Vous êtes sur la page 1sur 10

See discussions, stats, and author profiles for this publication at: https://www.researchgate.

net/publication/357687177

Introduction Travail et transmission

Book · January 2022

CITATIONS READS

0 75

1 author:

Lhuilier Dominique
Conservatoire National des Arts et Métiers
119 PUBLICATIONS   1,049 CITATIONS   

SEE PROFILE

Some of the authors of this publication are also working on these related projects:

Santé et Travail View project

Intervention dans les organisations View project

All content following this page was uploaded by Lhuilier Dominique on 09 January 2022.

The user has requested enhancement of the downloaded file.


Fassier C. , Lhuilier D. (2021) Travail et transmission, Toulouse, Octares.

Introduction : D. Lhuilier

Ce projet d’ouvrage collectif a une histoire : il s’inscrit dans la suite des travaux réalisés au sein de
notre équipe de Psychosociologie du travail et de la formation, inscrite au sein du Centre de recherche
sur le travail et le développement.
Cette équipe a fait le choix de l’interdisciplinarité. Elle se compose donc de membres appartenant à
des champs disciplinaires différents (psychologie, sciences de la formation, philosophie, sociologie) et
développe des dialogues scientifiques avec l’ensemble des disciplines qui s’intéressent à la manière
dont les femmes et les hommes se trouvent mobilisés au travail, par le travail et pour le travail. Ce qui
nous conduit à rechercher toutes les occasions de coopération avec d’autres chercheurs et notamment
ceux des autres équipes composant notre laboratoire de recherche.
Notre équipe se réunit dans un séminaire rassemblant l’ensemble des membres. Tous les deux ans une
thématique particulière est retenue offrant l’opportunité du travail transdisciplinaire et permettant de
tirer parti des travaux en cours des membres de l’équipe. Nous conduisons également des recherches
de terrain, répondant à des demandes sociales, tout en développant des recherches prospectives sur
des problématiques émergeantes. Enfin, la construction de liens à l’international nous offre
l’opportunité de travailler avec des collègues étrangers qui partagent avec nous cette visée : la
conceptualisation de l’activité renouvelée par l’interdisciplinarité, au fondement de la construction du
sujet et du lien social dans ses différentes déclinaisons (interpersonnelle, collective, organisationnelle,
institutionnelle).

Travailler suppose à la fois de puiser dans l’inventaire des ressources disponibles mais aussi dans
l’invention. Ce qui est donné, déjà là, les normes antécédentes, qu’elles soient produites par les
prescripteurs du travail, par le métier, par le collectif du travail, sont mises à l’épreuve du réel dans
l’activité. Les imprévus, les obstacles rencontrés sont autant de sollicitation à l’invention. Cette
perspective nous a conduit à construire un programme de travail dans notre séminaire interne sur la
créativité au travail. Il s’est prolongé dans l’organisation de deux colloques qui ont réunit de
nombreux collègues de différentes disciplines et appartenances institutionnelles 1 et dans la
publication d’un ouvrage collectif2. Et dans la lignée de ces travaux, nous nous sommes donné comme
nouvel objet d’investigation la transmission au travail. En effet, la puissance inventive de l’activité ne
nait pas de rien et il n’y a pas de création sans tradition. Partant de cette tension fondatrice entre
transmission et création, nous avons cherché à explorer les enjeux, modalités et objets de la
transmission, entre normes antécédentes et puissance normative, capacité de création de nouvelles
normes. Et ce tant dans les champs du travail que de la formation. La transmission professionnelle,
analysée sous le prisme des processus de transformation, de reconversion professionnelle,
d’élaboration d’interactions formatives, révèle les sources dans lesquelles est puisé le « donné » dans
différents domaines et temps de la vie, les réélaborations et recréations élaborées dans la longue durée
de ce processus. Elle est au cœur des dynamiques développées dans des cadres institués tels que les
dispositifs d’enseignement, de formation, les groupes d’analyse de pratiques ou de supervision…mais
aussi dans le travail quotidien.
Là encore, pour construire cet ouvrage, nous avons fait appel à d’autres collègues, d’autres disciplines,
et d’autres équipes au sein du CRTD. Dialogues et controverses sont des instruments essentiels au


1 Colloque international, « La créativité au travail », ESCP, novembre 2015 ; Colloque « Le travail

créateur », Cnam, mars 2018.

2 Amado G., Bouilloud JF., Lhuilier D., Ulmann AL. (2017) La créativité au travail, Toulouse, Eres.

1
travail scientifique. Et nous remercions ici tous ceux qui ont accepté de se lancer avec nous dans cette
aventure tant la problématique de la transmission est complexe !

Sur la piste de la transmission …


La transmission est une notion polysémique et pluridisciplinaire. Aussi, devant la multiplicité de ses
usages, il apparaît bien difficile de cerner le champ de ce qui se présente sous des formes extrêmement
diverses.
Quel fil rouge tirer entre la transmission du coronavirus, la transmission sanguine ou génétique, la
transmission d’un droit, d’un titre, d’un héritage, mais aussi bien sûr la transmission des traditions,
des connaissances, du savoir, des émotions, des valeurs, des cultures, des émotions … ? Au delà de la
diversité des « objets » transmis, reste une constante essentielle : la transmission désigne non pas
l’envoi, mais le « trajet » ou la « traversée ». Ce qui nous conduit sur la piste des mouvements et des
processus associés. Ici les analyses proposées dépendent bien sûr de leurs ancrages disciplinaires et
théoriques… ce qui fait de la transmission une sorte de caméléon conceptuel.
Il ne s’agit pas là de décourager d’emblée le lecteur mais bien plutôt de souligner la complexité de
cette affaire, aussi passionnante que fondamentale. Car la transmission est un fait anthropologique
majeur ! Traiter de la dynamique de la transmission, c’est convier celle de la vie elle-même et de son
devenir : l’inscription des sujets parmi les vivants. La transmission est avant tout une passation, dans
un rapport à l’autre, dans une nécessaire relation, c’est-à-dire dans une forme d’échange, de soi à
l’autre, aux autres. S’y jouent tout à la fois la continuité et la rupture, l’identité et l’altérité, la
conservation et la recréation, le rapport au passé, aux exigences du présent à l’horizon du futur…
La problématique de la transmission est au coeur de la vie psychique individuelle, mais aussi de la vie
des groupes, des institutions et des sociétés. Aussi, transmettre se conjugue nécessairement au pluriel,
y compris au travail. Car le champ du travail s’est jamais en apesanteur, hors du monde et du temps,
déconnecté des transformations macrosociales, culturelles, économiques, politiques.
Circonscrire la problématique au champ du travail, des milieux de travail, peut nous éclairer sur ce
phénomène civilisationnel de grande ampleur, transhistorique, qui lie tradition et changement,
antécédents et renouvellements. Mais les enjeux de cette question ont aussi, dans ce champ, leurs
propres exigences et épreuves : celles impliquées dans l’activité. Si au travail il s’agit bien de faire
ensemble et pas seulement d’être ensemble, l’exploration de la transmission doit s’arrimer à ce faire
avec les autres. Sans pour autant d’ailleurs considérer que le faire avec d’autres ne concerne que le
champ du travail encastré dans l’emploi, que le travail professionnel. A l’évidence, le travail parental,
domestique, politique, syndical, bénévole, associatif… sont traversés par les mêmes grandes questions
relatives aux objets, aux conditions, aux modalités de la transmission.

Lever le poids des stéréotypes


Pour explorer ces questions, nous nous faut tout d’abord nous déprendre des allants de soi le plus
souvent associés à la notion, à l’idée de transmission. Le prisme de la transmission institutionnalisée,
des dispositifs de formation, d’enseignement, fabrique une image de la transmission bien souvent
réduite au transfert qu’opère un « sachant » à l’attention d’un « apprenant » : le poids de l’image du
maitre et de l’élève pèse lourd, comme celle de l’émetteur et du récepteur. Par extension, la
transmission des savoirs professionnels impliquerait un « ancien » et un nouveau, un expérimenté et
un néophyte. Hors de ces dispositifs, sur « le terrain », dans les milieux de travail, ce transfert se
poursuivrait « naturellement », par simple côtoiement, par imitation des collègues plus chevronnés.
Ces représentations mettent en scène deux protagonistes caractérisés par la disparité de leur dotation
en savoir professionnel, souvent aussi par leurs âges (senior et jeune), engagés dans une relation
unilatérale entre donateur et donataire. Le contexte, son histoire, comme l’activité de travail sont ici
suspendus dans la brume… La transmission en milieu de travail est bien plus riche et plus complexe
que cela. Et la formation, figure prévalente de la transmission, elle-même se décline aujourd’hui de
plus en plus dans un rapport étroit au travail : formation réalisée dans la situation de travail, par la
situation de travail, conçue à partir de la situation de travail (Berton, 1994). J. Thebault (2013 ; 2016),

2
notamment, nous a montré déjà avec précisions, en appui sur l’analyse d’observations fines sur le
« terrain », que des déplacements de regard s’imposent si on ne veut pas écraser les processus sous le
poids des idées reçues.
En synthèse, la transmission n’est pas soluble dans le transfert d’un contenu: elle est une activité co-
élaborée au fil du temps et articulée avec l’activité de travail ; elle n’implique pas nécessairement des
professionnels de génération différente mais elle se nourrit de la diversité des parcours des uns et des
autres, de l’hétérogénéité des âges, des anciennetés, des expériences ; le mouvement opéré n’est pas
unidirectionnel mais réciproque ; la focalisation sur un binôme empêche de reconnaitre les
dimensions collectives de la transmission et ses liens avec le collectif de travail ; les contenus de la
transmission sont bien plus divers que les savoirs techniques formalisés, formalisables ; enfin, la
transmission n’a rien d’automatique et de naturel, elle dépend non pas des personnalités de deux
protagonistes mais bien de conditions matérielles, organisationnelles, sociales, dans leurs inscriptions
historiques.
On peut ajouter encore, concernant les représentations dominantes de la transmission, une tendance à
la considérer comme essentiellement positive, ressource essentielle pour accéder à un monde commun
et pour guider les pratiques, tant au plan technique que symbolique. Pourtant, il nous faut aussi
considérer l’impact de l’absence de transmission, ses aléas, ses modalités contradictoires, paradoxales,
aliénantes. Reconnaître aussi la part du négatif dans la transmission, tel les pactes dénégatifs, les
transmissions de manières de ne pas voir, ne pas éprouver, ne pas penser, ne pas questionner. L’oubli,
le silence, eux aussi, se transmettent.

Au fond, peut-on penser la double face de la transmission, son ambivalence ? Nécessité sans doute,
mais aussi possible empêchement à la subjectivation, au développement voire assujettissement ?
Plutôt que la promotion univoque de la transmission, on gagnerait sans doute à reconnaître son
caractère dynamique, mouvement traversé par des tendances, des visées opposées.
Pour poursuivre cette investigation introductive, on peut s’arrêter sur ce qui ravive aujourd’hui cette
problématique dans l’espace social, dans les entreprises, dans le monde du travail. Les enjeux de la
transmission se donneraient-ils mieux à voir quand elle fait défaut, quand elle est fragilisée ?

La transmission empêchée ?
Des transformations majeures dans le monde contemporain conduisent certains auteurs au diagnostic
d’une crise de la transmission. Sans reprendre ici l’ensemble de ces analyses, nous retiendrons deux
tendances observables, tant au plan macrosocial que dans les organisations : la promotion de
l’individualisme qui accompagne la multiplication des formes et procédures d’individualisation et les
transformations du rapport au temps.
La figure du « selfmade man », de celui qui a à construire avec ses ressources propres sa vie, sa
carrière, ses projets… et qui doit donc s’affranchir des héritages, des contraintes des assignations de
place, en constitue le paradigme. L’individualisation est un mouvement de transformation globale
des systèmes de relations dans la société moderne et post moderne (Elias, 1974, 1975 ; Martucelli,
2006). Elle est au cœur du management des subjectivités avec les assignations normatives associées :
autonomie, responsabilité, décision, action… devenir l’entrepreneur de soi-même (Ehrenberg, 1998).
Cette individualisation, sur fond d’idéal d’accomplissement personnel, fabrique une combinaison de
responsabilisation et d’insécurisation. Ce que Ehrenberg (2005) nomme la « totémisation de soi »
masque ainsi, tout à la fois, le travail et les inégalités sociales, alors que derrière cette doxa
managériale, de profondes transformations du travail érodent les socialisations, les appartenances et
les ressources collectives. Ce sujet auto-fondé, auto-engendré, auto-suffisant est un sujet résistant à la
transmission des antécédents, mais aussi à la mutualisation des expériences et des ressources qu’elles
contiennent.
Cette évolution s’accompagne d’une transformation de la manière dont notre société traite son passé
et plus globalement par une transformation des représentations du temps. La prévalence de l’urgence,
de l’immédiateté, de la vitesse, le sentiment que le temps s’accélère, trouvent leurs déclinaisons, dans
le monde du travail, dans la promotion d’une production « à flux tendus », du « zéro délai », des

3
exigences de flexibilité généralisée, de production accrue dans un temps de plus en plus réduit. Le
temps présent s’est densifié. Et le passé semble bien souvent dévalué. La place faite aux seniors dans
le monde du travail en est un puissant révélateur. Comme la dévaluation des métiers, de
l’attachement au métier considéré comme sclérosant3, « as been », au profit de la valorisation d’une
mobilité polyvalente. Cette crise du temps, ce « présentisme » (Hartog, 2003), est un puissant obstacle
à la transmission.
La précarisation de l’emploi, qui se signale par la réduction des CDI, le développement des CDD, du
travail intérimaire, de la flexibilité externe, de la sous-traitance …contraint à renouveler indéfiniment
le travail d’emplacement et de construction du « faire ensemble ». Ce travail est vectorisé par la
transmission. Sans elle se succèdent à un rythme accéléré des travailleurs interchangeables, anonymes,
isolés… sorte de fugitifs qui ne font que passer sans personne pour se faire témoin de leur
professionnalisme et de leur existence. Impossible pour ces salariés de s’inscrire dans le long terme,
celui qui se déploie entre passé, présent et futur.
La précarisation du travail, par la promotion de la polyvalence, de la mobilité géographique et
professionnelle, la multiplication des réorganisations internes, l’accélération du turn-over de
l’encadrement… compliquent, elles aussi, la construction des collectifs de travail et des appartenances
de métiers. Ces diverses formes de précarisation sont des freins à la mutualisation des pratiques, à la
transmission des expériences et donc au « faire équipe » (Amado & Fustier, 2019). La transmission
empêchée complexifie grandement la coopération, le travail collectif de réorganisation du travail
prescrit, l’anticipation favorisée par la mise en commun des connaissances et des expériences, la
prévention de l’usure et la souffrance au travail par la construction et le partage des savoirs d’usage
de soi, des savoirs faire de prudence… La gestion collective de l’efficience dans les manières de faire
s’appuie sur la transmission des savoirs de préservation de la santé, d’arbitrage entre exigences
contradictoires : productivité, qualité, santé, sociabilité…
L’intensification du travail, qui implique accélération et réduction des marges de manœuvre,( réduit
les temps d’échanges sur le travail. Les repères communs permettant de définir un travail bien fait
s’effacent, entrainant la montée des conflits interpersonnels ou des tensions opposant intérimaires et
travailleurs stables, jeunes et anciens, autour d’approches différentes du travail.
L’individualisation de la GRH vient encore ajouter sa pierre à la fabrique de l’isolement: effacement
des qualifications au profit des compétences, individualisation des horaires de travail, des salaires, des
carrières, des objectifs à atteindre, de l’évaluation du travail…
L’accroissement des exigences, combinée à la réduction des ressources permettant d’y faire face,
fabrique de l’usure prématurée et une dégradation de « l’employabilité » de la main d’œuvre. La mise
au rebut des 50 ans et plus associe vieillissement et diminution de l’efficience. L’accroissement du
temps vécu et donc de l’expérience accumulée par les travailleurs plus âgés ne vaut plus (Gaudart,
2014).
Dans une société, une organisation, qui ne connait que le court terme, la poursuite de fins communes
à long terme devient problématique. Les jeunes savent de plus en plus qu’ils sont « jetables », et la
loyauté attendue à l’entreprise apparaît bien comme un marché de dupe. L'extension du télétravail et
le développement de la communication à distance participent aussi à cette atrophie des contacts
humains et à cette appauvrissement de la transmission.
Ajoutons encore que ces transformations rendent de plus en plus difficile la production d’un travail de
qualité. Nombre d’enquêtes signalent la souffrance associée au décalage croissant entre ce qu’on
cherche à faire et le travail réalisé, l’impossibilité de se reconnaître dans son travail, la part croissante
du « sale boulot », celui dont on a honte tant il déroge aux règles et valeurs du métier. Il y a là un


3On se souvient de cette recommandation faite à un horticulteur au chômage : « il suffit de traverser la
route ! ». Notre président lui signifie ainsi que trouver du travail est facile : il suffit de prendre
n’importe quel « job ». Un an après, il a bien suivi les conseils donnés : missions d’interim de 3 mois
comme carriste, saisonnier en Bretagne, plonge-cuisine, saisonnier dans un restaurant de montagne…
course aux emplois précaires éloignés de chez lui, fin de l’horticulture…

4
puissant frein à la transmission qui suppose de donner à voir de qu’on fait, une assurance suffisante
de la qualité de ce qu’on met en partage pour le discuter.

Les enjeux de la transmission


Les enjeux de la transmission sont aussi fondamentaux que multiples.
Sans certaines formes de continuité, il n’existerait ni évolution, ni développement, chacun, chaque
nouvelle génération, aurait à recommencer indéfiniment, à découvrir, acquérir, tout ce que d’autres, ce
que les générations antérieures ont déjà découvert et acquis (Wittorski, 2015). La métaphore de la
feuille de papier vierge pour traiter à la fois de « l’avènement du sujet » ou du mouvement créatif ou
de l’invention ou de la naissance de collectivités apparaît manifestement inappropriée. Intriquée aux
processus intrapsychiques et intersubjectifs, la transmission ouvre au trans-subjectif et donc à
l’inscription de la vie psychique dans ses inscriptions temporelles et au travail d’historisation
(Gaillard, 2018).
La transmission procède de la chronologie (articulant passé, présent, futur) et de la logique
symbolique au sens où il n’y a pas seulement de l’origine historique mais du fondement, du trouver
place, sa place. Aussi, elle est ontologique.
« La transmission permet à la fois de poser la question de la définition et de la construction des
identités individuelles, familiales et sociales. Elle témoigne de la singularité d’une histoire, entre le
poids de l’héritage et la liberté individuelle, mais également des processus socio-historiques qu’elle
fonde et dans lesquels elle se fond. Les formes (cadres, structures, systèmes…) et les contenus (de
biens matériels ou symboliques, d’idées ou de valeurs…) de la passation changent, mais ils
s’inscrivent toujours au coeur des dispositifs sociaux et des dynamiques sociales, reconnaissant par-là
à la fois une constante anthropologique et une construction sociale du sens » (Burnay & Klein, 2009, p.
8).
L’anthropologie, la psychanalyse, la philosophie… éclairent la portée des enjeux de la transmission.
Dans les champs du travail, ces enjeux s’y déclinent aussi bien sûr, mais d’autres peuvent être repérés,
spécifiés.
Ainsi, la construction des régulations dans les activités individuelles et collectives, suppose ces
passages entre normes antécédentes et renormalisations (Durrive, 2015). L’activité individuelle ou
collective exige toujours une circulation entre le temps présent de l’acte, le passé et les ressources
symboliques accumulées, le futur impliqué dans l’anticipation. Le travailler n’est pas reproduction de
ce qui est donné, pensé à l’avance : l’activité met au travail les repères, les normes et expériences
précédentes, mais à partir de ceux-ci. Ici, les travaux de Winnicott sur la créativité restent des
éclairages essentiels à ce double mouvement du trouvé et créé: « il est impossible d’être original sans
s’appuyer sur la tradition. A l’inverse, il n’est personne parmi ceux qui contribuent à la culture pour
simplement répéter- sauf quand il s’agit d’une citation délibérée ; le pêché impardonnable dans le
domaine culturel, c’est le plagiarisme » (1975, p.138).
La transmission est encore au cœur de la socialisation et nombre de travaux en sciences sociales
s’emploient à en décliner les voies et tensions. Rapportée à l’inscription dans les milieux de travail,
l’entrée dans un métier, la transmission du métier, qui est aussi un groupe avec ses représentations,
ses codes, ses systèmes de valeurs, ses manières de faire, de dire, d’éprouver, fait l’objet de
nombreuses analyses dans les sciences du travail et les ergo-disciplines (ergonomie,
psychodynamique du travail, clinique de l’activité, psychosociologie du travail, ergologie…). Cette
socialisation est elle-même une activité collective et bricolée (Chevallier, 1996), à laquelle participent
activement, non seulement les professionnels eux-mêmes, mais aussi de nombreux partenaires de
travail : des pairs, des supérieurs hiérarchiques, des experts, des clients ou usagers... (Demazière,
Morrissette & Zune, 2019).
Cette socialisation qui suppose inscription et reconstruction, ne peut être dissociée de la
subjectivation, de la nécessité de se situer soi-même par rapport à autrui. Les enjeux de subjectivation
dans la transmission touchent à la manière dont le sujet parvient – ou échoue – à composer avec une
histoire qui lui préexiste et qui le traverse dans une oscillation entre appropriation et aliénation. La

5
subjectivation est bien processuelle et jamais achevée : elle implique une résistance à l’assimilation,
conformisation. Résistance sollicitée à la fois par les enjeux du narcissisme mais aussi par les épreuves
de la rencontre avec le réel dans l’activité.
La transmission est au fondement du développement au et du travail.

Au cœur de la transmission, la transition


La transmission n’est pas reproduction : on s'accorde donc, aujourd'hui, sur le caractère relatif et sans
cesse réinventé de la fidélité au passé.
Y compris du coté de l’anthropologie, souvent taxée d’une tendance au culte de la persistance, d’une
vision univoque de la transmission au service de la perpétuation de la tradition, du culturel. Marcel
Mauss (1950) souligne le lien essentiel entre tradition et transmission : « une fois créée, la tradition est
ce qui se transmet » (p. 115). Ou « Il n’y a pas de technique et pas de transmission, s’il n’y a pas de
tradition. C’est en quoi l’homme se distingue avant tout des animaux : par la transmission de ses
techniques et très probablement par leur transmission orale » (Mauss 1950 , p.134). Et les
anthropologues soulignent tous que le passé ne s’évanouit pas, même dans des mondes en rupture : le
passé « passe » dans le présent, malgré des crises, des changements sociaux radicaux. Mais la
reproduction de la « culture » s’accompagne de sa transformation. « Décrire les phénomènes de
transmission, c’est reconnaître que des concepts, des pratiques et des émotions du passé ne s’invitent
pas d’eux-mêmes dans le présent, dans l’esprit et dans le corps de nos interlocuteurs. Et c’est se mettre
en quête des longs processus par lesquels ces objets circulent entre les générations et sont recyclés par
les acteurs qui les acquièrent (...) Produits des aléas de l’histoire, la transmission ne s’opère jamais de
la même manière, et les phénomènes de passation sont hétérogènes et créateurs. En ce domaine, les
ratages, les blocages, les réinterprétations et les recréations sont légion (Berliner, 2010, p 13, p.15).
De même, la psychanalyse semble réduire la question de la transmission à celle de l’identification.
Pourtant, la réception de l’héritage ne peut se limiter à cela : elle implique toujours un engagement
actif du sujet, un travail d’appropriation. Ce double mouvement est à mettre en relation avec la
division du sujet, pris entre la double nécessité d’être « à lui-même sa propre fin et [le] maillon d’une
chaîne à laquelle il est assujetti contre sa volonté ou du moins sans l’intervention de celle-ci » (Freud,
1914, [1969] p. 85) mais qu’il doit servir et sur le bénéfice de laquelle il peut compter. C’est dans cette
lignée que Ciccone (1999) conceptualise le processus d’identification projective comme la voie royale
du processus de transmission, entre un pôle identificatoire et un pôle projectif. Aussi, l’identification,
et sa forme observable, l’imitation, ne peuvent seules rendre compte le phénomène de la transmission.
Il y a, y compris dans la transmission du geste professionnel, la nécessité de le faire sien, au sens où il
puisse traduire et servir les propres intentions du sujet dans l’action. Une conversion s’opère entre le
geste de l’autre, des autres, et le geste approprié, au service non seulement de ce qu’il y a à faire mais
des visées singulières (Clot, 2017). Faire le geste à sa main en somme, dans une activité propre,
personnelle et personnalisante (Tosquelles, 2009).

On pourrait poursuivre cette exploration de ce qui du sujet persiste dans la transmission-


appropriation, en prenant en compte les différentes domaines de vie du sujet, des exigences éthiques,
notamment, qui ne se réduisent pas à la sphère strictement professionnelle. La vie du sujet repose sur
une unité économique fondamentale, comme sur des processus d’inter-signification, car le sujet
cherche le sens de son existence dans « ses différents milieux de vie qui se recoupent en lui » (Wallon,
1968). On peut même considérer que l’injonction au clivage au service d’une polarisation sur l’ici et
maintenant de l’exécution d’une tâche ou d’un engagement et d’une disponibilité de soi dans l’activité
professionnelle, dans un métier, est synonyme d’amputation de soi. Et potentiellement d’aliénation
par la capture dans un seul monde, celui de l’organisation productive et ses visées propres. La
conflictualité des attentes, principes, valeurs, finalités des différents mondes dans lesquels nous
sommes engagés préserve de l’univocité et donc de l’assoupissement dans une seule vision du monde.
Assoupissement qui réduit le mouvement de la normativité : pouvoir opposer des normes
personnelles aux normes sociales d’un travail prescrit ou d’une culture de métier suppose de puiser
dans d’autres registres que celui du travail, de faire usage de l’expérience d’une multipolarité du sujet

6
dans ses différents mondes ou domaines de vie (Lhuilier, 2018). L’appropriation par le sujet est bien
une reconstruction sélective et mutative de ce qui est donné.

Nos expériences culturelles apportent la continuité transcendant l’expérience personnelle, dans ses
différents domaines de vie. C’est là la fonction de la tradition, des normes antécédentes, auxquelles il
est possible de contribuer… sous réserve « d’avoir un lieu où mettre ce que nous trouvons ».
Winnicott souligne que dans tout le champ du culturel nous dépendons là d’un mode de conservation
du passé, qu’on ne peut être original, c’est à dire se démarquer de ces antécédents, sans s’appuyer sur
la tradition : « le jeu réciproque entre l’originalité et l’acceptation d’une tradition, en tant qu’il
constitue la base de la capacité d’inventer, me paraît un exemple de plus, et fort existant pour l’esprit,
du jeu réciproque entre la séparation affective et l’union » (1975, p.133). La transition opère par un jeu
entre l’espace du dedans et l’espace du dehors, dans un mouvement autorisé par un certain flottement
du signifiant, par la reconnaissance de la singularité et variabilité des situations à traiter, par la
latitude laissée à la variété des interprétations, des expérimentations, au jeu des identifications et de la
critique.

Pour conclure
Cet ouvrage collectif explore les conditions, les enjeux et visées, les médiations et objets, de la
transmission. La dynamique de la transmission est manifeste dans l’ensemble des contributions,
éclairant aussi bien ses empêchements, interférences, que sa portée créative ou recréative.
L’ensemble des contributions qui composent cet ouvrage montre combien importe les conditions de la
transmission entendue comme « traversée » pluridirectionnelle qui transforme tout à la fois celui qui
donne, celui qui reçoit et l’objet transmis.
On peut distinguer des conditions matérielles, organisationnelles, affectives, psychiques,
institutionnelles, culturelles… Car « la transmission ne se prescrit pas, elle a besoin d’être soutenue »
(Thébault et al. 2014).
Ainsi, la transmission est elle-même culturellement construite au double sens de définition de ce qu’il
y a à transmettre, et de construction des champs expérientiels organisant l’activité et lui donnant sens.
Dans tous les collectifs circulent et se stabilisent des représentations relatives au transmettre : ce qui
doit être transmis, comment cela doit l’être et avec quelles finalités (Périlleux, 2009). Les règles de
l’échange importent autant que son contenu.
Les cadres de la transmission importent aussi bien sûr et ceux explorés ici sont fort divers : tradition
des modes de transmission initiatique (toujours en cours dans le monde du travail !), dispositifs de
formation, tutorat formalisé ou informel (ici, l’apprentissage constitue une tâche/activité de plus de
celle de la production ; et donc une charge, acceptable si des bénéfices en compensent le coût), les
groupes d’analyse des pratiques professionnelles (dont le plein développement peut être un
révélateur des difficultés aujourd’hui accrue de la transmission dans les milieux professionnels), au
cours de l’activité et donc dans des contextes toujours singuliers, rapportés à des situations concrètes :
la transmission en acte en somme.
On pourrait évoquer encore les conditions affectives de la transmission, l’importance de la résonance
sensible dans ce mouvement, ce passage. La confiance a ici un double statut : elle est à la fois produit
et condition de la transmission.
Ou les enjeux sociétaux, politiques et anthropologiques de la transmission…
L’objectif de cet ouvrage, on l’aura compris, n’est pas de cerner des différentes dimensions de la
transmission, d’en proposer un inventaire clôturant le champ des interrogations et discussions. Il
s’agit plutôt de déployer quelques-unes de ses différentes significations, modalités et dimensions afin
de se dégager de la prégnance des allants de soi et de restaurer la complexité théorique et pratique de
la problématique.
Transmettre des travaux sur la transmission … une transmission au carré en somme !

7
Références bibliographiques

Amado & Fustier (2019). Faire équipe. Toulouse, Eres.


Berliner D. (2010). Anthropologie et transmission, Terrain, 55, p.4-19. URL :
http://journals.openedition.org/terrain/14035.

Berton F. (1994). La socialisation par la coopération: la formation en situation de travail, nouvel


instrument de gestion. Formation et socialisation au travail. Symposium du Réseau Education Formation,
Toulouse, p. 93-109.

Burnay N. et Klein A. (2009). (s/dir) Figures contemporaines de la transmission, Namur, Presses


Universitaires de Namur,

Chevallier D. (s/dir) (1996). Savoir faire et pouvoir transmettre. Paris, Ed. Maison des Sciences de
l’Homme.

Ciccone A. (1999). La transmission psychique inconsciente, Paris, Dunod.

Clot Y. (2017). Travail et pouvoir d’agir. Paris, Presses Universitaires de France.

Demazière D., Morrissette J. et Zune M. (2019). La socialisation professionnelle au cœur des situations de
travail. Toulouse, Octarés.

Durrive L. (2015). La transmission professionnelle, une approche ergologique, in R. Wittorski (s/dir)


Comprendre la transmission du travail, Paris, Champ social, p. 25-43.

Elias N. (1974). La civilisation des mœurs. Paris, Calman-Levy.


Elias N. (1975). La dynamique de l’Occident. Paris, Calman-Levy.
Ehrenberg A. (1995). L’individu incertain, Paris, Calmann-Lévy.
Ehrenberg A. (2005). La plainte sans fin. Réflexions sur le couple souffrance psychique/santé mentale.
Cahiers de recherche sociologique, 41-42, pp. 17-41.
Freud S. (1914). « Pour introduire le narcissisme », in La Vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, pp. 81-105
Gaillard G. (2018). Aléas dans la transmission : auto-engendrement, dette d’altérité et travail
d’historisation. Psychologie clinique et projective, 1, 24, p. 21-39
Gaudart C. (2014). Les relations entre l’âge et le travail comme problème temporel, Perspectives
interdisciplinaires sur le travail et la santé [En ligne], 16-1. http://journals.openedition.org/pistes/3052.

Hartog F. (2003). Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps. Paris : Le Seuil.

Lhuilier D. (2018). L’activité au prisme de la psychosociologie du travail, In Hubault F. (s/dir) La


centralité du travail, Toulouse, Octarés, p. 91-108.

Mauss, M. (1950). Sociologie et anthropologie. Paris : PUF.

Martucelli D. (2002). Grammaires de l'individu, Paris, Gallimard, « Folio-Essais ».


Périlleux T. (2009). La transmission au travail in Burnay N. et Klein A. (s/dir) Figures contemporaines de
la transmission, Namur, Presses Universitaires de Namur, p. 315-333.

Roussillon R. (2006). La pluralité de l’appropriation subjective, Richard F., Wainrib S. (s/dir) La


subjectivation, Paris, Dunod, p. 59-80.

Thébault J. (2013). La transmission professionnelle : processus d’élaboration d’interactions formatives en


situation de travail. Une recherche auprès de personnels soignants dans un centre hospitalier universitaire.

8
Paris, CNAM, thèse de doctorat en ergonomie.

Thébault J. (2016). La transmission professionnelle : mettre à distance les idées reçues. Connaissance
de l’emploi, 130, Centre d’études de l’emploi. 4p.

Thébault J., Delgoulet C., Fournier P.-S., Gaudart C., Jolivet A. (2014), « La trans- mission à l’épreuve
des réalités du travail », Éducation permanente, n° 198, p. 85-99.

Tosquelles F. (2009). Le travail thérapeutique en psychiatrie. Toulouse, Eres.

Winnicott D.W. (1975). Jeu et réalité. Paris, Gallimard.

Wittorski R. (2015). Comprendre la transmission au travail. Paris, Champ social.

View publication stats

Vous aimerez peut-être aussi