques, offrant une certaine cohérence
d’analyse. La situation au centre du schéma (trait plein), la plus proche de l’origine des axes
du repère orthonormé correspond à des universités envisageant le e-Learning comme une
simple technologie d’information et de communication (TIC) à généraliser au sein de leur
structure existante. Elles sont centrées sur leur existant. Il n’est pas utile alors de définir la
demande car le principal propos est d’implémenter un outil au sein d’une organisation, les
activités pédagogiques ne sont pas identifiées comme prioritaires. Cette première situation
correspond à des établissements qui hésitaient encore à démarrer des activités de e-Learning.
Le triptyque intermédiaire (pointillés) renvoie à des établissements qui cherchent à généraliser

Page 65
2.2.De l’action collective à son pilotage
l’usage des TIC dans leurs activités pédagogiques en offrant des services supplémentaires à
leurs usagers habituels à savoir les étudiants. Ils cherchent alors un équilibre entre ce qu’ils
sont, et ce qu’ils voudraient être. Qu’est ce qui les pousse à changer ? Bien souvent la
demande mais aussi le mode de management autorisant une autonomie sous délégation.
Polytechnico di Milano était particulièrement représentative de ce modèle de développement,
l’université de Nancy aussi, mais dans une moindre mesure car elle a évolué durant la période
de la pyramide extérieure (trait double) vers le triptyque intermédiaire. Enfin, la pyramide
extérieure (trait double) illustre l’orientation de certaines universités qui souhaitent attirer un
nouveau public en cherchant à promouvoir l’innovation et en laissant une certaine autonomie
d’initiative à la cellule e-Learnig. Elles s’éloignent alors de ce qu’elles sont, s’ouvrent à un
éventail de possibles importants, mais leur activité de e-Learnig peut perdre le contact avec le
reste de l’institution. Dans la période étudiée, c’est l’université de Lublin qui se trouvait dans
ce modèle de développement. Naturellement, cette situation symbolique gomme la diversité
des initiatives et des projets en synthétisant le développement du e-Learning à travers une
tendance majoritaire qui ne représente pas toujours la diversité des initiatives et des projets.
Par exemple, le Centro Metid de l’université Polytechnico di Milano menait des projets en
direction de clients externes pour une partie minoritaire de son activité.
Avec ces expériences à propos des symboles ou des représentations dans le pilotage des
actions collectives, nous formulons une troisième et dernière orientation axiologique dans ce
chapitre : Le pilotage de l'action collective nécessite une représentation symbolique et
commune à tous les participants à la situation de gestion, représentation commune qui
constitue une véritable base collective pour le diagnostic et l’élaboration des solutions.
Il nous semble toutefois nécessaire de reprendre attentivement les apports de Jacques Girin
(1990, p. 157-160) à propos de l'action dans les situations de gestion. Il note qu'il existe des
formes de régulation des comportements opportunistes, tant que les participants acceptent les
règles, qu’elles soient sociales, relatives à la coopération, ou encore intégrées
inconsciemment. Il explique aussi que les contextes de l'action peuvent influencer la
signification, et le sens donné par le ou les acteurs à telle ou telle action. Il devrait en être de
même, selon nous, avec le sens que les participants donnent aux symboles ou aux
représentations apportées par les managers. Il poursuit sa réflexion en distinguant au moins
deux aspects au contexte de signification et d'action : l'aspect partagé ou distribué et l'aspect
non structuré ou structuré.
Il considère que l'aspect est partagé quand les participants ont une culture commune qui leur
permet de donner un même sens à des événements ; en revanche il parlera, de sens distribués
quand les participants peuvent avoir des interprétations contradictoires des mêmes
événements. Cet aspect nous paraît particulièrement pertinent dans ce que nous avons pu
observer, notamment dans le secteur hospitalier, où plusieurs professions, plusieurs cultures
se côtoient et où le sens paraît naturellement distribué, si aucun effort n'est fait pour faire
émerger des représentations communes ou des symboles fédérateurs.
Concernant l'aspect relatif à la structuration, il fait référence à un point que nous
développerons ultérieurement en associant le caractère structuré à un sens explicite et le
caractère non structuré un sens implicite. Nous verrons (cf. section 2.3.2.) que certaines
pratiques sont difficiles, voire impossibles à verbaliser, à rédiger, à expliquer, à représenter…
C'est cette distinction qui permet à Jacques Girin d'identifier les aspects structurés ou non
structurés des contextes de l'action. Et dans la foulée, il associe l'adjectif de cognitif pour
toute la partie structurée et explicite des contextes d'action. Il remarque que le contexte
cognitif est la partie observable des contextes, la partie non structurée étant par nature
« ignorée ».
Pourtant, il fait remarquer une grande difficulté associée à l'ordre cognitif. Cet ordre

Page 66
2.2.De l’action collective à son pilotage
échappant à ceux qui l'ont élaboré, il acquiert une autonomie par rapport à ses concepteurs, et
parfois il peut même générer des effets tout à fait inattendus (prolongement de la section
1.1.3.). C'est un aspect qui nous paraît tout à fait fondamental pour l'utilisation des
représentations et des symboles dans le pilotage des actions collectives.
Il nous alerte enfin sur la complexité importante qui peut naître de la transposition des
contextes de situation de gestion dans le domaine de l'organisation. En effet, plusieurs
contextes peuvent s'entrelacer, s'emboîter, peut-être même s'opposer entre un système
organisationnel orienté sur ses fins, un système « social » propre à l'organisation et encore un
ordre social environnant. Au final, il précise que l'analyse de l'action en situation de gestion
devrait reposer sur deux choses : le type de rationalité (en finalité, limitée, interactive) et les
contextes qui déterminent la forme de la situation de gestion. Ces trois formes de rationalité
« en finalité » c'est-à-dire orientée vers un projet nettement identifié, « limitée » c'est-à-dire
conduite par des raisonnements simples et accessibles, ou « interactive » c'est-à-dire partagée
et engagée entre les participants, constitue une grille d'analyse. Cette grille est stimulante pour
mieux comprendre les représentations et les symboles projetés par chacune de ces rationalités
sur les contextes et au final par le pilotage des actions collectives.
Ces réflexions vont pouvoir être poursuivies et prolongées avec les apports de Pierre Rabardel
(2005, p. 251-252) au colloque de Cerisy. Il est particulièrement intéressé par l’articulation
entre activité et instrument. Il défend l’idée de prendre en compte une dimension
« constructiviste » des sujets et des outils utiles pour leur activité. Pour lui, l’activité est
médiatisée, nous dirions symbolisée, et elle génère de fait des médiations multiples. Il aborde
l’élément subjectif (l’instrument ou le symbole) dans une double dimension représentative et
active en en faisant une entité unique.
Il reste que nous arrivons maintenant face à des phénomènes extrêmement complexes et,
malgré les efforts qui ont été consentis pour faire progresser la connaissance dans le domaine
de l'action collective et plus particulièrement de son pilotage, nous sommes persuadé, comme
Edgar Morin (2005, p. 63-64), qu'il existe une barrière infranchissable à l'achèvement de la
connaissance. Toute découverte, toute innovation, tout progrès de la connaissance font
apparaître de nouvelles inconnues, de nouvelles d'ignorances. Le système ouvert que nous
avons identifié avec le pilotage des actions collectives nécessite un méta niveau d'analyse qui
lui-même va s'ouvrir sur un autre méta système d’analyse dans un mouvement infini. Nous
nous proposons donc d'introduire finalement pour ce travail une perspective au pilotage des
actions collectives à travers le « savoir actionnable » (Avenir M.-J. et Schmitt C., 2007) en
collectif que nous rebaptiserons « savoir pour l’action collective » et la complexité, afin que
« toutes les incertitudes que nous avons révélées doivent se confronter, se corriger, les unes
les autres, entre-dialoguer sans toutefois qu'on puisse espérer boucher avec du sparadrap
idéologique la brèche ultime » (Morin E., 2005, p. 64).

2.3.Du pilotage aux savoirs pour l’action collective complexe


Au-delà de l'action collective, nous nous sommes particulièrement intéressé à comment
orienter, organiser, instrumenter, bref, à participer au pilotage de ces actions collectives.
Comment amener des individus auxquels nous reconnaissons leur liberté individuelle,
impliqués avec d’autres sur des objectifs définis, et se trouvant dans un système de contraintes
environnementales et institutionnelles, à se mettre au service de personnes parfois très
éloignées de leur activité quotidienne, et à mobiliser leurs capacités d'action pour elles. Voilà,
l’enjeu majeur, tel que nous le comprenons des missions de service public. Il y a tout au long
du parcours de recherche présenté ici une volonté de ne pas caricaturer les situations, de ne
pas les simplifier outrageusement, de les envisager en prenant en compte tous leurs aspects, et

Page 67
2.3.Du pilotage aux savoirs pour l’action collective complexe
donc de reconnaître leur caractère éminemment complexe. Il en ressort que personne ne peut
prétendre posséder le savoir, les connaissances, la capacité d’action, l’expérience nécessaire
pour faire face aux enjeux, il y a donc un « savoir pour l’action collective complexe » à
générer et non inventer... Nous allons illustrer cette genèse à travers la présentation détaillée
du projet de recherche TCS. Ce programme s’appuie sur des aspects méthodologiques
fondamentaux pour les objectifs poursuivis. Ces résultats méthodologiques ont déjà été
développés ,pour des raisons d’organisation de cette note, dans la section 1.3.3.. Toutefois, ils
sont étroitement en lien et ils supportent tous les éléments présentés dans ce chapitre. Enfin,
dans le cadre de la rédaction de ce document, ce dernier chapitre constitue l'aboutissement,
évidemment temporaire, de notre parcours de recherche. Il regroupe la quintessence de notre
réflexion et concentre, dans le même temps, la majorité de nos perspectives de recherche.
Mais avant d'aborder la présentation de nos résultats, il nous paraît indispensable de bien
poser le contexte et l'environnement théorique dans lequel nous situons notre réflexion.
Nous nous appuierons dans un premier temps sur les réflexions d'Armand Hatchuel pour
correctement positionner le contexte théorique de nos travaux et dans un deuxième temps sur
les apports d’Edgar Morin pour mieux cerner la complexité.

Un méta contexte
Juste avant la conclusion de son article, Armand Hatchuel (2007, p. 64-65) pose ce qui
constitue pour lui l'essence des sciences de gestion. Il considère que la gestion repose sur
« une axiomatisation de l'action collective ». Nous comprenons cette formule comme
l'affirmation que l'action collective est l'axiome de base des sciences sociales, en écho de
l’affirmation suivante : « les sciences sociales étudient l’action collective humaine ». Ainsi, la
gestion, ou les sciences de gestion deviendraient-elle des sciences de l'action collective pour
lesquelles, ce qui est reconnu aujourd’hui comme un savoir pratique, une virtuosité du
praticien, deviendrait un objet ou… un projet de recherche. Le « Sujet » constitue alors le
cœur de l’occupation des chercheurs en sciences de gestion. Or, quand l’auteur essaye de
mieux saisir quels savoirs pourraient être étudiés dans cette « nouvelle » science, il distingue
trois volets :
• Tout d’abord, ce qu’il appelle une « épistémologie récursive » : le savoir est ici
caché dans l’action collective qui constitue l’« objet de recherche », mais cet objet
s’avère au fur et à mesure qu’il est découvert, insaisissable définitivement. En fait,
l’objet de recherche est constamment renouvelé par la recherche et par l’action
collective elle-même qui se poursuit.
• Ensuite, il pose un axiome à l’action collective : « la double nature de l'action
collective ». Cela signifie que l’action collective se révèle dans un double mouvement.
Elle correspond à la fois, aux activités de personnes ayant des connaissances et,
simultanément, à un système de connaissances et de relations qui définissent,
influencent, orientent les personnes agissantes. Nous sommes ici au cœur de la
confusion entre le sujet et l’objet, point abordé dans la section 1.1.2.. Armand Hatchuel
identifie d’ailleurs dans ses travaux des processus de co-genèse pour lesquels il devient
quasiment impossible de faire la distinction entre le « réel » et le « social ».
• Enfin, il appelle à une relecture des disciplines classiques des sciences sociales.
Il évite de positionner les sciences de gestion comme une science enveloppant toutes les
autres sciences sociales. Il défend plutôt l'idée que chacune des sciences « anciennes »
offre un point de vue spécifique (l'auteur utilise restrictif) sur l'épistémologie de l'action
collective. Loin de devoir s'opposer, ces restrictions devraient au contraire permettre la
définition de nouveaux axiomes, ouvrant alors, de fait, de nouveaux espaces de savoirs.

Page 68
2.3.Du pilotage aux savoirs pour l’action collective complexe
Tous les systèmes de pensées permettant d'appréhender l'objet « action collective »
seraient appelés à apporter leur contribution au domaine. Avec « l’action collective »,
nous serions dotés d’un méta niveau d’analyse permettant de comprendre
indifféremment les relations sociales (de la psychologie… à l’économie).

Approcher la complexité
Pour poursuivre la présentation de notre environnement théorique, il nous paraît indispensable
de mieux définir, ou au moins de mieux comprendre, ce que peut être la complexité, ou au
moins ce que nous en retenons. Nous proposons de le faire en ayant recours à la présentation
d'Edgar Morin (2005, p. 114-116) à propos de l'entreprise. Cet objet focalise la très grande
majorité de nos collègues chercheurs en sciences de gestion. L'intérêt de la lecture d'Edgar
Morin ne réside pas dans la définition de l'entreprise, qui est tout à fait classique, mais son
apport se fait plutôt sur le regard qu’il porte sur ce phénomène. Il ne veut pas la considérer
comme uniquement productrice de biens ou de services. Pour lui, quand l'entreprise fabrique,
elle s’auto-produit. Il veut dire par là que, par son action de production, l’entreprise s'organise
elle-même, s'entretient elle-même, se répare quand elle en a besoin, et même peut se
développer elle-même en développant sa production. Ainsi en fabriquant les choses, ou les
services, qui seront utiles à d'autres qu’elle-même, elle assure simultanément son
autoproduction. C'est à travers cette vision originale de l'entreprise que va naître la
complexité. L'entreprise s'auto-produit quand elle fabrique ce pourquoi elle existe (bien ou
service), du coup nous nous trouvons face à un problème de causalité : qui est la cause de
qui ?
Edgar Morin propose trois angles pour aborder cette question. Il fait ce que nous faisons très
souvent dans nos recherches, à savoir essayer d'analyser l’objet et d'en distinguer les
différents composants. Il identifie un premier angle : « la causalité linéaire », celle avec
laquelle nous sommes le plus à l'aise, car telle cause produit des effets connus. Ensuite, il
présente un deuxième angle : « la causalité circulaire rétroactive ». Il veut dire par là que toute
entreprise est soumise à des contraintes ou à des besoins extérieurs à elle-même, cela peut être
des lois, des attentes des clients, des pressions des organisations syndicales ou des éléments
internes comme des capacités productives, ou énergétiques, des compétences… Enfin, il
termine avec un troisième angle : « la causalité récursive ». Il souhaite exprimer ici que les
effets et les produits fabriqués participent, et même plus, sont indispensables, au processus qui
les génère, d'où l'idée du processus récursif. Ici, le produit ou le service fabriqué est
producteur de ce qui le fabrique. Le médecin qui opère un patient dans un bloc de chirurgie en
participant à la mission de service public hospitalier (SPH), produit dans le même temps sa
fonction de médecin participant à la mission de SPH. À partir de cette analyse disjonctive des
trois angles, il construit la complexité car au lieu d'opposer ces trois formes de rationalité, ou
tout du moins de les distinguer, il affirme qu'elles coexistent à tous les niveaux des
organisations complexes. Cette façon d'aborder les phénomènes de l'entreprise nous oblige à
modifier profondément nos structures mentales. Même au niveau de la société dans son
ensemble, les individus interagissent et constituent la société qui elle-même agit sur eux par
l'éducation, l'information ou la politique. Pour éviter de baisser les bras devant l'ampleur de la
tâche de compréhension, Edgar Morin affirme que « la seule façon de lutter contre la
dégénérescence est dans la régénération permanente, autrement dit dans l'aptitude de
l'ensemble de l'organisation à se régénérer et à se réorganiser en faisant front à tous les
processus de désintégration » (Ibid, p. 119).
Nous avons maintenant l'ensemble des éléments théoriques qui vont nous permettre de mieux
comprendre comment nos travaux ont participé au pilotage d'action collective complexe, et
comment nos expériences et résultats vont nous amener à introduire l'idée d'un « savoir pour

Page 69
2.3.Du pilotage aux savoirs pour l’action collective complexe
l'action collective complexe ». L'ensemble des éléments, que nous allons présenter, se trouve
dans un article paru fin 2014 dans la revue Comptabilité, Contrôle, Audit (CCA) qui porte sur
les limites de la T2A et sur une proposition alternative la TCS. D’autres éléments seront tirés
d’une communication au congrès des IAE à Nice en 2013 présentant plus en détail le
programme de recherche. Nous nous proposons, dans un premier temps, de revenir sur ce que
serait un écosystème complexe qui nous semble naturellement centré sur l'humain (2.3.1.) ;
pour, dans un deuxième temps, aborder les rapports entre le pilotage des actions collectives
complexe et le sens que nous pouvons leur donner (2.3.2.) ; et dans un troisième temps,
aboutir à la genèse de « savoirs pour l'action collective complexe » (2.3.3.).
2.3.1. L’éco-système complexe et l’humain
L’objet « action collective » qui nous occupe se trouve dans une sphère à la fois proche et
lointaine. Proche, car nous percevons très facilement, à titre individuel, les actions que nous
faisons et les actions qui nous touchent mais nous avons aussi conscience que d’autres actions
viennent nous influencer sans que nous soyons capables de véritablement comprendre le
mécanisme, ni parfois comprendre les effets produits. Il est nécessaire que l’action collective
soit compréhensible, intelligible, abordable pour nous et quand les situations se brouillent,
nous avons bien souvent besoin que le « politique » reconstruise l’action collective (Hatchuel
A., 2007, p. 61). Or, tout ceci se déroule dans ce que Alain-Charles Martinet et Yvon
Pesqueux (2013, p. 79) appellent le continuum « individu – groupe – communauté –
entreprise – organisation – institution – Etats – société ». Pour eux, les sciences de gestion
acceptent implicitement cette continuité. Cela leurs permet notamment de mieux comprendre
le phénomène institutionnel, qui nous intéresse au premier chef, pour le programme de
recherche TCS, car ils montrent que les institutions regroupent des membres qui partagent les
valeurs, à la fois issues du passé, mais aussi une vision d'avenir. Ces institutions se
caractérisent selon eux par le fait qu'elles participent à la réalisation du « bien commun », c'est
notamment le cas des hôpitaux pour ce qui nous concerne, et ces institutions tiennent leur
légitimité de leur statut légal et symbolique (Ibid., p. 83-84). Or, à titre individuel nous
sommes pris dans un double mouvement, à la fois de conscience des actions collectives nous
concernant et de notre inclusion dans un continuum allant de l'individu à la société. Toute
action collective, et a fortiori son pilotage, vont donc être envisagés dans un environnement
ou, un écosystème, nécessairement complexe compte tenu de la diversité des acteurs, de leurs
interactions et des différents niveaux d'analyse qu'il va falloir intégrer au raisonnement. C’est
la condition à laquelle nous sommes plus ou moins condamné si nous voulons nous approcher
le plus possible de la réalité des professionnels concernés et des patients accueillis.
Cela nous amène à formuler un peu plus notre axiologie en affirmant une valeur fondamentale
promue dans nos travaux : l’écosystème complexe d’une action collective pilotée est centré
sur l’humain et la communauté qu’il forme avec les autres.
Nous nous inscrivons ici en communion avec des recherches qui peuvent paraître très
éloignées des nôtres sur les multinationales. Pourtant aujourd’hui ces dernières doivent faire
face à des enjeux écologiques, financiers, économiques, sanitaires, sociaux qui ont bien
souvent un impact très important sur leurs activités. Certains chercheurs s’intéressent aux
modèles managériaux capables de dépasser les approches individualistes et d’assumer les
enjeux collectifs auxquelles les multinationales font face. Ils s’intéressent à l’importance des
aspects éthiques et moraux et étudient aussi le rôle de la dimension culturelle (Moquet A.-C.
et Cuisinier F., 2010, p. 217). Cette approche est développée notamment dans la première
partie de l’article dans Comptabilité, Contrôle, Audit qui montre en quoi les réformes
conduites sous l’égide de la T2A, sont susceptibles, par la croissance de la production qu’elles
encouragent, de mettre à mal le service public de la santé, notamment à travers une remise en

Page 70
2.3.Du pilotage aux savoirs pour l’action collective complexe
question de la qualité, de la sécurité du patient, des délais avec lequel les soins sont
accessibles et de la couverture sanitaire de la population. Il s’agit là d'un prolongement de
l'analyse critique que nous avons menée pour l'article dans Entreprise et Histoire (cf.
paragraphe 2.2.2.2.), et cela constitue une analyse approfondie de l’écosystème dans lequel se
déroule le programme de recherche. En défendant le passage de l’épisode de soins au cycle de
soins (l’un des aspects fondamentaux du programme de recherche) il apparaît une redéfinition
des processus de contrôle. D’un contrôle aux frontières de l’organisation, nous passons au
minimum à un contrôle inter-organisationnel et plus certainement à un contrôle « social » ou
« politique ». Il y a non seulement la création d’espaces de coopération entre professionnels,
au-delà des frontières organisationnelles et des statuts d’exercice ; mais aussi un changement
d’échelle d’analyse enjoint ces acteurs à articuler leurs interventions dans une dimension
sociétale. Ils deviennent interdépendants du résultat final : une prestation de qualité, assurant
la sécurité, respectueuse de la ponctualité et des délais à un coût acceptable par la collectivité
pour un individu particulier. Il oblige à intégrer les différentes étapes du soin en mettant à la
charge des professionnels la question de la coordination, dont on sait qu’elle pose de
redoutables problèmes dans notre système de santé. Aujourd’hui à l’échelle d’un cycle de
soins, les moyens de la coopération existent depuis un certain temps, et la loi HPST a
poursuivi le mouvement en étendant au médico-social et au social les groupements de
coopération, jusqu’alors réservés au sanitaire, et en augmentant la portée des autorisations. La
création des communautés hospitalières de territoire, les partenariats publics-privés sont
d’autres exemples de dispositifs fournis aux établissements pour formaliser une coopération
de manière contractuelle. À l’aide de ces dispositifs coopératifs, il s’agit de permettre à
l’échelle d’un territoire ou d’une population localisée de patients, de réunir tous les acteurs
concernés par la prise en charge des usagers et de co-construire les objectifs, les modes de
coordination, de financement et d’incitation à l’échelle du réseau en tenant compte des
contraintes d’équilibre négociées aux niveaux régional et national. (Angelé-Halgand N. et
Garrot T., 2014 , p. 35 et 37)
Si nous présentons dans la section 2.3.3. le programme TCS dans son ensemble au moyen
d'un schéma récapitulatif, nous pouvons d'ores et déjà souligner certains aspects qui
concernent l'environnement de développement des cycles de soins. Notamment, le deuxième
chantier porte sur l’ingénierie de l'organisation du cycle de soins dans son ensemble et
notamment dans ses rapports avec l’extérieur ; il comprend deux volets. Le premier volet est
stratégique, il vise à identifier les conditions de coopération entre structures existantes aux
différents niveaux de prise en charge pour les articuler autour des cycles de soins et organiser
leur intervention de manière coordonnée. Le deuxième volet découlant du premier consiste à
identifier les besoins en compétences et les profils des nouveaux métiers émergeant d'une telle
organisation (gestionnaires de cycles...), puis de concevoir les programmes de formation
correspondants (contenus, publics visés...). Cela devrait permettre de poser le contexte dans
lequel les cycles de soins vont se développer en ayant une vision relativement claire des
différents intervenants. Enfin, sur des aspects relevant plus de l'environnement propre du
projet de recherche, le cinquième et dernier chantier réticulaire consistera à assurer le soutien
à l'innovation TCS. Il vise à constituer et animer un réseau d'acteurs clés portant la réforme
aux plans national et international en s'inspirant des travaux de la sociologie de l'innovation
de Michel Callon et Bruno Latour (1990) (Angelé-Halgand N. et Garrot T., 2013 b, p. 16 et
17).
Nous constatons donc que nous allons être confronté à des environnements pour le moins
complexes dans lesquels une grande diversité d'acteurs vont intervenir, de taille, de culture, de
méta niveaux d'analyse divers, qui devraient pourtant engager ensemble des actions
collectives. Ainsi, pour avancer dans la démarche de pilotage, il nous semble important de

Page 71
2.3.Du pilotage aux savoirs pour l’action collective complexe
faire une distinction entre les connaissances pratiques, venant de l'expérience de tout un
chacun, des savoirs analytiques scientifiques, principalement produits au moyen de recherches
expérimentales. Cela permettra, notamment, de valoriser les apports venant des praticiens et
les apports venant des chercheurs des différentes disciplines (cf. approfondissements dans la
section 2.3.3.). C'est une démarche notamment utilisée par les chercheurs en sciences de
l'éducation qui distinguent une connaissance, c'est-à-dire une information intégrée et liée à
l'expérience du sujet, d'un savoir présenté formellement, extérieur au sujet et pouvant faire
l'objet d’un stockage et d’une transmission (Lièvre P., 2007, p. 173-174). Cela nous permet
d'introduire la section suivante relative au pilotage des actions collectives complexes mais
cette fois dans leurs rapports avec le sens, la distinction entre savoir et connaissance nous
aidera à mieux focaliser nos interventions.
2.3.2. Pilotage des actions collectives complexes et le sens
Nous empruntons plusieurs éléments des travaux du prix Nobel d’économie 2009 Elinor
Ostrom sur les moyens de mieux préserver et vivre des biens communs, et nous analysons ces
apports du point de vue du programme TCS avant de réintroduire finalement la dimension de
pilotage et de sens à l’intérieur des situations étudiées.
Nous avons rencontré ces problèmes de sens dans les actions collectives entre recherche et
pratique en étudiant notamment le concept de situation d’action, qui est central dans le cadre
Institutional Analysis and Development, ou « Analyse et Développement Institutionnels »
(ADI), élaboré dans une série d’articles entre 1975 et 2005 au sein de l’équipe réunie autour
des Ostrom (Ostrom E., 2011 p. 25). Ce cadre donne une ossature pour comprendre les
relations humaines et leurs résultats dans différents contextes institutionnels. Il articule, pour
chaque hypothèse de recherche, le plus général au plus spécifique. Ainsi, le cadre ADI
accueille l’ensemble le plus large de variables étudiées par les chercheurs intéressés par une
dynamique institutionnelle, qui correspond pour nous au système de santé français. « Il
fournit aux chercheurs un langage métathéorique permettant de discuter toute théorie
particulière ou de comparer les théories entre elles » (Ostrom E., 2011, p. 25). Une théorie,
quant à elle, sert à expliquer une partie des résultats observés dans le cadre et les relations
qu’ont ces résultats avec les variables institutionnelles. Toutes les théories utiles à
l’explicitation des résultats peuvent être mobilisées dans un cadre donné pourvu qu’elles
apportent de la connaissance. Enfin, un modèle cherche à tester certaines hypothèses précises
à l’intérieur d’une théorie. Les chercheurs pourront identifier les variables qui ont une
influence sur les résultats institutionnels étudiés. Par exemple, Elinor Ostrom mobilise la
théorie des jeux dans ses travaux et elle reconnaît elle-même le pouvoir explicatif du jeu du
dilemme du prisonnier dans des situations où les acteurs ne se connaissent pas, ne peuvent pas
communiquer et donc élaborer des règles institutionnelles ensemble (Ostrom E. et al., 1994),
alors qu’elle s’est attachée à montrer durant toute sa carrière que ce jeu n’était pas pertinent
pour expliquer toutes les situations institutionnelles concernant des biens communs.
Dans le cadre ADI, si les variables externes prennent une place très importante, l’unité
d’analyse est la situation d’action qu’E. Ostrom représente ainsi :

Page 72
2.3.Du pilotage aux savoirs pour l’action collective complexe

Figure 7 : La structure interne d’une situation d’action (Ostrom, 2011, p. 28)

Chaque acteur à l’intérieur d’une situation donnée va être identifié et décrit, en précisant
notamment quel est le mode de choix individuel que le théoricien lui attribue. Il sera aussi
nécessaire de préciser sa position dans la prise de décision : est-il le premier à jouer ou le
sera-t-il dans un rang ultérieur ? Il pourra à chaque nœud décisionnel engager un certain
nombre d’actions qui participeront à la définition de ses positions. Ainsi à chaque nœud de
l’arbre décisionnel, l’acteur a une position, il dispose d’une certaine quantité d’information
qu’il convient de décrire ; il existe aussi à ce nœud un ensemble de règles qui lient les acteurs
et leurs actions entre eux. Cet ensemble d’éléments permet de produire des résultats
intermédiaires ou finaux auxquels chaque acteur attribuera des bénéfices et des coûts qu’il
sera en capacité de décrire (Angelé-Halgand N. et Garrot T., 2013 a, p. 9-10). La principale
limite, pour nous, qui résulte de ces travaux est le refus de l'équipe autour des Ostrom de
prendre part en tant qu'acteur aux actions collectives développées par les participants dans ces
situations d'action. Nous avons pourtant utilisé ces analyses pour renforcer notre
compréhension des phénomènes à l'œuvre dans le domaine de la santé.
Dans la deuxième partie de l’article dans Comptabilité, Contrôle, Audit, nous avons proposé
de recourir à une grille d’analyse alternative, celle des biens communs (Ostrom E., 2010),
pour ébaucher une piste de sortie des limites actuelles du secteur en utilisant la coopération
entre les acteurs. Il s’agirait de faire évoluer les schémas incitatifs, afin de responsabiliser les
établissements et les professionnels libéraux sur une exploitation mesurée des financements
collectifs, à l’inverse de la course à l’activité dans laquelle les plonge le financement par la
T2A. Nous privilégions la capacité créative des acteurs. À travers une méthode expérimentale
cohérente avec les enseignements des « commons » nous proposons de développer une
partition de cycles de soins associant les professionnels de terrain. Afin de mieux présenter ce
nouveau mode d’action collective basé sur la coopération, nous empruntons à Eve Chiapello
(1996) sa typologie des modes de contrôle, en détaillant la question de l’objet sur lequel
s’exerce le contrôle. La proposition TCS apporte une contribution essentielle à la question :
sur quoi s’exerce le contrôle ? Plutôt que d’utiliser l’épisode de soin comme unité de mesure
de la production de santé, le programme TCS entend promouvoir la coopération à travers le
cycle de soins. Elle renvoie à l’intégration des interventions des différents maillons de la
chaine de soins (qu’ils soient établissements ou professionnels libéraux), en articulant les
épisodes le long d’une problématique de santé, désignée sous le terme de « cycle » de soins.
Le choix terminologique de « cycle » se justifie en référence à Michael Porter et Elizabeth
Olmsted Teisberg (2006), qui préconisent d’organiser les services de santé autour d’unité de

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2.3.Du pilotage aux savoirs pour l’action collective complexe
pratiques médicales intégrées (p. 167 et suivantes) afin d’étendre la définition de la prestation
pour créer de la valeur pour le patient. Le résultat serait alors un enchaînement de prestations
émanant de différentes unités de soins, qu’ils proposent d’appeler « cycle ». Les
professionnels de santé ne seraient plus uniquement financés et incités sur la seule production
de leurs actes ; au contraire, ils seraient appelés à concevoir un « réseau de valeur » obligeant
chacun à envisager son intervention en étroite relation avec ses collègues, afin de viser une
meilleure valeur rendue au patient. Solidairement responsables de la prestation et des résultats
apportés à un type de patient, les acteurs de ce réseau de valeur seraient sollicités pour
assumer la relation coût-valeur, non seulement du point de vue du patient concerné, mais
aussi de celui de la collectivité (Angelé-Halgand N. et Garrot T., 2014 , p. 34-35 et 37-38).
Cela sera notamment mis en œuvre dans le troisième chantier, sur l’ingénierie des systèmes
d'information du cycle de soins avec l'expertise de Marc Bidan (2006 et Bidan, Rowe, Truex
2012), il précisera les besoins en informations de cette nouvelle architecture, en combinant
une approche gestionnaire par les systèmes d'information et sociologique centrée sur les
usages des TIC par les professionnels de santé (Angelé-Halgand N. et Garrot T., 2013 b, p.
17).
L'analyse que nous pouvons faire de nos résultats relatifs au pilotage des actions collectives
complexes nous amène à formuler une autre valeur qui entre dans notre ensemble
axiologique : l’action collective pilotée dans un écosystème complexe nécessite un outil de
représentation commun interprofessionnel, inter-organisationnel, et interdisciplinaire. Dans
nos travaux pour le projet TCS, il prend la forme du cycle de soins.
Mais il nous semble qu'il existe des perspectives d'approfondissement de notre démarche dans
une comparaison que nous pourrions faire assez aisément avec le système auto-éco-
organisateur décrit par Edgar Morin (2005, p. 46 puis p. 102). Il nous semble que dans l'objet
« cycle de soins » il y a plusieurs aspects propres aux « sujets », aussi bien les sujets
cherchant, que les sujets participant à la recherche, qui vont venir participer à la construction
du cycle de soins. Au fur et à mesure que le cycle de soins travaillé, va s'auto-
2.3.3. Générer des savoirs pour l’action collective complexe
Nous avons vus dans l’introduction de ce troisième chapitre que la complexité résultait en
partie du fait que le producteur était simultanément produit, qu’en quelque sorte il existait un
phénomène d'autoproduction. Du coup, si nous transposons cette idée dans le processus
d’apprentissage organisationnel, le sujet et l'objet vont devenir complètement inséparable
dans le système auto-éco-organisateur. Mais la production de connaissances s’effectue dans
un monde ouvert, au cœur même d'un écosystème spécifique et local, puis d'un écosystème
plus vaste au niveau régional, lui-même certainement inclus dans un écosystème national.
Cela implique que la production de connaissances va entrer dans un tissu de relation
permettant à la fois de contester, d’amender les pratiques, les connaissances, les savoirs
scientifiques et dans le même temps de les conforter. En prenant en compte respectivement
les limites de la notion d'objets et de celle de sujet, nous allons pouvoir dépasser une
opposition stérile pour ouvrir grâce à cette confrontation un espace nouveau de progrès de la
connaissance. Si nous reconnaissons au sujet, la possibilité d'être intégré comme un être auto-
éco-organisé, alors nous pourrons analyser les dynamiques des sujets au sein des systèmes
plus vastes de façon originale. En quelque sorte, nous deviendrions des coproducteurs de
l'objet, Armand Hatchuel dirait des co-générateurs de l'objet. L'objectivité ne serait plus alors
simplement une donnée, mais une construction englobant la, les, nos, leurs subjectivités. De la
subjectivité de chacun des acteurs pourrait alors naître l'objectivité collective (Morin E., 2005,
p. 65, 71 et 147). Nous profiterons dans ce domaine des apports de Manuel Zacklad (2005,
p. 285) lui aussi impliqué dans l’aventure Cerisy. Il s’intéresse aux organisations qui ont

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2.3.Du pilotage aux savoirs pour l’action collective complexe
recours intensif aux connaissances pour constater qu’elles mettent en œuvre « des processus
communicationnel d'échange de connaissances (…) condition de la création de valeur et de
l'apprentissage organisationnel ». On comprendra aisément que ces travaux nous intéressent
au premier chef pour le programme TCS.
Nous poursuivons un projet de recherche dans un domaine spécifique, celui de la santé, en
proposant une évolution de la base de la tarification pour favoriser l’intégration des différents
prestataires de soins et les pousser à se saisir des problèmes de coordination. Cela devrait
passer, selon nous par un changement de positionnement de la tutelle dont émane une
incertitude majeure. Cette incertitude produit des effets néfastes en matière de confiance, qui
pourtant constitue la clé de voûte d’un système vertueux, si nous voulons voir les acteurs
s’impliquer dans les processus d’actions collectives.
Parmi les défis à relever dans le cadre du programme TCS figure l’identification des
conditions favorables au développement d’une coopération vertueuse pour le patient et la
collectivité, et des comportements déviants de ce point de vue. Ceci nous amènera, à n’en pas
douter, à nous fixer comme délivrables, des enseignements d’ordre méthodologique (cf.
1.3.3.1.). Concrètement, la nouvelle approche permet de poser les bases pour une évolution de
la T2A vers une Tarification au Cycle de Soins (TCS), en opérationnalisant les enseignements
des biens communs (cf. 2.3.2.). Le problème peut se reformuler comme suit : créer les
conditions d’une coopération entre acteurs du soin et patient, pour sortir de la tragédie des
communs et évoluer vers les cercles vertueux, étudiés notamment par Elinor Ostrom. Si nous
poursuivons notre présentation du mode de contrôle associé au programme TCS grâce à la
typologie d’Eve Chiapello (1996), nous abordons maintenant les questions de l’identité du
contrôleur et du processus de contrôle. Tout d’abord, les questions de l’identité du contrôleur
et de la gouvernance du système sont indéniablement au cœur de cette proposition. Les
travaux d’Elinor Ostrom sont ici éclairants car ils permettent d’envisager un rôle tout à fait
différent concernant la tutelle. Déchargée du contrôle des protocoles de soins et des
comportements professionnels des acteurs, elle deviendrait garante de la mise en œuvre et de
la protection des solutions co-construites par les acteurs et pourrait se concentrer sur un
contrôle d’efficacité et d’équilibre des objectifs budgétaires à un niveau intermédiaire. Le
contrôle de cohérence global resterait certainement au niveau de l’ARS pour la région ou du
Ministère de la Santé au niveau de la nation, mais le contrôle local, au lit du malade serait
dévolu par décisions des acteurs à un partenaire impliqué dans la prise en charge globale d’un
type de patient. Ainsi, le pilote d’un cycle de soins pourrait être l’hôpital ou la clinique en cas
de soins aigus, mais il serait vraisemblablement le médecin généraliste pour les affections de
longue durée, en cohérence avec la posture de coordinateur qui ressort de la dernière
convention négociée en juillet 2011. Tirant sa légitimité d’une décision librement élaborée par
les acteurs, le pilotage du cycle serait assumé par un représentant des parties prenantes, au-
delà même des frontières organisationnelles.
Quant au schéma incitatif, il devrait être cohérent avec cette reconfiguration des « pouvoirs »
au sein du système de santé. La tarification au cycle de soins constitue un élément appelant
des compléments pour piloter toutes les dimensions de la performance : la qualité et la
sécurité du patient, le délai, et l’accès pour tous, dans le cadre d’une mission de service
public. En revenant aux enseignements des biens communs, l’idée est de rendre responsables
les « troupeaux » de la préservation de la ressource de financement en les incitant sur
l’efficacité des solutions mises en œuvre. Ici, le schéma incitatif à inventer serait fonction du
type de cycle de soins et permettrait de valoriser des activités, telles que la prévention ou
l’éducation thérapeutique, qui permettraient d’économiser les financements collectifs tout en
étant vertueux pour la santé du patient et cohérent avec l’intérêt général. L’idée est de
permettre à l’innovation de se développer avec un contrôle à maille large, axé sur un résultat

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2.3.Du pilotage aux savoirs pour l’action collective complexe
étendu au cycle, incitant les acteurs à trouver les voies d’une meilleure conciliation entre les
différentes dimensions de la performance (Angelé-Halgand N. et Garrot T., 2014 , p. 33-35 et
37-38). Nous voyons clairement apparaître des enjeux très importants en matière
d'apprentissage collectif dans des situations complexes Nous présentons maintenant
schématiquement le programme TCS dans son ensemble, en terminant par les chantiers pas
encore exposés.
Pour rendre le programme TCS plus opérationnel, cinq grands chantiers doivent être ouverts
prioritairement : nous avons déjà présentés deux des trois premiers (au centre du schéma
Figure 8), ils sont de nature expérimentale. Le premier chantier, relatif au design du cycle de
soins et aux schémas incitatifs, consiste à préciser les contours du cycle de soins à partir de
problématiques de santé données. Il s'agit d'identifier une typologie de cycles de soins en
définissant des conditions incitatives vertueuses compatibles avec chaque type de cycle. Le
tarif ne constitue que l'un des éléments du schéma incitatif, il devra être complété par des
indicateurs de sécurité incluant la qualité, les délais, et l'accès pour le segment d'usagers
concernés (nous ne revenons pas sur les deux autres cf. 2.3.1. et 2.3.2.). Le quatrième
(première couronne du schéma) est de nature programmatique et prépare le déploiement de
l'action publique. Les conditions de réussite reposent largement sur la qualité du travail
collaboratif entre médecins et personnel paramédical hybridés (Kurunmäki L., 2004) et les
chercheurs en gestion spécialistes de la santé. Il sera confié à des spécialistes de l'action
publique dans le domaine sanitaire et social. Il consistera à proposer un cadre politique qui
réponde aux attendus, ainsi que des programmes de déploiement de cette politique en
définissant des objectifs prioritaires et les chantiers expérimentaux en fonction des types de
cycles de soins. La donne politico-économique pourra participer à la définition des périmètres
géographiques retenus. Il s'agira également d'établir les dispositifs facilitant une transition qui
soit rapide et soutenable. (Angelé-Halgand N. et Garrot T., 2013 b, p. 16-17).

Figure 8 : Schéma général du projet de recherche TCS (Angelé-Halgand N. et Garrot T., 2013 b, p. 16)

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2.3.Du pilotage aux savoirs pour l’action collective complexe
Nous nous rendons compte à travers la présentation du programme TCS qu'il ne s'agit pas
simplement de rapport entre le sujet et l'objet. Bien que ce dernier soit central, il s'agit aussi,
comme nous l'avons signalé dans la conclusion du point précédent, d'une question
d'apprentissage, un apprentissage d'action. Tous les acteurs impliqués dans le programme
TCS, et plus particulièrement dans chacun des chantiers réticulaires d'expérimentation autour
d'un cycle de soins, vont devoir apprendre ensemble à agir. Ainsi, chacun des acteurs, va-t-il
être à la recherche d'un savoir actionnable, c'est-à-dire un savoir pouvant être utilisé
quotidiennement dans les organisations sociales. Comme cela apparaît de façon sous-jacente
dans le programme TCS, les actions au sein d’un cycle seront porteuses d’un but, d’une
destination, elles vont être porteuses d'un projet. Il va falloir pour les acteurs impliqués
élaborer un savoir pour l'action mis en œuvre dans leur pratique professionnelle (Avenier M.-
J. et Schmitt C., 2007, p. 19-20). L'enjeu va être de constituer des « savoirs », c'est-à-dire des
énoncés plausibles et acceptables ; « valables », c'est-à-dire « légitimes », en précisant de quel
point de vue ils le seront, et enfin « mis en action », c'est-à-dire mobilisateurs pour les acteurs
et facilitant leur questionnement, leur réflexion, et leurs capacités créatives. Ce que Marie-
Josée Avenier (2007, p. 148) appelle des savoirs actionnables génériques désigne des
principes d'action ou des propositions plausibles, éclairant la réflexion et suscitant l'action
originale, sachant que nous partirons très certainement de connaissances pratiques au sens de
Pascal Lièvre (2007). Pour passer du statut de connaissances à celui de savoir académique
légitime ou « scientifique », ces savoirs actionnables devront expliciter leur référentiel
épistémologique pour pouvoir être discuté et argumenté afin d'acquérir leur légitimité et du
coup leur « enseignabilité » (Avenier M.-J., 2007, p. 148). Pascal Lièvre (2007, p. 187), quant
à lui, étudie la possibilité de mixer les connaissances pratiques et les savoirs théoriques et il
aboutit à des conclusions tout à fait fascinantes :
« 1. L'acteur en action mobilise une connaissance pratique qui est d'une grande richesse.
2. Cette connaissance est tacite car elle est liée résolument au sujet en situation et elle ne se
manifeste pleinement que lors de l'action.
3. Cette connaissance pratique ne s'apprend que dans l'action.
4. Il est difficile de rendre compte pour l'acteur de cette connaissance aussi bien à l'oral qu'à
l'écrit.
5. Il y a une rupture épistémologique entre la pratique et l'explicitation de cette pratique.
6. Ainsi, pour accéder à ses connaissances pratiques et les transformer en un savoir, il faut
construire des dispositifs spécifiques adaptés à la finalité poursuivie par le chercheur et aux
contraintes liées au terrain ».
Nous pourrons enfin une dernière fois approfondir nos réflexions avec les apports de Bruno
Bachimont (2005, p. 93) lui aussi impliqué dans le colloque de Cerisy. Il nous permettra
notamment d’approfondir les moyens d’utiliser simultanément et efficacement des données
rigoureuses, avec des savoirs fragmentés et des connaissances issues de la pratique. Toutes
ces formes sont nécessaires à la santé. La rigueur et la certitude sont indispensables à la
fiabilité des analyses, à la précision des thérapeutiques, ou encore à la sécurisation des
patients. Les données fragmentées relatives à la situation sociale du patient par exemple,
constituent des éléments indispensables à la prise en charge globale des situations
particulières. Enfin, les connaissances praxéologiques tirées des relations interpersonnelles
constituent des connaissances à la fois contingentes et générales pour améliorer la prise en
charge des patients. Il sera nécessaire de mettre en cohérence ces différents éléments pour
alimenter un même projet intégré dans le programme TCS.
En positionnant nos travaux de cette façon, nous nous inscrivons dans le projet de révélation
des exégèses du fonctionnement des collectifs soutenus par Armand Hatchuel (2007, p. 61,

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2.3.Du pilotage aux savoirs pour l’action collective complexe

63). Pour l’auteur, l’esprit du soin ou le « don de soi » ne suffise pas à expliquer l’action
collective dans les établissements de santé. Il faut, selon lui, révéler un principe totalisateur ou
un sujet totalisateur. Par principe ou sujet totalisateur, il entend une règle (ou une valeur) un
individu (ou un groupe) qui « détermine l'action collective sans que nous puissions rendre
compte ni des savoirs, ni des relations à autrui qui permettent cette détermination » (Ibid, p.
63). Si le principe totalisateur du programme TCS s’énonce de la façon suivante : « être
économe des ressources communes », alors nous raterons notre cible. En revanche, si le
principe totalisateur est formulé comme : « agir de façon à vivre durablement de nos
ressources rares », alors nous disposerons d’un principe original pour la santé. Ce principe
permettrait à chacun des individus, et au collectif formé, de bénéficier raisonnablement,
solidairement et équitablement des ressources mises en commun pour leur santé, ressources
par définition rares au moins au niveau collectif. Enfin pour conclure, il nous paraît
intéressant de reprendre la métaphore de la complexité d’Edgar Morin (2005, p. 113-114) à
propos des tapisseries d’art. Premièrement, dans le programme TCS nous avons des
connaissances simples des tarifs d’épisode de soins, des GHM, des budgets hospitaliers… qui
n’aident pas à connaître les propriétés de l’ensemble car nous sommes face à « Un tout qui est
plus que la somme des parties qui la constituent » (Ibid, p. 114). Deuxièmement, les qualités
de tel ou tel intervenant (médecin spécialiste, kinésithérapeute, patient…) ne peuvent pas
complètement et pleinement s’exprimer parce qu’elles sont partiellement inhibées par le tout.
« Le tout est alors moins que la somme des parties » (Ibid, p. 114). Troisièmement la partie
qui remet en question notre capacité de compréhension et notre façon de penser est le
regroupement des deux premières propositions : « Le tout est à la fois plus et moins que la
somme des parties ». Ainsi, il y aurait un tout à construire que l’on voudrait voir dépasser la
somme des parties, accéder à un niveau de santé pour la population, qui soit supérieur à la
somme des dépenses engagées par chaque individu et les dispositifs sociaux. Ce tout serait à
la fois moins que la somme des parties car il se pourrait, et des risques réels existent, que
l’action individuelle de chaque professionnel de santé donne un résultat global moindre que la
somme des résultats locaux et temporaires. Il y a donc un réel enjeu, celui consistant à être
capable de construire des savoirs pour l'action collective complexe dans le domaine de la
santé en particulier, mais certainement aussi dans d'autres domaines…

Conclusion
Si la rédaction de la note de synthèse nécessaire à la soutenance d'une habilitation à diriger
des recherches peut-être reçue comme un exercice formel, elle est aussi indéniablement un
exercice formateur. Il s'agit bien pour le chercheur impliqué dans cette démarche de présenter
un parcours, et de trouver le sens qu’il donne à la démarche de recherche qu'il a réalisé en vue
d’accompagner d’autres chercheurs. Ce sont ces deux objectifs que nous avons essayés de
poursuivre dans la rédaction de ce document : à la fois d’approfondir et de consolider notre
pensée sur l’action collective et révéler notre parcours de recherche, tel qu’il s’est construit au
fil des travaux.
Ainsi dans une première partie, nous sommes nous appliqué à aborder une partie des sciences
de gestion et des sciences, en général, pour laquelle nous avions une certaine aversion :
l’épistémologie et la méthodologie. Pour aborder ce sujet, nous avons choisi comme point de
départ une des spécificités de notre parcours, à savoir notre rapport intime à nos terrains de
recherche successifs. Nous nous sommes toujours beaucoup impliqué dans nos rapports avec

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Conclusion
les praticiens ayant un mal certain à participer à une recherche « objective » et distancié du
terrain. En essayant de mieux comprendre, ce qui avait été notre implication sur le terrain,
nous avons eu à nous interroger sur quelle était notre conception de la réalité ? Cela nous a
permis d'étudier différents positionnements ontologiques et de trouver celui qui se rapprochait
le plus de nos travaux. Nous avons bien évidemment ensuite croisé ces premiers éléments, à
la question portant sur le projet de connaissances que nous poursuivions : quels types de
connaissances cherchions nous à élaborer ? Quelle vérité poursuivions-nous ? Nous avons
donc abordé les questions épistémologiques au sens strict, ce qui nous a permis de nous
positionner sur les axes ontologie et épistémologie, plutôt dans le cadran relativiste/non-
essentialiste. Dans un vocabulaire moins savant, cela signifie : la réalité existe bien mais elle
n’est pas reçue, perçue et donc décrite de la même manière par tout le monde. Ma conception
de la réalité dépend des sujets qui la vivent et dépend aussi de l’observateur qui va la saisir, en
quelque sorte elle est le produit de plusieurs sujets. Cela est diamétralement opposé au
positionnement plus communément connu dit « positiviste » qui considère que la réalité
« objective », extérieure au sujet, et qui s’imposerait à tous, existe. Du point de vue de la
vérité, nous la considérons comme relative et non pas objective. Nous envisageons la vérité
comme une construction réalisée par plusieurs acteurs, elle est donc située par rapport à des
individus, à un contexte et à une période donnée. Avec ces éléments, nous nous sommes enfin
tourné vers les questions de méthodes où, sans surprise nous avons pu décrire un parcours
quasi-exclusivement nourri d’approches qualitatives. Nous avons choisi alors pour ce
chapitre, non pas l’exhaustivité mais plutôt l’exemplarité illustrant l’évolution des méthodes
utilisées. Toute cette phase d’approfondissement, si elle a été difficile, nous a permis de
mieux assumer l’ensemble des travaux de recherche que nous avons produits et notamment
notre travail doctoral avec lequel nous avons pu renouer une relation positive.
Notre deuxième partie a été consacrée à notre projet de recherche. Notre curiosité alliée à un
certain goût pour l’éclectisme, guidé parfois par nos expériences avec les praticiens, a eu pour
conséquence une certaine difficulté à nous situer dans le champ des sciences de gestion.
L’identification d’une communauté de chercheurs et le positionnement de nos travaux de
recherche dans des champs plus larges, que ceux dans lesquels ils avaient été initialement
développés, ont muri progressivement pour nous permettre dans ce document d’identifier les
problématiques des sciences de gestion auxquelles nous avions contribuées. Pourtant, avec
tout le travail de la première partie, nous nous sommes rendus compte que nous avions un
certain nombre de valeurs que nous avions toujours voulu défendre dans nos travaux et qui
avaient guidé nos choix tout au long de notre parcours. Cela nous a amené à identifier un
projet ambitieux et passionnant, dans lequel nous nous voyons bien encore nous réaliser
pendant plusieurs années. Il s'agit du pilotage les activités collectives complexes. Cet énoncé
peut paraître simpliste mais tous les termes le composant sont lourds de sens. Ces valeurs
représentent bien les projets que nous avons poursuivis et les résultats partiels certes mais en
adéquation avec les situations étudiées que nous avons pu obtenir. Pour nous, si l'action, l’agir
veut être efficace il doit nécessairement se penser dans le collectif. Elle devient alors une
action collective. Cette action collective a besoin être représentée, et la représentation
processuelle axée sur la prestation finale de l'organisation assure selon nous une meilleure
efficacité. Même au niveau inter-organisationnel, l'efficacité nous semble devoir passer par un
agir collectif à l'intérieur d'un réseau englobant tous les participants à la prestation finale.
C'est-à-dire, l'ensemble des partenaires impliqués dans la chaîne de valeur au client. Mais
l’agir collectif ne se décrète pas, nous aurions plutôt tendance à dire que cela nécessite un
pilotage. Ce pilotage doit être capable de prendre en compte l'environnement dans une
dimension systémique. Nous sommes aussi convaincu qu'il doit s'appuyer sur un outil
regroupant tous les aspects déterminants de la valeur « sociale » (coût, qualité, délai, sécurité).

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