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L’approche inter- et transdisciplinaire : théories et pratiques

Fiche de lecture individuelle

La notion de transdisciplinarité
Denys de Béchillon

Béchillon, D. (de). (1997). La notion de transdisciplinarité. Dans Guerre et paix entre les
sciences. Disciplinarité, inter et transdisciplinarité. La revue du MAUSS semestrielle,
(10), 185-200.

N° d’étudiant : 12-695-789

Formation : Master en droit civil et pénal (en cours) & Maîtrise en philosophie
L’approche inter- et transdisciplinaire : théories et pratiques

L’auteur : Agrégé en droit, professeur à l’Université de Pau, Denys de Béchillon est né en


1961 à Paris. Spécialiste de droit constitutionnel et public, de théorie et de sociologie du droit,
il opte pour une approche inter- et transdisciplinaire nuancée de ces domaines notamment.

Problématique et résumé : Quel sens donner à la transdisciplinarité (TD) dans sa ou ses


différences avec la pluridisciplinarité (PD) et surtout avec l’interdisciplinarité (ID) ?

La PD, juxtaposant des perspectives disciplinaires sur un objet, n’apporte rien


d’épistémologiquement nouveau. L’ID, au contraire, suppose une confrontation entre
disciplines visant à enrichir, renouveler le discours d’une discipline donnée ; par l’éclairage
d’autres disciplines sur son objet, celle-ci pourra, par exemple, modifier sa démarche théorico-
pratique en réévaluant la complexité de cet objet et en réorganisant-adaptant conséquemment
sa méthode et ses concepts. Nonobstant, l’ID, confrontant les disciplines à des éléments
hétérogènes, préserve leur homogénéité essentielle, sans mettre leurs frontières en question.
La TD a-t-elle dès lors pour vocation de transgresser ces frontières à la faveur d’un geste
peu rationnel de fusion des disciplines, au nom d’une connaissance totale et totalisante
(ré)unifiant ce que les rationalisations disciplinaires avaient émietté ? Certes non, un tel geste
n’est pour l’auteur qu’un dévoiement pathologique du projet transdisciplinaire. L’on peut
néanmoins voir la TD à l’œuvre dans le phénomène rationnel de la « capture conceptuelle » ;
elle peut par ailleurs prendre la forme non moins rationnelle d’une « paradigmatologie ».
La capture conceptuelle consiste à utiliser un concept en dehors de sa discipline d'origine
comme un modèle d'explication efficient d’un phénomène par une autre discipline. Si sa validité
doit être soumise à des conditions strictes, ce processus remet en cause les frontières
disciplinaires, en quoi il est transdisciplinaire, car le concept capturé permet d’expliquer de
façon homogène des phénomènes perçus avant comme hétérogènes ; il bouleverse à terme
l’essence des disciplines réceptrice et émettrice et au-delà celle des autres disciplines ; il ouvre
ce faisant la voie à un certaine unification ou homogénéisation des connaissances.
Pour l’auteur, la TD doit revêtir la forme d’une paradigmatologie, soit d’un décryptage,
psychanalytique, de « schèmes cognitifs traversant les disciplines » (Morin, 1997, p. 28),
lesquels structurent, orientent, organisent à son insu la manière dont l’homme pense, comprend,
et se représente le monde à une époque donnée. Ces schèmes communs orienteraient non
seulement les disciplines scientifiques, mais encore l’ensemble des activités de l’esprit d’une
culture donnée. Ainsi peut-on avancer que la scission sujet/objet est le (méta)paradigme
impensé de la Modernité occidentale, qui commande à son tour la scission postulée
individu/société en sociologie ou âme/corps en théologie. Ce décryptage permet, puisqu’il
révèle une certaine perméabilité des disciplines, de comprendre la capture conceptuelle, voire
de l’activer sciemment. Il permettrait aussi de déceler les interconnexions qui « travaillent »
secrètement les différents champs disciplinaires ; ce faisant, d’inviter les disciplines, à la faveur
d’une autoréflexion sur les limites de leur autonomie revendiquée, à explorer voire exploiter
ces interconnexions, à envisager de possibles et fructueux emboîtements. Enfin, il offrirait à
l’activité scientifique, plus consciente de ce qui la guide inconsciemment, une liberté, certes
limitée, de produire des représentations inouïes voire antagonistes sur ses objets d’étude.

Perspectives critiques : Si la définition de la PD proposée par l’auteur est classique, celle de


l’ID nous semble un peu étroite. En effet, il la conçoit comme une interaction prenant la forme
d’une confrontation entre disciplines, mais qui renvoie en définitive chaque discipline à
l’étanchéité de son « territoire » et de son objet. Or, d’autres formes d’interactions sont à
l’œuvre dans l’ID : des « opérations de transferts ou d’emprunts de concepts ou de méthodes…
des mécanismes d’hybridation ou de croisements…, voire la création de nouveaux champs de
recherche. » (Darbellay, 2011, p. 75). La « capture conceptuelle » que l’auteur réserve à la TD

I
L’approche inter- et transdisciplinaire : théories et pratiques

se joue donc déjà dans l’ID. De plus, si la coopération interdisciplinaire favorise la co-
construction d’objets complexes irréductibles aux points de vue singuliers des disciplines en
jeu (ibid.), alors se joue aussi déjà dans l’ID un certain brouillage des frontières, qui remet en
cause la belle autonomie des disciplines. Notre définition plus intégrative de l’ID brouille aussi
les frontières que l’auteur voulait dessiner entre ID et TD… Les différences qu’il tente d’établir
entre elles sont au demeurant si ténues, qu’il sursoit souvent à les tenir pour fermes et finit par
reconnaître que la seule réelle différence réside dans la posture paradigmatologique qu’il choisit
d’assigner à la TD, posture qui serait étrangère à l’ID.
Ce choix de l’auteur d’assigner à la TD le rôle d’une paradigmatologie est pertinent, car
le décryptage des paradigmes permet de repérer l’impensé qui « travaille » l’ensemble du travail
scientifique, impensé commun qui conteste la prétendue stricte autonomie des disciplines et leur
étanchéité ; il donne notamment pour tâche à la TD de convier les disciplines à une réflexion
sur la perméabilité de leurs frontières qui favoriserait l’ID et donc l’unité des savoirs. Notons
que l’auteur opère une « capture conceptuelle » quand il convoque les notions psychanalytiques
d’inconscient et de cure pour expliquer le processus de ce décryptage. A-t-il soumis cette
capture aux très exigeantes conditions auxquelles il astreint ce procédé : inter-compréhension
fouillée du concept, inter-vérification de son opérationnalité et de son efficience ? L’on peut en
douter, ne fût-ce que parce que la scission inconscient/conscient, postulée, n’est sans doute
qu’un avatar de l’impensée scission sujet/objet propre à notre Modernité. La psychanalyse
n’est-elle pas au demeurant une théorie en soi infalsifiable donc… peu fiable ?

Un choix : J’ai lu quelques définitions de la TD ; elle révèlerait « l'unité ouverte englobant et


l'Univers et l'être humain. » (Nicolescu, 1996, p. 34) ; « utilitariste », elle conduirait « au
royaume du Marché », idole du capitalisme postmoderne (Kesteman, 2004, p. 107) ; plus
humble, sa finalité serait « la compréhension du monde présent pour un point précis, voire une
question précise. » (Le Boulch, 2002, p. 4), elle serait encore « un processus… qui intègre les
acteurs politiques, sociaux… pour la résolution de problèmes complexes. » (Darbellay, 2011,
p. 76). Mais celle de D. de Béchillon m’a conquis : comme « décryptage paradigmatique », la
TD bouscule la prétention de l’activité scientifique à la « Vérité » ; elle trouble aussi la scission
nette entre sciences « dures » et sciences « molles », qui se rejoignent en ce qu’elles (ne) sont
(que) des interprétations possibles et locales, plus ou moins efficaces, explicatives, cohérentes,
vérifiables et systématiques du monde. L’auteur est radical : il invite à penser que les sciences
mais encore l’ensemble des cultures sont de nature interprétative.
De formation philosophique, je note de fortes similitudes entre la lecture
transdisciplinaire que l’auteur offre de notre interprétation « scientiste » du monde et la lecture
heideggérienne de l’histoire de la pensée occidentale comme histoire de l’oubli de l’être. Au
paradigme technico-scientifique actuel qui morcèle tout ce qui est pour en extraire des
connaissances hyperspécialisées, animées et commandées, non par un idéal de vérité, mais par
les impératifs de rentabilité du marché, correspond chez Heidegger l’ère de la technique,
marquée par l’instrumentalisation de l’étant et de l’humain, exclusivement évalués en termes
d’utilité et d’efficacité, simples moyens pour des fins aveugles de productivité et d’exploitation.
En conclusion nous prétendons avec Hamel (2023) que la TD peut se définir comme un
exercice de nature philosophique, et c’est tant mieux ! Car la sophia est plus que jamais de mise.
Avec Nietzsche (1995), nous avançons encore qu’« il n’y a pas de fait en soi. Ce qui arrive est
un groupe de phénomènes, choisis et groupés par un être qui les interprète. » (§ 467). Soutenir
ainsi qu’il n’est que des interprétations n’aboutit pas forcément à un relativisme absolu où tout
se vaut, donc à la perte de toute vérité ; une vérité demeure qui advient dans et comme partage
intersubjectif large et démocratique d’une interprétation du monde respectueuse de l’humain et
protectrice de son absolue vulnérabilité. Seule une telle interprétation est, selon nous,
soutenable, c’est-à-dire viable, souhaitable et, peut-être, « universalisable ».

II
L’approche inter- et transdisciplinaire : théories et pratiques

Bibliographie :

Béchillon, D. (de). (1997). La notion de transdisciplinarité. Dans Guerre et paix entre les
sciences. Disciplinarité, inter et transdisciplinarité. La revue du MAUSS semestrielle,
(10), 185-200.

Darbellay, F. (2011). Vers une théorie de l’interdisciplinarité ? Entre unité et diversité.


Nouvelles perspectives en sciences sociales, 7(1), 65-87.
https://doi.org/10.7202/1007082ar

Hamel, J. (2023). Préface : quelle posture pour la transdisciplinarité : scientifique,


philosophique ou pédagogique ? Enjeux et société, 10(1), 1-18.
https://doi.org/10.7202/1098695ar

Kesteman, J. (2004). L'Un, le Multiple et le Complexe. L'Université et la transdisciplinarité. A


contrario, (2), 89-108. https://doi.org/10.3917/aco.021.108

Le Boulch, G. (2002). Vers une méthodologie transdisciplinaire ? Actes des 3èmes Journées des
doctorants, Université Paris IX Dauphine. https://shs.hal.science/halshs-
00140268/document

Morin, E. (1997). Sur la transdisciplinarité. Dans Guerre et paix entre les sciences.
Disciplinarité, inter et transdisciplinarité. La revue du MAUSS semestrielle, (10), 21-
29.

Nicolescu, B. (1996). La transdisciplinarité – Manifeste. Éditions du Rocher.


https://www.basarab-nicolescu.ciret-transdisciplinarity.org/BOOKS/TDRocher.pdf

Nietzsche, F. W. (1995). La Volonté de puissance, tome II (G. Bianquis, Trad.). Gallimard.


(Œuvre originale publiée en 1901 ; texte établi par F. Würzbach).

III

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