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CHRISTOPHE ASSENS
Maître de conférences habilité à diriger des recherches
JACQUES ANGOT
Professeur associé
Résumé :
Pour étayer ces remarques, il nous semble important de montrer que la victoire
dans un conflit repose dans la supériorité du raisonnement. Dans cette perspective, nous
avons mené une étude « quasi-clinique » à travers l’observation d’un tournoi d’échec
entre le champion du monde Gary Kasparov et un ordinateur programmé par IBM,
Deep Blue. Ce tournoi oppose deux formes de rationalités différentes : le raisonnement
de l’homme fondé sur l’expérience et l’ingéniosité avec une capacité d’analyse limitée à
une centaine de coups ; le raisonnement de la machine dont la fonction de masse permet
d’atteindre une puissance de calcul de 2 millions de coups par seconde. En dépit du
rapport des forces favorable à l’ordinateur, la victoire appartient à l’individu. En
examinant attentivement les phases de jeu, nous expliquons les raisons de cette
supériorité par la capacité d’intégrer le raisonnement de l’adversaire dans sa propre
stratégie. De cette manière, nous sommes en mesure de mieux comprendre la logique
d’interaction des décisions qui échappent aux aspects purement exogènes (règles du jeu)
ou purement endogènes (ressources et objectifs) d’un conflit.
Dans une première partie, nous préciserons les grilles de lecture théorique dans la
prise de décision rationnelle. Puis, dans une deuxième partie, nous préciserons les
conditions d’observation d’un affrontement de rationalités. Enfin, dans une troisième
partie, nous tirerons des conséquences, sur la fiabilité de la méthode, puis sur la portée
et la généralisation des résultats.
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1. LECTURE THEORIQUE DE LA RATIONALITE
Une première étape est de nous référer aux philosophes et aux bases qu'ils ont
données à l'idée de raison. En fait, l'idée de la rationalité est liée sensiblement au courant
du rationalisme pour qui le motif déterminant est l'hypothèse que la réalité peut être
atteinte en quelque façon et les actions humaines évaluées sinon gouvernées par l'usage
de la raison. Dans cette mesure, le problème est de savoir ce que recouvre le concept de
« raison ». Au travers de la diversité des sens qui lui ont été donné, quelques traits
distinctifs semblent se maintenir notamment sur le fait que la raison est liée à
l'intelligence, et non pas à l'instinct ou aux réactions affectives. De plus la raison renvoie
à des principes cadres de la connaissance et de l'action qui sont plus ou moins explicites
mais appellent et supportent l'élucidation. Enfin, la raison procède par enchaînement de
concepts et non par juxtaposition et enchevêtrement d'images, de métaphores et de
mythes.
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Si l'on se réfère aux critiques de Kant (1781), une des remarques les plus
importantes est que le domaine de la connaissance proprement dite, par lequel nous
saisissons des objets à partir des impressions sensibles est organisé dans le cadre de
formes à priori de l'espace et du temps et catégories comme celles de la causalité ou
comme le dit Kant (1781) : « Notre raison n'est pas en quelque sorte une plaine qui
s'étende sur une distance indéterminée et dont on ne connaisse pas les bornes que d'une
manière générale ; mais elle doit plutôt être comparée à une sphère dont le diamètre peut
être trouvé à partir de la courbure de l'arc de sa surface. En dehors de cette sphère ( le
champ de l'expérience ), il n'y a plus d'objets pour elle ».
L'essentiel de cette partie est de convaincre que les économistes purs traduisent
la notion de raison par l'idée de calcul et développent les hypothèses de bases au modèle
rationnel de prise de décision en introduisant les principes d'utilité ( représentation des
objectifs ), de pleine connaissance des solutions et conséquences de celles-ci et surtout
de maximisation. Cette règle d'évaluation qu'est la maximisation constitue une constante
dans l'esprit des économistes en matière de rationalité. Elle deviendra « satisfaction » par
l'intermédiaire de Simon (1957) et de ses collègues sur la rationalité limitée, mais sous-
entend néanmoins une volonté d'atteindre un seuil minimum d'utilité et un désir de s'y
maintenir.
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L'introduction du concept de rationalité limitée résulte de l'idée selon laquelle
l'homme ne peut être parfaitement rationnel du fait de ses capacités cognitives limitées à
recueillir et traiter l'information dont il a besoin pour agir de manière rationnelle au sens
substantif. Par conséquent, du fait de son environnement interne, l'homme ne peut se
soumettre qu'à une rationalité liée à ses contraintes cognitives et temporelles, d'où une
rationalité subjective, pouvant être variable au cours du temps pour un même individu et
variables selon les individus ( Shoemaker 1990 ). C'est par l'intermédiaire de la rationalité
limitée, que l'on passe conceptuellement d'une rationalité parfaite à une rationalité non
parfaite tendant vers une interrogation plus profonde : le résultat doit-il être le point
central de rationalité ?
La question qui se pose alors est de savoir ce qui compose une rationalité.
Plusieurs réponses sont avancées. Boudon (1991-1993) parle de plusieurs niveaux de
rationalités pouvant se représenter en cercles circonscrits : premièrement la rationalité du
type utilitaire ou téléologique, deuxièmement la rationalité axiologique ( les deux
premiers cercles constituent la rationalité Weberienne ), troisièmement un cercle
coextensif qui inclut le fait d'avoir de "bonnes raisons" pour avoir agi de cette manière,
enfin, le cercle des actes affectifs, impulsifs correspondant à la conception classique de
l'irrationalité.
Reynaud (1993) préfère se focaliser sur la notion de règles dont la création donne
un sens aux objets traités ( faste ou néfaste, moral ou immoral, etc. ). Créer des règles de
relations, c'est donner un sens à l'espace social et créer les règles d'un système c'est créer
une rationalité commune à ceux qui habitent le système. De plus, le sens d'une décision
n'est pas entièrement contenu dans cette décision. Les conséquences qu'elle entraîne le
modifient en retour. Mais surtout, la « rationalité des acteurs évolue, se transforme,
change, notamment à l'épreuve de la conjonction de ses conséquences ». Il est alors
souvent utile de remonter à l'origine du raisonnement pour le comprendre, non pas parce
que l'origine détient la clé du sens mais pour mieux saisir la logique qui a conduit à la
situation actuelle.
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1.4 La rationalité managériale
Une autre approche de la rationalité consiste à présumer que « l'action suit des
règles de comportement qui se sont développées à travers des processus qui ont un sens
mais qui empêchent une information complète sur la justification rationnelle de ces
règles » ( March 1978 ). En fait, la connaissance évolue avec le temps à l'intérieur d'un
système où elle est liée à des acteurs et à des organisations qui n'ont pas une complète
conscience de son histoire. De ce fait, les acteurs effectuent une action sans qu'ils aient
une compréhension de sa raison d'être. Au sein de ces considérations se sont développés
trois types de rationalités (rationalité d'adaptation, sélective, a posteriori). La rationalité
systémique n'est pas intentionnelle c'est-à-dire que le comportement n'est pas considéré
comme découlant d'un calcul des conséquences. Ces notions affirment qu'il y a de
l'intelligence dans l'absence de calcul.
Dans cette optique, nous proposons d'étudier la rationalité d'un individu comme
la faculté d'adopter un comportement ( attitude, action, réflexion ) dans un univers perçu
et interprété en fonction des objectifs et des moyens dont il dispose à un moment donné.
Cette définition prend en considération le fait qu'un acteur puisse avoir plusieurs
objectifs qu'il essaye de mettre en œuvre compte tenu des circonstances qui bloquent ou
favorisent leur réalisation.
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Nous partons du principe que la raison se base sur une représentation du réel et
donc que la situation peut être perçue et comprise soit de manière identique à d'autres
acteurs ou au contraire de manière différente. En définitive, dans ce travail, nous
retiendrons que la rationalité s'articule autour de deux axes importants : les "moyens"
avec la perception et la représentation de l'environnement ( traitement de l'information,
raisonnement, réponses émotionnelles, réflexes ) ; les « fins » avec la formulation et la
hiérarchisation des objectifs (perception du sens, décomposition en objectifs, orientation
ou non-orientation vers un but). Par cette définition des moyens et des fins, la rationalité
d'un acteur peut se lire selon deux axes : d'une part, la structure « cognitive » et son
fonctionnement, d'autre part, la finalité et la perception du sens.
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temporelles, les variables sociologiques…) ; les paramètres internes (les variables de
hasard ou d’inconscience).
Ces constantes permettent d'une part de comparer les raisonnements sur une
base commune et d'autre part d'associer la victoire ou la défaite à une confrontation de
rationalité et non pas à un phénomène fortuit. Cela ne signifie pas pour autant que tout
soit parfaitement prévisible dans un jeu d'échec, bien au contraire. Malgré son apparente
simplicité, les échecs sont d'une complexité évidente.
Nous ne reviendrons pas sur les critiques liées à l'utilisation du jeu d'échec
comme métaphore de la stratégie et a fortiori du management stratégique. Nous pensons
qu'elles sont fondées et, c'est pourquoi, nous l'utilisons à une fin beaucoup plus précise
et en adéquation avec une des principales caractéristiques de la pratique du jeu d'échec :
l'incertitude logique. Ainsi, Simon (1976) dans son utilisation du jeu d'échec a
parfaitement compris l'intelligence sous-jacente d'une métaphore basée sur le jeu d'échec
à condition de la considérer comme un cas d'affrontement semblable à un jeu à somme
nulle, à moyens et objectifs initiaux identiques pour chacun des « joueurs ». Donc, cette
métaphore met en avant le fait qu'à partir d'une incroyable source de déterminisme (
pièces, nombre de coups, nombre de cases, pas de changement de couleur, etc ), le jeu
d'échec conduit à l'incertitude la plus complète basée aussi bien sur le principe des
anticipations que sur celui de l'interaction.
En effet, l'incertitude aux échecs n'est pas liée au pur hasard, contestable selon
Ekeland (1991). Elle est le fruit de notre ignorance dans un univers complexe par trop de
déterminisme. Par exemple, une relation de cause à effet devient incertaine à partir du
moment où on n'arrive plus à identifier son origine et sa fin. Dans le jeu d'échec, la
stratégie du joueur reste logique et prévisible à partir du moment où on l'isole de son
contexte. En relation avec celle de l'autre joueur, la stratégie devient interdépendante. Le
processus d’interaction provoque alors des ajustements laissant place à une marge
d'incertitude et à une prise de risques à cause des limites d'anticipation. Le niveau
1 Le jeu d'échec apparaît au 5ème siècle sous l'appellation de "Tchateranga". Deux armées alliées
composées de l'éléphant, du cheval et du navire combattent aux quatre coins d'un carré. Le jeu se propage
ensuite en perse sous une autre version. Enfin au moyen-âge, il ne cesse dévoluer sous différentes
dénominations ( Skeres, Axederes, Ajedres, Scacchi ) avant de prendre sa forme définitive. Echec signifie
alors butin. A partir de cette époque, le jeu d'échec se compose d'un plateau de 64 cases sur lequel
s'affrontent deux armées de 16 pièces. Le but du jeu consiste alors à conquérir le territoire adverse en
s'emparant du Roi.
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d'anticipation est ainsi limité pour chaque joueur, car aucun d'entre eux ne sait jusqu'à
quel stade l'autre va conduire ses propres prévisions.
Dans ce contexte, nous allons utiliser la métaphore du jeu d'échec pour étudier
une situation d'affrontement entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle1. Le
jeu d’échec fait appel à des qualités comme la prudence, la circonspection, la
prévoyance, le renoncement ou la persévérance. Pour des raisons techniques, il se prête à
merveille aux tentatives de modélisation informatique contrairement au jeu de go par
exemple (Ginsberg 1998). Ainsi, le jeu d'échec requiert de combiner la reconnaissance des
formes et le raisonnement mathématique avec des qualités plus complexes comme
l'intuition. Depuis les années 50, les programmateurs ont essayé de relever ce défi en
concevant des machines suffisamment intelligentes pour jouer aux échecs. Claude
Schannon et Alan Turing ont été les premiers à se pencher sur la programmation des
échecs.
Les premiers ordinateurs étaient programmés à partir de règle simple portant sur
l'avantage de coup ( points gagnés ou perdus au cours d'un échange de pièces ) et sur
l'avantage de position ( position avantageuse ou désastreuse en début, milieu ou fin de
partie). Un arbitrage logique permettait également de choisir l'avantage de pièce ou
l'avantage de position. Avec les progrès technologiques réalisés dans le domaine des
processeurs, l'ordinateur a gagné en vitesse de calcul jusqu'à atteindre un niveau proche
des meilleurs joueurs mondiaux.
1 L’intelligence « artificielle » est un terme à manipuler avec précaution sous peine de faire un abus de
langage et de tomber dans le travers de l’anthropomorphisme. La machine n’est pas intelligente,
contrairement aux programmeurs informatiques. Dans cet article, les règles humaines de programmation
et les principes mécaniques de fonctionnement priment dans l’étude du comportement d’un ordinateur.
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Avec 32 processeurs montés en parallèle, Deep Blue est capable de calculer 200
00 coups par seconde. Comme base de données, il se réfère à toutes les parties jouées
depuis un siècle en championnat. Deep Blue fonctionne d'une part sur la recherche des
coups enregistrés dans sa mémoire et sur l'évaluation des coups à partir des règles de
programmation. À partir d'une position donnée, il est capable de calculer toutes les
combinaisons possibles et leurs conséquences 7 ou 8 coups plus tard. En théorie, il est
possible de programmer toutes les phases de jeu et toutes les combinaisons imaginables
dans cet univers fini de 64 cases.
Pour mieux présenter les résultats de nos observations empiriques, nous avons
choisi d’isoler trois situations caractéristiques d'affrontement : un affrontement brutal
qui met en lumière la puissance de calcul de la machine, un affrontement équilibré qui
met en exergue l’adaptation de l’homme par rapport à la machine, et un affrontement
1 L'intérêt scientifique de cette recherche réside dans une situation d'incertitude majeure qui contraint les
deux joueurs (Homme / Machine) à s'affronter sans arrangement et sans concertation a priori. Dans ces
conditions, la validité de ce travail repose sur le caractère imprévisible des parties qui se sont jouées.
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déséquilibré qui met en évidence les facultés d’imagination de l’homme face au
raisonnement itératif de la machine.
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Fig 1 : la débâcle de Kasparov
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Blue avec les noirs au premier plan, et Kasparov avec les blancs. Cette symétrie des
positions sera respectée dans la suite du déroulement du jeu.
Cette configuration est une source d'incertitude majeure que Deep Blue ne
parvient pas à gérer. Celle-ci provient d'une situation d'affrontement de type paradoxal
où il ne suffit pas de calculer aveuglément les avantages et les inconvénients attachés à
des éventualités qui sont soit équivalentes, soit contradictoires.
Dans ce genre de situation, Deep Blue n'est pas en mesure de faire preuve
d'imagination. Cette limite le contraint à jouer de façon orthodoxe, rendant encore plus
prévisibles ces coups au fur et à mesure que le jeu se prolonge et que la marge de liberté
se réduit. Au 23ème coup Kasparov estime que la partie est suffisamment équilibrée
pour proposer un nul à Deep Blue. En fait, Kasparov manque de temps pour réfléchir
dans de bonnes conditions. Par ailleurs il souhaite se ménager pour être dans de bonnes
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conditions pour la dernière partie du championnat. Mais Deep Blue n'a pas les mêmes
critères d'évaluations du jeu que Kasparov.
À l'inverse, Kasparov ne sait pas calculer avec exactitude le rapport des forces,
mais il sait l'évaluer de façon dynamique et interactive. Il sait qu'au cours de la partie des
évènements imprévisibles vont venir se greffer qui vont transformer le cours du jeu et
que l'on ne retrouve pas au niveau des parties prises séparément. Pour Kasparov, le tout
n'est pas équivalent à la somme des parties. En fait, l'homme n'est ni un calculateur
maître de lui, tel que le conçoivent les économistes. Il n'est pas non plus un être passif
soumis à son destin ou à des forces échappant à son influence comme le présentent les
1 Pour faire une métaphore avec le langage, l’intelligence artificielle accède à des opérations syntaxiques,
contrairement à l’esprit humain qui met en jeu des opérations sémantiques. Les opérations syntaxiques
sont différentes des contenus sémantiques et insuffisantes en elles-mêmes pour atteindre le niveau
sémantique. L’ordinateur ne peut pas donner du sens aux coups joués, car il n’a pas de conscience et de
recul sur l’action qu’il mène. Il procède à un calcul mathématique abstrait qui n’existe que relativement à
des interprètes ou à des observateurs extérieurs à lui : les programmeurs.
2 L’ordinateur procède à un calcul pour comparer les meilleurs coups possibles. Les pièces et les cases de
l’échiquier correspondent aux signes élémentaires du calcul ; les positions réglementaires des pièces sur
l’échiquier aux formules du calcul ; les positions de départ des pièces, aux axiomes et aux formules de
départ du calcul ; les positions ultérieures des pièces, aux formules dérivées des axiomes ; et les règles du
jeu, aux règles d’inférence utilisées dans le calcul.
3 Au sujet de la comparaison entre le tout et les parties voir la "méthode" de Morin (1977).
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sociologues. La logique de la pensée est tellement complexe que l'acteur n'en a pas la
parfaite maîtrise. De ce fait, l'acte ou la décision n'est pas le fruit d'une intention
mûrement réfléchie, consistant à maximiser une utilité ou un profit comme dans le cadre
de l’ordinateur. Pour autant, l'acteur n'est pas totalement passif, immergé dans un monde
extérieur à lui. La réalité agit sur ses représentations et ses actes, mais en retour, l'homme
par ses représentations mentales façonne également la réalité à son image. L'art illustre
cet aspect.
Simon (1957) nous explique à ce sujet que l'être humain ne peut être totalement
calculateur car il ne dispose pas des capacités suffisantes pour recueillir et traiter toutes
les informations dont il a besoin. Même s'il le pouvait, des contraintes de temps l'en
empêchent le plus souvent : lorsque Deep Blue calcule plusieurs milliards de
combinaisons, Kasparov ne peut évaluer que quelques dizaines (au mieux quelques
centaines) de possibilités. Il est obligé d'agir dans l'urgence dans les limites de ses
facultés de jugement. Pour compenser cette faiblesse, l'homme a la faculté de raisonner
en raccourci, en adoptant une vue d'ensemble sur des problèmes complexes.
Dans le cas des échecs, Ginsberg (1998) nous explique que le bon joueur
n’examine qu’une poignée de positions possibles, au regard de l’expérience, par un
processus d’identification des structures1 (pattern matching). Kasparov compare une
configuration sur l’échiquier avec d’autres situations rencontrées dans le passé. Il utilise
ce qu’il a appris de l’analyse des positions pour déterminer de bons coups. Cette
identification de structure est un processus parallèle qui s’oppose à la démarche
analytique et séquentielle de l’ordinateur2.
Cette différence dans le raisonnement pousse Deep Blue à refuser le nul proposé
par Kasparov et l'oblige à continuer la partie que l'ordinateur finira par perdre. En effet,
la fin de partie est une phase de jeu favorable au mode de raisonnement de l’humain.
Avec la réduction de la complexité, en limitant le nombre d'arborescences ou la
multiplication des combinaisons, Kasparov joue avec une longueur d'avance sur
l'ordinateur. Il est alors capable d'évaluer les conséquences d'une décision dix ou douze
coups plus tard alors que l'ordinateur a une capacité de calcul qui n'évolue pas en
fonction du degré de complexité du jeu. Au-delà de cinq ou six coups, sa vision à long
terme s'obscurcit. A ce niveau de réflexion, le hasard ou l'expérience servent de relais
1 L’homme exclut de façon immédiate les solutions absurdes. Cette faculté de raisonnement réside dans
le cortex préfrontal qui traite l’information par champ conceptuel. Des informations qui ont été acquises
en même temps (la configuration de plusieurs pièces sur un plateau d’échecs) sont stockées dans un
« bassin d’attraction », une mémoire commune qui est activée lorsque la position de l’une ou l’autre
pièce correspond à la configuration. De cette manière, le cortex préfrontal est en mesure de traiter en
parallèle l’information et de comparer les pièces éparpillées sur le plateau à des configurations déjà
mémorisées, jusqu’à l’obtention d’une solution considérée comme satisfaisante (Tassin 1998)
2 Le jeu d’échec n’est pas, dans son essence, parallèle ou séquentiel, car aussi bien les techniques
parallèles (l’identification des structures) que séquentielles (la recherche calculatoire de Deep Blue)
s’applique au jeu. Tout l’art de Kasparov dans ce tournoi consiste justement à provoquer des situations de
jeu, où son mode de raisonnement prime sur celui de l’adversaire.
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pour prendre malgré tout une décision ; or Deep Blue n'est pas programmé pour prendre
une décision au hasard, dans la mesure où il puise dans un répertoire d'action tiré du
passé qui le rend prévisible aux yeux de Kasparov. En revanche, l'humain est toujours en
mesure de produire un coup surprenant qui n'était pas mémorisé par l'ordinateur.
Par une évaluation mécanique du rapport des forces, Deep Blue a une perception
limitée du jeu. A contrario, la perception de Kasparov est fondée sur les processus non
linéaires d'interactions ( anticipations, rétroactions ) qui donnent accès aux "chunk of
knowledge", autrement dit à une reconnaissance des formes et à une comparaison des
configurations. Cette différence d'appréciation explique en grande partie la défaite de
l'ordinateur dans un jeu où la force brute n'est pas l'unique facteur clé de succès comme le
montre la figure 3. Au 43 ème coup l'abandon de Deep Blue en noir se justifie par la
stratégie d'enfermement territorial menée par Kasaparov avec les blancs. Sur l'échiquier,
la marge de manœuvre de Deep Blue est complètement cloisonnée par les positions
tenues par Kasparov.
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Fig 3 : la neutralisation de Deep Blue
3. CONTRIBUTIONS DE LA RECHERCHE
“ I think the main distinction between us and computers, at least you can learn and I
learned a lot from game 1 and game 2. And I think after the last two games, it was the
result of me learning and playing the positions and playing the moves that are most
unpleasant for the machine.”
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Tableau 1 : la comparaison des résultats
( score 0 = défaite , score O,5 = partie nulle , score 1 = victoire )
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la perception de l'homme est spontanée. Un autre point fort de Kasparov réside dans sa
capacité à innover, à jouer des coups prodigieux, que personne ne peut imiter. En effet,
tous les paramètres de jeu ne peuvent pas être modélisés ou quantifiés. Certains d'entre
eux comme l'intuition (la faculté à comprendre le jeu sans en mesurer tous les détails)
échappent aux efforts de standardisation ou de normalisation.
" In chess, of course, you have what is known as the paradox. I mean you have a
situation where you say, okay the queen is the most powerful piece on the board. And yet
sometimes the best way to win the game of chess is to sacrifice the queen. "
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Le traitement de l’information
Chaque information est traité au sein d’un arbre de décision dont les branches
sont représentées par des choix possibles, et dont les nœuds représentent les positions
de toutes les pièces après un mouvement, et plus généralement, l’état de la partie.
À l'inverse, l’homme, par son expérience ou son intuition, ne peut pas isoler les
évènements de leur contexte avant de leur donner une signification (vison de type globale
et holiste sur le schéma n°4 ). En connectant en parallèle chaque information, et en
effectuant un tri et une sélection simultanée, l’individu saisit des propriétés qui n'étaient
pas visibles au niveau des évènements considérés séparément mais au niveau de leur
enchaînement ou de leur combinaison. Dans cette approche, le tout informationnel est
supérieur ou inférieur à la somme des parties visibles.
vision vision
locale globale
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Vision locale : une situation est étudiée par morceaux avec un traitement
de l’information analytique
Vision globale : une situation est étudiée en entier avec un traitement
de l’information holiste
Dans cette mesure, on ne peut pas isoler les causes et les conséquences d’une
décision car l’objectif (déstabiliser Deep Blue) peut être considéré à la fois comme une
conséquence (gagner la partie grâce aux faiblesses de l’adversaire) et comme le fondement
des actes (miser sur les points faibles pour gagner la partie). La chaîne de raisonnement
devient non linéaire avec des points de rupture, des zones d’ombre et des phases de
retour en arrière : voir figure 5.
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raisonnement est intentionnel car il présuppose une parfaite connaissance de
l'environnement et des paramètres qui s'y rattachent. La finalité (maximiser une utilité ou
un profit) permet alors d'expliquer le choix d'une décision ou le raisonnement qui produit
cette décision. Pour atteindre un objectif, l'ordinateur va émettre des hypothèses qu'il va
ensuite comparer selon des critères (le choix le plus rapide, le choix le moins coûteux)
afin de sélectionner une décision. L'hypothèse retenue sera celle qui permet d'atteindre
l'objectif sous la contrainte de programmation. Le but devient une conséquence linéaire et
directe des moyens mis en œuvre : voir figure 5.
causalité causalité
linéaire non linéaire
CONCLUSION
Deux points sont essentiels à retenir dans ce duel entre l’homme et la machine
que nous avons commenté : la faculté d’adaptation de l’homme et la réduction du niveau
d’incertitude par un méta – raisonnement humain. Ainsi, Kasparov ajuste son
comportement de jeu en fonction des points faibles de la logique de Deep Blue. De ce
fait, il est nécessaire à Kasparov de modifier son approche instinctive du jeu et
principalement la vision offensive qu'il en a. Il le fait par un comportement attentiste en
réduisant l'espace de jeu et par là même, l'incertitude liée aux réactions de son adversaire.
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En fait Kasparov résout le problème de l'affrontement en transposant les facteurs
d'incertitude sur la réflexion de son adversaire. Plus généralement, il modifie une
incertitude globale, relative à l'espace de jeu en une incertitude localisée sur certaines
dimensions de la rationalité de Deep Blue. En effet, Kasparov crée les circonstances lui
permettant de bénéficier des avantages intellectuels nécessaires à la victoire. Pour cela, il
apprend à inclure dans son raisonnement les biais de son adversaire en évoluant vers des
situations de jeux1 dont la complexité est réduite au cours du temps.
Par rapport aux résultats de notre étude empirique, la base de la résolution d'un
conflit dépend d'une prise de distance par rapport à ce conflit. Pour cela il faut être
conscient des objectifs que l'on souhaite atteindre et des moyens que l'on est prêt à
mettre en œuvre. Est-ce que le conflit provient d'une crise du sens ou d'une crise des
ressources ? Se poser ce genre de questions est un préalable qui devrait permettre aux
dirigeants des entreprises de mieux contrôler les états d'incertitude et d'affrontement. En
évaluant non seulement les forces en présence mais la logique qui les anime, il est alors
possible d'amener l'adversaire à se déplacer là on pourra tirer un avantage de la situation (
Sun Tzu 1978 ).
1 Ainsi, Kasparov a réussi à traduire les différences de raisonnement dans le champ des stratégies
adaptées aux règles du jeu : Stratégie d'indifférence dont le principe consiste à réduire volontairement le
niveau offensif de jeu, de manière à contrôler plus facilement l'issue de la partie. L'adversaire mécanique
est amené à prendre des initiatives originales en dehors de ses facultés de raison. Stratégie de l'escalade
dont le principe consiste à utiliser le caractère irrévocable du temps notamment en plaçant l'adversaire
dans une logique de court terme (succession de coups non planifiée forçant l'adversaire à agir dans
l'urgence).Stratégie de bluff par des défauts de position ou par des sacrifices de pièces volontaires dont le
principe consiste à fausser la perception du rapport des forces. Stratégie d'innovation qui fait appel à
l'imagination, l'intuition ou à des facultés de compréhension du jeu sans en mesurer tous les détails qui
échappent aux efforts de standardisation ou de normalisation de la machine. Stratégie du paradoxe dont le
principe consiste à conduire l'adversaire à des alternatives contradictoires, précisément là où il faut émettre
des jugements de valeur ou des appréciations sensibles.
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possibilités de fusion ou d'intégration de rationalité : l'idée de rationalité "collective".
Ainsi, ne faudrait-il pas considérer l'influence des différentes rationalités existantes au
sein d'un même secteur ou à l'intérieur d'un même marché ? Un travail de recherche
devrait apprécier alors les modalités de cette coexistence et les caractéristiques de la
rationalité "collective" dominante ( domination d'un raisonnement par rapport à un
autre, émergence d'une nouvelle rationalité ( combinaison particulière ( à identifier ) des
rationalités existantes ). Enfin, dans cette optique, il serait également intéressant de voir
l'influence de la rationalité "collective" sur les rationalités individuelles et sur leur
évolution en terme d' apprentissage cognitif ou de mémorisation organisationnelle.
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