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Objet, structures et significations

Author(s): Gilles G. Granger


Source: Revue Internationale de Philosophie , 1965, Vol. 19, No. 73/74 (3/4) (1965), pp.
251-290
Published by: Revue Internationale de Philosophie

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/23940313

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Objet, structures et significations

par Gilles G. Granger

« Tout un nuage de philosophie con


densé dans une goutte de grammaire. »
Wittgenstein,
Philosophical Investigations,
II, 355.

0.1. Objet et structure.


0.2. Signification et experience.
1. Contre deux interprétations équivoques.
1.1. Structure stricto sensu.
1.2. Le réalisme des structures.
1.3. Structures et systèmes de signifiants.
2. Qu'est-ce qu'une signification?
2.1. Définition.
2.11. Transcendantal et langage.
2.2. Peirce et le symbole.
2.21. Interprétants et signification.
2.22. « Rhétorique pure ».
2.3. Langues formalisées et interprétants.
2.4. Sciences de l'homme et significations.
2.41. Compréhension/causalité.
2.42. Infrastructure/superstructures.
3. Dans le langage : information et signification.
3.1. Le locuteur et sa situation.
3.11. Utilisation des traits non-pertinents de la langue.
3.12. Redondance.
3.13. Le récepteur.
3.2. Information et signification.
3.21. Sens et syntagme.
3.22. Sens, information et redondance.
4. Possibilité d'une sémantique.
4.1. Une théorie des signifiants.
4.11. Sémantique des langues scientifiques.
4.2. Deux difficultés.
4.3. Remarques sur quelques tentatives actuelles.
4.31. Sens et signification.
5. Les systèmes signifiants non-linguistiques.
5.1. Deux niveaux d'une sémiotique scientifique.
5.11. Exemple.
5.2. Les « structures significatives » et le troisième niveau.
5.3. Résumé : les trois niveaux sémiologiques.
6. Conclusion.

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0.1. Si l'on convient de réserver le nom d'objet à ce


vise et connaît la science, — relativement à ce mode de connais
sance et en tant que tel, — on se garantira de cent pensées
confuses. Ce sur quoi porte la pratique, considérée dans son
ensemble et à ses différents degrés, ne saurait être alors iden
tifié simplement à l'objet. En ce qui concerne les faits humains,
que peut-on dire de ce surplus-par-rapport-à-l'objet des thèmes
de la pratique, envisagée non comme schème, mais comme
expérience vécue ou à vivre? Pour qui admet que toute cons
truction scientifique ne trouve confirmation de la consistance
même de sa démarche que lorsqu'elle s'oriente vers un monde
appliqué de la connaissance, la question précédente ne peut être
tenue pour subsidiaire et extérieure à une interprétation de la
science. Ce surplus de l'expérience et l'objet scientifique sont
à vrai dire l'envers et l'endroit de ce qu'il faut nommer la
pratique, désignant par ce mot l'activité humaine en tant
qu'elle est à la fois rapportée à un centre de décision, indivi
duel ou collectif, et à une situation. Elle ne saurait donc être
définie que pour telles et telles circonstances déterminées, et
relève en dernier ressort de l'histoire; mais nous pensons qu'il
faut y reconnaître des degrés et des niveaux, plus exactement,
qu'il faut la concevoir en fonction des types d'objectivité
qu'elle suppose et qui lui servent de point d'appui. S'il est
vrai qu'en son sens le plus plein elle enveloppe toutes les acti
vités qui concourent au développement de la vie sociale con
crète, il n'en faut pas moins reconnaître que relèvent déjà de
la pratique des formes d'activité relativement très abstraites.
Elles ne se définissent alors comme telles que dans la mesure
où elles s'opposent à leur corrélat purement objectif; telle est
par exemple l'activité du mathématicien. En pareil cas, mieux
vaut sans doute parler de moments d'une pratique concrète,
mais le caractère essentiel qui fonde celle-ci peut y être déjà
découvert, c'est à savoir la mise en œuvre — éventuellement la
construction — d'une structure abstraite au sein d'une expé
rience plus ou moins confuse et plus ou moins totale. C'est
l'expérience mathématique qui est mise en forme avec plus
ou moins de bonheur par le mathématicien créateur; le tra
vail qui constitue cette détermination d'une structure, ses tâton
nements, ses résidus jalonnent une histoire et relèvent vérita
blement d'une pratique. Dans un cas aussi extrême, on voit

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pourtant clairement que le caractère pratique et non spéculatif
de cette activité est lié à l'opposition d'un thème progressive
ment objectivé — une structure — et d'un surplus difficile,
impossible même à la rigeur à définir : des faits non réduits,
des associations, des suggestions, des obscurités, qui rattachent
l'organisation structurale stricte et lucide à l'épaisseur impar
faitement explorée de l'expérience (mathématique) totale du
créateur.

0.2. Nous proposons d'appeler significations cet aspect


de la pratique qui ne reçoit pas de structuration manifeste, mais
qui est l'envers inséparable de toute activité saisie dans son
intégrité. Le choix de ce mot peut surprendre, et l'on serait
enclin plutôt, de prime abord, à en réserver l'usage justement
pour désigner ce qui dans l'expérience est mis en forme par la
structure; on tentera de justifier plus loin cet apparent para
doxe. Nous préférons cependant insister sur la distinction que
nous croyons fondamentale entre le contenu d'une objecti
vation manifeste — les relations exprimées par le mathéma
ticien, le physicien, l'économiste, le sociologue —, et le con
tenu d'une organisation latente, non actuellement objectivée,
qui l'enveloppe de façon ambiguë et pénètre parfois jusqu'au
sein même de la construction objective. Cette dualité nous a
paru caractériser inéluctablement toute pratique ,et jusqu'à un
certain point la définir. L'opposition des « significations » et
des « structures » apparaît ainsi comme point crucial d'une
doctrine de la science aussi bien que d'une philosophie de la
pratique.
C'est néanmoins surtout du premier point de vue que nous
voulons essayer d'analyser et de développer cette opposition, en
esquissant quelques-uns des problèmes actuellement posés à
l'épistémologie par les tentatives de conquête scientifique de
certains systèmes signifiants.

1. Contre deux interprétations équivoques

1.1. Nous commencerons, dans cette perspective, par


exposer deux équivoques qui obscurcissent constamment
l'usage du mot structure. Si l'on veut s'en tenir à une acception

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rigoureuse, bien qu'assez large et facile à saisir, il nous para


indispensable de réserver à ce mot le sens qui fonde les mat
matiques et n'enveloppe aucune ambiguïté. En un langage
intuitif et qui abrège beaucoup les démarches logiques d'u
définition axiomatique complète, disons qu'on appellera stru
ture un ensemble d'éléments quelconques — donc abstraits —
entre lesquels, ou entre certains sous-ensembles desquels, on
aura défini des relations, également abstraites, c'est-à-dire
indépendantes des contenus intuitifs éventuels des élément
ou sous-ensembles considérés 1. Tous les philosophes con
naissent quelques-uns des exemples désormais vulgarisés de
l'Algèbre. Le point essentiel qu'il faut ici retenir c'est que la
caractérisation des « objets » ainsi structurés (éléments ou
parties de l'ensemble de départ) est absolument extrinsèque,
c'est-à-dire qu'elle s'exprime totalement dans les relations insti
tuées entre eux, sans qu'apparaissent jamais des propriétés
intrinsèques, qui qualifient un élément comme en-soi. La phi
losophie logique de Leibniz reposait sur l'involution de l'infi
nité des relations entre les objets de l'univers à l'intérieur de
chaque monade 2; une philosophie moderne de la structure ren
verse symétriquement le postulat : toutes les propriétés logique
ment connaissables de l'objet sont déployées comme relations
avec d'autres objets au sein d'une structure, où cet objet n'est
que le nœud d'un réseau. De là la transparence de la connais
sance structurale, de là aussi l'insatisfaction où elle nous con
damne... Mais si l'on veut conserver le bénéfice de la clarté
logique et de la rigueur, plus élémentairement même, si l'o
veut savoir à chaque instant de quoi l'on parle, il faut accept
de n'employer le mot structure qu'en ce sens particulièreme
abstrait. Rien n'empêche, aussi bien, de déclarer la notion
inadéquate et de définir autrement l'objectivation scientifique,
mais chacun devrait se garder de faire passer sous ce pavillon
toute sorte de marchandises aux définitions obscures.

1.2. Une première équivoque consiste dans le réalisme


de la structure. Tout en voulant préserver les possibilités de

1 La définition de Bourbaki (livre I, chap. 4) ne paraît beaucoup


plus compliquée que parce qu'elle donne le moyen de construire effecti
vement des structures selon un schéma canonique uniforme.
2 Thèse liée, bien entendu, à l'incapacité où s'est trouvé ce grand
génie de constituer une vraie logique des relations.

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déduction et d'analyse dont jouit la notion abstraite, on vou


drait considérer les structures comme des instances de l'étant,
des ®un£iç, des substrats. Nous avons déjà insisté ailleurs sur
la nécessité d'écarter vigoureusement toute hypostase réaliste
des structures. Il s'agit là d'une idée sans doute assez spontanée
empruntée à la philosophie populaire. Aristote il est vrai
semble l'avoir introduite dans la grande philosophie, et lui
avoir donné toute sa force par la théorie des natures. Certes,
une philosophie de la structure peut encore puiser bien des
sujets de méditation dans le thème d'une hiérarchie et d'une
superposition des natures, par exemple; cependant, il n'est plus
possible d'accepter la théorie aristotélicienne des rapports entre
l'existence empirique et les essences qui fonde en dernière ana
lyse son concept de la çpûfftç. Nous posons qu'une structure est
un abstrait par le moyen duquel une activité concrète de con
naissance définit, à un stade donné de la pratique, une forme
d'objectivité : la structure n'est donc pas, en ce sens, dans les
choses; elle n'est pas non plus seulement dans la pensée,
comme un modèle de l'être, ou comme un reflet; elle résulte
d'un travail du sujet appliqué à une expérience, et c'est elle
qui contribue à découper avec précision la chose dans cette
expérience, en lui conférant le statut d'objet. S'il est vrai,
comme on ne peut manquer d'en convenir, que plusieurs struc
turations soient concurremment admissibles pour mettre en
forme une même expérience, ne faudra-t-il pas reconnaître du
même coup que les structures ne sont pas des êtres, mais plu
tôt des outils et des moments d'un traitement de cette expé
rience? Penser les structures au moyen des catégories de cette
expérience même, c'est commettre une espèce de paralogisme
transcendantal, dont sont précisément coupables ceux qui con
sidèrent les structures comme des aspects de l'expérience,
comme il arrive assez souvent à propos des sciences de
l'homme. Deux attitudes seulement nous paraissent à l'égard
de celles-ci correctement formulées. Ou bien l'on nie qu'il soit
possible de structurer abstraitement le fait humain, et en
l'absence de toute science la question se pose alors de savoir
comment interpréter ce non-structurable, et s'il doit coïncider
avec ce que nous appelons significations. Ou bien l'on recon
naît, si malaisé que ce soit, la possibilité de constituer pour les
faits humains des sciences structurales, et le problème se pose

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de savoir quel est le statut des résidus de cette structurati


s'ils relèvent encore d'une connaissance d'un autre ordre. C'est

cette dernière position qui est la nôtre, mais la première nous


paraît parfaitement légitime et digne d'être réfutée.

1.3. L'équivoque du réalisme étant ainsi dénoncée, reste


une ambiguïté beaucoup plus délicate et difficile à lever, dont
l'examen constitue en fin de compte le thème principal de cet
article.

Nous venons de poser que la structure est constitutive


d'objets. Dans le cas des faits humains, l'organisation même de
la pensée peut-elle recevoir une structure, et par conséquent,
selon notre point de vue, être objectivée? Si l'on considère la
logique elle-même comme structuration de l'expérience d'une
pensée de l'objet en général, la réponse ne peut être qu'affir
mative. Et, dans la mesure où cette formalisation réussit, nous
n'hésiterons pas à dire que cette pensée même de l'objet se
trouve objectivée, et que les calculs logiques définissent, de
différents points de vue, les cadres de cette objectivité. C'est
bien ainsi que les traite Piaget lorsqu'il se propose de remplir
ce cadre par l'investigation empirique d'une psychologie de
l'intelligence 3. Il n'y a point d'équivoque en cet usage de la
notion de structure. Tout au plus ne doit on pas oublier la
clause plus haut soulignée : il y a objectivation des démarches
de la pensée dans la mesure où cette structuration réussit. Mais
nous laisserons de côté le problème très technique d'un résidu
de la formalisation logique, bien qu'il s'insère parfaitement
dans la problématique que nous voulons exposer.
Les difficultés commencent lorsque l'on prend pour texte
d'expérience non plus la pensée objective en général, mais un
corpus réel de pensées ou d'actes déterminés. Une analyse struc
turale au sens strict d'un tel corpus suppose d'abord une réduc
tion de son contenu à un ensemble d'éléments qui seront désor
mais traités comme éléments abstraits, c'est-à-dire déterminés
uniquement par le système de leurs relations mutuelles. Cette
réduction suppose en général une explicitation détaillée de mul
tiples liaisons demeurées inaperçues pour l'observateur spon
tané, et peut-être aussi pour l'auteur lui-même, ou les auteurs

3 J. Piaget veut étendre, comme on sait, cette détermination struc


turale aux stades préliminaires qu'il reconnaît dans la genèse de la
pensée enfantine.

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collectifs, du corpus analysé. Le modèle d'une telle entreprise
appliquée à une œuvre philosophique demeure sans conteste le
Descartes de Martial Gueroult. Mais on peut douter cependant
que la notion de structure dont il est alors fait usage se réduise
effectivement au seul schéma parfaitement et opérationnelle
ment définissable que nous avons exposé. S 'il en était ainsi, ne
pourrait-on ramener le long et subtil commentaire du texte à
la sécheresse d'une présentation axiomatique dans laquelle
éléments et liaisons se trouveraient exactement mais abrupte
ment exposés? Personne ne songerait, parmi les critiques de
cette méthode, à méconnaître à ce point l'exceptionnelle péné
tration, la finesse et la vigueur de pensée philosophique de son
auteur. Bien moins encore, ceux — dont nous sommes — qui
tiennent L'Ordre des raisons pour un chef-d'œuvre. Ce n'est
donc ni la méthode, ni sa mise en œuvre qu'il s'agit ici de con
tester. Nous voulons seulement dire que l'usage fait à son pro
pos du mot structure est ambigu. Il est vrai que l'analyse
structurale au sens strict d'une œuvre philosophique lui con
fère une objectivité qu'elle est seule à pouvoir constituer de
façon rigoureuse. Et c'est là sans doute le mérite et la nou
veauté décisive de la méthode de M. Gueroult. Nous voulons
cependant dire que cette méthode ne se borne jamais à cette
seule réduction objective, qu'elle traite en même temps les
thèmes philosophiques comme étant, de manière essentielle,
des expériences concrètes de la pensée. S'il en était autrement,
cette histoire de la philosophie se confondrait avec une pure
sociologie de la culture, ce qu'elle n'est évidemment pas, et
d'abord parce qu'elle s'astreint volontairement à n'envisager
ces thèmes qu'à l'intérieur d'une même œuvre. Mais les thèmes
philosophiques ne sont jamais réductibles aux nœuds d'un
réseau de relations, à l'intérieur d'une structure; ils renvoient
à une expérience complexe et totalisante dont le contenu n'est
que partiellement codé par les éléments de cette structure; bref,
les thèmes philosophiques sont pourvus de significations. Pour
les opposer aux structures décrivant des réalités objectives, nous
avons proposé ailleurs de désigner de telles organisations d'une
expérience par le mot de systèmes 4 : simple convention de
langage, mais qui pourrait éviter des interprétations équi

4 L'argumentation du Tractatus, in Hommage à M. Gueroult, 1964,


p. 141.

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voques. Le mathématicien — et qui ne serait que cela —


rait peut-être en effet de voir identifier à ses structures de
tructions non axiomatisables; à moins que, les prenant au
sérieux, il ne s'imagine, hélas, pouvoir dogmatiquement les
axiomatiser.

Ce que nous venons de dire d'une œuvre philosophique


s'appliquerait évidemment à tout corpus concret de l'activité
humaine, avec cette essentielle réserve, toutefois, que si l'ana
lyse structurale stricte, livrée à ses seules ressources, y définit
une objectivité, cette objectivité peut alors être appréhendée au
moins provisoirement pour elle-même : et c'est en cela que
consiste la visée des sciences de l'homme.

2. Qu'est-ce qu'une signification?

2.1. Revenons donc maintenant à la notion de « signifi


cation introduite en 0.2. comme renvoi à ce qui échappe à
une certaine structuration manifeste dans une expérience. Il
convient évidemment de préciser cette définition trop vague.
Nous appelons expérience un moment vécu comme totalité, par
un sujet, ou des sujets formant une collectivité. Totalité ne
doit pas être ici compris sur le mode mystique; le caractère de
totalité d'une expérience ne s'érige nullement en un absolu;
c'est simplement une certaine fermeture, circonstancielle et
relative, comportant des horizons, des premiers plans, des
lacunes. Fermeture cependant radicalement différente de celle
que recherche la structuration : sans horizons, complètement
dominée, claire et distincte. Toute pratique pourrait se décrire
comme une tentative pour transformer l'unité de l'expérience
en unité d'une structure, mais cette tentative comporte toujours
un résidu. La significaion naîtrait des allusions à ce résidu que
la conscience laborieuse saisit dans l'œuvre structurée, et
introduit comme imperfection de la structure.
Dans la pratique qui les élabore, les éléments et les rela
tions d'une structure abstraite sont nécessairement associés à
des signes; ceux-ci renvoient donc d'abord en principe à un
ensemble de notions abstraites. Mais cette structure est ordon
née à une certaine expérience qui la déborde, et les signes
évoquent également les aspects de cette expérience. Le système
de ces renvois ne s'intègre cependant pas dans le canevas de la

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 259
structure elle-même. Il est par rapport à elle redondant, exacte
ment comme la couleur de la craie par rapport à la figure du
géomètre. Néanmoins, ce sont ces renvois qui remplissent le
canevas structural abstrait, et jouent à son égard à peu près le
rôle du divers de l'intuition empirique vis-à-vis des formes
a priori de la pure intuition chez Kant.

2.11. On pourrait à cet égard, poussant le parallélisme un


peu loin — un peu trop loin, peut-être — dire que l'activité
linguistique sous tous ses aspects se substitue dans cette épisté
mologie à la perception kantienne. Loin d'être un simple vête
ment de la pensée, le langage est alors posé comme l'activité
radicale conditionnant toute connaissance objective. Quant au
contenu d'expérience qui remplace l'intuition empirique, il se
distingue essentiellement de celle-ci en ce qu'il n'est nullement
la trace de la passivité d'un sujet transcendantal, mais au con
traire le corrélat d'une activité, d'un travail. Il désigne les
limites actuelles de la formulation, et rappelle que celle-ci n'est
jamais que le moment abstrait, la négativité inéluctable d'une
pratique visant à objectiver l'expérience. Pour la philosophie
transcendantale la question préalable se pose, de savoir si
l'objectivation scientifique est ou n'est pas homogène à celle de
la perception; on sait que la réponse de Kant est affirmative, et
que son analyse de l'objet scientifique apparaît comme une
extrapolation de l'analyse du perçu. Nous pensons qu'une telle
hypothèse est ruineuse, et ne fait qu'exprimer très malheureu
sement le côté négatif d'une idéologie profondément attachée
à l'empirisme qui, sur d'autres points, fait la grandeur de
Kant. Nous n'en discuterons pas ici. Mais dans la perspective
maintenant esquissée, disons qu'un problème symétrique se
pose, à savoir celui de l'homogénéité structurale et fonction
nelle des langues naturelles et des « langues » scientifiques. La
réponse cette fois est plus nuancée qu'elle ne devrait être pour
le problème kantien. Si l'objet scientifique est très décidément
à nos yeux en discontinuité radicale avec l'objet perçu, les
langues plus ou moins formalisées de la science, encore que
profondément distinctes des langues vernaculaires, n'en con
servent pas moins certains traits essentiels. De sorte que la
continuité entre la quasi-objectivation vécue et l'objectivation
scientifique de l'expérience — que nous récusons dans les
termes kantiens — se trouverait paradoxalement restaurée sur

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une base nouvelle dans la perspective de la construction d


systèmes d'expression, considérée comme constitutive
l'une et de l'autre.

2.2. Notre propos n'est pas ici d'analyser les caractères


communs et les caractères différentiels des deux espèces de
langue. Cependant, nous pouvons espérer rendre plus claire
la notion de signification précédemment introduite en exami
nant les variations de son statut dans la langue usuelle et dans
les « langues » des sciences.
La langue usuelle est essentiellement instrument de com
munication, et le contenu de cette communication est normale
ment emprunté à ce que nous avons nommé expérience. Le
schéma peut-être le plus suggestif du fonctionnement des
signes linguistiques (et du signe en général) demeure à bien
des égards celui de Peirce 5. Un signe ou « representamen » est
« une chose reliée sous un certain aspect à un second signe, son
« objet », de telle manière qu'il mette en relation une troisième
chose, son « interprétant », avec ce même objet, et ceci de
façon à mettre en relation une quatrième chose avec cet objet,
et ainsi de suite ad infinitum... » (loc. cit., p. 51).
Une image graphique de ce fonctionnement serait par
exemple donnée par le dessin ci-dessous.

Ce qui frappe est, d'une part, le caractère triangulaire 6


de la liaison signifiante, et la présence d'une suite d'interpré
tants; d'autre part, le fait que l'objet du signe soit lui-même

5 Collected Papers, vol. II, Elements of Logic.


6 Le « triangle » de Peirce ne peut pas être identifié au triangle de
Ogden et Richards, qui fait intervenir : le « symbole », son « réfèrent »
ou designation, et sa « référence » ou concept signifié, schéma très voi
sin de celui des Stoïciens.
Référent et référence sont chez Peirce deux aspects de 1' « objet ».
Tout référent, en tant que corrélat d'un signe, devient référence plus ou
moins structurée par les règles du langage même; il n'est donc qu'une
forme limite de celle-ci. D'autre part, le référent de Richards et Ogden
enveloppe sans doute l'expérience extra-linguistique à laquelle nous
rattachons les interprétants de Peirce.

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 261
défini comme signe... Sans vouloir entrer dans une exégèse de
la pensée de Peirce, par ailleurs très captivante, nous commen
terons librement ce double caractère dans notre propre
perspective.
Que 1' a objet » du signe soit déjà un signe, ou comme le
dit encore Peirce, une « idée », cela veut dire qu'il renvoie non
pas à une chose isolée, mais à une structure symbolique dont
il est lui-même un élément. Le schéma purement désignatif
n'est en effet qu'un cas limite fictif; le signifiant renvoie tou
jours à un objet désigné par rapport à d'autres objets, et ces
corrélations 1 élèvent nécessairement au rang de concept. En
ce sens, la doctrine de Peirce préfigure le structuralisme des
linguistes. A la manière dont le signe désigne l'objet et aux
règles de cette désignation, correspond une « Grammatica
speculativa, qui « pose ce qui doit être vrai de tout representa
men utilisé par une intelligence scientifique quelconque pour
qu'il puisse incarner un sens... " La logique correspondrait
pour Peirce aux conditions requises des representamina pour
qu'ils puissent « valoir pour un objet quelconque, c'est-à'dire
être vrais » (Zoe. cit., p. 229 sqq.). Il ne s'agit ici, notons-le,
malgré l'emploi du mot objet, que de l'organisation d'un
univers de signes, et Peirce précise qu'il n'a « jamais pu
admettre que la logique concerne premièrement la pensée
inexprimée, et seulement secondairement la langue » (p. 284).
Nous ne pouvons nous arrêter à discuter cette conception de la
logique et d'une syntaxe pure, conception assez étonamment
voisine de celle du Husserl de Formale und Tranzendentale
Logik. C'est la place et la fonction des interprétants qui nous
retiendra.

2.21. Ce sont des évocations, elles-mêmes de la nature du


signe, liées à la fois au signe primaire inducteur et à la struc
ture-objet. Or, c'est à ce niveau que nos « significations » appa
raissent. L'interprétant évoqué dans l'esprit par le signe ne
saurait être le résultat d'une déduction pure et simple qui
extrairait du signe quelque chose qui y serait déjà contenu.
Toute déduction ne peut avoir lieu qu'au niveau de 1' « objet »
au sens de Peirce, et non du representamen. L'interprétant est
un commentaire, une définition, une glose sur le signe dans
son rapport à 1' « objet ». Il est lui-même expression symbo
lique. L'association signe-interprétant, par quelque processus

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262 GILLES G. GRANGER

psychologique qu'elle se réalise, ne peut être rendue poss


que par la communauté, plus ou moins imparfaite, d'u
expérience entre le locuteur et le récepteur. Cette expér
répétons-le, tout en enveloppant le savoir-faire linguisti
effectue sa totalisation aux niveaux les plus différents qu
l'abstraction, la richesse sensible, l'ordre ou la confusion, la
précision ou l'à-peu-près. Mais c'est toujours une expérience,
qui ne se réduit jamais parfaitement à l'idée ou objet du signe,
dont nous avons dit qu'elle était structure. De là le caractère
indéfini de la série des interprétants de Peirce. Dans certains
cas il est vrai, celui-ci assure que l'interprétant est engendré
par le signe de façon nécessaire; c'est, dit-il, le cas des sons
d'une langue, dont l'évocation obligée est celle d'un mot déter
miné. Ceci est exact en effet à un certain niveau de l'usage
linguistique, et dans la mesure où la structure phonologique
d'une langue est un système de codage pour les structures
d'articulation supérieure 7; mais si nous admettons qu'il n'y
a langage que par la superposition de ces structures, on voit
que le système des interprétants engendrés par le mot lui-même
prolifère bien d'une manière relativement libre par rapport à
la structure-objet, dans les limites que celle-ci a justement pour
fonction d'imposer à l'expérience 8.

2.22. La question se pose alors de savoir si cette suite


d'interprétants figurés dans notre schème, retenue tant bien
que mal par les mailles trop lâches de la structure-objet du
signe, est complètement amorphe, ou si elle est ordonnée plus
ou moins faiblement par une structure latente et d'un autre

7 Les signes de la « seconde » articulation d'une langue pourraient


en effet être définis comme signes sans interprétants. (Ils ont, bien
entendu, un « sens », qui est leur renvoi à la structure phonologique
elle-même.)
8 Ce commentaire serait confirmé par l'existence de signes sans
interprétants (autres que ceux de la note précédente), nommés index
par Peirce. Par exemple : le coup frappé à la porte pour demander la
permission d'entrer. En ce cas, en effet, l'expérience est strictement
réduite au scheme abstrait de 1' « idée », qui consiste seulement en
la dichotomie de la réponse possible : dire « entrez ! », ou garder le
silence. Mais, si l'on considère la situation comme intégrée à une expé
rience plus complexe (j'attends quelqu'un, je redoute telle visite...), de
nouveau l'index devient signe plein, et s'associe des interprétants. On
pourrait alors parler d'un usage « connotatif » de l'index.
Nous reconnaîtrons plus loin une nouvelle classe de « signes sans
interprétants » : les signes des langues formelles.

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 263
ordre. On remarquera que Peirce lui-même répond jusqu'à
un certain point à cette question, en introduisant, parallèlement
à une « Grammaire pure » et à une « logique », une troisième
branche de la sémiotique; la « rhétorique pure », qui « étudie
rait les lois par lesquelles dans une intelligence scientifique un
signe donne naissance à un autre signe, et spécialement une
pensée en introduit une autre ». Il s'agit alors en effet de
l'enchaînement des interprétants avec le signe originaire, et de
leurs liaisons mutuelles. Ces liaisons ne relèvent pas de la
structure de 1' « objet », qui est signe; elles font intervenir une
expérience extérieure au langage, ce que manifeste clairement
l'usage du mot « rhétorique » pour en désigner les lois. « Prag
matique » au sens de Morris-Carnap serait peut-être préférable,
si l'on veut conserver rhétorique pour désigner une structura
tion quasi-démonstrative des significations, comme celle qu'étu
dient Chaïm Perelman et M™6 Tyteca. En tout cas, par le jeu
des interprétants, — qui varie évidemment d'un récepteur à
l'autre, d'une situation à l'autre, — des significations indéfinies
sont associées au sens déterminé de 1' « objet », qui est ici une
structure canonique imposée par la langue à l'expérience.
Nous retrouverons bientôt ce problème général d'une
« seconde structuration » de systèmes signifiants. Revenons
maintenant au statut des significations dans une langue forma
lisée, pour le comparer à celui des langues naturelles.
2.3. Un langage formalisé, comme celui de la logique,
n'est plus exactement, ou plus seulement, un langage, si l'on
retient surtout du langage sa fonction de communication. Sans
doute peut-on, à la rigueur, user du symbolisme logique pour
transmettre à autrui les propriétés d'objets scientifiques. En
fait, la complexité des expressions formelles devient rapidement
si exorbitante qu'elle excède les possibilités de mémorisation et
de synthèse de n'importe quel esprit; ce que l'on gagne en
rigueur, on le perd radicalement en efficacité. De telle sorte
que le but des constructions strictement formalisées n'est pas
tant de les utiliser comme moyens de communication 9 que de
prouver la possibilité de leur utilisation et cautionner ainsi les
<( abus de langage » du discours scientifique, comme il arrive

9 Sauf pour les machines. Mais la programmation des machines


requiert d'une façon ou d'une autre l'usage d'un « métalangage », com
plément organique du symbolisme de premier degré.

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264 GILLES G. GRANGER

constamment en mathématiques. Etrange langage, dont la


fonction communicative n'est le plus souvent que virtuelle, et
dont la présence est celle d'une ombre, ou si l'on préfère, d'une
divinité. En fait, ces systèmes symboliques se distinguent des
langages proprement dits par deux traits essentiels. En premier
lieu, ils ne comportent pas de véritable « seconde » articula
tion, an sens de Martinet. Sans doute peut-on y considérer des
signes isolés, et des « expressions bien formées »; mais ils ne
s'opposent pas entre eux comme le phonème au monème (ou
si l'on veut, plus vaguement, au mot). Le sens des signes for
mels unitaires (en mathématiques : « + », « J », ... en
logique : « v », « => », ...) n'est pas constitué par des renvois
à une structure autonome d'oppositions et de corrélations
correspondant à une phonologie. Il est directement embrayé
sur le système des syntagmes qui correspond au premier
niveau d'articulation des langues naturelles. En second lieu,
le trait caractéristique, et à proprement parler scandaleux, de
ces systèmes symboliques est qu'ils sont délibérément cons
truits de façon à ne s'ordonner à aucune expérience autre que
l'expérience des symboles eux-mêmes. Un signe du langage
formel ne renvoie jamais à une expérience extérieure au lan
gage 10, mais seulement à une combinaison de règles sym
boliques qui constitue son « objet » au sens de Peirce. Contrai
rement à ce qui a lieu pour les langues naturelles, l'organisation
de signes constituant cet objet ne se double plus d'un système
de liaisons diagonales avec des interprétants. Un symbole
logique ou mathématique n'a pas, en tant que tel, d'autre
interprétant que son propre « objet ». Si l'on appelle syntaxe
les règles de liaison mutuelle des signes, on peut dire aussi
bien que la langue formalisée est réduite à une structure syn
taxique. Les symboles de constantes eux-mêmes, dont on pour
rait croire qu'ils constituent un noyau sémantique renvoyant
à un univers extérieur, ne sont en fait que des abréviations

10 Pour les langues logiques, on sait que des « interprétations »


par des « modèles » sont possibles, dont la construction et l'examen
constituent leur sémantique au sens de Carnap et Tarski.
Mais ces interprétations sont elles-mêmes des systèmes formels d'un
niveau d'abstraction moins élevé (des fragments d'une mathématique),
jamais des expériences. Cette « sémantique » joue donc en fait le rôle
d'un auxiliaire de l'étude syntaxique des langues formelles. (Cf. les
observations de R. Martin, in Logique contemporaine et formalisme,
chap. V, p. 93, et passim.)

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 265
pour des architectures purement syntaxiques, plus ou moins
complexes et polymorphes 11, tels le symbole n par exemple
(qui renvoie à certaines sommes de séries infinies), ou le sym
bole « + » (qui renvoie aux propriétés formelles d'une loi de
groupe abélien).
Dans ces conditions, la signification au sens où nous l'en
tendons disparaît des langages formels — et avec elle, bien
entendu, toute l'épaisseur, l'opacité, le poids des langues
usuelles. Les langues formelles ignorent les symboles d'« em
brayage »sur une expérience vécue : les oppositions de per
sonne et de temps, par exemple. Un usage transcendantalement
correct de ces langues exclurait donc toute évocation d'inter
prétants. En fait cet usage demeure virtuel. Tout mathématicien
utilise la langue mathématique, en symbiose avec sa langue
naturelle, en douant les symboles de significations plus ou
moins prégnantes, parce qu'il est capable de vivre, jusqu'à un
point, une expérience mathématique. Au lieu de considérer cet
univers de symboles de l'extérieur, il peut s'y enfermer par ins
tants de telle sorte que son activité de manipulation symbolique
se donne alors comme totalisante, et définissant à ce moment
même le monde de la réalité. De là sa faculté d'exprimer
ensuite, au moins pour lui-même, un au-delà non (encore)
formalisé des architectures de signes mathématiques. De là les
conjonctures, les pressentiments, les inventions enfin en
mathématiques. Peut-être faut-il voir aussi la trace de cet usage
significatif du formalisme —- mais cette fois sous une figure
allusive et humoristique — dans le goût qu'ont les mathéma
ticiens les plus férus de logique et d'abstraction pour la dési
gnation des « objets » mathématiques par des abréviations
délibérément riches d'évocations toutes profanes, empruntées
à l'expérience sensible : ((espaces clairsemés», ((rares», «ton
nelés »... Procédé non sans analogie avec celui des mystiques,
tentant de décrire leurs expériences au moyen d'images
érotiques.
Si l'interprétation occasionnelle du symbolisme comme
langage « significatif » par le mathématicien est une des con

11 Frege nomme Sinne ces différents processus d'introduction d'un


même « objet », qui est la Bedeutung du signe. Un « objet » formel ne
consiste justement que dans la possibilité de démontrer l'identité, ou si
l'on préfère, la convergence de ces Sinne.

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266 GILLES G. GRANGER

ditions de la création, il se peut qu'elle joue au contraire


rôle ambigu pour le débutant, qui ne sait pas encore c
sont vraiment les mathématiques. N'ayant pas effectué l
version de pensée qu'exige la visée abstraite des struct
prises en elles-mêmes, l'apprenti mathématicien, certes tr
un appui dans les représentations « géométriques » intui
par exemple, qui constituent des interprétants extérieur
significations possibles pour les schèmes abstraits. Mais
pensée demeure fixée sur ce genre de visée qui ne convie
qu'accidentellement au symbolisme mathématique, elle
demeure bloquée, cherchant en vain dans le sensible des inter
prétants que seule une imagination exceptionnellement douée
peut découvrir, à l'intérieur même de l'univers symbolique
qu'elle embrasse alors comme un monde.

2.4. Notre effort pour définir la signification dans les


précédents paragraphes a essentiellement porté sur l'analyse de
son staïut dans l'utilisation d'un langage. Mais nous comptons
revenir plus loin sur quelques problèmes linguistiques, la
langue n'ayant été prise ici que comme un exemple parmi
d'autres d'organisation symbolique. La notion de signification
ainsi définie s'introduit dans l'usage de tout système symbo
lique; or n'importe quel ensemble de faits humains se carac
térise par un aspect symbolique, c'est-à-dire renvoie à une
organisation structurable à découvrir d'une part, et à une suite
ouverte d'interprétants d'autre part, selon le schéma de Peirce.
Pour une pensée positive le fait naturel s'en distingue essentiel
lement en ce qu'il est simplement saisissable comme renvoyant
à une structure abstraite, dont la construction est science, tous
les interprétants évoqués au sein de l'expérience pouvant en
être sans difficulté ni contestation sérieuse dissociés et rejetés
sur le versant poétique, ou pragmatique, de notre contact avec
le monde. Le fait naturel — nous voulons dire, non humain —
serait défini comme isolable de toute signification, par une
conquête de la pensée rationnelle. Le rationalisme grossier
d'un positivisme élémentaire (qui n'est certes pas celui d'Au
guste Comte, il convient de le signaler) postule tout naturelle
ment la même réduction pour les faits humains. Le malaise
qui saisit devant les tentatives d'objectivation réalisées par les
sciences de l'homme vient justement de ce postulat supposé,
généralement non discuté, plus ou moins tacitement admis.

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 267
Une réduction des significations du fait humain est-elle pos
sible, en quel sens est-elle nécessaire à la constitution d'une
science? Tel est l'une des formulations du problème épistémo
logique central posé par une connaissance objective de
l'homme.

2.41. Ce problème a été présenté sous différents aspects,


dans différentes perspectives idéologiques. Il est instructif
d'examiner brièvement les deux principales qui s'expriment
selon des couples d'opposition toujours classiques : explication
causale/com préhension, et infrastructure/superstructures.
Le premier traduit fort bien le dualisme épistémologique
résultant apparemment du double renvoi du fait humain à des
structures et à des significations. Sa présentation est la consé
quence d'un mouvement de révolte contre une réduction posi
tiviste brutale des liaisons constituant la réalité psychologique
ou sociale à un type de détermination « causale » emprunté aux
sciences de la nature. Une telle critique porte assurément contre
une science mécaniste des faits humains; elle est beaucoup
moins pertinente à l 'égard de la réduction structurale en géné
ral. Objectiver le fait social ou le fait psychique de façon à lui
coordonner un modèle abstrait dont les éléments sont définis
par des liaisons mutuelles, ce n'est pas en ramener l'essence et
les modes à une réalité de type inférieur. Rien n'oblige à inter
préter les liaisons comme des contraintes mécaniques et des
échanges d'énergie. La structure abstraite, au contraire,
implique un refus d'interprétation que la réalité des faits
obligera du reste à fléchir tôt ou tard, mais au profit d'une
construction nouvelle, plus adéquate, encore abstraite cepen
dant. Si la cohésion et l'efficacité d'une connaissance sont obte
nues à ce prix, l'entreprise est légitime, pour autant qu'elle ne
peut être présentée comme substitut de l'expérience vécue que
par l'effet d'une aberration idéologique. C'est le mot de causa
lité qui porte ici en fait tout le poids de l'anathème. Bannissons
le donc sans remords : les mathématiciens ne l'utilisent jamais
que par métaphore, et lorsqu'ils veulent justement donner un
interprétant suggestif de 1' « objet » de leurs signes.
Mais le terme de « compréhension » qu'on nous propose
en échange ne vaut pas mieux. Il introduit comme paradigme
de connaissance une intériorisation des faits humains, simple
ment revécus de manière plus restreinte et plus systématique;

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268 GILLES G. GRANGER

au lieu d'associer à l'expérience un modèle structural


associe, pour ainsi dire, une expérience miniaturisée et vir
tuelle, qui est censée faire apparaître non les conditions de
possibilité de la pensée de l'objet, mais les conditions de pos
sibilité pour un Ego de la vie d'une expérience. La variante
purement psychologiste de cette conception ne mérite guère
d'être commentée, du moins en tant que doctrine épistémolo
gique. La variante phénoménologique est beaucoup plus inté
ressante. Le paradigme de compréhension qu'elle veut pro
mouvoir est finalement bien près d'être purement et simplement
une structure, mais une structure associée à une interprétation.
On pourrait par exemple reformuler les types-idéaux weberiens
en style structural, c'est-à-dire en introduisant leurs éléments
seulement comme nœuds d'oppositions et de corrélations, à la
manière des entités d'un système phonologique. C'est que nous
touchons ici à l'ambiguïté essentielle du sens des signes, qui est
à la fois codétermination dans une structure abstraite, corres
pondant au premier renvoi de Peirce, et évocation des aspects
d'une expérience totale, correspondant aux interprétants du
même auteur. Une épistémologie de la compréhension s'oriente
polémiquement vers le contenu majorant du sens, comme
faisceau de significations; mais dans son application, elle peut
fort bien s'orienter vers le contenu minorant, qui finalement
retrouve la conception structurale.

2.42 L'opposition infrastructure/superstructures est-elle


un autre avatar du couple structure/significations? Interprétée
de façon sommaire, elle consiste à distinguer au sein de l'expé
rience concrète un système de liaisons matérielles, c'est-à-dire
non déterminées par la conscience, et un système, ou plutôt
des systèmes de liaisons entre faits de conscience, lesquels sont
considérés comme ne pouvant naître que du premier et l'expri
mant à leur manière. Comme aucune pensée objective ne peut
contester que les premiers soient en effet réquisits des seconds,
dans les conditions actuellement connues de toute expérience,
le seul problème épistémologique qui se pose ici est celui de la
nature, des modalités, des limites du rapport d'« expression »
qu'on postulera entre infrastructure et superstructures. S'il
s'agit d'un rapport de déductibilité pure et simple, les sciences
de l'homme perdent tout intérêt puisqu'elles deviennent un
corollaire des sciences du substrat. Une telle doctrine, outre

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 269
qu'aucune déduction effective des superstructures n'est venue,
même partiellement, la corroborer, n'offre guère plus de prise
à la discussion critique qu'une théologie dogmatique. Nous la
laisserons de côté. Mais on peut concevoir le rapport de l'infra
structure aux superstructures comme celui de 1' « objet » struc
tural aux interprétants. L'expérience globale, prise au niveau
de la vie sociale concrète, actualisée par chaque individu, est
alors le point de départ réel que la connaissance analyse en
prenant chacun de ses moments et de ses fragments comme
des signes. L'analyse renvoie donc alors, d'une part, à une
objectivation structurale de l'expérience, d'autre part à un
faisceau de significations qui le relient de façon ouverte et
non-structurée à la totalité de l'expérience comme vécu. Dans
ce schéma, c'est donc la phase objectivée de l'expérience qui
joue le rôle de l'infrastructure. Les superstructures constituent
seulement des systèmes de significations non objectivées, n'en
trant pas, par conséquent dans le jeu des liaisons structurales;
mais elles n'en font pas moins partie de l'expérience, et consti
tuent plus précisément les aspects diversifiés de celle-ci, qui la
relient en tant que totalité au secteur déjà objectivé. Mais ce
schéma doit être dialectisé de deux points de vue : le champ de
l'expérience objectivée se déplace, se complète, se raffine; ce
qui était signification amorphe peut, à son tour, devenir struc
ture 12, — et d'autre part, l'interprétation signifiante, en modi
fiant l'organisation de l'expérience totale, peut conduire à des
transformations de la détermination objective. On n'oubliera
pas que cette connaissance scientifique dont nous essayons de
décrire le schéma est liée à une pratique qui s'exerce à la fois
dans le cadre de l'objectivité qu'elle définit, et dans le faisceau
lâche des liaisons significatives. Infrastructures et super
structures se présentent donc comme les secteurs complémen

52 La question sera reprise dans cette perspective, à propos d'une


sémiotique comme science générale du fait humain (5.2.).
Dans Pensée formelle et sciences de l'homme, nous proposions
d'interpréter épistémologiquement l'opposition infrastructure/superstruc
ture comme celle des modèles « énergétiques » aux modèles « informa
tionnels » (p. 158, § 6.8).
Notre position présente consiste à distinguer, au sein de 1' « infor
mationnel » au sens large, ce qui est effectivement structurable et peut
donner lieu à de véritables modèles, et les systèmes de signification.
C'est ce dernier résidu que nous assimilons plutôt maintenant aux
superstructures, l'infrastructure se confondant avec ce qui est objec
tivable.

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270 GILLES G. GRANGER

taires d'une topique de la connaissance théorique, ma


comme deux champs inséparablement unis et distincts où
s'exerce toute pratique.

3. Dans le langage : signification et information

3.1. Ces considérations générales sur la signification et


les structures s'appliquent à tout processus de connaissance.
C'est cependant à 1'elucidation du statut des sciences de
l'homme que nous voulons nous intéresser. Nous nous propo
sons d'en tirer quelques conséquences dans deux domaines :
celui du langage d'abord, puis celui des systèmes signifiants
non linguistiques qui attirent aujourd'hui de plus en plus
l'attention des sociologues.
Pour poser le problème des rapports de la structure aux
signification dans le langage, il faut commencer par une ana
lyse de la situation linguistique, qui est celle d'un locuteur
ou d'un récepteur.
Pour le premier, elle s'articule ainsi : 1° Une expérience
propre qu'il se propose d'exprimer par la parole, et, normale
ment, de transmettre. La théorie des communications, qui ne
s'intéresse en réalité qu'à la transmission, laisse complètement
de côté cette expérience. La linguistique moderne, en vertu du
principe saussurien de l'autonomie de la langue, et par crainte
du « mentalisme », a tendance elle aussi à la négliger; 2° Une
grille de codage de cette expérience, qui est la langue, structure
abstraite dont la fonction est de l'objectiver à des niveaux
variables, selon qu'il s'agit d'une langue naturelle ou d'une
« langue » scientifique formalisée; 3° Les résidus de cette opé
ration de codage, aspects de l'expérience qui ont échappé aux
mailles du filet linguistique. Le travail de l'expression consiste
évidemment, sinon à réduire au minimum ce résidu, du moins
à le traiter avec une intention déterminée qui constitue le style.
L'usage de la langue comporte donc deux aspects complémen
taires, mais de nature radicalement différente. D'une part un
codage objectivant, qui applique la grille linguistique sur
l'expérience, en tirant parti des oppositions et corrélations per
tinentes entre les symboles pour reproduire ou créer une cer
taine structuration de cette expérience, ainsi transmuée en
objet. D'autre part, une tentative plus ou moins poussée, plus

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 271
ou moins heureuse de provoquer chez le récepteur du message
l'évocation d'interprétants susceptibles de récupérer le mieux
possible les résidus du codage, mais cette fois sous une forme
qui ne peut être objective. Ce sont des appels directs à l'expé
rience reçue par le récepteur.

3.11. Par quels moyens le locuteur peut-il tenter d'y par


venir? Il nous semble que ce sont alors — si nous écartons la
mimique, les gestes, les présentations d'images — les éléments
non-pertinents des signifiants qui sont utilisés de façon plus ou
moins systématique et consciente. Entendons par non-perti
nents ces traits de la parole qui apparaissent comme « super
flus » dans le système de la langue réduit à son réseau stricte
ment codifié d'oppositions. C'est justement la présence dans
toute langue de ces éléments qui rend possible le jeu de ces
renvois directs, transstructuraux, à une expérience. Il n'en
saurait être autrement, puisque la langue au sens strict n'est
jamais elle-même que la structure schématique selon laquelle
le linguiste objective une expérience de langage, qui nécessaire
ment la déborde. De telle sorte que pour une même langue, la
version orale et la version graphique représentent des expé
riences sensiblement différentes, offrant par conséquent à
l'usager des moyens différents de transcender le système inté
rieur de renvois qui en constitue la structure. A la limite, la
disparité des deux expériences peut être telle, qu'elle détermine,
si l'expérience graphique s'articule elle-même explicitement
dans son originalité, une divergence et une scission. Ce cas,
bien entendu, ne peut se présenter que pour une écriture
idéographique riche et très structurée, comme il arrive en
Chinois. Une double articulation 13 se réalise alors au niveau
de l'écriture, qui ne recouvre pas la double articulation orale :
on peut à bon droit parler en ce cas de « graphèmes », de
séries et de corrélations graphiques. Plus fine et plus riche,
mais aussi moins systématique que l'articulation phonolo
gique, cette articulation graphique autorise une économie de
monèmes et une simplification syntaxique par rapport à la

13 II y a bien double articulation dans la mesure où de nombreux


« graphèmes » entrant en composition dans les caractères n'ont pas
d'existence autonomes en tant que signes écrits isolés : mais à la diffé
rence des phonèmes on peut souvent leur attribuer étymologiquement
une valeur sémantique.

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272 GILLES G. GRANGEH

langue orale, qui — quelles qu'en soient d'ailleurs les


tions diachroniques — font de la langue écrite (classique
variante très nettement distincte de la langue orale mode

3.12. Le travail de réception, qui s'effectue évidemm


au niveau de la parole, tire donc parti de la présence da
signifiant de traits non structurés au niveau de la lang
dont on peut très bien dire qu'ils sont à ce niveau redon
Nous dirions donc que les significations mises en jeu
parole — par opposition aux renvois codifiés dans la lan
ont pour porteurs ces éléments redondants. Le mot de
dance a peut-être ici de quoi gêner les linguistes aussi bi
les théoriciens de la communication. Ce qu'on appelle
naire redondance c'est une perte d'information par rap
l'information maximale autorisée par une langue, perte
aux contraintes qui régissent l'apparition isolée ou la co
naison de ses éléments. Si les éléments —• à un niveau d
mentation déterminé -—• étaient, dans les messages, to
probales a priori, on sait que l'information apportée en
moyenne par chacun d'eux serait maximale; si n'importe
quelle combinaison d'éléments pouvait constituer un message
bien formulé, l'information véhiculée par ceux-ci, à longueur
égale, serait maximale. Mais il faut observer que dans le cas
contraire, qui seul ici nous intéresse, la contrainte qui diminue
l'information moyenne, en faisant se chevaucher en quelque
sorte les informations des signes successifs, a pour effet d'allon
ger le message et d'obliger à utiliser trop de signes. Dire que
certains traits du matériel signifiant ne sont pas pertinents,
demeurent inutilisés au niveau de la langue, c'est dire qu'ils
introduisent dans la parole des marques simplement virtuelles,
qu'ils allongent matériellement le message sans apporter -— au
niveau de la structuration de la langue — des informations nou
velles. On peut donc bien parler ici encore d'un effet de redon
dance, bien que la cause n'en soit pas dans une contrainte intro
duite par des règles d'organisation des syntagmes, mais dans les
contraintes matérielles auxquelles est soumise la réalisation,
comme expérience concrète, d'un système de signes. Con
traintes non codifiées et qui portent sur des variations en pre
14 La langue écrite moderne est essentiellement une transcription
de la langue parlée; elle comporte donc une redondance graphique
anormale, qui rend du reste possible son alphabétisation.

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 273
mière approximation continues. Notre thèse est que le langage
comme pratique concrète tend à structurer au niveau de la
parole ces variations, redondantes et amorphes au niveau de la
langue, pour leur faire exprimer les résidus du codage propre
ment linguistique 15.

3.13. Nous n'avons parlé jusqu'ici que de la situation du


locuteur. On étendra sans peine les observations précédentes à
celle du récepteur, qui comprend : 1° Un message qu'il faut
déchiffrer, c'est-à-dire transformer en une expérience, qui
enveloppe évidemment la réception même de ce message.
2° Une grille de décodage qui en livre le contenu objectif, défini
par la structure de la langue appliquée à l'expérience du locu
teur. 3° Une expérience propre au sujet récepteur. Le sens que
l'on peut dire « littéral », ou structural du message est ainsi
reçu par le renvoi normal qui s'effectue des marques ayant
valeur dans la langue à 1' « objet » du schéma de Peirce. Mais
l'usage fait par le locuteur dans sa parole des éléments redon
dants ne peut être directement et totalement déchiffré, puisqu'il
ne s'appuie sur aucune règle explicite, puisqu'il n'y a pas de
supralangue... Il est pourtant d'abord saisi comme possibilité
de signification, puisque la distribution, l'arrangement de ces
marques virtuelles, encore vides pour le récepteur, est perçue
globalement comme significative. Une sorte de grille souple,
lacunaire et déformable se constitue, d'autant plus prégnante
que le récepteur est plus sensible et que le locuteur a plus de
« style ». Bien entendu, ce n'est pas l'expérience de ce dernier
qui est par ce moyen intégralement et identiquement retrouvée,
mais la phase transstructurale du message tisse autour du con
tenu objectif un faisceau d'interprétants organisant l'expérience
du récepteur. Que la communication humaine soit possible,
cela veut dire que cette organisation apparaît au locuteur et
au récepteur comme suffisamment consistante; que cette com
munication ne soit jamais qu'approximative, cela découle du

lä En ce sens, rien dans le langage en tant qu'il est mis en œuvre


dans une parole n'est définitivement redondant. Toute redondance est
l'indice d'une marque virtuelle. Nous souscrivons de ce point de vue à
la remarque de R. M. W. Dixon : « Par la nature même de son exis
tence, le langage lui-même ne peut jamais être considéré comme redon
dant. Le langage est un aspect du comportement humain, plongé dans
un schème général et universel de comportement : il fait ce qu'il fait et
comme il le fait » (Acta linguistica, XIV, fasc. 1/2, 1964, p. 36).

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274 GILLES G. GRANGER

caractère imparfaitement structuré de tout système de


cations. Deux structures peuvent s'appliquer rigoureuse
l'une sur l'autre dans des cas bien définis; deux expérie
ne le peuvent pas, et même l'idée d'une application p
son sens.

3.2 Nous reviendrons maintenant au codage o


qui applique la grille linguistique sur l'expéri
cuter la notion d'information, dont on doit po
comprendre la portée.
La quantité d'information sélective est défini
sait, de façon à mesurer l'improbabilité a prior
ou d'un message pour un récepteur. Elle suppose que le
schème de réception décrit ci-dessus se réduit au message et à
la grille, et répond essentiellement à un problème de trans
mission. Dans ces conditions, on comprend que 1' « informa
tion » véhiculée par un symbole ne soit pas l'équivalent de
ce que nous avons nommé signification, mais se rattache au
contraire uniquement à la fonction objectivante du langage,
fournissant statistiquement des paramètres descriptifs de la
structure symbolique. Nous voudrions examiner à cet égard
une très intéressante proposition due au linguiste Pierre Gui
raud, qui veut distinguer, au sein même de cette structuration
objectivante, deux notions complémentaires, dont l'une lui
paraît mériter le nom de « sens ».

3.21. Il part de la constatation suivante 16. Aux différents


niveaux de fragmentation de la langue — mis à part les pho
nèmes, dont la distribution serait déterminée par des con
traintes essentiellement physiologiques — les éléments tels
qu 'ils apparaissent dans le discours ne sont pas équiprobables, et
une redondance de 50 % environ caractérise leur distribution.
Ce qui signifie que, parmi tous les syntagmes qui seraient
a priori possibles dans le cas où il n'y aurait pas de contraintes,
un choix est opéré qui ne retient environ que la racine carrée
de leur nombre total. Il en est ainsi non seulement au niveau
de l'articulation morpho-phonologique (chaque mot contient
deux fois plus de phonèmes qu'il n'en serait nécessaire pour le
différencier), mais encore au niveau de la dérivation morpho

16 Structure aléatoire de la double articulation (Bulletin de la


Société linguistique de Paris, 58-1963, fasc. 1).

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 275
logique et sémantique. En effet, la distribution des dérivés
d'un même radical et des différentes acceptions d'un même mot
semble être telle que le nombre des formes ayant n dérivés ou
n sens soit proportionnel à n2. P. Guiraud montre à partir de
là que l'on peut construire un modèle statistique du lexique
normalement distribué selon une loi de Zipf, et dans lequel
existe une contrainte : un syntagme d'éléments du lexique
n'apparaît que si sa probabilité a priori est supérieure à un cer
tain seuil. Il en résulte que le nombre de syntagmes où entre un
élément devrait être proportionnel à la fréquence de cet élé
ment, c'est-à-dire inversement proportionnel à son rang.
Comme on constate que ce nombre est seulement proportionnel
à la racine carrée de la fréquence, on en conclut qu'il existe,
au niveau des syntagmes, une redondance de 50 %.

Si la distribution des sens d'un même mot obéit à une loi


analogue, c'est, dit Guiraud, que le sens d'un mot est de la
nature du syntagme. Conclusion très intéressante, que l'auteur
commente en faisant intervenir l'élision des éléments du syn
tagme adjoints au mot considéré : les « (pommes) frites », le
« loup (de mer) », le « timbre (poste) »..., mais que l'on
pourrait peut-être plus généralement interpréter en assimilant
aux sens d'un mot la classe des classes de syntagmes considérés
comme distincts où il peut entrer, c'est-à-dire en somme la
classe de ses usages linguistiques. Cette conception appelle
deux remarques. En premier lieu, dira-t-on que ces classes
d'équivalence sont données dans la langue, ou qu'elles sont
simplement réalisées dans le discours? Cette seconde hypo
thèse rend compte évidemment de l'invention linguistique;
mais c'est précisément parce que la langue définit par avance
un système de classes d'équivalence que l'usage peut s'en
écarter jusqu'à un certain point; il faut rejeter du côté du jeu
translinguistique des significations l'invention de nouveaux
syntagmes, qui déterminent de nouveaux sens, dans la mesure
où ils sont alors codifiés. En second lieu, comment sont défi
nies dans la langue de telles classes d'équivalence? A stricte
ment parler, il faudrait pouvoir énoncer une relation binaire,
symétrique et transitive entre syntagmes, permettant ensuite
d'identifier ceux qui la satisfont comme membres d'une même
classe. C'est bien ainsi que sont définies de façon usuelle les
(( fonctions syntaxiques » des mots ou des morphèmes; mais le

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276 GILLES G. GRANGER

sens selon Guiraud, s'il paraît devoir envelopper ces fonc


syntaxiques, ne les dépasse-t-il pas au moins dans leur
tion ordinaire? A vrai dire, tout sens doit alors comport
contenu de virtualités syntaxiques, lesquelles ne sont rien
d'autre en effet que des possibilités de construction syntag
matique. Où s'arrête la forme syntaxique, où commence le
contenu sémantique? Avec les deux observations qui précèdent,
nous touchons au problème d'une sémantique structurale,
auquel nous nous proposons tantôt de revenir.

3.22. Achevons auparavant le commentaire des idées de


Guiraud. Si le sens d'un même élément est donné par l'en
semble des syntagmes dans lesquels il peut entrer, une corré
lation apparaît immédiatement entre sens et redondance. Cette
dernière n'est-elle pas en effet la mesure du degré de contrainte
imposé à la construction syntagmatique ? Un élément qui
pourrait indifféremment entrer dans n'importe quel syntagme
serait, selon Guiraud, dépourvu de sens; un élément ne pou
vant entrer que dans un syntagme unique aurait un sens
maximal. L'information sélective apportée par un élément se
trouve ainsi varier en sens inverse de son sens. Dans un lan
gage libre de toute redondance, l'information sélective de
chaque élément est maximale, mais son sens est nul, en vertu
de ce qui vient d'être dit. Dans un langage parfaitement redon
dant, où finalement un unique discours est possible à partir du
choix du premier élément, l'information de chaque élément est
nulle, son sens maximal. Si le mot « rouge » ne pouvait être
joint qu'au mot « tomate », on serait dans ce dernier cas; si
le mot a rouge » pouvait être joint à n'importe quel vocable,
dans le premier. En fait, la langue associe à chaque mot non
pas un syntagme mais des classes de syntagmes, qui leur
donnent un sens, tout en leur conservant une valeur infor
mationnelle. Si l'on accepte l'idée simple que sens et informa
tion définissent conjointement la valeur d'usage d'une langue
par leur produit, l'analyse élémentaire enseigne que le maxi
mum de ce produit est atteint lorsque les deux facteurs sont
égaux, c'est-à-dire, en l'espèce, lorsque la redondance est de
50 %... Cette justification du fait précédemment exposé nous
paraît, à vrai dire, un peu sommaire; tant que le produit
information-redondance n'aura pas été caractérisé comme
grandeur bien définie, susceptible de jouer un rôle efficace

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 277
dans l'analyse linguistique, et rattachée à une théorie plus
générale, son utilisation ad hoc demeure peu convaincante et
relève d'une intuition, peut-être féconde, mais qu'il faudra
fonder.

Reste en tous cas l'idée importante d'une distinction radi


cale entre contenu informationnel et contenu de sens, et d'une
détermination du sens par les contraintes imposées dans la
langue aux constructions syntagmatiques 17.

4. Possibilité d'une sémantique

4.1. Revenons au problème général de la possibilité d'une


sémantique. Une première observation s'impose, qui pourra
paraître ou triviale, ou trop contraignante, mais qui pourtant
dénonce une confusion ruineuse. Le but d'une sémantique est
la structuration du système des signifiants pris en tant que tels
(ou mieux : des fonctions significatives 1S), et non pas du sys
tème des signifiés, lequel, d'une part, constitue l'objet lui
même, thème d'une science du premier degré et non pas d'une
science du langage, d'autre part, en tant que signification,
renvoie à une expérience totalisante dont l'interprétation est
philosophie. La tendance naturelle à confondre une classifica
tion et une analyse des signifiants avec une classification et
une analyse des signifiés correspond du reste exactement à la
réalisation supposée dans le langage du vœu leibnizien d'une

17 II est sans doute paradoxal de voir le sens opposé au contenu


d'information. Néanmoins P. Guiraud fait lui-même observer que l'idée
de rattacher le sens à des contraintes, à des impossibilités, rejoint la
définition saussurienne de la valeur du signe par « ce qu'il n'est pas ».
Wittgenstein, dont il faudrait souligner la conception structuraliste
originale de la langue, définit le sens (Sinn) d'une proposition comme son
rapport a priori avec les autres propositions possibles (Tractatus, 5, 13),
c'est-à-dire le complément par rapport à la tautologie de ses « conditions
de vérité », autrement dit, ce qu'elle n'est pas. C'est pourquoi la propo
sition tautologique dont le complément est vide, est sinnlos (Cf. Granger,
L'argumentation du Tractatus, in Hommage à Martial Gueroult, 1964,
S 9).
18 Roland Barthes, dans ses Eléments de sémiologie (Communi
cations, 4-1964, p. 108, S II, 2, 3) définit une sémantique comme « clas
sement des formes du signifié verbal ».
« Classement » nous paraît insuffisant, mais « formes du signifié »
correspond dans une terminologie hjelmslevienne à ce que nous disons
dans un autre langage.

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278 GILLES G. GRANGER

Charactéristique. Si la nature même des objets et des


riences (la position leibnizienne rend quasi superflue
tinction des deux) est adéquatement figurée par les articu
de la langue, la science de la réalité se confondra avec une
syntaxe et une sémantique, cette dernière n'étant plus alors
qu'une combinatoire de traits élémentaires à partir desquels
les êtres seraient constitués, — image rigoureuse d'une com
binatoire de marques élémentaires constituant les syntagmes19.
Il est vrai qu'une telle hypothèse ne peut en aucun cas corres
pondre à la condition des langues naturelles. Si une séman
tique peut exister, elle doit donc nous éclairer sur le découpage
des unités de sens de la langue, et non pas sur le système des
contenus significatifs.

4.11. Bien entendu, la connaissance scientifique ne peut


se constituer en dehors et indépendamment d'un univers sym
bolique. Faut-il donc dire que, dans le cas d'une « langue scien
tifique », la sémantique se confond avec la science même qui
organise les signifiés? N'hésitons pas à répondre par l'affir
mative, du moins en ce qui concerne un symbolisme scienti
fique idéal, qui tend nécessairement vers une Charactéristique
leibnizienne, mais spécifique et non universelle. Cependant il
convient de remarquer qu'un symbolisme scientifique n'est pas
à proprement parler une langue autonome. La double articu
lation n'y joue pas le rôle essentiel qu'elle joue dans les langues
naturelles, comme nous l'avons reconnu plus haut à propos des
mathématiques (2.3.). Quant aux «interprétants» qui défi
nissent les significations, ils constituent non des évocations
indéfinies, mais des renvois à des expériences elles-mêmes déjà
structurées dans le symbolisme, ou suscitant du moins le pro
blème immédiat de leur structuration. La constitution de la
pensée scientifique doit donc être décrite à la fois comme org
nisation d'un symbolisme et comme organisation des signifi
auxquels il se veut toujours plus adéquat. Le problème d'une
sémantique se trouve alors absorbé dans le problème plus
vaste d'une épistémologie.

13 Le lexique scientifique est toujours déterminé comme image d'un


monde d'objets, adéquate pour un certain niveau de la pratique scienti
fique, c'est-à-dire dans un secteur délimité, dans le cadre d'une tech
nique conceptuelle donnée, et même, jusqu'à un certain point, dans un
climat idéologique défini.

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 279
Pour les langues naturelles, la sémantique est au contraire
théorie des organisations lexicales; qu'elle puisse et doive
demeurer en étroite liaison avec la description d'une vision du
monde et avec une phénoménologie des cultures, cela tombe
sous le sens. Mais la différence entre elles est d'une philosophie
qui interprète les significations vécues, à une science qui
objective les modalités des faits de sens et en recherche la
structuration.

4.2. Quand on discute de la possibilité d'une sémantique,


c'est à une révolution saussurienne que l'on fait allusion. Car
une étude diachronique des fiiliations de sens pour des signi
fiants pris isolément existe depuis longtemps. La question est
de savoir si l'on peut concevoir une science synchronique de
systèmes signifiants. Une telle entreprise qui répond appa
remment aux espoirs actuels de différentes familles de lin
guistes, rencontre bien des difficultés. Notons-en deux qui nous
paraissent essentielles.
La première vient de l'absence de marques fixes, détermi
nant des unités sémantiques et constituant un système fini.
Une situation assez comparable à la situation idéale se ren
contre cependant lorsque l'on considère les faits de morpho
logie. Déclinaisons, conjugaisons, dérivations, concernent bien
en vérité des faits de sens, ou si l'on veut de première articu
lation; ils laissent paraître une structuration généralement bien
définie, donnant prise à un recensement exhaustif des marques
et à une combinatoire assez simple 20. Mais de même que la
véritable mathématique commence à partir du moment où
le système fermé des calculs logiques fondamentaux s'ouvre
en un calcul non saturé, non catégorique, non décidable, de
même la « vraie » sémantique apparaît lorsque le système des
monèmes cesse d'être enfermé dans une structure combinatoire
bien définie. Tel est sans doute le seul caractère opérationnelle
ment efficace qui distinguerait dans une « sémantique » au
sens large une syntaxe et une sémantique stricto sensu pour
les langues naturelles. On observera toutefois qu'un lexique,
s'il est ouvert, n'en est pas moins toujours fini, puisqu'il est
constitué non par des vocables virtuels mais par des monèmes

20 Cf. sur ce point Cantineau, Les oppositions significatives (Cahiers


Ferdinand de Saussure, n° 10, 1959).

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280 GILLES G. GRANGER

réellement construits. D'autre part, il n'est pas absur


chercher à définir dans le lexique des classes d'équivalen
des partitions de classes. On peut aussi songer à appliqu
éléments d'un lexique certains concepts topologiques ou
briques, à condition d'y faire correspondre des opératio
guistiquement valables, définissant formellement des n
telles que : « avoir le même sens que », « être subordon
« être l'antonyme de », etc.
La seconde difficulté, liée du reste à la première, pro
du nombre considérable et pratiquement indéfini des c
tations qui peuvent être réalisées avec un même monèm
l'on admet avec Hjelmslev et beaucoup de linguistes q
possibilité de commuter est caractéristique du sens en g
ral 21, on voit qu'il n'est guère possible de définir la
sémantique des monèmes à partir des classes de commu
où ils alternent. Du reste, l'unité syntagmatique à choisi
vérifier les commutations est elle-même de forme et de dimen
sion a priori arbitraires. En fait cependant, si une théorie syn
taxique fournit une classification et une hiérarchie des para
digmes syntagmatiques d'une langue, la multiplicité des com
mutations peut sans doute elle-même être dominée. On voit
alors derechef qu'une sémantique ne peut être conçue comme
détachée d'une syntaxe. Peut-être serait-il permis de rapprocher
leur relation de l'opposition suggérée par Cavaillès 22 entre ce
qu'il nomme formalisation « paradigmatique » et formalisation
« thématique » d'un discours logique. La première met en
vedette la structure d'une chaîne de discours, avec ses cons
tantes et ses variables; la seconde fait apparaître ce modèle
structural lui-même comme réalisation particulière d'un
schéma où les constantes structurales du premier deviennent
les thèmes d'une variation de second ordre. La syntaxe d'une
langue naturelle correspondrait à l'analyse thématisante, sa
sémantique à l'analyse paradigmatique (si l'on veut bien
admettre pour un instant cet usage du terme paradigme, quasi
ment opposé à l'usage ordinaire des linguistes).
Dans quelle mesure l'état actuel de la sémantique permet-il
d'assurer que des difficultés comme les précédentes sont bien

21 C'est en particulier la thèse qui fonde la proposition de Guiraud


précédemment discutée.
22 Sur la logique et la théorie de la science, 1947, pp. 27 et suiv.

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 281
en voie d'être surmontées? Nous ne nous proposons évidem
ment pas ici un examen détaillé des recherches sémantiques 22.
Il nous suffira de présenter quelques observations portant sur
des échantillons qui nous ont paru assez représentatifs.

4.3. 1° Il semble tout d'abord qu'un rôle particulier


devrait être joué par une sémantique statistique. C'est elle
seule qui peut fournir les cadres préalables d'une enquête et
d'une analyse cohérente, en définissant une macrostructure de
l'ensemble des unités signifiantes d'une langue. Le statisticien
dira par exemple quel est le volume du corpus offrant des
chances raisonnables de présenter pratiquement toutes les
commutations pour un lexique d'un nombre déterminé de
vocables, les contraintes syntagmatiques étant définies par un
taux de redondance. Il pourra encore, dépassant les modèles
simples du type Zipfien, proposer des modèles plus complexes,
faisant apparaître des constellations de vocables au moyen des
fréquences de leurs liaisons mutuelles. A ce niveau, la disso
ciation des contraintes syntaxiques et des affinités sémantiques
doit sans doute être provisoirement abandonnée, en attendant
qu'une analyse plus fine trouve le moyen d'isoler les affinités
proprement sémantiques.
2° La notion de champs sémantiques, telle que l'a intro
duite la linguistique allemande, est sans doute un concept
essentiel. Elle consiste à envisager une idée — comme celle de
« facultés de l'entendement » — et à recenser les mots qui
semblent la recouvrir dans un état donné de la langue. Mais les
critères de ce « pavage » d'un concept par des mots demeurent
fort incertains, s'ils se ramènent finalement au sentiment de
parenté éprouvé par le sémanticien. On retombe alors facile
ment dans une méthodologie archaïque des sciences humaines,
consistant a décrire une expérience vécue et non pas un objet.
L'élaboration d'une technique d'objectivation des champs
sémantiques est difficile, mais indispensable; faute de quoi
l'analyse dite « conceptuelle » glissera vers l'arbitraire. Une
tentative intéressante a été faite à cet égard au moyen d'une
analyse factorielle des couples de vocables. A partir du tableau

23 On trouvera dans deux articles de G. Mounin une excellente mise


au point de l'état de ces recherches : Les analyses sémantiques (Cahiers
de l'Isea, suppl. n° 113, mars 1962, série M, n° 13) et Les structurations
sémantiques (Diogène, 49, 1965).

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282 GILLES G. GRANGER

donnant les fréquences de couplage dans un corpus, on e


un ou plusieurs « facteurs » qui font apparaître des conc
trations et des dispersions selon un ou plusieurs axes, sugg
une structuration des nuages de mots d'un corpus 24.
L'ambiguïté de l'analyse conceptuelle se manifeste par
culièrement dans la version qu'en donne G. Matoré, do
connaît l'intéressante analyse des vocabulaires à partir de
« mots-clés » et de « mots-témoins » pour une génération don
née. Une telle structuration des champs sémantiques tend natu
rellement à se confondre avec une sociologie de la culture. Plus
que le contenu informationnel intralinguistique, ou le « sens »
guiraldien, ce sont les « significations » qui sont reconstituées.
La sémantique est prise comme étude de l'usage d'une langue
dans une société donnée; elle relève de ce que nous appelions
ailleurs la « conjoncture », et s'apparente en fin de compte à
l'histoire. Certes, notre intention n'est pas de déprécier de telles
recherches, qui nous ont toujours paru, au contraire, devoir
couronner le processus pratique de la science. Mais nous pen
sons qu'elles trouveront un jour leur fondement dans une con
naissance véritablement structurale de la langue elle-même, qui
est à la fois conditionnante et conditionnée par rapport à son
usage. Il est même permis de penser que ces recherches, en
s'approfondissant et s'élargissant, ne pourront manquer de
redécouvrir la nécessité d'une sémantique structurale pure,
peut-être même d'ouvrir dans cette direction de nouvelles voies.
3° Les travaux des documentalistes et des spécialistes de
la traduction automatique représentent une attaque résolument
empiriste du problème de la sémantique. Il s'agit, d'une part
de constituer les cadres d'un codage permettant de transcrire
le contenu d'une documentation, de telle sorte que classifi
cations, comparaisons, recherches donnent lieu à des processus
mécaniques réglés. D'autre part de construire, pour un couple
de langues données, un procédé de résolution des ambiguïtés
dues aux polysémies. Les deux préoccupations se recoupent
dans une certaine mesure, quoique les travaux des premiers 25

24 Travaux de J. P. Benzecri et B. Cordier au Laboratoire de calcul


de la Faculté des sciences de Rennes; on trouvera des indications assez
sommaires mais suggestives dans Imago primi anni, 1964, ronéotypé.
25 Nous nous proposons d'examiner ultérieurement certaines de ces
tentatives, qui soulèvent des problèmes épistémologiques intéressants;
en particulier celle de J. C. Gardin et ses collaborateurs.

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 283
portent surtout sur l'organisation d'univers d'objets tech
niques, dont la structure est déjà donnée dans leur mode
d'utilisation ou de fabrication, que le lexique à construire
reflétera de façon plus ou moins adéquate et plus ou moins
économique. La langue documentaire peut alors, sans incon
vénient, être du type leibnizien. Mais il n'en va plus de même
lorsque la sémantique pure transpose cette recherche des
« signes primitifs » à l'analyse des langues naturelles. L'idée
de Hjelmslev, par exemple, est de découvrir sous chaque
vocable plusieurs unités significatives élémentaires commu
tables, fonctionnellement comparables aux phonèmes. Mais la
possiblité de recenser exhaustivement toutes les unités signifi
catives d'une langue ou même d'un « champ »limité est dou
teuse, et leur détermination arbitraire. Pour qu'une telle entre
prise ait un sens et ne se réduise pas à une analyse « logique »
des signifiés, il faudrait que ces unités de signification ou bien
fussent représentées par des marques dans le signifiant, ou
bien pussent être établies comme éléments idéaux d'une struc
ture « latente », au sens des psychologues et des sociologues, ce
qui suppose une analyse du type factoriel comme celle dont il
était question ci-dessus 26.

4.31. En fin de compte, l'idée d'une théorie sémantique


structurale continue de nous paraître l'un des problèmes cen
traux et non encore résolus de la linguistique actuelle. Mais si
nous acceptons la distinction proposée plus haut ce sera une
science des sens, non des significations. Elle nous fera con
naître les lois de l'opposition des signifiants dans une langue,
et non pas l'organisation concrète des « images » et des « idées »
d'une vision du monde. De même, la phonologie nous montre
le cadre des différenciations phonétiques linguistiquement
valables sans nous décrire les sons eux-mêmes, en tant qu'ils
se réalisent dans le langage. La description de l'objet : « son de
la parole » relève d'une science naturelle, faisant intervenir la
physiologie et l'acoustique. La description des « significa
tions » d'un langage dans un contexte social donné relève d'une
science humaine faisant intervenir la sociologie et la psycho

26 La notion d' « axe sémantique » introduite par Greimas, La


structure élémentaire de la signification en linguistique (L'Homme, IV,
3, 1964) pourrait être considérée comme variante « naïve » de l'idée for
melle de facteur.

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284 GILLES G. GRANGEH

logie, dans la mesure où les significations sont objectivab


dans la mesure où elles sont vécues comme un tout par un
sujet, elles donnent lieu à une philosophie. Le parallélisme de
l'étude de la première et de la seconde articulation de la langue
est donc réel, mais imparfait, et la complexité de la première
rend compte des confusions et des ambiguïtés dont la séman
tique est encore le siège.

5. Les systèmes signifiants non linguistiques

5.1. De ce que tout fait humain comporte en tant que tel


une face objective et une face significative, il est tentant de
conclure que la spécificité d'une connaissance de l'homme vient
de ce qu'elle enveloppe une sémiologie. Sans aller jusqu'à une
formulation aussi abrupte, beaucoup de chercheurs s'orientent
actuellement en effet vers une objectivation du fait humain
comme système signifiant. Il convient cependant de préciser la
portée d'une telle entreprise, et nous nous proposons de l'exa
miner à la lumière des analyses antérieurement esquissées.
Nous opposions au début de cette étude le contenu d'une objec
tivation manifeste, qui est structure, au contenu d'une orga
nisation latente de l'expérience, non actuellement objectivée, à
laquelle les éléments du symbolisme structural secondairement
et éventuellement renvoient. Le schème de l'objet scientifique,
dans ce domaine, doit donc être envisagé comme une structure
— au même titre que le schème de l'objet physique — et les
symboles qui l'expriment comportent un sens qui est l'en
semble de ses propres lois formelles. De ce point de vue, une
sémiologie n'est autre qu'une métalangue plus ou moins for
malisée, permettant de commenter le fonctionnement pour
ainsi dire interne du symbolisme objectivant qui constitue la
science. Tel sera le rôle d'une sémiologie en mathématiques,
qui ne peut se situer sur le même plan que la construction
structurale, laquelle constitue ici bien évidemment le corps
même de l'objet de connaissance. Mais si la nature spécifique
du fait humain entraîne qu'il doive lui-même, immédiatement,
en tant qu'expérience vécue, être saisi comme significatif, il
faudra considérer un autre niveau sémiologique, et cette sémio
logie fera partie intégrante du processus d'objectivation plutôt
que de son commentaire. Elle aurait pour tâche d'expliciter une

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 285
quasi-structure latente conçue comme système d'expression et
de communication. C'est par exemple ce que s'efforcent de faire
Roland Barthes et quelques autres sociologues en prenant pour
thèmes la mode ou le cinéma 27.
Mais c'est ici qu'une ambiguïté risque d'apparaître, en rai
son du double renvoi signifiant du fait humain. L'analyse
sémiologique d'un système, si elle doit faire partie de la
science parallèlement et au même titre que les analyses for
melles ordinaires (du type que connaît le physicien), ne peut
faire intervenir que ce que nous avons nommé des sens, et non
pas ce que nous en distinguons sous le nom de significations.
Il faut donc se garder de confondre l'analyse sémiologique d'un
système signifiant — comme les affiches publicitaires, les pro
grammes électoraux, les habitudes culinaires ou la mode —,
avec une interprétation de leurs significations dans l'ensemble
de la pratique sociale, c'est-à-dire avec une philosophie de la
publicité, de la propagande politique, de la cuisine ou des
habits.
Prenons l'exemple des programmes électoraux, qui, sauf
erreur, n'ont pas encore fait l'objet d'une étude sémiologique.

5.11. Rappelons tout d'abord que demeure ouvert le


champ d'une recherche non sémiologique de type classique : le
sociologue ou le psychologue tente alors de construire des
modèles abstraits des différents types de programme pour une
campagne donnée par exemple. Bien entendu, les éléments
intervenant dans ces modèles proviendront nécessairement
d'une analyse des contenus des programmes, et feront donc,
apparemment, état de leur sens. Mais il ne s'agit alors que de
considérer ces sens sous forme de thèmes, comme des aspects
de l'objet social, au même titre si l'on veut, que le poids,
la consistance, la couleur d'un corps. Ces caractères objectifs
sont mis en relation par exemple avec des données concernant
la distribution des électeurs, des faits politiques antérieurs, des
thèmes d'une campagne précédente, etc... Relations que l'on
s'efforcera de coordonner en un tout structuré qui constituera
un modèle au sein duquel les différents traits se détermineront

27 N'ayant pu encore lire avec tout le soin qu'il requiert le der


nier ouvrage de Cl. Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, nous réservons pour
un autre travail un examen du jour nouveau qu'il jette sur la méthode
de cet auteur.

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286 GILLES G. GRANGEH

mutuellement. On ne manque pas d'exemples, au moi


tiels, d'études de ce genre en sociologie électorale, et l'o
reportera pour préciser et corriger s'il y a lieu l'esquiss
vague dont nous voulons ici nous contenter. Mais il serait
certainement instructif de dresser, en regard de ce schème un
projet d'étude sémiologique; il n'appartient certes pas à
l'épistémologue de paraître faire la leçon au sociologue en le
lui proposant : il ne peut que suggérer, en s'inspirant des
domaines déjà explorés. Une analyse sémiologique de pro
grammes électoraux devrait s'attacher à recenser exhaustive
ment des thèmes en vue d'en dégager un système d'oppositions,
faisant apparaître chaque programme comme une variante
combinatoire, à la manière dont se distinguent différents syn
tagmes d'une langue. Pour cette analyse, les mêmes problèmes
déjà reconnus pour une sémantique se posent. Ils ne se con
fondent pas avec eux, comme pourrait le faire croire le fait
que les programmes électoraux sont évidemment des textes :
l'analyse les prend ici non en tant que tels, et selon leur sens
linguistique immédiat, mais dans leur usage connotatif 28 : le
langage naturel et ses renvois significatifs sont ici pris comme
matériel signifiant dans une organisation expressive de niveau
supérieur, qui constitue précisément l'objet de l'analyse sémio
logique envisagée. Le modèle signifiant ainsi construit ne doit
pas être pensé comme nécessairement conscient et intentionnel.
Il est finalement du même genre que les modèles formels qui
lui sont opposés, avec cette différence que sa structuration est
essentiellement celle d'une combinatoire « saussurienne »,
dont le prototype parfait demeure celui d'une phonologie,
c'est-à-dire d'un code informationnel. Une telle analyse ne sau
rait donc être considérée comme représentative du mode
« compréhensiviste » d'explication opposé à un mode « causal ».
Elle constitue une tentative de structuration abstraite, et non
pas une transposition directe du vécu, des liaisons vécues; son
originalité épistémologique vient du type de structuration
qu'elle met en œuvre et qu'elle emprunte à la langue, fait
spécifiquement humain.

5.2. Une sémiologie du fait social et du fait psychique


nous apparaît ainsi comme le traitement informationnel d'une

28 Cf. le bon exposé de R. Barthes, op. cit., pp. 130 et suiv., 5 IV.

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 287
réalité que la science devrait également traiter d'un autre
point de vue, que nous avons trouvé assez commode et sug
gestif de nommer « énergétique ». Nous proposions naguère 29
d'interpréter au moyen de ce couple l'opposition marxiste
encore énigmatique de l'infrastructure aux superstructures.
Nous croyons maintenant que cette opposition est plutôt celle
de l'objectivable — du structurable stricto sensu (que ce soit
par des modèles « énergétiques » ou « informationnels ») —,
aux systèmes de significations.
Nous continuons de penser qu'une science de l'homme ne
saurait se passer de considérer simultanément les deux types
de modèles, et que leur unification au profit de l'un d'eux est
un leurre. Mais il est opportun d'insister également sur le
caractère radicalement non « spiritualiste » et non « psycho
logiste » de l'analyse sémiologique, fût-ce pour mettre en
garde ses propres adeptes, mais plus encore pour dénoncer
l'équivoque scientifique d'une herméneutique des significa
tions qui croirait pouvoir se donner comme analyse sémiolo
gique objective.
L'analyse présentée plus haut (1.3.; 2.21. et 2.41.) nous
permet de comprendre la place d'une telle herméneutique
comme interprétation des significations de l'expérience, par
opposition aux sens des éléments structuraux. Cette herméneu
tique ne vise pas véritablement une réalité comme objet, son
processus n'est pas celui de la science. Nous proposions de la
rattacher à la philosophie, définie justement comme réflexion
interprétative et valorisante du vécu (par opposition à la cons
truction de modèles structuraux qui objectivent l'expérience).
C'est pourquoi la notion très intéressante et féconde de « struc
tures significatives » introduite par Lucien Goldmann 30 nous
paraît génératrice d'équivoques. Le mot même de structure
significative devrait être pris d'une seule pièce, plutôt que
comme qualification d'une espèce de structure : il correspond
assez exactement à ce que nous avons nommé « système », pour
le distinguer des structures au sens strict. Les caractères par
lesquels son auteur l'introduit — « finalité interne », « vision

29 Cf. Pensée formelle el sciences de l'homme, 1960, chap. VI.


30 Cf., par exemple, son article dans Sens et usages du mot struc
ture (Mouton, 1962) ; et naturellement les applications diverses qu'il a
faites de ce concept à la culture philosophico-religieuse et au roman.

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288 GILLES G. GRANGER

du monde » — rejoignent la conception ci-dessus pré


d'une mise en perspective des faits en tant que vécus dan
expérience totalisante, mise en perspective dont nous a
voulu montrer qu'elle ne saurait donner naissance à une
table structure. L. Goldmann est du reste lui-même par
ment sensible à la distinction des deux notions, puisqu'
que « certains secteurs de la réalité sociale semblent dev
limiter au concept de structure et non pas de structure
ficative » (op. cit.) Mais nous interprétons autrement c
constatation : c'est que, si tout fait social — et tout fait
— est susceptible d'une objectivation scientifique, on ne
dire en revanche qu'une herméneutique philosophique
indifféremment partir de n'importe quel fait.
Quoiqu'il en soit, une analyse interprétante des struc
significatives ne nous semble pas faire partie à propreme
ler de la science. Elle ne touche à celle-ci que par l'extrê
pointe philosophante de l'histoire. L'analyse des œuvres
situations qu'elle propose outrepasse sans hésiter les limi
processus de réductions structurales convergentes de
toire 31. Ses résultats sont éclairants, ils séduisent, ou exas
pèrent, suscitent le sentiment d'une juste ou au contraire d'une
fallacieuse interprétation du vécu. C'est à la fois trop et trop
peu, comme il arrive pour toute connaissance philosophique. Il
est vrai que l'on pourra répliquer que la science, en tout état
de cause, ne nous donne jamais que trop peu. Mais n'est-ce
pas parce que, nous croyant amis des formes, nous demeurons
toujours au fond fils de la terre?

5.3. Nous avons finalement proposé de distinguer trois


niveaux d'une sémiologie des faits humains, et nous pourrions
en résumer les termes au moyen d'un schéma comme celui
qui est donné ci-dessous :
Le fait humain vécu, point de départ de la connaissance,
est découpé dans une expérience totalisante et active que nous
identifions à la pratique de Marx. Deux modes d'objectivation
s'offrent à une pensée scientifique : la construction de modèles
formels classiques et la construction de systèmes signifiants.

31 Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à la conception


exposée dans : L'histoire comme analyse des œuvres et comme analyse
des situations (Médiations, 1961, n° 1).

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OBJET, STRUCTURES ET SIGNIFICATIONS 289
Semiol.
-<■
Pratique = experience globale
itWV.
u
Modele formel
for"*

Semiol. I

II

Systeme signifiant

t Semiol.

Une première analyse sémiologique — celle que les logiciens,


depuis Carnap, divisent en sémantique et en syntaxe pures —
concerne le fonctionnement interne des systèmes formels, en
tant qu'ils renvoient virtuellement à des expériences. Une
seconde analyse représente l'activité de constitution même des
systèmes signifiants à partir du vécu. C'est cette sémiologie II
qui est aujourd'hui en vedette. Mais il ne faudrait pas la con
fondre avec une sémiologie III concernant les significations
vécues, et qui met en rapport les systèmes signifiants — ou les
systèmes formels — avec la pratique.
Sémiologie II relève de la schématisation scientifique; elle
vise à transmuer le vécu en une structure-objet. Elle n'est pas
toute la science de l'homme, dans la mesure où les faits humain
découpés dans le vécu ne se réduisent pas tous uniformément
et seulement à des structures saussuriennes, mais aussi à
d'autres types formels.
Sémiologie III relève de l'interprétation philosophique; elle
ne construit pas des structures, mais essaie d'analyser et d'orga
niser les interprétants d'un symbolisme. Elle est toute la philo
sophie, dans la mesure où l'expérience globale est actuellement
constituée soit en systèmes signifiants, soit en modèles formels;
il est toutefois un aspect particulier de la philosophie que ne
recouvre pas directement Sémiologie III, et que nous voyons
apparaître en examinant la portée de Sémiologie I.
Sémiologie I, en effet, est une mathématique, et comme
telle relève de la science, dans la mesure où elle réussit à
construire une méta-structure homogène au formalisme qu'elle
prend pour thème. Dans la mesure où elle n'y parvient qu'im

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290 GILLES G. GRANGER

parfaitement, c'est-à-dire dans les cas « Goedeliens » où la


structure n'est pas dominée, sinon par une méta-structure qui
la comprenne elle-même, Sémiologie I touche à la philosophie;
à tout le moins peut-on dire qu'elle découvre un aspect para
doxal et mystérieux de la structure formalisée, aspect selon
lequel cette structure n'est pour ainsi dire pas absolument
objectivée. Une philosophie des mathématiques serait donc à la
fois une recherche des interprétants pour les structures for
melles en général, leur mise en relation avec l'expérience glo
bale, — et le commentaire des succès et des échecs de la méta
structuration entreprise par Sémiologie I : c'est-à-dire une
prise en considération de la structure formelle comme une
totalité, possédant paradoxalement ce caractère en commun avec
les totalités concrètes d'être non dominable en tant que totalité.
C'est cette circonstance déconcertante qui rend possible et
nécessaire une philosophie des structures formelles, qui ne soit
pas une doublure inefficace et verbeuse de l'activité mathéma
tique qui les construit.

6. Conclusion

Le rapports de l'objet, de la signification et de la struct


nous paraissent commander une détermination des concep
science et de philosophie. Celle-là, que nous avons défi
comme position et exploration de l'objet, ne saurait proc
que par descriptions structurales et « calculs »; celle-ci co
mente les significations. Si l'on admet avec nous que ces
fications concernent le rapport de la pensée symboliqu
général à l'expérience considérée comme totalité vécue, la
question du primat philosophique de la spéculation sur la
pratique ou de la pratique sur la spéculation trouve une solu
tion naturelle. Toute philosophie est réflexion sur une con
naissance, parce que toute expérience humaine est à quelque
degré objectivante; il suit de là que toute philosophie qui se
voudrait purement pratique ou « existencielle » se résoudrait
en idéologie. Mais toute objectivation s'effectue comme travail,
et une philosophie spéculative de la connaissance est vide.

Faculté des Lettres et Sciences humaines d'Aix.

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