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Lhuilier Dominique
Conservatoire National des Arts et Métiers
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All content following this page was uploaded by Lhuilier Dominique on 09 January 2022.
Introduction : D. Lhuilier
Ce projet d’ouvrage collectif a une histoire : il s’inscrit dans la suite des travaux réalisés au sein de
notre équipe de Psychosociologie du travail et de la formation, inscrite au sein du Centre de recherche
sur le travail et le développement.
Cette équipe a fait le choix de l’interdisciplinarité. Elle se compose donc de membres appartenant à
des champs disciplinaires différents (psychologie, sciences de la formation, philosophie, sociologie) et
développe des dialogues scientifiques avec l’ensemble des disciplines qui s’intéressent à la manière
dont les femmes et les hommes se trouvent mobilisés au travail, par le travail et pour le travail. Ce qui
nous conduit à rechercher toutes les occasions de coopération avec d’autres chercheurs et notamment
ceux des autres équipes composant notre laboratoire de recherche.
Notre équipe se réunit dans un séminaire rassemblant l’ensemble des membres. Tous les deux ans une
thématique particulière est retenue offrant l’opportunité du travail transdisciplinaire et permettant de
tirer parti des travaux en cours des membres de l’équipe. Nous conduisons également des recherches
de terrain, répondant à des demandes sociales, tout en développant des recherches prospectives sur
des problématiques émergeantes. Enfin, la construction de liens à l’international nous offre
l’opportunité de travailler avec des collègues étrangers qui partagent avec nous cette visée : la
conceptualisation de l’activité renouvelée par l’interdisciplinarité, au fondement de la construction du
sujet et du lien social dans ses différentes déclinaisons (interpersonnelle, collective, organisationnelle,
institutionnelle).
Travailler suppose à la fois de puiser dans l’inventaire des ressources disponibles mais aussi dans
l’invention. Ce qui est donné, déjà là, les normes antécédentes, qu’elles soient produites par les
prescripteurs du travail, par le métier, par le collectif du travail, sont mises à l’épreuve du réel dans
l’activité. Les imprévus, les obstacles rencontrés sont autant de sollicitation à l’invention. Cette
perspective nous a conduit à construire un programme de travail dans notre séminaire interne sur la
créativité au travail. Il s’est prolongé dans l’organisation de deux colloques qui ont réunit de
nombreux collègues de différentes disciplines et appartenances institutionnelles 1 et dans la
publication d’un ouvrage collectif2. Et dans la lignée de ces travaux, nous nous sommes donné comme
nouvel objet d’investigation la transmission au travail. En effet, la puissance inventive de l’activité ne
nait pas de rien et il n’y a pas de création sans tradition. Partant de cette tension fondatrice entre
transmission et création, nous avons cherché à explorer les enjeux, modalités et objets de la
transmission, entre normes antécédentes et puissance normative, capacité de création de nouvelles
normes. Et ce tant dans les champs du travail que de la formation. La transmission professionnelle,
analysée sous le prisme des processus de transformation, de reconversion professionnelle,
d’élaboration d’interactions formatives, révèle les sources dans lesquelles est puisé le « donné » dans
différents domaines et temps de la vie, les réélaborations et recréations élaborées dans la longue durée
de ce processus. Elle est au cœur des dynamiques développées dans des cadres institués tels que les
dispositifs d’enseignement, de formation, les groupes d’analyse de pratiques ou de supervision…mais
aussi dans le travail quotidien.
Là encore, pour construire cet ouvrage, nous avons fait appel à d’autres collègues, d’autres disciplines,
et d’autres équipes au sein du CRTD. Dialogues et controverses sont des instruments essentiels au
1 Colloque international, « La créativité au travail », ESCP, novembre 2015 ; Colloque « Le travail
2 Amado G., Bouilloud JF., Lhuilier D., Ulmann AL. (2017) La créativité au travail, Toulouse, Eres.
1
travail scientifique. Et nous remercions ici tous ceux qui ont accepté de se lancer avec nous dans cette
aventure tant la problématique de la transmission est complexe !
2
notamment, nous a montré déjà avec précisions, en appui sur l’analyse d’observations fines sur le
« terrain », que des déplacements de regard s’imposent si on ne veut pas écraser les processus sous le
poids des idées reçues.
En synthèse, la transmission n’est pas soluble dans le transfert d’un contenu: elle est une activité co-
élaborée au fil du temps et articulée avec l’activité de travail ; elle n’implique pas nécessairement des
professionnels de génération différente mais elle se nourrit de la diversité des parcours des uns et des
autres, de l’hétérogénéité des âges, des anciennetés, des expériences ; le mouvement opéré n’est pas
unidirectionnel mais réciproque ; la focalisation sur un binôme empêche de reconnaitre les
dimensions collectives de la transmission et ses liens avec le collectif de travail ; les contenus de la
transmission sont bien plus divers que les savoirs techniques formalisés, formalisables ; enfin, la
transmission n’a rien d’automatique et de naturel, elle dépend non pas des personnalités de deux
protagonistes mais bien de conditions matérielles, organisationnelles, sociales, dans leurs inscriptions
historiques.
On peut ajouter encore, concernant les représentations dominantes de la transmission, une tendance à
la considérer comme essentiellement positive, ressource essentielle pour accéder à un monde commun
et pour guider les pratiques, tant au plan technique que symbolique. Pourtant, il nous faut aussi
considérer l’impact de l’absence de transmission, ses aléas, ses modalités contradictoires, paradoxales,
aliénantes. Reconnaître aussi la part du négatif dans la transmission, tel les pactes dénégatifs, les
transmissions de manières de ne pas voir, ne pas éprouver, ne pas penser, ne pas questionner. L’oubli,
le silence, eux aussi, se transmettent.
Au fond, peut-on penser la double face de la transmission, son ambivalence ? Nécessité sans doute,
mais aussi possible empêchement à la subjectivation, au développement voire assujettissement ?
Plutôt que la promotion univoque de la transmission, on gagnerait sans doute à reconnaître son
caractère dynamique, mouvement traversé par des tendances, des visées opposées.
Pour poursuivre cette investigation introductive, on peut s’arrêter sur ce qui ravive aujourd’hui cette
problématique dans l’espace social, dans les entreprises, dans le monde du travail. Les enjeux de la
transmission se donneraient-ils mieux à voir quand elle fait défaut, quand elle est fragilisée ?
La transmission empêchée ?
Des transformations majeures dans le monde contemporain conduisent certains auteurs au diagnostic
d’une crise de la transmission. Sans reprendre ici l’ensemble de ces analyses, nous retiendrons deux
tendances observables, tant au plan macrosocial que dans les organisations : la promotion de
l’individualisme qui accompagne la multiplication des formes et procédures d’individualisation et les
transformations du rapport au temps.
La figure du « selfmade man », de celui qui a à construire avec ses ressources propres sa vie, sa
carrière, ses projets… et qui doit donc s’affranchir des héritages, des contraintes des assignations de
place, en constitue le paradigme. L’individualisation est un mouvement de transformation globale
des systèmes de relations dans la société moderne et post moderne (Elias, 1974, 1975 ; Martucelli,
2006). Elle est au cœur du management des subjectivités avec les assignations normatives associées :
autonomie, responsabilité, décision, action… devenir l’entrepreneur de soi-même (Ehrenberg, 1998).
Cette individualisation, sur fond d’idéal d’accomplissement personnel, fabrique une combinaison de
responsabilisation et d’insécurisation. Ce que Ehrenberg (2005) nomme la « totémisation de soi »
masque ainsi, tout à la fois, le travail et les inégalités sociales, alors que derrière cette doxa
managériale, de profondes transformations du travail érodent les socialisations, les appartenances et
les ressources collectives. Ce sujet auto-fondé, auto-engendré, auto-suffisant est un sujet résistant à la
transmission des antécédents, mais aussi à la mutualisation des expériences et des ressources qu’elles
contiennent.
Cette évolution s’accompagne d’une transformation de la manière dont notre société traite son passé
et plus globalement par une transformation des représentations du temps. La prévalence de l’urgence,
de l’immédiateté, de la vitesse, le sentiment que le temps s’accélère, trouvent leurs déclinaisons, dans
le monde du travail, dans la promotion d’une production « à flux tendus », du « zéro délai », des
3
exigences de flexibilité généralisée, de production accrue dans un temps de plus en plus réduit. Le
temps présent s’est densifié. Et le passé semble bien souvent dévalué. La place faite aux seniors dans
le monde du travail en est un puissant révélateur. Comme la dévaluation des métiers, de
l’attachement au métier considéré comme sclérosant3, « as been », au profit de la valorisation d’une
mobilité polyvalente. Cette crise du temps, ce « présentisme » (Hartog, 2003), est un puissant obstacle
à la transmission.
La précarisation de l’emploi, qui se signale par la réduction des CDI, le développement des CDD, du
travail intérimaire, de la flexibilité externe, de la sous-traitance …contraint à renouveler indéfiniment
le travail d’emplacement et de construction du « faire ensemble ». Ce travail est vectorisé par la
transmission. Sans elle se succèdent à un rythme accéléré des travailleurs interchangeables, anonymes,
isolés… sorte de fugitifs qui ne font que passer sans personne pour se faire témoin de leur
professionnalisme et de leur existence. Impossible pour ces salariés de s’inscrire dans le long terme,
celui qui se déploie entre passé, présent et futur.
La précarisation du travail, par la promotion de la polyvalence, de la mobilité géographique et
professionnelle, la multiplication des réorganisations internes, l’accélération du turn-over de
l’encadrement… compliquent, elles aussi, la construction des collectifs de travail et des appartenances
de métiers. Ces diverses formes de précarisation sont des freins à la mutualisation des pratiques, à la
transmission des expériences et donc au « faire équipe » (Amado & Fustier, 2019). La transmission
empêchée complexifie grandement la coopération, le travail collectif de réorganisation du travail
prescrit, l’anticipation favorisée par la mise en commun des connaissances et des expériences, la
prévention de l’usure et la souffrance au travail par la construction et le partage des savoirs d’usage
de soi, des savoirs faire de prudence… La gestion collective de l’efficience dans les manières de faire
s’appuie sur la transmission des savoirs de préservation de la santé, d’arbitrage entre exigences
contradictoires : productivité, qualité, santé, sociabilité…
L’intensification du travail, qui implique accélération et réduction des marges de manœuvre,( réduit
les temps d’échanges sur le travail. Les repères communs permettant de définir un travail bien fait
s’effacent, entrainant la montée des conflits interpersonnels ou des tensions opposant intérimaires et
travailleurs stables, jeunes et anciens, autour d’approches différentes du travail.
L’individualisation de la GRH vient encore ajouter sa pierre à la fabrique de l’isolement: effacement
des qualifications au profit des compétences, individualisation des horaires de travail, des salaires, des
carrières, des objectifs à atteindre, de l’évaluation du travail…
L’accroissement des exigences, combinée à la réduction des ressources permettant d’y faire face,
fabrique de l’usure prématurée et une dégradation de « l’employabilité » de la main d’œuvre. La mise
au rebut des 50 ans et plus associe vieillissement et diminution de l’efficience. L’accroissement du
temps vécu et donc de l’expérience accumulée par les travailleurs plus âgés ne vaut plus (Gaudart,
2014).
Dans une société, une organisation, qui ne connait que le court terme, la poursuite de fins communes
à long terme devient problématique. Les jeunes savent de plus en plus qu’ils sont « jetables », et la
loyauté attendue à l’entreprise apparaît bien comme un marché de dupe. L'extension du télétravail et
le développement de la communication à distance participent aussi à cette atrophie des contacts
humains et à cette appauvrissement de la transmission.
Ajoutons encore que ces transformations rendent de plus en plus difficile la production d’un travail de
qualité. Nombre d’enquêtes signalent la souffrance associée au décalage croissant entre ce qu’on
cherche à faire et le travail réalisé, l’impossibilité de se reconnaître dans son travail, la part croissante
du « sale boulot », celui dont on a honte tant il déroge aux règles et valeurs du métier. Il y a là un
3On se souvient de cette recommandation faite à un horticulteur au chômage : « il suffit de traverser la
route ! ». Notre président lui signifie ainsi que trouver du travail est facile : il suffit de prendre
n’importe quel « job ». Un an après, il a bien suivi les conseils donnés : missions d’interim de 3 mois
comme carriste, saisonnier en Bretagne, plonge-cuisine, saisonnier dans un restaurant de montagne…
course aux emplois précaires éloignés de chez lui, fin de l’horticulture…
4
puissant frein à la transmission qui suppose de donner à voir de qu’on fait, une assurance suffisante
de la qualité de ce qu’on met en partage pour le discuter.
5
subjectivation est bien processuelle et jamais achevée : elle implique une résistance à l’assimilation,
conformisation. Résistance sollicitée à la fois par les enjeux du narcissisme mais aussi par les épreuves
de la rencontre avec le réel dans l’activité.
La transmission est au fondement du développement au et du travail.
6
dans ses différents mondes ou domaines de vie (Lhuilier, 2018). L’appropriation par le sujet est bien
une reconstruction sélective et mutative de ce qui est donné.
Nos expériences culturelles apportent la continuité transcendant l’expérience personnelle, dans ses
différents domaines de vie. C’est là la fonction de la tradition, des normes antécédentes, auxquelles il
est possible de contribuer… sous réserve « d’avoir un lieu où mettre ce que nous trouvons ».
Winnicott souligne que dans tout le champ du culturel nous dépendons là d’un mode de conservation
du passé, qu’on ne peut être original, c’est à dire se démarquer de ces antécédents, sans s’appuyer sur
la tradition : « le jeu réciproque entre l’originalité et l’acceptation d’une tradition, en tant qu’il
constitue la base de la capacité d’inventer, me paraît un exemple de plus, et fort existant pour l’esprit,
du jeu réciproque entre la séparation affective et l’union » (1975, p.133). La transition opère par un jeu
entre l’espace du dedans et l’espace du dehors, dans un mouvement autorisé par un certain flottement
du signifiant, par la reconnaissance de la singularité et variabilité des situations à traiter, par la
latitude laissée à la variété des interprétations, des expérimentations, au jeu des identifications et de la
critique.
Pour conclure
Cet ouvrage collectif explore les conditions, les enjeux et visées, les médiations et objets, de la
transmission. La dynamique de la transmission est manifeste dans l’ensemble des contributions,
éclairant aussi bien ses empêchements, interférences, que sa portée créative ou recréative.
L’ensemble des contributions qui composent cet ouvrage montre combien importe les conditions de la
transmission entendue comme « traversée » pluridirectionnelle qui transforme tout à la fois celui qui
donne, celui qui reçoit et l’objet transmis.
On peut distinguer des conditions matérielles, organisationnelles, affectives, psychiques,
institutionnelles, culturelles… Car « la transmission ne se prescrit pas, elle a besoin d’être soutenue »
(Thébault et al. 2014).
Ainsi, la transmission est elle-même culturellement construite au double sens de définition de ce qu’il
y a à transmettre, et de construction des champs expérientiels organisant l’activité et lui donnant sens.
Dans tous les collectifs circulent et se stabilisent des représentations relatives au transmettre : ce qui
doit être transmis, comment cela doit l’être et avec quelles finalités (Périlleux, 2009). Les règles de
l’échange importent autant que son contenu.
Les cadres de la transmission importent aussi bien sûr et ceux explorés ici sont fort divers : tradition
des modes de transmission initiatique (toujours en cours dans le monde du travail !), dispositifs de
formation, tutorat formalisé ou informel (ici, l’apprentissage constitue une tâche/activité de plus de
celle de la production ; et donc une charge, acceptable si des bénéfices en compensent le coût), les
groupes d’analyse des pratiques professionnelles (dont le plein développement peut être un
révélateur des difficultés aujourd’hui accrue de la transmission dans les milieux professionnels), au
cours de l’activité et donc dans des contextes toujours singuliers, rapportés à des situations concrètes :
la transmission en acte en somme.
On pourrait évoquer encore les conditions affectives de la transmission, l’importance de la résonance
sensible dans ce mouvement, ce passage. La confiance a ici un double statut : elle est à la fois produit
et condition de la transmission.
Ou les enjeux sociétaux, politiques et anthropologiques de la transmission…
L’objectif de cet ouvrage, on l’aura compris, n’est pas de cerner des différentes dimensions de la
transmission, d’en proposer un inventaire clôturant le champ des interrogations et discussions. Il
s’agit plutôt de déployer quelques-unes de ses différentes significations, modalités et dimensions afin
de se dégager de la prégnance des allants de soi et de restaurer la complexité théorique et pratique de
la problématique.
Transmettre des travaux sur la transmission … une transmission au carré en somme !
7
Références bibliographiques
Chevallier D. (s/dir) (1996). Savoir faire et pouvoir transmettre. Paris, Ed. Maison des Sciences de
l’Homme.
Demazière D., Morrissette J. et Zune M. (2019). La socialisation professionnelle au cœur des situations de
travail. Toulouse, Octarés.
8
Paris, CNAM, thèse de doctorat en ergonomie.
Thébault J. (2016). La transmission professionnelle : mettre à distance les idées reçues. Connaissance
de l’emploi, 130, Centre d’études de l’emploi. 4p.
Thébault J., Delgoulet C., Fournier P.-S., Gaudart C., Jolivet A. (2014), « La trans- mission à l’épreuve
des réalités du travail », Éducation permanente, n° 198, p. 85-99.