adhérence et désadhérence
Yves Schwartz
à ne traiter le concept de développement qu’avec les plus grandes réserves, tant son
usage tend quasi immanquablement à gommer l’exigence toujours réitérée d’une
dialectique du global et du local.
Ce qui est posé ici comme problème est, au plan de la production des savoirs, de res-
pecter la vie humaine, dans la contrainte qui lui est faite et la puissance qui est son
propre, de se mouvoir sans cesse dans cet entre-deux. Toutes les recherches « de ter-
rain », et c’est là une des instructions majeures de la fréquentation d’institutions
comme l’INRA (dont témoigne notamment ce recueil), nous convoquent sur des
configurations historiques, vers des patrimoines engendrés sur des terroirs, dans
l’affrontement localisé aux exigences du vivre collectif : comment penser la pérenni-
sation de l’agropastoralisme au Pays Basque, pourquoi des projets de formation ou
de planification ciblés sur « le développement » requièrent-ils la participation des
partenaires locaux, à quelles conditions les paludiers de Guérande peuvent-ils être
des contributeurs efficaces de la transformation des procédures de fabrication de sel
pour certaines communautés guinéennes (voir Geslin, 1999) ?
Il n’y a pas de vie ni d’histoire pour les groupements humains à divers niveaux
d’agrégation sans que leur rencontre avec des milieux de vie constamment resin-
gularisés par les flux naturels et les formes de vie sociales dans lesquelles ils se
stabilisent provisoirement n’orientent leurs investissements intellectuels, leurs
enquêtes sur ce qui se repropose comme défi à affronter pour prolonger ici et
maintenant la vie collective. Il n’y a aucune vie humaine qui ne soit
comme appelée à vivre, pour une part, dans ce que nous nommons
« l’adhérence » : soit la mobilisation de nos énergies, incorporées dans nos facul-
tés intellectuelles comme dans nos équipements biologiques, pour détecter ce qui
fait point de résistance et point d’appui dans le présent du milieu à vivre. Certes
comme tous les concepts proposés ici, « le présent » comme « le milieu » sont des
concepts à n’utiliser « qu’en tendance », non comme des « boîtes » intellectuelles
anticipant et circonscrivant de façon satisfaisante des cas singuliers susceptibles
d’y rentrer, mais comme étapes d’un processus de rencontre de l’adhérence, qui
en fixeront le degré de pertinence local. « Milieu » et « présent » visent des réali-
tés d’épaisseur variable selon la question qu’on leur pose et qu’on se pose, tou-
jours relatifs, à penser entre deux pôles, entre les pointes les plus resserrées du
local et de l’actuel et des extensions temporelles et spatiales indéterminées. Mais
en tant que tels, ils ne cessent de se reproposer comme cumul de singularités,
jamais identiques à ce titre aux « présents précédents » ou aux milieux adjacents.
Or il n’est donné à personne ne pas vivre dans l’ici et le maintenant. Toute consi-
dération sur les savoirs, les patrimoines humains qui ne prendrait pas en consi-
dération ce en quoi le vivre dans l’« adhérence » est un « moteur de recherche »,
une machine à scruter, à repenser, à réorganiser ses normes de prise sur les
milieux, et qui évaluerait au contraire celles-ci en surplomb, en exterritorialité,
Y. Schwartz 3
En même temps, cette gestion du « présent » dans un milieu s’accumule, vers les
deux autres pôles de cet espace, sous forme d’ « expérience », de procédures,
d’outillage, d’activité technique. Le traitement de l’ « adhérence », sans jamais se
faire oublier comme matrice de repropositions, d’« infidélités », produit pour lui-
même, à divers degrés de durée et d’extension géographique (nous sommes là enco-
re dans le tendanciel, non dans des discontinuités catégoriales), un univers où dis-
tance est prise par rapport aux aspérités événementielles, aux circonstances impro-
bablement reproductibles. Pour emprunter aux anthropologues une illustration clai-
re, les chantiers de taille de la Préhistoire, s’ils laissent voir une gestion des variabi-
lités liées aux ressources et singularités lithiques des milieux, aux savoir faire et
styles locaux, ont néanmoins permis de découvrir, pour débiter les galets et durant
des millénaires, des « méthodes » (Levallois, Kombewa …) relativement standardi-
sées, échappant pour partie, en raison même de leur efficacité générique, aux ré-
inventions locales. Ruse de l’intelligence, dont parlait Hegel, à propos de ce patri-
moine technique accumulé, propre à contourner, pour mieux les dominer, ces forces
naturelles apparemment fluctuantes et bigarrées.
3 Ainsi, on justifie chemin faisant dans ce texte que dès qu’il y a activité humaine, tous les
concepts relevant de ce qu’on appelle « sciences humaines » requièrent un usage « en ten-
dance », c’est-à-dire que leur degré de pertinence ne peut-être évalué qu’au cours de l’effort
d’instruction auquel les « chercheurs » considérés doivent se soumettre dans leur tentative
de rencontre du vivre dans l’adhérence.
4 On peut en voir un cas intéressant lorsque des chercheurs de l’INRA se proposent de conce-
voir un outil d’évaluation des variétés de blé (Prost, Lecomte,Meynard, & Cerf, 2007, pp. 30-
31) : se construit le concept de « variété pure et stable », proposant donc un niveau suffisant
de désadhérence pour obtenir « une forme de maîtrise des interactions entre la variété et son
milieu », et soutenir des pratiques des différents acteurs de l’évaluation. Mais dans la réali-
té opérative, les « échelles spatio-temporelles », les variations de critères affectant
l’évaluation de la stabilité conduisent à déplacer le curseur du degré de désadhérence du
côté du pôle d’une certaine adhérence : « Ainsi, la notion de stabilité, telle qu’elle est véhi-
culée par la norme du CTPS <Comité Technique Permanent de la Sélection>, est réinterpré-
tée de façon diverse par les acteurs ». Même constat pour les « six façons différentes de
conceptualiser l’objet de l’activité d’évaluation » (ibid., p.42).
4 Produire des savoirs entre adhérence et désadhérence
Pourquoi ce détour par ces considérations abstraites ? Parce qu’il faut, croyons-
nous, en venir là pour toucher du doigt la radicalité évoquée plus haut dans la prise
au sérieux des implicites de l’activité. L’activité humaine ne peut être autre chose
Ces dernières remarques doivent attirer l’attention sur le fait que ce traitement de
l’adhérence n’est en aucun cas un résidu témoin des premiers âges de l’humanité,
peu à peu dévalué et recouvert par les puissances anticipatives de la pensée concep-
tuelle, aptes à se mouvoir dans la désadhérence. En un sens c’est tout le contraire :
vivre dans l’adhérence, pour l’humanité, c’est vivre dans un univers social. Et tout
univers social (univers est là encore un concept tendanciel) s’institue par des normes
qui n’ont en rien le fondement « naturel », universalisable, que peuvent avoir la
chute des corps ou la formule chimique de l’acide chlorhydrique. Peut-être cette his-
toricité, cette dispersion – « culturelle » – des normes pouvaient en partie échapper
à des populations stabilisées, relativement isolées, étudiées par les ethnologues, et
dont les institutions de vie pouvaient paraître, à leurs yeux, avoir été « de toujours ».
Habermas parle à cet égard d’une sortie de l’adolescence de l’humanité (1981, 1987,
t.1, pp. 84-87) et G. Canguilhem évoque ce cas limite dans Le Normal et le
Pathologique : alors qu’une des tâches de toute organisation sociale consiste à
« s’éclairer elle-même sur ses fins possibles », on doit faire exception « des sociétés
archaïques et des sociétés dites primitives où la fin est donnée dans le rite, comme
le comportement de l’animal est donné dans un modèle inné ». (1966, p. 188).
là même leur fragilité potentielle. Dès lors que, comme le dit G .Canguilhem (1966,
p. 178), l’infraction paraît première, que la norme (antécédente) apparaît comme un
choix pour délimiter à un certain moment ce qui est licite ou interdit, tant
l’assomption que la prise de distance par rapport à telle dimension de l’univers des
normes antécédentes est déjà pour chacun, l’objet de débat, visible ou à peine ébau-
ché, en tout cas, ne va jamais « de soi ». Vivre dans l’adhérence est donc toujours
plus, pour les individus comme pour les groupements humains, une contrainte à
choisir et à agir selon un mixte d’assomption et de retravail variable des normes
antécédentes, et ce traitement du mixte, en soi, est ce qu’on peut appeler une
« renormalisation ».
9 ÷C’est-à-direles êtres qui ne sont pas astreints aux renormalisations, aux débats de normes
entre l’antécédent et l’adhérent, soit les êtres « naturels ».
10 On peut constater que la force des recherches en partenariat, ou « participatives » (réacti-
vité, connaissance du milieu réel, collectifs pluridisciplinaires), se retourne presque tou-
jours contre elles, confrontées aux évaluations institutionnelles : procès de « localisme »,
absence de généricité des recherches, absence de mode canonique d’administrer la preuve,
et finalement, doute même sur la qualification « scientifique » de cette activité, avec en
conséquence un faible taux de publication.
Y. Schwartz 7
tives censées être les sujets ou les bénéficiaires de ces développement ; c’est ignorer
le monde de savoirs et de réserves d’alternatives générées dans le traitement de
l’adhérence11.
11 Un bref exemple, tiré d’une recherche sur un Centre d’Energie Nucléaire en 1999. La
Direction cherche à améliorer la sécurité en se focalisant sur le bon fonctionnement des
« équipes ». Démarche plutôt logique et saine. Mais « équipe », c’est-à-dire ? Voilà un
concept qui fonctionne aujourd’hui dans une désadhérence croissante, dans le cadre de for-
mation sur « Le management des équipes », la gestion des organisations. Mais soit
l’événement suivant : un agent du site, membre d’une « équipe » de maintenance, en
recherche urgente de remplacement d’un joint défectueux, passe ce jour-là seulement 4%
de son temps avec et dans le cadre de son équipe officielle, pour tenter de résoudre cette
difficulté. Compte tenu de l’historique du problème, du site, de ses connaissances et rela-
tions avec d’autres agents dans diverses installations, l’ « entité collective relativement per-
tinente » qui fait ressource pour lui ce jour-là n’a pas grand chose à voir avec le cadre col-
lectif dans lequel il est censé opérer.
Impossible de généraliser à partir de cet exemple singulier. Mais impossible aussi de ne
prendre autrement « qu’en tendance » les concepts fonctionnant en desadhérence, comme
ici celui d’équipe ; faute de quoi, on invisibilise des réserves d’alternatives, d’efficacité, et
donc de sécurité dans le travail.
Le prestige du concept, du savoir expert comme arme de gouvernance, fait que cette
intense activité intellectuelle, vitale, de la prise en compte de laquelle dépend la per-
tinence de nos savoirs sur le social et l’historique, reste très largement en pénombre.
D’où l’idée, déjà bien ancienne, faite au sein de ce qui fut d’abord l’Analyse
Pluridisciplinaire des Situations de Travail (APST) avant de devenir vers les années
95 la « démarche ergologique » au sein de l’Université de Provence, de suggérer en
tous lieux pertinents une posture de Dispositifs Dynamiques à Trois pôles (DD3P,
voir figure 1)13.
13 Voir par exemple, Schwartz, 2000, pp 86-99, 716-719, et Schwartz, & Durrive, 2003, pp.
259-271.
14 Une question souvent posée à ce sujet est la différence entre « savoirs » et « connaissances ».
La réponse nous paraît se déployer à un double plan. Sur le plan terminologique, il n’y a
pas, nous semble-t-il, de réponse catégorique, tout est question de choix de définition.
Nous aurions plutôt tendance à nommer « connaissances » les constructions intellectuelles
fabriquées au pôle 1 de la désadhérence, susceptibles d’être stockées et enseignées, et
« savoirs », ces constructions hybrides, s’alimentant à des degrés extrêmement variables
entre ce pôle 1 et le pôle 2 de l’adhérence. Sur un plan épistémologique, la question se pose
du statut tendanciellement spécifique de ces deux formes de ressources intellectuelles, qui
néanmoins sont commensurables en termes de « savoirs », en ce sens plus génériques où
ils sont présents dans ce schéma.
Y. Schwartz 9
Cette posture n’est en rien un modèle de fonctionnement tout terrain, c’est une pos-
ture qui doit au contraire se décliner différemment selon les circonstances, les
enjeux. Mais son absence est toujours préjudiciable. Au pôle des institutions du
savoir, légitimement centrées sur l’univers de la désadhérence, (Universités,
Recherche, Education), que le schéma ci-dessus évoque, son absence produit le
risque d’une mise en invisibilité sociale des savoirs du pôle 2, et donc d’une profes-
sionnalisation « experte », fonctionnant en sécurité à la seule autorité des normes
antécédentes. Dans les lieux de gestion et d’interventions concrètes sur les milieux
de travail, faute d’une telle posture DD3P, l’urgence, le caractère potentiellement
subversif d’une mise en visibilité de sources multiples de savoirs et de compétences,
les limites contractuelles quand il s’agit d’une intervention, ont toute chance
d’étouffer cette dialectique adhérence/désadhérence, opérant pourtant dans toute
efficacité concrète.
De fait, dans l’univers social de nos sociétés industrieuses, il manque un espace à
déployer dans l’entre deux, entre les institutions scientifiques appelées à survalori-
ser la désadhérence, et les lieux cernés par l’urgence et la pression productive ; entre
l’exigence de penser par concept, et l’exigence de traiter le cas, il manque des lieux
creusets, qu’on peut appeler des Groupes de Rencontre du Travail (GRT), ou toute
autre espace à structurer, où peuvent se déplier, au sein de ces dispositifs socratiques
à double sens, l’univers des « renormalisations » industrieuses, et à travers elles, de
possibles réserves d’alternative, à mettre en débat, dans leurs liens diversifiés, plus
ou moins affirmés, avec des valeurs de bien commun16.
15 Dialogues socratiques à double sens : parce que, par référence à la « maïeutique socra-
tique », ils sont une sorte d’accouchement mutuel des ressources et perspectives des diffé-
rents partenaires. La mise en circulation par ceux du pôle 1 de concepts (plus ou moins en
désadhérence) peut favoriser au pôle 2 le cheminement vers une prise de conscience amé-
liorée et une mise en langage des savoirs et alternatives mis en jeu dans le traitement réité-
ré du vivre dans l’adhérence. Dans l’autre sens, mesurer ces ressources visibles ou invi-
sibles de ces partenaires, transforme, chez les professionnels du concept, au pôle 1, leur
posture, leur patrimoine intellectuel, et leur fait redécouvrir des perspectives élargies sur
leur métier.
16 C’est assez nettement sur ces bases que s’est construite depuis vingt cinq ans l’expérience
APST, devenue démarche ergologique, progressivement validée par la création d’un
département universitaire, puis d’un master d’ergologie, et sur la base de laquelle on nous
a demandé de participer à ce recueil.
10 Produire des savoirs entre adhérence et désadhérence
Un croisement dʼhéritages
17 Nous nous permettons de renvoyer à un texte plus long que celui-ci, mais qui à certains
égards peut renforcer son argumentation et le lester d’exemples plus complets : dans le
cadre d’un séminaire organisé par l’anthropologue Philippe Geslin sur l’héritage de
l’anthropotechnologie wisnerienne, nous avons tenté de faire le bilan de notre dette à
l’égard de ce grand ergonome et de marquer le point sur lequel il nous paraît nécessaire de
prolonger épistémologiquement sa philosophie sous-jacente (Schwartz, 2008, sous presse).
Y. Schwartz 11
sans les autres » (2007 b, pp. 117-118). On notera sa critique récurrente de toute éduca-
tion « bancaire » : pour reprendre le schéma de notre dispositif à trois pôles, l’axe de la
« transmission » va directement du pôle 1 (qui capitalise les seuls savoirs légitimes,
d’où le terme de « bancaire »), vers le pôle 2. L’absence de pôle 3, neutralisant tout
« inconfort intellectuel », se satisfait de cette transmission à sens unique. Au fond, cette
absence du pôle 3 (en notre langage ergologique), conceptualisant les relations
humaines, les projets de vie, au seul pôle de la désadhérence, c’est une manière,
comme le dit fortement Freire, de « domestiquer » le temps en annulant cette matrice
d’histoire fondamentale qu’est le traitement de l’adhérence (2007 b, p. 27).
Derrière cette exigence de respect de la fabrication des savoirs à travers les efforts
de vivre, au-delà d’un seul problème épistémologique, on mesure à quel point est
posé un problème de valeur, de valeur de vie.
Ceci nous permet de revenir sur ce que nous avons appelé la « dimension axiolo-
gique de l’invention de la désadhérence », directement impliquée dans toutes les
questions de développement.
L’activité humaine, on l’a suggérée, est toujours débats de normes18, ou remise en
expérience de son « soi » (de son « corps-soi »), plus ou moins infinitésimalement, à
travers nos agirs, successifs et enchâssés ; toujours creuset de débats entre un uni-
vers de normes antécédentes, organisant la vie scientifique, technique et sociale et
des contraintes à renormaliser pour traiter le vivre en adhérence. La distinction
ergonomique entre le travail prescrit et le travail réel peut en donner une fruste mais
essentielle approche. Or, s’il y a débat de normes, il ne peut être tranché que par
référence à un monde de valeurs.
La référence de la philosophie canguilhémienne est ici essentielle : dès que la vie est
en jeu, aucune posture strictement objectiviste n’est recevable, elle doit se référer
aux « situations » à propos desquelles on veut mesurer le « normal ». Ce que dit G.
Canguilhem de la physiologie et de la médecine doit s’extrapoler à tous les pro-
blèmes de développement : « L’attribution aux constantes, dont la physiologie
détermine scientifiquement le contenu, d’une valeur de « normal » traduit la rela-
tion de la science de la vie à l’activité normative de la vie », cette activité qui tente
de redéfinir le milieu à sa mesure. De ce point de vue, la médecine, comme toutes
les techniques, ne peut se déployer comme une science ignorant ce qui vaut comme
santé pour tel être ou telle population dans ses conditions propres de vie : « elle est
une activité qui s’enracine dans l’effort spontané du vivant pour dominer le milieu
et l’organiser selon ses valeurs (souligné par nous) de vivant ». D’où la nécessité
d’articuler de manière saine, mais non simple, la dimension conceptuelle (travaillée
dans une relative désadhérence) et cette dimension axiologique : « L’intention du
pathologiste ne fait pas que son objet soit une matière vidée de subjectivité : on peut
Techniques et développement
Un tel rapport entre production des savoirs, activité humaine, prise du monde des
valeurs sur l’univers des normes, qu’elles soient tendanciellement antécédentes ou ten-
19 Notons que cette construction, cette ascèse, absolument requise dans les disciplines for-
melles et expérimentales, est elle-même une « activité », qui doit vivre, s’outiller, négocier
avec les moments de l’histoire où elle se déploie. La tentative de produire des protocoles
neutralisant les singularités qui en mineraient l’universalisation s’opère elle-même à divers
degrés d‘adhérence. C’est bien pour cela qu’il y a une histoire des sciences.
20 Comment les suicides au travail, dont on parle beaucoup, seraient-ils pensables sans la
présence au tréfonds de nous-mêmes de ce monde des valeurs ?
Y. Schwartz 13
danciellement engagées dans l’agir renormalisant, implique alors une démarche appro-
priée tant dans la lecture historique des formes de déploiement industrieux et technique,
que dans l’approche actuelle de ce qu’on appelle aujourd’hui développement.
Sur l’approche historique, nous avons plusieurs fois suggéré comment restituer le
faire technique, les débats de normes de l’activité dans l’histoire technique et indus-
trielle, en y réintégrant cette dimension des choix de vie locaux, pouvait permettre
de rendre compte de certaines « anomalies » posées comme telles par toute concep-
tion linéaire et « rationnelle » des « progrès techniques.
Ainsi, pourquoi une meunerie hydraulique du 1er siècle avant J.C près d’Arles
(Barbegal) n’ a pas eu de suite avant plusieurs siècles ? Pourquoi l’usage de la faucille
perdure quand la faux est connue et maîtrisée ? La traction par l’âne, quand chevaux
et bœufs connaissent déjà l’attelage ? Pourquoi des dispositifs sociaux (dits « paterna-
listes) ont-ils été particulièrement expérimentés au milieu du XIXème siècle à
Mulhouse, et non pas systématisés partout dans les autres centres industriels ?
Dans chaque cas, l’agir dans l’adhérence, les singularités des milieux locaux,
sociaux, les choix d’ « anthropogenèse » qui y sont plus ou moins liés doivent être
instruits pour comprendre la dimension « historique », au plein sens du terme, c’est-
à-dire non anticipable, non universalisable des formes de développement21. La sin-
gularité n’est bien sûr jamais absolue, dans la mesure où les normes antécédentes
sont un des éléments fondamentaux de toute négociation du vivre en adhérence.
Mais il faut étudier comment il y a chaque fois mise en histoire ou remise en histoi-
re de ressources plus ou moins génériques22. A chaque fois, il faut revenir aux dra-
matiques de l’activité.
Dans notre thèse, en 1988, nous avions parlé pour les outils et milieux de travail
d’« attribution d’historicité » par et pour ceux qui doivent les manipuler (p. 474, sq).
Nous pensons volontiers que c’est une autre dénomination, pour indiquer ce que
des ergonomes et chercheurs sur la réappropriation locale des techniques appellent
« catachrèses », ou le passage de l’artefact à l’instrument (Rabardel, 1995), avec leur
double dimension, objective et subjective, matérielle et humaine : ces termes dési-
gnent tous ce qui est de l’ordre de la renormalisation, qui ne peut s’opérer que si a
prise sur elle un monde des valeurs, instable, flou, réévalué à travers l’histoire des
activités, mais aussi irrécusable que l’oxygène pour respirer23.
21 Voir entre autres Comet (1992), Schwartz (1992, pp. 87-173), (1995), (2000, pp. 201-274),
(2003), (2009, sous presse)
22 Nous avons parlé d’« enhistoricisation » (2009, sous presse), un peu au sens où Michel
Deleau (2004, p.16), parle pour la psychologie culturelle d’un « processus d’enculturation ».
23 Sur ce point, on lira avec le plus grand intérêt la thèse de Nicole Sibelet (1995) sur les inno-
vations dans les pratiques culturales à Anjouan (Comores) : pas d’innovation exogène qui
ne s’articule sur des potentialités, valeurs, savoirs endogènes. Les exemples qui viennent
d’être développés sur les techniques médiévales, les recherches de Geslin et de Nouroudine
mentionnées ici, le récent dossier « Ergologie, travail et développement », publié par la
Revue électronique hispano-lusophone LABOREAL (Vol. IV, 2008) montrent bien, croyons-
nous, que ces interrogations sur le développement ont une pertinence directe sur les ques-
tions du développement rural.
14
Alors, le développement ?
La logique de cette thèse est que « le développement » est d’autant plus un concept
légitime et opératoire qu’il inclut peu ou pas de l’activité au sens de débats de
normes. C’est le cas des stades de développement embryologique de l’œuf fécondé,
dont la séquence linéaire génétiquement programmée peut être anticipée et autori-
ser l’usage de la qualification de normal ou pathologique. La désadhérence joue ici
à plein son rôle positif. Dès que des débats de normes sont en jeu, le prestige de la
désadhérence ne peut être acceptée qu’avec des réserves croissantes.
Aujourd’hui, la question du développement a pris une dimension planétaire irrécu-
sable, traînant avec elle des contradictions et des risques majeurs. Pour la première
fois l’humanité doit penser impérativement son avenir en tant qu’entité unique.
Mais qui peut être dépositaire privilégié des valeurs destinées à orienter ce dévelop-
pement ? L’existence de théories de la décroissance manifeste bien qu’il ne peut y
avoir de consensus en dépôt sur cette thématique. D’un côté, il ne peut y avoir de
stratégie heureuse de développement autonome, et en même temps les réserves
d’alternative ne peuvent que cheminer à travers des projets toujours partiellement
pris dans l’adhérence. « L’intime conviction qui anime cette réflexion consiste à
considérer qu’une approche dialectique entre le « local » et le « global » ou entre le
« singulier » et « l’universel » est nécessaire pour affronter et résoudre les problèmes
relatifs à la précarité des conditions de vie des peuples, d’une part, et la détériora-
tion écologique de la planète » (Nouroudine, 2008).
Il n’y a pas plus de développement conceptualisable, sur la planète, sans un « accou-
chement »24 des valeurs de vie, à remettre en débat, des divers peuples ou groupe-
ments humains, qu’il n’y a de définition de la santé décrétée sans s’instruire de ce
qui peut faire santé pour les êtres visés par cette définition25.
Défi civilisationnel majeur. De même que l’on a parlé plus haut d’espaces à créer
pour déplier les débats de normes et donc le retravail des valeurs dans les univers
industrieux (les Groupes de Rencontre du Travail), il est sans doute absolument
nécessaire de réfléchir à un foisonnement de « groupes de rencontre de développe-
ment » (voir Nouroudine, 2006).
24 Au sens des dialogues socratiques à double sens, dans ce que nous avons appelé plus haut
les DD3P.
25 Pour revenir une fois encore sur Vygotski, on a pu convoquer, non sans raisons, sa notion de «zone
proximale de développement» (1997, 350, sq), pour approcher les problèmes techniques, écono-
miques, sociaux du développement aujourd’hui (Béguin, 2005a ; Santos & Lacomblez, 2007). Lieu là
encore, d’un débat précieux et indispensable. Notons que la valorisation des « réserves
d’alternatives » immanentes aux situations d’activité que peut déployer l’équivalent ici de
l’«apprentissage» scolaire chez Vygotski, non sans analogie avec le doublet «exogène»/«endogène»,
ne peut se penser hors du rapport que tout débat de normes génère avec un monde de valeurs.
Autrement dit, il paraît difficile de penser la zone proximale de développement pour ces questions,
sans penser en même temps la dynamique compliquée de la désadhérence axiologique et du retra-
vail local du monde des valeurs. Et ceci ne peut être traité seulement sur le mode psychologique.