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Produire des savoirs entre

adhérence et désadhérence
Yves Schwartz

Le problème si actuel du « développement » nous oblige à repenser aujourd’hui de


façon critique et sur toute la planète la façon de produire des savoirs pertinents aptes à
gérer et conduire les transformations et les projets de vie des groupements humains. Et
notamment sur ce point essentiel : quelle pondération entre les savoirs produits dans
l’historico-local et ceux dont la mise en concepts échappe à cet enracinement ? Avec par
surcroît la résurgence des défis alimentaires mondiaux, ce genre de questionnements
depuis longtemps déjà internalisé dans des institutions comme l’INRA, et ses
démarches « de terrain », prend désormais une singulière pertinence dans les interro-
gations de plus en plus inquiètes sur les avenirs possibles du monde humain.
Comment, nous est-il demandé, situer les connaissances, leur production, dans le
cadre d’actions concrètes de changement ? Comment articuler ces projets de chan-
gements in situ aux configurations, politiques, économiques, techniques, géogra-
phiques, qui les bordent, à la fois comme ensemble de contraintes, de limites et de
ressources ? Et de là, comment articuler des savoirs tendanciellement généraux, pro-
duits selon des argumentaires conceptuels extérieurs aux projets et dans l’horizon
du global, à des savoirs irréductiblement noués au local ?
Cette dernière formulation nous conduit à ce qui fait la difficulté majeure de la pro-
duction et du traitement des connaissances à convoquer dans la gestion de tout
changement humain. Sans doute cette préoccupation d’articuler, sur une conceptua-
lisation de la notion de développement abstraite et universalisable, une prise en
compte résolue et respectueuse du local, a pris diverses formes depuis la fin des
années soixante et le mouvement de méfiance à l’égard d’une linéarité séquentielle
de stades de développement1.
Mais il y a lieu, à notre sens, d’enter cette difficulté sur une exigence qui la radicali-
se, tout en suggérant des pistes de traitement : la prise au sérieux des implicites de
l’activité humaine impose catégoriquement un mode ajusté de production de
savoirs, lui-même articulé sur un retravail de ce qu’on peut appeler un « monde de
valeurs »2. Il est fort possible qu’une telle prise en considération conduise, au final,
1 Voir notamment Jean-Renard Legouté (2001), pp. 15-18 et plus globalement le petit docu-
ment synthétique de Bernard Conte (2005).
2 Même lorsqu’on parle d’action (ou de cognition) située, la dialectique du « donné et du
situé », et en fin de compte la signification même du « situé » ne donne pas toutes les garan-
ties d’une vraie prise en compte de ces implicites, d’une prise en considération de l’« action
située dans le développement de l’activité », selon l’expression de P. Béguin et de Y. Clot
(2004). Sur ce rapport « action »/ « activité » (voir Schwartz, 2001). Sur ce point, nous pré-
férons suggérer l’activité comme suites, enchâssements, intégrations problématiques
d’ « agir » plutôt que comme suites d’« actions », tant le terme d’« action » nous paraît phi-
losophiquement et culturellement trop lourdement chargé.
2 Produire des savoirs entre adhérence et désadhérence

à ne traiter le concept de développement qu’avec les plus grandes réserves, tant son
usage tend quasi immanquablement à gommer l’exigence toujours réitérée d’une
dialectique du global et du local.

La vie humaine entre adhérence et désadhérence

Ce qui est posé ici comme problème est, au plan de la production des savoirs, de res-
pecter la vie humaine, dans la contrainte qui lui est faite et la puissance qui est son
propre, de se mouvoir sans cesse dans cet entre-deux. Toutes les recherches « de ter-
rain », et c’est là une des instructions majeures de la fréquentation d’institutions
comme l’INRA (dont témoigne notamment ce recueil), nous convoquent sur des
configurations historiques, vers des patrimoines engendrés sur des terroirs, dans
l’affrontement localisé aux exigences du vivre collectif : comment penser la pérenni-
sation de l’agropastoralisme au Pays Basque, pourquoi des projets de formation ou
de planification ciblés sur « le développement » requièrent-ils la participation des
partenaires locaux, à quelles conditions les paludiers de Guérande peuvent-ils être
des contributeurs efficaces de la transformation des procédures de fabrication de sel
pour certaines communautés guinéennes (voir Geslin, 1999) ?

Il n’y a pas de vie ni d’histoire pour les groupements humains à divers niveaux
d’agrégation sans que leur rencontre avec des milieux de vie constamment resin-
gularisés par les flux naturels et les formes de vie sociales dans lesquelles ils se
stabilisent provisoirement n’orientent leurs investissements intellectuels, leurs
enquêtes sur ce qui se repropose comme défi à affronter pour prolonger ici et
maintenant la vie collective. Il n’y a aucune vie humaine qui ne soit
comme appelée à vivre, pour une part, dans ce que nous nommons
« l’adhérence » : soit la mobilisation de nos énergies, incorporées dans nos facul-
tés intellectuelles comme dans nos équipements biologiques, pour détecter ce qui
fait point de résistance et point d’appui dans le présent du milieu à vivre. Certes
comme tous les concepts proposés ici, « le présent » comme « le milieu » sont des
concepts à n’utiliser « qu’en tendance », non comme des « boîtes » intellectuelles
anticipant et circonscrivant de façon satisfaisante des cas singuliers susceptibles
d’y rentrer, mais comme étapes d’un processus de rencontre de l’adhérence, qui
en fixeront le degré de pertinence local. « Milieu » et « présent » visent des réali-
tés d’épaisseur variable selon la question qu’on leur pose et qu’on se pose, tou-
jours relatifs, à penser entre deux pôles, entre les pointes les plus resserrées du
local et de l’actuel et des extensions temporelles et spatiales indéterminées. Mais
en tant que tels, ils ne cessent de se reproposer comme cumul de singularités,
jamais identiques à ce titre aux « présents précédents » ou aux milieux adjacents.
Or il n’est donné à personne ne pas vivre dans l’ici et le maintenant. Toute consi-
dération sur les savoirs, les patrimoines humains qui ne prendrait pas en consi-
dération ce en quoi le vivre dans l’« adhérence » est un « moteur de recherche »,
une machine à scruter, à repenser, à réorganiser ses normes de prise sur les
milieux, et qui évaluerait au contraire celles-ci en surplomb, en exterritorialité,
Y. Schwartz 3

s’éloignerait d’une saine approche de la production des savoirs3.

En même temps, cette gestion du « présent » dans un milieu s’accumule, vers les
deux autres pôles de cet espace, sous forme d’ « expérience », de procédures,
d’outillage, d’activité technique. Le traitement de l’ « adhérence », sans jamais se
faire oublier comme matrice de repropositions, d’« infidélités », produit pour lui-
même, à divers degrés de durée et d’extension géographique (nous sommes là enco-
re dans le tendanciel, non dans des discontinuités catégoriales), un univers où dis-
tance est prise par rapport aux aspérités événementielles, aux circonstances impro-
bablement reproductibles. Pour emprunter aux anthropologues une illustration clai-
re, les chantiers de taille de la Préhistoire, s’ils laissent voir une gestion des variabi-
lités liées aux ressources et singularités lithiques des milieux, aux savoir faire et
styles locaux, ont néanmoins permis de découvrir, pour débiter les galets et durant
des millénaires, des « méthodes » (Levallois, Kombewa …) relativement standardi-
sées, échappant pour partie, en raison même de leur efficacité générique, aux ré-
inventions locales. Ruse de l’intelligence, dont parlait Hegel, à propos de ce patri-
moine technique accumulé, propre à contourner, pour mieux les dominer, ces forces
naturelles apparemment fluctuantes et bigarrées.

Ainsi, la gestion du vivre en adhérence promeut des degrés divers de « désadhéren-


ce », qui reviennent à cette gestion comme un atout, comme un pouvoir nouveau
mis à son service. Le degré ultime de ce second pôle du vivre humain, celui de la
désadhérence, est, via le langage, atteint par le concept. Mais de même qu’entre le
geste industrieux, la technique, le langage, et le concept scientifique, il y des niveaux
croissants de désadhérence, de même à l’intérieur de l’univers du concept, il y a des
degrés et des statuts différents dans la désadhérence : un descriptif d’organigramme
a moins de désadhérence qu’un texte juridique, qui en a moins (mais là, il y a une
différence de nature) qu’une formule chimique ou un concept de la mécanique4.

3 Ainsi, on justifie chemin faisant dans ce texte que dès qu’il y a activité humaine, tous les
concepts relevant de ce qu’on appelle « sciences humaines » requièrent un usage « en ten-
dance », c’est-à-dire que leur degré de pertinence ne peut-être évalué qu’au cours de l’effort
d’instruction auquel les « chercheurs » considérés doivent se soumettre dans leur tentative
de rencontre du vivre dans l’adhérence.
4 On peut en voir un cas intéressant lorsque des chercheurs de l’INRA se proposent de conce-
voir un outil d’évaluation des variétés de blé (Prost, Lecomte,Meynard, & Cerf, 2007, pp. 30-
31) : se construit le concept de « variété pure et stable », proposant donc un niveau suffisant
de désadhérence pour obtenir « une forme de maîtrise des interactions entre la variété et son
milieu », et soutenir des pratiques des différents acteurs de l’évaluation. Mais dans la réali-
té opérative, les « échelles spatio-temporelles », les variations de critères affectant
l’évaluation de la stabilité conduisent à déplacer le curseur du degré de désadhérence du
côté du pôle d’une certaine adhérence : « Ainsi, la notion de stabilité, telle qu’elle est véhi-
culée par la norme du CTPS <Comité Technique Permanent de la Sélection>, est réinterpré-
tée de façon diverse par les acteurs ». Même constat pour les « six façons différentes de
conceptualiser l’objet de l’activité d’évaluation » (ibid., p.42).
4 Produire des savoirs entre adhérence et désadhérence

Si nous devions caractériser la spécificité de l’activité humaine par rapport à la vie


en général, nous dirions volontiers que la première prend toute sa dimension avec
ce que nous avons cru pouvoir appeler « l’invention de la désadhérence », invention
à double détente, conceptuelle, comme nous l’évoquons ici, mais aussi axiologique
comme on va le voir plus bas5 : capacité énigmatique et prodigieuse à produire une
pensée, qui peut nommer, évaluer, agir sur l’actuel, à partir de configurations
conceptuelles qui l’anticipent in absentia. Dynamique que le philosophe G.
Canguilhem rappelait comme celle de la dialectique du concept et de la vie, capaci-
té à s’écarter des sollicitations impérieuses du destin à vivre ici et au présent pour
fournir à celui-ci des moyens prodigieusement élargis. « En généralisant un proces-
sus propre de mon activité, j’acquiers la possibilité d’un autre rapport à lui (…).
C’est pourquoi, la prise de conscience, conçue comme généralisation, conduit direc-
tement à la maîtrise » (Vygotski, 1997, p. 317)6. Invention qui ne peut être affectée de
sa vraie dose d’énigmaticité que si on mesure à quel point la vie est sommée, pour
des raisons aussi bien objectives (« l’infidélité du milieu », comme disait précisé-
ment G. Canguilhem, 1966, p. 131) qu’internes à sa nature même, de se mobiliser
dans la gestion de l’adhérence.7

Pourquoi ce détour par ces considérations abstraites ? Parce qu’il faut, croyons-
nous, en venir là pour toucher du doigt la radicalité évoquée plus haut dans la prise
au sérieux des implicites de l’activité. L’activité humaine ne peut être autre chose

5 Voir Schwartz et Durrive, (à paraître), L’activité en dialogues, Toulouse: Octarès, Dialogue 2.


6 L’attention que porte Vygotski à la conceptualisation, comme lieu de discordances construc-
tives entre apprentissage (phénomène social) et développement est aussi riche que positive-
ment surprenante, avec notamment la distinction concepts scientifiques/concepts quoti-
diens. Sans doute le développement considéré est chez lui plus ontogénétique
qu’anthropologique (pour ce dernier l’œuvre de son compatriote Léontiev est évidemment
plus parlante), mais cette différence entre le concept quotidien, « gorgé de contenu empi-
rique » (ibid. p. 369) et le concept scientifique, maniant la généralité « dans une situation non
concrète » nous renvoie largement à la dialectique du vivre en adhérence et de la promotion
d’une conceptualisation in absentia.
Un long débat serait fructueux avec cette si riche avancée. Notons seulement que cette dis-
tinction n’ouvre pas, via l’activité industrieuse, et à l’âge « adulte », sur un régime de pro-
duction des savoirs (voir plus bas les « dispositifs dynamiques à trois pôles »), traitant cette
double pôlarité de l’agir conceptualisant sous les auspices de ce que nous appelons la
« double anticipation » (Schwartz, 2000, pp. 44-47) ; et la remise à un moment ultérieur d’une
réflexion critique sur les registres de conceptualisation (que nous nommons les niveaux
d’épistémicité), comme il s’en fait lui-même l’autocritique (ibid. p. 410), ne le conduit pas à
diagnostiquer les circulations entre les différents niveaux d’épistémicité, comme étant très
souvent des usurpations, lieu essentiel de rapports savoirs/pouvoirs dans nos sociétés mar-
chandes et de droit, fonctionnant massivement aux normes antécédentes, c’est-à-dire via des
procédures normées, présentées comme des « concepts scientifiques ».
7 Cette dualité des raisons reprend la distinction entre l’« impossible » et l’« invivable », que
nous évoquons souvent, et que la démarche ergologique articule pour penser la structure
fondamentale de l’activité humaine (voir Schwartz, 2007).
Y. Schwartz 5

qu’une gestion toujours hautement problématique de ce qui peut être anticipé en


désadhérence et de ce qui, à l’autre pôle, peut seulement se rencontrer dans les aspé-
rités de l’adhérence. Pôle de l’inanticipable, parce que c’est ce qui se repropose au
travail des collectifs et des individus humains comme étant le non standard de la
situation. Travail dont le traitement reproduit sans cesse des configurations, des
milieux, échappant par définition, en tant que compromis itératifs entre la procédu-
ralisation et l’infidélité, à l’univers de la désadhérence ; et renouvelant par là même
en continu le pôle de ce qui est inanticipable dans la vie humaine.
La vie spécifiquement humaine, contrairement aux populations animales, se meut
dans un univers de normes : en font partie, par exemple, un système juridique, un
contrat, une notice d’utilisation technique, un organigramme, un système de gestion
comptable, mais aussi une tradition agropastorale, les pratiques halieutiques d’une
population donnée8 . Ces normes, que l’on peut dire « antécédentes » (antécédentes
à toute activité d’une personne, à ce niveau encore anonyme, indéterminée), forgées
à divers degrés de désadhérence, à divers niveaux de capitalisation d’expérience, ne
cessent de rencontrer dans ces configurations de vie des « variabilités » de toute
nature, comme disent les ergonomes, qui renvoient les protagonistes à eux-mêmes,
pour se donner des normes, pour « renormaliser » partiellement ces normes antécé-
dentes, afin de traiter ces mixtes de pré-pensé, de pré-traité, et de ce qui est « à pen-
ser », à traiter.

Ces dernières remarques doivent attirer l’attention sur le fait que ce traitement de
l’adhérence n’est en aucun cas un résidu témoin des premiers âges de l’humanité,
peu à peu dévalué et recouvert par les puissances anticipatives de la pensée concep-
tuelle, aptes à se mouvoir dans la désadhérence. En un sens c’est tout le contraire :
vivre dans l’adhérence, pour l’humanité, c’est vivre dans un univers social. Et tout
univers social (univers est là encore un concept tendanciel) s’institue par des normes
qui n’ont en rien le fondement « naturel », universalisable, que peuvent avoir la
chute des corps ou la formule chimique de l’acide chlorhydrique. Peut-être cette his-
toricité, cette dispersion – « culturelle » – des normes pouvaient en partie échapper
à des populations stabilisées, relativement isolées, étudiées par les ethnologues, et
dont les institutions de vie pouvaient paraître, à leurs yeux, avoir été « de toujours ».
Habermas parle à cet égard d’une sortie de l’adolescence de l’humanité (1981, 1987,
t.1, pp. 84-87) et G. Canguilhem évoque ce cas limite dans Le Normal et le
Pathologique : alors qu’une des tâches de toute organisation sociale consiste à
« s’éclairer elle-même sur ses fins possibles », on doit faire exception « des sociétés
archaïques et des sociétés dites primitives où la fin est donnée dans le rite, comme
le comportement de l’animal est donné dans un modèle inné ». (1966, p. 188).

Mais au fur et à mesure que ces normes antécédentes se formalisent, s’écrivent, se


juridicisent, s’affirment plus clairement leur caractère historique, contingent, et par

8 Voir par exemple Nouroudine, 2001.


6 Produire des savoirs entre adhérence et désadhérence

là même leur fragilité potentielle. Dès lors que, comme le dit G .Canguilhem (1966,
p. 178), l’infraction paraît première, que la norme (antécédente) apparaît comme un
choix pour délimiter à un certain moment ce qui est licite ou interdit, tant
l’assomption que la prise de distance par rapport à telle dimension de l’univers des
normes antécédentes est déjà pour chacun, l’objet de débat, visible ou à peine ébau-
ché, en tout cas, ne va jamais « de soi ». Vivre dans l’adhérence est donc toujours
plus, pour les individus comme pour les groupements humains, une contrainte à
choisir et à agir selon un mixte d’assomption et de retravail variable des normes
antécédentes, et ce traitement du mixte, en soi, est ce qu’on peut appeler une
« renormalisation ».

Il pourrait paraître inutile de rappeler ces constats presque « de bon sens », si le


prestige du concept, du « penser en désadhérence », profondément justifié dans les
essais de modéliser la dynamique des êtres « sans activité »9, profondément ambigu
dès qu’est en jeu l’activité humaine, ne plombait pas, et particulièrement dans
toutes nos institutions scientifiques la façon de construire et d’évaluer nos savoirs10.
Dans la mesure même où les normes qui encadrent les activités humaines et sociales
se sont générées dans l’histoire des groupes et des sociétés (c’est même pour nous
la définition d’une norme) à travers leur effort d’instituer leur vie collective, penser
leurs projets, leur vie collective avec une norme intellectuelle « louchant » du côté
de la désadhérence, intégralement légitime seulement pour les objets « sans activi-
té », est une mutilation de l’activité humaine. Ne penser qu’en désadhérence la vie
sociale, le travail – et recueillir ainsi le prestige d’un savoir expert – , c’est en quelque
sorte « mécaniser » la vie humaine, la considérer comme essentiellement analysable
au pôle de l’anticipation, le reste n’étant que résiduel ; c’est méconnaître son affron-
tement permanent aux défis de l’adhérence, lesquels sont toujours des débats plus
ou moins légitimes avec les normes.

Le concept de développement est aujourd’hui un lieu critique où les tentations sont


fortes de le penser seulement dans la désadhérence, « scientifiquement ». Ce qui
pour une part doit être fait, à partir des connaissances portant sur les (des)-équi-
libres écologiques, les flux d’échanges financiers, économiques, culturels, les rap-
ports de force, les institutions qui traitent ces connaissances dans l’axe du géopoli-
tique et pour une autre part est matrice de crise dès lors que l’on pense les projets
de vie sans s’instruire des univers de renormalisations portés par les entités collec-

9 ÷C’est-à-direles êtres qui ne sont pas astreints aux renormalisations, aux débats de normes
entre l’antécédent et l’adhérent, soit les êtres « naturels ».
10 On peut constater que la force des recherches en partenariat, ou « participatives » (réacti-
vité, connaissance du milieu réel, collectifs pluridisciplinaires), se retourne presque tou-
jours contre elles, confrontées aux évaluations institutionnelles : procès de « localisme »,
absence de généricité des recherches, absence de mode canonique d’administrer la preuve,
et finalement, doute même sur la qualification « scientifique » de cette activité, avec en
conséquence un faible taux de publication.
Y. Schwartz 7

tives censées être les sujets ou les bénéficiaires de ces développement ; c’est ignorer
le monde de savoirs et de réserves d’alternatives générées dans le traitement de
l’adhérence11.

Vers des dispositifs dynamiques à trois pôles

Si donc on se pose la question de la production des savoirs dans le cadre d’actions


concrètes de changement, on ne saurait sous-estimer comme étant négligeables,
résiduelles, la puissance, l’« énergie de savoir » véhiculées par la gestion de ce va-
et-vient entre adhérence et désadhérence : une synthèse prodigieuse, pour partie
impénétrable, que, comme êtres singuliers et comme protagonistes collectifs, nous
opérons continûment entre d’un côté les formes de savoirs tendanciellement pro-
duites avant et à distance, sans destinataire personnalisé, destinés à anticiper et par
là même à normer plus ou moins tout agir, et ce que le milieu humain, incluant le
sujet de l’agir, lui-même en permanence reconfiguré par le produit des va-et-vient
antérieurs, exige de ré-évaluations, de ré-apprentissages nouveaux12.
Traiter dans des agences, des guichets, des institutions sociales, dans un cadre de
procédures pré-normées fonctionnant au général, des interlocuteurs toujours plus
ou moins singularisés par l’histoire (la leur, et plus généralement « la nôtre »), mani-
puler des installations industrielles en tenant compte de ses faiblesse ou signaux
imperceptibles, quand un pêcheur comorien modifie son usage de lui-même en
observant un nuage ou une coloration rouge dans la mer (cf . Nouroudine, 2001, pp.
144-145), tout ceci s’intègre dans un monde de savoirs qui ont plus ou moins voca-
tion (mais la question devient très vite centralement sociale ou politique) à réinter-
roger, à participer de la re-fabrication des connaissances mises en cohérence au pôle
de l’adhérence.

11 Un bref exemple, tiré d’une recherche sur un Centre d’Energie Nucléaire en 1999. La
Direction cherche à améliorer la sécurité en se focalisant sur le bon fonctionnement des
« équipes ». Démarche plutôt logique et saine. Mais « équipe », c’est-à-dire ? Voilà un
concept qui fonctionne aujourd’hui dans une désadhérence croissante, dans le cadre de for-
mation sur « Le management des équipes », la gestion des organisations. Mais soit
l’événement suivant : un agent du site, membre d’une « équipe » de maintenance, en
recherche urgente de remplacement d’un joint défectueux, passe ce jour-là seulement 4%
de son temps avec et dans le cadre de son équipe officielle, pour tenter de résoudre cette
difficulté. Compte tenu de l’historique du problème, du site, de ses connaissances et rela-
tions avec d’autres agents dans diverses installations, l’ « entité collective relativement per-
tinente » qui fait ressource pour lui ce jour-là n’a pas grand chose à voir avec le cadre col-
lectif dans lequel il est censé opérer.
Impossible de généraliser à partir de cet exemple singulier. Mais impossible aussi de ne
prendre autrement « qu’en tendance » les concepts fonctionnant en desadhérence, comme
ici celui d’équipe ; faute de quoi, on invisibilise des réserves d’alternatives, d’efficacité, et
donc de sécurité dans le travail.

12 En termes de compétence, ce travail renvoie à ce que nous avons appelé « l’ingrédient 3 »


(cf. Schwartz, 2000, pp.491-494, et Schwartz, & Durrive, 2003, pp. 206-209).
8 Produire des savoirs entre adhérence et désadhérence

Le prestige du concept, du savoir expert comme arme de gouvernance, fait que cette
intense activité intellectuelle, vitale, de la prise en compte de laquelle dépend la per-
tinence de nos savoirs sur le social et l’historique, reste très largement en pénombre.
D’où l’idée, déjà bien ancienne, faite au sein de ce qui fut d’abord l’Analyse
Pluridisciplinaire des Situations de Travail (APST) avant de devenir vers les années
95 la « démarche ergologique » au sein de l’Université de Provence, de suggérer en
tous lieux pertinents une posture de Dispositifs Dynamiques à Trois pôles (DD3P,
voir figure 1)13.

Figure 1 : Schéma général des dispositifs dynamiques à 3 pôles

On reconnaît donc au pôle 1 les savoirs14 tendanciellement produits dans la désadhérence,

13 Voir par exemple, Schwartz, 2000, pp 86-99, 716-719, et Schwartz, & Durrive, 2003, pp.
259-271.
14 Une question souvent posée à ce sujet est la différence entre « savoirs » et « connaissances ».
La réponse nous paraît se déployer à un double plan. Sur le plan terminologique, il n’y a
pas, nous semble-t-il, de réponse catégorique, tout est question de choix de définition.
Nous aurions plutôt tendance à nommer « connaissances » les constructions intellectuelles
fabriquées au pôle 1 de la désadhérence, susceptibles d’être stockées et enseignées, et
« savoirs », ces constructions hybrides, s’alimentant à des degrés extrêmement variables
entre ce pôle 1 et le pôle 2 de l’adhérence. Sur un plan épistémologique, la question se pose
du statut tendanciellement spécifique de ces deux formes de ressources intellectuelles, qui
néanmoins sont commensurables en termes de « savoirs », en ce sens plus génériques où
ils sont présents dans ce schéma.
Y. Schwartz 9

au pôle 2 ceux que produit la contrainte à traiter le va-et-vient entre adhérence et


désadhérence. Le pôle 3 pointe à la fois les convictions initiales qui poussent les pro-
tagonistes à s’engager dans ces processus où chacun doit retravailler ses propres res-
sources via la mise en exposition de celles des autres (dialogues socratiques à
double sens15), et dessine l’horizon commun, nécessairement flou mais à ré-évaluer
continûment, qui légitime et par là même rend possible cet effort à consentir
ensemble (« pôle du monde commun à construire »).

Cette posture n’est en rien un modèle de fonctionnement tout terrain, c’est une pos-
ture qui doit au contraire se décliner différemment selon les circonstances, les
enjeux. Mais son absence est toujours préjudiciable. Au pôle des institutions du
savoir, légitimement centrées sur l’univers de la désadhérence, (Universités,
Recherche, Education), que le schéma ci-dessus évoque, son absence produit le
risque d’une mise en invisibilité sociale des savoirs du pôle 2, et donc d’une profes-
sionnalisation « experte », fonctionnant en sécurité à la seule autorité des normes
antécédentes. Dans les lieux de gestion et d’interventions concrètes sur les milieux
de travail, faute d’une telle posture DD3P, l’urgence, le caractère potentiellement
subversif d’une mise en visibilité de sources multiples de savoirs et de compétences,
les limites contractuelles quand il s’agit d’une intervention, ont toute chance
d’étouffer cette dialectique adhérence/désadhérence, opérant pourtant dans toute
efficacité concrète.
De fait, dans l’univers social de nos sociétés industrieuses, il manque un espace à
déployer dans l’entre deux, entre les institutions scientifiques appelées à survalori-
ser la désadhérence, et les lieux cernés par l’urgence et la pression productive ; entre
l’exigence de penser par concept, et l’exigence de traiter le cas, il manque des lieux
creusets, qu’on peut appeler des Groupes de Rencontre du Travail (GRT), ou toute
autre espace à structurer, où peuvent se déplier, au sein de ces dispositifs socratiques
à double sens, l’univers des « renormalisations » industrieuses, et à travers elles, de
possibles réserves d’alternative, à mettre en débat, dans leurs liens diversifiés, plus
ou moins affirmés, avec des valeurs de bien commun16.

15 Dialogues socratiques à double sens : parce que, par référence à la « maïeutique socra-
tique », ils sont une sorte d’accouchement mutuel des ressources et perspectives des diffé-
rents partenaires. La mise en circulation par ceux du pôle 1 de concepts (plus ou moins en
désadhérence) peut favoriser au pôle 2 le cheminement vers une prise de conscience amé-
liorée et une mise en langage des savoirs et alternatives mis en jeu dans le traitement réité-
ré du vivre dans l’adhérence. Dans l’autre sens, mesurer ces ressources visibles ou invi-
sibles de ces partenaires, transforme, chez les professionnels du concept, au pôle 1, leur
posture, leur patrimoine intellectuel, et leur fait redécouvrir des perspectives élargies sur
leur métier.
16 C’est assez nettement sur ces bases que s’est construite depuis vingt cinq ans l’expérience
APST, devenue démarche ergologique, progressivement validée par la création d’un
département universitaire, puis d’un master d’ergologie, et sur la base de laquelle on nous
a demandé de participer à ce recueil.
10 Produire des savoirs entre adhérence et désadhérence

Un croisement dʼhéritages

Cette approche de l’activité humaine, cette posture intellectuelle et déontologique


quant à la production de savoirs sur celle-ci, est au croisement de plusieurs héritages.
On rappellera celui de l’ergonomie dite d’abord « francophone » puis plus justement
« de l’activité », d’autant plus essentiel qu’il est commun à quelques uns des protago-
nistes de ce recueil. Nous mentionnons ici certaines indications bibliographiques, soit
qui essaient de resituer cet héritage dans l’histoire du concept d’activité (Béguin,
2006b ; Schwartz, 2007), soit qui rassemblent des témoignages de divers courants
intellectuels et professionnels issus plus particulièrement du Laboratoire du CNAM
d’Alain Wisner (Duraffourg, & Vuillon, 2004), soit qui précisent notre propre insertion
dans cette diversité d’héritages (Schwartz, & Durrive, 2009).
Un des apports majeurs d’Alain Wisner, particulièrement pertinent pour la problé-
matique de ce recueil, aura été de développer la réflexion sur les transferts de tech-
nologie, en y intégrant la dimension « activité de travail », élargie à une dimension
culturelle (voir Wisner, 1997). Aujourd’hui, les questions du développement ne peu-
vent plus s’exonérer de ce qu’il a appelé à la fin de sa vie l’anthropotechnologie.
C’est bien dans la logique de cette fameuse distinction entre le travail prescrit et le
travail réel, dans une nécessaire prise en compte des enracinements historiques qui
s’inscrivent culturellement dans cet écart et qui doivent être objets d’instruction
préalable à tout transfert, que peuvent s’éviter les échecs initiaux des usines « clés
en main ». Des postures plus adéquates, plus respectueuses des patrimoines cultu-
rels se dessinent, propres à repenser ces formes d’échanges transnationaux17.
Pour mémoire, on mentionnera également l’œuvre militante de Paulo Freire, qui
s’est posé dès les années soixante les questions du développement, de l’éducation,
de la dispersion des savoirs dans des formes non canoniques, liées aux valeurs de
vie qui les soutiennent. Il l’a fait à travers une Amérique Latine, et surtout un Brésil,
marqué par les inégalités, les violences, les formes collectives de survie (dans les
favelas, les collectifs de paysans sans terre, ou indigènes). Le savoir est par nature
« inacabado », inachevé, comme nous le sommes tous, en raison d’une philosophie
de la vie, que nous partageons (« l’inachèvement de l’être (…) est le propre de
l’expérience vitale. Où il y a vie, il y a inachèvement » (Freire, 1996, 2007 a, p.50). Les
apprentissages de la vie dans ces conditions souvent extrêmement dégradées,
déploient une « gestion de l’adhérence » dont Freire aura montré la grande puissan-
ce de savoir : « Les hommes sont parce qu’ils sont en situation ». C’est pour cela qu’on
ne peut penser à leur place : « Je ne peux penser authentiquement si les autres ne
pensent pas aussi . Simplement je ne peux penser par les autres, ni pour les autres, ni

17 Nous nous permettons de renvoyer à un texte plus long que celui-ci, mais qui à certains
égards peut renforcer son argumentation et le lester d’exemples plus complets : dans le
cadre d’un séminaire organisé par l’anthropologue Philippe Geslin sur l’héritage de
l’anthropotechnologie wisnerienne, nous avons tenté de faire le bilan de notre dette à
l’égard de ce grand ergonome et de marquer le point sur lequel il nous paraît nécessaire de
prolonger épistémologiquement sa philosophie sous-jacente (Schwartz, 2008, sous presse).
Y. Schwartz 11

sans les autres » (2007 b, pp. 117-118). On notera sa critique récurrente de toute éduca-
tion « bancaire » : pour reprendre le schéma de notre dispositif à trois pôles, l’axe de la
« transmission » va directement du pôle 1 (qui capitalise les seuls savoirs légitimes,
d’où le terme de « bancaire »), vers le pôle 2. L’absence de pôle 3, neutralisant tout
« inconfort intellectuel », se satisfait de cette transmission à sens unique. Au fond, cette
absence du pôle 3 (en notre langage ergologique), conceptualisant les relations
humaines, les projets de vie, au seul pôle de la désadhérence, c’est une manière,
comme le dit fortement Freire, de « domestiquer » le temps en annulant cette matrice
d’histoire fondamentale qu’est le traitement de l’adhérence (2007 b, p. 27).
Derrière cette exigence de respect de la fabrication des savoirs à travers les efforts
de vivre, au-delà d’un seul problème épistémologique, on mesure à quel point est
posé un problème de valeur, de valeur de vie.

De lʼinconfort intellectuel à lʼinconfort axiologique

Ceci nous permet de revenir sur ce que nous avons appelé la « dimension axiolo-
gique de l’invention de la désadhérence », directement impliquée dans toutes les
questions de développement.
L’activité humaine, on l’a suggérée, est toujours débats de normes18, ou remise en
expérience de son « soi » (de son « corps-soi »), plus ou moins infinitésimalement, à
travers nos agirs, successifs et enchâssés ; toujours creuset de débats entre un uni-
vers de normes antécédentes, organisant la vie scientifique, technique et sociale et
des contraintes à renormaliser pour traiter le vivre en adhérence. La distinction
ergonomique entre le travail prescrit et le travail réel peut en donner une fruste mais
essentielle approche. Or, s’il y a débat de normes, il ne peut être tranché que par
référence à un monde de valeurs.
La référence de la philosophie canguilhémienne est ici essentielle : dès que la vie est
en jeu, aucune posture strictement objectiviste n’est recevable, elle doit se référer
aux « situations » à propos desquelles on veut mesurer le « normal ». Ce que dit G.
Canguilhem de la physiologie et de la médecine doit s’extrapoler à tous les pro-
blèmes de développement : « L’attribution aux constantes, dont la physiologie
détermine scientifiquement le contenu, d’une valeur de « normal » traduit la rela-
tion de la science de la vie à l’activité normative de la vie », cette activité qui tente
de redéfinir le milieu à sa mesure. De ce point de vue, la médecine, comme toutes
les techniques, ne peut se déployer comme une science ignorant ce qui vaut comme
santé pour tel être ou telle population dans ses conditions propres de vie : « elle est
une activité qui s’enracine dans l’effort spontané du vivant pour dominer le milieu
et l’organiser selon ses valeurs (souligné par nous) de vivant ». D’où la nécessité
d’articuler de manière saine, mais non simple, la dimension conceptuelle (travaillée
dans une relative désadhérence) et cette dimension axiologique : « L’intention du
pathologiste ne fait pas que son objet soit une matière vidée de subjectivité : on peut

18 Au sens où G. Canguilhem le disait du vivant en général : « Entre le vivant et son milieu,


le rapport s’établit comme un débat (…) où le vivant apporte ses normes propres
d’appréciation des situations, où il domine le milieu, et se l’accommode » (1965, p. 147).
12 Produire des savoirs entre adhérence et désadhérence

pratiquer objectivement, c’est-à-dire impartialement, une recherche dont l’objet ne


peut être conçu et construit sans rapport à une qualification positive et négative,
dont l’objet n’est donc pas tant un fait qu’une valeur » (1966, pp. 156-157).
Nous pensons, comme nous l’évoquions plus haut, que l’invention de la désadhé-
rence, en tant qu’activité du vivant humain, ne peut être seulement conceptuelle
sans être aussi axiologique. Il ne peut y avoir d’activité de désadhérence intellectuel-
le sans qu’il y ait polarisation en valeurs, positive ou négative, des objets de pensée,
dans leur rapport aux valeurs du vivre dans un milieu déterminé. A travers la
construction de la science, sa prodigieuse réussite, ses prodigieux pouvoirs, la
désadhérence va revendiquer, légitimer, son autonomie, sa neutralité19. Ascèse pro-
fondément justifiée et héroïque, dès lors qu’il s’agit des êtres « sans activité », mais
inacceptable dès qu’il s’agit d’êtres et groupes humains dont la vie « en adhérence »
est incompréhensible, inexplicable sans leur rapport à un monde de valeurs, dont la
géographie est toujours partiellement locale, et donc inanticipable.
Un vrai drame humain, liant savoir et pouvoir, se joue dans la déconnection des
deux désadhérences : la désadhérence axiologique est attestée en nous par
l’existence d’un monde de valeurs (que nous nommons « sans dimension », sans
métrique), comme santé, justice, solidarité, amour, goût de l’invention et de la
découverte, sens de la beauté, de la communauté, de la confiance20… monde de
valeurs qui nous précède, qui nous dépasse, comme la désadhérence conceptuelle,
mais qui est à chaque fois remis en chantier, dans son ampleur, sa définition, ses
déclinaisons, au sein des débats de normes de l’agir humain. D’où sa fragilité, sa dif-
ficulté d’approche dans l’univers intellectuel.
L’absence d’une posture de dispositifs à trois pôles, c’est aussi le refus de mesurer à
quel point un monde de valeurs est noué, retravaillé dans l’univers de la fabrication
des savoirs en adhérence. Déconnecter ces deux désadhérences, c’est, à propos de ce
jeu énigmatique, obscur, de production de savoirs en adhérence, reconstruisant et
déconstruisant sans cesse partiellement notre univers local de valeurs, l’étouffer,
l’ignorer, sous le poids, le prestige en partie usurpé de la seule désadhérence
conceptuelle (voir la revendication des « sciences humaines », ou les gestions du tra-
vail à la toute puissance des procédures, des normes, produites à distance des dra-
matiques de l’activité).

Techniques et développement

Un tel rapport entre production des savoirs, activité humaine, prise du monde des
valeurs sur l’univers des normes, qu’elles soient tendanciellement antécédentes ou ten-

19 Notons que cette construction, cette ascèse, absolument requise dans les disciplines for-
melles et expérimentales, est elle-même une « activité », qui doit vivre, s’outiller, négocier
avec les moments de l’histoire où elle se déploie. La tentative de produire des protocoles
neutralisant les singularités qui en mineraient l’universalisation s’opère elle-même à divers
degrés d‘adhérence. C’est bien pour cela qu’il y a une histoire des sciences.
20 Comment les suicides au travail, dont on parle beaucoup, seraient-ils pensables sans la
présence au tréfonds de nous-mêmes de ce monde des valeurs ?
Y. Schwartz 13

danciellement engagées dans l’agir renormalisant, implique alors une démarche appro-
priée tant dans la lecture historique des formes de déploiement industrieux et technique,
que dans l’approche actuelle de ce qu’on appelle aujourd’hui développement.
Sur l’approche historique, nous avons plusieurs fois suggéré comment restituer le
faire technique, les débats de normes de l’activité dans l’histoire technique et indus-
trielle, en y réintégrant cette dimension des choix de vie locaux, pouvait permettre
de rendre compte de certaines « anomalies » posées comme telles par toute concep-
tion linéaire et « rationnelle » des « progrès techniques.
Ainsi, pourquoi une meunerie hydraulique du 1er siècle avant J.C près d’Arles
(Barbegal) n’ a pas eu de suite avant plusieurs siècles ? Pourquoi l’usage de la faucille
perdure quand la faux est connue et maîtrisée ? La traction par l’âne, quand chevaux
et bœufs connaissent déjà l’attelage ? Pourquoi des dispositifs sociaux (dits « paterna-
listes) ont-ils été particulièrement expérimentés au milieu du XIXème siècle à
Mulhouse, et non pas systématisés partout dans les autres centres industriels ?
Dans chaque cas, l’agir dans l’adhérence, les singularités des milieux locaux,
sociaux, les choix d’ « anthropogenèse » qui y sont plus ou moins liés doivent être
instruits pour comprendre la dimension « historique », au plein sens du terme, c’est-
à-dire non anticipable, non universalisable des formes de développement21. La sin-
gularité n’est bien sûr jamais absolue, dans la mesure où les normes antécédentes
sont un des éléments fondamentaux de toute négociation du vivre en adhérence.
Mais il faut étudier comment il y a chaque fois mise en histoire ou remise en histoi-
re de ressources plus ou moins génériques22. A chaque fois, il faut revenir aux dra-
matiques de l’activité.
Dans notre thèse, en 1988, nous avions parlé pour les outils et milieux de travail
d’« attribution d’historicité » par et pour ceux qui doivent les manipuler (p. 474, sq).
Nous pensons volontiers que c’est une autre dénomination, pour indiquer ce que
des ergonomes et chercheurs sur la réappropriation locale des techniques appellent
« catachrèses », ou le passage de l’artefact à l’instrument (Rabardel, 1995), avec leur
double dimension, objective et subjective, matérielle et humaine : ces termes dési-
gnent tous ce qui est de l’ordre de la renormalisation, qui ne peut s’opérer que si a
prise sur elle un monde des valeurs, instable, flou, réévalué à travers l’histoire des
activités, mais aussi irrécusable que l’oxygène pour respirer23.

21 Voir entre autres Comet (1992), Schwartz (1992, pp. 87-173), (1995), (2000, pp. 201-274),
(2003), (2009, sous presse)
22 Nous avons parlé d’« enhistoricisation » (2009, sous presse), un peu au sens où Michel

Deleau (2004, p.16), parle pour la psychologie culturelle d’un « processus d’enculturation ».
23 Sur ce point, on lira avec le plus grand intérêt la thèse de Nicole Sibelet (1995) sur les inno-
vations dans les pratiques culturales à Anjouan (Comores) : pas d’innovation exogène qui
ne s’articule sur des potentialités, valeurs, savoirs endogènes. Les exemples qui viennent
d’être développés sur les techniques médiévales, les recherches de Geslin et de Nouroudine
mentionnées ici, le récent dossier « Ergologie, travail et développement », publié par la
Revue électronique hispano-lusophone LABOREAL (Vol. IV, 2008) montrent bien, croyons-
nous, que ces interrogations sur le développement ont une pertinence directe sur les ques-
tions du développement rural.
14

Alors, le développement ?

La logique de cette thèse est que « le développement » est d’autant plus un concept
légitime et opératoire qu’il inclut peu ou pas de l’activité au sens de débats de
normes. C’est le cas des stades de développement embryologique de l’œuf fécondé,
dont la séquence linéaire génétiquement programmée peut être anticipée et autori-
ser l’usage de la qualification de normal ou pathologique. La désadhérence joue ici
à plein son rôle positif. Dès que des débats de normes sont en jeu, le prestige de la
désadhérence ne peut être acceptée qu’avec des réserves croissantes.
Aujourd’hui, la question du développement a pris une dimension planétaire irrécu-
sable, traînant avec elle des contradictions et des risques majeurs. Pour la première
fois l’humanité doit penser impérativement son avenir en tant qu’entité unique.
Mais qui peut être dépositaire privilégié des valeurs destinées à orienter ce dévelop-
pement ? L’existence de théories de la décroissance manifeste bien qu’il ne peut y
avoir de consensus en dépôt sur cette thématique. D’un côté, il ne peut y avoir de
stratégie heureuse de développement autonome, et en même temps les réserves
d’alternative ne peuvent que cheminer à travers des projets toujours partiellement
pris dans l’adhérence. « L’intime conviction qui anime cette réflexion consiste à
considérer qu’une approche dialectique entre le « local » et le « global » ou entre le
« singulier » et « l’universel » est nécessaire pour affronter et résoudre les problèmes
relatifs à la précarité des conditions de vie des peuples, d’une part, et la détériora-
tion écologique de la planète » (Nouroudine, 2008).
Il n’y a pas plus de développement conceptualisable, sur la planète, sans un « accou-
chement »24 des valeurs de vie, à remettre en débat, des divers peuples ou groupe-
ments humains, qu’il n’y a de définition de la santé décrétée sans s’instruire de ce
qui peut faire santé pour les êtres visés par cette définition25.

Défi civilisationnel majeur. De même que l’on a parlé plus haut d’espaces à créer
pour déplier les débats de normes et donc le retravail des valeurs dans les univers
industrieux (les Groupes de Rencontre du Travail), il est sans doute absolument
nécessaire de réfléchir à un foisonnement de « groupes de rencontre de développe-
ment » (voir Nouroudine, 2006).

24 Au sens des dialogues socratiques à double sens, dans ce que nous avons appelé plus haut
les DD3P.
25 Pour revenir une fois encore sur Vygotski, on a pu convoquer, non sans raisons, sa notion de «zone
proximale de développement» (1997, 350, sq), pour approcher les problèmes techniques, écono-
miques, sociaux du développement aujourd’hui (Béguin, 2005a ; Santos & Lacomblez, 2007). Lieu là
encore, d’un débat précieux et indispensable. Notons que la valorisation des « réserves
d’alternatives » immanentes aux situations d’activité que peut déployer l’équivalent ici de
l’«apprentissage» scolaire chez Vygotski, non sans analogie avec le doublet «exogène»/«endogène»,
ne peut se penser hors du rapport que tout débat de normes génère avec un monde de valeurs.
Autrement dit, il paraît difficile de penser la zone proximale de développement pour ces questions,
sans penser en même temps la dynamique compliquée de la désadhérence axiologique et du retra-
vail local du monde des valeurs. Et ceci ne peut être traité seulement sur le mode psychologique.

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